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Full text of "Oeuvres complètes de Voltaire : avec notice, préfaces, variantes, table analytique, les notes de tous les commentateurs et des notes nouvelles, conforme pour le texte à l'èdition de Beuchot, enrichie des découvertes les plus récentes et mise au courant des travaux qui ont paru jusqu'à ce jour;"

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5       X)^-^-        I 

V       J 


ŒUVRES   COMPLÈTES 


VOLTAIRE 


ÉTUDES   ET    DOCUMENTS 

BIOGRAPHIQUES 


PARIS.  -  IMPRIMERIE   A.    QUANTIN 

7,     RUE     SAINT-BENOIT 


UVRES    COMPLÈTES 


DE 


VOLTAIRE 

NOUVELLE    ÉDITION 

AVEC 

NOTICES,   PRÉFACES,    VARIANTES,    TABLE    ANALYTIQUE 

LB6  NOTES  DE  TOUS  LES  COMMENTATEURS   ET  DBS  NOTES   NOUVELLES 

Conforme  pour  le  texte  à  l'édition  de  Beuchot 
liWRICHIE    DES    DÉCOUVERTES    LES    PLUS    RÉCENTES 

ET     MISE     AU     COURANT 
DUS    TliAVAllX     QUI    ONT     l'AUll     JUSQU'A     CE     JOUR 

PRÉCÉDÉE     DE    LA 

VIE     DE     VOLTAIRE 

PAR    CONDORGET 

ET  d'autres   Études  biographiques 

Ornée  d'un  portrait  en  pied  d'après  la  statue  du  foyer  de  la  Comédie  française 


ÉTUDES   ET    DOCUMENTS 

UIOGRAPHIQUES 


PARIS 


GARNIER   FRÈRES,    LIBRAIRES-ÉDITEURS 

6,  rue  des   saints-pères,   G 


1883 


PREFACK    GENERALE 

DE   LA  PRÉSENTE    ÉDITION 


Quelques  explications  sur  le  pian  et  sur  l'économie  de  cette  nouvelle 
édition  des  œuvres  complètes  de  Voltaire,  tel  est  l'objet  de  celle  préface.  La 
vie  de  Voltaire  est  dans  les  nombreux  documents  qu'on  trouvera  ci-après, 
et  surtout  dans  les  dix-huit  volumes  de  la  Correspondance.  Celte  correspon- 
dance forme  en  effet  une  aulobiographio  écrite  au  jour  le  jour,  qui  est  un 
monument  unique  et  incomparable.  Quant  à  l'appréciation  du  génie  et  du 
rôle  de  V^oltaire,  nous  avons  pensé  que  ce  qu'il  y  avait  de  mieux  à  faire  tt 
de  plus  propre  à  contenter  tous  nos  lecteurs,  c'était  de  relever  les  princi- 
paux jugements  qu'on  en  a  portés  depuis  l'époque  où  il  a  vécu  jusqu'aujour- 
d'hui. Nous  donnons  donc  la  suite  de  ces  témoignages  des  philosophes,  des 
littérateurs  et  des  historiens  éminenls,  classés  suivant  l'ordre  chronologique, 
afin  que  l'on  puisse  voir  quels  sentiments  ont  prévalu  sur  Voltaire,  de  géné- 
ration en  génération.  Nous  avons  transcrit  toutes  les  pages  célèbres,  non- 
seulement  celles  qui  lui  sont  favorables,  mais  celles  qui  sont  hostiles.  On 
entendra  la  voix  des  partisans  et  des  adversaires.  Le  procès  sera  débattu 
contradictoirement.  Après  cette  partie  préliminaire,  qui  suit  les  deux  Pré- 
faces générales,  le  premier  volume  est  entièrement  consacré  à  la  biographie. 
Il  contient  d'abord  les  divers  morceaux  que  Voltaire  a  écrits  sur  lui-même,  la 
petite  notice  qu'il  envoya,  sur  leur  demande,  aux  frères  Parfait  pour  être 
insérée  dans  le  Dictionnaire  des  théâires  de  Paris,  les  Mémoires  écrits  en 
1759  et  mis  au  jour  en  1784,  et  le  Commentaire  historique  sur  les  œuvres 
de  l'auteur  de  la  Henriade.  Puis  les  Éloges  de  Voltaire  par  le  roi  de  Prusse 
et  par  La  Harpe,  qui  ont  traditionnellement  place  dans  les  œuvres  de  Voltaire 
depuis  l'édition  de  Kehl.  Vient  ensuite  la  Vie  de  Voltaire,  par  Condorcet, 
avec  des  annotations  qui  la  rectifient  et  la  contrôlent.  Elle  fait  également 
partie,  en  quelque  sorte  intégrante,  des  œuvres.  Une  longue  suite  de  docu- 
ments divers  la  complète,  et  de  nombreuses  pièces  pour  servir  à  l'histoire 
posthumo  du  célèbre  écrivain  en  forment  comme  un  prolongement  jusqu'à 
nos  jours.  Ce  volume  est  terminé  par  des  tables  générales  qui  porm.îttront 
au  lecteur  de  se  reconnaître  et  de  se  diriger  dans  le  vaste  labyrinthe  des 
œuvres  de  Voltaire. 

Le  Théâtre  comprend  six  volumas,  tomes  II  à  VII.  Un  double  système 
d'avertissement  en  tôte  de  cliaque  pièce,  une  notice  nouvelle,  historique  el 
littéraire,  et  une   notice  plus  spécialement  bibliographifpie,    empruntée  à 

I.  a 


II  PRÉFACE    GÉNÉRALE 

Beucliot,  mettent  chaque  œuvre  en  plein  relief,  lui  donnent  son  vrai  sens, 
font  ressortir  sa  véritable  portée,  relèvent  enfin  touies  les  circonstances  que 
le  lecteur  peut  avoir  intérêt  à  connaître.  A  la  fin  du  tome  VII  nous  avons 
reproduit  en  appendice  le  texte  de  cette  variante  de  l'Échange  qu'on  a 
représentée  à  l'Odéon  en  1862.  sous  le  titre  du  Comte  de  Boursoufle,  et 
qu'on  donna  alors  pour  une  comédie  inédite  de  Voltaire.  Le  lecteur  est,  de 
la  sorte,  à  même  de  vérifier,  par  la  comparaison  avec  l'Échange,  qui  est 
dans  le  deuxième  volume  du  théâtre,  ce  quil  y  avait  de  réellement  inédit 
dans  celte  comédie. 

Le  reste  des  poésies  comprend  trois  autres  volumes  jusqu'au  tome  X. 
Nous  disons,  dans  l'Introduction  au  théâtre  de  Voltaire,  pourquoi  nous  com- 
mençons par  rassembler  dans  les  dix  premiers  volumes  les  œuvres  drama- 
tiques et  poétiques.  Le  tome  VIII  contient  la  Henriade,  le  Poème  de  Fon- 
teiioy,  le  Temple  du  Goût,  les  Odes  et  les  Stances.  C'est  la  partie  la  plus 
élevée  et  la  plus  pure  de  l'œuvre  poétique  de  Voltaire.  Le  tome  IX  en  offre 
la  partie  libre  et  gauloise  :  la  Pucelle  d'Orléans,  les  Petits  Poèmes  et  les 
Premiers  Contes  en  vers;  et  le  tome  X,  la  suite  des  Contes,  les  Satires, 
Épîtres,  Poésies  mêlées.  Dans  chacun  de  ces  genres.  Voltaire  est  maître,  il 
a  laissé  des  chefs-d'œuvre.  C'est  le  domaine  de  la  poésie  légère,  enjouée, 
piquante  et  mordante,  où  il  règne  sans  rival.  Tout  Voltaire  poëte  est  dans  ces 
neuf  volumes  et  dans  le  Supplément  que  renferme  le  tome  XXXII,  et  dont 
nous  parle.ons  tout  à  l'heure. 

Aprè-i  le  théâtre  et  les  poésies,  nous  plaçons  les  grandes  œuvres  histo- 
riques :  nous  commençons  par  les  œuvres  les  plus  générales  ou,  si  l'on  veut, 
plus  européennes  :  l'Essai  sur  les  Mœurs  et  l'Esprit  des  nations,  les  .4??- 
nales  de  l'Empire  ;  nous  continuons  par  celles  consacrées  à  l'histoire  de 
France  :  le  Siècle  de  Louis  XIV,  le  Précis  du  Siècle  de  Louis  A'V,  ['His- 
toire du  Parlemml  de  Paris;  nous  terminons  par  celles  qui  concernent 
les  peuples  étrangers,  {'Histoire  de  Charles  XII  et  l'Histoire  de  l'empire 
de  Russie  sous  Pierre  I^^.  Cela  forme  une  série  de  six  volumes  :  tomes  XI 
k  XVI.  L'ordre  chronologique  ne  pouvait  être  la  règle  absolue  dans  la 
publication  de  ces  grands  ouvrages,  qu'on  ne  lit  pas  à  la  suite  les  uns  des 
autres,  mais  qu'on  prend  chacun  isolément.  Voltaire  d'ailleurs  les  com- 
mença presque  tous  dans  sa  jeunesse,  et  ne  cessa  d'y  travailler  jusque  dans 
ses  dernières  années. 

Après  Voltaire  dramaturge,  poëte,  historien,  voici  Voltaire  philosophe. 
Le  Dictionnaire  philosophique  remplit  les  tomes  XVIi  à  XX.  Le  Diction- 
naire philosophique  est  comme  un  arsenal  où  ont  été  rassemblés  tous  les 
arguments  des  adversaires  du  christianisme  au  xv!!!""  siècle.  Ils  ont  l'avan- 
tage d'y  être  présentes  par  la  plume  vive  et  animée  de  Voltaire.  On  comprend, 
en  lisant  ce  recueil,  l'action  énorme  qu'il  a  eue;  il  vous  captive  comme  une 
conversation  piquante,  instructive,  passionnée.  Tout-  la  p  lissance  de  séduc- 
tion de  l'auteur  s'y  déploie  avec  un  art  et  une  habiieté  infinis.  Quoique 
l'ouvrage  roit  évi  leinmen'  dirige  tout  entier  vers  un  seul  but,  Voltaire  n'a 
garde  de  fatigU' r  l'atti^ntion  par  une  polémique  incessante;  il  soutient, 
retient,  divertit  et  ramène  le  lecteur  par  les  plus  charmants  artifices,  par  des 


DE   LA    PRÉSENTE    ÉDITION.  m 

anecdotes  spirituelles,  par  des  dissertations  littéraires,  par  tout  ce  qu'il  v  a 
d'attrayant  dans  son  intelligence  si  ornée  et  dans  son  imagination  si  bril- 
lante. 

Le  romancier,  le  conteur  en  prose  vient  ensuite,  combien  vif,  spiri- 
tuel, audacieux,  nous  n'avons  pas  besoin  de  le  répeter  après  tant  d'autres. 
Tous  les  Romans  et  Nouvelles  sont  renfermés  dans  notre  tome  XXI.  Nous 
n'avons  pas  accueilli  le  «  Fragment  de  nouvelle  de  M.  de  V***  trouvé  dans 
ses  papiers  écrit  de  sa  main  »,  qui  a  été  inséré  dans  le  Recueil  de  nouvelles 
pièces  fugitives  en  prose  et  en  vers  par  M.  de  Voltaire^  Londres,  1741, 
in-12.  On  a  tenté  quelquefois  de  faire  réintégrer  ce  fragment  dans  l'œuvre 
de  Voltaire,  mais  à  tort,  selon  nous,  et  nous  maintenons  l'exclusion  pronon- 
cée [)ar  les  précédents  éditeurs  ^ 

Du  tome  XXII  au  tome  XXXI,  dans  une  série  de  neuf  volumes,  défilent, 
rangées  suivant  l'ordre  chronologique,  toutes  les  productions  diverses  de 
Voltaire,  en  dehors  des  grands  ouvrages  qu'on  vient  d'énumérer.  L'ordre 
chronologique  donne  seul  une  idée  juste  des  travaux  de  cette  existence 
extraordinaire,  de  leur  multiplicité  et  de  leur  variété.  Voltaire  est  un  batail- 
leur qui  tient  tête  à  dix  adversaires  à  la  fois;  les  éclairs  de  sa  plume  jaillis- 
sent dans  tous  les  sens.  Contre  celui-ci  il  défend  une  thèse  scientifique  ou 
littéraire;  contre  celui-là  il  revendique  le  droit  de  libre  examen;  contre 
d'autres  il  prend  en  muin  la  cause  de  la  tolérance  religieuse  ou  celle  de 
l'humanité.  C'est  en  mettant  chaque  œuvre  à  sa  date  qu'on  permet  au  lecteur 
de  se  rendre  compte  à  peu  près  de  la  marche  suivie  par  le  chef  des  philo- 
sophes, de  voir  ses  prudents  détours,  ses  diversions  habiles,  de  deviner  sa 
tactique  et  les  rapides  progrès  delà  guerre  qu'il  soutient  avec  une  incroyable 
passion.  L'inlérôt«de*tertains  morceaux  augmente  ainsi  par  juxtaposition  et 
par  contraste. 

Nous  avons  introduit  dans  cette  série  quelques  pièces  qui  n'y  avaient 
pas  encore  été  admises.  Ainsi,  dans  le  tome  XXV,  le  Mémoire  pour  Olympie 
et  les  Observations  du  comte  d'Argenlal;  dans  le  tome  XXVI,  la  Lettre 
au  docteur  Jean-Jacques  Pansoplie,  reléguée  jusque  là  dans  les  supplé- 
ments aux  œuvres  de  J.-J.  Rousseau;  dans  le  tome  XXIX,  les  Re?>iarques 
de  Voltaire  en  marge  d'un  livre  anonyme  du  Père  Daniel,  intitule  Obser- 
vations critiques  de  l'Histoire  de  France  de  Mézerai.  Mais  les  plus  impor- 
tantes additions  que  notre  édition  présente  sur  les  éditions  précédentes  se 
•  trouvent  réunies  dans  l'appendice  du  tome  XXXII. 

Les  Commentaires  sur  Corneille  viennent  a  la  fin  des  Mélanges,  occu- 
pant une  partie  des  tomes  XXXI  et  XXXII.  La  dernière  moitié  du 
tome  XXXII  contient  ce  supplément  ou  Appendice  dont  nous  venons  de 
parler.  11  est  divisé  en  deux  parties  :  Supplément  aux  Poésies  et  Supplément 
aux  Œuvres  en  prose. 

Le  Supplément  aux  Poésies  contient  princi()alement  les  pièces  imprimées 
en  1820  dans  un  volume  intitulé  Pii'ces  inédiles  de  Voltaire  pour  faire 
suite  aux  différentes  éditions  publiées  jusqu'à  ce  jour,  ot  qui  provenaien 

1.  Voyez  tome  XXXVL  Correspondance,  letlrc  1513  in  fine,  et  note. 


IV  PRÉFACE    GÉNÉRALE 

de  la  succession  Thieriot.  Beuchot,  empêché  par  les  lois  qui  régissaient  la 
propriété  littéraire,  n'a  pu  insérer  ces  pièces  dans  son  édition.  Le  temps 
écoulé  a  levé  tous  les  obstacles  et  nous  permet  de  les  admettre  dans  la 
nôtre.  Elles  sont  importantes  :  un  fragment  de  tragédie  de  Voltaire  écolier; 
un  divertissement  pour  le  mariage  de  Louis  XV;  une  cantate  et  beaucoup 
de  pièces  fugitives  p;irmi  lesquelles  il  en  est  qui  peuvent  être  mises  au 
nombre  des  meilleures  inspirations  du  maître.  Nous  donnons  aussi  quelques 
poésies  allribuées  à  Voltaire,  mais  en  petite  quantité. 

Le  Supplément  aux  Œuvres  en  prose  contient  un  certain  nombre  de  mor- 
ceaux puisés  à  la  même  source,  et  notamment  le  curieux  Discours  de  V'ol- 
taire  en  réponse  aux  mveclives  et  oulrarjes  de  ses  déiracleurs^  annoté 
par  le  triumvirat  (d'Argeolal,  Pont-de-Veyle  et  Thieriot^,  sous-annoté  par 
Voltaire,  et  qui  forme  comme  une  piquante  conversation  entre  tous  les  per- 
sonnages. Beuchot  a  dû  également  laisser  ce  document  curieux  en  dehors  de 
son  édition  de  Voltaire. 

Quelques  morceaux  authentiques  du  grand  écrivain  nous  étant  parve- 
nu», ou  nous  ayant  été  signalés  depuis  l'impression  de  ce  tome  XXXII, 
nous  en  avons  fait  recomposer  les  dernières  feuilles  pour  leur  d-mner  place. 
Ainsi  l'on  y  trouvera  la  dédicace  de  Mariamne  à  la  reine,  un  autre  petit 
fragment,  les  répliques  de  Voltaire  aux  notes  de  Pesme  de  Saint-Saphorin 
sur  la  llenriade,  les  notes  écrites  par  Voltaire  en  marge  du  Discours  sur 
Vorigine  et  le  fondement  de  l'inégalité  parmi  les  hommes,  et  du  Contrat 
socialj,  de  .Jean-Jacques  Rousseau,  et  le  Sottisier.  Un  ensemble  de  Lettres 
et  de  Mémoires  intéressant  le  pays  de  Gex  termine  le  volume.  Les  souscrip- 
teurs et  premiers  acquéreurs  de  notre  édition  de  Voltaire  devront  donc 
avoir  soin  de  remplacer  le  texte  primitif,  et  en  quetque  sorte  provisoire, 
des  dernières  feuilles  de  ce  volume  (les  feuilles  27  à  32  du  premier  tirage) 
par  le  texte  définitif  qui  leur  sera  livré  avec  le  tome  P'',  et  qui  ne  forme  pas 
moins  d'une  douzaine  de  feuilles. 

Le  texte  des  ouvrages  de  Voltaire  est,  à  notre  avis,  définitivement  établi, 
au  moins  pour  la  très-grande  partie  d'entre  eux,  l'édition  deKehl  ayant  été 
imprimée  sur  un  exemplaire  de  l'édition  encadrée  de  1775,  dont  31  volumes 
(sur 40)  avaient  été  corrigés  en  entier  de  la  main  de  Voltaire^.  Ce  texte, 
revisé  par  l'auteur  en  vue  d'une  édition  définitive,  est  le  texte  authenti(}ue 
de  Voltaire.  Les  diverses  leçons  qu'on  relèverait  sur  les  éditioas  antérieures 
ne  pourraient  l'être  qu'à  titre  de  variantes  plus  ou  moins  curieuses;  il  reste- 
à  savoir  si  ce  relevé  des  variantes  se  fera  jamais  pour  l'œuvre  de  Voltaire, 
tant  le  travail  serait  considérable  et  en  quelque  sorte  infini. 

La  Correspondance  c  immence  au  tome  XXXIII.  Nous  avons  expliqué, 
dans  l'Avertissement  qui  est  en  tête  de  ce  tome  XXXIII,  la  méthode  que 
nous  avons  suivie  et  qui  a  été  généralement  approuvée. 

Nous  avons  cherché  à  réunir  autant  que  possible  ^ensemble  des  docu- 
ments relatifs  à  chaque  affaire.  S'agit-il  de  l'affaire  de  Jore  ou  de  la  que- 
relle avec  l'abbé  Uesfontaines   caché    derrière   ce  pauvre  hère?   On   voit 

1.  Voyez  tome  L,  page  587. 


DE    LA  PRÉSENTE    EDITION.  v 

(tome  XXXIV)  la  querelle  se  développer,  depuis  la  lettre  arrachée  à  Vol- 
taire par  commisération,  le  24  mai  '1736,  et  dont  on  allait  se  servir  perfide- 
ment contre  lui,  jusqu'au  jugement  rendu  pur  M.  de  Maurepas,  qui  con- 
damne Voltaire  en  500  livres  d'aumônes,  et  au  delà  encore,  jusqu'à  l'humble 
rétractai  ion  de  Jore,  qui  sollicite  le  pardon  de  celui  dont  les  ennemis  l'ont 
poussé  à  une  attaque  qu'il  reconnaît  avoir  élé  injuste  et  odieuse  (lettre  du 
20  décembre  1738).  On  a  le  tactum  de  Jore,  rédigé  avec  une  piquante  ma- 
lignité par  Desfontaines.  On  a  la  réponse  de  Voltaire  à  ce  factum.  Toutes 
les  pièces  capables  d'éclairer  le  lecteur  sont  sous  ses  yeux. 

La  corre^pondance  si  curieuse  avec  M"''  Quinault,  qui,  jusque  dans  les 
éditions  les  plus  récentes,  celle  de  M.  G.  Avenel  notamment,  n'était  repré- 
sentée que  par  des  sommaires,  est  publiée  in  extenso,  tomes  XXXIV, 
XXXV  et  XXXVI. 

Dans  le  tome  XXXVI,  les  lettres  de  Vauvenarguos  à  Voltaire  et  de 
Voltaire  à  Vauvenargues  sont  données  complètement  et  rangées  dans  un 
nouvel  ordre,  d'après  l'excellente  édition  des  Œuvres  de  Vauvenargues,  de 
M.  Gilbert.  L'épisode  du  procès  avec  les  Travenol  est,  pour  la  première  fois, 
introduit  dans  la  Correspondance,  et  développé  tout  au  long  grâce  aux  re- 
cherches de  M.  H.  B^aune. 

Le  tome  XXXVII  voit  finir  la  vie  de  Cirey  et  commencer  celle  de  Ber- 
lin, qui  se  termine,  au  commencement  du  tome  XXXVIII,  par  le  départ  de 
Voltaire  et  son  arrestation  à  Francfort.  Cet  épisode  se  présente  dans  notre 
édition  avec  une  abondance  de  documents  toute  nouvelle.  L'édition  de 
Beucliot  compte,  du  4  mars  au  4  août  1733,  vingt-neuf  numéros;  nous  en 
avons  cent  sept.  Les  documents  allemands  sont  donnés  avec  la  traduction. 
«  On  a  ainsi  sous  les  yeux  un  véritable  drame,  où  le  tragique  se  mêle  au  co- 
mique et  parfois  au  bouifon,  et  où  les  caractères  des  deux  nations  n'ont  jamais 
apparu  en  un  plus  parlait  contraste.  Et  ce  n'est  pas  sans  une  vive  satisfac- 
tion que  Ton  vnit  Voltaire,  avec  son  esprit  endiablé  et  une  énergie  qui  ne 
lui  faisait  pas  défaut  dans  certaines  circonstances,  finir  par  échapper  à  ses 
lourds  gardiens,  aux  ï^bires  brutaux  de  Freyiai,',  ne  laissant  en  leurs  mains 
d'autres  trophées  que  \es Poésies,  ou,  comme  Voltaire  se  plaît  à  l'écrire,  les 
Poëshies  du  roi  leur  maître  ^.  » 

Au  tome  XXXIX,  Voltaire  e>t  établi  aux  Délices  et  à  ^Morrion,  sur  la 
frontière  suisse,  où  il  se  sent  enfin  à  l'abri  des  persécutions.  Au  tome  sui- 
vant, il  possède  Ferney  et  Tournay.  Affermi  dans  celte  sorte  de  quadrila- 
tère, sa  corrrespondance  redouble  d'activité.  Elle  lui  assure  cette  étonnante 
influence  sur  son  époque,  qui  a  fait  appeler  le  xviii^  siècle  «  le  siècle  de 
Voltaire  ».  Ses  lettres,  qui  chaque  jour  s'éparpillent  dans  toute  l'Europe, 
sont  l'instiument  de  sa  domination. 

Nous  n'avons  plus  qu'à  signaler  quelques-unes  des  affaires  les  plus  im- 
portantes qui  se  rencontrent  dans  les  tomes  suivants  :  celles  de  Calas  et  de 
Sirven  aux  tomes  XLII  et  XLIII,  —  celle  du  chevalier  de  La  Barre,  au 
tome  XLIV.  —  L'affaire  de  la  dame  Lejeune  (fraude  et  col[)ortage  d'écrits 

1.  Eug.  Asse,  Moniteur  universel,  29  novcmljre  1880. 


VI  PRÉFACE    GÉNÉRALE 

philosophiques),  termine  le  tome  XLIV  et  commence  le  tome  XLV,  et  cette 
affaire,  qui  inquiète  si  vivement  Voltaire,  absente,  ou  peu  s'en  faut^  de 
toutes  les  précédentes  éditions,  n'a  même  eu  jusqu'ici  que  peu  de  place 
dans  les  biographies,  quoiqu'elle  jette  une  vive  lueur  sur  les  menées  de 
la  propagande  pliilosophique.  Plus  on- avance  dans  ce  tableau  mouvant, 
plus  les  objets  que  la  plume  magique  de  l'auteur  fait  passer  devant  nos 
yeux  sont  variés,  intéressants,  dramatiques,  plus  aussi  les  idées  se  rap- 
prochent des  nôtres,  et  l'on  sent,  pour  ainsi  dire,  la  Révolution  arriver. 

Ce  n'est  que  vers  le  milieu  du  tome  L,  que  le  lieu  de  la  scène  change  de 
nouveau  et  pour  un  temps  très-court.  Voltaire  est  à  Paris,  où  il  mourra.  Il 
n'écrit  plus  guère  que  de  rapides  billets.  Sa  présence  achève  ce  que  sa  cor- 
respondance avait  fait. 

Un  Supplément  contient  les  lettres  laissées  en  arrière,  soit  qu'elles  nous 
soient  parvenues  trop  tard  pour  être  placées  à  leur  date,  soit  qu'il  nous  ait 
été  impossible  de  déterminer  celle-ci,  même  approximativement. 

Les  tables  qui  accompagnent  chaque  volume  de  la  Correspondance  in- 
diquent la  provenance  de  chaque  lettre  et  en  donnent  la  première  phrase  : 
elles  permettent  d'apercevoir  d'un  coup  d'œil  toute  la  partie  nouvelle  de 
l'édition.  Elles  facilitent  les  recherches  de  ceux  qui,  rencontrant  des  lettres 
originales  de  Voltaire,  voudraient  s'assurer  si  elles  sont  déjà  ou  ne  sont 
point  dans  la  correspondance;  elles  empêcheront  peut-être  qu'on  ne  publie 
aussi  souvent  dans  les  journaux,  comme  inédites  et  inconnues,  parce  qu'on 
a  été  trompé  par  quelques  changements  dans  l'adresse,  des  lettres  qui  sont 
dans  toutes  les  éditions  des  œuvres  de  Voltaire  depuis  qu'il  y  a  des  édi- 
tions de  ces  œuvres. 

Le  tome  L  et  dernier  finit  par  la  Notice  bibliographique  de  M.  Bengesco; 
nous  n'avons  pas  à  louer  ici  ce  travail,  pour  lequel  personne,  de  l'aveu  de 
tous,  n'était  plus  compétent. 

11  nous  reste  à  reraercior  toutes  les  personnes  qui  ont  bien  voulu  s'inté- 
resser à  cette  édition  et  nous  aider  de  leurs  lumières.  Citons  notamment  : 

M.  0  Thierry-Poux,  conservateur  sous-directeur  du  département  des 
imprimés  de  la  Bibliothèque  nationale,  qui  remplit  ses  fonctions  avec  une 
obligeance  à  laquelle  on  n'a  jamais  recours  vainement; 

M.  Barkhausen,  professeur  à  la  faculté  de  droit  de  Bordeaux; 

M.  Henri  Beaune,  ancien  procureur  général  à  la  cour  de  Lyon, 
qui  a  apporté  à  la  correspondance  de  Voltaire  des  parties  nouvelles  et 
curieuses; 

M.  Georges  Bengesco  qui,  en  même  temps  qu'il  devenait  notre  collabo- 
rateur pour  la  partie  bibliographique,  mettait  à  notre  disposition  sa  précieuse 
collection  vollairienne; 

M.  Gustave  Brunet,  de  Bordeaux  ; 

M.  Brunetière,  secrétaire  de  la  rédaction  de  \à  Revue  des  Deux  Mondes, 
qui  non-seulement  a  consacré  à  notre  publication  une  étude  sérieuse  et  sym- 
pathique {Revue  des  Deux  Mondes  du  15  mars  1880),  mais  qui  a  bien  voulu 
v  concourir  par  des  communications  importantes  ; 

M.  Eugène  Asse,  le  bienveillant  critique  du  Moniteur  Universel  et  l'éru- 


DE    LA.  PRÉSENTE   ÉDITION.  vu 

dit  éditeur  des  Lettres  de  M""^  de  Grajjigny  et  des  Lettres  de  M"^''  du  Chà- 
telet\ 

MM.  Francis  et  Gabriel  Charmes,  qui  ont  présenté  notre  édition  aux  lec- 
teurs du  Journal  des  Débals  (10  novembre  '1877  et  17  juillet  4  881)  ; 

M.  le  comte  Jean  de  Chastellux,  de  regrettable  mémoire,  qui,  préparant 
la  publication  de  la  correspondance  de  son  oncle,  l'auteur  de  la  Félicité  pu- 
blique, s'était  mis  en  relations  avec  nous,  et  nous  a  fait  part  de  plusieurs  de 
ses  trouvailles  ; 

M.  Armand  Gasté,  maître  de  conférences  à  la  faculté  des  lettres  de 
Gaen  ; 

M.  S.  Vilcocq,  qui  s'est  intéressé  vivement  à  notre  édition  et  nous  a  su;;- 
géré  quelques  innovations  heureuses  ; 

MM.  Edmond  et  Albert  Stapfer,  possesseurs  d'autographes  qu'ils  ont  mis 
spontanément  à  notre  disposition  ; 

M.  Maurice  Tourneux,  l'érudit  éditeur  de  la  Correspondance  littéraire 
de  Grimm^  Diderot,  etc.,  qui  nous  est  venu  en  aide  très-confraternelle- 
ment,  en  toute  occasion; 

Et  parmi  les  étrangers  : 

M.  G.  Karts,  de  Londres; 

M.  Serge  Poltoratzky,  de  Moscou,  conservateur  honoraire  de  la  biblio- 
thèque publique  de  Saint-Pétersbourg; 

M.  Merle  d'Aubigné,  de  Genève,  possesseur  d'autographes; 

M.  Alexandre  Lombard,  de  Genève,  et  M.  le  professeur  Ch.  Rieu,  du 
Britisli  Muséum,  possesseurs  d'autographes  ; 

M.  le  chevalier  Felice  Tribolati,  de  Florence,  qui  s'est  empressé  de  nous 
envoyer  sa  ]voch\.\re  Sull'epistolario  italiano  del  Voltaire; 

M.  Luigi  Morandi,  de  Rome,  qui  nous  a  adressé  de  même  son  petit  vo- 
lume Voltaire  contro  Shakespeare,  Barelti  contro  Voltaire, el  qui  de  plus 
nous  a  aidé  avec  beaucoup  d'obligeance  à  restituer  quelques  textes  italiens 
fort  altérés. 

Enfin  nous  devons  une  mention  spéciale  à  M.  Charles  Pierrot,  correc- 
teur d'imprimerie  instruit  et  exercé,  qui  a  été  notre  collaborateur  assidu 
dans  ce  long  travail  et  qui  y  a  apporté  un  zèle  qui  pendant  six  années  ne 
s'est  point  ralenti. 

Notre  but  a  été  de  mettre  l'œuvre  de  Voltaire  dans  tout  son  jour.  En 
reconstruisant  ce  vaste  monument  du  passé,  nous  avons  dirigé  surlontesses 
faces,  sur  toutes  ses  parties,  le  plus  de  lumière  qu'il  nous  a  été  possible. 

Ne  rien  négliger,  ne  rien  dissimuler,  ne  rien  altérer,  c'est  le  devoir  qui 
s'impose  à  quiconque  est  chargé  d'une  entreprise  comme  celle  que  nous 
venons  d'achever.  Par  là  seulement  on  peut  avoir  crédit  auprès  de  l'érudi- 
tion contemporaine  et  rendre  service  à  l'histoire.  C'est  ainsi  que  nous  avons 
compris  notre  tâche;  au  lecteur  de  dire  si  nous  nous  en  sommes  acquitté 
avec  succès. 

Louis   MOLAND. 


PREFACE     GENERALE 

DE   BEUCHOT^ 


Lorsqu'en  1802  j'allai,  au  nom  d'un  de  mes  amis,  proposer  à  La  Harpe, 
alors  exilé  a  Corbeil,  de  donner  une  édition  des  Œuvres  choisies  de  Vol- 
taire en  vingt  ou  vingt  cinq  volumes  in-S",  je  ne  me  doutais  guère  que  je 
serais  un  jour  éditeur  des  Œuvres  complètes.  La  Harpe  mourut  au  com- 
mencement de  1803.  Fontanes,  qui  n'était  pas  encore  grand  seigneur,  de- 
mandait à  le  remplacer.  3lais  le  nom  de  La  Harpe  était  le  seul  qui  pût  laisser 
l'espoir  d'introduire  l'édition  dans  des  lieux  et  des  pays  d'oîi  les  écrits  de 
Voltaire  étaient  exclus. 

Bientôt  arriva  le  règne  de  Napoléon  :  personne  ne  pensait  alors  à  aug- 
menter le  nombre  déjà  très-grand  des  éditions  de  Voltaire. 

L  C'est  en  1728  qu'avait  été  annoncée  la  première.  Elle  était  intitulée 
Œuvres  de  M.  Arouel  de  Voltaire,  et  formait  un  seul  volume  petit 
in-122. 

Les  libraires  P.  Gosse  et  J.  Néimlme,  de  la  Haye,  qui  vendaient  cette 
édition,  n'avaient  imprimé  que  des  frontispices,  en  réunissant  les  impres- 
sions des  ouvrages  publiés  séparément. 

Voici  dans  quels  termes  on  parle  de  cette  collection  dans  \a  Bibliothèque 
raisonnée  des  ouvrages  des  savants  de  l' Europe.,  tome  P'',  page  158  : 

«  Ce  volume  peut  passer  pour  un  monument  de  l'avarice  ou  pour  mieux 
dire  de  la  lésine  bibliopolaire.  De  deux  ouvrages  déjà  imprimés,  auxquels 
on  a  joint  la  llenriade,  on  a  fait  ce  recueil  des  Œuvres  de  M.  Arouel. 
VŒdipe,  la  critique,  un  sonnet,  et  quelques  couplets,  avaient  été  impri- 
més chez  Rogissard  en  ITIQ;  la  Mariamne,  et  le  Mauvais  Ménage,  chez 
Néaulmo,  en  1726.  Ce  dernier  liliraire  ayant  acheté  l'tE''/ «/je  du  premier,  l'a 
joint  à  la  Mariamne  ;  et  pour  avoir  toutes  les  œuvres  du  même  poète  dans 
un  \olume,  il  y  a   fait  ajouter,   cette  année-ci,   la  llenriade,  sur  l'édition 

\.  Nous  n'avons  rotrancluj  de  cette  préface  que  quelques  lignes,  concernant 
des  dispositions  matérielles  qui  ne  pon.vaient  s'appliquer  en  rien  à  l'édition  pré- 
sente. (L.  M.) 

'2.  Contenant  OEdipe  (avec  les  six  premières  lettres  sur  OEdipe ;  et  le  ballet  de 
la  Sottise,  un  sonnet,  et  deux  couplets,  objets  qui  ne  sont  pas  de  Voltaire),  Herodf 
et  Mariamne,  le  Mauvais  Ménoçie  (par  Legrand  et  Dominique),  la  llenriade  et  sa 
critique.  11  existe  des  exemplaires  reliés  en  deux  volumes  :  la  llenriade^t  sa  cri- 
tique sont  dans  l'un;  OEdipe.  Ihhode  et  Mariamne.  le  Mauvais  Ménaue,  dans 
l'autre.  (B.) 


X  PRÉFACE    GÉNÉRALE 

qui  en  a  été  faite  à  Londres  chez  Prévôt;  en  sorte  que  ce  volume  est  un 
assez  mauvais  composé  de  pièces  et  de  morceaux.  Quand  je  dis  mauvais, 
c'est  relativement  au  libraire  et  à  la  direction  de  l'impression  :  car  c'est  un 
livre  sans  marge  et  sans  fond,  et  tout  au  plus  propre  à  être  manié  par  des 
écoliers  ou  par  un  souffleur  de  la  comédie. 

«  Ceci  ne  fait  rien,  pour  parler  le  style  du  Père  Catrou,  à  la  bonté  fon- 
cière des  pièces  que  ce  volume  renferme,  et  qui  ne  sont  pas  toutes  de 
M.  Arouet;  car  Le  Mauvais  Ménage  est  une  parodie  assez  fade  de  la  Ma- 
riu}nne_,  de  la  façon  de  quelques  piliers  de  Luxembourg  pu  du  café  des 
beaux  esprits  de  Paris  La  Critique'^  de  la  Henriade  n'est  pas  aussi  de 
M.  Arouet;  son  style,  s'il  n'est  pas  affecté  exprès,  fait  assez  connaître 
qu'elle  vient  de  quelque  Anglais.  » 

IL  C'est  encore  la  réunion  de  pièces  imprimées  séparément  qui  forma 
les  Œuvres  de  M.  de  VoUaire,  nouvelle  édition  revue,  corrigée,  aug- 
mentée par  l'auteur,  et  enrichie  de  figures  en  taille-douce  ;  Amsterdam, 
1732,  deux  volumes  in-8°. 

Le  tome  P''  contient  la  Henriade,  V Essai  sur  la  Poésie  épique  (traduc- 
tion de  Desfontaines),  et  des  Poésies  fugitives.  Le  tome  second  renferme 
Œdipe  (avec  la  préface  de  1730,  et  sans  les  Lettres  critiques].,  Mariamne, 
Brulus^  et  l'Indiscret  :  chacune  de  ces  quatre  pièces  dramatiques  a  sa 
pagination  particulière. 

Dans  sa  lettre  à  Cideville,  du  2  novembre  '1731,  Voltaire  demande  que 
l'on  empêche  l'entrée  en  France  de  cette  édition,  parce  qu'il  se  propose 
d'en  donner  une  à  Rouen. 

Je  ne  sache  pas  que  le  projet  ait  été  exécuté;  je  n'ai  point  encore  ren- 
contré d'édition  des  Œuvres  aux  dates  de  1733,  3Zi,  35,  36,  37;  mais 
j'en  ai  vu  citer  une  de  1736,  en  quatre  volumes  in-12;  elle  peut  exister. 

IlL  C'est  en  Hollande  que  furent  imprimées  les  Œuvres  de  M.  de  Vol- 
taire, 4  738,  trois  volumes  in-8°  :  un  quatrième  volume  est  de  1739. 

Voltaire  a  consenti  à  cette  édition;  voyez  ses  lettres  à  Helvétius,  du 
6  juillet  4739,  et  à  d'Argenson,  du  21  mai  '1740.  Cependant  ily  a  une  singu- 
lière méprise.  On  a  confondu  deux  pièces:  le  Mondainy  est  intitulé  Défense 
du  Mondain,  et  la  Défense  du  xMondain  y  est  intitulée  le  Mondain. 

Dans  le  quatrième  volume  sont,  sous  le  titre  de  Mélanges  de  littérature 
et  de  philosophie,  vingt-sept  morceaux.  Les  deux  premiers  seuls  étaient 
nouveaux  ;  les  n"*  111  à  XXVI  ne  sont  autres  que  \es  Lettres  philosophiques. 
Le  vingt-septième  article  contient  les  premières  Remarques  sur  les  Pensées 
de  Pascal;  ces  Lettres  et  Remarques  ayant  été  condamnées  par  arrêt  du 
|)arlement  de  Paris  du  10  juin  '1734-,  l'auteur  n'osait  pas  les  reproduire  sous 
leur  première  forme. 

Sur  cette  édition   d'Amsterdam,   la  Bibliothèque  française  contient, 

1.  Ce  n'était  autre  chose  que  les  Pensées  sur  la  Henriade,  dont  Beuchot 
parle  dans  son  Avertissement  en  tète  de  la  Henriade.  tome  Vill,  pages  5  et  8. 

2.  Voyez  tome  XXII,  page  77. 


DE   BEUCHOT.  xi 

tome  XXIX,  pages  308-313,  un  article  auquel  Voltaire  ne  doit  pas  avoir 
été  étranger,  et  que  dans  cette  croyance  j'ai  une  raison  de  plus  de  re- 
produire ici  : 

«  Il  y  a  dans  celte  nouvelle  édition  plusieurs  choses  qui  ont  paru  cu- 
rieuses; en  voici  quelques  échantillons. 

«  On  trouve  dans  la  tragédie  à'Œc/ipe  ces  vers  nouveaux  : 

Cependant  l'univers,  tremblant  au  nom  d'AIcide, 
Attendait  son  destin  de  sa  valeur  rapide',  etc. 

N'attendez  point,  seigneur,  outrage  ])Our  outrage^,  etc. 

«  On  trouve  dans  Brulus  beaucoup  de  scènes  nouvelles,  entre  autres  la 
dernière  du  second  acte,  où  Brulus  parle  ainsi  de  son  fils  : 

Non,  non,  le  consulat  n'est  point  fait  pour  son  âge 3,  etc. 

«  Celte  édition  est  enrichie  de  beaucoup  de  pièces  fugitives  qui  n'avaient 
point  encore  paru,  de  plusieurs  morceaux  singuliers  de  philosophie  et  de  lit- 
térature. Il  serait  à  désiier  que  les  éditeurs  n'eussent  point  eu  des  inat- 
tentions qui  font  une  vraie  peine  aux  lecteurs. 

«  Dans  la  tragédie  û'Œdipe,  scène  i,  page  27,  adirés  ces  mots,  qaen- 
tends-je !  quoi!  Laïus,...  il  manque  ce  vers  entier, 

Seigneur,  depuis  quatre  ans  ce  héros  ne  vit  plus, 

et  on  fait  dire  à  Dimas  cinq  vers  que  Philoclète  doit  dire. 

«  Il  y  a  dans  cette  tragédie  quelques  fautes  moins  importantes,  mais 
qui  ne  laissent  pas  d'être  embarrassantes  pour  les  lecieurs. 

«  Dans  Alzire,  page  161,  l'éditeur  a  oublié  la  moitié  d'un  vers.  Au  lieu 
de  mettre  :  l'engager  à  penser,  à  vivre  comme  lui,  il  a  mis  seulement  :  à 
vivre  comme  lui. 

«  Dans  Zaïre,  page  67,  au  lieu  de  ce  vert% 

Mais  il  est  trop  honteux  de  craindre  une  maîtresse. 

il  a  mis  : 

Mais  il  est  trop  honteux  d'avoir  une  faiblesse. 

«  Page  '132,  après  ce  vers, 

Kt  dans  un  cliamii  profane  on  jette  à  l'aventure, 

il  manque  un  vers  entier. 


1.  Voyez  les  douze  vers  qui  suivent,  tome  II,  page  6i,  acte  I,  scène  r. 

2.  Voyez  les  neuf  vers  qui  suivent,  tome  II,  page  87,  acte  111,  scène  iv. 

3.  Voyez  les  vingt  et  un  vers  qui  suivent,  tome  \l,  page  347,  acte  II,  scène  iv. 


XII  PRÉFACE    GÉNÉRALE 

«  Dans  Le  Temple  du  Gonl^  page  23,  après  ce  vers, 

Quand  on  cherche  à  le  définir. 

on  a  oublié  celui-ci  : 

Ce  dieu  qu'on  ne  sait  point  servir. 

«  Page  28,  «  il  y  avait  quarante  personnes  à  le  louer.  »  on  a  oublié 
«  intéressées  à  le  louer  ». 

«  Dans  les  Mélanges  de  philosophie^  on  trouve  des  fautes  beaucoup  plus 
inrportantes  :  par  ixemple,  page  203,  au  lieu  de  ces  paroles:  <■'  Ce  qu'on 
«  reproche  le  plus  aux  Anglais  et  avec  raison,  c'est  le  supplice  de  Charles  P'', 
«  monarque  digne  d'un  meilleur  sort,  qui  fut  traité  par  ses  vainqueurs,  etc.,  » 
on  trouve  ces  paroles  égnlpraeni  insolentes  et  ridicules  :  «  Ce  qu'on  reproche 
«  le  plus  aux  Anglais,  c'est  le  supplice  de  Charles  I",  qui  lut  et  avec  raison 
«  traité  par  ses  vainqueurs,  etc.;  »  et  l'éditeur  a  mis  ces  mots  en  marge  : 
«  Monarque  digne  d'un  meilleur  sort,  »  comme  si  c'étiiit  une  note. 

«  Page  208  :  «  N'est-ce  pas  un  bonheur  pour  les  Français  que  l'autorité 
«  de  ces  petits  brigands  ait  été  éteinte  en  France  par  la  puissance  légitime 
«  des  rois,  et  en  Angleterre  par  celle  du  roi  et  de  la  nation?»  On  voit  quel 
contre-sens  font  laces  paroles  «  pour  les  Français  ».  Elles  ne  sont  certaine- 
ment pas  dans  l'original. 

('  L'éditeur,  page  2oo,  a  mis  :  «  Notre  Descartes,  né  non  pour  décou- 
«  vrir  les  erreurs  de  l'antiquité,  mais  pour  y  substituer  les  siennes.  »  Il  v  a 
précisément  le  contraire  dans  l'original  :  «  Notre  Descaries,  né  pour  decou- 
«  vrir  les  erreurs  de  l'antiquité  et  pour  y  substituer  les  siennes.  » 

«  Pagp  292,  l'auteur,  en  parlant  des  niauvaises  pièces  de  théâtre  qui  ont 
un  succès  passager,  citait  ce  vers  assez  contiu  : 

Tout  Paris  les  condamne,  et  tout  Paris  les  court. 

L'éditeur  a  mis  :  «  pièces  que  j'ai  vues  en  France  attirer  la  foule  et  révolter 
«  les  lecteurs',  et  dont  on  a  pu  dire  :  Tout  Paris  les  court  ». 

«  Page  346,  l'auieur  s'exprimait  ainsi  :  «Quoi!  de  vraie  vous  ne  pouvez 
«  pas  la  rendre  fausse,  et  de  fausse  vous  pourriez  la  rendre  vraie?  »  L'édi- 
teur a  mis  :  «  et  de  faus-e  vous  ne  pourriez  pas  la  rendre  vraie?  »  ce  qui 
est  absolument  ininielli.iiible. 

«  De  pareilles  fautes,  qui  sont  en  assez  grand  nombre,  exigent  abso- 
lument des  cartons,  ei  il  laut  un  très-ample  errata  pour  les  autres  fautes 
dont  cette  édition  fourmille.  Ces  cartons  et  cet  errata  sont  d'autant  plus 
nécessaires  que  les  libraires  cnt  employé  de  grand  papier  fin,  de  beaux  ca- 
ractères, et  des  taiiles-douces  très-bien  faites. 

«  11  y  en  a  une  autre  édition  de  Rouen,  en  trois  volumes,  sous  le  nom 
de  la  compagnie  d'Amsterdam;  mais  ci  Ile-là  est  si  mauvaise  et  si  incom- 
plète qu'elle  ne  mérite  pas  qu'on  en  pirle.  » 

Les  fautes  graves  de  l'édition  de  1738-39,  en  attendant  les  cartons  récla- 


DE  BEUCHOT.  xiii 

niés,  et  que  les  libraires  ne  firent  jamais,  furent  corrigées  sous  les  yeux  de 
Voltaire.  Dans  plusieurs  exemplaires  que  j'ai  vus,  les  corrections  sont  ma- 
nuscrites, et  de  la  même  main. 

La  préface  en  lète  du  premier  volume  est  de  Linant,  qui  retira  (juelque 
fruit  de  son  travail. 

IV.  L'édition  de  Rouen,  sous  le  nom  d'.imslerdam,  aux  dépens  de  la 
compagnie,  1739,  trois  volumes  petit  in-S",  ne  mérite  pas  qu'on  en  parle, 
comme  on  a  vu.  .le  dois  dire  cependant  qu'au  troisième  volume  on  a,  dans 
les  exemplaires  que  j'ai  vus,  réuni  une  édition  séparée  des  Lettres  écrites 
de  Londres  utr  les  Anglais,  Amsterdam,  Jacques  Desbordes,  1739^  petit 
in-8°,  imprimé  aussi  à  Rouen  malgré  les  noms  qu'il  porte. 

V.  Une  autre  édition,  portdnt  aussi  les  noms  d'Amsterdam,  aux  dépens 
de  la  comparjuie,  parut  en  '1740,  en  trois  volumes  petit  in-8".  Elle  avait 
été  faite  par  Paupie.  libraire  à  la  Haye.  Voltaire  n'en  était  pas  content. 

VL  Sous  la  même  date  de  1740,  on  a  une  édition  en  quatre  volumes 
in-lâ,  que  je  crois  faite  en  France.  Cette  édition  n'a  de  réclames  qu'à  la 
dernière  page  de  chaque  feuille. 

VII.  Il  y  a  des  réclames  à  chaque  page  d'une  édition  d'Amsterdam,  1741 , 
en  quatre  volumes  in-IS.  La  vignetle  qui  est  à  leurs  frontispices  est  une 
copie  très-peu  réduite  de  celle  que  Desbordes  avait  mise  à  une  édition  du 
Temple  du  Goût,  en  1733. 

VIII.  Ce  fut  Marie-Jacques  Barrois,  libraire  à  Paris,  qui  donna  l'édition 
des  Œuvres  mêlées  de  M.  de  Voltaire,  Genève,  Bousquet,  1742,  cinq  volu- 
mes in-12,  dont  les  frontispices  sont  gravés. 

On  fit  des  sufipressions  au  tome  V,  qui  le  réduisirent  à  232  pages.  Les 
curieux  recherchaient  dans  le  temps  les  exemplaires  sans  cartons.  Celui 
que  je  possède  va  jusqu'à  la  page  264,  qui  a  une  réclame,  ce  qui  indique 
une  suite.  Il  contient  aussi  un  cahier  de  22  pages,  intitulé  Pièces  fugitives 
de  M.  de  Voltaire. 

IX.  L'édition  d'Amsterdam.,  1743,  en  quatre  volumes  in-S",  est  la  re- 
production, avec  de  nouveaux  frontispices,  des  quatre  volumes  de  1738-39, 
mentionnés  sous  le  n°  III  ci-dessus.  Un  cinquième  volume  fut  ajouté  en  1744, 
un  sixième  en  174o.  Comme  on  avait,  en  1738,  donné  la  Henriade  d'après 
le  texte  antérieur  à  1730,  on  a  compris  les  variantes  dans  ce  sixième  volume. 

Voltaire  a  été  évidemment  étranger  à  ces  deux  volumes,  puisque,  dans 
le  cinquième,  on  a  compris  des  pièces  injurieuses  pour  lui,  telles  que  la 
Voltairomanie,  etc. 

X.  L'édition  des  Œuvres  diverses  de  M.  de  Voltaire,  Londres,  Nourse, 
1746,  six  volumes  in-12,  a  une  préface  intéressante,  et  contient  la  note  des 
damnés  au  chant  VII  de  la  Ifeariade  '■. 

I.  Voyez  rAvertissemeut  do  Beiicliot,  tome  VIII,  page  (5. 


XIV  PRÉFACE    GÉNÉRALE 

XI.  On  voit,  par  quelques  lettres  de  Voltaire  ^  qu'une  édition  en  douze 
volumes  in-S"  parut  en  1748;  elle  avait  été  faite  en  Normandie,  à  Rouen  ou 
à  Dreux. 

XII.  La  même  année  1748,  furent  imprimés  à  Leipzick,  chez  Breitkof, 
pour  le  compte  et  avec  l'adresse  de  G.-C.  Walther  de  Dresde,  huit  volumes 
in-8",  intitulés  Œuvres  de  M  de  Vollaire,  nouvelle  édition,  revue,  corri- 
gée et  considérablemenl  augmentée  par  l'auteur,  enrichie  de  figures  en 
taille- douce. 

En  tête  du  premier  volume  est  un  fort  beau  portrait  de  Voltaire,  gravé 
par  Balechoii,  d'après  le  tableau  de  Latour,  en  1736.  Un  neuvième  volume 
vit  le  jour  en  1730;  le  dixième,  en  1754. 

Cette  édition  est  fort  belle;  mais,  exécutée  loin  des  jeux  de  l'auteur,  elle 
n'est  pas  exempte  de  nombreuses  fautes  d'impression.  Les  augmentations 
fournies  par  l'auteur  sont  considérables,  et  consistent  en  additions  faites 
aux  ouvrages  déjà  imprimés,  ou  en  ouvrages  inédits;  par  exemple,  la  co- 
médie de  la  Prude.  C'est  dans  cette  édition  qu'est  la  version  que  j'ai  suivie 
pour  les  vers  3  et  4  de  la  scène  vi  de  l'acte  III 2.  La  préface  de  cette  édition 
est  datée  de  Paris,  r*"  septembre  1748,  et  signée  H.  Dumoxt  et  J.  Bertaud. 

Je  présume  que  l'édition  qu'on  dit  de  1749,  et  en  huit  volumes  in-8", 
avec  l'adresse  de  Dresde,  n'est  autre  que  celle  dont  je  viens  de  parler. 

XIII.  11  n'est  pas  permis  de  révoquer  en  doute  l'existence  d'une  édition 
en  douze  volumes,  donnée  par  Baculard  d'Arnaud  ^,  qui  y  mit  une  préface. 
Voltaire  parle  de  celte  préface  dans  sa  lettre  à  d'Argental,  du  .14  novembre 
1750,  et  dit  que  l'édition  avait  été  faite  à  Rouen  La  date  imprimée  des 
exemplaires  de  la  préface  de  d'Arnaud  ne  permet  pas  de  croire  que  son 
édition  soit  celle  de  1748. 

Je  ne  compte  pas,  au  nombre  des  preuves  de  l'existence  de  l'édition  de 
1750,  le  témoignage  de  Mazure,  qui,  dans  sa  Vie  de  Voltaire.,  page  121, 
dit  que  d'Arnaud  désavoua  une  prélàce  qu'il  avait  composée  pour  une  édi- 
tion des  Œuvres  de  Voltaire.,  et  qui  ajoute  :  «  Sa  rétractation  fut  imprimée 
dans  les  feuilles  de  Fréron.  »  11  n'y  a  mot  de  cela  dans  les  Lettres  sur 
quelques  écrits  de  ce  temps,  que  publiait  Fréron  en  1749  et  années  sui- 
vantes. Voltaire,  dans  sa  lettre  à  d'Argental  du  14  novembre  1750,  dit 
qu'une  lettre  de  d'Arnaud  à  Fréron  est  publique;  mais  elle  n'était  pas  im- 
primée. Je  l'ai  vainement  cherchée  dans  les  feuilles  de  Fréron;  et  la  lettre 


1.  A  d'Argental,  10  juin  1748:  à  Clément  de  Dreux,  11  juin  ITiSj  àd'Argental, 
14  novembre  1750. 

2.  Voyez  tome  IV.  page  442. 

3.  Dans  la  Bibliothèque  annuelle,  tome  11,  page  240,  on  dit  que  la  préface  de 
l'édition  de  Dresde,  1748,  en  huit  volumes  in-S",  est  de  d'Ainiaud.  On  a  vu  de  qui 
cette  préface  est  signée.  J'ai  sons  les  yeux  deux  exemplaires  d'une  Dissertation 
historique  sur  les  ouvrages  de  M.  de  Voltaire,  par  M.  d'Arnaud,  de  l'Académie  de 
Berlin,  MDCCL,  in-12  de  xxiv  pages,  portant  à  la  signature  :  Voi.x.,  tome  I  :  ce  qui 
prouve  évidemment  qu'elle  faisait  partie  d'une  édition  des  OEuvres  de  Voltaire.  (B.) 


dh:  beuchot.  xv 

de  d'Argental  à  Voltaire,  du  24  novembre  1730,  prouve  *  qu'il  n'y  eut  point 
d'impression  de  la  rétractation,  qui  eût  été  un  mensonge. 

Toutes  les  recherches  que  j'ai  faites  pour  avoir  cette  édition  de  d'Ar- 
naud ne  m'ont  procuré  que  deux  exemplaires  de  sa  préface. 

XIV.  Une  édition  de  1751,  en  onze  volumes  petit  in-'I2,  m''a  présenté, 
pour  les  Éléments  de  la  philosophie  de  Nexvloit,  une  variante  très  remar- 
quable 2. 

Le  Journal  Encyclopédique^  du  I"""  décembre  1763,  contient,  page  '138, 
l'annonce  de  Mélanges  de  M.  de  Voltaire,  en  deux  tomes,  poxtr  servir  de 
supplément  à  Védilion  de  il5i,  en  vimjt-deux  volumes.  Comme  je  ne 
connais  pas  d'édition  de  1731  en  vingt-deux  volumes,  je  m'imagine  que  le 
chiffre  22  est  une  faute  d'impression,  et  qu'il  s'agit  de  l'édition  en  onze 
volumes,  mais  mon  ignorance  ne  suffit  pas  pour  prouver  la  justesse  de  ma 
conjecture. 

Il  avait  paru,  en  1758,  deux  volumes  petit  in-12,  sou?  le  litre  de  Sup- 
plément aux  Œuvres  de  M.  de  Voltaire;  et  comme  la  première  pièce 
qu'ils  contiennent  est  Rome  sauvée,  qui  est  de  1732,  il  est  assez  naturel  de 
conclure  qu'ils  sont  le  complément  des  onze  volumes  de  1731. 

XV.  Le  même  J.-G.  Waither,  de  Dresde,  qui  avait  publié  l'édition  de 
1748,  en  donna  une  nouvelle  en  1732,  sept  volumes  in-12,  d'une  impression 
très-serrée  et  contenant  des  ouvrages  qui  ne  sont  pas  dans  les  huit  volumes 
de  1748.  Malheureusement  cette  édition  de  1732  fourmille  de  fautes. 

XVI.  Une  édition  des  Œuvres  choisies  de  M.  de  Voltaire,  1756,  cinq 
volumes  petit  in-12,  ne  contient  que  la  Henriade  (avec  la  préface  de 
.Alarmontel,  etc.),  V Essai  Sïir  la  Poésie  épique;  Œdipe,  Mariamne,  Zaïre; 
Alzire,  Mahomet,  Mérope  ;  Sémiramis,  Oreste,  Rome  sauvée,  l'Orphelin 
de  la  Chine  ;  l'Indiscret,  l'Enfant  prodigue,  Nanine,  la  Prude  K 

XVII.  L'année  précédente,  Voltaire  était  venu  s'établir  sur  le  lac  de 
Genève,  et  presque  aussitôt  les  frères  Cramer,  libraires  à  Genève,  vinrent 
lui  proposer  de  faire  une  édition  de  ses  Œuvres.  Il  y  consentit.  On  la  com- 
mença sur-le-champ;  Colini  en  corrigeait  les  épreuves  *.  Elle  était  achevée^ 
en  juin  1756.  On  lit  aux  faux  titres  des  volumes,  première  édition  ;  ce  qui 
n'est  pas  exact,  comme  on  en  peut  juger  :  elle  était  en  dix-sept  volumes, 
dont  le  contenu  de  chacun  a  été  indiqué  ailleurs^;  elle  avait  été  presque 


1.  Voyez  tome  XXXVII,  pages  202-204. 

2.  Elle  est  donnée  tome  XXIi,  paj^e  413. 

3.  Si,  malgré  son  titre,  je  mcntioniie  ici  cette  édition,  c'est  que  ce  titre  aurait 
pu  être  celui  de  la  plupart  des  éditions  données  du  vivant  de  l'auteur,  toutes  ces 
éditions  étant  plus  ou  moins  incomplètes.  (B.) 

i.  Mon  Si'jou7-  auprès  de  Voltaire,  page  104. 

5.  Lettre  à  Thieriot,  du  4  juin  1750. 

6.  ïome  XXXIX,  page  395. 


XVI  PRÉFACE   GÉNÉRALE 

toute  débitée  en  trois  semaines,  dit  Voltaire  ^  Il  fallait  cependant  qu'il  restât 
en  magasin  un  nombre  assez  considérable  d'exemplaires  de  l'Essai  sw 
l'Histoire  générale  qui  en  fait  partie,  puisque,  pour  des  additions  que 
Voltaire  avait  à  faire  à  l'article  Saurin,  du  Catalogue  des  écrivains  du 
siècle  de  Louis  XIV,  on  fit  des  carions  2.  Dans  ces  carions  se  trouve  une 
pièce  daté  '  de  1757,  ce  qui  obligea  de  refaire  les  titres  avec  la  date  de  1757. 
On  eut  beau  recommander  aux  brocheurs  et  relieurs  la  suppression  des 
titres  au  millésime  de  1736,  il  existe  des  exemplaires  portant  cette  date,  et 
contenant  les  pièces  de  17o7  :  j'en  pos-ède  un. 

Parmi  les  exemplaires  qui  ont  la  date  de  1737,  il  en  est  qui  portent  aux 
faux  titres  seconde  édition. 

C'est  dans  cette  édition  de  1736  que  furent  imprimés  pour  la  première 
fois  l'Avant-propos  que  le  roi  de  Prusse  avait  composé  vingt  ans  avant  pour 
la  Henriade,  et  plusieurs  écrits  de  Voltaire  qui  n'avaient  pas  encore  vu  le 
jour  :  un  prospectus  publié  à  la  fin  de  1733  en  indique  la  plupart. 

XVIil.  Lambert,  libraire  à  Paris,  et  que  je  ne  sais  sur  quel  fondement 
on  a  dit  le  fils  de  Voltaire,  avait  entrepris,  en  1734,  une  édition  à  laquelle  il 
mit  tant  de  lenteur  que  Voltaire  l'envoya  promener 3.  Elle  fut  pourtant  con- 
tinuée et  parut  en  1737,  en  vingt-deux  volumes  in-lâ*. 

Je  ne  sais  ce  que  c'est  qu'une  édition  de  Corbi,  dont  Voltaire  parle  dans 
ses  lettres  à  Tliieriot,  des  18  juillet  et  20  auguste  1760. 

XIX.  Je  n'ai  pu  découvrir  à  qui  l'o.-i  doit  la  Collection  complète  des 
Œuvres  de  M.  de  Voltaire,  Amsterdam,  aux  dépens  de  la  compagnie,  1764, 
dix-huil  volumes  in-lâ.  Les  L  l'I)  XVII  etXVIH  ont  chacun  deux  parties. 

Cette  édition  est  bien  incorrecte;  mais  elle  ne  laisse  pas  d'être  curieuse. 
Outre  qu'on  y  a  réuni  plusieurs  écrits  relatifs  à  Voltaire,  il  y  a  des  ouvrages 
de  Voltaire  que  je  n'ai  encore  vus  que  là,  tels  que  la  Vie  de  M.  J.~B.  Rous- 
seau^; les  épitres  au  duc  d'Aremberg  et  à  Cideville'^,  que  je  croyais  iné- 
dites quand  je  les  admis  le  premier  dans  les  poésies  de  Voltaire. 

Je  crois  celle  édition  faite  à  Rouen. 

XX.  Une  fois  en  relation  avec  Voltaire,  les  Cramer,  ses  voisins,  devaient 
naturellement  être  ses  imprimeurs.  C'est  de  leurs  presses,  en  effet,  que 
sortirent,  en  1739,  le  I"  volume  de  l'Histoire  de  Russie  sous  Pierre  le 
Grand;  en  1761-1763,  les  huit  volumes  de  la  nouvelle  édition  de  V Essai 


1.  Lettre  à  Ttiierlot,  du  16  juin  1756. 

2.  Voyez  tome  XIV,  pages  xi  et  135. 

3.  Lettre  à  d'Argental,  du  15  octobre  1754. 

■4.  Contenant  :  tome  I,  la  Henriade;  II-V,  Théâtre;  VI,  Mélanges  de  poésies  :  VU 
et  VIII,  Mélanges  de  philosophie,  de  littérature,  etc.;  IX,  Éléments  de  la  philoso- 
phie de  Neictun;  X,  Histoire  de  Charles  XI l,  et  Anecdotes  sur  Pierre  le  Grand: 
XI  et  XII,  Annales  de  l'Empire;  enfin  il  y  a  dix  volumes  pour  YEssai  sur  l'His- 
toire générale,  comprenant  le  Siècle  de  Louis  XI]'.  (ii.) 

5.  Voyez  tome  XXII,  page  327. 

6.  Qui  sont  tome  X,  pages  223  et  268. 


DE    BEUCIIOT.  XVII 

sur  l'Histoire  générale,  etc.;  en  4  764,  les  Contes  de  Guillaume  Vadé,  et 
tant  d'autres  productions  du  fécond  génie  de  Voltaire. 

Ils  réimprimèrent,  en  1764,  les  volumes  des  Œuvres  qu'ils  avaient  im- 
primés en  1756,  et  cette  édition  de  1764  se  compose  ainsi  :  tome  I,  laHen- 
riade;  tomes  II,  III,  IV,  Mélanges  (tomes  1  à  III);  tome  V,  suite  des  Mé- 
langes; tome  VI,  seconde  suite  des  Mélanges;  tome  Vil,  Contes  de  Guil- 
laume Vadé;  tome  VIII,  Histoire  de  Charles  XH;  tomes  IX  à  XII f,  Tliéà- 
Ire.  Ce  sont  des  exemplaires  de  l'édition  de  1761  à  1763,  de  l'Essai  sur 
l'Histoire  générale,,  qui  forment  les  tomes  XIV  à  XXI.  Il  y  avait  alors  sous 
presse  une  nouvelle  édition  de  Y  Histoire  de  Russie,  qui  parut  en  1765,  en 
deux  volumes.  La  Pucelle,  dont  l'édition  avouée  est  de  1762,  n'est  pas 
comprise  dans  les  vingt  et  un  volumes,  non  plus  que  le  Dictionnaire  philo- 
sophique, dont  la  première  impression  est  de  4764,  en  un  seul  volume. 
L'Histoire  du  Parlement,  qui  est  de  1769;  les  Questions  sur  l'Encyclo- 
pédie^ qui  parurent  en  1770  et  années  suivantes,  en  neuf  volumes;  dix- 
neuf  volumes  de  Nouveaux  Mélanges,  mis  au  jour  de  1765  à  1775;  ]e  Com- 
mentaire historique  sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  l'auteur  de  la  Hen- 
riade,  publié  en  1776;  la  Bible  enfin  expliquée,  imprimée  pour  la  pre- 
mière fois  en  1776,  en  deux  volumes,  furent  dans  le  temps  recueillis  par  les 
amateurs,  qui  avaient  ainsi  une  collection  de  cinquante-sept  volumes  des 
écrits  de  Voltaire.  L'édition  de  1768,  en  quatre  volumes,  du  Siècle  de 
Louis  XIV  et  du  Précis  du  Siècle  de  Louis  XV,  pouvait  encore  s'y  joindre, 
au  risque  de  faire  quelques  doubles  emplois,  ou  sous  peine  de  n'avoir 
qu'une  collection  incomplète. 

Les  volumes  de  Nouveaux  Mélanges  se  composaient  successivement 
des  opuscules,  soit  en  vers,  soit  en  prose,  publiés  par  Voltaire  dans  l'inter- 
valle d'un  volume  à  l'autre.  Dans  ces  volumes  de  Nouveaux  Mélanges  il 
s'est  glissé  des  pièces  qui  ont  été  désavouées  par  Voltaire.  Parmi  ces  pièces 
désavouées  il  en  est  qui  sont  de  lui,  par  exemple  les  Peuples  au  Parle- 
ment; il  en  est  dont  il  n'est  pas  l'auteur,  par  exemple  le  Catéchumène,  qui 
est  de  Borde.  Voltaire  était-il  entièrement  étranger  à  l'impression  de  ces 
volumes?  était-ce  à  dessein  qu'il  y  laissait  ou  faisait  insérer  des  pièces 
étrangères,  pour  donner  ainsi  plus  de  poids  aux  désaveux  que  la  prudence 
lui  conseillait  de  faire  de  certains  écrits?  Je  n'ose  prononcer;  chacun,  selon 
sa  disposition,  portera  son  jugement. 

XXI.  Les  frères  Cramer  donnèrent,  en  1768,  les  sept  premiers  volumes 
d'une  édition  in-4'';  celte  édition  fut  continuée  et  avait  trente  volumes  à  la 
mort  de  Voltaire,  en  1778.  Longtemps  après,  on  a  imprimé  quinze  volumes 
(pour  la  Correspondance),  qui  portent  ainsi  la  collection  à  quarante-cinq 
volumes. 

XXII.  En  1770,  parut  d'abord  une  réimpression  que  je  crois  aussi  des 
frères  Cramer,  et  qui,  avec  les  volumes  publiés  depuis,  a,  dans  l'exemplaire 
que  j'ai  vu,  soixante  et  un  volumes. 

XXIII.  Une  édition  commencée  à  Lausanne  en  1770,  chez  Grasset,  avait 
I.  b 


xvm  PRÉFACE    GÉNÉRALE 

trente-six  volumes*  in-8°  en  1773;  les  tomes  XXXVII  à  XLVIII  sont  de 
1775;  les  tomes  XLIX  à  LVII  sont  de  4 780 2. 

Il  n'est  pas  toujours  fncile  aujourd'hui  de  reconnaître  à  quelle  édition 
appartiennent  les  volumes  isolés  qu'on  rencontre.  Chaque  éditeur,  pour  con- 
server quelque  valeur  à  ce  qu'il  avait  en  magasin,  imprimait  des  volumes 
supplémentaires.  Les  possesseurs  des  exemplaires  en  circulation  étaient 
exposés  à  prendre  des  volumes  destinés  à  une  édition  autre  que  celle  qu'ils 
avaient. 

XXIV.  Je  possède  le  tome  IX  d'une  troisième  édition  de  1770.  Ce 
volume,  le  seul  que  j'aie  pu  me  procurer,  porte  l'adresse  de  Dresde,  mais 
ce  n'est  pas  là  qu'il  a  été  imprimé. 

XXV.  Une  édition  en  trente  gros  volumes  in-i2,  d'une  impression  ser- 
rée, fut  faite  à  Liège  de  1771  à  1777. 

XXVI.  J'fii  vu  cinquante-deux  volumes  d'une  édition  in-8°,  dont  les 
premiers  volumes  sont  de  1772. 

XXVII.  On  a  longtemps  recherché  l'édition  encadrée  ou  de  177S,  en 
quarante  volumes  in-8°,  dont  les  trois  derniers  sont  intitulés  Pièces  cléla- 
cliées  attribuées  à  divers  hommes  célèbres  '. 

XXVIII.  Il  se  fit  de  cette  édition  encadrée  une  contrefaçon  aussi  enca- 
drée, et  ayant  le  même  nombre  de  volumes. 

Il  s'en  faut  de  beaucoup,  sans  doute,  que  les  vingt-huit  éditions  dont  je 
viens  de  parler  soient  toutes  celles  qui  existent  de  Voltaire.  J'en  ai  vu  citer 
une  douzaine  d'autres,  dont  quelques-unes  sont  peut-être  imaginaires.  Je 
possède  la  plupart  de  celles  dont  j'ai  fait  mention. 

XXIX.  On  pourrait  diviser  en  trois  âges  les  éditions  des  Œuvres  de 
Voltaire.  Le  çvemier  âge  comprenant  les  éditions  antérieures  à  1756;  le 
second,  les  éditions  de  1736  et  autres  jusqu'à  la  mort  de  l'auteur;  le  troi- 
sième, commençant  aux  éditions  de  Kehl. 

Il  y  avait  à  Lille  un  homme  instruit  et  modeste,  qui  avait  passé  sa  vie  à 
recueillir  ce  qu'il  pouvait  se  piocurer  de  Voltaire.  Panckoucke,  originaire 
de  cette  ville,  établi  libraire  à  Paris,  et  qui,  après  être  devenu  acquéreur 
du  fonds  de  l'édition  in-4°  des  Œuvres  de  Voltaire,  était  intéressé  dans 
l'édition  encadrée  en  quarante  volumes,  alla  à  Ferney  en  juin  1777  avec  son 
compatriote  M.  Decroix. 

Celui-ci  soumit  à  Voltaire  un  tableau  où  ses  ouvrages  étaient  rangés  par 
genres  ou  par  sujets.  Voltaire  en  fut  très-flatté,  et  l'approuva.  Ce  tableau  a 
depuis  été  gravé,  et  joint  à  des  exemplaires  de  l'édition  de  Kehl  ;  mais  il 
manque  à  la  plupart. 

Panckoucke  voulait  faire  une  nouvelle  édition  des  Œuvres  de  Voltaire. 

1.  Voyez  lettre  à  d'Argental,  du  4  janvier  1773. 

2.  Beuchot  en  a  parlé  tome  XLIX,  page  369.  Voyez  ce  que  Voltaire  en  dit  dans 
une  note  de  son  Dialogue  de  Pégase  et  du  Vieillard,  tome  X,  page  200-201. 

3.  Voyez  la  note  2,  tome  XLIX,  page  405. 


DE   BEUCHOT.  xix 

Le  philosophe  y  consenlit,  et  lui  promit  des  ouvrages  encore  manuscrits;  il 
avait  aussi  promis  de  revoir  et  corriger  d'un  bout  à  l'autre  tout  ce  qui  avait 
été  imprimé  de  lui.  Les  corrections  devaient  être  portées  sur  un  exemplaire 
de  l'édition  encadrée  que  Panckoucke  lui  avait  remis,  interfolié  de  papier 
blanc.  Quand  Voltaire  mourut,  il  n'avait  pas  eu  le  temps  de  revoir  tous  les 
volumes  :  on  remit  à  Panckoucke  tous  ceux  qu'on  trouva,  et  des  manuscrits. 
Mais  le  libraire,  sentant  le  besoin  d'une  protection  puissante  pour  son  édi- 
tion, s'adressa  à  Catherine  II,  qui  avait  acquis  de  M""*  Denis  la  bibliothèque 
de  Voltaire.  L'impératrice  ne  se  pressa  pas  de  répondre.  Beaumarchais,  qui 
avait  gagné  une  grande  fortune  dans  les  fournitures  faites  aux  insurgés 
américains,  et  qui  désirait  avoir  une  opération  qu'il  put  présenter  comme 
source  de  ses  richesses,  traita  avec  Panckoucke  de  l'édition  de  Voltaire.  On 
raconte  que,  le  lendemain  de  la  signature  du  traité,  Panckoucke,  après  sept 
mois  d'attente,  reçut  une  lettre  de  l'impératrice  qui  acceptait  la  dédicace,  se 
chargeait  de  faire  les  frais  de  l'édition,  et  accompagnait  sa  réponse  d'une 
lettre  de  cliange  de  cent  cinquante  mille  francs.  Beaumarchais  ne  voulut  pas 
résilier  son  marché.  Il  forma  un  vaste  établissement  à  Kehl,  sur  la  rive 
droite  du  Rhin,  et  y  éleva  une  imprimerie.  Il  avait  acquis  les  caractères  de 
l'imprimeur  anglais  Baskerville,  et  les  employa  pour  ses  éditions. 

Il  en  confia  ou  en  laissa  la  direction  littéraire  à  iMM.  de  Condorcet  et 
Decroix^;  la  classification  que  ce  dernier  avait  proposée,  en  1777,  à  Voltaire 
fut  suivie.  Il  y  avait  deux  grandes  divisions.  Poésie  et  Prose.  Les  volumes 
de  poésie  comprenaient  le  Théâtre,  la  Henriade,  la  Pucelle,  les  Poèmes, 
les  Épitres,  Stances.,  Odes,  les  Coules,  Satires,  Poésies  mêlées,  et  un  vo- 
lume de  Lettres  en  vers  et  en  prose. 

La  division  Pi'ose  était  subdivisée  en  Histoire,  Philosophie,  Littéra- 
ture. L'histoire  comprend  l'Essai  sur  les  Mœurs ^  le  Siècle  de  Louis  XIV, 
le  Précis  du  Siècle  de  Louis  XV,  l'Histoire  de  Charles  XII,  l'Histoire  de 
Russie  sous  Pierre  l"^',  les  Annales  de  l'Emyire,  l'Histoire  du  parlement 
de  Paris,  divers  ouvrages  réunis  sous  la  rubrique  de  Mélanges  historiques, 
d'autres  sous  celle  de  Politique  et  Législation. 

La  Philosophie  embrassait  les  ouvrages  de  Physique  Ql  à' Histoire  natu- 
relle, plusieurs  ouvrages  réunis  sous  le  titre  de  Philosophie  générale,  les 
Dialogues,  le  Dictionnaire  philosophique. 

La  Littérature  se  composait  des  Romans  (ou  Contes  en  prose),  de 
Facéties  (titre  sous  lequel  on  reproduisait  beaucoup  d'opuscules  de  divers 
temps),  de  Mélanges  littéraires^  réunion  de  différents  écrits,  des  Com- 
mentaires  sur  Corneille^  et  de  la  Correspondance. 

Celte  Correspondance  formait  près  du  quart  de  l'édition.  Il  n'en  avait 


1.  Beaumarchais  ne  fut  guère  dans  l'entreprise  que  l'éditeur  financier,  si  l'on 
peut  parler  ainsi.  Il  a  donné  cependant  quelques  notes  qui,  comme  celle  de  la 
page  22'2  du  présent  volume,  sont  signées  de  ces  mots  :  Note  du  correspondant 
général  de  la  Société  littéraire  typographique.  Au  bas  des  fronlispices  des  volumes 
de  l'édition  de  Kelil,  on  lit  en  effet,  sans  indication  de  ville,  ces  mots:  De  l'impri- 
merie de  la  Société  littéraire  typographique. 


XX  PRÉFACE    GÉNÉRALE 

été  publié  qu'une  très-petite  partie.  C'était  un  travail  imnnense  que  de 
rassembler  et  de  classer  ce  nombre  prodigieux  de  lettres;  c'était  faciliter  la 
classiûcation  que  de  la  diviser.  Il  y  eut  donc:  1°  Correspondance  générale, 
c'est-à-dire  avec  la  foule  de  ses  correspondants,  2°  Correspondance  du 
roi  de  Prusse,  contenant  les  lettres  du  prince,  et  appendice  pour  les  lettres 
de  Voltaire  aux  princes  de  Prusse,  et  des  princes  à  Voltaire;  3°  Corres- 
po?idance  de  Catherine,  contenant  les  lettres  de  l'impératrice,  et  appendice 
pour  la  correspondance  avec  divers  souverains;  4"  Correspondance  de 
d'Alembert,  où  sont  aussi  les  lettres  de  d'Alembert. 

Les  fautes  inséparables  de  l'humaine  nature  qui  ont  échappé  aux  éditeurs 
de  Kehl,  quelque  graves  qu'on  les  trouve  ou  qu'on  les  fassp.  sont  peu  de 
chose  dans  un  si  vaste  travail,  et  ne  doivent  pas  diminuer  la  reconnaissance 
de  la  postérité. 

Si  quelques  lettres  sont  mal  classées,  si  parfois  les  passages  de  la  même 
lettre  ne  sont  pas  tous  de  la  même  époque,  c'est  que  Voltaire  ne  mettait 
pas  toujOurs  la  date  à  ses  lettres;  c'est  que,  dans  l'impossibilité  de  se  pro- 
curer tous  les  originaux,  les  éditeurs  étaient  obligés  de  s'en  rapporter  aux 
copies  qui  leur  avaient  été  communiquées,  qui  de  main  en  main  devaient 
s'altérer,  et  dans  lesquelles,  de  plusieurs  lettres,  on  en  avait  fait  une  seule; 
chose  difficile  alors  d'imaginer,  impossible  aujourd'hui  de  ne  pas  recon- 
naître. 

Les  suppressions  qu'ils  ont  faites  dans  quelques  lettres  leur  étaient 
commandées  par  les  égards  que  l'on  doit  aux  vivants,  comme  dit  Voltaire \ 
ou  par  la  prudence.  Les  parlements  étaient  tout-puissants,  le  parlement  de 
Paris  surtout,  dont  le  lessort  était  si  étendu.  Au  lieu  de  fermer  les  \eux,  il 
eût  sévi  contre  l'édition,  si  l'on  n'en  eût  retranché  quelques  phrases  bien 
violentes  contre  lui^.  Il  serait  d'autant  plus  inconvenant  de  ma  part  de 
faire  à  ce  sujet  le  moindre  des  reproches  aux  éditeurs  de  Kehl  que  c'est 
à  feu  Decroix,  Tun  d'eux,  que  je  dois  la  communication  des  passages  que 
j'ai  rétablis  en  1821,  dans  la  correspondance  de  Voltaire  et  de  d'Alembert 
(tome  LXII  de  l'édition  de  M.  Renouard). 

Ils  n'ont  pas  toujours  pu   se  procurer  les  éditions  originales  de  chacun 
des  écrits  de  Voltaire,  et  ont  ainsi  répété  des  fautes  qui,  selon  l'usage,  se' 
perpétuaient  d'édition  en  édition,  n'ayant  pas  été  coirigées  par  l'auteur. 

On  ne  peut  qu'applaudir  à  la  division  des  poésies,  et  des  ouvrages  en 
prose.  Tous  leurs  successeurs  s'y  sont  conformés,  et  même  jusqu'à  moi  ont 
adopté  leurs  sous-divisions.  J'expliquerai  plus  bas  en  quoi  je  m'en  suis 
écarté.  En  faisant  autrement,  j'ai  voulu  faire  mieux.  Ce  n'est  pas  moi  qui 
puis  dire  si  j'ai  réussi. 

Il  devait  y  avoir  de  l'arbitraire  dans  la  classification,  dans  telle  ou  telle 

1.  Voyez  tome  II,  page  15.  Les  éditeurs  de  Kehl  pouvaient-ils  imprimer  le  nom 
de  Ximenès  (qui  n'est  mort  qu'en  1817)  dans  les  lettres  à  d'Argental  des  10  et 
12  septembre  17.55;  à  Richelieu,  du  27  septembre,  etc.? 

2.  Par  exemple,  cette  phrase  de  la  lettre  de  d'Alembert,  du  31  juillet  1762  : 
1  Enfin,  le  6  du  mois  prochain,  la  canaille  parlementaire  nous  délivrera  de  la 
canaille  jésuitique.  » 


DE   BEUCIIOT.  XXI 

sous-division,  de  plusieurs  écrits,  et  par  conséquent  ils  ont  pu  agir  à  leur 
arbitre. 

On  ne  doit  point  oublier  surtout  quelle  était  leur  position.  L'édition  ne 
pouvait  se  faire  en  France;  or  l'un  des  éditeurs  demeurait  à  Paris,  l'autre  à 
ijlle.  Us  ne  pouvaient  ainsi  faire  toutes  les  dispositions  dont  l'idée  ne  sur- 
vient souvent  que  pendant  le  tirage. 

On  chercherait,  il  est  vrai,  vainement  dans  l'édition  de  Kehl  les  Lettres 
philosophiques  ou  sur  les  Anglais,  que  la  lecture  de  la  correspondance 
donne  tant  envie  de  connaître.  Mais  ces  Lettres  avaient  été  condamnées 
|)ar  arrêt  du  parlement  de  f'aris,  du  10  juin  1734.  Or  si  l'on  avait  reproduit 
ces  Lettres  en  corps  d'ouvrage,  il  était  à  craindre  que  le  parlement,  quo  que 
renouvelé  en  entier,  et  peut-être  plus  d'une  fois,  ne  fit,  p;ir  esprit  de  corps, 
exécuter  l'arrêt  rendu  cinquante  ans  auparavant.  En  déguisant  ou  dissémi- 
nant ces  lettres,  les  éditeurs  de  Kehl  n'avaient  fait  au  reste  que  suivre 
l'exemple  de  Voltaire,  qui  avait  pris  ce  parti  en  1739  ',  et  qui  n'avait  jamais 
osé  les  faire  rétablir  sous  leur  première  forme. 

Je  viens  de  parler  si  longuement  des  éditeurs,  que  je  n'ose  entrer  dans 
(juelques  détails  bibliographiques.  Je  dirai  seulement  que  l'édition  in-8*'  en 
soixante-dix  volumes  fut  tirée  à  vingt-huit  mille  exemplaires,  et  qu'il  y  a 
quelques  volumes  qui  ne  sont  pas  rangés  dans  le  même  ordre  dans  tous  les 
exemplaires. 

C'est  pour  être  jointes  à  l'édition  de  Kehl  in-S"  qu'ont  été  faites  cent 
huit  gravures  exécutées  d'après  les  dessins  de  Moreau.  Cette  première 
suite,  ou  collection,  parut  à  la  même  époque  que  l'édition  in-8°. 

Ctiantreau  a  eu  le  courage  d'entreprendre  des  soixante-dix  volumes  une 
table  analytique,  qui  a  été  imprimée  en  1801,  en  deux  volumes  in-S".  A  ceux 
qui  ont  des  exemplaires  où  quelques  volumes  sont  disposés  autrement  que 
dans  l'exemplaire  sur  lequel  Cliantreau  a  fait  son  travail,  sa  table  paraîtra 
plus  fautive  qu'elle  n'est  réellement.  Ce  qu'on  ne  peut  lui  contester,  c'est 
le  mérite  d'avoir  ouvert  la  carrière. 

XXX.  En  même  temps  que  l'édition  in-8°,  on  fit  à  Kehl,  sur  le  même 
plan,  une  édition  en  quatre-vingt-douze  volumes  in-12,  et  pour  laquelle  il 
n'existe  point  de  table  analytique. 

Cette  édition  in-12,  tirée  à  quinze  mille  exemplaires,  a  été,  ainsi  que 
rin-8o,  impri;née  sur  cinq  papiers  de  différentes  qualités. 

XXX.I.  A  mesure  qi'une  feuille  in-8»  sortait  de  la  presse  à  Kehl,  elle 
était,  par  infi.lélité,  envoyée  à  Bàle,  où  on  la  réimprimait  page  par  page. 
C'est  ainsi  que  fut  faite  l'édition  de  Bàle.  Les  éditeurs  s'étant  procuré  une 
soixantaine  de  lettres  inédiles  de  Voltaire,  les  ajoutèrent  dans  leur  édition, 
et  à  leur  place.  Ce  fut  le  motif  pour  donner  un  volume  de  plus  à  leur  édi- 
tion, qui  est  en  soixante-onze  volumes.  Les  tomes  I  à  Ll  sont  réimprimés, 
comme  je  l'ai  dit,  page  par  page.  C'est  dans  les  six  premiers  volumes  de 
la  Correspondance  générale  que  sont   toutes  les   lettres  nouvelles  ;  et  ces 

1.  Voyez  la  note  de  Beuchot,  tome  \XII,  pages  79-80. 


XXM 


PRÉFACE    GÉNÉRALE 


six  volumes  embrassent  un  espace  de  temps  qui  ne  remplit  que  cinq 
volumes  dans  l'édition  de  Kehl.  Pour  les  volumes  suivants,  les  éditeurs 
de  Bàle  reprirent  la  réimpression  page  par  page.  Les  différentes  divisions 
de  la  Correspondance  ne  sont  pas,  dans  tous  les  exemplaires  de  l'édition 
de  Bàle,  rangées  dans  le  même  ordre  que  dans  l'édition  de  Kehl  ;  mais  avec 
un  peu  d'attention,  et  en  élevant  d'une  unité  le  tomage  de  certains  volumes, 
la  table  faite  par  Chantreau  pour  l'édilion  in-8°  de  Kehl  peut  servir  pour 
^'édition  de  Bàle. 

Il  existe  de  cette  édition  de  Bàle  des  exemplaires  portant  l'adresse  de 
Gotha.  En  examinant  plusieurs  volunaes,  je  me  suis  convaincu  qu'il  n'y  avait 
de  différence  que  dans  le  frontispice;  et  je  n'ai  pas  dû  compter  pour  deux 
une  seule  édition. 

XXXIL  II  en  est  de  même  d'une  édition  en  cent  volumes  in-12,  com- 
mencée à  Lyon,  en  4791,  par  le  libraire  La  MoUière,  et  dont  des  exemplaires 
portent  l'adresse  de  Bàle;  d'autres,  celle  de  Deux-Ponts  ;  d'autres  enfin, 
celle  de  Hambourg. 

XXXIII.  L'édition  de  Kehl  était  à  peine  terminée  que  Palissot  annonça 
qu'il  allait  en  donner  une.  C'était  un  bon  moyen  de  publication  qu'une  dédi- 
cace à  l'Assemblée  nationale.  Palissot  fit  hommage  de  la  dédicace  dans  la 
séance  du  24  septembre  1789,  et  des  remerciements  lui  furent  votés.  Mais 
dans  la  séance  du  lendemain  25,  sur  la  réclamation  d'un  membre  du  clergéi 
et  après  une  discussion  dans  laquelle  le  duc  de  Lévis  ne  flatta  point  Palissot, 
l'Assemblée  nationale  décida  qu'elle  n'accepterait  aucune  dédicace. 

Dn  prospectus,  distribué  en  1792,  ne  parlait  que  de  quarante  volumes; 
mais,  dans  la  séance  de  la  Convention  du  23  prairial  an  II  (1 1  juin  1794), 
en  faisant  hommage  des  vingt  premiers  volumes,  il  était  question  de  deux 
autres  livraisons,  chacune  de  vingt  volumes.  Cependant  elle  n'en  a  que 
rinquante-cinq;  les  derniers  sont  de  1802. 

Ce  n'est  point  une  édition  complète.  Il  est  beaucoup  de  pamphlets  de 
Voltaire  que  Palissot  n'y  a  pas  compris.  Il  a  aussi  supprimé  beaucoup  de 
lettres  dans  la  Correspoiidance.  Il  faut  le  louer  d'avoir  eu  ce  courage,  et 
aussi  d'avoir  ajouté  quelques  lettres  que  lui  avait  adressées  Voltaire,  avec  les 
réponses. 

Mais  il  était  dominé  par  la  pensée  de  discréditer  les  éditions  de  Kehl.  11 
ne  manque  aucune  occasion  de  leur  faire  des  reproches  violents  :  il  relève 
leurs  fautes  avec  aigreur,  et  se  vante  hautement  de  donner  seul  le  \Tai  texte, 
qu'il  a  pris  lui-même  dans  Verrata  des  éditions  de  Kehl.  Car  il  ne  faut  pas 
•croire  que  Palissot  se  soit  avisé  de  faire  beaucoup  de  recherches  ;  et,  faute 
rl'en  avoir  fait  un  peu,  le  désir  de  trouver  en  défaut  les  éditeurs  de  Kehl 
J'entraîne  beaucoup  trop  loin. 

Les  éditeurs  de  Kehl,  en  refondant  d'autres  écrits  dans  le  Dictionnaire 
'philosophique,  avaient  porté  à  sept  le  nombre  des  volumes  de  cet  ouvrage. 
On  peut  blâmer  cette  disposition  ;  mais  Palissot  reproche  aux  éditeurs  de 
Kehl  d'avoir  mis,  par  cet  ouvragf,  Voltaire  dans  la  classe  des  lexicographes; 
comme  si  Voltaire  ne  s'y  était  pas  mis  lui-même  en  publiant,  en  1764,  le 


DE    BEUCHOT.  xxiii 

petit  volume  intitulé  Dictionnaire  philosophique,  Aoni  il  est  parlé  dans  des 
lettres  de  Voltaire  faisant  partie  de  l'édition  de  Palissot. 

On  pense  bien  que  ce  Dictionnaire  philosophique,  inconnu,  à  ce  qu'il 
paraît,  à  Palissot,  n'a  pas  été  compris  dans  son  édition  de  Voltaire,  quelque 
piquant  qu'il  soit. 

Avide  de  trouver  des  torts  aux  éditeurs  de  Kehl,  et  recherchant  toutes 
les  occasions  de  faire  autrement  qu'eux,  il  voulut  donner  les  Lettres  philo- 
sophiques. Il  fait  sonner  bien  haut  qu'il  les  rétablit  telles  que  l'auteur  les 
avait  composées  dans  toute  la  force  de  son  génie,  et  dans  l'ordre  qu'il 
leur  avait  donné.  Mais  les  Lettres  philosophiques  n'ont  jamais  été  tout  au 
plus  qu'au  nombre  de  vingt-sept^;  et  sous  ce  titre  Palissot  donna  trente- 
neuf  morceaux,  dans  l'ordre  oià  ils  étaient  parmi  les  Mélanges  de  philoso- 
phie dans  les  éditions  de  4773  et  antérieures. 

Quelque  mauvaise  que  soit  l'édition  de  Palissot,  elle  n'était  pas  à  dédai- 
gner à  CHuse  des  préfaces  mises  par  l'éditeur  à  ceux  des  ouvrages  de  Vol- 
taire qu'il  a  compris  dans  sa  collection.  Ces  préfaces,  dans  lesquelles  il  se 
montre  homme  d'esprit  et  de  goût,  ont  été  recueillies  sous  ce  titre  :  Le  génie 
de  Voltaire  apprécié  dans  tous  ses  ouvrages,  4806,  in -8"  et  in-12. 

On  projeta,  en  1800,  une  édition  stéréotype  des  Œuvres  de  Voltaire.  Il 
en  a  été  successivement  publié  soixante-neuf  volumes  in-18.  Pour  être  com- 
plète, l'édition  ne  peut  avoir  moins  de  cent  trente  volumes.  Elle  paraît 
abandonnée,  ou  du  moins  indéfiniment  ajournée. 

Une  autre  édition  stéréotype,  in-42,  fut  commencée  en  1810;  mais  il 
n'en  a  paru  que  quelques  volumes. 

Je  n'ai  donc  pu  comprendre  ces  impressions  au  nombre  des  éditions  de 
Voltaire. 

XXXIV.  Feu  Desoërémit,  en  4  817^  le  prospectus  d'une  édition  de  Vol- 
taire en  12  volumes  in-S",  qu'il  fit  bientôt  paraître;  chaque  volume  est  en 
deux  parties,  et  il  en  est  de  très-grosses.  L.-S.  Aufçer  avait  consenti  à  se 
charger  de  cette  édition;  mais  l'impatience  du  public  et  du  libraire  ne  lui 
Ijermit  pas  de  faire  ce  qu'il  fallait.  Ce  qui  fut  fait  est  plutôt  l'ouvrage  du 
libraire.  C'est  Desoër  qui,  croyant  rétablir  les  Lettres  philosophiques, 
donna,  à  l'exemple  de  Palissot,  trente-neuf  article?,  dont  plusieurs  n'ont 
aucun  rapport  à  ces  Lettres.  11  refondit  dans  la  Correspondance  les  lettres 
formant  les  deux  volumes  publiés  en  4  808  sous  le  titre  de  Supplément  au 
recueil  des  Lettres  de  M.  de  Voltaire  ;  il  ajouta  la  correspondance  de  Ber- 
nis  avec  Voltaire,  en  conservant  les  lettres  des  deux  correspondants.  Il  se 
procura  les  lettres,  alors  inédites,  de  Voltaire  à  d'Olivet,  et  en  enrichit 
son  édition.  Les  douze  volumes  se  relient  souvent  en  vingt-quatre.  Une 
table  très-ample,  et  par  cela  seul  très-utile,  quoique  fautive  quelquefois, 
fut  rédigée  par  Alexandre  Goujon,  et  forme  le  treizième  ou  le  vingt-cin- 
(juième  volume. 

Un  mandement  des  grands  vicaires  du  diocèse  de  Paris  donna   de  la 

1.  Voyez  ce  que  dit  Beuchot,  tome  XXIJ,  pages  80-81. 


XMV  PRÉFACE    GÉNÉRALli 

vogue  à  cette  édition,  et  Qt  naître  l'idée  d'en  entreprendre  d'autres.  Ce  fut 
une  véritable  vollairomanie. 

XXXV.  Sous  le  titre  de  Voltaire,  Œuvres  complètes,  M.  Plancher 
commença,  en  1817,  une  édition  dirigée  par  M.  Regnault-Warin,  et  qui 
devait  avoir  trente-cinq  vol.  in-l^.  Le  quarante-quatrième  et  dernier,  qui 
est  de  1822,  comprend  une  table  analytique  très-abrégée,  et  par  conséquent 
insuffisante.  C'est  peut-être  encore  plus  que  ne  méritait  l'édition,  qui  sans 
contredit  est  bien  inférieure  à  celles  qui  paraissaient  concurremment.  D'ail- 
leurs, malgré  son  titre,  elle  n'est  pas  complète,  même  pour  le  temps  où  elle 
a  paru. 

XXXVI.  Je  fus  chargé  par  madame  Perronneau  de  diriger  Tédition 
qu'elle  avait  annoncée  en  cinquante  volumes  in-42  ;  j'en  avais  donné  les 
tomes  I  à  XXIil  et  XXV  à  XXXII,  lorsque  j'en  fus  évincé  par  jugement, 
mais  avec  les  honneurs  de  la  guerre.  Mon  continuateur  fut  M.  Louis  Du- 
bois, qui  malheureusement  n'avait  pas  étudié  mon  travail  avant  de  le  con- 
tinuer; de  sorte  qu'il  y  a  souvent  défaut  de  rapport  entre  les  derniers 
volumes  et  les  premiers,  tels  qu'omissions,  faux  renvois,  etc.  Le  nombre 
des  volumes  de  l'édition  fut  porté  à  cinquante-six,  qu'on  relie  quelquefois 
en  soixante.  M.  L.  Dubois  avait  fait  pour  cette  édition  une  Table,  qui  est 
restée  dans  les  cartons  du  libraire. 

XXXVII.  MM.  Déterville  et  Lefèvre  en  annoncèrent  une  en  trente-six 
volumes  in-8°,  et  la  publièrent  de  1817  à  1818,  en  quarante-un  volumes. 
Le  travail  littéraire  fut  confié  à  M.  Miger,  qui  fit  de  notables  améliorations 
et  a'iditions  dans  la  Correspondance,  et  rédigea  une  table  formant  le  qua- 
rante-deuxième volume,  avec  le  millésime  18'20. 

XXXVIII.  Toutes  ces  éditions  récentes  étaient  faites  sans  élégance;  au- 
cune n'avait  de  gravures.  M.  A. -A  Renouard,  propriétaire  d'une  nouvelle 
suite  de  cent  quarante-six  estampes,  aussi  d'après  les  dessins  de  Moreau, 
il  laquelle  il  joignait  quatorze  portraits,  fit  une  édition  qui,  pour  l'exécution 
typographique,  l'emporte  de  beaucoup  sur  celles  dont  je  viens  de  parler. 
Mais  M.  Renouard  ne  se  contenta  pas  d'apporter  ses  soins  au  matériel  de 
son  édition,  il  y  fit  des  annotations  et  des  additions,  dont  plusieurs  lui 
avaient  été  communiquées  par  M.  Glogenson.  Ainsi,  c'est  dans  l'édition  de 
M.  Renouard  qu'ont  été  admis,  pour  la  première  fois,  les  Sentiments  des 
citoyens,  des  articles  fournis  par  Voltaire  à  la  Gazette  littéraire,  etc,  etc. 
Cette  édition,  annoncée  en  soixante  volumes,  en  a  soixante-six,  y  com- 
pris un  volume  de  Lettres  inédites  (toutes  ne  le  sont  pas),  qui  fait  le 
soixante-troisième;  la  Vie  de  Voltaire,  etc.,  qui  est  le  soixante-qua- 
trième, et  deux  petits  volumes  de  table-;,  qui  ont  le  millésime  1825.  L'au- 
teur de  cette  table  est  encore  M.  Miger. 

XXXIX.  L'édition  de  M.  Lequien,  1820  et  années  suivantes,  est  en 
soixante-dix  volumes  in-S",  y  compris  le  volume  de  table  analytique.  L'édi- 
teur ayant  coliationné  souvent  les  éditions  originales  a  eu  occasion  de  faire 
de  nombreuses  restitutions  de  texte. 


DE    BEUCHOT.  xxv 

Le  succès  de  son  édition  fut  très-grand;  il  lui  fallut  réimprimer  plusieurs 
fois  les  premiers  volumes.  Voilà  pourquoi  tous  les  exemplaires  ne  portent 
pas  la  même  date. 

XL.  La  même  année  1820,  MM.  Garez,  Thomine  et  Fortic  publièrent  les 
premiers  volumes  d'une  édition  in-18  qui  s'imprimait  à  Toul,  et  qui  a 
soixante  volumes.  Rien  de  spécial  ne  recommande  cette  édition,  qui  n'a 
point  de  table  analytique. 

XLL  En  '1820,  M.  Esneaux  entreprit  une  édition  in-8°  qui  devait  être  en 
soixante  volumes,  et  qui  en  a  soixante-trois,  ou  plutôt  soixantie-cinq  :  car  le 
tome  XLV  est  triple,  c'est-à-dire  qu'il  y  a  tome  XLV,  XLV  bis  et  XLV  ter. 

Cette  seule  disposition  suffit  pour  faire  juger  cette  édition,  commencée 
avant  d'avoir  été  méditée,  conduite  péniblement  à  sa  fin,  et  pour  laquelle  il 
n'existe  point  de  table  analytique. 

XLIL  En  1821,  le  colonel  Touquet,  devenu  libraire,  publia  en  quinze 
volumes  in-12,  un  Voltaire.  Ce  n'était,  comme  on  le  pense  bien,  qu'un 
choix.  Le  succès  l'enhardit  et  il  annonça  d'abord  en  soixante-dix  volumes, 
puis  en  soixante-quinze  volumes  in-iâ,  une  édition  qui  ne  devait  être  que 
la  reproduction  des  éditions  de  Kehl,  sans  aucune  des  améliorations  faites 
depuis. 

Cependant  des  annonces  pompeuses  furent  faites;  le  prospectus  est  intitulé 
Quatre  Voltaire,  édition  Touqukt.  Il  faut  convenir  qu'il  y  avait  un  peu. 
peut-être  môme  beaucoup,  de  charlatanisme  dans  ces  annonces.  On  distin- 
guait ces  quatre  éditions  par  un  nom  spécial  :  I^Le  Voltaire  des  chaumières 
était  le  restant  de  l'édition  des  Œuvres  choisies,  en  quinze  volumes;  2°  le 
Voltaire  de  la  petite  propriété  ;  3°  le  Voltaire  du  commerce;  4"  le  Vol- 
taire de  la  grande  propriété:  ces  trois  espèces  ne  différaient  que  par  la 
qualité  du  papier  sur  lequel  elles  étaient  tirées,  et  par  leur  prix.  Ce  n'est 
donc  qu'une  seule  et  même  édition.  Elle  était  stéréotype;  et  les  clichés,  qui 
ont  été  employés  depuis  pour  un  tirage  dont  les  exemplaires  portent  le  nom 
de  M.  Garnery,  pourraient  encore  servir  à  d'autres  tirages  sous  d'autres 
noms,  et  même  de  divers  formats.  La  table  analytique  par  31.  Miger  forme 
le  soixante-quinzième  volume. 

XLIIL  L'édition  commencée  par  M.  P.  Dupont,  en  4823,  a  été  distribuée  en 
soixante-douze  volumes  in-8\  dont  les  deux  derniers  sont  datés  de  4  827,  et 
n'en  doivent  former  qu'un  seul.  Le  soixante-douzième  se  compose  de  la  fin 
de  la  table  analytique  et  d'un  nombre  très-considérable  de  cartons  pour  di- 
vers volumes  de  l'édition.  Ces  cartons  enlevés  et  mis  à  leur  place,  il  reste 
trop  peu  de  chose  pour  former  un  volume  ;  et  ce  qui  reste,  c'est-à-dire  le 
commencement  de  ce  volume  soixante-douzième,  a  une  pagination  qui  fait 
suite  à  celle  du  soixante-onzième.  C'est  donc  en  soixante-onze  volumes  que 
cette  édition  doit  être  reliée. 

A  un  très-petit  nombre  de  dispositions  près,  ce  n'est  que  la  reproduction 
de  l'édition  Lequien.  Les  livraisons  s'en  faisaient  avec  une  régularité  qui 
répondait  aux  exigences  du  public,  mais  qui  n'eût  pas  permis  de  faire  un 


XXVI  PRÉFACE    GÉNÉRALE 

grand  travail.  Ce  n'est  pas  en  littérature  et  en  imprimerie  qu'il  est  possible 
de  faire  vite  et  bien* . 

XLIV.  C'est  en  1823  que  M.  Dalibon  annonça  une  édition  en  soixante- 
quinze  volumes,  mais  qui  devait  évidemment  en  avoir  davantage,  à  en  juger 
par  la  distribution  des  premiers  volumes.  Je  présumai  dès  lors  qu'elle  en 
aurait  quatre-vingt-seize.  Je  me  trompais  ;  elle  n'en  a  que  quatre-vingt- 
quinze,  plus  deux  volumes  de  tables  par  M.  Miger,  qui  ont  paru  en  1834. 

Le  second  prospectus  était  fait  pour  séduire.  On  lisait  en  tête  les  noms 
de  31M.  Arago,  Auguis,  Clogenson,  Daunoj.  L.  Dubois,  Etienne,  Ch.  Nodier; 
ceux  de  MM.  François  de  Neufchâteau  et  V.  Le  Clerc  furent  ajoutés  sur  les 
frontispices  des  premiers  volumes.  Cependant  MM.  Arago,  Etienne,  Fran- 
çois de  Neufcliâieau  et  Y.  Le  Clerc  n'ont  pas  mis  une  seule  note  dans  l'édi- 
tion. M.  Daunou  a  donné  quelques  préfaces  et  a  laissé  reproduire  son  excel- 
lent travail  sur  la  Henriade  ;  quant  à  ses  notes  sur  Y  Essai  sur  les  Mœurs, 
elles  sont  en  si  petit  nombre  qu'il  est  évident  qu'elles  ont  été  faites  dans 
des  lectures  passagères  ou  accidentelles,  et  qu'elles  ne  sont  pas  le  résultat 
d'un  travail  suivi,  qui  eût  été  bien  précieux  venant  d'un  telle  plume. 

M.  Charles  Nodier  a  fait  la  préface  des  Romans,  sans  aucun  travail  sur 
ces  ouvrages. 

M.  Auguis  a  ajouté  des  préfaces  et  notes  à  quelques-uns  des  ouvrages 
historiques. 

La  plus  grande  part  est  restée  à  MM.  Clogenson  et  L.  Dubois.  Les  notes 
de  M.  Clogenson  se  recommandent  par  l'exactitude.  Il  en  a  mis  de  très-inté- 
ressantes aux  Annales  de  l'Empire  et  à  la  Correspondance  dont  il  s'était 
chargé.  Malheureusement  les  fonctions  publiques  absorbant  tous  ses  moments 
dans  des  temps  difficiles,  il  a  mieux  aimé  abandonner  l'entreprise  que  la 
mal  continuer. 

M.  L.  Dubo's  qui,  dans  l'édition,  avait  donné  des  soins  au  Théâtre,  à 
la  Piicelle,  aux  Poésies,  au  Dicliojinaire  philosophique,  etc.,  et  qui  pré- 
cédemment avait  été  mon  continuateur  dans  l'édition  en  cinquante  ou 
soixante  volumes  in-12,  a  été  aussi  le  continuateur  de  M.  Clogenson.  Sans 
doute  ses  fonctions  de  sous-préfet  ne  lui  ont  pas  laissé  tout  le  loisir  néces- 
saire. Son  travail  est  bien  au-dessous  de  celui  de  son  prédécesseur.  Si  l'on 
peut  improuver  la  profusion  des  notes  et  la  vivacité  de  quelques  expressions 
dans  ce  qu'a  fait  M.  Clogenson,  il  faut  avouer  que  M.  L.  Dubois  s'est  bien 

1.  De  celle  édition,  trente-trois  volumes  furent  tirés  à  plus  grand  nombre  que 
les  autres,  et  l'on  en  forma  les  OEuvres  choisies,  comprenant  la  Vie  de  Voltaire, 
par  Condorcet  (avec  les  Mémoires,  Commentaire  historique,  et  Pièces  justifica- 
tives), VEssai  sur  les  Mœurs  et  l'Esprit  des  nations,  le  r/ie'a<re  complet,  le  Diction- 
naire philosophique,  les  Romans  et  Contes  en  prose,  les  Contes  en  vers  et  Poésies 
légères,  la  Pucelle,  la  Henriade,  le  Siècle  de  Louis  XIV,  le  Siècle  de  Louis  XV, 
V  Histoire  de  Pierre  le  Grand,  Y  Histoire  de  Charles  XIL 

Puisque  par  exception  j'ai  parlé  d'une  édition  des  OEuvres  choisies,  il  en  est 
une  autre  dont  il  faut  rapporter  le  singulier  intitulé  :  Ouvrages  classiques  de  Vélé- 
(lant  poêle  M.  Arouet,  fameux  sous  le  nom  de  Voltaire,  nouvelle  édition,  Oxford, 
1771,  in-8«.  (B.)  —  Voyez  la  note  tome  VIJI,  page  304. 


DE    BEUCHOÏ.  xxvii 

mis  à  l'abri  de  tels  reproches.  La  disette  et  l'inexaclitude  de  ses  notes  sont 
fréquentes.  Il  prend  un  ton  doctoral  pour  relever  les  fautes  de  ses  devan- 
ciers, et  signale  soigneusement  des  améliorations  qu'il  donne  pour  siennes. 
Mais  il  est  arrivé  que  les  corrections  n'étaient  pas  de  lui,  ou  que  même  ce 
n'étaient  que  des  fautes^. 

Cette  édition  a  suivi  en  général  la  classification  de  l'édition  de  Kehl, 
hors  en  un  seul  point. 

C'est  dans  celte  édition  que,  pour  la  première  fois,  toutes  les  lettres  de 
Voltaire  ont  été  classées  chronologiquement,  sans  distinction  des  personnes 
à  qui  ou  par  qui  elles  sont  écrites,  c'est-à-dire  sans  les  subdivisions  de  cor- 
respondances particulières  établies  dans  les  éditions  de  Kehl,  et  conservées 
depuis. 

Quelques  ouvrages  y  paraissent  pour  la  première  fois,  et  sont  donnés 
pour  être  de  Voltaire;  mais  tous  n'en  sont  pas.  Je  dirai  plus  bas  quels  sont 
ceux  que  j'ai  rejetés,  et  pour  quelles  raisons. 

On  n'avait  pensé  à  faire  cette  édition  que  sur  du  grand  papier,  appelé 
cavalier  vélin.  Mais  la  vollairomanie,  née  du  mandement  des  grands 
vicaires  de  Paris  en  1817,  durait  encore. 

MM.  Baudouin  frères  achetèrent  le  droit  de  faiie  tirer  sur  les  formes  de 
cette  édition  un  mille  d'exemplaires  sur  papier  carré  ;  et  c'est  ce  qu'on 
appelle  la  première  édilion  Baudouin. 

XLV.  Bientôt  on  répandit  le  prospectus  d'une  édition  de  Voltaire,  en 
un  seul  volume  in-8°.  MM.  Roux-Durfort  frères  mirent  au  jour  les  pre- 
mières livraisons  de  cette  édition,  sortant  des  presses  de  M.  J.  Didot  aîné, 
et  qui  devait  être  distribuée  en  so'xante-dix  livraisons.  Elle  en  a  eu  quatre- 
vingt-seize,  et  se  compose  de  5,551  pages,  dont  il  serait  impossible  de  ne 
former  qu'un  seul  volume  ;  aussi  la  divise-t-on  en  deux  volumes,  et  même 
en  quatre  parties  :  elle  est. sans  table  analytique. 

XLVI.  D'autres  libraires  annoncèrent  en  même  temps  une  édition  en 
deux  volumes  in-S",  qui  devaient  former  soixante  livraisons.  Sur  ce  dernier 
point  les  engagements  ont  ét4  religieusement  tenus,  et  l'on  n'a  point  levé 
sur  les  souscripteurs  ces  contributions  honteuses  qui  ne  devraient  pas  être 
tolérées.  Mais,  au  lieu  de  deux  volumes,  l'édition  en  forme  trois.  Elle  a  été 
imprimée  chez  M.  H.  Fournier,  et  est  aussi  sans  table  analytique. 


1.  Ainsi,  dans  la  lettre  de  Voltaire  à  d'Argen'ial  du  19  juillet  1773,  au  lieu 
de  : 

Monsieur  l'évoque  de  Noj-on, 
il  a  mis  : 

Monsieur  l'évêquc  de  Nyon, 

puis  a  ajouté  en  note  : 

«  Tous  nos  prédécesseurs  ont  mal  à  propos  imprimé  ici,  et  dans  les  vers  qui 
suivent,  Vévêque  de  Noijon.  u 

Ce  mal  à  propos  est  lui-même  un  mal  à  propos,  car  il  n'y  avait  point  d'évôché 
à  Nyon,  et  il  y  en  avait  un  à  Noyon.  (B.)  —  Voyez  tome  XLVIII,  page  421. 


wviii  PRÉFACE    GÉNÉRALE 

XLVn.  Les  mille  exemplaires  que  MM.  Baudouin  frères  faisaient  tirer 
sur  les  formes  du  Voltaire  imprimé  chez  M.  Didot  aîné,  avec  les  notes  de 
MM.  Auguis,  Clogenson,  Daunou,  etc.,  ayant  été  promptement  épuisés,  et 
ces  libraires  n'ayant  pu  obtenir  la  permission  de  faire  un  nouveau  tirage, 
ils  se  décidèrent  à  faire  stéréotype r  tout  Voltaire  dans  le  format  in-S".  On 
ne  parla  touj'jurs  que  de  soixante-quinze  volumes  in-8°;  et  l'on  fit  clicher 
chez  M.  Rignoux  les  ouvrages  déjà  imprimés  chez  M.  Didot  aîné.  Mais 
l'impression  se  faisait  lentement  chez  M.  Didot  aîné.  L'horizon  politique  se 
rembrunissait;  des  bruits  se  répandaient  que  le  gouvernement  de  Charles  X 
projetait  de  ne  pas  laisser  imprimer,  même  en  collection,  certains  ouvrages 
de  Voltaire.  Les  souscripteurs  se  plaignirent  de  la  lenteur  de  lentreprise  ; 
d'autres,  plus  clairvoyanls,  déclarèrent  formellement  qu'ils  ne  prétendaient 
pas  payer  plus  de  soixante-quinze  volumes,  et  qu'ils  exigeraient  pourtant 
les  Œuvres  co/nplêles.  Les  libraires  se  décidèrent  à  faire  stéréotyper  des 
volumes  qui  n'avaient  point  encore  été  imprimés  dans  l'édition  qui  se  fai- 
sait chez  M.  Didot  l'aîné  On  se  mit  sur-le-champ  à  \d  Correspondance  ; 
c'était  se  priver  des  notes,  additions  nombreuses,  et  autres  améliorations 
que  de\ait  contenir  la  première  édition.  Il  fallut  calculer  le  nombre  de 
volumes,  tellement  qu'on  regagna  ce  qui  avait  été  perdu  sur  d'autres  ou- 
vrages, et  qu'on  se  contint  dans  soixante-quinze  volumes. 

On  se  borna  à  prendre  pour  copie  de  la  Correspondance  une  des  édi- 
tions précédentes,  où  l'on  a\ait  conservé  les  sous-divisions  par  correspon- 
dances particulières.  Force  fut  encore  d'emplover  un  petit  caractère,  et  de 
faire  des  volumes  très-gros. 

Le  premier  tirage  des  premiers  volumes  qu'on  avait  stéréotypés  fui 
appelé  seconde  édition  (Baudouin)  ;  puis  on  donna  une  troisième,  une 
quatrième,  une  cinquième  élition,  qui  étaient  tout  au  plus  un  second, 
troisième,  quatrième  tirages. 

J'en  ai  dit  assez  pour  faire  voir  combien  ces  seconde,  troisième,  qua- 
trième, cinquième  éditions  ;qui  ne  sont  que  la  même]  en  soixante-quinze 
volumes,  sont  inférieures  à  la  première,  qui  en  a  quatre-vingt-quinze,  plus 
deux  volumes  de  tables. 

Tous  les  ouvrages  faits  ou  à  faire  sur  les  mêmes  clichés  peuven'  pré- 
senter quelques  différences  dans  le  nombre  des  volumes  en  en  mettant  deux 
en  un  seul,  ou  en  en  mettant  un  seul  en  deux;  ils  peuvent  offrir  de  légères 
améliorations,  et  des  corrections  pure:Tient  typographiques  importantes, 
suppléer  m^me  dans  certains  cas  à  quelques  omissions  :  de  sorte  que  les 
derniers  tirages  seront  bien  préférables  aux  précédents  ;  mais  il  est  impos- 
sible de  remédier  à  tout.  On  peut  substituer  une  lettre  et  même  un  mot 
à  un  autre;  maison  ne  peut  rétablir  des  passages  o  nis,  quand  ils  sont 
longs,  et  en  grand  nombre.  Comment,  dans  les  clichés  delà  Correspon- 
dance, introduire  les  lettres  en  grand  nombre  qui  ont  été  ajoutées  dans  la 
première  édition  ?  M.  Léon  Thiessé  n'a  pu  faire  l'impossible  pour  le  tirage 
fait  après  sa  revision,  quelque  soin  qu'il  y  ait  apporté.  Il  y  aura  toujours 
une  immense  distance  entre  la  première  édition  Baudouin  en  quatre- 
vingt-quinze  volumes  (ou  quatre-vingt-dix-sept  avec  la  table)  et  les  autres 


DE    BEUCHOï.  XXIX 

éditions  faites  sur  les  clichés  en    soixante-quinze   voliimes   ou    environ. 
Ces  mêmes  clichés  ont  servi  pour  un  tirage  dont  les  volumes  portent  au 
frontispice  le  nom  de  M.  Tissot.  Le  travail  de  M.  Tissot,  pour  cette  édition, 
consiste  en  une  préface  de  sept  pages  et  trois  lignes. 

XLVIII.  C'est  en  1829  que  M.  Armand  Aubrée  a  publié  les  premiers 
volumes  d'une  édition  promise  en  cinquante  volumes  in-S",  et  qui  en  a 
cinquante-quatre,  sans  table  analytique. 

XLIX.  Ce  fut  aussi  en  1829  que  parurent  les  premiers  volumes  d'une 
édition  en  cinquante  volumes  petit  in-l  2. 

L.  Une  autre  édition  in-IS,  commencée  par  M.  Fortic,  et  imprimée 
diins  diverses  villes,  doit  avoir  soixante-quinze  volumes.  Elle  est  sur  le 
point  d'être  terminée;  mais  elle  est  bien  moins  complète  que  quelques-unes 
de  celles  qui  l'ont  précédée. 

Feu  Doyen,  imprimeur  à  Paris,  avait  entrepris  une  édition  in-16.  Il  s'est 
arrêté  aprè-  avoir  publié  le  Diclioiinaire  philosophique  et  les  Romans.  On 
avait  aus?i  commencé  une  édition  in-32,  qui  a  été  abandonnée.  C'est  pour 
cela  que  je  ne  les  fais  pas  entrer  en  ligne  de  compte.  A  plus  forte  raison 
l'st-il  inutile  de  parler  de  plusieurs  éditions  dont  il  n'a  paru  que  le  pro- 
spectus. 

LI.  Je  n'ai  donc  plus  à  parler  que  de  mon  édition.  J'avais,  dès  1802,  lors 
de  celle  que  devait  donner  La  Harpe,  fait  rapidement  quelques  recherches  et 
recueilli  quelques  notes,  que  je  ralentis  bientôt.  3Iais  dans  mes  lectures  je 
continuai  de  relever  par  écrit  ce  qui  concernait  Voltaire  ou  ses  ouvrages, 
(jetait  encore  fort  peu  de  chose,  quand,  en  1817,  je  fus  chargé  de  l'édition 
de  madame  Perronneau.  Je  dus  me  livrer  sérieusement  à  des  recherches 
dont  beaucoup  fuient  alors  inutiles,  puisque,  comme  je  l'ai  dit,  on  ne  me 
laissa  point  terminer  l'édition. 

J'avais  plus  (|ue  jamais  pris  goût  à  Voltaire;  j'avais  commencé  à  voir  tout 
ce  qu'il  y  avait  à  faire  pour  une  édition  de  ce  fécond  auteur.  Je  me  mis  à 
rechercher,  à  acquérir  les  diverses  éditions,  surtout  les  premières,  de 
chacun  de  ses  écrits,  sans  en  dédaigner  aucun.  J'y  joignis  tout  ce  que  je 
pouvais  me  procurer  de  brochures  du  temps  sur  ces  écrits.  Ce  n'était  pas 
encore  assez.  J'achetai  les  collections  de  journaux  du  temps,  tels  que  le 
Journal  littéraire,  la  Bibliothèque  française  (de  Camusat,  et  autres),  les 
Observations  sur  les  écrits  modernes,  ksJugetnents  sur  quelques  ouvrages 
nouveaux,  la  Bigarrure,  la  Nouvelle  Bigarrure,  le  Mercure,  le  Journal 
encyclopédique,  l'Armée  littéraire,  etc. 

C'était  la  plume  à  la  main  que  je  lisais  ou  feuilletais  ces  collections,  en 
ayant  soin  de  noter  tout  ce  qui  concernait  les  productions  de  Voltaire.  Je 
classais  (  haque  note  jjrès  de  l'ouvrage  qu'elle  regardait. 

Je  collationnais  les  tlillérenles  édilions  que  j'avais  des  écrits  de  Voltaire, 
en  relevant  les  variantes,  non- seulement  des  ouvrages  en  vers,  mais  même 
des  ouvrages  en  prose,  sauf  à  ne  pas  tout  employer. 

Ce  moyen  était  le  seul  qui   pût  procurer  de  bons  matériaux  pour  une 


XXX  PRÉFACE   GÉNÉRALE 

édition,  et  je  ramassai  ces  matériaux,  sans  m'inquiéter  si  j'en  ferais  usage 
et  si  j'en  tirerais  profit.  J'aurais  peut-être  continué  indéfiniment  mes 
recherches  si,  en  ■ISâS,  M.  Lefèvre  n'eût  résolu  de  comprendre  Voltaire 
dans  sa  belle  Collection  des  classiques  français. 

Il  me  fallut  alors  cesser  les  recherches  pour  me  mettre  à  la  rédaction. 

Je  ne  pouvais  mieux  faire  que  d'adopter  les  deux  grandes  divisions, 
Poésie  et  Prose,  introduites  par  les  éditeurs  de  Kehl.  Les  changements  que 
j'ai  faits  dans  la  distribution  de  la  Poésie  sont  trop  peu  de  chose  pour  en 
parler.  J'ai  agi  autrement  pour  les  ouvrages  en  prose.  J'ai  donné,  comme 
les  éditeurs  de  Kehl ,  les  ouvrages  historiques,  le  Dictionnaire  philosophique , 
\qs  Romans j\e  Commentaire  sur  Corneille  :  mais  je  n'ai  tenu  aucun  compte 
de  toutes  les  autres  distributions  qu'ils  avaient  faites  sous  les  titres  de  Mé. 
langes  historiques.  Politique  et  Législation,  Philosophie,  Physique,  Dia- 
logues, Facéties,  Mélanges  littéraires.  Tout  ce  qui,  danè  les  éditions  de 
Kehl  et  celles  qui  les  ont  suivies,  compose  ces  divisions  ou  sections,  a  été 
par  moi  classé  sous  le  titre  de  Mélanges,  dans  l'ordre  chronologique,  sans 
distinction  de  genre  ni  de  matière.  La  classification  que  j'ai  adoptée  fait 
suivre  au  lecteur  la  marche  de  l'esprit  de  Voltaire.  En  commençant  l'édition, 
je  craignais  d'être  obligé  de  justifier  longuement  cette  disposition;  cela  est 
superflu  aujourd'hui,  qu'elle  a  eu  la  sanction  d'un  grand  nombre  de  personnes. 

Je  n'avais  pas  différé  un  instant  d'opinion  avec  M.  Clogenson  pour  l'ordre 
à  mettre  dans  la  Correspondance,  et  sa  classification  en  une  seule  série. 
C'était  une  conséquence  de  ce  que  j'avais  fait  pour  les  Mélanges. 

Comme  j'ai  mis,  en  tête  de  chaque  division  et  de  chaque  ouvrage  ou 
opuscule,  des  préfaces  ou  notes  dans  lesquelles  je  donne  les  explications 
que  j'ai  jugées  nécessaires,  je  n'ai  point  à  en  parler  ici;  mais  je  puis  dire 
deux  mots  des  additions  que  j'ai  faites.  Les  principales  sont  : 

Tome  P'^.  Dans  les  Pièces  justificatives  de  la  Vie  de  Voltaire,  par  Con- 
dorcet,  j'en  ai  ajouté  vingt-neuf  qui  étaient  inédites^.  J'ai  eu  le  soin  de  les 
numéroter,  d'indiquer  dans  les  notes  du  texte  quel  est  le  numéro  donné  à  la 
pièce,  et,  en  tète  delà  pièce,  d'indiquer  à  quelle  page  elle  se  rapporte. 

Tome  IL  Nouveaux  fragments  A'Artémire  ;  dans  les  variantes  de  Brutus, 
les  scènes  i,  ii  et  m  de  l'acte  II,  et  la  scène  i"  de  l'acte  IV. 

Tome  IV.  Fragments  de  Thérèse. 

Tome  V.  L'Envieux,  comédie  en  trois  actes  et  en  vers. 

Tome  IX.  L'Épitre  dédicaloire  des  Guèbres,  et  la  Lettre  de  M.  Legouz 
de  Gerland,  en  tête  de  Sophonisbe. 

Tome  XIX.  L'importante  variante  de  l'article  Saurin^  dans  le  Catalogue 
des  écrivains  du  Siècle  de  Louis  XIV. 

Tome  XXXVIII.  Le  Mémoire  du  sieur  de  Voltaire. 


1.  Ces  chiffres  sont,  bien  entendu,  ceux  de  l'édition  Beuchot  et  non  de  la 
nôtre.  (L.  M.) 

2.  Ces  pièces  ont  presque  toutes  pris  place  dans  nos  Documents  biographiques 
ou  dans  nos  Pièces  pour  servir  à  l'Histoire  posthume  de  Voltaire.  Un  certain 
nombre  sont  à  leur  date  dans  la  Correspondance.  (L.  M.) 


DE    BEUCHOT.  xxxi 

Tome  XXXIX.  Compliment  fait  au  roi  par  Richelieu;  Lettre  à  Vocca- 
sion  de  Vimpùl  du  vingtième  ;  YExlrcnt  de  la  Bibliothèque  raisonnée. 

Tome  XL.  Les  Remarques  au  sujet  d'une  omission;  un  Avis  qui  est  de 
1761;  les  Lettres  sur  la  Nouvelle  Héloise;  un  Avertissement  aux  éditeurs; 
le  texte  rétabli  dans  un  passage  de  la  Conversation  de  monsieur  l'inten- 
dant des  menus. 

Tome  XLIL  L'Appel  au  public  contre  un  Recueil  de  prétendues  lettres 
de  M.  de  Voltaire. 

Tome  XLIIL  Lettre  de  M.  de  Voltaire;  Mémoire  présenté  au  minis- 
tère de  France^  que  malheureusement  je  n'ai  pu  me  procurer  entier. 

Tome  XLV.  La  Lettre  anonyme. 

Tome  XLVL  La  Lettre  de  l'auteur  de  la  tragédie  des  Guèbres  ;  les 
Notes  sur  le  Cymbalum  mundi;  Lettre  d'un  jeune  abbé;  Réponse  aux 
Remontrances  de  la  cour  des  aides  ;  Avis  important  à  la  noblesse  du 
royaume;  Sentiment  des  six  conseils  supérieurs  ;  Très-humbles  et  très- 
respectueuses  Remontrances;  Les  peuples  aux  parlements  ;  L' Équivoque. 

Tome  XLVIL  Une  Déclaration  qui  est  page  229. 

Tome  L.  Remarques  sur  le  Christianisme  dévoilé;  Remarques  sur 
l'ouvrage  intitulé  l'Existence  de  Dieu,  etc.,  par  Nieuwentyt;  Remarques 
sur  le  Bon  Sens;  Le  Système  vraisemblable,  fragment;  Lettre  de  M.  Hude, 
fragment;  le  Sommaire  des  droits  de  S.  M.  le  roi  de  Prusse  sur  Herstall; 
un  Mémoire  (de  1752). 

Le  désir  de  donner  une  édition  aussi  complète  que  possible  des  Œuvres 
de  Voltaire  ne  m'a  pas  fait  toutefois  admettre  aveuglément  tout  ce  qui  était 
dans  les  éditions  précédentes.  Dans  un  Avis  que  j'ai  mis  en  tête  des  Poésies 
mêlées'^.,  j'ai  déduit  les  raisons  pour  lesquelles  j'ai  rejeté  un  assez  grand 
nombre  de  pièces  de  vers.  Je  suis  peut-être,  sur  chaque  pièce,  entré 
dans  de  trop  longues  explications. 

Deux  ou  trois  pièces  de  Morellet  avaient  été  placées  dans  le  volume  des 
Facéties;  je  les  ai  rejetées  2. 

N'ayant  pas  regardé  comme  consacrées  par  le  temps  les  erreurs,  quelque 
anciennes  qu'elles  puissent  être,  je  ne  devais  pas  avoir  plus  de  respect  pour 
les  erreurs  récentes. 

Dans  l'édition  en  quatre-vingt-quinze  volumes,  avec  les  tomes  XLI  et 
XLII  ont  été  distribuées  quelques  feuilles  qui  doivent  se  joindre  aux 
tomes  XLIV  et  XLVl  (if  et  IV  de  la  division  Philosophie),  qui  étaient  déjà 
imprimés.  Voici  ce  que  contiennent  ces  feuilles  : 

Pour  le  tome  XLIV  :  1"  Réflexions  sur  l'idée  qu'on  doit  avoir  de  Dieu, 
selon  nos  lainières  (pages  431-468)  ;  2°  Des  cinq  propositions  attribuées 
à  Jansénvus,  et  Formulaire  (469  et  470);  3°  Remarques  critiques  sur  les 
passages  des  quatre  évangélistes,  louchant  la  mort  de  J.-C.  (471-474); 

Pour  le  tome  XLVI  :  1°  Extrait  du  livre  de  l'abbé  Ilouteville,  sur  la 
vérité  de  la  religion  chrétienne  prouvée  par  les  faits  ("pages  405-44G)  ; 

1.  Reproduit  tome  X,  pages  i61-4()5  de  notre  édition.  (L.  M.) 

2.  Voyez  tome  XXIV,  page  127  de  notre  édition.  (L.  M.) 


xxxii  PRÉFACE    GÉNÉRALE 

2°  Passage  tiré  de  l'histoire  de  Josèp/ie  (447-449);  3"  Le  Philosophe,  par 
M.  du  M.  (430-468);  4"  Extrait  du  livre  De  l'état  de  l'homme  dans  le 
péché  originel  (469-477);  o°  Extrait  du  livre  d'Autoniana  Margarita,  de 
Gomelius  Pereyra,  sur  l'âme  des  bêles  (pages  478-479)  ;  6"  Extrait  de  la 
vérité  de  la  religion  chrétienne,  par  M.  le  marquis  de  Pianesse,  Italien, 
sur  Vexistence  de  Dieu  (480)  ;  7"  Extrait  d'un  manuscrit  intitulé  Le  ciel 
ouvert  à  tous  les  hommes,  où  Von  prouve,  par  la  religion  et  par  la  rai- 
son,que  tous  les  hommes  seront  sauvés  (481-497);  8°  Prière  du  curé  de 
Fresne  (498-307  . 

Les  premiers  éditeurs  de  ces  onze  pièces  n'ont  donné  aucune  explication 
à  leur  égard.  Voici  ce  que  j'en  sais.  Un  habitant  de  Genève  proposa,  en 
1825,  à  des  libraires  de  Paris,  de  leur  vendre  un  manuscrit  contenant  pré- 
cisément les  ouvrages  dont  j'ai  rapporté  les  titres,  et  qu'il  avait,  plus  de 
vingt-cinq  ans  auparavant,  reçu  en  payement  de  ce  que  lui  devait  un  liomme 
de  letitres  qui  avait  vécu  dix  ans  avec  V^oltaire.  Rien  de  cela  n'était  appuyé 
de  preuves.  On  n'offrait  pas,  au  reste,  le  manuscrit  comme  étant  de  la 
main  de  Voltaire,  mais  comme  pouvant  être  de  celle  de  W^^  Denis.  Les 
libraires  à  qui  la  proposition _était  faite  la  refusèrent.  D'autres  éditeurs  furent 
inoins  difficiles,  comme  on  voit. 

La  lecture  de  la  première  de  ces  onze  pièces  sufiisait  pour  motiver  un 
refus. 

Dans  les  Réflexions  sur  Vidée  qu'on  doit  avoir  de  Dieu  selon  nos 
lumières,  l'auteur,  après  avoir  dit  que,  pour  avoir  une  idée  de  Dieu,  il 
n'est  pas  nécessaire  qu'on  le  voie,  de  mêrûe  qu'on  n'a  pas  besoin  d'avoir  vu 
certaines  personnes  pour  croire  à  leur  existence  et  les  connaître,  ajoute  : 
«  C'est  ainsi  que  nous  pouvons  à  présent  connaître,  par  exemple,  le  cardinal 
de  Richelieu  mieux  que  ceux  qui  vivaient  de  ?on  temps,  puisqu'il  nous  a 
laissé,  dans  son  Testament  politique,  un  portrait  de  son  âme  qui  nous  en 
montre  toutes  les  qualités.  » 

Ce  raisonnement  ne  pouvait  être  fait  pur  Voltaire,  qui  n'a  jamais  changé 
d'opinion  sur  le  Testament  politique,  qu'il  regardait  comme  apocryphe'. 

J'ai  cep  ndant  admis  dans  mon  édition,  tome  L,  la  Prière  du  curé  de 
Fresne.  11  le  fallait  bien,  puisque,  tome  LXVIIL  pages  102  et  131,  j'avais 
dit  qu'on  trouverait  cette  Prière  au  tome  L  ^. 

Quant  au  Philosophe,  que  j'ai  donné  (lome  XLVII,  page  230''),  le  texte 
que  j'ai  adopté  est  bien  différent  de  celui  que  contient  l'édition  en  quatre- 

1.  En  1737,  dans  ses  Conseils  à  un  journaliste,  Voltaire  a  dit  :  «  Si  on  réim- 
prime le  livre  fameux  connu  sous  le  nom  de  Testament  politique  du  cardinal  de 
Richelieu,  montrez  combien  on  doit  douter  que  ce  ministre  en  soit  l'auteur.  » 
(Vojez  tome  XXII,  page  258.)  Trente-neuf  ans  après,  le  2  mars  177C,  il  écrivait  : 
Il  II  y  avait  de  la  démence  à  croire  cette  rapsodic  écrite  par  un  ministre  d'État.  » 
(Voyez  tome  L,  page  1.) 

2.  La  Prière  du  curé  de  Fresne,  que  nous  avions  d'abord  insérée  parmi  diverses 
pièces  en  prose  attribuées  à  Voltaire,  tome  XXXII  de  notre  édition,  a  été  définiti- 
vement écartée.  (L.  M.) 

3.  Tome  XXIX,  page  41  de  notre  édition.  (L.  M.) 


DE    BEUGHOT.  xxxiii 

vingt-quinze  volumes;  et  j'ai  expliqué  pourquoi  je  préférais  la  version  que 
j'ai  reproduite. 

11  est  encore  un  de  ces  écrits  attribués  à  Voltaire  dont  je  parlerai  :  c'est 
V Extrait  d'im  manuscrit  intitulé  le  Ciel  ouvert  à  tous  les  hommes,  oà  l'on 
prouve,  par  la  religion  et  par  In  raison,  que  tous  les  hommes  seront  sali- 
ves. C'est  P.  Cuppé  qui  est  auteur  du  Ciel  ouvert  à  tout  le  monde,  ouvrage 
imprimé  en  4768,  in-8°.  Voltaire,  cpii  était  bien  au  courant  des  impressions 
de  cette  nature,  n'aurait  point  dit  que  l'ouvrage  était  manuscrit  quand  il 
était  imprimé. 

Les  autres  écrits  du  cahier  provenant  de  l'habitant  de  Genève,  sur  les- 
quels je  ne  reviens  pas  ici,  sont  trop  peu  de  chose  pour  que  je  discute  leur 
authenticité.  Elle  n'est  pas  mieux  prouvée  que  celle  des  Réflexions  sur 
l'idée  qu'on  doit  avoir  de  Dieu,  etc. 

Je  me  félicitais,  dans  mon  prospectus,  de  me  rencontrer  souvent  dans 
mes  recherches  avec  MM.  Clogenson  et  Dubois.  Cela  est  arrivé  avec  ce  der- 
nier bien  plus  rarement  que  je  ne  l'espérais.  Au  contraire,  le  résultat  du 
travail  de  M.  Clogenson  se  trouvait  tellement  conforme  au  mien  qu'avec  la 
permission,  ou  plutôt  l'offre  de  cet  honorable  ami,  j'ai  presque  toujours  re- 
produit sa  rédaction  avec  sa  signature;  il  m'est  arrivé  quelquefois  de  réduire 
ses  notes. 

On  pense  bien  que,  quelque  impiirfuit  que  soit  mon  travail,  il  l'eût  été 
bien  davantage  si  je  n'avais  reçu  d'amples  secours.  M.  Decroix,  l'un  des 
éditeurs  de  Kehl,  non-seulement  m'a  fourni  des  indications  qui  m'ont  mis 
sur  la  Irace  de  choses  qu'il  n'avait  pu  se  procurer,  et  que  je  suis  parvenu 
il  posséder,  une  seule  exceptée,  mais  il  m'a  donné  la  note  des  fautes  qu'il 
relevait  de  temps  à  autre  dans  son  édition;  il  m'a  communiqué  des  pjissages 
qu'il  était  impossible  d'imprimer  dans  le  temps.  Avant  de  mourir,  il  m'en- 
voya un  manuscrit  de  l'Envieux,  copié  de  sa  main,  ainsi  que  quelques 
autres  manuscrits.  Ses  conseils  m'ont  été  souvent  utiles;  ils  l'auraient  été 
bien  plus  pendant  l'impression.  C'est  un  chagrin  pour  moi  de  n'avoir  pu 
lui  faire  hommai^e  de  l'édition,  et  d'être  privé  de  son  suffrage. 

Je  dois  des  communications  plus  ou  moins  nombreuses,  mais  toutes 
importantes,  à  MM  Azevedo,  Berriat-Saint-Prix  père,  Berriat-Saint-Prix  fils, 
Bregh<it-du-Lut,  Champollion-Figeac,  Dugas-Montbel,  Fayolle,  Montvéran, 
Niel,  Pericaud,  Requien,  Rodet,  Romey,  de  Soleinne,  Thomas,  la  sociéié 
des  Bibliophiles,  et  plus  spécialement  MM.  H.  de  Chàteaugiron,  de  La  Bé- 
doyère,  H.  de  La  Porte  et  iMonmerqué. 

Je  dois  tant  à  MM.  de  Cayrol  et  Ravenel,  sous-bibliothécaire  de  la  ville 
de  Paris,  que  je  les  puis  appeler  mes  collaborateurs.  M.  de  Cayrol  a  fait 
pour  la  Correspondance  de  Voltaire  un  dépouillement  immense,  judicieu- 
sement exécuté,  qu'il  m'a  communiqué  sans  réserve. 

C'est  pour  toutes  les  parties  des  Œuvres  de  Voltaire,  sans  excepter  la 
Correspondance,  que  j'ai  des  obligations  à  M.  Ravenel  et  à  une  autre  per- 
sonne. Tous  deux  ont  relu  d'un  bout  à  l'autre  toutes  les  productions  de 
Voltaire,  pour  me  signaler  les  passages  qui  demandaient  attention  ou  expli- 
cations, et  très-fréquemment  m'ont  donné  même  les  explications.  On  juge 

I.  c 


XXXIV  PRÉFACE    GÉNÉRALE 

quelle  assurance  cela  me  donnait  dans  mon  travail  lorsque  nous  nous  trou- 
vions d'accord,  et  quel  examen  j'ai  dû  faire  quand  nous  différions  d'opinion. 

J'ai  parlé  d'assurance  dans  mon  travail  :  qu'on  ne  pense  pas  que  cette 
assurance  soit  de  la  présomption.  J'avouerai  que  je  crois  avoir  fait  beau- 
coup; mais  qu'il  y  a  loin  de  là  à  tout  ce  qu'il  y  avait  à  faire  pour  une  bonne 
édition  de  Voltaire!  Personne  ne  sent  plus  que  moi  mon  insuffisance  pour 
une  si  forte  tâche.  «  C'en  est  une  terrible,  disait  Voltaire  i,  que  d'être 
obligé  d'avoir  toujours  raison  dans  quatorze  tomes  »  ;  et  c'est  dans  soixante- 
dix  qu'il  me  faudrait  l'avoir  eue.  La  bienveillance  avec  laquelle  tant  de 
personnes  que  je  respecte  ont  accueilli  mon  travail  ne  m'aveugle  pas.  Je 
dois  avoir  failli  très-fréquemment;  et,  comme  le  disait  Bayle^,  «  je  ne 
doute  point  qu'outre  mes  péchés  d'omission,  qui  sont  infinis,  il  ne  m'en 
soit  échappé  un  très-grand  nombre  de  commission  ». 

Malgré  les  mesures  et  précautions  prises,  il  a  été  impossible  d'achever 
l'édition  en  trois  ans,  comme  le  promettait  le  prospectus.  L'impression  aura 
duré  cinq  ans  et  demi  ;  c'est  encore  plus  d'un  volume  par  mois.  Un  hiver 
rigoureux  a  forcé  de  suspendre  les  travaux  de  papeterie  et  d'imprimerie 
pendant  près  de  deux  mois.  Une  grande  commotion  politique  est  survenue, 
qui  a  ralenti  les  opérations  commerciales;  il  a  fallu  le  courage  de  M.  Lefèvre 
pour  mener  à  fin  une  lourde  entreprise,  que  tout  autre  libraire  que  lui 
aurait,  sinon  abandonnée,  du  moins  ajournée.  Ces  retardements  ont  profité 
k  l'édition;  ils  m'ont  donné  le  temps  de  me  procurer  des  renseignements 
difficiles  à  obtenir. 

Paris,  10  juin  1834,  centenaire  de  la  condamnation 
des  Lettres  philosophiques. 

P.  S.  Je  m'aperçois  que  j'ai  déjà  dit'  que  le  10  avril  était  le  centenaire 
de  la  condamnation  des  Lettres  philosophiques  ;  c'est  une  faute  que,  sui- 
vant les  principes  de  Bayle  et  de  Gryphe,  je  relève  h  la  plus  belle  place. 


1.  Lettre  à  Schouvalow,  du  13  auguste  17G2. 

2.  Paragraplie  ivde  la  préface  de  la  première  édition  de  son  Dictionnaire  his- 
torique et  critique. 

3.  Vojez  tome  XXXI,  page  2. 


FIN    DE    LA     PRÉFACE    GENERALE    DE    BELCHOT. 


PRINCIPALES    CORRECTIONS 


Tome  I,  p.  l,  ligne  5  :  «  Membre  de  l'Académie  française  de  la  Crusca.  »  11 
faut  une  virgule  :  «  Membre  de  l'Académie  française,  de  la  Crusca.  » 

Tome  II,  p.  VI.  «  Dans  la  dix-huitième  des  Lettres  sur  les  Anglais,  publiées  en 
1732,  »  lisez  :  en  1733,  ou  mieu.x  en  1734  (33,  l'édition  en  anglais;  34,  l'édition  en 
français). 

Ibid.,  p.  38.  «  OEdipe  dit  à  Jocaste  (acte  I"...)  »,  lisez  :  «  OEdipe  dit  à  Jocaste 
(acte  III...)  ». 

Tome  X,  page  98,  note  2,  deuxième  ligne.  Il  faut  1757,  et  non  1758. 

Tome  X,  épltre  xi,  à  Samuel  Bernard,  p.  230.  Cette  épître,  classée  sous  l'an- 
née 1716,  ne  peut  être  que  de  1731  à  1733. 

Tome  X,  épître  à  M»"^  Denis,  p.  344.  —  1749,  et  non  1748. 

Tome  X,  épître  xcvii,  p.  389.  Cettre  épître,  datée  de  1766,  est  de  1765;  elle 
se  trouve  dans  VAlmanach  des  Muses  de  1766,  ou  Choix  des  meilleures  pièces  de 
poésies  fugitives,  qui  ont  paru  en  1765.  C'est  la  réponse  à  une  épître  du  cheva- 
lier de  Boufflers  qui  commence  ainsi  : 

Je  fus,  dans  mon  printemps,  guidé  pai-  la  folie. 

Tome  X,  page  567,  note  1  :  «  Le  quatrain  peut  être  de  la  même  année  (1761).» 
Bettinelli  rendit  visite  à  Voltaire  au  mois  de  novembre  1758.  Voyez  ci-après  le 
récit  qui  fait  partie  des  Documents  biographiques.  Le  quatrain  n"  227  des  Poésies 
mêlées  est  du  mois  de  décembre  suivant. 

Tome  XXI,  p.  5,  dernière  ligne  :  «  Cette  édition,  que  Beuchot  croit  sortie  des 
presses  de  Cramer.  »  M.  Bengesco  ne  le  croit  pas,  et  il  paraît  même  que  l'indica- 
tion de  Beuchot  ne  se  rapporte  pas  à  cette  édition,  mais  à  une  autre  de  la  même 
année.  L'édition  de  1768  est,  dit  M.  Bengesco,  parisienne  et  corrompue.  Peut- 
être  l'introduction  des  sommaires  pourrait-elle  se  défendre  tout  de  môme.  Ces 
intitulés  n'auraient-ils  pas  été  demandés  à  part  à  l'auteur?  En  tout  cas,  le  lec- 
teur reste  juge  de  l'innovation;  nous  en  avons  fait  surtout  valoir  l'utilité. 

Tome  XXII,  p.  75.  L'avertissement  de  Beuchot  est  reproduit  tel  quel;  il  s'y 
trouve  quelques  erreurs.  Il  doit  être  rectifié  au  moyen  de  l'article  de  la  Notice 
bibliographique,  tome  L,  page  530. 

Tome  XXIV,  p.  155.  Sur  la  date  de  ce  Fragment  d'une  lettre  de  lord  Boling- 
broke,  voyez  la  Notice  bibliographique,  tome  L,  page  560. 

Tome  XXV,  page  188,  note  2.  Ajoutez  :  «  Ce  sonnet  n'est  pas  de  Zappi,  mais 
de  Fiiicaia  ». 


xïxvi  PRINCIPALES    ABRÉVIATIONS. 

Tome XXXIII,  page  451.  Le  dernier  paragraphe  de  la  lettre  des  4  et  6  novembre 
à  d'Argental  ne  peut  être  de  l'année  1734,  car  d'Argental  ne  se  maria  qu'en 
1737. 

Tome  XXXVl,  page  359,  dernière  ligne,  n  Éditeurs,  de  Cayrol  et  François.» 
MM.  de  Cayrol  et  François  ont  en  effet  donné  celte  lettre  dans  leur  recueil  de 
18.56.  Mais  elle  avait  été  antérieurement,  en  avril  1839,  publiée  à  part  par 
M.  Serge  Poltoratzki,  de  Moscou.  Nous  ne  nous  sommes  pas  fait  une  obligation  de 
rechercher  toujours  le  premier  éditeur;  mais,  ici,  il  eût  été  juste  de  mentionner 
la  plaquette  de  M.  Poltoratzki  de  préférence  au  volume  où  elle  a  été  réimprimée 
avec  la  date  inexacte  de  1750. 

Tome  XXXVIII,  page  151.  M.  L.-I).  Petit,  de  Leyde,  dans  le  Livre  du  10  no- 
vembre 1882,  a  relevé  le  post-scriptum  suivant  de  la  lettre  2675  :  «  Je  serai  mis 
en  prison  pour  votre  ouvrage  :  voilà  l'obligation  que  je  vous  aurai.  » 


PRINCIPALES     ABREVIATIONS 


G. 

A. 

Georges  Avenel. 

E. 

B. 

Évariste  Bavoux. 

B. 

Beuchot. 

E. 

B. 

Emile  de  LabcdoUière. 

H. 

B. 

Henri  Beaune. 

C. 

de  Cayrol. 

Cl. 

Clogenson. 

D. 

D''  Délavant. 

G. 

D. 

Gust.  Desnoiiesterres. 

A. 

F. 

Alph.  François. 

A. 

G. 

A.  Geoffroy. 

L. 

G. 

Louis  Grégoire. 

L. 

La  Beaumelle. 

L. 

M. 

Louis  Moland. 

P. 

Poniatowski. 

R. 

Ravenel. 

K. 

Kehl,  les  éditeurs  de  Kehl  (Condorcct  et  Decroi.\). 

Les  abréviations  nombreuses  employées  dans  les  tables  de  la  Correspondance 
s'cNpliqueront  en  recourant  à  chaque  lettre  et  à  la  note  qui  l'accompagne.  Il  serait 
trop  long  et  inutile  d'en  dresser  ici  le  tableau. 


JUGEMENTS 

SUR   VOLTAIRE. 


PREMIÈRE    ÉPOQUE 


DIDEROT. 

On  ne  saurait  arracher  un  cheveu  à  cet  homme  sans  lui  faire  jeter  les 
liauts  cris.  A  soixante  ans  passés  il  est  auteur,  et,  auteur  célèhre,  il  n'est 
pas  encore  fait  à  la  peine.  Il  ne  s'y  fera  jamais.  L'avenir  ne  le  corrigera 
point.  Il  espérera  le  bonheur  jusqu'au   moment  où   la  vie  lui   échappera. 

...  Qu'il  nous  conserve  une  vie  que  je  regarde  comme  la  plus  précieuse 
et  la  plus  honorable  à  l'univers.  On  a  des  rois,  des  souverains,  des  minis- 
tres, des  juges  en  tout  temps;  il  fi)ut  des  siècles  pour  recouvrer  un  homme 
comme  lui. 

...  C'est  Voltaire  qui  écrit  pour  cette  malheureuse  famille  des  Calas.  Oh! 
mon  ami,  le  bel  emploi  du  génie  !  Il  faut  que  cet  homme  ait  de  l'âme,  de 
la  sensibilité,  que  l'injustice  le  révolte,  et  qu'il  sente  l'attrait  de  la  vertu. 
Eh!  que  lui  sont  les  Calas?  Qu'est-ce  qui  peut  l'intéresser  pour  eux?  Quelle 
raison  a-t-il  pour  s'occuper  de  leur  défense? 

...  Quand  il  y  aurait  un  Christ,  je  vous  assure  que  Voltaire  serait  sauvé. 
(Mémoires.) 

MARMONTEL. 

On  sait  avec  quelle  bonté  Voltaire  accueillait  les  jeunes  gens  qui  s'an- 
nonçaient par  quelques  talents  pour  la  poésie  :  le  Parnasse  français  était 
comme  un  empire  dont  il  n'aurait  voulu  céder  le  sceptre  à  personne  au 
monde,  mais  dont  il  se  plaisait  h  voir  les  suje's  se  multiplier... 

Les  conversations  de  Voltaire  et  de  Vauvenargues  étaient  ce  que  jamais 
on  peut  entendre  de  plus  riche  et  de  plus  fécond.  Celait,  du  côté  de  Vol- 
taire, une  abondance  intarissable  de  faits  intéressants  et  de  traits  de  lu- 
mière. C'était,  du  côté  de  Vauvenargues,  une  éloquence  pleine  d'aménité, 
de  grâce  et  de  sagesse.  Jamais  dans  la  dispute  on  ne  mit  tant  d'esprit,  de 


xxxviii  JUGEMENTS    SUR   VOLTAIRE. 

douceur,  de  bonne  foi,  et,  ce  qui  me  charniait  plus  encore,  c'était,  d'un 
côté,  le  respect  de  Vauvenargues  pour  le  génie  de  Voltaire,  et,  de  l'autre, 
la  tendre  vénération  de  Voltaire  pour  la  vertu  de  Vauvenargues... 

Voltaire  avait  cherché  la  gloire  par  toutes  les  routes  ouvertes  au  génie, 
et  l'avait  méritée  par  d'immenses  travaux  et  par  des  succès  éclatants;  mais 
sur  toutes  ces  routes  il  avait  rencontré  l'envie  et  toutes  les  furies  dont  elle 
est  escortée.  Jamais  homme  de  lettres  n'avait  essuyé  tant  d'outrages,  sans 
autre  crime  que  de  grands  talents  et  l'ardeur  de  les  signaler.  On  croyait 
être  ses  rivaux  en  se  montrant  ses  ennemis;  ceux  qu'en  passant  il  foulait  aux 
pieds  l'insultaient  encore  dans  leur  fange.  Sa  vie  entière  fut  une  lutte,  et  il 
y  fut  infatigable.  Le  combat  ne  fut  pas  toujours  digne  de  lui,  et  il  y  eut  en- 
core plus  d'insectes  à  écraser  que  de  serpents  à  étouffer.  Mais  il  ne  sut  jamais 
ni  dédaigner  ni  provoquer  l'offense  :  les  plus  vils  de  ses  agresseurs  ont  été 
flétris  de  sa  main  ;  l'arme  du  ridicule  fut  l'instrument  de  ses  vengeances,  et 
il  s'en  fit  un  jeu  redoutable  et  cruel.  Mais  le  plus  grand  des  biens,  le  repos, 
lui  fut  inconnu.  {Mémoires.) 

PALISSOT. 

Il  était  frondeur  à  Londres,  courtisan  à  Versailles,  chrétien  à  Nancy, 
incrédule  à  Berlin.  Dans  la  société,  il  jouait  tour  à  tour  les  rôles  d'Aris- 
tippe  et  de  Diogène... 

Il  passait  de  la  morale  à  la  plaisanterie,  de  la  philosophie  à  l'enthou- 
siasme, de  la  douceur  à  l'emportement,  de  la  flatterie  à  la  satire,  de  l'amour 
de  l'argent  à  l'amour  du  luxe,  de  la  modestie  d'un  sage  à  la  vanité  d'un 
grand  seigneur... 

Ces  contrastes  singuliers  ne  se  faisaient  pas  moins  remarquer  dans  son 
physique  que  dans  son  moral.  J'ai  cru  remarquer  que  sa  physionomie  par- 
ticipait à  celle  de  l'aigle  et  à  celle  du  singe  :  et  qui  sait  si  ces  contrastes  ne 
seraient  pas  le  principe  de  son  goût  favori  pour  les  antithèses?...  Combien 
de  fois  ne  s'est-il  pas  permis  d'allier  à  la  gravité  de  Platon  les  lazzis  d'Ar- 
lequin! 

SAliATIEP.  DE  CASTRES. 

De  grands  talents,  et  l'abus  de  ces  talents  porté  aux  derniers  excès;  des 
traits  dignes  d'admiration,  une  licence  monstrueuse;  des  lumières  capables 
d'honorer  son  siècle,  des  travers  qui  en  sont  la  honte;  des  sentiments 
•lui  ennoblissent  l'humanité,  des  faiblesses  qui  la  dégradent;  tous  les 
charmes  de  l'esprit,  et  toutes  les  petitesses  des  passions;  l'imagination 
la  plus  brillante,  le  langage  le  plus  cynique  et  le  plus  révoltant;  de  la 
philosophie,  et  de  l'absurdité;  la  variété  de  l'érudition,  et  les  bévues  de 
l'ignorance;  une  poésie  riche,  et  des  plagiats  manifestes;  de  beaux  ou- 
vrages, et  des  productions  odieuses;  de  la  hardiesse,  et  une  basse  adu- 
lation; des  hommages  à  la  religion,  et  des  blasphèmes;  des  leçons  de 
vertu,  et  l'apologie  du  vice;  des  anatlièmes  contre  l'envie,  et  l'envie  avec 
tous  ses  accès;  des  protestations  de  zèle  pour  la  vérité,  et  tous  les  artifices 


JUGEMENTS    SUR    VOLTAIRE.  xxxix 

de  la  mauvaise  foi;  l'enthousiasme  de  la  tolérance,  et  les  emportements  de 
la  persécution  :  telles  sont  les  étonnantes  contrariétés  qui,  dans  un  siècle 
moins  inconséquent  que  le  nôtre,  décideront  du  rang  que  cet  homme  unique 
doit  occuper  dans  l'ordre  des  talents  et  dans  celui  de  la  société.  {Les  Trois 
Siècles  de  la  lillérature.) 

MARIE-JOSEPH   CHÉNIER. 

Voltaire,  le  talent  le  plus  étendu,  le  plus  varié,  non  pas  seulement  de 
son  siècle,  mais  de  tous  les  âges;  doué  d'une  activité  sans  exemple,  et 
d'un  zèle  dévorant  pour  la  cause  de  l'humanité,  introduisit  à  la  fois 
l'esprit  philosophique  dans  l'épopée,  dans  la  tragédie,  dans  l'histoire, 
dans  la  critique,  dans  les  romans,  dans  la  poésie  légère.  Il  employa  contre 
les  ennemis  de  la  raison,  tantôt  le  sarcasme  ingénieux  d'Horace,  tantôt 
l'inépuisable  enjouement  d'Arioste...,  et,  durant  soixante  années,  exerça 
sur  l'Europe  entière  une  influence  plus  grande  que  celle  du  pouvoir,  que 
celle  même  du  despotisme,  car  l'influence  était  l'opinion  :  seule  autorité 
sans  limites. 

On  peut  lui  reprocher  d'avoir  médiocrement  aimé  la  liberté.  On  peut 
aussi  lui  reprocher  d'avoir  souvent  déifié  les  tyrans  et  la  tyrannie...  En  fai- 
sant marcher  l'esprit  de  son  siècle,  Voltaire  dépendait  lui-même  de  cet  es- 
prit, ou  peut-être  il  a  cru  qu'il  devait  subir  un  joug  pour  qu'on  lui  permît 
d'en  briser  un  autre.  [Œuvres  complètes.) 

CHATEAUBRIAND. 

Tandis  que  l'Église  triomphait  encore,  déjà  Voltaire  faisait  renaître  la 
persécution  de  Julien.  Il  eut  l'art  funeste,  chez  un  peuple  capricieux  et 
aimable,  de  rendre  l'incrédulité  à  la  mode".  Il  enrôla  tous  les  amours- 
propres  dans  cette  ligue  insensée;  la  religion  fut  attaquée  avec  toutes  les 
armes,  depuis  le  pamphlet  jusqu'à  l'in-folio,  depuis  l'épigramme  jusqu'au- 
sophi.sme. 

Des  critiques  judicieux  ont  observé  qu'il  y  a  deux  hommes  dans  Vol- 
taire: l'un  plein  de  goût,  de  savoir,  de  raison;  l'autre  qui  pèche  par  les  dé- 
fauts contraires  à  ces  qualités. 

Il  est  bien  à  plaindre  d'avoir  eu  ce  double  génie  qui  force  à  la  fois  à 
l'admirer  et  à  le  haïr.  Il  édifie  et  renverse;  il  donne  les  exemples  et  les  pré- 
ceptes les  plus  contraires;  il  élève  aux  nues  le  siècle  de  Louis XIV  et  attaque 
ensuite  en  détail  la  réputation  des  grands  hommes...  tour  à  tour  il  encense 
et  dénigre  l'antiquité;  il  poursuit,  à  travers  soixante-dix  volumes,  ce  qu'il 
appelle  l'infâme,  et  les  morceaux  les  plus  beaux  de  ses  écrits  sont  inspirés 
par  la  religion.  Tandis  que  son  imagination  vous  rit,  il  fait  luire  une  fausse 
raison  qui  détruit  le  merveilleux,  rapetisse  l'àme  et  borne  la  vue.  Excepté 
dans  quelques-uns  de  ses  chefs-d'œuvre,  il  n'aperçoit  que  le  côté  ridicule 
des  choses  et  des  temps,  et  montre,  sous  un  jour  hideusement  gai,  l'homme 


XL  JUGEMENTS    SUR    VOLTAIRE. 

à  l'homme.  Il  charme  et  fatigue  par  sa  mobilité  ;  il  vous  enchante  et  vous 
dégoûte;  on  ne  sait  quelle  est  la  forme  qui  lui  est  propre  :  il  serait  insensé, 
s'il  n'était  si  sage,  et  méchant,  si  sa  vie  n'était  remplie  de  traits  de  bienfaisance. 
Au  milieu  de  ses  impiétés,  on  peut  remarquer  qu'il  haïssait  les  sophistes.  Il 
aimait  naturellement  les  beaux-arts,  les  lettres,  et  la  grandeur,  et  il  n'est  pas 
rare  de  le  surprendre  dans  une  sorte  d'admiration  pour  la  cour  de  Rome. 
Son  amour-propre  lui  fit  jouer  toute  sa  vie  un  rôle  pour  lequel  il  n'étdit  pas 
fait,  et  auquel  il  était  fort  supérieur.  Il  n'avait  rien  en  effet  de  commun  avec 
MM.  Diderot,  Raynal  et  d'Alembert.  L'élégance  de  ses  mœurs,  ses  belles 
manières,  son  goût  pour  la  société,  et  surtout  son  humanité,  l'auraient  vrai- 
semblablement rendu  un  des  plus  grands  ennemis  du  régime  révolutionnaire. 
Il  est  très-décidé  en  faveur  de  l'ordre  social,  sans  s'apercevoir  qu'il  le  sape 
parles  fondements  en  attaquant  l'ordre  religieux.  Ce  qu'on  peut  dire  sur  lui 
de  plus  raisonnable,  c'est  que  son  incrédulité  l'a  empêché  d'atteindre  à  la 
hauteur  où  l'appelait  la  nature,  et  que  ses  ouvrages,  excepté  ses  poésies 
fugitives,  sont  demeurés  au-dessous  de  son  véritable  talent. 

Voltaire  n'a  flotté  parmi  tant  d'erreurs,  tant  d'inégalités  de  slyle  et  de 
jugement,  que  parce  qu'il  a  manqué  du  grand  contre-poids  de  la  religion. 

L'on  sera  forcé  de  conclure...  que.  Voltaire  ayant  soutenu  éternellement 
le  pour  et  le  contre,  et  varié  sans  cesse  dans  ses  sentiments,  son  opinion 
en  morale,  en  philosophie  et  en  religion,  doit  être  comptée  pour  peu  de 
chose.  [Génie  (la  Christianisme.) 

GOETHE. 

Génie,  imagination,  profondeur,  étendue,  raison,  goût,  philosophie, 
élévalion,  originalité,  naturel,  esprit  et  bel  esprit  et  bon  esprit,  variété, 
justesse,  finesse,  chaleur,  charme,  grâce,  force,  instruction,  vivacité,  cor- 
rection, clarté,  élégance,  éloquence,  gaieté,  moquerie,  pathétique  et  vérité  : 
voilà  Voltaire.  C'est  le  plus  grand  homme  en  littérature  de  tous  les  temps; 
c'est  la  création  la  plus  étonnante  de  l'Auteur  de  la  nature. 

LAVATER. 

Nous  voyons  ici  un  personnage  plus  grand,  plus  énergique  que  nous. 
Nous  sentons  notre  faiblesse  en  sa  présence,  mais  sans  qu'il  nous  agran- 
disse; au  lieu  que  chaque  être  qui  est  à  la  fois  grand  et  bon  ne  réveille 
pas  seulement  en  nous  le  sentiment  de  notre  faiblesse,  mais  par  un  charme 
secret  nous  élève  au-dessus  de  nous-mêmes  et  nous  communique  quelque 
chose  de  sa  grandeur.  [Sur  Voltaire.) 

SCHLEGEL. 

On  ne  trouve  dans  Voltaire  ni  un  véritable  système  d'incrédulité,  ni 
en  général  des  principes  solides  ou  des  opinions  philosophiques  arrêtées, 


JUGEMENTS    SUR    VOLTAIRE.  xli 

ni  une  manière  particulière  d'émettre  le  doute  philosophique.  De  même 
que  les  sophistes  de  l'antiquité  faisaient  briller  leur  esprit,  en  exposant 
et  en  soutenant  tour  à  tour  et  avec  la  plus  belle  éloquence  les  opinions  les 
plus  opposées,  de  même  aussi  Voltaire  écrit  d'abord  un  livre  sur  la  Provi- 
dence, puis  un  autre  dans  lequel  il  la  combat.  Ici,  du  moins,  il  est  assez 
sincère  pour  que  l'on  puisse  facilement  reconnaître  auquel  des  deux  ou- 
vrages il  a  travaillé  avec  le  plus  de  plaisir.  En  général,  il  s'abandonnait, 
suivant  son  caprice  et  suivant  les  circonstances,  à  l'esprit  de  plaisanterie 
que  lui  inspirait  sa  répugnance  pour  le  christianisme,  et  en  partie  aussi 
pour  toute  espèce  de  religion.  Sous  ce  rapport,  son  esprit  agit  comme  un 
moyen  désorganisateur  pour  l'anéantissement  de  toute  philosophie  grave, 
morale  et  religieuse.  Cependant  je  pense  (pie  Voltaire  a  été  encore  plus  dan- 
gereux par  les  idées  qu'il  a  accréditées  sur  l'histoire  cpie  par  ses  railleries 
amères  contre  la  religion.... 

L'essence  de  cette  manière  d'envisager  l'histoire,  dont  Voltaire  est  le 
créateur,  consiste  dans  la  haine  qui  éclate  partout,  à  toute  occasion  et  sous 
toutes  les  formes  ima.iiinables,  contre  les  religieux  et  les  prêtres,  contre  le 
christianisme  et  contre  toule  religion.  Dans  ce  point  de  vue  politique 
domine  une  prédilection  étroite,  inapplicable  à  l'Europe,  pf)ur  tout  ce 
qui  est  républicam;  et  souvent,  avec  une  fausse  appréciation  et  une  con- 
naissance très-imparfaite  du  véritable  esprit  républicain  et  de  la  véritable 
république.... 

Huelque  penchant  qu'il  eût  ;i  rendre  hommage  à  la  vanité  de  sa  nation, 
il  avait  cependant  parfois  des  moments  d'humeur  et  de  mécoiitenlement 
où  il  s'exprimait  îi  son  égard  avec  sincérité  et  même  avec  amertume, 
comme  dans  ces  mots  :  «  Il  y  a  du  tigre  et  du  singe  dans  la  nation  française  », 
qu'on  eût  pu  facilement  rétorquer  contre  lui-même;  tant  il  était  impossible 
il  cet  esprit  mordant  de  traiter  un  sujet  quelconque  avec  l'attention  conve- 
nable et  une  gravité  soutenue.  En  flattant  la  vanité  de  sa  nation,  il  lui 
donna  pour  longtemps  une  fausse  direction,  dont  les  suites  funestes  n'ont 
commencé  à  diminuer  ipie  lorsque  les  Français  ont  repris  vis-à-vis  des 
autres  nations  une  altitu^le  naiurelle  et  plus  convenable.  [Uisloire  de  la 
iJlUh'alure.) 

MADAME    DE    STAËL. 

.  .  En  religion,  les  écrits  de  Voliaire,  qui  avait  la  tolérance  pour  but, 
sont  inspirés  par  l'esprit  de  la  première  moitié  du  siècle;  mais  sa  misérable 
et  vaniteuse  irréligion  a  flétri  la  seconde. 

...  Bayle  ...  est  i'ar.«enal  oii  l'on  a  puisé  toutes  les  plaisanteries  du  scep- 
ticisme; Voltaire  les  a  rendues  pi(piantes  par  son  esprit  et  sa  grâce;  mais  le 
fond  de  tout  cela  est  toujours  cpi'on  doit  meitre  au  nombie  des  rêveries  tout 
ce  qui  n'est  pas  aussi  é\i  lent  qu'un(!  expérience  plnsique. 

...  Voltfiire  sentait  si  bien  l'influence  que  les  systèmes  métaphysiques 
exercent  sur  la  tendance  généiale  des  esprits,  que  c'est  pour  combattre 
Leibnitz  (ju'il  a  composé  Candide.  Il  prit  une  humeur  singulière  contre  les 


XLii  JUGEMENTS    SUR     VOLTAIRE. 

causes  finales,  l'optimisme,  le  libre  arbitre,  enfin  contre  toutes  les  opinions 
philosophiques  qui  relèvent  la  dignité  de  l'homme,  et  il  fit  Candide^  cet 
ouvrage  d'une  gaieté  infernale  :  car  il  semble  écrit  par  un  être  d'une  autre 
nature  que  nous,  indifférent  à  notre  sort,  content  de  nos  souffrances,  et 
riant  comme  un  démon,  ou  comme  un  singe,  des  misères  de  cette  espèce 
humaine  avec  laquelle  il  n'a  rien  de  commun.  Le  plus  grand  poète  du  siècle, 
l'auteur  à'Alzire,  de  Tancrède,  de  Mérope,  de  Zaïre  et  de  Brutus, 
méconnut  dans  cet  écrit  toutes  les  grandeurs  morales  qu'il  avait  si  digne- 
ment célébrées.... 

Quand  Voltaire,  comme  auteur  tragique,  sentait  et  pensait  dans  le  rôle 
d'un  autre,  il  était  admirable;  mais  quand  il  reste  dans  le  sien  propre,  il 
est  persifleur  et  cynique.  La  même  mobilité  qui  lui  faisait  prendre  le  carac- 
tère des  personnages  qu'il  voulait  peindre  ne  lui  a  que  trop  bien  inspiré  le 
langage  qui,  dans  de  certains  moments,  convenait  à  Voltaire. 

Candide  met  en  action  cette  philosophie  moqueuse  si  indulgente  en 
apparence,  si  féroce  en  réalité;  il  présente  la  nature  humaine  sous  le  plus 
déplorable  aspect,  et  nous  offre  pour  toute  consolation  le  rire  sardonique 
qui  nous  affranchit  de  la  pitié  envers  les  autres,  en  nous  y  faisant  renoncer 
pour  nous-mêmes. 

C'est  en  conséquence  de  ce  sj'stème  que  Voltaire  a  pour  but,  dans  son 
Histoire  universelle,  d'attribuer  les  actions  vertueuses,  comme  les  grands 
crimes,  à  des  événements  fortuits  qui  ôtent  aux  unes  tout  leur  mérite  et 
tout  leur  tort  aux  autres.  [De  l'Allemagne.) 

NAPOLÉON    BONAPARTE. 

Voltaire,  dans  ses  tragédies,  est  plein  de  boursouflure,  de  clinquant, 
toujours  faux,  ne  connaissant  ni  les  hommes,  ni  les  choses,  ni  la  vérité,  ni 
les  grandeurs,  ni  les  passions.  Il  est  étonnant  combien  peu  il  supporte  la 
lecture.  Quand  la  pompe  de  la  diction,  les  prestiges  de  la  scène,  ne  trom- 
pent plus  l'analyse  ni  le  goût,  alors  il  perd  immédiatement  mille  pour  cent. 
On  ne  croira  qu'avec  peine  qu'au  moment  de  la  Révolution  Voltaire  eut 
détrôné  Corneille  et  Racine.  On  s'était  endormi  sur  les  beautés  de  ceux-ci, 
et  c'est  au  Premier  Consul  qu'est  dû  ce  réveil... 

La  France  est  de  la  religion  de  Voltiiire.  [Mémorial.) 


.JUGEMENTS   SUR   VOLTAIRE.  xun 


DEUXIEME    ÉPOQUE 


DE   BONALD. 

Un  esprit  supérieur  fut  constamment,  chez  cet  homme  célèbre,  aux 
ordres  d'une  passion  violente  et  opiniâtre,  sa  haine  désespérée  contre  le 
christianisme... 

Voltaire  est  depuis  longtemps,  parmi  nous,  un  signe  de  contradiction... 

Et  ceux  qui  se  donnent  pour  ses  plus  zélés  partisans  admirent  ce  talent, 
précisément  à  cause  de  cet  abus,  qu'ils  regardent  comme  un  usage  utile  et 
glorieux  de  la  supériorité  du  génie. 

Si  cet  homme  célèbre  se  fût  abstenu  de  parier  des  vérités  qu'il  n'a  cessé 
d'attaquer,  et  que,  satisfait  de  la  gloire  d'embellir  son  siècle  par  ses  écrits 
poétiques,  il  n'eût  pas  ambitionné  le  dangereux  honneur  de  le  convertir  à 
ses  opinions  philosophiques,  ses  talents  auraient  trouvé  des  admirateurs  et 
n'auraient  point  fait  d'enthousiastes. 

...  Il  s'aperçut  de  bonne  heure  que,  pour  plaire  à  la  multitude...  il  s'agissait 
moin.o,  comme  il  le  disait  lui-même,  de  frapper  juste  que  de  frapper 
fort,  et  .surtout  de  frapper  souvent,  moins  d'éclairer  que  d'éblouir;  car  il 
calculait,  cet  homme  habile,  il  calculait  ses  succès  comme  sa  fortune;  et 
môme  toute  sa  vie,  il  a  mis  dans  sa  conduite  littéraire,  ainsi  que  dans  le 
soin  de  ses  affaires  domestiques,  plus  d'art  et  de  combinaison  qu'il  n'appar- 
tient peut-être  au  génie... 

11  jugea  donc,  sans  trop  de  peine,  qu'il  fallait  étonner  les  esprits  super- 
ficiels par  l'universalité  des  talents,  subjuguer  les  esprits  faibles  par 
l'audace  et  la  nouveauté  des  opinions,  occuper  les  esprits  distraits  par  la 
continuité  des  succès.  Sa  longue  carrière  fut  employée  à  suivre  ce  plan  avec 
une  merveilleuse  persévérance.  Tout  y  servit,  jusqu'aux  boutades  de  son 
humeur  et  à  la  fougue  de  son  imagination... 

Ainsi  Voltaire  commenta  à  la  fois  la  philosophie  de  Newton  et  le  chant 
d'amour  du  Cantique  des  cantiques.  Il  fit  un  poëme  épique  et  des  poëmes 
bouffons,  des  tragédies  bien  pathétiques  et  des  poésies  légères  bien  licen- 
cieuses, de  grandes  histoires  et  de  petits  romans.  11  voulut  être  philosophe 
et  môme  théologien... 

Voltaire  subjugua  les  esprits  faibles  par  l'audace  jusque-là  inouïe  de  ses 
opinions,  et  il  imposa  à  sa  nation  et  'a  l'Europe  par  le  mépris  qu'il  afficha  pour 
tout  ce  qu'elles  avaient  jusqu'alors  mis  au  premier  rang  de  leurs  croyances 
et  de  leurs  institutions...  Cette  hardiesse  passait  pour  de  la  force  d'esprit 
et  de  caractère,  et  on  lui  en  faisait  honneur  dans  le  monde;  tandis  que 
l'auteur,  épouvanté  lui-môme  de  son  audace,  et  plus  timide  qu'il  ne  con- 
venait à  un  chef  de  secte,  tantôt  anonyme,  tantôt  pseudonyme,  tremblant 
d'être  reconnu...,  confiait  ses  terreurs  à  ses  anges  gardiens  de  Paris,  leur 


XLiv  JUGEMENTS    SUR    VOLTAIRE. 

recommandait  de  désavo'jer  en  son  nom  ses  écrits...,  et  communiait  en 
public  pour  faire  croire  à  sa  catholicité. 

Enfin,  du  premier  moment  qu'il  commença  sa  course,  cet  astre  fut  tou- 
jours sur  l'horizon.  La  plume  infatigable  de  Voltaire,  et  sa  haine  indéfec- 
tible contre  la  religion  chrétienne,  ne  se  reposèrent  pas  un  instant.  Il 
occupe  à  lui  seul,  pendant  soixante  ans,  toutes  les  trompettes  de  la  Re- 
nommée. 

Ce  fut  donc  à  juste  litre  que  la  Révolution,  à  sa  naissance,  salua  Voltaire 
comme  son  chef... 

En  vain  les  partisans  de  Voltaire  lui  font  honneur  de  ses  prédications 
éternelles  de  bienfaisance  et  de  tolérance.  Il  a  prêché  la  bienfaisance  la  haine 
dans  le  cœur,  et  son  amour  pour  le  genre  humain,  dont  il  a  toujours  ex- 
cepté la  religion  chrétienne,  ses  disciples  et  ses  minisires,  a  justifié  les  plus 
horribles  persécutions...  Il  a  fait  les  malheurs  de  l'Europe  en  égarant  la 
France,  la  tête  de  ce  grand  corps.  Il  a  fait  les  malheurs  de  la  France,  en  y 
faisant  germpr,  avec  sa  philosophie,  le  mépris  et  la  moquerie  des  choses 
graves,  et  l'estime  des  choses  frivoles.  Sa  gloire  passera...  L'homme  a  été 
reconnu,  ses  passions,  son  orgueil,  sa  malignité...  Son  empire  est  détruit,  et 
né  avec  son  siècle,  il  passera  avec  lui.  [Mélanges  littéraires.) 

VILLEMAIN. 

Voltaire,  le  plus  puissant  rénovateur  des  esprits  depiis  Luther,  et 
l'homme  qui  a  rais  le  plus  en  commun  les  idées  de  lEurope  par  sa  gloire, 
sa  longue  vie,  son  merveilleux  esprit  et  son  universelle  clarté. 

...  Mais  combien  ces  entraves  du  pouvoir,  ces  résistances  du  préjugé,  ne 
devaient-elles  pas  irriter  le  bon  sens  hardi  etle  génie  moqueur  de  Voltaire! 
Qjelle  tentation  pour  lui  de  secouer  à  la  fois  tous  les  liens  qui  le  garrottent, 
et  de  confondre,  dans  son  impatience,  le  sentiment  religieux  et  le  joug 
ecclésiastique!  Obligé  de  tout  invoquer  à  son  aide,  jusqu'aux  vices  de  son 
temps,  n'a-t-il  pas  quelquefois  flatté  la  corruption  pour  dominer  les  esprits 
et  propager  sa  philosophie  par  sa  morale?  Préoccupé  d'une  lutte  contem- 
poraine^ n'a-l-il  pas  porté  les  passions  et  l'esprit  railleur  dans  l'histoire  des 
vieux  temps?  Ami  sincère  de  1  humanité,  de  la  justice  et  de  tout  ce  qui 
embellit  la  vie,  n'a-t-il  pas  miné  la  société  par  un  scepticisme  épicurien 
qui  vaut  encore  moins  pour  la  liberté  que  pour  le  pouvoir?  Cette  grande 
gloire  est  bien  mêlée;  celle  statue  d'or  a  des  pieds  d'argile,  et  cependant.... 
la  puissance  de  Voltaire  sur  l'esprit  humain  ne  peut  être  méconnue.  [Cours 
de  littérature.) 

AUGUSTE    COMTE. 

Malgré  leur  utilité  passagère,  les  services  négatifs  de  ces  hommes  (Lu- 
ther, Calvin,  Rousseau,  Voltaire,  etc.)  exigent  trop  peu  de  valeur  intellec- 
tuelle, et  supposent  de  trop  vicieuses  dispositions  morales  pour  admettre  la 
consécration  personnelle. 

Je  n'attendis  jamais  que  des  entraves,  spontanées  ou  concertées,  chez 


JUGExMENTS    SUR    VOLTAIRE.  xlv 

les  débris  arriérés  des  sectes  superficielles  immorales  émanées  de  Voltaire 
et  de  Rousseau. 

LITTRÉ. 

Entre  les  notions  absolues  et  les  notions  relatives,  ce  qui  est  décisif, 
c'est  la  démonstration  toujours  impossible  dans  les  premières,  à  côté  de  la 
démonstration  toujours  présente  dans  les  autres. 

Ce  caractère,  respectivement  propre  aux  notions  positives  et  aux  notions 
absolues,  a  été  saisi  ot  signalé  par  Voltaire  dans  son  admirable  conte  de 
Micromégas...  {Conservaiion,  Révolution  el  Positivisme.) 

VICTOR    COUSIN. 

Qu'est-ce  en  effet  que  Voltaire?  Le  bon  sens  un  peu  superficiel;  or,  à 
ce  degré,  le  bon  sens  mène  toujours  au  doute.  Voilà  comment  la  philoso- 
phie habituelle  de  Voltaire  consiste  à  n'épouser  aucun  système,  et  à  se 
moquer  un  |)eu  de  tous;  c'est  le  scepticisme  sous  sa  livrée  la  plus  brillante 
et  la  plus  légère. 

Avant  que  Voltaire  connut  l'Angleterre  et  Locke,  il  n'était  pas  Voltaire, 
et  lexviii^  siècle  se  cherchait  encore...  Voltaire  reçut  ses  premières  impres- 
sions de  la  société  de  Ninon  et  de  la  tradition  affaiblie  de  la  minorité  scep- 
tique du  xvi:"  siècle.  Il  ne  fut  d'abord  qu'un  bel  esprit  frondeur.  Pour  con- 
vertir son  humeur  malicieuse  en  une  opposition  systématique  et  lui  inspirer 
la  passion  infaiigable,  l'unité,  le  séiieux  môme  sous  le  voile  de  la  plaisan- 
terie, qui  firent  de  Voltaire  un  chef  d'école,  il  fallut  qu'il  rencontrât  dans 
un  pays  voisin...  un  grand  parti  en  possession  de  toute  une  doctrine. 

...  En  arrivant  en  Angleterre,  Voltaire  n'était  qu'un  poëte  mécontent; 
l'Angleterre  nous  le  rendit  philosophe,  ami  de  l'humanité,  soldat  déclaré 
d'une  grande  cause;  elle  lui  donna  une  direction  déterminée  et  un  fonds 
d'idées  sérieuses  en  tout  genre,  cnpable  de  défrayer  une  longue  vie  d'écrits 
solides  et  aussi  d'épi  grammes. 

...  Voltaire  a  répandu,  popularisé  la  philosophie  de  Locke.  Il  n'a,  par 
lui-même,  trouvé  aucun  principe  ni  même  aucun  argument  nouveau,  gé- 
néral ou  paiticulier.  Ce  serait  prendre  trop  au  sérieux  ce  charmant  esprit, 
ce  prince  des  gens  de  lettres,  que  d'en  faire  un  métaphysicien,  encore  bien 
moins  un  métaphysicien  original. 

Voltaire,  nous  l'avons  dit,  c'est  le  bon  sens  superficiel.  Il  n'avait  guère 
étudié  la  philosophie.  Incapable  de  longues  létlexions,  un  instinct  heureux 
le  portait  d'abord  du  côté  du  vrai.  Toutes  les  extrémités  réiaignaient  à  sa 
raison.  Il  avait  un  sentiment  trop  vif  de  la  réalité  pour  se|iayer  d'hypothèses, 
et  trop  de  goût  pour  s'accommoder  d'une  docirine  qui  eût  ie  moins  du 
monde  l'apparence  pédantesiiue.  Il  ne  lui  fallait  pas  même  de  bien  hautes 
conceptions,  des  spéculations  très-profondes...  Tout  ce  qui  dépasse  un  cer- 
tain point  que  peut  atteindre  d'une  première  vue  un  esprit  prompt  et  juste 
le  surpassa.  Son  bon  sens  incline  au  doute.  Le  doute  devient-il  à  son  tour 


XLVi  JUGEMENTS    SUR    VOLTAIRE. 

dogmatique,  il  l'abandonne;  il  ne  s'engage  pas;  il  craint  le  chimérique,  et, 
par-dessus  tout,  le  ridicule.  Ajoutez  à  ces  dispositions  une  âme  naturelle- 
ment amie  du  bien,  quoique  la  passion  et  cette  malheureuse  vanité  d'homme 
de  lettres  l'égarent  souvent. 

...  Il  avait  trouvé  ce  qu'il  cherchait,  une  vérité  philosophique  un  peu 
mondaine,  ennemie  des  abstractions,  des  chimères  de  toute  sorte,  pleine  de 
faits,  d'observations  intéressantes  et  judicieuses,  et  sceptique  sans  excès. 

...  Rendons-lui  cette  justice  que  dans  ses  plus  mauvais  jours  il  n'a  jamais 
douté  de  Dieu.  11  a  même  pleinement  admis  la  liberté...  A  quels  excès  ne 
l'a  pas  conduit  la  déplorable  habitude  de  tourner  tout  en  moquerie!  {His- 
toire générale  de  la  philosophie.] 

PIERRE    LEROUX    et    JEAN    REYNAUD. 

Considéré  comme  homme  appartenant  à  son  temps  et  à  son  pays,  Voltaire 
représente  évidemment  la  bourgeoisie,  ou  le  tiers  état  arrivant  à  supplanter 
la  noblesse,  le  clergé,  la  monarchie.  Il  fut  imprégné  de  bonne  heure  de  tout 
le  ferment  de  liberté,  d'ambition  et  d'audace  qui  était  dans  cette  bourgeoi- 
sie, et  qui,  après  lui,  et  grâce  à  lui,  se  révéla  au  monde  par  la  Révolution 
de  89.  Alors  on  vit  clairement  que  Voltaire  représentait  la  bourgeoisie;  l'As- 
semblée constituante  fut  voltairienne,  mais  la  Convention  fut  disciple  de 
Rousseau. 

...  L'éducation,  la  fortune,  tout  le  favorisa. 

...  En  comparaison  des  hommes  de  son  temps,  de  quoi  donc  accuse-t-on 
Voltaire?  L'accusera-t-on  de  l'immoralité  qui  régnait  autour  de  lui?  Est-ce 
lui,  par  hasard,  qui  a  produit  la  Régence?  Est-ce  lui  qui  a  produit  la  cour 
de  Louis  XV?  De  quel  prince,  de  quel  roi,  de  quel  ministre  de  ce  temps 
a-t-il  été  le  corrupteur?  Il  a  eu  de  l'influence  sur  les  souverains  du  Nord, 
sur  Frédéric,  sur  Catherine;  mais  lisez  l'histoire,  et  vous  verrez  si  c'est  lui 
qui  les  a  corrompus.  Une  horrible  barbarie,  source  d'épouvantables  crimes, 
régnait  alors  dans  ces  cours  du  Nord,  de  même  qu'une  corruption  raffinée 
régnait  en  France. 

Voltaire,  supérieur  par  ses  aspirations  à  tout  ce  grand  troupeau  vulgaire, 
papes,  rois,  princes,  ministres,  nobles  et  prêtres,  qui  s'agitaient  autour  de 
lui,  n'avait  pourtant  pas,  dans  cette  vague  religion  qu'il  nommait,  d'après 
ses  maîtres,  déisme,  une  base  assez  solide  pour  n'être  pas  lui-même 
ébranlé;  et  souvent  la  nuée  lumineuse  disparaissait  à  ses  yeux.  Alors  il 
n'était  plus  qu'un  destructeur.  Est-ce  complètement  sa  faute?  et  ne  remplis- 
sait-il pas,  avec  la  mesure  de  vérité  qu'il  possédait,  un  rôle  nécessaire,  un 
rôle  utile?  La  vieille  religion  n'était  plus  qu'un  nuage  fétide  sur  un  étang 
bourbeux  :  il  fallait  bien  que  la  foudre  éclatât  dans  ce  nuage  pour  le  dis- 
siper et  renouveler  Tatmosphère. 

Et  afin  que  l'œuvre  nécessaire  s'accomplît,  il  ne  manquait  pas  de  persé- 
cuteurs acharnés  après  Voltaire  pour  aiguillonner  son  courage,  pour  l'en- 
flammer de  colère,  et  produire  sur  lui  cet  enivrement  et  celte  fureur  aveugle 


JUGEMENTS    SUR   VOLTAIRE.  XLVii 

que  les  toréadors,  quand  ils  veulent  faire  combattre  leur  ennemi,  excitent  à 
plaisir. 

...  Certes,  Voltaire  a  fait  faire  un  grand  pas  à  la  science  de  l'histoire. 
C'est  à  lui,  puisque  les  tentatives  avortées  de  Vico  restèrent  sans  éclat  et 
sans  retentissement,  c'est  à  lui,  après  Bossuet  (qui  fut  en  effet,  comme  il  le 
dit,  non  pas  son  modèle,  mais  son  initiateur),  que  nous  devons  d'avoir 
conçu  l'histoire  sous  un  point  de  vue  plus  vaste  que  les  anciens. 

Hume,  Robertson,  Gibbon,  sortirent  de  son  école.  Il  a  préparé  ainsi  cette 
science  vraiment  nouvelle,  qui  sera  une  des  colonnes  fondamentales  de  la 
doctrine  dogmatique  de  l'avenir,  la  philosophie  de  l'histoire... 

Qu'est-ce  que  Voltaire?  quel  fut  son  vrai  rôle  dans  le  développement  de 
l'humanité?  quel  est  son  vrai  caractère? 

Voltaire  n'est  pas  fondamentalement  un  prophète  de  l'avenir,  il  est  fon- 
damentalement un  critique  du  passé  :  son  œuvre  principale  ne  fut  pas  de 
fonder,  mais  de  détruire.  Je  l'ai  appelé  plus  haut  l'Antéchrist  nécessaire.  Ce 
mot  le  résume  en  effet  pour  moi... 

Voltaire,  au  xviii"  siècle,  fut  l'orateur  du  genre  humain,  qui  demandait  à 
briser  ses  chaînes. 

Ce  qu'on  peut  donc  uniquement  demander  à  Voltaire,  c'est  s'il  avait  en 
lui  le  principe,  le  germe  de  la  vie  nouvelle.  Avec  quoi  a-t-il  détruit,  et 
virtuellement  détruisait-il  pour  reconstruire?  Voilà  la  vraie  question. 

Il  y  a  des  admirateurs  de  Voltaire  qui  ont  fait  du  néant  sa  gloire.  Rien 
n'est  beau,  à  leurs  yeux,  comme  le  néant.  N'avoir  dans  le  cœur  ni  foi,  ni 
espérance,  ni  charité,  voilà  le  sublime,  selon  eux,  et,  selon  eux,  tel  fut  Vol- 
taire... Mais,  à  leur  tour,  les  défenseurs  obstinés  du  passé  se  sont  attachés  à 
la  portion  nécessaire  de  scepticisme  qui  était  dans  Voltaire  pour  ne  voir  en 
lui  qu'un  pur  sceptique. 

Il  fut  sceptique  en  effet,  mais  il  fut  religieux,  car  il  fut  déiste.  Son  double 
rôle  fut  de  détruire  et  de  préparer.  Il  fut  sceptique  pour  détruire  et  déiste 
pour  préparer.  {Encyclopédie  nouvelle.) 

J.   DE    MAISTRE. 

Le  Chevalier'. —  Ohl  mon  cher  ami,  vous  êtes  trop  rancunier  envers 
Krançois-Marie  Arouet.  Cependant  il  n'existe  plus.  Comment  peut-on  con- 
server tant  de  rancune  contre  les  morts  ? 

Le  Comle.  —  Mais  ses  œuvres  ne  sont  pas  mortes,  elles  vivent,  elles 
nous  luenl;  il  nous  semble  que  ma  haine  est  suffisamment  justifiée. 

Le  Chevalier.  —  iV  la  bonne  heure;  mais  il  ne  faut  pas  que  ce  sentiment 
nous  rende  injuste  envers  un  si  beau  génie,  et  ferme  nos  yeux  sur  ce  talent 
universel  qu'on  doit  regarder  comme  une  brillante  propriété  do  la  France. 

Le  Comle.  —  Beau  génie  tant  qu'il  vous  plaira,  monsieur  le  chevalier; 
il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'en  louant  Voltaire  il  ne  faut  le  louer  qu'avec 
une  certaine  retenue,  j'ai  presque  dit  à  contre-cœur.  L'admiration  effrénée 
dont  trop  de  gens  l'entourent  est  le  signe  infaillible  d'une  âme  corrompue.  _ 


XLviii  ,)UGE3IENTS     SUR    VOLTAIRE. 

Qu'on  ne  se  fasse  point  illusion;  ?i  quelqu'un,  en  parcourant  sa  biblio- 
thèque, se  sent  attiré  vers  les  œuvres  de  Ferney,  Dieu  ne  l'ai/ne  pas.  Sou- 
vent on  s'est  moqué  de  l'autorité  ecclésiastique,  qui  condamnait  les  livres 
m  odium  auctoris  :  en  vérité,  rien  n'est  plus  juste.  Refusez  les  honneurs 
du  génie  à  celui  qui  abuse  de  ses  dons.  Si  cette  loi  était  sévèrement  obser- 
vée, on  verrait  bientôt  disparaître  les  livres  empoisonnes.  Mais,  puisqu'il 
ne  dépend  pas  de  nous  de  la  promulguer,  L'ardoos-nous  au  moins  de  donner 
dans  l'excès,  bien  plus  répréhensible  qu'on  ne  le  croit,  d'exalter  sans  me- 
sure les  écrivains  coupables,  et  celui-là  surtout.  Il  a  prononcé  contre  lui- 
même,  et  sans  s'en  apercevoir,  un  arrêt  terrible;  c;ir  c'est  lui  qui  a  dit  : 

Un  esprit  corrompu  ne  fut  jamais  sublime. 

Rien  n'est  plus  vrai,  et  voila  pourquoi  Voltaire  avec  ses  cen'  volumes  ne 
fut  jamais  que  _/oii.  J'excepte  la  tragédie...  Du  reste,  je  ne  puis  souffrir 
l'exagération  qui  le  nomme  universel.  Il  est  nul  dans  l'ode.  Et  qui  pour- 
rait s'en  étonner?  L'impiété  réfléchie  avait  tué  chez  lui  la  flamme  divine  de 
l'enthousiasme;  il  est  encore  nul,  et  même  jusqu'au  ridicule,  dans  le  drame 
lyrique,  son  oreille  ayant  été  fermée  absolument  au.\  beautés  harmoniques 
comme  ses  yeux  l'étaient  à  celles  de  l'art. 

Dans  les  genres  qui  paraissent  les  plus  analogues  à  son  talent  naturel,  il 
se  traîne  :  ainsi  il  est  médiocre,  froid,  et  souvent  (qui  le  croirait?)  lourd 
et  grossier,  dans  la  comédie;,  car  le  méchant  n'est  jamais  comique.  Par  la 
même  raison,  il  n'a  pas  su  faire  une  épigramme,  la  moindre  gorgée  de  son 
fiel  ne  pouvant  couvrir  moins  de  cent  vers.  S'il  essaye  la  satire,  il  glisse 
dans  le  libelle.  Il  est  insupportable  dans  l'histoire,  en  dépit  de  son  art,  de 
son  élégance  et  des  grâces  de  son  .style,  aucune  qualité  ne  pouvant  remplacer 
celles  qui  lui  manquent  et  qui  sont  la  vie  de  1  histoire,  la  gravité,  la  bonne 
foi  et  la  dignité.  Quant  k  son  poëme  épique,  je  n'ai  pas  le  droit  d'en  parler; 
car,  pour  juger  un  livre,  il  faut  l'avoir  lu,  et,  pour  le  lire,  il  faut  être  éveillé. 
Une  monotonie  as-oupissante  plane  sur  la  plupart  de  ses  écrits,  qui  n'ont 
que  deux  sujets,  la  Bible  et  ses  ennemis  :  il  blasphème  ou  il  insulte.  Sa  plai- 
santerie si  vantée  est  cependant  loin. d'être  irréprochable;  le  rire  qu'elle 
excite  n'est  pas  légitime;  c'est  une  grimace.  N'avez-vous  jamais  remarqué 
que  l'analhème  divin  fût  écrit  sur  son  visage?  Après  tant  d'années,  il  est 
lem|)S  encore  d'en  faire  l'expérience.  Allez  contempler  sa  figure  au  palais 
de  l'Ermitage  :  jamais  je  ne  la  regarde  sans  me  féliciter  de  ce  qu'elle  ne 
nous  a  point  été  transmise  par  quelque  ciseau  héritier  des  Grecs,  qui  aurait 
su  peut-être  y  répandre  un  certain  beau  idéal.  Ici  tout  est  naturel.  11  y  a 
autant  de  vérité  dans  cette  tête  qu'il  y  en  aurait  dans  un  plâtre  pris  sur  le 
cadavre.  Voyez  ce  front  abject  que  la  pudeur  ne  colora  jamais,  ces  deux 
cialères  éteints  oîi  semblent  bouillonner  encore  la  luxure  et  la  haine,  cette 
bouche,  —  je  dis  mal  peut-êire,  mais  ce  n'est  pas  ma  faute,  —  ce  riclus 
épouvantable  courant  d'une  oreille  à  l'autre,  et  ces  lèvres  pincées  par  la 
cruelle  malice  comme  un  ressort  prêt  l\  se  détendre  pour  lancer  le  blas- 
phème ou  le  sarcasme.  Ne  me  parlez  pas  de  cet  homme,  je  ne  puis  en  sou- 


JUGEMENTS    SUR     VOLTAIRE.  xlix 

tenir  l'idée.  Ah!  qu'il  nous  a  uni  du  mal!  Semblable  à  cet  insecte,  le  fléau 
des  jardins,  qui  n'adresse  ses  morsures  qu'à  la  racine  des  plantes  les  plus 
précieuses,  Voltaire,  avec  son  aiguillon,  ne  cesse  de  piquer  les  deux  racines 
de  la  société,  les  femmes  et  les  jeunes  gens;  il  les  imbibe  de  ses  [)oisons, 
qu'il  transmet  d'une  généraiion  à  l'autre.  C'est  en  vain  que,  pour  voiler 
d'inexprimables  attentats,  ses  stupides  admirateurs  nous  assourdissent  de 
tirades  sonores  où  il  a  parlé  supérieurement  des  objets  les  plus  vénérés. 
Ces  aveugles  volontaires  ne  voient  pas  qu'ils  achèvent  ainsi  la  condamna- 
tion de  ce  coupable  écrivain.  Si  Fénelon,  avec  la  même  plume  qui  peignit 
les  joies  de  l'Elysée,  avait  écrit  le  livre  du  Prince,  il  serait  mille  fois  plus 
vil  et  plus  coupable  que  Machiavel.  Le  grand  crime  de  Voltaire  est  l'abus 
du  talent  et  la  prostitution  d'un  génie  créé  pour  célébrer  Dieu  et  la  vertu. 
Il  ne  saurait  alléguer,  comme  tant  d'autres,  la  jeunesse,  l'inconsidération, 
l'entraînement  des  passions  et,  pour  terminer  enfin,  la  triste  faiblesse  de  notre 
nature.  Rien  ne  l'absout  :  sa  corruption  est  d'un  genre  qui  n'appartient  qu'à 
lui;  elle  s'enracine  dans  les  dernières  fibres  de  son  cœur,  et  se  fortifie  de 
toutes  les  forces  de  son  entendement.  Toujours  alliée  au  sacrilège,  elle  brave 
Dieu  en  perdant  les  hommes.  Avec  une  fureur  qui  n'a  pas  d'exemple,  cet 
insolent  blasphémateur  en  vient  à  se  déclarer  l'ennemi  personnel  du  Sau- 
veur des  hommes;  il  ose,  du  fond  de  son  néant,  lui  donner  un  nom  ridi- 
cule; et  cette  loi  admirable  que  l'Homme-Dieii  apporta  sur  la  terre,  il  l'ap- 
pelle l'infà/ue.  Abandonné  de  Dieu,  qui  punit  en  se  retirant,  il  ne  connaît 
plus  de  frein.  D'autres  cyniques  étonnèrent  la  vertu,  Voltaire  étonne  le 
vice.  Il  se  plonge  dans  la  fange,  il  s'y  roule,  il  s'en  abreuve;  il  livre  son 
imagination  à  l'enthousiasme  de  l'enfer,  qui  lui  prête  toutes  ses  forces  pour 
le  traîner  jusqu'aux  limites  du  mal.  Il  invente  des  prodiges,  des  montres 
qui  font  [làlir.  Paris  le  couronna,  Sodome  l'eût  banni.  Profanateur  effronté 
de  la  langue  universelle  et  de  ses  plus  grands  noms,  le  dernier  des  hommes 
après  ceux  qui  l'aiment  1  Comment  vous  peindrais-je  ce  qu'il  me  fait  éprou- 
ver? Quand  je  vois  ce  qu'il  pouvait  faire  et  ce  qu'il  a  fait,  ses  inimitables 
talents  ne  m'inspirent  plus  qu'une  espèce  de  rage  sainte  qui  n'a  pas  de 
nom.  Suspendu  entre  l'admiration  et  l'horreur,  quelquefois  je  voudrais  lui 
faire  élever  une  statue...  par  la  main  du  bourreau.  {Soirées  de  Sainl-Pélers- 
botirg.  IV«  Entretien.) 

LORD    BROUGHAM. 

A  la  mention  de  Voltaire,  la  première  idée  qui  se  présente  à  l'esprit 
n'est  pas  celle  d'un  phiiosuphe  que  ses  investigations  ont  conduit  au  doute 
sur  les  biises  de  la  religion  ou  même  jusqu'à  l'incrédulité  en  fait  de  vérités 
religieuses.  On  s'imagine  plutôt  un  implacable  ennemi  de  toute  croyance 
quant  à  l'évidence  des  choses  invisibles,  ennemi  dont  les  assauts  ont  été 
dirigés  par  des  passions  malicieuses,  aidées  de  moyens  peu  scrupuleux,  et 
surtout  se  servant  des  armes  illégales  du  ridicule,  au  lieu  de  la  noble 
arme  de  l'argument;  en  un  mot,  il  est  regardé  comme  un  railleur,  non 
comme  un  penseur... 

L  d 


L  JUGEMENTS    SUR    VOLTAIRE. 

Dans  la  philosophie  expérimentale...  je  suis  enclin  à  croire  que  sa  per- 
spicacité, son  ardeur  au  travail,  sa  sagacité,  et  par-dessus  tout  son  coura- 
geux mépris  de  toute  opinion  reçue,  ainsi  que  son  habitude  si  profondément 
enracinée  de  juger  chaque  proposition  à  sa  propre  valeur,  l'auraient  placé 
par  ses  découvertes  scientifiques  à  la  tète  de  son  siècle. 

Si  grands  qu'aient  été  ses  services  littéraires,  et  aucun  homme  de  lettres 
n'en  a  rendu  de  plus  éminents,  —  ils  sont  encore  d'une  valeur  bien  infé- 
rieure aux  bienfaits  qui  ont  résulté  de  sa  longue  et  ardente  lutte  contre 
l'oppression,  et  surtout  contre  la  tyrannie  dans  sa  forme  la  plus  détestable, 
la  persécution  des  opinions. 

Toutes  ses  grossièretés...  tout  ce  qui  rend  la  lecture  de  ses  ouvrages 
dégoûtante  en  beaucoup  d'endroits  et  blessante  pour  la  décence  la  plus 
commune  dans  certains  autres...  est  pardonné,  —  non,  oublié,  —  quand  on 
contemple  cet  homme  dont  on  peut  dire  :  Il  a  brisé  nos  chaînes.  {Ariicle 
Voltaire.) 

A.    VIN  ET. 

C'est  par  le  nombre  et  l'immensité  de  leurs  travaux  que  Bossuet  et  Vol- 
taire ont  chacun  dominé  leur  siècle....  Il  y  a  entre  leurs  deux  destinées, 
entre  leurs  deux  rôles,  plus  d'un  contra-te  et  plus  d'un  rapport.... 

...  Ils  ont  fait,  l'un  et  l'autre,  de  leur  temps  et  de  leurs  facultés,  tout  ce 
qu'un  homme  en  peut  faire....  Bossuet  paraît  au  juste  moment,  sur  tous  les 
points  attaqués;  Voltaire,  l'envahisseur,  se  répand,  si  l'on  peut  dire  ainsi, 
dans  toutes  les  directions,  occupe  tous  les  postes,  ou,  vingt  fois  abandonnant 
chaque  position,  vingt  fois  l'attaque  et  la  reprend.... 

Bossuet  eut  des  disciples  respectueux,  Voltaire  des  partisans  dévoués  ; 
Bossuet  s'associa  des  collaborateurs.  Voltaire  des  agents  et  presque  des  com- 
plices :  l'un  gouvernait,  l'autre  conspirait....  La  grande  différence,  c'est 
qu'il  (Bossuet)  eut  un  public,  et  que  Voltaire  eut  un  peuple.  Ce  peuple, 
Voltaire  le  créa,  ou  plutôt  ses  écrits  l'évoquèrent. 

Voltaire  n'a  pas  eu  ce  miroir  intérieur  où  l'homme  se  réfléchit;  il  ne 
connut  jamais  le  re[ientir,  qui  est  une  réflexion  sur  soi-même;  il  a  persisté 
dans  sa  longue  carrière  sans  conscience  de  soi.  Il  a  été  l'homme  naturel 
sans  résistance  ni  contre-poids. 

Voltaire  a  une  autre  force....,  il  est  le  seul  qui  ait  été,  je  ne  dis  pas 
universel,  je  dis  encore  moins  étendu,  mais  le  seul  qui  ait  éié  flexible  à 
ce  degré,  et  brillant  là  même  où  il  est  moins  solide  et  moins  fort  que  tel 
autre....  Nulle  part  peut-être  il  n'est  le  premier,  sinon  dans  la  poésie  fugi- 
tive, où  il  demeure  sans  égal;  mais  il  est  partout,  et  partout  il  étincelle.  Sa 
spécialité,  c'est  de  n'être  pas  spécial. 

Voltaire  a  introduit  un  élément  nouveau  :  la  manière  de  comprendre  la 
vie.... 

Le  caractère  de  Voltaire  n'offre  point  la  dignité  des  existences  harmo- 
nieuses, mais  il  a  la  force  qui  sejoint  à  l'irrégularité  d'une  nature  vivement 
contrastée.  Aucun  homme  n'a  été  composé  d'antithèses  plus  répétées. 

...  Il  veut  des  améliorations  dans  le  régime  social;  mais  il  rejette  avec 


JUGEMENTS    SUR    VOLTAIRE.  li 

colère  tout  ce  qui  pourrait  atteindre  à  la  racine  des  maux  contre  lesquels 
il  réclame....  La  grossière  indécence  de  ses  attaques  est  devenue  proverbiale. 
Il  fait  continuellement  appel  aux  préjugés,  au  lieu  d'élever  les  esprits  aux 
généralités  où  il  avait  pu  parvenir  lui-même.... 

Véritablement  le  Dieu  de  Voltaire  est  un  Dieu  inventé,  un  Dieu  imaginé 
pour  les  besoins  de  la  société.  Le  peuple  ne  peut  se  passer  de  cette  croyance; 
elle  paraît  à  Voltaire  raisonnable,  spécieuse;  l'idée  de  Dieu  a  de  l'impor- 
tance :  conservons  l'idée  de  Dieu.  Ce  théisme-là  est  une  affaire  de  bon 
sens.  C'est  le  bon  sens  de  Voltaire,  et  non  son  âme,  qui  demande  un  Dieu. 
Quand  il  l'a,  il  n'en  sait  que  faire, 

La  force  de  Voltaire  fut  de  donner  la  passion  pour  interprète  au  bon 
sens....  Voltaire  a  été,  non  pas  savant,  mais  instruit....  Jamais,  chez  lui,  la 
répétition  n'est  fastidieuse.  Voltaire  fut  le  pamphlétaire  par  excellence.  Ce 
mot  l'exprime  tout  entier.  Poète  épique,  tragique,  comique,  satirique,  Vol- 
taire est  pamphlétaire  par-dessus  tout.... 

En  second  lieu.  Voltaire  a  eu  le  sentiment  de  la  justice  sociale,  et  plus 
généralement  l'instinct  de  la  civilisation.... 

Toute  l'œuvre  de  Voltaire  a  été  une  nécessité  et  une  préparation.... 

Voltaire  littérateur  n'existe  plus  que  dans  l'histoire  littéraire.  Le  siècle, 
en  fait  d'art,  ne  se  réclame  plus  de  lui....  Maintenant  l'incrédulité  même 
de  Voltaire  fait  pitié  à  l'incrédulité  savante  de  notre  époque;  il  a  fallu 
creuser  plus  avant. 

Personne  n'a  mieux  servi  la  cause  du  prince  des  ténèbres  que  Voltaire; 
mais  si  nous  rentrons  dans  l'intérieur  de  son  être....,  nous  n'y  trouvons 
qu'un  homme  semblable  à  beaucoup  d'autres  hommes.  [Introduction  à 
l'Histoire  de  la  Uilératarc  française.) 


TROISIEME    EPOQUE 


LOUIS    BLANC. 

Voltaire!  Est-il  permis  de  porter  la  main  sur  cette  grande  idole?...  Car, 
enlin,  la  route  oiî  marchent  les  générations  vivantes,  bonne  ou  mauvaise, 
c'est  Voltaire  qui  l'a  tracée;  et  il  a  été  tel  que,  soit  par  l'amour,  soit  par  la 
haine,  le  monde  entier  se  trouve  engagé  dans  les  intérêts  de  sa  gloire. 
Quelle  destinée!  cire  pendant  soixante  ans  tout  l'esprit,  de  l'Europe,  être 
l'histoire  d'un  siècle;  écrire,  et  par  là  régner!...  du  fond  d'une  retraite 
studieuse  et  enchantée,  tenir  les  peuples  en  haleine,  mettre  leurs  domina- 
teurs en  émoi;...  noter  la  persécution  d'infamie,  lui  faire  peur;   proclamer 


LU  JUGEMENTS    SUR    VOLTAIRE. 

la  tolérance;  combattre  et  vaincre  pour  l'iiurnanilé;  dans  une  conspiration 
sans  égale,  se  donner  tous  les  prêtres  pour  ennemis,  tous  les  rois  pour 
complices;  ce  que  Luther  n'avait  ébranle  que  par  des  prodiges  de  colère, 
l'abattre  en  souiiant  et  vivre  heureux  !... 

Pourquoi  ne  dirions-nous  pas  de  Voltaire  que,  d'une  main  puissante,  il 
aida  au  progrès  en  renversant  l'ancienne  forme  de  l'oppression  et  en  avan- 
çant ainsi  l'heure  de  l'universelle  délivrance,  mais  que,  par  ses  opinions, 
ses  instincts,  son  but  direct,  il  fut  l'homme  de  la  bourgeoisie,  et  de  la  bour- 
geoisie seulement?  S'il  estjusie  qu'on  le  glorifie  pour  avoir  avec  tant  d'éclat 
renversé  la  tyrannie  qui  s'exerçait  par  voie  d'autorilé,  il  l'est  aussi  qu'on  le 
blâme  d'avoir  contribué  à  établir  la  tyrannie  qui  s'exeice  par  voie  d'individua- 
lisme... Le  génie  mérite  qu'on  le  salue,  mais  il  doit  souffrir  qu'on  le  juge... 

Non,  Voltaire  n'aima  pas  assez  le  peuple.  Qu'on  eût  allégé  le  poids  de 
leurs  misères  à  tant  de  travailleurs  infortunés,  Voltaire  eût  applaudi  sans 
nul  doute,  par  humanité;  mais  sa  pitié  n'eut  jan)ais  rien  d'actif  et  qui  vînt 
d'un  sentiment  demociatique;  c'était  une  pitié  de  grand  seigneur,  mêlée  de 
hauteur  et  de  mépris. 

...  Avoir  un  cordonnier  dans  sa  famille  était  presque,  aux  yeux  de  Vol- 
taire, une  flétrissure. 

Il  ne  pouvait  comprendre  que  l'auteur  d'Éniileeùi  fait  de  l'état  de  menui- 
sier le  complément  d'une  éducation  philosophique... 

Voltaire  n'était  pas  fait,  on  le  voit,  pour  chercher  dans  une  révolution 
politique  et  sociale  le  salut  du  peuple.  Changer  hardiment,  profondément,  les 
conditions  matérielles  de  l'État  et  de  la  société,  il  n'\^  songeait  même  pas,  et 
ne  commença  à  s'en  inquiéter  que  sur  la  fin  de  sa  carrière,  aux  cris  poussés 
par  Diderot,  d'Holbach  et  Raynal. 

Mais  cette  heure  solennelle  surprit  Voltaire  et  le  fit  tressaillir.  Gomme 
Luther,  il  fut  longtemps  à  découvrir  la  pente  qui  conduisait  des  abus  reli- 
gieux aux  abus  politiques,  de  la  philosophie  spéculative  à  la  transformation 
matérielle  de  la  société. 

...  Il  est  permis  de  croire  que,  s'il  eût  siégé  à  la  Convention,  il  se  serait 
violemment  opposé  à  la  condamnation  de  Louis  XVI. 

Ainsi,  à  l'exemple  de  Luther,  à  l'exemple  de  Calvin,  Voltaire  prêchait  à 
la  fois  la  révolte  contre  les  autorités  spirituelles  et  la  soumission  aux  pou- 
voirs temporels.  Révolutionnaire  en  religion,  il  n'entendait  pas  qu'on  le  fût 
en  politique. 

...  Voltaire  eut  ce  rare  bonheur  que  ses  idées  furent  toujours  servies  par 
les  événements.  Pendant  qu'il  pensait  pour  son  siècle,  son  siècle  agissait 
pour  lui.  [Histoire  de  la  Réooluiion  française.) 

P.-J,   PROUDHOX. 

Ce  qui  manque  à  notre  génération,  ce  n'est  ni  un  Mirabeau,  ni  un 
Robespierre,  ni  un  Ronaparte;  c'est  un  Voltaire.  Nous  ne  savons  rien  appré- 
cier avec  le  regard  d'une  raison  indépendante  et  moqueuse...  {Confession 
(Vun  Révolu tionnaii'e. ) 


JUGE3IIiNTS    SUR    VOLTAIRE.  i.iii 

Nos  vrais  poèmes  sociaux,  nos  révélations  révolutionnaires  sont  Panla- 
gruel,  Roland  furieux,  Don.  QuichoUc,  Gil  Blas,  Candide,  et,  toute  li- 
cence à  part,  la  Pucelle. 

Ce  que  j'estime  surtout  en  Voltaire,  c'est  l'excessive  médiocrité  de 

sa  Henriade.  Je  douterais  de  lui  si,  dans  ce  genre  devenu  impraticable,  il 
avait  égalé  seulement  Dinte  ou  le  Tasse.  Le  poëme  de  Voltaire  se  résume 
en  un  mot  :  Écrasez  Vinfcune. 

Les  cent  hommes  de  goût  pour  lesquels  Voltaire  se  vantait  d'écrire  se- 
raient cent  mille,  si  Voltaire  écrivait  encore.  [De  la  justice  dans  la  Révo- 
lulion.) 

EDGAR    OU  INET. 

Je  suis  des  yeux,  pendant  (|uarante  années,  le  règne  d'un  homme  qui 
est  à  lui  seul  la  direction  spirituelle,  non  de  son  pays,  mais  de  son  époque. 
Du  fond  de  sa  chambre,  il  gouverne  le  royaume  des  esprits;  les  intelli- 
gences se  règlent  chaque  jour  sur  la  sienne;  une  parole  écrite  de  sa 
main  parcourt  en  un  moment  l'Europe.  Les  princes  l'aiment,  les  rois  le 
craignent;  ils  ne  croient  pas  être  sûrs  de  leur  royaume,  s'il  n'est  pas  avec 
eux.  Les  peuples,  de  leur  coté,  adoptent  sans  discuter,  et  répètent  à  l'envi 
chacune  des  syllabes  qui  tombent  de  sa  plume.  Qui  exerce  cette  incroyable 
puissance  que  l'on  n'avait  vue  nulle  part  depuis  le  moyen  âge?  est-ce  un 
autre  Grégoire  VU?  est-ce  un  pape?  non,  c'est  Voltaire. 

Comment  la  puissance  des  premiers  a-t-elle  passé  à  l'autre?  Se  peut-il 
que  la  terre  tout  entière  ait  été  dupe  d'un  mauvais  génie,  envoyé  par  l'enfer? 
Pourquoi  cet  homme  s'est-il  assis  sans  contestation  sur  le  trône  des  esprits? 
C'est  que  d'abord  il  faisait  bien  souvent  l'œuvre  réservée  dans  le  moyen 
âge  à  la  papauté.  Partout  oîi  éclate  la  violence,  l'injustice,  je  le  vois  qui  la 
frappe  de  l'anathème  de  l'esprit.  Qu'importait  que  la  violence  s'a[)pelât  In- 
(piisilion,  Saint-Barthélémy,  guerre  Sacrée?  il  se  plaçait  dans  une  région  su- 
périeure à  la  pa[)auté  du  moyen  âge.  Dominant  toutes  les  sectes,  tous  les 
cultes,  c'était  la  première  fois  qu'on  voyait  la  justice  idéale  frapper  la  vio- 
lence ou  le  mensonge  partout  où  ils  apparaissaient. 

...  Voltaire  est  l'ange  d'extermination,  envoyé  par  Dieu  contre  son  Église 
pécheresse. 

11  ébranle,  avec  un  rire,  les  portes  de  l'Église C'est  le  rirn  de  l'esprit 

universel  qui  prend  en  dédain  toutes  les  formes  particulières,  comme  autant 
de  difformités;  c'est  l'idéal  qui  se  joue  du  réel.  Au  nom  des  générations 

muettes il  s'arme  de  tout  le  sang  qu'elle  (l'Église)  a  versé,  de  tous  les 

bûchers,  de  tous  les  échafauds  qu'elle  a  élevés,  et  qui  devaient  tôt  ou  tard 

se  retourner  contre  elle Ce  qui   fait  de  la  colère  de  Voltaire  un   grand 

acte  de  la  Providence,  c'es'.  qu'il  frappe,  il  bafoue,  il  accable  l'É.'lise  infi- 
dèle, par  les  armes  de  l'esprit  chrétien.  Humanité,  charité,  fraternité,  ne 
sont-ce  pas  là  les  sentiments  révélés  par  l'Évangile?  il  les  retourne  avec  une 
force  irrésistible  contre  les  violences  des  faux  docte  irs  de  l'Évangile... 
L'esprit  de  Voltaire  se  promène  ainsi  sur  la  face  do  la  cité  divine;  il  trappe 
à  la  fois  de  l'éclair,   du  glaive,  du  sarcasme;  il  verse  le  Ocl,  l'ironio  et  la 


Liv  JUGEMENTS   SUR    VOLTAIRE. 

cendre.  Quand  il  est  las,  une  voix  le  réveille  et  lui  crie  :  Continue!  Alors  il 
recommence;  il  s'acharne;  il  creuse  ce  qu'il  a  déjà  creusé;  il  ébranle  ce 
qu'il  a  déjà  ébranlé;  il  brise  ce  qu'il  a  déjà  brisé!  Car  une  œuvre  si  longue, 
jamais  interrompue  et  toujours  heureuse,  ce  n'est  pas  l'affaire  seulement 
d'un  individu;  c'est  la  vengeance  de  Dieu  trompé,  qui  a  pris  l'ironie  de 
l'homme  pour   instrument  de  colère. 

Non,  cet  homme  ne  s'appartient  pas;  il  est  conduit  par  une  force  supé- 
rieure. En  même  temps  qu'il  renverse  d'une  main  il  fonde  de  l'autre;  et  là 
est  la  merveille  de  sa  destinée.  Il  emploie  toutes  ses  facultés  railleuses  à 
renverser  les  barrières  des  Églises  particulières;  mais  il  y  a  chez  lui  un 
autre  homme  ;  plein  de  ferveur,  celui-ci  établit  sur  les  ruines  l'orthodoxie 
du  sens  commun. 

Il  sent  de  toutes  ses  fibres  le  faux,  le  mensonge,  l'injustice,  non  pas  seu- 
lement dans  un  moment  du  temps,  mais  dans  chacune  des  pulsations  du 
genre  humain....  Voltaire  fait  du  droit  chrétien  le  droit  commun  de  l'huma- 
nité   Voltaire  enveloppe  la  terre  entière  dans  le  droit  de  l'Évangile. 

...  Où  a-t-il  appris  à  se  sentir  contemporain  de  tous  les  siècles,  à  être 
blessé  jusque  dans  le  plus  intime  de  son  être  par  telle  violence  individuelle 
commise  il  y  a  quinze  cents  ans?  Que  signifie  cette  protestation  universelle 
de  chaque  jour  contre  la  force?  cette  indignation  que  ni  l'éloigneraent  de 
l'espace,  ni  les  siècles  des  siècles  ne  peuvent  calmer?  Que  veut  ce  vieillard, 
qui  n'a  que  le  souffle,  et  qui  se  fait  le  concitoyen,  l'avocat,  le  journaliste  de 
toutes  les  sociétés  présentes  et  passées? 

Quel  est  cet  étrange  instinct  qui  pousse  cet  homme  à  être  partout 

sensible  et  présent  dans  le  passé?  D'oiî  vient  cette  charité  nouvelle  qui  tra- 
verse les  temps  et  l'espace? 

Qu'est-ce  que  cela,  je  vous  prie,  si  ce  n'est  l'esprit  chrétien  lui-même, 
l'esprit  universel  de  solidarité,  de  fraternité,  de  vigilance,  qui  vit,  sent, 
souffre,  et  reste  dans  une  étroite  communion  avec  toute  l'humanité  présente 
et  passée?  Voilà  pourquoi  la  terre  a  proclamé  cet  homme  comme  la  parole 
vivante  de  l'humanité  dans  le  xvni'=  siècle.  On  ne  s''est  pas  trompé  sur  les 
apparences;  il  déchirait  la  lettre;  il  faisait  éclater  l'esprit  universel.  Voilà 
pourquoi  nous  le  proclamons  encore. 

Quelques  personnes  se  sont  écriées  avec  joie  :  Voltaire  a  disparu;  il 

a  péri  dans  le  gouffre  avec  toute  sa  renommée.  .Mais  c'était  là  un  des  arti- 
fices de  la  gloire  véritable,  les  médiocres  seuls  en  sont  la  dupe.  La  poussière 
retombe,  l'esprit  de  lumière  que  l'on  croyait  éteint  reparaît;  il  rit  de  la  fausse 
joie  des  ténèbres.  Comme  un  ressuscité,  il  brille  d'un  plus  pur  éclat,  et  le 
siècle,  qui  avait  commencé  par  le  renier  du  bout  des  lèvres,  s'achève  en  le 
confirmant  dans  tout  ce  qu'il  a  d'immortel.  {Les  Jésuiles,  l'Ultramonla- 
nisme.) 

MICHELET. 

Voltaire  est  celui  qui  souffre,  celui  qui  a  pris  pour  lui  toutes  les  dou- 
leurs des  hommes,  qui  ressent,  poursuit  toute  iniquité.  Tout  ce  que  le 
fanatisme  et  la  tyrannie  ont  jamais  fait  de  mal  au  monde,  c'est  à  Voltaire 


JUGEMENTS    SUR    VOLTAIRE.  lv 

qu'ils  l'ont  fait.  Martyr,  victime  universelle,  c'est  lui  qu'on  égorgea  à  la 
Saint-Barthélémy,  lui  qu'on  brûla  à  Séville,  lui  que  le  parlement  de  Tou- 
louse roua  avec  Calas...  Il  pleure,  il  rit,  dans  les  souffrances,  rire  terrible, 
auquel  s'écroulent  ies  bastilles  des  tyrans,  les  temples  des  pharisiens 

Voltaire  est  le  terrain  du  droit,  son  apôtre  et  son  martyr.  Il  a  tranché  la 
vieille  question  posée  dès  l'origine  du  monde  :  Y  a-t-il  religion  sans  jus- 
tice, sans  humanité? 

Voltaire,  presque  octogénaire,...  ressuscite Une  voix  l'a  tiré,  vivant, 

du  tombeau,  celle  qui  l'avait  toujours  fait  vivre  :  la  voix  de  l'humanité. 

Vieil  athlète,  à  toi  la  couronne! te  voici  encore,  vainqueur  des 

vainqueurs.  Un  siècle  durant,  par  tous  les  combats,  par  toute  arme  et  toi.  te 

doctrine ,   tu   as  poursuivi,   sans   te   détourner  jamais,  un  intérêt,  une 

cause,  l'humanité  sainte et  ils  t'ont  appelé  sceptique!  et  ils  t'ont  dit  va- 
riable!   Ta  foi  aura  poursa  couronne  l'œuvre  même  de  la  foi.  Les  autres 

ont  dit  la  justice;  toi,  tu  la  feras;  tes  paroles  sont  des  actes,  des  réalités 

Tu  as  vaincu  pour  la  liberté  religieuse,  et  tout  à  l'heure  pour  la  liberté  ci- 
vile, avocat  des  derniers  serfs,  pour  la  réforme  de  nos  procédures  barbares, 
de  nos  lois  criminelles,  qui  elles-mêmes  étaient  des  crimes. 

Quand  ces  deux  hommes  sont  passés  (Voltaire  et  Rousseau),  la  Révolu- 
tion est  faite [Hisloire  de  la  Révolulion.) 

SAINT-MARC    GIRARDIN. 

Jamais  personne  n'a  plus  aimé  les  lettres  et  ne  les  a  plus  cultivées; 
jamais  personne  n'a  donné  plus  d'ascendant  à  l'esprit;  mais  la  littérature 
n'est  pas  tout  pour  Voltaire;  il  a  les  goûts  et  les  affections  qui  honorent  les 
hommes  et  qui  rendent  heureux  ;  il  aime  la  nature,  il  aime  ses  amis. 

Cette  chaleur  de  sentiment  que  Voltaire  a  dans  ses  affections  privées, 
cette  généreuse  sincérité  de  cœur  qu'il  a  avec  ses  amis,  il  l'a  aussi  dans 
ses  opinions  politiques  et  philosophiques,  et  dans  le  chef  de  parti  en  lui  je 
retrouve  l'homme...  Voltaire  a  bien  fait  aussi  quelques  sacrifices  à  son  parti; 
il  a  souvent  loué  des  sots  qui  prenaient  la  cocarde  de  la  philosophie,  et  cela 
devait  coûter  à  son  goût  et  à  sa  malice  naturelle.  3Iais  il  n'a  jamais  sacrifié 
les  bonnes  et  grandes  opinions,  même  à  la  faveur  des  salons  et  du  public. 
Est-ce  que  Voltaire  n'aimait  pas  les  hommes  et  le  peuple?  Il  les  aimait  beau- 
coup et  très-sincèrement,  sans  affectation,  sans  charlatanisme;  mais  il  les 
jugeait.  Il  les  voulait  éclairés  et  heureux;  il  détestait  leur  ignorance  et  leur 
grossièreté. 

...  En  lui  le  poëte  et  l'écrivain  étaient  irritables;  le  philosophe  était 
patient  et  presque  modeste,  plus  soucieux  du  succès  de  la  cause  que  du 
succès  de  son  nom.... 

Ce  qui  me  frappe  dans  la  politique  de  Voltaire....,  c'est  sa  sagacité. 
Cette  sagacité  vient  d^une  sorte  d'instinct  juste  et  vrai  qui  lui  révèle  la 
marche  générale  des  choses  humaines  dans  son  siècle....  Il  ne  se  moque 
pas  de  l'avenir;  il  espère  le  bien;  il  croit  à  la  civilisation.  [Préface  des 
Lellres  inédiles.) 


Lvi  JUGEMENTS    SIR    VOLTAIRE. 

SAINTE-BEUVE. 

Voltaire,  du  premier  jour  qu'il  débuta  dans  le  monde  et  dans  la  vie, 
semble  avoir  été  lui  tout  entier  et  n'avoir  pas  eu  besoin  d'école.  Sa  grâce, 
son  brillant,  sa  pétulance,  le  sérieux  et  parfois  le  pathétique  qui  se  cachaient 
sous  ces  dehors  légers,  du  premier  jour  il  eut  tout  cela.  Pourtant,  il  n'ac- 
quit toute  sa  vigueur  de  talent  et  son  ressort  de  caractère  que  lorsqu'il  eut 
connu  l'injustice  et  le  malheur....  Voltaire,  malheureux  pour  la  première 
fois,  s'exila  en  Angleterre....,  et  il  revint  de  là  tout  entier  formé  et  avec 
sa  trempe  dernière.  La  pétulance  de  son  instinct  ne  se  corrigea  sans  doute 
jamais,  mais  il  y  mêle  dès  lors  une  réQexion,  un  fond  de  prudence,  auquel 
il  revenait  à  travers  et  nonobstant  toutes  les  infractions  et  les  mésaventures. 
lî  était  de  ceux  à  qui  le  plaisir  de  penser  et  d'écrire  en  liberté  tient  lieu 
de  tout.... 

...  Il  avait  pour  principe  qu'il  faut  dévorer  les  choses  pour  qu'elles  ne 
nous  dévorent  pas,   et  pour  ne  pas  se  dévorer  soi-même... 

Ce  n'est  pas  un  démocrate  que  Voltaire....  Voltaire  est  contre  les  majo- 
rités et  les  méprise;  en  fait  de  raison,  les  masses  lui  paraissent  naturelle- 
ment bétes;  il  ne  croit  au  bon  sens  que  chez  un  petit  nombre,  et  c'est  assez 
pour  lui  si  l'on  parvient  à  grossir  peu  à  peu  le  petit  troupeau.  {Causeries 
du  Lundi.) 

PHILARÈTE    CHASLES. 

Fixé  à  la  terre  de  Ferney,  il  s'abandonna  pendant  les  vingt  dernières 
années  de  sa  \ie  à  cette  impiété  terrible  qui  passa  les  proportions  de  la 
passion  humaine.  Mais,  comme  pour  faire  ressortir  ce  trait  de  caractère 
par  le  contraste,  en  même  temps  que  la  haine  des  cho?es  saintes  remplissait 
son  âme  et  le  poussait  à  des  excès  inouïs,  il  faisait  avec  plaisir,  avec  pas- 
sion même,  un  grand  bien  matériel.  L'amour  de  l'humanité,  cette  partie 
intégrante  de  l'amour  de  Dieu,  en  restait  fort  indépendant  dans  les  idées 
de  Voltaire.  Il  s'occupa  vivement,  puissamment,  des  misérables  qu'il  appe- 
lait ses  vassaux.  Il  leur  bàlit  des  maisons,  leur  fit  défricher  des  terres, 
dessécher  des  marais... 

Sa  haine  contre  le  christianisme  excitait  d'abord  l'horreur,  puis  l'éton- 
nement.  Jamais  Dieu  n'avait  eu  tant  à  souffrir  d'un  homme.  Le  mensonge, 
la  calomnie,  le  cynisme,  la  bêtise  même,  tout,  dans  ses  écrits  de  vieillard, 
témoignait  d'un  inexplicable  amour  du  mal,  d'une  fécondité  de  pensées 
et  de  sentiments  coupables  qu'on  n'eût  pas  attendue  d'un  âge  propre  aux 
passions.  Renverser  la  religion,  telle  était  sa  pensée  de  nuit  et  de  jour.  [Le 
Plularque  français.  Vie  de  Voltaire.) 


JUGEMENTS    SUR    VOLTAIRE. 


QUATRIÈME    ÉPOQUE 


BEIÎSOÏ. 

Voltaire  n^a  jamais  eu  qu'un  seul  client,  la  raison... 

...  Il  préparait  ainsi  la   grande  révolution  de  1789... 

Après  cela  on  peut,  si  l'on  veut,  l'accuser  de  n'avoir  pas  de  cœur...;  les 
consciences  perverties,  l'honnêteté  opprimée,  la  raison  terrassée  par  la 
force;  voilà  les  misères  dont  il  est  touché.  Ces  misères,  Voltaire  les  voit, 
les  entend  et  les  sent  avec  une  énergie  incomparable,  et  avec  une  énergie 
incomparable  aussi  il  les  combat.  C'est  son  honneur  immortel  et  l'honneur 
de  la  France,  à  laquelle  il  appartient,  de  représenter  la  réclamation  éter- 
nelle et  universelle  de  l'esprit  indigné,  de  1  ame  émue,  contre  l'odieux  et 
l'absurde  de  ce  monde,  et,  dans  les  plus  mauvais  jours,  quand  tout  effort 
semble  vain,  il  faut  se  répéter  à  soi-même  la  maxime  de  bonne  espérance  : 
«  La  raison  finira  par  avoir  raison.  » 

Un  reproche  plus  mérité  à  lui  adresser  est  d'avoir  été  injuste  pour  le 
christianisme.  Jaloux  des  droits  de  la  raison,  il  suspecte  ce  qui  la  dépasse, 
et  combat  ce  qui  la  choque... 

On  ne  fait  pas  de  Voltaire  un  mystique,  parce  que  d'aulres  en  ont  fait 
un  athée;  on  reconnaît  en  lui  un  esprit  altéré  de  lumière,  qui  afiirme  lii  où 
elle  inonde  les  yeux,  et  doute  dès  qu'elle  s'obscurcit;  assuré  sur  trois  ou 
quatre  points,  Dieu,  la  liberlé  et  le  devoir,  flottant  sur  le  reste;  un  esprit 
ju^te  qui  a  trouvé  à  peu  près  toutes  les  vérités,  et  n'a  failli  qu'en  ne  leur 
donnant  pas  leur  nom;  un  chef  de  parti  habile,  qui,  pour  rétablir  la  philo- 
sojthie  discréditée  par  les  systèmes,  a  rejeté  les  systèmes  et  réintégré  le  sens 
commun;  un  esprit  sage  qui  a  réglé  ses  croyances  sur  les  nécessités  de  la 
morale;  une  âme  sensible  à  la  justice,  courageuse  et  infatigable  pour  la 
défendre;  un  apôtre  de  l'humanité.  {Diclionnaire  des  sciences  philosu- 
pkiques.  Art.  Voltaire.) 

ERNEST    REiNAN. 

Le  rôle  de  controversiste  est  un  rôle  facile,  en  ce  qu'il  concilie  à  l'écri- 
vain une  faveur  assurée  auprès  des  personnes  qui  croient  devoir  opposer  la 
guerre  à  la  guerre.  A  celte  polémique,  dont  je  suis  loin  de  contester  la  néces- 
sité, mais  qui  n'est  ni  dans  mes  goûts  ni  dans  mes  aptitudes,  Voltaire  suOil. 
On  ne  peut  être  à  la  fois  bon  controversiste  et  bon  historien.  Voltaire,  si 
faible  comme  érudit.  Voltaire,  qui  nous  semble  si  dénué  du  sentiment  de 
l'antiquilé...,  A'oltaire  est  vingt  fois   victorieux  d'adversaires  encore  plus 


Lviit  JUGEMENTS    SUR    VOLTAIRE, 

dépourvus  de  critique  qu'il  ne  l'est  lui-même.  Une  nouvelle  édition  des 
œuvres  de  ce  grand  homme  satisferait  au  besoin  que  le  moment  présent 
semble  éprouver  de  faire  une  réponse  aux  envahissements  de  la  théologie: 
réponse  mauvaise  en  soi,  mais  accommodée  à  ce  qu'il  s'agit  de  combattre; 
réponse  arriérée  à  une  science  arriérée.  [Les  Apôtres.  Introduction.) 

II.    TAINE. 

La  philosophie  a  besoin  d'un  écrivain  qui  se  donne  pour  premier  emploi 
le  soin  de  la  répandre,  qui  ne  puisse  la  contenir  en  lui-même,  qui  l'épanché 
hors  de  soi  à  la  façon  d'une  fontaine  regorgeante,  qui  la  verse  à  tous,  tous 
les  jours  et  sous  toutes  les  formes,  à  larges  flots,  en  fines  gouttelettes,  sans 
jamais  tarir  ni  se  ralentir,  par  tous  les  orifices  et  tous  les  canaux,  prose,  poé- 
sie, grands  et  petits  vers,  théâtre,  histoire,  romans,  pamphlets,  plaidoyers, 
traités,  brochures,  dictionnaire,  correspondance,  en  public,  en  secret,  pour 
qu'elle  péïiètre  à  toute  profondeur  et  dans  tous  les  terrains;  c'est  Voltaire. 
«  J'ai  fait  plus  en  mon  temps,  dit-il  quelque  part,  que  Luther  et  Calvin  «  ; 
et  en  cela  il  se  trompe.  La  vérité  est  pourtant  qu'il  a  quelque  chose  de  leur 
esprit. 

Il  veut  comme  eux  changer  la  religion  régnante,  il  se  conduit  en  fonda- 
teur de  secte,  il  recrute  et  ligue  des  prosélytes,  il  écrit  des  lettres  d'exhor- 
tation, de  prédication  et  de  direction;  il  fait  circuler  des  mots  d'ordre,  il 
donne  «  aux  frères  «  une  devise;  sa  passion  ressemble  au  zèle  d'un  apôtre 
et  d'un  prophète.  Un  pareil  esprit  n'est  pas  capable  de  réserve  ;  il  est  par 
nature  militant  et  emporté;  il  apostrophe,  il  injurie,  il  improvise,  il  écrit 
sous  la  dictée  de  son  impression^  il  se  permet  tous  les  mots,  au  besoin  les 
plus  crus.  Il  pense  par  explosions;  ses  émotions  sont  des  sursauts,  ses 
images  sont  des  étincelles;  il  se  lâche  tout  entier,  il  se  livre  au  lecleur, 
c'est  pourquoi  il  le  prend.  Impossible  de  lui  résister,  la  contagion  est  trop 
forte.  Créature  d'air  et  de  flamme,  la  plus  excitable  qui  fut  jamais,  composée 
d'atomes  plus  éthérés  et  plus  vibrants  que  ceux  des  autres  hommes,  il  n'y 
en  a  point  dont  la  structure  mentale  soit  plus  fine  ni  dont  l'équilibre  soit  à 
la  fois  plus  instable  et  plus  juste.  On  peut  le  comparer  à  ces  balances  de 
précision  qu'un  souffle  dérange,  mais  auprès  desquelles  tous  les  autres  ap- 
pareils de  mesure  sont  inexacts  et  grossiers. 

Dans  celte  balance  délicate,  il  ne  faut  mettre  que  des  poids  très-légers, 
de  petits  échantillons;  c'est  à  cette  condition  qu'elle  pèse  rigoureusement 
toutes  les  substances;  ainsi  fait  Voltaire,  involontairement,  par  besoin  d'es- 
prit et  pour  lui-même  autant  que  pour  ses  lecteurs.  Une  philosophie  com- 
plète, une  bibliothèque  spéciale,  une  grande  branche  de  l'érudition,  de  l'ex- 
périence ou  de  l'invention  humaine,  se  réduit  ainsi  sous  sa  main  à  une 
phrase  ou  à  un  vers.  De  l'énorme  masse  rugueuse  et  empâtée  de  scories,  il 
a  extrait  tout  l'essentiel,  un  grain  d'or  ou  de  cuivre,  spécimen  du  reste,  et 
il  nous  le  présente  sous  la  forme  la  plus  maniable  et  la  plus  commode,  dans 
une  comparaison,  dans  une  métaphore,  dans  une  épigramme  qui  devient  un 
proverbe. 


JUGEMENTS    SUR    VOLTAIRE.  lix 

En  ceci,  nul  écrivain  ancien  ou  moderne  n'approche  de  lui;  pour  sim- 
plifier et  vulgariser,  il  n'a  pas  son  égal  au  monde.  Sans  sortir  du  ton  de 
la  conversation  ordinaire  et  comme  en  se  jouant,  il  met  en  petites  phrases 
portatives  les  plus  grandes  découvertes  ec  les  plus  grandes  hypothèses  de 
l'esprit  humain,  les  théories  de  Descartes,  Malebranche,  Leibnilz,  Locke  et 
Newton,  les  diverses  religions  de  l'antiquité  et  des  temps  modernes,  tous 
les  systèmes  connus  de  physique,  de  physiologie,  de  géologie,  de  morale, 
de  droit  naturel,  d'économie  politique;  bref,  en  tout  ordre  de  connaissances, 
toutes  les  conceptions  d'ensemble  que  l'espèce  humaine  au  xviii"  siècle 
avait  atteintes. 

Sa  pente  est  si  forte  de  ce  côté  qu'elle  l'entraîne  trop  loin  ;  il  rapetisse 
les  grandes  choses  à  force  de  les  rendre  accessibles.  On  ne  peut  mettre  ainsi 
en  menue  monnaie  courante  la  religion  la  légende,  l'antique  poésie  popu- 
laire, les  créations  spontanées  de  l'instinct,  les  demi- visions  des  âges  pri- 
mitifs; elles  ne  sont  pas  des  sujets  de  conversation  amusante  et  vive,  un 
mot  piquant  ne  peut  pas  en  être  l'expression;  il  n'en  est  que  la -parodie. 
Mais  quel  attrait  pour  des  Fiançais,  pour  des  gens  du  monde,  et  quel  lec- 
teur s'abstiendra  d'un  livre  oîi  tout  le  savoir  humain  est  rassemblé  en  mots 
piquants?  Car  c'est  bien  tout  le  savoir  humain,  et  je  ne  vois  pas  quelle  idée 
importante  manquerait  à  un  homme  qui  aurait  pour  bréviaire  les  Dialogues, 
le  Dictionnaire  et  les  Romans.  Relisez-les  cinq  ou  six  fois,  et  alors  seulement 
vous  vous  rendrez  compte  de  tout  ce  qu'ils  contiennent. 

Non-seulen  ent  les  vues  sur  le  monde  et  sur  l'homme,  les  idées  géné- 
rales de  toute  espèce  y  abondent,  mais  encore  les  renseignements  positifs 
et  même  techniques  y  fourmillent;  petits  faits  semés  par  milliers,  détails 
multipliés  et  précis  sur  l'astronomie,  la  physique,  la  géographie,  la  phy- 
siologie, la  statistique,  l'histoire  de  tous  les  peuples,  expériences  innom- 
brables et  personnelles  d'un  homme  qui,  par  lui-même,  a  lu  des  textes, 
manié  les  instruments,  visité  les  pays,  touché  les  industries,  pratiqué  les 
hommes,  et  qui,  par  la  netteté  de  sa  merveilleuse  mémoire,  par  la  viva- 
cité de  son  imagination  toujours  flambante,  revoit  ou  voit,  comme  avec  les 
yeux  de  la  tête,  tout  ce  qu'il  dit,  à  mesure  qu'il  le  dit. 

Talent  unique,  le  plus  rare  en  un  siècle  classique,  le  plus  précieux  de 
tous,  puisqu'il  consiste  à  se  représenter  les  êtres,  non  pas  à  travers  le  voile 
grisâtre  des  phrases  générales,  mais  en  eux-mêmes,  tels  qu'ils  sont  dans  la 
nature  et  dans  l'histoire,  avec  leur  couleur  et  leur  forme  sensibles,  avec 
leur  saillie  et  leur  relief  individuels,  avec  leurs  accessoires  et  leurs  alen- 
tours dans  le  temps  et  dans  l'espace,  un  paysan  à  sa  charrue,  un  ([uaker 
dans  sa  congrégation,  un  baron  allemand  dans  son  château,  des  Hollandais, 
des  Anglais,  des  Espagnols,  des  Italiens,  des  Français  chez  eux^  une  grande 
dame,  une  intrigante,  des  provinciaux,  des  soldats,  des  fdles,  et  le  reste  du 
pêle-mêle  humain,  à  tous  les  degrés  de  l'escalier  social,  chacun  en  rac- 
courci et  dans  la  lumière  fuyante  d'un  éclair. 

Car,  c'est  là  le  trait  le  plus  frappant  de  ce  style,  la  rapidité  prodigieuse, 
le  défilé  éblouissant  et  vertigineux  de  clioses  toujours  nouvelles,  idées, 
images,  événements^  paysages,  récits,  dialogues,  petites  peintures  abrévia- 


h\  JUGEMENTS    SUR    VOLTAIRE. 

lives,  qui  se  suivent  en  courant  comme  dans  une  lanterne  magique,  presque 
aussitôt  retirées  que  présentées  par  le  magicien  impatient  qui,  en  un  clin 
d'œil,  fait  le  tour  du  monde,  et  qui,  enchevêtrant  coup  sur  coup  l'histoire, 
la  f^ble,  la  vérité,  la  fantaisie,  le  temps  présent,  le  temps  passé,  encadre  son 
œuvre  tantôt  dans  une  parade  aussi  saugrenue  que  celles  de  la  foire,  tantôt 
dans  une  féerie  plus  magnifique  que  toutes  celles  de  l'Opéra.  Amuser,  s'a- 
muser, «  faire  pas-ser  son  âme  par  tous  les  modes  imaginables  »,  comme  un 
foyer  ardent  oîi  l'on  jette  tour  à  tour  les  substances  les  plus  diverses  poui- 
lui  faire  rendre  toutes  les  flammes,  tous  les  pétillements  et  tous  les  parfums, 
voilà  son  premier  instinct.  «  La  vie,  dit-il  encore,  est  un  enfant  qu'il  faut 
bercer  jusqu'à  ce  qu'il  s'en  lorme.  » 

Il  n\  eut  jamais  de  créature  mortelle  [)Ius  exaltée  et  plus  excitante,  plus 
impropre  au  silence  et  plus  hostile  à  l'ennui,  mieux  douée  pour  la  conver- 
sation, plus  visiblement  destinée  à  devenir  la  reine  d'un  siècle  où,  avec  six 
jolis  contes,  trente  bons  mots  et  un  peu  d'usage,  un  homme  avait  son  passe- 
port mondain  et  la  certitude  d'être  bien  accueilli  partout.  Il  n'y  eut  jamais 
d'écrivain  qui  ait  possédé  à  un  si  haut  degré  et  en  pareille  abondance  tous 
les  dons  du  causpur,  l'art  d'animer  et  d'égayer  la  parole,  le  talent  de  plaire 
aux  gens  du  monde.  Du  meilleur  ton,  quand  il  veut,  et  s'enfermant  sans 
gêne  dans  les  plus  exactes  bienséance^!,  d'une  politesse  achevée,  d'une  ga- 
lanterie exquise,  respectueux  sans  bassesse,  caressant  sans  fadeur,  et  tou- 
jours aisé,  il  lui  suffit  d'être  en  public  pour  prendre  naturellement  l'accent 
mesuré,  les  façons  discrètes,  le  demi-sourire  engageant  de  l'homme  bien 
élevé  qui,  introduisant  les  lecteurs  dans  sa  pensée,  leur  fait  les  honneurs 
du  logis. 

Êies-vous  familier  avec  lui,  et  du  petit  cercle  intime  dans  lequel  il  s'é- 
panche en  toute  liberté,  portes  closes?  Le  rire  ne  vous  quittera  plus.  Brus- 
quement, d'une  main  sûre  et  sans  avoir  l'air  d'y  toucher,  il  enlève  le  voile 
(ju:  couvre  un  abus,  un  préjugé,  une  sottise,  bref  quelqu'une  des  idoles 
humaines.  Sous  cette  lumière  subite,  la  vraie  figure,  difforme,  vitreuse  et 
plate,  apparaît.  C'est  le  rire  de  la  raison,  agile  et  victorieuse.  En  voici  un 
autre,  celui  du  tempérament  gai  de  l'improvisateur  bouffon,  de  l'homme  qui 
reste  jeune,  enfant,  et  même  gamin,  jusqu'à  son  dernier  jour  et  «  fait  des 
gambades  sur  son  tombeau  ».  Il  aime  les  caricatures,  il  charge  les  traits  des 
visages,  il  met  en  scène  des  grotesques,  il  les  promène  en  tous  sens  comme 
des  marionnettes.  Il  n'est  jamais  Ihs  de  les  reprendre  et  de  les  faire  danser 
sous  de  nouveaux  costumes.  Au  plus  fort  de  sa  philosophie,  de  sa  propa 
gande  et  de  sa  polémique,  il  installe  en  plein  vent  son  théâtre  de  poche, 
ses  fantoches:  un  bachelier,  un  moine,  un  inquisiteur,  Maupertuis,  Pom- 
pignan,  Nonotte,  Fréron,  le  roi  David,  et  tant  d'autres,  qui  viennent  devant 
nous  pirouetter  et  gesticuler  en  habit  de  Scaramouche  et  d'Arlequin. 

Quand  le  talent  de  la  farce  s'ajoute  ainsi  au  besoin  de  la  vérité,  la  plai- 
santerie devient  toute-puissante,  car  elle  donne  satisfaction  à  des  instincts 
universels  et  profonds  de  la  nature  humaine,  à  la  curiosité  maligne,  à  l'es- 
prit de  dénigrement,  à  l'aversion  pour  la  gêne,  à  ce  fonds  de  mauvaise  hu- 
meur que  laissent  en  nous  la  convention,  l'étiquette  et  l'obligation  sociale 


JUGEMENTS    SUR     VOLTAIRE.  lxi 

de  porter  le  lourd  manteau  de  la  décence  et  du  respect.  Il  y  a  des  momenls 
dans  la  vie  où  le  plus  sage  n'est  pas  fâché  de  le  rejeter  à  demi,  et  môme  tout 
à  fait.  —  A  chaque  page,  tantôt  avec  un  mouvement  rude  de  naturaliste 
hardi,  tantôt  avec  un  geste  preste  de  singe  polisson,  Voltaire  écarte  la  dra- 
perie sérieuse  ou  solennelle,  et  nous  montre  l'homme,  pauvre  bimane,  dans 
quelles  attitudes!  Swift  seul  a  risqué  de  pareils  tableaux. 

A  l'origine  ou  au  terme  de  tous  nos  sentiments  exaltés,  quelles  crudités 
physiologiques,  quelle  disproportion  entre  notre  raison  si  faible  et  nos 
instincts  si  forts!  Dans  quel  bas-fonds  de  garde-robe  la  politique  et  la  reli- 
gion vont-elles  cacher  leur  linge  sale! 

De  tout  cela,  il  faut  rire  pour  ne  pas  pleurer,  et  encore,  sous  ce  rire,  il 
y  a  des  larmes;  il  finit  en  ricanement;  il  recouvre  la  tristesse  profonde,  la 
pitié  douloureuse.  A  ce  degré  et  en  de  tels  sujets,  il  n'est  plus  qu'un  effet 
de  l'habitude  et  du  parti  pris,  une  manie  de  la  verve,  un  état  fixe  de  la 
machine  nerveuse  lancée  à  travers  tout,  sans  frein  et  à  toute  vitesse.  — 
l'renons-y  garde,  pourtant  :  la  gaieté  est  encore  un  ressort,  le  dernier  en 
France  qui  maintienne  l'homme  debout,  le  meilleur  pour  garder  ii  l'àme 
son  ton,  sa  résistance  et  sa  force,  le  plus  intact  dans  un  siècle  où  les 
hommes,  les  femmes  elles-mêmes,  se  croyaient  tenus  de  mourir  en  per- 
sonnes de  bonne  compagnie,  avec  un  sourire  et  sur  un  bon  mot.  {Les  Ori- 
gines de  la  France  conleinporaine,  tome  I^"".) 

E.    VACHE  ROT. 

L'ancien  régime  élait  encore  debout,  malgré  sa  décadence  croissante 
dojmis  trois  siècles.  Il  s'agissait  non  de  comprendre  et  déjuger,  mais  de 
con:baltre  et  de  détruire  ces  institutions  qui  pesaient  encore  sur  la  raison  et 
la  conscience  de  la  so;iété  moderne,  et  qui  faisaient  ob-tacle  aux  réformes  les 
plus  justes  et  les  plus  urgentes,  dans  Tordre  religieux,  politique  et  social. 
Écrasons  l'infâme  ne  fut  point  seulement  un  cri  de  colère  échappé  au  plus 
irritable  de  nos  gr.mds  écrivains;  ce  fut  le  mot  d'ordre  de  tout  un  peuple  de 
jihilosophes,  de  publicistes  et  de  pamphlétaires.  Écrasons  l'infâme,  c'esl-à- 
(iire  guerre  à  l'ennemi,  avec  toutes  les  armes  que  la  passion  met  dans  les 
mains,  avec  la  déclamation,  avec  l'injuie,  avec  l'outmge,  avec  la  calomnie, 
furor  arma  minislral.  «  Meniez,  meniez  toujours,  mes  amis,  pour  la  bonne 
cause!  »  criait  Voltaire.  C'est  dans  cet  esprit  que  furent  jugées  et  dénoncées 
à  l'opinion  publique  toutes  les  doctrines,  toutes  les  institutions  du  passé, 
religion,  philosophie,  monarchie,  noblesse  et  clergé.  Dans  ce  furieux  assaut 
la  religion  et  le  clergé  re(;urent  les  plus  rudes  coups.  Nulle  étude  séiieuse, 
embrass:mt  tous  les  côtés  do  son  objet.  Nulle  véritable  critique,  faisant 
équitablement  la  part  du  vrai  et  du  faux,  du  bien  et  du  mal,  de  lu  raison  et 
de  la  superstition.  U infâme,  c'est  tout  ce  qui  touche  à  ce  passé  avec  lequel 
on  veut  en  finir  à  tout  prix.  [Lettre  au  Courrier  du  Dimanche,  septembre 
I.SSI.) 


JUGEMENTS   SUR    VOLTAIRE. 


PAUL    ALBERT. 


Un  écrivain  qui  en  tout  est  l'opposé  de  Bossuet,  Voltaire,  publie  son 
Essai  sur  les  Mœurs  et  l'Esprit  des  nations.  Dans  cet  ouvrage,  il  ne  se 
propose  pas  d'expliquer  les  révolutions  des  empires  par  l'intervention  de  la 
Providence.  «  Trois  choses,  dit-il,  influent  sans  cesse  sur  l'esprit  des 
hommes,  le  climat,  le  gouvernement,  la  religion.  C'est  la  seule  manière 
d'expliquer  l'énigme  du  monde.  »  Il  ne  bornera  donc  pas  l'histoire  au  récit 
des  événements;  mais  il  essaiera  de  montrer  comment  la  plupart  de  ces 
événements  sont  sortis,  pour  ainsi  dire,  comme  une  conséquence  naturelle, 
du  climat  et  des  institutions  politiques  et  religieuses.  Point  de  vue  tout 
nouveau,  comme  vous  le  voyez,  et  purement  humain.  Plus  d'hypothèse 
grandiose,  plus  de  surnaturel,  et  surtout  plus  d'exclusion.  Les  peuples,  que 
Bossuet  avait  pour  ainsi  dire  retranchés  de  l'humanité,  rentrent  dans  leurs 
droits  et  reprennent  la  place  qui  leur  revient... 

Mais  ce  qui  importe  dans  un  ouvrage  de  ce  genre,  c'est  l'idée  générale. 
Quelle  est  celle  qui  a  guidé  et  soutenu  Voltaire  dans  cette  vaste  revue  des 
peuples?  Plus  d'une  fois  il  a  détourné  les  yeux  avec  horreur  du  spectacle 
que  lui  présentaient  les  choses  humaines.  Que  de  guerres  atroces!  que  de 
crimes!  que  de  folies!  Il  semble  que  les  hommes  n'aient  été  créés  que  pour 
se  déchirer  :  l'ambition,  la  cupidité,  la  vanité,  le  fanatisme  surtout,  exercen 
en  tout  temps,  en  tous  lieux,  les  plus  cruels  ravages.  Quoi!  l'histoire  du 
monde  ne  serait-elle  que  l'inventaire  des  maux  que  les  hommes  se  sont 
faits  les  uns  aux  autres?  Gardons-nous  de  le  croire.  Divisés  et  ennemis  sur 
tant  de  points,  ils  sont  unis  sur  un  point  essentiel,  la  loi  morale.  Celle-ci 
n'est  pas  arbitraire  et  variable  comme  les  lois  écrites;  elle  n'élève  pas  entre 
les  peuples  des  barrières  artificielles,  elle  les  fait  tomber;  elle  doit  peu  à 
peu  se  communiquer  pour  ainsi  dire  de  la  conscience  à  l'intelligence,  et  pré- 
parer ainsi  une  harmonie  universelle.  [La  Prose,  huitième  leçon.) 


Fl\    DES    JUGEMENTS     SUR      VOLTAIRE. 


ŒUVRES 

AUTOBIOGRAPHIQUES 


ARTICLE  DE  VOLTAIRE 

SUR    VOLTAIRE' 


Voltaire  (François-Marie  Arouet  de),  né  en  169/t,  le  20  no- 
vembre, de  François  Arouet,  trésorier  de  la  chambre  des  comptes, 
et  de  Catherine  Daumart  ;  historiographe  de  France  en  17/j5, 
gentilhomme  ordinaire  de  la  chambre  du  roi  en  17^7,  et  surnu- 
méraire en  1749,  membre  de  l'Académie  française,  de  la  Crusca, 
de  la  Société  royale  de  Londres,  de  Bologne,  de  Pétersbourg.  lia 
composé  pour  le  théâtre  les  pièces  suivantes  :  OEdipe,  tragédie, 
18  novembre  1718;  Ariémire,  tragédie,  15  février  1720  ;  Mariamne, 
tragédie,  6  mars  1724,  retouchée  et  redonnée  sous  le  titre  de 
Ilérode  et  Mariamne,  ti'agédie,  10  avril  1725;  Clndiscrel,  comédie 
en  un  acte  et  en  vers,  18  août  1725;  Bratus,  tragédie,  11  dé- 
cembre 1730;  Ériplujle,  tragédie,  7  mars  1732;  Zaïre,  tragédie, 
13  août  1732;  AdèUiule,  tragédie,  18  janvier  llik;Ahire,  tragédie, 
27  janvier  1736;  l'Enfant  prodigue  ou  l'École  de  la  jeunesse,  comédie 
en  cinq  actes  et  en  vers  de  dix  syllabes,  le  10  octobre  1736; 
Zulime,  tragédie,  8  juin  1740;  Mahomet,  tragédie,  9  août  1742; 
Mèrope,  tragédie,  20 février  1 743  ;  la  J7or/(/é!  César,  tragédie,  29  août 
1743;  la  Princesse  de  xVa(;arre,  comédie  en  trois  actes,  en  vers 
libres,  avec  un  prologue  et  des  divertissements  (musique  de 
M.  Rameau),  composée  à  l'occasion  {\\\  mariage  de  monseigneur 
le  dauphin  avec  Marie-Thérèse,  infante  d'Espagne,  et  représentée 
à  Versailles  les  mardi  23  et  samedi  27  février  1745;  Sèmiramis,  tra- 

1.  Extrait  du  Dictionnaire  îles  Tliéà très  doti  fi-èrcs  Parfaict. 

C'est  dans  une  lettre  à  Voltaire  lui-même,  du  16  juillet  1773,  que  Parfaict 
dit  lui  être  redevable  de  l'article  ci-dessus,  qu'il  avait  fait  imprimer  mot  pour 
mot,  tel  qu'il  l'avait  re(;u  de  la  part  de  Voltaire.  La  lettre  de  Parfaict  est  iinj)i-i- 
mée  pages  19-24  de  la  Lettre  au  public  sur  la  mort  de  MM.  de  Crèbillon,  Gresset, 
Parfaict  (par  le  chevalier  du  Goudray),  1777,  in-8". 

Cet    article    semble    avoir  été   rédigé  en  1755,  avant  les  représentations  de 
l'Orplielin   de  la  Cliine,  pendant  l'impression   de   l'édition  des  OEuvres  de   Vol- 
taire publiée,  en  175G,  par  les  frères  Cramer,  en  dix-sept  volumes  in-S". 
I.  1 


2  ARTICLE    DE    VOLTAIRE. 

gédie,  29  août  17^8  ;  Nanine,  comédie  en  trois  actes  et  envers, 
16  juin  1749;  Oreste,  tragédie,  12  janvier  1750;  Borne  sauvée,  tra- 
gédie, 2^4  février  1752  ;  le  Duc  de  Foix,  tragédie,  17  août  1752  ;  — 
au  théâtre  de  l'Académie  royale  de  musique  :  le  Temple  de  la  Gloire, 
ballet  héroïque  en  trois  actes,  avec  un  prologue,  représenté  à 
Versailles  le  27  novembre  17/|5,  et  à  Paris  le  10  décembre. 

La  préface  d'une  des  éditions  de  la  Henriade  nous  apprend  que 
ce  poëme  fut  d'abord  imprimé  par  les  soins  de  l'abbé  Desfon- 
taines, qui  y  mêla  quelques  vers  de  sa  façon  :  on  cite  surtout 
ceux-ci  : 

Et,  malgré  les  Perraiilts  et  malgré  les  Houdarts, 
On  verra  le  bon  eoùt  fleurir  de  toutes  parts. 

L'auteur  fit  ensuite  Imprimer  la  Henriade  sous  son  véritable 
nom  en  1727,  à  Londres.  Il  y  en  eut  plusieurs  éditions;  M.  l'abbé 
Lenglet-Dufresnoy  recueillit  toutes  les  variantes  et  les  notes,  et  les 
ût  imprimer  en  1736. 

On  s'est  conformé  à  cette  édition  dans  toutes  les  suivantes, 
jusqu'à  celle  qui  a  été  faite  à  Leipsick  en  1752.  On  y  trouve  beau- 
coup de  changements  et  d'additions  dans  la  Henriade,  ainsi  que 
dans  les  pièces  de  théâtre  et  les  œuvres  diverses.  Les  opéras  in- 
tulés  Samson  et  Pandore  sont  dans  ce  recueil,  et  dans  ceux  qu'on 
a  faits  à  Paris  et  à  Rouen  sous  le  titre  de  Londres.  Samson  avait 
été  mis  en  musique  par  M.  Rameau.  Des  considérations  particu- 
lières empêchèrent  qu'on  ne  le  représentât. 

M.  Royer  a  mis  Pandore  en  musique;  mais  comme  l'auteur  ne 
s'était  pas  asservi  à  la  méthode  ordinaire  de  l'opéra,  le  musicien 
a  engagé  un  autre  auteur  à  changer  les  scènes  et  à  faire  les 
ariettes  ;  de  sorte  que  cet  opéra  mis  en  musique  n'est  pas  celui 
de  M.  de  Voltaire. 

Il  a  donné  beaucoup  d'ouvrages  en  prose,  comme  VHistoire  de 
Charles  XII  roi  de  Suéde,  le  Siècle  de  Louis  XIV,  dont  il  y  a  plu- 
sieurs éditions.  On  a  mis  sous  son  nom  beaucoup  d'ouvrages 
qui  ne  sont  point  de  lui;  d'autres  dont  le  fond  lui  appartient, 
mais  qu'on  a  entièrement  défigurés  :  tels  sont  deux  volumes  d'une 
Histoire  universelle  depuis  Charlemagne  jusqu'à  Charles  VII,  roi  de 
France.  On  prépare  actuellement  une  édition  magnifique  de  tous 
ses  véritables  ouvrages. 


POUR     SERVIR 

A   LA   VIE   DE   M.    DE   VOLTAIRE 

ÉCRITS  PAR   LUI-MÊME 
17  59 


AVERTISSEMENT 

DE  CEUGHOT 


Le  marquis  de  Villette  écrivait,  en  1787,  au  comte  de  Guibcrt  ^  : 

«  Il  est  malheureusement  certain  que  M.  de  Voltaire  est  l'auteur  de  ces 
Mémoires  ;  mais  il  est  en  même  temps  certain  qu'il  en  avait  brûlé  le  manu- 
scrit longtemps  avant  sa  mort. 

«  Voici  le  fait.  Après  le  séjour  de  M.  de  Voltaire  à  Colmar  et  à  Lau- 
sanne, il  vint  s'établir  auprès  de  Genève.  Dégoûté  des  intrigues  des  cours, 
lassé  de  la  faveur  des  rois,  il  y  vivait  avec  un  très-petit  nombre  d'amis,  et 
n'y  recevait  que  les  voyageurs  distingués  qui  faisaient  le  pèlerinage  des 
Délices. 

«  C'est  là  que,  le  cœur  gros  de  l'aventure  de  Francfort,  il  épanchait  son 
âme,  comme  malgré  lui,  dans  le  sein  de  Tamitié,  et  racontait,  avec  cette 
grâce  que  vous  lui  connaissiez,  les  détails  très-piquants  de  la  vie  privée  et 
de  l'intérieur  domestique  de  votre  héros,  qui  avait  été  si  longtemps  le  sien. 
Ces  auditeurs  intimes,  ravis  de  l'originalité  qu'il  mettait  dans  le  récit  de 
ces  anecdotes,  l'invitèrent  à  les  écrire.  En  cédant  à  leurs  instances,  il  obéit 
à  un  ancien  mouvement  d'humeur. 

«  Il  serre  avec  grand  soin  son  manuscrit;  mais  ce  beau  génie  n'a  jamais 
eu  l'esprit  de  rien  enfermer,  ni  l'adresse  de  cacher  une  clef,  pas  môme 
celle  de  ses  doubles  louis.  On  a  fait  à  son  insu  deux  copies  de  cet  ouvrage. 
Peu  de  temps  après,  il  se  réconcilie  avec  le  roi  de  Prusse,  et  brûle  lui- 
même  ces  Mémoires  écrits  de  sa  propre  main;  bien  persuadé  que,  de  cette 
manière,  il  anéantit  pour  jamais  jusqu'il  la  trace  de  ses  vieilles  querelles. 

«  Après  la  mort  de  Voltaire,  l'une  des  deux  copies,  remise  en  des 
mains  augustes,  loin  de  Paris  et  de  la  France,  est  restée  secrète;  l'autre 
copie,  livrée  avec  les  manuscrits  qui  devaient  composer  ses  Œuvres  post- 
humes^ est  cf'lle  qui  a  vu  le  jour.  On  a  attendu  cinq  ans  pour  se  résoudre 
'à  une  si  horrible  trahison. 

«  On  n'a  donc  rien  à  reprocher  à  la  mémoire  de  M.  de  Voltaire.  » 

Tout  n'est  pas  exact  dans  le  récit  du  marquis  de  Villette.  Il  est  hors  de 
doute  que  ces  Mémoires  sont  de  Voltaire;  il  est  certain  qu'il  les  composa 
en  '17.j9  et  à  plusieurs  reprises^  ainsi  (ju'on  le  voit  par  les  dates  qu'il  a 

1.  OEuvres  du  marquis  de  Villette,  1788,  in-8",  pages  248-240. 

2.  Voyez  ci-après  une  note  (Documents  biographiques,  n"  >J1.I)  qui  pourrait 
faire  croire  que  ces  Mémoires  avaient  été  commencés  avant  le  départ  de  Voltaire 
pour  la  Prusse.  (L.  M.) 


6  AVERTISSEMENT  DE    BEUCHOT. 

mises  aux  additions  qui  les  terminent.  Il  n'est  pas  moins  certain  que  Vol- 
taire ne  les  a  pas  publiés.  Il  en  avait  brûlé  Toriginal,  mais  il  en  avait  fait 
faire  deux  copies  par  son  secrétaire  Wagnière.  La  Harpe  aj^ant,  en  1768, 
dérobé  l'un  de  ces  manuscrits,  fut  expulsé  de  Ferney.  M"'^  Denis,  qui 
était  sa  complice  et  qui  prenait  sa  défense,  fut  aussi  renvoyée;  il  faut  que 
lorsque  cette  dame  revint  chez  son  oncle,  elle  ait  rapporté  le  manuscrit, 
puisque  des  deux  copies  faites  par  Wagnière  l'une  fut  envoyée  par  lui  à 
l'impératrice  Catherine,  et  que  l'autre  se  trouvait,  en  1783,  entre  les  mains 
de  Beaumarchais,  provenant  de  M™*  Denis.  Beaumarchais,  entrepreneur 
des  éditions  de  Kehl,  pour  se  conformer  aux  intentions  de  Voltaire,  ne  vou- 
lait pas  publier  ces  Métnoires  du  vivant  du  roi  de  Prusse;  mais  il  en  faisait 
des  lectures  dans  de  petites  réunions.  Ainsi  faisait,  de  son  côté,  La  Harpe, 
qui,  avant  de  rendre  à  M™''  Denis  le  manuscrit  dérobé,  en  avait  pris  copie 
à  l'insu  ou  du  consentement  de  cette  dame.  Ce  qui  prouve  que  l'intention 
des  éditeurs  de  Kehl  n'était  pas  de  comprendre  les  Mémoires  dans  les 
Œuvres  de  Voltaire,  c'est  le  parti  qu'ils  avaient  pris  de  fondre  dans  le 
Conwientuire  historique  sur  les  œuvres  de  l'auteur  de  la  Henriade  ^,  en 
les  altérant  quelquefois,  d'assez  longs  passages  des  Métnoires.  Mais,  en 
1784,  il  en  parut  plusieurs  éditions  séparées  2;  alors  les  éditeurs  de  Kehl  se 
décidèrent  à  ne  pas  priver  leurs  souscripteurs  de  ces  Mémoires,  et  les  don- 
nèrent dans  leur  dernier  volume  (tome  LXX  de  l'édition  in-S»  ou  tome  XCll 
de  l'édition  in-12},  à  la  suite  de  la  Vie  de  Voltaire  par  Condorcet. 

Voltaire  fit  imprimer  dans  le  Mercure  une  Déclaration^  pour  justifier 
La  Harpe  de  l'accusation  du  vol  de  manuscrits  dont  parlèrent  des  jour- 
naux en  1768.  C'était  générosité  de  la  part  du  philosophe  de  Ferney.  Mais 
le  témoignage  de  Wagnière  et  la  publication  de  1784  ne  laissent  aucun 
doute  sur  la  soustraction  des  manuscrits  en  1768. 


1.  Les  éditeurs  de  Kelil  avaient  placé  ce  Commentaire  dans  Iq^^ Mélanges  litté- 
raires; on  le  trouvera  ci-après. 

2.  J'en  possède  quatre,  toutes  au  même  millésime,  sous  le  titre  de  :  Mémoires 
pour  servir  à  la  Vie  de  Voltaire,  écrits  par  lui-même,  savoir,  iu-8°  de  80  pages  : 
petit  in-8»  de  166  pages;  petit  in-8»  de  117  pages;  in-8°  de  174  pages,  plus  Ver- 
rata.  Cette  dernière  édition  est  terminée  par  VÉpit7-e  en  vers  de  Frédéric  (au 
maréchal  Keith,  sur  les  vaines  terreurs  de  la  mort  et  les  frayeurs  de  l'autre  vie.  (B.) 

3.  Vojez  tome  XXYII.  page  17. 


MÉMOIRES 

POUR      S  E  R  V I  tl 

A   LA  YIE  DE    M.    DE   VOLTAIRE 


J'étais  las  de  la  vie  oisive  el  tuihulente  de  Paris,  de  la  foule 
des  petits-maîtres,  des  mauvais  livres  iuiprimés  avec  approbaliou 
et  privilège  du  roi,  des  cabales  des  geus  de  letli-es,  des  bassesses 
et  du  brigandage  des  misérables  qui  désbonoraient  la  littérature, 
.le  trouvai,  en  n33,  une  jeune  dame  (|ui  pensait  à  peu  près 
comme  moi,  et  qui  prit  la  résolution  d'allor  passeï"  plusieurs 
années  à  la  campagne  pour  y  cultiver  son  esprit,  loin  du  tumulte 
du  monde  :  c'était  M""=  la  marquise  du  Cbàtelet,  la  icuime  de 
France  qui  avait  le  plus  de  disposition  pour  toutes  les  sciences. 

Son  père,  le  baron  de  Breteuil,  lui  avait  lait  apprendre  le 
latin,  qu'elle  possédait  comme  M""^  Dacier  ;  elle  savait  par  cœm^ 
les  plus  beaux  morceaux  d'Horace,  de  Virgile,  et  de  Lucrèce  ; 
tous  les  ouvrages  philosophiques  de  Cicéron  lui  étaient  fami- 
liers. Son  goût  dominant  était  pour  les  mathématiques  et  pour 
la  métaphysique.  On  a  rarement  uni  plus  de  justesse  d'esprit  et 
plus  de  goût  avec  plus  d'ardeur  de  s'insli'uire  ;  elle  n'aimait  pas 
moins  le  monde,  et  tous  les  amusements  de  son  âge  et  de  son 
sexe.  Cependant  elle  quitta  tout  pour  aller  s'ensevelir  dans  uu 
château  délabré  sur  les  frontières  de  la  Champagne  et  d(!  la  Lor-  \ 
raiue,  dans  un  termin  très-ingrat  et  très-vilaiu.  Elle  embellit  ce 
château  S  qu'elle  orna  de  jardins  assez  agréables.  J'y  bâtis  une 
galerie  ;  j'y  formai  un  très-beau  cabinet  de  physique.  Nous 
eûmes  une  bibliothèque  nombreuse;.  Ouel([ues  savants  vim'ciit 
philosopher  dans  notre  retraite.  Nous  eûmes  deux  ans  entiers  le 
célèbre  Koënig,  qui  est  mort  professeur  à  la  Haye^  et  bibliothé- 
caire de  M""'  la  i)rincesse  d'Orange.  Maupertuis  vint  avec  Jean 

1.  Circy. 

2.  Voyez  la  note,  tome  XXIII,  paije  ùGO. 


8  MÉMOlRIiS. 

ijernouilli  ;  et  dès  lors  Maiipcrtiiis,  qui  était  né  le  plus  jaloux  des 
hommes,  me  prit  pour  l'objet  de  celte  passion  qui  lui  a  été  tou- 
jours très-chère. 

J'enseignai  l'anglais  à  M"'"  du  Châtelet,  qui  au  bout  de  trois 
mois  le  sut  aussi  bien  que  moi,  et  qui  lisait  également  Locke, 
A'ewton  et  Pope.  Elle  apprit  l'italien  aussi  vite;  nous  lûmes 
ensemble  tout  le  Tasse  et  tout  l'Arioste.  De  sorte  que  quand 
Algarotti  vint  à  Cirey,  où  il  acheva  son  Ncutonianismo  per  le  dame^, 
il  la  trouva  assez  savante  dans  sa  langue  pour  lui  donner  de 
très-bons  avis  dont  il  profita.  Algarotti  était  un  Vénitien  fort 
aimable,  fils  d'un  marchand  fort  riche  ;  il  voyageait  dans  toute 
l'Europe,  savait  un  peu  de  tout,  et  donnait  à  tout  de  la  grâce. 

Nous  ne  cherchions  qua  nous  instruire  dans  cette  délicieuse 
retraite,  sans  nous  informer  de  ce  qui  se  passait  dans  le  reste  du 
monde.  Notre  plus  grande  attention  se  tourna  longtemps  du  côté 
de  Leibnitz  et  de  Newton.  M'""  du  Châtelet  s'attacha  d'abord  à 
Leibnitz,  et  développa  une  partie  de  son  système  dans  un  livre 
très-bien  écrit,  intitulé  Insti luttons  de  phi/sique-.  Elle  ne  chercha 
point  à  parer  cette  philosophie  d'ornements  étrangers  :  cette  affé- 
terie n'entrait  point  dans  son  caractère  mâle  et  vrai.  La  clarté, 
la  précision  et  l'élégance,  composaient  son  style.  Si  jamais  on  a 
pu  donner  quelque  vraisemblance  aux  idées  de  Leibnitz,  c'est 
dans  ce  livre  qu'il  la  faut  chercher.  Mais  on  commence  aujour- 
d'hui à  ne  plus  s'embarrasser  de  ce  que  Leibnitz  a  pensé. 

Née  pour  la  vérité,  elle  abandonna  bientôt  les  systèmes,  et 
s'attacha  aux  découvertes  du  grand  Newton.  Elle  traduisit  en 
français  tout  le  livre  des  Principes  mathématiques  ;  et  depuis, 
lorsqu'elle  eut  fortifié  ses  connaissances,  elle  ajouta  à  ce  livre, 
que  si  peu  de  gens  entendent,  un  commentaire  algébrique,  qui 
n'est  pas  davantage  à  la  portée  du  commun  des  lecteurs. 
M.  Clairaut,  l'un  de  nos  meilleurs  géomètres,  a  revu  exactement 
ce  commentaire.  On  en  a  commencé  une  édition  ;  il  n'est  pas 
honorable  pour  notre  siècle  qu'elle  n'ait  pas  été  achevée  ^ 

Nous  cultivions  à  Cirey  tous  les  arts.  J'y  composai  Alzire, 
Mérope,  l'Enfant  prodigue,  Mahomet.  Je  travaillai  pour  elle  à  un 
Essai  sur  l'Histoire  gènisrale   depuis    Charlemagne    jusqu'à   nos 


1.  1737,  un  volume  in-i",  traduit  en  français  par  Duperron  de  Castéra,  1738, 
in-12. 

2.  17iO,  in-8°. 

3.  L'impression  ayant  duré  plusieurs  années,   Voltaire  a  cru   qu'elle  n'a  pas 
été  achevée;  mais  voyez  la  note,  tome  XXIII,  page  515. 


Mli.MOIHES.  9 

jours:  je  choisis  cette  époque  de  Cliarlemagne,  parce  que  c'est 
celle  où  Bossuet  s'est  arrêté,  et  que  je  n'osais  toucher  à  ce  qui 
avait  été  traité  par  ce  grand  homme.  Cependant  elle  n'était  pas 
contente  de  VHisioire  universelle  de  ce  prélat.  Elle  ne  la  trouvait 
qu'éloquente  ;  elle  était  indignée  que  presque  tout  l'ouvrage  de 
Bossuet  roulât  sur  une  nation  aussi  méprisable  que  celle  des 
Juifs, 

Après  avoir  passé  six  années  dans  cette  retraite,  au  milieu  des 
sciences  et  des  arts,  il  fallut  que  nous  allassions  à  Bruxelles,  où 
la  maison  du  Cbàtelct  avait  depuis  longtemps  un  procès  considé- 
rable contre  la  maison  de  Ilonsbrouk.  J'eus  le  bonheur  d'y 
trouver  un  petit-fils  de  l'illustre  et  infortuné  grand-pensionnaire 
de  Witt,  qui  était  premier  président  de  la  chambre  des  comptes. 
Il  avait  une  des  plus  belles  bibliothèques  de  l'Europe,  qui  me 
servit  beaucoup  pour  V Histoire  générale;  mais  j'eus  h  Bruxelles 
un  bonheur  plus  rare,  et  qui  me  fut  plus  sensible  :  j'accom- 
modai le  procès  pour  lequel  les  deux  maisons  se  ruinaient  en 
frais  depuis  soixante  ans.  Je  fis  avoir  à  M.  le  marquis  du  Chàtelet 
deux  cent  vingt  mille  livres,  argent  comptant,  moyennant  quoi 
tout  fut  terminé. 

Lorsque  j'étais  encore  à  Bruxelles,  en  17/jO,  le  gros  roi  de 
Prusse  Frédéi'ic-Guillaume,  le  moins  endurant  de  tous  les  roisS 
sans  contredit  le  plus  économe  et  le  plus  riche  en  argent  comp- 
tant, mourut  à  Berlin.  Son  fils,  qui  s'est  iiiit  une  réputation  si 
singulière,  entretenait  un  commerce  assez  réguliei'  avec  moi 
depuis  plus  de  quatre  années.  Il  n'y  a  jamais  eu  peut-être  au 
monde  de  père  et  de  fils  qui  se  ressemblassent  moins  que  ces 
deux  monarques.  Le  père  était  un  véritable  Vandale,  qui  dans 
tout  son  règne  n'avait  songé  qu'à  amasser  de  l'argent,  et  à  entre- 
tenir à  moins  de  frais  qu'il  se  pouvait  les  plus  belles  troupes  de 
l'Europe.  Jamais  sujets  ne  furent  plus  pauvres  que  les  siens,  et 
jamais  roi  ne  fut  plus  riche.  11  avait  acheté  à  vil  prix  une  grande 
partie  des  terres  de  sa  noblesse,  laquelle  avait  numgé  bien  vite 
le  peu  d'argent  qu'elle  en  avait  tiré,  et  la  moitié  de  cet  argent 
était  rentrée  encore  dans  les  coflVes  du  roi  par  les  impôts  sur  la 
consommation.  Toutes  les  terres  royales  étaient  a  (fermées  à  des 
receveurs  qui  (■taienl  en  niénic  temps  exactcurs  et  juges,  de  façon 
(|ue  quand  un  cullivalcur  n'avait  i)as  payé  au  fermier  à  jour 
nommé,  ce  fermier  prenait  son  habit  de  juge,  et  condamnait  le 


1.  La  fin  de  cet  alinéa  et  les  seize  qui  le  suivent  avaient  éti''  (voyez   page  0) 
refondus,  par  les  éditeurs  de  Kehl,  dans  le  CommenUdre  historique. 


10  MEMOIRES. 

délinquant  au  double.  Il  faut  observer  que,  quand  ce  même  juge 
ne  payait  pas  le  roi  le  dernier  du  mois,  il  était  lui-même  taxé  au 
double  le  premier  du  mois  suivant. 

Lu  homme  tuait-il  un  lièvre,  ébrancliait-il  un  arbre  dans  le 
voisinage  des  terres  du  roi,  ou  avait-il  commis  quelque  autre 
faute,  il  fallait  payer  une  amende.  Une  fille  faisait-elle  un  enfant, 
il  fallait  que  la  mère,  ou  le  père,  ou  les  parents,  donnassent  de 
Targent  au  roi  pour  la  façon. 

^1""=  la  baronne  de  Knipbausen,  la  plus  riche  veuve  de  Berlin, 
c'est-à-dire  qui  possédait  sept  à  huit  mille  livres  de  rente,  fut  accu- 
sée d'avoir  mis  au  monde  un  sujet  du  roi  dans  la  seconde  année 
de  sou  veuvage  :  le  roi  lui  écrivit  de  sa  main  que,  pour  sauver 
son  honneur,  elle  envoyât  sur-le-champ  trente  mille  livres  à  son 
trésor  ;  elle  fut  obligée  de  les  emprunter,  et  fut  ruinée. 

Il  avait  un  ministre  à  la  Haye,  nommé  Luiscius  :  c'était  assu- 
rément de  tous  les  ministres  des  têtes  couronnées  le  plus  mal  payé  ; 
ce  pauvre  homme,  pour  se  chauffer,  fit  couper  quelques  arbres 
dans  le  jardin  d'Hors-Lardik,  appartenant  pour  lors  à  la  maison 
de  Prusse  ;  il  reçut  bientôt  après  des  dépêches  du  roi  son  maître 
qui  lui  retenaient  une  année  d'appointements.  Luiscius,  déses- 
péré, se  coupa  la  gorge  avec  le  seul  rasoir  qu'il  eût  :  un  vieux  va- 
let vint  à  son  secours,  et  lui  sauva  malheureusement  la  vie.  J'ai 
retrouvé  depuis  Son  Excellence  à  la  Haye,  et  je  lui  ai  fait  l'au- 
mône à  la  porte  du  palais  nommé  la  vieille  Cour,  palais  apparte- 
nant au  roi  de  Prusse,  et  où  ce  pauvre  ambassadeur  avait  de- 
meuré douze  ans. 

Il  faut  avouer  que  la  Turquie  est  une  république  en  compa- 
raison du  despotisme  exercé  par  Frédéric-Guillaume.  C'est  par 
ces  moyens  qu'il  parvint,  en  vingt-huit  ans  de  règne,  à  entasser 
dans  les  caves  de  son  palais  de  Berlin  environ  vingt  millions 
d'écus  bien  enfermés  dans  des  tonneaux  garnis  de  cercles  de 
fer.  Il  se  donna  le  plaisir  de  meubler  tout  le  grand  appartement  du 
palais  de  gros  efïets  d'argent  massif,  dans  lesquels  l'art  ne  sur- 
passait pas  la  matière^  Il  donna  aussi  à  la  reine  sa  femme,  en 
compte,  un  cabinet  dont  tous  les  meubles  étaient  d'or,  jusqu'aux 
pommeaux  des  pelles  et  pincettes,  et  jusqu'aux  cafetières. 

Le  monarque  sortait  à  pied  de  ce  palais,  vêtu  d'un  méchant 
habit  de  drap  bleu,  à  boutons  de  cuivre,  qui  lui  venait  à  la  moi- 
tié .des  cuisses;  et,  quand  il  achetait  un  habit  neuf,  il  faisait 
seiTir  ses  vieux  boutons.  C'est  dans  cet  équipage  que  Sa  Majesté, 

1.  «  Materiam  superabat  opus.  »  Ovide,  Met.,  II,  5. 


MÉMOIRES.  m 

armée  d'une  grosse  canne  de  sergent,  faisait  tous  les  jours  la  re- 
vue de  son  régiment  de  géants.  Ce  régiment  était  son  goût  fa- 
vori et  sa  plus  grande  dépense.  Le  premier  rang  de  sa  compa- 
gnie était  composé  d'hommes  dont  le  plus  petit  avait  sept  pieds 
de  haut  :  il  les  faisait  acheter  aux  bouts  de  l'Europe  et  de  l'Asie. 
J'en  vis  encore  quelques-uns  après  sa  mort.  Le  roi,  son  fils,  qui 
aimait  les  beaux  hommes,  et  non  les  grands  hommes,  avait  mis 
ceux-ci  chez  la  reine  sa  femme  en  qualité  d'heiduques.  Je  me 
souviens  qu'ils  accompagnèrent  un  vieux  carrosse  de  parade 
qu'on  envoya  au-devant  du  marquis  de  Beauvau,  qui  vint  con^pli- 
menter  le  nouveauroi  au  mois  de  novembre  i7/j0.  Le  feu  roi  Fré- 
déric-Guillaume, qui  avait  autrefois  fait  vendre  tous  les  meubles 
magnifiques  de  son  père,  n'avait  pu  se  défaire  de  cet  ('norme 
carrosse  dédoré.  Les  heiduques,  qui  étaient  aux  ])orlières  pour 
le  soutenir,  en  cas  qu'il  tombât,  se  donnaient  la  main  par-dessus 
l'impériale. 

Quand  Fi'édéric-Guillaume  avait  lait  sa  revue,  il  allait  se  pro- 
mener par  la  ville  ;  tout  le  monde  s'enfuyait  au  plus  vite  ;  s'il 
rencontrait  une  femme,  il  lui  demandait  pourquoi  elle  perdait 
son  temps  dans  la  rue:  «  Va-t'en  chez  toi,  gueuse  ;  une  honnête 
femme  doit  être  dans  son  ménage.  »  Et  il  accompagnait  cette 
remontrance  ou  d'un  bon  soufflet,  ou  d'un  coup  de  pied  dans  le 
ventre,  ou  de  quelques  coups  de  canne.  C'est  ainsi  qu'il  traitait 
aussi  les  ministres  du  saint  Évangile,  quand  il  leur  prenait  envie 
d'aller  voir  la  parade. 

On  peut  juger  si  ce  Vandale  était  étonné  et  fAché  d'avoir  un 
fils  plein  d'esprit,  de  grâces,  de  politesse,  et  d'envie  de  plaire, 
qui  cherchait  à  s'instruire,  et  qui  faisait  de  la  musique  et  des 
vers.  Voyait-il  un  livre  dans  les  mains  du  prince  héréditaire,  il 
le  jetait  au  feu  ;  le  prince  jouait-il  de  la  flûte,  le  père  cassait  la 
flûte,  et  quelquefois  traitait  Son  Altesse  royale  comme  il  traitait 
les  dames  et  les  prédicants  à  la  parade. 

Le  prince,  lassé  de  toutes  les  attentions  que  son  père  avait 
pour  lui,  résolut  un  beau  malin,  en  1730,  de  s'enfuir,  sans  bien 
savoir  encore  s'il  irait  en  Angleterre  ou  en  France.  L'économie 
paternelle  ne  le  mettait  pas  à  portée  de  voyager  comme  le  fils 
d'un  fermier  général  ou  d'un  marchand  anglais,  11  emprunta 
quelques  centain(^s  de  ducats. 

Deux  jeunes  gens  fort  aimables,  Kat  et  Keilli,  devaient  l'accom- 
pagner. Kat  était  le  fils  unique  d'un  brave  officier  général.  Keith 
était  gendre  de  cette  même  baronne  de  Kuiphauseii  h  ([ui  il  en 
avait  coûté  dix  mille  écus  pour  faire  des  enfants.  Le  jour  et 


^2  MEMOIRES. 

l'heure  étaient  déterminés;  le  père  fut  informé  de  tout  :  on  arrêta 
en  même  temps  le  prince  et  ses  deux  compagnons  de  voyage.  Le 
roi  crut  d'abord  que  la  princesse  GuillelmineS  sa  fille,  qui 
depuis  a  épousé  le  prince  margrave  de  Baireutli,  était  du  complot  ; 
et,  comme  il  était  très-expéditif  en  fait  de  justice,  il  la  jeta  à  coups 
de  pied  par  une  fenêtre  qui  s'ouvrait  jusqu'au  plancher.  La  reine 
mère,  qui  se  trouva  à  cette  expédition  dans  le  temps  que  Guillel- 
mine  allait  faire  le  saut,  la  retint  à  peine  par  ses  jupes.  Il  en 
resta  à  la  princesse  une  contusion  au-dessous  du  teton  gauche, 
qu'elle  a  conservée  toute  sa  vie  comme  une  marque  des  senti- 
ments paternels,  et  qu'elle  m'a  fait  l'honneur  de  me  montrer. 

Le  prince  avait  une  espèce  de  maîtresse-,  fille  d'un  maître 
d'école  de  la  ville  de  Brandebourg,  établie  à  Potsdam.  Elle 
jouait  du  clavecin  assez  mal,  le  prince  royal  l'accompagnait  de 
la  flûte.  Il  crut  être  amoureux  d'elle,  mais  il  se  trompait  ;  sa  vo- 
cation n'était  pas  pour  le  sexe.  Cependant,  comme  il  avait  fait 
semblant  de  l'aimer,  le  père  fit  faire  à  cette  demoiselle  le  tour  de 
la  place  de  Potsdam,  conduite  par  le  bourreau,  qui  la  fouettait 
sous  les  yeux  de  son  fils. 

Après  l'avoir  régalé  de  ce  spectacle,  il  le  fit  transférer  à  la  ci- 
tadelle de  Custrin,  située  au  milieu  d'un  marais.  C'est  là  qu'il  fut 
enfermé  six  mois,  sans  domestiques,  dans  une  espèce  de  cachot; 
et,  au  bout  de  six  mois,  c-ii  lui  donna  un  soldat  pour  le  servir. 
Ce  soldat,  jeune,  beau,  bien  fait,  et  qui  jouait  de  la  flûte,  servit 
en  plus  d'une  manière  à  amuser  le  prisonnier^  Tant  de  belles 
qualités  ont  fait  depuis  sa  fortune.  Je  l'ai  vu  à  la  fois  valet  de 
chambre  et  premier  ministre,  avec  toute  l'insolence  que  ces  deux 
postes  peuvent  inspirer. 

Le  prince  était  depuis  quelques  semaines  dans  son  chcàteau 
de  Custrin,  lorsqu'un  vieil  officier,  suivi  de  quatre  grenadiers, 
entra  dans  sa  chambre,  fondant  en  larmes.  Frédéric  ne  douta 
pas  qu'on  ne  vînt  lui  couper  le  cou.  Mais  l'officier,  toujours  pleu- 
rant, le  fit  prendre  par  les  quatre  grenadiers  qui  le  placèrent  à 
la  fenêtre,  et  qui  lui  tinrent  la  tête,  tandis  qu'on  coupait  celle 
de  son  ami  Kat  sur  un  échafaud  dressé  immédiatement  sous 
la  croisée.  Il  tendit  la  main  à  Kat,  et  s'évanouit.  Le  père  était 
présent  à  ce  spectacle,  comme  il  l'avait  été  à  celui  de  la  fille 
fouettée. 

1.  Née  le  3  juillet  1709,  morte  le  14  septembre  1758;  voyez  tome  VIII,  VOde 
sur  sa  mort. 

2.  Depuis  ^I'"''  Shommers  :  voyez  page  29. 

3.  Il  s'appelait  Fredersdorif  ;  voyez  page  27. 


MÉ3I0IRES.  43 

Quant  à  Keith,  l'autre  confident,  il  s'enfuit  en  Hollande.  Le 
roi  dépêcha  des  soldats  pour  le  prendre  :  il  ne  fut  manqué  que 
d'une  minute,  et  s'embarqua  pour  le  Portugal,  où  il  demeura 
jusqu'à  la  mort  du  clément  Frédéric-Guillaume. 

Le  roi  n'en  voulait  pas  demeurer  là.  Son  dessein  était  de  faire 
couper  la  tête  à  son'fils.  11  considérait  qu'il  avait  trois  autres  gar- 
çons dont  aucun  ne  faisait  des  vers,  et  que  c'était  assez  pour  la 
grandeur  de  la  Prusse.  Les  mesures  étaient  déjà  prises  pour  faire 
condamner  le  prince  royal  à  la  mort,  comme  l'avait  été  le  czaro- 
witz,  fils  aîné  du  czar  Pierre  I"'. 

Il  ne  paraît  pas  bien  décidé  par  les  lois  divines  et  humaines 
qu'un  jeune  homme  doive  avoir  le  cou  coupé  pour  avoir  voulu 
voyager.  Mais  le  roi  aurait  trouvé  à  Berlin  des  juges  aussi  ha- 
biles que  ceux  de  Russie.  En  tout  cas,  son  autorité  paternelle 
aurait  sufli.  L'empereur  Charles  VI,  qui  prétendait  que  le  prince 
royal,  comme  prince  de  l'empire,  ne  pouvait  être  jugé  à  mort 
que  dans  une  diète,  envoya  le  comte  de  Seckendorlf  au  père 
pour  lui  faire  les  phis  sérieuses  remontrances.  Le  comte  de  Sec- 
kendorlf, que  j'ai  vu  depuis  en  Saxe,  où  il  s'est  retiré,  m'a  juré 
qu'il  avait  eu  beaucoup  de  peine  à  obtenir  qu'on  ne  tranchàtpas 
la  tête  au  prince.  C'est  ce  même  Seckendorlf  qui  a  commandé 
les  armées  de  Bavière,  et  dont  le  prince,  devenu  roi  de  Prusse, 
fait  un  portrait  aiîreux  dans  l'histoire  de  son  père,  qu'il  a  insé- 
rée dans  une  trentaine  d'exemplaires  des  Mémoires  de  Brande- 
bourg-. Après  cela,  servez  les  princes,  et  empêchez  qu'on  ne  leur 
coupe  la  tête. 

Au  bout  de  dix-huit  mois,  les  sollicitations  de  l'empereur  et 
les  larmes  de  la  reine  de  Prusse  obtinrent  la  liberté  du  prince 
héréditaire,  qui  se  mit  à  faire  des  vers  et  de  la  musique  plus  que 
jamais.  Il  lisait  Leibnitz,  et  même  Wolf,  qu'il  appelait  un  compi- 
lateur de. fatras,  et  il  donnait  teint  qu'il  pouvait  dans  toutes  les 
sciences  à  la  fois. 

Comme  son  père  lui  accordait  peu  de  part  aux  alfaiies,  et  que 
même  il  n'y  avait  point  d'alTaires  dans  ce  pays,  où  tout  consistait 

1.  Voyez  toine  XVI,  page  571. 

2.  J'ai  donné  à  l'électeur  palatin  l'exemplaire  dont  le  roi  de  Prusse  m'avait 
fait  présent.  {Note  de  Voltaire.)  —  Le  portrait  de  Seckendord",  qu'on  lit  dans  les 
Mémoires  de  Brandebourg,  année  I7'2(i  (page  235  du  tome  II  des  OEuvres  primi- 
tives de  Frédéric  II,  Amsterdam,  1790,  in-S"),  doit  être  celui  dont  parle  Voltaire; 
le  voici  :  «  Il  (Seckendorff)  était  d'un  intérêt  sordide;  ses  manières  étaient  gros- 
sières et  rustres;  le  mensonge  lui  était  si  habituel  qu'il  en  avait  perdu  l'usage 
de  la  vérité.  C'était  l'àme  d'un  usurier  qui  [)assait  tantôt  dans  le  corps  d'un  mili- 
taire, tantôt  dans  celui  d'un  négociateur.  » 


14  MÉMOIRES. 

en  revues,  il  employa  son  loisir  à  écrire  aux  gens  de  lettres  en 
France  qui  étaient  un  peu  connus  dans  le  monde.  Le  principal 
fardeau  tomba  sur  moi.  C'était  des  lettres  en  vers;  c'était  des 
traités  de  métaphysique,  d'histoire,  de  politique.  Il  me  traitait 
d"homme  divin  :  je  le  traitais  de  Salomon.  Les  épithètes  ne  nous 
coûtfiient  rien.  On  a  imprimé  quelques-unes  de  ces  fadaises  dans 
le  recueil  de  mes  œuvres;  et  heureusement  on  n'en  a  pas  imprimé 
la  trentième  partie.  Je  pris  la  liberté  de  lui  envoyer  une  très-belle 
écritoire  de  Martin  :  il  eut  la  bonté  de  me  faire  présent  de  quel- 
ques colifichets  d"ambre^  Et  les  beaux  esprits  des  cafés  de  Paris 
s'imaginèrent,  avec  horreur,  que  ma  fortune  était  faite. 

Un  jeune  Courlandais,  nommé  Keyserlingk,  qui  faisait  aussi 
des  vers  français  tant  bien  que  mal,  et  qui  en  conséquence  était 
alors  son  favori,  nous  fut  dépêché  à  Cirey  des  frontières  de  la  Pomé- 
ranie.  Nous  lui  donnâmes  une  fête  :  je  fis  une  belle  illumination, 
dont  les  lumières  dessinaient  les  chiffres  et  le  nom  du  prince 
royal,  avec  cette  devise  :  L'espérance  du  genre  humain.  Pour  moi,  si 
j'avais  voulu  concevoir  des  espérances  personnelles,  j'en  étais 
très  en  droit:  car  on  m'écrivait  Mon  cher  ami,  et  on  me  parlait 
souvent,  dans  les  dépêches,  des  marques  solides  d'amitié  qu'on 
me  destinait  quand  on  serait  sur  le  trône.  Il  y  monta  enfin  lors- 
que j'étais  à  Bruxelles-,  et  il  commença  par  envoyer  en  France,  eu 
ambassade  extraordinaire,  un  manchot,  nommé  Camas,  ci-de- 
vant Français  réfugié,  et  alors  officier  dans  ses  troupes.  Il  disait 
(ju'il  y  avait  un  ministre  de  France  à  Berlin  à  qui  il  manquait 
une  main',  et  que  pour  s'acquitter  de  tout  ce  qu'il  devait  au  roi 
de  France,  il  lui  envoyait  un  ambassadeur  qui  n'avait  qu'un  bras. 
Camas,  en  arrivant  au  cabaret,  me  dépêcha  un  jeune  homme 
qu'il  avait  fait  son  page,  pour  me  dire  qu'il  était  trop  fatigué 
pour  venir  chez  moi  ;  qu'il  me  priait  de  me  rendre  chez  lui  sur 
l'heure,  et  qu'il  avait  le  plus  grand  et  le  plus  magnifique  présent 
à  me  faire  delà  part  du  roi  son  maître.  «  Courez  vite,  dit  M"'*  du 
Chàtelet  ;  on  vous  envoie  sûrement  les  diamants  de  la  couronne.  » 
Je  courus,  je  trouvai  l'ambassadeur,  qui,  pour  toute  valise,  avait 
derrière  sa  chaise  un  quartaut  de  vin  de  la  cave  du  feu  roi,  que  le 
roi  régnant  m'ordonnait  de  boire.  Je  m'épuisai  en  protestations 
d'étonnement  et  de  reconnaissance  sur  les  marques  liquides  des 

1.  Voyez,  dans  la   Correspondance,  la   lettre  de  Voltaire,  décembre  1738,  et 
celle  de  Frédéric,  mai  1739. 

2.  31  mai  1740. 

3.  Le  marquis  de  Valori  avait  eu  deux  doigts  de  la  main  gauche  emportés  par 
un  biscayen  au  siège  de  Douai  en  1710. 


MÉMOIRES.  15 

bontés  de  Sa  Majesté,  substituées  aux  solides  dont  elle  m'avait 
flatté,  et  je  partageai  le  quartaut  avec  Gamas. 

Mon  Salomon  était  alors  à  Strasbourg,  La  fantaisie  lui  avait 
pris,  en  visitant  ses  longs  et  étroits  États  qui  allaient  depuis 
Gueldres  jusqu'à  la  mer  Ualtique,  de  voir  incognito  les  frontières 
et  les  troupes  de  France. 

Il  se  donna  ce  plaisir  dans  Strasbourg,  sous  le  nom  du  comte 
du  Four,  riche  seigneur  de  jjoliôme.  Son  frère  le  prince  royal, 
qui  l'accompagnait,  avait  pris  aussi  son  nom  de  guerre  ;  et  Alga- 
rotti,  qui  s'était  déjà  attaché  à  lui,  était  le  seul  qui  ne  fût  pas  en 
masque. 

Le  roi  m'envoya  à  Bruxelles  une  relation  de  son  voj^age  moi- 
tié prose  et  moitié  vers,  dans  un  goût  approchant  de  Cachau- 
mont  et  de  Chnpelle,  c'est-à-dire  autant  qu'un  roi  de  Prusse  peut 
en  approcher.  Voici  quelques  endroits  de  sa  lettre^  : 

u  Après  des  chemins  afï'reux,  nous  avons  trouvé  des  gîtes 
plus  affreux  encore, 

Car  des  hôtes  intéressés, 

De  la  faim  nous  voyant  pressés, 

D'une  façon  plus  que  frugale, 

Dans  une  cuisine  infernale, 
En  nous  empoisonnant  nous  volaient  nos  écus. 
0  siècle  différent  du  temps  de  Lucullus  ! 

«  Des  chemins  affreux,  mal  nourris,  mal  abreuvés  ;  ce  n'était 
pas  tout  :  nous  essuyâmes  encore  bien  des  accidents  ;  et  il  faut 
assurément  que  notre  équipage  ait  un  air  bien  singulier,  puis- 
qu'en  chaque  endroit  où  nous  passâmes  on  nous  prit  pour  quel- 
que chose  d'autre. 

Les  uns  nous  prenaient  pour  des  rois; 
D'autres,  pour  des  filous  courtois. 
D'autres,  pour  gens  de  connaissance. 
Parfois  le  peuple  s'attroupait, 
Entre  les  yeux  nous  regardait 
En  badauds  curieux  remplis  d'impertinence. 

«  Le  maître  de  la  poste  de  Kchl  nous  ayant  assuré  qu'il  n'y 
avait  point  de  salut  sans  passe-port,  et  voyant  que  le  cas  nous 
mettait  dans  la  nécessité  absolue  d'en  faire  nous-mêmes,  ou  de 

1.  On  n'a  de  cette  relation  que  le  fraunicnt  transcrit  ici.  Il  en  est  mention  tou- 
tefois dans  la  lettre  du  roi  du  2  septembre  1740. 


46  MEMOIllES. 

ne  point  entrer  à  Strasbourg,  il  fallut  prendre  le  premier  parti, 
à  quoi  les  armes  prussiennes  que  j'avais  sur  mon  cachet  nous 
secondèrent  merveilleusement. 

((  Nous  arrivâmes  à  Strasbourg,  et  le  corsaire  de  la  douane 
et  le  visiteur  parurent  contents  de  nos  preuves. 

Ces  fcélérats  nous  épiaient; 

D'un  œil  le  passe-port  lisaient, 

De  l'autre  lorgnaient  notre  bourse. 

L'or,  qui  toujours  fut  de  ressource. 

Par  lequel  Jupin  jouissait 

De  Danaé,  qu'il  caressait; 

L'or,  par  qui  César  gouvernait 

Le  monde,  heureux  sous  son  empire; 

L'or,  plus  dieu  que  .Mars  et  l'Amour  ; 

Ce  même  or  sut  nous  in:roduire 

Le  soir  dans  les  murs  de  Strasbourg.  » 

On  voit  par  cette  lettre  qu'il  n'était  pas  encore  devenu  le  meil- 
leur de  nos  poètes,  et  que  sa  philosophie  ne  regardait  pas  avec 
indilTérence  le  métal  dont  son  père  avait  lait  provision. 

De  Strasbourg  il  alla  voir  ses  États  de  la  Basse-Allemagne,  et 
me  manda  qu'il  viendrait  incorjnito  me  voir  à  Bruxelles.  Nous 
lui  préparâmes  une  belle  maison  ;  mais  étant  tombé  malade  dans 
le  petit  château  de  xAIeuse,  à  deux  lieues  de  Clèves,  il  m'écrivit 
qu'il  comptait  que  je  ferais  les  avances.  J'allai  donc  lui  présen- 
ter mes  profonds  hommages.  .Maupertuis,  qui  avait  déjà  ses  vues, 
et  qui  était  possédé  de  la  rage  d'être  président  d'une  académie, 
s'était  présenté  de  lui-même,  et  logeait  avec  Algarotti  et  Keyser- 
lingk  dans  un  grenier  de  ce  palais.  Je  trouvai  à  la  porte  de  la 
cour  un  soldat  pour  toute  garde.  Le  conseiller  privé  Bambonet, 
ministre  d'État,  se  promenait  dans  la  cour  en  soufflant  dans  ses 
doigts.  Il  portait  de  grandes  manchettes  de  toile,  sales,  un  cha- 
peau troué,  une  vieille  perruque  de  magistrat,  dont  un  côté  en- 
trait dans  une  de  ses  poches,  et  l'autre  passait  à  peine  l'épaule. 
On  me  dit  que  cet  homme  était  chargé  d'une  affaire  d'État  impor- 
tante, et  cela  était  vrai. 

Je  fus  conduit  dans  l'appartement  de  Sa  .Alajesté.  Il  n'y  avait 
que  les  quatre  murailles.  J'aperçus  dans  un  cabinet,  à  la  lueur 
d'une  bougie,  un  petit  grabat  de  deux  pieds  et  demi  de  large, 
sur  lequel  était  un  petit  homme  affublé  d'une  robe  de  chambre 
de  gros  drap  bleu  :  c'était  le  roi,  qui  suait  et  qui  tremblait  sous 
une  méchante  couverture,  dans  un  accès  de  fièvre  violent.  Je  lui 


MEMOIRES.  Al, 

fis  la  réyérence,  et  commençai  la  connaissance  par  lui  ta  ter  le 
pouls,  comme  si  j'avais  été  son  premier  médecin.  L'accès  passé, 
il  s'habilla  et  se  mit  à  table.  Algarotti,  Keyserlingk,  Maupertuis  et 
le  ministre  du  roi  auprès  des  États-Généraux,  nous  fûmes  du 
souper,  où  l'on  traita  à  tond  de  l'immortalité  de  l'àme,  de  la  li- 
berté, et  des  androgynes  de  Platon. 

Le  conseiller  llambonet  était,  pendant  ce  temps-Là,  monté  sur 
un  cheval  de  louage  :  il  alla  toute  la  nuit,  et  le  lendemain  arriva 
aux  portes  de  Liège,  où  il  instrumenta  au  nom  du  roi  son  maître, 
tandis  que  deux  mille  hommes  des  troupes  de  Vesel  mettaient 
la  ville  de  Liège  à  contribution.  Cette  belle  expédition  avait  pour 
prétexte  quelques  droits  que  le  roi  prétendait  sur  un  faubourg. 
Il  me  chargea  même  de  travailler  à  un  manifeste  ^  et  j'en  fis  un 
tant  bon  que  mauvais,  ne  doutant  pas  qu'un  roi  avec  qui  je  sou- 
pais,  et  qui  m'appelait  son  ami,  ne  dût  avoir  toujours  raison. 
L'affaire  s'accommoda  bientôt,  moyennant  un  million  qu'il  exi- 
gea en  ducats  de  poids,  et  qui  servirent  à  l'indemniser  des  frais 
de  son  voyage  de  Strasbourg,  dont  il  s'était  plaint  dans  sa  poé- 
tique lettre. 

Je  ne  laissai  pas  de  me  sentir  attaché  à  lui,  car  il  avait  de 
l'esprit,  des  grâces,  et,  de  plus,  il  étaif  roi  :  ce  qui  fait  toujours 
une  grande  séduction,  attendu  la  faiblesse  humaiue.  D'ordinaire 
ce  sont  nous  autres  gens  de  lettres  qui  flattons  les  rois  ;  celui-là 
me  louait  depuis  les  pieds  jusqu'à  la  tète,  tandis  que  l'abbé  Des- 
fontaines et  d'autres  gredins  me  diffamaient  dans  Paris,  au  moins 
une  fois  la  semaine. 

Le  roi  de  Prusse,  quelque  temps  avant  la  mort  de  son  père, 
s'était  avisé  d'écrire  contre  les  principes  de  Machiavel.  Si  Machia- 
vel avait  eu  un  prince  pour  disciple,  la  première  chose  qu'il  lui 
eût  recommandée  aurait  été  d'écrire  contre  lui.  Mais  le  prince 
royal  n'y  avait  pas  entendu  tant  de  finesse,  il  avait  écrit  de  bonne 
foi  dans  le  temps  qu'il  n'était  pas  encore  souverain,  et  que  son 
père  ne  lui  faisait  pas  aimer  le  pouvoir  despotique.  Il  louait  alors 
de  tout  son  cœur  la  modération,  la  justice  ;  et,  dans  son  enthou- 
siasme, il  regardait  toute  usurpation  comme  un  crime.  Il  m'avait 
envoyé  son  manuscrit  à  Bruxelles,  pour  le  corriger  et  le  faire 
imprimer  ;  et  j'en  avais  déjà  l'ait  présent  à  un  libraire  de  Hollande, 
nommé  Van  Duren,  le  plus  insigne  fripon  de  son  espèce.  Il  me 
vint  enfin  un  remords  de  faire  imprimer  U Anti-Machiavel,  tandis 
que  le  roi  de  Prusse,  qui  avait  cent  millions  dans  ses  coffres,  en 

1.  Ce  manifeste  est  imprime  tome  XXIII,  pnge  153. 

I.  2 


48  MÉaiOlRES. 

prenait  un  aux  pauvres  Liégeois,  par  la  main  du  conseiller 
Rambonet,  Je  jugeai  que  mon  Salomon  ne  s'en  tiendrait  pas  là. 
Son  père  lui  avait  laissé  soixante  et  six  mille  quatre  cents  hommes 
complets  d'excellentes  troupes;  il  les  augmentait,  et  paraissait 
avoir  envie  de  s'en  servir  à  la  première  occasion. 

Je  lui  représentai  qu'il  n'était  peut-être  pas  convenable  d'im- 
primer son  livre  précisément  dans  le  temps  même  qu'on  pour- 
rait lui  reprocher  d'en  violer  les  préceptes.  Il  me  permit  d'arrê- 
ter l'édition.  J'allai  en  Hollande  uniquement  pour  lui  rendre  ce 
petit  service  ;  mais  le  libraire  demanda  tant  d'argent  que  le  roi, 
qui  d'ailleurs  n'était  pas  l'àché  dans  le  fond  du  cœur  d'être  im- 
primé, aima  mieux  l'être  pour  rien  que  de  payer  pour  ne 
l'être  pas. 

Lorsque  j'étais  en  Hollande,  occupé  de  cette  besogne,  l'empe- 
I  .  reur  Charles  VI  mourut,  au  mois  d'octobre  1740,  d'une  indiges- 
V/  tion  de  champignons  qui  lui  causa  une  apoplexie  ;  et  ce  plat  de 
champignons  changea  la  destinée  de  l'Europe.  H  parut  bientôt 
que  Frédéric  II,  roi  de  Prusse,  n'était  pas  aussi  ennemi  de  Ma- 
chiavel que  le  prince  royal  avait  paru  l'être.  Quoi  qu'il  roulât 
déjà  dans  sa  tête  le  projet  de  son  invasion  en  Silésie,  il  ne  m'ap- 
pela pas  moins  à  sa  cour. 

Je  lui  avais  déjà  signifié  que  je  ne  pouvais  m'établir  auprès 
de  lui,  que  je  devais  préférer  l'amitié  à  l'ambition,  que  j'étais  at- 
taché à  M""  du  Chàtelet,  et  que,  philosophe  pour  philosophe,  j'ai- 
inais  mieux  une  dame  qu'un  roi. 

Il  approuvait  cette  liberté,  quoiqu'il  n'aimât  pas  les  femmes. 
J'allai  lui  faire  ma  cour  au  mois  d'octobre.  Le  cardinal  de  Fleury 
m'écrivit  une  longue  lettre  pleine  d'éloges  pour  rAnti-Machiavel, 
et  pour  l'auteur  ;  je  ne  manquai  pas  de  la  lui  montrer.  II  ras- 
semblait déjà  ses  troupes,  sans  qu'aucun  de  ses  généraux  ni  de 
ses  ministres  pût  pénétrer  son  dessein.  Le  marquis  de  Beauvau, 
envoyé  auprès  de  lui  pour  le  complimenter,  croyait  qu'il  allait 
se  déclarer  contre  la  France  en  faveur  de  Marie-Thérèse,  reine 
de  Hongrie  et  de  Bohême,  fille  de  Charles  VI  ;  qu'il  voulait  ap- 
puyer l'élection  à  l'empire  de  François  de  Lorraine,  grand-duc 
de  Toscane,  époux  de  cette  reine;  qu'il  pouvait  y  trouver  de 
grands  avantages. 

Je  devais  croire  plus  que  personne  qu'en  effet  le  nouveau  roi 
de  Prusse  allait  prendre  ce  parti,  car  il  m'avait  envoyé,  trois 
mois  auparavant,  un  écrit  politique  de  sa  façon,  dans  lequel  il 
regardait  la  France  comme  l'ennemie  naturelle  et  déprédatrice 
de  l'Allemagne.  Mais  il  était  dans  sa  nature  de  faire  toujours  tout 


y 


MÉMOIRES.  19 

le  contraire  de  ce  qu'il  disait  et  de  ce  qu'il  écrivait,  non  par 
dissimulation,  mais  parce  qu'il  écrivait  et  parlait  avec  une  espèce 
d'enthousiasme,  et  agissait  ensuite  avec  une  autre.  — 

Il  partit  au  15  de  décembre,  avec  la  fièvre  quarte,  pour  la 
conquête  de  la  Silésie,  à  la  tête  de  trente  mille  combattants,  bien 
pourvus  de  tout,  et  bien  disciplinés;  il  dit  au  marquis  de  Beau- 
vau,  en  montant  à  cheval  :  «  Je  vais  jouer  votre  jeu  ;  si  les  as 
me  viennent  nous  partagerons.  » 

Il  a  écrit  depuis  l'histoire  de  cette  conquête  ;  il  me  l'a  mon- 
trée tout  entière.  Voici  un  des  articles  curieux  du  début  de  ces 
annales  :  j'eus  soin  de  le  transcrire  de  préférence,  comme  un 
monument  unique. 

«  Que  l'on  joigne  à  ces  considérations  des  troupes  toujours 
prêtes  d'agir,  mon  épargne  bien  remplie,  et  la  vivacité  de  mon 
caractère  :  c'étaient  les  raisons  que  j'avais  de  faire  la  guerre  à 
iAIarie-Thérèse,  reine  de  Bohême  et  de  Hongrie.  »  Et  quelques 
lignes  ensuite,  il  y  avait  ces  propres  mots  :  «  L'ambition,  l'inté- 
rêt, le  désir  de  faire  parler  de  moi,  l'emportèrent  ;  et  la  guerre 
fut  résolue.  » 

Depuis  qu'il  y  a  des  conquérants  ou  des  esprits  ardents  qui 
ont  voulu  l'être,  je  crois  qu'il  est  le  premier  qui  se  soit  ainsi 
rendu  justice.  Jamais  homme  peut-être  n'a  plus  senti  la  raison, 
et  n'a  plus  écouté  ses  passions.  Ces  assemblages  de  philosophie 
et  de  dérèglements  d'imagination  ont  toujours  composé  son  ca- 
ractère. 

C'est  dommage  que  je  lui  aie  fait  retrancher  ce  passage^ 
quand  je  corrigeai  depuis  tous  ses  ouvrages  :  un  aveu  si  rare 
devait  passer  à  la  postérité,  et  servir  à  faire  voir  sur  quoi  sont 
fondées  presque  toutes  les  guerres.  Nous  autres  gens  de  lettres, 
poètes,  historiens,  déclamateurs  d'académie,  nous  célébrons  ces 
beaux  exploits  :  et  voilà  un  roi  qui  les  fait,  et  qui  les  condamne. 

Ses  troupes  étaient  déjà  en  Silésie,  quand  le  baron  de  Gotter, 
son  ministre  à  Vienne,  fit  à  Marie-Thérèse  la  proposition  incivile 
de  céder  de  bonne  grâce  au  roi  électeur  son  maître  les  trois 
quarts  de  celte  province,  moyennant  quoi  le  roi  de  Prusse  lui 
prêterait  trois  millions  d'écus,  et  ferait  son  mari  empereur. 

Marie-Thérèse  n'avait  alors  ni  troupes,  ni  argent,  ni  crédit, 
et  cependant  elle  fut  inflexible.  Elle  aima  mieux  risquer  de  tout 
perdre  que  de  fléchir  sous  un  prince  qu'elle  ne  regardait  que 

1.  On  ne  trouve  plus,  eu  effet,  ce  passage  dans  VHistoire  de  mon  temps,  qui  fait 
partie  (les  OEuvres posthumes  de  Frédéric. 


X,x 


h 


20  MÉMOIRES. 

comme  le  vassal  de  ses  ancêtres,  et  à  qui  l'empereur  son  père 
avait  sauvé  la  vie.  Ses  généraux  assemblèrent  à  peine  vingt  mille 
hommes;  son  maréchal  Neuperg,  qui  les  commandait,  força  le 
roi  de  Prusse  de  recevoir  la  bataille  sous  les  murs  de  Neiss,  à 
Molwitz  ^  La  cavalerie  prussienne  fut  d'abord  mise  en  déroute 
par  la  cavalerie  autrichienne  ;  et  dès  le  premier  choc,  le  roi,  qui 
n'était  pas  encore  accoutumé  à  voir  des  batailles,  s'enfuit  jusqu'à 
Opeleim,  à  douze  grandes  lieues  du  champ  où  l'on  se  battait. 
Maupertuis,  qui  avait  cru  faire  une  grande  fortune,  s'était  mis  à 
sa  suite  dans  cette  campagne,  s'imaginant  que  le  roi  lui  ferait 
au  moins  fournir  un  cheval.  Ce  n'était  pas  la  coutume  du  roi. 
Maupertuis  acheta  un  âne  deux  ducats  le  jour  de  l'action,  et  se 
mit  à  suivre  Sa  Majesté  sur  son  âne,  du  mieux  qu'il  put.  Sa  mon- 
ture ne  put  fournir  la  course  ;  il  fut  pris  et  dépouillé  par  les 
housards. 

Frédéric  passa  la  nuit  couché  sur  un  grabat  dans  un  cabaret 
de  village  près  de  Ratibor,  sur  les  confins  de  la  Pologne.  Il  était 
désespéré,  et  se  croyait  réduit  à  traverser  la  moitié  de  la  Pologne 
pour  rentrer  dans  le  nord  de  ses  États,  lorsqu'un  de  ses  chasseurs 
arriva  du  camp  de  Molwitz,  et  lui  annonça  qu'il  avait  gagné  la 
bataille.  Cette  nouvelle  lui  fut  confirmée  un  quart  d"heure  après 
par  un  aide  de  camp.  La  nouvelle  était  vraie.  Si  la  cavalerie 
prussienne  était  mauvaise,  l'infanterie  était  la  meilleure  de  l'Eu- 
rope. Elle  avait  été  disciplinée  pendant  trente  ans  par  le  vieux 
prince  d'Anhalt.  Le  maréchal  de  Schwerin,  qui  la  commandait, 
était  un  élève  de  Charles  XII  ;  il  gagna  la  bataille  aussitôt  que  le 
roi  de  Prusse  se  fut  enfui.  Le  monarque  revint  le  lendemain,  et 
le  général  vainqueur  fut  à  peu  près  disgracié. 

Je  retournai  philosopher  dans  la  retraite  de  Cirey.  Je  passai 
les  hivers  à  Paris,  où  j'avais  une  foule  d'ennemis  :  car  m'étant 
avisé  d'écrire,  longtemps  auparavant,  VHistoire  de  Charles  XII,  de 
donner  plusieurs  pièces  de  théâtre,  de  faire  même  un  poëme 
épique,  j'avais,  comme  de  raison,  pour  persécuteurs  tous  ceux 
qui  se  mêlaient  de  vers  et  de  prose.  Et,  comme  j'avais  même 
poussé  la  hardiesse  jusqu'à  écrire  sur  la  philosophie  S  il  fallait 
bien  que  les  gens  qu'on  appelle  dévots  me  traitassent  d'athée, 
selon  fancien  usage. 

J'avais  été  le  premier  qui  eût  osé  développer  à  ma  nation  les 


1.  10  avril  1741. 

2.  Voltaire  veut  sans  cloute  parler  de  ses  Lettres  philosophiques  ;  voyez  tome 
XXII,  page  75. 


MÉMOIRES.  t\ 

découvertes  de  Newton,  en  langngc  intelligible.  Les  préjugés  car- 
tésiens, qui  avaient  succédé  en  France  aux  préjugés  péripatéti- 
ciens,  étaient  alors  tellement  enracinés  que  le  chancelier  Da- 
guesseau  regardait  comme  un  homme  ennemi  de  la  raison  et 
de  l'État  quiconque  adoptait  des  découvertes  faites  en  Angleterre. 
Il  ne  voulut  jamais  donner  de  privilège  pour  l'impression  des 
Éléments  d-  la  Philosophie  de  Xeivlon^. 

J'étais  grand  admirateur  de  Locke:  je  le  regardais  comme  le 
seul  métaphysicien  raisonnable;  je  louai  surtout  cette  retenue 
si  nouvelle,  si  sage  en  même  temps, et  si  hardie,  avec  laquelle  il 
dit  que  nous  n'en  saurons  jamais  assez  par  les  lumières  de  notre 
raison  pour  affirmer  que  Dieu  ne  peut  accorder  le  don  du  sen- 
timent et  de  la  pensée  à  l'être  appelé  matière. 

On  ne  peut  concevoir  avec  quel  acharnement  et  avec  quelle 
intrépidité  d'ignorance  on  se  déchaîna  contre  moi  sur  cet  article. 
Le  sentiment  de  Locke  n'avait  point  fait  de  bruit  en  France 
auparavant,  parce  que  les  docteurs  lisaient  saint  Thomas  et 
Quesnel,  et  que  le  gros  du  monde  lisait  des  romans.  Lorsque 
j'eus  loué  Locke,  on  cria  contre  lui  et  contre  moi.  Les  pauvres 
gens  qui  s'emportaient  dans  cette  dispute  ne  savaient  sûrement 
ni  ce  que  c'est  que  la  matière,  ni  ce  que  c'est  que  Vcsprit.  Le  fait 
est  que  nous  ne  savons  rien  de  nous-mêmes,  qu:^  nous  avons  le 
mouvement,  la  vie,  le  sentiment  et  la  pensée,  sans  savoir  com- 
ment ;  que  les  éléments  de  la  matière  nous  sont  aussi  inconnus 
que  le  reste;  que  nous  sommes  des  aveugles  qui  marchons  et 
raisonnons  à  tâtons;  et  que  Locke  a  été  très-sage  en  avouant  que 
ce  n'est  pas  à  nous  à  décider  de  ce  que  le  Tout-Puissant  ne  peut 
pas  faire. 

Cela,  joint  à  quelques  succès  de  mes  pièces  de  théâtre,  m'attira 
une  bibliothèque  immense  de  brochures  dans  lesquelles  on 
prouvait  que  j'étais  un  mauvais  poète  athée  et  fils  d'un  paysan-. 

On  imprima  l'histoire  de  ma  vie,  dans  laquelle  on  me  donna 
cette  belle  généalogie.  Un  Allemand  n'a  pas  manqué  de  ramasser 
tous  les  contes  de  cette  espèce,  dont  on  avait  farci  les  libelles 
qu'on  imprimait  contre  moi.  On  m'imputait  des  aventures  avec 
des  personnes  que  je  n'avais  jamais  connues,  et  avec  d'autres  qui 
n'avaient  jamais  existé. 

.le  trouve,  en  écrivant  ceci,  nne  lettre  de  M.  le  maréchal  de 
Richelieu  qui  me  donnait  avis  d'un  gros  libelle  où  il  était  prouve 


1.  Voyez  tome  XXIT,  page  393. 

2.  Voyez  tome  XXHI,  pages  34  et  Cl. 


22  .MÉMOIRES. 

que  sa  femme  m'avait  donné  un  beau  carrosse,  et  quelque  autre 
chose,  dans  le  temps  qu'il  n'avait  point  de  femme.  Je  m'étais 
d'abord  donné  le  plaisir  de  faire  un  recueil  de  ces  calomnies  ; 
mais  elles  se  multiplièrent  au  point  que  j'y  renonçai. 

C'était  là  tout  le  fruit  que  j'avais  tiré  de  mes  travaux.  Je  m'en 
consolais  aisément,  tantôt  dans  la  retraite  de  Cirey,  et  tantôt  dans 
la  bonne  compagnie  de  Paris. 

Tandis  que  les  excréments  de  la  littérature  me  faisaient  ainsi 
la  guerre,  la  France  la  faisait  à  la  reine  de  Hongrie,  et  il  faut 
avouer  que  cette  guerre  n'était  pas  plus  juste,  car,  après  avoir 
solennellement  stipulé,  garanti,  juré  la  pragmatique  sanction  de 
l'empereur  Charles  VI,  et  la  sanction  et  la  succession  de  Marie- 
ïlK-rèse  à  l'héritage  de  son  père  :  après  avoir  eu  la  Lorraine ^ 
pour  prix  de  ces  promesses,  il  ne  paraissait  pas  trop  conforme 
au  droit  des  gens  de  manquer  à  un  tel  engagement.  On  entraîna 
le  cardinal  de  Fleury  hors  de  ces  mesures.  Il  ne  pouvait  pas  dire, 
comme  le  roi  de  Prusse,  que  c'était  la  vivacité  de  son  tempéra- 
ment qui  lui  faisait  prendre  les  armes.  Cet  heureux  prêtre ^  ré- 
gnait à  l'âge  de  quatre-vingt-six  ans,  et  tenait  les  rênes  de  l'État 
d'une  main  très-faible.  On  s'était  uni  avec  le  roi  de  Prusse  dans 
le  temps  qu'il  prenait  la  Silésie  ;  on  avait  envoyé  en  Allemagne 
deux  armées  pendant  que  Marie-Thérèse  n'en  avait  point.  L'une 
de  ces  armées  avait  pénétré  jusqu'à  cinq  lieues  de  Vienne  sans 
trouver  d'ennemis  :  on  avait  donné  la  Bohême  à  l'électeur  de 
Bavière,  qui  fut  élu  empereur,  après  avoir  été  nommé  lieutenant 
général  des  armées  du  roi  de  France.  Mais  on  fit  bientôt  toutes 
les  fautes  qu'il  fallait  pour  tout  perdre ^ 

Le  roi  de  Prusse  ayant,  pendant  ce  temps-là,  mûri  son  cou- 
rage et  gagné  des  batailles,  faisait  sa  paix  avec  les  Autrichiens. 
Marie  lui  abandonna,  à  son  très  grand  regret,  le  comté  de  Glatz 
as'ec  la  Silésie.  S'étant  détaché  de  la  France  sans  ménagement,  à 
ces  conditions,  au  mois  de  juin  17/)2,  il  me  manda  qu'il  s'était  mis 
dans  lesremèdes  et  qu'il  conseillait  aux  autres  maladesdeserétablir. 

Ce  prince  se  voyait  alors  au  comble  de  sa  puissance,  ayant  à 
ses  ordres  cent  trente  mille  hommes  de  troupes  victorieuses, 
dont  il  avait  formé  la  cavalerie,  tirant  de  la  Silésie  le  double 
de  ce  qu'elle  avait  produit  à  la  maison  d'Autriche,  affermi 
dans  sa  nouvelle  conquête,  et  d'autant  plus  heureux  que  toutes 


1.  Voyez  tome  XV,  le  chapitre  iv  du  Précis  du  Siècle  de  Louis  XV. 

2.  Voyez  tome  XV,  le  chapitre  m  du  Précis  du  Siècle  de  Louis  XV. 

3.  Voyez  tome  XV,  le  Précis  du  Siècle  de  Louis  XV,  chapitre  vi  et  suivants. 


MÉMOIRES.  23 

les  autres  puissances  soufTraient.  Les  princes  se  l'uinent  aujour- 
d'hui par  la  guerre  :  il  s'y  était  enrichi. 

Ses  soins  se  tournèrent  alors  à  emhellir  la  ville  de  Berlin,  à 
hâtir  une  des  plus  helles  salles  d'opéra  qui  soient  en  Europe,  à 
faire  venir  des  artistes  en  touî  genre  :  car  il  voulait  aller  à  la 
gloire  par  tous  les  chemins,  et  au  meilleur  marché  possible. 

Son  père  avait  logé  à  Potsdam  dans  une  vilaine  maison  ;  il  en 
fit  un  palais,  Potsdam  devint  une  jolie  ville.  Berlin  s'agrandis- 
sait ;  on  commençait  à  y  connaître  les  douceurs  de  la  vie  que 
le  feu  roi  avait  très-négligées  :  quelques  personnes  avaient  des 
meubles  ;  la  plupart  même  portaient  des  chemises ,  car,  sous  le 
règne  précédent,  on  ne  connaissait  guère  que  des  devants  de 
chemise  qu'on  attachait  avec  des  cordons  ;  et  le  roi  régnant 
n'avait  pas  été  élevé  autrement.  Les  choses  changeaient  à  vue 
d'oeil  :  Lacédémone  devenait  Athènes.  Des  déserts  furent  défri- 
chés, cent  trois  villages  furent  formés  dans  des  marais  desséchés. 
Il  n'en  faisait  pas  moins  de  la  musique  et  des  livres  :  ainsi  il  ne 
fallait  pas  me  savoir  si  mauvais  gré  de  l'appeler  le  Salomon  du 
Nord.  Je  lui  donnais  dans  mes  lettres  ce  sobriquet,  qui  lui  de- 
meura longtemps. 

Les  affaires  de  la  France  n'étaient  pas  alors  si  bonnes  que  les 
siennes.  Il  jouissait  du  plaisir  secret  de  voir  les  Français  périr  en 
Allemagne,  après  que  leur  diversion  lui  avait  valu  la  Silésie.  La 
cour  de  France  perdait  ses  troupes,  son  argent,  sa  gloire  et  son 
crédit,  pour  avoir  fait  Charles  VII  empereur;  et  cet  empereur  per- 
dait tout  pour  avoir  cru  que  les  Français  le  soutiendraient. 

^  Le  cardinal  de  Fleury  mourut,  le  29  de  janvier  11  k5,  âgé  de 
quatre-vingt-dix  ans  :  jamais  personne  n'était  parvenu  plus 
tard  au  ministère,  et  jamais  ministre  n'avait  gardé  sa  place 
plus  longtemps.  Il  commença  sa  fortune  à  l'âge  de  soixante- 
treize  ans  par  être  roi  de  France,  et  le  fut  jusqu'à  sa  mort  sans 
contradiction  ;  affectant  toujours  la  plus  grande  modestie, 
n'amassant  aucun  bien,  n'ayant  aucun  faste,  et  se  bornant  uni- 
quement à  régner.  Il  laissa  la  réputation  d'un  esprit  fin  et  aima- 
ble plutôt  que  d'un  génie,  et  passa  pour  avoir  mieux  connu  la 
cour  que  l'Europe. 

J'avais  eu  l'honneur  de  le  voir  beaucoup  chez  M"'"  la  maré- 
chale de  Villars,  quand  il  n'était  qu'ancien  évêque  de  la  petite 
vilaine  ville  de  Fréjus,  dont  il  s'était  toujours  intitulé  èvêque  par 


1.  Les  éditeurs  de  Kehl  avaient  aussi  place  dans  le  Commentaire    historique 
cet  alinéa  et  les  trente-sept  qui  le  suivent. 


24  MÉMOIRES. 

l'indignation  divine,  comme  on  le  voit  dans  quelques-unes  de  ses 
lettres.  Fréjus  était  une  très-laide  femme  qu'il  avait  répudiée  le 
plus  tôt  qu'il  avait  pu.  Le  maréchal  de  Villeroi,qui  ne  savait  pas 
que  l'évêque  avait  étélongtempsl'amantdelamaréchale  sa  femme, 
le  fit  nommer  par  Louis  XIV  précepteur  de  Louis  XV;  de  précep- 
teur il  devint  premier  ministre,  et  ne  manqua  pas  de  contribuer  à 
l'exil  du  maréchal  son  hienfaiteur.  C'était,  à  l'ingratitude  près,  un 
assez  bon  homme.  Mais,  comme  il  n'avait  aucun  talent,  il  écartait 
tous  ceux  qui  en  avaient,  dans  quelque  genre  que  ce  pût  être. 

Plusieurs  académiciens  voulurent  que  j'eusse  sa  place  à 
l'Académie  française.  On  demanda,  au  souper  du  roi,  qui  pronon- 
cerait l'oraison  funèbre  du  cardinal  à  l'Académie.  Le  roi  répondit 
que  ce  serait  moi.  Sa  maîtresse,  la  duchesse  de  Chàteauroux,  le 
voulait  ;  mais  le  comte  de  Maurepas,  secrétaire  d'État,  ne  le  vou- 
lut point:  il  avait  la  manie  de  se  brouiller  avec  toutes  les  maî- 
tresses de  son  maître,  et  il  s'en  est  trouvé  maH, 

Un  vieil  imbécile,  précepteur  du  dauphin,  autrefois  théatin, 
et  depuis  évêque  de  Mirepoix,  nommé  Boyer -,  se  chargea,  par 
principe  de  conscience,  de  seconder  le  caprice  de  M.  de  Mau- 
repas. Ce  Boyer  avait  la  feuille  des  bénéfices  ;  le  roi  lui  abandon- 
nait toutes  les  affaires  du  clergé  :  il  traita  celle-ci  comme  un 
point  de  discipline  ecclésiastique.  Il  représenta  que  c'était  offen- 
ser Dieu  qu'un  profane  comme  moi  succédât  à  un  cardinal.  Je 
savais  que  M.  de  Maurepas  le  faisait  agir;  j'allai  trouver  ce  minis- 
tre, je  lui  dis  :  u  Une  place  à  l'Académie  n'est  pas  une  dignité  bien 
importante  ;  mais,  après  avoir  été  nommé,  il  est  triste  d'être 
exclu.  Vous  êtes  brouillé  avec  M'"^  de  Chàteauroux,  que  le  roi 
aime,  et  avec  M.  le  duc  de  Richelieu,  qui  la  gouverne;  quel  rap- 
port y  a-t-il,  je  vous  prie,  de  vos  brouilleries  avec  une  pauvre 
place  à  l'Académie  française  ?  Je  vous  conjure  de  me  répondre 
franchement  :  en  cas  que  M"'*'  de  Chàteauroux  l'emporte  sur 
M.  l'évêque  de  Mirepoix,  vous  y  opposerez-vous  ?...  »  Il  se  recueil- 
lit un  moment  et  me  dit  :  Oui,  et  je  vous  écraserai. 

Le  prêtre  enûn  l'emporta  sur  la  maîtresse  ;  et  je  n'eus  point  une 
place  dont  je  ne  me  souciais  guère.  J'aime  à  me  rappeler  cette 
aventure,  qui  fait  voir  les  petitesses  de  ceux  qu'on  appelle  grands, 
et  qui  marque  combien  les  bagatelles  sont  quelquefois  impor- 
tantes pour  eux. 


1.  Il  avait  été  disgracié  et  exilé  en  1749,  sous  le  gouvernement  deM™^  de  Pom- 
padour. 

2.  Vojez  tome  XXIV,  page  19. 


MÉMOIRES.  25 

r~ 

Cependant  les  affaires  publiques  n'allaient  pas  mieux  depuis 

la  mort  du  cardinal  que  dans  ses  deux  dernières  années.  La  mai- 
son d'Autriche  renaissait  de  sa  cendre.  La  France  était  pressée  par 
elle  et  par  l'Angleterre,  Il  ne  nous  restait  alors  d'autre  ressource 
que  dans  le  roi  de  Prusse,  qui  nous  avait  entraînés  dans  la 
gnerre,  et  qui  nous  avait  abandonnés  au  besoin. 

On  imagina  de  m'envoyer  secrètement  chez  ce  monarque 
pour  sonder  ses  intentions,  pour  voir  s'il  ne  serait  pas  d'humeur 
à  prévenir  les  orages  qui  devaient  tomber  tôt  ou  tard  de  Vienne 
sur  lui,  après  avoir  tombé  sur  nous,  et  s'il  ne  voudrait  pas  nous 
prêter  cent  mille  hommes,  dans  l'occasion,  pour  mieux  assurer 
,  sa  Silésie.  Cette  idée  était  tombée  dans  la  tête  de  M.  de  Richelieu 
et  de  M"""  de  Chàteauroux.  Le  roi  l'adopta  ;  et  M.  Amelot,  mi- 
nistre des  affaires  étrangères,  mais  ministre  très-subalterne,  fut 
chargé  seulement  de  presser  mon  départ. 

Il  fallait  un  prétexte.  Je  pris  celui  de  ma  querelle  avec  l'ancien 
évoque  de  Mirepoix.  Le  roi  approuva  cet  expédient.  J'écrivis  au 
roi  de  Prusse  ^  que  je  ne  pouvais  plus  tenir  aux  persécutions  de 
ce  théatin,  et  que  j'allais  me  réfugier  auprès  d'un  roi  philosophe, 
loin  des  tracasseries  d'un  bigot.  Comme  ce  prélatsignait  toujours  : 
rauc.  évêq.  de  Mirepoix,  en  abrégé,  et  que  son  écriture  était  assez 
incorrecte,  on  lisait  :  ZVl/îe  c?e  Mirepoix,  au  lieu  de  Vancien  ;  ce 
fut  un  sujet  de  plaisanteries;  et  jamais  négociation  ne  fut  plus 
gaie. 

Le  roi  de  Prusse,  qui  n'y  allait  pas  de  main  morte  quand  il 
fallait  frapper  sur  les  moines  et  sur  les  prélats  de  cour,  me  ré- 
pondit avec  un  déluge  de  railleries  sur  l'àne  de  'Mirepoix-  et  me 
pressa  de  venir.  J'eus  grand  soin  de  faire  lire  mes  lettres  et  les 
réponses.  L'évêque  en  fut  informé.  Il  alla  se  plaindre  à  Louis  XV 
de  ce  que  je  le  faisais  passer,  disait-il,  pour  un  sot  dans  les  cours 
étrangères.  Le  roi  lui  répondit  que  c'était  une  chose  dont  on  était 
convenu,  et  qu'il  ne  fallait  pas  qu'il  y  prît  garde. 

Cette  r(''[)(>nse  de  Louis  XV,  qui  n'est  guère  dans  son  caractère, 
m"a  toujouis  paru  extraordinaire.  J'avais  à  la  fois  le  plaisir  de 
me  venger  de  l'évêque  cjui  m'avait  exclu  de  l'Académie,  celui  de 
faire  un  voyage  très- agréable,  et  celui  d'être  à  portée  de  rendre 
service  au  roi  et  à  l'État.  M.  de  Maurepas  entrait  même  avec  cha- 
leui'  dans  cette  aventure,  parce  qu'alors  il  gouvernait  M,  Amelot, 
et  qu'il  croyait  être  le  ministre  des  affaires  étrangères. 

1.  Celte  lettre  de  Voltaire  n'est  point  imprimée. 

2.  Voyez  les  lettres  du  roi  de  Prusse,  des  6  avril,  21  mai,  15  et  2.j  juin  1743. 


26  MÉMOIRES. 

Ce  qu'il  y  eut  de  plus  singulier,  c'est  qu"il  fallut  mettre 
M'""  du  Ghâtelet  de  la  confidence.  Elle  ne  voulait  point,  àquelque 
prix  que  ce  fût,  que  je  la  quittasse  pour  le  roi  de  Prusse  ;  elle  ne 
trouvait  rien  de  si  lâche  et  de  si  abominable  dans  le  monde  que 
de  se  séparer  d'une  femme  pour  aller  chercher  un  monarque. 
Elle  aurait  fait  un  vacarme  horrible.  On  convint,  pour  l'apaiser, 
qu'elle  entrerait  dans  le  mystère,  et  que  les  lettres  passeraient 
par  ses  mains. 

J'eus  tout  l'argent  que  je  voulus  pour  mon  voyage,  sur  mes 
simples  reçus,  de  M.  de  Montmartel.  Je  n'en  abusai  pas.  Je  m'ar- 
rêtai quelque  temps  en  Hollande,  pendant  que  le  roi  de  Prusse 
courait  d'un  bouta  l'autre  de  ses  États  pour  faire  des  revues. 
Mon  séjour  ne  fut  pas  inutile  à  la  Haye.  Je  logeai  dans  le  palais 
de  la  vieille  cour,  qui  appartenait  alors  au  roi  de  Prusse  par  ses 
partages  avec  la  maison  d'Orange.  Son  envoyé,  le  jeune  comte 
de  Podewils,  amoureux  et  aimé  de  la  femme  d'un  des  princi- 
paux membres  de  l'État,  attrapait  par  les  bontés  de  cette  dame 
des  copies  de  toutes  les  résolutions  secrètes  de  leurs  Hautes  Puis- 
sances très-malintentionnées  contre  nous.  J'envoyais  ces  copies 
à  la  cour;  et  mon  service  était  très-agréable. 

Quand  j'arrivai  à  Berlin,  le  roi  me  logea  chez  lui,  comme  il 
avait  fait  dans  mes  précédents  voyages.  Il  menait  à  Potsdam  la 
vie  qu'il  a  toujours  menée  depuis  son  avènement  au  trône. 
Cette  vie  mérite  quelque  petit  détail. 

Il  se  levait  à  cinq  heures  du  matin  en  été,  et  à  six  en  hiver. 
Si  vous  voulez  savoir  les  cérémonies  royales  de  ce  lever, 
quelles  étaient  les  grandes  et  les  petites  entrées,  quelles  étaient 
les  fonctions  de  son  grand-aumônier,  de  son  grand-chambellan, 
de  son  premier  gentilhomme  de  la  chambre,  de  ses  huissiers, 
je  vous  répondrai  qu'un  laquais  venait  ahumer  son  feu,  l'habiller, 
et  le  raser;  encore  s'habillait-il  presque  tout  seul.  Sa  chambre 
était  assez  belle  ;  une  riche  balustrade  d'argent,  ornée  de  petits 
amours  très-bien  sculptés,  semblait  fermer  l'estrade  d'un  lit  dont 
envoyait  les  rideaux  ;  mais  derrière  les  rideaux  était,  au  lieu  de 
ht,  une  bibliothèque  :  et  quant  au  lit  du  roi,  c'était  un  grabat 
de  sangles  avec  un  matelas  mince,  caché  par  un  paravent. 
Marc-Aurèle  et  Julien,  ses  deux  apôtres,  et  les  plus  grands 
hommes  du  sto'icisme,   n'étaient  pas  plus  mal  couchés. 

Quand  Sa  Majesté  était  habillée  et  bottée,  le  stoïque  donnait 
quelques  moments  à  la  secte  d'Épicure  :  il  faisait  venir  deux  ou 
trois  favoris,  soit  lieutenants  de  son  régiment,  soit  pages,  soit 
heiduques,  ou  jeunes  cadets.  On  prenait  le  café.  Celui  à  qui  on 


MÉMOIRES.  27 

jetait  le  mouchoir  restait  demi-quart  d'heure  tête  à  tête.  Les 
choses  n'allaient  pas  jusqu'aux  dernières  extrémilés,  attendu  que 
le  prince,  du  vivant  de  son  père,  avait  été  fort  maltraité  dans 
ses  amours  de  passade,  et  non  moins  mal  guéri.  Il  ne  pouvait 
jouer  le  premier  rôle  :  il  fallait  se  contenter  des  seconds. 

Ces  amusements  d'écoliers  étant  finis,  les  affaires  d'État  pre- 
naient la  place.  Son  premier  minisire  arrivait  par  un  escalier 
dérobé,  avec  une  grosse  liasse  de  papiers  sous  le  bras.  Ce  premier 
ministre  était  un  commis  qui  logeait  au  second  étage  dans  la  mai- 
son de  Fn'dersdorflT,  ce  soldat  devenu  valet  de  chambre  et  favori, 
qui  avait  autrefois  servi  le  roi  prisonnier  dans  le  château  de 
Custrin.  Les  secrétaires  d'État  envoyaient  toutes  leurs  dépêches 
au  commis  du  roi.  Il  en  apportait  l'extrait  :  le  roi  faisait  mettre 
les  réponses  à  la  marge,  en  deux  mots.  Toutes  les  aflaires  du 
royaume  s'expédiaient  ainsi  en  une  heure.  Rarement  les  secré- 
taires d'État,  les  ministres  en  charge,  l'abordaient  :  il  y  en  a 
même  à  qui  il  n'a  jamais  parlé.  Le  roi  son  père  avait  mis  un 
tel  ordre  dans  les  finances,  tout  s'exécutait  si  militairement, 
lobéissance  était  si  aveugle,  que  quatre  cents  lieues  de  pays 
étaient  gouvernées  comme  une  abbaye. 

Vers  les  onze  heures,  le  roi,  en  bottes,  faisait  dans  son  jar- 
din la  revue  de  son  régiment  des  gardes  ;  et,  à  la  même  heure, 
tous  les  colonels  en  faisaient  autant  dans  toutes  les  provinces. 
Dans  l'intervalle  de  la  parade  et  du  dîner,  les  princes  ses  frères, 
les  officiers  généraux,  un  ou  deux  chambellans  mangeaient  à  sa 
table,  qui  était  aussi  bonne  qu'elle  pouvait  l'être  dans  un  pays 
où  il  n'y  a  ni  gibier,  ni  viande  de  boucherie  passable,  ni 
une  poularde,  et  où  il  faut  tirer  le  froment  de  Magdebourg. 

Après  le  repas,  il  se  retirait  seul  dans  son  cabinet,  et  faisait 
des  vers  jusqu'à  cinq  ou  six  heures.  Ensuite  venait  un  jeune 
homme  nommé  Darget,  ci-devant  secrétaire  de  Valori,  envoyé 
de  France,  qui  faisait  la  lecture.  Un  petit  concert  commençait  à 
sept  heures  :  le  roi  y  jouait  de  la  flûte  aussi  bien  que  le  meilleur 
artiste.  Les  concertants  exécutaient  souvent  de  ses  compositions  : 
car  il  n'y  avait  aucun  art  qu'il  ne  cultivât,  et  il  n'eût  pas  essuyé 
chez  les  Grecs  la  mortification  qu'eut  Épaminondas  d'avouer 
qu'il  ne  savait  pas  la  musique. 

On  soupail  dansune  petite salledont  le  plussingulierornement 
était  un  tableau  dont  il  avait  donné  le  dessin  à  Pcsne,  son  peintre, 
l'un  de  nos  meilleurs  coloristes.  C'était  une  belle  priapée.  On 
voyait  des  jeunes  gens  embrassant  des  femmes,  des  nymphes 
sous  des  satyres,  des  amours  qui  jouaient  au  jeu  des  Encolpes  et 


28  ME.MOIKES. 

des  Citons,  quelques  personnes  qui  se  pâmaient  en  regardant 
ces  combats,  des  tourterelles  qui  se  baisaient,  des  boucs  sautant 
sur  des  chèvres,  et  des  béliers  sur  des  brebis. 

Les  repas  n'étaient  pas  souvent  moins  philosophiques.  Un 
survenant  qui  nous  aurait  écoutés,  en  voyant  cette  peinture,  au- 
rait cru  entendre  les  sept  sages  de  la  Grèce  au  bordel.  Jamais  on 
ne  parla  en  aucun  lieu  du  monde  avec  tant  de  liberté  de  toutes  les 
superstitions  des  hommes,  et  jamais  elles  ne  furent  traitées  avec 
plus  de  plaisanteries  et  de  mépris.  Dieu  était  respecté,  mais 
tous  ceux  qui  avaient  trompé  les  hommes  en  son  nom  n'étaient 
pas  épargnés. 

Il  n'entrait  jamais  dans  le  palais  ni  femmes  ni  prêtres.  En  un 
mot,  Frédéric  vivait  sans  cour,  sans  conseil,  et  sans  culte. 

Quelques  juges  de  province  voulurent  faire  brûler  je  ne  sais 
quel  pauvre  paysan  accusé  par  un  prêtre  d"une  intrigue  galante 
avec  son  âuesse  :  on  n'exécutait  personne  sans  que  le  roi  eût 
confirmé  la  sentence,  loi  très-humaine  qui  se  pratique  en  Angle- 
terre et  dans  d'autres  pays  ;  Frédéric  écrivit  au  bas  de  la  sentence 
qu'il  donnait  dans  ses  États  liberté  de  conscience  et  de  v... 

Un  prêtre  d'auprès  de  Stettin,  très-scandalisé  de  cette  indul- 
gence, glissa,  dans  un  sermon  sur  Hérode,  quelques  traits  qui 
pouvaient  regarder  le  roi  son  maître  :  il  fit  venir  ce  ministre  de 
village  à  Potsdam  en  le  citant  au  consistoire,  quoiqu'il  n'y  eût  à 
la  cour  pas  plus  de  consistoire  que  de  messe.  Le  pauvre  homme 
fut  amené  :  le  roi  prit  une  robe  et  un  rabat  de  prédicant  ;  d'Ar- 
gens,  l'auteur  des  Lettres  juives,  et  un  baron  de  Pollnitz,  qui  avait 
changé  trois  ou  quatre  fois  de  religion,  se  revêtirent  du  même 
habit;  on  mit  un  tome  du  Dictionnaire  de  Bayle  sur  une  table, 
en  guise  dï'vangile,  et  le  coupable  fut  introduit  par  deux  grena- 
diers devant  ces  trois  ministres  du  Seigneur.  «  Mou  frère,  lui 
dit  le  roi,  je  vous  demande  au  nom  de  Dieu  sur  quel  Hérode  vous 
avez  prêché...  —  Sur  Hérode  qui  fit  tuer  tous  les  petits  enfants,  ré- 
pondit le  bonhomme.  —  Je  vous  demande,  ajouta  le  roi,  si  c'était 
Hérode  premier  du  nom,  car  vous  devez  savoir  qu'il  y  en  a  eu 
plusieurs.  »  Le  prêtre  de  village  ne  sut  que  répondre.  «  Comment! 
dit  le  roi,  vous  osez  prêcher  sur  un  Hérode,  et  vous  ignorez 
quelle  était  sa  famille!  vous  êtes  indigne  du  saint  ministère. 
i\ous  vous  pardonnons  cette  fois;  mais  sachez  que  nous  vous  ex- 
communierons si  jamais  vous  prêchez  quelqu'un  sans  le  con- 
naître. »  Alors  on  lui  délivra  sa  sentence  et  son  pardon.  On 
signa  trois  noms  ridicules,  inventés  à  plaisir.  «  Nous  allons 
demain  à  Berlin,  ajouta  le  roi;  nous  demanderons  grâce  pour 


MÉMOIRES.  29 

VOUS  à  nos  frères  :  ne  manquez  pas  de  nous  venir  parler.  »  Le 
prêtre  alla  dans  Berlin  chercher  les  trois  ministres  :  on  se 
moqua  de  lui;  et  le  roi,  qui  était  plus  plaisant  que  lihéral,  ne 
se  soucia  pas  de  payer  son  voyage. 

Frédéric  gouvernait  l'Église  aussi  despotiquement  que  l'État, 
C'était  lui  qui  prononçait  les  divorces  quand  un  mari  et  une 
femme  voulaient  se  marier  ailleurs.  Un  ministre  lui  cita  un  jour 
l'Ancien  Testament,  au  sujet  d'un  de  ces  divorces  :  «  Moïse,  lui 
dit-ii,  menait  ses  Juifs  comme  il  voulait,  et  moi  je  gouverne  mes 
Prussiens  comme  je  l'entends.  » 

Ce  gouvernement  singulier,  ces  mœurs  encore  plus  étranges, 
ce  contraste  de  stoïcisme  et  d'épicuréisme,  de  sévérité  dans  la 
discipline  militaire,  et  de  mollesse  dans  l'intérieur  du  palais, 
des  pages  avec  lesquels  on  s'amusait  dans  son  cabinet,  et  des 
soldats  qu'on  faisait  passer  trente-six  fois  par  les  baguettes  sous 
les  fenêtres  du  monarque  qui  les  regardait,  des  discours  de  mo- 
rale, et  une  licence  effrénée,  tout  cela  composait  un  tableau  bi- 
zarre que  peu  de  personnes  connaissaient  alors,  et  qui  depuis  a 
percé  dans  l'Europe. 

La  plus  grande  économie  présidait  dans  Potsdam  à  tous  ses 
goûts.  Sa  table  et  celle  de  ses  officiers  et  de  ses  domestiques 
étaient  réglées  à  trente-trois  écus  par  jour,  indépendamment 
du  vin.  Et  au  lieu  que  chez  les  autres  rois  ce  sont  des  officiers  de 
la  couronne  qui  se  mêlent  de  cette  dépense,  c'était  son  valet  de 
chambre  Frédersdortï' qui  était  à  la  fois  son  grand  maître  d'hôtel, 
son  grand  échanson,  et  son  grand  panetier. 

Soit  économie,  soit  politique,  il  n'accordait  pas  la  moindre 
grâce  à  ses  anciens  favoris,  et  surtout  à  ceux  qui  avaient  risqué 
leur  vie  pour  lui  quand  il  était  prince  royal.  Il  ne  payait  pas 
même  l'argent  qu'il  avait  emprunté  alors,  et  comme  Louis  XII 
ne  vengeait  pas  les  injures  du  duc  d'Orléans,  le  roi  de  Prusse  ou- 
bliait les  dettes  du  prince  royal. 

Cetle  pauvre  maîtresse,  qui  avait  été  fouettée  pour  lui  par  la 
main  du  bourreau  était  alors  mariée,  à  Berlin,  au  commis  du 
bureau  dos  fiacres  :  car  il  y  avait  dix-huit  fiacres  dans  Berlin,  et  son 
amant  lui  faisait  une  pension  de  soixante  et  dix  écus  qui  lui  a 
toujours  été  très-bien  payée.  Elle  s'appelait  M""=  Shommers,  grande 
femme,  maigre,  qui  ressemblait  à  une  sibylle,  et  n'avait  nulle-  K"^ 
ment  l'air  d'avoir  mérité  d'éire  fouettée  pour  un  prince. 

Cependant,  quand  il  allait  à  Berlin,  il  y  étalait  une  grande 
magnificence  dans  les  jours  d'appareil.  C'était  un  très-beau  spec- 
tacle pour  les  hommes  vains,   c'est-à-dire  pour  presque  tout  le 


30  MÉMOIRES. 

monde,  de  le  voir  à  table,  entouré  de  vingt  princes  de  l'empire, 
servi  dans  la  plus  belle  vaisselle  d"or  de  l'Europe,  et  trente  beaux 
pages,  et  autant  de  jeunes  heiduques  superbement  parés,  por- 
tant de  grands  plats  d'or  massif.  Les  grands  officiers  parais- 
saient alors,  mais  hors  de  là  on  ne  les  connaissait  point. 

On  allait  après  dîner  à  l'opéra,  dans  cette  grande  salle  de 
trois  cents  pieds  de  long,  qu'un  de  ses  chambellans,  nommé 
KnobelsdorlI'S  avait  bâtie  sans  architecte.  Les  plus  belles  voix, 
les  meilleurs  danseurs,  étaient  à  ses  gages.  La  Barbarini  dansait 
alors  sur  son  théâtre  :  c'est  elle  qui  depuis  épousa  le  fils  de  son 
chancelier.  Le  roi  avait  fait  enlever  à  Venise  cette  danseuse  par 
des  soldats,  qui  l'emmenèrent  par  Vienne  même  jusqu'à  Berlin. 
Il  en  était  un  peu  amoureux,  parce  qu'elle  avait  les  jambes  d'un 
homme.  Ce  qui  était  incompréhensible,  c'est  qu'il  lui  donnait 
trente-deux  mille  livres  d'appointements. 

Son  poète  italien,  à  qui  il  faisait  mettre  en  vers  les  opéras  dont 
lui-même  faisait  toujours  le  plan,  n'avait  que  douze  cents  livres 
de  gages  ;  mais  aussi  il  faut  considérer  qu'il  était  fort  laid,  et 
qu'il  ne  dansait  pas.  En  un  mot,  la  Barbarini  touchait  à  elle  seule 
plus  que  trois  ministres  d'État  ensemble.  Pour  le  poète  italien, 
il  se  paya  un  jour  par  ses  mains.  Il  décousit,  dans  une  chapelle 
du  premier  roi  de  Prusse,  de  vieux  galons  d'or  dont  elle  était 
ornée.  Le  roi,  qui  jamais  ne  fréquenta  de  chapelle,  dit  qu'il  ne 
perdait  rien.  D'ailleurs  il  venait  d'écrire  une  Dissertation  en  fa- 
veur des  voleurs,  qui  est  imprimée  dans  les  recueils  de  son  Aca- 
démie-, et  il  ne  jugea  pas  à  propos  cette  fois-là  de  détruire  ses 
écrits  par  les  faits. 

Cette  indulgence  ne  s'étendait  par  sur  le  militaire.  II  y  avait 
dans  les  prisons  de  Spaudau  un  vieux  gentilhomme  de  Franche- 
Comté,  haut  de  six  pieds,  que  le  feu  roi  avait  fait  enlever  pour 
sa  belle  taille  ;  on  lui  avait  promis  une  place  de  chambellan,  et 
on  lui  en  donna  une  de  soldat.  Ce  pauvre  homme  déserta  bien- 
tôt avec  quelques-uns  de  ses  camarades  ;  il  fut  saisi  et  ramené 
devant  le  roi,  auquel  il  eut  la  naïveté  de  dire  qu'il  ne  se  repen- 
tait que  de  n'avoir  pas  tué  un  tyran  comme  lui.  On  lui  coupa, 
pour  réponse,  le  nez  et  les  oreilles  ;  il  passa  pas  les  baguettes 
trente-six  fois  ;  après  quoi  il  alla  traîner  la  brouette  à  Spandau. 
Il  la  traînait  encore  quand  M.  de  Valori,  notre  envoyé,  me  pressa 


1.  Le  même  dont  Frédéric  parle  dans  sa  lettre  du  7  avril  1737. 

2.  Je  n'ai  pas  trouvé  cette  Dissertation  dans  les   Mémoires  de  l'Académie  de 
Berlin.  (B.) 


MÉMOIRES.  3-1 

de  demander  sa  grâce  au  très-clément  fils  du  très-dur  Frédéric- 
Guillaume.  Sa  Majesté  se  plaisait  à  dire  que  c'était  pour  moi 
qu'il  faisait  jouer  la  Ckmenza  di  Tito,  opéra  plein  de  beautés, 
du  célèbre  Metastasio,  mis  en  musique  par  le  roi  lui-même,  aidé 
de  son  compositeur.  Je  pris  mon  temps  pour  recommander  à 
ses  bontés  ce  pauvre  Franc-Comtois  sans  oreilles  et  sans  nez,  et 
je  lui  détachai  cetle  semonce^  : 

Génie  universel,  àaie  sensible  et  ferme, 

Quoi!  lorsque  vous  régnez,  il  est  des  malheureux! 

Aux  tourments  d'un  coupable  il  vous  faut  mettre  un  terme, 

Et  n'en  mettre  jamai?  à  vos  soins  généreux. 

Voyez  autour  de  vous  les  Prières  tremblantes. 
Filles  du  repentir,  maîtresses  des  grands  cœurs, 
S'étonner  d'arroser  de  larmes  impuissantes 
.    Les  mains  qui  de  la  terre  ont  dû  sécher  les  pleurs. 

Ah  !  pourquoi  m'étaler  avec  magnificence 
Ce  spectacle  étonnant  où  triomphe  Titus  ! 
Pour  achever  la  fête,  égalez  sa  clémence, 
Et  l'imitez  en  tout,  ou  ne  le  vantez  plus. 

La  requête  était  un  peu  forte  ;  mais  on  a  le  privilège  de  dire 
ce  qu'on  veut  en  vers.  Le  roi  promit  quelque  adoucissement  ;  et 
même,  plusieurs  mois  après,  il  eut  la  bonté  de  mettre  le  gentil- 
homme dont  il  s'agissait  à  l'hôpital,  à  six  sous  par  jonr.  Il  avait 
refusé  cette  grâce  à  la  reine  sa  mère,  qui  apparemment  ne  l'avait 
demandée  qu'en  prose. 

Au  milieu  des  fêtes,  des  opéras,  des  soupers,  ma  négociation 
secrète  avançait.  Le  roi  trouva  bon  que  je  lui  parlasse  de  tout  ; 
et  j'entremêlais  souvent  des  questions  sur  la  France  et  sur 
l'Antriche  à  propos  de  VÉnéide  et  de  TUe-Lîue.  La  conversation 
s'animait  quelquefois;  le  roi  s'échauffait,  et  me  disait  que  tant 
que  notre  cour  frapperait  à  toutes  les  portes  pour  obtenir  la  paix, 
il  ne  s'aviserait  pas  de  se  battre  pour  elle.  Je  lui  envoyais  de  ma 
cluunbi'e  à  son  appartement  nws  r(''fle\ions  sur  un  papier  à  mi- 
marge.  Il  répondait  sur  une  colonne  à  mes  hardiesses.  J'ai  encore 
ce  papier  où  je  lui  disais  :  «  Doutez-vous  que  la  maison  d'Au- 


1.  Voyez  une  autre  version  de  cette  pièce  dans  le  tome   VIII  {Slances,  année 
1743). 


32  MÉMOIRES. 

triche  ne  aous  redemande  la  Silésie  à  la  première  occasion  ?  » 
Voici  sa  réponse  en  marge  : 

lis  seront  reçus,  biiibi, 
A  la  laron  de  barbari, 
Mon  ami  ^. 

Cette  négociation  d'une  espèce  nouvelle  finit  par  un  discours 
qu'il  me  tint  dans  un  de  ses  mouvements  de  vivacité  contre  le 
roi  d'Angleterre,  sou  cher  oncle.  Ces  deux  rois  ne  s'aimaient  pas. 
Celui  de  Prusse  disait  :  «  George  est  l'oncle  de  Frédéric,  mais 
George  ne  l'est  pas  du  roi  de  Prusse.  »  Enfin  il  me  dit  :  «  Que  la 
France  déclare  la  guerre  à  l'Angleterre,  et  je  marche.  » 

Je  n'en  voulais  pas  davantage.  Je  retournai  vite  à  la  cour  de 
France  :  je  rendis  compte  de  mon  voyage.  Je  lui  donnai  l'espé- 
rance qu'on  m'avait  donnée  à  Berlin.  Elle  ne  lut  point  trompeuse, 
et  le  printemps  suivant  le  roi  de  Prusse  lit  en  effet  un  nouveau 
traité  avec  le  roi  de  France.  Il  s'avança  en  Bohême  avec  cent 
mille  hommes,  tandis  que  les  Autrichiens  étaient  en  Alsace. 

Si  j'avais  conté  à  quelque  bon  Parisien  mon  aventure,  et  le 
service  que  j'avais  rendu,  il  n'eût  pas  douté  que  je  fusse  promu  à 
quelque  beau  poste.  Voici  quelle  fut  ma  récompense. 

La  duchesse  de  Chàteauroux  fut  fâchée  que  la  négociation 
n'eût  pas  passé  immédiatement  par  elle  ;  il  lui  avait  pris  envie 
de  chasser  M.  Amelot,  parce  qu'il  était  bègue,  et  que  ce  petit 
défaut  lui  déplaisait  :  elle  haïssait  de  plus  cet  Amelot,  parce  qu'il 
était  gouverné  par  M.  de  Maurepas  ;  il  fut  renvoyé  au  bout  de 
huit  jours,  et  je  fus  enveloppé  dans  sa  disgrâce. 

-Il  arriva,  quelque  temps  après,  que  Louis  XV  fut  malade  à 
l'extrémité  dans  la  ville  de  Metz  :  M.  de  Maurepas  et  sa  cabale 
prirent  ce  temps  pour  perdre  Ai'"*  de  Chàteauroux.  L'évêque  de 
Soissons,  Fitz-James  ',  fils  du  bâtard  de  Jacques  II,  regardé 
comme  un  saint,  voulut,  en  qualité  de  premier  aumônier,  con- 
vertir le  roi,  et  lui  déclara  qu'il  ne  lui  donnerait  ni  absolution 
ni  communion  s'il  ne  chassait  sa  maîtresse  et  sa  sœur  la  duchesse 
de  Lauraguais,  et  leurs  amis.  Les  deux  sœurs  partirent  chargées 

1.  Voyez  celte  pièce,  dans  la  Correspondance,  octobre  17i3. 

2.  Cet  alinéa  et  les  trois  qui  le  suivent  avaient  été  mis  dans  le  Commentaire 
historique,  par  les  éditeurs  de  Kehl. 

3.  C'est  le  même  Fitz-James  dont  ailleurs  Voltaire  fait  l'élose  pour  un  niMiulo- 
ment  ;  voyez  tome  XIV,  page  ICSj  tome  XX,  page  524;  et  la  lettre  à  d'Alembert, 
du  mois  d'avril  1757. 


MÉMOIRES.  3.j 

de  l'exécration  du  peuple  de  Metz.  Ce  fut  pour  cette  action  que 
le  peuple  de  Paris,  aussi  sot  que  celui  de  iMetz,  donna  à  Louis  XV 
le  surnom  de  Bien-Aimé^.  Un  polisson,  nommé  Vadé,  imagina 
ce  titre,  que  les  almanachs  prodiguèrent.  Quand  ce  prince  se 
porta  bien,  il  ne  voulut  être  que  le  bien-ainu'  de  sa  maîtresse. 
Ils  s'aimèrent  plus  qu'auparavant.  Elle  devait  rentrer  dans  son 
ministère  ;  elle  allait  partir  de  Paris  pour  Versailles,  quand  elle 
mourut  subitement  des  suites  de  la  rage  que  sa  démission  Ini 
avait  causée.  Elle  fut  bientôt  oubliée. 

11  fallait  une  maîtresse.  Le  cboix  tomba  sur  la  demoiselle 
Poisson,  fille  d'une  femme  entretenue  et  d'un  paysan  de  la  Fert(''- 
sous-Jouarre,  qui  avait  anuissé  quelque  cliose  à  vendre  du  bl(! 
aux  entrepreneurs  des  vivres.  Ce  pauvre  homme  était  alors  en 
fuite,  condamné  pour  quelque  malversation.  On  avait  marié  sa 
fille  au  sous-fermier  Le  Normand,  seigneur  d'Étiolé,  neveu  du 
fermier  général  Le  Normand  de  ïournebem,  qui  entretenait  la 
mère.  La  fille  était  bien  élevée,  sage,  aimable,  remplie  de  grâces 
et  de  talents,  née  avec  du  bon  sens  et  un  bon  cœur.  Je  la  con- 
naissais assez  :  je  fus  même  le  confident  de  son  amour.  Elle 
m'avouait  qu'elle  avait  toujours  eu  un  secret  pressentiment 
qu'elle  serait  aimée  du  roi,  et  qu'elle  s'était  senti  une  violente 
inclination  pour  lui. 

Cette  idée,  qui  aurait  pu  paraître  chimérique  dans  sa  situation, 
était  fondée  sur  ce  qu'on  l'avait  souvent  menée  aux  chasses  que 
faisait  le  roi  dans  la  forêt  de  Sénars.  Tournehem,  l'amant  de  sa 
mère,  avait  une  maison  de  campagne  dans  le  voisinage.  On 
promenait  M""^  d'Étiolé  dans  une  jolie  calèche.  Le  roi  la  remar- 
quait, et  lui  envoyait  souvent  des  chevreuils.  Sa  mère  ne  cessait 
de  lui  dire  qu'elle  était  plus  jolie  que  M""=  de  Chateauroux,  et  le 
bonhomme  Tournehem  s'écriait  souvent  :  «  11  faut  avouer  que 
la  fille  de  M""'  Poisson  est  un  morceau  de  roi.  »  Enfin,  quand  elle 
eut  tenu  le  roi  entre  ses  bras,  elle  me  dit  qu'elle  croyait  feiuie- 
mentà  la  destinée  ;  et  elle  avait  raison.  Je  passai  quelques  mois 
avec  elle  à  Étiole,  pendant  que  le  roi  faisait  la  campagne 
de  17M). 

Cela  me  valut  des  récompenses  qu'on  n'avait  jamais  donn(>es 
ni  à  mes  ouvrages  ni  à  mes  services.  Je  fus  jugé  digne  dêlre 
l'un  des  quarante  membres  inutiles  de  l'Académie.  Je  fus 
nommé  historiographe  de  Fiance  ;  et  le  roi  me  fit  présent  d'une 


1.   Voyez  la  note,  tome  XMII,  pages  2G8-2G'.). 
I. 


34  MEMOIRES. 

charge  de  gentilhomme  ordinaire  de  sa  chambre.  Je  eonchis 
que,  pom'  faire  la  plus  petite  fortune,  il  \alait  mieux  dire  quatre 
mots  à  la  maîtresse  d"un  roi  que  d'écrire  cent  volumes. 

Dès  que  j"eus  Tair  d'un  homme  heureux,  tous  mes  confrères 
les  beaux  esprits  de  Paris  se  déchaînèrent  contre  moi  avec  toute 
l'animosité  et  l'acharnement  qu'ils  devaient  avoir  contre  quel- 
qu'un à  qui  on  donnait  toutes  les  récompenses  qu'ils  méri- 
taient. 

1  J'étais  toujours  lié  avec  la  marquise  du  Châtelet  par  lamitié 
la  plus  inaltérable  et  par  le  goût  de  l'étude.  Nous  demeurions 
ensemble  à  Paris  et  à  la  campagne.  Cirey  est  sur  les  contins  de 
la  LoîTaine  :  le  roi  Stanislas  tenait  alors  sa  petite  et  agréable  cour 
à  Lunéville.  Tout  vieux  et  tout  dévot  qu'il  était,  il  avait  une 
maîtresse  :  c'était  .)!■""=  la  marquise  de  Boufflers.  Il  partageait  son 
âme  entre  elle  et  un  jésuite  nommé  Menou,  le  plus  intrigant 
et  le  plus  hardi  prêtre  que  j'aie  jamais  connu.  Cet  homme  avait 
attrapé  au  roi  Stanislas,  par  les  importunités  de  sa  femme,  qu'il 
avait  gouvernée,  environ  un  million,  dont  partie  fut  employée  à 
bâtir  une  magnifique  maison  pour  lui  et  pour  quelques  jésuites, 
dans  la  ville  de  i\ancy.  Cette  maison  était  dotée  de  vingt-quatre 
mille  livres  de  rente,  dont  douze  pour  la  table  de  Menou,  et 
douze  pour  donner  à  qui  il  voudrait, 

La  maîtresse  n'était  pas,  à  beaucoup  près,  si  bien  traitée.  Elle 
tirait  à  peine  alors  du  roi  de  Pologne  de  quoi  avoir  des  jupes  ;  et 
cependant  le  jésuite  enviait  sa  portion,  et  était  furieusement 
jaloux  de  la  marquise.  Ils  étaient  ouvertement  brouillés.  Le 
pauvi'e  roi  avait  tous  les  jours  bien  de  la  peine,  au  sortir  de  la 
messe,  à  rapatrier  sa  maîtresse  et  son  confesseur. 

Enfin  notre  jésuite  ayant  entendu  parler  de  >!■"'=  du  Châtelet, 
qui  était  très-bien  faite,  et  encore  assez  belle,  imagina  de  la 
substituer  à  M""'  de  Boufflers.  Stanislas  se  mêlait  quelquefois  de 
faire  d'assez  mauvais  petits  ouvrages  :  Menou  crut  qu'une  femme 
auteur  réussirait  mieux  qu'une  autre  auprès  de  lui.  Et  le  voilà 
qui  vient  à  Cirey  pour  ourdir  cette  belle  trame  :  il  cajole  M"«^  du 
Châtelet,  et  nous  dit  que  le  roi  Stanislas  sera  enchanté  de  nous 
voir  ;  il  retourne  dire  au  roi  que  nous  brûlons  d'envie  de  venir 
lui  faire  notre  cour  :  Stanislas  recommande  à  M""*"  de  Boufflers 
de  nous  amener. 

Et  en  efîèt,  nous  allâmes  passer  à  Lunéville  toute  l'année  1749. 


1.  Cet  alinéa  et  quelques  passages  des  suivants  avaient  été  insérés,  par  les  édi- 
teurs de  Kehl.  dans  le  Commentaire  historique. 


MÉMOIRES.  3o 

Il  arriva  îoiit  le  contraire  de  ce  que  voulail  le  réK-reiid  père. 
Nous  nous  atfacliàmes  à  M'""  de  Boiifflers:  el  le  ji'siiite  eut  deux 
femmes  à  combattre. 

La  vie  de  la  coui-  de  Lorraine  était  assez  agréable,  quoiqu'il  y 
ei1t,  comme  ailleurs,  des  intrigues  et  des  tj-acasseries.  Poucet  S 
('vèque  de  Troyes,  perdu  de  dettes  et  de  rôpulation,  voulut  sur  la 
fin  de  l'année  augmenter  notre  cour  et  nos  tracasseries  :  quand 
je  dis  qu'il  était  perdu  de  réputation,  entendez  aussi  la  réputa- 
tion de  ses  oraisons  funèbres  et  de  ses  sermons.  Il  obtint,  par 
nos  dames,  d'être  grand  aumônier  du  roi,  qui  fut  flatté  d'a^  oir 
un  évêque  à  ses  gages,  et  à  de  très-petits  gages. 

Cet  évêque  ne  vint  qu'en  1750.  Il  débuta  par  être  amoureux 
de  M'""  de  Boufflers,  et  fut  chassé.  Sa  colère  retomija  sur 
Louis  XV,  gendre  de  Stanislas  :  car,  étant  retourné  à  ïroyes,  il 
voulut  jouer  un  rôle  dans  la  ridicule  affaire  des  billets  de  con- 
fession -,  inventés  par  l'archevôque  de  Paris,  Beaumont  ;  il  tint 
tête  au  parlement,  et  brava  le  roi.  Ce  n'était  pas  le  moyen  de 
payer  ses  dettes  ;  mais  c'était  celui  de  se  faire  enfermer.  Le  roi 
de  France  l'envoya  prisonnier  en  Alsace,  dans  un  couvent 
de  gros  moines  albmands.  xAIais  il  faut  revenir  à  ce  qui  me 
touche. 

M""^  du  Cbàtelet  mourut  '  dans  le  palais  de  Stanislas,  après 
deux  jours  de  maladie,  Nous  étions  tous  si  troublés  que  personne 
de  nous  ne  songea  h  faire  venir  ni  curé,  ni  jésuite,  ni  sacrement. 
Elle  n'eut  point  les  horreurs  de  la  mort:  il  n'y  eut  que  nous  qui 
les  sentîmes.  Je  fus  saisi  de  la  plus  douleureuse  affliction.  Le 
bon  roi  Stanislas  vint  dans  ma  chambre  me  consoler,  et  pleurer 
avec  moi.  Peu  de  ses  confrères  en  font  autant  en  de  pareilles 
occasions.  Il  voulut  me  retenir  :  je  ne  pouvais  plus  supporter 
Luneville,  et  je  retournai  à  Paris. 

]\la  destinée  était  de  courir  de  roi  en  roi,  quoique  j'aimasse 
ma  liberté  avec  idolâtrie.  Le  roi  de  Prusse,  à  qui  j'avais  souvent 
signifié  que  je  ne  quitterais  jamais  M""'  du  Cbàtelet  pour  lui, 
voulut  à  toute  force  m'atlraper  quand  il  fut  défait  de  sa  rivale. 
II  jouissait  alors  d'une  paix  qu'il  s'était  acquise  par  des  victoires, 
et  son  loisir  était  toujours  em[)loyé  à  faire  des  vers,  ou  à  écrire 
l'histoire  de  son  pays  el  de  ses  campagnes.  Il  était  bi(Mi  sûr,  à  la 
vérité,  que  ses  vers  et  sa  [u-ose  étaient  fort  au-dessus  de  ma  prose 


1.  Voyez  la  note,  tome  XVI,  page  88. 

2.  Voyez  tomes  XVI,  KO;  XVUI,  230;  XXI,  338 ;  XXIV,  19. 
.'3.  Le  10  NCptembiv  I7W:  vnyoz  tome  XXIII.  page  521. 


36  MÉMOIRES. 

et  de  mes  vers,  quant  au  fond  des  choses  ;  mais  il  croyait  que, 
pour  la  forme,  je  pouvais,  en  qualité  d'académicien,  donner 
quelque  tournure  à  ses  écrits  ;  il  n'y  eut  point  de  séduction 
flatteuse  qu'il  n'employât  pour  me  faire  venir. 

Le  moyen  de  résistera  un  roi  victorieux,  poëte,  musicien,  et 
philosophe,  et  qui  faisait  semhlant  de  m'aimer!  Je  crus  que  je 
l'aimais.  Enfin  je  pris  encore  le  chemin  de  Potsdam  au  mois  de 
juin  1750.  Astolphe  ne  fut  pas  mieux  reçu  dans  le  palais  d'Alcine^ 
Être  logé  dans  Tappartement  qu'avait  eu  le  maréchal  de  Saxe, 
avoir  à  ma  disposition  les  cuisiniers  du  roi  quand  je  voulais 
manger  chez  moi,  et  les  cochers  quand  je  voulais  me  promener, 
c'étaient  les  moindres  faveurs  qu'on  me  faisait.  Les  soupers 
étaient  très-agréables.  Je  ne  sais  si  je  me  trompe,  il  me  semble 
qu'il  y  avait  bien  de  l'esprit  ;  le  roi  en  avait  et  en  faisait  avoir  ; 
et,  ce  qu'il  y  a  de  plus  extraordinaire,  c'est  que  je  n'ai  jamais  fait 
de  repas  si  libres.  Je  travaillais  deux  heures  par  jour  avec  Sa 
Majesté  ;  je  corrigeai  tous  ses  ouvrages,  ne  manquant  jamais  de 
louer  beaucoup  ce  qu'il  y  avait  de  bon,  lorsque  je  raturais  tout 
ce  qui  ne  valait  rien.  Je  lui  rendais  raison  par  écrit  de  tout,  ce 
qui  composa  une  rhétorique  et  une  poétique  à  son  usage  ;  il  en 
profita,  et  son  génie  le  servit  encore  mieux  que  mes  leçons.  Je 
n'avais  nulle  cour  à  faire,  nulle  visite  à  rendre,  nul  devoir  à 
remplir.  Je  m'étais  fait  une  vie  libre,  et  je  ne  concevais  rien  de 
plus  agréable  que  cet  état. 

Alcine-Frédéric,  qui  me  voyait  déjà  la  tête  un  peu  tournée, 
redoubla  ses  potions  enchantées  pour  m'enivrer  tout  à  fait.  La 
dernière  séduction  fut  une  lettre  qu'il  m'(''crivit  de  son  apparte- 
ment au  mien.  Une  maîtresse  ne  s'explique  pas  plus  tendrement; 
il  s'efforçait  de  dissiper  dans  cette  lettre  la  crainte  que  m'inspi- 
raient son  rang  et  son  caractère  :  elle  portait  ces  mots  singu- 
liers : 

«  Comment  pourrais-je  jamais  causer  l'infortune  d'un  homme 
que  j'estime,  que  j'aime,  et  qui  me  sacrifie  sa  patrie,  et  tout  ce  que 
rhumanité  a  de  plus  cher?...  Je  vous  respecte  comme  mon  maître 
en  éloquence.  Je  vous  aime  comme  un  ami  vertueux.  Quel  escla- 
vage, quel  malheur,  quel  changement  y  a-t-il  ta  craindre  dans 
un  pays  où  l'on  vous  estime  autant  que  dans  votre  patrie,  et 
chez  un  ami  qui  a  un  cœur  reconnaissant?  J'ai  respecté  l'amitié 
qui  vous  liait  à  M""  du  Chàtelet  ;  mais,  après  elle,  j'étais  un  de 


1.  La  fée  Alcine  est  un  des  personnages  du  Roland  furieux  d'Arioste. 


MÉMOIRE?.  37 

VOS  plus  anciens  amis.  Je  vous  promets  que  vous  serez  heureux 
ici  autant  que  je  vivrai.  " 

Voilà  une  lettre  telle  que  peu  de  majestés  en  écrivent.  Ce  fut 
le  dernier  verre  qui  m'enivra.  Les  protestations  de  bouche  furent 
encore  plus  fortes  que  celles  par  écrit.  Il  était  accoutumé  à  des 
démonstrations  de  tendresse  singulières  avec  des  favoris  plus 
jeunes  que  moi  ;  et  oubliant  un  moment  que  je  n'étais  pas  de 
leur  âge,  et  que  je  n'avais  pas  la  main  Ijelle,  il  me  la  prit  pour 
la  baiser.  Je  lui  baisai  la  sienne,  et  je  me  fis  son  esclave.  Il  fal- 
lait une  permission  du  roi  de  France  pour  appartenir  à  deux 
maîtres.  Le  roi  de  Prusse  se  chargea  de  tout. 

Il  écrivit  pour  me  demander  au  roi  mon  maître.  Je  n'imaginai 
pas  .qu'on  fût  choqué  à  Versailles  qu'un  gentilhomme  ordi- 
naire de  la  chambre,  qui  est  l'espèce  la  plus  inutile  de  la  cour, 
devînt  un  inutile  chambellan  à  Berlin.  On  me  donna  toute  per- 
mission. Mais  on  fut  très-piqué  ;  et  on  ne  me  le  pardonna  point. 
Je  déplus  fort  au  roi  de  France,  sans  plaire  davantage  à  celui 
de  Prusse,  qui  se  moquait  de  moi  dans  le  fond  de  son  cœur. 

Me  voilà  donc  avec  une  clef  d'argent  doré  pendue  à  mon 
habit,  une  croix  au  cou,  et  vingt  mille  francs  de  pension.  Mau- 
pertuis  en  fut  malade,  et  je  ne  m'en  aperçus  pas.  11  y  avait 
alors  un  médecin  à  Berlin,  nommée  La  Mettric,  le  plus  franc 
athée  de  toutes  les  facultés  de  médecine  de  l'Europe;  homme 
d'ailleurs  gai,  plaisant,  étourdi,  tout  aussi  instruit  de  la  théorie 
qu'aucun  de  ses  confrères,  et,  sans  contredit,  le  plus  mauvais 
médecin  de  la  terre  dans  la  pratique  :  aussi,  grâce  à  Dieu,  ne 
pratiquait-il  point.  Il  s'était  moqué  de  toute  la  faculté  à  Paris,  et 
avait  même  écrit  contre  les  médecins  beaucoup  de  personnalités 
qu'ils  ne  pardonnèrent  point;  ils  obtinrent  contre  lui  un  décret 
de  prise  de  corps^  La  Mettrie  s'était  donc  retiré  à  Berlin,  où  il 
amusait  assez  par  sa  gaieté;  écrivant  d'ailleurs,  et  faisant  im- 
primer tout  ce  qu'on  peut  imaginer  de  plus  ellronlé  sur  la 
morale.  Ses  livres  plurent  au  roi,  qui  le  lit,  non  pas  son  médecin, 
mais  son  lecteur. 

Un  jour,  après  la  lecture,  La  Mettric,  qui  disait  au  roi  tout  ce 
qui  lui  venait  dans  la  tète,  lui  dit  qu'on  était  bien  jaloux  de  ma 

1.  La  Mettrie  (Julicn-Jcan  Offray  Je),  né  à  Saint-Malo  le  19  décembre  1709, 
mort  à  Berlin  en  1751,  est  auteur  d'une  Histoire  naturelle  de  râiiie,  que  le  par- 
lement de  Paris  condamna  au  fou  le  7  juillet  1716.  La  Mettrie  cependant  resta  en 
France,  t;ràce  à  la  protection  d'un  (jrammont  ;  mais  sa  Pénélope  ou  le  Machiavel 
en  médecine,  17i8,  deux  volumes  iu-1'2,  souleva  contre  lui  la  Faculté  de  médecine; 
et  il  lui  fallut  sortir  de  France. 


38  MÉMOIRES. 

faveur  et  de  ma  fortune.  «  Laissez  faire,  lui  dit  le  roi,  on  presse 
Torange,  et  on  la  jette  quand  on  a  avalé  le  jus  ».  La  Mettrie  ne 
manqua  pas  de  me  rendre  ce  bel  apoplithegine,  digne  de  Denys 
de  SjTacuse. 

Je  résolus  dès  lors  de  mettre  en  sûreté  les  pelures  de  l'orange. 
J'avais  environ  trois  cent  mille  livres  à  nlacer.  Je  me  gardai  bien 
de  mettre  ce  fonds  dans  les  Etats  de  mon  Alcine  ;  je  le  plaçai 
avantageusement  sur  les  terres  que  le  duc  de  Wurtemberg  possède 
en  France.  Le  roi,  qui  ouvrait  toutes  mes  lettres,  se  clouta  bien 
que  je  ne  prétendais  pas  rester  auprès  de  lui.  Cependant  la  fu- 
reur de  faire  des  vers  le  possédait  comme  Denys.  Il  fallait  que  je 
rabotasse  continuellement,  et  que  je  revisse  encore  son  Histoire 
de  Brandi'bourg^,  et  tout  ce  qu'il  composait. 

La  Mettrie  mourut  après  avoir  mangé  cliez  milordTyrconnel, 
envoyé  de  France,  tout  un  pâté  farci  de  truiï'es,  après  un  très- 
long  dîner.  On  prétendit  qu'il  s'était  confessé  avant  de  mourir; 
le  roi  en  fut  indigné  :  il  s'informa  exactement  si  la  chose  était 
vraie;  on  l'assura  que  c'était  une  calomnie  atroce,  et  que  La 
Mettrie  était  mort  comme  il  avait  vécu,  en  reniant  Dieu  et  les  mé- 
decins. Sa  Majesté,  satisfaite,  composa  sur-le-champ  son  oraison 
funèbre,  qu'il  fit  lire  en  son  nom  à  l'assemblée  publique  de  l'A- 
cadémie par  Darget,  son  secrétaire  ;  et  il  donna  six  cents  liwes 
de  pension  à  une  fille  de  joie  que  La  Mettrie  avait  amenéje  de 
Paris,  quand  il  avait  abandonné  sa  femme  et  ses  enfants. 

Mauportuis,  qui  savait  l'anecdote  de  l'écorce  d'orange,  prit 
son  temps  pour  répandre  le  bruit  que  j'avais  dit  que  la  charge 
d'athée  du  roi  était  vacante.  Cette  calomnie  ne  réussit  pas;  mais 
il  ajouta  ensuite  que  je  trouvais  les  vers  du  roi  mauvais,  et  cela 
réussit. 

Je  m'aperçus  que  depuis  ce  temps-là  les  soupers  du  roi 
n'étaient  plus  si  gais  ;  on  me  donnait  moins  de  vers  à  corriger  : 
ma  disgrâce  était  complète. 

Algarotti,  Darget,  et  un  autre  Français  nommé  Chazot,  qui 
était  un  de  ses  meilleurs  officiers,  le  quittèrent  tous  à  la  fois.  Je 
me  disposais  à  en  faire  autant.  Mais  je  voulus  auparavant  me 
donner  le  plaisir  de  me  moquer  d'un  livre  que  Maupertuis  venait 
d'imprimer.  L'occasion  était  belle;  on  n'avait  jamais  rien  écrit  de 
si  ridicule  et  de  si  fou.  Le  bonhomme  proposait  sérieusement 


1.  Publiée  sous  le  titre  de  Mémoires  pour  servir  à  l'Histoire  de  Brandebounj, 
1750,  deux  volumes  in-S"  ;  le  commencement  de  cet  ouvrage  a  été  imprimé,  eu 
1748,  dans  le  tome  second  des  Mémoires  de  V Académie  de  Berlin. 


MEMOIRES.  39 

de  taire  un  voyage  droit  aux  deus  pôles;  de  disséquer  des  têtes 
de  géants  pour  connaître  la  nature  de  Fànie  par  leurs  cervelles  ; 
de  bâtir  une  ville  où  Ton  ne  parlerait  que  latin  ;  de  creuser  un  trou 
jusqu'au  noyau  de  la  terre;  de  guérir  les  maladies  en  enduisant 
les  malades  de  poix  résine  ;  et  enûn  de  prédire  l'avenir  en  exal- 
tant son  âme. 

Le  roi  rit  du  livre,  j'en  ris,  tout  le  monde  en  rit.  Mais  il  se 
passait  alors  une  scène  plus  sérieuse,  à  propos  de  je  ne  sa:is 
quelle  fadaise  de  mathématique  que  Maupertuis  voulait  ériger  en 
découverte.  Un  géomètre  plus  savant,  nommé  Koenig,  bibliothé- 
caire de  la  princesse  d'Orange  à  la  ll;iye,  lui  lit  apercevoir  qu'il 
se  trompait,  et  que  Leibnitz,  qui  avait  nulrefois  examiné  cette 
vieille  idée,  en  avait  démontré  la  fausseté  dans  plusieurs  de  ses 
lettres,  dont  il  lui  montra  des  copies. 

Maupertuis,  président  de  l'Académie  de  Berlin,  indigné  qu'un 
associé  étranger  lui  prouvât  ses  bévues,  persuada  d'abord  au  roi 
que  Koenig,  en  qualité  d'homme  établi  en  Hollande,  était  son 
ennemi,  et  avait  dit  beaucoup  de  mal  de  la  prose  et  de  la  poésie 
de  Sa  Majesté  à  la  princesse  d'Orange. 

Cette  première  précaution  prise,  il  aposta  quelques  pauvres 
pensionnaires  de  l'Académie  qui  dépendaient  de  lui,  et  fit  con- 
damner Koenig,  comme  f.uissaire,  à  être  rayé  du  nombre  des 
académiciens.  Le  géomètre  de  Hollande  avait  pris  les  devants,  et 
avait  renvoyé  sa  patente  de  la  dignité  d'académicien  de  Berlin. 

Tous  les  gens  de  lettres  de  l'Europe  furent  aussi  indignés  des, 
manœuvres  de  Maupertuis  qu'ennuyés  de  son  livre.  Il  obtint  la- 
haine  et  le  mépris  de  ceux  qui   se  piquaient  de   philosophie,, 
et  de  ceux  qui  n'y  entendaient  rien.  On  se  contentait  à  Berlin  de 
lever  les  épaules,  car  le  roi  ayant  pris  parti  dsns  cette  malheu- 
reuse affaire,  personne  n'osait  parler;  je  fus  le  seul  qui  élevai  la 
voix'.  Koenig  était  mon  ami  ;  j'avais  à  la  fois  le  plaisir  de  défendre 
la  liberté  des  gens  de  lettres  avec  la  cause  d'un  ami,  et  celui  de 
mortifier  un  ennemi  qui  était  autant  l'ennemi  de  la  modestie 
que  le  mien.  Je  n'avais  nul  dessein  de  rester  à  Berlin  ;  j'ai  tou- 
jours préféré  h\  liberté  à  tout  le  reste.  Peu  de  gens  de  lettres  eui 
usent  ainsi.  La  plupart  sont  pauvres;  la  pauvreté  énerve  le  cou- 
rage; et  tout  philosophe  à  la  cour  devient  aussi  esclave  que  le 
premier  officier  de  la  couronne.  Je  sentis  coiul)ien   ma  liberté 
devait  déplaire  à  un  roi  plus  absolu  que  le  Grand  Turc.  C'était  un 


1.  Voyez  tome  XXIIF,  page  h'>'.K  V Histoire  du   docteur  Akaliia  et  du  natif  de 
Saint-Malo. 


40  MÉMOIRES. 

plaisant  roi  dans  l'intérieur  de  sa  maison,  il  le  faut  avouer.  Il 
protégeait  Maupertuis,  et  se  moquait  de  lui  plus  que  de  personne. 
11  se  mit  à  écrire  contre  lui,  et  m'envoya  son  manuscrit  dans  ma 
chambre  par  un  des  ministres  de  ses  plaisirs  secrets,  nommé 
Marvils;  il  tourna  lieaucoup  en  ridicule  le  trou  au  centre  de  la 
terre,  sa  méthode  de  guérir  avec  un  enduit  de  poix  résine,  le 
voyage  au  pôle  austral,  la  ville  latine,  et  la  làchelé  de  son  Aca- 
démie, qui  avait  souffert  la  tyrannie  exercée  sur  le  pauvre  Koenig. 
Mais  comme  sa  devise  était  :  Point  de  bruit,  si  je  ne  le  fais,  il  fit  brû- 
ler*  tout  ce  qu'on  avait  écrit  sur  cette  matière,  excepté  son  ouvrage. 

Je  lui  renvoyai  son  ordre,  sa  clef  de  chambellan,  sespensions; 
il  fit  alors  tout  ce  qu'il  put  pour  me  garder,  et  moi  tout  ce  que 
je  pus  pour  le  quitter.  Il  me  rendit  sa  croix  et  sa  clef-,  il  voulut 
que  je  soupasse  avec  lui  ;  je  fis  donc  encore  un  souper  de  Damo- 
clès,  après  quoi  je  partis  avec  promesse  de  revenir,  et  avec  le 
ferme  dessein  de  ne  le  revoir  de  ma  vie. 

Ainsi  nous  fûmes  quatre  qui  nous  échappâmes  en  peu  de 
temps,  Chazot,  Dargei,  Algarotti,  et  moi.  Il  n  y  avait  pas  en  effet 
moyen  d"y  tenir.  Ou  sait  bien  qu'il  faut  souffrir  auprès  des  rois; 
mais  Frédéric  abusait  un  peu  trop  de  sa  prérogative.  La  société 
a  ses  lois,  à  moins  que  ce  ne  soit  la  société  du  lion  et  de  la 
chèvre  \  Frédéric  manquait  toujours  à  la  première  loi  de  la  so- 
ciété, de  ne  rien  dire  de  désobligeant  à  personne.  Il  demandait 
souvent  à  son  chambellan  Polluitz  s'il  ne  changerait  pas  volon- 
tiers de  religion  pour  la  qualrième  fois,  et  il  offrait  de  payer 
cent  écus  comptant  pour  sa  conversion.  «  Eh,  mon  Dieu!  mon 
cher  Pollnitz,  lui  disait-il,  j'ai  oublié  le  nom  de  cet  homme  que 
vous  volâtes  à  la  Haye,  en  lui  vendant  de  l'argent  faux  pour  du 
fin;  aidez  un  peu  ma  mémoire,  je  vous  prie.  »  Il  traitait  à  peu 
près  de  même  le  pauvre  d'Argens.  Cependant  ces  deux  victimes 
restèrent,  Pollnitz,  ayant  mangé  tout  son  bien,  était  obligé  d'a- 
valer ces  couleuvres  pour  vivre  :  il  n'avait  pas  d'autre  pain  ;  et 
d'Argens  n'avait  pour  tout  bien  dans  le  monde  que  ses  Lettres 
juives,  et  sa  femme,  nommée  Cochois,  mauvaise  comédienne  de 
province,  si  laide  qu'elle  ne  pouvait  rien  gagner  à  aucun  métier, 
quoiqu'elle  en  fît  plusieurs.  Pour  Maupertuis,  qui  avait  été  assez 
malavisé  pour  placer  son  bien  à  Berlin,  ne  songeant  pas  qu'il 
vaut  mieux  avoir  cent  pistoles  dans  un  pays  libre  que  mille  dans 


1.  Le  24  décembre  1752;  voyez  tome  XXIII,  page  oGI 

2.  Voyez  la  note,  tome  XV,  page  131. 

3.  La  Fontaine,  livre  I",  fable  vi. 


MÉMOFRES.  41 

un  pays  despotique,  il  fallait  l)icn  qu'il  restât  dans  les  fers  qu'il 
s'était  forgés. 

En  sortant  de  mon  palais  d'.VIcine,  j'allai  passer  un  mois  au- 
près de  M""=  la  duchesse  de  Saxe-Gotha,  la  meilleure  princesse 
de  la  terre,  la  plus  douce,  la  plussage^  la  plus  égale,  et  qui,  Dieu 
merci,  ne  faisait  point  de  vers.  De  là  je  fus  quelques  jours  à  la 
maison  de  campagne  du  landgrave  de  Hesse,  qui  était  l)eancoup 
plus  éloigné  de  la  poésie  qnc  la  princesse  de  Gotha.  Je  respirais. 
Je  continuai  doucement  mon  chemin  par  Francfort.  C'était  là 
que  m'attendait  ma  très  bizarre  destinée. 

Je  tombai  malade  à  Francfort;  une  de  mes  nièces',  veuve  d'un 
capitaine  au  régiment  de  Champagne,  femme  très-aimable, 
remplie  de  talents,  et  qui  de  plus  était  regardée  à  Paris  comme 
bonne  compagnie,  eut  le  courage  de  quitter  Paris  pour  venir  me 
trouver  sur  le  Mein  ;  mais  elle  me  trouva  prisonnier  de  guerre. 
Voici  comme  cette  belle  aventure  s'était  passée.  11  y  avait  à 
Francfort  un  nommé  Freytag,  banni  de  Dresde  après  y  avoir  été 
mis  au  carcan  et  condamné  à  la  brouette,  devenu  depuis  dans 
Francfort  agent  du  roi  de  Piusse,  qui  se  servait  volontiers  de  tels 
ministres  parce  qu'ils  n'avaient  de  gages  que  ce  qu'ils  pouvaient 
attraper  aux  passants. 

Cet  ambassadeur  et  un  marchand  nommé  Smith,  condamné 
ci-devant  à  l'amende  pour  fausse  monnaie,  me  signiiièrent,  de 
la  part  de  Sa  Majesté  le  roi  de  Prusse,  que  j'eusse  à  ne  point 
sortir  de  Francfort  jusqu'à  ce  que  j'eusse  rendu  les  effets  pré- 
cieux que  j'emportais  à  Sa  Majesté.  «  Hélas!  messieurs,  je  n'em- 
porte rien  de  ce  pays-là,  je  vous  jure,  pas  même  les  moindres 
regrets.  Quels  sont  donc  les  joyaux  de  la  couronne  brandeboui- 
geoise  que  vous  redemandez?  —  C'étre,  monsir,  répondit  Freytag, 
hjcuvrc  de  poêshie  du  roi  mon  gracieux  maître.  —  Oh  !  je  lui  rendrai 
sa  prose  et  ses  vers  de  tout  mon  cœur,  lui  répliquai-je,  quoique 
après  tout  j'aie  plus  d'un  droit  à  cet  ouvrage.  Il  ma  fait  présent 
d'un  bel  exemplaire  imprimé  à  ses  dépens.  Malheureusement 
cet  exemplaire  est  à  Leipsickavec  mes  autres  effets  ».  Alors  Frey- 
tag me  proposa  de  rester  à  Francfort] usqu'à  ce  que  le  trésor  qui 
était  à  Lcipsick  fût  arrivé  ;  et  il  me  signa  ce  beau  billet  : 

«  Monsir,  silôt  le  gros  ballot  de  Lcipsick  sera  ici,  où  est  l'œu- 
vre de /*ocs/iie  du  roi  mon  maître,  que  Sa  Majesté  demande;  et 
l'œuvre  de  jjoëshie  rendu  à  moi,  vous  pourrez  partir  où  vous  pa- 


I.  Louise  Mignot,  née  vers  1710,   vouve,  en    17li,  de  Denis,  «c  remaria,   en 
1779,  avec  Duvivier,  et  mourut  en  1790. 


42  MEMOIRES. 

raîtra  bon,  A  Francfort,  l'""  de  juin  1753.  Fuevtag,  résident  du 
roi  mon  maître.  » 

J'écrivis  au  bas  du  billet  :  Bon  pour  l'œuvre  de  pocshie  du 
roi  votre  maître;  de  quoi  le  résident  fut  très-satisfait. 

Le  17  de  juin  arriva  le  grand  ballot  de  poëshie.  Je  remis  fidèle- 
ment ce  sacré  dépôt,  et  je  crus  pouvoir  m'en  aller  sans  manquer 
à  aucune  tète  couronnée  ;  mais,  dans  l'instant  que  je  partais,  on 
niarrôte,  moi,  mon  secrétaire,  et  mes  gens  ;  on  arrête  ma  nièce; 
quatre  soldats  la  traînent  au  milieu  des  boues  chez  le  marchand 
Smith,  qui  avait  je  ne  shIs  quel  titre  de  conseiller  privé  du  roi  de 
Prusse,  Ce  marchand  de  Francfort  se  croyait  alors  un  général 
prussien  :  il  commandait  douze  soldats  de  la  ville  dans  cette 
grandeaffaire,  avec  toute  l'importance  et  la  grandeur  convenables. 
Ma  nièce  avait  un  passe-port  du  roi  de  France,  et,  de  plus,  elle 
n"avait  jamais  corrigé  les  vers  du  roi  de  Prusse.  On  respecte 
d'ordinaire  les  dames  dans  les  hoiTeurs  de  la  guerre;  mais  le 
conseiller  Smith  et  le  résident  Freytag,  en  agissant  pour  Frédé- 
ric, croyaient  lui  faire  leur  cour  en  traînant  le  pauvre  beau  sexe 
dans  les  boues. 

On  nous  fourra  tous  dans  une  espèce  d'hôtellerie,  à  la  porte 
de  laquelle  furent  postés  douze  soldats;  on  en  mit  quatre  autres 
dans  ma  chambre,  quatre  dans  un  grenier  où  l'on  avait  conduit 
ma  nièce,  quatre  dans  un  galetas  ouvert  à  tous  les  vents,  où  l'on 
fit  coucher  mon  secrétaire  sur  de  la  paille.  Ma  nièce  avait,  à  la 
vérité,  un  petit  lit;  mais  ses  quatre  soldats,  avec  la  baïonnette 
au  bout  du  fusil,  lui  tenaient  lieu  de  rideaux  et  de  femmes  de 
chambre. 

Nous  avions  beau  dire  que  nous  en  appelions  à  César,  que 
l'empereur  avait  été  élu  dans  Francfort,  que  mon  secrétaire  était 
Florentin^  et  sujet  de  Sa  Majesté  impériale,  que  ma  nièce  et  moi 
nous  étions  sujets  du  roi  très-chrétien,  et  que  nous  n'avions  rien 
à  démêler  avec  le  margrave  de  Brandebourg:  on  nous  répondit 
que  le  margrave  avait  plus  de  crédit  dans  Francfort  que  l'empe- 
reur. Nous  fûmes  douze  jours  prisonniers  de  guerre,  et  il  nous 
fallut  payer  cent  quarante  écus  par  jour. 

Le  marchand  Smith  s'était  emparé  de  tous  mes  effets,  qui  me 
furent  rendus  plus  légers  de  moitié.  On  ne  pouvait  payer  plus 
chèrement  l'œuvre  de  poëshie  du  roi  de  Prusse.  Je  perdis  environ 
la  somme  qu'il  avait  dépensée  pour  me  faire  venir  chez  lui,  et 
pour  prendre  de  mes  leçons.  Partant  nous  fûmes  quittes. 

1.  C'était  Colini  :  vojez  la  note,  tome  XIV,  page  2G8. 


MÉMOIRES.  43- 

Pour  rendre  l'aventure  complète,  un  certain  Van  Duren,  li- 
braire à  la  Haye,  fripon  de  profession,  et  banqueroutier  par  habi- 
tude, était  alors  retiié  à  Francfort.  C'était  le  même  homme  à  qui 
j'avais  fait  présent,  treize  ans  auparavant,  du  manuscrit  de  t'Anti- 
Mwhiavel  de  Frédéric.  On  retrouve  ses  amis  dans  l'occHsion.  Il 
prélendit  que  Sa  Majesté  lui  redevait  une  vingtaine  de  ducats, 
et  que  j'en  étais  responsable.  Il  compta  l'intérêt,  et  l'intérêt  de 
l'intérêt.  Le  sieur  Fichard,  bourgmestre  de  Francfort,  qui  était 
même  le  bourgmestre  régnant,  comme  cela  se  dit,  trouva,  en 
qualité  de  bourgmestre,  le  couipte  très-juste,  et,  en  qualité  de 
régnant,  il  me  iit  débourser  trente  ducats,  en  prit  vingt-six  pour 
lui,  et  en  donna  quatre  au  fripon  de  libraire. 

Toute  cette  affaire  d'Ostrogoths  et  de   Vandales  étant  finie,  i 
j'embrassai  mes  hôtes,  et  je  les  remerciai  de  leur  douce  récep- 
tion. 

Quelque  temps  après,  j'allai  prendre  les  eaux  de  Plombières  ; 
je  bus  surtout  celles  du  Léthé,  bien  persuadé  que  les  malheurs, 
de  quelque  espèce  qu'ils  soient,  ne  sont  bons  qu'à  oublier.  Ma 
nièce.  M""  Denis,  qui  faisait  la  consolation  de  ma  vie,  et  qui  s'é- 
tait attachée  à  moi  par  son  goût  pour  les  lettres,  et  par  la  plus 
tendre  amitié,  m'accompagna  de  Plombières  à  Lyon.  J'y  fus  reçu 
avec  des  acclamations  par  toute  la  ville,  et  assez  mal  par  le  car- 
dinal de  Tencin,  archevêque  de  Lyon,  si  connu  par  la  manière 
dont  il  avait  fait  sa  fortune  en  rendant  catholique  ce  Law  ou 
Lass,  auteur  du  Système,  qui  bouleversa  la  France.  Son  concile 
d'Embrun  ^  acheva  la  fortune  que  la  conversion  de  Lass  avait 
commencée.  Le  Système  le  rendit  si  riche  qu'il  eut  de  quoi 
acheter  un  chapeau  de  cardinal.  11  fut  ministre  d'État;  et,  en  qua- 
lité de  ministre,  il  m'avoua  confidemment  qu'il  ne  pouvait  me 
donner  à  diner  en  public,  parce  que  le  roi  de  France  était  fâché 
contre  moi  de  ce  que  je  l'avais  quitté  pour  le  roi  de  Prusse.  Je 
lui  dis  ([ue  je  ne  dînais  jamais,  et  qu'à  l'égard  des  rois  j'étais 
l'homme  du  monde  qui  prenais  le  plus  aisément  mon  parti,  aussi 
bien  qu'avec  les  cardinaux.  On  m'avait  conseillé  les  eaux  d'Aix 
en  Savoie-,  quoiqu'elles  fussent  sous  la  domination  d'un  roi,  je 
pris  ma  route  pour  aller  en  boire.  Il  fallait  passer  par  Genève  : 
le  fameux  médecin  ïronchin,  établi  à  Genève  depuis  peu,  me 
déclara  que  les  eaux  d'Aix  me  tueraient,  et  qu'il  me  ferait  vivre. 

J'acceptai  le  parti  qu'il  me  proposait.  11  n'est  permis  à  aucun 
catliolique  de  s'établir  à  Genève,  ni  dans  les  cantons  suisses 

1.  Voyez  tome  XV,  page  60. 


4i  MÉMOIRES. 

protestants.  11  me  parut  plaisant  d'acquérir  des  domaines  dans 
les  seuls  pays  de  la  terre  où  il  ne  m'était  pas  permis  d'en  avoir. 
J'achetai  par  un  marché  singulier,  et  dont  il  n'y  avait  point 
d'exemple  dans  le  pays,  un  petit  bien  ^  d'environ  soixante  arpents, 
qu'on  me  vendit  le  double  de  ce  qu'il  eût  coûté  auprès  de  Paris  ; 
mais  le  plaisir  n'est  jamais  trop  cher:  la  maison  est  jolie  et  com- 
mode ;  l'aspect  en  est  charmant  ;  il  étonne  et  ne  lasse  point.  C'est 
d'un  côté  le  lac  de  Genève,  c'est  la  ville  de  l'autre;  le  Rhône  en 
sort  à  gros  bouillons,  et  forme  un  canal  au  bas  de  mon  jardin  ; 
la  rivière  d'Arve,  qui  descend  de  la  Savoie,  se  précipite  dans  le 
Rhône;  plus  loin  on  voit  encore  une  autre  rivière.  Cent  maisons 
de  campagne,  cent  jardins  riants,  ornent  les  bords  du  lac  et  des 
rivières  ;  dans  le  lointain  s'élèvent  les  Alpes,  et  à  travers  leurs 
précipices  on  découvre  vingt  lieues  de  montagnes  couvertes  de 
neiges  éternelles.  J'ai  encore  une  plus  belle  maison-,  et  une  vue 
plus  étendue  à  Lansanne  ;  mais  ma  maison  auprès  de  Genève  est 
beaucoup  plus  agréable.  J'ai  dans  ces  deux  habitations  ce  que 
les  rois  ne  donnent  point,  ou  plutôt  ce  qu'ils  ôtent,  le  repos  et  la 
liberté  ;  et  j'ai  encore  ce  qu'ils  donneut  quelquefois,  et  que  je 
ne  tiens  pas  d'eux  ;  je  mets  en  pratique  ce  que  j'ai  dit  dans  le 
Mondain  : 

Oh  !  le  bon  temps  que  ce  siècle  de  fer  ! 

Toutes  les  commodités  de  la  vie  en  ameublements,  en  équi- 
pages, en  bonne  chère,  se  trouvent  dans  mes  deux  maisons;  une 
société  douce  et  de  gens  d'esprit  remplit  les  moments  que  l'étude 
et  le  soin  de  ma  santé  me  laissent.  Il  y  a  là  de  quoi  faire  crever 
de  douleur  plus  d'un  de  mes  chers  confrères  les  gens  de  lettres  : 
cependant  je  ne  suis  pas  né  riche,  il  s'en  faut  de  beaucoup.  On 
me  demande  par  quel  art  je  suis  parvenu  à  vivre  comme  un 
fermier  général;  il  est  bon  de  le  dire, 'afin  que  mon  exemple 
serve.  J'ai  vu  tant  de  gens  de  lettres  pauvres  et  méprisés  que 
j'ai  conclu  dès  longtemps  que  je  ne  devais  pas  en  augmenter  le 
nombre. 

Il  faut  être,  en  France,  enclume  ou  marteau  :  j'étais  né 
enclume.  Un  patrimoine  court  devient  tous  les  jours  plus  court, 
parce  que  tout  augmente  de  prix  à  la  longue,  et  que  souvent  le 
gouvernement  a  touché  aux  rentes  et  aux  espèces.  Il  faut  être 


1.  Voltaire  acheta,  en  1754,  un  petit  bien  nommé  Sur-Saint-Jean,  et,  qu'il  ap- 
pela les  Délices.  11  s'en  défit  quelques  années  après. 

2.  Monriond,  acheté  en  1755,  et  qu'il  revendit  en  1757. 


MÉMOIRES.  43 

attentif  à  toutes  les  opérations  que  le  ministère,  toujours  obéré 
et  toujours  inconstant,  fait  clans  les  finances  de  l'État.  11  y  en  a 
toujours  quelqu'une  dont  un  particulier  peut  profiter,  sans  avoir 
obligation  à  personne  ;  et  rien  n'est  si  doux  que  de  faire  sa  for- 
tune par  soi-même  :  le  premier  pas  coûte  quelques  peines;  les 
autres  sont  aisés.  Il  faut  être  économe  dans  sa  jeunesse  ;  on  se 
trouve  dans  sa  vieillesse  un  fonds  dont  on  est  surpris.  C'est  le 
temps  où  la  fortune  est  le  plus  nécessaire,  c'est  celui  où  je  jouis  ; 
et,  après  avoir  vécu  chez  des  rois,  je  me  suis  fait  roi  chez  moi, 
malgré  des  pertes  immenses. 

Depuis  que  je  vis  dans  celte  opulence  paisible  et  dans  la  plus 
extrême  indépendance,  le  roi  de  Prusse  est  revenu  à  moi  ;  il 
m'envoya,  en  1755,  un  opéra  qu'il  avait  fait  de  ma  tragédie  de 
i/érojjc  ••  c'était  sans  contredit  ce  qu'il  avait  jamais  fait  de  plus 
mauvais.  Depuis  ce  temps  il  a  continué  à  m'écrire  ;  j'ai  toujours 
étéen commerce  de  lettres  avec  sa  sœur  la  margrave  deBaireutli, 
qui  m'a  conservé  des  bontés  inaltérables. 

^  Pendant  que  je  jouissais  dans  ma  retraite  de  la  vie  la  plus 
douce  qu'on  puisse  imaginer,  j'eus  le  petit  plaisir  philosophique 
de  voir  que  les  rois  de  l'Europe  ne  goûtaient  pas  cette  heureuse 
tranquillité,  et  de  conclure  que  la  situation  d'un  particulier  est 
souvent  préférable  à  celle  des  plus  grands  monarques,  comme 
vous  allez  voir. 

L'Angleterre  fit  une  guerre  de  pirates  à  la  France-,  pour 
quelques  arpents  de  neige,  en  1756;  dans  le  même  temps  l'im- 
pératrice, reine  de  Hongrie,  parut  avoir  quelque  envie  de  re- 
prendre, si  elle  pouvait,  sa  clière  Silésie,  que  le  roi  de  Prusse 
lui  avait  arrachée.  Elle  négociait  dans  ce  dessein  avec  l'impéra- 
trice de  Russie  et  avec  le  roi  de  Pologne,  seulement  en  qualité 
d'électeur  de  Saxe,  car  on  ne  négocie  point  avec  les  Polonais. 
Le  roi  de  France,  de  son  côté,  voulait  se  venger  sur  les  États  de 
Hanovre  du  mal  que  l'électeur  de  Hanovre,  roi  d'Angleterre,  lui 
fiiisait  sur  mer.  Frédéric,  qui  était  alors  allié  avec  la  France,  et 
qui  avait  un  profond  mépris  pour  notre  gouvernement,  préféra 
l'alliance  de  l'Angleterre  à  celle  de  la  France,  et  s'unit  avec  la 
maison  de  Hanovre,  comptant  empêcher  d'une  main  les  Russes 
d'avancer  dans  sa  Prusse,  et  de  l'autre  les  Français  de  venir  en 
Allemagne  :  il  se  trompa  dans  ces  deux  idées;  mais  il  en  avait 


1.  Les  éditeurs  de  Kclil  avaient  répété,  dans  le  CoDimcnlaire  liistor/que,  cet 
alinéa  et  les  neuf  qui  le  suivent. 

2.  Voyez  tome  XV,  le  chapitre  xaxi  du  Précis  du  Sièck'  de  Louis  AT. 


46  [MEMOIRES. 

une  troisième  dans  laquelle  il  ne  se  trompa  point  :  ce  fut  d'en- 
vahir  la  Saxe  sons  prétexte  cramilié,  et  de  faire  la  guerre  à  l'im- 
pératrice,  reine  de  Hongrie,  avec  l'argent  qu'il  pilla  chez  les 
Saxons. 

Le  marquis  de  Brandebourg,  par  cette  manœuvre  singulière, 
fit  seul  changer  tout  le  système  de  l'Europe.  Le  roi  de  France, 
voulant  le  retenir  dans  son  alliance,  lui  avait  envoyé  le  duc  de 
Nivernais,  homme  d'esprit,  et  qui  faisait  de  très-jolis  vers.  L'am- 
bassade d'un  duc  et  pair  et  d'un  poète  semblait  devoir  flatter  la 
vanité  et  le  goût  de  Frédéric  ;  il  se  moqua  du  roi  de  France,  et 
signa  son  traité  avec  l'Angleterre  le  jour  même  que  l'ambassa- 
deur arriva  à  Berlin;  joua  très-poliment  le  duc  et  pair,  et  fit  une 
épigramme  coutre  le  poète. 

C'était  alors  le  privilège  de  la  poésie  de  gouverner  les  États. 
Il  y  avait  un  autre  poète  à  Paris,  homme  de  condition,  fort 
pauvre,  mais  très-aimable,  en  un  mot  l'abbé  de  Bernis,  depuis 
cardinal.  Il  avait  débuté  par  faire  des  vers  contre  moi,  et  ensuite 
était  devenu  mon  ami,  ce  qui  ne  lui  servait  à  rien;  mais  il  était 
devenu  celui  de  M"'  de  Pompadour,  et  cela  lui  fut  plus  utile. 
On  l'avait  envoyé  du  Parnasse  en  ambassade  à  Venise;  il  était 
alors  à  Paris  avec  un  très-grand  crédit. 

Le  roi  de  Prusse,  dans  ce  beau  livre  de /)oes/i/es  que  ce  M,  Freytag 
redemandait  à  Francfort  avec  tant  d'instance,  avait  glissé  un  vers 
contre  l'abbé  de  Bernis  : 

Évitez  de  Bernis  la  stérile  abondance. 

Je  ne  crois  pas  que  ce  livre  et  ce  vers  fussent  parvenus  jus- 
qu'à l'abbé  ;  mais,  comme  Dieu  est  juste.  Dieu  se  servit  de  lui 
pour  venger  la  France  du  roi  de  Prusse.  L'abbé  conclut  ^ 
un  traité  offensif  et  défensif  avec  M,  de  Staremberg,  ambassa- 
deur d'Autriche,  en  dépit  de  Bouille,  alors  ministre  des  affaires 
étrangères.  M""=  de  Pompadour  présida  à  cette  négociation  : 
Bouille  fut  obligé  de  signer  le  traité  conjointement  avec  l'abbé 
de  Bernis,  ce  qui  était  sans  exemple.  Ce  ministre  Bouille,  il  faut 
Tavouer,  était  le  plus  inepte  secrétaire  d'État  que  jamais  roi  de 
France  ait  eu,  et  le  pédant  le  plus  ignorant  qui  fût  dans  la  robe. 
Il  avait  demandé  un  jour  si  la  Vétéravie  était  en  Italie.  Tant 
qu'il  n"y  eut  point  d'affaires  épineuses  à  traiter,  on  le  souffrit; 

',  Le  1"  mai  \V)1. 


MÉMOIRES.  47 

mais,  dès  qu'on  eut  de  grands  objets,  on  sentit  son  insuffisance, 
on  le  renvoya,  et  l'abbé  de  Bernis  eut  sa  place. 

M"'=  Poisson,  dame  Le  Normand,  marquise  de  Pompadour, 
était  réellement  premier  ministre  d'État.  Certains  termes  outra- 
geants, lâchés  contre  elle  par  Frédéric,  qui  n'épargnait  ni  les 
femmes  ni  les  poètes,  avaient  blessé  le  cœur  de  la  marquise,  et 
ne  contribuèrent  pas  peu  à  cette  révolution  dans  les  affaires  qui 
réunit  en  un  moment  les  maisons  de  France  et  d'Autriche,  après 
plus  de  deux  cents  d'une  haine  réputée  immortelle.  La  cour 
de  France,  qui  avait  prétendu,  en  17/il,  écraser  l'Autriche,  la 
soutint  en  1756;  et  enfin  l'on  vit  la  France,  la  Russie,  la  Suède, 
la  Hongrie,  la  moitié  de  l'Allemagne,  et  le  fiscal  de  l'empire, 
déclarés  contre  le  seul  marquis  de  Brandebourg. 

Ce  prince,  dont  l'aïeul  pouvait  à  peine  entretenir  vingt  mille 
hommes,  avait  une  armée  de  cent  mille  fantassins  et  de  qua- 
rante mille  cavaliers,  bien  composée,  encore  mieux  exercée, 
pourvue  de  tout;  mais  enfin  il  y  avait  plus  de  quatre  cent  mille 
hommes  en  armes  contre  le  Brandebourg. 

Il  arriva,  dans  cette  guerre,  que  chaque  parti  prit  d'abord 
tout  ce  qu'il  était  à  portée  de  prendre.  Frédéric  prit  la  Saxe,  la 
France  prit  les  États  de  Frédéric  depuis  la  ville  de  Cueldres 
jusqu'à  Minden,  sur  le  Veser,  et  s'empara  pour  un  temps  de  tout 
l'électorat  de  Hanovre  et  de  la  Hesse,  alliée  de  Frédéric;  l'impé- 
ratrice de  Russie  prit  toute  la  Prusse;  ce  roi,  battu  d'abord  par 
les  Russes,  battit  les  Autrichiens,  et  ensuite  en  fut  battu  dans  la 
Bohême,  le  18  de  juin  1757  ^ 

La  perte  d'une  bataille  semblait  devoir  écraser  ce  monarque; 
pressé  de  tous  côtés  par  les  Russes,  par  les  Autrichiens,  et  par 
la  France,  lui-même  se  crut  perdu.  Le  maréchal  de  Richelieu 
venait  de  conclure  près  de  Stade  un  traité  avec  les  Hanovriens 
et  les  Hessois,  qui  ressemblait  à  celui  des  Fourches-Gaudines. 
Leur  armée  ne  devait  plus  servir  ;  le  maréchal  était  prêt  d'entrer 
dans  la  Saxe  avec  soixante  mille  hommes;  le  prince  de  Soubise 
allait  y  entrer  d'un  autre  côté  avec  plus  de  trente  mille,  et  était 
secondé  de  l'armée  des  Cercles  de  l'empire  ;  de  là  on  mar- 
chait à  Berlin.  Les  Autrichiens  avaient  gagné  un  second  combat, 
et  étaient  déjà  dans  Breslau  ;  un  de  leurs  généraux  même  avait 
fait  une  course  jusqu'à  Berlin,  et  l'avait  mis  à  contribution  :1e 
trésor  du  roi  de  Prusse  était  pres(iue  épuisé,  et  bientôt  il  ne 
devait  [dus  lui  rester  un  village  ;  on  allait  le  mettre  au  ban  de 

l.  A  Kollin. 


48  MEMOIRES. 

l'empire  :  son  procès  était  commencé  :  il  était  déclaré  rebelle; 
et,  s'il  était  pris,  l'apparence  était  qu'il  aurait  été  condamné  à 
perdre  la  tête. 

Dans  ces  extrémités,  il  lui  passa  dans  l'esprit  de  vouloir  se 
tuer.  Il  écjivit  à  sa  sœur,  M""^  la  margrave  de  Baireuth,  qu'il  allait 
terminer  sa  vie  :  il  ne  voulut  point  finir  la  pièce  sans  quelques 
vers  ;  la  passion  de  la  poésie  était  encore  plus  forte  en  lui  que 
la  haine  de  la  vie.  Il  écrivit  donc  au  marquis  d'Argens^  une 
longue  épitre  en  vers,  dans  laquelle  il  lui  faisait  part  de  sa  réso- 
lution, et  lui  disait  adieu.  Quelque  singulière  que  soit  cette 
épître  par  le  sujet  et  par  celui  qui  l'a  écrite,  et  par  le  person- 
nage à  qui  elle  est  adressée,  il  n'y  a  pas  moyen  de  la  transcrire 
ici  tout  entière,  tant  il  y  a  de  répétitions;  mais  on  y  trouve 
quelques  morceaux  assez  bien  tournés  pour  un  roi  du  Nord  ;  en 
voici  plusieurs  passages  : 

Ami,  le  sort  en  est  jelé. 

Las  de  plier  dans  l'infortune;, 

Sous  le  joug  de  l'adversité, 

J'accourcis  le  temps  arrêté 

Que  la  nature  notre  mère 

A  mes  jours  remplis  de  misère 
A  daigné  prodiguer  par  libéralité. 

D'un  cœur  assuré,  d'un  œil  ferme, 

Je  m'approche  de  l'heureux  terme 
Qui  va  me  garantir  contre  les  coups  du  sort, 

Sans  timidité,  sans  effort-. 

1.  Erfurt,  23  septembre  17.J7. 

2.  Les  diverses  éditions  des  Mémoires  diffèrent  ici  pour  la  [jonctuation.  Toutes 
sont  d'accord  pour  le  texte;  mais  il  fallait,  ou  supprimer  ce  dernier  vers,  ou  en 
transcrire  quelques-uns  de  plus.  Voici  ce  qu'on  lit  dans  les  OEuvres   du  roi    de 

Prusse  : 

Contre  les  coups  du  sort. 

Sans  timidité,  sans  effort, 
J'entreprends  de  couper  dans  les  maius  de  la  parque 
Le  fil  trop  allongé  de  ses  tardifs  fuseaux: 
Et  sur  de  l'appui  d'Atropos 
Je  vais  m'élancer  dans  la  barque 
Où  sans  distinction  le  berger,  le  monarque. 
Passent  dans  le  séjour  de  l'éternel  repos. 
Adieu,  lauriers  trompeurs,  couronne  des  héros. 
Il  n'en  coûte  que  trop  pour  vivre  dans  l'histoire; 
Souvent  quarante  ans  de  travaux 
Ne  \alti}l  qu'un  instant  de  gloire 
Et  la  haine  de  cent  rivaux. 
Adieu,  grandeurs,  etc. 

J'indiquerai  par  des  points  les  endroits  où  il  y  a  lacune,  et  passerai  sous  silence 
toutes  les  variantes  (hors  une)  qu'il  y  a  entre  le  texte  rapporté  par  Voltaire  et  le 
texte  des  OEuvres  de  Frédéric.  (B.) 


MÉMOIRES.  49 

Adieu,  grandeurs,  adieu,  chimères  ; 
De  vos  bluettes  passagères 
Mes  yeux  ne  sont  plus  éblouis. 
Si  votre  faux  éclat  de  ma  naissante  aurore 

Fit  trop  imprudemment  éclore 
Des  désirs  indiscrets,  longtemps  évanouis, 
Au  sein  de  la  philosophie. 
École  de  la  vérité, 
Zenon  me  détronipa  de  la  frivolité 
Qui  produit  les  erreurs  du  songe  de  la  vie.... 

Adieu,  divine  volupté. 
Adieu,  plaisirs  charmants,  qui  flattez  la  mollesse, 

Et  dont  la  troupe  enchanteresse 
Par  des  liens  de  fleurs  enchaîne  la  gaité.... 
Mais  que  fais-je,  grand  Dieu  !  courbé  sous  la  tristesse, 
list-ce  à  moi  de  nommer  les  plaisirs,  l'allégresse  ? 

Et  sous  la  griffe  du  vautour 

Voit-on  la  tendre  tourterelle 

Et  la  plaintive  Philomcle 

Chanter  ou  respirer  l'amour  ? 
Depuis  longtemps  pour  moi  l'astre  de  la  lumière 
N'éclaira  que  des  jours  signalés  par  mes  maux; 
Depuis  longtemps  Morphée,  avare  de  pavots, 
N'en  daigne  plus  jeter  sur  ma  triste  paupière. 
Je  disais  ce  matin,  les  yeux  couverts  de  pleurs  : 

Le  jour,  qui  dans  peu  va  paraître. 

M'annonce  de  nouveaux  malheurs  ; 
Je  disais  à  la  nuit  :  Tu  vas  bientôt  renaître 

Four  éterniser  mes  (iouleurs.... 
Vous,  de  la  liberté  héros  que  je  révère, 
0  mânes  de  Caton,  ô  mânes  de  Brutus  ! 

Votre  illustre  exemple  m'éclaire 

Parmi  l'erreur  et  les  abus  ; 

C'est  votre  flambeau  funi^raire 
Oui  m'instruit  du  chemin,  peu  connu  du  vulgaire. 
Que  nous  avaient  trac(';  vos  antiques  vertus.... 
J'écarte  les  romans  et  les  |)Oir:peux  fantômes 
Qu'engendra  de  ses  lianes  la  Superstition  ; 
Et  pour  ap[)rorondir  la  nature  des  hommes, 

Pour  connaître  ce  que  nous  sommes. 
Je  ne  m'adresse  point  à  la  Heligion  *. 

J'apprends  de  mon  maître  Épicure 

Que  du  temps  la  cruelle  injure 

Dissout  les  êtres  composés; 

1.  Dans  les  OEuvres  du  roi  de  Prusse,  on  lit  ici  :  à  la  Dévotion. 


ûO  MÉ3I0IRES. 

Que  ce  souffle,  cette  étincelle. 
Ce  feu  vivifiant  des  corps  organisés, 

N'est  point  de  nature  immortelle. 
11  naît  a\ec  le  corps,  s'accroît  d;ins  les  enfants. 

Souffre  de  la  douleur  cruelle; 
Il  s'égare,  il  s'éclipse,  il  baisse  avec  les  ans. 
Sans  doute  il  périra  quand  la  nuit  éternelle 
Viendra  nous  arracher  du  nombre  des  vivants... 
Vaincu,  persécuta,  fugitif  dans  le  monde. 

Trahi  par  des  amis  pervers, 

Je  souff'C,  en  ma  douleur  profonde, 

Plus  de  maux  dans  cet  univers 
Que,  dans  les  fictions  de  la  fable  féconde, 
N'en  a  jamais  souffert  Prométhée  aux  enfers. 

Ainsi,  pour  terminer  mes  peines. 
Comme  ces  malheureux  au  fond  de  leurs  cachots. 
Las  d'un  destin  cruel,  et  trompant  leurs  bourreaux^ 

D'un  noble  effort  brisent  leurs  chaînes; 

Sans  m'embarrasser  des  moyens, 

Je  romps  les  funestes  liens 

Dont  la  subtile  et  fine  trame 

A  ce  corps  rongé  de  chagrins 

Tiop  longtemps  attacha  mon  âme. 

Tu  vois,  dans  ce  cruel  tableau. 

De  mon  trépas  la  juste  cause. 
Au  moins  ne  pense  pas  du  néant  du  caveau, 

Que  j'aspire  à  l'apothéose.... 
Mais  lorsque  le  printemps,  paraissant  de  nouveau. 
De. son  sein  abondant  t'offre  des  fleurs  écloses, 
Chaque  fois  d'un  bouquet  de  myrtes  et  de  roses 

Souviens-loi  d'orner  mon  tombeau. 

Il  m'envoya  cette  épître  écrite  de  sa  main.  Il  y  a  plusieurs 
hémistiches  pillés  de  l'abbé  de  Chaulieu  et  de  moi.  Les  idées 
sont  incohérenles,  les  vers  en  général  mal  faits,  mais  il  y  en  a 
de  bons;  et  c'est  beaucoup  pour  un  roi  de  faire  une  épîh^e  de 
deux  cents  mauvais  vers  dans  l'état  où  il  était.  Il  voulait  qu'on 
dît  qu'il  avait  conservé  toute  la  présence  et  toute  la  liberté  de 
son  esprit  dans  un  moment  où  les  hommes  n'en  ont  guère. 

La  lettre  qu'il  m'écrivit^  témoignait  les  mômes  sentiments; 
mais  il  y  avait  moins  de  myrtes  et  de  roses,  et  d'Ixion  et  de 
douleur  profonde.  Je  combattis  en  prose  -  la  résolution  qu'il 

1.  Voyez,  dans  la  Correspondance,  la  lettre  de  Frédéric,  du  9  octobre  i757. 
'2.  Voyez  la  lettre  de  Voltaire,  du  13  novembie  1757. 


MÉMOIRES.  51 

disait  avoir  prise  (l(?  mourir,  et  je  n'eus  pas  de  peine  à  le  déter- 
miner à  vivre.  Je  lui  conseillai  d'entamer  une  négociation  avec 
le  maréchal  de  Riclielieu,  d'imiter  Je  duc  de  Cumberland;  je 
pris  enfin  toutes  les  libertés  qu'on  peut  prendre  avec  un  poëte 
désespéré,  qui  était  tout  prêt  de  n'être  plus  roi.  Il  écrivit  en  effet 
au  maréchal  de  Richelieu.-  mais,  n'ayant  pas  de  réponse,  il  réso- 
lut de  nous  battre.  Il  me  manda  qu'il  allait  combattre  le  prince 
de  Soubise;  sa  lettre  finissait  par  des  vers  plus  dignes  de  sa  situa- 
tion, de  sa  dignité,  de  son  courage  et  de  son  esprit  : 

Quand  on  est  voisin  du  naufrage, 
Il  faut,  en  affrontant  l'orage, 
Penser,  vivre,  et  mourir  en  roi. 

1  En  marchant  aux  Français  et  aux  Impériaux,  il  écrivit  à 
M'"*^  la  margrave  de  Baireutb,  sa  sœur,  qu'il  se  ferait  tuer;  mais 
il  fut  plus  heureux  qu'il  ne  le  disait  et  qu'il  ne  le  croyait.  Il 
attendit,  le  5  de  novembre  1757,  l'armée  française  et  impériale 
dans  un  poste  assez  avantageux,  à  Rosbach,  sur  les  frontières  de 
la  Saxe;  et,  comme  il  avait  toujours  parlé  de  se  faire  tuer,  il 
voulut  que  son  frère  le  prince  Henri  acquittât  sa  promesse  à  la 
tète  de  cinq  bataillons  prussiens  qui  devaient  soutenir  le  pre- 
mier effort  des  armées  ennemies,  tandis  que  son  artillerie  les 
foudroierait,  et  que  sa  cavalerie  attaquerait  la  leur. 

En  effet  le  prince  Henri  fut  légèrement  blessé  à  la  gorge  d'un 
coup  de  fusil  ;  et  ce  fut,  je  crois,  le  seul  Prussien  blessé  à  cette 
journée.  Les  Français  et  les  Autrichiens  s'enfuirent  à  la  première 
décharge.  Ce  fut  la  déroute  la  plus  inouïe  et  la  plus  complète 
dont  l'histoire  ait  jamais  parlé.  Cette  bataille  de  Rosbach  sera 
longtemps  célèbre.  On  vit  trente  mille  Français  et  vingt  mille 
Impériaux  prendre  une  fuite  honteuse  et  précipitée  devant  cinq 
bataillons  et  quelques  escadrons.  Les  défaites  d'Azincourt,  de 
Crécy,  de  Poitiers,  ne  furent  pas  si  humiliantes. 

La  discipline  et  l'exercice  militaire  que  son  père  avait  établis, 
et  que  le  fils  avait  fortifiés,  furent  la  véritable  cause  de  cette 
étrange  victoire.  L'exercice  prussien  s'était  perfectionné  pendant 
cinquante  ans.  On  avait  voulu  l'imiter  en  France  comme  dans 
tous  les  autres  États;  mais  on  n'avait  pu  faire  en  trois  ou  quatre 


1.  Les  éditeurs  de  Kchl  avaient  répét<';,  dans  le  Commentaire  historique,  cet 
alinéa  el.  les  dix  qui  le  suivent. 


52  MÉMOIRES. 

ans,  avec  des  Français  peu  disciplinables,  ce  qu'on  avait  fait 
pendant  cinquante  ans  avec  des  Prussiens  ;  on  avait  même 
changé  les  manœuvres  en  France  presque  à  chaque  revue,  de 
sorte  que  les  officiers  et  les  soldats,  ayant  mal  appris  des  exer- 
cices nouveaux,  et  tous  différents  les  uns  des  autres,  n'avaient 
rien  appris  du  tout,  et  n'avaient  réellement  aucune  discipline 
ni  aucun  exercice.  En  un  mot,  à  la  seule  vue  des  Prussiens, 
tout  fut  en  déroute,  et  la  fortune  fit  passer  Frédéric,  en  un 
quart  dlieure,  du  comble  du  désespoir  à  celui  du  bonheur  et  de 
la  gloire. 

Cependant  il  craignait  que  ce  bonheur  ne  fût  très-passager  ; 
il  craignait  d'avoir  à  porter  tout  le  poids  de  la  puissance  de  la 
France,  de  la  Russie,  et  de  rAutriche,  et  il  aurait  bien  voulu 
détacher  Louis  XV  de  Marie-Thérèse. 

La  funeste  journée  de  Rosbach  faisait  murmurer  toute  la 
France  contre  le  traité  de  l'abbé  de  Remis  avec  la  cour  de  Vienne. 
Le  cardinal  de  Tencin,  archevêque  de  Lyon,  avait  toujours  con- 
servé son  rang  de  ministre  d'État,  et  une  correspondance  parti- 
culière avec  le  roi  de  France  ;  il  était  plus  opposé  que  personne 
à  l'alliance  avec  la  cour  autrichienne.  Il  m'avait  fait  à  Lyon  une 
réception  dont  il  pouvait  croire  que  j'étais  peu  satisfait  :  cepen- 
dant l'envie  de  se  mêler  d'intrigues,  qui  le  suivait  dans  sa  retraite, 
et  qui,  à  ce  qu'on  prétend,  n'abandonne  jamais  les  hommes  en 
place,  le  porta  à  se  lier  avec  moi  pour  engager  )I"«^  la  margrave 
de  Raireuth  à  s'en  remettre  à  lui,  et  à  lui  confier  les  intérêts  du 
roi  son  frère.  Il  voulait  réconcilier  le  roi  de  Prusse  avec  le  roi  de 
France,  et  croyait  procurer  la  paix.  Il  n'était  pas  bien  difficile  de 
porter  M'"*"  de  Raireuth  et  le  roi  son  frère  à  cette  négociation  ;  je 
m'en  chargeai  avec  d'autant  plus  de  plaisir  que  je  voyais  très- 
bien  qu'elle  ne  réussirait  pas. 

^jme  la  margrave  de  Raireuth  écrivit  de  la  part  du  roi  son  frère. 
C'était  par  moi  que  passaient  les  lettres  de  cette  princesse  et  du 
cardinal  :  j'avais  en  secret  la  satisfaction  d'être  l'entremetteur  de 
cette  grande  affaire,  et  peut-être  encore  un  autre  plaisir,  celui  de 
sentir  que  mon  cardinal  se  préparait  un  grand  dégoût.  Il  écrivit 
une  belle  lettre  au  roi  en  lui  envoyant  celle  de  la  margrave  ; 
mais  il  fut  tout  étonné  que  le  roi  lui  répondit  assez  sèchement 
que  le  secrétaire  d'État  des  affaires  étrangères  l'instruirait  de  ses 
intentions. 

En  effet  l'abbé  de  Remis  dicta  au  cardinal  la  réponse  qu'il 
devait  faire  :  cette  réponse  était  un  refus  net  d'entrer  en  négocia- 
tion. Il  fut  obligé  de  signer  le  modèle  de  la  lettre  que  lui  envoyait 


M  ÉMOI  11  ES.  53 

l'abbé  de  Bernis  ;  il  m'envoya  cette  triste  lettre  qui  finissait  tout, 
et  il  en  mourut  de  cbagrin  au  bout  de  quinze  jours  i. 

Je  n'ai  jamais  trop  conçu  comment  on  meurt  de  cbagrin,  et 
comment  des  ministres  et  de  vieux  cardinaux,  qui  ont  l'àme  si 
dure,  ont  pourtant  assez  de  sensibilité  pour  être  frappés  à  mort 
par  un  petit  dégoût  :  mon  dessein  avait  été  de  me  moquer  de  lui, 
de  le  mortifier,  et  non  pas  de  le  faire  mourir. 

Il  y  avait  une  espèce  de  grandeur  dans  le  ministère  de  France 
à  refuser  la  paix  au  roi  de  Prusse,  après  avoir  été  battu  et  humi- 
lié par  lui  ;  il  y  avait  de  la  fidélité  et  bien  de  la  bonté  de  se 
sacrifier  encore  pour  la  maison  d'Autriche'  :  ces  vertus  furent 
longtemps  mal  récompensées  par  la  fortune. 

Les  Ilanovriens,  les  Brunsvickois,  les  Hessois,  furent  moins 
fidèles  à  leurs  traités,  et  sen  trouvèrent  mieux.  Ils  avaient  sti- 
pulé avec  le  maréchal  de  Richelieu  qu'ils  ne  serviraient  plus 
contre  nous  ;  qu'ils  repasseraient  l'Elbe,  au  delà  duquel  on  les 
avait  renvoyés  ;  ils  rompirent  leur  marché  des  Fourches-Cau- 
dines,  dès  qu'ils  surent  (^ue  nous  avions  été  battus  à  Rosbach. 
L'indiscipline,  la  désertion,  les  maladies,  détruisirent  notre 
armée,  et  le  résultat  de  toutes  nos  opérations  fut,  au  printemps 
de  1758,  d'avoir  perdu  trois  cents  millions  et  cin([uante  mille 
hommes  en  Allemagne  pour  Marie-Thérèse,  comme  nous  avions 
fait  dans  la  guerre  de  17U  en  combattant  contre  elle. 

Le  roi  de  Prusse,  qui  a^ait  l)attu  notre  amn-e  dans  la  Tliuringe, 
à  Rosbach  -,  s'en  alla  combattre  l'armée  autrichienne  à  soixante 
lieues  de  là.  Les  Français  pouvaient  encore  entrer  en  Saxe,  les 
Aainqueurs  marchaient  ailleurs  ;  rien  n'aurait  arrêté  les  Français  ; 
mais  ils  a\ aient  jeté  leurs  armes,  perdu  leur  canon,  leurs  muni- 
tions, leurs  vivres,  et  surtout  la  tête.  Ils  s'éparpillèrent.  On  ras- 
sembla leurs  débris  difficilement.  Frédéric,  au  bout  d'un  mois, 
remporte  à  pareil  jour  une  victoire  plus  signalée  et  plus  disputée 
sur  l'armée  d'Autriche,  auprès  de  Breslau  '  ;  il  reprend  Breslan, 
il  y  fait  quinze  mille  prisonnieis  ;  le  reste  delà  Silésie  rentre 
sous  ses  lois  :  Gustave-Adolphe  n'avait  pas  fait  de  si  grandes 
choses.  Il  fallut  bien  alors  lui  pardonner  ses  vers,  ses  plaisan- 
teries, ses  petites  malices,  et  même  ses  péchés  contre  le  sexe 
réiniiiin.  Tous  les  défauts  de  l'homme  disparurent  devant  la  gloire 
du  lii'ros. 


1.  Lo2  mars  1758. 

2.  Le  .")  novembre  1757. 

3.  Le  5  décembre  fut  remportée  la  vicloirc  de  Lissa. 


54  .MÉMOIRES. 

Aux  Délices,  6  de  novembre  1759. 

J'avais  laissé  là  mes  Mémoires,  les  croyant  aussi  inutiles  que 
les  Lettres  de  Bayle  à  madame  sa  chère  mère,  et  que  la  Vie  de 
Saint-Èvremond  écrite  par  Desmaiseaux,  et  que  celle  de  l'abbé  de 
Montgon^  écrite  par  lui-même  ;  mais  bien  des  choses  qui  me 
paraissent  ou  neuves  ou  plaisantes  me  ramènent  au  ridicule  de 
parler  de  moi  à  moi-même. 

2  Je  vois  de  mes  fenêtres  la  ville  où  régnait  Jean  Chauvin,  le 
Picard,  dit  Calvin,  et  la  place  où  il  fit  brûler  Servet  pour  le  bien 
de  son  âme.  Presque  tous  les  prêtres  de  ce  pays-ci  pensent 
aujourd'hui  comme  Servet,  et  vont  même  plus  loin  que  lui.  Ils 
ne  croient  point  dn  tout  Jésus-Christ  Dieu';  et  ces  messieurs,  qui 
ont  fait  autrefois  main  basse  sur  le  purgatoire,  se  sont  humanisés 
jusqu'à  faire  grâce  aux  âmes  qui  sont  en  enfer.  Ils  prétendent 
que  leurs  peines  ne  seront  point  éternelles,  que  Thésée  ne  sera 
pas  toujours  dans  son  fauteuil,  que  Sisyphe  ne  roulera  pas  tou- 
jours son  rocher  :  ainsi  de  l'enfer,  auquel  ils  ne  croient  plus, 
ils  ont  fait  le  purgatoire,  auquel  ils  ne  croyaient  pas.  C'est  une 
assez  jolie  révolution  dans  l'histoire  de  l'esprit  humain.  Il  y  avait 
là  de  quoi  se  couper  la  gorge,  allumer  des  bûchers,  faire  des 
Saint-Barthélémy  ;  cependant  on  ne  s'est  pas  même  dit  d'injures, 
tant  les  mœurs  sont  changées.  Il  n'y  a  que  moi^  à  qui  un  de  ces 
prédicants  en  ait  dit,  parce  que  j'avais  osé  avancer  que  le  Picard 
Calvin  était  un  esprit  dur  qui  avait  fait  brûler  Servet  fort  mal  à 
propos.  Admirez,  je  vous  prie,  les  contradiclions  de  ce  monde  : 
voilà  des  gens  qui  sont  presque  ouvertement  sectateurs  de  Servet, 
et  qui  m'injurient  pour  avoir  trouvé  mauvais  que  Calvin  l'ait  fait 
brûler  à  petit  feu  avec  des  fagots  verts  ! 

Ils  ont  voulu  me  prouver  en  forme  que  Calvin  était  un  bon- 
homme ;  ils  ont  prié  le  conseil  de  Genève  de  leur  communiquer 
les  pièces  du  procès  de  Servet  :  le  conseil,  plus  sage  qu'eux,  les 
a  refusées  ;  il  ne  leur  a  pas  été  permis  d'écrire  contre  moi  dans 
Genève.  Je  regarde  ce  petit  triomphe  comme  le  plus  bel  exemple 
des  progrès  de  la  raison  dans  ce  siècle. 


1.  Le  Recueil  des  Lettres  et  Mémoires  écrits  par  M.  l'abbé  de  **',  1732,  a  un 
seul  volume.  Les  dernières  éditions  ont  huit  volumes  in-12,  souvent  reliés  en 
neuf:  Voltaire  en  a  déjà  parlé  tome  XVI,  page  385. 

2.  Cet  alinéa  et  les  dix  qui  le  suivent  avaient  été  insérés,  par  les  éditeurs  de 
Kehl,  dans  le  Commentaire  historique. 

3    Voyez  la  note,  tome  XII,  page  308. 


MÉMOIRES,  55 

La  philosophie  a  rfniporté  encore  uiio  pkis  grande  victoire 
sur  ses  ennemis  à  Lausanne.  Quelques  ministres  s'étaient  avisés 
dans  ce  pays-là  de  compiler  je  ne  sais  quel  mauvais  livre  contre 
moi,  pour  l'honneur,  disaient-ils,  de  la  religion  chrétienne.  J'ai 
trouvé  sans  peine  le  moyen  de  l'aire  saisir  les  exemplaires,  et  de 
les  supprimer  par  autorité  du  magistrat  ^  :  c'est  peut-être  la  pre- 
mière fois  qu'on  ait  forcé  des  théologiens  à  se  taire,  et  à  respecter 
un  philosophe  -.  Jugez  si  je  ne  dois  pas  aimer  passionnément  ce 
pays-ci.  Êtres  pensants,  je  vous  avertis  qu'il  est  très-agréable  de 
vivre  dans  une  république  aux  chefs  de  laquelle  on  peut  dire  : 
Venez  dîner  demain  chez  moi.  Cependant  je  ne  me  suis  pas 
encore  trouvé  assez  libre  ;  et  ce  qui  est,  à  mon  gré,  digne  de 
quelque  attention,  c'est  que,  pour  l'être  parfaitement,  j'ai  acheté 
des  terres  en  France.  Il  y  en  avait  deux  à  ma  bienséance,  k  une 
lieue  de  Genève,  qui  avaient  joui  autrefois  de  tous  les  privilèges 
de  cette  ville.  J'ai  eu  le  bonheur  d'obtenir  du  roi  un  brevet  par 
lequel  ces  privilèges  me  snnt  conservés.  Enfin  j'ai  tellement 
arrangé  ma  destinée  que  je  me  tronve  indépendant  à  la  fois  en 
Suisse,  sur  le  territoire  de  Genève,  et  en  France. 

J'entends  parler  beaucoup  de  liberté,  mais  je  ne  crois  pas 
qu'il  y  ait  eu  en  Europe  un  particulier  qui  s'en  soit  fait  une 
comme  la  mienne.  Suivra  mon  exemple  qui  voudra  ou  qui 
pourra. 

Je  ne  pouvais  certainement  mieux  prendre  mon  temps  pour 
chercher  cette  liberté  et  le  repos  loin  de  Paris.  On  y  était  alors 
aussi  fou  et  aussi  acharné  dans  des  querelles  puériles  que  du 


1.  Il  s'agit  du  volume  intitulé  la  Guerre  littéraire  ;  YoltSiïre  en  avait  demandé 
la  'iuppression,  mais  ne  l'obtint  pas  :  voyez  tome  XIV,  page  xi. 

2.  Cela  était  cependant  arrivé  une  fois  en  France,  et  sous  le  règne  de  Fran- 
çois I"''.  Voici  un  extrait  d'une  lettre  qu'il  écrivit  au  parlement  de  Paris,  en  date 
du  9  avril  1526  : 

«  Et  parce  que  nous  sommes  duemcnt  acertencs  qu'indifféremment  ladite  fa- 
culté (la  Sorbonne)  et  ses  suppôts  écrivent  contre  un  chacun  en  dénigrant  leur 
honneur,  état  et  renommée,  comme  ont  fait  contre  Érasme,  et  pourraient  s'effor- 
cer à  faire  le  semblable  contre  autres,  nous  vous  commandons  qu'ils  n'aient  en 
général  rien  particulier  à  éci'ire,  ni  composer,  et  imprimer  choses  quelconques 
qu'elles  n'aient  été  premièrement  revues  et  approuvées  par  vous  ou  vos  commis, 
et  en  pleine  chambre  délivrées.  »  François  P""  ne  conserva  pas  longtemps  cette 
sage  politique,  et  son  intolérance  prépara  les  malheurs  qui  désolèrent  la  France 
sous  le  règne  de  ses  petits-iils,  et  causèrent  la  ruine  et  la  destruction  de  sa  fa- 
mille. Cet  ordre  donné  au  parlement  ne  renfermait  rien  de  contraire  à  la  loi  natu- 
relle; la  Sorbonne  jouissant  en  France  d'un  privilège  exclusif  pour  le  commerce 
de  théologie,  le  gouvernement  était  en  droit  de  soumettre  ce  privilège  h  toutes 
Jes  restrictions  qu'il  jugeait  convenables.  (K.) 


56  MÉMOIRES. 

temps  de  la  P'ronde  ;  il  n"y  manquait  que  la  guerre  civile;  mais, 
comme  Paris  n'avait  ni  un  roi  des  halles  tel  que  le  duc  de  Beau- 
fort,  ni  un  coadjuteur  donnant  la  bénédiction  avec  un  poignard, 
il  n'y  eut  que  des  tracasseries  civiles  :  elles  avaient  commencé 
par  des  billets  de  banque  pour  l'autre  monde,  inventés,  comme 
j'ai  déjà  dit  S  par  l'archevêque  de  Paris,  Beaumont,  homme  opi- 
niâtre, faisant  le  mal  de  tout  son  cœur  par  excès  de  zèle,  un  fou 
sérieux,  un  vrai  saint  dans  le  goût  de  Thomas  de  Cantorbéry. 
La  querelle  s'échauffa  pour  une  place  à  l'hôpital,  à  laquelle  le 
parlement  de  Paris  prétendait  nommer,  et  que  l'archevêque 
réputait  place  sacrée,  dépendante  uniquement  de  l'Église.  Tout 
Paris  prit  parti  ;  les  petites  factions  janséniste  et  moliniste  ne 
s'épargnèrent  pas;  le  roi  les  voulut  traiter  comme  on  fait  quel- 
quefois les  gens  qui  se  battent  dans  la  rue  ;  on  leur  jette  des 
seaux  d'eau  pour  les  séparer.  Il  donna  le  tort  aux  deux  partis, 
comme  de  raison  :  mais  ils  n'en  furent  que  plus  envenimés  :  il 
exila  l'archevêque,  il  exila  le  parlement  ;  mais  un  maître  ne  doit 
chasser  ses  domestiques  que  quand  il  est  sûr  d'en  trouver  d'autres 
pour  les  remplacer  ;  la  cour  fut  enfin  obligée  de  faire  revenir  le 
parlement,  parce  qu'une  chambre  nommée  royale,  composée  de 
conseillers  d'État  et  de  maîtres  des  requêtes,  érigée  pour  juger 
les  procès,  n'avait  pu  trouver  pratique.  Les  Parisiens  s'étaient 
mis  dans  la  tête  do  ne  plaider  que  devant  cette  cour  de  justice 
qu'on  appelle  parlement.  Tous  ses  membres  furent  donc  rap- 
'  pelés,  et  crurent  avoir  remporté  une  victoire  signalée  sur  le  roi. 
Ils  l'avertirent  paternellement,  dans  une  de  leurs  remontrances, 
qu'il  ne  fallait  pas  qu'il  exilât  une  autre  fois  son  parlement, 
r.ttendu,  disaient-ils,  que  cela  était  de  mauvais  exemple.  Enfin  ils 
en  firent  tant  que  le  roi  résolut  au  moins  de  casser  une  de  leurs 
chambres,  et  de  réformer  les  autres.  Alors  ces  messieurs  donnèrent 
tous  leur  démission,  excepté  la  grand'chambre  ;  les  murmures 
éclatèrent  :  on  déclamait  publiquement  au  Palais  contre  le  roi. 
Le  feu  qui  sortait  de  toutes  les  bouches  prit  malheureusement  à 
la  cervelle  d'un  laquais,  nommé  Damiens,  qui  allait  souvent 
dans  la  grand'salle.  Il  est  prouvé  par  le  procès  de  ce  fanatique 
de  la  robe  qu'il  n'avait  pas  l'idée  de  tuer  le  roi,  mais  seulement 
celle  de  lui  infliger  une  petite  correction.  Il  n'y  a  rien  qui  ne 
passe  par  la  tête  des  hommes.  Ce  misérable  avait  été  cuistre  au 
collège  des  jésuites,  collège  où  j'ai  vu  quelquefois  les  écoliers 


1.  Voyez  page  35. 


MÉMOIRES.  57 

donner  des  coups  de  canif,  et  les  cuistres  leur  en  rendre. 
Damiens  alla  donc  à  Versailles  dans  cette  résolution,  et  blessa 
le  roi  au  milieu  de  ses  gardes  et  de  ses  courtisans,  avec  un  de 
ces  petits  canifs  dont  on  taille  des  plumes  ^. 

On  ne  manqua  pas,  dans  la  première  horreur  de  cet  accident, 
d'imputer  le  coup  aux  jésuites,  qui  étaient,  disait-on,  en  pos- 
session par  un  ancien  usage.  J"ai  lu  une  lettre  d'un  Père  Griffet, 
dans  laquelle  il  disait  :  «  Cette  fois-ci  ce  n'est  pas  nous,  c'est  à 
présent  le  tour  de  messieurs,  )>  C'était  naturellement  au  grand 
prévôt  de  la  cour  à  juger  l'assassin,  puisque  le  crime  avait  été 
commis  dans  l'enceinte  da  palais  du  roi.  Le  malheureux  com- 
mença par  accuser  sept  membres  des  enquêtes  :  il  n'y  avait  qu'à 
laisser  subsister  cette  accusation,  et  exécuter  le  criminel  ;  par  là 
le  roi  rendait  le  parlement  à  jamais  odieux,  et  se  donnait  sur 
lui  un  avantage  aussi  durable  que  la  monarchie.  On  croit  que 
M.  d'Argenson  porta  le  roi  à  donner  à  son  parlement  la  permis- 
sion de  juger  l'affaire  :  il  en  fut  bien  récompensé,  car  huit  jours 
après  il  fut  dépossédé  et  exilé-. 

Le  roi  eut  la  faiblesse  de  donner  de  grosses  pensions  aux 
conseillers  qui  instruisirent  le  procès  de  Damiens,  comme  s'ils 
avaient  rendu  quelque  service  signalé  et  difficile  ^  Cette  conduite 
acheva  d'inspirer  à  messieurs  des  enquêtes  une  confiance  nou- 
velle ;  ils  se  crurent  des  personnages  importants  ;  et  leurs  chi- 
mères de  représenter  la  nation  et  d'être  les  tuteurs  des  rois  se 
réveillèrent  :  cette  scène  passée,  et  n'ayant  plus  rien  à  'faire,  ils 
s'amusèrent  à  persécuter  les  philosophes. 

Orner  Joly  de  Fleury,  avocat  général  du  parlement  de  Paris, 
étala,  devant  les  chambres  assemblées,  le  triomphe  le  plus 
complet  que  l'ignorance,  la  mauvaise  foi,  et  l'hypocrisie,  aient 
jamais  remportée  Plusieurs  gens  de  lettres,  très-estimables  par 
leur  science  et  par  leur  conduite,  s'étaient  associés  pour  composer 
un  dictionnaire  immense  de  tout  ce  qui  peut  éclairer  l'esprit 
humain:  c'était  un  très-grand  objet  de  commerce  pour  la  librairie 
de  France  ;  le  chancelier,  les  ministres,  encourageaient  une  si 
belle  entreprise.  Déjà  sept  volumes  avaient  paru  ;  on  les  tradui- 
sait en  italien,  en  anglais,  en  allemand,  en  hollandais  ;  et  ce 
trésor,  ouvert  à  toutes  les  nations  par  les  Français,  pouvait  être 

1.  Le  5  Janvier  1757.  Sur  l'attentat  de  Damiens,  voyez  tome  X\',  le  chapitre 
xxwii  du  Précis  du  Siècle  de  Louis  XV ;  et  tome  XVI,  page  92, 

2.  Voyez  tome  XII,  page  liO;  et  (orne  XVI,  page  96. 

3.  Voyez  tome  XVI,  page  99. 

4.  Voyez  tome  XXIV  une  des  notes  >ur  le  premier  des  Dialogues  chrétiens. 


o8  xM  ÉMOI  RE  S. 

regardé  comme  ce  qui  nous  faisait  alors  le  plus  d'honneur,  tant 
les  excellents  articles  du  Dictionnaire  encyrlop'dique  rachetaient 
les  mauvais,  qui  sont  pourtant  en  assez  grand  nombre.  On  ne 
pouvait  rien  reprocher  à  cet  ouvrage  que  trop  de  déclamations 
puériles,  malheureusement  adoptées  pai'  les  auteurs  du  recueil, 
qui  prenaient  à  toute  main  pour  grossir  Touvrage;  mais  tout  ce 
qui  part  de  ces  auteurs  est  excellent. 

Voilà  Orner  Joly  de  Fleury  qui,  le  23  de  février  1759,  accuse 
ces  pauvres  gems  d'être  athées,  déistes,  corrupteurs  de  la  jeu- 
nesse, rehelles  au  roi,  etc.  Orner,  pour  prouver  ces  accusations, 
cite  saint  Paul,  le  procès  de  Théophile,  et  Abraham  Chaumeix^ 
Il  ne  lui  manquait  que  d'avoir  lu  le  livre  contre  lequel  il  p;irla  : 
ou,  s'il  l'avait  lu,  Orner  était  un  étrange  imbécile.  Il  demande 
justice  à  la  cour  contre  l'article  Ame,  qui,  selon  lui,  est  le  maté- 
rialisme tout  pur.  Vous  remarquerez  qne  cet  article  Ame.  l'un 
des  plus  mauvais  du  livre,  est  l'ouvrage  d'un  pauvre  docteur 
de  Sorbonne^  qui  se  tue  à  déclamer  à  tort  et  à  travers  contre 
le  matérialisme.  Tout  le  discours  d'Omer  .loly  de  Fleury  fnt  un 
tissu  de  bévues  pareilles.  Il  défère  donc  à  la  justice  le  livre  qu'il 
n'a  point  lu  ou  qu'il  n'a  point  entendu;  et  tout  le  parlement,  sur 
la  réquisition  d'Omer,  condamne  l'ouvrage,  non-seulement  sans 
aucun  examen,  mais  sans  en  avoir  lu  une  page.  Cette  façon  de 
rendre  justice  est  fort  au-dessous  de  celle  de  Bridoye,  car  au 
moins  Bridoye  pouvait  rencontrer  justes 

Les  éditeurs  avaient  un  privilège  du  roi.  Le  parlement  n'a 
pas  certainement  le  droit  de  réformer  les  privilèges  accordés 
par  Sa  Majesté;  il  nelui  appartient  déjuger  ni  d'un  arrêt  du  con- 
seil, ni  de  rien  de  ce  qui  est  scellé  à  la  chancellerie  :  cependant 
il  se  donna  le  droit  de  condamner  ce  que  le  chancelier  avait 
approuvé;  il  nomma  dos  conseillers  pour  décider  des  objets  de 
géométrie  et  de  métaphysique  contenus  dans  V Encyclopédie.  Un 
chancelier  un  peu  ferme  aurait  cassé  l'arrêt  du  parlement 
comme  très-incompétent  :  le  chancelier  de  Lamoignon  se  con- 
tenta de  révoquer  le  privilège,  afin  de  n'avoir  pas  la  honte  de 
voir  juger  et  condamner  ce  qu'il  avait  revêtu  du  sceau  de  Tauto- 
rité  suprême.  On   croirait  que  cette  aventure  est  du  temps  du 

1.  Abraham  Chaumeix,  ci-devant  vinaigrier,  s'étant  fait  janséniste  et  convul- 
^ionnaire,  était  alors  l'oracle  du  parlement  de  Paris.  Orner  Fleury  le  cita  comme 
un  père  de  l'Église.  Chauraei.v  a  été  depuis  maître  d'école  à  Moscou. 

2.  L'abbé  Yvon. 

3.  Bridoye  est  un  juge  qui,  dans  Rabelais  {Pantagniel,  livre  III,  chapitre 
xNxvii  et  suiv),  «  sentencrait  les  procès  au  sort  d,?s  dés  ». 


MÉMOIRES.  59 

Père  Garasse,  et  des  arrêts  contre  l'émétique;  cependant  elle  est 
arrivée  dans  le  senl  siècle  éclairé  qu'ait  eu  la  France  :  tant  il  est 
vrai  qu'il  sufûtd'un  sot  pour  déshonorerune  nation.  On  avouera 
sans  peine  que,  dans  de  telles  circonstances,  Paris  no  devait  pas 
être  le  séjour  d'un  philosophe,  et  qu'Aristote  fut  très-sage  de  se 
retirer  à  Ghalcis  lorsque  le  fanatismedominait  dans  Athènes.  D'ail- 
.leurs  l'état  d'homme  de  lettres  à  Paris  est  immédiaicmcnt  au- 
dessus  de  celui  d'un  hateleur  :  l'état  de  gentilhomme  ordinaire 
de  Sa  Majesté,  que  le  roi  m'avait  conservé,  n'est  pas  grand'chose. 
Les  hommes  sont  hien  sots,  et  je  crois  qu'il  vaut  mieux  hàtir  un 
heau  château,  comme  j'ai  lait,  y  jouer  la  comédie,  et  y  faire  honne 
chère,  que  d'être  levraudé  à  Paris,  comme  Helvétiusi,  parles 
gens  tenant  la  cour  du  parlement,  et  par  les  gens  tenant  Fécurie 
de  la  Sorhonne.  Comme  je  ne  pouvais  assurément  ni  rendre  les 
hommes  plus  raisonnables,  ni  le  parlement  moins  pédant,  ni  les 
théologiens  moins  ridicules,  je  continuai  à  être  heureux  loin  d'eux. 
Je  suis  quasi  honteux  de  l'être,  en  contemplant  du  port  tous 
les  orages  :  je  vois  l'Allema^Mie  inondée  de  sang,  la  France  ruinée 
de  fond  en  comble;  nos  armées,  nos  flottes,  battues;  nos  ministres 
renvoyés  l'un  après  l'autre,  sans  que  nos  affaires  en  aillent 
mieux;  le  roi  de  Portugal  assassiné,  non  pas  par  un  laquais, 
mais  parles  grands  du  pays,  et  cette  fois-ci  les  jésuites  ne  peuvent 
pas  dire  :  Ce  n'est  pas  nous.  Ils  avaient  conservé  leur  droit,  et  il  a 
été  bien  prouvé  depuis  que  les  bons  pères  avaient  saintement  mis 
le  couteau  dans  les  mains  des  parricides.  Ils  disent  pour  leurs 
raisons  qu'ils  sont  souverains  au  Paraguay,  et  qu'ils  ont  traité 
avec  le  roi  de  Portugal  de  couronne  à  couronne. 

Voici  une  petite  aventure  aussi  singulière  qu'on  en  ait  vu 
depuis  qu'il  y  a  eu  des  rois  et  des  poètes  sur  la  terre  :  Frédéric 
ayant  passé  un  temps  assez  long  à  garder  les  frontières  de  la 
Silësie  dans  un  camp  inexpugnable,  s'y  est  ennuyé,  et,  pour 
passer  le  temps,  il  a  fait  une  ode  contre  la  France  et  contre  le 
roi.  Il  m'envoya,  au  commencement  de  mai  1759,  son  ode  signée 
Frcf/énc,  et  accompagnée  dun  paquet  énorme  de  vers  et  de  prose. 
J'ouvre  le  paquet,  et  je  m'aperçois  que  je  ne  suis  pas  le  premier 
qui  l'aitouvertiil  était  visible  qu'en  chemin  ilavait  été  décacheté. 
Je  fus  transi  de  frayeur  en  lisant  dans  l'ode  les  strophes  sui- 
vantes : 

0  nalioii  folle  et  vaine, 

Quoi!  sont-ce  là  cas  guerriers 

1.  AiTL't  du  0  février  17.!)9. 


60  MEMOIRES. 

Sous  Luxeiiibour?,  sous  Turenne, 
Couverts  d'immortels  lauriers  ; 
Qui,  vrais  amants  de  la  gloire, 
Affrontaienl  pour  la  victoire 
Les  dangers  et  le  trépas"? 
Je  vois  leur  vil  assemblage 
Aussi  vaillatit  au  pillage 
Que  lâche  dans  les  combats. 

Quoi  !  votre  faible  monarque, 
Jouet  de  la  Pompadour, 
Flétri  par  plus  d'une  marque 
Des  opprobres  de  l'amour, 
Lui  qui,  détestant  les  peines. 
Au  hasard  remet  les  rênes 
De  son  empire  aux  abois. 
Cet  esclave  parle  en  maître  *! 
Ce  céladon  sous  un  hêtre 
Croit  dicter  le  sort  des  rois  ! 

Je  tremblai  donc  en  voyant  ces  vers,  parmi  lesquels  il  y  en  a 
de  très-bons,  ou  du  moins  qui  passeront  pour  tels.  J'ai  malheu- 
reusement la  réputation  méritée  d'avoir  jusqu'ici  corrigé  les  vers 
du  roi  de  Prusse.  Le  paquet  a  été  ouvert  en  chemin,  les  vers 
transpireront  dans  le  public,  le  roi  de  France  les  croira  de  moi, 
et  me  voilà  criminel  de  lèse-majesté,  et,  qui  pis  est,  coupable 
envers  M"""  de  Pompadour. 

Dans  cette  perplexité,  je  priai  le  résident  de  France  à  Genève - 
de  venir  chez  moi  ;  je  lui  montre  le  paquet  ;  il  convient  qu'il  a 
été  décacheté  avant  de  me  parvenir.  Il  juge  qu'il  n'y  a  pas  d'autre 
parti  à  prendre,  dans  une  alTaire  où  il  y  allait  de  ma  tête,  que 
d'envoyer  le  paquet  à  M.  le  duc  de  Choiseul,  ministre  en  Fjance  : 
en  toute  autre  circonstance  je  n'aurais  point  fait  cette  démarche  ; 
mais  j'étais  obligé  de  prévenir  ma  ruine;  je  faisais  connaître  à 
la  cour  tout  le  fond  du  caractère  de  son  ennemi.  Je  savais  bien 
que  le  duc  de  Choiseul  n'en  abuserait  pas,  et  qu'il  se  bornerait 
à  persuader  le  roi  de  France  que  le  roi  de  Prusse  était  un  ennemi 
irréconciliable,  qu'il  fallait  écraser  si  on  pouvait.  Leduc  de  Clioi- 

1.  Palissot,  que  ie  ministère  français  chargea  de  répondre  par  une  ode  à  celle 
du  roi  de  Prusse,  rapporte  ainsi  ces  trois  derniers  vers  : 

Ce  Céladon  sous  ua  liêtre 
Prétend  nous  parler  en  maître, 
Et  dicter  le  sort  des  rois . 

'2.  M.  de  Montpérou.v. 


MÉMOIRES.  61 

seul  ne  se  borna  pas  Jà  ;  c/est  un  homme  de  ])eaucoup  d'esprit,  il 
fait  des  vers,  il  a  des  amis  qui  en  font:  il  paya  le  roi  de  Prusse 
en  même  monnaie,  et  m'envoya  une  ode  contre  Frédéric,  aussi 
mordante,  aussi  terrible  que  l'était  celle  de  Frédéric  contre  nous. 
En  voici  des  échantillons  détachés  : 

Ce  n'est  plus  cet  heureux  génie  ^ 
Qui  des  arts,  dans  la  Germanie, 
Devait  allumer  le  (lambeau; 
Époux,  fils,  et  frère  coupal^le, 
C'est  celui  (ju'un  père  équitable 
Voulut  étouffer  au  berceau. 


1.  Palissot  (voyez  la  note,  page  60)  a  fait  imprimer  son  ode  en  entier,  à  la 
suite  d'une  édiiiou  de  la  Dunciade,  Paris,  Barrois  l'aîné,  an  ¥(1797),  in-18.  Elle  ne 
se  trouve  dans  aucune  édition  des  œuvres  complètes  de  cet  auteur,  pas  même 
dans  celle  qu'il  a  donnée  en  1809,  six  volumes  in-S".  Palissot  remarque  que  parmi 
les  quatre  strophes  rapportées  par  Voltaire,  «  une  de  ces  strophes  est  défigurée 
au  point  de  n'avoir  aucun  sens,  soit  par  une  inadvertance  d'imprimeur,  soit  que 
la  copie  adressée  furtivement|  à  Voltaire  fût  très-infidèle».  Voici  ces  strophes, 
telles  que  l'auteur  les  a  données  : 


Ce  n'est  plus  cot  heureux  génie 
Qui  des  arts,  dans  la  Germanie, 
Devait  allumer  le  flambeau: 
Époux,  fils,  et  frère  coupable. 
C'est  lui  que  non  père  équitable 
Voulut  étouffer  au  berceau. 

M. 

Jaloux  d'une  double  rotinnuu', 
Il  ose,  infidèle  d  llellonc. 
Courir  sur  les  pas  d'Apnllnn; 
Dùl-il  des  sommets  du  /-'amasse, 
Pour  expier  sa  folle  diiducc, 
Subir  le  sort  de  l'Iidelnn. 

16. 

Vois,  malgré  la  garde  romaine, 
Néron  poursuivi  sur  la  scène 
Par  le  mépris  des  légions; 
Vois  l'oppresseur  de  Syracuse, 
Denis,  prostituant  sa  muse 
Aux  insultes  des  nations. 

l'J. 

.Tusque-là,  censeur  moins  sauva^j'e, 
Souffre  l'innocent  badiuage 
Do  la  Nature  et  des  Amours, 
l'eux-tu  condamniT  la  tendresse, 
Toi  qui  n'en  as  connu  l'ivresse 
Que  dans  les  bras  de  tes  tambours? 


6?  MÉMOIRES. 

Cependant  c'est  lui,  dont  l'audace 

Des  neuf  Sœ.urs  et  du  dieu  de  Tlirace 

Croit  réunir  les  al  tributs; 

Lui  qui,  chez  Mars  comme  au  Parnasse, 

N'a  jamais  occupé  de  place 

Qu'entre  Zoïlo  et  Mévius  *. 

Vois,  malijré  la  garde  romaine, 
Néron  poursuivi  sur  la  scène 
Par  les  mépris  des  légions; 
Vois  l'oppresseur  de  Syracuse 
Sans  fruit  prostituant  sa  muse 
Aux  insultes  des  nations. 

Jusque-là,  censeur  moins  sauvage, 
Souffre  l'innocenl  badinaiîe 
De  la  Nature  et  des  Amours. 
Peux-tu  condamner  la  tendresse, 
Toi  qui  n'en  as  connu  l'ivresse 
Que  dans  les  bras  de  tes  tambours  ? 


Le  duc  de  Clioiseul,  en  me  faisant  parvenir  cette  réponse^ 
m'assura  qu'il  allait  la  faire  imprimer  si  le  roi  de  Prusse  publiait 
son  ouvrage,  et  qu'on  battrait  Frédéric  à  coups  de  plume  comme 
on  espérait  le  battre  à  coups  d'épée.  Il  ne  tenait  qu'à  moi,  si  j'a- 
vais voulu  me  réjouir,  de  voir  le  roi  de  France  et  le  roi  de 
Prusse  faire  la  guerre  en  vers  :  c'était  une  scène  nouvelle  dans 
le  monde.  Je  me  donnai  un  autre  plaisir,  celui  d'êti^e  plus  sage 
que  Frédéric  :  je  lui  écrivis  que  sou  ode  était  fort  belle,  mais 
qu'il  ne  devait  pas  la  rendre  publique,  qu'il  n'avait  pas  besoin  de 
cette  gloire,  qu'il  ne  devait  pas  se  fermer  toutes  les  voies  de  ré- 
conciliation avec  le  roi  de  France,  l'aigrir  sans  retour,  et  le 
forcer  à  faire  les  derniers  efforts  pour  tirer  de  lui  une  juste  ven- 
geance. J'ajoutai  que  ma  nièce  avait  brûlé  son  ode,  dans  la 
crainte  mortelle  qu'elle  ne  me  fût  imputée.  Il  me  crut,  me  re- 
mercia, non  sans  quelques  reproches  d'avoir  brûlé  les  plus  beaux 


1.  Il  y  a  vingt  strophes  dans  la  leçon  donnée  par  l'auteur  dans  le  Génie  de 
Voltaire  apprécié  dans  lous  ses  oî/i-rayes  (Paris, 1806).  La  quinzième  débute  ainsi  : 

Abjure  un  e<;poir  téméraire  : 
En  vain  la  muse  de  Voltaire 
T'enivra  d'un  coupable  encens... 

Voltaire  l'a  remplacée  par  celle-ci,  qui  est  toute  de  sa  façon.  {Voltaire  aux 
Délices,  par  G.  Desnoiresterres,  page  3C.j.) 


MÉMOIRES.  63 

vers  qu'il  eût  faits  en  sa  vie^  Le  duc  de  Glioiseul,  de  son  côté, 
tint  parole,  et  lut  discret. 

Pour  rendre  la  plaisanterie  complète,  j'imaginai  de  poser  les 
premiers  fondements  (le  la  paixdel'Europesur  cesdeux  pièces, qui 
devaient  perpétuer  la  guerre  jusqu'à  ce  que  Frédéric  fûtécrasé.  Ma 
correspondance  avec  le  duc  de  Glioiseul  me  fit  naître  cette  idée; 
elle  me  parut  si  ridicule,  si  digne  de  tout  ce  qui  se  passait  alors, 
que  je  Tcmbrassai;  et  je  me  donnai  la  satisfaction  de  prouver  par 
moi-même  sur  quels  petits  et  faibles  pivots  roulent  les  destinées 
des  royaumes.  M.  de  Glioiseul  m'écrivit  plusieurs  lettres  osten- 
sibles tellement  conçues  que  le  roi  de  Prusse  pût  se  hasarder  à 
faire  quelques  ouvertures  de  paix,  sans  que  l'Autriche  pût  prendre 
ombrage  du  ministère  de  France  ;  et  Frédéric  m'en  écrivit  de 
pareilles,  dans  lesquelles  il  ne  risquait  pas  de  déplaire  à  la  cour  de 
Londres.  Ce  commerce  très-délicat  dure  encore;  il  ressemble  aux  ^ 
mines  que  font  deux  chats  qui  montrent  d'un  côté  patte  de  ve- 
lours, et  des  griffes  de  l'autre.  Le  roi  de  Prusse,  battu  par  les 
PiUsses,  et  ayant  perdu  Dresde,  a  besoin  delà  paix;  la  France, 
battue  sur  terre  par  les  Hanovriens,  et  sur  mer  par  les  Anglais, 
ayant  perdu  son  argent  très-mal  à  propos,  est  forcée  de  finir  cette 
guerre  ruineuse. 

Voilà,  belle  Emilie,  à  quel  point  nous  en  sommes. 

{Cinna,  I,  m.) 
Aux  Délices,  ce  27  de  novembre  17.^9. 

Je  continue,  et  ce  sont  toujours  des  choses  singulières.  Le  roi 
de  Prusse  m'écrit  du  17  de  décembre-  :  «  Je  vous  en  manderai 
davantage  de  Dresde,  où  je  serai  dans  trois  jours;  »  et  le  troisième 
jour  il  est  battu  par  le  maréchal  Daun,  et  il  perd  dix-huit  mille 
hommes^  Il  me  semble  que  tout  ce  que  je  vois  est  la  fable  du 
Pot  au  JaW".  Notre  grand  marin  Berryer,  ci-devant  lieutenant  de 
police  à  Paris,  et  qui  a  passé  de  ce  poste  à  celui  de  secrétaire  d'État 
et  de  ministre  des  mers,  sans  avoir  jamais  vu  d'autre  flolle  (jue 

1.  La  lettre  du  roi  de  Prusse  en  envoj'ant  son  ode,  et  la  réponse  do  Voltaire, 
ne  sont  point  dans  la  Correspondance,  mais  il  y  en  a  trace  :  «  Pour  votre  nièce, 
qu'elle  me  brûle  ou  qu'elle  me  rôtisse,  cela  m'est  assez  indifférent,  »  dit  le  roi  do- 
Prusse,  dans  sa  lettre  à  Voltaire  du  18  juillet  1759. 

2.  Lisez  :  du  17  novembre. 

3.  La  victoire  de  Daun  sur  les  Prussiens,  à  Maxen  en  Saxe,  est  du  20  no- 
vembre 1759. 

4.  La  Fontaine,  fable  vit,  livre  \. 


64  MÉMOIRES. 

]a  galiote  de  Saint-Cloud  fi  le  coche  dWuxerre;  notre  BerryerS 
dis-je,  s'était  mis  dans  la  tète  de  faire  un  bel  armement  naval 
pour  opérer  une  descente  en  Angleterre  à  peine  notre  flotte 
a-t-elle  mis  le  nez  hors  de  Brest  qu'elle  a  été  battue  par  les 
Anglais,  brisée  par  les  rochers,  détruite  par  les  vents,  ou  en- 
gloutie dans  la  mer. 

Xous  avons  eu  pour  contrôleur  général  des  finances  un  Sil-  -"^ 
liouetteqQe  nous  ne  connaissions  qiiepour  avoir  traduit  en  prose 
quelques  vers  de  Pope-:  il  passait  pour  un  ai^le  :  mais,  en  moins  ^ 
de  quatre  mois,  l'aigle  s'est  changé  en  oison,  11  a  trouvé  le  secret 
d'anéantir  le  crédit,  au  point  que  l'État  a  manqué  d'argent  tout 
d'un  coup  pour  payer  les  troupes.  Le  roi  a  <'té  obligé  d'envoyer 
sa  vaisselle  à  la  Monnaie;  une  bonne  partie  du  royaume  a 
suivi  cet  exemple.  ; 

12  février  1760. 

Enfin,  après  quelques  perfidies  du  roi  de  Prusse,  comme 
d'avoir  envoyé  à  Londres  des  lettres  que  je  lui  avais  confiées, 
d'avoir  voulu  semer  la  zizanie  entre  nous  et  nos  alliés,  toutes 
perfidies  très-permises  à  un  grand  roi,  surtout  en  temps  de 
guerre,  je  reçois  des  propositions  de  paix  de  la  main  du  roi  de 
Prusse,  non  sans  quelques  vers  :  il  faut  toujours  qu'il  en  fasse. 
Je  les  envoie  à  Versailles;  je  doute  qu'on  les  accepte  ;  il  ne  veut 
rien  céder,  et  il  propose,  pour  dédommager  l'électeur  de  Saxe, 
qu'on  lui  donne  Erfurth,  qui  appartient  à  l'électeur  de  Mayence: 
il  faut  toujours  qu'il  dépouille  quelqu'un;  c'est  sa  façon.  Nous 
verrons  ce  qui  résultera  de  ces  idées,  et  surtout  de  la  campagne 
qu'on  va  faire. 

Comme  cette  grande  et  horrible  tragédie  est  toujours  mêlée 
de  comique,  on  vient  d'imprimer  à  Paris  les  Po'éshies  du  roi  mon 
maître^,  comme  disait  Freytag;  il  y  a  une  épître  au  maréchal 
Kelth*,  dans  laquelle  il  se  moque  beaucoup  de  l'immortalité  de 

1.  Kicolas-René  Berryer.  lieutenant  général  de  police  en  1747,  fut,  le  P""  no- 
vembre 1758,  nommé  ministre  de  la  marine,  et,  le  13  octobre  1761,  garde  des 
sceaux  :  il  mourut  le  15  aoùi  1762. 

2.  Etienne  de  Silhouette,  nommé  contrôleur  général  le  8  mars  1759,  se  retira 
le  21  novembre  de  la  même  année.  Sa  traduction  en  prose  de  V Essai  sur  Vhommc 
avait  paru  pour  la  première  fois  en  1736.  Il  est  mort  le  22  janvier  1767. 

3.  Voyez  page  41.  Il  parut,  en  1760,  diverses  éditions  des  Poésies  diverses,  ou 
OEitvres  du  philosophe  de  Sans-Souci. 

4.  C'est  l'épître  dix-huitième,  intitulée  :  Au  maréchal  Keitli;  imitation  du 
livre  III  de  Lucrèce,  sur  les  vaines  terreurs  de  la  mort  et  les  frayevrs  d'une 
autre  vie. 


MÉMOIRES.  65 

l'àme  et  des  chrétiens.  Les  dévots  n'en  sont  pas  contents,  les 
prêtres  calvinistes  murmurent;  ces  pédants  le  regardaient 
comme  le  soutien  de  la  bonne  cause;  ils  l'admiraient  quand  il 
jetait  dans  des  cachots  les  magistrats  de  Leipsick,  et  qu'il  vendait 
leurs  lits  pour  avoir  leur  argent.  Mais  depuis  qu'il  s'est  avisé  de 
traduire  quelques  passages  de  Sénèque,de  Lucrèce,  et  deCicéron, 
ils  le  regardent  comme  un  monstre.  Les  prêtres  canoniseraient 
Cartouche  dévot. 


FIN     DES     MEMOIRES 


COMMENTAIRE 

HISTORIQUE 

SUR  LES  OEUVRES 

DE   L'AUTEUR    DE   LA   HENRIADE 

1776. 


AVERTISSEMENT 

DE    BEUGHOT 


Ce  n'est  point  au  nom  do  Voltaire,  mais  c'est  sous  sa  dictée,  qu'a  été 
écrit  le  Commentaire  historique.  Cependant  Wagnière,  pendant  son  voyage 
en  Russie,  s'en  disait  l'auteur,  et  depuis  son  retour  en  France  il  parlait  de 
so.\  Commenlaire  historique^.  Voici  même  comme  il  s'exprime  dans  deux 
copies  autographes  que  je  possède  d'un  Avis  préliminaire,  pour  ses 
remarques  ou  additions  au  Commentaire  historique  : 

Ce  petit  précis  historique  fut  composé  au  commencement  de  1776,  tant  sur 
ce  que  j'avais  entendu  dire  à  M.  de  Voltaire  que  sur  les  papiers  qu'il  m'avait 
donnés  en  propre  en  1772.  Je  le  priai  de  me  permettre  d'en  faire  usage,  et  il  eut 
cette  bonté.  Je  le  communiquai  à  mon  maître,  qui  eut  la  complaisance  de  le  re- 
voir et  de  me  fournir  encore  quelques  instructions.  Je  suppliai  aussi  M.  de  Vol- 
taire de  me  faire  donner  un  certificat;  et,  après  la  communication  et  la  vérifica- 
tion sur  les  originaux,  il  demanda  lui-môme  à  MM.  Durey  et  Christin  les  deux 
déclarations  signées  qui  se  trouvent  à  la  tète  de  cet  ouvrage  2. 

C'est  à  une  autre  personne  que  M.  G.  Feydel  ■'  fait  honneur  du  Commen- 
taire historique.  Il  assure  que  cet  écrit  est  de  l'avocat  Christin^, 

Voilà  deux  opinions  bien  contradictoires.  Je  les  crois  fausses  toutes  les 
deux.  L'auteur  du  Commentaire  dit  (page  75)  :  «  J'étais,  en  1732,  à  la  pre- 
mière représentation  de  Zaïre;  »  et  (page  122)  il  ajoute  :  «  J'ai  entendu,  il 
y  a  quarante  ans  (à  Bruxelles),  cette  belle  chanson.  »  Voltaire  peut  avoir, 
dans  ces  deux  passages,  oublié  que,  dans  le  Commentaire  historique,  il 
parlait  à  la  troisième  personne;  il  peut  même  avoir  employé  à  dessein  ces 
expressions.  Mais  elles  ne  peuvent  êire  échappées  à  Wagnière,  né  en  1740, 
ni  à  Christin,  né  en   1744,  en  parlant  de  faits  antérieurs  à  leur  naissance. 

La  première  édition  parut  en  1776  avec  l'adresse  de  :  A  Basle,  chez  les 
héritiers  de  Paul  Duker.  C'est  Wagnière  lui-même  qui  le  dit,  et  sur  cela 
il  n'a  aucun  motif  d'altérer  la  vérité. 

J'ai  sous  les  yeux  cette  éditions;  au  verso  du  frontispice  on  lit  les  deux 

1.  Page  6  de  Y  Avertissement  de  l'éditeur  des  Mémoires  sur  Voltaire  et  sur  ses 
ouvrages,  par  Lonrjchamp  et  Wagnière,  ses  secrétaires;  Paris,  Aimé-Andre, 
1826,  deux  volumes  iii-8». 

2.  Ce  passage  est  tout  différent  dans  l'impression  faite  en  1820,  conforme  à  la 
copie  que  j'avais  reçue  de  la  main  de  feu  Decroix.  (B.) 

3    Un  Cahier  d'histoire  littéraire,  1818,  in-8",  pages  1-11. 

4.  Voyez  la  note,  tome  XIX,  page  'ii5. 

5.  C'est  sur  un  exemplaire  d'une  autre  édition,  et  dont  le  titre  (îst  encadré, 
sous  l'adresse  de  Neufchâtel  et  la  date  de  177()  (mais  que  je  crois  de  Genève), 
in-8°  de  iv  et  232  pages,  que  Wagnière  avait  commencé  à  écrire  quelques  notes. 


70  AVERTISSEMENT  DE    BEUCHOT. 

certificats  dont  parle  Wagnière  ^,  et  qui  ont  été  reproduits  dans  quelques 
réimpressions. 

Ces  certificats  prouvent  incontestablement  que  la  première  édition  du 
Commentaire  historique  n'est  point  antérieure  au  mois  de  juin  1776.  Les 
Mémoires  secrets  Qn  parlent,  pour  la  première  fois,  à  la  date  du  3  septembre. 

Les  éditeurs  de  Kelil  avaient  placé  le  Commentaire  historique  dans  les 
Mélang  e  s  lit  ter  air  e  s . 

Lorsque  les  éditeurs  de  Kehl  ont  imprimé  le  volume  où  ils  ont  placé  le 
Commentaire  historique,  ils  ne  croyaient  pas  pouvoir  publier  les  Mémoires 
pour  servir  à  la  Vie  de  M.  de  Voltaire.  Le  roi  de  Prusse  Frédéric  II,  qui 
n'y  est  pas  toujours  flatté,  existait  encore.  Ils  imaginèrent  de  coudre  au 
Commentaire  historique  tout  ce  qu'ils  purent  des  Mémoires.  Pour  cela 
faire,  il  fallut  d'abord  mettre  à  la  troisième  personne  le  récit  qui,  dans  les 
Mémoires,  est  à  la  première.  Quelquefois  même  des  passages  furent  plus 
ou  moins  altérés.  Leur  édition  n'était  pas  achevée  quand  le  roi  de  Prusse 
mourut,  et  quand,  par  suite  de  l'infidélité  de  La  Harpe,  ainsi  que  je  l'ai  dit, 
il  parut  plusieurs  éditions  des  Mé>/ioires,  que  les  éditeurs  de  Kehl  se  déci- 
dèrent alors  à  mettre  dans  le  dernier  volume  de  leur  édition. 

Il  était  tout  naturel,  en  donnant  depuis  les  deux  ouvrages,  de  faire  dis- 
paraître du  Commentaire  historique  les  passages  qu'on  y  avait  intercalés, 
et  qui  faisaient  double  emploi.  A  cet  égard,  mes  devanciers  m'ont  laissé 
peu  de  chose  à  fairi'. 

A  la  suite  de  la  première  édition  et  des  réimpressions  antérieures  aux 
éditions  de  Kehl,  étaient,  sous  le  titre  de  Lettres  véritables,  etc.,  vingt- 
neuf  morceaux  en  prose,  et  le  conte  en  vers  intitulé  Sésoslris  -. 

La  plus  grande  partie  des  vingt-neuf  morceaux  en  prose  e^t  dans  les 
éditions  de  Kehl,  comme  dans  toutes  celles  qui  les  ont  suivies,  y  compris  la 
mienne,  à  leurs  dates  dans  la  Correspondance;  le  reste,  dans  \e-i  Mélang  es- 

Wagnière,  secrétaire  de  Voltaire  pendant  vingt-quatre  ans,  pouvait 
mieux  que  personne  donner  des  développements  à  certains  passages  du 
Commentaire  historique.  Les  notes  qu'il  avait  rédigées  ont  été  imprimées 
sous  le  titre  de  :  Additions  au  Commentaire  historique,  dans  les  Mémoires 
sur  la  Vie  de  Voltaire,  etc.,  par  Longchamp  et  Wagnière,  1826,  deux 
volumes  in-S".  J'y  renvoie  quelquefois  le  lecteur. 

Beuchot. 
Juin  183-2. 

1.  Voici  ces  certificats  : 

«  J"ai  vu  les  pièces  originales  et  les  preuves  qui  sont  dans  le  Commentaire,  et 
je  les  ai  remises  entre  les  mains  du  sieur  Wagn....  Le  l'""  mai  1776. 

«  Siçjné  :  Dcrey,  avocat.  » 

«  J'ai  confronté  les  mêmes  pièces,  et  je  les  ai  trouvées  entièrement  conformes 
aux  originaux.  Le  1""  juin  1776. 

"  Signé  :  CHRisxn-.  » 

2.  Voyez  ce  conte,  tome  X,  page  68. 


COMMENTAIRE 

HISTORIQUE 


Je  tâcherai,  dans  ces  Commentaires  sur  un  homme  de  lettres, 
de  ne  rien  dire  que  d'un  peu  utile  aux  lettres,  et  surtout  de  ne 
rien  avancer  que  sur  des  papiers  originaux.  Nous  ne  ferons  au- 
cun usage  ni  des  satires,  ni  des  panégyriques  presque  innom- 
brables, qui  ne  seront  pas  appuyés  sur  des  faits  authentiques. 

Les  uns  font  naître  François  de  Voltaire  le  20  février  1694; 
les  autres,  le  20  novembre  de  la  même  année.  Nous  avons  des 
médailles  de  lui  qui  portent  ces  deux  dates  ;  il  nous  a  dit  plu- 
sieurs fois  qu'à  sa  naissance  on  désespéra  de  sa  vie,  et  qu'ayant 
été  ondoyé,  la  cérémonie  de  son  baptême  fut  différée  plusieurs 
mois^ 

Quoique  je  pense  que  rien  n'est  plus  insipide  que  les  détails 
de  l'enfance  et  du  collège,  cependant  je  dois  dire,  d'après  ses 
propres  écrits,  et  d'après  la  voix  publique,  qu'à  l'âge  d'environ 
douze  ans,  ayant  fait  des  vers  qui  paraissaient  au-dessus  de  cet 
âge,  l'abbé  de  Châteauneuf,  intime  ami  de  la  célèbre  Ninon  de 
Lenclos,  le  mena  chez  elle,  et  que  cette  fille  si  singulière  lui 
légua,  par  son  testament,  une  somme  de  deux  mille  francs  pour 
acheter  des  livres,  laquelle  somme  lui  fut  exactement  payée- 
Cette  petite  pièce  de  vers,  qu'il  avait  faite  au  collège,  est  probable- 
ment celle  qu'il  composa  pour  un  invalide  qui  avait  servi  dans  le 
régiment  Dauphin,  sous  Monseigneur,  fils  unique  de  Louis  XIV. 
Ce  vieux  soldat  était  allé  au  collège  des  jésuites  prier  un  régent 
de  vouloir  bien  lui  faire  un  placeten  vers  pour  Monseigneur  :  le 
régent  lui  dit  qu'il  était  alors  trop  occupé,  mais  qu'il  y  avait  un 

l.  Dans  sa  lettre  à  Damilaville,  du  20  février  1765,  Voltaire  dit  :  «  Je  suis  né 
en  1694,  le  20  février,  et  non  le  20  novembre,  comme  le  disent  les  commentateurs 
mal  instruits.  »  Il  se  vieillissait  ainsi  de  près  d'une  année. 

L'acte  de  bai)tême  de  Voltaire  à  la  paroisse  Saint-André-dcs-Arcs  à  Paris  est  du 
22  novembre  1694,  et  porte  que  l'enfant  était  né  le  jour  i)récédenl,  sans  aucune 
mention  conséqucmment  de  l'ondoiement  dont  parle  l'auteur  du  Commentaire 
historique.  —  (B.)  Voyez  cet  acte  ci-après,  dans  les  Documents  biographiques. 


72  COMMENTAIRE 

jeune  écolier  qui  pouvait  faire  ce  qu'il  demandait.  Voici  les  vers 
que  cet  enfant  composa  : 

Digne  fils  du  plus  grand  des  rois  ^, 
Son  amour  et  notre  espérance, 
Vous  qui,  sans  régner  sur  la  France, 
Régnez  sur  le  cœur  des  François, 
Souffrez-vous  que  ma  vieille  veine, 
Par  un  effort  ambitieux. 
Ose  vous  donner  une  élrenne, 
Vous  qui  n'en  recevez  que  de  la  main  des  dieux  ? 
On  a  dit  qu'à  votre  naissance 
Mars  vous  donna  la  vaillance, 
Minerve,  la  sagesse;  Apollon,  la  beauté  : 
]Mais  un  dieu  bienfaisant,  que  j'implore  en  mes  peines 
Voulut  aussi  me  donner  mes  étrennes, 
En  vous  donnant  la  libéralité. 

Cette  bagatelle  d'un  jeune  écolier  valut  quelques  louis  d'or  à 
l'invalide,  et  fit  quelque  bruit  à  Versailles  et  à  Paris.  Il  est  à 
croire  que  dès  lors  le  jeune  homme  fut  déterminé  à  suivre  son 
penchant  pour  la  poésie.  Mais  je  lui  ai  entendu  dire  à  lui-même 
que  ce  qui  l'y  engagea  plus  fortement  fut  qu'au  sortir  du  collège, 
ayant  élé  envoyé  aux  écoles  de  droit  par  son  père,  trésorier  de 
la  chambre  des  comptes,  il  fut  si  choqué  de  la  manière  dont  on 
y  enseignait  la  jurisprudence  que  cela  seul  le  tourna  entièrement 
du  côté  des  belles-lettres. 

Tout  jeune  qu'il  était,  il  fut  admis  dans  la  société  de  Tabbé 
de  Chaulieu,  du  marquis  de  La  Fare,  du  duc  de  Sully,  de  l'abbé 
Courtin;  et  il  nous  a  dit  plusieurs  fois  que  son  père  l'avait  cru 
perdu,  parce  qu'il  voyait  bonne  compagnie  et  qu'il  faisait  des 
vers. 

Il  avait  commencé  dès  Tâge  de  dix-huit  ans  la  tragédie 
d'Œdipe,  dans  laquelle  il  voulut  mettre  des  chœurs  à  la  manière 
des  anciens 2.  Les  comédiens  eurent  beaucoup  de  répugnance  à 

1.  Cette  pièce,  qui  est  de  4700  ou  1707,  présente  ici  quelques  différences  avec 
le  texte  qui  est  au  tome  X,  page  213. 

2.  Nous  avons  une  lettre  du  savant  Dacier,  de  1713,  dans  laquelle  11  exhorte 
l'auteur,  qui  avait  déjà  fait  sa  pièce,  à  y  joindre  des  chœurs  chantants,  à  l'exemple 
des  Grecs.  Mais  la  chose  était  Impraticable  sur  le  théâtre  français.  (Note  de  Vol- 
taire.) —  Lorsqu'en  1769,  M.  de  Voltaire  obtint  justice  à  Toulouse  pour  le  mal- 
heureux Sirven,  M.  deMerville,  avocat  chargé  de  cette  cause,  refusa  toute  espèce 
d'honoraires,  et  demanda  pour  toute  reconnaissance  à  M.  de  Voltaire  qu'il  vou- 
lût bien  ajouter  des  chœurs  à  son  OEdipe.  (K.'i 


HISTORinUE.  73 

jouer  une  tragédie  traitée  par  Corneille,  en  possession  du 
théâtre  ;  ils  ne  la  représentèrent  qu'en  1718  ;  et  encore  fallul-il 
de  la  protection.  Le  jeune  homme \  qui  était  fort  dissipé  et 
plongé  dans  les  plaisirs  de  son  âge,  ne  sentit  point  le  péril,  et 
ne  s'embarrassait  point  que  sa  pièce  réussît  ou  non  :  il  badinait 
sur  le  théâtre,  et  s'avisa  de  porter  la  queue  du  grand  prêtre, 
dans  une  scène  où  ce  même  grand  prêtre  faisait  un  elïet  très- 
tragique.  M""*  la  maréchale  de  Villars,  qui  était  dans  la  pre- 
mière loge,  demanda  quel  était  ce  jeune  homme  qui  faisait  cette 
plaisanterie,  apparemment  pour  faire  tomber  la  pièce  :  on  lui 
dit  que  c'était  l'auteur.  Elle  le  fit  venir  dans  sa  loge-,  et  depuis  ce 
temps  il  fut  attaché  à  monsieur  le  maréchal  et  à  madame  jus- 
qu'à la  fin  de  leur  vie,  comme  on  peut  le  voir  par  cette  épître 
imprimée  : 

Je  me  flattais  de  l'espérance 
D'allei"  goûter  quelque  repos 
Dans  votre  maison  de  plaisance  ;  etc.  -, 

Ce  fut  à  Villars  qu'il  fut  présenté  à  M.  le  duc  de  Uichelieu, 
dont  il  acquit  la  bienveillance,  qui  ne  s'est  point  démentie  pen- 
dant soixante  années. 

Ce  qui  est  aussi  rare,  et  ce  qui  à  peine  a  été  connu,  c'est  que 
le  prince  de  Conti,  père  de  celui  qui  a  été  si  célèbre  par  les 
journées  de  la  barricade  de  Démont  et  de  Château-Dauphin,  fit 
pour  lui  des  vers  dont  voici  les  derniers  : 

Ayant  puisé  ses  vers  aux  eaux  do  l'Aganipe, 
Pour  son  premier  projet  il  fait  le  choix  d'Œdipe  ; 
Et  quoique  dès  longtemps  ce  sujet  fût  connu, 
Par  un  style  plus  beau  cette  pièce  changée 
Fit  croire  des  enfers  Racine  revenu, 
Ou  que  Corneille  avait  la  sienne  corrigée  ^. 

Je  n'ai  pu  retrouver  la  réponse  de  l'auteur  cVŒ<lipe.  Je  lui 
demandai  un  jour  s'il  avait  dit  au  prince  en  plaisantant  :  u  Mon- 
seigneur, vous  serez  un  grand  poète;  il  faut  que  je  vous  fasse 
donner  une  pension  par  le  roi.  »  On  prétend  aussi  qu'à  souper 
il  lui  dit  :  «  Sommes-nous  tous  princes  ou  tous  poètes"?  »  Il  me 
répondit:  Delicla  juvcututls  nwœ  ne  mcmineris,  Dinnine. 

1.  En  1718,  lors  des  premières  représentations  d'OEcUpe,  Voltaire  avait  vingt- 
quatre  ans. 

2.  Voyez  le  texte  entier  de  cette  épître,  tome  X,  année  1721. 

3.  La  pièce  entière  du  prince  de  Conti  est  parmi  les  Pièces  jusiificatives. 


74  COMMENTAIRE 

Il  commença  la  ffenrmc/e  à  Saint-Ange,  chez  M.  de  Caumartin, 
intendant  des  finances,  après  avoir  fait  OEdipc,  et  avant  que  cette 
pièce  fût  jouée.  Je  lui  ai  entendu  dire  plus  d'une  fois  que  quand 
il  entreprit  ces  deux  ouvrages,  il  ne  comptait  pas  les  pouvoir 
finir,  et  qu'il  ne  savait  ni  les  règles  de  la  tragédie  ni  celles  du 
poème  épique  ;  mais  qu'il  fut  saisi  de  tout  ce  que  M.  de  Cau- 
martin, très-savant  dans  l'histoire,  lui  contait  de  Henri  IV,  dont 
ce  respectable  vieillard  était  idolâtre;  et  qu'il  commença  cet 
ouvrage  par  pur  enthousiasme,  sans  presque  y  faire  réflexion  ^ 
Il  lut  un  jour  plusieurs  chants  de  ce  poëme  chez  le  jeune  pré- 
sident de  Maisons,  son  intime  ami.  On  l'impatienta  par  des 
objections  ;  il  jeta  son  manuscrit  dans  le  feu.  Le  président 
Hénault  l'en  retira  avec  peine.  «  Souvenez-vous,  lui  dit  M.  Hé- 
nault  dans  une  de  ses  lettres,  que  c'est  moi  qui  ai  sauvé  la  Hcn- 
riade,  et  qu'il  m'en  a  coûté  une  belle  paire  de  manchettes.  » 
Plusieurs  copies  de  ce  poëme,  qui  n'était  qu'ébauché,  coururent 
quelques  années  après  dans  le  public  ;  il  fut  imprimé  avec  beau- 
coup de  lacunes  sous  le  titre  de  la  Ligne. 

Tous  les  poètes  de  Paris  et  plusieurs  savants  se  déchaînèrent 
contre  lui;  on  lui  décocha  vingt  brochures;  on  joua  laHenrkule  à 
la  Foire  ^;  on  dit  à  l'ancien  évêque  de  Fréjus^  précepteur  du  roi, 
qu'il  était  indécent  et  même  criminel  de  louer  l'amiral  deColigny 
et  la  reine  Élisabelh.  La  cabale  fut  si  forte  qu'on  engagea  le 
cardinal  de  Bissy,  alors  président  de  l'assemblée  du  clergé,  à 
censurer  juridiquement  l'ouvrage  ;  mais  une  si  étrange  procé- 
dure n'eut  pas  lieu.  Le  jeune  auteur  fut  également  étonné  et 
piqué  de  ces  cabales.  Sa  vie  très-dissipée  l'avait  empêché  de  se 
faire  des  amis  parmi  les  gens  de  lettres  ;  il  ne  savait  point  opposer 
intrigue  à  intrigue  :  ce  qui  est,  dit-on,  absolument  nécessaire 
dans  Paris  quand  on  veut  réussir,  en  quelque  genre  que  ce 
puisse  être. 

Il  donna  la  tragédie  de  Marîamne  en  1722^.  Mariamne  était 


1.  M.  de  Voltaire  recueillit  dès  lors  une  partie  des  matériaux  qu'il  a  employés 
depuis  dans  l'histoire  du  Siècle  de  Louis  XIV.  L'évêque  de  Blois,  Caumartin,  avait 
passé  une  grande  partie  de  sa  vie  à  s'amuser  de  ces  petites  intrigues  qui  sont 
pour  le  commun  des  courtisans  une  occupation  si  gi-ave  et  si  triste.  11  en  con- 
naissait les  plus  petits  détails,  et  les  racontait  avec  beaucoup  de  gaieté.  Ce  que 
M.  de  Voltaire  a  cru  devoir  imprimer  est  exact;  mais  il  s'est  bien  gardé  de  dire 
tout  ce  qu'il  savait.  (K.) 

2.  Voltaire  fut  plusieurs  fois  en  butte  aux  traits  des  auteurs  qui  travaillaient 
pour  le  théâtre  de  la  Foire.  Plusieurs  de  ses  tragédies  y  furent  parodiées. 

3.  Le  cardinal  de  Fleury. 

4.  La  première  représentation  de  Mariamne  est  du  6  mars  1724. 


HISTORIQUE.  75 

empoisonnée  par  Hérode  ;  lorsqu'elle  but  la  coupe,  la  cal)a]e 
cria  :  La  reine  boit!  et  la  pièce  tomba.  Ces  mortifications  conti- 
nuelles le  déterminèrent  à  faire  imprimer  en  Angleterre  lo  Hen- 
riade^,  pour  laquelle  il  ne  pouvait  obtenir  en  France  ni  privilège 
ni  protection.  Nous  avons  vu  une  lettre  de  sa  maiu,  écrite  à 
M.  Dumas  d'Aigueberre,  depuis  conseiller  au  parlement  de  Tou- 
louse, dans  laquelle  il  parle  ainsi  de  ce  voyage  : 

Je  ne  dois  pas  être  plus  fortuné 
Que  le  héros  célébré  sur  ma  vielle  : 
Il  fut  proscrit,  persécuté,  damné, 
Par  les  dévols  et  leur  douce  séquelle  : 
En  Angleterre  il  trouva  du  secours, 
J'en  vais  clierclier - 

Le  reste  des  vers  est  déchiré  ;  elle  finit  par  ces  mots  :  «  Je 
n'ai  pas  le  nez  tourné  à  être  prophète  en  mon  pays,  »  Il  avait 
raison.  Le  roi  George  I",  et  surtout  la  princesse  de  Galles,  qui 
depuis  fut  reine,  lui  firent  une  souscription  immense'  :  ce  fut 
le  commencement  de  sa  fortune,  car,  étant  revenu  en  France 
en  1728,  il  mit  son  argent  à  une  loterie  établie  par  M.  Desforts, 
contrôleur  général  des  finances.  On  recevait  des  rentes  sur 
THôtel  de  Ville  pour  billets,  et  on  payait  les  lots  argent  comp- 
tant ;  de  sorte  qu'une  société  qui  aurait  pris  tous  les  billets 
aurait  gagné  un  million.  Il  s'associa  avec  une  compagnie  nom- 
breuse, et  fut  heureux.  C'est  un  des  associés  qui  m'a  certifié 
cette  anecdote,  dont  j'ai  vu  la  preuve  sur  ses  registres.  M.  de 
Voltaire  lui  écrivait  :  «  Pour  faire  sa  fortune  dans  ce  pays-ci,  il 
n'y  a  qu'à  lire  les  arrêts  du  conseil.  Il  est  rare  qu'en  fait  de 
finances  le  ministère  ne  soit  forcé  à  faire  des  arrangements  dont 
les  particuliers  profitent.  » 

Cela*  ne  l'empêcha  pas  de  cultiver  les  belles-lettres,  qui 
étaient  sa  passion  dominante.  Il  donna,  en  1730,  son  Drutus, 
que  je  regarde  comme  sa  tragédie  la  plus  fortement  écrite,  sans 
même  en  excepter  Mahomet.  Elle  fut  très-critiquée.  J'étais,  en 
1732,  à  la  première  représentation  de  Zaïre;  et,  quoiqu'on  y 
pleurât  beaucoup,  elle  fut  sur  le  point  d'être  sifflée.  On  la  parodia 

1.  Il  éprouva  bien  une  autre  mortification.  On  refusa  la  dédicace  qu'il  voulait 
faire  de  sa  llenriade  à  Louis  XV,  alors  âgé  d'environ  seize  ans. 

2.  La  suite  de  ces  vers  et  la  lettre  dans  laquelle  ils  étaient  ne  nous  sont  pas 
parvenues. 

3.  On  en  porte  le  produit  à  loO,000  francs. 


76  COMMENTAI  RE 

à  la  comédie  italienne,  à  la  Foire  ;  on  l'appela  la  pièce  des 
Enfants  trouvés,  Arlequin  au  Parnasse^ 

Un  académicien  l'ayant  proposé  en  ce  temps-là  pour  remplir 
une  place  vacante  à  laquelle  notre  auteur  ne  songeait  point, 
M.  de  Boze  déclara  que  l'auteur  de  Bruius  et  de  Zajre  ne  pouvait 
jamais  devenir  un  sujet  académique. 

Il  était  lié  alors  avec  l'illustre  marquise  du  Gliâtelet,  et  ils 
étudiaient  ensemble  les  principes  de  Newton  et  les  systèmes  de 
LeiJjnitz.  Ils  se  retirèrent  plusieurs  années  à  Cirey  en  Cham- 
pagne; M,  Koenig,  grand  mathématicien,  y  vint  passer  deux  ans 
entiers.  M.  de  Voltaire  y  fit  bâtir  une  galerie,  où  l'on  fit  toutes 
les  expériences  alors  connues  sur  la  lumière  et  sur  l'électricité. 
Ces  occupations  ne  l'empêchèrent  pas  de  donner,  le  27  janvier 
1736,  la  tragédie  (ÏAlzire  ou  des  Américains,  qui  eut  un  grand 
succès.  Il  attribua  cette  réussite  à  son  absence  ;  il  disait  :  Lau- 
dantur  ubi  non  sv.nt,  secl  cruciantur  ubi  sunt-. 

Celui  qui  se  déchaîna  le  plus  contre  AJzirc  fut  l'ex-jésuite 
Desfontaines.  Cette  aventure  est  assez  singulière  :  ce  Desfontaines 
avait  travaillé  au  Journal  des  Savants  sous  M.  l'abbé  Ijignon,  et 
en  avait  été  exclu  en  1723.  Il  s'était  mis  à  faire  des  espèces  de 
journaux  pour  son  compte  :  il  était  ce  que  M.  de  Voltaire  appelle 
un  folliculaire.  Ses  mœurs  étaient  assez  connues.  Il  avait  été  pris 
en  flagrant  délit  avec  de  petits  savoyards,  et  mis  en  prison  à 
Bicêtre.  On  commençait  à  instruire  son  procès,  et  on  voulait  le 
faire  brûler,  parce  qu'on  disait  que  Paris  avait  besoin  d'un 
exemple.  31.  de  Voltaire  employa  pour  lui  la  protection  de 
M""^  la  marquise  de  Prie.  Nous  avons  encore  une  des  lettres  que 
Desfontaines  écrivit  à  son  libérateur  :  elle  a  été  imprimée  parmi 
les  Lettres  du  marquis  cVArgens  ^  page  228,  tome  I"  :  «  Je  n'ou- 
blierai jamais  les  obligations  que  je  vous  ai  ;  votre  bon  cœur  est 
encore  au-dessus  de  votre  esprit ,  ma  vie  doit  être  employée  à 
vous  marquer  ma  reconnaissance.  Je  vous  conjure  d'obtenir 
encore  que  la  lettre  de  cachet  qui  m'a  tiré  de  Bicêtre,  et  qui 
m'exile  à  trente  lieues  de  Paris,  soit  levée,  etc.  » 

Quinze  jours  après,  le  même  homme  imprime  un  libelle 
diffamatoire  contre  celui  pour  lequel  il  devait  employer  sa  vie. 
C'est  ce  que  je  découvre  par  une  lettre  de  M.  Thieriot,  du  16  août» 


1.  Sur  ces  deux  parodies,  voyez  la  note,  tome  II,  page  53G. 

2.  Phrase  de  saint  Augustin. 

3.  Cette  lettre  est  du  31  mai.  La  date  de  l'année  n'y  est  pas;  mais  elle  est  de 
1724.  (Note  de  Voltaire).  —  Voyez  cette  lettre  dans  la   Correspondance. 


HISTORIQUE.  77 

tirée  du  même  recueil.  Cet  abbé  Desfontaines  est  celui-là  même 
qui,  pour  se  justifier,  disait  à  M.  le  comte  d'Argenson  :  Il  faut 
que  je  vive;  et  à  qui  U.  le  comte  d'Argenson  répondit  :  Je  n'en  vois 
pas  la  nécessité. 

Ce  prêtre  ne  s'adressait  plus  à  des  ramoneurs  depuis  son 
aventure  de  Bicêtre.  Il  élevait  de  jeunes  Français  dans  ces  deux 
métiers  de  non-conformiste  et  de  folliculaire  ;  il  leur  montrait  à 
faire  des  satires;  il  composa  avec  eux  des  libelles  difïamatoires, 
intitulés  VoUairomanie^  et  VoUairiana"-.  C'était  un  ramas  de  contes 
absurdes  ;  on  en  peut  juger  par  une  des  lettres  de  M.  le  duc  de 
Ricbelieu,  signée  de  sa  main,  dont  nous  avons  retrouvé  l'ori- 
ginal. Voici  les  propres  mots  :  «  Ce  livre  est  bien  ridicule  et  bien 
plat.  Ce  que  je  trouve  d'admirable,  c'est  que  l'on  y  dit  que 
M""'  de  Ricbelieu  vous  avait  donné  cent  louis  et  un  carrosse, 
avec  des  circonstances  dignes  de  l'auteur  et  non  pas  de  vous  ; 
mais  cet  bomme  admirable  oublie  que  j'étais  veuf  en  ce  temps- 
là,  et  que  je  ne  me  suis  remarié  que  plus  de  quinze  ans 
après,  etc.  Signé  :  le  duc  dk  Richelieu,  8  février  1739.  » 

M.  de  Voltaire  ne  se  prévalait  pas  même  de  tant  de  témoi- 
gnages authentiques  ;  et  ils  seraient  perdus  pour  sa  mémoire,  si 
nous  ne  les  avions  retrouvés  avec  peine  dans  le  chaos  de  ses 
papiers. 

Je  tombe  encore  sur  une  lettre  du  marquis  d'Argenson,  mi- 
nistre des  allai  res  étrangères  :  «  C'est  un  vilain  bomme  que  cet 
abbé  Desfontaines  ;  son  ingratitude  est  encore  pire  que  ses 
crimes,  qui  vous  avaient  donné  lieu  de  l'obliger.  7  février  1739.  » 

Voilà  les  gens  à  qui  !\I.  de  Voltaire  avait  aifaire,  et  qu'il  appe- 
lait la  canaille  de  la  littérature.  Ils  vivent,  disait-il,  de  brochures  et 
de  crimes. 

Nous  voyons  qu'en  effet  un  homme  de  cette  trempe,  nommé 
l'abbé  Mac-Cartby.  qui  se  disait  des  nobles  xMac-Carthy  d'Irlande, 
et  qui  se  disait  aussi  bomme  de  lettres,  lui  emprunta  une 
somme  assez  considérable,  et  alla  avec  cet  argent  se  faire  mabo- 
inétan  à  Constantinople  ;  sur  quoi  M.  de  Voltaire  dit  :  «  Mac- 
Cartby  n'est  allé  qu'au  Bospbore  ;  mais  Desfontaines  s'est  réfugié 
plus  loin  vers  le  lac  de  Sodome  ',  » 

Il  paraît  que  les  contradictions,  les  perversités,  les  calomnies 

1.  Voyez  la  note,  tome  XXH,  page  371. 

2.  L'ouvrage  est  intitulé  VoUariana  ;  voyez  la  note,  tome  XXII,  page  76. 

3.  Nous  avons  vu  une  obligation  de  500  livres  d'argent  prùté  chez  Perret,  no- 
taire, l"^' juillet  1730;  mais  nous  n'avons  pu  trouver  celle  du  2,000  livres.  (A'o/e 
de  Voltaire.)  —  Voyez  tome  XXXIII,  pages  252  et  398. 


78  COMMENTAIRE 

qu'il  essuyait  à  chaque  pièce  qu'il  faisait  représenter  ne  pou- 
vaient l'arracher  à  son  goût,  puisqu'il  donna  la  comédie  de 
r  En  faut  prodigue  le  10  octobre  1736  ;  mais  il  ne  la  donna  point 
sous  son  nom,  et  il  en  laissa  le  profit  à  deux  jeunes  élèves  qu'il 
avait  formés,  MM.  Linant^  et  Lamare^  qui  vinrent  à  Girey, 
où  il  était  avec  M°"^  du  Châtelet.  Il  donna  Linant  pour  précep- 
teur au  fils  de  M""'  du  Châtelet,  qui  a  été  depuis  lieutenant 
général  des  armées,  et  ambassadeur  à  Vienne  et  à  Londres.  La 
comédie  de  l'Enfant  prodigue  eut  un  grand  succès.  L'auteur 
écrivit  à  M"''  Quinault^  :  «  Vous  savez  garder  les  secrets  d'autrui 
comme  les  vôtres.  Si  l'on  m'avait  reconnu,  la  pièce  aurait  été 
sifflée.  Les  hommes  n'aiment  pas  qu'on  réussisse  en  deux 
genres.  Je  me  suis  fait  assez  d'ennemis  par  Œdipe  et  la  Hen- 
riade.  « 

Cependant  il  embrassait  dans  ce  temps-là  même  un  genre 
d'étude  tout  diCférent  :  il  composait  les  Éléuients  de  la  phiUsophie 
de  Newton,  philosophie  qu'alors  on  ne  connaissait  presque  point 
en  France.  Il  ne  put  obtenir  un  privilège  du  chancelier  d'Agues- 
seau,  magistrat  d'une  science  universelle,  mais  qui,  ayant  été 
élevé  dans  le  système  cartésien,  écartait  les  nouvelles  décou- 
vertes autant  qu'il  pouvait.  L'attachement  de  notre  auteur  pour 
les  principes  de  Newton  et  de  Locke  lui  attira  une  foule  de  nou- 
veaux ennemis.  Il  écrivait  à  M.  Falkener,  le  même  auquel  il 
avait  dédié  Zaïre  :  «  On  croit  que  les  Français  aiment  la  nou- 
veauté, mais  c'est  en  fait  de  cuisine  et  de  modes  :  car  pour 
les  vérités  nouvelles,  elles  sont  toujours  proscrites  parmi  nous  : 
ce  n'est  que  quand  elles  sont  vieilles  qu'elles  sont  bien  re- 
çues, etc.  » 

Nous  avons  recouvré  une  lettre  qu'il  écrivit  longtemps  après 
à  M.  Clairaut  sur  ces  matières  abstraites  ;  elle  paraît  mériter 
d'être  conservée.  On  la  trouvera  à  son  rang  dans  ce  recueil*. 

Pour  se  délasser  des  travaux  de  la  physique,  il  s'amusa  à 
faire  le  poëme  de  la  Pucelle.  Nous  avons  des  preuves  que  cette 
plaisanterie  fut  presque  coaiposée  tout  entière  à  Cirey.  M""'  du 
Châtelet  aimait  les  vers  autant  que  la  géométrie,   et  s'y  connais- 


1.  Voyez  tome  XXXIII,  page  243. 

2.  Voyez  tome  XXXIII,  page  574. 

3.  La  lettre  à  M"''  Quinault,  où  se  trouvait  le  passage  rapporté  ici,  n'a  poiat 
été  imprimée. 

4.  Cette  lettre  se  trouvait  parmi  celles  qui  sont  à  la  suite  du  Commentaire  his- 
torique dans  la  première  édition  de  cet  écrit.  Elle  y  était  sans  date,  je  lui  ai  mis 
celle  du  27  août  1759.  (B.)  —  Voyez  tome  XL,  page  158. 


HISTORIQUE.  79 

sait  parfaitemeiil.  Quoique  ce  poëme  ne  fût  que  comique,  on  y 
trouva  beaucoup  plus  d'imagination  que  dans  la  Henriadc  ;  mais 
la  Pucelle  fut  indignement  violée  par  des  polissons  grossiers,  qui 
la  firent  imprimer  avec  des  ordures  intolérables.  Les  seules 
bonnes  éditions  sont  celles  de  MM.  Cramer. 

Il  fallut  quitter  Girey  pour  aller  solliciter  à  Bruxelles  un 
procès  que  la  maison  du  Châtelet  y  soutenait  depuis  longtemps 
contre  la  maison  de  Honsbrouck,  procès  qui  pouvait  les  ruiner 
l'une  et  l'autre.  M.  de  Voltaire,  conjointement  avec  M  Raesfeld, 
président  de  Glèves,  accommoda  enfin  cet  ancien  différend, 
moyennant  cent  trente  mille  francs  \  argent  de  France,  qui 
furent  payés  à  M.  le  marquis  du  GhàtcleL. 

Le  malheureux  et  célèbre  llqussmii- était  alors  à  Bruxelles. 
M""=  du  Ghàtelet  ne  voulut  point  le  voir;  elle  savait  que  Rousseau 
avait  fait  autrefois  une  satire  ^  contre  le  baron  de  Breteuil  son 
père,  dans  le  temps  qu'il  était  son  domestique;  et  nous  en  avons 
la  preuve  dans  un  papier  écrit  tout  entier  de  la  main  de  M'""^  du 
Gliâtelet. 

Les  deux  poètes  se  virent,  et  bientôt  conçurent  une  assez 
forte  aversion  l'un  pour  l'autre.  Rousseau  ayant  montré  à  son 
antagoniste  une  Ode  à  la  postérité,  celui-ci  lui  dit  :  «  Mon  ami, 
l'oilà  une  leltre  qui  )ie  sera  jamais  reçue  à  son  adresse.  »  Gette  raillerie 
ne  fut  jamais  pardonnée.  11  y  a  une  lettre  de  M.  de  Voltaire  à 
M.  Linant^  dans  laquelle  il  dit  :  «  Rousseau  me  méprise,  parce 
que  je  néglige  quelquefois  la  rime;  et  moi  je  le  méprise,  parce 
qu'il  ne  sait  que  rimer  ''.  » 

1.  Dans  ses  Mémoires,  Voltaire  nvait  dit  deux  cent  vingt  mille  francs. 

2.  Voyez  tome  XXII,  page  330;  et  aussi,  tome  X,  page  286,  une  note  de  VE- 
pltre  à  M""-'  du  Ghàtelet  sur  la  Calomnie  (1733),  et  tome  X,  page  78,  une  note  de 
la  satire  intitulée  la  Crépinade. 

3.  La  collection  des  lettres  de  Voltaire  ne  contient  encore  aucune  lettre  adres- 
sée au  Linant  dont  on  parle  ici. 

4.  Nous  observons  qu'une  lettre  d'un  sieur  de  Médine  à  un  sieur  de  Missy,  du 
17  février  1737,  prouve  assez  que  le  poëte  Rousseau  ne  s'était  pas  corrigé  à 
Bruxelles.  La  voici  :  «  Vous  allez  être  étonné  du  malheur  qui  m'arrive  ;  il  m'est 
revenu  des  lettres  protestées  ;  on  m'enlève  mercredi  au  soir  et  on  me  met  en  pri- 
son :  croiriez-vous  que  ce  coquin  de  Rousseau,  cet  indigne,  ce  monstre,  qui  de- 
puis six  nuis  n'a  bu  et  mingé  que  chez  moi,  à  qui  j'ai  rendu  les  plus  grands 
services,  et  en  nombre,  a  été  la  cause  qu'on  m'a  pris?  C'est  lui  qui  a  irrité  contre 
moi  le  porteur  des  lettres;  enfin  ce  monstre,  vomi  des  enfers,  aclievant  de  boire 
avec  moi  à  ma  table,  de  mo  baiser,  de  m'embrasser,  a  servi  d'espion  pour  me 
faire  enlever  à  minuit.  Non,  jamais  trait  n'a  été  si  noir  ;  je  ne  puis  y  penser  sans 
horreur.  Si  vous  saviez  tout  ce  que  j'ai  fait  pour  lui  !  Patience,  je  compte  que 
notre  coi-rcspondanco  n'en  sera  pas  altérée.  » 

Il   faut  avouer  qu'une  telle  action    sert    beaucoup    à  justifier  Sauria,  et  la 


80  GOMMEMAIKE 

Les  extrêmes  bontés  avec  lesquelles  le  roi  de  Prusse  l'avait 
préyenu  lui  firent  bien  oublier  la  haine  de  Rousseau.  Ce  mo- 
narque était  poëte  aussi  ;  mais  il  avait  tous  les  talents  de  sa 
place,  et  tous  ceux  qui  n'en  étaient  pas.  Une  correspondance 
suivie  était  établie  depuis  longtemps  en  Ire  lui  et  notre  auteur, 
lorsqu'il  était  prince  royal  héréditaire.  On  a  imprimé  quelques- 
unes  de  leurs  lettres  dans  les  recueils  quon  a  faits  des  ouvrages 
de  M.  de  Voltaire. 

Ce  prince  venait,  à  son  avènement  à  la  couronne,  de  visiter 
toutes  les  frontières  de  ses  États.  Son  désir  de  voir  les  troupes 
françaises,  et  d'aller  incognilo  à  Strasbourg  et  à  Paris,  lui  fit 
entreprendre  le  voyage  de  Strasbourg,  sous  le  nom  du  comte 
du  Four  ;  mais,  ayant  été  reconnu  par  un  soldat  qui  avait  servi 
dans  les  armées  de  son  père,  il  retourna  à  Clèves. 

Plus  d'un  curieux  a  conservé  dans  son  portefeuille  une  lettre 
en  prose  et  en  vers,  dans  le  goût  de  Chapelle,  écrite  par  ce 
prince  sur  ce  voyage  de  Strasbourg.  L'étude  de  la  langue  et  de 
la  poésie  française,  celle  de  la  musique  italienne,  de  la  philo- 
sophie et  de  l'histoire,  avaient  fait  sa  consolation  dans  les  cha- 
grins qu'il  avait  essuyés  pendant  sa  jeunesse.  Cette  lettre  est  un 
monument  singulier  d'un  homme  qui  a  gagné  depuis  tant  de 
batailles;  elle  est  écrite  avec  grâce  et  légèreté;  en  voici  quel- 
ques morceaux  *  : 

«  Je  viens  de  faire  un  voyage  entremêlé  d'aventures  singu- 
lières, quelquefois  fâcheuses,  et  souvent  plaisantes.  Vous  savez 
que  j'étais  parti  pour  Bruxelles  afin  de  revoir  une  sœur  que 
j'aime  autant  que  je  l'estime.  Chemin  faisant,  Algarotti  et  moi, 
nous  consultions  la  carte  géographique  pour  régler  notre  retour 
par  Vesel.  Strasbourg  ne  nous  détournait  pas  beaucoup,  nous 
choisîmes  cette  route  par  préférence  :  Vincognito  fut  résolu; 
enfin,  tout  arrangé  et  concerté  au  mieux,  nous  crûmes  aller  en 
trois  jours  à  Strasbourg  ; 

Mais  le  ciel,  qui  de  tout  dispose, 
Régla  difléremment  la  chose. 
Avec  des  coursiers  efflanqués, 
En  droite  ligne  issus  de  Rossinante, 


sentence  et  l'arrêt  qui  bannirent  Rousseau.  Mais  nous  n'entrons  pas  dans  les  pro- 
fondeurs de  cette  affaire,  si  funeste  et  si  déshonorante.  {Note  de  Voltaii'e.) 

Dans  cette  note  la  lettre  de  Rousset  de  Missy  est  abrégée;  elle  est  entière, 
tome  XXII,  paore  354. 

1.  Un  autre  fragment  de  cette  lettre  est  rapporté  dans  les  Mémoires. 


HISTORIQUE.  81 

Des  paysans  en  postillons  masqués, 
Butorrls  de  race  impertinente, 
Nos  carrosses  cent  fois  dans  la  route  accrochés, 
Nous  allions  gravement  d'une  allure  indolente.   « 

On  dit  qu'il  écrivait  tous  les  jours  de  ces  lettres  agréables  au 
courant  de  la  plume.  Mais  il  venait  de  composer  un  ouvrage 
bien  plus  sérieux  et  plus  digne  d'un  grand  prince  :  c'était  la 
réfutation  de  Machiavel.  Il  l'avait  envoyé  à  M.  de  Voltaire  pour 
le  faire  imprimer  :  il  lui  donna  rendez-vous  dans  un  petit  châ- 
teau appelé  Meuse,  auprès  de  Clèves.  Celui-ci  lui  dit  :  «  Sire,  si 
j'avais  été  Machiavel,  et  si  j'avais  eu  quelque  accès  auprès  d'un 
jeune  roi,  la  première  chose  que  j'aurais  faite  aurait  été  de  lui 
conseiller  d'écrire  contre  moi.  »  Depuis  ce  temps,  les  bontés  du 
monarque  prussien  redoublèrent  pour  l'homme  de  lettres  français, 
qui  alla  lui  faire  sa  cour  à  Berlin  sur  la  fin  de  17/i0,  avant  que 
le  roi  se  préparât  à  entrer  en  Silésie. 

Alors  le  cardinal  de  Fleury  lui  prodigua  les  cajoleries  les 
plus  flatteuses,  dont  il  ne  paraît  pas  que  notre  voyageur  fût  la 
duj)e.  Voici  sur  cette  matière  une  anecdote  bien  singulière,  et 
qui  pourrait  jeter  un  grand  jour  sur  l'histoire  de  ce  siècle.  Le 
cardinal  écrivit  à  M.  de  Voltaire,  le  Ik  novembre  17Z|0,  une 
grande  lettre  ostensible  dont  j'ai  copie;  on  y  trouve  ces  propres 
mots  : 

«  La  corruption  est  si  générale,  et  la  bonne  foi  est  si  indé- 
cemment bannie  de  tous  les  cœurs  dans  ce  malheureux  siècle, 
que,  si  on  ne  se  tenait  pas  bien  ferme  dans  les  motifs  supérieurs 
qui  nous  obligent  à  ne  point  nous  en  départir,  on  serait  quel- 
quefois tenté  d'y  manquer  dans  de  certaines  occasions.  Mais  le 
roi  mon  maîlrofait  voir  du  moins  qu'il  ne  se  croit  point  en  droit 
d'avoir  de  celle  espèce  de  représailles  ;  et  dans  le  moment  de  la 
mort  de  l'empereur,  il  assura  M.  le  prince  de  Lichtenstein  qu'il 
garderait  lidèlement  tous  ses  engagements.  » 

Ce  n'est  point  à  moi  d'examiner  comment,  après  une  telle 
lettre,  on  put,  en  1741,  entreprendre  de  dépouiller  la  fille  et 
l'héritière  de  l'empereur  Charles  VL  Ou  le  cardinal  de  Fleury 
changea  d'avis,  ou  cette  guerre  se  fit  malgré  lui.  Mon  commen- 
taire ne  regarde  point  la  politique,  à  laquelle  je  suis  absolument 
étranger;  mais,  en  qualité  de  littérateur,  je  ne  puis  dissimuler 
ma  surprise  de  voir  un  homme  de  cour  et  un  académicien  dire 
«  qu'on  se  tient  ferme  dans  des  motifs  qui  obligent  à  ne  se  point 
départir  de  ces  motifs;  qu'on  serait  tenté  de  manquer  à  ces  ino- 

I.  6 


82  COMMENTAIRE 

tifs,  et  qu'oD  est  en  droit  d'avoir  de  ces  espèces  de  représailles,  » 
Voilà  bien  des  fautes  contre  la  langue  en  peu  de  mots. 

Quoi  qu'il  en  soit,  je  vois  très-clairement  que  mon  auteur  n'a- 
vait aucune  envie  de  faire  fortune  par  la  politique,  puisque,  de 
retour  à  Bruxelles,  il  ne  s'occupa  que  de  ses  chères  belles-lettres. 
Il  y  fit  la  tragédie  de  Mahomet,  et  alla  bientôt  après  avec  M""  du 
Chàtelet  faire  jouer  cette  pièce  à  Lille,  où  il  y  avait  une  fort 
bonne  troupe  dirigée  par  le  sieur  La  noue,  auteur  et  comédien. 
La  fameuse  demoiselle  Clairon  y  jouait,  et  montrait  déjà  les  plus 
grands  talents.  M"'*  Denis,  nièce  de  l'auteur,  femme  d'un  com- 
missaire ordonnateur  des  guerres,  ancien  capitaine  au  régiment 
de  Champagne,  tenait  un  assez  grand  état  dans  Lille,  qui  était  du 
département  de  son  mari.  M""  du  Chàtelet  logea  chez  elle; 
je  fus  témoin  de  toutes  ces  fêtes  :  Mahomet  fut  très-bien  joué. 

Dans  un  entr'acte,  on  apporta  à  lauteur  une  lettre  du  roi  de 
Prusse,  qui  lui  apprenait  la  victoire  de  Molvitz*;  il  la  lut  à  l'as- 
semblée ;  on  battit  des  mains,  a  Vous  verrez,  dit-il,  que  cette 
pièce  de  Molvitz  fera  réussir  la  mienne.  » 

Elle  fut  représentée  à  Paris  le  19  août  de  la  même  années 
Ce  fut  là  qu'on  vit  plus  que  jamais  à  quel  excès  se  peut  porter  la 
jalousie  des  gens  de  lettres,  surtout  en  fait  de  théâtre.  L'abbé 
Desfontaiues  et  un  nommé  Bgnnevai,  que  M.  de  Voltaire  avait 
secouru  dans  ses  besoins,  ne  pouvant  faire  tomber  la  tragédie  de 
Mahomet,  la  déférèrent,  comme  une  pièce  contre  la  religion  chré- 
tienne, au  procureur  général.  La  chose  alla  si  loin  que  le  cardi- 
nal de  Fleury  conseilla  à  l'auteur  de  la  retirer.  Ce  conseil  avait 
force  de  loi  ;  mais  l'auteur  la  fit  imprimer,  et  la  dédia  au  pape 
Benoît  XIV,  Lambertiiii,  qui  avait  déjà  beaucoup  de  bontés  pour 
lui.  Il  avait  été  recommandé  à  ce  pape  par  le  cardinal  Passionei, 
homme  de  lettres  célèbre,  avec  lequel  il  était  depuis  longtemps 
en  correspondance.  IVous  avons  quelques  lettres  de  ce  pape  à 
M.  de  Voltaire ^  Sa  Sainteté  voulut  l'attirer  à  Borne  ;  et  il  ne  s'est 
jamais  consolé  de  n'avoir  point  vu  cette  ville,  qu'il  appelait  la 
capitale  de  l'Europe. 

Mahomet  ne  fut  rejoué  que  longtemps  après,  par  le  crédit  de 
M™^  Denis,  malgré  Crébillon,  alors  approbateur  des  pièces  de 
théâtre  sous  les  ordres  du  lieutenant  de  police.  On  fut  obligé  de 


1.10  avril  1741  ;  voyez  page  20. 

2.  Ce  fut  en  1742  et  le  9  août  qu'on  donna  à  Paris  la  première  leprésenlation 
de  Mahomet. 

3.  Voyez  tome  IV,  page  102. 


HISTORIQUE.  83 

prendre  M.  d'Alembert  pour  approbateur.  Cette  manœuvre  de 
Crébillon  parut  assez  malbounête  à  la  bonne  compagnie.  La  pièce 
est  restée  en  possession  du  théâtre,  dans  le  temps  même  où  ce 
spectacle  a  été  le  plus  négligé.  L'auteur  avouait  qu'il  se  repentait 
d'avoir  fait  Mahomet  beaucoup  plus  méchant  que  ce  grand 
homme  ne  le  fut  ;  «  mais  si  je  n'en  avais  fait  qu'un  héros  poli- 
tique, écrivait-il  à  un  de  ses  amis,  la  pièce  était  sifflée.  Il  faut 
dans  une  tragédie  de  grandes  passions  et  de  grands  crimes.  Au 
reste,  dit-il  quelques  lignes  après,  le  genus  implacabile  vatum  me 
persécute  plus  que  l'on  ne  persécuta  Mahomet  à  la  Mecque, 
On  parle  de  la  jalousie  et  des  manœuvres  qui  troublent  les  cours; 
il  y  en  a  plus  chez  les  gens  de  lettres  ». 

Après  toutes  ces  tracasseries,  MM.  de  Réaumur  et  de  Mairan 
lui  conseillèrent  de  renoncer  à  la  poésie,  qui  n'attirait  que  de 
l'envie  et  des  chagrins  ;  de  se  donner  tout  entier  à  la  physique, 
et  de  demander  une  place  à  l'Académie  des  sciences,  comme  il 
en  avait  une  à  la  Société  royale  de  Londres,  et  à  l'Institut  de 
Bologne.  Mais  M.  de  Formont,  son  ami,  homme  de  lettres  infini- 
ment aimable,  lui  ayant  écrit  une  lettre  en  vers  pour  l'exhorter 
à  ne  pas  enfouir  son  talent,  voici  ce  qu'il  lui  répondit  (23  dé- 
cembre 1737)  : 

A  mon  très-cher  ami  Formont, 
Demeurant  sur  le  double  mont, 
Au-dessus  de  Vincent  Voiture, 
Vers  la  taverne  où  Bachaumont 
Buvait  et  chantait  sans  mesure, 
Où  le  plaisir  et  la  raison 
Ramenaient  le  temps  d'Épicure  *. 

Et  aussitôt  il  travailla  à  sa  Mérope.  La  tragédie  de  Mèropc, 
première  pièce  profane  qui  réussit  sans  le  secours  d'une  passion 
amoureuse,  et  qui  fit  à  notre  auteur  plus  d'honneur  qu'il  n'en 
espérait,  fut  représentée  le  20  février  1743.  Je  ne  puis  mieux 
faire  connaître  ce  qui  se  passa  de  singulier  sur  cette  tragédie 
qu'en  rapportant  la  lettre  qu'il  écrivit,  le  k  avril  suivant,  à  son 
ami  M.  d'Aigueberre,  qui  était  à  Toulouse^: 

<(  La  Mèrope  n'est  pas  encore  imprimée  :je  doute  qu'elle  réus- 

i.  Voyez  la  suite  de  ces  vers  et  la  prose  qui  vient  après,  tomo  XXXIV, 
pages  365  et.  suiv. 

2.  Cette  lettre  est  dans  la  Corre:<p  )n  lance  sous  le  n"  l.%9,  tome  XXXVI, 
page  197  ;  mais  le  texte  présente  des  dififérences. 


84  COMMENTAIRE 

sisse  à  la  lecture  autant  qu'à  la  représentation.  Ce  n'est  point  moi 
qui  ai  fait  la  pièce;  c'est  M''-^  Dumesnil.  Que  dites-TOus  d'une 
actrice  qui  fait  pleurer  pendant  trois  actes  de  suite?  Le  public  a 
pris  un  peu  le  change  :  il  a  mis  sur  mou  compte  une  partie  du 
plaisir  extrême  que  lui  ont  fait  les  acteurs.  La  séduction  a  été  au 
point  que  le  parterre  a  demandé  à  grands  cris  à  me  voir.  On 
m'est  venu  prendre  dans  une  cache  où  je  m'étais  tapi  ;  on  m'a 
mené  de  force  dans  la  loge^  de  M"'"  la  maréchale  de  Villars,  où  était 
sa  belle-fille.  Le  parterre  était  fou  :  il  a  crié  à  la  duchesse  de 
Villarsde  me  baiser;  et  il  a  tant  fait  de  bruit  qu'elle  a  été  obligée 
d'en  passer  par  là,  par  l'ordre  de  sa  belle-mère.  J'ai  été  baisé  publi- 
quement, comme  Alain  Chartierpar  la  princesse  Marguerite  d'E- 
cosse ;  mais  il  dormait,  et  j'étais  fort  éveillé.  Cette  faveur  populaire, 
qui  probablement  passera  bientôt,  m'a  un  peu  consolé  de  la  petite 
persécution  d^oyeryancien  évêque  de  Mirepoix,  toujours  plus 
théatin  qu'évêque.  L'Académie,  le  roi,  le  public,  m'avaient  dési- 
gné pour  succéder  au  cardinal  de  Fleury  parmi  les  quarante. 
Boyer  n'a  pas  voulu  ;  et  il  a  trouvé  à  la  fin,  après  deux  mois  et 
demi,  un  prélat  pour  remplir  la  place  d'un  prélat,  selon  les 
canons  de  l'Église-.  Je  n'ai  pas  l'honneur  d'être  prêtre  ;  je  crois 
qu'il  convient  à  un  profane  comme  moi  de  renoncer  à  l'Aca- 
démie, 

«  Les  lettres  ne  sont  pas  extrêmement  favorisées.  Le  théatin 
m'a  dit  que  l'éloquence  expirait;  qu'il  avait  en  vain  voulu  la 
ressusciter  par  ses  sermons  ;  que  personne  ne  l'avait  secondé  :  il 
voulait  dire  écouté. 

u  On  vient  de  mettre  à  la  Bastille  l'abbé  Lenglet,  pour  avoir 
publié  des  mémoires  déjà  très-connus,  qui  servent  de  supplé- 
ment à  l'histoire  de  notre  célèbre  de  Thou.  L'infatigable  et  mal- 
heureux Lenglet  rendait  un  signalé  service  aux  bons  citoyens  et 
aux  amateurs  des  recherches  historiques.  11  méritait  des  récom- 
penses ;  on  l'emprisonne  cruellement  à  l'âge  de  soixante-huit  ans. 
Cela  est  tyrannique. 

Insère  nunc,  Melibœe,  piros  !  pone  ordine  vîtes  ^  I 


1.  C'est  de  là  qu'est  venue  la  mode  ridicule  de  crier  :  l'auteur!  Vauteur!  quand 
une  pièce,  bonne  ou  mauvaise,  réussit  à  la  première  représentation.  (A^ote  de 
Voltaire.) 

2.  Je  trouve  une  lettre  du  3  mars  1743,  de  M.  l'archevêque  de  Narbonne,  qui 
se  désiste  en  faveur  de  M.  de  Voltaire,  (/d.) 

3.  Virgile,  églog.  i,  vers  74. 


HISÏORIOUE.  83 

c(  M'"*  du  Chîitelet  vous  fait  ses  compliments.  Elle  marie  sa 

fille  à  M.  le  duc  de  Montenero,  Napolitain  au  grand  nez,  à  la 

taille  courte,  à  la  face  maigre  et  noire,  à  la  poitrine  enfoncée.  Il 

est  ici,  et  va  nous  enlever  une  Française  aux  joues  rebondies, 

Vale  et  me  ama. 

«  Voltaire.  » 

Nous  le  voyons  bientôt  après  faire  un  nouveau  voyage  auprès 
du  roi  de  Prusse,  qui  l'appelait  toujours  à  Berlin,  mais  pour 
lequel  il  ne  pouvait  quitter  longtemps  ses  anciens  amis.  Il  rendit 
dans  ce  voyage  au  roi  son  maître  un  signalé  service,  comme  nous 
le  voyons  par  sa  correspondance  avec  M,  Amelot,  ministre  d'État, 
Mais  ces  particularités  ne  sont  pas  l'objet  de  notre  Commentaire; 
nous  n'avons  en  vue  que  l'homme  de  lettres. 

Le  fameux  comte  de  Bonneval,  devenu  bâcha  turc,  et  qu'il 
avait  vu  autrefois  chez  le  grand  prieur  de  Vendôme,  lui  écrivait 
alors  de  Constantinople,  et  fut  en  correspondance  avec  lui  pen- 
dant quelque  temps.  On  n'a  trouvé  de  ce  commerce  épistolaire 
qu'un  seul  fragment,  que  nous  transcrivons  : 

«  Aucun  saint,  avant  moi,  n'avait  été  Uvré  à  la  discrétion  du 
prince  Eugène.  Je  sentais  qu'il  y  avait  une  espèce  de  ridicule  à 
me  faire  circoncire  ;  mais  on  m'assura  bientôt  qu'on  m'épargne- 
rait cette  opération  en  faveur  démon  âge.  Le  ridicule  de  changer 
de  religion  ne  laissait  pas  encore  de  m'arrêter  :  il  est  vrai  que 
j'ai  toujours  pensé  qu'il  est  fort  indifférent  à  Dieu  qu'on  soit 
musulman,  ou  chrétien,  ou  juif,  ou  guèbre;  j'ai  toujours  eu  sur 
ce  point  l'opinion  du  duc  d'Orléans  régent,  des  ducs  de  Vendôme, 
de  mon  cher  marquis  de  La  Fare,  de  l'abbé  de  Ghaulieu,  et  de 
tous  les  honnêtes  gens  avec  qui  j'ai  passé  ma  vie.  Je  savais  bien 
que  le  prince  Eugène  pensait  comme  moi,  et  qu'il  en  aurait  fait 
autant  à  ma  place;  enfin  il  fallait  perdre  ma  tête,  ou  la  couvrir 
d'un  turban.  Je  confiai  ma  perplexité  à  Lamira,  qui  était  mon 
domestique,  mon  interprète,  et  que  vous  avez  vu  depuis  en 
France  avec  Saïd-effendi  :  il  m'amena  un  iman  qui  était 
plus  instruit  que  les  Turcs  ne  le  sont  d'ordinaire.  Lamira  me 
présenta  à  lui  comme  un  catéchumène  fort  irrésolu.  Voici  ce 
que  ce  bon  prêtre  lui  dicta  en  ma  présence;  Lamira  le  traduisit 
en  français;  je  le  conserverai  toute  ma  vie  : 

«  Notre  religion  est  incontestablement  la  plus  ancienne  et  la 
«  plus  pure  de  l'univers  connu;  c'est  celle  d'Abraham  sans 
«  aucun  mélange;  et  c'est  ce  qui  est  confirmé  dans  notre  saint 
«  livre,  où  il  est  dit  :  Abraham  était  fidèle;  il  n'était  ni  juif,  ni  chrc- 


86  COMMENTAIRE 

«  tien,  ni  idolâtre.  Nous  ne  croyons  qu'un  seul  Dieu  comme  lui  ; 
((  nous  sommes  circoncis  comme  lui,  et  nous  ne  regardons  la 
u  Mecque  comme  une  Tille  sainte  que  parce  qu'elle  l'était  du 
«  temps  même  dlsmaël,  fils  d'Abraham. 

«  Dieu  a  certainement  répandu  ses  bénédictions  sur  la  race 
((  d'Ismaël,  puisque  sa  religion  est  étendue  dans  presque  toute 
«  l'Asie  et  dans  presque  toute  l'Afrique,  et  que  la  race  d'Isaac  n'y 
((  a  pas  pu  seulement  conserver  un  pouce  de  terrain. 

(c  II  est  vrai  que  notre  religion  est  peut-être  un  peu  morti- 
«  fiante  pour  les  sens;  Mahomet  a  réprimé  la  licence  que  se 
((  donnaient  tous  les  princes  de  l'Asie  d'avoir  un  nombre  indéter- 
«  miné  d'épouses.  Les  princes  de  la  secte  abominable  des  Juifs 
0  avaient  poussé  cette  licence  plus  loin  que  les  autres  :  David 
«  avait  dix-huit  femmes;  Salomon,  selon  les  Juifs,  en  avait  jus- 
('  qu'à  sept  cents  ;  notre  prophète  réduisit  le  nombre  à  quatre. 

«  Il  a  défendu  le  vin  et  les  liqueurs  fortes,  parce  qu'elles  dé- 
«  rangent  l'âme  et  le  corps,  qu'elles  causent  des  maladies,  des 
(c  querelles,  et  qu'il  est  bien  plus  aisé  de  s'abstenir  tout  à  fait 
«  que  de  se  contenir. 

«  Ce  qui  rend  surtout  notre  religion 'sainte  et  admirable,  c'est 
«  qu'elle  est  la  seule  où  l'aumône  soit  de  droit  étroit.  Les  autres 
((  religions  conseillent  d'être  charitables  ;  mais,  pour  nous,  nous 
«  l'ordonnons  expressément,  sous  peine  de  damnation  éternelle. 

«  Notre  religion  est  aussi  la  seule  qui  défende  les  jeux  de 
«  hasard,  sous  les  mêmes  peines;  et  c'est  ce  qui  prouve  bien 
«  la  profonde  sagesse  de  Mahomet.  Il  savait  que  le  jeu  rend 
«  les  hommes  incapables  de  travail,  et  qu'il  transforme  trop 
«  souvent  la  société  en  un  assemblage  de  dupes  et  de  fripons,  etc. 

(Il  y  a  ici  plusieurs  lignes  si  blasphématoires  que  nous  n'osons 
les  copier.  On  peut  les  passer  à  un  Turc  ;  mais  une  main  chré- 
tienne ne  peut  les  transcrire.) 

((  Si  donc  ce  chrétien  ci-présent  veut  abjiwer  sa  secte  idolâtre, 
«  et  embrasser  celle  des  victorieux  musulmans,  il  n'a  qu  a  pro- 
«  noncer  devant  moi  notre  sainte,  formule,  et  faire  les  prières 
«  et  les  ablutions  prescrites.  » 

«  Lamira,  m'ayant  lu  cet  écrit,  me  dit  :  «  Monsieur  le  comte, 
«  ces  Turcs  ne  sont  pas  si  sots  qu'on  le  dit  à  Vienne,  à  Rome,  et  à 
«  Paris...  »  Je  lui  répondis  que  je  sentais  un  mouvement  de 
grâce  turque  intérieur,  et  que  ce  mouvement  consistait  dans  la 
ferme  espérance  de  donner  sur  les  oreilles  au  prince  Eugène 
quand  je  commanderais  quelques  bataillons  turcs. 

«  Je  prononçai  mot  à  mot,  d'après  l'iman,  la  formule  :  Alla, 


HISTORIQUE.  87 

illa,  alah,  Mohammed  rcsoul  allah.  Ensuite  on  me  fit  dire  la  prière 
qui  commence  par  ces  mots  :  Benamiezdam  Bakshaeïcr  dadar,  au 
nom  de  Dieu  clément  et  miséricordieux,  etc. 

«  Cette  cérémonie  se  fit  en  présence  de  deux  musulmans  qui 
allèrent  sur-le-champ  en  rendre  compte  au  baclia  de  Bosnie. 
Pendant  qu'ils  faisaient  leur  message,  je  me  fis  raser  la  lête,  et 
l'iman  me  la  couvrit  d'un  turban,  etc.  » 

Je  pourrais  joindre  à  ce  fragment  curieux  quelques  chan- 
sons du  comte  bâcha  ;  mais  quoique  ces  couplets  soient  fort 
gais  S  ils  ne  sont  pas  si  intéressants  que  sa  prose. 

Je  n'aurai  rien  à  dire  de  l'année  ilhh,  sinon  que  mon  auteur 
fut  admis  dans  presque  toutes  les  académies  de  l'Europe,  et,  ce 
qui  est  singulier,  dans  celle  de  la  Crusca.  Il  avait  fait  une  étude 
sérieuse  de  la  langue  italienne,  témoin  une  lettre  de  l'éloquent 
cardinal  Passionei^  qui  commence  par  ces  mots  : 

«  J'ai  lu  et  relu,  toujours  avec  un  nouveau  plaisir,  votre 
lettre  italienne  belle  et  savante.  Il  est  difficile  de  concevoir 
comment  un  homme  qui  possède  à  fond  d'autres  langues  a  pu 
atteindre  à  la  perfection  de  celle-ci 

La  remarque  qui  est  dans  votre  lettre  sur  les  erreurs  des  plus 
grands  hommes  vient  fort  à  propos  :  car  le  soleil  a  ses  taches  et 
ses  éclipses  ;  celles-ci  sont  observées  dans  le  dernier  des  alma- 
nachs;  et,  comme  vous  le  pensez  très-bien,  les  censeurs  trop 
sévères  ont  souvent  besoin  que  nous  ayons  pour  eux  plus  d'in- 
dulgence que  pour  ceux  qu'ils  reprennent.  Homère,  Yirgile,  le 
Tasse,  et  plusieurs  autres,  perdront  peu  sur  une  petite  et  légère 
faute  qui  est  couverte  par  mille  beautés;  mais  les  Zoïles  seront 
toujours  ridicules,  et  ne  sauront  pas  distinguer  les  perles  du 
fumier  d'Ennius,  etc.  « 

Ce  cardinal  écrivait,  comme  on  voit,  en  français  presque 
aussi  bien  qu'en  italien,  et  pensait  très-judicieusement.  Nos  Zoïles 
ne  lui  échappaient  pas. 

M.  de  Voltaire,  sur  la  fin  de  17/j/i,  eut  un  brevet  d'historio- 
graphe de  France,  qu'il  qualifie  de  magnifique  bagatelle;  il  était 
déjà  connu  par  son  Histoire  de  Charles  XII,  dont  on  a  fait  tant 
d'éditions.  Cette  histoire  fut  principalement  composée  en  An- 


1.  Wagnière  en  rapporte  quelques-uns,  page  28  de  ses  Additions  au  Commen- 
taire historique,  qui  sont  au  tome  1"  des  Mémoires  sur  Voltaire,  etc.,  i^ar  Long- 
champ  et  Wagnière,  182G,  deux  volumes  in-8". 

2.  Voyez  la  note,  tome  XXX VI,  page  421. 


88  COMMENTAIRE 

gleterre,  à  la  campagne,  avec  M.  Fabrice,  chambellan  de 
George  I",  électeur  de  Hanovre,  roi  d'Angleterre,  qui  avait 
résidé  sept  ans  auprès  de  Charles  XII,  après  la  journée  de  Pul- 
tavva . 

C'est  ainsi  que  la  Henriade  avait  été  commencée  à  Saint-Ange, 
d'après  les  conversations  avec  M.  de  Caumartin. 

Cette  histoire  fut  très-louée  pour  le  style,  et  très-critiquée 
pour  les  faits  incroyables.  Mais  les  critiques  et  les  incrédules 
cessèrent,  lorsque  le  roi  Stanislas  envoya  à  l'auteur,  par  M.  le 
comtede  Tressan.  lieutenant  général,  une  attestation  authentique 
conçue  en  ces  termes '  :  «  M.  de  Voltaire  n'a  oublié  ni  déplacé 
aucun  fait,  aucune  circonstance;  tout  est  vrai,  tout  est  dans  son 
ordre.  11  a  parlé  sur  la  Pologne,  et  sur  tous  les  événements  qui 
sont  arrivés,  comme  s'il  avait  été  témoin  oculaire.  Fait  à  Com- 
mercy,  le  11  juillet  1759.  » 

Dès  qu'il  eut  un  de  ces  titres  d'historiographe,  il  ne  voulut 
pas  que  ce  titre  fût  vain,  et  qu'on  dît  de  lui  ce  qu'un  commis  du 
trésor  royal  disait  de  Racine  et  de  Boileau  :  Xous  n'avons  encore 
vu  de  ces  messieurs  que-  leur  signature.  Il  écrivit  la  guerre  de  17/il, 
qui  était  alors  dans  toute  sa  force,  et  que  vous  retrouvez  dans  le 
Siècle  de  Louis  XIV  et  de  Louis  XV^. 

Il  était  alors  à  Étiole  avec  cette  belle  M"'*  d'ÉtioIe  qui  fut 
depuis  la  marquise  de  Pompadour.  La  cour  ordonna  des  fêtes 
pour  le  commencement  de  l'année  17/i5,  où  l'on  devait  marier 
le  dauphin  avec  l'infante  d'Espagne.  On  voulut  des  ballets  avec 
de  la  musique  chantante,  et  une  espèce  de  comédie  qui  servît 
de  liaison  aux  airs.  M.  de  Voltaire  en  fut  chargé,  quoique  un 
tel  spectacle  ne  fût  point  de  son  goût.  Il  prit  pour  sujet  une 
princesse  de  Navarre  ^  La  pièce  est  écrite  avec  légèreté.  M,  de  La 
Popelinière,Xei'niier  général,  mais  lettré^ y  mêla  quelques  ariettes  ; 
la  musique  fut  composée  par  le  fameux  Rameau. 

M'"*'  dÉtiole  obtint  alors  pour  M.  de  Voltaire  le  don  gratuit 
d'une  charge  de  gentilhomme  ordinaire  de  la  chambre.  C'était 
un  présent  d'environ  soixante  mille  livres,  et  présent  d'autant 
plus  agréable  que.  peu  de  temps  après,  il  obtint  la  grâce  singu- 
lière de  vendre  cette  place,  et  d'en  conserver  le  titre,  les  privi- 
lèges et  les  fonctions. 

1.  Voyez  tome  XVI,  page  142. 

2.  Elle  a  été  imprimée  séparément,  et  ridiculement  falsifiée.  (Noie  de  Vol- 
taire.) —  Vo3-ez  l'Avertissement  de  Beuchot,  en  tête  du  Précis  du  Siècle  de 
Louis  X  V,  tome  XV. 

3.  Voyez  la  Princesse  de  Navarre,  tome  IV,  pace  271. 


HISTORIQUE.  89 

Peu  de  personnes  connaissent  le  petit  impromptu  qu'il  fit  sur 
cette  giàre,  qui  lui  avait  été  accordée  sans  qu'il  l'eût  sollicitée. 

Mon  Henri  Quatre  et  ma  Zaïre, 

Et  mon  Américaine  Alzire, 
Ne  m'ont  valu  jamais  un  seul  regard  du  roi  ; 
J'avais  raille  ennemis  avec  trè^-peu  de  gloire  : 
Les  honneurs  et  les  biens  pieuvent,  enfin  sur  moi 

Pour  une  farce  de  la  F'oire. 

11  avait  eu  cependant,  longtemps  auparavant,  une  pension  du 
roi  de  deux  mille  livres,  et  une  de  quinze  cents  de  la  reine;  mais 
il  n'en  sollicita  jamais  le  payement. 

L'histoire  étant  devenue  un  de  ses  devoirs,  il  commença 
quelque  chose  du  Siècle  de  Louis  XIV ;  mais  il  différa  de  le  conti- 
nuer; il  écrivit  la  campagne  de  1744,  et  la  mémorable  bataille  de 
Fontenoy.  Il  entra  dans  tous  les  détails  de  cette  journée  intéres- 
sante. On  y  trouve  jusqu'au  nombre  des  morts  de  chaque  régi- 
ment. Le  comte  d'Argenson,  ministre  de  la  guerre,  lui  avait 
communiqué  les  lettres  de  tous  les  officiers.  Le  maréchal  de 
Noailles  et  le  maréchal  de  Saxe  lui  avaient  confié  des  mé- 
moires. 

Je  crois  faire  un  grand  plaisir  à  ceux  qui  veulent  connaître 
les  événements  et  les  hommes,  de  transcrire  ici  la  lettre  que  M.  le 
marquis  d'Argenson,  ministre  des  affaires  étrangères,  et  frère 
aîné  du  secrétaire  d'État  de  la  guerre,  écrivit  du  champ  de  ba- 
taille à  M.  de  Voltaire  ^ 

C'est  ce  môme  marquis  d'Argenson  que  quelques  courtisans 
un  peu  frivoles  appelaient  d'Argenson  la  bête.  On  voit  par  cette 
lettre  qu'il  était  d'un  esprit  agréable,  et  que  son  cœur  était  hu- 
main. Ceux  qui  le  connaissaient  voyaient  en  lui  un  philosophe 
plus  qu'un  politique,  mais  surtout  un  excellent  citoyen.  On  en 
peut  juger  par  son  livre  intitulé  Considérations  sur  le  Gouverne- 
menl,  imprimé,  en  1764,  chez  Marc-Michel  Rey.  Voyez  sur- 
tout le  chapitre  de  la  Vénalité  des  charges.  Je  ne  puis  me  défendre 
du  plaisir  d'en  citer  quelques  passages  : 

«  Il  est  étonnant  qu'on  ait  accordé  une  approbation  o-énérale 
au  livre  intitulé  Testament  politique  du  cardinal  de  Richelieu-,  ou- 
vrage de  quelque  pédant  ecclésiastique,   et  indigne  du  grand 

1.  Nous  avons  placé  cette  lettre  de  d'Argenson  à  Voltaire  dans  la   Correspon- 
dance, tome  XXXVI  pages  361  et  sniv, 

2.  Voyez  la  note,  tome  XVlI,  page  211. 


90  COMMENTAIRE 

génie  auquel  on  l'attribue,  ne  fût-ce  que  pour  Je  cliapilre  où  l'on 
canonise  la  vénalité  des  charges,  xAIisérable  invention  qui  a  pro- 
duit tout  le  mal  qui  est  à  redresser  aujourd'hui,  et  par  où  les 
moyens  en  sout  devenus  si  pénibles  :  car  il  faudrait  les  revenus 
de  l'État  pour  rembourser  seulement  les  principaux  officiers  qui 
nuisent  le  plus.  » 

Ce  passage  important  semble  avoir  annoncé  de  loin  l'aboli- 
tion ^  de  cette  honteuse  vénalité,  opérée  en  1771,  à  l'étonnement 
de  toute  la  France,  qui  croyait  cette  réforme  impossible.  J'y  dé- 
couvre aussi  une  uniformité  de  pensée  avec  M.  de  Voltaire,  qui  a 
démontré  les  erreurs  absurdes  dont  fourmille  le  libelle  si  ridicu- 
lement attribué  au  cardinal  de  Richelieu,  et  qui  a  lavé  la  mémoire 
de  cet  habile  et  redoutable  ministre  de  la  souillure  dont  on  cou- 
vrait son  nom  en  lui  imputant  cet  impertinent  ouvrage. 

Transcrivons  encore  un  partie  du  tableau  que  le  marquis 
d'Argenson  fait  des  malheurs  des  agriculteurs  : 

«  A  commencer  parle  roi,  plus  on  est  grand  à  la  cour,  moins 
on  se  persuade  aujourd'hui  la  misère  de  la  campagne  :  les  sei- 
gneurs des  grandes  terres  en  entendent  bien  parler  quelquefois; 
mais  leurs  cœurs  endurcis  n'envisagent  dans  ce  malheur  que  la 
diminution  de  leurs  revenus.  Ceux  qui  arrivent  des  provinces, 
touchés  de  ce  qu'ils  ont  vu,  l'oublient  bientôt  par  l'abondance 
des  délices  de  la  capitale.  Il  nous  faut  des  âmes  fermes  et  des  cœurs 
tendres  pour  persévérer  dans  une  pitié  dont  Vobjet  est  absent.  » 

Ce  ministre  citoyen  avait  toujours  eu  dès  son  enfance  une 
tendre  amitié  pour  M.  de  Voltaire.  J'ai  vu  une  très-grande  quan- 
tité de  lettres  de  l'un  et  de  l'autre;  il  en  résulte  que  le  secrétaire 
d'État  employa  l'homme  de  lettres  dans  plusieurs  affaires  consi- 
dérables, pendant  les  années  1745,  1746  et  1747.  C'est  probable- 
ment la  raison  pour  laquelle  nous  n'avons  aucune  pièce  de 
théâtre  de  notre  auteur  pendant  le  cours  de  ces  années. 

Nous  voyons,  par  ses  papiers,  que  l'entreprise  d'une  descente 
en  Angleterre,  en  1746,  lui  fut  confiée^  Le  duc  de  Richelieu 
devait  commander  l'armée.  Le  prétendant  avait  déjà  gagné  deux 
ijatailles,  et  on  attendait  une  révolution.  M.  de  Voltaire  fut 
chargé  de  faire  le  manifeste.  Le  voici  tel  que  nous  l'avons  trouvé 
minuté  de  sa  main  ^ 

On  voit,  par  les  expressions  de  cette  pièce,  quelle  fut,  dans 


1.  Cette  abolition,  en  1771,  n'a  été  que  passagère.  (Note  de  Voltaire.) 

2.  Voyez  Précis  du  Siècle  de  Louis  XV,  tome  XV,  page  293. 

3.  Voyez  ce  Manifeste,  tome  XXIII,  page  203. 


HISTORIQUE.  91 

tous  les  temps,  l'eslime  et  l'inclination  de  l'auteur  pour  la  nation 
anglaise  ;  et  il  a  toujours  persisté  dans  ces  sentiments. 

Ce  fut  l'infortuné  comte  de  Lally  qui  avait  fait  le  projet  et  Je 
plan  de  cette  descente,  laquelle  ne  fut  point  efTectuée.  11  était  né 
Irlandais,  et  il  haïssait  les  Anglais  autant  que  notre  auteur  les 
aimait  et  les  estimait.  Cette  haine  était  même  chez  Lally  une 
passion  violente,  à  ce  que  nous  a  dit  plusieurs  fois  M.  de  Voltaire  : 
nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  témoigner  notre  profond 
étonnement  que  le  général  Lally  ait  été  accusé  d'avoir  depuis 
livré  Pondichéry  aux  Anglais.  L'arrêt  qui  l'a  condamné  à  la  mort 
est  un  des  jugements  les  plus  extraordinaires  qui  aient  été  ren- 
dus dans  notre  siècle  ;  c'est  une  suite  des  malheurs  de  la  France. 
Cet  exemple,  et  celui  du  maréchal  de  Marillac,  font  assez  voir 
que  quiconque  est  à  la  tête  des  armées  ou  des  affaires  est 
rarement  sûr  de  mourir  dans  son  lit,  ou  au  lit  d'honneur. 

Ce  fut  en  17/i6*  que  M.  de  Voltaire  entra  dans  l'Académie  fran- 
çaise. Il  fut  le  premier  qui  dérogea  à  l'usage  fastidieux  de  ne 
remplir  un  discours  de  réception  que  des  louanges  rehattues  du 
cardinal  de  Richelieu.  Il  releva  sa  harangue  par  des  remarques 
nouvelles  sur  la  langue  française  et  sur  le  goût.  Ceux  qui  ont 
été  reçus  après  lui  ont,  pour  la  plupart,  suivi  et  perfectionné 
cette  méthode  utile. 

Il  était,  en  1748,  avec  M'"'^  du  Chàtelet  à  Lunéville,  auprès  du 
roi  Stanislas,  lorsqu'il  envoya  à  la  Coméûie  Nani ne,  qui  fut  repré- 
sentée le  17  juillet  de  cette  année.  Elle  réussit  peu  d'ahord  ;  mais 
elle  eut  ensuite  un  succès  aussi  grand  que  durable.  Je  ne  puis 
attribuer  cette  bizarrerie  qu'à  la  secrète  inclination  qu'on  a  d'hu- 
milier un  homme  qui  a  trop  de  renommée.  Mais  avec  le  temps 
on  se  laisse  entraîner  à  son  plaisir. 

Il  arriva  la  même  chose  à  la  première  représentation  de 
Sémiramis,  le  29  août  de  la  môme  année  1748;  mais  à  la  fin 
elle  fit  encore  plus  d'effet  au  théâtre  que  Méropeet  Mahomet. 

Une  chose,  à  mon  avis,  singulière,  c'est  qu'il  ne  donna  point 
sous  son  nom  le  Panégyrique  de  Louis  XV,  imprimé  en  1749,  et 
traduit  en  latin,  en  italien,  en  espagnol  et  en  anglais'. 

La  maladie  qui  avait  tant  fait  craindre  pour  la  vie  du  roi 
LouisXV,  et  la  bataille  de  Fontenoy,qui  avait  fait  craindre  encore 
plus  pour  lui  et  pour  la  France,  rendaient  l'ouvrage  intéressant. 
L'auteur  ne  loue  que  par  les  faits,  et  on  y  trouve  un  tondephilo- 


1.  Voyoz  son  Discours  de  réception,  (omo  XXIU,  page  "205. 

2.  Ce  Panégyrique  est  de  1748  ;  voyez  tome  XXlIf,  page  2G3. 


92  COMMENTAIRE 

Sophie  qui  caractérise  tout  ce  qui  est  sorti  de  sa  main.  Ce  Pané- 
gyrique était  celui  des  officiers*  autant  que  de  Louis  XV  : 
cependant  il  ne  le  présenta  à  personne,  pas  même  au  roi.  Il 
sayait  bien  qu'il  ne  vivait  pas  dans  le  siècle  de  Pellisson,  Aussi 
écrivait-il  à  M.deFormont,  l'un  de  ses  amis  : 

Cet  éloge  a  très-peu  d'effet  ; 
Nul  mortel  ne  m'en  remercie  : 
Celui  qui  le  moins  s'en  soucie 
Est  celui  pour  qui  je  l'ai  fait. 

-Cette  même  année  17/i9  il  était  encore  dans  le  palais  de 
Lunéviile  avec  la  marquise  du  Châtelet.  Cette  dame  illustre  y 
mourut. 

Le  roi  de  Prusse  alors  appela  AI,  de  Voltaire  auprès  de  lui. 
Je  vois  qu'il  ne  se  résolut  à  quitter  la  France  et  à  s'attacher  à  Sa 
Majesté  prussienne  pour  le  reste  de  sa  vie  que  vers  la  fin  du  mois 
d'août  ou  auguste  1750.  Il  était  parti  après  avoir  combattu  pen- 
dant plus  de  six  mois  contre  toute  sa  famille  et  contre  tous  ses 
amis,  qui  le  dissuadaient  fortement  de  cette  transplantation;  mais, 
sans  avoir  pris  l'engagement  de  se  fixer  auprès  du  roi  de  Prusse, 
il  ne  put  résister  à  cette  lettre  que  ce  prince  lui  écrivit  de  son 
appartement  à  la  chambre  de  son  nouvel  hôte  dans  le  palais  de 
Berlin,  le  23  août;  lettre  qui  a  tant  couru  depuis,  et  qui  a  été 
souvent  imprimée  ^ 

Le  roi  de  Prusse,  après  cette  lettre,  fit  demander  au  roi  de 
France  son  agrément  par  son  ministre  ;  le  roi  de  France  le  donna. 
Notre  auteur  eut  à  Berlin  la  croix  de  Mérite,  la  clef  de  chambel- 
lan, et  vingt  mille  francs  de  pension.  Cependant  il  ne  quitta 
jamais  sa  maison  de  Paris;  et  j'ai  vu,  par  les  comptes  de  M.  De- 
laleu,  notaire  à  Paris,  qu'il  y  dépensait  trente  mille  livres  par 
an.  Il  était  attaché  au  roi  de  Prusse  par  la  plus  respectueuse  ten- 
dresse et  par  la  conformité  des  goûts.  Il  a  dit  cent  fois  que  ce 
monarque  était  aussi  aimable  dans  la  société,  que  redoutable  à 
la  tête  d'une  armée  ;  qu'il  n'avait  jamais  fait  de  soupers  plus 
agréables  à  Paris  que  ceux  auxquels  ce  prince  voulait  bien  l'ad- 
mettre tous  les  jours.  Son  enthousiasme  pour  le  roi  de  Prusse  allait 

1.  Voltaire  a  fait  aussi  un  Éloge  funèbre  des  officiers  qui  sont  morts  dans  la 
guerre  de  1741;  voyez  tome  XXIII,  pasre  249. 

2.  Dans  les  éditions  de  Kehl,  au  lieu  de  cet  alinéa  on  lisait  un  extrait  assez 
long  tiré  des  Mémoires. 

3.  Voyez  cette  lettre  de  Frédéric,  du  23  août  1750,  tome  XXXVII,  page  159. 


HISTORIQUE.  93 

jusqu'à  la  passion.  Il  couchait  au-dessous  de  son  appartement,  et 
ne  sortait  de  sa  chambre  que  pour  souper.  Le  roi  composait  en 
haut  des  ouvrages  de  philosophie,  d'histoire,  et  de  poésie;  et 
son  favori  cultivait  en  bas  les  mêmes  arts  et  les  mêmes  talents. 
Ils  s'envoyaient  l'un  à  l'autre  leurs  ouvrages.  Le  monarque  prus- 
sien fit  à  Potsdam  son  Histoire  de  Brandebourg;  et  l'écrivain  fran- 
çais y  fit  le  Siècle  de  Louis  XIV,  ayant  apporté  avec  lui  tous  ses 
matériaux.  Ses  jours  coulaient  ainsi  dans  un  repos  animé  par 
des  occupations  si  agréables.  On  représentait  à  Paris  son  Oreste 
et  Rome  sauvée.  Oreste  fat  joué  sur  la  fin  de  17/j9^  et  Rome  sauvée 
en  1750^ 

Ces  deux  pièces  sont  absolument  sans  intrigue  d'amour,  ainsi 
que  Mèrope  et  la  Mort  de  César.  Il  aurait  voulu  purger  le  théâtre 
de  tout  ce  qui  n'est  point  joassio/i  et  aventure  tragique.  Il  regardait 
£/fcrre  amoureuse  comme  un  monstre  orné  de  rubans  sales;  et 
il  a  manifesté  ce  sentiment  dans  plus  d'un  ouvrage. 

Nous  avons  retrouvé  une  lettre  en  vers  au  roi  de  Prusse,  en 
lui  envoyant  le  manuscrit  (VOreste  ^ 

Il  faut  avouer  que  rien  n'était  plus  doux  que  cette  vie,  et  que 
rien  ne  faisait  plus  d'honneur  à  la  philosophie  et  aux  belles- 
lettres.  Ce  bonheur  aurait  été  plus  durable,  et  n'aurait  pointfait 
place  enfin  à  un  bonheur  encore  plus  grand,  sans  une  malheu- 
reuse dispute  de  physique-mathématique  élevée  entre  Mauper- 
tuis,  qui  était  aussi  auprès  du  roi  de  Prusse,  et  Koenig,  biblio- 
thécaire de  M">'  la  princesse  d'Orange  à  la  Haye.  Cette  querelle 
était  une  suite  de  celle  qui  divisa  longtemps  les  mathématiciens 
sur  les  forces  vives  et  les  forces  mortes.  On  ne  peut  nier  qu'il 
n'entre  dans  tout  cela  un  peu  de  charlatanisme,  ainsi  qu'en 
théologie  et  en  médecine.  La  question  était  au  fond  très-frivole, 
puisque,  de  quelque  manière  qu'on  l'embrouille,  on  finit  toujours 
par  trouver  les  mêmes  formules  de  calcul.  Les  esprits  s'aigrirent  ; 
Maupertuis  fit  condamner  Koenig,  en  1752,  par  l'Académie  de 
Berlin,  où  il  dominait,  comme  s'étant  appuyé  d'une  lettre  de  feu 
Leibnitz,  sans  pouvoir  produire  l'original  de  cette  lettre,  que 
pourtant  M.  Wolfl"  avait  vu.  Il  fit  plus,  il  écrivit  à  M'"'"  la  princesse 
d'Orange  pour  la  prier  d'ôter  à  Koenig  la  place  de  son  bibliothé- 


1.  La  première  représentation  est  du  12  janvier  17;jO. 

2.  La  première  représentation  sur  le  Théâtre-Français  est  du  2't  février  1752; 
mais  l'auteur  avait  fait  jouer  Roma  sauvée  sur  son  théâtre  de  la  rue  Traversière 
à  Paris,  le  8  juin  1750. 

3.  Voyez  cette  lettre,  qui  est  du  17  mars  1750,  toae  XXXVII,  page  114. 


^4  COMMENTAIRE 

caire,  et  le  déféra  au  roi  de  Prusse  comme  un  homme  qui  lui 
avait  manqué  de  respect.  Voltaire,  qui  avait  passé  deux  années 
entières  avec  Koenig  à  Cirey,  et  qui  était  sou  ami  intime,  crut 
devoir  prendre  hautement  le  parti  de  son  ami. 

La  querelle  s'envenima;  l'étude  de  la  philosophie  dégénéra 
en  cahale  et  en  faction.  Maupertuis  eut  soin  de  répandre  à  la 
cour  qu'un  jour  le  général  Manstein  étant  dans  la  chambre  de 
Voltaire,  où  celui-ci  mettait  en  français  les  Mémyives  sur  la  Rusm 
composés  par  cet  officier,  le  roi  lui  envoya  une  pièce  de  vers  de 
sa  façon  à  examiner,  et  que  Voltaire  dit  à  Manstein  :  a  Mon  ami, 
à  une  autre  fois.  Voilà  le  roi  qui  m'envoie  son  linge  sale  à  blan- 
chir; je  blanchirai  le  vôtre  ensuite.  »  Un  mot  suffit  quelquefois 
pour  perdre  un  homme  à  la  cour;  Maupertuis  lui  imputa  ce 
mot,  et  le  perdit. 

Précisément  dans  ce  temps-là  même  Maupertuis  faisait  impri- 
mer ses  Le»res' philosophiques,  fort  singulières,  dans  lesquelles  il 
proposait  de  bâtir  une  ville  latine;  d'aller  faire  des  découvertes 
droit  au  pôle  par  mer;  de  percer  un  trou  jusqu'au  centre  de  la 
terre  ;  d'aller  au  détroit  de  Magellan  disséquer  des  cervelles  de 
Patagons,  pour  connaître  la  nature  de  l'âme  ;  d'enduire  tous  les 
malades  de  poix-résine,  pour  arrêter  le  danger  de  la  transpira- 
tion, et  surtout  de  ne  point  payer  le  médecin. 

M.  de  Voltaire  releva  ces  idées  philosophiques  avec  toutes  les 
railleries-  auxquelles  on  donnait  si  beau  jeu;  et  malheureuse- 
ment ces  railleries  réjouirent  l'Europe  littéraire,  Maupertuis  eut 
soin  de  joindre  la  cause  du  roi  à  la  sienne.  La  plaisanterie  fut 
regardée  comme  un  manque  de  respect  à  Sa  Majesté,  A'otre  au- 
teur renvoya  respectueusement  au  roi  sa  clef  de  chambellan  et 
la  croix  de  son  ordre,  avec  ces  vers  : 

Je  les  reçus  avec  tendresse, 
Je  vous  les  rends  avec  douleur, 
Comme  un  amant  jaloux,  dans  sa  mauvaise  humeur  ^, 
Rend  le  portrait  de  sa  maîtresse. 

Le  roi  lui  renvoya  sa  clef  et  son  ruban.  Il  s'en  alla  faire  une 
visite  à  Son  Altesse  la  duchesse  de  Gotha,  qui  l'a  toujours  honoré 

1,  Lettre  sur  le  progrès  des  sciences,  par  M.  de  Maupertuis,  1752,  in-12  de  iv 
et  124  pages.  Elle  est  la  vingt-troisième  dans  les  Lettres  de  M.  de  Maupertuis, 
■seconde  édition,  1753,  petit  in-12. 

2,  Voyez  la  Diatribe  du  docteur  Akakia,  tome  XXIII,  page  560. 

3,  Colini,  dans  Mon  Séjour,  page  48,  rapporte  ainsi  le  troisième  vers  : 

C't'st  ainsi  qu'un  amant,  dans  son  extrême  ardeur. 


HISTORIQUE.  95 

d'une  amitié  constante  jusqu'à  sa  mort.  C'est  pour  elle  qu'il  écri- 
vit, un  an  après,  les  Annales  dcl' Empire. 

Pendant  qu'il  était  à  Gotha,  Maupertuis  eut  tout  le  temps  de 
dresser  ses  batteries  contre  le  voyageur,  qui  s'en  aperçut  quand 
il  fut  à  Francfort-sur-le-Mein.  M""^  Denis,  sa  nièce,  lui  avait  donné 
rendez-vous  dans  cette  ville. 

Un  bon  Allemand  ',  qui  n'aimait  ni  les  Français  ni  leurs  vers, 
vint  le  premier  juin  lui  redemander  les  OEuvres  de  Poëshie  du  roi 
son  maître.  Notre  voyageur  répondit  que  les  Œuvres  de  Poèshie 
étaient  à  Leipsick  avec  ses  autres  effets.  L'Allemand  lui  signifia 
qu'il  était  consigné  à  Francfort,  et  qu'on  ne  lui  permettrait  d'en 
partir  que  quand  les  œuvres  seraient  arrivées.  M.  de  Voltaire  lui 
remit  sa  clef  de  chambellan  et  sa  croix,  et  promit  de  lui  rendre 
ce  qu'on  lui  demandait;  moyennant  quoi  le  messager  lui  signa 
ce  billet. 

«  M...,  sitôt  le  gros  ballot  de  Leipsick  sera  ici,  où  esiVOEuvre 
de  Po'êshie  du  roi  mon  maître,  vous  pourrez  partir  où  vous  paraî- 
tra bon.  A  Francfort,  premier  juin  1753,  » 

Le  prisonnier  signa  au  bas  du  billet  :  Bon  pour  l'OEuvre  de 
Po'êshie  du,  roi  voire  maître. 

Mais  quand  les  vers  revinrent,  on  supposa  des  lettres  de  change 
qui  ne  venaient  point.  Les  voyageurs  furent  arrêtés  quinze  jours 
au  cabaret  du  Bouc  pour  ces  lettres  de  change  prétendues.  Gela^ 
ressemblait  à  l'aventure  de  l'évêque  de  Valence,  Cosnac,  que 
M.  de  Louvois  fit  arrêter  en  chemin  comme  faux-monnayeur,  à 
ce  que  l'abbé  de  Clioisy  raconte. 

Enfin  ils  ne  purent  sortir  qu'en  payant  une  rançon  très-consi- 
dérable^  Ces  détails  ne  sont  jamais  sus  des  rois. 


1.  Freytag. 

2.  La  phrase  qui  termine  cet  alinéa  ne  se  trouve  dans  aucun?  édition  anté- 
rieure aux  éditions  de  Kehl.  i,B.) 

3.  Ce  fut  alors  aussi  que  Voltaire  signa  la  pièce  que  voici  : 

Déclaration  de  M.  de  Voltaire  au  roi  de  Pruasc,  remise  de  sa  main  au  minisire 
de  Sa  Majeslé  à  Francfort,  17o3. 

«  Je  suis  mourant;  Je  proteste,  devant  Dieu  et  devant  les  hommes,  que,  n'étant 
plus  au  service  de  Sa  Majesté  le  roi  de  Prusse,  je  ne  lui  suis  pas  moins  attaché, 
ûi  moins  soumis  à  ses  volontés  pour  le  peu  de  temps  que  j'ai  à  vivre. 

«  11  m'arrête  à  Francfort  jjour  le  livre  de  ses  poésies,  dont  il  m'avait  fait  pré- 
sent,. Je  reste  en  prison  jusqu'à  ce  que  le  livre  revienne  de  Hamhourg.  J'ai  rendu 
au  ministre  de  Sa  Majesté  prussienne  à  Francfort  toutes  les  lettres  que  j'avais 
conservées  de  Sa  Majesté,  comme  des  marques  chères  des  bontés  dont  elle  m'avait 
honoré.  Je  rendrai  à  Paris  toutes  les  autres  lettres  qu'elle  pourra  me  redemander. 

«  Sa  Majesté  veut  ravoir  un  contrat  qu'elle  avait  daigné  faire   avec  moi  ;  je 


96  COMMENTAIRE 

Tout  cela  fut  bientôt  oublié  de  part  et  d'autre,  comme  de  rai- 
son. Le  roi  rendit  ses  vers  à  son  ancien  admirateur,  et  en  ren- 
voya bientôt  de  nouveaux  et  en  très-grand  nombre.  C'était  une 
querelle  d'amants  :  les  tracasseries  des  cours  passent,  mais  le 
caractère  d'une  belle  passion  dominante  subsiste  longtemps. 

Le  voyageur  français,  en  relisant  avec  attendrissement  la  lettre 
éloquente  et  touchante  du  roi,  que  nous  avons  transcrite,  disait: 
Après  une  telle  lettre,  je  ne  peux  qu'avoir  eu  un  Ires-grand  tort. 

L'échappé  de  Berlin  avait  un  petit  bien  en  Alsace  sur  des 
terres  qui  appartiennent  à  monseigneur  le  duc  deWurtemberg.il 
y  alla,  et  s'amusa,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  à  faire  imprimer  les 
Annales  de  JJEmpire,  dont  il  lit  présent  à  Jean-Frédéric  Schœpflin, 
libraire  à  Colmar,  frère  du  célèbre  Schœpflin  ', professeur  en  his- 
toire à  Strasbourg.  Ce  libraire  était  mal  dans  ses  affaires;  M.  de 
Voltaire  lui  prêta  dix  mille  livres  ;  sur  quoi  je  ne  puis  assez  m'é- 
tonner  de  la  bassesse  avec  laquelle  tant  de  barbouilleurs  de 
papier  ont  imprimé  qu'il  avait  fait  une  fortune  immense  par  la 
vente  continuelle  de  ses  ouvrages. 

suis  assurémeot  jjrêt  à  le  rendre  comme  tout  le  reste  :  et,  dès  qu'il  sera  retrouvé, 
je  le  rendrai  ou  le  ferai  rendre.  Cet  écrit,  qui  n'était  point  un  contrat,  mais  un 
pur  effet  de  la  bonté  du  roi,  ne  tirant  à  aucune  conséquence,  était  sur  un  papier 
de  la  moitié  plus  petit  que  celui  que  Darget  porta  de  ma  chambré  à  l'apparte- 
ment du  roi  à  Potsdam.  Il  ne  contenait  autre  chose  que  des  remerciements  de 
ma  part  de  la  pension  dont  Sa  Majesté  le  roi  de  Prusse  me  gratifiait  avec  la  'per- 
mission du  roi  mon  maître,  de  celle  qu'il  accordait  à  ma  nièce  après  ma  mort,  et 
de  la  croix  et  de  la  clef  de  chambellan. 

a  Le  roi  de  Prusse  avait  daigné  mettre  au  bas  de  ce  petit  feuillet,  autant  qu'il 
m'en  souvient  :  «  Je  signe  de  gi-and  cœur  le  marché  que  j'avais  envie  de  faire  il 
«  V  a  plus  de  quinze  ans.  »  Ce  papier,  absolument  inutile  à  Sa  Majesté,  à  moi,  au 
public,  sera  certainement  rendu  dès  qu'il  sera  retrouvé  parmi  mes  autres  papiers. 
Je  ne  peux  ni  ne  veux  en  faire  le  moindre  usage.  Pour  lever  tout  soupçon,  je  me 
déclare  criminel  de  lèse-majesté  envers  le  roi  de  France,  mon  maître,  et  le  roi  de 
Prusse,  si  je  ne  rends  le  papier  à  l'instant  qu'il  sera  entre  mes  mains. 

«  Ma  nièce,  qui  est  auprès  de  moi  dans  ma  maladie,  s'engage,  sous  le  même 
serment,  à  le  rendre  si  elle  le  retrouve.  Eu  attendant  que  je  puisse  avoir  commu- 
nication de  mes  papiers  à  Paris,  j'annulle  entièrement  ledit  écrit;  je  déclare  ne 
prétendre  rien  de  Sa  Majesté  le  roi  de  Prusse,  et  je  n'attends  rien,  dans  l'état 
cruel  où  je  suis,  que  la  compassion  que  doit  sa  grandeur  d'âme  à  un  homme 
mourant,  qui  avait  tout  sacrifié  et  qui  a  tout  perdu  pour  s'attacher  à  lui,  qui  l'a 
servi  avec  zèle,  qui  lui  a  été  utile,  qui  n'a  jamais  manquj  à  sa  personne,  et  qui 
comptait  sur  la  bonté  de  son  cœur. 

«  Je  suis  obligé  de  dicter,  ne  pouvant  écrire.  Je  signe  avec  le  plus  profond 
respect,  la  plus  pure  innocence,  et  la  douleur  la  plus  vive. 

«  Voltaire.  » 

i.  Jean-Daniel  Schœpflin,  né  à  Salzbour?  en  1694;  mort  en  1771.  Voltaire  a 
fait  mention  de  son  Alsatia  illustrata  (17.ji-01,  2  vol.  in-fol.),  dans  une  note  des 
Lois  de  Minos,  tome  VII,  page  182. 


HISTORIQUE.  67 

Lorsqu'il  était  à  Colmar,  AI.  Vernoti,  Français  réfugié,  minis- 
tre de  l'Évangile  à  Genève,  et  MM.  Cramer,  anciens  citoyens  de 
cette  ville  fameuse,  lui  écrivirent  pour  le  prier  d'y  venir  faire 
imprimer  ses  ouvrages.  Les  frères  Cramer,  qui  étaient  à  la  tête 
d'une  librairie,  obtinrent  la  préférence,  et  il  la  leur  donna  aux 
mêmes  conditions  qu'il  l'avait  donnée  au  sieur  Scliœpllin,  c'est-à- 
dire  très-gratuitement. 

Il  alla  donc  à  Genève^  avec  sa  nièce  et  M.  Colini  son  ami, 
qui  lui  servait  de  secrétaire,  et  qui  a  été  depuis  celui  de  monsei- 
gneur l'électeur  palatin  et  son  bibliothécaire. 

Il  acheta  une  jolie  maison  de  campagne  à  vie  auprès  de  cette 
ville,  dont  les  environs  sont  infiniment  agréables,  et  où  l'on  jouit 
du  plus  bel  aspect  qui  soit  en  Europe.  II  en  acheta  une  autre  à 
Lausanne,  et  toutes  les  deux  à  condition  qu'on  lui  rendrait  une 
certaine  somme  quand  il  les  quitterait.  Ce  fut  la  première  fois, 
depuis  Zuingle  et  Calvin,  qu'un  catholique  romain  eut  des  éta- 
blissements dans  ces  cantons. 

Il  fit  aussi  l'acquisition  de  deux  terres  à  une  lieue  de  Genève, 
dans  le  pays  de  Gex  :  sa  principale  habitation  fut  à  Ferney,  dont 
il  fit  présent  à  M"*  Denis.  C'était  une  seigneurie  absolument 
franche  et  libre  de  tous  droits  envers  le  roi  et  de  tout  impôt 
depuis  Henri  IV.  Il  n'y  en  avait  pas  deux  dans  les  autres  provinces 
du  royaume  qui  eussent  de  pareils  privilèges.  Le  loi  les  lui  con- 
serva par  brevet.  Ce  fut  à  M.  le  duc  de  Choiseul,  le  plus  géné- 
reux et  le  plus  magnanime  des  hommes,  qu'il  eut  cette  obliga- 
tion, sans  avoir  l'honneur  d'en  être  particulièrement  connu. 

Le  petit  pays  de  Gex  n'était  presque  alors  qu'un  désert  sau- 
vage. Quatre-vingts  charrues  étaient  à  bas  depuis  la  révocation 
de  l'édit  de  Nantes  ;  des  marais  couvraient  la  moitié  du  pays,  et 
y  répandaient  les  infections  et  les  maladies.  La  passion  de  notre 
auteur  avait  toujours  été  de  s'étabhr  dans  un  canton  abandonné, 
pour  le  vivifier.  Comme  nous  n'avançons  rien  que  sur  des 
preuves  authentiques,  nous  nous  bornerons  à  transcrire  ici  une 
de  ses  lettres  à  un  évêque  d'Annecy,  dans  le  diocèse  duquel 
Ferney  est  situé.  Nous  n'avons  pu  retrouver  la  date  de  la  lettre  ; 
mais  elle  doit  être  de  1759  ^ 


1.  Jacob  Vernet. 

2.  Il  y  arriva  le  12  (et  non  le  22)  décembre  1754;  voyez  la  note,  tome  XXXVIII, 
page  298.  La  date  du  12  est  aussi  colle  que  donne  U'aj^nicre  dans  ses  Additions 
au  Commentaire  historique. 

3.  Ici  Voltaire  donnait  le  premier  alinùa  dn  sa  lettre  à  Bioi-t,  du  l.j  décembre 
175H,  qui  est  tout  entière  tome  XXXIX.  [»;ise  o^O. 


98  COMMENTAIRE 

Cette  lettre  et  la  suite  de  cette  affaire  peuvent  fournir  des 
réflexions  bien  importantes.  M.  de  Voltaire  termina  ce  procès  et 
ce  procédé  en  payant  de  ses  deniers  la  vexation  qui  opprimait 
ses  pauvres  vassaux  ;  et  ce  canton  misérable  changea  bientôt  de 
face. 

II  se  tira  plus  gaiement  d'une  querelle  plus  délicate  dans  le 
pays  protestant,  où  il  avait  deux  domaines  assez  agréables  :  l'un 
à  Genève,  qu'on  appelle  encore  la  maison  des  Délices  ;  l'autre  à 
Lausanne  \ 

On  sait  assez  combien  la  liberté  lui  était  chère,  à  quel  point 
il  détestait  toute  persécution,  et  quelle  horreur  il  montra  dans 
tous  les  temps  pour  ces  scélérats  hj^pocrites  qui  osent  faire  pé- 
rir au  nom  de  Dieu,  dans  les  plus  affreux  supplices,  ceux  qu'ils 
accusent  de  ne  pas  penser  comme  eux.  C'est  surtout  sur  ce  point 
qu'il  répétait  quelquefois  : 

Je  ne  décide  point  entre  Genève  et  Rome  -. 

Une  de  ses  lettres^  dans  laquelle  il  disait  que  le  Picard  Jean 
Chauvin,  dit  Calvin,  assassin  véritable  de  Servet,  avait  une  âme 
atroce,  ayant  été  rendue  publique  par  une  indiscrétion  trop  or- 
dinaire, quelques  cafards  s'irritèrent  ou  feignirent  de  s'irriter  de 
ces  paroles.  Un  Genevois  homme  d'esprit,  nommé  Rivale  lui 
adressa  les  vers  suivants  à  cette  occasion  : 

Servet  eut  tort,  et  fut  un  sot 
D'oser,  dans  un  siècle  falot, 
S'avouer  anti-trinitaire-'  : 
Et  notre  illustre  atrabilaire 
Eut  tort  d'employer  !e  fagot 
Pour  réfuter  son  adversaire  : 
Et  tort  notre  antique  sénat 
D'avoir  prêté  son  ministère 
A  ce  dévot  assassinat  ^. 


1.  Monrion  ou  Montriond. 

2.  Henriade,  chant  II,  vers  5. 

3.  Celle  à  Thieriot,  du  "26  mars  1757  ;  voyez  tome  XXXIX,  page  19i. 

4.  Dans  sa  lettre  à  Vernes,  du  24  décembre  1757,  Voltaire  dit  que  les  vers  de 
l'horloger  Rival  ont  été  un  jieu  rajustés;  probablement  par  Voltaire  lui-même  (B.) 

5.  Servet  pouvait  se  reposer  sur  les  propres  paroles  de  Calvin,  qui  dit  dans  son 
ouvrage  :  «  En  cas  que  quelqu'un  soit  hétérodoxe,  et  qu'il  fasse  scrupule  de  se 
servir  des  mots  trinité  et  personne,  nous  ne  croyons  point  que  ce  soit  une  raison 
pour  rejeter  cet  homme,  etc.  »  {Note  de  Voltaire.) 

6.  Il  y  a  dans  quelques  éditions  :  à  ce  dangereux  coup  d'État.  Nous  ne  savons 


HISTORIQUE.  99 

Quelle  barbare  inconséquence  ! 
0  malheureux  siècle  ignorant  l 
Nous  osions  abhorrer  en  Franco 
Les  horreurs  de  l'intolérance, 
Tandis  qu'un  zèle  intolérant 
Nous  faisait  brûler  un  errant  ! 

Pour  notre  prêtre  épistolaire, 
Qui  de  son  pétulant  essor, 
Pour  exhaler  sa  bile  amère, 
Vient  réveiller  le  chat  qui  dorl, 
Et  dont  l'inepte  commentaire 
Met  au  jour  ce  qu'il  eût  dû  taire, 
Je  laisse  à  juger  s'il  a  tort. 
Quant  à  vous,  célèbre  Voltaire, 
Vous  eûtes  tort;  c'est  mon  avis. 
Vous  vous  plaisez  dans  ce  pays, 
Fêtez  le  saint  qu'on  y  révère. 
Vous  avez  à  satiété 
Les  biens  où  la  raison  aspire  : 
L'opulence,  la  liberté, 
La  paix,  qu'en  cent  lieux  on  désire  ; 
Des  droits  à  l'immortalité, 
Cent  fois  plus  qu'on  ne  saurait  dire 
On  a  du  goût,  on  vous  admire  ; 
Tronchin  veille  à  votre  santé. 
Cela  vaut  bien,  en  vérité, 
Qu''on  immole  à  sa  sûreté 
Le  plaisir  de  pincer  sans  rire. 

Noire  auteur  répondit  à  ces  jolis  vers  par  ceux-ci  : 

Non,  je  n'ai  point  tort  d'oser  dire 
Ce  que  pensent  les  gens  de  bien  ; 
Et  le  sage  qui  ne  craint  rien 
A  le  beau  droit  de  tout  écrire  ^ 

On  voit  par  cette  réponse  qu'il  n'était  ni  à  Apollo,  ni  à  Céplias, 
et  qu'il  prêchait  la  tolérance  aux  églises  protestantes  ainsi  qu'aux 
églises  romaines.  Il  disait  toujours  que  c'était  le  seul  moyen  de 

pas  pourquoi  le  poëte  genevois  aurait  appelé  le  supplice  de  Servet  un  coup  d'État; 
le  terme  propre  est  assassinat,  et  la  rime  est  plus  riche.  (K.)  —  Les  éditeurs  de 
Kehl,  auteurs  de  cette  note,  le  sont  peut-être  aussi  de  la  correction.  L'édition 
originale  du  Commentaire  historique,  et  toutes  celles  du  vivant  de  l'auteur  que 
j'ai  pu  voir,  portent  : 

A  ce  dangereux  coup  d'État.     (B.) 
1.  Voyez  les  six  autres  stances  de  celte  pièce  dans  le  tome  VUI,  page  529. 


iOO  COMMENTAIRE 

rendre  la  vie  tolérable,  et  qu'il  mourrait  content  s'il  pouvait  éta- 
blir ces  maximes  dans  l'Europe.  On  peut  dire  qu'il  n'a  pas  été  tout 
à  fait  trompé  dans  ce  dessein,  et  qu'il  n'a  pas  peu  contribué  à 
rendre  le  clergé  plus  doux,  plus  humain,  depuis  Genève  jusqu'à 
Madrid,  et  surtout  à  éclairer  les  laïques. 

Bien  persuadé  que  les  spectacles  ries  jeux  d'esprit  amollissent 
la  férocité  autant  que  les  spectacles  des  gladiateurs  l'endurcis- 
saient autrefois,  il  fit  bâtir  à  Ferney  un  joli  théâtre.  Il  y  joua 
quelquefois  lui-même,  malgré  sa  mauvaise  santé  :  et  M"'*  Denis, 
sa  nièce,  qui  possédait  supérieurement  le  talent  de  la  décla- 
mation comme  celui  de  la  musique,  y  joua  plusieurs  rôles. 
M""^  Clairon  et  le  célèbre  Lekain  y  vinrent  représenter  quelques 
pièces;  on  accourait  devingt  lieuesà  la  rondepour  les  entendre.  Il 
y  eut  plus  d'une  fois  des  soupers  de  cent  couverts,  et  des  bals; 
mais,  malgré  le  tumulte  d'une  vie  qui  paraissait  si  dissipée,  et 
malgré  son  âge,  il  travaillait  sans  relâche.  Il  donna,  dès  l'an  1755, 
au  théâtre  de  Paris,  l'Orphelin  de  la  Chine,  représenté  le  20  août;  et 
Tancrède,  le  3  septembre  1760.  M'^"  Clairon  et  Lekain  déployèrent 
tous  leurs  talents  dans  ces  deux  pièces. 

Le  Café,  ou  l'Écossaise,  comédie  en  prose,  n'était  point  destinée 
à  être  jouée;  mais  elle  le  fut  aussi  la  même  année  ^  avec  un 
grand  succès.  Il  s'était  amusé  à  composer  cette  pièce  pour  corri- 
ger le  folliculaire  Fréron,  qu'il  mortifia  beaucoup,  mais  qu'il  ne 
corrigea  pas.  Cette  comédie,  traduite  en  anglais  par  M.  Colman, 
eut  le  même  succès  à  Londres  qu'à  Paris  :  ces  ouvrages  ne  lai 
coûtaient  point  de  temps.  L'Écossaise  avait  été  faite  en  huit  jours, 
et  Tancrède  en  un  mois. 

Ce  fut  au  milieu  de  ces  occupations  et  de  ces  amusements 
que  M.  Titon  du  Tillet,  ancien  maître  d'hôtel  ordinaire  de  la 
reine,  âgé  de  quatre-vingt-cinq  ^ans,  lui  recommanda  la  petite 
nièce  du  grand  Corneille,  qui,  étant  absolument  sans  fortune, 
était  abandonnée  de  tout  le  monde.  C'est  ce  même  Titon  du 
Tillet  qui,  aimant  passionnément  les  beaux-arts  sans  les  culti- 
ver, fit  élever,  avec  de  grandes  dépenses,  un  Parnasse  en  bronze 
où  l'on  voit  les  figures  de  quelques  poètes  et  de  quelques  musi- 
ciens français.  Ce  monument  est  dans  la  bibliothèque  du  roi  de 
France.  Il  avait  élevé  M"*  Corneille  chez  lui  ;  mais,  voyant  dépé- 
rir son  bien,  il  ne  pouvait  plus  rien  faire  pour  elle,  il  imagina 
que  M.  de  Voltaire  pourrait  se  charger  d'une  demoiselle  d'un 

i.  L  Écossaise  avait  été  jouée  plus  d'un  moi?  avant  Tancrède;  voyez  tome  V 
pages  399  et  4S9. 


historique;  m 

nom  si  respectable.  M.  Diimolard,  membre  de  plusieurs  acadé- 
mies, connu  par  une  dissertation  savante  et  judicieuse  sur  les 
tragédies  d'£/ec/re  ancienne  et  moderne  S  et  M,  Le  Brun,  secrétaire 
du  prince  de  Conti,  se  joignirent  à  lui,  et  écrivirent  à  M.  de  Vol- 
taire. Il  les  remercia  de  l'honneur  qu'ils  lui  faisaient  de  jeter 
les  yeux  sur  lui,  en  leur  mandant  que  c'était  en  efj'ct  a  un  vieux 
soldat  de  servir  la  pelite-fdk  de  son  général'^.  La  jeune  personne  vint 
donc,  en  1760,  aux  Délices,  maison  de  campagne  auprès  de 
Genève,  et  de  là  au  château  de  Ferney.  M'"«  Denis  voulut  bien 
achever  son  éducation  ;  et,  au  bout  de  trois  ans,  M.  de  Voltaire 
la  maria  à  M.Dupuits,  du  pays  de  Gex,  capitaine  de  dragons,  et 
depuis  officier  de  l'état-major.  Outre  la  dot  qu'il  leur  donna,  et  le 
plaisir  qu'il  eut  de  les  garder  chez  lui,  il  proposa  de  commenter 
les  œuvres  de  Pierre  Corneille  au  profit  de  sa  nièce,  et  de  les 
faire  imprimer  par  souscription.  Le  roi  de  France  voulut  bien 
souscrire  pour  huit  mille  francs;  d'autres  souverains  l'imitèrent. 
M.  le  duc  de  Choiseul,  dont  la  générosité  était  si  connue.  M"'"  la 
duchesse  de  Grammont,  M""'  de  Pompadour,  souscrivirent  pour 
des  sommes  considérables.  M.  de  La  Borde,  banquier  du  roi,  non- 
seulement  prit  plusieurs  exemplaires,  mais  il  en  fit  débiter  un 
si  grand  nombre  qu'il  fut  le  premier  mobile  de  la  fortune  de 
M"""  Corneille  par  son  zèle  et  par  sa  magnilicence;  de  sorte  qu'en 
très-peu  de  temps  elle  eut  cinquante  mille  francs  pour  présent 
de  noces. 

Il  y  eut  dans  cette  souscription  si  prompte  une  chose  fort 
remarquable  de  la  part  de  M'"*  Geoffrin,  femme  célèbre  par  son 
mérite  et  par  son  esprit.  Elle  avait  été  exécutrice  du  testament 
du  fameux  Bernard  de  Fontenelle,  neveu  de  Pierre  Corneille;  et 
malheureusement  il  avait  oublié  cette  parente,  qui  lui  fut  pré- 
sentée trop  peu  de  temps  avant  sa  mort,  mais  qui  fut  rebutée 
avec  son  père  et  sa  mère  :  on  les  regardait  comme  des  inconnus 
qui  usurpaient  le  nom  de  Corneille.  Des  amis  de  cette  famille, 
touchés  de  son  sort,  mais  fort  indiscrets  et  fort  mal  instruits,  in- 
tentèrent un  procès  téméraire  à  M'"<=  Geolîrin,  trouvèrent  un 
avocat  qui,  abusant  de  la  liberté  du  barreau,  publia  contre  cette 
dame  un  factum  injurieux.  M""  Gcolfiin,  très-injustement  atta- 
quée, gagna  le  procès  tout  d'une  voix.  Malgré  ce  mauvais  procédé, 
qu'elle  eut  la  noblesse  d'oublier,  elle  fut  la  première  à  souscrire 
pour  une  somme  considérable. 

t.  Elle  est  imprimée  à  la  fin  de  la  trapklio  d'Oresle  (tome  V,  pajje  1G7). 
2.  Lettre  à  Le  Brun,  du  7  novembre  17G0. 


i02  603niENTAIRE 

L'Académie  en  corps,  M.  le  duc  de  Choiseul,  M"'Ma  duchesse 
de  Grammont,  M'""  de  Pompadour,  et  plusieurs  seigneurs,  don- 
nèrent pouvoir  à  M.  de  Voltaire  de  signer  pour  eux  au  contrat 
de  mariage.  C'est  une  des  pins  belles  époques  de  la  littérature. 

Dans  le  temps  qu'il  préparait  ce  mariage,  qui  a  été  très- 
heureux,  il  goûtait  une  autre  satisfaction,  celle  de  faire  rendre 
à  six  gentilshommes,  presque  tous  mineurs,  leur  bien  paternel, 
que  les  jésuites  venaient  d'acheter  à  vil  prix.  Il  faut  reprendre 
la  chose  de  pins  haut.  L'affaire  est  d'autant  plus  intéressante  que 
son  commencement  avait  précédé  la  fameuse  banqueroute  du 
jésuite  La  Valette  et  consorts,  et  qu'elle  fut  en  quelque  façon  le 
premier  signal  de  l'abolition  des  jésuites  en  France. 

MM.  Desprez  de  Crassy,  d'une  ancienne  noblesse  du  pays  de 
Gex,  sur  la  frontière  de  la  Suisse,  étaient  six  frères,  tous  au 
service  du  roi.  L'un  d'eux,  capitaine  au  régiment  de  Deux- 
Ponts,  en  causant  avec  M.  de  Voltaire  son  voisin,  lui  conta  le 
triste  état  de  la  fortune  de  sa  famille.  Une  terre  de  quelque  va- 
leur, et  qui  aurait  pu  être  une  ressource,  était  engagée  depuis 
longtemps  à  des  Genevois. 

Les  jésuites  avaient  acquis  tout  auprès  de  ce  domaine  des 
possessions  qui  composaient  environ  deux  mille  écus  de  rente, 
dans  un  lieu  nommé  Ornex.  Ils  voulurent  joindre  à  leur  do- 
maine celui  de  MM.  de  Crassy.  Le  supérieur  de  la  maison  des 
jésuites,  dont  le  véritable  nom  était  Fesse,  qu'il  avait  changé  en 
celui  de  Fessy,  s'arrangea  avec  les  créanciers  genevois  pour 
acheter  cette  terre  :  il  obtint  une  permission  du  conseil,  et  il 
était  sur  le  point  de  la  faire  entériner  à  Dijon,  On  lui  dit  qu'il 
y  avait  des  mineurs,  et  que,  malgré  la  permission  du  conseil, 
ils  pourraient  rentrer  dans  leurs  biens.  Il  répondit,  et  même  il 
écrivit,  que  les  jésuites  ne  risquaient  rien,  et  que  jamais  MM.  de 
Crassy  ne  seraient  en  état  de  payer  la  somme  nécessaire  pour 
rentrer  dans  le  bien  de  leurs  aïeux. 

A  peine  M.  de  Voltaire  fut-il  instruit  de  cette  étrange  manière 
dont  le  Père  Fesse  voulait  servir  la  compagnie  de  Jésus,  qu'il  alla 
sur-le-champ  déposer  au  greffe  du  bailliage  de  Gex  la  somme 
moyennant  laquelle  la  famille  Crassy  devait  payer  les  anciens 
créanciers  et  reprendre  ses  droits.  Les  jésuites  furent  obligés  de 
se  désister  ;  et,  par  un  arrêt  du  parlement  de  Dijon,  la  famille 
fut  mise  en  possession,  et  y  est  encore  ^ 

1.  Voyez  tome  XVI,  pa:^e  100,  la  variante  du  chapitre  iaix  de  l'Histoire  du 
parlement. 


HISTORIQUE.  403 

Le  bon  de  l'affaire,  c'est  que,  peu  de  temps  après,  lorsqu'on 
délivra  la  France  des  révérends  pères  jésuites,  ces  mêmes  gentils- 
hommes, dont  les  bons  pères  avaient  voulu  ravir  le  bien,  ache- 
tèrent celui  des  jésuites,  qui  était  contigu.  M.  de  Voltaire,  qui 
avait  toujours  combattu  les  athées  et  les  jésuites,  écrivit  qu'il 
fallait  reconnaître  une  Providence. 

Ce  n'était  assurément  ni  par  haine  pour  le  Père  Fesse,  ni  par 
aucune  envie  de  mortifier  les  jésuites,  qu'il  avait  entrepris  cette 
affaire  ;  puisque,  après  la  dissolution  de  la  société,  il  recueillit 
un  jésuite  chez  lui  S  et  que  plusieurs  autres  lui  ont  écrit  pour  le 
supplier  de  les  recevoir  aussi  dans  sa  maison.  Mais  il.s'est  trouvé 
parmi  les  ex-jésuites  quelques  esprits  qui  n'ont  point  été  si 
équitables  et  si  accommodants.  Deux  d'entre  eux,  nommés 
Patouillct  et  Nonotte,  ont  gagné  quelque  argent  par  des  libelles 
contre  lui;  et  ils  n'ont  pas  manqué,  selon  l'usage,  d'appeler  la 
religion  catholique  à  leur  secours.  Un  Nonotte  surtout  s'est 
signalé  par  une  demi-douzaine  de  volumes-,  dans  lesquels  il  a 
prodigué  moins  de  science  que  de  zèle,  et  moins  de  zèle  que 
d'injures.  M,  Damilaville,  l'un  des  meilleurs  coopérateurs  de 
l'Encyclopédie,  a  daigné  le  confondre,  comme  autrefois  Pasquier 
s'abaissa  jusqu'à  réprimer  l'insolence  absurde  du  jésuite  Ga- 
rasse. 

Mais  voici  la  plus  étrange  et  la  plus  fatale  aventure  qui  soit 
arrivée  depuis  longtemps,  et  en  même  temps  la  plus  glorieuse 
au  roi,  à  son  conseil,  et  à  messieurs  les  maîtres  des  requêtes. 
Qui  aurait  cru  que  ce  serait  des  glaces  du  mont  Jura  et  des  fron- 
tières de  la  Suisse  que  partiraient  les  premières  lumières  et  les 
premiers  secours  qui  ont  vengé  l'innocence  des  célèbres  Calas? 
Un  enfant  de  quinze  ans,  Donat  Calas,  le  dernier  des  fils  de 
l'infortuné  Calas,  était  apprenti  chez  un  marchand  de  Nîmes,, 
lorsqu'il  apprit  par  quel  horrible  supplice  sept  juges  de  Tou- 
louse, malheureusement  prévenus,  avaient  fait  périr  sou  ver- 
tueux père. 

La  clameur  populaire  contre  cette  famille  était  si  violente  en 
Languedoc  que  tout  le  monde  s'attendait  à  voir  rouer  tous  les 
enfants  de  Calas,  et  brûler  la  mère.  Telles  avaient  été  même  les 
conclusions  du  procureur  général,  tant  on  |)rétend  que  cette 
famille  innocente  s'était  mal  défendue,  accablée  de  sou  malheur, 

1 .  Le  Père  Adam. 

2.  Les  Erreurs  de  VoUaire,  en  deux  volunic>i,  et  le  Diclionnaire  pliilosophique 
de  la  religion,  en  quatre  volumes. 


404  COMMENTAIRE 

et  incapable  de  rappeler  ses  esprits  à  la  lueur  des  hûcliers  et  à 
l'aspect  des  roues  et  des  tortures. 

On  fit  craindre  au  jeune  Donat  Calas  d'être  traité  comme  le 
reste  de  sa  famille  ;  on  lui  conseilla  de  s'enfuir  en  Suisse;  il  vint 
trouver  M.  de  Voltaire,  qui  ne  put  d'abord  que  le  plaindre  et  le 
secourir,  sans  oser  porter  un  jugement  sur  son  père,  sa  mère  et 
ses  frères. 

Bientôt  après,  un  de  ses  frères,  .n'ayant  été  condamné  qu'au 
bannissement,  vint  aussi  se  jeter  entre  les  bras  de  M.  de  Vol- 
taire. J'ai  été  témoin  qu'il  prit,  pendant  plus  d'un  mois,  toutes 
les  précautions  imaginables  pour  s'assurer  de  l'innocence  de  la 
famille.  Dès  qu'il  fut  parvenu  à  s'en  convaincre,  il  se  crut  obligé 
en  conscience  d'employer  ses  amis,  sa  bourse,  sa  plume,  son 
crédit,  pour  réparer  la  méprise  funeste  des  sept  juges  de  Tou- 
louse, et  pour  faire  revoir  le  procès  au  conseil  du  roi.  L'aflaire 
dura  trois  années.  On  sait  quelle  gloire  MM.  de  Crosne  et  de 
Bacquencourt  acquirent  en  rapportant  cette  cause  mémorable. 
Cinquante  maîtres  des  requêtes  déclarèrent,  d'une  voix  una- 
nime, toute  la  famille  Calas  innocente,  et  la  recommandèrent  à 
l'équité  bienfaisante  du  roi.  M.  le  duc  de  Clioiseul,  qui  n'a 
jamais  perdu  une  occasion  de  signaler  la  magnanimité  de  son 
caractère,  non-seulement  secourut  de  son  argent  cette  famille 
malheureuse,  mais  obtint  de  Sa  Majesté  trente-six  mille 'francs 
pour  elle. 

Ce  fut  le  9  mars  1765  que  fut  rendu  cet  arrêt  authentique 
qui  justifia  les  Calas,  et  qui  changea  leur  destinée;  ce  neuvième 
de  mars  était  précisément  le  même  jour  où  ce  vertueux  père  de 
famille  avait  été  supplicié.  Tout  Paris  courut  en  foule  les  voir 
sortir  de  prison,  et  battit  des  mains  en  versant  des  larmes  ^  La 
.famille  entière  a  toujours  été  depuis  ce  temps  attachée  tendre- 
ment à  M.  de  Voltaire,  qui  s'est  fait  un  grand  honneur  de  de- 
meurer leur  ami. 

On  remarqua  en  ce  temps  qu'il  n'y  eut  dans  toute  la  France 
que  le  nommé  Fréron,  auteur  de  je  ne  sais  quelle  brochure 
périodique  intitulée  Le//re5  à  la  Comtesse-,  et  ensuite  Année  litté- 


\.  On  sait  que  M.  de  Voltaire,  treize  ans  après,  revint  à  Paris.  Lorsqu'il  sor- 
tait à  pied,  il  était  toujours  entouré  par  une  foule  d'hommes  de  tout  état  et  de 
tout  âge.  On  demandait  un  jour  à  une  femme  du  peuple  quel  était  cet  homme 
que  l'on  suivait  avec  tant  d'empressement  :  «  C'est  le  sauveur  des  Calas,  »  répondit- 
elle.  (K.) 

2.  Le  titre  est  :  Lettres  de  madame  la  comtesse  ***  ;  voyez  la  note,  tome  XVIII, 
page  558. 


IHSTORIQUE.  405 

raire,  qui  osa  jeter  des  doutes,  dans  ses  ridicules  feuilles,  sur 
l'innoceuce  de  ceux  que  le  roi,  tout  son  conseil,  et  tout  le  public, 
avaient  justifiés  si  pleinement. 

Plusieurs  gens  de  bien  engagèrent  alors  M.  de  Voltaire  à 
écrire  son  Traité  de  la  Tolérance  \  qui  fut  regardé  comme  un  de 
ses  meilleurs  ouvrages  en  prose,  et  qui  est  devenu  le  catéchisme 
de  quiconque  a  du  bon  sens  et  de  l'équité. 

Dans  ce  temps-là  même  l'impératrice  Catherine  II,  dont  le 
nom  sera  immortel,  donnait  des  lois  à  son  empire,  qui  contient 
la  cinquième  partie  du  globe  ;  et  la  première  de  ses  lois  est 
l'établissement  d'une  tolérance  universelle. 

C'était  la  destinée  de  notre  solitaire  des  frontières  helvétiques 
de  venger  Finnocence  accusée  et  condamnée  en  France.  La  posi- 
tion de  sa  retraite  entre  la  France,  la  Suisse,  Genève  et  la  Savoie, 
lui  attirait  plus  dun  infortuné.  Toute  la  famille  Sirven,  con- 
damnée à  la  mort  dans  un  bourg  auprès  de  Castres  par  les  juges 
les  plus  ignorants  et  les  plus  cruels,  se  réfugia  auprès  de  ses 
terres.  Il  fat  occupé  huit  années  entières  à  leur  faire  rendre 
justice,  et  ne  se  rebuta  jamais.  Il  en  vint  enfin  à  bout. 

Nous  croyons  très-utile  de  remarquer  ici  qu'un  magistrat  de 
village  nommé  Trinquet,  procureur  du  roi  dans  la  juridiction 
qui  condamna  la  famille  Sirven  à  la  mort,  donna  ainsi  ses  con- 
clusions :  a  Je  requiers,  pour  le  roi,  que  N.  Sirven  et  N.  sa 
femme,  dûment  atteints  et  convaincus  d'avoir  étranglé  et  noyé 
leur  fille,  soient  bannis  de  la  paroisse.  » 

Rien  ne  fait  mieux  voirTeiret  que  peut  avoir  dans  un  royaume 
la  vénalité  des  charges  de  judicature. 

Son  bonheur,  qui  voulait,  à  ce  qu'il  dit,  qu'il  fût  l'avocat  des 
causes  perdues,  voulut  encore  qu'il  arrachât  des  llamnies  une 
citoyenne  de  Saint-Omer,  nommée  JMoutbailli,  condamnée  à  être 
brûlée  vive  par  le  tribunal  d'Arras,  On  n'attendait  que  l'accou- 
chement de  cette  femme  pour  la  transporter  au  lieu  de  son  sup- 
plice. Son  mari  avait  déjà  expiré  sur  la  roue.  Qui  étaient  ces 
deux  victimes?  deux  exemples  de  l'amour  conjugal  et  de  l'amour 
maternel,  deux  âmes  les  plus  vertueuses  dans  la  pauvreté.  Ces 
innocentes  et  respectables  créatures  avaient  été  accusées  de 
parricide,  et  jugées  sur  des  allégations  qui  auraient  paru  ridi- 
cules aux  condamnateurs  mêmes  de  Calas.  M.  de  Voltaire  fut 
assez  heureux  pour  obtenir  de  M.  le  chancelier  de  Maupeou 
qu'il  fît  revoir  le  procès.  La  dame  Montbailli  fut  déclarée  inno- 

1.  Voyez  ce  Traité,  tonicXW,  page  !'•'. 


4C6  COMMENTAIRE 

cente  ;  la  mémoire  de  son  mari  réliabilitée  ;  misérable  réhabili- 
tation sans  Tengeance  et  sans  dédommagement!  Quelle  a  donc 
été  la  jurisprudence  criminelle  parmi  nous?  quelle  suite  infer- 
nale dhorribles  assassinats,  depuis  la  boucherie  des  templiers 
jusqu'à  la  mort  du  chevalier  de  La  Barre!  On  croit  lire  l'histoire 
des  sauvages  ;  on  frémit  un  moment,  et  on  va  à  l'Opéra, 

La  ville  de  Genève  était  plongée  alors  dans  des  troubles  qui 
augmentèrent  toujours  depuis  1763.  Cette  importunité  déter- 
mina M.  de  Voltaire  à  laissera  M.  Tronchin  sa  maison  des  Délices, 
et  à  ne  plus  quitter  le  château  de  Ferney,  qu"il  avait  fait  bâtir  de 
fond  en  comble,  et  orné  de  jardins  d'une  agréable  simplicité. 

La  discorde  fut  enfin  si  vive  à  Genève  qu'un  des  partis  fit  feu 
sur  l'autre,  le  15  février  1770.  Il  y  eut  du  monde  tué  :  plusieurs 
familles  d'artistes  cherchèrent  un  asile  chez  lui,  et  le  trouvè- 
rent. Il  en  logea  quelques-unes  dans  son  château;  et  en  peu 
d'années  il  fit  bâtir  cinquante  maisons  de  pierre  de  taille  pour 
les  autres.  De  sorte  que  le  village  de  Ferney,  qui  n'était,  lors- 
qu'il acquit  cette  ferre,  qu'un  misérable  hameau  où  croupissaient 
quarante-neuf  malheureux  paysans  dévorés  par  la  pauvreté,  par 
les  écrouelles,  et  par  les  commis  des  fermes,  devint  bientôt  un 
lieu  de  phdsance  peuplé  de  douze  cents  personnes,  toutes  à  leur 
aise,  et  travaillant  avec  succès  pour  elles  et  pour  l'État.  M.  le  duc 
de  Choiseul  protégea  de  tout  son  pouvoir  cette  colonie  nais- 
sante, qui  établit  un  très-grand  commerce. 

Une  chose  qui  mérite,  je  crois,  de  l'attention,  c'est  que,  cette 
colonie  se  trouvant  composée  de  catholiques  et  de  protestants, 
il  aurait  été  impossible  de  deviner  qu'il  y  eût  dans  Ferney  deux 
religions  différentes.  J'ai  vu  les  femmes  des  colons  genevois  et 
suisses  préparer  de  leurs  mains  trois  reposoirs  pour  la  proces- 
sion de  la  fête  du  Saint-Sacrement.  Elles  assistèrent  à  cette  pro- 
cession avec  un  profond  respect;  et  M.  HugonetS  nouveau  curé 
de  Ferney,  homme  aussi  tolérant  que  généreux,  les  en  remercia 
publiquement  dans  son  prône.  Quand  une  catholique  était  ma- 
lade, les  protestantes  allaient  la  garder,  et  en  recevaient  à  leur 
tour  la  même  assistance. 

C'était  le  fruit  des  principes  d'humanité  que  M.  de  Voltaire 
a  répandus  dans  tous  ses  ouvrages,  et  surtout  dans  le  livre  de 
la  Tolérance,  dont  nous  avons  parlé-.  Il  avait  toujours  dit  que  les 

1.  Hugonet  fut  le  successeur  de  Gros,  qui   était  mort   d'ivrognerie,  comme 
Voltaire  le  dit  un  peu  plus  loia  (page  115). 

2.  Page  105. 


HISTORIQUE.  107 

hommes  sont  frères,  et  il  le  prouva  par  les  faits.  Les  Guyou,  les 
Nonotte,  les  Patouillet,  les  Paulian,  et  autres  zélés,  le  lui  ont 
bien  reproché  ;  c'est  qu'ils  n'étaient  pas  ses  frères. 

((  Voyez-vous,  disait-il  aux  voyageurs  qui  venaient  le  voir,  cette 
inscription  au-dessus  de  l'église  que  j'ai  fait  bâtir?,  Deo  erexit 
Voltaire.  C'est  au  Dieu  père  commun  de  tous  les  hommes.  En 
effet,  c'était  peut-être  parmi  nous  la  seule  église  dédiée  à  Dieu 
seul. 

Parmi  ces  étrangers  qui  vinrent  en  foule  à  Ferney,  on  compta 
plus  d'un  prince  souverain.  Il  fut  honoré  d'une  correspondance 
très-suivie  avec  plusieurs  d'entre  eux,  dont  les  lettres  sont  entre 
mes  mains.  La  moins  interrompue  fut  celle  de  Sa  Majesté  le  roi 
de  Prusse  et  de  M"'"  Wilhelmine,  margrave  de  B^ireuth,  sa  sœur. 

Le  temps  qui  s'écoula  entre  la  bataille  de  Kollin,  le  18  juin 
1757,  que  le  roi  de  Prusse  perdit,  et  la  journée  de  l'osbach,  du 
5  novembre,  où  il  fut  vainqueur,  est  le  temps  le  plus  intéres- 
sant de  cette  correspondance  rare  entre  une  maison  royale  de 
héros  et  un  simple  homme  de  lettres.  En  voici  une  grande  preuve 
dans  cette  lettre  mémorable  ^ 

On  voit  par  cette  lettre,  aussi  attendrissante  que  bien  écrite, 
quelle  était  la  belle  Ame  de  la  margrave  de  Baireuth,  et  combien 
elle  méritait  les  éloges  que  lui  donna  M.  de  Voltaire  en  pleu- 
rant sa  mort,  dans  une  ode  imprimée  parmi  ses  autres  ouvrages  ^. 
Mais  on  voit  surtout  quels  désastres  épouvantables  attirent  sur 
les  peuples  des  guerres  légèrement  entreprises  par  les  rois;  on 
voit  à  quoi  ils  s'exposent  eux-mêmes,  et  à  quel  point  ils  sont 
malheureux  de  faire  le  malheur  des  nations. 

Le  solitaire  de  Ferney  donna  dès  ce  moment,  et  dans  la  suite 
de  cette  guerre  funeste,  toutes  les  marques  possibles  de  son 
attachement  à  madame  la  margrave,  de  son  zèle  pour  le  roi  son 
frère,  et  de  son  amour  pour  la  paix.  Il  engagea  le  cardinal  de 
Tencin,  retiré  alors  à  Lyon,  à  entrer  en  correspondance  avec 
M""^  de  Baireuth  pour  ménager  cette  paix  si  désirable.  Les  lettres 
de  cette  princesse,  et  celles  du  cardinal,  passaient  par  Genève 
dans  un  pays  neutre,  et  par  les  mains  de  M.  de  Voltaire. 

Ce  sera  une  époque  singulière  que  la  résolution  prise  par  le 
roi  de  Prusse,  après  tous  ses  malheurs,  qui  furent  les  suites  de 
la  bataille  de  Kollin,  d'aller  affronter  vers  la  Saxe,  auprès  de 

1.  Ici  était  transcrite  lalettredclapriiiccsse  Wilhelmine,  du  12  scptcmbrcl757, 
qui  est  au  tome  XXXIX,  page  263. 

2.  Voyez  tome  VIII,  page  W'I. 


108  COMMENTAIRE 

Mersbourg,  les  armées  française  et  autrichienne  combinées,  fort 
supérieures  en  nombre,  tandis  que  le  maréchal  de  Richeheu 
n'était  pas  loin  avec  une  armée  victorieuse.  Ce  monarque  avait 
eu  assez  de  présence  d'esprit,  et  fut  assez  maître  de  ses  idées,  au 
milieu  de  ses  infortunes,  pour  écrire  au  marquis  d'Argens  une 
longue  épître  en  vers^  dans  laquelle  il  lui  faisait  part  de  la 
résolution  qu'il  avait  prise  de  mourir  s'il  était  battu,  et  lui  disait 
adieu. 

Nous  avons  cette  pièce,  qui  est  un  monument  sans  exemple, 
écrite  tout  entière  de  sa  main. 

Nous  avons  un  monument  encore  plus  héroïque  de  ce  prince 
philosophe  :  c'est  une  lettre  à  M.  de  Voltaire,  du  9  octobre  1757, 
vingt-cinq  jours  -  avant  sa  victoire  de  Rosbach  : 

«  Je  suis  homme,  il  suffit,  et  né  pour  la  souiïrance; 
Aux  rigueurs  du  destin  j'oppose  ma  constance. 

«  Mais  avec  ces  sentiments,  je  suis  bien  loin  de  condamner 
Caton  et  Othon.  Le  dernier  n'a  eu  de  beau  moment  en  sa  vie 
que  celui  de  sa  mort. 

«  Croyez  que  si  j'étais  Voltaire, 
Et  particulier  comme  lui, 
Me  contentant  du  nécessaire, 
.le  verrais  voltiger  la  fortune  légère, 

Et  m'en  moquerais  aujourd'hui. 


Je  connais  l'ennui  des  grandeurs, 
Le  fardeau  des  devoirs,  le  jargon  des  flatteurs; 

Ces  misères  de  toute  espèce, 

El  ces  détails  de  petitesse. 
Dont  il  faut  s'occuper  dans  le  sein  des  grandeurs. 

Je  méprise  la  vaine  gloire, 

Quoique  poète  et  souverain. 
Quand  du  ciseau  fatal  retranchant  mon  destin, 
Atropos  m'aura  vu  plongé  dans  la  nuit  noire, 

Qu'importe  l'honneur  incertain 
De  vivre  après  ma  mort  au  temple  de  Mémoire? 
Un  instant  de  bonheur  vaut  mille  ans  dans  Thistoin 


1.  Voltaire  en  transcrit  plusieurs  passages  dans  ses  Mémoires. 

2.  La  bataille  de  Rosbach  étant  du  5  novembre  1757  est  antérieure  de27  jours 
à  la  lettre  du  9  octobre,  qui  est  tome  XXXIX,  page  280,  mais  que  l'on  a  répétée 
ici  parce  que  cela  est  nécessité  par  les  premiers  mots  qui  la  suivent. 


HISTORIQUE.  109 

Nos  destins  sont-ils  donc  si  beaux  ? 

Le  doux  plaisir  et  la  mollesse, 

La  vive  et  naïve  allégresse, 
Ont  toujours  fui  des  ^''^nds  la  pompe  et  les  travaux. 

Ainsi  la  fortune  volage 

N'a  jamais  causé  mes  ennuis; 

Soit  qu'elle  me  flatte  ou  m'outraire. 

Je  dormirai  toutes  les  nuits 

En  lui  refusant  mon  hommage. 

Mais  notre  état  fait  notre  loi  ; 

Il  nous  oblige,  il  nous  engage 

A  mesurer  notre  courage 

Sur  ce  qu'exige  notre  emploi. 

Voltaire,  dans  son  ermitage, 

Dans  un  pays  dont  l'héritage 

Est  son  antique  bonne  foi, 
Peut  s'adonner  en  paix  à  la  vertu  du  sage 

Dont  Platon  nous  marqua  la  loi. 

Pour  moi,  menacé  du  naufrage. 

Je  dois,  en  affrontant  l'orage. 

Penser,  vivre,  et  mourir  en  roi.  » 

Rien  n'est  plus  beau  que  ces  derniers  vers;  rien  n'est  plus 
grand.  Corneille  dans  son  beau  temps  ne  les  eût  pas  mieux  faits. 
Et  quand,  après  de  tels  vers,  on  gagne  une  bataille,  le  sublime 
ne  peut  aller  plus  loin. 

Le  cardinal  de  Tencin  continua  toujours,  mais  en  vain,  ses 
négociations  secrètes  pour  la  paix,  comme  on  le  voit  par  ses 
lettres.  Ce  fut  enfin  le  duc  de  Choiseul  qui  entama  ce  grand 
ouvrage  si  nécessaire',  et  le  duc  de  Praslin  qui  l'accomplit; 
service  signalé  qu'ils  rendirent  à  la  France  appauvrie  et  désolée. 

Elle  était  dans  un  état  si  déplorable  que,  pendant  douze  an- 
nées de  paix  qui  suivirent  cette  guerre  funeste,  de  tous  les  mi- 
nistres des  finances  qui  se  succédèrent  rapidement  il  n'y  en  eut 
pas  un  qui,  avec  la  meilleure  volonté,  et  les  travaux  les  plus 
assidus,  pût  parvenir  à  pallier  seulement  les  plaies  de  l'État.  La 
disette  d'argent  était  au  point  qu'un  contrôleur  général  fut  obligé, 
dans  une  nécessité  pressante,  de  saisir  cliez  M.  Magon,  banquier 
du  roi,  tout  l'argent  que  des  citoyens  y  avaient  mis  en  dépôt. 

1.  Il  s'était  formé  une  autre  négociation  à  Paris,  par  l'entremise  du  bailli  de 
Froulai,  autrefois  ambassadeur  de  France  à  Berlin,  et  on  avait  consenti  à  recevoir 
un  envoyé  secret  du  roi  de  Prusse  ;  mais,  sur  les  plaintes  de  la  cour  de  Vienne, 
cet  envoyé  fut  arrêté,  mis  à  la  Bastille,  et  ses  papiers  saisis.  On  prétend  que  ces 
choses-là  sont  permises  en  politique.  (K.) 


ItO  COMMENTAIRE 

On  prit  à  notre  solitaire  deux  cent  mille  francs.  C'était  une  perte 
énorme;  il  s'en  consola  à  la  manière  française,  par  un  madrigal 
qu'il  fit  sur-le-champ  en  apprenant  cette  nouvelle  : 

Au  temps  de  la  grandeur  romaine, 
Horace  disait  à  Mécène  : 
Quand  cesserez-vous  de  dunner? 
Ce  discours  peut  vous  étonner; 
Chez  le  Welche  on  n'est  pas  si  tendre 
Je  dois  dire,  mais  sans  douleur, 
A  monseigneur  le  contrôleur  : 
Quand  cesserez-vous  de  me  prendre  ? 

On  ne  cessa  point,  M.  le  duc  de  Choiseul,  qui  faisait  construire 
alors  un  port  magnifique  à  Versoy,  sur  le  lac  Léman,  qu'on  ap- 
pelle le  lac  de  Genève,  y  ayant  fait  bâtir  une  petite  frégate,  cette 
frégate  fut  saisie  par  des  Savoyards  créanciers  des  entrepre- 
neurs, dans  un  port  de  Savoie  près  du  fameux  Ripaille.  M.  de 
Voltaire  racheta  incontinent  ce  bâtiment  royal  de  ses  propres 
deniers,  et  ne  put  en  être  remboursé  par  le  gouvernement  :  car 
M.  le  duc  de  Choiseul  perdit  en  ce  temps-là  même  tous  ses  em- 
plois, et  se  retira  à  sa  terre  de  Ghanteloup,  regretté  non-seule- 
ment de  tous  ses  amis,  mais  de  toute  la  France,  qui  admirait 
son  caractère  bienfaisant,  la  noblesse  de  son  âme,  et  qui  rendait 
justice  à  son  esprit  supérieur. 

Notre  solitaire  lui  était  tendrement  attaché  par  les  liens  de  la 
reconnaissance.  Il  n'y  a  sorte  de  grâce  que  M.  le  duc  de  Choiseul 
n'eût  accordée  à  sa  recommandation  :  il  avait  fait  un  neveu  de 
M.  de  Voltaire,  nommé  de  La  Houlière,  brigadier  des  armées  du 
roi  ;  pensions,  gratifications,  brevets,  croix  de  Saint-Louis,  avaient 
été  données  dès  qu'elles  avaient  été  demandées. 

Rien  ne  fut  plus  douloureux  pour  un  homme  qui  lui  avait 
tant  de  grandes  obligations,  et  qui  venait  d'établir  une  colonie 
d'artistes  et  de  manufacturiers  sous  ses  auspices.  Déjà  sa  colonie 
travaillait  avec  succès  pour  l'Espagne,  pour  l'Allemagne,  pour 
la  Hollande,  l'Italie.  Il  la  crut  ruinée  ;  mais  elle  se  soutint.  La 
seule  impératrice  de  Russie  acheta  bientôt  après,  dans  le  fort  de 
sa  guerre  contre  les  Turcs,  pour  cinquante  mille  francs  de  mon- 
tres de  Ferney.  On  ne  cesse  de  s'étonner,  quand  on  voit,  dans 
le  même  temps,  cette  souveraine  acheter  pour  un  million  de 
tableaux  tant  en  Hollande  qu'en  France,  et  pour  quelques  mil- 
lions de  pierreries. 


HISTOIUnUE.  ,\\\ 

Elle  avait  fait  un  présent  de  cinquante  mille  livres  à  M.  Di- 
derot, avec  une  grâce  et  une  circonspection  qui  relevaient  bien 
le  prix  de  son  présent.  Elle  avait  offert  à  M.  d'Alembert  de  le 
mettre  à  la  tête  de  l'éducation  de  son  fils  '■,  avec  soixante  mille 
livres  de  rente.  Mais  ni  la  santé,  ni  la  philosophie  de  M.  d'Alem- 
bert ne  lui  avaient  permis  d'accepter  à  Pétersbourg  un  emploi 
égal  à  celui  du  duc  de  Montausier  à  Versailles,  Elle  envoya  M.  le 
prince  de  Koslouski  présenter  de  sa  part,  à  M.  de  Voltaire,  les 
plus  magnifiques  pelisses,  et  une  boîte  tournée  de  sa  main  même, 
ornée  de  son  portrait  et  de  vingt  diamants.  On  croirait  que  c'est 
l'histoire  d'Aboulcassem  dans  les  Mille  et  une  Nuits. 

M.  de  Voltaire  lui  mandait  qu'il  fallait  qu'elle  eût  pris  tout  le 
trésor  de  Moustapha  dans  une  de  ses  victoires;  et  elle  lui  répon- 
dit- «  qu'avec  de  l'ordre  on  est  toujours  riche,  et  qu'elle  ne  man- 
querait, dans  cette  grande  guerre,  ni  d'argent,  ni  de  soldats». 
Elle  a  tenu  parole. 

Cependant  le  fameux  sculpteur  M.  Pigalle  travaillait  dans 
Paris  à  la  statue  du  solitaire  caché  dans  Ferney.  Ce  fut  une 
étrangère  qui  proposa  un  jour,  en  1770,  à  quelques  véritables 
gens  de  lettres  de  lui  faire  cette  galanterie,  pour  le  venger  de 
tons  les  plats  libelles  et  des  calomnies  ridicules  que  le  fanatisme 
el  la  basse  littérature  ne  cessaient  d'accumuler  contre  lui. 
M""^  Necker,  femme  du  résident  de  Genève,  conçut  ce  projet  la 
première.  C'était  une  dame  d'un  esprit  très-cultivé,  et  d'un  carac- 
tère supérieur,  s'il  se  peut,  à  son  esprit.  Cette  idée  fut  saisie 
avidement  par  tous  ceux  qui  venaient  chez  elle,  à  condition 
qu'il  n'y  aurait  que  des  gens  de  lettres  qui  souscriraient  pour 
cette  entreprise  ^ 

Le  roi  de  Prusse,  en  qualité  d'homme  de  lettres,  et  ayant 
assurément  plus  que  personne  droit  à  ce  titre  et  à  celui 
d'homme  de  génie,  écrivit  au  célèbre  M.  d'Alembert,  et  voulut 
être  des  premiers  à  souscrire.  Sa  lettre,  du  28  juillet  1770,  est 
consignée  dans  les  archives  de  l'Académie  : 

«  Le  plus  beau  monument  de  Voltaire  est  celui  qu'il  s'est 
érigé  lui-même  :  ses  ouvrages.  Ils  subsisteront  plus  longtemps 
que  la  basilique  de  Saint-Pierre,  le  Louvre,  et  tous  ces  bâtiments 
que  la  vanité  consacre  à  l'éternité.  On  ne  parlera  plus  franciiis, 

1.  Devenu  empereur  sous  le  nom  de  Paul  P''. 

2.  Voyez,   dans   la   Correspondance,  la   Ictlre  de   Voltaire  à   Catherine,    du 
10  mars  1770. 

3.  iM.  de  Voltaire  était  mal  informé.  U  faut  restituer  aux  gens  de  lettres  fran- 
çais riionneur  d "avoir  rendu  cet  hommage  à  M.  de  Voltaire.  (K.) 


\H%  COMMENTAIRE 

que  Voltaire  sera  encore  traduit  dans  la  langue  qui  lui  aura  suc- 
cédé. Cependant,  rempli  du  plaisir  que  m'ont  fait  ses  produc- 
tions si  variées,  et  chacune  si  parfaite  en  son  genre,  je  ne  pour- 
rais sans  ingratitude  me  refuser  à  la  proposition  que  vous  me 
faites  de  contribuer  au  monument  que  lui  élève  la  reconnaissance 
publique.  Vous  n'avez  qu'à  m'informer  de  ce  qu'on  exige  de  ma 
part,  je  ne  refuserai  rien  pour  cette  statue,  plus  glorieuse  pour 
les  getis  de  lettres  qui  la  lui  consacrent  que  pour  Voltaire  même. 
On  dira  que  dans  ce  xviic'  siècle,  où  tant  de  gens  de  lettres 
se  déchiraient  par  envie,  il  s'en  est  trouvé  d'assez  nobles,  d'assez 
généreux,  pour  rendre  justice  à  un  homme  doué  de  génie  et  de 
talents  supérieurs  à  tous  les  siècles  :  que  nous  avons  mérité  de 
posséder  Voltaire  :  et  la  postérité  la  plus  reculée  nous  enviera 
encore  cet  avantage.  Distinguer  les  hommes  célèbres,  rendre 
justice  au  mérite,  c'est  encourager  les  talents  et  la  vertu  ;  c'est 
la  seule  récompense  des  belles  âmes;  elle  est  bien  due  à  tous  ceux 
qui  cultivent  supérieurement  les  lettres;  elles  nous  procurent 
les  plaisirs  de  l'esprit,  plus  durables  que  ceux  du  corps;  elles 
adoucissent  les  mœurs  les  plus  féroces;  elles  répandent  leur 
charme  sur  tout  le  cours  de  la  vie  ;  elles  rendent  notre  existence 
supportable,  et  la  mort  moins  affreuse.  Continuez  donc,  mes- 
sieurs, de  protéger  et  de  célébrer  ceux  qui  s'y  appliquent,  et  qui 
ont  le  bonheur,  en  France,  dy  réussir  :  ce  sera  ce  que  vous  pour- 
rez faire  de  plus  glorieux  pour  votre  nation,  et  qui  obtiendra 
grâce  du  siècle  futur  pour  quelques  autres  Welches  et  Hérules 
qui  pourraient  flétrir  votre  patrie. 

«  Adieu,  mon  cher  d'Alembert  :  portez-vous  bien,  jusquà  ce 
qu'à  votre  tour  votre  statue  vous  soit  élevée.  Sur  ce,  je  prie  Dieu 
qu'il  vous  ait  en  sa  sainte  et  digne  garde. 

«  Fédéric^   » 

1.  On  a  cru  devoir  placer  ici  les  deux  lettres  suivantes  de  M.  d'Alembert  : 

Lettre  de  M.  cVAlembert  au  roi  de  Prusse. 

«  Sire,  je  supplie  très-humblement  Votre  Majesté  de  pardonner  la  liberté  que 
je  vais  prendre,  à  la  respectueuse  confiance  que  ses  bontés  m'ont  inspirée,  et  qui 
m'encouragent  à  lui  demander  une  nouvelle  grâce. 

«  Une  société  considérable  de  philosophes  et  d'hommes  de  lettres  a  résolu, 
sire,  d'ériger  une  statue  à  M.  de  Voltaire,  comme  à  celui  de  tous  nos  écrivains  à 
qui  la  philosophie  et  les  lettres  sont  le  plus  redevables.  Les  philosophes  et  les 
gens  de  lettres  de  toutes  les  nations  vous  regardent,  sire,  depuis  longtemps 
comme  leur  chef  et  leur  modèle.  Qu'il  serait  flatteur  et  honorable  pour  nous 
qu'en  cette  occasion  Votre  Majesté  voulût  bien  permettre  que  son  auguste  et  res- 
pectable nom  fût  à  la  tête  des  nôtres  1  Elle  donnerait  à  M.  de  Voltaire,  dont  elle 


HISTORIQUE.  113 

Le  roi  de  Prusse  fit  plus.  Il  fit  exécuter  une  statue  de  son  an- 
cien serviteur  dans  sa  belle  manufacture  de  porcelaine,  et  la  lui 


aime  tant  les  ouvrages,  une  marque  éclatante  d'estime  dont  il  serait  infiniment 
touché,  et  qui  lui  rendrait  cher  ce  qui  lui  reste  de  jours  à  vivre.  Elle  ajouterait 
beaucoup  et  à  la  gloire  de  cet  illustre  écrivain,  et  à  celle  de  la  littérature  fran- 
çaise, qui  en  conserverait  une  reconnaissance  éternelle.  Permettez-moi,  sire, 
d'ajouter  que  dans  l'état  de  faiblesse  et  de  maladie  où  m'a  réduit  en  ce  moment 
Texcès  du  travail,  et  qui  ne  me  permet  que  des  vœux  pour  les  lettres,  la  nouvelle 
marque  de  distinction  que  j'ose  vous  demander  en  leur  faveur  serait  pour  moi  la 
plus  douce  consolation.  Elle  augmenterait  encore,  s'il  est  possible,  l'admiration 
dont  je  suis  pénétré  pour  votre  personne,  le  sentiment  profond  que  je  conserverai 
toute  ma  vie  de  vos  bienfaits,  et  la  tendre  vénération  avec  laquelle  je  serai  jus- 
qu'à mon  dernier  soupir,  sire,  de  Votre  Majesté  le  très-humble  et  très-obéissant 
serviteur. 

«  d'Alembert. 
«  A  Paris,  le  15  juillet  1770.'  » 

Réponse  de  M.  cVAIembert  à  la  lettre  du  roi  de  Prusse. 

«  Sire,  je  n'ai  pas  perdu  un  moment  pour  apprendre  à  M.  de  Voltaire  l'honneur 
signalé  que  Votre  Majesté  veut  bien  lui  faire,  et  celui  qu'elle  fait  en  sa  personne 
à  la  littérature  et  à  la  nation  française.  Je  ne  doute  point  qu'il  ne  témoigne  à 
Votre  Majesté  sa  vive  et  éternelle  reconnaissance.  Mais  comment,  sire,  pourrais-je 
vous  exprimer  toute  la  mienne  ?  Comment  pourrais-je  vous  dire  à  quel  point  je 
suis  touché  et  pénétré  de  l'éloge  si  grand  et  si  noble  que  Votre  Majesté  fait  de  la 
philosophie  et  de  ceux  qui  la  cultivent?  Je  prends  la  liberté,  sire,  et  j'ose  espérer 
que  Votre  Majesté  ne  m'en  désavouera  pas,  de  faire  part  de  sa  lettre  à  tous  ceux 
qui  sont  dignes  de  l'entendre  ;  et  je  ne  puis  assez  dire  à  Votre  Majesté  avec  quelle 
admiration,  et,  j'ose  le  dire,  avec  quelle  tendresse  respectueuse,  ils  voient  tant 
de  justice  et  de  bonté  unies  à  tant  de  gloire.  Vous  étiez,  sire,  le  chef  et  le  modèle 
de  tous  ceux  qui  écrivent  et  qui  pensent  ;  vous  êtes  à  présent  pour  eux  (je  rends 
à  Votre  Majesté  leurs  propres  expressions)  l'être  rémunérateur  et  vengeur  :  car 
les  récompenses  accordées  au  génie  sont  le  supplice  de  ceux  qui  le  persécutent. 
Je  voudrais  que  la  lettre  de  Votre  Majesté  pût  être  gravée  au  bas  de  la  statue  : 
elle  serait  bien  plus  flatteuse  que  la  statue  môme  pour  M.  de  Voltaire  et  pour  les 
lettres.  Quant  à  moi,  sire,  à  qui  Votre  Majesté  a  la  bonté  de  parler  aussi  de  sta- 
tue, je  n'ai  pas  l'impertinente  vanité  de  croire  mériter  jamais  un  pareil  monu- 
ment: je  ne  demande  qu'une  pierre  sur  ma  tombe,  avec  ces  mots  :  Le  grand  Fré- 
déric l'honora  de  ses  bienfaits  et  de  ses  bontés. 

«  Votre  Majesté  demande  ce  que  nous  désirons  d'elle  pour  ce  monument?  Un 
écu,  sire,  et  votre  nom,  qu'elle  nous  accorde  d'une  manière  si  digne  et  si  généreuse. 
Les  souscriptions  ne  nous  manquent  pas;  mais  elles  ne  seraient  rien  sans  la 
vôtre,  et  nous  recevrons  avec  reconnaissance  ce  qu'il  plaira  à  Votre  Majesté  do 
donner. 

«  L'Académie  française,  sire,  vient  d'arrêter  d'une  voix  unanime  que  la  lettre 
de  Votre  Majesté  serait  insérée  dans  ses  registres,  comme  un  monument  égale- 
ment honorable  pour  un  de  ses  plus  illustres  membres  et  pour  la  littérature 
française.  Elle  me  charge  de  mettre  aux  pieds  de  Votre  Majesté  son  profond  res 
pect  et  sa  très-humble  reconnaissance. 

«  C'est  avec  les  mêmes  sentiments,  et  avec  la  plus  vivo  admiration,  que  je 
serai  toute  ma  vie,  sire,  etc. 

«  A  Paris,  le  13  août  1770.  »  (K.) 
I.  8 


114  COMMENTAIRE 

envoya  avec  ce  mot  gravé  sur  la  base  :  Immortali,  M.  de  Voltaire 
écrivit  au-dessous  : 

Vous  êtes  généreux  :  vos  bontés  souveraines 
Me  font  de  trop  nobles  présents; 
Vous  me  donnez  sur  mes  vieux  ans 
Une  terre  dans  vos  domaines. 

M.  Pigalle  se  chargea  d'exécuter  la  statue  en  France,  avec  le 
zèle  d'un  artiste  qui  en  immortalisait  un  autre.  Cette  aventure, 
alors  unique,  deviendra  bientôt  commune.  On  érigera  des  statues 
ou  du  moins  des  busles  aux  artistes,  comme  la  mode  est  venue  de 
crier  :  l'auteur!  V auteur  !  dans  le  parterre.  Mais  celui  à  qui  l'on  fai- 
sait cet  honneur  prévoyait  bien  que  ses  ennemis  n'en  seraient 
que  plus  acharnés.  Voici  ce  qu'il  en  écrivit  à  M.  Pigalle,  d'un 
style  peut-être  un  peu  trop  burlesque  : 

Monsieur  Pigal,  votre  statue 

Me  fait  mille  fuis  trop  d'honneur. 

Jean-Jacque  a  dit  avec  candeur 

Que  c'est  à  lui  qu'elle  était  due^ 

Quand  votre  ciseyu  s'évertue 

A  sculpter  votre  serviteur, 

Vous  agacez  l'esprit  railleur 

De  certain  peuple  rimailleur 

Qui  depuis  si  longtemps  me  hue,  etc.  -. 

Il  avait  bien  raison  de  dire  que  cet  honneur  inespéré  qu'on 
lui  faisait  déchaînerait  contre  lui  les  écrivains  du  Pont-Neuf  et  du 
fanatisme.  H  écrivit  à  M.  Thieriot^:  «  Tous  ces  messieurs  méritent 
bien  mieux  des  statues  que  moi,  et  j'avoue  qu'il  en  est  quelques- 
uns  très-dignes  d'être  en  effigie  dans  la  place  publique.  » 

Les  Nonotte,  les  Fréron,  les  Sabatier,  et  consorts,  jetèrent  les 

1.  Jean-Jacques  Rousseau  de  Genève,  dans  une  lettre  à  M.  l'archevêque  de 
Paris,  qu'il  intitule  Jean- Jacques  à  Christophe,  dit  modestement  qu'il  est  devenu 
homme  de  lettres  par  son  mépris  pour  cet  état.  Et  après  avoir  prié  Christophe 
de  lire  son  roman  de  la  Suissesse  Héloïse,  qui,  étant  fille,  accouche  d'un  faux 
germe,  il  conclut,  page  127,  que  tous  les  gouvernements  bien  policés  lui  doivent 
élever  des  statues.  (Xote  de  Voltaire.) 

—  Jean-Jacques  Rousseau  souscrivit  pour  la  statue  de  M.  de  Voltaire.  (K.) 

2.  Voltaire  a  depuis  corrigé  cette  épître,  et  c'est  avec  les  nouvelles  corrections 
qu'on  la  trouve  dans  les  Epîtres,  tome  X. 

3.  La  lettre  à  Thieriot  où  étaient  les  mots  rapportés  par  Voltaire  ne  m'est  pas 
connue.  (B.) 


IIISTOUIQUE.  113 

hauts  cris.  Celui  qui  le  persécutait  avec  le  plus  de  cruauté  et 
d'absurdité  était  un  montagnard  étranger ^  plus  propre  à  ramo- 
ner des  clieminées  qu'à  diriger  des  consciences.  Cet  homme, 
qui  était  très-familier,  écrivit  cordialement  au  roi  de  France,  de 
couronne  à  couronne  :  il  le  pria  de  lui  faire  lephdsir  de  chasser 
un  vieillard  de  soixante  et  quinze  ans,  et  très-malade,  de  la  propre 
maison  qu'il  avait  fait  bâtir,  des  champs  qu'il  avait  fait  défricher, 
et  de  l'arracher  à  cent  familles  qui  ne  subsistaient  que  par  lui. 
Le  roi  trouva  la  proposition  très-malhonnête  et  peu  clirétienne, 
et  le  fit  dire  au  capelau. 

Le  solitaire  de  Ferney  étant  malade,  et  n'ayant  rien  à  faire, 
ne  voulut  se  venger  de  cette  petite  manœuvre  que  par  le  plaisir 
de  se  faire  donner  l'extrême-onction  par  exploit,  selon  l'usage 
qui  se  pratiquait  alors.  Il  se  comporta  comme  ceux  qu'on  appe- 
lait jansénistes  à  Paris  :  il  fit  signifier  par  un  huissier  à  son  curé, 
nommé  Gros  (bon  ivrogne  qui  s'est  tué  depuis  à  force  de  boire), 
que  ledit  curé  eût  à  le  venir  oindre  dans  sa  chamijre  au  premier 
avril  sans  faute.  Le  curé  vint,  et  lui  remontra  qu'il  fallait  d'al)ord 
commencer  par  la  communion,  et  qu'ensuite  il  lui  donnerait 
tant  de  saintes  huiles  qu'il  voudrait.  Le  malade  accepta  la  pro- 
position ;  il  se  fit  apporter  la  communion  dans  sa  chambre  le 
premier  avril  ;  et  là,  en  présence  de  témoins,  il  déclara  par- 
devant  notaire  qu'il  panlonnait  à  son  calomniateur,  qui  avait  tenté 
de  le  perdre',  cl  qui  n'avait  pu  y  réussir.  Le  procès-verbal  en  fut 
dressé. 

Il  dit  après  cette  cérémonie  :  «  J'ai  eu  la  satisfaction  de  mourir 
comme  Guzmandans  Alzire,  et  je  m'en  porte  mieux.  Les  plaisants 
de  Paris  croiront  que  c'est  un  poisson  d'avril.  » 

L'ennemi,  un  peu  étonné  de  celte  aventure,  ne  se  piqua  pas 
de  l'imiter  :  il  ne  pardonna  point,  et  n'y  sut  autre  chose  que 
faire  supposer  une  déclaration  du  malade  toute  différente  de 
celle  qui  étail  authentiques  faite  par-devant  notaire,  signée  du 
testateur  et  des  témoins,  dûment  légalisée  et  contrôlée.  Deux 
faussaires  rédigèrent  donc,  quinze  jours  après,  une  contre-pro- 
fession de  foi  en  patois  savoyard  ;  mais  on  n'osa  pas  supposer  le 
seing  de  celui  auquel  on  avait  eu  la  bêtise  de  l'attribuer.  Voici 
la  lettre  que  M.  de  Voltaire  écrivit  sur  ce  sujet  : 


1.  Blort,  évêque  d'Annecy.  (K.) 

2.  Wagnièrc,  dans  ses  Addilions  au  Commentaire  historique,  a  transcrit, 
page  75,  la  Déclaration  authentique,  et,  page  83,  la  Profession  de  foi  supposée. 
Wagnière  donne  à  cette  occasion  quelques  détails  [)iquant3.  (11.) 


116  COMMENTAIRE 

«  Je  ne  sais  point  mauvais  gré  à  ceux  qui  m'ont  fait  parler 
saintement  dans  un  style  si  barbare  et  si  impertinent.  Ils  ont  pu 
mal  exprimer  mes  sentiments  véritables,  ils  ont  pu  redire  dans 
leur  jargon  ce  que  j'ai  publié  si  souvent  en  français;  ils  n'en  ont 
pas  moins  exprimé  la  substance  de  mes  opinions.  Je  suis  d'accord 
avec  eux  :  je  m'unis  à  leur  foi  ;  mon  zèle  éclairé  seconde  leur  zèle 
ignorant;  je  me  recommande  à  leurs  prières  savoyardes.  Je 
supplie  humblement  les  pieux  faussaires  qui  ont  fait  rédiger 
l'acte  du  15  avril  de  vouloir  bien  considérer  qu'il  ne  faut  jamais 
faire  d'actes  faux  en  faveur  de  la  vérité.  Plus  la  religion  catho- 
lique est  vraie  (comme  tout  le  monde  le  sait),  moins  on  doit 
mentir  pour  elle.  Ces  petites  libertés  trop  communes  autorise- 
raient d'autres  impostures  plus  funestes  :  bientôt  on  se  croirait 
permis  de  fabriquer  de  faux  testaments,  de  fausses  donations,  de 
fausses  accusations,  pour  la  gloire  de  Dieu.  De  plus  horribles 
falsifications  ont  été  employées  autrefois. 

«  Quelques-uns  de  ces  prétendus  témoins  ont  avoué  qu'ils 
avaient  été  subornés,  mais  qu'ils  avaient  cru  bien  faire.  Ils  ont 
signé  qu'ils  n'avaient  menti  qu'à  bonne  intention. 

«  Tout  cela  s'est  opéré  charitablement,  sans  doute  à  l'exemple 
des  rétractations  imputées  à  MM.  de  Montesquieu,  de  La  Chalo- 
tais,  de  Monclar,  et  de  tant  d'autres.  Ces  fraudes  pieuses  sont  à 
la  mode  depuis  environ  seize  cents  ans.  Mais  quand  cette  bonne 
œuvre  va  jusqu'au  crime  de  faux,  on  risque  beaucoup  dans  ce 
monde,  en  attendant  le  royaume  des  cieux.  » 

Notre  solitaire  continua  donc  gaiement  à  faire  un  peu  de  bien 
quand  il  le  pouvait,  en  se  moquant  de  ceux  qui  faisaient  triste- 
ment du  mal,  et  en  fortifiant,  souvent  par  des  plaisanteries,  les 
vérités  les  plus  sérieuses. 

Il  avoua  qu'il  avait  poussé  trop  loin  cette  raillerie  contre 
quelques-uns  de  ses  ennemis.  «  J'ai  tort,  dit-il  dans  une  de  ses 
lettres  ;  mais  ces  messieurs  m'ayant  attaqué  pendant  quarante 
ans,  la  patience  m'a  échappé  dix  ans  de  suite.  » 

La  révolution  faite  dans  tous  les  parlements  du  roj'aurae,  en 
1771,  devait  l'embarrasser.  Il  avait  deux  neveux,  dont  l'un^  en- 
trait au  parlement  de  Paris,  tandis  que  l'autre^  en  sortait  ;  tous 
deux  d'un  mérite  distingué,  et  d'une  probité  incorruptible,  mais 
engagés  l'un  et  l'autre  dans  des  partis  opposés.  Il  ne  cessa  de  les 
aimer  également  tous  deux,  et  d'avoir  pour  eux  les  mêmes  at- 

1.  L'abbé  Mignot. 

2.  D'Hornoy. 


HISTORIQUE.  117 

tentions.  Mais  il  se  déclara  hautement  pour  l'abolissement  de  la 
vénalité,  contre  laquelle  nous  avons  déjà  cité^  les  paroles  éner- 
giques du  marquis  d'Argenson.  Le  projet  de  rendre  la  justice 
gratuitement,  comme  saint  Louis,  lui  paraissait  admirable.  Il 
écrivit  surtout  en  faveur  des  malheureux  plaideurs  qui  étaient 
depuis  quatre  siècles  obligés  de  courir  à  cent  cinquante  lieues 
de  leurs  chaumières  pour  achever  do  se  ruiner  dans  la  capitale, 
soit  en  perdant  leur  procès,  soit  même  en  le  gagnant.  Il  avait 
toujours  manifesté  ces  sentiments  dans  plusieurs  de  ses 
écrits  :  il  fut  fidèle  à  ses  principes  sans  faire  sa  cour  à  per- 
sonne. 

Il  avait  alors  soixante  et  dix-huit  ans;  et  cependant  en  une 
année  il  refit  la  Sophonisbe-  de  Mairet  tout  entière,  et  composa  la 
tragédie  des  Lois  de  Mlnos  ^.  Il  ne  regardait  pas  ces  ouvrages,  faits 
à  la  hâte  pour  le  théâtre  de  son  château,  comme  de  bonnes  pièces. 
Les  connaisseurs  ne  dirent  pas  beaucoup  de  mal  des  Lois  de 
Minos.  Mais  il  faut  avouer  que  les  ouvrages  dramatiques  qui  n'ont 
pas  paru  sur  la  scène,  et  ceux  qui  n'en  sont  pas  restés  longtemps 
en  possession,  ne  servent  qu'à  grossir  inutilement  la  foule  des 
brochures  dont  l'Europe  est  surchargée,  de  même  que  les  ta-  y> 
bleaux  et  les  estampes  qui  n'entrent  point  dans  les  cabinets  des 
amateurs  restent  comme  s'ils  n'étaient  pas. 

L'an  177/j,il  eut  uneoccasion  singulière*  d'employer  le  même 
empressement  qu'il  avait  eu  le  bonheur  de  signaler  dans  les 
funestes  aventures  des  Calas  et  des  Sirven. 

U  apprit  qu'il  y  avait  à  Vesel,  dans  les  troupes  du  roi  de 
Prusse,  un  jeune  gentilhomme  français  d'un  mérite  modeste  et 
d'une  sagesse  rare.  Ce  jeune  homme  n'était  que  simple  volon- 
taire. C'était  le  même  qui  avait  été  condamné  dans  Abbeville  au 
supplice  des  parricides  avec  le  chevalier  de  La  Barre,  pour  ne 
s'être  pas  mis  à  genoux,  pendant  la  pluie,  devant  une  procession 
de  capucins,  laquelle  avait  passé  à  cinquante  ou  soixante  pas 
d'eux. 

On  avait  ajouté  à  cette  charge  celle  d'avoir  chanté  une  clian- 
son  grivoise  de  corps  de  garde,  faite  depuis  environ  cent  ans,  et 
d'avoir  récité  YOde  à  Priape  de  Piron.  Cette  ode  de  Piron  était 
une  débauche  d'esprit  et  de  jeunesse,  dont  l'emportement  fut 


1.  Page  89. 

2.  Voyez  tome  VII,  page  29. 

3.  Voyez  tome  VII,  page  103. 

■i.  Voyez,  tome  XXIX,  page  37;j,  le  Cri  du  sang  innorcnt. 


118  COMMENTAIRE 

jugé  si  pardonnable  par  le  roi  de  France  Louis  XV,  qu'ayant  su 
que  l'auteur  était  très-pauvre,  il  le  gratifia  d'une  pension  sur  sa 
cassette.  Ainsi  celai  qui  avait  fait  la  pièce  fut  récompensé  par  un 
bon  roi,  et  ceux  qui  l'avaient  récitée  furent  condamnés  par  des 
barbares  de  village  au  plus  épouvantable  supplice. 

Trois  juges  d'Abbeville  avaient  conduit  la  procédure:  leur 
sentence  portait  que  le  chevalier  de  La  Barre,  et  son  jeune  ami, 
dont  je  parle,  seraient  appliqués  à  la  torture  ordinaire  et  extra- 
ordinaire; qu'on  leur  couperait  le  poing,  qu'on  leur  arracherait 
la  langue  avec  des  tenailles,  et  qu'on  les  jetterait  vivants  dans  les 
flammes. 

Des  trois  juges  qui  rendirent  cette  sentence  deux  étaient 
absolument  incompétents  :  l'un,  parce  qu'il  était  l'ennemi  déclaré 
des  parents  de  ces  jeunes  gens  ;  l'autre,  parce  que  s'étant  fait 
autrefois  recevoir  avocat,  il  avait  depuis  acheté  et  exercé  un 
emploi  de  procureur  dans  Abbeville  ;  que  son  principal  métier 
était  celui  de  marchand  de  bœufs  et  de  cochons  ;  qu'il  y  avait 
contre  lui  des  sentences  des  consuls  de  la  ville  d'Abbeville,  et 
que  depuis  il  fut  déclaré  par  la  cour  des  aides  incapable  d'exercer 
aucune  charge  municipale  dans  le  royaume. 

Le  troisième  juge,  intimidé  par  les  deux  autres,  eut  la  fai- 
blesse de  signer,  et  en  eut  ensuite  des  remords  aussi  cuisants 
qu'inutiles. 

Le  chevalier  de  La  Barre  fut  exécuté,  à  l'étonnement  de  toute 
l'Europe,  qui  en  frissonne  encore  d'horreur  i.  Son  ami  fut  con- 
damné par  contumace,  ayant  toujours  été  dans  le  pays  étranger 
avant  le  commencement  du  procès. 

Ce  jugement  si  exécrable  et  en  même  temps  si  absurde,  qui 
a  fait  un  tort  éternel  à  la  nation  française,  était  bien  plus  con- 
damnable que  celui  qui  fit  roaor  l'innocent  Calas  :  car  les  juges 
de  Calas  ne  firent  d'a;:;re  faute  que  celle  de  se  tromper,  et  le 
crime  des  juges  d'Abbeville  fut  d'être  barbares  en  ne  se  trompant 
pas.  Ils  condamnèrent  deux  enfants  innocents  à  une  mort  aussi 
cruelle  que  celle  de  Bavaillac  et  de  Damiens,  pour  une  légèreté 
qui  ne  méritait  pas  huit  jours  de  prison.  L'on  peut  dire  que 
depuis  la  Saint-Barthélémy  il  ne  s'était  rien  passé  de  plus  affreux. 
Il  est  triste  de  rapporter  cet  exemple  d'une  férocité  brutale, 
qu'on  ne  trouverait  pas  chez  les  peuples  les  plus  sauvages;  mais 
la  vérité  nous  y  oblige.  On  doit  surtout  remarquer  que  c'est  dans 


1.  Voyez,  tome  XXV,  page  501,  la  Relation  de  la  mort  du  chevalier  de  La 
Barre. 


HISTORIQUE.  119 

les  temps  du  plus  grand  luxe,  sous  l'empire  de  la  mollesse  et  de 
la  dissolution  la  plus  efifrénée,  que  ces  horreurs  ont  été  commises 
par  piété. 

M.  de  Voltaire  ayant  donc  su  qu'un  de  ces  jeunes  gens,  vic- 
time du  plus  détestable  fanatisme  qui  ait  jamais  souillé  la  terre, 
était  dans  un  régiment  du  roi  de  Prusse,  en  donna  avis  à  ce 
monarque,  qui  sur-le-champ  eut  la  générosité  de  le  faire  officier. 
Le  roi  de  Prusse  s'informa  plus  particulièrement  de  la  conduite 
du  jeune  gentilhomme  :  il  sut  qu'il  avait  appris  sans  maître  l'art 
du  génie  et  du  dessin;  il  sut  combien  il  était  sage,  réservé,  ver- 
tueux ;  combien  sa  conduite  condamnait  ses  prétendus  juges 
d'Abbeville.  Il  daigna  l'appeler  auprès  de  sa  personne,  lui  donna 
une  compagnie,  le  créa  son  ingénieur,  l'honora  d'une  pension, 
et  répara  ainsi,  par  la  bienfaisance,  le  crime  de  la  barbarie  et 
de  la  sottise.  Il  écrivit  à  M.  de  Voltaire,  dans  les  termes  les  phis 
touchants,  tout  ce  qu'il  daignait  faire  pour  ce  militaire  aussi 
estimable  qu'infortuné.  Nous  avons  été  tous  témoins  de  cette 
aventure  si  horriblement  déshonorante  pour  la  France,  et  si 
glorieuse  pour  un  roi  philosophe.  Ce  grand  exemple  instruira 
les  hommes,  mais  les  corrigera-t-il  ? 

Immédiatement  après,  notre  vieillard  réchauffa  les  glaces  de 
son  âge  pour  profiter  des  vues  patriotiques  d'un  nouveau 
ministre  S  qui,  le  premier  en  France,  débuta  par  être  le  père  du 
peuple.  La  patrie  que  M.  de  Voltaire  s'était  choisie  dans  le  pays 
de  Gex  est  une  langue  de  terre  de  cinq  à  six  lieues  sur  deux, 
entre  le  mont  Jura,  le  lac  de  Genève,  les  Alpes,  et  la  Suisse.  Ce 
pays  était  infesté  par  environ  quatre-vingts  sbires  des  aides  et 
gabelles,  qui  abusaient  de  la  dignité  de  leur  bandoulière  pour 
vexer  horriblement  le  peuple  à  l'insu  de  leurs  maîtres.  Le  pays 
était  dans  la  plus  effroyable  misère.  Il  fut  assez  heureux  pour 
obtenir  du  bienfaisant  ministre  un  traité  par  lequel  cette  solitude 
(je  n'ose  pas  dire  province)  fut  délivrée  de  toute  vexation  :  elle 
devint  libre  et  heureuse.  «  Je  devrais  mourir  après  cela,  dit-il, 
car  je  ne  puis  monter  plus  haut.  » 

Il  ne  mourut  pourtant  pas  cette  fois-là  ;  mais  son  noble 
émule,  son  illustre  adversaire,  Catherin  Fréron,  mourut-.  Une 
chose  assez  plaisante  à  mon  gré,  c'est  que  M.  de  Voltaire  reçut 
de  Paris  une  invitation  de  se  trouvera  l'enterrement  de  ce  pauvre 
diable.  Une  femme,  qui  était  apparemment  de  la  famille,  lui 

1.  Turfe'ot. 

2.  10  mars  1770. 


no  COMMENTAIRE 

écrivit  une  lettre  anonyme  que  j'ai  entre  les  mains  ;elle  lui  pro- 
posait très-sérieusement  de  marier  la  fille  de  Fréron,  puisqu'il 
avait  marié  la  descendante  de  Corneille.  Elle  l'en  conjurait  avec 
beaucoup  d'instance  ;  et  elle  lui  indiquait  le  curé  de  la  Made- 
leine à  Paris,  auquel  il  devait  s'adresser  pour  cette  affaire. 
M.  de  Voltaire  me  dit  :  «  Si  Fréron  a  fait  le  Cid,  Cinna  et  Polyeucte, 
je  marierai  sa  fille  sans  difficulté.  » 

11  ne  recevait  pas  toujours  des  lettres  anonymes.  Un  M.  Clé- 
ment lui  en  adressait  plusieurs  au  bas  desquelles  il  mettait  son 
nom  '.  Ce  Clément,  maître  de  quartier  dans  un  collège  de  Dijon, 
et  qui  se  donnait  pour  maître  dans  l'art  de  raisonner  et  dans  l'art 
d'écrire,  était  venu  à  Paris  vivre  d'un  métier  qu'on  peut  faire 
sans  apprentissage.  Il  se  fit  folliculaire.  M.  l'abbé  de  Voisenon 
écrivit  :  Zoïle  genuit  Mœvium ,  Mxvius  genuit  Guyo'-Besfontaims, 
Guyot  aulem  genuit  Fréron,  Fréron  autem  genuit  Clément  ;  et  voilà 
comme  on  dégénère  dans  les  grandes  maisons.  Ce  M.  Clément 
avait  attaqué  le  marquis  de  Saint-Lambert,  M,  Delille,  et  plu- 
sieurs autres  membres  de  l'Académie,  avec  une  véhémence  que 
n'ont  pas  les  plaideurs  les  plus  acharnés  quand  il  s'agit  de 
toute  leur  fortune.  De  quoi  s'agissait-il?  De  quelques  vers.  Cela 
ressemble  au  docteur  de  Molière,  qui  écume  de  colère  de  ce  qu'on 
a  dit  forme  de  chapeau,  et  non  pas  figure  de  chapeau.  Voici  ce 
que  M.  de  Voltaire  en  écrivit  à  M.  l'abbé  de  Voisenon  -: 


Il  est  bien  vrai  que  l'on  m'annonce 

Les  lettres  de  maître  Clément. 

Il  a  beau  m'écrire  souvent, 

Il  n'obtiendra  point  de  réponse. 

Je  ne  serai  pas  assez  sot 

Pour  m'embarquer  dans  ces  querelles. 

Si  c'eût  été  Clément  Marot, 

Il  aurait  eu  de  mes  nouvelles. 


((  Mais  pour  M.  Clément  tout  court,  qui,  dans  un  volume  beau- 
coup plus  gros  que  la  Henriade  ^,  me  prouve  que  la  Henriade  ne 


i.  Voyez  quatre  lettres  de  Clément,  dans  la  Correspondance. 

2.  Le  passage  rapporté  ici  est  tout  ce  qui  reste  de  cette  lettre  de  Voltaire  à 
Voisenon. 

3.  Clément  publia,  en  1773,  une  Première  lettre  à  M.  de  Voltaire,  qui  fut  sui- 
vie de  huit  autres  sous  le  titre  de  Seconde,  Troisième,  etc.  C'est  dans  les  septième 
et  liuitième,  qui  ont  plus  de  550  pages,  qu'il  critique  la  Henriade. 


HISTORIQUE.  421 

vaut  pas  grand'cliose  ;  hélas  !  il  y  a  soixante  ans  que  je  le  savais 
comme  lui.  J'avais  débuté  à  vingt  ans  par  le  second  chant  de  la 
Henriade.  J'étais  alors  tel  qu'est  aujourd'hui  M.  Clément,  je  ne 
savais  de  quoi  il  était  question.  Au  lieu  de  faire  un  gros  livre 
contre  moi,  que  ne  fait-il  une  Henriade  meilleure?  Cela  est  si 
aisé  !  » 

Il  y  a  des  sortes  d'esprits  qui,  ayant  contracté  l'habitude 
d'écrire,  ne  peuvent  y  renoncer  dans  la  plus  extrême  vieillesse  : 
tels  furent  Huet  et  Fontenelle.  Notre  auteur,  quoique  accablé 
d'années  et  de  maladies,  travailla  toujours  gaiement.  VÉpître  à 
Boileau^,  VÈpître  à  Horace'^,  la  Tactique^,  le  Dialogue  de  Pégase  et  du 
Vieillard'',  Jean  qui  pleure  et  quirit^,  et  plusieurs  petites  pièces 
dans  ce  goût,  furent  écrites  à  quatre-vingt-deux  ans.  Il  fit  aussi 
les  Questions  sur  l'Encyclopédie^.  On  faisait  plusieurs  éditions  à  la 
fois  de  chaque  volume  à  mesure  qu'il  en  paraissait  un.  Ils  sont 
tous  imprimes  assez  incorrectement. 

Il  y  a  sur  l'article  31cssic  un  fait  assez  étrange,  et  qui  montre 
que  les  yeux  de  l'envie  ne  sont  pas  toujours  clairvoyants.  Cet 
article  3Iessie\  déjà  imprimé  dans  la  grande  Encyclopédie  ûeV'àris, 
est  de  M.  Polier  de  Bottens,  premier  pasteur  de  l'Église  de  Lau- 
sanne, homme  aussi  respectable  par  sa  vertu  que  par  son  érudi- 
tion. L'article  est  sage,  profond,  instructif.  Nous  en  possédons 
l'original,  écrit  de  la  propre  main  de  l'auteur.  On  crut  qu'il  était 
de  M.  de  Voltaire,  et  on  y  trouva  cent  erreurs.  Des  qu'on  sut  qu'il 
était  d'un  prêtre,  l'ouvrage  fut  très-chrétien. 

Parmi  ceux  qui  tombèrent  dans  ce  piège,  il  faut  daigner 
compter  l'ex-jésuite  Nonotte.  C'est  ce  même  homme  qui  s'avisa 
de  nier  qu'il  y  eût  dans  le  Dauphiné  une  petite  ville  de  Livron  ^ 
assiégée  par  l'ordre  de  Henri  III  ;  qui  ne  savait  pas  que  des  rois 
de  la  première  race  avaient  eu  plusieurs  femmes  à  la  fois^  ;  qui 
ignorait  qu'Eucherius  était  le  premier  auteur  de  la  fable  de  la 
légion  thébaine^o.  C'estluiqui  écrivit  deux  volumes  contre  l'^'ssai 
sur  les  Mœurs  et  l'Esprit  des  naiions,et  qui  se  méprit  à  chaque  page 

4.  Voj'ez  tome  X. 

2.  Voyez  ibid. 

3.  Voyez  tome  X,  pag-e  187. 

4.  Voyez    ibid.,  page  195. 

.5-  Voyez  tome  IX,  page  55G. 

6.  Les  Questions  sur  l' lincyclopêdie  parurent  de  1770  à  177'J. 

7.  Voyez  tome  XX,  pag-e  02. 

8.  Voyez  tome  XXVII,  page  402. 

9    Voyez  tome  XIX,  page  100;  XXIV,  489;  XXVI,  1  Vt. 
10.  Voyez  tome  XXIV,  page  487  ;  XXVI,  142. 


122  COMMENTAIRE 

de  ces  deux  volumes.  Son  livre  se  vendit,  parce  qu'il  attaquait  un 
homme  connu. 

Le  fanatisme  de  ce  Nonotte  était  si  parfait  que,  dans  je  ne 
sais  quel  dictionnaire  philosophique  religieux  ^  ou  antiphiloso- 
phiqiie,  il  assure,  à  l'article  Miracle,  qu'une  hostie,  percée  à  coups 
de  canif  dans  la  ville  de  Dijon,  répandit  vingt  palettes  de  sang  ; 
et  qu'une  autre  hostie,  ayant  été  jetée  au  feu  dans  Dole,  s'en  alla 
voltigeant  sur  l'autel.  Frère  Nonotte,  pour  démontrer  la  vérité  de 
ces  deux  faits,  cite  deux  vers  latins  d'un  président  Boisvin,  Franc- 
Comtois  : 

Impie,  quid  dubitas  hominemque  Deumque  fateri  ? 
Se  probat  esse  hominem  sanguine,  et  igné  Deum. 

Ce  qui  signifie,  en  réduisant  ces  deux  vers  impertinents  à  un 
sens  clair  :  «  Impie,  pourquoi  hésites-tu  à  confesser  un  homme 
Dieu?  Il  prouve  qu'il  est  homme  par  le  sang,  et  Dieu  par  les 
flammes.  » 

On  ne  peut  mieux  prouver  :  et  c'est  sur  cette  preuve  que 
Nonotte  s'extasie,  en  disant:  «  Telle  est  la  manière  dont  on  doit 
procéder  pour  régler  sa  créance  sur  les  miracles.  » 

Mais  ce  bon  Nonotte,  en  réglant  sa  créance  sur  des  injures 
de  théologien  et  sur  des  raisonnements  de  petites-mai.sons,  ne 
savait  pasquil  y  a  plus  de  soixante  villes  en  Europe  où  le  peuple 
prétend  qu'autrefois  les  juifs  donnèrent  des  coups  de  couteau  à 
des  hosties  qui  répandirent  du  sang:  il  ne  sait  pas  qu'on  fait 
encore  aujourd'hui  commémoration  à  Bruxelles  d'une  pareille 
aventure  ;  et  j'y  ai  entendu,  il  y  a  quarante  ans,  cette  belle 
chanson  : 

Gaudissons-nou?,  bons  chrétien?,  au  supplice 
Du  vilain  juif  appelé  Jonathan, 
Qui  sur  l'autel  a,  par  grande  malice, 
Assassiné  le  Irès-saint  sacrement. 

Il  ne  connaît  pas  le  miracle  de  la  rue  aux  Ours  à  Paris,  où  le 
peuple  brûle  tous  les  ans  la  figure  d'un  Suisse  ou  d'un  Franc- 
Comtois  qui  assassina  la  sainte  Vierge  et  l'enfant  Jésus  au  bout 
de  la  rue  ;  et  le  miracle  des  Carmes  nommés  Billettes  S  et  cent 


1.  Dictionnaire  philosophique  de  la  religion,  1772,  quatre  volumes  in-12. 
L'abbé  Chaudon  est  le  principal  auteur  du  Dictionnaire  antiphilosophique.,  1767, 
in-8°. 

2.  Ce  miracle  est  de  1290,  sous  Philippe  IV  ou  le  Bel  ;  voyez  VHistoire  de 
Paris,  par  J.-A.  Dulaure,  seconde  édition,  tome  III,  page  64. 


HISTORIQUE.  123 

autres  miracles  daus  ce  goût,  célébrés  par  la  lie  du  peuple,  et 
mis  en  évidence  par  la  lie  des  écrivains,  qui  veulent  qu'on  croie 
à  ces  fadaises  comme  au  miracle  des  noces  de  Cana  et  à  celui 
des  cinq  pains. 

Tous  ces  pères  de  l'Église,  les  uns  en  sortant  de  Bicêtre,  les 
autres  en  sortant  du  cabaret,  quelques-uns  en  lui  demandant 
l'aumône,  lui  envoyaient  continuellement  des  libelles  et  des 
lettres  anonymes;  il  les  jetait  au  feu  sans  les  lire.  C'est  en  réflé- 
chissant sur  rinfcâme  et  déplorable  métier  de  ces  malheureux 
soi-disant  gens  de  lettres  qu'il  avnit  composé  la  petite  pièce  de 
vers  intitulée  le  Pauvre  Diable,  dans  laquelle  il  fait  voir  évi- 
demment qu'il  vaut  mille  fois  mieux  être  laquais  ou  portier  dans 
une  bonne  maison* que  de  traîner  dans  les  rues,  dans  un  café, 
et  dans  un  galetas,  une  vie  indigente  qu'on  soutient  à  peine,  en 
vendant  à  des  libraires  des  libelles  où  l'on  juge  les  rois,  où  l'on 
outrage  les  femmes,  où  l'on  gouverne  les  Étals,  et  où  l'on  dit  à 
son  prochain  des  injures  sans  esprit. 

Dans  les  derniers  temps  il  avait  une  profonde  indifférence 
pour  ses  propres  ouvrages,  dont  il  fit  toujours  peu  de  cas,  et 
dont  il  ne  parlait  jamais.  On  les  réimprimait  continuellement 
sans  même  l'en  instruire.  Une  édition  de  la  Henriade,  ou  des 
tragédies,  ou  de  l'histoire,  ou  de  ses  pièces  fugitives,  était-elle 
sur  le  point  d'être  épuisée,  une  autre  édition  lui  succédait  sur- 
le-champ.  Il  écrivait  souvent  aux  libraires  :  «  N'imprimez  pas 
tant  de  volumes  de  moi  ;  on  ne  va  point  à  la  postérité  avec  un  si 
gros  bagage  ^  »  On  ne  l'écoutait  pas  :  on  le  réimprimait  à  la 
hâte  ;  on  ne  le  consultait  point;  et,  ce  qui  est  presque  incroyable 
et  très-vrai,  c'est  qu'on  fit  à  Genève  une  magnifique  édition 
'm-k°  dont  il  ne  vit  jamais  une  seule  feuille,  et  dans  laquelle  on 
inséra  plusieurs  ouvrages  qui  ne  sont  pas  de  lui,  et  dont  les 
auteurs  sont  connus.  C'est  ù  propos  de  toutes  ces  éditions  qu'il 
disait  et  qu'il  écrivait  à  ses  amis  :  <(  Je  me  regarde  comme  un 
homme  mort  dont  on  vend  les  meubles-.  » 

1.  Voltaire  avait  dit,  en  1773,  dans  son  Dialogue  de  Pégase  et  du  Vieillard  : 

On  ne  va  point,  mon  fils,  fùt-on  sur  toi  monté, 
Avec  ce  gros  bagage  à  la  postérité. 

2.  Cette  édition  in-i"  pèche  par  le  désordre  qui  défigure  plusieurs  tomes,  par 
le  ridicule  de  faire  suivre  une  pièce  composée  en  1770  par  une  faite  en  1720,  par 
la  profusion  de  cent  petits  ouvrages  de  société  qui  ne  sont  pas  de  l'auteur,  et  qui 
sont  indignes  du  public;  enfin  par  beaucoup  de  fautes  typographiques.  Cependant 
elle  peut  être  recherchée  pour  la  beauté  du  papier,  du  caractère  et  des  estampes. 
{ISote  de   Voltaire.)  —  Cette    note,   conservée   dans  le  tome  XXX  de  l'édition 


i24  COMMENTAIRE 

Le  premier  magistrat  et  le  premier  pastear  évangélique  de 
Lausanne  ayant  établi  une  imprimerie  dans  cette  ville,  on  y  fit, 
sous  le  nom  de  Londres,  une  édition  appelée  complète.  Les  édi- 
teurs y  ont  inséré  plus  de  cent  petites  pièces  en  prose  et  en  vers 
qui  ne  peuvent  être  ni  de  lui,  ni  d'un  homme  de  goût,  ni  d'un 
homme  du  monde,  telles  que  celle-ci,  qui  se  trouve  dans  les 
opuscules  de  l'ahhé  de  Grécourt  ^  : 

Belle  maman,  soyez  l'arbitre 
Si  la  fièvre  n'est  pas  un  titre 
Suffisant  pour  me  disculper. 
Je  suis  au  lit  comme  un  bélître, 
Et  c'est  à  force  de  lamper  ; 
Mais  j'espère  d'en  réchapper,        * 
Piiisqu'en  recevant  cette  épitre 
L'Amour  me  dresse  mon  pupitre. 

Telle  est  une  apothéose  de  W^-^  Lecouvreur,  faite  par  un  pré- 
cepteur nommé  Bonneval  : 

Quel  contraste  frappe  mes  yeux  ! 
Melporaène  ici  désolée 
Élève,  avec  l'aveu  des  dieux, 
Un  magnifique  mausolée. 

Telle  est  cette  pièce  misérable  : 

Adieu,  ma  pauvre  tabatière, 
Adieu,  doux  fruit  de  mes  écus. 

Telle  est  cette  autre,  intitulée  le  Loup  moraliste. 
Telle  est  je  ne  sais  quelle  ode,  qui  semble  être  d'un  cocher  de 
■  Vertamon  devenu  capucin,  intitulée  le  vrai  Dieu. 

Ces  bêtises  étaient  soigneusement  recueillies  dans  l'édition 
complète,  d'après  les  livres  nouveaux  de  M""^  Oudot-,  les  Alma- 
nachs  des  Muses,  le  Portefeuille  retrouvé  ^  et  les  autres  ouvrages 


in-4°,  et  que  je  rétablis  d'après  l'édition  originale,  avait  été  omise  dans  les  édi- 
tions de  Kehl  et  dans  beaucoup  d'autres.  (B.) 

1.  Les  pièces  que  Voltaire  désavoue  ici  avaient  été  déjà  désavouées  par  lui.  en 
1773,  dans   une  des  notes  de  son  Dialogue  de  Pégase  et  du   Vieillard. 

2.  Imprimeur  à  Troyes,  dont  les  presses  reproduisaient  les  romans  des  Quatre 
fils  Aymon,  de  Huon  de  Bordeaux,  de  Jean  de  Paris,  les  Faits  et  proesses  du 
noble  et  vaillant  Hercules,  et  autres  faisant  partie  de  ce  qu'on  appelle  la  Biblio- 
thèque bleue. 

3.  L'ou\-rage  dont  parle  Voltaire  est  intitulé  le  Portefeuille  trouvé:  voyez  la 
note,  tome  VI,  page  337. 


HISTORIQUE.  125 

de  génie  qui  bordent  à  Paris  le  Pont-Neuf  et  le  quai  des  ïhéa- 
tins.  Elles  se  trouvent  en  très-grand  nombre  dans  le  vingt-lroi- 
sième  tome  de  cette  édition  de  Lausanne.  Tout  ce  fatras  est  fait 
pour  les  halles.  Les  éditeurs  ont  eu  encore  la  bonté  d'imprimer 
à  la  tête  de  ces  platitudes  dégoûtantes  :  Le  tout  revu  et  corrujè  par 
l'auteur  même,  qui  assurément  n'en  avait  rien  vu.  Ce  n'est  pas 
ainsi  que  Robert  Estienne  imprimait.  L'antique  disette  de  livres 
était  bien  préférable  à  cette  multitude  accablante  d'écrits  qui 
inondent  aujourd'hui  Paris  et  Londres,  et  aux  sonnets  qui  pleu- 
venl  dans  l'Italie. 

Quand  on  falsifia  quelques-unes  de  ses  lettres  qu'on  imprima 
en  Hollande,  sous  le  litre  de  Lettres  secrètes^,  il  parodia  cette 
ancienne  épigramme  : 

Voici  donc  mes  lettres  secrètes, 
Si  secrètes  que  pour  lecteur 
Elles  n'ont  que  leur  imprimeur, 
Et  ces  messieurs  qui  les  ont  faites. 

Nous  voulons  bien  ne  pas  dire  quel  est  le  galant  homme  qui 
fit  imprimer  en  1766,  à  Amsterdam,  sous  le  titre  de  Genève,  les 
Lettres  de  M.  de  Voltaire  à  ses  amis  du  Parnasse^,  avec  des  notes 
historiques  et  critiques.  Cet  éditeur  compte  parmi  ces  amis  du 
Parnasse  la  reine  de  8uède,  l'électeur  Palatin,  le  roi  de  Pologne, 
le  roi  de  Prusse.  Voilà  de  bons  amis  intimes  et  un  beau  Par- 
nasse. L'éditeur,  non  content  de  cette  extrême  impertinence,  y 
ajouta,  pour  vendre  son  livre,  la  friponnerie  dont  La  Beaumelle 
avait  donné  le  premier  exemple.  Il  falsiûa  quelques  lettres  qui 
avaient  en  effet  couru,  et  entre  autres  une  lettre  sur  les  langues 
française  et  italienne,  écrite  en  1761  à  M.  Tovazzi  Deodati^,  dans 
laquelle  ce  faussaire  déchire,  avec  la  plus  plate  grossièreté,  les 
plus  grands  seigneurs  de  France.  Heureusement  il  prêtait  son 
style  à  l'auteur  sous  le  nom  duquel  il  écrivait  pour  le  perdre. 
Il  fait  dire  à  M.  de  Voltaire  que  les  dames  de  Versailles  sont 
d'agréables  commères,  et  que  J.-J.  Rousseau  est  leur  toutou*. 
C'est  ainsi  qu'en  France  nous  avons  eu  de  puissants  génies  à 
deux  sous  la  feuille,  qui  ont  fait  les  lettres  de  Ninon,  de  Main- 


i.  Voyez  tome  XXVI,  page  135. 

2.  Voyez,  sur  ces  Lettres,  l'Appel  au  public,  tome  XXV,  page  579, 

3.  Voyez  tome  XLI,  page  It!6. 

4.  Voyez  une  note,  tome  XXV,  papu  58t. 


426  C03IMENTAIRE    HISTORIQUE. 

tenon,  du  cardinal  Albéroni ,  de  la  reine  Christine,  de  Man- 
drin, etc.  Le  plus  naturel  de  ces  beaux  esprits^  était  celui  qui 
disait  :  ((  Je  m'occupe  à  présent  à  faire  des  pensées  de  La  Roche- 
foucauld ^  » 


1.  Capron,  dentiste  très-connu  dans  son  temps.  (K.) 

2.  L'édition  originale  et  quelques  réimpressions  se  terminaient  ainsi  : 

«  Nous  allons  donner  quelques  véritables  lettres  de  M.  de  Voltaire,  d'après 
ses  propres  minutes,  que  nous  conservons  :  nous  ne  publions  que  celles  dont  on 
peut  retirer  quelque  utilité.  » 

Et  sous  le  titre  de  Lettres  véritables  de  M.  de  Voltaire,  on  donnait  vingt-neuf 
lettres  ou  morceau-v  ayant  la  forme  épistolaire,  qui  sont  soit  dans  la  Correspon- 
dance, soit  dans  les  Mélanges  de  la  présente  édition. 


FIN    DU   COMMEMAIRE    11 IST  OIUQl'E. 


ELOGES 

DE    VOLTAIRE 


AVERTISSEMENT 

DES   ÉDITEURS   DE   L'ÉDITION    DE    KEHL 


On  a  cru  devoir  imprimer  ici  ces  deux  Éloges,  consacrés  à  la  mémoire 
de  Voltaire  par  deux  de  ses  disciples. 

L'Éloge  prononcé  solennellement  dans  l'Académie  de  Prusse  est  une 
assez  belle  réparation  de  la  tyrannie  exercée  à  Francfort.  Ce  n'est  pas, 
comme  les  hommes  puissants  sont  trop  tentés  de  le  croire,  que  des  louanges 
expient  des  injustices,  et  qu'ils  n'aient  plus  rien  à  se  reprocher  lorsqu'ils 
ont  daigné  dire  quelque  bien  de  ceux  qui  ont  été  opprimés  par  leurs  ordres. 
Cette  contradiction  coûte  moins  à  leur  amour-propre  que  le  noble  aveu  d'une 
erreur  ;  et  nous  sommes  fâchés  que  le  roi  de  Prusse  ne  se  soit  pas  élevé  au- 
dessus  de  cette  petitesse  commune. 

Le  discours  de  M.  de  La  Harpe  est  un  monument  élevé  par  l'admiration 
et  par  la  reconnaissance.  Aucun  des  hommes  de  lettres  dont  Voltaire  a  été 
le  maître  et  le  modèle  n'a  plus  hérité  de  la  justesse  et  de  la  pureté  de  son 
goût,  et  ne  s'est  montré  plus  digne,  par  ses  propres  ouvrages,  de  louer  en 
lui  l'écrivain  et  le  poëte. 

Autrefois  chaque  auteur  mettait  bonnement  à  la  tôte  de  ses  livres  les 
éloges  en  vers  que  ses  amis  s'étaient  hâtés  d'en  faire  d'avance;  et  depuis 
peu  on  a  grossi  les  éditions  de  plusieurs  écrivains  célèbres  d'un  fatras  de 
critiques,  de  réfutations,  et  d'apologies.  Nous  sommes  loin  d'approuver  ces 
petites  ruses  de  la  vanité  des  auteurs  et  de  l'avarice  des  éditeurs;  mais  il 
n'en  est  pas  moins  vrai  que  les  ouvrages  dont  un  homme  célèbre  est  l'objet 
sont  mieux  placés  dans  la  collection  de  ses  œuvres,  lorsque  le  nom  de  leur 
auteur  ou  leur  mérite  réel  les  en  rend  dignes,  que  dans  les  œuvres  de  ceux 
mêmes  qui  les  ont  faits.  C'est  un  défaut  dans  un  ouvrage  d'être  plus 
recherché  pour  l'auteur  que  pour  le  sujet.  Gela  prouve  ou  que  le  sujet  a  été 
mal  choisi,  ou  que  l'auteur  l'a  traité  avec  plus  de  prétention  que  de  raison 
ou  de  goût. 


ÉLOGE 

DE    VOLTAIRE 


m    A     L  ACADEMIIC     nOYALE     DES     SCIENCES    ET    B  E  L  L  E  S -L  E  TT  R  E  S     DE     BERLIN, 

DANS     UNE     ASSEMBLÉE     PUBLIQUE     EXTRAORDINAIRE 

CONVOQUÉE      POUR      CET      OBJET.     LE      26     NOVEMBRE      177  8'. 


.Messieurs, 

Dans  tous  les  siècles,  surtout  chez  les  nations  les  plus  ingénieuses  et  les 
plus  polies,  les  hommes  d'un  génie  élevé  et  rare  ont  été  honorés  pendant 
leur  vie,  et  encore  plus  après  leur  mort.  On  les  considérait  comme  des 
phénomènes  qui  répandaient  leur  éclat  sur  leur  patrie.  Les  premiers  légis- 
lateurs qui  apprirent  aux  liommes  ii  vivre  en  société;  les  premiers  héros 
qui  défendirent  leurs  concitoyens;  les  philosophes  qui  pénétrèrent  dans  les 
abîmes  de  la  nature,  et  qui  découvrirent  quelques  vérités;  les  poêles  qui 
transmirent  les  belles  actions  de  leurs  contemporains  aux  races  futures:  tous 
ces  hommes  furent  regardés  commodes  êtres  supérieurs  h  l'espèce  humaine. 

1.  Tel  est  le  titre  dn  cet  Ëloge,  dans  les  éditions  séparées  qui  on  furent  faites 
en  1778,  et  dans  les  OEuvres  de  Frédéric  II,  roi  de  Prusse,  qui  en  est  l'auteur. 
Dans  les  éditions  de  Kehl,  cet  Éloge  est  imprimé  dans  le  dernier  volume  (tome 
LXX,  in-S",  ou  tome  XCII,  in-1'2).  Depuis  lors  on  l'a  imprimé  le  plus  souvent  dans 
le  môme  volume  que  la  Vie  de  Voltaire,  disposition  que  nous  avons  suivie. 

Frédéric  l'avait  composé  au  camp  de  Schazlar,  pendant  la  guerre  de  1778 
pour  la  succession  de  la  Bavière. 

Grimm,  en  annonçant  cet  Éloge,  dit  dans  sa  Correspondance  {\iinvier  1779)  : 

«  S'il  était  beau  de  voir,  comme  le  dit  M.  de  Volt:ui-e,  le  grand  Condé  pleu- 
rant aux  vers  du  grand  Corneille,  il  est  encore  plus  beau  de  voir  le  grand  Fré- 
déric au  milieu  du  tumulte  des  armes  consacrer  quelques-unes  de  ses  veilles  à 
la  mémoire  du  grand  Voltaire. 

«  Toute  l'Europe  sait  que  cet  éloge  est  du  roi  de  Prusse,  et  ce  titre  seul  suf- 
firait pour  en  faire  un  monument  éternellement  précieux  aux  lettres.  Si  l'on  s'est 
permis  de  désirer  quelque  chose  dans  cet  ouvrage,  c'est  que  la  forme  en  fût  moins 
oratoire,  moins  académique;  on  croit  qu'un  style  plus  abandonné  lui  eut  laissé 
davantage  l'empreinte  du  caractère  et  du  génie  de  son  auguste  autour.  Le  i)lus 
grand  prix  dont  cet  éloge  pouvait  être  susceptible,  c'était  de  montrer  sans  cesse 
Frédéric  à  côté  de  Voltaire,  le  héros  à  côté  de  l'homme  de  lettres,  unis  par  la 
même  passion  pour  les  arts,  et  se  couvrant  mutuellement  de  l'éclat  de  leur  gloire.  )> 


432  ÉLOGE    DE    VOLTAIRE 

On  les  croyait  favorisés  d'une  inspiration  particulière  de  la  Divinité.  De  là 
vint  qu'on  éleva  des  autels  à  Socrate,  qu'Hercule  passa  pour  un  dieu,  que 
la  Grèce  lionorait  Orphée,  et  que  sept  villes  se  dispulèrent  la  gloire  d'avoir 
vu  naître  Homère.  Le  peuple  d'Athènes,  dont  l'éducation  était  la  plus  per- 
fectionnée, savait  l'Iliade  par  cœur,  et  célébrait  avec  sensibilité  la  gloire 
de  ses  anciens  héros  dans  les  chants  de  ce  poëme.  On  voit  également  que 
Sophocle,  qui  remporta  la  palme  du  théâtre,  fut  en  grande  estime  pour  ses 
talents;  et  de  plus,  que  la  république  d'Athènes  le  revêtit  des  charges  les 
plus  considérables.  Tout  le  monde  sait  combien  Eschine,  Périclès,  Démos- 
thène,  furent  estimés;  et  que  Périclès  sauva  deux  fois  la  vie  à  Diagoras; 
la  première,  en  le  garantissant  contre  la  fureur  des  sophistes,  et  la  seconde 
fois,  en  l'assistant  par  ses  bienfaits.  Quiconque  en  Grèce  avait  des  talents 
était  sûr  de  trouver  des  admirateurs,  et  même  des  enthousiastes  :  ces  puissants 
encouragements  développaient  le  génie,  et  donnaient  à  l'esprit  cet  e?sor  qui 
l'élève,  et  lui  fait  franchir  les  bornes  de  la  médiocrité.  Quelle  émulation 
n'était-ce  pas  pour  les  philosophes  dapprendre  que  Philippe  de  Macédoine 
choisit  Aristote  comme  le  seul  précepteur  digne  d'élever  Alexandre  1  Dans 
ce  beau  siècle,  tout  mérite  avait  sa  récompense^,  tout  talent  ses  honneurs. 
Les  bons  auteurs  étaient  distingués;  les  ouvrages  de  Thucydide,  de  Xéno- 
phon,  se  trouvaient  entre  les  mains  de  tout  le  monde;  enfin  chaque  citoyen 
semblait  participer  à  la  célébrité  de  ces  génies  qui  élevèrent  alors  le  nom 
de  la  Grèce  au-dessus  de  celui  de  tous  les  autres  peuples. 

Bientôt  après,  Rome  nous  fournit  un  spectacle  semblable.  On  y  voit 
Cicéron  qui,  par  son  esprit  philosophique  et  par  son  éloquence,  s'éleva  au 
comltle  des  honneurs.  Lucrèce  ne  vécut  pas  assez  pour  jouir  de  sa  répu- 
tation. Virgile  et  Horace  furent  honorés  des  suffrages  de  ce  peuple  roi;  ils 
furent  admis  aux  familiarités  d'Auguste,  et  participèrent  aux  récompenses 
que  ce  tyran  adroit  répandait  sur  ceux  qui,  célébrant  ses  vertus,  faisaient 
illusion  sur  ses  vices. 

A  l'époque  de  la  renaissance  des  lettres  dans  notre  Occident,  l'on  se 
rappelle  avec  plaisir  l'empressement  avec  lequel  les  Médicis  et  quelques 
souverains  pontifes  accueillirent  les  gens  de  lettres.  On  sait  que  Pétrarque 
fut  couronné  poëte,  et  que  la  mort  ravit  au  Tasse  l'honneur  d'être  couronné 
dans  ce  même  Capitole  où  jadis  avaient  triomphé  les  vainqueurs  de  l'univers. 
Louis  XIV,  avide  de  tout  genre  de  gloire,  ne  négligea  pas  celui  de  récom- 
penser ces  hommes  extraordinaires  que  la  nature  produisit  sous  son  règne. 
Il  ne  se  borna  pas  à  combler  de  bienfaits  Bossuet,  Fénelon,  Racine, 
Despréaux;  il  étendit  sa  munificence  sur  tous  les  gens  de  lettres,  en  quelque 
pays  qu'ils  fussent^,  pour  peu  que  leur  réputation  fût  parvenue  jusqu'à  lui. 

Tel  est  le  cas  qu'ont  fait  tous  les  âges  de  ces  génies  heureux  qui  semblent 
ennoblir  l'espèce  humaine,  et  dont  les  ouvrages  nous  délassent  et  nous  con- 
solent des  misères  de  la  vie.  Il  est  donc  bien  juste  que  nous  payions  aux 
mânes  du  grand  homme  dont  l'Europe  déplore  la  perte  le  tribut  d'éloges 
et  d'admiration  qu'il  a  si  bien  mérité. 

1.  Voyez  tome  XIV,  page  443. 


PAR    LE    ROI    DE    PRUSSE.  133 

Nous  ne  nous  proposons  pas,  messieurs,  d'entrer  dans  le  détail  de  la  vie 
privée  de  M.  de  Voltaire.  L'histoire  d'un  roi  doit  consister  dans  l'énumé- 
ration  des  bienfaits  qu'il  a  répandus  sur  ses  peuples;  celle  d'un  guerrier, 
dans  ses  campagnes;  celle  d'un  homme  de  lettres,  dans  l'analyse  de  ses 
ouvrages:  les  anecdotes  peuvent  amuser  la  curiosité;  les  actions  instruisent. 
Mais  comme  il  est  impossible  d'examiner  en  détail  la  multitude  d'ouvrages 
que  nous  devons  à  la  fécondité  de  M.  de  Voltaire,  vous  voudrez  bien,  mes- 
sieurs, vous  contenter  de  l'esquisse  légère  que  je  vous  en  tracerai,  me  bor- 
nant d'ailleurs  à  n'effleurer  qu'en  passant  les  événements  principaux  de  sa 
vie.  Ce  serait  donc  déshonorer  M.  de  Voltaire  que  de  s'appesantir  sur  des 
recherches  qui  ne  concernent  que  sa  famille.  A  l'opposé  de  ceux  qui  doivent 
tout  à  leurs  ancêtres,  et  rien  à  eux-mêmes,  il  devait  tout  à  la  nature  r  il  fut 
seul  l'instrument  de  sa  fortune  et  de  sa  réputation.  On  doit  se  contenter  de 
savoir  que  ses  parents,  qui  avaient  des  emplois  dans  la  robe,  lui  donnèrent 
une  éducation  honnête;  il  étudia  au  collège  de  Louis-le-Grand,  sous  les  Pères 
Porée  et  Tournemine,  qui  furent  les  premiers  à  découvrir  les  étincelles  de 
ce  feu  brillant  dont  ses  ouvrages  sont  remplis. 

Quoique  jeune,  M.  de  Voltaire  n'était  pas  regardé  comme  un  enfant 
ordinaire  ;  sa  verve  s'était  déjà  fait  connaître.  C'est  ce  qui  l'introduisit  dans 
la  maison  de  M™*  de  Rupelmonde  ^  :  cette  dame,  charmée  de  la  vivacité 
d'esprit  et  des  talents  du  jeune  poé'te,  le  produisit  dans  les  meilleures 
sociétés  de  Paris.  Le  grand  monde  devint  pour  lui  l'école  où  son  goût  acquit 
ce  tact  fin,  cette  politesse,  et  cette  urbanité  à  laquelle  n'atteignent  jamais 
ces  savants  érudits  et  solitaires  qui  jugent  mal  de  ce  qui  peut  plaire  à  la 
société  raffinée,  trop  éloignée  de  leur  vue  pour  qu'ils  puissent  la  connaître. 
C'est  principalement  au  ton  de  la  bonne  compagnie,  à  ce  vernis  répandu 
dans  les  ouvrages  de  M.  de  Voltaire,  que  ceux-ci  doivent  la  vogue  dont  ils 
jouissent. 

Déjà  sa  tragédie  d'Œdipe  et  quelques  vers  agréables  de  société  avaient 
paru  dans  le  public,  lorsqu'il  se  débita  à  Paris  une  satire  en  vers  indécents 
conl,re  le  duc  d'Oiléans,  alors  régent  de  France.  Un  certain  Lagrange  ^, 
auteur  de  cette  œuvre  de  ténèbres,  pour  éviter  d'être  soupçonné,  trouva  le 
moyen  de  la  faire  passer  sous  le  nom  de  M.  de  Voltaire.  Le  gouvernement 
agit  avec  piécipitation  ;  le  jeune  poëte,  tout  innocent  qu'il  était,  fut  arrêté, 
et  conduit  à  la  Bastille,  où  il  demeura  quelques  mois  ^.  Mais,  comme  le 
propre  de  la  vérité  est  de  se  faire  jour  tôt  ou  tard,  le  coupable  fut  puni  \ 
et  M.  de  Voltaire  justifié  et  relâché.  Croiriez-vous,  messieurs,  que  ce  fut  à 

I.  A  qui  Voltaire  adressa  VÈpilre  A  Uranie:  voyez  tome  IX,  page  308. 

2  Lagrange-Chancel  est  auteur  des  l'hilippiqiies,  odes  ])Our  lesquelles  il  fut 
emprisonné  plusieurs  années,  mais  qui  n'ont  jamais  été  attribuées  à  Voltaire.  La 
pièce  qui  fit,  dit-on,  mettre  Voltaire  <à  la  Bastille  était  intitulée  Les  f  ai  vu;  elle 
est  dans  les  Documents  biographiques,  n"  III,  à  la  suite  de  la  Vie  de  Voltaire, 
dans  le  présent  volume. 

3.  Entré  à  la  Bastille  le  17  mai  1717,  Voltaire  n'en  sortit  que  le  M  avril  1718. 

4.  Il  ne  paraît  pas  que  Le  Brun  ait  été  puni.  Mais  Frédéric  croyait  que  c'était 
l'ouvrage  de  Lagrange  qu'on  avait  attribué  à  Voltaire. 


134  ÉLOGE   DE    VOLTAIRE 

la  Bastille  même  que  notre  jeune  poëte  composa  les  deux  premiers  chants 
de  sa  Henriade  ?  cependant  cela  est  vrai  :  sa  prison  devint  un  Parnasse 
pour  lui,  oîi  les  muses  l'inspirèrent.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  le 
second  chant  est  demeuré  tel  qu'il  l'avait  d'abord  minuté  :  faute  de  papier 
et  d'encre,  il  en  apprit  les  vers  par  cœur,  et  les  retint. 

Peu  après  son  élargissement,  soulevé  contre  les  indignes  traitements  et 
les  opprobres  dont  il  avait  enduré  la  honte  dans  sa  patrie,  il  se  retira  en 
Angleterre  ^,  oii  il  éprouva  non-seulement  l'accueil  le  plus  favorable  du 
public,  mais  où  bientôt  il  forma  un  nombre  d'enthousiastes.  Il  mit  à  Londres 
la  dernière  main  à  la  Henriade,  qu'il  publia  alors  sons  le  nom  du  Poème 
de  la  Ligue.  Notre  jeune  poëte,  qui  savait  tout  mettre  à  profit,  pendant 
qu'il  fut  en  Angleterre  s'appliqua  principalement  à  l'étude  de  la  philosophie. 
Les  plus  sages  et  les  plus  profonds  philosophes  y  fleurissaient  alors.  Il  saisit 
le  fil  avec  lequel  le  circonspect  Locke  s'était  conduit  dans  le  dédale  de  la 
métaphysique,  et,  refrénant  son  imagination  impétueuse,  il  l'assujettit  aux 
calculs  laborieux  de  l'immortel  Newton.  Il  s'appropria  si  bien  les  décou- 
vertes de  ce  philosophe,  et  ses  progrès  furent  tels,  que,  dans  un  abrégé  ^, 
■1  exposa  si  clairement  le  système  de  ce  grand  homme  qu'il  le  rnit  à  la 
portée  de  tout  le  monde. 

Avant  lui,  M.  de  Fontenelle  était  l'unique  philosophe  qui,  répandant 
des  fleurs  sur  l'aridité  de  l'astronomie,  Teùt  rendue  susceptible  d'amuser  le 
loisir  du  beau  sexe.  Les  Anglais  étaient  flattés  de  trouver  un  Français  qui, 
non  content  d'admirer  leurs  philosophes,  les  traduisait  dans  sa  langue.  Tout 
ce  qu'il  y  avait  de  plus  illustre  à  Londres  s'empressait  à  le  posséder;  jamais 
étranger  ne  fut  accueilli  plus  favorablement  de  cette  nation;  rnais,  quelque 
flatteur  que  fût  ce  triomphe  pour  l'amour-propre,  l'amour  de  la  patrie  l'em- 
porta dans  le  cœur  de  notre  poëte,  et  il  retourna  en  France. 

Les  Parisiens,  éclairés  par  les  suffrages  qu'une  nation  aussi  savante  que 
profonde  avait  donnés  à  notre  jeune  auteur,  commencèrent  à  se  douter  que 
dans  leur  sein  il  était  né  un  grand  homme.  Alors  parurent  les  Lettres  sur 
les  Anglais  ^,  oh.  l'auteur  peint  avec  des  traits  forts  et  rapides  les  mœurs, 
les  arts,  les  religions,  et  le  gouvernement  de  cette  nation.  La  tragédie  de 
Brulus  *,  faite  pour  plaire  à  ce  peuple  libre,  succéda  bientôt  après,  ainsi 
que  Mariamnej  et  une  foule  d'autres  pièces  ^. 

Il  se  trouvait  alors  en  France  une  dame  célèbre  par  son  goût  pour  les 
arts  et  pour  les  sciences.  Vous  devinez  bien,  messieurs,  que  c'est  de  l'il- 
lustre marquise  du  Chàtelet  dont  nous  voulons  parler.  Elle  avait  lu  les 
ouvrages  philosophiques  de  notre  jeune  auteur;  bientôt  elle  6t  sa  connais- 
sance ;  le  désir  de  s'instruire,  et  l'ardeur  d'approfondir  le  peu  de  vérités 
qui  sont  à  la  portée  de  l'esprit  humain,  resserra  les  liens  de  cette  amitié,  et 

1.  Le  voyage  de  Voltaire  en  Angleterre  n'est  que  de  1726. 

2.  Les  Éléments  de  la  Philosophie  de  Newton;  vojez  tome  XXII,  page  393. 

3.  Ou  Lettres  philosophiques;  voyez  tome  XXII,  page  75. 

4.  Tome  II,  page  301. 

5.  Mariamne,  jouée  le  6  mars  1724,  est  antérieure  de  deux  ans  au  voyage  de 
Voltaire  à  Londres. 


PAR    LE    ROI    DE    PRUSSE.  43S 

la  rendit  indissoluble.  M'""  du  Chàtolet  abandonna  tout  de  suite  la 
Théodicée  de  Leibnitz,  et  les  romans  ingénieux  de  ce  philosophe,  pour 
adopter  à  leur  place  la  méthode  circonspecle  et  prudente  de  Locke,  moins 
propre  à  satisfaire  une  curiosité  avide  qu'à  contenter  la  raison  sévère.  Elle 
apprit  assez  de  géométrie  pour  suivre  Newton  dans  les  calculs  abstraits; 
son  applicalion  fut  même  assez  persévérante  pour  composer  un  abrégé  de  ce 
système  à  l'usage  de  son  llls.  Cirey  devint  bientôt  la  retraite  philosophique 
de  ces  deux  amis.  lis  y  composaient,  chacun  de  son  côté,  des  ouvrages  de 
genres  différents  qu'ils  se  communiquaient,  tâchant,  par  des  remarques  réci- 
proques, de  porter  leurs  productions  au  degré  de  perfection  où  elles  pou- 
vaient probablement  atteindre.  Là  furent  composés  Zdire  ^,  Alzire,  Mérope, 
SémiramiSj,  Calilina,  Éleclre  ou  Oreste. 

M.  de  Voltaire,  qui  faisait  tout  entrer  dans  la  sphère  de  son  activité,  ne 
se  bornait  pas  uniquement  au  plaisir  d'enrichir  le  théâtre  par  ses  tragédies. 
Ce  fut  proprement  pour  l'usage  de  la  marquise  du  Chàtelet  qu'il  composa 
son  Essai  sur  les  Mœurs  et  l' Esprit  des  Jïations  ;  V Histoire  de  Louis  XIV^ 
et  Y  Histoire  de  Charles  A'ilj,  avaient  déjà  paru  ^. 

Un  auteur  d'autant  de  génie,  aussi  varié  que  correct,  n'échappa  point  à 
l'Académie  française;  elle  le  revendiqua  comme  un  bien  qui  lui  appartenait^ 
[1  devint  membre  de  ce  corps  illustre  ^,  dont  il  fut  un  des  plus  beaux  orne- 
ments. Louis  XV  l'honora  de  la  charge  de  son  gentilhomme  ordinaire,  et  de 
celle  d'historiographe  de  France,  qu'il  avait,  pour  ainsi  dire,  déjà  remplie, 
en  écrivant  V Histoire  de  Louis  A'IV. 

Quoique  M.  de  Voltaire  fût  sensible  à  des  marcjues  d'approbation  aussi 
éclatantes,  il  l'était  pourtant  davantage  à  l'amitié.  Inséparablement  lié  avec 
M""'  du  Chàtelet,  le  brillant  d'une  grande  cour  n'offuS(iua  par  ses  yeux 
au  point  de  lui  faire  préférer  la  splendeur  de  Versailles  au  séjour  de  Luné- 
ville,  bien  moins  à  la  retraite  champêtre  de  Cirey.  Ces  deux  amis  y  jouissaient 
paisiblement  de  la  portion  de  bonheur  dont  l'humanité  est  susceptible,  quand 
la  mort  de  la  marquise  du  Cliâtelet  mit  fin  ;i  cette  belle  union.  Ce  fut  un 
coup  assommant  pour  la  sensibdité  de  M.  de  Voltaire,  qui  eut  besoin  de 
toute  sa  philosophie  pour  y  résister. 

Précisément  dans  le  temps  qu'il  faisait  usage  de  toutes  ses  forces  pour 
apaiser  sa  douleur,  il  fut  appelé  à  la  cour  de  Prusse.  Le  roi,  qui  l'avait  vu 
en  l'année  1740,  désirait  de  posséder  ce  génie  aussi  rare  qu'éminent;  ce 
fut  en  1752  qu'il  vint  à  Berlin*.  Rien  n'échappait  à  ses  connaissances;  sa 
conversation  était  aussi  instructive  qu'agréable,  son  imagination  aussi  bril- 
lante que  variée,  son  esprit  aussi  prompt  que  présent;  il  suppléait  par  les 
grâces  de  la  fiction  à  la  stérilité  des  matières;  en  un  mot,  il  faisait  les  délices 

1.  Zaïre  fut  jouée  en  173!2  :  Voltaire  ne  connut  M"""  du  Chàtelet  que  l'année 
suivante. 

2.  L'Histoire  de  Charles  XH  parut  en  1731  (voyez  tome  XVI).  Le  Siècle  de 
Louis  XIV  ne  parut  que  lors  du  voyage  de  Voltaire  à  IJcrlin,  ai)rès  la  mort  de 
M™"  du  Châ'elet. 

3.  Son  Discours  de  réception  est  tome  XXIII,  page  '205. 

4.  Le  voyage  de  Voltaire  est  de  17ôO. 


136  ÉLOGE    DE    VOLTAIRE 

de  toutes  les  sociétés.  Une  malheureuse  dispute  qui  s'éleva  entre  lui  et 
M.  de  Maupertuis  brouilla  ces  deux  savants,  qui  étaient  faits  pour  s'aimer, 
et  non  pour  se  haïr;  et  la  guerre  qui  survint  en  1756  inspira  à  M.  de  Vol- 
taire ^  le  désir  de  fixer  son  séjour  en  Suisse.  Il  se  rendit  à  Genève,  à  Lau- 
sanne; ensuite  il  fit  l'acquisition  des  Délices^,  et  enfin  il  s'étafclit  à  Ferney. 
Son  loisir  se  partageait  entre  l'étude  et  l'ouvrage;  il  lisait  et  composait. 
Il  occupait  ainsi,  par  la  fécondité  de  son  génie,  tous  les  libraires  de  ces 
cantons. 

La  présence  de  M.  de  Voltaire,  l'effervescence  de  son  génie,  1  a  facilité 
de  son  travail,  persuada  à  tout  son  voisinage  qu'il  n'y  avait  qu'à  le  vouloir 
pour  être  bel  esprit.  Ce  fut  comme  une  espèce  de  maladie  épidémique 
dont  les  Suisses,  qui  passent  d'ailleurs  pour  n'être  pas  des  plus  déliés, 
furent  atteints;  ils  n'exprimaient  plus  les  choses  les  plus  communes  que  par 
antithèses  ou  en  épigrammes.  La  ville  de  Genève  fut  le  plus  vivement 
atteinte  de  cette  contagion;  les  bourgeois,  qui  se  croyaient  au  moins  des 
Lycurgues,  étaient  tout  disposés  à  donner  de  nouvelles  lois  à  leur  patrie; 
mais  aucun  ne  voulait  obéir  à  celles  qui  subsistaient.  Ces  mouvements, 
causés  par  un  zèle  de  liberté  mal  entendu,  donnèrent  lieu  à  une  espèce 
d'émeute  ou  de  guerre  qui  ne  fut  que  ridicule.  M.  de  Voltaire  ne  manqua 
pas  d'immortaliser  cet  événement  en  chantant  cette  soi-disant  guerre  ^,  sur 
le  ton  que  celle  des  rats  et  des  grenouilles  l'avait  été  autrefois  par  Homère. 
Tantôt  sa  plume  féconde  enfantait  des  ouvrages  de  théâtre,  tantôt  des  mé- 
langes de  philosophie  et  d'histoire,  tantôt  des  romans  allégoriques  et 
moraux;  mais,  en  même  temps  qu'il  enrichissait  ainsi  la  littérature  de  ses 
nouvelles  productions,  il  s'applicjuait  à  l'économie  rurale.  On  voit  combien 
un  bon  esprit  est  susceptible  de  toute  sorte  de  formes.  Ferney  était  une 
terre  presque  dévastée  quand  notre  philosophe  l'acquit  :  il  la  remit  en  cul- 
ture; non-seulement  il  la  repeupla,  mais  il  y  établit  encore  quantité  de  ma- 
nufacturiers et  d'artistes. 

Ne  rappelons  pas,  messieurs,  trop  promptement  les  causes  de  notre 
douleur;  laissons  encore  M.  de  Voltaire  tranquillement  à  Ferney,  et  jetons, 
en  attendant,  un  regard  plus  attentif  et  plus  réfléchi  sur  la  multitude  de  ses 
différentes  productions.  L'histoire  rapporte  que  Virgile,  en  mourant,  peu 
saiïsîiiil  de  l^ Enéide,  qu'il  n'avait  pu  autant  perfectionner  qu'il  aurait  désiré, 
voulait  la  brûler.  La  longue  vie  dont  jouit  M.  de  Voltaire  lui  permit  de  limer 
et  de  corriger  son  poëme  de  la  Ligue,  et  de  le  porter  à  la  perfection  où  il 
est  parvenu  maintenant  sous  le  nom  de  la  Henriade. 

Les  envieux  de  notre  auteur  lui  reprochèrent  que  son  poëme  n'était 
qu'une  imitation  de  l'Enéide  ;  et  il  faut  convenir  qu'il  y  a  des  chants  dont 
les  sujets  se  ressemblent;  mais  ce  ne  sont  pa?  des  copies  serviles.  Si  Virgile 
dépeint  la  destruction  de  Troie,  Voltaire  étale  les  horreurs  de  la  Saint-Bar- 
thélémy ;  aux  amours  de  Didon  et  d'Énée,  on  compare  les  amours  d'Henri  IV 

1.  Le  départ  de  Voltaire  de  la  cour  de  Prusse  est  de  mars  17.53. 

2.  En  février  1753. 

3.  Voyez  la  Guerre  civile  de  Genève,  tome  L\,  page  515. 


PAR    LE    ROI   DE   PRUSSE.  137 

et  de  la  belle  Gabrielle  d'Eslrées;  à  la  descente  d'Énée  aux  enfers,  où 
Anchise  lui  découvre  la  postérité  qui  doit  naître  de  lui,  l'on  oppose  le  songe 
d'Henri  IV,  et  l'avenir  que  saint  L"uis  dévoile  en  lui  annonçant  le  destin 
des  Bourbons.  Si  j'osais  hasarder  mon  sentiment,  j'adjugerais  l'avantage  de 
deux  de  ces  chants  au  Français:  savoir,  celui  de  la  Saint-Barthélémy  et  du 
songe  de  Henri  IV.  Il  n'y  a  que  les  amours  de  Didon  oiàil  paraît  que  Virgile 
l'emporte  sur  Voltaire,  parce  que  l'auteur  latin  intéresse  et  parle  au  cœur, 
et  que  l'auteur  français  n'emploie  que  des  allégories. 

Mais  si  l'on  veut  examiner  ces  deux  poèmes  de  bonne  foi,  sans  préjugés 
pour  les  anciens  ni  pour  les  modernes,  on  conviendra  que  beaucoup  de 
détails  de  l'Enéide  ne  seraient  pas  tolérés  de  nos  jours  dans  les  ouvrages 
de  nos  contemporains;  comme  par  exemple  les  honneurs  funèbres  qu'Énée 
rend  à  son  père  Anchise,  la  fable  des  Harpies,  la  prophétie  qu'elles  font  aux 
Troyens  qu'ils  seront  réduits  à  manger  leurs  assiettes,  et  celte  prophétie 
qui  s'accomplit;  la  truie  avec  ses  neuf  petits,  qui  désigne  le  lieu  d'établis- 
sement où  Énée  doit  trouver  la  fin  de  ses  travaux;  ses  vaisseaux  changés 
en  nymphes;  un  cerf  tué  par  Ascagne  qui  occasionne  la  guerre  des  Troyens 
et  des  Hutules;  la  haine  que  les  dieux  mettent  dans  le  cœur  d'Amate  et  de 
Lavinie  contre  cet  Énée,  que  Lavinie  épouse  à  la  fin.  Ce  sont  peut-être  ces 
défauts,  dont  Virgile  était  lui-même  mécontent,  qui  l'avaient  déterminé  à 
brûler  son  ouvrage,  et  qui,  selon  le  sentiment  des  censeurs  judicieux, 
doivent  placer  l'Enéide  au-dessous  de  la  Henriade. 

Si  les  difficultés  vaincues  font  le  mérite  d'un  auteur,  il  est  certain  que 
M.  de  Voltaire  en  trouva  plus  à  surmonter  que  Virgile.  Le  sujet  de  la  Hen- 
riade est  la  réduction  de  Paris,  due  à  la  conversion  de  Henri  IV.  Le  poëte 
n'avait  donc  pas  la  liberté  de  mouvoir  à  son  gré  le  système  merveilleux  ;  il 
était  réduit  à  se  borner  aux  mystères  des  chrétiens,  bien  moins  féconds  en 
images  agréables  et  pittoresques  que  n'était  la  mythologie  des  gentils.  Tou- 
tefois on  ne  saurait  lire  le  dixième  chant  de  la  Henriade  sans  convenir  que 
les  charmes  de  la  poésie  ont  le  don  d'ennoblir  tous  les  sujets  qu'elle  traite. 
M.  de  Voltaire  fut  le  seul  mécontent  de  son  poëme  ;  il  trouvait  que  son 
héros  n'était  pas  exposé  à  d'assez  grands  dangers,  et  que  par  conséquent  il 
devait  intéresser  moins  qu'Énée,  qui  ne  sort  jamais  d'un  péril  sans  retomber 
dans  un  autre. 

En  portant  le  môme  esprit  d'impartialité  à  l'examen  des  tragédies  de 
M.  de  Voltaire,  l'on  conviendra  qu'en  quelques  points  il  est  supérieur  à 
Racine,  et  que  dans  d'autres  il  est  inférieur  à  ce  célèbre  dramatique.  Son 
Œdipe  fut  la  première  pièce  qu'il  composa;  son  imagination  s'était  em- 
preinte des  beautés  de  Sophocle  et  d'Eurif)ide,  et  sa  mémoire  lui  rappelait 
sans  cesse  l'élégance  continue  et  fluide  de  Racine  :  fort  de  ce  double  avan- 
tage, sa  première  production  passa  au  théâtre  comme  un  chef-d'œuvre. 
Quelques  censeurs,  peut-être  trop  sourcilleux,  trouvèrent  à  redire  qu'une 
vieille  Jocaste  sentît  renaître  à  la  présence  de  Pliiloctète  une  passion  presque 
éteinte;  mais  si  l'on  avait  élagué  le  rôle  de  l'hiloctète,  on  n'aurait  [)as  joui 
des  beautés  que  produit  le  contraste  de  son  caractère  avec  celui  d'Œdipe. 

On  jugea  que  son  Brutus  était  plutôt  propre  à  être  représenté  sur  le 


138  ÉLOGE    DE    VOLTAIRE 

théâtre  de  Londres  que  sur  celui  de  Paris,  parce  qu'en  France  un  père  qui 
de  sang-froid  condamne  son  fils  à  la  mort  est  envisagé  comme  un  barbare; 
et  qu'en  Angleterre  un  consul  qui  sacrifie  son  propre  sang  à  la  liberté  de  sa 
patrie  est  regardé  comme  un  dieu. 

Sa  Mariumne  et  un  nombre  d'autres  pièces  signalèrent  encore  l'art  et  la 
fécondité  de  sa  plume.  Cependant  il  ne  faut  pas  déguiser  que  des  critiques, 
peut-être  trop  sévères,  reprochèrent  à  notre  poète  que  la  contexture  de  ses 
tragédies  n'approchait  pas  du  naturel  et  de  la  vraisemblance  de  celles  de 
Racine.  Voyez,  disent-ils,  représenter  Iphirjénie,  Plièdre,  Alluilie  :  vous 
croyez  assister  à  une  action  qui  se  développe  sans  peine  devant  vos  yeux  ; 
au  lieu  qu'au  spectacle  de  Zaïre  il  faut  vous  faire  illusion  sur  la  vraisem- 
blance, et  couler  légèrement  sur  certains  défauts  qui  vous  choquent,  lis 
ajoutent  que  le  second  acte  est  un  hors-d'œuvre  :  vous  êtes  obligé  d'endurer 
le  radotage  du  vieux  Lusignan,  qui,  se  retrouvant  dans  son  palais,  ne  sait 
où  il  est;  qui  parle  de  ses  anciens  faits  d'armes  comme  un  lieutenant- 
colonel  du  régiment  de  Navarre,  devenu  gouverneur  de  Péronne  :  on  ne 
sait  pas  trop  comment  il  reconnaît  ses  enfants;  pour  rendre  sa  Clle  chré- 
tienne, il  lui  raconte  qu'elle  est  sur  la  montagne  oîi  Abraham  sacrifia  ou 
voulut  sacri6er  son  fils  Fsaac  au  Seigneur  ;  il  l'engage  à  se  faire  baptiser, 
après  que  Chàtillon  atteste  l'avoir  baptisée  lui-même;  et  c'est  là  le  nœud 
de  la  pièce.  Après  que  Lu?ignan  a  rempli  cet  acte  froid  et  langui>sant, 
il  meurt  d'apoplexie,  sans  que  personne  s'intéresse  à  ton  sert.  11  semble, 
puisqu'il  fallait  un  prêtre  et  un  sacrement  pour  former  cette  intrigue,  qu'on 
aurait  pu  substituer  au  baptême  la  communion. 

Mais  quelque  solides  que  puissent  être  ces  remarques,  on  les  perd  de 
vue  au  cinquième  acte:  l'intérêt,  la  pitié,  la  teri-eur,  que  ce  grand  poëte  a 
l'art  d'exciter  si  supérieurement,  entraînent  l'auditeur,  qui,  agité  de  pas- 
sions aussi  fortes,  oublie  de  petits  défauts  en  faveur  d'aussi  grandes  beautés. 

On  conviendra  donc  que  M.  Racine  a  l'avantage  d'avoir  quelque  chose 
de  plus  naturel,  de  plus  vraisemblable  dans  la  texture  de  ses  drames,  et  qu'il 
règne  une  élégance  continue,  une  mollesse,  un  fluide  dans  sa  versification, 
dont  aucun  poëte  n'a  pu  approcher  depuis.  D"autre  part,  en  exceptant  quel- 
ques vers  trop  épiques  dans  les  pièces  de  M.  de  Voltaire,  il  faut  convenir 
qu'au  cinquième  acte  près  de  CatUina,i\  a  possédé  l'art  d'accroître  l'intérêt 
de  scène  en  scène,  d'acte  en  acte,  et  de  le  pousser  au  plus  haut  point  à  la 
catastrophe  :  c'est  bien  là  le  comble  de  l'art. 

Son  génie  universel  embrassait  tous  les  genres.  Après  s'être  essayé 
contre  Virgile,  et  l'avoir  peut-être  surpassé,  il  voulait  se  mesurer  avec 
l'Arioste;  il  composa  la  Piicelle  dans  le  goût  du  Roland  fiaieux.Cepoëme 
n'est  point  une  imitation  de  l'autre  ;  la  fable,  le  merveilleux,  le?  épisoies, 
tout  y  est  original,  tout  y  respire  la  gaieté  d'une  imagination  brillante. 

Ses  vers  de  société  faisaient  les  délices  de  toutes  les  personnes  de  goût. 
L'auteur  seul  n'en  tenait  aucun  compte,  quoique  Anacréon,  Horace,  Ovide, 
Tibulle,  ni  tous  les  auteurs  de  la  belle  antiquité,  ne  nous  aient  laissé  aucun 
modèle  en  ces  genres  qu'il  n'eût  égalé.  Son  esprit  enfantait  ces  ouvrages 
sans  peine;  cela  ne  le  satisfaisait  point;  il  croyait  que,  pour  posséder  une 


PAR    LE    ROI    DE    PRUSSE.  439 

réputation  bien  méritée,  il  fallait  l'acquérir  en  vain(iuant  les  plus  grands 
obstacles. 

Après  vous  avoir  fait  un  précis  des  talents  du  poète,  passons  il  ceux  de 
l'historien.  L'Histoire  de  Charles  AU  fut  la  première  qu'il  composa;  il 
devint  le  Quinte-Curce  de  cet  Alexandre.  Les  fleurs  qu'il  répand  sur  sa 
matière  n'altèrent  point  le  fond  de  la  vérité:  il  [leint  la  valeur  brillante  du 
héros  du  Nord  avec  les  plus  vives  couleurs,  sa  fermeté  dans  de  certaines 
occasions,  son  obstinaiiun  en  d'autres,  sa  prospérité  et  ses  malheurs. 

Après  avoir  éprouvé  ses  forces  sur  Cliarles  XII,  il  essaya  do  hasarder 
l'histoire  du  Siècle  de  Louis  XI \\  Ce  n'est  plus  le  style  romanesque  de 
Quinle-Curce  qu'il  emploie  :  il  y  substitua  celui  de  Cicéron,  (jui,  plaidant 
pour  la  loi  Manilia,  fait  l'éloge  de  Pompée.  C'est  un  auteur  français  qui 
relève  avec  enthousiasme  les  événements  fameux  de  ce  beau  siècle  ;  qui 
expose  dans  le  jour  1(>  plus  brillant  les  avantages  qui  donnèrent  alors  à  sa 
nation  une  prépondérance  >ur  d'autres  jieuples,  les  grands  génies  en  foule 
qui  se  trouvèrent  sous  la  main  de  Louis  XIV,  le  règne  des  arts  et  des 
sciences  protégés  par  une  cour  polie,  les  progrès  de  l'industrie  en  tout 
genre,  et  cette  puissance  intrinsèque  de  la  Fiance  qui  rendait  on  quelque 
sorte  son  roi  l'arbitre  de  l'Europe. 

Cet  ouvrage  unique  méritait  d'attirer  à  M.  de  Voltaire  rattachement  et  la 
reconnaissance  de  toute  la  nation  française,  qu'il  a  mieux  relevée  qu'elle 
ne  l'a  été  par  aucun  de  ses  autres  écrivains. 

C'est  encore  un  style  différent  qu'il  emploie  dans  son  Essai  sur  les 
Mœurs  et  l'Esprit  des  nations  ;  le  style  en  est  fort  et  simple  ;  le  caractère 
de  son  esprit  se  manifeste  plus  dans  la  façon  dont  il  a  traité  cette  histoire 
que  dans  ses  autres  écrits.  On  y  voit  la  fougue  d'un  génie  supérieur  qui 
voit  tout  dans  le  grand,  qui  s'attache  à  ce  qu'il  y  a  d'important,  et  néglige 
tous  les  petits  détails.  Cet  ouvrage  n'est  pas  composé  pour  apprendre  l'his- 
toire à  ceux  qui  ne  l'ont  [)as  étudiée,  mais  pour  en  rappeler  les  faits  prin- 
cipaux dans  la  mémoire  de  ceux  qui  la  savent.  Il  s'attache  à  la  première  loi 
de  riiisloire,  qui  est  de  dire  la  vérité;  et  les  réflexions  qu'il  y  sème  ne 
sont  pas  des  hors-d'œuvre,  elles  naissent  de  la  matière  même. 

Il  nous  reste  une  foule  d'autres  traités  de  M.  de  Voltaire  qu'il  est  presque 
impossible  d'analyser.  Les  uns  roulent  sur  des  sujets  de  critique;  dans 
d'autres  ce  sont  des  matières  métaphysiques  qu'il  éclaircit;  dans  d'autres 
encore,  d'astronomie,  d'histoire,  de  physique,  d'éloquence,  de  poétique,  de 
géométrie.  Ses  romans  mômes  portent  un  caractère  original  :  Zadig,  Micro- 
mégas,  Candide,  sont  des  ouvrages  qui,  semblant  respirer  la  frivolité,  con- 
tiennent des  allégories  morales  ou  des  critiques  de  quelques  systèmes 
modernes,  où  l'utile  est  inséparablement  uni  à  l'agréable. 

Tant  de  talents,  tant  de  connaissances  diverses  réunies  en  une  seule 
personne,  jettent  les  lecteurs  dans  un  étoimementmêlé  de  surprise. 

Récapitulez,  messieurs,  la  vie  dos  grands  hommes  de  l'anlitiuité  dont  les 
noms  nous  sont  parvenus,  vous  trouverez  que  chacun  d'eux  se  bornait  à 
son  seul  talent.  Aristote  et  Platon  étaient  philosophes;  Eschine  et  Démos- 
thène,    orateurs;  Homère,   poëte  épique;  Sophocle,  poijte  tragique;  x\na- 


140  ÉLOGE   DE    VOLTAIRE 

créon,  poète  agréable;  Thucydide  et  Xénophon,  historiens  ;  de  même  que, 
chez  les  Romains,  Virgile,  Horace,  Ovide,  Lucrèce,  n'étaient  que  poètes, 
Tite-Live  et  Varron,  historiens;  Crassus,  le  vieil  Antoine,  et  Hortensius, 
s'en  tenaient  à  leurs  harangues.  Cicéron,  ce  consul  orateur,  défenseur  et 
père  de  la  patrie,  est  le  seul  qui  ait  réuni  des  talents  et  des  connaissances 
diverses  :  il  joignait  au  grand  art  de  la  parole,  qui  le  rendait  supérieur  à 
tous  ses  contemporains,  une  étude  approfondie  de  la  philosophie,  telle 
qu'elle  était  connue  de  son  temps.  C'est  ce  qui  paraît  par  ses  Tusculanes, 
par  son  admirable  traité  de  la  Nalure  des  Dieux.,  par  celui  des  Offices,  qui 
est  peut-être  le  meilleur  ouvrage  de  morale  que  nous  ayons.  Cicéron  fut 
même  poëte;  il  traduisit  en  latin  les  vers  d'Aratus,  et  l'on  croit  que  ses 
corrections  perfectionnèrent  le  poëme  de  Lucrèce. 

11  nous  a  donc  fallu  parcourir  l'espace  de  dix-sept  siècles  pour  trouver, 
dans  la  multitude  des  hommes  qui  composent  le  genre  humain,  le  seul 
Cicéron  dont  nous  puissions  comparer  les  connaissances  avec  celles  de  notre 
illustre  auteur.  L'on  peut  dire,  s'il  m'est  permis  de  m'exprimer  ainsi,  que 
M.  de  Voltaire  valait  seul  toute  une  académie.  Il  y  a  de  lui  des  morceaux 
où  l'on  croit  reconnaître Bayle  armé  de  tous  les  arguments  de  sa  dialectique; 
d'autres,  où  l'on  croit  lire  Thucydide;  ici,  c'est  un  physicien  qui  découvre 
les  secrets  de  la  nature;  là,  c'est  un  métaphysicien  qui,  s'appuyant  sur  l'ana- 
logie et  l'expérience,  suit  à  pas  mesurés  les  traces  de  Locke.  Dans  d'autres 
ouvrages  vous  trouvez  l'émule  de  Sophocle  ;  là,  vous  le  voyez  répandre  des 
fleurs  sur  ses  traces  ;  ici,  il  chausse  le  brodequin  comique  ;  mais  il  semble 
que  l'élévation  de  son  esprit  ne  se  plaisait  pas  à  borner  son  essor  à  égaler 
Térence  ou  Molière.  Bientôt  vous  le  voyez  monter  sur  Pégase,  qui,  en  éten- 
dant ses  ailes,  le  transporte  au  haut  de  l'Hélicon,  où  le  dieu  des  muses  lui 
adjuge  sa  place  entre  Homère  et  Virgile. 

Tant  de  productions  différentes  et  d'aussi  grands  efforts  de  génie  pro- 
duisirent à  la  fin  une  vive  sensation  sur  les  esprits;  et  l'Europe  applaudit 
aux  talents  supérieurs  de  M.  de  Voltaire.  H  ne  faut  pas  croire  que  la  jalousie 
et  l'envie  l'épargnassent;  elles  aiguisèrent  tous  leurs  traits  pour  l'accabler. 
Cet  esprit  d'indépendance,  inné  dans  les  hommes,  qui  leur  inspireune  aver- 
sion contre  l'antorité  la  plus  légitime,  les  révoltait  avec  bien  plus  d'aigreur 
contre  une  supériorité  de  talents  à  laquelle  leur  faiblesse  ne  put  atteindre. 
Mais  les  cris  de  l'envie  étaient  étouffés  par  de  plus  forts  applaudissements  ; 
les  gens  de  lettres  s'honoraient  de  la  connaissance  de  ce  grand  homme. 
Quiconque  était  assez  philosophe  pour  n'estimer  que  le  mérite  personnel 
plaçait  M.  de  Voltaire  bien  au-dessus  de  ceux  dont  les  ancêtres,  les  titres, 
l'orgueil  et  les  richesses,  font  tout  le  mérite.  M.  de  Voltaire  était  du  petit 
nombre  des  philosophes  qui  pouvaient  dire  :  Onmia  viea  mecum  porto.  Des 
princes,  des  souverains,  des  rois,  des  impératrices,  le  comblèrent  des  mar- 
ques de  leur  estime  et  de  leur  admiration.  Ce  n'est  pas  que  nous  prétendions 
insinuer  que  les  grands  de  la  terre  soient  les  meilleurs  appréciateurs  du 
mérite,  mais  cela  prouve  au  moins  que  la  réputation  de  notre  auteur  était 
si  généralement  établie  que  les  chefs  des  peuples,  loin  de  contredire  la  voix 
publique,  croyaient  devoir  s'y  conformer. 


PAR    LE    ROI    DE    PRUSSE.  441 

Cependant,  comme  dans  ce  monde  le  mal  se  trouve  partout  mêlé  au 
bien,  il  arrivait  que  M.  de  Voltaire,  sensible  à  l'applaudissement  universel 
dont  il  jouissait,  ne  l'était  pas  moins  aux  piqûres  de  ces  insectes  qui  crou- 
pissent dans  les  fanges  de  l'Hippocrène.  Loin  de  les  punir,  il  les  immorta- 
lisait en  plaçant  leurs  noms  obscurs  dans  ses  ouvrages.  Slais  il  ne  recevait 
d'eux  que  des  éclaboussures  légères,  en  comparaison  des  persécutions  plus 
violentes  qu'il  eut  à  souffrir  des  ecclésiastiques,  qui,  par  état,  n'étant  que 
des  ministres  de  paix,  n'auraient  dû  pratiquer  que  la  ciiarité  et  la  bienfai- 
sance :  aveuglés  par  un  faux  zèle  autant  qu'abrutis  par  le  fanatisme,  ils 
s'acharnèrent  sur  lui,  et  voulurent  l'accabler  en  le  calomniant.  Leur  igno- 
rance fit  échouer  leur  projet  ;  faute  de  lumières,  ils  confondaient  les  idées 
les  plus  claires  ;  de  sorte  que  les  passages  où  notre  auteur  insinue  la  tolé- 
rance furent  interprétés  par  eux  comme  contenant  les  dogmes  de  l'athéisme. 
Et  ce  même  Voltaire,  qui  avait  employé  toutes  les  ressources  de  son  génie 
pour  prouver  avec  force  l'existence  d'un  Dieu,  s'entendit  accuser,  à  son 
grand  étonnement,  d'en  avoir  nié  l'existence. 

Le  fiel  que  ces  âmes  dévotes  répandirent  si  maladroitement  sur  lui 
trouva  des  approbateurs  chez  les  gens  de  leur  espèce,  et  non  pas  chez  ceux 
qui  avaient  la  moindre  teinture  de  dialectique.  Son  crime  véritable  consis- 
tait en  ce  qu'il  n'avait  pas  lâchement  déguisé  dans  son  histoire  les  vices  de 
tant  de  pontifes  qui  ont  déshonoré  l'Église;  de  ce  qu'il  avait  dit  avec  Fra- 
Paolo,  avec  Fleury,  et  tant  d'autres,  que  souvent  les  passions  influent  plus 
sur  la  conduite  des  prêtres  que  l'inspiration  du  Saint-Esprit  ;  que  dans  ses 
ouvrages  il  inspire  de  l'horreur  contre  ces  massacres  abominables  qu'un 
faux  zèle  a  fait  commettre,  et  qu'enfin  il  traitait  avec  mépris  ces  querelles 
inintelligibles  et  frivoles  auxquelles  les  théologiens  de  toute  secte  attachent 
tant  d'importance.  Ajoutons  à  ceci,  pour  achever  ce  tableau,  que  tous  les 
ouvrages  de  M.  de  Voltaire  se  débitaient  aussitôt  qu'ils  sortaient  de  la 
presse,  et  que,  dans  ce  même  temps,  les  évêques  voyaient  avec  un  saint 
dépit  leurs  mandements  rongés  des  vers,  ou  pourrir  dans  les  boutiques  de 
leurs  libraires. 

Voilà  comme  raisonnent  des  prêtres  imbéciles.  On  leur  pardonnerait  leur 
bêtise,  si  leurs  mauvais  syllogismes  n'influaient  pas  sur  le  repos  des  parti- 
culiers: tout  ce  que  la  vérité  oblige  de  dire,  c'est  qu'une  aussi  fausse  dia- 
lectique suffit  pour  caractériser  ces  êtres  vils  et  méprisables  qui,  faisant 
profession  de  captiver  leur  raison,  font  ouvertement  divorce  avec  le  bon  sens. 

Puisqu'il  s'agit  ici  de  justifier  M.  de  Voltaire,  nous  ne  devons  dissimuler 
aucune  des  accusations  dont  on  le  chargea.  Les  cagots  lui  imputèrent  donc 
encore  d'avoir  exposé  les  sentiments  d'Épicure,  de  Ilobbes,  de  Woolston, 
du  lord  Bolingbroke,  et  d'autres  philosophes.  Mais  n'est-il  pas  clair  que,  loin 
de  fortifier  ces  opinions  par  ce  que  tout  autre  y  aurait  pu  ajouter,  il  se 
contente  d'être  le  rapporteur  d'un  procès  dont  il  abandonne  la  décision  à 
ses  lecteurs?  Et  de  plus,  si  la  religion  a  pour  fondement  la  vérité,  qu'a- 
t-elle  à  appréhender  de  tout  ce  que  le  mensonge  peut  inventer  contre  elle  ? 
M.  de  Voltaire  en  était  si  convaincu  qu'il  ne  croyait  pas  que  les  doutes  do 
quelques  philosophes  pussent  l'emporter  sur  les  inspirations  divines. 


442  ÉLOGE    DE  VOLTAIRE 

Mais  allons  plus  loin,  comparons  la  morale  répandue  dans  ses  ouvrages 
à  celle  de  ses  persécuteurs  :  Les  hommes  doivent  s'aimer  comme  des  frères, 
dit-il;  leur  devoir  est  de  s'aider  mutuellement  à  supporter  le  fardeau  de  la 
vie,  oij  la  somme  des  maux  l'emporte  sur  celle  des  biens  ;  leurs  opinions 
sont  aussi  différentes  que  leurs  physionomies  ;  loin  de  se  persécuter  parce 
qu'ils  ne  pensent  pas  de  même,  il?  doivent  se  borner  à  rectifier  le  jugement 
de  ceux  qui  sont  dans  l'erreur,  par  le  raisonnement,  sans  substituer  aux 
arguments  le  fer  et  les  flammes  ;  en  un  mot,  ils  doivent  se  conduire  envers 
leur  prochain  comme  ils  voudraient  qu'il  en  usât  envers  eux.  Est-ce  M.  de 
Voltaire  qui  parle?  ou  est-ce  l'apôtre  saint  Jean,  ou  est-ce  le  langage  de 
l'Évangile? 

Opposons  à  ceci  la  morale  pratique  de  rhy[)0crisie  ou  du  faux  zèle  ;  elle 
s'exprime  ainsi  :  Exterminons  ceux  qui  ne  pensent  pas  ce  que  nous  voulons 
qu'ils  pensent,  accablons  ceux  qui  dévoilent  notre  ambition  et  nos  vices; 
que  Dieu  soit  le  bouclier  de  nos  iniquités,  que  les  hommes  se  déchirent, 
que  le  sang  coule,  qu'importe,  pourvu  que  notre  autorité  s'accroisse  ?  Ren- 
dons Dieu  implacable  et  cruel,  pour  que  la  recette  des  douanes  du  purga- 
toire et  du  paradis  augmente  nos  revenus. 

Voilà  comme  la  religion  sert  souvent  de  prétexte  aux  passions  des 
hommes,  et  comme  par  leur  perversité  la  source  la  plus  pure  du  bien 
devient  celle  du  mal  ! 

La  cause  de  jM.  de  Vollaire  étant  aussi  bonne  que  nous  venons  de 
l'exposer,  il  emporta  les  suffrages  de  tous  les  tribunaux  où  la  raison  était 
plus  écoutée  que  les  sophismes  mystiques.  Quelque  persécution  qu'il  endu- 
rât de  la  haine  théologale,  il  distingua  toujours  la  religion  de  ceux  qui  la 
déshonorent;  il  rendait  justice  aux  ecclésiastiques  dont  les  vertus  ont  été  le 
véritable  ornement  de  l'Église  ;  il  ne  blâmait  que  ceux  dont  les  mœurs  per- 
verses les  rendirent  l'abomination  publique. 

M.  de  Voltaire  passa  donc  ainsi  sa  vie  entre  les  persécutions  de  ses 
envieux  cl  l'admiration  de  ses  enthousiastes,  sans  que  les  sarcasmes  des 
uns  l'humiliassent,  et  que  les  applaudissements  des  autres  accrussent  l'opi- 
nion qu'il  avait  de  lui-môme;  il  se  contentait  d'éclairer  le  monde,  et  d'in- 
spirer par  ses  ouvrages  l'amour  des  lettres  et  de  l'humanité.  Non  content 
de  donner  des  préceptes  de  morale,  il  prêchait  la  bienfaisance  par  son 
exemple.  Ce  fut  lui  dont  l'appui  courageux  vint  au  secours  de  la  malheu- 
reuse famille  des  Calas;  qui  plaida  la  cause  des  Sirven,  et  les  arracha  des 
mains  barbares  de  leurs  juges  ;  il  aurait  ressuscité  le  chevalier  de  La  Barre, 
s'il  avait  eu  le  don  des  miracles.  Il  est  beau  qu'un  philoso[)lie,  du  fond  de 
sa  retraite,  élève  sa  voix,  et  que  l'humanité,  dont  il  est  l'organe,  force  les 
juoes  à  réformer  des  arrêts  iniques.  Si  M. de  Vollaire  n'avait  par  devers  lui 
que  cet  unique  trait,  il  mériterait  d'être  placé  parmi  le  petit  nombre  des 
véritables  bienfaiteurs  de  l'humanité. 

La  philosophie  et  la  religion  enseignent  donc  de  concert  le  chemin  delà 
vertu.  Voyez  lequel  est  le  plus  chrétien,  ou  le  magistrat  qui  force  cruelle- 
ment une  famille  à  s'expatrier,  ou  le  philosophe  qui  la  lecueille  et  la  sou- 
tient; le  juge  qui  se  sert  du  glaive  de  la  loi  pour  assassiner  un  étourdi,  ou 


PAU    Ll<     KOI    DK    PUISSE.  143 

le  sage  qui  veul  sauver  la  vie  du  jeune  homme  pour  le  corriger;  le  bour- 
reau de  Cahis,  ou  le  protecteur  de  sa  famille  désolée? 

Voilà,  messieurs,  ce  qui  rendra  la  mémoire  de  M.  de  Voltaire  à  jamais 
chère  à  ceux  qui  sont  nés  avec  un  cœur  sensible  et  des  entrailles  capables 
de  s'émouvoir.  Quelque  précieux  que  soient  les  dons  de  l'esprit,  de  l'ima- 
gination, l'élévation  du  génie,  et  les  vastes  connaissances,  ces  présents,  que 
la  nature  ne  prodigue  que  rarement,  ne  l'emportent  cependant  jamais  sur 
les  actes  de  l'humanité  et  de  la  bienfaisance  :  on  admire  les  premiers,  et 
l'on  bénit  et  vénère  les  seconds. 

Quelque  peine  que  j'aie,  messieurs,  de  me  séparer  à  jamais  de  M.  de 
Voltaire,  je  sens  cependant  que  le  moment  approclie  où  je  dois  renouveler 
la  douleur  que  vous  cause  sa  perle.  Nous  l'avons  laissé  tranquille  àFerney; 
des  affaires  d'intérêt  l'engagèrent  à  se  transporter  à  Paris,  où  il  espérait  venir 
encore  assez  à  temps  pour  sauver  quelques  débris  de  sa  fortune  d'une  ban- 
queroute dans  laquelle  il  se  trouvait  enveloppé.  11  ne  voulut  pas  reparaître 
dans  sa  patrie  les  mains  vides;  son  temps,  qu'il  partageait  entre  la  philoso- 
phie et  les  belles-lettres,  fournissait  un  nombre  d'ouvrages  dont  il  avait  tou- 
jours quelques-uns  en  réserve:  ayant  composé  une  nouvelle  tragédie  dont 
Irène  est  le  sujet,  il  voulut  la  produire  sur  le  théâtre  de  Paris. 

Son  usage  était  d'assujettir  ses  pièces  à  la  critique  la  plus  sévère,  avant 
de  les  exposer  en  public.  Conformément  à  ses  principes,  il  consulta  à  Paris 
tout  ce  qu'il  y  avait  de  gens  de  goût  de  sa  connaissance,  sacrifiant  un  vain 
amour-propre  au  désir  de  rendre  ses  travaux  dignes  de  la  postérité.  Docile 
aux  avis  éclairés  qu'on  lui  donna,  il  se  porta  avec  un  zèle  et  une  ardeur 
singulière  à  la  correction  de  cette  tragédie;  il  passa  des  nuits  entières  à 
refondre  son  ouvrage,  et  soit  pour  dissiper  ie  sommeil,  soit  pour  ranimer 
ses  sens,  il  fil  un  u-^age  immodéré  du  café:  cinquante  tasses  ^  par  jour  lui 
sutfirent  à  peine.  Celle  li(|ueur,  qui  mil  son  sang  dans  la  plus  violente  agi- 
tation, lui  causa  un  échauffement  si  prodigieux  que,  pour  calmer  celte 
espèce  de  fièvre  chaude,  il  eut  recours  aux  opiales,  dont  il  prit  de  si  fortes 
doses  que,  loin  de  soulager  son  mal,  elles  accélérèrent  sa  fin.  Peu  après  ce 
remède  pris  avec  si  peu  de  ménagement,  se  manifesta  une  espèce  de  para- 
lysie qui  fut  suivie  du  coup  (l'apoplexie  qui  termina  sesjours. 

Quoique  M.  de  Voltaire  fût  d'une  constitution  faible;  quoique  le  cha- 
grin, le  souci,  et  une  grande  application,  aient  affaibli  son  tempérament,  il 
poussa  pourtant  sa  carrière  jusqu'à  la  quatre-vingt-quatrième  année.  Son 
existence  était  tel'.e  (ju'en  lui  l'esprit  l'emportait  en  tout  sur  la  matière. 
C'était  une  âme  forte  qui  communiquait  sa  vigueur  à  un  corps  presque  dia- 
phane :  sa  mémoire  était  étonnante,  et  il  conserva  toutes  les  facultés  de  la 
pensée  et  de  l'imagination  jusqu'à  son  dernier  soupir.  Avec  quelle  joie  vous 


1.  A  Ica  séance  du  l'Académie  iVanraisc  où  \'oltaire  lut,  le  plan  d'un  dictionnaire 
(voj'cz  tome  XXXI,  page  161),  il  prit,  en  cinq  fois,  dcu.v  tasses  et  demie  de  café.  «On 
a  induit  le  roi  de  Prusse  en  eri-eur,  ajoute  Wagnière;  et  j'ai  eu  l'honneur  de  le 
dire  à  Sa  Majesté  »  (voyez  page  lô3  du  tome  I*^'  des  Mémoire!'  sur  Volluirc,  1S20, 
deux  volumes  in-8"). 


144  ÉLOGE    DE    VOLTAIRE 

rappellerai-je,  messieurs,  les  témoignages  d'admiration  et  de  reconnaissance 
que  les  Parisiens  rendirent  à  ce  grand  homme  durant  son  dernier  séjour 
dans  sa  patrie  !  Il  est  rare,  mais  il  est  beau  que  le  public  soit  équitable,  et 
qu'il  rende  justice  de  leur  vivant  à  ces  êtres  extraordinaires  que  la  nature 
ne  se  complaît  de  produire  que  de  loin  en  loin,  afin  qu'ils  recueillent  de 
leurs  contemporains  mêmes  les  suffrages  qu'ils  sont  sûrs  d'obtenir  de  la 
postérité  ! 

L'on  devait  s'attendre  qu'un  homme  qui  avait  employé  toute  la  sagacité 
de  son  génie  à  célébrer  la  gloire  de  sa  nation  en  verrait  rejaillir  quelques 
rayons  sur  lui-môme  :  les  Français  l'ont  senti,  et,  par  leur  enthousiasme,  ils 
se  sont  rendus  dignes  de  partager  le  lustre  que  leur  compatriote  a  répandu 
sur  eus  et  sur  le  siècle.  Mdis  croirait-on  que  ce  Voltaire,  auquel  la  profane 
Grèce  aurait  élevé  des  autels,  qui  eût  eu  dans  Rome  des  statues,  auquel  une 
grande  impératrice i,  protectrice  des  sciences,  voulait  ériger  un  monument 
à  Pétersbourg  ;  qui  croira,  dis-je,  qu'un  tel  être  pensa  manquer  dans  sa 
patrie  d'un  peu  de  terre  pour  couvrir  ses  cen  Jres  ?  Eh  quoi  !  dans  le  dix- 
huitième  siècle,  où  les  lumières  sont  plus  répandues  que  jamais,  oij  1  esprit 
philosophique  a  tant  fait  de  progrès,  il  se  trouve  des  hiérophantes  plus  bar- 
bares que  les  Hérules,  plus  dignes  de  vivre  avec  les  peuples  de  la  Tapro- 
bane  qu'au  milieu  de  la  nation  française!  Aveuglés  par  un  faux  zèle,  ivres 
de  fanatisme,  ils  empêchent  qu'on  ne  rende  les  derniers  devoirs  de  l'huma- 
nité à  un  des  hommes  les  plus  célèbres  que  jamais  la  France  ait  portés. 
Voihi  cependant  ce  que  l'Europe  a  vu  avec  une  douleur  mêlée  d'indignation. 

Mais,  (|uelle  que  soit  la  haine  de  ces  frénétiques,  et  la  lâcheté  de  leur 
vengeance  de  s'acharner  ainsi  sur  des  cadavres,  ni  les  cris  de  l'envie,  ni  leurs 
hurlements  sauvages,  ne  terniront  la  mémoire  de  Voltaire.  Le  sort  le  plus 
doux  qu'ils  peuvent  attendre  est  qu'eux  et  leurs  vils  artifices  demeurent 
ensevelis  à  jamais  dans  les  ténèbres  de  l'oubli  ;  tandis  que  la  mémoire  de 
Voltaire  s'accroîtra  d'âge  en  âge,  et  transmettra  son  nom  à  l'immortalité. 

1.  Catherine  II  survécut  vingt  ans  à  cet  éloge. 


FIN    DE     L    ELOGE    DE    VOLTAIRE     PAR    LE     ROI    DE     PRUSSE. 


ÉLOGE 

DE     VOLTAIRE 

PAR    LA    HARPE  1 


Cujus  gloriœ  neque  profuit  quisquam  laudando, 
nec  vituperando  quisquam  nocuit.   (Tit.  Liv.) 


Heureux,  sans  cloute,  celui  qui  n'aura  pas  attendu  pour  célébrer  le  génie 
que  les  hommages  qu'on  lui  doit  ne  puissent  plus  s'adresser  qu'à  des  cen- 
dres insensibles;  celui  qui  s'est  acquis  le  droit  de  lui  rendre  témoignage 
devant  la  postérité,  après  avoir  osé  le  lui  rendre  en  présence  de  l'envie  ! 
Heureux  encore  jusque  dans  ce  devoir  douloureux  le  panégyriste  et  l'ami 

1.  On  n'a  presque  point  mis  de  notes  à  ce  discours,  pv('-cisémcnt  parce  qu'il 
en  comportait  trop.  Tout  le  personnel  de  M.  de  Voltaire,  sa  vie,  qui  tient  à  tout, 
son  histoire  littéraire  si  fertile  en  événements,  l'examen  réfléchi  de  ses  innom- 
brables ouvrages,  la  foule  d'anecdotes  et  de  commentaires  dont  ils  sont  suscep- 
tibles, tous  ces  objets  si  étendus  et  si  intéressants  auraient  été  morcelés  dans  des 
notes,  et  sont  réservés  pour  un  autre  cadre,  dans  lequel  ils  occuperont  un  juste 
espace.  Les  personnes  dont  la  curiosité  empressée  chercherait  ici  ces  détails 
doivent  songer  que  la  nature  de  l'ouvrage  devait  les  exclure,  et  qu'il  ne  fallait  pas 
que  l'orateur  empiétât  sur  le  critique,  ni  le  panégyriste  sur  l'historien.  {Avertisse- 
ment de  l'auteur.) 

—  La  première  édition  de  VÊlogede  Voltaire,  par  La  Harpe,  est  de  1780.  Cet 
ouvrage  n'a  été  composé  pour  aucun  concours;  mais  l'auteur  en  avait  lu  des  frag- 
ments dans  une  séance  de  l'Académie  française,  du  20  décembre  1779. 

Grimm  écrit  dans  sa  Correspondance  {a.\ril  1780)  :  «  L'Éloge  de  Voltaire,  par 
M.  de  La  Harpe,  mérite  d'être  distingué,  à  plus  d'un  titre,  de  la  foule  des  pané- 
gyriques dont  on  n'a  pas  encore  cessé  de  fatiguer  les  mânes  de  Voltaire.  Si  dans 
l'éloge  qu'en  a  fait  M.  Thomas,  sous  le  nom  de  M.  Duels  (Discours  de  réception  de 
ce  dernier),  il  y  a  plus  d'idées  et  d'originalité,  on  a  cru  trouver  dans  celui-ci  une 
éloquence  plus  touchante  et  plus  soutenue.  Ce  n'est  pas  sans  doute  le  plus  glo- 
rieux monument  qui  ait  été  consacré  à  la  mémoire  du  grand  homme,  puisqu'il  en 
existe  un  de  la  main  de  Frédéric,  et  qu'il  en  est  un  autre  que  lui  destine  l'amitié 
de  Catherine  IL  Mais  de  tous  les  ouvrages  où  l'on  a  tâché  de  présenter  le  tableau 
du  génie  de  M.  de  Voltaire,  il  n'en  est,  ce  me  semble,  aucun  où  le  mérite  de  ses 
différents  travaux  ait  été  développé  avec  plus  d'admiration,  d'intérêt  et  de  goût. 
De  l'avis  de  l'auteur  lui-même,  cet  éloge  est  ce  qu'il  a  jamais  écrit  de  mieux  en 
prose,  et  le  public  paraît  fort  disposé  à  l'en  croire,  au  moins  cette  fois-ci,  sur 
parole.  » 

10 


446  ÉLOGE   DE   VOLTAIRE 

d'un  grand  homme,  si,  en  approchant  de  son  tombeau  (quel  qu'il  soit, 
héJas!),  il  peut  dire  :  «  La  louange  que  je  t'ai  offerte  a  toujours  été  pure; 
jamais  elle  ne  fut  ni  souillée  par  l'intérêt,  ni  exagérée  par  la  complaisance  ; 
et  comme  l'adulation  n'y  ajouta  rien  tant  que  tu  as  vécu,  l'équilé  n'en 
retranchera  rien  quand  tu  n'es  plus!  » 

Je  vais  parcourir  cette  longue  suite  de  travaux  qui  ont  rempli  la  vie  de 
Voltaire.  I^' éclat  de  ses  talents  paraîtra  s'augmenter  de  cehii  de  ses  succès, 
et  lintérèt  qu'ils  inspirent  s'accroîtra  par  les  contradictions  qu'ils  ont  éprou- 
vées. Cet  homme  extraordinaire  s'agrandira  encore  plus  à  nos  yeux  par 
cette  influence  si  marquée  qu'il  a  eue  sur  son  siècle,  et  qui  s'étendra  dans 
la  postérité.  En  considérant  sa  destinée,  nous  aurons  lieu  quelquefois  de 
plaindre  celui  qu'il  faudra  si  souvent  admirer;  nous  reconnaîtrons  le  sort 
de  l'humanité  dans  l'homme  qui  s'est  le  plus  élevé  au-dessus  d'elle.  Ce 
tableau  du  génie,  fait  pour  rassembler  tant  de  leçons  et  tant  d'exemples, 
niontrera  tout  ce  qu'il  peut  obtenir  de  gloire  et  rencontrer  d'obstacles  ;  et, 
en  voyant  tout  ce  qu'il  peut  avoir  à  soufTrir,  peut-ôtre  on  sentira  davantage 
tout  ce  qu'il  faut  lui  pardonner. 


PREMIERE   PARTIE 

Il  était  passé  ce  siècle  que  l'on  peut  appeler  celui  de  la  France,  puisqu'il 
fut  l'époque  de  nos  grandeurs,  et  qu'il  a  gardé  le  nom  d'un  de  nos  monar- 
ques. Déjà  commençait  à  pâlir  cette  lumière  des  arts  qui  s'était  levée  au 
milieu  de  nous  et  répandue  dans  l'Europe  ;  ses  clartés  les  plus  bril- 
lantes s'étaient  toutes  éteintes  dans  la  nuit  de  la  tombe.  La  mort  avait 
frappé  les  héros,  les  artistes,  les  écrivains.  Fénelon  avait  fini  ses  jours 
dans  l'exil  ;  la  cendre  de  Molière  n'avait  trouvé  qu'à  peine  où  reposer 
obscurément  ;  Corneille  avait  survécu  quinze  ans  à  son  génie  ;  Racine 
avait  lui-même  marqué  un  terme  au  sien  ;  et,  enlevé  avant  le  temps,  il 
n'avait  rempli  ni  toute  la  carrière  de  son  talent,  ni  celle  de  la  vie.  Deux. 
hommes  seuls  alors  pouvaient  rappeler  encore  la  splendeur  de  cet  âge 
qui  venait  de  finir.  On  eût  dit  que  Rousseau  avait  hérité  de  Despréaux 
même  la  science  si  difficile  d'écrire  en  vers.  L'àme  tragique  de  Crébillon, 
après  avoir  jeté  quelques  lueurs  sombres  dans.4<ree,  et  les  plus  beaux  traits 
de  lumière  dans  Éleclre,  s'était  enfin  élevée  dans  Rhadamisle  aux  plus 
grands  effets  de  l'art;  mais,  après  cet  efTort,  il  était  tombé  au-dessous  de 
lui-ménif»,  il  ne  donnait  plus  que  Sémiramis  et  Xerxès;  et  Rousseau,  sur 
nos  frontières,  corrompant  de  plus  en  plus  son  style,  semblait  avoir  quitté 
le  Parnasse  en  quittant  la  France  ;  \0Tè(\vL  Œdipe  et  la  Ilenriade,  qui  se 
suivirent  de  près,  annoncèrent  au  monde  littéraire  le  véritable  héritier  du 
grand  siècle,  celui  qui  devait  être  l'ornement  du  nôtre,  et  qui,  remarquable 
par  la  hardiesse  de  ses  premiers  pas,  s'ouvrait  déjà  plus  d'un  chemin  vers 
la  gloire. 

La  nature,  que   nous  voulons  en  vain  assujettir  à  l'uniformité  de  nos 
calculs,  et  qui  se  plaît  si  souvent  à  les  démentir  par  la  diversité  de  ses  pro- 


PAR    LA    HARPE.  147 

cédés;  la  nature,  en  produisant,  les  grands  hommes,  sait  varier  ses  moyens 
autant  que  leurs  caractères.  Tantôt  elle  les  mûrit  à  loisir  dans  le  silence  et 
l'obscurité;  et  les  humains,  levant  les  yeux  avec  surprise,  aperçoivent  tout 
à  coup  à  une  hauteur  immense  celui  qu'ils  ont  vu  longtemps  à  côté  d'eux  ; 
tantôt  elle  marque  le  génie  naissant  d'un  trait  de  grandeur  qui  est  pour  lui 
comme  le  signe  de  sa  mission,  et  alors  elle  semble  dire  aux  hommes,  en  le 
leur  donnant  :  Voilà  votre  maître.  C'est  avec  cet  éclat  qu'elle  montra  Vol- 
taire au  monde.  Destiné  à  être  extraordinaire  en  tout,  il  le  fut  dès  son 
enfance  ;  et,  par  un  double  privilège,  son  esprit  était  mûr  dès  ses  premières 
années,  comme  il  fut  jeune  dans  ses  dernières.  A  peine  eut-il  fait  des  vers 
qu'ils  parurent  être  la  langue  qui  lui  appartenait.  A  peine  eut-il  reçu  quel- 
ques leçons  de  ses  maîtres  qu'ilsle crurent  capable  d'en  donner.  La  force  de 
son  jugement  l' élevait  déjà  au-dessus  de  ses  contemporains,  loisqu'à  dix- 
huit  ans  il  conçut,  malgré  l'exemple  de  Corneille  et  la  contagion  générale, 
que  l'amour  ne  devait  point  se  mêler  aux  horreurs  du  sujet  A' Œdipe;  et, 
s'il  fut  forcé  de  céder  au  préjugé,  le  courage  qu'il  eut  de  se  condamner  sur 
cette  faute  involontaire  était  une  nouvelle  espèce  de  gloire,  celle  de  l'homme 
supérieur,  qui  instruit  les  autres  en  si?  jugeant  lui-même.  C'était  quelque 
chose  sans  doute  de  l'emporter  sur  un  ouvnige  que  défendait  le  nom  de 
Corneille;  mais  qu'il  était  beau  surtout  de  balancer  Sophocle  dans  l'un  de 
ses  chefs-d'œuvre  ;  d'annoncer,  dès  le  premier  moment,  ce  goût  des  beautés 
antiques  que  Racine  n'eut  qu'après  plusieurs  essais  ;  enfin  de  posséder  de  sr 
bonne  heure  le  grand  art  de  réloijuence  tragique  !  Tout  se  réunit  alors  pou 
faire  de  ce  brillant  coup  d'essai  le  présage  des  plus  hautes  destinées  :  Cor- 
neille vaincu,  Sophocle  égalé,  la  scène  française  relevée,  l'envie  déjà  avertie 
et  poussant  un  long  cri,  comme  le  monstre  qui  a  senti  sa  proie  ;  la  voix  des 
hommes  justes  nommant  un  successeur  à  Racine;  enfin,  au  milieu  de  tant 
d'honneurs,  le  jeune  auteur  s'élevant,  par  l'aveu  de  ses  fautes,  au-aessus  de 
son  propre  ouvrage  et  à  la  hauteur  de  l'art. 

La  muse  de  l'épopée  avait  paru  jusque-là  nous  être  encore  étrangère  ;  et 
même  dans  ce  siècle  mémorable,  où  il  semblait  que  la  gloire  n'eût  rien  à 
refuser  à  Louis  XIV  et  à  la  France,  c'était  la  seule  exception  qu'elle  eût 
mise  à  ses  faveurs.  On  en  accusait  à  la  fois  et  le  génie  de  notre  langue  et 
celui  de  notre  nation.  Voltaire  conçut  à  vingt  ans  le  projet  de  venger  l'un 
et  l'autre.  Cetti^  lieuieuse  audace  de  la  jeunesse,  qu'animait  encore  en  lui  le 
sentiment  de  ses  forces,  ne  fut  point  épouvantée  par  tant  d'exemples  faits 
pour  le  décourager.  Au  milieu  de  toutes  les  voix  du  préjugé  qui  lui 
criaient:  Arrête,  il  entendit  la  voix  plus  impérieuse  et  plus  forte  du  talent 
créateur  qui  lui  criait  :  Ose  ;  et,  guidé  par  cet  instinct  irrésistible  qui 
re[)0U3se  la  réflexion  timide,  il  s'abandonna  sans  crainte  sur  une  mer  incon- 
nue, dont  on  ne  racontait  que  des  naufrages.  Il  trouva  cette  terre  ignorée  où 
nul  Français  n'était  abordé  avant  lui;  et  tandis  qu'on  réjiétait  encore  de 
toutes  parts  que  nous  n'étions  pas  faits  pour  l'épopée,  la  France  avait  un 
poëme  épique. 

Je  sais  que  la  critique  s'est  élevée  contre  le  choix  d'un  sujet  trop  voisin 
de  nous  pour  permettre  à  l'auteur  la  ressource  séduisante  des  fictions.  On  a 


U8  ÉLOGE    DE   VOLTAIRE 

dit,  et  non  sans  fondement,  que  pour  nous  l'épopée  doitêtre  placée  dans  ce 
favorable  éloignemeiit,  dans  cette  perspective  magique  d'où  naît  l'illusion 
de  tous  les  arts;  que  la  muse  épique  ne  doit  nous  apparaître  que  dans  le 
lointain,  couverte  du  voile  des  allégories,  entourée  du  cortège  des  fables, 
ainsi  que  d'un  nuage  religieux,  d'oii  sa  voix  semble  sortir  plus  imposante  et 
plus  majestueuse,  comme  ces  divinités  antiques,  cachées  dans  la  sombre 
horreur  des  furets,  semblaient  plus  augustes  et  plus  vénérables,  à  mesure 
qu'on  les  adorait  de  plus  loin. 

Je  ne  rejetterai  point  ces  idées  fondées  sur  le  pouvoir  de  l'imagination; 
mais  aussi  quel  Français  peut  reprocher  à  V^oltaire  d'avoir  choisi  Henri  IV 
pour  son  héros?  ]N"eut-il  pas,  au  moins  pour  ses  concitoyens,  le  mérite  si 
précieux  d'avoir  chanté  le  seul  de  leurs  rois  dont  la  gloire  soit  devenue 
pour  ainsi  dire  populaire?  n'eut-il  pas,  pour  les  connaisseurs  de  toutes  les 
nations,  cet  autre  mérite  si  rare  de  suppléer  par  des  bpautés  nouvelles  à 
celles  qui  lui  étaient  interdites?  C'est  là  qu'il  déclare  à  la  tyrannie,  aux 
préjugés,  à  la  superstition,  au  fanatisme,  cette  haine  inexpiable,  cette  guerre 
généreuse  qui  n'admit  jamais  ni  traité  ni  trêve,  et  qui  n'a  eu  de  terme  que 
celui  de  sa  vie.  Pour  la  première  fois,  l'humanité  entendit  plaider  sa  cause 
en  beaux  vers,  et  vit  ses  intérêts  confiés  à  l'éloquence  poétique.  Celle-ci 
avait  plus  dune  fois  consacré  dans  Louis  XIV  les  victoires  remportées  sur 
le  monstre  de  l'hérésie,  victoires  trop  souvent  déshonorées  par  la  violence, 
'  que  la  religion  même  a  pleurées  :  Voltaire  lui  apprit  à  célébrer  d'autres 
triomphes,  ceux  de  la  raison  sur  le  monslre  de  l'intolérance  :  triomphes 
purs,  et  qui  ne  coûtent  de  larmes  qu'aux  ennemis  du  genre  humain. 

Des  vérités  d'un  autre  ordre  ont  paru  dans  ce  même  ouvrage  revêtues 
des  couleurs  de  la  poésie.  Uranie  s'est  étonnée  de  parler  la  même  langue 
que  Calliope.  Ce  n'était  pas  Lucrèce  chantant  les  erreurs  d'Épicure;  c'étaient 
les  grands  secrets  de  la  nature,  longtemps  inconnus  et  récemment  décou- 
verts, tracés  dans  le  style  de  l'épopée  avec  autant  d'exactitude  qu'ils  auraient 
pu  l'être  sous  le  compas  de  la  philosophie  ^.  Dans  le  même  temps,  et  par  un 

1.  Lorsque,  dans  les  Muses  rivales,  je  fis  dire  à  Uranie,  en  parlant  de  Vo'- 

taire  : 

J'emprantai  de  ses  vers  la  parure  pompeuse; 

Je  parus  étalant  des  vêtements  nouveaux. 

Et  gardant,  sous  les  traits  dont  m'ornaient  ses  pinceaux. 

Une  beauté  majestueuse, 
Je  ne  dus  qu'à  lui  seul  ces  brillants  attributs. 

C'est  par  lui  que  la  poésie 
Fit  entendre  des  sons  aux  mortels  inconnus. 

Et  que  le  voile  d'Uranie 

Devint  l'écharpe  de  Vénus. 

M.  Marmontel  (à  qui  d'ailleurs  je  ne  dois  que  des  remerciements  du  compte  tres- 
avanta'^eux  qu'il  rendit  de  la  pièce  dans  le  Mei'cure)  observa  que  l'éloge  était  trop 
exclusif,  et  que  Lucrèce  et  Pope,  avant  Voltaire,  avaient  fait  parler  Uranie  en 
beaux  vers.  La  remarque  serait  juste  s'il  eut  été  question  de  vérités  morales  et 
métaphysiques:  elles  ont  été  traitées  par  Pope  d'une  manière  supérieure;  mais  il 
est  ici  question  du  système  de  Newton,  et  par  conséquent  de  physique.  Il  est 
vrai  que  Lucrèce  a  mis  en  vers  celle  d'Épicure;   mais  cette  philosophie  erronée 


TAR    LA    HARPE.  149 

effet  de  la  même  magie,  il  cliantail  en  vers  sublimes  les  merveilles  révélées 
à  Newton,  le  principe  universel  qui  meut  et  attire  les  corps,  la  grande 
révolution  des  mondes  dans  la  carrière  de  l'espace  et  de  la  durée.  Il  étalait, 
sous  des  pinceaux,  avant  lui  inconnus  aux  muses,  l'éclatant  tissu  de  la  robe 
du  soleil  et  les  rayons  de  sa  lumière  i;  et  cette  poésie  était  sans  modèle, 
comme  les  découvertes  de  Newton  étaient  sans  exemple. 

Avec  des  beautés  si  neuves  et  si  frappantes,  avec  l'intériH  attaché  au 
nom  du  héros,  avec  un  style  toujours  élégant  et  harmonieux,  tour  à  tour 
plein  de  force  ou  de  cliarnie,  faut-il  s'étonner  que  la  Ilenriade.  quoique 
destituée  de  l'ancienne  mytho'ogie,  ait  triomphé  de  toutes  les  attaques,  se 
soit  encore  affermie  par  le  temps  dans  l'opinion  des  connaisseurs,  et  soit 
devenue  un  ouvrage  national?  L'honneur  d'avoir  fait  le  seul  poëme  épique 
dont  notre  langue  se  glorifie  n'est  peut-être  pas  encore  la  récompense  la 
plus  flatteuse  que  l'auteur  ait  obtenue.  Il  eut  le  plaisir  de  voir  que  son 
ouvrage  avait  ajouté  quelque  chose  à  cet  amour  si  vrai  que  les  Français 
gardent  à  la    mémoire    du    meilleur  de   leurs  rois.  On  t^'est  accoutumé  à 


ne  lui  a  guère  fourni  que  des  vers  durs  et  raboteux  ;  et  son  poëme  ne  serait  point 
au  rang  des  monuments  précieux  de  l'antiquité,  s'il  n'\'  eût  joint  des  morceaux  de 
poésie  morale  ou  descriptive  qui  en  ont  fait  le  mérite.  Au  contraire,  dans  la  Hen- 
riade,  c'est  une  beauté  absolument  neuve  que  le  système  planétaire  de  Copernic 
et  l'attraction  de  Newton,  détaillés  en  très-beaux  vers,  et  avec  des  expressions 
exactes  en  même  temps  que  magnifiques  : 

Dans  le  centre  éclatant  de  ces  orbes  immenses, 

Qui  n'ont  pu  nous  cacher  leur  marche  et  leurs  distances, 

Luit  cet  astre  du  jour  par  Dieu  même  allumé. 

Qui  tourne  autour  de  soi  sur  son  axe  enflammé. 

De  lui  partent  sans  fin  des  torrents  de  lumière; 

Il  donne  en  se  montrant  la  vie  à  la  matière. 

Et  dispense  les  jours,  les  saisons,  et  les  ans, 

A  des  mondes  divers  autour  de  lui  flottants. 

Ces  astres,  asservis  à  la  loi  qui  les  presse. 

S'attirent  dans  leur  course,  et  s'évitent  sans  cesse; 

Et,  servant  l'un  à  l'autre  et  de  règle  et  d'appui, 

Se  prêtent  les  clartés  qu'ils  reçoivent  de  lui. 

Par  delà  tous  les  cioux  le  Dieu  des  cieux  réside,  etc. 

C'est  là  sans  doute  mêler  le  sublime  de  la  poésie  aux  principes  de  la  plus 
saine  physique;  et  qui  a  eu  ce  mérite  avant  Voltaire?  Ce  mérite  se  trouve  à  un 
degré  encore  plus  étonnant  dans  le  discours  en  vers  adressé  à  M""^  du  Châtelet, 
à  la  tête  des  Éléments  de  Newton,  Il  n'y  a  point  de  morceau  pareil  dans  aucune 
langue  connue.  {Note  de  l'auteur.) 

1.  Voj'ez,  dans  la  dédicace  des  Éléments  de  Newton,  citée  ci-dessus,  ces  vers 
admirables  : 

Il  découvre  à  mes  yeux,  par  une  raain  savante, 

De  l'astro  des  saisons  la  robe  étincelante  : 

L'émeraude,  l'azur,  le  pourpre,  le  rubis. 

Sont  l'immortel  tissu  dont  brillent  ses  habits. 

Chacun  de  ses  rayons,  dans  sa  substance  pur.;. 

Porte  en  soi  les  couleurs  dont  se  peint  la  nature; 

Et,  confondus  ensemble,  ils  éclairent  nos  yeux. 

Ils  animent  le  monde,  ils  remplissent  les  cieux. 

(A'o.'e  (h  l'aulcuf). 


igO  éloge  de  voltaire 

joindre  ensemble  les  noms  du  poëte  et  du  héros.  Quel  honorable  assem- 
blage !  et  n'est-ce  pas  une  immortalité  bien  douce  que  celle  qu'on  partage 
avec  Henri  IV? 

Mais  s'il  était  difficile  d'atteindre  le  premier  parmi  nous  jusqu'à  l'épo- 
pée, il  l'était  peut-être  encoie  plus  de  trouver  une  place  parmi  les  deux 
fondateurs  et  les  deux  maîtres  de  la  scène  française,  qui  semblaient  n'y 
pouvoir  plus  admettre  que  des  disciples,  et  non  pas  des  concurrents.  L'opi- 
nion, aussi  empressée  à  Tesserrer  les  limites  des  arts  que  le  génie  est  ardent 
à  les  reculer,  si  prompte  à  donner  des  rivaux  aux  grands  hommes  vivants, 
mais,  dès  qu'ils  ne  sont  plus,  si  lente  à  leur  reconnaître  des  successeurs  ; 
l'opinion,  qui  s'assied  comme  un  épouvantait  à  l'entrée  du  champ  oîi  le 
talent  va  s'élancer,  oppose  à  ses  premiers  pas  une  barrière  qui  lui  coûte 
souvent  plus  à  renverser  que  la  carrière  ne  lui  coûte  ensuite  à  parcourir. 
Rien  n'était  plus  à  respecter  que  l'admiration  qui  consacrait  les  noms  de 
Corneille  et  de  Racine;  mais  rien  n'était  plus  à  craindre  que  le  préjugé  qui 
renfermait  dans  la  sphère  de  leurs  travaux  l'étendue  de  l'art  dramatique. 
Quelque  difOculté  qu'il  y  ait  à  revenir  sur  un  sujet  presque  épuisé,  la  gloire 
du  grand  homme  que  je  célèbre  m'oblige  de  jeter  un  coup  d'oeil  sur  ceux 
qui  l'ont  précédé.  Comment  pourrai~je  retracer  ce  qu'a  fait  Voltaire,  sans 
rappeler  ce  qui  a  été  fait  avant  lui  ?  Comment  mesurer  ses  pas  dans  la  lice, 
sans  y  rechercher  les  traces  de  ses  prédécesseurs? 

Écartons  d'abord  ces  préventions  générales,  si  vaguement  conçues  et  si 
légèrement  adoptées  ;  ces  idées  si  exagérées  de  l'influence  des  mœurs  et  du 
siècle  sur  les  fruits  du  génie,  qui  lui-même  en  eut  toujours  une  bien  plus 
marquée  sur  ce  qui  l'environnait,  et  qui  est  plus  fait  pour  donner  la  loi  que 
pour  la  recevoir.  Je  conçois  sans  peine  que  la  lecture  d'un  écrivain  tel  que 
Corneille,  la  représentation  de  ses  tragédies,  ait  accoutumé  la  classe  la  plus 
choisie  de  ses  concitoyens  à  penser  et  à  parler  avec  noblesse  ;  que  Racine 
leur  ait  appris  à  mettre  plus  de  délicatesse  et  de  pureté  dans  leurs  senti- 
ments et  dans  leurs  expressions;  mais  je  ne  crois  point  que  les  troubles  de 
la  Fronde  aient  fait  naître  la  tragédie  de  Cinna  ^  ;  que  les  chansons  contre 

L  II  serait  inutile  de  dissimuler  que  ces  idées,  qui  me  paraissent  dénuées  de 
fondement,  ont  été  renouvelées  dans  le  discours  de  M.  Ducis,  d'ailleurs  rempli 
de  beautés  supérieures.  En  lui  rendant  toute  la  justice  qu'il  mérite,  et  que  je  lui 
ai  déjà  rendue  ailleurs,  je  crois  pouvoir  observer,  pour  l'intérêt  de  la  vérité,  que 
les  définitions  qu'il  trace  du  talent  tragique  de  Corneille,  de  Racine,  de  Crébillon, 
sont  plus  subtiles  que  réfléchies,  et  plus  brillantes  que  solides.  «  Corneille,  dit-il, 
fit  la  tragédie  de  sa  nation...  Racine  fit  la  tragédie  de  la  cour  de  Louis  XIV; 
Crébillon  fit  la  tragédie  de  son  caractère  et  de  son  génie.  »  Ces  résultats  peu- 
vent paraître  éblouissants;  mais  n'est-ce  pas  plutôt  une  recherche  d'antithèses 
qu'un  jugement  sain  et  motivé  ?  Quel  rapport  y  a-t-il  entre  la  nation  française, 
même  du  temps  de  Corneille,  et  le  génie  de  cet  écrivain?  et  comment  l'un 
aurait-il  détirminé  le  caractère  de  l'autre?  N'a-t-on  pas  dit,  avec  beaucoup  de 
justesse,  qu'i,  semblait  que  Corneille  fût  né  Romain,  et  qu'il  eût  écrit  à  Rome? 
et  dans  quel  temps  les  Français  ont-ils  ressemblé  aux  Romains  ?  Quoi  !  c'est  aux 
inconséquences,  aux  folies,  aux  ridicules  de  la  Fronde,  que  nous  serions  rede- 
vables de  Cinna  et  des  Horaces!  Trouverait-on  le  rapport  le  plus  éloigne  entre  le 


PAR    LA    HARPE.  loi 

Mazarin  aient  éveillé  le  talent  qui  a  produit  les  lloraces,  ni  qu'il  y  eût  rien 
de  commun  entre  les  harangues  du  coadjuteur  et  les  scènes  de  Sévère  et  de 
Pauline. 

Je  ne  crois  pas  davantage  que  la  cour  de  Louis  XIV  ait  mis  dans  la 
main  de  Racine  le  pinceau  qui  a  tracé  la  cour  de  Néron  ;  que  les  faiblesses 
d'un  grand  roi,  les  intrigues  de  ses  maîtresses  et  de  ses  favoris,  l'esprit  de 
ses  courtisans,  aient  inspiré  la  muse  qui  a  peint  les  égarements  de  Phèdre, 
les  fureurs  d'Hermione,  et  la  vertu  deBurrhus;  et  si  le  faible  sujet  de  Béré- 
nice fut  traité  pour  plaire  à  une  princesse  aimable  et  malheureuse^,  souve- 
nons-nous que  le  sévère  Corneille  eut  la  même  condescendance,  bien  plus 
dangereuse  pour  lui  que  pour  son  jeune  et  fortuné  rival. 

Revenons  donc  à  la  vérité,  et  ne  voyons  surtout  dans  les  ouvrages  des 
grands  écrivains  que  la  trempe  de  leur  caractère,  qui  toujours  détermina 
plus  ou  moins  celle  de  leur  génie.  Avec  une  àme  élevée  et  une  conception 
forte,  Corneille  donna  à  la  tragédie  française  l'énergie  de  ses  sentiments  et 
de  ses  idées.  Le  sublime   de  la  pensée  fut  sa  qualité  distinctive  ;  l'abus  du 

caractère  de  ces  compositions  mâles  et  sublimes,  et  l'esprit  léger  et  follement 
factieux  des  Français  de  ce  temps-là?  Comment  cette  fermentation  passagère 
cette  épidémie  politique,  qui  ne  dura  qu'un  moment,  et  qui  fut  remplacée  aussitôt 
par  l'idolâtrie  prodiguée  à  Louis  XIV,  aurait-elle  décidé  le  genre  de  tragédie  qu'a 
choisi  Corneille,  Corneille  qui,  pendant  longtemps,  ne  fit  qu'imiter  les  Espagnols, 
et  qui,  depuis  Cinna  jusqu'à  Agésilas,  eut  constamment  la  même  trempe  de 
génie,  la  même  tournure  d'idées  et  de  style,  à  des  époques  très-différentes?  Est-il 
plus  vraisemblable  que  Racine  n'ait  écrit  que  pour  la  cour  de  Louis  XIV,  Racine, 
nourri  de  la  lecture  des  anciens,  idolâtre  des  Grecs,  évidemment  formé  par  eux, 
épris  d'Euripide  et  de  Sophocle,  comme  Corneille  l'était  de  Lucain  et  de  Sonèque  ; 
entraîné  par  la  pureté  de  son  goût  vers  les  peintres  de  la  nature,  comme  Cor- 
neille l'était,  par  son  caractère,  vers  tout  ce  qui  était  grand,  ou  ressemblait  à  la 
grandeur?  Comment  d'ailleui's  se  permet-on  de  rétrécir  à  ce  point  la  sphère  d'un 
esprit  tel  que  celui  de  Racine?  Quoi  !  Andromaque,  Phèdre,  Ipltigénie,  Athalie, 
ces  chefs-d'œuvre  faits  pour  toutes  les  nations  éclairées,  ne  seraient  que  les 
traijédies  de  la  cour  de  Louis  XIV !  Et  pourquoi  n'accorderait-on  pas  à  Racine 
ce  qu'on  donne  à  Crébillon?  Celui-ci,  dit-on,  fU  la  tragédie  de  son  caractère  et  de 
son  génie.  Je  n'examine  point  si  cette  manière  de  parler  est  bien  exacte;  J'entends 
ce  que  l'auteur  a  voulu  dire,  et  cela  me  suffit.  Oui,  sans  doute,  Crébillon  a  puisé 
ses  ouvrages  dans  son  génie,  et  leur  a  donné  la  teinte  de  son  caractère  ;  et  en 
cela  il  a  fait  comme  Racine  et  Corneille  ;  et  Voltaire  a  fait  comme  tous  les  trois, 
Voilà  la  vérité,  et  M.  Ducis  l'a  reconnue  lui-même  lors^qu'il  rappelle,  dans  un 
autre  endroit  de  son  discours,  ce  principe  généralement  admis  par  tous  ceux  qui 
ont  réfléchi  sur  les  arts,  que  «  le  caractère  particulier  que  leur  imprime  un  grand 
homme  dépend  toujours  de  l'empreinte  originale  et  primitive  qu'il  a  reçue  des 
mains  de  la  nature  ». 

Au  reste,  je  le  répète,  forcé  de  combattre  en  ce  point  un  de  mes  confrères 
dont  j'honore  le  plus  les  talents,  si  je  le  contredis  sur  des  idées  essentielles  au 
sujet  que  je  traite,  je  ne  puis  m'en  consoler  qu'en  le  remerciant  encore  de 
l'extrême  plaisir  que  m'a  fait  son  discours,  qui  m'aurait  fait  tomber  la  plume  des 
mains  si  cet  ouvrage  n'avait  été,  pour  ainsi  dire,  voué  d'avance  à  la  mémoire 
d'un  grand  homme,  à  qui  môme  je  fais  de  cette  manière  un  sacrifice  de  plus, 
celui  de  mon  amour-propre.  {Xote  de  l'auteur.) 

i.  Henriette  d'Angleterre. 


132  ÉLOGE    DE   VOLTAIRE 

raisonnement  fut  son  défaut  principaL  Ainsi  l'expression  de  la  grandeur,  la 
noblesse  des  caractères,  la  précision  du  dialogue,  cette  espèce  de  force  qui 
consiste  à  suivre  le  jeu  compliqué  d'une  multitude  de  ressorts,  commedans 
Héraclius  et  Rodogune  ;  cette  autre  force  beaucoup  plus  heureuse,  qui 
amène  de  grands  effets  par  des  moyens  simples,  comme  dans  Cinna  et  les 
Horacea  :  voilà  le  genre  de  mérite  qu'il  signala  sur  le  théâtre  dont  il  fut  le 
père.  Racine,  né  avec  une  imagination  tendre  et  flexible,  l'esprit  le  plus 
juste,  le  goût  le  plus  délicat,  nous  offrit  la  peinture  la  plus  vraie  et  la  plus 
approfondie  de  nos  passions.  Il  régna  surtout  par  le  charme  d'un  style  dont 
un  siècle  entier  n'a  pas  encore  suffi  à  découvrir  toutes  les  beautés.  Il  renou- 
vela dans  l'art  des  vers  cette  perfection  qui,  avant  lui,  n'avait  été  connue  que 
de  Virgile  ;  et,  joignant  la  sagesse  du  plan  à  celle  des  détails,  il  est  demeuré 
le  modèle  des  écrivains. 

Je  m'écarte  encore  ici  des  sentiers  battus;  et,  malgré  la  coulume  et  le 
préjugé,  je  n'associerai  point  aux  deux  hommes  rares  qui  se  partageaient  la 
scène  avant  Voltaire  un  écrivain  qui  eut  du  génie  sans  doute,  puisqu'il  a 
fait  Rhadamiste,  mais  que  trop  de  défauts  excluent  du  rang  des  maîtres 
de  l'art  ;  et  je  ne  parlerai  de  Crébillon  que  lorsque,  racontant  les  injustices 
de  l'envie,  je  rappellerai  les  rivaux  trop  faibles  qu'elle  se  fit  un  jeu  cruel 
d'opposer  tour  à  tour  à  celui  qui  n'eut  plus  de  rival  du  moment  oîi  il  eut 
donné  Zaïre. 

Mais  avant  de  parvenir  a  cette  époque,  qui  est  celle  de  sa  plus  grande 
force,  observons  ce  qui  l'arrêta  dans  ses  premiers  efforts,  et  ce  que  le  carac- 
tère et  le  bonheur  de  son  talent  lui  permirent  d'ajouter  à  un  art  déjà  porté 
si  haut  avant  lui. 

Tout  écrivain  est  d'abord  plus  ou  moins  entraîné  partout  ce  qui  l'a  pré- 
cédé. Cette  admiration  sensible  pour  les  vraies  beautés,  si  prompte  et  si  vive 
dans  ceux  qui  sont  faits  pour  en  produire  eux-mêmes,  les  conduit  de  l'en- 
thousiasme à  l'imitation  ;  et  c'est  le  premier  hommage  que  rend  aux  grands 
hommes  celui  qui  est  né  pour  les  remplacer.  Un  peintre  prend  d'abord  la 
touche  de  son  maître,  avant  d'en  avoir  une  qui  lui  soit  propre  ;  et  les  plus 
fameux  écrivains  ont  suivi  des  modèles  avant  d'en  servir.  Molière  com- 
mença par  nous  apporter  les  dépouilles  du  théâtre  italien  avant  d'élever  sur 
le  nôtre  des  monuments  tels  que  le  Tartuffe  et  le  Misanthrope.  Corneille, 
déjà  si  grand  dans  le  Cid,  était  cependant  encore  l'imitateur  des  Espagnols, 
avant  d'avoir  produit  les  compositions  originales  de  Cinna  et  des  Horaces, 
marquées  de  l'empreinte  d'un  esprit  créateur.  Racine,  si  différent  de  Cor- 
neille, chercha  pourtant  à  l'imiter  dans  ses  deux  premières  tragédies,  jus- 
qu'au moment  où  son  génie  s'empara  de  lui,  et  lui  dicta  son  chef-d'œuvre 
d'Andromaque,  dont  les  Grecs  pouvaient  réclamer  le  sujet,  mais  dont  l'exé- 
cution donnait  la  première  idée  d'un  art  également  inconnu  aux  anciens  et 
aux  modernes.  Voltaire,  constant  admirateur  de  Racine,  affecta  de  se  rap- 
procher de  sa  manière  dans  Œdipe  et  dans  Mariamne  ;  mais  en  même 
temps,  doué  par  la  nature  d'une  facilité  prodigieuse  à  saisir  tous  les  tons  et 
à  profiter  de  tous  les  esprits,  en  conservant  la  marque  particulière  du  sien, 
il  lutta,  dans  Brulus  et  dans  la  Mort  de  César,  contre  l'élévation  et  l'éner- 


PAU    LA    HARPE.  453 

gie  de  Corneille;  et,  ce  qui  est  liès-remarquable,  il  soutint  mieux  ce  parai" 
lèle  que  celui  de  la  perfection  de  Racine. 

La  littérature  anglaise,  qui  commençait  à  être  connue  en  France,  et  qu'il 
fut  un  des  premiers  à  étudier,  lui  donna  aussi  des  pensées  nouvelles  sur  la 
tragédie.  Il  distingua,  dans  cet  amas  informe  d'horreurs  et  d'extravagances, 
des  traits  de  force  et  des  lueurs  de  vérité,  comme  au  fond  des  abîmes  où 
l'avarice  industrieuse  va  chercher  les  métaux  on  aperçoit,  parmi  le  sable  et 
la  fange,  l'or  brut  qui  doit  servir  aux  merveilles  que  fait  naître  la  main  de 
l'artiste.  Le  spectre  d'Hcunlet  amena  sur  la  scène  le  spectre  A'Éryphilc,(\\\\ 
ne  réussit  pas  alors,  mais  qui  depuis  a  produit  dans  Sé^nirainis  un  des  plus 
grands  effets  de  la  terreur  et  de  l'illusion  théâtrales. 

Enfin,  après  des  essais  multipliés,  parvenu  à  cet  âge  où  un  esprit  heu- 
reux s'est  affermi  par  l'expérience,  sans  être  encore  refroidi  par  les  années, 
riche  à  la  fois  des  secours  de  l'étranger  et  des  trésors  de  l'antiquité, 
éclairé  par  ses  réflexions,  ses  succès  et  ses  disgrâces,  Voltaire  est  en  état 
d'interroger  en  même  temps  et  l'art  et  son  génie;  et,  du  point  oii  tous  les 
deux  sont  montés,  il  lève  la  vue,  et  découvre  d'un  regard  sûr  et  vaste  jus- 
qu'oij  il  peut  les  élever  encore.  Une  imagination  ardente  et  passionnée  lui 
montre  de  nouvelles  ressources  dans  le  pathétique  ;  et  ses  vues  justes  et 
lumineuses  qu'il  porte  dans  tous  les  arts  lui  apprennent  à  fortifier  celui  du 
théâtre  par  l'alliance  de  la  philosophie.  Des  effets  plus  profonds,  plus  puis- 
sants, plus  variés  à  tirer  de  la  terreur  et  de  la  pitié;  des  mœurs  nouvelles  à 
étaler  sur  la  scène,  en  soumettant  toutes  les  nations  au  domaine  de  la  tra- 
gédie ;  un  plus  grand  appareil  de  représentation  à  donner  à  Melpomène,  qui 
exerce  une  double  puissance  quand  elle  peut  frapper  les  yeux  en  remuant 
'es  cœurs  ;  enfin  les  grandes  vérités  de  la  morale,  mêlées  habilement  à  l'in- 
térêt des  grandes  situations  :  voilà  ce  que  l'art  pouvait  acquérir,  voilà  ce 
que  Voltaire  a  su  lui  donner. 

Il  s'avance  dès  lors  dans  la  cariière  du  théâtre  comme  dans  un  champ  de 
conquête,  et  tous  ses  pas  sont  des  triomphes.  Y  en  eut-il  jamais  de  plus 
éclatant  que  celui  de  Zaïre  ?  Ce  moment  marqua  dans  la  vie  de  Voltaire 
comme  Andromaque  dans  celle  de  Racine,  comme  le  Cirfdans  celle  de  Cor- 
neille ;  et  observons  cette  singularité  qui  peut  donner  lieu  à  plus  d'une 
réflexion,  que,  du  côté  de  l'intérêt  tragique,  aucun  des  trois  n'est  allé  plus 
loin  que  dans  l'ouvrage  qui  a  été  pour  chacun  d'eux  le  premier  sceau  de 
leur  supériorité.  Corneille  n'a  rien  de  plus  touchant  que  le  Cid  ;  Racine, 
(\\i' Andromaque  ;  et  Voltaire,  que  Zaïre.  Serait-ce  que  la  perfection  du 
pathétique  fût  celle  où  le  i^énie  attemt  plus  aisément?  ou  plutôt  n'est-ce  pas 
qu'en  effet  il  y  a  des  sujets  si  heureux  que,  lorsqu'il  les  a  rencontrés,  il  doit 
les  regarder,  non  pas  comme  le  dernier  terme  de  ses  efforts,  mais  comme 
celui  de  son  bonheur? 

Zaïre  est  la  tragédie  du  cœur  et  le  chef-d'œuvre  de  l'intérêt.  Mais  à 
quoi  tient  cet  attrait  universel  qui  en  a  fait  l'ouvrage  de  préférence  que 
redemandent  les  spectateurs  de  tout  âge  et  de  toute  condition  ?  Aurait-on 
cru  qu'après  Racine  on  pût  sur  la  scène  ajouter  quelque  chose  aux  triom- 
phes de  l'amour?  Ah!  c'est  que,  parmi  ses  victimes,  on  n'a  jamais  montré 


15i  ELOGE   DE    VOLTAIRE 

deux  êtres  plus  inléressanls,  plus  aimables  que  Zaïre  et  son  amant.  La  dou- 
leur de  Bérénice  est  tendre,  mais  la  passion  de  Titus  est  faible.  Hermione, 
Roxane,  Phèdre,  sont  fortement  passionnées  :  mais  les  deux  premières  par- 
lent d'amour  le  poignard  à  la  main  ;  l'autre  ne  peut  en  parler  qu'en  rougis- 
sant. Tout  l'effort  de  l'auteur  ne  peut  aller  qu'à  faire  plaindre  ces  femmes 
malheureuses  et  forcenées  ;  otc'est  tout  l'effet  que  peut  produire  sur  le  théâtre 
un  amour  qui  n'est  pas  paitagé.  Mais  jamais  on  n'y  plaça  deux  personnages 
aussi  chers  aux  spectateurs  qu'Orosmane  et  son  amante;  jamais  il  n'y  en  eut 
dont  on  désirât  plus  ardemment  l'union  et  le  bonheur.  Tous  deux  entraînés 
l'un  vers  l'autre  par  le  premier  choix  de  leur  cœur;  tous  deux  dans  cet  âge 
où  l'amour,  à  force  d'ardeur  et  de  vérité,  semble  avoir  le  charme  de  l'inno- 
cence; tous  deux  prêts  à  s'unir  par  le  nœud  le  plus  saint  et  le  plus  légitime; 
Orosmane  enivré  du  bonheur  de  couronner  sa  maîtresse  ;  Zaïre  toute  rem- 
plie de  ce  plaisir  plus  délicat  peut-être  encore  de  devoir  tout  à  ce  qu'elle 
aime  :  quel  tableau  1  et  quel  terrible  pouvoir  exerce  le  génie  dramatique 
quand  tout  à  coup,  à  ce  que  l'amour  a  de  plus  séduisant  et  de  plus  tendre, 
il  vient  opposer  ce  que  la  nature  a  de  plus  sacré,  ce  que  la  religion  a  de 
plus  auguste  !  A-t-il  jamais  fait  mouvoir  ensemble  de  plus  puissants  res- 
sorts ?  et  n'est-ce  pas  là  que,  se  changeant  pour  ainsi  dire  en  tyran,  tour- 
mentant à  la  fois  et  Pauteur  qu'il  inspire  et  le  spectateur  qu'il  subjugue,  il 
se  plaît  à  nous  faire  passer  par  toutes  les  angoisses  de  la  crainte,  du  désir, 
de  la  douleur,  de  la  pitié,  et  à  régner  parmi  les  larmes  et  les  sanglots? 
Quel  moment  que  celui  où  l'infortuné  Orosmane,  dans  la  nuit,  le  poignard 

à  la  main,  entendant  la  voix  de  Zaïre Mais  prétendrais-je  retracer  un 

tableau  fait  de  la  main  de  Voltaire  avec  les  crayons  de  Melpomêne  ? 

C'est  à  l'imagination  des  spectateurs  à  se  reporter  au  théâtre  et  dans 
C3tte  nuit  de  désolation  ;  c'est  aux  cœurs  qui  ont  aimé  à  lire  dans  celui 
d'Orosmane,  à  comparer  ses  souffrances  et  les  leurs,  à  juger  de  cet  état  épou- 
vantable où  l'âme,  mortellement  atteinte,  ne  peut  être  soulagée  ni  par  les 
pleurs,  ni  par  le  sang,  ne  trouve  dans  la  vengeance  qu'un  malheur  de  plus, 
et,  pour  se  sauver  de  l'abîme  du  désespoir,  se  jette  dans  les  bras  de  la 
mort. 

Melpomêne,  déjà  redevable  a  l'auteur  de  Zaïre  des  situations  les  plus 
déchirantes,  et  dps  plus  profondes  émotions  que  l'on  eût  connues  au  théâtre, 
va  lui  devoir  encore  de  nouveaux  attributs  faits  pour  la  décorer  et  l'enrichir. 
Alzire,  Mahomet,  Mérope,  Sëmmimis,  Adélaïde,  l'Orphelin,  Tancrède, 
vont  marquer  à  la  fois  et  les  pas  de  Voltaire  et  ceux  de  Part  dramatique. 
AvecZamore  et  Gusman,  avec  Zopire  et  Séide,  avec  Idamé  et  Zamti,  mon- 
tera pour  la  première  fois  sur  la  scène  cette  philosophie  touchante  et 
sublime  qui  ne  s'était  pas  encore  monirée  aux  hommes  sous  des  formes  si 
brillantes,  et  qui  jamais  n'avait  parlé  aux  cœurs  avec  tant  de  force  et  de 
pouvoir.  Elle  va  donner  des  leçons  qui  pénétreront  dans  l'âme  avec  l'atten- 
drissement que  la  magie  des  vers  flxera  dans  la  mémoire,  et  que  le  spec- 
tateur remportera  avec  le  souvenir  de  ses  plaisirs  et  de  ses  larmes.  Laissons 
l'injustice  et  l'envie,  qui  quelquefois  aperçoivent  les  fautes,  mais  qui 
toujours  oublient  les  beautés;    laissons-les  reprocher  à  celte   philosophie 


PAR    LA    HARPE.  155 

d'être  celle  de  rautcur,  et  non  pas  celle  du  sujet  ;  mais  nous,  admirons  avec 
l'équitable  postérité,  qui  ne  nous  démentira  pas,  admirons  le  talent  créateur 
qui  a  tiré  cette  morale  des  situations  et  des  caractères,  qui  souvent  en  a 
fait  le  fond  même  des  scènes  les  plus  attachantes,  et  a  fondé  le  précepte  dans 
l'intérêt  et  dans  l'action.  Reconnaissons  la  voix  de  la  nature  qui  crie  contre 
la  tyrannie  et  l'oppression;  ces  idées  piimitives  d'égalité  et  de  justice  qui 
semblent  faire  de  la  vengeance  un  droit  sacré,  reconnHissons-les,  lorsque 
Zamore,  aux  pieds  d'Alvarez,  et  lui  présentant  le  ghiive  teint  du  sang  de 
Gusman,  dit,  avec  le  ton  et  le  langage  d'un  habitant  des  tribus  du  Canada: 
J'ai  tué  ton  fils,  et  j'ai  fait  mon  devoir;  ^ais  le  tien,  et  tue-moi.  Quelle 
vérité  dans  celte  terrible  répartition  des  droits  de  la  force  et  du  fer,  dans 
ce  code  de  représailles,  qui  est  la  morale  des  hordes  sauvages!  mais  quel 
triomphe  pour  cette  religion  qui  est  le  complément  de  la  nature  perfec- 
tionnée, quand,  élevant  l'homme  au-dessus  de  lui-même,  elle  dicte  à  Gusman 
ces  paroles  mémorables  que  le  génie  a  empruntées  à  la  vertu  ^  pour  les  trans- 
mettre aux  générations  les  plus  reculées;  cette  belle  leçon  de  clémence  qui 
nous  fait  tomber  avec  AIzire  aux  pieds  du  chrétien  qui  pardonne  à  son 
meurtrier;  ce  rare  exemple  de  générosité  qui  fait  sentir  à  Zamorc  lui-même 
qu'il  y  a  une  autre  grandeur  que  celle  de  se  venger,  une  autre  justice  que 
celle  qui  compense,  le  meurtre  par  le  meurtre,  et  rend  le  sang  pour  le  sang  1 
Est-ce  donc,  comme  on  l'a  répété  si  souvent,  et  avec  si  peu  d'équité, 
est-ce  une  philosophie  factice  et  déplacée  qui  amis  dans  la  bouche  d'Alzire 
celte  prière  qu'elle  adresse  au  Père  commun  de  tous  les  hommes,  ces  vers 
si  touchants  et  si  simples  : 

Les  vainqueurs,  les  vaincus,  tous  ces  faibles  humains, 
Sont  tous  également  l'ouvrage  de  tes  mains? 

Ces  vers  sont-ils  des  maximes  recherchées,  ou  l'expression  d'un  sen- 
timent qui  est  dans  tous  les  cœurs  justes  et  dans  tous  les  esprits  éclairés? 
ne  par'e-t-elle  pas  le  langage  qui  lui  est  propre,  lorsqu'elle  distingue  cet 
honneur  qui  lient  à  l'opinion,  de  la  vertu  qui  tient  à  la  conscience  ?  Quand 
Idamé  défend  les  jours  de  son  fils  contre  l'héroïsme  patriotique  de  Zamti, 
qui  le  sacrifie  à  son  roi;  quand  elle  s'écrie  avec  tant  d'éloquence  : 

La  nature  et  l'hymen,  voilà  les  lois  premières, 

Les  devoirs,  les  liens  des  nations  entières  : 

Ces  lois  viennent  des  dieux,  le  reste  est  des  humains; 

est-ce  là  le  faste  des  sentences  qui  appartient  à  un  rhéteur,  ou  le  cri  de  la 
nature  qui  s'échappe  d'un  cœur  maternel  ?  Ces  vers  seraient  beaux  sans 
doute  dans  une  é|)ître  morale;  mais  combien  est-il  plus  beau  de  les  avoir 
fait  sortir  pour  ainsi  dire  des  entrailles  d'une  mère  !  et  (juel  ordre  de  beautés 


1.  Les  paroles  du  duc  de  Guise  :  «  Ta  religion  t'a  ordonn6  de  m'assassiner;  la 
mienne  m'ordonne  de  pardonner  à  mon  assassin.  »  {Note  de  l'auteur  de  /'Éloge.) 


lof)  ÉLOGE   DE   VOLTAIRE 

neuves  que  de  faire  naître  de  la  situation  la  plus  pathétique  ces  traits  de  la 
plus  haute  philosophie;  que  de  faire  douter  dans  Mahotnet  lequel  est  le 
plus  terrible  du  tableau  ou  de  la  leçon!  Oh!  quel  autre  que  l'ardent  et  cou- 
rageux ennemi  du  fanatisme  a  pu  traîner  ainsi  ce  monstre  sur  la  scène,  lui 
arracher  son  masque  imposteur,  le  montrer  infectant  de  ses  poisons  l'âme  la 
plus  innocente,  souillant  la  vertu  même  du  plus  affreux  des  crimes,  et 
plaçant  dans  la  main  la  plus  pure  le  poignard  du  parricide  !  Si  vous  doutez 
que  celte  image  soit  aussi  fidèie  qu'elle  est  effrayante,  rappelez-vous  que, 
comme  autrefois  l'hypocrisie  s'était  débattue  contre  Molière,  qui  la  peignait 
dans  toute  sa  bassesse,  le  fanatisme  s'est  efforcé  d'échapper  à  Voltaire,  qui 
le  peignait  dans  toute  son  horreur. 

Mais  cette  horreur  s'arrête  au  terme  que  Part  lui  a  prescrit;  et  ce  même 
art  sait  la  tempérer  par  la  pitié.  S'il  serre  l'âme,  il  la  soulage.  Le  poëte, 
semblable  à  ce  guerrier  dont  la  lance  guérissait  les  blessures  qu'elle  avait 
faites,  sait  mêler  aux  sentiments  amers  qui  déchirent  le  cœur  un  sentiment 
plus  doux  qui  le  console;  il  nous  attendrit  après  nous  avoir  fait  frémir,  et 
nous  délivre  parles  larmes  de  l'oppression  qui  nous  lourmentait.  Ce  mélange 
heureux  des  émotions  les  plus  douloureuses  et  les  plus  douces;  ce  passage 
continuel  et  rapide  de  la  terreur  à  l'attendrissement,  de  l'impression  vio- 
lente des  peintures  atroces  au  charme  consolant  des  affections  les  plus  chères 
de  la  nature;  ce  secret  de  la  tragédie,  qui  l'a  jamais  possédé  comme  l'auteur 
de  Mahomet  et  de  Sémiramis  ?  Si  vous  avez  entendu  Zopire  s'écrier  d'une 
voix  mourante  : 


J'embrasse  mes  enfants  ; 


si  vous  avez  vu  Sémiramis  aux  genoux  de  son  fils,  arrosant  ses  mains  de 
larmes  en  lui  demandant  la  mort,  rappelez-vous  comme  à  ce  moment  se 
sont  échappés  de  vos  yeux  les  pleurs  que  vous  aviez  besoin  de  répandre,  et 
combien  ils  ont  adouci  l'horreur  profonde  et  la  sombre  épouvante  que  vous 
avaient  inspirées  Mahomet  armant  le  fils  contre  le  père,  et  les  mânes  de 
Ninus  menaçant  Sémirami-;. 

C'est  dans  ce  drame  auguste  et  pompeux,  rempli  d'une  terreur  religieuse, 
et  sur  lequel  semble  s'arrêter,  dès  la  première  scène,  un  nuage  qui  ren- 
ferme les  secrets  du  ciel  et  des  enfers,  et  d'où  sort  enfin  la  vengeance  ; 
c'est  dans  cette  tragédie  sublime,  aussi  imposante  qu'Alhalie,  et  plus  inté- 
ressante; c'est  dans  le  troisième  acte  de  Tancrède,  dans  le  cinquième  de 
Mérope,  dans  le  premier  de  Brutus,  que  la  scène  s'est  agrandie  par  un 
appareil  qu'elle  avait  eu  bien  rarement  depuis  les  Grecs. 

Eh  !  n'était-ce  pas  encore  une  nouvelle  richesse  que  cetle  peinture  des 
nations  qui  a  donné  aux  ouvrages  de  Voltaire  un  coloris  si  brillant  et  si 
varié  ?  Sans  doute  ce  mérite  ne  fut  pas  étranger  au  peintre  de  la  grandeur 
romaine  ^  encore  moins  à  celui-  qui  traça  avec  tant  de  fidélité  et  d'énergie 


\.  Corneille. 
2.  Racine. 


PAR    LA   HARPE.  i57 

les  mœurs  grecques,  les  mœurs  du  sérail,  l'avilissement  de  Rome  sous  les 
tyrans,  la  théocratie  toujours  si  puissante  chez  les  Juifs.  Mais  combien  cette 
partie  du  drame  a-t-elle  eu  encore  plus  d'effet  et  [)lus  d'étendue  entre  les 
mains  de  l'écrivain  fécond  qui  a  mis  sous  nos  yeux  le  contraste  savant  et 
théâtral  des  Espagnols  et  des  Américains,  des  Chinois  et  des  Tartares;  qui 
a  su  attacher  l'intérêt  de  ses  tragédies  aux  grandes  époques  de  l'histoire,  à 
la  naissance  du  mahométisme,  qui  depuis  a  étendu  sur  tant  de  peuples  le 
voile  de  l'ignorance  et  le  joug  d'un  despotisme  stupide;  à  l'invasion  d'un 
nouveau  monde,  devenu  la  proie  du  nôtre;  à  ce  triomphe,  unique  dans  les 
annales  du  genre  humain,  de  la  raison  sur  la  force,  et  des  lois  sur  les  armes, 
qui  a  soumis  les  sauvages  conquérants  de  l'Asie  aux  tranquilles  législateurs 
du  Katay;  à  ce  règne  de  la  chevalerie  qui,  seule  en  Europe,  au  dixième 
siècle,  balançait  la  férocité  des  mœurs,  épurait  Théroïsme  guerrier,  le  seul 
que  l'on  connût  alors,  et  suppléait  aux  lois  par  les  principes  de  l'honneur  ! 

Ces  caractères,  esquissés   dans  Zaïre,  ont  été   reproduits    avec  le  plus 
grand  éclat  dans  Tancrède,  dernier  monument  oià  l'auteur,  plus  que  sexa- 
génaire, ait  empreint  sa  force  dramatique,  et  dans  lequel  il  eut  la  gloire  de 
donner,  trente  ans  après  Zaïre,  le  seul  ouvrage  qui  puisse  être  comparé,     1 
pour  l'intérêt  théâtral,  au  plus  attendrissant  de  ses  chefs-d'œuvre. 

Mais  si  l'amour  n'a  jamais  été  plus  tendre  et  plus  éloquent  que  dans 
Zaire  et  Tmicrède,  la  nature  n'a  jamais  été  |)lus  touchante  que  dans  Mérope. 
S'il  peut  être  intéressant  pour  ceux  qui  étudient  l'esprit  humain  d'observer 
des  époques  dans  l'histoire  du  génie,  j'en  remarquerai  quatre  principales 
dans  celui  de  Voltaire:  Œdipe,  qui  a  été  le  moment  de  sa  naissance; 
Zaïre,  celui  de  sa  force;  Mérope,  celui  de  sa  maturité;  Tancrède,  où  il  a 
fini. 

Mérope,  qui  de  tous  ses  ouvrages  eut  le  succès  le  plus  universel,  excita 
le  plus  d'enthousiasme,  et  fut  pour  lui  lo  temps  de  la  justice,  des  honneurs, 
et  des  récompenses;  Mérope  est  aussi  ce  qu'il  a  composé  de  plus  parfait,  de  1 
plus  irréprochable  dans  le  plan,  de  plus  sévère  dans  la  diction.  Elle  respire 
cette  simplicité  antique,  la  tradition  la  plus  précieuse  que  nous  ayons  reçue 
des  Grecs,  ce  naturel  si  aimable,  encore  perfectionné  par  ce  goût  délicat 
cette  élégance  moderne  qui  tient  à  des  mœurs  plus  épurées.  Le  poëte  n'y 
prend  jamais  la  i)lace  de  ses  personnages,  et  le  style  a  cette  espèce  de 
sagesse  qui  n'exclut  point  la  douceur  et  les  grâces,  mais  qui  écarte  le  luxe 
des  ornements.  Enfin,  c'est  le  premier  draine,  depuis  Alhalie,  où  l'on  ait 
su  intéresser  sans  amour  ;  et  Voltaire  eut  encore  une  fois  cette  gloire  dans 
la  belle  tragédie  (VOreste,  que  le  goût  de  l'antique,  l'éloquence  du  rôle 
d'Éleclre,  l'art  admirable  de  celui  de  Clytemnestre,  ont  rendue  chère  aux 
juges  éclairés  des  arts  et  aux  amateurs  des  anciens. 

Supérieur  à  tous  les  écrivains  dramatiques  par  la  réunion  des  grands 
effets  et  des  grandes  leçons,  par  l'illusion  du  spectacle  et  la  vérité  des 
mœurs,  en  est-il  qui  l'emporle  sur  lui  pour  la  beauté  des  caractères  ?  Dans 
les  deux  Brutus,  la  fermeté  romaine,  la  rigidité  républicaine  et  stoï(|ue, 
l'amour  des  lois  et  de  la  liberté;  dans  Cicéron,  l'enthousiasme  do  la  patrie 
et  de  la  vertu;  dans  César  naissant,  une  âme  dévorée  de  tous  les  désirs  de 


-lo8  ÉLOGE  DE  VOLTAIRE 

la  domination,  mais  une  àme  sublime  qui  ne  veut  être  au-dessus  des  autres 
que  parce  qu'elle  se  sent  digne  de  commander;  dans  Zopire,  la  haine  des 
forfaits  et  le  zèle  d'un  citoyen;  dans  Malioraet,  la  scélératesse  allière  et 
réflécliie  qui  ne  trompe  et  ne  subjugue  les  hommes  qu'à  force  de  les 
mépriser;  dans  Alvarez,  la  bonté  compatissante;  dans  Couci,  l'amitié  ferme 
et  magnanime;  dans  Vendôme,  cette  sensibilité  passionnée  et  impétueuse 
qui  ne  met  qu'un  instant  entre  la  fureur  et  le  crime,  entre  le  crime  et  les 
remords;  dans  Zamti,  le  dévouement  héroïque  d'un  sujet  qui  sacriQe  tout 
à  son  roi;  dans  Idamé,  une  àme  pure  e^  maternelle,  attachée  à  tous  ses 
devoirs,  mais  n'en  reconnaissant  aucun  avant  ceux  de  la  nature;  dans  Tan- 
crède,  le  cœur  d'un  chevalier  qui  ne  respire  que  pour  la  gloire  et  pour  sa 
maîtresse,  et  qui  ne  peut  supporter  la  vie  s'il  faut  que  l'une  lui  soit  infidèle, 
ou  qu'il  soit  lui-même  infidèle  à  l'autre.  Que  peut-on  mettre  au-dessus  de 
celte  foule  de  portraits  qui  prouvent  à  la  fois  tant  d^  fécondité  dans  l'in- 
vention, tant  de  force  dans  le  jugement,  et  qui  brillent  de  ce  singulier  éclat 
que,  par  une  expression  transportée  de  la  peinture  à  la  poésie,  on  a  nommé 
le  coloris  de  Voltaire? 

Le  talent  du  style  a  toujours  été  regardé  comme  la  qualité  distinctive  des 
hommes  supérieurs  dans  les  lettres  et  dans  les  arts  de  l'esprit;  c'est  lui  qui 
fait  l'orateur  et  le  poëte.  La  manière  de  s'exprimer  tient  à  celle  de  sentir; 
les  grandes  beautés  de  diction  appartiennent  à  une  grande  f>rce  de  tête;  et 
l'homme  qui  excelle  dans  l'art  d'écrire  ne  peut  pas  être  médiocre  dans  la 
faculté  de  concevoir.  On  peut  apprendre  à  être  correct  et  pur  ;  mais  c'est 
la  nature  seule  qui  donne  à  ses  favoris  cette  sensibilité  active  et  féconde 
qui  se  répand  de  l'àme  de  l'écrivain,  et  anime  tout  ce  qu'il  compose. 

C'est  en  effet  le  même  feu  qui  fait  vivre  les  ouvrages  et  l'auteur  ;  c'est 
de  là  qu'on  a  dit  avec  tant  de  vérité  que  l'on  se  peint  dans  ses  productions. 
Comment,  en  effet,  ces  enfants  du  génie  ne  porleraient-ils  pas  l'empreinte 
de  la  ressemblance  paternelle?  comment  n'offriraient-iis  pas  les  mêmes 
traits,  étant  formés  de  la  même  substance  ?  C'est  la  naïveté  de  La  Fontaine 
que  j'aime  dans  celle  de  ses  vers.  Je  reconnais  dans  ceux  de  Molière  le 
grand  sens  et  la  simplicité  de  mœurs  de  leur  auteur  ;  dans  ceux  de  Racine, 
le  goût  exquis  et  les  grâces  qui  le  distinguaient  dans  la  société;  dans  ceux 
de  Boileau,  la  raison  sévère  qui  le  faisait  craindre;  dans  ceux  de  Voltaire, 
ce  feu  d'imagination  qui  a  été  proprement  son  caractère  autant  que  celui  de 
ses  ouvrages. 

Par  une  suite  de  celte  faculté,  la  plus  prompte  de  toutes  et  la  plus  agis- 
sante, avec  quelle  flexibilité  son  style  se  variait  incessamment  d'un  genre  à 
l'autre,  et  se  pliait  à  tous  les  tons  !  Quel  charme  dans  Zaïre  !  quelle  énergie 
dans  Brulus  !  quelle  douce  simplicité  dans  Mérope  !  quelle  élévation  dans 
Mahojiiel  !  quelle  pompe  étrangère  et  sauvage  dans  Alzire  !  quelle  magni- 
ficence orientale  dans  Sémiramis  et  dans  l'Orphelin  ! 

Il  s'offre  encore  ici  un  de  ces  parallèles  séduisants  qu'entraîne  toujours 
l'éloge  d'un  grand  homme.  Le  style  de  Voltaire  rappelle  aussitôt  celui  de 
Racine;  et  c'est  un  honneur  égal  pour  ces  deux  poëtes  immortels,  de  ne 
pouvoir  être  comparés  que  l'un  à  l'autre.   Pourquoi  d'ailleurs  se  refuser  à 


PAR   LA    HARPE.  /I5& 

ces  rapprochements  que  l'on  aime,  et  qui  peuvent  être  une  nouvelle  source 
de  vérités  et  d'idées,  lorsqu'on  n'en  fait  pas  une  vaine  affectation  d'esprit? 
Nos  jugements  ne  sont  guère  que  des  comparaisons  et  des  préférences  : 
heureux  quand  ils  ne  sont  pas  des  exclusions  ! 

Tous  deux  ont  possédé  ce  mérite  si  rare  de  l'élégance  continue  et  de 
l'harmonie,  sans  lequel,  dans  une  langue  formée,  il  n'y  a  point  d'écrivain  ^  ■ 
mais  l'élégance  de  Hacine  est  plus  égale,  celle  de  Voltaire  est  plus  bril- 
lante. L'une  plaît  davantage  au  goût,  l'autre  à  l'imagination.  Dans  l'un  le 
travail,  sans  se  faire  sentir,  a  effacé  jusqu'aux  imjierfections  les  plus  légères; 
dans  l'autre,  la  facilité  se  fait  apercevoir  à  !a  fois  et  dans  les  beautés  et  dans 
les  fautes.  Le  premier  a  corrigé  son  style,  sans  en  refroidir  l'intérêt;  l'autre 
y  a  laissé  des  taches,  sans  en  obscurcir  l'éclat.  Ici  les  effets  tiennent  plus 

1.  Quoiqu'on  se  soit  propose  dd  ne  faire  que  très-peu  de  notes,  il  s'en  présente 
une  ici  qui  peut  être  utile  à  ceux  qui  la  liront  avec  réflexion.  De  jeunes  têtes 
exaltées  par  la  vaine  prétention  de  trouver  du  neuf  avant  de  chercher  le  raison- 
nable ont  mis  en  avant  un  principe  fort  dano:ereux,  celui  de  se  faire  en  poésie 
une  autre  langue,  disent-ils,  que  celle  de  Despréaux,  de  Racine  et  de  Voltaire, 
qui  leur  semble  usée.  En  conséquence  les  uns  tâchent  de  rajeunir  celle  de  Ron- 
sard et  de  du  Bartas;  les  autres  se  font  un  jargon  composé  de  barbarismes  et  de 
figures  incohérentes  et  insensées,  et  croient  s'être  bien  défendus  contre  la  cri- 
tique en  disant  qu'il  faut  encourager  ces  hardiesses  en  poésie,  et  que  ce  sont  ces 
fautes  mêmes  qui  prouvent  le  talent.  Ils  sont  égarés  par  un  faux  principe.  Sans 
doute  il  faut  chercher  des  beautés  neuves,  et  c'est  la  marque  du  vrai  talent  que 
de  les  rencontrer.  Mais  il  y  a  des  règles  universelles,  des  données,  pour  ainsi 
dire,  dans  l'art  d'écrire,  comme  dans  tous  les  autres  ;  et  il  faut  avant  tout  s'être 
accoutumé  à  les  observer,  parce  que  sans  elles  il  n'y  a  point  de  style.  Ce  n'est 
point  la  violation  de  ces  règles  indispensables  qui  défendent  de  blesser  jamais 
ni  la  justesse  des  idées  ni  celle  des  images  et  des  expressions  ;  ce  n'est  point 
l'infraction  si  facile  d'un  précepte  si  important  qui  peut  donner  à  la  diction  un 
caractère  de  nouveauté.  Si  cela  était,  il  suffirait  d'être  bizarre  pour  être  neuf,  et 
extravagant  pour  être  sublime.  C'est  dans  une  imagination  sensible  qu'il  faut 
chercher  les  beautés  d'expression  qui  ont  pu  échapper  à  nos  prédécesseurs.  Vol- 
taire n'écrit  pas  comme  Racine  :  ces  deux  manières  sont  fort  différentes  ;  mais 
toutes  deux  sont  subordonnées  aux  mêmes  principes.  La  combinaison  nouvelle  et 
des  idées  et  des  termes,  voilà  ce  qui  distingue  l'écrivain  supérieur,  en  vers  comme 
en  prose;  mais  il  ne  doit  ni  la  chercher  toujours,  ni  surtout  laisser  trop  sentir 
cette  recherche.  Le  grand  mérite  est  de  paraître  toujours  naturel,  même  lors- 
qu'on est  le  plus  neuf;  c'est  celui  de  Racine;  et  quoique  Voltaire  ne  l'ait  pas  eu 
au  même  degré,  parce  que  le  caractère  de  son  génie  ne  le  portait  pas  à  travailler 
autant  ses  vers,  il  s'en  faut  beaucoup  que  ce  genre  do  beauté  lui  soit  étranger, 
comme  l'ont  dit  des  censeurs  passionnés.  Quand  il  fait  dire  à  Idamé,  il.ms  l'Or- 
phelin de  la  Chine  : 

Il  vous  souvient  du  temps  et  de  la  vie  obscure 
Où  lo  ciel  enfermait  votre  grandeur  future, 

cette  expression  est  neuve;  mais  en  est-elle  moins  juste?  i)arait-clle  extraordi- 
naire? Il  n'y  a  même  que  les  connaisseurs  qui  fassent  remarquer  ces  sortes  de 
beautés;  mais  tous  les  lecteurs  les  sentent  sans  les  analyser;  et  c'est  ce  qui  fait 
lire  et  vivre  les  bons  ouvrages  longtemps  avant  que  l'on  ait  reconnu  tout  leur 
prix,  {Note  de  l'auteur  de  TÉloge.) 


160  ÉLOGE   DE   VOLTAIRE 

souvent  à  la  phrase  poétique;  là  ils  appartiennent  plus  à  un  trait  isolé,  à  un 
vers  saillant.  L'art  de  Racine  consiste  plus  dans  le  rapprochement  nouveau 
des  expressions  ;  celui  de  Voltaire,  dans  de  nouveaux  rapports  d'idées.  L'un 
ne  se  permet  rien  de  ce  qui  peut  nuire  à  la  perfection  ;  l'autre  ne  se  refuse 
rien  de  ce  qui  peut  ajouter  à  l'ornement.  Racine,  à  l'exemple  de  Despréaux, 
a  étudié  tous  les  effets  de  l'harmonie,  toutes  les  formes  du  vers,  toutes  les 
manières  de  le  varier.  Voltaire,  sensible  surtout  à  cet  accord  si  nécessaire 
entre  le  rhythme  et  la  pensée,  semble  regarder  le  reste  comme  un  art  subor- 
donné, qu'il  rencontre  plutôt  qu'il  ne  le  cherche.  L'un  s'attache  plus  à 
finir  le  tissu  de  son  style,  l'autre  à  en  relever  les  couleurs.  Dans  l'un,  le 
dialogue  est  plus  lié;  dans  l'autre,  il  est  plus  rapide.  Dans  Racine,  il  y  a 
plus  de  justesse;  dans  Voltaire,  plus  de  mouvement.  Le  premier  l'emporte 
pour  la  profondeur  et  la  vérité;  le  second,  pour  la  véhémence  et  l'énergie. 
Ici,  los  beautés  sont  plus  sévères,  plus  irréprochables;  là,  elles  sont  plus 
variées,  plus  séduisantes.  On  admire  dans  Racine  celte  perfection  toujours 
plus  étonnante  à  mesure  qu'elle  est  plus  examinée;  on  adore  dans  Voltaire 
cette  magie  qui  donne  de  l'attrait  même  à  ses  défauts.  L'un  vous  paraît 
toujours  plus  grand  par  la  réflexion  ;  l'autre  ne  vous  laisse  pas  le  maître  de 
réfléchir.  Il  semble  que  l'un  ait  mis  son  amour-propre  à  défier  la  critique, 
et  l'autre  à  la  désarmer.  Enfin,  si  l'on  ose  hasarder  un  résultat  sur  des  objets 
livrés  à  jamais  à  la  diversité  des  opinions,  Racine,  lu  par  les  connaisseurs, 
sera  regardé  comme  le  poëte  le  plus  parfait  qui  ait  écrit;  Voltaire,  aux  yeux 
des  hommes  rassemblés  au  théâtre,  sera  le  génie  le  plus  tragique  qui  ait 
régné  sur  la  scène. 

Quand  il  n'aurait  mérité  que  ce  titre,  joint  à  celui  du  seul  poêle  épique 
qu'ait  eu  la  France,  combien  ne  serait-il  pas  déjà  grand  dans  la  postérité  ! 
Mais  quelle  idée  doit-on  se  former  de  cet  homme  prodigieux,  puisque  nous 
n'avons  jusqu'ici  considéré  que  la  moitié  de  sa  gloire,  et  que,  dos  autres 
monuments  qui  lui  restent,  on  formerait  encore  une  vaste  dépouille  pour 
l'ambition  de  tant  de  concurrents  qui  aspirent  à  se  partager  son  héritage  ! 

Et  d'abord,  pour  ne  pas  sortir  de  la  poésie,  ce  brillant  rival  de  Racine 
n'est-il  pas  encore  celui  de  l'Arioste  et  de  Pope?  Oublions  quelques  traits 
que  lui-même  a  effacés;  effaçons-en  môme  d'autres,  échappés  à  l'intempé- 
rance excusable  d'un  génie  ardent  :  que  la  France  ne  soit  pas  plus  sévère 
que  ritalie,  qui  a  pardonné  tant  d'écarts  au  chantre  de  Rolnnd;  ne  jugeons 
pas  dans  toute  la  sévérité  de  la  raison  ce  qui  a  été  composé  dans  des  accès 
de  verve  et  de  gaieté.  Peignons,  s'il  le  faut,  au  devant  de  ce  poëme  où  le 
talent  a  mérité  tant  d'éloges,  s'il  a  besoin  de  quelques  excuses;  peignons 
l'Imagination  à  genoux,  présentant  le  livre  aux  Grâces,  qui  le  recevront  en 
baissant  les  yeux,  et  en  marquant  du  doigt  quelques  pages  à  déchirer  ;  et 
après  avoir  obtenu  pardon  (car  les  Grâces  sont  indulgentes),  osons  dire,  en 
leur  présence  et  de  leur  aveu,  que  nous  n'avons  point  dans  notre  langue 
d'ouvrage  semé  de  détails  plus  piquants  et  plus  variés,  où  la  plaisanterie 
satirique  ait  plus  de  sel,  où  les  peintures  de  la  volupté  aient  plus  de 
séduction,  où  l'on  ait  mieux  saisi  cet  esprit  original  qui  a  été  celui  de  l'A- 
rioste, cet  esprit  qui  se  joue  si  légèrement  des  objets  qu'il  trace,  qui  mêle 


PxVR    LA    HARPE.  161 

un  trait  de  plaisanterie  à  une  image  terrible,  un  trait  de  morale  à  une  pein- 
ture grotesque,  et  confond  ensemble  le  rire  et  les  larmes,  la  folie  et  la 
raison'. 

Si  ce  mélange  ne  peut  être  goûté  par  ces  juges  trop  rigoureux,  à  qui  la 
raison  seule  est  en  droit  de  plaire,  qu'ils  lisent  les  Discours  sur  l'Homme, 
la  Loi  naturelle,  le  Désastre  de  Lisbonne;  et  s'ils  n'y  trouvent  pas  l'é- 
tendue de  plan,  le  sublime  des  idées,  la  rapidité  de  style  que  l'on  admire 
dans  les  poésies  philosopliiques  de  Pope,  ils  y  sentiront  du  moins  une  raison 
plus  intéressante,  plus  aimable,  plus  rapprochée  de  nous;  ils  ne  résisteront 
pas  à  cette  réunion  si  rare,  et  jusque-là  si  peu  connue,  d'une  philosophie 
consolante,  et  de  la  plus  belle  poésie.  Ils  applaudiront  à  ces  richesses  nou- 
velles, et  pour  ainsi  dire  étrangères,  apportées  par  Yollaire  dans  le  trésor 
de  la  littérature  nationale,  et  qui  ont  donné  à  notre  poésie  un  caractère 
qu'elle  n'avait  pas  avant  lui. 

Mais  celui  de  tous  les  genres  où.  il  a  été  le  plus  original,  qu'il  s'est  le 
plus  particulièrement  approprié,  dans  lequel  il  a  eu  un  ton  que  personne  ne 
lui  avait  donné,  et  que  tout  le  monde  a  voulu  prendre;  enfin,  où  il  a  pré- 
dominé, de  l'aveu  même  de  l'envie,  qui  consent  quelquefois  à  vous  recon- 
naître un  mérite,  pour  paraître  moins  injuste  quand  elle  vous  refuse  tous 
les  autres;  ce  genre  est  celui  des  poésies  que  l'on  appelle  fugitives,  parce 
qu'elles  semblent  s'échapper  avec  la  même  facilité,  et  de  la  plume  qui  les 
produit,  et  des  mains  qui  les  recueillent;  mais  qui,  après  avoir  couru  de 
bouche  en  bouche,  restent  dans  la  mémoire  des  amateurs,  et  sont  consacrées 
par  le  goût. 

Il  serait  également  difficile,  ou  de  se  rappeler  toutes  les  siennes,  ou  de 
choisir  dans  la  foule,  ou  d'en  rejeter  aucune.  Ce  n'est  ni  la  finesse  d'Ha- 
milton,  ni  la  douceur  naïve  de  Deshoulières,  ni  la  gaieté  de  Cliapelle,  ni  la 
mollesse  de  Cliaulieu  ;  c'est  l'ensemble  et  la  perfection  de  tous  les  tons; 
c'est  la  facilité  brillante  d'un  esprit  toujours  supérieur,  et  aux  sujets  qu'il 
traite,  et  aux  personnes  à  qui  il  s'adresse.  S'il  parle  aux  rois,  aux  grands, 
aux  femmes,  aux  beaux  esprits,  c'est  le  tact  le  plus  sûr  de  toutes  les  con- 
venances, avec  l'air  d'être  au-dessus  de  toutes  les  formes;  c'est  cette  fami- 
liarité libre,  et  pourtant  décente,  qui  laisse  au  rang  toutes  ses  prérogatives, 
et  au  talent  toute  sa  dignité. 

Il  est  le  premier  (jui,  dans  cette  correspondance,  ait  mis  une  espèce  d'é- 
galité qui  ne  peut  pas  blesser  la  grandeur,  et  qui  honore  le  génie;  et  cet  art, 
qui  peut  être  aussi  celui  de  l'amour-propre,  est  caché  du  moins  sous  l'a- 
grément des  tournures.  C'est  là,  surtout,  qu'il  fait  voir  que  la  grâce  était  un 
des  caractères  de  son  esprit.  La  grâce  distingue  sa  politesse  et  ses  éloges. 
Chez  lui,  la  flatterie  n'est  que  ce  désir  de  plaire,  dont  on  est  convenu  de 
faire  un  des  liens  de  la  société.  Il  se  joue  avec  la  louange;  et  quand  il 
caresse  la  vanité,  sûr  qu'alors  le  seul  moyen  d'avoir  la  mesure  juste,  c'est 
de  la  passer  un  [)eu,  jamais  du  moins  il  ne  parait  ni  être  dupe  lui -même,  ni 

1.  Voyez  tome  IX,  page  12,  un  tout  autre  jugemeni  de  La  Harpe  sur  la 
Pucelle. 


-162  ÉLOGE    DE    VOLTAIRE 

prétendre  qu'on  le  soit.  Il  écrit  à  la  fois  en  poëte  et  en  homme  du  monde, 
mais  de  manière  à  faire  croire  qu'il  est  aussi  naturellement  l'un  que  l'autre. 
Il  loue  d'un  mot,  il  peint  d'un  trait.  Il  effleure  une  foule  d'objets,  et  rap- 
proche les  plus  éloignés;  mais  ses  contrastes  sont  piquants,  et  non  pas 
bizarres.  Il  n'exagère  point  le  sentimeat,  et  ne  charge  pas  la  plaisanterie. 
Cette  imagination  dont  le  vol  est  si  rapide,  le  goût  ne  la  perd  jamais  de 
vue.  Le  goût  lui  a  appris  comme  par  instinct  que,  si  les  fautes  disparaissent 
dans  un  grand  ouvrage,  une  bagatelle  doit  être  finie;  que  le  talent,  qui 
peut  être  inégal  dans  ses  efforts,  doit  être  toujours  le  même  dans  ses  jeux, 
et  qu'il  ne  peut  se  permettre  d'autre  négligence  que  celle  qui  est  une  grâce 
de  plus,  et  qui  ne  peut  appartenir  qu'à  lui. 

Tant  de  succès  et  de  chefs-d'œuvre  semblent  caractériser  un  homme 
que  la  nature  appelle  de  préférence  à  être  poëte  :  une  seule  chose  pourrait 
en  faire  douter,  c'est  sa  prose.  Quoique  parmi  les  qualités  qu'exigent  ces 
deux  genres  d'écrire  il  y  en  ait  nécessairement  de  communes  à  tous  ceux 
qui  ont  excellé  dans  l'un  et  dans  l'autre  ;  quoiqu'il  soit  vrai  même  que  la 
prose,  quand  elle  s'élève  au  sublime,  peut  avoir  quelque  ressemblance  avec 
la  poésie,  et  que  la  poésie  à  son  tour  doit,  pour  è(re  parfaite,  se  rapprocher 
de  la  régulaiùié  de  la  prose  ;  cependant  on  a  observé  que  de  tout  temps  les 
prosateurs  et  les  poètes  ont  formé  deux  classes  très-distinctes,  et  que  les 
lauriers  de  ces  deux  espèces  de  gloire  ne  s'entrelaçaient  point  sur  un  môme 
front.  Sans  s'étendre  ici  sur  l'inutile  énumération  des  noms  célèbres  dans 
les  lettres,  il  suffit  de  pouvoir  affirmer  que,  jusqu'à  nos  jours,  il  n'avait 
été  donné  à  aucun  homme  d'être  grand  dans  les  deux  genres  ;  et  c'était 
donc  à  Voltaire  qu'était  réservé  l'honneur  de  celte  exception,  unique  dans 
les  annales  des  arts! 

La  nature  a-t-elle  assez  accumulé  de  dons  et  de  faveurs  sur  cet  être 
privilégié  ?  a-t-elle  voulu  honorer  notre  espèce  en  faisant  voir  une  fois  tout 
ce  qu'un  mortel  pouvait  rassembler  de  talents?  ou  bien  a-t-elle  prétendu 
marquer  elle-même  les  dernières  limites  de  son  pouvoir  et  de  l'esprit 
humain?  a-t-elle  fait  pour  A'oltaire  ce  qu'autrefois  la  fortune  avait  fait  pour 
Rome  ?  Faut-il  qu'il  y  ait  dans  chaque  ordre  de  choses  des  destinées  à  ce 
point  prédominantes,  et  que,  comme  après  la  chute  de  la  reine  des  nations, 
toutes  les  grandeurs  n'ont  été  que  des  portions  de  sa  dépouille,  de  même, 
après  la  mort  du  dominateur  des  arts,  désormais  toute  gloire  ne  puisse 
être  qu'un  débris  de  la  sienne! 

Fait  pour  appliquer  à  tous  les  objets  une  main  hardie  et  réformatrice,  et 
pour  remuer  toutes  les  bornes  posées  par  l'impérieux  préjugé  et  l'imitation 
servile,  il  s'empare  de  l'histoire  comme  d'un  champ  neuf,  à  peine  effleuré 
par  des  mains  faibles  et  timides.  Rientôt  il  y  fera  germer,  pour  le  bien  du 
genre  humain,  ces  vérités  fécondes  et  salutaires,  ces  fruits  de  la  philoso- 
phie, que  l'ignorance  aveugle  et  l'hypocrisie  à  gages  font  passer  pour  des 
poisons,  et  que  les  ennemis  de  la  liberté  et  de  la  raison  voudraient  arra- 
cher ;  mais  qui,  malgré  leurs  efforts,  renaissent  sous  les  pieds  qui  les  écra- 
sent, et  croissent  enfin  sous  l'abri  d'une  autorité  éclairée,  comme  l'aliment 
des  meilleurs  esprits,  et  l'antidote  de  la  superstition  et  de  la  tyrannie. 


PAR   LA    HARPE.  163 

Il  lutte  d'abord,  dans  le  premier  sujet  qu'il  choisit,  contre  l'éloquence 
antique,  contre  les  Quinte-Curce  et  les  Tite-Live  ;  il  donne  à  notre  lan.-^ue 
toute  la  richesse  et  la  majesté  de  leur  style.  On  sera  surpris  peut-être 
qu'un  historien  philosophe  ait  commencé  par  écrire  la  vie  d'un  conquérant; 
mais  la  singularité  du  sujet  pouvait  plaire  à  une  imagination  poétique,  et 
la  renommée  décida  son  choix.  L'Europe  s'entretenait  encore  de  ce  fameux 
Suédois,  plus  fait  pour  être  l'étonnement  de  ses  contemporains  que  l'admi- 
ration des  âges  suivants  ;  qui  ne  connut  ni  la  mesure  des  vertus  ni  celle 
des  prospérités;  fit  plus  d'un  roi,  et  ne  sut  pas  l'être;  se  trompa  également, 
et  sur  la  gloire  qu'il  idolâtrait,  et  sur  un  ennemi  qu'il  méprisait;  qui,  en- 
vahissant tant  de  pays,  ne  fit  à  aucun  tant  de  mal  qu'au  sien  ;  dont 
l'héroïsme  ne  fut  qu'un  excès,  et  la  fortune  une  illusion;  enfin  qui,  après 
avoir  voulu  tout  forcer,  la  nature  et  les  événements,  alla  porter  chez  des 
barbares  une  réputation  éclipsée,  une  existence  précaire,  une  royauté  cap- 
tive et  insultée,  et  fut  réduit  à  n'être  plus  célèbre  que  comme  un  aventu- 
rier, et  h  mourir  comme  un  soldat. 

A  ce  portrait  achevé  par  la  main  de  Voltaire,  succéda  celui  d'un  mo- 
narque supérieur  à  Charles  XII,  autant  que  les  héros  de  l'histoire  sont 
au-dessus  de  ceux  de  la  fable  ;  de  Louis  XIV,  mémorable  à  double  titre,  et 
pour  avoir  donné  son  nom  à  un  siècle,  et  pour  en  avoir  reçu  celui  de  grand. 
Nul  prince  n'a  obtenu  plus  de  louanges  pendant  sa  vie,  ni  essuyé  plus  de 
reproches  après  sa  mort;  mais  la  postérité  équitable  a  couvert  ses  fautes  de 
tout  le  bien  qu'il  a  fait  ;  elle  l'absout  d'avoir  été  conquérant,  parce  qu'en 
même  temps  il  sut  être  roi.  Son  courage  dans  le  malheur  a  expié  l'orgueil 
de  ses  victoires,  et  sa  grandeur  ne  lui  sera  point  ôtée,  parce  qu'elle  est 
attachée  à  la  grandeur  française,  qui  fut  son  ouvrage.  Voltaire  a  rendu  le 
nom  de  Louis  XIV  plus  respectable,  comme  il  avait  rendu  celui  de  Henri  IV 
plus  cher;  et  cet  âge  brillant,  si  souvent  peint  dans  le  nôtre,  ne  l'a  jamais 
été  sous  des  traits  plus  intéressants  et  plus  magnifiques  que  dans  cet  ou- 
vrage, placé  parmi  les  monuments  de  notre  histoire  au  même  rang  que  la 
Henriade  parmi  ceux  de  notre  poésie. 

Le  même  homme  qui  avait  étendu  et  enrichi  l'art  de  la  tragédie  agran- 
dit alors  la  carrière  nouvelle  oij  il  venait  d'entrer;  il  y  laissa,  comme  dans 
toutes  les  autres,  des  traces  neuves  et  profondes,  sur  lesquelles  tout  s'est 
empressé  de  marcher  après  lui  ;  et  il  était  bien  juste  que  celui  qui,  le  pre- 
mier, avait  mis  la  philosophie  sur  la  scène  l'introduisît  dans  l'histoire. 
L'histoire  dès  lors  fut  tracée  sur  un  plan  plus  vaste,  et  dirigée  vers  un 
but  plus  utile  et  plus  moral;  elle  ne  se  borna  plus  à  s^atisfaire  l'imagination 
avide  des  grands  événements  :  elle  sut  contenter  aussi  cette  autre  curiosité 
plus  sage  ([ui  cherche  des  objets  d'instruction. 

Ce  ne  fut  plus  seulement  le  récit  des  calamités  de  tant  de  peu|)les  et  des 
fautes  de  tant  de  souverains,  ce  fut  surtout  la  peinture  do  l'esprit  humain 
au  milieu  de  ses  secousses  politiques,  le  résultat  de  ses  connaissances  et  de 
ses  erreurs,  de  ses  acquisitions  et  de  ses  pertes.  Clio,  accoutumée  auparavant 
à  n'iiabiter  que  les  champs  de  bataille  et  les  conseils  des  rois,  entra  dans  la 
demeure  des  sages  et  dans  les  ateliers  des  artistes;  elle  assista  à  ces  rares 


164  ÉLOGE    DE    VOLTAIRE 

travaux  du  génie  qui  ont  illustré  les  nations,  à  ces  découvertes  nombreuses 
qui  ont  fait  de  tous  nos  besoins  les  sources  de  toutes  nos  jouissances,  et 
qui,  des  instruments  d'utilité  première,  sont  parvenus  jusqu'aux  derniers 
raffinements  de  la  mollesse,  et  aux  plus  séduisantes  inventions  du  luxe. 
Ces  images  de  la  destruction  et  du  malheur  qui  remplissent  les  annales  du 
monde,  ces  teintes  tristes  et  sanglantes,  ces  touches  lugubres,  furent  va- 
riées et  adoucies  par  les  images  consolantes  de  la  civilisation  et  des  progrès 
de  la  société. 

Ce  nouveau  système  historique,  si  attachant  et  si  fécond,  déjà  développé 
dans  la  peinture  brillante  du  règne  de  Louis  XIV,  eut  encore  plus  d'éten- 
due dans  ce  vaste  tableau  des  mœurs  et  de  l'esprit  des  nations  i;  entre- 
prise unique  en  ce  genre,  et  dont  on  chercherait  en  vain  le  modèle  dans 
l'antiquité.  Tacite  a  dessiné  de  ses  crayons  énergiques  les  mœurs  d'un 
peuple  agreste  et  guerrier,  mais  peut-être  moins  avec  le  désir  de  montrer 
ce  qu'étaient  les  Germains  qu'avec  l'affectation  satirique  d'opposer  la  sim- 
plicité sauvage  à  la  corruption  civilisée,  et  de  faire  de  la  Germanie  le  con- 
traste et  la  leçon  de  Rome. 

Mais  cette  haute  et  sublime  idée  d'interroger  tous  les  siècles  et  de 
demander  à  chacun  d'eux  ce  qu'il  a  fait  pour  le  genre  humain  ;  de  suivre, 
dans  ce  chaos  de  révolutions  et  de  crimes,  les  pas  lents  et  pénibles  de  la 
raison  et  des  arts,  qui  l'avait  conçue  avant  Voltaire?  Si  nous  avions 
recueilli  de  quelque  ancien  de  simples  fragments  d'un  semblable  ouvrage, 
avec  quel  respect  religieux,  avec  quelle  admiration  superstitieuse  on  con- 
sacrerait ces  restes  informes  et  mutilés  !  quelle  opinion  ils  nous  donne- 
raient de  l'élévation  et  de  l'immensité  de  l'édifice  !  combien  de  fois  nous 
nous  écrierions  dans  nos  regrets  :  Quel  devait  être  le  génie  qui  l'a  conçu 
et  achevé  !  que  de  reproches  adressés  au  temps  et  à  la  barbarie,  qui  ne 
nous  en  auraient  laissé  que  les  ruines  !  Eh  quoi  !  faudra-t-il  donc  toujours 
que  l'imagination  adulatrice  ajoute  à  la  majesté  d'un  débris  antique,  et  que 
l'œil  des  contemporains  ne  s'arrête  qu'avec  indifférence,  et  même  avec 
insulte,  sur  les  chefs-d'œuvre  de  nos  jours?  Y  a-t-il  cette  contrariété 
nécessaire  entre  le  regard  de  l'esprit  et  l'organe  de  la  vue  ?  et,  comme 
pour  celui-ci  tout  s'accroît  en  se  rapprochant,  et  tout  diminue  par  la  dis- 
tance, faut-il  que  pour  l'autre  les  monuments  du  génie  s'agrandissent  en 
s'enfonçant  dans  la  nuit  des  siècles,  et  soient  à  peine  aperçus  quand  ils 
s'élèvent  auprès  de  nous? 

Dans  le  même  temps  oii  Voltaire  écrivait  l'histoire  et  la  tragédie  en 
philosophe,  il  embrassait  cette  autre  partie  de  la  philosophie  qui  comprend 
les  sciences  exactes,  et  mêlait  ainsi  l'étude  de  la  nature  à  celle  de  l'homme. 
Ce  n'est  pas  que  je  veuille  compter  parmi  les  efforts  de  son  talent  ces  spé- 
culations mathématiques,  fruits  du  temps  et  du  travail,  ni  que  je  veuille 
tourner  cette  louange  en  reproche  contre  ceux  qui  se  sont  contentés  de 
n'être  que  de  grands  écrivains.   Corneille,  Racine,  Despréaux,  n'en  sont 

1.  Essai  sur  les  Mœurs  et  l'Esprit  des  nations,  tome  XI  à  XIII  de  la  présente 
édition. 


PAR   LA    HARPE.  165 

pas  moins  immortels,  ne  sont  pas  moins  les  bienfaiteurs  de  la  langue  fran- 
çaise, et  l'honneur  éternel  de  leur  nation,  quoiqu'ils  n'aient  pas  expliqué 
les  découvertes  de  Galilée,  ni  disputé  à  Pascal  la  gloire  de  ses  reciierches 
géométriques.  IVIais  ne  devons-nous  pas  un  tribut  particulier  d'admiration 
à  ce  génie  si  avide  et  si  mobile  qui  composait  à  la  fois  Brutus  et  les  Lettres 
sur  la  Métaphysique  de  Locke,  Zaïre  et  V Histoire  de  Charles  XII,  et 
envoyait  à  Paris,  avec  Alzire,  les  Éléments  de  Xewlon? 

Quelle  est  cette  trempe  d'esprit  extraordinaire  que  rien  ne  peut  ni 
émousser  ni  affaiblir;  cette  chaleur  d'imagination  que  rien  ne  refroidit; 
cette  force  constante  et  flexible  d'une  tête  que  rien  ne  peut  ni  épuiser  ni 
remplir?  Enfin,  quel  est  cet  homme  qui,  d'un  moment  à  l'autre,  passe  avec 
tant  de  facilité  des  élans  du  génie  qui  enfante,  au  travail  de  la  raison  qui 
calcule;  quitte  les  illusions  de  la  scène  pour  les  vérités  de  riiistoire;  et, 
rendant  Racine  aux  Français,  leur  fait  connaître  en  même  temps  Locke, 
Shakespeare  et  Newton  ? 

Y  avait-il,  parmi  tant  de  travaux,  des  délassements  et  des  loisirs?  oui  ; 
et  c'était  une  foule  de  productions  de  tout  genre  qui  auraient  encore  été 
pour  tout  autre  des  travaux  et  des  titres,  mais  qui  n'étaient  que  les  jeux 
de  son  inépuisable  facilité,  et  semblaient  se  perdre  dans  l'immensité  de 
sa  gloire  :  des  contes  ciiarmants,  des  romans  d'une  originalité  piquante,  où 
la  raison  consent  à  amuser  la  frivolité  française,  pour  obtenir  le  droit  de 
l'instruire,  nous  fait  rire  de  nos  travers,  de  nos  inconséquences,  de  nos 
injustices,  et  nous  conduit  par  degrés  à  rougir  et  à  nous  corriger;  des 
essais  dans  chaque  partie  de  la  littérature,  toujours  reconnaissables  à  cet 
agrément  qui  embellit  tous  les  sujets,  et  qui  attache  tous  les  lecteurs  ;  des 
morceaux  pleins  de  grâce  ou  d'intérêt,  ou  de  bonne  plaisanterie,  ou  d'élo- 
quence :  Zadig,  Nanine,  Candide,  le  Traité  de  la  Tolérance;  mille 
autres  dont  les  litres  innombrables  n'ont  été  retenus  que  parce  que  les 
presses  de  l'Europe  ne  se  sont  point  lassées  de  les  reproduire,  ni  les  lec- 
teurs de  toutes  les  nations  de  les  dévorer. 

De  cette  hauteur  oiî  nous  a  portés  la  contemplation  de  son  génie,  abais- 
sons maintenant  nos  regards  sur  les  effets  qu'il  a  produits.  Nous  avons 
suivi  l'astre  dans  son  cours;  examinons  les  objets  éclairés  de  sa  lumière. 
En  regardant  autour  de  nous,  reconnaissons  les  traces  de  la  pensée  législa- 
trice, et  cette  influence  de  l'écrivain  supérieur  qui  a  instruit  la  postérité,  et 
dominé  ses  contemporains. 

SECONDE    PARTIE. 

Cette  domination,  qui  naît  de  l'ascendant  d'un  grand  homme,  a,  comme 
toute  autre  espèce  d'empire,  ses  dangers  et  ses  abus,  qu'il  no  faut  pas 
reprocher  ii  celui  qui  l'exerce  :  ce  serait  lui  interdire  la  liberté  de  rien 
tenter  que  de  le  rendre  garant  des  fautes  de  ses  imitateurs.  Ainsi  les  révo- 
lutions que  Voltaire  a  faites  dans  les  lettres,  dans  l'histoire  et  le  théâtre,  et 
dont  je  viens  de  suivre  le  cours  en  même  temps  que  celui  de  ses  travaux, 


i65  ÉLOGE   DE    VOLTAIRE 

ont  pu,  je  l'avoue,  en  étendant  la  carrière  des  arts,  en  multiplier  les  écueils  : 
les  richesses  qu'il  est  venu  apporter  ont  pu  introduire  un  luxe  contagieux  ; 
ses  hardiesses  heureuses  ont  pu  préparer  de  dangereuses  licences;  et  la 
séduction  de  ses  beautés,  qui  sont  par  elles-mêmes  si  près  de  l'abus,  ce 
charme  qui  se  retrouve  jusque  dans  ses  défauts,  a  pu  contribuer  à  la  cor- 
ruption de  ce  goût  dont  il  a  été  si  longtemps  le  défenseur  et  le  modèle. 

Mais  cet  effet  du  talent,  inséparable  de  son  pouvoir  sur  la  foule  imita- 
trice, est  le  tort  de  la  nature,  et  non  pas  le  sien.  Reprocherons-nous  à  Vol- 
taire d'avoir  mis  sur  la  scène  une  philosophie  intéressante,  parce  qu'on  y  a 
maladroitement  substitué  une  morale  déplacée,  factice,  et  déclamatoire; 
d'avoir  soutenu  une  grande  action  par  un  magnifique  appareil,  et  propor- 
tionné la  pompe  du  théâtre  à  celle  de  ses  vers,  parce  que,  depuis,  on  a  cru 
pouvoir  se  passer  de  vraisemblance  et  de  style  a  la  faveur  du  spectacle  et 
des  décorations? 

Le  blàmerons-nous  d'avoir  été  éloquent  dans  l'histoire,  parce  que  d'au- 
tres y  ont  été  rhéteurs;  d'y  avoir  eu  souvent  la  sagesse  du  doute,  parce  que 
d'autres  l'ont  remplacée  par  la  folie  des  paradoxes?  La  légèreté  et  la  grâce 
de  ses  poésies  famiUères  perdront-elles  de  leur  mérite  parce  que  des  esprits 
faux  et  frivoles,  en  voulant  lui  ressembler,  ont  pris  le  jargon  pour  de  la 
gaieté,  la  déraison  pour  de  la  saillie,  et  l'indécence  pour  le  bon  ton?  La 
flexibilité  de  sa  diction  rapide  et  variée,  et  l'art  piquant  de  ses  contrastes, 
ont-ils  moins  de  prix,  parce  que  la  multitude,  qui  croit  le  copier,  a  dénaturé 
tous  les  genres  et  confondu  tous  les  styles?  Enfin  lui  aurons-nous  moins 
d'obhgation  d'avoir  mêlé  dans  son  coloris  tragique  quelques  teintes  sombres 
et  fortes  du  pinceau  des  Anglais,  parce  que  l'on  s'est  efforcé  depuis  de  noir- 
cir la  scène  française  d'horreurs  dégoûtantes  et  d'atrocités  froides,  de  faire 
parler  à  Melpomène  le  langage  de  la  populace,  et  de  dégrader  Corneille  et 
Racine  devant  Shakespeare?  Ces  écarts  du  vulgaire,  toujours  prêt  à  s'égarer 
en  voulant  aller  plus  loin  que  ceux  qui  le  mènent,  peuvent-ils  balancer  tant 
de  leçons  utiles  et  frappantes,  qui  perpétueront  dans  l'avenir  le  nom  et  l'as- 
cendant de  Voltaire  ? 

Sans  doute  il  ne  faut  pas  s'attendre  à  voir  renaître  rien  de  semblable  à 
lui  :  car,  avec  les  mêmes  talents,  il  faudrait  encore  la  même  activité  pour 
les  mettre  en  œuvre,  et  la  môme  indépendance  pour  les  exercer;  et  com- 
ment se  flatter  de  voir  une  seconde  fois  la  même  réunion  de  circonstances 
fortuites  et  d'attributs  naturels?  Cependant,  comme  il  ne  faut  jamais  déses- 
pérer ni  de  la  nature  ni  de  la  fortune,  supposons  un  moment  que  toutes 
deux  paraissent  d'intelligence  pour  lui  donner  un  successeur  et  un  rival  ca- 
pable d'égaler  tant  de  travaux  et  de  succès,  il  restera  toujours  à  Voltaire  une 
gloire  particulière  qui  ne  peut  plus  être  ni  partagée  ni  remplacée,  celle 
d'avoir  imprimé  un  grand  mouvement  à  l'esprit  humain. 

Descartesavaitfaitune révolution  dans  la  philosophie  spéculative;  Voltaire 
en  a  fait  une  bien  plus  étendue  dans  la  morale  des  nations  et  dans  les  idées 
sociales.  L'un  a  secoué  le  joug  de  l'école,  qui  ne  pesait  que  sur  les  savants; 
l'autre  a  brisé  le  sceptre  du  fanatisme,  qui  pesait  sur  l'univers. 

Les  arts,  dont  la  lumière  douce  et  consolante  est  comme  l'aurore  qui 


FAll  LA    HARPE.  -167 

devance  le  grand  joui-  de  la  raison,  avaient  commencé  à  adoucir  les  mœurs, 
en  polissant  les  esprits.  Telle  est  la  marche  ordinaire  de  l'homme;  il  jouit 
avant  de  réfléchir,  et  imagine  avant  de  penser.  Souvenons- nous  qu'il  n'y  a 
pas  plus  de  deux  cents  ans  que  l'Europe  est  sortie  de  la  barbarie,  et  ne  nous 
étonnons  pas  de  voir  la  société  si  perfectionnée,  et  l'économie  politique  en- 
core si  imparfaite.  Cette  dernière  est  pourtant  le  but  auquel  tout  doit  ten- 
dre, et  la  base  sur  laquelle  tout  doit  s'affermir;  mais  c'est  le  plus  lent  ou- 
vrage de  l'homme  et  du  temps.  Pour  fonder  l'empire  des  arts,  i!  suffit  que 
la  nature  fasse  naître  des  talents;  mais,  pour  que  l'existence  politique  de 
chaque  citoyen  soit  la  meilleure  possible,  il  faut  que  la  raison  se  propage  de 
tout  côté,  que  les  lumières  deviennent  générales,  et  que  la  force  qui  combat 
les  préjugés  et  les  abus  devienne  d'abord  égale,  et  ensuite  supérieure  à 
celle  qui  les  défend. 

11  suffît  de  consulter  un  moment  l'histoire  et  le  cœur  humain,  pour  voir 
combien  cette  lutte  doit  être  longue  et  pénible.  Mais  au  milieu  de  tant  d'op- 
presseurs de  toute  espèce,  dont  l'existence  est  attachée  à  des  abus  absurdes 
et  cruels,  qui  se  sentira  fait  pour  les  attaquer?  Des  hommes  capables  de  pré- 
férer l'ambition  d'éclairer  leurs  semblables  à  celle  de  les  asservir,  et  l'hon- 
neur dangereux  d'être  leurs  bienfaiteurs  et  leurs  guides,  à  la  facilité  d'être 
leurs  tyrans;  des  hommes  qui  aimeront  mieux  la  reconnaissance  îles  peuples 
que  leurs  dépouilles,  et  leurs  louanges  que  leur  soumission.  Et  qui  donc, 
j'ose  le  dire,  sera  plus  susceptible  de  cette  généreuse  ambition  que  ceux 
qui  se  sont  voués  à  la  culture  des  lettres?  La  plupart,  éloignés,  par  ce  dé- 
vouement même,  de  toutes  les  places  qui  flattent  la  vanité  ou  qui  tentent 
l'avarice,  n'attendent  rien  des  autres  qu'un  suffrage,  et  de  leur  travail  que 
l'honneur.  Ils  ne  peuvent  avoir  d'intéiêt  à  tromper,  car  leur  gloire  est  fon- 
dée sur  la  raison.  Aussi,  depuis  ce  grand  art  de  l'imprimerie,  si  favorable 
aux  progrès  de  l'esprit  humain,  leur  influence  a  été  déplus  en  plus  sensible, 
et  a  préparé  celle  de  Voltaire. 

La  dialectique  de  Bayle  avait  aiguisé  le  raisonnement,  et  accoutumé  au 
doute  et  à  la  discussion  ;  les  agréments  de  Fontenelle  avaient  tempéré  la  sé- 
véritéque  l'on  portait  en  tous  sens  dans  les  matières  abstraites;  Montesquieu 
surtout  avait  agité  les  têtes  pensantes;  mais  tous  ces  difl'érents  effets  avaient 
été  plus  ou  moins  circonscrits,  et  par  le  nombre  des  lecteurs,  et  par  la  na- 
ture des  objets.  Voltaire  parla  de  tout  et  à  tous.  Il  dut  au  charme  particulier 
de  son  style  et  à  la  tournure  de  ses  ouvrages  d'être  plus  lu  qu'aucun  écri- 
vain ne  l'avait  jamais  été;  et  la  mode  se  mêlant  a  tout,  et  chacun  voulant 
lire  Voltaire,  il  rendit  l'ignorance  honteuse,  et  le  goût  de  l'instruction  géné- 
ral. Ce  fut  là  le  premier  fondement  de  sa  puissance.  L'éloquence  et  le  ridi-  I 
cule  en  furent  les  armes.  Il  émeut  une  nation  douce  et  sensible  par  des  pein- 
tures touchantes,  et  amusa  un  peuple  frivole  et  gai  par  des  plaisanteries.  Il 
fit  retentir  à  nos  oreilles  le  mot  d'humanité;  et  si  quelques  déclamateurs  en 
ont  fait  depuis  un  mot  parasite,  il  sut  le  rendre  sacré. 

Cette  dureté  intolérante,  née  do  l'habitude  des  querelles,  fut  adoucie  par 
la  morale  persuasive  que  respirent  ses  écrits;  et  cette  malheureuse  impor- 
tance que  la  médiocrité  cherche  à  se  donner  par  l'esprit  de  parti  tomba 


468  ÉLOGE    DE    VOLTAIRE 

devant  le  ridicule.  Il  reproduisait  sous  toutes  les  formes  ces  maximes  d'in- 
dulgence fraternelle  et  réciproque,  devenues  le  code  des  honnêtes  gens;  ces 
anathèmes  lancés  contre  l'espèce  de  tyrannie  qui  veut  tourmenter  les  âmes 
et  assujettir  les  opinions;  ce  mépris  mêlé  d'horreur  pour  la  basse  hypocrisie 
qui  se  fait  un  mérite  et  un  revenu  de  la  délation  et  de  la  calomnie. 

Le  persécuteur  fut  livré  à  l'opprobre,  et  l'enthousiaste  à  la  risée.  La  mé- 
chanceté puissante  craignit  une  plume  qui  écrivait  pour  le  monde  entier, 
et  qui  fixait  l'opinion  ;  et  alors  s'établit  une  nouvelle  magistrature  dont  le 
tribunal  était  à  Ferney,  et  dont  les  oracles^  rendus  en  prose  éloquente  et  en 
vers  charmants,  se  faisaient  entendre  au  delà  des  mers,  dans  les  capitales, 
dans  les  cours,  dans  les  tribunaux,  et  dans  les  conseils  des  rois.  Le  pouvoir 
inique,  ou  prévenu,  ou  oppresseur,  qui  essayait  d'échapper  à  cette  juridic- 
tion suprême,  se  trouvait  de  toute  part  heurté,  investi  par  cette  force 
qu'exerce  la  société  chez  un  peuple  où  elle  est  le  premier  besoin.  Partout 
on  rencontrait  Voltaire,  partout  on  entendait  sa  voix;  et  il  n'y  avait  per- 
sonne qui  ne  dût  craindre  d'être  inscrit  sur  ces  tables  de  justice  et  de  ven- 
geance, où  la  main  du  génie  gravait  pour  l'immortalité. 

Cette  autorité  extraordinaire  devait  naturellement  être  appuy^ée  sur  une 
considération  personnelle,  aussi  rare  que  les  talents  qui  en  étaient  la  source. 
Les  tributs  de  l'Europe  entière  apportés  chaque  jour  à  Ferney;  le  marbre 
taillé  par  Pigalle,  et  chargé  de  reproduire  à  la  postérité,  et  les  traits  de  Vol- 
taire, et  l'hommage  aussi  libre  qu'honorable  de  l'admiration  des  gens  de 
lettres;  le  commerce  intime,  les  présents,  les  caresses,  les  visites  des  souve- 
rains, le  prix  qu'ils  semblaient  attacher  à  ses  louanges,  l'empressement  qu'ils 
montraient  à  l'honorer,  le  concours  de  toutes  les  grandeurs,  de  toutes  les  répu- 
tations, et,  ce  qui  est  plus  respectable,  de  tous  les  plus  opprimés,  dans  l'asile 
d'un  vieillard  retiré  au  pied  des  Alpes:  tout  contribuait  à  donner  du  poids 
à  son  suffrage,  tout  consacrait  ure  vieillesse  qui  était  l'appui  de  l'infortune 
et  de  l'innocence,  et  une  demeure  qui  en  était  le  refuge. 

C'est  là  que  vous  vîntes,  couverts  des  haillons  de  l'indigence  et  baignés 
des  larmes  du  désespoir,  déplorables  enfants  de  Calas,  et  toi,  malheureux 
Sirven,  victimes  d'un  fanatisme  atroce  et  d'une  jurisprudence  barbare!  c'est 
là  que  vous  vîntes  embrasser  ses  genoux,  lui  raconter  vos  désastres,  et  im- 
plorer ses  secours  et  sa  pitié.  Hélas!  et  qui  vous  amenait  dans  la  solitude 
champêtre  d'un  [)hilosophe  chargé  d'années?  On  ne  vous  avait  point  dit  que 
ce  fût  un  homme  puissant  par  ses  places  ou  par  ses  titres;  vous  ne  vîtes 
autour  de  lui  aucune  de  ces  marques  imposantes  des  fonctions  publiques, 
qui  annoncent  un  soutien  et  une  sauvegarde  à  quiconque  fuit  l'oppression; 
et  vous  êtes  à  ses  pieds  !  et  vous  venez  l'invoquer  comme  un  dieu  tutélairel 
Peut-être  ne  connaissiez-vous  de  lui  que  son  nom  et  sa  renommée;  vous 
aviez  seulement  entendu  dire  que  la  nature  l'avait  créé  supérieur  aux  autres 
hommes;  et  vous  avez  pensé  que,  fait  pour  les  éclairer,  il  l'était  aussi  pour 
les  secourir.  Sans  autre  recommandation  que  votre  malheur,  sans  autre  sou- 
tien que  votre  conscience,  vous  avez  espéré  de  trouver  en  lui  un  juge 
au-dessus  de  tous  les  préjugés,  un  défenseur  au-dessus  de  toutes  les 
craintes. 


PAR   LA  HARPE.  469 

Vous  ne  vous  êtes  pas  trompés.  Jouissez  déjà  des  pleurs  qu'il  mêle  à 
ceux  que  vous  versez.  Reçus  dans  ses  bras,  dans  son  sein,  vous  êtes  désor- 
mais sacrés;  et  la  persécution  va  s'éloigner  de  vous.  Ah!  ce  moment  lui  est 
plus  doux  et  plus  cher  que  celui  où  il  voyait  triompher  Zaïre  et  Mérope,  et 
l'agrandit  davantage  à  nos  yeux.  Oui,  s'il  est  beau  de  voir  le  génie  donnant 
aux  hommes  rassemblés  de  puissantes  émotions,  oh!  qu'il  paraît  encore  plus 
auguste  quand  il  s'attendrit  lui-môme  sur  le  malheur,  et  qu'il  jure  de  venger 
l'innocence! 

Et  combien  il  savait  mettre  à  profit  jusqu'à  ces  attentats  du  fanatisme, 
grâce  à  lui  devenus  si  rares!  comme  il  se  servait  des  derniers  crimes  pour  lui 
arracher  les  restes  de  sa  puissance!  Alors  le  monstre  épouvanté  se  cachait 
longtemps  dans  les  ténèbres  et  le  silence,  semblable  à  la  bête  farouche  et 
dévorante  qui,  s'élançant  de  la  profondeur  des  forêts  pour  enlever  une 
proie,  a  porté  dans  les  habitations  l'alarme  et  la  terreur:  bientôt  tout  est  en 
armes  pour  la  poursuivre  et  la  combattre;  mais  elle  se  retire  sans  bruit  et 
sans  menace,  et,  tranquille  dans  son  repaire,  elle  attend  le  moment  d'en  sortir 
encore  pour  détruire  et  dévorer. 

Mais  Voltaire  goûta  du  moins  dans  sa  vieillesse  cette  satisfaction  conso- 
lante de  voir  que  l'ennemi  qu'il  avait  tant  combattu  était  enfin  ou  désarmé 
ou  enchaîné,  et  presque  réduit  parmi  nous  à  une  entière  impuissance.  Il  osa 
s'applaudir  de  cette  victoire  :  et  pourquoi  lui  eût-il  été  défendu  de  jouir  du 
bien  qu'il  avait  fait?  Ce  fut  pour  lui  un  des  avantages  d'une  longue  vie.  Il 
vit  succéder  à  ceux  qui,  nourris  dans  les  préjugés,  avaientrepoussé  la  vérité, 
une  génération  nouvelle  qui  ne  demandait  qu'à  la  recevoir,  et  qui  croissait 
en  s'instruisant  dans  ses  écrits  ;  il  vit  la  lumière  pénétrer  partout,  et  des 
hommes  de  tous  les  états,  des  hommes  supérieurs  par  leur  mérite  ou  par 
leurs  emplois,  la  porter  dans  tous  les  genres  d'administration.  C'est  alors 
qu'il  se  félicita  d'avoir  longtemps  vécu.  En  effet,  parmi  les  bienfaiteurs  de 
l'humanité,  combien  peu  ont  eu  assez  de  vie  pour  voira  la  fois  et  toute  leur 
gloire  et  toute  leur  influence!  Ce  n'est  pas  la  destinée  ordinaire  du  génie. 
On  ne  lui  a  donné  qu'un  instant  d'existence  pour  laisser  une  trace  éternelle  : 
et  qu'il  est  rare  qu'il  en  aperçoive  autour  de  lui  les  premières  empreintes, 
et  qu'il  emporte  dans  la  tombe  les  premiers  fruits  de  ses  bienfaits! 

Ce  bonheur  fut  celui  de  Voltaire.  Ses  yeux  furent  témoins  de  la  révolu- 
tion qui  était  son  ouvrage.  Il  vit  naître  dans  les  esprits  cette  activité  éclai- 
rée qui  cherche  dans  tous  les  objets  le  bien  possible,  et  ne  se  repose  plus 
qu'elle  ne  l'ait  trouvé.  L'inquiétude  naturelle  à  un  peuple  ardent  et  ingé- 
nieux, si  longtemps  consumé  dans  de  tristes  et  frivoles  querelles,  se  porta 
vers  tous  les  moyens  d'adoucir  et  d'améliorer  la  condition  humaine,  assez 
affligée  de  maux  inévitables  pour  n'y  en  pas  ajouter  de  volontaires. 

11  ne  vit  pas,  il  est  vrai,  disparaître  entièrement  ces  restes  honteux  de 
la  barbarie  qui  déshonorent  une  nation  policée,  et  qu'il  nous  a  tant  repro- 
chés; mais  du  moins  il  les  vit  attaciuer  de  toutes  parts,  et  dut  espérer  avec 
nous  leur  anéantissement. 

Il  ne  vit  pas  abolir  cet  usage  absurde  et  funeste  d'entasser  les  sépultures 
des  morts  dans  les  demeures  des  vivants,  de  faire  du  lieu  saint  un  amas 


470  ÉLOGE    DE    VOLTAIRE 

d'infection  et  de  pourriture,  de  changer  les  temples  en  cimetières,  et  de 
placer  les  autels  sur  des  cadavres;  mais  il  entendit  la  voix  des  prélats  les 
plus  illustres,  et  des  tribunaux  les  plus  respectables,  s'élever  avec  lui  contre 
la  force  de  la  coutume,  qui  leur  a  résisté  jusqu'ici,  et  qui  sans  doute  doit 
céder  un  jour. 

11  ne  vit  pas  une  réforme  absolue  et  régulière  retrancher  les  abus  odieux 
de  notre  jurisprudence,  simplifier  les  procédures  civiles,  adoucir  les  lois 
criminelles,  supprimer  ces  tortures  autrefois  inventées  par  les  tyrans  contre 
les  esclaves,  et  emplo\'ées  par  les  sauvages  contre  leurs  captifs;  et  ces  sup- 
plices recherchés,  ajoutés  à  l'horreur  de  la  mort,  qui,  sous  prétexte  de  ven- 
ger les  lois,  violent  la  première  de  toutes,  l'humanité;  mais  il  vit  la  sagesse 
des  juges  suppléer  souvent  aux  défauts  de  la  législation,  et  tempérer  les 
ordonnances  par  leurs  arrêts. 

Il  ne  vit  pas  combler  ces  cachots  abominables  qui  rappellent  les  cruautés 
tant  reprochées  aux  Caligula,  aux  Tibère;  ces  retraites  infectes  où  des 
hommes  enferment  des  hommes,  sans  songer  que  le  coupable,  quel  qu'il 
soit,  ne  doit  mourir  qu'une  fois,  et  qu'enchaîné  par  la  loi  vengeresse  il 
doit  respirer  l'air  des  vivants,  jusqu'à  ce  qu'elle  lui  ait  ôté  la  vie.  Il  ne 
vit  pas  fermer  au  milieu  de  nous  ces  demeures  non  moins  destructives  et 
meurtrières,  fondées  pour  être  l'asile  de  l'infirmité  et  de  la  maladie,  et  qui 
ne  sont  que  des  gouffres  où  vont  incessamment  s'engloutir  des  milliers 
d'hommes,  victimes  de  la  contagion  qu'ils  se  communiquent. 

Il  ne  vit  pas  remédier  aux  vices  mortels  de  cette  autre  institution,  si 
précieuse  dans  son  origine,  destinée  à  assurer  les  premiers  secours  à  ces 
malheureux  enfants  qui  n'ont  de  père  que  l'État,  institution  faite  pour  l'ho- 
norer et  l'enrichir,  et  qui,  soit  négligence  dans  les  fonctions,  soit  défaut 
dans  les  moyens,  éteint  dans  leur  germe  les  générations  naissantes,  et  tarit 
le  sang  de  la  patrie;  mais  au  regret  qu'il  dut  sentir  de  voir  des  maux  si 
grands  attendre  encore  les  derniers  remèdes,  combien  il  se  mêla  de  conso- 
lation !  Il  versa  des  larmes  d'attendrissement  quand  il  jeta  les  yeux  sur  le 
tableau  de  ces  calamités,  exposé  dans  la  chaire  de  vérité  par  de  dignes  et 
éloquents  ministres  de  la  parole  évangélique,  présenté  dans  Versailles  à  l'âme 
pure  et  sensible  d'un  jeune  roi  qui  en  fut  ému,  et  qui,  ne  se  bornant  pas  à 
une  pitié  stérile,  donna  sur-le-champ  des  ordres  pour  arrêter  le  cours  de  ces 
fléaux  que  son  règne  doit  voir  finir.  Hélas  !  le  bien  est  toujours  si  difficile, 
même  aux  souverains!  L'or,  nécessairement  prodigué  contre  les  ennemis  de 
la  France,  ne  peut  être  dispensé  qu'avec  tant  de  réserve,  même  pour  les 
réformes  les  plus  pressantes. 

Tu  les  achèveras  sans  doute,  ô  toi  l'héritier  du  génie  de  Colbert^  dont 
tu  as  été  le  panégyriste  !  toi  que  la  reconnaissance  publique  a  dû  naturaliser 
Français  lorscpie,  par  des  moyens  dont  le  secret  n'a  été  connu  que  de  toi 
seul,  tu  as  su  créer  tout  à  coup  ces  trésors  destinés  à  faire  régner  le  pavil- 

1 .  Xecker,  contrôleur  général  des  finances  lorsque  La  Harpe  publia  l'Éloge  de 
Voltaire,  est  auteur  d'un  Eloge  de  Colbert,  couronné  en  1773  par  l'Académie 
française. 


PAR    LA    HARPE.  171 


ion  français  sur  les  mers  des  deux  mondes!  C'est  la  première  fois,  depuis 
les  jours  de  Sully  et  de  Henri  IV,  qu'on  a  su  illustrer  la  nation  sans  charger 
le  peuple,  et  que  la  gloire  n'a  point  coûté  de  larmes.  C'est  la  première  fois 
qu'on  a  vu  l'administration,  portant  de  tout  côté  la  lumière  et  la  réforme, 
exécuter  au  milieu  de  la  guerre  tout  le  bien  qu'on  n'aurait  pas  osé  espérer 
même  dans  la  paix.  Ah!  le  grand  homme  que  je  célèbre  s'applaudirait  sans 
doute  de  voir  associer  ton  éloge  au  sien  ;  mais  que  n'a-t-il  pu  lire  cet  édit  * 
qu'il  avait  tant  désiré;  cet  édit  mémorable,  émané  d'un  souverain  qui,  se 
glorifiant  de  commander  à  un  peuple  libre,  sûr  de  trouver  partout  des 
enfants  dans  ses  sujets,  ne  veut  point  d'esclaves  dans  ses  domaines!  Oh! 
comme,  en  voyant  remplir  l'un  des  vœux  qu'il  a  le  plus  souvent  formés, 
Voltaire  se  serait  écrié  dans  sa  joie  :  «  Je  ne  m'étais  pas  trompé  quand  j'ai 
regardé  ce  nouveau  règne  comme  le  présage  des  plus  heureux  changements! 
La  vertu  du  jeune  monarque  a  devancé  l'expérience;  l'expérience  a  été 
suppléée  en  lui  par  cet  amour  du  bien  qui  est  l'instinct  des  belles  âmes.  » 
Ainsi  se  réalisent  tôt  ou  tard  les  vœux  et  les  pensées  du  génie;  ainsi 
croît  et  s'établit  de  jour  en  jour  ce  juste  respect  pour  l'homme,  respect  qui 
seul  peut  apprendre  aux  maîtres  de  ses  destinées  à  assurer  son  bonheur. 
Ce  sentiment  sublime  dut  être  inconnu  dans  les  siècles  d'ignorance,  où  tous 
les  droits  étant  fondés  sur  la  force  et  la  conquête,  il  semblait  qu'il  n'y  eût 
de  condition  dans  l'humanité  que  celle  de  vainqueur  ou  de  vaincu,  de  maître 
ou  d'esclave;  mais  il  devait  naître  à  la  voix  de  la  philosophie,  et  s'affermir 
par  l'étude  et  le  progrès  des  lettres.  La  considération  de  ceux  qui  les  culti- 
vent a  dû  s'augmenter  avec  le  pouvoir  des  vérités  qu'ils  ont  enseignées,  et 
s'est  encore  fortifiée  du  nom  et  de  la  gloire  de  Voltaire:  car  si  nul  homme 
n'a  tiré  des  lelties  un  plus  grand  éclat,  nul  aussi  ne  leur  a  donné  plus  de 
lustre.  Les  écrivains  distingués,  les  hommes  d'un  mérite  véritable,  appri- 
rent de  lui  à  mieux  sentir  leurs  droits  et  leur  dignité,  et  surent  plus  que 
jamais  ennoblir  leur  existence.  Ils  apprirent  à  substituer  aux  dédicaces  ser- 
viles,  qui  avaient  été  si  longtemps  do  mode,  des  hommages  désintéressés 
et  volontaires,  rendus  à  la  vraie  supériorité,  ou  des  tributs  plus  nobles 
encore  payés  i\  la  simple  amitié.  En  étendant  l'usage  de  leurs  talents,  ils 
conçurent  une  ambition  plus  relevée;  ils  sentirent  que  le  temps  était  venu 
pour  eux  d'être  les  interprètes  des  vérités  utiles,  plutôt  que  les  modèles  d'une 
flatterie  élégante;  les  organes  des  nations,  plutôt  que  les  adulateurs  des 
princes,  et  des  philosophes  indépendants,  plutôt  que  des  complaisants  titrés. 
Il  est  vrai  qu'irritée  de  leur  gloire  nouvelle,  la  haine  a  employé  contre  eux 
de  nouvelles  armes;  mais  la  raison,  qu'il  est  difficile  d'étouffer  quand  une 
fois  elle  s'est  fait  entendre,  confond  à  tout  moment  et  livre  au  mépris  ces 
calomniateurs  hypocrites,  ces  déclamateurs  à  gages,  qui  représentent  les 
gens  de  lettres  comme  les  ennemis  des  puissances,  parce  qu'ils  sont  les 
défenseurs  de  l'humanité;  et  comme  les  détracteurs  de  toute  autorité  légi- 
time, parce  qu'ils  aspirent  à  l'honneur  de  l'éclairer. 

1.  L'édit.  portant  abolition  du  droit  do   mainmorte  dans  les  domaines  du  roi. 
{Noie  de  l'auteur  de  /'Éloge.) 


172  ÉLOGE    DE  VOLTAIRE 

Si  Voltaire  a  été  égaré  par  un  sentiment  trop  vif  des  maux  qu'a  faits  à 
l'humanité  l'abus  d'une  religion  qui  doit  la  protéger;  si,  en  retranchant  des 
branches  empoisonnées,  il  n'a  pas  assez  respecté  le  tronc  sacré  qui  rassemble 
tant  de  nations  sous  son  ombre  immense,  je  laisse  à  l'Arbitre  suprême,  à 
celui  qui  seul  lit  dans  les  consciences,  à  juger  ses  intentions  et  ses  erreurs, 
ses  fautes  et  ses  excuses,  les  torts  qu'il  eut  et  le  bien  qu'il  Gt;  mais  je  dis 
à  ceux  qui  s'alarment  de  ces  atteintes  impuissantes:  Fiez-vous  à  la  balance 
déposée  dans  les  mains  du  temps,  qui  d'un  côté  retient  et  affermit  tout  ce 
qu'a  fait  le  génie  sous  les  yeux  de  la  raison,  et  secoue  de  l'autre  tout  ce  que 
les  passions  humaines  ont  pu  mêler  à  son  ouvrage.  Le  mal  que  vous  crai- 
gnez est  passager,  et  le  bien  sera  durable. 

Voltaire  fut  du  moins  un  des  plus  constants  adorateurs  de  la  Divinité  : 

Si  Dieu  n'existait  pas,  il  faudrait  l'inventer. 

Ce  beau  vers  fut  une  des  pensées  de  sa  vieillesse^,  et  c'est  le  vers  d'un 
philosophe.  Quand  on  ira  visiter  le  séjour  qu'il  a  longtemps  embelli  et  viviûé, 
on  lira  son  nom  sur  le  frontispice  d'un  temple  simple  et  rustique,  élevé, 
par  son  ordre  et  sous  ses  yeux,  au  Dieu  qu'il  avait  chanté^.  Ses  vassaux, 
qui  l'ont  perdu,  leurs  enfants,  héritiers  de  ses  bienfaits,  diront  au  voyageur 
qui  se  sera  détourné  pour  voir  Ferney  :  «  Voilà  les  maisons  qu'il  a  bâties, 
les  retraites  qu'il  a  données  aux  arts  utiles,  les  terres  qu'il  a  rendues  à  la 
culture,  et  dérobées  à  l'avidité  des  exacteurs.  Celte  colonie  nombreuse  et 
florissante  est  née  sous  ses  auspices  et  a  remplacé  un  désert.  Voilà  les  bois, 
les  avenues,  les  sentiers  oià  nous  l'avons  vu  tant  de  fois.  C'est  ici  que  s'arrêta 
le  chariot  qui  portait  la  famille  désolée  de  Calas;  c'est  là  que  tous  ces  infor- 
tunés l'environnèrent  en  embrassant  ses  genoux.  Regardez  cet  arbre  con- 
sacré par  la  reconnaissance,  et  que  le  fer  n'abattra  point;  c'est  celui  sous 
lequel  il  était  assis  quand  des  laboureurs  ruinés  vinrent  implorer  ses  secours, 
qu'il  leur  accorda  en  pleurant,  et  qui  leur  rendirent  la  vie.  Cet  autre  endroit 
est  celui  où  nous  le  vîmes  pour  la  dernière  fois...»  Et  à  ce  récit  le  voyageur 
qui  aura  versé  des  larmes  en  lisant  taire  en  donnera  peut-être  de  plus 
douces  à  la  mémoire  des  bienfaits. 

Voilà  ce  qu'a  fait  Voltaire  :  quel  a  été  son  sort?  ces  talents  chéris  à  tant 
de  titres,  et  qui  ont  été  les  délices  et  l'instruction  de  tant  de  peuples, 
qu'ont-ils  pu  pour  son  bonheur?  en  prenant  tant  de  pouvoir  sur  les  âmes, 
quel  était  celui  qu'ils  exerçaient  sur  la  sienne?  cette  gloire  qui  remplissait  le 
monde  avait-elle  rempli  son  cœur?  eut-il,  dans  le  long  cours  de  cette  vie  labo- 
rieuse et  illustre,  plus  de  jours  sereins  que  de  jours  orageux?  a-t-il  obtenu 
plus  de  récompenses  qu'il  n'a  essuyé  de  persécutions?  enfin,  dans  la  balance 


\.  Voltaire  avait  soixante-quatorze  ou  soixante-quinze  ans  quand  il  fit  ce  vers, 
qui  est  dans  VÊpitre  à  l'auteur  du  livre  Des  trois  Imposteurs;  voyez  tome  X, 
page  402. 

2.  Il  avait  fait  mettre  cette  inscription  :  Deo  ep.exit  Voltaire  ;  voyez  page  107. 


PAR    LA    HARPE.  173 

de  ses  destinées,  les  honneurs  amassés  sur  lui  par  la  renommée  Font-ils 
emporté  sur  les  outrages  accumulés  par  la  haine?...  Ici  un  sentiment  de  tris- 
tesse, un  trouble  involontaire  me  saisit,  et  m'arrête  un  moment;  il  suspend 
cet  enthousiasme  qui,  dans  l'éloge  d'un  grand  homme,  entraînait  vers  lui 
toutes  mes  facultés.  Cette  image  que  j'aimais  à  contempler,  si  pure  et  si  bril- 
lante, semble  déjà  se  couvrir  de  nuages  et  s'envelopper  de  ténèbres.  Ah! 
viens  les  dissiper;  lève-toi  dans  ton  éclat,  ô  divinité  consolante,  fille  du 
temps,  ô  justice  !  toi  que  j'ai  vue  sortir  de  la  poussière  de  quatre  géné- 
rations ensevelies,  et  venir,  les  lauriers  dans  la  main,  placer  sur  cette  tête 
octogénaire  la  couronne  qu'un  moment  après  a  renversée  la  faux  de  la  mort  ! 
Prêt  à  passer  à  travers  tant  d'orages,  j'ai  besoin  d'entrevoir  de  loin  ce  jour 
si  beau  que  tu  fis  luire  sur  sa  vieillesse;  et  je  me  souviendrai  alors  que  les 
épreuves  du  génie  ne  servent  pas  moins  que  ses  triomphes,  et  à  l'instruction 
des  hommes,  et  h  sa  propre  grandeur. 


TROISIÈME   PARTIE 

L'amour  de  la  gloire  n'appartient  qu'aux  âmes  faites  pour  la  mériter.  La 
médiocrité  vaine  et  inquiète  s'agite  dans  ses  prétentions  pénibles  et  trompées; 
elle  cherche  de  petits  succès  par  de  petits  moyens  ;  mais  la  première  pensée  du 
grand  écrivain  est  celle  d'exercer  sur  les  esprits  l'empire  du  talent  et  de  la 
vérité.  Cette  ardente  passion  de  la  gloire,  l'infatigable  activité  qui  en  est  la  suite 
nécessaire,  un  besoin  toujours  égal  et  du  travail  et  de  la  louange;  c'était  là 
le  double  ressort  qui  remuait  si  puissamment  l'àme  de  Voltaire;  ce  fut  le 
mobile  et  le  tourment  de  sa  vie.  La  nature  et  la  fortune  le  servirent  comme 
de  concert,  et  aplanirent  sa  route.  L'une  l'avait  doué  de  cette  rare  facilité 
pour  qui  l'étude  et  l'application  sont  des  jouissances  et  non  pas  des  efforts, 
et  qui  ne  laisse  sentir  que  le  plaisir  et  jamais  la  fatigue  de  produire;  l'autre 
lui  procura  cette  précieuse  indépendance  qui  élève  l'âme  et  affranchit  le 
talent,  lui  permet  le  choix  de  ses  travaux,  et  ne  met  aucune  borne  à  son 
essor. 

Malheur  à  toi,  qui  que  tu  sois,  à  qui  le  ciel  a  départi  à  la  fois  le  génie 
et  la  pauvreté  !  celle-ci,  par  un  mélange  funeste,  altérera  souvent  ce  que 
l'autre  a  de  plus  pur,  et  avilira  même  ce  qu'il  a  de  plus  noble.  Si  elle  ne 
réduit  pas  ta  vieillesse  comme  celle  d'Homère  aux  affronts  de  la  mendicité; 
si  elle  ne  t'arrache  pas  comme  à  Corneille  des  ouvrages  précipités,  et  des 
flatteries  serviles  égnlement  indignes  do  toi  ;  si  elle  ne  plie  pas  la  fermeté 
de  ton  âme  jusqu'à  l'intrigue  et  la  souplesse,  du  moins  elle  embarrassera 
tes  premiers  pas  dans  ses  pièges,  multipliera  devant  toi  les  barrières  et  los 
obstacles,  et  jettera  des  nuages  sur  tes  plus  beaux  jours,  qui  en  seront 
longtemps  obscurcis.  Dans  la  culture  des  arts,  l'imagination  inconstante  n'a 
qu'un  certain  nombre  de  moments  heureux  qu'il  faut  pouvoir  attendre  et 
saisir,  et  souvent  lu  ne  pourras  ni  l'un  ni  l'autre.  Ton  ame  sera  préoccupée 
ou  asservie,  et  tes  heures  ne  seront  pas  à  toi.  Tu  seras  détourné  dans  des 
sentiers  longs  et  pénibles  avant  do  pouvoir  tendre  au  but  que  tu  cherches; 


174  ÉLOGE    DE    VOLTAIHE 

et  l'envie,  toujours  occupée  à  t'erapêcher  d'y  parvenir,  t'attendra  à  tous  les 
passages  pour  insulter  ta  marche  et  la  retarder.  Tu  consumeras,  dans  de 
tristes  et  infructueux  combats,  une  partie  des  forces  destinées  pour  un 
meilleur  usage:  et  lorsqu'enfin,  rendu  à  toi-même,  tu  verras  la  carrière 
ouverte,  tu  n'y  entreras  que  fatigué  de  tant  d'assauts,  et  ne  pouvant  plus 
donner  à  la  gloire  que  la  moitié  de  ton  talent  et  de  ta  vie. 

Celle  de  Voltaire  ne  fut  point  chargée  de  ce  fardeau,  toujours  si  difficile 
à  secouer;  il  put  la  dévouer  librement,  la  consacrer  tout  entière  à  cette 
gloire  qu'il  idolâtrait,  et  aux  travaux  qu'il  avait  choisis,  si  l'on  peut  appeler 
travaux  les  productions  faciles  de  cette  tète  agissante  et  féconde,  qui  sem- 
blait répandre  ses  idées  comme  le  soleil  répand  ses  rayons.  On  a  demandé 
plus  d'une  fois  si  cette  facilité  extrême  était  une  marque  essentiellement 
dislinctive  de  la  supériorité  :  c'en  est  du  moins  un  des  plus  beaux  attributs, 
mais  ce  n'en  est  pas  un  des  caractères  indispensables.  Je  l'ai  déjà  dit  :  no 
soumettons  point  la  nature  à  des  procédés  uniformes;  elle  est  aussi  sublime 
et  aussi  magnifique  dans  la  formation  de  ces  métaux  lentement  durcis  et 
élaborés  sous  le  poids  des  rochers  et  sous  le  torrent  des  âges,  que  dans  la 
reproduction  si  prompte  et  si  continuelle  des  substances  animales,  et  dans 
l'abondance  d'une  végétation  rapide.  Il  est  des  philosophes,  des  orateurs, 
des  poètes,  dont  l'éloquence  est  plus  travaillée,  et  dont  la  perfection  a  plus 
coûté;  mais  cette  différence,  analogue  ii  celle  des  caractères,  serait-elle  la 
mesure  du  génie  ? 

Si  Voltaire  composait  en  un  mois  une  tragédie,  et  si  Racine  y  employait 
une  année,  établirai-je  sur  cette  disproportion  celle  de  leur  mérite?  non; 
mais,  d'un  autre  côté,  si  Voltaire,  qui  n'avait  pas  moins  de  goût  que  Racine, 
a  pourtant  un  style  moins  châtié;  si,  pouvant  balancer  les  beautés  de  son 
rival,  il  offre  plus  de  défauts,  je  chercherai  seulement  pourquoi,  de  deux 
écrivains  nés  avec  la  même  facilité,  l'un  s'est  fait  une  loi  de  la  restreindre, 
et  l'autre  s'y  est  laissé  emporter;  et  je  verrai  dans  l'un  le  grand  poëte  qui 
n'a  voulu  faire  que  des  tragédies,  et  qui  de  bonne  heure  a  cessé  d'en  faire  ; 
dans  l'autre,  l'esprit  vaste  et  hardi  dont  l'entrée  dans  le  pays  des  arts  a  été 
une  invasion,  et  qui  a  embrassé  à  la  fois  l'épopée,  le  drame,  la  philosophie 
et  l'histoire.  Le  travail  que  le  premier  mettait  dans  un  ouvrage,  celui-ci  re- 
tendait sur  tous  les  genres;  et  si  leur  ambition  n'a  pas  été  la  même,  est-ce 
à  nous  de  nous  en  plaindre,  nous  qui  en  recueillons  les  fruits?  Racine, 
tranquille  et  modéré,  pouvait  se  reposer  à  loisir  sur  un  ouvrage  qui  se  per- 
fectionnait sous  ses  mains;  Voltaire,  impatient  et  fougueux,  voulait  achever 
aussitôt  qu'il  avait  conçu,  concevait  ensemble  plusieurs  ouvrages,  et  rem- 
plissait encore  les  intervalles  de  l'un  ii  l'autre  par  des  productions  diffé- 
rentes. 

11  composait  avec  enthousiasme,  corrigeait  avec  vitesse,  et  revenait  aussi 
facilement  sur  ses  corrections.  Il  fallait  sans  cesse  de  nouveaux  aliments  à 
cette  ardeur  dévorante.  Les  jours,  qu'il  savait  étendre  et  multiplier  par  l'usage 
qu'il  en  faisait,  lui  paraissaient  toujours  trop  courts  et  trop  rapides  pour  celui 
qu'il  en  eût  voulu  faire.  Le  temps,  qu'il  regardait  comme  le  trésor  du  génie, 
il  le  dispensait  avec  une  économie  scrupuleuse,  et  le  mettait  en  œuvre  de 


PAR    LA    HARPE.  .175 

toutes  les  manières,  comme  l'avarice  tourmente  ses  richesses  pour  les  aug- 
menter. Chacun  de  ses  moments  devait  un  tribut  à  sa  renommée,  et  chaque 
portion  de  la  durée,  un  titre  à  son  immortalité.  Il  eût  voulu  qu'il  n'y  eût 
pas  une  de  ses  heures  stérile  pour  le  monde  ni  pour  lui.  Jamais  le  loisir  ne 
parut  nécessaire  à  cette  tète  robuste,  qui  n'avait  besoin  que  de  changer  de 
travaux.  Jamais  son  action  ne  fut  interrompue  ni  ralentie  par  les  distrac- 
tions de  la  société,  ni  par  l'embarras  des  affaires,  ni  dans  le  tumulte  des 
voyages,  ni  dans  la  dissipation  des  cours,  ni  même  au  milieu  des  séductions 
du  plaisir  et  parmi  les  orages  des  passions.  Elles  ne  furent  pas  sans  doute 
étrangères  à  cette  imagination  bouillante  et  impétueuse;  mais  toujours 
elles  furent  subordonnées  à  l'ascendant  de  la  gloire^  qui  absorbait  tout.  Il 
ne  restait  de  ces  tempêtes  passagères  que  l'impression  qui  sert  à  les  mieux 
peindre,  comme  l'excellente  compagnie  où  il  fut  admis  dès  sa  jeunesse,  sans 
l'amollir  et  l'enchaîner  par  ses  charmes,  ne  fit  qu'épurer  son  goût  et  lui 
donner  cette  politesse  uoble  qui  le  distingua  toujours,  et  qui  semblait  un 
des  heureux  attributs  qu'il  avait  hérités  du  siècle  de  Louis  XIV. 

Je  sais  que  la  raison  vulgaire  n'a  souvent  jeté  qu'un  regard  de  pitié  sur 
cette  agitation  continuelle,  élément  de  tout  ce  qui  est  né  pour  les  grandes 
choses;  qu'elle  affecte  de  n'y  voir  que  les  faiblesses  humiliantes  de  l'humanité. 
Elle  nous  représente  un  homme  tel  que  Voltaire  incessamment  entraîné  par  un 
fantôme  impérieux  auquel  il  s'est  soumis,  et  qui  lui  a  dit,  au  moment  où  il 
lui  apparut  pour  la  première  fois  :  Tu  ne  reposeras  plus.  Elle  nous  le  montre 
courant  sans  relâche  sur  les  traces  de  ce  spectre  qui  lui  commande,  le  sui- 
vant dans  les  villes,  dans  les  campagnes,  dans  les  cours;  le  retrouvant  dans 
la  solitude,  au  fond  des  bois,  et  sur  le  bord  des  fontaines;  elle  nous  retrace, 
avec  une  compassion  insultante,  les  angoisses  d'un  homme  battu  par  tous 
les  vents  de  l'opinion,  veillant  jour  et  nuit,  l'oreille  ouverte  au  moindre 
bruit  de  la  renommée,  et  ne  respirant  qu'au  gré  des  caprices  d'une  nmlti- 
tude  aveugle  et  inconstante;  cette  inquiétude,  que  rien  ne  peut  calmer- 
cette  soif,  que  rien  ne  peut  éteindre,  des  succès  toujours  incertains  et  tou- 
jours empoisonnés;  une  lutte  éternelle  contre  l'injustice  et  la  haine;  des 
fatigues  sans  terme,  et  une  vieillesse  sans  repos;  et,  après  cette  affligeante 
peinture,  on  nous  demande  avec  dédain  si  c'est  là  le  partage  de  ces  hommes 
que  l'on  appelle  grands  ! 

Ames  communes,  de  quel  droit  vous  faites-vous  les  juges  des  destinées 
du  génie?  Avez-vous  assisté  à  ses  pensées,  et  vous  est-il  permis  de  vous 
mettre  à  sa  place?  Vous  voyez  ses  épreuves  et  ses  sacrifices;  connaissez-vous 
ses  besoins  et  ses  dédommagements?  savez-vous  ce  que  vaut  un  jour  de 
véritable  gloire,  quel  espace  il  occupe  dans  la  vie  d'un  grand  homme  et 
dans  le  souvenir  de  l'envie,  quel  poids  il  a  dans  la  balance  de  la  postérité? 
Tel  est,  si  vous  l'ignorez,  tel  est  le  calcul  de  toute  passion  forte  :  des  moments 
de  jouissance  et  des  années  de  tourments.  Cette  compensation  ne  peut  pas 
exister  pour  le  commun  des  hommes;  mais  s'il  n'y  en  eût  pas  eu  de  faits 
pour  la  connaître,  le  monde  serait  encore  dans  l'enfance,  et  les  arts  dans  le 
néant. 

Oui,  je  l'avoue,  et  l'on  ne  saurait  le  nier  sans  démentir  l'expérience;  au 


176  ÉLOGE    DE    VOLTAIRE 

moment  où  le  talent  supérieur  se  présente  aux  hommes  pour  obtenir  leurs 
suffrages,  il  doit  s'attendre  à  une  résistance  égale  à  ses  prétentions.  La  sévé- 
rité des  jugements  sera  proportionnée  à  l'opinion  qu'il  aura  donnée  de  lui; 
car,  si  on  loue  avec  complaisance  quelques  beautés  dans  ce  qui  n'est  que 
médiocre,  on  recherche  avec  une  curiosité  maligne  quelques  fautes  dans  ce 
qui  est  excellent.  D'ailleurs  l'admiration  est  un  hommage  involontaire;  et  à 
peine  est-il  arraché  qu'on  regarde  comme  un  soulagement  tout  ce  qui  peut 
nous  en  affranchir.  C'est  là  le  soin  dont  se  charge  l'envie,  presque  toujours 
sûre  que  sa  voix  sera  entendue  par  le  génie  et  écoutée  par  la  multitude  :  elle 
s'applaudit  de  ce  double  avantage;  il  faut  bien  le  lui  laisser,  elle  est  toujours  si 
malheureuse,  même  lorsqu'elle  jouit  !  Quand  elle  parviendrait  à  égarer  pour  un 
temps  l'opinion  publique,  elle  ne  peut  ni  s'ôter  à  elle-même  le  sentiment  de 
sa  bassesse,  ni  ôter  au  talent  celui  de  sa  force.  Quand  elle  insultait  avec  une 
joie  si  lâche  et  si  furieuse  aux  disgrâces  qu'essuya  Voltaire  au  théâtre  dans 
ses  premières  années  ;  quand  elle  voyait  d'un  œil  si  content  Amasis  ^ 
applaudi  trois  mois,  et  Brutus  abandonné;  quand  les  plus  beaux  esprits  du 
temps  -,  devenus  les  échos  de  la  prévention  et  de  la  malignité,  conseillaient 
à  l'auteur  d'Œdipe  de  renoncer  à  un  art  qu'il  devait  porter  si  loin,  que 
faisait  alors  le  grand  homme  méconnu?  il  faisait  Zaïre.  Zaïre  était  déchirée 
dans  vingt  libelles,  mais  on  ne  se  lassait  pas  plus  de  la  voir  que  de  la  cen- 
surer. La  chute  d'Adélaïde^  injure  qui  ne  fut  expiée  que  trente  ans  après, 
consola  les  ennemis  de  Voltaire;  Alzire  vint  renouveler  leurs  douleurs.  îls 
s'en  vengèrent,  en  réduisant  à  l'exil  l'auteur  de  la  charmante  bagatelle  du 
Mondain.  Zidime  fut  encore  pour  eux  une  consolation.  Ils  eurent  surtout  le 
plaisir  si  digne  d'eux,  et  si  honteux  pour  la  France,  d'arrêter  les  représen- 
tations de  Mahomet;  Mérope  les  accabla. 

La  haine  ne  se  lasse  jamais,  il  est  vrai;  mais  il  vient  un  temps  oîi  la 
foule,  qu'elle  fait  mouvoir  d'ordinaire,  se  lasse  de  la  croire  et  de  la  secon- 
der. L'intérêt  qu'excite  à  la  longue  le  talent  persécuté  l'emporte  alors  sur 
les  clameurs  du  préjugé  et  de  la  calomnie.  On  veut  être  juste,  au  moins  un 
moment;  la  justice  devient  faveur,  la  faveur  devient  enthousiasme.  Un 
pareil  instant  devait  se  rencontrer  dans  la  vie  de  Voltaire.  11  est  appelé  au 
théâtre  par  les  acclamations  publiques,  et  à  la  cour  par  des  honneurs,  des 
récompenses  et  des  litres.  Un  monarque  étranger  '  le  dispute  à  son  souve- 
rain. Berlin  veut  déjà  l'enlever  à  la  France;  et  enfin  l'on  permet  à  l'Académie 
française  ''  de  compter  parmi  ses  membres  un  grand  homme  de  plus. 

Cependant,  si  l'envie  avait  été  forcée  de  souffrir  qu'il  obtînt  la  justice 
qui  lui  était  due,  elle  était  loin  de  consentir  qu'il  en  jouît  en  paix,  et  n'y 
était  encore  ni  résignée  ni  réduite.  Elle  connaît  trop  les  hommes  pour  s'op- 
poser à  cette  ivresse  passagère,  à  ce  torrent  rapide  qu'elle  ne  se  flatte  pas 
d'arrêter;  et  dans  ces  jours  brillants  et  rares,  oiî  le  génie  semble  avoir  toute 


1.  Tragédie  deLagrange,  jouéeenl701  ;  voyez  tome  IV,  page  181,  et  XXXIV,  408. 

2.  Fontenelle. 

3.  Frédéric  II,  roi  de  Prusse. 

4.  En  1746;  voyez  la  note,  tome  XXIII,  page  '205. 


PAR    LA   HARPE.  177 

sa  puissance  naturelle,  elle  souffre,  se  tait,  et  attend.  Bientôt,  plus  il  a  été 
élevé,  plus  elle  a  de  moyens  de  l'attaquer.  Les  hommes  sont  si  prompts  à 
s'armer  contre  tout  ce  qu'on  veut  placer  au-dessus  d'eux  !  Supportera-t-on 
volontiers  cette  prééminence  qui  semble  reconnue  et  établie  ?  laissera-t-on 
dans  la  capitale  et  à  la  cour  un  homme  qui  doit  faire  ombrage  à  tant  d'au- 
tres? Mais  comment  l'en  écarter?  comment  forcer  à  la  fuite  celui  qui  a  déjà 
résisté  à  tant  de  contradictions  et  de  dégoûts?  et  d'ailleurs  qui  lui  opposer? 
Rousseau,  longtemps  son  antagoniste,  n'était  plus  ^  ;  et  nul  autre  que  lui 
n'ayant  alors  illustré  ce  nom,  devenu  depuis  célèbre  dans  la  prose  comme  dans 
la  poésie;  Rousseau,  assez  honoré  d'être  le  lyrique  de  la  France,  n'avait  pas 
encore  été  ajipelé  grand.  Piron,  prodiguant  les  sarcasmes  et  les  satires; 
Piron,  qui  avait  fait  moins  de  bonnes  épigrammes  que  Voltaire  n'avait  fait  de 
chefs-d'œuvre,  affectait  en  vain  une  rivalité  qui  n'était  que  ridicule,  et  i\ 
laquelle  lui-même  ne  croyait  pas. 

Mais  alors  vivait  à  Paris,  dans  une  obscurité  volontaire,  dans  une  oisi- 
veté que  l'on  pouvait  reprocher  à  ses  goûts,  et  dans  une  indigence  qu'on 
pouvait  reprocher  à  sa  patrie,  un  homme  d'un  génie  brut  et  de  mœurs  agres- 
tes, qui,  après  s'être  fait,  quoique  un  peu  tard,  une  réputation  acquise  par 
plus  d'un  succès,  depuis  trente  ans  s'était  laissé  oublier,  en  oubliant  son 
talent.  Cet  homme  était  Crébillon,  écrivain  mâle  et  tragique,  qui,  avec  plus 
de  verve  que  de  goût,  un  style  énergique  et  dur,  des  beautés  fortes,  et  une 
foule  de  défauts,  avait  pourtant  eu  la  gloire  de  remplir  l'intervalle  entre  la 
mort  de  Racine  et  la  naissance  de  Voltaire.  Mais  ce  feu  sombre  et  dévorant 
dont  il  avait  pour  ainsi  dire  noirci  ses  premières  compositions  n'avait  depuis 
jeté  de  loin  en  loin  que  de  pâles  étincelles,  et  paraissait  même  entièrement 
consumé  :  semblable  à  ces  volcans  éteints  qui,  après  quelques  explosions 
subites  et  terribles,  se  sont  refroidis  et  refermés,  et  sur  lesquels  le  voyageur 
passe,  en  demandant  où  ils  étaient. 

A  Dieu  ne  plaise  que  je  veuille  accuser  les  bienfaits  si  légitimes  et  si 
noblement  répandus  sur  la  vieillesse  pauvre  d'un  homme  de  génie  I  Que  les 
libéralités  royales  soient  venues  le  chercher  dans  sa  retraite,  qu'on  ait  voulu 
l'en  tirer  déjà  presque  octogénaire,  le  produire  à  la  cour,  pour  laquelle  il 
était  si  peu  fait,  et  ressusciter  un  talent  qui  n'était  plus;  que  ses  drames,  si 
imparfaits,  et  la  plupart  déjà  condamnés,  aient  été  confiés  aux  presses  du 
Louvre,  tandis  que  toutes  celles  de  l'Europe  reproiluisaient  à  l'envi  les 
immortelles  tragédies  de  Voltaire  :  je  souscris  à  ces  honneurs,  peut-être 
d'autant  plus  exagérés  qu'ils  étaient  tardifs.  Si  le  crédit  qui  les  attira  sur  lui 
ne  fut  pas  dirigé  par  des  intentions  pures,  au  moins  les  effets  en  furent 
louables;  et  si  l'envie  méditait  le  mal,  au  moins,  pour  la  première  fois 
peut-être,  elle  commença  par  faire  le  bien.  IMais  bienlot  ses  fureurs,  en 
éclatant,  manifestèrent  quelle  avait  été  sa  politique;  bientôt  l'intérêt  qu'avait 
inspiré  le  mérite  que  l'on  tirait  de  l'oubli  se  tourna  confie  celui  (|u'on  vou- 
lait détruire,  parce  qu'il  jetait  trop  d'éclat. 

Des  voix  passionnées,  des  plumes  mercenaires,  pour  rendre  odieux  les 

1.  J.-B.  Rousseau  est  mort  en  1741. 
I.  12 


178  ÉLOGE    DE    VOLTAIRE 

succès  de  Voltaire,  comme  usurpés  par  la  cabale,  peignaient  la  vieillesse  de 
Crébillon,  si  longtemps  délaissée  et  ensevelie  dans  l'ombre.  «  C'était  là 
l'homme  de  la  France,  l'Eschyle  et  le  Sophocle  du  siècle,  le  dieu  de  la  tra- 
gédie, le  seul  et  digne  rival  de  Corneille  et  de  Racine;  et,  après  nos  trois 
tragiques,  marchait  un  bel  esprit^  que  quelques  beautés,  le  caprice  du 
public,  et  la  faveur  de  la  cour,  avaient  mis  à  la  mode.  » 

Voilà  ce  qu'on  répétait  dans  vingt  brochures,  avec  toute  l'amertume  et 
tous  les  emportements  de  la  haine.  La  France  demandait  à  grands  cris  un 
Catilina  qui  allait  tout  effacer.  Paris  retentissait  des  lectures  de  Calilina, 
et  en  pressait  la  représentation.  Au  milieu  de  cette  etf(-*rvescence  générale 
des  esprits,  Voltaire  prend  une  résolution  noble  et  hardie,  que  le  préjugé 
condamna,  la  seule  pourtant  qui  convint  à  la  supériorité  méconnue.  Il  ne 
veut  combattre  ses  détracteurs  et  ses  adversaires  qu'avec  les  armes  du 
talent.  On  lui  préfère  un  rival;  il  offre  de  se  mesurer  avec  lui  corps  à  corps, 
en  traitant  les  mêmes  sujets;  mais  ce  qui  pour  les  Grecs,  pour  les  vrais 
juges  de  la  gloire,  n'était  qu'une  généreuse  émulation,  digne  des  Euripide 
et  des  Sophocle,  fut  dans  nos  idées  étroites  et  pusillanimes  une  basse  jalou- 
sie, et  aux  yeux  de  l'esprit  de  parti  un  crime  atroce.  Dès  lors  le  déchaîne- 
ment fut  au  comble. 

Quand  des  ennemis  ardents  et  adroits  ont,  sous  un  prétexte  spécieux, 
échauffé  les  têtes  du  vulgaire,  il  n'y  a  plus  ni  frein  ni  mesure.  Le  mouve- 
ment une  fois  donné  se  communique  de  proche  en  proche,  et  acquiert  une 
force  irrésistible.  L'homme  innocent,  que  la  calomnie  hypocrite  poursuit  au 
nom  de  la  morale  et  de  la  vertu,  n'est  plus  qu'une  victime  dévouée  à  i'ana- 
thème;  contre  lui  toutes  les  attaques  sont  légitimes,  et  toutes  ses  défenses 
sont  coupables.  Le  mensonge  a  raison  dans  la  bouche  de  ses  persécuteurs, 
et  la  vérité  a  menti  dans  la  sienne.  Tous  les  faits  sont  altérés  et  tous  les 
principes  confondus.  Le  méchant,  si  satisfait  de  pouvoir  prononcer  le  mot 
d'honnêteté,  au  moment  où  il  en  viole  toutes  les  lois;  le  plus  vil  détracteur, 
flatté  déjouer  un  rôle;  tous  viennent  lancer  leurs  traits  dans  la  foule.  Les 
libelles,  les  diffamations,  les  invectives,  se  succèdent  et  se  renouvellent. 
C'est  une  sorte  de  vertige  qui  agit  sur  tous  les  esprits,  jusqu'à  ce  qu'enfin 
cette  rage  épidémique  s'épuise  par  ses  propres  excès,  comme  un  incendie 
s'arrête  faute  d'aliment. 

Cette  époque  était  le  règne  de  l'injustice  :  elle  triompha.  Dans  la  même 
année,  un  drame  insensé  et  barbare,  Culilbia,  est  accueilli  avec  des  transports 
affectés;  et  la  sublime  tragédie  de  Sémiramis  ne  recueille  que  le  mépris  et 
l'outrage.  Naninej,  l'ouvrage  des  Grâces,  est  à  peine  supportée;  Oresle  est 
à  peine  entendu;  Oreste,  ce  beau  monument  de  l'antique  simplicité,  et  dix 
ans  après  si  justement  applaudi.  La  haine  jouit  de  tant  de  victoires;  Vol- 
taire lui  cède  enfin,  et  abandonne  sa  patrie. 

Sa  renommée  lui  préparait  un  asile  illustre;  et  comme  l'amitié  l'avait 
autrefois  fixé  à  Cirey,  la  reconnaissance  l'attirait  à  Berlin.  Sans  doute  il 
fallait  que  la  destinée  rapprochât  les  deux  hommes  les  plus  extraordinaires 
de  leur  siècle.  On  citera  souvent  ce  commerce  d'un  monarque  et  d'un 
homme  de  lettres,  et  cette  confiance  intinie  et  familière  qui  peut-être  n'avait 


PAR    LA    HARPE.  ^79 

jamais  eu  d'exemple,  et  qui  honorait  encore  plus,  s'il  est  j)ossible,  le  sou- 
verain que  le  poëte:  car  quel  prince  ose  ainsi  descendre  de  la  majesté,  si  ce 
n'est  celui  qui  se  sent  au-dessus  d'elle?  Le  séjour  de  Voltaire  ii  Berlin,  les 
soirées  de  Potsdam  et  de  Sans-Souci,  occuperont  sans  doute  une  place 
brillante  dans  l'iiistoire  des  lettres.  On  rappellera  quels  nuages  passagers 
vinrent  obscurcir  cette  union  si  honorable  pour  la  royauté  et  le  talent.  Sans 
prétendre  juger  entre  les  deux,  j'observerai  seulement  deux  faits  peu  com- 
muns dans  l'ordre  des  choses  et  des  destinées:  l'un,  qu'après  l'éclat  d'une 
rupture,  ce  fut  le  prince  qui  revint  le  premier;  l'autre,  qu'après  cette  liai- 
son renouée,  que  rien  n'altéra  plus  entre  le  monarque  et  l'homme  de  lettres, 
ce  fut  le  premier  qui  fit  l'oraison  funèbre  de  l'autre. 

Une  leçon  plus  importante  qui  se  présente  ici,  c'est  que,  pour  l'écrivain 
et  le  philosophe,  une  cour,  quelle  qu'elle  soit,  ne  saurait  valoir  la  retraite. 
La  retraite  appelait  Voltaire  à  son  déclin  •  à  il  commença  à  respirer  pour  la 
première  fois;  là,  après  tant  de  courses  et  d'agitations,  après  les  succès  et 
les  disgrâces.  la  faveur  et  les  exils,  après  avoir  habité  les  palais  des  rois,  et 
éprouvé  leurs  caresses  et  leurs  vengeances,  il  entendit  la  voix  de  la  liberté, 
qui,  des  vallées  riantes  que  baigne  le  Léman,  i-ivitait  sa  vieillesse  à  venir 
chercher  la  tranquillité  et  la  paix,  si  pourtant  la  oaix  était  faite  pour  cette 
àme  dont  la  sensibilité  toujours  si  prompte  se  portait  sur  tous  les  objets,  et 
recherchait  toutes  les  émotions.  Mais  alors  du  moins  l'instabilité  de  sa  vie, 
longtemps  errante  et  troublée,  fut  fixée  sans  retour,  jjsqu'au  moment  où  son 
destin,  le  tirant  de  sa  solitude,  le  ramena  dans  Paris  pour  triompher  et 
mourir. 

A  ce  long  séjour  dans  les  campagnes  de  Genève,  commence  un  nouvel 
ordre  de  choses.  Les  jours  de  Voltaire  vont  être  plus  libres  et  plus  calmes, 
ses  pensées  plus  h:u-dies  et  plus  vastes,  et  la  sphère  de  ses  travaux  va  s'éten- 
dre sous  les  auspices  de  la  liberté.  Si  chère  à  tout  être  qui  pçnse,  de  quel 
prix  elle  devait  être  pour  lui  !  Qui  sait  tout  ce  qu'il  a  dû,  et  ce  que  nous 
devons  nous-mêmes  à  cette  entière  indépendance,  l'un  des  premiers  besoins 
de  son  esprit,  et  l'un  des  premiers  vœux  de  son  cœur,  mais  dont  il  n'a  joui 
que  dans  son  asile  des  Délices  et  dans  celui  de  Ferney  ? 

Jusque-lii  il  n'avait  pu  que  lutter,  avec  plus  ou  moins  de  hardiesse  et  de 
danger,  contre  les  entraves  arbitraires,  les  convenances  impérieuses,  et  la 
vigilance  menaçante  des  délateurs;  mais  alors  il  n'eut  plus  à  respecter  et  à 
craindre  que  cette  censure,  la  seule  peut-être  que  l'on  dût  imposer  à  l'écri- 
vain, celle  du  puLlic  honnête  et  de  la  postérité  équitable,  qui  applaudissent 
il  l'usage  de  la  liberté,  et  qui  en  condamnent  l'abus.  En  m'elevant  contre 
l'esclavage  sous  lequel  une  politique  mal  entendue  voudrait  enchaîner  les 
esprits,  contre  cette  tyrannie  futile  et  importune,  qui  n'est  faite  que  pour 
flétrir  le  talent,  intimider  la  raison,  et  arrêter  les  progrès  de  tous  les  deux, 
je  suis  loin  d'invoquer  la  licence  et  l'oubli  de  toutes  les  lois. 

Mais  quel  avantage  est  sans  inconvénient,  et  quel  bien  sans  mélange?  Je 
connais  les  jugements  des  hommes;  je  sais  que,  par  une  inconséquence  éta- 
blie, ils  exigent,  dans  l'exercice  des  qualités  les  plus  sus''eptibles  d'abus  et 
les  plus  voisines  de  l'excès,  une  mesure  qu'eux-mêmes  ne  gardent  pas  dans 


180  ÉLOGE   DE   VOLTAIRE 

leurs  opinions  :  ils  voudraient  que  la  sensibilité  qui  anime  les  ouvrages 
n'égarât  jamais  l'auteur;  que  l'imagination  qui  lui  fait  franchir  un  espace 
immense  ne  l'emportât  jamais  hors  des  bornes;  qu'il  fût  passionné  pour  la 
gloire,  et  impassible  aux  injustices;  ils  voudraient  que  l'astre  qui,  en  échauf- 
fant la  terre,  pompe  et  attire  tant  de  vapeurs,  nous  dispensât  des  jours 
sans  nuage?,  et  que  les  vents  qui  portent  les  vaisseaux  ne  les  jetassent 
jamais  hors  de  leur  route  ;  ils  voudraient,  en  un  mot,  que  l'éloge  des  grands 
hommes  n'eût  jamais  besoin  d'en  être  l'apologie.  II  n'entre  point  de  supers- 
tition dans  le  culte  que  je  leur  rends.  Persuadé  qu'un  des  premiers  avan- 
tages de  leur  grandeur  est  de  pouvoir  avouer  des  fautes,  je  ne  croirai  point 
celle  de  M.  de  Voltaire  affaiblie  par  un  semblable  aveu;  je  ne  veux  point  le 
refuser  a  ceux  qui  [euvent  en  jouir;  et  je  ne  m'arrête  qu'à  ce  singulier  effet 
de  l'âge  et  de  la  retraite,  qui  redoublèrent  son  activité  laborieuse,  lorsqu'il 
semblait  que  le  temps  eût  dû  la  diminuer,  et  qui  accrurent  ses  travaux  avec 
ses  ans. 

C'est  une  remarque  qui  n'a  échappé  à  personne,  que  la  dernière  moitié 
de  sa  vie  est  celle  où  il  a  composé  la  plus  nombreuse  partie  de  ses  ouvra- 
ges, et  qu'il  n'a  jamais  travaillé  plus  qu'à  l'époque  où  les  autres  hommes  se 
reposent.  11  s'offre  plusieurs  causes  de  cette  espèce  de  singularité.  Dans  une 
vieillesse  saine  et  robuste,  la  raison  est  la  faculté  qui  conserve  le  plus  de 
vigueur;  elle  s'enrichit  des  pertes  de  l'imagination  et  des  progrès  de  l'expé- 
rience. L'esprit  d'un  vieillard  imagine  moins,  mais  il  réfléchit  plus;  l'habi- 
tude a  plus  de  pouvoir  sur  lui,  et  celle  de  Voltaire  était  de  penser  et 
d'écrire.  Pour  lui  l'occupation  était  devenue  plus  nécessaire  que  jamais, 
parce  que  les  distractions  étaient  plus  rares.  Sa  composition  était  moins 
difficile,  et  par  la  nature  des  sujets  qui  demandaient  moins  d'invention,  et 
par  une  suite  de  l'âge  où  l'on  devient  moins  sévère  pour  soi-même.  Cet  âge 
au  reste  ne  lui  avait  guère  ôté  que  la  force  qui  invente,  et  le  travail  qui 
perfectionne;  car  d'ailleurs,  si  l'on  excepte  les  grands  ouvrages  d'imagina- 
tion, qui  peut-être,  passé  un  certain  temps,  ne  sont  plus  permis  à  l'homme, 
sa  facilité  n'avait  jamais  eu  plus  d'écLit,  son  style  plus  d'agrément  et  de 
charme.  Toujours  prêt  à  traiter  toutes  les  matières,  à  saisir  tous  les  évé- 
nements, h  marquer  tous  les  ridicules  et  tous  les  abus,  à  combattre  toute 
iniquité,  sa  plume  courait  avec  une  rapidité  piquante  et  une  négligence 
aimable,  avouée  par  ce  goût  qui  ne  l'abandonna  pas  jusqu'à  son  dernier 
moment. 

Chaque  jour  voyait  naître  une  production  nouvelle.  Heureux  du  seul  droit 
de  tout  dire,  il  jetait  sur  tous  les  objets  ce  coup  d'oeil  libre  et  hardi  d'un 
observateur  octogénaire,  retiré  dans  une  solitude,  retranché  dans  sa  gloire, 
et  sur  le  bord  de  sa  tombe.  Cette  gloire  qu'il  avait  tant  aimée,  et  qu'il  aimait 
alors  plus  que  jamais,  dont  il  était  toujours  rassasié  et  toujours  avide;  cette 
gloire,  qui  protégeait  sa  vieillesse,  était  encore  le  dernier  aliment  de  son 
existence  défaillante,  le  dernier  ressort  d'une  vie  usée.  A  mesure  qu'il  sen- 
tait la  vie  lui  échapper,  il  embrassait  plus  fortement  la  gloire,  comme  le 
seul  lien  qui  pût  l'y  attacher;  il  ne  respirait  plus  que  pour  elle  et  par  elle, 
il  n'avait  plus  que  ce  seul  sentiment;  et  à  la  vue  de  la  mort,  qui  s'appro- 


PAR  LA    HARPE.  481 

chait,  il  se  hâtait  de  remplir  les  moments  qu'il  pouvait  lui  dérober,  et  de  les 
ajouter  à  sa  renommée. 

Mais  il  n'était  plus  en  son  pouvoir  d'y  rien  ajouter,  et  l'envie  même  ne 
lui  en  contestait  plus  ni  l'étendue  ni  la  durée.  L'absence  avait  commencé  à 
atïermir  parmi  nous  l'édifice  de  sa  réputation,  et  ses  longues  années 
l'avaient  achevé.  Vieilli  loin  de  nous,  Voltaire  s'était  agrandi  à  nos  yeux.  Il 
semble  que  le  génie,  quand  nous  le  voyons  de  près,  tienne  trop  à  l'huma- 
nité: il  faut  qu'il  y  ait  une  distance  entre  lui  et  nous,  pour  ne  laisser  voir 
que  ce  qu'il  a  de  divin.  Il  faut  le  placer  dansl'éloignement,  comme  la  Divi- 
nité dans  les  temples  :  tant  il  est  vrai  qu'en  tout  genre  les  hommes  ont  besoin 
de  barrières  pour  sentir  le  respect  ! 

Le  temps,  qui  mûrit  tout,  avait  enfin  mis  Voltaire  à  sa  place,  et  c'était 
celle  du  premier  des  êtres  pensants.  Le  temps  avait  moissonné  tout  ce  qui 
pouvait  prétendre  à  quelque  concurrence,  tout  ce  qui  portait  un  nom  fait 
pour  servir  de  ralliement  à  l'inimitié  et  à  la  jalousie.  11  restait  bien  peu  de 
ceux  qui,  l'ayant  vu  naître,  pouvaient  être  moins  accoutumés  à  son  éléva- 
tion, parce  qu'ils  avaient  été  témoins  de  ses  commencements  et  de  ses  pro- 
grès. Tout  ce  qui,  depuis  quarante  ans,  était  entré  dans  le  monde,  l'avait 
trouvé  déjà  rempli  du  nom  et  des  écrits  de  Voltaire.  La  scène  ne  retentissait 
que  de  ses  vers.  Les  femmes,  dont  il  flattait  la  sensibilité  vive  et  le  goût 
délicat;  la  jeunesse,  qu'il  instruisait  à  penser;  les  vrais  connaisseurs,  dont 
la  voix  avait  entraîné  tous  les  suffrages,  qu'à  la  longue  elle  maîtrise  touJQurs; 
en  un  mot,  tous  les  hommes  éclairés  et  justes  lui  rendaient  un  hommage 
dont  l'expression  était  un  enthousiasme  :  car  il  ne  pouvait  pas  inspirer  un 
sentiment  médiocre  ;  à  son  égard  l'admiration  était  un  culte,  et  la  haine  était 
de  la  rage.  Mais  les  ennemis  qu'il  avait  encore  étaient  d'une  espèce  propre 
à  rehausser  sa  gloire,  loin  de  l'altérer.  Ce  n'étaient  plus  des  hommes  qui 
eussent  le  moindre  prétexte  de  lui  rien  disputer;  c'étaient  de  vils  satiriques 
en  prose  plate  et  grossière,  et  en  vers  froids  et  durs  i,  qui  n'avaient  d'au- 
tre instinct  que  celui  de  la  méchanceté  impuissante,  d'autre  moyen  de  sub- 
sister que  le  mal  qu'ils  disaient  de  lui;  son  nom  seul  donnait  quelque  cours 
à  leurs  satires  éphémères.  Ces  malheureux,  vendus  à  un  parti  assez  mala- 
droit pour  les  encourager,  désavoués  par  le  bon  sens,  la  vérité  et  le  public, 
osaient,  pour  dernière  ressource,  invoquer  la  religion,  en  violant  le  premier 
de  ses  préceptes;  ils  mêlaient  la  sainteté  de  ce  nom  à  l'horreur  de  leurs 
libelles,  et,  mal  couverts  du  masque  de  l'hypocrisie,  ne  cachaient  pas  même 
la  bassesse  de  leurs  motifs,  en  défendant  une  cause  respectable. 

0  vous,  qui  avez  fait  revivre  l'éloquence  des  Bossuet  et  des  Massillon, 
c'est  vous,  ô  dignes  pasteurs!  dont  la  plume  vraiment  évangélique  nous  a 
montré  la  loi  éternelle  et  immuable,  telle  qu'elle  est  née  dans  le  ciel  et  gra- 
vée dans  les  âmes  pures.  Votre  doctrine  est  consolante,  comme  celle  du 
maître  dont  vous  répétez  les  leçons;  votre  zèle  éclaire  et  n'insulte  pas;  vous 
parlez  aux  cœurs,  bien  loin  de  révolter  les  esprits,  et  vous  n'opposez  aux 


1.  C'est  surtout  Clément,  de  Dijon,  que  La  Harpe  désigne  ici. 


182  ÉLOGE    DE    VOLTAIRE 

écarts  d'une  raison  audacieuse,  aux  sinistres  influences  de  l'irréligion,  que 
la  vérité  et  la  vertu  ^. 

Il  eût  été  à  souhaiter  sans  doute  que  Voltaire  lui-môme  n'opposât  à  ses 
ennemis  que  le  mépris  qu'il  leur  devait.  Élevé  assez  haut  pour  ne  pas  les 
apercevoir,  il  daigna  descendre  jusqu'à  s'en  venger,  et  se  compromit  en 
les  accablant.  L'opprobre  de  leur  nom,  qui  ne  souillera  point  cet  éloge,  est 
attaché  à  l'immortalité  de  ses  écrits;  et,  ce  qui  peut  donner  une  idée  de 
leur  ignominie,  ils  se  sont  enorgueillis  plus  d'une  fois  de  lui  devoir  cette 
flétrissante  renommée.  Mais  en  reconnaissant  que  le  parti  du  silence  est  en 
général  le  plus  noble  et  le  plus  sage,  en  regrettant  même  que  Voltaire,  qui 
sut  donner  a  la  satire  une  forme  dramatique  si  piquante  et  si  neuve,  ne  l'ait 
pas  toujours  restreinte  dans  de  justes  limites,  sera-t-il  permis  de  tempérer 
par  quelques  réflexions  la  rigueur  de  cette  loi  qui  prescrit  ce  silence  si  ra- 
rement gardé,  et  d'aff'aiblir  les  reproches  si  sévères  que  l'on  fait  aux  trans- 
gresseurs  ? 

Cette  loi,  aujourd'hui  établie  par  l'opinion,  n'a-t-elle  été  dictée  que  par 
un  sentiment  de  vénération  pour  le  génie,  et  par  la  haute  idée  de  ce  qu'il  se 
doit  à  lui-même  ?  Les  hommes  ont-ils  en  eff"et  pour  lui  ce  respect  si  épuré  et 
si  religieux  ?  ne  serait-ce  pas  plutôt  une  suite  de  cette  espèce  d'ostracisme  dont 
le  principe  est  dans  leurs  cœurs,  et  de  ce  plaisir  secret  qu'ils  goûtent  à  en- 
tendre médire  de  ce  qu'ils  sont  forcés  d'estimer  ?  n'est-ce  pas  qu'ils  veulent 
jouir  à  la  fois  des  travaux  du  grand  écrivain  et  des  assauts  qu'on  lui  livre  ; 
qu'ils  croient  que  ce  double  spectacle  leur  appartient  également,  et  qu'ils 
regardent  la  résistance  comme  un  attentat  à  leurs  droits?  Ils  ne  pardonnent 
pas,  s'il  faut  les  en  croire,  qu'on  réfute  ce  qui  est  méprisable;  mais  ne  sont- 
ils  pas  toujours  prêts  à  accueillir  avec  complaisance  la  plus  méprisable  cen- 
sure ?  Ils  ne  conçoivent  pas  cette  sensibilité  de  Racine,  qui  avouait  le  mal 
que  lui  faisait  la  plus  mauvaise  critique;  mais  qu'est-ce  autre  chose,  après 
tout,  que  l'indignation  d'un  cœur  droitet  d'un  bon  esprit  contre  tout  ce  qui 
est  faux  et  injuste?  Et  qu'a  donc  ce  sentiment  de  si  étrange  et  de  si  répré- 
hensible?  Us  s'étonnent  que  parmi  tant  de  suffrages  on  entende  les  contra- 
dictions, qu'au  milieu  de  tant  de  gloire  on  s'aperçoive  des  offen.ses;  mais 
n'est-ce  pas  ainsi  que  l'homme  est  fait?  n'est-il  pas  d'ordinaire  plus  touché 
de  ce  qui  lui  manque  que  de  ce  qu'il  obtient?  toutes  les  jouissances  ne 
sont-elles  pas  faciles  à  troubler?  et  quel  bonheur  enfin  n'est  pas  aisément 
altéré  par  la  méchanceté  et  la  calomnie  ? 

Que  Ton  ait  amèrement  reproché  à  Voltaire  une  sensibilité  trop  irritable. 
ce  n'est  qu'un  excès  de  sévérité.  Mais  cette  espèce  d'inquisition  si  terrible 
et  souvent  si  odieuse  que  l'on  porte  sur  la  vie  des  hommes  célèbres,  et 
jusque  dans  les  replis  de  leur  conscience,  a  chargé  sa  mémoire  d'un  repro- 
che plus  grave.  Ce  même  homme,  que  j'ai  représenté  toujours  en  butte  à 

1.  Le  public  instruit  et  juste  nommera  sans  peine  les  personnes  respectables 
à  qui  s'adresse  cet  éloge.  {Note  de  Vauteur  de  TÉloge.) 

—  Je  pense  que  les  prélats  dont  La  Harpe  parle  sont  Beauvais,  évêque  de 
Senez,  et  de  La  Luzerne,        que  de  Langres,  depuis  cardinal.  (B.) 


PAR    LA    HARPE.  183 

l'envie,  est  accusé  de  l'avoir  sentie  lui-môme.  On  a  prétendu  que  cette  pas- 
sion forcenée  pour  la  gloire  ne  pouvait  pas  être  exempte  de  jalousie;  qu'at- 
tachant un  si  grand  prix  à  l'opinion,  il  ne  pouvait  souffrir  rien  de  ce  qui 
partageait  ou  occupait  la  renommée.  Ses  jugements  sévères  ou  passionnés 
sur  des  écrivains  illustres  ont  appuyé  cette  accusation;  mais  sa  manière  de 
juger  ne  peut-elle  pas  tenir  d'un  côté  à  la  délicatesse  de  son  goût,  et  de 
l'autre  ii  sa  préférence  exclusive  pour  la  poésie,  et  surtout  pour  la  poésie 
dramatique,  mérite  devant  qui  tous  les  autres  s'effaçaient  à  ses  yeux? 

Quand  la  passion  l'a  emporté  jusqu'à  l'injustice,  n'était-ce  pas  un  ressen- 
timent particulier  qui  l'animait,  et  n'était-il  pas  alors  irrité  plutôt  qu'en- 
vieux? Rappelons-nous  son  admiration  constante  pour  Racine,  celui  de  tous 
les  écrivains  dont  il  doit  le  plus  redouter  la  comparaison;  le  témoignage  si 
flatteur  et  si  éclatant  qu'il  rendit  dans  l'Académie  française  aux  talents  de 
Crébillon;  ce  sentiment  profond  des  beautés  sublimes  de  Corneille,  exprimé 
à  tout  moment  dans  ce  même  Commentaire  où  ii  a  relevé  tant  de  défauts. 
Enfin,  si  j'étais  forcé  de  croire  que  cet  homme,  qui  ne  pouvait  regarder 
qu'au-dessous  de  lui,  a  eu  le  regard  de  l'envie;  que  celui  à  qui  l'on  peut 
appliquer  si  justement  ce  vers  d'une  de  ses  tragédies  ', 

De  qui  dans  l'univers  peut-il  être  jaloux? 

a  pourtant  été  jaloux  lui-même;  si  des  indices  toujours  suspects,  des  appa- 
rences toujours  trompeuses,  quand  il  s'agit  de  juger  le  cœur  humain,  pou- 
vaient se  changer  en  démonstration,  je  détournerais  les  yeux  avec  con- 
fusion et  avec  douleur  de  cette  triste  et  affligeante  vérité  :  car  il  y  a  pour 
l'homme  de  bien  une  sorte  de  religion  à  baisser  la  vue,  pour  ne  rencontrer 
ni  les  faiblesses  du  génie,  ni  les  fautes  de  la  vertu. 

Mais  parmi  ces  faiblesses  heureusement  il  en  est  de  bien  pardonnables, 
et  qu'on  peut  avouer  sans  peine  :  par  exemple,  celle  qu'il  eut  de  prétendre 
encore  à  la  force  tragique  dans  un  âge  à  qui  elle  n'est  plus  possible,  et  d'ou- 
blier les  leçons  qu'il  donnait  à  cette  vieillesse,  qui  ii'est  faite,  disait-il 
lui-même  dans  le  Temple  du  Goût,  que  pour  le  bon  sens.  La  sienne,  il  est 
vrai,  était  faite  pour  les  Grâces;  elle  pouvait  se  couronner  de  fleurs:  il  voulut 
l'armer  du  poignard  de  Melpomène.  Et  quel  homme,  après  tout,  devait 
aimer  le  théâtre  plus  que  Voltaire,  et  plus  longtemps?  Sans  doute  sa  car- 
rière théâtrale,  si  Taacrèdc  l'avait  fermée,  aurait  été  sans  égale;  toutes  les 
traces  en  étaient  lumineuses,  et  la  gloire  sans  mélange.  Rival  de  Sophocle 
à  vingt  ans,  il  voulut  l'être  à  quatre-vingts,  et  finir,  comme  lui,  par  rem- 
porter la  palme  dramatique.  Plein  de  cette  idée  séduisante,  il  souriait  avec 
com[)laisance  à  ces  nombreux  enfants  de  sa  vieillesse,  qui  n'offraient  |)lus 
que  les  traits  presque  effacés  d'une  belle  nature  affaiblie.  Sophocle,  avec 
deux  scènes,  avait  pu,  à  crni  ans,  charmer  encore  Alhèncs-;  mais  Vol - 

1.  Tancréde,  acte  IV,  scène  \. 

2.  C'est  Corneille  qui,  dans  son  Discours  au  roi  (1676),  a  dit  : 

Tel  Sophocle  ;'i  cent  ans  cliarmait  encore  Athùnes  ; 
Tel  bouillonnait  encor  son  vieux  saii;^  dans  ses  ■veine 


184  ÉLOGE    DE    VOLTAIRE 

taire  lui-même,  après  Racine,  nous  avait  accoutumés  à  être  plus  difficiles 
sur  nos  plaisirs,  et  la  pénible  étendue  de  nos  cinq  actes  ne  pouvait  pas  être 
embrassée  par  une  tête  octogénaire. 

C'est  pourtant,  il  faut  l'avouer,  cette  ambition  d'occuper  encore  le 
théâtre  qui  peut-être  a  précipité  ses  derniers  moments,  et  qui  a  fait  que  le 
favori  de  la  gloire  a  fini  par  en  être  la  victime.  Elle  le  tira  de  sa  retraite, 
maigre  les  infirmités  de  1  âge;  mais  aussi  elle  lui  préparait  une  journée  qui 
valait  seule  une  vie  entière.  Il  vient,  il  apporte  sur  la  scène  sa  dernière  tra- 
gédie, Iràie....  Mais  qu'importe  alors  Irène?  il  vient,  après  trente  ans  d'ab- 
sence :  c'est  lui  !  c'est  Voltaire  !  0  vous,  adorateurs  de?  arts  et  de  la  gloire, 
vous  qui  auriez  suivi  le  Tasse  au  Capitole,  hélas!  où  il  n'a  point  monté; 
vous  qui  avez  été  chercher  parmi  les  ronces  d'un  champ  désert  la  pierre 
oubliée  qui  couvre  Racine  •  ;  vous  qui  avez  laissé  tomber  quelques  larmes  sur 
le  coin  de  terre  ^  où  reposent  ensemble  Molière  et  La  Fontaine;  qui  vous  êtes 
prosternés  aux  pieds  des  statues  qu'une  reconnaissance  tardive  vient  enfin 
de  leur  décerner;  venez,  c'est  pour  vous  que  ce  spectacle  est  fait,  \oyez 
cette  foule  qui  s'empresse  sous  ces  portiques,  ces  avenues  pleines  d'un 
peuple  immense;  entendez  ces  cris  qui  annoncent  l'approche  du  char,  de 
ce  char  vraiment  |triomphal  qui  porte  l'objet  des  adorations  publiques.  Le 
voilà!...  Les  acclamations  redoublent;  tous  veulent  le  contempler,  le  suivre, 
le  toucher;  et  tous,  respectant  la  caducité  fragile  et  tremblante  qui  peut 
succomber  au  milieu  de  tant  de  gloire,  le  couvrent,  le  protègent  contre  leurs 
propres  transports,  assurent  sa  marche,  et  lui  ouvrent  la  route.  Tout  reten- 
tit du  bruit  des  applaudissements,  tout  est  emporté  par  la  même  ivresse. 
On  porte  devant  lui  les  lauriers,  les  couronnes  :  il  les  écarte  de  son  front, 
elles  tombent  à  ses  pieds..,. 

0  quel  jour  pour  l'humanité  que  celui  où  les  rangs,  les  titres,  les  riches- 
ses, le  crédit,  le  pouvoir,  toutes  les  décorations  extérieures,  toutes  les  dis- 
tinctions passagères,  tout  est  ensemble  confondu  dans  la  foule  qu'un  grand 
homme  entraîne  après  lui  !  En  ce  moment  il  n'y  a  plus  ici  que  Voltaire  et 
la  nation. 

Et  où  donc  est  l'envie?  où  se  cache-t-elle?  où  fuit-elle  devant  toute  cette 
pompe?  a-t-elle  encore  une  voix  que  l'on  distingue  parmi  ces  cris  et  ces 
transports  ?  Qu'elle  se  console  pourtant  :  bientôt  elle  sera  trop  vengée. 

Un  jour  viendra  que  ceux  qui,  témoins  dans  leur  enfance  de  ce  triomphe 


i.  J.  Racine  étant  mort  le  2i  avril  1699,  son  corps  fut  porté  à  Saint-Sulpice, 
et  mis  en  dépôt,  pendant  la  nuit,  dans  le  chœur  de  cette  église,  puis  transporté 
à  Port-Royal  des  Champs.  Après  la  destruction  de  ce  monastère,  la  famille  obtint 
la  permission  de  faire  exhumer  son  corps,  qui  fut  apporté  à  Paris  le  2  décem- 
bre 1711,  et  placé  dans  l'église  de  Saint-Étienne-du-Mont,  derrière  le  maître-autel. 
La  pierre  contenant  l'épitaphe  a  été  retrouvée,  et  replacée  le  21  avril  1818. 

2.  Le  cimetière  Saint-Joseph,  dans  le  faubourg  Montmartre.  La  tradition  disait 
que  c'était  aussi  là  que  fut  enterré  La  Fontaine,  ce  qui  est  très-douteu.x.  Des  os 
qu'on  en  retira  en  1792,  comme  étant  ceux  de  Molière  et  de  La  Fontaine,  furent 
en  1799,  installés  dans  le  musée  des  Petits-Augustins,  et,  en  1817,  transportés 
au  cimetière  du  Père-Lachaise. 


PAR    LA  HARPE.  185 

inouï,  n'en  auront  pu  conserver  que  des  traces  confuses,  se  rappelleront, 
après  de  longues  années,  cet  étonnant  spectacle,  et  le  raconteront  à  nos 
neveux.  «  Nous  y  étions,  diront-ils;  nous  l'avons  vu.  Il  était  comme  porté 
par  tout  un  peuple.  On  couronna  sa  tête.  Il  pleurait...  et  un  moment  après 
il  n'était  plus...  » 

Il  n'était  plus!  cet  éclatant  appareil  était  dressé  sur  une  tombe!...  Que 
dis-je,  une  tombe?...  Voix  souveraine  et  inexorable  de  la  postérité!  toi, 
que  nulle  puissance  ne  peut  ni  prévenir  ni  étouffer,  qui  révèles  au  monde 
entier  ce  que  l'on  croit  cacher  à  une  nation,  et  redis  dans  tous  les  âges  ce 
qu'on  a  voulu  taire  un  moment;  le  temps  n'est  pas  éloigné  où  tu  raconteras 
ce  que  je  craindrais  de  retracer;  tu  ne  m'imputeras  point  mon  silence,  et  ce 
sera  même  une  injure  de  plus  que  tu  auras  à  venger. 

Et  moi,  tandis  que  la  haine  faisait  servir  ton  nom  à  la  calomnie  qui 
m'outrageait,  ô  grand  homme!  je  n'adressais  mes  plaintes  qu'à  ton  ombre. 
Elle  était  présente  à  mes  yeux  quand  je  lui  préparais  en  silence  ces  tributs 
secrets,  alors  seul  objet  de  mes  veilles,  seul  adoucissement  de  tant  d'amer- 
tumes. Je  t'appelais  sur  ce  théâtre  où  t'attendaient  les  honneurs  funèbres 
que  je  t'offris  au  nom  et  en  présence  de  la  nation  i.  La  pompe  dont  tes 
yeux  avaient  joui  se  renouvela  pour  tes  mânes,  qui  peut-être  n'y  furent  pas 
insensibles,  s'il  est  vrai  que  le  sentiment  de  la  ^  raie  gloire  soit  immortel  en 
nous,  comme  l'esprit  qui  nous  anime,  .l'ai  chanté  la  tienne  sur  tous  les 
tons  ^  qu'a  pu  essayer  ma  faible  voix,  qui  du  moins  s'est  fait  entendre;  et 
ce  n'est  enfin  qu'après  m'être  acquitté  ainsi  de  tout  ce  que  mon  cœur  des- 
tinait à  ta  mémoire,  que  je  pouvais  pardonner  à  l'injustice. 


1.  Les  comédiens  français  avaient  représenté,  le  l'''  février  1779,  les  Muses 
rivales,  ou  l'Apothéose  de  Voltaire,  en  un  acte  et  en  vers  liljres,  par  La  Harpe. 

2.  L'Académie  française  ayant,  pour  le  sujet  du  prix  de  poésie  de  1779,  pro- 
posé réloge  de  Voltaire,  La  Harpe,  membre  de  l'Académie,  avait,  contrairement 
aux  statuts  et  usages,  envoyé  au  concours  un  Dithyrambe  aux  mânes  de  Voltaire, 
qui  obtint  le  prix;  mais  le  billet  cacheté  joint  à  l'ouvrage  ne  contenait  aucun 
nom,  et  d'Argental  ayant  déclaré  que  l'auteur  du  Dithyrambe  ne  voulait  point 
être  connu,  le  montant  du  prix  fut  donné  à  Murville,  dont  la  pièce  avait  eu  l'ac- 
cessit. 

Ce  n'est  pas  tout  encore.  La  Harpe  avait,  du  vivant  de  Voltaire,  composé,  pour 
la  Galerie  universelle,  un  Précis  historique  sur  M.  de  Voltaire,  qui  a  aussi  été 
imprimé  in-S". 


FIN    DE    L  ELOGE     DE    VOLTAIRE     PAR    LA    HARPE 


VIE 


DE    VOLTAIRE 


PAR     CONDORCET 


VIE 

DE    VOLTAIRE 


La  vie  de  Voltaire  doit  être  l'histoire  des  progrès  que  les  arts  ont  dus  à 
son  génie,  du  pouvoir  qu'il  a  exercé  sur  les  opinions  de  son  siècle,  enfin  de 
cette  longue  guerre  contre  les  préjugés,  déclarée  dès  sa  jeunesse,  et  soutenue 
jusqu'à  ses  derniers  moments. 

Maislorsquel'influence  d'un  philosophe  s'étendjusque  surlepeuple,  qu'elle 
est  prompte,  qu'elle  se  fait  sentir  à  chaque  instant,  il  la  doit  à  son  caractère,  à 
sa  manière  de  voir,  à  sa  conduite,  autant  qu'à  ses  ouvrages.  D'ailleurs  ces  dé- 
tails sont  encore  utiles  pour  l'étude  de  l'esprit  humain.  Peut-on  espérer  de  le 
connaître,  si  on  ne  l'a  pas  observé  dans  ceux  en  qui  la  nature  a  déployé  toutes 
ses  richesses  et  toute  sa  puissance  ;  si  même  on  n'a  pas  recherché  en  eux 
ce  qui  leur  est  commun  avec  les  autres  hommes,  aussi  bien  que  ce  qui  les 
en  distingue?  L'homme  ordinaire  reçoit  d'autrui  ses  opinions,  ses  passions, 
son  caractère  ;  il  tient  tout  des  lois,  des  préjugés,  des  usages  de  son  pays, 
comme  la  plante  reçoit  tout  du  sol  qui  la  nourrit  et  de  l'air  qui  l'environne. 
En  observant  l'homme  vulgaire,  on  apprend  à  connaître  l'empire  auquel  la 
nature  nous  a  soumis,  et  non  le  secret  de  nos  forces  et  les  lois  de  notre 
intelligence. 

François-Marie  Arouet,  qui  a  rendu  le  nom  de  Voltaire  si  célèbre, 
naquit  à  Chatenay  le  20  de  février  1 694,  et  fut  baptisé  à  Paris,  dans  l'église  de 
Saint-André- des~Arcs,  le  22  de  novembre  de  la  même  année'.  Son  exces- 

1.  Cette  Vie  de  Voltaire  a  paru,  pour  la  première  fois,  en  1789,  dans  le 
tome  LXX  de  l'édition  in-S"  des  OEuvres  de  Voltaire  faite  à  Kehl.  C'est  un  vaste 
et  très-bon  tableau  de  l'esprit  de  Voltaire,  plus  peut-être  que  sa  vie.  Le  plan  de 
l'auteur  ne  lui  permettait  pas  de  suivre  rigoureusement  la  chronologie;  ce  qui 
m'a  obligé  d'}'  mettre  quelques  notes.  (B.) 

Jal  dit  qu'elle  fut  imprimée  d'abord  à  Genève,  en  1787.  Mais  cette  édition  n'est 
pas  connue  jusqu'ici  des  bibliographes. 

2.  Voltaire  donne  lui-même  trois  dates  différentes  de  sa  naissance.  Dans  un 
article  envoyé  par  lui,  en  1755  ou  17oG,  aux  frères  Parfaict  pour  leur  Dictionnaire 
des  théâtres  de  Paris,  il  dit  être  né  le  20  novembre.  Dans  la  lettre  à  Damilaville, 
du  20  février  1765,  il  parle  du  20  février  1094;  dans  sa  lettre  au  roi  de  Prusse, 
du  25  novembre  1777,  il  dit  :  J'ai  aujourd'hui  quatre-vingt-quatre  ans.  » 

Aucune  de  ces  dates  n'est  exacte  :  la  dernière  n'a  été  adoptée,  ni  môme  re- 
marquée, par  personne.  Beaucoup  de  personnes  ont  regardé  comme  bonne  celle 


190  VIE    DE    VOLTAIRE. 

sive  faiblesse  fut  la  cause  de  ce  retard,  qui  pendant  sa  vie  a  répandu  des 
nuages  surlelieuetsur  l'époque  de  sa  naissance.  On  fut  aussi  obligé  de  baptiser 
Fontenelle  dans  la  maison  paternelle,  parce  qu'on  désespérait  de  la  vie  d'un 
enfant  si  débile.  Il  est  assez  singulier  que  les  deux  hommes  célèbres  de  ce 
siècle,  dont  la  carrière  a  été  la  plus  longue,  et  dont  l'esprit  s'est  conservé 
tout  entier  le  plus  longtemps,  soient  nés  tous  deux  dans  un  état  de  faiblesse 
et  de  langueur. 

Le  père  de  M.  de  Voltaire  exerçait  la  charge  de  trésorier  de  la  chambre 
des  comptes  1;  sa  mère,  Marguerite  Daumard,  était  d'une  famille  noble  du 
Poitou.  On  a  reproché  à  leur  fils  d'avoir  pris  ce  nom  de  Voltaire,  c'est-à-dire 
d'avoir  suivi  l'usage  alors  généralement  établi  dans  la  bourgeoisie  riche,  où 
les  cadets,  laissant  à  l'aîné  le  nom  de  famille,  portaient  celui  d'un  fief,  ou 
même  d'un  bien  de  campagne-.   Dans  une  foule  de  libelles  on  a  cherché  à 


du  20  février.  Mais  M.  Berriat  Saint-Prix,  dans  son  édition  des  OEuvres  de  Boi- 
leau  (tome  P',  Essai  sur  Boileau,  pages  xj  et  suivantes),  établit  qu'elle  est  inad- 
missible. L'acte  de  baptême,  du  22  novembre  1694,  porte  :  né  le  jour  précédent. 
Cet  acte  est  signé  du  père,  alors  notaire,  et  qui,  en  cette  qualité,  eût  senti  tous 
les  inconvénients  qu'il  pouvait  y  avoir  à  ne  pas  donner  la  date  précise  de  la  nais- 
sance de  l'enfant.  Cet  acte  ne  fait  pas  mention  de  l'ondoiement  qu'on  prétend 
avoir  eu  lieu  en  février,  d'où  M.  Berriat  conclut  encore  contre  la  date  du  20  fé- 
vTÎer.  Il  observe  que  le  frère  aîné  de  Voltaire  avait  été  ondoyé,  circonstance  rap- 
pelée, suivant  l'usage,  dans  l'acte  de  baptême  ;  et  il  est  porté  à  croire  qu'il  y  a 
confusion  à  attribuer  à  Voltaire  l'ondoiement  de  son  frère.  Il  pense  que  c'était 
pour  détourner  la  persécution  qu'il  redoutait  que  Voltaire  se  vieillissait  de  quel- 
ques mois.  Il  est  donc  persuadé  que  Voltaire  est  né  le  21  novembre  169i,  à  Paris 
même,  et  non  à  Chatenay  (B.)  —  Voyez  ci-après  les  Documents  biorjraphiques. 

M.  Benjamin  Fillon,  dans  ses  Lettres  écrites  de  la  Vendée  (Paris,  Tross,  1861, 
in-8"),  cite  une  lettre  de  Pierre  Bailly,  cousin  issu  de  germain  du  nouveau-né, 
datée  de  Paris  du  24  novembre  1694,  et  adressée  à  son  père,  fabricant  d'étoffes  à 
la  Châtaigneraye  :  «  Mon  père,  nos  cousins  ont  un  autre  fils,  né  d'il  y  a  trois 
jours.  M™*  Arouet  me  donnera  pour  vous  et  pour  la  famille  des  dragées  du 
baptême.  Elle  a  esté  très-malade  ;  mais  on  espère  qu'elle  va  mieux.  L'enfant  n'a 
pas  grosse  mine,  s'estant  senti  de  la  cheute  de  sa  mère.  » 

1.  Lors  de  la  naissance  de  Voltaire,  son  père  n'était  pas  encore  trésorier  de 
la  chambre  des  comptes.  Il  n'eut  cette  charge  que  le  10  octobre  1096.  On  a  dit 
que  François  Arouet,  père  de  Voltaire,  était  né  à  Saint-Loup,  bourg  sur  les  bords 
du  Thouet  (aujourd'hui  département  des  Deux-Sèvres).  En  1811  et  1812  il  existait 
encore,  à  Saint-Loup  et  dans  les  environs,  des  Arouet.  François  Arouet  avait 
environ  trente-deux  ans  quand  il  se  maria,  le  7  juin  1683  ;  il  est  mort  en  1723 
ou  1724.  (B.) 

Le  fière  de  Voltaire  était  encore  notaire  au  Chàtelet  à  l'époque  de  sa  nais- 
sance. Il  devint  ensuite  (il  fut  admis  au  serment  en  1701)  receveur  alternatif  et 
triennal  des  épices,  vacations  et  amendes  de  la  chambre  des  comptes  de  Paris. 

2.  Voltaire  est  le  nom  d'un  petit  bien  de  famille  qui  appartenait  à  la  mère  de 
l'auteur  de  la  Henriade.  On  a  prétendu  que  le  nom  de  Voltaire  était  l'anagramme 
de  la  signature  qu'il  avait  dans  sa  jeunesse,  Arouet  L.  J.  (Arouet  le  jeune).  Je 
suis  porté  à  croire  que  ce  n'était  pas  là  sa  signature,  et  qu'il  s'appelait  Arouet  le 
cadet.  C'est  sous  ce  nom  qu'il  écrivait  à  M"<=  Dunoyer,  le  6  décembre  1713,  de  lui 
adresser  ses  lettres.  La  dédicace  d'OEdipe  à  Madame,  femme  du  régent,  est  signée 
Arouet  de  Voltaire  (voyez  tome  II,  page  8).  Cette  dédicace  est  de  1719  j  l'auteur 


VIE    DE    VOLTAIRE.  191 

rabaisser  sa  naissance.  Les  gens  de  lettres,  ses  ennemis,  semblaient  craindre 
que  les  gens  du  monde  ne  sacrifiassent  trop  aisément  leurs  préjugés  aux 
agréments  de  sa  société,  a  leur  admiration  pour  ses  talents,  et  qu'ils  ne 
traitassent  un  homme  de  lettres  avec  trop  d'égalité.  Ces  reproclies  sont 
un  hommage  :  la  satire  n'attaque  point  la  naissance  d'un  homme  de  lettres, 
à  moins  qu'un  reste  de  conscience  qu^elle  ne  peut  étoulTer  ne  lui  apprenne 
qu'elle  ne  parviendra  point  à  diminuer  sa  gloire  personnelle. 

La  fortune  dont  jouissait  M.  Arouet  procura  deux  grands  avantages  à 
son  fils:  d'abord  celui  d'une  éducation  soignée,  sans  laquelle  le  génie  n'atteint 
jamais  la  hauteur  où  il  aurait  pu  s'élever.  Si  on  parcourt  l'iiistoire  moderne, 
on  verra  que  tous  les  hommes  du  premier  ordre,  tous  ceux  dont  les  ouvrages 
ont  approché  de  la  perfection,  n'avaient  pas  eu  à  réparer  le  défaut  d'une 
première  éducation. 

L'avantage  de  naître  avec  une  fortune  indépendante  n'est  pas  moins  pré- 
cieux. Jamais  M.  de  Voltaire  n'éprouva  le  malheur  d'être  obligé  ni  de  renoncer 
à  sa  liberté  pour  assurer  sa  subsistance,  ni  de  soumettre  son  génie  à  un  tra- 
vail commandé  par  la  nécessité  de  vivre,  ni  de  ménager  les  préjugés  ouïes 
passions  d'un  protecteur.  Ainsi  son  esprit  ne  fut  point  enchaîné  par  cette 
habitude  de  la  crainte,  qui  non-seulement  empêche  de  produire,  mais  im- 
prime à  toutes  les  productions  un  caractère  d'incertitude  et  de  faiblesse.  Sa 
jeunesse,  à  l'abri  des  inquiétudes  de  la  pauvreté,  ne  l'exposa  point  à  con- 
tracter ou  celte  timidité  servile  que  fait  naître  dans  une  âme  faible  le  besoin 
habituel  des  autres  hommes,  ou  cette  àpreté  et  cette  inquiète  et  soupçon- 
neuse irritabilité,  suite  infaillible  pour  les  âmes  fortes  de  l'opposition  entre 
la  dépendance  à  laquelle  la  nécessité  les  soumet,  et  la  liberté  que  demandent 
les  grandes  pensées  qui  les  occupent. 

Le  jeune  Arouet  fut  mis  au  collège  des  jésuites,  où  étaient  élevés  les 
enfants  de  la  première  noblesse,  excepté  ceux  des  jansénistes  ;  et  les  jansé- 
nistes, odieux  à  la  cour,  étaient  rares  parmi  les  hommes  qui,  alors  obligés 
par  l'usage  de  choisir  une  religion  sans  la  connaître,  adoptaient  naturelle- 
ment la  plus  utile  à  leurs  intérêts  temporels.  Il  eut  pour  professeurs  de  rhé- 
torique le  Père  Porée,  qui,  étant  à  la  fois  un  homme  d'esprit  et  un  bon  homme, 
voyait  dans  le  jeune  Arouet  le  germe  d'un  grand  homme;  et  le  PèreLejay  \ 
qui,  frappé  de  la  hardiesse  de  ses  idées  et  de  l'indépendance  de  ses  opi- 
nions, lui  prédisait  qu'i7  sérail  en  France  le  coryphée  dit  déisme  ;  prophé- 
ties que  l'événement  a  également  justifiées-. 


avait  vingt-cinq  ans.  La  réunion  des  deux  noms  prouve  que  ce  n'était  pas  pour 
faire  oublier  le  premier  qu'il  avait  pris  le  second.  (B.) 

On  n'a  jamais  pu  dire  où  était  situé  le  petit  bien  d'où  François  Arouet  aurait 
tiré  son  pseudonyme.  (Jai,.) 

1.  Gabriel-François  Lejay,  né  à  Paris  vers  16G0,  mort  le  21  février  1734. 

2.  Le  roi  de  Prusse,  dans  son  Éloge  de  Voltaire  (voyez  ci-dessus,  page  133),  dit 
que  le  Père  Tourncinine  fut  un  des  professeurs  de  Voltaire,  ce  qui  est  confirmé 
par  une  lettre  de  Voltaire  à  ce  jésuite  (voyez  tome  XXXIII,  |)ase  i^SO).  Voltaire  dit 
ailleurs  (voyez  tome  XXIX,  page  530)  avoir  eu  le  Père  Chailevoi.\  pour  préfet. 

Voltaire  eut  ce  qu'on  appelle  des  succès  de  collège.  J.-B.  Rousseau,  qui  assis- 


192  VIE    DE   VOLTAIRE. 

Au  sortir  du  collège,  il  retrouva  dans  la  maison  paternelle  l'abbé  de 
Chàteauneuf  son  parrain,  ancien  ami  de  sa  mère.  C'était  un  de  ces  hommes 
qui,  s'étant  engagés  dans  l'état  ecclésiastique  par  complaisance,  ou  par  un 
mouvement  d'ambition  étrangère  à  leur  âme,  sacrifient  ensuite  à  l'amour 
d'une  vie  libre  la  fortune  et  la  considération  des  dignités  sacerdotales,  ne 
pouvant  se  résoudre  à  garder  toujours  sur  leur  visage  le  masque  de  l'hypo- 
crisie. 

L'abbé  de  Chàteauneuf  était  lié  avec  Ninon,  à  laquelle  sa  probité,  son 


tait  à  une  distribution  de  prix,  fut  frappé  d'entendre  appeler  souvent  le  nom 
d'Arouet,  et  en  parla  au  Père  Tarteron,  qui  lui  présenta  le  jeune  écolier. 

Le  Constitutionnel  du  15  décembre  1833  contient  cette  singulière  annonce  : 

«  Premier  grand  prix  de  discours  latin  remporté  par  Voltaire  en  1710.  Cet 
ouvrage  sera  livré  à  la  personne  qui  aura  mis  la  plus  forte  enchère,  d'ici  au 
15  janvier  1834,  midi  précis,  sur  la  mise  à  prix  de  2,000  fr.  Une  notice  sur  cet 
ouvrage,  rare  et  unique  sous  un  rapport,  auquel  est  joint  un  certificat  authen- 
tique, sera  envojée  aux  personnes  qui  la  désireraient.  S'adresser,  franc  de  port, 
à  M.  Cartier,  artiste,  rue  des  Ursulines,  n"  38,  à  Saint-Germain-en-Laye.  » 

Les  chalands  ne  se  présentant  pas,  le  volume  fut  compris  dans  un  Catalogue 
de  livres  oii  se  trouvent  quelques  ouvrages  en  langue  italienne,  espagnole  et  alle- 
mande, provenant  de  la  bibliothèque  de  M.  ***,  dont  la  vente  se  fera  le  jeudi 
13  mars  1834  et  jours  suivants,  à  six  heures  de  relevée,  rue  des  Bons-Enfants, 
n°  30,  maison  Silvestre. 

Voici  ce  qu'on  lit  à  la  page  43  de  ce  catalogue  : 

«  448.  Histoire  des  guerres  civiles  de  France,  par  Davila;  in-fol.,  v.  dent.  » 

Et  en  note  : 

«  Ce  volume  paraît  avoir  appartenu  à  Voltaire,  auquel  il  aurait  été  donné 
comme  premier  prix  de  discours  latin  au  collège  des  jésuites  de  Louis-le-Grand. 
A  la  page  655  de  ce  volume  sont  deux  vers  alexandrins  manuscrits,  attribués 
aussi  à  Voltaire.  » 

A  ce  volume  était  jointe  l'attestation  d'un  prix  à  François  Arouet,  le  \"'  jan- 
vier 1710,  pour  vers  latins  {strictœ  orationis).  Le  frontispice  du  volume  est 
enlevé,  mais  par  Yachevé  d'imprimer  on  voit  qu'il  est  de  l'édition  de  1657.  Rien 
ne  prouve  l'identité  de  ce  volume  avec  celui  qui  doit  avoir  été  donné  en  prix  à 
Voltaire,  si  ce  n'est  que  le  volume  a  le  monogramme  des  jésuites. 

A  la  page  655,  on  lit  en  marge  et  en  majuscules  ces  deux  vers  manuscrits  ; 

DE    MA    GLOIRE   PASSÉE   ILLL'STRE  TÉMOIGNAGE, 
POUR    CINQUANTE-DEUX  SOLS  JE    t'aI     MIS   EN    OTAGE. 

JN'aj^ant  jamais  vu  de  l'écriture  moulée  de  Voltaire,  je  ne  puis  que  douter  que 
ces  deux  vers  soient  de  sa  main.  Ce  que  je  puis  affirmer,  c'est  que,  le  17  mars, 
le  livre,  mis  sur  table,  a  été  adjugé  pour  six  francs.  (13.) 

Dans  une  note  de  M.  Desnoiresterres,  page  183  de  la  Jeunesse  de  Voltaire^ 
la  même  anecdote  est  appliquée,  d'une  manière  un  peu  dubitative  il  est  vrai, 
à  V Histoire  d'Italie  de  Guichardin.  Les  deux  vers  sont  cités,  mais  non  tout  à  fait 
de  même  : 

De  mes  premiers  succès  illustre  témoignage, 

Pour  trois  livres  dix  sous  je  te  mis  en  otage. 

Ces  divergences  nous  ont  fait  renoncer  à  recueillir,  malgré  le  vœu  de  M.  Ben- 
gesco  {Voltaire,  Bibliographie  de  ses  œuvres,  tome  1",  page  321),  ce  distique 
dans  notre  Supplément  aux  Poésies. 


VIE   DE    VOLTAIRE.  193 

esprit,  sa  liberté  de  penser,  avaient  fait  pardonner  depuis  longtemps  les 
aventures  un  peu  trop  éclatantes  de  sa  jeunesse.  La  bonne  compagnie  lui 
avait  su  gré  d'avoir  reiusé  son  ancienne  amie,  M'""  de  Mainlenon,  qui  lui 
avait  offert  de  l'appeler  à  la  cour,  à  condition  qu'elle  se  ferait  dévote.  L'abbé 
de  Chàteauneuf  avait  présenté  à  Ninon  Voltaire  enfant,  mais  déjà  poëte 
désolant  déjà  par  de  petites  épigrammes  son  janséniste  de  frère\  et  réci- 
tant avec  complaisance  la  Mohade  ^  de  Rousseau. 

Ninon  avait  goûté  l'élève  de  son  ami,  et  lui  avait  légué,  par  testament, 
deux  mille  francs  pour  acheter  des  livres.  Ainsi,  dès  son  enfance,  d'heu- 
reuses circonstances  lui  apprenaient,  môme  avant  que  sa  raison  fût  formée, 
à  regarder  l'étude,  les  travaux  de  l'esprit,  comme  une  occupation  douce  et 
honorable  ;  et,  en  le  rapprochant  de  quelques  êtres  supérieurs  aux  opinions 
vulgaires,  lui  montraient  que  l'esprit  de  l'homme  est  né  libre,  et  qu'da  droit 
déjuger  tout  ce  qu'il  peut  connaître;  tandis  que,  par  une  lâche  condescen- 
dance pour  les  préjugés,  les  éducations  otdinairesne  laissent  voir  aux  enfants 
que  les  marques  honteuses  de  la  servitude. 

L'hypocrisie  et  l'intolérance  régnaient  à  la  cour  de  Louis  XIV  ;  on  s'y 
occupait  à  détruire  le  jansénisme,  beaucoup  plus  qu'à  soulager  les  maux 
du  peuple.  La  réputation  d'incréduhté  avait  fait  perdre  à  datina'  la  con- 
fiance due  à  ses  vertus  et  à  son  talent  pour  la  guerre.  On  reprochait  au 
duc  de  Vendôme  de  manquer  à  la  me-se  quelquefois,  et  on  attribuait  à  son 
indévotion  les  succès  de  l'hérétique  Marlborougli  et  de  l'incrédule  Eugène. 
Cette  hypocrisie  avait  révolté  ceux  qu'elle  n'avait  pu  corrompre,  et,  par 
aversion  pour  la  sévérité  de  Versailles,  les  sociétés  de  Paris  les  plus 
brillantes  atiéctaient  de  porter  la  liberté  et  le  goût  du  plaisir  jusqu'à  la 
licence. 

L'abbé  de  Chàteauneuf  introduisit  le  jeune  Voltaire  dans  ces  sociétés,  et 
particulièrement  dans  celle  du  duc  de  Sully,  du  marquis  de  t.a  Fare,  de  l'abbé 
Servien,  de  l'abbé  de  Chaulieu,  de  l'abbé  Courtin.  Le  prince  de  Conti,  le 
grand  prieur  de  Vendôme,  s'y  joignaient  souvent. 

M.  Arouet  crut  son  fils  perdu  en  apprenant  qu'il  faisait  des  vers,  et  qu'il 
voyait  bonne  compagnie.  Il  voulait  en  faire  un  magistrat,  et  il  le  vovait 
occupé  d'une  tragédie^.  Cette  querelle  de  famille  finit  par  faire  envoyer  le 
jeune  Voltaire  chez  le  marquis  de  Chàteauneuf,  ambassadeur  de  France  en 
Hollande. 

1.  C'est  Voltaire  lui-même  qui,  dans  une  épitre  au  maréchal  de  Viilars,  a 
dit  : 

Et  mon  janséniste  do  frère' 

Voyez  tome  X,  page  25'2. 

2.  La  Moisade,  pièce  de  vers  que  Rousseau  attribuait  à  Voltaire  et  que  Vol- 
taire attribuait  à  llousseau,  est  de  Lourdet;  voyez  Jugements  sur  quelques  ou- 
vrages nouveaux,  I,  273.  La  Moisade  commence  ainsi  : 

Votre  impertinente  leçon, 

Ne  détruit  pas  mon  pyrrhonisme,  etc. 

Elle  est  dans  quelques  éditions  de  Rousseau.  (B.) 

3.  C'était  probablement  AmuUus  et  Nuinitor;  voyez  tome  XXXII,  pa'^o  379. 

I.  13 


194  VIE    DE    VOLTAIRE. 

Son  exil  ne  fut  pas  long.  M""  Dunoyer,  qui  s'y  était  réfugiée  avec 
ses  deux  filles,  pour  se  séparer  de  son  mari,  plus  que  par  zèle  pour  la  reli- 
gion protestante,  vivait  alors  à  la  Haye  d  intrigues  et  de  libelles,  et  prouvait, 
par  sa  conduite,  que  ce  n'était  pas  la  liberté  de  conscience  qu'elle  y  était 
allée  chercher. 

M.  de  Voltaire  devint  amoureux  d'une  de  ses  filles;  la  mère,  trouvant 
que  le  seul  parti  qu'elle  pût  tirer  de  cette  passion  était  d'en  faire  du  bruit, 
se  plaignit  à  l'ambassadeur,  qui  défendit  à  son  jeune  protégé  de  conserver 
des  liaisons  avec  M^e  Dunoyer,  et  le  renvoya  dans  sa  famille  pour  n'avoir 
pas  suivi  ses  ordres. 

M'»^  Dunoyer  ne  manqua  pas  de  faire  imprimer  cette  aventure,  avec 
les  lettres^  du  jeune  Arouet  à  sa  fille,  espérant  que  ce  nom,  déjà  très-connu, 
ferait  mieux  vendre  le  livre;  et  elle  eut  soin  de  vanter  sa  sévérité  mater- 
nelle et  sa  délicatesse  dans  le  libelle  même  oîi  elle  déshonorait  sa  fille. 

On  ne  reconraît  point  dans  ces  lettres  la  sensibilité  de  l'auteur  de  Zaïre 
et  de  Tancrède.  Un  jeune  homme  passionné  sent  vivement,  mais  ne  dis- 
tin<^ue  pas  lui-niôme  les  nuances  des  sentiments  qu'il  éprouve;  il  ne  sait  ni 
choisir  les  traits  courts  et  rapides  qui  caractérisent  la  passion,  ni  trouver  des 
termes  qui  peignent  à  l'imagination  des  autres  le  sentiment  qu'il  éprouve, 
et  le  fassent  pa-ser  dans  leur  âme.  Exagéré  ou  commun,  il  paraît  froid  lors- 
qu'il est  dévoré  de  l'amour  le  plus  vrai  et  le  plus  ardent.  Le  talent  de  pein- 
dre les  passions  sur  le  théâtre  est  même  un  des  derniers  qui  se  développe 
dans  les  poètes.  Racine  n'en  avait  pas  môme  montré  le  germe  dans  les 
Frères  ennemis  et  à^ns  Alexandre  ;  et  Brutus  a  précédé  Zaïre:  c'est  que, 
pour  peindre  les  passions,  il  faut  non-seulement  les  avoir  éprouvées,  mais 
avoir  ['U  les  observer,  en  juger  les  mouvements  et  les  effets  dans  un  temps 
où,  cessant  de  dominer  notre  âme,  elles  n'existent  plus  que  dans  nos  sou- 
venirs. Pour  les  sentir,  il  suffit  d'avoir  un  cœur;  il  faut,  pour  les  exprimer 
avec  énergie  et  avec  justesse,  une  âme  longtemps  exercée  par  elles,  et  per- 
fectionnée par  la  réflexion. 

Arrivé  à  Paris,  le  jeune  homme  oublia  bientôt  son  amour,  mais  il  n'ou- 
blia point  de  faire  tous  ses  efforts  pour  enlever  une  jeune  personne  esti- 
mable et  née  pour  la  vertu  à  une  mère  intrigante  et  corrompue.  Il  employa 
le  zèle  du  prosélytisme.  Plusieurs  évêques,  et  même  des  jésuites,  s'unirent 
à  lui.  Ce  projet  manqua;  mais  Voltaire  eut  dans  la  suite  le  bonheur  d'être 
utile  à  MUe  Dunoyer,  alors  mariée  au  baron  de  Winterfeld  ^. 

Cependant  son  père,  le  voyant  toujours  obstiné  à  faire  des  vers  et  à  vivre 
dans  le  monade,  l'avait  exclu  de  sa  maison.  Les  lettres  les  plus  soumises  ne 
je  touchaient  point  :  il  lui  demandait  même  la  permission  de  passer  en  Amé- 
rique, pourvu  qu'avant  son  départ  il  lui  permît  d'embrasser  ses  genoux.  Il 
fallut  se  résoudre,  non  à  partir  pour  l'Amérique,  mais  à  entrer  chez  un 
procureur  '. 

1.  Voyez  tome  XXXIII,  pages  9  et  suiv. 

2.  Voyez  tome  XV,  page  1-27. 

3.  Ce  procureur  s'appelait  Alain.  Voltaire  le  nomme  dans  ses  lettres  13  et  li. 


VIE    DE   VOLTAIRE.  195 

Il  n'y  resta  pas  longtemps.  M.  de  Cauniartin  i,  ami  de  M.  Arouet,  fut 
touché  du  sort  de  son  fils,  et  demanda  la  permission  de  le  mener  à  Saint- 
Ange  2,  oij,  loin  de  ces  sociétés  alarmantes  pour  la  tendresse  paternelle,  il 
devait  refléchir  sur  le  choix  d'un  état.  Il  y  tiouva  le  vieux  Gaumarlin  ',  vieil- 
lard respectable,  passionné  pour  Henri  IV  et  pour  Sully,  alors  trop  oubliés 
de  la  nation.  Il  avait  été  lié  avec  les  hommes  les  plus  instruits  du  règne  de 
Louis  XIV,  savait  les  anecdotes  les  plus  secrètes,  les  savait  telles  qu'elles 
s'étaient  passées,  et  se  plaisait  à  les  raconter.  Voltaire  revint  de  Saint-Ange, 
occupé  de  faire  un  poëme  epi(|ue  dont  Henri  IV  serait  le  héros,  et  plein 
d'ardeur  pour  l'étude  de  l'histoire  de  France.  C'est  à  ce  voyage  que  nous 
devons  la  Henriade  et  le  Siècle  de  Louis  AlV. 

Ce  prince  venait  de  mourir*.  Le  peuple,  dont  il  avait  été  si  longtemps 
l'idole;  ce  môme  peuple  qui  lui  avait  pardonné  ses  profusions,  ses  guerres, 
et  son  despotisme,  qui  avait  applaudi  à  ses  persécutions  contre  les  protes- 
tants, insultait  à  sa  mémoire  par  une  joie  indécente.  Une  bulle  sollicitée  à 
Rome  contre  un  livre  de  dévotion  ^  avait  lait  oublier  aux  Parisiens  celte  gloire 
dont  ils  avaient  été  si  longtemps  idolâtres.  On  prodigua  les  satires  à  la  mé- 
moire de  Louis  le  Grand,  comme  on  lui  avait  prodigué  les  panégyriques 
pendant  sa  vie.  Voltaire,  accusé  d'avoir  fait  une  de  ces  satires,  fut  mis  à  la 
Bastille  :  elle  finissait  par  ce  vers  : 

J'ai  vu  ces  maux,  et  je  n'ai  pas  vingt  ans  6. 

Il  en  avait  un  peu  plus  de  vingt-deux'';  et  la  police  regarda  cette  espèce  de 
conformité  d'âge  comme  une  preuve  suffisante  pour  le  priver  de  sa  liberté. 

à  M""  Dunoyer.  Ce  fut  chez  ce  procureur  que  Voltaire  connut  Thieriot  et  Bainast, 
à  qui  est  adressée  la  lettre  347,  tome  XXXIII,  page  358. 

1.  Voyez  la  note,  tome  XIV,  page  .52. 

2.  Château  à  trois  lieues  de  Fontainebleau;  voyez  la  note,  tome  VIII, page 274, 
et  aussi  les  jolis  vers  de  Voltaire  sur  ce  château,  dans  son  épître  au  prince  de 
Vendôme,  tome  X,  page  241. 

3.  Voyez  la  note,  tome  XXXVIII,  page  336. 

4.  Le  1"'  septembre  171.5. 

5.  Explication  des  Maximes  des  saints  sur  la  vie  intérieure,  par  Fénelon; 
voyez  tonie  XV,  page  67. 

6.  Voyez  la  pièce  entière  parmi  les  Documents  biographiques. 

7.  Voltaire,  né  en  1694,  avait  plus  de  vingt-deux  ans  en  1717;  il  n'en  avait 
pas  encore  vingt-deux  iorsqu'en  mai  1710  il  fut  exilé  à  Tulle;  mais  Arouet  père 
obtint  que  son  fils  fût  envoyé  à  Sully-sur-Loire,  où  il  avait  des  parents.  Cette 
première  persécution  eut  lieu  à  cause  iI(îs  vers  sur  le  duc  d'Orièans  et  la  du- 
chesse de  Berry  ((jiji  sont  tome  X,  page  473). 

Ce  fut  le  jour  de  la  Pentecôte  1717  que  Voltaire  fut  arrêté,  comme  il  le  dit 
dans  sa  pièce  intitulée  la  Bastille  (voyez  tome  IX,  page  353).  Or,  en  1717,  la  Pen- 
tecôte tombait  le  16  mai;  mais  il  paraît  qu'il  ne  fut  mis  à  la  Bastille  que  le  17. 
Il  y  avait  plus  de  vingt  mois  que  Louis  XIV  était  mort.  Les  J'ai  vu  de  Le  Brun 
doivent  être  de  1715,  et  devaient  être  oubliés  en  1717.  Voltaire,  en  parlant  de  la 
persécution  qu'il  essuya  alors,  dit  que  la  cause  fut  la  pièce  de  Le  Brun.  J'en  doute, 
et  je  pense  que  le  sujet  de  la  détention  de  Voltaire  était  la  pièce  commençant  par 


196  VIE   DE   VOLTAIRE. 

C'est  à  la  Bastille  que  le  jeune  poëte  ébaucha  le  poëme  de  la  Ligue,  cor- 
rigea sa  tragédie  à'Œdipe,  commenrée  longtemps  auparavant,  ot  fit  une 
pièce  de  vers^  fort  gaie  sur  le  malheur  d'y  être.  M.  le  duc  d'Orléans,  ins- 
truit de  son  innocence,  lui  rendit  sa  liberté,  et  lui  accorda  une  gratification, 

«  Monseigneur, lui  dit  Voltaire,  je  remercie  A'otre  Altesse  royale  de  vou- 
loir bien  continuer  à  se  charger  de  ma  nourriture;  mais  je  la  prie  de  ne 
plus  se  charger  de  mon  logement.  » 

La  tragédie  d'Œdipe  fut  jouée  en  1718  -.  L'auteur  n'était  encore  connu 
que  par  des  pièces  fugitives,  par  quelques  épîtres  oîi  l'on  trouve  la  philo- 
sophie de  Cliaulieu,  avec  plus  d'esprit  et  de  correction,  et  par  une  ode^  qui 
avait  disputé  vainement  le  prix  de  l'Académie  française.  On  lui  avait  préféré 
une  pièce  ridicule  de  l'abbé  du  Jarry.  Il  s'agissait  de  la  décoration  de  l'autel  de 
Notre-Dame,  car  Louis  XIV  s'était  souvenu,  après  soixante  et  dix  ans  de 
règne,  d'accomplir  cette  promesse  de  Louis  XIII;  et  le  premier  ouvrage  en 
vers  sérieux  que  Voltaire  ait  publié  fut  un  ouvrage  de  dévotion. 

Né  avec  un  goût  sur  et  indépendant,  il  n'aurait  pas  voulu  mêler  l'amour 
à  l'horreur  du  sujet  d'Œdipe^  et  il  osa  même  présenter  sa  pièce  aux  comé- 
diens, sans  avoir  payé  ce  tribut  à  l'usage;  mais  elle  ne  fut  pas  reçue.  L'as- 
semblée trouva  mauvais  que  l'auteur  osât  réclamer  contre  son  goût.  «  Ce 
jeune  homme  mériterait  bien,  disait  Dufresnf,  qu'en  punition  de  son  orgueil 
on  jouât  sa  pièce  avec  cette  grande  vilaine  scène  traduite  de  So|)hocle.  » 

Il  fallut  céder,  et  imaginer  un  amour  épiso  Jique  et  froid.  La  pièce  réus- 
sit; mais  ce  fut  malgré  cet  amour,  et  la  scène  de  Sophocle  en  fit  le  succès. 
Lamotte,  alors  le  premier  homme  de  la  littérature,  dit,  dans  son  approba- 
tion ^,  que  cette  tragédie  promettait  un  digne  successeur  de  Corneille  et  de 

ces  mots  :  Régnante  puero.  Il  faut  convenir  que  si  Voltaire  est  auteur  de  ce  mor- 
ceau, il  a  bien  changé  depuis  d'opinion  sur  le  compte  du  régent  ,  car  il  n'a  cessé 
de  le  défendre  des  accusations  odieuses  répandues  contre  lui  (voyez  tome  XIV, 
page  477;  XV,  12.5;  XXVII,  26.^).  (B.) 

C'était  sur  la  dénonciation  d'un  nommé  Beauregard  (voj^ez,  dans  les  Docu- 
ments biographiques,  le  Mémoire  instructif,  ctc). 

Il  paraît  que  la  police  mit  une  grande  activité  dans  ses  recherches.  Le  com- 
missaire Ysabeau  fut  chargé  d'aller  fouiller  les  latrines  de  la  maison  où  demeu- 
rait Voltaire.  Il  n'y  trouva  rien  (voyez  Documents  biographiques). 

Ce  n'est  que  le  11  axrW  1718  que  fut  donné  l'ordre  de  mise  en  liberté  de  Vol- 
taire, et  en  même  temps  de  son  exil  à  Chatenay. 

Ainsi  cette  première  détention  de  Voltaire  dura  près  de  onze  mois. 

Le  19  mai  1718,  il  demanda  la  permission  de  venir  Paris  pour  deux  heures 
seulement.  Le  29  mai.  il  obtint  d'y  venir  vingt-quatre  heures.  D'au ti  es  permis- 
sions, pour  un  plus  long  temps,  lui  furent  accordées.  Enfin  son  e.\il  fut  levé  le 
12  octobre  1718  (voyez  la  Revue  rétrospective,  tome  II,  pages  124  et  suiv.), 

1.  La  Bastille;  voyez  tome  IX,  page  353. 

2.  Le  18  novembre. 

3.  VOde  sur  le  vœu  de  Louis  XIll  est  de  1712  ;  voyez  tome  VIII,  page  407. 
VOde  sur  sainte  Geneviève  est  de  1709;  voyez  tome  VIII,  page  403. 

4.  Voici  le  texte  de  cette  approbation  :  «  J'ai  lu,  par  ordre  de  monseigneur 
le  garde  des  sceaux,  OEdipe,  tragédie.  Le  public,  à  la  représentation  de  cette 
pièce,  s'est  promis  un  digne  successeur  de  Corneille  et  de  Racine  ;  et  je  crois 


VIE    DE    VOLTAIRE.  497 

Racine  ;■  et  cet  hommage  rendu  par  un  rival  dont  la  réputation  était  déjà 
faite,  et  qui  pouvait  craindre  de  se  voir  surpasser,  doit  à  jamais  honorer  le 
caractère  de  Lamolte. 

Mais  Voltaire,  dénoncé  comme  un  homme  de  génie  et  comme  un  philo- 
sophe à  la  foule  des  auteurs  médiocres  et  aux  fanatiques  de  tous  les  partis, 
réunit  dès  lors  les  mômes  ennemis  dont  les  générations,  renouvelées  pendant 
soixante  ans,  ont  fatigué  et  trop  souvent  troublé  sa  longue  et  glorieuse  car- 
rière. Ces  vers  si  célèbres  ^  : 

Nos  prêtres  ne  sont  pas  ce  qu'un  vain  peuple  pense  : 
Notre  crédulité  fait  toute  leur  science, 

furent  le  premier  cri  d'une  guerre  que  la  mort  même  de  Voltaire  n'a  pu 
éteindre 

A  une  représentation  d'Œdipe  -,  il  parut  sur  le  théâtre,  porlant  la  queue 
du  grand  prêtre.  La  maréchale  de  Villars  demanda  qui  était  ce  jeune  homme 
qui  voulait  faire  tomber  la  pièce.  On  lui  dit  que  c'était  l'auteur.  Cette  étour- 
derie,  qui  annonçait  un  homme  ?i  supérieur  aux  petitesses  de  l'amour- 
propre,  lui  inspira  le  désir  de  le  connaître.  Voltaire,  admis  dans  sa  société, 
eut  pour  elle  une  passion,  la  première  et  la  plus  sérieuse  qu'il  ait  éprouvée. 
Elle  ne  fut  pas  heureuse,  et  l'enleva  pendant  assez  longtemps  à  l'étude,  qui 
était  déjà  son  premier  besoin;  il  n'en  parla  jamais  depuis  qu'avec  le  senti- 
ment du  regret  et  presque  du  remords. 

Délivré  de  son  amour,  il  continua  la  Uenriade,  et  fit  la  tragédie  à'Arlé- 
mire.  Une  actrice  formée  par  lui  ^,  et  devenue  à  la  fois  sa  maîtresse  et  son 
élève,  joua  le  principal  rôle.  Le  public,  qui  avait  été  juste  pour  Œdipe,  fut 
au  a. oins  sévère  pour  Jj'fewi/re  *:  effet  ordinaire  de  tout  premier  succès. 
Lîne  aversion  secrète  pour  une  supériorité  reconnue  n'en  est  pas  la  seule  cause, 
mais  elle  sait  profiter  d'un  sentiment  naturel,  qui  nous  rend  d'autant  moins 
faciles  que  nous  espérons  davantage. 

Cette  tragédie  ne  valut  à  Voltaire  que  la  permission  de  revenir  à  Paris  ^, 
dont  une  nouvelle  calomnie  et  ses  liaisons  avec  les  ennemis  du  régent,  et 


qu'à  la  lecture  il  ne  rabattra  rien  de  ses  espérances.  A  Paris,  ce  2  décembre  1718. 
HouDAr.D  DE  Lamotte.  » 

Voyez,  tome  II,  page  47,  une  autre  approbation  de  Lamotte,  qui  lui  fait 
aussi  bonneur. 

1.  OEdipe,  acte  IV,  scène  i. 

2.  A  l'occasion  de  cette  pièce,  le  prince  de  Conti  adressa  une  pièce  de  vers  à 
Voltaire  ;  voyez  les  Documents  biographiques.  On  n'a  pas  la  réponse  de  Voltaire 
aux  vers  du  prince. 

3.  M""  de  Corsembleu,  probablement  de  la  famille  du  poëte  Desmahis. 

4.  Jouée  le  15  février  1720,  et  dont  on  n'a  que  des  fragments;  voyez  tome  II 
page  121. 

5.  La  permission  de  venir  à  Paris  quand  bon  lui  semblera  fut  accordée  à 
Voltaire  le  12  octobre  1718  (voyez  Revue  rétrospective^  tome  II,  page  127),  plus 
d'un  mois  avant  la  première  représentation  à'OEdipe. 


198  VIE    DE   VOLTAIRE. 

entre  autres  avec  le  duc  de  Richelieu  et  le  fameux  baron  de  Gortz  ',  l'avaient 
fait  éloigner.  Ainsi  cet  ambitieux,  dont  les  vastes  projets  embrassaient  l'Eu- 
rope et  menaçaient  de  la  bouleverser,  avait  choisi  pour  ami,  et  presque  pour 
confident,  un  jeune  poëte  :  c'est  que  les  hommes  supérieurs  se  devinent  et  se 
cherchent,  qu'ils  ont  une  langue  commune  qu'eux  seuls  peuvent  parler  et 
entendre. 

En  1722,  Voltaire  accompagna  M-""  de  Rupelraonde^  en  Hollande.  Il 
voulait  voir,  à  Bruxelles,  Rousseau,  dont  il  plaignait  les  malheurs,  et  dont 
il  estimait  le  talent  poétique.  L'amour  de  son  art  l'emportait  sur  le  juste 
mépris  que  le  caractère  de  Rousseau  devait  lui  inspirer.  Voltaire  le  consulta 
sur  son  poëme  de  la  Ligue,  lui  lut  VÉpilre  à  Uranie,  faite  pour  M'"''  de 
Rupelmonde,  et  premier  monument  de  sa  liberté  de  penser,  comme  de  son 
talent  pour  traiter  en  vers  et  rendre  populaires  les  questions  de  métaphy- 
sique» u  de  morale.  De  son  côté,  Rousseau  lui  récita  une  Ode  à  la  Postérité^ 
qui,  comme  Voltaire  le  lui  dit  alors,  à  ce  qu'on  prétend,  ne  devait  pas  aller 
à  son  adresse;  et  le  Jugement  de  Pluton,  allégorie  satirique,  et  cependant 
aussi  promptement  oubliée  que  l'ode.  Les  deux  poètes  se  séparèrent  ennemis 
irréconciliabl'^s.  Rousseau  se  déchaîna  contre  Voltaire,  qui  ne  rép mdit 
qu'aprc's  quinze  ans  de  patience.  On  est  étonné  de  voir  l'auteur  d-  tant  d'épi- 
grammes  licencieuses,  oîi  les  ministres  de  la  religion  sont  continuellement 
livrés  à  la  risée  et  à  l'opprobre,  donner  sérieusement,  pour  cause  de  sa  haine 
contre  Voltaire,  sa  contenance  évaporée  pendant  la  messe  et  VÉpitre  à 
Uranie  ^.  Mais  Rou-seau  avait  pris  le  masque  de  la  dévotion:  elle  était  alors 
un  asile  honorable  pour  ceux  que  l'opinion  mondaine  avait  flétris,  asile  sûr 
et  commode  que  malheureusement  la  philosophie,  qui  a  fait-  tant  d'autres 
maux,  leur  a  fermé  depuis  sans  retour*. 

En  4724,  Voltaire  donna  Mariamne^.  C'était  le  sujet  d'^riemire  sous 
des  noms  nouve;)Ux,  avec  une  intrigue  moins  compliquée  et  moins  roma- 
nesque; mais  c'était  surtout  le  style  de  Racine.  La  pièce  fut  jouée  quarante 
fois.  L'auteur  combattit,  dans  la  préface,  l'opinion  de  Lamotte  ^,  qui,  né 
avec  beaucoup  d'esprit  et'de  raison,  mais  peu  sensible  à  l'harmonie,  ne  trou- 
vait dans  les  vers  d'autre  mérite  que  celui  de  la  difficulté  vaincue,  et  ne 
voyait  dans  la  poésie  qu'une  forme  de  convention,  imaginée  pour  soulager 
la  mémoire,  et  à  laquelle  l'habitude  seule  faisait  trouver  des  charmes. 
Dans  ses  lettres  imprimées  à  la  fin  d'Œdipe  ',  il  avait  déjà  combattu  le 

i.  Voyez  sur  ce  personnage  le  livre  VIII  de  l'Histoire  de  Charles  XII, 
tome  XVI,  pages  335  et  suiv. 

2.  Voyez  la  note  sur  cette  dame,  tome  IX,  page  357. 

3.  Voyez  cette  pièce,  tome  IX,  page  3.58. 

4.  Voltaire  était  de  retour  en  France  à  la  fin  de  1722.  Ce  fut  à  la  fin  de  1723 
qu'il  eut  la  petite  vérole,  au  château  de  Maisons,  près  de  Saint-Gerniain-en-Laye; 
voyez  sa  lettre  au  baron  de  Breteuil,  tome  XXXIII,  page  100. 

5.  Le  6  mars;  voyez  tome  II,  page  157. 

6.  Ce  n'est  pas  dans  la  préface  de  Mariamne,  mais  dans  la  seconde  préface 
à'OEdipe  (1730),  que  Voltaire  combat  les  sentiments  de  Lamotte  ;  voyez  tome  II, 
page  47. 

7.  Voyez  ces  Lettres  en  tête  d'OEdipe,  tome  II,  page  11. 


VIE    DE   VOLTAIRE.  499 

même  poëte,  qui  regardait  la  règle  des  trois  unités  comme  un  autre  préjugé. 

On  doit  savoir  gré  à  ceux  qui  osent,  comme  Lomotte,  établir  dans  les 
arts  des  paradoxes  contraires  aux  idées  communes.  Pour  défendre  les  règles 
anciennes,  on  est  obligé  de  les  examiner  :  si  l'opinion  reçue  se  trouve  vraie, 
on  a  l'avantage  de  croire  par  raison  ce  qu'on  croyait  par  habitude  ;  si  elle 
est  fausse,  on  est  délivré  d'une  erreur. 

Cependant  il  n'est  pas  rare  de  montrer  de  l'humeur  contre  ceux  qui  nous 
forcent  à  examiner  ce  que  nous  avons  admis  sans  réflexion.  Les  esprits  qui, 
comme  Montaigne,  s'endorment  tranquillement  sur  l'oreiller  du  doute,  ne 
sont  f  as  communs;  ceux  qui  sont  tourmentés  du  désir  d'atteindre  à  la  vérité 
sont  plus  rares  encore.  Le  vulgaire  aime  à  croire,  même  sans  preuve,  et 
chérit  sa  sécurité  dans  son  aveugle  croyance,  comme  une  partie  de  son 
repo~. 

C'est  vers  la  même  époque  que  parut  la  Henriade^  sous  le  nom  de  la 
Ligne.  Une  copie  imparfaite,  enlevée  à  l'auteur,  fut  imprimée  fuitivement; 
et  non-seulement  il  y  était  resté  des  lacunes,  mais  on  en  avait  rempli  quel- 
ques-unes. 

La  France  eut  donc  enfin  un  poëme  épique.  On  peut  regretter  sans  doute 
que  Voltaire,  qui  a  mis  tant  d'action  dans  ses  tragédies,  qui  y  fait  parler 
aux  passions  un  langage  si  naturel  et  si  vrai,  qui  a  su  également  les  peindre, 
et  par  l'analyse  des  sentiments  qu'elles  font  éprouver,  et  par  les  traits  qui 
leui-  échapftent,  n'ait  point  déployé  dans  la  Henriude  ces  talents  que  nul 
homme  n'a  encore  réunis  au  môme  degré;  mais  un  sujet  si  connu,  si  près 
de  nous,  laissait  peu  de  liberté  à  l'imagination  du  poëte.  La  passion  sombre 
et  cruelle  du  f  inalisme,  s'exerçant  sur  les  personnages  subalternes,  ne  pou- 
vait exciter  que  l'horreur.  Une  ambition  hypocrite  était  la  seule  qui  animât 
les  chefs  de  la  Ligue.  Le  héros,  brave,  humain  et  galant,  mais  n'éprouvant 
que  les  malheurs  de  la  fortune,  et  les  éprouvant  seul,  ne  pouvait  intéi'esser 
que  par  sa  valeur  et  sa  clémence  ;  enfin  il  était  impossible  que  la  conversion 
un  peu  forcée  de  Henri  IV  formât  jamais  un  dénoûment  bien  héroïque. 

Mais  si.  pour  l'intérêt  des  événements,  pour  la  variété,  pour  le  mouve- 
ment, la  Henriade  est  inférieure  aux  poëmes  épiques  qui  étaient  alors  en 
possession  de  l'admiration  générale,  par  combien  de  beautés  neuves  cette 
infériorité  n'est-elle  point  compensée  !  Jamais  une  philosophie  si  profonde 
et  si  vraie  a-t-elle  été  embellie  par  des  vers  plus  sublimes  ou  plus  tou- 
chants ?  quel  autre  poëme  offre  des  caractères  dessinés  avec  plus  de  force  et 
de  noblesse,  sans  rien  perdre  de  leur  vérité  historique  ?  quel  autre  renferme 
une  morale  plus  pure,  un  amour  de  l'humanité  plus  éclairé,  plus  libre  des 
préjugés  et  des  passions  vulgaires?  Oue  le  poëte  fasse  agir  ou  parler  ses 
personnages,  qu'il  peigne  les  attentats  du  fanatisme  ou  les  charmes  et  les 
dangers  de  l'amour,  qu'il  transporte  ses  lecteurs  sur  un  champ  de  bataille 
ou  dans  le  ciel  que  son  imagination  a  créé,  partout  il  est  philo.sophe,  partout 
il  paraît  profondément  occupé  des  vrais  intérêts  du  genre  humain.  Du  milieu 
même  des  fictions  on  voit  sortir  de  grandes  vérités,  sous  un  pinceau  tou- 
jours brillant  et  toujours  pur. 

Parmi  tous  les  poëmes  épiques,  la  Henriade  seule  a  un  but  moral;  non 


200  VIE    DE   VOLTAIRE. 

qu'on  puisse  dire  qu'elle  soit  le  développement  d'une  seule  vérité,  idée 
pédantesque  à  laquelle  un  poëte  ne  peut  assujettir  sa  marche,  mais  parce 
qu'elle  respire  partout  la  haine  de  la  guerre  et  du  fanatisme,  la  tolérance, 
et  l'amour  de  l'humanité.  Chaque  poëme  prend  nécessairement  la  teinte  du 
siècle  qui  l'a  vu  naître,  et  la  llenriade  est  née  dans  le  siècle  de  la  raison. 
Aussi  plus  la  raison  fera  de  progrès  parmi  les  hommes,  plus  ce  poëme  aura 
d'admirateurs. 

On  peut  comparer  la  Hoiriade  a  l'Enéide:  toutes  deux  portent  l'em- 
preinte du  génie  dans  tout  ce  qui  a  dépendu  du  poëte,  et  n'ont  que  les  dé- 
fauts d'un  sujet  dont  le  choix  a  également  été  dicté  par  l'esprit  nation;il.  Mais 
Virgile  ne  voulait  que  flatter  l'orgueil  des  Romains,  et  Voltaire  eut  le  motif 
plus  noble  de  préserver  les  Français  du  fanatisme,  en  leur  retraçant  les 
crimes  où  il  avait  entraîné  leurs  ancêtres. 

La  Henriade,  Œdipe,  et  Maria^nne ,  avaient  placé  Voltaire  bien  au- 
dessus  de  ses  contemporains,  et  semblaient  lui  assurer  une  carrière  bril- 
lante, lorsqu'un  événement  fatal  vint  troubler  sa  vie.  11  avait  répondu  par  des 
paroles  piquantes  au  mépris  que  lui  avait  témoigné  un  homme  de  la  cour', 


1.  Du  Vernet  ayant,  à  ce  sujet,  demandé  des  renseignements  à  Voltaire,  Vol- 
taire lui  répondit  de  s'adresser  à  Thieriot  (voyez  tome  XLVIII,  page  36);  et 
voici  comment  s'exprime  du  Vernet  :  «  Le  chevalier  de  Rohan-Cliabot  (plante 
dégénérée;  on  lui  reprochait  un  défaut  de  courage  et  le  niétisr  d'usurier)... 
dînait  quelquefois  chez  le  duc  de  Sully,  où  Voltaire  dînait  très-souvent.  Un  jour, 
il  trouva  fort  mauvais  que  Voltaire  ne  fût  pas  de  son  sentiment  :  «  Quel  est  ce 
H  jeune  homme,  demande-t-il,  qui,  pour  me  contredire,  parle  si  haut?- —  Monsieur 
«  le  chevalier,  reprit  Voltaire,  c'est  un  homme  qui  ne  traîne  pas  un  grand  nom, 
«  mais  qui  honore  celui  qu'il  porte.  »  Le  chevalier  de  Rohan  sortit  en  se  levant  de 
table,  et  les  convives  applaudirent  à  Voltaire.  Le  duc  de  Sulty  lui  dit  hautement  : 
«  Nous  sommes  heureux  si  vous  nous  en  avez  délivrés.  » 

«  Peu  de  jours  après  cette  scène,  Voltaire,  étant  encore  à  dîner  chez  le  duc 
de  Sully,  fut  demandé  à  la  porte  pour  une  bonne  oeuvre  :  à  ce  mot  de  bonne 
œuvre,  il  se  lève  avec  précipitation,  et,  tenant  sa  serviette  à  la  main,  il  court  à 
la  porte,  où  était  un  fiacre,  et  dans  ce  fiacre  deux  hommes  qui,  d'un  ton  dolent, 
le  prient  de  monter  à  la  portière.  A  peine  y  fut-il  que  l'un  d'eux  le  retint  par 
son  habit,  tandis  que  l'autre  lui  appliquait  sur  les  épaules  cinq  ou  six  coups 
d'une  petite  baguette.  Le  chevalier  de  Rohan,  qui,  à  dix  pas  de  là,  était  dans  sa 
voiture,  leur  crie  :  C'est  assez....  Voltaire,  rentré  dans  l'hôtel,  demande  au  duc  de 
Sully  de  regarder  cet  outrage  fait  à  l'un  de  ses  convives  comme  fait  à  lui-même. 
Il  le  sollicite  de  se  joindre  à  lui  pour  poursuivre  la  vengeance,  et  de  venir  chez  le 
commissaire  en  certifier  la  déposition.  Le  duc  de  Sully  se  refuse  à  tout.  Cette 
indifférence  de  la  part  d'un  homme  qui  depuis  dix  ans  le  traitait  en  ami,  l'irrita 
encore  davantage  :  il  sort,  et  depuis  ce  moment  il  ne  voulut  ni  voir  ni  entendre 
parler  du  duc  de  Sully. 

((  Voltaire,  outragé,...  n'a  recours  qu'à  son  seul  courage...  Un  maître  d'armes 
vient  tous  les  matins  lui  donner  des  leçons  ;  quand  il  a  acquis  toute  la  dextérité 
nécessaire,  il  se  rend  au  Théâtre-Français,  entre  dans  la  loge  où  était  le  cheva- 
lier de  Rohan  :  «  Monsieur,  lui  dit-il,  si  quelque  affaire  d'intérêt  ne  vous  a  point 
«  fait  oublier  l'outrage  dont  j'ai  à  me  plaindre,  j'espère  que  vous  m'en  rendrez 
«  raison.  »  Thieriot,  dont  nous  tenons  le  fait,  était  resté  à  la  porte  de  la  loge. 

a  Le  chevalier  de  Rohan  accepte  le  défi  pour  le  lendemain  à  9  heures,  assigne 


VIE    DE    VOLTAIRE.  201 

qui  s'en  vengea  en  le  faisant  insulter  par  ses  gens,  sans  compromettre  sa 
sûreté  personnelle.  Ce  fut  à  la  porte  de  l'hôtel  de  Sully,  où  il  dinail,  qu'il 
reçut  cet  outrage,  dont  le  duc  de  Sully  ne  daigna  témoigner  aucun  ressen" 
timent,  persuadé  sans  doute  que  les  descendants  des  Francs  ont  conservé 
droit  de  vie  et  de  mort  sur  ceux  des  Gaulois.  Les  lois  furent  muettes  ;  le 
parlement  de  Paris,  qui  a  puni  ou  fait  punir  de  moindres  outrages  lors- 
qu'ils ont  en  pour  objet  quelqu'un  de  ses  subalternes,  crut  ne  rien  devoir 
à  un  simple  citoyen  qui  n'était  que  le  premier  homme  de  la  notion,  et  garda 
le  silence. 

Voltaire  voulut  prendre  les  moyens  de  venger  l'honneur  outragé,  moyens 
autorisés  par  les  mœurs  des  nations  modernes,  et  proscrits  par  leurs  lois  :  la 
Bastille,  et  au  bout  de  six  mois^  l'ordre  de  quitter  Paris,  furent  la  punition 
de  ses  premières  démarches.  Le  cardinal  de  Fleury  n'eut  pas  même  la  petite 
politique  de  donnera  l'agresseur  la  plus  légère  marque  de  méconleniement. 
Ainsi,  lorsque  les  lois  abandonnaient  les  citoyens,  le  pouvoir  arbitraire  les 
punissait  de  chercher  une  vengeance  que  ce  silence  rendait  légitime,  et  que 
les  principes  de  l'honneur  prescrivaient  comme  nécessaire.  Nous  osons  croire 
que  de  notre  temps  la  quiililé  d'homme  serait  plus  respectée,  que  les  lois  ne 
seraient  plus  muettes  devant  le  ridicule  préjugé  de  la  naissance,  et  que,  dans 
une  querelle  entre  deux  citoyens,  ce  ne  serait  pas  à  l'offensé  que  le  minis- 
tère enlèverait  sa  liberté  et  sa  patrie. 

Voltaire  fit  encore  à  Paris  un  voyage  secret  et  inutile'  ;  il  vit  trop  qu'un 
adversaire,  qui  disposait  à  son  gré  de  l'autorité  ministérielle  et  du  pouvoir 
judiciaire,  pourrait  également  l'éviter  et  le  perdre.  Il  s'ensevelit  dans  la 
retraite,  et  dédaigna  de  s'occuper  plus  longtemps  de  sa  vengeance,  ou  plu- 
tôt il  ne  voulut  se  venger  qu'en  accablant  son  ennemi  du  poids  de  sa  gloire, 
et  en  le  forçant  d'entendre  répéter,  au  bruit  des  acclamations  de  l'Europe, 
le  nom  qu'il  avait  voulu  avilir. 

lui-même  le  rendez-vous  à  la  porte  Saint-Antoine,  et  le  soir  même  fait  part  à  sa 
famille  du  cartel  qu'il  a  reçu.  Tous  les  Rohans  se  mettent  en  mouvement;  ils 
courent  à  Versailles...  et  Voltaire  est  envoyé  à  la  Bastille.  » 

Guy-Auguste  de  Rohan-Chabot,  né  en  1683,  nommé  maréchal  de  camp  en 
1719,  lieutenant  général  en  1734,  est  mort  le  13  septembre  17G0.  11  avait  épousé 
la  fille  de  M'"''  Guyon,  dont  Voltaire  parle  dans  son  Siècle  de  Lotus  XIV,  cha- 
pitre xxxvni  ;  voyez  tome  XV,  page  63. 

Voltaire  fut  mis  à  la  Bastille  le  17  avril  1726.  Il  demanda  la  permission  d'aller 
en  Angleterre,  et  le  29  avril  fut  donné  l'ordre  de  son  élargissement,  sous  la  con- 
dition d'aller  en  Angleterre.  Il  dut  partir  le  2  mai,  sous  la  conduite  d'un  nommé 
Condé,  qui  avait  mission  de  l'accompagner  jusqu'à  Calais  (voyez  VHistoire  de  la 
détention  des  philosophes,  etc.,  par  J.  Delort,  1829,  tome  II,  pages  3i  et  suiv.). 

Cette  seconde  détention  de  Voltaire  fut  donc,  tout  au  plus,  de  seize  jours. 

Voltaire,  pour  punir  le  duc  de  Sully  de  l'indifférence  qu'il  avait  montrée  lors 
de  l'insulte  faite  par  Rohan,  supprima,  dans  la  IJenriade,  le  personnage  de  Sully 
qu'il  y  avait  d'abord  placé,  et  le  remplaça  parMornay;  voyez  tome  VllI,  page  62. 

1.  La  détention  ne  fut  pas  de  six  mois,  mais  de  quelques  jours  ;  voyez  la  note 
précédente. 

2.  Pour  tâcher  d'avoir  raison  du  chevalier  de  Rohan  ;  voyez  sa  lettre  à  Thie- 
riot,  du  12  août  1726,  tome  XXXIIl,  page  lî)'J. 


202  VIE    DE   VOLTAIRE. 

L'Angleterre  fut  son  asile.  Newton  n'était  plusi,  mais  son  esprit  régnait 
sur  ses  compatriotes,  qu'il  avait  instruits  à  ne  reconnaître  pour  guides,  dans 
l'étude  de  la  nature,  que  l'expérience  et  le  calcul.  Locke,  dont  la  mort  était 
encore  récente,  avait  donné  le  premier  une  théorie  de  l'âme  humaine,  fondée 
sur  l'expérience,  et  montré  la  route  qu'il  fau'  suivre  en  métaphysique  pour 
ne  point  s'égarer.  La  philosophie  de  Shaftesbu'v,  commentée  par  Bolingbroke, 
embellie  par  les  vers  de  Pope,  avait  fait  naître  en  Angleterre  un  déisme  qui 
annonçait  une  morale  fondée  sur  des  motifs  faits  pour  émouvoir  les  âmes 
élevées,  sans  offenser  la  raison. 

Cependant,  en  France,  les  meilleurs  esprits  cherchaient  encore  à  sub- 
stituer, dans  nos  écoles,  les  hypothèses  de  Descartes  aux  absurdités  de  la 
physique  scolastique;  une  thèse  où  l'on  soutenait  soit  le  système  de  Copernic, 
soit  les  tourbillons,  était  une  victoire  sur  les  préjugés.  Les  idées  innées 
étaient  devenues  presque  un  article  de  foi  aux  yeux  des  dévots,  qui  d'abord 
les  avaient  prises  pour  une  hérésie.  Maiebranche.  qu'on  croyait  entendre, 
était  le  philos'jphe  à  la  mode.  On  passait  pour  un  esprit  fort,  lorsqu'on  se 
permettait  de  regarder  l'existence  de  cinq  proposiliotis,  dans  le  livre  illi- 
sible de  Jansénius,  comme  un  fait  indifférent  au  bonheur  de  l'espèce  hu- 
maine, ou  qu'on  osait  lire  Bayle  sans  la  permission  d'un  docteur  en  théo- 
logie. 

Ce  contraste  devait  exciter  l'enthousiasme  d"un  homme  qui,  comme 
Voltaire,  avait  dès  son  enfance  secoué  tous  hs  préjugé.-.  L'exemple  de  l'An- 
gleterre lui  montrait  que  la  vérité  n'est  pas  faite  pour  rester  un  secret  entre 
les  mains  de  quelques  philosophes,  et  d'un  petit  nombre  de  gens  du  monde 
instruits,  ou  plutôt  endoctrinés  par  les  philosophes,  riant  avec  eux  des  erreurs 
dont  le  peuple  est  la  victime,  mais  s'en  rendant  eux-mêmes  les  défenseurs 
lorsque  leur  état  ou  leur  place  leur  y  fait  trouver  un  intérêt  chimérique  ou 
réel,  et  prêts  à  lais-er  proscrire  ou  même  à  persécuter  leurs  précepteurs,  s'ils 
osent  dire  ce  qu'eux-mêmes  ['cnsent  en  secret. 

Dès  ce  moment  Voltaire  se  sentit  appelé  à  détruire  les  préjugés  de  toute 
espèce  dont  son  pays  était  l'esclave.  Il  sentit  la  possibilité  d'y  réussir  par  un 
mélange  heureux  d'audace  et  de  souplesse,  en  sachant  tantôt  céder  aux 
temps,  tantôt  en  profiter,  ou  les  faire  naître  ;  en  se  servant  tour  à  tour,  avec 
adresse,  du  raisonnement,  de  la  p'aisanterie,  du  cha;me  des  vers,  ou  des 
effets  du  théâtre;  en  rendant  enfin  la  raison  assez  simple  pour  devenir  po- 
pulaire, assez  aimable  pour  ne  pas  effrayer  la  frivolité,  assez  piquante  pour 
être  à  la  mode.  Ce  grand  projet  de  se  rendre,  par  les  seules  forces  de  son 
génie,  le  bienfaiteur  de  tout  un  peuple,  en  l'arrachant  à  ses  erreurs,  enflamma 
l'âme  de  Voltaire,  échauffa  son  courage.  Il  jura  d'y  consacrer  sa  vie,  et  il  a 
tenu  parole. 

La  tragédie  de  Brûlas  -  fut  le  premier  fruit  de  son  voyage  en  Angleterre. 

1.  Newton  n'est  mort  que  le  20  mars  1727  ;  Voltaire  était  alors  en  Angleterre 
depuis  plus  de  di.\  mois. 

2.  Cette  tragédie  ne  fut  jouée  à  Paris  que  le  11  décembre  17ciO;  voyez  tome  II, 
page  301. 


VIE    DE   VOLTAIRE.  203 

Depuis  Cinna  notre  théâtre  n'avait  point  retenti  des  fiers  accents  de  la 
liberté;  et,  dans  Cinna,  ils  étaient  étouffés  par  ceux  de  la  veni,'e;uice.  On 
trouva  dans  Bnitiis  la  force  de  Corneille  avec  plus  de  pompe  et  d'éclat,  avec 
un  naturel  que  Corneille  n'avait  pas,  et  l'élégance  soutenue  de  Racine. 
Jamais  les  droits  d'un  peuple  opprimé  n'avaient  été  exposés  avec  plus  de 
force,  d'éloquence,  de  précision  même,  que  dans  la  seconde  scène  de 
Brutttfi.  Le  cinquième  acte  est  un  chef-d'œuvre  de  pathétique. 

On  a  reproché  au  poëte  d'avoir  introduit  l'amour  dans  ce  sujet  si  impo- 
sant et  si  terrible,  et  surtout  un  amour  sans  un  grand  intérêt;  mais  Titus, 
entraîné  par  un  autre  motif  que  l'amour,  eût  été  avili;  la  sévérité  de  Brutus 
n'eût  plus  déchiré  l'âme  des  spectateurs  ;  et  si  cet  amour  eût  trop  intéressé, 
il  était  à  craindre  que  leur  cœur  n'eût  trahi  la  cause  de  Rome.  Ce  fut  après 
cette  pièce  que  Fontenelle  dit  à  Voltaire,  «  qu'il  ne  le  croyait  point  propre  à 
la  tragédie  ;  que  son  style  était  trop  fort,  trop  pompeux,  trop  brillant.  — 
Je  vais  donc  relire  vos  Pastorales,  »  lui  répondit  Voltaire. 

Il  crut  alors  pouvoir  aspirer  à  une  place  à  l'Académie  française,  et  on 
pouvait  le  trouver  modeste  d'avoir  attendu  si  longtemps;  mais  il  n'eut  pas 
même  l'honneur  de  balancer  les  suffrages.  Le  Gros  de  Boze  prononça,  d'un 
ton  doctoral,  que  Voltaire  ne  serait  jamais  un  personnage  académique. 

Ce  de  Boze,  oublié  aujourd'hui  i,  était  un  de  ces  hommes  qui,  avec  peu 
d'esprit  et  une  science  médiocre,  se  glissent  dans  les  maisons  des  grands  et 
des  gens  en  place,  et  y  réussissent  parce  qu'ils  ont  précisément  ce  qu'il  faut 
pour  satisfaire  la  vanité  d'avoir  chez  soi  des  gens  de  lettres,  et  que  leur 
esprit  ne  peut  ni  inspirer  la  crainte  ni  humilier  l'amour-propre.  De  Boze 
était  d'ailleurs  un  personnage  important  ;  il  e^xerçait  alors  à  Paris  l'emploi 
d'inspecteur  de  la  librairie,  que  depuis  la  magistrature  a  usurpé  sur  les  gens 
de  lettres,  à  qui  l'avidité  des  hommes  riches  ou  accrédités  ne  laisse  que  les 
places  dont  les  fonctions  personnelles  exigent  des  lumières  et  des  talents. 

Après  Brulus,  Voltaire  fil  la  Morl  de  César  ^^  sujet  déj^i  traité  par  Sha- 
kespeare, dont  il  imita  quelques  scènes  en  les  embellissant.  Cette  tragédie 
ne  fut  jouée  qu'au  bout  de  quelques  années,  et  dans  un  collège.  Il  n'osait 
risquer  sur  le  théâtre  une  pièce  sans  amour,  sans  femmes,  et  une  tragédie 
en  trois  actes;  car  les  innovations  peu  importantes  ne  sont  pas  toujours  celles 
qui  soulèvent  le  moins  les  ennemis  de  la  nouveauté.  Les  petits  esprits  doi- 
vent être  plus  frappés  des  petites  choses.  Cependant  un  style  nobli\  hardi, 
figuré,  mais  toujours  naturel  et  vrai  ;  un  langage  digne  du  vainqueur  et  des 
libérateurs  du  monde  ;  la  force  et  la  grandeur  des  caractères,  le  sens  pro- 
fond qui  règne  dans  les  discours  de  ces  derniers  Romains,  occupent  et 
attachent  les  spectateurs  faits  pour  sentir  ce  mérite,  les  hommes  qui  ont  dans 


1.  Claude  Gros  de  Boze,  né  à  Lyon  en  1680,  fut,  à  vingt-six  ans,  élu  secrétaire 
perpétuel  de  l'Académie  des  inscriptions  et   belles-lettres,  et,  en   llUi,  nommé 
membre  de  l'Académie  française,  à  la  place  de  Fénclon.  Il  est  mort  le  10  sep 
tembre   1753,  et  malgré  lui  confrère  de  Voltaire  depuis   plus  de  six  ans.  Voyez, 
dans  les  Mémoires  de  l'abbé  Barthélémy,  ce  qu'il  dit  de  de  Boze. 

2.  Voyez  tome  III,  page  297. 


204  VIE   DE   VOLTAIRE. 

le  cœur  ou  flans  l'esprit  quelque  rapport  avec  ces  grands  personnage?,  ceux 
qui  aiment  l'histoire,  les  jeunes  gens  enfin,  encore  pleins  de  ces  objets  que 
l'éducation  a  mis  sous  leurs  yeux. 

Les  tragédies  historiques,  comme  Cinna,  la  Morl  de  Po^npée,  Bralus, 
Rome  sauvée,  le  Triumvirat,  de  Voltaire,  ne  peuvent  avoir  l'intérêt  du 
Cid,  A" Iphigénie,  de  Zaïre,  ou  do  Mérope.  Les  passions  douces  et  tendres 
du  cœur  humain  ne  pourraient  s'y  développer  sans  distraire  du  tableau  his- 
torique qui  en  est  le  sujet;  les  événements  ne  peuvent  y  être  disposés  avec 
la  même  liberté  pour  les  faire  servir  à  l'effet  théâtral.  Le  poëte  y  est  bien 
moins  maître  des  caractères.  L'iniérôt,  qui  est  celui  d'une  nation  ou  d'une 
grande  révolution,  plutôt  que  celui  d'un  individu,  est  dès  lors  bien  plus 
faible,  parce  qu'il  dépend  de  sentiments  moins  personnels  et  moins  éner- 
giques. 

Mais,  ioin  de  proscrire  ce  genre  comme  plus  froid,  comme  moins  favo- 
rable au  génie  dramatique  du  poëte,  il  faudrait  l'encourager,  parce  qu'il 
ouvre  un  champ  vaste  au  génie  poétique,  qui  peut  y  dévelojiper  toutes  les 
grandes  vérités  de  la  politique  ;  parce  qu'il  offre  de  grands  tableaux  histo- 
riques, et  qu'enfin  c'est  celui  qu'on  peut  employer  avec  plus  de  succès  à 
élever  l'âme  et  à  la  former.  On  doit  sans  doute  placer  au  premier  rang  les 
poëmes  qui,  comme  Mahomet,  comme  Alzire,  sont  à  la  fois  des  tragédies 
intéressantes  ou  terribles,  et  de  grands  tablpaux  ;  mais  ces  sujets  sont  très- 
rares,  et  ils  exigent  des  talents  que  Voltaire  seul  a  réunis  jusqu'ici. 

On  ne  voulut  point  permettre  d'imprimer  la  Mort  de  César.  On  fit  un 
crime  à  l'auteur  des  sentiments  républicains  répandus  dans  sa  .pièce,  im- 
putation d'autant  plus  ridicule  que  chacun  parle  son  langage,  que  Drutus 
n'en  est  pas  plus  le  héros  que  César;  que  le  poëte,  dans  un  genre  purement 
historique,  en  traçant  ses  poriraits  d'après  l'histoire,  en  a  conservé  l'impar- 
tialité. Mais,  sous  le  gouvernement  à  la  fois  tyrannique  et  pusillanime  du 
cardinal  de  Fleury,  le  langage  de  la  servitude  était  le  seul  qui  pût  s^araître 
innocent. 

Qui  croirait  aujourd'hui  que  l'élégie  sur  la  mort  de  M"''  Lecou- 
vreur^  ait  été  pour  Voltaire  le  sujet  d'une  persécution  sérieu^-c,  qui 
l'obligea  de  quitter  la  capitale,  où  il  savait  qu'heureusement  l'absence  fait 
tout  oublier,  môme  la  fureur  de  persécuter! 

Les  théâtres  sont  une  institution  vraiment  utile  :  c'est  par  eux  qu'une 
jeunesse  inappliquée  et  frivole  conserve  encore  quelque  habitude  de  sentir 
et  de  penser,  que  les  idées  morales  ne  lui  deviennent  point  absolument 
étrangères,  que  les  plaisirs  de  l'esprit  existent  pour  elle.  Les  sentiments 
qu'excite  la  représentation  d'une  tragédie  élèvent  l'âme,  l'épurent,  la  tirent 
de  cette  apathie,  de  cette  personnalité,  maladies  auxquelles  l'homme  riche 
et  dissipé  est  condamné  par  la  nature.  Les  spectacles  forment  en  quelque 
sorte  un  lien  entre  la  classe  des  hommes  qui  pensent  et  celle  des  hommes 
qui  ne  pensent  point.  Ils  adoucissent  l'austérité  des  uns,  et  tempèrent  dans 


\.  Tome  IX,  page  369. 


VIE   DE   VOLTAIRE.  •        203 

les  autres  la  dureté  qui  naît  de  l'orgueil  et  de  la  légèreté.  Mais,  par  une  fa- 
talité singulière,  dans  le  pays  où  l'art  du  théâtre  a  été  porté  au  plus  haut 
degré  de  perfection,  les  acteurs,  à  qui  le  public  doit  le  plus  noble  de  ses 
plaisirs,  condamnés  par  la  religion,  sont  flétris  par  un  préjugé  ridicule. 

Voltaire  osa  le  combattre.  Indigne  qu'une  actrice  célèbre,  longtemps 
l'objet  de  l'enthousiasme,  enlevée  par  une  mort  prompte  et  cruelle,  fût,  en 
qualité  d'excommuniée,  privée  de  la  sépulture,  il  s'éleva  et  contre  la  nation 
frivole  qui  soumettait  lâchement  sa  tête  à  un  joug  honteux,  et  contre  la 
pusillanimité  des  gens  en  place,  qui  laissaient  tranquillement  flétrir  ce 
qu'ils  avaient  admiré.  Si  les  nations  ne  se  corrigent  guère,  elles  souffrent 
du  moins  les  leçons  avec  patience.  Mais  les  prêtres,  à  qui  les  parlements  ne 
laissaient  plus  excommunier  que  les  sorciers  et  les  comédiens,  furent  irrités 
qu'un  poète  osât  leur  disputer  la  moitié  de  leur  empire,  et  les  gens  en  place 
ne  lui  pwrdonnèrenl  point  de  leur  avoir  reproché  leur  indigne  faiblesse. 

Voltaire  sentit  qu'un  grand  succès  au  théâtre  pouvait  seul,  en  lui  assurant 
la  bien\eillaiice  publique,  le  défendre  contre  le  fanatisme.  Dans  les  pays  où 
il  n'existe  aucun  pouvoir  populaire,  toute  classe  d'hommes  qui  a  un  point 
de  ralliement  devient  une  sorte  de  puissance.  Un  auteur  dramatique  est 
sous  la  sauvegarde  des  sociétés  pour  lesquelles  le  spectacle  est  un  amuse- 
ment ou  une  ressource.  Ce  public,  en  applaudissant  à  des  allusions,  blesse 
ou  flatte  la  vanité  des  gens  en  place,  décourage  ou  ranime  les  partis  élevés 
contre  eux,  et  ils  n'osent  le  braver  ouvertement.  Voltaire  donna  donc 
Ériphyle  ^,  qui  ne  remplit  point  son  but  ;  mais,  loin  de  se  laisser  abattre 
parce  rever.-i,  il  saisit  le  sujet  de  Zaïre,  en  conçoit  le  plan,  achève  l'ou- 
vrage en  dix-huit  jours,  et  elle  paraît  sur  le  théâtre  quatre-  mois  après 
Ériphule  '^. 

Le  succès  passa  ses  espérances.  Cette  pièce  est  la  première  où,  quittant 
les  traces  de  Corneille  et  de  Racine,  il  ait  montre  un  art,  un  lalei.t,  et  un 
style  qui  n'étaient  plus  qu'à  lui.  Jamais  un  amour  plus  vrai,  plus  passionné, 
n'avait  arraché  de  si  douces  larmes;  jamais  aucun  poëte  navait  peint  les 
fureurs  de  la  jalousie  dans  une  âme  si  tendre,  si  naïve,  si  généreuse.  On 
aime  Orosmane,  lors  même  qu'il  fait  frémir;  il  immole  Zaïre,  cette  Zaïre 
si  intéressante,  si  vertueuse,  et  on  ne  peut  le  haïr,  lit,  s'il  était  possible  de 
se  distraire  d'Orosmane  et  de  Zaïre,  combien  la  religion  n'est-elle  pas  im- 
posante dans  le  vieux  Lusignan!  quelle  noblesse  le  fanatique  Nérestan  met 
dans  ses  reproches!  avec  quel  art  le  poëte  a  su  présenter  ces  chrétiens  qui 
viennent  troubler  une  union  si  touchante  !  Une  femme  sensible  et  pieuse 
pleure  sur  Zaïre  qui  a  sacrifié  à  son  Dieu  son  amour  et  sa  vie,  tandis  qu'un 
homme  étranger  au  christianisme  pleure  Zaïre,  dont  le  cœur,  égare  par  sa 
tendresse  pour  son  père,  s'immole  au  préjugé  superstitieux  qui  lui  défend 
d'aimer  un  homme  d'une  secte  étrangère  :  et  c'est  là  le  chef-d'œuvre  de 
Kart.  Pour  quiconque  ne  croit  point  aux  livres  juifs,  Alhalie  n'est  que 


•I.  Le  7  mars  1732;  voyez  tome  II,  page  455. 
2.  Zaïre  fut  jouée  le  13  août  1732. 


206  VIE    DE   VOLTAIRE. 

l'école  du  fanatisme,  de  l'assassinat  et  du  mensonge.  Zaïre  est,  dans  toutes 
les  opinions,  comme  pour  tous  les  pays,  la  Ira.^'édie  des  cœurs  tendres  et 
des  âmes  pures. 

Elle  fut  suivie  dC Adélaïde  dtt  Guesdin^,  également  fondée  sur  l'amour, 
et  oïl,  comme  dans  Zaïre,  des  héios  français,  des  événements  de  notre  his- 
toire, rappelés  en  beaux  vers,  ajoutaient  encore  à  l'intérêt  ;  mais  c'était  le 
patriotisme  d'un  citoyen  qui  se  plaît  à  rappeler  des  noms  respectés  et  de 
grandes  époques,  et  non  ce  patriotistne  d' antichambre ,  qui  depuis  a  tant 
réussi  sur  la  scène  française. 

Adélaïde  n'eut  point  de  succès.  Un  plaisant  du  parterre  avait  empêché 
de  finir  Mariamne_,  en  criant  :  La  reine  boit!  un  autre  Hl  tomber  Adélaïde 
en  répondant  :  Coussi,  coussin  a  ce  mot  si  noble,  si  touchant  de  Vendôme  : 
Es- tu  content,  Couci? 

Cette  même  pièce  reparut  sous  le  nom  du  Duc  de  Foïx^,  corrigée 
moins  daprès  le  sentiment  de  l'auteur  que  sur  les  jugements  des  critiques; 
elle  réussit  mieux.  Mais  lorsque,  longtemps  après,  les  trois  coup>  de  mar- 
teau du  Philosophe  sans  le  savoir  ^  eurent  aj)pris  qu'on  ne  sifQeniit  plus 
le  coup  de  canon  d'Adélaïde  ;  lorsqu'elle  se  remontra  sur  la  scène,  nialgré 
Voltaire,  qui  se  souvenait  moins  des  beautés  de  sa  pièce  que  des  critiques 
qu'elle  avait  essuyées;  alors  elle  enleva  tous  les  suffrages,  alors  on  sentit 
toute  la  beauté  du  rôle  de  Vendôme,  aursi  amoureux  qu'Orosmane  :  l'un,  ja- 
loux par  la  suite  d'un  caractère  impérieux;  l'autre,  par  lexcèsdesa  passion; 
l'un,  tvrannique  par  l'impéluosité  et  la  hauteur  naturelle  desonàme;  l'autre, 
par  un  malheur  attaché  à  l'habitude  du  pouvoir  absolu.  Orosmane,  tendre, 
désintéressé  dans  son  amour,  se  rend  coupable  dans  un  moment  de  délire 
oîi  le  plonge  une  erreur  excusable,  et  s'en  punit  en  s'immolant  lui-même; 
Vendôme,  plus  per-onnel,  appartenant  à  sa  passion  plus  qu'à  sa  maîtresse, 
forme,  avec  une  fureur  plus  tranquille,  le  projet  de  son  crimi*,  mais  l'expie 
par  ses  remords  et  par  le  sacrifice  de  son  amour.  L'un  montre  les  excès  et 
les  malheurs  q\x  la  violence  des  passions  entraîne  les  âmes  généreuses  ; 
l'autre,  ce  que  peuvent  le  repentir  et  le  sentiment  de  la  vertu  sur  les  âmes 
fortes,  mais  abandonnées  à  leurs  passions. 

On  prétend  que  le  Temple  du  Goût  '*  nuisit  beaucoup  au  succès 
é' Adélaïde.  Dans  cet  ouvrage  charmant.  Voltaire  jugeait  les  écrivains  du 
siècle  passé,  et  même  quelques-uns  de  ses  contemporains.  Le  temps  a  con- 
firmé tous  ses  jugements  ;  mais  alors  ils  parurent  autant  de  sacrilèges.  En 
observant  cette  intolérance  littéraire,  cette  nécessité  imposée  à  tout  écrivain 
qui  veut  conserver  son  repos,  de  respecter  les  opinions  établies  sur  le  mé- 
rite d'un  orateur  ou  d'un  poète;  cette  lureur  avec  laquelle  le  public  poursuit 
ceux  qui  osent,  sur  les  objets  même  les  plus  indifférents,  ne  penser  que  d'après 


1.  Jouée  le  18  janvier  1734  ;  voyez  tome  III,  page  75. 

2.  En  1752;  voyez  tome  III,  pa^e  197. 

3.  Comédie  ou  drame  de  Sedaine,  jouée  le  2  décembre  1765;   Adélaïde  du 
Guesclln  avait  été  reprise  dès  le  9  septembre  de  la  même  année. 

4.  Publié  en  mars  ou  a\Til  1733  ;  voyez,  tome  VIII,  page  549. 


VIE    DE    VOLTAIRE.  207 

eux-mêmes,  on  serait  tenté  de  croire  que  l'homme  est  intolérant  par  sa  na- 
ture. L'esprit,  le  génie,  la  raison,  ne  garantissent  pas  toujours  de  ce  malheur. 
Il  est  bien  peu  d'hommes  qui  n'aient  pas  en  secret  quelques  idoles  dont  ils 
ne  voient  point  de  sang-troid  qu'on  ose  âlfaiblir  ou  détruire  le  culte. 

Dans  le  grand  nombre,  ce  sentiment  a  pour  origine  l'orgued  et  l'envie. 
On  regarde  comme  affectant  sur  nous  une  supériorité  qui  nous  blesse  l'écri- 
vain qui,  en  critiquant  ceux  que  nous  admirons,  a  l'air  de  se  croire  supé- 
rieur à  eux,  et  dès  lors  à  nous-mêmes.  On  craint  qn'en  abattant,  la  statue  de 
l'homme  qui  n'est  plus,  il  ne  prétende  élever  à  sa  place  t-elle  d'un  homme 
vivant,  dont  la  gloire  est  toujours  un  spectacle  afïligeant  pour  la  médiocrité. 
Mais  si  des  esprits  supérieurs  s'abandonnent  à  cette  espèce  d'intolérance, 
cette  faiblesse  excusable  et  passagère,  née  de  la  paresse  et  de  l'habitude, 
cède  bientôt  à  la  vérité,  et  ne  prO'iuit  ni  l'injustice  ni  U  persécution. 

Dans  sa  retraite,  Voltaire  avait  conçu  l'heureux  projet  de  faire  connaître 
à  sa  nation  la  philosophie,  la  littérature,  les  opinions,  les  sectes  de  l'Angle- 
terre; et  il  fit  ses  Lellres  sur  les  Anglais  K  Newton,  dont  on  ne  connais- 
sait en  France  ni  les  opinions  piiilosophiqnes,  ni  le  système  du  monde,  ni 
presque  même  les  expériences  sni-  la  lumière;  Locke,  dont  le  livre  traduit 
en  français^  n'avait  été  lu  que  par  un  petit  nombre  de  pliilosophes;  Bacon, 
qui  n'était  célèbre  que  comme  chancelier;  Shakespeare,  dont  le  génie  et  les 
fautes  grossières  sont  un  pliénoniène  dans  l'histoire  de  la  littérature;  Con- 
grève,  Wicherley,  Addison,  Pope,  dont  les  noms  étaient  phjSijue  inconnus 
même  de  nos  gens  de  lettres;  ces  quakers  ^,  fanatiques  sans  être  persécuteurs, 
insensés  dans  leur  dévotion,  mais  les  plus  raisonnables  des  chrétiens  dans 
leur  croyance  et  dans  leur  morale,  ridicules  aux  yeux  du  reste  des  hommes 
pour  avoir  outré  deux  vertus,  l'amour  de  la  paix  et  celui  de  l'égalité;  les 
autres  sectes  qui  se  partageaient  l'Angleterre  ;  rinfluence  qu'un  esprit  géné- 
ral de  liberté  y  exerce  sur  la  litténiture,  sur  la  philosophie,  sur  les  arts, 
sur  les  opinions,  sur  les  mœurs;  l'histoire  de  l'insertion  de  la  petite  vérole 
reçue  presque  sans  obstacle,  et  examinée  sans  prévention,  malgré  la  singu- 
larité et  la  nouveauté  de  celte  pratique  :  tels  furent  les  objets  principaux 
traités  dans  cet  ouvrage. 

Fontenelle  avait  le  premier  fait  [)arler  à  la  raison  et  à  la  philosophie  un 
langage  agréable  et  piquant;  il  avaii  su  répandre  sur  les  sciences  la  lumière 
d'une  philosophie  toujours  sage,  souvent  fine,  quelquefois  profonde  :  dans 
les  Lellres  de  Voltaire,  on  trouve  le  mérite  de  Fontenelle  avec  plus  de  iioùl, 
de  naturel,  de  hardiesse,  et  de  gaieté.  Un  vieil  attachement  aux  erreurs  de 
Descartes  n'y  vient  pas  répandre  sur  ia  vérité  des  ombres  (jui  la  cachent  ou 
la  défigurent.  C'est  la  logique  et  la  plaisanlerie  des  Provinciales^  mais 
s'exerçant  sur  de  plus  grands  objets,  n'étant  jamais  corrompues  par  un  ver- 
nis de  dévotion  monacale. 

Cet  ouvrage  fut  parmi  nous  l'époque  d'une  révolution  ;  il  commença  à  y 

1.  Ou  Lettres  philosophiques,  voyez  lomc  XXII,  page  7.">, 

2.  h'Essai  sur  l'entendement  humain  avait  ('té  traduit  par  Conta  en  1700. 

3.  Les  quatre  premières  Lettres  philosophiques  sont  consacrées  aux  quakers. 


208  VIE    DE   VOLTAIRE 

faire  naître  le  goût  de  la  philosophie  et  de  la  litiérature  anglaise  ;  à  nous 
intéresser  aux  mœurs,  à  la  politique,  aux  connaissances  commerciales  de 
ce  peuple;  à  répandre  sa  langue  parmi  nous.  Depuis,  un  engouement  pué- 
ril a  pris  la  place  de  l'ancienne  indifférence  ;  et,  par  une  singularité  remar- 
quable, Voltaire  a  eu  encore  la  gloire  de  le  combattre,  et  d'en  diminuer 
l'influence. 

11  nous  avait  appris  à  sentir  le  mérite  de  Shaltespeare,  et  à  regarder  son 
théâtre  comme  une  mine  d'oiî  nos  poètes  pourraient  tirer  des  trésors;  et 
lorsqu'un  ridicule  enthousiasme  a  présenté  comme  un  modèle  à  la  nation  de 
Racine  et  de  Voltaire  ce  poëte  éloquent,  mais  sauvage  et  bizarre,  et  a  voulu 
nous  donner  pour  des  tableaux  énergiques  et  vrais  de  la  nature  ses  toiles 
chargées  de  compositions  absurdes  et  de  caricatures  dégoûtantes  et  gros- 
sières, Voltaire  a  défendu  la  cause  du  goût  et  de  la  raison  i.  Il  nous  avait 
reproché  la  trop  grande  timidité  de  notre  théâtre  ;  il  fut  obligé  de  nous  re- 
procher d'y  vouloir  porter  la  licence  barbare  du  théâtre  anglais. 

La  publication  de  ces  Lettres  excita  une  persécution  ^  dont,  en  les  lisant 
aujourd'hui,  on  aurait  peine  à  concevoir  l'acharnement;  mais  il  y  combat- 
tait les  idées  innées^,  et  les  docteurs  croyaient  alors  que,  s'ils  n'avaient 
point  d'idées  innées,  il  n'y  aurait  pas  de  caractères  assez  sensibles  pour 
distinguer  leur  âme  de  celle  des  bêtes.  D'ailleurs  il  y  soutenait  avec  Locke 
qu'il  n'était  pas  rigoureusement  prouvé  que  Dieu  n'aurait  pas  le  pouvoir, 
s'il  le  voulait  absolument,  de  donner  à  un  élément  de  la  matière  la  faculté 
de  penser;  et  c'était  aller  contre  le  privilège  des  théologiens,  qui  pré- 
tendent savoir  à  point  nommé,  et  savoir  seuls,  tout  ce  que  Dieu  a  pensé, 
tout  ce  qu'il  a  fait  ou  pu  faire  depuis  et  môme  avant  le  commencement  du 
monde.' 

Enfin,  il  y  examinait  quelques  passages  des  Pensées  de  Pascal  S  ouvrage 
que  les  jésuites  mêmes  étaient  obligés  de  respecter  malgré  eux,  comme 
ceux  de  saint  Augustin  ;  on  fut  scandalisé  de  voir  un  poêle,  un  laïque,  oser 
juger  Pascal.  Il  semblait  qu'attaquer  le  seul  des  défenseurs  de  la  religion 
chrétienne  qui  eût  auprès  des  gens  du  monde  la  réputation  d'un  grand 
homme,  c'était  attaquer  la  religion  même,  et  que  ses  preuves  seraient  affai- 
blies si  le  géomètre,  qui  avait  promis  de  se  consacrer  à  sa  défense,  était 
convaincu  d'avoir  souvent  mal  rai.-onné. 

Le  clergé  demanda  la  suppression  des  Lettres  sur  les  Anglais^  et  l'ob- 


1.  Voyez  Appel  à  toutes  les  nations  de  l'Europe  des  jugements  d'un  écrivain 
anglais,  ou  Manifeste  au  sujet  des  honneurs  du  pavillon  entre  les  théâtres  de 
Londres  et  de  Paris,  tome  XXIV,  page  191;  Lettre  à  lAcademie  française  {en  1776), 
tome  XXX,  page  3i9,  et  la  dédicace  d'Irène  {Lettre  à  V Académie  française,  en 
1778),  tome  VII,  page  325. 

2.  Elles  furent  brûlées  par  la  main  du  bourreau  le  10  juin  1734;  voyez 
tome  XXII,  pages  77-78. 

3.  Voyez  tome  XXII,  pages  122  et  390. 

4.  Les  Hemarques  sur  les  Pensées  de  Pascal  formaient,  en  1734,  la  25"=  des 
Lettres  philosophiques;  mais  ces  Remarques  sont  de  1728;  voyez  tome  XXII, 
page  27. 


VIE    DE    VOLTAIRE.  209 

tint  par  un  arrôt  du  conseil  ^  Ces  arrêts  se  donnent  sans  examen,  comme 
une  espèce  de  dédommagement  du  subside  que  le  gouvernement  obtient 
des  assemblées  du  clergé,  et  une  récompense  de  leur  facilité  à  l'accorder. 
Les  ministres  oublient  que  l'intérêt  de  la  puissance  séculière  n'est  pas  de 
maintenir,  mais  de  laisser  détruire,  par  les  progrès  de  la  raison,  l'empire 
dont  les  prêtres  ont  si  longtemps  abusé  avec  tant  de  barbarie,  et  qu'il  n'est 
pas  d'une  bonne  politique  d'acheter  la  paix  de  ses  ennemis,  en  leur  sacri- 
fiant ses  défenseurs. 

Le  parlement  brûla  le  livre,  suivant  un  usage  jadis  inventé  par  Tibère, 
et  devenu  ridicule  depuis  l'invention  de  l'imprimerie;  mais  il  est  des  gens 
aux:iuelsil  faut  plus  de  trois  siècles  pour  commencer  à  s'apercevoir  d'une 
absurdité. 

Toute  cette  persécution  s'exerçait  dans  le  temps  même  où  les  miracles 
du  diacre  Paris  ^  et  ceux  du  Père  Girard ^  couvraient  les  deux  partis  de  ridi- 
cule et  d'opprobre.  II  était  juste  qu'ils  se  réunissent  contre  un  homme  qui 
osait  prêcher  la  raison.  On  alla  jusqu'à  ordonner  des  inforaiations  contre 
Vaalenr''  des  Lellrea  philosophiques.  Le  gdvde  des  sceaux  fit  exiler  Vol- 
taire, qui,  alors  absent,  fut  averti  à  temps,  évita  les  gens  envoyés  pour  le 
conduire  au  lieu  de  son  exil,  et  aima  mieux  combattre  de  loin  et  d'un  lieu 
sur.  Ses  amis  prouvèrent  qu'il  n'avait  pas  manqué  à  sa  promesse  de  ne  point 
publier  ses  Lettres  en  France,  et  qu'elles  n'avaient  paru  que  par  l'infidélité 
d'un  relieur.  Heureusement  le  garde  des  sceaux  était  plus  zélé  pour  son  au- 
torité que  pour  la  religion,  et  beaucoup  plus  ministre  que  dévot.  L'orale 
s'apaisa,  et  Voltaire  eut  la  permission  de  reparaître  à  Paris. 

Le  calme  ne  dura  qu'un  instant.  VÉpîlre  à  Uranie  ^,  jusqu'alors  ren- 
fermée dans  le  secret,  fut  imprimée;  et,  pour  échapper  à  une  persécution 
ouvelle,  Vo  taire  fut  obligé  de  la  désavouer,  et  de  l'attribuer  à  l'abbé  de 
Chaulieu,  mort  depuis  plusieurs  années.  Cette  imputation  lui  faisait  honneur 
comme  poëte,  sans  nuire  à  sa  réputation  de  chrétien  ''. 

La  nécessité  de  mentir  pour  désavouer  un  ouvrage  est  une  extrémité  qui 

1.  Cet  arrêt  du  conseil  m'est  inconnu.  Condorcet  confond  peut-être  ici  rarrùt 
du  conseil  d'Ktat  du  4  décembre  1739,  portant  suppression  du  liecueil  de  pièces 
fugitives  en  prose  et  en  vers,  par  M.  de  V***  (voyez  tome  XXIU,  paoe  127)    CB  ) 

2.  En  1727  et  années  suivantes. 

3.  Le  procès  du  Père  Girard  et  de  la  Cadière  est  de  173L 

4.  Une  lettre  de  cachet  du  3  ou  4  mai  fut  envoyée  à  l'intendant  de  Dijon  pour 
faire  arrêter  Volt.iire,  alors  à  Montjeu,  aux  noces  du  duc  de  Richelieu  avec  M"«  de 
Guise.  Mais  Voltaire  était  parti  de  Montjeu  (voyez  dans  la  présente  édition  tome 
XXXIII,  pages  422,  434  ;  X,  2110,  et  la  l{evue  rétrospective,  U,  130,'.  On  fit  aussi  uni' 
perquisition  dans  le  domicile  de  Voltaire  à  Paris  (voyez  tome   XXXIII,  pa"c  4'>9) 

5.  VÉpitre  à  Uranie  avait   été  imprimée   dès   le  commencement  de   1732 
voyez  tome  IX,  paue  358. 

6.  Voyez  les  OEuvres  de  Chaulieu.  (K.)  —  Voyez  surtout  la  pièce  de  vers 
adressée  au  marquis  de  La  Fare  en  1708,  commençant  par 

Plus  j"api)roche  du  terme,  et  moins  je  le  redoute. 

Dans  l'édition  de  1740  des  OEuvres  de  Chaulieu,  la  pièce  n'est  imprimée  dans  le 


210  VIE    DE    VOLTAIRE. 

répugne  également  à  la  conscience  et  à  la  noblesse  du  caractère;  mais  le 
crime  est  pour  les  hommes  injustes  qui  rendent  ce  désaveu  nécessaire  à  la 
sûreté  de  celui  qu'ils  y  forcent.  Si  vous  avez  érigé  en  crime  ce  qui  n'en  est 
pas  un,  si  vous  avez  porté  atteinte,  par  des  lois  absurdes  ou  par  des  lois 
arbitraires,  au  droit  naturel  qu'ont  tous  les  hommes,  non-seulement  d'avoir 
une  opinion,  mais  de  la  rendre  publique,  alors  vous  méritez  de  perdre  celui 
qu'a  chaque  homme  d'entendre  la  vérité  de  la  bouche  d'un  autre,  droit  qui 
fonde  seul  l'obligation  rigoureuse  de  ne  pas  mentir.  S'il  n'est  pas  permis  de 
tromper,  c'est  parce  que  tromper  quelqu'un  c'est  lui  faire  un  tort,  ou  s'expo- 
ser à  lui  en  faire  un;  mais  le  tort  suppose  un  droit,  et  personne  n'a  celui  de 
chercher  à  s'assurer  les  moyens  de  commettre  une  injustice. 

Kous  ne  disculpons  point  Voltaire  d'avoir  donné  son  ouvrage  à  l'abbé 
deChaulieu;  une  telle  imputation,  indiflérente  en  elle-même,  n'est,  comme 
on  sait,  qu'une  plaisanterie.  C'est  une  arme  qu'on  donne  aux  gens  en  place, 
lorsqu'ils  sont  disposés  à  l'indulgence  sans  oser  en  convenir,  et  dont  ils  se 
servent  pour  repousser  les  persécuteurs  plus  sérieux  et  plus  acharnés. 

L'indiscrétion  avec  laquelle  les  amis  de  Voltaire  récitèrent  quelques 
fragments  de  la  Pucelle  fut  la  cause  d'une  nouvelle  persécution  ^  Le  garde 
des  sceaux  menaça  le  poète  à'uti  cul  de  basse-fosse,  si  jamais  il  paraissait 
rien  de  cet  ouvrage.  A  une  longue  distance  du  temps  où  ces  tyrans  subal- 
ternes, si  bouffis  d'une  puissance  éphémère,  ont  osé  tenir  un  tel  langage  à 
des  hommes  qui  sont  la  gloire  de  leur  patrie  et  de  leur  siècle,  le  sentiment 
de  mépris  qu'on  éprouve  ne  laisse  plus  de  place  à  l'indignation.  L'oppres- 
seur et  l'opprimé  sont  également  dans  la  tombe;  mais  le  nom  de  l'opprimé, 
porté  par  la  gloire  aux  siècles  à  venir,  préserve  seul  de  l'oubli,  et  dévoue  à 
une  honte  éternelle  celui  de  ses  lâches  persécuteurs. 

Ce  fut  dans  le  cours  de  ces  orages  que  le  lieutenant  de  police  Hérault 
dit  un  jour  à  Voltaire  :  «  Quoi  que  vous  écriviez,  vous  ne  viendrez  pas  à 
bout  de  détruire  la  religion  chrétienne.  —  C'est  ce  que  nous  verrons,  » 
répondit-il^. 

Dans  un  moment  où  l'on  parlait  beaucoup  d'un  homme  arrêté,  sur  une 
lettre  de  cachet  suspecte  de  fausseté,  il  demanda  au  même  magistrat  ce 
qu'on  faisait  à  ceux  qui  fabriquaient  de  fausses  lettres  de  cachet.  «  On  les 
pgnd.  —  C'est  toujours  bien  fait,  en  attendant  qu'on  traite  de  même  ceux 
qui  en  signent  de  vraies.  » 

Fatio'ué  de  tant  de  persécutions,  Voltaire  crut  alors  devoir  changer  sa 
manière  de  vivre.  Sa  fortune  lui  en  laissait  la  liberté.  Les  philosophes  anciens 
vantaient  la  pauvreté  comme  la  sauvegarde  de  l'inJépendance.  Voltaire 
voulut  devenir  riche  pour  êtic  indépendant;  et  il  eut  également  raison.  On 

volume  qu'avec  des  lacunes  ;  mais  elle  est  reproduite  entière  à  la  fin  du  volume 
pages  -225-28. 

1.  A  la  fin  de  1735  et  au  commencement  de  1736.  Le  garde  des  sceaux,  persé- 
cuteur de  Voltaire,  était  Germain-Louis  Chauvelin,  garde  des  sceaux  de  1727  à 
1737,  mort  en  1762. 

2.  L'anecdote  est  rapportée  par  Voltaire  dans  une  lettre  à  d'Alembert  (voyez 
tome  XL,  page  431),  comme  concernant  un  des  frères. 


VIE    DE   VOLTAIRE.  211 

ne  connaissait  point  chez  les  anciens  ces  richesses  secrètes  qu'on  peut  s'as- 
surer à  la  fois  dans  différents  pajs,  et  mettre  à  l'abri  de  tous  les  orages. 
L'abus  des  confiscations  y  rendait  les  richesses  aussi  dangereuses  par  elles- 
mêmes  que  la  gloire  ou  la  faveur  populaire.  L'immensité  de  l'empire 
romain,  et  la  petitesse  des  républiques  grecques,  empêchaient  également  de 
soustraire  à  ses  ennemis  ses  richesses  et  sa  personne.  La  différence  des 
mœurs  entre  les  nations  voisines,  l'ignorance  presque  générale  de  toute 
langue  étrangère,  une  moins  grande  communication  entre  les  peuples, 
étaient  autant  d'obstacles  au  changement  de  patrie. 

D'un  autre  côté,  les  anciens  connaissaient  moins  ces  aisances  de  la  vie, 
nécessaires  parmi  nous  à  tous  ceux  qui  ne  sont  point  nés  dans  la  pauvreté. 
Leur  climat  les  assujettissait  à  moins  de  besoins  réels,  et  les  riches  don- 
naient plus  à  la  magnificence,  aux  rafflnements  de  la  débauche,  aux  excès, 
aux  fantaisies,  qu'aux  commodités  habituelles  et  journa  ières.  Ainsi,  en 
même  temps  qu'il  leur  était  à  la  fois  plus  facile  d'être  pauvres,  et  plus  dif- 
ficile d'être  riches  sans  danger,  les  richesses  n'étaient  pas  chez  eux,  comme 
parmi  nous,  un  moyen  de  se  soustraire  à  une  oppression  injuste. 

Ne  blâmons  donc  point  un  philosophe  d'avoir,  pour  assurer  son  indé- 
pendance, préféré  le?  ressources  que  les  mœurs  de  son  siècle  lui  présen- 
taient, à  celles  qui  convenaient  a  d'autres  mœurs  et  à  d'autres  temps. 

Voltaire  avait  hérité  de  son  père  et  de  son  frère  une  fortune  honnête; 
l'édition  de  la  llenriade.,  faite  à  Londres,  l'avait  augmentée;  des  spécula- 
tions heureuses  dans  les  fonds  publics  y  ajoutèrent  encore  :  ainsi,  à  l'avan- 
tage d'avoir  une  fortune  qui  assurait  son  indépendance,  il  joignit  celui  de 
ne  la  devoir  qu'à  lui-môme.  L'usage  qu'il  en  fit  aurait  dû  la  lui  faire  par- 
donner. 

Des  secours  à  des  gens  de  lettres,  des  encouragements  à  des  jeunes 
gens  en  qui  il  croyait  apercevoir  le  germe  du  talent,  en  absorbaient  une 
grande  partie.  C'est  surtout  à  cet  usage  qu'il  destinait  le  faible  profit  qu'il 
tirait  de  ses  ouvrages  ou  de  ses  pièces  de  théâtre,  lorsqu'il  ne  les  abandon- 
nait pas  aux  comédiens.  Jamais  auteur  ne  lut  cependant  plus  cruellement 
accusé  d'avoir  eu  des  torts  avec  ses  libraires;  mais  ils  avaient  à  leurs  ordres 
toute  la  canaille  littéraire,  avide  de  calomnier  la  conduie  de  l'homme  dont 
ils  savaient  trop  qu'ils  ne  pouvaient  étouffer  les  ouvrages.  L'orgueilleuse 
médiocrité,  quelques  hommes  de  mérite  blessés  d'une  supériorité  trop 
inconteslablo;  les  gens  du  monde  toujours  empressés  d'avilir  des  talents  et 
des  lumières,  objets  secrets  de  leur  envie;  les  dévots  intéressés  à  décrier 
Voltaire  pour  avoir  moins  à  le  craindre;  tous  s'empressaient  d'accueillir  les 
calomnies  des  libraires  et  des  Zoïles.  Mais  les  preuves  de  la  fausseté  de  ces 
imputations  subsistent  encore  avec  celles  des  bienfaits  ^  dont  Voltaire  a  com- 
blé quelques-uns  do  ses  calomniateurs  :  et  nous  n'avons  pu  les  voir  sans 
gémir,  et  sur  le  malheur  du  génie  condamné  à  la  calomnie,  triste  compen- 


\.  Voyez  les  lettres  de  Jorc,  tome  XXXV,  pages  77,  84;  XXXVI,  134;  XL VI, 
145,  311)  ;  XLVIH,  400;  —  les  lettres  de  Mannory,  tome  XXXVI,  pages  294,  329.. 
480;  —  Celle  de  Bonneval,  tome  XXXVI,  page  189. 


212  VIE   DE    VOLTAIRE. 

sation  de  la  gloire,  et  sur  cette  honteuse  facilite  à  croire  tout  ce  qui  peut 
dispenser  d'admirer. 

Voltaire  n'ayant  donc  besoin  peur  sa  fortune  ni  de  cultiver  des  protec- 
teurs, ni  de  solliciter  des  places,  ni  de  négocier  avec  des  libraires,  renonça 
au  séjour  de,  la  capitale.  Jusqu'au  ministère  du  cardinal  de  Fleury,  et 
jusqu'à  son  voyage  en  Angleterre,  il  avait  vécu  dans  le  plus  grand  monde. 
Les  princes,  les  grands,  ceux  qui  étaient  à  la  tête  des  affaires,  les  gens  à  la 
mode,  les  femmes  les  plus  brillantes,  étaient  recherchés  par  lui  et  le  recher- 
chaient. Partout  il  plaisait,  il  était  fêté;  mais  partout  il  inspirait  l'envie  et 
la  crainte.  Supérieur  par  ses  talents,  il  l'était  encore  par  l'esprit  qu'il  mon- 
trait dans  la  conversation;  il  y  portait  tout  ce  qui  rend  aimables  les  gens  d'un 
esprit  frivole,  et  y  mêlait  les  traits  d'un  esprit  supérieur.  Né  avec  le  talent 
de  la  plaisanterie,  ses  mots  étaient  souvent  répétés,  et  c'en  était  assez  pour 
qu'on  donnât  le  noni  de  méchanceté  à  ce  qui  n'était  que  l'expression  vraie 
de  son  jugement,  rendue  piquante  par  la  tournure  naturelle  de  son  es,  rit. 

A  son  retour  d'.-\ngleterre,  il  sentit  que,  dans  les  sociétés  oi^i  l'amour- 
propre  et  la  vanité  rassemblent  les  hommes,  il  trouverait  peu  d'amis;  et  il 
cessa  de  s'y  répandre,  sans  cependant  rompre  avec  elles.  Le  goût  qu'il  y 
avait  pris  pour  la  magniGcence,  pour  la  grandeur,  pour  tout  ce  qui  est 
brillant  et  recherché,  était  devenu  une  habitude;  il  le  conserva  même  dans 
la  retraite  ;  ce  goût  embellit  souvent  ses  ouvrages  :  il  influa  quelquefois  sur 
ses  jugements.  Uendu  à  sa  patrie,  il  se  réduisit  à  ne  vivre  habituellement 
qu'avec  un  petit  nombre  d'amis.  Il  avait  perdu  M.  de  Génonville  et  M.  de 
Maisons,  dont  il  a  pleuré  la  mort  dans  des  vers  si  touchants  ^,  monuments 
de  cette  sensibilité  vraie  et  profonde  que  la  nature  avait  mise  dans  son 
cœur,  que  son  ^enie  répandit  dans  ses  ouvrages,  et  qui  fut  le  germe  heu- 
reux de  ce  zèle  ardent  pour  le  bonheur  des  homme-,  noble  et  dernière  pas- 
sion de  sa  vi(-illesse.  Il  lui  restait  M.  d'Argental  ^,  dont  la  longue  vie  n'a  été 
qu'un  sentiment  de  tendresse  et  d'admiration  pour  Voltaire,  et  qui  en  fut 
récomjiensé  par  son  amitié  et  sa  confiance;  il  lui  restait  MM.  de  Forment 
et  de  Cideville,  qui  étaient  les  confidents  de  ses  ouvrages  et  de  ses 
projets. 

3Iai-,  vers  le  temps  de  ses  persécutions,  une  autre  amitié  vint  lui  offrir 
des  consolations  plus  doucr-s,  et  augmenter  son  amour  pour  la  retraite.  C'était 
celle  de  la  marquise  du  Ghàtelet,  passionnée  comme  lui  pour  l'étude  et  pour 
la  gloire;  philosophe,  mais  de  celte  philosophie  qui  prend  sa  source  dans 
une  âme  forte  et  libre,  ayant  approfondi  la  métaphysique  et  la  géométrie 
assez  pour  analys^^r  Leibnitz  et  pour  traduire  Newton,  cultivant  les  arts, 
mais  sachant  les  juger,  et  leur  préférer  la  connaissance  de  la  naiure  et  des 
hommes;  n'aimant  de  l'histoire  que  les  grands  résultats  qui  portent  la 
lumière  sur  l(^s  se.-rets  de  la  nature  humaine;  supérieure  à  tous  les  pré- 
jugés par  la  force  de  son  caractère  comme  par  celle  de  sa  raison,  et  n'ayant 

1.  Voyez  YÉpître  aux  mânes  de  Génonville,  tome  X,  page  265;  et  le  Temple  du 
Goût,  lome  VJII,  page  549. 

2.  Voyez  les  notes  qui  le  concernent,  tome  XXXIII,  page  419,  et  h,  389. 


VIE    DE  VOLTAIRE.  213 

pas  la  faiblesse  de  cacher  combien  elle  les  dédaignait;  se  livrant  aux  fri- 
volités de  son  sexe,  de  son  état,  et  de  son  âge,  mais  les  méprisant  et  les 
abandonnant  sans  regret  pour  la  retraite,  le  travail  et  l'amitié;  excitant  enfin 
par  sa  supériorité  la  jalousie  des  femmes,  et  môme  de  la  plupart  des  hommes 
avec  lesquels  son  rang  l'obligeait  de  vivre,  et  leur  pardonnant  sans  effort. 
Telle  était  l'amie  que  choisit  Voltaire  pour  passer  avec  lui  des  jours  remplis 
par  le  tra\ail,  et  embellis  par  leur  amitié  commune. 

Fatigué  de  querelles  littéraires,  révolté  de  voir  la  ligue  que  la  médio- 
crité avait  formée  contre  lui,  soutenue  en  secret  par  des  hommes  que  leur 
mérite  eût  dû  préserver  de  cette  indigne  association;  trouvant,  depuis  qu'il 
avait  osé  dire  des  vérités,  autant  de  délateurs  qu'il  avait  de  critiques,  et  les 
voyant  armer  sans  cesse  contre  lui  la  religion  et  le  gouvernement,  parce 
qu'il  faisait  bien  des  vers,  il  chercha  dans  les  sciences  une  occupation  plus 
tranquille. 

Il  voulut  donner  une  exposition  élémentaire  ^  des  découvertes  de  Newton 
sur  le  svstème  du  monde  et  sur  la  lumière,  les  mettre  à  la  portée  de  tous 
ceux  qui  avaient  une  légère  teinture  des  sciences  mathémati(iups,  et  faire 
connaître  en  même  temps  les  opinions  philosophiques  de  Newton,  et  ses 
idées  sur  la  chrcmologie  ancienne. 

Lorsque  ces  Éléments  parurent,  le  cartésianisme  dominait  encore, 
même  dans  l'Académie  des  sciences  de  Paris.  Un  petit  nombre  de  jeunes 
géomètres  a\aii>nt  eu  seuls  le  courage  de  l'abandonner;  er  il  n'existait  dans 
notre  langue  aucun  ouvrage  où  l'on  pût  prendre  une  idée  des  grandes 
découvertes  publiées  en  Angleterre  depuis  un  demi-siècle. 

Cependant  on  refusa  un  privilège  à  l'auteur.  Le  chancelier  d'Aguesseau 
s'était  fait  cartésien  dans  sa  jeunesse,  parce  que  c'était  alors  la  mode  parmi 
ceux  qui  se  piquaient  de  s'élever  au-dessus  des  préjugés  vulgaires;  et  ses 
sentiments  politiques  et  religieux  s'unissaient  contre  Newton  à  sos  opinions 
philosophiques.  Il  trouvait  qu'un  chancelier  de  France  ne  devait  pas  souffrir 
qu'un  philosophe  anglais,  à  peine  chrétien,  l'emportât  sur  un  Fiançais  qu'on 
supposait  orthodoxe.  D'Aguesseau  avait  une  mémoire  immense;  une  appli- 
cation continue  l'avait  rendu  très-profond  dans  plusieurs  genres  d'érudi- 
tion; mais  sa  tête,  fatiguée  à  force  de  recevoir  et  de  retenir  les  oi)inions  des 
autre-,  n'avait  la  force  ni  de  combiner  ses  propres  idées,  ni  de  se  former 
des  principes  fixes  et  précis.  Sa  superstition,  sa  timidité,  son  respect  pour 
les  usages  anciens,  son  indécision,  rétrécissaient  ses  vues  pour  la  réforme 
des  lois,  ot  arrêtaient  son  activité.  Il  mourut  après  un  long  ministère,  ne 
laissant  à  la  France  que  le  regret  de  voir  ses  grandes  vertus  demeurées  inu- 
tiles, et  ses  rares  qualités  perdues  pour  la  nation. 

Sa  sévérité  pour  les  ÉUhiieiils  de  la  Philosophie  de  Newlon  n'est  pas  la 
seule  petitesse  qui  ait  marqué  son  administration  de  la  librairie  :  il  ne  vou- 
lait point  donner  de  privilèges  pour  les  romans,  et  il  ne  consentit  à  laisser 
imprimer  Clevelmid  qu'il  condition  que  le  héros  changerait  de  religion. 
Voltaire  se  livrait  en  même  temps  à  l'étude  de  la  physique,  interrogeait 

1.  Voyez  Éléments  de  la  philosophie  de  Newton,  tome  XXII. 


214  VIE    DE    V(JLTA1KE. 

les  savants  dans  tous  les  genres,  répétait  leurs  expériences,  ou  en  imaginait 
de  nouvelles. 

Il  concourut  pour  le  prix  de  l'Académie  des  sciences  sur  la  nature  et  la 
propagation  du  feu  *,  prit  pour  devise  ce  distique,  qui,  par  sa  précision  et 
son  énergie,  n'est  pas  indigne  de  l'auteur  de  la  Ilenriade  : 

J^nis  ubique  latet,  naturam  amplectitur  omnem, 
CuDCta  parit,  rénovât,  dividit,  unit,  alit^. 

Le  prix  fut  donné  à  l'illustre  Euler,  par  qui,  dans  la  carrière  des  sciences, 
il  n'était  humiliant  pour  personne  d'être  vaincu.  M"<=  du  Chàtelet  avait  con- 
couru en  même  temps  que  ton  ami,  et  ces  deux  pièces  obtinrent  une  men- 
tion très-honorable. 

La  dispute  sur  la  mesure  des  forces  occupait  alors  les  mathématiciens. 
Voltaire,  dans  un  mémoire  présenté  à  l'Académie^,  et  approuvé  par  elle*, 
prit  le  parti  de  Descartes  et  de  Newton  contre  Leibnitz  et  les  Bernouilli,  et 
même  contre  M""=  du  Chàtelet,  qui  était  devenue  leibnilzienne. 

Nous  sommes  loin  de  prétendre  que  ces  ouvrages  puissent  ajouter  à  la 
gloire  de  Voltaire,  ou  même  qu'ils  puissent  lui  mériter  une  place  parmi  les 
savants;  mais  le  mérite  d'avoir  fait  connaître  aux  Français  qui  ne  sont  pas 
géomèties,  Newton,  le  véritable  système  du  monde,  et  les  principaux  phé- 
nomènes de  l'optique,  peut  être  compté  dans  la  vie  d'un  philosophe. 

Il  est  utile  de  répandre  dans  les  esprits  des  idées  justes  sur  des  ob- 
jets qui  semblent  n'appartenir  qu'aux  sciences,  lorsqu'il  s'agit  ou  de  faits 
généraux  importants  dans  l'ordre  du  monde,  ou  de  faits  communs  qui  se 
présentent  à  tous  les  yeux.  L'ignorance  absolue  est  toujours  accompagnée 
d'erreurs,  et  les  erreurs  en  physique  servent  souvent  d'appui  à  des  préjugés 
d'une  espèce  plus  dangereuse.  D'ailleurs  les  connaissances  physiques  de 
Voltaire  ont  servi  son  talent  pour  la  poésie.  Nous  ne  parlons  pas  seulement 
ici  des  pièces  oîi  il  a  eu  le  mérite  rare  d'exprimer  en  vers  des  vérités  pré- 
cises sans  les  défiiiurer,  sans  cesser  d'être  poëte,  de  s'adresser  à  l'imagina- 
tion et  de  flatter  l'oreille;  l'étude  des  sciences  agrandit  la  sphère  des  idées 
poétiques,  enrichit  les  vers  de  nouvelles  images  ;  sans  cette  ressource,  la 
poésie,  nécessairement  retserrée  dans  un  cercle  étroit,  ne  serait  plus  que 
l'art  de  rajeunir  avec  adresse,  et  en  vers  harmonieux,  des  idées  communes 
et  des  peintures  épuisées. 

Sur  quelque  genre  que  l'on  s'exerce,  celui  qui  a  dans  un  autre  des  lu- 
mières étendues  ou  profondes  aura  toujours  un  avantage  immense.  Le  génie 
poétique  de  Voltaire  aurait  été  le  même;  mais  il  n'aurait  pas  été  un  si  grand 
poëte  s'il  n'eût  point  cultivé  la  physique,  la  philosophie,   l'histoire.  Ce  n'est 

1.  Essai  sur  la  nature  du  feu  et  sur  sa  propagation,  tome  XXIL 

2.  Ces  deux  vers  sont  de  Voltaire  ;  voyez  sa  lettre  à  d'Alembert,  du  1"  juillet 
1766,  tome  XLIV,  page  32  î. 

3.  Doutes  sur  la  mesure  des  forces  motrices  et  sur  leur  nature,  présentés  à 
l'Académie  des  sciences  de  Paris  en  1741,  tome  XXIII,  page  165. 

4.  Voyez  Documents  biographiques. 


VIE   DE    VOLTAIRE.  215 

pas  seulement  en  augmentant  le  nombre  des  idées  que  ces  études  étrangères 
sont  utiles,  elles  perfectionnent  l'esprit  môme,  parce  qu'elles  en  exercent 
d'une  manière  plus  égale  les  diverses  facultés. 

Après  avoir  donné  quelques  années  à  la  physique,  Voltaire  consulta  sur 
ses  progrès  Clairaut,  qui  eut  la  franchise  de  lui  répondre  qu'avec  un  tra- 
vail opiniâtre  il  ne  parviendrait  qu'à  devenir  un  savant  médiocre,  et  qu'il 
perdrait  inutilement  pour  sa  gloire  un  temps  dont  il  devait  compte  à  la  poé- 
sie et  à  la  philosophie.  Voltaire  l'entendit,  et  céda  au  goût  naturel  qui  sans 
cesse  le  ramenait  vers  les  lettres,  et  au  vœu  de  ses  amis,  qui  ne  pouvaient 
le  suivre  dans  sa  nouvelle  carrière.  Aussi  cette  retraite  de  Cirey  ne  fut-elle 
point  tout  entière  absorbée  par  les  sciences. 

C'est  là  qu'il  fit  Alzire,  Zulime,  Mahomet  ;  qu'il  acheva  ses  Discours 
sur  l'Homme^;  qu'il  écrivit  l'Histoire  de  Charles  XII -,  prépara  le  Siècle 
de  Louis  XIV,  et  rassembla  des  matériaux  pour  son  Essai  sur  les  Mœurs 
et  l'Esprit  des  nations,  depuis  Cliarlemagne  jusqu'à  nos  jours. 

Alzire  et  Mahomet  sont  des  monuments  immortels  de  la  hauteur  à  la- 
quelle la  réunion  du  génie  de  la  poésie  à  l'esprit  philosophique  peut  élever 
l'art  de  la  tragédie.  (>et  art  ne  se  borne  point  dans  ces  pièces  à  effrayer  par 
le  tableau  des  passions,  à  les  réveiller  dans  les  âmes,  à  faire  couler  les 
douces  larmes  de  la  pitié  ou  de  lamour;  il  y  devient  celui  d'éclairer  les 
hommes,  et  de  les  porter  à  la  vertu.  Ces  citoyens  oisifs,  qui  vont  porter  au 
théâtre  le  triste  embarras  de  finir  une  inutile  journée,  y  sont  appelés  à 
discuter  les  plus  grands  intérêts  du  genre  humain.  On  voit  dans  Alzire  les 
vertus  nobles,  mais  sauvages  et  impétueuses  de  l'homme  de  la  nature,  com- 
battre les  vices  de  la  société  corrompue  par  le  fanatisme  et  l'ambiiion,  et 
céder  à  la  vertu  perfectionnée  par  la  raison,  dans  l'àme  d'Alvarès  ou  de 
Guiman  mourant  et  désabusé.  On  y  voit  à  la  fois  comment  la  société  cor- 
rompt l'homme  en  mettant  des  préjugés  à  la  place  de  l'ignorance,  et  com- 
ment elle  le  perfectionne,  dès  que  la  vérité  prend  celle  des  erreurs.  Mais  le 
plus  funeste  des  préjugés  est  le  fanatisme;  et  Voltaire  voulut  immoler  ce 
monstre  sur  la  scène,  et  employer,  pour  l'arracher  des  âmes,  ces  effets  ter- 
ribles que  l'art  du  théâtre  peut  seul  produire. 

Sans  doute  il  était  aisé  de  rendre  un  fanatique  odieux;  mais  que  ce  fana- 
tique soit  un  grand  homme;  qu'en  l'abhorrant  on  ne  puisse  s'empêcher  de 
l'admirer;  qu'd  descende  à  d'mdignes  artifices  sans  être  avili;  qu'occupé 
d'établir  une  religion  et  d'élever  un  empire  il  soit  amoureux  sans  être  ri- 
dicule ;  qu'en  commettant  tous  les  crimes  il  ne  fasse  pas  éprouver  cette 
horreur  pénible  qu'inspirent  les  scélérats  ;  qu'il  ait  à  la  fois  le  ton  d'un  pro- 
phète et  le  langage  d'un  homme  de  génie;  qu'il  se  montre  supérieur  au  fa- 
natisme dont  il  enivre  ses  ignorants  et  intrépides  disciples,  sans  cpie  jamais 
la  bassesse  attachée  à  rh\pocrisie  dégrade  son  caractère;  qu'enfin  ses  crimes 
soient  couronnes  par  le  succès;  qu'il  triomphe,  et  qu'il  paraisse  assez  puni 


1.  Tome  IX,  page  379. 

2.  Vllistoirede  C/iflries  A7/ parut  en  1731.  Voltaire  no  connut  M'""  du  Châ- 
telet  qu'en  1733. 


216  VIE   DE    VOLT  AIR  P. 

par  ses  remords  :  voilà  ce  que  le  talent  dramatique  n'eût  pu  faire  s'il  n'avait 
été  joint  à  un  e?prit  supérieur. 

Mahomet  ^  fut  d'abord  joué  à  Lille  en  1741.  On  remit  à  Voltaire,  pen- 
dant la  première  représentation,  un  billet  du  roi  de  Prusse  qui  lui  mandait 
la  victoire  de  Mohvitz;  il  interrompit  la  pièce  pour  le  lire  aux  spectateurs. 
Vous  verrez,  dit-il  à  ses  amis  réunis  autour  de  lui,  que  cette  pièce  de 
Mohvitz  fera  réussir  la  miemie.  On  osa  la  risquer  à  Paris;  mais  les  cris 
des  fanatiques  obtinrent  de  la  faiblesse  du  cardinal  de  Fleury  d'en  faire  dé- 
fendre la  représentation.  Voltaire  prit  le  parti  d'envoyer  sa  pièce  à  Be- 
noît XIV,  avec  deux  vers  latins  -  pour  son  portrait.  Larabertini,  pontife  to- 
lérant, prince  facile,  mais  homme  de  beaucoup  d'esprit,  lui  répondit  avec 
bonté,  et  lui  envoya  des  médailles.  Crébillon  fut  plus  scrupuleux  que  le 
pape.  Il  ne  voulut  jamais  consentir  à  laisser  jouer  une  pièce  qui,  en  prou- 
vant qu'on  pouvait  porter  la  lerreur  tragique  à  son  comble,  sans  sacrifier 
l'intérêt  et  sans  révolter  par  des  horreurs  dégoûtantes,  était  la  satire  du 
genre  dont  il  avait  l'orgueil  de  se  croire  le  créateur  et  le  modèle. 

Ce  ne  fut  qu'en  1751  que  M.  d'Alembert,  nommé  par  M.  le  comte  d'Ar- 
genson  pour  examiner  Mahomet,  eut  le  courage  de  l'approuver,  et  de  s'ex- 
poser en  même  temps  à  la  haine  des  gens  de  lettres  ligués  contre  Voltaire, 
et  à  celle  des  dévots;  courage  d'autant  plus  respectable  que  l'approbateur 
d'un  ouvrage  n'en  partageant  pas  la  gloire,  il  ne  pouvait  avoir  aucun  autre 
dédommagement  du  danger  auquel  il  ^'exposait  que  le  plaisir  d'avoir  servi 
l'amitié,  et  préparé  un  triomphe  à  la  raison. 

Zulime^  n'eut  point  de  succès;  et  tous  les  efforts  de  l'auteur  pour  la 
corriger  et  pour  en  pallier  les  défauts  ont  été  inutiles,  U?ie  tragédie  est 
une  expérience  sur  le  cœur  humain,  et  cette  expérience  ne  réussit  pas 
toujours,  même  entre  les  mains  les  plus  habiles.  Mais  le  rôle  de  Zulime  est 
le  premier  au  théâtre  où  une  femme  passionnée,  et  entraînée  à  des  actions 
criminelles,  ait  conservé  la  générosité  et  le  désintéressement  de  l'amour.  Ce 
caractère  si  vrai,  si  violent,  et  si  tendre,  eût  peut-être  mérité  l'indulgence 
des  spectateurs,  et  les  juges  du  théâtre  auraient  pu,  en  faveur  de  la  beauté 
neuve  de  ce  rôle,  pardonner  à  la  faiblesse  des  autres,  sur  laquelle  l'auteur 
s'était  condamné  lui-même  avec  tant  de  sévérité  et  de  franchise. 

Les  Discours  sur  VHomme  ''  sont  un  des  plus  beaux  monuments 
de  la  poésie  française.  S'ils  n'offrent  point  un  plan  régulier  comme  les  épîtres 
de  Pope=,  ils  ont  l'avantage  de  renfermer  une  philosophip  plus  vraie,  plus 
douce,  plus  usuelle.  La  variété  des  tons,  une  sorte  d'abandon,  une  sensibi- 

1.  Tome  IV,  page  93. 

2.  La  dédicace  de  Mahomet  à  Benoît  XIV  est  du  17  août  1745,  et  c'est  dans 
une  lettre  du  même  jour  au  même  pape  que  Voltaire  envoya  son  distique  latin. 
La  réponse  de  Benoît  XiV  à  la  dédicace  et  à  la  lettre  est  tome  IV,  page  102. 

3.  Tome  IV,  page  3. 

4.  Ils  sont  au  nombre  de  sept;  voyez  tome  IX,  pages  379  et  suiv. 

5.  Elles  sont  intitulées  Essay  on  Man  {Essai  sur  l'Homme).  Voltaire,  dans  sa 
lettre  à  Thibouville,  du  20  février  1769,  avoue  avoir  fait  la  moitié  des  vers  de  la 
traduction  de  Pope  par  l'abbé  du  Resnel. 


VIE   DE   VOLTAIRE.  217 

lité  touchante,  un  entliousiasme  toujours  noble,  toujours  vrai,  leur  donnent 
un  charme  que  l'esprit,  l'imagination,  et  le  cœur,  goûtent  tour  à  tour  : 
charme  dont  Voltaire  a  seul  connu  le  secret  ;  et  ce  secret  est  celui  de  tou- 
cher, de  plaire,  d'instruire  sans  fatiguer  jamais,  d'écrire  pour  tous  les  esprits 
comme  pour  tous  les  âges.  Souvent  on  y  voit  briller  des  éclairs  d'une  phi- 
losopliie  profonde  qui,  presque  toujours  exprimée  en  sentiment  ou  en  image, 
paraît  simple  et  populaire  :  talent  aussi  utile,  aussi  rare  que  celui  de  don- 
ner un  air  de  profondeur  à  des  idées  fausses  et  triviales  esi  commun  et 
dangereux. 

En  quittant  la  lecture  de  Pope,  on  admire  son  talent,  et  l'adresse  avec 
laquelle  il  défend  son  système;  mais  l'àme  est  tranquille,  et  l'esprit  re- 
trouve bientôt  toutes  ses  objections  plutôt  éludées  que  détruites.  On  ne  peut 
quitter  Voltaire  sans  être  encouragé  ou  consolé,  sans  emporter,  avec  le  sen- 
timent douloureux  des  maux  auxquels  la  nature  a  condamné  les  hommes, 
celui  des  ressources  qu'elle  leur  a  préparées. 

La  Vie  de  Charles  XII  est  le  premier  morceau  d'histoire  que  V^oltaire 
ait  publié  '.  Le  style,  aussi  rapide  que  les  exploits  du  héros,  entraîne  dans 
une  suite  non  interrompue  d'expéditions  brillantes,  d'anecdotes  singulières, 
d'événements  romanesques  qui  ne  laissent  reposer  ni  la  curiosité  ni  l'inté- 
rêt. Rarement  quelques  réflexions  viennent  interrompre  le  récit  :  l'auteur 
s'est  oublié  lui-même  pour  faire  agir  ses  personnages.  Il  semble  qu'il  ne 
fasse  que  raconter  «e  qu'il  vient  d'apprendre  sur  son  héros.  Il  n'est  question 
que  de  combats,  de  i)rojets  militaires;  et  cependant  on  y  aperçoit  partout 
l'esprit  d'un  philosophe,  et  l'âme  d'un  défenseur  de  l'humanité. 

Voltaire  n'avait  écrit  que  sur  des  mémoires  originaux  fournis  par 
les  témoins  mêmes  des  événements;  et  son  exactitude  a  eu  pour  garant  le 
témoignage  respectable  de  Stanislas-,  l'ami,  le  compagnon,  la  victime  de 
Charles  XII. 

Cependant  on  accusa  cette  histoire  de  n'être  qu'un  roman,  parce  qu'elle 
en  avait  tout  l'intérêt.  Si  peut-être  jamais  aucun  homme  n'excita  autant 
d'enthousiasme,  jamais  peut-être  personne  ne  fut  traité  avec  moins  d'indul- 
gence que  Voltaire.  Comme  en  France  la  réputation  d'esprit  est  de  toutes 
la  plus  enviée,  et  qu'il  était  impossible  que  la  sienne  en  ce  genre  n'effarât 
toutes  les  autres,  on  s'acharnait  à  lui  contester  tout  le  reste;  et  la  prétention 
à  l'esprit  étant  au  moins  aussi  inquiète  dans  les  autres  classos  que  dans 
celle  des  gens  de  lettres,  il  avait  presque  autant  de  jaloux  que  de  lecteurs. 

C'était  en  vain  que  Voltaire  avait  cru  que  la  retraite  de  Cirey  le  dérobe- 
rait à  la  haine  :  il  n'avait  caché  que  sa  personne,  et  sa  gloire  im|)ortunait 
encore  ses  ennenis.  Un  libelle  où  l'on  calomniait  sa  vie  entière  vint  trou- 
bler son  repos.  On  le  traitait  comme  un  prince  ou  comme  un  ministre,  parce 
qu'il  excitait  autant  d'envie.  L'auteur  de  ce  libelle  ■'  était  cet  abbé  Desfon- 

1.  Ainsi  que  nous  Tavons  dit  page  215,  cette  Histoire  parut  en  1731. 

2.  Voyez  ce  témoignage,  tome  XVI,  pages  142-144;  voyez  aussi  tome  XL. 
page  147. 

3.  Intitulé  la  VoUuiromanic;  voyez  ce  qui  en  est  dit  tome  X.MII,  page  ô9. 


218  VIE   DE    VOLTAIRE. 

taines  qui  devait  à  Voltaire  la  liberté,  et  peut-être  la  vie.  Accusé  d'un  vice 
honteux,  que  la  superstition  a  mis  au  rang  des  crimes,  il  avait  été  emprisonné 
dans  un  temps  où,  par  une  atroce  et  ridicule  politique,  on  croyait  très  à 
propos  de  brûler  quelques  hommes,  afin  d'en  dégoûter  un  autre  de  ce  vice^ 
pour  lequel  on  le  soupçonnait  faussement  de  montrer  quelque  penchant. 

Voltaire,  instruit  du  malheur  de  l'abbé  Desfontaines,  dont  il  ne  con- 
naissait pas  la  personne,  et  qui  n'avait  auprès  de  lui  d'autre  recommanda- 
tion que  de  cultiver  les  lettres,  courut  à  Fontainebleau  trouver  M'""  de 
Prie,  alors  toute-pui«sante,  et  obtint  d'elle  la  liberté  du  prisonnier  -,  à  con- 
dition qu'il  ne  se  montrerait  point  à  Paris.  Ce  fut  encore  Voltaire  qui  lui 
procura  une  retraite  dans  la  terre  d'une  de  ses  amies  ^.  Desfon taines  y  fit 
un  libelle  *  contre  son  bienfaiteur.  On  l'obligea  de  le  jeter  au  feu  ;  mais 
jamais  il  ne  lui  pardonna  de  lui  avoir  sauvé  la  vie.  Il  saisissait  avi- 
dement dans  les  journaux  toutes  les  occasions  de  le  blesser;  c'était  lui  qui 
avait  fait  dénoncer  par  un  prêtre^  du  séminaire  le  Mondain,  badinage  in- 
génieux où  Voltaire  a  voulu  montrer  comment  le  luxe,  en  adoucissant  les 
mœurs,  en  animant  l'industrie,  prévient  une  partie  des  maux  qui  naissent 
de  l'inégalité  des  fortunes  et  de  la  dureté  des  riches. 

Cette  dénonciation  l'exposa  au  danger  d'une  nouvelle  expatriation, 
parce  qu'au  reproche  de  prêcher  la  volupté,  si  grave  aux  yeux  des  gens  qui 
ont  besoin  de  couvrir  des  vices  plus  réels  du  manteau  de  l'austérité,  on  joi- 
gnit le  reproche  plus  dangereux  de  s'être  moqué  des  plaisirs  de  nos  pre- 
miers pères. 

Enfin  le  journaliste  publia  la  Vollairowanie.  Ce  fut  alors  que  Voltaire, 
qui  depuis  longtemps  souffrait  en  rilence  les  calomnies  de  Desfontaines  et 
de  Rousseau,  s'abandonna  aux  mouvements  d'une  colère  dont  ces  vils  enne- 
mis n'étaient  pas  dignes. 

Non  content  de  se  venger  en  livrant  ses  adversaires  au  mépris  public,  en 
les  marquant  de  ces  traits  que  le  temps  n'efface  point,  il  poursuivit  Desfon- 
taines, qui  en  fut  quitte  pour  désavouer  le  libelle  ^,  et  se  mit  à  en  faire 
d'autres  pour  se  consoler.  C'est  donc  à  quarante-quatre  ans,  après  vingt  an- 
•nées  de  patience,  que  A^oltaire  sortit  pour  la  première  fois  de  cette  modéra- 
tion dont  i!  serait  à  désirer  que  les  gens  de  lettres  ne  s'écartassent  jamais. 
S'ils  ont  reçu  de  la  nature  le  talent  si  redoutable  de  dévouer  leurs  ennemis 
au  ridicule  et  à  la  honte,  qu'ils  dédaignent  d'employer  cette  arme  dange- 
reuse à  venger  leurs  propres  querelles,  et  qu'ils  la  réservent  contre  les  per- 
sécuteurs de  la  vérité  et  les  ennemis  des  droits  des  hommes! 

La  liaison  qui  se  forma,   vers  le  même  temps'',   entre  Voltaire  et  le 

1.  Voyez  la  note  de  Voltaire,  tome  XVII,  page  183. 

2.  Voyez  la  lettre  de  remerciemeat  de  Desfontaines,  tome  XXXIII,  page  HO. 

3.  M"""  de  Bernières;  voyez  la  note,  tome  XXXIII,  page  73. 

4.  Intitulé  V Apologie  de  M.  de  Voltaire;  voyez  tome  XXIII,  page  39. 

5.  Xommé  Couturier;  voyez  tome  X,  page  8<S.  . 

6.  Voyez  ce  désaveu,  tome  XXXV,  pages  241-242. 

7.  La  première  lettre  de  Frédéric  à  Voltaire  est  du  8  août  1736;  voyez  tome 
XXXIV,  page  101. 


VIE    DE  VOLTAIRE.  219 

prince  rojal  de  Prusse,  était  une  des  premières  causes  des  emportements 
oij  ses  ennemis  se  livrèrent  alors  contre  lui.  Le  jeune  Frédéric  n'avait  reçu 
de  son  père  que  l'éducation  d'un  soldat;  mais  la  nature  le  destinait  à  être 
un  homme  d'un  esprit  aimable,  étendu,  et  élevé,  aussi  bien  qu'un  grand 
général.  Il  était  relégué  à  Remusberg  par  son  père,  qui,  ayant  formé  le 
projet  de  lui  faire  couper  la  tête,  en  qualité  de  déserteur,  parce  qu'il  avait 
voulu  voyager  sans  sa  permission,  avait  cédé  aux  représentations  du  mi- 
nistre de  l'empereur  1,  et  s'était  contenté  de  le  faire  assister  au  supplice 
d'un  de  ses  compagnons  de  voyage  ^. 

Dans  cette  retraite,  Frédéric,  passionné  pour  la  langue  française,  pour 
les  vers,  pour  la  philosophie,  choisit  Voltaire  pour  son  confident  et  pour  son 
guide.  Ils  s'envoyaient  réciproquement  leurs  ouvrages;  le  prince  consultait 
le  philosophe  sur  ses  travaux,  lui  demandait  des  conseils  et  des  leçons.  Ils 
discutaient  ensemble  les  questions  de  la  métaphysique  les  plus  curieuses 
comme  les  plus  insolubles.  Le  prince  étudiait  alors  Wolf,  dont  il  abjura 
bientôt  les  systèmes  et  l'inintelligible  langage  pour  une  philosophie  plus 
simple  et  plus  vraie.  Il  travaillait  en  même  temps  à  réfuter  Machiavel  •', 
c'est-à-dire  à  prouver  que  la  politique  la  plus  sûre  pour  un  prince  est  de 
conformer  sa  conduite  aux  règles  de  la  morale,  et  que  son  intérêt  ne  le  rend 
pas  nécessairement  ennemi  de  ses  peuples  et  de  ses  voisins,  comme  Machia- 
vel l'avait  supposé,  soit  par  esprit  de  système,  soit  pour  dégoûter  ses  com- 
patriotes du  gouvernement  d'un  seul,  vers  lequel  la  lassitude  d'un  gouver- 
nement populaire,  toujours  orageux  et  souvent  cruel,  semblait  les  porter. 

Dans  le  siècle  précédent,  Tycho-Brahé,  Descartes,  Leibnitz,  avaient  joui 
de  la  société  des  souverains,  et  avaient  été  comblés  des  marques  de  leur 
estime;  mais  la  confiance,  la  liberté,  ne  régnaient  pas  dans  ce  commerce 
trop  inégal.  Frédéric  en  donna  le  premier  exemple,  que  malheureusement 
pour  sa  gloire  il  n'a  pas  soutenu.  Le  prince  envoya  son  ami,  le  baron  de 
Keyserlingk,  visiter  les  divinités  de  Cirey,  et  porter  à  Voltaire  son  portrait 
et  ses  manuscrits.  Le  philosophe  était  touché,  peut-être  même  (latte,  de  cet 
hommage;  mais  il  l'était  encore  plus  de  voir  un  prince  destiné  pour  le 
trône  cultiver  les  lettres,  se  montrer  l'ami  de  la  philosophie,  et  l'ennemi  de 
la  superstition.  Il  espérait  que  l'auteur  de  l' Anti- Machiavel  serait  un  roi 
pacifique,  et  il  s'occupait  avec  délices  de  faire  imprimer  secrètement  le 
livre  qu'il  croyait  devoir  lier  le  prince  à  la  vertu,  par  la  crainte  de  démentir 
ses  propres  principes,  et  de  trouver  sa  condamnation  dans  son  pro[)re  ou- 
vrage. 

Frédéric,  en  montant  sur  le  trône*,  ne  changea  point  pour  Voltaire.  Les 
soins  du  gouvernement  n'affaiblirent  ni  son  goût  pour  les  vers,  ni  son  avi- 
dité pour  les  ouvrages  conservés  alors  dans  le  portefeuille  de  Voltaire,  et 


1.  Le  comte  de  SeckondorfT;  voyez  ci-devant,  page  13 

2.  Catt  ou  Kat:  voyez  ci-devant,  pa^e  12. 

3.  Voltaire  fut  l'éditeur  de  l' Anti-Machiavel,  et  en  fit  la  préface  (voyez  tome 
XXIII,  page  147). 

i.  31  mai  1740. 


220  VIE   DE    VOLTAIRE. 

dont,  avec  M^^  du  Cliâtelet,  il  était  presque  le  seul  conS'lent;  mais  une 
de  ses  premières  démarches  fut  de  faire  suspendre  la  publication  de  l' Anti- 
Machiavel. Voltaire  obéit  ;  et  ses  soins,  qu'il  donnait  à  regret,  furent  infruc- 
tueux. II  désirait  encore  plus  que  son  disciple,  devenu  roi,  prit  un  engage- 
ment public  qui  répondit  de  sa  fidélité  aux  maximes  philosophiques.  Il  alla 
le  voir  à  Vesel,  et  fut  étonné  de  trouver  un  jeune  roi  en  uniforme,  sur  un  lit 
de  camp,  ayant  le  frisson  de  la  fièvre^.  Cette  fièvre  n'empêcha  point  le  roi 
de  profiter  du  voisinage  pour  faire  payer  à  l'évêque  de  Liège  une  ancienne 
dette  oubliée.  Voltaire  écrivit  le  mémoire  -,  qui  fut  appuyé  par  des  soldats; 
et  il  revint  à  Paris,  content  d'avoir  vu  que  son  héros  était  un  homme  très- 
aimable  ;  mais  il  résista  aux  offres  qu'il  lui  fit  pour  l'attirer  auprès  de  lui, 
et  préféra  l'amitié  de  M"^*"  du  Châtelet  à  la  faveur  d'un  roi,  et  d'un  roi  qui 
l'admirait. 

Le  roi  de  Prusse  déclara  la  guerre  à  la  fille  de  Charles  VP,  et  profita  de 
sa  faiblesse  pour  faire  valoir  d'anciennes  prétentions  sur  la  Silésie.  Deux  ba- 
tailles lui  en  assurèrent  la  possession.  Le  cardinal  de  Fleury,  qui  avait  en- 
trepris la  guerre  malgré  lui,  négociait  toujours  en  secret.  L'impératrice 
sentit  que  son  intérêt  n'était  pas  de  traiter  avec  la  France,  contre  laquelle 
elle  espérait  des  alliés  utiles,  qui  se  chargeraient  des  frais  de  la  guerre, 
tandis  que  si  elle  n'avait  plus  à  combattre  que  le  roi  de  Prusse,  elle  res- 
terait abandonnée  à  elle-même,  et  verrait  les  vœux  et  les  secours  secrets  des 
mêmes  puissances  se  tourner  vers  son  ennemi.  Elle  aima  mieux  étouffer  son 
ressentiment,  instruire  le  roi  de  Prusse  des  propositions  du  cardinal,  le 
déterminer  à  la  paix  par  cette  confidence,  et  acheter,  par  le  sacrifice  de  la 
Silésie,  la  neutralité  de  l'ennemi  le  plus  à  craindre  pour  elle. 

La  Kuerre  n'avait  pas  interrompu  la  correspondance  du  roi  de  Prusse  et 
de  Voltaire.  Le  roi  lui  envoyait  des  vers  du  milieu  de  son  camp,  en  se  pré- 
parant à  une  bataille,  ou  pendant  le  tumulte  d'une  victoire*  ;  et  Voltaire, 
en  louant  ses  exploits,  en  caressant  sa  gloire  militaire,  lui  prêchait  toujours 
l'humanité  et  la  paix  •^. 

Le  cardinal  de  Fleury  mourut  ®.  Voltaire  avait  été  assez  lié  avec  lui, 
parce  qu'il  était  curieux  de  connaître  les  anecdotes  du  règne  de  Louis  XIV, 
et  que  Fleury  aimait  à  les  conter,  s'arrêtant  sui  tout  à  celles  qui  pouvaient 
le  regarder,  et  ne  doutant  pas  que  Voltaire  ne  s'empressât  d'en  remplir  son 
histoire  ;  mais  la  haine  naturelle  de  Fleury,  et  de  tous  les  hommes  faibles, 
pour  qui  s'élève  au-dessus  des  forces  communes,  l'emporta  sur  son  goût  et 
sur  sa  vanité. 

Fleury  avait  voulu  empêcher  les  Français  de  parler  et  même  de  penser, 


1.  Voyez  le  récit  que  Voltaire  fait  de  cette  entrevue,  ci-devant,  page  16. 

2.  Beuchot  a  le  premier  recueilli  ce  Mémoire;  il  est  tome  XXIII,  page  153. 

3.  Marie-Thérèse. 

4.  Voyez  entre  autres  la  lettre  de  Frédéric  du  16  avril  1741. 

5.  Au  lieu  de  votre  majesté,  Voltaire  l'appelait  quelquefois  votre  humanité: 
voyez  les  lettres  des  dernier  de  décembre  1740  et  29  juin  1741. 

6.  29  janvier  1743. 


VIE    DE   VOLTAIRE,  221 

pour  le?  gouverner  plus  aisément.  Il  avait,  toute  sa  vie,  entretenu  dans  l'É- 
tat une  guerre  d'opinions,  par  ses  soins  mêmes  pour  empêcher  ces  opinions 
de  faire  du  bruit,  et  de  troubler  la  tranquillité  publique.  La  hardiesse  de 
Voltaire  l'effrayait.  II  craignait  également  de  compromettre  son  repos  en  le 
détendant,  ou  sa  petite  renommée  en  l'abandonnant  avec  trop  de  lâcheté  ;  et 
Voltaire  trouva  dans  lui  moins  un  protecteur  qu'un  persécuteur  caché,  mais 
contenu  par  son  respect  pour  l'opinion  et  l'inléiêt  de  sa  propre  gloire. 

Voltaire  fut  dési.i;né  pour  lui  succéder  dans  l'Académie  française.  Il  venait 
d'y  acquérir  de  nouveaux  droits  qui  auraient  imposé  silence  à  l'envie,  si 
elle  pouvait  avoir  quelque  pudeur;  il  venait  d'enrichir  la  scène  d'un  nou- 
veau chef-d'œuvre,  de  Mërope^,  jusqu'ici  la  seule  tragédie  où  des  larmes 
abondantes  et  douces  ne  coulent  point  sur  les  malheurs  de  l'amour.  L'auteur 
de  Zaïre  avait  déjà  combattu  cette  maxime  de  Despréaux  ^  : 

De  cette  passion  la  sensible  peinture 

Est  pour  aller  au  cœur  la  route  la  plus  sûre. 

Il  avait  avancé  que  la  nature  peut  produire  au  "théâtre  des  effets  plus  pathé- 
tiques et  plus  déchirants  ;  et  il  le  prouva  dans  Mérope. 

Cependant  si  Despréaux  entend  par  sûre  la  moins  ditricile^  les  faits  sont 
en  sa  faveur.  Plusieurs  poètes  ont  fait  des  tragédies  touchantes,  fondées  sur 
l'amour  ;  et  Mérope  est  seule  jusqu'ici. 

Entraîné  par  l'intérêt  des  situations,  par  une  rapidité  de  dialogue  in- 
connue au  théâtre,  par  le  talent  d'une  actrice  '  qui  avait  su  prendre  l'accent 
vrai  et  passionné  de  la  nature,  le  parterre  fut  agité  d'un  enthousiasme  sans 
exemple.  Il  força  Voltaire,  caché  dans  un  coin  du  spectacle,  ii  venir  se  mon- 
trer aux  spectateurs;  il  parut  dans  la  loge  de  la  maréchale  de  Villars;  on 
cria  à  la  jeune  duchesse  de  Villars  d'embrasser  l'auteur  de  Mérope  ;  elle  fut. 
obligée  de  céder  à  l'impérieuse  volonté  du  public,  ivre  d'admiration  et  de 
plaisir. 

C'est  la  première  fois  que  le  parterre  ait  demandé  l'auteur  d'une  pièce. 
Mais  ce  qui  fut  alors  un  hommage  rendu  au  génie,  dégénéré  depuis  en  usage, 
n'est  plus  qu'une  céiémonie  ridicule  et  humiliante,  à  laquelle  les  auteurs 
qui  se  respectent  refusent  de  se  soumettre. 

A  ce  nouveau  titre,  que  la  dévotion  même  était  obligée  de  respecter,  se 
joignait  l'appui  de  M""'  de  Chàteauroux,  alors  gouvernée  par  le  duc  de  Ri- 
chelieu, cet  homme  extraordinaire  qui  à  vingt  ans  avait  été  deux  fois  à  la 
Bastille  pour  la  témérité  de  ses  galanteries  ;  qui,  par  l'éclat  et  le  nombre  de 
ses  aventures,  avait  fait  naître  parmi  les  femmes  une  espèce  de  mode,  et 
presque  regarder  comme  un  honneur  d'être  déshonorées  par  lui;  qui  avait 
établi  parmi  ses  imitateurs  une  sorte  de  galanterie  où  l'amour  n'était  plus 
môme  le  goût  du  plaisir,  mais  la  vanité  de  séduire  :  ce  même  homme  qu'on 


\.  Jouée  le  20  février  1743. 

2.  Art  poi'tique,  111,  Uo-QO, 

3.  M"«  Dumesnil. 


222  VIE   DE   VOLTAIRE. 

vit  ensuite  contribuer  à  la  gloire  de  Fontenoyi,  affermir  la  révolution  de 
Gênes,  prendre  Mahon,  forcer  une  armée  anglaise  à  lui  rendre  les  ai'mes;  et 
lorsqu'elle  eut  rompu  ce  traité,  lorsqu'elle  menaçait  ses  quartiers  dispersés 
et  affaiblis,  l'arrêter  par  son  activité  et  son  audace  ;  et  qui  vint  ensuite  re- 
perdre dans  les  intrigues  de  la  cour,  et  dans  les  manœuvres  d'une  adminis- 
tration tyrannique  et  corrompue,  une  gloire  qui  eut  pu  couvrir  les  premières 
fautes  de  sa  vie. 

Le  duc  de  Richelieu  avait  été  l'ami  de  Voltaire  dès  l'enfance.  Voltaire, 
qui  eut  souvent  à  s'en  plaindre,  conserva  pour  lui  ce  goût  de  la  jeunesse 
que  le  temps  n'efface  point,  et  une  espèce  de  confiance  que  l'babitude  sou- 
tenait plus  que  le  sentiment;  et  le  maréchal  de  Richelieu  demeura  fidèle  à 
cet  ancien  attachement,  autant  que  le  permit  la  légèreté  de  son  caractère, 
ses  caprices,  son  petit  despotisme  sur  les  théâtres,  son  mépris  pour  tout  ce 
qui  n'était  pas  homme  de  la  cour,  sa  faiblesse  pour  le  crédit,  et  son  insen- 
sibilité pour  ce  qu"  était  noble  ou  utile. 

Il  servi'  alors  Voltaire  auprès  de  ^l^"  de  Châteauroux  ;  mais  M.  de  Mau- 
repas  n'aimait  pas  Voltaire.  L'abbé  de  Chaulieu  avait  fuit  une  épigramme 
contre  Œdipe-,  parce  qu'il  était  blessé  qu'un  jeune  homme,  déjà  son  rival 
dans  le  genre  des  poésies  fugitives,  mêlées  de  philosophie  et  de  volupté, 
joignît  à  cette  gloire  celle  de  réussir  au  théâtre;  et  M.  deMaurepas,  qui  met- 
tait delà  vanité  à  montrer  plus  d'esprit  qu'un  autre  dans  un  souper,  ne  par- 
donnait pas  à  Voltaire  de  lui  ôter  trop  évidemment  cet  avantage,  dont  il 
n'était  pas  trop  ridicule  alors  qu'un  homme  en  place  pût  être  flatté. 

Voltaire  avait  essayé  de  le  désarmer  par  une  épîire-\  où.  il  lui  donnait 
les  louanges  auxquelles  le  genre  d'esprit  et  le  caractère  de  M.  de  Maurepas 
pouvaient  prêter  le  plus  de  vraisemblance.  Cette  épître,  qui  renfermait  au- 
tant de  leçons  que  d'é'.oges,  ne  changea  rien  aux  sentiments  du  ministre.  Il 
se  lia,  pour  empêcher  Voltaire  d'entrer  à  TAcadémie,  avec  le  théatin  Boyer, 
que  Fleury  avait  préféré,  pour  l'éducation  du  dauphin,  à  Massillon,  dont  il 
craignait  les  talents  et  la  vertu,  et  qu'il  avait  ensuite  désigné  au  roi,  en 
mourant,  pour  la  feuille  des  bénéfices,  apparemment  dans  l'espérance  de  se 
.faire  regretter  des  jansénistes.  D'ailleurs  M.  de  Maurepas  était  bien  aise  de 
trouver  une  occasion  de  blesser,  sans  se  compromettre,  M"^  fie  Château- 
roux,  dont  il  connaissait  toute  la  haine  pour  lui.  Voltaire,  instruit  de  cette 
intrigue,  alla  trouver  le  ministre,  et  lui  demanda  si,  dans  le  cas  oià 
M""  de  Châteauroux  secondât  son  élection,  il  la  traverserait  :  Oui^  lui  ré-  ^ 
pondit  le  ministre,  et  je  vous  écraserai''. 


i.  Voyez  toutefois  tome  XXXVITI,  page  461. 

2.  Voyez  cette  épigramme,  tome  II,  page  7. 

3.  L'épître  Lvnr,  tome  X,  page  314. 

4.  Dans  le  dessein  constant  d'être  juste  envers  tout  le  monde,  nous  devons  dire 
ici  que  depuis  la  mort  de  Voltaire,  ayant  parlé  de  cette  anecdote  à  M.  le  comte 
de  Maurepas,  au  caractère  duquel  ce  mot  nous  parut  étranger,  il  nous  répondit, 
en  riant,  que  c'était  le  roi  lui-même  qui  n'avait  pas  voulu  que  Voltaire  succédât 
au  cardinal  de  Fleury  dans  sa  place  d'académicien,  Sa  Majesté  trouvant  qu'il  y 


VIE    DE   VOLTAIRE.  223 

Il  savait  qu'un  homme  en  place  en  aurait  la  facilité,  et  que,  sous  un 
gouvernement  fable,  le  crédit  d'une  maîtresse  doit  céder  à  celui  des  prêtres 
intrigants  ou  fanatiques,  plus  méprisables  aux  yeux  de  la  raison,  mais  encore 
respectés  par  la  populace  :  il  laissa  triompher  Boyer. 

Peu  de  temps  après,  le  ministre  sentit  combien  l'alliance  du  roi  de  Prusse 
était  nécessaire  à  la  France  ;  mais  ce  prince  craignait  de  s'engager  de  nou- 
veau avec  une  puissance  dont  la  politique  incertaine  et  timide  ne  lui  inspi- 
rait aucune  fonfiance.  On  imagina  que  Voltaire  pourrait  le  déterminer.  11  fut 
chargé  de  cette  négociation,  mais  en  secret.  On  convint  que  les  pcrséculions 
de  Boyer  seraient  le  prétexte  de  son  voyage  en  Prusse.  Il  y  gagna  la  liberté 
de  se  moquer  du  pauvre  tliéatin,  qui  alla  se  plaindre  au  roi  que  Voltaire  le 
faisait  passer  pour  wi  sol  dans  les  cours  étrangères,  et  à  qui  le  roi  répon- 
dit que  c'était  une  chose  convenue. 

Voltaire  partit  ;  et  Piron,  ii  la  tôte  de  ses  ennemis  i,  l'accabla  d'épi- 
grammes  et  de  chansons  sur  sa  prétendue  disgrâce.  Ce  Piron  avait  l'habitude 
d'insulier  à  tous  les  hi)mmes  célèbres  qui  essuyaient  des  persécutions.  Ses 
œuvres  sont  remplies  des  preuves  de  cette  basse  méchanceté.  II  passait  ce- 
pendant pour  un  bon  homme,  parce  qu'il  était  paresseux,  et  que,  n'ayant 
aucune  dignité  dans  le  caractère,  il  n'offensait  pas  l'amour-propre  des  gens 
du  monde. 

Cependant,  après  avoir  passé  quelque  temps  avec  le  roi  de  Prusse,  qui  se 
refusait  constamment  à  toute  négociation  avec  la  France,  Voltaire  eut  l'a- 
dresse de  saisir  le  véritable  motif  de  ce  refus:  c'était  la  faiblesse  qu'avait 
eue  la  France  de  ne  pas  déclarer  la  guerre  à  l'Angleterre,  et  de  paraître,  par 
cette  conduite,  demander  la  paix  quand  elle  pouvait  prétendre  à  en  dicter 
les  condition-. 

Il  revint  alors  à  Paris,  et  rendit  compte  de  son  voyage.  Le  printemps 
suivant,  le  roi  de  Prusse  déclara  de  nouveau  la  guerre  à  la  reine  de  Hongrie, 
et  par  cette  diversion  utile  força  ses  troupes  d'évacuer  l'Alsace.  Ce  service 
important,  celui  d'avoir  pénétré,  en  passant  à  la  Haye,  les  dispositions  des 

avait  une  dissemblance  trop  marquée  entre  ces  deux  hommes  pour  mettre  l'éloge 
de  l'un  dans  la  bouche  de  l'autre,  et  donner  à  rii^e  au  public  par  un  rapproche- 
ment semblable. 

M.  de  Maurepas  nous  a  même  ajouté  qu'il  savait  depuis  très-longtemps  que 
Voltaire  avait  dit  et  écrit  à  ses  amis  le  mot  Je  vous  écraserai;  mais  que  cette 
légère  injustice  d'un  homme  aussi  célèbre  ne  l'avait  pas  empêché  de  solliciter  le 
roi  régnant,  et  d'en  obtenir  que  celui  qui  avait  tant  honoré  son  siècle  et  sa  na- 
tion vhit  jouir  de  sa  gloire  au  milieu  d'elle  à  la  fin  de  sa  carrière. 

Kous  avons  déjà  dit  ailleurs  que,  sans  adopter  ni  blâmer  les  opinions  de  notre 
auteur  sur  une  infinité  d'objets,  nous  nous  sommes  sévèrement  renfermés  dans 
notre  devoir  d'éditeurs  :  être  impartiaux  et  fidèles  est  ce  que  l'Europe  attend  de 
nous;  le  reste  nous  est  étranger,  (Note  du  correspondant  général  de  la  Société 
littéraire  lypoçjraphique.)  —  Cette  qualité  désigne  Beaumarchais. 

1,  Il  nel'avait  pas  toujours  été.  Lors  de  la  convalescence  de  Voltaire  en  1723,  auprès 
sa  petite  vérole,  Piron  lui  adressa  une  lettre  flatteuse,  presque  toute  en  vers,  qui 
est  imprimée  pages  521-525  du  tome  II  des  Mémoires  sur  Voltaire,  etc.,  1826, 
deux  volumes  in-S". 


224  VIE  DE  VOLTAIRE. 

Hollandais  encore  incertaines  en  apparence,  n'obtint  à  Voltaire  aucune  de 
ces  marques  de  considération  dont  il  eut  voulu  se  faire  un  rempart  contre 
ses  ennemis  littéraires. 

Le  marquis  d'Argenson  fut  appelé  au  ministère  ^.  Il  mérite  d'être  compte 
parmi  le  petit  nombre  des  gens  en  place  qui  ont  aimé  véritablement  la  phi- 
losophie et  le  bien  public.  Son  goût  pour  les  lettres  l'avait  lié  avec  Voltaire. 
Il  i'emplova  plus  d'une  fois  à  écrire  des  manifestes,  des  déclarations,  des  dé- 
pêches, qui  pouvaient  exiger  dans  le  style  de  la  correction,  de  la  noblesse, 
et  de  la  mesure. 

Tel  fut  le  manifeste  ^  qui  devait  être  publié  par  le  Prétendant  à  sa  des- 
cente en  Ecosse,  avec  une  petite  armée  française  que  le  duc  de  Richelieu 
aurait  commandée.  Voltaire  eut  alors  l'occasion  de  travailler  avec  le  comte 
de  Lailv,  jacobite  zélé,  ennemi  acharné  des  Anglais,  dont  il  a  depuis  défenfîu 
la  mémoire  avec  tant  de  courage,  lorsqu'un  arrêt  injuste,  exécuté  avec  bar- 
barie, le  sacrifia  au  ressentiment  de  quelques  employés  de  la  compagnie  des 
Indes. 

Mais  il  eut  d;ins  le  même  temps  un  appui  plus  puissant,  la  marquise  de 
Pompadour,  avec  laquelle  il  avait  été  lié  lorsqu'elle  était  encore  M'"''  d'É- 
tiole.  Elle  le  chargea  de  faire  une  pièce  pour  le  premier  mariage  du  dau- 
phin. Une  charge  de  gentilhomme  de  la  chambre,  le  litre  d'historiographe  de 
France,  et  enfin  la  protection  de  la  cour,  nécessaire  pour  empêcher  la  cabale 
des  dévots  de  lui  fermer  l'entrée  de  l'Académie  française,  furent  la  récom- 
pense de  cet  ouvrage.  C'est  à  cette  occasion  qu'il  fit  ces  vers  : 

Mon  Henj-i  Quatre  et  ma  Zaïre, 

Et  mon  Américaine  A  Izire, 
Ne  m'ont  valu  jamais  un  seul  regard  du  roi; 
J'eus  beaucoup  d'ennemis  avec  très-peu  de  gloire. 
Les  honneurs  et  les  biens  pleuvent  enfin  sur  moi, 

Pour  une  farce  de  la  Foire. 

C'était  juger  un  peu  trop  sévèrement  la  Princesse  de  Xavarre^,  ouvrage 
rempli  d'une  galanterie  noble  et  touchante. 

Cependant  la  faveur  de  la  cour  ne  suffisait  pas  pour  lui  ouvrir  les  portos 
de  l'Académie.  Il  fut  obligé,  pour  désarmer  les  dévots,  d'écrire  une  lettre 
au  Père  de  Lalour  ^,  où  il  prolestait  de  son  respect  pour  la  relii:ion,  et,  ce 
qui  était  bien  plus  né  essaire,  de  son  attachement  aux  jésuites.  Malgré 
l'adresse  avec  laquelle  il  ménage  ses  expressions  dans  ceite  lettre,  il  valait 
mieux  sans  doute  renoncer  à  l'Académie  que  d'avoir  la  faiblesse  de  l'écrire; 
et  cette  faiblesse  serait  inexcusable  s'il  avait  fait  ce  sacrifice  à  la  vanité  de 
porter  un  titre  qui  depuis  longtemps  ne  pouvait  plus  honorer  le  nom  do 


i.  En  novembre  1744;  vojez  tome  XXXIV,  page  462. 

2.  Voyez  ce  manifeste,  tome  XXIII,  page  203. 

3.  Jouée  le  23  février  1745  ;  voyez  tome  IV,  page  271. 

4.  Cette  lettre  est  du  mois  de  mars  1746  ;  voyez  tome  XXXVI,  page  424. 


VIE  DE  VOLTAIRE.  225 

Voltaire.  Mais  il  le  faisait  à  sa  sûreté  ;  il  croyait  qu'il  trouverait  dans  l'Aca- 
démie un  appui  contre  la  persécution;  et  c'était  présumer  trop  du  coura^-e 
et  de  la  justice  de  ses  confrères. 

Dans  son  Discoicrs  '  à  l'Académie,  il  secoua  le  premier  le  joug  de  l'usage 
qui  semblait  condamner  ces  discours  à  n'être  qu'une  suite  de  compliments 
plus  encore  que  d'éloges.  Voltaire  osa  parler  dans  le  sien  de  litiérature  et  de 
goût;  et  son  exemple  est  devenu,  en  quelque  sorte,  une  loi  dont  les  aca- 
démiciens, gens  de  lettres,  osent  rarement  s'écarter.  Mais  il  n'alla  point 
jusqu'à  supprimer  les  éternels  éloges  de  Richelieu,  de  Segiiier,  et  de 
Louis  XIV;  et  jusqu'ici  deux  ou  trois  académiciens  seuleiTient  ont  eu  le 
courage  de  s'en  di-penser.  Il  parla  de  Crébillon,  dans  ce  discours,  avec  la 
noble  générosité  d'un  homme  qui  ne  craint  point  d'honorer  le  talent  dans 
un  rival,  et  de  donner  des  armes  à  ses  propres  détracteurs. 

Un  nouvel  orage  de  libelles  vint  tomber  sur  lui,  et  il  n'eut  pas  la  force 
de  les  mépriser.  La  police  était  alors  aux  ordres  d'un  homme  ^  qui  avait 
passé  quelques  mois  à  la  campagne  avec  M""  de  Pompadour.  On  arrêta  un 
malheureux  violon  de  l'Opéra,  nommé  Travenol,  qui,  avec  l'avocat  Rigoley 
de  Juvigny,  colportait  ces  libelles.  Le  père  de  Travenol,  vieillard  do  quatre- 
vingts  ans,  va  chez  Voltaire  demander  la  grâce  du  coupable;  toute  si  colère 
cède  au  premier  cri  de  l'humanité.  Il  pleure  avec  le  vieillard,  l'embrasse,  le 
console,  et  court  avec  lui  demander  la  liberté  de  son  fils  ^. 

La  faveur  de  Voltaire  ne  fut  pas  de  longue  durée  :  M'""  de  Pompadour 
fit  accorder  à  Crébillon  des  honneurs  qu'on  lui  refusait^.  Voltaire  avait 
rendu  consiamment  justice  à  l'auteur  de  Rhadaviiste;  mais  il  ne  pouvait 
avoir  l'humiliié  de  le  croire  supérieur  à  celui  A'Alzire,  de  Mahomet,  et  de 
Mérope.  Il  ne  vit  dans  cet  enthousiasme  exagéré  pour  Crébillon  qu'un  désir 
secret  de  l'iiumilior;  et  il  ne  se  trompait  pas. 

Le  poêle,  le  bel  esprit  aurait  pu  conserver  des  amis  puissants;  mais  ces 
titres  cachaient  dans  Voltaire  un  philosophe,  un  homme  plus  occupé  encore 
des  progrès  de  la  raison  que  de  sa  gloire  personnelle. 

Son  caractère,  naturellement  fier  cl  indépendant,  se  prêtait  à  des  adu- 
lations ingénieuses;  il  prodiguait  la  louange,  mais  il  conservait  ses  senti- 
ments, ses  opinions,  et  la  libiMté  do  les  montrer.  Des  leçons  fortes  ou  tou- 
chantes sortuient  du  sein  des  éloges;  et  cette  manière  de  louer,  qui  pouvait 
réussir  à  la  cour  de  Frédéric,  devait  blesser  dans  toute  autre. 

Il  retourna  donc  encore  à  Cirey,  et  bientôt  après  à  la  cour  de  Stanislas. 
Ce  prince,  deux  fois  élu  roi  de  Pologne,  l'une  parla  volonté  de  Gliarles  XII, 
l'autre  par  le  vœu  de  la  nation,  n'en  avait  jamais  possédé  que  le  litre. 
Keliré  en  Lorraine,  où  il  n'avait  encore  que  le  nom  de  souverain,  il  réparait 


1.  Tome  XXIII,  page  205. 

2.  N.-R.  Berryer. 

3.  C'est  dans  la  Correspandance  (tome  XXXVI)  que  ces  affaires  sont  exposées 
exactement. 

4.  On   fit  imprimer  à  l'Imprimerie  rojalc  les  OEuvres   de   Crébillon,  1750, 
deux  volumes  ia-'t". 

I.  15 


226  VIE    DE    VOLTAIRE. 

par  ses  bienfaits  le  mal  que  l'adminislration  frannaise  faisait  à  cette  province, 
oiî  le  gouvernement  paternel  de  Léopold  ^  avait  réparé  un  siècle  de  dévas- 
tations et  de  maliieurs.  Sa  dévotion  ne  lui  avait  ôlé  ni  le  goût  des  plaisirs, 
ni  celui  des  gens  d'esprit.  Sa  maison  était  ceile  d'un  particulier  très-riche; 
son  ton,  celui  d'un  homme  simple  et  franc  qui,  n'ayant  jamais  été  malheureux 
que  parce  qu'on  ava  it  voulu  qu'il  fût  roi,  n'était  pas  ébloui  d'un  titre  dont 
il  n'avait  éprouvé  que  les  dangers.  Il  avait  désiré  d'avoir  à  sa  cour,  ou 
plutôt  chez  lui,  M'"^  du  Châtelet  et  Voltaire.  L'auteur  des  Saisons  ^,  le  seul 
poëîe  français  qui  ait  réuni,  comme  Voltaire,  l'âme  et  l'esprit  d'un  philo- 
sophe, \ivait  alors  à  Lunéville,  oiî  il  n'était  connu  que  comme  un  jeune 
militaire  aimable;  mais  ses  premiers  vers,  pleins  de  raison,  d'esprit  et  de 
eoût,  annonçaient  déjà  un  homme  fait  pour  honorer  son  siècle. 

Voltaire  menait  à  Lunéville  une  vie  occupée,  douce,  et  tranquille, 
lorsqu'il  eut  1^  malheur  d'y  perdre  son  amie.  M""=  du  Châtelet  mourut  ^  au 
moment  oii  elle  venait  déterminer  sa  traduction  de  Newton,  dont  le  travail 
forcé  abrégea  ses  jours.  Le  roi  vint  consoler  Voltaire  dans  sa  chambre,  et 
pleurer  avec  lui.  Revenu  à  Paris,  il  se  livra  au  travail:  moyen  de  dissiper  la 
douleur,  que  la  nature  a  donné  à  très-peu  d'hommes.  Ce  pouvoir  sur  nos 
propres  idées,  cette  force  de  tête  que  les  peines  de  l'amené  peuvent  détruire, 
sont  des  dons  précieux  qu'il  ne  faut  point  calomnier  en  les  confondant  avec 
rinsensibiliié.  La  sensibilité  n'est  point  de  la  faiblesse;  elle  consiste  à  sentir 
les  peines,  et  non  à  s'en  laisser  accabler.  On  n'en  a  pas  moins  une  âme  sen- 
sible et  tendre,  la  douleur  n'en  a  pas  été  moins  vive,  parce  qu'on  a  eu  le 
courage  de  la  combattre,  et  que  des  qualités  extraordinaires  ont  donné  la 
force  de  la  vaincre. 

Voltaire  se  lassait  d'entendre  tous  les  gens  du  monde  et  la  plupart  des 
gens  de  lettres  lui  préférer  Crébillon,  moins  par  sentiment  que  pour  le  punir 
de  l'universalité  de  ses  talents:  car  on  est  toujours  plus  indulgent  pour  les 
talents  bornés  à  un  seul  genre,  qui,  paraissant  une  espèce  d'in-tinct,  et 
laissant  en  repos  plus  d'espèces  d'amour-propre,  humilient  moins  l'or- 
gueil. 

Celte  opinion  de  la  supériorité  de  Crébillon  était  soutenue  avec  tant  de 
passion  que  depuis,  dans  le  Discours  préliminaire  de  \ Encyclopédie, 
M.  d'Âl^nberl  eut  besoin  de  courage  pour  accorder  l'égalité  à  l'auteur 
à'Alzire  et  de  Mérope,  et  n'osa  porter  plus  loin  la  justice  ^.  Enfin  Voltaire 
voulut  se  venger,  et  forcer  le  public  à  le  mettre  à  sa  véritable  place,  en 

1.  Léopold  V,  duc  de  Lorraine,  né  en  1679,  mort  en  17-20;  voyez  l'éloge  que 
Voltaire  fait  de  son  règne,  tome  XIV,  page  325. 

2.  Saint-Lambert. 

3.  Le  10  septembre  1749. 

4.  Voici  les  expressions  de  d'Alembert  :  «  Deux  hommes  illustres,  entre  les- 
quels notre  nation  semble  partagée,  et  que  la  postérité  saura  mettre  chacun  à 
sa  place,  se  disputent  la  gloire  du  cothurne,  et  l'on  voit  encore  avec  un  extrême 
plaisir  leurs  tragédies  après  celles  de  Corneille  et  de  Racine.  »  Le  malin  d'Alem- 
bert, dans  les  mots  qui  sont  imprimés  en  italique,  fait  bien  voir  qu'il  ne  met  pas 
sur  le  même  rang  Crébillon  et  Voltaire. 


VIE    DE    VOLTAIRE.  227 

donnant  Sémiramis  ^,  Oresle  ^,  et  Rome  sauvée  ^,  trois  sujets  que  Crébil- 
lon  avait  tr.jités.  Toutes  les  cabales  animées  contre  Voltaire  s'étaient  réunies 
pour  faire  obtenir  un  succès  éphémère  au  Calilina  *  de  son  rival,  pièce  dont 
la  conduite  est  absurde  et  le  style  barbare,  où  Cicéron  propose  d'employer 
sa  fille  pour  séduire  Catilina,  où  un  grand  prêtre  donne  aux  amants  des 
rendez-vous  dans  un  temple,  y  introduit  ut<e  courtisane  en  habit  d'homme, 
et  traite  ensuite  le  sénat  d'impie,  parce  qu'il  y  discute  des  atTairos  de  la 
république. 

Rome  sauvée,  au  contraire,  est  un  chef-d'œuvre  de  style  et  de  raison; 
Cicéron  s'y  montre  avec  toute  sa  dignité  et  toute  son  éloquence;  César  y 
parle,  y  agit  comme  un  homme  fait  pour  soumettre  Rome,  accabler  ses 
ennemis  de  sa  gloire,  et  se  faire  pardonner  la  tyrannie  à  force  de  talents  et 
de  vertus;  Catilina  y  est  un  scélérat,  mais  qui  cherche  à  excuser  ses  vices 
sur  l'exemple,  et  ses  crimes  sur  la  nécessité.  L'énergie  républicaine  et  l'âme 
des  Romains  ont  passé  tout  entières  dans  le  poète. 

Voltaire  avait  un  petit  théâtre  où  il  essayait  ses  pièces.  Il  y  joua  souvent 
le  rôle  de  Cicéron.  Jamais,  dit-on,  Tillusion  ne  fut  plus  complète;  il  avait 
l'air  de  créer  son  rôle  en  le  récitant;  et  quand,  au  cinquième  acte,  Cicéron 
reparaissait  au  sénat,  quand  il  s'excusait  d'aimer  la  gloire,  quand  il  réci- 
tait ces  beaux  vers  : 

Romains,  j'aime  la  gloire,  et  ne  veux  point  m'en  taire  : 
Des  travaux  des  humains  c'est  le  digne  salaire. 
Sénat,  en  vous  servant  il  la  faut  acheter  : 
Qui  n'ose  la  vouloir  n'ose  la  mériter  ; 

alors  le  personnage  se  confondait  avec  le  poëte.  On  croyait  entendre  Cicé- 
ron ou  Voltaire  avouer  et  excuser  cette  faiblesse  des  grandes  âmes. 

Il  n'y  avait  qu'un  beau  rôle  dans  VÉleclre  de  Crébillon,  et  c'était  celui 
d'un  personnage  subalterne.  Oreste,  qui  ne  se  connaît  pas,  est  amoureux  de 
la  fille  d'Égisthe,  qui  a  le  malheur  de  s'appeler  Iphianasse.  L'implacable 
Electre  a  un  tendre  penchant  pour  le  fils  d'Égisthe;  c'est  au  milieu  des  furies 
qui  conduisent  au  parricide  un  fils  égaré  et  condamné  par  les  dieux  à  cette 
horrible  vengeance  que  ces  insipides  amours  remplissent  la  scène. 

Voltaire  sentit  qu'il  fallait  rendre  Clytemnestre  intéressante  par  ses 
remords,  la  peindre  plus  faible  que  coupable,  dominée  par  le  cruel  Égistlie, 
mais  honteuse  de  l'avoir  aimé,  et  sentant  le  poids  de  sa  chaîne  comme 
celui  de  son  ciime.  Si  l'on  compare  cette  pièce  aux  autres  tragédies  de  Vol- 
taire, on  la  trouvera  sans  doute  bien  inférieure  à  ses  chefs-d'œuvre;  mais 
si  on  le  compare  à  Sophocle,  qu'il  voulait  imiter,  dont  il  voulait  faire  con- 
naître aux  Françai-^  le  caractère  et  la  manière  de  concevoir  la  tragédie,  on 
verra  qu'il  a  su  en  conserver  les  beautés,  on  imiter  le  style,  en  corriger  les 

1.  2!»  août  17i8;  voyez  tome  IV,  page  481. 
'2.   12  Janvier  1750;  voyez  tome  V,  page  73. 

3.  Le  24  février  1752  ;  voyez  tome  V,  page  199. 

4.  Le  Calilina  de  Crébillon  fut  joué  le  21  décembre  1748. 


228  VIE    DE    VOLTAIRE. 

défauts,  rendre  Clytemnestre  plus  touchante,  et  Electre  moins  barbare. 
Aussi  quand,  malgré  les  cabales,  ces  beautés  de  tous  les  temps,  transpor- 
tées sur  notre  scène  par  un  homme  ^  digne  de  servir  d'interprète  au  plus 
éloquent  des  poêles  grecs,  forcèrent  les  applaudissements,  Voltaire,  plus 
occupé  des  intérêts  du  goût  que  de  sa  propre  gloire,  ne  put  s'empêcher  de 
crier  au  parterre,  dans  un  mouvement  d'enthousiasme  :  Courage,  Athéniens  ! 
c'est  du  Sophocle.  .■ 

La  Sémiramls  de  Crébillon  avait  été  oubliée  dès  sa  naissance.  Celle  de 
Voltaire  est  le  même  sujet  que  quinze  ans  auparavant  il  avait  traité  sous  le 
nom  d'Ériphyle,  et  qu'il  avait  retiré  du  théâtre,  quoique  la  pièce  eût  été 
fort  applaudie;  il  avait  mieux  senti  aux  représentations  toutes  les  difficultés 
de  ce  sujet;  il  avait  vu  que,  pour  rendre  intéressante  une  femme  qui  avait 
fait  périr  son  mari  dans  la  vue  de  régner  à  sa  place,  il  fallait  que  l'éclat  de 
son  règne,  ses  conquêtes,  ses  vertus,  l'étendue  de  son  empire,  forçassent  au 
resppct,  et  s'emparassent  de  l'âme  des  spectateurs;  que  la  femme  crimi- 
nelle fût  la  maîtresse  du  monde,  et  eût  les  vertus  d'un  grand  roi.  Il  sentit 
qu'en  mettant  sur  le  théâtre  les  prodiges  d'une  religion  étrangère,  il  fallait, 
par  la  magnificence,  le  ton  auguste  et  religieux  du  style,  ne  pas  laisser  à 
l'imagination  le  temps  de  se  refroidir,  montrer  partout  les  dieux  qu'on  vou- 
lait faire  agir,  et  couvrir  le  ridicule  d'un  miracle,  en  présentant  sans  cesse 
ridée  consolante  d'un  pouvoir  divin  exerçant  sur  les  crimes  secrets  des 
princes  une  vengeance  lente,  mais  inévitable. 

L'amour,  révoltant  dans  Oreste,  était  nécessaire  dans  Sémiramis.  11 
fallait  que  Ninias  eût  une  amante,  pour  qu'il  pût  chérir  Sémiramis,  répondre 
à  ses  bontés,  se  sentir  entraîné  vers  elle  avant  de  la  connaître  pour  sa  mère, 
sans  que  l'horreur  naturelle  pour  l'inceste  se  répandît  sur  le  personnage 
qui  doit  exciter  l'intérêt.  Le  style  de  Sémiramis,  la  majesté  du  sujet,  la 
beauté  du  spectacle,  le  grand  intérêt  de  quelques  scènes,  triomphèrent  de 
l'envie  et  des  cabales;  mais  on  ne  rendit  justice  que  longtemps  après  à 
Oreste  et  à  Rome  sauvée. 

Peut-être  même  n'est-on  pas  encore  absolument  juste.  Et  si  on  songe 
que  tous  les  coPéges,  toutes  les  maisons  oiî  se  forment  les  instituteurs  par- 
ticuliers, sont  dévoués  au  fanatisme;  que  dans  presque  toutes  les  éducations 
on  instruit  les  enfants  à  être  injustes  envers  Voltaire,  on  n'en  sera  pas 
étonné. 

11  fit  ces  trois  pièces  l\  Sceaux,  chez  M'"°  la  duchesse  du  Maine  *.  Cette 
princesse  aimait  le  bel  esprit,  les  arts,  la  galanterie;  elle  donnait  dans  son 
palais  une  idée  de  ces  plaisirs  ingénieux  et  brillants  qui  avaient  embelli  la 
cour  de  Louis  XIV,  et  ennobli  ses  faiblesses.  Elle  aimait  Clcéron;  et  c'était 
pour  le  venger  des  outrages  de  Crébillon  qu'elle  excita  Voltaire  à  faire 
Rome  sauvée.  Il  avait  envoyé  Mahomet  au  pape;  il  dédia  Sémiramis  k  un 


i.  Grandval,  mort  en  1784. 

2.  Parti  précipitamment  de  Fontainebleau  en  octobre  1746,  il  était  venu  à 
Sceaux  chez  la  ducliesse  du  Maine;  voyez  les  articles  v  et  vi  des  Mémoires  de 
Longchamp,  dans  les  Mémoires  sur  Voltaire,  etc.,  1826,  deux  volumes  in-S". 


VIE    DE    VOLTAIRE.  229 

cardinal  i.  II  se  faisait  un  plaisir  malin  de  montrer  aux  fanatiques  français 
que  des  princes  de  l'Église  savaient  allier  l'estime  pour  le  talent  au  zèle  de 
la  religion,  et  ne  croya  ent  pas  servir  le  christianisme  en  traitant  comme 
ses  ennemis  les  hommes  dont  le  génie  exerçait  sur  l'opinion  publique  un 
empire  redoutable. 

Ce  fut  à  cette  époque  qu'il  consentit  enfin  à  céder  aux  instances  du  roi 
de  Prusse,  et  qu'il  accepta  le  litre  de  chambellan,  la  grande  croix  de  l'ordre 
du  Mérite,  et  une  pension  de  vingt  mille  livres.  Il  se  voyait,  dans  sa  patrie, 
l'objet  de  l'envie  et  de  la  haine  des  gens  de  lettres,  sans  leur  avoir  jamais 
disputé  ni  places  ni  pension,  sans  les  avoir  humiliés  par  des  critiques,  sans 
s'être  jamais  mêlé  d'aucune  intrigue  littéraire;  après  avoir  obligé  tous  ceux 
qui  avaient  eu  besoin  de  lui,  cherché  à  se  concilier  les  autres  par  des  éloges, 
et  saisi  toutes  les  occasions  de  gagner  l'amitié  de  ceux  que  l'amour-piopre 
avait  rendus  injustes. 

Les  dévots,  qui  se  souvenaient  des  Lettres  philosophiques  et  de  Maho- 
met, en  attendant  les  occasions  de  le  persécuter,  cherchaient  à  décrier  ses 
ouvrages  et  sa  personne,  employaient  contre  lui  leur  ascendant  sur  la  pre- 
mière jeunesse^  et  celui  que,  comme  directeurs,  ils  conservaient  encore  dans 
les  familles  bourj;;eoises  et  chez  les  dévotes  de  la  cour.  Un  silence  absolu 
pouvait  seul  le  mettre  à  l'abri  de  la  persécution;  il  n'aurait  pu  faire  paraître 
aucun  ouvrage  sans  être  sûr  que  la  malignité  y  chercherait  un  prétexte  pour 
l'accuser  d'impiété,  ou  le  rendre  odieux  au  gouvernement.  M'"'  de  Pompa- 
dour  avait  oublié  leur  ancienne  liaison  dans  une  place  où  elle  ne  voulait 
plus  que  des  esclaves.  Elle  ne  lui  pardonnait  point  de  n'avoir  pas  souffert 
avec  assez  de  patience  les  préférences  accordées  à  Crébillon.  Louis  XV  avait 
pour  Voltaire  une  sorte  d'éloignement.  Il  avait  flatté  ce  prince  plus  qu'il  ne 
convenait  à  sa  propre  gloire;  mais  l'habitude  rend  les  rois  presque  insen- 
sibles à  la  flatterie  publique.  La  seule  qui  les  séduise  est  la  flatterie  adroite 
des  courtisans,  qui,  ^'exerçant  sur  les  petites  choses,  se  répète  tous  les  jours, 
et  sait  choisir  ses  moments;  qui  consiste  moins  dans  des  louanges  directes 
que  dans  une  adroite  approbation  des  passions,  des  goûts,  des  actions,  des 
discours  du  prince.  Un  demi-mot,  un  signe,  une  maxime  générale  qui  les 
rassure  sur  leurs  faiblesses  ou  sur  leurs  fautes,  font  plus  d'effet  que  les  vers 
jes  plus  dignes  de  la  postérité.  Les  louanges  des  hommes  de  génie  ne  tou- 
chent que  les  rois  qui  aiment  véritablement  la  gloire. 

On  prétend  que  Voltaire  s'étant  approché  de  Louis  XV  après  la  repré- 
sentation du  Temple  de  la  Gloire,  où  Trajan,  donnant  la  paix  au  monde 
après  ses  victoires,  reçoit  la  couronne  refusée  aux  conquérants,  et  réservée 
à  un  héros  ami  de  l'humanité,  et  lui  ayant  dit  :  Trajan  eut-il  content?  le 
roi  fut  moins  flatté  du  parallèle  que  blessé  de  la  familiarité. 

M.  d'Argenson  n'avait  pas  voulu  prêter  à  Voltaire  son  ai)pui  pour  lui 
obtenir  un  titre  d'associé  libre  dans  l'Académie  des  sciences,  et  pour  en- 
trer dans  celle  des  belles-lettres,  places  qu'il  ambitionnait  alors  comme 
un  asile  contre  l'armée  des  critiques  hebdomadaires  que  la  police  oblige  à 


1.  Le  cardinal  Quiriiii  ;  voyez  tome  IV,  page  i87. 


230  ME    DE    VOLT  AI  Ki:. 

respecter  les  corps  littéraires,  excepté  lorsque  des  corps  ou  des  particuliers 
plus  puissants  croient  avoir  intérêt  de  les  avilir,  en  les  abandonnant  aux  traits 
de  ces  méprisables  ennemis. 

Voltaire  alla  donc  à  Berlin  i  ;  et  le  même  prince  qui  le  dédaignait,  la 
même  cour  où  il  n'essuyait  plus  que  des  désagréments,  turent  offensés  de  ce 
départ.  On  ne  vit  plus  que  la  perte  d'un  homme  qui  honorait  la  France,  et  la 
honte  de  l'avoir  forcé  à  chercher  ailleurs  un  asile.  11  trouva  dans  le  palais 
du  roi  de  Prusse  la  paix  et  presque  la  liberté,  sans  aucun  autre  assujettis- 
sement que  celui  de  passer  quelques  heures  avec  le  roi  pour  corriger  ses 
ouvrages,  et  lui  apprendre  les  secrets  de  l'art  d'écrire.  Il  soupait  presque 
tous  les  jours  avec  lui. 

Ces  soupers,  où  la  liberté  était  extrême,  oiî  l'on  traitait  avec  une  fran- 
chise entière  toutes  les  questions  de  la  métaphysique  et  de  la  morale,  où  la 
plaisanterie  la  plus  libre  égayait  ou  tranchait  les  discussions  les  plus  sérieuses, 
où  le  roi  disparaissait  presque  toujours  pour  ne  laisser  voir  que  l'homme 
d'esprit,  n'étaient  pour  Voltaire  qu'un  délassement  agréable.  Le  reste  du 
temps  était  consacré  librement  à  l'élude. 

Il  perfectionnait  quelques-unes  de  ses  tragédies,  achevait  le  Siècle  de 
Louis  XIV  ^^  corrigeait  la  Pucelle,  travaillait  à  son  Essai  sur  les  Mœurs 
et  l'Esprit  des  nations,  et  faisait  le  Poème  de  la  Loi  jiaturellej  tandis  que 
Frédéric  gouvernait  ses  États  sans  ministre,  inspectait  et  perfectionnait  son 
armée,  faisait  des  vers,  composait  de  la  musique,  écrivait  sur  la  philosophie 
et  sur  l'histoire.  La  famille  royale  protégeait  les  goûts  de  Voltaire  ;  il  adres- 
sait des  vers  aux  princesses,  jouait  la  tragédie  avec  les  frères  et  les  sœurs 
du  roi;  et,  en  leur  donnant  des  leçons  de  déclamation,  il  leur  apprenait  à 
mieux  sentir  les  beautés  de  notre  poésie  :  car  les  vers  doivent  être  dé- 
clamés, et  on  ne  peut  connaître  la  poésie  d'une  langue  étrangère  si  on  n'a 
point  Ihabitude  d'entendre  réciter  les  vers  par  des  hommes  qui  .sachent 
leur  donner  l'accent  et  le  mouvement  qu'ils  doivent  avoir. 

Voilà  ce  que  Voltaire  appelait  le  pa!ais  d'Alcine;  mais  l'enchantement 
fut  trop  tôt  dissipé.  Les  gens  de  lettres  appelés  plus  anciennement  que  lui  à 
Berlin  furent  jaloux  d'une  préférence  trop  marquée,  et  surtout  de  cette  es- 
pèce d'indépendance  qu'il  avait  conservée,  de  celte  familiarité  qu'il  devait 
aux  grâces  piquantes  de  son  esprit,  et  à  cet  art  de  mêler  la  vérité  à  la 
louange,  et  de  donner  à  la  flatterie  le  ton  de  la  galanterie  et  du  badinage. 

La  Meltrie  dit  à  Voltaire  que  le  roi,  auquel  il  parlait  un  jour  de  toutes 
les  marques  de  bonté  dont  il  accablait  son  chambellan,  lui  avait  répondu  : 
«  J'en  ai  encore  besoin  pour  revoir  mes  ouvrages.  On  suce  l'orange  et  on 
jette  l'écorce.   »  Ce  mot  désenchanta  Voltaire,  et  lui  jeta  dans  l'âme  une 


1.  Il  partit  de  Compiègne  le  28  juin  1750,  et  arriva  à  Berlin  avant  la  fin  de 
juillet;  voj'ez  tome  XXXVII,  page  140.  Pendant  le  séjour  de  Voltaire  en  Prusse,  on 
vola  des  manuscrits  dans  son  domicile  à  Paris,  qu'occupait  M""  Denis;  vojez  les 
Documents  biographiques. 

2.  Imprimé  pour  la  première  fols,  en  17.51  à  Berlin,  pendant  le  séjour  de  l'au- 
teur. 


VIE    DE   VOLTAIRE  231 

dëflance  qui  ne  lui  permit  plus  de  perdre  de  vue  le  projet  de  s'écliappcr.  En 
môme  temps  on  dit  au  roi  quo  Voltaire  avait  répondu  un  jour  au  général 
Manslein,  qui  le  pressait  de  revoir  ses  Mémoires  :  «  Le  roi  m'envoie  son  linge 
sale  à  blanchir;  il  faut  que  le  vôtre  attende  »  ;  qu'une  autre  fois,  en  mon- 
trant sur  la  table  un  paquet  de  vers  du  roi,  il  avait  dit,  dans  un  mouvement 
d'humeur:  «  Cet  homme-là,  c'est  César  et  l'abbé  Colin.  » 

Cependant  un  penchant  naturel  rapprochait  le  monarque  et  le  philosophe. 
Frédéric  disait,  longtemps  après  leur  sép;iration,  que  jamais  il  n'avait  vu 
d'homme  aussi  aimable  que  Voltaire  ;  et  Voltaire,  malgré  un  ressentiment 
qui  jamais  ne  s'éteignit  absolument,  avouait  que,  quand  Frédéric  le  vou- 
lait, il  était  le  plus  aimable  des  hommes.  Ils  étaient  encore  rapprochés  par 
un  mépris  ouvert  pour  les  préjugés  et  les  superstitions,  par  le  plaisir  qu'ils 
prenaient  à  en  faire  l'objet  éternel  de  leurs  plaisanteries,  par  un  goût 
commun  pour  une  philosophie  gaie  et  piquante,  par  une  égale  disposition 
à  chercher,  à  saisir,  dans  les  objets  graves,  le  côté  qui  prête  au  ridicule.  Il 
paraissait  que  le  calme  devait  succéder  à  de  petits  orages,  et  que  l'intérêt 
commun  de  leur  plaisir  devait  toujours  finir  par  les  rapprocher.  La  jalousie 
de  Maupertuis  parvint  à  les  désunir  sans  retour. 

JMaupertuis,  homme  de  beaucoup  d'esprit,  savant  médiocre,  et  philosophe 
plus  médiocre  encore,  était  tourmenté  de  ce  désir  delà  célébrité  qui  fait  choisir 
les  petits  moyens  lorsque  les  grands  nous  manquent,  dire  des  choses  bizarres 
quand  on  n'en  trouve  point  de  piquantes  qui  soient  vraies,  généraliïCr  des 
formules  si  l'on  ne  peut  en  inventer,  et  entasser  des  paradoxes  quand  on  n'a 
point  d'idées  neuves.  On  l'avait  vu  à  Paris  sortir  de  la  chambre  ou  se  cacher 
derrière  un  paravant,  quand  un  autre  occupait  la  société  plus  que  lui;  et  à 
Berlin,  comme  à  Paris,  il  eût  voulu  être  partout  le  premier,  à  l'Académie 
des  sciences  comme  au  souper  du  roi. ,11  devait  à  Voltaire  une  grande  partie 
de  sa  réputation,  et  l'honneur  d'être  le  président  perpétuel  de  l'Académie  de 
Berlin,  ot  d'y  exercer  la  prépondérance  sous  le  nom  du  prince. 

Mais  quelques  plaisanteries  échappées  à  Voltaire  sur  ce  que  Maupertuis, 
ayant  voulu  suivre  le  roi  de  Prusse  à  l'armée,  avait  été  pris  à  Molvvitz,  l'ai- 
grirent contre  lui  ;  et  il  se  plaignait  avec  humeur.  Voltaire  lui  répondit  avec 
amitié,  et  ra[)aisa  en  faisant  quatre  vers  ^  pour  son  portrait.  Quelques  années 
après,  Maupertuis  trouva  très-mauvais  que  Voltaire  n'eût  point  parlé  de  lui 
dans  son  discours  de  réception  à  l'Académie  française'^;  mais  l'arrivée  de 
Voltaire  à  Berlin  acheva  de  l'aigrir.  Il  le  voyait  l'ami  du  souverain  dont  il 
n'était  parvenu  qu'à  devenir  un  des  courtisans,  et  donner  des  leçons  à  celui 
dont  il  recevait  des  ordres. 

Voltaire,  entouré  d'ennemis,  se  défiant  de  la  constance  des  sentiments 
du  roi,  regrettait  en  secret  son  indépendance,  et  cherchait  à  la  recouvrer.  Il 
imagine  de  se  servir  d'un  juif  pour  faire  sortir  du  Brandebourg  une  partie 
de  ses  fonds.  Ce  juif  trahit  sa  confiance,  et,  pour  se  venger  do  ce  que  Vol- 


1.  Ils  sont  tome  XXXVI,  page  82. 

2.  Voyez  tome  XXIII,  page   205,  et  XXIV,  1. 


232  YIE   DE    VOLTAIRE. 

taire  s'en  est  aperçu  à  temps,  et  n'a  pas  voulu  se  laisser  voler,  il  lui  fait  un 
procès  absurde,  sachant  que  la  haine  n'est  pas  difficile  en  preuves.  Le  roi, 
pour  punir  son  ami  d'avoir  voulu  conserver  son  bien  et  sa  liberté,  fait  sem- 
blant de  le  croire  coupable,  a  l'air  de  l'abandonner,  et  l'exclut  môme  de  sa 
présence  jusqu'à  la  fin  du  procès.  Voltaire  s'adresse  à  Maupertuis,  dont  la 
haine  ne  s'était  pas  encore  manifestée ,  et  le  prie  de  prendre  sa  défense 
auprès  du  chef  de  ses  juges.  Maupertuis  le  refuse  avec  hauteur.  Voltaire  s'a- 
perçoit qu'il  a  un  ennemi  de  plus.  Enfin  ce  ridicule  procès  ^  eut  l'issue  qu'il 
devait  avoir:  le  juif  fut  condamné,  et  Voltaire  lui  fit  grâce.  Alors  le  roi  le 
rappelle  auprès  de  lui,  et  ajoute  à  ses  anciennes  bontés  de  nouvelles  marques 
déconsidération,  telle  que  la  jouissance  d'un  petit  château  près  de  Potsdam. 
Cependant  la  haine  veillait  toujours,  et  attendait  ses  moments.  La  Beau- 
melle,  né  en  Languedoc  d'une  famille  protestante,  d'abord  apprenti  ministre 
à  Genève,  puis  bel  esprit  français  en  Danemark,  renvoyé  bientôt  de  Co- 
penhague, vint  chercher  fortune  à  Berlin,  n'ayant  pour  titre  de  gloire  qu'un 
libelle-  qu'il  venait  de  publier.  11  va  chez  Voltaire,  lui  présente  son  livre, 
011  Voltaire  lui-même  est  mnltrailé,  oiî  La  Beaumelle  compare  aux  singes, 
aux  nains  qu'on  avait  autrefois  dans  certaines  cours,  les  beaux  esprits  appelés 
à  celle  de  Prusse,  parmi  lesquels  il  venait  lui-môme  solliciter  une  place. 
Cette  ridicule  étourderie  lut  un  moment  l'objet  des  plaisanteries  du  souper 
du  roi.   Maupertuis  rapporta  ces  plaisanteries  à  La  Beaumelle,  en  chargea 
Voltaire  seul,  lui  fit  un  ennemi  irréconciliable,  et  s'assura  d'un  instrument 
qui  servirait  sa  haine  par  de  honteux  libelles,  sans  que  sa  dignité  de  prési- 
dent d'académie  en  fût  compromise. 

Maupertuis  avait  besoin  de  secours;  il  venait  d'avancer  un  nouveau 
principe  de  mécanique,  celui  de  la  moindre  action.  Ce  principe,  à  qui 
l'illustre  Euler  faisait  l'honneur  de  le  défendre,  en  même  temps  qu'il  en  ap- 
prenait à  l'auteur  môme  toute  l'étendue  et  le  véritable  usage,  essuya  beau- 
coup de  contriidictions.  Koënig  non  seulement  le  combattit,  mais  il  pré- 
tendit de  plus  qu'il  n'était  pas  nouveau,  et  cita  un  fragment  d'une  lettre  de 
Leibnitz,  où  ce  principe  se  trouvait  indiqué.  Maupertuis,  instruit  par  Koë- 
nig môme  qu'il  n'a  qu'une  copie  de  la  lettre  de  Leibnitz,  imagine  de  le  faire 
sommer  juridiquement,  par  l'Académie  de  Berlin,  de  produire  l'original. 
Koënig  mande  qu'il  tient  sa  copie  du  malheureux  Ilienzi  ^,  décapité  long- 
temps auparavant  pour  avoir  voulu  délivrer  les  habitants  du  canton  de  Berne 
de  la  tyrannie  du  sénat.  La  lettre  ne  se  trouva  plus  dans  ce  qui  pouvait 
rester  de  ses  papiers,  et  l'Académie,  moitié  crainte,  moitié  bassesse,  déclara 
Koënig  indigne  du  titre  d'académicien,  et  le  fit  rayer  de  la  liste.  Maupertuis 
ignorait  apparemment  que  l'opinion  générale  des  savants  peut  seule  donner 
ou  enlever  les  découvertes  ;  mais  qu'il  faut  qu'elle  soit  libre  et  volontaire- 
ment énoncée  ;  et  qu'une  forme  solennelle,  en  la  rendant  suspecte,  peut  lu 
ôter  son  autorité  et  sa  force. 

1.  Voj'ez  tome  XXXVII,  page  22L  Ces  détails  peu  exacts  se  trouvent  rectifiés 
dans  la  Correspondance. 

2.  Mes  Pensées. 

3.  Voyez  tome  XXIII,  page  570. 


VIE   DE    VOLTAIRE.  233 

Voltaire  avait  connu  Koënig  chez  M'""  du  Chàtelet,  à  laquelle  il  était  venu 
donner  des  leçons  de  leibnitianisme;  il  avait  conservé  de  l'amitié  pour 
lui,  quoiqu'il  se  fût  permis  quelquefois  de  le  plaisanter  pendant  son  séjour 
en  France.  Il  n'aimait  pas  Maupertuis,  et  haïssait  la  persécution,  sous  quelque 
forme  qu'elle  tourmentât  les  hommes  :  il  prit  donc  ouvertement  le  parti  de 
Koënig,  et  publia  quelques  ouvrages  où  la  raison  et  la  justice  étaient  assai- 
sonnées d'une  plaisanterie  fine  et  piquante.  Maupertuis  intéressa  l'amour- 
propre  du  roi  ii  l'honneur  de  son  académie,  et  obtint  de  lui  d'exiger  de  Vol- 
taire la  promesse  de  ne  plus  se  moquer  ni  d'elle  ni  de  son  président.  Voltaire 
le  promit.  Malheureusement  le  roi,  qui  avait  ordonné  le  silence,  se  crut  dis- 
pensé de  le  garder.  Il  écrivit  des  plaisanteries  qui  se  partageaient,  mais  avec 
un  peu  d'inégalité,  entre  Maupertuis  et  Voltaire.  Celui-ci  crut  que,  par  cette 
conduite,  le  roi  lui  rendait  sa  parole,  et  que  le  privilège  de  se  moquer  seul 
des  deux  partis  ne  pouvait  être  compris  dans  la  prérogative  royale.  Il  pro- 
fita donc  d'une  permission  générale,  anciennement  obtenue,  pour  faire  im- 
primer la  Diatribe  d'Akakia  ^,  et  dévouer  Maupertuis  à  un  ridicule  éternel. 

Le  roi  rit;  il  aimait  peu  Maupertuis,  et  ne  pouvait  l'estimer;  mais  jaloux 
de  son  autorité,  il  fit  brûler  cette  plaisanterie  par  le  bourreau^  :  manière  de 
se  venger  qu'il  est  assez  singulier  qu'un  roi  philosophe  ait  empruntée  de 
l'Inquisition. 

Voltaire,  outragé,  lui  renvoya  sa  croix,  sa  clef,  et  le  brevet  de  sa  pension, 
avec  ces  quatre  vers  : 

Je  les  reçus  avec  tendresse, 
Je  les  renvoie  avec  douleur, 
Comme  un  amant  jaloux,  dans  sa  mauvaise  humeur,     . 
Rend  le  portrait  de  sa  maîtresse. 

Il  ne  soupirait  qu'après  la  liberté  ;  mais,  pour  l'obtenir,  il  ne  suffisait  pas 
qu'il  eût  renvoyé  ce  qu'il  avait  d'abord  appelé  de  mct(]ni(iques  bagatelles, 
mais  qu'il  ne  nommait  plus  que  les  fnarqnss  de  sa  servitude.  Il  écrivait 
de  Berlin,  où  il  était  malade,  pour  demander  une  permission  de  partir.  Le 
roi  de  Prusse,  qui  ne  voulait  que  l'humilier  et  le  conserver,  lui  envoyait  du 
quinquina  ',  mais  point  de  permission.  Il  écrivait  qu'il  avait  besoin  des 
eaux  de  Plombières  ;  on  lui  répondit  qu'il  y  en  avait  d'aussi  bonnes  en  Si- 
lésie. 

Enfin  Voltaire  prend  le  parti  de  demander  à  voir  le  roi:  il  se  flatte  que 
sa  vue  réveillera  des  sentiments  qui  étaient  plutôt  révoltés  qu'éteints.  On 
lui  renvoie  ses  anciennes  breloques.  Il  court  à  Potsdam,  voit  le  roi  ;  quel- 
ques instants  sufTisent  pour  tout  changer.  La  familiarité  renaît,  la  gaieté 
reparaît,  même  aux  dépens  de  Maupertuis,  et  \'oUaire  obtient  la  permission 
d'aller  ii  Plombières,  mais  en   promettant   de  revenir  :  promesse   peut-être 

1.  Voyoz  tome  XXIII,  page  ofiO. 

2.  Le  2i  décembre  1752. 

3.  Voyez  la  lettre  à  M"'-   Denis,  du  1.")  mars  ilh2. 


234  VFE    DE    VOLTAIRE. 

peu  sincère,  mais  aussi  obligeait-elle  moins  qu'une  parole  donnée  entre 
égaux;  elles  cent  cinquante  mille  hommes  qui  gardaient  les  frontières  de 
la  Prusse  ne  permettaient  pas  de  la  regarder  comme  faite  avec  une  entière 
liberté. 

Voltaire  se  hâta  de  se  rendre  à  Leipsick,  où  il  s'arrêta  pour  réparer  ses 
forces,  épuisées  parcette  longue  persécution.  Maupertuis  lui  envoie  un  cartel 
ridicule  •,  qui  n'a  d'autre  effet  que  d'ouvrir  une  nouvelle  source  à  ses  inta- 
rissables plaisanteries.  De  Leifsick  il  va  chez  la  duchesse  de  Saxe-Gotha, 
princesse  supérieure  aux  préjugés,  qui  cultivait  les  lettres,  et  aimait  la  phi- 
losophie. Il  y  commença  pour  elle  ses  Annales  de  l'Empire. 

De  Gotha  il  part  pour  Plombières,  et  prend  la  route  de  Francfort.  Mau- 
pertuis voulait  une  vengeance  ;  son  cartel  n'avait  pas  réussi,  les  libelles  de 
La  Beaumelle  ne  lui  suffisaient  pas.  Ce  malheureux  second  avait  été  forcé  de 
quitter  Berlin  après  une  aventure  ridicule,  et  quelques  semaines  de  prison  ; 
il  s'était  enfui  de  Gotha  avec  une  femme  de  chambre  qui  vola  sa  maîtresse 
en  partant  ;  ses  libelles  Tavaient  fait  chasser  de  Francfort,  et,  à  peine  arrivé 
à  Paris,  il  s'était  fait  mettre  à  la  Bastille.  Il  fallut  donc  que  le  président  de 
l'Académie  de  Berlin  cherchât  un  autre  vengeur.  Il  excita  l'humeur  du  roi 
de  Prusse.  La  lenteur  du  voyage  de  Voltaire,  son  séjour  à  Gotha,  un  place- 
ment considérable  sur  sa  tête  et  celle  de  iM-""  Denis  sa  nièce  fait  sur  le  duc 
de  Wurtemberg,  tout  annonçait  la  volonté  de  quitter  pour  jamais  la  Prusse; 
et  \oitaire  avait  emporté  avec  lui  le  recueil  des  œuvres  poétiques  du  roi, 
alors  connu  seulement  des  beaux  esprits  de  sa  cour. 

Ou  fit  craindre  à  Frédéric  une  vengeance  qui  pouvait  être  terrible, 
même  pour  un  poëte  couronné  ;  au  moins  il  était  possible  que  Voltaire  se 
crût  en  droit  de  reprendre  les  vers  qu'il  avait  donnés,  ou  d'avertir  de  ceux 
qu  il  avait  corrigés.  Le  roi  donna  ordre  à  un  fripon  breveté  qu'il  entretenait 
à  Francfort  pour  y  acheter  ou  y  voler  des  hommes,  d'arrêter  Voltaire,  et  de 
ne  le  relâcher  que  lorsqu'il  aurait  rendu  sa  croix,  sa  clef,  le  brevet  de 
pension,  et  les  vers  que  Freytag  appelait  VŒtivre  de  poëshîes  du  roi  son 
maître.  Malheureusement  ces  volumes  étaient  restés  à  Leipsick.  Voltaire  fut 
étroitement  gardé  pendant  trois  semaines  ;  M'"^  Denis,  sa  nièce,  qui  était 
venue  au-devant  de  lui,  fut  traitée  avec  la  môme  ri.^ueur.  Des  gardes 
veillaient  à  leur  porte.  Un  satellite  de  Freytag  restait  dans  la  chambre  de 
chacun  d'eux,  et  ne  les  perdait  pas  de  vue,  tant  on  craignait  que  l'œuvre  de 
poëshies  ne  pût  s'échapper.  Enfin  on  remit  entre  les  mains  de  Freytag  ce 
précieux  dépôt  ;  et  Voltaire  fut  libre,  après  avoir  été  cependant  forcé  de 
donner  de  l'argent  à  quelques  aventuriers  qui  profitèrent  de  l'occasion  pour 
lui  faire  de  petits  procès.  Échappé  de  Francfort,  il  vint  à  Colmar  -. 

Le  roi  de  Prusse,  honteux  de  sa  ridicule  colère,  désavoua  Freytag  ;  mais 
il  eut  assez  de  morale  pour  ne  pas  le  punir  d'avoir  obéi.  Il  est  étrange  qu'une 
ville  qui  se  dit  libre  laisse  une  puissance  étrangère  exercer  de  telles  vexa- 

i.  Voyez  tome  XXIII,  pages  581  et  583,  et  XXXVIII,  page  10. 

2.  Pour  les  détails  sur  le  vo3'age  de  Voltaire,  et  son  arrestation  à  Francfort, 
voyez  la  Correspondance  (tome  XXXVIII).  Voyez  aussi,  dans  les  Documents  bio- 
graphiques, le  récit  de  Golini. 


VIE   DE    VOLTAIRE.  235 

lions  au  milieu  de  ses  murs;  mais  la  liberté  et  l'indépendance  ne  sont  jamais 
pour  le  faible  qu'un  vain  nom.  Frédéric,  dans  le  temps  de  sa  passion  pour 
Voltaire,  lui  baisait  souvent  les  mains  dans  le  transport  de  son  enthousiasme; 
et  Voltaire,  comparant,  après  sa  sortie  de  Francfort,  ces  deux  époques  de 
sa  vie,  répétait  à  ses  amis  :  «  Il  a  cent  fois  baisé  celte  main  qu'il  vient 
d'enchaîner.  » 

Il  n'avait  publié  à  Berlin  que  le  Siècle  de  Louis  XIV,  la  seule  histoire 
de  ce  règne  que  l'on  puisse  lire.  C'est  sur  le  témoignage  des  anciens  cour- 
tisans de  Louis  XIV,  ou  de  ceux  qui  avaient  vécu  dans  leur  société,  qu'il 
raconte  un  petit  nombre  d'anecdotes  choisies  avec  discernement  parmi 
celles  qui  peignent  l'esprit  et  le  caractère  des  personnages  et  du  siècle 
même.  Les  événements  politiques  ou  militaires  y  sont  racontés  avec  intérêt 
et  avec  rapidité  :  tout  y  est  peint  à  grands  traits.  Dans  des  chapitres  parti- 
culiers, il  rapporte  ce  que  Louis  XIV  a  fait  pour  la  réforme  des  lois  ou  des 
finances,  pour  l'encouragement  du  commerce  et  de  l'industrie;  et  on  doit 
lui  pardonner  d'en  avoir  parlé  suivant  l'opinion  des  hommes  les  plus  éclai- 
rés du  temps  oia  il  écrivait,  et  non  d'après  des  lumières  qui  n'existaient  pas 
encore. 

Ses  chapitres  sur  le  calvinisme,  le  jansénisme,  le  quiétisme,  la  dispute 
sur  les  cérémonies  chinoises,  sont  les  premiers  modèles  de  la  manière  dont 
un  ami  prudent  de  la  vérité  doit  parler  de  ces  honteuses  maladies  de  l'hu- 
manité, lorsque  le  nombre  et  le  pouvoir  de  ceux  qui  en  sont  encore  atta- 
qués obligent  de  soulever  avec  adresse  le  voile  qui  en  cache  la  turpitude- 
On  peut  lui  reprocher  seulement  une  sévérité  trop  grande  contre  les  calvi- 
nistes, qui  ne  se  rendirent  coupables  que  lorsqu'on  les  força  de  le  devenir, 
et  dont  les  crimes  ne  furent  en  quelque  sorte  que  les  représailles  des  assas- 
sinats juridiques  exercés  contre  eux  dans  quelques  provinces. 

Les  découvertes  dans  les  sciences,  les  progrès  des  arts,  sont  exposés 
avec  clarté,  avec  exactitude,  avec  impartialité,  et  les  jugements  toujours 
dictés  par  une  raison  saine  et  libre,  par  une  philosophie  indulgente  et  douce. 

La  liste  des  écrivains  du  siècle  de  Louis  XIV  est  un  ouvrage  neuf. 
On  n'avait  pas  encore  imaginé  de  peindre  ainsi  par  un  trait,  par  quelques 
lignes,  des  philosophes,  des  savants,  des  littérateurs,  des  poètes,  sans  séche- 
resse comme  sans  prétention,  avec  un  goût  sûr  et  une  précision  presque 
toujours  piiiuante. 

Cet  ouvrage  apprit  aux  étrangers  à  connaître  Louis  XIV,  défiguré  chez 
eux  dans  une  foule  de  libelles,  et  à  respecter  une  nation  qu'ils  n'avaient 
vue  jusque-là  qu'au  travers  des  préventions  de  la  jalousie  et  de  la  haine.  On 
fut  moins  indulgent  en  France.  Les  esclaves,  par  état  et  par  caractère,  furent 
indignés  qu'un  Français  eût  osé  trouver  des  faiblesses  dans  Louis  XIV.  Les 
gens  à  préjugés  furent  scandalisés  qu'il  eût  parlé  avec  liberté  des  fautes  des 
généraux  et  des  défauts  des  grands  écrivains;  d'autres  lui  reprochaient,  avec 
plus  de  justice  à  quelques  égards,  trop  d'indulgence  ou  d'enthousiasme. 
Mais  l'histoire  d'un  pays  n'est  jamais  jugée  avec  impartialité  que  par  les 
étrangers;  une  foule  d'intérêts,  de  préventions,  de  préjugés,  corrompt  tou- 
jours le  jugement  des  compatriotes. 


236  VIE    DE    VOLTAIRE. 

Voltaire  passa  près  de  deux  années  en  Alsace.  C'est  pendant  ce  séjour 
qu'il  publia  les  Annales  de  l'Empire,  le  seul  des  abrégés  clironologiques 
qu'on  puisse  lire  de  suite,  parce  qu'il  est  écrit  d'un  style  rapide,  et  rempli 
de  résultats  philosophiques  exprimés  avec  énergie.  Ainsi  Voltaire  a  été 
encore  un  modèle  dans  ce  genre,  dont  son  amitié  pour  le  président  Hénault 
lui  a  fait  exagérer  le  mérite  et  l'utilité. 

Il  avait  d'abord  songé  à  s'établir  en  Alsace;  mais  malheureusement  les 
jésuites  essayèrent  de  le  convenir,  et,  n'ayant  pu  y  réussir,  répandirent 
contre  lui  ces  calomnies  sourdes  qui  annoncent  et  préparent  la  persécution. 
Voltaire  fit  une  tentative  pour  obtenir,  non  la  permission  de  revenir  à  Paris 
(il  en  eut  toujours  la  liberté),  mais  l'assurance  qu'il  n'y  serait  pas  désa- 
gréable à  la  cour.  Il  connaissait  trop  la  France  pour  ne  pas  sentir  qu'odieux 
à  tous  les  corps  [juissants  par  son  amour  pour  la  vérité,  il  deviendrait  bien- 
tôt l'objet  de  leur  persécution,  si  on  pouvait  être  sur  que  Versailles  le  laisse- 
rait opprimer. 

La  réponse  ne  fut  pas  rassurante.  Voltaire  se  trouva  sans  asile  dans  sa 
patrie,  dont  son  nom  soutenait  l'honneur,  alors  avili  dans  l'Europe  par  les 
ridicules  querelles  des  billets  de  confession,  et  au  moment  même  où  il  venait 
d'élever,  dans  son  Siècle  de  Louis  XIV^  un  monument  à  sa  gloire.  Il  se  dé- 
termina à  aller  prendre  les  eaux  d'Aix  en  Savoie.  A  son  passage  par  Ly  on^ 
le  cardinal  de  Tencin,  si  fameux  par  la  conversion  de  Lass  et  le  concile 
d'Embrun,  lui  fit  dire  qu'il  ne  pouvait  lui  donner  à  dîner,  parce  qu'il  était 
mal  avec  la  cour  ;  mais  les  habitants  de  cette  ville  opulente,  oîi  l'esprit  du 
commerce  n'a  point  étouffé  le  goût  des  lettres,  le  dédommagèrent  de  l'im- 
politesse politique  de  leur  archevêque.  Alors,  pour  la  première  fois,  il  reçut 
les  honneurs  que  l'enthousiasme  public  rend  au  génie.  Ses  pièces  furent 
jouées  devant  lui,  au  bruit  des  acclamations  d'un  peuple  enivré  de  la  joie 
de  posséder  celui  à  qui  il  devait  de  si  nobles  plaisirs;  mais  il  n'osa  se  fixer 
à  Lyon.  La  conduite  du  cardinal  l'avertissait  qu'il  n'était  pas  assez  loin  de 
ses  ennemis. 

Il  passa  par  Genève  pour  consulter  Tronchin.  La  beauté  du  pays,  l'éga- 
lité qui  paraissait  y  régner,  l'avantage  d'êire  hors  de  la  France,  dans  une 
ville  oii  l'on  ne  parlait  que  français;  la  liberté  de  penser,  plus  étendue  que 
dans  un  pays  monarchique  et  catholique;  celle  d'imprimer,  fondée  à  la  vé- 
rité moins  sur  les  lois  que  sur  les  intérêts  du  commerce  :  tout  le  détermi- 
nait à  y  choisir  sa  retraite. 

Mais  il  vit  bientôt  qu'une  ville  où  l'esprit  de  rigorisme  et  de  pédantisme, 
apporté  par  Calvin,  avait  jeté  des  racines  profondes;  où  la  vanité  d'imiter 
les  républiques  anciennes,  et  la  jalousie  des  pauvres  contre  les  riches,  avaient 
établi  des  lois  somptuaires;  oij  les  spectacles  révoltaient  à  la  fois  le  fanatisme 
calviniste  et  l'austérité  républicaine,  n'était  pour  lui  un  séjour  ni  agréable 
ni  sûr;  il  voulut  avoir  contre  la  persécution  des  catholiques  un  asile  sur  les 
terres  de  Genève,  et  une  retraite  en  France  contre  l'humeur  des  réformés, 
et  prit  le  parti  d'habiter  alternativement  d'abord  Tournay^,  puis  Ferney  en 

1.  L'ordre  inverse  serait  exact. 


VIE    DE    VOLTAIRE.  237 

France,  et  les  Délices,  aux  portes  de  Genève.  C'est  là  qu'il  fixa  enfin  sa  de- 
meure avec  M'"^  Denis  sa  nièce,  alors  veuve  et  sans  enfants,  libre  de 
se  livrer  à  son  amitié  pour  son  oncle,  et  de  reconnaître  le  soin  paternel  qu'il 
avait  pris  d'augmenter  son  aisance.  Elle  se  chargea  d'assurer  sa  tranquillité 
et  son  indépendance  domestique,  de  lui  épargner  les  soins  fatigants  du  dé- 
tail d'une  maison.  C'était  tout  ce  qu'il  était  obligé  de  devoir  à  autrui.  Le 
travail  était  pour  lui  une  source  inépuisable  de  jouissanct>s;  et,  pour  que 
tous  ses  moments  fussent  heureux,  il  suffisait  qu'ils  fussent  libres. 

Jusqu'ici  nous  avons  décrit  la  vie  orageuse  d'un  poëte  philosophe,  à  qui 
son  amour  pour  la  vérité  et  l'indépendance  de  son  caractère  avaient  fait 
encore  plus  d'ennemis  que  ses  succès;  qui  n'avait  répondu  à  leurs  méchan- 
cetés que  par  des  épigrammes  ou  plaisantes  ou  terribles,  et  dont  la  conduite 
avait  été  plus  souvent  inspirée  par  le  sentiment  qui  le  dominait  dans  chaque 
circonstance,  que  combinée  d'après  un  plan  formé  par  sa  raison. 

Maintenant  dans  la  retraite,  éloigné  de  toutes  les  illusions,  de  tout  ce 
qui  pouvait  élever  en  lui  des  passions  personnelles  et  passagères,  nous  allons 
le  voir  abandonné  à  ses  passions  dominantes  et  durables,  l'amour  de  la 
gloire,  le  besoin  de  produire,  plus  puissant  encore,  et  le  zèle  pour  la  destruc- 
lion  des  préjugés,  la  plus  forte  et  la  plus  active  de  toutes  celles  qu'il  a  con- 
nues. Cette  vie  paisible,  rarement  troublée  par  des  menaces  de  persécution 
plutôt  que  par  des  persécutions  réelles,  sera  embellie,  non  seulement  comme 
ses  premières  années,  par  l'exercice  de  cette  bienfaisance  particulière,  qua- 
lité commune  à  tous  les  hommes  dont  le  malheur  ou  la  vanité  n'ont  point 
endurci  l'âme  et  corrompu  la  raison,  mais  par  des  actions  de  cette  bienfai- 
sance courageuse  et  éclairée  qui,  en  adoucissant  les  maux  de  quelques  indi- 
vidus, sert  en  même  temps  l'humanité  entière. 

C'est  ainsi  qu'indigné  de  voir  un  ministère  corrompu  poursuivre  la  mort 
du  malheureux  Hyng,  pour  couvrir  ses  propres  fautes,  et  flatter  l'orgueil  de 
la  populace  anglaise,  il  employa,  pour  sauver  cette  innocente  victime  du 
machiavélisme  de  Pitt,  tous  les  moyens  que  le  génie  de  la  pitié  put  lui  in- 
spirer, et  seul  éleva  sa  voix  contre  l'injustice,  tandis  que  l'Europe  étonnée 
contemplait  en  silence  cet  exemple  d'atrocité  antique  que  l'Angleterre  osait 
donner  dans  un  siècle  d'humanité  et  de  lumières. 

Le  premier  ouvrage  qui  sortit  de  sa  retraite  fut  la  tragédie  de  l'Orphelin 
de  la  Chine  ^,  composée  pendant  son  séjour  en  Alsace,  lorsque,  espérant 
pouvoir  vivre  à  Paris,  il  voulait  qu'un  succès  au  théâtre  rassurât  ses  amis, 
et  forçât  ses  ennemis  au  silence. 

Dans  les  commencements  de  l'art  tragique,  les  petites  étaient  assurés  de 
frapper  les  esprits  en  donmmt  à  leurs  personnages  des  sentiments  contraires 
à  ceux  de  la  nature,  en  sacrifiant  ces  sentiments  que  chaque  homme  porte 
au  fond  du  coeur,  aux  passions  plus  rares  de  la  gloire,  du  patriotisme  exa- 
géré, du  dévouement  à  ses  princes. 

Comme  alors  la  raison  est  encore  moins  formée  que  le  goût,  l'opinion 
commune  seconde  ceux  qui  emploient  ces  mojens,  ou  est  entraînée  par  eux. 

1.  Joué  le  20  août  1755;  voyez  tome  V,  page  291. 


238  VIE    DE    VOLTAIRE. 

Léonline^  dut  inspirer  de  l'admiration,  et  la  hauteur  de  son  caractère  lui 
faire  pardonner  le  sacrifice  de  son  fds,  par  un  parterre  idolâtre  de  son 
prince.  Mais  quand  ces  moyens  de  produire  des  effets,  en  s'écartant  de  la 
nature,  commencent  à  s'épuiser;  quand  l'art  se  perfectionne,  alors  il  est 
forcé  de  se  rapprocher  de  la  raison,  et  de  ne  plus  chercher  de  ressources 
que  dans  la  nature  même.  Cependant  telle  est  la  force  de  l'habitude  que  le 
sacrifice  de  Zunti,  fondé  à  la  vérité  sur  des  motifs  plus  nobles,  plus  puis- 
sants que  celui  de  Léontine,  expié  par  ses  larmes,  par  ses  regrets,  avait  sé- 
duit les  spectateurs.  A  la  première  représentation  de  YOrphelin,  ces  vers 
d'Idamé-,  si  vrais,  si  philosophiques, 

La  nature  et  l'hymen,  voilà  les  lois  premières, 

Les  devoirs,  les  liens  des  nations  entières: 

Ces  lois  viennent  des  dieux ,  le  reste  est  des  humains, 

n'excitèrent  d'abord  que  l'étonnement;  les  spectateurs  balancèrent,  et  le 
cri  de  la  nature  eut  besoin  de  la  réflexion  pour  se  faire  entendre.  C'e?t  ainsi 
qu'un  grand  poëte  peut  qtielquefois  décider  les  esprits  flottants  entre  d'an- 
ciennes erreurs  et  les  vérités  qui,  pour  en  prendre  la  place,  attendent  qu'un 
dernier  coup  achève  de  renverser  la  barrière  chancelante  que  le  préjugé 
leur  oppose.  Les  hommes  n'osent  souvent  s'avouer  à  eux-mêmes  les  progrès 
lents  que  la  raison  a  faits  dans  leur  esprit,  mais  ils  sont  prêts  à  la  suivre 
si,  en  la  leur  présentant  d'une  manière  vive  et  frappante,  on  les  force  à  la 
reconnaître.  Aussi  ces  mômes  vers  n'ont  plus  été  entendus  qu'avec  transport, 
et  Voltaire  eut  le  plaisir  d'avoir  vengé  la  nature. 

Cette  pièce  est  le  triomphe  de  la  vertu  sur  la  force,  et  des  lois  sur  les 
armes.  Jusqu'alors,  excepté  dans  Mahomet,  on  n'avait  pu  réussir  à  rendre 
amoureux,  sans  l'avilir,  un  de  ces  hommes  dont  le  nom  impose  à  l'imagi- 
nation, et  présente  l'idée  d'une  force  d'âme  extraordinaire.  Voltaire  vain- 
quit pour  la  seconde  fois  cette  difficulté.  L'amour  de  Gengiskan  intéresse 
malgré  la  violence  et  la  férocité  de  son  caractère,  parce  que  cet  amour  est 
vrai,  passionné;  parce  qu'il  lui  arrache  l'aveu  du  vide  que  son  cœur 
éprouve  au  milieu  de  sa  puissance;  parce  qu'il  finit  par  sacrifier  cet  amour 
à  sa  gloire,  et  sa  fureur  des  conquêtes  au  charme,  nouveau  pour  lui,  des 
vertus  pacifiques. 

Le  repos  de  Voltaire  fut  bientôt  troublé  par  la  publication  de  la  Pucelle. 

Ce  poëme,  qui  réunit  la  licence  et  la  philosophie,  où  U  vérité  prend  le 
masque  d'une  gaieté  satirique  et  voluptueuse,  commencé  vers  1730,  n'avait 
jamais  été  achevé.  L'auteur  en  avait  confié  les  premiers  essais  à  un  petit 
nombre  de  ses  amis  et  à  quelques  princes.  Le  seul  bruit  de  son  existence 
lui  avait  attiré  des  menaces,  et  il  avait  pris,  en  ne  l'achevant  pas,  le  moyen 
le  plus  sûr  d'éviter  la  tentation  dangereuse  de  le  rendre  public.  Malheureu- 
sement on  laissa  multiplier  les  copies  ;  une  d'elles  tomba  entre  des  mains 

I.  Dans  la  tragédie  d'Héraclius,  de  P.  Corneille. 
•2.  Acte  II,  scène  m. 


VI 11    DE    VOLÏAIUE.  23a 

avides  et  ennemies,  et  l'ouvrage  parut,  non-seulement  avec  les  défauts  que 
l'auteur  y  avait  laissés,  mais  avec  des  vers  ajoutés  par  les  éditeurs,  et  rem- 
plis de  grossièreté,  de  mauvais  goût,  de  traits  satiriiiues  qui  pouvaient  com- 
promettre la  sùreié  de  Voltaire.  L'amour  du  gain,  le  plaisir  de  faire  attri- 
buer leurs  mauvais  vers  à  un  grand  poëte,  le  plaisir  plus  méchant  de 
l'exposer  à  la  persécution,  furent  les  motifs  de  cette  infidélité  dont  La  Beau- 
melle  et  l'ex-capucin  Maubcrt  ont  partagé  l'honneur  *. 

Ils  ne  réussirent  qu'à  troubler  un  moment  le  repos  de  celui  qu'ils  vou- 
laient perdre.  Ses  amis  détournèrent  la  persécution,  en  prouvant  que  l'ou- 
vrage était  falsifié;  et  la  haine  des  éditeurs  le  servit  malgré  eux. 

Mais  cette  infidélité  l'obligea  d'achever  la  Pitcelle,  et  de  donner  au  pu- 
blic- un  poëme  dont  l'auteur  de  Mahomet  et  du  Siècle  de  Louis  XIV  n'eut 
plus  à  rougir.  Cet  ouvrage  excita  un  enthousiasme  très-vif  dans  une  classe 
nombreuse  de  lecteurs,  tandis  que  les  ennemis  de  Voltaire  afTeclèrent  de  le 
décrier  comme  indigne  d'un  philosophe,  et  presque  comme  une  tache  pour 
les  œuvres  et  même  pour  la  vie  du  poète. 

Mais  si  l'on  peut  regarder  comme  utile  le  projet  de  rendre  la  superstition 
ridicule  aux  yeux  des  hommes  livrés  à  la  volupté,  et  destinés,  par  la  fai- 
blesse même  qui  les  entraîne  au  plaisir,  à  devenir  un  jour  les  victimes  in- 
fortunées ou  les  instruments  dangereux  de  ce  vil  tyran  de  l'humanité;  si 
l'affectation  de  l'austérité  dans  les  mœurs,  si  le  prix  excessif  attaché  à  leur- 
pureté  ne  fait  que  servir  les  hypocrites,  qui,  en  prenartt  le  masque  facile  de 
la  chasteté,  peuvent  se  dispenser  de  toutes  les  vertu-,  et  couvrir  d'un  voile 
sacré  les  vices  les  plus  funestes  à  la  société,  la  dureté  de  cœur,  et  l'into- 
lérance ;  si,  en  accoutumant  les  hommes  à  regarder  comme  autant  de  crimes 
des  fautes  dont  ceux  qui  ont  de  l'honneur  et  de  la  conscience  ne  sont  pas 
exempts,  on  étend  sur  les  âmes  même  les  plus  pures  le  pouvoir  de  cette 
caste  dangereuse  qui,  pour  gouverner  et  troubler  la  terre,  s'est  rendue  exclu- 
sivement l'interprète  de  la  justice  céleste  :  alors  on  ne  verra  dans  l'auteur 
de  la  Ptccelle  que  l'ennemi  de  l'hypoci'isie  et  de  la  superstition. 

Voltaire  lui-môme,  en  parlant  de  La  Fontaine,  a  remarqué  ■'  avec  raison 
que  des  ouvrages  où  la  volupté  est  mêlée  à  la  plaisanterie  amusent  l'ima- 
gination sans  l'échauffer  et  sans  la  séduire;  et  si  des  images  voluptueuses  et 
gaies  sont  pour  l'imagination  une  source  de  plaisirs  qui  allègent  le  poids  de 
l'ennui,  diminuent  le  malheur  des  privations,  délassent  un  esprit  fiitigué 
par  le  travail,  remplissent  des  moments  que  l'âme  abattue  ou  épuisée  ne 
peut  donner  ni  à  l'action  ni  à  une  méditation  utile,  pourquoi  priver  les 
hommes  d'une  ressource  que  leur  offre  la  nature?  Queletfct  resultera-t-il  de 
ces  lectures?  aucun,  sinon  de  disposer  les  hommes  à  plus  de  douceur  et 
d'indulgence.  Ce  n'étaient  point  de  pareils  livres  que  lisaient  Gérard  ou 
Clément,  et  que  les  satellites  de  Cromwell  portaient  à  l'arçon  de  leur  selle. 

!.  L'iionnciir  est,  je  crois,  tout  entier  à  Maubert;  je  ne  pense  pas  que  La  Bcau- 
melle  y  fût  pour  rien.  (B.) 

2.  La  première  édition  avouée  par  l'auteur  est  de  JTG'i. 

3.  Tome  XXX,  pages  33U  33L 


240  VIE    DE    VOLTAIRE. 

Deux  ouvrages  bien  différents  parurent  à  la  môme  époque,  le  poëme  sur 
la  Loi  naturelle,  et  celui  de  la  Deslruclion  de  Lisbonne.  Exposer  la  morale 
dont  la  raison  révèle  les  principes  à  tous  les  hommes,  dont  ils  trouvent  la 
sanction  au  fond  de  leur  cœur,  et  à  laquelle  le  remords  les  avertit  dobéir; 
montrer  que  cette  loi  générale  est  la  seule  qu'un  Dieu,  père  commun  des 
hommes,  ait  pu  leur  donner,  puisqu'elle  e>t  la  seule  qui  soit  la  même  pour 
tous;  prouver  que  le  devoir  des  particuliers  est  de  se  pardonner  réciproque- 
ment leurs  erreurs,  et  celui  des  souverains  d'empêcher,  par  une  sage  indif- 
férence, ces  vaines  opinions,  appuyées  par  le  fanatisme  et  par  l'hypocrisie, 
de  troubler  la  paix  de  leurs  peuples  :  tel  est  l'objet  du  poëme  de  la  Loi 
naturelle  *. 

Ce  poëme,  le  plus  bel  hommage  que  jamais  l'homme  ait  rendu  à  la  Divi- 
nité, excita  la  colère  des  dévots,  qui  l'appelaient  le  poëme  de  la  Religion 
naturelle,  quoiqu'il  n'y  fût  question  de  religion  que  pour  combattre  l'into- 
lérance, et  qu'il  ne  puisse  exister  de  religion  naturelle.  Il  fut  brûlé  par  le 
parlement  de  Paris,  qui  commençait  à  s'effrayer  des  progrès  de  la  raison 
autant  que  de  ceux  du  molinisme.  Conduit  à  cette  époque  par  quelques 
chefs,  ou  aveuglés  par  l'orgueil,  ou  égarés  par  une  fausse  politique,  il  crut 
qu'il  lui  serait  plus  facile  d'arrêter  les  progrès  des  lumières  que  de  mériter 
le  suffrage  dos  hommes  éclairés.  Il  ne  sentit  pas  le  besoin  qu'il  avait  de 
l'opimon  publique,  ou  méconnut  ceux  à  qui  il  était  donné  de  la  diriger,  et 
se  déclara  l'ennemi  des  gens  de  lettres,  précisément  à  l'instant  où  le  suf- 
frage des  gens  de  lettres  français  commençait  à  exercer  quelque  influence 
sur  la  France  même  et  sur  l'Europe. 

Cependant  le  poëme  de  Voltaire,  commenté  depuis  dans  plusieurs 
livres  célèbres,  e?t  encore  celui  oiî  la  liaison  de  la  morale  avec  l'existence 
d'un  Dieu  est  exposée  avec  le  plus  de  force  et  de  raison;  et,  trente  ans  plus 
tard,  ce  qui  avait  été  brûlé  comme  impie  eût  paru  presque  un  ouvrage  reli- 
gieux. 

Dans  le  poëme  sur  le  Désastre  de  Lisbonne  -,  Voltaire  s'abandonne  au 
sentiment  de  terreur  et  de  mélancolie  que  ce  malheur  lui  inspire;  il  appelle 
au  milieu  de  ces  ruines  sanglantes  les  tranquilles  sectatmrs  de  l'optimisme  ; 
il  combat  leurs  froides  et  puériles  raisons  avec  l'indignation  d'un  philo- 
sophe profondément  sensible  aux  maux  de  ses  semblables;  il  expose  dans 
toute  leur  force  les  difficultés  sur  l'origine  du  mal,  et  avoue  qu'il  est  impos- 
sible à  l'homme  de  les  résoudre.  Ce  poëme,  dans  lequel,  à  l'âge  de  plus  de 
soixante  ans,  l'âme  de  Voltaire,  échauffée  par  la  passion  de  l'humanité,  a 
toute  la  verve  et  lout  le  feu  de  la  jeunesse,  n'est  pas  le  seul  ouvrage  qu'il 
voulut  0(iposer  à  l'optimisme. 

Il  publia  Ca)idide  ^,  un  de  ses  chefs-d'œuvre  dans  le  genre  des  romans 
philosophiques,  qu'il  transporta  d'Angleterre  en  France  en  le  perfection- 
nant. Ce  genre  a  le  malheur  de  paraître  facile;  mais  il  exige  un  talent  rare, 

J.  Tome  IX,  page  433. 

2.  Publié  en  1756. 

3.  En  1759. 


VIE    DE    VOLT  AI  UE.  241 

celui  de  savoir  exprimer  par  une  plaisanterie,  par  un  trait  d'imagination, 
ou  par  les  événements  mêmes  du  roman,  les  résultats  d'une  philosophie 
profonde,  sans  cesser  d'èire  naturelle  et  piquante,  sans  cesser  d'être  vraie 
Il  faut  donc  choisir  ceux  de  ces  résultats  qui  n'ont  besoin  ni  de  développe- 
ments ni  de  preuves;  éviter  à  la  fois  et  ce  qui  étant  commun  ne  vaut  pas  la 
peine  d'être  répété,  et  ce  qui,  étant  ou  trop  abstrait  ou  trop  neuf  encore, 
n'est  fait  que  pour  un  petit  nombre  d'esprits.  Il  faut  être  philosophe,  et  ne 
point  le  paraître. 

En  même  temps  peu  de  livres  de  philosophie  sont  plus  utiles;  ils  sont 
lus  par  des  hommes  frivoles  que  le  nom  seul  de  philosophe  rebute  ou 
attriste,  et  que  cependant  il  est  important  d'arracher  aux  préjugés,  et  d'op- 
poser au  grand  nombre  de  ceux  qui  sont  intéressés  à  les  dé!'endre.  Le  genre 
humain  serait  condamné  à  d'éiernelles  erreurs  si,  pour  l'en  affranchir,  il  fal- 
lait étudier  ou  médiier  les  preuves  de  la  vérité.  Heureusement  la  justesse 
naturelle  de  l'esprit  y  peut  suppléer  pour  les  vérités  simples,  qui  sont  aussi 
les  plus  nécessaires.  Il  suffit  alors  de  trouver  un  moyen  de  fixer  l'attention 
des  hommes  inappliqués,  et  surtout  de  graver  ces  vérilés  dans  leur  mémoire. 
Telle  est  la  grande  utilité  des  romans  philosophiques,  et  le  mérite  de  ceux 
de  Voltaire,  où  il  a  surpassé  également  et  ses  imitateurs  et  ses  modèles. 

Une  traduction  libre  de  C Ecclésiasle  ^  et  d'une  partie  du  Cantique  des 
Cantiques  ^  suivit  de  près  Candide. 

On  avait  persuadé  à  M™°  de  Pompadour  qu'elle  ferait  un  trait  de  poli- 
tique profonde  en  prenant  le  masque  de  la  dévotion;  que  piir  là  elle  se 
mettrait  à  l'abri  des  scrupules  et  de  l'inconstance  du  roi,  et  qu'en  même 
temps  elle  calmerait  la  haine  du  peujjle.  Elle  imagina  de  faire  de  Voltaire  un 
des  acteurs  de  cette  comédie.  Le  duc  de  La  Vallière  lui  proposa  de  traduire 
les  Psmunes  et  les  ouvrages  sapientiaiix ;  l'édition  aurait  été  faite  au 
Louvre,  et  l'auieur  serait  revenu  à  Paris,  sous  la  protection  de  la  dévole 
favorite.  Voltaire  ne  pouvait  devenir  hypocrite,  pas  même  pour  être  car- 
dinal, comme  on  lui  en  fit  entrevoir  l'espérance  à  peu  près  dans  le  même 
temps.  Ces  sortes  de  propositions  se  font  toujours  trop  tard  ;  et  si  on  les  fai- 
sait à  temps,  elles  ne  seraient  pas  d'une  politique  bien  sûre  :  celui  qui  devait 
être  un  ennemi  dangereux  deviendrait  souvent  un  allié  plus  dangereux 
encore.  Supposez  Calvin  ou  Luther  appelés  à  la  pourpre  lorsqu'ils  pouvaient 
encore  l'acrepter  sans  honte,  et  voyez  ce  qu'ils  auraient  osé.  On  ne  satisfait 
pas,  avec  les  hochets  de  la  vanité,  les  âmes  dominées  par  l'ambition  de 
régner  sur  les  esprits;  on  leur  fournit  des  armes  nouvelles. 

Cepend;itit  Voltaire  fut  tenté  de  faire  quelques  essais  de  traduction,  non 
pour  rétablir  si  roputalion  religieuse,  mais  pour  exercer  son  talent  dans  un 
genre  de  plus.  Lorsqu'ils  parurent,  les  dévots  s'imaginèrent  qu'il  n'avait 
voulu  que  |)arodier  ce  qu'il  avait  traduit,  et  crièrent  au  scandale,  ils  n'ima- 
ginaient pas  qu;i  Voltaire  avait  adouci  et  purifié  le  texte;  queson  Ecclésiasle 
était  moins  matérialiste,  et  son  Cantique  moins  indécent,   que   l'original 

1.  Tome  IX,  pngc  481. 

2.  Tome  IX.  page  495. 

I-  16 


242  VIE   DU    VOLTAIRli. 

sacré.  Ces  ouvrages  furent  donc  encore  brûlés.  Voltaire  s'en  vengea  par 
une  lettre  remplie  à  la  fois  d'humeur  et  de  gaieté  ^,  où  il  se  moque  de  cette 
hypocrisie  de  mœurs,  vice  particulier  aux  nations  modernes  de  l'Europe, 
et  qui  a  contribué  plus  qu'on  ne  croit  à  détruire  l'énergie  de  caractère  qui 
dislingue  les  nations  antiques. 

En  1757  parut  la  première  édition  de  ses  œuvres  -,  vraiment  faite  sous 
ses  yeux.  Il  avait  tout  revu  avec  une  attention  sévère,  fait  un  choix  éclairé, 
mais  rigoureux,  parmi  le  grand  nombre  de  pièces  fugitives  échappées  à  sa 
plume,  et  y  avait  ajouté  son  immortel  Essai  sur  les  Mœurs  et  l'Esprit  des 
nations  'K 

Longtemps  Voltaire  s'était  plaint  que,  chez  les  modernes  surtout,  l'his- 
toire d'un  pays  fût  celle  de  ses  rois  ou  de  ses  chefs;  qu'elle  ne  parlât  que 
des  guerres,  des  traités,  ou  des  troubles  civils;  que  l'histoire  des  mœurs, 
des  arts,  des  sciences,  celle  des  lois,  de  l'administration  publique,  eût  été 
presque  oubliée.  Les  anciens  même,  où  l'on  trouve  plus  de  détails  sur  les 
mœurs,  sur  la  politique  intérieure,  n'ont  fait  en  général  que  joindre  à  l'his- 
toire des  guerres  celle  des  factions  populuires.  On  croirait,  en  lisant  ces 
historiens,  que  le  genre  humain  n'a  été  créé  que  pour  servir  à  faire  briller 
les  talents  politiques  ou  militaires  de  quelques  individus,  et  que  la  société  a 
pour  objet,  non  le  bonheur  de  l'espèce  entière,  mais  le  plaisir  d'avoir  des 
révolutions  à  lire  ou  à  raconter. 

Voltaire  forma  le  plan  d'une  histoire  où  l'on  trouverait  ce  qu'il  importe 
le  plus  aus  hommes  de  connaître  :  les  effets  qu'ont  produits  sur  le  repos  ou 
le  bonheur  des  nations  les  préjugés,  les  lumières,  les  vertus  ou  les  vices,  les 
usages  ou  les  arts  des  différents  siècles. 

Il  choisit  l'époque  qui  s'étend  depuis  Charlemagne  jusqu'à  nos  jours; 
mais,  ne  se  bornant  pas  aux  seules  nations  européannes^,  un  tableau  abrégé 
de  l'état  des  autres  parties  du  globe,  des  révolutions  qu'elles  ont  éprouvées, 
des  opinions  qui  les  gouvernent,  ajoute  à  l'intérêt  et  à  l'instruction.  C'était 
pour  réconcilier  M""'  du  Chàtelet  avec  l'étude  de  l'histoire  qu'il  avait  entre- 
pris ce  travail  immense,  qui  le  força  de  se  livrer  à  des  recherches  d'érudi- 
tion qu'on  aurait  crues  incompatibles  avec  la  mobilité  de  son  imagination 
et  l'activité  de  son  esprit.  L'idée  d'être  utile  le  soutenait;  et  l'érudition  ne 
pouvait  être  ennuyeuse  pour  un  homme  qui,  s'amusantdu  ridicule,  et  ayant 

1.  Lettre  de  M.  Èratou  à  M.  Clocpitre,  aumônier  de  S.  A.  S.  M.  le  landgrave, 
tome  IX,  page  497. 

2.  L'édition  faite  à  Genève  par  les  frères  Cramer  porte  en  effet  le  titre  de  Pre- 
mière édition.  Il  y  en  a  des  exemplaires  sous  la  date  de  1756,  et  d'autres  avec  la 
date  de  1757.  Mais  cette  édition,  faite  par  les  frères  Cramer,  n'était  pas  la  pre- 
mière des  OEuvres  de  Voltaire;  voyez  la  Préface  de  Beuchot  en  tête  du  présent 
volume,  et  la  Notice  bibliographique  à  la  fin  du  tome  L. 

3.  Les  premières  éditions,  données  par  l'auteur,  étaient  intitulées  Essai  sur 
l'Histoire  générale,  etc.  ;  mais  avant  ces  éditions  on  avait  imprimé,  en  1753,  deux 
volumes  in-12  avec  le  nom  de  Voltaire,  sous  le  titre  d'Abrégé  de  r Histoire  univer- 
selle. 

4.  Voltaire  avait  adopté  ce  mot;  voyez  sa  note,  tome  V,  page  298. 


VIE    DE    VOLTAIRE.  243 

la  sagacilé  de  le  saisir,  en  trouvait  une  source  inépuisable  dans  les  absur- 
dités spéculatives  ou  pratiques  de  nos  pères,  et  dans  la  sottise  de  ceux  qui 
les  ont  transmises  ou  commentées  en  les  admirant  avec  une  bonne  loi  ou 
une  hypocrisie  également  risibles. 

Un  tel  ouvrage  ne  pouvait  plaire  qu'à  des  philosophe?.  On  l'accusa  d'être 
frivole,  parce  qu'il  était  clair,  et  qu'on  le  lisait  sans  fatigue;  on  prétendit 
qu'il  était  inexact,  parce  qu'il  s'y  trouvait  des  erreurs  de  noms  et  de  dates 
absolument  indifférentes;  et  il  est  prouvé,  par  les  reproches  mêmes  des  cri- 
tiques qui  se  sont  déchaînés  contre  lui,  que  jamais,  dans  une  histoire  si 
étendue,  aucun  historien  n'a  été  plus  fidèle  '.  On  l'a  souvent  accusé  de  par- 
tialité, parce  qu'il  s'élevait  contre  des  préjugés  que  la  pusillanimité  ou  la 
bassesse  avait  trop  longtemps  ménagés  :  et  il  est  aisé  de  prouver  que,  loin 
d'exagérer  les  crimes  du  despotisme  sacerdotal,  il  en  a  plutôt  diminué  le 
nombre  et  adouci  l'atrocité  ^.  Enfin  on  a  trouvé  mauvais  que,  dans  ce  tableau 
d'horreurs  et  de  folies,  il  ait  quelquefois  répandu  sur  celles-ci  les  traits  de 
la  plaisanterie,  qu'il  n'ait  pas  toujours  parlé  sérieusement  des  exti-avagances 
humaines,  comme  si  elles  cessaient  d'être  ridicules  parce  qu'elles  ont  été 
souvent  dangereuses. 

Ces  préjugés,  que  des  corps  puissants  étaient  intéressés  à  répandre,  ne 
sont  pas  encore  détruits.  L'habitude  de  voir  presque  touj«ours  la  lourdeur 
réunie  à  l'exactitude,  de  trouver  à  côté  des  décisions  de  la  critique  l'écha- 
faudage insipide  employé  pour  les  former,  a  fait  prendre  celle  de  ne  regar- 
der comme  exact  que  ce  qui  porte  l'empreinte  de  la  pédanterie.  On  s'est 
accoutumé  à  voir  l'ennui  accompagner  la  fidélité  historique,  comme  à  voir 
les  hommes  de  certaines  professions  porter  des  couleurs  lugubres.  D'ailleurs 
les  gens  d'esprit  ne  tirent  aucune  vanité  d'un  mérite  que  des  sots  peuvent 
partager  avec  eux;  et  on  croit  qu'ils  ne  l'ont  point,  parce  qu'ils  sont  les  seuls 
à  ne  pas  s'en  vanter.  Les  Voyages  du  jeune  Anacharsis  détruiront  peut- 
être  cette  opinion  trop  accréditée  ^. 


1.  Voici  deux  grands  témoignages  en  faveur  de  Voltaire  : 

«  J'ai  (dit  l'iobeitson  dans  son  Introduction  à  l'Histoire  de  Charles-Quint) 
suivi  Voltaire  dans  mes  recherches;  et  il  m'a  indiqué  non-seulement  les  faits  sur 
lesquels  il  était  important  de  m'arrôter,  mais  encore  les  conséquences  qu'il  en 
fallait  tirer  :  s'il  avait  en  môme  temps  cité  les  livres  originaux  où  les  détails 
peuvent  se  trouver,  il  m'aurait  épargné  une  partie  considérable  de  mon  travail, 
et  plusieurs  de  ses  lecteurs,  qui  ne  le  regardent  que  comme  un  écrivain  agréable 
et  intéressant,  verraient  encore  en  lui  un  historien  savant  et  profond.  » 

«  Nous  ne  douions  pas  (dit  M.  de  Chateaubriand,  Gétiia  du  Christianisme, 
partie  III,  livre  m,  cliapitre  vi)  que  Voltaire,  s'il  avait  été  chrétien,  n'eût  excellé 
en  histoire  :  il  ne  lui  manquait  que  de  la  gravité,  et,  malgré  ses  imperfections, 
c'est  peut-être  encore,  après  liossuet,  le  premier  historien  de  Fi-ance.  » 

2.  Voltaire  a  essayé  de  disculper  Alexandre  VI;  voyez  tome  \I,  page  190;  et 
XXVII,  29  i. 

3.  C'est  en  1789  que  parut  le  soi.vante-dixième  volume  de  l'édition  "des  OEuvrcs 
de  Voltaire,  faite  à  Kehl  ;  volume  dans  lequel  est  la  Vie  de  Voltaire  par  ConJor- 
cet.  C'est  l'année  [irécédento  qu'avait  été  donnée  la  première  édition  des  Voyages 
du  jeune  Anacharsis,  par  l'abbé  Barthélémy. 


244  VIE     DE     VOLTAIRE. 

Mais  VEssai  de  Voltaire  sera  toujours,  pour  les  hommes  qui  exercenc 
leur  raison,  une  lecture  délicieuse  par  le  choix  des  objets  que  l'auteur  a 
présentés,  par  la  rapidité  du  style,  par  l'amour  de  la  vérilé  et  de  l'humanité 
qui  en  anime  toutes  les  pages,  par  cet  art  de  présenter  des  contrastes 
piquants,  des  rapprochements  inattendus,  sans  cessen  d'être  naturel  et 
facile;  d'offrir,  dans  un  style  toujours  simple,  de  grands  résultats  et  des 
idées  profondes.  Ce  n'est  pas  Ihistoire  des  siècles  que  l'auteur  a  par- 
courue, mais  ce  qu'on  aurait  voulu  retenir  de  la  lecture  de  l'histoire,  ce 
qu"on  aimerait  à  s'en  rappeler. 

En  même  temps  peu  de  livres  seraient  plus  utiles  dans  une  éducation 
raisonnable.  On  y  apprendrait,  avec  les  faits,  l'art  de  les  voir  et  de  les 
juger  ;  on  y  apprendrait  à  exercer  sa  raison  dans  son  indépendance  natu- 
relle, sans  laquelle  elle  n'est  plus  que  l'instrument  servile  des  préjugés;  on 
y  apprendrait  enfin  à  mépriser  la  superstition,  à  craindre  le  fanatisme,  à 
détester  l'intolérance,  à  haïr  la  tyrannie  sans  cesser  d'aimer  la  paix,  et  cette 
douceur  de  mœurs  aussi  nécessaire  au  bonheur  des  nations  que  la  sagesse 
même  des  lois. 

Jusqu'ici,  dans  l'éducation  publique  ou  particulière,  également  dirigées 
par  des  préjugés,  les  jeunes  gens  n'apprennent  l'histoire  que  défigurée  par 
des  compilateurs  vils  ou  superstitieux.  Si,  depuis  la  publication  de  VEssai 
de  Voltaire,  deux  hommes,  l'abbé  de  Condillac  et  l'abbé  Miliot,  ont  mérité 
de  n'être  pas  confondus  dans  cette  classe,  gênés  par  leur  état,  ils  ont  trop 
laisséà  deviner;  pour  les  bien  entendre,  il  faut  n'avoir  plus  besoin  de  s'ins- 
truire avec  eux. 

Cet  ouvrage  plaça  Voltaire  dans  la  classe  des  historiens  originaux;  et  il 
a  l'honneur  d'avoir  fait,  dans  la  manière  d'écrire  l'histoire,  une  révolution 
dont  à  la  vérilé  l'Angleterre  a  presque  seule  profité  jusqu'ici.  Hume,  Robert- 
son,  Gibbon,  Watson,  peuvent,  à  quelques  égards,  être  regardés  comme 
sortis  de  son  école.  L'histoire  de  Voltaire  a  encore  un  autre  avantage;  c'est 
qu'elle  peut  être  enseignée  en  Angleterre  comme  en  Russie,  en  Vir- 
ginie comme  a  Berne  ou  à  Venise.  Il  n'y  a  placé  que  ces  vérités  dont  tous 
les  gouvernements  peuvent  convenir  :  qu'on  laisse  à  la  raison  humaine  le 
droit  de  s'éclairer,  que  le  citoyen  jouisse  de  sa  liberté  naturelle,  que  les  lois 
soient  douces,  que  la  religion  soit  tolérante;  il  ne  va  pas  [)lus  loin.  C'est  à 
tous  les  hommes  qu'il  s'adresse,  et  il  ne  leur  dit  que  ce  qui  peut  les  éclairer 
également,  sans  révolier  aucune  de  ces  opinions  qui,  liées  avec  les  consti- 
tutions et  les  intérêts  d'un  pays,  ne  peuvent  céder  à  la  rai:on,  tant  que  la 
destruction  des  erreurs  plus  générales  ne  lui  aura  point  ouvert  un  accès 
plus  facile. 

A  la  tête  de  ses  poésies  fugitives,  Voltaire  avait  placé,  dans  cette  édi- 
tion, une  épllre  adossée  à  sa  maison  des  Délices^,  ou  |<lutôt  un  hymne  à  la 
liberté  :  elle  suffirait  pour  répondre  à  ceux  qui,  dans  leur  zèle  aristocratique, 
l'ont  accusé  d'en  être  l'ennemi.  Dans  ces  pièces,  où  régnent  tour  à  tour  la 


J.  UauLeur  arrivant  dans  sa  terre  prés  du  lac  de  Genève,  tome  X,  page  362. 


VIE    DE    VOLTAIRE.  24o 

gaieté,  le  sentiment,  ou  la  galanterie,  Voltaire  ne  cherche  point  à  être poëte, 
mais  des  beautés  poétiques  de  tous  les  genres  semblent  lui  écliapper  malgré 
lui.  II  ne  cherche  point  à  montrer  de  la  philosophie,  mais  il  a  toujours  celle 
qui  convient  au  sujet,  aux  circonstances,  aux  personnes.  Dans  ces  poésies, 
comme  dans  les  romans,  il  faut  que  la  philosophie  de  l'ouvrage  paraisse  au- 
dessous  de  la  philosophie  de  l'auteur.  Il  en  est  dî  ces  écrits  commfl  des 
livres  élémentaire?,  qui  ne  peuvent  être  bien  fai's  à  moins  que  l'auteur  n'en 
sache  beaucoup  au  delà  dô  ce  qu'ils  contiennent.  Et  c'est  par  cette  raison 
que  dans  ces  genres,  regardés  comme  frivoles,  le?  premières  places  ne  peu- 
vent appartenir  qu'à  des  himmes  d'une  raison  supérieure. 

Celte  même  année  fut  l'époque  d'une  réconciliation  entre  Voltaire  et  son 
ancien  disciple.  Les  Autrichiens,  déjà  au  milieu  de  la  Silésie,  étaient  près 
d'en  achever  la  conquête  ;  une  armée  française  était  sur  les  frontières  du 
Brandebourg.  Les  Russes,  déjà  maîtres  de  la  Prusse,  menaçaient  la  Poméra- 
nie  et  les  Marchps;  la  monarchie  prussienne  paraissait  anéantie,  et  le  prince 
qui  l'avait  fondée  n'avait  plus  d'autre  ressource  que  de  s'enterrer  sous  ses 
ruines,  et  de  sauv.r  sa  gloire  en  périssant  au  milieu  d'u' e  victoire.  La 
margrave  de  Baireuth  aimait  tendrement  son  frère  ;  la  chute  de  sa  maison 
l'afiligeait;  elle  savait  combien  la  France  agissait  contre  ses  intérêts  en  pro- 
diguant son  sang  et  ses  trésors  pour  assurer  à  la  maison  d'Autriche  la  sou- 
veraineté de  l'Allemagne;  mais  le  ministre  de  France  avait  à  se  plaindre 
d'un  vers  du  roi  de  Prusse.  La  marquise  de  Pompadour  ne  lui  pardonnait 
pas  d'avoii-  feint  d'ignorer  son  existence  politique,  et  on  avait  eu  soin  de  lui 
enseigner  aussi  des  vers  que  finfidélité  d'un  copiste  avait  fait  tomber  entre 
les  mains  du  ministre  de  Saxe.  Il  fallait  donc  faire  adopter  l'idée  de  négo- 
cier à  des  ennemis  aigris  par  des  injures  personnelles,  au  moment  môme  où 
ils  se  croyaient  assurés  d'une  victoire  facile.  La  margrave  eut  recDurs  à 
Voltaire,  qui  s'adressa  au  cardinal  de  Tencin,  sachant  que  ce  ministre,  ou- 
blié depuis  la  mort  de  Fleury,  qui  l'employait  en  le  méprisant,  avait  con- 
servé avec  le  roi  une  correspondance  particulière.  Tencin  écrivit,  mais  il 
reçut  pour  toute  réponse  l'ordre  du  ministre  des  alTaires  étrangères  de  re- 
fuser la  négociation  par  une  lettre  dont  on  lui  avait  môme  envoyé  le  mo- 
dèb.  Le  vieux  politique,  qui  n'avait  pas  voulu  donner  à  dîner  à  Voltaire 
pour  ménager  la  cour,  ne  se  consola  point  de  s'être  brouillé  avec  elle  par  sa 
complaisance  pour  lui  ;  et  le  chagrin  de  cette  petite  mortification  abrégea 
ses  jours.  Étant  plus  jeune,  des  aventures  plus  cruelles  n'avaient  fait  que 
redoubler  et  enhardir  son  talent  pour  l'intrigue,  parce  qut^  l'espérance  le 
soutenait  et  qu'il  était  du  nombre  des  hommes  que  le  crédit  et  les  dignités 
consolent  de  la  honte;  mais  alors  il  voyait  se  rompre  le  dernier  fil  qui  le 
liait  encore  à  la  faveur. 

Voltaire  entama  une  autre  négociation  non  moins  inutile  par  le  maréchal 
de  Richelieu.  Une  troisième  enfin,  quelques  années  plus  tard,  fut  conduite 
jusqu'à  obtenir  de  M.  de  Choi?eul  qu'il  recevrait  un  envoyé  secret  du  roi  de 
Prusse.  Cet  envoyé  fut  découvert  par  les  agents  de  l'impératrice-reine,  et, 
soit  faiblesse,  soit  que  M.  de  Choiseul  eût  agi  sans  consulter  M""=  de 
Pompadour,  il  fui  arrêté,  et  ses  papiers  fouillés  :  violation  du  droit  des  gens 


246  VIE    DE    VOLTAIRE. 

qui  se  perd  dans  la  foule  des  petits  crimes  que  les  politiques  se  permettent 
sans  remords. 

Dans  cette  époque  si  dangereuse  et  si  brillante  pour  le  roi  de  Prusse, 
Voltaire  paraissait  tantôt  reprendre  son  ancienne  arnitié,  tantôt  ne  conserver 
que  la  mémcire  de  Francfort.  C'est  alors  qu'il  composa  ces  ^Mémoires  singu- 
liers, où  le  souvenir  profond  d'un  juste  ressentiment  n'étouffe  ni  la  gaieté  ni 
la  justice.  Il  les  avait  généreusement  condamnés  à  l'oubli;  le  hasard  les  a 
conservés,  pour  venger  le  génie  des  attentats  du  pouvoir. 

La  margrave  de  Baireuth  mourut  ^  au  milieu  de  la  guerre.  Le  roi  de 
Prusse  écrivit  à  Voltaire  pour  le  prier  de  donner  au  nom  de  sa  sœur  une 
immortalité  dont  ses  vertus  aimables  et  indulgentes,  son  âme  également  su- 
périeure aux  préugés,  à  la  grandeur  et  aux  revers,  l'avaient  rendue  digne. 
L'ode  que  Voltaire  a  consacrée  à  sa  mémoire-  est  remplie  d'une  sensibilité 
douce,  d'une  philosophie  nmple  et  touchante.  Ce  genre  est  un  de  ceux  où 
il  a  eu  le  moins  de  succès,  puisqu'on  y  exige  une  perfection  qu'il  ne  put  ja- 
mais se  résoudre  à  chercher  dans  les  petits  ouvrages,  et  que  sa  raison  ne 
pouvait  se  prêter  à  cet  enthousiasme  de  commande  qu'on  dit  convenir  à 
l'ode.  Celles  de  Voltaire  ne  sont  que  des  pièces  fugitives  où  l'on  retrouve  le 
grand  poë  e,  le  poè'te  philosophe,  mais  gêné  et  contraint  par  une  forme  qui 
ne  convenait  pas  à  la  liberté  de  son  génie.  Cependant  il  faut  avouer  que  les 
stances  à  une  princesse  sur  le  jeu  ^,  et  surtout  ces  stances  ciiarmantes  sur  la 
vieillesse  *, 

Si  vous  voulez  que  j'aime  encore,  etc., 

sont  des  odes  anacréontiques  fort  au-dessus  de  celles  d'Horace,  qui  ce- 
pendant, du  moins  pour  les  gens  d'un  goût  un  peu  moderne,  a  surpassé  son 
modèle. 

La  F  rance,  si  supérieure  aux  autres  nations  dans  la  tragédie  et  la  comédie, 
n'a  point  été  aussi  iieureuse  en  poêles  lyriques.  Les  odes  de  Rousseau  n'of- 
frent guère  qu'une  poésie  harmonieuse  et  im|iosante,  mais  vide  d'idées,  ou 
remplie  de  pensées  fausses.  Lamotte,  plus  ingénieux,  n'a  connu  ni  l'harmo- 
nie ni  la  poésie  du  style  ;  et  on  cite  à  peine  des  autres  poètes  un  petit  nombre 
de  strophes. 

Voltaire  était  encore  à  Berlin  lorsque  MM.  Diderot  et  d'Alembert  for- 
mèrent le  projet  de  V Encyclopédie^  et  en  publièrent  le  premier  volume^. 
Un  ouvrage  qui  devait  renfermer  les  vérités  de  toutes  les  sciences,  tracer 
entre  elles  des  lignes  de  communication,  entrepris  par  deux  hommes  qui 
joignaient  à  des  connaissances  étendues  ou  profondes  beaucoup  d'esprit,  et 
une  philosophie  libre  et  courageuse,  parut  aux  yeux  pénétrants  de  Voltaire 


Le  14  octobre  1758. 

Elle  est  tome  VJII,  page  462. 

Tome  Vm,  page  517. 

Tome  Vin,  page  512. 

En  1751. 


VIE    DE    VOLTAIRE  247 

le  coup  le  plus  terrible  que  l'on  pût  porter  aux  préjugés.  L'Encyclopédie 
devenait  le  livre  de  tous  les  hommes  qui  aiment  à  s'instruire,  et  surtout  de 
ceux  qui,  sans  être  habituellement  occupés  de  cultiver  leur  esprit,  sont  ja- 
loux cependant  de  pouvoir  acquérir  une  instruction  facile  sur  chaque  objet 
qui  excite  en  eux  quelque  intérêt  passager  ou  durable.  C'est  un  dépôt  où 
ceux  qui  n'ont  pas  le  temps  de  se  former  des  idées  d'après  eux-mêmes 
devaient  aller  chercher  celles  qu'avaient  eues  les  hommes  les  plus  éclairés 
et  les  plus  célèbres;  dans  lequel  enfin  les  erreurs  respectées  seraient  ou 
trahies  parla  faiblesse  de  leurs  preuves,  ou  ébranlées  par  le  seul  voisinage 
des  vérités  qui  en  sapent  les  fondements. 

Voltaire,  retiré  à  Ferney,  donna  pour  V Encyclopédie  un  petit  nombre 
d'articles  de  lillérature  ^;  il  en  prépara  quelques-uns  de  philosophie,  mais 
avec  moins  de  zèle,  parce  qu'il  sentait  qu'en  ce  genre  les  éditeurs  avaient 
moins  besoin  de  lui,  et  qu'en  général  si  ses  grands  ouvrages  en  vers  ont  été 
faits  pour  sa  gloire,  il  n'a  presque  jamais  écrit  en  prose  que  dans  des  vues 
d'utilité  générale.  Cependant  les  mêmes  raisons  qui  l'intéressaient  au  pro- 
grès de  X Encyclopédie  suscitèrent  à  cet  ouvrage  une  foule  d'ennemis. 
Composé  ou  applaudi  par  les  hommes  les  plus  célèbres  de  la  nation,  il  devint 
comme  une  espèce  de  m.arque  qui  séparait  les  littérateurs  distingués,  et 
ceux  qui  s'honoraient  d'être  leurs  disciples  ou  leurs  amis,  de  cette  foule 
d'écrivains  obscurs  et  jaloux  qui,  dans  la  triste  impuissance  de  donner  aux 
hommes  ou  des  vérités  nouvelles  ou  de  nouveaux  plaisirs,  haïssent  ou  dé- 
chirent ceux  que  la  nature  a  mieux  traités. 

Un  ouvrage  où  l'on  devait  parler  avec  franchise  et  avec  liberté  de  théo- 
logie, de  morale,  de  jurisprudence,  de  législation,  d'économie  publique, 
devait  effrayer  tous  les  partis  politiques  ou  religieux,  et  tous  les  pouvoirs 
secondaires  qui  craignaient  d'y  voir  discuter  leur  utilité  et  leurs  litres.  L'in- 
surrection fut  générale.  Le  Journal  de  Trévoux^  la  Gazelle  ecclésiastique, 
les  journaux  satiriques,  les  jésuites  et  les  jansénistes,  le  clergé,  les  parle- 
ments, tous,  sans  cesser  de  se  combattre  ou  de  se  haïr,  se  réunirent  contre 
V Encyclopédie.  Elle  succomba.  On  fut  obligé  d'achever  et  d'imprimer  en 
secret  cet  ouvrage,  à  la  perfection  duquel  la  liberté  et  la  publicité  étaient  si 
nécessaires;  et  le  plus  beau  monument  dont  jamais  l'esprit  humain  ait  conçu 
l'idée  serait  demeuré  imparfait  sans  le  courage  de  Diderot,  sans  le  zèle  d'un 
grand  nombre  de  savants  et  de  littérateurs  distingués  que  la  persécution 
ne  put  arrêter. 

Heureusement  l'honneur  d'avoir  donné  V Encyclopédie  à  l'Europe  com- 
pensa pour  la  France  la  honte  do  l'avoir  persécutée.  Elle  fut  regardée  avec 
justice  comme  l'ouvrage  de  la  nation,  et  la  persécution  comme  celui  d'une 
jalousie  ou  d'une  politicpie  également  méprisables. 

Mais  la  guerre  dont  V Encyclopédie  était  l'occasion  ne  cessa  point  avec  la 
proscription  de  l'ouvrage.  Ses  principaux  auteurs  et  leurs  amis,  désignés  par 
les  noms  de  philosophes  et  d'encyclopédistes^  qui  devenaient  des  injures 

1.  Pour  les  lettres  E,  F,  G,  IL  lis  ont  été  placés  juir  les  éditeurs  de  Kclil,  et 
laissés  dans  le  Dictionnaire  philosophique. 


248  VIE    DE    VOLTAIRE. 

dans  la  langue  des  ennemis  de  la  raison,  furent  forcés  de  se  réunir  par  la 
persécution  même,  et  Voltaire  se  trouva  naturellement  leur  chef  par  son 
âge^  par  sa  célébriié,  son  zèle  et  son  génie.  11  avait  depuis  longtemps  des 
amis  et  un  grand  nombre  d'admirateuis;  alors  il  eut  un  parti.  La  persécu- 
tion rallia  sous  son  étendard  tous  les  hommes  de  quelque  mérite,  que  peut- 
être  sa  supériorité  aurait  écartés  de  lui,  comme  elle  en  avait  éloigné  leurs 
prédécesseurs  ;  et  l'enthousiasme  prit  enfin  la  place  de  l'ancienne  injustice. 

C'est  dans  l'année  4  760  que  cette  guerre  littéraire  fut  la  plus  vive.  Le- 
franc  de  Pompignau,  littérateur  estimable  et  poëte  médiocre,  dont  il  reste 
une  belle  strophe  ',  et  une  tragédie  faible  -  où  le  génie  de  Virgile  et  de 
Métastase  n'ont  pu  le  soutenir,  fut  ap[)elé  à  l'Académie  française.  Revêtu 
d'une  charge  de  magistrature,  il  crut  que  sa  dignité,  autant  que  ses  ou- 
vrages, le  dispensait  de  toute  reconnaissance;  il  se  permit  d'insulter,  dans 
son  discours  de  réception,  les  hommes  dont  le  nom  faisait  le  plus  d'honneur 
à  la  société  qui  daignait  le  recevoir,  et  désigna  clairement  Voltaire,  en  l'ac- 
cusant d'incrédulité  et  de  mensonge  ^.  Bientôt  après,  Palissot,  instrument 
vénal  de  la  haine  d'une  femme,  met  les  philosophes  sur  le  théâtre.  Les  lois 
qui  défendent  déjouer  les  personnes  sont  muettes.  La  magistrature  trahit 
son  devoir,  et  voit,  avec  une  joie  maligne,  immoler  sur  la  scène  les  hommes 
dont  elle  craint  les  lumières  et  le  pouvoir  sur  l'opinion,  sans  songer  qu'en 
ouviant  la  carrière  à  la  satire,  elle  s'expose  à  en  partager  les  traits.  Crébil- 
lon  déshonore  sa  vieillesse  en  approuvant  la  pièce.  Le  duc  de  Choiseul,  alors 
ministre  en  crédit,  protège  celte  indignité,  par  faiblesse  pour  la  même 
femme*  dont  Palissot  servait  le  ressentiment.  Les  journaux  répètent  les 
insultes  du  théâtre.  Cependant  Voltaire  se  réveille.  Le  pauvre  Diable ,  le 
Russe  à  Paris,  la  Vanité^  une  foule  de  plaisanteries  en  prose  se  succèdent 
avec  une  étonnante  rapidité. 

Lefranc  de  Pompignan  se  plaint  au  roi,  se  plaint  à  l'Académie,  et  voit 
avec  une  douleur  impuissante  que  le  nom  de  Voltaire  y  écrjise  le  sien. 
Chaque  démarche  multiplie  les  traits  que  toutes  les  bouches  répètent,  et  les 
vers  pour  jamais  attachés  à  son  nom.  Il  propose  ii  un  protecteur  auguste  de 
manquer  à  ce  qu'il  s'est  promis  a  lui-même,  en  retournant  à  l'Académie 
pour  donner  sa  voix  à  un  homme  auquel  le  prince  s'intéressait;  il  n'obtient 
qu'un  refus  poli  de  ce  sacrifice,  a  le  malheur,  en  se  retirant,  d'entendre  ré- 
péter par  son  protecteur  ''  môme  ce  vers  si  terrible  : 

Et  l'ami  Pompignan  pense  être  quelque  choses; 

1.  La  neuvième  de  l'ode  sur  la  mort  de  J.-B.  Rousseau,  commençant  par  : 

Le  Nil  a  vu  sur  ses  rivages,  etc. 

2.  Dklon. 

3.  Lefranc  de  Pompignan  se  sert  dans  son  discours  de  ces  expressions  :  Des 
écrivains,  très-suspecls  d'ailleurs  dans  leur  croyance,  qu'il  applique  évidemment 
à  Voltaire.  (B.) 

4.  La  princesse  de  Robecq. 

5.  Le  dauphin, 

G.  C'est  le  dernier  de  la  satire  intitulée  la  Vanité:  voyez  tome  X,  page  118. 


VIE    DE    VOLTAIRE.  249 

et  va  cacher  dans  sa  province  son  orgueil  humilié  et  son  ambition  trompée: 
exemple  effrayant,  mais  salutaire,  du  pouvoir  du  génie  et  des  dangers  de 
l'hypocrisie  littéraire. 

Fréron,  ex-jésuite  comme  Desfontaines,  lui  avait  succédé  dans  le  métier 
de  flatter,  par  des  satires  périodiques,  l'envie  des  ennemis  de  la  vérité,  de 
la  raison  et  des  talents.  Il  s'était  dislingué  dans  la  guerre  contre  les  philo- 
sophes. Voltaire,  qui  depuis  longtemps  supportait  ses  injures,  en  fit  justice, 
et  vengea  ses  amis.  Il  introduisit  dans  la  comédie  de  VÈcossaise  ^  un  jour- 
naliste méchant,  calomniateur  et  vénal  :  le  parterre  y  reconnut  Fréron,  qui, 
livré  au  mépris  public  dans  une  pièce  que  des  scènes  altendrissanles  et  le 
caractère  original  et  piquant  du  bon  et  brusque  Freeport  devaient  conserver 
au  théâtre,  fut  condamné  à  traîner  le  reste  de  sa  vie  un  nom  ridicule  et 
déshonoré.  Fréron,  en  applaudissant  à  l'insulte  faite  aux  philosophes,  avait 
perdu  le  droit  de  se  plaindre;  et  ses  prolecteurs  aimèrent  mieux  l'abandon- 
ner que  d'avouer  une  partialité  trop  révoltante. 

D'autres  ennemis  moins  acharnés  avaient  été  ou  corrigés  ou  punis;  et 
Voltaire,  triomphant  au  milieu  de  ces  victimes  immolées  à  la  raison  et  à  sa 
gloire,  envoya  au  théâtre,  à  soixante-six  ans,  le  chef-d'œuvre  de  Tancrêde. 
La  pièce  fut  dédiée  à  la  marquise  dePompadour  -.  C'était  le  fruit  de  l'adresse 
avec  laquelle  Voltaire  avait  su,  sans  blesser  le  duc  de  Choiseul,  venger  les 
philosophes,  dont  les  adversaires  avaient  obtenu  de  ce  ministre  une  protec- 
tion passagère.  Celte  dédicace  apprenait  à  ses  ennemis  que  leurs  calomnies 
ne  compromettraient  pas  davantage  sa  sûreté  que  leurs  critiques  ne  nui- 
raient à  sa  gloire;  et  c'était  mettre  le  comble  à  sa  vengeance. 

Cette  même  année,  il  apprend  qu'une  petite-nièce  de  Corneille  languis- 
sait dans  un  état  indigne  de  son  nom  :  «  C'est  le  devoir  d'un  soldat  de 
secourir  la  nièce  de  son  général  »,  s'écrie-t-il  ^.  M'"^  Corneille  fut  appelée 
à  Ferney;  elle  y  reçut  l'éducation  qui  convenait  à  l'état  que  sa  naissance 
lui  marquait  dans  la  société.  Voltaire  porta  même  la  délicatesse  jusqu'à  ne 
pas  souffrir  que  l'établissement  de  M"*  Corneille  parût  un  de  ses  bienfaits; 
il  voulut  qu'elle  le  dût  aux  ouvrages  de  son  oncle.  Il  en  entreprit  une  édi- 
tion avec  des  notes.  Le  créateur  du  théâtre  français,  commenté  par  celui  qui 
avait  porté  ce  théâtre  à  sa  perfection;  un  homme  de  génie  né  dans  un  temps 
où  le  goût  n'était  pas  encore  formé,  jugé  par  un  rival  qui  joignait  au  génie 
le  don  presque  aussi  rare  d'un  goût  sûr  sans  être  sévère,  délicat  sans  être 
timide,  éclairé  enfin  par  une  longue  et  heureuse  expérience  de  l'art  :  voilà 
ce  qu'offrait  cet  ouvrage.  Voltaire  y  pnrle  des  défauts  de  Corneille  avec 
franchise,  de  ses  beautés  avec  enthousiasme.  Jamais  on  n'avait  jugé  Corneille 
avec  tant  de  rigueur,  jamais  on  ne  l'avait  loué  avec  un  sentiment  plus  pro- 
fond et  plus  vrai.  Occupé  d'instruire  et  la  jeunesse  française  et  ceux  des 
étrangers  qui  cultivent  notre  littérature,  il  ne  pardonne  point  aux  vices  du 
langage,  à  l'exagération,  aux  fautes  contre  la  bienséance  ou  contre  le  goût; 


1 .  Tome  Y,  page  399. 

2.  Voyez  celte  dédicace,  tome  V,  page  495. 

3.  Lettre  à  Le  Brun,  du  7  novembre  1760. 


250  Vlli    DE    VOLTAIRE. 

mais  il  apprend  en  même  temps  à  reconnaître  les  progrès  que  l'art  doit  à 
Corneille,  l'élévation  extraordinaire  de  son  esprit,  la  beauté  presque  inimi- 
table de  sa  poésie  dans  les  morceaux  que  son  génie  lui  a  inspirés,  et  ces 
mots  profonds  ou  sublimes  qui  naissent  subitement  du  fond  des  situations, 
ou  qui  peignent  d'un  trait  de  grands  caractères. 

La  foule  des  littérateurs  lui  reprocha  néanmoins  d'avoir  voulu  avilir  Cor- 
neille par  une  ba>se  jalousie,  tandis  que  partout,  dans  ce  commentaire,  il 
saisit,  il  semble  chercher  les  occasions  de  répandre  son  admiration  pour 
Racine,  rival  plus  dangereux,  qu'il  n'a  surpassé  que  dans  quelques  parties 
de  l'art  tragique,  et  dont,  au  milieu  de  sa  gloire,  il  eût  pu  envier  la  per- 
fection désespérante. 

Cependant,  tranquille  dans  sa  retraite,  occupé  de  continuer  la  guerre 
heureuse  qu'il  faisait  aux  préjugés,  Voltaire  voit  arriver  une  famille  infor- 
tunée dont  le  chef  a  été  traîné  sur  la  roue  par  des  juges  fanatiques,  instru- 
ments des  passions  féroces  d'un  peuple  superstitieux.  Jl  apprend  que  Cidas, 
vieillard  infirme,  a  été  accusé  d'avoir  pendu  son  fils,  jeune  et  vigoureux,  au 
milieu  de  sa  famille,  en  présence  d'une  servante  catholique;  qu'il  avait  été 
porté  à  ce  crime  par  la  crainte  de  voir  embrasser  la  religion  catholique  à  ce 
fils,  qui  passait  Fa  vie  dans  les  salles  d'armes  et  dans  les  billards,  et  dont 
personne,  au  milieu  de  l'effervescence  générale,  ne  put  jamais  citer  un  seul 
mot,  une  seule  démarche,  qui  annonçassent  un  pareil  dessein;  tandis  qu'un 
autre  fils  de  Calas,  déjà  converti,  jouissait  d'une  pension  que  ce  père  très- 
peu  riche  consentait  à  lui  faire.  Jamais,  dans  un  événement  de  ce  genre,  un 
tel  concours  de  circonstances  n'avait  plus  éloigné  les  soupçons  d'un  crime, 
plus  forlifié  les  raisons  de  croire  à  un  suicide.  La  conduite  du  jeune  homme, 
son  caractère,  le  genre  de  ses  lectures,  tout  confirmait  cette  idée.  Cependant 
un  capitoul  ^  dont  la  tête  ardente  et  faible  était  enivrée  de  superstition,  et 
dont  la  haine  pour  les  protestants  u'hésilait  pas  à  leur  imputer  des  crimes, 
fait  arrêter  la  famille  entière.  Bientôt  la  populace  catholique  s'échauffe  :  le 
jeune  homme  est  un  martyr.  Des  confréries  de  pénitents,  qui,  à  la  honte 
de  la  nation,  subsistent  encore  à  Toulouse,  lui  font  un  service  solennel,  où 
l'on  place  son  image  tenant  d'une  main  la  palme  du  martyre,  et  de  l'autre 
la  plume  qui  devait  signer  l'abjuration. 

On  répand  bientôt  que  la  religion  protestante  prescrit  aux  pères  d'a=sas- 
siner  leurs  enfants  quand  ils  veulent  abjurer;  que,  pour  plus  de  sûreté,  on 
élit,  dans  les  assemblées  du  désert,  le  bourreau  de  la  secte.  Le  tribunal 
inférieur,  conduit  par  le  furieux  David,  prononce  que  le  malheureux  Calas 
est  coupable.  Le  parlement  confirme  le  jugement  à  cette  pluralité  très- 
faible,  malheureusement  regardée  comme  suffisante  par  notre  absurde  juris- 
prudence. Condamné  à  la  roue  et  à  la  question,  ce  père  infortuné  meurt  en 
protestant  qu'il  n'est  pas  coupable,  et  les  juges  absolvent  sa  famille,  com- 
plice nécessaire  du  crime  ou  de  l'innocence  de  son  chef. 

Celte  famille,  ruinée  et  flétrie  par  le  préjugé,  va  chercher  chez  les 
hommes  d'une  même  croyance  une  retraite,  des  secours,  et  surtout  des 

1.  David. 


VIE   DE    VOLTAIRE.  251 

consolations.  Elle  s'arrête  auprès  de  Genève.  Voltaire,  allendri  et  indigné, 
se  fait  instruire  de  ces  horribles  détails,  et,  bientôt  sûr  de  l'innocence  du 
malheureux  Calas,  il  o>e  concevoir  l'espérance  d'obtenir  justice.  Le  zèle 
des  avocats  est  excité,  et  leur  coura£;e  soutenu  par  ses  letties.  Il  intéresse  à 
la  cause  de  l'humanité  l'âme  naturellement  sensible  du  duc  de  Choiscul.  La 
réputation  de  Tronchin  avait  appelé  à  Genève  la  duchesse  d'Enville,  arrière- 
petite-fille  de  l'auteur  des  Maximes,  supérieure  à  la  superstition  par  son 
caractère  comme  par  ses  lumières,  sachant  faire  le  bien  avec  activité  comme 
avec  courage,  embellissant  par  une  modestie  sans  faste  l'énergie  de  ses 
vertus;  sa  haine  pour  le  fanatisme  et  pour  l'oppression  assurait  aux  Calas 
une  protectrice  dont  les  obstacles  et  les  lenteurs  ne  ralentiraient  pas  le  zèle. 
Le  procès  fut  commencé.  Aux  mémoires  des  avocats,  trop  remplis  de  lon- 
gueurs et  de  déclamations,  Voltaire  joignait  des  écrits  plus  couits,  sédui- 
sants par  le  style,  propres  tantôt  à  exciter  la  pitié,  tantôt  à  réveiller  l'indi- 
gnation publique,  si  prompte  à  se  calmer  dans  une  nation  alors  trop 
étrangère  à  ses  oropres  intérêts.  En  plaidant  la  cause  de  Calas,  il  soutenait 
celle  de  la  tolérance  :  car  c'était  beaucoup  alors  de  prononcer  ce  nom, 
rejeté  aujourd'hui  avec  indignation  par  les  hommes  qui  pensent,  comme 
paraissant  reconnaître  le  droit  de  donner  des  chaînes  à  la  pensée  et  à  la 
conscience.  Des  lettres  remplies  de  ces  louanges  fines  qu'il  savait  répandre 
avec  tant  de  grâce  animaient  le  zèle  des  défenseurs,  des  protecteurs  et  des 
juges.  C'est  en  promettant  l'immortalité  qu'il  demandait  justice. 

L'arrêt  de  Toulouse  fut  cassé.  Le  duc  de  Choiseul  eut  la  sagesse  et  le 
courage  de  faire  renvoyer  à  un  tribunal  des  maîtres  des  requêtes  cette  cause 
devenue  celle  de  tous  les  parlements,  dont  les  préjugés  et  l'esprit  de  corps 
ne  permettaient  point  d'espérer  un  jugement  équitable.  Enfin  Calas  fut 
déclaré  innocent  ^  Sa  mémoire  fut  réhabilitée;  et  un  niinistre  généreux  fit 
réparer,  par  le  trésor  public,  le  tort  que  l'injustice  des  juges  avait  fait  à  la 
fortune  de  cecle  famille  aussi  respectable  que  malheureuse  ;  mais  il  n'alla 
point  jusqu'à  forcer  le  parlement  de  Languedoc  à  reconnaître  l'arrêt  qui 
détruisait  une  de  ses  injustices.  Ce  tribunal  préféra  la  triste  vanité  de  per- 
sévérer dans  son  erreur  à  l'honneur  de  s'en  repentir  et  de  la  réparer. 

Cependant  les  applaudissements  de  la  France  et  de  l'Europe  parvinrent 
jusqu'à  Toulouse,  et  le  malheureux  David,  succombant  sous  le  [)oids  du 
remords  et  de  la  honte,  perdit  bientôt  la  raison  et  la  vie.  Cette  affaire,  si 
grande  en  elle-même,  si  importante  par  ses  suites,  puisqu'elle  rymena  sur 
les  crimes  de  l'intolérance,  et  la  nécessité  de  les  prévenir,  les  regards  et 
les  vœux  de  la  France  et  de  l'Europe,  cette  affaire  occupa  l'âme  de  Voltaire 
pendant  plus  de  trois  années.  «  Durant  tout  ce  temps,  disait-il,  il  ne  m'est 
pas  échappé  un  sourire,  que  je  ne  me  le  sois  reproché  comme  un  crime.  » 
Son  nom,  cher  depuis  longtemps  aux  amis  éclairés  de  l'humanité,  comme 
celui  de  son  plus  zélé,  de  son  plus  infatigable  défenseur,  ce  nom  fut  alors 
béni  par  cette  foule  de  citoyens  qui,  voués  à  la  persécution  depuis  quatre- 
vingts  ans,  voyaient  enfin  s'élever  une  voix  pour  leur  défense.  Quand  il 

1.  Le  9  mars  1705,  troisième  anniversaire  du  supplice  de  Jean  Calas. 


252  VIE   DE  VOLTAIRE. 

revint  à  Paris,  en  1778,  un  jour  que  le  public  l'entourait  sur  le  Pont-Royal, 
on  demanda  à  une  femme  du  peuple  qui  était  cet  homme  qui  traînait  la 
fouie  après  lui  :  «  Ne  savez-vous  pas,  dit-elle,  que  c'est  le  sauveur  des 
Calas?  M  II  sut  cette  réponse,  et  au  milieu  de  toutes  les  marques  d'admira- 
tion qui  lui  furent  prodiguées,  ce  fut  ce  qui  le  toucha  le  plus. 

Peu  de  temps  après  la  malheureuse  mort  de  Calas  ^,  une  jeune  fille  delà 
même  province,  qui,  suivant  un  usage  barbare,  avait  été  enlevée  à  ses 
parents  et  renfermée  dans  un  couvent  dans  l'intention  d'aider,  par  des 
moyens  humains,  la  grâce  de  la  foi,  lassée  des  mauvais  traitements  qu'elle  y 
essuyait,  s'échappa,  et  fut  retrouvée  dans  un  puits.  Le  prêtre  qui  avait  sol- 
licité la  lettre  de  cachet,  les  religieuses  qui  avaient  usé  avec  barbarie  du 
pouvoir  qu'elle  leur  donnait  sur  cette  infortunée,  pouvaient  sans  doute 
mériter  une  punition;  mais  c'est  sur  la  famille  de  la  victime  que  le  fanatisme 
veut  la  faire  tomber.  Le  reproche  calomnieux  qui  avait  conduit  Calas  au 
supplice  se  renouvelle  avec  une  nouvelle  fureur.  Sirven  a  heureusement  le 
temps  de  se  sauver;  et,  condamné  à  la  mort  par  contumace,  il  va  chercher 
un  refuge  auprès  du  protecteur  des  Calas;  mais  sa  femme,  qu'il  traîne  après 
lui,  succombe  à  sa  douleur,  à  la  fatigue  d'un  voyage  entrepris  îx  pied  au 
milieu  des  neiges. 

La  forme  obligeait  Sirven  à  se  présenter  devant  ce  même  parlement  de 
Toulouse  qui  avait  ver^é  le  sang  de  Calas.  Voltaire  fil  des  tentatives  pour 
obtenir  d'autres  juges.  Le  duc  de  Choiseul  ménageait  alors  les  parlements, 
qui,  après  la  chute  de  son  crédit  sur  la  marquise  de  Pompadour,  et  ensuite 
après  sa  mort,  lui  étaient  devenus  utiles,  tantôt  pour  le  délivrer  d'un 
ennemi,  tantôt  pour  lui  donner  les  moyens  de  se  rendre  nécessaire  par  l'art 
avec  lequel  il  savait  calmer  leurs  mouvements,  que  souvent  lui-même  avait 
excités. 

Il  fallut  donc  que  Sirven  se  déterminât  à  comparaître  à  Toulouse  ;  mais 
Voltaire  avait  su  pourvoir  à  sa  sûreté,  et  préparer  son  succqs.  Il  avait  des 
disciples  dans  le  parlement.  Des  avocats  habiles  voulurent  partager  la  gloire 
que  ceux  de  Paris  avaient  acouise  en  défendant  Calas.  Le  parti  de  la  to'é- 
.  rance  était  devenu  puissant  dans  cette  ville  même  :  en  peu  d'années  les 
ouvrages  de  Voltaire  avaient  changé  les  esprits;  on  n'avait  plaint  Calas 
qu'avec  une  horreur  muette;  Sirven  eut  des  protecteurs  déclarés,  grâce  à 
l'éloquence  de  Voltaire,  à  ce  talent  de  répandre  à  propos  des  vérités  et  des 
louanges.  Ce  parti  l'emporta  sur  celui  des  pénitents,  et  Sirven  fut  sauvé. 

Les  jésuites  s'étaient  emparés  du  bien  d'une  famille  de  gentilshommes^ 
que  leur  pauvreté  empêchait  d'y  rentrer.  Voltaire  leur  en  donna  les  moyens, 
et  les  oppresseurs  de  tous  les  genres,  qui  depuis  longtemps  craignaient  ses 
écrits,  apprirent  à  redouter  son  activité,  sa  générosité  et  son  courage. 

Ce  dernier  événement  précéda  de  très-peu  la  destruction  des  jésuites. 


1.  Le  suicide  de  Calas  fils  est  du  13  octobre  1761  ;  la  condamnation  du  père, 
du  9  mars  1762.  C'était  le  4  janvier  1762  qu'on  avait  trouvé  dans  un  puits  le  ca- 
davre d'une  fille  de  Sirven. 

2.  Desprez  de  Crassy. 


VIE   DE    VOLÏxMUE.  233 

Voltaire,  élevé  par  eux,  avait  conservé  des  relations  avec  ses  anciens 
maîtres;  tant  qu'ils  vécurent,  ils  empêchèrent  leurs  confrères  de  se  déchaî- 
ner ouvertement  contre  lui;  et  Voltaire  ménagea  les  jésuites,  et  par  considé- 
ration pour  ces  liaisons  de  sa  jeunesse,  et  pour  avoir  quelques  alliés  dans 
le  parti  qui  dominait  alors  parmi  les  dévots.  Mais,  après  leur  mort,  fatigué 
des  clameurs  du  Journal  de  Trévoux,  qui  par  d'éternelles  accusations 
d'impiété  semblait  appeler  la  persécution  sur  sa  tête,  il  ne  garda  plus  les 
mêmes  ménagements;  et  son  zèle  pour  la  défense  des  opprimés  ne  s'étendit 
point  jusque  sur  les  jésuites. 

Il  se  réjouit  de  la  destruction  d'un  ordre  ami  des  lettres,  mais  ennemi 
de  la  raison,  qui  eût  voulu  éloutrer  tous  les  talents,  ou  les  a'.lirer  dans  son 
sein  pour  les  coriompre,  en  les  employant  à  servir  ses  projets,  et  tenir  le 
genre  humain  dans  l  enfance  pour  le  gouverner.  Mais  il  plaignit  les  indivi- 
dus traités  avec  barbarie  par  la  haine  des  jansénistes,  et  retira  chez  lui  un 
jésuite,  pour  montrer  aux  dévots  que  la  véritable  humanité  ne  connaît  que  le 
malheur,  et  oublie  les  opinions.  Le  Père  Adam  \  à  qui  son  séjour  à  Ferney 
donna  une  sorte  de  célébrité,  n'était  pas  absolument  inutile  à  son  hôte;  il 
jouait  avec  lui  aux  échecs,  et  y  jouait  avec  assez  d'adresse  pour  cacher 
quelquefois  sa  supériorité.  11  lui  épargnait  des  recherches  d'érudition;  il  lui 
servait  même  d'aumônier,  parce  que  Voltaire  voulait  pouvoir  opposer  aux 
accusations  d'impiété  sa  fidélité  à  remplir  les  devoirs  extérieurs  de  la  reli- 
gion romaine. 

Il  se  préparait  alors  une  grande  révolution  dans  les  esprits.  Depuis  la  " 
renaissance  de  la  philosophie,  la  religion  exclusivement  établie  dans  toute 
l'Europe  n'avait  été  attaquée  qu'en  Angleterre.  Leibnitz,  Fonteneile,  et  les 
autres  philosophes  moins  célèbres  accusés  de  penser  librement,  l'avaient 
respectée  dans  leurs  écrits.  Bayle  lui-môme,  par  une  précaution  nécessaire 
à  sa  sûreté,  avait  l'air,  en  se  permettant  toutes  les  objections,  de  vouloir 
prouver  uniquement  que  la  révélation  seule  peut  les  résoudre,  et  d'avoir 
formé  le  projet  d'élever  la  foi  en  rabaissant  la  raison.  Chez  les  Anglais,  ces 
attaques  eurent  peu  de  succès  et  de  suite.  La  partie  la  plus  puissante  de  la 
nation  crut  qu'il  lui  était  utile  de  laisser  le  peuple  dans  les  ténèbres,  appa- 
remment pour  que  l'habitude  d'adorer  les  mystères  de  la  Bible  fortifiât  sa 
foi  pour  ceux  de  la  constitution;  et  ils  firent  comme  une  espèce  de  bien- 
séance sociale  du  resijcct  pour  la  religion  établie.  D'ailleurs,  dans  un  pays 

1.  Antoine  Adam  avait  professé  quinze  ans  la  rliétorique  à  Dijon.  Maljyré  ce 
qu'on  a  dit,  ce  n'est  point  à  Colinar  que  Voltaire  le  connut  (voyez  Moa  Séjour, 
par  Colini,  page  118).  Ce  fut  à  la  lin  de  1763  qu'il  fut  placé,  par  d'Alembert, 
auprès  de  Voltaire.  M.  Feydel  {Un  Cahier  liUérairc,  page  5)  dit  que  le  jésuite 
était  l'espion  de  sa  société  auprès  du  pliilosoplie  de  Ferney,  et  qu'il  fut  chassé  en 
1771),  soupçonne  d'avoir  dérobé  les  Mémoires  qui  avaient  été  longtemps  aupa- 
ravant soustraits  par  La  Harpe.  «  Ce  n'étiit  pas  le  premier  homme  du  monde  », 
disait  Voltaire,  qui  répétait  un  mot  de  M'"«  Dumoulin  sur  un  autre  Adain  (voyez 
Mélanges  critiques  d'Ancillon,  J,  3S). 

La  Harpe  {Mercure  du  mois  d'août  1790,  page  33)  dénient  la  prétendue  com- 
plaisance que  le  jésuite  aurait  mise  à  se  laisser  gagner  par  Voltaire  les  parties 
d'échecs. 


254  VIE   DE  VOLTAIRE. 

où  la  Chambre  des  communes  conduit  seule  à  la  fortune,  et  où  les  membres 
de  celte  Chambre  sont  élus  lumultuairement  par  le  peuple,  le  respect  appa^ 
rentpour  ses  opinions  doit  être  érigé  en  vertu  par  tous  les  ambitieux. 

Il  avait  paru  en  France  quelques  ouvrages  hardis,  mais  les  attaques 
qu'ils  portaient  n'étaient  qu'indirectes.  Le  livre  même  De  l'Espril  n'était 
diriiié  que  contre  les  principes  religieux  en  général  :  il  attaquait  toutes  les 
religions  par  leur  base,  et  lais.-ait  aux  lecteurs  le  soin  de  tirer  les  consé- 
quences et  de  faire  les  applications.  Emile  parut  :  la  Profession  de  foi  du 
Vicaire  savoyard  ne  contenait  rien  sur  l'utilité  de  la  croyance  d'un  Dieu 
pour  la  moraie,  et  sur  l'inutilité  de  la  révélation,  qui  ne  se  trouvât  dans  le 
poëme  de  la  Loi  naturelle;  mais  on  y  avertissait  ceux  qu'on  attaquait  que 
c'était  d'eux  que  l'on  parlait.  C'était  sous  leur  nom,  et  non  sous  celui  des 
prêtres  de  l'Inde  ou  du  Thibet,  qu'on  les  amenait  sur  la  scène.  Cette  har- 
diesse étonna  Voltaire,  et  excita  son  émulation.  Le  succès  d'Emile  l'encou- 
ragea, et  la  persécution  ne  l'effraya  point.  Rousseau  n'avait  été  décrété 
à  Paris  que  pour  avoir  mis  son  nom  à  l'ouvrage;  il  n'avait  é'é  persécuté  à 
Genève  que  pour  avoir  soutenu,  dans  une  autre  partie  d'Emile,  que  le 
peuple  ne  pouvait  renoncer  au  droit  de  réformer  une  constitution  vicieuse. 
Cette  doctrine  autorisait  les  citoyens  de  cette  république  à  détruire  l'aris- 
tocratie que  ses  magistrats  avaient  établie,  et  qui  concentrait  une  autorité 
héréditaire  dans  quelques  familles  riches. 

Voltaire  pouvait  se  croire  sûr  d'éviter  la  persécution  en  cachant  son 
nom,  et  en  ayant  soin  de  ménager  les  gouvernements,  de  diriger  tous  ses 
coups  contre  la  religion,  d'intéresser  même  la  puissance  civile  à  en  affai- 
blir l'empire.  Une  foule  d'ouvrages  où  il  emploie  tour  à  tour  l'éloquence, 
la  discussion,  et  surtout  la  plaisanterie,  se  répandirent  dans  l'Europe  sous 
toutes  les  formes  que  la  nécessité  de  voiler  la  vérité,  ou  de  la  rendre  pi- 
quante, a  pu  faire  inventer.  Son  zèle  contre  une  religion  qu'il  regardait 
comme  la  cau^e  du  fanatisme  qui  avait  désolé  l'Europe  depuis  sa  naissance, 
de  la  superstition  qui  l'avait  abrutie,  et  comme  la  source  des  maux  que  ces 
ennemis  de  l'humanité  continuaient  de  faire  encore,  semblait  doubler  son 
activité  et  ses  forces.  «  Je  suis  las,  disait-il  un  jour,  de  leur  entendre  répé- 
ter que  douze  hommes  ont  suffi  pour  établir  le  christianisnae,  et  j'ai  envie 
de  leur  prouver  qu'il  n'en  faut  qu'un  pour  le  détruire.  » 

La  critique  des  ouvrages  que  les  chrétiens  regardent  comme  inspirés^ 
l'histoire  des  dogmes  qui  depuis  l'origine  de  cette  religion  se  sont  succes- 
sivement introduits,  les  querelles  ridicules  ou  sanglantes  qu'ils  ont  excitées, 
les  miracles,  les  prophéties,  les  contes  répandus  dans  les  historiens  ecclé- 
siastiques et  les  légendaires,  les  guerres  religieuses,  les  massacres  ordonnés 
au  nom  de  Dieu,  les  bûchers,  les  échafauds  couvrant  l'Europe  à  la  voix  des 
prêtres,  le  fanatisme  dépeuplant  l'Amérique,  le  sang  des  rois  coulant  sous 
le  fer  des  assassins;  tous  ces  objets  reparaissaient  sans  cesse  dans  tous  ses 
ouvrages  sous  mille  couleurs  différentes.  11  excitait  l'indignation,  il  faisait 
couler  les  larmes,  il  prodiguait  le  ridicule.  On  frémissait  d'une  action  atroce, 
on  riait  d'une  absurdité.  11  ne  craignait  point  de  remettre  souvent  sous  les 
yeux  les  mêmes  tableaux,  les  mêmes  raisonnements.  «  On  dit  que  je  me  ré- 


VIE    DE  VOLTAIRE.  255 

pèle,  écrivait-il  ;  eh  bien  !  je  me  répéterai  jusqu'à  ce  qu'on  se  corrige.  » 

D'ailleurs  ces  ouvrages,  sévèrement  défendus  en  France,  en  Italie,  à 
Vienne,  en  Portugal,  en  Espagne,  ne  se  répandaient  (}u'avec  lenteur.  Tous 
ne  pouvaient  parvenir  à  tous  les  lecteurs;  mais  il  n'y  avait  dans  les  pro- 
vinces aucun  coin  reculé,  dans  les  pays  étrangers  aucune  nation  écrasée 
sous  le  joug  de  l'intolérance,  où  il  n'en  parvînt  quelques-uns. 

Les  libres  penseurs,  qui  n'existaient  auparavant  que  dans  quelques  villes 
où  les  sciences  étaient  cultivées,  et  parmi  les  littérateurs,  les  savants,  les 
grands,  les  gens  en  place,  se  multiplièrent  à  sa  voix  dans  toutes  les  classes 
de  la  société  comme  dans  tous  les  pays.  Bientôt,  connaissant  leur  nombre 
et  leurs  forces,  ils  osèrent  se  montrer,  et  l'Europe  fut  étonnée  de  se  trouver 
incrédule. 

Cependant  ce  môme  zèle  faisait  à  Voltaire  des  ennemis  de  tous  ceux  qui 
avaient  obtenu  ou  qui  attendaient  de  celte  religion  leur  existence  ou  leur 
fortune.  JMais  ce  parti  n'avait  plus  de  Bossuet,  d'Arnauld,  de  Nicole;  ceux 
qui  les  remplaçaient  par  le  talent,  dans  la  philosophie  ou  dans  les  lettres, 
avaient  passé  dans  le  parti  contraire;  et  les  membres  du  clergé  qui  leur 
étaient  le  moins  inférieurs,  cédant  à  l'intérêt  de  ne  point  se  perdre  dans 
opinion  des  hommes  éclairés,  se  tenaient  à  l'écart,  ou  se  bornaient  à  soute- 
nir l'utilité  politique  d'une  croyance  qu''ils  auraient  été  honteux  de  paraître 
partager  avec  le  peuple,  et  substituaient  à  la  superstition  crédule  de  leurs 
prédécesseurs  une  sorte  de  machiavélisme  religieux. 

Les  libelles,  les  réfutations,  paraissaient  en  foule;  mais  Voltaire  seul,  en 
y  répondant,  a  pu  conserver  le  nom  de  ces  ouvrages,  lus  uniquement  par 
ceux  à  qui  ils  étaient  inutiles,  et  qui  ne  voulaient  ou  ne  pouvaient  entendre 
ni  les  objections  ni  les  réponses. 

Aux  cris  des  fanatiques  Voltaire  opposait  les  bontés  des  souverains. 
L'impératrice  de  Russie,  le  roi  de  Prusse,  ceux  de  Pologne,  de  Danemark 
et  de  Suède,  s'intéressaient  à  ses  travaux,  lisaient  ses  ouvrages,  cherchaient 
à  mériter  ses  éloges,  le  secondaient  quelquefois  dans  sa  bienfaisance.  Dans 
tous  les  pays,  les  grands,  les  ministres  qui  prétendaient  à  la  gloire,  qui 
voulaient  occuper  l'Europe  de  leur  nom,  briguaient  le  suffrage  du  philo- 
sophe de  Ferney,  lui  confiaient  leurs  espérances  ou  leurs  craintes  pour  K' 
progrès  de  la  raison,  leurs  projets  pour  l'accroissement  des  lumières  et  la 
destruction  du  fanatisme.  Il  avait  formé  dans  l'Europe  entière  une  ligue  dont 
il  était  l'âme,  et  dont  le  cri  de  ralliement  était  raison  et  tolérance.  S'exer- 
çait-il chez  une  nation  quelque  grande  injustice,  ap|>renait-on  quelque  acte 
de  fanatisme,  quelque  insulte  laite  à  l'humanité,  un  écrit  de  Voltaire  dénon- 
çait les  coupai)les  à  l'Europe.  Et  qui  sait  combien  de  fois  la  crainte  de  cette 
vengeance  sûre  et  terrible  a  pu  arrêter  les  bras  des  oppresseurs? 

C'était  surtout  en  France  qu'il  exerçait  ce  ministère  de  la  raison.  Depuis 
l'affaire  des  Calas,  toutes  les  victimes  injustement  immolées  ou  poursuivies 
par  le  fer  des  lois  trouvaient  en  lui  un  appui  ou  un  vengeur. 

Le  supplice  du  comte  de  Lally^  excita  son  indignation.  Des  jurisconsultes 

1.  L'arrêt  contre  Laliy  est  du  G  mai  17CG;  il  fut  exécuté  le  9. 


2o6  VIE   DE   VOLTAIRE. 

jugeant  à  Paris  la  conduite  d'un  général  dans  l'Inde;  un  arrêt  de  mort  pro- 
noncé sans  qu'il  eût  été  possible  de  citer  un  seul  crime  déterminé,  et  de 
plus  annonçant  un  simple  soupçon  sur  l'accusation  la  plus  grave  ;  un  juge- 
ment rendu  sur  le  témoignage  d'ennemis  déclarés,  sur  les  mémoires  d'un 
jésuite^  qui  en  avait  composé  deux  contradictoires  entre  eux,  incertain  s'il 
accuserait  le  général  ou  ses  ennemis,  ne  sachant  qui  il  haïssait  le  plus,  ou 
qui  il  lui  serait  le  plus  utile  de  perdre  :  un  tel  arrêt  devait  exciter  l'indigna- 
tion de  tout  ami  de  la  justice,  quand  même  les  opprobres  entassés  sur  la 
tête  du  malheureux  général,  et  l'horribla  barbarie  de  le  traîner  au  sup- 
plice avec  un  bâillon,  n'auraient  pas  fait  frémir,  jusque  dans  leurs  dernières 
fibres,  tous  les  cœurs  que  l'habitude  de  disposer  de  la  vie  des  hommes 
n'avait  pas  endurcis. 

Cependant  Voltaire  parla  longtemps  seul.  Le  grand  nombre  d'employés 
de  la  compagnie  des  Indes,  intéressés  à  rejeter  sur  un  homme  qui  n'existait 
plus  les  suites  funestes  de  leur  conduite;  le  tribunal  puissant  qui  l'avait 
condamné;  tout  ce  que  ce  corps  traîne  à  sa  suite  d'hommes  dont  la  voix  lui 
est  vendue;  les  autres  corps  qui,  réunis  avec  lui  par  le  même  nom,  des 
fonctions  communes,  des  intérêts  semblables,  regardent  sa  cause  comme  la 
leur  ;  enfin  le  ministère,  honteux  d'avoir  eu  la  faiblesse  ou  la  politique 
cruelle  de  sacrifier  le  comte  de  Lally  à  l'espérance  de  cacher  dans  son  tom- 
beau les  fautes  qui  avaient  causé  la  perte  de  l'Inde:  tout  semblait  s'opposer 
à  une  justice  tardive.  Mais  Voltaire,  en  revenant  souvent  sur  ce  même  objet, 
triompha  de  la  prévention,  et  des  intérêts  attentifs  à  l'étendre  et  à  la  con- 
server. Les  bons  esprits  n'eurent  besoin  que  d'être  avertis;  il  entraînâtes 
autres,  et  lorsque  le  fils  du  comte  de  Lally,  si  célèbre  depuis  par  son  élo- 
quence et  par  son  courage  ^,  eut  atteint  l'âge  oij  il  pouvait  demander  justice, 
les  esprits  étaient  préparés  pour  y  applaudir  et  pour  la  solliciter.  Voltaire 
était  mouiant  lorsque,  après  douze  ans,  cet  arrêt  injuste  fut  ca^sé  ;  il  en  ap- 
prit la  nouvelle,  ses  forces  se  ranimèrent,  et  il  écrivit:  «  Je  meurs  content  ; 
je  vois  que  le  roi  aime  la  justice  »;  derniers  mots  qu'ait  tracés  cette  main 
qui  avait  si  longtemps  soutenu  la  cause  de  l'humanité  et  de  la  justice. 

Dans  la  même  année  1766,  un  autre  arrêt  ^étonna  l'Europe,  qui,  en  lisant 
les  ouvrages  de  nos  philosophes,  croyait  que  les  lumières  étaient  répandues 
en  France,  du  moins  dans  les  classes  de  la  société  où  c'est  un  devoir  do 
s'instruire,  et  qu'après  plus  de  quinze  années  les  confrères  de  Montesquieu 
avaient  eu  le  temps  de  se  pénétrer  de  ses  principes. 

Un  crucifix  de  bois,  placé  sur  le  pont  d'Abbeville,  fut  insulté  pendant  la 
nuit.  Le  scandale  du  peuple  fut  exalté  et  prolongé  par  la  cérémonie  ridicule 
(Yune  ameu'Ie  honorable.  L'évèqae  d'Amiens*,  gouverné  dans  sa  vieillesse 
par  des  fanatiques,  et  n'étant  plus  en  état  de  prévoiries  suites  de  cette  farce 
religieuse,  y  donna  de  l'éclat  par  sa  présence.  Cependant  la  haine  d'un 

1.  Lavaur. 

2.  Pour  faire  réhabiliter  la  raémoiro  de  son  père. 

3.  Celui  contre  le  chevalier  de  La  Barre. 

4.  L.-F.-G.  de  La  Motte. 


VIE   DE   VOLTAIRE.  257 

bourgeois  d'Abbeville  ^  dirigea  les  soupçons  du  peuple  sur  le  chevalier  de 
La  Barre,  jeune  militaire,  d'une  famille  de  robe  alliée  à  la  haute  magistra- 
ture, et  qui  vivait  alors  chez  une  de  ses  parentes,  abbesse  de  Willencourt, 
aux  portes  d'Abbeville.  On  instruisit  le  procès.  Les  juges  d'Abbeville  con- 
damnèrent à  des  supplices  dont  l'horreur  effrayerait  l'imagination  d'un  can- 
nibale, le  chevalier  de  La  Barre,  et  d'Étallonde  son  ami,  qui  avait  eu  la 
prudence  de  s'enfuir.  Le  chevalier  de  La  Barre  s'était  exposé  au  jugement; 
il  avait  plus  à  perdre  en  quittant  la  France,  et  comptait  sur  la  protection  de 
ses  parents-,  qui  occupaient  les  premières  places  dans  le  parlement  et  dans 
le  conseil.  Son  espérance  fut  trompée;  la  famille  craignit  d'attirer  les  regards 
du  public  sur  ce  procès,  au  lieu  de  chercher  un  appui  dans  l'opinion  ;  et  à 
l'âge  d'environ  dix-sept  ans  il  fut  condamné,  par  la  pluralité  de  deux  voix, 
à  avoir  la  tête  tranchée,  après  avoir  eu  la  langue  coupée,  et  subi  les  tour- 
ments de  la  question. 

Cette  horrible  sentence  fut  exécutée;  et  cependant  les  accusations  étaient 
aussi  ridicules  que  le  supplice  était  atroce.  Il  n  était  que  véliémentemenl 
soupçonné  d'avoir  eu  part  à  l'aventure  du  crucifix.  Mais  on  le  déclarait  con- 
vaincu d'avoir  chanté,  dans  des  parties  de  débauche,  quelques-unes  de  ces 
chansons  moitié  obscènes,  moitié  religieuses,  qui,  malgré  leur  grossièreté, 
amusent  l'imagination  dans  les  premières  années  de  la  jeunesse,  par  leur 
contraste  avec  le  respect  ou  le  scrupule  que  l'éducation  inspire  à  l'égard  des 
mêmes  objets;  d'avoir  récité  une  ode  ^  dont  l'auteur,  connu  publiquement, 
jouissait  alors  d'une  pension  sur  la  cassette  du  roi;  d'avoir  fait  des  génu- 
flexions en  passant  devant  quelques-uns  de  ces  ouvrages  libertins  qui  étaient 
à  la  mode  dans  un  temps  où  les  hommes,  égarés  par  l'austérité  de  la  mo- 
rale religieuse,  ne  savaient  pas  distinguer  la  volupté  de  la  débauche;  on  lui 
reprochait  enfin  d'avoir  tenu  des  discours  dignes  de  ces  chansons  et  de  ces 
livres. 

Toutes  ces  accusations  étaient  appuyées  sur  le  témoignage  do  gens  du 
peuple  qui  avaient  servi  ces  jeunes  gens  dans  leurs  parties  de  plaisir,  ou  de 
tourières  de  couvent  faciles  à  scandaliser. 

Cet  arrêt  révolta  tous  les  esprits.  Aucune  loi  ne  prononçait  la  peine  de 
mort  ni  pour  le  bris  d'images  ni  pour  les  blasphèmes  de  ce  genre;  ainsi  les 
juges  avaient  été  même  au  delà  des  peines  portées  par  des  lois  que  tous  les 
hommes  éclairés  ne  voyaient  qu'avec  horreur  souiller  encore  notre  code  cri- 
minel. 11  n'y  avait  point  de  père  de  famille  qui  ne  dût  trembler,  puisqu'il  y 
a  peu  de  jeunes  gens  auxquels  il  n'échappe  de  semblables  indiscrétions  :  et 
los  juges  condamnaient  à  une  mort  cruelle,  pour  des  discours  que  la  plupart 
d'entre  eux  s'étaient  permis  dans  leur  jeunesse,  que  peut-être  ils  se  [icrmet- 
taient  encore,  et  dont  leurs  enfants  étaient  aussi  coupables  que  celui  qu'ils 
condamnaient. 

1.  BcUeval. 

2.  II  était  tic  la  famille  d'Ormcsson,  dont  un  était  alors  membre  du  parle- 
ment, et  un  autre  conseiller  d'État  et  intendant  des  finances. 

3.  L'Ocie  à  Priape,  par  Piron. 

I.  17 


258  VIE  DE   VOLTAIRE. 

Voltaire  fut  indigné,  et  en  même  temps  effrayé.  On  avait  adroitement 
placé  le  Dictionnaire  philosophique  au  nombre  des  livres  devant  lesquels 
on  disait  que  le  chevalier  de  La  Bar'-e  s'était  prosterné.  On  voulait  faire  en- 
tendre que  la  lecture  des  ouvrages  de  Voltaire  avait  élé  la  cause  de  ces 
étourderies,  transformées  en  impiétés.  Cependant  le  danger  ne  l'empêcha 
point  de  prendre  la  défense  de  ces  victimes  du  fanatisme.  D'Étallonde,  réfu- 
gié à  Vesel,  obtint,  à  sa  recommandalion,  une  place  dans  un  régiment  prus- 
sien. Plusieurs  ouvrages  imprimés  instruisirent  l'Europe  des  détails  de  l'af- 
faire d'Abbeville;  et  les  juges  furent  effrayés,  sur  leur  tribunal  môme,  du 
jugement  terrible  qui  les  arrachait  à  leur  obscurité,  pour  les  dévouer  à  une 
honteuse  immortalité. 

Le  rapporteur  de  Lally,  accusé  d'avoir  contribué  à  la  mort  du  chevalier 
de  La  Barre,  forcé  de  reconnaître  ce  pouvoir,  indépendant  des  places,  que 
la  nature  a  donné  au  génie  pour  la  consolation  et  la  défense  de  l'humanité, 
écrivit  une  lettre  oij,  partagé  entre  la  honte  et  l'orgueil,  il  s'excusait  en 
laissant  échapper  des  menaces.  Voltaire  lui  répondit  par  ce  trait  de  l'histoire 
chinoise  :  Je  vous  défends,  disait  un  empereur  au  chef  du  tribunal  de 
l'histoire,  de  parler  davantage  de  moi.  Le  mandarin  se  mit  à  écrire. 
Que  faites-vous  donc  ?  dit  l'empereur.  —  J'écris  l'ordre  que  Votre  Majesté 
vient  de  me  donner  ^. 

Pendant  douze  années  que  Voltaire  survécut  à  cette  injustice,  il  ne  per- 
dit point  de  vue  l'espérance  d'en  obtenir  la  réparation  ;  mais  il  ne  put  avoir 
la  consolation  de  réussir.  La  crainte  de  blesser  le  parlement  de  Paris  l'em- 
porta toujours  sur  l'amour  de  la  justice  ;  et  dans  les  moments  où  les  chefs 
du  ministère  avaient  un  intérêt  contraire,  celle  de  déplaire  au  clergé  les  ar- 
rêta. Les  gouvernements  ne  savent  pas  assez  quelle  considération  leur 
donnent,  et  parmi  le  peuple  qui  leur  est  soumis,  et  auprès  des  nations 
étrangères,  ces  actes  éclatants  d'une  justice  particulière,  et  combien  l'appui 
de  l'opinion  est  plus  sûr  que  les  ménagements  pour  des  corps  rarement  ca- 
pables de  reconnaissance,  et  auxquels  il  serait  plus  politique  d'ôter,  par  ces 
grands  exemples,  une  partie  de  leur  autorité  sur  les  espriis  que  de  l'aug- 
menter en  prouvant,  par  ces  ménagements  mêmes,  combien  ils  ont  su  inspi- 
rer de  crainte. 

Voltaire  songeait  cependant  à  conjurer  l'orage,  à  se  préparer  les  moyens 
d'v  dérober  sa  tête  ;  il  diminua  sa  maison,  s'assura  de  fonds  disponibles 
avec  lesquels  il  pouvait  s'établir  dans  une  nouvelle  retraite.  Tel  avait  tou- 
jours été  son  but  secret  dans  ses  arrangements  de  fortune.  Pour  lui  faire 
éprouver  le  besoin  et  lui  ravir  son  indépendance,  il  aurait  fallu  une  conju- 
ration entre  les  puissances  de  l'Europe.  Il  avait  parmi  ses  débiteurs  des 
princes  et  des  grands  qui  ne  payaient  pas  avec  exactitude;  mais  il  avait 
calculé  les  degrés  de  la  corruption  humaine,  et  il  savait  que  ces  .mêmes 
hommes,  peu  délicats  en  affaires,  sauraient  trouver  de  quoi  le  payer  dans 


1.  Cette  phrase  ne  se  trouve   pas  dans  la  lettre  de  Voltaire  à  Pasquier.  du 
20  septembre  1776.  la  seule  que  je  connaisse  imprimée.  (B.) 


VIE  DE   VOLTAIRE.  239 

le  moment  d'une  persécution  où  leur  négligence  les  rendrait  l'objet  de 
l'horreur  et  du  mépris  de  l'Europe  indignée. 

Cette  persécution  parut  un  moment  prête  à  se  déclarer.  Ferney  est  situé 
dans  le  diocèse  de  Genève,  dont  l'évêque  titulaire  siège  dans  la  petite  ville 
d'Annecy.  François  de  Sales,  qu'on  a  mis  au  rang  des  saints,  ayant  eu  cet 
évêché,  l'on  avait  imaginé  que,  pour  ne  pas  scandaliser  les  hérétiques  dans 
leur  métropole,  il  ne  fallait  plus  confier  cette  place  qu'à  un  homme  à  qui 
l'on  ne  pût  reprocher  l'orgueil,  le  luxe,  la  mollesse,  dont  les  protestants  ac- 
cusent les  prélats  catholiques.  Mais  depuis  longtemps  il  était  difficile  de 
trouver  des  saints  qui,  avec  de  l'esprit  ou  de  la  naissance,  daignassent  se 
contenter  d'un  petit  siège.  Celui  qui  occupait  le  siège  d'Annecy  en  1767 
était  un  homme  du  peuple^,  élevé  dans  un  séminaire  de  Paris,  où  il  ne 
s'était  distingué  que  par  des  mœurs  austères,  une  dévotion  minutieuse,  et 
un  fanatisme  imbécile.  Il  écrivit  au  comte  de  Saint-Florentin  pour  l'enga- 
ger à  faire  sortir  de  son  diocèse,  et  par  conséquent  du  royaume.  Voltaire, 
qui  faisait  alors  élever  une  église  à  ses  frais,  et  répandait  l'abondance  dans 
un  pays  que  la  persécution  contre  les  protestants  avait  dépeuplé.  Mais 
l'évêque  prétendait  que  le  seigneur  de  Ferney  avait  fait  dans  l'église,  après 
la  messe,  une  exhortation  morale  contre  le  vol,  et  que  les  ouvriers  employés 
par  lui  à  construire  celte  église  n'avaient  pas  déplacé  une  vieille  croix  avec 
assez  de  respect;  motifs  bien  graves  pour  chasser  de  sa  patrie  un  vieillard 
qui  en  était  la  gloire,  et  l'arracher  d'un  asile  où  l'Europe  s'empressait  de  lui 
apporter  le  tribut  de  son  admiration!  Le  ministre,  n'eùt-il  fait  que  peser  les 
noms  et  l'existence  politique,  ne  pouvait  être  tenté  de  plaire  à  l'évêque; 
mais  il  avertit  Voltaire  de  se  mettre  à  l'abri  de  ces  délations,  que  l'union  de 
l'évêque  d'Annecy  avec  des  prélats  français  plus  accrédités  pouvait  rendre 
dangereuses. 

C'est  alors  qu'il  imagina  de  faire  une  communion  solennelle-,  qui  fut 
suivie  d'une  protestation  publique  de  son  respect  pour  l'Église,  et  de  son 
mépris  pour  les  calomniateurs  :  démarche  inutile,  qui  annonçait  plus  de 
faiblesse  que  de  politique,  et  que  le  plaisir  de  forcer  son  curé  à  l'administrer 
par  la  crainte  des  juges  séculiers,  et  de  dire  juridiquement  des  injures  à 
l'évêque  d'Annecy,  ne  peut  excuser  aux  yeux  de  l'homme  libre  et  ferme  qui 
pèse  de  sang-froid  les  droits  de  la  vérité,  et  ce  qu'exige  la  prudence  lorsque 
des  lois  contraires  à  la  justice  naturelle  rendent  la  vérité  dangereuse  et  la 
prudence  nécessaire. 

Les  prêtres  perdirent  le  petit  avantage  qu'ils  auraient  pu  tirer  do  cette 
scène  singulière,  en  falsifiant  la  déclaration  que  Voltaire  avait  donnée. 

Il  n'avait  plus  alors  sa  retraite  auprès  de  Genève.  Il  s'était  lié  à  son  ar- 
rivée avec  les  familles  qui,  par  leur  éducation,  leurs  opinions,  leurs  i^oùts, 
et  leur  fortune,  étaient  plus  rapprochées  de  lui;  et  ces  familles  avaient  alors 
le  projet  d'établir  une  espèce  d'aristocratie.  Dans  une  ville  sans  territoire, 
où  la  force  des  citoyens  peut  se  réunir  avec  autant  de  facilité  et  de  promp- 

1.  Nommé  Biort. 

2.  Le  1"  avril  170'.). 


260  VIE   DE  VOLTAIRE. 

titude  que  celle  du  gouvernement,  un  tel  projet  eût  été  absurde,  si  les  ci- 
toyens riches  n'avaient  eu  l'espérance  d'employer  en  leur  faveur  une  in- 
fluence étrangère. 

Les  cabinets  de  Versailles  et  de  Turin  furent  aisément  séduits.  Le  sénat 
de  Berne,  intéressé  à  éloigner  des  yeux  de  ses  sujets  le  spectacle  de  l'éga- 
lité républicaine,  a  pour  politique  constante  de  protéger  autour  de  lui 
toutes  les  entreprises  aristocratiques  ;  et  partout,  dans  la  Suisse,  les  magis- 
trats oppresseurs  sont  sûrs  de  trouver  en  lui  un  prolecteur  ardent  et  fidèle  : 
ainsi  le  misérable  orgueil  d'obtenir  dans  une  petite  ville  une  autorité  odieuse, 
et  d'être  haï  sans  être  respecté,  priva  les  citoyens  de  Genève  de  leur  liberté, 
et  la  république,  de  son  indépendance.  Les  chefs  du  parti  populaire  em- 
ployèrent l'arme  du  fanatisme,  parce  qu'ils  avaient  assez  lu  pour  savoir 
quelle  influence  la  religion  avait  eue  autrefois  dans  les  dissensions  politiques, 
et  qu'ils  ne  connaissaient  pas  assez  leur  siècle  pour  sentir  jusqu'à  quel 
point  la  raison,  aidée  du  ridicule,  avait  émoussé  cette  arme  jadis  si  dange- 
reuse. 

On  parla  donc  de  remettre  en  vigueur  les  lois  qui  défendaient  aux  ca- 
tholiques d'avoir  du  bien  dans  le  territoire  genevois;  on  reprocha  aux  ma- 
gistrats leurs  liaisons  avec  Voltaire,  qui  avait  osé  s'élever  contre  l'assassinat 
barbare  de  Servet,  commandé  au  nom  de  Dieu  par  Calvin  aux  lâches  et  su- 
perstitieux sénateurs  de  Genève.  V^oltaire  fut  obligé  de  renoncer  à  sa  mai- 
son des  Délices. 

Bientôt  après,  Rousseau  établit  dans  Emile  des  principes  qui  révélaient 
aux  citoyens  de  Genève  toute  l'étendue  de  leurs  droits,  et  qui  les  appuyaient 
sur  des  vérités  simples  que  tous  les  hommes  pouvaient  sentir,  que  tous 
devaient  adopter.  Les  aristocrates  voulurent  l'en  punir.  Mais  ils  avaient  be- 
soin d'un  prétexte;  ils  prirent  celui  de  la  religion,  et  se  réunirent  aux 
prêtres,  qui,  dans  tous  les  pays,  indifférents  à  la  forme  de  la  constitution  et 
à  la  liberié  des  hommes,  promettent  les  secours  du  ciel  au  parti  qui  favorise 
le  plus  leur  intolérance,  et  deviennent,  suivant  leurs  intérêts,  tantôt  les  ap- 
puis de  la  tyrannie  d'un  prince  persécuteur  ou  d'un  sénat  superstitieux, 
tantôt  les  défenseurs  de  la  liberté  d'un  peuple  fanatique. 

Exposé  alternativement  aux  attaques  des  deux  partis.  Voltaire  garda  la 
neutralité;  mais  il  resta  fidèle  à  sa  haine  pour  les  oppresseurs.  Il  favorisait 
la  cause  du  peuple  contre  les  magistrats,  et  celle  des  natifs  contre  les 
citoyens  :  car  ces  natifs,  condamnés  à  ne  jamais  partager  le  droit  de  cité,  se 
trouvaient  plus  malheureux  depuis  que  les  citoyens,  plus  instruits  des  prin- 
cipes du  droit  politique  mais  moins  éclairés  sur  le  droit  naturel,  se  regar- 
daient comme  des  souverains  dont  les  natifs  n'étaient  que  des  sujets  qu'ils 
se  crevaient  en  droit  de  soumettre  à  cette  même  autorité  arbitraire  à  la- 
quelle ils  trouvaient  leurs  magistrats  si  coupables  de  prétendre. 

Voltaire  fit  donc  un  poëme  *  où  il  répandit  le  ridicule  sur  tous  les  partis, 
et  auquel  on  ne  peut  reprocher  que  des  vers  contre  Rousseau,  dictés  par 
une  colère  dont  la  justice  des  motifs  qui  l'inspiraient  ne  peut  excuser  ni 

1.  La  Guerre  de  Genève;  voyez  tome  IX,  page  515. 


VIE    DE   VOLTAIRE.  26i 

l'excès  ni  les  expressions.  Mais,  lorsque  dans  un  tumulle  les  citoyens  eurent 
tué  quelques  natifs,  il  s'empressa  de  recueillir  à  Ferney  les  familles  que  ces 
troubles  forcèrent  d'abandonner  Genève;  et  dans  le  moment  où  la  banque- 
route de  l'abbé  Terray,  qui  n'avait  pas  même  l'excuse  de  la  nécessité,  et 
qui  ne  servit  qu'à  faciliter  des  dépenses  honteuses,  venait  de  lui  enlever 
une  partie  de  sa  fortune,  on  le  vit  donner  des  secours  à  ceux  qui  n'avaient 
pas  de  ressources,  bâtir  pour  les  autres  des  maisons  qu'il  leur  vendit  ii  bas 
prix  et  en  rentes  viagères,  en  mémo  temps  qu'il  sollicitait  pour  eux  la  bien- 
faisance du  gouvernement,  qu'il  employait  son  crédit  auprès  des  souverains, 
des  ministres,  des  grands  de  toutes  les  nations,  pour  procurer  du  débit  à 
cette  manufacture  naissante  d'horlogerie,  qui  fut  bientôt  connue  do  toute 
l'Europe. 

Cependant  le  gouvernement  s'occupait  d'ouvrir  aux  Genevois  un  asile  à 
Yersoy,  sur  les  bords  du  lac.  Là  devait  s'établir  une  ville  où  l'industrie  et 
le  commerce  seraient  libres,  où  un  temple  protestant  s'élèverait  vis-à-vis 
d'une  église  catholique.  Voltaire  avait  fait  adopter  ce  plan,  mais  le  ministre 
n'eut  pas  le  crédit  d'obtenir  une  loi  de  liberté  religieuse;  une  tolérance 
secrète,  bornée  au  temps  de  son  ministère,  était  tout  ce  qu'il  pouvait  offrir; 
et  Versoy  ne  put  exister. 

L'année  1771  fut  une  des  époquesjles  plus  difficiles  de  la  vie  de  Voltaire. 
Le  chancelier  iMaupeou  et  le  duc  d'Aiguillon,  tous  deux  objets  de  la  haine 
des  parlements,  se  trouvaient  forcés  de  les  attaquer  pour  n'en  être  pas  vic- 
times. L'un  ne  pouvait  s'élever  au  ministère,  l'autre  s'y  conserver,  sans  la 
disgrâce  du  duc  de  Choiseul.  Réunis  à  M'""  Dubarry,  que  ce  ministre  avait 
eu  l'imprudence  de  s'aliéner  sans  retour,  ils  persuadèrent  au  roi  que  son 
autorité  méconnue  ne  pouvait  se  relever;  que  l'État,  sans  cesse  agité  depuis 
la  paix  par  les  querelles  parlementaires,  ne  pouvait  reprendre  sa  tran- 
quillité si,  par  un  acte  de  vigueur,  on  ne  marquait  aux  prétentions  des 
corps  de  magistrature  une  limite  qu'ils  n'osassent  plus  franchir;  si  l'on 
ne  Gxait  un  terme  au  delà  duquel  ils  n'osassent  plus  opposer  de  résistance 
à  la  volonté  royale. 

Le  duc  de  Choiseul  ne  pouvait  s'unir  à  ce  projet  sans  perdre  cette  opi- 
nion publique  longtemps  déclarée  contre  lui,  alors  son  unique  appui;  et  cet 
avilissement  forcé  ne  lui  eût  pas  fait  regagner  la  confiance  du  monarque, 
qui  s'éloignait  de  lui.  Il  était  donc  vraisemblable  que  ses  liaisons  avec  les 
parlements  achèveraient  de  la  lui  faire  perdre,  et  qu''il  serait  aisé  de  per- 
suader, ou  que  son  existence  dans  le  ministère  était  le  plus  grand  obstacle 
au  succès  des  nouvelles  mesures  du  gouvernement,  ou  qu'il  cherchait  à 
faire  naître  la  guerre  pour  se  conserver  dans  sa  place  malgré  la  volonté  du 
roi. 

L'attaque  contre  les  parlements  fut  dirigée  avec  la  même  adresse.  Tout 
ce  qui  pouvait  intéresser  la  nation  fut  écarté.  Le  roi  ne  paraissait  reven- 
diquer que  la  plénitude  du  pouvoir  législatif,  pouvoir  que  la  doctrine  de  la 
nécessité  d'un  enregistrement  libre  transférait  non  à  la  nation,  mais  aux 
parlements;  et  il  était  aisé  de  voir  que  ce  pouvoir,  réuni  à  la  puissance 
judiciaire  la  plus  étendue,  partagé  entre  douze  tribunaux   perpétuels,  ten- 


2G2  VIE  DE  VOLTAIRE. 

dait  à  établir  en  France  une  aristocratie  tyrannique  plus  dangereuse  que  la 
monarchie  pour  la  sûreté,  la  liberté,  la  propriété  des  citoyens.  On  pouvait 
donc  compter  sur  le  suffrage  des  hommes  éclairés,  sur  celui  des  gens  de 
lettres  que  le  parlement  de  Paris  avait  également  blessés  par  la  persécution 
et  par  le  mépris,  par  son  attachement  aux  préjugés,  et  par  son  obstination  à 
rejeter  toute  lumière  nouvelle. 

Mais  il  est  plus  aisé  de  former  avec  adresse  une  intrigue  politique  que 
d'exécuter  avec  sagesse  un  plan  de  réforme.  Plus  les  principes  que  l'auto- 
rité voulait  établir  effrayaient  la  liberté,  plus  elle  devait  montrer  d'indul- 
gence et  de  douceur  envers  les  particuliers;  et  l'on  porta  les  rigueurs  de 
détails  jusqu'à  un  raffinement  puéril.  Un  monarque  paraît  dur  si,  dans  les 
punitions  qu'il  inflige,  il  ne  respecte  pas  jusqu'au  scrupule  tout  ce  qui  inté- 
resse la  santé,  l'aisance,  et  même  la  sensibilité  naturelle  de  ceux  qu'il  punit  ; 
et,  dans  cette  occasion,  tous  les  égards  étaient  négligés.  On  refusait  à  un 
fils  la  permission  d'embrasser  son  père  mourant;  on  retenait  un  homme 
dans  un  lieu  insalubre  ^,  où  il  ne  pouvait  appeler  sa  famille  sans  l'exposer  à 
partager  ses  dangers;  un  malade  obtenait  avec  peine  la  liberté  de  chercher 
dans  la  capitale  des  secours  qu'elle  seule  ])eut  offrir.  Un  gouvernement 
absolu,  s'il  montre  de  la  crainte,  annonce  ou  la  défiance  de  ses  forces,  ou 
l'incertitude  du  monarque,  ou  l'instabilité  des  ministres;  et  par  là  il  encou- 
rage à  la  résistance.  Et  l'on  montrait  cette  crainte  en  faisant  dépendre  le 
retour  des  exilés  d'un  consentement  inutile  dans  l'opinion  de  ceux  mômes 
qui  l'exigeaient. 

Une  opération  salutaire  ne  change  point  de  nature,  si  elle  est  exécutée 
avec  dureté;  mais  alors  l'homme  honnête  et  éclairé  qui  l'approuve,  s'il  se 
croit  obligé  de  la  défendre,  ne  la  défend  qu'à  regret  ;  son  àme  révoltée  n'a 
plus  ni  zèle  ni  chaleur  pour  un  parti  que  ses  chefs  déshonorent.  Ceux  qui 
manquent  de  lumières  passent  de  la  haine  pour  le  ministre  à  l'aversion  des 
mesures  qu'il  soutient  par  l'oppression;  et  la  voix  publique  condamne  ce 
que,  laissée  à  elle-même,  elle  eût  peut-être  approuvé. 

Le  grand  nombre  de  magistrats  que  cette  révolution  privait  de  leur  état, 
le  mérite  et  les  vertus  de  quelques-uns,  la  foule  des  ministres  subalternes 
de  la  justice  liés  à  leur  sort  par  honneur  et  par  intérêt,  ce  penchant  naturel 
qui  porte  les  hommes  à  s'unir  à  la  cause  des  persécutés,  la  haine  non  moins 
naturelle  pour  le  pouvoir,  tout  devait  à  la  fois  rendre  odieuses  les  opérations 
du  ministère,  et  lui  susciter  des  obstacles  lorsque,  forcé  de  remplacer  les 


1.  Le  président  de  Lamoignon  était  exilé  à  Tliizy,  près  de  Roanne,  sur  la 
pointe  d'une  montag-ne,  où  il  ne  put  parvenir  qu'à  cheval  ;  sa  femme,  en  faisant 
deux  ou  trois  lieues  dans  une  chaise  à  porteurs  ;  leurs  enfants,  dans  des  paniers 
à  âne.  Pasquier  père  avait  été  envoyé  à  Saint-Jean  de  Nanteuil  (près  de  Rufifec 
en  Angoumois),  où  l'air  est  si  malsain  qu'il  a  été  sur  le  point  d'y  perdre  la  vue. 
Michaud  de  Montblin,  crachant  le  sang  et  menacé  d'une  pulmonie,  était  à  l'Isle- 
Dieu,  huit  lieues  en  mer.  On  peut  voir  la  liste  générale  des  membres  du  parle- 
ment, alors  exiles,  dans  le  Journal  historique  de  la  révolution  opérée  dans  la 
constitution  de  la  monarchie  par  M.  de  Maupeou,  chancelier  de  France,  tome  !"■, 
pages  47-59. 


VIE  DE   VOLTAIRE.  263 

tribunaux  qu'il  voulait  détruire,  la  force  devenait  inutile,  et  la  confiance 
nécessaire. 

Cependant  la  barbarie  des  lois  criminelles,  les  vices  révoltants  des  lois 
civiles,  offraient  aux  auteurs  de  la  révolution  un  moyen  sûr  de  regagner 
l'opinion  et  de  donner  ii  ceux  qui  consentiraient  à  remplacer  les  parlements 
une  excuse  que  l'honneur  et  le  patriotisme  auraient  pu  avouer  hautement. 
Les  ministres  dédaignèrent  ce  moyen.  Le  parlement  s'était  rendu  odieux  à 
tous  les  hommes  éclairés,  par  les  obstacles  qu'il  opposait  à  la  liberté 
d'écrire,  par  son  fanatisme,  dont  le  supplice  récent  du  chevalier  de  La  Barre 
était  un  exemple  aux  yeux  de  l'Europe  entière.  Mais,  irrité  des  libelles 
publiés  contre  lui,  effrayé  des  ouvrages  où  l'on  attaquait  ses  principes, 
jaloux  enfin  de  se  faire  un  appui  du  clergé,  le  chancelier  se  plut  à  charger 
de  nouvelles  chaînes  la  liberté  d'imprimer.  La  mémoire  de  La  Barre  ne  fut 
pas  réhabilitée',  son  ami  ^  ne  put  obtenir  une  révision  qui  eût  couvert  d'op- 
probre ceux  à  qui  le  chef  de  la  justice  était  pourtant  si  intéressé  à  ravir  la 
faveur  publique.  La  procédure  criminelle  subsista  dans  toute  son  horreur, 
el  cependant  huit  jours  auraient  suffi  pour  rédiger  une  loi  qui  aurait  sup- 
primé la  peine  de  mort  si  cruellement  prodiguée,  aboli  toute  espèce  de 
torture,  proscrit  les  supplices  cruels;  qui  aurait  exigé  une  grande  pluralité 
pour  condamner,  admis  un  certain  nombre  de  récusations  sans  motif, 
accordé  aux  accusés  le  secours  d'un  conseil  qui  enfin  leur  aurait  assuré  la 
faculté  de  connaître  et  d'examiner  tous  les  actes  de  la  procédure,  le  droit 
de  présenter  des  témoins,  de  faire  entendre  des  faits  justificatifs.  La  nation, 
l'Europe  entière,  auraient  applaudi;  les  magistrats  dépossédés  n'auraient 
plus  été  que  les  ennemis  de  ces  innovations  salutaires;  et  leur  chute,  que 
l'époque  où  le  souverain  aurait  recouvré  la  liberté  de  se  livrer  à  ses  vues 
de  justice  et  d'humanité. 

A  la  vérité,  la  vénalité  des  charges  fut  supprimée;  mais  les  juges 
étaient  toujours  nommés  par  la  cour  :  on  ne  vit  dans  ce  changement  que 
la  facilité  de  placer  dans  les  tribunaux  des  hommes  sans  fortune,  et  plus 
faciles  à  séduire. 

On  diminua  les  ressorts  les  plus  étendus,  mais  on  n'érigea  pas  en  par- 
lement ces  nouvelles  cours;  on  ne  leur  accorda  point  l'enregistrement,  et 
par  là  on  mit  entre  elles  et  les  anciens  tribunaux  une  différence,  présage  de 
leur  destruction;  enfin  on  supprima  les  épices  des  juges,  remplacées  par 
des  appointements  fixes  :  seule  opération  que  la  raison  put  approuver  tout 
entière. 

Ceux  qui  conduisaient  celte  révolution  parvinrent  cependant  à  la  con- 
sommer malgré  une  réclamation  presque   générale.    Le   duc  de  Clioisoul, 


1.  Elle  l'a  été  par  le  décret  de  la  Convention  nationale  du  25  brumaire  an  II 
(15  novembre  1793). 

2.  Jacques-Marie-Bertrand  Gaillard  de  Beancourt  (et  non  Bcaucourt),  dit  Klal- 
londe  de  Morival,  mort  à  Wailly,  à  quatre  lieues  d'Amiens,  le  22  thermidor 
an  VII  (10  auguste  1800),  vivait  encore  quand  la  Convention  nationale  prononça, 
le  15  novembre  1793,  la  réhabilitation  de  sa  mémoire. 


26i  VIE    DE  VOLTAIRE. 

accusé  de  fomenter  en  secret  la  résistance  un  peu  incertaine  du  parlement 
de  Paris,  et  d'avoir  retardé  la  conclusion  d'une  pacification  entre  l'Angle- 
terre et  l'Espagne,  fut  exilé  dans  ses  terres.  Le  parlement,  obligé  de  pren- 
dre par  reconnaissance  le  parti  de  la  fermeté,  fut  bientôt  dispersé.  Le  duc 
d'Aiguillon  devint  ministre;  un  nouveau  tribunal  remplaça  le  parlement. 
Quelques  parlements  de  province  eurent  le  sort  de  celui  de  Paris;  d'autres 
consentirent  à  rester,  et  sacrifièrent  une  partie  de  leurs  membres.  Tout  se 
tut  devant  l'autorité,  et  il  ne  manqua  au  succès  des  ministres  que  l'opinion 
publique  qu'ils  bravaient,  et  qui  au  bout  de  quelques  années  eut  le  pou- 
voir de  les  détruire. 

Voltaire  haïssait  le  parlement  de  Paris,  et  aimait  le  duc  de  Choiseul;  il 
vovait  dans  l'un  un  ancien  persécuteur  que  sa  gloire  avait  aigri  et  n'avait 
pas  désarmé;  dans  l'autre,  un  bienfaiteur  et  un  appui.  Il  fut  fidèle  à  la 
reconnaissance,  et  constant  dans  ses  opinions.  Dans  toutes  ses  lettres,  il 
exprime  ses  sentiments  pour  le  duc  de  Choiseul  avec  franchise,  avec 
éner'Ae;  et  il  n'ignorait  pas  que  ses  lettres  (grâce  à  l'infâme  usage  de 
violer  la  foi  publique;  étaient  lues  par  les  ennemis  du  ministre  exilé.  Un 
joli  conte,  intitulé  Barmécide'^^  est  le  seul  monument  durable  de  l'intérêt 
que  cette  disgrâce  avait  excité.  L'injustice  avec  laquelle  les  amis  ou  les 
partisans  du  ministre  l'accusèrent  d'ingratitude^  fut  un  des  chagrins  les 
plus  vifs  que  Voltaire  ait  éprouvés.  Il  le  fut  d'autant  plus  que  le  ministre 
partagea  cette  injustice.  En  vain  VoUaiie  tenta  de  le  désabuser;  il 
invoqua  vainement  les  preuves  qu'il  donnait  de  son  attachement  et  de  ses 
regrets. 

Je  l'ai  dit  à  la  terre,  au  ciel,  à  Guznian  même", 

écrivait-il  dans  sa  douleur*.  Mais  il  ne  fut  pas  entendu. 

Les  grands,  les  gens  en  place,  ont  des  intérêts,  et  rarement  des  opi- 
nions; combattre  celle  qui  convient  à  leurs  projets  actuels,  c'est,  à  leurs 
yeux,  se  déclarer  contre  eux.  Cet  attachement  a  la  vérité,  l'une  des  plus 
fortes  passions  des  esprits  élevés  et  des  âmes  indépendantes,  n'est  pour 
eux  qu'un  sentiment  chimérique.  Ils  croient  qu'un  raisonneur,  un  philo- 
sophe, n'a,  comme  eux,  que  des  opinions  du  moment,  professe  ce  qu'il 
veut,  parce  qu'il  ne  tient  fortement  à  rien,  et  doit  par  conséquent  changer 
de  principes  suivant  les  intérêts  passagers  de  ses  amis  ou  de  ses  bienfai- 
teurs. Ils  le  regardent  comme  un  homme  fait  pour  défendre  la  cause  qu'ils 
ont  eriibrassée,  et  non  pour  soutenir  ses  principes  personnels;  pour  servir 


1.  VÉpitre  de  Benaldaki  à  Caramouftée,  tome  X. 

2.  Voyez,  tome  XLVIII,  pages  427,  433,  443,  dans  quels  termes  Voltaire  parlait 
du  duc  de  Choiseul  au  duc  de  La  Vrillière  et  au  duc  de  Richelieu  lui-même  ;  voyez 
aussi  tome  XLTX,  pages  7  et  34,  ce  que  M""  de  Choiseul  avait  écrit  à  M"""  du 
Deffant. 

3.  A  Izire,  acte  III,  scène  iv. 

4.  Lettre  à  M"'«  du  Defîant,  du  5  avril  1771. 


VIE    DE    VOLTAIRE.  265 

sous  eux,  et  non  pour  juger  do  la  justice  de  la  guerre.  Aussi  le  duc  de 
Choiseul  et  ses  amis  paraissaient-ils  croire  que  Voltaire  aurait  dû,  par 
respect  pour  lui,  ou  trahir  ou  cacher  ses  opinions  sur  des  questions  de  droit 
public.  Anecdote  curieuse,  qui  prouve  à  quel  point  l'orgueil  de  la  grandeur 
ou  de  la  naissance  peut  faire  oublier  l'indépendance  naturelle  de  l'esprit 
humain,  et  F  inégalité  des  esprits  et  des  talents,  plus  réelle  que  celle  des 
rangs  et  des  places. 

V^oltaire  voyait  avec  plaisir  la  destruction  de  la  vénalité,  celle  des 
épices,  la  diminution  du  ressort  immense  du  parlement  de  Paris,  abus  qu'il 
combattait  par  le  raisonnement  et  le  ridicule  depuis  plus  de  quarante 
années.  Il  préférait  un  seul  maître  à  plusieurs;  un  souverain  dont  on  ne 
peut  craindre  que  les  préjugés,  à  une  troupe  de  despotes  dont  les  préjugés 
sont  encore  plus  dangereux,  mais  dont  on  doit  craindre  de  plus  les  intérêts 
et  les  petites  passions,  et  qui,  plus  redoutables  aux  hommes  ordinaires,  le 
sont  surtout  à  ceux  dont  les  lumières  les  effrayent,  et  dont  la  gloire  les 
irrite.  11  disait  :  «J'ai  les  reins  peu  flexibles;  je  consens  à  faire  une  révé- 
rence, mais  cent  de  suite  me  fatiguent.  » 

Il  applaudit  donc  à  ces  changements;  et  parmi  les  hommes  éclairés  qui 
partageaient  son  opinion,  il  osa  seul  la  manifester.  Sans  doute  il  ne  pouvait 
se  dissimuler  avec  quelle  petitesse  de  moyens  et  de  vues  on  avait  laissé 
échapper  cette  occasion  si  heureuse  de  réformer  la  législation  française,  de 
rendre  aux  esprits  la  liberté,  aux  hommes  leurs  droits;  de  proscrire  à  la 
fois  l'intolérance  et  la  barbarie;  de  faire  enfin  de  ce  moment  l'époque  d'une 
révolution  heureuse  pour  la  nation,  glorieuse  pour  le  prince  et  ses  ministres. 
Mais  Voltaire  était  aussi  trop  pénétrant  pour  ne  pas  sentir  ([ue  si  les  lois 
étaient  les  mêmes,  les  tribunaux  étaient  changés;  que  si  môme  ils  avaient 
hérité  de  l'esprit  de  leurs  prédécesseurs,  ils  n'avaient  pu  hériter  de  leur  crédit 
ni  de  leur  audace;  que  la  nouveauté,  en  leur  étant  ce  respect  aveugle  du  vul- 
gaire pour  tout  ce  qui  porte  la  rouiile  de  l'antiquité,  leur  ôtait  une  grande  par- 
tie de  leur  puissance;  que  l'opinion  seule  pouvait  la  leur  rendre,  et  que,  pour 
obtenir  son  suffrage,  il  ne  leur  restait  plus  d'autie  moyen  que  d'écouter 
la  raison,  et  de  s'unir  aux  ennemis  des  préjugés,  aux  amis  de  l'humanité.^ 

L'approbation  que  Voltaire  accorda  aux  opérations  du  chancelier  I\lau- 
peou  fut  du  moins  utile  aux  malheureux.  S'il  ne  put  obtenir  justice  pour  la 
mémoire  de  l'infortuné  La  Barre;  s'il  ne  put  rendre  le  jeune  d'Étallonde  à 
sa  patrie;  si  un  ménagement  pusillanime  pour  le  clergé  l'emporta  dans  le 
ministre  sur  l'intérêt  de  sa  gloire,  du  moins  Voltaire  eut  le  bonheur  de  sau- 
ver la  femme  de  Montbailly.  Cet  infortuné,  faussement  accusé  d'un  parri- 
cide, avait  péri  sur  la  roue;  sa  femme  était  condamnée  à  la  mort;  elle 
supposa  une  grossesse,  et  eut  le  bonheur  d'obtenir  un  sursis. 

Nos  tribunaux  viennent  de  rejeter  une  loi  sage  qui,  mettant  entre  le 
jugement  et  l'exécution  un  intervalle  dont  l'innocence  peut  profiter,  eût 
prévenu  presque  toutes  leurs  injustices;  et  ils  l'ont  refusée  avec  une 
humeur  qui  suffit  pour  en  prouver  la  nécessité  *.  Les  femmes  seules,  en  se 

1.  11    est  juste  d'ohscrvur  que    tous  les  in;i;^is(,rals   ii'oiiL  pas  C(;ttc  liautc  idée 


266  VIE   DE   VOLTAIRE. 

fléclarant  grosses,  ('chappent  aux  dangers  de  ces  exécutions  précipitées. 
Dans  l'espace  de  moins  de  vingt  ans,  ce  moyen  a  sauvé  la  vie  à  trois  per- 
sonnes innocentes,  sur  lesquelles  des  circonstances  particulières  ont  attiré 
la  curiosité  publique;  autre  preuve  de  l'utilité  de  cette  loi,  à  laquelle  un 
orgueil  barbare  peut  seul  s'opposer,  et  qui  doit  subsister  jusqu'au  temps  oîi 
l'expérience  aura  prouvé  que  la  législation  nouvelle  (qui  sans  doute  va 
bientôt  remplacer  l'ancienne)  n'expose  l'innocence  à  aucun  danger. 

On  revit  le  procès  de  la  femme  Montbailly  :  le  conseil  d'Artois  qui  l'avait 
condamnée  la  déclara  innocente,  et,  plus  noble  ou  moins  orgueilleux  que  le 
parlement  de  Toulouse,  il  pleura  sur  le  malheur  irréparable  d'avoir  fait  périr 
un  innocent;  il  s'imposa  lui-même  le  devoir  d'assurer  des  jours  paisibles  à 
l'infortunée  dont  il  avait  détruit  le  bonheur. 

Si  Voltaire  n'avait  montré  son  zèle  que  contre  des  injustices  liées  à  des 
événements  publics,  ou  à  la  cause  de  la  tolérance,  on  eût  pu  l'accuser  de 
vanité;  mais  son  zèle  fut  le  même  pour  cette  cause  obscure  à  laquelle  son 
nom  seul  a  donné  de  l'éclat. 

C'est  ainsi  qu'on  a  vu  depuis  un  magistrat,  enlevé  trop  tôt  à  ses  amis  et 
aux  malheureux^  intéresser  l'Europe  à  la  cause  de  trois  paysans  de  Cham- 
pagne, et  obtenir  par  son  éloquenccet  par  la  persécution  une  gloire  brillante 
et  durable,  pour  prix  d'un  zèle  que  le  sentiment  de  l'humanité,  l'amour  de 
la  justice,  avaient  seuls  inspiré.  Les  hommes  incapables  de  ces  actions  ne 
manquent  jamais  de  les  attribuer  au  désir  de  la  renommée;  ils  ignorent 
quelles  angoisses  le  spectacle  d'une  injustice  fait  éprouver  à  une  àme  fière 
et  sensible,  à  quel  point  il  tourmente  la  mémoire  et  la  pensée,  combien  il 
fait  sentir  le  besoin  impérieux  de  prévenir  ou  de  réparer  le  crime;  ils  ne 
connaissent  point  ce  trouble,  cette  horreur  involontaire  qu'excite  dans  tous 
les  sens  la  vue,  l'idée  seule  d'un  oppresseur  triomphant  ou  impuni  :  et  l'on 
doit  plaindre  ceux  qui  ont  pu  croire  que  l'auteur  (YAlzire  et  de  Brutus  avait 
besoin  de  la  gloire  d'une  bonne  action  pour  défendre  l'innocence  et  s'élever 
■contre  la  tyrannie. 

Une  nouvelle  occasion  de  venger  l'humanité  outragée  s'offrit  à  lui.  La 
servitude,  solennellement  abolie  en  France  par  Louis  Hutin,  subsistait  encore 
sous  Louis  XV  dans  plusieurs  provinces.  En  vain  avait-on  plus  d'une  fois 
formé  le  projet  de  l'abolir.  L'avarice  et  l'orgueil  avaient  opposé  à  la  justice 
une  résistance  qui  avait  fatigué  la  paresse  du  gouvernement.  Les  tribunaux 
supérieurs,  composés  de  nobles,  favorisaient  les  prétentions  des  seigneurs. 

Ce  fléau  affligeait  la  Franche-Comté,  et  particulièrement  le  territoire  du 
couvent  de  Saint-Claude.  Ces  moines,  sécularisés  en  1742,  ne  devaient  qu'à 
des  titres  faux  la  plupart  de  leurs  droits  de  mainmorte,   et  les  exerçaient 

de  leurs  droits,  cet  amour  du  pouvoir.  L'un  d'eux  vient  de  mériter  l'estime  et  la 
vénération  de  tous  les  citoyens,  en  prononçant  dans  le  parlement  de  Paris  ces 
paroles  remarquables  :  «  Les  citoyens  seuls  ont  des  droits;  les  magistrats, 
comme  magistrats,  n'ont  que  des  devoirs.  »  (K.) 

1.  M.  Dupaty.  (K. )  —  Son  écrit  intitulé  Mémoire  justificatif  pour  trois 
hommes  condamnés  à  la  roue,  178G,  in-4o,  fut  condamné  à  être  brûlé  de  la  main 
du  bourreau  par  arrêt  du  parlement  du  mois  d'août  1786. 


VIE  DE   VOLTAIRE.  267 

avec  une  rigueur  qui  réduisait  à  la  misère  un  peuple  sauvage,  mais  bon  et 
industrieux.  A  la  mort  de  chaque  habitant,  si  ses  enfants  n'avaient  pas  con- 
stamment habité  la  maison  paternelle,  le  fruit  de  ses  travaux  appartenait  aux 
moines.  Les  enfants,  la  veuve,  sans  meubles,  sans  habits,  sans  domicile, 
passaient  du  sein  d'une  vie  laborieuse  et  paisible  à  toutes  les  horreurs  de 
la  mendicité.  Un  étranger  mourait-il  après  un  an  de  séjour  sur  cette  terre 
frappée  de  l'anathème  féodal,  son  bien  appartenait  encore  aux  moines.  Une 
fille  n'héritait  pas  de  son  père,  si  on  pouvait  prouver  qu'elle  eût  passé  la 
nuit  de  ses  noces  hors  de  la  maison  paternelle. 

Ce  peuple  souffrait  sans  oser  se  plaindre,  et  voyait,  avec  une  douleur 
muette,  passer  aux  mains  des  moines  ses  épargnes,  qui  auraient  dû  fournir 
à  l'industrie  et  à  la  culture  des  capitaux  utiles.  Heureusement  la  construction 
d'une  grande  route  ouvrit  une  communication  entre  eux  et  les  cantons 
voisins.  Ils  apprirent  qu'au  pied  du  mont  Jura  il  existait  un  homme  dont  la 
voix  intrépide  avait  plus  d'une  fois  fait  retentir  les  plaintes  de  l'opprimé 
jusque  dans  le  palais  des  rois,  et  dont  le  nom  seul  faisait  pâlir  la  tyrannie 
sacerdotale.  Ils  lui  peignirent  leurs  maux,  et  ils  eurent  un  appuie 

La  France,  l'Europe  entière,  connurent  les  usurpations  et  la  dureté  de 
ces  prêtres  hypocrites  qui  osaient  se  dire  les  disciples  d'un  Dieu  humilié, 
et  voulaient  conserver  des  esclaves.  Mais,  après  plusieurs  années  de  sollici- 
tations, on  ne  put  obtenir  du  timide  successeur  de  M.  de  Maupeou  un  arrêt 
du  conseil  qui  proscrivit  cette  lâche  violation  des  droits  de  l'humanité  :  il 
n'osa,  par  ménagement  pour  le  parlement  de  Besançon,  soustraire  à  son  juge- 
ment une  cause  qui  ne  pouvait  être  regardée  comme  un  procès  ordinaire 
sans  reconnaître  honteusement  la  légitimité  de  la  servitude.  Les  serfs  de 
Saint-Claude  furent  renvoyés  devant  un  tribunal  ^  dont  les  membres,  sei- 
gneurs de  terres  où  la  servitude  est  établie,  se  firent  un  plaisir  barbare 
de  resserrer  leurs  fers;  et  ces  fers  subsistent  encore^. 

Ils  ont  seulement  obtenu,  en  1778,  de  pouvoir,  en  abandoimant  leur 
patrie  et  leurs  chaumières,  se  soustraire  à  l'empire  monacal.  Mais  un  autre 
article  de  cette  même  loi  a  plus  que  compensé  ce  bienfait  si  faible  pour  des 
infortunés  que  la  pauvreté,  plus  que  la  loi,  attache  à  leur  terre  natale.  C'est 
dans  ce  môme  édit  que  le  souverain  a  donné  pour  la  première  fois  le  nom 
et  le  caractère  sacré  de  propriété  à  des  droits  odieux,  regardés,  même  au 
milieu  de  l'ignorance  et  de  la  barbarie  du  xni'^  siècle,  comme  des  usur- 
pations que  ni  le  temps  ni  les  titres  ne  pouvaient  rendre  légitimes;  et  un 
ministre  hypocrite  a  fait  dépendre  la  liberté  de  l'esclave,  non  de  la  justice 
des  lois,  mais  de  la  volonté  de  ses  tyrans. 

Qui  croirait,  en  lisant  ces  détails,   que  c'est  ici  la  vie  d'un  grand  pointe, 


1.  Voyez,  tome  XXVIII,  pape  353,  le  premier  des  écrits  de  Voltaire  dans  cette 
cause. 

2.  Le  parlement  de  Besançon  ;  voyez  ci-après,  page  271. 

3.  L'Assemblée  nationale  constituante,  dans  la  séance  du  i  août  1789,  abolit 
les  droits  féodaux  et  ccnsucis,  ceux  qui  tenaient  i\  la  mainmorte  réelle  ou  person- 
nelle, et  à  la  servitude  personnelle. 


268  VIE   DE   VOLTAIRE. 

d'un  écrivain  fécond  et  infatigable?  Nous  avons  oublié  sa  gloire  littéraire, 
comme  il  l'avait  oubliée  lui-même.  II  semblait  n'en  plus  connaître  qu'une 
seule,  celle  de  venger  l'humanité,  et  d'arracher  des  victimes  à  l'oppression. 

Cependant  son  génie,  incapable  de  souffrir  le  repos,  s'exerçait  dans  tous 
les  genres  qu'il  avait  embrassés,  et  même  osait  en  essayer  de  nouveaux.  Il 
imprimait  des  tragédies  auxquelles  on  peut  sans  doute  reprocher  de  la  fai- 
blesse, et  qui  ne  pouvaient  plus  arracher  les  applaudissements  d'un  parterre 
que  lui-même  avait  rendu  si  difficile,  maisoîi  l'homme  de  lettres  peut  admirer 
de  beaux  vers  et  des  idées  philosophiques  et  profondes,  tandis  que  le  jeune 
homme  qui  se  destine  au  théâtre  peut  encore  y  étudier  les  secrets  de  son 
art;  des  contes  où  ce  genre,  borné  jusqu'alors  à  présenter  des  images 
voluptueuses  ou  plaisantes  qui  amusent  l'imagination  ou  réveillent  la  gaieté, 
prit  un  caractère  plus  philosophique,  et  devint,  comme  l'apologue,  une  école 
de  morale  et  de  raison;  des  épîtres  où,  si  on  les  compare  à  ses  premiers 
ouvrages,  l'on  trouve  moins  de  correction,  un  ton  moins  soutenu  et  une 
poésie  moins  brillante,  mais  aussi  plus  de  simplicité  et  de  variété,  une  phi- 
losophie plus  usuelle  et  plus  libre,  un  plus  grand  nombre  de  ces  traits  d'un 
sens  profond  que  produit  l'expérience  de  la  vie;  des  satires  enfin  où  les 
préjugés  et  leurs  protecteurs  sont  livrés  au  ridicule  sous  mille  formes 
piquantes. 

En  même  temps  il  donnait,  dans  sa  Philosophie  de  l'Histoire^,  des 
leçons  aux  historiens,  en  bravant  la  haine  des  pédants,  dont  il  dévoilait  la 
stupide  crédulité  et  l'envieuse  admiration  pour  les  temps  antiques.  11  per- 
fectionnait son  Essai  sur  les  Mœurs  et  l'Esprit  des  nations,  son  Siècle  de 
Louis  XIV,  et  y  ajoutait  l'Histoire  du  Siècle  de  Louis  XV;  histoire  incom- 
plète, mais  exacte,  la  seule  où  l'on  puisse  prendre  une  idée  des  événements 
de  ce  règne,  et  où  l'on  trouve  toute  la  vérité  que  l'on  peut  espérer  dansune 
histoire  contemporaine,  qui  ne  doit  être   ni  une  dénonciation  ni  un  libelle. 

De  nouveaux  romans,  des  ouvrages  ou  sérieux  ou  plaisants,  inspirés  par 
les  circonstances,  n'ajoutaient  pas  à  sa  gloire,  mais  continuaient  à  la  rendre 
toujours  présente,  soutenaient  l'intérêt  de  ses  partisans,  et  humiliaient  cette 
.foule  d'ennemis  secrets  qui,  pour  se  refuser  à  l'admiration  que  l'Europe 
leur  commandait,  prenaient  le  masque  de  l'austérité. 

Enfin  il  entreprit  de  rassembler,  sous  la  forme  de  dictionnaire,  toutes  les 
idées,  toutes  les  vues  qui  s'ofiraient  à  lui  sur  les  divers  objets  de  ses  réflexions, 
c'est-à-dire  surl'universalitépresqueentière  desconnaissances  humaines.  Dans 
ce  recueil,  intitulé  modestement  Questions  a  des  amateurs  sur  l'Encyclopé- 
die-, il  parle  tour  à  tour  de  théologie  et  de  grammaiie,  de  physique  et  de 
littérature;  il  discute  tantôt  des  points  d'antiquité,  tantôt  des  questions  de 
politique,  de  législation,  de  droit  public.  Son  style,  toujours  animé  et  pi- 
quant, répand  sur  ces  objets  divers  un  charme  dont  jusqu'ici  lui  seul  a  connu 
le  secret,  et  qui  naît  surtout  de  l'abandon  avec  lequel,  cédant  à  son  premier 

1.  Publiée  en  17G5,  elle  forme  V Introduction  à  l'Essai  sur  les  Mœurs. 

2.  Le  premier  volume  des  Questions  sur  V Encyclopédie  parut  en  1770  '  elles 
ont  été  réunies  avec  le   Dictionnaire  philosophique,  qui  avait  été  publié  en  1764. 


VIE   DE  VOLTAIRE.  269 

mouvement,  proportionnant  son  style  moins  à  son  sujet  qu'à  la  disposition 
actuelle  de  son  esprit,  tantôt  il  répand  le  ridicule  sur  des  objets  qui  semblent 
ne  pouvoir  inspirer  que  l'horreur,  et  bientôt  après,  entraîné  par  l'énergie  et 
la  sensibilité  de  son  âme,  il  tonne  avec  force  contre  les  abus  dont  il  vient 
de  plaisanter.  Ailleurs  il  s'irrite  contre  le  mauvais  goût,  s'aperçoit  bientôt 
que  son  indignation  doit  être  réservée  pour  de  plus  grands  intérêts,  et  finit 
par  rire  de  sa  propre  colère.  Quelquefois  il  interrompt  une  discussion  de 
morale  ou  de  politique  par  une  observation  de  littérature,  et,  au  milieu  d'une 
leçon  de  goût,  il  laisse  échapper  quelques  maximes  d'une  philosophie  pro- 
fonde, ou  s'arrête  pour  livrer  au  fanatisme  ou  à  la  tyrannie  une  attaque 
terrible  et  soudaine. 

L'intérêt  constant  que  prit  Voltaire  au  succès  de  la  Russie  contre  les 
Turcs  mérite  d'être  remarqué.  Comblé  des  bontés  de  Pimpératrice,  sans 
doute  la  reconnaissance  animait  son  zèle  ;  mais  on  se  tromperait  si  on  ima- 
ginait qu'elle  en  fût  l'unique  cause.  Supérieur  à  ces  politiques  de  comptoir 
qui  prennent  l'intérêt  de  quelques  marchands  connus  dans  les  bureaux  pour 
l'intérêt  du  commerce,  et  l'intérêt  du  commerce  pour  l'intérêt  du  genre 
humain;  non  moins  supérieur  à  ces  vaines  idées  d'équilibre  de  l'Europe,  si 
chères  aux  compilateurs  politiques,  il  voyait  dans  la  destruction  de  l'empire 
turc  des  millions  d'hommes  assurés  du  moins  d'éviter,  sous  le  despotisme 
d'un  souverain,  le  despotisme  insupportable  d'un  peuple;  il  voyait  renvoyer 
dans  les  climats  infortunés  qui  les  ont  vues  naître  ces  mœurs  tyranniques 
de  l'Orient  qui  condamnent  un  sexe  entier  à  un  honteux  esclavage.  D'im- 
menses contiées,  placées  sous  un  beau  ciel,  destinées  par  la  nature  à  se 
couvrir  des  productions  les  plus  utiles  à  l'homme,  auraient  été  rendues  à 
l'industrie  de  leurs  habitants;  ces  pays^,  les  premiers  où  l'homme  ait  eu  du 
génie,  auraient  vu  renaître  dans  leur  sein  les  arts  dont  ils  ont  donné  les 
modèles  les  plus  parfaits,  les  sciences  dont  ils  ont  posé  les  fondements. 

Sans  doute  les  spéculations  routinières  de  quelques  marchands  auraient 
été  dérangées,  leurs  profits  auraient  diminué;  mais  le  bien-être  réel  de  tous 
les  peuples  auiait  augmenté,  parce  qu'on  ne  peut  étendre  sur  le  globe  l'es- 
pace où  fleurit  la  culture,  où  le  commerce  est  sûr,  où  l'industrie  est  active, 
sans  augmenter  pour  tous  les  hommes  la  masse  des  jouissances  et  des  res- 
sources. Pourquoi  voudrait-on  qu'un  philosophe  préférât  la  richesse  de 
quelques  nations  à  la  liberté  d'un  peuple  entier,  le  commerce  de  quelques 
villes  au  progrès  de  la  culture  et  des  arts  dans  un  grand  empiie?  Loin  de 
nous  ces  vils  calculateurs  qui  veulent  ici  tenir  la  Grèce  dans  les  fers  des 
Turcs;  là,  enlever  des  hommes,  les  vendre  comme  de  vils  troupeaux,  les 
obliger  à  force  de  coups  à  servir  leur  insatiable  avarice,  et  qui  calculent 
gravement  les  prétendus  millions  (pie  rapportent  ces  outrages  à  la  nature. 

Que  partout  les  hommes  soient  libres,  que  chaque  pays  jouisse  désavan- 
tages que  lui  a  donnés  la  nature;  voilà  ce  que  demande  l'intérêt  commun 
de  tous  les  peuples,  de  ceux  qui  reprendraient  leurs  droits  comme  de  ceux 
où  quelques  individus,  et  non  la  nation,  ont  profité  du  malheur  d'autrui. 

1.  La  Grèce  et  l'Egypte. 


^70  VIE   DE  VOLTAIRE. 

Qu'importe  auprès  de  ces  grands  objets,  et  des  biens  éternels  qui  naîtraient 
de  cette  grande  révolution,  la  ruine  de  quelques  hommes  avides  qui  avaient 
fondé  leur  fortune  sur  les  larmes  et  le  sang  de  leurs  semblables? 

Voilà  ce  que  devait  penser  Voltaire,  voilà  ce  que  pensait  M.  Turgot. 

On  a  parlé  de  l'injustice  d'une  guerre  contre  les  Turcs.  Peut-on  être 
injuste  envers  une  horde  de  brigands  qui  tiennent  dans  les  fers  un  peuple 
esclave,  à  qui  leur  avide  férocité  prodigue  les  outrages?  Qu'ils  rentrent 
dans  ces  déserts  dont  la  faiblesse  de  l'Europe  leur  a  permis  de  sortir,  puis- 
que dans  leur  brutal  orgueil  ils  ont  continué  à  former  une  race  de  tyrans, 
et  qu'enfin  la  patrie  de  ceux  à  qui  nous  devons  nos  lumières,  nos  arts,  nos 
vertus  même,  cesse  d'être  déshonorée  par  la  présence  d'un  peuple  qui  unit 
les  vices  infâmes  de  la  mollesse  à  la  férocité  des  peuples  sauvages.  V'ous 
craignez  pour  la  balance  de  l'Europe,  comme  si  ces  conquêtes  ne  devaient 
pas  diminuer  la  force  des  conquérants,  au  lieu  de  l'augmenter;  comme  si 
l'Asie  ne  devait  pas  longtemps  offrir  à  des  ambitieux  une  proie  facile  qui 
les  dégoûterait  des  conquêtes  hasardeuses  qu'ils  pourraient  tenter  en 
Europe!  Ce  n'est  point  la  politique  des  princes,  ce  sont  les  lumières  des 
peuples  civilisés  qui  garantiront  à  jamais  l'Europe  des  invasions;  et  plus  la 
civilisation  s'étendra  sur  la  terre,  plus  on  en  verra  disparaître  la  guerre  et 
les  conquêtes,  comme  l'esclavage  et  la  misère. 

Louis  XV  mourut'.  Ce  prince,  qui  depuis  longtemps  bravait  dans  sa 
conduite  les  préceptes  de  la  morale  chrétienne,  ne  s'était  cependant  jamais 
élevé  au-dessus  des  terreurs  religieuses.  Les  menaces  de  la  religion  reve- 
naient l'effrayer  à  l'apparence  du  moindre  danger;  mais  il  croyait  qu'une 
promesse  de  continence,  si  facile  à  faire  sur  un  lit  de  mort,  et  quelques 
paroles  d'un  prêtre,  pouvaient  expier  les  fautes  d'un  règne  de  soixante  ans. 
Plus  timide  encore  que  superstitieux,  accoutumé  par  le  cardinal  de  Fleury 
à  regarder  la  liberté  de  penser  comme  une  cause  de  trouble  dans  les  États, 
ou  du  moins  d'embarras  pour  les  gouvernements,  ce  fut  malgré  lui  que, 
sous  son  règne,  la  raison  humaine  fit  en  France  des  progrès  rapides.  Celui 
qui  y  travaillait  avec  le  plus  d'éclat  et  de  succès  était  devenu  l'objet  de  sa 
haine.  Cependant  il  respectait  en  lui  la  gloire  delà  France,  et  ne  voyait  pas 
sans  orgueil  l'admiration  de  l'Europe  placer  un  de  ses  sujets  au  premier 
rang  des  hommes  illustres.  Sa  mort  ne  changea  rien  au  sort  de  Voltaire,  et 
M.  de  Maurepas  joignait  aux  préjugés  de  Fleury  une  haine  plus  forte  encore 
pour  tout  ce  qui  s'élevait  au-dessus  des  hommes  ordinaires. 

Voltaire  avait  prodigué  à  Louis  XV,  jusqu'à  son  voyage  en  Prusse,  des 
éloges  exagérés,  sans  pouvoir  le  désarmer;  il  avait  gardé  un  silence  presque 
absolu  depuis  cette  époque  oii  les  malheurs  et  les  fautes  de  ce  règne 
auraient  rendu  ses  louanges  avilissantes.  Il  osa  être  juste  envers  lui  après 
sa  mort-,  dans  l'instant  oiî  la  nation  presque  entière  semblait  se  plaire  à 
déchirer  sa  mémoire;  et  on  a  remarqué  que  les  philosophes,  qu'il  ne  protégea 


1.  10  mal  1774. 

2.  Voyez  VÉloge  funèbre  de  Louis  XV,  tome  XXIX,  page  291. 


VIE   DE   VOLTAIRE.  271 

jamais,  furent  alors  les  seuls  qui  montrassent  quelque  impartialité,  tandis 
que  des  prêtres'  chargés  de  ses  bienfaits  insultaient  à  ses  faiblesses. 

Le  nouveau  règne  offrit  bientôt  à  Voltaire  des  espérances  qu'il  n'avait 
osé  former.  M.  Turgot  fut  appelé  au  ministère-.  Voltaire  connaissait  ce 
génie  vaste  et  profond  qui,  dans  tous  les  genres  de  connaissances,  s'était 
créé  des  principes  sûrs  et  précis  auxquels  il  avait  attaché  toutes  ses  opinions, 
d'après  lesquelles  il  dirigeait  toute  sa  conduite;  gloire  qu'aucun  autre 
homme  d'État  n'a  mérité  de  partager  avec  lui.  Il  savait  qu'à  une  âme  pas- 
sionnée pour  la  vérité  et  pour  le  bonheur  des  hommes  M.  Turgot  unissait 
un  courage  supérieur  à  toutes  les  craintes,  une  grandeur  de  caractère  au- 
dessus  de  toutes  les  dissimulations;  qu'à  ses  yeux  les  plus  grandes  places 
n'étaient  qu'un  moyen  d'exécuter  ses  vues  salutaires,  et  ne  lui  paraîtraient 
plus  qu'un  vil  esclavage  s'il  perdait  cette  espérance.  Enfin  il  savait  qu'af- 
franchi de  tous  les  préjugés,  et  haïssant  en  eux  les  ennemis  les  plus  dange- 
reux du  genre  humain,  M.  Turgot  regardait  la  liberté  de  penser  et  d'impri- 
mer comme  un  droit  de  chaque  citoyen,  un  droit  des  nations  entières,  dont 
les  progrès  de  la  raison  peuvent  seuls  appuyer  le  bonheur  sur  une  base  iné- 
branlable. 

Voltaire  vit  dans  la  nomination  de  M.  Turgot  l'aurore  du  règne  de  cette 
raison  si  longtemps  méconnue,  plus  longtemps  persécutée;  il  osa  espérer 
la  chute  rapide  des  préjugés,  la  destruction  de  cette  politique  lâche  et  tyran- 
nique  qui,  pour  flatter  l'orgueil  ou  la  paresse  des  gens  en  place,  condamnait 
le  peuple  à  l'humiliation  et  à  la  misère. 

Cependant  ses  tentatives  en  faveur  des  serfs  du  mont  Jura  furent  inu- 
iles,  et  il  essaya  vainement  d'obtenir  pour  d'Étallonde  et  pour  la  mémoire 
du  chevalier  de  La  Barre  cette  justice  éclatante  que  l'humanité  et  l'honneur 
national  exigeaient  également.  Ces  objets  étaient  étrangers  au  département 
des  finances;  et  cette  supériorité  de  lumières,  de  caractère  et  de  vertu, 
que  M.  Turgot  ne  pouvait  cacher,  lui  avait  fait  de  tous  les  autres  ministres, 
de  tous  les  intrigants  subalternes,  autant  d'ennemis  qui,  n'ayant  à  com- 
battre en  lui  ni  ambition  ni  projets  personnels,  s'acharnaient  contre  tout  ce 
qu'ils  croyaient  d'accord  avec  ses  vues  justes  et  bienfaisantes. 

On  ne  pouvait  d'ailleurs  rendre  la  liberté  aux  serfs  du  mont  Jura  sans 
blesser  le  parlement  de  Besançon;  la  révision  du  procès  d'Abbeville  eût 
humilié  celui  de  Paris;  et  une  politique  maladroite  avait  rétabli  les  anciens 
parlements,  sans  profiter  de  leur  destruction  et  du  peu  de  crédit  de  ceux 
qui  les  avaient  remplacés  pour  porter  dans  les  lois  et  dans  les  tribunaux 
une  réforme  entière  dont  tous  les  hommes  instruits  sentaient  la  nécessité. 
Mais  un  ministère  faible  et  ennemi  des  lumières  n'osa  ou  ne  voulut  pas 
saisir  cette  occasion,  où  le  bien  eût  encore  moins  trouvé  d'obstacles  que 
dans  l'instant  si  honteusement  manqué  par  le  chancelier  Maupeou. 

1.  Beauvais,  évoque  de  Senez;  voyez  tome  XXIX,  page  307. 

2.  La  nomination  de  Turgot  à  la  place  de  contrôleur  général  des  finances 
est  du  24  août  1774  ;  le  mois  précédent,  le  ministère  de  Louis  XV,  conservé  par 
Louis  XVI,  prévoyant  la  mort  prochaine  de  Voltaire,  avait  ordonné  de  mettre  les 
scellés  sur  ses  papiers;  voyez  les  Documents  biographiques. 


272  VIE   DE   VOLTAIRE. 

C'est  ainsi  que,  par  complaisance  pour  les  préjugés  des  parlements,  le 
ministère  laissa  perdre  pour  la  réforme  de  l'éducation  les  avantages  que  lui 
offrait  la  destruction  des  jésuites.  On  n'avait  même  pris,  en  1774,  aucune 
précaution  pour  empêcher  la  renaissance  des  querelles  qui,  en  1770,  avaient 
amené  la  destruction  de  la  magistrature.  On  n'avait  eu  qu'un  seul  objet, 
l'avantage  de  s'assurer  une  reconnaissance  personnelle  qui  donnât  aux  auteurs 
du  changement  un  moyen  d'employer  utilement  contre  leurs  rivaux  de  puis- 
sance le  crédit  des  corps  dont  le  rétablissement  était  leur  ouvrage. 

Ainsi  le  seul  avantage  que  Voltaire  put  obtenir  du  ministère  de  M.  Tur- 
got  fut  de  soustraire  le  petit  pays  de  Gex  à  la  tyrannie  des  fermes.  Séparé 
de  la  France  par  des  montagnes,  ayant  une  communication  facile  avec 
Genève  et  la  Suisse,  cette  malheureuse  contrée  ne  pouvait  être  assujettie  au 
régime  fiscal  sans  devenir  le  théâtre  d'une  guerre  éternelle  entre  les 
employés  du  fisc  et  les  habitants,  sans  payer  des  frais  de  perception  plus 
onéreux  que  la  valeur  même  des  impositions.  Le  peu  d'importance  de  cette 
opération  aurait  dû  la  rendre  facile.  Cependant  elle  était  depuis  longtemps 
inutilement  sollicitée  par  31.  de  Voltaire. 

Une  partie  des  provinces  de  la  France  ont  échappé  par  différentes  causes 
au  joug  de  la  ferme  générale,  ou  ne  l'ont  porté  qu'à  moitié;  mais  les  fer- 
miers ont  souvent  avancé  leurs  limites,  enveloppé  dans  leurs  chaînes  des 
cantons  isolés  que  des  privilèges  féodaux  avaient  longtemps  défendus.  Ils 
croyaient  que  leur  dieu  Terme,  comme  celui  des  Romains,  ne  devait  recu- 
ler jamais,  et  que  son  premier  pas  en  arrière  serait  le  présage  de  la  destruc- 
tion de  l'empire.  Leur  opposition  ne  pouvait  balancer,  auprès  de  M.Turgot, 
une  opération  juste  et  bienfaisante  qui,  sans  nuire  au  fisc,  soulageait  les 
citoyens,  épargnait  des  injustices  et  des  crimes,  rappelait  dans  un  canton 
dévasté  la  prospérité  et  la  paix. 

Le  pays  de  Gex  fut  donc  affranchi  moyennant  une  contribution  de 
trente  mille  livre?,  et  Voltaire  put  écrire  à  ses  amis,  en  parodiant  un  vers 
de  Milhridal^  ^  : 

Et  mes  derniers  regards  ont  vu  fuir  les  commis. 

Les  édits  de  1776  auraient  augmenté  le  respect  de  Voltaire  pour  M.  Tur- 
got  si,  d'avance,  il  n'avait  pas  senti  son  àrae  et  connu  son  génie.  Ce  grand 
homme  d'État  avait  vu  que,  placé  à  la  tête  des  finances  dans  un  moment  où 
gêné  par  la  masse  de  la  dette,  par  les  obstacles  que  les  courtisans  et  le 
ministre  prépondérant  opposaient  à  toute  grande  réforme  dans  l'adminis- 
tration, à  toute  économie  importante,  il  ne  pouvait  diminuer  les  impôts,  et 
il  voulut  du  moins  soulager  le  peuple  et  dédommager  les  propriétaires,  en 
leur  rendant  les  droits  dont  un  régime  oppresseur  les  avait  privés*. 

Les  corvées,  qui  portaient  la  désolation  dans  les  campagnes,  qui  for- 
•çaient  le  pauvre  à  travailler  sans  salaire,  et  enlevaient  à  l'agriculture  les 


1.  Acte  V,  scène  v. 

2.  Cette  phrase  incorrecte  est  exactement  ainsi  dans  les  deux  éditions  deKehl. 


VIE   DE   VOLTAIRE.  273 

chevaux  du  laboureur,  furent  changées  en  un  impôt  payé  par  les  seuls  pro- 
priétaires. Dans  toutes  les  villes,  de  ridicules  corporations  faisaient  acheter 
à  une  partie  de  leurs  habitants  le  droit  de  travailler;  ceux  qui  subsistaient 
par  leur  industrie  ou  par  le  comnierce  étaient  obligés  de  vivre  sous  la  ser- 
vitude d'un  certain  nombre  de  privilégiés,  ou  de  leur  payer  un  tribut. 
Cette  institution  absurde  disparut  i,  et  le  droit  de  faire  un  usage  libre  de 
leurs  bras  ou  de  leur  temps  fut  restitué  aux  citoyens. 

La  liberté  du  commerce  des  grains,  celle  du  commerce  des  vins;  l'une 
gênée  par  des  préjugés  populaires,  l'autre  par  des  privilèges  tyranniques, 
extorqués  par  quelques  villes,  fut  rendue  aux  propriétaires;  et  ces  lois 
sages  devaient  accélérer  les  progrès  delà  culture,  et  multiplier  les  richesses 
nationales  en  assurant  la  subsistance  du  peuple. 

Mais  ces  édits  bienfaiteurs  furent  le  signal  de  la  perte  du  ministre  qui 
avait  osé  les  concevoir.  On  souleva  contre  eux  les  parlements,  intéressés  à 
maintenir  les  jurandes,  source  féconde  de  procès  lucratifs;  non  moins  atta- 
chés au  régime  réglementaire,  qui  était  pour  eux  un  moyen  d'agiter 
l'esprit  du  peuple;  irrités  de  voir  porter  sur  les  propriétaires  riches  le  far- 
deau de  la  construction  des  chemins,  sans  espérer  qu'une  lâche  condescen- 
dance continuât  d'alléger  peureux  le  poids  des  subsides,  et  surtout  etlrayés 
de  la  prépondérance  que  semblait  acquérir  un  ministre  dont  l'esprit  popu- 
laire les  menaçait  de  la  chute  de  leur  pouvoir. 

Cette  ligue  servit  l'intrigue  des  ennemis  de  M.  Turgot,  et  on  vit  alors 
combien  la  manière  dont  ils  avaient  rétabli  les  tribunaux  était  utile  à  leurs 
desseins  secrets,  et  funeste  à  la  nation.  On  apprit  alors  combien  il  est 
dangereux  pour  un  ministre  de  vouloir  le  bien  du  peuple;  et  peut-être 
qu'en  remontant  à  l'origine  des  événements  on  trouverait  que  la  chute 
même  des  minisires  réellement  coupables  a  eu  pour  cause  le  bien  qu'ils 
ont  voulu  faire,  et  non  le  mal  qu'ils  ont  fait. 

Voltaire  vit,  dans  le  malheur  de  la  France,  la  destruction  des  espérances 
qu'il  avait  conçues  pour  les  progrès  de  la  raison  humaine.  Il  avait  cru  que 
l'intolérance,  la  superstition,  les  préjugés  absurdes  qui  infectaient  toutes 
les  branches  de  la  législation,  toutes  les  parties  de  l'administration,  tous  les 
états  de  la  société,  disparaîtraient  devant  un  ministre  ami  de  la  justice,  de 
la  liberté,  et  des  lumières.  Ceux  qui  l'ont  accusé  d'une  basse  flatterie,  ceux 
qui  lui  ont  reproché  avec  amertume  l'usage  qu'il  a  fait,  trop  souvent  peut- 
être,  de  la  louange  pour  adoucir  les  hommes  puissants,  et  les  forcer  à  être 
humains  et  justes,  peuvent  comparer  ces  louanges  à  celles  qu'il  donnait  à 
M.  Turgot,  surtout  à  cette  Épltre  à  un  Homme  qu'il  lui  adressa  ^  au  mo- 
ment de  sa  disgrâce.  Ils  distingueront  alors  l'admiration  sentie  de  ce  qui 
n'est  qu'un  compliment,  et  ce  qui  vient  de  l'âme  de  ce  qui  n'est  qu'un  jeu 
d'imagination  ;  ils  verront  que  Voltaire  n'a  eu  d'autre  tort  que  d'avoir  cru 


1.  L'édit  portant  suppression  des  jurandes  et  communautés  de  commerce,  arts 
et  métiers,  est  de  février  1770;  il  ne  fut  enregistré  au  parlement  qu'au  lit  de 
justice  du  12  mars. 

2.  En  1776;  voyez  tome  X,  page  4oI. 

1.  18 


274  VIE    DE   VOLTAIRE. 

pouvoir  traiter  les  gens  en  place  comme  les  femmes.  On  prodigue  à  toutes  à 
peu  près  les  mêmes  louanges  et  les  mêmes  protestations;  et  le  ton  seul 
distingue  ce  qu'on  sent  de  ce  qu'on  accorde  ii  la  galanterie. 

Voltaire  encensant  les  rois,  les  ministres,  pour  les  attirer  à  la  cause  de 
la  vérité,  et  Voltaire  célébrant  le  génie  et  la  vertu,  n'a  pas  le  môme  langage. 
]Ve  veut-il  que  louer,  il  prodigue  les  charmes  de  son  imngination  brillante, 
il  multiplie  ces  idées  ingénieuses  qui  lui  sont  si  familières;  mais  rend-il 
un  hommage  avoué  par  son  cœur,  c'est  son  âme  qui  s'échappe,  c'est  sa 
raison  profonde  qui  prononce.  Dans  son  voyage  à  Paris,  son  admiration 
pour  M.  Turgot  perçait  dans  tous  ses  discours;  c'était  l'homme  qu'il  oppo- 
sait à  ceux  qui  se  plaignaient  à  lui  de  la  décadence  de  notre  siècle,  c'était  à 
lui  que  son  âme  accordait  son  respect.  Je  l'ai  vu  se  précipiter  sur  ses  mains, 
les  arroser  de  ses  larmes,  les  baiser  malgré  ses  efforts,  et  s'écriant  d'une 
voix  entrecoupée  de  sanglots  :  Laissez-moi  baiser  celte  main  qui  a  signé 
le  salut  du  peuple  ^. 

Depuis  longtemps  Voltaire  désirait  de  revoir  sa  patrie,  et  de  jouir  de  sa 
oloire  au  milieu  du  même  peuple  témoin  de  ses  premiers  succès,  et  trop 
souvent  complice  de  ses  envieux.  M.  de  Villette  venait  d'épouser  à 
Ferney  M'^^  de  Varicour,  d'une  famille  noble  du  pays  de  Gex,  que  ses 
parents  avaient  confiée  à  M"'®  Denis;  Voltaire  les  suivit  à  Paris ^,  séduit 
en  partie  par  le  désir  de  faire  jouer  devant  lui  la  tragédie  d'Irène,  qu'il 
venait  d'achever.  Le  secret  avait  été  gardé  ;  la  haine  n'avait  pas  eu  le 
temps  de  préparer  ses  poisons,  et  l'enthousiasme  public  ne  lui  permit  pas 
de  se  montrer.  Une  foule  d'hommes,  de  femmes  de  tous. les  rangs,  de 
toutes  les  professions,  à  qui  ses  vers  avaient  fait  verser  de  douces  larmes, 
qui  avaient  tant  de  fois  admiré  son  génie  sur  la  scène  et  dans  ses  ouvrages, 
qui  lui  devaient  leur  instruction,  dont  il  avait  guéri  les  préjugés,  à  qui  il 
avait  inspiré  une  partie  de  ce  zèle  contre  le  fanatisme  dont  il  était  dévoré, 
brûlaient  du  désir  de  voir  le  grand  homme  qu'ils  admiraient.  La  jalousie  se 
tut  devant  une  gloire  qu'il  était  impossible  d'atteindre,  devant  le  bien  qu'il 
avait  fait  aux  hommes.  Le  ministère,  l'orgueil  épiscopal,  furent  obligés  de 
respecter  l'idole  de  la  nation.  L'enthousiasme  avait  passé  jusque  dans  le 
peuple;  on  s'arrêtait  devant  ses  fenêtres;  on  y  passait  des  heures  entières, 
dans  l'espérance  de  le  voir  un  moment;  sa  voiture,  forcée  d'aller  au  pas,  était 
entourée  d'une  foule  nombreuse  qui  le  bénissait  et  célébrait  ses  ouvrages. 


1.  Turgot  était  fort  goutteux  et  marchait  difficilement.  Lors  de  leur  première 
rencontre,  Voltaire,  après  les  premiers  compliments,  se  tournant  vers  l'assistance, 
dit  :  «  En  voyant  M.  Turgot,  j'ai  cru  voir  la  statue  de  jNabuchodonosor.  —  Oui, 
les  pieds  d'argile,  dit  le  contrôleur  disgracié.  —  Et  la  tête  d'or  !  la  tête  d'or  ! 
répliqua  Voltaire.  »  {Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  de  M.  de  Voltaire;  Amster- 
dam, 1785,  IP  partie,  pages  107,  108.) 

2.  M™^  Denis,  M.  et  M""*  de  Villette,  partirent  de  Ferney  le  .3  février  1778; 
Voltaire,  accompagné  de  son  secrétaire  Wagnière  et  d'un  cuisinier,  partit  le  5,  à 
midi.  La  Relation  du  voyage  de  M.  de  Voltaire  à  Paris  en  1778  fait  partie  des 
Mémoires  sur  Voltaire  et  sur  ses  ouvrages,  par  Longchamp  et  Wagnière;  Paris, 
1826,  deux  volumes  in-8". 


VIE    DE  VOLTAIRE.  i7o 

L'Académie  française,  qui  ne  l'avait  adopté  qu'à  cinquante-deux  ans ', 
lui  prodigua  les  honneurs,  et  le  reçut  nnoins  comme  un  égal  que  comme  le 
souverain  de  l'empire  des  lettres  2.  Les  enfants  de  ces  courtisans  orgueilleux 
qui  l'avaient  vu  avec  indignation  vivre  dans  leur  société  sans  bassesse,  et 
qui  se  plaisaient  à  humilier  en  lui  la  supériorité  de  l'esprit  et  des  talents, 
briguaient  l'honneur  de  lui  être  présentés,  et  de  pouvoir  se  vanter  de  l'avoir  vu. 

C'était  au  théâtre,  oià  il  avait  régné  si  longtemps,  qu'il  devait  attendre 
les  plus  grands  honneurs.  Il  vint  à  la  troisième^  représentation  d'Irène, 
pièce  faible,  à  la  vérité,  mais  remplie  de  beautés,  et  où  les  rides  de  l'âge 
laissaient  encore  voir  l'empreinte  sacrée  du  génie.  Lui  seul  attira  les  regards 
d'un  peuple  avide  de  démêler  ses  traits,  de  suivre  ses  mouvements,  d'ob- 
server ses  gestes.  Son  buste  fut  couronné  sur  le  théâtre,  au  milieu  des 
applaudissements,  des  cris  de  joie,  des  larmes  d'enthousiasme  et  d'atten- 
drissement. Il  fut  obligé,  pour  sortir,  de  percer  la  foule  entassée  sur  son 
passage;  faible,  se  soutenant  à  peine,  les  gardes  qu'on  lui  avait  donnés 
pour  l'aider  lui  étaient  inutiles;  à  son  ap[)roche  on  se  retirait  avec  une  res- 
pectueuse tendresse;  chacun  se  disputait  la  gloire  de  l'avoir  soutenu  un 
moment  sur  l'escalier;  chaque  marche  lui  offrait  un  secours  nouveau,  et 
on  ne  souffrait  pas  que  personne  s'arrogeât  le  droit  de  le  soutenir  trop 
longtemps. 

Les  spectateurs  le  suivirent  jusque  dans  son  appartement  :  les  cris  de 
vive  V^oUaire  !  vive  la  Ilenriade!  vive  Mahomet!  vive  la  Pucelle  !  reten- 
tissaient autour  de  lui.  On  se  précipitait  à  ses  pieds,  on  baisait  ses  vête- 
ments. Jamais  homme  n'a  reçu  des  marques  plus  touchantes  de  l'admiration, 
de  la  tendresse  publique;  jamais  le  génie  n'a  été  honoré  par  un  hommage 
plus  flatteur.  Ce  n'était  point  à  sa  puissance,  c'était  au  bien  qu'il  avait  fait, 
que  s'adressait  cet  hommage.  Un  grand  poëte  n'aurait  eu  que  des  applau- 
dissements; les  larmes  coulaient  sur  le  philosophe  qui  avait  brisé  les  fers 
de  la  raison  et  vengé  la  cause  de  l'humanité. 

L'âme  sublime  et  passionnée  de  Voltaire  fut  attendrie  de  ces  tributs  de 
respect  et  de  zèle.  On  veut  me  faire  mourir  de  plaisir ^  disait-il;  mais 
c'était  le  cri  de  la  sensibilité,  et  non  l'adresse  de  l'amour-propre.  Au  milieu 
des  hommages  de  l'Académie  française,  il  était  frappé  surtout  de  la  possi- 
bilité d'y  introduire  une  philosophie  plus  hardie.  «  On  me  traite  mieux  que 
je  ne  mérite,  me  disait-il  un  jour.  Savez-vous  que  je  ne  désespère  point  de 
faire  proposer  l'éloge  de  Coligny?  » 

Il  s'occupait,  pendant  les  représentations  d'/rene,  à  revoir  son  Essai 


I.  En  17i6. 

'J.  L'Académie  française  lui  envoya  une  dêputation  ;  et  lorsque,  le  .30  mars,  il 
se  rendit  à  une  séance  publique  de  l'Académie,  l'Académie,  qui  était  nombreuse 
ce  jour-là,  alla  au-devant  de  lui  jusque  dans  la  première  salle.  On  le  fit  asseoir  à 
la  place  du  directeur.  Après  la  lecture  de  VÉlocje  de  Doileau,  par  d'Alembert,  on 
lui  proposa  d'accepter  extraordinairement,  et  par  un  choix  unanime,  la  place  de 
directeur,  qu'on  avait  coutume  de  tirer  au  sort,  et  qui  allait  être  vacante  à  la  fin 
du  trimestre  de  janvier. 

3.  Csiai  à,  la,  sixième  représentation  d'/rène  que  Voltaire  assista  le  30  mars  1778. 


276  VIE   DE    VOLTAIRE. 

sur  les  Mœurs  et  l'Esprit  des  nations,  et  à  y  porter  de  nouveaux  coups  au 
fanatisme.  Au  milieu  des  acclamations  du  théâtre,  il  avait  observé,  avec  un 
plaisir  secret,  que  les  vers  les  plus  applaudis  étaient  ceux  où  il  attaquait  la 
superstition  et  les  noms  qu'elle  a  consacrés.  C'était  vers  cet  objet  qu'il  re- 
portait tout  ce  qu'il  recevait  d'hommages.  Il  voyait  dans  l'admiration  géné- 
rale la  preuve  de  rem[)ire  qu'il  avait  exercé  sur  les  esprits,  de  la  chute  des 
préjugés,  qui  était  son  ouvrage. 

Paris  possédait  en  même  temps  le  célèbre  Franklin,  qui,  dans  un  autre 
hémisphère,  avait  été  aussi  l'apôtre  de  la  philosophie  et  de  la  tolérance. 
Comme  Voltaire,  il  avait  souvent  employé  l'arme  de  la  plaisanterie,  qui  cor- 
rige la  folie  humaine,  et  apprend  à  en  voir  la  perversité  comme  une  folie 
plus  funeste,  mais  digne  aussi  de  pitié.  II  avait  honoré  la  philosophie  par  le 
génie  de  la  physique,  comme  Voltaire  par  celui  de  la  poésie.  Franklin 
achevait  de  délivrer  les  vastes  contrées  de  l'Amérique  du  joug  de  l'Europe, 
et  Voltaire  de  délivrer  l'Europe  du  joug  des  anciennes  théocraties  de  l'Asie. 
Franklin  s'empressa  devoir  un  homme  dont  la  gloire  occupait  depuis  long- 
temps les  deux  mondes  :  Voltaire,  quoiqu'il  eût  perdu  l'habitude  de  parler 
anglais,  essaya  de  soutenir  la  conversation  dans  cette  langue;  puis  bientôt 
reprenant  la  sienne  :  «'Je  n'ai  pu  résister  au  désir  de  parler  un  moment  la 
langue  de  M.  Franklin.  » 

Le  yjhilosophe  américain  lui  présenta  son  petit-fils,  en  demandant  pour 
lui  sa  bénédiction  :  «  God  and  liberty  ^,  dit  Voltaire,  voilà  la  seule  béné- 
diction qui  convienne  au  petit-fils  de  M.  Franklin.  »  Ils  se  revirent  à  une 
séance  publique  de  l'Académie  des  sciences^;  le  public  contemplait  avec 
attendrissement,  placés  à  côté  l'un  de  l'autre,  ces  deux  hommes  nés  dans 
des  mondes  différents,  re-pectîbles  par  leur  vieillesse,  par  leur  gloire,  par 
l'emploi  de  leur  vie,  et  jouissant  tous  deux  de  l'influence  qu'ils  avaient 
exercée  sur  leur  siècle,  ils  s'embrassèrent  au  bruit  des  acclamations;  on  a 
dit  que  c'était  Solon  qui  embrassait  Sophocle.  Mais  le  Sophocle  français 
avait  détruit  l'erreur,  et  avancé  le  règne  de  la  raison;  et  le  Solon  de  Phila- 
delphie, appuyant  sur  la  base  inébranlable  des  droits  des  hommes  la  consti- 
tution de  son  pays,  n'avait  point  à  craindre  de  voir  pendant  sa  vie  même 
ses  lois  incertaines  préparer  des  fers  à  son  pays,  et  ouvrir  la  porte  à  la 
tyrannie. 

L'âge  n'avait  point  affaibli  l'activité  de  Voltaire,  et  les  transports  de  ses 
compatriotes  semblaient  la  redoubler  encore.  Il  avait  formé  le  projet  de  ré- 
futer tout  ce  que  le  duc  de  Saint-Simon  3,  dans  ses  Mémoires  encore  se- 


1.  Dieu  et  la  liberté. 

2.  Le  29  avril. 

3.  En  1788  on  donna  un  extrait  des  Mémoires  de  Saint-Simon  en  trois  volumes 
in-8'';  l'année  suivante,  on  publia  un  supfjlément  en  quatre  volumes.  L'abbé  Sou- 
lavie  donna,  en  1791,  treize  volumef?  in-8",  intitulés  OEuvres  complètes  de  Saint. 
Simon.  M.  F.  Laurent  donna,  en  1818,  six  volumes  in-S",  sous  le  titre  de  Mémoires 
de  Saint-Simon  :  ce  n'est  que  le  travail  de  Soulavie  autrement  disposé.  Les  Mé- 
moires complets  et  authentiques  du  duc   de  Saint-Simon  ont  été  imprimés  pour 


VIE   DE    VOLTAIRE.  277 

crets,  avait  accordé  à  la  prévention  et  à  la  haine,  dans  la  crainte  que  ces 
Mémoires,  auxquels  la  probité  reconnue  de  l'auteur,  son  état,  son  titre  de 
contemporain,  pouvaient  donner  quelque  autorité,  ne  parussent  dans  un 
temps  où  personne  ne  fût  assez  voisin  des  événements  pour  défendre  la  vé- 
rité et  confondre  l'erreur. 

En  même  temps  il  avait  déterminé  l'Académie  française  à  faire  son  dic- 
tionnaire sur  un  nouveau  plan  ^  Ce  plan  consistait  à  suivre  l'histoire  de 
chaque  mot  depuis  l'époque  où  il  avait  paru  dans  la  hingue,  de  marquer  les 
sens  diveis  qu'il  avait  eus  dans  les  différents  siècles,  les  acceptions  diffé- 
rentes qu'il  avait  reçues;  d'employer,  pour  faire  sentir  ces  différentes 
nuances,  non  des  phrases  faites  au  hasard,  mais  des  exemples  choisis  dans 
les  auteurs  qui  avaient  eu  le  plus  d'autorité.  On  aurait  eu  alors  le  véritable 
dictionnaire  littéraire  et  grammatical  de  la  langue;  les  étrangers,  et  môme 
les  Français,  y  auraient  appris  à  en  connaître  toutes  les  finesses. 

Ce  dictionnaire  aurait  oflért  aux  gens  de  lettres  une  lecture  instructive 
qui  eût  contribué  à  former  le  goût,  qui  eût  arrêté  les  progrès  de  la  corrup- 
tion. Chaque  académicien  devait  se  charger  d'une  lettre  de  l'alphabet.  Vol- 
taire avait  pris  l'A  2;  et  pour  exciter  ses  confrères,  pour  montrer  combien 
il  était  facile  d'exécuter  ce  plan,  il  voulait  en  peu  de  mois  terminer  la  par- 
tie dont  il  s'était  chargé. 

Tant  de  travaux  avaient  épuisé  ses  forces.  Un  crachement  de  sang,  causé 
par  les  efforts  qu'il  avait  faits  pendant  les  répétitions  (ÏIrène,  l'avait  affai- 
bli. Cependant  l'activité  de  son  âme  suffisait  à  tout,  et  lui  cachait  sa  faiblesse 
réelle.  Enfin,  privé  du  sommeil  par  l'effet  de  l'irritation  d'un  travail  trop 
continu,  il  voulut  s'en  assurer  quelques  heures  pour  être  en  état  de  faire 
adopter  à  l'Académie,  d'une  manière  irrévocable,  le  plan  du  dictionnaire, 
contre  lequel  quelques  objections  s'étaient  élevées,  et  il  résolut  de  prendre 
de  l'opium.  Son  esprit  avait  toute  sa  force;  son  âme,  toute  son  impétuosité, 
et  toute  sa  mobilité  naturelle;  son  caractère,  toute  son  activité  et  toute  sa 
gaieté,  lorsqu'il  prit  le  calmant  qu'il  croyait  nécessaire.  Ses  amis  l'avaient  vu 
se  livrer,  dans  la  soirée  même,  à  toute  sa  haine  contre  les  préjugés,  l'exha- 
ler avec  éloquence,  et,  bientôt  après,  ne  plus  les  envisager  que  du  côté  ri- 
dicule, s'en  moquer  avec  cette  grâce  et  ces  rapprochements  singuliers  qui 
caractérisaient  ses  plaisanteries.  Mais  il  prit  de  l'opium '' à  plusieurs  reprises, 


la  première  fois  de  1829  à  1831,  en  vingt  et  un  volumes  in-8°,  y  compris  un  volume 
de  table.  (B.) 

1.  Voyez  ce  Plan,  tome  XXXI,  page  161. 

2.  Il  s'était  aussi  chargé  de  la  lettre  T;  voyez  les  articles,  tome  XX,  page  471 
et  suiv. 

3.  Wagnière  raconte  que  Voltaire  s'étant  trouvé  indisposé  envoya  chercher  un 
apothicaire,  qui  vint  avec  une  liqueur  dont  le  vieillard  ne  voulait  pas  prendre, 
mais  dont  il  finit  cependant  par  avaler  une  portion.  M"'"  de  Saint-Julien,  qui 
goûta  cette  liqueur,  dit  qu'elle  était  si  violente  qu'elle  lui  brûla  la  langue.  Vol- 
taire, se  trouvant  dans  une  agitation  terrible,  envoya  demander  au  maréchal  de 
Richelieu  de  son  opium  préparé.  «  On  a  prétendu,  ajoute  Wagnière,  qu'après  avoir 
fait  avaler  à  M.  de  Voltaire  une  bonne  dose  de  cet  opium,  la  bouteille  fut  cassée  : 


î>78  VIE   DE    VOLTAIRE. 

et  se  trompa  sur  les  doses,  vraisemblablement  dans  l'espèce  d'ivresse  que 
les  premières  avaient  produite.  Le  même  accident  lui  était  arrivé  près  de 
trente  ans  auparavant,  et  avait  fait  craindre  pour  sa  vie.  Cette  fois,  ses 
forces  épuisées  ne  suffirent  point  pour  combattre  le  poison.  Depuis  longtemps 
il  souffrait  des  douleurs  de  vessie,  et,  dans  l'affaiblissement  général  de  ses 
organes,  celui  qui  déjà  était  affecté  contracta  bientôt  un  vice  incurable. 

A  peine,  dans  le  long  intervalle  entre  cet  accident  funeste  et  sa  mort, 
pouvait-il  reprendre  sa  tête  pendant  quelques  moments  de  suite,  et  sortir 
de  la  léthargie  où  il  était  plongé.  C'est  pendant  un  de  ces  intervalles  qu'il 
écrivit  au  jeune  comte  de  Lally,  déjà  si  célèbre  par  son  courage,  et  qui  de- 
puis a  mérité  de  l'être  par  son  éloquence  et  son  patriotisme,  ces  lignes,  les 
dernières  que  sa  main  ait  tracées,  où  il  applaudissait  à  l'autorité  royale, 
dont  la  justice  venait  d'anéantir  un  des  attentats  du  despotisme  parlemen- 
taire. Enfin  il  expira  le  30  de  inai  i778  ^. 

Grâce  aux  progrès  de  la  raison  et  au  ridicule  répandu  sur  la  superstition, 
les  habitants  de  Paris  sont,  tant  qu'ils  se  portent  bien,  à  l'abri  do  la  tyran- 
nie des  prêtres;  mais  ils  y  retombent  dès  qu'ils  sont  malades.  L'arrivée  de 
Vollaire  avait  allumé  la  colère  des  fanatiques,  blessé  l'orgueil  des  chefs  de 
la  hiérarchie  ecclésiastique;  mais  en  même  temps  elle  avait  inspiré  à  quel- 
ques prêtres  l'idée  de  bâtir  leur  réputation  et  leur  fortune  sur  la  conversion 
de  cet  illustre  ennemi.  Sans  doule  ils  ne  se  flattaient  pas  de  le  convaincre, 
mais  ils  espéraient  le  résoudre  à  dissimuler.  Voltaire,  qui  désirait  pouvoir 
rester  à  Paris  sans  y  être  troublé  par  les  délations  sacerdotales,  et  qui,  par 
une  vieille  habitude  de  sa  jeunesse,  croyait  utile,  pour  l'intérêt  même  des 
amis  de  la  raison,  que  des  scènes  d'intolérance  ne  suivissent  point  ses  der- 
niers moments,  envoya  chercher  dès  sa  première  maladie  un  aumônier  des 
Incurables  qui  lui  avait  off'ert  ses  services-,  et  qui  se  vantait  d'avoir  réconcilié 
avec  l'Église  l'abbé  de  L'Attaignant,  connu  par  des  scandales  d'un  autre  genre. 

L'abbé  Gaultier  confessa  Voltaire,  et  reçut  de  lui  une  profession  de  foi 
par  laquelle  il  déclarait  qu'il  mourait  dans  la  religion  catholique  où  il 
était  né. 


je  n'ai  jamais  pu  tirer  au  clair  ce  dernier  fait;  je  sais  seulement  qu'ils  se  réu- 
nirent tous  pour  assurer  au  malade  qu'il  l'avait  bue  entièrement  :  M.  de  Villette 
dit  avoir  vu  M.  de  Voltaire  seul  dans  sa  chambre  achever  de  la  vider.  M™*  de 
Saint-Julien  lui  dit  alors  qu'il  était  un  grand  malheureux  de  n'avoir  pas  sauté  sur 
lui  pour  l'en  empêcher.  » 

t.  A  onze  heures  et  un  quart  du  soir. 

2.  L'abbé  Gaultier  présenta  à  l'archevêque  un  Mémoire  concernant  tout  ce 
qui  s^est  passé  à  la  mort  de  Voltaire.  Ce  Mémoire  est  imprimé  dans  Iqs  diverses 
éditions  de  l'opuscule  du  Père  Harel,  intitule  Voltaire,  recueil  des  particularités 
curieuses  de  sa  vie  et  de  sa  mort,  et  page  19  du  tome  II  des  Mémoires  pour  servir 
à  l'histoire  de  M.  de  Voltait'e  (par  Chaudon),  1785,  in-12.  C'est  là  qu'ont  été 
prises  les  lettres  de  Voltaire  à  Gaultier,  et  de  Gaultier  à  Voltaire  ;  mais  Wagnière 
observe  que  la  lettre  du  20  février  n'a  pas  été  donnée  telle  qu'elle  a  été  écrite; 
que  la  réponse  du  21  est  signée  Voltaire  (et  non  De  Voltaire);  il  assure  que  le 
billet  du  26  n'a  jamais  été  écrit;  il  ajoute  ne  pas  connaître  le  billet  de  M™''  Denis 
du  27.  Wagnière  élève  aussi  des  doutes  sur  les  billets  des  13  et  15  mars. 


VIE    DE  VOLTAIUE.  279 

A  cette  nouvelle,  qui  scandalisa  un  peu  plus  les  hommes  éclairés  qu'elle 
n'édifia  les  dévots,  le  curé  de  Saint-Sulpice  courut  chez  son  paroissien,  qui 
le  reçut  avec  politesse,  et  lui  donna,  suivant  l'usage,  une  aumône  honnête 
pour  ses  pauvres.  Mais,  jaloux  que  labbé  Gaultier  l'eût  gagné  de  vitesse, 
il  trouva  que  l'aumônier  des  Incurables  avait  été  trop  facile  ;  qu'il  aurait 
fallu  exiger  une  profession  de  foi  plus  détaillée,  un  désaveu  exprès  de 
toutes  les  doctrines  contraires  à  la  foi  que  Voltaire  avait  pu  être  accusé  de 
soutenir.  L'abbé  Gaultier  prétendait  qu'on  aurait  tout  perdu  en  voulant  tout 
avoir.  Pendant  cette  dispute,  Voltaire  guérit;  on  joua  Irène,  et  la  conver- 
sion fut  oubliée.  Mais  au  moment  de  la  rechute  le  curé  revint,  bien  déter- 
miné à  ne  pas  enterrer  Voltaire  s'il  n'obtenait  pas  cette  rétractation  si 
désirée. 

Ce  curé  ^  était  un  de  ces  hommes  moitié  hypocrites,  moitié  imbéciles, 
parlant  avec  la  persuasion  stupide  d'un  énergumène,  agissant  avec  la  sou- 
plesse d'un  jésuite,  humble  dans  ses  manières  jusqu'à  la  bassesse,  arrogant 
dans  ses  prétentions  sacerdotales,  rampant  auprès  des  grands,  charitable 
pour  cette  populace  dont  on  dispose  avec  des  aumônes,  et  fatiguant  les 
simples  citoyens  de  son  impérieux  fanatisme.  Il  voulait  absolument  faire 
reconnaître  au  moins  à  Voltaire  la  divinité  de  Jésus-Christ,  à  laquelle  il 
s'intéressait  plus  qu'aux  autres  dogmes.  Il  le  tira  un  jour  de  sa  léthargie  en 
lui  criant  aux  oreilles  :  «  Croyez-vous  à  la  divinité  de  Jésus-Christ?  —  Au 
nom  de  Dieu,  monsieur,  ne  me  parlez  plus  de  cet  homme-là,  et  laissez-moi 
mourir  en  repos  »,  répondit  Voltaire. 

Alors  le  prêtre  annonça  qu'il  ne  pouvait  s'empêcher  de  lui  refuser  la 
sépulture.  Il  n'en  avait  pas  le  droit  :  car,  suivant  les  lois,  ce  refus  doit  être 
précédé  d'une  sentence  d'excommunication,  ou  d'un  jugement  séculier.  On 
peut  même  appeler  comme  d'abus  de  l'excommunication.  La  famille,  en  se 
plaignant  au  parlement,  eût  obtenu  justice.  Mais  elle  craignit  le  fanatisme 
de  ce  corps,  la  haine  de  ses  membres  pour  Voltaire,  qui  avait  tonné  tant 
de  fois  contre  ses  injustices,  et  combattu  ses  prétentions.  Elle  ne  sentit  point 
que  le  parlement  ne  pouvait,  sans  se  déshonorer,  s'écarter  des  principes 
qu'il  avait  suivis  en  faveur  des  jansénistes,  qu'un  grand  nombre  de  jeunes 
magistrats  n'attendaient  qu'une  occasion  d'effacer,  par  quelque  action  écla- 
tante, ce  reproche  de  fanatisme  qui  les  humiliait,  de  s'honorer  en  donnant 
une  marque  de  respect  à  la  mémoire  d'un  homme  de  génie  qu'ils  avaient 
eu  le  malheur  de  compter  parmi  leurs  ennemis,  et  démontrer  qu'ils  aimaient 
mieux  réparer  leurs  injustices  que  venger  leurs  injures.  La  famille  ne 
sentit  pas  combien  lui  donnait  de  force  cet  enthousiasme  que  Voltaire  avait 
excité,  enthousiasme  qui  avait  gagné  toutes  les  classes  de  la  nation,  et  qu'au- 
cune autorité  n'eût  osé  attaquer  de  front. 

On  préféra  de  négocier  avec  le  ministère.  N'osant  ni  blesser  l'opinion 
publique  en  servant  la  vengeance  du  clergé,  j\i  déplaire  aux  prêtres  en  les 
forçant  de  se  conformer  aux  lois,  ni  les  punir  en  érigeant  un  monument  pu- 
blic au  grand  homme  dont  ils  troublaient  si  lâchement  les  cendres,  et  en 

1.  J.-J.  t'aydit  (leTersac. 


280  VIE    DE    VOLTAIRE. 

le  dédommageant  des  honneurs  ecclésiastiques,  qu'il  méritait  si  peu,  par 
des  honneurs  civiques  dus  à  son  génie  et  au  bien  qu'il  avait  fait  à  la  nation, 
les  ministres  approuvèrent  la  proposition  de  transporter  le  corps  de  Voltaire 
dans  l'église  d'un  monastère  dont  son  neveu  ^  était  abbé,  il  fut  donc  conduit 
à  Scellières.  Les  prêtres  étaient  convenus  de  ne  pas  troubler  Texécution  de 
ce  projet.  Cependant  deux  grandes  dames,  très-dévotes,  écrivirent  à  l'évéque 
de  Troyes  pour  l'engager  à  s'o|)poser  à  l'inhumation,  en  qualité  d'évéque 
diocésain.  Mais,  heureusement  pour  l'iioniieur  de  l'évéque,  ces  lettres  arri- 
vèrent trop  tard,  et  Voltaire  fut  enterré.  , 

L'Académie  française  était  dans  l'usage  de  faire  un  service  aux  Cordeliers 
pour  chacun  de  ses  membres.  L'archevêque  de  Paris,  Beaumont,  si  connu 
par  son  ignorance  et  son  fanatisme,  défendit  de  faire  ce  service.  Les  corde- 
liers obéirent  à  regret,  sachant  bien  que  les  confesseurs  de  Beaumont  lui 
pardonnaient  la  vengeance,  et  ne  lui  prêchaient  pas  la  justice.  L'Académie 
résolut  alors  de  suspendre  cet  usage  jusqu'à  ce  que  l'insulte  faite  au  plus 
illustre  de  ses  membres  eût  été  réparée.  Ainsi  Beaumont  servit  malgré  lui  à 
détruire  une  superstition  ridicule. 

Cependant  le  roi  de  Prusse  ordonna  pour  Voltaire  un  service  solennel 
dans  l'église  catholique  de  Berlin.  L'Académie  de  Prusse  y  fut  invitée  de  sa 
part;  et,  ce  qui  était  plus  glorieux  pour  Voltaire,  dans  le  camp  même  oiî  à  la 
tête  de  cent  cinquante  mille  hommes  il  défendait  les  droits  des  princes  de 
l'Empire,  et  en  imposait  à  la  puissance  autrichienne,  il  écrivit  l'éloge  de 
l'homme  illustre  dont  il  avait  été  le  disciple  et  l'ami,  et  qui  peut-être  ne  lui 
avait  jamais  pardonné  l'indigne  et  honteuse  violence  exercée  contre  lui  à 
Francfort  par  ses  ordres,  mais  vers  lequel  un  sentiment  d'admiration  et  un  goût 
naturel  le  ramenaient  sans  cesse,  même  malgré  lui.  Cet  éloge  était  une  bien 
noble  compensation  de  l'indigne  vengeance  des  prêtres. 

De  tous  les  attentats  contre  l'humanité,  que  dans  les  temps  d'ignorance 
et  de  superstition  les  prêtres  ont  obtenu  le  pouvoir  de  commettre  avec  im- 
punité, celui  qui  s'exerce  sur  des  cadavres  est  sans  doute  le  moins  nuisible; 
et,  à  des  yeux  philosophiques,  leurs  outrages  ne  peuvent  paraître  qu'un 
titre  de  gloire.  Cependant  le  respect  pour  les  restes  des  personnes  qu'on  a 
chéries  n'est  point  un  préjugé  :  c'est  un  sentiment  inspiré  par  la  nature 
même,  qui  a  mis  au  fond  de  nos  cœurs  une  sorte  de  vénération  religieuse 
pour  tout  ce  qui  nous  rappelle  des  êtres  que  l'amitié  ou  la  reconnaissance 
nous  ont  rendus  sacrés.  La  liberté  d'offrir  à  leurs  dépouilles  ces  tristes 
hommages  est  donc  un  droit  précieux  pour  l'homme  sensible;  et  l'on  ne  peut 
sans  injustice  lui  enlever  la  liberté  de  choisir  ceux  que  son  cœur  lui  dicte, 
encore  moins  lui  interdire  cette  consolation  au  gré  d'une  caste  intolérante 
qui  a  usurpé,  avec  une  audace  trop  longtemps  soufferte,  le  droit  de  juger 
et  de  punir  les  pensées. 

D'ailleurs  son  empire  sur  l'esprit  de  la  populace  n'est  pas  encore  détruit; 
un  chrétien  privé  de  la  sépulture  est  encore,  aux  yeux  du  petit  peuple,  un 
homme  digne  d'horreur  et  de  mépris,    et  cette  horreur  dans  les  âmes  sou- 

1.  L'abbé  Mignot. 


VIE    DE   VOLTAIRE,  281 

mises  aux  préjugés  s'élcnd  jusque  sur  sa  famille.  Sans  doute  si  la  haine  des 
prêtres  ne  poursuivait  que  des  hommes  immortalisés  par  des  chefs-d'œuvre, 
dont  le  nom  a  fatigué  la  renommée,  dont  la  gloire  doit  embrasser  tous  les 
siècles,  on  pourrait  leur  pardonner  leurs  impuissants  efforts;  mais  leur  haine 
peut  s'attacher  à  des  victimes  moins  illustres;  et  tous  les  hommes  ont  les 
mêmes  droits. 

Le  ministère,  un  peu  honteux  do  sa  faiblesse,  crut  échapper  au  mépris 
public  en  empêchant  de  parler  de  Voltaire  dans  les  écrits  ou  dans  les  endroits 
où  la  police  est  dans  l'usage  de  violer  la  liberté,  sous  prétexte  d'établir  le 
bon  ordre,  qu'elle  confond  trop  souvent  avec  le  respect  pour  les  sottises 
établies  ou  protégées. 

On  défendit  aux  papiers  publics  de  parler  de  sa  mort  \  et  les  comédiens 
eurent  ordre  de  ne  jouer  aucune  de  ses  pièces  2.  Les  ministres  ne  songèrent 
pas  que  de  pareils  moyens  d'empêcher  qu'on  ne  s'irritât  contre  leur  faiblesse 
ne  serviraient  qu'à  en  donner  une  nouvelle  preuve,  et  montreraient  qu'ils 
n'avaient  ni  le  courage  de  mériter  l'approbation  publique,  ni  celui  de  sup- 
porter le  blâme. 

Ce  simple  récit  des  événements  de  la  vie  de  Voltaire  a  fait  assez  con- 
naître son  caractère  et  son  âme  :  la  bienfaisance,  l'indulgence  pour  les  fai- 
blesses, la  haine  de  l'injustice  et  de  l'oppression,  en  forment  les  principaux 
traits.  On  peut  le  compter  parmi  le  très-petit  nombre  des  hommes  en  qui 
*'amour  de  l'humanité  a  été  une  véritable  passion.  Cette  passion,  la  plus  noble 
de  toutes,  n'a  été  connue  que  dans  nos  tem[)S  modernes:  elle  est  née  du 
progrès  des  lumières,  et  sa  seule  existence  suffit  pour  confondre  les  aveugles 
partisans  de  l'antiquité,  et  les  calomniateurs  de  la  philosophie. 

Mais  les  heureuses  qualités  de  Voltaire  étaient  souvent  égarées  par  une 
mobilité  naturelle  que  l'habitude  de  faire  des  tragédies  avait  encore  aug- 
mentée. 11  passait  en  un  instant  de  la  colère  à  l'attendrissement,  de  l'indi- 
gnation à  la  plaisanterie.  Né  avec  des  passions  violentes,  elles  l'entraînèrent 
trop  loin  quelquefois;  et  sa  mobilité  le  priva  des  avantages  ordinaires  aux 
âmes  passionnées,  la  fermeté  dans  la  conduite,  et  ce  courage  que  la  crainte 
ne  peut  arrêter  quand  il  faut  agir,  et  qui  ne  s'ébranle  point  par  la  présence 
du  danger  qu'il  a  prévu.  On  l'a  vu  souvent  s'exposer  à  l'orage  presque  avec 
témérité,  rarement  on  l'a  vu  le  braver  avec  constance  :  et  ces  aUernatives 
d'audace  et  de  faiblesse  ont  souvent  affligé  ses  amis,  et  préparé  d'indignes 
triomphes  à  ses  lâches  ennemis. 

1.  On  ne  parla  delà  mort  de  Voltaire  ni  dans  le  Mercure,  ni  dans  le  Journal 
de  Paris. 

2.  Cotte  défense  fut  bientôt  levée;  le  20  juin  1778,  on  joua  Nanine  à  la  Comé- 
die française  ;  les  22  et  28,  ou  représenta  Tancrède.  Le  1"  février  1779,  La  Harpe 
donna  sur  le  même  Ihéâlre  les  Muses  rivales,  ou  l'Apothéose  de  Voltaire,  en  un 
acte  el  en  vers  libres.  Enfin  le  31  mai  1779,  comme  anniversaire  de  la  mort  de 
Voltaire,  eut  lieu  la  première  représentation  d'Atjathocle,  tragédie  posthume  de 
Voltaire  (voyez  tome  VII,  page  389).  Mais  i)cndant  qu'on  laissait  rendre  ces  hom- 
mages à  la  mémoire  de  Voltaire,  on  faisait  supprimer  vingt-sei)t  vers  à  son  hon- 
neur dans  le  chant  de  Janvier,  du  poënie  des  Mois  jtar  llouch'r. 


282  VIE    DE    VOLTAIRE. 

Il  fut  constant  dans  l'amitié.  Celle  qui  le  liait  àGénonville,  au  président 
de  Maisons,  à  Formont,  à  Cideville,  à  la  marquise  du  Chàtelet,  à  d'Argental, 
a  d'Alembert^,  troublée  par  des  nuages  passagers,  ne  se  termina  que  par 
la  mort.  On  voit  dans  ses  ouvrages  que  peu  d'hommes  sensibles  ont  con- 
servé aussi  longtemps  que  lui  le  souvenir  des  amis  qu'ils  ont  perdus  dans 
la  jeunesse. 

On  lui  a  reproché  ses  nombreuses  querelles;  mais  dans  aucune  il  n'a  été 
l'agresseur;  mais  ses  ennemis,  ceux  du  moins  pour  lesquels  il  fut  irrécon- 
ciliable, ceux  qu'il  dévoua  au  mépris  public,  ne  s'étaient  point  bornés  à  des 
attaques  personnelles;  ils  s'étaient  rendus  se?  délateurs  auprès  des  fana- 
tiques, et  avaient  voulu  appeler  sur  sa  tête  le  glaive  de  ia  persécution. 
Il  est  affligeant  sans  doute  d'être  oblige  de  placer  dans  cette  liste  des 
hommes  d'un  mérite  réel  :  le  poète  Rousseau,  les  deuxPompignan-,  Larcher, 
et  même  Rousseau  de  Genève.  Mais  n'est-il  pas  plus  excusable  de  porter 
trop  loin,  dans  sa  vengeance,  les  droits  de  la  défense  naturelle,  et  d'être  in- 
juste en  cédant  à  une  colère  dont  le  motif  est  légitime,  que  de  violer  les 
lois  de  l'humanité  en  compromettant  les  droits,  la  liberté,  la  sûreté  d'un 
citoyen,  pour  satisfaire  son  orgueil,  ses  projets  d'hypocrisie,  ou  son  atta- 
chement opiniâtre  à  ses  opinions? 

On  a  reproché  à  Voltaire  son  acharnement  contre  Maupertuis;  mais  cet 
acharnement  ne  se  borna-t-il  pas  à  couvrir  de  ridicule  un  homme  qui,  par 
de  basses  intrigues,  avait  cherché  à  le  déshonorer  et  à  le  perdre,  et  qui, 
pour  se  venger  de  quelques  plaisanteries,  avait  appelé  à  son  secours  la  puis- 
sance d'un  roi  irrité  par  ses  insidieuses  délations? 

On  a  prétendu  que  Voltaire  était  jaloux,  et  on  y  a  répondu  par  ce  vers 
de  Tancrède^  : 

De  qui  dans  l'univers  peut-il  être  jaloux? 

MaiSj  dit-on,  il  Vêlait  de  Buffon.  Quoi  !   l'homme  dont  la  main  puis- 

\.  D'Argental  et  d'Alembert  ont  seuls  survécu  à  Voltaire. 

2.  L'un  d'eux  vient  d'effacer,  par  une  conduite  noble  et  patriotique,  les  taches 
que  ses  délations  épiscopales  avaient  répandues  sur  sa  vie.  On  le  voit  adopter 
aujourd'hui  avec  courage  les  mêmes  principes  de  liberté  que  dans  ses  ouvrages  ii 
reprochait  avec  amertume  aux  philosophes,  et  contre  lesquels  il  invoquait  la  ven- 
geance du  despotisme.  On  se  tioniperait  si,  d'après  cette  contradiction,  on  l'ac- 
cusait de  mauvaise  foi.  Rien  n'est  plus  commun  que  des  hommes  qui,  joignant  à 
une  âoie  honnête  et  à  un  sens  droit  un  esprit  timide,  n'osent  examiner  certains 
principes,  ni  penser  d'après  eux-mêmes,  sur  certains  objets,  avant  de  se  sentir 
appuyés  par  l'opinion.  (K.) 

—  C'est  Lefranc  de  Pompignan,  archevêque  de  Vienne,  que  Condorcet  loue  ici. 
Cependant  lorsqu'en  1781  avait  paru  le  prospectus  de  l'édition  de  Kehl  des 
OEuvres  de  Voltaire,  ce  prélat  avait  publié  un  violent  mandement.  Mais,  le 
22  juin  1789,  ce  fut  à  la  tête  des  cent  quarante-neuf  membres  de  l'ordre  du  clergé 
qu'il  alla  se  réunir  à  l'ordre  du  tiers  état  pour  faire  en  commun  la  vérification 
des  pouvoirs. 

3.  Acte  IV,  scène  v.  La  Harpe,  dans  son  Éloge  de  Voltaire  (voyez  page  183), 
a  déjà  fait  la  même  citation. 


VIE   DE   VOLTAIRE.  285 

santé  ébranlait  les  antiques  colonnes  du  tennple  de  la  Superstition,  et  qui 
aspirait  à  changer  en  hommes  ces  vils  troupeaux  qui  gémissaient  depuis  si 
longtemps  sous  la  verge  sacerdotale,  eût-il  été  jaloux  de  la  peinture  heureuse 
et  brillante  des  mœurs  de  quelques  animaux,  ou  de  la  combinaison  plus  ou 
moins  adroite  de  quelques  vains  systèmes  démentis  par  les  faits? 

Il  l'était  de  J.-J.  Rousseau  :  il  est  vrai  que  sa  hardiesse  excita  celle 
de  Voltaire  ;  mais  le  philosophe  qui  voyait  le  progrès  des  lumières  adoucir, 
affranchir,  et  perfectionner  l'espèce  humaine,  et  qui  jouissait  de  cette  révo- 
lution comme  de  son  ouvrage,  était-il  jaloux  de  l'écrivain  éloquent  qui  eût 
voulu  condamner  l'esprit  humain  à  une  ignorance  éternelle?  L'ennemi  de 
la  superstition  était-il  jaloux  de  celui  qui,  ne  trouvant  plus  assez  de  gloire 
à  détruire  les  autels,  essayait  vainement  de  les  relever? 

Voltaire  ne  rendit  pas  justice  aux  talents  de  Rousseau,  parce  que  son 
esprit  juste  et  naturel  avait  une  répugnance  involontaire  pour  les  opinions 
exagérées,  que  le  ton  de  l'austérité  lui  présentait  une  teinte  d'hypocrisie 
dont  Ici  moindre  nuance  devait  révolter  son  âme  indépendante  et  franche  ; 
qu'enfin,  accoutumé  à  répandre  la  plaisanterie  sur  tous  les  olijefs,  la  gra- 
vité dans  les  petits  détails  des  passions  ou  de  la  vie  humaine  lui  paraissait 
toujours  un  peu  ridicule.  Il  fut  injuste,  parce  que  Rousseau  l'avait  irrité  en 
répondant  par  des  injures  à  des  offres  de  service  ;  parce  que  Rousseau,  en 
l'accusant  de  le  persécuter  lorsqu'il  prenait  sa  défense,  se  permettait  de  le 
dénoncer  lui-même  aux  persécuteurs. 

H  était  jaloux  de  Montesquieu  :  mais  il  avait  à  se  plaindre  de  l'auteur 
de  rEsprit  des  lois,  qui  affectait  pour  lui  de  l'indifférence,  et  presque  du 
mépris,  moitié  par  une  morgue  maladroite,  moitié  par  une  politique  timide: 
et  cependant  ce  mot  célèbre  de  Voltaire  :  L'humanité  avait  perdu  ses 
titres,  Montesquieu  les  a  retrouvés  et  les  lui  a  rendus  ^,  est  encore  le 
plus  bel  éloge  de  l'Esprit  des  Lois  ;  et  ce  mot  passe  même  les  bornes  de  la 
justice.  11  n'est  vrai  du  moins  que  pour  la  France,  puisque,  sans  parler  des 
ouvrages  d'Althusius^  et  de  quelques  autres,  les  droits  de  l'humanité  sont 
réclamés  avec  plus  de  force  et  de  franchise  dans  Locke  et  dans  Sidney  que 
dans  Montesquieu. 

Voltaire  a  souvent  critique  l'Esprit  des  Lois,  mais  presque  toujours 
avec  justice.  Et,  ce  qui  prouve  qu'il  a  eu  raison  de  combattre  Montesquieu, 
c'est  que  nous  voyons  aujourd'lmi  les  préjugés  les  plus  absurdes  et  les  plus 
funestes  s'appuyer  de  l'autorité  de  cet  homme  célèbre,  et  que,  si  le  progrès 
des  lumières  n'avait  enfin  brisé  le  joug  de  toute  espèce  d'autorité  dans  les 
questions  qui  ne  doivent  être  soumises  qu'à  la  raison,  l'ouvrage  de  Montos- 
(juieu  ferait  aujourd'hui  plus  de  mal  à  la  France  qu'il  n'a  pu  faire  de  bien  à 
TEurope.  L'enthousiasme  de  ses  partisans  a  été  porté  jusqu'à  dire  que 
Voltaire  n'était  pas  en  état  de  le  juger,  ni  même  de  l'entendre.  Irrité  du  ton 

1.  Voltaire  a  dit  dans  son  A,  B,  C  (voyez  tome  XXVII,  page  322)  :  «  Montes- 
quieu présente  à  la  nature  liumaine  ses  titres,  qu'elle  a  perdus.  » 

2.  Jurisconsulte  allemand  du  xvi«  siècle.  11  soutenait  dès  ce  temps-là  que  la 
s^ouveraineté  des  États  appartient  au  peuple.  (K.) 


284  VIE    DE    VOLTAIRE. 

de  ces  critiques,  il  a  pu  mêler  quelque  teinte  d'humeur  à  ses  justes  obser- 
vations. N'est-elle  pas  justifiée  par  une  hauteur  si  ridicule  ? 

La  mode  d'accuser  Voltaire  de  jalousie  était  même  parvenue  au  point  que 
l'on  attribuait  à  ce  sentiment,  et  ses  sages  observations  sur  l'ouvrage  d'Hel- 
vélius,  que,  par  respect  pour  un  philosophe  persécuté,  il  avait  eu  la  déli- 
catesse de  ne  publier  qu'après  sa  mort,  et  jusqu'à  sa  colère  contre  le  succès 
éphémère  de  quelques  mauvaises  tragédies  :  comme  si  on  ne  pouvait  être 
blessé,  sans  aucun  retour  sur  soi-même,  de  ces  réputations  usurpées,  sou- 
vent si  funestes  aux  progrès  des  arts  et  de  la  philosophie.  Combien,  dans 
un  autre  genre,  les  louanges  prodiguées  à  Richelieu,  à  Colbert,  et  à  quel- 
ques autres  ministres,  n'ont-elles  pas  arrêté  la  marche  delà  raison  dans  les 
sciences  politiques  ! 

En  lisant  les  ouvrages  de  Voltaire,  on  voit  que  personne  n'a  possédé 
peut-être  la  justesse  d'esprit  à  un  plus  haut  degré.  Il  la  conserve  au  milieu 
de  l'enthousiasme  poétique,  comme  dans  l'ivresse  de  la  gaieté;  partout  elle 
dirige  son  goût  et  règle  ses  opinions  :  et  c'est  une  des  principales  causes  du 
charme  inexprimable  que  ses  ouvrages  ont  pour  tous  les  bons  esprits.  Aucun 
esprit  n'a  pu  peut-être  embrasser  plus  d'idées  à  la  fois,  n'a  pénétré  avec 
plus  de  sagacité  tout  ce  qu'un  seul  instant  peut  saisir,  n'a  montré  même  plus 
de  profondeur  dans  tout  ce  qui  n'exige  pas  ou  une  longue  analyse,  ou  une 
forte  méditation.  Son  coup  d'œil  d'aigle  a  plus  d'une  fois  étonné  ceux 
mêmes  qui  devaient  à  ces  moyens  des  idées  plus  appronfondies,  des  com- 
binaisons plus  vastes  et  plus  précises.  Souvent,  dans  la  conversation,  on  le 
voyait  en  un  instant  choisir  entre  plusieurs  idées,  les  ordonner  à  la  fois,  et, 
pour  la  clarté  et  pour  l'effet,  les  revêtir  d'une  expression  heureuse  et  bril- 
lante. 

De  là  ce  précieux  avantage  d'être  toujours  clair  et  simple,  sans  jamais 
être  insipide,  et  d'être  lu  avec  un  égal  plaisir,-  et  par  le  peuple  des  lecteurs, 
et  par  l'élite  des  philosophes.  En  le  lisant  avec  réflexion,  on  trouve  dans  ses 
ouvrages  une  foule  de  maximes  d'une  philosophie  profonde  et  vraie  qui 
échappent  aux  lecteurs  superficiels,  parce  qu'elles  ne  commandent  point  l'at- 
tention, et  qu'elles  n'exigent  aucun  effort  pour  être  entendues. 

Si  on  le  considère  comme  poëte,  on  verra  que,  dans  tous  les  genres  où 
il  s'est  essayé,  l'ode  et  la  comédie  sont  les  seuls  où  il  n'ait  pas  mérité  d'être 
placé  au  premier  rang.  Il  ne  réussit  point  dans  la  comédie,  parce  qu'il  avait, 
comme  on  l'a  déjà  remarqué,  le  talent  de  saisir  le  ridicule  des  opinions,  et 
non  celui  des  caractères,  qui,  pouvant  être  mis  en  action,  est  le  seul  propre 
à  la  comédie.  Ce  n'est  pas  que  dans  un  pays  où  la  raison  humaine  serait 
affranchie  de  toutes  ses  lisières,  où  la  philosophie  serait  populaire,  on  ne  pût 
mettre  avec  succès  sur  le  théâtre  des  opinions  à  la  fois  dangereuses  et 
absurdes;  mais  ce  genre  de  liberté  n'existe  encore  pour  aucun  peuple. 

La  poésie  lui  doit  la  liberté  de  pouvoir  s'exercer  dans  un  champ  plus 
vaste  ;  et  il  a  montré  comment  elle  peut  s'unir  avec  la  philosophie,  de 
manière  que  la  poésie,  sans  rien  perdre  de  ses  grâces,  s'élève  à  de  nou- 
velles beautés,  et  que  la  philosophie,  sans  sécheresse  et  sans  enflure,  con- 
serve son  exactitude  et  sa  profondeur. 


VIE   DE    VOLTAIRE.  283 

On  ne  peut  lire  son  théâtre  sans  observer  que  l'art  tragique  lui  doit  les 
seuls  progrès  qu'il  ait  faits  depuis  Racine  ;  et  ceux  mêmes  qui  lui  refuseraient 
la  supériorité  ou  l'égalité  du  talent  de  la  poésie  ne  pourraient,  sans  aveu- 
glement ou  sans  injustice,  méconnaître  ces  progrès.  Ses  dernières  tragédies 
prouvent  qu'il  était  bien  éloigné  de  croire  avoir  atteint  le  but  de  cet  art  si 
difficile.  Il  sentait  que  l'on  pouvait  encore  rapprocher  davantage  la  tragédie 
de  la  nature,  sans  lui  rien  ôter  de  sa  pompe  et  de  sa  noblesse;  qu'elle 
peignait  encore  trop  souvent  des  mœurs  do  convention,  que  les  femmes  y 
parlaient  trop  de  leur  amour,  qu'il  fallait  les  offrir  sur  le  théâtre  comme 
elles  sont  dans  la  société,  ne  montrant  d'abord  leur  passion  que  par  les 
efforts  qu'elles  font  pour  la  cacher,  et  ne  s'y  abandonnant  que  dans  les 
moments  où  l'excès  du  danger  et  du  malheur  ne  permet  plus  de  rien 
ménager.  Il  croyait  que  des  hommes  simples,  grands  par  leur  seul  carac- 
tère, étrangers  à  l'intérêt  et  à  l'ambition,  pouvaient  offrir  une  source  de 
beautés  nouvelles,  donner  à  la  tragédie  plus  de  variété  et  de  vérité.  Mais  il 
était  trop  faible  pour  exécuter  ce  qu'il  avait  conçu  ;  et,  si  l'on  excepte  le 
rôle  du  père  d'Irène,  ses  dernières  tragédies  sont  plutôt  des  leçons  que  des 
modèles. 

Si  donc  un  homme  de  génie,  dans  les  arts,  est  surtout  celui  qui,  en  les 
enrichissant  de  nouveaux  chefs-d'œuvre,  en  a  reculé  les  bornes,  quel  homme 
a  plus  mérité  que  Voltaire  ce  titre,  qui  lui  a  été  cependant  refusé  par  des 
écrivains,  la  plupart  trop  éloignés  d'avoir  du  génie  pour  sentir  ce  qui  en 
est  le  vrai  caractère? 

C'est  à  Voltaire  que  nous  devons  d'avoir  conçu  l'histoire  sous  un  point 
de  vue  plus  vaste,  plus  utile  que  les  anciens.  CTest  dans  ses  écrits  qu'elle 
est  devenue,  non  le  récit  des  événements,  le  tableau  des  révolutions  d'un 
peuple,  mais  celui  de  la  nature  humaine  tracé  d'après  les  faits,  mais  le 
résultat  philosophique  de  l'expérience  de  tous  les  siècles  et  de  toutes  les 
nations.  C'est  lui  qui  le  premier  a  introduit  dans  l'histoire  la  véritable  cri- 
tique, qui  a  montré  le  premier  que  la  probabilité  naturelle  des  événements 
devait  entrer  dans  la  balance  avec  la  probabilité  des  témoignages,  et  que 
l'historien  philosophe  doit  non-seulement  rejeter  les  faits  miraculeux,  mais 
peser  avec  scrupule  les  motifs  de  croire  ceux  qui  s'écartent  de  l'ordre  com- 
mun de  la  nature. 

Peut-être  a-t-il  abusé  quehjuefoisde  cette  règle  si  sage  qu'il  avait  donnée, 
et  dont  le  calcul  peut  rigoureusement  démontrer  la  vérité.  Mais  on  lui  devra 
toujours  d'avoir  débarrassé  l'histoire  de  cette  foule  de  faits  extraordinaires 
adoptés  sans  preuves,  qui,  frappant,  davantage  les  esprits,  étouilaient  les 
événements  les  plus  naturels  elles  mieux  constatés;  et,  avant  lui,  la  plupart 
des  hommes  ne  savaient  de  l'histoire  que  les  fables  qui  la  défigurent.  Il  a 
prouvé  que  les  absurdités  du  polythéisme  n'avaient  jamais  été  chez  les 
grandes  nations  que  la  religion  du  vulgaire,  et  que  la  croyance  d'un  Dieu 
unique,  commune  a  tous  les  peuples,  n'avait  pas  eu  besoin  d'ôtre  révélée 
par  des  moyens  surnaturels.  Il  a  montré  que  tous  les  peuples  ont  reconnu 
les  grands  principes  do  la  morale,  toujours  d'autant  plus  pure  que  les 
hommes  ont  été  plus  civilisés  et  plus  éclairés.  Il  nous  a  fait  voir  que  souvent 


286  VIE   DE   VOLTAIRE. 

l'influence  des  religions  a  corrompu  la  morale,  et  que  jamais  elle  ne  l'a 
perfectionnée. 

Comme  philosophe,  c'est  lui  qui  le  premier  a  présenté  le  modèle  d'un 
simple  citoyen  embrassant  dans  ses  vœux  et  dans  ses  travaux  tous  les 
intérêts  de  l'homme  dans  tous  les  pays  et  dans  tous  les  siècles,  s'élevant 
contre  toutes  les  erreurs,  contre  toutes  les  oppressions,  défendant,  répandant 
toutes  les  vérités  utiles. 

L'histoire  de  ce  qui  s'est  fait  en  Europe  en  faveur  de  la  raison  et  de 
l'humanité  est  celle  de  ses  travaux  et  de  ses  bienfaits.  Si  l'usage  absurde  et 
dangereux  d'enterrer  les  morts  dans  l'enceinte  des  villes,  et  même  dans  les 
temples,  a  été  aboli  dans  quelques  contrées;  si,  dans  quelques  parties  du 
continent  de  l'Europe,  les  hommes  échappent  par  l'inoculation  a  un  fléau 
qui  menace  la  vie  et  souvent  détruit  le  bonheur;  si  le  clergé  des  pays 
soumis  à  la  religion  romaine  a  perdu  sa  dangereuse  puissance,  et  va  perdre ^ 

1.  La  prédiction  que  Condorcet  faisait  ici  ne  tarda  pas  à  se  vérifier  ;  le  2  no- 
vembre 1789,  les  biens  ecclésiastiques  furent  déclarés  être  à  la  disposition  de  la 
nation.  Un  décret  du  18  mars  1790  ordonna  qu'ils  seraient  vendus.  L'abbaye  de 
Scellières,  où  étaient  les  restes  de  Voltaire,  allait  être  vendue.  Un  décret  du 
8  mai  1791,  sanctionné  le  15  par  Louis  XVI,  ordonne  que  les  restes  de  Voltaire 
seront  provisoirement  transportés  dans  l'église  de  Romilly,  en  attendant  que 
l'Assemblée  nationale  ait  statué  sur  les  honneurs  funèbres  à  lui  rendre.  Un  autre 
décret  du  30  mai  prononce  la  translation  de  ses  cendres  au  Panthéon  (c'était  le 
nom  donné  au  nouvel  édifice  Sainte-Geneviève).  Ce  décret  donna  lieu  à  une  récla- 
mation intitulée  Pétition  à  V Assemblée  nationale  relative  au  transport  de  Vol- 
taire, in-S"  de  huit  pages,  qui  eut  deux  éditions.  Elle  est  revêtue  de  plus  de  cent 
soixante  signatures,  dont  la  plus  remarquable  est  celle  de  P.-J,  Agier,  alors  juge, 
mort  en  1823,  l'un  des  présidents  de  la  cour  royale  de  Paris.  Parmi  les  autres 
personnes  qui  signèrent  figurent  des  curés,  des  instituteurs,  et  des  jansénistes 
ecclésiastiques  ou  laïques.  La  translation  n'en  eut  pas  moins  lieu  le  11  juillet  1791. 
Le  même  jour,  on  donna  sur  le  Théâtre-Français  une  représentation  des  Muses 
rivales,  de  La  Harpe,  avec  quelques  vers  ajoutés  relatifs  à  la  circonstance.  Sous  le 
règne  de  Napoléon,  l'église  de  Sainte-Geneviève  fut  rendue  au  culte  catholique  ;  on 
y  attacha  du  moins  un  archiprêtre.  Mais  les  cendres  de  Voltaire  restèrent  dans  le 
caveau  où  elles  avaient  été  mises,  ainsi  que  celles  de  J.-J.  Rousseau,  qui  y  avaient 
été  apportées  le  20  vendémiaire  an  III  de  la  République  (11  octobre  1794). 

Sous  la  Restauration,  on  avait  ôté  au  monument  le  nom  de  Panthéon.  Sous  le 
titre  d'église  de  Sainte-Geneviève  il  fut  remis,  en  1821,  à  des  missionnaires  qui 
y  firent  quelques  prédications.  On  avait  tout  à  craindre  de  leur  fanatisme.  L'ad- 
ministration eut  la  précaution  de  mettre  en  sûreté  les  sarcophages  de  Voltaire  et 
de  Rousseau;  on  les  transporta  dans  des  caveaux  situés  sous  le  grand  porche  en 
dehors  de  l'édifice.  Ces  caveaux,  formant  une  sorte  de  cimetière  sur  lequel  le 
clergé  ne  pouvait  élever  de  prétention,  furent  fermés  avec  beaucoup  de  précau- 
tion, et  les  clefs  en  restèrent  entre  les  mains  de  M.  Hély  d'Oissol,  alors  directeur 
des  travaux  publics.  En  1827,  M.  Héricart  de  Thury  jugea  à  propos  de  faire 
établir  une  double  clôture,  le  26  mars,  après  avoir  visité  les  fermetures  des  ca- 
veaux et  les  avoir  trouvées  en  bon  état. 

En  1830,  les  deux  sarcophages  ont  été  replacés  dans  le  caveau  où  ils  étaient 
avant  1821. 

Mais  tous  les  restes  de  Voltaire  ne  sont  pas  au  Panthéon  :  son  cœur,  qui  devait 
être  à  Ferney,  y  resta  tant  que  le  marquis  de  Villette  posséda  cette  terre  ;  il  était  à 


VIE    DE   VOLTAIRE.  287 

ses  scandaleuses  richesses  ;  si  la  liberté  de  la  presse  y  a  fait  quelques 
progrès  ;  si  la  Suède,  la  Russie,  la  Pologne,  la  Prusse,  les  États  de  la 
maison  d'Autriche,  ont  vu  disparaître  une  intolérance  tyrannique  •  si 
même  en  France,  et  dans  quelques  États  d'Italie,  on  a  osé  lui  porter  quelques 
atteintes;  si  les  restes  honteux  de  la  servitude  féodale  ont  été  ébranlés  eu 
Russie,  en  Danemark,  en  Bohème,  et  en  France;  si  la  Pologne  même  en 
sent  aujourd'hui  l'injustice  et  le  danger;  si  les  lois  absurdes  et  barbares  de 
presque  tous  les  peuples  ont  été  abolies,  ou  sont  menacées  d'une  destruc- 
tion prochaine;  si  partout  on  a  senti  la  nécessité  de  réformer  les  lois  et  les 
tribunaux  ;  si,  dans  le  continent  de  l'Furope,  les  hommes  ont  senti  qu'ils 
avaient  le  droit  de  se  servir  de  leur  raison;  si  les  préjugés  religieux  ont 
été  détruits  dans  les  premières  classes  de  la  société,  ;iffaiblis  dans  les  cours 
et  dans  le  peuple;  si  leurs  défenseurs  ont  été  réduits  à  la  honteuse  néces- 
sité d'en  soutenir  l'utilité  politique;  si  l'amour  de  l'humanité  est  devenu  le 
langage  commun  de  tous  les  gouvernements;  si  les  guerres  sont  devenues 
moins  fréquentes;  si  on  n'ose  plus  leur  donner  pour  prétexte  l'orgueil  des 

Paris  en  1791,  et  fut  depuis  transporté  au  château  de  Villctte(prè3  de  Pont-Saintc- 
Maxence),  où  il  est  aujourd'hui. 

M.  Mitouart,  apothicaire  à  Paris,  charg-é  de  l'embaumementdu  corps  de  Voltaire 
eut  de  la  famille  la  permission  de  garder  son  cervelet,  et  le  conserva  dans  de  l'es- 
prit-de  vin.  M.  Mitouart  fils,  pensant  qu'il  était  moins  convenablement  chez  un 
particulier  qu'il  ne  le  serait  dans  un  établissement  public,  offrit  au  gouvernement 
de  le  déposer  au  Muséum  d'histoire  naturelle.  C'était  du  temps  du  Directoire  et 
pendant  que  François  de  Neufchâteau  était  ministre  de  l'intérieur.  Une  lettre  de 
ce  ministre,  insérée  dans  le  Moniteur  du  17  germinal  an  VU  (G  mars  1799),  accepte 
l'offre  de  M.  Mitouart,  et  parle  de  placer  le  cervelet  de  Voltaire  à  la  Bibliothèque 
nationale,  au  milieu  des  productions  du  génie  qui  les  anima,  c'est-à-dire  dans  une 
salle  qui  eût  contenu  ses  OEuvres.  Cela  n'eut  aucune  suite  :  le  cervelet,  aujour- 
d'hui (juin  1834),  comme  en  1799,  est  dans  les  mains  de  M,  Mitouart,  pharmacien 
de  la  maison  de  santé,  rue  du  Faubourg-Saint-Denis,  à  Paris. 

On  voit  par  l'extrait  de  la  lettre  de  M.  Bouillerot  que,  lors  de  l'exhumation  de 
Voltaire  en  1791,  un  calcanéum  se  détacha,  et  fut  emporte  par  un  curieux.  Ce 
calcanéum  était  conservé  dans  le  cabinet  d'histoire  naturelle  de  M.  Mandonnet 
propriétaire  à  Chicherei  près  de  Troyes,  et  a  été  le  sujet  d'une  pièce  de  vers  par 
M.  Bernard,  imprimée  dans  les  Mémoires  de  la  Société  académique  du  départe- 
ment de  l'A  ube. 

Lors  de  la  môme  exhumation,  deux  dents  furent  enlevées;  l'une  a  été  long- 
temps conservée  par  M.  Ciiarron,  ollicier  municipal  de  la  commune  de  Paris,  et 
commissaire  spécial  pour  le  transport  du  corps  de  Voltaire;  l'autre  dent  fut  donnée  à 
Ant.-Fr.  Lemaire,  qui  fut  depuis  rédacteur  du  journal  intitulé  le  Citoyen  français, 
et  est  mort  fou  à  Bicétre,  il  y  a  une  dixaine  d'années.  Lemaire  portait  la  relique 
dans  un  médaillon  sur  lequel  était  inscrit  ce  distique  : 

Les  prêtres  ont  causé  tant  de  mal  à  la  terre 
Que  je  garde  contre  eux  une  dent  de  Voltaire. 

A  la  mort  de  Lemaire,  la  dent  est  passée  à  l'un  de  ses  cousins,  portant  le  même 
nom  que  lui,  et  dentiste  à  Paris.  (B.) 

Celte  note  de  Bouchot  sur  l'histoire  posthume  de  Voltaire  est  incomplète.  Elle 
est  complétée  par  les  pièces  que  l'on  trouvera  plus  loin,  à  la  suite  des  Documents 
biographiques. 


288  VIE   DE   VOLTAIRE. 

souverains  ou  des  prétentions  que  la  rouille  des  temps  a  couvertes;  si  l'on 
a  vu  tomber  tous  les  masques  imposteurs  sous  lesquels  des  castes  privilé- 
giées étaient  en  possession  de  tromper  les  hommes  ;  si  pour  la  première 
fois  la  raison  commence  à  répandre  sur  tous  les  peuples  de  l'Europe  un 
jour  égal  et  pur;  partout,  dans  l'histoire  de  ces  changements,  on  trouvera 
le  nom  de  Voltaire,  presque  partout  on  le  verra  ou  commencer  le  combat 
ou  décider  la  victoire. 

Mais,  obligé  presque  toujours  de  cacher  ses  intentions,  de  masquer  ses 
attaques,  si  ses  ouvrages  sont  dans  toutes  les  mains,  les  principes  de  sa 
philosophie  sont  peu  connus. 

L'erreur  et  l'ignorance  sont  la  cause  unique  des  malheurs  du  genre 
humain,  et  les  erreurs  superstitieuses  sont  les  plus  funestes,  parce  qu'elles 
corrompent  toutes  les  sources  de  la  raison,  et  que  leur  fatal  enthousiasme 
instruit  à  commettre  le  crime  sans  remords.  La  douceur  des  mœurs,  com- 
patible avec  toutes  les  formes  de  gouvernement,  diminue  les  maux  que  la 
raison  doit  un  jour  guérir,  et  en  rend  les  progrès  plus  faciles.  L'oppression 
prend  elle-même  le  caractère  des  mœurs  chez  un  peuple  humain;  elle 
conduit  plus  rarement  à  de  grandes  barbaries;  et  dans  un  pays  où  l'on 
aime  les  arts,  et  surtout  les  lettres,  on  tolère  par  respect  pour  elles  la 
liberté  de  penser,  qu'on  n'a  point  encore  le  courage  d'aimer  pour  elle- 
même. 

Il  faut  donc  chercher  à  inspirer  ces  vertus  douces  qui  consolent,  qui 
conduisent  à  la  raison,  qui  sont  à  la  portée  de  tous  les  hommes,  qui  con- 
viennent à  tous  les  âges  de  l'humanité,  et  dont  l'hypocrisie  même  fait 
encore  quelque  bien.  Il  faut  surtout  les  préférer  à  ces  vertus  austères,  qui 
dans  les  âmes  ordinaires  ne  subsistent  guère  sans  un  mélange  de  dureté, 
dont  l'hypocrisie  est  à  la  fois  si  facile  et  si  dangereuse,  qui  souvent 
effrayent  les  tyrans,  mais  qui  rarement  consolent  les  hommes;  dont  enfin 
la  nécessité  prouve  le  malheur  des  nations  de  qui  elles  embellissent 
l'histoire. 

C'est  en  éclairant  les  hommes,  c'est  en  les  adoucissant  qu'on  peut 
espérer  de  les  conduire  à  la  liberté  par  un  chemin  sûr  et  facile.  Mais  on  ne 
peut  espérer  ni  de  répandre  les  lumières  ni  d'adoucir  les  mœurs,  si  des 
guerres  fréquentes  accoutument  à  verser  le  sang  humain  sans  remords,  et 
à  mépriser  la  gloire  des  talents  paisibles;  si,  toujours  occupés  d'opprimer 
ou  de  se  défendre,  les  hommes  mesurent  leur  vertu  par  le  mal  qu  ils 
ont  pu  faire,  et  font  de  l'art  de  détruire  le  premier  des  arts  utiles. 

Plus  les  hommes  seront  éclairés,  plus  ils  seront  libres^,  et  il  leur  en 
coûtera  moins  pour  y  parvenir.  Mais  n'avertissons  point  les  oppresseurs  de 
former  une  ligue  contre  la  raison,  caciions-leur  l'étroite  et  nécessaire  union 
des  lumières  et  de  la  liberté,  ne  leur  apprenons  point  d'avance  qu'un 
peuple  sans  préjugés  est  bientôt  un  peuple  libre. 

Tous  les  gouvernements,  si  on  en  excepte  les  théocraties,  ont  un  intérêt 
présent  de  régner  sur  un  peuple  doux,  et  de  commander  à  des  hommes 

1.  Questions  sur  les  miracles;  voyez  tome  XXV,  pages  418-il9. 


VIE    DE    VOLTAIRE.  289 

éclairés.  Ne  les  avertissons  pas  qu'ils  peuvent  avoir  un  intérêt  plus  éloigné 
à  laisser  les  hommes  dans  l'abrutissement  ;  ne  les  obligeons  pas  à  choisir 
entre  l'intérêt  de  leur  orgueil,  et  celui  de  leur  repos  et  de  leur  gloire. 
Pour  leur  faire  aimer  la  raison,  il  faut  qu'elle  se  montre  à  eux  toujours 
douce,  toujours  paisible;  qu'en  demandant  leur  appui,  elle  leur  offre  le 
sien,  loin  de  les  effrayer  par  des  menaces  imprudentes.  En  attaquant  les 
oppresseurs  avant  d'avoir  éclairé  les  citoyens,  on  risquera  de  perdre  la 
liberté  et  d'étouffer  la  raison.  L'histoire  offre  la  preuve  de  celte  vérité. 
Combien  de  fois,  malgré  les  généreux  efforts  des  amis  de  la  liberté, 
une  seule  bataille  n'a-t-elle  pas  réduit  des  nations  à  une  servitude  de 
plusieurs  siècles  ? 

De  quelle  liberté  même  ont  joui  les  nations  qui  l'ont  recouvrée  par  la 
violence  des  armes,  et  non  par  la  force  de  la  raison?  d'une  liberté  passa- 
gère, et  tellement  troublée  par  des  orages  qu'on  peut  presque  douter 
qu'elle  ait  été  pour  elles  un  véritable  avantage.  Presque  toutes  n'ont-elles 
pas  confondu  les  formes  républicaines  avec  la  jouissance  de  leurs  droits, 
et  la  tyrannie  de  plusieurs  avec  la  liberté?  Combien  de  lois  injustes  et 
contraires  aux  droits  de  la  nature  ont  déshonoré  le  code  de  toutes  les 
nations  qui  ont  recouvré  leur  liberté  dans  les  siècles  où  la  raison  était 
encore  dans  l'enfance  ? 

Pourquoi  ne  pas  profiter  de  cette  expérience  funeste,  et  savoir  attendre 
des  progrès  des  lumières  une  liberté  plus  réelle,  plus  durable,  et  plus  pai- 
sible ?  pourquoi  acheter  par  des  torrents  de  sang,  par  des  bouleversements 
inévitables,  et  livrer  au  hasard,  ce  que  le  temps  doit  amener  sûrement  et 
sans  sacrifice?  C'est  pour  être  plus  libre,  c'est  pour  l'être  toujours  qu'il 
faut  attendre  le  moment  où  les  hommes,  affranchis  de  leurs  préjugés,  guidés 
par  la  raison,  seront  enfin  dignes  de  l'être,  parce  qu'ils  connaîtront  les  véri- 
tables droits  de  la  liberté. 

Quel  sera  donc  le  devoir  d'un  philosophe?  Il  attaquera  la  superstition, 
il  montrera  aux  gouvernements  la  paix,  la  richesse,  la  puissance,  comme 
l'infaillible  récompense  des  lois  qui  assurent  la  liberté  religieuse  ;  il  les 
éclairera  sur  tout  ce  qu'ils  ont  ii  craindre  des  prêtres,  dont  la  secrète  in- 
fluence menacera  toujours  le  repos  des  nations  où  la  liberté  d'écrire  n'est 
pas  entière:  car  peut-être,  avant  l'invention  de  l'imprimerie,  était-il  impos- 
sible de  se  soustraire  à  ce  joug,  aussi  honteux  que  funeste;  et,  tant  que  l'au- 
torité sacerdotale  n'est  pas  anéantie  par  la  raison,  il  ne  reste  point  de  milieu 
entre  un  abrutissement  absolu  et  des  troubles  dangereux. 

Il  fera  voir  que,  sans  la  liberté  de  penser,  le  même  esprit,  dans  le  clergé, 
ramènerait  les  mêmes  assassinats,  les  mêmes  supplices,  les  mêmes  proscrip- 
tions, les  mômes  guerres  civiles;  que  c'est  seulement  en  éclairant  les  peu- 
ples qu'on  peut  mettre  les  citoyens  et  les  princes  à  l'abri  de  ces  attentats 
sacrés.  Il  montrera  que  des  hommes  qui  veulent  se  rendre  les  arbitres  de  la 
morale,  substituer  leur  autorité  ii  la  raison,  leurs  oracles  à  la  conscience, 
loin  de  donnera  la  morale  une  base  plus  solide  en  l'unissant  à  des  croyances 
religieuses,  la  corrompent  et  la  détruisent,  et  cherchent  non  à  rendre  les 
hommes  vertueux,  mais  à  en  faire  les  instruments  aveugles  de  leur  ambition 
I.  19 


290  VIE    DE   VOLTAIRE. 

et  de  leur  avarice;  et,  si  on  lui  demande  ce  qui  remplacera  les  préjugés 
qu'il  a  détruits,  il  répondra  :  «  Je  vous  ai  délivrés  d'une  bête  féroce  qui 
vous  dévorait,  et  vous  demandez  ce  que  je  mets  à  la  place  *  I  » 

Et,  si  on  lui  reproche  de  revenir  trop  souvent  sur  les  mêmes  objets,  d'at- 
taquer avec  acharnement  des  erreurs  trop  méprisables,  il  répondra  qu'elles 
sont  dangereuses  tant  que  le  peuple  n'est  pas  désabusé,  et  que,  s'il  est  moins 
dangereux  de  combattre  les  erreurs  populaires  que  d'enseigner  aux  sages 
des  vérités  nouvelles,  il  faut,  lorsqu'il  s'agit  de  briser  les  fers  de  la  raison, 
d'ouvrir  un  chemin  libre  à  la  vérité,  savoir  préférer  l'utilité  à  la  gloire. 

Au  lieu  de  montrer  que  la  superstition  est  l'appui  du  despotisme,  s'il 
écrit  pour  des  peuples  soumis  à  un  gouvernement  arbitraire,  il  prouvera 
qu'elle  est  l'ennemie  des  rois;  et,  entre  ces  deux  vérités,  il  insistera  sur 
celle  qui  peut  servir  la  cause  de  l'humanité,  et  non  sur  celle  qui  peut  y 
nuire,  parce  qu'elle  peut  être  mal  entendue. 

Au  lieu  de  déclarer  la  guerre  au  despotisme  avant  que  la  raison  ait  ras- 
semblé assez  de  force,  et  d'appeler  à  la  liberté  des  peuples  qui  ne  savent 
encore  ni  la  connaître  ni  l'aimer,  il  dénoncera  aux  nations  et  à  leurs  chefs 
toutes  ces  oppressions  de  détail  communes  à  toutes  les  constitutions,  et  que, 
dans  toutes,  ceux  qui  commandent  comme  ceux  qui  obéissent,  ont  égale- 
ment intérêt  de  détruire.  11  parlera  d'adoucir  et  de  simplifier  les  lois,  de 
réprimer  les  vexations  des  traitants,  de  détruire  les  entraves  dans  lesquelles 
une  fausse  politique  enchaîne  la  liberté  et  l'activité  des  citoyens,  afin  que 
du  moins  il  ne  manque  au  bonbeur  des  hommes  que  d'être  libres,  et  que 
bientôt  on  puisse  présentera  la  liberté  des  peuples  plus  dignes  d'elle. 

Tel  est  le  résultat  de  la  philosophie  de  Voltaire,  et  tel  est  l'esprit  de  tous 
ses  ouvrages. 

Que  des  hommes  qui,  s'il  n'avait  pas  écrit,  seraient  encore  les  esclaves 
des  préjugés,  ou  trembleraient  d'avouer  qu'ils  en  ont  secoué  le  joug,  accu- 
sent Voltaire  d'avoir  trahi  la  cause  de  la  liberté,  parce  qu'il  l'a  défendue  sans 
fanatisme  et  sans  imprudence  ;  qu'ils  le  jugent  d'après  une  disposition  des 
esprits,  postérieure  de  dix  ans  à  sa  mort,  et  d'un  demi-siècle  à  sa  philoso- 
phie, d'après  des  opinions  qui  sans  lui  n'auraient  jamais  été  qu'un  secret 
entre  les  sages;  qu'ils  le  condamnent  pour  avoir  distingué  le  bien  qui  peut 
exister  sans  la  liberté,  du  bonheur  qui  naît  de  la  liberté  même;  qu'ils  ne 
voient  pas  que  si  Voltaire  eût  mis  dans  ses  premiers  ouvrages  philosophi- 
ques les  principes  du  vieux  Brutus,  c'est-à-dire  ceux  de  l'acte  d'indépen- 
dance des  Américains,  ni  Montesquieu,  ni  Rousseau,  n'auraient  pu  écrire 
leurs  ouvrages;  que  si,  comme  l'auteur  du  Système  de  la  Nature,  il  eût 
invité  les  rois  de  l'Europe  à  maintenir  le  crédit  des  prêtres,  l'Europe  serait 
encore  superstitieuse,  et  resterait  longtemps  esclave;  qu'ils  ne  sentent  pas 
que  dans  les  écrits  comme  dans  la  conduite  il  ne  faut  déployer  que  le  cou- 
rage qui  peut  être  utile:  peu  importe  à  la  gloire  de  Voltaire.  C'est  par  les 
hommes  éclairés  qu'il  doit  être  jugé,  par  ceux  qui  savent  distinguer,  dans 
une  suite  d'ouvrages  différents  par   leur   forme,  par   leur  style,  par   leurs 

1.  Examen  important ,  etc.  j  voyez  tome  XXVI,  page  299. 


VIK    DE   VOLTAIRE.  291 

principes  mêmes,  le  plan  secret  d'un  philosophe  qui  fait  aux  préjugés  une 
guerre  courageuse,  mais  adroite;  plus  occupé  de  les  vaincre  que  de  mon- 
trer son  génie,  trop  grand  pour  tirer  vanité  de  ses  opinions,  trop  am.i  des 
hommes  pour  ne  pas  mettre  sa  première  gloire  à  leur  être  utile. 

Voltaire  a  été  accusé  d'aimer  trop  le  gouvernement  d'un  seul,  et  cette 
accusation  ne  peut  en  imposer  qu'à  ceux  qui  n'ont  pas  lu  ses  ouvrages.  Il 
est  vrai  qu'il  haïssait  davantage  le  despotisme  aristocratique,  qui  joint  l'aus- 
térité à  l'hypocrisie, et  une  tyrannie  plus  dure  à  une  morale  plus  perverse; 
il  est  vrai  qu'il  n'a  jamais  été  la  dupe  des  corps  de  magistrature  de  France, 
des  nobles  suédois  et  polonais,  qui  appelaient  liberlé  le  joug  sous  lequel  ils 
voulaient  écraser  le  peuple  :  et  cette  opinion  de  Voltaire  a  été  celle  de  tous 
les  philosophes  qui  ont  cherché  la  définition  d'un  état  libre  dans  leur  cœur 
et  dans  leur  raison,  et  non,  comme  le  pédant  Mably,  dans  les  exemples  des 
anarchies  tyranniques  de  l'Italie  et  de  la  Grèce. 

On  l'accuse  d'avoir  trop  loué  le  faste  de  la  cour  de  Louis  XIV  :  cette  ac- 
cusation est  fondée.  C'est  le  seul  préjugé  de  sa  jeunesse  qu'il  ait  conservé. 
Il  y  a  bien  peu  d'hommes  qui  puissent  se  flatter  de  les  avoir  secoués  tous. 
On  l'accuse  d'avoir  cru  qu'il  suffisait  au  bonheur  d'un  peuple  d'avoir  des 
artistes  célèbres,  des  orateurs  et  des  poètes  :  jamais  il  n'a  pu  le  penser. 
Mais  il  croyait  que  les  arts  et  les  lettres  adoucissent  les  mœurs,  préparent 
à  la  raison  une  route  plus  facile  et  plus  sûre;  il  pensait  que  le  goût  des 
arts  et  des  lettres  dans  ceux  qui  gouvernent,  en  amollissant  leur  cœur,  leur 
épargne  souvent  des  actes  de  violence  et  des  crimes,  et  que,  dans  des  cir- 
constances semblables,  le  peuple  le  plus  ingénieux  et  le  plus  poli  sera  tou- 
jours le  moins  malheureux. 

Ses  pieux  ennemis  l'ont  accusé  d'avoir  attaqué  de  mauvaise  foi  la  religion 
de  son  pays,  et  de  porter  l'incrédulité  jusqu'à  l'athéisme  :  ces  deux  incul- 
pations sont  également  fausses.  Dans  une  foule  d'objections  fondées  sur  des 
faits,  sur  des  passages  tirés  de  livres  regardés  comme  inspirés  par  Dieu 
même,  à  peine  a-t-on  pu  lui  reprocher  avec  justice  un  petit  nombre  d'er- 
reurs qu'on  ne  pouvait  imputer  à  la  mauvaise  foi,  puisqu'en  les  comparant 
au  nombre  des  citations  justes,  des  faits  rapportés  avec  exactitude,  rien  n'é- 
tait plus  inutile  à  sa  cause.  Dans  sa  dispute  avec  ses  adversaires,  il  a  tou- 
jours dit  :  On  ne  doit  croire  que  ce  qui  est  prouvé;  on  doit  rejeter  ce  qui 
blesse  la  raison,  ce  qui  manque  de  vraisemblance;  et  ils  lui  ont  toujours 
répondu  :  On  doit  adopter  et  adorer  tout  ce  qui  n'est  pas  démontré  impos- 
sible. 

Il  a  paru  constamment  persuadé  de  l'existence  d'un  Être  suprême,  sans 
se  dissimuler  la  force  des  objections  qu'on  oppose  à  cette  opinion.  Il  croyait 
voir  dans  la  nature  un  ordre  régulier,  mais  sans  s'aveugler  sur  des  irrégu- 
larités frappantes  qu'il  ne  pouvait  expliquer. 

Il  était  persuadé,  (pioiqu'il  fût  encore  éloigné  de  cette  certitude  absolue 
devant  laquelle  se  taisent  toutes  les  ditlicultés;  et  l'ouvrage  intitulé  11  faut 
prendre  un  parti,  ou  le  principe  d'action,  etc.^,  renferme  peut-être  les 

1.  Voyez  tome  XXVUI,  page  ."il?. 

I.  19* 


292  VIE    DE   VOLTAIRE. 

preuves  les  plus  fortes  de  l'existence  d'un  Être  suprême  qu'il  ail  été  pos- 
sible jusqu'ici  aux  hommes  de  rassembler. 

Il  croyait  à  la  liberté  dans  le  sens  oiî  un  homme  raisonnable  peut  y 
croire,  c'est-à-dire  qu'il  croyait  au  pouvoir  de  résister  à  nos  penchants,  et 
de  peser  les  motifs  de  nos  actions. 

Il  resta  dans  une  incertitude  presque  absolue  sur  la  spiritualité,  et  môme 
sur  la  permanence  de  l'àme  après  le  corps;  mais,  comme  il  croyait  celte 
dernière  opinion  utile,  de  même  que  celle  de  l'existence  de  Dieu,  il  s'est 
permis  rarement  de  montrer  ses  doutes,  et  a  presque  toujours  plus  insisté 
sur  les  preuves  que  sur  les  objections. 

Tel  fut  Voltaire  dans  sa  philosophie:  et  l'on  trouvera  peut-être  en  lisant 
sa  vie  qu'il  a  été  plus  admiré  que  connu;  que,  malgré  le  fiel  répandu  dans 
quelques-uns  de  ses  ouvrages  polémiques,  le  sentiment  d'une  bonté 
active  le  dominait  toujours;  qu'il  aimait  les  malheureux  plus  qu'il  ne  haïs- 
sait ses  ennemis;  que  l'amour  de  la  gloire  ne  fut  jamais  en  lui  qu'une  pas- 
sion subordonnée  à  la  passion  plus  noble  de  l'humanité.  Sans  faste  dans 
ses  vertus,  et  sans  dissimulation  dans  ses  erreurs,  dont  l'aveu  lui  échappait 
avec  franchise,  mais  qu'il  ne  publiait  pas  avec  orgueil,  il  a  existé  peu 
d'hommes  qui  aient  honoré  leur  vie  par  plus  de  bonnes  actions,  et  qui  l'aient 
souillée  par  moins  d'hypocrisie.  Enfin,  on  se  souviendra  qu'au  milieu  de  sa 
gloire,  après  avoir  illustré  la  scène  française  par  tant  de  chefs-d'œuvre, 
lorsqu'il  exerçait  en  Europe  sur  les  esprits  un  empire  qu'aucun  homme  n'a- 
vait jamais  exercé  sur  les  hommes,  ce  vers  si  touchant, 

♦  J'ai  fait  un  peu  de  bien,  c'est  mon  meilleur  ouvrage', 

était  l'expression  naïve  du  sentiment  habituel  qui  remplissait  son  âme. 

1.  Vers  de  Voltaire  dans  son  Épîlre  à  Horace;  voyez  tome  X,  page  443. 


FIN    DE     LA    VIE     DE    VOLTAIRE. 


DOCUMENTS 

BIOGRAPHIQUES 


I. 

ACTE   DE   MARIAGE^ 

DE    FRANÇOIS    AROUET,    PÈRE    DE    VOLTAIRE 

ET    DÉ   MARIE-MARGUERITE    DAUMART. 

Du  lundy  7"  juin  1683  M"  François  Arouet,  âgé  d'environ  trente-deux 
ans,  cons''  du  Roy,  notaire  au  Chastellet  de  Paris,  fils  de  deffunct  François 
Arouet,  vivant  bourgeois  de  Paris,  et  de  d""  Marie  Malpart  (au  lieu  de  Mal- 
lepart),  de  la  paroisse  de  St  Germain  le  Vieil,  d'une  part,  et  d"*  Marie  Mar- 
guerite Daumard,  âgée  de  vingt-deux  ans  environ,  fille  de  Nicolas  Daumard, 
cy  devant  greffier  criminel  du  parlera'  de  Paris,  et  de  dame  Catherine  Gar- 
teron,  rue  Gentizon  {sic),  de  cette  paroisse,  d'autre  part;  fiancés  et  mariés 
tout  ensemble...  En  présence  de  Pierre  Ouvreleul  (pour  Ouvrel'œil),  escuyer, 
conseil''  secrétaire  du  Roy,  de  Jacques  Dubuisson,  conseiK  commissaire  du 
Roy  en  sa  cour  des  monnoies...  de  lad.  dame  Catherine  Carteron,  mère  de  la 
mariée,  tant  en  son  nom  que  comme  procuratrice  du  s"' Nicolas  Daumart(sic) 
son  mary,  à  cause  de  sa  longue  indisposition...  de  M.  Nicéphore  Sim- 
phorien  Daumard  (sic),  escuyer,  cap"'  du  chasteau  de  Ruel,  dem'  rue  des 
Tournelles,  paroisse  St-Paul,  fi-ère  de  la  mariée;  de  damoiselle  3Iarie 
Arouet,  femme  de  M.  Mathieu,  marchand  bourgeois  de  Paris,  sœur  du 
marié,  et  d'autres. 

Signé  :  M.  Marguerite  Dau.mart,  Katfîrine  Carteron, 
Daumart,  F.  Arouet,  Marie  Arouet,  Dubuisson, 
Ouvreleul. 

1.  Registres  de  Saint-Germain-I'Auxenois. 


294  DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES. 

II. 

ACTE    DE    BAPTÊME   DE   VOLTAIRE. 

Le  lundy  ving  deux«  jour  de  novembre  1694,  fut  baptisé,  dans  l'église 
St-André  des  Arcs,  par  Mons''  Boucher,  pbr  vicaire  de  ladite  église,  sous- 
signé, François-Marie  1,  né  le  jour  précédent,  fils  de  M"  François  Arouet, 
conseiller  du  Roy,  ancien  notaire  au  Chastelet  de  Paris,  et  de  da"'  Marie 
Marguerite  Daumart,  sa  femme;  le  parrain,  Messire  François  de  Casta- 
gnier  {sic),  abbé  commendataire  de  Varenne,  et  la  marraine  dame  Marie 
Parent,  épouse  de  M.  Symphorien  Daumart,  escuyer,  controlleur  de  la  gen- 
darmerie du  Roy. 

Signé  :  M.  Parent,  François  de  Castagne r  de  Cha- 

TEAUNEUF,  ArOUET,  L.  BoUCHÉ. 


III. 
LES  J'AI  VU% 

ATTRIBUÉS  FAUSSEMENT  A  VOLTAIRE. 

Tristes  et  lugubres  objets. 
J'ai  vu  la  Bastille  et  Vincennes, 

Le  Chàtelet,  Bicêtre,  et  mille  prisons  pleines 

De  braves  citoyens,  de  fidèles  sujets  : 
J'ai  vu  la  liberté  ravie, 

De  la  droite  raison  la  règle  poursuivie  : 
J'ai  vu  le  peuple  gémissant 
Sous  un  rigoureux  esclavage; 
J'ai  vu  le  soldat  rugissant 

Crever  de  faim,  de  soif,  de  dépit  et  de  rage; 
J'ai  vu  les  sages  contredits, 
Leurs  remontrances  inutiles; 


i.  François-Marie  était  le  cinquième  enfant  de  Marie-Marguerite  Daumart. 
Marie-Marguerite  Daumart  décéda  le  mercredi  13  juillet  1701,  «  court  (sic)  vieille 
du  Palais,  vis-à-vis  la  basse  Sainte-Chapelle  ».  [Registres  de  Saint-Barthélémy.) 

Des  quatre  enfants  qui  avaient  précédé  François-Marie,  deux  moururent  en 
bas  âge.  Armand  Arouet  succéda  à  son  père,  et  Catherine  Arouet  épousa  Pierre- 
François  Mignot  le  28  janvier  1709;  elle  fut  la  mère  de  M""'  Denis  et  de  M'"''  de 
Fontaine. 

2.  L'auteur  de  ces  vers  est  Antoine-Louis  Lebrun,  né  à  Paris  le  7  septembre 
1680,  mort  le  28  mars  1743. 


DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES.  295 

J'ai  vu  des  magistrals  vexer  toutes  les  villes 
Par  des  impôts  criants  et  d'injustes  édits; 

J'ai  vu,  sous  l'habit  d'une  femme', 

Un  démon  nous  donner  la  loi  : 
Elle  sacrifia  son  Dieu,  sa  foi,  son  àme, 
Pour  séduire  l'esprit  d'un  trop  crédule  roi; 

J'ai  vu,  dans  ce  temps  redoutable, 
Le  barbare  ennemi  de  tout  le  genre  humain - 
Exercer  dans  Paris,  les  armss  à  la  main. 

Une  police  épouvantable; 

J'ai  vu  les  traitants  impunis; 
J'ai  vu  les  gens  d'honneur  persécutés,  bannis; 
J'ai  vu  même  l'erreur  en  tous  lieux  triomphante, 
La  vérité  trahie,  et  la  foi  chancelante; 

J'ai  vu  le  lieu  saint  avili; 

J'ai  vu  Port-Royal  démoli , 

J'ai  vu  l'action  la  plus  noire 

Qui  puisse  jamais  arriver; 
L'eau  de  tout  l'Océan  ne  pourrait  la  laver, 
Et  nos  derniers  neveux  auront  peine  à  la  croire  : 
J'ai  vu  dans  ce  séjour,  par  la  grâce  habité. 

Des  sacrilèges,  des  profanes. 

Remuer,  tourmenter  les  mânes 
Des  corps  marqués  au  sceau  de  l'immortalité. 
Ce  n'est  pas  tout  encor;  j'ai  vu  la  prélature 
Se  vendre,  ou  devenir  le  prix  de  l'imposture; 
J'ai  vu  les  dignités  en  proie  aux  ignorants; 
J'ai  vu  des  gens  de  rien  tenir  les  premiers  rangs; 
J'ai  vu  de  saints  prélats  devenir  la  victime 

Du  feu  divin  qui  les  anime. 
0  temps!  ô  mœurs!  j'ai  vu,  dans  ce  siècle  maudit,  , 

Ce  cardinal,  l'ornement  de  la  France, 
Plus  grand  encor,  plus  saint  qu'on  ne  le  dit, 
Ressentir  les  effets  d'une  horrible  vengeance; 

J'ai  vu  l'hypocrite  honoré; 
J'ai  vu,  c'est  dire  todt,  le  jésuite  adoré; 

J'ai  vu  ces  maux  sous  le  règne  funeste 
D'un  prince  que  jadis  la  colère  céleste 
Accorda,  par  vengeance,  à  nos  désirs  ardents  : 
J'ai  vu  ces  maux,  et  je  n'ai  pas  vingt  ans. 


1.  M"*  de  Màintenon. 

2.  M.  d'Argenson. 


296  DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES. 

l\K 

Régnante  puero, 

Veneno  et  incestis  famoso 

Administrante, 

Ignai'is  et  instabilibus  consiliis 

Instabiliori  religione, 

.Erario  exhausto, 

Yiolata  fide  publica, 

Injustitioc  furore  triumphante, 

Generalis  imminente  seditionis 

Periculo, 
Iniquae  et  anticipatae  hereditatis 
Spei  coronse,  pairia  sacrificala, 
Gallia  mox  peritura. 


V. 

RAPPORTS 

L'intention  de  Son  Altesse  royale  est  que  le  sieur  Arouet  Gis  soit  relé- 
gué à  Tulle  (4  mai  1716). 

Son  Altesse  royale  a  bien  voulu  accorder  au  père  qu'au  lieu  de  la  ville 
de  Tulle  son  fils  soit  exilé  dans  celle  de  Sully-sur-Loire,  où  il  a  quelques 
parents  dont  les  instructions  et  les  exemples  pourront  corriger  son  impru- 
dence et  tempérer  sa  vivacité. 

1.  Cette  pièce,  que  quelques  personnes  ont  cru  être  en  vers,  se  trouve  dans 
un  recueil  de  chansons,  etc.,  fait  pour  M.  de  Maurepas.  Elle  est  au  tome  XIV, 
page  47,  et  a  été  publiée  dans  le  n°  V  de  la  Revue  rétrospective  (tome  II  de  la 
collection,  page  125).  Mais  j'ai  copie  d'un  projet  de  vers  latins  trouvé  chez  Vol- 
taire; et  voilà  probablement  ce  qui  aura  fait  dire  que  le  Régnante  puero  était  en 
vers.  La  copie  que  j'ai  du  projet  de  vers  latins  est  malheureusement  tellement 
altérée  de  transcription  en  transcription,  qu'en  beaucoup  de  passages  elle  est 
inintelligible.  Cependant  ces  mots  : 

Melonius  et  Reus  collega  amores 
Tuos  putidos  serviunt  digni  tali  hero  ministri, 

prouvent  qu'il  s'y  agit  du  régent.  La  pièce  ne  mérite  peut-être  pas  qu'on  perde 
un  temps  considérable  à  en  tenter  la  restitution.  Dans  la  copie  qui  m'est  par- 
venue, elle  commence  par  ces  mots,  écrits  très-lisiblement  : 

Jam  qui  fis  docui  ApoUinem,  mox  qui  fis 
Docebit  universum  orbem.        (B.) 

Voyez  Voltaire  et  la  Police,  par  M.  Léouzon  Leduc,  page  80,  en  note. 
2.  Archives  de  la  Bastille.  —  Documents  inédits  recueillis  et  publiés  par  Fran- 
çois Ravaisson;  1881,  tome  XII,  page  87. 


DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES.  297 


VI. 

MÉMOIRE    INSTRUCTIF 

DES    DISCOURS    QUE     m'A     TENl'S   LE     SIEUR     AROUET    DEPUIS    Qu'lL     EST 
DE     RETOUR     DE     CHEZ     M.    DE     CAUMARTIN'. 

Je  le  vis  trois  jours  après  chez  lui  rue  de  la  Calandre,  au  Panier- Vert, 
où  il  me  demanda  ce  que  l'on  disait  de  nouveau;  je  lui  répondis  qu'il  avaii 
paru  quantité  d'ouvrages  sur  M.  le  duc  d'Orléans  et  Madame,  duchesse  de 
Berry.  Il  se  mit  à  rire,  et  me  demanda  si  on  les  avait  trouvés  beaux;  je  lui 
ai  dit  que  l'on  y  avait  trouvé  beaucoup  d'esprit,  et  qu'on  lui  mettait  tout 
cela  sur  son  compte;  mais  que  je  n'en  croirais  rien,  et  qu'il  n'était  pas  pos- 
sible qu'à  son  âge  on  pût  faire  de  pareilles  choses.  Il  me  répondit  que  j'au- 
rais lort  de  ne  pas  croire  que  c'était  lui  véritablement  qui  avait  fait  tous  les 
ouvrages  qui  avaient  paru  pendant  son  absence  :  j'ai  remis  à  M.  Leblanc 
tous  ces  ouvrages;  et  pour  empêcher  que  M.  le  duc  d'Orléans  et  ses  enne- 
mis crussent  que  c'était  lui  qui  les  avait  faits,  il  avait  quille  Paris  dans  le 
carnaval  pour  aller  à  la  campagne,  où  il  a  resté  deux  mois  avec  M.  de  Cau- 
marlin,  qui  a  vu  le  premier  ses  ouvrages;  après  quoi  ils  ont  été  envoyés  à 
Paris.  Il  m'a  dit  que  puisqu'il  ne  pouvait  se  venger  de  M.  le  duc  d'Orléans 
d'une  certaine  façon,  il  ne  l'épargnait  pas  dans  ses  satires.  Je  lui  demandai 
ce  que  M.  le  duc  d'Orléans  lui  avait  fait.  Il  était  couché  en  ce  moment;  il 
se  leva  comme  un  furieux,  et  me  répondit  :  «  Comment,  vous  ne  savez  pas 
ce  que  ce  boug..-là  m'a  fait?  Il  m'a  exilé,  parce  que  j'avais  fait  voir  en 
public  que  sa  Messaline  de  fille  était  une  p » 

Je  sortis,  et  y  retourne  le  lendemain,  où  je  retrouve  M.  le  comte  d'Ar- 
gental2.  Je  sortis  de  mes  tablettes  le  Puero  régnante;  il  me  demanda  sur- 
le-champ  ce  que  j'avais  de  curieux.  Je  l'ai  montré;  quand  il  eut  vu  ce  que 
c'était:  «  Pour  celui-là,  je  ne  l'ai  pas  fait  chez  M.  de  Caumartin,  mais  beau- 
coup de  temps  avant  que  je  parte.  » 

Deux  jours  après  j'ai  retourné,  où  je  trouve  encore  M.  le  comte  d'Ar- 
gental.  Je  lui  dis  :  «  Comment,  mon  cher  ami,  vous  vous  vantez  d'avoir 
fait  le  Puero  regiianle,  pendant  que  je  viens  de  savoir  d'un  bon  endroit 
que  c'est  un  professeur  des  jésuites  qui  l'a  fait!  »  Il  prit  son  sérieux  Ik- 
dessus,  et  dit  qu'il  ne  s'embarrassait  pas  si  je  le  croyais  ou  si  je  ne  le 
croyais  pas,  et  que  les  jésuites  faisaient  comme  le  geai  de  la  fable,  qu'ils 
empruntaient  les  plumes  du  paon  pour  se  parer.  M.  le  comte  d'Argental 
était  présent  pendant  tout  cela.  Il  nous  dit  en  continuant  (jue  Madame,  du- 

1.  Beaureg-ard  est  le  nom  de  l'espion  autour  de  ce  rapport.  An  lieu  d'Arouet 
il  avait  écrit  Arroy.  Dans  le  tome  II  (page  '23)  de  VHistoire  de  la  détention  des 
phtlowphes,  etc.,  par  /.  Delort,  on  trouve  une  pièce  qui  me  parait  n'être  qu'un 
extrait  de  celle  que  je  donne,  et  dont  je  ne  connais  point  d'impression.  (U.) 

2.  Au  lieu  de  d'Argental,  l'original  porte  partout  d'Argenteitil. 


298  DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES. 

chesse  de  Berry,  allait  passer  six  mois  à  la  Meute  ^  pour  y  accoucher.  Il  a 
répandu  ce  discours  dans  tout  Paris,  et  quantité  d'autres  que  le  papier  ne 
saurait  souffrir. 

Nous  nous  sommes  souvent  trouvés  ensemble  avec  M.  d'ArgentaJ,  où  il 
a  tenu  tous  les  mêmes  discours  qui  sont  contenus  dans  ce  mémoire. 

VII. 

LA   VRILLIÈRE   A    D'ARGENSON '. 

16  mai  1717. 

L'intention  du  roi  est  que  le  sieur  Arouet  fils  soit  arrêté  et  conduit  à  la 
Bastille. 

VIII. 

BAZIN,  EXEMPT,  A  D'ARGENSON». 

16  mai  1717. 

J'ai  l'honneur  de  vous  donner  avis  que  j'ai  conduit  à  la  Bastille  le  sieur 
Arouet,  en  exécution  des  ordres  du  roi  dont  vous  m'avez  fait  celui  de  me 
charger.  Il  a  beaucoup  goguenarde,  en  disant  qu'il  ne  croyait  pas  que  l'on 
dût  travailler  les  jours  de  fêtes,  et  qu'il  était  ravi  d'être  à  la  Bastille,  pourvu 
que  l'on  lui  permit  de  continuer  a  prendre  son  lait,  et  que  si,  dans  huit 
jours,  l'on  voulait  l'en  faire  sortir,  il  supplierait  que  l'on  l'y  laissât  encore 
quinze  jours,  afin  de  le  prendre  sans  dérangement,  et  qu'il  connaissait  fort 
cette  maison,  qu'il  avait  eu  l'honneur  d'y  aller  plusieurs  fois  rendre  ses  de- 
voirs à  M.  le  duc  de  Richelieu,  mais  qu'il  ne  croyait  pas  dans  ce  temps 
être  obligé  d'y  venir  un  jour  faire  sa  demeure  ;  que  tout  ce  qui  le  consolait 
était  qu'il  n'avait  rien  à  se  reprocher. 

Apostille  de  d'Argenson. 
Monseigneur  est  informé. 

IX. 

ÉGROU  '\ 

François-Marie  Arouet,  fils  du  s""  Arouet,  payeur  de  la  Chambre  des 
comptes,  entré  à  la  Bastille  le  17  mai  1717,  accusé  d'avoir  fait  des  vers  in- 

\.  Ou  la  Muette,  dans  le  bois  de  Boulogne. 

2.  Archives  de  la  Bastille,  tome  XII,  page  88. 

3.  Archives  de  la  Bastille,  tome  XII,  page  88. 

4.  Papiers  de  la  Bastille,  archives  de  la  préfecture  de  police. 


DOCUMENTS  BIOGRAPHIQUES.  299 

solents  contre  M.  le  Régent  et  Madame  la  duchesse  de  Berry,  et  d'avoir  dit 
que  «  puisqu'il  ne  pouvoit  se  venger  de  M.  le  duc  d'Orléans,  il  ne  Tépar- 
gneroit  pas  dans  ses  satires,  parce  que,    ajoutoit-il,  Son   Altesse   royale 

l'avoit  exilé  pour  avoir  publié  que  sa  Messaline  de  fille  étoit  une » 

Signé:  d'Argenson;  Deschamps,  greffier;  Isabeau,  commissaire; 
Bazin,  exempt  de  robe  courte. 


X. 

LETTRE    DU    COMMISSAIRE    ISABEAU, 

TOUCHANT  LES  PAPIERS  PRÉTENDUS  JETÉS  DANS  LES  LATRINES  PAR  LE 
SIEUR  AROUET  FILS. 

Je  me  suis  transporté,  monsieur,  en  la  maison  où  a  été  arrêté  le  sieur 
Arouet;  et  la  maîtresse  vidangeuse,  qui  avait  été  avertie,  m'y  attendait  à 
deux  heures  de  relevée  cejourd'hui  avec  ses  gens.  J'ai  trouvé  refermée  la 
fosse  qu'elle  avait  fait  ouvrir  hier.  Je  n'ai  pas  jugé  à  propos  de  la  faire  ou- 
vrir une  seconde  fois,  parce  qu'elle  m'a  assuré  que  cette  fosse  était  presque 
pleine  et  surnagée  d'eau  :  il  ne  s'y  était  néanmoins  trouvé  aucun  papier,  et 
que  l'on  ne  pouvait  entrer  dedans.  Elle  m'a  assuré  aussi  qu'elle  avait 
descendu  une  chandelle  dans  le  tuyau;  qu'elle  avait  remarqué  qu'il  était 
fort  net;  et  dans  lequel  il  n'y  avait  aucun  papier.  Cette  fosse  a  été  rebou- 
chée de  l'ordre  de  la  principale,  que  la  mauvaise  odeur  incommodait  extrê- 
mement, et  à  l'occasion  de  quoi  elle  a  perdu  une  ou  plusieurs  pièces  de 
bière  qui  étaient  dans  le  caveau  oià  s'est  faite  ladite  ouverture.  Il  y  a  toute 
apparence  que  Fr.  Arouet  ne  convienty  avoir  jeté  quelques  lettres  de  femmes 
que  par  âcreté  d'esprit  et  pour  donner  des  mouvements  inutiles,  et  que  ces 
lettres,  d'un  poids  fort  faible,  auraient  dû  se  trouver  sur  l'eau  qui  surmonte 
la  matière  grossière.  Néanmoins,  si  vous  jugez,  monsieur,  qu'il  soit  à  pro- 
pos d'y  faire  rechercher,  j'estime  que  cela  ne  se  pourra  faire  sans  vider 
entièrement  les  latrines.  J'attendrai  vos  ordres  à  ce  sujet. 

21  mai  1717. 

Le  commissaire  Ysabeau. 

XI. 

INTERROGATOIRE    DE   VOLTAIRE'. 

Du  21  mai  1717,  10  heures  du  matin. 

François-Marie  Arouet,  âgé  de  vingt-deux  ans,  originaire  de  Paris,  n'ayant 
aucune  profession,  mais  son  père  est  payeur  de  messieursdo la  Chambre  des 

1.  Archives  de  la  ISaslille,  tome  \IJ,  page  89. 


300  DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES. 

comptes;  il  demeurait  à  Paris  lorsqu'il  a  été  arrêté  et  conduit  dans  ce  châ- 
teau, dans  une  maison  de  la  rue  de  la  Calandre,  qui  a  pour  enseigne  le  Pa- 
nier vert,  et  tenue  en  chambre  garnie  par  le  nommé  Moreau... 

Il  est  revenu  de  Saint-Ange  ^  quelques  jours  après  Pâques,  après  y  avoir 
passé  environ  deux  mois... 

Il  y  avait  beaucoup  de  personnes,  mais  il  n'y  en  connaît  aucune,  à  la 
réserve  du  sieur  d'Argenteuil,  qu'il  croit  originaire  de  Champagne.  Il  ne  se 
souvient  pas  d'y  avoir  vu  que  quelques  laquais  qui  venaient  lui  apporter  des 
lettres  de  leurs  maîtres  ou  de  leurs  maîtresses,  à  la  réserve  de  l'abbé  de 
Boissy  *,  qu'il  connaît  pour  un  jeune  homme  qui  fait  des  vers.  Ne  se  sou- 
vient pas  de  lui  avoir  demandé  si  l'on  ne  disait  rien  de  nouveau,  quoique 
cela  puisse  fort  bien  être.  Il  est  vrai  qu'il  a  vu  un  capitaine  ou  un  officier 
qui  s'appelle  M.  de  Solenne  de  Beauregard  ^,  auquel  il  demanda  s'il  n'y 
avait  rien  de  nouveau,  et  il  n'y  avait  pas  plus  de  quatre  ou  cinq  jours  que 
lui,  répondant,  était  revenu  de  Saint-Ange.  Ajoute  qu'il  demanda  en  effet 
à  cet  officier  s'il  n'y  avait  rien  de  nouveau.  A  quoi  l'officier  répondit  en 
ces  termes  :  «  On  dit  d'étranges  choses,  et  on  parle  d'une  inscription  latine 
commençant  par  ces  mots  :  Puero  régnante...  »  Beauregard  lui  montra  sur 
ses  tablettes  une  partie  de  ladite  inscription,  et  demanda  s'il  n'était  point 
l'auteur  de  cette  inscription;  à  quoi  il  repartit  qu'il  était  bien  malheureux  si 
on  le  soupçonnait  de  pareilles  horreurs,  qu'il  y  avait  déjà  longtemps  qu'on 
mettait  sur  son  compte  toutes  les  infamies  en  vers  et  en  prose  qui  courent 
la  ville,  mais  que  tous  ceux  qui  le  connaissent  savent  bien  qu'il  est  inca- 
pable de  pareils  crimes.  Ajoute  encore  de  soi  qu'il  demanda  au  sieur  de 
Beauregard  comment  il  avait  eu  connaissance  de  cette  partie  d'inscription 
qu'il  lut,  à  la  vérité,  sur  les  tablettes  de  cet  officier  telle  qu'elle  y  était 
écrite,  lui  faisant  néanmoins  entendre  qu'elle  était  tronquée.  A  quoi  de 
Beauregard  répondit,  autant  qu'il  peut  s'en  souvenir,  que  cette  inscrip- 
tion lui  avait  été  donnée  par  le  sieur  Dancourt,  comédien,  mais  se  souvient 
distinctement  qu'il  dit  à  Beauregard  qu'il  était  bien  trompé  si  cette  inscrip- 
tion n'était  ancienne,  et  faite  du  temps  de  Catherine  de  Médicis*;  ne  sait 
pourtant  pas  bien  précisément  si  ce  ne  fut  point  audit  abbé  de  Boissy  qu'il 
tint  ce  discours. 

1.  Château  situé  aux  environs  de  Fontainebleau,  et  qui  appartenait  à  M.  de 
Caumartin. 

2.  Louis  de  Boissy,  né  en  1694  à  Vie  en  Auvergne,  mort  en  17.^8;  il  portait 
alors  le  petit  collet.  Il  fut  plus  tard  directeur  du  Mercure  et  membre  de  l'Académie 
française. 

3.  Cet  officier  avait  adressé  au  lieutenant  général  de  police  un  rapport  où  il 
avançait  que  Voltaire  s'était  vanté  d'avoir  composé  l'inscription  et  les  vers  incri- 
minés. Ce  rapport  est  plus  haut,  page  297. 

4.  L'explication  de  Voltaire  est  ingénieuse,  mais  il  aurait  fallu,  s'il  s'était  agi 
de  la  reine  Catherine,  qu'il  y  eût  eu,  dans  l'inscription  latine  : 

Veneno  et  incestis  famosa 

Administrante, 

et  tout  le  monde  avait  lu  famoso. 


DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES.  301 

—  Si,  lorsque  le  sieur  Beauregard  lui  parla  de  cette  inscription,  il  ne  lui 
demanda  pas  avec  un  sourire  si  on  l'avait  trouvée  belle? 

—  11  ne  s'en  souvient  point,  mais  qu'il  croit  que  non. 

—  S'il  ne  fit  pas  cette  même  réponse  par  rapport  à  d'autres  vers  inso- 
lents et  calomnieux  qui  avaient  été  faits  sur  le  premier  prince  et  sur  la  pre- 
mière princesse  du  royaume^? 

—  Il  ne  s'en  souvient  pas  bien  précisément. 

—  Il  est  vrai  que  Beauregard  lui  marqua  qu'on  avait  mis  sur  le  compte 
du  répondant  cette  inscription,  il  n'est  pas  môme  impossible  qu'il  ne  lui 
ait  parlé  de  quelques  vers  dans  le  même  sens;  mais  comme  il  n'a  fait  ni  les 
vers  ni  l'inscription,  que  même  il  déteste  l'une  et  l'autre,  il  ne  s'est  pas 
fort  attaché  à  conserver  l'idée  de  cet  entretien;  sur  quoi  il  se  croit  obligé 
de  nous  observer  que  ledit  officier  ne  se  connaît  pas  mieux  en  prose  qu'en 
vers,  et  qu'il  n'est  point  versé  dans  les  belles-lettres. 

—  Si  la  réponse  qu'il  fit  au  dernier  discours  ne  fut  pas  que  lui,  sieur  de 
Beauregard,  avait  tort  de  ne  pas  croire  le  répondant  l'auteur  de  cette  in- 
scription et  de  quelques-uns  de  ces  vers,  puisque  c'était  lui  véritablement 
qui  les  avait  composés  pendant  son  absence  de  Paris? 

—  Il  n'y  a  rien  au  monde  de  si  faux. 

—  S'il  ne  dit  pas  encore  qu'afin  que  M.  le  duc  d'Orléans  et  les  ennemis 
de  lui,  répondant,  ne  crussent  pas  que  c'était  lui  qui  avait  fait  cette  inscrip- 
tion latine  et  ces  vers  exécrables,  il  avait  quitté  Paris,  pendant  le  carnaval, 
pour  se  retirer  à  la  campagne,  où  il  a  fait  un  séjour  de  deux  mois? 

—  C'est  la  plus  insigne  calomnie  dont  il  ait  jamais  entendu  parler. 


XII. 

LE  ROI    (LOUIS  XV)  A  BERNAVILLE-. 

Je  vous  écris  cette  lettre,  de  l'avis  de  mon  oncle  le  duc  d'Orléans,  pour 
vous  dire  que  mon  intention  est  que  vous  mettiez  en  liberté  le  sieur  Arouet, 
que  vous  détenez  par  mon  ordre  dans  mon  château  de  la  Bastille. 

10  avril  1718  3. 

L'intention  de  Son  Altesse  royale  est  que  le  sieur  Arouet  fils,  prisonnier 
à  la  Bastille,  soit  rendu  libre  et  relégué  au  village  de  Chàlenay,  près  Sceaux, 
où  son  père,  qui  a  une  maison  de  campagne,  offre  de  l'y  retenir. 

[dk  Maciiaut.] 

1.  Ces  vers  sont  tome  X,  pafïos  473,  474. 

2.  Archives  de  la  Ikistille,  tome  XII,  page  92. 
'■').  Voltaire  resta  donc  dix  mois  à  la  Bastille. 


302  DOCUMENTS    I1[0GR APHIQUES. 

XIII. 

LA   VRILLIÈRE    A    VOLTAIRES 

11  juillet  i718. 

Je  vous  adresse  avec  plaisir  la  permission  que  le  roi  vous  a  accordée  de 
venir  et  rester  huit  jours  à  Paris-. 

XIV. 

VERS 

DE    SON   ALTESSE   SÉRÉNISSIME    LE   PRINCE   DE   CONTI 

A    M.    DE    VOLTAIRE  3. 

1718. 

Pluton,  ayant  fait  choix  d'une  jeune  pucelle, 

Et  voulant  donner  à  sa  belle 

Une  marque  de  son  amour, 
Commanda  qu'une  fête  et  superbe  et  galante 
Réparât  les  horreurs  de  son  triste  séjour. 

Pour  satisfaire  son  attente, 

Il  fait  assembler  à  sa  cour 
Tous  ceux  dont  le  bon  goût  et  la  délicatesse 
Pouvaient  contribuer  au  spectacle  pompeux 

Qu'il  préparait  à  sa  maîtresse. 

Parmi  tous  ces  hommes  fameux, 

Il  choisit  ceux  dont  le  génie 

S'était  signalé  dans  tous  lieux 

Parla  plus  noble  poésie. 
Chacun  ii  réussir  travailla  de  son  mieux. 
Pour  remporter  le  prix,  et  Corneille  et  Racine 

Unirent  leur  veine  divine  : 

Chaque  auteur  on  vain  disputa. 

Et  voulut  gagner  le  suffrage 

1.  Archives  de  la  Bastille,  tome  XII,  page  92. 

2.  Une  permission  de  venir  à  Paris  pour  vingt-quatre  heures  est  datée  du 
19  mai  1718.  —  Permission  d'y  rester  encore  pendant  un  mois,  du  8  août  1718. 
Liberté  complète  au  31  mai  1719. 

3.  Un  hommage  rendu  par  un  prince  du  sang  à  un  jeune  homme  que  son  état 
éloignait  de  lui,  et  que  la  gloire  n'en  rapprochait  pas  encore,  nous  a  paru  mériter 
d'être  conservé.  (K.) 


DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES.  303 

Du  dieu  qui  demandait  l'ouvrage; 
Bien  que  des  deux  esprits  la  pièce  l'emportât, 
L'on  ignorait  encor  qu'elle  eût  eu  l'avantage. 
Enfin  le  jour  venu  de  cet  événement, 

De  tant  d'auteurs  la  cohorte  nombreuse 

Recherchait  la  gloire  flatteuse 
De  remporter  l'honneur  de  l'applaudissement. 

Tandis  qu'à  faire  cette  brigue 

Toute  la  troupe  se  fatigue, 

Sans  se  donner  du  mouvement 
Racine  avec  Corneille,  au  sein  de  l'Elysée, 

Rappelaient  l'histoire  passée 
Du  temps  où  de  la  France  ils  étaient  l'ornement. 
Ils  avaient  su,  par  ceux  qui  venaient  de  la  terre, 
Du  théâtre  français  le  funeste  abandon  ; 
Que  depuis  leur  décès  le  délicat  parterre 

Ne  pouvait  rien  trouver  de  bon. 
Ce  malheur  leur  causait  une  tristesse  extrême. 
Ils  connaissaient  que  dans  Paris  l'on  aime 
D'un  spectacle  nouveau  les  doux  amusements; 

Qu'abandonnés  par  Melpomène, 
Les  auteurs  n'avaient  plus  ces  nobles  sentiments 

Qui  font  la  grâce  de  la  scène. 

Depuis  leur  séjour  en  ces  lieux, 

Ils  avaient  fait  la  connaissance 

D'un  démon  sans  expérience. 

Mais  dont  l'esprit  vif,  gracieux, 

Surpassait  déjà  les  plus  vieux 

Par  ses  talents  et  sa  science. 
Pour  réparer  les  maux  du  théâtre  obscurci. 

Ce  démon  fut  par  eux  choisi. 

Ils  lui  font  prendre  forme  humaine; 
Des  règles  de  leur  art  à  fond  l'ayant  instruit, 

Sur  les  bords  fameux  de  la  Seine, 
Sous  le  nom  d'Arouet,  cet  esprit  fut  conduit. 
Ayant  puisé  ses  vers  aux  eaux  de  l'Aganipe, 
Pour  son  premier  projet  il  fait  le  choix  d'CËdipe  ; 
Et  quoique  dès  longtemps  ce  sujet  fût  connu, 
Par  un  style  plus  beau  cette  pièce  changée 
Fit  croire  des  enfers  Racine  revenu, 
Ou  que  Corneille  avait  la  sienne  corrigée  '. 

1.  Ces  vers  font  autant  d'honneur  au  prince  de  Conti  qu'en  a  fait  à  Lamotte 
son  approbation  d'OEdipe.  Ils  annoncèrent  tous  deux  à  la  France  un  digne  suc- 
cesseur de  Corneille  et  de  Racine,  et  jamais  prophétie  ne  fut  mieux  accomplie.  (K.) 


304  DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES. 

XV. 

L'ABBÉ    CHERRIER^    A    D'ARGENSON  ^ 


Le  jeune  Arouet  a  fait  cette  épigramme  sur  le  prince  de  Bournonville  et 
sur  Alary  '  : 

Étrange  changement! 
A  son  métier  personne  ne  s'attacbe  : 
Bournonville  est  savant, 
Alary  est  b....che. 


XVI. 
ACTE    DE    DÉCÈS 

DU     PÈRE    DE     VOLTAIRE  4. 

Le  2  janvier  1722  a  été  inhumé  en  cette  église  François  Arouet,  con- 
seiller du  roi,  receveur  des  épices  de  la  Chambre  des  comptes  de  Paris, 
âgé  d'environ  soixante-douze  ans,  décédé  le  jour  précédent  cour  vieille  du 
Palais,  de  celte  paroisse.  Ont  assisté  au  convoi  :  Armand  Arouet,  conseiller 
du  roi,  receveur  des  épices  de  ladite  Chambre  des  comptes,  François-Marie 
Arouet  de  Voltaire,  tous  deux  fils  dudit  défunt,  demeurant  susdites  cour  et 
paroisse;  M.  Pierre  François  Mignot,  conseiller  du  roi,  correcteur  en  ladite 
Chambre  des  comptes,  gendre,  demeurant  rue  des  Deux-Boules,  paroisse 
Saint-Germain-l'Auxerrois,  et  plusieurs  autres. 

Signé:  Armand    Arouet,   Fraxcois-Marie   Arouet  de 

VO  L  T  A  I  R  E  ,    M  I  G  N  0  T  . 

1.  Claude  Cherrier,  censeur,  mort  en  1738. 

2.  Archives  de  la  Bastille,  tome  XII,  page  88. 

3.  Le  prince  de  Bournonville  était  un  jeune  homme,  petit-fils  du  duc  de  Luynes. 
Quant  à  Alary,  peut-être  s'agit-il  de  Tabbé  Alary,  sous-précepteur  du  roi,  membre 
de  l'Académie  française,  mort  en  1770. 

4.  Registres  de  la  paroisse  Saint-Barthélémy. 


DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES.  305 

XVII. 

L'ABBÉ    LEBLANC    A   M.    DE    SAINT-MARTIN, 

COMMISSAIRE     DBS   GUERRES    A     LILLE   1. 

Versailles,  9  septembre  1722. 

J'ai  reçu  la  lettre  que  vous  m'avez  écrite,  avec  la  copie  qui  y  était 
jointe  de  celle  que  Voltaire  a  écrite  à  Son  Éminence  le  cardinal  Dubois.  Je 
vous  remercie  de  votre  attention. 

XVIII. 

NOTE  AUTOGRAPHE  DE  VOLTAIRE  ^ 

Chez  M.  Tabbé  Desfontaines,  rue  de  Seine,  à  l'hôtel  d'Espagne, 
un  tome  du  Dictionnaire  de  Bayle  et  un  poëme  de  la  Ligue,  relié 
en  veau,  in-8°,  avec  des  feuillets  blancs  à  chaque  page,  remplis 
de  notes  écrites  à  la  main. 

Apostille  de  M.  d'Ombreval. 
Ce  livre  est  demandé  par  M.  de  Voltaire. 

De   Dea fontaines. 

Je  consens  que  les  deux  livres  ci-dessus  soient  rendus  à  M.  do  Voltaire, 
en  présence  de  M.  Sebire  Dessaudrayes,  que  je  commets  pour  être  présent 
à  la  levée  des  scellés.  Ce  6  mai  1725. 

De  SI" ONTAINES. 


1.  Archives  de  la  Bastille,  tome  XII,  page  100. 

2.  Archives  de  la  Bastille,  tome  XII,  page  116.  —  L'abbé  Desfontaines  ayant 
été  arrêté  et  conduit  à  Bicôtre  le  2  mai  1725,  Voltaire  réclame  des  livres  qu'il 
avait  prêtés  à  l'abbé. 

Une  dénonciation  de  l'abbé  Thérii,  sorte  de  policier  volontaire  et  bénévole, 
contre  le  sieur  Arouet  de  Voltaire,  adressée  au  lieutenant  de  police  d'Ombreval, 
se  trouve  Archives  de  la  Bastille,  tome  XII,  pag-e  121.  —  Cette  dL^nonciation  accuse 
Voltaire  de  partager  les  goûts  de  débauche  de  l'abbé  Guyot  Dcbfont aines.  Nous  ne 
reproduisons  pas  cette  dénonciation,  qui  est  absolument  isolée  et  qui  n'a  aucune 
autorité. 

I.  20 


306  DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES. 

XIX. 

LE   PRÉSIDENT   BOUHIER   A    MARAIS^ 

Dijon,  l"  février  1726. 

Vraisemblablement  on  répondra  à  Voltaire  sur  ses  coups  de  bâton  ce 
que  feu  M.  le  Régent  fit  sur  ses  premiers  :  «  Vous  êtes  poëte,  et  vous  avez 
été  étrillé  :  cela  est  dans  l'ordre.  »  Je  l'entends  néanmoins  des  poiites  sati- 
riques tels  que  celui-là,  mais  je  ne  le  savais  pas  en  commerce  avec  la 
Lecouvreur  :  Quanta  laborai.  in  Charuhde  ! 

XX. 

MAUREPAS    A    HÉRAULT, 

LIEUTENANT    DE     POLICE     2. 

5  février  1726. 

Son  Altesse  sérénissime  m'a  ordonné  de  vous  écrire,  de  vous  faire 
informer  des  gens  dont  M.  le  chevalier  de  Rohan  s'était  servi  pour  faire  bat- 
tre Voltaire,  et  de  les  faire  arrêter,  avec  cette  précaution  que  ce  soit  avec  le 
moins  d'éclat  qu'il  se  pourra  et  hors  de  sa  maison. 

XXI. 
MAUREPAS    A   HÉRAULT, 

LIELTEXANT    DE     POLICE    3. 

'23  mars  1726. 

Son  Altesse  sérénissime  est  informée  que  le  chevalier  de  Rohan  part 
aujourd'hui  pour  Paris,  et,  comme  il  pourrait  avoir  quelque  nouveau  pro- 
cédé avec  le  sieur  de  Voltaire,  ou  celui-ci  faire  quelque  coup  d'étourdi,  son 
intention  est  que  vous  les  fassiez  observer  de  manière  que  cela  n'ait  point 
de  suite. 


1.  Archives  de  la  Bastille,  tome  XII,  page  125. 

2.  Archives  de  la  Bastille,  tome  XII,  page  125. 

3.  Archives  de  la  Bastille,  tome  XII,  page  126. 


DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES.  307 

XXII. 
MAUREPAS   A    HÉRAULT^ 

Versailles,  28  mars  1726. 

Je  vous  adresse  un  ordre  du  roi  pour  faire  conduire  et  recevoir  à  la 
Bastille  le  sieur  Arouet  de  Voltaire;  vous  aurez  soin,  s'il  vous  plaît,  de 
tenir  la  main  à  son  exécution,  et  de  m'en  donner  avis. 

XXIII. 

JOURNAL    DE   M.    ANQUETIL, 

LIEUTENANT    DU     ROI    A    LA    BASTILLE  2. 

Aujourd'hui  47  avril   1726  est  entré  à  la  Bastille,  par  ordre  du  roi' 
M.  Voltaire,  conduit  par  M.  Haymier,   exempt.  Le  sieur  Voltaire  avait  sur 
lui  en  or  65  louis  d'or  neufs,   à  20   francs  pièce,   qui  nous   sont  restés 
entre  les  mains  ;  il  ne  s'est  trouvé  aucun  autre  effet  s  ur  lui,  et  M.  de  Vol- 
taire a  signé. 

On  a  rendu  l'or  à  M.  de  Voltaire,  dont  il  a  donné  reçu  au  bas  de  son 
entrée,  le  30  avril  1720. 

XXIV. 

GAZETIN   DE    LA   POLICEE 


22  avril  1726. 

La  nuit  du  17  au  18,  Ilaymier  et  Tapin,  exempts,  arrêtèrent  Arouet 
de  Voltaire,  fameux  poëte,  dans  la  rue  Maubuée,  à  l'enseigne  de  la  Grosse- 
Tête,  et  le  conduisirent,  par  ordre  du  roi,  à  la  Bastille^. 


1.  Archives  de  la  Bastille,  tome  XII,  page  126. 

2.  Archives  de  la  Bastille,  tome  XII,  page  131. 

3.  Ordres  d'entrée  du  28  mars  et  de  sortie  du  29  avril  1720,  contre-signes 
Maurepas. 

4.  Archives  de  la  Bastille,  tome  XII,  page  132. 

5.  Une  dénonciation  anonyme  d'un  ecclésiastique  à  Hérault  se  trouve  dans  le 
même  recueil  ;  elle  accuse  Voltaire  de  prêcher  ouvertement  le  déisme  aux  toi- 
lettes des  jeunes  seigneurs,  exprime  la  satisfaction  de  le  voir  à  la  Bastille  et  l'es- 
poir qu'on  l'y  gardera.  Elle  a  trop  peu  de  valeur  pour  être  reproduite  in  extenso. 


308  DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES. 

XXV. 

MAUREPAS   A  M.  DE   LAUNAY  * 

GOUVERNEUR     DE    LA     BASTILLE. 

29  avril  1726. 

Je  vous  adresse  les  ordres  du  roi  pour  la  liberté  du  sieur  de  Voltaire, 
détenu  au  château  de  la  Bastille.  Vous  l'avertirez,  s'il  vous  plaît,  que  l'in- 
tention  de  Sa  Majesté  est  qu'il  sorte  incessamment  de  Paris,  et  qu'il  s'en 
éloigne  au  moins  de  cinquante  lieues,  sans  y  pouvoir  revenir  que  par 
une  permission  expresse  de  Sa  xMajesté,  dont  il  vous  signera  sa  soumission. 

XXVI. 

LE  COMMISSAIRE  LABBÉ  A  M.  HÉRAULT^ 


LIEUTENANT    DE     POLICE. 


18  avril  1727. 

Ce  mémoire  est  pour  avoir  l'honneur  de  vous  dire  que  l'on  m'a  assuré 
que  le  sieur  Arouet  de  Voltaire  était  revenu  d'Angleterre,  et  qu'il  avait 
rôdé  dans  le  quartier.  Je  ne  sais  pas  s'il  voudrait  se  faire  raison  de  ce  qui 
s'est  passé  à  son  égard  devant  l'hôtel  de  Sully,  mais  il  pourrait  peut-être 
courir  quelque  risque.  Comme  je  ne  sais  pas  s'il  a  un  congé  pour  revenir, 
je  ne  puis  rien  dire  davantage  à  cet  égard,  et  j'ai  cru  qu'il  était  de  mon 
devoir  de  vous  en  informer. 

XXVII. 

MAUREPAS    A  VOLTAIRES 

29  juillet  1727, 

Je  vous  envoie  la  permission  que  le  roi  a  bien  voulu  vous  accorder  de 
rester  à  Paris,  vaquer  a  vos  affaires  pendant  neuf  mois.  Comme  ce  temps 
est  limité  par  le  jour  de  votre  arrivée,  vous  aurez  soin  de  m'en  avertir;  je 
ne  doute  pas  que  vous  n'y  teniez  une  conduite  capable  d'effacer  les  impres- 
sions qu'on  a  données  contre  vous  à  Sa  Majesté,  et  que  l'avis  que  je  vous  en 
donne  ne  vous  touche  assez  pour  y  donner  toute  votre  attention. 

1.  Archives  de  la  Bastille,  tome  XII,  page  134. 

2.  Archives  de  la  Bastille,  tome  XII,  page  141. 

3.  Archives  de  la  Bastille,  tome  XII,  pag-e  142. 


DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES.  309 

XXVIII. 

MAUREPAS   A    VOLTAIRE  \ 

9  avril  1729. 

Vous  pouvez  aller  à  Paris  quand  bon  vous  semblera,  et  même  y  de- 
meurer; à  l'égard  de  venir  à  la  cour,  je  crois  que  vous  devez  encore  vous 
en  dispenser.  Je  suis  persuadé  que  vous  vous  observerez  à  Paris,  et 
que  vous  ne  vous  y  ferez  point  d'affaire  qui  puisse  vous  attirer  une  dis- 
grâce. 

XXIX. 

MAUREPAS  AU   LIEUTENANT   DE  ROI, 

AL    CHATEAU    d'ADXONNE    '^. 

3  mai  1734. 

Le  roi  a  jugé  à  propos  de  faire  arrêter,  et  conduire  au  château 
d'Auxonne,  Arouet  de  Voltaire^;  vous  voudrez  bien  me  donner  avis  de 
son  arrivée;  l'intention  du  roi  est  qu'il  ne  puisse  sortir  de  l'intérieur  du 
château  sous  quelque  prétexte  que  ce  soit  :  ainsi  vous  voudrez  bien  vous  y 
conformer. 

XXX. 

RAPPORT    DE  VANNEROUX*. 

31.  Hérault  souhaite  prendre  un  ordre  du  roi  en  forme,  à  l'effet  de  se 
transporter,  avec  un  commissaire  au  Châtelet,  dans  une  maison  et  apparte- 
ment occupés  par  la  demoiselle  Aubry,  maîtresse  de  Jore,  libraire  de  Rouen, 
et  en  cas  qu'il  n'y  ait  personne  dans  l'appartement  faire  faire  ouverture 
des  portes,  saisir  et  enlever  les  écrits  et  imprimés  prohibés,  et  entre  autres 
les  Lettres  philosophiques  de  M.  de  Voltaire,  dont  il  s'y  est  trouvé  un  grand 
nombre,  et  autres  imprimés  défendus,  apposer  les  scellés  sur  les  effets  qui 
sont  dans  ladite  maison,  et  établir  garnison  pour  la  garde  d'iceux,  ce  qui  a 
été  exécuté  en  vertu  de  l'ordre  du  roi  anticipé  en  date  du  8  juin  4734. 


1.  Archives  de  la  Bastille,  tome  XII,  page  143. 

2.  Archives  de  la  Bastille,  tome  XII,  page  155. 

3.  Voltaire  venait  de  publier  les  Lettres  sur  les  Anglais  ou  Lettres  jihilosnphiques. 

4.  Archives  de  la  Bastille,  tome  XII,  page  158. 


310  DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES. 

XXXI. 

VERS     DE    M.    DE    FORMONT 

A  MADAME   DU   CHATELET, 

SUR  LE  MONDAIN  DE  M.  DE  VOLTAIRE  ^. 


1735. 


En  traits  hébreux  Huet  sur  sa  pancarte 

Du  vieux  Éden  a  dessiné  la  carte, 

En  traits  français  un  aimable  mondain 

Peint  aujourd'hui  le  véritable  Éden. 

Si  par  hasard,  le  cœur  plein  de  la  grâce, . 

Quelque  dévot,  de  ce  portrait  épris. 

Me  demandait  :  «  Mettez-moi  sur  la  trace 

Qui  fait  trouver  ce  gentil  paradis,  » 

Je  lui  dirais  :  «  Marchez  droit  à  Paris; 

Mais  pour  bien  faire  allez  jusqu'en  Champagne  : 

C'est  là,  mon  fils,  qu'au  sein  des  doux  loisirs, 

La  raison  pure  et  la  paix  sa  compagne 

Depuis  un  temps  retiennent  les  plaisirs. 

Cette  raison,  en  ses  leçons  facile, 

Avec  nos  sens  n'est  jamais  en  procès, 

A  tous  les  goûts  dans  cet  heureux  asile 

Elle  procure  un  favorable  accès; 

En  quatre  mots,  voici  son  évangile  : 

Je  permets  tout,  j'interdis  tout  excès. 

0  vous,  d'Éden  charmante  souveraine. 

Vous  qu'à  son  char  cette  déesse  entraîne. 

Suivez  ses  lois  avec  un  cœur  soumis; 

Songez-y  bien,  tout  plaisir  est  permis. 


XXXII. 

L'ABBÉ  LEBLANC   AU   PRÉSIDENT  BOUHIER^ 

Juin  1736. 

Disons  deux  mots  de  Voltaire  :  il  vient  de  gagner  un  procès  aux  consuls 
contre  son  nouveau  libraire;  il  a  eu  la  hardiesse  d'aller  lui-même  plaider  sa 

1.  Voyez,  tome  X,  page  506,  la  réponse  à  ces  vers  au  nom  de  M"""  du  Chàtelet. 

2.  Ai'chives  de  la  Bastille,  tome  XII,  page  187. 


DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES.  311 

cause,  et  de  prêter  le  collet  à  la  plus  grande  harangère^  de  toute  la  librairie. 
Il  va  en  avoir  un  contre  Jore,  libraire,  qui  a  imprimé  ses  Lettres  philoso- 
phiques, qui  sera  plus  sérieux.  Ce  pauvre  malheureux,  qui  a  été  mis  pour 
cela  à  la  Bastille  et  qui  a  tous  ses  livres  confisqués,  est  ruiné  totalement,  ne 
sait  plus  que  devenir,  et  lui  redemande  je  ne  sais  quelle  somme  que  Vol- 
taire lui  refuse.  Le  procès  est  par-devant  le  lieutenant  civil,  et  Jore  prépare 
contre  lui,  à  ce  qu'on  dit,  un  factura  foudroyant. 


XXXIII. 

MAUREPAS  A  VOLTAIRE^ 


22  juin  1736. 

Je  croyais  l'affaire  sur  laquelle  vous  m'avez  écrit  entièrement  finie;  j'en 
parlerai  encore  demain  à  M.  Hérault,  et  j'examinerai  avec  lui  quels  moyens 
on  pourrait  employer  pour  en  arrêter  le  cours. 


XXXIV. 

L'ABBÉ  LEBLANC   AU   PRÉSIDENT    BOUHIER'. 

Juin  1730. 

Je  n'ai  que  le  temps  de  vous  dire  que  je  vous  envoie  par  la  poste  le 
mémoire  de  Jore,  libraire,  et  celui  de  Voltaire,  qui  ne  parut  que  d'hier. 
Voltaire  est  bien  misérable,  bien  bas;  il  devrait  sacrifier  1,000  écus  plutôt 
que  de  laisser  paraître  un  pareil  faclum  contre  lui;  il  est,  à  ce  qu'on  dit,  de 
l'avocat  qui  l'a  signé,  et  j'en  ai  déjà  vu  un  assez  plaisant  de  cet  homme-là; 
celui-ci  a  indisposé  tous  les  honnêtes  gens  contre  notre  poëtc,  et  dùt-il 
gagner  son  procès,  il  n'y  a  qu'un  cri  d'indignation  publique  contre  lui.  Pour 
comble  de  maladresse,  son  propre  mémoire  est  encore  plus  contre  lui  que 
celui  de  son  libraire  :  la  vanité,  les  airs  de  bienfaiteur,  un  certain  ton 
d'impudence  qu'il  y  fait  sentir  partout,  surtout  les  mensonges  qu'il  y  avance 
avec  tant  d'effronterie  sur  sa  pauvreté  et  sur  sa  générosité,  tout  cela  fait 
crier  contre  lui.  Pour  le  coup,  le  voilà,  je  pense,  bien  loin  de  l'Académie; 
ses  amis  se  cachent;  lui-même,  agité  comme  un  démon,  tourmenté  par  son 
maudit  esprit,  ne  peut  plus  tenir  à  Paris,  et  il  part  ces  jours-ci. 


1.  La  Bauche,  éditeur  d''Alzire  et  de  Zaïre;  voyez  tome  XXXIV,  page  75. 

2.  Archives  de  la  DasHlle,  tome  XII,  page  187. 

3.  Archives  de  la  Bastille,  tome  XII,  page  187. 


312  DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES. 

XXXV. 

3IARAIS   AU    PRÉSIDENT   BOUHIER  i. 

13  juillet  1736. 

.. ,  L'affaire  ridicule  de  Voltaire  est  finie;  Jore  était  un  fripon  qui  était 
plus  que  payé  de  son  impression.  On  lui  a  fait  rendre  les  lettres  qui  eussent 
pu  faire  du  mal,  et  Voltaire  a  donné  par  aumône  une  cinquantaine  de  pis- 
toles  aux  filles  du  Bon  Pasteur.  C'est  un  accommodement  de  M.  Hérault, 
moyennant  lequel  la  guerre  est  cessée,  et  Voltaire  rentré  en  quelque  sorte 
en  grâce  avec  le  ministère,  mais  non  pas  avec  les  gens  qui  ont  de  la  raison 
et  du  bon  sens.  J'apprends  que  Rousseau  vient  de  faire  paraître  une  satire 
contre  lui,  qui  est  arrivée  secrètement  à  Paris  et  qui  sera  bientôt  rendue 
publique. 

XXXVI. 

RAPPORT 

FAIT    A    l'académie     DES     SCIENCES    PAR     MM.     PITOT     ET     CLAIRACT, 

LE    26    d'avril  1741, 
SUR  LE  MÉMOIRE  DE   M.  DE   VOLTAIRE 

TOCCHA.NT    LES    FORCES    VIVES. 

Nous  avons  examiné,  par  ordre  de  l'Académie,  un  mémoire  de  M.  de 
Voltaire,  intitulé  Doutes  sur  la  mesure  des  forces  motrices  cl  sur  leur 
nature.  Ce  mémoire  contient  deux  parties  :  la  première  est  une  exposition 
abrégée  des  principales  raisons  qui  ont  été  données  pour  prouver  que  les 
forces  des  corps  en  mouvement  sont  comme  leurs  quantités  de  mouvement, 
c'est-à-dire  comme  les  masses  multipliées  par  leurs  simples  vitesses,  et  non 
par  les  carrés,  ainsi  que  le  prétendent  ceux  qui  reçoivent  la  théorie  des 
forces  vives.  Les  raisons  que  M.  de  Voltaire  rapporte  ne  sont  pas  avancées 
comme  des  démonstrations;  ce  sont  simplement  des  doutes  qu'il  propose, 
mais  les  doutes  d'un  homme  éclairé,  qui  ressemblent  beaucoup  à  une  déci- 
sion. 

Nous  n'entrerons  point  dans  l'examen  de  cette  première  partie,  parce  que 

1.  Archives  de  la  liasiille,  tome  XII,  page  188. 


DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES.  343 

l'auteur  ne  paraît  y  avoir  eu  en  vue  que  de  rendre  les  plus  fortes  raisons 
qui  ont  été  données  contre  les  forces  vives,  d'une  manière  assez  claire  et 
assez  abrégée  pour  que  les  lecteurs  puissent  se  les  rappeler  promptement. 

Dans  la  seconde  partie,  M.  de  Voltaire  considère  la  nature  de  la  force. 
Comme  il  a  conclu  que  la  force  ?)iolrice  n'est  autre  chose  que  le  produit  de 
la  mas-e  par  la  simple  vitesse,  il  n'admet  point  de  distinction  entre  les 
forces  mortes  et  les  forces  vives.  Lorsque  l'on  dit  que  la  force  d'un  corps 
en  mouvement  diffère  infiniment  de  celle  d'un  corps  en  repos,  c'est,  sui- 
vant lui,  comme  si  l'on  disait  qu'un  liquide  est  infiniment  plus  liquide  quand 
il  coule  que  quand  il  ne  coule  pas. 

Il  dit  ensuite  que  si  la  force  n'est  autre  chose  que  le  produit  de  la  masse 
par  la  vitesse,  elle  n'est  précisément  que  le  corps  lui-même  agissant,  ou  prêt 
à  agir  :  et  il  rejette  ainsi  l'opinion  des  philosophes  qui  ont  cru  que  la  force 
était  un  être  à  part,  une  substance  qui  anime  les  corps,  et  qui  en  est  distin- 
guée; que  la  force  doit  se  trouver  dans  les  êtres  simples,  appelés  mo~ 
nades,  etc. 

M.  de  Voltaire  remarquant,  comme  plusieurs  l'ont  déjà  fait,  que  la 
quantité  de  mouvement  augmente  dans  plusieurs  cas,  et  étant  toujours  con- 
vaincu que  la  force  n'est  autre  chose  que  la  quantité  de  mouvement,  il 
demande  si  les  philosophes  qui  ont  soutenu  la  conservation  d'une  même 
quantité  de  force  dans  la  nature  ont  plus  de  raison  que  ceux  qui  vou- 
draient la  conservation  d'une  même  quantité  d'espèces  d'individus,  de 
figures,  etc. 

Il  demande  ensuite  si  de  ce  qu'un  corps  élastique  qui  en  choque  un  plus 
grand  lui  communique  plus  de  quantité  de  mouvement,  et  par  conséquent, 
selon  lui,  plus  de  force  qu'il  n'en  avait,  il  ne  s'ensuit  pas  évidemment  que 
les  corps  ne  communiquent  point  de  force  :  en  sorte  que  la  masse  et  le 
mouvement  ne  suffisant  pas  pour  la  communication  du  mouvement,  il  faut 
encore  l'inertie,  sans  laquelle  la  matière  ne  résisterait  pas,  et  sans  laquelle 
il  n'y  aurait  nulle  action. 

M.  de  Voltaire  croit  encore  que  l'inertie,  la  masse  et  le  mouvement,  ne 
suffisent  pas.  Il  pense  qu'il  faut  un  principe  ([ui  tienne  tous  les  corps  de  la 
nature  en  mouvement,  et  leur  communique  incessamment  une  force  agis- 
sante, ou  prête  d'agir;  et  ce  principe  doit  être,  selon  lui,  la  gravitation,  soit 
qu'elle  ait  une  cause  mécanique,  soit  qu'elle  n'en  ait  pas. 

La  gravitation,  conlinue-t-il,  ne  peut  pas  non  plus  satisfaire  à  tous  les 
effets  de  la  nature;  elle  est  très  loin  d'expliquer  la  force  des  corps  organisés; 
il  leur  faut  encore  un  principe  interne,  comme  celui  du  ressort. 

M.  de  Voltaire  termine  son  mémoire  en  disant  que  puisque  la  force 
active  du  ressort  produit  les  mêmes  effets  que  toute  force  quelconque,  on  en 
peut  conclure  que  la  nature,  qui  va  souvent  à  différents  buts  par  la  môme 
voie,  va  aussi  au  même  but  par  différents  chemins;  et  qu'ainsi  la  véritable 
physique  consiste  à  tenir  registre  des  opérations  de  la  nature  avant  ([ue  de 
vouloir  tout  asservir  à  une  loi  générale. 

De  toutes  les  questions  difficiles  à  approfondir  que  renferment  les  deux 
parties  de  ce  mémoire,  il  paraît  que  M.  de  Voltaire  est  très  au  fait  de  ce  qui  a 


314  DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES. 

été  donné  en  physique,  et  qu'il  a  lui-môme  beaucoup  médité  sur  cette 
science. 

A  Paris,  le  26  avril  1741. 

PiTOT,    ClAIRAUT. 

Je  certifie  la  copie  ci-dessus  être  conforme  à  l'original. 
A  Paris,  le  27  avTiH741. 

DORTOUS    DE    MaIRAN, 

Secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  royale 
des  sciences. 

XXXVII. 

ACTE    DE  DÉCÈS 

DU    FRÈRE    DE    VOLTAIRE!. 

Le  19  février  1743  a  été  inhumé  en  cefte  églis3  M.  Armand  Arouet , 
receveur  des  ëpices  de  la  Chambre  de  comptes,  âgé  d'environ  soixante  ans , 
décédé  de  hier  à  la  Chambre  des  comptes,  cour  du  Palais,  de  cette  paroisse. 
Ont  assisté  au  convoi  :  P^ançois-Marie  Arouet  de  Voltaire,  bourgeois  de  Paris, 
demeurant  faubourg  Sainl-IIonoré,  paroisse  de  Sainte-Madeleine,  frère  du 
défunt;  Jean-Baptiste  Brisson,  bourgeois  de  Paris,  demeurant  cour  du  Palais, 
de  cette  paroisse;  lesquels  ont  signé  : 

F. -M.   Arouet  de   Voltaire,   Brisson. 


XXXVIII. 

MAUREPAS  A  M.   ANISSON 

DIRECTEUR     DE     L'I  M  PRIMERIE    ROYALE^. 

Juin  (?)  1745. 

Le  roi  a  bien  voulu  agréer  que  le  poëme  qu'a  fait  M.  de  Voltaire  sur  la 
victoire  remportée  par  Sa  Majesté  à  Fontenoy  soit  imprimé  au  Louvre,  et 
qu'il  en  soit  seulement  tiré  six  cents  exemplaires,  ainsi  que  M.  de  V^oltaire 
l'a  demandé;  comme  il  vous  verra  sans  doute  à  ce  sujet,  vous  voudrez  bien 
prendre  les  mesures  nécessaires  pour  cette  impression.  Je  serais  cependant 
bien  aise  de  vous  parler  avant  que  vous  la  commenciez. 

1.  Registres  de  la  paroisse  Saint-Barthélémy. 

2.  Archives  de  la  Bastille,  tome  XII,  page  259. 


DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES.  31& 

XXXIX. 

VOLTAIRE    A    ANET. 

LETTFxES    DE    MADAME    DE    STAAL*   A  MADAME   DU  DEFFANT. 

1747. 

Anet,  mardi  15  août  17  i7. 

. . .  M'""  du  Chàtelet  et  Voltaire-,  qui  s'étaient  annoncés  pour  aujour- 
d'hui, et  qu'on  avait  perdus  de  vue,  parurent  hier  sur  le  minuit,  comme 
deux  spectres,  avec  une  odeur  de  corps  embaumés  qu'ils  semblaient  avoir 
apportée  de  leurs  tombeaux;  on  sortait  de  table;  c'étaient  pourtant  des 
spectres  affamés  :  il  leur  fallut  un  souper,  et,  qui  plus  est,  des  lits  qui 
n'étaient  point  préparés.  La  concierge,  déjà  couchée,  se  leva  à  grande  hâte. 
Gaya^,  qui  avait  offert  son  logement  pour  les  cas  pressants,  fut  forcé  de  le 
céder  dans  celui-ci,  déménagea  avec  autant  de  précipitation  et  de  déplaisir 
qu'une  armée  surprise  dans  son  camp,  laissant  une  partie  de  son  bagage  au 
pouvoir  de  l'ennemi.  Voltaire  s'est  bien  trouvé  du  gîte  :  cela  n'a  point  du 
tout  consolé  Gaya.  Pour  la  dame,  son  lit  ne  s'est  pas  trouvé  bien  fait;  il  a 
fallu  la  déloger  aujourd'hui.  Notez  que  ce  lit,  elle  l'avait  fait  elle-même, 
faute  de  gens,  et  avait  trouvé  un  défaut  de...  dans  les  matelas,  ce  qui,  je 
crois,  a  plus  blessé  son  esprit  exact  que  son  corps  peu  délicat;  elle  a  par 
intérim  un  appartement  qui  a  été  promis,  qu'elle  laissera  vendredi  ou  samedi 
pour  celui  du  maréchal  de  Maillebois*,  qui  s'en  va  un  de  ces  jours.  Il  est 
venu  ici  en  même  temps  que  nous  avec  sa  fille  et  sa  belle-fille  :  l'une  est 
jolie,  l'autre  laide  et  triste.  Il  a  chassé  avec  ses  chiens  un  chevreuil  et  pris 
un  faon  de  biche  :  voilà  tout  ce  qui  se  peut  tirer  de  là.  Nos  nouveaux  hôtes 
fourniront  plus  abondamment  :  ils  vont  faire  répéter  leur  comédie  ^  ;  c'est 
Venture  qui  fait  le  comte  de  Boursoufle  :  on  ne  dira  pas  que  ce  soient  des 
armes  parlantes,  non  plus  que  M"""  du  Chàtelet  faisant  M""  de  La  Cochon- 
nière,  qui  devrait  être  grosse  et  courte.  Voilà  assez  parlé  d'eux  pour  aujour- 
d'hui... 

1.  Marguerite- Jeanne  Cordier  Dclaunay,  baronne  de  Staal  (168i-17o0),  d'abord 
femme  de  cliambre,  puis  dame  de  la  duchesse  du  Maine.  Ses  Mémoires,  qui  l'ont 
rendue  célèbre,  parurent  en  175.5. 

2.  Voltaire,  qui  venait  de  composer,  à  la  prière  de  la  duchesse  du  Maine,  son 
Épître  sur  la  victoire  de  Lawfeld  (2  juillet  1747),  avait  été  invité  par  elle  à  venir 
la  visiter  à  sa  belle  résidence  d'Anct. 

3.  Le  chevalier  de  Gaya,  officier  au  service  de  la  duchesse  du  Maine. 

4.  Jean-Baptiste-François  Desmarets,  marquis  de  Maillebois  (1082-1762),  fils 
du  contrôleur  général,  maréchal  de  France  en  1741. 

5.  La  comédie  du  Comte  de  DoursouHe,  que  Voltaire  et  M'"'  du  Chàtelet 
avaient  voulu  d'abord  produire  à  Anet  comme  une  pièce  improvisée  pour  la  cir- 
constance. 


316  DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES. 

Anet,  mercredi  16  août  17  i7. 

. . .  Nos  revenants  ne  se  monlrenl  point  de  jour;  ils  apparurent  hier  à 
dix  heures  du  soir  :  je  ne  pense  pas  qu'on  les  voie  guère  plus  tôt  aujour- 
d'hui :  l'un  est  à  décrire  de  hauts  faits ^,  l'autre  à  commenter  Newton;  ils 
ne  veulent  ni  jouer  ni  se  promener  :  ce  sont  bien  des  non-valeurs  dans  une 
société,  où  leurs  doctes  écrits  ne  sont  d'aucun  rapport.  Voici  bien  pis  :  l'ap- 
parition de  ce  soir  a  produit  une  déclamation  véhémente  contre  la  licence 
de  se  choisir  des  tableaux  au  cavagnole-:  cela  a  été  poussé  sur  un  ton  qui 
nous  est  tout  à  fait  inouï,  et  soutenu  avec  une  modération  non  moins  sur- 
prenante ;  mais  ce  qui  ne  se  peut  endurer,  ma  reine,  c'est  l'excès  de  ma 
bavarderie.  Je  vous  fais  pourtant  grâce  de  ma  métaphysique.  Pour  répondre 
sur  cet  article,  il  faudrait  que  je  susse  plus  nettement  ce  que  vous  entendez 
par  la  nature,  par  démontrer.  Ce  qui  sert  de  principe  et  de  règle  de  con- 
duite n'est  pas  au  rang  des  choses  démontrées,  à  ce  qu'il  me  semble,  et 
n'en  est  pas  moins  d'usage.  Adieu,  ma  reine,  en  voilà  beaucoup  trop. 

Anet,  20  août  1747. 

Vous  ne  vous  portez  pas  bien,  vous  menez  une  vie  triste  ;  cela  me  fâche, 
ma  reine.  J'ai  envie  que  vous  fassiez  votre  voyage  de  Montmorency;  quoique 
cela  ne  soit  pas  gai,  c'est  toujours  une  diversion  :  elle  ne  manque  pas  ici  à 
nos  ennuis;  c'est  le  flux  et  reflux  qui  emporte  nos  compagnies  et  nous  en 
ramène  d'autres;  les  Maillebois,  les  Villeneuve  sont  partis;  est  arrivée 
M°*  Dufour,  exprès  pour  jouer  le  rôle  de  M™'  Barbe,  gouvernante  de  M'^^  de 
La  Cochonnière,  et,  je  crois,  en  même  temps  servante  de  basse-cour  du  baron 
de  La  Cochonnière.  Voilà  le  nom  que  vous  n'avez  pu  lire.  Je  crois  en  en"et, 
ma  reine,  que  vous  avez  bien  de  la  peine  à  me  déchiffrer.  Nous  attendons 
demain  les  Estillac,  au  nombre  de  quatre,  car  M™<'  de  Vogué  et  M.  de  Menou 
en  sont.  M™«  de  Valbelle  nous  est  aussi  arrivée;  la  Malause  s'est  promise 
pour  demain.  Le  cousin  Soquence,  aussi  fier  chasseur  que  Nemrod,  n'est 
pas  encore  venu,  et  toutes  nos  chasses  sont  sans  succès.  La  duchesse  parle 
d'aller  à  Navarre',  et  ne  peut  s'y  résoudre  :  M.  de  Bouillon  la  presse,  dit- 
elle;  si  elle  y  va,  elle  n'y  sera  guère  :  c'est  un  prodige  de  douceur  et  de 
complaisance,  elle  ne  manque  pas  une  promenade.  La  pauvre  Saint-Pierre*, 
mangée  de  goutte,  souffrant  le  martyre,  s'y  traîne  tant  qu'elle  peut,  mais  non 
pas  avec  moi,  qui  ne  vais  pas  sur  terre,  et  semble  un  hydrophobe  quand 
je  suis  sur  l'eau. 


1.  Allusion  à  l'Épître  sur  la  victoire  de  Lawfeld,  que  Voltaire  adressa  à  la 
duchesse  du  Maine. 

2.  «  Sorte  de  jeu  de  hasard,  où  les  joueurs  ont  des  tableaux,  et  tirent   les 
boules  chacun  à  son  tour.  »  {Dict.  de  l'Académie.) 

3.  Château  près  d'É%Teux,  appartenant  à  la  maison  de  Bouillon,  et  aujourd'hui 
détruit.  Il  a  été  chanté  par  Rulhières. 

■4.  Marguerite-Thérèse  Colbert  de  Croissy  (1682-1769),  veuve,  en  1702,  du  mar- 
quis de  Resnel,  et  remariée,  en  1704,  au  duc  de  Saint-Pierre. 


DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES.  317 

M"'®  du  Chàtelet  est  d'hier  à  son  troisième  logement  :  elle  ne  pouvait 
plus  supporter  celui  qu'elle  avait  choisi;  il  y  avait  du  bruit,  de  la  fumée 
sans  feu  (il  me  semble  que  c'est  son  emblème).  Le  bruit,  ce  n'est  pas  la 
nuit  qu'il  l'incommode,  à  ce  qu'elle  m'a  dit,  mais  le  jour,  au  fort  de  son 
travail  :  cela  dérange  ses  idées.  Elle  fait  actuellement  la  revue  de  ses  Prin- 
cipes :  c'est  un  exercice  qu'elle  réitère  chaque  année,  sans  quoi  ils  pour- 
raient s'échapper,  et  peut-être  s'en  aller  si  loin  qu'elle  n'en  retrouverait  pas 
un  seul.  Je  crois  bien  que  sa  tête  est  pour  eux  une  maison  de  force,  et  non 
pas  le  lieu  de  leur  naissance  :  c'est  le  cas  de  veiller  soigneusement  à  leur 
garde.  Elle  préfère  le  bon  air  de  cette  occupation  à  tout  amusement,  et 
persiste  à  ne  se  montrer  qu'à  la  nuit  close.  Voltaire  a  fait  des  vers  galants 
qui  réparent  un  peu  le  mauvais  effet  de  leur  conduite  inusitée... 

Anet,  '24  août  1747. 

J'espérais  quelque  chose  de  vous  aujourd'hui,  ma  reine  :  je  n'ai  rien.  Je 
vous  crois  à  Montmorency;  vous  n'aurez  aussi  presque  rien  de  moi,  car  le 
temps  me  manque.  Vous  saurez  seulement  que  nos  deux  ombres,  croquées 
par  M.  de  Richelieu,  disparaîtront  demain;  il  ne  peut  aller  à  Gènes ^  sans 
les  avoir  consultées  :  rien  n'est  si  pressant.  La  comédie  qu'on  ne  devait 
voir  que  demain  sera  vue  aujourd'hui,  pour  hâter  le  départ.  Je  vous  rendrai 
compte  du  spectacle  et  des  dernières  circonstances  du  séjour;  mais,  je  vous 
prie,  ne  laissez  pas  traîner  mes  lettres  sur  votre  cheminée... 

Anet,  dimanche  27  août  1747. 

...  Je  VOUS  ai  mandé  jeudi  que  nos  revenants  partaient  le  lendemain  et 
que  la  pièce  se  jouait  le  soir  :  tout  cela  s'est  fait.  Je  ne  puis  vous  rendre 
Boursoufle  que  mincement.  31""  de  La  Cochonnière  a  si  parfaitement  exé- 
cuté l'extravagance  de  son  rôle  que  j'y  ai  pris  un  vrai  plaisir.  Mais  Venture 
n'a  mis  que  sa  propre  fatuité  au  personnage  de  Boursoufle,  qui  demandait 
au  delà;  il  a  joué  naturellement  dans  une  pièce  où  tout  doit  être  aussi  forcé 
que  le  sujet.  Paris  a  joué  en  honnête  homme  le  rôle  de  Maraudin,  dont  le 
nom  exprime  le  caractère.  Motel  a  bien  fait  le  baron  de  La  Cochonnière,  d'Es- 
tillac  un  chevalier,  Duplessis  un  valet.  Tout  cela  n'a  pas  mal  été,  et  l'on 
peut  dire  que  cette  farce  a  été  bien  rendue  ;  l'auteur  l'a  annoblie  d'un  pro- 
logue qu'il  a  joué  lui-même,  et  très-bien,  avec  notre  Dufour,  qui,  sans  cette 
action  brillante,  ne  pouvait  digérer  d'être  M"^"  Barbe;  elle  n'a  pu  se  sou- 
mettre à  la  simplicité  d'hal)illement  qu'exigeait  son  rôle,  non  plus  que  la 
principale  actrice,  qui,  préférant  les  intérêts  de  sa  figure  à  ceux  de  la  pièce, 
a  paru  sur  le  théâtre  avec  tout  l'éclat  et  l'élégante  parure  d'une  dame  de  la 
cour  :  elle  a  eu  sur  ce  point  maille  à  partir  avec  Voltaire;  mais  c'est  la  sou- 


L  Le  duc  de  Richelieu  avait  été  appelé  à  remplacer,  comme  gouverneur  de 
Gônes,  le  duc  de  BouOlcrs,  mort  de  la  petite  vérole,  le  2  Juillet  1747,  après  avoir 
forcé  les  Anglais  à  se  rembarquer. 


318  DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES. 

veraine,  et  lui  l'esclave.  Je  suis  très-fàchée  de  leur  départ,  quoique  excédée 
de  ses  diverses  volontés,  dont  elle  m'avait  remis  l'exéculion. 

Le  plaisir  de  faire  rire  d'aussi  honnêtes  gens  que  ceux  que  vous  me 
marquez  s'être  divertis  de  mes  lettres  me  ferait  encore  supporter  cette  oné- 
reuse charge;  mais  voilà  la  scène  finie  et  mes  récits  terminés.  Il  y  a  bien 
encore  de  leur  part  quelques  ridicules  éparpillés  que  je  pourrai  vous  ramas- 
ser au  premier  moment  de  loisir;  pour  aujourd'hui,  je  ne  puis  aller  plus 
loin. 

Adieu,  ma  reine;  je  vous  prie  de  vous  guérir  parfaitement,  de  me  man- 
der avec  la  plus  grande  exactitude  comment  vous  vous  portez. 

Anet,  mercredi  30  août  1747. 

J'espérais  apprendre  hier  de  vos  nouvelles,  ma  reine.  Si  je  n'en  ai  pas 
demain,  je  serai  tout  à  fait  en  peine  de  vous.  Notre  princesse  a  écrit  au 
président*,  et  l'invite  à  venir  ici  et  à  vous  y  amener  :  vous  savez  cela  sans 
doute?  J'ai  fait  ce  que  j'ai  pu  pour  la  détourner  de  cette  démarche,  qui 
pourra  être  infructueuse  et  dont  le  mauvais  succès  la  fâchera.  Si  votre  santé 
et  les  dispositions  du  président  se  trouvent  favorables,  cela  sera  charmant  ; 
en  tout  cas,  on  vous  garde  un  bon  appartement  :  c'est  celui  dont  M'»"  du 
Chàtelet,  après  une  revue  exacte  de  toute  la  maison,  s'était  emparée.  Il  y 
aura  un  peu  moins  de  meubles  qu'elle  n'y  en  avait  mis,  car  elle  avait 
dévasté  tous  ceux  par  oià  elle  avait  passé  pour  garnir  celui-là.  On  y  a  re- 
trouvé six  ou  sept  tables  :  il  lui  en  faut  de  toutes  les  grandeurs,  d'immenses 
pour  étaler  ses  papiers,  de  solides  pour  soutenir  son  nécessaire,  de  plus 
légères  pour  les  pompons,  pour  les  bijoux;  et  cette  belle  ordonnance  ne  l'a 
pas  garantie  d'un  accident  pareil  à  celui  qui  arriva  à  Philippe  II  quand, 
après  avoir  passé  la  nuit  à  écrire,  on  répandit  une  bouteille  d'encre  sur  ses 
dépêches.  La  dame  ne  s'est  pas  piquée  d'imiter  la  modération  de  ce  prince, 
aussi  n'avait-il  écrit  que  sur  des  affaires  d'État,  et  ce  qu'on  lui  a  barbouillé, 
c'était  de  l'algèbre,  bien  plus  difficile  à  remettre  au  net. 

En  voilà  trop  sur  le  même  sujet,  qui  doit  être  épuisé;  je  vous  en  dirai 
pourtant  encore  un  mot,  et  cela  sera  fini.  Le  lendemain  du  départ,  je  reçois 
une  lettre  de  quatre  pages,  de  plus  un  billet  dans  le  même  paquet  qui 
m'annonce  un  grand  désarroi.  M.  de  Voltaire  a  égaré  'sa  pièce,  oublié  de 
retirer  les  rôles,  et  perdu  le  prologue;  il  m'est  enjoint  de  retrouver  le  tout, 
d'envoyer  au  plus  vite  le  prologue,  non  par  la  poste,  parce  qiCon  le  copie- 
rail,  de  garder  les  rôles,  crainte  du  même  accident,  et  d'enfermer  la  pièce 
sous  cent  clefs.  J'aurais  cru  un  loquet  suffisant  pour  garder  ce  trésor  !  J'ai 
bien  et  dûment  exécuté  les  ordres  reçus. 


1.  Le  président  Hénault  (1685-1770),  ami  très-intime  de  M'"«  du  Défiant. 


DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES.  319 

XL. 

AFFICHE  (1751) \ 

CENT    ECUS    A   GAGNER. 

On  a  volé  plusieurs  manuscrits  contenant  la  tragédie  de  Sémiraniis,  la 
comédie  intitulée  Xanine,  etc.,  l'histoire  de  la  dernière  guerre  depuis  1741 
jusqu'en  1747.  On  les  a  imprimés  remplis  de  fautes  et  d'interpolations; 
on  les  vend  publiquement  à  Fontainebleau.  Le  premier  qui  donnera  des 
indices  sûrs  de  l'imprimeur  et  de  l'éditeur  recevra  la  somme  de  300  francs 
de  M.  de  Voltaire,  gentilhomme  ordinaire  du  roi,  historiographe  de  France, 
rue  Traversière. 

XLL 

NOTE   DE   M.    BERRYER'-. 

20  juillet  17.51. 

Il  y  a  un  livre  de  M.  de  Voltaire,  intitulé  Mémoires  pour  servir  à  la  vie 
de  ***. 

M.  de  Voltaire  l'a  laissé  à  M'""  Denis.  On  croit  qu'elle  l'a  encore. 

L'abbé  Raynal,  qui  est  fort  aimé  de  31.  de  Voltaire  et  de  iM'""  Denis, 
pourrait  en  savoir  des  nouvelles. 

Savoir  ce  que  c'est  que  ce  livre  ^. 

XLIL 

NOTE    DE    M.    D'HÉMERY^ 

AU  LIEUTENANT  DE  POLICE. 

1"  janvier  1752. 

Michel  Lambert,  reçu  libraire  en  1749,  trente-deux  ans,  de  Paris,  je 
me  trompe,  de  la  Charité-sur-Loire,  taille  de  5  pieds  6  pouces,  barbe  brune 
et  le  visage  un  peu  pâle,  rue  de  la  Comédie-Française. 

1.  Cette  affiche  se  rapporte  au  vol  de  manuscrits  dont  il  est  question  dans  le 
Mémoire  de  M""-  Denis,  Correspondance,  n"  2223,  et  dans  les  lettres  2228,  2230  et 
223i.  Voltaire  était  alors  à  Berlin. 

2.  Archives  de  la  Bastille,  tome  XII,  page  361. 

3.  C'étaient  les  Mémoires  pour  servir  à  la  Vie  de  Voltaire.  (Note  de  M.  Ravais- 
son.)  —  Il  faudrait  conclure  de  là  que  ces  Mémoires  avaient  été  commencés 
avant  le  départ  de  Voltaire  pour  la  Prusse,  ce  qui  ne  paraît  point  vraisemblable. 

i.  Archives  de  la  Bastille,  tome  XII,  page  372. 


320  DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES. 

C'est  le  fils  de  Voltaire,  qui  l'a  eu  de  la  femme  d'un  portier  qui  passe 
pour  être  son  père.  Il  a  demeuré  longtemps  chez  Mercié,  qu'il  a  quitté  au 
mois  de  juillet  1731  pour  s'établir  rue  de  la  Comédie-Française,  oîi  il  s'est 
marié  quelque  temps  après.  C'est  un  fort  bon  garçon,  qui,  sans  beaucoup 
de  génie,  aura  pourtant  le  talent  de  faire  ses  affaires.  Il  a  depuis  quelque 
temps  la  pratique  de  Voltaire,  de  qui  il  a  fait  une  édition  en  onze  petits 
volumes. 

XLIII. 

DÉTAILS 

SUR    L'AFFAIRE    DE    FRANCFORT   '. 

Nous  partîmes  de  Wabern  le  30  mai  au  matin,  et  arrivâmes  le  soir  à 
Marbourg.  Nous  avions,  le  lendemain,  fait  à  peine  une  lieue,  lorsque  Voltaire 
ordonna  au  postillon  d'arrêter.  Il  faisait  usage  de  tabac,  et  ne  retrouvait  ni  dans 
ses  poches  ni  dans  celles  de  la  voiture  la  tabatière  d'or  dont  il  se  servait. 

Je  m'aperçois  que,  depuis  notre  départ  de  Potsdam,  je  n'ai  pas  rendu 
compte  de  la  manière  dont  Voltaire  voyageait.  Il  avait  sa  propre  voiture. 
C'était  un  carrosse  coupé,  large,  commode,  bien  suspendu,  garni  partout  de 
poches  et  de  magasins.  Le  derrière  était  chargé  de  deux  malles,  et  le  devant, 
de  quelques  valises.  Sur  le  banc  étaient  placés  deux  domestiques,  dont  un 
était  de  Potsdam  et  servait  de  copiste.  Quatre  chevaux  de  poste,  et  quelque- 
fois six,  selon  la  nature  des  chemins,  étaient  attelés  à  la  voiture.  Ces  dé- 
tails ne  sont  rien  par  eux-mêmes,  mais  ils  font  connaître  la  manière  de 
voyager  d'un  homme  de  lettres  qui  avait  su  se  créer  une  fortune  égale  à  sa 
réputation.  Voltaire  et  moi  occupions  l'intérieur  de  la  voiture,  avec  deux  ou 
trois  portefeuilles  qui  renfermaient  les  manuscrits  dont  il  faisait  le  plus  de 
cas,  et  une  cassette  où  étaient  son  or,  ses  lettres  de  change  et  ses  effets  les 
plus  précieux.  C'est  avec  ce  train  qu'il  parcourait  alors  l'Allemagne.  Aussi 
à  chaque  poste  et  dans  chaque  auberge  étions-nous  abordés  et  reçus  à  la 
portière  avec  tout  le  respect  que  l'on  porte  à  l'opulence.  Ici  c'était  M.  le 
baron  de  Voltaire,  là  M.  le  comte  ou  M.  le  chambellan,  et  presque  partout 
c'était  Son  Excellence,  qui  arrivait.  J'ai  encore  des  mémoires  d'aubergistes 
qui  portent  :  «  Pour  Son  Excellence  M.  le  comle  de  Voltaire,  avec  secré- 
taire et  suite.  »  Toutes  ces  scènes  divertissaient  le  philosophe,  qui  mépri- 
sait ces  titres  dont  la  vanité  se  repaît  avec  complaisance,  et  nous  en  riions 
ensemble  de  bon  cœur- 

Revenons  à  Marbourg,  ou  plutôt  à  l'endroit    où    nous  nous  arrêtâmes 

1.  Ce  morceau  est  extrait  de  Mon  Séjour  auprès  de  Voltaire,  par  Colini,  1807, 
in-S». 

2.  Oa  s'entretenait,  en  présence  de  Voltaire,  de  l'un  de  ses  parents  qui  avait 
un  grade  distingué  dans  le  militaire,  et  Ton  se  servait  de  ce  grade  pour  le  nom- 
mer. «  Mon  parent,  dit  Voltaire,  est  sensible  à  votre  souvenir;  mais  la  simplicité 
de  nos  cantons  n'admet  point  ces  titres  fastueux.  »  {Note  de  Colini.) 


DOGUAIENTS    BIOG  R  A IMIIQ  U  I^S.  "         321 

lorsque  Voltaire  s'apârçut  qu'il  n'avait  pas  su  tabatière.  Il  ne  montra  point 
dans  cette  occasion  l'inquiétude  qui  eût  agité  un  homme  attaché  à  l'aro^ent  • 
la  boîte  cependant  était  d'un  grand  prix.  Nous  tînmes  sur-le-champ  conseil, 
sans  sortir  de  la  voiture.  Voltaire  croyait  avoir  laisse  cette  tabatière  dans  la 
maison  de  poste  de  Marliourg.  Envoyer  un  domestic;;;-;  ou  le  postillon  à 
cheval  pour  en  faire  la  recherche,  c'était  s'exposer  à  ne  jamais  la  revoir  : 
je  m'offre  à  faire  cette  course  à  pied,  il  accepte,  et  je  pars  comme  un  trait: 
j'arrive  essoufflé,  j'entre  dans  la  maison  de  la  poste,  tout  y  était  encore 
tranquille;  je  monte  sans  être  vu  à  la  chambre  dans  laquelle  Voltaire  avait 
couché,  elle  était  ouverte.  Rien  sur  la  commode,  rien  sur  les  tables  et  sur 
le  lit.  A  côté  de  ce  dernier  meuble  était  une  table  de  nuit  que  couvrait  un 
pan  de  rideau;  je  le  soulève,  et  j'aperçois  la  tabatière  :  m'en  emparer,  des- 
cendre les  escaliers,  et  sortir  de  la  maison,  tout  cela  fut  l'affaire  d'un  mo- 
ment. Je  cours  rejoindre  le  carrosse,  aussi  joyeux  que  Jason  après  la  con- 
quête de  la  toison  d'or.  Ce  bijou,  d'une  grande  valeur,  était  un  de  ces  dons 
que  les  princes  prodiguaient  à  Voltaire  comme  un  témoignage  de  leur 
estime;  il  était  doublement  précieux.  Mon  illustre  compagnon  de  voyage 
le  retrouva  avec  plaisir,  mais  aussi  avec  la  modération  du  désintéressement; 
il  me  parut  plus  affecté  de  la  peine  que  j'avais  prise  que  joyeux  d'avoir 
recouvré  sa  tabatière.  C'est,  il  me  semble,  dans  de  pareilles  occasions  que 
l'homme  se  montre  tel  qu'il  est,  et  que  l'on  peut  juger  son  àme  et  ses  passions. 

Nous  continuâmes  notre  route;  et  après  avoir  traversé  Giessen,  Rutz- 
bach  et  Friedberg,  dont  nous  visitâmes  les  salines,  nous  arrivâmes  à  Franc- 
fort-sur-le-Mein  vers  les  huit  heures  du  soir. 

Nous  nous  disposions  à  partir  le  lendemain,  les  chevaux  de  poste  et  la 
voiture  étaient  prêts,  lorsqu'un  nommé  Freytag.  résident  du  roi  de  Prusse 
se  présente,  escorté  d'un  officier  recruteur  et  d'un  bourgeois  de  mauvaise 
mine.  Ce  cortège  surprit  beaucoup  Voltaire.  Le  résident  l'aborda,  et  lui  dit 
en  baragouinant  qu'il  avait  reçu  l'ordre  de  lui  demander  la  croix  de  l'ordre 
du  Mérite,  la  clef  de  chambellan,  les  lettres  ou  papiers  de  la  main  de  Fré- 
déric, et  l'œuvre  de  poëshie  du  roi  son  maître. 

Voltaire  rendit  sur-le-champ  la  croix  et  la  clef;  il  ouvrit  ensuite  ses 
malles  et  ses  portefeuilles,  et  dit  à  ces  messieurs  qu'ils  pouvaient  prendre 
tous  les  papiers  de  la  main  du  roi;  qu'à  l'égard  de  l'œuvi'e  de  poëshie ^  il 
Pavait  laissée  à  Leipsick,  dans  une  caisse  destinée  pour  Strasbourg;  mais 
qu'il  allait  écrire  dans  le  moment  pour  la  faire  venir  à  Francfort,  et  qu'il 
resterait  dans  la  ville  jusqu'à  ce  qu'elle  fût  arrivée.  Cet  arrangement  fut 
ratifié  et  si^né  des  deux  côtés.  Frejtag  écrivit  ce  billet  :  «  3Ionsir,  sitôt  le 
gros  ballot  de  Leipzig  sera  ici,  où  est  l'œuvre  de  poëshie  du  roi  mon 
maître,  et  l'œuvre  de  poëshie  rendu  à  moi,  vous  pourrez  partir  où  vous 
paraîtra  bon.  A  Francfort,  ■]''  juin  1753.  Freytag,  résident  du  roi  mon 
maître.  »  Voltaire  écrivait  au  bas  du  billet  :  «  Ron  pour  l'œuvre  de 
poëshie  du  roi  votre  maître.  Voltaire'.  » 


1.  Ces  détails  sont  fort  enjolivés  d'après  Voltaire;  on  peut  voir  le  texte  exact 
du  billet  dans  la  Correspondance. 

I.  21 


322  DOCUMENTS    BIOG  RAPHI  QUl^S  . 

Après  cette  assurance  de  la  part  du  résident,  Voltaire  crut  devoir  rester 
tranquille  jusqu'à  l'arrivée  de  la  caisse.  Il  fit  part  de  ce  contre-temps  à 
M""  Denis,  qui  l'attendait  à  Strasbourg;  et,  >ans  inquiétude  pour  l'avenir 
comntie  sans  ressentiment  du  passé,  il  continua  de  travailler  aux  Annales 
de  l'Empire.  M">«  Denis,  à  la  réception  de  la  lettre,  se  rendit  à  Francfort 
sans  perdre  un  instant.  Je  la  vis  alors  pour  la  première  fois,  et  je  ne  pré- 
vovais  pas  que,  victime  de  son  dévouement,  elle  se  trouverait  enveloppée 
dans  la  catastrophe  qui  menaçait  son  oncle. 

La  caisse  renfermant  l'œuvre  de  poëshie  arriva  le  17  juin  ;  elle  fut  por- 
tée le  jour  même  chez  Freylag.  J'allai  le  lendemain  pour  être  présent  à  Tou- 
verlure,  et  le  prévenir  que,  conformément  au  billet  que  lui  Freytag  avait 
signé,  Voltaire  se  proposait  de  partir  sous  trois  heures;  il  me  répondit  brus- 
quement qu'il  n'avait  pas  le  temps,  et  que  Ton  ouvrirait  la  caisse  dans  l'après- 
dînée.Je  retourne  à  l'heure  convenue;  on  me  dit  que  de  nouveaux  ordres  du 
roi  enjoignent  de  tout  suspendre  et  de  laisser  les  choses  dans  l'état  où  elles 
sont.  Je  reviens,  presque  découragé,  retrouver  Voltaire,  et  lui  rendre  compte 
de  m.es  démarches.  Il  se  transporte  chez  le  résident,  et  demande  communi- 
cation des  ordres  du  roi.  Freytag  balbutie,  refuse,  et  vomit  force  injures. 

Voltaire,  irrité,  craignant  des  événements  plus  funestes  et  se  croyant 
libre  d'user  de  la  faculté  que  lui  donnait  l'écrit  du  résident,  prit  la  résolu- 
tion de  s'évader.  Voici  quel  était  son  plan  :  il  devait  laisser  la  caisse  entre 
les  mains  de  Freytag;  M™«^  Denis  serait  restée  avec  nos  malles,  pour  attendre 
l'issue  de  cette  odieuse  et  singulière  aventure  ;  Voltaire  et  moi  devions  partir, 
emportant  seulement  quelques  valises,  les  manuscrits  et  l'argent  renfermés 
dans  la  cassette.  J'arrêtai  en  conséquence  une  voiture  de  louage,  et  préparai 
tout  pour  notre  départ,  qui  ressemblait  assez  à  la  fuite  de  deux  coupables^. 

A  l'heure  convenue,  nous  trouvâmes  le  moyen  de  sortir  de  l'auberge 
sans  être  remarqués.  Nous  arrivâmes  heureusement  jusqu'au  carrosse  de 
louage;  un  domestique  nous  suivait,  chargé  de  deux  portefeuilles  et  delà 
cassette;  nous  partîmes  avec  l'espoir  d'être  enfin  délivres  de  Freytag  el  de 
ses  agents.  Arrivés  à  la  porte  de  la  ville  qui  conduit  au  chemin  de  Mayence, 
on  arrête  le  carrosse,  et  l'on  court  instruire  le  résident  de  notre  tentative 
d'évasion.  En  attendant  qu'il  arrivât,  Voltaire  expédie  son  domestique  à 
T^jme  Denis.  Freytag  paraît  bientôt  dans  une  voiture  escortée  par  des  soldats, 
et  nous  y  fait  monter  en  accompagnant  cet  ordre  d'imprécations  et  d'in- 
jures. Oubliant  qu'il  représente  le  roi  son  maître,  il  monte  avec  nous,  et, 
comme  un  exempt  de  police,  nous  conduit  ainsi  à  travers  la  ville  et  au  milieu 
de  la  populace  attroupée. 

On  nous  conduisit  de  la  sorte  chez  un  marchand  nommé  Schmith,  qui 
avait  le  titre  de  conseiller  du  roi  de  Prusse,  et  était  le  suppléant  de  Frey- 
tag. La  porte  est  barricadée  et  des  factionnaires  apostés  pour  contenir  le 
peuple  assemblé.  Nous  sommes  conduits  dans  un  comptoir;  des  commis, 

1.  On  prétend  que  Beaumarchais  a  dit  :  «  Si  l'on  m'accusait  d'avoir  volé  les 
tours  de  Notre-Dame,  je  commencerais  par  me  sauver,  et  je  discuterais  ensuite.  » 
(Note  de  Colini.)  —  On  attribue  ce  mot  au  président  de  Lamoignon.  (B.) 


DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES.  323 

des  valets  et  dos  servantes,  nous  entourent;  M""^  Scliniith  passe  devant  Vol- 
taire d'un  air  dédaigneux,  et  vient  écouter  le  récit  de  Freytag,  qui  raconte 
de  l'air  d'un  matamore  comment  il  est  parvenu  à  faire  cette  importante 
capture,  et  vante  avec  emphase  son  adresse  et  son  courage. 

Quel  contraste!  Que  l'on  se  représente  l'auteur  de  la  Heiiriade  et  de 
Mérope,  celui  que  Frédéric  avait  nommé  son  ami,  ce  grand  homme  qui 
de  son  vivant  reçut  à  Paris,  au  milieu  du  public  enivré,  les  honneurs  de 
l'apothéose,  entouré  de  cette  valetaille,  accablé  d'injures,  traité  comme  un 
vil  scélérat,  abandonné  aux  insultes  des  plus  grossiers  et  des  plus  méchants 
des  hommes,  et  n'ayant  d'autres  armes  que  sa  rage  et  son  indignation! 

On  s'empare  de  nos  effets  et  de  la  cassette;  on  nous  fait  remettre  tout 
l'argent  que  nous  avions  dans  nos  poches;  on  enlève  à  Voltaire  sa  montre 
sa  tabatière,  et  quelques  bijoux  qu'il  portait  sur  lui;  il  demande  une  recon- 
naissance, on  la  refuse.  «  Comptez  cet  argent,  dit  Schmith  à  ses  commis- 
ce  sont  des  drôles  capables  de  soutenir  qu'il  y  on  avait  une  fois  autant.  »  Je 
demande  de  quel  droit  on  m'arrête,  et  j'insiste  fortement  pour  qu'il  soit 
dressé  un  procès-verbal.  Je  suis  menacé  d'être  jeté  dans  un  corps  de  garde. 
Voltaire  réclame  sa  tabatière,  parce  qu'il  ne  peut  se  passer  de  tabac;  on 
lui  répond  que  l'usage  est  de  s'emparer  de  toal. 

Ses  yeux  etincelaient  de  fureur,  et  se  levaient  de  temps  en  temps  vers 
les  miens,  comme  pour  les  interroger.  Tout  à  coup,  apercevant  une  porte 
entr'ouverte,  il  s'y  [)récipite  et  sort.  M""'  Schmith  compose  une  escouade 
de  courtauts  de  boutique  et  de  trois  servantes,  se  met  à  leur  tête,  et  court 
après  le  fugitif.  «  Ne  puis-je  donc,  s'écria-t-il,  pourvoir  aux  besoins  de  la 
nature?»  On  le  lui  permet;  on  se  range  en  cercle  autour  de  lui,  on  le  ramène 
après  cette  opération. 

En  rentrant  dans  le  comptoir,  Schmith,  qui  se  croit  offensé  person- 
nellement, lui  crie  :  «  Malheureux!  vous  serez  traité  sans  pitié  et  sans 
ménagement  »,  et  la  valetaille  recommence  ses  criailleries.  Voltaire,  hors  de 
lui,  s'élance  une  seconde  fois  dans  la  cour;  on  le  ramène  une  seconde  fois. 

Cette  scène  avait  altéré  le  résident  et  toute  sa  séquelle  :  Schmith  fit 
apporter  du  vin,  et  l'on  se  mit  à  trinquer  a  la  santé  de  Son  Excellence  mon- 
seigneurFreytag.  Sur  ces  entrefaites  arriva  un  nommé  Dorn,  espèce  de  fanfaron 
que  l'on  avait  envoyé  sur  une  charrette  à  notre  poursuite.  Apprenant  aux 
portes  de  la  ville  que  Voltaire  venait  d'être  arrêté,  il  rebrousse  chemin, 
arrive  au  comptoir,  et  s'écrie  :  «  Si  je  l'avais  attrapé  en  route,  je  lui  aurais 
brûle  la  cervelle!  »  On  verra  bientôt  qu'il  craignait  plus  pour  la  sienne  ({u'il 
n'était  redoutable  pour  celle  dos  autres. 

Après  deux  heures  d'attente,  il  fut  question  d'emmener  les  prisonniers. 
Les  portefeuilles  et  la  cassette  furent  jetés  dans  une  malle  vide  qui  fut  fermée 
avec  un  cadenas,  et  scellée  d'un  papier  cacheté  des  armes  de  Voltaire  et  du 
chiffre  de  Schmith.  Dorn  fut  chargé  de  nous  conduire.  Il  nous  fit  entrer  dans 
une  mauvaise  gargote,  à  l'enseigne  du  Bouc,  on  douze  soldats,  commandés 
par  un  bas  ollicier,  nous  attendaient.  Là,  Voltaire  fut  enfermé  dans  une 
chambre,  avec  trois  soldats  portant  la  baïonnette  au  bout  du  fusil;  je  fus 
séparé  de  lui,  et  gardé  de  môme.  Lt  c'est  à  Francfort,  dans  une  ville  qua- 


324  DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES. 

lifiée  libre,  qiielon  insulta  Voltaire,  que  l'on  viola  le  droit  sacré  des  gens, 
que  Ton  oublia  des  formalités  qui  eussent  été  observées  à  l'égard  d'un  voleur 
de  i:raud  chemin!  Cette  ville  permit  que  l'on  m'arrêtât,  moi  étranger  à  cette 
affaire,  contre  qui  il  n'existait  aucun  ordre;  que  l'on  me  volât  mon  argent, 
et  que  je  fusse  gardé  à  vue  comme  un  malfaiteur.  Dussé-je  vivre  des  siècles, 
je  n'oublierai  jamais  ces  atrocités. 

M-^e  Denis  n'avait  point  abandonné  son  oncle.  A  peine  eut-elle  appris 
que  Voltaire  venait  d'être  arrêté  qu'elle  se  hâta  d'aller  porter  ses  réclama- 
tions au  bourgmestre.  Celui-ci,  liomme  faible  et  borné,  avait  été  séduit 
par  Schmith.  Non-seulement  il  refusa  d'êire  juste  et  d'écouter  M'"'^  Denis, 
mais  encore  il  lui  ordonna  de  garder  les  arrêts  dans  son  auberge.  Ceci 
explique  pourquoi  Voltaire  fut  privé  des  secours  de  sa  nièce  pendant  la 
scène  scandaleuse  du  comptoir. 

Depuis  sa  détention  à  la  Bastille  jusqu'à  sa  mort,  Voltaire  n'eut  jamais  à 
souffrir  un  traitement  aussi  désagréable.  Que  La  Beaumelle  écrivît  contre  lui 
et  contre  ses  ou\Tages,  il  ne  tardait  pas  à  anéantir  La  Beaumelle  et  sa  cri- 
lique;  que  Fréron  publiât  périodiquement  des  invectives,  le  Pauvre  Diabl^ 
et  l'Écossaise  vengeaient  la  littérature  de  ce  despote  injuste  et  intolérant; 
que  la  Sorbonne  et  le  parlement  fissent  brûler  ses  ouvrages  et  l'accusassent 
d'athéisme,  il  se  vengeait  en  élevant  des  temples  à  l'Éternel  et  en  faisant  de 
bonnes  actions^.  Mais,  à  Francfort,  il  se  trouva  livré  à  des  hommes  qui  igno- 
raient les  éo-ards  dus  aux  grands  talents,  dont  l'extravagance  égalait  la  gros- 
sièreté, et  qui  croyaient  donner  une  preuve  de  zèle  à  leur  souverain  en  ou- 
trageant de  la  manière  la  plus  cruelle  un  homme  qui  était  à  leurs  yeux  un 
erand  coupable,  par  cette  seule  raison  que  la  demande  de  Frédéric  annonçait 
une  dis^^râce.  Ce  n'est  pas  la  première  fois  que  les  subalternes  ont  abusé  du 
nom  de  leur  maître  et  outre-passé  ses  ordres.  L'ignorance  des  agents  est 
plus  à  craindre  que  la  sévérité  éclairée  du  souverain.  11  est  en  tout  une 
mesure  que  peu  d'hommes  savent  apprécier. 

Je  ne  dois  pas  oublier  une  anecdote  qui  donnera  une  idée  du  désintéres- 
sement de  Voltaire.  Lorsque  nous  fûmes  arrêtés  à  la  porte  de  Francfort,  et 
tandis  que  nous  attendions  dans  la  voiture  la  décision  de  monseigneur  Freijlag , 
iltira  quelques  papiers  de  l'un  de  ses  portefeuilles,  et  dit,  en  me  les  remet- 
tant :  Cachez  cela  sur  vous.  Je  les  cachai  dans  ce  vêtement  qu'un  écrivain 
ingénieux  a  nommé  le  vêtement  nécessaire,  bien  décidé  à  empêcher  toutes 
les  perquisitions  que  l'on  voudrait  faire  dans  cet  asile.  Le  soir,  à  l'auberge 
du  Bouc,  trois  soldats  me  gardaient  dans  ma  chambre,  et  ne  me  perdaient 
pas  de  vue.  Je  brûlais  cependant  de  connaître  ces  papiers,  que  je  croyais  de 
la  plus  grande  importance,  dans  l'acception  ordinairement  donnée  à  ce  mot. 
Pour  satisfaire  ma  curiosité  et  tromper  la  vigilance  de  mes  surveillants,  je 


1.  Il  est  constant  que  Louis  XV  fut  tellement  assiégé  par  les  évêques  et  par  la 
Sorbonne  que  l'on  fut  sur  le  point  d'obtenir  contre  Voltaire  une  lettre  de  cachet. 
Il  ne  dut  son  salut  qu'aux  bienfaits  qu'il  répandait  autour  de  lui,  et  qui  furent 
révélés  au  roi  par  ses  amis.  De  gi-ands  seigneurs,  à  qui  il  avait  prêté  des  sommes 
considérables,  étaient  au  nombre  de  ses  persécuteurs.  (Note  de  Colini.) 


DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES.  353 

me  couchai  tout  habillé;  caché  par  mes  rideaux,  je  tirai  doucement  le  pré- 
cieux dépôt  du  lieu  oii  je  l'avais  mis;  c'était  ce  que  Voltaire  avait  fait  du 
poëme  de  la  Pucelle.  Il  avait  prévu  que  si  cet  ouvrage  venait  à  se  perdre, 
ou  à  tomber  au  pouvoir  de  ses  ennemis,  il  lui  serait  im|)Ossiljle  de  le  refaire. 
Je  le  sauvai.  Telle  était  la  passion  de  ce  grand  homme  pour  ses  ouvrages.  Il 
préférait  la  perte  des  richesses  à  la  perte  des  productions  de  son  génie. 

Son  cœur  était  bon  et  compatissant,  il  attendait  de  ses  semblables  les 
mêmes  qualités.  Tandis  qu'il  était  dans  la  cour  de  Schmith,  occupé  à  satis- 
faire un  besoin  de  la  nature,  on  vinlm'appeler,  et  me  dire  d'aller  le  secourir. 
Je  sors,  je  le  trouve  dans  un  coin  de  la  cour,  entouré  de  personnes  qui 
l'observaient,  de  crainte  qu'il  ne  prît  la  fuite,  et  je  le  vois  courbé,  se  metlant 
les  doigts  dans  la  bouche,  et  faisant  des  efforts  pour  vomir.  Je  m'éci-ie, 
effrayé  :  «  Vous  trouvez-vous  donc  mal?  »  11  me  regarde,  des  larmes  sortaient 
de  ses  yeux;  il  me  dit  à  voix  basse  :  Fingo...  jingo...  (Je  fais  semblant.) 
Ces  mots  me  rassurèrent;  je  fis  semblant  de  croire  qu'il  n'était  pas  bien,  et 
je  lui  donnai  le  bras  pour  rentrer  dans  le  comptoir.  11  croyait  par  ce  strata- 
gème apaiser  la  fureur  de  cette  canaille,  et  la  porter  à  le  traiter  avec  plus 
de  modération. 

Le  redoutable  Dorn,  après  nous  avoir  déposés  à  l'auberge  du  Bouc,  se 
transporta  avec  des  soldats  à  celle  du  Lion  d'or,  où  M"'«  Denis  gardait 
les  arrêts  par  l'ordre  du  bourgmestre.  Il  laissa  son  escouade  dans  l'escalier, 
et  se  présenta  à  cette  dame,  en  lui  disant  que  son  oncle  voulait  la  voir,  et 
qu'il  venait  pour  la  conduire  auprès  de  lui.  Ignorant  ce  qui  venait  de  se 
passer  chez  Schmith,  elle  s'empressa  de  sortir;  Dorn  lui  donna  le  bras. 
A  peine  fut-elle  sortie  de  l'auberge,  que  les  trois  soldats  l'entourèrent,  et  la 
conduisirent,  non  pas  auprès  de  son  oncle,  mais  à  l'auberge  du  Bouc,  où  on 
la  logea  dans  un  galetas  meublé  d'un  petit  lit,  n'ayant,  pour  me  servir  des 
expressions  de  \'oltaire,  que  des  soldats  pour  femmes  de  chambre,  et  leurs 
baïonnettes  pour  rideaux.  Dorn  eut  l'insolence  de  se  faire  apporter  à  souper  > 
et,  sans  s'inquiéter  des  convulsions  horribles  dans  lesquelles  une  pareille 
aventure  avait  jeté  M""' Denis,  il  se  mit  à  manger,  et  à  vider  bouteille 
sur  bouteille. 

Cependant  Freytag  et  Schmith  firent  des  réflexions  :  ils  s'aperçurent  que 
des  irrégularités  monstrueuses  pouvaient  rendre  cette  iiifaire  très-mauvaise 
pour  eux.  Une  lettre  arrivée  de  Potsdam  indiquait  clairement  que  le  roi  de 
Prusse  ignorait  les  vexations  commises  en  son  nom.  Le  lendemain  de  cette 
scène,  on  vint  annoncer  à  M'""  Denis  et  à  moi  (|ue  nous  avions  la  liberté 
de  nous  promener  dans  la  maison,  mais  non  d'en  sortir.  L'œuvre  de  poësliie 
fut  remis,  et  les  billets  que  Voltaire  et  Freytag  s'étaient  faits  furent  échangés. 

Fre\  tag  fit  transporter  à  la  gargote  où  nous  étions  logés  la  nial'o  qui 
contenait  les  papiers,  l'argent  et  les  bijoux.  Avant  d'en  faire  l'ouverture,  il 
donna  à  signer  à  Voltaire  un  billet  par  lequel  celui-ci  s'obligeait  à  payer  les 
frais  de  capture  et  d'emprisonnement.  Une  clause  de  ce  singulier  écrit  était 
que  les  deux  parties  ne  parleraient  jamais  do  ce  qui  venait  de  se  passer.  Les 
frais  avaient  été  fixés  à  cent  vingt-huit  écus  d'Allemagne.  J'étais  occupé  à 
faire  un  double  de  l'acte,  lorsque  Schmith  arriva.  Il  lut  le  papier,  et,  pré- 


326  DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES. 

voyant  sans  doute,  par  la  facilité  avec  laquelle  Voltaire  avait  consenti  à  le 
signer,  l'usage  terrible  qu'il  en  pouvait  faire  quelque  jour,  il  déchira  le 
brouillon  et  la  copie  en  disant  :  «  Ces  précautions  sont  inutiles  entre  gens 
comme  nous.  » 

Freyiag  et  Schmith  partirent  avec  cent  vingt-huit  écus  d'Allemagne. 
Voltaire  visita  la  malle  dont  on  s'était  emparé  la  veille  sans  remplir  aucune 
formalité.  Il  reconnut  que  ces  messieurs  l'avaient  ouverte,  et  s'étaient  appro- 
prié une  partie  de  son  argent.  Il  se  plaignit  hautement  de  cette  escroquerie  ; 
mais  messieurs  les  représentants  du  roi  de  Prusse  avaient  à  Francfort  une 
réputation  si  bien  établie  qu'il  fut  impossibl  ■  d'obtenir  aucune  restitution. 

Cependant  nous  étions  encore  délenus  dans  la  plus  détestnble  gargote 
de  l'Allemagne,  et  nous  Le  concex  ions  pas  pourquoi  on  nous  retenait,  puisque 
tout  éiait  fini.  Le  lendemain,  Dorn  parut,  et  dit  qu'il  fallait  présenter  une 
supplique  à  Son  Excellence  monseigneur  de  Freyiag^  et  l'adresser  en  même 
temps  à  M.  de  Schmith.  «  Je  suis  persuadé  qu'ils  feront  tout  ce  que  vous  dési- 
rez, ajouta-t-il;  croyez-moi,  M.  Freytag  est  un  gracieux  seigneur.  »  M""' Denis 
n'en  voulut  rien  faire.  Ce  misérable  faisait  l'ofïicieux  pour  qu'on  lui  donnât 
quelque  argent.  Un  louis  le  rendit  le  plus  humble  des  hommes,  et  l'excès 
de  ses  remerciements  nous  prouva  que  dans  d'autres  occasions  il  ne  ven- 
dait pas  fort  cher  ses  services. 

Le  secrétaire  de  la  ville  vint  nous  visiter.  Après  avoir  pris  des  informa- 
tions, il  s'aperçut  que  le  bourgmestre  avait  été  trompé.  Il  fit  donner  à 
M""'  Denis  et  à  moi  la  liberté  de  sortir;  Voltaire  eut  la  ma'son  pour  prison, 
jusqu'à  ce  qu'on  eût  reçu  de  Potsdam  des  ordres  positifs.  Mais,  craignant  de 
garder  longtemps  les  arrêts  s'il  s'en  reposait  sur  ces  messieurs,  il  écrivit 
une  lettre  à  l'abbé  de  Prades,  lecteur  de  Frédéric.  Le  5  juillet  1753,  il  en 
reçut  une  réponse  précise  qui  mit  un  terme  à  tout  ce  scandale,  et  lui  rendit 
toute  sa  liberté,  non  pas  par  le  ministère  de  Freytag  et  de  Schmith,  mais 
par  celui  du  magistrat  de  la  ville. 

Le  lendemain  6,  nous  rentrâmes  à  l'auberge  du  Lion  d'or.  Voltaire  fit 
aussitôt  venir  un  notaire,  devant  lequel  il  protesta  solennellement  de  toutes 
les  vexations  et  injustices  commises  à  son  égard.  Je  fis  aussi  ma  protestation, 
et  nous  préparâmes  notre  départ  pour  le  lendemain. 

Peu  s'en  fallut  qu'un  mouvement  de  vivacité  de  Voltaire  ne  nous  retînt 
encore  à  Francfort,  et  ne  nous  replongeât  dans  de  nouveaux  malheurs.  Le 
matin,  avant  de  partir,  je  chargeai  deux  pistolets  que  nous  avions  ordinai- 
rement dans  la  voiture.  En  ce  moment,  Dorn  passa  doucement  dans  le  cor- 
ridor et  devant  la  chambre,  dont  la  porte  était  ouverte.  Voltaire  l'aperçoit 
dans  l'attitude  d'un  homme  qui  espionne.  Le  souvenir  du  passé  allume  sa 
colère;  il  se  saisit  d'un  pistolet,  et  se  précipite  vers  Dorn.  Je  n'eus  que  le 
temps  de  m'écrier  et  de  l'arrêter.  Le  brave,  effravé,  prit  la  fuite,  et  peu  s'en 
fallut  qu'il  ne  se  précipitât  du  haut  en  bas  de  l'escalier.  Il  courut  chez  un 
commissaire,  qui  se  mit  aussitôt  en  devoir  de  verbaliser.  Le  secrétaire  de 
la  ville,  le  seul  homme  qui  dans  toute  l'affaire  se  montra  impartial,  arrangea 
tout,  et  le  même  jour  nous  quittâmes  Francfort.  M'"''  Denis  y  resta  encore 
un  jour  pour  quelques  arrangements,  et  partit  ensuite  pour  Paris. 


DOCUMExMS   BIOGRAPHIQUES.  327 


XLIV. 

PROCÈS-VERBAL^ 

CONCERNANT 

UN    LIVRE    INTITULÉ    ABRÉGÉ    DE    L'HISTOIRE    UMVEnSELLE 

ATTHIBUÉ     A    M.     DR     VOLTAIRE. 

Chez  Jean  Néaulmc,  libraire  h  la  Haye  et  à  Berlin,  IToS  2. 

Cejoiird'hui  22  février  1754,  après  midi,  fut  présent  devant  les  soussi- 
gnés notaires,  messire  François-Marie  Arouet  de  Voltaire,  gentilhomme 
ordinaire  de  la  chambre  du  roi  et  membre  de  l'Académie  française,  de  celles 
de  Rome,  de  Bologne,  de  Toscane,  d'Angleterre,  d'Ecosse,  et  de  Russie; 


i.  Je  donne  ce  Procès-verbal  d'après  un  imprimé  in-12  de  neuf  pages,  beau- 
coup plus  ample  que  l'impression  qui  est  pages  121-123  de  Mon  Séjour  auprès  de 
Voltaire,  par  Colini,  1807,  in-S".  L'exemplaire  que  je  possède  de  l'imprimé  du 
Procès-verbal  contient  six  lignes  manuscrite^,  que  je  crois  de  Colini.  (B.) 

2.  Voici  l'Avis  placé  en  tête  du  premier  volume  de  l'Abrégé  de  VHistoire  uni- 
verselle, publié  par  Néaulme  en  1753  :  Voltaire  en  eut  connaissance  lors  du 
voj-age  qu'il  fit  à  Colmar  la  même  année  pour  surveiller  de  plus  près  l'impression 
des  Annales  de  l'Empire,  qu'il  avait  composées  pour  la  duchesse  de  Saxe-Gotha. 
C'est  alors  qu'il  écrivit  à  Néaulme  les  lettres  qu'on  trouvera  dans  la  Correspon- 
dance, tome  XXXVIII,  page  loi,  et  L,  page  483. 

«  J'ai  lieu  de  croire  que  M.  de  Voltaire  ne  sera  pas  fâché  devoir  que  sou  manu- 
scrit, qu'il  a  intitulé  Abrégé  de  l'Histoire  universelle  depuis  Charlemagne  jusqu'à 
Charles-Quint,  et  qu'il  dit  être  entre  les  mains  de  trente  particuliers,  soit  tombé 
entre  les  miennes.  Il  sait  qu'il  m'en  avait  flatté  dès  l'année  1742,  à  l'occasion  de 
son  Siècle  de  Louis  XIV,  auquel  je  ne  renonçai  en  1750  que  parce  qu'il  me  dit 
alors  à  Potsdam,  où  j'étais,  qu'il  l'imprimait  lui-même  à  ses  propres  dépens. 
Ainsi  il  ne  s'agit  ici  que  de  dire  comment  cet  Abrégé  m'est  tombé  entre  les 
mains,  le  voici. 

«  A  mon  retour  de  Paris,  en  juin  de  cette  année  1753,  je  m'arrêtai  à  Bruxelles 
où  j'eus  l'honneur  de  voir  une  personne  de  mérite  qui,  en  étant  le  possesseur,  me 
le  fit  voir,  et  m'en  fit  aussi  tout  l'éloge  imaginable,  de  môme  que  l'histoire  du 
manuscrit,  et  de  tout  ce  qui  s'était  passé  à  l'occasion  d'un  Avertissement  qui  se 
trouve  inséré  dans  le  second  volume  du  mois  de  juin  1752  du  Mercure  de  France^ 
et  répété  dans  l'Epilogueur  du  31  juillet  de  la  même  année,  avec  la  réponse  que 
l'on  y  a  faite,  et  qui  se  trouve  dans  le  même  Épilogueur  du  7  août  suivant  : 
toutes  choses  inutiles  à  relever  ici,  mais  qui  m'ont  ensuite  déterminé  à  acheter 
des  mains  de  ce  galant  homme  le  manuscrit  après  avoir  clé  ofTert  à  l'auteur,  bien 
persuadé  d'ailleurs  qu'il  était  efTcctivement  de  M.  de  Voltaire;  son  génie,  son 
style,  et  surtout  son  orthographe  s'y  trouvant  partout.  J'ai  changé  cette  dernière, 
parce  qu'il  est  notoire  que  le  public  a  toutes  les  peines  du  monde  à  s'y  accoutu- 
mer ;  et  c'est  ce  que  l'auteur  est  prié  de  vouloir  bien  excuser....  » 


328  DOCUMExXTS   BIOGRAPHIQUES. 

lequel  nous  a  représenté  un  manuscrit  in-4o,  usé  de  vétusté,  relié  en  un 
carton  qui  paraît  aussi  fort  vieux,  intitulé  Essai  sur  les  Révolutions  da 
mo7ide  et  sur  l'Histoire  de  l'esprit  humain,  depuis  le  temps  de  Cliarle- 
magne  jusqu'à  nos  jours,  '1740;  lequel  ledit  sieur  comparant  a  dit  avoir 
reçu  hier  21  du  courant,  venant  de  sa  bibliothèque  de  Paris,  dans  un 
paquet  contre-signe  «  Bouret  ». 

Il  nous  a  montré  pareillement  un  livre  imprimé  en  deux  volumes  in-12, 
intitulé  Abrégé  de  l'Histoire  universelle,  depuis  Charlemagne  jusqu'à 
Charles-Quint,  par  M.  de  Voltaire;  à  la  Haye,  chez  Jean  Néaulme,  en 
l'année  i7o3 ;  et  nous  avons  reconnu  que  ledit  abrégé  était  en  quelque 
partie  tiré  du  manuscrit  dudit  sieur  comparant,  à  nous  exhibé,  en  ce  que 
tous  deux  commencent  de  la  même  façon  :  Plusieurs  esprits  infatigables 
ayant,  etc. 

Nous  avons  reconnu  pareillement  la  différence  très-grande  qui  est  entre 
ledit  manuscrit  et  ledit  imprimé  par  les  observations  suivantes  : 

\°  ISous  avons  trouvé  à  la  première  page  du  manuscrit,  ligne  3  :  Les 
historiens  en  cela  ressemblent  à  quelques  tyrans  dont  ils  parlent  :  ils 
sacrifient  le  genre  humain  à  un  seul  homme. 

Et  dans  l'édition  de  Jean  Néaulme  nous  avons  trouvé  :  Les  historiens, 
semblables  en  cela  aux  rois,  sacrifient  le  genre  humain  à  un  seul  homme. 

Sur  quoi  l'auteur  a  protesté  qu'il  se  pourvoirait  en  temps  et  lieu  contre 
ceux  qui  ont  défiguré  son  ouvrage  d'une  manière  si  odieuse. 

2°  Page  39  du  manuscrit  :  Le  roi  de  Perse  eut  un  fils  qui,  s'étant  fait 
chrétien,  fut  indigne  de  Vétre,  et  se  révolta  contre  lui. 

Dans  l'édition  de  Jean  Néaulme  on  a  supprimé  malignement  ces  mots 
essentiels  :  fat  indigne  de  Vétre. 

3°  Page  46  dudit  manuscrit,  à  l'article  de  Mahomet  :  Le  vulgaire  turc 
ne  voit  pas  ces  fautes,  les  adore;  et  les  imans  n'ont  pas  de  peine  à  per- 
suader ce  que  personne  n'exafjiine. 

On  a  mis  dans  l'imprimé  :  Le  vulgaire,  qui  ne  voit  pas  ces  fautes, 
les  adore  ;  et  les  docteurs  emploient  tui  déluge  de  paroles  pour  les  pal- 
lier. 

Celte  affectation  de  mettre  docteurs  à  la  place  d'imans  nous  a  paru 
sensible. 

4°  Page  63  du  manuscrit:  Il  était  impossible  de  ne  pas  révérer  une 
suite  presque  non  interrompue  de  pontifes  qui  avaient  consolé  l'Église, 
étendu  la  religion,  adouci  les  mœurs  des  Hérules,  des  Golhs,  des  Van- 
dales, des  Lombards  et  des  Francs. 

Tout  ce  passage,  qui  contient  plus  de  deux  pages,  est  entièrement  oublié 
dans  l'édition  de  Hollande. 

3°  Page  71  du  manuscrit:  C'est  une  chose  très-remarquable  que  de 
près  de  quatre-vingts  sectes  qui  avaient  déchiré  l'Église  depuis  sa 
naissance,  aucune  n'avait  eu  un  Romain  pour  auteur,  si  on  excepte  Nova- 
tien. 

Ce  passage  ne  se  trouve,  non  plus  que  tout  ce  qui  suit,  dans  l'édition  de 
Jean  Néaulme. 


DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES.  329 

6°  Page  99  du  manuscrit  :  Il  parait  qu'il  y  avait  alors  environ  sept  à 
huit  fois  moins  d'argent  en  France,  en  Italie,  et  vers  le  Rhin,  qu'il  n'y  en 
a  aîijoiird'hui. 

L'édition  de  Hollande  porte  :  Il  parait  qu'il  y  avait  alors  anlanl  d'ar- 
gent qu'aujourd'hui. 

Par  quoi  l'autour  se  plaint  de  l'ignorance  autant  que  de  la  mauvaise 
foi  de  celui  qui  a  vendu  à  Jean  Néaulme  un  manuscrit  si  différent  du  véri- 
table. 

7°  Page  282  du  manuscrit:  Rome  a  toujours  condamné  ces  coutumes 
ridicules  et  barbares:  il  y  a  toujours  eu  plus  de  gravité,  plus  de  décence 
il  Rome  qu'ailleurs.  Et  on  sentait  qu'en  tout  cette  Eglise  était  [aile  pour 
donner  des  leçons  aux  autres. 

Ni  ce  passage,  ni  les  deux  piécédcnts,  ne  se  trouvent  dans  l'édition  de 
Hollande. 

8°  Page  208  du  manuscrit  et  suivantps,  tout  ce  qui  est  dit  dans  cet 
endroit  sur  les  croisades  ne  se  trouve  point  dans  l'imprimé. 

9°  Le  chapitre  41^,  intitulé,  dans  le  manuscrit,  Mœurs  el  Usages  aux 
XIII*  et  xiv^  siècles,  n'est  point  dans  l'imprimé. 

'10°  Le  chapitre  42%  page  334  du  manuscrit,  intitulé  De  l'Orient,  et 
particulièrement  de  Gengiskauy  n'est  point  dans  l'imprimé. 

'l'i°  Page  370  du  manuscrit,  dans  le  chapitre  des  templiers,  depuis  ces 
mots  :  .1  l'endroit  où  est  à  présent  la  statue  équestre  de  fleuri  IV,  il  y  a 
cinq  pages  entières  qui  ne  sont  point  dans  l'imprirné. 

f2''  Le  cliapitre  4o%  De  l' Espagne,  page  o84  du  manuscrit,  n'est  point 
dans  l'imprimé. 

13°  Page  608  du  manuscrit,  tout  ce  qui  su't  ces  mots  :  Si  j'avais  blessé 
mon  fils,  n'est  point  dans  l'imprimé. 

IZi"  Page  G26  du  manuscrit,  depuis  ces  mots:  Tant  de  bénéfices  et 
si  chèrement,  tout  ce  qui  suit  jusqu'à  la  page  ('35  n'est  point  dans  l'im- 
primé. 

Ce  premier  tome  du  manuscrit,  qui  contient  663  pages  et  qui  finit  au 
concile  de  Constance,  est  quatre  fois  plus  considérable  que  les  deux  tomes 
entiers  imprimés.  Et  on  ne  trouve  plus  que  66  pages  dans  l'imprimé  après 
l'article  du  concile  de  Constance. 

L'auteur  nous  a  dit  ({u'il  attend  incessamment  de  Paris  le  second 
volume  de  son  manuscrit,  qui  est  aussi  épais  que  le  premier,  et  qui  finit 
au  temps  de  Philippe  second;  et  qu'ainsi  son  véritable  ouvrage  est  huit  fois 
plus  ample  que  celui  qu'on  a  mis  sous  son  nom.  Nous  aA  ons  en  outre  con- 
fronté le  manuscrit  du  premier  tome,  manuscrit  à  nous  exhibé,  avec  l'édi- 
tion de  Jean  Néaulme,  intitulée  Abrégé  de  l'Histoire  universelle;  et  nous 
n'avons  pas  trouvé  une  seule  page  dans  laquelle  il  n'y  ait  de  grandes  diffé- 
rences. 

Et  le  sieur  comparant  a  protesté  contre  l'édition  que  Jean  Néaulme  a 
osé  mettre  abusivement  sous  son  nom,  la  déclarant  subreptice,  la  condam- 
nant comme  remplie  d'erreurs  et  de  faut'^s,  et  digne  du  mépris  de  tous  les 
lecteurs. 


330  DOCUMENTS    BIOGRAPHIOUES. 

De  tout  ce  que  dessus,  après  un  examen  exact,  ledit  sieur  comparant  a 
requis  acte,  à  lui  octroyé  pour  servir  et  valoir  ce  qu'il  appartiendra. 

Fait,  lu  et  passé  à  Colmar,  dans  la  maison  du  sieur  Jean-Ulric  Goll, 
où  réside  ledit  sieur  comparant. 

Et  a  signé  avec  nousdits  notaires  la  minute,  restée  vers  Besson  l'un 
d'iceux;  les  renvois  et  ratures  ci-dessus  approuvés. 

Callot  et  Besson  ^. 
XLV. 
LETTRE    DE    M.    DE    MALESHERBES 

A    VOLTAIRE  2. 

(Mars  1754.) 

Vous  savez  mieux  que  moi,  monsieur,  qu'il  n'y  a  point  de  ministère  de 
la  liitérature.  Monsieur  le  chancelier  est  chargé  de  la  librairie,  c'est-à-dire 
que  c'est  sur  son  attache  que  se  donnent  les  privilèges  ou  permissions 
d'imprimer.  Il  m'a  confié  ce  détail,  non  pour  y  décider  arbitrairement, 
mais  pour  lui  rendre  compte  de  tous  les  ordres  que  je  donnerais.  Ce  n'est  ni 
une  charge  ni  une  commission,  c'est  une  pure  marque  de  confiance  dont  il 
n'existe  ni  provisions  ni  brevet,  et  que  je  tiens  uniquement  de  sa  volonté. 
Ainsi  vous  voyez  combien  on  vous  a  mal  informé  en  vous  disant  que  ce 
n'était  point  monsieur  le  chancelier,  mais  moi,  qui  avais  le  ministère  de  la  lit- 
térature. C'est  aussi  monsieur  le  chancelier  qui  est  chargé  de  tout  ce  qui  con- 
cerne les  universités;  c'est  lui  qui  nomme  aux  [ilaces  d'imprimeur  dans  tout  le 
royaume,  et  ce  sont  différents  maîtres  des  requêtes  qui  sont  chargés  de  lui 
rendre  compte  des  affaires  qui  concernent  ces  deux  objets.  Vous  savez  aussi 
que  les  acadén^es  et  la  Bibliothèque  du  roi  sont  dans  le  département  de 
M.  d'Argenson,  et  les  académies  de  province  dans  celui  des  autres  secré- 
taires d'État.  Je  vous  rappelle  des  choses  que  vous  ne  pouvez  pas  ignorer, 
mai?  qui  doivent  cependant  vous  faire  connaître  combien  mon  prétendu  mi- 
nistère de  la  littérature  est  borné.  Ajoulez  à  cela  que,  par  mon  état,  je  ne  suis 
point  à  portée  d'approcher  la  personne  du  roi  assez  librement  ni  assez  fré- 
quemment pour  lui  parler  de  mon  propre  mouvement  d'une  affaire  dont  il 

1.  Dans  l'exemplaire  que  je  possède  du  Procès-verbal  imprimé  en  neuf  pages 
sont,  au  bas  de  la  page  9,  six  lignes  que  je  crois  fort  être  de  la  main  de  Colini, 
et  que  voici  : 

«  Le  27  dudit  mois,  par-devant  les  mômes  notaires,  a  été  représente  et  con- 
staté le  second  volume  dudit  manuscrit,  contenant  cinq  cent  quatre-vingt-onze 
pages  avec  douze  cahiers  séparés,  etc. 

«  N.  B.  On  s'est  trompé  dans  quelques  gazettes  en  mettant  ce  procès-verbul 
au  25  février;  il  est  du  22.  »  (B.) 

2.  Publiée  par  M.  F.  Brunetière,  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  l"  fé- 
vrier 1882  :  «  La  Direction  de  la  librairie  sous  M.  de  ^lalesherbes.  » 

Cette  lettre  est  la  réponse  de  Maleslierbes  à  la  lettre  de  Voltaire  qui  est  dans 
le  tome  XXXVIII,  sous  le  n»  2702. 


DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES.  32\ 

ne  m^a  point  ordonné  de  lui  rendre  compte;  par  la  même  raison 
de  mon  état,  je  ne  vois  que  fort  rarement  M""=  de  Pompailour;  cela  posé, 
que  puis-je  faire  pour  vous  rendre  cette  justice  que  vous  désirez  avec  tant 
d'ardeur  ? 

Je  suis  prêt  à  certifier,  non-seulement  aux  personnes  constituées  en 
dignité,  mais  à  quiconque  voudra  le  savoir,  que  vous  n'avez  demandé  pour 
votre  Histoire  universelle  aucune  permission  publique  ni  tacite,  directe  ni 
indirecte,  que  vous  avez  môme  fait  des  démarches  auprès  de  moi,  tant  par 
vous  que  par  M"'"  Denis,  pour  en  empêcher  le  débit,  démaides  fort  inu- 
tiles à  la  vérité,  parce  que  cela  ne  me  regarde  point,  et  que,  quand  je  n'ai 
point  permis  un  livre,  je  ne  me  môle  pas  du  débit  illicite  qui  s'en  peut 
faire;  c'est  l'affaire  de  la  police.  Je  peux  dire  de  plus  que  j'ai  lieu  de  croire, 
d'après  des  lettres  que  j'ai  vues,  que  le  libraire  Néaulme  ne  tient  point  le 
manuscrit  de  vous  directement;  mais  quand  j'aurai  dit  tout  cela,  vous  n'en 
serez  pas  plus  avancé.  Ceux  qui  sont  portés  à  croire,  mal.uré  vos  plaintes 
authentiques,  que  le  manuscrit  a  été  imprimé  de  votre  consentement  ne 
trouveront  dans  tout  ce  que  je  pourrais  leur  dire  rien  de  capable  de  les 
détromper.  D'ailleurs  je  ne  sais  pas  si  vous  faites  trop  bien  de  toucher 
celte  corde-là.  Vous  parlez  des  impressions  fâcheuses  que  l'on  a  données 
au  roi  sur  vous  à  l'occasion  de  cette  édition.  Je  ne  sais  pas  si  le  roi  s'en 
occupe  autant  que  vous  le  croyez...  Tout  ce  que  je  sais,  c'est  que  j'ai  porté 
de  votre  part  une  lettre  à  mon  père,  qui  ne  savait  pas  seulement  qu'on 
vous  accusât  ou  non  d'avoir  donné  les  mains  à  cette  édition  de  Hollande. 

Pour  moi,  je  ne  puis  vous  donner  qu'un  conseil,  c'est  de  vous  tenir 
tranquille  et  de  prendre  garde  surtout  qu'on  n'aille,  à  l'occasion  de  vos  jus- 
tifications sur  l'Histoire  universelle,  vous  attaquer  sur  les  Annales  de 
V Empire,  que  vou?  ne  pourrez  pas  désavouer.  Lorsque  ces  deux  livres  auront 
fait  tout  leur  effet  dans  le  public,  les  amis  puissants  que  vous  avez  à  la  cour 
trouveront  peut-être  le  moment  favorable  pour  pailer  de  vous;  mais, 
jusque-lii,  ne  vous  suscitez  point  de  nouvelles  affaires,  en  attirant  sur  vous, 
par  vos  plaintes  continuelles,  les  yeux  du  roi  et  du  ministère. 


XL  VI. 

LETTRE   OU   RAPPORT  DE    D'HEMERY 

INSPKCTEin      DE      POLICE     POUn     LA     L  I  B U A  I R  lE 

A    M.    BERRYER  '. 

30  août  1755. 

1.  La  lettre  de  d'Hémcry,  l'un  des  deux  inspecteurs  de  la  librairie,  à  Berryer, 
le  lieutenant  de  police,  relative  au  manuscrit  des  Campagnes  de  Louis  XV,  à  la 
date  du  30  août  1755,  est  reproduite  tome  XV,  page  L51 ,  elle  est  rappelée  dans  la 
Correspondance  à  la  date  du  30  juillet  (au  lieu  du  30  août)  1755,  tome  XXXVIII, 
page  417. 


332  DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES. 

XLVII. 
PIERRE    PATU   AUX    DÉLICES^ 

LETTRE    A    GARRICK^. 

Genève,  ce  1"''  novembre  1755. 

Je  vous  écris  de  la  maison  du  grand  homme,  je  veux  dire  de  chez  notre 
illustre  Voltaire,  dans  la  compagnie  duquel  je  viens  de  passer  une  huitaine 
précieuse  des  plus  agréables  jours  que  j'ai  connus  dans  ma  vie.  Ils  m'ont 
rappelé  ceux  que  j'ai  passés  à  Londres  dans  votre  aimable  société;  temps 
si  court,  si  voluptueux,  et  qui  suivit  de  près  mon  départ  pour  la  France. 
Quel  homme  que  le  divin  chantre  de  la  Henriade  !  ô  mon  très-cher  ami,  et 
que  c'est  avec  joie  qu'on  analyse  une  si  grande  âme!  Figurez-vous  avec  l'air 
d'un  mourant,  tout  le  feu  de  la  première  jeunesse,  et  le  brillant  de  ses  aima- 
bles l'écits!  Si  je  juge  des  défauts,  des  vices  mômes  qu'on  impute  à  M.  de 
Voltaire,  par  l'avarice  dont  je  l'ai  entendu  taxer,  que  ses  calomniateurs  me 
paraissent  des  animaux  bien  vils  et  bien  ridicules  !  Jamais  on  n'a  vu  chère 
plus  splendide,  jointe  à  des  manières  plus  polies,  plus  affables,  plus  enga- 
geantes. Tout  Genève  est  enchanté  de  l'avoir,  et  ces  lieureux  républicains 
font  leur  possible  pour  le  fixer  auprès  d'eux.  Je  n'avais  entrepris  ce  voyage 
que  pour  le  voir,  mais  la  sensibilité  qu'il  m'en  témoigne  chaque  jour  m'en 
paye  à  usure.  On  va  à  Rome,  en  Grèce,  en  Turquie,  pour  voir  des  monu- 
ments, des  inscriptions,  des  mosquées;  un  dévot  catholique  court  au  loin 
pour  de  vains  pèlerinages;  un  grand  homme  est  bien  une  autre  curiosité. 

Je  n'ai  pas  manqué  de  lui  dire  ce  que  je  pensais  de  ses  expressions  si 
fausses,  si  peu  réfléchies  au  sujet  de  Shakespeare.  Il  est  convenu  de  bonne 
foi  que  c'était  un  barbare  aimable^  un  fou  séduisant;  ce  sont  ses  propres 
■  termes  :  le  grand  article  qui  le  met  de  mauvaise  humeur  est  l'irrégularité 
des  plans  de  cet  illustre  poëte,  irrégularité  dont  vous  êtes  bien  loin  d'être 
le  défenseur.  Quant  au  naturel,  à  la  chaleur,  aux  idées  admirables  répan- 
dues dans  les  pièces  de  Shakespeare,  il  est  tombé  d'accord,  et  convient  en 
riant  que  si  vous  nous  preniez  moins  de  vaisseaux^  et  ne  piratiez  pas  ainsi 
sur  l'Océan,  il  aurait  plus  ménagé  le  créateur  de  votre   théâtre.  Je  frappai 


1.  Claude-Pierre  Patu  (1729-1757),  auteur  d'une  traduction  de  Petites  pièces 
du  Théâtre  anglais,  Paris,  1756,  2  vol.  in-12,  et,  avec  F.  de  Portelance,  de  la 
comédie  des  Adieux  du  Goût,  jouée  le  13  février  1754.  Il  visita  Voltaire,  une  pre- 
mière fois,  en  17.55,  en  compagnie  de  Palissot,  et  une  seconde  fois  avec  d'Alem- 
bert,  en  août  1756,  et  mourut  à  son  retour  d'Italie. 

2.  The  private  Correspondence  ofGarrick.  London,  1832,  t.  II,  p.  407. 

3.  Au  mois  de  juin  17.55,  l'amiral  anglais  Boscawen  s'était  emparé,  près  de 
Terre-Neuve,  avant  toute  déclaration  de  guerre,  des  vaisseaux  français  VAlcide 
et  le  Lys.  Ce  fut  le  prélude  de  la  guerre  de  Sept  ans. 


DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES.  333 

hier  par  l'activité  dont  je  soutins  mon  opinion  :  je  tirai  mon  livre  et  lui  lus 
la  scène  de  Roméo,  entre  ce  jeune  homme  et  le  frère  Laurent  : 

Romeo,  corne  fortli  !  etc.  '. 

Il  commença  par  rire  de  mon  feu,  mais  à  ces  vers  : 

'Tis  torture  and  not  mercy  ;  heaven  is  hère 

Where  Juliet  lives 

0  Father,  liadst  thou  not  strong  poison  mix'd, 
No  sharp-ground  knife,  no  présent  means  of  death, 
But  banishment  to  torture  me  withal  ? 

il  s'anima,  et  dit  franchement  que  cela  était  très-beau,  très-touchant,  très- 
naturel  ;  mais  ce  fut  bien  autre  chose  lorsque  je  continuai  la  scène,  et  qu'il 
entendit  cette  admirable  énuméralioiide  parties  qui  prouve  mieux  que  dix 
tragédies  combien  Shakespeare  était  éloquent  : 

Thou  canst  not  speak  of  what  thou  dost  not  feel  ; 

Wert  thou  as  young  as  I,  Juliet  thy  love, 

An  hour  but  maried,  Tybald  murdered, 

Doting  like  me,  and  like  me  banislied, 

Then  might'st  thou  speak,  then  might'st  thou  tear  tliy  haïr 

And  fall  upon  thc  ground,  as  I  do  now, 

Taking  the  mesure  of  an  unmade  grave. 

Il  ne  connaissait  guère  cette  pièce,  qu'il  a  lue  peut-être  il  y  a  plus  do 
trente  ans;  mais  il  me  la  demanda  pour  la  relire,  et  fut  enchanté  de  la  cata- 
strophe telle  que  vous  en  avez  peint  les  circonstances.  Je  lui  parlai  de  moa 
cher  Garrick.  «Oh!  vraiment,  m'a-t-il  dit,  c'est  un  acteur  inimitable  quece 
M.  Garri'-k,  à  ce  que  disent  ceux  qui  font  vu.  Ma  nièce  —  en  parlant  à 
M"»  Denis,  qui  demeure  depuis  longtemps  avec  son  oncle,  —  si  j'étais 
moins  vieux  et  que  je  digérasse,  il  faudrait  l'aller  voir  jouer;  mais  n'au- 
rions-nous pas  aussi  quelque  fianc  capucin  pour  nous  donner  le  rôle  de 
frère  Laurent?»  Je  fis  de  mon  mieux  pour  la  réputation  du  bon  Havard  ; 
mais,  entre  nous  soit  dit,  sa  cause  n'était  pas  aisée. 

J'ai  fait  ressouvenir,  aujourd  hui  môme,  ce  grand  homme  du  trait  su- 
blime de  Macdutï  : 

He  has  no  children^; 

de  la  scène  entre  le  jeune  Arthur  et  son  gouverneur  Hubert^  :  et  de  bien 
d'autres  beautés  de  l'inimitable  Shakespeare.  Je  ne  doute  presque  pas  que  je 

1.  Uomeo  and  Juliet,  acte  III,  scène  m,  dans  laquelle  frère  Laurent  annonce  à 
Roméo  qu'il  vient  d'être  condamné  à  l'exil. 

2.  Macbeth,  acte  IV,  scène  m,  où  Malcom,  après  avoir  apjiris  à  IMardufT  le 
meurtre  de  sa  femme  et  de  ses  enfants  par  Macbeth,  cherche  à  le  consoler  par 
l'espoir  de  la  vengeance. 

3.  King  John,  acte  IV,  scène  i,  où  Arthur  de  Bretagne  supplie  lUihort  de  ne 
pas  exécuter  l'ordre  que  le  roi  Jean  a  donné  de  lui  brûler  les  yeux  avec  un  fer 
rouge. 


334  DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES. 

ne  l'amenasse  à  ma  façon  de  penser  à  ce  sujet,  si  j'avais  le  temps  de  faire  à 
Genève  un  séjour  plus  long;  mais  je  quitte  le  dieu  de  notre  littérature 
après-demain,  et  je  retourne  à  Paris  sans  voir  ni  Toulon  ni  Marseille,  ni  Avi- 
gnon, comme  j'en  avais  d'abord  quelque  envie...  M"*  Clairon,  quoi  qu'en 
dise  M™*  Noverre,  est  de  tous  points  la  plus  étonnante  que  l'on  ait  vue 
depuis  notre  fameuse  Lccouvreur,  et  je  suis  aussi  certain  qu'elle  vaut 
pour  le  moins  M"'«  Cibber^,  et  même  M"'«  Pritchard-,  que  je  suis  sûr  (com- 
pliment à  part)  qu'il  nous  manque  un  Garrick... 


XLVIII. 

GIBBON    AUX    DÉLICES^ 

17.j8. 

Avant  d'être  rappelé  de  Suisse,  j'eus  la  satisfaction  de  voir  l'homme  le 
plus  extraordinaire  du  siècle:  poëte,  historien,  philosophe;  qui  a  rempli 
trente  in-quarto  de  prose,  de  vers,  de  productions  variées  souvent  excel- 
lentes, toujours  émouvantes.  Ai-je  besoin  de  nommer  Voltaire?  Après  avoir 
perdu  par  des  torts  véritables  l'amitié  du  premier  des  rois*,  jouissant  d'une 
grande  fortune,  il  se  relira,  à  soixante  ans,  dans  un  pays  magnifique  et 
libre,  et  pas?a  deux  hivers  (17.57  et  1758)  à  Lausanne,  ou  dans  son  voisi- 
nage. Mon  désir  de  contempler  Voltaire,  que  je  mettais  alors  au-dessus  de 
sa  grandeur  réelle,  fut  facilement  satisfait.  Il  me  reçut  avec  politesse  comme 
un  jeune  Anglais;  mais  je  n'ai  point  à  me  vanter  d'aucune  particularité  ou 
d'aucune  distinction  :  Virgilium  vidi  tanium. 

L'ode  qu'il  composa  à  son  arrivée  sur  les  bords  du  Lac  Léman, 

O  maison  d'Aristippe,  ô  jardin  d'Épicure  5  I 

avait  été  donnée  comme  un  secret  à  la  personne  par  qui  je  fus  introduit  ^. 
Il  me  i>ermit  de  la  lire  deux  fois;  je  la  sus  par  cœur;  et  comme  ma  dis- 
crétion n'était  pjs  égale  à  ma  mémoire,  l'auteur  eut  bientôt  à  se  plaindre 


1.  Suzanne-Marie  Arne  1716-1766),  sœur  d'Auguste  Arne,  le  compositeur,  et 
femme  de  Théophile  Cibber,  fils  du  célèbre  poëte  comique  anglais  de  ce  nom. 
d'avec  lequel  elle  se  sépara.  Garrick,  en  apprenant  sa  mort,  dit  que  la  tragédie 
était  morte  avec  elle. 

2.  Hannah  Pritchard  (1711-1768),  qui  excellait  dans  la  tragédie  comme  dans 
la  comédie. 

3.  Mémoires  de  Gibbon,  Paris,  an  V,  tome  I.  page  101  (traduction  de  Marignée). 
Gibbon  (1737-179i)  avait  vingt  et  un  ans  quand  il  fit  ce  voyage  de  Suisse,  pendant 
lequel  il  visita  Voltaire. 

4.  Frédéric  II. 

5.  C'est  l'Épître  lxxxv,  tome  X,  p.  362. 

6.  Le  ministre  Pavillard. 


DOCUMENTS     BIOGRAPHIQUES.  33u 

de  la  circulation  d'une  copie  de  son  ouvrage  K  En  rapportant  cette  petite 
anecdote,  j'ai  voulu  éprouver  si  ma  mémoire  était  diminuée,  et  j'ai  eu  la 
satisfaction  de  trouver  que  tous  les  vers  de  ce  poëme  y  sont  encore  "raves 
en  caractères  récents  et  indélébiles. 

Le  plus  grand  agrément  que  je  tirai  du  séjour  de  Voltaire  à  Lausanne 
fut  la  circonstance  rare  d'entendre  un  grand  poëte  déclamer,  sur  le  tliéàtre, 
ses  propres  ouvrages,  il  avait  formé  une  société  d'hommes  et  de  femmes, 
parmi  lesquels  il  y  en  avait  qui  n'étaient  pas  dépourvus  de  talent.  Un 
théâtre  décent  fut  arrangé  à  Mon-Repos  -,  maison  de  campagne  à  l'extré- 
mité d'un  faubourg;  les  habillements  et  les  décorations  faites  aux  dépens 
des  acteurs;  et  les  répétitions  soignées  par  l'auteur,  avec  l'attention  et  le 
zèle  de  l'amour  paternel. 

Deux  hivers  consécutifs,  ses  tragédies  de  Zaïre,  d'Alzire  et  deZulime, 
et  sa  comédie  sentimentale  de  V Enfant  Prodlijue,  furent  représentées  sur  le 
théâtre  de  Mon-Repos.  Vollaire  jouait  les  rôles,  convenables  à  son  âge,  de 
Lusignan,  Alvarès,  Benassar,  Euphémon  '^.  Sa  déclamation  était  modelée 
d'après  la  pompe  et  la  cadence  de  l'ancien  théâtre,  et  respirait  plus  l'enthou- 
siasme de  la  poésie  qu'elle  n'exprimait  les  sentiments  de  la  nature.  Mon 
ardeur,  qui  bientôt  se  fit  remarquer,  manqua  rarement  de  me  procurer  un 
billet.  L'habitude  du  plaisir  fortifia  mon  goût  pour  le  théâtre  français,  et  ce 
goût  a  affaibli  peut-être  mon  idolâtrie  pour  le  génie  gigantesque  deSliakes- 
peare,  qui  nous  est  inculquée  dès  notre  enfance,  comme  le  premier  devoir 
d'un  Anglais.  L'esprit  et  la  philosophie  de  Voltaire,  sa  table  et  son  théâtre 
contribuèrent  sensiblement  à  raffiner,  à  Lausanne,  et  à  polir  les  manières; 
et,  quoique  adonné  à  l'étude,  je  partageai  les  amusements  de  la  société. 
J'étais  devenu  familier  dans  quelques  maisons,  simple  connaissance  dans 
un  grand  nombre;  et  mes  soirées  étaient  généralement  consacrées  au  jeu  et 
à  la  conversation,  soit  dans  des  sociétés  particulières,  soit  dans  des  assem- 
blées nombreuses. 


1.  Cette  indiscrétion,  que  du  reste  Gibbon  ne  dut  pas  être  le  seul  à  commettn^, 
attira  quelques  difficultés  à  Voltaire.  Choquée  d'un  passage  de  cette  Épitre  sur  la 
retraite  très-épicurienne,  au  couvent  de'Ripaille,  d'Amédée  I"  : 

Duc,  ermite  et  voluptueux, 

la  cour  de  Savoie  en  demanda  aux  autorités  de  Genève  la  suppression.  V^oir  Dcs- 
noiresterres,  Voltaire  aux  Délices  ;  Paris,  Didier,  1878,  page  30-!. 

2.  Propriété  appartenant  au  marquis  de  Gentil  de  Langallcrie,  et  située  dans 
le  même  faubourg  de  Lausanne,  où  Voltaire  possédait,  depuis  le  commencement 
de  17.57,  sa  maison  de  la  rue  du  Grand-Chêne.  On  y  avait  fait  construire  uu 
théâtre  de  société  dont  Voltaire  était,  à  la  fois,  le  directeur  et  le  foui'nisseur 
dramatique.  (E.  Asse.) 

3.  Rôles  de  vieillards  dans  Zaïre,  Alzire,  Znlime  et  l'Eiifanl  prodiijue. 


336  DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES. 

XLIX. 

BETTINELLI    AUX     DELICES'. 

1758. 

Ceux  qui  ne  sont  pas  étrangers  à  la  littérature  italienne  connaissent  au 
moins  le  nom  du  Père  Xaverio  Betlinelli -,  religieux  servite  de  Vérone,  l'un 
des  meilleurs  poètes  et  des  critiques  les  plus  distingués  que  l'Italie  ait  pro- 
duits dans  ces  derniers  temps.  Il  a  commencé  sa  carrière  poétique  par  des 
tragédies,  des  poëmes  et  d'autres  écrits  d'une  certaine  étendue;  et  il  l'a 
terminée  par  des  épigrammes  et  de  petites  pièces  fugitives:  ce  qui  n'est 
pas  la  marche  ordinaire  du  talent.  Il  a  pensé  sans  doute  que  la  jeunesse 
était  plus  propre  aux  grands  ouvrages,  où  l'esprit  a  toute  sa  force  et  où  le 
talent  est  soutenu  par  l'amour  el  l'espérance  de  la  gloire  ;  que  dans  la  vieil- 
lesse, au  contraire,  il  fallait  travailler  pour  son  amusement,  et  jouir  ii  son 
aise  de  la  facilité  acquise  par  une  longue  expérience.  Chacun,  à  cet  égard, 
peut  voir  à  sa  manière  et  se  conduire  suivant  son  goût. 

Il  vient  de  me  tomber  entre  les  mains  un  des  derniers  ouvrages  de  cet 
écrivain,  intitulé  Lellere  a  Lesbia  Cedonia^  del  Diodoro  Deljico,  etc. 
Lettres  à  Lesbia  Cedonia  sur  les  épigrammes  ',  petit  in-8"  imprimé  à 
Bassano,  en  1792.  Cette  Lesbia  Cedonia,  à  qui  les  lettres  sont  adressées, 
était  M°^^  Guardo  Grismondi  ;  et  le  Diodoro  Delfico  n'est  autre  que  le  Père 
Betlinelli  lui-même.  On  sait  qu'en  Italie  tous  les  membres  de  l'Académie  des 
Arcades,  hommes  el  femmes,  prenaient  ainsi  des  noms  grecs,  sous  lesquels 
ils  se  déguisaient  dans  leurs  écrits. 

Je  m'arrêterai  peu  sur  ce  qui  fait  l'objet  particulier  de  ces  lettres,  sur 
la  nature  et  le  style  des  épigrammes...  Celle  discussion  n'est  pas  l'objet  de 
ce  petit  écrit  ;  je  passe  à  la  partie  des  lettres  de  Bettinelli  qui  a  attiré  mon 
attention. 

Il  assure  que  la  fureur  des  épigrammes  était  telle  à  Paris,  dans  le  temps 
qu'il  V  séjourna,  que  lui-même  il  fut  l'objet  de  plusieurs  épigrammes  et 
chansons  qui  coururent  alors.  «  J'avoue,  ajoute-t-il,  que  ma  vanité  en  fut  mé- 
diocrement flattée  ;  el  je  pris  le  parti,  pour  me  dérober  à  ce  genre,  de  rega- 
gner la  frontière  et  d'aller  faire  visite  à  Voltaire,  qui  m'y  avait  invité.  » 

1.  Ce  récit  est  d'autant  plus  intéressant  que,  fait  d'après  les  Lettres  de  Bet-- 
tinelli  lui-même,  il  a  pour  auteur  Suard,  l'admirateur  de  Voltaire.  Il  parut  dans 
ses  Mélanges  de  littérature,  Paris,  1803,  tome  I,  page  17,  sous  ce  titre  :  De  Vol- 
taire et  du  poète  italien  Bettinelli. 

2.  Xaverio  Bettinelli,  né  à  Mantoue  en  1718,  mort  en  1808.  Élevé  chez  les 
jésuites,  et  d'abord  professeur,  il  visita,  en  1757,  la  France  avec  l'ainé  des  fils  du 
prince  de  Hohenlolie.  Il  arriva  au.\  Délices  vers- le  20  novembre  1758. 

3.  Lettere  a  Lesbia  Cedonia  sopra  gli  epigrammati  del  Diodoro  Delfico.  Ces 
lettres  se  trouvent  dans  ses  Opère,  Venezia,  1801,  tome  XXI. 


DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES.  337 

Mais  avant  d'exécuter  son  projet  il  alla  à  Lunéville,  oîi  Stanislas,  ex-roi 
de  Pciogne,  conservant  les  vains  honneurs  de  la  royauté,  jouissait,  d'une 
autorité  suffisante  pour  faire  du  bien,  pour  encourager  les  lettres,  qu'il 
aimait  sincèrement,  et  pour  fixer  autour  de  lui  les  personnes  de  France  les 
plus  distinguées  alors  par  l'esprit,  la  politesse  et  les  talents. 

Malgré  les  invitations  répétées  de  Voltaire,  dit  Beltinelli,  je  craignais 
d'aller  chez  lui  ;  j'avoue  que  je  redoutais  son  humeur  versatile  et  ses  prin- 
cipes licencieux  ;  mtiis  une  circonstance  me  décida.  J'étais  à  Lunéville,  et 
un  jour,  en  présence  du  roi  de  Pologne,  la  conversation  tomba  sur  Voltaire  ; 
il  venait  d'écrire  à  ce  prince  qu'il  avait  cinq  cent  mille  francs  qu'il  désirait 
de  placer  dans  l'acquisition  d'une  terre  en  Lorraine,  pour  aller  mourir, 
disait-il,  dans  le  voisinage  de  son  Marc-Aurèle  ;  ^mandant  en  même  temps 
au  Père  Menoux,  son  ami  et  le  mien,  ces  propres  paroles  lues  et  copiées  par 
moi  :  Mon  âge  et  les  sentiments  de  religion,  qui  nabandoyinent  jamais 
un  homme  élevé  chez  vous,  me  persuadent  que  je  ne  dois  pas  tnourir  sur 
les  bords  du  lac  de  Genève  ^.^ 

Stanislas  ne  demandait  pas  mieux  que  de  l'attirer  à  sa  cour,  et  l'amour 
qu'il  avait  pour  la  Lorraine  lui  faisait  désirer  aussi  d'attirer  dans  le  pays  les 
cinq  cent  mille  livres  de  Voltaire.  «  Mais  je  ne  me  fie  pas  à  lui,  disait  Sta- 
nislas ;  je  sais  qu'il  voudrait  bien  s'ouvrir  une  porte  pour  rentrer  en  France. 
I^C'est  ce  qui  lui  fait  jouer  la  religion  avec  Menoux.]  Cependant,  s'il  était 
devenu  vraiment  raisonnable,  je  le  verrais  avec  plaisir  ;  [mais  comment 
s'en  assurer  ?]  »  Lorsque  Betlinelli  annonça  son  départ  pour  Lyon,  Stanislas 
lui  proposa  d'aller  faire  un  four  à  Genève,  de  voir  Voltaire,  et  de  lui  deman- 
der s'il  désirait  sérieusement  de  s'établir  en  Lorraine.  Cette  proposition 
détermina  Beltinelli,  qui,  au  lieu  d'aller  à  Lyon,  se  rendit  à  Genève. 

Le  voyageur  italien  arrive  aux  Délices,  qu'habitait  alors  Voltaire.  Je  vais 
le  laisser  parler,  en  abrégeant  et  en  rapprochant  les  détails  les  plus  intéres- 
sants de  son  récit,  sans  nous  astreindre  à  une  scrupuleuse  littéralité.  C'est 
surtout  en  traduisant  le  langage  de  la  plaisanterie  et  de  la  conversation 
qu'on  peut  dire  que  la  lettre  tue. 

J'ai  trouvé,  dit-il,  Voltaire  dans  la  conversation  comme  on  le  trouve  dans 
ses  écrits.  L'épigramme  semblait  habiter  sur  ses  lèvres  et  jaillir  de  ses  yeux, 
qui  étaient  deux  flambeaux  où  l'on  voyait  briller,  ainsi  que  dans  ses  dis- 
cours, un  certain  éclat  de  grâce  et  de  malice.  Il  s'était  fait  un  style  particu- 
lier, en  s'énonçant  comme  en  écrivant;  rarement  il  parlait  avec  simplicité 
et  comme  les  autres  hommes  :  tout  prenait  dans  sa  bouche  une  tournure 
spirituelle  ou  philosophique. 

Lors(|ue  j'arrivai  aux  Délices,  il  était  dans  son  jardin  ;  j'allai  vers  lui,  et 
lui  dis  qui  j'étais. 

«  Quoi  !  s'écria-t-il,  un  Italien,  un  jésuite,  un  Beltinelli  !  c'est  trop  d'hon- 
neur pour  ma  cabane.  Je  ne  suis  qu'un  paysan  comme  vous  voyez,  ajouta- 

1.  Ce  passage,  ainsi  que  les  suivants  placés  entre  croclicts,  n'existe  pas  dans 
la  traduction  de  Suard.  iNous  les  empruntons  à  M.  Desnoiresterres,  qui  les  a 
rétablis  d'après  l'original.  {Voltaire  aux  Délices,  page  330.) 

I.  '9'9 


338  DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES. 

t-il,  en  me  montrant  son  bâton  qui  avait  un  hoyau  à  l'un  des  bouts,  et  une 
serpeite  à  l'autre  ;  c'est  avec  ces  outils  que  je  sème  mon  blé,  comme  ma 
salade,  grain  à  grain;  mais  ma  récolte  est  plus  abondante  que  celle  que  je 
sème  dans  des  livres  pour  le  bien  de  l'humanité.  »  Sa  singulière  et  grotes- 
que figure  fit  sur  moi  une  impression  à  laquelle  je  n'étais  pas  préparé.  Sous 
un  bonnet  de  velours  noir  qui  lui  descendait  jusque  sur  les  yeux,  on  voyait 
une  grosse  perruque,   qui  couvrait  les  trois  quarts  de  son  visage;  ce  qui 
rendait  son  nez  et  son  menton  encore  plus  saillants   qu'ils  ne  sont  dans  ses 
portraits].  Il  avait  le  corps  enveloppé  d'une  pelisse,  de  la  tête  aux  pieds; 
son  regard  et  son  sourire  étaient  pleins  d'expression.  Je  lui  témoignai  le 
plaisir  que  j'avais  de  le  trouver  dans  un  si  bon  état  de  santé,  qui  lui  per- 
mettait de  braver  ainsi  la  rigueur  de  l'hiver.  «  Oh  !  vous  autres,  Italiens, 
me  répondit-il,  vous  vous  imaginez  que  nous  devons  nous  blottir  dans  des 
trous  comme  les  marmottes  qui  habitent  au  sommet  de  ces  n.ontagnes  de 
glace  et  de  neige;  mais  vos  Alpes  ne  sont  pour  nous  qu'un  spectacle  et  une 
belle  perspective.  Ici,  sur  les  bords  de  mon  lac  Léman,  défendu  contre  les 
vents  du  nord,  je  n'envie  point  vos  lacs  de  Côme  et  de  Guarda.  Dans  ce 
lieu  solitaire,  je  représente  Catulle  dans  sa  petite  île  de  Sermione  ;  il  y  fai- 
sait de  belles  élégies,  et  je  fais  ici  de  bonnes  géorgiques  ied  io  fo  délia 
buona  georgica).  »  Je  lui  présentai  alors  la  lettre  que  le  roi  de  Pologne 
m'avait  remise  pour  lui.  Au  premier  regard,  je  vis  bien  qu'il  devinait  l'ob- 
jet de  ma  visite,  et  que  quelque  épigramme  allait  tomber  sur  ma  royale 
commission.    «  Oh  !   mon    cher,   s'écria-t-il  en  prenant  la  lettre   de  mes 
mains,  restez  avec  nous  ;  on  respire  ici  l'air  de  la  liberté,  l'air  de  l'immor- 
talité. Je  viens  d'employer  une  assez  grosse  somme  d'argent  pour  acheter 
un  petit  domaine  près  d'ici  ;  je  ne  songe  plus  qu'à  y  terminer  ma  vie,  loin 
des  fripons  et  des  tyrans.  Mais  entrons  dans  la  maison.  » 

Ce  peu  de  mots  du  rusé  vieillard  me  firent  comprendre  qu'il  n'y  avait 
plus  de  négociation  à  entamer,  et  me  dépouillèrent  tout  d'un  coup  des  hon- 
neurs de  l'ambassade. 

Voltaire  ne  pouvait  jamais  parler  de  l'Italie,  qu'il  élevait  d'ailleurs  jus- 
qu'aux cieux,  sans  lâcher  quelques  traits  sur  l'esclavage  italien,  sur  l'Inqui- 
sition, etc. 

La  conversation  roulait  souvent  sur  le  roi  de  Prus?e.  On  vintlui  apprendre 
qu'après  une  bataille  perdue  i  il  avait  battu  le  duc  de  Deux-Ponts,  fait  lever 
le  siège  de  Neiss  et  de  Leipsick,  et  chassé  les  Autrichiens  en  Bohême.  «  Est- 
il  possible,  s'écria  Voltaire  ?  Cet  homme  m'étonne  toujours  ;  je  suis  fâché  de 
m'être  brouillé  avec  lui.  »  Il  admirait  dans  ce  prince  la  célérité  de  César  ; 
mais  son  admiration  se  terminait  toujours  par  quelque  épigramme  contre 
César.  Il  avait  un  singe  qu'il  avait  appelé  Luc,  et  il  se  plaisait  souvent  à 
donner  ce  nom  au  roi  de  Prusse.  Je  lui  en  témoignai  un  jour  ma  surprise  : 
«  Ne  vovez-vous  pas,  me  répondit-il,  que  mon  singe  mord  tout  le  monde;  » 
et  il  se  mit  à  rire. 


1.  Celle  de  Hochkirch,  en  Silésie,  gagnée  le  14  octobre  1758  par  le  maréchal 
Daun. 


DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES.  339 

Je  lui  avais  communiqué  en  1760,  d'après  ses  propres  instances,  mes 
remarques  sur  quelques  erreurs  qui  lui  étaient  échappées  dans  son  Histoire 
universelle,  relativement  à  l'Italie  et  à  la  littérature  italienne.  11  m'en 
remercia  dans  une  lettre,  où  en  môme  temps  il  tonnait  à  sa  manière  contre 
l'Inquisition,  la  servitude  des  Italiens,  l'hypocrisie  du  ministère  genevois 
en  vantant  la  liberté  anglaise.  Il  terminait  par  ce  passage  :  «  Avez-vous 
entendu  parler  des  poésies  du  roi  de  Prusse  ?  C'est  celui-là  qui  n'est  point 
hypocrite  :  il  parle  des  chrétiens  comme  Julien  en  pailait.  Il  y  a  apparence 
que  l'Église  latine  et  l'Église  grecque,  réunies  sous  M.  de  Soltikow  et 
M.  Daun  »,  l'excommunieront  incessamment  à  coups  de  canon  ;  mais  il  se 
défendra  comme  un  diable.  Nous  sommes  bien  sûrs,  vous  et  moi,  qu'il  sera 
damné  ;  mais  nous  ne  sommes  pas  aussi  sûrs  qu'il  sera  battu.  » 

Je  faisais  souvent  des  réflexions  sur  la  fécondité  de  son  esprit  contras- 
tant avec  la  maigreur  de  son  corps.  Il  est  vrai  qu'il  se  répète  souvent, 
mais  cela  tient  à  sa  facilité  même  :  quel  auteur  a  jamais  écrit  plus  de 
choses  originales,  souvent  profondément  pensées,  toujours  ingénieusement 
exprimées  ? 

J'ai  cru  quelque  temps  que  sa  mnnière  de  prononcer  lente  et  coupée^ 
tenait  à  ce  qu'il  cherchait  en  parlant  à  gagner  du  temps  pour  préparer 
quelques  traits;  mais  cette  manière  de  parler  lui  était  devenue  habituelle, 
et  l'on  croyait  lire  un  de  ses  ouvrages  quand  on  l'entendait  parler. 

Il  mêlait  souvent  dans  ses  conversations  des  phrases  italiennes  et  des 
citations  du  Tasse  et  de  l'Arioste,  mais  avec  sa  prononciation  française, 
dont  il  n'avait  jamais  su  se  défaire.  Je  lui  témoignai  un  jour  mon  étonne- 
ment  de  ce  que,  dans  son  Essai  sur  la  Poésie  épique,  il  avait  si  mal- 
traité l'Arioste,  dont  le  genre  d'esprit  paraissait  cependant  si  analogue  à 
son  goût.  Nous  entrâmes  en  discussion  sur  ce  sujet,  et  il  ne  fut  pas  difficile 
de  lui  prouver  que  l'auteur  de  ['Orlando  était  un  grand  poëte;  qu'il 
méiitait  d'être  regardé  autrement  que  comme  un  auteur  goguenard  et  fan- 
tastique, et  que  ses  défauts  étaient  les  défauts  de  son  siècle  et  non  de  son 
génie.  Voltaire  me  promit  de  relire  l'Arioste,  et,  en  effet,  j'ai  vu  que,  dans 
une  nouvelle  édition  de  son  Essai,  il  en  parlait  avec  plus  de  justice  et  de 
convenance. 

Il  lut  quelques-unes  de  mes  poésies,  sur  lesquelles  il  me  dit  les  choses 
les  plus  flatteuses,  particulièrement  sur  les  éloges  que  je  fais  du  roi  de 
Prusse,  de  Galilée,  de  Newton,  Il  continua  à  déclamer  contre  la  supersti- 
tion, l'Inquisition  de  la  cour  de  Rome,   le  monachisme,  etc.   Il  me  cita  à 


1.  Le  feld-maréchal  Soltikow,  qui  avait  succédé  à  Fermon  dans  le  commande- 
ment de  l'armée  russe  après  la  défaite  de  Zorndorf  (25  août  1758),  cherchait 
à  opérer  sa  jonction  avec  les  Autrichiens,  jonction  qui  amena  la  célèbre  victoire  de 
Kunersdorf  (12  août  1759). 

2.  Elle  tenait  tout  simplement  à  ce  qu'ayant  perdu  toutes  ses  dents,  il  s'était 
attaché  à  prononcer  distinctement  et  correctement.  Il  mettait  un  grand  prix  à 
une  belle  prononciation  qui  faisait  sentir  l'harmonie  des  vers,  et  môme  de  la 
prose.  {Note  de  Suard.) 


340  DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES. 

cette  occasion  le  bon  mot  du  cardinal  Passionei,  qui  disait  à  un  voyageur  : 
C'est  un  grand  miracle  que  V Église  n'ait  rien  perdu  celte  année. 

J'allai  faire  un  tour  avec  lui  à  sa  nouvelle  terre  de  Ferney;  après  le 
dîner,  il  me  dit:  «  J'ai  trop  mangé;  je  ne  vivrai  pas  assez  longtemps  pour 
jouir  de  ma  nouvelle  acquisition.  Mais  il  faut  bien  jouir;  je  suis  un  peu 
gourmand  1;  Horace  l'était  aussi:  trahit  sua  quemque  voluptas;  il  faut 
bercer  l'enfant  jusqu'à  ce  qu'il  s'endorme.  » 

Vous  voyez  qu'il  appartenait  au  troupeau  d'Épicure,  comme  à  tant 
d'autres  égards  il  était  Diogène.  11  voulait  cependant  être  alternativement 
Socrate  ou  Aristippe.  11  se  disait  quelquefois  mourant,  d'autres  fois  il  était 
redevable  à  Tronchin  de  la  vie  et  de  la  santé;  mais  en  même  temps  il  se 
moquait  de  la  médecine  et  du  médecin.  Tronchin,  de  son  côté,  n'était 
guère  content  de  son  malade.  Lorsque  j'annonçai  à  cet  habile  homme  que 
j'allais  partir:  «  C'est  fort  bien  fait,  me  dit-il,  il  est  vraiment  étonnant  que 
depuis  que  vous  êtes  ici  il  ne  vous  ait  pas  fait  essuyer  quelques-unes  de 
ses  boutades  accoutumées:  nenio  sic  impar  sibi.  Partez,  mon  père;  bien 
peu  [d'honnêtes  gens]  peuvent  se  vanter  d'avoir  vu  une  telle  égalité 
d'humeur  voltairienne.  » 

C'était  surtout  sur  les  écrivains  les  plus  célèbres,  lorsque  Voltaire 
croyait  avoir  à  s'en  plaindre,  que  tombaient  avec  le  plus  de  profusion  les 
traits  de  son  esprit  mordant.  On  sait  comment  il  traitait  Maupertuis,  Pom- 
pignan,  Rousseau,  avec  qui  il  était  en  guerre  ouverte;  mais  il  n'épargnait 
pas  toujours  ceux  avec  qui  il  n'avait  aucun  démêlé,  tels  que  Montesquieu, 
Duclos,  Helvéïius-. 

Le  livre  de  VEsprit^  venait  de  paraître,  et  avait  fait  à  Paris  le  plus 
grand  éclat.  Voltaire  le  caractérisait  ainsi:  «  Le  litre  louche^  l'ouvrage 
sans  méthode,  beaucoup  de  choses  communes  ou  superficielles,  et  le 
neuf  faux  ou  problématique.  C'est  Duclos,  ajouta-t-il,  qui  a  donné  à 
Helvétius  le  courage  de  faire  imprimer  son  livre;  mais  il  ne  l'a  pas 
défendu  contre  la  persécution.»  Duclos,  selon  lui,  était  un  esprit  caustique, 
dur  et  de  mauvais  goût. 

Helvétius,  qui  était  at'.aché  à  la  cour*,  avait  présenté  lui-même  son 
ouvrage  à  la  famille  royale,  et  en  avait  été  très-gracieusement  reçu.  J'en 
fus  charmé,  je  connaissais  Helvétius;  c'était  un  homme  doux,  raisonnable, 
généralement  aimé,  et  qu'on  n'avait  pas  cru  capable  d'avoir  composé  un  tel 
ouvrage.  Mais  quelques  semaines  après  mes  yeux  s'ouvrirent;  j'étais  dans 


1 .  Bettinelli  prend  ici  une  plaisanterie  de  conversation  pour  une  chose  sérieuse. 
Peu  d'hommes  ont  été  plus  sobres  que  Voltaire.  Il  parlait  souvent  comme  un 
voluptueu.x,  parce  que  cela  donne  plus  de  jeu  à  l'esprit,  et  de  liberté  à  la  poésie. 
Çsiote  de  Suard.) 

2.  La  postérité  n'adoptera  pas  ces  jugements  hasardés  dans  des  moments 
d'humeur.  Duclos  et  Helvétius  conserveront  une  mémoire  honorable.  Bettinelli 
ajoute  que  Voltaire  était  à  Paris  lorsque  le  livre  de  l'Esprit  parut  :  c'est  une 
erreur.  {Sote  de  Suard.) 

3.  De  l'Esprit;  Paris,  Durand,  1758,  in-4''. 

4.  Il  était  maître  d'hôtel  de  la  reine. 


DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES.  341 

l'antichambre  de  monsieur  le  Dauphin.  Le  prince  sortit  de  son  appartement, 
tenant  dans  ses  mains  un  exemplaire  de  l'Esprit;  il  dit  tout  haut  qu'il 
allait  chez  la  reine  pour  lui  montrer  les  belles  choses  que  son  maître 
d'hôtel  faisait  imprimer.  Alors  éclata  la  tempête  contre  le  livre  et  l'auteur. 
(Quelle  folie,  disait  Voltaire,  de  voidoir  faire  le  philosophe  à  la  cour,  et 
l'homme  de  cour  avec  les  philosophes  ! 

Le  propos  le  plus  extraordinaire  que  j'aie  entendu  à  Paris  sur  ce  fameux 
livre  sortit  de  la  bouche  de  M'"^  de  Graffigny,  l'auteur  célèbre  de  Cénie  et 
des  Lettres  péruviennes.  Elle  était  tante  d'Helvétius  du  côté  maternel;  je 
croj'ais,  en  conséquence,  la  trouver  très-partiale  en  faveur  de  son  neveu. 
Croiriez-vous  bien,  me  dit-elle  un  jour,  qu'une  grande  partie  de  l'Esprit 
et  presque  toutes  les  notes  ne  sont  que  des  balayures  de  mon  apparte- 
ment; il  a  recueilli  ce  qu'il  y  a  de  bon  dans  mes  conversations,  et  il  a 
emprunté  de  mes  gens  une  douzaine  de  bons  ?nots.  Voltaire  rit  beaucoup 
de  ce  propos  lorsque  je  le  lui  racontai,  et  il  me  cita  une  foule  d'autres  traits 
du  même  genre,  sur  la  plupart  des  beaux  esprits  de  Paris,  même  sur  ceux 
qui  étaient  ses  plus  zélés  admirateurs.  La  seule  personne  dont  je  lui  aie 
toujours  entendu  parler  avec  la  même  estime  et  le  même  enthousiasme, 
c'est  M"""  du  Chàtelet,  dont  il  avait  plusieurs  portraits  dans  ses  appartements. 
Il  m'en  montrait  un  jour  un,  en  me  disant:  Voilà  mon  immortelle  Emilie. 

Je  ne  ferai  aucune  réflexion  sur  le  récit  du  Père  Bettinelli.  On  y  aperçoit 
bien  quelque  prévention  monacale,  et  une  grande  frayeur  des  sarcasmes  de 
Voltaire;  mais  on  y  reconnaît  aussi  la  tournure  d'esprit  et  la  conversation 
toujours  brillante  et  animée  de  cet  homme  extraordinaire.  On  y  verra 
encore  que  ceux  qui  l'ont  représenté  comme  le  flalteiii-  des  rois  et  le 
fauteur  du  dSspotisme  ont  bien  sottement  apprécié  les  ménagements  qu'il 
avait  souvent  pour  la  puissance,  dans  la  seule  vue  de  la  fléchir  en  faveur 
de  la  philosophie,  et  de  faire  passer  des  vérités  qu'il  croyait  utiles  au  genre 
humain. 

L. 

MARMONTEL    AUX    DÉLIGES\ 

1760. 

Pressés  de  nous  rendre  à  Genève,  nous  ne  nous  donnâmes  pas  même  le 
temps  de  voir  Lyon,  réservant  pour  notre  retour  le  plaisir  d'admirer  dans 
ce  grand  atelier  du  luxe  les  chefs-d'œuvre  de  l'industrie. 

Rien  de  plus  singulier,  de  plus  original  que  l'accueil  que  nous  fit 
Voltaire.  Il  était  dans  son  lit  lorsque  nous  arrivâmes.  Il  nous  tendit  les 
bras,  il  pleura  de  joie  en  m'embrassant;  il  embrassa  de  même  le  fis  de  son 

1.  Mémoires  de  Marmonlel,  l>aris,  180i,  tome  II,  pagos  230  et  suivantes. 
Arrivé  aux  Délices  à  la  fin  de  mai  1760,  Marmontel  y  resta  une  grande  partie  du 
mois  de  juin. 


342  DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES. 

ancien  ami  M.  Gaulard^.  «  Vous  me  trouvez  mourant,  nous  dit-il;  venez- 
vous  me  rendre  la  vie  ou  recevoir  mes  derniers  soupirs?  »  Mon  camarade 
fut  effrayé  de  ce  début.  Mais  moi,  qui  avais  cent  fois  entendu  dire  à 
Voltaire  qu'il  se  mourait,  je  fis  signe  à  Gaulard  de  se  rassurer.  En  effet,  le 
moment  d'après,  le  mourant  nous  faisant  asseoir  auprès  de  son  lit  :  «  Mon 
ami,  me  dit-il,  que  je  suis  aise  de  vous  voir  !  surtout  dans  le  moment  où 
je  possède  un  homme  que  vous  serez  ravi  d'entendre. C'est  M.  de  L'Écluse, 
le  chirurgien-dentiste  du  feu  roi  de  Pologne,  aujourd'hui  seigneur  d'une 
terre  auprès  de  Montargis,  et  qui  a  bien  voulu  venir  raccommoder  les 
dents  irraccommodables  de  M'"^  Denis.  C'est  un  homme  charmant.  Mais  ne 
le  connaissez-vous  pas? —  Le  seul  L'Écluse  que  je  connaisse  est,  lui  dis-je, 
un  acteur  de  l'ancien  Opéra-Comique.  —  C'est  lui,  mon  ami,  c'est  lui- 
même.  Si  vous  le  connaissez,  vous  avez  entendu  cette  chanson  du 
Rémouleur^  qu'il  joue  et  qu'il  chante  si  bien.  »  Et  à  l'instant  voilà  Voltaire 
imitant  L'Écluse,  et  avec  ses  bras  nus  et  sa  voix  sépulcrale,  jouant,  le 
Rémouleur  et  chantant  la  chanson  : 

Je  ne  sais  où  la  mettre, 

Ma  jeune  fillette; 
Je  ne  sais  où  la  mettre. 

Car  on  me  la  che.... 

Nous  rions  aux  éclats  ;  et  lui  toujours  sérieusement  :  «  Je  l'imite  mal, 
disait-il;  c'est  M.  de  L'Écluse  qu'il  faut  entendre;  et  sa  chanson  de  la 
Pileuse!  et  celle  du  Postillon!  et  la  querelle  des  Écosseuses  avec  Vadé! 
c'est  la  vérilé  même.  Ah!  vous  aurez  bien  du  plaisir.  Allez  voir  M""^  Denis. 
Moi,  tout  malade  que  je  suis,  je  m'en  vais  me  lever  pour  dîner  avec  vous. 
Nous  mangerons  un  ombre-chevalier,  et  nous  entendrons  M.  de  L'Écluse. 
Le  plaisir  de  vous  voir  a  suspendu  mes  maux,  et  je  me  sens  tout  ranimé.  » 

jyjme  Denis  nous  reçut  avec  cette  cordialité  qui  faisait  le  charme  de  son 
caractère.  Elle  nous  présenta  M.  de  L'Écluse;  et  à  dîner  Voltaire  l'anima, 
par  les  louanges  les  plus  flatteuses,  à  nous  donner  le  plaisir  de  l'entendre. 
Il  déploya  tous  ses  talents,  et  nous  parûmes  charmés.  Il  le  fallait  bien  :  car 
Voltaire  ne  nous  aurait  point  pardonné  de  faibles  applaudissements. 

La  promenade,  dans  ses  jardins,  fut  employée  à  parler  de  Paris,  du 
Mercure^,  de  la  Bastille  (dont  je  ne  lui  dis  que  deux  mots),  du  théâtre,  de 
Y  Encyclopédie,  et  de  ce  malheureux  Lefranc,  qu'il  harcelait  encore;  son 

1.  Ce  M.  Gaulard  était  receveur  général  des  fermes  à  Bordeaux,  d'où  il  reve- 
nait alors  avec  Marmontel,  en  retournant  à  Paris. 

2.  Le  Rémouleur  d'amour,  opéra-comique  en  un  acte  de  Lesage,  Fuzelier  et 
d'Orneval,  donné  à  la  foire  de  Saint-Germain  en  février  1722. 

3.  A  la  fin  de  décembre  175^*,  Marmontel  avait  été  enfermé  à  la  Bastille  par 
suite  de  la  publication  de  la  parodie  d'une  scène  de  Cimia  dirigée  contre  le  duc 
d'Aumont  et  les  gentilshommes  de  la  chambre,  et  dont  on  le  croyait  l'auteur. 
Elle  était  en  réalité  de  son  ami  Curj-,  qu'il  ne  voulut  pas  dénoncer.  Voyez  les 
Mémoires  de  Marmontel,  tome  II,  page  148,  et  la  Correspondance  de  Grimm,  édi- 
tion Tourneu.x,  tome  IV,  page  184. 


t 

DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES.  343 

médecin  lui  ayant  ordonné,  disai(-il,  pour  exercice,  de  courre  une  heure 
ou  deux  tous  les  matins  le  Pompignan.  Il  me  chargea  d'assurer  nos  amis 
que  tous  les  jours  on  recevrait  de  lui  quelque  nouvelle  facétie.  Il  fut  fidèle 
à  sa  pro'uesse. 

Au  retour  de  la  promenade,  il  fit  quelques  parties  d'échecs  avec 
M.  Gaulard,  qui,  respectueusement,  le  laissa  gagner.  Ensuite,  il  revint  à 
parler  du  théâtre  et  de  la  révolution  que  M'"^  Clairon  y  avait  faite.  «  C'est 
donc,  me  dit-il,  quelque  chose  de  bien  prodigieux  que  le  changement  qui 
s'est  fait  en  elle?  —  C'est,  lui  dis-je,  un  talent  nouveau;  c'est  la  perlection 
de  l'art,  ou  plutôt  c'est  la  nature  môme,  telle  que  l'imagination  peut  vous 
la  peindre  en  beau.  »  Alors  exaltant  ma  pensée  et  mon  expression  l'our  lui 
faire  entendre  à  quel  point  dans  les  divers  caractères  de  ses  rôles  elle 
était  avec  vérité,  et  une  vérité  sublime,  Camille,  Roxane,  Ilerniione,  Ariane, 
et  surtout  Electre,  j'épuisai  le  peu  que  j'avais  d'éloquence  à  lui  inspirer 
pour  Clai'on  l'enthousiasme  dont  j'étais  plein  moi-même;  et  je  jouissais, 
en  lui  en  parlant,  de  l'émotion  que  je  lui  causais,  lorsqu'enfin  prenant 
la  parole  :  «  Eli  bien!  mon  ami,  me  dit-il,  avec  transfiort,  c'est  comme 
M"'"  Denis;  elle  a  fait  des  progrès  étonnants,  incroyables.  Je  voudrais  que 
vous  lui  vissiez  jouer  Zaïre,  Aizire,  Idamé!  le  talent  ne  va  pas  plus  loin.  » 
M"'*  Denis  jouant  Zaïre!  M""'  Denis  comp;u-ée  à  Clairon!  Je  tombai  de  mon 
haut:  tant  il  est  vrai  que  le  goût  s'accommode  aux  objets  dont  il  peut  jouir, 
et  que  cette  sage  maxime  : 

Quand  on  n'a  pas  ce  que  l'on  aime, 
11  faut  aimer  co  que  l'on  a, 

est  en  effet  non-seulement  une  leçon  de  la  nature,  mais  un  moyen  qu'elle  se 
ménage  pour  nous  procurer  des  plaisirs. 

INou-i  reprîmps  la  promenade,  et,  tandis  que  M.  de  Voltaire  s'entretenait 
avec  Gaulard  de  son  ancienne  liaison  avec  le  père  de  ce  jeune  homme, 
causant  de  mon  côté  avec  M'""  Denis,  je  lui  rappelais  le  bon  temps. 

Le  soir,  je  mis  Voltaire  sur  le  chapitre  du  roi  de  Prusse.  Il  en  parla  avec 
une  sorte  de  magnanimiié  froide  et  en  liomm(U|ui  dédaignait  une  trop  facile 
vengeance,  ou  comme  un  amant  désabusé  pardonne  à  la  maîtresse  qu'il  a 
quittée  le  dépit  et  la  rage  qu'elle  a  fait  éclater. 

L'entretien  du  souper  roula  sur  les  gens  de  lettres  qu'il  estimait  le  plus, 
et,  dans  le  nombre,  il  me  fut  facile  de  di^tinguer  ceux  qu'il  aimait  du  fond 
du  coeur.  Ce  n'étaient  pas  ceux  qui  se  vantaient  le  plus  d'être  en  faveur 
auprès  de  lui.  Avant  d'aller  se  coucher,  il  nous  lut  deux  nouveaux  chants 
de  la  Pucelle  \  et  M'""  Denis  nous  fit  remarcpier  que,  depuis  qu'il  était 
aux  Délices,  c'était  le  seul  jour  qu'il  eût  passé  sans  rentrer  dans  son  cabinet. 


I.  La  première  édition  de  la  Pucelle,  édition  subreptice  (175.5),  ne  contenait 
que  quinzi!  chants;  depuis,  Voltaii'c  y  ajouta  les  chants  VJIl,  IX,  XVI,  XVII,  faits 
à  neuf,  et  les  chants  XIX  et  XX  presque  entiers,  qui  ligurèrcnt  dans  l'édition 
avouée  de  17U2. 


344  DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES. 

Le  lendemain,  nous  eûmes  la  discrétion  de  lui  laisser  au  moins  une 
partie  de  sa  matinée,  et  nous  lui  Urnes  dire  que  nous  attendrions  qu'il 
sonnât.  11  fut  visible  sur  les  onze  heures.  Il  était,  dans  son  lit  encore. 
«  Jeune  homme,  me  dit-il,  j'espère  que  vous  n'aurez  pas  renoncé  à  la  poésie; 
voyons  de  vos  nouvelles  œuvres;  je  vous  dis  tout  ce  que  je  sais;  il  faut  que 
chacun  ail  son  tour.  » 

Plus  intimidé  devant  lui  que  je  ne  l'avais  jamais  été,  soit  que  j'eusse 
perdu  la  naïve  confiance  du  premier  âge,  soit  que  je  sentisse  mieux  que 
jamais  combien  il  était  difiBcile  de  faire  de  bons  vers,  je  me  résolus  avec 
peine  à  lui  réciter  mon  Épîlre  aux  Poêles  :  il  en  fut  très-content;  il  me 
demanda  si  elle  était  connue  à  Paris.  Je  répondis  que  non.  «  Il  faut  donc, 
me  dit-il,  la  mettre  au  concours  de  l'Académie;  elle  y  fera  du  bruit.  »  Je 
lui  représentai  que  je  m'y  donnais  des  licences  d'opinion  qui  effarouche- 
raient bien  du  monde.  «  J'ai  connu,  me  dit-il,  une  honorable  dame  qui 
confessait  qu'un  jour,  après  avoir  crié  à  l'insolence,  il  lui  était  échappé 
enfin  de  dire:  Charmant  insolent!  L'Académie  fera  de  même.  » 

Avant  dîner,  il  me  mena  faire  à  Genève  quelques  visites  ;  et,  en  me 
parlant  de  sa  façon  de  vivre  avec  les  Genevois  :  «  Il  est  foit  doux,  me  dit- 
il,  d'habiter  dans  un  pays  dont  les  souverains  vous  envoient  demander  votre 
carrosse  pour  venir  dîner  avec  vous.  » 

Sa  maison  leur  était  ouverte;  ils  y  passaient  les  jours  entiers;  et  comme 
les  portes  de  la  ville  se  fermaient  à  l'entrée  de  la  nuit  pour  ne  s'ouvrir  qu'au 
point  du  jour,  ceux  qui  soupaient  chez  lui  étaient  obligés  d'y  coucher,  ou 
dans  les  maisons  de  campagne  dont  les  bords  du  lac  sont  couverts. 

Chemin  faisant,  je  lui  demandai  comment,  presque  sans  territoire  et  sans 
aucune  facilité  de  commerce  avec  l'étranger,  Genève  s'était  enrichie.  «  A 
fabriquer  des  mouvements  de  montre,  me  dit-il,  à  lire  vos  gazettes  et  à 
profiter  de  vos  sottises.  Ces  gens-ci  savent  calculer  les  bénéfices  de  vos 
emprunts.  » 

A  propos  de  Genève,  il  me  demanda  ce  que  je  pensais  de  Rousseau.  Je 
répondis  que,  dans  ses  écrits,  il  ne  me  semblait  être  qu'un  éloquent  sophiste, 
et,  dans  son  caractère,  qu'un  faux  cynique  qui  crèverait  d'orgueil  et  de 
dépit  dans  son  tonneau,  si  on  cessait  de  le  regarder.  Quant  à  l'envie  qui  lui 
avait  pris  de  revêtir  ce  personnage,  j'en  savais  l'anecdote,  et  je  la  lui  contai. 

Dans  l'une  des  lettres  de  Rousseau  à  M.  de  Malesherbes,  l'on  a  vu  dans 
quel  accès  d'inspiration  et  d'enthousiasme  il  avait  conçu  le  projet  de  se 
déclarer  contie  les  sciences  et  les  arts.  «  J'allais,  dit-il  dans  le  récit  qu'il 
fait  de  ce  miracle,  j'allais  voir  Diderot,  alors  prisonnier  à  Vincennes;  j'avais 
dans  ma  poche  un  Mercure  de  France  que  je  me  mis  à  feuilleter  le  long  du 
chemin.  Je  tombe  sur  la  question  de  l'Académie  de  Dijon,  qui  a  donné  lieu 
à  mon  premier  écrit.  Si  jamais  quelque  chose ,a  ressemblé  à  une  inspiration 
subite,  c'est  le  mouvement  qui  se  fit  en  moi  à  cette  lecture.  Tout  à  coup  je 
me  sens  l'esprit  ébloui  de  mille  lumières;  des  foules  d'idées  vives  s'y  pré- 
sentent à  la  fois  avec  une  force  et  une  confusion  qui  me  jetèrent  dans  un 
désordre  inexprimable.  Je  sens  ma  tête  prise  par  un  étourdissement  sem- 
blable à  l'ivresse.  Une  violente  palpitation  m'oppresse,  soulève  ma  poitrine. 


DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES.  345 

Ne  pouvant  plus  respirer  en  marchant,  je  me  laisse  tomber  sous  un  arbre 
de  l'avenue,  et  j'y  passe  une  demi-heure  dans  une  telle  agit;ition  qu'en 
me  relevant  j'aperçus  tout  le  devant  de  ma  veste  mouillé  de  mes  larmes, 
sans  avoir  senti  que  j'en  répandais.  » 

Voilà  une  extase  éloquemment  décrite.  Voici  le  fait  dans  sa  simplicité,  tel 
que  me  l'avait  raconté  Diderot,  et  tel  que  je  le  racontai  à  Voltaire. 

«  J'étais  (c'est  Diderot  qui  parle),  j'étais  prisonnier  à  Vincennes  ;  Rous- 
seau venait  m'y  voir.  Il  avait  fait  de  moi  son  Aristarque,  comme  il  a  dit  lui- 
même.  Un  jour,  nous  promenant  ensemble,  il  me  dit  que  l'Académie  de 
Dijon  venait  de  proposer  une  question  intéressante,  et  qu'il  avait  envie  de 
la  traiter.  Celte  question  était:  Le  rétablissement  des  sciences  et  des  arts 
a-t-il  contribué  à  épurer  les  mœurs?  «  Quel  parti  prendrez-vous?  »  lui 
demandai-je.  Il  me  répondit  :  «  Le  parti  de  l'affirmative.  —  C'est  le  pont 
«  aux  ânes,  lui  dis-je  ;  tous  les  talents  médiocres  prendront  ce  chemin-là, 
«  et  vous  n'y  trouverez  que  des  idées  communes;  au  lieu  que  le  parti  con- 
«  traire  présente  à  la  philosophie  et  à  l'éloquence  un  champ  nouveau,  riche 
«  et  fécond.  —  Vous  avez  raison,  me  dit-il,  après  y  avoir  réfléchi  un  mo- 
«  ment,  et  je  suivrai  votre  conseil.  »  Ainsi,  dès  ce  moment,  ajoutai-je,  son 
«  rôle  et  son  masque  furent  décidés. 

«  Vous  ne  m'étonnez  pas,  me  dit  A^oltaire;  cet  homme-là  est  factice  de 
la  tête  aux  pieds,  il  l'est  de  l'esprit  et  de  l'àme.  Mais  il  a  beau  jouer  tantôt 
le  stoïcien,  tantôt  le  cynique,  il  se  démentira  sans  cesse,  et  son  masque 
l'étouffera.  » 

Parmi  les  Genevois  que  je  voyais  chez  lui,  les  seuls  ([ue  je  goûtai  et  dont 
je  fus  goûté  furent  le  chevalier  Huber  et  Cramer  le  libraire.  Ils  étaient  tous 
les  deux  d'un  commerce  facile,  d'une  humeur  joviale,  avec  de  l'esprit  sans 
apprêt,  chose  rare  dans  leur  cité.  Cramer  jouait,  me  disait-on,  passable- 
ment la  tragédie  :  il  était  l'Orosmane  de  M™'  Denis,  et  ce  talent  lui  valait 
l'amitié  et  la  pratique  de  Voltaire,  c'est-à-dire  des  millions.  Huber  avait  un 
talent  moins  utile,  mais  amusant  et  trés-curieux  dans  sa  futilité.  L'on  eût  dit 
qu'il  avait  dos  yeux  au  bout  des  doigts.  Les  mains  derrière  le  dos,  il  décou- 
pait en  profil  un  portrait  aussi  ressemblant  et  plus  ressemblant  même  qu'il 
ne  l'aurait  fait  au  crayon.  Il  avait  la  figure  de  Voltaire  si  vivement  empreinte 
dans  l'imagination  qu'absent  comme  présent  ses  ciseaux  le  représentaient 
rêvant,  écrivant,  agissant,  et  dans  toutes  ses  attitudes.  J'ai  vu  de  lui  des 
paysages  en  découpures  sur  des  feuilles  de  papier  blanc,  oii  la  perspective 
était  observée  avec  un  art  prodigieux.  Ces  deux  aimables  Genevois  furent 
assidus  aux  Délices  le  peu  de  temps  que  j'y  passai. 

M.  de  Voltaire  voulut  nous  faire  voir  son  château  de  Tournay,  où  était 
son  théâtre,  à  un  quart  de  lieue  de  Genève.  Ce  fut,  l'après-dînée,  le  but  de 
notre  promenade  en  carrosse.  Tournay  était  une  petite  gentilhommière  assez 
négligée,  mais  dont  la  vue  est  admirable.  Dans  le  vallon,  le  lac  de  Genève 
bordé  de  maisons  de  [ilaisance,  et  terminé  par  deux  grandes  villes;  au  delà 
et  dans  le  lointain,  une  chaîne  de  montagnes  de  trente  lieues  d'étendue,  et 
ce  mont  Blanc  chargé  de  neiges  et  de  glaces  qui  ne  fondent  jamais  :  telle 
est  la  vue  de  Tournay.  Là,  je  vis  ce  petit  théâtre  ([ui  tourmentait  Rou.sscau. 


346  DOGUMEx\TS    BIOGRAPHIQUES. 

et  où  Voltaire  se  consolait  de  ne  plus  voir  celui  qui  était  encore  plein  de  sa 
gloire.  L'idée  de  cette  privation  injuste  et  tyrannique  me  saisit  de  douleur 
et  d'indignation.  Peut-être  qu'il  s'en  aperçut  :  car,  plus  d'une  fois,  par  ses 
réflexions,  il  répondit  à  ma  pensée;  et  sur  ia  route,  en  revenant,  i!  me  parla 
de  Versailles,  du  long  séjour  que  j'y  avais  fait,  et  des  bontés  que  M°'^  de 
Pomp;idour  lui  avait  autrefois  témoignées.  «  Elle  vous  aime  encore,  lui 
dis-je;  elle  nie  l'a  répété  souvent.  Mais  elle  est  faible,  et  n'ose  pas  ou  ne 
peut  pas  lout  ce  qu'elle  veut;  car  la  malheureuse  n'est  plus  aimée,  et  peut- 
être  elle  porte  envie  au  sort  de  M""'  Denis,  et  voudrait  bien  être  aux  Délices. 

—  Qu'elle  y  vienne,  dit-il  avec  transport,  jo'jer  avec  nous  la  tragédie.  Je 
lui  ferai  des  rôles,  et  des  rôles  de  reine.  Elle  est  belle,  elle  doit  connaître 
le  jeu  des  passions.  —  Elle  connaît  aussi,  lui  dis-je,  les  profondes  douleurs 
e:  les  larmes  amères.  —  Tant  mieux!  c'est  là  ce  qu'il  nous  faut,  s'écria-l-il 
comme  enchanté  d'avoir  une  nouvelle  actrice.  »  Et  en  vérité  l'on  eût  dit 
qu'il  croyait  la  voir  arriver.  «  Puisqu'elle  vous  convient,  lui  dis-je,  laissez 
faire:  si  le  théâtre  de  Versailles  lui  manque,  je  lui  dirai  que  le  vôtre  l'attend.  » 

Cette  fiction  romanesque  réjouit  la  société.  On  y  trouvait  de  la  vraisem- 
blance ;  et  31""=  Denis,  donnant  dans  l'illusion,  priait  déjà  son  oncle  de  ne  pas 
l'obliger  à  céder  ses  rôles  à  l'actrice  nou.  elle.  Il  se  retira  quelques  heures 
dans  son  cabinet;  et  le  soir,  à  souper,  les  rois  et  leurs  maîtresses  étant  Tobjet 
de  l'entretien.  Voltaire,  en  comparant  l'esprit  eî  la  galanterie  de  la  vieille 
cour  et  de  la  cour  actuelle,  nou-;  déploya  cette  riche  mémoire  à  l.iquel  e  rien 
d'intéressanî  n'échappait.  Depuis  M""=  de  La  Vallière  jusqu'à  M'""  de  Pompa- 
dour,  l'histoire-anecdote  des  deux  règnes  et,  dans  l'intervalle,  celle  de  la 
régence,  nous  passa  sous  les  yeux  avec  une  rapidité  et  un  brillant  de  traits 
et  de  couleurs  à  éblouir.  Il  se  reprocha  cependant  d'avoir  dérobé  à  M.  de 
L'Écluse  des  moments  qu'il  aurait  occupés,  disait-il,  plus  agréablement  pour 
nous.  Il  le  pria  de  nous  dédommager  par  quelques  scènes  des  Écosseuses, 
et  il  en  rit  comme  un  enfant. 

Le  lendemain  (c'était  le  dernier  jour  que  nous  devions  passer  ensemble), 
il  me  fit  appeler  dès  le  matin,  et,  me  donnant  un  manuscrit:  «  Entrez  dans 
mon  cabinet,  me  dit-il,  et  lisez  cela  ;  vous  m'en  direz  votre  sentiment.  » 
C'était  la  tragédie  de  Tancrède  qu'il  venait  d'achever.  Je  la  lus,  et,  en 
revenant  le  visage  baigné  de  larmes,  je  lui  dis  qu'il  n'avait  rien  fait  de  plus 
intéressant.  «  A  qui  donneriez-vous,  me  demanda-t-il,  le  rôle  d'Aménaïde? 

—  A  Clairon,  lui  répondis-je,  à  la  sublime  Clairon,  et  je  vous  réponds  d'un 
succès  égal  au  moins  à  celui  de  Zaïre.  —  Vos  larmes,  reprit-il,  me  disent 
bien  ce  qu'il  m'importe  le  plus  de  savoir;  mais,  dans  la  marche  de  l'action, 
rien  ne  vous  a-t-il  arrêté?  —  Je  n'y  ai  trouvé,  lui  dis-je,  à  faire  que  ce  que 
vous  appelez  des  critiques  de  cabinet.  On  sera  trop  ému  pour  s'en  occuper 
au  théâtre.  »  Heureusement  il  ne  me  parla  point  du  style;  j'aurais  été  obligé 
de  dissimuler  ma  pensée  :  car  il  s'en  fallait  bien  qu'à  mon  avis  Tancrède 
fût  écrit  comme  ses  belles  tragédies.  Dans  Rome  sauvée  et  dans  l'Orphelin 
de  la  C/ii/ie,  j'avais  encore  trouvé  la  belle  versification  de  Zaïre,  de  Mérope 
et  de  la  3/orl  de  César  ;  mais  dans  Tancrède  je  croyais  voir  la  décadence 
de  son  style,  des  vers  lâches,  diffus,  chargés  de  ces  mots  redondants  qui 


DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES.  347 

déguisent  le  manque  de  force  et  de  vigueur,  en  un  mot,  la  vieillesse  du 
poète:  car  en  lui,  comme  dans  Corneille,  la  poésie  du  style  fut  la  première 
qui  vieillit  ;  et  après  Tancrède,  où  ce  feu  du  génie  jetait  encore  des  étin- 
celles, il  fut  absolument  éteint. 

Affligé  de  nous  voir  partir,  il  voulut  bien  ne  nous  dérober  aucun  mo- 
ment de  ce  dernier  jour.  Le  désir  de  me  voir  reçu  à  l'Académie  française, 
l'éloge  de  mes  Coules,  qui  faisaient,  disait-il,  leurs  plus  agréal:)les  lectu- 
res^, enfin  mon  Analyse  de  la  lettre  de  Rousseau  à  d'Alemberl  sur  les 
spectacles  -,  réfutation  qu'il  croyait  sans  réplique,  et  dont  il  me  semblait 
faire  beaucoup  de  cas,  furent,  durant  la  promenade,  les  sujets  de  son  entre- 
tien. Je  lui  demandai  si  Genève  avait  pris  le  change  sur  le  vrai  motif  de 
cette  lettre  de  Rousseau.  «  Rousseau,  me  dit-il,  est  connu  à  Genève  mieux 
qu'à  Paris.  On  n'y  est  dupe  ni  de  son  faux  zèle,  ni  de  sa  fausse  éloquence. 
C'est  à  moi  qu'il  en  veut,  et  cela  saute  aux  yeux.  Possédé  d'un  orgueil  ou- 
tré, il  voudrait  que,  dans  sa  patrie,  on  ne  parlât  que  de  lui  seul.  Mon  exis- 
tence l'y  offusque  ;  il  m'envie  l'air  que  j'y  respire,  et  surtout  il  ne  peut 
souffrir  qu'en  amusant  quelquefois  Genève,  je  lui  dérobe  à  lui  les  moments 
où  l'on  pense  à  moi.  » 

Devant  partir  au  point  du  jour,  dès  que,  les  portes  de  la  ville  étant  ouver- 
tes, nous  pourrions  avoir  des  cbevaux,  nous  résolûmes  avec  M""'  Denis,  et 
MM.  lluber  et  Cramer,  de  prolonger  jusque-là  le  plaisir  de  veiller  et  de 
causer  ensemble.  Voltaire  voulut  être  de  la  partie,  et  inutilement  lepres- 
sàmes-nous  d'aller  se  coucher  ;  plus  éveillé  que  nous,  il  nous  lut  encore 
quelques  chants  du  poëme  de  Jeanne.  Cette  lecture  avait  pour  moi  un 
charme  inexprimable,  car  si  Voltaire,  en  récitant  les  vers  héroïques,  affec- 
tait selon  moi  une  emphase  trop  monotone,  une  cadence  trop  marquée, 
personne  ne  disait  les  vers  familiers  et  comiques  avec  autant  de  naiurel,  de 
finesse  et  de  grâce  :  ses  yeux  et  son  sourire  avaient  utie  expression  que  je 
n'ai  vue  qu'à  lui.  Hélas!  c'était  pour  moi  le  chant  du  cygne,  et  je  ne  devais 
plus  le  revoir  qu'expirant. 

Nos  adieux  mutuels  furent  attendris  jusqu'aux  larmes,  m;ds  beaucoup 
plus  de  mon  côté  que  du  sien:  cela  devait  être,  car,  indépendamment  de 
ma  reconnaissance  et  de  tous  les  motifs  que  j'avais  de  l'aimer,  je  le  laissais 
dans  l'exil. 

LI. 
RECONSTRUCTION  DE  L'ÉGLISE  DE  FERNEY^ 

Aujourd'hui  6  août  4760,  maître  Guillon  et  maître  Desplaces  se  sont  en- 
gagés à  bâtir  les  murs  de  l'église  et  sacristie  de  la  paroisse  de  Ferney  au  lieu 

1 .  Les  Contes  moraux,  parus  d'abord  dans  le  Mercure. 

2.  Apologie  du  théâtre,  ou  Analyse  de  la  lettre  de  liousseau,  citoijen  de  Genève, 
à  d'Alembert,  au  sujet  des  spectacles,  publiée  d'abord  dans  le  Mercure,  en  1758. 

3.  Léouzon  Leduc,  Voltaire  et  la  Police,  pages  258-259. 


348  DOCU-MENTS   BIOGRAPHIQUES. 

qui  leur  sera  indiqué  par  monsieur  le  curé;  l'église,  nef  et  chœur,  des  mômes 
dimensions  précisément  que  l'église,  nef  et  chœur,  qui  est  acluellement 
auprès  du  château,  afin  que  les  mêmes  bois  de  charpente  et  menuiserie  de 
l'ancienne  puissent  servir  à  la  nouvelle;  ils  édifieront  le  tout  de  même  hau- 
teur et  de  même  pierre,  nommée  biocaille  ou  blocage,  pratiqueront  les  fenê- 
tres à  peu  près  des  mêmes  dimensions;  ils  se  serviront  du  même  portailqui 
est  à  l'ancienne  église:  ils  l'enlèveront  de  la  place  oià  il  est  et  mettront  des 
tronçons  pour  soutenir  ledit  ancien  portail  ;  ils  auront  seulement  soin  de 
faire  saillir  le  portail  de  la  nouvelle  église  de  quatre  pouces;  ils  feront  deux 
pilastres  saillants  de  quatre  pouces  à  chaque  côté  du  portail,  avec  un  fron- 
ton de  pierre  molasse  au-dessus  dudit  jiortail.  Ces  quatre  pilastres  simples 
seront  de  briques,  qu'ils  revêtiront  de  plâtre  ou  d'un  bon  enduit  de  chaux. 
Il  n'y  aura  point  d'autres  ornements,  le  tout  au  prix  des  murs  du  château 
de  Ferney,  la  pierre  taillée  au  même  prix,  et  ledit  ouvrage  sera  payé  totale- 
ment le  'I'^'"  ou  le  45  octobre  prochain,  jour  auquel  lesdits  entrepreneurs 
s'engagent  à  livrer  le  bâtiment  aux  charpentiers  pour    faire  la   couverture. 

Fait  au  château  de  Ferney,  ledit  6  août  1760. 


LU. 
LE    PRINCE   DE    LIGNE    A    FERNEY^ 

1763. 

Ce  que  je  pouvais  fyire  de  mieux  chez  M.  de  Voltaire,  c'était  de  ne  pas 
lui  montrer  de  l'esprit.  Je  ne  lui  parlais  que  pour  le  faire  parler.  J^ai  été 
huit  jours  dans  sa  maison,  et  je  voudrais  me  rappeler  les  choses  sublimes, 
simples,  gaies,  aimables,  qui  parlaient  sans  cesse  de  lui;  mais  en  vérité, 
c'est  impossible.  Je  riais  ou  j'admirais.  J'étais  toujours  dans  l'ivresse.  Jus- 
qu'à ses  torts,  ses  fausses  connaissances,  ses  engouements,  son  manque  de 
-goût  pour  les  beaux-arts,  ses  caprices,  ses  prétentions,  ce  qu'il  ne  pouvait 
pas  être  et  ce  qu'il  était,  tout  était  charmant,  neuf,  piquant  et  imprévu.  Il 
souhaitait  de  passer  pour  un  homme  d'État  profond,  ou  pour  un  savant,  au 
point  de  désirer  d'être  ennuyeux.  Il  aimait  alors  la  constitution  anglaise. 
Je  me  souviens  que  je  lui  dis  :  «  Monsieur  de  Voltaire,  ajoutez-y  son  sou- 
tien, l'Océan,  sans  lequel  elle  ne  durerait  pas...  —  L'Océan,  me  dit-il,  vous 
allez  me  faire  faire  bien  des  réflexions  là-dessus.  »  On  lui  annonça  un  jeune 
homme  de  Genève  qui  l'ennuyait  :  «  Vite,  vile,  dit-il,  du  Tronchin,  «  c'est- 
à-dire  qu'on  le  fît  passer  pour  malade.  Le  Genevois  s'en  alla. 

i.  Ce  récit  se  trouve  dans  les  Lettres  et  Pensées  du  maréchal  prince  de  Ligne , 
publiées  par  la  baronne  de  Stael-Holstein:  Paris,  Paschaud,  1809,  in-8. 

—  Charles-Joseph,  prince  de  Lig-ne  (1735-1814),  fils  de  Claude-Lamoral,  prince 
de  Ligne,  et  d'Élisabeth-Alexandrine-Charlotte  de  Salm-Salm,  célèbre  par  son 
esprit  et  ses  talents  militaires.  Il  visita  Ferney  vers  le  milieu  de  l'année  1763. 


DOCUMENTS  BIOGRAPHIQUES.  349 

«  Que  dites-vous  de  Genève?  »  me  dit-il  un  jour,  sachant  que  j'y  avais 
été  le  matin.  Je  savais  que  dans  ce  moment-là  il  détestait  Genève  :  «  Ville 
affreuse!  »  lui  répondis-je,  quoique  cela  ne  fût  pas  vrai. 

Je  racontai  à  31.  de  Voltaire,  devant  M""'  Denis,  un  trait  qui  lui  était 
arrivé,  croyant  que  c'était  à  M'"°  de  Gratïigny.  M.  de  Ximenès^  l'avait 
défiée  de  lui  dire  un  vers  dont  il  ne  lui  nommât  [loint  tout  de  suite  l'auteur. 
Il  n'en  manqua  pas  un.  M"""  Denis,  pour  le  prendre  en  défaut,  lui  en  dit 
quatre,  qu'elle  fit  sur-le-cliamp.  «  lih  bien  !  monsieur  le  marquis,  de  qui 
cela  est-il?  —  De  la  chercheuse  d'esprit,  madame. —  Ah!  ah!  bravo! 
bravo!  dit  M.  de  Voltaire;  pardi,  je  crois  quelle  fut  bien  bête.  Riez-en 
donc,  ma  nièce.  » 

II  était  occupé  alors  à  déchirer  et  paraphraser  Vllisloire  de  l'Église, 
par  l'ennuyeux  abbé  de  Fleury.  «  Ce  n'est  [)as  une  hi.-<toire,  me  dit-il  en  en 
parlant,  ce  sont  des  histoires.  Il  n'y  a  qu'à  Bossuet  et  à  Fléchier  que  je 
permette  d'être  bons  chrétiens.  —  Ah!  monsieur  de  Voltaire,  lui  dis-je,  et 
aussi  à  quelques  révérends  pères,  dont  les  enfants  vous  ont  assez  joliment 
élevé.  »  Il  me  dit  beaucoup  de  bien  d'eux.  «  Vous  venez  de  Venise?  Avez- 
vous  vu  le  procurateur  Pococurante?  —  Non,  lui  dis-je,  je  ne  me  souviens 
pas  de  lui.  —  Vous  n'avez  donc  pas  lu  Candide?  me  dit-il  en  colère  :  car 
il  y  avait  un  temps  oij  il  aimait  toujours  le  plus  un  de  ses  ouvrages.  —  Par- 
don, pardon,  monsieur  de  Voltaire,  j'étais  en  distraction;  je  pensais  à 
l'étonnement  que  j'éprouvai  quand  j'entendis  chanter  \a  Jérusalem  du  Tasse 
aux  gondoliers  vénitiens.  —  Comment  donc?  Expliquez-moi  cela,  je  vous 
prie.  —  Tels  que  jadis  Ménalque  et  Mélibée,  ils  essayent  la  voix  et  la  mé- 
moire de  leurs  camarades,  sur  le  Canal  Grande,  pendant  les  belles  nuits 
d'été.  L'un  commence  en  manière  de  récitatif,  et  un  autre  lui  répond  et 
continue.  Je  ne  crois  pas  que  les  fiacres  de  Paris  sachent  la  Henriade  par 
cœur,  et  ils  entonneraient  bien  mal  ses  beaux  vers,  avec  leur  ton  grossier, 
leur  accent  ignoble  et  dur,  et  leur  gosier  et  leur  voix  à  l'eau-de-vie.  — 
C'est  que  les  Welches  sont  des  barbares,  des  ennemis  de  l'harmonie,  des 
gens  à  vous  égorger,  monsieur.  Voilà  le  peuple,  et  nos  gens  d'esprit  en  ont 
tant  qu'ils  en  mettent  jusque  dans  les  titres  de  leurs  ouvrages.  Un  livre  de 
U Esprit,  c'est  l'esprit  follet  que  celui-là.  V Esprit  des  lois,  c'est  l'esprit 
sur  les  lois.  Je  n^ai  pas  l'iionneur  de  le  comprendre.  Mais  j'entends  bien  les 
Lettres  persanes  :  bon  ouvrage  que  celui-là.  —  H  y  a  quelques  gens  de 
lettres  dont  vous  paraissez  faire  cas.  —  Vraiment,  il  le  faut  bien;  d'Alem- 
bert,  par  exemple,  qui,  faute  d'imagination,  se  dit  géomètre;  Diderot,  qui, 
pour  faire  croire  qu'il  en  a,  est  enflé  et  déclamateur;  et  Marmoniel?  dont, 
entre  nous,  la  poétique  est  inintelligible.  Ces  gens-là  diraient  que  je  suis 
jaloux.  Qu'on  s'arrange  donc  sur  mon  compte.  On  me  croit  frondeur,  et 
flalteur  à  la  cour;  en  ville,  trop  j)hilos()ph(!  ;  à  l'Académie,  ennemi  des 
philosophes;  l'Antéchrist  à  Home,  pour  (juclquos  plaisanteries  sur  des  abus, 


I.  Augustin-Marie,  marquis  de  Ximciiùs  (I72G-1817),  auteur  des  tragédies 
(VEpicliaris  (ïlo'-i),  et  dMma/rtsoa<e  (17.Vi),  et  de  poésies.  Correspondant  de  Vol- 
taire, il  le  célébra  dans  un  poëme  Aux  mânes  de  Voltaire  (1779j. 


350  DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES. 

et  quelques  gaietés  sur  le  style  oriental  ;  précepteur  de  despotisme  au  par- 
lement; mauvais  Français  pour  avoir  dit  du  bien  des  Anglais;  voleur  et 
bienfaiteur  des  libraires;  libertin  pour  une  Jefwme  que  mes  ennemis  ont 
rendue  plus  coupable;  curieux  et  complimenteur  des  gens  d'esprit,  et  into- 
lérant parce  que  je  prêche  la  tolérance. 

«  Avez-vous  jamais  vu  une  épigramme  ou  une  chanson  de  ma  façon  ? 
C'est  là  le  cachet  des  méchants.  Ces  Rousseau  m'ont  fait  donner  au  diable. 
J'ai  bien  commencé  avec  tous  les  deux.  Je  buvais  du  vin  de  Champagne 
avec  le  premier  chez  votre  père,  et  votre  parent  le  duc  d'Aremberg,  où  il 
s'endormait  à  souper.  J'ai  élé  en  coquetterie  avec  le  second  ;  et,  pour  avoir 
dit  qu'il  me  donnait  envie  de  marcher  à  quatre  pattes,  me  voici  chassé  de 
Genève,  oii  il  est  détesté.  » 

Il  riait  d'une  bêtise  imprévue,  d'un  misémble  jeu  de  mots,  et  se  per- 
mettait aussi  quelque  bêtise.  Il  était  au  comble  de  la  joie,  en  me  montrant 
une  lettre  du  chevalier  de  Lisle^  qui  venait  de  lui  écrire  pour  lui  repro- 
cher d'avoir  mal  fait  une  commission  de  montre  ;  Jl  faut  que  vous  soyez 
bien  héte,  monsieur,  etc.  C'est,  je  crois,  à  moi  qu'il  dédia  sa  plaisanterie, 
tant  répétée  depuis,  sur  la  Corneille  2;  et  j'y  donnai  sujet  lorsqu'il  me  de- 
manda comment  je  la  trouvais:  «  Nigra,  lui  répondis-je,  sans  être /"ormosa.  » 
Il  ne  me  fit  pas  grâce  de  son  Père  Adam,  et  me  remercia  d'avoir  donné  asile 
au  Père  Griffet,  qu'il  aimait  beaucoup,  ainsi  que  le  Père  Neuville  qu'il  me 
recommanda  •'. 

Il  me  dit  un  jour  :  «  On  prétend  que  je  crains  les  critiques.  Tenez,  con- 
naissez-vous celle-ci?  Je  ne  sais  où  diable  cet  homme,  qui  ne  sait  pas 
l'ortho'^raphe  et  qui  force  quelquefois  la  poésie  comme  un  camp,  a  si  bien 
fait  ces  quatre  vers  sur  moi  : 

Candide  est  un  petit  vaurien 
Qui  n'a  ni  pudeur  ni  cervelle. 
Ah  !  qu'on  le  reconnaît  bien 
Pour  le  cadet  de  la  Pucelle. 

—  Vous  me  paraissez  mal  avec  lui  dans  ce  moment,  lui  dis-je.  C'est  que- 
relles d'Allemand  et  d'amant  à  la  fois.  »  La  petite  bêtise  le  fit  sourire  : 

1.  Le  chevalier  de  Liste,  officier  de  cavalerie,  connu  dans  la  société  de  son 
temps  par  ses  fables  et  ses  jolies  chansons.  11  visita  Ferney  en  septembre  1773. 
L'abbé  Barthélémy  écrivait,  le  3  octobre,  à  M'"«  du  Deffant  :  «  De  Lisle  est  en- 
chanté de  Voltaire,  il  a  passé  quinze  jours  avec  lui;  ils  ont  parlé  de  tout  le  monde 
et  de  toutes  les  choses  possibles  ;  il  l'a  trouvé  extrêmement  gai  et  se  plaignant 
toujours  de  ses  maux,  ce  qui  ne  l'empêche  pas  de  souper  très-longuement  et  de 
très-bon  appétit,  de  se  promener  beaucoup,  de  faire  des  ouvrages,  d'écrire  et  de 
recevoir  incessamment  des  lettres,  de  rire  de  toutes  les  sottises  qui  se  sont  faites 
et  se  feront  pendant  les  siècles  des  siècles.  »  Correspondance  de  M'^e  du  Deffant, 
publiée  par  le  marquis  de  Sainte-Au^aire,  Paris,  1867,  tome  III,  page  9. 

'2.  M'"*'  Dupuits,  née  Marie  Corneille. 

3.  Le  père  Griffet  (1698-1771),  savant  continuateur  de  YHistoire  de  France  du 
Père  Daniel  pour  les  règnes  de  Louis  Xlll  et  de  Louis  XIV.  —  Le  Père  Frey  de 
Neuville  (1693-1774),  le  meilleur  prédicateur  depuis  Massillon.  —  Voyez  la  lettre 
au  prince  de  Ligne  du  14  mars  1765. 


DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES.  351 

il  en  disait  souvent  et  aimait  à  en  entendre.  On  aurait  dit  qu'il  avait  quel- 
quefois des  tracasseries  avec  les  morts,  comme  on  en  a  avec  les  vivants.  Sa 
mobilité  les  lui  faisait  aimer,  tantôt  un  peu  plus,  tantôt  un  peu  moins.  Par 
exemple,  alors,  c'était  Fénelon,  La  Fontaine  et  Molière,  qui  étaient  dans  la 
plus  gnmde  fureur. 

«  Ma  nièce,  donnons-lui-en,  du  Molière,  dit-il  à  31°^''  Denis.  Allons  dans 
le  salon,  sans  façon,  les  Fem?nes  savantes  que  nous  venons  de  jouer.  »  Il 
fit  Trissotin  on  ne  peut  plus  mal,  mais  s'amusa  beacoup  de  ce  rôle. 
M^^"  Dupuits,  belle-sœur  de  la  Corneille,  qui  jouait  Martine,  me  plaisait  infi- 
niment et  me  donnait  quelquefois  des  distractions,  lorsque  ce  grand  homme 
parlait.  Il  n'aimait  pas  qu'on  en  eût.  Je  me  souviens  qu'un  jour  que  ces  belles 
servantes  suisses,  nues  jusqu'aux  épaules  à  cause  de  la  chaleur,  passaient 
à  côté  de  moi,  ou  m'apportaient  de  la  crème,  il  s'interrompit,  et,  prenant 
en  colère  leurs  beaux  cous  à  pleines  mains,  il  s'écria  :  «  Gorge  par-ci, 
gorge  par-là,  allez  au  diable!  » 

Il  ne  prononça  pas  un  mot  contre  le  christianisme  ni  contre  Fréron, 
«  Je  n'aime  pas,  disait-il,  les  gens  de  mauvaise  foi  et  qui  se  contredisent. 
Écrire  en  forme  pour  ou  contre  les  religions  est  d'un  fou.  Qu'est-ce  que 
c'est  que  celle  Profession  de  foi  du  Vicaire  savoyard ,  de  iean-Jacques,  par 
exemple?  »  C'était  le  moment  où  il  lui  en  voulait  le  plus,  et  dans  ce  mo- 
ment même  qu'il  disait  que  c'était  un  monstre,  qu'on  n'exilait  pas  un  homme 
comme  lui,  mais  que  le  bannissement  était  le  mot,  on  lui  dit:  «Je  crois  que 
le  voilà  qui  entre  flans  votre  cour.  —  Où  est-il,  le  malheureux?  s'écria- t-il, 
qu'il  vienne,  voilà  mes  bras  ouverts.  11  est  chassé  peut-être  de  Neuchàtel 
et  des  environs.  Qu'on  me  le  cherche.  Amenez-le-moi;  tout  ce  que  j'ai  est  à 
lui,  »  M.  de  Constant  lui  demanda,  en  ma  présence,  son  Histoire  de  Russie. 
«  Vous  êtes  fou,  dit-il.  Si  vous  voulez  savoir  quelque  chose,  prenez  celle 
de  Lacombe^.  Il  n'a  reçu  ni  médaille,  ni  fourrures,  celui-là.  » 

Il  était  mécontent  alors  du  parlement,  et  quand  il  rencontrait  son  âne  à 
la  porte  du  jardin  ;  «  Passez,  je  vous  prie,  monsieur  le  président  »,  disait-il. 
Ses  méprises  par  vivacité  étaient  fréquentes  et  plaisantes.  Il  prit  un  accor- 
deur de  clavecin  de  sa  nièce  pour  son  cordonnier,  et  après  quantité  de  mé- 
prises, lorsque  cela  s'éclaircit  :  «  Ah!  mon  Dieu,  monsieur,  un  homme  à 
talents.  Je  vous  mettais  à  mes  pieds,  c'est  moi  qui  suis  aux  vôtres.  » 

Un  marchand  de  chapeaux  et  de  souliers  gris  entre  tout  d'un  coup  dans 
le  salon.  M.  de  Vnltaire  (qui  se  méfie  tant  des  visites  qu'il  m'avoua  que,  de 
peur  que  la  mienne  ne  fût  ennuyeuse,  il  avait  pris  médecine  à  tout  hasard, 
afin  de  pouvoir  se  dire  malade)  se  sauve  dans  son  cabinet.  Ce  marchand  le 
suivait,  en  lui  disant  :  «  Monsieur,  monsieur,  je  suis  le  fils  d'une  femme 
pour  qui  vous  avez  fait  des  vers.  —  Ohl  je  le  crois,  j'ai  fait  tant  de  vers 
pour  tant  de  femmes!  Bonjour,  monsieur.  —  C'est  M°>e  de  Fontaine-Martel. 
—  Ah!  ah!  monsieur,  elle  était  bien  belle.  Je  suis  votre  serviteur  (et  il 
était  prêt  à  rentrer  dans  son  cabinet).  —  Monsieur,  où  avez-vous  pris  ce 

I.  Jacques  Lacombe  (1724-1811),  auteur  d'une  Histoire  des  Révolutions  de 
Russie,  Paris,  1763,  in-12. 


352  DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES. 

bon  goût  qu'on  remarque  dans  ce  salon?  Votre  château,  par  exemple,  est 
charmant.  Est-il  bien  de  vous?  —  Alors  Voltaire  revient.)  Oh!  oui,  de  moi, 
monsieur;  j'ai  donné  tous  les  dessins.  Voyez  ce  dégagement  et  cet  escalier.  Eh 
bien  !  —  Monsieur,  ce  qui  m'a  attiré  en  Suisse,  c'est  le  plaisir  de  voir  M.  de 
Haller.  (M.  de  Voltaire  rentrait  dans  son  cabinet.)  Monsieur,  monsieur,  cela 
doit  avoir  beaucoup  coûté.  Quel  charmant  jardin!  —  Oh!  par  exemple, 
disait  M.  de  Voltaire  (en  revenant),  mon  jardinier  est  une  bêle;  c'est  moi, 
monsieur,  quiai  toutfait.  —  Jelecrois.  CeM.  de  Haller,  monsieur,  est  un  grand 
homme.  (M.  de  Voltaire  rentrait.)  Combien  de  temps  faut-il,  monsieur,  pour 
bâtir  un  château  à  peu  près  aussi  beau  que  celui-ci?  »  (M.  de  Voltaire 
revenait  dans  le  salon.)  Sans  le  faire  exprès,  ils  me  jouèrent  la  plus  jolie 
scène  du  monde;  et  M.  de  Voltaire  m'en  donna  bien  d'autres  plus  comi- 
ques encore,  par  ses  vivacités,  ses  humeurs,  ses  reparties.  Tantôt  homme 
de  lettres,  et  puis  grand  seigneur  de  la  cour  de  Louis  XIV,  et  puis  homme 
de  la  meilleure  compagnie. 

Il  était  comique  lorsqu'il  faisait  le  seigneur  de  village.  Il  parlait  à  ses 
manants  comme  à  des  ambassadeurs  de  Rome  ou  des  princes  de  la  guerre 
de  Troie.  Il  ennoblissait  tout.  Voulant  demander  pourquoi  on  ne  lui  don- 
nait jamais  du  civet  à  dîner,  au  lieu  de  s'en  informer  tout  uniment,  il  dit 
à  un  vieux  garde  :  «  Mon  ami,  ne  se  fait-il  donc  plus  d'émigration  d'ani- 
maux de  ma  terre  de  Tournay  à  ma  terre  de  Ferney.  » 

Il  était  toujours  en  souliers  gris,  bas  gris  de  fer  roulés,  grande  veste 
de  basin,  longue  jusqu'aux  genoux,  grande  et  longue  perruque  et  petit 
bonnet  de  velours  noir.  Le  dimanche  il  mettait  quelquefois  un  bel  habit 
mordoré,  uni,  veste  et  culotte  de  même;  mais  la  veste  à  grandes  basques  et 
galonnée  en  or,  à  la  bourgogne,  galons  festonnés  et  à  lames,  avec  de 
srandes  manchettes  à  dentelles  jusqu'aux  bouts  des  doigts,  car  avec  cela, 
disait-il,  on  a  l'air  noble.  M.  de  Voltaire  était  bon  pour  tous  ses  alentours 
et  les  faisait  rire.  11  embellissait  tout  ce  qu'il  voyait  et  tout  ce  qu'il  enten- 
dait. Il  fit  des  questions  à  un  officier  de  mon  régiment,  qu'il  trouva  sublime 
dans  ses  réponses  :  «  De  quelle  religion  ètes-vous,  monsieur?  lui  de- 
manda-t-il.  —  Mes  parents  m'ont  fait  élever  dans  la  religion  catholique. 
—  Grande  réponse  !  dit  M.  de  Voltaire,  il  ne  dit  pas  qu'il  le  soit.  »  Tout 
cela  paraît  ridicule  à  rapporter  et  fait  pour  le  rendre  ridicule;  mais  il  fallait 
le  voir,  animé  par  sa  belle  et  brillante  imagination,  distribuant,  jetant  l'es- 
prit, la  saillie  à  pleines  mains,  en  prêtant  à  tout  le  monde;  porté  à  voir  et 
à  croire  le  beau  et  le  bien,  abondant  dans  son  sens,  y  faisant  abonder  les 
autres;  rapportant  tout  à  ce  qu'il  écrivait,  à  ce  qu'il  pensait;  faisant  parler 
et  penser  ceux  qui  en  étaient  capables;  donnant  des  secours  à  tous  les 
malheureux,  bâtissant  pour  de  pauvres  familles,  et  bon  homme  dans  la 
sienne;  bon  homme  dans  son  village,  bon  homme  et  grand  homme  tout  à  la 
fois,  réunion  sans  laquelle  l'on  n'est  jamais  complètement  ni  l'un  ni  l'autre: 
car  le  génie  donne  plus  d'étendue  â  la  bonté,  et  la  bonté  plus  de  naturel 
au  feénie. 


DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES.  3o3 


LUI. 
LE    GHEVALIEK     DE     BOUFFLERS^ 

A    FERiNEY. 

LETTRES    A    LA    MARQUISE    DE    BOUFFLERS'^. 

De  Ferney,  ITGi. 

Enfin  me  voici  cliezle  roi  de  Garbo^,  car  jusqu'il  présent  j'ai  voyagé  comme 
la  fiancée.  Ce  n'est  qu'en  le  voyant  que  je  me  suis  reproché  le  temps  que 
j'ai  passé  sans  le  voir  :  il  m'a  reçu  comme  voire  fils,  et  il  m'a  fait  une  partie 
des  amitiés  qu'il  voudrait  vous  faire.  11  se  souvient  de  vous  comme  s'il 
venait  de  vous  voir,  et  il  vous  aime  comme  s'il  vous  voyait.  Vous  ne  pouvez 
point  vous  faire  d'idée  de  la  dépense  et  du  bien  qu'il  iaii.  Il  est  le  roi  et  le 
père  du  pays  qu'il  habite;  il  fait  le  bonheur  de  ce  qui  l'entoure,  et  il  est 
aussi  bon  père  de  famille  que  bon  poêle.  Si  on  le  partageait  en  deux,  et  que 
je  visse  d'un  côté  l'homme  que  j'ai  lu,  et  de  l'autie  celui  que  j'entends,  je 
ne  sais  auquel  je  courrais.  Ses  imprimeurs  auront  beau  faire,  il  sera  toujours 
la  meilleure  édition  de  ses  livres. 

Il  y  a  ici  M"^*^  Denis  et  31"'^  Dupuits,  née  Corneille.  Toutes  deux  me 
paraissent  aimer  leur  oncle*.  La  première  est  bonne  de  la  bonté  qu'on 
aime;  la  seconde  est  remarquable  par  ses  grands  yeux  noirs  et  un  teint  brun. 
Elle  me  paraît  tenir  plus  de  la  corneille  que  du  Corneille. 

Au  reste,  la  maison  est  charmante,  la  situation  superbe,  la  chère  déli- 
cate, mon  appartement  délicieux;  il  ne  lui  manque  que  d'être  à  côté  du 
vôtre,  car  j'ai  beau  vous  fuir,  je  vous  aime,  et  j'aurai  beau  revenir  à  vous, 
JH  vous  aimerai  toujours. 

Voltaire  m'a  beaucoup  parlé  de  Panpan,  et  comme  j'aime  qu'on  en  parle. 
Il  a  beaucoup  recherché  dans  sa  mémoire  l'abbé  Porquet,  (pi'il  a  connu  au- 
trefois; mais  il  n'a  jamais  pu  le  retrouver  ;  les  petits  bijou\  sont  sujets  à 
se  perdre. 

De  Ferney. 

Je  vous  envoie  pour  vos  étrennes  un  petit  dessin  d'un  Voltaire  pendant 
qu'il  perd  une  partie  aux  échecs.  Cela  n'a  ni  force  ni  correction,  parce  que 

1.  Stanislas- Jean,  abbé,  puis  chevalier  de  Boufflcrs,  auteur  du  charmant  roman 
d'Aline,  reine  de  Golconde  (1701),  né  à  Nancy  le  31  mai  1738,  inoit  à  Paris  le 
18  janvier  181."j.  Il  était  lils  de  Louis-François,  marquis  de  IJoulîlors-Remicncomi, 
cl  de  Marie  Callieri ne  de  lîeauveau-Craun.  Ces  lettres  parurent  sous  ce  titre  : 
Leltrei  du  chevalier  de   Boufllers  sur  son  voyaye  en  Suisse,  Paris,  1770,  in-8". 

2.  Mère  du  chevalier  de  Boulllurs,  née  le  8  décembre  1711.  La  marquise  di_' 
Bouttlers  devint  veuve  le  12  janvier  1752  et  mourut  en  1787. 

3.  Voltaire. 

4.  A  l'éi^ard  de  M'""  Dupuits,  née  Corneille,  et  dotée  par  Voltaire  avec  le  pro- 
duit des  Commenlaires  sur  Corneille,  ce  titre  d'oncle  n'était  qu'un  nom  d'amitié 
donné  par  elle  à  son  protecteur. 

1-  23 


3oi  DOCUMENTS   BIOGRAMIIQUES. 

je  l'ai  fait  à  la  hàie,  à  la  lumière  et  au  travers  de  grimaces  qu'il  fait  toujours 
quand  on  veut  le  peindre;  mais  le  caractère  de  la  figure  est  saisi,  et  c'est 
l'essentiel.  Il  vaut  mieux  qu'un  dessin  soit  bien  commencé  que  bien  fini, 
parce  qu'on  commence  par  l'ensemble  et  qu'on  finit  par  les  détails. 

Je  continue  à  m'amuser  ici  :  je  suis  toujours  fort  aimé,  quoique  j'y  sois 
toujours.  Vous  ne  sauriez  vous  figurer  combien  l'intérieur  de  cet  homme-ci 
est  aimable  :  il  serait  le  meilleur  vieillard  du  monde  s'il  n'était  point  le  pre- 
mier des  hommes;  il  n'a  que  le  défaut  d'être  fort  renfermé;  et,  sans  cela,  il 
ne  serait  point  aussi  répandu.  Il  est  venu  hier  chez  lui  un  Anglais  qui  ne 
peut  se  lasser  de  l'entendre  parler  anglais,  et  réciter  tous  les  poèmes  de 
Drvden  comme  Panpan  récite  la  Jeanne.  Cet  homme-là  est  trop  grand 
pour  être  contenu  dans  les  limites  de  son  pays;  c'est  un  présent  que  la  na- 
ture a  fait  à  toute  la  terre.  Il  a  le  don  des  langues  et  des  in-folio,  car  on 
en  sait  pas  comment  il  a  eu  le  temps  d'apprendre  les  unes  et  de  lire  les 
autres. 

LIV. 
LE   BARON  DE  GRLMM 

A    LA    DUCHESSE    DE     SAXE-GOTHA'. 

(fragment). 

30  juin  1765. 

Il  est  vrai  que  la  Philosophie  de  Vhisloire  sent  le  fagot  comme  le  Por- 
tatif; mais  Votre  Altesse  ne  s'amuse-t-elle  pas  de  la  bonne  foi  avec  laquelle 
ce  vieil  enfant  de  Ferney  croit  que  rien  n'est  plus  aisé  que  de  persuader 
aux  gens  que  tout  cela  ne  vient  pas  de  lui?  Et  le  sérieux  qu'il  met  à  se 
cacher,  el  toutes  les  leitres  qu'il  écrit  pour  donner  le  change  là-dessus,  et 
ce  zèle  infatigable  de  l'apostolat,  et  ce  cuurdge,  et  puis  des  peurs!  Tout 
cela  est  bien  plaisant. 

LV. 

GRÉTRY    A    FERNEY  \ 

1766. 

Arrivé  à  Turin,  j'y  retrouvai  un  baron  allemand  que  j'avais  connu  à 
Rome.  Il  me  proposa  de  faire  route  ensemble  pour  Genève  :  il  était  pressé, 
et  nous  partîmes  le  lendemain...  Je  quittai  mon  baron  à  Genève,  et  je  m'en 

1.  Correspondance,  tome  XVI,  page  435. 

2.  Grétry,  Mémoires  ou  Essai  sur  la  Musique,  Paris,  an  V,  tome  I,  pages  127 
et  suiv.  —  A  l'époque  de  son  séjour  à  Genève,  qui  se  prolongea  environ  six  mois, 
et  pendant  lequel  il  fit  de  fréquentes  visites  à  Ferney,  Grétry  avait  vingt-cinq 
ans,  et  revenait  de  Rome,  où  il  avait  habité  depuis  1759,  et  donné  son  premier 
opéra  la  Yemlemiatiice,  en  176j. 


DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES.  355 

consolai,  sachant  que  j'y  verrais  Voltaire...  La  querelle  entre  les  représentants 
et  les  natifs  étant  alors  dans  toute  sa  force,  messieurs  les  ambassadeurs 
de  France,  de  Zuricli  et  de  Berne,  arrivèrent  en  qualité  de  médiateurs.  La 
république  fit  bâtir  une  salle  de  spectacle  pour  amuser  Leurs  Excellences 
et  le  peuple  révolté.  .l'entendis  des  opéras-comiques  français  pour  la  pre- 
mière fois.  Tom  Jones,  le  Maréchal,  Rose  et  Colas^  me  firent  grand  plaisir 
lorsque  j'eus  pris  l'habitude  d'entendre  chanter  le  français,  ce  qui  m'avait 
d'abord  paru  desagréable...  J'eus  bientôt  envie  d'essayer  mes  talents  sur  la 
langue  française...  Je  demandai  partout  un  poëme;  mais,  quoiqu'il  v  eût 
beaucoup  de  gens  d'e-prit  à  Genève,  on  était  trop  occupé  des  affaires  publi- 
ques pour  donner  audience  aux  Muses.  Je  pris  le  parti  d'écrire  à  Voltaire... 
Voltaire  me  fit  dire,  par  la  personne  qui  s"était  chargée  de  ma  lettre,  qu'il 
ne  me  répondrait  pas  par  écrit,  parce  qu'il  était  malade  et  qu'il  voulait  me 
voir  chez  lui  le  plus  tôt  qu'il  me  serait  possible. 

Je  lui  fus  présenté  le  dimanche  suivant  par  M"""  Cramer,  son  amie-.  Que 
je  fus  flatté  de  l'accueil  gracieux  qu'il  me  fit!  Je  voulus  m'excuser  sur  la 
liberté  que  j'avais  prise  de  lui  écrire.  «  Comment  donc,  monsieur,  me 
dit-il,  en  me  serrant  la  main  (et  c'était  mon  cou  qu'il  serrait),  j'ai  été  en- 
chanté de  votre  lettre  :  l'on  m'avait  parlé  de  vous  plusieurs  fois,  je  dési- 
rais vous  voir.  Vous  êtes  musicien  et  vous  avez  de  l'esprit!  Cela  est  trop 
rare,  monsieur,  pour  que  je  ne  prenne  pas  à  vous  le  plus,  vif  intérêt.  »  Je 
souris  à  l'épigrammo,  et  je  remerciai  Voltaire.  «  Mais,  me  dit-il,  je  suis 
vieux,  et  je  ne  connais  guère  l'opéra-comique,  qui,  aujourd'hui,  est  à  la 
mode  à  Paris  et  pour  lequel  on  abandonne  Zaïre  et  Mahomel.  Pourquoi, 
dit-il  en  s'adrcssant  à  M'""  Cramer,  ne  lui  feriez-vous  pas  un  joli  opéra,  en 
attendant  que  l'envie  m'en  prenne?  Car  je  ne  vous  refuse  pas,  monsieur. 
—  Il  a  commencé  quelque  chose  chez  moi,  lui  dit  cette  dame,  mais  je 
crains  que  cela  ne  soit  mauvais.  —  Qu'est-ce  que  c'est?  —  Le  Savetier 
philosophe.  —  Ah!  c'est  comme  si  l'on  disait:  Fréron  le  philosophe.  Eh 
bien!  monsieur,  comment  trouvez-vous  notre  langue?  —  Je  vous  avoue, 
monsieur,  lui  dis-je,  que  je  suis  embarrassé  dès  le  premier  morceau  :  dans 
ce  vers, 

Un  philosophe  est  heureux, 

que  je  voudrais  rendre  dans  ce  sens,  —  et  je  lui  chantai 

Un  philosophe  ! 

Un  philosophe  ! 

Un  philosophe  est  heureux... 

Ve  muet,  sans  élision  de  la  voyelle  suivante,  me  paraît  insupportable.  — 
Et  vous  avez  raison,  me  dit-il  ;  retranchez  tous  ces  e,  tous  ces  phe,  et 
chantez  hardiment  :  un  philosof.  » 

Le  grand  poète  avaii  raison  dans  un  sens,  m;iis  il  se  serait  explique 
différemment  s'il  eût  été  musicien.  L'e  muet  de  philosophe  est  un  des  plus 
durs  de  la  langue;  mais  il  faut  une  noie  pour  l'e  muet  sans  élision,  dans 


356  DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES. 

tous  les  cas;  c'est  au  musicien  à  le  faire  tomber  sur  un  son  inutile  dans  la 
[jhrase  musicale... 

Voltaire  me  dit  ensuite  qu'il  fallait  me  hâter  d'aller  à  Paris  :  «  C'est  là, 
(lit-il,  que  l'on  vole  à  l'immortalité.  —  Ah!  monsieur,  lui  dis-je,  que  vous 
en  parlez  à  votre  aise  !  Ce  mot  charmant  vous  est  familier  comme  lu  chose 
iQ^nie.  —  Moi,  me  dit-il,  je  donnerais  cent  ans  d'immortalité  pour  une 
bonne  digestion.  »  Disait-il  vrai? 

Ayant  été  si  bien  accueilli  de  Voltaire,  j'y  retournai  souvent;  j'allais  faire 
chez  lui  mon  apprentissage  de  cette  aisance,  de  cette  amabilité  française, 
que  l'on  trouvait  chez  lui  plus  qu'à  Genève.  Voltaire,  quoique  éloigné  de 
Paris  depuis  longtemps,  n'était  rien  moins  que  rouillé  par  la  solitude;  il 
semblait,  au  contraire,  avo  r  transféré  à  Ferney  le  centre  de  la  France.  La 
corresuondance  continuelle  qu'il  entretenait  avec  les  gens  de  lettres  était  le 
journal  qui  l'instruisait  chaque  jour  des  mouvements  de  la  capitale,  et  l'opi- 
nion suspendue  semblait  attendre,  pour  se  fixer,  que  le  législateur  du  bon 
goût  eût  prononcé  sur  elle. 

Genève,  et  surtout  les  leçons^  que  j'y  donnais,  m'ennuyaient  davan- 
tage quand  je  sortais  de  Ferney;  tout  m'enchantait  dans  ce  lieu  charmant  : 
les  parterres,  les  bosquets,  les  animaux  les  plus  rustiques  me  semblaient 
différents  sous  un  tel  maître. 

L'opulence  d'un  grand  seigneur  peut  nous  humilier,  exciter  notre  envie; 
mais  celle  d'un  grand  homme  contente  notre  âme.  Chacun  doit  se  dire  : 
C'est  par  des  travaux  immenses,  c'est  en  m'éclairant,  c'est  en  charmant  mes 
ennuis,  en  me  sauvant  du  désespoir  peut-être,  qu'il  est  parvenu  à  la  for- 
tune ;  il  m'a  donc  payé  son  bien  par  un  bien  plus  précieux  encore.  Pourquoi 
le  lui  envierais-je? 

Ses  vassaux  obtenaient  de  lui  tous  les  encouragements  possibles;  chaque 
jour  on  bâtissait  de  nouvelles  maisons,  et  Ferney  sérail  devenu  le  bourg  le 
plus  considérable,  le  plus  considéré  de  la  France,  si  Voltaire  s'y  fût  retiré 
vingt  ans  plus  tôt. 

J'ai  entendu  dire  cent  fois,  depuis,  qu'il  était  satirique,  méchant,  envieux 
lie  toute  réputation.  J'oss  croire  que  si  on  ne  l'eût  combattu  qu'avec  des 
armes  dignes  de  lui.  Voltaire,  la  politesse,  la  galanterie  même,  sachant  res- 
pecter le  mérite,  pour  être  lui-môme  respecté;  bon,  humain,  infatigable  à 
protéger  l'innocence;  non,  Voltaire  n'eût  jamais  paru  dans  l'arène  fangeuse 
où  l'envie  et  la  satire  l'ont  fait  descendre. 

Il  avait  ses  défauts  sans  doute;  mais  songeons  que  les  défauts  de  l'homme 
célèbre  suivent  partout  sa  réputation,  tandis  que  ceux  de  l'homme  obscur 
ne  sortent  pas  du  cercle  étroit  qui  l'environne.  Songeons  que  l'on  ne  par- 
donne rien  aux  grands  hommes  qui  nous  humilient  plus  ou  moins,  en  nous 
forçant  à  l'admiration...  Rien  de  plus  noble,  sans  doute,  que  de  mépriser  la 
critique  injuste;  mais  la  nature,  en  créant  l'homme  de  génie,  commença 
par  le  rendre  vif,  sensible,  passionné,  et  rarement  assez  paciûque  pour 
résister  au  plaisir  d'une  juste  vengeance. 

1.  De  musique. 


DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES.  357 


LVI. 

GHABANON  A    FERNEY  '. 

17CG-1767. 

J'ai  fait  plusieurs  voyages  à  Ferney.  Le  plus  court  a  été  de  six 
semaines;  le  plus  long,  de  six  mois.  Mais  quinze  jours  passés  à  la  cam- 
pagne font  mieux  connaître  un  homme  que  les  plus  longues  relations  à 
Paris.  J'ai  vu,  étudié  Voltaire  sous  plus  d'un  rapport.  M'""  Denis,  sa  nièce, 
la  petite  Corneille,  M.  Dupuits  et  quelques  autres  personnes,  résidaient 
habituellement  chez  lui.  Un  homme  de  lettres-,  d'un  talent  et  d'une  réputa- 
tion distingués,  passait  dans  son  château  un  temps  considérable.  J'ai  fait 
une  tragédie  sous  ses  yeux  et  sous  sa  dictée.  Chacune  de  ces  relations  m'a 
présenté  Voltaire  sous  un  point  de  vue  différent.  Je  transmets  d'autant  plus 
volontiers  à  l'avenir  ce  que  j'ai  connu  de  cet  homme  célèbre  que  les  histo- 
riens de  sa  vie  ne  parleront  vraisemblablement  pas  de  lui  avec  cet  aban- 
don de  franchise  que  je  me  permets  de  mettre  dans  mes  dépositions.  Rien 
n'est  certainement  aussi  curieux  pour  la  postérité  qu'une  juste  et  parfaite 
connaissance  de  l'homme  qu'elle  admire  dans  ses  ouvrages.  Mais  cotte  con- 
naissance fidèle  et  entière,  on  ne  l'a  presque  jamais.  Un  zèle,  bien  ou  mal 
entendu,  cache  les  torts,  dissimule  les  faiblesses,  altère  le  motif  des  actions; 
enfin,  de  la  vie  d'un  homme,  il  vous  arrive  quelques  feuillets  pleins  de 
mensonges  complaisants.  Il  a  vécu  soixante  ou  quatre-vingts  ans  :  on  vous 
tient  compte  de  dix  ou  douze  instants  de  sa  vie,  que  l'on  décore  pompeu- 
sement du  titre  de  son  histoire... 

C'est  au  mois  de  février  de  l'année  ITGG  que  j'allai  pour  la  première  fois 
à  Ferney... 

Dès  qu'on  m'annonça  chez  lui,  il  vint  à  moi,  et  m'embrassa.  Je  le  con- 
sidérai avec  une  attention  particulière;  et  je  ne  trouvai  pas  d'abord  dans 
son  visage  la  figure  dont  ses  divers  portraits  m'avaient  donné  l'idée.  Je  le 
lui  dis.  «  Dans  quelque  temps  vous  me  retrouverez,  me  dit-il  :  on  apprend 
à  me  voir.  »  Il  me  présenta  à  M"""  Denis,  m'installa  dans  la  chambre  où  je 
devais  coucher,  et  retourna  ensuite  à  son  travail... 

J'avais  envoyé,  de  Paris,  à  Voltaire  une  tragédie  de  moi,  Virginie.  Il 
mo  dit  que  le  talent  de  Racine,  combiné  avec  celui  de  Corneille,  ne  ferait 
pas  réussir  ce  sujet  sur  notre  théâtre.  Il  offre,  en  effet,  d'énormes  difficultés. 
La  plus  grande  de  toutes  est  d'empêcher  qu'Appius  ne  soit  un  scélérat  vil 
et  méprisable,  que  son  crime  ne  soit  une  basse  atrocité.  Le  théâtre  français, 

1.  Mictiel-Paul-Giii  de  Cliabanon  (17.30-1792).  Nous  empruntons  le  récit  de  ton 
séjour  à  Ferney  à  l'ouvrage  peu  connu  et  très-intéressant  :  Tableau  de  quelques 
circonstances  de  ma  vie,  suivi  de  ma  liaison  avec  mon  frère  Mau(jris,  Oeuvres 
posthumes  de  Chalxinon,  Paris,  i79"j,  in-S",  pages  lOi  et  suiv. 

2.  La  Harpe. 


358  DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES. 

et  nous  devons  nous  en  féliciter,  rejette  ce  qui  ne  doit  produire  qu'une 
impression  d'horreur  et  de  dégoût.  Le  crime  y  veut  être  annobli  par  la 
grandeur  de  ses  motifs,  par  la  hardiesse  de  ses  entreprises.  Il  faut  qu'en  le 
détestant  on  puisse  l'admirer.  Quiconque  détruirait  ces  principes  fondamen- 
taux laisserait  la  scène  en  proie  à  tous  les  monstres  dégoûtants  que  l'on 
voudrait  y  inlroduire,  et  les  jugemenis  de  la  Tournelle  deviendraient  à  la 
fin  le  répertoire  de  nos  pièces  tragiques. 

Malgré  l'arrêt  de  proscription  qu'un  grand  homme  a  prononcé  sur  le 
sujet  de  Virginie,  je  ne  m'étonnerais  p;is  qu'un  homme  de  génie  le  traitât 
avec  succès.  La  main-d'œuvre  fait  tout.  Voltaire  lui-même  l'a  dit  et  prouvé 
par  ses  ouvrages.  Il  pensait  que  le  plan  de  Cinna,  dépouillé  de  toutes  les 
richesses  dont  l'exécution  l'a  embelli,  pouvait  n'être  pas  regardé  comme  un 
sujet  heureux.  On  ne  doit  soupçonner  nulle  mauvaise  intention  dans  ce 
jugement,  puisque  Ciyma  est,  de  toutes  les  pièces  de  Corneille,  celle  que 
Voltaire  a  le  plus  admirée... 

J'avais  demandé  à  Voltaire  s"il  approuvait  le  meurtre  de  Virginie  com- 
mis sur  le  théâtre,  ou  bien  Virginius  seulement  paraissant  armé  du  poi- 
gnard sanglant  et  dans  le  délire  de  la  douleur.  Voltaire  me  lépondit  : 
«  Assassinez,  monsieur,  assassinez  :  c'e?t  toujours  le  mieux;  mais  souve- 
nez-vous qu'il  faut  la  sauce  à  ce  poisson-là.  » 

Voltaire  savait  que  j'avais  donné  quelques  années  auparavant  la  tragédie 
û'Éponine,  qui  était  tombée.  II  voulut  la  voir.  Dans  cette  tragédie,  Mucien, 
premier  ministre  de  l'empire  sous  Vespasien,  autoiisait  l'audace  de  ses 
vices  par  un  souverain  mépris  pour  toute'loi  divine  et  humaine.  Il  niait  jus- 
qu'à l'Être  suprême.  Voltaire,  après  avoir  lu  ma  tragédie,  sortit  de  son 
cabinet  en  riant,  et  me  dit  :  «  Monsieur,  Procope  et  Gradot,  tous  deux 
tenant  café  et  assemblée  de  beaux  esprits,  se  disputèrent  un  jour  sur  la 
prééminence  de  ceux  qui  donnaient  de  l'illustration  à  leur  boutique.  Pro- 
cope citait  Lamotte,  Saurin,  Rousseau,  etc.  J'ai  mieux  que  tout  cela,  reprit 
Gradot.  j'ai  un  athée.  Vous  pouvez  en  dire  autant  de  votre  tragédie.  »  C'é- 
tait .Mucien.  De  cette  plaisanterie,  que  l'air  et  le  ton  rendaient  peu  désobli- 
geante, il  passa  à  l'examen  de  l'ouvrage.  J'en  avais  reconnu  les  défauts 
lorsque  la  pièce  avait  été  jouée.  Voltaire  trouvait  le  sujet  plus  théâtral  que 
celui  de  Virginie.  Je  pense  de  même,  et  peut-être  m'amuserai-je  quelque 
jour  à  refaire  cette  tragédie,  d'après  les  nouvelles  idées  qui  me  sont  venues. 
Je  ramenai  la  conversation  sur  le  genre  de  la  tragédie  :  c'avait  été  jus- 
qu'alors le  principal  objet  de  nos  études;  la  théorie  de  cet  art  exige  une 
longue  expérience,  je  suppléais  à  celle  qui  me  manquait  par  celle  d'un 
grand  homme  si  supérieur  dans  celte  partie.  Je  faisais  passer  successive- 
ment devant  ses  yeux  les  divers  sujets  qui  m'avaient  paru  dignes  d'être 
mis  au  théâtre.  Je  ne  lui  en  ai,  pour  ainsi  dire,  présenté  aucun  sur  lequel 
son  imagination  ne  se  soit  enflammée  tout  d'abord.  Un  ou  deux  jours  après, 
il  m'en  reparlait  avec  moins  d'enthousiasme.  Le  sentiment  des  beautés 
s'était  affaibli;  celui  des  inconvénients  du  sujet  prévalait  à  son  tour.  Je  n'ai 
pas  connu  d'imagination  plus  mobile  que  la  sienne,  et  plus  facile  à  s'en- 
gouer pour  les  ouvrages  et  pour  les  personnes. 


DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES.  339 

11  ne  cessait  de  me  répéter  qu'en  composant  le  plan  d'une  tragédie  il 
faut  d'abord  s'assurer  d'un  cinquième  acte  théâtral  et  intéressant.  Alors,  on 
développe  son  sujet  à  reculons.  S'il  s'y  trouve  du  froid  et  du  vide,  il  vaut 
mieux  que  ce  soit  vers  le  commencement.  On  ne  peut  contester  l'utilité  de 
cette  méthode,  quoique  ce  n'ait  pas  été  celle  de  Racine. 

Voltaire  croyait  avantageux  de  placer  le  principal  intérêt  dans  lo  rôle 
d'une  femme.  Ce  principe  de  poétique  est  purement  local,  relatif  à  nos  mœurs, 
à  la  prédominance  que  nous  donnons  aux  femmes  dans  la  société.  On  peut 
observer  qu'il  n'a  mis  dans  aucune  de  ses  pièces  un  lôle  de  femme  odieux. 
Le  crime  de  Sémiramis  n'est  présenté  que  dans  le  lointain  :  ses  remords, 
ses  affections  maternelles,  sollicitent  l'intérêt  en  sa  faveur;  et  sa  grandeur 
imposante  commande  le  respect. 

L'anecdote  suivante  peut  faire  juger  à  quel  point  Voltaire,  au  théâtre, 
cherchait  à  se  concilier  la  bienveillance  des  femmes,  à  capter  la  faveur  de 
leursjugements.  L'acteur  qui  jouait  Orosmane,  à  la  première  représentation 
de  Zaïre^,  avait  ordre  de  supprimer  les  deux  vers  suivants,  pourvu  que  le 
sort  de  la  pièce  jusque-la  fût  incertain  : 

Et  ce  sexe  orgueilleux,  qui  veut  tout  asservir, 
S'il  commande  en  Europe,  ici  doit  obéir. 

Dans  ce  monde  de  sujets  tragiques,  dont  j'avais  causé  avec  Voltaire, 
celui  auquel  nous  nous  arrêtâmes  fut  Eudoxie. 

Cette  impératrice  romaine,  après  avoir  épousé  Maxime,  découvre  que 
c'est  lui  qui  a  fait  périr  Valentinien,  son  premier  époux.  Liée  par  ses  ser- 
ments, par  les  instances  du  Sénat,  elle  se  voit  réduite  à  venger  l'un  de  ses 
maris  sur  l'autre.  Elle  recourt  à  Genseric,  roi  des  Vandales,  et  lui  confie  le 
soin  de  sa  vengeance.  Celui-ci  profite  de  cette  circonstance  pour  s'emparer 
de  Rome,  qu'il  met  ii  feu  et  à  sang. 

Voltaire  se  passionnait  sur  ce  sujet;  mais  nous  ne  l'envisagions  pas  l'un 
comme  l'autre.  Je  concevais  Eudoxie  brûlante  d'amour  pour  Maxime,  et 
forcée  de  punir  en  lui  le  meurtrier  de  Valentinien.  Selon  Voltaire,  l'amour 
dégradait  mon  héroïne  et  ma  tragédie.  Il  voulait  qu'Eudoxio  ne  fût  qu'im- 
pératrice, et  que  sa  vengeance  ne  fût  lelenue  que  par  le  titre  d'époux,  qui 
près  d'elle  servait  d'égide  à  .Maxime.  «  Méfiez-vous,  me  disait-il,  de  la  ten- 
dresse de  votre  âme  et  du  goût  que  vous  avez  pour  l'amour.  Ne  songez  pas 
à  votre  maîtresse  en  faisant  votre  tragédie.  » 

Je  suis  bien  assuré  qu'en  lisant  ceci,  beaucoup  de  personnes  penseront 
que  Voltaire  ne  me  conseillait  pas  de  bonne  foi.  La  suite  détruira,  je  pense, 
ce  soupçon  calomnieux.  Avant  de  continuer  cet  article,  j'ai  relu  les  deux 
plans  (V Eudoxie,  que  j'avais  écrits  en  prose  et  qu'il  a  remplis  de  notes  mises 
à  la  marge.  Je  trouve  avec  attendrissement  ces  témoignages  de  la  bienveil- 
lance et  de  la  grâce  a\ec  laquelle  ce  grand  homme  m'obligeait  ..  De  retour 
à  Paris,  je  causai  de  mon  plan  avec  beaucoup  de  gens  de  lettres.  J'ignorais 

1.  Le  13  août  1732. 


:^60  DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES. 

alors  qu'il  en  est  peu  qu'on  puisse  consulter  sûrement.  Il  n'y  eut  qu'une 
voix  sur  le  rôle  d'Eudoxie.  La  pièce  était  manquée,  disait-on,  si  l'impéra- 
trice n^aimaitpas  Maxime,  sur  qui  elle  avait  à  punir  l'assassin  de  son  époux. 
Le  combat  de  son  devoir  et  de  son  amour  devait  former  tout  l'intérêt  de 
la  pièce.  J'étais  entièrement  de  cet  avis;  mais  Voltaire  n'en  était  pas.  Les 
dieux  ëldienl  pour  un  parti  et  Caton  seul  pour  l'autre. 

Je  retournai  à  Ferney  en  1767,  décidé  à  suivre  mon  impulsion  naturelle 
plutôt  que  les  conseils  du  maître.  Il  lépugnait  au  parti  que  j'allais  prendre  : 
cependant  il  me  dit  de  me  livrer  au  vent  qui  me  poussait.  J'achevai  d'ar- 
rêter mon  plan,  en  lui  communiquant  sans  cesse  mes  doutes  et  mes  embar- 
ras. Dès  que  mon  premier  acte  fut  écrit  en  vers,  il  \oulut  que  je  le  lui  mon- 
trasse, quoique  ce  ne  fût  encore  que  le  premier  jet.  On  ne  se  figure  pas  le 
ravissement  où  il  était  lorsqu'il  transmettait  à  autrui  son  ardeur  dévorante 
pour  l'étude.  Je  lui  ai  entendu  dire  cent  fois  à  ce  sujet  :  «  J'aime  à  débuu- 
cher  la  jeunesse.  »  Lorsqu'on  devait  lui  communiquer  quelque  chose  de 
nouveau  :  «  Bravo!  s'écriait-il,  bravo,  noire  petit  Ferney!  »  Si  nous  nous 
rencontrions  dans  son  parc  rêvassant  l'un  et  l'autre,  il  me  disait  :  «  Allons, 
promenez-vous  avec  la  folle  de  la  maison.  »  C'est  l'imagination  qu'il  appe- 
lait ainsi.  Après  m'avoir  donné  quelque  avis  relatif  à  ma  pièce,  son  dernier 
mot  était  ordinairement  :  Cuisez,  cuisez  cela.  La  tète  la  plus  froide  serait 
devenue  auprès  de  lui  pensante  et  active. 

Je  lui  portai  le  matin  mon  premier  acte  en  vers.  Une  heure  après,  il  me 
le  rapporta  dans  ma  chambre.  Il  m'embrassa  avec  transport  :  «  Cela  est 
admirable,  me  dit-il;  cela  est  fait  avec  un  art  infini  :  tout  est  prévu,  pré- 
paré; c'est  un  des  plus  beaux  vestibules  tragiques  que  j'aie  vus.  »  A  dîner 
il  me  répéta  ces  mêmes  paroles,  et  durant  plusieurs  jours  il  ne  m'appela 
plus  que  monsieur  du  Vestibule.  Sur  la  copie  de  cet  acte,  il  n'avait  écrit 
que  deux  ou  trois  observations  très-légères.  Tous  ces  manuscrits  sont  entre 
mes  mains.  Le  grand  nom  de  Voltaire  les  rendra  quelque  jour  intéressants 
et  instructifs  pour  les  jeunes  gens  qui  s'exercent  dans  le  genre  de  la  tra- 
gédie. 

Je  ne  me  rappelle  pas  que  mes  autres  actes  aient  été  soumis,  ainsi  que  le 
premier,  à  l'examen  de  Voltaire.  Lorsque  la  pièce  fut  écrite  tout  entière,  on 
arrêta  de  la  lire  à  toutes  les  personnes  du  château  rassemblées.  Je  m'aper- 
çus qu'en  lisant  j'ennuyais  Voltaire;  je  sentis  que  l'ouvrage  pesait  sur  lui. 
Sa  vivacité  naturelle  ne  devait  pas  lui  permettre  de  m'entend re  jusqu'à  la 
fin  :  car  il  ne  savait  dompter  ni  régler  aucun  de  ses  mouvements;  il  écouta 
pourtant  jusqu'au  bout  et  avec  indulgence,  indiquant  qu'il  y  avait  du  remède 
à  ce  qui  n'était  pas  bien.  Au  second  acte,  cinq  ou  six  vers  du  rôle  de  Maxime 
lui  arrachèrent  un  applaudissement  donné  avec  transport.  A  la  fin,  il  prit  le 
manuscrit  et  l'emporta  dans  son  cabinet.  Lorsqu'il  l'eut  relu,  il  revint  avec 
une  sorte  de  fureur  à  son  premier  avis,  qu'il  était  ridicule  de  faire  Eudoxie 
amoureuse.  De  ce  moment,  il  se  laissa  dominer  par  son  humeur;  et,  il  faut 
l'avouer,  l'humeur  le  rendait  dans  tous  les  cas  injuste,  forcené;  si  j'osais,  je 
dirais  féroce.  Il  reconnaissait  en  lui  et  confessait  ce  défaut,  qui,  je  le  crois 
fermement,  a  été  le  principe  des  plus  grandes  fautes  qu'il  ait  faites.  Croira- 


DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES.  361 

t-on  qu'à  table  même  il  ne  me  regardait  plus  qu'avec  rage?  Son  dépit  et  son 
indignation  contre  Eudoxie  amoureuse  s'exhalaient  par  mille  propos  qui 
s'adressaient  indi'ectement  à  moi.  «Oh!  que  je  hais  l'amour,  disait-il  n'im- 
porte à  quel  sujet;  c'est  un  sentiment  qui  avilit  tout.  » 

On  se  rappelle  ce  qu'il  m'avait  dit  d'abord  de  mon  premier  acte,  le  peu 
de  notes  critiques  qu'il  y  avait  attachées.  A  ce  dernier  examen,  il  ne  laissa 
pas  pierre  sur  pierre  de  cet  acte  même.  Je  voulus  lui  rappeler  son  premier 
jugement.  «  Cela  est  impossible,  me  dit-il;  je  n'ai  jamais  pu  être  content  de 
cela.  »  Telle  était  l'étonnante  mobilité  de  son  opinion  qu'elle  se  contredi- 
sait elle-même.  J'en  ai  eu  d'autres  preuves  que  celle-ci. 

J'aurais  reçu  avec  docilité,  et  peut-être  sans  une  peine  extiême,  les 
critiques  de  Voltaire  les  plus  décourageantes.  Je  ne  résistai  pas  au  chagrin 
de  le  voir  quitter  avec  moi  le  ton  paternel  pour  celui  de  la  haine  et  de  la 
persécution.  Je  confiai  ma  peine  à  M"»*  Denis,  qui  la  partagea.  Elle  me  dit  : 
«  Il  est  comme  cela,  on  ne  peut  pas  le  refondre.  »  Je  quittai  le  château  et 
j'allai  à  la  campagne  auprès  de  Genève.  Au  bout  de  deux  ou  trois  jours,  je 
reçus  une  lettre  de  Voltaire,  qui  me  rappelait  auprès  de  lui  très-amicale- 
ment, sans  me  dire  un  mot  de  ma  tragédie.  Je  revins,  et  ne  lui  en  parlai 
pas  non  plus.  La  saison  s'avançait,  les  approches  de  l'hiver  me  rappelaient 
à  Paris.  Mon  séjour  à  Fernoy  s'acheva  sans  qu'il  fût  question  à' Eudoxie.... 

Durant  les  sept  mois  que  je  passai  cette  année  à  Ferney,  nous  ne  cessâmes 
pas  de  jouer  la  tragédie  devant  Voltaire,  et  dans  l'intention  d'amuser  ses 
loisirs  par  le  spectacle  de  sa  gloire.  La  première  pièce  que  nous  jouâmes  fut 
les  Scythes,  qu'il  avait  nouvellement  achevée.  Il  y  joua  un  rôle.  Je  n'ai  pu 
juger  son  talent  d'acteur  parce  que,  mon  rôle  me  mettant  toujours  en  scène 
avec  lui,  j'aurais  craint  de  me  distraire  de  mon  personnage  si  j'eusse  donné 
au  sien  un  esprit  d'observation.  A  l'une  de  nos  répétitions  seulement,  je  me 
permis  d'écouter  et  de  juger  le  premier  couplet  qu'il  avait  à  dire.  Je  me 
sentis  fortement  ému  de  sa  déilamation,  toute  emphatique  et  cadencée 
qu'elle  était.  Cette  sorte  d'art  était  naturelle  en  lui.  En  déclamant,  il  était  poète 
et  comédien  :  il  faisait  sentir  l'harmonie  des  vers  et  l'intérêt  de  la  situation. 
Ce  qu'on  dit  de  la  déclamation  de  Racine  en  donne  une  idée  assez  semblable. 
La  première  qualité  du  comédien,  Voltaire  l'avait  :  il  sentait  vivement;  aussi 
faisait-il  beaucoup  d'effet. 

Il  pensait  qu'un  grand  volume  de  voix  et  des  inflexions  fortes  sont  néces- 
saires pour  émouvoir  la  multitude,  pour  ébranler  cette  masse  inactive  du 
public.  H  n'a  point  exercé  d'acteur  tragique  à  qui  il  n'ait  dit  en  plus  d'un 
endroit  :  Criez,  criez.  Point  de  grands  effets  sans  cela,  me  disait-il  quel- 
quefois. Je  ne  m'éloigne  pas  de  ce  principe;  mais  j'en  crois  l'application 
difficile  et  la  promulgation  dangereuse.  11  n'appartient  qu'aux  gens  forte- 
ment émus  de  crier  avec  succès.  Or  de  tels  acteurs  se  passent  de  conseils, 
et  n'en  peuvent  recevoir  que  du  sentiment  qui  les  domine. 

Les  Snjlhcs  réussirent  peu  à  Ferney.  L'auteur  s'en  aperçut  :  cette  vérité 

I.  EiidoJH'.  imprimée  en  I7GU,  Paris.  V"  Duchesue,  in-8",  sans  avoir  été  re- 
présentée. 


362  DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES. 

lui  parvint  comme  toute  vérité  devrait  parvenir  aux  rois,  ave.;  les  ménage- 
ments qui  en  adoucissent  l'amertume  sans  en  dissimuler  l'ausière  franchise. 
On  redemandait  .lrfe7aï(/(?^  lorsque  Voltaire  eût  voulu  redonner  les  Scythes. 
C'est  à  cette  occasion  qu'il  dit  à  M""' Denis:  «Je  ne  sais  pourquoi  ils  aiment 
tant  Adélaïde,  »  mot  de  passion  et  de  caractère  où  l'amour-propre  préfère 
l'injure  qu'il  se  fait  à  celle  que  d'autres  veulent  lui  faire. 

Rien  de  si  solennel  que  nos  rei)résentations.  On  y  accourait  de  Genève, 
de  la  Suisse  et  de  la  Savoie.  Tous  les  lieux  circonvoisins  étaient  garnis  de 
régiments  français,  dont  les  officiers  affluaient  à  notre  théâtre.  Nos  habits 
étaient  propres,  magnifiques,  conformes  aux  costumes  des  pièces  que  nous 
représentions.  La  salle  était  jolie,  le  théâtre  susceptible  de  changements  et 
digne  de  rendre  la  pompe  du  spectacle  et  des  prodiges  de  Sémiramis . 

Un  jour,  des  grenadiers  du  régiment  de  Conti  avaient  servi  de  gardes  à 
la  représentation.  Voltaire  ordonnait  qu'on  les  fît  souper  à  l'office  et  qu'oo 
leur  donnât  le  salaire  qu'ils  demanderaient.  L'un  d'eux  répondit  :  «  Nous 
n'en  iiccepterons  aucun;  nous  avons  vu  M.  de  Voltaire  :  c'est  là  notre  paye- 
ment. ))  Voltaire  entendit  cette  réponse;  il  fut  dans  le  ravissement.  «  0  mes 
braves  grenadiers!  s'écria-t-il  avec  transport,  ô  mes  braves  grenadiers!  »  Il 
leur  dit  de  venir  manger  au  château  tant  qu'ils  voudraient,  et  qu'on  les 
emploierait  lucrativement  pour  eux  s'ils  voulaient  travailler.  Il  le  faut 
avouer  :  sa  sensibilité  répandait  un  charme  aimable  sur  les  jouissances  que 
la  gloire  lui  procurait.  Ces  triomphes,  consacrés  à  l'orgueil,  développaient 
en  lui  des  sentiments  de  bonté;  et  lorsqu'une  circonstance  d'éclat  l'avertis- 
sait de  sa  supériorité,  les  mouvements  de  son  âme  le  rapprochaient  de  ceux 
qu'il  dominait  par  l'avantage  des  talents.  Nul  homme  ne  sut  triompher  avec 
plus  de  giâce  et  d'intérêt.  Né  pour  la  gloire,  il  faisait  aimer  la  sienne,  parce 
qu'il  aimait  mieux  ceux  qui  la  lui  dispensaient.  On  sait  qu'à  la  Comédie 
française,  le  jour  de  son  couronnement,  il  répandit  des  pleurs.  Il  en  avait 
l'usage  familier  et  quelquefois  immodéré.  A  la  fin  de  toutes  nos  représenta- 
tions, il  venait  sur  le  théâtre  nous  embrasser;  il  attestait  les  larmes  dont  il 
était  baigné,  comme  des  preuves  de  son  plaisir  et  de  sa  reconnaissance.  Et 
l'on  a  pu  me  reprocher  le  goût  naturel  qui  m'attache  à  lui!  0  grand  homme 
aimable!  tu  m'as  fait  une  nécessité  de  te  chérir,  autant  que  de  t'admirer.  Je 
parle  à  la  postérité;  je  lui  dois  la  vérité;  je  ne  lui  dissimulerai  pas  tes  torts 
et  tes  défauts;  mais  je  publierai  avec  transport  tout  ce  qui  dut  te  concilier 
l'estime  et  l'amitié. 

Un  jour,  il  vint  à  table  tenant  à  la  main  un  plaidoyer  de  M.  Servan  en 
faveur  d'un  protestante  mariée  avec  un  catholique*.  11  voulut  nous  en  lire 
la  péroraison:  les  larmes  le  suffoquaient;  il  sentait  que  son  émotion  était 
plus  forte  que  le  discours  ne  le  comportait,  quoique  noble  et  touchant. 
«  Je  pleure  plus  que  je  ne  devrais,  nous  dit-il;  mais  je  ne  puis  me  rete- 
nir. »  Telles  étaient  les  émotions  dont  û  était  susceptible. 

Chaque  jour  de  représentation  était  au  château  un  jour  de  fête.  11  res- 

I.  Discours  dans  la  cause  d'une  femme  protestante,  Genève  (Grenoble),  1767, 
in-12.  —  Voyez  la  lettre  à  Servan  du  li  février  17G7. 


DOCUMENTS    BIOGRAPIIIQLTES.  363 

lait  soixante  ou  quatre-vingts  personnes  à  souper,  et  l'on  dansait  toute  la 
nuit.  Voltaire  ne  faisait  que  paraître  quelques  moments  au  repas  ou  à  la 
danse,  et  l'on  se  peint  aisément  l'efTet  que  sa  présence  y  produisait.  Après 
avoir  payé  ce  tribut  à  l'empressement  de  ceux  qui  le  désiraient,  il  se  reti- 
rait chez  lui  et  travaillait  ou  s'endormait  au  son  des  violons,  car  sa  chambre 
à  coucher  était  voisine  de  l'antichambre  où  les  domestiques  dansaient.  Ce 
bruit  ne  l'incommodait  point,  et  il  aimait  à  voir  régner  l'allégresse  dans  sa 
ma'sin..,. 

J'ai  promis  de  peindre  Vollaire  sous  des  faces  différentes:  en  voici  une 
nouvelle. 

J'ai  dit  qu'un  homme  de  lettres,  fort  distingué  par  ses  talents,  demeurait 
en  même  temps  que  moi  à  Ferney.  Quelque  confiance  qu'il  pût  avoir  dans 
ses  forces,  l'extrême  infériorité  de  son  àge^,  comparé  à  celui  de  Voltaire, 
semblait  lui  prescrire  de  la  déférence  pour  les  conseils  d'un  homme  tout  à 
la  fois  si  habile  et  si  expérimenté.  Un  jour  cependant  il  résistait  à  une  cri- 
tique de  Vollaire,  énoncée  avec  les  ménagements  les  plus  doux.  La  défense 
était  moins  douce  que  l'attaque.  Tout  autre  que  Voltaire  eût  pu  se  seniir 
offensé  de  ce  qu'on  lui  disait  :  «  N'en  parlons  plus;  cela  restera  sûrement.  » 
Loin  d'être  découragé  par  cette  réponse  au  moins  vigoureuse  :  «  Mon  fils, 
reprenait-il,  vous  me  ferez  mourir  de  chagrin  si  vous  ne  changez  pas  la 
métaphore.  »  Car  une  métaphore  était  l'objet  de  tout  ce  bruit.  0  vanas 
homiiium  meules!  L'orateur,  en  parlant  du  commerce,  avait  dit  :  Ce  grand 
arbre  du  commerce^  étendant  au  loin  ses  branches  fécondes,  etc.  Vol- 
taire condamnait  cette  figure  :  il  prétendait  qu'un  arbre  ne  pouvait  pas  ser- 
vir d'emblème  au  commerce,  toujours  inséparable  du  mouvement  -, 

Je  gardais  le  silence  dans  ce  long  débat,  où  les  tons  mal  assortis  des 
deux  contendants  me  causaient  tant  de  surprise.  Sommé  plusieurs  fois  de 
déclarer  mon  sentiment,  j'opinai  en  faveur  de  l'orateur.  «  Les  deux  méta- 
phores, dis-je  alors,  de  branches  du  commerce  et  de  fruits  du  commerce 
sont  généralement  reçues  :  des  lors  l'arbre  est  tout  venu.  —  Ilom  !  dit 
Voltaire,  il  y  a  bien  quel(]ue  chose  de  vrai  là-dedans,  mais  mon  Ois  n'en 
jettera  pas  moins  son  arbre  à  bas.  » 

Le  môme  homme   de  let(res  dont   je  viens  de  parler  jouait  un  rôle 


1.  En  1767,  La  Harpe  avait  vingt-huit  ans. 

2.  Xous  trouvons  dans  Pougens  une  scène  semblable  où  se  peint  bien  le  carac- 
tère des  deux  interlocuteurs  :  «  Un  jour,  étant  à  Ferney,  M.  de  La  Harpe  lut  à 
M.  de  Voltaire  quelques  scènes  d'une  tragédie  que,  selon  son  usage,  il  croj'ait 
excellente,  parce  que,  en  général,  elles  lui  coûtaient  toutes  beaucoup  de  peine. 
L'illustre  auteur  de  Zaïre  lui  dit  :  «  Allons,  petit,  —  c'était  un  nom  d'amitié 
qu'il  avait  coutume  de  lui  donner, —  relisez-moi  toute  cette  scène,  peut-être  ai-je 
mal  entendu.  »  M.  de  La  Harpe  rccommf'nça  ;  alors  M.  de  Voltaire  voulut  lui 
faire  quelques  observations.  Le  jeune  poëte  se  mit  en  fureur  et  finit  par  dire  des 
injures  à  son  maître.  «  Ah  !  petit  est  colère!  »  reprit  en  riant  de  toutes  ses  forces 
le  patriarche  de  Ferney.  Heureusement  on  servit  le  dîner,  et  M.  de  La  Harpe, 
qui  n'était  pas  insensible  aux  plaisirs  de  la  table,  s'apaisa.  (C.  Pougens,  Lettres 
philosopliiqnes  à  madame  "*;  Paris,  ISiO,  p;ig';  3<j.) 


364  DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES. 

important  dans  Adélaïde.  Il  dit  à  Voltaire:»  Papa,  j'ai  changé  quelques 
vers  dans  mon  rôle  qui  me  paraissaient  faibles.  —  Voyons,  mon  fils.  »  Vol- 
taire écoute  les  changements,  reprend  :  «  Bon,  mon  fils,  cela  vaut  mieux  : 
changez  toujours  de  même;  je  ne  puis  qu'y  gagner.  » 

Enhardi  par  ce  succès,  le  réformateur  de  Voltaire  osa  le  réformer  dans 
une  pièce  qu'il  venait  d'achever;  et  il  ne  prévint  pas  même  l'illustre  auteur 
des  corrections  qu'il  s'était  permises.  Voltaiie,  au  théâtre,  s'aperçut  des 
changements  faits  à  ses  vers;  il  criait  de  sa  place  :  «  Il  a  raison  ;  c'est  mieux 
comme  cela.  »  On  a  peine  à  concilier  cette  abnégation  d'amour-propre  et 
de  toute  supériorité  avec  le  sentiment  d'ombrage  et  d'inquiétude  que  sa 
gloire,  dit-on,  lui  a  si  souvent  inspiré. 


LVH. 
EXTRAIT    D'UNE 

LETTRE     DE     FERNEY  \ 

1"  juillet  1769. 

Vous  me  demandez  des  nouvelles  du  patron?  Je  vous  dirai  que  j'en  ai 
été  très-bien  reçu;  que  c'est  un  homme  charmant  de  tout  point,  mais 
intraitable  sur  l'article  de  la  santé.  Il  devient  furieux  quand  on  lui  dit  qu'il 
se  porte  bien  :  vous  savez  qu'il  a  la  manie  d'être  malade  depuis  quarante 
ans;  elle  ne  fait  qu'augmenter  avec  l'âge;  il  se  prétend  investi  de  tous  les 
fléaux  de  la  vieillesse;  il  se  dit  sourd,  aveugle,  podagre.  Vous  en  allez 
juger.  Le  premier  jour  que  j'ariivai,  il  me  fit  ses  doléances  ordinaires,  me 
détailla  ses  infirmités.  Je  le  laissai  se  plaindre,  et  pour  vérifier  par  moi- 
même  ce  qui  en  était,  dans  une  promenade  que  nous  fîmes  ensemble  dans 
le  jardin  tête  à  tête,  je  baissai  sensiblement  la  voix,  au  point  d'en  venir  à 
ce  ton  bas  et  humble  dont  on  parle  aux  ministres,  ou  aux  gens  qu'on  res- 
pecte le  plus.  Je  me  rassurai  sur  ses  oreilles.  Ensuite,  sur  les  compliments 
que  je  lui  faisais  de  la  beauté  f^e  son  jardin,  de  ses  fleurs,  etc.,  il  se  mit  à 
jurer  après  son  jardinier,  qui  n'avait  aucun  soin,  et  en  jurant  il  arrachait  de 
temps  en  temps  de  petites  herbes  parasites,  très-fines,  très-déliées,  cachées 
sous  les  feuilles  de  ses  tulipes,  et  que  j'avais  toutes  les  peines  du  monde  à 
distinguer  de  ma  hauteur.  J'en  conclus  que  M.  de  Voltaire  avait  encore  des 
yeux  très-bons;  et  par  la  facilité  avec  laquelle  il  se  courbait  et  se  relevait, 
j'estimai  qu'il  avait  de  même  les  mouvements  très-souples,  les  ressorts  très- 
liants,  et  qu'il  n'était  ni  sourd,  ni  aveugle,  ni  podagre.  Il  est  inconce- 
vable qu'un  homme  aussi  ferme  et  aussi  philosophe  ait  sur  sa  santé  les- 
fraveurs  et  les  ridicules  d'un  hypocondre  ou  d'une  femmelette.  Dès  qu'il  se 

1.  Cet  e.xtrait  se  trouve  dans  les  Mémoires  secrets  pour  servir  à  l'Histoire  de 
la  république  des  Lettres  (Bachaumont).  Londres,  1784,  tome  IV,  pages  209. 


DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES.  363 

sent  la  moindre  chose,  il  se  purge...  Le  plus  singulier,  c'est  que  dès  la 
fleur  de  l'âge  il  ait  élé  tel...  Au  reste,  vous  vous  rappelez  le  mot  de 
Dumoulins,  qui,  dans  un  accès  d'impatience  sur  l'énumération  de  ses  maux 
et  de  ses  peurs,  se  mit  à  l'injurier  et  à  lui  protester  qn'il  ne  devait  pas 
craindre  la  mort,  puisqu'il  n'avait  pas  de  quoi  mourir.  Rien  de  plus  vrai  : 
c'est  une  lampe  qui  s'éteindra  faute  d'huile,  quand  le  feu  dont  il  est  dévore 
iuira  (out  consumé... 

LVIII. 

MESURES     PRISES 

EN  VUE  DE  L'ÉVENTUALITÉ  DE  LA  MORT  DE  VOLTAIRE 

1774. 

NOTE   DE    BERTIN  ", 

MIMSTUE     ET     SECRÉTAIRE    d'ÉTAT. 

Le  roi  désire  que  si  Voltaire  vient  ii  mourir,  on  fasse  sur-le-champ  mettre 
le  scellé  sur  ses  papiers,  ou  qu'au  moins  on  en  distraie  tout  ce  qui  pourra 
concerner  toutes  correspondances  ou  écrits  concernant  les  princes  et  leur 
cour,  ministres  ou  gouvernement,  et  en  particulier  la  cour  ou  gouverne- 
ment de  France;  comme  aussi  tout  écrit  ou  manuscrit  concernant  la  reli- 
gion et  les  mœurs,  même  ceux  d'histoire,  de  littérature  ou  de  philosophie, 
dans  lesquels  il  larde  toujours  du  sien. 

M.  D.  L.  B.  sent  que,  pour  cet  eiïet,  il  faut  envoyer  les  ordres  dès  à 
présent,  et  que  cependant  ils  soient  secrets. 

Voici  ce  que  j'ai  imaginé  : 

1"  Une  lettre  à  monsieur  l'intendant  de  Bourgogne,  qui  lui  donne  ordre 
d'envoyer  à  son  subdélégué  de  Gex,  s'il  est  le  plus  voisin  de  Genève,  un 
paquet  cacheté,  avec  ordre  de  le  garder  ainsi  cacheté  jusqu'à  ce  que  ledit 
subdélégué  reçoive  de  monsieur  l'intendant  ou  de  mol  l'ordre  de  le  déca- 
cheter; le  tout  pour  une  affaire  importante. 

2°  Dans  le  paquet  une  lettre  pour  le  subdélégué,  avec  les  ordres  néces- 
saires et  mie  inslraclion.  Ou  dit  une  instruction  :  1°  parce  qu'en  province 
on  n'y  entend  rien,  M.  de  La  Barberie  peut  se  souvenir  de  la  façon  dont  les 
officiers  de  maréchaussée,  d'ailleurs  instruits,  se  sor.t  comportés  on  sem- 
blable occasion;  2°  parce  qu'il  faut  prévoir  le  cas  oià  il  n'y  aura  aucun  juge 
ou  officier  de  justice  appelé  pour  apposer  les  scellés;  et  en  ce  cas  il  fera  la 
recherche  des  papiers  partout,  les  fera  mettre  à  part  dans  une  malle  ou  plu- 
sieurs, en  dressera  procès-verbal,  qu'il  fera  signer  à  l'héritier  ou  représcn- 


1.  Copié  sur  roriginal,  entièrement  de  la  main  de  Berlin,  qui  avait  écrit  au 
haut  de  la  pièce  :  Si  M.  D.  L.  U.  peut  tenir  tout  prêt  pour  lundi  au  soir. 

Il  paraît  que  M.  de  La  Barberie  eut  éfi;ard  à  la  note,  puisque  la  lettre  d'envoi 
est  du  10  juillet  177i,  qui  était  le  mardi.  (15.) 


366  DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES. 

tant,  ou  autre  concierge,  et  remettra  la  malle  el  le  scelli>  ^  à  la  garde  d'un 
homme  sur,  sauf  à  en  faire  ensuite  un  inventaire  avec  cote  et  paraphe,  plus 
de  loisir  et  toujours  contradicloirement,  où  le  juge  sera  appelé  et  en  fonc- 
tions; et  en  ce  cas  le  subdélégué  requerfa  la  distraction  des  papiers  en 
question  pour  en  être  ordonné  par  Sa  Majesté,  et  il  les  recevra  en  en  dres- 
sant s'il  veut  de  son  côté  procès  -  verbal ,  donnant  son  reçu  au  bas  du 
verbal  du  juge  ou  au  bas  de  l'inventaire  -  qui  en  sera  fait  en  môme  temps 
ou  après  et  à  loisir,  et  remettra  en  même  temps  l'ordre  ;  ou  enQn  s'il  trouve 
le  scellé  mis,  il  le  croisera,  examinera  s'il  n'y  avait  pas  quelque  endroit  où 
fussent  des  papiers  ■',  et  où  il  n'y  eût  pas  de  scellé  pour  l'y  mettre,  dressera 
son  verbal  et  nous  l'adiessera. 

3°  Ma  lettre  d'envoi  du  paquet  au  subdelégué,  qui  lui  dit  de  le  garder 
jusqu'à  nouvel  ordre  de  la  part  de  monsieur  l'intendant  ou  de  moi,  ou  de 
M.  Hennin,  noire  résident  à  Genève;  le  tout  sous  le  secret. 

4"  Une  lettre  à  M.  Hennin  pour  lui  adresser  une  lettre  do  moi  au  sub- 
délégué de  Gex,  qui  lui  donne  ordre  d'ouvrir  son  paquet,  et  par  laquelle  je 
manderai  à  M.  Hennin  de  n'envoyer  ma  let'ro  audit  subdélégué  qu'au 
moment  où  M  de  Voltaire  décéderait,  ou  serait  sans  ressource;  mais  de  la 
lui  faire  passer  alors  tout  au  plus  tôt,  et  de  garder  le  secret. 

1°  Lettres  el  correspondances; 

2"  Présence  des  parents,  et,  en  leur  absence,  du  procureur  du  roi; 

3°  Le  gardien  du  scellé; 

4°  iJont  il  constatera  la  lemise ; 

5"  Le  scellé  de  l'héritier  ou  du  concierge,  et  leur  signature  au  verbal. 

RAPPORT    AU    ROI  i. 

DÉPARTEMENT    DANANDE. 

Sa  Majesté  ayant  désiré  que  tous  les  ouvrages  et  autres  écrits  qui  se  trou- 
veront dans  les  maisons  du  sieur  de  Voltaire,  lors  de  son  décès,  soient  mis  sous 
les  yeu\  de  Sa  Majesté  pour  les  examiner,  il  a  été  expédié  un  mémoire  d'ins- 
truction sur  la  conduite  que  doit  tenir  le  subdélégué  de  l'intendant  de 
Bouiijop'ne,  pour  ^ue  ces  papiers  lui  soient  remis,  après  qu'il  en  aura  été 
dressé  un  prcces-verbal  et  un  invenlaire. 

Il  a  aussi  été  expédié  trois  ordres  a  l'effet  de  cette  opération  : 
Le  i>remier  enjoint  à  l'officier  de  justice  qui  serait  appelé  pour  apposer 
les  scellés  dans  les  maisons  du  sieur  de  Voltaire,  de  remettre  au  subdélégué 
de  monsieur  l'intendant  de  Bourgogne  tous  les  ouvrages  et  manuscrits  qui 

1.  En  marge,  Berlin  avait  écrit  :  Pour  cet  article,  des  ordres  particuliers. 

2.  Ici  Berlin  avait  mis  en  marge  :  Autres  ordres  particuliers. 

3.  Ici  encore  il  y  a  en  marge  :  Autres  ordres. 

4.  Copié  sur  l'original,  ayant  marge  a  droite  et  à  gauche  ;  au  haut  de  la  marge 
à  droite  on  lit  Décision.  La  décision  fut  mise  au  bas  du  rapport. 

Ce  rapport,  sans  signature,  avait  été  fait  par  Berlin,  ministre  et  secrétaire 
d'État.  (B.) 


DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES.  36T 

s'y  trouveront,  après  que  ces  papiers  auront  été  cotés  et  paraphés,  et  qu'il 
en  aura  été  dressé  procès-verbal. 

Le  deuxième,  qui  servira  dans  le  cas  où  les  scellés  auraient  déjà  été 
apposés  dans  les  maisons  du  sieur  de  Voltaire,  lorsque  le  subdélégué  de 
l'intendant  y  sera  arrivé,  enjoint  aux  héritiers  du  sieur  de  Voltaire  ou  à  leurs 
représentants,  ou,  à  défaut  des  uns  et  des  autres,  aux  concierges  de  ses 
maisons,  de  lui  ouvrir  lesdites  maisons,  de  lui  faire  voir  tous  les  scellés  qui 
auront  été  apposés,  aQn  qu'il  les  croise  par  les  siens,  et  qu'il  puisse  en 
apposer  d'autres  dans  les  autres  endroits  où  il  le  jugerait  nécessaire.  Cet 
ordre  fait  défenses  à  tous  officiers  de  justice  de  lever  les  scellés  sans  y  appeler 
le  subdélégué  de  l'intendant  qui  les  aura  croisés,  et  ordonne  que  tous  les^ 
ouvrages,  écrit>,  manuscrits,  et  autres  papiers  dont  il  requerra  la  distraction, 
lui  soient  remis,  après  qu'il  en  aura  été  dressé  inventaire,  et  qu'ils  auront 
été  cotés  et  paraphés. 

Le  troisième  ordre  ordonne  que,  dans  le  cas  où  il  n'y  aurait  point 
d'ofiicier  de  justice  appelé  pour  apposer  les  scellés,  les  héritiers  du  sieur  de 
Voltaire  ou  leurs  représentants,  et  à  leur  défaut  les  concierges  des  maisons, 
seront  tenus  d'ouvrir  au  subdélégué  de  l'intendant  toutes  les  chambres  et 
cabinets,  armoires  et  autres  endroits  des  maisons  du  sieur  de  Voltaire,  dans 
lesquels  il  peut  se  trouver  des  papiers,  et  de  remettre  au  subdélégué  tous 
ceux  dont  il  requerra  la  distraction,  après  qu'il  en  aura  été  dressé  procès- 
verbal,  et  qu'ils  auront  été  cotés  et  paraphés  en  leur  présence. 

Votre  Majesté  est  suppliée  d'approuver  et  d'autoriser  l'expédition  du  mé- 
moire d'instruction  et  des  ordres  ci-dessus. 

Bon'. 

LETTRE    DU    MINISTRE    BERTIN 

(m ,    SUBDÉLÉGLÉ    DE     MONSIEUR    l'iNTENDAXT    DE    BO  UR  G  OG  N  E  2.) 

Marly,  ..  juillet  1774. 

Monsieur  l'intendant  de   Bourgogne,  M ,  qui  vous  fera   passer  ma 

lettre,  vous  enverra  en  mJme  temps  un  paquet  cacheté  que  vous  garderez 
sans  l'ouvrir,  jusqu'à  ce  que  vous  en  receviez  l'ordre,  soit  de  monsieur 
l'intendant,  de  M.  Hennin,  résident  de  France  à  Genève,  ou  de  moi-même. 
Aussitôt  que  vous  aurez  reçu  l'ordre  de  l'ouvrir,  vous  lirez  avec  attention 
ce  qu'il  contient,  et  vous  exécuterez  les  ordres  qui  vous  seront  donnés, 
toute  affaire  cessante.  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  qu'il  est  nécessaire  que 
vous  gardiez  le  secret  sur  la  réception  de  ce  paquet,  jusqu'à  ce  que  vous 
ayez  reçu  l'ordre  de  l'ouvrir. 

Je  suis,  etc. 


1.  Sur  l'original  que  j'ai  vu,  ce  dernier  mot  est  de  la  main  de  Louis  XVI.  (B.j 

2.  Copié  sur  la  minute.  (R.) 


368  DOCUMENTS    BIOG  1{  APHIOU  liS. 

LETTRE   DE    M,   BERTIN. 
(m.  l'inteiXdam  de  bourgogne  1.) 

Marly,  . .  juillet  1774. 

Le  roi,  monsieur,  m'a  ordonné  de  vous  adresser  le  paquet  ci-joinl,  que 
vous  aurez  agréable  d'envoyer,  cacheté  comme  il  est,  à  celui  de  vos  subdé- 
légués qui  est  le  plus  voisin  de  Genève.  L'intention  de  Sa  Majesté  est  que 
vous  donniez  ordre  à  ce  subdélégué  de  garder  le  paquet  cacheté,  et  de  ne 
l'ouvrir  que  lorsqu'il  recevra,  soit  de  vous  ou  de  moi,  l'ordre  de  le  déca- 
cheter. Ce  paquet  concerne  une  affaire  importante,  et  vous  aurez  soin  de 
recommander  à  votre  subdélégué  d'exécuter,  lorsqu'il  en  sera  temps,  les 
ordres  qu'il  contient,  toute  afl'aire  cessante. 

Je  suis,  etc. 

P.  S.  Je  joins  au  paquet  une  lettre  pour  votre  subdélégué,  que  vous  lui 
enverrez  en  même  temps  que  le  paquet,  par  laquelle  je  lui  marque  de  ne 
l'ouvrir  que  lorsqu'il  en  recevra  les  ordres. 

Vous  concevez  qu'il  est  nécessaire  de  garder  le  secret  sur  la  réception 
et  l'envoi  de  ce  paquet. 

LETTRE    DE    M.    BERTIiN. 
(m.  he.\mn  ■'.) 

Marly,  . .  juillet  1774. 

Je  vous  envoie,  monsieur,  une  lettre  pour  le  subdelegué  de  l'intendant 
de  Bourgogne,  résident  à. .. .,  que  je  vous  prie  de  ne  lui  envoyer  que 
dans  le  moment  où  M.  de  Voltaire  viendra  à  mourir,  ou  sera  sans  aucune 
ressource;  mais  aussitôt  qu'il  sera  dans  cet  état,  je  vous  prie  de  faire  passer, 
le  plus  proinptement  qu'il  sera  possible,  ma  lettre  à  ce  subdélégué.  Jusqu'à 
ce  que  vous  en  fassiez  usage,  vous  voudrez  bien  garder  le  secret  sur  ce  que 
je  vous  marque. 

Je  suis,  etc. 

LETTRE   DE   M.    BERTI.X. 

(m.  le   slbdélégué  de  l'intendance  a  GEX.3.) 

Marly,  19  juillet  1774. 

Aussitôt,  monsieur,  que  vous  recevrez  la  présente  lettre,  que  j'ai  chargé 
M.  Hennin  de  vous  faire  passer^  vous  aurez  agréable  d'ouvrir  le  paquet  que 
je  vous  ai  adressé  le  1 9  juillet,   et  d'exécuter  les  ordres  contenus   dans  le 


1.  Copié  sur  la  minute.  L'intendant  de  Bourgogne  était  Amelot  de  Chaillou. 
On  voit  par  la  réponse  que  la  lettre  était  datée  du  19. 

2.  Copié  sur  la  minute.  (B.) 

3.  Copié  sur  la  minute  et  sur  l'original. 


DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES.  36'.) 

mémoire  d'instruction  que  vous  trouverez  dans  le  paquet.  Vous  ne  perdrez 
aucun  temps  pour  cela,  et  vous  vous  conformerez^  s'il  vous  plaît,  exacte- 
ment à  ce  qui  est  porté  dans  ce  mémoire. 

Je  suis,  monsieur,  votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 

B  E  R  T  I  N. 

LETTRE 

DE     l'iNTENDA\T     de     BO  LP.  G  OG  N  E  '  . 

Dijon,  ce  23  juillet  1774. 

Monsieur 2,  j'ai  reçu  par  le  courrier  d'iiier  la  lettre  que  vous  m'avez  fait 
l'honneur  de  m'écrire,  en  date  du  19  de  ce  mois,  ainsi  que  le  paquet  et  la 
lettre  qui  y  était  jointe,  adressée  à  mon  subdélégué  du  pays  de  Gex,  qui  est 
effectivement  le  plus  voisin  de  Genève,  n'en  étant  éloigné  que  de  trois 
petites  lieues.  Je  lui  fais  passer  par  le  courrier  de  ce  soir  le  paquet  caclieté 
tel  que  je  l'ai  reçu,  et  je  lui  donne  ordre  de  le  garder  cacheté,  et  de  ne 
l'ouvrir  que  lorsqu'il  recevra  soit  de  vous,  monsieur,  soit  de  M.  Hennin, 
résident  du  roi  à  Genève,  soit  de  moi,  l'ordre  de  le  décacheter;  et  je  lui 
recommande  d'exécuter,  lorsqu'il  en  sera  temps,  les  ordres  qu'il  contient 
toute  autre  affaire  cessante;  et  lui  recommande  également  de  garder  le  secret 
sur  la  réception  de  ce  paquet.  Je  vous  prie  aussi,  monsieur,  d'être  bien  per- 
suadé de  ma  discrétion  à  cet  égard. 

Je  suis  avec  un  profond  respect,  monsieur,  votre  très-humble  et  très- 
obéissant  serviteur. 

A  M  E  L  0  T . 
LETTRE   DU   SUBDÉLÉGUÉ 

DE  l'intendant  DE  BOURGOGNE,  A  G  E  X  3. 

Monseigneur, 

Monsieur  l'intendant  de  Bourgogne  m'a  fait  passer  la  lettre  que  vous 
m'avez  fait  l'honneur  de  m'écrire  le  19  du  présent  mois,  avec  le  paquet 
cacheté  que  vous  m'y  annoncez,  et  que  je  ne  dois  ouvrir  que  lorsqiiej'y  serai 
autorisé  par  vous,  monseigneur,  par  monsieur  l'intendant,  ou  par  M.  Hennin. 
Je  vous  prie,  monseigneur,  d'être  persuadé  de  mon  exactitude  a  me  con- 
former à  ce  que  vous  me  faites  l'honneur  de  m'écrire  reialivement  à  ce 
paquet,  et  de  mon  zèle  à  exécuter  les  ordres  qu'il  renferme. 

Je  suis  avec  un  profond  respect,  monseigneur,  votre  très-humble  et  très- 
obéissant  serviteur, 

Fabry. 
A  Gex,  le  31  juillet  1774. 


1.  Copié  sur  l'original. 

2.  M.  Bénin. 

3.  Copié  sur  l'orig-inai. 

I.  24 


370  DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES. 

LETTRE   DU  MINISTRE  BERTIN  A  M.   HENNIN, 

r.ÉSIDENT    DE     FP.A^CE    A    GENÈVE   ^ 

Fontainebleau,  17  octobre  1774. 

J'ai  eu  l'honneur  de  vous  écrire,  monsieur,  de  la  part  du  roi,  pendant  le 
voyage  de  Gompiègne,  pour  vous  confier  l'objet  des  ordres  dont  vous  êtes 
dépositaire,  et  de  vous  inviter  à  me  faire  part  de  vos  observations  sur  cet 
objet,  et  surtout  sur  les  démarches  ou  précautions  ultérieures  que  l'on  pour- 
rait avoir  à  prendre,  si  vous  en  aviez  quelqu'uneàme  faire.  Je  n'ai  point  reçu 
de  réponse.  J'ai  eu  occasion  d'en  dire,  il  y  a  quelques  jours,  un  mot  à  Sa 
Majesté,  et  je  lui  ajoutai  que  je  vous  écrirais.  Je  vous  prie  donc  de  me  faire 
réponse,  ne  fût-ce  que  pour  accuser  la  réception  de  ma  première  lettre  et 
de  celle-ci,  en  cas  que  vous  n'ayez  aucune  réflexion  à  me  proposer  à  ce 
sujet,  et  de  mettre  votre  réponse  sous  double  enveloppe.  Au  surplus,  je  dois 
vous  prévenir  que,  s'il  y  avait  quelque  démarche  à  faire  en  pays  étranger, 
le  roi  n'est  point  dans  l'intention,  du  moins  quant  à  présent,  que  son  nom 
paraisse.  Ainsi  je  vous  prie  de  vous  régler  sur  cela  en  cas  d'événement, 
et  jusqu'à  ce  que  vous  eussiez  des  ordres  contraires. . 

Je  suis  avec  un  parfait  attachement,  m.onsieur,  votre,  etc. 


LETTRE   DE   L'INTENDANT   DE   BOURGOGNE^ 
A    M.    BERTIN. 

A  Paris,  le  15  janvier  177.5. 

Monsieur,  vous  avez  adressé,  le  I  9  juillet  de  l'année  dernière,  à  M.  Ame- 
lot,  mon  prédécesseur  à  l'intendance  de  Bourgogne,  un  paquet  cacheté  pour 
le  faire  passer  au  subdélégué  le  plus  voisin  de  Genève,  avec  ordre  de  le 
garder,  et  de  ne  l'ouvrir  que  lorsqu'il  recevrait,  soit  de  vous,  monsieur, 
soit  de  M.  Hennin,  résident  de  France  à  Genève,  soit  de  M.  Amelot,  l'ordre 
de  le  décacheter.  M.  Amelot  s'est  conformé  à  vos  intentions,  ainsi  que  le  sub- 
délégué de  Gex,  à  qui  le  paquet  a  été  envoyé.  Comme  il  s'est  écoulé  six 
mois  depuis  cette  époque,  et  que  M.  Hennin,  sans  s'ouvrir  sur  l'objet  dont 
il  s'agit,  a  fait  entendre  à  mon  subdélégué  que  l'affaire  relative  au  paquet 
n'aurait  pas  lieu,  je  vous  prie,  monsieur,  de  me  mander  s'il  doit  toujours 
garder  ce  paquet,  ou  s'il  convient  qu'il  me  le  renvoie  pour  vous  être  remis. 
Je  me  conformerai  à  ce  que  vous  croirez  devoir  prescrire  à  cet  égard. 

Je  suis  avec  un  profond  respect,  monsieur,  votre  très-humble  et  très- 
obéissant  serviteur. 

DUPLEIX. 

1.  Copié  sur  la  minute. 

2.  Copié  sur  l'original. 


DOCUMENTS    BIOGRAPHIOUE  S.  371 

INSTRUCTION  '. 
Dlï   PAR   LE   Roi. 

Sa  Majesté  désirant  examiiier  par  elle-même  les  ouvrages  et  autres  écrits 
qui  se  trouveront  dans  les  maisons  du  sieur  de  Voltaire,  lors  de  son  décè>, 
a  ordonné  et  ordonne  au  subdelégué  de  l'intendant  de  Bourgogne,  résidant 
à  Gex,  de  se  transporter  dans  les  maisons  du  sieur  de  Voltaire  aussitôt  qu'il 
aura  ouvert  le  paquet,  dans  lequel  est  enfermé  le  présent  mémoire  d'instruc- 
tion. 

Si,  lorsque  ledit  subdélégué  sera  arrivé,  le  juge  du  lieu  ou  autre  officier 
de  justice  a  été  appelé  pour  apposer  les  scellés,  le  subdélégué  lui  remettra 
l'ordre  du  roi  coté  n°  1,  dont  il  se  fera  donner  un  reçu,  et  il  requerra  la  dis- 
traction de  tous  les  ouvrages,  manuscrits,  et  autres  papiers  écrits  de  la  main 
du  sieur  de  Voltaire,  ou  de  queUpie  autre  que  ce  soit^  qui  pourraient  con- 
cerner les  rois,  prii.ces,  et  autres  souverains,  leur  cour,  leurs  ministres,  ou 
le  gouvernement  de  leurs  États,  et  en  particulier  la  cour  et  le  gouverne- 
ment de  France,  ainsi  que  les  lettres  et  correspondances  avec  lesdits  rois? 
princes  et  ministres,  comme  aussi  tous  ouvrages,  écrits  ou  manuscrits,  con- 
cernant la  religion  et  1rs  mœurs,  même  ceux  d'histoire,  de  philosophie, 
ou  de  toute  espèce  de  littérature. 

Il  se  fera  remettre  lesdits  papiers,  dont  il  sera  dressé  procès-verbal  et 
fait  inventaire  par  l'officier  de  justice  qui  aura  été  appelé  pour  mettre  les 
scellés,  et  par  ledit  subdélégué,  en  présence  des  héritiers  du  sieur  de  Voltaire 
ou  de  leurs  représentants,  ou,  en  leur  absence,  en  présence  du  procureur  du 
roi,  soit  dans  l'instant  même,  soit  dans  un  autre  temp^  plus  commole. 

Dans  ce  dernier  cas,  les  papiers  ci-dessus  seront  mis  dans  une  ou  [)lu- 
sieurs  malles  qui  seront  scellées  du  cachet  de  l'officier  de  justice  et  de  celui 
du  subdélégué;  etlesdites  malles  seront  remises  à  la  garde  d'un  homme  sûr, 
qui  en  donnera  son  récépissé  :  les  scellés  ne  seront  levés  qu'en  présence  du 
juge  et  du  subdélégué  qui  les  auront  apposés,  ainsi  que  des  héritiers  ou 
leurs  représentants,  ou,  en  leur  absence,  du  procureur  du  roi  ;  et  l'inventaire 
desdits  papiers  sera  fait  en  présence  et  signé  des  uns  et  des  autres. 

Si,  lors  de  l'arrivée  du  subdélégué,  les  scellés  étaient  déjà  mis,  ledit 
subdélégué  remettra  aux  parents,  héritiers  du  sieur  de  Voltaire,  ou  à  leurs 
représentants,  ou,  au  défaut  des  uns  et  des  autres,  aux  conciero-es  de  ses 
maisons,  ou  autres  gardiens  de  scellés,  l'ordre  coté  n"  2,  dont  il  constatera 
la  remise,  afin  que  tous  les  appartements  lui  soient  ouverts;  il  croisera  les 
scellés  qui  auront  déjà  été  apposés,  et  il  examinera  s'il  n'y  aurait  pas 
quelque  endroit  où  il  y  eût  des  papiers,  et  où  le  scellé  n'eût  pas  été  mis. 
Dans  ce  cas,  il  le  mettra  lui-môme  en  présence  do  l'héritier  ou  de  son  repré- 
sentant, s'il  se  trouve  sur  le  lieu;  ou  au  défaut,  en  présence  du  concierge  de 
la  maison  ou  autres  gardiens  des  scellés;  il  en  dressoia  son  piorès-verb:;l 
(|u'il  fera  signer  par  l'héritier  ou  autre  personne  qui  aura  assisté  audit  sel!;''. 

1.  J'ai  vu  de  cette  pièce,  I"  la  minute,  2"  la  mise  au  net,  l!"  l'expéiiition.  (lî  ) 


37i  DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES. 

Dans  le  cas  où  il  n'y  aurait  point  dotïicier  de  justice  appelé  pour  appo- 
ser les  scellés,  ledit  subdélégué  remettra  l'ordre  coté  n°  3  aux  parente, 
héritiers  du  sieur  de  Voltaire,  ou  à  leurs  représentants,  ou,  au  défaut  des 
uns  et  des  autres,  aux  concierges  des  maisons,  afin  qu'elles  lui  soient  ou- 
vertes ;  et  il  en  constatera  la  remise  :  il  fera  lui-même  la  recherche  la  plus 
exacte  des  pai)iers  ci-dessus  désignés,  en  présence  de  l'héritier  ou  de  son 
représentant,  ou  enfin,  au  défaut  de  l'un  ou  de  l'autre,  en  présence  du  con- 
cierge ou  autre  personne  convenable;  il  fera  mettre  tous  lesdits  papiers  dans 
une  ou  plusieurs  malles  auxquelles  il  apposera  son  scellé,  et  fera  apposer 
celui  de  l'héritier  ou  de  son  représentant,  ou,  en  leur  absence,  celui  du 
eoncierge  ou  autre  personne  dont  il  se  sera  fait  assister  dans  la  recherche 
des  papiers;  et  il  remettra  lesdites  malles  à  la  garde  d'un  homme  sûr,  qui 
en  donnera  son  récépissé,  sauf  à  faire  ensuite  l'inventaire  desdits  papiers 
plus  à  loisir,  avec  cotes  et  paraphes,  en  présence  de  l'héritier  ou  de  la  per- 
sonne qui  l'aura  assisté  dans  la  recherche  desdits  papiers,  par  laquelle  il 
fera  signer  ledit  inventaire.  Il  dressera  du  tout  procès-verbal,  qu'il  signera 
et  fera  signer  par  ladite  personne. 

Il  adressera  ledit  procès-verbal  au  sieur  Bertin,  ministre  et  secrétaire 
d'État,  en  l'informant  de  tout  ce  qu'il  aura  fait. 

Fait  à  Mari}',  le  19  juillet  1774. 

Louis. 

Bertin. 
ORDRE  1. 
De  par  le  Roi. 

11  est  enjoint  au  juge,  notaire,  ou  aulre  officier  de  justice  chargé  d'apposer 
les  scellés  dans  les  maisons  du  sieur  de  Voltaire,  de  remettre  au  subdélégué 
de  l'intendant  de  Bourgogne,  qui  montrera  le  présent  ordre,  tous  les  ou- 
vrages et  manuscrits  qui  se  trouveront  dans  les  maisons  dudit  sieur  de  Voltaire 
et  qui  pourraient  concerner  les  rois,  princes,  et  autres  souverains,  leur 
cour,  leurs  ministres,  ou  le  gouvernement  de  leurs  Étals,  et  en  particulier  la 
cour  et  le  gouvernement  de  France,  comme  aussi  tous  ouvrages,  écrits  ou 
manuscrits,  concernant  la  religion  et  les  mœurs,  même  ceux  d'histoire,  de 
philosophie,  et  de  toute  espèce  de  littérature.  Ordonne  Sa  Majesté  audit 
officier  de  justice  de  dresser  procès-verbal  et  de  faire  inventaire  desdits 
papiers,  après  qu'ils  auront  été  cotés  et  paraphés,  tant  par  lui  que  par  ledit 
subdélégué,  qui  signera  aussi  ledit  procès-verbal  et  inventaire. 

Fait  à  Marly,  le  19  juillet  1774. 

Louis. 

Bertin. 
ORDRE  2. 
De  par  le  Roi. 

Il  est  enjoint  avix  parents  et  héritiers  du  sieur  de  Voltaire,  ou  leurs 
représentants,  ou,  au  défaut   des  uns  et  des  autres,  aux  concierges  de  ses 

1.  .J'ai  vu  de  celle  pièce,  1°  la  minute,  2°  l'expédition.  (B.) 
'1.  .]'ai  vu  de  cette  pièce,  1"  la  minute,  2°  l'expédition.  (B.) 


DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES.  373 

maisons,  d'ouvrir  lesdites  maisons  au  subdélégué  de  l'intendant  de  la  pro- 
vince de  Bourgogne  cliargé  du  présent  ordre,  de  lui  faire  voir  tous  les 
scellés  qui  auront  été  apposés,  lesquels  scellés  seront  croisés  par  ledit  sub- 
délégué,  en  présence  de  la  personne  à  laquelle  le  présent  ordre  aura  éié 
remis;  et  dans  le  cas  où  ledit  subdélégué  jugerait  convenable  d'apposer 
des  scellés  dans  quelque  etidroit  où  il  n'y  en  aurait  point  été  mis,  ordonne 
Sa  Majesté  qu'ils  seront  par  lui  apposés  en  pré.-ence  de  ladite  personne,  qui 
signera,  conjointement  avec  ledit  subdélégué,  le  procès-verbal  qui  sera 
dressé  de  cette  opération.  Fait  Sa  Majesté  défenses  au  juge  ou  autres  ofli- 
ciers  de  justice  qui  auront  apposé  les  premiers  scellés,  et  à  tous  autres,  de 
les  lever  sansy  appeler  le  subdélégué  de  l'intendant  qui  les  aura  croisés.  Or- 
donne Sa  Majesté  audit  officier  de  justice  de  remettre  audit  subdélégué  tous 
les  ouvrages,  écrits,  manuscrits,  et  autres  papiers  dont  il  requerra  la  dis- 
traction lors  de  la  levée  desdits  scellés,  desquels  papiers  il  sera  fait  inven- 
taire après  qu'ils  auront  été  cotés  et  paraphés,  tant  par  l'officier  de  just'ce 
que  parle  subdélégué,  lesquels  procès-verbal  et  inventaire  seront  signés  de 
l'un  et  de  l'autre. 

Fait  à  Marly,  le  19  juillet  1774, 

Louis. 

B  BR  TIN. 

ORDRE  I. 

De   par  le   Roi  2. 

Il  est  enjoint  aux  parents,  héritiers  du  sieur  de  Voltaire,  ou  h  leurs 
représentants,  ou,  au  défaut  des  uns  et  des  autres,  aux  concierges  de  ses 
maisons,  d'ouvrir  au  subdélégué  de  l'intendant  de  la  province  de  Bour- 
gogne, cliargé  du  présent  ordre,  toutes  les  chambres,  cabinets,  armoires  et 
autres  endroits  desdites  maisons  dans  lesquelles  il  peut  se  trouver  des  pa- 
piers, et  de  remettre  audit  subdélégué  tous  ceux  dont  il  requerra  la  dis- 
traction; desquels  papiers,  après  qu'ils  auront  été  cotés  et  paraphés,  tant 
par  ledit  sul)délégué(|uepar  l'héritier  dudit  sieurde  Voltaire,  son  représentant 
ou  autre  personne  qui  aura  accompagné  ledit  subdélégué,  il  sera  fait  inven- 
taire et  procès-verbal  par  ledit  subdélégué,  en  présence  de  la  personne  qui 
l'aura  accompagné  dans  la  recherche  qu'il  en  aura  faite,  et  qui  seront  signés 
par  l'un  et  par  l'autre. 

Fait  à  Marly,  le  19  juillet  1774. 

Louis. 

B  ERTI\. 

1.  J'ai  vu  de  cette  pièce,  1"  la  uiinute,  2"  l'expédition.  (B.) 

"2.  Dans  le  dossier  que  j'ai  vu,  on  lisait  en  tète  de  cette  pièce,  cl  de  la  main 

(le  Berlin  :  Le  roi  m^a  ordonné  verbalement  de  retirer  ces  papiers.  M.  I).  !..  IL 

ni'cn  parler. 

Dans  cette  pièce  étaient  les  deux  premières  pièces  de  cette  série  et  Vlnslruc- 

lion.  M.  D.  L.  B.  est  M.  de  La  Barberie,  l'un  des  commis  de  Berlin. 


374  DOCUMENTS     BIOGRAPHIQUES. 

LIX. 

MADAME   SUARD    A    FERNEY*. 

(JUIN    1-75  ). 
LETTRES    A    M.    SUARD. 

Vous  voulez  donc,  mon  ami,  publier  ces  lettres  qui  n'ont  été  écrites  que 
pour  vous  seul  et  qui  n'étaient  guère  destinées  aux  honneurs  de  l'impres- 
sion? Vous  connaissiez  mon  enlliousiasme  pour  !M.  de  Voltaire:  vous  saviez 
que  j'avais  été  nourrie,  pour  ainsi  dire,  dans  l'admiration  pour  ce  grand 
homme;  que  dans  un  voyage  qu'il  avait  fait  en  Flandre,  il  était  allé  voir 
mon  père,  qui  avait  un  très-beau  cabinet  de  physique.  Cette  visite  avait 
laissé  des  traces;  on  se  la  rappelait  souvent  dans  ma  famille,  où  ses  beaux 
ouvrages  étaient  vivement  appréciés  et  sentis.  Entourée,  depuis  mon  ma- 
riage, de  tous  les  amis  et  de  tous  les  admirateurs  de  M.  de  Voltaire;  amusée, 
ou  enchantée  sans  cesse  par  le  charme  de  ses  écrits,  mon  enthousiasme  pour 
lui  n'a  pu  que  s'accroître  encore.  Comment  ne  pas  admirer  celui  qui  emploie 
son  génie  à  défendre  les  opprimés  ;  à  parler  de  Dieu  comme  du  père  commun 
de  tous  les  hommes;  de  la  tolérance  comme  du  plus  sacré  de  leurs  droits  et 
du  plus  cher  de  leurs  devoirs?  J'ai  toujours  été  disposée  à  croire  que  les 
vertus  sont  en  proportion  du  sentiment  de  bonté  et  d'humanité  que  chaque 
homme  porte  dans  le  cœur.  Eh!  en  qwel  homme  trouve-t-on  ce  sentiment 
plus  profond,  plus  agissant  que  dans  M.  de  Voltaire?  Cet  intérêt  généreux 
qu'il  portait  aux  opprimés  l'a  accompagné  jusqu'à  son  dernier  souffle;  et 
dans  son  agonie  même,  ses  dernières  pensées  ont  été  adiessées  à  M.  de 
Lally-Tolendal  sur  l'heureux  succès  d'une  cause  qui  devait  triompher, 
puisqu'elle  était  défendue  par  la  piété  filiale  et  leloquence  la  plus  noble  et 
la  plus  touchante. 

En  adorant  le  génie  et  l'âme  passionnée  de  Voltaire  pour  les  intérêts  de 
ses  semblables,  je  ne  prétends  pas  approuver  les  excès  oiî  l'a  souvent  en- 
traîné la  violence  de  ses  passions.  Je  ne  le  considère  point  comme  un  modèle 
de  vertu  dans  sa  vie,  quoique  remplie  d'actions  nobles  et  généreuses,  je 
l'envisage  encore  moins  comme  un  exemple  de  sagesse  dans  tous  ses  ou- 
vrages. Je  réserve  le  culte  que  nous  devons  à  la  parfaite  vertu  pour  les 
Antonins,  les  Marc-Aurèles  et  les  Fénelons.  Mais  notre  reconnaissance  et 
notre  admiration  s'attachent  encore  à  ceux  qui,  malgré  leurs  erreurs  et 
leurs  fautes,  ont  employé  tous  les  moyens  d'un  génie  bienfaisant  et  actif  à 
faire  disparaître  des  erreurs  funestes  et  dangereuses,  et  ont  constamment 
travaillé  à  faire  naître  parmi  leurs  semblables  de  nouvelles  vertus. 


i.  Née  à  Lille,  en  1750,  et  sœur  du  premier  des  Panckoucke,  l'éditeur  de  VEn- 
cydopédie,  elle  épousa,  vers  1774,  Suard,  alors  âgé  de  42  ans,  en  devint  veuve 
en  1817,  et  mourut  en  1830. 


DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES.  37S 


Genève,  juin  177Ô. 

J'ai  enfin  obtenu  le  but  de  mes  désirs  et  de  mon  voyage  :  j'ai  vu  M.  de 
Voltaire.  Jamais  les  transports  de  sainte  Thérèse  n'ont  pu  surpasser  ceux 
que  m'a  fait  éprouver  la  vue  de  ce  grand  homme:  il  me  semblait  que  j'étais 
en  présence  d'un  dieu,  mais  d'un  dieu  dès  longtemps  chéii,  adoré,  à  qui 
il  m'était  donné  enfin  de  pouvoir  montrer  toute  ma  reconnaissance  et  tout 
mon  respect.  Si  son  génie  ne  m'avait  pas  portée  à  cette  ilUision,  sa  figure 
seule  me  l'eût  donnée.  Il  est  impossible  de  décrire  le  feu  de  ses  yeux,  ni  les 
grâces  de  sa  figure  :  quel  sourire  enchanteur!  il  n'y  a  pas  une  ride  qui  ne 
forme  une  grâce.  Ah!  combien  je  fus  surprise  quand,  à  la  place  de  la  figure 
décrépite  que  je  croyais  voir,  parut  cette  physionomie  pleine  de  feu  et  d'ex- 
pression; quand,  au  lieu  d'un  vieillard  voût»^,  je  vis  un  homme  d'un  main- 
tien droit,  élevé  et  noble  quoique  abandonné,  d'une  démarche  ferme  et 
même  leste  encore,  et  d'un  ton,  d'une  politesse,  qui,  comme  son  génie, 
n''est  qu'à  lui  seul  ! 

Le  cœur  me  battait  avec  violence  en  entrant  dans  la  cour  de  ce  château 
consacré  depuis  tant  d'années  par  la  présence  d'un  grand  homme.  Arrivée 
à  l'instant  si  vivement  désiré,  que  j'étais  venue  chercher  de  si  loin  et  que 
j'obtenais  par  tant  de  sacrifices,  j'aurais  voulu  différer  un  bonheur  que 
j'avais  toujours  compris  dans  les  vœux  les  plus  cliers  de  ma  vie;  et  je  me 
sentis  comme  soulagée  quand  M'""  Denis  nous  dit  qu'il  était  allé  se 
promener.  M"^''  Cramer,  qui  nous  avait  accompagnés,  alla  au-devant  de 
lui  pour  m'annoncer,  ainsi  que  mon  frère,  et  lui  poiter  li'S  lettres  de 
mes  amis.  l.  parut  bientôt,  en  s'écriant  :  «  Où  est-elle,  cet  e  dame?  où  est- 
elle?  c'est  une  âme  que  je  viens  chercher.  »  Et  comme  je  m'avançai  : 
«  On  m'écrit,  madame,  que  vous  êtes  toute  âme.  —  Cette  âme,  monsieur, 
est  toute  remplie  de  vous,  et  soupirait,  depuis  longtemps,  après  le  bonheur 
de  s'approcher  de  la  vôtre.  » 

Je  lui  parlai  d'abord  de  sa  santé,  de  l'inquiétude  qu'elle  avait  donnée  à 
ses  amis.  Il  me  dit  ce  que  ses  craintes  lui  font  dire  à  tout  le  monde,  qu'il 
était  mourant,  que  je  venais  dans  un  hôpital,  car  M'"*"  Denis  était  elle-même 
malade,  et  qu'il  regrettait  de  ne  pouvoir  m'y  offrir  un  asile. 

Dans  ce  moment,  il  y  avait  une  douzaine  de  personnes  dans  le  salon  : 
notre  cher  Audibert  '  était  de  ce  nombre.  J'avais  été  désolée  de  ne  pas  le 
trouver  à  Marseille;  je  fus  enchantée  de  h  rencontrera  Ferney.  M.  Poisson- 
nier ^  venait  aussi  d'y  arriver;  il  n'avait  pas  encore  vu  M.  de  Voltaire  :  il 
alla  se  placer  à  ses  côtés,  et  ce  fut  pour  lui  parler  sans  cesse  de  lui.  M.  de 
Voltaire  lui  dit  qu'il  avait  rendu  un  grand  service  à  l'humanité,  en  trou- 
vant des  moyens  de  dessaler  l'eau  de  mer.  <f  Oh,  monsieur,  lui  dit-il, 
je  lui  en  ai  rendu  un  bien  plus  grand  depuis;  j'étais  fait  pour  les  décou- 
vertes; j'ai  trouvé  le  moyen  de  conserver  des  années  entières  de  la  viande 

1.  Négociant  do  Marseille  et  membre  de  l'Académie  de  cette  ville.  Il  s'occupa 
beaucoup  de  l'affaire  Calas. 

2.  Pierre  Poissonnier,  célèbre  médecin  (1720-1798). 


376  DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES 

sans  la  saler,  »  Il  semblait  qu'il  fût  venu  à  Ferney  pour  se  faire  admirer,  et 
non  pour  rendre  hommage  à  M.  de  Voltaire.  Oh!  combien  il  me  paraissait 
petit!  que  la  médiocrité  vaine  est  une  misérable  chose  à  côté  du  génie 
modeste  et  indulgent!  car  M.  de  Voltaire  paraissait  l'écouter  avec  indul- 
gence; pour  moi,  j'étais  impatientée  h  l'excès.  J'avais  les  oreilles  tendues 
pour  ne  rien  perdre  de  ce  qui  sortait  de  la  bouche  de  ce  grand  homme,  (jui 
dit  mille  choses  aimables  et  spirituelles  avec  cette  grâce  facile  qui  charme 
dans  tous  ses  ouvrages,  mais  dont  le  trait  rapide  frappe  plus  encore  dans  la 
conversation.  Sans  empressement  de  parler,  il  écoute  tout  le  monde  avec 
une  attention  plus  flatteuse  que  celle  qu'il  a  peut-être  jamais  obtenue  lui- 
même.  Sa  nièce  dit  quelques  mots: ses  yeux  pleins  de  bienveillance  étaient 
fixés  sur  elle,  et  le  plus  aimable  souris  sur  sa  bouche.  Dès  que  M.  Poisson- 
nier eut  assez  parlé  de  lui,  il  voulut  bien  céder  sa  place.  Pressée  par  un  vif 
désir,  par  une  sorte  de  passion  qui  surmonta  toute  ma  timidité,  j'allai 
m'en  emparer  :  j'avais  été  un  peu  encouragée  par  une  chose  aimable  qu'il 
avait  dite  sur  moi;  son  air,  ses  regards,  sa  politesse,  avaient  banni  toutes 
mes  agitations  et  me  laissaient  tout  entière  à  mon  doux  enthousiasme. 
Jamais  je  n'avais  rien  éprouvé  de  semblable  ;  c'était  un  sentiment  nourri, 
accru  pendant  quinze  ans,  dont,  pour  la  première  fois,  je  pouvais  parler  à 
celui  qui  en  était  l'objet  :  je  l'exprimai  dans  tout  le  désordre  qu'inspire  un 
si  grand  bonheur.  M.  de  Voltaire  en  parut  jouir  :  il  arrêtait  de  temps  en 
temps  ce  torrent  par  des  paroles  aimables  :  Vous  tne  gàleZj,  vous  voulez  me 
tourner  la  lêle  ;  et  quand  il  put  me  parler  de  tous  ses  amis,  ce  fut  avec 
le  plus  grand  intérêt.  11  me  paila  beaucoup  de  vous,  de  sa  reconnaissance 
pour  vos  bontés*,  c'est  le  mot  dont  il  se  servit;  du  maréchal  de  Richelieu. 
«  Combien,  me  dit-il,  sa  conduite  m'a  surpris  et  affligé!  »  Il  parla  beaucoup 
de  M.  Turgot  :  &  11  a,  dit-il  trois  choses  terribles  contre  lui,  les  financiers, 
les  fripons  et  la  goutte.  «  Je  lui  dis  qu'on  pouvait  y  opposer  ses  vei'tus, 
son  courage  et  l'estime  publique.  «  Mais,  madame,  on  m'écrit  que  vou^  êtes 
de  nos  ennemis.  —  Eh  bien,  monsieur,  vous  ne  croirez  pas  ce  qu'on  vous 
écrit,  mais  vous  me  croirez  peut-être.  Je  ne  suis  l'ennemie  de  personne.  Je 
rends  hommage  aux  vertus  et  aux  lumières  de  M.  Turgot  ;  mais  je  connais 
aussi  à  M.  Necker  de  grandes  vertus  et  de  grandes  lumières,  que  j'honore 
également.  J'aime  d'ailleurs  sa  personne,  et  je  lui  dois  de  la  reconnaissance.  » 
Comme  je  prononçai  ces  paroles  d'un  ton  sérieux  et  pénétré,  M.  de  Voltaire 
eut  l'air  de  craindre  de  m'avoir  affligée.  «  Allons,  madame,  me  dit-il  d'un 
air  aimable,  calmez-vous.  Dieu  vous  bénira;  vous  savez  aimer  vos  amis.  Je 
ne  suis  point  l'ennemi  de  M.  Necker,  mais  vous  me  pardonnerez  de  lui 
préférer  M.  Turgot.  N'en  parlons  plus.» 

En  quittant  le  salon,  il  m'a  priée  de  regarder  sa  maison  comme  la 
mienne.  Déjà  il  avait  oublié  qu'il  venait  de  me  dire  qu'il  était  désolé  de  ne 
pouvoir  m'y  offrir  un  asile...  «  Je  vous  en  supplie,  madame,  en  regrettant 
bien  de  ne  pouvoir  vous  en  faire  les  honneurs.  »  Je  me  suis  bornée  à  lui 


1.  M.  Suard,  dans  son  discours  de  réception  à  l'Académie,  avait  fait  un  grand 
■<jloge  de  M.  de  Voltaire. 


DOCUMENTS    BIOG  R  APIIIO  UE  S,  377 

demander  la  permission  de  venir  passer  quelquefois  une  heure  à  Fernsy 
pour  demander  des  nouvelles  de  sa  santé,  de  celle  de  M"""  Denis  :  je  l'ai 
assuré  (car  je  sais  qu'il  craint  les  visites)  que  je  m'en  irais  contente  si  je 
l'apercevais  seulement  de  loin;  et  comme  il  paraissait  fatigué,  je  l'ai  con- 
juré, en  lui  baisant  les  mains,  de  se  retirer.  Il  a  serré  et  baisé  les  miennes 
avec  sensibilité,  et  il  a  passé  dans  son  cabinet.  Je  crois  qu'il  a  achevé  d'y 
lire  les  lettres  de  mes  amis,  qui  m'ont  si  bien  traitée,  car,  peu  de  temps 
après,  il  est  revenu  me  joindre  dans  son  jardin.  Je  me  suis  longtemps  pro- 
menée seule  avec  lui.  Vous  pouvez  imaginer  combien  j'étais  heureuse  de 
m'entretenir  avec  liberté  avec  ce  génie  sublime,  dont  les  ouvrages  avaient 
fait  le  charme  de  ma  vie,  et  dans  ces  beaux  jardins,  devant  ces  riches 
coteaux  qu'il  a  si  bien  chantés!  Je  ne  lui  parlai  que  de  ce  qui  pouvait  le 
consoler  de  l'injustice  des  hommes,  dont  je  voyais  qu'il  ressentait  encore 
l'amertume.  «  Ah!  lui  ai-je  dit,  si  vous  pouviez  être  témoin  des  applaudisse- 
ments, des  acclamations  qui  s'élèvent  aux  assemblées  publiques  lorsqu'on 
y  prononce  votre  nom,  combien  vous  seriez  content  de  notre  reconnaissance 
et  de  notre  amour!  qu'il  me  serait  doux  de  vous  voir  assister  à  votre  gloire! 
que  n'ai-je,  hélas!  la  puissance  d'un  dieu  pour  vous  y  transporter  un  mo- 
ment! —  J'y  suis,  j'y  suis!  s'est-il  écrié;  je  jouis  de  tout  cela  avec  vous; 
je  ne  regrette  plus  rien.  » 

Pendant  cette  conversation,  j'étais  aussi  étonnée  qu'enchantée  do  le  voir 
marcher  à  mes  côtés  du  pas  le  plus  ferme  et  le  plus  leste,  et  de  manière 
que  je  n'aurais  pu  le  devancer  sans  me  fatiguer  (il  avait  alors  quatre-vingts 
ans),  moi  qui,  comme  vous  le  savez,  marche  très-bien.  Mon  inquiétude 
m'arrêtait  de  temps  en  temps.  «  Monsieur,  n'ôtes-vous  point  fatigué?  de  grâce, 
ne  vous  gênez  point.  —  Non,  madame,  je  marche  très-bien  encore,  quoique 
je  souffre  beaucoup.  »  La  crainte  qu'il  a  du  parlement  lui  fait  tenir  ce  langage 
à  tous  ceux  qui  arrivent  à  Ferney.  Ah!  comment  pourrait-il  concevoir  l'idée 
de  troubler  les  derniers  jours  de  ce  grand  homme!  Non,  sa  retraite,  son 
génie,  notre  amour  sauvera  à  ma  patrie  un  crime  si  lâche.  Avant  de  le  quit- 
ter, je  l'ai  remercié  de  sa  réception  si  pleine  de  bonté,  et  qui  me  payait, 
avec  usure,  les  deux  cents  lieues  que  je  venais  de  faire  pour  le  venir  clier- 
cher.  Il  ne  voulait  pas  croire  que  je  vous  eusse  quitté,  ainsi  que  mes  amis, 
pour  le  voir  uniquement.  Je  l'ai  assuré  que  les  lettres  de  mes  amis  le  trom- 
paient en  tout,  excepté  en  cela;  enfin  je  l'ai  quitté  si  remplie  du  bonheur 
que  j'avais  goûté  que  cette  vive  impression  m'a  privée  du  sommeil  pendant 
toute  la  nuit. 

Genève,  juin  1775. 

Nous  sommes  allés  dîner  aujourd'hui,  mon  ami,  chez  M.  et  M""- de  Florian, 
parents  de  xM.  de  Voltaire,  et  qui  ont  une  fort  jolie  maison  de  campagne 
auprès  de  Ferney;  ce  sont  deux  personnes  dont  le  plus  grand  mérite  est  de 
lui  appartenir;  M.  de  Voltaire,  qui  le  sait  sûrement  mieux  que  personne, 
les  traite  cependant  avec  une  bonté  extrême.  Je  bouillais  d'impatience  de  les 
quitter  après  le  dîner  pour  aller  voir  le  grand  homme.  M.  Hennin,  notre 
résident  à  Genève,  m'a  donné  la  main. 


.i78  DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES. 

Après  avoir  causé  un  moment  avec  M™^  Denis,  nous  avons  été  très- 
promptement  admis  :  nous  l'avons  trouvé  assis  au  coin  du  feu,  un  livre  à  la 
main  ;  je  lui  trouvais  l'air  abattu;  ses  yeux,  qui,  la  dernière  fois,  lançaient 
des  éclairs,  étaient  voilés  comme  d'un  nuage. Il  me  dit,  avec  ce  ton  de  poli- 
tesse qui  le  distingue  autant  par  ses  manières  qu'il  l'est  par  son  génie:  «Ah! 
madame,  que  vous  êtes  bonne!  vous  n'abandonnez  pas  un  vieillard,  vous 
daignez  le  visiter.  »  Concevez-vous  rien  de  plus  adorable?  lui  qui  fait  grâce 
à  tous  ceux  qu'il  consent  à  voir,  se  charger  de  toute  la  reconnaissance!  Je 
lui  parlai  de  sa  santé;  il  avait,  me  dit-il,  mangé  des  fraises  qui  lui  avaient 
donné  une  indigestion.  «  Hé  bien  !  en  lui  prenant  la  main  et  en  la  lui  baisant, 
vous  n'en  mangerez  plu?,  n'est-ce  pas?  vous  vous  ménagerez  pour  vos  amis, 
pour  le  public  dont  vous  faites  les  délices. — Je  ferai,  dit-il,  tout  ce  que  vous 
voudrez;  »  et  comme  je  continuai  mes  petites  caresses  :  c  Vous  me  rendez 
la  vie!  qu'elle  est  aimable!  s'écriait-il;  que  je  suis  heureux  d'être  si  misé- 
rable! elle  ne  me  traiterait  pas  si  bien  si  je  n'avais  que  vingt  ans.  »  Je  lui  dis 
que  je  ne  pourrais  l'aimer  davantage,  et  que  je  serais  bien  à  plaindre  de  ne 
pouvoir  lui  montrer  toute  la  vivacité  des  sentiments  qu'il  m'inspire.  En 
effet,  ces  quatre-vingts  ans  meltent  ma  passion  bien  à  l'aise,  sans  lui  rien 
faire  perdre  de  sa  force.  Nous  parlâmes  de  Ferney,  qu'il  a  peuplé,  qui  lui 
doit  son  existence:  il  s'en  félicitait.  Je  me  rappelai  ce  vers,  que  je  lui 
citai  : 

J"ai  fait  un  peu  de  bien,  c'est  mon  plus  bel  ouvrage. 

Notre  résident  lui  dit  que,  si  jamais  ses  ouvrages  se  perdaient,  on  les 
retrouverait  tout  entiers  dans  ma  tête.  «  Ils  seront  donc  corrigés?»  dit-il  avec 
une  grâce  inimitable;  et  comme  il  m'avait  abandonné  sa  main,  que  je  bai- 
sai :  «  Voyez  donc,  en  baisant  la  mienne,  comme  je  me  laisse  faire;  c'est  que 
cela  est  si  doux  !  »  Je  lui  demandai  ce  qu'il  pensait  des  Barmécides,  que 
M.  de  La  Harpe  m'avait  chargée  de  lui  porter.Il  les  loua  modérément  et  me 
laissa  entrevoir  qu'il  y  désirait  beaucoup  de  choses,  sur  lesquelles  il  écrirait 
à  M.  de  La  Harpe.  Pour  V Éloge  de  Pascal,  par  M.  de  Condorcet,  il  me  dit 
qu'il  le  trouvait  si  beau  qu'il  en  était  épouvanté.  «  Comment  donc,  mon- 
sieur? —  Oui,  madame,  si  cet  homme-là  était  un  si  grand  homme,  nous 
sommes  de  grands  sols,  nous  autres,  de  ne  pouvoir  penser  comme  lui.  M.  de 
Condorcet  nous  fera  un  grand  tort  s'il  fait  imprimer  cet  ouvrage  tel  qu'il 
me  l'a  envoyé.  Que  Racine,  ajouta-t-il,  fût  un  bon  chrétien,  cela  n'était  pas 
extraordinaire:  c'était  unpoëte,  un  homme  d'imagination;  mais  Pascal  était 
un  raisonneur,  il  ne  faut  pas  mettre  les  raisonneurs  contre  nous;  c'était,  au 
reste,  un  enthousiaste  malade,  et  peut-être  d'aussi  peu  de  bonne  foi  que  ses 
antagonistes.  »  Je  ne  m'avisai  point  de  vouloir  lui  prouver  qu'un  grand 
homme  pouvait  encore  être  un  chrétien;  j'aimai  mieux  continuer  de  l'en- 
tendre. Il  nous  parla  de  son  frère  le  janséniste,  qui  avait,  dit-il,  un  si  beau 
zèle  pour  le  martyre  qu'il  disait  un  jour  à  un  ami  qui  pensait  comme  lui, 
mais  qui  ne  voulait  pas  qu'on  se  permît  rien  qui  exposât  à  la  persécution  : 
«  Parbleu,  si  vous  n'avez  pas  envie  d'être  pendu,  au  moins  n'en  dégoûtez 
pas  les  autres!  » 


DOCUMENTS    BIOG  RAPIIIQUIiS.  37ÎV 

Après  avoir  passé  une  heure  délicieuse,  je  craignis  d'avoir  abusé  de  sa 
bonté.  Tout  le  bonheur  que  je  goûle  à  le  voir,  à  l'entendre,  cédera  toujours 
à  la  crainte  de  le  fatiguer.  Quand  l'intérêt  qu'il  m'inspire  ne  m'engagerait 
pas  à  veiller  tous  ses  mouvements,  à  lui  épargner  la  plus  légère  contrainte, 
je  les  observerais  encore  par  amour- propre  :  car  on  m'avait  prévenu  qu'il 
avait  une  manière  de  témoigner  sa  fatigue,  que  j'aurais  toujours  soin  de 
prévenir.  Il  me  reconduisit  jusqu'à  la  porte  de  son  cabinet,  malgré  toutes 
mes  instances.  Quand  j'y  fus,  je  lui  dis  :  «  Monsieur,  je  vais  faire  bientôt  un 
long  voyage;  donnez-moi,  je  vous  prie,  votre  bénédiction,  je  la  regarderai 
comme  un  préservatif  aussi  sûr  contre  tous  les  dangers  que  celle  de  noire 
Saint-Père.  »  II  sourit  avec  une  grâce  infinie,  appuyé  contre  la  porte  de  son 
cabinet;  il  me  regardait  d'un  air  fin  et  doux,  et  paraissait  embarra-sé  de  ce 
qu'il  devait  faire  ;  enfin  il  me  dit:  «  Mais  je  ne  puis  vous  bénir  de  mes  doigts, 
j'aime  mieux  vous  passer  mes  deux  bras  autour  du  cou,  »  et  il  m"a  embras- 
sée. Je  suis  retournée  auprès  de  M'"*'  Denis,  qui  me  comble  d'honnêtetés. 
Demain  je  viendrai  dîner  ici  et  j'y  coucherai  :  j'ai  cédé  aux  instances  de 
M'"*"  Denis  avec  d'autant  moins  do  scrupule  qu'on  dit  que  M.  de  Voltaire 
n'est  jamais  plus  aimable  et  de  meilleure  humeur  que  lorsqu'il  a  pris  son 
café  à  la  crème.  Il  ne  paraît  plus  à  table  et  ne  dîne  plus;  il  reste  couché 
presque  tout  le  jour,  travaille  dans  son  lit  jusqu'à  huit  heures;  alors  il  de- 
mande à  souper,  et,  depuis  trois  mois,  c'est  toujours  avec  des  œufs  brouil- 
lés qu'il  soupe;  il  a  pourtant  toujours  une  bonne  volaille  toute  prèle  en  cas 
qu'il  en  ait  la  fantaisie.  Tous  les  villageois  qui  passent  par  Ferney  y  trou- 
vent aussi  un  dîner  prêt  et  une  pièce  de  vingt-quatre  sous  pour  continuer 
leur  route.  Adieu,  mon  ami  ;  je  ne  vous  parle  que  du  grand  homme,  lui  seul 
peut  m'intéresser  ici. 

Ferney,  dimanche,  1775. 

Je  viens  de  passer  deux  jours  chez  M.  de  Voltaire;  j'ai  donc  beaucoup  à 
vous  en  parler;  il  passa  presque  toute  l'après-dînée  du  premier  jour  dans 
le  salon.  On  parla  d'abord  de  l'émeute  sur  les  grains^,  sur  laquelle  je  lui 
appris  quelques  détails  qu'il  ignorait.  Un  négociant  qui  se  trouvait  à  Fer- 
ney en  prit  occasion  de  déplorer  la  destitution  de  M.  L***-,  qui  l'aimait,  qui 
lui  avait  rendu  plusieurs  services  importants,  et  qui  était  au  moment  de  lui 
en  rendre  un  plus  essentiel  encore,  au  moment  où  il  fut  renvoyé;  enfin  il 
ne  cessait  de  déplorer  cette  perte  relativement  à  lui,  quoique  M.  de  Voltaire 
lui  répétai  trois  fois  :  «Vous  ressemblez  à  cette  femme  du  peuple  qui  maudis- 
sait Colbert  toutes  les  fois  qu'elle  faisait  une  omelette,  parce  qu'il  avait  mis 
un  impôt  sur  les  œuf.-.  »  Ce  négociant  se  trouvait  être  encore  un  ami  de  Lin- 


1.  Occasionnée  par  l'arrôt  du  conseil  du  13  septembre  1774,  qui  établissail  la 
liberté  du  commerce  des  grains  à  l'intérieur.  Ou  la  disait  fomentée  par  les  enne- 
mis de  Turgot,  le  prince  de  Conti  et  les  parlementaires. 

2,  Probablement  M.  Lecler,  premier  commis  des  finances,  que  Tur|2;ot  avait 
remplacé,  au  mois  de  septembre  177i,  par  M.  de  Vaincs,  avec  lequel  Voltaire  était 
en  correspondance. 


380  DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES. 

guet*  :  il  en  fit  un  pompeux  éloge;  et  M.  de  Voltaire,  ou  par  complaisance, 
ou  par  sensibilité  pour  un  suffrage  qu'il  devrait  dédaigner,  en  parla  comme 
d'un  homme  plein  de  goût  et  de  génie.  Comme  mei  oreilles  étaient  un 
peu  blessées  par  ces  mots  de  goût  et  de  génie,  accordés  par  un  oracle  du 
goût  à  un  homme  qui  n'en  montra  jamais  la  trace,  je  pris  la  liberté  de  le 
combattre.  «  Il  me  semblait,  dis-je  à  M.  de  Voltaire,  que  la  base  essentielle 
du  génie  et  même  du  goût,  ce  doit  être  le  bon  esprit,  et  jamais  je  ne  le 
sens  dans  Linguet.  Sa  mauvaise  foi,  ajoutai-je,  achève  de  le  rendre,  pour 
moi,  un  écrivain  insupportable.  »  M.  de  Vultaire  ne  défendit  pas  son  opinion 
par  un  seul  mot.  «  Pourquoi,  mon-ieur,  dis-je,  adoré-je  votre  génie?  c'est 
qu'il  n'est  pas  seulement  beau,  étendu,  lumineux;  c'est  qu'il  a  toujours  la 
raison  pour  base;  c'est  qu'il  a  encore  cette  bonne  foi  qui  donne  au  génie 
toute  sa  force  et  toute  sa  chaleur;  c'est  pour  cela  qu'il  a  eu  des  succès  si 
universels;  c'est  parce  que  vous  aimea  véritablement  l'humanité  que  vous 
détestez  le  fanatisme,  que  vous  lui  avez  arraché  son  poignard.  Vous  étiez 
digne  d'une  pareille  victoire;  vous  avez  consacré  votre  vie  entière  à  l'ob- 
tenir; c'est  seulement  à  ceux  qui  aiment  les  hommes  qu'appartient  la  gloire 
d'en  être  les  bienfaiteurs.  Linguet  est  un  écriva  n  corrompu  dans  ses  prin- 
cipes de  morale  comme  dans  ses  principes  de  politique:  il  ne  sème  que  des 
faussetés  ou  des  erreurs  dangereuses;  il  ne  doit  recueillir  que  du  mépris,  et 
j'avoue  que  vous  m'avez  alîligé  en  l'honorant  de  votre  suffrage.  »  La  bouche 
de  M.  de  Voltaire  resta  toujours  muette,  mais  il  ne  cessa  de  me  regarder 
avec  des  yeux  dont  il  est  impo.-sible  de  peindre  la  finesse  et  l'obligeante 
attention.  Cependant  ce  négociant  entreprenait  de  défendre  et  même  de  louer 
encore  Linguet;  ce  qui  ajoutant  au  mépris  dont  je  me  sentais  animée  au 
souvenir  de  ses  bassesses,  j'en  fis  un  petit  résumé  à  M.  de  Voltaire;  je  lui 
montrai  Linguet  parmi  ses  confrères,  le  jour  où  l'on  devait  décider  de  son 
sort  au  Palais,  ^'arrachant  les  cheveux  et  s'écriar.t  qu'il  était  entouré  d'as- 
sassins. Je  le  lui  montrai  peint  d'après  lui-même  dans  la  Théorie  du  Libelle^, 
se  comparant  tantôt  à  Curtius,  tantôt  à  Hector,  et  parlant  de  sa  conduite 
avec  le  duc  d'Aiguillon  comme  d'un  modèle  de  générosité  et  de  grandeur 
d'âme,  quoique  cette  impudence  fût  démentie  par  ses  lettres,  que  le  duc 
avait  entre  ses  mains;  enfin  je  lui  parlai  des  outrages  dont  il  avait  accublé 
ses  confrères  les  plus  estimables,  et  M.  de  Voltaire  levait  les  yeux  et  les 
mains  au  ciel  avec  les  signes  du  plus  grand  étonnement. 

11  revint  plusieurs  fois  dans  le  salon  cette  même  après-dinée  :  ma  joie 
de  ces  appai'itions  inattendues  me  portait  toujours  au-devant  de  lui;  tou- 
jours je  lui  prenais  les  mains  et  je  les  lui  baisai  à  plusieurs  reprises.  «  Don- 
nez-moi votre  pied,  s'écriait-il,  donnez-moi  votre  pied  que  je  le  baise;  »  je 


1.  Simon-Nicolas-Henri  Linguet  (1736-1794). 

■2.  La  Théorie  du  Libelle,  ou  l'Art  de  calomnier  avec  fruit;  dialogues  pliiloso- 
phiques  pour  servir  de  supplément  à  la  u  Théorie  du  Paradoxe  »,  Amsterdam 
(Paris),  177.3,  in-J2.  Dans  ce  factum  d'ailleurs  très-spirituel,  Linguet  répondait  à 
l'abbé  Morellet,  qui  l'avait  violemment  attaqué  dans  sa  Théorie  du  Paradoxe, 
1775,  in-12. 


DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES.  381 

lui  présentai  mon  visage.  Il  me  reproclia  de  n'être  venue  à  Ferney  que  pour 
le  gâter,  le  corrompre.  «  C'est  vous,  lui  dis-je,  qui  nous  gâtez  beaucoup, 
monsieur,  en  vous  donnant  à  nous  si  longtemps  et  si  souvent.  «  Comme  je 
lui  montrai  quel(|ue  inquiétude  sur  la  fatigue  qu'il  pouvait  en  éprouver  : 
«  Madame,  me  dit-il  avec  une  inclination  de  tête  d'une  galanterie  qu'il  n'est 
pas  possible  de  rendre,  je  vous  ai  entendue,  cela  est  impossible.  » 

Cet  homme  chargé  de  tant  de  gloire  et  de  tant  d'années,  qui,  en  éclai- 
rant l'Europe,  est  encore  le  dieu  bienfaisant  de  Ferney,  à  qui  on  pardon- 
nerait de  se  regarder  comme  le  centre  de  tous  les  mouvements  qui  l'envi- 
ronnent; qui  serait,  ce  me  semble,  ma  première  pensée,  mon  premier  besoin, 
si  j'avais  le  bonheur  qu'une  partie  du  sien  me  fût  confiée,  reçoit  une  préve- 
nance, une  marque  d'attention,  comme  les  autres  reçoivent  une  grâce  et  une 
marque  de  bonté.  Ce  même  jour,  il  voulait  prendre  une  tabatière  qui  se 
trouvait  sur  la  cheminée;  je  vis  son  mouvement,  car  je  ne  puis  le  perdre 
de  vue;  je  m'avançai  pour  la  lui  remettre  :  il  se  mit  presque  à  mes  pieds 
pour  me  remercier;  et  il  faut  voir  de  quelle  grâce  cette  politesse  est  accom- 
pagnée. Celte  grâce  est  dans  son  maintien,  dans  son  geste,  dans  tous  ses 
mouvements;  elle  tempère  aussi  le  feu  de  ses  regards,  dont  l'éclat  est  encore 
si  vif  qu'on  pourrait  à  peine  le  supporter,  s'il  n'était  adouci  par  une  grande 
sen-ibilité.  Ses  yeux,  brillants  et  perçants  comme  ceux  de  l'aigle,  me  don- 
nent l'idée  d'un  être  surhumain;  mais  ses  regards  ne  semblent  exprimer 
que  la  bienveillance  et  l'indulgence  lorsqu'ils  s'attachent  sur  sa  nièce; 
comme  ils  appellent  les  égards  de  tout  ce  qui  l'entoure!  car  c'est  presque 
toujours  avoc  le  sourire  de  l'approbation  qu'il  l'écoulé.  Sa  bonté  attire  aussi 
à  M.  et  M'""  de  Florian  des  attentions  qu'ils  ne  trouveraient  pas  ailleurs  qu'à 
Ferney.  M""^  de  Florian  a  avec  elle  une  jeune  sœur  qui  rit  de  tout  et  qui  rit 
toujours.  M.  de  Voltaire  1  appelle  Quinze  ans,  et  se  prête  à  sa  gaieté  enfan- 
tine avec  une  bonté  charmante;  quelquefois  elles  vont  l'embrasser  le  soir 
dans  son  lit  :  il  se  plaint  gaiement  qu'elles  lai?sent  dans  une  couche  soli- 
taire un  homme  si  jeune  et  si  joli.  Mais  adieu,  mon  ami,  je  vais  trouver 
aussi  le  mien,  car  je  suis  fatiguée,  et  il  faut  que  je  me  lève  de  b  mne  heure 
pour  ne  pas  perdre  l'occasion  de  voir  noU-e  aimable  patriarche  dans  les  mo- 
ments de  sa  plus  belle  humeur. 

Ferney,  lundi. 

M.  de  Voltaire  eut  la  bonté  d'envoyer  savoir  de  mes  nouvelles  dès  qu'il 
sut  que  j'étais  levée;  et  l'espérance-  de  le  voir  m'avait  réveillée  de  bien 
bonne  heure.  Je  lui  en  fis  demander  la  permission,  qu'il  m'accorda  tout  de 
suite.  Dès  que  je  parus,  il  me  dit,  avec  sa  grâce  ordinaire  ;  «  Ah!  madame, 
vous  faites  ce  que  je  devrais  faire.  —  Monsieur,  j'achèterais  d'une  partie  de 
m  1  vie  le  bonheur  que  vous  m'accordez;  »  et  je  n'exagérais  point  en  lui  par- 
lant ainsi.  Je  m'assis  à  côté  de  son  lit,  qui  est  de  la  plus  grande  simplicité 
et  de  la  propreté  la  plus  parfaite.  Il  était  sur  son  séani,  droit  et  ferme 
comme  un  jeune  homme  de  vingt  ans;  il  avait  un  bon  gilet  de  satin  blanc, 
un  bonnet  de  nuit  attaché  avec  un  ruban  fort  propre.  Il  n'a,  dans  ce  lit  oiî 
il  travaille  toujours,  d'autie  table  à  écrire  qu'un  échiquier.  Son  cabinet  me 


382  DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES. 

frappa  par  l'ordre  qui  y  règne  :  ce  n'est  pas,  comme  le  vôtre,  des  livres 
pêle-mêle  et  de  grands  entassements  de  papiers;  tout  y  est  en  ordre,  et  il 
sait  si  bien  la  place  que  ses  livres  occupent,  qu'à  propos  du  procès  de  M.  de 
Guines  ^  dont  nous  parlâmes  un  moment,  il  voulut  consulter  un  mémoire. 
«  Wagnière,  dit-il  à  son  secrétaire,  mon  cher  Wagnière,  prenez,  je  vous 
prie,  ce  mémoire  à  la  troisième  tablette  à  droite;  »  et  le  mémoire  y  était  en 
effet.  Ce  qui  abonde  le  plus  sur  son  secrétaire,  c'est  une  grande  quantité  de 
plumes.  Je  le  priai  de  me  permettre  d'en  prendre  une  que  je  garderais 
comme  la  plus  précieuse  des  reliques;  et  il  m'aida  lui-même  à  chercher 
une  de  celles  avec  laquelle  il  avait  le  plus  écrit,  il  a  à  côté  de  son  lit  le 
portrait  de  M"""  du  Châlelet,  dont  il  conserve  le  plus  tendre  souvenir. 
Mais  dans  l'intérieur  de  son  lit  il  a  les  deux  gravures  de  la  fumille  des 
Calas.  Je  ne  connaissais  pas  encore  celle  qui  représente  la  femme  et  les  en- 
fants de  cette  victime  du  fanatisme,  embrassant  leur  père  au  moment  où  on 
va  le  mener  au  supplice  ;  elle  me  fit  l'impression  la  plus  douloureuse,  et  je 
reprochai  à  M.  de  Voltaire  de  l'avoir  p'acée  de  manière  à  l'avoir  sans  cesse 
sous  ses  yeux.  .4/t.'  madame,  pentlanl  onze  ans  fui  été  sans  cesse  occupé 
de  celte  malheureuse  famille  et  de  celle  des  Sirven;  et  pendant  tout  ce 
iemps,  madame,  je  me  suis  reproché  comme  un  crime  le  moindre  sou- 
rire qui  m'est  échappé.  Il  me  disait  cela  avec  un  accent  si  vrai,  si  tou- 
chant que  j'en  étais  pénétrée.  Je  lui  pris  la  main,  que  je  baisai  ;  et  remplie 
de  vénération  et  de  tendresse,  j'arrêtai  sa  pensée  sur  tous  les  biens  qu'il 
avait  faits  à  ces  deux  familles  ;  sur  les  grands,  sur  les  signalés  services  qu'il 
avait  rendus  à  l'humanité;  sur  le  bonheur  dont  il  devait  jouir  en  se  trouvant 
le  bienfaiteur  de  tant  d'hommes,  le  bienfaiteur  du  monde  entier,  qui  lui  de- 
vrait peut-être  de  n'être  plus  souillé  par  les  horreurs  du  fanatisme. 

11  me  dit  que  le  triomphe  des  lumières  était  bien  loin  d'être  assuré;  il 
me  parla  des  arbitres  de  la  destinée  des  hommes  et  des  préjug*^squi  avaient 
t?ntouré  leur  enfance.  «  La  nourrice,  me  dit-il,  fait  des  traces  comme  cela, 
en  me  montrant  la  longueur  de  son  bras;  et  la  raison,  quand  elle  arrive  à 
sa  suite,  n'en  fait  que  de  lu  longueur  de  mon  doigt.  Non,  madame,  nous 
devons  tout  craindre  d'un  homme  élevé  par  un  fanatique.  »  Ce  sujet  le  con- 
duisit à  s'égayer  sur  la  vie  de  Jésus-Christ  et  sur  ses  miracles.  Je  n'osais 
pas  relever  sérieusement  ses  sarcasmes,  et  je  voulais  encore  moins  paraître 
les  approuver.  Je  défendis  Jésus-Christ  comme  un  philosophe  selon  mon 
cœur,  dont  la  doctrine  était  divine  et  la  morule  indulgente.  «  J'admire, 
disais-jeà  M.  de  Voltaire,  son  amour  pour  les  faibles  et  les  malheureux;  les 
paroles  que  plusieurs  fois  il  avait  adressées  à  des  femmes,  et  qui  sont  ou 
d'une  philosophie  sublime,  ou  de  la  plus  touchante  indulgence.— Oh!  oui,  me 


1.  Adrien-Louis  de  Bonnières,  comte,  puis  duc  de  Guines  (I7"2ol806),  am- 
bassadeur à  Londres  depuis  1770,  et  dont  le  procès  en  diffamation  contre  son 
secrétaire,  Tort  de  La  Soudre,  qui  l'avait  accusé  de  contrebande  pratiquée  sous 
le  couvert  de  l'ambassade,  faisait  beaucoup  de  bruit.  Les  mémoires  qui  parurent 
dans  cette  afiaire  étaient  de  Gerbier,  pour  le  duc  de  Guines,  et  de  Falconnet  pour 
Tort. 


DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES.  383 

dit-il,  avec  un  regard  et  un  sourire  remplis  de  la  plus  aimable  malice,  vous 
autres  femmes,  il  vous  a  si  bien  traitées  que  vous  lui  devez  de  prendre 
toujours  sa  défense.  »  Nous  avons  aussi  beaucoup  causé  de  tous  nos  amis, 
d'Alembert,  La  Harpe,  Saint-Lanibcrt,  notre  bon  Condorcet.il  parle  de  31.  de 
La  Harpe  comme  de  noire  espérance  pour  le  théâtre,  de  M.  de  Condoicet 
comme  du  plus  digne  apôtre  de  la  philosophie  :  il  estime  beaucoup  les 
talents  et  la  personne  de  M  .  de  Saint-Lambert.  Je  lai  ai  parlé  des  journées 
si  douces  que  j'avais  passées  dans  sa  solitude  d'Eaubonne*,  de  son  jardin  si 
plein  de  fleurs  et  de  fruits,  de  son  amabilité  pour  ses  convives,  de  ceite 
table  si  parfaite  et  si  voluptueuse,  dirigée  par  les  principes  de  Sarah^,  et  oij 
la  raison,  le  cœur  et  l'appétit  étaient  égalements  satisfaits.  «  C'est  là,  m'a-t-il 
dit,  que  je  voudrais  me  transporter,  préférablement  au  spectacle  ou  au 
souper  des  grands  seigneurs; je  dînerais  à  côté  de  vous  et  ne  serais  entouré 
que  d'amis,  de  votre  mari,  que  je  voudrais  connaître  après  vous  avoir  vue, 
et  dont  les  bontés  me  seront  toujours  chères.  »  Ces  bontés,  car  il  se  servit 
de  ce  mot-ià,  le  rappelèrent  à  M.  de  Richelieu,  qui  avait  voulu  écarter  de 
l'Académie  des  hommes  si  dignes  d'en  être,  deux  bons  écrivains  et  deux 
hommes  sans  préjugés.  C'est  là,  je  crois,  la  base  d'après  laquelle  il  forme 
son  opinion  tur  ses  semblables.  Je  sentis  tout  ce  que  cette  association  avec 
l'abbé  Delille  avait  de  flatteur  pour  vous.  Il  me  parla  du  maréchal  comme 
d'un  homme  qui,  après  avoir  fait  une  longue  roule,  n'avait  recueilli  aucune 
lumière  dans  la  traversée,  et  arrivait  à  la  vieillesse  avec  toute  la  frivolité  des 
goûts  du  premier  âge;  cela  me  donna  l'ocasion  de  lui  citer  ces  vers  : 

Qui  n'a  pas  l'esprit  de  son  âge 
De  son  âge  a  tout  le  malheur. 

«  Hélas!  madame,  ra'a-t-il  dit,  cela  est  bien  vrai.  » 

C'est  tout  ce  qu'on  peut  faire  que  de  lui  citer  un  de  ses  vers.  Je  n'ai  pas 
encore  trouvé  le  moment  de  lui  parler  de  ses  ouvrages.  Bien  loin  de  res- 
sembler à  ces  hommes  dont  la  conversation,  dit  Montesquieu,  est  un  miroir 
qui  représente  sans  cesse  leur  impertinente  figure,  jamais  je  ne  l'ai  vu  en- 
core appeler  l'attention  sur  lui-môme.  Le  génie  est,  je  crois,  au-dessus  de 
ce  misérable  besoin  d'occuper  sans  cesse  les  autres;  besoin  qui  rend  la  mé- 
diocrité si  insupportable.  Satisfait  de  lui-même,  il  se  repose  dans  une  noble 
confiance  de  sa  force;  il  jouit  trop  de  sa  pensée  pour  sentir  le  besoin  conti- 
nuel d'une  puérile  vanité  :  c'est  par  des  choses  utiles  aux  hommes  qu'il  les 
attache  à  son  souvenir. 

Quand,  fatigué  d'un  long  travail,  M.  de  Voltaire  entre  dans  son  salon,  il 
se  prête  à  l'objet  de  la  conversation  sans  chercher  à  la  diriger.  Si  les  jeunes 
femmes  causent,  il  se  délasse  avec  elles,  et  ajoute  à  leur  gaieté  par  des  plai- 

L  Dans  la  vallée  de  Moiitinorencj',  sur  la  route  de  Saint-Len,  entre  Jù'Uiont, 
Soissy  et  Margoncy,  près  de  M""'  d'IIoudetot,  son  amie.  Dans  les  dei'uiers  temps 
de  sa  vie  on  l'appelait  le  Sage  d'Kaubonne. 

2.  Sarah  Th...    V»v\<,  17G.^,  iii  S",  iiniivollo  fiar  Saint-T^anihort. 


384  DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES. 

sauteries  vives  et  aimables;  il  se  donne  aux  clioses  et  à  vous  avec  la  plus 
grande  simplicité  ;  mais  s'il  arrive  de  Paris  une  nouvelle,  s'il  apprend  un 
événement  intéressant,  son  âme  s'y  attache  à  l'instant  tout  entière.  Comme 
le  soir  de  mon  arrivée,  M.  Audibert  lui  apprit  qu'on  venait  de  mettre  à  la 
Bastille  l'abbé  du  B***  et  se  saisir  de  ses  papiers,  il  versa  des  larmes  sur 
son  malheur,  et  parla  avec  la  plus  vive  indign;ition  de  cet  acte  de  despo- 
tisme. C'est  cette  sensibilité  si  vraie  qui  me  le  fait  adorer;  c'est  ce  feu  sacré 
qui  éclaire  et  échauffe  tout  ce  qu'il  touche  ;  c'est  cette  imagination  si  vive, 
si  facile  à  émouvoir,  qui  le  tiansforme  à  l'instant  dans  la  personne  opprimée 
pour  lui  prêter  l'appui  de  tout  son  génie,  et  crée  peut-être  son  génie  ;  car  je 
crois,  avec  Vauvenargues,  que  le  génie  vient  de  l'accord  et  de  l'harmonie 
entre  l'âme  et  l'esprit.  Qui  jamais  a  pris  en  main  la  cause  des  opprimés 
avec  plus  de  chaleur  et  l'a  poursuivie,  à  travers  les  obstacles,  avec  plus  de 
constance?  Eh!  qu'on  ne  dise  point  que  c'était  la  gloire  qu'il  poursuivait  en 
cherchant  à  les  sauver  :  non;  c'en  était  le  bonheur!  L'amour  de  la  gloire  se 
laisse  rebuter  par  toutes  les  choses  oii  le  génie  ne  peut  se  montrer;  ce  n'est 
quel'amourdel'humanitéqui  se  soumet  à  cette  multitude  de  détails  nécessaires 
au  succès  des  affaires,  et  qui  peut  seul  y  trouver  sa  plus  douce  récompense. 
Vous  me  dites,  mon  ami,  de  lui  parler  de  M.  d'Étallonde,  pour  qui  son 
zèle  auprès  du  roi  de  Prusse  et  de  notre  parlement  s'exerce  sans  relâche 
depuis  un  an.  Je  l'ai  déjà  fait  :  j'ignorais  qu'il  fût  chez  lui;  je  lui  en  de- 
mandai des  nouvelles.  «  N'avez-vous  pas  remarqué,  me  dit-il,  le  jour  où  je 
vous  vis  pour  la  première  fois,  un  jeune  homme  d'une  figure  douce,  honnête, 
d'un  maintien  modeste?  —  Je  vous  demande  pardon,  monsieur,  je  n'avais, 
dans  ce  moment,  des  yeux  que  pour  vous.  —  Eh  bien!  faites-y  attention; 
sa  figure  vous  peindra  son  âme.  »  En  effet,  j'ai  beaucoup  causé  depuis  avec 
M.  d'Étallonde,  qui  me  paraît  aussi  digne,  par  son  âme  que  par  son  malheur, 
de  tout  l'intérêt  de  M.  de  Voltaire.  Son  admiration  pour  ce  grand  homme 
e^t  sans  bornes,  comme  sa  reconnaissance  ;  et  lorsqu'il  paraît  devant  son 
bienfaiteur,  celui-ci  lui  présente  la  main:  «  Bonjour,  mon  cher  ami,  »  lui  dit-i 
avec  un  air  de  bonté  et  de  tendresse  attendrissante  ;  c'est,  je  croi?,  le  meil- 
leur des  hommes.  Oh!  combien  je  l'admire,  je  l'aime  davanlage  depuis  que 
jp  l'ai  vu;  avec  quel  regret  je  m'en  séparerai,  sans  doute,  hélas!  pour  ne 
plus  le  revoir  !  «  Que  dirai-je  à  vos  amis,  lui  disais-je,  qui,  à  mon  retour, 
vont  tous  m'entourer  pour  me  parler  de  vous?  —  Vous  leur  direz  que  vous 
m'avez  trouvé  dans  le  lonbcau,  et  que  vous  m'avez  ressuscité.  » 

Geûève,  vendredi  au  soir. 

Nous  venons  de  Ferney  où  nous  avons  dîné.  Mon  admiration  et  mon 
enthousiasme  pour  M.  de  Voltaire  sont  si  bien  établis  que,  lorsque  j'arrive, 
on  ne  parle  que  de  cela.  Je  lui  ai  fait  demander  la  permission  de  le  voir  un 
moment  avant  la  promenade  que  nous  devions  faire  ensemble  dans  ses  bois, 
et  j'ai  été  bientôt  admise.  Je  suis  enti  ée,  je  l'ai  caressé,  je  lui  ai  parlé  de 
lui,  car  je  ne  puis  guère  parler  d'autre  choso,  pendant  un  bon  quart  d'heure. 
C'est  comme  une  passion  qui  ne  peut  se  soulager  que  par  ses  épancheaients. 


D0CU31EiNTS    BIOGRAPHIQUES.  385 

Il  m'a  donné  les  noms  les  plus  tendres,  m'a  appelée  sa  chère  enfant,  sa 
belle  reine.  Il  m'a  paru  aussi  touché  que  persuadé  de  ma  tendre  vénération 
pour  lui.  Nous  avons  parlé  ensuite  de  nos  amis  communs,  de  MM.  d'AIem- 
bert,  La  Harpe,  Saint-Lambert,  Condorcet.  Ce  dernier  est  celui  pour  lequel 
il  me  paraît  avoir  le  plus  d'estime  et  de  tendresse.  «  C'est,  me  dit-il,  de  tous 
les  hommes  celui  qui  lui  ressemble  le  plus;  il  a  la  même  haine,  disait-il, 
pour  l'oppression  et  le  fanatisme,  le  même  zèle  pour  l'humanité,  et  le  plus 
de  moyens  pour  la  protéger  et  la  défendre.  »  Je  goûtais  un  véritable  plaisir 
d'entendre  ce  grand  homme  me  parler  ainsi  de  l'ami  qui  répand  un  charme 
si  doux  sur  ma  vie.  J'ai  été  bien  touchée  d'un  conseil  qu'il  a  ajouté  à  ses 
éloges  :  «  Conservez  cet  ami,  madame,  c'est  celui  de  tous  qui  est  le  plus  digne 
de  votre  âme  et  de  votre  raison.  —  Oh  !  monsieur,  lui  ai-je  dit,  l'amitié  do 
mon  bon  Condorcet  est  pour  moi  d'un  prix  au-dessus  de  tous  les  trésors,  et 
je  ne  la  sacrifierais  pas  à  l'empire  de  l'univers.  »  11  est  revenu  à  vous  de  lui- 
même,  et  m'a  encore  répété  qu'il  voulait  vous  voir.  Je  lui  ai  parlé,  avec 
mon  âme,  du  meilleur  ami  de  mon  cœur.  Il  m'a  demandé  depuis  combien 
de  temps  j'étais  mariée:  il  m'a  félicitée  d'être  unie  à  l'homme  que  j'avais 
préfère,  et  que  ma  raison  aurait  encore  choisi.  Je  lui  ai  montré  votre  por- 
trait: il  vous  trouve  une  figure  spirituelle  et  douce.  «  Il  n'y  a,  lui  disais-je 
pendant  qu'il  regardait  votre  portrait,  il  n'y  a  qu'une  destinée,  monsieur, 
qui  eût  pu  balancer,  dans  mon  cœur,  celle  d'être  la  femme  de  M.  Suard, 
c'eût  été  d'être  votre  nièce  et  de  vous  dévouer  ma  vie  entière.  —  Eh!  ma 
chère  enfant,  je  vous  aurais  unis,  je  vous  aurais  donné  ma  bénédiction  !  »  11 
était  superbe  aujourd'hui.  Quand  je  suis  arrivée,  M"^*  de  Luchet  m'a  dit  : 
«  M.  de  Voltaire,  madame,  qui  sait  que  vous  le  trouvez  fort  beau  dans 
toute  sa  parure,  a  mis  aujourd^iui  sa  perruque  et  sa  belle  robe  de  chambre. 
Voyez-vous,  a-t-elle  dit,  quand  il  est  sorti  de  son  cabinet,  voyez-vous 
comme  il  est  beau?  C'est  une  coquetterie  dont  vous  êtes  l'objet.  »  M.  de  Vol- 
taire sourit  avec  bonté,  et  une  sorte  de  honte  aimable  de  s'être  prêté  à  cet 
enfantillage.  Ce  sourire,  si  rempli  de  grâce,  me  rappela  la  statue  de  Pigalle, 
qui  en  a  saisi  quelques  traces.  Je  lui  dis  que  j'avais  été  empressée  d'aller 
la  voir  et  que  je  l'avais  baisée.  «  Elle  vous  l'a  bien  rendu,  n'est-ce  pas?  » 
Et  comme  je  ne  répondais  qu'en  lui  baisant  les  mains  :  «Mais  dites-moi 
donc,  avec  un  ton  d'instance,  dites-moi  donc  qu'elle  vous  l'a  rendu.  — 
Mais  il  me  semble  qu'elle  en  avait  envie.»  Nous  sommes  montés  en  carrosse 
pour  parcourir  ses  bois  :  j'étais  à  ses  côtés,  j'étais  dans  le  ravissement;  je 
tenais  une  de  ses  mains  que  je  baisai  une  douzaine  de  fois.  11  me  laisse 
îaire,  parce  qu'il  voit  (|ue  c'est  un  besoin  et  un  bonheur.  Nous  avions  avec 
nous  un  Russe  qui  le  félicitait  d'être  encore  si  vivement  aimé  d'une  jeune, 
et  vous  i«rdonnerez  l'épilhète,  et  jolie  femme.  «  Ah!  monsieur,  je  dois  tout 
cela  à  mes  quctre- vingts  ans.  »  Il  se  compara  au  vieux  Titon  à  qui  je  rendais 
la  vie,  que  je  rajeunissais.  «  Je  le  voudrais  bien,  lui  dis-je,  car  vous  ne 
vieilliriez  plus.  »  Il  causa  avec  M.  Soltikof  des  Russes  et  de  Catherine.il  dit 
que  c'est  de  tous  les  souverains  de  1  Europe  celui  qui  a  le  plus  d'énergie  et 
de  tête.  Je  ne  sais  s'il  a  raison;  mais  sa  tête  à  lui  me  paraît  le  plus  beau 
phénomène  de  la  nature. 

I-  25 


386  DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES. 

Ses  bois,  qu'il  a  plantés  et  qu'il  aime  beaucoup,  sont  très-vastes;  il  a  fait 
partout  des  percées  fort  agréables;  ils  nous  ont  conduits  à  sa  ferme,  qui  est 
"rande,  belle  et  tenue  avec  une  grande  propreté.  Je  le  voyais,  avec  plaisir, 
parcourir  tout  son  domaine,  droit,  ferme  sur  ses  jambes,  et  presque  leste; 
il  jetait  partout  des  regards  perçants,  et  en  parcourant  sa  grange,  qui  est 
très-longue,  il  montra,  avec  un  bâton  qu'il  tenait  à  la  main,  une  réparation 
à  faire  au  sommet.  Sa  basse-cour  présente  le  même  air  de  propreté  ;  il  y  a 
beaucoup  de  belles  vaches,  et  il  a  voulu  que  je  busse  de  leur  lait;  il  a  été 
me  le  chercher  lui-même  et  me  l'a  présenté  avec  toutes  ses  grâces.  Vous 
sentez  combien  j'étais  touchée  de  tant  de  bontés  et  de  quel  ton  je  l'en 
remerciai.  Celte  petite  course  était  une  véritable  débauche  pour  lui,  qui  ne 
sort  presque  plus  de  Ferney;  aussi  dit-il  bientôt  qu'il  ne  se  trouvait  pas 
bien,  qu'il  désirait  s'en  retourner;  je  trouvais  ce  besoin  bien  naturel.  Son 
cabinet  est  ce  qu'il  aime  le  mieux;  c'est  là  qu'il  vit,  parce  que  c'est  la  qu'il 
pense;  c'est  là  aussi  qu'il  trouve  ce  repos  dont  la  vieillesse  a  souvent  besoin  ; 
aussi,  loin  de  le  presser  de  rester  un  moment  de  plus,  je  le  priai  de  remon- 
ter proraptement  dans  son  carrosse,  et  lui  présentai  mon  bras,  qu'il  accepta, 
pour  l'y  conduire  ;  mais  comme  il  allait  y  monter,  il  voulut  absolument  me 
reconduire  jusqu'au  mien,  que  nous  avions  fait  suivre.  «  Pourquoi,  me  dit-il, 
ne  couchez-vous  pas  à  Ferney  ?  Quand  viendrez-vous  me  voir  ?  —  J'aurai 
ce  bonheur  dimanche  prochain.  —  Eh  bien!  je  vais  donc  vivre  dans  cette 
espérance.  »  Il  m'a  embrassée.  Je  vois  avec  peine  que  les  personnes  qui 
l'entourent,  et  sa  nièce  même,  n'ont  point  d'indulgence  pour  les  choses  qui 
tiennent  à  son  âge  et  à  sa  faiblesse.  On  le  regarde  souvent  comme  un 
enfant  capricieux;  comme  si,  à  quatre-vingts  ans,  il  n'était  pas  permis, 
quand  on  s'est  donné  trois  heures  à  la  société,  de  sentir  le  besoin  du  repos; 
n'est-ce  pas  même  un  besoin  réel?  On  ne  veut  presque  jamais  croire  qu'il 
souffre;  il  semble  qu'on  veuille  se  dispenser  de  le  plaindre.  Cet  air  d'insou- 
ciance, qui  m'a  plus  frappée  encore  aujourd'hui,  m'a  indignée  et  touchée 
jusqu'au  fond  du  cœur. 

Genève. 

Mais  parlons  donc  du  grand  homme  ;  je  ne  sais  comment  j'ai  eu  le  cou- 
rage de  vous  parler  d'autres  plaisirs  que  de  ceux  dont  je  lui  suis  redevable; 
j'ai  regardé  comme  perdus  les  jours  que  j'ai  passés  sans  le  voir,  et  je  ne 
l'ai  jamais  vu  qu'avec  transport.  J'ai  été  hier  souper  et  coucher  à  Ferney. 
Il  avait  été  malade  presque  tout  le  jour;  il  avait  pris  médecine;  il  vint 
cependant  dans  le  salon  quand  on  lui  dit  que  j'étais  arrivée.  Je  le  trouvai 
abattu,  mais  il  reçut,  avec  la  sensibilité  la  plus  aimable,  toutes  les  preuves 
de  mon  tendre  intérêt.  Sa  conversation  se  ressentit  de  son  état  p.'iysique  ; 
elle  était  mélancolique.  11  parla  des  maux  de  sa  vie;  mais  iJ  t^Q  parla  sans 
amertume,  quoique  avec  tristesse.  Je  me  rappelai  les  chagrins  que  lui  avait 
donnés  sa  patrie  ingrate,  dans  le  temps  qu'il  i'Jionorait  par  tant  de  chefs- 
d'œuvre;  l'acharnement  avec  lequel  ou  lui  avait  opposé  Crebillon,  qu'on 
ne  pouvait  lui  comparer  avec  justice,  et  qu'on  affectait  cependant  d'élever 
au-dessus  de  lui;  je  pensai  qu'il  pouvait  se  rappeler  notre  ingratitude,  et  je 


DOCUMENTS  BI(3GR APHIQUES.  387 

lui  reprochai  avec  douceur  de  ce  pas  goûter  une  destinée  unique  et  qui 
remplissait  l'Europe  entière.  «  Je  conviens,  monsieur,  lui  dis-je,  qu'avec  une 
manière  de  sentir  aussi  vive,  vous,  avez  dû  éprouver  de  grands  chagrins; 
mais  convenez  aussi  que  vous  avez  eu  de  grandes  jouissances.  —  Ah  ! 
guère,  madame,  guère! 

—  Nul  de  nous  n'a  vécu  sans  connaître  les  larmes  ^, 

ajoutai-je.  —  Hélas!  me  dit-il,  cela  est  bien  vrai.  »  Mais  comme  je  voulais 
toujours  le  ramener  sur  des  idées  douces  et  agréables  :  «  Votre  passion  domi- 
nante, monsieur,  a  été  satisfaite;  peu  d'hommes,  vous  le  savez,  ont  pu  se 
vanter  de  cet  avantage.  Vous  avez  aimé  la  gloire;  je  pourrais  vous  dire, 
comme  le  Père  Canaye  au  maréchal  d'Hocquincourt,  elle  vous  a  aimé  beau- 
coup aussi,  elle  vous  a  comblé  d'honneurs.  —  Eh!  madame,  je  ne  savais 
ce  que  je  voulais;  c'était  mon  joujou,  ma  poupée. —  Nous  sommes  bienheu- 
reux, lui  dis-je,  que  votre  poupée  n'ait  pas  seulement  servi  à  vos  plaisirs, 
comme  il  en  est  de  la  plupart  des  hommes,  mais  qu'elle  ait  fait  les  délices 
de  tous  ceux  qui  savent  penser  et  sentir.  » 

Le  lendemain  matin. 

J'avais  une  si  grande  peur  de  ne  pas  voir  I\l.  de  Voltaire  après  son  dé- 
jeuner que  je  me  suis  levée  à  six  heures;  tout  le  monde  dormait  encore; 
je  suis  entrée  dans  le  salon  dans  lequel  donne  son  cabinet;  tout  était  dans 
le  silence;  je  me  suis  jetée  sur  une  chaise  longue,  où  je  me  suis  en- 
dormie jusqu'à  huit  heures,  que  M.  de  Voltaire  a  envoyé  savoir  de  mes 
nouvelles.  Je  lui  ai  fait  demander  la  permission  de  le  voir  un  moment,  et 
il  me  l'a  sur-le-champ  accordée.  Vous  serez  jaloux  si  vous  voulez,  mais  il 
est  certain  que  j'ai  pour  lui  une  véritable  passion.  Mon  premier  besoin,  dès 
que  je  l'approche,  c'est  de  lui  parler  du  bonheur  qu'il  me  donne  en  me 
permettant  de  le  voir  dans  toute  sa  bonté  et  son  amabilité  naturelle.  Il  m'a 
fait  mille  caresses  de  sa  jolie  main  pendant  que  je  la  baisais,  et  m'a  dit  les 
choses  les  plus  aimables:  «  Conservez-moi  vos  bontés;  »  et  puis,  «  mais  vous 
m'oublierez  dès  que  vous  serez  à  Paris  !  —  Oh  !  monsieur,  vous  ne  le 
croyez  pas  ;  je  serais  bien  malheureuse  si  vous  le  croyiez.  Vous  savez  qu'oc- 
cupée de  vous  avant  que  d'avoir  le  bonheur  de  vous  voir,  votre  présence 
et  vos  bontés  me  rendront  ce  souvenir  mille  fois  plus  cher  encore.  »  Il  m'a 
ensuite  parlé  de  vous,  et  du  désir  de  vous  voir  avec  tous  ses  amis.  Il  était 
fort  bien  ce  matin;  le  sommeil  l'avait  parfaitement  rétabli;  il  souffrait  moins, 
disaii-il;  ses  yeux  étaient  pleins  de  feu  et  même  de  gaieté.  Il  était  occupé 
à  revoir  ûcs  épreuves  d'une  nouvelle  édition  de  ses  ouvrages';  il  aurait 
voulu  qu'on  n'y  mît  point  ce  qu'il  appelle  ses  fatras,  a  On  ne  va  point,  dit-il,  à 
la  postérité  avec  un  si  £;ros  bagage.  «  Puis  il  me  dit  avec  gaieté:  «  Hier  j'étais 
philosophe,  aujourd'hui  je  suis  Polichinelle.  »  Je  vous  fais  grâce  de  mes  com- 

i.  Poëme  sur  la  Loi  tiaturelle. 

2.  L'édition  dite  encadrée.  Genève,  1775,  40  vol.  iu-S". 


388  D0GU3IENTS  BIOGRAPHIQUES. 

pliments  sur  ces  changements  de  rôles.  J'ai  pourtant  vu  l'auteur  un  moment. 
A  propos  de  cette  édition,  il  tenait  à  la  main  un  volume  de  sa  petite  ency- 
clopédie*. Il  dit  à  mon  frère,  qui  venait  d'entrer  :  «  C'est  un  petit  ouvrage 
dont  je  fais  cas.  »Mon  frère  lui  parla  de  laPucelle,  qu'il  avait  sue  par  cœur. 
«  C'est,  dit-il,  de  tous  mes  ouvrages  celui  que  j'aime  le  mieux.  J'aime  à  la 
folie  cette  Agnès  qui  a  toujours  l'envie  d'être  .si  sage  et  qui  toujours  est  si 
faible.  »  Mon  frère  lui  en  récita  quelques  passages;  il  les  écoutait  avec  une 
gaieté  qui  tenait  plus  au  sujet  môme  qu'à  l'amour-propre  de  l'auteur.  Il 
interrompait  quelquefois  mon  frère  pour  lui  dire  :  «  Mais  ce  n'est  pas 
ainsi  qu'on  dit  des  vers;  »  et  il  lui  donnait  le  ton  qui  les  rendait  plus 
cadencés  et  plus  harmonieux.  Quand  il  entendit  ce  vers  sur  M™*^  de  Pom- 
padour : 

Et  sur  son  rang  son  esprit  s'est  monté, 

ildésavoua  tout  ce  morceau,  et  demanda  ce  que  c'était  qu'un  esprit  monté 
sur  un  rang?  Moi,  je  ne  lui  ai  parlé  que  de  ce  que  j'aimais  et  connaissais 
même  de  sa  Pucelle,  les  débuts  de  plusieurs  chants  oîi  je  trouvai  beaucoup 
de  gaieté,  de  philosophie,  et  môme  de  verve.  Nous  l'avons  laissé  occupé  des 
corrections  de  cette  nouvelle  édition.  Nous  sommes  rentrés  dans  le  salon, 
où  il  n'a  paru  qu'un  moment  vers  le  soir,  et  lorsqu'il  a  été  fatigué  de  son 
travail.  Ses  forces  sont,  je  crois,  en  proportion  de  son  génie;  sa  tête  paraît 
aussi   féconde,   sou  âme  paraît    aussi   ardente  que  s'il  était  dans  la  vi- 
gueur de  l'âge;  sa  vie  n'a  point  de  vide;  la  pensée  et  son   profond  amour 
pour  l'humanité  et  les  progrès  de  la  philosophie   remplissent  tous  ses  mo- 
ments. Mais  ce  qui  m'étonne   toujours,  ce  qui  me  touche  et  presque  me 
ravit,  c'est  qu'il  paraît  se  dépouiller  de  tout  ce  que  son  génie  a  de  puissant, 
pour  n'en  plus  conserver  que  la  grâce  et  l'amabilité  la  plus  parfaite.  Quand 
il  se  réunit  un  moment  à  la  société,  jamais  je  ne  l'ai  vu  ni  distrait,  ni  préoc- 
cupé; il  semble  que  sa  politesse,  qui  a  quelque  chose  de  noble  et  de  délicat, 
lui  ait  imposé  la  loi  d'un  parfait  oubli  de  lui-même   lorsqu'il  se  mêle  avec 
ses  semblables.  Si  vos  yeux  le  cherchent,  on  est  sûr  de  rencontrer  dans  les 
siens  les  regards  de  la  bienveillance,  et  une  sorte  de  reconnaissance  pour 
les  sentiments  dont  il  est  l'objet.  Je  vois  qu'il  croit  aux  miens,  et  j'avoue 
que  j'ai  pour  lui  une  vénération   si  tendre  que  je  serais  malheureuse  si  je 
ne  l'en  croyais  persuadé.  Je  couche  a  Ferney  ce  soir,  et  ce  sera  pour  la 
dernière  fois. 

Fernej-. 

Nous  venons,  mon  ami,  de  faire  nos  adieux  au  grand  homme;  hàlâsi 
sans  doute,  des  adieux  éternels.  Je  n'ai  pas  voulu  lui  parler  de  mon  départ; 
mais  j'ai  bien  vu  qu'il  en  était  instruit  par  les  choses  qu'il  ni'a  adressées. 
Il  a  encore  eu  la  bonté  de  m'admettre  dans  son  cabinet,  de  m'y  montrer  les 
sentiments  les  plus  aimables  et  les  plus  flatteurs,  quoiqu'il  soit,  dans  ce 

1.  Le  Diclionnaire  philosophique  porlaùf  (1T04),  dont  la  7"=  édition,  fort  aug- 
mentée, parut  en  l'iTJ. 


DOCUMENTS  BIOGRAPHIQUES.  389 

moment,  fort  occupé  de  corriger  les  fautes  de  sa  nouvelle  édition;  elle  con- 
tient des  choses  sur  le  parlement,  qu'il  veut  absolument  adoucir;  je  vois 
qu'il  le  craint,  et  cela  m'afflige  :  car  quoi  de  plus  affreux  que  de  vivre,  à 
son  âge,  dans  les  alarmes  et  la  terreur?  Il  m'a  dit  que  M.  Seguier^  était 
venu  le  voir  en  passant  à  Ferney,  il  y  a  peu  de  temps;  «  et  là,  madame,  à  la 
place  que  vous  occupez  (j'étais  assise  auprès  de  son  lit),  ce  Seguier  m'a 
menacé  de  me  dénoncer  à  son  corps,  qui  me  ferait  brûler,  s'il  me  tenait. 
—  Monsieur,  ils  n'oseraient.  —  Et  qui  les  en  empêcherait?  —  Votre  génie, 
votre  âge,  le  bien  que  vous  avez  fait  à  l'humanité,  le  cri  de  l'Europe  en- 
tière; croyez  que  tout  ce  qui  existe  d'honnête,  tout  ce  que  vous  avez  rendu 
humain  et  tolérant  se  soulèverait  en  votre  faveur.  —  Eh  !  madame,  on 
viendrait  me  voir  brûler,  et  on  dirait  peut-être  le  soir  :  C'est  pourtant  bien 
dommage.  —  Non,  jamais  je  ne  le  souffrirais,  lui  dis-je,  épouvantée  de 
cette  seule  idée;  j'irais  poignarder  le  bourreau,  s'il  pouvait's'en  trouver  un 
capable  d'exécuter  cet  exécrable  arrêt.  »  Il  m'a  baisé  la  main  et  m'a  dit  : 
«  Vous  êtes  une  aimable  enfant;  oui,  je  compte  sur  vous.  —  Oh!  vous  n'au- 
rez pas  besoin  de  mon  secours.  De  grâce,  éloignez,  monsieur,  une  idée 
si  funeste  et  qui  n'a,  je  vous  proteste,  nul  fondement.  » 

Le  lendemain,  mon  premier  besoin^  en  me  levant,  a  été  de  le  voir. 
Hélas!  c'était  pour  la  dernière  fois  que  j'entrais  dans  ce  cabinet,  que  je  le 
voyais,  que  je  recevais  les  témoignages  de  sa  bonté!  J'étais  bien  attristée. 
Je  m'étais  habillée  de  bonne  heure,  parce  que  nous  allions  dhier  dans  le  voi- 
sinage. J'ai  su  trop  tard  qu'il  aimait  à  voir  les  femmes  parées,  car  j'avoue  que 
j'aurais  employé,  auprès  de  lui,  ce  moyen  de  lui  plaire.  Dès  que  j'ai  paru  : 
«  Quelle  est,  s'est-il  écrié,  cette  dame  si  belle,  si  brillante,  qui  entre  là?  — 
C'est  moi,  monsieur;  »  et  j'ai  couru  lui  baiser  les  mains.  «  Mon  Dieu,  que 
vous  êtes  aimable!  J'ai  écrit  à  M.  Suard  que  j'étais  amoureux  de  vous.  — 
Oh  !  monsieur,  de  toutes  vos  bontés,  c'est  celle  dont  je  suis  le  plus  flattée, 
car  c'est  celle  qui  le  touchera  davantage!  —  Vous  avez  couché  au-dessus 
de  mon  cabinet.  —  Oui,  monsieur;  cette  idée  me  rendait  aussi  fiere 
qu'heureuse,  et  me  laissera  de  bien  aimables  souvenirs.  » 

Comme  il  y  avait  beaucoup  de  monde  dans  son  cabinet,  il  en  fut  bien- 
tôt fatigué,  et  je  le  vis  se  renverser  sur  son  oreiller,  les  yeux  fermés  et 
souillant.  Je  dis  sur-le-champ  qu'il  fallait  le  laisser  au  repos  dont  il  avait 
besoin.  Ces  mots  parurent  lui  rendre  la  vie.  H  me  jeta  un  regard  rempli 
d'une  tendresse  reconnaissante;  je  l'ai  pressé  bien  tendrement  contre  mon 
sein.  «  Vous  m'avez  trouvé  mourant,  me  dit-il;  mais  mon  cœur  vivra  tou- 
jours pour  vous.  »  .Mes  larmes  ont  coulé  en  abondance  en  quittant  sa  maison, 
où  je  ne  le  verrai  jamais,  quoiqu'il  m'ait  bien  pressée  de  revenir  cet  au- 
tomne avec  vous,  mon  cher  Condorcot  et  M.  d'Alembert-^. 


1.  Antoine-Louis  Séguier  (1720-1792),  avocat  général  au  parlement  de  Paris, 
qui  venait  de  se  signaler,  on  1770,  par  son  réquisitoire  contre  l'Encyclopédie.  Il 
visita  Ferney  en  septembre  1770. 

2.  La  huitième  et  dernière  lettre  de  M""  Suard,  et  la  réponse  que  lui  fit  Vol- 
taire, sont  dans  la  Correspondance,  n""  9415  et  941G. 


390  DOCUMENTS  BIOGRAPHIQUES. 


LX. 

MARTIN  SHERLOCK  A  FERNEY^ 

1776. 

Ferney,  ce  26  avril  1776. 

Le  marquis  d'Argence,  d'Angoulême,  me  donna  une  lettre  pour  M.  de 
Voltaire,  dont  il  était  l'ami  intime.  Toute  personne  recommandée  par  M.  d'Ar- 
gence était  sûre  d'être  bien  accueillie  à  Ferney.  M.  de  Voltaire  me  fit  beau- 
coup de  politesses  ;  ma  première  visite  fut  de  deux  heures,  et  il  me  pria 
pour  diner  le  lendemain.  Chaque  jour,  en  sortant  de  chez  lui,  j'entrais  dans 
une  auberge,  où  j'écrivais  les  choses  les  plus  remarquables  qu'il  m'avait 
dites,  que  voici. 

Il  me  rencontra  dans  le  vestibule  ;  son  neveu,  M.  d'Hornoy,  conseiller 
au  parlement  de  Paris,  le  soutenait  par  le  bras;  il  me  dit  d'une  voix  très- 
faible  :  «  Vous  voyez  un  homme  très-vieux,  qui  fait  un  grand  effort  pour  avoir 
l'honneur  de  vous  voir;  voulez-vous  bien  vous  promener  dans  mon  jardin, 
il  vous  fera  plaisir,  car  il  est  h  l'anglaise;  ce  fut  moi  qui  introduisis  cette 
mode  en  France,  et  tout  le  monde  la  saisit  avec  fureur;  mais  les  Français 
parodient  vos  jardins,  ils  mettent  trente  arpents  en  trois.  » 

De  son  jardin  on  voyait  les  Alpes,  le  lac,  la  ville  de  Genève  et  ses  envi- 
rons, qui  sont  fort  riants;  il  disait  :  It  is  a  beautiful  prospect  (c'est  un 
beau  coup  d'oeil).  Il  prononçait  ces  mots  assez  bien. 

Sherlock.  —  Depuis  quand  avez-vous  été  en  Angleterre  ? 

Voltaire.  —  H  y  a  cinquante  ans  au  moins. 

Son  neveu.  —  C'était  dans  ce  moment-là  que  vous  avez  fait  imprimer  la 
première  édition  de  votre  Henriade. 

Nous  parlâmes  lettres  alors,  et  depuis  ce  moment,  il  oublia  qu'il  était 
vieux  et  malade,  et  il  parla  avec  la  chaleur  d'un  homme  de  trente  ans. 
11  dirait  beaucoup  d'horreurs  contre  Moïse  et  contre  Shakespeare. 

Voltaire.  —  Votre  Shakespeare  est  détestablement  traduit  par  M.  de  La 
Place.  Il  a  substitué  de  La  Place  à  Shakespeare;  moi,  j'ai  traduit  les  trois 
premiers  actes  de  Jules  César  avec  fidélité.  Un  traducteur  devrait  perdre 
son  esprit,  et  prendre  celui  de  son  auteur  :  si  l'auteur  est  bouffon,  il  faut 
que  le  traducteur  le  soit  aussi.  Shakespeare  avait  toujours  un  bouffon  :  c'est 
le  goût  du  siècle,  qu'il  avait  pris  des  Espagnols.  Les  Espagnols  avaient 
toujours  un  bouffon  ;  tantôt  c'était  un  dieu,  tantôt  c'était  un  diable  ;  tantôt 
il  priait,  tantôt  il  se  battait. 

Nous  parlâmes  de  l'Espagne. 

Voltaire.  —  C'est  un  pays  dont  nous  ne  savons  pas  plus  que  des  par- 

1.  Martin  Sherlock,  chapelain  du  comte  de  Bristol.  Lettres  cVun  voyageur 
anglais,  Genève,  1779,  et  Neucliâtel,  1781,  in-S».  Ces  lettres,  publiées  originai- 
rement en  français,  furent  traduites  ensuite  en  anglais,  London,  1780,  in-4o. 


DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES.  391 

lies  les  plus  sauvages  de  l'Afrique,  et  qui  ne  mérite  pas  la  peine  d'être 
connu.  Si  un  homme  veut  y  voyager,  il  faut  qu'il  porte  son  lit,  etc.  Quand 
il  entre  dans  une  ville,  il  faut  aller  dans  une  rue  pour  acheter  une  bouteille 
de  vin,  un  morceau  de  mulet  dans  une  autre,  il  trouve  une  tab'e  dans  une 
troisième  et  il  y  soupe.  Un  seigneur  français  passait  par  Pampelune  :  il  envoya 
chercher  une  broche,  il  n'y  en  avait  qu'une  dans  la  ville,  et  celle-lii  était 
empruntée  pour  une  noce. 

Son  neveu.  —  Voilà  un  village  que  M.  de  Voltaire  a  fait  bâtir. 

Voltaire.  —  Oui,  nous  sommes  libres  ici  :  coupez  un  petitcoin  et  nous 
sommes  hors  de  la  France.  J'ai  demandé  de  certains  privilèges  pour  mes 
enfants  ici,  et  le  roi  m'a  accordé  tout  ce  que  j'ai  demandé,  et  a  déclaré  le 
pays  de  Gex  libre  de  tous  les  impôts  des  fermiers  généraux,  de  sorte  que 
le  sel,  qui  se  vendait  auparavant  à  dix  sols  la  livre,  ne  va  actuellement  qu'à 
quatre  :  je  n'ai  point  d'autre  chose  à  demander,  excepté  de  vivre. 

Nous  entrons  dans  la  bibliothèque. 

Voltaire.  — Voilà  bien  de  vos  compatriotes.  (Il  y  avait  Shakespeare, 
Milton  ,  Congreve,  Rochester ,  Shaftesbury,  Bolingbroke ,  Robertson, 
Hume,  etc.)  Robertson  est  votre  Tite-Live,  son  Charles-Quint'^  est  écrit 
avec  vérité.  Hume  a  écrit  son  Histoire-  pour  être  loué;  Rapin  •',  pour  in- 
struire ;  et  l'un  et  l'autre  a  atteint  son  but. 

Sherlock.  —  Vous  avez  connu  milord  Chesterfield  "^  ? 

Voltaire.  —  Oui, je  l'ai  connu;  il  avait  beaucoup  d'esprit. 

Sherlock.  —  Vous  connaissez  milord  Hervey  ". 

Voltaire.  —  J'ai  l'honneur  d'être  en  correspondance  avec  lui. 

Sherlock.  —  Il  a  des  talents. 

Voltaire.  — Autant  de  brillant  que  milord  Chesterfield,  et  plus  de  solidité. 

Sherlock.  —  Milord  Bolingbroke  et  vous  étiez  d'accord  que  nous  n'avons 
pas  une  seule  bonne  tragédie. 

Voltaire.  —  C'est  vrai  :  Caton^  est  supérieurement  bien  écrit  ;  Addi- 
son  avait  beaucoup  de  goût,  mais  l'abîme  entre  le  goût  et  le  génie  est 
immense.  Shakespeare  avait  un  génie  étonnant,  mais  point  de  goût:  il  a  gâté 
le  goût  de  la  nation;  il  a  été  leur  goût  depuis  deux  cents  ans  ;  et  ce  qui  est 
le  goût  d'une  nation  pendant  deux  cents  ans  le  sera  pendant  deux  mille  ; 
ce  goùt-là  devient  une  religion;  et  il  y  a  dans  ce  pays-là  beaucoup  de  fana- 
tiques à  l'égard  de  cet  auteur. 


1.  Hislory  of  Charles  V,  17G9,  3  vol.    in-4o,  traduite  par  Suard,  1771,2  vol. 
ia-4°. 

2.  Son  'Histoire  d'Angleterre.,  qu'il  fit  paraître  de  1754  à  1701. 

3.  Rapin  de  ThOj'ras,  neveu  de  Pellisson,  auteur  d'une  Histoire  dWnçjleterre, 
1724,  8  vol.  in-4o,  souvent  louée  par  Voltaire. 

4.  Philippe  Dormer   Stanhope,  comte  de  Chesterfield,  l'auteur  des  célèbres 
Letters  to  his  Son,  1774. 

5.  John  lord   Ilervey  de  Seckworth,  garde  des  sceaux  sous  le  ministère  Wal- 
pole. 

G.  Calo,  tragédie  d'Addison,  conçue  dans  le  système  français,  et  représentée 
en  1713. 


392  DOCUMENTS  BIOGRAPHIQUES. 

Sherlock.  —  Vous  avez  connu  personnellement  milord  Bolingbroke  ? 

Voltaire.  —  Oui,  il  avait  la  figure  imposante  et  la  voix  aussi  ;  dans  ses 
ouvrages  beaucoup  de  feuilles  et  peu  de  fruits  ;  des  expressions  entortillées 
et  des  phrases  qui  ne  finissent  point. 

Vous  voyez  là,  dit-il,  l'Alcoran,  qui  est  bien  lu  au  moins,  — il  était  mar- 
qué partout  par  des  morceaux  de  papier.  —  Voilà  Historié  Douhls  par 
M.  Horace  Walpole  ^^  —  qui  avait  aussi  beaucoup  de  marques.  —  Voilà  le 
portrait  de  Richard  lU,  vous  voyez  qu'il  était  assez  beau  garçon. 

Sherlock.  —  Vous  avez  fait  bâtir  une  église  ? 

Voltaire.  —  C'est  vrai;  et  c'est  la  seule  de  l'univers  en  l'honneur  de 
Dieu  ;  vous  avez  des  églises  bâties  à  saint  Paul,  à  sainte  Geneviève,  mais 
pas  une  à  Dieu. 

Voilà  ce  qu'il  m'a  dit  le  premier  jour  :  vous  n'attendez  aucune  liaison 
dans  ce  dialogue,  parce  que  je  n'ai  écrit  que  ce  qu'il  a  dit  déplus  frappant- 
Peut-être  ai-je  écorché  quelques-unes  de  ses  phrases  ;  mais  autant  que  je 
pouvais  m'en  rappeler,  j'écrivais  ses  propres  paroles. 

FerneJ^ 

Le  lendemain,  en  nous  asseyant  à  dîner  il  dit  :  «  Nous  sommes  ici  for 
Liberly  and  Properly  (pour  la  liberté  et  pour  la  propriété).  Ce  monsieur 
est  un  jésuite  *,  il  porte  son  chapeau  ;  moi,  je  suis  un  pauvre  malade,  jo 
porte  mon  bonnet  de  nuit.  » 

Je  ne  me  rappelle  pas  à  propos  de  quoi  il  citait  ces  vers  : 

Hère  lies  the  Mutton-eating  King 
Whose  promise  none  relies  on  ; 
Who  never  said  a  foolish  thing 
And  never  did  a  v,ise  one. 

Mais  c'était  à  propos  de  Racine  qu'il  citait  ces  deux  autres  : 

The  weightj^  buUion  of  one  sterling  line 

Drawn  in  French  wire  wou'd  tbro'  wliole  pages  shine. 

Sherlock.  —  Les  Anglais  préfèrent  Corneille  à  Racine. 

Voltaire.  —  C'est  que  les  Anglais  ne  savent  pas  assez  la  langue  fran- 
ça'se  pour  sentir  la  beauté  du  langage  de  Racine,  et  l'harmonie  de  sa  versi- 
fication. Corneille  doit  leur  plaire  davantage,  parce  qu'il  a  des  choses  plus 
frappantes;  mais  Racine  aux  Français,  parce  qu'il  a  plus  de  douceur  et  de 
tendresse. 

Sherlock.  —  Comment  avez-vous  trouvé  la  chère  anglaise  ? 

Voltaire.  —  Très-fraiche  et  très-blanche. 

1.  Historic  Doubts  on  the  life  and  cleath  of  Richard  III,  1768.  C'est  une  tenta- 
tive de  réhabilitation  de  ce  prince.  Cette  édition,  faite  à  Strawberry-Hill,  rési- 
dence d'Horace  Walpole,  et  où  il  avait  une  imprimerie,  avait  comme  frontispice 
un  portrait  de  Richard  IH. 

2.  Le  Père  Adam. 


DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES.  393 

Il  faut  se  rappeler  que  quand  il  fit  ce  calembour  sur  les  femmes,  il  était 
dans  sa  quatre-vingt-troisième  année. 

Sherlock.  —  Leur  langue? 

Voltaire.  —  Énergique,  précise  et  barbare  :  c'est  la  seule  nation  qui 
prononce  leur  .1,  e. 

Il  citait  le  mot  Handkercliief  powv  preuve  de  la  bizarrerie  de  leur  pro- 
nonciation. 

Il  raconta  une  anecdote  de  Swift.  Milady  Cartwright,  femme  du  vice-roi 
d'Irlande,  dans  le  temps  de  Swift,  lui  disait  :  «  L'air  de  ce  pays-ci  est 
bon.  »  Swift  se  jela  à  genoux  :  «  De  grâce,  milady,  ne  dites  pas  cela  en 
Angleterre,  ou  ils  y  mettraient  un  impôt.  » 

Il  dit  ensuite  que,  quoiqu'il  ne  pût  pas  prononcer  parfaitement  l'anglais, 
son  oreille  élait  sensible  à  l'harmonie  de  leur  langue  et  de  leur  versifica- 
tion ;  que  Pope  et  Dryden  avaient  le  plus  d'harmonie  dans  la  poésie,  Addi- 
son  dans  la  prose. 

Voltaire.  —  Comment  avez-vous  trouvé  les  Français? 

Sherlock.  —  Aimables  et  spirituels;  je  ne  leur  ai  trouvé  qu'un  seul 
défaut,  ils  imitent  trop  les  Anglais. 

Voltaire.  —  Comment,  vous  nous  trouvez  dignes  d'èlre  originaux 
nous-mêmes? 

Sherlock.  —  Ou',  monsieur. 

Voltaire.  —  Et  moi  aussi  ;  mais  c'est  de  votre  gouvernement  que  nous 
sommes  jaloux. 

Sherlock.  —  J'ai  trouvé  les  Français  plus  libres  que  je  ne  les  avais 
crus. 

Voltaire.  —  Oui,  quant  à  se  promener,  à  manger  tout  ce  qu'il  veut,  à 
se  reposer  sur  son   fauteuil,  le  Français   est  assez  libre.   Mais  quant  aux 

impôts Ah!  monsieur,  que  vous  êtes  heureux;  vous  pouvez  faire  tout; 

nous  sommes  nés  dans  l'esclavage,  et  nous  mourrons  dans  l'esclavage  ;  nous 
ne  pouvons  pas  même  mourir  comme  nous  voulons,  il  faut  avoir  un  prêtre. 

En  parlant  ensuite  de  notre  gouvernement,  il  disait  :  «  Les  Anglais  se 
vendent,  ce  qui  est  une  preuve  qu'ils  valent  quelque  chose;  nous  autres 
Français,  nous  ne  nous  vendons  point;  vraisemblablement,  c'est  que  nous 
ne  valons  rien,  » 

Sherlock.  —  Que  pensez-vous  de  l'IIéloïse? 

Voltaire.  —  Elle  ne  se  lira  plus  dans  vingt  ans. 

Sherlock.  — M""  de  Lenclos  ^  a  bien  écrit  ses  lettres. 

Voltaire.  —  Elle  n'en  a  jamais  écrit  une  ;  c  était  ce  malheureux  Cré- 
billon. 

Il  disait  que  les  Italiens  étaient  une  nation  de  fripiers;  que  l'Italie 
était  une"  garde-robe,  dans  laquelle  il  y  avait  beaucoup  de  vieux  habits 
d'un  goût  parfait.  «  C'est  encore  à  savoir,  dit-il,  lesquels  des  sujets  du  Grand 
Turc  ou  du  pape  sont  les  plus  vils.» 

l.  Il  s'agit  ici  des  Lellres  de  Ninon  de  Lenclos  au  marquis  de  Sévigné,  Paris. 
1752,  2  voL  in-12. 


394  DOCUMENTS  BIOGRAPHIQUES. 

Il  parla  de  l'Angleterre  et  de  Shakespeare,  et  il  expliqua  à  M«»<=  Denis 
une  partie  de  la  scène  de  Henri  V,  où  le  roi  fait  sa  cour  à  la  reine  Cathe- 
rine en  mauvais  français  ^  ;  et  de  la  scène  oij  cette  reine  prend  une  leçon 
d'anglais  de  sa  dame  d'atours,  et  où  il  y  a  des  équivoques  très-forts,  sur- 
tout sur  le  mot  pied,  et  en  s"adressant  à  moi,  il  dit  :  «  Mais  voilà  ce  que 
c'est  qu'un  auteur,  il  sera  tout  pour  faire  de  l'argent,  » 

Voltaire.  —  Quand  je  vois  un  Anglais  rusé  et  aimant  les  procès,  je 
dis  :  voilà  un  Normand  qui  est  venu  avec  Guillaume  le  Conquérant;  quand 
je  vois  un  homme  doux  et  poli,  en  voilà  un  qui  est  venu  avec  les  Plantage- 
nets;  un  brutal,  voilà  un  Danois  :  car  votre  nation,  aussi  bien  que  votre 
langue,  est  un  galimatias  de  plusieurs  autres. 

Après  dîner,  en  passant  par  un  petit  salon  où  il  y  avait  une  tète  de 
Locke,  une  de  la  comtesse  de  Conventry,  et  plusieurs  autres,  il  me  prend 
par  le  bras  et  m'aruête  :  «  Connaissez-vous  ce  buste?  C'est  le  plus  grand 
génie  qui  ait  existé  :  quand  tous  les  génies  de  l'univers  seraient  rassemblés, 
il  conduirait  la  bande.  » 

C'était  de  Newton  et  de  ses  propres  ouvrages  qu'il  parlait  toujours  avec 
le  plus  de  chaleur. 


Si  vous  n'avez  pas  le  temps  de  lire  un  court  détail  de  minuties  sur  l'ar- 
ticle de  Voltaire,  passez  cette  lettre. 

Son  château  est  commode  et  assez  bien  meublé;  parmi  d'autres  tableaux, 
on  voyait  le  portrait  de  l'impératrice  de  Russie  et  celui  du  roi  de  Prusse, 
qui  lui  avait  été  envoyé  par  ce  souverain,  ainsi  que  son  propre  buste  en 
porcelaine  de  Berlin  avec  l'inscription  :  Im?nortali. 

Ses  armoiries  de  noblesse-  sont  sur  sa  porte  et  sur  toutes  ses  assiettes, 
qui  sont  d'argent;  au  dessert,  les  cuillères,  les  fourchettes  et  les  lames  de 
couteau  étaient  de  vermeil;  il  y  avait  deux  services  et  cinq  domestiques, 
dont  trois  étaient  en  livrée  :  il  n'est  pas  permis  à  un  domestique  étranger 
d'y  entrer. 

Il  passe  son  temps  à  lire,  à  écrire,  à  jouer  aux  échecs  avec  le  Père  Adam, 
et  à  regarder  bâtir  son  village. 

L'âme  de  cet  homme  extraordinaire  a  été  le  théâtre  de  toutes  les  ambi- 
tions; il  a  voulu  être  homme  de  lettres  universel;  il  a  voulu  être  riche;  il  a 
voulu  être  noble,  et  il  a  réussi  à  tout. 

Sa  dernière  ambition  a  été  de  fonder  une  ville  :  et  en  examinant,  on 
verra  que  toutes  ses  idées  étaient  dirigées  à  ce  point.  Après  la  disgrâce  de 
M.  de  Choiseul,  quand  le  ministère  français  eut  abandonné  le  projet  de  bâtir 
une  ville  à  Versoy  pour  y  établir  des  manufactures  et  faire  tomber  le  com- 
merce des  Genevois,  Voltaire  se  décida  de  faire  à  Ferney  ce  que  le  gouver- 
nement français  avait  voulu  faire  à  Versoy. 

Il  saisit  le  moment  des  dissensions  de  la  République  de  Genève,  et,  par 


1.  King  Henry  V,  acte  III,  scène  iv,  et  acte  \^  scène  ii. 

2.  Ces  armes  étaient  :  d'azur  à  trois  flammes  d'or. 


DOCUMENTS  BIOGRAPHIQUES.  395 

de  belles  promesses,  il  engagea  les  exilés  à  se  réfugier  chez  lui,  et  plusieurs 
des  mécontents  les  y  suivirent. 

11  fit  bâtir  les  premières  maisons,  et  les  donna  pour  un  cens  perpétuel; 
ensuite  il  prêta  de  l'argent  en  rente  viagère  à  ceux  qui  voulaient  bâtir  eux- 
mêmes;  aux  uns  sur  sa  tête,  à  d'autres  sur  sa  tête  et  sur  celle  de  M""^  Denis. 

Son  unique  objet  m'a  paru  l'agrandissement  de  ce  village  ;  voilà  pourquoi 
il  avait  demandé  des  exemptions  d'impôts,  et  voilà  pourquoi  il  cherchait 
tous  les  jours  à  séduire  des  ouvriers  de  Genève  pour  y  établir  une  manu- 
facture d'horlogerie.  Je  ne  dis  pas  qu'il  ne  pensât  point  à  l'argent;  mais  je 
suis  persuadé  que  ce  n'était  pour  lui  qu'un  objet  secondaire. 

Les  deux  jours  que  je  l'ai  vu,  il  portait  des  souliers  de  drap  blanc,  des 
])as  blancs  de  laine,  des  culottes  rouges,  deux  gilets  avec  une  robe  de 
chambre  et  la  veste  de  toile  bleue,  semée  de  fleurs  jaunes  et  doublée  de  jaune  ; 
il  portait  une  perruque  grise  à  trois  marteaux,  et  par-dessus  un  bonnet  de 
nuit  de  soie  brodé  d'or  et  d'argent. 

Il  a  fait  construire,  il  y  a  douze  ans,  son  tombeau  à  côté  de  son  église,  en 
face  de  son  château.  Dans  l'église,  qui  est  petite,  il  n'y  a  rien  d'extraor- 
dinaire, excepté  sur  l'autel,  où  il  y  a  une  figure  simple  en  bois  doré,  sans 
croix.  L'on  dit  que  c'est  lui-même,  car  on  prétend  qu'il  a  toujours  eu 
l'idée  de  faire  une  religion. 

LXL 

MADAME    DE    GENLIS   A   FERNEY\ 

AouT    1776. 

De  Genève. 

Je  compte  aller  demain  à  Ferney,  voir  M.  de  Voltaire.  Je  n'avais  point 
pour  lui  de  lettre  de  recommandation;  mais  les  jeunes  femmes  de  Paris  en 
sont  toujours  bien  reçues.  Je  lui  ai  écrit  pour  lui  demander  la  permission 
d'aller  chez  lui;  il  n'y  avait  dans  mon  billet  ni  esprit,  ni  prétentions,  ni 
fadeurs,  et  j'ai  daté  du  mois  d'août.  M.  de  Voltaire  veut  qu'on  écrive  du 
mois  d'Augusle.  Cette  petite  pédanterie  m'a  paru  une  flatterie,  et  j'ai  écrit 
fièrement  du  mois  d'août.  Le  philosophe  de  Ferney  m'a  fait  une  réponse 
très-gracieuse;  il  m'annonce  qu'en  ma  faveur  il  quittera  ses  pantoufles  et 
sa  robe  de  chambre,  et  il  m'invite  à  dîner  et  à  souper. 

J'ai  passé  neuf  heures  avec  M.  de  Voltaire;  voilà  une  journée  mémorable 
qui  doit  être  détaillée  dans  le  journal  d'une  voyageuse;  je  conterai  avec 
simplicité,  comme  à  mon  ordinaire,  ce  que  j'ai  observé  et  ce  que  j'ai 
senti. 


1.  E.\tralt  des  Souvenirs  de  Félicie:  Paris,  18i)4,  in-12,  p.  197  et  suiv.  Plus 
tard  M""'  de  Genlis  (1740-1830)  a  reproduit  cette  partie  de  ses  Souvenirs  dans  ses 
Mémoires;  Paris,  IS'2.^,  tome  II,  page  320.  Ce  récit  est  toujours  donné  comme 
faisant  contraste  avec  celui  de  M""^  Suard. 


.396  DOCUMENTS  BIOGRAPHIQUES. 


De  Genève. 

Quand  j'ai  reçu  la  réponse  aimable  de  M.  de  Voltaire,  il  m'a  pris  tout  à 
coup  une  espèce  de  frayeur,  qui  m'a  fait  faire  des  réflexions  inquiétantes. 
Je  me  suis  rappelé  tout  ce  qu'on  m'a  conté  des  personnes  qui  vont  pour  la 
première  fois  à  Ferney.  Il  est  d'usage  surtout  pour  les  jeunes  femmes)  de 
s'émouvoir,  de  pâlir,  de  s'attendrir,  et  même  en  général  de  se  trouver  mal 
en  apercevant  31.  de  Voltaire^;  on  se  précipite  dans  ses  bras,  on  balbutie, 
on  pleure,  on  est  dans  un  tr"0uble  qui  ressemble  à  l'amour  le  plus  pas- 
sionné. Voilà  l'étiquette  de  la  présentation  à  Ferney.  M.  de  Voltaire  y  est 
tellement  accoutumé  que  le  calme  et  la  seule  politesse  la  plus  obligeante 
ne  peuvent  lui  paraître  que  de  l'impertinence  ou  de  la  stupidité.  Cependant, 
je  suis  naturellement  timide  et  d'une  froideur  glaciale  avec  les  gens  que  je 
ne  connais  pas;  je  n'ai  jamais  eu  le  courage  de  donner  une  louange  en  face 
à  ceux  avec  lesquels  je  ne  suis  pas  intimement  liée  ;  il  me  semble  qu'alors 
tout  éloge  est  suspect  de  flatterie,  qu'il  ne  saurait  être  de  bon  goût,  et  qu'il 
doit  déplaire  ou  blesser.  Je  me  promis  pourtant,  non  pas  de  faire  une 
scène  pathétique,  mais  de  me  conduire  de  manière  à  ne  pas  causer  un 
grand  étonnement,  c'est-à-dire  que  j'ai  pris  la  résolution,  pour  n'être  pas 
ridicule,  de  sortir  de  ma  simplicité  habituelle,  et  d'être  moins  réservée  et 
surtout  moins  silencieuse. 

Je  suis  partie  de  Genève  d'assez  bonne  heure,  suivant  mon  calcul,  pour 
arrivera  Ferney  avant  l'heure  du  dîner  de  M.  de  Voltaire;  mais  m'étant 
réglée  sur  ma  montre,  qui  avançait  beaucoup,  je  n'ai  connu  mon  erreur 
qu'à  Ferney.  Il  n'y  a  guère  de  gaucherie  plus  désagréable  que  celle  d'ar- 
river trop  tôt  pour  dîner,  chez  les  gens  qui  s'occupent  et  qui  savent 
employer  leur  matinée;  je  suis  sûre  que  j'ai  coûté  une  ou  deux  pages  à 
M.  de  Voltaire  :  ce  qui  me  console,  c'est  qu'il  ne  fait  plus  de  tragédies,  je 
ne  l'aurai  empêché  que  d'écrire  quelques  impiétés,  quelques  lignes  licen- 
cieuses de  plus...  Cherchant  de  bonne  foi  tous  les  moyens  de  plaire  à 
l'homme  célèbre  qui  voulait  bien  me  recevoir,  j'avais  mis  beaucoup  de  soin 
à  me  parer;  je  n'ai  jamais  eu  tant  de  plumes  et  tant  de  fleurs.  J'avais  un 
fâcheux  pressentiment  que  mes  prétentions  en  ce  genre  seraient  les  seules 
qui  dussent  avoir  quelques  succès.  Durant  la  route,  je  tâchai  de  me  rani- 
mer en  faveur  du  fameux  vieillard  que  j'allais  voir;  je  répétais  des  vers  de 
la  Henriade  et  de  ses  tragédies,  mais  je  sentais  que,  même  en  supposant 
qu'il  n'eût  jamais  profané  son  talent  par  tant  d'indignes  productions,  et 
qu'il  n'eût  fait  que  les  belles  choses  qui  doivent  l'immortaliser,  je  n'aurais 
en  sa  présence  qu'une  admiration  silencieuse.  Il  serait  permis,  il  serait 
simple  de  montrer  de  l'enthousiasme  pour  un  héros,  pour  le  libérateur  d^ 
la  patrie,  parce  que,  sans  instruction  et  sans  esprit,  on  peut  apprécier  de 
telles  actions,  et  que  la  reconnaissance  semble  autoriser  l'expression  du 
sentiment  qu'elles  inspirent;   mais  lorsqu'on  se  déclare  le  partisan   pas- 

1.  On  a  vu  là  une  allusion  à  M™^  Suard. 


DOCUMENTS  BIOGRAPHIQUES.  397 

sionné  d'un  homme  de  letlres,  on  annonce  qu'on  se  croit  en  état  de  ju'^^er 
souverainement  tous  ses  ouvrages,  on  s'engage  à  lui  en  parler,  à  disserter 
à  détailler  ses  opinions;  combien  toutes  ces  choses  sont  déplacées  dans  la 
jeunesse,  et  surtout  dans  une  femme!...  Je  menais  avec  moi  un  peintre 
allemand  qui  revient  d'Italie,  M.  Ott  i  :  il  a  beaucoup  de  talent  et  très-peu 
de  littérature,  il  sait  à  peine  le  français,  et  il  n'a  jamais  lu  une  lif^ne  de 
M.  de  Voltaire;  mais  sur  sa  réputation,  il  n'en  a  pas  moins  pour  lui  tout 
l'enthousiasme  désirable.  Il  était  hors  de  lui  en  approchant  de  Fernev  • 
j'admirais  et  j'enviais  ses  transports,  j'aurais  voulu  pouvoir  en  prendre 
quelque  chose-  On  nous  a  fait  passer  devant  une  église  sur  le  portail  de 
laquelle  ces  mots  sont  écrits  :  Voltaire  a  élevé  ce  temple  à  Dieu.  Cette 
inscription  m'a  fait  frémir,  elle  ne  peut  paraître  que  l'extravagante  ironie 
de  l'impiété  ou  l'inconséquence  la  plus  étrange.  Enfin,  nous  arrivons  dans 
la  cour  du  château,  nous  descendons  de  voiture,  M.  Ott  était  ivre  de  joie, 
nous  entrons;  nous  voilà  dans  une  antichambre  assez  obscure,  M.  Ott  aper- 
çoit sur-le-champ  un  tableau,  et  s'écrie  :  C'est  un  Correcte!  Nous  appro- 
chons; on  le  voyait  mal,  mais  c'était  en  effet  un  beau  table;îu  original  du 
Corrége,  et  M.  Ott  fut  un  peu  scandalisé  qu'on  l'eût  relégué  là.  Nous  pas- 
sons dans  le  salon,  il  était  vide.  Je  vis  dans  le  château  cette  espèce  de 
rumeur  désagréable  que  produit  une  visite  inopinée  qui  s^irvient  mal 
à  propos;  les  domestiques  avaient  un  aireffaré,  on  entendait  le  bruit  redou- 
blé des  sonnettes  qui  les  appelaient,  on  allait  et  venait  précipitamment,  on 
ouvrait  et  fermait  brusquement  les  portes;  je  regardai  à  la  pendule  du 
salon,  et  je  connus,  avec  douleur,  que  j'étais  arrivée  trois  quarts  d'heure 
trop  tôt,  ce  qui  ne  contribua  pas  à  me  donner  de  l'aisance  et  de  la  con- 
fiance. M.  Ott  vit  à  l'autre  extrémité  du  salon  un  grand  tableau  à  l'huile, 
dont  les  figures  sont  en  demi-nature;  un  cadre  superbe,  et  l'honneur  d'être 
placé  dans  le  salon,  annonçaient  quelque  chose  de  beau.  Nous  y  courons, 
et  à  notre  grande  surprise  nous  découvrons  une  véritable  enseigne  à  bière, 
une  peinture  ridicule  représentant  M.  de  Voltaire  dans  une  gloire,  tout 
entouré  de  rayons  comme  un  saint,  ayant  à  ses  genoux  les  Calas,  et  foulant 
aux  pieds  ses  ennemis,  Fréron,  Fompignan,  etc.,  qui  expriment  leur  humi- 
liation en  ouvrant  des  bouches  énormes  et  en  faisant  des  grimaces  effroya- 
bles. M.  Ott  fut  indigné  du  dessin  et  du  coloris,  et  moi,  de  la  composition. 
«  Comment  peut-on  placer  cela  dans  son  salon?  disais-je.  —  Oui,  reprenait 
M.  Ott,  et  quand  on  laisse  un  tableau  du  Corrége  dans  une  vilaine  anticham- 
bre... »  Ce  tableau  est  entièrement  de  l'invention  d'un  mauvais  peintre 
genevois  qui  en  a  fait  présent  à  M.  de  Voltaire;  mais  il  me  paraît  inconce- 
vable que  ce  dernier  ait  le  mauvais  goùi  d'exposer  pompeusement  à  tous  les 
yeux  une  telle  platitude. 

Enfin,  la  porte  du  salon  s'ouvrit,  et  nous  vîmes  paraître  M""=  Denis,  la 
nièce  de  M.  de  Voltaire,  et  M'""  de  Saint-Julien.  Ces  dames  m'annoncèrent 


1.  Probablement  Joscpb-Mathias  Ott,  do  l'Académie  de  Munich,  et  professeur 
de  dessin  au  gymnase  de  cette  ville.  Il  mourut  en  1791,  âge  de  quaraute-nçuf 
ans,  d'après  le  Neues  allgcmeines  Kimstler-Lexicon  de  Nagler. 


398  DOCUMENTS  BIOGRAPHIQUES. 

que  M.  de  Voltaire  viendrait  bientôt.  M'""  de  Saint-Julien  qui  est  fort 
aimable,  et  que  je  ne  connaissais  pas  du  tout,  est  établie  pour  tout  l'été  à 
Ferney;  elle  appelle  M.  de  Voltaire  mon  philosophe,  et  iWapçeWe  mon 
papillon.  Elle  portait  une  médaille  d'or  à  son  côté;  j'ai  cru  que  c'était  un 
ordre,  mais  c'est  un  prix  d'arquebuse  donné  par  M.  de  Voliaire,  et  qu'elle 
a  gagné  ces  jours-ci;  une  telle  adresse  est  un  exploit  pour  une  femme.  Elle 
m'a  proposé  de  faire  un  tour  de  promenade,  ce  que  j'ai  accepté  avec  em- 
pressement :  car  je  me  sentais  si  refroidie,  si  embarrassée,  je  craignais 
tellement  l'apparition  du  maître  de  la  maison  que  j'étais  charmée  de 
m'échapper  un  moment,  afin  de  retarder  un  peu  cette  terrible  entrevue. 
yi^"  de  Saint-Julien  m'a  conduite  sur  une  terrasse  de  laquelle  on  pourrait 
découvrir  la  magnifique  vue  du  lac  et  des  montagnes,  si  l'on  n'avait  pas  eu 
le  mauvais  goût  d'établir  sur  cette  belle  terrasse  un  long  berceau  de  treil- 
lage tout  couvert  d'une  verdure  épaisse  qui  cache  tout.  On  n'entrevoyait 
cette  admirable  perspective  que  par  des  petites  lucarnes  où  je  ne  pouvais 
passer  la  tête;  d'ailleurs,  le  berceau  est  si  bas  que  mes  plumes  s'y  accro- 
chaient partout.  Je  me  courbais  extrêmement,  et,  comme  pour  me  rapetisser 
encore,  je  ployais  beaucoup  les  genoux,  je  marchais  à  toute  minute  sur  ma 
robe,  je  chancelais,  je  trébuchais,  je  cassais  mes  plumes,  je  déchirais  mes 
jupons,  et  dans  l'attitude  la  plus  gênante,  je  n'étais  guère  en  état  de  jouir 
de  la  conversation  de  M"^  de  Saint-Julien,  qui,  petite,  en  habit  néglige  du 
matin,  se  promenait  fort  à  son  aise,  et  causait  très-agréablement.  Je  lui 
demandai  en  riant  si  M.  de  Voltaire  n'avait  pas  trouvé  mauvais  que  j'eusse 
vulgairement  daté  maletlredu  mois  d'août?  Elle  me  répondit  que  non;  mais 
elle  ajouta  qu'il  avait  remarqué  que  je  n'écrivais  pas  avec  son  orthographe. 
Enfin,  on  vint  nous  dire  que  M.  de  Voltaire  entrait  dans  le  salon  ;  j'étais 
si  harassée,  et  en  si  mauvaise  disposition  que  j'aurais  donné  tout  au  monde 
pour  pouvoir  me  trouver  transportée  dans  mon  auberge  à  Genève...  ^l"'"  de 
Saint-Julien,  me  jugeant  d'après  ses  impressions,  m'entraîne  avec  vivacité; 
nous  regagnons  la  maison,  et  j'eus  le  chagrin,  en  passant  dans  une  des 
pièces  du  château,  de  me  voir  dans  une  glace;  j'étais  ébouriffée  et  toute 
décoiffée,  et  j'avais  une  mine  véritablement  piteuse  et  tout  à  fait  décom- 
posée. Je  m'arrêtai  un  instant  pour  me  rajuster,  ensuite  je  suivis  courageu- 
sement M™®  de  Saint-Julien.  Nous  entrons  dans  le  salon,  et  me  voilà  en 
présence  de  M.  de  Voltaire...  M™«  de  Saint-Julien  m'invita  à  l'embrasser, 
en  me  disant  avec  grâce  :  Il  le  trouvera  irès-bon.  Je  m'avançai  grave.nent, 
avec  l'expression  du  respect  que  l'on  doit  aux  grands  talents  et  à  la  vieil- 
lesse; M.  de  Voltaire  me  prit  la  main  et  me  la  baisa;  je  ne  sais  pourquoi 
cette  action  si  commune  m'a  touchée,  comme  si  cette  espèce  d'hommage 
n'était  pas  aussi  vulgaire  que  banal;  mais,  enfin,  je  fus  flattée  que  31.  de 
Voltaire  m'eût  baisé  la  main,  et  je  Tembrassai  de  très-bon  cœur,  intérieu- 
rement, car  je  conservai  toute  la  tranquillité  de  mon  maintien.  Je  lui 
présentai  M.  Ott,  qui  fut  si  transporté  de  s'entendre  nommer  à  31.  de  Vol- 
taire que  je  crus  qu"il  allait  faire  une  scène;  il  s'empressa  de  tirer  de  sa 
poche  des  miniatures  qu'il  avait  faites  à  Rome  ;  malheureusement,  l'un  de 
ces  tablejux  représentait  une  Vierge  avec  l'Enfant  Jésus,  ce  qui  fit  dire  à 


DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES.  399 

M.  de  Voltaire  plusieurs  impiétés  aussi  plates  que  révoltantes;  je  trouvai 
qu'il  était  contre  les  devoirs  de  l'hospitalité  et  contre  toute  bienséance  de 
s'exprimer  ainsi  devant  une  personne  de  mon  âge,  qui  ne  s'afîichait  pas 
pour  esprit  fort,  et  qu'il  recevait  pour  la  première  fois;  extrêmement  cho- 
quée, je  me  tournai  du  côté  de  M™"  Denis,  afin  d'avoir  l'air  de  ne  pas 
écouter  son  oncle;  il  changea  d'entretien,  parla  de  Tltalie  et  des  arts 
comme  il  en  écrit,  c'est-à-dire  sans  connaissance  et  sans  goût;jenedis 
que  quelques  mots  qui  exprimaient  que  je  n'étais  pas  de  son  avis.  Il  ne 
fut  question  de  littérature,  ni  avant,  ni  après  le  dîner;  M.  de  Yoltaire  ne 
jugeant  pas,  je  crois,  que  cette  conversation  dût  intéresser  une  personne 
qui  s'annonçait  d'une  manière  aussi  peu  brillante.  Néanmoins,  il  soutint 
l'entretien  avec  politesse,  et  même  quelquefois  avec  galanterie  pour  moi. 

On  se  mit  à  table,  et  pendant  tout  le  dîner  M.  de  Yoltaire  ne  fut  rien 
moins  qu'aimable  :  il  eut  toujours  l'air  d'être  en  colère  contre  ses  gens, 
criant  à  tue-tête,  avec  une  telle  force  qu'involontairement  j'en  ai  plusieurs 
fois  tressailli  ;  la  salle  à  manger  est  très-sonore,  et  sa  voix  de  tonnerre  y 
retentissait  de  la  man'ère  la  plus  effrayante.  On  m'avait  prévenue  de  cette 
manie,  qui  est  si  hors  d'usage  devant  des  étrangers,  et  l'on  voit  parfaite- 
ment en  effet  que  c'est  une  habitude,  car  ses  gens  n'en  paraissent  être  ni 
surpris,  ni  le  moins  du  monde  troublés.  Après  le  dîner,  M.  do  Voltaire, 
sachant  que  j'étais  musicienne,  a  fait  jouer  M'"^  Denis  du  clavecin  : 
elle  a  un  jeu  qui  transporte  en  idée  au  temps  de  Louis  XIV;  mais  ce 
souvenir-là  n'est  pas  le  plus  agréable  que  l'on  puisse  se  retracer  de  ce 
beau  siècle.  Elle  finissait  une  pièce  de  Rameau,  lorsqu'une  jolie  petite 
fille  de  sept  ou  huit  ans  entra  dans  la  chambre,  et  vint  se  jeter  au 
cou  de  M.  de  Voltaire,  en  l'appelant  papa  ;  il  reçut  ses  caresses  avec 
grâce,  et  comme  il  vit  que  je  contemplais  ce  tableau  si  doux  avec  un 
extrême  plaisir,  il  me  dit  que  cette  enfant  appartenait  à  la  petite-fille  du 
grand  Corneille,  qu'il  a  mariée;  combien  j'eusse  été  touchée  dans  ce  mo- 
ment si  je  ne  m'étais  pas  rappelé  ces  Commentaires^  où  l'injustice  et 
l'envie  se  traiiissent  si  maladroitement!...  Dans  ce  lieu  on  esta  chaque 
instant  blessé  par  des  contriistes  bizarres,  et  sans  cesse  l'admiration  y  est 
suspendue  et  même  détruite  par  des  souvenirs  odieux  et  par  des  dispa- 
rates révoltantes.  M.  de  Voltaire  reçut  plusieurs  visites  de  Genève,  ensuite 
il  me  proposa  une  promenade  en  voiture  ;  il  fit  mettre  ses  chevaux,  et  nous 
montâmes  dans  une  berline,  lui,  sa  nièce,  M"»°  de  Saint-Julion  et  moi. 
Il  nous  mena  dans  le  village  pour  y  voir  les  maisons  qu'il  a  bâties  et  les 
établissements  bienfaisants  qu'il  a  formés.  Il  est  plus  grand  là  (^ue  dans  ses 
livres,  car  on  y  voit  partout  une  ingénieuse  bonté,  et  l'on  ne  peut  se  persua- 
der que  la  même  main  qui  écrivit  tant  d'impiétés,  de  faussetés  et  de  mé- 
chancetés, ait  fait  des  choses  si  nobles,  si  sages  et  si  utiles.  Il  montre  ce 
village  à  tous  les  étrangers,  mais  de  bonne  grâce;  il  en  parle  simplement, 
avec  bonhomie;  il  instruit  de  tout  ce  qu'il  a  fait,  et  cependant  il  n'a  nulle- 
ment l'air  de  s'en  vanter,  et  je  ne  connais  personne  qui  pût  en  faire  autant; 
en  rentrant  au  château  la  conversation  a  élé  fort  animée;  on  parlait  avec 
intérêt  de  ce  qu'on  avait  vu;  je  ne  suis  partie  qu'à  la  nuit;  M.  do  Voltaire 


400  DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES. 

m'a  proposé  de  rester  jusqu'au  lendemain  après  dîner,  mais  j'ai  voulu 
retourner  à  Genève.  Tous  les  portraits  et  tous  les  bustes  de  M.  de  Voltaire 
sont  très-ressemblants,  mais  aucun  artiste  n'a  bien  rendu  ses  yeux:  je 
m'attendais  à  les  trouver  brillants  et  remplis  de  feu;  ils  sont  en  effet  les 
plus  spirituels  que  j'aie  vus,  mais  ils  ont,  en  même  temps,  quelque  chose 
de  velouté  et  une  douceur  inexprimable;  l'âme  de  Zaïre  est  tout  entière 
dans  ces  yeux-là;  son  sourire  et  son  rire,  extrêmement  malicieux,  changent 
tout  à  fait  cette  charmante  expression.  Il  est  fort  cassé,  et  sa  manière  gothi- 
que de  se  mettre  le  vieillit  encore.  Il  a  une  voix  sépulcrale  qui  lui  donne  un 
ton  singulier,  d'autant  plus  qu'il  a  l'habitude  de  parler  excessivement  haut, 
quoiqu'il  ne  soit  pas  sourd.  Quand  il  n'est  question  ni  rie  la  religion  ni  de 
ses  ennemis,  la  conversation  est  simple  et  naturelle,  sans  nulle  prétention, 
et  par  conséquent  (avec  un  esprit  tel  que  le  sien)  parfaitement  aimable.  Il 
m'a  paru  qu'il  ne  supportait  pas  que  l'on  eût,  sur  aucun  point,  une  opinion 
difiérente  de  la  sienne  ;  pour  peu  qu'on  le  contredise,  son  ton  prend  de 
l'aigreur  et  devient  tranchant;  il  a  certainement  beaucoup  perdu  de  l'usage 
du  monde  qu'il  a  dû  avoir,  et  rien  n'est  plus  simple:  depuis  qu'il  est  dans 
cette  terre,  on  ne  va  le  voir  que  pour  l'enivrer  de  louanges,  ses  décisions  sont 
des  oracles,  tout  ce  qui  l'entoure  est  à  ses  pieds;  il  n'entend  parler  que  de 
l'admiration  qu'il  inspire,  et  les  exagérations  les  plus  ridicules  dans  ce 
genre  ne  lui  paraissent  maintenant  que  des  hommages  ordinaires.  Les  rois 
même  n'ont  jamais  été  les  objets  d'une  adulation  si  outrée,  du  moins  l'éti- 
quette défend  de  leur  prodiguer  toutes  ces  flatteries;  on  n'entre  point  en 
conversation  avec  eux,  leur  présence  impose  silence,  et,  grâce  au  respect, 
la  flalterie,  à  la  cour,  est  obligée  d'avoir  de  la  pudeur,  et  de  ne  se  montrer 
que  sous  des  formes  délicates.  Je  ne  l'ai  jamais  vue  sans  ménagement  quà 
Ferney;  elle  y  est  véritablement  grotesque,  et  lorsque,  par  l'habitude,  elle 
peut  plaire  sous  desemblablestraits,  elle  doit  nécessairement  gâterie  goût,  le 
ton  et  les  manières  de  celui  qu'elle  séduit.  Voilà  pourquoi  l'amour-propre 
de  M.  de  Voltaire  est  si  singulièrement  irritable,  et  pourquoi  les  critiques 
lui  causent  ce  chagrin  puéril  qu'il  ne  peut  dissimuler.  Il  vient  d'en  éprou- 
ver un  très-sensible.  L'empereur  a  passé  tout  près  de  Ferney  ;  M.  de  Vol- 
taire, qui  s'attendait  à  recevoir  la  visite  de  l'illustre  voyageur,  a^  ait  préparé 
des  fêtes  et  môme  fait  des  vers  et  des  couplets,  et  malheureusement  tout 
le  monde  le  savait.  L'empereur  a  passé  sans  s'arrêter  et  sans  faire  dire  un 
seul  mot^.  Comme  il  approchait  de  Ferney,  quelqu'un  lui  demanda  s'il 
verrait  M.  de  Voltaire;  l'empereur  répondit  sèchement  :  i\0H,  je  le  connais 
assez;  mot  piquant  et  même  profond,  qui  prouve  que  ce  prince  lit  en 
homme  d'tsprit  et  en  monarque  éclairé. 


1.  En  juillet  1777.  Joseph  II  venait  de  visiter  Louis  XVI  et  la  France,  sous  le 
nom  de  comte  de  Falkenstein. 


DOCUMENTS  BIOGRAPHIQUES.  401 


LXII. 


JOHN    MOORE    A    FERNEY 

4  776. 


Genève. 


Je  ne  suis  point  étonné  de  votre  curiosité  et  du  désir  que  vous  témoi- 
gnez d'être  instruit  de  tout  ce  qui  concerne  le  pliilosophe  de  Ferney.  Cet 
homme  extraordinaire  est  parvenu  à  attirer  l'attention  et  à  fixer  les  regards 
de  toute  l'Europe,  d'une  manière  bien  plus  constante  qu'aucun  des  grands 
hommes  que  notre  siècle  a  produits,  je  n'en  excepte  pas  même  les  rois  et 
les  héros.  Les  moindres  anecdotes  qui  ont  rapport  à  sa  personne  paraissent 
en  quelque  sorte  intéresser  le  public. 

J'ai  eu,  depuis  que  je  suis  dans  ce  pays,  de  fréquentes  occasions  de  lui 
parler,  et  encore  plus  à  ceux  qui  ont  vécu  familièrement  avec  lui  depuis 
plusieurs  années;  de  sorte  que  les  observations  que  je  pourrai  vous  com- 
muniquer à  son  sujet  sont  fondées  sur  ma  propre  autorité  ou  sur  celle  de 
ses  amis  les  plus  intimes  et  les  plus  véridiques. 

Il  a  ici,  comme  partout  ailleurs,  ses  ennemis  et  ses  admirateurs;  ces 
deux  caractères  se  trouvent  souvent  réunis  dans  la  môme  personne. 

La  première  idée  qui  s'est  présentée  à  l'esprit  de  ceux  qui  ont  entrepris 
de  décrire  sa  personne  a  été  celle  d'un  squelette,  relativement  à  son  exces- 
sive maigreur:  rien  de  plus  juste;  mais  il  faut  se  rappeler  que  ce  squelette 
se  compose  de  peau  et  d'os,  a  un  regard  plus  vif  et  plus  spirituel  qu'aucun 
être  de  la  même  nature,  dans  la  force  de  l'âge  et  paré  de  tous  les  avan- 
tages de  la  plus  brillante  jeunesse. 

Je  n'ai  jamais  vu  des  yeux  aussi  perçants  que  ceux  de  Voltaire,  quoique 
actuellement  dans  sa  quatre-vingtième  année:  sa  physionomie  est  on  ne 
peut  plus  expressive  ;  on  y  lit  à  la  fois  son  génie,  sa  pénétration  et  son 
extrême  sensibilité. 

Le  matin,  il  a  l'air  triste  et  chagrin;  son  humeur  cependant  se  dissipe 
graduellement,  et  après  dîner,  il  paraît  ordinairement,  plus  gai  :  cependant 
l'air  ironique  ne  le  quitte  jamais  entièrement,  et  il  est  aisé  dans  tous  les 
temps  d'en  retrouver  des  traces  sur  son  visage,  qu'il  soit  satisfait  ou 
mécontent. 

Lorsque  le  temps  est  beau,  il  prend  l'air  et  monte  en  carrosse  avec  sa 
nièce  ou  (juelques-uns  de  ses   hôtes,   dont  il  y  a  toujours  bon  nombre  à 

\.  John  Moore,  médecin  et  littérateur  anglais,  voyagea  en  France,  en  Italie, 
en  Suisse  et  en  Allemagne,  en  compagnie  du  jeune  frère  du  duc  d'IIamilton.  Ces 
lettres  sont  extraites  de  son  livre  intitulé  A  View  of  Society  and  munners 
in  France,  Switzerinnd,  and  Gennany;  London,  1779,  2  vol.  in-S».  Cet  ouvrage 
a  été  traduit  par  H.  Rieu,  sous  le  titre  de  Lettres  d'un  voyarjcur  anglais  sur  la 
France,  etc.  j  Genève,  1781-1782,  4  vol.  in-S*'. 

I-  26 


402  DOCUMENTS  BIOGRAPHIQUES. 

Ferney.  Quelquefois  il  se  promène  dans  son  jardin,  ou,  si  le  temps  ne  lui 
permet  pas  de  sortir,  il  emploie  ses  moments  de  récréation  à  jouer  aux 
«checs  avec  le  Père  Adam  ou  à  recevoir  les  étrangers  qui  se  succèdent  con- 
tinuellement, et  attendent  à  sa  porte  le  moment  favorable  de  pouvoir  être 
admis,  ou  à  lire  et  à  dicter  des  lettres  :  car  il  a  une  correspondance  suivie 
avec  tous  les  pays  de  l'Europe,  d'où  on  lui  rend  compte  de  tous  les  événe- 
ments remarquables  et  d'où  on  lui  envoie  toutes  les  productions  littéraires 
dès  qu'elles  paraissent. 

La  plus  grande  partie  de  son  temps  e^t  employée  à  l'étude,  et,  soit  qu'il 
lise  lui-même  ou  qu"il  se  fasse  lire,  il  a  toujours  la  plume  à  la  main  pour 
faire  des  notes  ou  des  remarques.  Composer  est  son  amusement  favori;  il 
n'est  pas  d'auteur  obligé  d'écrire  pour  subsister,  pas  de  poëte  avide  de  se 
faire  connaître,  qui  soit  aussi  assidu  que  lui  au  travail,  ou  plus  désireux 
d'acquérir  de  nouvelle  gloire  que  l'opulent  et  admiré  seigneur  de  Ferney. 

Il  est  on  ne  peut  pas  plus  hospitalier,  son  cuisinier  est  excellent.  Il  a 
ordinairement  deux  ou  trois  personnes  qui  viennent  de  Paris  pour  le  voir 
et  passent  un  mois  ou  six  semaines  chez  lui.  Lorsqu'elles  partent,  leur 
place  est  bientôt  remplie;  de  sorte  qu'il  reçoit  constamment  de  nouvelles 
visites;  ces  étrangers,  avec  les  gens  de  sa  maison  et  ses  amis  de  Genève, 
composent  une  compagnie  de  douze  à  quatorze  personnes  qui  dînent  jour- 
nellement à  sa  table,  soit  qu'il  y  paraisse  ou  mange  seul  dans  sa  chambre. 
Car  lorsqu'il  est  occupé  à  préparer  une  nouvelle  production  pour  la  presse, 
indisposé  ou  de  mauvaise  humeur,  il  ne  dîne  point  à  table,  mais  se  con- 
tente de  paraître  pendant  quelques  minutes  avant  ou  après  le  repas. 

Tous  ceux  qui  lui  apportent  des  lettres  de  recommandation  de  ses  amis 
peuvent  être  sûrs,  pourvu  qu'il  ne  soit  pas  réellement  malade,  d'en  être 
bien  reçus.  Les  étrangers  qui  n'ont  pu  s'en  procurer  s'assemblent  assez 
souvent  l'après-midi  dans  son  antichambre  pour  tâcher  de  le  voir,  et  il 
arrive  qu'ils  y  réussissent;  quelquefois  aussi  sont-ils  obligés  de  se  retirer 
sans  avoir  satisfait  leur  curiosité.  Tous  ceux  qui  sont  dans  ce  cas  ne  man- 
quent jamais  de  l'accuser  de  caprice,  et  font  mille  mauvais  contes,  souvent 
inventés,  pour  se  venger  de  ce  qu'il  n'a  pas  jugé  à  propos  de  se  laisser  voir, 
et  de  se  montrer  comme  un  ours  que  l'on  promène  à  la  foire.  Je  suis  bien 
moins  surpris  qu'il  refuse  quelquefois  que  de  sa  complaisance  à  se  prêter  si 
souvent  à  cette  indiscrète  curiosité:  en  lui,  elle  ne  peut-être  qu'une  preuve 
de  son  désir  d'obliger,  puisqu'il  est  accoutumé  depuis  si  longtemps  aux 
applaudissements  qu'on  ne  saurait  supposer  que  ceux  d'un  petit  nombre 
d'étrangers  puissent  lui  causer  une  satisfaction  bien  vive. 

Sa  nièce,  M'"«  Denis,  fait  les  honneurs  de  sa  table,  et  entretient  la 
compagnie  lorsque  son  oncle  est  hors  d'état  ou  ne  juge  pas  à  propos  de 
paraître.  C'est  une  femme  sensée,  polie  avec  tout  le  monde,  dont  la  ten- 
dresse et  lés  égards  pour  son  oncle  ne  se  sont  jamais  démentis. 

Le  matin  n'est  point  le  moment  propre  à  lui  rendre  visite.  Il  ne  saurait 
souffrir  qu'on  l'interrompe  dans  ses  occupations.  Cela  seul  suffit  pour  le 
mettre  de  mauvaise  humeur;  d'ailleurs,  il  est  alors  assez  sujet  à  s'emporter, 
soit  que  les  infirmités  de  son  âge  le  fassent  souffrir,  ou  qu'il  ait  quelque 


DOCUMENTS  BIOGRAPHIQUES.  403 

autre  cause  accidentelle  de  chagrin.  Quelle  qu'en  soit  la  raison,  il  est  cer- 
tain qu'il  croit  moins  à  Vopiimisme  à  cette  heure  du  jour  qu'à  toute  autre 
C'est  vraisemblablement  le  matin  qu'il  a  observé  que   «  c'était  dommage 
que  le  quinquina  fût  originaire  d'Amérique,  et  la  fièvre  de  nos  climats  ». 

Ceux  qu'il  invite  à  souper  ont  occtision  de  le  voir  sous  le  point  de  vue 
le  plus  favorable.  Alors  il  se  plaît  à  entretenir  la  compagnie,  et  pamlt  aussi 
empressé  que  jamais  à  dire  ce  qu'on  nomme  de  jolies  choses;  et  si  une 
remarque  juste  et  convenable,  ou  un  bon  mot  échappe  à  l'un  des  convives, 
il  est  tout  aussi  content  et  y  applaudit  d'aussi  bon  cœur  que  s'il  venait  de 
lui  ;  il  est  assez  indulgent  pour  se  prêter  à  l'enjouement  de  la  compagnie. 
Environné  de  ses  amis  et  animé  par  la  présence  de  quelques  femmes 
aimables,  il  semble  jouir  de  la  vie  avec  toute  la  sensibilité  d'un  jeune 
homme,  son  génie  s'affranchit  alors  des  entraves  de  la  vieillesse  et  des 
infirmités,  et  s'exhale  en  plaisanteries,  en  critiques  délicates  et  en  fines 
railleries. 

Il  a  le  talent  supérieur  de  se  mettre  à  la  portée  de  ceux  avec  lesquels  il 
se  trouve,  et  de  ne  les  entretenir  que  de  choses  qui  doivent  naturellement 
leur  plaire.  La  première  fois  que  le  duc  d'Hamillon  lui  rendit  visite,  il  fit 
tomber  la  conversation  sur  les  alliances  de  la  France  avec  l'Ecosse,  cita 
plusieurs  anecdotes  du  voyage  d'un  des  prédécesseurs  du  duc  lorsqu'il 
accompagna  à  la  cour  de  France  Marie,  reine  d'Ecosse,  dont  il  était  alors 
l'héritier  présomptif;  il  lui  parla  de  l'héroïsme  de  ses  ancêtres,  les  anciens 
comtes  de  Douglas  ;  de  la  célébrité  que  plusieurs  de  ses  compatriotes 
vivants  s'étaient  acquise  dans  la  littérature,  et  surtout  des  Hume  et  des 
Roberlson,  dont  il  fit  les  plus  grands  éloges. 

Un  moment  après  entrèrent  deux  Russes  de  la  première  condition,  qui 
se  trouvaient  dans  ce  temps-là  à  Genève,  Voltaire  leur  parla  beaucoup  de  la 
czarine  et  de  l'état  florissant  de  leur  patrie...  «  Ci-devant,  leur  dit-il,  vos  com- 
patriotes étaient  guidés  par  des  prêtres  ignorants...,  les  beaux-arts  leur  étaient 
inconnus,  et  vos  terres  étaient  en  friche...;  à  présent,  les  beaux-arts  pros- 
pèrent chez  vous,  et  vos  terres  sont  cultivées...  »  L'un  de  ces  jeunes  seigneurs 
lui  répliqua  qu'il  y  avait  encore  bien  des  terres  incultes  en  Russie.,.  «Cepen- 
dant, ajouta  Voltaire,  avouez  que  dans  ces  derniers  temps  votre  patrie  a 
produit  une  abondante  récolte  de  lauriers.  » 

Son  aversion  pour  le  clergé  est  assez  connue...  Celte  passion  le  porte  à 
faire  cause  commune  avec  des  gens  dont  les  objections  triviales  prouvent 
qu'ils  ont  beaucoup  moins  d'esprit  que  lui,  et  qui,  dénuées  du  sel  dont  ce 
grand  génie  les  assaisonne,  ne  sont  que  fades  et  dégoûtantes.  La  conver- 
sation ayant  par  hasard  roulé  sur  ce  sujet,  quelqu'un  de  la  compagnie  dit: 
«  Si  l'on  était  l'orgueil  aux  prêtres,  que  leur  resterait-il  '?  rien...  —  Vous 
comptez  donc  la  gourmandise  pour  rien  »,  lui  répliqua  Voltaire. 

Il  préfère  la  Poétique  de  Marmontel  à  tous  les  autres  ouvrages  de  cet 
auteur.  En  parlant  de  ceux-ci,  il  nous  a  dit  que  ce  poète,  semblable  à  Moïse, 
n'avait  jamais  eu  lui-même  la  félicité  d'entrer  dans  la  terre  promise,  quoi- 
qu'il en  eût  montré  la  route  aux  autres. 

On  ne  conçoit  que  trop  les  allusions  et  les  sarcasmes  déplacés  de  Voltaire 


404  DOCUMENTS  BIOGRAPHIQUES. 

contre  les  saintes  Écritures,  et  les  hommes  les  plus  respectables  dont  il  y 
est  fait  mention. 

Certain  quidam  bègue,  ayant  trouvé  moyen  de  s'introduire  à  Ferney, 
ce  personnage,  qui  n'était  recommandable  que  par  les  louanges  qu'il  se  pro- 
diguait^ étant  sorti  de  l'appartement,  Voltaire  dit  qu'il  le  soupçonnait  d'être 
un  aventurier,  un  imposteur;...  M™**  Denis  lui  répondit  que  les  imposteurs 
et  les  aventuriers  n'avaient  jamais  cette  incommodité...  A  quoi  il  répliqua  : 
«  Eh  !  Moïse  ne  bégayait-il  pas  ?  » 

Vous  avez  sûrement  entendu  parler  de  l'animosité  subsistant  entre  Vol- 
taire et  Fréron,  l'auteur  de  r.4wiee  littéraire.  Mvi  jour  que  le  premier  se 
promenait  dans  son  jardin  avec  un  de  ses  amis  de  Genève,  un  crapaud  vint 
à  passer  devant  eux;  celui-ci  dit,  pour  plaire  à  Voltaire,  en  montrant  l'ani- 
mal: «  Voilà  Fréron.  —  Quel  mai,  répondit-il,  celte  pauvre  bête  a-l-elle  pu 
vous  faire  pour  s'attirer  une  pareille  injure?  » 

Il  comparait  la  nation  anglaise  à  un  tonneau  de  bière  forte  dont  le  dessus 
est  de  l'écume,  le  fond  de  la  lie,  et  le  milieu  excellent. 

Un  ami  de  Voltaire  lui  ayant  recommandé  la  lecture  de  certain  système 
métaphysique,  fondé  sur  une  suite  d'arguments  par  lesquels  l'auteur  faisait 
admirer  son  génie  et  sa  dextérité,  sans  cependant  convaincre  son  lecteur  ou 
prouver  autre  chose  que  son  éloquence  et  la  finesse  de  ses  sophismes,  il 
lui  demanda  quelque  temps  après  ce  qu'il  pensait  de  cet  ouvrage  :  «  Les 
métaphvsiciens,  lui  répondit  Voltaire,  sont  comme  les  gens  qui  dansent  le 
menuet  :  parés  de  la  manière  la  plus  avantageuse,  ils  font  une  ou  deux  ré- 
vérences, parcourent  l'appartement  avec  beaucoup  de  grâce,  sont  constam- 
ment en  mouvement  sans  avancer  d'un  pas,  et  finissent  par  se  retrouver  au 
mù'me  point  d'où  ils  étaient  partis.  » 

Genève. 

Considéré  comme  maître,  Voltaire  se  présente  à  Genève  sous  un  jour 
très-favorable.  Il  est  affable,  humain  et  généreux  envers  ses  vassaux  et  ses 
domestiques.  Il  aime  à  les  voir  prospérer,  et  s'intéresse  à  leurs  affaires  avec 
le  zèle  d'un  vrai  patriarche.  Il  favorise  l'industrie  et  encourage  les  manu- 
factures de  sa  ville  par  tous  les  moyens  dont, il  peut  s'aviser;  par  ses  soins, 
par  sa  seule  protection,  Ferney,  qui  n'était  auparavant  qu'un  mauvais  vil- 
lage dont  les  habitants  étaient  aussi  paresseux  que  méprisables,  est  de- 
venu une  petite  ville  aisée  et  passablement  jolie. 

Cette  acrimonie,  que  l'on  remarque  dans  [dusieurs  ouvrages  de  Voltaire, 
n'est  dirigée  que  contre  quelques-uns  de  ses  rivaux  qui  osent  lui  disputer 
sur  le  Parnasse  la  place  distinguée  à  laquelle  ses  talents  lui  donnent  le  droit 
de  prétendre. 

S'il  a  été  l'auteur  de  plusieurs  satires  mordantes,  il  en  a  été  aussi  l'objet. 
Il  serait  difficile  de  décider  si  c'est  lui  qui  a  été  l'agresseur;  mais  on  doit 
avouer  que  toutes  les  fois  qu'il  n'a  pas  été  personnellement  attaqué  en  sa 
qualité  d'écrivain,  il  s'est  montré  bon  et  facile;  dans  plusieurs  occasions,  il 
a  témoigné  une  véritable  philanthropie...  Toute  sa  conduite  relativement  à 
la  famille  Calas;  la  protection  qu'il  a  accordée  aux  Sirven;  son  humanité 


DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES.  405 

envers  la  jeune  personne  issue  de  Corneille,  et  plusieurs  autres  exemples 
que  je  pourrais  citer,  sont  tous  des  preuves  de  la  vérité  de  ce  que 
j'avance. 

Quelques  personnes  vous  disent  que  les  soins  qu'il  s'est  donnés  dans  cette 
occasion  et  dans  d'autres  semblables  n'étaient  que  pour  satisfaire  sa  vanité; 
cependant  celui  qui  s'empresse  à  justifier  l'innocence  persécutée,  à  exciter 
l'indignation  des  grands  contre  l'oppression,  et  à  secourir  le  mérite  indi- 
gent, doit  réellement  être  estimé  bienfaisant,  tirât-il  même  vanité  de  pa- 
reilles actions,  et  s'en  glorifiàt-il  outre  mesure.  Cet  homme  est,  sans  con- 
tredit, plus  utile  à  la  société  que  le  plus  humble  moine  qui  n'a  d'autre  vertu 
que  celle  de  ne  s'occuper,  dans  un  désert  reculé,  que  de  son  propre  salut. 

La  critique  que  Voltaire  a  faite  des  ouvrages  de  Shakespeare  ne  lui  fait 
aucun  honneur;  elle  ne  sert  qu'à  montrer  qu'il  ne  connaissait  qu'imparfai- 
tement l'auteur  dont  il  condamne  si  élourdiment  les  productions.  Les  irré- 
gularités de  Shakespeare  et  son  peu  d'égard  pour  les  trois  unités  dans  ses 
drames  sautent  aux  yeux  des  critiques  les  moins  éclairés  de  nos  jours;  mais 
les  préjugés  nationaux  de  Voltaire,  et  la  connaissance  peu  profonde  de  notre 
langue,  l'aveuglent  sur  quelques-unes  des  plus  sublimes  beautés  de  notre 
poëte  anglais,  et  quoique  ses  remarques  ne  soient  pas  toujours  justes  et  dé- 
licates, elles  sont  cependant  la  plupart  assez  ingénieuses. 

Un  soir,  à  Ferney,  où  il  fut  question  dans  la  conversation  du  génie  de 
Shakespeare,  Voltaire  déclama  contre  l'uTipropriété  et  l'absurdité  qu'il  y  avait 
d'introduire  dans  la  tragédie  des  caractères  vulgaires  et  un  dialogue  bas  et 
rampant;  il  cita  plusieurs  exemples  où  notre  poëte  avait  contrevenu  à  cette 
règle,  même  dans  les  pièces  les  plus  touchantes.  Un  monsieur  de  la  compa- 
gnie, qui  est  un  admirateur  zélé  de  Shakespeare,  observa,  en  cherchant  à 
excuser  notre  célèbre  compatriote,  que.  quoique  ses  caractères  fussent  pris 
dans  le  peuple,  ils  n'en  étaient  pas  moins  dans  la  nature.  «  Avec  votre  per- 
mission, monsieur,  lui  répliqua  Voltaire,  mon  cul  est  bien  dans  la  nature, 
et  cependant  je  porte  des  culottes.  » 

Voltaire  avait  ci-devant  un  petit  théâtre  dans  son  château,  où  les  gens 
de  sa  société  jouaient  des  pièces  de  théâtre;  lui-même  se  chargeait  ordinai- 
rement d'un  des  principaux  rôles  ;  mais,  suivant  ce  qu'on  m'en  a  dit,  ce 
n'était  pas  là  son  talent,  la  nature  l'ayant  doué  de  la  faculté  de  peindre  les 
sentiments  des  héros,  et  non  de  celle  de  les  exprimer, 

M.  Cramer,  de  Genève,  était  ordinairement  acteur  dans  ces  occasions. 
Je  l'ai  souvent  vu  jouer  sur  un  théâtre  de  société  de  cette  ville  avec  un 
succès  mérité.  Peu  de  ceux  qui  ont  fait  leur  unique  étude  du  théâtre,  et  qui 
paraissent  tous  les  jours  en  public,  auraient  été  capables  de  jouer  avec  au- 
tant d'énergie  et  de  vérité  que  lui. 

La  célèbre  Clairon  même  n'a  pas  dédaigné  de  monter  sur  le  théâtre  de 
Voltaire,  et  d'y  déployer  à  la  fois  le  génie  de  cet  autour  et  ses  talents 
d'actrice. 

Ces  représentations  de  Ferney,  auxquelles  plusieurs  habitants  de  Genève 
étaient  de  temps  en  temps  invites^  ont  vraisemblablement  augmenté  le  goût 
que  ces  républicains  avaient  pour  des  amusemcnls  de  cette  espèce,  et  donné 


406  DOCUMENTS  BIOGRAPHIQUES. 

l'idée  à  un  directeur  de  comédiens^  français  de  venir  tous  les  étés  s'éta- 
blir dans  les  environs  de  cette  ville. 

Comme  le  conseil  n'a  pas  jugé  à  propos  de  l'y  admettre,  celte  troupe  a 
fait  construire  un  théâtre  à  Châtelaine,  hameau  du  côté  français  de  la  ligne 
supposée  qui  sépare  ce  royaume  du  territoire  de  la  république,  et  à  environ 
trois  milles  des  portes  de  Genève. 

Il  arrive  quelquefois  que  l'on  vient  de  Suisse  et  de  Savoie  pour  assister 
à  ces  représentations;  mais  les  spectateurs  les  plus  assurés  et  sur  lesquels 
l'espérance  de  la  troupe  se  fonde  sont  surtout  les  citoyens  de  cette  ville. 
L'on  commence  ordinairement  à  trois  ou  quatre  heures  après  midi,  afin  de 
pouvoir  rentrer  avant  la  fermeture  des  portes. 

J'ai  été  souvent  à  ce  théâtre.  Les  acteurs  n'en  sont  que  médiocres.  Le 
célèbre  Lekain,  actuellement  en  visite  à  Ferney-,  y  joue  quelquefois...  La 
principale  raison  qui  m'y  attire  est  le  désir  de  voir  Voltaire,  qui  y  assiste 
ordinairement  toutes  les  fois  que  cet  acteur  y  remplit  un  rôle,  et  surtout 
lorsqu'une  de  ses  pièces  y  est  représentée. 

Il  se  place  sur  le  théâtre  et  derrière  les  coulisses,  de  façon  cependant  à 
pouvoir  être  aperçu  de  la  plus  grande  partie  des  spectateurs.  11  prend  le  même 
intérêt  à  la  représentation  que  si  sa  réputation  dépendait  de  la  manière  de 
jouer  des  acteurs.  Il  paraît  très-affecté  et  tout  à  fait  chagrin  lorsque  quelqu'un 
d'entre  eux  vient  à  faire  un  contre-sens;  et  lorsqu'ils  s'acquittent  à  son  gré 
de  leurs  rôles,  il  ne  manque  jamais  d'en  témoigner  sa  satisfaction,  em- 
ployant à  cet  effet  le  geste  et  la  voix. 

Il  entre  dans  la  passion  avec  l'émotion  la  plus  marquée,  et  va  môme 
jusqu'à  verser  de  véritables  larmes,  et  il  paraît  aussi  touché  qu'une  jeune 
fille  qui  assiste  pour  la  première  fois  de  sa  vie  à  la  représentation  d'une  tra- 
gédie. 

Je  me  suis  souvent  mis  à  côté  de  lui,  et  je  suis  resté  pendant  toute  la 
pièce,  étonné  de  voir  un  pareil  degré  de  sensibilité  à  un  octogénaire.  L'on 
croirait  aisément  que  ce  grand  âge  aurait  dû  émousser  toutes  ses  sensations, 
surtout  celles  que  peuvent  occasionner  les  malheurs  fictifs  qui  lui  sont  fa- 
miliers depuis  si  longtemps. 

Les  pièces  que  l'on  représente  étant  de  sa  composition,  cela  même  me 
fournit  une  seconde  raison  qui  me  ferait  croire  qu'elles  devraient  produire 
un  moindre  effet  sur  lui.  Bien  des  gens  cependant  assurent  que,  lom  de  la 
diminuer,  elle  est  au  contraire  la  véritable  cause  de  sa  sensibilité;  et  ils 
allèguent,  comme  une  preuve  au  soutien  de  leur  assertion,  qu'il  ne  va  jamais 
A\x  théâtre  que  lorsque  l'on  y  joue  quelqu'une  de  ses  productions. 

Je  ne  suis  point  surpris  qu'il  préfère  ses  propres  tragédies  à  toutes  les 
autres  ;  ce  que  je  ne  comprends  pas,  c'est  la  raison  pour  laquelle  il  se  laisse 
plus  facilement  émouvoir  par  des  infortunes  et  des  incidents  de  son  inven- 


1.  Le  nommé  Saint-Géran  :  «  le  troubadour  Saint-Géran  »,  comme  l'appelle 
Voltaire. 

2.  Lekain,  qui  avait  déjà  visité  Ferney  en  1702  et  en  1772,  y  revint  une  troi- 
sième fois  en  1776. 


DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES.  407 

tion  que  par  des  événements  imprévus  :  on  croirait  que  ceux-ci  seraient 
seuls  capables  de  l'émouvoir.  11  n'y  a  que  l'illusion  de  la  scène  qui  puisse 
produire  de  pareils  effets,  et  nous  faire  verser  des  larmes  en  nous  persua- 
dant de  la  réalité  des  malheurs  que  nous  déplorons,  et  il  faut  qu'elle  ait  été 
assez  forte  pour  que  nous  ayons  oublié  que  nous  étions  à  la  comédie  ;  dès 
qu'on  commence  à  s'apercevoir  que  le  tout  n'est  qu'une  simple  fiction,  Tin- 
lérêt  et  les  pleurs  doivent  naturellement  cesser. 

Je  souhaiterais  cependant  beaucoup  de  voir  Voltaire  assister  à  la  repré- 
sentation de  quelqu'une  des  tragédies  de  Corneille  ou  de  Racine,  afin  de 
m'assurer  s'il  témoignerait  plus  ou  moins  de  sensibilité  qu'il  ne  fait  aux 
siennes.  Alors  je  serais  en  état  de  décider  cette  question  curieuse  et  long- 
temps débattue,  savoir  si  l'intérêt  qu'il  témoigne  est  pour  la  pièce  ou  pour 
l'auteur. 

Heureux  si  cet  homme  extraordinaire  avait  concentré  son  génie  dans  les 
bornes  que  la  nature  lui  avait  prescrites,  et  n'était  jamais  sorti  de  la  place 
distinguée  que  les  muses  lui  avaient  assignée  sur  le  Parnasse,  où  il  était  sûr 
de  briller,  et  qu'il  ne  s'en  fût  jamais  écarté  pour  s'égarer  dans  les  sentiers 
épineux  de  la  controverse.  Car,  tandis  qu'il  attaquait  les  tyrans  et  le»  op- 
presseurs du  genre  humain,  et  ceux  qui  ont  perverti  la  nature  bienfaisante 
du  christianisme  pour  la  faire  servir  à  des  fins  intéressées  et  condamna- 
bles, on  ne  saurait  trop  regretter  qu'il  ait  cherché,  par  des  plaisanteries  dé- 
placées, à  attaquer  et  à  détruire  le  christianisme  même. 

En  persévérant  dans  cette  conduite,  il  a  non-seulement  scandalisé  les 
dévots,  mais  encore  révolté  les  infidèles,  qui  l'accusent  de  s'être  pillé  lui- 
même  en  se  répétant  souvent  dans  plusieurs  de  ses  ouvrages  ;  ils  paraissent 
d'ailleurs  tout  aussi  rebutés  de  ses  prétendus  bons  mots  que  des  plats  et 
ennuyeux  sermons  des  fades  apologistes  de  la  religion,  qui  la  déshonorent 
par  leur  manière  indigne  de  la  prêcher. 

La  conduite  de  Voltaire,  pendant  ses  différentes  maladies,  a  été  repré- 
sentée sous  des  aspects  tout  à  fait  opi)Osés.  J'ai  beaucoup  ouï  parler  de  sa 
grande  contrition  et  de  sa  repentance  lorsqu'il  se  croyait  proche  de  sa  fin  ; 
si  ce  qu'on  m'en  a  dit  est  vrai,  cela  prouverait  que  son  incrédulité  n'est 
point  réelle,  et  que  dans  le  fond  du  cœur  il  est  chrétien  et  convaincu  de  la 
vérité  de  l'Évangile. 

J'avoue  que  je  n'ai  jamais  pu  ajouter  foi  à  ces  rapports:  car  quoique  j'aie 
souvent  rencontré  dans  le  monde  de  jeunes  étourdis  qui  se  sont  donnés  pour 
des  esprits  forts,  tandis  qu'au  fond  du  cœur  ils  poussaient  la  crédulité  jus- 
qu'à la  superstition,  je  n'ai  jamais  compris  ce  qu'un  homme  tel  que  Vol- 
taire, ou  tout  autre  doué  du  sens  commun,  pouvait  se  promettre  de  cette 
absurde  alléctation.  Prétendre  mépriser  ce  qu'on  révère,  et  traiter  d'humain 
ce  que  l'on  croit  être  divin,  est  certainement  de  toutes  les  espèces  d'hypo- 
crisie celle  qui  me  paraît  la  moins  excusable. 

J'ai  eu  quelque  peine  à  éclaircir  cette  matière;  des  gens  qui  ont  vécu 
familièrement  depuis  plusieurs  années  avec  lui  m'ont  assuré  que  toutes  ces 
histoires  sont  sans  fondement.  Ils  ont  ajouté  que,  quoiqu'il  aimât  la  vie  et 
fit  tout  ce  qui  paraissait  [)roprc  à  la  conserver,  il  ne  témoignait  aucune 


408  DOCUMEiNTS   BIOGRAPHIQUES. 

crainte  de  la  mort,  dont  il  n'avait  point  l'air  de  redouter  les  suites;  qu''il  ne 
témoigna  jamais,  ni  sain  ni  malade,  le  moindre  remords  des  ouvrages  qu'on 
lui  a  attribués  contre  la  religion  chrétienne;  qu'au  contraire,  il  était  aveu- 
glé au  point  de  témoigner  le  plus  vif  chagrin  en  pensant  qu'il  mourrait  avant 
que  quelques-uns  de  ceux  auxquels  il  travaillait  alors  fussent  finis. 

Quoique  rien  ne  puisse  justifier  une  pareille  conduite,  cependant  elle  me 
paraît,  si  l'on  admet  les  raisons  que  ses  amis  en  donnent,  plus  conséquente 
et  moins  blâmable  qu'elle  ne  le  serait  s'il  écrivait  contre  les  opinions  reçues, 
le  témoignage  de  sa  conscience  et  les  livres  divins,  uniquement  pour  s'at- 
tirer les  applaudissements  d'un  petit  nombre  d'incrédules. 

Quoique  dans  l'erreur,  je  ne  saurais  le  soupçonner  d'une  pareille  absur- 
dité; au  contraire,  j'imagine  qu'aussitôt  qu'il  sera  pleinement  convaincu 
des  vérités  du  christianisme  il  s'empressera  d'en  faire  une  profession  pu- 
blique, et  persistera  jusqu'à  son  dernier  soupir. 


LXIII. 

TESTAMENT    DE    VOLTAIRES 

MON    TESTAMENT. 

A  Ferney,  ce  30  septbre  1770. 

Jinstitue  madame  Denis  ma  nièce  mon  héritière  universelle. 
Je  lègue  a  M""  labbé  Mignot  mon  neveu  le  tiers  de  trois  cent 
mille  francs  de  contrats  qui  sont  entre  les  mains  de  M.  Duclos 
notaire  a  Paris.  M""  Dompierre  Dhornoi  devant  avoir  par  ma  do- 
nation dans  son  contrat  de  mariage,  cent  mille  francs  de  ces 
mêmes  effets,  les  cent  mille  restants  appartiennent  de  droit  a 
madame  Denis. 

Je  lègue  a  Monsieur  Vagniere  huit  mille  livres;  ce  qui  joint 
avec  la  rente  de  quatre  cent  livres  quil  possède  de  son  chef  a 
Paris  par  contrat  passez  chez  M.  Lalleu  sur  la  compagnie  des 
Indes,  poura  lui  faire  un  sort  commode,  surtout  sil  reste  auprès 
de  madame  Denis. 

Je  prie  Monsieur  Pdeu  de  prendre  dans  ma  hiblioteque  tous 
les  livres  anglais  qui  lui  conviendront. 

Je  laisse  a  la  générosité  de  madame  Denis  et  de  M.  de  Florian 
le  soin  de  convenir  ensemble  sur  ce  qui  pourra  m'être  deu  par 
M.  de  Florian  au  jour  de  mon  décès. 

Je  lègue  a  la  demois'^"'^  Barbera  huit  cent  livres,  et  a  elle  et 

1.  Sur  la  page  qui  servait  d'enveloppe  à  ce  document  étaient  écrits  ces  seuls 
mots  :  «  Mon  testament.  Voltaire.  » 


DOCUMENTS  BIOGRAPHIQUES.  409 

a  m"^  Vagniere  mes  pelisses,  mes  habits  de  velours  et  les  vestes  de 
Lmcard;  a  chaque  domestique  de  la  maison  une  année  de  ses 
gages, 

Aux  pauvres  de  la  paroisse  trois  cent  livres,  s'il  y  a  des  pau- 
vres. Je  prie  M.  le  curé  deFerney  d'accepter  un  petit  diamant  de 
cinq  cent  livres, 

Jespere  que  madame  Denis  sera  aidée  dans  l'exécution  de 
mon  testament  par  M.  lavocat  Ghristin  a  qui  jay  fait  une  dona- 
tion de  quinze  cent  francs  dans  cette  intention. 

Ar'ouet  Voltaire. 

30  septembre  1770. 

LXIV. 
EXTRAITS 

DES   LETTRES  DE   FERNEYi. 

Ferneijj  '6  juin  Mil.  —  Nous  sommes  arrivés  ici  à  notre  retour  d'Ita- 
lie :  nous  avons  eu  le  bonheur  d'en  voir  le  seigneur,  et  nous  en  avons  été 
d'autant  plus  flattés  qu'il  devient  très-sauvage,  et  que  nous  avions  rencon- 
tré dans  noire  route  plusieurs  grands  et  notables  personnages  qu'il  avait 
refusés.  Il  a  passé  la  journée  entière  avec  nous.  L'endroit  de  sa  terre  qu'il 
nous  a  montré  avec  le  plus  de  complaisance,  c'est  l'église.  On  lit  en  haut, 
en  lettres  d'or  :  Deo  erexil  Voltaire.  L'abbé  Delille  s'écria  :  «  Voilà  un 
beau  mot  entre  deux  grands  noms!  Mais  est-ce  le  terme  propre?  ajouta-t-il 
en  riant.  Ne  faudrait-il  pas  dicavil,  sacr civil?  —  Non,  non,  »  répondit  le 
patron.  Fanfaronnade  de  vieillard.  Il  nous  fit  observer  son  tombeau,  à  moi- 
tié dans  l'église  et  à  moitié  dans  le  cimetière  :  «  Les  malins,  continua-t-il, 
diront  que  je  ne  suis  ni  dehors  ni  dedans.  »  La  religion  l'occupe  toujours 
beaucoup.  En  gémissant  sur  la  petitesse  de  ce  lieu  saint,  il  dit  :  «  Je  vois 
avec  douleur  aux  grandes  fêtes  qu'il  ne  peut  contenir  tout  le  sacré  trou- 
peau ;  mais  il  n'y  avait  (pie  50  habitants  dans  ce  village  quand  j'y  suis 
venu,  et  il  y  en  a  1,200  aujourd'hui.  Je  laisse  à  la  piété  de  M""  Denis  à 
faire  une  autre  église.  »  En  parlant  de  Rome,  il  nous  demanda  si  cette  belle 
basilique  de  Saint-Pierre  était  toujours  bien  sur  ses  fondements?  Sur  ce 
que  nous  lui  dîmes  que  oui,  il  s'écria  :  Tant  pis! 

Ferney^  40  juin  Mil.  —  Pour  vous  continuer  notre  relation,  nous  vous 
ajouterons  que  M.  de  Voltaire,  devant  toujours  exercer  sa  bienfaisance  en- 
vers quelqu'un,  n'ayant  plus  le  Père  Adam,  et  étant  brouillé  avec  M"'"  Du- 
puifs,  ci-devant  M""^  Corneille,  a  pris  chez  lui  M""  de  Varicour,  fdle  de 
condition,  dont  le  père  est  officier  des  gardes  du  corps,  mais  pauvre  et 

1.  Insérés  dans  l 's  Mémoires  secrets  pour  servir  à  Vhistoire  de  la  république 
des  lettres  en  1777. 


410  DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES. 

chargé  d'une  nombreuse  famille.  Il  l'a  couchée  sur  son  testament,  et  l'aurait 
voulu  marier  à  son  neveu,  M.  de  Florian.  C'est  une  fille  aimable,  jeune, 
pleine  de  grâces  et  d'esprit.  Elle  est  en  embonpoint,  et  c'est  quelque  chose 
de  charmant  de  voir  avec  quelle  paillardise  le  vieillard  de  Ferney  lui 
prend,  lui  serre  amoureusement  ses  bras  charnus.  Il  ne  faut  pas  vous 
omettre  que  dans  notre  conversation  nous  fûmes  surpris  de  le  voir  s'expri- 
mer en  termes  injurieux  sur  le  parlement  Meaupou,  qu^il  a  tant  prôné;  mais 
nous  avions  avec  nous  un  conseiller  du  parlement  actuel,  et  nous  admi- 
râmes sa  politique.  Du  reste,  on  nous  a  rapporté  deux  bons  mots  de  cet 
aimable  Anacréon,  qu'on  nous  a  donnés  pour  récents,  et  qui  vous  prouve- 
ront que  son  attaque  d'apoplexie,  qui  ne  consistait  que  dans  des  étourdis- 
sements  violents,  n'a  pas  affaibli  la  pointe  de  son  esprit.  M™*^  Paulze,  femme 
d'un  fermier  général,  venue  dans  ces  cantons  où  elle  a  une  terre,  a  désiré 
voir  M.  de  Voltaire;  mais,  sachant  la  difficulté  d'être  introduite,  elle  l'a  fait 
prévenir  de  son  envie;  et  pour  se  donner  plus  d'importance  auprès  de  lui, 
a  fait  dire  qu'elle  était  nièce  de  l'abbé  Terray.  A  ce  mot  de  Terray,  frémis- 
sant de  tout  son  corps,  il  a  répondu  :  c  Dites  à  M"'<^  de  Paulze,  qu'il  ne  me 
reste  plus  qu'une  dent,  et  que  je  la  garde  contre  son  oncle.  »  Un  autre  par- 
ticulier, l'abbé  Coyer,  dit-on,  ayant  très-indiscrètement  témoigné  son  désir 
de  rester  chez  M.  de  Voltaire,  et  d'y  passer  six  semaines  ;  celui-ci  l'ayant 
su,  lui  dit  avec  gaieté  :  «  Vous  ne  voulez  pas  ressembler  à  Don  Quichotte  ; 
il  prenait  toutes  les  auberges  pour  des  châteaux,  et  vous  prenez  les  châteaux 
pour  des  auberges  ^.  » 

Genève,  1"  seplembre  Mil.  —  Nous  avons  été  ces  jours-ci  chez  le 
philosophe  de  Ferney.  M'"''  Denis,  sa  nièce,  nous  a  très-bien  accueillis,  mais 
elle  n'a  pu  nous  promettre  de  nous  procurer  une  conversation  avec  son 
oncle.  Elle  a  cependant  bien  voulu  lui  faire  dire  que  des  milords  anglais 
souhaiteraient  le  saluer.  11  s'est  excusé  sur  sa  santé,  à  l'ordinaire,  et  nous 
avons  -été  obligés  de  nous  conformer  à  l'étiquette  qu'il  a  établie  depuis 
quelque  temps  pour  satisfaire  notre  curiosité,  car  son  amour-propre  est 
très-flatté  de  l'empressement  du  public.  Mais  cependant  il  ne  veut  pas 
perdre  son  temps  en  visites  oiseuses,  ou  en  pourparlers  qui  l'ennuieraient. 
A  une  heure  indiquée  il  sort  de  son  cabinet  d'étude,  et  passe  par  son  salon 
pour  se  rendre  à  la  promenade.  C'est  là  qu'on  se  tient  sur  son  passage, 
comme  sur  celui  d'un  souverain,  pour  le  contempler  un  instant.  Plusieurs 
carrossées  entrèrent  après  nous,  et  il  se  forma  une  haie  à  travers  de  la- 
quelle il  s'avança  en  effet.  Nous  admirâmes  son  air  droit  et  bien  portant. 
Il  avait  un  habit,  veste  et  culotte  de  velours  ciselé,  et  des  bas  blancs.  Comme 
il  savait  d'avance  que  des  milords  avaient  voulu  le  voir,  il  prit  toute  la 
compagnie  pour  anglaise,  et  il  s'écria  dans  cette  langue  :  Vous  voyez  un 
pauvre  homme  !  Puis,  parlant  à  l'oreille  d'un  petit  enfant,  il  lui  dit  :  Vous 
serez  quelque  jour  un  Marlborough;  pour  moi,  je  ne  suis  qu'un  chien  de 
Français. 

1.  Ces  deux  lettres  sont  de  Trudaine  de  .Montigny. 


DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES.  ZiH 

Quant  aux  valets  et  autres  personnes  qui  ne  peuvent  entrer  dans  le 
salon,  ils  se  tiennent  aux  grilles  du  jardin;  il  y  fait  quelque  tour  pour  eux. 
On  se  le  montre,  et  l'on  dit  :  Le  voilà!  le  voilà!  C'est  très-plaisant, 

Ferney,  4  octobre  '1777.  —  J'ai  dîné  aujourd'hui  chez  M.  de  Voltaire  en 
très-grande  compagnie.  L'automne  le  dérange,  et  il  redoute  les  approches 
de  l'hiver  :  il  se  plaint  de  sa  strangurie  ;  il' est  cassé  et  a  la  voix  éteinte  : 
mais  son  esprit  n'a  que  quarante  ans  ;  il  rabâche  moins  encore  dans  sa  con- 
versation que  dans  ses  écrits.  Il  est  précis  et  court  dans  ses  histoires. 
Gomme  nous  avions  la  jolie  IM"'"  de  Blot,  il  a  voulu  être  galant,  et  il  était 
plus  coquet  qu'elle  des  mines  et  de  la  langue.  Pour  vous  donner  une  idée 
de  la  vigueur  et  de  la  gentillesse  de  son  esprit,  je  ne  vous  en  citerai  que 
deux  traits^  ils  suffiront  :  la  comtesse  est  tombée  sur  le  roi  de  Prusse  et  a 
loué  son  administration  éclairée  et  incorruptible  :  Par  oà  diable,  ma- 
dame, s'est-il  écrié,  pourrait-on  prendre  ce  prince  ?  il  n'a  ni  conseil, 
ni  chapelle,  ni  maîtresse.  On  n'a  pas  manqué  de  parler  de  M.  Necker, 
et  j'étais  curieux  de  sa  façon  de  penser  sur  son  compte.  Il  a  apostrophé 
un  Genevois  qui  était  à  table  avec  nous  :  Votre  république,  monsieur,  doit 
être  bien  glorieuse,  lui  a-t-il  dit  ;  elle  fournit  à  la  fois  à  la  France  un 
philosophe  (31.  Rousseau)  pour  l'éclairer,  un  médecin  (M,  Tronchin) 
pour  la  guérir,  et  un  ministre  (M.  Necker)  pour  remettre  ses  finances  ; 
et  ce  n'est  pas  l'opération  la  moins  difficile.  H  faudrait,  a-t-il  ajouté, 
lorsque  l'archevêque  de  Paris  mourra,  donner  ce  siège  à  votre  fameux 
ministre  Vernet,  pour  y  rétablir  la  religion.  Ce  dernier  persiflage,  sans 
autre  réflexion  ultérieure,  m'a  décelé  son  jugement  sur  notre  directeur 
général.  Je  l'avais  pressenti  par  une  citation  écrite  de  sa  main  au  bas  du 
portrait  de  JI.  Turgot  :  Ostendent  terris  hune  taiitum  fata...  Le  marquis  de 
Villette  était  des  nôtres  et  paraît  goûté  du  patron,  qui  lui  a  dit  des  dou- 
ceurs; je  crois  qu'elles  sont  intéressées,  et  qu'il  s'agit  de  l'amadouer  pour 
un  mariage.  Ce  qui  indispose  encore  plus  le  philosophe  contre  M.  Necker, 
c'est  la  faveur  qu'il  accorde  à  la  loterie  royale  de  France,  qui  s'est  étendue 
dans  ces  cantons.  On  vient  d'établir  à  Ferney  un  bureau  de  celte  loterie  ; 
il  redoute  avec  raison  que  les  habitants  de  la  colonie  ne  donnent  dans  ce 
piège. 

LXV. 

DU    MARQUIS    DE    VILLETTE^ 

A    D'ALEMBERT. 

Ferney  (.5  ou  6  octobre  1777). 

Vos  nouvelles  ont  beaucoup  diverti  M.  de  Voltaire.  Puisque  vous  voulez 
savoir  jusqu'aux  minuties  de  sa  vie  domestique,  je  vous  en  raconterai  quel- 
(lues  traits.  Un  grand  nom  ennoblit  les  plus  petits  détails. 

1.  Charles-Michel,  marquis  de  Villette  (1730-1793).  Aprùs  avoir  quitté  l'armée, 


442  DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES. 

Je  l'ai  vu  ce  matin,  sous  les  voûtes  d'une  vigne  immense,  assis  dans  un 
large  fauteuil,  sur  une  pelouse  molle  et  verdoyante,  aux  rayons  du  soleil, 
qu'il  ne  trouve  jamais  trop  chaud.  Là,  entouré  de  ses  nombreux  moutons, 
il  tenait  d'une  main  sa  plume,  et  de  l'autre  ses  épreuves  d'imprimerie. 
J'approche;  c'étaient  les  Quand^  les  Pourquoi^  toutes  les  ironies  dont  il  a 
tant  accablé  son  confrère  Lefranc  de  Pompignan^  «  Oh!  pour  le  coup,  lui 
ai-je  dit,  c'est  bien  le  loup  qui  s'est  fait  berger.  » 

Ce  qui  vaut  la  peine  de  vous  être  raconté,  et  par  où  j'aurais  dû  com- 
mencer, c'est  une  fôte  dont  j'ai  été  témoin-.  Représentez-vous  le  fondateur 
de  Ferney  recevant,  à  l'entrée  de  son  château,  les  hommages  de  sa  colonie. 
Étrangers  et  Français,  catholiques  et  protestants,  tous  sont  animés  de  cette 
joie  tumultueuse  qui  exprime  moins  l'amour  que  l'idolâtrie;  tous,  sous  les 
armes,  en  uniforme  bleu  et  rouge,  formaient  une  longue  et  brillante  caval- 
cade. 

Un  illustre  voyageur^,  l'une  de  ces  Altesses  d'Allemagne  qui  trafiquent  de 
leurs  sujets  et  les  mettent  à  l'enchère,  arrive  sur  ces  entrefaites;  et  frappé 
de  l'ordre  et  de  l'appareil  de  toute  cette  petite  troupe,  il  dit  à  M.  de  Vol- 
taire :  «  Ce  sont  vos  soldats?  — •  Ce  sont  mes  amis  »,  répond  le  philosophe. 

Les  ûlles  et  les  garçons  avaient  des  habits  de  bergers.  Chacun  apportait 
son  offrande;  et  comme  au  temps  des  premiers  pasteurs,  c'étaient  des 
œufs,  du  lait,  des  fleurs  et  des  fruits. 

Au  milieu  de  ce  cortège,  digne  des  crayons  du  Poussin,  paraissait  la 
belle  adoptée  du  Patriarche.  Elle  tenait,  dans  une  corbeille,  deux  colombes 
aux  ailes  blanches,  au  bec  de  rose.  La  timidité,  la  rougeur,  ajoutaient  encore 
au  charme  de  sa  figure.  Il  était  difficile  de  n'être  pas  ému  d'un  si  charmant 
tableau. 

Je  ne  vous  parlerai  point  de  l'afïluence,  du  concours  des  villages  voisins. 
Les  chaînes  de  la  servitude  qu'il  entreprend  de  briser  pour  vingt  mille  su- 
jets du  roi,  les  entraves  de  la  ferme  générale  rejetées  de  tout  le  pays,  la 
liberté,  l'aisance  rendues  au  commerce,  ne  l'environnaient  que  de  cœurs 
reconnaissants. 

avec  le  grade  de  maréchal  des  logis  de  cavalerie,  il  s'était  fait  connaître  par  d'as- 
sez jolis  vers  de  société,  et  surtout  par  ses  vices,  qui  firent  souvent  scandale.  Il 
visita  une  première  fois  Ferney  en  ITG.oet  y  revint  en  1777,  à  la  suite  d'une  assez 
fâcheuse  scène  où  il  avait  cravaché  M""  Thévenin  en  plein  Vaux-Hall. 

Les  lettres  que  nous  reproduisons  font  partie  des  OEuvres  du  marquis  de 
Viîlette,  Edimbourg,  1788. 

i.  Cette  série  de  facéties  et  d'épigrammes  contre  Lefranc  de  Pompignan,  les 
Quand,  les  Car,  les  Ah.'  Ah!  les  Pour,  les  Qui,  les  Que,  les  Quoi,  les  Oui,  les 
Non,  avaient  pour  origine  le  discours  prononcé  par  celui-ci  lors  de  sa  réception 
à  l'Académie  française,  en  1760,  et  dans  lequel  il  avait  attaqué  le  parti  philoso- 
phique. Quant  aux  Pourquoi,  dont  parle  ici  Viîlette,  ils  étaient  de  l'abbé  Morellet. 

2.  Cette  fête  eut  lieu  le  4  octobre  1777,  jour  de  la  Saint-François.  Voyez 
tome  XLIX,  page  395,  et  les  Mémoires  de  Bachaumont,  tome  VIIJ,  page  213. 

3.  Louis  de  Hesse-Darmstadt,  fils  aîné  de  Louis,  landgrave  de  Hesse-Darmstadt, 
et  de  Christine-Caroline  de  Deux-Ponts,  né  le  14  juin  1753.  Il  venait  d'épouser,  le 
19  février  1777,  sa  cousine  germaine,  Louise-Henriette  de  Hesse-Darmstadt,  née 
le  15  février  1761. 


DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES.  413 

J'étais  tout  honteux  de  la  sécheresse  de  mon  rôle.  J'ai  voulu  aussi  ajou- 
ter un  compliment;  c'étaient  des  vers  :  je  vous  l'avouerai,  j'ai  été  bien  plus 
embarrassé  de  les  réciter  que  de  les  faire  : 

A  la  fête  du  souverain, 
Le  gala  de  la  cour  pour  lui  seul  a  des  charmes; 

Et  souvent  un  mot  de  sa  main, 
Pour  payer  ses  plaisirs,  a  fait  couler  des  larmes. 

Vous  avez  un  autre  destin  : 
Chaque  mot  de  la  vôtre  a  le  droit  de  nous  plaire  ; 
Et  quand  ou  célèbre  Voltaire, 
C'est  la  fête  du  genre  humain. 

Je  vous  dirai  qu'il  a  donné  un  superbe  repas  et  qu'il  a  fait  asseoir  à  sa 
table  deux  cents  de  ses  vassaux:  puis  les  illuminations,  les  chansons,  les 
danses.  Le  matin,  c'était  l'expression  d'un  sentiment  doux,  filial;  le  soir, 
c'était  l'enivrement  de  la  joie.  Vous  auriez  vu  celui  qui  veut  être  toujours 
aveugle  et  malade,  oublier  son  grand  âge,  et  dans  un  élan  de  gaieté  qui 
tenait  encore  à  ton  vieux  temps,  jeter  son  chapeau  en  l'air,  paimi  les  accla- 
mations et  les  transports,  les  vœux  que  l'on  faisait  pour  ses  jours  si  chéris. 

C'est  par  l'admiration,  l'enthousiasme,  que  M.  de  Voltaire  est  connu  dans 
le  momie;  c'est  par  l'amour,  le  respect,  qu'il  est  connu  chez  lui.  Vous  savez 
qu'il  est  très-riche;  mais  certainement  il  n'a  jamais  eu  le  tourment  de  la 
possession.  11  semble  qu'il  craigne  plus  les  importuns  que  les  voleurs.  J'ai 
remarqué  que  sa  chambre  ferme  à  clef  du  côté  du  salon,  et  qu'elle  n'a  ja- 
mais eu  de  serrure  du  côté  de  ses  gens  :  ce  qui  prouve  évidemment  qu'il 
n'est  ni  défiant,  ni  avare. 

M.  do  Voltaire  est  bon  voisin.  J'ai  vu  un  écrit  fait  double  entre  lui  et  son 
curé,  une  prome.-se  réciproque  de  n'avoir  jamais  de  procès  l'un  contre 
l'autre;  et  M.  de  Voltaire,  en  signant,  a  ajouté  de  sa  main:  Noire  parole 
vaut  mieux  que  tous  les  actes  de  notaire. 

Il  a  beaucoup  fait  bâtir.  Chaque  jour  voit  s'élever  de  nouveaux  édi- 
fices dans  sa  petite  ville.  Il  justifie  pleinement  ses  vers  à  la  duchesse  de 
Choiseul. 

Madame,  un  héros  destructeur 
JN'est,  à  mes  yeux,  qu'un  grand  coupable; 
J'aime  bien  mieux  un  fondateur  : 
L'un  est  un  dieu,  l'autre  est  un  diable. 

Il  a  de  belles  et  vastes  forêts;  mais  il  souffrirait  d'y  voir  porter  la  co- 
gnée. On  dirait  que  sa  sensibilité  s'étend  jusqu'aux  végétaux.  Vous  con- 
naissez les  deux  immenses  sapins  qui  bordent  son  potager,  et  qu'il  a  nommés 
Castor  et  Pollux,  parce  qu'ils  sont  jumeaux.  L'un,  frappé  do  la  foudre,  ac- 
cablé par  les  ans,  laissait  tomber  jusqu'à  terre  ses  rameaux  affaiblis.  M.  de 
Voltaire  les  a  fait  relever  par  un  fil  d'archal,  et  se  complaît  à  soutenir  sa 
vieillesse. 

Je  n'ajouterai  [)lus  qu'un  mot.  La  fête  dont  je  viens  de  vous  parler  a 


414  DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES. 

fini  par  un  accès  de  colère  des  plus  violents.  M.  de  Voltaire  apprend  que 
l'on  a  tué  les  deux  beaux  pigeons  que  sa  chère  enfanti  avait  apprivoisés  et 
nourris.  Je  ne  puis  rendre  l'excès  de  son  indignation,  en  voyant  l'apathie 
avec  laquelle  on  égorge  ainsi  ce  qu'on  vient  de  caresser.  Tout  ce  que  cette 
cruauté  d'habitude  lui  a  fait  dire  d'éloquent  et  de  pathétique  peint  encore 
mieux  son  àme  que  ne  feraient  les  belles  scènes  d'Orosmane  et  d'Alzii'e. 


LXVI. 

NOTE   SUR    M.    DE    VOLTAIRE 

ET  FAITS  PARTICULIERS    CONCERNANT    CE    GRAND   H0M3IE 

RECUEILLIS     PAR     MOI    - 
POCR    SERVIR     A     SON      HISTOIRE     PAR     M.     L'aBBÉ      D  L     VERNET. 

L'amitié  d'un  grand  homme  est  un  bienfait  des  dieux. 

[OEdipe,  acte  I,  scène  i.) 

Puis-je  ne  pas  me  glorifier  d'un  titre  qui  a  fait  à  la  fois  mon  état,  ma 
fortune,  et  le  bonheur  de  ma  vie?  L'extrait  que  j'en  vais  donner  justi- 
fiera l'épigraphe  que  j'ai  choisie,  et  qui  pourrait  paraître  un  peu  trop  or- 
gueilleuse. 

La  paix  de  4748,  en  rappelant  les  plaisirs  de  tout  genre  dans  la  ville  de 
Paris,  devint  l'époque  mémorable  d'une  nouvelle  institution  de  quelques 
sociétés  bourgeoises  qui  se  réunirent  pour  le  seul  plaisir  de  jouer  la  co- 
médie. 

La  première  fut  établie  à  l'hôtel  de  Soyecourt,  au  faubourg  Saint-Honoré; 

1.  M'"'  de  Varicour,  Belle  et  Bonne.  Elle  épousa  le  marquis  de  Villette  à  Fer- 
ney,  le  12  novembre  1777;  voyez  la  note,  tome  L,  page  304. 

2.  Lekain,  mort  le  8  janvier  1778  à  l'âge  de  cinquante  ans. 

La  note  qui  a  été  remise  par  le  célèbre  Lekain  doit  intéresser  les  gens  de 
lettres;  le  grand  acteur  y  peint  naïvement  l'enthousiasme  de  Voltaire  pour  l'art 
dramatique,  et  pour  le  talent  du  théâtre;  et  on  y  voit  en  même  temps  comment, 
malgré  cet  enthousiasme  et  l'intérêt  d'avoir  des  acteurs  dignes  de  ses  ouvrages, 
il  cherchait  à  détourner  ce  jeune  homme  d'un  état  trop  avili  par  le  préjugé,  et 
joignait  noblement  à  ses  conseils  les  moyens  d'en  embrasser  un  autre.  Ce  trait 
est  un  de  ceux  qui  prouvent  le  mieux  que  la  bonté  était  le  sentiment  dominant  de 
l'âme  de  Voltaire. 

C'est  ainsi  qu'avec  plus  de  désintéressement  encore  il  engagea,  en  1765, 
M"°  Clairon  à  quitter  le  théâtre,  quoique  le  talent  de  cette  sublime  actrice  fût 
alors  dans  toute  sa  force,  et  devint  de  jour  en  jour  plus  nécessaire  au  poëte,  dont 
le  génie  dramatique  commençait  à  s'affaiblir  par  l'âge  et  les  travaux. 

Ses  conseils  à  'SVSl.  d'Alembert  et  Diderot,  persécutés  pour  V Encyclopédie^  et 
plusieurs  traits  de  ce  genre,  prouveraient  encore  que  l'amour  de  la  justice  l'em- 
portait dans  son  esprit  sur  toute  autre  considération.  (K.) 


DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES.  415 

la  seconde,  à  l'hôtel  de  Clennont-Toiiuerre,  au  Marais;  la  troisième,  à  l'iiô- 
tel  de  Jabacli,  rue  Saint-3IeiTy.  C'est  de  ce  dernier  théâtre  dont  je  suis  le 
fondateur. 

De  tous  les  jeunes  gens  qui  jouissaient  alors  de  quelque  célébrité  sur 
ces  différents  théâtres,  et  dont  quelques-uns  se  sont  fixés  dans  nos  provinces, 
je  suis  le  seul  qui  soit  resté  à  Paris;  et  c'est  une  faveur  que  je  dois  plus  à 
ma  bonne  étoile  qu'à  la  supériorité  de  mon  talent.  Voici  comment  la  chose 
est  arrivée  : 

Le  propriétaire  de  l'hôtel  de  Jabach,  forcé  de  faire  des  réparations  urgentes 
dans  l'intérieur  de  la  salle  que  nous  occupions,  nous  mit  dans  la  nécessité 
de  demander  à  messieurs  les  comédiens  de  Clermont-Tonnerre  la  permis- 
sion déjouer  alternativement  avec  eux  sur  leur  théâtre;  traité  qui  fut  sti- 
pulé entre  eux  et  nous  au  mois  de  juillet  1749,  en  payant  la  moitié  des 
frais.  Nous  y  débutâmes  par  Sidney  et  George  Dundln. 

Il  n'est  pas  ditiicile  de  se  figurer  que  la  concurrence  de  ces  deux  sociétés 
excita  dans  le  public  quelques  contestations  dont  le  résultat  ne  pouvait 
être  favorable  aux  uns  sans  diminuer  de  la  considération  dont  les  autres 
avaient  joui  jusqu'alors.  On  était  partagé  sur  les  talents  de  messieurs  tels 
et  tels,  sur  ceux  des  demoiselles  telles  et  telles.  Les  unes  étaient  plus  jo- 
lies, plus  décentes  que  les  autres;  mais  ces  dernières  avaient  plus  d'usage 
du  théâtre,  plus  de  grâce,  plus  de  finesse,  etc.  C'est  ainsi  que  le  public 
s'amusait,  e^  prenait  parti,  soit  pour  messieurs  de  Tonnerre,  soit  pour  mes- 
sieurs de  Jabach.  Mais  qui  pourra  jamais  croire  qu'une  société  de  jeunes 
gens,  qui  réunissait  le  plaisir  et  la  décence,  put  exciter  la  jalousie  et  les 
plaintes  des  grands  chantres  de  Melpomène! 

Le  crédit  de  ces  derniers  nous  fit  fermer  notre  théâtre;  et  ce  fut  un 
prêtre  janséniste  qui  en  obtint  la  réiiabilitation.  31.  l'abbé  de  Chauvelin, 
conseiller-clerc  au  parlement  de  Paris,  daigna  s'intéresser  pour  des  élèves 
contre  leurs  maîtres,  et  nous  fit  jouer  le  Mauvais  Richej  comédie  nouvelle 
en  cinq  actes  et  en  vers,  de  M.  d'Arnaud.  La  pièce  eut  peu  de  succès,  au 
jugement  de  la  plus  brillante  assemblée  qu'il  y  eût  alors  à  Paris.  C'était  au 
mois  de  février  ll'ôO. 

M.  de  Voltaire  y  fut  invité  par  l'auteur;  et,  soit  indulgence  pour 
M.  d'Arnaud,  soit  pure  bonté  pour  les  acteurs  qui  s'étaient  donné  toute  la 
peine  imaginable  pour  faire  valoir  un  ouvrage  faible  et  sans  intérêt,  ce 
grand  homme  parut  assez  content,  et  s'informa  scrupuleusement  qui  était 
celui  qui  avait  joué  le  rôle  de  V amoureux.  On  lui  répondit  (juo  c'était  le 
fils  d'un  marchand  orfèvre  de  Paris,  lequel  jouait  la  comédie  pour  son  plai- 
sir, mais  qui  aspirait  réellement  à  en  faire  son  état.  Il  témoigna  à  M.  d'Ar- 
naud le  désir  de  me  connaître,  et  le  pria  de  m'engager  à  l'aller  voir  le  sur- 
lendemain. 

Le  plaisir  que  me  causa  cette  invitation  fut  encore  plus  grand  que  ma 
surprise;  mais  ce  que  je  ne  pourrais  [)eindre,  c'est  ce  (jui  se  passa  dans 
mon  âme  à  la  vue  de  cet  homme,  dont  les  yeux  étincelaient  de  l'eu,  d'ima- 
gination et  de  génie.  En  lui  adressant  la  parole,  je  me  sentis  pénétré  de 
respect,  d'enthousiasme,  d'admiration,  et  do  crainte;  j'éprouvais  à  la  fois 


41G  DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES. 

toutes  ces  sensations,  lorsque  M.  de  Voltaire  eut  la  bonté  de  mettre  fin  à 
mon  embarras  en  m'ouvrant  ses  deux  bras,  et  en  remerciant  Dieu  d'avoir 
créé  un  être  qui  lavait  ému  et  allendri  en  proférant  d'assez  mauvais  vers. 

Il  me  fil  ensuite  plusieurs  questions  sur  mon  état,  sur  celui  de  mon  père, 
sur  la  manière  dont  j'avais  été  élevé,  et  sur  mes  idées  de  fortune.  Après 
l'avoir  satisfait  sur  tous  ces  points,  et  après  ma  part  d'une  douzaine  de  tasses 
de  chocolat  mélangé  avec  du  café,  seule  nourriture  de  M.  de  Voltaire  depuis 
cinq  heures  du  matin  jusqu'à  trois  heures  après  midi,  je  lui  répondis,  avec 
une  fermeté  intrépide,  que  je  ne  connaissais  d'autre  bonheur  sur  la  terre 
que  de  jouer  la  comédie;  qu'un  hasard  cruel  et  douloureux  me  laissant  le 
maître  de  mes  actions,  et  jouissant  d'un  petit  patrimoine  d'environ  sept  cent 
cinquante  livres  de  rente^  j'avais  lieu  d'espérer  qu'en  abandonnant  le  com- 
merce et  le  talent  de  mon  père,  je  ne  perdrais  rien  au  change  si  je  pouvais 
un  jour  être  admis  dans  la  troupe  des  comédiens  du  roi. 

«Ah!  mon  ami,  s'écria  M.  de  Voltaire,  ne  prenez  jamais  ce  parti-là; 
croyez-moi,  jouez  la  comédie  pour  votre  plaisir,  mais  n'en  faites  jamais 
votre  état.  Cest  le  plus  beau,  le  plus  rare,  le  plus  difficile  des  talents  ;  mais 
il  est  avili  par  des  barbares,  et  proscrit  par  des  hypocrites.  Un  jour  la 
France  estimera  votre  art,  mais  alors  il  n'y  aura  plus  de  Baron,  plus  de 
Lecouvreur,  plus  de  Dangeville.  Si  vous  voulez  renoncer  à  votre  projet,  je 
vous  prêterai  dix  mille  francs  pour  commencer  votre  commerce,  et  vous 
me  les  rendrez  quand  vous  pourrez.  Allez,  mon  ami,  revenez  me  voir  vers 
la  fin  de  la  semaine;  faites  bien  vos  réflexions,  et  donnez-moi  une  réponse 
positive.  » 

Étourdi,  confus,  et  pénétré  jusqu'aux  larmes  des  bontés  et  des  offres  gé- 
néreuses de  ce  grand  homme,  que  l'on  disait  avare,  dur,  et  sans  pitié,  je 
voulus  m'épancher  en  remerciements.  Je  commençai  quatre  phrases  sans 
pouvoir  en  terminer  une  seule.  Enûn  je  pris  le  parti  de  lui  faire  ma  révé- 
rence en  balbutiant;  et  j'allais  me  retirer,  lorsqu'il  me  rappela  pour  me 
prier  de  lui  réciter  quelques  lambeaux  des  rôles  que  j'avais  déjà  joués.  Sans 
trop  examiner  la  question,  je  lui  proposai,  assez  maladroitement,  de  lui  dé- 
clamer le  grand  couplet  de  Gustave,  au  second  acte.  Point,  point  de  Pi- 
ron,  me  dit-il  avec  une  voix  tonnante  et  terrible;  je  n'aime  pas  les  mau- 
vais vers;  diles-moi  tout  ce  que  vous  savez  de  Racine. 

Je  me  souvins  heureusement  qu'étant  au  collège  Mazarin  j'avais  appris 
la  tragédie  entière  d'Athalie,  après  avoir  entendu  répéter  nombre  de  fois 
cette  pièce  aux  écoliers  qui  devaient  la  jouer.  Je  commençai  donc  la  pre- 
mière scène,  en  jouant  alternativement  Abner  et  Joad.  Mais  je  n'avais  pas 
encore  tout  à  fait  rempli  ma  tâche  que  M.  de  Voltaire  s'écria  aussitôt, 
avec  un  enthousiasme  divin  :  «  Ah!  mon  Dieu,  les  beaux, vers!  Ce  qu'il  y 
a  de  bien  étonnant,  c'est  que  toute  la  pièce  est  écrite  avec  la  même  chaleur, 
la  môme  pureté,  depuis  la  première  scène  jusqu'à  la  dernière;  c'est  que  la 
poésie  en  est  partout  inimitable.  Adieu,  mon  cher  enfant,  ajouta-t-il  en 
m'embrassant;  je  vous  prédis  que  vous  aurez  la  voix  déchirante,  que  vous 
ferez  un  jour  les  plaisirs  de  Paris ;^  mais  ne  montez  jamais  sur  un  théâtre 
public!  » 


DOCUMENTS  BIOG  UA  PIIIQUES.  417 

Voilà  le  précis  le  plus  vrai  de  ma  première  entrevue  avec  I\I.  de  Vol- 
taire. La  seconde  fut  plus  décisive,  puisqu'il  consentit,  après  les  plus  vives 
instances  de  ma  part,  à  me  recueillir  chez  lui  comme  son  pensionnaire,  et  à 
faire  bâtir  au-dessus  de  son  logement  un  petit  théâtre  où  il  eut  la  bonté  de 
me  faire  jouer  avec  ses  nièces  et  toute  ma  société.  11  ne  voyait  qu'avec  un 
défdaisir  horrible  qu'il  nous  en  avait  coûté  jusqu'alors  beaucoup  d'argent 
pour  amuser  le  public  et  nos  amis. 

La  dépense  que  cet  établissement  momentané  causa  k  M.  de  Voltaire, 
et  l'offre  désintéressée  qu'il  m'avait  faite  quelques  jours  auparavant,  me 
prouvèrent,  d'une  manière  bien  sensible,  qu'il  était  aussi  généreux  et  aussi 
noble  dans  ses  procédés  que  ses  ennemis  étaient  injustes,  en  lui  prêtant  le 
vice  de  la  sordide  économie.  Ce  sont  des  faits  dont  j'ai  été  le  témoin.  Je 
dois  encore  un  autre  aveu  à  la  vérité,  c'est  que  M.  de  Voltaire  m'a  non- 
seulement  aidé  de  ses  conseils  pendant  plus  de  six  mois,  mais  qu'il  m'a 
défrayé  pendant  ce  temps,  et  que,  depuis  que  je  suis  au  théâtre,  je  puis  prou- 
ver avoir  été  gratifié  par  lui  de  plus  de  deux  mille  écus.  Il  me  nomme  aujour- 
d'hui son  grand  acleur,  son  Garrick,  son  enfant  chéri  :  ce  sont  des  titres 
que  je  ne  dois  qu'à  ses  bontés  pour  moi;  mais  ceux  que  j'adopte  au  fond  de 
mon  cœur  sont  ceux  d'un  élève  respectueux  et  pénétré  de  reconnais- 
sance. 

Pourrais-je  n'ôlre  pas  affecté  d'un  sentiment  aussi  respectable,  puisque 
c'est  à  M.  de  Voltaire  seul  que  je  dois  les  premières  notions  de  (non  art, 
et  que  c'est  à  sa  seule  considération  que  M.  le  duc  d'Aumont  a  bien  voulu 
m'accorder  mon  ordre  de  début  au  mois  de  septembre  1750'? 

Il  est  résulté  de  ces  premièies  démarch'^s  que,  par  une  persévérance  à 
toute  épreuve,  je  suis  enfin,  au  bout  de  dix-sept  mois,  parvenu  à  sur- 
monter tous  les  obstacles  de  la  ville  et  de  la  cour,  et  à  me  faire  inscrire  sur 
le  tableau  de  messieurs  les  comédiens  du  roi,  au  mois  de  février  1752. 

Quiconque  voudra  bien  lire  tous  ces  détails,  en  observer  la  filiation, 
reconnaîtra  que  je  suis  loin  de  ressembler  à  ces  cœurs  ingrats  qui  rougis- 
sent d'un  bienfait,  et  qui,  pour  consommer  leur  scélératesse,  calomnient 
indignement  leur  bienfaiteur.  J'en  ai  connu  plus  d'un  de  cette  espèce  à 
l'égard  de  M.  de  Voltaire.  J'ai  été  témoin  des  vols  qui  lui  ont  été  faits  par 
des  gens  de  toutes  sortes  d'états.  Il  a  plaint  les  uns,  méprisé  tacitement  les 
autres,  mais  jamais  il  n'a  tiré  vengeance  d'aucun.  Les  libraires,  qu'il  a  pro- 
digieusementenrichis  parles  différentes  éditions  de  ses  ouvrages,  l'ont  tou- 
jours déchiré  publiquement;  mais  il  n'y  en  a  pas  un  seul  qui  ait  osé  l'at- 
taquer en  justice,  parce  que  tous  avaient  tort. 

M.  de  Voltaire  est  toujours  resté  fidèle  à  ses  amis.  Son  caractère  est 
impélueux,  son  cœur  est  bon,  son  âme  est  compatissante  et  sensible  ;  mo- 
deste au  suprême  degré  sur  les  louanges  que  lui  ont  prodiguées  les  rois,  les 
gens  de  lettres  et  le  peuple  réuni  pour  l'entendre  et  l'admirer;  profond  et 
juste  dans  ses  juge:nents  sur  les  ouvrages  d'autrui;  rempli  d'aménité,  de 
politesse  et  de  grâces  dans  le  commerce  civil;  inflexible  sur  les  gens  qui 
l'ont  ofTensé  :  voilà  son  caractère  di-ssiné  d'a[)rès  nature. 

On  ne  pourra  jamais  lui  reprocher  d'avoir  attaqué  le  premier  ses  advcr- 

I.  27 


418  DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES. 

saires;  mais,  après  les  premières  liostilités  commises,  il  s'est  montré  comme 
UQ  lion  sorti  de  son  repaire,  et  fatigué  de  l'aboiement  des  roquets  qu^il  a 
fait  taire  par  le  seul  aspect  de  sa  crinière  hérissée.  Il  y  en  a  quelques-uns 
qu'il  a  écrasés  en  les  courbant  sous  sa  patte  majestueuse;  les  autres  ont 
pris  la  fuite. 

Je  lui  ai  entendu  dire  mille  fois  qu'il  était  au  désespoir  de  n'avoir  pu 
être  l'ami  de  Crébillon  ;  qu'il  avait  toujours  estimé  son  talent  plus  que  sa 
personne,  mais  qu'il  ne  lui  pardonnerait  jamais  d'avoir  refusé  d'approuver 
Mahomet. 

Je  ne  dirai  rien  de  la  sublimité  de  ses  talents  en  tout  genre.  Il  n'en  est 
aucun  oij  il  n'ait  répandu  beaucoup  d'érudition,  de  grâce,  de  goût,  et  de 
philosophie.  Du  reste,  c'est  à  l'Europe  entière  à  faire  son  éloge.  Ses  ou- 
vrages, répandus  d'un  pôle  à  l'autre,  sont  des  matériaux  suffisants  pour 
l'entreprendre.  Heureux  celui  qui  saura  les  apprécier,  et  parler  dignement 
d'un  homme  aussi  célèbre  et  aussi  rare!  Tout  le  monde  connaît  sa  facilité 
pour  écrire,  mais  personne  n'a  vu  ce  dont  mes  yeux  ont  été  les  témoins 
pour  sa  tragédie  de  Zalime. 

Son  secrétaire  avait  égaré  ou  brûlé,  comme  brouillon  inutile,  le  cinquième 
acte  de  cette  tragédie.  IM.  de  Voltaire  le  refit  de  nouveau  en  très-peu  de 
temps,  et  sur  de  nouvelles  idées  qui  lui  furent  suscitées  par  les  circon- 
stances. 

Je  lui  ai  vu  faire  un  nouveau  rôle  de  Cicéron,  dans  le  quatrième  acte 
de  Rome  sauvée,  lorsque  nous  jouâmes  cette  pièce  au  mois  d'auguste  17o0, 
sur  le  théâtre  de  M'"^  la  duchesse  du  3Iaine,  au  château  de  Sceaux.  Je  ne 
crois  pas  qu'il  soit  possible  de  rien  entendre  de  plus  vrai,  de  plus  pathé- 
tique et  de  plus  enthousiaste  que  M.  de  Voltaire  dans  ce  rôle.  C'était,  en 
vérité,  Cicéron  lui-même  tonnant  de  la  tribune  aux  harangues  sur  le  des- 
tructeur de  la  patrie,  des  lois,  des  mœurs  et  de  la  religion.  Je  me  souviendrai 
toujours  que  M'"<'  la  duchesse  du  Maine,  après  lui  avoir  témoigné  son 
étonnement  et  son  admiration  sur  ce  nouveau  rôle,  qu'il  venait  de  composer, 
lui  demanda  quel  était  celui  qui  avait  joué  le  rôle  de  Lentulus  Sura,  et  que 
M.  de  Voltaire  lui  répondit:  Madame,  c'est  le  vieilleur  de  tous.  Ce  pauvre 
hère  qu'il  traitait  avec  tant  de  bonté,  c'était  moi-même;  et  ce  n'était  pas 
ce  qui  flatta  le  plus  les  marquis,  les  comtes  et  les  chevaliers  dont  j'étais 
alors  le  camarade. 

Je  ne  finirai  point  cet  article  sans  citer  encore  quelques  anecdotes  qui 
sont  à  ma  connaissance,  et  qui  serviront  peut-être  à  donner  encore  quel- 
ques idées  particulières  du  caractère  de  M.  de  Voltaire. 

Personne  n'ignore  qu'à  la  mort  du  célèbre  Baron,  ainsi  qu'à  la  retraite 
de  Beaubourg,  l'emploi  tragique  et  comique  de  ces  deux  grands  comédiens 
fut  donné  à  Sarrasin,  qui  ne  suivait  alors  que  de  bien  loin  les  traces  de 
ses  maîtres.  C'est  ce  qui  lui  attira  une  assez  bonne  plaisanterie  de  M.  de 
Voltaire,  lorsque  ce  dernier  le  chargea  du  rôle  de  Brutus  dans  la  tragédie 
de  ce  nom.  On  répétait  la  pièce  au  théâtre,  et  la  mollesse  de  Sarrasin  dans 
son  invocation  au  dieu  Mars,  le  peu  de  fermeté,  de  grandeur  et  de  majesté, 
qu'il  mettait  dans  le  premier  acte,  impatienta  tellement  M.  de  Voltaire  qu'il 


DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES.  419 

lui  dit  avec  une  ironie  sanglante  :  «  Monsieur,  songez  donc  que  vous  êtes 
Brutus,  le  plus  ferme  de  tous  les  consuls  romains,  et  qu'il  ne  faut  point  parler 
au  dieu  Mars  comme  si  vous  disiez  :  Ah!  bonne  Vierge,  faites-moi  ga^^ner 
un  lot  de  cent  francs  à  la  loterie  !  » 

Il  résulta  de  ce  nouveau  genre  de  donner  des  leçons  que  Sarrasin  n'en 
fut  ni  plus  vigoureux  ni  plus  mâle,  parce  que  ni  l'une  ni  l'autre  de  ces 
qualités  n'étaient  en  lui,  et  qu'il  ne  fut  vraiment  bon  acteur  que  dans  les 
choses  pathétiques.  Il  ignorait  l'art  de  peindre  les  passions  avec  énergie. 
On  ne  lui  vit  jamais  l'àme  de  Mithridate,  ni  la  noblesse  d'Auguste. 

L'on  connaît  la  célébrité  que  M"'^  Dusmesnil  s'était  acquise  dans  le  rôle 
de  Mérope,  et  qu'elle  a  constamment  soutenue  pendant  vingt  ans-  cette 
môme  célébrité  ne  fut  cependant  pas  a  l'abri  du  sarcasme  de  M.  de  Voltaire. 
Lorsqu'il  fit  répéter  Mérope  pour  la  première  fois,  il  trouvait  que  cette  fa- 
meuse actrice  ne  mettait  ni  assez  de  force  ni  assez  de  chaleur  dans  le  qua- 
trième acte,  quand  elle  invective  Polyphonte.  «  11  faudrait,  lui  dit  M""  Du- 
mesnil,  avoir  le  diable  au  corps  pour  arriver  au  ton  que  vous  voulez  me 
faire  prendre.  —  Eh!  vraiment  oui,  mademoiselle,  lui  répondit  M.  de  Vol- 
taire, c'est  le  diable  au  corps  qu'il  faut  avoir  pour  exceller  dans  tous  les 
arts.  »  Je  crois  que  M.  de  Voltaire  disait  une  grande  vérité. 

Il  était  un  jour  questionné  sur  la  préférence  que  les  uns  accordaient  à 
M'^"  Dumesnil  sur  M'ie  Clairon,  et  sui-  l'enthousiasme  que  cette  dernière 
excitait,  au  grand  regret  de  celle  qui  lui  avait  servi  de  modèle.  Ceux  qui 
tenaient  encore  au  vieux  goût  prétendaient  que,  pour  attacher  l'âme,  la  re- 
muer et  la  déchirer,  il  fallait  avoir,  comme  M""  Dumesnil,  de  la  rnacliine 
à  Corneille,  et  que  M"*  Clairon  n'en  avait  point.  Elle  l'a  dans  la  gorye, 
s'écria  M.  de  Voltaire;  et  la  question  fut  jugée. 

Une  très-jeune  et  jolie  demoiselle,  fille  d'un  procureur  au  parlement 
jouait  avec  moi  le  rôle  de  Palmire  dans  Mahomet,  sur  le  théâtre  de  M.  de 
Voltaire.  Cette  aimable  enfant,  qui  n'avait  que  quinze  ans,  était  fort  éloi- 
gnée de  pouvoir  débiter  avec  force  et  énergie  les  imprécations  qu'elle  vomit 
contre  son  tyran.  Elle  n'était  que  jeune,  jolie  et  intéressante;  aussi  M.  do 
Voltaire  s'y  prit-il  à  son  égard  avec  plus  de  douceur,  et,  pour  lui  remon- 
trer combien  elle  était  éloignée  de  la  situation  de  son  rôle,  il  lui  dit  :  «  Ma- 
demoiselle, figurez-vous  que  ftlahomet  est  un  imposteur,  un  fourbe,  un  scé- 
lérat qui  a  fait  poignarder  votre  père,  qui  vient  d'empoisonner  votre  frère,  et 
qui,  pour  couronner  ses  bonnes  œuvres,  veut  absolument  coucher  avec  vous 
Si  tout  ce  petit  manège  vous  fait  un  certain  plaisir,  ah!  vous  avez  raison  de 
le  ménager  comme  vous  faites;  mais  pour  peu  que  cela  vous  réj)ugne,  voici, 
mademoiselle,  comme  il  faut  vous  y  prendre.  » 

Alors  M.  de  Voltaire,  répétant  lui-même  cette  imprécation,  donna  à 
cette  pauvre  innocente,  rouge  de  honte  et  tremblante  de  peur,  une  leçon 
d'autant  plus  précieuse  qu'elle  joignait  le  précepte  à  l'exemple.  Elle  devint 
par  la  suite  une  actrice  très-agréable. 

En  1755,  étant  aux  Délices,  près  de  Genève,  dans  la  maison  que  M.  de 
Voltaire  venait  d'acquérirdu  procureur  général  Troachin,  je  devins  le  dépo- 
sitaire de  l'Orphelin  de  la  Chine,  que  l'auteur  avait  fait  d'abord  en  trois 


420  DOCUMENTS  BIOGRAPHIQUES. 

actes,  et  qu'il  nommait  ses  magots.  C'est  en  conférant  avec  lui  sur  cet  ou- 
vrage d'un  caractère  noble  et  d'un  genre  aussi  neuf,  qu'il  me  dit  :  «  Mon 
ami,  vous  avez  les  inflexions  de  la  voix  naturellement  douces  ;  gardez-vous 
bien  d'en  laisser  échapper  quelques-unes  dans  le  rôle  de  Gengis.  Il  faut 
bien  vous  mettre  dans  la  lête  que  j'ai  voulu  peindre  un  tigre  qui,  en  cares- 
sant sa  femelle,  lui  enfonce  ses  griffes  dans  les  reins.  Si  vos  camarades  trou- 
vent quelques  longueurs  dans  le  cours  de  l'ouvrage,  je  leur  permets  de 
faire  des  coupures:  ce  sont  des  citoyens  qu'il  faut  quelquefois  sacrifler  au 
salut  de  la  république;  mais  faites  en  sorte  que  l'on  en  use  modérément, 
car  les  faux  connaisseurs  sont  souvent  plus  à  craindre,  pour  ces  sortes  de 
changements,  que  ceux  qui  sont  bonnement  ignorants.  » 

Après  mon  départ  de  Ferney,  au  mois  d'avril  '1762,  M.  de  Voltaire  eut 
la  fantaisie  de  faire  jouer  sur  son  petit  théâtre  sa  tragédie  de  l'Orphelin  de 
la  Chine.  Le  libraire  Cramer  s'était  exercé  avec  M.  le  duc  de  Villars  sur  le 
rôle  de  Gengis.  Il  n'y  a  personne  qui  ne  soit  instruit  de  la  prétention  de  ce 
grand  seigneur  pour  bien  enseigner  à  jouer  la  comédie  :  aussi  fit-il  de  son 
élève  Cramer  un  froid  et  plat  déclamateur,  et  c'est  ce  dont  M.  de  Voltaire  ne 
tarda  pas  à  s'apercevoir.  Dès  la  première  répétition,  il  sentit  plus  que  jamais 
que  l'on  pouvait  être  en  même  temps  duc,  bel  esprit,  et  le  fils  d'un  grand 
homme;  mais  que  ni  l'un  ni  l'autre  de  ces  titres  ne  donnait  du  talent  pour 
exercer  les  beaux-arts,  des  connaissances  pour  les  approfondir,  et  du  goût 
pour  les  bien  juger. 

M.  de  Voltaire  se  mit  à  persifler  son  Cramer,  et  promit  de  le  tourmenter 
jusqu'à  ce  qu'il  eût  changé  sa  diction.  Le  fidèle  Genevois  fit  des  études 
increvables  pour  oublier  tout  ce  que  son  maître  lui  avait  appris,  et  revint 
au  bout  de  quinze  jours  à  Ferney  pour  répéter  de  nouveau  son  rôle  avec 
M.  de  Voltaire,  qui,  s'apercevant  d'un  grand  changement,  s'écria  avec  joie 
à  M™'' Denis  :  «  Ma  nièce,  Dieu  soit  loué!  Cramera  dégorgé  son  duc.  » 

Depuis  plus  de  trente  ans  l'on  n'avait  pas  encore  vu  de  cabale  aussi  forte 
que  celle  qui  s'éleva  contre  M.  de  Voltaire  à  la  première  représentation  de 
la  tragédie  d'Oreste  (si  toutefois  on  en  excepte  celle  qui  fut  faite  contre 
Adélaïde  du  Guesclin)^  sifflée  depuis  cinq  heures  jusqu'à  huit.  Cependant 
la  plus  saine  partie  du  public,  celle  dont  le  jugement  seul  demeure,  parce 
qu'il  est  impartial,  l'emportait  de  temps  en  temps  sur  les  fanatiques  de  Cré- 
billon,  et  témoignait  alors  sa  satisfaction  par  les  acclam.ations  tes  moins  sus- 
pectes. C'est  dans  un  de  ces  moments  de  transport  et  d'ivresse  que  M.  de 
Voltaire,  s'élançant  à  mi-corps  de  sa  loge,  se  mit  à  crier  de  toutes  ses 
forces:  «Applaudissez,  applaudissez,  braves  Athéniens!  c'est  du  Sophocle 
tout  pur.  » 

Celte  franchise  et  cette  admirable  présence  d'esprit  caractérisaient  à 
chaque  heure  du  jour  l'homme  unique  dont  nous  avons  recueilli  quelques 
anecdotes.  En  voici  une  qui  le  montre  tel  que  !a  nature  l'avait  formé,  c'est- 
à-dire  Vif,  éloquent,  et  toujours  philosophe. 

En  1743^  à  la  troisième  ou  quatrième  représentation  de  Mérope,  M.  de 
Voltaire  fut  frappé  d'un  défaut  de  dialogue  dans  les  rôles  de  Polyphonie  et 
d'Krox.  De  retour  de  chez  M°"^  la  marquise  du  Chàlelet,  où  il  avait  soupe,  il 


DOCUMENTS  BIOGRAPHIQUES.  421 

reclifia  ce  qui  lui  avait  paru  vicieux  dans  cette  scène  du  premier  acte,  fit 
un  paquet  de  ses  corrections,  et  donna  ordre  à  son  domestique  de  les 
porter  chez  le  sieur  Paulin,  homme  très-estimable,  mais  acteur  très-mé- 
diocre, et  qu'il  élevait,  disait-il,  à  la  brochette  pour  jouer  les  tyrans.  Le 
domestique  observa  à  son  maître  qu'il  était  plus  de  minuit,  et  qu'à  cette 
heure  il  lui  était  impossible  de  réveiller  iM.  Paulin  :  «  Va,  va,  lui  répliqua 
l'auteur  de  Mérope,  les  tyrans  ne  dorment  jamais!  » 


LXVII. 

DÉCLARATION    DE   VOLTAIRE'. 

28  février  1778. 

Je  meurs  en  adorant  Dieu,  en  aimant  mes  amis,  en  ne  haïs- 
sant pas  mes  ennemis,  et  eu  détestant  la  superstition. 

V  0  L  T  A  1  U  E  . 

LXVIIl. 

COPIE 

DE   LA    PROFESSION    DE    FOI    DE    M.    DE     VOLTAIIîE 

EXIGÉE    PAR    l'abbé    GAULTIER    SON     CONFESSEtR    2. 

Je,  soussigné,  déclare  qu'étant  attaqué  depuis  quatre  jours  d'un  vomis- 
sement de  sang  à  l'âge  de  quatre-vingt-quatre  ans,  et  n'ayant  pu  me  traîner 
à  l'église,  et  M.  le  curé  de  Saint-Sulpice  ayant  bien  voulu  ajouter  à  ses 
bonnes  œuvres  celle  de  m'envoyer  M.  l'abbé  Gaultier,  prêtre,  je  me  suis 
confessé  à  lui,  et  que  si  Dieu  dispose  de  moi,  je  meurs  dans  la  sainte  reli- 
gion catholique  où  je  suis  né,  espérant  de  la  miséricorde  divine  qu'elle  dai- 
gnera pardonner  toutes  mes  fautes,  et  que  si  j'avais  jamais  scandalisé 
l'Église,  j'en  demande  pardon  à  Dieu  et  à  elle.  Signé  :  Voltaire,  le  i  mars 
1778,  dans  la  maison  de  M.  le  marquis  de  Villette. 

En  présence  de  M.  l'abbé  Mignot,  mon  neveu,  de  M.  le  marquis  de  Vil- 
levieille,  mon  ami.  Siyné :  L'abbé  Mjgnot,  Villevieille  *. 

1.  Original,  Bibl.  nat.,  mss  fr.,  11460. 

2.  Correspondance  de  Grimm,  etc.,  édit.  Tourncux,  tome  XII,  page  87. 

3.  Non  content  de  sa  rétractation,  Voltaire  reprenait  la  plume  pour  la  fortifier 
de  la  déclaration  suivante  :  «  M.  l'abbé  Gaultier  m'a^'ant  averti  qu'on  disait  dans 
un  certain  monde  que  je  protesterais  contre  tout  ce  que  je  ferais  à  la  mort,  je 
déclare  que  je  n'ai  jamais  tenu  ce  propos,  et  que  c'est  une  ancienne  plaisanterie 
attribuée  très-faussement,  dès  longtemps,  à  plusieurs  savants  plus  éclairés  que 
Voltaire.  » 


422  DOCUMENTS  BIOGRAPHIQUES. 

Nous  déclarons  la  présente  copie  conforme  à  l'original,  qui  est  demeuré 
entre  les  mains  de  l'abbé  Gaultier,  et  que  nous  avons  signé  l'un  et  l'autre, 
comme  nous  signons  le  présent  certificat.  Fait  à  Paris,  le  27  mai  1778. 
Signé:  L'abbé  Mignot,  Villevieille. 

L'original  ci-dessus  mentionné  a  été  présenté  à  monsieur  le  curé  de 
Saint-Sulpice,  qui  en  a  tiré  copie.  Signé  :  L'abbé  Mignot,  Villevieille. 


LXIX. 

VOLTAIRE    A    L'ACADÉMIE 

ET  A    LA  C05IÉDIE-FRAXÇAISE 

LE    30    MARS    1778  '. 

Ce  lundi  30. 

Non,  je  ne  crois  pas  qu'en  aucun  temps  le  génie  et  les  lettres  aient  pu 
s'honorer  d'un  triomphe  plus  flatteur  et  plus  touchant  que  celui  dont  M.  de 
Voltaire  vient  de  jouir  après  soixante  ans  de  travaux,  de  gloire  et  de  per- 
sécution. 

Cet  illustre  vieillard  a  paru  aujourd'hui  pour  la  première  fois  à  l'Aca- 
démie et  au  spectacle.  Un  accident  très-grave^,  et  qui  avait  fait  craindre 
pendant  plusieurs  jours  pour  sa  vie,  ne  lui  avait  pas  permis  de  s'y  rendre 
plus  tôt.  Son  carrosse  a  été  suivi  dans  les  cours  du  Louvre  par  une  foule  de 
peuple  empressé  à  le  voir.  Il  a  trouvé  toutes  les  portes,  toutes  les  avenues 
de  l'Académie,  assiégées  d'une  multitude  qui  ne  s'ouvrait  que  lentement  à 
son  passage,  et  se  précipitait  aussitôt  sur  ses  pas  avec  des  applaudissements 
et  des  acclamations  multipliés.  L'Académie  est  venue  au-devant  de  lui  jusque 
dans  la  première  salle,  honneur  qu'elle  n'avait  jamais  fait  à  aucun  de  ses 
membres,  pas  même  aux  princes  étrangers  qui  ont  daigné  assister  à  _ses 
assemblées.  On  l'a  fait  asseoir  à  la  place  du  directeur,  et,  par  un  choix 
unanime,  on  l'a  pressé  de  vouloir  bien  en  accepter  la  charge,  qui  allait  être 
vacante  à  la  fin  du  trimestre  de  janvier.  Quoique  l'Académie  soit  dans 
l'usage  de  faire  tirer  cette 'charge  au  sort,  elle  a  jugé,  sans  doute  avec  rai- 
son, que  déroger  ainsi  à  ses  coutumes  en  faveur  d'un  grand  homme,  c'était 
suivre  en  effet  l'esprit  et  les  intentions  de  leur  fondateur.  M.  de  Voltaire  a 
reçu  cette  distinction  avec  beaucoup  de  reconnaissance,  et  la  lecture  que 
lui  a  faite  ensuite  M.  d'Alembert  de  \'Élog3  de  Boileau  a  paru  l'intéresser 
infiniment.  Il  y  a  dans  cet  éloge  une  discussion  très-fine  sur  le  progrès  que 
le  législateur  du  goût,  dans  le  dernier  siècle,  a  fait  faire  à  notre  langue.  On  y 

1.  Correspondance  de  Grimm.  édition  Tourneux,  tome  XII,  p.  G8. 

2.  Une  violente  liéraorragie,  occasionnée  vraisemblablement  par  toutes  les  fa- 
tigues qu'il  a  essuyées  depuis  son  arrivée  à  Paris,  et  surtout  par  les  efforts  qu'il  a 
faits  dans  une  répétition  que  les  Comédiens  firent  chez  lui  de  sa  tragédie  d'/rène, 
repétition  qui  lui  a  donne  beaucoup  d'impatience  et  beaucoup  d'humeur.  (MErsTER.) 


DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES.  423 

compare  le  style  de  Racine  et  celui  de  Boileau,  la  manière  de  ces  deux  poètes, 
et  celle  de  M.  de  Voltaire,  à  qui  l'auteur  donne  des  éloges  trop  vrais  et  trop 
délicats  pour  avoir  pu  craindre,  en  les  lisant  devant  lui,  de  blesser  ou  son 
amour-propre  ou  sa  modestie.  L'assemblée  était  aussi  nombreuse  qu'elle 
pouvait  l'être  sans  la  présence  de  messieurs  les  évêques,  qui  s'étaient  tous 
dispensés  de  s'y  trouver,  soit  que  le  hasard,  soit  que  cet  esprit  saint  qui 
n'abandonne  jamais  ces  messieurs  l'eût  décidé  ainsi  pour  sauver  l'honneur 
de  l'Église  ou  l'orgueil  de  la  mitre  :  ce  qui,  comme  chacun  sait,  ne  fut 
presque  toujours  qu'une  seule  et  même  chose. 

Les  hommages  que  M.  de  Voltaire  a  reçus  à  l'Académie  n'ont  été  que  le 
prélude  de  ceux  qui  l'attendaient  au  théâtre  delà  nation.  Sa  marche  depuis 
le  vieux  Louvre  jusqu'aux  Tuileries  a  été  une  espèce  de  triomphe  public. 
Toute  la  cour  des  Princes,  qui  est  immense,  jusqu'à  l'entrée  du  Carrousel, 
était  remplie  de  monde;  il  n'y  en  avait  guère  moins  sur  la  grande  terrasse 
du  jardin,  et  cette  multitude  était  composée  de  tout  ?exe,  de  tout  âge  et  de 
toute  condition.  Du  plus  loin  qu'on  a  pu  apercevoir  sa  voiture,  il  s'est  élevé 
un  cri  de  joie  universelle;  les  acclamations,  les  battements  de  mains,  les 
transports  ont  redoublé  à  mesure  qu'il  approchait;  et  quand  on  l'a  vu,  ce 
vieillard  respectable  chargé  de  tant  d'années  et  de  tant  de  gloire,  quand  on 
l'a  vu  descendre  appuyé  sur  deux  bras,  l'attendrissement  et  l'admiration 
ont  été  au  comble.  La  foule  se  pressait  pour  pénétrer  jusqu'à  lui;  elle  se 
pressait  davantage  pour  le  défendre  contre  elle-même^.  Toutes  les  bornes, 
toutes  les  barrières,  toutes  les  croisées,  étaient  remplies  de  spectateurs,  et 
le  carrosse  à  peine  arrêté,  on  était  déjà  monté  sur  l'impériale  et  même  jusque 
sur  les  roues  pour  contempler  la  divinité  de  plus  près.  Dans  la  salle  même, 
l'enthousiasme  du  public,  que  l'on  ne  croyait  pas  pouvoir  aller  plus  loin, 
a  paru  redoubler  encore  lorsque,  M.  de  Voltaire  placé  aux  secondes,  dans 
la  loge  des  gentilshommes  de  la  chambre,  entre  M""" Denis  et  M''^'=  de  Villetle, 
le  sieur  Brizard  est  venu  apporter  une  couronne  de  laurier  que  M""^  de 
Villelte  a  posée  sur  la  tête  du  grand  homme,  mais  qu'il  a  retirée  aussitôt, 
quoique  le  public  le  pressât  de  la  garder  par  des  battements  de  mains  et 
par  des  cris  qui  retentissaient  de  tous  les  coins  de  la  salle  avec  un  fracas 
inouï.  Toutes  les  femmes  étaient  debout.  Il  y  avait  plus  de  monde  encore 
dans  les  corridors  que  dans  les  loges. 

Toute  la  Comédie,  avant  la  toilo  levée,  s'était  avancée  sur  les  bords  du 
tliéâtre.   On  s'étouffait  jusqu'à  l'entrée  du  parterre,  où  plusieurs  femmes 


1.  Les  moindres  détails  de  cette  journée  pouvant  avoir  quelque  intérêt,  nous 
ne  voulons  point  manquer  de  rappeler  ici  le  costume  dans  lequel  M.  de  Voltaire 
a  paru.  Il  avait  sa  grande  perruque  à  nœuds  grisâtres,  qu'il  peigne  tous  les  jours 
lui-même,  et  qui  est  toute  semblable  à  celle  qu'il  portait  il  y  a  quarante  ans;  de 
longues  manchettes  de  dentelles  et  la  superbe  fourrure  de  martre  zibeline,  qui 
lui  fut  envoyée  il  y  a  quelques  années  par  l'impératrice  de  Russie,  couverte  d'un 
beau  velours  cramoisi,  mais  sans  aucune  dorure.  Il  est  impossible  de  penser  à 
cette  fameuse  perruque  sans  se  souvenir  qu'il  n'y  avait  autrefois  que  le  pauvre 
Bachaumont  qui  en  eût  une  pareille,  et  qui  en  était  extrêmement  fier.  On  l'appe- 
lait la  tête  à  perruque  de  M.   de  Vollaire.  (MEisTiiit.) 


424  D0CU3IENTS  BIOGRAPHIQUES. 

étaient  descendues,  n'ayant  pas  pu  trouver  ailleurs  des  places  pour  voir  quel- 
ques instants  l'objet  de  tant  d'adorations.  J'ai  vu  le  moment  où  la  parlie  du 
parterre  qui  se  trouve  sous  les  lo^es  allait  se  mettre  à  genoux,  désespérant 
de  le  voir  d'une  autre  manière.  Toute  la  salie  était  obscurcie  par  la  pous- 
sière qu'excitait  le  flux  et  le  reflux  de  la  multitude  agitée.  Ce  transport, 
cette  espèce  de  délire  universel  a  duré  plus  de  vingt  minutes,  et  ce  n'est 
pas  sans  peine  que  les  Comé  liens  ont  pu  parvenir  enfin  à  commencer  la 
pièce.  C'étHit  Irène  qu'on  donnait  pour  la  sixième  fois.  Jamais  cette  tragédie 
n'a  été  mieux  jouée  ^,  jamais  elle  n'a  été  moins  écoutée,  jamais  elle  n'a  été 
plus  applaudie.  La  toile  baissée,  les  cris,  les  applaudissements,  se  sont 
renouvelés  avec  plus  de  vivacité  que  jamais.  L'illustre  vieillard  s'est  levé 
pour  remercier  le  public,  et  l'instant  après  on  a  vu  sur  un  piédestal,  au 
milieu  du  théâtre,  le  buste  de  ce  grand  homme,  tous  les  acteurs  et  toutes  les 
actrices  rangés  en  cintre  autour  du  bu-te,  des  guirlandes  et  des  couronnes 
à  la  main,  tout  le  public  qui  se  tiouvait  dans  les  coulisses  derrière  eux,  et 
dans  l'enfoncement  de  la  scène,  les  gardes  qui  avaient  servi  dans  la  tragé- 
die; de  sorte  que  le  théâtre  dans  ce  moment  représentait  parfaitement  une 
place  publique  où  l'on  venait  ériger  un  monument  à  la  gloire  du  génie*.  A  ce 
spectacle  sublime  et  touchant,  qui  ne  se  serait  cru  au  milieu  de  Home  ou 
d'Athènes?  Le  nom  de  Voltaire  a  retenti  de  toutes  parts  avec  des  acclama- 
tions, des  tressaillements,  des  cris  de  joie,  de  reconnaissance  et  d'ddmira- 
tion.  L'envie  et  la  haine,  le  fanatisme  et  l'intolérance,  n'ont  osé  rugir  qu'en 
secret;  et,  pour  la  première  fois  peut-être,  on  a  vu  l'opinion  publique,  en 
France,  jouir  avec  éclat  de  tout  son  empire.  C'est  Brizard,  en  habit  de 
Léonce,  c'est-à-dire  en  moine  de  Saint-Basile,  qui  a  posé  la  première  cou- 
ronne sur  le  buste;  les  autres  acteurs  ont  suivi  son  exemple;  et,  après 
l'avoir  ainsi  couvert  de  lauriers,  M'""  Vestris  s'est  avancée  sur  le  bord  de  la 
scène  pour  adresser  au  dieu  même  de  la  fêle  ces  vers,  que  M.  de  Saint-Marc 
venait  de  faire  sur-le-champ  : 

Aux  yeux  de  Paris  enchanté 
Reçois  en  ce  jour  un  hommage 


\.  Elle  l'a  toujours  été  fort  mal.  (Meisteb.) 

2.  Cette  petite  fête  n'avait  point  été  préparée  d'avance;  et,  puisqu'il  faut  tout 
dire,  c'est  M"*  La  Chassaigne,  qui  débuta  il  y  a  quelques  années  dans  le  rôle  de 
Zaïre  (qui  eut  l'honneur  alors  de  faire  débuter  feu  M.  le  prince  de  Lamballe,  et 
qui  se  contente  aujourd'hui  de  doubler  M™'  Drouin  dans  les  rôles  de  caractères); 
c'est  M"*  La  Chassaigne  enfin  qui  a  donné  l'idée  de  couronner  le  buste,  et  c'est 
M"'=  Faniez  qui  a  fait  faire  les  vers  à  M.  de  Saint-Marc.  Ne  faut-il  pas  rendre  à 
chacun  ce  qui  lui  est  dû?  (Meister.)  —  Tout  le  monde  connaît  la  belle  planche  du 
couronnement  de  Voltaire  gravée  en  1782  par  Gaucher  sur  un  dessin  de  Moreau 
le  jeune.  M.  Desnoiresterres,  en  la  décrivant  dans  VIconographie  voltairienne,  a 
rappelé  que  le  musée  du  Louvre  possède  dans  ses  cartons  une  très-belle  aqua- 
relle de  Gabriel  de  Saint-Aubin  représentant  la  même  scène;  on  ne  l'expose  point 
à  cause  de  l'action  du  soleil  sur  un  coloris  aussi  léger,  et  il  serait  à  peu  près 
impossible  de  la  reproduire,  tant  la  main  de  l'artiste  s'y  est  montrée  h<àtive  et 
fiévreuse. 


DOCUMENTS  BIOGRAPHIQUES.  425 

Que  confirmera  d'âge  en  âge 

La  sévère  postérité. 
Non,  tu  n'as  pas  besoin  d'atteindre  au  noir  rivage 
Pour  jouir  de  l'iionneur  de  l'immortalité. 

Voltaire,  reçois  la  couronne 

Que  l'on  vient  de  te  présenter; 

Il  est  beau  de  la  mériter, 

Quand  c'est  la  France  qui  la  donne. 

Ces  vers  avaient  du  moins  le  mérite  du  moment  ;  le  public  y  a  trouvé 
une  partie  des  sentiments  dont  il  était  animé,  et  cela  suffisait  pour  les  faire 
recevoir  avec  transport.  On  les  a  fait  répéter  à  M"^"  Veslris,  et  il  s'en  est 
répandu  mille  copies  dans  un  instant.  Le  buste  est  resté  sur  le  théâtre, 
chargé  de  lauriers,  pendant  toute  la  petite  pièce.  On  donnait  JVanine,  qui 
n'a  pas  moins  été  applaudie  qu'Irène,  quoiqu'elle  ne  fût  guère  mieux  jouée; 
mais  la  présence  du  dieu  faisait  tout  pardonner,  rendait  tout  intéressant. 

Le  moment  oii  M.  de  Voltaire  est  sorti  du  spectacle  a  paru  plus  touchant 
encore  que  celui  de  son  entrée;  il  semblait  succomber  sous  le  faix  de  l'âge 
et  des  lauriers  dont  on  venait  de  charger  sa  tête.  Il  paraissait  vivement  at- 
tendri; ses  yeux  étincelaient  encore  à  travers  la  pâleur  de  son  visage;  mais 
on  croyait  voir  qu'il  ne  respirait  plus  que  par  le  sentiment  de  sa  gloire. 
Toutes  les  femmes  s'étaient  rangées,  et  dans  les  corridors  et  dans  l'escalier, 
sur  son  passage  ;  elles  le  portaient  pour  ainsi  dire  dans  leurs  bras:  c'est 
ainsi  qu'il  est  arrivé  jusqu'à  la  portière  de  son  carrosse.  On  l'a  retenu  le  plus 
longtemps  qu'il  a  été  possible  à  la  porte  de  la  Comédie.  Le  peuple  criait: 
Des  flambeaux,  des  flai/ibsauxf  que  tout  le  monde  puisse  le  voir!  Quand 
il  a  été  dans  sa  voiture,  la  foule  s'est  pressée  autour  de  lui;  on  est  monté 
sur  le  marchepied,  on  s'est  accroché  aux  portières  du  carrosse  pour  lui 
baiser  les  mains.  Des  g"ns  du  peuple  criaient:  Cest  lui  qui  a  fait  Œdipe, 
Mérope,  Zaïie;  c'est  lui  quia  chanté  notre  bonroi^  etc.  On  a  supplié  le 
cocher  d'aller  au  pas,  afin  de  pouvoir  le  suivre,  et  une  partie  du  peuple 
l'a  accompagné  ainsi,  en  criant  des  Vive  Fo//aire.' jusqu'au  Pont-Royal- 
Nous  ne  devons  pas  oublier  ici  que  M.  le  comte  d'Artois,  qui  était  à  l'Opéra 
avec  la  reine,  l'a  quittée  un  moment  pour  venir  à  la  Comédie  française,  et 
qu'avant  la  fin  du  spectacle  il  a  envové  son  capitaine  des  gardes,  M.  le 
prince  d'Hénin,  dans  la  loge  de  M.  de  Voltaire,  pour  lui  dire  de  sa  part 
tout  l'intérêt  qu'il  pren;  it  à  son  Iriomplie,  et  tout  le  plaisir  qu'il  avait  eu 
de  joindre  ses  hommages  à  ceux  de  la  nation.  Quel  gré  cette  nation  aimable 
et  sensible  n'aurait-elle  pas  su  à  M.  le  comte  d'Artois  si,  en  se  mettant  un 
moment  au-dessus  de  l'étiquette,  il  avait  osé  partager  publiquement  l'i- 
vresse dont  elle  était  transportée!  Si,  au  lieu  de  M.  d'Hénin,  on  l'ont  vu  lui- 
môme  ajouter  quelques  fleurs  à  la  couronne  du  plus  beau  génie  de  la  France 
dont  le  siècle  puisse  se  glorifier! 

Pourquoi  les  honneurs  rendus  à  I\I.  de  Voltaire  n'ont-ils  jamais  été 
rendus  à  un  homme  de  lettres  avec  le  même  éclat,  avec  les  mêmes  trans- 
ports? Est-ce  parce  que  M.  de  Voltaire  est  le  plus  grand  homme  qui  ait  ja- 
mais ex'sté,  et  que. 


426  DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES. 

Le  premier  de  son  siècle,  il  l'eût  encore  été 
Au  siècle  de  Léon,  d'Auguste  et  d'Alexandre? 

Est-ce  parce  que  jamais  personne  n'occupa  comme  lui  l'univers  pendant 
soixante  ans  de  sa  gloire  et  de  ses  travaux  ?  parce  que  personne  n'eut  jamais 
comme  lui  l'art  de  réveiller  sans  cesse  l'intérêt,  la  curiosité,  l'admiration 
publique?  Tout  cela  peut  être  vrai,  parfaitement  vrai  ;  je  n'en  suis  pas 
moins  persuadé  que  M.  de  Voltaire  lui-même,  toutes  choses  d'ailleurs  égales, 
n'eût  point  joui  du  même  triomphe  sous  le  règne  de  Louis  XIV,  qui  aimait 
les  lettres  parce  qu'il  aimait  la  louange,  qui  favorisait  le  génie  et  les  arts, 
mais  qui  prétendait  toujours  leur  donner  la  loi,  et  qui  avait  imprimé  dans 
l'esprit  de  ses  peuples  une  telle  dévotion  pour  le  trône  et  pour  sa  propre  per- 
sonne que  l'on  aurait  craint  de  commettre  un  acte  d'idolâtrie  en  prodiguant 
à  un  simple  particulier  des  hommages  dont  lui-même  eût  été  jaloux.  L'en- 
thousiasme avec  lequel  on  vient  de  faire  l'apothéose  de  M.  de  Voltaire,  de 
son  vivant,  est  donc  la  juste  récompense,  non-seulement  des  merveilles  qu'a 
produites  son  génie,  mais  aussi  de  l'heureuse  révolution  qu'il  a  su  faire  et 
dans  les  mœurs  et  dans  l'esprit  de  son  siècle,  en  comb^ittant  les  préjugés 
de  tous  les  ordres  et  de  tous  les  rangs,  en  donnant  aux  lettres  plus  de  con- 
sidération et  plus  de  dignité,  à  l'opinion  même  un  empire  plus  libre 
et  plus  indépendant  de  toute  autre  puissance  que  celle  du  génie  et  de  la 
raison. 

LXX. 

SÉANCE    DE    LA  LOGE   DES    NEUF-SOEURS 

DU      7      AVRIL     1778'. 

EXTRAIT     DE     LA   PLANCHE  A    TRACER 

DE   LA   RESPECTABLE    LOGE   DES    NECF-SOELRS,     A    l'ORIENT   DE   PARIS,    LE    SEPTIÈME   JOUP. 

DU    QUATRIÈME    MOIS    DE    L'AN    DE    LA   VRAIE   LUMIÈRE   5778. 

Le  F.-,  abbé  Cordier  de  Saint-Firmin  a  annoncé  à  la  loge  qu'il  avait  la 
faveur  de  présenter,  pour  être  reçu  apprenti  maçon,  M.  de  Voltaire.  Il  a 
dit  qu'une  assemblée  aussi  littéraire  que  maçonnique  devait  être  flattée  du 
désir  que  témoignait  l'homme  le  plus  célèbre  de  la  France,  et  qu'elle  aurait 
infailliblement  égard,  dans  cette  réception,  au  grand  âge  et  à  la  faible  santé 
de  cet  illustre  néophyte. 

Le  V.-.  F.-,  de  Lalande  a  recueilli  lesavisduT.-.R.-.F.-.Bacon  de  La  Che- 
valerie, grand  orateur  du  Grand-Orient,  et  celui  de  tous  les  FF.*,  de  la 
loge,  lesquels  avis  ont  été  conformes  à  la  demande  faite  par  le  F.-,  abbé 
Cordier.  Il  a  choisi  le  T.-.  R.-.  F.-,  comte  de  Slrogonof,  les  FF.-.  Cailhava, 
président  Meslay,  Mercier,  marquis  de  Lort,  Brinon,  abbé  Remy,  Fabrony 

1.  Correspondance  de  Grimm,  édition  Tourneux,  tome  XII,  page  185. 


DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES.  427 

et  Dufresne,  pour  aller  recevoir  et  préparer  le  candidat.  Celui-ci  a  été  intro- 
duit par  le  F.-,  chevalier  de  Villars,  maître  des  cérémonies  de  la  loge;  et 
l'instant  où  il  venait  de  prêter  l'obligation  a  été  annoncé  par  les  FF.*,  des 
colonnes  d'Euterpe,  de  Terpsichore  et  d'Érato,  qui  ont  exécuté  le  premier 
morceau  de  la  troisième  symphonie  à  grand  orchestre  de  Guenin.  Le  F.*. 
Capperon  menait  l'orchestre;  le  F.".  Chic,  premier  violon  de  l'électeur  de 
Mayence,  était  à  la  tête  des  seconds  violons;  les  FF.-.  Salantin^  Caravoglio, 
Olivet,  Balza,  Lurschmidt,  etc.,  se  sont  empressés  d'exprimer  l'allégresse 
généiale  de  la  loge  en  déployant  leurs  talents  si  connus  dans  le  public,  et 
particulièrement  dans  la  respectable  loge  des  Neuf-Sœurs. 

Après  avoir  reçu  les  signes,  paroles  et  attouchements,  le  F.*,  de  Vol- 
taire a  été  placé  à  l'orient,  à  côté  du  vénérable.  Un  des  FF.*,  de  la  colonne 
de  Melpomène  lui  a  mis  sur  la  tète  une  couronne  de  laurier,  qu'il  s'est  hâté 
de  déposer.  Le  vénérable  lui  a  ceint  le  tablier  du  F.*.  Helvétius,  que  la 
veuve  de  cet  illustre  philosophe  a  fait  passer  à  la  loge  des  Neuf-Sœurs, 
ainsi  que  les  bijoux  maçonniques  dont  il  faisait  usage  en  loge,  et  le  F.*,  de 
Voltaire  a  voulu  baiser  ce  tablier  avant  de  le  recevoir.  En  recevant  les  gants 
de  femme,  il  a  dit  au  F.*,  marquis  de  Villette  :  «  Puisqu'ils  supposent  un 
attachement  honnête,  tendre  et  mérité,  je  vous  prie  de  les  présenter  à  Belle 
et  Bonne.  » 

Alors  le  V.*.  F.-,  de  Lalande  a  pris  la  parole,  et  a  dit  : 

«  T.-.  C*.  F.'.,  l'époque  la  plus  flatteuse  pour  celte  loge  sera  désormais 
marquée  par  le  jour  de  voire  adoption.  Il  fallait  un  Apollon  à  la  loge  des 
Neuf-Sœurs,  elle  le  trouve  clans  un  ami  de  l'humanité,  qui  réunit  tous  les 
titres  de  gloire  qu'elle  pouvait  désirer  pour  l'ornement  de  la  maçonnerie. 

«  Un  roi  dont  vous  êtes  l'ami  depuis  longtemps,  et  qui  s'est  fuit  con- 
naître pour  le  plus  illustre  protecteur  de  notre  ordre,  avait  dû  vous  inspirer 
le  goût  d'y  entrer;  mais  c'était  à  votre  patrie  que  vous  réserviez  la  satisfac- 
tion de  vous  initier  à  nos  mystères.  Après  avoir  entendu  les  applaudisse- 
ments et  les  alarmes  de  la  nation,  après  avoir  vu  son  enthousiasme  et 
son  ivresse,  vous  venez  recevoir  dans  le  temple  de  l'amitié,  de  la  vertu  et 
des  lettres,  une  couronne  moins  brillante,  mais  également  flatteuse  et  pour  le 
cœur  et  pour  l'esprit. 

«  L'émulation  que  votre  présence  doit  y  répandre,  en  donnant  un  nouvel 
éclat  et  une  nouvelle  activité  à  noire  loge,  tournera  au  profit  des  pauvres 
qu'elle  soulage,  des  études  qu'elle  encourage,  et  de  tout  le  bien  qu'elle  ne 
cesse  de  faire. 

«  Quel  citoyen  a  mieux  que  vous  servi  la  patrie  en  l'éclairant  sur  ses 
devoirs  et  sur  ses  véritables  intérêts,  en  rendant  le  fanatisme  odieux  et  la 
superstition  ridicule,  en  rappelant  le  goût  à  ses  véritables  règles,  l'histoire 
à  son  véritable  but,  les  lois  à  leur  première  intégrité  ?  Nous  promettons  de 
venir  au  secours  de  nos  frères,  et  vous  avez  été  le  créateur  d'une  peuplade 
entière  qui  vous  adore,  et  qui  ne  retentit  que  de  vos  bienfaits;  vous  avez 
élevé  un  temple  à  l'Éternel;  mais  ce  qui  valait  mieux  encore,  on  a  vu  près 
de  ce  temple  un  asile  pour  des  hommes  proscrits,  mais  utiles,  qu'un  zèle 
aveugle  aurait  peut-être  repoussés.  Ainsi,   T.-.  C*.  F.'.,  vous  étiez  franc- 


42S  DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES. 

maçon  avant  même  que  d'en  recevoir  le  caractère,  et  vous  en  avez  rempli 
le»  devoirs  avant  que  d'en  avoir  contracté  l'obligation  entre  nos  mains. 
L'équerre,  que  nous  portons  comme  symbole  de  la  recliiude  de  nos  actions; 
le  tablier,  qui  représente  la  vie  laborieuse  et  l'activité  utile;  les  gants  blancs, 
qui  expriment  la  candeur,  l'innocencf  et  la  pureté  de  nos  actions;  la  truelle, 
qui  sert  à  cacher  les  défauts  de  dos  FF.\,  tout  se  rapporte  à  la  bienfaisance 
et  à  l'amour  de  l'humanité,  et  par  conséquent  n'exprime  que  les  qualités 
qui  vous  distinguent;  nous  ne  pouvions  y  joindre,  en  vous  recevant  parmi 
nous,  que  le  tribut  de  notre  admiration  et  de  notre  reconnaissance.  » 

Les  FF.",  de  La  Dixmerie,Gai-nier,  Grouvelle,  Écliard,  etc.,  ont  demandé 
Ja  parole,  et  ont  lu  des  pièces  de  vers  qu'il  serait  trop  long  de  rapporter 
ici. 

Le  F.-,  nouvellement  reçu  a  témoigné  à  la  respectable  loge  qu'il  n'avait 
jamais  rien  épruu\équi  fût  plus  capable  de  lui  inspirer  les  sentiments  de 
l'amour-propre,  et  qu'il  n'avait  jamais  senti  plus  vivement  celui  de  la  reconnais- 
sance. Le  F.'.  Court  de  Gébelin  a  présenté  k  la  loge  un  nouveau  volume  de 
son  grand  ouvrage,  intitulé  le  Monde  primilif,  et  l'on  y  a  lu  une  partie  de 
ce  qui  concerne  les  anciens  mystères  d'Eleusis,  objet  très-analogue  aux  mys- 
tères de  l'art  royal. 

Pendant  le  cours  de  ces  lectures,  le  F.".  Monnet,  peintre  du  roi,  a  des- 
siné le  portrait  du  F.-,  de  Voltaire,  qui  s'est  trouvé  plus  ressemblant  qu'au- 
cun de  ceux  qui  ont  été  gravés,  et  que  toute  la  loge  a  vu  avec  une  extrême 
satisfaction. 

Après  que  les  diverses  lectures  ont  été  terminées,  les  FF.",  se  sont  trans- 
portés dans  la  salle  du  banquet,  tandis  que  l'orchestre  exécutait  la  suite  de 
la  symphonie  dont  nous  avons  parlé.  On  a  porté  les  premières  santés.  Le 
G.'.  F.  .  de  Voltaire,  à  qui  son  état  ne  permettait  pas  d" assister  à  tout  le 
reste  de  la  cérémonie,  a  demandé  la  permission  de  se  retirw.  Il  a  été  re- 
conduit par  un  grand  nombre  de  FF.*,,  et  ensuite  pjr  une  multitude  de 
profanes,  au  bruit  des  acclamations  dont  la  ville  retentit  toutes  les  fois  qu'il 
paraît  en  public. 


PIEGES 


POUR     SERVIR      A 


L^HISTOIRE    POSTHUME 

DE     VOLTAIRE 


I. 

CERTIFICAT    DE    L'ABBÉ    GAULTIER. 

Je,  soussigné,  certifie  à  qui  il  appartiendra  que  je  suis  venu  à  la  réqui- 
sition de  M.  de  Voltaire,  et  que  je  l'ai  trouvé  hors  d'état  de  l'entendre  en 
confession. 

Fait  à  Paris,  ce  30  mai,  l'an  mil  sept  cent  soixante-dix-huit. 

Gaultie  R,  prêtre. 

II. 

CONSENTEMENT 

DU     CURÉ     DE     SAINT-SULPICE. 

Je  consens  que  le  corps  de  M.  de  Voltaire  soit  emporté  sans  cérémonie, 
et  je  me  départs  à  cet  égard  de  tous  les  droits  curiaux. 
A  Paiis,  le  30  mai  1778. 

J.  DE   TeUSSAC  , 

cun'i  de   Saint- Sulpice. 


430  HISTOIRE    POSTHUME 


III. 

RAPPORT 

DE   L'OUVERTURE   ET    EMBAUMEMENT   DU    CORPS   DE  M.  DE  VOLTAIHE 

FAIT     LE      TRENTE-UN     MAY      1778 
EN   L'HOTEL    DE   M.    LE    MARQUIS    DE   YILLETTE. 

Le  crâne  ouvert,  nous  n'avons  rien  observé  d'extraordinaire,  le  cerveau 
et  le  cervelet  très  sains,  les  viscères  delà  poitrine  en  très  bon  état;  ceux;  du 
bas-ventre  n'offroient  rien  de  particulier,  exceptés  la  vessie  et  le  rein  droit, 
celuy-cy  taché  de  marques  gangreneuses  par  sa  partie  inférieure  et  posté- 
rieure ;  la  vessie  étoit  décomposée,  elle  avoit  acquis  l'épaisseur  de  plus  d'un 
pouce  à  la  partie  supérieure  et  postérieure;  cette  substance  étoit  mus- 
queuse  et  semblable  à  du  lard,  sa  membrane  nerveuse  étoit  tout  à  fait  dis- 
séquée par  le  pus  qu'elle  contenoit.  Il  s'y  étoit  formé  des  espèces  de  tu- 
bercules qui  étoient  en  supuration,  laquelle  s'étoit  fait  jour  à  l'extérieur  et 
transudoit  dans  le  bas-ventre,  se  répandoit  sur  les  intestins,  qui  avoisinoient 
la  vessie,  en  matière  Je  gelée.  La  glande  prostate  étoit  très  volumineuse  et 
entièrement  squireuse.  Tout  le  reste  des  viscères  dans  l'état  naturel. 

A  Paris,  ce  31  may  1778. 

D"^  PiPCELET, 

membre  de  l'Académie  de  chirurgie. 
IV. 

EXTRAIT  DU    REGISTRE 

DES    ACTES     DE     SÉPULTURE     DE     L=ABBAYE     ROYALE 

DE     NOTRE-DAME    DE    SCELLIÈRES,     DIOCÈSE    DE     TROYES. 

Ce  jourd'hui  deux  de  juin  mi!  sept  cent  soixante-dix-huit,  a  été  inhumé 
dans  cette  église  messire  François-Marie  Arouet  de  Voltaire,  gentilhomme 
ordinaire  de  la  chambre  du  roi,  l'un  des  Quarante  de  l'Académie  françoise, 
âgé  de  quatre-vingt-quatre  ans  ou  environ,  décédé  à  Paris  le  trente  mai 
dernier,  présenté  à  cette  église  le  jour  d'hier,  où  il  est  déposé  jusqu'à  ce 
que,  conformément  à  sa  dernière  volonté,  il  puisse  être  transporté  à  Ferneix, 
lieu  qu'il  a  choisi  pour  sa  sépulture;  laditte  inhumation  faite  par  nous  dom 
Gaspard-Gerraain-Edme  Potherat  de  Corbierre,  prieur  de  laditte  abbaye,  en 
présence  de  messire  Alexandre-Jean  Mignot,  abbé  de  laditte  abbaye,  con- 
seiller du  roy  en  ses  conseils  et  en  son  grand  conseil,  grand  raporteur  en 
la  chancellerie  de  France,  neveu;  de  messire  Alexandre-Marie  François  de 
Paule  de  Dompierre,  chevalier  seigneur  d'Hornoy,  Fontaine,  Blanche 
Maison,  et  autres  lieux,  conseiller  du  roi  en  sa  cour  du  parlement  de  Paris, 


DE    VOLTAIRE.  431 

petit  neveu;  de  messire  Philippe-François  Marchant,  seigneur  de  Varenne, 
écuyer,  ancien  maître  d'hôtel  ordinaire  du  roi, cousin  issus  germain;  de  mes- 
sire  Mathieu-Henri  Marchant  de  la  Iloulière,  écuyer  chevalier  de  l'ordre 
royal  et  militaire  de  Saint-Louis,  brigadier  des  armées  du  roi,  commendant 
pour  le  roi  à  Salces,  aussi  cousin  issus  germain;  avec  nous  soussignés. 
Signé  enfin,  l'abbé  Mignot,  de  Dompierre  d'Hornoy,  Marchant  de  Va- 
RENXES,  Marchant  la  Houliïîre  et  G.  Potherat  de  Corbierre,  prieur. 

Je  soussigné,  prieur  de  l'abbaye  royale  de  Notre-Dame  de  Scellières,  de 
l'ordre  de  Citeaux  au  diocèse  de  Troyes,  certifie  le  présent  extrait  véritable 
et  en  tout  conforme  à  son  original.  A  Scellières,  ce  deux  juin  mil  sept  cent 
soixante-dix-huit. 

G.   Potherat   de  Corbierre,  prieur. 


V. 
EXTRAIT 

DE    LA   CORTiESPONDANCE    DE    GRIMM  >. 

Il  est  tombé,  le  voile  funeste  ;  les  derniers  rayons  de  cette  clarté  divine 
viennent  de  s'éteindre,  et  la  nuit  qui  va  succéder  à  ce  beau  jour  durera 
peut-être  une  longue  suite  de  siècles^. 

1.  Correspondance  de  Grimm,  etc.,  édit.  Touriieux,  tome  XII,  page  108. 

2.  M.  de  Voltaire  est  mort  le  30  du  mois  dernier*,  entre  dix  et  onze  heures  du 
soir,  âgé  de  quatre-vingt-quatre  ans  et  quelques  mois.  Il  paraît  que  la  principale 
cause  de  sa  mort  est  la  strangurie  dont  il  souffrait  depuis  plusieurs  années,  et 
dont  les  fatigues  du  séjour  de  Paris  avaient  sans  doute  hâté  le  progrès.  A  l'ou  ■ 
verture  de  son  corps,  on  a  trouvé  les  parties  nobles  assez  bien  conservées,  mais 
la  vessie  toute  tapissée  intérieurement  de  pus,  ce  qui  peut  faire  juger  des  dou- 
leurs excessives  qu'il  a  dû  éprouver  avant  que  le  mal  fût  arrivé  à  ce  dernier 
période.  Des  ménagements  extrêmes  auraient  pu  en  retarder  peut-être  le  terme; 
mais  il  en  était  incapable.  Ayant  appris  qu'à  une  séance  de  l'Académie,  à  laquelle 
il  ne  put  assister,  le  projet  qu'il  avait  fait  adopter  à  ces  messieurs  pour  une 
nouvelle  édition  de  leur  Dictionnaire  avait  essuyé  des  contradictions  sans  nombre, 
il  craignit  de  le  voir  abandonné,  et  voulut  composer  un  discours  pour  les  faire 
revenir  à  son  premier  plan.  Pour  remonter  ses  nerfs  affaiblis,  il  prit  une  quantité 
prodigieuse  de  café;  cet  excès  dans  son  état,  et  un  travail  suivi  de  dix  ou  douze 
heures,  renouvelèrent  toutes  ses  souffrances,  et  le  jetèrent  dans  un  accablement 
affreux.  M.  le  maréchal  de  P>ichelieu,  l'étant  venu  voir  dans  la  soirée,  lui  dit  que 
son  médecin  lui  avait  ordonné  dans  des  circonstances  assez  semblables  quelques 
prises  de  laudanum  qui  l'avaient  toujours  soulagé  très  promptemcnt.  M.  de  Vol- 
taire en  fit  venir  sur-le-champ;  et  dans  la  nuit,  au  lieu  de  trois  ou  quatre  gouttes, 
il  en  prit  presque  une  fiole  entière.  Il  tomba  depuis  ce  moment  dans  une  espèce 
de  léthargie  qui  ne  fut  interrompue  que  par  l'excès  de  la  douleur,  et  ne  reprit 
que  par  intervalles  l'usage  de  ses  sens.  (MiiisTEU.) 

*  I  était  né  le  20  novembre  1694. 


4î2  HISTOIRE    POSTHUME 

Le  plus  grand,  le  plus  illustre,  peut-être,  hélas!  l'unique  monument  de 
celte  époque  glorieuse  où  tous  les  talents,  tous  les  arts  de  l'esprit  liumain 
sembliiient  s'être  élevés  au  plus  haut  degré  de  perfection,  ce  superbe  monu- 
ments disparu!  Un  coin  de  terre  ignoré  en  dérobe  à  nos  yeux  les  tristes 
débris. 

Il  n'est  plus,  celui  qui  fut  à  la  fois  l'Arioste  et  le  Virgile  de  la  France, 
qui  ressuscita  pour  nous  les  chefs-d'œuvie  des  Sophocle  et  des  Euripide, 
dont  le  génie  atteignit  tour  à  tour  la  hauteur  des  pensées  de  Corneille,  le 
pathétique  sublime  de  Racine,  et,  maître  de  l'empire  qu'occupaient  ces  deux 
rivaux  de  la  scène,  en  sut  découvrir  un  nouveau  plus  digne  encore  de  sa 
conquête  dans  les  grands  mouvements  de  la  nature,  dans  les  excès  terribles 
du  fanatisme,  dans  le  contraste  imposant  des  mœurs  et  des  opinions. 

Il  n'est  plus,  celui  qui,  dans  son  immense  carrière,  embrassa  toute  l'é- 
tendue de  nos  connaissances,  et  laissa  presque  dans  tous  les  genres  des 
chefs-d'œuvre  et  des  modèles;  le  premier  qui  fit  connaître  à  la  France  la 
philosophie  de  Newton,  les  vertus  du  meilleur  de  nos  rois,  et  le  véritable 
prix  de  la  liberté  du  commerce  et  des  lettres. 

Il  n'est  plus,  celui  qui,  le  premier  peut-être,  écrivit  l'histoire  en  philo- 
sophe, en  homme  d'État,  en  citoyen,  combattit  sans  relâche  tous  les  pré- 
jugés funestes  au  bonheur  des  hommes,  et,  couvrant  Terreur  et  la  supersti- 
tion d'opprobre  et  de  ridicule,  sut  se  faiie  entendre  également  de  l'ignorant 
et  du  sage,  des  peuples  et  des  rois. 

Appuyé  sur  le  génie  du  siècle  qui  l'a  vu  naître,  seul  il  soutenait  encore 
dans  son  déclin  l'âge  qui  l'a  vu  mourir,  seul  il  en  retardait  encore  la  chute. 
Il  n"est  plus,  et  déjà  l'ignorance  et  l'envie  osent  insulter  sa  cendre  révérée. 
On  refuse  à  celui  qui  méritait  un  temple  et  des  autels  ce  repos  de  la 
tombe,  ces  simples  honneurs  qu'on  ne  refuse  pas  même  au  dernier  des  hu- 
mains*. 

1.  Ce  n'est  ni  aux  préventions  de  la  cour,  ni  à  celles  des  ministres,  ni  peut- 
être  même  au  zèle  intolérant  des  chefs  du  clergé,  qu'il  faut  attribuer  les  diffi- 
cultés que  l'on  a  faites  pour  inhumer  M.  de  Voltaire  en  terre  sainte  ;  c'est  dans 
la  conduite  ridicule  et  pusillanime  de  sa  famille,  c'est  dans  les  intrigues  de  quel- 
ques dévotes  et  de  leurs  directeurs  qu'il  faut  chercher  l'origine  d'une  persécution 
si  lâche  et  si  honteuse.  En  ne  supposant  pas  même  qu'on  pût  refuser  à  M.  de 
Voltaire  ce  qu'on  ne  refuse  à  aucun  citoyen,  en  suivant  simplement  la  marche 
indiquée  par  les  lois  et  par  l'usage,  il  n'y  a  pas  une  voi.\  qui  eût  osé  s'élever 
publiquement  pour  être  l'organe  du  fanatisme  le  plus  odieux  ou  de  la  haine  la 
plus  barbare.  Mais,  je  ne  sais  quelles  alarmes,  quelles  inquiétudes  semées  secrè- 
tement sous  le  nom  spécieux  du  zèle  et  de  la  piété,  une  fois  répandues,  on  a  craint 
l'éclat  du  scandale.  Les  dévots  ont  fait  raoutre  alors  de  leur  crédit,  de  leur  puis- 
sance; et  l'on  a  cru  devoir  prendre  toutes  les  mesures  imaginables  pour  éviter 
une  discussion  dont  il  n'est  jamais  aisé  de  mesurer  au  juste  les  conséquences. 
Quoique  les  chroniques  secrètes  de  la  cour  assurent  que  M.  de  Voltaire  avait  les 
droits  les  plus  intimes  sur  les  égards  et  sur  l'amitié  de  M.  le  duc  de  Nivernais, 
on  prétend  que  c'est  ^1™*=  de  Gisors  et  M™<=  de  Nivernais  qui  ont  excité  plus  que 
personne  et  l'archevêque  et  les  curés  de  Paris  à  refuser  un  asile  aux  cendres  de 
ce  grand  homme.  Nous  aimons  encore  mieux  accuser  de  cette  injustice  le  zèle 
aveugle  d'une  femme,  qui  peut-être  d'ailleurs  n'en  est  pas  moins  respectable,  que 


DE    VOLTAIRE.  433 

Le  fanatisme,  dont  le  génie  étonné  tremblait  devant  celui  d'un  grand 
homme,  le  voit  à  peine  expirant  qu'il  se  flatte  déjà  de  reprendre  son 
empire,  et  le  premier  effort  de  sa  rage  impuissante  est  un  excès  de  démence 
et  de  lâcheté. 

Qu'espérez-vous  de  tant  de  barbarie?  Qu'apprendrez-vous  à  l'univers  en 
exerçant  sur  cette  dépouille  mortelle  votre  furie  et  votre  vengeance,  si  ce 
n'est  la  terreur  et  l'épouvante  qu'il  sut  vous  inspirer  jusqu'au  dernier  mo- 
ment de  sa  vie?  Voilà  donc  quelle  est  aujourd'hui  votre  puissance  !  Un  seul 
homme,  sans  autre  appui  que  l'ascendant  de  la  gloire  et  des  talents,  a  ré- 
sisté soixante  ans  à  vos  persécutions,  a  bravé  soixante  ans  vos  fureurs,  et 
ce  n'est  que  la  mort  qui  vous  livre  votre  victime,  ombre  vaine,  insensible  à 
vos  injures,  mais  dont  le  seul  nom  est  encore  l'amour  de  l'humanité  et  l'ef- 
froi de  ses  tyrans. 

Quel  était  donc  votre  dessein  en  refusant  un  simple  tombeau  à  celui  à 
qui  la  nation  venait  de  décerner  les  honneurs  d'un  triomphe  public?  Avez- 
vous  craint  que  ce  tombeau  ne  devînt  un  autel,  et  le  lieu  qui  le  renferme- 
rait un  temple?  Avez-vous  craint  de  voir  confondu  dans  la  foule  des  hu- 
mains l'homme  qui  s'éleva  au-dessus  de  tous  les  rangs  par  l'éclat  et  par  la 
supériorité  de  son  génie?  Avez-vous  pensé  qu'il  fût  si  fort  de  votre  intérêt 
d'annoncer  à  l'Europe  entière  que  le  plus  grand  homme  de  son  siècle  était 
mort  comme  il  avait  vécu,  sans  faiblesse  et  sans  préjugé*? 

En  voulant  couvrir,  s'il  vous  eût  été  possible,  de  l'obscurité  la  plus  pro- 
fonde le  lieu  où  reposaient  les  cendres  de  Voltaire,  en  cherchant  à  enve- 
lopper de  ténèbres  et  de  mystère  le  moment  de  sa  mort,  n'avez-vous  pas 
tremblé  que  les  plus  ardents  de  ses  disciples  ne  profitassent  d'une  circon- 
stance si  favorable  pour  établir  les  preuves  de  son  immortalité,  de  sa  résur- 

1.  On  sait  que  M.  de  Voltaire  a  regretté  infiniment  la  vie  (eh  !  qui  pouvait  la 
regretter  plus  que  lui?)  mais  sans  craindre  la  mort  et  ses  suites.  Il  a  maudit  sou- 
vent l'impuissance  des  secours  de  la  médecine;  mais  ce  sont  les  douleurs  dont  il 
était  tourmenté,  le  désir  qu'il  aurait  eu  de  jouir  encore  plus  longtemps  de  sa  gloire 
etdeses  travaux,  non  les  remords  d'une  âme  efllra^'ée  par  l'incertitude  de  l'avenir, 
qui  lui  arrachèrent  ses  plaintes  et  ses  murmures.  Il  a  vu  quelques  heures  avant 
de  mourir  M.  le  curé  de  Saint-Sulpice  et  M.  l'abbé  Gaultier.  Il  a  paru  d'abord 
avoir  quelque  peine  à  les  reconnaître.  M.  de  Villette  les  lui  ayant  annoncés  une 
seconde  fois,  il  répondit  sans  aucune  impatience  :  Assurez  ces  messieurs  de  mas 
respects.  A  la  prière  de  M.  de  Villette,  M.  de  Saint-Sulpice  s'étant  approché  du 
chevet  de  son  lit,  le  mourant  étendit  son  bras  autour  de  sa  tête  comme  pour 
l'embrasser.  Dans  cette  attitude,  M.  de  Saint-Sulpice  lui  adressa  quelques  exhor- 
tations, et  finit  par  le  conjurer  de  rendre  encore  témoignage  à  la  vérité  dans  ses 
derniers  instants,  et  do  prouver  au  moins  par  quelque  signe  qu'il  reconnaissait 
la  divinité  de  Jésus-Christ.  A  ce  mot  les  yeux  du  mourant  parurent  se  ranimer 
un  peu;  il  repoussa  doucement  M.  le  cure,  et  dit  d'une  voix  encore  intelligible  : 
Hélas I  laissez-moi  mourir  tranquille!  M.  de  Saint-Sulpice  se  tourna  du  côté  de 
M.  l'abbé  Gaultier,  et  lui  dit  avec  beaucoup  de  modération  et  de  présence  d'es- 
prit :  Vous  voyez  que  la  tête  n'y  est  plus.  Ces  messieurs  s'étant  retirés,  il  serra 
la  main  du  domestique  qui  l'avait  servi  avec  le  plus  de  zèle  pendant  sa  maladie, 
nomma  encore  (pielquefois  M.'""  Denis,  et  rendit  peu  de  moments  après  les  der- 
niers soupirs.  (Meister.) 

I.  28 


434  HISTOIRE    POSTHUME 

rection?  Ah!  vous  saviez  trop  bien  que,  l'eussent-ils  tenté,  les  ouvrages 
qui  nous  restent  de  lui  ne  permettaient  plus  de  croire  aux  miracles  de  cette 
espèce  ^. 

Faibles  et  lâches  ennemis  de  l'ombre  d'un  grand  homme!  en  tourmen- 
tant toutes  les  puissances  du  ciel  et  de  la  terre  pour  lui  ravir  les  hommages 
qui  lui  sont  dus,  quel  fruit  attendez-vous  de  tant  de  vains  efforts  ?  Efface- 
rez-vous  son  souvenir  de  la  mémoire  des  hommes?  Anéantirez-vous  cette 
multitude  de  chefs-d'œuvre,  éternels  monuments  de  son  génie,  consacrés 
dans  toutes  les  parties  du  monde  à  l'instruction  et  à  l'admiration  des  races 
futures?  Est-ce  par  quelques  défenses  puériles,  par  quelques  anathèmes 
impuissants,  que  vous  pensez  enchaîner  ces  torrents  de  lumière  répandus 
d'un  bout  de  l'univers  à  l'autre-? 

Non,  sa  gloire  est  au-dessus  de  toute  atteinte;  ses  ouvrages  en  sont  les 
garants  immortels.  Mais  votre  triomphe  est  encore  assez  beau  ;  le  vengeur 
des  victimes  opprimées  par  le  fanatisme  et  la  superstition  n'est  plus;  ce 
grand  ascendant  sur  l'esprit  de  son  siècle,  cet  ascendant  prodigieux  qui 
tenait  à  sa  personne,  au  caractère  particulier  de  son  esprit,  à  soixante  ans 
de  gloire  et  de  succès,  cet  ascendant  qui  vous  flt  frémir  tant  de  fois  n'est 
plus  à  craindre. 

L'opinion  publique,  l'hommage  de  tous  les  talents,  celui  des  hommes  les 
plus  distingués  chez  toutes  les  nations,  la  confiance  et  l'amitié  de  plusieurs 
souverains,  avaient  érigé  pour  lui  une  sorte  de  tribunal  supérieur  en  quel- 
que manière  à  tous  les  tribunaux  du  monde,  puisque  la  raison  et  l'huma- 
nité seules  en  avaient  dicté  le  code,  puisque  le  génie  en  prononçait  tous  les 
arrêts.  C'est  à  ce  tribunal  respectable  que  l'on  a  vu  s'évanouir  plus  d'une 
fois  les  foudres  de  l'injustice,  de  la  calomnie  et  de  la  superstition  ;  c'est 
là  que  fut  vengée  l'innocence  des  Calas,  des  Sirven,  des  La  Barre.  L'espoir 
prochain  du  rétablissement  de  la  mémoire  de  l'infortuné  comte  de  Lally 
fut  le  fruit  de  ses  derniers  soins,  le  dernier  succès  pour  lequel  sa  vie 
presque  éteinte  parut  se  rallumer  encore;  peu  de  jours  avant  sa  fin,  plongé 
dans  une  espèce  de  léthargie,  il  en  sortit  quelques  moments  lorsqu'on  lui 
apprit  la  nouvelle  du  jugement  de  cette  affaire,  et  les  dernières  lignes  qu'il 
dicta  furent  adressées  au  fils  de  cet  illustre  infortuné;  les  voici  :  «  Le  mou- 
rant ressuscite  en  apprenant  cette  grande  nouvelle.  Il  embrasse  bien  ten- 
drement M.  de  Lally.  Il  voit  que  le  roi  est  le  défenseur  de  la  justice  ;  il 


i.  Il  est  certain  qu'on  a  ignoré  quelque  temps  dans  le  public  et  l'heure  et  le 
jour  de  la  mort  de  M.  de  Voltaire.  Tout  Paris  était  encore  à  sa  porte  pour  deman- 
der de  ses  nouvelles,  lorsque  son  corps  avait  déjà  été  enlevé  pour  êti-e  transporté 
à  l'abbaye  de  Scellières.  Les  ordres  donnés  pour  sa  sépulture  ont  été  enveloppés  de 
tout  le  mystère  que  pourrait  exiger  l'affaire  d'État  la  plus  importante,  et  l'on  doit 
avouer  que  ces  précautions  n'étaient  peut-être  pas  absolument  inutiles;  on  croit 
qu'il  aurait  été  fort  aisé  d'échauffer  pour  un  parti  quelconque  la  foule  qui  assié- 
geait encore  la  demeure  de  cet  homme  célèbre  le  lendemain  de  sa  mort.  (Meister.) 

2.  lia  été  défendu  aux  comédiens  déjouer  les  pièces  de  Voltaire  jusqu'à  nouvel 
ordre,  aux  journalistes  de  parler  de  sa  mort  ni  en  bien  ni  en  mal,  aux  régents  de 
follés:e  de  faire  apprendre  de  ses  vers  à  leurs  écoliers.  (Id.) 


DE    VOLTAIRE.  4}5 

mourra  content,  »  Ce  sont,  pour  ainsi  dire,   les  derniers  soupirs  do  cet 
homme  célèbre  ^ 

VI. 
LETTRE    DE     L'ÉVÊQUE    DE    TROYES- 

AU    PRIEUR    DE    SCELLIÈRES3. 

Je  viens  d'apprendre,  monsieur,  que  la  famille  de  M.  de  Voltaire,  qui 
est  mort  depuis  quelques  jours,  s'était  décidée  à  faire  transporter  son  corps 
à  votre  abbaye,  pour  y  être  enterré,  et  cela  parce  que  le  curé  de  Saint- 
Sulpice  leur  avait  déclaré  qu'il  ne  voulait  pas  l'enterrer  en  terre  sainte. 

Je  désire  fort  que  vous  n'ayez  pas  encore  procédé  à  cet  enterrement,  ce 
qui  pourrait  avoir  des  suites  fâcheuses  pour  vous  ;  et  si  l'inhumation  n'est 
pas  faite,  comme  je  l'espère,  vous  n'avez  qu'à  déclarer  que  vous  n'y  pouvez 
procéder  sans  avoir  des  ordres  exprès  de  ma  part. 

J'ai  l'honneur  d'être  bien  sincèrement,  monsieur,  votre  très-humble  et 
très-obéissant  serviteur. 


f  ÉvÉftUE    DE    TbOVES. 


2  juin  1778. 

VIT. 


REPONSE   DU    PRIEUR. 

A  Scellières,  3  juin. 

Je  reçois  dans  l'instant,  monseigneur,  à  trois  heures  après  midi,  avec  la 
plus  grande  surprise,  la  lettre  que  vous  m'avez  fait  l'honneur  de  m'écrire, 
en  date  du  jour  d'hier  2  juin  :  il  y  a  maintenant  plus  de  vingt-quatre 
heures  que  l'inhumation  du  corps  de  M.  de  Voltaire  est  faite  dans  notre  église, 
en  présence  d'un  peuple  nombreux.  Permettez-moi,  monseigneur,^de  vous 
faire  le  récitde  cet  événement,  avant  que  j'ose  vous  présenter  mes  réflexions. 

Dimanche  au  soir  31  mai,  M.  l'abbé  Mignot,  conseiller  au  grand  conseil, 
notre  abbé  commeudataire,  qui  tient  à  loyer  un  appartement  dans  l'intérieur 
de  notre  monastère,  parce  que  son  abbatiale  n'est  pas  habitable,  arriva  en 


1.  M.  le  marqcis  de  Villevieille,  l'ami  de  M.  ùe  Voltaire  depuis  plusieurs  années, 
et  qui  ne  l'a  presque  point  quitté  pendant  tout  son  séjour  à  Paris,  nous  a  promis 
de  nous  communiquer  un  journal  détaillé  de  toutes  les  circonstances  de  sa  maladie 
et  de  sa  mort.  Nous  attendons  l'accomplissement  de  cette  promesse  pour  donner 
aux  mémoires  que  nous  avons  recueillis  sur  cet  objet  toute  l'e.vactitude  et  toute 
la  précision  que  mérite  le  récit  d'un  événement  si  intéressant.  (Meister.)  —  M.  de 
Villevieille  est  mort  en  mai  1825,  sans  avoir  tenu  sa  promesse. 

2.  Claude-Mathias- Joseph  de  Barrai,  né  à  Grenoble  le  6  septembre  171G,  sacré 
évêque  le  29  mars  1761,  mort  après  1789. 

3.  Gaspard-Edme-Germain  Fotherat  de  Corbierre. 


436  HISTOIRE     POSTHUME 

poste  pour  occuper  cet  appartement.  Il  me  dit,  après  les  premiers  com- 
pliments, qu'il  avait  eu  le  malheur  de  perdre  M.  de  Voltaire,  son  oncle; 
que  ce  monsieur  avait  désiré  dans  ses  derniers  moments  d'être  porté  après 
sa  mort  dans  sa  terre  de  Ferney,  mais  que  le  corps,  qui  n'avait  pas  été 
enseveli,  quoique  embaumé,  ne  serait  pas  en  état  de  faire  un  voyage  aussi 
long;  qu'il  désirait,  ainsi  que  sa  (amille,  que  ncus  voulussions  bien  re- 
cevoir le  corps  en  dépôt  dans  le  caveau  de  notre  église;  que  ce  corps  était 
en  marche,  accompagné  de  trois  parents,  qui  arriveraient  bientôt.  Aus- 
sitôt l'abbé  Mignot  m'exhiba  un  consentement  de  M.  le  cure  de  Saint- 
Sulpice,  signé  de  ce  pasteur,  pour  que  le  corps  de  M.  de  Voltaire  pût  être 
transporté  sans  cérémonie  ;  il  m'exhiba,  en  outre,  une  copie  coliaiionnée 
par  ce  même  curé  de  Saint-Sulpice,  d'une  profession  de  foi  catholique, 
apostolique  et  romaine,  que  M.  de  Voltaire  a  faite  entre  les  mains  d'un 
prêtre  approuvé,  en  présence  de  deux  témoins,  dont  l'un  est  M.  Mignot, 
notre  abbé,  neveu  du  pénitent,  et  l'autre  un  M.  le  marquis  de  Villevieille. 
Il  me  montra  en  outre  une  lettre  du  ministre  de  Paris,  M.  Amelot,  adressée 
à  lui  et  à  M.  Dompierred'Hornoy,  neveu  de  M.  l'abbé  Mignot,  et  petit-neveu 
du  défunt,  par  laquelle  ces  messieurs  étaient  autorisés  à  transporter  leur 
oncle  à  Fernev  ou  ailleurs.  D'après  ces  pièces,  qui  m'ont  paru  et  qui  me 
paraissent  encore  aulheniiques,  j'aurais  cru  manquer  au  devoir  de  pasteur 
si  j'avais  refusé  les  secours  spirituels  dus  à  tout  chrétien,  et  surtout  à  l'oncle 
d'un  magistrat  qui  est  depuis  vingt-trois  ans  abbé  de  cette  abbaye,  et  que 
nous  avons  beaucoup  de  raisons  de  considérer  ;  il  ne  m'est  pas  venu  dans 
la  pensée  que  31.  le  curé  de  Saint-Sulpice  ait  pu  refuser  la  sépulture 
à  un  homme  dont  il  jtvait  légalisé  la  profession  de  foi,  faite  tout  au  plus 
six  semaines  avant  son  décès,  et  dont  il  avait  permis  le  transport  tout 
récemment  au  moment  de  sa  mort  :  d'ailleurs  je  ne  savais  pas  qu'on  pût 
refuser  la  sépulture  à  un  homme  quelconque,  mort  dans  le  corps  de  l'Église, 
et  j'avoue  que,  selon  mes  faibles  lumières,  je  ne  crois  pas  encore  que  cela 
soit  possible.  J'ai  préparé  en  hâte  tout  ce  qui  était  nécessaire.  Le  lendemain 
matin,  sont  arrivés  dans  la  cour  de  l'abbaye  deux  carrosses,  dont  l'un 
contenait  le  corps  du  défunt,  et  l'autre  était  occupé  par  M.  d'Homoy,  conseiller 
au  parlement  de  Paris,  pelit-neveu  de  M.  de  Voltaire;  par  M.  Marchant  de 
Varennes,  maître  d'hôtel  du  roi,  et  M.  de  La  Houlière,  brigadier  des  armées, 
tous  deux  cousins  du  défunt  :  après  midi,  M.  l'abbeMignot  m'a  fait  à  l'église 
la  présentation  solennelle  du  corps  de  son  oncle,  qu'on  a\ait  déposé;  nous 
avons  chanté  les  vêpres  des  moits  ;  le  corps  a  été  gardé  touie  la  nuit  dans 
l'église,  environné  de  flambeaux.  Le  matin,  depuis  cinq  heures,  tous  les 
ecclésiastiques  des  enviions,  dont  plusieurs  sont  amis  de  M.  l'abbé  Mignot, 
ayant  été  autrefois  séminaristes  à  Troyes,  ont  dit  la  messe  en  présence  du 
corps,  et  j'ai  célébré  une  messe  solennelle  à  onze  heures  avant  l'inhumaiion, 
qui  a  été  faite  devant  une  nombreuse  assemblée.  La  famille  de  M.  de 
Voltaire  est  repartie  ce  matin,  contente  des  honneurs  rendus  à  sa  mémoire, 
et  des  prières  que  nous  avons  faites  à  Dieu  pour  le  repos  de  son  âme.  Voilà 
les  faits,  monseigneur,  dans  la  plus  exacte  vérité.  Permettez-moi,  quoique 
nos  maisons  ne  soient  pas  soumises  à  la  juridiction  de  l'ordinaire,  de  jus- 


DE    VOLTAIRE.  437 

tifier  ma  conduite  aux  yeux  de  Votre  Grandeur  :  quels  que  soient  lesprivi- 
lèges  d'un  ordre,  ses  nnembres  doivent  toujours  se  faire  gloire  de  respecter 
l'épiscopat,  et  se  font  honneur  de  soumettre  leurs  démarches,  ainsi  que  leurs 
mœurs,  à  l'examen  de  nosseigneurs  les  évoques.  Comment  pouvais-je 
supposer  qu'on  refusait  ou  qu'on  pouvait  refuser  à  M.  de  Voltaire  la  sépul- 
ture qui  m'était  demandée  par  son  neveu,  notre  abbé  commendalaire  depuis 
vingt-trois  ans,  magistrat  depuis  trente  ans,  ecclésiastique  qui  a  beaucoup 
vécu  dans  celte  abbaye,  et  qui  jouit  d'une  grande  considération  dans  notre 
ordre;  par  un  conseiller  au  parlement  de  Paris,  petit-neveu  du  défunt;  par 
des  officiers  d'un  grade  supérieur,  tous  parents,  et  tous  gens  respectables? 
Sous  quel  prétexte  aurais-je  pu  croire  que  monsieur  le  curé  de  Saint- 
Sulpice  eût  refusé  la  sépulture  à  M.  de  Voltaire,  tandis  que  ce  pasteur  a 
légalisé  de  sa  propre  main  une  profession  de  foi  faite  par  le  défunt,  il  n'y  a 
que  deux  mois;  tandis  qu'il  a  écrit  et  signé  de  sa  propre  main  un  consen- 
tement que  son  corps  fût  Iran.sporté  sans  cérémonie?  Je  ne  sais  ce  qu'on 
impute  a  M.  de  Voltaire;  je  connais  plus  ses  ouvrages  par  sa  réputation 
qu'autrement;  je  ne  les  ai  pas  lu  tous;  j'ai  ouï  dire  à  monsieur  son  neveu, 
notre  abbé,  qu'on  lui  en  imputait  de  très-répréhensibles,  qu'il  avait  tou- 
jours désavoués  ;  mais  je  sais,  d'après  les  canons,  qu'on  ne  refuse  la  sépul- 
ture qu'aux  excommuniés,  lata  senlbnlia,  et  je  crois  être  sûr  que  M.  de 
Voltaire  n'est  pas  dans  ce  cas.  Je  crois  avoir  fait  mon  devoir  en  l'inhumant, 
sur  la  réquisition  d'une  famille  respeclable,  et  je  ne  puis  m'en  repentir. 
J'espère,  monseigneur,  que  cette  action  n'aura  pas  pour  moi  des  suites 
fâcheuses;  la  plus  fâcheuse  sans  doute  serait  de  perdre  votre  estime;  mais, 
d'après  l'explicntion  que  j'ai  l'honneur  de  faire  à  Votre  Grandeur,  elle  est 
trop  juste  pour  me  la  refuser. 

Je  suis,  avec  un  profond  respect, 

LE  Prieur  de   Scellières. 


VIII. 
TESTAMENT   DÉPOSÉ    DE  M.    DE  VOLTAIRE. 

5  JUIN  1778. 

Aujourd'hui  sont  comparus  : 

Dame  Maiie-Louise  Mignot,  v«  de  messire  Charles-Nicolas  Denis,  capi- 
taine au  régiment  de  Champagne,  chevalier  de  l'ordre  royal  et  militaire 
de  Saint-Louis,  commissaire  ordonnateur  des  guerres,  et  depuis  conseiller 
correcteur  en  la  Chambre  des  comptes  de  l'aris,  logée  à  Paris,  maison  de 
M.  le  marquis  de  Villette,  quai  des  Théatins,  parois-e  Saint-Sul[)ice; 

Et  messire  Alexandre-Jean  .Mignot,  conseiller  du  roi  en  son  grand  conseil, 
demeurante  Paris,  rue  des  Blancs-Manteaux,  paroisse  Saint-Jean  en  Grève; 

Losf|uels,  au  moyen  du  décès  de  messire  François-Marie  Arouet  de 
Voltaire,  leur  oncle,  dont  ils  sont  héritiers  présomptifs,  et  dans  la  succession 


438  HISTOIRE    POSTHUME 

duquel  ils  prendront,  ainsi  qu'ils  se  le  réservent,  telles  qualités  qu'ils 
aviseront,  ont  représenté  et  apporté  à  M*'  Dutertre,  l'un  des  notaires 
soussignés,  et  l'ont  requis  de  mettre  au  rang  de  ses  minutes  pour  en  être 
délivré  par  lui  toutes  expéditions  et  extraits  nécessaires,  l'original  du  testa- 
ment de  mond.  feu  S'  de  Voltaire,  par  lui  fait  olographe,  écrit  sur  le  7'ecto 
d'une  grande  feuille  de  papier  de  compte  qui  paraît  avoir  été  coupée  par  le 
bas,  au  haut  de  laquelle,  page  recto,  sont  écrits  ces  mots  :  Mon  leslament, 
à  Ferney,  ce  Irenle  septembre  mil  sept  cent  soixante-seize^  cette  date 
posée  en  chiffres.  La  première  disposition  commençant  par  ces  mots:  finslitue 
madame  Denis  ma  nièce.  Finissant  ledit  testament  par  ceux-cy  :  Dans  cette 
ùitenlion,  ensuite  desquels  est  sa  signature  Arrouet  Voltaire^  avec  la  date 
répétée  en  chiffres  du  trente  septembre  mil  sept  cent  soixante-seize  et  une 
espèce  de  paraphe  dont  M.  de  Voltaire  accompagnait  sa  signature. 

La  seconde  page  verso  estblanche,  ainsi  que  le  recto  de  la  troisième,  et  à 
l'égard  du  verso  de  la  quatrième  page  il  est  également  blanc,  à  l'exception 
de  ces  mots  écrits  sur  cette  page  comme  servant  d'enveloppe  :  Mon 
testament.  Voltaire. 

Et  après  que  les  fins  de  chaque  alinéa  ont  été  terminées  par  un  trait  de 
plume,  ledit  testament,  qui  sera  visé  incessamment  au  greffe  des  insinua- 
tions, est  demeuré  ci-joint  à  la  réquisition  des  dame  Mignot  et  abbé  Mignot 
comparants,  qui  l'ont  certifié  véritable,  signé  et  paraphé  en  la  présence 
des  notaires  soussignés. 

Dont  acte  fait  et  passé  à  Paris,  en  l'étude,  l'an  mil  sept  cent  soixante- 
dix-huit,  le  cinq  juin  avant  m.idi,  et  ont  signé. 

Mignot  Denis,  l'abbé  3Iignot,  Sauvaige,  Dutertre. 


IX. 
PROGÈS-YERBAL 

DE    L'INHUMATION    DE    VOLTAIRE. 

Cejourd'hui  huitième  jour  de  juin  4778,  nous,  G.-E.-G.  Potherat  de  Cor- 
bierre,  prieur  de  l'abbaye  de  Scellières,  ordre  de  Citeaux,  au  diocèse  de 
Troyes  en  Champagne,  et  dom  Nicolas  Meunier,  religieux  conventuel  de 
ladite  maison,  soussignés,  capitulairement  assemblés  au  son  de  la  cloche 
en  la  manière  accoutumée,  en  conséquence  des  ordres  à  nous  donnés  par 
révérendissime  Nicolas  Chanlatte,  abbé  de  Pontigny,  dudit  ordre  de 
Cîteaux,  en  sa  lettre  missive  du  o  du  présent  mois  de  juin,  pour  satisfaire 
tant  auxdits  ordres  de  mondit  révérendissime  abbé,  en  lui  rendant  compte  de 
toutes  les  circonstances  relatives  et  particulières  a  l'inhumation  de  messire 
François  Arouet  de  Voltaire,  écuyer,  gentilhomme  ordinaire  de  la  chambre 
du  roi,  l'un  des  quarante  de  l'Académie  française,  faite  en  cette  église  de 
l'abbaye  de  Scellières,  que  pour  justifier  notre  conduite  à  cet  égard. 

Disons,  déclarons,  attestons,  et  certifions  à  tous  à  qui  il  appartiendra,  et 
particulièrement  à  notre  révérendissime  abbé,  ainsi  que  nous  en  sommes 


DE    VOLTAIRE.  439 

par  lui  requis,  que  messire  Aloxandre-Jean  Mi2;not,  conseiller  du  roi  en  ses 
conseils,  etc.,  abbé  commendataire  de  notre  dite  abbaye  de  Scellières,  est 
arrivé  en  icelle  abbaye  le  dimanche  31  mai  dernier,  à  environ  sept  heures 
du  soir,  à  l'effet  d'y  occuper  un  appartement  qu'il  tient  de  nous  à  loyer, 
au  défaut  de  son  abbatiale,  laquelle  est  inhabitable,  et  nous  a  dit,  après 
les  premiers  compliments, 

Que  messire  Arouotde  Voltaire,  son  oncle,  décédé  à  Paris,  devant,  con- 
formément à  sa  dernière  volonté,  être  inhumé  à  Ferney,  lieu  par  lui  choisi 
pour  sa  sépulture,  son  corps,  non  enseveli,  que  l'on  devait  transporter  audit 
Ferney,  ne  serait  pas,  quoique  embaumé,  en  état  de  soutenir  un  si  long 
voyage;  pourquoi  mondit  sieur  Mignot  et  la  famille  dudit  défunt  sieur  de 
Voltaire  désireraient  que  nousdits  prieur  et  religieux  voulussions  bien  en 
recevoir  le  corps  en  dépôt  dans  le  caveau  de  l'église  de  notre  monastère, 
lequel  corps,  non  enseveli,  comme  dit  est,  est  en  efifet  arrivé  en  la  cour  de 
ce  monastère  vers  l'heure  de  midi,  le  premier  du  présent  mois  de  juin,  dans 
son  carrosse,  lequel  était  suivi  d'un  autre  carrosse  contenant  MM.  de 
Dompierre,  chevalier,  seigneur  d'ïlornoy,  conseiller  au  parlement  de  Paris, 
petit-neveu  du  défunt;  Marchant  de  Varennes,  ancien  maître  d'hôtel  ordi- 
naire du  roi;  Marchant  de  La  Iloulière,  brigadier  des  armées  du  roi,  cou- 
sins issus  de  germain  dudit  défunt  ; 

Que,  à  l'instant,  nosdits  sieurs  Mignot  et  de  Dompierre  d'ïlornoy  ont 
exhibé  et  lu  :  1°  une  lettre  de  M.  Amelot,  ministre  de  Paris,  à  eux  adressée, 
laquelle  les  a  autorisés  à  transporter  le  corps  de  leur  oncle  et  grand-oncle 
à  Ferney  ou  ailleurs; 

2°  La  copie  collationnée,  certifiée  véritable  et  conforme  à  son  original, 
et  signée  du  sieur  de  Tersac,  curé  de  Saint-Sulpice  de  Paris,  le  29  mai 
dernier,  d'un  acte  signé  dudit  sieur  de  Voltaire,  contenant  la  profession  de 
foi  catholique,  apostolique  et  romaine,  et  déclaration  qu'il  a  été  entendu 
en  confession  par  M.  l'abbé  Gaultier,  prêtre  approuvé  sur  ladite  paroisse; 
ledit  acte  fait  et  signé,  comme  dit  est,  le  2  mars  aussi  dernier; 

3°  Un  certificat  délivré  et  signé  par  ledit  sieur  Gaultier,  prêtre,  en  date 
du  30  dudit  mois  de  mai  dernier,  portant  que  ledit  sieur  Gaultier  a  été 
requis  par  ledit  sieur  de  Voltaire  de  l'entendre  de  nouveau  en  confession, 
ce  qu'il  n'a  pu  faire,  l'en  ayant  trouvé  hors  d'état; 

4"  Le  consentement  par  écrit  donné  et  signé  le  30  mai  dernier  par  ledit 
sieur  curé  de  Saint-Sulpice,  par  lequel  il  se  départ  de  tous  ses  droits  curiaux, 
et  permet  que  le  corps  de  M.  de  Voltaire  soit  emporté  sans  cérémonie; 

Que,  en  effet,  le  même  jour  4°"'  juin  vers  quatre  heures  de  relevée,  le 
corps  dudit  sieur  de  Voltaire,  enfermé  dans  un  cercueil  ordinaire,  a  été 
présenté  à  la  porte  principale  d'entrée  de  l'église  de  notre  susdit  monas- 
tère, à  nousdits  prieur  et  religieux  par  mondit  sieur  abbé  Mignot,  en  sou- 
tane, rocliet  et  camail,  accompagné  de  nosdits  sieurs  Marchant  de  Varennes 
et  de  La  Iloulière,  et  de  Dompierre  d'ïlornoy,  en  habit  de  deuil  ;  de  maître 
Marc-Étienne  Beaudouin,  prêtre  curé  de  la  paroisse  de  Saijit-Nicolas  de 
Pont-sur-Seine;  lequel  corps,  déposé  dans  le  chœur  de  notre  dite  église, 
étant  environné  de  cierges  et  de  flambeaux,  nous  dits  prieur  et  religieux 


440  HISTOIRE     POSTHUME 

avons  chanté  les  vêpres  des  morts,  et  y  est  resté  gardé  pendant  toute  la 
nuit  par  ledit  dora  Meunier,  religieux,  l'un  de  nous,  et  par  les  nommés 
Millet  et  Payen,  l'un  fermier,  et  l'autre  meunier  de  notre  dite  abbaye; 

Que  le  lendemain  2  dudit  présent  mois  de  juin,  à  commencer  de  l'heure 
de  cinq  heures  du  matin,  ledit  maître  Etienne  Beaudouin,  curé  dudit  Saint- 
Nicolas  de  Pont;  maître  Beaudouin,  vicaire  de  ladite  paroisse;  maître 
Bouillerot,  prêtre  curé  delà  paroisse  de  Romilly-sur-Seine;  maître  G  ue- 
nard,  curé  de  Crancey;  père  Denisard,  religieux  cordelier,  prêtre  desser- 
vant l'église  de  Saint-Hilaire  de  Faverolles;  maître  Simon  Dauche,  curé  de 
la  paroisse  de  Saint-Martin  dudit  Pont-sur-Seine,  tous  invités,  par  ledit 
sieur  abbé  Mignol,  aux  obsèques  dudit  sieur  de  Voltaire,  son  oncle,  ont 
célébré  chacun  une  messe  basse;  lesquelles  messes  basses  étant  finies,  et 
les  vigiles  étant  chantées,  vers  les  onze  heures  du  matin  du  môme  jour, 
nousdit  dom  de  Corbierre,  prieur,  lesdits  Denisard,  diacre,  et  Beaudouin, 
vicaire  sous-diacre,  lesdits  maîtres  Guenard  et  Dauche,  chantres,  tous  re- 
vêtus des  ornements  noirs  appartenant  à  la  fabrique  de  la  paroisse  de  Ro- 
mill}',  avons  célébré  solennellement  une  messe  haute  de  requiem,  le  corps 
présent  et  avant  son  inhumation;  à  laquelle  messe  haute  le  curé  de  Ro- 
milly  susnommé,  et  maître  Blin,  vicaire  de  la  susdite  paroisse  de  Romiily, 
tous  deux  revêtus  de  leurs  surplis,  ont  assisté,  s'étant  rendus  et  transportés 
en  notre  dite  église  accompagnés  de  leurs  choristes,  porle-croix,  thurifé- 
raire, bedeau,  suisses,  sonneurs  et  fossoyeurs,  tous  lesquels  ledit  sieur 
curé  de  Romiily  avait  offerts  à  nous  susdits  prieur  et  religieux  par  sa  lettre 
dudit  jour  ^"  juin,  présent  mois  ; 

Finalement  que,  en  présence  dudit  sieur  curé  de  Romiily,  de  tous  les 
ecclésiastiques  ci-dessus  dénommés,  dudit  sieur  abbé  Mignot,  et  autres  pa- 
rents ci-dessus  dits  dudit  défunt  sieur  Arouet  de  Voltaire,  devant  une  nom- 
breuse assemblée,  et  incontinent  apiès  ladite  messe  haute,  nous,  prieur 
susdit  célébrant,  avons  fait  l'inhumation  du  corps  dudit  défunt  sieur  de  Vol- 
taire dans  le  milieu  de  la  partie  de  notre  église  séparée  du  chœur,  et  en  face 
d'icelui.  Après  laquelle  inhumation  nousdit  dom  de  Corbierre  avons  dressé 
acte  d'icelle  ledit  jour  2  juin,  sur  les  registres  destinés  à  cet  effet,  portant 
que  le  corps  dudit  sieur  de  Voltaire,  inhumé  en  ladite  église,  comme  dit  est, 
y  est  en  dépôt  jusqu'à  ce  que,  conformément  à  sa  dernière  volonté,  il  puisse 
être  transféré  audit  lieu  de  Ferney,  oiî  il  a  choisi  sa  sépultuie. 

Et,  pour  justifier  à  mondit  sieur  abbé  dudit  acte  de  sépulture,  ii  en  sera, 
par  nous  dom  de  Corbierre,  envoyé  extrait  certifié  véritable  et  conforme  à 
son  original,  dont  et  de  tout  ce  que  dessu«,  les  jour  et  an  susdits,  avons 
fait  et  rédigé  le  présent  procès-verbal,  en  la  forme  que  dessus,  que  nous 
avons  signé,  et,  autant  qu'il  nous  a  été  possible,  fait  signer  par  les  ecclésias- 
tiques et  autres  personiics  y  dénommées. 

Si's'ne  ;  PoTHERAT  DE  CoRBiEBRE,  prieur;  Meumer;  Bouiixerot,  curé 
de  Romilly-sur-Seine;  Blin,  vicaire  de  Romilly-sur-Seine; 
GuÉRARD,  curé  de  Crancey;  Dauche,  curé  de  Pont-sur-Seine; 
Beaudouin,  prêtre  vicaire  ;  Denisard,  vicaire  de  Saint-Hilaire 
de  Faverolles. 


DE    VOLTxVIRE.  441 

X. 

DECLARATION. 

15  JUIN   1778. 

Aujourd'hui  sont  comparus  par-devant  les  conseillers  du  roi  notaires  au 
Chàtpiet  de  Paris  soussignés,  et  en  l'étude  de  Noël-Jean-Baptiste-François 
Dutertre,  avocat  en  parlement,  et  l'un  d'eux  : 

Messire  Alexandre-Jean  Mignot,  conseiller  du  roi  en  son  grand  conseil, 
abbé  commendataire  de  l'abbaye  de  Scellières,  diocèse  de  Troyes,  demeu- 
rant à  Paris,  rue  des  Blancs-Man(eaux,  paroisse  Saint-Jean  en  Grève; 

Dame  Marie-Louise  Mignot,  veuve  de  messire  Charles-Nicolas  Déni?, 
capitaine  au  régiment  de  Champagne,  chevalier  de  l'ordre  royal  et  militaire 
de  Saint-Louis,  commissaire  ordonnateur  des  guerres,  et  depuis  conseiller 
correcteur  en  la  Chambre  des  comptes  de  Paris,  logée  actuellement  chez 
M.  de  La  Valette,  rue  Saint-Honoré,  paroisse  Saint-Roch; 

Et  messire  Alexandre-Marie-François  de  Paulede  Dompierre,  chevalier, 
seigneur  d'Hornoy  et  autres  lieux,  conseiller  au  parlement  de  Paris,  demeu- 
rant susdite  rue  Saint-Honoré,  paroisse  Sainl-Roch; 

Ledit  sieur  abbé  Mignot  et  madite  dame  Denis,  frère  et  sœur,  neveu 
et  nièce  de  défunt  messire  François-Marie  Arouet  de  Voltaire,  chevalier, 
gentilhomme  ordinaire  de  la  chambre  du  roi,  historiographe  de  France,  l'un 
des  quarante  de  l'Académie  française,  et  ledit  sieur  d'Hornoy,  petit-neveu 
du  dit  sieur  de  Voltaire. 

Lesquels,  pour  l'intérêt  de  l'ordre  public  et  de  la  vérité,  nous  ont  requis 
de  recevoir  leur  déclaration  sur  les  faits  ci-après  mentionnés,  laquelle  ils 
ont  faite  conjointement  et  unanimement  de  la  manière  et  ainsi  qu'il  suit: 

Au  moment  de  la  mort  de  monsieur  de  Voltaire,  tandis  que  monsieur 
l'abbé  Mignot  et  monsieur  d'Hornoy  étaient  absents,  occupés  du  soin  de  pré- 
parer ses  obsèques,  monsieur  le  marquis  de  Villelte,  chez  lequel  leur  oncle 
logeait  et  était  décédé,  pressa  madame  Denis  de  consentir  que  le  cœur  de 
monsieur  de  Voltaire  fût  distrait  de  son  corps  pour  être  transporté  dans  Li 
chapelle  de  Villette. 

Madame  Denis,  tout  entière  à  sa  juste  douleur,  ne  réfléchit  pas  alors 
qu'une  pareille  distraction  ne  pouvait  être  faite  que  par  la  volonté  expresse 
de  monsieur  de  Voltaire,  qui  aurait  été  manifestée  dans  son  testament,  ou 
au  moins  par  un  consentement  unanime  de  tousses  héritiers,  constaté  dans 
un  acte  revêtu  des  formes  religieuses  et  légales;  elle  répondit  verbalement 
à  monsieur  de  Villette  qu'il  pouvait  faire  ce  qu'il  voudrait  a  cet  égard.  En 
conséquence  monsieur  do  Villette,  animé  du  désir  de  posséder  le  cœur  de 
monsieur  de  Voltaire,  qui  avait  vécu  et  qui  était  encore  dans  sa  maison, 
procéda  et  fit  procéder  de  fait  à  cette  distraction  sans  remplir  aucune  des 
formes  préalables,  ni  pour  obtenir  le  consentement  de  la  famille,  ni  pour 


442  HISTOIRE     POSTHUME 

constater  que  ce  qu'il  faisait  ôter  du  corps  au  moment  de  son  ouverture 
était  véritablement  le  cœur  du  défunt.  Il  fit  faire  une  opération  purement 
chirurgicale,  connue,  il  paraît,  par  son  aveu  seulement,  car  le  procès-verbal 
d'embaumement,  pièce  privée  et  non  juridique  signée  d'un  seul  chirurgien, 
n'énonce  rien  au  sujet  du  cœur,  qui  par  conséquent,  dans  l'ordre  strict  et 
légal,  ne  peut  être  réputé  comme  distrait  du  corps  ni  remis  séparément  à 
qui  que  ce  soit  et  en  particulier  à  monsieur  de  Yillette. 

Ce  procès-verbal,  pour  constater  ce  point  de  vraisemblance  et  la  vérité 
de  cette  déclaration,  est  demeuré  ci-joint  à  la  réquisition  des  parties,  qui 
l'ont  certifié  véritable,  signé  et  paraphé  en  notre  présence  et  celle  du  notaire 
avec  nous  soussigné  ^ 

Monsieur  l'abbé  Mignot  et  monsieur  d'Hornoy,  de  retour  des  obsèques 
de  monsieur  de  Voltaire  faites  à  l'abbaye  de  Scellières,  apprirent  par  la  voix 
publique  que  le  cœur  de  leur  oncle,  qu'ils  venaient  d'inhu.ner,  était  dans  la 
possession  de  monsieur  de  Yillette,  et  qu'il  se  proposait  môme  de  lui  faire 
des  obsèques  particulières  dans  la  chapelle  de  son  château. 

Frappés  l'un  et  l'autre  de  ce  que  celte  action  pourrait  présenter  d'illégal, 
même  de  contraire  aux  formes  et  usages  ecclésiastiques,  ils  en  instruisirent 
mad;ime  Denis,  qui  assura  et  assure  encore  n'avoir  donné  aucun  consente- 
ment formel,  mais  seulement  une  adhésion  verbale  peu  réfléchie  en  raison 
du  trouble  oii  la  jetait  la  douleur  dont  elle  était  pénétrée.  Tous  trois  s'ac- 
cordèrent pour  demander  à  monsieur  de  Yillette,  ce  qu'ils  firent  avec 
instances,  qu'il  voulût  bien  rendre  le  cœur  de  leur  oncle  pour  le  réunir  sans 
éclat  à  sa  sépulture. 

Monsieur  de  Yillette  l'ayant  constamment  refusé  en  présence  de  plusieurs 
amis,  les  sieurs  et  dame  comparants  lui  ont  déclaré  et  lui  déclarent  qu'ils 
ne  consentent  point  à  cette  distraction  illégale;  qu'ils  consentent  encore 
moins  aux  obsèques  que  monsieur  de  Yillette  se  propose  de  faire  faire 
dans  la  chapelle  de  son  château;  attendu  premièrement,  que  ce  cœur  ne 
lui  a  été  concédé  ni  par  le  défunt,  ni  par  personne  qui  eût  qualité  pour  faire 
seule  cette  cession.  Secondement,  il  n'a  obtenu  aucun  consentement  ni  de 
l'Église,  ni  du  magistrat;  que  l'un  et  l'autre  étaient  indispensables.  Troisiè- 
mement, rien  ne  constate  que  C3  qui  est  entre  les  mains  de  monsieur  de 
Yillette  soit  véritablement  le  cœur  du  défunt,  puisqu'aucun  acte  n'en  fait  foi, 
et  que  le  procês-verbal  d'embaumement  semble  prouver  le  contraire  par  son 
silence  à  cet  égard.  Quatrièmement,  et  enfin,  parce  que  ce  cœur  ne  peut  être 
remis  légalement  dans  le  lieu  de  sa  destination. 

Le  cœur  d'un  défunt  peut,  il  est  vrai,  être  transporté  avec  les  formalités 
requises  dans  une  église  paroissiale,  monastère,  chapelle  ou  église  quel- 
•  conque,  pourvu  qu'elle  soit  publique  et  foadée  à  perpétuelle  demeure;  mais 
il  ne  peut  jamais  l'être  et  aucune  inhumation  ne  peut  avoir  lieu  dans  l'ordre 
ordinaire  des  choses,  dans  une  chapelle  domestique,  d'une  érection  éphé- 
mère, qui  n'a  d'existence  et  de  durée  qu'autant  qu'il  plaît  k  l'évèque  dio- 
césain  ou  au  maître  de   l'habitation  dont  celte  chapelle  fait  partie  :  le 

1.  C'est  la  pièce  n"  III. 


DE    VOLTAIRE.  443 

premier  peut  effectivement  l'interdire  à  tout  instant  et  à  son  gré;  le  second 
peut  également  la  détruire  et  la  convertir  à  des  usages  profanes. 

Lesdits  sieurs  et  dame  comparants  déclarent  et  ajoutent  qu'ils  ont  pris 
cette  voie  au  lieu  de  celle  d'une  instance  en  justice  réglée,  pour  accorder 
autant  qu'il  est  possible  ce  qu'ils  doivent,  comme  ils  l'ont  déjà  annoncé,  à 
la  vérité  et  à  l'ordre  public,  à  la  mémoire  de  leur  oncle,  et  à  eux-mêmes, 
avec  l'amitié  qu'ils  auront  toujours  pour  monsieur  et  madame  de  Villette,  et 
le  tribut  de  reconnaissance  qu'ils  ne  cesseront  jamais  de  payer  à  l'un  et  à 
l'autre  pour  tous  les  bons  soins  qu'ils  ont  rendus  constamment  à  leur  oncle, 
tant  en  santé  qu'en  maladie,  pendant  le  séjour  que  monsieur  de  Villette 
avait  invité  monsieur  de  Voltaire  et  madame  Denis  de  faire  chez  lui  jusqu'à 
ce  qu'il  eût  un  domicile. 

De  tout  ce  que  dessus,  lesdits  sieurs  et  dame  comparants  nous  ont  requis 
de  leur  donner  acte  pour  servir  et  valoir  ce  que  de  raison. 

Fait  et  passé  à  Paris,  en  l'étude,  l'an  mil  sept  cent  soixante-dix-huit,  le 
quinze  juin. 

Et  ont  signé  : 

MiGNOT  Dems,   l'abbé    Mignot,   de   Dompierre    d'IIornov, 
Sauvaige,    Dutertre. 


XI. 

NOTORIÉTÉ 

APRÈS    DÉCÈS    DE    M.    DE    VOLTAIRE. 
16  JUIN  1778. 

Aujourd'hui  sont  comparus  par-devant  les  conseillers  du  roy  notaires 
au  Chàtelet  de  Paris  soussignés  : 

Charles-Josse  de  La  Bouglie,  marchand  mercier  à  Paris,  y  demeurant 
rue  de  la  Ferronnerie,  paroisse  des  Saints-Innocents  ; 

Et  sieur  Jean-Louis  Wagnière,  bourgeois,  demeurant  ordinairement  à 
Ferney,  étant  de  présent  à  Paris,  logé  rue  Saint-Honoré,  paroisse  Saint- 
Roch. 

Lesquels  ont  certifié  pour  vérité  à  qui  il  appartiendra  avoir  parfaitement 
connu  messire  François-Marie  Arouet  de  Voltaire,  chevalier,  gentilhomme 
ordinaire  du  roi,  historiographe  de  France,  l'un  des  quarante  do  l'Académie 
française;  qu'il  est  décédé  à  Paris  le  trente  mai  dernier,  et  qu'il  a  été 
inhumé  à  l'abbaye  de  Scellières  le  deux  juin  présent  mois,  suivant  qu'il 
résulte  de  son  extrait  mortuair.e  en  date  du  deux  juin  mil  sept  cent  soixante- 
dix-huit,  délivré  par  dom  Potherat  de  Corbierre,  prieur  de  ladite  abbaye, 
lequel,  représenté  par  lesdits  comparants,  est  demeuré  ci-joint  à  leur  réqui- 


444  HISTOIRE    POSTHUME 

sition,  après  avoir  été  d'eux  certifié  véritable,  et  signé  et  paraphé  en  la 
présence  ^  des  notaires  soussignés. 

Comme  aussi  qu'ils  savent  qu'après  son  décès  il  n'a  point  été  fait  d'in- 
ventaire et  qu'il  n'a  laissé  pour  ses  seuls  présomptifs  héritiers  que  messire 
Alexandre-Jean  Mignot,  conseiller  du  roi  en  son  grand  conseil,  abbé  com- 
mendataire  de  l'abbaye  de  Scellières,  son  neveu,  et  dame  Marie-Louise 
Mignot,  sa  nièce,  veuve  de  messire  Charles-Nicolas  Denis,  capitaine  au 
régiment  de  Champagne,  chevalier  de  l'ordre  royal  et  militaire  de  Saint- 
Louis,  commissaire  ordonnateur  des  guerres,  et  depuis  conseiller  cor- 
recteur en  la  Chambre  des  comptes  de  Paris;  chacun  pour  moitié. 

Dont  a  été  donné  acte  auxdits  comparants  par  les  notaires  soussignés 
pour  servir  et  valoir  ce  que  de  raison.  Fait  et  passé  à  Paris,  en  l'étude,  l'an 
mil  sept  cent  soixante-dix-huit,  le  seize  juin. 

Et  ont  signé. 

JOSSE     DE     LA    BOUGLIE,    WaGNIÈRE, 

Sauva iGE,    Dutertre. 


XIL 

DÉPÊCHE    DU    PRINCE    BARIATINSKY 

A   CATHERINE    II  =. 

Ce  jeudi,  11  juin  1778.  Paris. 

Vous  désirez  savoir,  mon  prince,  quelques  particularités  concernant  la 
mort  de  M.  de  Voltaire,  l'homme  le  plus  rare  et  le  plus  extroordinaire  que 
la  nature  ait  produit.  Je  vais  vous  dire  le  plus  brièvement  qu'il  me  sera 
possible  ce  qui  s'est  passé  à  ce  sujet.  Mais,  pour  être  clair,  il  faut  reprendre 
les  choses  d'un  peu  plus  haut. 

M.  de  Voltaire  était  sujet,  depuis  plusieurs  années,  à  une  maladie  fort 
commune  chez  les  vieillards.  Cette  maladie,  qu'on  nomme  slrangurie,  lui 
causait  dans  la  vessie  une  irritation  fort  douloureuse.  M.  de  Voltaire,  inca- 
pable de  supporter  des  maux  violents  et  prêt  à  tout  faire  pour  faire  cesser 
une  douleur  actuelle,  prenait  des  calmants  dans  les  accès  de  son  mal,  et  il 
s'était  même  fait  une  espèce  d'habitude  de  l'opium,  qu'il  s'administrait  lui- 

1 .  En  la  présence  est  raturé. 

2.  Journal  des  Débats,  30  janvier  1869.  La  pièce  suivante  a  été  envoyée  à 
M.  Taine  par  M.  Schuyler,  consul  des  États-Unis  à  Moscou,  homme  fort  lettré 
et  versé  dans  la  connaissance  des  principales  langues  de  l'Europe,  oui  a  pu  con- 
sulter les  archives  de  la  grande  ville  où  il  réside.  Elle  est  incluse  dans  une 
dépêche  du  17-28  juin  1778  adressée  par  l'ambassadeur  prince  Ivan  Bariatinsky  à 
l'impératrice  Catherine  II.  L'ambassadeur  ajoute  dans  sa  dépêche  :  «  Sachant 
que  Votre  Majesté  impériale  s'intéresse  profondément  à  tout  ce  qui  concerne  ce 
grand  homme,  j'ai  fait  préparer  pour  elle  ce  récit  de  la  mort  de  Voltaire  par  un 
de  mes  amis,  parfaitement  informé  de  tous  les  détails.  »  Ce  récit  n'est  pas  signé. 


DE    VOLTAIRE.  443 

même  lorsque  les  douleurs  qu'il  souffrait  dans  la  vessie  devenaient  fort 
aiguës.  Pourvu  qu'il  fût  soulagé  au  moment  où  il  souffrait,  il  ne  considérait 
pas  si  le  remède  auquel  il  devait  ce  soulagement  passager  ne  lui  était  pas 
plus  funeste  que  le  mal  lui-même,  auquel  il  servait  de  pallialif.  Il  était 
encore  accoutumé,  depuis  sa  plus  tendre  jeunesse,  ii  prendre  une  grande 
quantité  de  café,  et  il  n'avait  pas  même  perdu  cette  habitude  dans  un  âge 
oii  cette  liqueur,  en  générai  nuisible,  pouvait  aggraver  le  mal  auquel  il 
devenait  de  jour  en  jour  plus  exposé;  mais,  soit  que  l'usage  du  café  lui  fût 
devenu  nécessaire,  soit  que  l'habitude  d'en  prendre  lui  en  eût  rendu  la 
privation  trop  pénible,  il  est  certain  qu'il  en  usait  i:umodérément.  Environ 
douze  ou  quinze  jours  avant  sa  mort,  il  avait  proposé  à  l'Académie  francjaise 
de  changer  le  plan  du  Dictionnaire  auquel  celte  savante  compagnie  travaille 
sans  cesse.  Il  avait  exposé  ses  idées  à  ce  sujet  avec  beaucoup  d'éloquence 
et  de  clarté.  On  lui  fît  quelques  objections  fort  sensées;  il  y  répondit  de  son 
mieux,  et,  par  respect  pour  une  autorité  d'un  si  grand  poids,  on  parut 
se  prêter  à  ses  vues,  on  les  adopta  même,  on  en  tint  registre,  et  les  excellents 
écrivains  qui  composent  ce  corps  partagèrent  un  travail  qui  semblait  devoir 
accélérer  la  publication  du  Diclionnaire  et  contribuer  môme  à  le  rendre  plus 
utile  et  plus  in.-tructif.  La  séance  suivante,  il  voulut  achever  de  persuader 
ceux  qui  n'avaient  pas  goûté  son  plan  de  travail  :  il  s'était  même  chargé  de 
lire  à  l'Académie  plusieurs  articles  qu'il  voulait  faire  d'après  son  nouveau 
plan.  Ce  projet  l'occupait  sans  cesse,  il  en  parlait  à  tous  ses  amis.  L'exécu- 
tion lui  en  paraissait  facile,  et  son  éloquence  avait  tellement  échauffé  ses 
confrères  que  tout  le  monde  paraissait  disposé  à  se  conformer  ii  ses  vues. 
Le  jour  qu'il  alla  à  l'Académie,  dans  le  dessein  de  faire  sentir  plus  fortement 
encore  les  avantages  du  plan  qu'il  avaii;  conçu,  il  crut  qu'il  devait  employer 
toute  son  éloquence,  et,  pour  s'exalter  l'imagination,  il  prit  dans  la  matinée 
Imit  tasses  de  café.  Il  alla  ensuite  à  l'Académie,  parla  fort  longtemps  avec 
une  force,  un  enthousiasme  (jui  tenaient  de  l'inspiration  et  de  l'orgasme. 
Ses  yeux  s'enflammèrent  plus  encore  que  de  coutume,  la  flamme  du  génie 
brillait  sur  son  front.  Toutes  les  objections  qu'on  lui  faisait  disparaissaient 
devant  la  force  de  son  éloquence  :  on  se  tut;  il  acheva  de  faire  sentir  l'utilité 
et  la  nécessité  de  suivre  son  plan,  et  toute  l'assemblée  se  rangea  de  son 
opinion  avec  la  déférence  qu'un  aussi  grand  homme  méritait  à  tant  de 
titres. 

M.  de  Voltaire  rentra  chez  lui  dans  un  état  de  faiblesse  et  d'épuisement 
qui  était  la  suite  des  efforts  qu'il  avait  faits  et  de  la  prodigieuse  impulsion 
qu'il  avait  donnée  à  toute  sa  machine.  La  nuit  fut  un  peu  agitée  :  il  souffrit 
beaucoup  de  sa  slrangurie;  peu  à  peu  les  douleurs  devinrent  atroces  :  il 
avait  besoin  d'uriner,  (  t  la  vessie  semblait  avoir  perdu  tout  son  ressort;  il 
ne  pouvait  rendre,  et  le  mal  augmentait  sans  cesse.  Enfin,  ne  pouvant  sup- 
porter son  état,  il  prit  des  calmants  et  se  fit  apporter  de  l'opium,  dont  il 
s'administra  à  différentes  reprises  plusieurs  doses  assez  fortes  à  l'insu  de  sa 
famille;  il  envoya  plusieurs  fois  pendant  la  nuit  chercher  de  cet  opium 
chez  .Milouart  son  apothicaire,  et  il  en  prit  jus(iu'à  ce  que  ses  douleurs  de 
vessio  et  d'entrailles  cessassent.  M.  le  duc  do  Richelieu  étant  venu  le  voir 


446  HISTOIRE     POSTHUME 

le  lendemain,  il  lui  demanda  encore  de  l'opium,  dont  ce  seigneur  fait  usage 
depuis  très-longtemps.  On  n'a  jamais  pu  savoir  s'il  prit  la  fiole  que  le  duc 
de  Richelieu  lui  envoya,  ou  si  elle  fut  cassée  à  dessein.  Quoi  qu'il  en  soit, 
M.  Tronchin,  médecin  de  M.  de  Voltaire^  arriva  chez  le  malade;  il  le  trouva 
jetant  des  hauts  cris,  se  plaignant  des  douleurs  cruelles  qu'il  souffrait  dans 
la  vessie  et  dans  les  entrailles,  et  demandant  à  ce  médecin  des  calmants- 
Tronchin,  ignorant  ce  qui  s^élait  passé,  ordonna  une  dose  de  laudanum,  qui 
n'est  que  le  suc  épaissi  de  l'opium  et  qui  a  les  mêmes  vertus.  M.  de  Vol- 
taire ne  lui  dit  pas  qu'il  en  avait  déjà  pris,  et  comme  il  n'y  avait  lien  qu'il 
ne  consentît  à  faire  pour  se  débarrasser  d'une  douleur  actuelle,  il  prit 
encore  celte  dose  d'opium,  qui  acheva  d'affaisser  sa  maciiine,  lui  causa  une 
stupeur  effrayante,  lui  fit  perdre  le  peu  de  forces  qui  lui  restaient  encore,  et 
paralysa  entièrement  l'estomac.  Il  était  presque  toujours  absorbé  par  le  som- 
meil ;  on  l'invitait  en  vain  à  prendre  quelque  nourriture,  il  ne  pouvait  s'y 
résoudre;  son  estomac  se  refusait  à  tout  ce  qu'on  lui  donnait,  et  lorsque, 
cédant  aux  tendres  sollicitations  de  sa  famille  et  de  ses  amis,  il  consentait 
à  prendre  ou  un  peu  de  gelée  ou  un  œuf  frais,  il  souffrait  alors  des  douleurs 
d'entrailles  si  cruelles  qu'elles  lui  arrachaient  des  cris  qui  alarmaient  tous 
ceux  dont  il  était  sans  cesse  entouré. 

Le  bruit  de  sa  maladie  et  le  danger  de  son  état  se  répandirent  bientôt 
dans  Paris.  Les  prêtres  et  les  dévots  s'en  réjouirent;  tous  les  honnêtes 
"ens  en  furent  profondément  affligés.  On  peut  même  assurer  que  les  amis 
de  la  raison  et  des  lumières  furent  bien  plus  nombreux  que  les  fripons  ou 
les  dupes.  Mais  la  haine  sacerdotale,  qui  ne  pardonne  point,  se  déploya  dès 
lors  dans  toute  son  activité.  Les  dévotes  intriguèrent  auprès  de  l'arche- 
vêque de  Paris.  Parmi  ces  dévotes  de  profession  il  y  en  eut  deux  surtout 
qui  se  distinguèrent  par  leur  fanatisme  :  M'"''  la  duchesse  de  Nivernais  et 
M'"^  de  Gisors,  sa  fille.  Ces  dames,  qui  sont  sur  la  paroisse  de  Saint-Sulpice, 
allèrent  trouver  le  curé  de  cette  paroisse,  qui  est  aussi  celle  de  M.  de  Vol- 
taire, et  firent  promettre  à  ce  pasteur  imbécile,  et  aussi  fanatique  que  ces 
deux  béguines,  de  ne  point  enterrer  M.  de  Voltyire  s'il  venait  à  mourir.  Il 
le  leur  promit  solennellement,  et  ne  fut  pas  môme  effrayé  du  pouvoir  du 
parlement  de  Paris,  qui  a  la  grande  police  de  cette  ville. 

L'espèce  de  traité  de  fanatisme  fait  entre  le  curé  et  ces  deux  dames  ne 
put  jamais  être  assez  secret  pour  que  les  conditions  n'en  transpirassent  pas 
bientôt  dans  tout  Paris.  La  famille  en  fut  alarmée,  les  amis  n'en  furent  pas 
surpris.  Ce  qui  était  assez  embarrassant,  c'est  que  M.  de  Voltaire  avait  deux 
neveux  dont  l'un  est  conseiller  au  parlement  et  l'autre  conseiller  au  grand 
conseil.  Le  premier  est  M.  d'Hornoy,  gendre  de  M.  de  La  Valette  de  Ma- 
"nanville,  garde  du  trésor  royal,  et  l'autre  est  M.  l'abbé  Mignot.  Ces  deux 
messieurs  se  consultèrent  avec  M"'^  Denis,  nièce  de  M.  de  Voltaire,  et  tous 
les  amis  de  ce  philosophe;  on  projeta  de  s'assurer  de  la  protection  du  par- 
lement en  cas  de  mort.  M.  d'Hornoy  alla  trouver  M.  Amelot,  ministre  ayant 
le  département  de  Paris,  et  M.  Le  Noir,  lieutenant  de  police.  H  leur  apprit 
ce  qui  s'était  passé  et  le  refus  du  curé  de  Saint-Sulpice  d'enterrer  M.  de 
Voltaire  s'il  venait  à  mourir.  Ces  deux  respectables  magistrats  envoyèrent 


DE     VOLTAIRE.  4i7 

chercher  le  curé,  lui  parlèrent,  lui  firent  sentir  l'illégalité  de  son  refus  et  les- 
suites  fâcheuses  qu'il  pourrait  avoir  pour  lui.  Le  curé  convint  que  son  refus 
était  illégal,  puisque  deux  mois  auparavant  M.  de  Voltaire  s'était  confessé 
et  avait  fait  entre  ses  mains  une  profession  de  foi  très-authentique.  Malgré 
cela,  le  curé  déclara  qu'il  avait  des  ordres  supérieurs;  alors  3L  d'IIornoy 
alla  trouver  le  procureur  général  et  voulut  s'assurer  que  sa  requête  serait 
admise.  Mais  il  ne  put  pas  tirer  de  ce  magistrat  une  certitude  assez  grande 
pour  lui  faire  risquer  de  présenter  requête  au  parlement.  Il  voulut  d'autant 
moins  risquer  cette  démarche  que,  si  sa  requête  était  rejetée,  il  était  obligé 
de  se  défaire  de  sa  charge,  ainsi  que  M.  l'abbé  Mignot.  Dans  cette  alterna- 
tive, il  fut  résolu  que  M.  l'abbé  Migiiot  ferait  porter  le  corps  de  son  oncle 
à  son  abbaye  de  Scellières,  à  deux  ou  (rois  lieues  de  Nogent-sur-Seine^  et 
qu'il  le  déposerait  dans  cette  abbaye  jusqu'à  nouvel  ordre.  Pendant  tout  ce 
temps  la  maladie  de  M.  de  Voltaire  allait  sans  cesse  en  empirant.  Il  n'y 
avait  presque  plus  d'espérance;  le  pus  remplissait  la  vessie,  et  il  ne  rendait 
rien.  Tous  ses  parents  et  amis  étaient  dans  une  consternation  profonde  et 
voyaient  avec  douleur  le  moment  de  sa  mort  s'approcher.  Enfin  le  samedi 
30  mai,  M.  l'abbé  Mignot  alla  chercher  le  curé  de  Saint-Sulpice  et  l'abbé 
Gaultier,  qui  avait  confessé  M.  de  Voltaire  deux  mois  auparavant.  Ces  deux 
prêtres  se  transportèrent  chez  M.  de  Voltaire,  qui  était  alors  dans  une  lan- 
gueur, un  assoupissement  et  une  stupeur  vraiment  efl'rayants.  11  était  d'ail- 
leurs fort  affaibli  par  la  douleur  et  par  le  défaut  de  nourriture,  que  son  estomac 
ne  pouvait  pas  supporter.  Lorsque  les  deux  prêtres  entrèrent  dans  la  chambre 

du  malade,   ils  y  trouvèrent  MM ,  tous  deux  amis  de  M.  de 

Voltaire.  Ces  messieurs  demandèrent  au  curé  si  leur  présence  était  de  trop 
dans  cette  funeste  circonstance.  Le  curé  répondit  que  non.  Alors  on  annonça 
à  M.  de  Voltaire  l'arrivée  du  curé  de  Saint-Sulpice.  La  première  fois,  il  ne 
parut  pas  avoir  entendu.  On  répéta;  alors  M.  de  Voltaire  répondit:  Diles- 
lui  que  je  le  respecte,  et  il  passa  son  bras  autour  du  curé  pour  lui  donner 
une  marque  d'attachement.  Le  curé  s'approcha  alors  plus  près  du  lit,  et 
après  lui  avoir  parlé  de  Dieu,  de  la  mort  et  de  sa  fin  prochaine,  il  lui  de- 
manda d'une  voix  assez  haute  :  Monsieur,  reconnaissez-vous  la  divinité 
de  Jésiis-Chrisl?  Aussitôt  M.  de  Voltaire  parut  rassembler  toutes  ses  forces, 
fit  effort  pour  se  remettre  sur  son  séant,  quitta  brusquement  le  curé,  qu'il 
tenait  presque  embrassé,  et,  se  servant  du  môme  bras  qu'il  avait  jeté  autour 
du  col  du  curé,  il  fit  un  geste  de  colère  et  d'indignation,  et,  paraissant  re- 
pousser ce  prêtre  fanatique,  il  lui  dit  d'une  voix  forte,  mais  très-accusée: 
Laissez-moi  mourir  en  paix,  et  il  lui  tourna  aussitôt  le  dos.  Alors  le  curé 
se  retourna  du  côté  des  assistants,  et  leur  dit,  avec  plus  d'esprit  et  d'adresse 
qu'on  avait  lieu  d'en  attendre  d'une  tète  aussi  étrangement  troublée  par  la 
superstition  :  Messieurs,  vous  voyez  bien  qu'il  n'a  pas  sa  lele.  il  demanda 
alors  une  plume  et  du  papier,  écrivit  une  permission  de  transporter  sans 
cérémonie  le  corps  de  M.  de  Voltaire  partout  où  l'on  voudrait  ;  il  déclara 
par  le  même  écrit  qu'il  l'abandonnait  K 

1.  Parce  mot  abandonner,  faire  abandon  d'un  cor2)s,  former  l'abandon  d'un 


448  HISTOIRE     POSTHUME 

M.  l'abbé  Gaultier,  confesseur  de  M.  de  Voltaire,  donna  aussi  une  espèce 
de  certificat  de  confession.  Après  quoi  ces  deux  prêtres  se  retirèrent.  Ceci 
se  passa  entre  six  et  sept  heures  du  soir.  M.  de  Voltaire  appela  quelque 
temps  après  un  de  ses  domestiques,  lui  prit  la  main,  lui  dit  adieu,  et  ajouta 
d'une  voix  très-distincte  :  Prenez-soin  de  maman  (c'est  ainsi  qu'il  appelait 
T^lmc  Denis,  sa  nièce).  Ce  sont  les  derniers  mots  qu'il  ait  prononcés.  Il  mourut 
ce  jour  même  à  dix  heures  trois  quarts  du  soir,  au  milieu  des  pleurs  et  des 
regrets  sincères  de  ses  parents  et  de  ses  amis.  Sa  porte  était  investie  d'une 
foule  de  peuple,  de  bourgeois  et  de  gens  de  qualité  qui  envoyaient  sans 
cesse  ou  venaient  eux-mêmes  s'informer  de  sa  santé,  les  uns  par  curiosité, 
les  autres  par  intérêt.  Plusieurs  heures  après  qu'il  eut  rendu  le  di-rnier 
soupir,  on  le  fit  ouvrir,  afin  de  l'embalimer.  On  lui  trouva  toutes  les  parties 
fort  saines,  à  l'exception  d'un  peu  de  pus  dans  le  vésicule  du  fiel  et  de  la 
vessie  qui,  dans  toute  son  étendue,  était  remplie  de  pus.  L'estomac  se  trouva 
aussi  paralysé.  Cet  accident  avait  été  causé  par  la  grande  quantité  d'opium 
qu'il  avait  pris,  et  qui  avait  pour  ainsi  dire  relâché  et  brisé  les  ressorts  de 
la  machine.  Lorsqu'on  ouvrit  le  crâne,  on  lui  trouva  le  cerveau  d'une  gran- 
deur considérable.  Le  jeune  chirurgien  qui  fit  cette  opération  fut  étonné  de 
cette  quantité  de  cervelle.  Il  témoigna  sa  surprise  et  son  admirtnion  à  cet 
éi^ard  et  ne  pouvait  se  lasser  de  regarder  ce  phénomène  avec  des  yeux  in- 
terdits- il  demanda  même  la  permission  de  garder  le  cervelet,  désirant  con- 
server précieusement  quelques  reites  de  ce  grand  homme.  M.  le  marquis 
de  Villetle  demanda  son  cœur  pour  le  mettre  dans  une  chapelle  de  l'église 
de  sa  terre;  on  le  lui  accorda.  A  l'égard  de  cette  énorme  quantité  de  cer- 
velle c'est  une  remarque  presque  constante  que  les  hommes  d'un  grand  es- 
prit ont  le  cerveau  d'un  volume  beaucoup  plus  considérable  que  les  hommes 
ordinaires. 

La  nuit  du  30  au  31  se  passa  à  embaumer  le  corps,  et  le  dimanche,  à 
onze  heures  trois  quarts  du  soir,  on  mit  iM,  de  Voltaire  dans  sa   robe  de 


cadavre,    les  prêtres    entendent  l'excommunication  de  fait  en  style  canonique. 

La  famille  de  Voltaire  a  pris  le  change  sur  ce  mot,  dont  la  signification  n'est 
plus  devenue  équivoque  d'après  le  fait  qui  suit  : 

Messieurs  de  l'Académie  française  s'élant  adressés  aux  cordeliers  pour  faire 
faire  un  service  à  Voltaire,  les  cordeliers  ont  été  à  monsieur  l'archevêque,  qui  les 
a  renvoyés  au  curé  de  la  paroisse  du  défunt.  Le  curé  de  Saint-Sulpice  a  répondu  : 
«  ...  Il  n'y  a  pas  lieu  à  service,  le  corps  n'a  point  pu  jouir  du  droit  de  sépulture, 
je  l'ai  abandonné.  On  dit  qu'il  e^t  enterré  dans  l'abbaye  de  Scellières.  Le  premier 
venu  peut  le  déterrer  et  en  faire  ce  qu'il  voudra,  ni  s'assujettir  aux  formes  de 
l'exhumation,  par  la  raison  qu'il  ne  peut  être  inhumé  nulle  part.  » 

Le  curé  avait  obtenu  de  la  garde  du  malade  qu'elle  tiendrait  registre  de  tout 
ce  que  Voltaire  aurait  proféré  contre  la  reliyrion  pendant  sa  dernière  maladie,  en 
sorte  que  la  garde  eut  été  entendue  en  déposition  avec  a'autres  témoins  affidés, 
si  quelqu'un  eût  présenté  requête  au  parlement. 

Les  dévots  regardent  comme  un  coup  de  la  Providence  et  un  miracle  que  les 
circonstances  aient  déplacé  Voltaire  pour  le  faire  mourir  à  Paris,  et  donner  ce 
spectacle  de  réprobation  de  son  corps  à  la  barbe  de  la  philosophie  moderne.  On 
n'a  point  d'exemple  en  ce  siècle  d'un  abandon  de  cadavre.  {Note  de  M.  Taine.) 


DE    VOLTAIRE.  4.9 

chambre  ordinaire,  un  bonnet  de  nuit  sur  sa  tète;   on   le  plaça  dans  une 
voiture  fai(e  en  forme  de  dormeuse.  Là  on  l'altacha  par  les  cuisses  et  par 
les  jambes,  afin  que  le  corps  ne  vacillât  pas  par  l'effet  du  mouvement  de  la 
voiture,  et  qu'il  ressemblât  dans  cet  état  à  un  malade  que  l'on  transporte 
chez  lui.  On  mit  un  domestique  de  confiance  dans  la  voiture,  et  on  trans- 
féra ainsi  ce  grand  homme  dans  l'abbaye  de  Scellières,  à  deux  ou  trois  lieues 
du  Paraclet,  lieu  célèbre  par  la  sépulture  du  fameux  Abélard  et  de  sa  fidèle 
Héloïse.  Cette  abbaye  de  Scellières  aftpartient,  comme  je  vous  l'ai  déjà  dit, 
à  M.   l'abbé  Mignot,   neveu  du  défunt.  Cet  abbé,  avec  M.  «l'Hornoy,  son 
cousin,  neveu  de  même  de  M.  de  Voltaire,  avec  autres  parents  plus  éloignés, 
accompagnèrent  le  corps  jusqu'à  Scellières.  Le  corps  arrivé  à  Scellières 
sentait  si  fort  que  le  domestique  de  confiance  en  tomba  malade  en  arrivant, 
et  ne  pouvait  plus  résister  dans  la  voiture.  On  creusa  sur-le-champ  une  fosse 
de  huit  pieds  de  profondeur,  dans  laquelle  on  descendit  le  corps  de  M.  de 
Voltaire,  qu'on  couvrit  de  deux  pieds  de  chaux  vive.  Ce  corps  a  été  con- 
sumé en  deux  heures,  sans  qu'il  en  soit  resté  de  vestiges.   Cette  précaution 
devenait  indispensable  pour  empêcher  qu'il  ne  vînt  dans  l'idée  à  l'évêque 
diocésain  de  le  faire  déterrer,  tt  empêcher  par  là  qu'il  ne  se  trouvât  déposé 
en  terre  sainte.  Un  homme  digne  de  foi,  s'étant  trouvé  à  Scellières  par  hasard 
à  l'arrivée  du  corps  de  M.  de  Voltaire,  a  été  témoin  de  ce  fait.  Le  prieur  de 
l'abbaye,  homme  d'esprit,  fit  avertir  et  rassembler  tous  les  curés  des  environs 
et  les  prêtres  des  différentes  églises  d'alentour,  et   le  lendemain  même  on 
fit  à  M.  de  Voltaire  un  fort  beau  service  funèbre.  Il  y  eut  un  grand  concours 
de  monde  qui  assista  à  ce  service,  et  le  lendemain  tout  le  monde  venait  par 
curiosité  voir  le  lieu   où   la  dépouille  mortelle  de  ce  grand  homme  était 
déposée.  Quand  MM.  l'abbé  Mignot  et  d'Hornoy  eurent  rendu  à  leur  oncle 
les  derniers  devoirs,  ils  revinrent  promptement  à  Paris.  Pendant  ce  tem[is, 
l'évêque  de  Troyes,  dans  le  diocèse  duquel  se  trouve  l'abbaye  de  Scellières, 
écrivit  au  prieur  de  cette  abbaye  pour  le  tancer  d'avoir  enterré  M.  de  Vol- 
taire, à  qui  on  avait  refusé  la  sépulture  dans  sa  paroisse  à  Paris.  Le  prieur 
répondit  qu'il  mirait  regardé  sort,  refus  comme  illégal,  ■puisque  M.  de 
Voltaire  était  mort  dans  la  profession  de  la  religion  catholique,  aposto- 
lique et  romaitie ;  qu'il  n'avait  fait  que  son  devoir  en  obéissant  à  M.  l'abbé 
Mignot,  son  abbé,  et  que,  s'il  se  trouvait  encore  dans  le  même  cas,  il  se 
conduirait  de  la  même  manière.  On  a  dit  que  l'évêque  de  Troyes  n'avait 
envoyé  ordre  au  prieur  de  refuser  la  sépulture  à  M.  de  Voltaire  que  dix  ou 
douze  heures  après  l'enterrement,   et  qu'il  l'avait  fait  à  dessein,  afin   de 
laisser  tout  le  temps  nécessaire  pour  consommer  la  cérémonie;  mais  je  ne 
vous  garantis  pas  ce  dernier  fait,  quoiqu'il  parais^e  assez  constant  par  le 
nombre  des  témoins.  On  a  fait  aussi  courir  le  bruit  dans  Paris  que  le  prieur 
était  destitué  ;  mais  ce  fait  n'est  pas  encore  constaté,  et  je  no  vous  l'as- 
sure pas. 

Le  testament  do  M.  do  Voltaire,  fait  il  y  a  environ  six  ans,  a  été  ouvert 

En  voici  les  principaux  articles  :  il  laisse  à  M.  d'Hornoy  cent  mille  livres 

une  fois  payées;  autant  à  M.  l'abbé  Mignot;  à  M'""  Denis,  environ  deux  cent 

cinquante  mille  livres,  tant  en  papier  qu'en  argent  comptant,  la  terre  do 

I.  29 


450  HISTOIRE    POSTHUME 

Ferney  et  la  maison  qu'il  venait  d'acheter  récemment  à  Paris  sur  la  tête  de 
M"'"  Denis.  Cette  dame  restera  riche  de  soixante  mille  livres  de  rente  net. 
11  laisse  à  Wagnière,  son  secrélaire  de  connance,  quatre  cents  livres  de 
rente,  huit  mille  livres  d'argent  comptant,  la  maison  et  les  terres  qu'il  lui 
avait  achetées  à  Ferney.  11  fait  aussi  des  legs  particuliers  à  chacun  de  ses 
domestiques.  A  l'égard  de  ses  manuscrits,  il  ne  s'en  est  trouvé  aucun.  Son 
secrétaire  avait  eu  soin  de  brûler  à  Ferney  tous  ceux  qui  pouvaient  le  com- 
promettre, et  M.  de  Voltaire,  qui  ne  comptait  plus  retourner  à  Ferney,  avait 
lui-même  présidé  à  ce  choix  avant  son  départ.  On  croit  qu'il  a  laissé  en 
manuscrit  à  quelque  ami  de  confiance  une  histoire  politique  de  l'Église  et 
de  la  religion  chrétienne  en  général;  mais  je  n'ai  jusqu'à  présent  aucune 
preuve  certaine  de  ce  fait.  Vous  savez,  mon  prince,  qu'on  a  fait  défense  à 
tous  les  journalistes  et  gazeiiers  de  faire  mention  de  sa  mort  dans  tous  les 
papiers  publics.  Les  comédiens  français  ont  eu  aussi  ordre  de  ne  jouer 
aucune  de  ses  pièces  jusqu'à  nouvel  ordre.  Ce  n'est  que  du  lundi  8  juin 
que  la  Gazette  de  France  a  annoncé  sa  mort.  A  l'égard  du  service  que 
l'Académie  française  fait  faire  à  ceux  de  ses  membres  que  la  mort  lui 
enlève,  l'archevêque  n'a  pas  encore  permis  à  aucune  église  ou  couvent  de 
s'en  charger,  et  l'on  croit  qu'il  faudra  renoncer  pour  M.  de  Voltaire  à  cet 
ancien  usage. 

On  ignore  qui  sera  le  successeur  de  M.  rie  Voltaire  à  l'Aca^lémie  française  : 
on  sait  seulement  celui  qu'il  avait  désigné  de  son  vivant  et  lors  même  qu'il 
était  en  bonne  santé.  Cekii  qu'il  désirait  avoir  pour  successeur  est  en  effet 
un  homme  d'un  très-grand  mérite,  secrétaire  perpétuel  dé  l'Académie  des 
sciences,  géomètre  de  la  première  force,  et  excellent  écrivain.  Enfin  c'est 
M.  le  marquis  de  Condorcet,  âgé  d'environ  trente-six  ans,  et  qui  réunit 
dan>  un  degré  supérieur  une  foule  de  connaissances  diverses.  Tel  est  l'homme 
que  M.  de  Voltaire  a  désigné  à  plusieurs  de  ses  amis  intimes  pour  lui  suc- 
céder; il  en  faisait  un  cas  infini,  et  n'en  parlait  jamais  sans  en  faire  l'éloge 
dans  les  termes  les  plus  flatteurs  et  les  plus  obligeants. 

M.  de  Voltaire  a  dicté  plusieurs  lettres  pendant  les  derniers  jours  de  sa 
vie;  mais  la  seule  qu'il  ait  pu  achever  est  une  lettre  qu'il  écrivit  au  fils  de 
l'infortuné  Lally,  pour  le  féliciter  de  la  cassation  de  l'arrêt  du  parlement 
qui  condamna  son  père  à  perdre  la  tête  sur  un  échafaud.  M.  de  Voltaire, 
qui  avait  pris  loute  cette  affaire  fort  à  cœur,  et  qui  avait  même  fait  un 
mémoire  très-beau  pour  le  fils  de  Lally,  fut  fort  touché  du  succès  de  ses 
soins  à  cet  égard;  il  avait  môme  fait  attacher  dans  sa  chambre  l'arrêt  du 
conseil  rendu  en  faveur  du  fils  de  Lally.  Celait  pour  lui  l'objet  d'un  sou- 
venir doux  de  penser  qu'il  avait  encore  employé  les  dernières  étincelles  de 
son  éloquence  et  de  ses  talents  à  la  défense  d'un  innocent.  Il  a  voulu  dicter 
depuis  plusieurs  autres  lettres  à  différentes  personnes,  mais  il  ne  put  jamais 
les  achever,  sa  tête  se  perdait  par  intervalles.  Le  jour  de  sa  mort,  il  ne  cessa 
presque  un  moment  d'avoir  sa  présence  d'esprit  ordinaire;  il  donna  même 
quelques  espérances  de  le  voir  s?  rétablir,  mais  il  sentait  son  état  et  ne 
s'en  dissimulait  pas  le  danger,  car  lorsque  le  curé  de  Saint-Sulpice  et  l'abbé 
Gaultier  furent  partis,  il  appela  un  de  ses  plus  anciens  domestiques,  nommé 


DE    VOLTAIRE.  4o1 

Maraud,  et,  après  lui  avoir  pris  tendrement  la  niaiii,  il  lui  dit  adieu  et  lui 
ajouta  :  Mon  ami,  je  suis  an  homme  morl.  Quelque  temps  avant  de  s'éteindre 
tout  à  foit,  il  ouvrit  ses  yeux,  qui  parurent  encore  pleins  de  vie  et  d'éclat; 
alors  il  soupira  trois  fois  et  mourut,  sans  qu'il  parût  sur  son  visage  la 
moindre  altération.  On  peut  dire  de  ce  grand  homme  ce  que  Tacite  a  dit 
de  son  beau-père  Agricola  :  Sa  perle,  déplorable  pour  sa  famille,  triste 
pour  ses  amis,  n'a  pas  même  été  indifférente  aux  inconnus  et  aux  étran- 
gers. Tous,  jusqu'il  cette  populace  que  toute  autre  chose  occupe,  venaient 
s'informer  de  son  état.  C'était  U  sujet  des  conversations  particulières  el 
publiques.  Ce  passage  de  Tacite  convient  parfaitement  à  .M.  de  Voltaire,  et 
c'est  par  lui  que  je  finirai   cette  longue  lettre.  Vous  pouvez  compter,  mon 

prince,  sur  l'exactitude  rigoureuse  de  tous   ces  faits,  je  les  tiens  de  M , 

ami  intime  de  M.  de  Voltaire,  et  qui  ne  l'a  pas  quitté  un  instant  pendant 
tout  le  temps  de  sa  maladie.  Je  dois  aussi    plusieurs  i)articularités  à  mon 

ami  M ,  qui  voyait  M.  de  Voltaire  trois  et  quatre  fois  par  jour,  et  qui  a 

pris  soin  de  s'informer  exactement  de  tout  ce  qui  s'est  passe  dans  cette 
triste  époque.  Les  prêtres  montrent  tous  une  joie  indécente  ;  ils  disent 
comme  l'empereur  Vitellins  :  Le  corps  d'un,  ennemi  mort  sent  toujours 
bon;  mais  celui  qu'ils  haïssiient  n'a  plus  désormais  rien  à  craindre  de  leur 
fureur  impuissante,  et  il  ne  leur  reste  plus  qu'à  frémir  de  rage  autour  de  sa 
tombe. 

J'ai  l'honneur  d'être,  mon  prince,  etc.,  etc..  etc. 

P.  S.  Dans  la  maladie  que  M.  de  Voltaire  eut  deux  mois  avant  sa  morl, 
il  crut  devoir  se  concilier  la  tolérance  des  dévots,  en  faisant  une  profession 
de  foi  chrétienne;  il  la  dicta  à  peu  près  en  ces  termes  :  «  Je  soussigné  cer- 
tifie et  proteste  que  j'ai  vécu  et,  que  je  meurs  dans  la  religion  caliiolique, 
apostolique  et  romaine.  Si  par  mes  ouvrages  il  m'est  arrivé  de  causer 
quelque  scandale  à  l'Église  et  à  la  religion,  j'en  demande  pardon  à  Dieu, 
espérant  do  sa  bonté  qu'il  voudra  bien  me  pardonner  mes  fautes. 

«  Fait  à  Paris,  en  présence  de  mes  amis  MM » 

Cette  profession  de  foi  très-autlienti(|ue  avait  été  déposée  entre  les  mains 
du  curé  de  Saint-Sulpice,  et  elle  sufTit  pour  prouver  combien  le  refus  que 
ce  pasteur  a  fait  d'enterrer  M.  de  Voltaire  était  illégal  :  car  on  ne  peut  rien 
exiger  de  plus  formel  et  de  plus  précis  d'un  incrédule  et  môme  d'un  athée  le 
plus  déterminé.  Mais  la  superstition  ne  raisonne  pas,  et  le  fanatisme  encore 
moins. 

P.  S.  Copie  de  la  lettre  de  M.  de  Voltaire  à  M.  de  Lallv-Tolcndal,  du 
26  mai  : 

«  Le  mourant  Voltaire  a  ressuscité  en  apprenant  la  nouvelle  do  l'arrêt 
rendu  en  faveur  de  M.  de  Lally.  Cet  arrêt  prouve  (pie  le  roi  est  le  maître, 
et  qu'il  est  souverainement  juste  '.  » 

L  Conf.  touK!  L,  lettre  10231. 


432  HISTOIRE    POSTHUME 

XIII. 

LETTRE    DE    L'ABBÉ    MIGNOT 

A    GROSLEY. 


Je  suis  très-sensible,  monsieur,  à  l'intérêt  que  vous  voulez  bien  me  mar- 
quer sur  la  perte  que  j'ai  faite  :  j'ose  dire  qu'elle  est  pour  le  public  presque 
autant  que  pour  moi.  Les  circonstances  qui  l'ont  accompagnée  me  l'ont 
cependant  rendue  bien  araère.  Si  vous  voyez  M.  l'abbé  de  Saint-Caprais,  il 
pourra  vous  donner  des  détails  qui  vous  apprendront  ce  que  j'ai  eu  à  souf- 
frir de  la  piété  ardente,  qui  souvent  n'est  ni  juste  ni  charitable. 

j'ai  encore  à  vous  remercier  du  fait  particulier  que  vous  avez  bien  voulu 
me  déférer.  Je  vous  fournirai,  si  vous  le  voulez  bien,  des  armes  pour  le 
détruire,  il  ^st  faux,  par  la  raison  qu'il  est  impossible.  Le  corps  de  mon 
pauvre  oncle  est  parti  de  Paris  dans  un  carrosse,  la  nuit  du  31  mai  au 
1"  juin.  Un  autre  carrosse  suivait,  dans  lequel  étaient  mon  neveu  M.  d'Hor- 
noy,  conseiller  au  parlement,  deux  de  nos  parents,  jMM.  Marchant,  l'un 
maître  d'hôtel  du  roi,  l'autre  brigadier  des  armées.  Ni  le  corps  ni  ces  mes- 
sieurs n'ont  été  arrêtés  dans  aucune  auberge,  n'ont  descendu  à  aucune  poste. 
Ces  messieurs  n'ont  pas  souffert  que  personne  approchât  de  la  voiture  qui 
contenait  le  corps,  et  qui  a  toujours  élé  fermée  pendant  tout  le  chemin.  Ils 
sont  arrivés  à  mon  abbaye  le  P''  juin,  à  midi.  Alors  nous  avons  fait  trans- 
porter le  corps,  à  l'insu  de  tous  les  postillons  et  de  tous  les  domestiques  de 
la  maison,  dans  une  salle  basse,  où  je  l'ai  enfermé  sous  clef  jusqu'au  mo- 
ment de  l'ensevelir.  Ce  triste  devoir  a  été  rempli  par  un  fossoyeur  du  village 
de  Romilly,  en  présence  d'un  valet  de  chambre  à  moi,  qui  n'avait  pas  vu 
M.  de  Voltaire  plus  de  deux  fois  dans  sa  vie,  et  d"un  autre  domestique  de 
.M""^  Denis,  ma  sœur,  qui  n'avait  non  plus  jamais  servi  M.  de  Voltaire,  et 
qui  sûrement  ne  lui  voulait  aucun  mal.  Ces  trois  personnes  sont  seules 
entrées  dans  la  chambre,  et  n'y  ont  pas  demeuré  plus  d'une  demi-heure. 
J'ai  fait,  à  trois  heures  après  midi,  la  présentation  solennelle  du  corps  à 
l'église,  oîi  il  est  demeuré  exposé  jusqu'à  onze  du  matin,  qu'il  a  été  inhumé. 

Vous  voyez,  monsieur,  par  ce  détail  très-certain,  et  affirmé  par  plusieurs 
gens  respectables,  tels  que  MM.  Marchant,  mon  neveu,  et  les  religieux  de 
mon  abbaye,  que  le  conte  qu'on  vous  a  fait  est  un  de  ces  propos  oiseux 
qu'on  se  divertit  à  faire  courir.  Aucun  des  gens  de  M.  de  Voltaire  n'a  accom- 
pagné son  corps.  Le  transport  a  été  fait  dans  le  plus  profond  secret,  sans 
que  personne  s'en  soit  douté  sur  la  route.  Donc  les  messieurs  qui  se  pré- 


1.  Cette   lettre  est  sans  date,   dit  M.  Patris-Debreuil,  qui  l'a  publiée  à  la 
page  456  du  tome  II  des  OEuvres  inédites  de  Grosley. 


DE     VOLTAIRE.  453 

tendent  témoins  oculaires   ou  auriculaires   ont  rêvé  ce   qu'il    leur   plaît 
d'avancer. 

Je  vous  remercie  beaucoup  d'avoir  bien  voulu  me  mettre  à  portée  de 
détruire  celte  plaie  histoire,  et  je  suis  fort  aise  qu'elle  m'ait  procuré  un 
témoignage  de  votre  souvenir,  ainsi  que  l'occasion  de  vous  assurer  de  la 
profonde  estime  avec  laquelle  j'ai  l'honneur,  etc. 

L'a  B  B  É    M  1  G  N  0  T. 

P.  s.  Il  me  prend  envie  de  vous  envoyer  la  profession  de  M.  de  Voltaire, 
d'après  laquelle  monsieur  l'archevêque  de  Paris  et  votre  révérendissime 
évéque  voulaient  que  la  sépulture  lui  fût  refusée. 


XIV. 

LETTRE    DE    CATHERINE    II 

AU    BARON    G  RI  MM  '. 

A  Tsarskoé-Sélo,  ce  21  juin  1778. 

Hélas,  je  n'ai  que  faire  de  vous  détailler  les  regret»  que  j'ai  sentis  à  la 
lecture  de  votre  n'-  19.  Jusque-là,  j'espérais  que  la  nouvelle  de  la  mort  de 
Voltaire  était  fausse,  mais  vous  m'en  avez  donné  la  certitude,  et  tout  de 
suite  je  me  suis  senti  un  mouvement  de  découragement  universel  et  d'un 
très-grand  mépris  pour  toutes  les  choses  de  ce  monde.  Le  mois  de  mai  m'a 
été  très-fatal  :  j'ai  perdu  deux  hommes  que  je  n'ai  jamais  vus,  qui  m'aimaient 
et  que  j'honorais.  Voltaire  et  milord  Chatham  ;  longtemps,  longtemps,  et 
peut-être  jamais,  surtout  le  premier,  ne  seronl-ils  remplacés  par  des  égaux, 
et  jamais  par  des  supérieurs,  et  pour  moi  ils  sont  irréparablement  perdus; 
je  voudrais  crier.  Mais  est-il  possible  qu'on  honore  et  déshonore,  qu'on 
raisonne  et  déraisonne  aussi  supérieurement  quelque  part  que  là  où  vous 
êtes^?  On  a  honoré  publiquemenl,  il  y  a  peu  de  semaines,  un  homme 
qu'aujourd'hui  on  n'ose  y  enterrer,  et  quel  homme  !  le  premier  de  la  nation, 
et  dont  ils  ont  à  se  glorifier  bien  et  dûment.  Pourquoi  ne  vous  êtes-vous 
point  emparé,  vous,  de  son  corps,  et  cela  en  mon  nom?  Vous  auriez  dû  me 
l'envoyer,  et,  morgue,  vous  avez  manqué  de  tête  pour  la  première  fois  de 
votre  vie  en  ce  moment;  je  vous  promets  bien  qu'il  aurait  eu  la  tombe  la 
plus  précieuse  possible  ;  mais  si  je  n'ai  point  son  corps,  au  moins  ne  man- 
quera-t-il  point  de  monument  chez  moi.  Quand  je  viendrai  en  ville  cet 
automne,  je  rassemblerai  les  leltres  que  ce  grand  homme  m'a  écrites  et  je 
vojs  les  enverrai.  J'en  ai  un  grand  nombre;  mais  s'il  est  possible,  faites 


1.  Correspondance  |)ubliée  par  la  Société  impériale  de  l'Histoire  de  Russie; 
Saint-Pélorbourg,  1878. 

2.  A  Paris. 


434  HISTOIRE    POSTHUME 

l'achat  de  sa  bibliothèque  et  de  tout  ce  qui  reste  de  ses  papiers,  inclusi- 
vement mes  lettres.  Pour  moi,  volontiers,  je  payerai  largement  ses  héritiers 
qui,  je  pense,  ne  connaissent  le  prix  de  rien  de  tout  cela. 

Vous  me  feriez  encore  un  grand  plaisir  de  me  faire  avoir  de  Cramer  non- 
seulement  l'édition  la  plus  complète  de  ses  œuvres,  mais  encore  jusqu'au 
dernier  des  pamphlets  sortis  de  sa  plume. 


XV. 

LETTRE    DE    CATHERINE    li 

AU    BARON    GIUMM  K 

A  Tsarsko-Sélo,  ce  11  d'août  1778. 

Depuis  que  Voltaire  est  mort,  il  me  semble  qu'il  n'y  a  plus  d'honneur 
attaché  à  la  belle  humeur  :  c'était  lui  qui  était  la  divinité  de  la  gaieté;  faites- 
moi  donc  avoir  une  édition  ou  plutôt  un  exemplaire  bien,  bien  complet  de 
ses  œuvres  pour  renouveler  chez  moi  et  corroborer  ma  disposition  naturelle 
au  rire,  car,  si  nous  ne  m'enverrez  pas  cela  au  plus  tôt.  je  ne  vous  enverrai 
plus  que  des  élégies. 

XVI. 
LETTRE    DE    CATHERINE    II 

AU    BARON    GRIMM  -. 

A  Sainl-Pétcrsbourg,  ce  1'^''  d'octobre  1778. 

Il  y  a  très-longtemps  que  dans  mes  actions  je  ne  prends  plus  garde  à 
deux  choses  et  qu'elles  n'entrent  en  rien  en  ligne  de  compte  dans  tout  ce 
que  je  fais  :  la  première,  c'est  la  reconnaissance  des  hommes;  la  seconde, 
l'histoire.  Je  fais  le  bien  pour  faire  le  bien,  et  puis  c'est  tout  ;  voilà  ce  qui 
m'a  relevée  du  découragement  et  de  l'indifférence  pour  les  choses  de  i e 
monde,  que  je  me  suis  sentis  à  la  nouvelle  de  la  moit  de  Voltaire.  Au  re.-te, 
c'est  mon  maître;  c'est  lui  ou  plutôt  ses  œuvres  qui  ont  formé  mon  esprit 
et  ma  tête.  Je  vous  l'ai  dit  plus  d'une  foie,  je  pense  :  je  suis  son  écolière  ; 
plus  jeune,  j'aimais  à  lui  plaire;  une  action  faite,  il  falhiit  pour  qu'elle  me 
plût  qu'elle  fût  digne  de  lui  être  dite,  et  tout  de  suite  il  en  était  informé; 
il  y  était  si  bien  accoutumé  qu'il  me  grondait  lorsque  je  le  laissais  manquer 
de  nouvelles  et  qu'il  les  apprenait  d'autre  part.  Mon  exactitude  sur  ce  point 
s'est  ralentie  les  dernières  années  par  la  rapidité  des  événements  qui  précé- 

1.  Correspondance  publiée  par  la  Société  impériale  de  l'Histoire  de  Russie. 

2.  Ibid. 


DE     VOLTAIRE.  455 

dèrent  ot  succédèrent  à  la  paix,  et  par  le  travail  immense  ([ue  j'ai  entrepris 
j'ai  perdu  la  coutume  d'écrire  des  lettres,  et  je  me  sens  moins  de  disposition 
tt  de  facilité  à  en  écrire 

Si  mon  ministre  eût  été  le  baron  Grimm,  je  l'aurais  grondé  de  ce  qu'il 
n'a  point  réclamé  en  mon  nom  le  corps  de  Voltaire  resté  sans  sépulture  dans 
sa  patrie;  mais  il  faut  rendre  justice  à  un  chacun:  le  prince  Barialinski  ne 
doit  point  être  giondé,  non  plus  que  l'abbé  Mignot,  de  ne  me  l'avoir  pas 
envoyé  tout  emballé... 

Vous  me  faites  un  récit  délicieux  de  l'achat  de  la  bibliothèque  de  Vol- 
taire. Dieu  donne  que  M"""  Denis  reste  ferme  dans  ses  résolutions,  et  qu'il 
vous  bénisse,  vous,  de  vos  comportements,  eu  égard  à  l'histoire  du  soi-disant 
achat  de  la  bibliothèque  de  Ferney.  Primo,  j'ai  ordonné  de  vous  envoyer 
une  lettre  de  crédit  pour  trente  mille  roubles;  secundo,  voici  ma  lettre  à 
M""  Denis  ^;  tertio,  la  boite  à  portrait  va  être  travaillée  et  ira  de  compagnie 
avec;  quarto,  les  diamants,  et,  quinto,  la  fourrure  se  rendra  en  droiture 
chez  vous,  afin  que  vous  fassiez  échiinge  de  tout  cela  contre  la  susdite  bi- 
bliothèque; muis  surtout  ayez  soin  que  mes  lettres  s'y  trouvent,  et  que  rien 
ne  soit  détourné  de  ce  qui  est  réellement  intéressant. 

Mais  pour  que  vous  puissiez  compléter  les  mémoires  pour  servir  à  l'his- 
toire des  héritiers  des  grands  hommes,  il  est  bon  que  vous  soyez  instruit 
du  trait  suivant.  Coiberon  est  venu  ces  jours  passés  chez  M.  de  Schouvalof 
et  lui  a  dit  que  l'abbé  JMignot  et  C'^  lui  avait  écrit  et  fait  écrire  de  prier 
M.  de  Schouvalof  pour  qu'il  suppliât  l'impératrice  de  Russie  de  ne  pas  les 
priver  de  la  bibliothèque  de  leur  oncle,  qu'elle  faisait  acheter  de  JM'""  Denis; 
que  c'était  l'unique  bien  qui  leur  restât  de  leur  oncle,  il.  Schouvalof  a 
répondu  qu'il  ne  pouvait  se  charger  d'une  aussi  sotte  prière,  que  M""'  Denis 
était  la  maîtresse  de  vendre,  et  que  l'impératrice  était  en  droit  d'acheter 
ce  qui  lui  plaisait;  que  ce  n'était  ni  la  première,  ni  la  dernière  chose  qu'elle 
achèterait  en  ce  genre.  Je  lui  ai  dit  d'ajouter  qu'il  n'était  pas  conséquent  de 
vouloir  garder  dans  un  pays  ce  pour  quoi  l'on  privait  les  citoyens  de  la  sé- 
pulture. Prenez  donc  garde  qu'on  ne  vous  escamote  ou  ne  vous  chiinge 
en  nourrice  cette  bibliothèque  :  vous  voyez  que  ces  chers  neveux  ne  de- 
manderont pas  mieux  que  de  voir  brûler  en  grève  la  bibliothèque  de  leur 
oncle.  Les  lettres  de  Voltaire  que  je  suis  ii  chercher,  et  dont  Falconet, 
N.-B.  qui  est  parti  d'ici  sans  prendie  congé  de  moi,  —  pourrait  bien  avoir 
emporlé  grand  nombre  qu'il  m'avait  priée  de  lui  donner  à  lire  et  qu'il  ne 
m'a  jamais  rendues,  si  ma  mémoire  ne  me  trompe,  dès  qu'elles  seront 
trouvées,  j'en  ferai  un  paquet  que  je  vous  enverrai;  jusqu'ici  il  n'y  en  a 
encore  de  déterrées  (iue92, 

1.  La  lettre  suivante. 


456  HISTOIRE     POSTHUME 

XVII. 

POUR    MADAxME    DENIS, 

NIÈCE    D'UN   GRAND    HOMME    QUI    M'AIMAIT   BEAUCOUP. 

De  Pétersbourg,  le  15  octobre  1778. 

Je  viens  d'apprendre,  madame,  que  vous  consentez  à  remettre  entre  mes 
mains  ce  dépôt  précieux  que  monsieur  votre  oncle  vous  a  laissé,  cette  biblio- 
thèque que  les  âmes  sensibles  ne  verront  jamais  sans  se  souvenir  que  ce  grand 
homme  sut  inspirer  aux  humains  celte  bienveillance  universelle  que  tous 
ses  écrits,  même  ceux  de  pur  agrément,  respirent,  parce  que  son  âme  en 
était  profondement  pénétrée.  Personne  avant  lui  n'écrivit  comme  lui;  à  la 
race  future  il  servira  d'exemple  et  d'écueil.  11  faudrait  unir  le  génie  et  la  phi- 
losophie aux  connaissances  et  à  l'agrément,  en  un  mot  être  M.  de  Voltaire, 
pour  l'égaler.  Si  j'ai  partagé  avec  toute  l'Europe  vos  regrets,  madame, 
sur  la  perte  de  cet  homme  incomparable,  vous  vous  êtes  mise  en  droit  de 
participer  à  la  reconnaissance  que  je  dois  à  ses  écrit-.  Je  suis,  sans  doute, 
très-sensible  à  l'estime  et  à  la  confiance  que  vous  me  marquez;  il  m'est  bien 
flatteur  de  voir  qu'elles  sont  héréditaires  dans  votre  famille.  La  noblesse 
de  vos  procédés  vous  est  caution  de  mes  sentiments  à  votre  égard. 

J'ai  chargé  M.  Grimm  de  vous  en  remettre  quelques  faibles  témoignages, 
dont  je  vous  prie  de  faire  usage. 

Catherine  . 

XVIII. 
LETTRE  DE    CATHERINE   II 

AU   BARON    GRIMM  1. 

Ce  17,  18  ou  19  d'octobre  1778. 

A  peine  ma  lettre  du  1"  octobre,  qui,  par  parenthèse,  n'a  été  achevée 
qu'aujourd'hui,  a  été  remise  à  la  poste,  que  je  me  suis  souvenue  que  j'ai 
oublié  de  vous  dire  tout  plein  de  choses,  et  nommément  de  souscrire  pour 
cent  exemplaires  de  la  nouvelle  édition  des  œuvres  de  Voltaire.  Donnez-moi 
cent  exemplaires  complets  des  œuvres  de  mon  maître,  afin  que  je  les  dépose 
tout  partout.  Je  veux  qu'elles  servent  d'exemple;  je  veux  qu'on  les  étudie, 
qu'on  les  apprenne  par  cœur,  que  les  esprits  s'en  nourrissent  :  cela  formera 
des  citoyens,  des  génies,  des  héros  et  des  auteurs;  cela  développera  cent 
mille  talents  qui  se  perdront  d'ailleurs  dans  la  nuit  des  ténèbres,  de  l'igno- 
rance, etc.  Voyez  quelle  tirade  est  partie  de  là!  qui  s'en  serait  douté  lorsque 

1.  Correspondance  publiée  par  la  Société  impériale  de  l'Histoire  de  Russie. 


DE    VOLTAIRE.  457 

j'ai  pris  la  plume,  et  qui  peut  prédire  ce  avec  quoi  cette  feuille  finira  ?  S'il 
vous  plaît,  faites-moi  avoir  la  façade  du  château  de  Ferney,  et,  s'il  est 
possible,  le  plan  intérieur  de  la  distribution  des  appartements.  Car  le  parc 
de  Tsarsko-Séio  n'existera  pas,  ou  bien  le  château  de  Ferney  viendra  y 
prendre  place.  Il  faut  encore  que  je  sache  quels  apparlemenis  du  château 
sont  vers  le  nord,  et  quels  vers  le  midi,  levant  et  couchant;  il  est  encore 
essentiel  de  savoir  si  l'on  voit  le  lac  de  Genève  des  fenôtres  du  château,  et 
de  quel  côté;  il  en  est  de  même  du  mont  Jura,  Autre  question  :  y  a-t-il 
une  avenue  au  château,  et  de  quel  côté?  Voyez  un  peu,  cette  idée  vous 
plaît-elle,  et  pourquoi  ne  plairait-elle  pas?  Il  est  vrai  qu'elle  n'est  pas 
neuve.  Nous  avons  un  C.  appelé  N.  F.'.  Voyons  si  vous  vous  rappellerez 
que  vous  avez  reçu  de  cet  endroit  une  lettre  de  moi,  je  crois  même  que 
vous  avez  une  description  des  meubles,  et  que  je  vous  ai  parlé  du  maître  de 
la  maison  qui  n'était  point  du  tout  à  sj»  place,  parce  que  sa  place  naturelle 
était  l'Académie  des  sciences.  Je  n'approuve  point  l'idée  du  libraire  Pan- 
ckoucke  défaire  paraître  en  premier  lieu  ce  qu'il  y  a  de  neuf  des  ouvrages 
de  Voltaire;  je  voudrais  avoir  le  tout  ensemble,  arrangé  chronologiquement^ 
selon  les  années  où  ils  ont  été  écrits.  Je  suis  un  pédant  qui  aime  à  voir  la 
marche  de  l'esprit  de  l'auteur  dans  ses  ouvrages,  et  croyez-moi  qu'un  tel 
arrangement  est  d'une  beaucoup  pluà  grande  conséquence  que  communé- 
ment on  ne  le  croit;  plus  vous  y  penserez  et  plus  vous  trouverez  que  j'ai 
raison.  Je  pourrais  vous  donner  là-dessus  une  dissertation  entière,  dans  la- 
quelle entreraient  le  vert,  le  mûr  et  le  trop  mûr,  et  la  conviction  tenant  à  la 
marche  des  idées,  aber,  mein  Gott,  ailes  das  verlangt  sehr  tiese  Sludia,  ailes 
musz  man  nicht  sagen,  weil  ailes  zu  sagen  einigc^mal  toU  klingt,  wenn  es 
gleicli  vielleicht  weise  Sachen  sein  konnten,  wenn  sie  von  guten  Orten 
kamen  und  in  klugen  Hora  scholUen,  Tenez,  c'est  du  sublime  cela;  mais 
basta,  cela  devient  trop  fou... 

Quand  M.  de  Vergennes  vous  parla  de  l'achat  de  la  bibliothèque  de  Vol- 
taire^ il  paraît  qu'il  ignorait  les  négociations  du  chevalier  Corberon,  du  temps 
de  Louis  XV  ;  j'aurais  su  par  là  que  cela  se  traitait  dans  le  département  du 
comte  de  Broglio;  mais  présentement  je  suis  desorientée  et  je  ne  soupçonne 
que  Mignot  et  C'".  Il  ne  me  manque  plus  qu'une  fourruie  et  quelques  lettres 
de  Voltaire  pour  que  le  tout  parte  ensemble  à  votre  adresse.  Des  lettres,  il  y 
en  a  une  centaine;  mais  nous  en  recouvrons  encore  tous  les  jours.  Il  est  vrai 
qu'elles  ne  devront  jamais  être  imprimées,  et  je  ne  sais  pas  trop,  après  un 
mûr  examen,  si  elles  le  pourront  être,  et  cela  par  trois  raisons  :  la  première, 
parce  qu'on  me  taxera  de  vanité  d'avoir  donné  à  imprimer  des  lettres  qui 
regorgent  d'épithètes  flatteuses  pour  moi  ;  secundo,  parce  qu'il  y  a  force 
plaisanteries  i)iijuantes  sur  le  compte  de  la  Manman  de  l'homme  à  double 
face;  tertio,  p.irce  que  le  piccolo  banbino  est  plus  maltraité  encore;  or  si 
l'on  choisira  celles  qui  restent,  il  ne  restera  pas  grand'chose.  Si  on  avait 
trouvé  ou  brouillons  ou  copies  de  ses  lettres  dans  ses  papiers,  alors  passe  ; 
mais  je  ne  voudrais  point  les  fournir,  et  il  vaudra  mieux   qu'elles  restent 

1.  Nous  avons  un  château  appelé  Nouveau  Ferne}'  (?)• 


458  HISTOIRE    POSTHUME 

déposées  au  château  de  Ferney,  près  de  Tearsko-Sélo,  dans  la  bibliothèque 
de  M.  de  Voltaire.  J'approuve  beaucoup  ce  que  vous  me  proposez  de  faire 
pour  Wagnière  ;  s'il  avait  envie  de  rester  bibliothécaire  de  la  biblio- 
thèque de  son  maître,  il  ne  tiendrait  qu'à  lui,  et  il  pourrait  la  suivre  au 
printemps  prochain  ou  comme  il  serait  commode  à  lui;  or  s'il  ne  peut  ou 
ne  veut,  vous  lui  donnerez  pour  ses  peines  au  moins  autant  que  son  maître 
lui  a  laissé,  ou  plus,  comme  vous  le  jugerez  à  propos. 


XIX. 

LETTRE     DE    CATHERINE    II 

AU    BARON    GRIMM  i. 

A  Saint-Pétersbourg-,  ce  5  novembre  1778. 

...  Je  VOUS  enverrai  les  lettres  de  Voltaire,  et  vous  pouvez  retirer  les 
miennes  au  patriarche  de  chez  M">«  Denis;  les  Secondât  sont  trop  sages,  trop 
sérieux  et  trop  représentants  pour  faire  le  moindre  cas  de  cela;  peut-être  les 
serreraient-ils  bien,  mais  je  me  trompe  fort  s'ils  s'en  amuseraient  :  sie  sind 
zu  sleif.  A  dire  la  vérité,  je  ne  me  soucie  pas  beaucoup  de  l'impression  des 
lettres  que  Voltaire  m'a  écrites;  pour  les  miennes,  je  ne  vous  les  donne 
qu'avec  la  très-expresse  défense  de  les  faire  copier  ou  imprimer;  je  n'écris 
pas  assez  bien  pour  cela.  Adieu,  que  le  ciel  vous  conserve! 

XX. 
LETTRE    DE    CATHERINE    II 

AU    BARON    GRIMM  K 

Ce  19  novembre  1778. 

. . .  Voulez-vous  savoir  d'où  vient  que  toute  la  caravane  des  lettres  de 
Voltaire  et  des  présents  pour  M"'"  Denis  ne  sont  pas  arrivés  jusqu'ici  chez 
vous?  Je  vous  le  dirai.  Ils  ne  sont  pas  encore  partis  de  céans;  on  copie  les 
lettres,  et  les  présents  attendent  les  lettres. 


1.  Correspondance  publiée  par  la  Société  impériale  de  l'Histoire  de  Russie. 
-2.  Ibid. 


DE     VOLTAIRE.  459 


XXI. 


SEANCE    DE    LA    LOGE    DES    NEUF-SOEURS' 

FÊTE     DU     28     NOVEMBRE     1778. 

L'avanlage  qu'avait  eu  la  loge  des  Neuf-Sœurs  de  recevoir  le  F.\  de 
Voltaire  ne  pouvait  manquer  de  l'intéresser  spécialement  à  sa  gloire,  et, 
ayant  eu  le  malheur  de  le  perdre,  elle  résolut  de  rendre  hommage  à  sa  mé- 
moire, en  faisant  prononcer  son  éloge.  Le  F.*,  de  La  Dixmerie,  l'un  de  ses 
orateurs,  se  chargea  de  cet  emploi.  Le  F.*,  abbé  Cordier  de  Saint-Firmin, 
instituteur  de  la  loge,  qui  avait  déjà  présenté  le  F.",  de  Voltaire,  dont  le 
zèle  dévorant  pour  l'accroissement  et  la  gloire  de  cette  société  se  manifeste 
dans  toutes  les  occasions,  se  chargea  de  préparer  un  local  convenable  à  la 
cérémonie,  et  de  disposer  toute  l'ordonnance  de  la  fête  ;  et  les  FF.*,  lés  plus 
célèbres  dans  cette  capitale  par  leur  réputation  ou  leur  naissance  s'empres- 
sèrent à  seconder  le  désir  de  la  loge  par  le  concours  le  [>lus  (latteur. 

Les  travaux  ayant  été  ouverts  dès  le  matin,  la  loge  accorda  raffiliation 
à  plusieurs  frères  distingués  :  le  F.*,  prince  Emmanuel  de  Salm  Salm,  le 
F.',  comte  de  Turpin-Crissé,  le  F.',  comte  de  Milly,  de  l'Académie  des 
sciences;  le  F.-,  d'Ussieux,  le  F.-.  Uoucher,  le  F.-,  de  Clialigny,  habile 
astronome  de  la  principauté  de  Salm. 

.M.  Greuze,  peintre  du  roi,  fut  reçu  maçon  suivant  toutes  les  règles.  La 
loge  ayant  été  fermée,  on  descendit  dans  la  salle  où  devait  être  prononcé 
l'éloge  funèbre.  Cette  salle,  qui  a  trente-deux  pieds  de  long,  était  tendue  en 
noir  et  éclairée  par  des  lampes  sépulcrales;  la  tenture  relevée  par  des  guir- 
landes or  et  argent  qui  formaient  des  arcs  de  distance  en  distance;  elles 
étaient  séparées  par  huit  liansparents  suspendus  |)ar  des  nœuds  de  gaze 
d'argent,  sur  lesquels  on  lisait  des  devises  que  le  F.*,  abbé  Cordier  avait 
tirées  des  ouvrages  du  F.",  de  Voltaire,  et  qui  étaient  relatives  à  son  apo- 
théose dans  la  loge. 

La  première  à  droite  en  entrant  : 

De  tout  temps...  la  vcrité  sacrée 
Cliez  les  faibles  humains  fut  d'erreur  entourée. 


La  première  à  gauche  en  enliant  : 

. ..  Qu'il  ne  soit  qu'un  parti  parmi  nous, 
Celui  du  bien  public  et  du  salut  de  tous. 


1.  Correspondance   de    Grimm,  etc.,   tklition  Toui'ucux,  tonio  MI,  pages  188 
et  suivantes. 


460  HISTOIRE    POSTHUME 

La  seconde  à  droite  : 

Il  faut  aimer  et  servir  l'Être  suprême,  malgré  les  superstitions  et  le  fanatisme 
qui  déshonorent  si  souvent  son  culte. 

La  seconde  à  gauche  : 

Il  faut  aimer  sa  patrie,  quelque  injustice  qu'on  y  essuie. 

La  troisième  à  droite  : 

J'ai  fait  un  peu  de  bien,  c'est  mon  meilleur  ouvrage. 
Mon  séjour  est  charmant,  mais  il  était  sauvage. . . 
La  nature  y  mourait,  je  lui  portai  la  vie; 
J'osai  ranimer  tout  :  ma  paisible  industrie 
Rassembla  des  colons  par  la  misère  épars; 
J'appelai  les  métiers  qui  précèdent  les  arts. 

La  troisième  à  gauche  : 

Si  ton  insensible  cendre 
Chez  les  morts  pouvait  entendre 
Tous  ces  cris  de  notre  amour. 
Tu  dirais  dans  ta  pensée  : 
Les  dieux  m'ont  récompensée 
Quand  ils  m'ont  ôté  le  jour. 

La  quatrième  à  droite  : 

Nous  lisons  tes  écrits,  nous  les  baignons  de  larmes. 

La  quatrième  à  gauche  : 

Tout  passe,  tout  périt,  hors  ta  gloire  et  ton  nom  : 
C'est  là  le  sort  heureu\  des  vrais  fils  d'Apollon. 

On  entrait  dans  cette  salle  par  une  voûte  obscure  et  tendue  de  noir,  au- 
dessus  de  laquelle  était  une  tribune  pour  l'orchestre,  composé  des  plus  cé- 
lèbres musiciens;  le  F.-.  Piccini  dirigeait  l'exécution. 

Plus  loin,  et  à  cinquante-deux  pieds  de  distance,  on  montait  par  quatre 
marches  à  l'enceinte  des  grands-officiers,  au  haut  de  laquelle  était  le  tom- 
beau surmonté  d'une  grande  pyramide  gardée  par  vingt-sept  FF.'.,  l'épée 
nue  à  la  main.  Sur  le  tombeau  étaient  peintes  :  d'un  côté,  la  Poésie;  do 
l'autre,  l'Histoire  pleurant  la  mort  de  Voltaire,  et  sur  le  milieu  on  lisait  ce 
vers  tiré  de  la  Mort  de  César  : 

La  voix  du  monde  entier  parle  assez  de  sa  gloire. 

En  avant  étaient  trois  tronçons  de  colonnes  sur  lesquels  étaient  des 
vases  où  brûlaient  des  parfums;  sur  celui  du  miheu  on  avait  placé  les 
œuvres  de  Voltaire  et  des  couronnes  de  laurier. 


DE    VOLTAIRE.  461 

Les  FF.',  de  la  loge  ayant  pris  leurs  places,  les  visiteurs  ont  été  intro- 
duits au  son  des  instruments,  qui  exécutaient  la  marche  des  prêtres  dans 
l'opéra  d'Alcesle,  ensuite  un  morceau  touchant  û'Ernelinde. 

M""  Denis,  nièce  de  3L  de  Voltaire,  accompagnée  de  M""»  la  marquise 
de  Villette,  que  ce  grand  homme  avait  pour  ainsi  dire  adoptée  pour  sa 
fille,  ayant  fait  demander  de  pouvoir  entendre  l'éloge  funèbre  qu'on  allait 
prononcer,  elles  furent  intioduites,  et  le  V.'.  F.-,  de  Lalande,  adressant  la 
parole  à  M™"  Denis,  lui  a  dit  : 

«  Madame,  si  c'est  une  chose  nouvelle  pour  vous  de  paraître  dans  une 
assemblée  de  maçons,  nos  frères  no  sont  pas  moins  étonnés  de  vous  voir 
orner  leur  sanctuaire.  Il  n'était  rien  arrivé  de  semblable  depuis  que  cette 
respectable  enceinte  est  devenue  l'asile  des  mystères  et  des  travaux  ma- 
çonniques ;  mais  tout  devait  être  extraordinaire  aujourd'hui.  Nous  venons 
y  déplorer  une  perte  telle  que  les  lettres  n'en  firent  jamais  de  semblable; 
nous  venons  y  rappeler  la  satisfaction  que  nous  goûtâmes  lorsque  le  [ilus 
illustre  des  Français  nous  combla  de  faveurs  inattendues,  et  répandit  sur 
notre  loge  une  gloire  qu'aucune  aulre  ne  pourra  jamais  lui  disputer.  Il  était 
juste  de  rendre  ce  qu'il  eut  de  plus  cher  témoin  de  nos  hommages,  de  notre 
reconnaissance,  de  nos  regrets.  Nous  ne  pouvions  les  rendre  dignes  de  lui 
qu'en  les  partageant  avec  celle  qui  sut  embellir  ses  jours  par  les  charmes  de 
l'amitié;  qui  les  prolongea  si  longtemps  par  les  plus  tendres  soins;  qui 
augmentait  ses  plaisirs,  diminuait  ses  peines,  et  qui  en  était  si  digne  par 
son  esprit  et  par  son  cœur.  La  jeune  mais  fidèle  compagne  de  vos  regrets 
élait  bien  digne  de  partager  les  nôtres;  le  nom  que  lui  avait  donné  ce 
tendre  père  en  l'adoptant  nous  apprend  assez  que  sa  beauté  n'est  pas  le 
seul  droit  qu'elle  ait  à  nos  hommages.  Je  dois  le  dire  pour  sa  gloire;  j'ai 
vu  les  fleurs  de  sa  jeunesse  se  flétrir  par  sa  douleur  et  par  ses  larmes  à  la 
mort  du  F.-,  de  Voltaire...  L'ami  le  plus  digne  de  ce  grand  homme,  celui 
qui  pouvait  le  mieux  calmer  notre  douleur,  le  fondateur  du  nouveau 
monde,  se  joint  à  nous  pour  déplorer  la  perte  (.'e  son  illustre  ami.  Qui  l'eût 
dit  lorsque  nous  applaudissions  avec  transport  à  leurs  embrassements  réci- 
proques, au  milieu  de  l'Académie  des  sciences,  lorsque  nous  étions  dans 
le  ravissement  de  voir  les  merveilles  des  deux  hémisphères  se  confondre 
ainsi  sur  le  nôtre,  qu'à  peine  un  mois  s'écoulerait  de  ce  moment  flatteur 
jusqu'à  celui  de  notre  deuil?  » 

Les  députés  de  la  loge  de  Thalie  ayant  demandé  d'être  entendus,  le 
F.',  de  Coron,  portant  la  parole,  prononça  un  discours  très-pathétique, 
relatif  aux  circonstances. 

Le  F.*,  de  La  Dixmerie  lut  un  éloge  circonstancié  et  complot  do  la  per- 
sonne, de  la  vie  et  des  ouvrages  du  F.*,  de  Voltaire.  Nous  n'entrerons  point 
dans  le  détail  de  cet  ouvrage,  qui  est  actuellement  imprimé,  qui  méritait  à 
tous  égards  l'empressement  du  public,  et  (jui  réunissait  le  mérite  du  sen- 
timent, de  l'esprit  et  de  l'érudition. 

Après  l'exorde,  la  musique  exécuta  un  morceau  touchant  de  l'opéra  de 
Castor,  appliqué  à  des  paroles  du  F.-.  Garnier  pour  Voltaire.  Après  la  pre- 
mière partie  du  discours,  il  y  eut  un  morceau  pareil  de  l'opéra  de  Roland. 


462  HISTOIRE     POSTHUME 

A  la  fin  de  l'éloge,  la  pyramide  sépulcrale  disparut,  frappée  par  le  ton- 
nerre ;  une  grande  clarté  succéda  à  l'horreur  des  ténèbres  ;  une  symphonie 
agréable  rempl.iça  les  accents  lugubres,  et  l'on  vit,  dans  un  immense  tableau 
du  F.'.  Goujet,  l'apothéose  de  Voltaire. 

On  y  voit  Apollon  accompagné  de  Corneille,  Racine,  Molière,  qui  vien- 
nent au-devant  de  Voltaire  sortant  de  son  tombeau;  il  leur  est  prés3nté  par 
la  Vérité  et  la  Bienfaisance.  L'Envie  s'efforce  de  le  retenir  en  tirant  son 
linceul,  mais  elle  est  terrassée  par  Minerve.  Plus  haut  se  voit  la  Renommée 
qui  publie  le  triomphe  de  Voltaire,  et  sur  la  banderole  de  sa  trompette  on 
lit  ces  vers  de  l'opéra  de  Sa))ison  : 

Sonnez,  trompette,  organe  de  la  gloire, 
Sonnez,  annoncez  sa  victoire. 

Le  V.-.  F.-,  de  Lalande.  le  F.'.  Greuze  et  M"'"  de  Villette  ayant  cou- 
ronné l'orateur,  le  peintre  et  le  F.*.  Franklin,  tous  trois  déposèrent  leurs 
couronnes  au  pied  de  l'image  de  Voltaire. 

Le  F.".  Roucher  lut  de  très-beaux  vers  à  la  louange  de  Voltaire,  qui 
feront  partie  de  son  poëme  des  Douze  Mois. 

Que  dis-je?  ô  de  mon  siècle  éternelle  infamie! 

L'hj'dre  du  fanatisme  à  regret  endormie, 

Quand  Voltaire  n"ost  plus,  s'éveille,  et  lâchement 

A  des  l'estes  sacrés  refuse  un  monument. 

Eh!  qui  donc  réservait  cet  opprobre  à  Voltaire? 

Ceux  qui,  déshonorant  leur  pieux  ministère, 

En  pompe  hier  peut-être  avaient  enseveli 

Un  Calchas  soixante  ans  par  l'intrigue  avili  ; 

Un  Séjan  sans  pudeur,  qui,  dans  les  jours  iniques, 

Commandait  froidement  des  rapines  publiques. 

Vainement  leur  grandeur  fut  leur  unique  dieu  ; 

Leurs  titres  et  leurs  noms  vivants  dans  le  saint  lieu 

S'élèvent  sur  le  marbre,  et  jusqu'au  dernier  âge 

S'en  vont  faire  au  ciel  même  un  magnifique  outrage. 

Pouvaient-ils  cependant  se  flatter  du  succès, 

Les  obscurs  ennemis  du  Sophocle  français? 

La  cendre  de  Voltaire  en  tous  lieux  révérée 

Eût  fait  de  tous  les  lieux  une  terre  sacrée  : 

Où  repose  un  grand  homme  un  dieu  doit  habiter  '. 

On  fit  la  quête  ordinaire  de  la  loge  pour  les  pauvres  écoliers  de  l'Univer- 
sité qui  se  distinguent  dans  leurs  études. 

Le  F.--  abbé  Cordier  de  Saint-Firmin  proposa  en  outre  de  déposer 
cinq  cents  livres  chez  un  notaire  pour  faire  apprendre  un  métier  au  premier 
enfant  pauvre  qui  naîtrait  sur  la  paroisse  de  Saint-Sulpice  après  les  couches 
de  la  reine,  et  p'usieurs  FF.*,  offrirent  d'y  contribuer. 

1.  Ces  vers  ne  se  trouvent  pas  dans  l'édition  en  4  vol.  petit  in-12  du  poëuie 
des  Mois,  où  ils  sont  remplacés  par  des  points.  (Beuchot.) 


DK    VOLTAIRE.  463 

Los  FF.-,  passèrent  ensuite  dans  la  salle  du  banquet,  au  nombre  de  deux 
cents.  On  fit  l'ouverture  de  la  loge  de  table,  et  l'on  tira  les  santés  ordi- 
naires, en  joignant  à  la  première  celle  des  treize  États-Unis,  représentés  à 
ce  banquet  par  lo  F.*.  Franklin. 

Au  fond  de  la  salle  on  voyait  un  arc  de  triomphe  formé  par  des  guir- 
landes de  fleurs  et  des  nœuds  de  gaze  or  et  argent,  sur  lequel  parut  tout  à 
coup  le  buste  de  Voltaire,  par  M.  Houdon,  donné  à  la  loge  par  M"""  Denis; 
la  satisfaction  de  tous  les  FF.',  fut  égale  à  leur  surprise,  et  ils  marquèrent 
par  de  nouveaux  applaudissements  leur  admiration  et  leur  reconnaissance. 

Le  F.',  prince  Camille  de  Rohan  ayant  demandé  d'être  affilié  à  la  loge, 
on  s'empressa  de  nommer  des  commissaires  suivant  Tusage. 

Le  F.".  Rouchor  lut  encore  plusieurs  morceaux  de  son  poëme  des  Douze 
Mois,  et  d'autres  FF.\  s'empressèrent  également  de  terminer  les  plaisirs  de 
cette  fête  par  d'autres  lectures  intéressantes. 


XXIL 
LETTRE    DE    CATHERINE    II 

AU    BARON    GRIMM  i. 

A  Saint-Pétersbourg,  ce  30  novembre,  fête  de 
saint  André,  avec  une  gelée  de  16  à  17  degrés. 

. . .  Pour  ce  qui  regarde  le  payement  de  la  bibliothèque  patriarcale,  vous 
savez  ou  vous  saurez  que  le  baron  Friedrichs  vous  a  envoyé  un  créditif  de 
trente  mille  roubles;  que  bijoux,  portraits,  fourrures,  sont  tout  prêts  à  partir 
en  attendant  seulement  que  les  lettres  patriarcales  soient  copiées.  Or  je 
remets  à  votre  jugement  si  vous  voulez  donner  la  somme  ou  de  cette  somme 
acheter  encore  des  diamants  ou  toute  autre  chose  qui  puisse  faire  plaisir  à 
iM'"e  Denis,  et  je  m'en  lave  les  mains.  J'espère  que  tout  ce  que  je  vous  ai 
mandé  de  la  bâtisse  du  Nouveau  Ferney  aura  mis  l'esprit  de  M'"*  Denis  dans 
une  assiette  tranquille.  Mais  il  faut  que  vous  me  fiissiez  savoir  comment 
chaque  chambre  du  château  était  meublée,  et  à  quoi  elle  servait,  afin  que 
ma  santa  casa  puisse,  ainsi  que  celle  de  Lorette,  représenter  au  vrai. 
Or  envoyez-moi  votre  jugement  signé  et  contre-signe,  si  cette  idée  n'est  pas 
meilleure  que  celle  de  tombe  et  detel  autre  monument  dont  l'univers  regorge 
pour  de  bien  moindres  sujets.  Je  vous  ai  déjà  donné  mes  lettres  à  Voltaire  ; 
j'aime  mieux  qu'elles  soient  à  vous  qu'aux  Secondât,  mais  je  veux  mourir 
si  je  sais  ce  qu'elles  contiennent.  Priez  très-instamment  M""'  Denis  de  ne 
point  donner  de  copies  do  ces  lettres,  de  ne  point  en  permettre  l'impression, 
ni  qu'elles  soient  divulguées  en  aucune  façon  :  je  crains  l'impression  comme 

1.  Correspondance  publiée  par  la  Société  Impériale  de  l'Histoire  do  Russie. 


464  HISTOIRE     POSTHUME 

le  feu  ;  je  n'écris  pas  assez  bien  pourcela,  quoi  qu'en  disent  M""'  Denis  et  ses 
amis.  Faites  cela,  commentez  mes  lettres  si  vous  croyez  qu'il  en  vaille  la 
peine  :  cela  peut  faire  l'ouvrage  le  plus  bouffon  qu'il  y  eut  jamais.  Or, 
écoutez  donc,  s'il  y  a  de  la  force,  de  la  profondeur,  de  la  grâce  dans  mes 
lettres  ou  expressions,  sachez  que  je  dois  tout  cela  à  Voltaire,  car  pendant 
fort  longtemps  nous  lisions,  relisions,  et  étudiions  tout  ce  qui  sortait  de  sa 
plume,  et  j'ose  dire  que  par  là  j'ai  acquis  un  tact  si  fin  que  je  ne  me  suis 
jamais  trompé  sur  ce  qui  était  de  lui  ou  n'en  était  pas  :  la  griffe  du  lion  a 
une  empoignure  à  elle  que  nul  humain  n'imita  jusqu'ici,  mais  dont  l'épître 
à  Ninon  du  comte  Schouvalof  approche. 


XXIII. 

VENTE    DE    LA    BIBLIOTHÈQUE    DE    VOLTAIRE 

A    CATHERIAE    II. 

REÇU     DE    MADAME    DENIS  1. 

J'ai  reçu  de  M.  le  baron  de  Grimm,  de  l'exprès  commandement  de  Sa 
Majesté  l'impératrice  de  toutes  les  Russies,  la  somme  de  cent  trente-cinq 
mille  trois  cent  quatre-vingt-dix-huit  livres,  quatre  sols,  six  deniers  tournois, 
pour  la  bibliotlièque  de  feu  M.  de  Voltaire,  mon  oncle,  dont,  connaissant  le 
désir  de  Sa  Majesté  impériale  d'en  faire  l'acquisition,  j'avais  pris  la  liberté 
de  lui  faire  hommage.  Fait  double  à  Paris  pour  ne  servir  que  d'une  et  seule 
quittance,  le  quinze  décembre  mil  sept  cent  soixante-dix-huit. 

Denis. 
XXIV. 

LETTRE    DE    CATHERINE    II 

AU    BARON    GRIMM  \ 

A  Saint-Pétersbourg,  ce  17  décembre  1778. 

...  Il  faut  avouer  que  vous  autres,  Parisiens,  vous  êtes  discretscomme  un 
coup  de  canon  :  ne  voilà-t-il  pas  que  j'ai  lu  hier  dans  les  gazettes  la  lettre 
et  jusqu'à  l'adresse  de  la  lettre  que  j'ai  écrite  à  M""=  Denis;  répondez-moi, 
pourquoi  avez-vous  permis  qu'on  me  fît  ce  tour?  Voltaire  n'imprimait 
pas  mes  lettres  :  il  savait  bien  qu'elles  n'en  valaient  pas  la  peine,  et  que  je 
craignais  l'impression  comme  le  feu;  je  vous  prie,  empêchez  que  M™'  Denis 
ne  fasse  imprimer  mes  lettres  à  son  oncle,  je  vous  en  prie  très-sérieusement, 

1.  L'Amateur  d'autographes,  année  1866,  page  30. 

2.  Correspondance  publiée  par  la  Société  impériale  de  l'Histoire  de  Russie. 


DE    VOLTAIRE.  465 

XXV. 

LETTRE    DE    CATHERINE    II 

AU    BARON    GRIMM». 

Ce  5  février  1779. 

. . .  Vous  avez  beau  dire,  le  prospectus  de  Panckoucke,  dans  lequel  il  rans^e 
tout  par  matières,  démontre  que  sa  nouvelle  édition  des  œuvres  de  M.  de 
Voltaire  ne  sera  rien  moins  que  chronologique,  et  selon  moi,  c'est  ce  qu'il 
y  aurait  de  plus  piquant  que  de  trouver  le  tout  pôle-mèle  comme  cela  serait 
sorti  de  cette  tète  unique,  et  c'est  alors  qu'on  l'aurait  vue  comme  elle  était, 
c'est-à-dire  un  beau  et  grand  et  unique  spectacle,  une  tête  à  tintamarre? 
une  tête  utile  au  genre  humain  par  plus  d'un  côté,  une  tête  dont  on  n'aurait 
pu  lire  môme  les  œuvres  sans  que  cela  eût  renouvelé  la  circulation  du  sang 
dans  vos  veines,  fortifié  corps,  cœur,  âme  et  lète,  épanoui  la  rate;  au 
moment  où  vous  en  auriez  eu  besoin,  vous  auriez  respiré  avec  une  facilité 
étonnante,  et  vous  vous  seriez  trouvé  d'un  pied  plus  haut  à  la  fin  de  vos 
lectures 

L'échantillon  que  j'ai  reçu  de  ses  écrits  est  une  terrible  chose,  et  malgré 
cela  l'on  voit  que  l'auteur  n'avait  pas  le  cœur  mauvais  :  toute  la  méchanceté 
était  dans  l'esprit,  ou  plutôt  dans  la  langue;  mais  ce  qu'on  y  voit  clairement, 
malgré  tout  ce  qu'il  a  dit  des  Welches,  c'est  qu'il  était  Français  à  brûler. 

XXVI. 

LETTRE    DE     M.    DE    BURIGNY  ^ 

A  M.    L'ABBÉ   MERCIER, 

Abbé  do  Saint-Léger  de  Soissons,  ancien  bibliothécaire  de  Sainte-Geneviève,  etc., 

SUR      LES     DÉMÊLÉS 
DE     M.     DE      VOLTAIRE      AVEC       M.     DE     S  A  I  N  T  -  H  Y  AC  1  N  TII  E  . 

Vous  m'avez  pressé,  monsieur  l'abbé,  avec  tant  d'instance  do  vous  ap- 
prendre ce  que  je  savais  des  disputes  de  M.  de  Voltaire  et  de  M.  de  Saint- 
Hyacinthe,  que  je  ne  peux  pas  me  dispenser  de  satisfaire  votre  curiosité.  Je 
vous  avoue  cependant  que  ce  n'est  qu'avec  douleur  que  je  me  rappelle  tout 

1.  Correspondance  publiée  par  la  Société  impériale  de  l'Histoire  de  Russie. 

2.  Cette  lettre,  imprimée  en  1780,  est  devenue  rare  :  ce  qui  m'a  déterminé  à 
la  reproduire.  L'amitié  de  l'auteur  pour  Saint-Hjacinthe  ne  l'a  pas  empoché  de 
reconnaître  que  ce  dernier  avait  été  injuste  envers  Voltaire.  (B.) 

1.  30 


466  HISTOIRE     POSTHUME 

ce  qui  s'est  passé  dans  cette  querelle.  H  est  triste  de  voir  des  gens  de  lettres, 
avec  lesquels  bn  a  des  liaisons,  se  livrer  à  des  excès  dont  ils  rougiraient 
eux-mêmes,  si  la  colère,  que  les  anciens  regardaient  comme  une  espèce  de 
folie,  n'affaiblissait  leur  raison.  Pour  être  instruit  de  ce  qui  s'est  passé  dans 
cette  occasion,  vous-  ne  pouviez  pas  mieux  vous  adresser  qu'à  moi.  M.  de 
Saint-Hyacinthe  était  mon  intime  ami,  et  M.  de  Voltaire,  avec  qui  j'avais 
quelque  liaison,  me  porta  ses  plaintes  contre  M.  de  Saint-Hyacinthe,  et  me 
pressa  de  le  déterminer  à  lui  faire  satisfaction  de  l'injure  qu'il  prétendait 
en  a\oir  reçue;  de  sorte  que  personne  n'a  été  plus  au  fait  que  moi  de  tout 
ce  qui  s'est  fait  de  part  et  d'autre  dans  ce  ditTérend. 

Je  crois  devoir  d'abord  vous  faire  connaître  .M.  de  Saint-Hyacinthe.  11 
était  entré  fort  jeune  dans  le  régiment  Rojal  ;  ajant  été  fait  prisonnier  à  la 
bataille  d'Hochstet,  il  fut  mené  en  Hollande,  oij,  ayant  fait  connaissance 
avec  plusieurs  gens  d'esprit,  il  prit  la  résolution  de  renoncer  à  la  profes- 
sion militaire  pour  s'appliquer  entièrement  aux  belles-lettres  et  à  la  phi- 
losophie. 

C'était  précisément  dans  le  temps  qu'il  y  avait  à  Paris  une  dispute  très- 
animée  sur  la  com[iaraison  des  anciens  avec  les  modernes.  Les  partisans  de 
l'antiquité  prêtaient  au  ridicule  par  leur  exagération  en  faveur  de  ceux  à 
qui  ils  donnaient  la  préférence,  et  par  le  peu  de  justice  qu'ils  rendaient  aux 
bons  écrivains  de  notre  siècle.  Cette  partialité  fut  l'occasion  du  livre  inti- 
tulé le  Clief-d^ œuvre  d'un  Inconnu,  par  Mallianasius  i,  que  M.  de  Saint- 
Hyacinthe  fit  imprimer  en  Hollande.  Ce  joli  ouvrage  eut  le  plus  grand 
succès:  Paris  en  fut  enthousiasmé  pendant  quelque  temps,  et  on  le  lisait 
avec  d'autant  plus  de  plaisir  qu'outre  que  les  commentateurs  passionnés 
des  anciens  y  étaient  tournés  dans  le  plus  grand  ridicule,  par  l'imitation 
parfaite  que  l'auteur  avait  faite  de  leur  méthode  dans  l'explication  des  écri- 
vains de  l'anliquiié,  on  y  trouvait  quelques  traits  assez  plaisants  qui  avaient 
rapport  aux  jésuites  et  à  la  bulle  Unigenitus,  qui  causait  pour  lors  les  plus 
grandes  disputes,  et  qui  souffrait  beaucoup  de  contradiction. 

Ce  fut  dans  ce  moment  que  M.  de  Saint-Hyacinthe  quitta  la  Hollande 
pour  venir  à  Paris  :  il  y  fut  accueilli  de  la  manière  la  plus  agréable;  les 
gens  d'esprit  étaient  empressés  de  voir  un  homme  qui  leur  avait  procuré 
beaucoup  de  plaisir. 

Son  ouvrage  était  entre  les  mains  de  tout  le  monde:  on  en  avait  retenu 
divers  traits,  qu'on  se  plaisait  à  répéter.  Il  fit  connaissance  avec  31.  de  Vol- 
taire, qui  commençait  déjà  cette  carrière  brillante  dont  il  n'y  a  point 
d'exemple  dans  notre  histoire  littéraire.  On  représentait  alors  Œdipe,  où 
tout  Paris  accourait.  Je  me  souviens  que  M.  de  Sain'-Hyacinthe,  se  trouvant 
à  une  de  ces  nombreuses  représentations  près  de  l'auteur,  lui  dit,  en  lui 
montrant  la  multitude  des  spectateurs  :  «  Voilà  un  éloge  bien  complet  de  votre 
tragédie  ;  »  à  quoi  M.  de  Voltaire  répondit  très-honnètement  :  «  Votre  suf- 
frage, monsieur,  me  flatte  plus  que  celui  de  toute  cette  assemblée.  » 


1.  La  première  édition  est  de  1714,  un  vol.  iii-12.  P.-X.  Leschevin  a  d^nné  une 
neuvième  édition,  Paris,  1807,  deux  volumes  petit  in-8°. 


DE    VOLTAIRE.  4G7 

Ils  se  voyaient  quelquefois,  mais  sans  être  fort  liés;  ils  se  rendaient 
pour  lors  justice  l'un  à  l'autre. 

Quelques  années  après,  ils  se  retrouvèrent  tous  deux  en  Angleterre; 
et  ce  fut  dans  ce  voyage  que  leur  haine  commença,  pour  durer  le  reste  de 
leur  vie. 

M.  de  Saint-Hyacinthe  m''a  dit  et  répété  plusieurs  fois  que  M.  de  Vol- 
taire se  conduisit  très-irrégulièrement  en  Angleterre  ;  qu'il  s'y  fit  beaucoup 
d'ennemis,  par  des  procédés  qui  ne  s'accordaient  pas  avec  les  principes 
d'une  morale  exacte;  il  est  même  entré  avec  moi  dans  des  détails  que  je  ne 
rapporterai  point,  parce  qu'ils  peuvent  avoir  été  exagérés. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  fit  dire  à  M.  de  Voltaire  que  s'il  ne  changeait  Je 
conduite  il  ne  pourrait  s'empêcher  de  témoigner  publiquement  qu'il  le  dé- 
sapprouvait :  ce  qu'il  croyait  devoir  faire  pour  l'honneur  de  la  nation  fran- 
çaise, afin  que  les  Anglais  ne  s'imaginassent  pas  que  les  Français  étaient 
ses  complices,  et  dignes  du  blâme  qu'il  méritait. 

On  peut  bien  s'imaginer  que  M.  de  Voltaire  fut  très-mécontent  d'une 
pareille  correction;  il  ne  fit  réponse  à  M.  de  Saint-IIyacinthe  que  par  des 
mépris;  et  celui-ci,  de  son  côté,  blâma  publiquement,  et  sans  aucun  ména- 
gement, la  conduite  de  M.  de  Voltaire.  Voilà  la  querelle  commencée;  nous 
allons  en  voir  les  suites. 

Ce  fut  M.  de  Saint-Hyacinthe  qui  prit  le  premier  la  plume  dans  cette 
dispute  :  il  se  proposa  de  faire  une  critique  de  la  Ilenriade,  et,  en  1758,  il 
fit  imprimer  à  Londres  un  petit  ouvrage  sous  ce  titre  :  Lettres  critiques 
sur  la  Ilenriade  de  M.  de  Voltaire  ;  l'année  de  l'impression  n'est  pas  mar- 
quée dans  le  titre,  mais  on  trouve  la  date  de  l'ouvrage  à  la  fin,  où  on  lit  : 
Londres,'î%  avril  1728. 

Cette  lettre  n'est  que  la  critique  du  premier  chant  de  la  Ilenriade;  elle 
ne  fut  suivie  d'aucune  autre.  M.  de  Saint-Hyacinihe  me  l'envoya:  je  doute 
qu'il  y  en  ait  d'autre  exemplaire  à  Paris.  Cette  critique  roule  presque  toute 
sur  des  points  de  grammaire;  elle  est  assez  modérée  ;  on  en  peut  juger  par  le 
jugement  que  l'auteur  fait  de  la  Ilenriade  : 

«  Quelque  imperfection,  dit-il,  qui  se  trouve  dans  le  poëme  de  iM.  de 
Voltaire,  son  ouvrage  n'est  pas  indigne  du  nom  d'excellent,  si  par  excel- 
lent on  entend  un  ouvrage  tel  que  les  Français  n'en  ont  point  de  paieil 
qui  l'égale.»  Puis  il  ajoute:  «  Ce  poëme  était  fameux  avant  même  qu'il 
eût  vu  le  jour  :  c'est  ce  qu'il  a  de  commun  avec  la  Pucelle  de  Chapelain; 
mais  c'est  en  cela  seul  que  le  sort  de  la  Ilenriade  ressemblera  à  celui 
de  la  Pucelle.  » 

M.  de  Voltaire  ne  cessait,  dans  toutes  les  occasions,  de  lémoigner  sa 
haine  et  son  mépris  pour  M.  de  Saint-Hyacintho.  La  bile  de  celui-ci  s'en- 
flamma, et  il  résolut  de  se  venger  par  un  trait  qui  odcnserait  vivement  son 
adversaire.  11  faisait  (Fans  ce  temps-là  une  nouvelle  édition  de  iMathanasius, 
à  laquelle  il  joignit  VApolheose,  ou  la  Déification  du  docteur  Masso^;  il 

1.  Publiée,  pour  la  [jremière  l'ois,  en  1732,  à  la  suite  de  la  sixième  édition  du 
Clief-cVœuvre  d'un  Inconnu. 


4G8  HISTOIRE    POSTHUME 

y  inséra  la  relation  d'une  fâcheuse  aventure  de  M.  de  Voltaire,  qui  avait  été 
très-indignement  traité  par  un  oflBcier  français  nommé  Beauregard. 

Cette  édition  du  Mathanasius,  augmentée  de  VApolhéose^  ne  fit  pas 
grande  sensation  à  Paris,  où  elle  n'avait  pas  été  imprimée;  mais  l'abbé  Des- 
fontaines  ayant  fait  imprimer,  dans  sa  VoUairomanie,  l'extrait  qui  regar- 
dait M.  de  Voltaire,  on  recommença  à  parler  beaucoup  de  sa  triste  aven- 
ture, qui  était  presque  oubliée. 

L'abbé  Desfontaines  avait  été  assez  lié  avec  M.  de  Voltaire,  qui  lui  avait 
donné  plusieurs  fois  des  preuves  d'amitié;  mais  ils  s'étaient  depuis  brouillés, 
et  s'insultaient  publiquement.  L'abbé  Desfontaines,  pour  se  venger  des  dis- 
cours injurieux  de  M.  de  Voltaire,  composa  contre  lui  un  libelle  auquel  il 
donna  le  titre  de  Voltairomanie,  dans  lequel  M.  de  Saint-Hyacinthe  était 
cité,  comme  nous  Pavons  dit. 

Je  me  souviens  que  cet  écrit  n'était  pas  encore  public,  lorsque  le  marquis 
de  Locmaria  se  proposa  de  donner  un  grand  dîner  à  divers  gens  de  lettres 
qui  ne  s'aimaient  pas;  il  y  avait  entre  autres  l'abbé  Desfontiiines,  l'abbé 
Prévost,  Marivaux,  M.  de  Mairan.  Il  m'invita  à  ce  repas,  en  me  disant  :  «  Je 
suis  curieux  devoir  comment  mon  dîner  finira.  » 

Je  me  rendis  chez  le  marquis,  oij  je  trouvai  une  grande  assemblée  ;  l'abbé  . 
Desfontaines  nous  proposa,  avant  le  dîner,  d'entendre  une  lecture  qui,  di- 
sait-il, nous  ferait  grand  plaisir.  On  agréa  sa  demande;  il  nous  lui  la  Vol- 
lalromanie,  qui,  loin  de  nous  faire  plaisir,  fut  regardée  comme  un  libelle 
très-grossier  ;  lui  seul  s'applaudissant,  après  avoir  uni  sa .  lecture,  dit  ces 
propres  paroles,  avec  le  ton  brutal  que  la  nature  lui  avait  donné  et  que  l'é- 
ducatioa  n'avait  pas  corrigé  :  «  Voltaire  n'a  plus  d'autre  parti  à  prendre  que 
de  s'aller  pendre.  » 

M.  de  Voltaire  ayant  appris  à  Cirey,  oii  il  demeurait,  que  la  Vollairo- 
rnanie  était  publique  dans  Paris,  écrivit  au  comte  d'Ârgpnson,  qui  était  pour 
lors  à  la  tête  de  la  librairie,  pour  se  plaindre  de  ce  qu'on  laissait  imprimer 
à  Paris  d'aussi  infâmes  libelles  que  la  Voltairomanie,  que  l'abbé  Desfon- 
taines avait  rempli  de  calomnies,  et  dont  l'auteur  méritait  une  punition 
exemplaire. 

M.  d'Argenson  envoya  chercher  cet  écrivain,  qui  nia  d'abord  que  l'ou- 
vrage fût  de  lui;  mais  ayant  été  cjnvaincu  de  mensonge,  il  eut  assez  d'ef- 
fronterie pour  assurer  qu'il  n'y  avait  pour  lui  d'autre  moyen  de  vivie  que  le 
style  caustique  et  mordant  dont  il  était  dans  l'usage  de  se  servir;  sur  quoi 
le  comte  lui  répondit  qu'il  ne  voyait  pas  de  nécessité  qu'il  vécût. 

M.  de  Voltaire  s'étant  imaginé  que  M.  de  Saint-Hyacinthe  avait  Iravaillé, 
conjointement  avec  l'abbé  Desfontaines,  à  la  Voltairomanie,  en  fut  trèi- 
irrité.Il^ savait  que  je  vivais  avec  lui  dans  la  plus  grande  union,  ce  qui  l'en- 
gagea à  m'écrira  la  lettre  que  voicn 

3)in3l-  «  •''«'i  bien  des  grâces  à  vous  rendre,  etc.  ^.  » 

1.  Voyez  tome  III  de  la  Correspondance,  page  J47. 


DE    VOLTAIRE.  469 

Celle  lettre  fut  bientôt  suivie  d'une  autre,  qui  prouve  que  M.  de  Voltaire 
était  dans  la  plus  grande  agitation;  la  voici  : 

«  A  Cirey,  le  4  février. 
«  Si  vous  daignez,  monsieur,  elcJ.  » 

Je  fis  réponse  à  M.  de  Voltaire  que  M.  de  Saint-Hyacinthe  n'avait  aucune 
liaison  avec  l'abbé  Desfontaines  ;  qu'il  avait  pour  lui  le  plus  grand  mépris, 
et  que  certainement  il  n'avait  aucune  part  à  la  VoUairoinanie. 

M.  de  Voltaire,  non  content  de  ces  deux  lettres  qu'il  venait  de  m'écrire, 
pria  une  de  ses  parentes,  qui  revenait  de  Cirey  à  Paris,  de  me  venir  voir, 
afin  de  m'engager  à  tirer  une  satisfaction  de  !\I.  de  Saint-Hyacinthe,  et  à  le 
déterminer  à  désavouer  l'abbé  Desfontaines.  Cette  dame  ^  vint  chez  moi,  et 
me  dit,  avec  une  grande  émotion,  que  si  l'on  n'apaisait  pas  M.  de  Voltaire, 
il  y  aurait  du  sang  répandu;  qu'il  était  dans  la  plus  grande  colère,  et  qte 
plusieurs  de  ses  parents,  qui  étaient  dans  le  service,  partageraient  sa  que- 
relle. Je  répondis  à  cette  dame  que  j'étais  prêt  à  aller  avec  elle  chez  M.  de 
Saint-Hyacinthe,  et  qu'elle  serait  contente  de  la  manière  dont  je  lui  parle- 
rais; mais  je  lui  conseillai  en  même  temps  de  ne  point  se  servir  de  me- 
naces, parce  que  nous  avions  affaire  à  un  homme  sur  qui  elles  ne  pouvaient 
rien;  qu'on  ne  pourrait  rien  obtenir  de  lui  que  par  des  raisons  tirées  de 
l'honnêteté  et  du  devoir. 

Nous  allâmes  sur-le-champ  trouver  M.  de  Saint-Hyacinthe  :  je  lui  repré- 
sentai qu'ayant  insulté  M.  de  Voltaire  dans  son  Apothéose  du  docteur  Masso, 
et  ayant  donné  des  armes  contre  lui  à  un  aussi  méchant  homme  et  aussi 
méprisable  que  l'abbé  Desfontaines,  il  était  juste  de  faire  une  réparation  à 
M.  de  Voltaire;  qu'autrement  celui-ci  aurait  >ujet  de  croire  qu'il  était  com- 
plice de  l'abbé  Desfontaines. 

La  parente  de  M.  de  Voltaire  ajouta  qu'elle  souhaiterait  que  M.  de  Saint- 
Hyacinthe  déclarât  que  ce  qui  avait  été  cité  comme  étant  de  lui  lui  était 
faussement  attribué,  et  avait  été  supposé  par  l'abbé  Desfontaines. 

Cette  dernière  proposition  fut  entièrement  rejelée.  M.  de  Saint-Hyacinthe 
dit  que  ce  qu'on  voulait  exiger  de  lui  était  un  mensonge  dont  il  serait  aisé 
de  le  convaincre;  que  tous  ses  amis  savaient  qu'il  avait  fait  V Apothéose; 
qu'il  l'avait  toujours  avouée  :  il  nous  conta  à  ce  sujet  les  raisons  qui  l'avaient 
déterminé  à  se  venger  de  M.  de  Voltaire. 

Enfin,  après  beaucoup  de  digressions,  j'obtins  qu'il  écrirait  une  lettre  à 
^\.  de  Voltaire,  dans  laquelle  il  déclarerait  qu'il  n'avait  aucune  part  au  libelle 
de  l'abbé  Desfontaines;  qu'il  n'avait  aucune  liaison  avec  lui;  qu'il  avait  pour 
lui  le  plus  grand  mépris,  et  qu'il  était  très-fàché  de  ce  qu'il  avait  inséré  dans 
son  misérable  écrit  cet  extrait  do  V Apothéose,  qu'il  avouait  avoir  fait  au- 
trefois dans  un  moment  de  colère.  Cette  lettre  fut  effectivement  écrite  et 
envoyée  à  M.  de  Voltaire,  qui  n'en  fut  nullement  content,  parce  qu'il  avait 

1.  Voyez  tome  III  de  la  Correspondance,  page  155. 

2.  M"'"  de  Champbonin. 


470  HISTOIRE    POSTHUME 

espéré  que  M.  de  Saint-Hyacinthe  désavouerait,  comme  n'étant  pas  de  lui, 
ce  qui  en  avait  été  cité,  et  qu'en  conséquence  il  pourrait  attaquer  l'abbé 
Desfontaines  comme  faussaire. 

Depuis  ce  temps,  M.  de  Voltaire  fit  profession  d'une  haine  implacable 
contre  M.  de  Saint-Hyacinthe  ;  il  le  décria  autant  qu'il  put,  et  il  chercha 
toutes  les  occasions  de  lui  nuire. 

Il  l'attaqua  par  l'endroit  le  plus  sensible  à  un  homme  de  lettres;  il  se 
proposa  de  lui  ôter  la  gloire  d'avoir  fait  le  Chef-d'œuvre  d'un  Inconnu. 
Voici  ce  qu'il  inséra  dans  un  écrit  qui  a  pour  titr^  :  Conseils  donnés  à  un 
Journnlisle  ^  : 

«  Il  y  a  surtout  des  anecdotes  littéraires  sur  lesquelles  il  est  toujours 
bon  d'instruire  le  public,  afin  de  rendre  à  ciiacun  ce  qui  lui  appartient. 
Apprenez,  par  exemple,  au  public  que  le  Chef-d'œuvre  d'un  Inconnu,  de 
Mathanasius,  est  de  feu  M.  de  Salengre,  d'un  illustre  mathématicien,  con- 
sommé dans  toute  sorte  de  littérature,  et  qui  joint  l'esprit  à  l'érudition, 
enfin  de  tous  ceux  qui  travaillaient  au  Journal  littéraire,  et  que  M.  de 
Saint-Hyacinthe  fournit  la  chanson  avec  beaucoup  de  remarques;  mais  si 
on  ajoute  à  cette  plaisanterie  une  infâme  brochure  faite  par  un  de  ces  mau- 
vais Français  qui  vont  dans  les  pays  étrangers  déshonorer  les  belles-lettres 
et  leur  patrie,  laites  sentir  l'horreur  et  le  ridicule  de  cet  assemblage  mons- 
trueux. »  [Nouveaux  Mékmges  historiques,  première  partie,  page  359.) 

M.  de  Voltaire  avait  certainement  très-grand  tort  de  nier  que  M.  de' 
Saint-Hyacinthe  fût  l'auteur  du  Chef-d'œuvre  d'un  Inconnu.  J'ai  vécu  un 
an  en  Hollande  dans  une  très-grande  liaison  avec  MM.  Van-Effen,  Salengre 
et  s'Gravesande,  cet  illustre  mathématicien  dont  il  est  fait  mention  dans  les 
Conseils  à  un  Journalisle  ;  ils  m'ont  tous  assuré  que  M.  de  Saint-Hya- 
cinthe était  l'auteur  du  Chef-d'œ.uvre.  Il  est  bien  vrai  que,  comme  il  était 
intime  ami  de  ces  messieurs,  il  leur  lisait  son  ouvrage;  et  il  est  très-possible 
qu'ils  lui  aient  fourni  quelques  citations  pour  l'embellir,  car  ils  avaient  tous 
trois  beaucoup  de  littérature;  mais  ils  n'ont  jamais  prétendu  partager  avec 
M.  de  Saint-Hyacinthe  l'honneur  que  ce  livre  avait  fait  à  son  auteur;  et 
effectivement  quelques  passages  qu'ils  auront  pu  lui  indiquer  ne  les  met- 
taient point  en  droit  de  s'approprier  cet  ouvrage  :  aussi  ne  l'ont-ils  jamais 
fait;  c'est  de  quoi  je  puis  rendre  un  témoignage  certain. 

M.  de  Saint-Hyacinthe  fut  très-sensible  au  reproche  qui  lui  était  fait  de 
se  donner  pour  auteur  d'un  ouvrage  qui  n'était  pas  de  lui;  il  fut  aussi  très- 
offensé  de  la  manière  injurieuse  dont  M.  de  Voltaire  avait  parlé  de  l'Apo- 
théose; car  c'est  cet  écrit  qu'il  désigne  dans  ses  Conseils  à  un  Journalisle 
comme  un  libelle  infâme,  fait  par  un  de  ces  mauvais  Français  qui  désho- 
.norent  les  belles-lettres  et  leur  patrie  -.  Il  répondit  à  M.  de  Voltaire  par  une 
lettre  que  la  plus  violente  colère  semble  avoir  dictée;  elle  fut  d'abord 
imprimée  dans  le  XL'"  volume  [seconde  partie]  de  la  Bibliothèque  française, 
et  ensuite  dans  le  Vollariana. 


1.  Voyez  tome  XXII,  page  '2.'j7. 

2.  Ibid.,  pag-e  258. 


DE     VOLTAIRE.  471 

M.  de  Saint-IIyacinthe  y  prouve  d'abord  démonslrativemenl  qu'il  est 
l'auteur  du  Chef-d'œuvre. 

«  Quelle  est  voire  imprudence  (ce  sont  ses  termes)  d'aUer  dire  que  je 
n'ai  pas  fait  un  livre  dont,  depuis  plus  de  trente  ans,  il  est  de  notoriété 
publique  que  je  suis  l'auteur?  Ignorez-vous  que  ]\1.  Pierre  Gosse,  libraire 
de  la  Haye,  qui  a  fait  la  première  édition  du  Chef-d'œuvre  d'un  Inconnu^ 
vit  encore;  qu'il  était  l'ami  particulier  de  31.  de  S;ilengre;  qu'il  connaissait 
ceux  qui  ont  commencé  avec  moi  le  Journal  littéraire;  que  si  le  commen- 
taire sur  la  chanson  :  L'autre  jour  Colin  malade,  avait  été  l'ouvrage  de  la 
petite  société  qui  travaillait  à  ce  journal,  M.  Jonlison,  qui  en  était  un  des 
auteurs,  aurait  sans  doute  imprimé  le  commentaire?  » 

Il  ajoute  que  personne  ne  s'en  est  jamais  dit  l'auteur,  quoique  le  succès 
en  fût  très-heureux. 

Il  entreprend  ensuite  l'apologie  de  la  Déi/ication  du  docteur  Arislar- 
chus  Masso,  que  M.  de  Voltaire  avait  traitée  avec  le  plus  grand  mépris, 
comme  nous  l'avons  vu  :  il  prétend  prouver  que  cette  pièce  est  une  critique 
judicieuse  des  pédants  comme  Masso.  «  J'ai  vu,  dit-il,  des  personnes  que 
vous  n'oseriez  traiter  de  viles  canailles  qu'à  quel(]ues  lieues  de  distance, 
qui  croyaient  qu'il  y  avait  dans  celte  pièce  aulant  de  gaieté,  plus  d'art  et 
plus  de  savoir,  que  dans  le  commentaire  sur  le  Chef-d'œuvre.  « 

Après  n^avoir  oublié  aucun  des  reproches  que  les  ennemis  de  M.  de 
Voltaire  lui  faisaient,  il  l'accuse  de  louer  excessivement  les  Anglais  aux  dé- 
pens des  F'rançais,  et  il  ajoute:  «  J'ai,  par  un  soûl  trait,  un  peu  trop  loué 
les  Anglais,  je  l'avoue;  mais  ils  m'en  ont  corrigé,  et  j'ai  réparé  mon  erreur.  » 

Je  l'avais  vu  efTeclivement  si  enthousiasmé  des  Anglais  qu'il  avait  pris 
la  résolution  de  s'aller  établir  en  Angleterre.  11  y  alla  ;  mais  il  se  dégoûta 
bientôt  d'eux,  et  il  abandonna  ce  royaume,  en  haïssant  les  Anglais  au  moins 
autant  qu'il  les  avait  aimés. 

Il  Gnit  cette  lettre,  qu'il  avait  écrite  dans  l'accès  de  la  plus  furieuse 
colère,  par  menacerai,  de  Voltaire  de  publier  des  anecdotes  qui  le  regar- 
daient, et  qui  ne  lui  feraient  pas  plaisir,  s'il  ne  cesse  de  l'insulter. 

«  Ces  anecdotes,  continue-il,  sont  si  singulières  que  le  public  les  lira  avec 
un  très-grand  plaisir.  Je  vous  assure  que  je  ne  les  publierai  (ju'à  regret;  mais 
enfin  quan  i  j'en  auiai  pris  le  parti,  je  m'en  acquitterai  de  mon  mieux;  et 
ce  parti  est  pris,  si  vous  ne  m'accordez  pas  la  grâce  que  je  demande.  Faites- 
moi  donc  l'honneur  de  m'oublier,  je  vous  prie  ;  ne  vaut-il  pas  mieux  m'ou- 
blier  que  do  penser  que  je  ne  suis  pas  votre  très-humble  et  très-obéissant 
serviteur  ? 

«  Saint-Hyacinthe.   » 

«  A  Gencken,  ce  10  mai  17  io.  » 

M.  de  Saint-Hyacinthi;  ne  manqua  pas  de  me  faire  part  do  l'insulte  que 
lui  avait  faite  M.  de  Voltaire  en  lui  voulant  ôter  le  iMathanasius;   il   m'écri- 


472  HISTOIRE     POSTHUME 

vit  à  ce  sujet  deux  lettres  qui  peignent  au  naturel  la  vive  colère  dont  il 
était  pénétré. 

Sa  première  lettre  est  datée  de  Geneken.  près  Breda,  oiî  il  était  allé 
s'établir;  il  s'y  exprime  ainsi  : 

«  L'imposture  de  Voltaire  est  digne  de  lui.  11  a  fait  mettre  dans  un 
Mercure^  que  je  n'étais  pas  l'auteur  de  Matlianasiu- ;  on  m'a  écrit  aussi 
d'Amsterdam  que  cela  se  trouvait  aussi  dans  un  sixième  volume,  qui  vient 
de  paraître,  de  ses  ouvrages.  Je  ne  crois  pas  que  je  me  donne  la  peine  de 
faire  voir  son  imposture;  mais  si  je  la  prends,  ce  sera  d'une  manière  si 
vraie  sur  tout  ce  qui  le  regarde,  et  en  même  temps  si  fâcheuse  pour  lui,  que 
je  l'obligerais  de  s'aller  pendre  s'il  avait  la  moindre  teinture  d'honneur.  » 

Cette  lettre  me  fut  écrite  avant  celle  à  M.  de  Voltaire,  dont  j'ai  rendu 
compte;  il  m'en  adressa  ensuite  une  autre,  datée  aussi  de  Geneken,  du 
11  octobre  1745,  qui  est  du  même  s-tyle: 

0  Comme  on  m'a  fait  sentir,  me  mandait-il,  que  de  ne  pas  répondre  à 
cette  accusation  c'était  ra'avouer  coupable  de  l'impudence  de  me  recon- 
naître pour  l'auteur  d'un  livre  que  je  n'avais  pas  fait,  et  mériter  d'être 
traité,  ainsi  qu'il  le  fait  au  sujet  de  la  Déi/icaiion  d'Arislarchus  Masso, 
pour  être  un  de  ces  mauvais  Français  qui  vont  dans  les  pays  étrangers  dés- 
honorer leur  nation  et  les  belles-lettres,  je  lui  ai  répondu  par  une  lettre  qui 
se  trouve  imprimée  dans  le  XL«  volume  de  la  Bibliothèque  française;  et 
une  personne  ici  de  ma  connaissance  a  reçu  une  lettre  de  Bruxelles  où  on 
lui  marque  que  les  accusations  de  Voltaire  ayant  excité  la  curiosité  de  voir, 
dans  la  Déification  d'Arislarchus  Masso,  ce  qui  pouvait  l'avoir  mis  de  si 
mauvaise  humeur,  on  en  avait  deviné  la  raison,  indiquée  déjà  par  la  Vol- 
lairomanie ;  et  que  depuis  ce  temps  on  appelait  les  cannes  fortes  des  Vol- 
taires, pour  les  diïtingner  des  cannes  de  roseau;  et  qu'au  lieu  de  dire: 
Donner  des  coups  de  canne  ou  des  coups  de  bâton,  on  disait  voltairiser. 
On  envoyait  même  à  cette  personne  une  épigramme  qui  commençait  : 

Pour  une  épigramme  indiscrète, 

On  voltairisait  un  poète. 

A  l'aide,  au  secours,  Apollon! 

Voilà  ce  que  sa  calomnie  lui  aura  produit.  Ce  qu'il  y  a  de  plaisant,  c'est 
que  la  réponse  que  je  lui  ai  faite  se  trouve  imprimée  immédiatement  après 
l'extrait  de  son  sixième  volume,  à  côté,  pour  ainsi  dire,  de  l'extrait  qu'on 
y  trouve  des  lettres  que  le  roi  de  Prusse  lui  a  écrites.  » 

Ce  n'est  pas  sans  répugnance  que  je  rapporte  tous  ces  indécents  détails; 
mais  l'exactitude  que  je  vous  ai  promise  m'y  oblige. 

Dans  le  temps  de  cette  malheureuse  et  scandaleuse  dispute,  M.  de 
Saint-Hyacintlie  travaillait  à  l'ouvrage  qui  a  pour  titre  :  Recherches  philo- 


1.  Les  Conseils  à  un  Journaliste  avaient  été  imprimés  dans  le  Mercure  de 
1744,  premier  cahier  de  novembre. 


DE     VOLTAIRE.  473 

sophiques  sur  la  nécessité  de  s'assurer  par  soi.-?néme  de  la  vérilé,sur  la 
certitude  des  connaissances  et  sur  la  nature  des  êtres  '. 

On  lui  conseilla  de  dédier  ce  livre  au  roi  de  Prusse,  que  la  protection 
éclairée  dont  il  favorisait  les  gens  de  lettres  avait  rendu  aussi  célèbre  dans  la 
littérature  que  ses  talents  militaires  avaient  inspiré  d'admiration  pour  lui  à 
l'Europe.  li  m'envoya  cette  épitre  dédicaloire  en  manuscrit,  en  me  priant 
de  l'examiner,  et  d'en  conférer  avec  ceux  que  je  croirais  capables  de  lui 
donner  de  bons  conseils.  Je  ne  crus  pas  pouvoir  mieux  faire  que  de  con- 
sulter M.  de  iMauperluis,  que  le  roi  de  Prusse  honorait  de  son  amitié,  qui 
lui  était  attaché,  et  que  l'on  regardai!  comme  un  des  courtisans  de  Sa  Ma- 
jesté prussienne;  je  le  connaissais  beaucoup,  et  il  était  grand  ami  de  M.  de 
Saint-Hyacinthe. 

11  lut  l'épitre  dédicatoire,  l'examina  avec  beaucoup  d'attention,  fit  quelques 
remarques  grammaticales,  et  jugea  qu'on  pouvait  l'imprimer,  en  remarquant 
cependant  que  les  louanges  n'y  étaient  pas  distribuées  avec  assez  de  déli- 
catesse. Effectivement,  on  ne  pouvait  rien  y  ajouter  :  ce  grand  prince  y  est 
représenté  comme  un  souverain  aimable  par  sa  bonté,  admirable  par  sa 
justice,  redoutable  par  sa  valeur,  l'admiration  des  étrangers,  et  la  gloire  de 
la  royauté. 

M.  de  Saint-Hyacinthe  s'aperçut  lui-même  (jue  «  ce  ton,  ([iii  paraissait 
approcher  de  la  flatterie,  convemut  mieux  à  un  courtisan  (ju'ii  un  philo- 
sophe »;  et  il  m'écrivit  :  «  Si  vous  trouvez  cette  épîtie  tiop  forte,  plaignez- 
moi  d'être  dans  la  nécessité  de  la  faire;  je  crois  cependant  le  fond  de  ce  que 
je  dis.  » 

Cette  dédicace  ne  produisit  aucun  des  effets  qu'en  avait  espérés  l'auteur; 
le  roi  n'y  fit  pas  la  moindre  attention.  M.  de  Saint-Hyacinthe  s'imagina  que 
c'était  l'effet  des  mauvais  services  que  M.  de  Voltaire  lui  avait  rendus  à  la 
cour  de  Prusse  :  c'est  ce  qu'on  peut  voir  dans  les  lettres  qu'il  m'adressa,  et 
que  je  vais  rapporter. 

Il  m'écrivit,  le  8  juillet  1744:  «J'ai  reçu  une  lettre  de  M.  Jordan;  il 
m'avait  écrit  quand  j'envoyai  ii  Berlin  l'exemplaire  pour  le  roi,  avec  plu- 
sieurs autres,  qu'il  l'avait  fait  tenir  au  roi;  et  que  dès  que  le  roi  serait 
de  retour,  et  qu'il  saurait  sa  volonté,  il  m'en  informerait.  Voltaire  passa 
dans  ce  temps-là  à  Rotterdam,  en  allant  en  Prusse;  M.  de  Bruas  lui  fit 
présent  d'un  exemplaire  de  mes  Recherches,  croyant  l'engager  à  me  rendre 
de  bons  offices  en  Prusse;  Voltaire  tint  de  moi  beaucoup  de  mauvais  dis- 
cours, et  je  me  doutais  bien  qu'il  me  nuirait  de  son  mieux.  En  effet,  j'ai  été 
près  d'un  an  sans  recevoir  des  nouvelles  de  M.  Jordan;  et  pour  m'assurer 
de  la  vérité  de  ce  que  je  soupçonnais,  j'écrivis  une  lettre  à  M.  Jordan  pour 
me  plaindre  de  ce  qu'après  m'avoir  écrit  qu'il  me  manderait  son  sentiment 
de  mon  livre  (luand  il  l'aurait  lu,  et  celui  de  ses  amis,  il  avait, oublié  de  me 
faire  cette  grâce.  Je  ne  lui  parlai  point  du  roi  ni  de  Voltaire,  dont  je  disais 
seulement  (lu'un  poëte,  à  son  retour  de  Berlin,  avait  assuré  à  un  de  mes  amis 
de  Rotterdam  que  mon  livre  n'y  avait  pas  réussi  ;  mais  (\\io  comme  les  poëtes 

1.  Imprimé  en  1743,  in-H". 


474  HISTOIRE    POSTIILME 

sont  fort  accoutumés  à  la  fiction,  je  le  priais,  lui  M.  Jord m,  de  me  dire  au 
vrai  ce  qui  eu  éltit,  le  priant  de  me  croire  a-sez  galant  homme  pour  penser 
que  je  pouvais  fiiire  un  mauvais  livre,  et  même  pour  me  l'entendre  dire.  J'ai 
reçu  une  lettre  concertée,  où  l'on  ne  me  dit  pas  un  mot  ni  du  roi 
ni  du  poë.e,  où  on  parle  assez  bien  de  mon  livre;  d'ailleurs,  lettre  polie, 
mais  d'un  fioid  poli,  en  comparaison  des  auires.  Ainsi,  mon  très-cher 
ami,  il  n'y  a  rien  à  espérer  de  ce  côté-là;  et  qui  en  effet  sera  ami  de  Vol- 
taire no  le  sera  pas  de  moi.  Si,  après  le  premier  voyage  que  ce  poëte  fit  à 
Berlin,  on  ne  m'eût  pas  écrit  de  Paris  qu'il  était  revenu  disgracié  du  roi  de 
Prusse,  quelque  admiration  que  j'eusse  pour  ce  que  j'apprends  de  ce  prince, 
je  ne  lui  aurais  pas  fait  l'honneur  de  lui  dédier  mon  livre;  mais  la  chose  est 
faite.  » 

M.Jordan,  qui  était  en  relations  avec  M.  de  Saint-Hyacinthe,  était  un 
homme  de  lettres  qui  avait  une  place  à  la  cour  de  Prusse;  il  est  connu  par 
plusieurs  ouvrages,  et  entre  autres  par  \' Histoire  de  M.  de  La  Croze. 

31.  de  Saint-Hyacinthe  m'écrivit  une  autre  lettre,  dans  laquelle  il  répète 
à  peu  près  ce  qu'il  m'avait  déjà  mandé;  elle  e-t  du  10  octobre  1745,  la 
voici  : 

«  C'est  Voltaire  qui  a  mal  disposé  le  roi  de  Prusseà  mon  égard.  Il  arriva 
justement  que  ce  poëte  alla  en  Prusse  lorsque  mes  Recherches  y  arrivèrent; 
el  le  silence  du  roi,  qui  ne  m'a  pas  seulement  fait  dire  qu'il  les  avait  reçues, 
est  un  effet  de  l'amitié  de  ce  prince  pour  ce  poëte  :  aussi  je  ne  les  lui  aurais 
pas  dédiées  si  je  n'avais  cru,  sur  ce  qu'on  m'avait  écrit,  que  leur  amitié 
était  rompue  :  bien  persuadé  que  qui  est  ami  de  Voltaire  n'est  pas  propre  à 
l'être  de  Saint-Hyacinthe.  » 

Ce  fut  la  dernière  lettre  que  je  rerus  de  lui;  il  mourut  peu  de  temps 
après  l'avoir  écrite. 

La  haine  avait  produit  chez  lui  son  etfot  ordinaire,  un  jugeaient  très- 
injuste  de  son  adversaire. 

Lorsqu'il  fui  question  de  nommer  M.  de  Voltaire  à  l'Académie  française, 
tout  le  monde  applaudit  à  un  choix  si  convenable.  M.  de  Saint-Hyacinthe 
fut  le  seul  qui  le  désapprouva.  Il  m'écrivait  de  Saint-Jorry,  le  17  février 
1743  :  «  A  l'égard  de  Voltaire,  l'Académie  sora  bien  honorée  de  recevoir  dans 
le  nombre  des  quarante  un  homme  sans  mœurs,  sans  principes,  qui  ne  sait 
pas  sa  langu  ',  à  moins  qu'il  ne  l'ait  étudiée  depuis  quelques  années,  et  qui 
n'a  de  talent  que  celui  que  dorme  une  imagination  vive,  avec  le  talent  de 
s'approprier  tout  ce  qu'il  peut  trouver  de  bon  chez  les  autres,  avec  quoi  il 
fait  des  ouvrages  pleins  de  pensées  belles  ou  de  traits  brillants,  qui  ne  sont 
pas  de  lui,  et  qui  sont  liés  sjns  justesse,  et  mal  assortis  à  ce  qui  est  d?  lui.  » 

Comme  je  m'étais  conduit  dans  le  cours  de  cette  étrange  dispute  avec 
candeur  et  honnêteté,  M.  de  Voltaire  ne  se  plaignit  jamais  de  moi,  quoiqu'il 
ne  put  ignorer  mon  intime  liaison  avec  M.  de  Saint-Hyacinihe. 

J'avais  connu  M.  de  Voltaire  dans  sa  jeunesse;  je  l'avais  souvent  vu 
chez  M.  de  Pouilly  mon  frère,  pour  qui  il  avait  beaucoup  d'estime.  J'ai  vu 
de  ses  lettres,  où  il  assurait  que  M.  de  Pouilly  raisonnait  aussi  profondément 
que  Bayle,  et  écrivait  aussi  éloquemm'^nt  que  Bossuet. 


1)K     VOLTAIRE.  475 

Dans  une  lettre  qu'il  m'écrivait  de  Cirey,  le  29  octobre  173S,  en  réponse 
au  remerciement  que  je  lui  avais  fait  du  livre  des  Éléments  de  Nciolon,  il 
me  disait \  en  parlant  de  la  philosophie  de  Newton  :  «  Cette  philosophie  a 
plus  d'un  droit  sur  vous;  elle  est  la  seule  vraie,  et  monsieur  votre  frère  de 
Pouilly  est  le  premier  en  France  qui  l'ail  connue;  je  n'ai  que  le  mérite 
d'avoir  osé  effleurer  le  premier  en  public  ce  qu'il  eût  approfondi  s'il  IVùt 
voulu.  » 

M.  de  Saulx,  dans  l'éloge  historique  qu'il  a  fait  de  M.  de  Pouilly,  que 
Ton  trouve  à  la  tête  de  li  dernière  édition  de  la  Théorie  des  seniimenlfi 
agréables-,  a  aussi  remarqué  que  c'était  lui  qui,  lepremier  en  France,  avait 
osé  sonder  les  profondeurs  dont  on  s'élail  conlenlé  de  demeurer  élo7iné ; 
c'est  ainsi  qu'il  s'exprime  en  parlant  du  célèbre  ouvrage  do  M.  Newton. 

J'avais  vu  aussi  plusieurs  fois  M.  de  Voltaire  chez  milord  Bolingbroke, 
qui  l'aimait;  je  me  souviens  qu'un  jour  on  parlait  chez  ce  seigneur  de  Pope 
et  de  Voltaire;  il  les  connaissait  tous  deux  également;  on  lui  demanda 
auquel  des  deux  il  donnait  la  préférence  :  il  nous  répondit  que  c'étaient  les 
deux  plus  beaux  génies  de  Finance  et  d'Angleterre;  mais  (pi'il  y  avait  bien 
plus  de  philosophie  dans  la  tête  du  poëte  anglais  que  chez  Voltaire. 

Dans  cette  même  lettre  que  M.  de  Voltaire  m'avait  écrite  de  Cirey, 
dont  je  viens  déparier,  il  me  faisait  part  de  l'ouvrage  qu'il  avait  entrepris, 
et  auquel  il  donna  le  titre  de  Siècle  de  Louis  XIV\   il  m'en  parlait  ainsi-'  : 

«  Il  y  a  quelques  années,  monsieur,  etc.  « 

En  répondant  à  cette  lettre,  je  fis  part  à  M.  de  Voltaire  de  quelques  obser- 
vations dont  il  ne  fut  pas  mécontent,  puisque,  dans  la  première  lettre  qu'il 
m'écrivit,  à  l'occasion  de  sa  querelle  avec  M.  de  Saint-Hyacinthe,  que  l'on  a 
rapportée  plus  haut,  «  il  me  remerciait  de  mes  bons  documents  »,  et  qu'il 
ajoutait  :  «  Il  faudrait  avoir  l'honneur  de  vivre  avec  vous,  pour  mettre  fin  à 
la  grande  entreprise  à  laquelle  je  travaille.  »  C'était  un  compliment  dont 
je  conclus  seulement  qu'il  n'avait  pas  désapprouvé  les  avis  que  je  lui  avais 
donnés. 

Sa  dispute  avec  M.  de  Saint-Hyacinthe  ne  changea  point  du  tout  sa 
façon  de  penser  à  mon  égard,  et  j'ai  toujours  eu  sujet  do  me  louer  de  ses 
procédés.  Je  rapporterai  quelques-unes  de  ses  lettres,  qui  démontrent  qu'il 
ne  m'a  jamais  su  mauvais  gré  de  1  amitié  que  j'avais  conservée  avec  M.  do 
Saint-Hyacinthe  jusqu'il  sa  mort. 

Je  lui  envoyai  la  vie  que  j'avais  faite  A' Érasme;  ce  [)résent  m'attira  la 
réponse  la  plus  honnête;  la  voici*  : 

«  Au.\  Délices,  près  de  Genève,  10  mai  1757. 
«  Je  ne  puis  trop  vous  remercier,  monsieur,  etc.  ^' 

1.  Voyez  tome  XXX\',  page  2.j. 

2.  Cûiquième  édition,  1774,  in-S". 

3.  Tome  XXXV,  page  2G. 

4.  Tome  XXXIX,  page  200. 


476  HISTOIIJE     POSTHUME 

Après  que  M.  de  Voltaire  eut  donné  au  public  son  Histoire  universelle, 
je  ne  craignis  pas  de  lui  représenter  qu'il  s'y  trouvait  beaucoup  de  faits 
racontés  avec  peu  d'exactitude.  Ma  critique  était  accompagnée  de  cette 
honnêteté  dont  les  gens  de  lettres  ne  devraient  jamais  s'écarter;  aussi  fut- 
elle  très-bien  reçue,  et  il  m'écrivit  une  lettre  à  ce  sujet,  qui  prouve  qu'il 
écoulait  avec  plaisir  les  avis  qu'on  lui  donnait.  En  voici  quelques  mor- 
ceaux : 

«  A  Monrion,  près  de  Lausanne,  14  f<ivrier  1757. 

a  L'esprit  dans  lequel  j'ai  écrit,  monsieur,  ce  faible  Essai  sur  l'histoire 
a  pu  trouver  grâce  devant  vous,  et  devant  quelques  philosophes  de  vos 
amis.  Non-seulement  vous  pardonnez  aux  fautes  de  cet  ouvrage,  mais  vous 
avez  la  bonté  de  m'avertir  de  celles  qui  vous  ont  frappé;  je  reconnais,  à 
ce  bon  oifice,  les  sentiments  de  votre  cœur,  et  le  frère  de  ceux  qui  m'ont 
toujours  honoré  de  leur  amitié.  Recevez,  monsieur,  mes  sincères  et  tendres 
remerciements.  Je  ne  manquerai  pas  de  rectifier  ces  erreurs,  et  encore 
moins  l'obligation  que  je  vous  ai.  » 

Il  m'écrivit  une  seconde  lettre,  datée  de  Monrion,  près  de  Lausanne,  le 
20  mars  1757,  oià  il  me  réitère  (ce  sont  sestermes;  ses  «  sincères  et  tendres 
compliments;  je  vous  en  dois  beaucoup  pour  les  bontés  que  vous  avez  eues 
de  remarquer  quelques-unes  de  ces  inadvertances  de  l'Histoire  générale.  Je 
ne  vousenverriii  cette  histoire  qu'avec  les  corrections  dont  je  vous  ai  l'obli- 
gation. « 

Il  ne  regardait  cette  première  édition  que  comme  un  essai,  et  comme 
une  occasion  de  recueillir  les  avis  des  hommes  oclairés;  c'est  ainsi  qu'il 
s'explique  dans  cette  même  lettre. 

Il  finissait  une  autre  lettre  qu'il  m'écrivait,  par  cette  politesse  :  «  Je 
me  recommande  à  vous,  monsieur,  comme  à  un  homme  de  lettres,  à  un 
philosophe  pour  qui  j'ai  eu  toujours  autant  d'estime  que  d'attachement  pour 
votre  famille.  » 

Je  pourrais  encore  rapporter  d'autres  lettres  de  M.  de  Voltaire;  mais 
celles-ci  suffisent  pour  vous  prouver  que  sa  haine,  son  mépris  et  sa  colère 
contre  M.  de  Saint-Hyacinthe,  n'ont  jamais  influé  sur  moi,  qu'il  savait  être 
son  intime  ami;  et  qu'avant  et  après  cette  violente  dispute  il  a  toujours  eu 
pour  moi  les  égards  les  plus  honnêtes. 

Voilà,  monsieur  l'abbé,  un  compte  très-exact  de  tout  ce  qui  s'est  passé 
dans  cette  querelle,  qui  m'a  causé  beaucoup  de  chagrin  parce  qu'elle  ne 
faisait  honneur  ni  à  l'un  ni  à  l'autre  des  deux  adversaires,  que  j'aimais  et 
estimais  :  l'un  m'était  très-cher,  et  l'autre  était  regardé  par  la  nation,  par 
l'Europe  même,  comme  un  des  plus  beaux  génies  que  la  France  ait  jamais 
eus. 

Je  vous  prie,  monsieur,  de  regarder  cette  lettre,  que  je  n'ai  écrite 
qu'avec  répugnance,  comme  une  preuve  de  l'empire  que  vous  avez  sur 
moi,  et  de  l'estime  respectueuse  avec  laquelle  j'ai  l'honneur  d'être  votre  très- 
humble  et  très-obéissant  serviteur,  etc. 

DE   BURIGNV. 


DU     VOLTAIRE.  477 

XXVII. 

TRANSACTION 

SUR   LES  ABUS  DE  JOUISSANCE   DE  VOLTAIRE  A  TOURNAÏ'. 

Pardevant  les  conseillers  du  roi,  notaires  au  Chàtelet  do  Paris  soussi- 
gnés, 

Furent  présents  :  M.  François  Fargès*,  chevalier,  conseiller  d'Ktat,  ancien 
intendant  des  finances,  demeurant  à  Paris  en  son  hôtel,  rue  de  l'Université, 
paroisse  Saint-Sulpice,  au  nom  et  comme  fondé  de  la  procuration  spéciale 
à  l'effet  lies  présentes  : 

1"  De  haut  et  puissant  saigneiir  monseigneur  Bénigne  Legouz  de  Saint- 
Sei.ie^,  chevalier,  marquis  de  Saint-Seine,  seigneur  de  Rozière,  Jancigny,  la 
Tour  d'Is-urtille,  et  autres  lieux,  con^ieiller  du  roi  en  tous  ses  conseils,  pre- 
mier président  du  parlement  de  Bourgogne,  stipulant  dans  ladite  procura- 
tion et  par  suite  au  présent  acte  en  qualité  de  tuteur  honoraire  de  M.  René 
de  Brosses*,  fils  mineur  de  haut  et  puissant  seigneur  monseigneur  Charles 
de  Brosses,  chevalier,  baron  de  IMontfalcon,  premier  président  du  même 
parlement,  et  da  haute  et  puissante  dame  madame  Joanne-3Iarie  Legouz 
de  Saint-Seine^,  son  épouse,  tous  les  deux  décédés  ; 

2"  De  haut  et  puissant  seigneur  messire  Charles-Claude  deBro>ses*',  che- 
valier, comte  de  Tournay,  ancien  grand-bailly  d'épée  du  pays  de  Gex  ; 

3»  Et  de  M.  Etienne  Navier  Dussaussoye,  bourgeois  de  ladite  ville  de 
Dijon,  stipulant  en  qualité  de  tuteur  onéraire  dudit  sieur  René  de  Brosses, 
suivant  l'acte  passé  en  suite  du  projet  conformément  auquel  les  présentes  se- 
ront rédigées,  et  reçu  par  M"  Bouché  et  son  confrère,  notaires  à  Dijon,  le  cinq 
du  présent  mois  de  janvier,  dont  l'original,  duement  contrôlé  et  légalisé  au- 
dit liej,  représenté  par  mondit  sieur  de  F'argès  qui  le  certifie  véritable,  est 
à  sa  réquisition  demeuré  joint  il  la  minute  des  présentes,  après  avoir  été  de 
lui  signé  et  paraphé  en  la  présence  des  notaii es  soussignés. 

Mondit  sieur  René  de  Brosses,  mineur,  partie  intéressée  au  présent  acte 

\.  Éditeur,  Tli.  Foisset. 

2.  Ami  intime  et  coopùrateur  de  Turgot. 

3.  Le  dernier  des  premiers  présidents  du  parlement  de  l5oiiryognc,  mort  à 
Bàle  en  1800. 

4.  Né  à  Dijon  le  13  mars  1771,  mort  à  Paris  le  '2  décembre  1834,  après  avoir  été 
préfet  du  Rhône  et  conseiller  d'État.  (Voyez  son  article  au  supi)lémenî,  de  la 
liiogr.  univ.) 

5.  Seconde  femme  du  président  de  Brosses,  mariée  le  2  septembre  1770,  morte 
le  l*""  novembre  1778,  au  château  de  Montfalcou,  en  Bresse. 

6.  Né  le  17  mars  1713,  mort  sans  postérité  le  21  janvier  1793.  Il  a  coopéré  au 
Dictionnaire  génèalogiiiue,  hcraldiqne,  chronolo!/i(iue  et  historique  de  La  Ches- 
naye  Desbois,  comme  à  l'Armoriai  de  Bourgogne,  en  commun  avec  le  marquis  de 
(:ourti\ron,  de  l'Académie  des  sciences,  el  N.  de  Thésut  de  Verrey.  (Tu.  F.) 


478  HISTOIRE     POSTHUME 

en  sa  qualité  de  donataire  de  la  terre  et  seigneurie  de  Tournay,  suivant  la 
donation  que  lui  en  a  faite  entre  autres  choses  ledit  sieur  Claude-Charles  de 
Brosses  de  Tournay,  son  oncle,  par  acte  passé  devant  M"  Bouché,  notaire  à 
Dijon,  qui  en  a  la  minute,  et  son  confrère,  le  vingt-trois  décembre  1779, 
d'une  part; 

Et  dame  Marie-Louise  Mignot,  veuve  en  premières  noces  deM"Charles- 
iS'icolas  Denis,  capitaine  au  régiment  de  Champagne,  chevalier  de  l'ordre 
royal  et  militaire  de  Sainl-Louis,  commissaire  ordonnateur  des  guerres  et  con- 
seiller correcteur  ordinaire  en  la  Chambre  des  comptes  de  cette  ville,  actuel- 
lement épouse  en  secondes  noces  de  messire  François  Duvivier,  écuyer, 
commissaire  ordonnateur  des  guerres,  chevalier  de  l'ordre  royal  et  militaire 
de  Saint-Louis,  dudit  sieur  son  mari  pour  le  présent  autorisée  à  l'effet  du 
présent  acte,  quoique  non  commune  avec  lui  suivant  leur  contrat  de  ma- 
riage, demeurant  mesdits  sieur  et  dame  Duvivier,  rue  de  Richelieu,  paroisse 
Saint-Eustache  ; 

iladite  dame  Duviver  devenue  seule  et  unique  héritière  de  défunt  mes- 
sire François-Marie  Arouet  de  Voltaire,  son  oncle,  chevalier,  gentilhomme 
ordinaire  delà  chambre  du  roi,  historiographe  de  France,  l'un  des  quarante 
de  l'Académie  française,  et  ce  au  moyen  de  l'abstention  faite  à  la  succes- 
sion de  M.  de  Voltaire  par  M''^  Alexandre-Jean  Mignot,  conseiller  du  roi 
en  son  grand  conseil,  abbé  de  l'abbaye  de  Scellières,  son  neveu,  et  frère  de 
madite  dame  Duvivier,  suivant  l'acte  passé  devant  M*  Dutertre,  l'un  des  no- 
taires soussignés,  qui  en  a  la  minute,  et  son  confrère,  le  dix-sept  juin  1778, 
dueraent  insinué;  lesquels  sieur  abbé  Mignot  et  dame  Duvivier  étaient,  avant 
ladite  abstention,  seuls  présomptifs  héritiers  chacun  pour  moitié  dudit  feu 
sieur  de  Voltaire,  leur  oncle,  suivant  qu'il  est  jusIiQé  par  un  acte  de  noto- 
riété reçu  par  ledit  M^  Dutertre,  qui  en  a  la  minute,  et  son  confrère,  notaires 
à  Paris,  le  seize  dudit  mois  de  juin; 

Et  en  cette  qualité  madite  dame  Duvivier  tenue  des  charges  de  la  suc- 
cession dudit  feu  sieur  de  Voltaire,  et  en  particulier  de  celle  dont  va  être  fait 
mention  au  présent  acte,  d'autre  part; 

Lesquels  ont  dit  qu'avant  la  donation  faite  par  ledit  sieur  de  Brosses  de 
Tournay  à  monsieur  René  de  Brosses  son  neveu,  par  l'acte  dudit  jour  vingt- 
trois  décembre  4779  de  la  terre  et  seigneurie  de  Tournay,  et  autres  biens 
compris  dans  ladite  donation,  ledit  sieur  de  Brosses  de  Tournay  avait  intro- 
duit et  commencé  une  instance  au  bailliage  de  Gex  contre  ladite  dame  Du- 
vivier en  qualité  d'héritière  de  M.  de  Voltaire,  au  sujet  de  la  remise  que  la 
dite  dame  Duvivier  devait  faire  audit  sieur  de  Brosses  de  ladite  terre  et  sei- 
gneurie de  Tournay,  bâtiments  et  fonds  en  dépendant,  conformément  au 
bail  à  vie  de  ladite  terre  passé  audit  sieur  de  Voltaire  par  M.  le  président 
de  Brosses  le  onze  décembre  1738,  pardevant  Girod,  notaire  royal  à  Gex,  et 
notamment  au  sujet  des  dommages-intérêts  répétés  par  ledit  sieur  de  Brosses 
de  Tournay  à  ladite  dame  Duvi\ier,  pour  les  dégradations  et  détériorations 
arrivées  dans  ladite  terre  pendant  la  jouissance  dudit  sieur  de  Voltaire,  sui- 
vant lareconraissance  et  estimation  qui  en  avait  été  faite  par  experts  res- 
pectivement nommés. 


DE     VOLTAIUE,  479 

Prétendail  ladite  dame  Duvivier  que  l'eslimaiion  desdits  dommages- 
intérêts  n'ayant  été  faite  pour  la  plus  grande  partie  et  sur  les  objets  les 
plus  considérables  que  par  les  seuls  experts  nommés  par  M.  de  Brosses 
de  Tournay,  ceux  nommés  par  ladite  dame  Duvi\ier  ne  s'étant  point 
expliqués  sur  ladite  estimation,  par  les  raisons  par  eux  décrites  dans  leurs 
rapport?,  ledit  sieur  de  Brosses  ne  pouvait  se  prévaloircontre  elle  de  ladite 
estimation,  ni  la  lui  opposer,  quoique  confirmée  par  celle  des  tiers  experts 
nommés  par  le  lieutenant  général  du  bailliage  de  Gex,  sur  la  requête  dudit 
sieur  de  Brosses,  laquelle  dernière  estimation  elle  maintenait  devoir  être  re- 
gardée comme  inutile  et  superflue,  dès  qu'il  n'en  avait  point  été  fait  par  ses 
experts,  puisque  dès  lors  il  ne  pouvait  y  avoir  aucune  discordance  entre  les- 
dils  experts  et  ceux  nommés  par  ledit  sieur  de  Brosses;  que  d'ailleurs  les- 
dits  tiers  experts  n'étaient  pas  personnes  capables  pour  décider  si  les  motifs 
du  refus  fait  par  estimation  étaient  légitimes  ou  non. 

A  quoi  il  était  répondu  par  ledit  sieur  de  Brosses  que  l'estimation  de 
toutes  les  dégiadations  et  détériorations,  qui  seraient  reconnues,  ayant  été 
ordonnée  [lar  le  procès-verbal  de  prestation  de  sermeiit  des  experts  fait  par- 
devant  le  lieutenait  général  du  bailliage  de  Gex,  ceux  nommés  de  la  part 
de  ladite  dame  D,i vivier  ne  pouvaient  avoir  aucune  raison  valable  pour  se 
dispenser  de  procéder  k  ladile  estimation;  que  dès  lors  le  refus  qu'ils  en 
avaient  fait  devait  être  regarcié  comme  une  opinion  discordants  avec  l'esii- 
niation  faite  par  les  experts  par  lui  nommés  ;  qu'il  était  par  conséquent  in- 
dispensable d'avoir  recours  à  des  tiers  experts,  et  il  ne  pou\  ait  y  avoir  aucun 
doute  sur  la  prépondérance  de  leurs  avis;  que  d'ailleurs  ladite  dame  Duvi- 
vier n'avait  point  interjeté  appel  du  jugement  qui  avait  nommé  les  tiers  ex- 
perts, non  plus  que  du  procès-verbal  de  prestation  de  serment  des  premiers 
experts,  et  que  par  conséquent  elle  était  non  recevable  et  mal  fondée  dans 
sa  prétention. 

Désirant  les  parties  terminer  et  assoupir  ladite  instance,  éviter  les  frais 
de  nouveaux  rapports  et  prévenir  les  suites  de  l'événement  des  contestations 
mues  entre  elles  qui  pourraient  donner  lieu  à  des  involutions  de  procédures 
considérables,  a  été  convenu  de  ce  qui  suit  à  titre  de  transaction  sur  procès. 

Article  Premier. 

Les  domma.ues-intéièts  répétés  par  M.  de  Brosses  de  Tournay  pour  ré- 
parations et  détériorations  dans  ladite  terre  et  seigneurie  do  Tournay,  de- 
meurent réduits  et  réglés  du  consentement  respectif  de  toutes  les  parties  : 

r  A  la  somme  de  cinq  cents  livres  pour  les  frais  et  nivellement  de  la  car- 
rière de  Tournay,  ci iiOO. 

2°  A  celle  de  douze  cents  livres  pour  la  couïtruction  des  fosses  à  faire 
autour  de  la  forêt  de  Tournay,  pour  la  tenir  en  défense,  conformément  au 
bail  à  vie  de 'l7o8,  ci   .    .    . 1,200. 

3"  A  celle  de  quatre  mille  livres  pour  dc.-^lruciion  et  démolition  des  bâti- 
ments du  fermier  et  du  colombier  en  pied,  ainsi  que  de  l'erilèvment  des 
entublemcntsdu  jet  d'eau  du  jardin  de  Tournay,  ci   .    .    .        4,000. 


480  HISTOIRE     POSTHUME 

4°  A  celle  de  quatre  mille  huit  cent  trente-quatre  livres  pour  mau- 
vais état  et  réparations  à  faire  aux  bâtiments  et  fonds  de  ialite  terre, 
ci 4,834. 

5"  A  celle  de  quatre  cent  trente-neuf  livres  dix  sous  pour  rem- 
placement de  tonneaux  et  autres  ustensiles  de  vendange  et  de  jardin. 
Cl "       439.  10. 

6"  A  la  somme  de  quatre  mille  livres  à  laquelle  demeurent  réglés  les 
frjis  de  récépage  de  la  forêt  de  Tournay,  et  les  dommages-intérêts  dus  pour 
retard  de  la  croissance  des  taillis  de  ladite  forêt,  ci  .    .    .       4,000. 

7°  A  la  somme  de  quarante  livres  pour  labourage  et  ensemençure  de 
glands  dans  trois  arpents  défrichés  dans  ladite  forêt,  ci  .  40. 

8°  A  la  somme  de  quatre  mille  huit  cent  soixante-quatre  livres  à  laquelle 
demeurent  fixés  le  prix  et  la  valeur  de  neuf  cent  trente-huit  chênes  qui  ont 
été  reconnus  manquer  du  nombre  de  trois  mille  neuf  cent  cinquante-huit 
existant  dans  la  forêt  lors  du  bail  à  vie  de  1758,  et  que  iM.  de  Voltaire  devait 
y  laisser  conformément  audit  bail,  ci 4,864. 

9"  Et  enfin  dans  la  somme  de  huit  mille  une  livres  pour  dédommage- 
ment de  deux  mille  six  cent  soixante-sept  arbres  chênes,  ébranchés  etéhou- 
pés,  qui  ont  été  compris  dans  le  nombre  de  ceux  que  ledit  sieur  de  Voltaire 
devait  laisser  dans  ladite  forêt  conformément  audit  bail,  ci.      8,001 . 

Toutes  lesquelles  sommes  montent  à  celle  totale  de  vingt  sept  mille  huit 
centsoixonte-dix-liuit  livres  dix  sols,  à  laquelle  lesdits  dommages-intérêts  de- 
meurent fixés  et  arrêtés,  ci 27,  878  liv.  10. 

Art.  2. 

Ladite  somme  de  27,878  livres  10  sous  sera  payée  audit  sieur  René  de 
Brosses,  donataire,  par  ladite  dame  Duvivier,  ainsi  qu'il  se^a  dit  ci-après  ^. 
Au  moyen  duquel  payement,  M.  le  premier  président,  ledit  sieur  Navier 
Dussaussoye  pour  M.  René  de  Brosses,  et  M.  de  Brosses  de  Tournay,  en  son 
propre  et  privé  nom,  se  départent,  et  mondit  sieur  Fargès  audit  nom  les  fait 
départir,  de  tous  autres  dommages-intérêts  mentionnés  au  rapport  desdits 
experts,  et  notamment  de  la  somme  de  cinq  mille  vingt-quatre  livres  onze 
sous  dix  deniers,  par  eux  reconnue  manquer  de  celle  de  douze  mille  livres 
que  M.  de  Voltaire  s'était  obligé  par  ledit  bail  à  vie  d'employer  en  cons- 
tructions, grosses  réparations  et  améliorations  de  toute  espèce,  sans  aucune 
répétition,  et  encore  de  la  somme  de  deux  mille  livres  à  laquelle  les  dom- 
mages-intérêts prétendus  pour  l'épuisement  de  la  carrière  de  Tournay 
avaient  été  estimés  par  lesdits  experts. 

Art.  3. 

Demeure  convenu  en>;ore  qu'outre  la  susdite  somme  de  27,878  livres 
1 0  sous  ladite  dame  Duvivier  payera  à  mondit  sieur  René  de  Brosses  celle  de 


1.   Les  art.  4,  5  et  6,  uniquement   relatifs  au  mode  de  payement,   ont   été 
retranchés  comme  sans  objet  dans  la  présente  publication. 


DE    VOLTAIRE.  481 

douze  raille  cent-quatre-vingt  une  livres  40  sous,  savoir  celle  de  dix  mille  trois 
cent  trente-trois  livres  pour  les  non-jouissances  des  revenus  de  ladite  terre 
de  Tournay  à  compter  du  10  mai  1778,  jour  du  décès  dudit  sieur  de  Vol- 
taire, jusqu'au  28  mars  prochain,  et  celle  de  dix  sept  cent  quatre-vingt-huit 
livres  dix  sous  tant  pour  la  valeur  des  dix-huit  vaches  et  cinq  génisses  qui 
étaient  attachées  à  ladite  terre  lors  du  bail  à  vie  de  4758  et  qui  ont  été 
retirées,  que  pour  la  valeur  des  meubles  et  effets,  linges  et  ustensiles  rap- 
portés dans  l'inventaire  du  2  2  février  1759,  qui  auraient  été  enlevés  par  ledit 
sieur  de  Voltaire  dudit  château  de  Tournay. 

Demeure  enfin  convenu  que  tous  les  frais  et  dépens  respectivement  faits 
par  les  parties  tant  au  bailliage  de  Gex  qu'aux  requêtes  du  Palais  à  Paris  et 
au  parlement  de  Dijon  et  de  cette  ville  demeurent  compensés  entre  lesdites 
parties,  sans  que  de  part  ni  d'autre  elles  puissent  s'en  faire  aucune  répéti- 
tion, et  seront  néanmoins  ceux  de  la  présente  transaction  à  la  charge  de 
ladite  dame  Du  vivier,  et  par  elle  supportés  sans  aucun  recours  ni  répéti- 
tion. 

Au  moyen  des  présentes,  l'instance  introduite  au  bailliage  de  Gex  et  celle 
en  évocation  aux  requêtes  du  Palais  à  Paris  demeurent  éteintes  et  termi- 
nées et  assoupies. 

Fait  et  passé  à  Paris,  en  l'étude,  l'an  mil  sept  cent  quatre-vingt-un,  le 
16  janvier,  et  ont  signé  la  minute  des  présentes  demeurée  à  M®  Dutertre, 
l'un  des  notaires  soussignés.  Signé  sur  l'expédition  scellée  lesdits  jour  et  an  : 

Sauvaige  et  Dutertre. 

xxviir. 
LETTRE     DE    CH.    VILLETTE 

A  MONSIEUR  LE  MAIRE  DE  PARIS  K 

Les  cendres  de  Voltaire  reposent  à  l'entrée  de  l'église  de  l'abbaye  de 
Scellières,  district  de  Nogent-sur-Seine,  département  de  l'Aube.  La  munici- 
palité de  Rcmilly,  dont  dépend  cette  abbaye,  désire  transi)orter  en  sa  pa- 
roisse les  dépouilles  mortelles  do  ce  grand  homme,  et  les  garder  en  dépôt 
jusqu'à  ce  que  la  capitale  les  réclame  ;  mais  elle  pense  qu'elle  ne  le  doit 
pas  faire  sans  y  être  légalement  autorisée.  M.  Favreau,  maire  de  Romilly, 
s'est  présenté  au  comité  de  constitution,  qui  n'a  rien  répondu  à  sa  requête. 

Il  est  temps  enfin  que  la  municipalité  de  Paris  s'occupe  de  cette  transla- 
lation,  qui  paraît  former  aujourd'hui  le  vœu  général.  Il  est  temps  enfin 
qu'elle  remplisse  un  devoir  sacré  envers  le  génie  universel  qui  a  le  plu^ 
honoré  la  France,  et  Paris,  où  il  est  né. 

M.  Bailly,  comme  chef  de  la  commune,  est  particulièrement  invité  à 
prendre  en  considération  cette  demande.  A  son  refus,  un  grand  nombre  de 

1.  Chronique  de  Paris,  du  15  mars  1791. 
I  31 


482  HISTOIRE    POSTHUME 

bons  citoyens  se  proposent  de  se  rendre  processionnellement  à  Scellières, 
et  de  rendre,  en  leur  particulier,  aux  mânes  de  A'oltaire,  un  hommage  qu'il 
avait  droit  d'attendre  du  corps  municipal,  au  nom  de  la  nation. 


XXIX. 
EXTRAIT    DU    PROCÈS-VERBAL 

DE   L'ASSEMBLÉE   NATIONALE 

DL"   DIMANCHE     8    MAI    1791. 

L'Assemblée  nationale  décrète  que  le  corps  de  Marie-François  A  rouet  de 
Voltaire  sera  transféré  de  l'église  de  l'abbaye  de  Scellières  dans  l'église 
paroissiale  de  Romilly,  sous  la  surveillance  de  la  municipalité  dudit  lieu  de 
Romilly,  qui  sera  chargée  de  veiller  à  la  conservation  de  ce  dépôt  jusqu'à 
ce  qu'il  ait  été  statué  par  l'Assemblée  sur  la  pétition  de  ce  jour,  qui  est  ren- 
voyée au  comité  de  constitution. 

CoUationné  à  l'original,  par  nous,  secrétaires  de  l'Assemblée  nationale. 

A  Paris,  le  8  mai  1791. 

Lacharmie;  Geoffroy;  F.-C.  Baillot  ;  Besse,  curé  de  Saint-Aubin. 


XXX. 
EXTRAIT    DU    PROCÈS-VERBAL 

DE  L'ASSEMBLÉE   NATIONALE 

DU     LINDI     30    MAI    1791. 

L'Assemblée  nationale,  après  avoir  entendu  le  rapport  du  comité  de 
constitution. 

Décrète  que  Marie-François  Arouel  de  Voltaire  est  digne  de  recevoir  les 
honneurs  décernés  aux  grands  hommes  ;  qu'en  conséquence  ses  cendres 
seront  transférées  de  l'église  de  Romilly  dans  celle  de  Sainte-Geneviève,  à 
Paris. 

Elle  charge  le  directoire  du  département  de  cette  ville  de  l'exécution  du 
présent  décret. 

CoUationné  à  l'original,  par  nous,  secrétaires  de  l'Assemblée  nationale. 

A  Paris,  le  30  mai  1791. 
Lacharmie;  Ricard,  dép.  de  Toulon;  IIuot-Goxcourt. 


DIi    VOLTAIRE.  483 


XXXI. 


EXTRAIT   DU    MONITEUR 

RELATIF  A  LA  TRANSLATION  DES  CENDRES  DE  VOLTAIRE 

AU      PANTHÉON    '. 

On  connaît  la  lettre  que  M.  Villette  écrivit  au  nom  d'un  grand  nombre  de 
citoyens  à  M.  le  maire  de  Paris,  pour  qu'à  la  vente  de  l'abbaye  de  Scellières 
où  les  cendres  de  Voltaire  étaient  déposées,  la  municipalité  les  réclamât.  On 
sait  que  plusieurs  paroisses  se  disputèrent  l'honneur  de  les  avoir  ;  et  qu'enfin 
d'après  une  pétition  ^  présentée  à  l'Assemblée  nationale  par  M.  Charron, 
officier  municipal,  il  a  été  décrété  qu'il  serait  rendu  aux  cendres  de  Vol- 
taire des  honneurs  publics,  et  qu'elles  seraient  déposées  dans  le  monument 
destiné  à  conserver  celles  des  grands  hommes. 

Ces  détails,  dont  M.  Charron  lui-même  a  rendu  compte  au  directoire  du 
département,  le  4  de  ce  mois  (juin  1791),  forment  la  matière  d'un  rapport 
d'après  lequel  ce  corps  administratif  a  pris  l'arrêté  suivant  sur  la  translation 
de  Voltaire  : 

(n  M.  Charron,  officier  municipal,  a  représenté  au  directoire  qu'avant  le 
décret  de  l'Assemblée  nationale  du  8  mai  dernier,  sanctionné  le  -15,  qui  or- 
donne que  le  corps  de  Voltaire  sera  transféré  de  l'abbaye  de  Scellières  dans 
l'église  paroissiale  de  Romilly,  sous  la  surveillance  de  la  municipalité  dudit 
lieu,  il  avait  été  chargé  par  la  municipalité  des  opérations  préliminaires  à  la 
translation  de  Voltaire;  il  a  rendu  compte  au  directoire  du  travail  qu'il 
avait  préparé  à  ce  sujet,  et  dans  lequel  il  embrasse  tous  les  détails  de  l'en- 
trée triomphale  de  Voltaire  dans  Paris,  et  de  la  fête  nationale  qui  pourrait 
avoir  lieu  à  cette  occasion. 

«  Le  directoire,  approuvant  le  plan  et  les  mesures  qui  lui  ont  été  sou- 
mises, nomme  M.  Charron  pour  continuer,  en  qualité  de  son  commissaire 
spécial,  les  soins  qu'il  s'est  déjà  donnés  à  cet  égard.  Il  fixe  le  jour  de  la  fête 
au  lundi  4  juillet,  et  charge  la  municipalité  de  prendre  toutes  les  précautions 
d'ordre  et  de  police  qu'une  telle  circonstance  rend  nécessaires  dans  Paris. 

«  Signé  :  Ansox,  vice-président  ;  Blondel,  secrétaire.  » 

Les  cendres  de  Voltaire  seront  portées  dans  un  char  orné  d'allégories 
relatives  au  génie  des  arts,  et  traîné  par  quatre'  chevaux  blancs  presque 
nus,  couverts  d'une  simple  draperie  ;  il  sera  suivi  des  Muses  et  des  Arts  per- 


1.  Numéro  du  20  juin  1791. 

2.  On  peut  voir  cette  pétition  dans  le  Moniteur  du   10  mai  1791,  article  Bul- 
letin de  l'Assetnblée,  séance  du  8  mai. 

3.  Il  fut  traîné  par  douze  chevaux. 


484  HISTOIRE    POSTHUME 

sonnifiés.  De  jeunes  filles,  des  enfants  velus  de  blanc,  précéderont  la  statue 
qui  doit  lui  être  élevée  ;  des  chœurs  de  nausiciens  accompagneront  cette 
marche,  dont  le  cortège  sera  composé  ainsi  qu'il  suit  : 

Un  détachement  de  cavalerie  avec  ses  trompettes,  le  bataillon  des  enfants, 
la  députation  des  collèges,  un  corps  de  musique,  les  députations  des  clubs 
et  sociétés  patriotiques,  cent  quatre-vingt-douze  députés  des  sections,  un 
corps  de  musiciens,  les  artistes,  les  gens  de  lettres,  les  académies,  lycée, 
musée,  etc.,  corps  de  musique  et  de  tambours,  les  quarante-huit  juges  de 
paix,  les  tribunaux  et  leurs  huissiers,  MM.  les  députés  de  l'assemblée  électo- 
rale, une  députation  de  l'armée  parisienne,  le  conseil  général  de  la  com- 
mune, le  département  et  ses  huissiers,  gardes  de  la  prévôté,  ministres 
du  roi,  gardes  de  la  prévôté,  députés  du  corps  législatif^,  grand  corps  de 
musique,  le  char,  le  procureur  général  syndic  et  le  commissaire  à  la  transla- 
tion, tambours,  les  vétérans,  musique,  groupe  d'artistes,  députation  des 
théâtres,  troupe  de  femmes  vêtues  de  blanc,  ayant  une  couronne  de  roses 
sur  la  tête,  une  ceinture  bleue,  et  portant  des  guirlandes  et  des  couronnes; 
groupe  de  jeunes  gens  portant  des  enseignes  sur  lesquelles  seront  écrites 
des  pensées  de  Voltaire  ;  chœurs  de  musiciens  chantant  les  strophes  d'un 
hymne  à  Voltaire,  groupe  d'artistes  enveloppant  la  statue  de  Voltaire  faite 
par  M.  Houdon  ;  corps  de  cavalerie  fermant  la  marche. 

Ce  magnifique  cortège  partira,  le  4  juillet  matin,  du  boulevard  Saint- 
Antoine,  suivra  les  boulevards  jusqu'à  la  place  Louis  XV,  le  quai  des  'l'ui- 
leries,  le  pont  Royal,  le  quai  Voltaire  :  station  devant  la  maison  de  M.  Charles 
Villette.  Le  cortège  suivra  le  quai  Voltaire,  les  rues  Dauphine,  de  la  Comé- 
die et  du  Théâtre-Français,  la  rue  des  Fosses-Monsieur-le-Prince,  la  place 
Saint-Michel,  la  rue  Saint-Hyacinthe,  la  porte  Saint-Jacques,  la  place  du 
Panthoon  français  ou  de  la  nouvelle  Sainte-Geneviève. 


XXXII. 

TRANSLATION 

DES    CENDRES    DE   VOLTAIRE    AU    PAxNTHÉON  *. 

Dimanche,  10  de  ce  mois,  M.  le  procureur-syndic  du  département  et 
une  dépuiation  du  corps  municipal  se  sont  rendus,  savoir,  le  procureur- 
syndic  aux  limites  du  département,  et  la  députation  de  la  municipalité  à  la 
barrièie  de  (Jharenton,  pour  recevoir  le  corps  de  Voltaire.  Un  char  de  forme 
antique  portait  le  sarcophage  dans  lequel  était  contenu  le  cercueil.  Des 
branches  de  laurier  et  de  chêne,  entrelacées  de  roses,  de  myrtes  et  de  fleurs 

1.  Dans  la  séance  du  9  juillet,  l'Assemblée  constituante  arrêta  qu'elle  enverrait 
au  triomphe  de  Voltai/'e  une  dépuiation  de  douze  de  ses  membres  (voyez  le  Moni- 
teur dn  10  juillet  1791). 

2.  Extrait  du  Moniteur  du  13  juillet  1791, 


DE     VOLTAIRE.  48o 

des  champs,  entouraient  et  ombrageaient  le  char,  sur  lequel  étaient  deux 
inscriptions  :  l'une, 


l'autre. 


Si  l'homme  est  créé  libre,  il  doit  se  gouverner; 


Si  l'homme  a  des  tyrans,  il  les  doit  détrôner  i. 


Plusieurs  députations,  tant  de  la  garde  nationale  que  des  sociétés  patrio- 
tiques, formaient  un  cortège  nombreux  et  ont  conduit  le  corps  surles  ruines 
de  la  Bastille.  On  avait  élevé  une  plate-forme  sur  l'emplacement  qu'occupait 
la  tour  dans  laquelle  Voltaire  fut  renfermé:  son  cercueil,  avant  d'y  être  dé- 
posé, a  été  montré  à  la  foule  innombrable  des  spectateurs  qui  l'environ- 
naient, et  les  plus  vifs  applaudissements  ont  succédé  à  un  religieux  silence. 
Des  bosquets  garnis  de  verdure  couvraient  la  surface  de  la  Bastille.  Avec 
les  pierres  provenant  de  la  démolition  de  cette  forteresse,  on  avait  formé 
un  rocher,  sur  le  sommet  et  autour  duquel  on  voyait  divers  attributs  et 
allégories.  On  lisait  sur  une  de  ces  pierres  : 

Reçois  en  ce  lieu  où  t'enchaîna  le  despotisme, 

Voltaire, 

les  honneurs  que  te  rend  la  patrie. 

La  cérémonie  de  la  translation  au  Panthéon  français  avait  été  fixée  pour 
le  lundi  M  ;  mais  une  pluie  survenue  pendant  une  partie  de  la  nuit  et  de  la 
matinée  avait  déterminé  d'abord  à  la  remettre  au  lendemain  :  cependant, 
tout  étant  préparé  et  la  pluie  ayant  cessé,  on  n'a  pas  cru  devoir  la  retarder; 
le  cortège  s'est  mis  en  marche  à  deux  heures  après  midi. 

Yoici  l'ordre  qui  était  observé:  un  détachement  de  cavalerie,  les  sapeurs, 
les  tambours,  les  canonniers  et  les  jeunes  élèves  de  la  garde  nationale,  la 
députation  des  collèges,  les  sociétés  patriotiques,  avec  diverses  devises;  on 
a  remarqué  celle-ci  : 

Qui  meurt  pour  sa  patrie,  meurt  toujours  content; 

députation  nombreuse  de  tous  les  bataillons  de  la  garde  nationale,  groupe 
armé  de  forts  de  la  Halle*.  Les  portraits  en  relief  de  Voltaire,  J.-J.  Rous- 
seau, Mirabeau  et  Désilles,  environnant  le  buste  de  Mirabeau,  donné  par 

i.  Ce  sont  les  deux  premiers  vers  du  troisième  des  Discours  sur  l'Homme; 
voyez  tome  IX,  page  63. 

Le  vers  qui  suit  est  celui  ([u'on  va  lire: 

On  ne  le  sait  que  trop,  nos  tyrans  sont  nos  vices; 

de  sorte  que  d'une  réflexion  morale  on  avait  fait  un  principe  politique. 

2.  Celui-ci  avait  inscrit  sur  sa  bannière  ces  vers  que    le  Moniteur  omot  de 

mentionner  : 

Grands  dieux,  exterminez  do  la  terre  où  nous  sommes 
Quiconque  avec  plaisir  répand  le  sang  das  hommes. 


486  HISTOIRE    POSTHUME 

M.  Palloy  à  la  commune  d'Argenteuil;  ces  bustes  étaient  entourés  des  cama- 
rades de  d'Assas,  et  des  citoyens  de  Varennes  et  de  Nancy.  Les  ouvriers 
employés  à  la  démolition  de  la  Bastille,  ayant  à  leur  tête  M.  Palloy,  portaient 
des  chaînes,  des  boulets  et  des  cuirasses,  trouvés  lors  de  la  prise  de  cette 
forteresse.  Sur  un  brancard  était  le  Procès-verbal  des  électeurs  de  1789,  et 
Y Insurreclion  parisienne,  par  M.  Dusaulx^.  Les  citoyens  du  faubourg  Saint- 
Antoine,  portant  le  drapeau  de  la  Bastille  avec  un  plan  de  cette  forteresse 
représentée  en  relief,  et  ayant  au  milieu  d'eux  une  citoyenne  en  habit 
d'amazone,  uniforme  de  la  garde  nationale,  laquelle  a  assisté  au  siège  de  la 
Bastille  et  a  concouru  à  sa  prise  ;  un  groupe  de  citoyens  armés  de  piques, 
dont  une  était  surmontée  du  bonnet  de  la  liberté  et  de  cette  devise:  De  ce 
fer  naquit  la  liberté.  Le  quatre-vingt-troisième  modèle  de  la  Bastille,  des- 
tiné pour  Iç  département  de  Paris,  porté  par  les  anciens  gardes-françaises, 
revêtus  de  l'habit  de  ce  régiment  ;  la  société  des  Jacobins  (on  a  paru  étonné 
que  cette  société  n'ait  pas  été  réunie  avec  les  autres)  ;  les  électeurs  de  1789 
et  1790,  les  cent-suisses  et  les  gardes-suisses;  députation  des  théâtres,  pré- 
cédant la  statue  de  Voltaire,  entourée  de  pyramides  chargées  de  médaillons 
portant  les  titres  de  ses  principaux  ouvrages.  La  statue  d'or,  couronnée  de 
lauriers,  était  portée  par  des  hommes  habillés  à  l'antique.  Les  académies  et 
les  gens  de  lettres  environnaient  un  coffre  d'or  renfermant  les  70  volumes 
de  ses  œuvres,  donnés  par  M.  Beaumarchais.  Députation  des  sections, 
jeunes  artistes,  gardes  nationaux  et  officiers  municipaux  de  divers  lieux 
du  département  de  Paris,  corps  nombreux  de  musique  vocale  et  instrumen- 
tale. Venait  ensuite  le  char  portant  le  sarcophage  dans  lequel  était  renfermé 
le  cercueil. 

Le  haut  était  surmonté  d'un  lit  funèbre,  sur  lequel  on  voyait  le  philo- 
sophe étendu,  et  la  Renommée  lui  posant  une  couronne  sur  la  tête.  Le  sar- 
cophage était  orné  de  ces  inscriptions  : 

Il  vengea  Calas,  La  Barre,  Sirven,  et  Montbailly. 

Poëte,  philosophe,  historien,  il  a  fait  prendre  un  grand  essor 

à  l'esprit  humain,  et  nous  a  préparés  à  devenir  libres. 

Le  char  était  traîné  par  douze  chevaux  gris-blanc*,  attelés  sur  quatre 
de  front,  et  conduits  par  des  hommes  vêtus  à  la  manière  antique.  Immédia- 


1.  De  V Insurrection  parisienne,  et  de  la  prise  de  la  Bastille;  discours  histo- 
rique, prononcé  par  extrait  dans  VAssemblée  nationale,  1790,  in-8°.  Tel  est  le 
titre  d'un  ouvrage  de  J.  Dusaul.x,  traducteur  de  Juvénal. 

2.  L'objet  de  la  pompe  funèbre  de  Voltaire,  pour  laquelle  la  reine  Marie- 
Antoinette  fournit  deux  chevaux  blancs,  dit  Grégoire,  était  moins  d'honorer  la 
mémoire  du  poëte  que  d'afficher  le  mépris  pour  la  religion.  »  Page  l  du  Discours 
préliminaire  de  VHistoire  des  sectes  religieuses,  1810,  deux  volumes  in-8°.  L'ou- 
vrage, qui  avait  été  saisi  en  1810,  fut  rendu  au  mois  de  juin  1814,  mais  sous  la 
condition  de  faire  des  changements.  On  réimprima  les  faux  titres  et  titres,  et 
l'on  fit  onze  cartons.  L'un  de  ces  cartons  porte  précisément  sur  le  passage  que  je 
cite.  Les  mots  que  j"ai  imprimés  en  caractères  italiques  furent  supprimés.  (B.) 


DE    VOLTAIRE.  487 

tement  après  le  char  venaient  la  députation  de  l'Assemblée  nationale,  le 
département,  la  municipalité,  la  cour  de  cassation,  les  juges  des  tribunaux 
de  Paris,  les  juges  de  paix,  le  bataillon  des  vétérans  :  un  corps  de  cava- 
lerie fermait  la  marche. 

Ce  cortège  a  suivi  les  boulevards  depuis  l'emplacement  de  la  Bastille, 
et  s'est  arrêté  vis-à-vis  l'Opéra  ^.  Le  buste  de  Voltaire  ornait  le  frontispice 
du  bâtiment;  des  festons  et  des  guirlandes  de  fleurs  entouraient  des  mé- 
daillons sur  lesquels  on  lisait  :  Pandore,  le  Temple  de  la  Gloire,  Samson. 
Après  que  les  acteurs  eurent  couronné  la  statue  et  chanté  un  hymne^  on  se 
rem.it  en  route,  et  on  suivit  les  boulevards  jusqu'à  la  place  Louis  XV,  le 
quai  de  la  Conférence,  le  Pont-Royal,  le  quai  Voltaire. 

Devant  la  maison  de  M.  Charles  Villette,  dans  laquelle  est  déposé  le 
cœur  de  Voltaire,  on  avait  planté  quatre  peupliers  très-élevés,  lesquels 
étaient  réunis  par  des  guirlandes  de  feuilles  de  chêne,  qui  formaient  une 
voûte  de  verdure,  au  milieu  de  laquelle  il  y  avait  une  couronne  de  roses 
que  l'on  a  descendue  sur  le  char  au  moment  de  son  passage.  On  lisait  sur 
le  devant  de  cette  maison  : 

Son  esprit  est  partout,  et  son  cœur  est  ici. 

M'"'^  Villette  a  posé  une  couronne  sur  la  statue  d'or.  On  voyait  couler 
des  yeux  de  cette  aimable  dame  des  larmes  qui  lui  étaient  arrachées  par  le 
souvenir  que  lui  rappelait  cette  cérémonie.  On  avait  élevé  devant  cette 
maison  un  amphithéâtre,  qui  était  rempli  de  jeunes  demoiselles  vêtues  de 
blanc,  une  guirlande  de  roses  sur  la  tête,  avec  une  ceinture  bleue,  et  une 
couronne  civique  à  la  main.  On  chanta  devant  cette  maison,  au  son  d'une 
musique  exécutée  en  partie  par  des  instruments  antiques,  des  strophes 
d'une  ode  de  MM.  Chénier  et  Gossec.  M™"  Villette  et  la  famille  Calas 
ont  pris  rang  à  ce  moment  ;  plusieurs  autres  dames  vêtues  de  blanc,  de 
ceintures  et  rubans  aux  trois  couleurs,  précédaient  le  char. 

On  a  fait  une  autre  station  devant  le  Théâtre  de  la  Nation  2.  Les  colonnes 
de  cet  édifice  étaient  décorées  de  guirlandes  de  fleurs  naturelles.  Une  riche 
draperie  cachait  les  entrées  ;  sur  le  fronton  on  lisait  cette  inscription  :  Il  fît 
Irène  à  83  ans.  Sur  chacune  des  colonnes  était  le  titre  d'une  des  pièces 
de  théâtre  de  Voltaire,  renfermées  dans  trente-deux  médaillons.  On  avait 
placé  un  de  ses  bustes  devant  l'ancien  emplacement  de  la  Comédie  fran- 
çaise, rue  des  Fossés-Saint-Germain  ;  il  était  couronné  par  deux  génies, 
et  on  avait  mis  au  bas  cette  inscription  :  A    il  ans  il  fU  Œdipe.  On  exé- 

1.  L'Opéra  était  alors  au  théâtre  de  la  porte  Saint-Martin. 

2.  C'était  le  titre  que  portait  alors  le  théâtre  appelé  aujourd'hui  Ocléon.  Le 
9  avril  1782,  les  comédiens  français  en  avaient  fait  l'ouverture  sous  le  titre  de 
Théâtre-Français;  en  1789,  ils  prirent  celui  de  Théâtre  de  la  Nation,  en  conser- 
vant toutefois  celui  de  comédiens  ordinaires  du  roi.  En  1791,  une  partie  de  ces 
acteurs  passa  au  Théâtre  des  Variétés,  qui  prit  alors  le  titre  de  Théâtre-Fran- 
çais de  la  rue  de  Richelieu  :  c'est  ce  théâtre  qu'occupe  aujourd'hui  la  Comédie 
française. 


488  HISTOIRE   POSTHUME 

cuta  devant  le  Théâtre  de  la  Nation  un  chœur  de  l'opéra  de  Samson.  Après 
cette  station,  le  cortège  s'est  remis  en  marche,  et  est  arrivé  au  Panthéon  à 
dix  heures.  Le  cercueil  y  a  été  déposé  ;  mais  il  sera  incessamment  trans- 
féré dans  l'église  Sainte-Geneviève,  et  sera  placé  auprès  de  ceux  de  Mira- 
beau et  de  Descartes. 

Cette  cérémonie  a  été  une  véritable  fête  nationale.  Cet  hommage  rendu 
aux  talents  d'un  grand  homme,  à  l'auteur  de  la  Henriade  et  de  BnUus,  a 
réuni  tous  les  suffrages.  On  a  cependant  remarqué  quelques  émissaires 
répandus  dans  la  foule,  et  qui  critiquaient  avec  amertume  le  luxe  de  ce 
cortégf^.  ;  mais  les  raisonnements  des  gens  sensés  les  ont  bientôt  réduits  au 
silence.  Partout  on  voyait  les  bustes  de  Voltaire  couronnés;  on  lisait  les 
maximes  les  plus  connues  de  ses  immortels  ouvrages.  Elles  étaient  dans  la 
bouche  de  tout  le  monde. 

Dans  toute  la  longueur  de  la  route  que  ce  superbe  cortège  a  traversée, 
une  foule  innombrable  de  citoyens  garnissait  les  rues,  les  fenêtres,  les  toits 
des  maisons.  Partout  le  plus  grand  ordre  ;  aucun  accident  n'est  venu  trou- 
bler cette  fête.  Les  applaudissements  les  plus  nombreux  accueillaient  les 
divers  corps  qui  composaient  la  marche.  On  ne  peut  trop  louer  le  zèle  et 
l'intelligence  de  ceux  qui  ont  ordonné  cette  fête.  On  doit  particulièrement 
des  éloges  à  MM.  David  et  Cellerier.  Le  premier  a  fourni  les  dessins  du 
char,  qui  est  un  modèle  du  meilleur  goût.  Le  second  s'est  distingué  par  son 
activité  à  suivre  les  travaux  de  celte  fête,  et  par  le  talent  dont  il  a  fait 
preuve  dans  l'ingénieuse  décoration  de  l'emplacement  de  la  Bastille. 

Le  temps,  qui  avait  été  très-orageux  toute  la  matinée,  a  été  assez  beau 
pendant  tout  le  temps  que  le  cortège  était  en  marche,  et  la  pluie  n'a  com- 
mencé qu'au  moment  oij  il  arrivait  à  Sainte-Geneviève.  Cette  fête  a  attiré 
à  Paris  un  grand  nombre  d'étrangers. 


XXXIII. 

EXTRAIT 

D'UNE   LETTRE   DE   M.    BOUILLEROTi 

CURÉ    DE    ROMILLY-SUR-SEI\E 

A     M.     PATRIS-DEBREUIL. 

L'enlèvement  du  corps  de  Voltaire  est  une  vraie  fable.  J'ai  été  témoin  de 
son  inhumation,  de  son  exhumation,  de  sa  déposition  dans  l'église  de  Ro- 
milly,  et  enfin  de  sa  translation  pour  Paris;  mais  je  n'ai  aucune  connaissance 
du  procès-verbal  qui  fut  dressé  alors,  et  qui,  je  pense,  doit  se  trouver  dans 

1.  Juillet  ou  août  1791.  —  M.  Patris-Dcbreuil,  à  qui  est  adressée  la  lettre,  a 
donné  cet  extrait  page  463  du  tome  II  des  OEuvres  inédites  de  Grosley,  qu'il  a 
publiées  en  1813.  II  ne  donne  pas  la  date  de  la  lettre. 


DE    VOLTAIRE.  489 

les  arcliives  de  la  municipalité  de  Paris,  qui  dépula  M.  Charron,  un  de  ses 
membres,  pour  présider  à  ce  transport.  Il  se  proposait  de  faire  un  recueil 
de  toutes  les  réceptions  qu'on  leur  fit  dans  les  divers  endroits  où  ils  passèrent; 
recueil  qui  eût  pu  être  intéressant,  mais  qui  n'eut  pas  lieu. 

Lors  de  l'exhumation  de  Voltaire,  on  trouva  un  cadavre  décharné,  dessé- 
ché, maisentier,  et  donttouteslespartiesëtaientjointes^.  Onl'enlevade  la  fosse 
avec  beaucoup  de  précaution,  et  il  ne  se  détacha  que  le  calcanéum,  qu'une 
personne  emporta.  Le  corps  fut  exposé  pendant  deux  jours  aux  regards  du 
public,  dans  l'église  de  Romilly,  puis  renfermé  dans  un  sarcophage  placé 
quelque  temps  dans  la  sacristie,  ensuite  déposé  dans  le  chœur,  sous  une  tente, 
jusqu'au  jour  de  la  translation. 

Voilà  l'exacte  vérité,  et  tout  ce  qui  est  à  ma  connaissance. 


XXXIV. 

LETTRE 

ADRESSÉE   PAR  LES  ARTISTES   DU   CI-DEVANT  THÉÂTRE-FRANÇAIS 

AU    MINISTRE     DE    L'INTÉRIEUR,    LE    3    MESSIDOR    AN    IV    2. 

Citoyen  ministre,  vous  demandez  que  les  artistes  du  ci-devant  Théàlre- 
Français  vous  produisent  leurs  titres  à  la  propriété  de  la  statue  de  Voltaire, 
qui  est  dans  le  vestibule  de  la  salle  du  faubourg  Germain, 

Ce  titre  est  aussi  simple  qu'il  est  décisif:  elle  nous  a  été  donnée  par  la 
citoyenne  Duvivier,  à  qui  elle  appartenait.  La  citoyenne  Duvivier,  nièce  et 
héritière  de  Voltaire,  avait  fait  exécuter  cette  statue  dans  l'intention  de  la 
donner  à  l'Académie  française  Ayant  appris  qu'elle  avait  changé  de  des- 
sein, nousconçùmes  aussitôt,  avec  le  plus  vif  désir  de  posséder  ce  précieux 
monument,  l'espérance  fondée" de  l'obtenir. 

En  conséquence,  nous  arrêtâmes  d'écrire  à  la  citoyenne  Duvivier  une 
lettre  qui  lui  fut  adressée  le  26  septembre  1780;  elle  y  répondit  à  l'instant 
par  sa  lettre  du  mémo  jour,  dont  les  termes  no  laissent  rien  à  désirer. 

Les  artistes  du  Tliéàtre-Français,  après  avoir  exprimé  à  la  citoyenne 
Duvivier  tous  les  sentiments  dont  leurs  cœurs  étaient  pénétrés,  et  lui  avoir 
exposé  les  titres  qu'ils  croyaient  avoir  pour  mériter  son  bienfait,  termi- 
naient en  rappelant  ce  que  Voltaire  leur  avait  dit  lorsqu'il  vint  les  remer- 
cier des  efforts  qu'ils  avaient  faits  pour  obtenir  son  retour  dans  la  capitale  : 
«  Mes  enfants,  je  veux  vivre  et  mourir  au  milieu  do  vous!  »  Cette  adoption 
glorieuse,  ajoutions-nous,  c'est  à  vous,  madame,  à  la  confirmer  par  un  don 
qui  ne  peut  et  ne  doit  cire  fait  qu'à  ses  enfants. 

^.  Ces  circonstances  m'ont  été  confirmées,  en  1831,  par  M.  Charron,  qui  pré- 
sidait à  rc.vhumation,  et  qui  es.  mort  on  1832.  (R.) 

2.  Musée  de  la  Comédie  française,  par  liené  Delorme,  Paris,  P.  Ollendorf, 
éditeur,  1878,  Page  9, 


490  HISTOIRE    POSTHUME 

La  cifoyenne  Duvivier  répondit  : 

«  Rien  n'est  si  flatteur,  messieurs,  pour  la  mémoire  de  mon  oncle  et 
pour  moi,  que  la  lettre  que  je  viens  de  recevoir  de  votre  assemblée;  je  l'ai 
lue  avec  attendrissement. 

«  La  manière  dont  vous  vous  êtes  conduits  avec  lui  pendant  le  trop  court 
séjour  quil  a  fait  dans  cette  capitale  m'impose,  pour  ainsi  dire,  la  loi  de 
remplir  vos  désirs  et  de  placer  la  statue  de  M.  de  Voltaire  au  milieu  de 
<:eux  qui  Vont  couronné  de  son  vivant. 

«  Je  vous  donne  avec  grand  plaisir  ce  tribut  de  ma  reconnaissance 
et  des  sentiments  avec  lesquels  j'ai,  etc.,  etc. 

«    MIGNOT-DUVIVIER    » 

Vous  voyez  donc,  citoyen  ministre,  que  c'est  bien  le  don  de  la  statue 
qui  a  été  sollicité,  et  que  c'est  le  don  qui  en  a  été  fait  sans  restriction  ni 
réserve. 

Vous  voyez  que  c'est  la  Société  des  Comédiens  français  qui  en  a  fait  la 
demande,  et  que  c'est  bien  aux  individus  qui  la  composent,  à  ceux  qui 
avaient  couronné  Voltaire  de  son  vivant,  à  ceux  qui  s'étaient  conduits  de 
manière  à  mériter  le  don  de  la  citoyenne  Duvivier,  qu'elle  a  donné  ce  té- 
moignage de  sa  reconnaissance,  et  qu'elle  a  bien  voulu  regarder  ce  don 
comme  une  obligation  qu'elle  avait  à  remplir  envers  nous. 


XXXV. 
PROCÈS-VERBAL 

DU    DÉPLACEMENT 

DES  SARCOPHAGES  DE  VOLTAIRE  ET  DE  ROUSSEAU. 


L'an  mil  huit  cent  vingt  et  un,  le  vingt-neuf  décembre,  dix  heures  du 
matin, 

En  exécution  de  la  décision  de  S.  Exe.  monseigneur  le  ministre  de  l'inté- 
rieur, en  date  du  vingt-cinq  de  ce  mois,  à  nous  transmise  par  monsieur  le 
conseiller  d'État,  directeur  des  travaux  de  Paris,  et  relative  aux  disposi- 
tions à  faire  dans  la  chapelle  souterraine  de  la  nouvelle  église  de  Sainte- 
Geneviève,  oiî  se  trouvent  déposés  provisoirement  depuis  plusieurs  années 
lesdeux  sarcophages  deVoltaire  et  de  J.-J.  Rousseau;  ladite  décision  portant 
que  monsieur  le  maire  du  douzième  arrondissement,  et  le  commissaire  de 
police  du  quartier  Saint-Jacques,  seront  appelés  à  présider  au  déplacement 
de  ces  deux  monuments,  qui  seront  sur-le-champ  rétablis  dans  les  deux 
caveaux  d'une  salle  voûtée  qni  se  trouve  à  l'extrémité  de  la  principale  ga- 
lerie souterraine,  et  qu'il  sera  dressé  procès-verbal  de  cette  opération  ; 

Nous,  Claude-Élienne  Delvinrnurt,  adjoint  au  maire  du  douzième  arron- 


DE     VOLTAIRE.  491 

dissement  de  la  ville  de  Paris,  doyen  de  la  faculté  de  droit,  membre  de  la 
Légion  d'honneur,  chevalier  de  l'ordre  de  Saint-Michel,  etc.  ; 

Et  Henri-Nicolas  Marrigue,  commissaire  de  police  de  ladite  ville  de 
Paris,  quartier  Saint-Jacques,  officier  de  police  judiciaire,  auxiliaire  de 
monsieur  le  procureur  du  roi,  nous  sommes  transportés  en  la  nouvelle 
église  Sainte-Geneviève,  oîi  étant,  nous  avons  trouvé  le  sieur  Louis-Pierre 
Baltard,  architecte  de  ladite  église,  auquel  monsieur  le  directeur  des  tra- 
vaux de  Paris  avait  donné  avis  de  notre  transport,  et  le  sieur  Pierre-Jean- 
Ambroise  Boucault,  inspecteur  des  travaux  de  la  nouvelle  église  de  Sainte- 
Geneviève,  François-Marie  Jay_,  inspecteur  adjoint,  et  Jacques  Etienne, 
gardien  des  souterrains,  lequel  nous  a  conduits  de  suite  dans  la  chapelle 
souterraine  de  l'église,  et  dont  la  porte  d'entrée  se  trouve  placée  en  face 
des  bâtiments  du  collège  de  Henri  IV. 

Là,  ledit  sieur  Baltard  nous  a  représenté  deux  sarcophages  en  menui- 
serie, que  nous  avons  reconnus  pour  être  ceux  de  Voltaire  et  de  J.-J.  Rous- 
seau, par  les  emblèmes,  bas-reliefs  et  inscriptions  qui  les  décorent,  et  dont 
plusieurs  sont  dégradés  par  le  temps. 

Ayant  invité  le  chef  ouvrier  qui  accompagnait  ledit  sieur  Baltard  à  pro- 
céder à  l'enlèvement  du  sarcophage  de  Voltaire,  qui  était  posé  du  côté  du 
midi,  et  ayant  sa  statue  en  marbre  blanc  placée  en  face  dans  une  niche,  il 
a  fait  renverser  ce  sarcophage  sur  le  côté,  et  on  a  retiré  de  dedans  une 
caisse  en  chêne,  longue  d'un  mètre  quatre-vingt-douze  centimètres,  large  de 
cinquante-six  centimètres,  fermée  par  deux  plates-bandes  en  fer,  formant 
équerre,  et  rattachant  le  dessus  aux  deux  côtés,  ainsi  que  par  dix-sept  forts 
clous,  les  extrémités  des  côtés  de  ladite  caisse  assemblées  à  queue  d'aronde. 

Le  sieur  Etienne^  gardien,  nous  a  dit  que  cette  caisse  renferme  les  osse- 
ments de  Voltaire. 

En  conséquence,  nous  avons  reconnu  qu'il  était  impossible,  en  raison 
de  la  dimension,  de  faire  transporter  ce  sarcophage  au  travers  des  galeries 
souteraines;  nous  l'avons  fait  démonter  avec  soin,  et  l'avons  fait  transporter 
par  parties  dans  la  salle  voûtée  qui  se  trouve  à  l'extrémité  de  la  principale 
galerie  souterraine.  Là,  nous  l'avons  fait  remonter,  et  poser  de  suite  dans 
le  caveau  à  gauche  pratiqué  dans  la  salle,  et  avons  fait  replacer  dessous, 
sans  qu'elle  ait  été  ouverte,  la  caisse  qui  a  été  reconnue  pour  contenir  les 
ossements  de  Voltaire. 

Cette  première  opération  ter.minée,  nous  sommes  entrés  dans  la  chapelle 
souterraine,  et  avons  fait  procédera  l'ouverture  du  sarcophage  de  J.-J.  Rous- 
seau, qui  était  placé  au  côté  nord  de  ladite  chapelle,  par  un  ouvrier  du 
sieur  Meulen,  serrurier,  dem.eurant  enclos  du  Panthéon,  la  clef  de  ce  sarco- 
phage n'ayant  point  été  remise  entre  nos  mains.  Son  ouverture  ayant  été 
faite,  on  a  retiré  de  l'intérieur  une  caisse  en  plomb,  ayant  sur  sa  surface  une 
inscription  en  lettres  moulées,  gravées  dans  l'épaisseur  du  plomb,  laquelle 
est  ainsi  conçue:  Ilic  jacenl  ossa  Joa.nnis-Jacobi  Rousseau,  1778;  ladite 
caisse,  longue  d'un  mètre  soixante-dix-neuf  centimètres,  large  de  cinquante- 
trois  centimètres,  haute  de  trente-six  centimètres,  et  ayant  deux  forts  anneaux 
mobiles  en  fer  à  ses  deux  extrémités. 


492  HISTOIRE    POSTHUME 

Nous  avons  reconnu  qu'il  existait  sur  l'arêle.  au-dessus  de  l'inscription, 
trois  gerçures  à  l'endroit  de  la  soudure. 

Le  sieur  Etienne,  gardien,  nous  a  dit  que  cette  caisse  en  plomb  renferme 
les  ossements  de  J.-J.  Rousseau.  Nous  avons  donc  fait  démonter  également 
pièce  par  pièce  le  sarcophage  de  J.-J.  Rousseau,  et  l'avons  fait  transporter 
dans  le  caveau  de  droite  pratiqué  dans  la  salle  voûtée  oià  venait  d'être  dé- 
posé celui  de  Voltaire.  Là,  nous  l'avons  fait  remonter,  et  avons  fait  replacer 
dans  son  intérieur,  sans  qu'elle  ait  été  ouverte,  la  caisse  en  plomb  renfer- 
mant les  ossements  de  J.-J.  Rousseau;  et  avons  de  suite  fait  refermer  la 
porte  du  sarcophage,  dont  la  clef,  qui  venait  d'être  faite  par  le  sieur  Meulen, 
a  été  remise  entre  nos  mains,  pour  être  jointe  à  une  expédition  du  présent. 

De  tout  ce  que  dessus,  nous  maire  et  commissaire  de  police  du  douzième 
arrondissement,  avons  dressé  en  triple  expédition  le  présent  procès-verbal, 
que  nous  avons  signé  avec  les  susnommés  après  lecture,  et  sous  l'approba- 
tion de  ce  qui  y  est  contenu,  et  disons  qu'il  sera  déposé  tant  au  ministère 
de  l'intérieur  qu'à  la  direction  des  travaux  de  Paris,  et  à  la  douzième 
mairie. 

Fait  et  clos  à  Paris,  les  jour,  mois  et  an  que  dessus,  à  trois  heures  de 
relevée. 

Signé:  Delvincourt,  H.-N.  Marrigue,  B.\ltard, 
BoucAULT,  Jay  et  Etienne. 

Pour  copie  conforme, 
Le  conseiller  d'État,  directeur  des  bàtimenis  civils, 
HÉLY  d'Oissel. 

XXXVl. 

PROCÈS-VERBAL 

DE      REPLACEMENT 

DES    SARCOPHAGES  DE   VOLTAIRE   ET  DE  ROUSSEAU. 

L'an  mil  huit  cent  trente,  le  quatre  septembre,  à  quatre  heures  de 
relevée. 

Nous,  Dauphin-Louis-Yictor  Raffeneau,  commissaire  de  police  de  la 
ville  de  Paris,  quartier  Saint-Jacques,  officier  de  police  judiciaire,  auxiliaire 
de  monsieur  le  procureur  du  roi; 

En  exécution  des  instructions  en  date  du  26  août  dernier,  par  lesquelles 
monsieur  le  conseiller  d'État,  préfet  de  police,  nous  charge  de  nous  concer- 
ter avec  messieurs  les  délégués  de  monsieur  le  directeur  des  travaux  publics 
de  Paris,  pour  rétablir,  conformément  aux  intentions  du  ministre  de  l'inté- 
rieur, à  la  place  qu'ils  occupaient  précédemment  dans  la  nef  souterraine  du 
Panthéon,  les  sarcophages  de  Voltaire  et  de  Rousseau,  qui,  en  1821,  ont  été 
enlevés  et  transférés  dans  les  caveaux  situés  sous  le  porche  de  ce  monu- 
ment, nous  sommes  transportés  au  Panthéon,  où.  ayant  trouvé  M.  Baltard, 


DE    VOLTATRE.  493 

architecte  de  ce  monument,  spécialement  délégué  à  cet  effet  par  monsieur 
le  directeur  des  travaux  publics  de  Paris,  nous  sommes  descendus,  accom- 
pagnés du  sieur  Boucault,  inspecteur,  dans  les  galeries  souterraines,  et  y 
avons  vu  deux  sarcophages,  l'un  contenant  le  cercueil  de  Rousseau,  placé 
h  la  seconde  travée  de  la  galerie  du  nord,  et  l'autre  contenant  le  cercueil  de 
Voltaire,  placé  vis-à-vis,  à  la  deuxième  travée  de  la  galerie  du  midi. 

M.  Baltard  nous  ayant  dit  que,  d'après  les  intentions  de  monsieur  le 
directeur  des  travaux  publics,  ces  deux  sarcophages  ont  été,  il  y  a  peu  de 
jours,  retirés  des  caveaux  oiî  ils  pourrissaient,  et  transférés  au  lieu  où.  ils 
sont  actuellement,  et  qui  est  celui  où  ils  étaient  antérieurement  à  1821, 

Nous  avons  procédé  à  leur  examen,  et  avons  constaté  ce  qui  suit  : 

Le  cercueil  renfermant  les  cendres  de  Rousseau  est  en  plomb,  parfaite- 
ment soudé,  si  ce  n'est  au  centre  de  l'arête  supérieure,  du  côté  du  nord, 
une  légère  crevasse  qui  provient  évidemment  d'une  rupture  faite  dans  le 
transport,  et  ne  présente  aucune  elfraction. 

Sur  la  plaque  supérieure  est  gravée  en  creux  l'inscription  suivante  : 

Ilic  jacent  ossa  Joannis-Jacobi  Rousseau, 
anno  1778.     • 

Leditcercueil  est  enclavé  dans  un  sarcophage  en  bois  peint  etsculpté,  mais 
dans  un  tel  état  de  dégradation  que  la  moitié  du  couvercle  est  tombée  en  mor- 
ceaux lors  du  transport;  l'autre  moitié,  qui  fait  face  au  midi,  est  dans  le  plus 
grand  état  de  délabrement,  ainsi  que  tout  le  reste  de  ce  monument,  au- 
jourd'hui couvert  d'une  mousse  moisie,  produite  par  l'humidité  excessive 
et  perpétuelle  du  caveau  dans  lequel  il  est  resté  si  longtemps. 

Sur  chacun  des  deux  grands  côtés  du  parallélogramme  on  aperçoit 
encore  quelques  traces  de  cette  inscription  : 

Ici  repose  l'homme 
de  la  nature  et  de  la  vérité. 

Le  cercueil  renfermant  les  cendres  do  Voltaire  est  extérieurement  en 
bois  de  chêne,  parfaitement  intact;  deux  bandes  de  scellés  que  M.  Boucault 
déclare  y  avoir  été  apposées  en  1821  existent  encore,  ainsi  que  les  cachets; 
seulement  la  bande  placée  du  côté  du  midi  est  légèrement  endommagée, 
mais  sans  (pi'il  y  ait  aucune  trace  d'effraction. 

Le  sarcophage,  également  en  bois,  est  aussi  très-dégradé,  mais  beaucoup 
moins  cependant  que  celui  de  Rousseau,  parce  qu'il  était  déposé  dans  un 
caveau  au  midi,  où  les  infiltrations  sont  moins  abondantes,  et  l'humidité 
moins  permanente. 

Le  couvercle  est  surmonté  d'une  boule  et  d'une  lyre;  presque  tous  les 
ornements  sont  brisés,  et  tombent  de  vétusté. 

On  lit  encore  sur  les  côtés  de  ce  sarcophage  les  inscriptions  ci-après, 
savoir  : 


494  HISTOIRE    POSTHUME 

Sur  le  pelit  côlé,  vers  Test  : 

aux  manes  de  voltaire, 
l'assemblée 
nationale 

a  décrété,  le  30  mai 

1791,    qu'il    AVAIT    MÉRITÉ 

LES    HONNEURS    DUS    AUX 

GRANDS    HOMMES. 


Sur  celui  de  Touest  : 


il    DEFENDIT 

CALAS,    SIRVEN, 

DE    LA     BARRE, 

MONTBAILLY,   ETC. 


Sur  le  ^rand  côté  vers  le  nord 


Sur  celui  du  midi 


POÈTE,     HISTORIEN, 

PHILOSOPHE,  IL 

AGRANDIT    l'ESPRIT 

HUMAIN,  ET    LUI 

APPRIT    qu'il 

DEVAIT   ETRE    LIBRE. 


IL  COMBATTIT    LES 

ATHÉES  ET    LES    FANATIQUES, 

IL    INSPIRA  LA    TOLÉRANCE. 

IL    RÉCLAMA    LES    DROITS 

DE   l'homme    CONTRE    LA   SERVITUDE 

DE   LA    FÉODALITÉ. 


Ensuite  dudit  examen,  nous  avons  été  conduits  dans  les  caveaux  où  les 
deux  sarcophages  avaient  été  déposés  en  1821,  et  nous  sommes  assurés  que 
c'est  seulement  à  leur  humidité  et  au  défaut  d'air  que  doit  être  attribué  l'état 
de  dégradation  desdits  sarcophages. 

A  cinq  heures  moins  un  quart,  les  jour  et  an  que  dessus,  a  été  clos  le 
présent  procès-verbal,  qui  a  été  dressé  en  double  original,  dont  l'un  sera 
envoyé  à  monsieur  le  conseiller  d'État,  préfet  de  police,  et  l'autre  à  mon- 
sieur le  directeur  des  travaux  publics  de  Paris;  et  nous  avons  signé,  ainsi 
que  messieurs  Baltard  et  Boucaull. 

Ainsi  signé  :  Raffeneau,  Baltard,  Bolcault. 

Pour  copie  conforme, 
Le  conseiller  d'État,  directeur  des  bâtiments  civils, 
Hély  d'Oissel. 


DE     VOLTAIRE.  495 

XXXVII. 

TRANSLxlTION 

DU   COEUR  DE    VOLTAIRE    A    LA   BIBLIOTHÈQUE   IMPÉRIALE  «. 

A  la  mort  de  Voltaire,  à  la  suite  de  l'autopsie  du  corps,  son  cœur  en 
fut  extrait,  le  31  mai  1778,  par  l'ordre  du  marquis  de  Villette,  dans  l'hôtel 
duquel  Voltaire  était  descendu  à  son  retour  à  Paris  et  chez  qui  il  mourut. 
L'ami,  l'admirateur  du  grand  écrivain  voulut  que  ce  cœur  fût  sauvé  de  la 
destruction  produite  par  la  mort,  et  il  fut  mis  dans  un  vase  de  métal,  bai- 
gnant dans  une  préparation  chimique  propre  à  en  perpétuer  la  conserva- 
tion. 

Après  que  fut  intervenue  la  loi  du  30  mai  1791,  qui  ordonna  que  «  les 
cendres  de  Voltaire  seraient  transférées  dans  l'église  Sainte-Geneviève,  où 
elles  recevraient  les  honneurs  décernés  aux  grands  hommes  »,  quand  cette 
loi  fut  exécutée,  le  II  juillet  suivant,  le  cortège  ofîiciel  qui  traversait  Paris 
s'arrêta  devant  Thôtel  de  M.  de  Villette,  au  coin  delà  rue  de  Beaune  et  du 
quai  Voltaire,  et  le  Moniteur  du  13  juillet  constate  que  celte  station  eut  lieu 
parce  que  le  cœur  de  Voltaire  s'y  trouvait. 

Peu  après,  le  cœur  de  Voltaire  fut  transporté  au  château  de  Villette,  can- 
ton de  Pont-Sainte-Maxence  (Oise),  où  il  a  reposé  depuis  et  a  été  gardé 
avec  vénération. 

Mais  le  marquis  de  Villette,  sa  veuve  et  son  fils,  sont  morts,  et  leurs  hé- 
ritiers ayant  regardé  comme  un  devoir  de  rendre  ce  dépôt  à  l'État,  leur  re- 
présentant, M.  Léon  Duval,  membre  de  l'ordre  des  avocats  de  la  Cour  impériale 
de  Paris,  a  fait  demander  les  ordres  de  l'empereur,  qui  a  voulu  qu'un  asile 
national  fût  donné  dans  la  Bibliothèque  impériale  au  cœur  deVollaire,  pour 
qu'il  appartînt  désormais  à  la  France,  comme  l'a  voulu  la  loi  du  30  mai 
1791. 

En  conséquence  des  ordres  de  Sa  Majesté,  vendredi  dernier,  16  de  ce 
mois,  S.  Exe.  M.  Duruy,  ministre  de  l'instruction  publique,  s'étant  trans- 
porté à  la  Bibliothèque  impériale,  en  présence  de  l'administrateur  général 
de  cet  établissement,  accompagné  des  membres  du  comité  consultatif,  a  reçu 
des  mains  de  M.  Léon  Duval  le  cœur  de  Voltaire  enfermé  dans  un  récipient 
en  métal  doré  sur  lequel  sont  écrits  ces  mots  :  Le  cœur  de  Voltaire,  mort 
à  Paris  le  XXX may  MDCCLXXVUI,  a  déclaré  prendre  possession  de  ce 
précieux  dépôt,  et  a  arrêté  qu'il  serait  provisoirement  conservé  avec  le  res- 
pect que  commandent  les  restes  mortels  de  ce  grand  homme,  dans  le  local 
le  mieux  gardé  de  la  Bibliothèque  impériale,  c'est-i»-dire  à  son  département 
des  médailles,  jusqu'au  moment  où  l'état  d'avancement  des  travaux  per- 
mettra de  l'installer  définitivement  entre  les  départements  des  manuscrits  et 

1.  Extrait  il\x  Munileur  universel  du  22  décembre  18G4  (Partie  non  ollicielie). 


496  HISTOIRE    POSTHUME 

des  imprimés,  au  premier  étage  de  la  rotonde  qui  se  trouve  à  la  jonction 
des  rues  de  Richelieu  et  Neuve-des-Petits-Champs,  pièce  qui  sera  disposée 
à  l'effet  de  recevoir,  avec  le  cœur  de  Voltaire,  l'Original  de  sa  statue  par 
Houdon,  les  médailles  frappées  en  son  honneur  et  les  correspondances  ma- 
nuscrites et  œuvres  imprimées  de  l'immortel  écrivain. 

Procès-verbal  a  été  dressé  de  cette  remise  et  de  cette  réception. 


XXXVIII. 

VIOLATION 

DU    TOMBEAU    DE    VOLTAIRE. 

Le  tombeau  de  Voltaire  a-t-il  été  violé  en  1814?  Telle  est  la  question 
que  posait  V Intermédiaire  des  chercheurs  et  des  curieux  du  15  février 
1864. 

La  question  posée,  il  fut  bientôt  démontré  que  les  restes  de  Voltaire 
et  de  Rousseau  ne  sont  plus  au  Panthéon,  et  que  les  deux  sarcophages  que 
l'on  expose  aux  regards  des  visiteurs  ne  recouvrent  aujourd'hui  que  des 
cercueils  vides. 

Le  plus  ancien  témoignage  qu'on  ait  recueilli  date  de  1826.  A  cette  épo- 
que, M.  de  Montrol  écrit  dans  le  Résumé  de  Vhisloire  de  Champagne  (col- 
lection Lecointe  et  Durey),  en  parlant  de  l'abbaye  de  Scellières  : 

C'est  là  que  farent  déposés  les  restes  de  Voltaire.  On  les  transporta  depuis 
au  Panthéon.  Ils  en  ont  été  enlevés  avec  ceux  de  Rousseau,  pour  être  jetés  où 
il  a  paru  convenable  aux  manœuvres  employés  à  cette  profanation,  et  sans  que 
personne  aujourd'hui  puisse  indiquer  peut-être  le  lieu  qui  les  recèle. 

Le  second  témoignage  est  celui  de  M.  Henrion,  l'un  des  rédacteurs 
du  Drapeau  blanc,  et  son  témoignage  est  confirmé  par  celui  de  M.  Mi- 
chaud. 

En  1832,  M.  Henrion  écrit,  dans  l'édition  qu'il  a  donnée  du  Diction- 
naire historique  de  Feller,  continué  par  lui  : 

1822  (3  janvier).  Les  restes  de  Voltaire  et  de  Rousseau,  déposés  dans  le  temple 
auquel  on  avait  donné  le  nom  de  Panthéon,  sont  transportés  au  cimetière  du 
Père-Lachaise.  L'église  Sainte-Geneviève,  rendue  à  la  religion,  est  bénie  par  l'ar- 
chevêque de  Paris. 

M.  Michaud  a  réimprimé  la  même  phrase  en  1836,  dans  l'édition  qu'il  a 
donnée  de  Y  Abrégé  chronologique  de  l'histoire  de  France,  par  le  prési- 
dent Hénault,  continué  par  lui. 

Vient  ensuite  M.  Monlaubricq,  ancien  procureur  général  à  Poitiers,  dé- 
missionnaire en  1830.  La  note  suivante  parait  en  18o2  dans  la  Guienne,  et 
elle  est  reproduite,  le  30  mai,  par  la  Sentinelle  du  Jura  : 


DE    VOLTAIRE.  497 

On  se  préoccupe  trop  dans  le  monde  religieux  et  politique  de  ce  que  devien- 
dront les  restes  mortels  de  Voltaire  lorsque  l'église  Sainte-Geneviève  sera  enfin 
restituée  aux  exercices  de  la  religion.  Cette  question  suppose  l'ignorance  d'un 
fait  que  je  vais  révéler.  La  tombe  de  Voltaire,  transférée  triomphalement  au 
Panthéon  en  1791,  celle  du  sophiste  Jean-Jacques,  qu'on  plaça  à  ses  côtés  en 
l'an  III  de  la  République,  n'ont  pas  été  fidèles  à  garder  les  dépouilles  que  leur 
avait  confiées  la  patrie  7'econnaissante.  Qu'on  ouvre  les  monuments  où  ces  con- 
tempteurs du  christianisme  furent  ensevelis,  et  on  trouvera  deux  tombeaux  vides. 
Il  y  a  trente  ans,  j'appris,  par  de  graves  et  authentiques  récits,  que  lorsque 
l'église  Sainte-Geneviève  fut,  sous  la  Restauration,  rendue  au  culte,  dès  ce  jour 
Voltaire  et  le  citoyen  de  Genève  avaient  fait  place  pour  toujours  au  Dieu  dont  ils 
avaient  usurpé  le  domaine.  On  peut  fouiller,  on  n'aura  pas  même  un  peu  de 
poussière. 

MoNTAUBRicQ,  ancicu  procureur  général. 

Enfin,  au  témoignage  de  M.  Dupeuty  (Figaro  du  J|8  février  1864),  le 
tombeau  de  Voltaire  a  été  récemment  ouvert  au  Panthéon,  et  il  a  été  constaté 
qu'il  est  vide,  comme  l'avait  annoncé  en  1852  M.  Montaubricq.  «  On  avait 
parlé,  dit  M.  Dupeuty,  l'auteur  de  l'article,  de  profanation  nocturne  des 
cendres  de  Voltaire,  mais  la  question  élait  restée  indécise.  Maintenant  il 
n'y  a  plus  à  douter:  elles  ne  sont  plus  au  Panthéon.  Le  tombeau,  pèlerinage 
quotidien  des  étrangers,  et  devant  lequel  les  dévots  de  l'art  et  de  l'esprit 
français  s'inclinaient  avec  émotion,  croyant  saluer  les  reliques  du  grand 
homme,  ce  tombeau  est  complètement  vide;  bien  plus,  on  ne  sait  ce  que 
sont  devenues  ces  reliques.  » 

Mais  comment  était-on  si  bien  instruit,  elsur  quoi  reposaientces  affirma- 
tions si  précises,  si  sûres  d'elles-mêmes? M.  Dupeuty  ajoutait  que,  lorsque  le 
cœur  de  l'auteur  de  la  IJenriade  fut  offert  à  l'État  comme  revenant  légitime- 
ment à  la  nation,  Napoléon  III  pensa  que  ce  qu'il  y  avait  de  plus  naturel,  c'était 
de  le  réunir  à  l'ensemble  des  dépouilles  du  poëte.  Le  Panthéon  étant  rendu 
au  culte,  cela  ne  se  pouvait  faire  sans  en  référer  à  l'archevêque  de  Paris. 
Monseigneur  Darboy  répondit  qu'avant  de  prendre  un  parti  quelcon(|ue,  il 
était  prudent  de  vérifier  si  les  cendres  de  Voltaire  étaient  encore  là,  ou  si, 
de[)uis  1814,  il  n'y  a\ait  plus  rien  au  F'anlhéon  qu'un  tombeau  vide.  L'em- 
pereur, étonné,  ordonna  des  fouilles.  «  Une  de  ces  nuits  dernières,  ajoutait 
M.  Dupeuty,  on  est  descendu  dans  les  caveaux  du  Panthéon,  on  a  soulevé  la 
pierre  qui,  selon  la  croyance  populaire,  devait  recouvrir  les  cendres  de  Vol- 
taire, il  n'y  a  en  eff'el  plus  rien.  Que  sont-elles  devenues  ?  » 

Cette  assertion,  reproduite  par  l'Jnlennëdiaire  (p.  44  et  73),  n'a  pas  été 
contredite.  Le  doute  n'est  donc  pas  possible  pour  le  tombeau  de  Voltaire; 
les  trois  témoignages  que  nous  avons  reproduits  semblent  prouver  suffisam- 
ment que  celui  de  Rousseau  n'a  pas  été  plus  épargné'. 

A  quelle  époque  les  restes  de  Voltaire  et  de  Uousseau  ont-ils  été  enlevés 
des  cercueils  qui  les  enfermaient?  C'est  un  point  qu'il  est  moins  facile 
d'éclaircir. 

1.  Il  est  cependant  à  noter  que  le  cercueil  de  Rousseau  est  en  plomb,  et  que 
l'opération,  pour  demeurer  secrète,  présentait  plus  de  difficulté. 

1.  32 


498  HISTOIRE    POSTHUME 

Est-ce  en  1814,  comme  l'affirme  l' Inlermédiaire?  Esi-ce en  \8'2,2,  comme 
l'assurent  M.M.  Henrion,  Michaud  et  Montaubricq?  Des  deux  allégations,  la 
seconde  nous  paraît,  jusqu'à  meilleure  information,  la  plus  vraisemblable. 
Nous  avons  cité  les  témoignages  sur  lesfjuels  elle  s'appuie;  citons  maintenant 
celui  sur  lequel  s'est  formée  la  conviction  de  V Intermédiaire.  Il  se  trouve 
dans  les  mémoires  de  M.  P.  Lacroix,  mémoires  inédits  qui  sont  destinés  à 
une  lointaine  publication,  et  dont  l'auteur  a  détaché  un  feuillet  au  profit  de 
l'Intermédiaire.  Ce  feuillet  contient  un  récit  qu'un  ami  de  M.  P.  Lacroix 
«  tenait,  nous  est-il  dit,  delà  bouche  même  de  M.  de  Puymaurin,  directeur 
de  la  Monnaie  ». 

Voici  le  fait,  dit  M.  P.  Lacroix,  tel  qu'il  me  l'a  rapporté  : 

Aussitôt  après  la  rentrée  des  Bourbons  à  Paris,  au  mois  d'avril  1814,  les 
hommes  du  parti  royaliste  qui  avaient  le  plus  contribué  à  la  Restauration  se 
préoccupèrent  de  la  sépulture  de  Voltaire  et  regardèrent  comme  un  outrage  à  la 
religion  la  présence  du  corps  de  cet  excommunié  dans  une  église.  Il  y  eut  plu- 
sieurs conférences  à  ce  sujet,  et  il  fut  décide  qu'on  enlèverait  sans  bruit  et 
sans  scandale  les  restes  mortels  du  philosophe  antichrétien  que  la  Révo- 
lution avait  déifié.  L'autorité  avait  été  sans  doute  prévenue,  et  quoiqu'elle  n'in- 
tervînt pas  dans  cette  afïaire,  on  peut  croire  qu'elle  approuva  tacitement  ce  qui 
se  passa  sous  la  responsabilité  de  quelques  personnes  pieuses  qu'on  ne  nous  a  pas 
nommées.  Nous  savons  seulement  que  les  deux  frèi-es  Puymaurin  étaient 
du  nombre.  Il  faut  supposer  que  le  curé  de  Sainte-Geneviève  avait  reçu  des  ordres 
auxquels  il  dut  obéir. 

Une  nuit  du  mois  de  mai  1814,  les  ossements  de  Voltaire  et  de  Rousseau  furent 
extraits  des  cercueils  de  plomb  *  où  ils  avaient  été  enfermés;  on  les  réunit  dans 
un  sac  de  toile  et  on  les  porta  dans  un  fiacre  qui  stationnait  derrière  l'église.  Le 
fiacre  s'ébranla  lentement,  accompagné  de  cinq  ou  six  personnes,  entre  autres  les 
deux  frères  Puymaurin.  On  arriva,  vers  deux  heures  du  matin,  par  des  rues 
désertes,  à  la  barrière  de  la  Gare,  vis-à-vis  Bercy.  Il  y  avait  là  un  vaste  terrain, 
entouré  d'une  clôture  en  planches,  lequel  avait  fait  partie  de  l'ancien  périmètre 
de  la  Gare,  qui  devait  être  créée  en  cet  endroit  pour  servir  d'entrepôt  au  com- 
merce de  la  Seine,  mais  qui  n'a  jamais  existé  qu'en  projet.  Ce  terrain,  apparte- 
nant alors  à  la  ville  de  Paris,  n'avait  pas  encore  reçu  d'autre  destination  :  les 
alentours  étaient  déjà  envahis  par  des  cabarets  et  des  guinguettes. 

Une  ouverture  profonde  était  préparée  au  milieu  de  ce  terrain  vague  et  aban- 
donné, où  d'autres  personnages  attendaient  l'arrivée  de  l'étrange  convoi  de  Vol- 
taire et  de  Rousseau  :  on  vida  le  sac  rempli  d'ossements  sur  un  lit  de  chaux  vive, 
puis  on  rejeta  la  terre  pai"-dessus,  de  manière  à  combler  la  fosse,  sur  laquelle 
piétinèrent  en  silence  les  auteurs  de  cette  dernière  inhumation  de  Voltaire.  Ils 
remontèrent  ensuite  en  voiture,  satisfaits  d'avoir  rempli,  selon  eux,  un  devoir 
sacré  de  royaliste  et  de  chrétien. 

Dès  que  ce  récit  fut  imprimé,  nous  devons  nous  hâter  de  le  dire,  M.  le 
baron  de  Puymaurin  protesta  énergiquement  contre  le  rôle  qu'auraient  joué 
dans  cette  odieuse  profanation  deux  MM.  Puymaurin,  qui  eussent  été  son 
père  et  son  grand-père,  car  il  n'y  avait  pas  alors  de  frères  Puymaurin^.  Il 

1.  Celui  de  Voltaire  est  en  bois. 

2.  «  J'ai  écrit  de  souvenir,  répond  à  cela  le  Bibliophile,  la  note  envoyée  à 
l* Intermédiaire,  Qi  ']' y  a.\  fait  entrer,  par  mégarde,  deux  frères  Puymaurin,  au  lieu 


DE    VOLTAIRE.  499 

faut  donc  effacer  leur  nom  du  récit,  et  c'est  ce  qu'a  fiùt  l'Inlerinédiaire,  tout 
en  continuant  à  considérer  comme  chose  prouvée  la  violation  des  deux 
tombes  en  mal  1814, 

3Iiiis  si  la  personne  qui  a  confié  ces  renseignements  à  la  mémoire  de 
M.  P.  Lacroix  s'est  trompée  sur  le  nom  des  seuls  acteurs  qu'elle  ait  désignés, 
n'a-t-elle  pu  également  se  tromper  sur  la  date? 

Qu'au  moment  on  le  Panthéon  fut  abandonné  aux  missionnaires,  on  ait 
pris  souci  de  la  présence  de  deux  tombes  dans  une  église,  on  le  comprend 
sans  peine;  si  elle  eut  lieu  en  1821  ou  4  822,  il  est  facile  d'expliquer  l'ou- 
verture du  cercueil,  sinon  de  l'excuser  ou  de  l'amnistier.  Mais  quel  intérêt 
si  pressant  avait  en  mai  1814,  même  pour  les  ennemis  les  plus  ardents  de 
Voltaire  et  de  Rousseau,  le  secret  déplacement  de  leurs  cendres?  C'est  au 
commencement  de  4822,  nous  y  reviendrons,  que,  pour  la  première  fois, 
l'opinion  publique  s'émeut  au  sujet  des  deux  tombes;  c'est  alors  seulement 
que  l'on  constate  l'existence  des  soupçons  dont  le  souvenir  a  été  recueilli 
par  ['Intermédiaire,  et  nul  témoignage,  en  dehors  de  celui  que  lui  a  com- 
muniqué M.  Lacroix,  ne  donne  lieu  de  croire  que  cette  violation  soit  anté- 
rieure à  4821  ou  4822.  Nous  disons  4  824  ou  4822,  sans  nous  arrêter  dès 
maintenant  à  la  date  qu'inscrivent  MM.  Henrion  et  Michaud,  celle  du  3  jan- 
vier 4  822  ;  le  fait  avait  pour  eux  une  grande  importance,  et  non  sans  doute 
la  date  précise  du  jour  auquel  il  faut  le  rattacher.  C'est  donc  surtout  vers  ce 
qui  se  passa  au  Panthéon  à  la  fin  de  4824  (l'ordonnance  qui  le  rend  au  culte 
est  du  4  2  décembre  1824),  ou  au  commencement  de  4  822,  que  nous  con- 
seillerions de  diriger  désormais  l'enquôte,  si  l'on  veut  la  poursuivre  avec 
les  meilleures  chances  de  succès. 

Nous  continuons  l'analyse  des  documents  publiés,  sans  négliger  aucun 
des  détails  qui  peuvent  être  invoqués,  soit  à  l'appui,  soit  à  l'encontre  de 
chacune  des  hypothèses  qui  se  présentent  à  l'esprit. 

C'est  en  4  822,  avons-nous  dit,  —  au  moment  où  les  missionnaires  vien- 
nent de  prendre  possession  du  Panthéon,  —  que  le  public  demande  avec 
inquiétude  ce  que  sont  devenus  les  restes  des  deux  philosophes.  Dans  la 
séance  de  la  Chambre  des  députés  du  25  mars,  M.  Stiinislas  (jirardin  pose 
la  question  à  la  tribune.  Il  réclame,  dit  l'Intermédiaire,  contre  l'ordonnance 
royale  du  4  2  décembre  précédent,  qui  avait  menacé  «  les  grands  hommes  » 
inhumés  au  Panthéon  dans  la  possession  de  cette  demeure  dernière  qu'ils 
tenaient  d'un  décret-loi  et  de  la  «  patrie  reconnaissante  »,  suivant  les  termes 
de  la  belle  inscription  due  à  M.  de  Pastoret.  Il  se  plaint  du  «  silence  injusti- 
fiable »  du  ministre,  en  présence  «  des  biuits  plus  ou  moins  vraisemblables 
qui  se  sont  répandus  relativem.ent  aux  dépouilles  de  Voltaire  et  do  Rous- 
seau, »  et  il  le  «  somme  de  dire  enfin  ce  que  ces  dépouilles  sont  devenues  ». 

A  cette  interpellation,  le  ministre  de  l'intérieur,  M.  Corbière,  répond  : 
«  Elles  ont  été  déposées  dans  les  caveaux  de  l'église  Sainte-Geneviève,  et 
elles  y  sont  encore.  »  (Sensation,  dit  le  Moniteur.) 

de  cette  simple  désignation  que  j'avais  consignée  dans  mes  Mémoires,  les  deux 
Puymaurin.  » 


500  HISTOIRE   POSTHUME 

Qui  donc  avait  raison  ?  Le  ministre  ou  le  public  ?  Si  c'était  le  public, 
comment  expliquer  la  réponse  très-afûrmalive  du  ministre?  Était-ce  men- 
songe ou  ignorance? 

Si  c'était  le  nriinislre.  jusqu'à  quel  jour  sa  déclaration  reste-t-elle  vraie? 
Cette  réponse  faite  une  fois  pour  toutes,  mit-on  bien  vite  à  profit  la  sécurité 
qu'elle  put  inspirer  au  parti  libéral  pour  faire  secrètement,  et  en  toute  quié- 
tude, la  translation  ? 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  sarcophages  sont  restés  au  même  emplacement'. 
Mais  où  sont  les  ossements  qu'ils  ont  contenus?  A  la  gare  de  Bercy?  Au 
cimetière  du  Père-Lachaise  -  ?  C'est  ce  qu'on  ne  saurait  dire. 

XXXIX. 

LE    CENTENAIRE    DE    VOLTAIRE. 

31   MAI   1878. 

De  bonne  heure,  la  salle  de  la  Gaîté  était  aussi  remplie  qu'elle  peut  l'être  : 
les  lettres,  l'art,  la  science,   la  politique,  la  presse,  y  étaient  représentés. 

Il  serait  trop  long  de  citer  les  célébrités  que  la  journée  a  réunis.  Bien 
entendu,  le  parti  républicain  militant  des  Chambres  et  du  journalisme 
était  là  au  grand  complet.  Mais,  en  même  temps,  des  savants  comme 
Robin,  Broca,  Wurtz,  des  historiens  comme  Renan,  des  auteurs  drama- 
tiques comme  Emile  Augier,  des  poêles  comme  Leconte  de  Lisle,  des  cri- 
tiques comme  Paul  de  Saint-Victor,  avaient  voulu  prendre  part  à  celte  fête 
de  la  pensée  française. 

La  scène  avait  été  disposée  pour  recevoir  le  bureau,  les  orateurs  et  un 
assez  grand  nombre  d'invités.  Aux  deux  côtés  étaient  groupés  en  faisceaux 
tricolores  les  drapeaux  de  cette  France  moderne  que  l'auteur  du  Dictionnaire 
philoiophique  a  tant  contribué  à  former. 

Voltaire  était  là,  véritablement  vivant,  sur  un  piédestal  couvert  de  fleurs, 
et  chargé  de  couronnes  éclatantes.  Il  n'est  personne  qui  ne  connaisse  l'ad- 
mirable statue  de  Houdon,  —  peut-être  le  chef-d'œuvre  de  la  sculpture 
moderne,  —  et  qui  a  fourni  le  type  populaire  du  masque  de  Voltaire. 
Houdon,  comme  étude  préliminaire  à  cette  œuvre  incomparable,  avait  fait, 
d'après  nature,  un  buste  de  l'immortel  écrivain.  Ce  buste,  en  terre  cuite, 
appartient  à  M.  Louis  Viardot,  qui  l'avait  prêté  pour  la  célébration  du  cen- 
tenaire. 

A  une  heure  et  demie  ou  deux  heures  moins  le  quart,  l'entrée  de  Victor 
Hugo  était  saluée  par  des  salves  d'applaudissements  à  faire  écrouler  la  salle. 
L'émotion  de  la  foule  entassée  dans  cette  salle  trop  étroite  avait  de  profonds 

1.  En  1852,  on  a  entouré  l'un  et  l'autre  de  cloisons.  La  statue  de  Houdon  est 
placée,  comme  autrefois,  à  côté  du  sarcophage  de  Voltaire. 

2.  Il  a  été  constaté,  dit  l'Intermédiaire,  que  les  registres  du  Père-Lachaise  ne 
mentionnent  aucune  translation  des  restes  de  Voltaire  ou  de  Rousseau. 


DE    VOLTAIRE.  501 

échos  au  dehors.  Tout  Paris  prenait  part  de  cœur  à  cette  solennité.  C'est 
trop  peu  de  dire  tout  Paris  :  M.  Spuller  a  lu  à  deux  reprises,  à  mesure 
qu'elles  parvenaient,  les  dépèches  adressées  au  président  de  la  fête,  et  qui 
arrivaient  non-seulement  de  France,  mais  d'Italie,  de  Norwége,  de  toutes 
les  parties  de  l'Europe. 

C'est  M.  Spuller  qui  a  pris  le  premier  la  parole.  L'honorable  député  d^ 
la  Seine  a  une  éloquence  sobre,  grave,  élégante,  où  l'on  sent  l'écrivain  de 
race.  Mais  si  contenue  et  si  tempérée  que  soit  sa  parole,  un  sentiment  très- 
frappant  y  perçait  avec  une  force  singulière  :  car  enfin,  quand  il  s'agit  de 
Voltaire,  du  mouvement  du  xviir'  siècle,  de  la  Révolution  qui  en  fait 
l'épanouissement,  il  s'agit  de  notre  affranchissement,  de  nos  titres,  de  notre 
vie  actuelle  ;  et  la  France  démocratique  que  nous  sommes  se  sent  atteinte 
au  plus  profond  de  son  être. 

M.  Desclianel  a  lu  ensuite  une  étude  développée  sur  Voltaire. 

Enfin  M.  Victor  Hugo  a  pris  la  parole  ;  voici  quelques  extraits  de  son 
discours  : 

«  Il  y  a  cent  ans  aujourd'hui  un  homme  mourait.  Il  mourait  immortel  • 
Il  s'en  allait  chargé  d'années,  chargé  d'oeuvres,  chargé  de  la  plus  illustre  et 
de  la  plus  redoutable  des  responsabilités  ,  la  responsabilité  de  la  conscience 
humaine  avertie  et  rectifiée.  Il  s'en  allait  maudit  et  béni,  maudit  par  le 
passé,  béni  par  l'avenir,  et  ce  sont  là,  messieurs,  les  deux  formes  superbes 
de  la  gloire.  Il  avait  à  son  lit  de  mort,  d'un  côté  l'acclamation  des  contem- 
porains et  de  la  postérité,  de  l'autre  ce  triomphe  de  huée  et  de  haine  que 
l'implacable  passé  fait  à  ceux  qui  l'ont  combattu.  Il  était  plus  qu'un  homme, 
il  était  un  siècle.  Il  avait  exercé  une  fonction  et  rempli  une  mission.  Il  avait 
été  évidemment  élu  pour  l'œuvre  qu'il  avait  faite  par  la  suprême  volonté 
qui  se  manifeste  aussi  visiblement  dans  les  lois  de  la  destinée  que  dans  les 
lois  de  la  natui'e.  Les  quatre-vingt-quatre  ans  que  cet  homme  a  vécu  occu- 
pent l'intervalle  qui  sépare  la  monarchie  à  son  apogée  de  la  révolution  à  son 
aurore. Quand  il  naquit,  Louis  XIV  régnait  encore;  quand  il  mourut, Louis XVI 
régnait  déjà  :  de  sorte  que  son  berceau  put  voir  les  derniers  rayons  du  grand 
trône,  et  son  cercueil  les  premières  lueurs  du  grand  abîme.  {Applaudisse- 
ments.) 

«  Avant  d'aller  plus  loin,  entendons-nous,  messieurs,  sur  le  mot  abîme: 
il  y  a  de  bons  abîmes;  ce  sont  les  abîmes  où  s'écroule  le  mal.  (Bravo!) 

«  Messieurs,  puisque  je  me  suis  interrompu,  trouvez  bon  que  je  com- 
plète ma  pensée.  Aucune  parole  imprudente  ou  malsaine  ne  sera  prononcée 
ici.  Nous  sommes  ici  pour  faire  acte  de  civilisation.  Nous  sommes  ici  pour 
faire  l'afhrmation  du  progrès,  pour  donner  réception  aux  j)hilosophes  des 
bienfaits  de  la  philosophie,  pour  apporter  au  xviii"  siècle  le  témoignage  du 
XIX',  pour  honorer  les  magnanimes  combattants  et  les  bons  serviteurs, 
pour  féliciter  le  noble  effort  des  peuples,  l'industrie,  la  science,  la  vaillante 
marche  en  avant,  le  travail,  pour  cimenter  la  concorde  humaine,  en  un  mot 
pour  glorifier  la  paix,  cette  sublime  volonté  universelle.  La  paix  est  la  vertu 
de  la  civilisation,  la  guerre  en  est  le  crime.  [Applandissemenls .)  Nous 
sommes  ici,  dans  ce  grand  moment,  dans  cotte  heure  solennelle,  pour  nous 


502  HISTOIRE    POSTHUME 

incliner  religieusement  devant  la  loi  morale,  et  pour  dire  au  monde,  qui 
écoute  la  France,  ceci:  Il  n'y  a  qu'une  puissance,  la  conscience  au  service 
de  la  justice;  et  il  n'y  a  qu'une  gloire,  le  génie  au  service  de  la  vérité. 
(Mouvetnenl.) 

«  Voltaire  a  vaincu,  Voltaire  a  fait  la  guerre  rayonnante,  la  guerre  d'un 
seul  contre  tous,  c'est-à-dire  la  grande  guerre.  La  guerre  de  la  pensée 
contre  la  matière,  la  guerre  de  la  raison  contre  le  préjugé,  la  guerre  du  juste 
contre  l'injuste,  la  guerre  pour  l'opprimé  contre  l'oppresseur,  la  guerre  de 
la  bonté,  la  guerre  de  la  douceur.  Il  a  eu  la  tendresse  d'une  femme  et  la  co- 
lère d'un  héros.  Il  a  été  un  grand  esprit  et  un  immense  cœur.  {Bravos.) 

«  Il  a  vaincu  le  vieux  code  et  le  vieux  dogme.  Il  a  vaincu  le  seigneur 
féodal,  le  juge  gothique,  le  prêtre  romain.  Il  a  élevé  la  populace  à  la  di- 
gnité de  peuple.  Il  a  enseigné,  pacifié  et  civilisé.  Il  a  combattu  pour  Sirven 
et  Montbailly  comme  pour  Calas  et  La  Barre  ;  il  a  accepté  toutes  les  menaces, 
tous  les  outrages,  toutes  les  persécutions,  la  calomnie,  l'exil.  11  a  été  infati- 
gable et  inébranlable.  Il  a  vaincu  la  violence  par  le  sourire,  le  despotisme 
par  le  sarcasme,  l'infaillibilité  par  l'ironie,  l'opiniâtreté  par  la  persévérance, 
l'ignorance  par  la  vérité. 

«  Je  viens  de  prononcer  ce  mot,  le  sourire;  je  m'y  arrête.  Le  sourire,  c'est 
Voltaire. 

«  Disons-le,  messieurs,  car  l'apaisement  est  le  grand  côté  du  philo- 
sophe, dans  Voltaire  l'équilibre  finit  toujours  par  se  rétablir.  Quelle  que  soit 
sa  juste  colère,  elle  passe,  et  le  Voltaire  irrité  fait  toujours  place  au  Vol- 
taire calmé.  Alors  dans  cet  oeil  profond  le  sourire  apparaît. 

«  Ce  sourire,  c'est  la  sagesse.  Ce  sourire,  je  le  répète,  c'est  Voltaire.  Ce 
sourire  va  parfois  jusqu'au  rire,  mais  la  tristesse  philosophique  le  tempère. 
Du  côté  des  forts,  il  est  moqueur  ;  du  côté  des  faibles,  il  est  caresssant.  Il 
inquiète  l'oppresseur  et  rassure  l'opprimé.  Contrôles  grands,  la  raillerie; 
pour  les  petits,  la  pitié.  Ah!  soyons  émus  de  ce  sourire.  II  a  eu  des  clartés 
d'aurore.  Il  a  illuminé  le  vrai,  le  juste,  le  bon,  et  ce  qu'il  y  a  d'honnête 
dans  l'utile;  il  a  éclairé  l'intérieur  des  superstitions;  ces  laideurs  sont 
bonnes  à  voir;  il  les  a  montrées.  Étant  lumineux,  11  a  été  fécond.  La  so- 
ciété nouvelle,  le  désir  d'égalité  et  de  concession,  et  ce  commencement  de 
fraternité  qui  s'appelle  la  tolérance,  la  bonne  volonté  réciproque,  la  mise 
en  proportion  des  hommes  et  des  droits,  la  raison  reconnue  loi  suprême, 
l'effacement  des  préjugés  et  des  partis  pris,  la  sérénité  des  âmes,  l'esprit 
d'indulgence  et  de  pardon,  l'harmonie,  la  paix,  voilà  ce  qui  est  sorti  de  ce 
grand  sourire. 

«  Ce  qu'a  été  Voltaire,  je  l'ai  dit;  ce  qu'a  été  son  siècle,  je  vais  le  dire. 

«  [Messieurs,  les  grands  hommes  sont  rarement  seuls  ;  les  grands  arbres 
semblent  plus  grands  quand  ils  dominent  une  forêt;  ils  sont  là  chez  eux:  il 
y  a  une  forêt  d'esprits  autour  de  Voltaire  ;  cette  forêt,  c'est  le  xviii*  siècle. 
Parmi  ces  esprits,  il  y  a  des  cimes,  Montesquieu,  BufTon,  Beaumarchais,  et 
deux  entre  autres,  les  plus  hautes  après  Voltaire,  Rousseau  et  Diderot. 
Ces  penseurs  ont  appris  aux  hommes  à  raisonner;  bien  raisonner  mène  à 
bien  agir,  la  justesse  dans  l'esprit  devient  la  justice  dans  le  cœur.  Ces  ou- 


DE    VOLTAIRE.  503 

vriers  du  progrès  ont  utilement  travaillé.  BufTon  a  fondé  le  naturalisme; 
Beaumarchais  a  trouvé,  au  delà  de  Molière,  une  comédie  inconnue,  presque 
la  comédie  sociale;  Montesquieu  a  fait  dans  la  loi  des  fouilles  si  profondes 
qu'il  a  réussi  à  exhumer  le  droit.  Quant  à  Rousseau,  quant  à  Diderot,  pro- 
nonçons ces  deux  noms  à  part:  Diderot,  vaste  intelligence  curieuse,  cœur 
tendre  altéré  de  justice,  a  voulu  donner  les  notions  certaines  pour  bases 
aux  idées  vraies,  et  a  créé  V Encyclopédie;  Rousseau  a  rendu  à  la  femme  un 
admirable  service,  il  a  complété  la  mère  parla  nourrice,  il  a  mis  l'une  auprès 
de  l'autre  ces  deux  majestés  du  berceau;  Rousseau,  écrivain  éloquent  et  pa- 
thétique, profond  rêveur  oratoire,  a  souvent  deviné  et  proclamé  la  vérité 
politique  ;  son  idéal  confine  au  réel  ;  il  a  eu  cette  gloire  d'être  le  premier  en 
France  qui  se  soit  appelé  citoyen  ;  la  fibre  civique  vibre  en  Rousseau;  ce 
qui  vibre  en  Voltaire,  c'est  la  fibre  universelle;  on  peut  dire  que  dans  ce 
fécond  XVIII»  siècle,  Rousseau  représente  le  Peuple  ;  Voltaire,  plus  vaste 
encore,  représente  l'Homme.  Ces  puissants  écrivains  ont  disparu  ;  mais  ils 
nous  ont  laissé  leur  âme,  la  Révolution.  {Applaudisset7ienls .) 

«  Oui,  la  Révolution  française  est  leur  àme.  Elle  est  leur  émanation  rayon- 
nante. Elle  vient  d'eux  ;  on  les  retrouve  partout  dans  cette  catastrophe  bénie 
et  superbe  qui  a  fait  la  clôture  du  passé  et  l'ouverture  de  l'avenir.  Dans  cette 
transparence  qui  est  propre  aux  révolutions,  et  qui  à  travers  les  causes 
laisse  apercevoir  les  effets,  et  à  travers  le  premier  plan  le  second,  on  voit 
derrière  Diderot  Danton,  derrière  Rousseau  Robespierre,  et  derrière  Voltaire 
Mirabeau.  Ceux-ci  ont  fait  ceux-là. 

«  Messieurs,  résumer  des  époques  dans  des  noms  d'hommes,  nommer 
des  siècles,  en  faire  en  quelque  sorte  des  personnages  immains,  cela  n'a  été 
donné  qu'a  trois  peuples,  la  Grèce,  l'Italie,  la  France.  On  dit  le  siècle  de 
Périclès,  le  siècle  d'Auguste,  lesièclede  Léon  X,  lesiècledeLouisXIV,  le  siècle 
de  Voltaire.  Cesappellationsontun  grandsens.  Ceprivilége,  donnerdes  nomsà 
des  siècles,  exclusivement  propre  à  la  Grèce,  à  l'Italie  et  à  la  France,  estlaplus 
haute  marque  de  civilisation.  Jusqu'à  Voltaire,  ca  sont  des  noms  de  chefs 
d'États;  Voltaire  est  plus  qu'un  chef  d'États,  c'est  un  chef  d'idées.  A  Vol- 
taire un  cycle  nouveau  commence.  On  sent  que  désormais  la  haute  puis- 
sance gouvernante  du  genre  humain  sera  la  pensée.  La  civilisation  obéissait 
à  la  force,  elle  obéira  à  l'idéal.  C'est  la  rupture  du  sceptre  et  du  glaive  rem- 
placés par  le  rayon,  c'est-à-dire  l'autorité  transfigurée  en  liberté.  Plus  d'au- 
tre souveraineté  que  la  loi  pour  le  peuple,  et  la  conscience  pour  l'individu. 
Pour  chacun  de  nous,  les  deux  aspects  du  progrès  se  dégagent  nettement, 
et  les  voici:  exercer  son  droit,  c'est-à-dire  être  un  homme;  accomplir  son 
devoir,  c'est-à-dire  être  un  citoyen. 

«  Tel  est  la  signification  de  ce  mot,  le  siècle  de  Voltaire;  tel  est  le  sens 
de  cet  événement  suprême,  la  Révolution  française.   » 

{Rappel  du  l"juin  1878.) 


ADDITION 

AUX    DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES 


CONTRAT   DE    MARIAGE 

DE    M.    DUPUITS    ET    DE    MADEMOISELLE    CORNEILLE' 

Passé  devant  3/''  Xicod,  notaire  à  Gex-la-Ville,  le  9  février  1763. 


L'an  1763,  et  le  9  février  après  midi,  pardevant  moi  Pierre-François  Nicod, 
puisné,  notaire  royal  au  bailliage  de  Gex,  demeurant  à  Gex-la-Ville,  soussigné,  et 
en  présence  des  témoins  ci-après  nommés,  sont  comparus  : 

Pierre-Jacques-Claude  Dupuits,  écuyer,  cornette  au  régiment  de  dragons  Colo- 
nel-Général au  service  du  roi,  fils  de  feu  M.  Pierre-François  Dupuits,  gentilhomme 
de  la  vénerie  du  roi,  et  conseiller  auditeur  en  la  chambre  des  comptes  de  Dôle, 
demeurant  à  Macconex,  et  agissant  de  l'autorité  et  consentement  de  M.  Jean- 
Gaspard  Dupuits,  son  oncle  et  curateur,  aussi  ici  présent,  d'une  part; 

Et  demoiselle  Marie-Françoise  Corneille,  fille  de  Jean-François  Corneille,  écuyer, 
et  de  dame  Marie-Louise  Fiosset,  ses  père  et  mère,  native  d'Évreux,  demeurant 
actuellement  au  château  de  Fernej',  pays  de  Gex,  auprès  de  messire  François- 
Marie  Arouet  de  Voltaire,  chevalier,  gentilhomme  ordinaire  de  la  chambre  du  roi, 
et  de  l'Académie  française,  seigneur  de  Ferney,  Tournay,  Régny,  Chambézy  et 
autres  places:  et  auprès  de  dame  Marie-Loui«e  Mignot.  veuve  de  messire  Nicolas- 
Charles  Denis,  écuyer,  commissaire  ordonnateur  des  guerres,  chevalier  de  l'ordre 
^rojal  et  militaire  de  Saint-Louis,  dame  de  Ferney;  ladite  demoiselle  Corneille, 
mineure,  agissante  de  l'autorité  et  consentement  donné,  par  lesdits  sieur  et  dame 
Corneille,  ses  père  et  mère,  au  mariage  contracté  par  les  présentes,  comme  conste 
par  acte  passé  devant  Dupont  et  ...,  conseillers  da  roi,  notaires  à  Paris,  le  3  fé- 
vrier de  la  présente  année  1763,  dûment  scellé  lesdits  jour  et  an,  qui  demeure 
annexé  au  présent  contrat,  et  avec  l'agrément  dudit  seigneur  de  Voltaire  et  de 
ladite  dame  Denis,  aussi  ici  présents,  d'autre  part; 

Lesquels  sieur  Dupuits  et  demoiselle  Corneille  ont  promis  et  promettent  s'unir 
par  un  légitime  mariage,  et  de  le  faire  célébrer  et  bénir  incessamment  en  la 
sainte  église  dudit  Ferney. 

En  considération  duquel  futur  mariage,  la  demoiselle  Corneille,  épouse,  agis- 
sante du  consentement  dudit  seigneur  de  Voltaire,  se  constitue  en  dot  et  pour 
elle  audit  sieur  Dupuits  toute  la  somme  à  laquelle  montera  le  produit,  net  de  frais, 
de  la  nouvelle  édition  des  œuvres  d'illustre  Pierre  Corneille,  grand-oncle  paternel 
de  la  demoiselle  épouse,  qui  se  fait  actuellement  au  profit  de  ladite  demoiselle 
épouse  par  les  soins,  avec  les  remarques  et  sous  les  yeux  dudit  seigneur  de  Vol- 

1.  Publié  par  M.  Vayssière,  dans  VuUaire  et  le  Pays  de  Gex;  Bourg,  18~6,  in-8o. 


ADDITION   AUX  DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES.      50o 

taire,  ainsi  que  de  toutes  les  souscriptions  faites  ou  à  faire  pour  ladite  édition. 
Sur  lequel  produit  net  de  ladite  édition  il  sera  toutefois  préalablement  pris,  ainsi 
qu'il  a  été  convenu  comme  une  condition  du  présent  mariage,  la  somme  do 
12,000  livres  pour  être  employée  en  contrats  de  rente  perpétuelle,  au  profit  desdits 
sieur  et  demoiselle  époux,  sur  les  aides  et  gabelles  ou  sur  tels  autres  fonds  publics 
ou  particuliers  qu'ils  choisiront,  pour  les  arrérages  de  ladite  rente  appartenir  aux 
sieur  et  dame  Corneille,  père  et  mère  de  la  demoiselle  épouse,  pendant  leur  vie 
et,  après  la  mort  de  l'un  d'eux,  au  survivant  jusques  à  sa  mort,  après  laquelle 
lesdits  sieurs  et  demoiselle  époux,  ou  les  leurs,  entreront  en  jouissance  de  ladite 
rente.  A  l'effet  de  laquelle  constitution  de  dot  ledit  seigneur  de  Voltaire  promet 
de  faire  rendre  compte  sous  ses  bons  ofliccs  aux  sieurs  Cramer,  libraires  à  Genève, 
du  produit  net  et  des  frais  de  ladite  édition  et  desdites  souscriptions  le  plus  tôt 
possible  après  la  vente  de  ladite  édition,  pour  être  ledit  produit,  et  sous  la  déduc- 
tion des  susdites  12,000  livres,  remis  et  délivré  audit  sieur  époux,  que  la  demoi- 
selle épouse  constitue  son  procureur  irrévocable  pour  ce,  et  lequel  en  fera  quit- 
tance et  confession  en  faveur  le  ladite  demoiselle  épouse. 

De  plus,  ladite  demoiselle  épouse,  du  consentement  dudit  seigneur  de  Voltaire, 
se  constitue  une  rente  annuelle  et  viagère  de  1,396  livres,  dont  le  contrat  est 
expédié  à  Paris,  chez  M"  Delaleu,  notaire,  au  profit  dudit  seigneur  de  Voltaire  et 
de  ladite  demoiselle  Corneille  sur  les  revenus  du  roi,  en  vertu  de  son  édit  de 
1760.  et  laquelle  somme  ledit  seigneur  de  Voltaire  se  rend  garant  et  promet  do 
pa3'er  les  arrérages  au  choix  des  futurs  époux. 

Et  ledit  seigneur  de  Voltaire  veut  bien  constituer  en  dot  k  ladite  demoiselle 
Corneille  la  somme  de  20,000  livres,  que  ledit  seigneur  de  Voltaire  promet  et 
s'oblige  être  payée  après  son  décès  à  ladite  demoiselle  épouse,  soit  pour  elle 
audit  sieur  époux  ou  aux  leurs,  sans  intérêt  toutefois  jusques  audit  terme  de 
paiement.  Laquelle  somme  de  20,000  livres  sera  exigible  tant  sur  l'hypothèque 
de  la  terre  de  la  Marche  en  Bourgogne  que  sur  les  autres  biens  dudit  seigneur 
de  Voltaire. 

La  dame  veuve  Denis  donne  et  constitue  aussi  en  dot  à  ladite  demoiselle  Cor- 
neille la  somme  de  12,000  livres,  qu'elle  promet  et  s'oblige  aussi  être  payée 
six  mois  après  son  décès  à  ladite  demoiselle  épouse,  soit  pour  elle  audit  sieur 
époux  ou  aux  leurs,  sans  intérêt  toutefois  jusques  au  terme  du  paiement;  et  les 
héritiers  dudit  seigneur  de  Voltaire  et  de  la  dame  Denis  ne  seront  tenus  à  aucune 
garantie  quelconque  envers  la  demoiselle  épouse,  les  siens  et  ayants  cause,  et 
sujets  à  aucun  recours  pour  la  représentation  des  susdites  sommes  de  20,000  li- 
vres et  de  12,000  livres  constituées  en  dot,  dès  qu'elles  auront  été  payées  par  les- 
dits héritiers  audit  sieur  époux. 

A  été  déclaré  et  réservé  par  ledit  seigneur  de  Voltaire  et  la  dame  veuve  De- 
nis que,  dans  le  cas  de  mort  de  la  demoiselle  épouse  avant  eux,  sans  enfants 
vivants  du  présent  mariage,  ils  veulent  et  entendent  que  la  moitié  des  su  sdites 
sommes  de  20,000  livres  et  de  12.000  livres  par  eux  respectivement  constituées, 
leur  demeure  et  ne  puisse  être  exigée,  et  qu'après  leur  mort  il  soit  payé  audit 
sieur  Dupuits,  s'il  est  lors  vivant,  l'autre  moitié  des  susdites  deux  sommes  pour 
appartenir  en  propre  audit  sieur  Dupuits;  de  mrme  au  cas  où,  par  l'événement  de 
la  mort  dudit  seigneur  de  Voltaire  et  de  la  dame  Denis,  ou  de  l'uii  d'eux  avant  la 
demoiselle  épouse,  la  somme  constitui'e  ci-dessus  par  chacun  d'eux  eût  été  payée  ou 
exigible,  et  qu'ensuite  la  demoiselle  épouse  vînt  à  décéder  sans  enfants  vivants  du 
présent  mariage,  ledit  seigneur  de  Voltaire  et  la  dame  Denis  veulent  et  entendent 
que  la  moitié  de  la  somme  constituée  par  chacun  d'eux,  qui  aurait  été  payée  ou 
exigible,  revînt  aux  héritiers  naturels  de  chacun  d'eux,  et  que  l'autre  moitié  res- 
tât en  propre  audit  sieur  Dupuits,  s'il  était  vivant,  sinon  elle  reviendrait  aussi 
et  devrait  être  restituée  aux  héritiers  naturels  dudit  seigneur  de  Voltaire  et  de 
dame  Denis  respectivement. 


506      ADDITION   AUX  DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES. 

Déclarant  encore  ledit  seigneur  de  Voltaire  et  ladite  dame]  Denis,  par  une  suite 
de  leur  affection  pour  lesdits  sieur  et  demoiselle  époux,  que  tant  qu'ils  jugeront 
à  propos,  ou  l'un  d'euj:,  de  se  tenir  auprès  d'eux,  qu'ils  veulent  bien  leur  fournir 
le  logement  et  la  table  et  autres  choses,  ainsi  qu'aux  enfants  qu'ils  pourront 
avoir,  et  à  leurs  domestiques,  gratuitement,  sans  qu'il  puisse  être  exigé  pour  ce 
aucune  pension  desdits  époux,  et  sans  que  leurs  héritiers  puissent  faire  contre 
lesdits  sieur  et  demoiselle  époux,  ou  les  leurs,  aucune  imputation  ou  compensa- 
tion sur  les  sommes  constituées  en  dot  ci-dessus. 

Pour  assurance  de  laquelle  dot  ledit  sieur  époux  affecte  et  hypothèque  en  faveur 
de  la  demoiselle  épouse  tous  ses  biens  présents  et  à  venir,  afin  que,  le  cas  de  res- 
titution arrivant,  toutes  les  sommes  qu'il  aura  reçues  en  vertu  des  constitutions 
dotales  en  capitaux  faites  ci-dessus  à  la  demoiselle  épouse,  aux  siens  ou  à  qui  de  ' 
riage,  ou  qu'il  n'y  en  ait  pas,  la  somme  de  10,000  livres,  que  ledit  sieur  époux 
aura  et  retiendra  sur  les  sommes  constituées  en  dot.  Laquelle  somme  sera  tou- 
tefois réversible  après  le  décos  de  l'époux  aux  enfants  lors  vivants,  qui  seraient 
nés  du  présent  mariage,  par  égale  part,  mais  à  défaut  d'enfants  appartiendra 
purement  et  simplement  audit  sieur  époux. 

Ainsi  convenu  et  accordé  entre  les  parties,  qui  ont  promis  exécuter  le  contenu 
ci-dessus  à  peine  de  tous  dépens,  dommages  et  intérêts,  à  l'obligation  de  leurs 
biens. 

Fait,  lu  et  passé  à  Ferney,  dans  le  château  dudit  seigneur  de  ^  oltaire,  en 
présence  de  M.  Louis-Gaspard  Fabrj",  avocat  à  la  cour,  maire  subdélégué  de 
monseigneur  l'intendant,  et  premier  sj'ndic  général  du  tiers  état  du  pays  de 
Gex,  et  de  M.  Jean-François  de  Liessey,  officier  du  prince  souverain  2,  demeurant 
à  Paris,  de  présent  audit  Ferney,  et  de  sieur  Jean-Louis  Wagnière,  demeurant 
audit  Fernej',  témoins  requis,  qui  ont  signé  avec  ledit  sieur  et  demoiselle  époux, 
ledit  seigneur  de  Voltaire,  M'"*  Denis,  et  M.  Jean-Gaspard  Dupuits. 

DcpciTs,  Corneille,  J. -Gaspard  Duplits,  Voltaire, 
Mi&.\0T  Dexis,  D  iPLiTs,  Fabrï,  Liessey,  Wagmère. 
et  X  icoD,  notaire. 

Contrôlé  et  insinué  à  Gex,  le  20  février  1763.  Reçu  625  livres,  sauf  erreur. 

Signé  :  Delachalt. 


1.  Il  y  a  ici  une  lacune  de  quelques  mots. 

•2.  De  même  la  désignation  du  prince  souverain  est  omise. 


LISTE    ALPHABÉTIQUE 

DES   OUVRAGES    DE   VOLTAIRE 


A,  B,  C,  dialogue  curieux,  XWII,  311. 

A  l'auteur  des  Éphémérides,  XXVIII,  3"27. 

A  M.  de  *",  professeur  en  histoire,  XXIV,  29. 

A  ^I.  du  M***,  sur  plusieurs  anecdotes,  XXX,  345. 

A  M.  le  marquis  Maffei,  IV,  179. 

A  M",  sur  l'Angleterre,  XXII,  17. 

A  id.  XXII,  25. 

A  M'*,  sur  le  Mémoire  de  Desfontaines,  XXIII,  25. 

A  M**,  sur  les  anecdotes,  XXIX,  407. 

A  messieurs  les  Parisiens,  par  Jérôme  Carré,  V,  413. 

A  monsieur  le  lieutenant  criminel  du  pays  de  Gex,  XXIV,  161. 

A  M.  Turgot  (pour  le  pays  de  Gex),  XXIX,  397. 

Au  même  (mars  177G),  XXIX,  449. 

A  monseigneur  le  chancelier  (pour  Donat  Calas).  XXIV,  379. 

A  Warburton,  XXVI,  435. 

Adélaïde  du  Guesclin,  III,  75. 

Adorateurs  (les),  ou  les  Louanges  de  Dieu,  XXVIII,  309. 

Agathocle,  VII,  389. 

Ah!  ah!  XXIV,  263. 

Alzire,  ou  les  Américains,  III,  309. 

Amélie,  ou  le  duc  de  Foix,  III,  197. 

Américains;  voy.  Alzire. 

Amours  de  Robert  Covelle  ;  voy.  Guerre  civile  de  Genève. 

Amulius  et  Xumitor,  fragment  d'une  tragédie,  XXXII,  380. 

Anciens  (les)  et  les  modernes,  ou  la  Toilette  de  madame  de  Pompadour,  XXV,  451. 

André  Destouches  à  Siam,  XXVI,  97. 

Anecdote  sur  Bélisaire,  XXVI,  109. 

Anecdotes  sur  Fréron,  XXIV,  181. 

—  sur  le  czar  Pierre  le  Grand,  XXIII,  281. 

—  sur  Louis  XIV,  XXIII,  233. 
Annales  de  l'Empire,  XIII,  185. 

Anniversaire  de  la  Saint-lîarthélemy  ;  voy.  Stances. 

Anti-Giton,  IX,  501. 

Anti  Machiavel;  voy.  Préface. 

Apologie  de  Bolingbroke  ;  voy.  Défense. 

—  de  la  Fable,  IX,  305. 

—  du  luxe;  voy.  Défense  du  Mondain. 


508  LISTE    ALPHABÉTIQUE 

Appel  à  toutes  les  nations  de  l'Europe,  XXIV,  191. 

—  au  public  contre  un  recueil  de  lettres,  XXV,  579. 
Arbitrage  entre  M.  de  Voltaire  et  M.  de  Foncemagne,  XXV,  321. 
Art  de  bien  argumenter,  XXIII,  .581. 

Artémire  (fragments  d'},  II,  121. 
Article  de  Voltaire  sur  Voltaire,  I,  1, 

—  extrait  du  Mercure,  sur  la  satire  de  Clément,  XXIX,  .371. 
Articles  extraits  de  la  Gazette  littéraire,  XXV,  151. 

—  extraits  du  Journal  de  politique  et  de  littérature,  XXX,  379. 
Astérie;  voy.  Lois  de  Minos. 

Atrée  etThyeste;  voy.  Pélopides. 

Au  révérend  père  en  Dieu  messire  Jean  de  Beau  vais,  XXIX.  307. 

Au  roi  en  son  conseil,  XXIX,  305. 

—  —  XXVIII,  .351. 

—  —  XXX,  371. 

Aux  lecteurs  de  la  Bibliothèque  raisonnée,  XXII,  71. 
Aventure  de  la  Mémoire,  XXI,  479. 

—  indienne,  XXI,  243. 

Avertissement  (sur  l'édition  de  Corneille),  XXIV.  521. 

—  aux  éditeurs  de  la  traduction  anglaise,  XXIV,  229. 

—  (de  l'Écossaise),  V,  417. 

—  (de  la  Princesse  de  Navarre].  IV,  273. 

—  (de  la  Prude),  IV,  390. 

—  (de  Samson),  III.  3. 

—  (de  Sémiramis),  IV,  485. 

—  du  traducteur  (du  Jules  César  de  Shakespeare).  VII,  435. 

—  sur  la  nouvelle  Histoire  de  Louis  XIV,  XXIII.  555. 

—  sur  VOEdipe,  II,  7. 

—  (sur  les  lettres  et  paquets  qu'on  lui  adresse),  XXIV,  291. 

—  (sur  une  nouvelle  édition  du  Siècle  de  Louis  XIV).  XXIII.  557. 
Aveugles  (les)  juges  des  couleurs,  XXI,  245. 

Avis  (surSaii/),  V,  573. 

—  à  l'auteur  du  Journal  de  Gottingue.  XXIV,  7. 

—  à  tous  les  Orientaux,   XXVI,  561. 
^  à  un  journaliste,  voy.  Conseils. 

—  sur  diverses  pièces,  VI,  335. 

—  au  lecteur  sur  Oreste,  V,  78. 

—  —       sur  Borne  sauvée,  V,  211. 

—  au  public  sur  les  parricides  imputés  aux  Calas  et  aux  Sirven,  XXV,  517. 

—  concernant  les  OEuvres  de  Corneille,  XXIV,  289. 

—  (de  1748  sur  les  éditions  de  ses  ouvrages),  XXIII,  231. 

—  de  l'éditeur  sur  Mahomet,  IV,  97. 

—  (sur  ses  lettres  et  ses  œuvres),  XXIV,  159. 

—  important  d'un  gentilhomme,  XXVIII,  393. 
Azolan,  ou  le  bénéficier,  X,  45. 


B 


Bababec  et  les  fakirs,  XXI,  101. 
Babouc:  voy.  Monde. 
Balance  (la)  égale,  XXIV,  337. 
Baron  (le)  d'Otrante,  VI,  573. 
Bastille  (la),  IX,  353. 


DES   OUVRAGES   DE   VOLTAIRE.  509 

Bataille  de  Fontenoy,  VIII,  371. 

Bégueule  (la),  X,  50. 

Bible  (la)  enfin  expliquée,  XXX,  ï. 

Blanc  (le)  et  le  noir,  XXI,  2-23. 

Bourbier  (le),  X,  75. 

Boursoufle  (le  comte  de),  conte,  XXXII,  447. 

Boursoufle  (le  comte  de),  ou  M"''  de  La  Coclionnière,  comédie-boufTe,  VII,  543. 

Boursoufle  (le  grand);  \oy.  Originaux. 

Boursoufle  (le  petit);  voy.  Échange. 

Brutus,  II,  301. 


Cabales  (les),  X,  177. 

Cadenas  (le),  IX,  5G6. 

Café  (le);  voy.  Écossaise. 

Candide,  XXI,  137. 

Canonisation  de  saint  Cucufin,  XXVII,  419. 

Cantate,  XXXII,  396. 

Car  (les),  XXIV,  261. 

Catéchisme  de  l'honnête  homme,  XXIV,  523. 

Catilina  ;  voy.  Rome  sauvée.  J 

Ce  qu'on  ne  fait  pas  et  ce  qu'on  pourrait  faire,  XXIII,  517. 

Ce  qui  plaît  aux  dames,  X,  9. 

Chambre  (la)  de  justice,  VIII,  418. 

Chariot,  ou  la  comtesse  de  Givry,  YI,  341. 

Chevaux  (les)  et  les  ânes,  ou  Étrennes  aux  sots,  X,  132. 

Cinquième  homélie,  XXVII,  557. 

Clémence  (la)  de  Louis  XIV  et  de  Louis  XV  dans  la  victoire,  YIII,  453. 

Cocuage  (le),  IX,  571. 

Colimaçons  (les),  XXVII,  213. 

Collection  d'anciens  Évangiles,  XXV' II,  439. 

Commentaire  historique,  I,  67. 

—  sur  VEsprit  des  lois,  XXX,  405. 

■ —  sur  le  livre  Des  Délits  et  des  Peines,  XXV,  539. 

—  sur  le  théâtre  de  P.  Corneille,  XXXI  et  XXXII. 
Communications  au  Mercure,  1762,   XXIV,  289. 
Compliment  à  l'ouverture  du  théâtre  (1763),  XXIV,  465. 

—  fait  au  roi  par  le  maréchal  de  Richelieu,  XXIII,  295. 
Comte  de  Boursoufle;  voy.  Boursoufle. 

Conclusion  et  Examen  du  tableau  historique,  XXIV,  473. 

Conformez-vous  aux  temps,  XXV,  315. 

Connaissance  des  beautés  et  des  défauts  de  la  poésie  et  de  l'éloquence,  XXIII,  327. 

Conseils  à  M.  Ilelvétius,  XXXIII,  1. 

—  à  M.  Racine,  XXIII,  173. 

—  à  un  journaliste,  XXII,  241. 

—  raisonnables  à  M.  Bergier,  XXVII,  35. 
Conspirations  ;  voy.  Des  conspiralions. 
Contes  en  vers,  IX,  561  et  suiv.;  X,  3  et  suiv. 
Conversation  de  Lucien,  d'Érasme  et  de  Rabelais,  XXV,  339. 

—  de  M.  l'intendant  des  menus,  XXIV,  239. 
Correspondance  générale,  XXXIII  à  L. 
Cosi-Sancta,  XXI,  25. 

Courte  réponse  aux  longs  discours  d'un  docteur  allcuiand,  XXIII,  193. 


310  LISTE   ALPHABÉTIQUE 

Coutume  de  Franche-Comté,  XXVIII.  371. 
Crépinade  (la),  X,  78. 
Cri  des  nations,  XXVII,  565. 
—  du  sang  innocent,  XXIX,  375. 
Crocheteur  borgne,  XXI,  17. 


D 

De  l'àme,  XXIX.  329. 

De  l'Encyclopédie,  XXIX,  325. 

De  la  mort  de  Louis  XV,  XXIX,  299. 

De  la  paix  perpétuelle,  XXVIII,  103. 

De  l'horrible  danger  de  la  lecture,  XXV,  335. 

D'un  fait  singulier  concernant  la  littérature,  XXIV,  469. 

Déclaration  (contre  Vernet)  du  5  juillet  17C6,  XXV,  497. 

—  —  du  23  auguste,  XXV,  499. 

—  du  29  décembre  17G6,  XXVI,  103. 

—  du  31  mars  1768,  XXVII,  17. 

• —         sur  le  procès  de  Morangiés,  XXIX,  25. 

—  sur  les  Lois  de  Minos,  XXIX,  39. 
Dédicace  d'^/stre,  à  madame  du  Châtelet,  III,  373. 

—  de  Brutus,  à  lord  Bolingbroke,  II,  311. 

—  de  Don  Pèdre,  à  d'Alembert,  VII,  2 il. 

— •  d'Irène,  à  l'Académie  française,  VII,  325. 

—  de  l'Écossaise,  au  comte  de  Lauraguais,  V,  405. 

—  de  la  Philosophie  de  l'histoire,  à  Catherine  II,  XI,  vm. 

—  De  l'Essai  sur  l'Histoire  universelle,  tome  IIP,  à  l'électeur  palatin,  XI,  x. 

—  des  Éléments  de  la  Philosophie  de  Newton,  à  M'"'=  du  Chàtelet,  XXII,  400. 

—  de  l'Indiscret,  à  M°"=  de  Prie,  II,  245. 

—  de  l'Orphelin  de  la  Chine,  au  maréchal  de  Richelieu,  V,  295. 

—  de  Mahomet,  à  Benoît  XIV,  IV,  101. 

—  de  Mariamne  à  la  reine,  XXXII,  465. 

—  de  Mèrope,  au  comte  de  Maffei,  IV,  179. 

—  à'OEdipe,  à  Madame,  femme  du  régent,  II,  8. 

—  à'Oreste,  à  madame  la  duchesse  du  Maine,  V.  79. 

—  de  Sémiramis,  au  cardinal  Quirini,  IV,  487. 

—  de  Sophonisbe,  au  duc  de  La  Valliére,  Vil,  37. 

—  de  Tancréde,  à  M""^  de  Pompadour,  V,  495. 

—  (1«)  de  Zaïre,  à  M.  Falkener,  II,  537. 

—  (2*)  de  Zaïre,  au  même,  II,  547. 

—  de  Zulime,  à  M"«  Clairon,  IV,  6. 

—  des  Guèbres,  à  Voltaire,  VI,  487. 

— •      des  Lois  de  Minos,  au  maréchal  de  Piichelieu,  VII,  167. 

—  des  Scythes  (à  M.  de  Choiseul),  VI,  203. 
Défense  de  Louis  XIV,  XXVII,  327. 

— ■      de  milord  Bolingbroke,  XXIII,  547. 

—  de  mon  oncle,  XXVI,  367. 

—  du  Mondain,  ou  l'apologie  du  luxe,  X,  90. 

—  du  newtonianisme;  voy.  Réponse  aux  objections. 
Délibération  des  états  de  Gex,  XXIX,  445. 
Dépositaire   (le),  VI,  391. 

Dernières  paroles  d'Épictète,  XXV,  125. 

Des  conspirations  contre  les  peuples,  XXVI,  1. 


DES   OUVRAGES    DE   VOLTAIRE.  511 

Des  embellissements  de  la  ville  de  Cachemire.  XXIII,  473. 

—  de  Paris,  XXIII,  297. 

Des  mensonges  imprimes,  XXIII,  427. 
Des  singularités  de  la  nature,  XXVII,  125. 
Désagréments  (les)  de  la  vieillesse,  VIII,  541. 
Deux  (les)  consolés,  XXI,  123. 

—  siècles,  X,  158. 

—  tonneaux,  VII,  3. 

Dialogue  de  Lucien,  Érasme  et  Rabelais  ;  voy.  Conversation. 

—  de  Pégase  et  du  vieillard,  X,  195. 

—  du  chapon  et  de  la  poularde,  XXV,  119. 

—  du  douleur  et  de  l'adorateur,  XXV,  129. 

—  entre  A,  B,  C;  voy.  A,  B,  C 

—  entre  M""  de  Mainteuon  et  M""  de  Lenclos,  XXIII,  497. 

—  entre  Marc-Aurèle  et  un  récollet,  XXIII,  479. 

—  entre  Sophronyme  et  Adélos,  XXV,  459. 

—  entre  un  bostangi  et  un  philosophe  ;  voy.  Des  embellissements  de  Cache- 

mire. 

—  entre  un  brachmane  et  un  jésuite,  XXIV,  53. 

—  entre  un  mandarin  et  un  jésuite;  voy.  Entretiens  chinois. 

—  entre  un  philosophe  et  un  contrôleur  général  des  finances,  XXIil,  501. 

—  entre  un  plaideur  et  un  avocat,  XXIII,  493. 
Dialogues  chrétiens,  XXIV,  129. 

—  d'Évhcmère,  XXX,  4G5. 

—  entre  Lucrèce  et  Posidonius,  XXIV,  57. 
Diatribe  à  l'auteur  des  Éphémérides ,  XXIX,  359. 

—  du  docteur  Akakia,  XXXIII,  560. 
Dictionnaire  philosophique,  XVII  à  XX. 
Dieu  et  les  hommes,  XXMII,  129. 
Dimanche  (le),  ou  les  filles  de  Minée,  X,  60. 
Dîner  du  comte  de  Boulainvilliers,  XXVI,  531. 
Discours  aux  confédérés,  XXVII,  75. 

—  aux  Welches,  XXV,  229. 

—  d'Aune  Dubourg,  XXVIII,  469. 

—  de  l'avocat  Belleguier,  XXIX,  7. 

—  de  l'empereur  Julien,  XXVIII,  1. 

—  de  réception  à  l'Académie  française,  XXIII,  205. 

—  en  réponse  aux  invectives  et  outrages  de  ses  détracteurs,  XXXII,  451. 

—  historique  et  critique  à  l'occasion  des  Guèbres,  VI,  491. 

—  sur  Don  Pèdre,  VII,  249. 

—  préliminaire    iVAlsire,  III,  379. 

—  prononcé  avant  la  représentation  d'Ériphyle,  II,  457. 

—  prononcé  avant  la  première  représentation  d'O reste,  V,  89. 

—  sur  la  tragédie,  II,  311. 

—  sur  la  tragédie  ancienne  et  moderne,  IV,  487. 
/      —  sur  l'homme,  IX,  378. 

Dissertation  sur  la  mort  de  Henri  IV,  VIII,  284. 

—  sur  les  changements  arrivés  dans  le  globe,  XXIII,  219. 

—  sur  les  principales  tragédies  d'Electre,  V,  167. 
Divertissement  mis  en  musique  pour  une  fôte  donnée  par  M.  André,  IX,  367. 

—  pour  le  mariage  du  roi  Louis  XV,  XXXII,  389. 

Don  Pèdre,  VII,  239. 
Doutes  nouveaux  sur  le  Testament  attribué  au  cardinal  de  Richelieu,  X.W,  277. 

—  sur  la  mesure  des  forces  motrices,  XXIII,  165. 


] 


542  LISTE    ALPHABÉTIQUE 

Droit  (le)  du  Seigneur,  VI,  3. 
Droits  des  hommes,  XXVII,  193. 
Du  gouvernement  d'Auguste,  XXV,  587. 
Duc  (le)  d'Alençon,  ou  les  Frères  ennemis,  III,  165. 
—  deFoix;  voyez  Amélie. 


E 

Écliange  (P),  III,  251. 
Éclaircissements  historiques,  XXIV,  483. 

Éclaircissements  nécessaires  sur  les  Éléments  de  la  philosophie  de  Newton,   XXII, 
267. 
—  sur  quelques  charges  de  la  maison  du  roi,  XXXII,  4il. 

Écossaise  (1')  ou  le  Café,  V,  399. 
Édits  de  S.  M.  Louis  XVI,  XXIX,  399. 
Éducation  (1')  d'un  prince,  X,  20. 

—  d'une  fille,  X,  26. 

—  des  filles,  XXIV,  285. 

Éléments  de  la  philosophie  de  Newton,  XXII,  397. 
Éloge  de  Créhillon,  XXIV,  345. 

—  de  l'hypocrisie,  X,  137. 

—  funèbre  de  Louis  XV,  XXIX,  291. 

—  —       des  officiers  morts  dans  la  guerre  de  1741,  XXIII,   249. 

—  historique  de  la  Raison,  XXI,  513. 

—  —         de  M'"''  du  Chàtelef,  XXIII,  515. 

Empereur  (1')  de  la  Chine  et  frère  Rigoietj  voy.  Relation  du  bannissement. 

Enfant  (1')  prodigue,  III,  441. 

Entretien  d'Ariste  et  d'Acrotal,  XXIV,  273. 

Entretiens  chinois,  XXVII,  19. 

—        d'un  sauvage  et  d'un  bachelier,  XXIV,  265. 
Envieux  (1'),  III,  523. 

Épithalame  de  Daphnis  et  Chloé,  et  réponse  à  cet  épithalame,  XXXII,  386,  387. 
Épître  à  Algarotti,  X,  296. 

—  —  X,  336. 

—  à  "*  (anonyme),  X,   220,  222,  229,  231,  255,  274,  290,  305,  314,  371. 

—  à  d'Aremberg  (duc),  X,  223. 

—  à  Samuel  Bernard,  X,  230. 

—  à  M"*  de  Béthune,  X,  222. 

—  à  Boileau,  X,  397. 

—  à  Boufflers  (chevalier),  X,  389. 

—  à  Bussy  (abbé),  depuis  évêque  de  Luçon,  X,  237. 

—  à  Catherine  II,  X,  435. 

—  à  Chabanon,  X,  391. 

—  à  M"*'  de  Choiseul,  X,  440. 

—  à  Christian  VII,  X,  421. 

—  à  Cideville,  X,  268. 

—  à  M"'=  Clairon,  X,  372. 

—  à  la  même,  X,  384. 

—  à  Clément,  de  Dreux,  X,  281. 

—  à  Conti  (prince  de),  X,  243. 

—  à  d'Alembert,  X,  428. 

—  à  M""  Denis,  X,  344. 

—  à  la  même,  X,  378. 


DES    OUVRAGES    DE  VOLTAIRE.  o13 

Épitre  à  Desmahis,  X,  356. 

—  à  Dubois  (cardinal),  X,  253. 

—  à  M""'  du  Cliàtelet,  X,  280,  282,  204,  299. 

—  à  M'"'  Élie  de  Beaumont,  X,  382. 

—  à  Eugène  (prince),  X,  225. 

—  à  M"'"  do  Fontaine-Martel,  X,  277. 

—  à  M""  de  Fontaines,  X,  214. 

—  à  Formont,  X,  266. 

—  à  François  P"",  empereur  d'Allemagne,  X,  367. 

—  à  François  de  Neufchàteau,  X,  390. 

—  à  Frédéric  (prince  royal,  puis  roi  de  Prusse),  X.  302,  306.  30S.  311,  317, 

318,  320,  322,  323,  328,  332,  333,  359,  360. 

—  à  M"«  Gaussin,  X,  279. 

—  à  Genonville  (La  Faluère  de),  X,  2i5. 

—  au  même;  voy.  ËpHre  aux  mânes. 

—  à  George  I"'"",  roi  d'Angleterre,  X,  247. 

—  à  Gervasi,  X,  256. 

—  à  M""=  de  Gondrin,  X,  227. 

—  à  M'"^  de  Gouvernet  ;  voy.  Épitre  des  Vous  et  des  Tu. 

—  à  M"^-  de  Guise,  X,  ';;89. 

—  à  Gustave  III,  roi  de  Suède,  X,  438. 

—  au  même,  X,  447. 

—  à  Guys,  X,  450. 

—  à  Helvétius,  X,  310. 

—  au  président  Hénault,  X,  326. 

—  au  même,  X,  350. 

—  au  même,  X,  371. 

—  à  Henri  IV,  X,  387. 

—  à  Horace,  X,  441. 

—  à  Kienlong,  roi  de  la  Chine,  X,  412. 

—  à  La  Feuillade  (duc  de),  X,  254. 

—  à  La  Harpe,  X,  408. 

—  à  l'abbi'î  de  La  Porte,  X,  370. 

—  -  à  La  Vallière  (duc  de),  X,  383. 
^  à  M"''  Lecouvreur,  X,  261. 

—  au  prince  de  Ligne,  X,  450. 

—  à  M""  de  Lubcrt,  X,  272. 

—  à  la  même,  X,  298. 

à  M'""  la  duchesse  du  Maine  (en  prose),  V.  79. 

—  à  la  même  (en  vers),  X,  338. 

—  à  IVI"*^  Malcrais  de  La  Vigne,  X,  274. 

—  aux  mânes  de  (îcnonville,  X,  265. 

—  à  Marie  Leczinska,  reine  de  France,  X,  259. 

—  à  Marmonfel,  X,  448. 

—  à  Maurepas  (comte  de),  X,  314. 

—  à  mon  vaisseau,  X,  395. 

—  à  Monseigneur  (dauphin),  X,  213. 

—  à  M'""  de  Montbrun-Villefranche,  X,  219. 

—  à  M""^  Necker,  X,  453. 

—  au  duc  d'Orléans,  régent,  X,  232. 

—  à  Pigalhî,  X,  410. 

au  cardinal  Quirini,  X,  357. 

à  Richelieu  (duc  et  maréchal),  X,  335. 

—  au  même.  X,  3i2. 

I  Xi 


514  LISTE    ALPHABÉTIQUE 

Épltreau  même,  X,  353. 

—  au  même,  X,  368. 

—  à  M'"'=  de  Saint-Julien,  X,  392. 

—  à  la  même,  X,  393. 

—  à  Saint-Lambert,  X,  297. 

—  au  même,  X,  355. 

—  au  même,  X,  405. 

—  au  maréchal  de  Saxe,  X,  343. 

—  à  l'abbé  Servien,  X,  216. 

—  au  même,  X,  220. 

—  au  duc  de  Sully,  X,  249. 

—  au  comte  de  Tressan,  X,  271. 

—  au  même,  X,  29L 

—  à  l'auteur  du  livre  des  Trois  Imposteurs,  X,  402 

—  à  Turgot,  X,  451. 

—  à  un  ministre  d'Etat,  X,  314. 

—  à  Uranie,  ou  le  Pour  et  le  Contre,  IX,  358. 

—  à  Uranie,  X,  2»2. 

—  à  la  même,  X,  293. 

—  au  prince  de  Vendôme,  X,  240. 

—  à  M'"^  de  Villars,  X,  248. 

—  au  maréchal  de  Villars,  X,  25t. 

—  au  marquis  de  Villette,  X,  454. 

—  au  même,  X,  455. 

—  au  même,  X,  457. 

—  au  marquis  de  Ximenès,  X,  321. 

—  aux  Romains,  XXVII,  83. 

—  de  Renaldaki  à  Caramouftée,  X,  440. 

—  de  l'auteur  arrivant  sur  le  lac  de  Genève,  X,  362. 

—  des  Vous  et  des  Tu,  X,  269. 

—  écrite  de  Constantinople,  XXVI,  573. 

—  sur  la  Calomnie,  X,  282. 
Épîtres  dédicatoires  ;  voy.  Dédicace. 
Équivoque  (1'),  XXVIII,  421. 
Ériphyle,  II,  455. 

Essai  sur  la  nature  du  feu,  XXII,  279. 

—  sur  la  poésie  épique,  VIII,  302. 

—  sur  les  dissensions  de  Pologne,  XXVI,  451. 

—  sur  les^uerres  civiles  de  France,  VIII,  264. 

—  sur  les  mœurs  et  l'esprit  des  nations,  XI  à  XIII. 

—  sur  les  probabilités  en  fait  de  justice, ^XVIII,  495. 
Étrennes  aux  sots;  voy.  les  Chevaux  et  les  Anes. 

Examen  du  testament  politique  du  cardinal  Albéroni,  XXIV,  11. 

Examen  important  de  milord  Bolingbroke,  XXVI,  195. 

Exposition  du  livre  dos  Institutions  physiques,  XXIII,  129. 

Extrait  de  la  Bibliothèque  raisonnée  (sur  les  OEuvres  de  Maupertuis),  XXIII,  535. 

—  de  la  Gazette  de  Londres,  XXIV,  291. 

—  de  la  Nouvelle  Bibliothèque,  XXIII,  159. 

—  d'un  journal  ;  voy.  Journal  de  Dangeau, 

—  d'un  Mémoire  sur  l'entière  abolition  de  la  servitude,  XXIX,  403. 

—  d'un  nouveau  Dictionnaire  des  calomnies  (c'est  le  xvi*  article  des  Frag- 

ments sur  l'histoire),  XXIX,  279. 

—  des  nouvelles  à  la  main,  XXIV,  125. 

—  des  sentiments  de  J.  Meslier,  XXIV,  293. 


DES   OUVRAGES    DE    VOLTAIRE.  .ilo 

Extrait  du  décret  de  la  sacrée  congrégation  de  l'Inquisition  contre  les  Lettres  sur 
le  vingtième,  XXIII,  463. 


F. 


Fait  singulier  concernant  la  littérature,  XXIV,  469, 

Fanatisme  (le),  ou  Mahomet  le  prophète,  IV,  1)3. 

Félicité  (la)  des  temps,  Vill,  456. 

Femme  (la)  qui  a  raison,  IV,  573. 

Femmes,  soyez  soumises  à  vos  maris,  XXVI,  563. 

Fête  de  Bélébat,  II,  279. 

Filles  de  Minée  (les)  ;  voy.  Dimanche. 

Finances  (les),  X,  57. 

Fragment  de  Thérèse,  IV,  259. 

—  d'un  discours  historique  sur  Don  Pèdre,  VII,  255. 

—  d'un  mémoire  envoyé  à  divers  journaux,  XXII,  277. 

—  d'une  lettre  de  lord  Bolingbroke,  XXIV,  155. 

—  d'une  lettre  sous  le  nom  de  Morza,   XXIX,  4. 

—  d'une  lettre  sur  Didon,  XXII,  231. 

—  d'une  lettre  sur  la  tragédie,  VII,  103. 

—  d'une  lettre  sur  les  Dictionnaires  satiriques  (et  réponse),  XXIX,  1. 

—  d'une  lettre  sur  un  usage  très-utile  établi  en  Hollande,  XXIII,  127. 

—  des  instructions  pour  le  prince  royal  de  ***,  XXVI,  439. 

—  sur  l'histoire,  XXIX,  223. 

—  sur  la  justice,  XXIX,  213. 

—  sur  le  procès  de  Montbailly,  XXIX,  219. 

Fragments  d'une  tragédie  intitulée  AmuUus  et  Numitor,  XXXII,  379. 

—  historiques  sur  l'Inde  et  sur  le  général  Lally,  XXIX,  85. 
Fréron  (les),  X.  .')0i. 


G. 


Galimatias  dramatique,  XXIV,  75. 

—         pindarique,  VIII,  486. 
Gertrude,  ou  l'Éducation  d'une  fille,  X,  26. 
Guébres  (les),  VI,  483. 
Guerre  civile  de  Genève,  ou  les  Amours  de  Robert  Covelle,  IX,  507. 


H. 


Harangue  prononcée  le  jour  de  la  clôture,  XXII,  09, 

Henriade,  VIII,  45. 

Héraclius,  VII,  489. 

llérode  et  Mariamnc  ;  voy.  Mariamne. 

Histoire  de  Charles  XII,  XVI,  145. 

—  d'Elisabeth  Canning  et  des  Calas,  XXIV,  398. 

—  de  Jenny,  ou  le  Sage  et  l'Athée,  XXI,  .523. 

—  de  l'empire  de  Russie  sous  Pierre  le  Grand,  XVI,  393. 

—  de  l'établissement  du  christianisme,  XXXI,  43. 

—  d'un  bon  bramin,  XXI,  219. 


516  LISTE   ALPHABÉTIQUE 

Histoire  des  voyages  de  Scarmentado,  XXI,  125. 

—  du  docteur  Akakia  et  du  natif  de  Saint-Malo,  \XIII,  559. 

—  du  parlement  de  Paris,  XV,  447. 
Homélie  du  pasteur  Bourn,  XXVII,  227. 
Homélies  prêchées  à  Londres,  XXVI,  315. 
Homme  aux  quarante  écus,  XXI,  305. 
Honnêtetés  littéraires,  XXVI,  115. 

Hôte  (I')  et  l'Hôtesse,  VII,  307. 

Huron  (le)  ;  voy.  Ingénu. 

Hymne  chanté  au  village  de  Pompignan,  X,  569. 

Hypocrisie  (F)  ;  voy.  Éloge  de  Vliypocrisie. 


I. 


Idées  de  La  Mothe  le  Vayer,  XXIII,  489. 

—   républicaines,  XXIV^,  413. 
Il  faut  prendre  un  parti,  XXVIII,  517. 
Imitations;  voy.  Traductions. 
Indiscret  (I'),  II,  243. 
Ingénu  (!'),  XXI,  247. 
Instruction  à  frère  Pédiculoso,  XXVII,  301. 

—  pastorale  de  l'humble  évoque  d'Alétopolis,  XXV,  1, 

Instructions  à  J.-A.  Rustan,  XXVII,  117. 
Introduction  (de  V Abrégé  de  l'Histoire  universelle),  XXIV,  51. 
Irène,  VH,  317. 


Jean  qui  pleure  et  Jean  qui  rit,  IX,  556. 

Jeannot  et  Colin,  XXI,  235. 

Journal  de  la  cour  de  Louis  XIV,  par  Dangeau,  XXVIII,  253. 

Jules  César,  VII,  433. 

Jusqu'à  quel  point  on  doit  tromper  le  peuple,  XXIV,  71. 


Lettre  à  l'Académie  française  (1776),  XXX,  349. 

—  à  la  même  (dédicace  d'Irène),  VII,  325. 

—  à  l'occasion  de  l'impôt  du  vingtième,  XXIII,  305. 

—  à  la  noblesse  du  Govaudan,  XXIX,  65. 

—  (seconde),  XXIX,  71. 

—  (troisième),  XXIX,  78. 

—  (quatrième),  XXIX,  82. 

—  (sous  le  nom  de  M"'"  Denis)  à  l'évêque  d'Annecy,  XXVIII,  69. 

—  (sous  le  nom  de  Mauléon)  à  l'évêque  d'Annecy,  XXVIII,  71. 

—  à  M.  de  Beccaria,  au  sujet  de  Morangiés,  XXVIII,  477. 

—  à  M.  D***,  au  sujet  du  prix  de  poésie,  XXII,  1. 

—  à  M.  du  M***,  sur  les  Anecdotes,  XXIX,  407. 

—  à  M.  Le  G...  de  G..  (Le  Gouz  de  Gerlandj,  VII,  42. 

—  à  M.  le  marquis  de  Mafl'ei,  IV,  179. 


DES    OUVKAGES    DE    VOLTAIRE.  517 

Lettre  à  MM.  les  auteurs  des  Étrennes  de  la  Saint-Jeau,  XXIII,  485. 

—  à  un  de  ses  confrères,  XXVIII,  473. 

—  anonyme  (et  Réponse).  XXVII,  401. 

—  —        sur  une  nouvelle  llpître  de  M.  Clément,  XXIX,  19. 

—  au  pape  Benoît  XIV,  IV,  101. 

—  (en    vers)  au  nom  de  la  maréchale  de  Villars.  à  M'"*  de   Saint-Germain, 

XXXII,  383. 

—  à  la  duchesse  du  Plaine,  au  nom  du  duc  de  ***,  XXXII,  402. 

—  aux  auteurs  du  Journal  encyclopédique,  XXIV,  91. 

—  civile  et  honnête,  XXIV  141. 

—  critique  d'une  belle  dame  sur  le  Poëme  de  Fontenoy,  VIII.  397. 

—  curieuse  de  Robert  Covelle,  XXV,  491. 

—  de  Charles  Gouju,  XXIV,  255. 

—  de  Formey,  XXIV,  433. 

—  de  Gérofle  à  Cogé,  XXVI,  449. 

—  de  l'archevêque  de  Cantorbery,  XXVI,  577. 

—  de  l'auteur  de  la  brochure  intitulée  Connaissance  des  beautés,  etc.,  XXIll, 

425. 

—  de  l'autour  des  Guèbres,  XXVIII,  349. 

—  de  M.  Clocpitre  à  M.  Ératou,  XXIV,  235. 

—  de  M.  Cubstoif  à  M.  Kirkef,  XXIV,  151. 

—  de  M.  de  La  Lindelle,  IV,   102. 

—  de  M.  de  La  Visclède,  XXX,  317. 

—  de  M.  de  L'Écluse,  XXIV,  457. 

—  de  M.  Hude,  XXXI,  169. 

—  de  M.  Thieriot  à  l'abbé  Nadal,  XXII,  13. 

de  M.  de  Voltaire  (sur  La  Beaumelie),  XXVJ,  191. 
de  Paris,  du  20  février,  XXIV,  455. 

—  d'un  avocat  de  Besançon,  XXVI,  .569. 

—  d'uQ  bénédictin  de  Franche-Comté,  XXX,  339. 

—  d'un  ecclésiastique,  sur  le  rétablissement  des  jésuites,  XXIX,  285. 

—  d'un  jeune  abbé,  XXVIII,  381. 

—  d'un  membre  du  conseil  de  Zurich,  XXVI,  105. 

—  d'un  quaker,  XXV,  5. 

—  du  Père  Polycarpe  à  M.  l'avocat  général  Seguier,  XXX,  333. 

du  secrétaire  de  Voltaire  au  secrétaire  de  Lefranc  de  Pompignan,  XXV, 

137. 

—  d'un  Turc  sur  les  fakirs,  et  sur  son  ami  Hahabec:  voy.  Bababec. 

—  du  docteur  Akakia  au  natif  de  Saint-Malo,  XXIII,  583. 

—  du  Roi  (Louis  XV)  à  la  Czarine,  XXIII,  197. 

écrite  à  M.  Turgot  par  les  syndics  du  pays  de  Gex,  XXIX,  315. 

—  pastorale  à  M.  l'archevêque  d'Auch,  XXV,  469. 

—  sur  la  prétendue  comète,  XXIX,  47. 

—  sur  les  panégyriques,  XXVI,  307. 

—  sur  un  écrit  anonyme,  XXVIII,  489. 
Lettres;  voy.  A  M"*,  et  Aux  auteurs,  etc. 

—  àFoudier,  XXVII,  431. 

—  à  S.  A.  monseigneur  le  prince  de...,  XXVI,  469. 

—  chinoises,  indiennes,  tartares,  XXIX,  451. 

—  d'Amabed,  XXI,  435. 

—  deMemmius  à  Cicéron,  XXVIII,  437. 

—  philosophiques,  XXII,  75. 

—  sur  la  Nouvelle  Iléloïse,  XXIV,  165. 

—  sur  les  Miracles  ;  voy.  Questions. 


518  LISTE    ALPHABÉTIQUE 

Lettres  sur  OEdipe,  II,  11. 

Lois  (les)  de  Minos,  ou  Astérie,  VII,  163. 


M. 

Mahomet,  IV,  93. 

Mandement  du  révérend  père  en  Dieu,  XXV,  345. 

Manifeste  du  roi  de  France  en  faveur  du  prince  Cliarles-Kdouard,  XXIII,  203. 

Mariamne,  II,  157. 

Marseillois  (le)  et  le  Lion,  X,  140. 

Memnon;  voy.  Zadig. 

Memnon,  XXI,  95. 

Mémoire  à  M.  Turgot,  XXIX,  439. 

contre  La  Beaumelle,  XV,  95. 

—  de  Donat  Calas,  XXIV,  383. 

—  des  étals  du  pays  de  Gex,  XXIX,  391. 

—  du  pays  de  Gex,  XXIX,  393. 

—  du  sieur  de  Voltaire,  XXIII,  27. 

—  présenté  au  ministère  (en  1767;,  XXVI,  355. 

—  sur  la  satire,  XXIII,  47. 

—  sur  le  pays  de  Gex,  XXIX,  351. 

—  sur  les  Éléments  de  ki'  Philosophie  de  N^eicton,  XXII,  389. 

—  sur  un  libelle  {Guerre  littéraire),  XXIV,  85. 

—  sur  un  ouvrage  de  physique  de  M""'  du  Châtelet.  XXIII,  65. 
Mémoires  de  Dangeau  ;  voy.  Journal. 

—  pour  servir  à  la  Vie  de  M.  de  Voltaire,  I,  3. 
Méprise  d'Arras,  XXVIII,  425. 

Mérope,  IV,  171. 

Métaphysique  de  Newton  (composant  la  1"  partie  des  Éléments),  XXII,  403. 

Micromégas,  XXI,  105. 

Mondain  (le),  X,  8."^. 

Monde  (le)  comme  il  va,  vision  de  Babouc,  XXI,  1. 

Mort  de  César  (la),  III,  297. 

—  de  M"e  Lecouvreur  (la),  IX,  369. 
Mule  (la)  du  pape,  IX,  573. 

N. 

Naninc,  ou  le  Préjugé  vaincu,  V,  1. 

Non  (les),  X,  564. 

Note  sur  une  Pensée  de  Vauvenargues,  XXXI,  41. 

Note  concernant  le  pays  de  Gex,  XXIX,  349. 

—  sur  la  lettre  de  M.  Hume,  XXVI,  35. 

—  sur  le  Cymbalum  mundi,  XXVIII,  361. 

—  sur  les  Remarques  de  La  Mottraye,  XVI,  355. 
Notes  sur  la  Henriade,  XXXIl,  406. 

—  sur  le  Discours  sur  l'inégalité  des  conditions,  de  J.-J.  Rousseau,  XXXII,  468. 

—  sur  le  Contrat  social,  de  J.-J.  Rousseau,  XXXII,  474. 

—  sur  les  Souvenirs  de  M™^  de  Caylus,  XXVIII.  285. 
Nouveau  prologue  de  la  Princesse  de  Navarre,  IV,  279. 
Nouvelle  requête'au  Roi,  XXVIII,  309. 

Nouvelles  probabilités  en  fait  de  justice,  XXVIII,  577. 
—        remarques  sur  l'histoire,  XXIV,  473. 


DES    OUVRAGES    DE    VOLTAIRE.  519 


0. 


Observations  sur  le  Jules  César  de  Shakef5peare,  VII,  484. 

—  sur  MiM.  Jean  Lass,  Melon,  et  Dutot,  etc.,  XXII,  359. 

—  voy.  Remarques. 

Octave  et  le  jeune  Pompée  ;  voy.  Triumvirat. 

Odes,  VIII,  403. 

Ode  à  la  reine  de  Hongrie,  VIII,  450. 

—  à  la  Vérité,  VIII.  481. 

—  à  MM.  de  l'Académie  des  sciences,  VIII,  439. 

—  au  roi  de  Prusse,  sur  son  avènement,  VIII,  443. 

—  pindarique,  à  l'occasion  de  la  guerre  présente  en  Grèce,  VIII,  'lUl. 

—  sur  la  guerre  des  Russes,  VIII,  489. 

—  sur  l'ingratitude,  VIII,  421. 

—  sur  la  mort  de  la  princesse  de  Baireuth,  VIII,  462. 

—  —  de  l'empereur  Charles  VI,  VIII,  4 't7. 

—  sur  la  pai.x  de  1736,  VIII,  414. 

—  sur  le  fanatisme,  VIII,  427. 

—  sur  le  passé  et  le  présent.  VIII,  496, 

—  sur  le  vœu  de  Louis  XIII,  VIII,  407. 

—  sur  les  malheurs  du  temps,  VIII,  411. 

—  sur  sainte  Geneviève,  VII I,  403. 
OEdipe,  II,  7. 

Olympie,  VI,  93. 

Orner  Joly  de  Fleury  étant  entré,  XXIV,  467. 

Oreilles  (les)  du  comte  de  Chesterfield,  XXI,  577. 

Oreste,  V,  73. 

Originau.x  (les),  II,  393. 

Origine  (1')  des  métiers,  X,  48. 

Orphelin  (1')  delà  Chine,  V,  291. 

Oui  (les),  X,  563. 


Panégyrique  de  Louis  XV,  XXIII,  263. 

—  de  saint  Louis,  XXIII,  313. 

Pantaodai  (cpître  .à  M"'=  Clairon),  X,  372. 
Parallèle  d'Horace,  de  Boileau  et  de  Pope,  XXIV,  223. 
Pauvre  Diable  (le),  X,  97. 
Pélopides  (les),  ou  Atrée  et  Thyeste,  VII,  101. 
Pensées  de  Pascal  ;  voy.  Remarques. 

—  de  Voltaire,  XXXI,  H7. 

—  sur  le  gouvernement,  XXIII,  523. 
Père  (le)  Nicodème  et  Jeannot,  X,  162. 
Petit  avis  à  un  jésuite,  XXIV,  341. 

—  commentaire  sur  l'éloge  du  dauphin,  XXV,  471'. 

—  écrit  sur  l'arrêt  du  conseil,  XXIX,  3i3. 
Peuples  (les)  aux  parlements,  XXVIII,  413. 
Philosophe  (le),  XXIX,  41. 

—         ignorant,  XXVI,  47. 
Philosophie  de  l'histoire  (introduction  de  VEssai  sur  1rs  Mœurs).. 
Pièces  originales  concernant  la  mort  des  sieurs  Calas,  XXIV,  365. 


520  LISTE    ALPHABÉTIQUE 

Plaidojer  de  Ramponeau,  XXIV,  115. 

Plan  (du  Dictionnaire  de  l'Académie),  XXXI,  161. 

Poëme  de  Fontenoy,  VIII,  371. 

—  sur  la  loi  naturelle;  vo}'.  Loi  naturelle. 

—  sur  le  désastre  de  Lisbonne,  IX,  465. 
Poésies  (en  anglais),  X,  607. 

—  (en  latin),  X,  604. 

—  mêlées,  X,  461. 
Pot-pourri,  XXV,  261. 
Pour  (les),  X,  560. 

—  (le)  et  le  Contre,  ou  Épître  à  tJranie,  IX,  357. 
Précis  de  l'Ecclésiaste,  IX,  481. 

—  du  Cantique  des  cantiques,  IX,  495. 

—  du  procès  du  comte  de  Morangiés,  XXIX,  53. 

—  du  Siècle  de  Louis  XV,  XV,  145. 
Préface  de  Chariot,  VI,  343. 

—  de  VÉcossaise,  V,  409. 

—  de  la  Mort  de  César,  III,  309. 

—  de  la  Héponse  d'un  solitaire  de  la  Trappe,  XXVT,  567. 

—  de  r Anti-Machiavel,  XXIII,  147. 

—  de  l'Enfant  prodigue,  III,  442. 

—  de  Mariamne,  II,  161. 

—  de  Nanine,  V,  5. 

—  d'OEdipe,  II,  47. 

—  de  Rome  sauvée,  V,  205. 

—  de  .S'ocra  <ej  V,  361. 

—  des  Guèbres,  VI,  489. 

—  des  Scythes,  VL  266. 

—  (seconde)  des  Scyt/ies,  VI,  271. 

—  des  Souvenirs  de  madame  de  Caylus,  XXVIII,  285. 

—  du  Dépositaire,  M,  393. 

du  Recueil  des  Facéties  parisiennes,  XXIV,  l'27. 

—  du  Temple  de  la  Gloire,  IV,  349. 

—  du  tome  III  de  V Essai  sur  l'Histoire  universelle,  XXIV,  41. 

—  du  traducteur  (de  la  Comédie  fameuse),  VII,  489. 

—  du  Triumvirat,  VI,  177. 
Préjugé  (le)  vaincu;  voy.  Nanine. 
Préservatif  (le),  XXII,  371. 

Président  (le)  de  Thou  justifié,  XXV,  477. 

Prières  et  questions  adressées  à  M.  Turgot,  XXIX,  441. 

Princesse  (la)  de  Babylone,  XXI,  369. 

—  de  Navarre,  IV,  271. 

Prix  (le)  de  la  justice  et  de  l'humanité,  XXX,  533. 

Procès  de  Claustre;  supplément  au.\  Causes  célèbres,  XXVIII,  77. 

Profession  de  foi  des  théistes,  XXVII,  55. 

Prologue  de  la  fête  pour  le  mariage  du  dauphin,  IV,  275. 

—  de  la  Prude,  IV,  392. 

—  du  Comte  de  Boursoufle,  III,  253. 
Prophétie  de  la  Sorbonne,  XXVI,  527. 
Prude  (la),  IV,  389. 

Pucelle  (la).  IX,  25. 
Pygmalion,  fable,  XXXII,  420. 
Pyrrhonisme  de  l'histoire,  XXVII,  235. 


DES    OUVRATiKS    DE    VOLTAIRE.  521 

Q 

Quand  (les),  XXIV,  111. 

Quatrième  lettre  à  la  noblesse  du  Gévaudan,  XXIX,  82. 

Que  (les),  X,  561. 

Quelques  petites  hardiesses  de  M.  Clair,  à  l'occasion  d'un  panégyrique  de  saint 

Louis,  XXVIII,  559. 
Questions  de  Zapata,  XXVI,  173. 

—  proposées  à  qui  voudra  les  résoudre,  XXV,  257. 

—  sur  l'Encyclopédie  (fondues  dans  le  Dictionnaire  philosophique),  XVII 

à  XX. 

—  (ou  lettres)  sur  les  miracles,  XXV,  357. 
Qui  (les),  X,  562. 

Quoi  (les),  X.  563. 

R 

Raison  par  alphabet  (c'est  le  Dictionnaire  philosophique). 

Raisons  de  croire  que  le  Testament  politique  de  liichelieu  est  un  ouvraire  supposé, 

XXIII,  443. 
Réflexions  philosophiques  sur  le   procès  de  M"'-'  Camp  (et  réponse  à  Caveyrac), 
XXVIII,  553. 

—  pour  les  sots,  XXIV,  121. 

—  sur  l'histoire  (VIP  des  Articles  extraits  de  la  Gazette  littéraire),  XXV, 

169. 

—  sur  les  Mémoires  de  Dangeau,  XXVIII,  251. 

Réfutation  d'un  écrit  anonyme  contre  la  mémoire  de  Joseph  Saurin,  XXIV,  79. 
Relation  de  la  maladie,  etc.,  du  jésuite  Berthier,  XXIV,  95 

—  de  la  mort  du  chevalier  de  La  Barre,  XXV,  501. 

—  du  bannissement  des  jésuites  de  la  Chine,  XXVII,  1. 

—  du  voyage  de  Lefranc  de  Pompignan.  XXIV,  461. 

—  touchant  un  Maure  blanc,  XXIII,  189. 

Remarques  autographes  de  Voltaire  en  marge  d'un  livre  du  Père  Daniel,  XXIX, 
411. 

—  au  sujet  d'une  omission  dans  le  Journal  encyclopédique,  XXIV,  109. 

—  pour  servir  de  supplément  à  VEssai  sur  les  Mœurs,  XXIV,  543. 

—  sur  dcu.x  épUres  d'Helvétius,  XXIII,  5. 

—  sur  le  Bon  Sens,  XXXI,  150. 

—  sur  le  Christianisme  dévoilé,  XXXI,  129. 

—  sur  l'ouvrage  intitulé  De  l'existence  de  Dieu,  etc.,   par  Nieuwentyt, 

—  XXXI,  135. 

—  sur  les  Pensées  de  Pascal,  XXII,  27  ;  XXXI,  I. 

—  sur  les  Souvenirs  de  madame  de  Caylus,  XXVIII,  285. 
Remerciement  sincère  à  un  homme  ciiaritahle,  XXIII,  457. 
Remontrances  du  corps  des  pasteurs  du  Gévaudan,  XXVII,  106. 

—  du  grenier  à  sel,  XXVIil,  401. 

du  pays  de  Ge.x,  XXX,  341. 
Réponse  à  Caveyrac,  XXVIII,  550. 

—  à  la  Critique  de  la  Ilenriade,  VIII,  364. 

—  à  M.  de  La  Lindellc,  IV,  196. 

—  à  un  académicien,  XXV,  223. 

—  à  un  avocat,  XXIX,  33. 

—  aux  objections  principales  qu'on  a  faites  on  France  contre  la  Philosophie 

de  Newton,  XXIII,  71. 


522  LISTE    ALPHABÉTIQUE 

Réponse  aux  Remontrances  de  la  cour  des  aides,  XXVIII,  385. 

—  catégorique,  XXVI,  529. 

Représentations  aux  États-Généraux  de  Hollande,  XXIII,  199. 
Requête  à  M.  le  lieutenant  général  du  pays  de  Gex,  XXIV,  161. 

—  à  tous  les  magistrats  du  royaume,  XXVIII,  3il. 

au  roi  en  son  conseil  (par  Dunat  Calas),  XXIV,  381. 

—  au  roi  pour  les  serfs  de  Saint-Claude,  XXX,  375. 

—  aux  magnifiques  seigneurs  de  Lausanne,  XXIV,  89. 

—  de  Jérôme  Carré  aux  Parisiens,  V,  413. 
Rescrit  de  l'empereur  de  la  Chine,  XXIV,  231. 
Rois  (les;  pasteurs  ;  voy.  Tanis  et  Zélide. 
Rome  sauvée,  ou  Catilina,  V,  199. 

Russe  (le)  à  Paris,  X,  119. 


Sage  (le)  et  l'Athée;  voy.  Histoire  de  Jenny. 

Samson,  III,  3. 

Satires,  X,  75. 

Saul,  V,  571. 

Scythes  (les),  VI,  261. 

Séance  mémorable,  XXIII,  571. 

Seconde  anecdote  sur  Bélisaire,  XXVI,  109. 

—  lettre  à  la  noblesse  du  Gévaudan,  XXIX,  71. 

—  lettre  d'un  quaker,  XXV,  141. 
Sémiramis,  IV,  481. 

Sentiment  d'un  académicien  de  Lyon.  XXIX,  317. 

des  citoyens,  XXV,  309. 
Sentiments  des  six  conseils  supérieurs,  XXVIII,  397. 
Sermon  des  Cinquante,  XXIV,  437. 

—  du  pape  Nicolas  Charisteski.  XXVIII,  409. 

—  du  rabbin  Akib,  XXIV,  277. 

—  prêché  à  Bàle  par  Josias  Roselle,  XXVI,  .58  1. 
Sésostris,  X,  68. 

Siècle  de  Louis  XIV,  XIV  et  XV. 

Singularités  de  la  nature,  XXVII,  125. 

Socrate,  V,  361. 

Sommaire  des  droits  du  roi  de  Prusse  sur  Herstall,  XXIII,  153. 

Songe  (le)  creux,  X,  71. 

—  de  Platon,  XXI,  133. 
Sophonisbe,  VII,  29. 
Sophronyme  et  Adélos,  XXV,  459. 
Sottise  des  deux  parts,  XXII,  63. 
Sottisier,  XXXII,  483. 

Souvenirs  de  M""^  de  Cajdus  (Notes  sui-  les),  XXVIII,  285. 

Stances,  VIII,  503  à  545. 

Stances  à  M.  de  ***,  sur  la  Tolérance,  VIII,  538. 

—  à  M.  Blin  de  Sainmore,  VIII,  532. 

—  à  M.  le  chevalier  de  Boufflers,  VIII,  530. 

—  à  l'impéi-atrice  Catherine,  VIII,  533. 

—  à  M-"»  du  Chàtelet,  VIII,  512. 

—  à  la  même,  VIII,  .507. 

—  à  M'"«   de  Choiseul,  VIII,  534. 


DES    OUVRAGES    DE    VOLTAIRE.  523 

Stances  au  prince  de  Conti,  VIII,  508. 

—  à  M™«  Denis,  VIII,  528. 

—  à  M.  Dcodati  de  Tovazzi,  VIII,  531. 

—  à  M'»''  Du  Boccage,  VIII.  519. 

—  à  M.  de  Foixalquier,  VIII,  506. 

—  à  Frédéric,  prince  royal,  puis  roi  de  Prusse,  VIII,   510,  511,   515,  522, 

523,  524,  525.  526,  527,  542. 

—  au  président  Hénault,  VIII,  509. 

—  à  Hourcastremé,  VIII,  538. 

—  à  M"'"  Lullin,  VIII,  539. 

—  à  M""^  Necker,  VIII,  537. 

—  à  M"''  de  Pompadour,  VIII,  516. 

—  à  Saurin,  VIII,  535. 

—  à  M.  Van  Haren,  VIII,  514. 

Stances  :  impromptu  fait  dans  un  souper,  VIII,  521. 

—  irrégulières  à  la  princesse  de  Suède  Ulrique  de  Prusse,  VIII,  517. 

—  ou  quatrains  pour  tenir  lieu  de  ceux  de  Pibrac,  VIII,  544. 

—  sur  l'alliance  avec  les  Suisses,  VIII,  543. 

—  sur  la  Saint-Barthélemj-;  voy.  Anniversaire. 

—  sur  le  Louvre,  VIII,  520. 

—  sur  les  poètes  épiques,  VIII,  505. 
Supplément  au  Siècle  de  Louis  XIV,  XV,  87. 

—  aux  causes  célèbres,  XXVIII,  77. 

—  du  Discours  aux  Wekhes,  XXV,  249. 
Supplique  à  M.  Turgot,  XXIX.  443. 

—  des  serfs  de  Saint-Claude,  XXVIII,  407. 

Sur  le  paradoxe  que  les  sciences  ont  nui  aux  mœurs;  voy.  Timon. 
-^  le    procès  de  M"^'  Camp,  XXVIII,  553. 

—  l'usage  de  la  vie,  X,  94. 

—  les  événements  de  l'année  1744,  IX,  429. 

—  M'"=  de  Lenclos,  XXIII,  507. 

—  un  écrit  anonyme,  XXVIII,  489. 

—  une  satire  de  M.  Clément,  XXIX,  371. 
Système  (le)  vraisemblable,  XXXI,  163. 
Systèmes  (les),  X,  167. 


Tactique  (la),  \,  187. 

Tancrède,  V,  489. 

Tanis  et  Zolide,  ou  les  rois  pasteurs,  III,  43. 

Taureau  blanc  (le),  XXI,  483. 

Thélème  et  Macare,  X,  41. 

Temple  de  l'Amitié,  IX,  372. 

—  de  la  Gloire,  IV,  347. 

—  du  Goût,  VIII,  549. 
Temps  présent  (le),  X,  207. 
Testament  de  Voltaire,  I,  i08. 
Thérèse  (fragments),  IV,  259. 

Timon,  ou  sur  le  paradoxe  que  les  sciences  ont  nui  aux  mœurs,  XXlII,  483. 

Tocsin  des  rois,  XXVIII,  465. 

Toilette  de  M'"''  de  Pompadour;  voy.  Anciens  et  modernes. 

Tombeau  (le)  de  la  Sorbonne,  XXIV,  17. 


524  LISTE   ALPHABÉTIQUE 

Torts  (les),  stances,  VIII,  529. 

Tout  en  Dieu,  XXVIII,  9L 

Traduction  du  poëme  de  J.  Plokof,  XXVIII,  365. 

de  vnéraclius  espagnol  de  don  Pedro  Calderon  de  la  Barca.  VII,  4S9. 

—  du  Julei>  César,  de  Shakespeare,  VII,  433. 

—  du  seizième  livre  de  l'Iliade,  X,  613. 
Traductions,  X,  609. 

Traité  de  métaphysique,  XXII,  189. 

—  de   paix   conclu  entre  monsieur. le  président  et  monsieur  le   professeur. 

XXIII,  573. 

—  «ur  la  Tolérance,    XXV,  13. 

Triumvirat  (le),  ou  Octave  et  le  jeune  Pompée,  VI,  175. 
Trois  empereurs  en  Sorbonne,  X,  149. 

—    manières  (les),  X,  30. 
Troisième  lettre  à  la  noblesse  du  Gévaudan,  XXIX,  78. 


Un  Chrétien  contre  six  Juifs,  XXIX,  499. 

Un  mandarin  et  un  jésuite;  voy.  Entretiens  chinois. 

Usage  (sur  1')  de  la  vie,  X,  94. 

Utile  examen  des  trois  dernières  épîtres  du  sieur  Rousseau,  XXII,  233. 


V 

Vanité  (la),  X.  114. 
Vers  anglais;  voy.  Poésies. 
Vers  latins  ;  voy.  Poésies. 
Vie  de  Molière,  XMII,  87. 
—  de  J.-B.  Rousseau,  XXII,  327. 

Vieillard  (le)  du  Caucase;  voy.  Un  Chrétien  contre  six  Juifs. 
Voix  (la)  du  curé,  XXVIII,  567. 

—       du  sage  et  du  peuple,  XXIII,  465. 
Voyage  de  la  Raison;  voy.  Éloge  de  la  Raison. 

Voyages  et  aventures  d'une  princesse  babylonienne;  voy.    Princesse  de  Babylone. 
Vrai  (le)  Dieu,  ode,  VIII,  415. 


Zadig  (publié  d'abord  sous  le  titre  de  Memnon),  XXI,  31. 
Zaïre,  II,  533. 
Zulime,  IV,  3. 


FIN    DE    LA    LISTE     ALPHABETIQDE     DES    GIVRAGES    DE     VOLTAIRE 


TABLE   CHRONOLOGIQUE 

DES    ÉCRITS    DE    VOLTAIRE* 


1706  ou  1707. 
Épitre  à  Monseigneur,  X,  '213. 

1709. 
Ode  sur  sainte  Geneviève,  VIII,  403. 

1711. 
Amulius  et  Numitor,  fragment  d'une  tragédie,  XXXII,  379-38-2. 

1712. 

Ode  sur  le  vœu  de  Louis  XIII,  VHI,  407. 

1713. 

Ode  sur  les  malheurs  du  temps,  VIII,  ^ll. 
Épitre  à  M""=  la  comtesse  de  Fontaine,  X,  21i. 

1714. 

Épitre   à  M.  l'abhé  Servien,  X,  21G. 

—  à  M"'«  de  Muntbrun-Viilefranche,  X,  219. 
Le  liourbicr,  X,  75. 

Lettre  à  M.  D***,  au  sujet  du  pri-v  de  poésie,  XXII,  1. 
L'Anti-Giton,  IX,  5GI. 

1715. 

Le  vrai  Dieu,  ode,  VIII,  415. 

La  Chambre  de  justice,  ode,  Vlll,  418. 

Épitre   à  M.  l'abbé  de  *",  X,  220. 

—  à  une  dame  un  peu  mondaine,  X.  222. 

—  au  duc  d'Aremberg,  X,  223. 


1.  On  n'a  compris  dans  cette  table  que  quelques-unes  dos  Stances  et  dus  pièces  qui  syal 
<ians  lis  Poésies  mêlées.  Les  écrits  sur  l'année  desquels  on  a  de  l'incertitude  sont  indiqués  par 
un  astérisque. 


526  TABLE     CHRONOLOGIQUE 

17<6. 

Épître  au  prince  Eugène,  X,  225. 

—  à  M"^  de  Gondrin,  X,  227. 

—  à  M»«  de'*%  X,  229. 

—  à  Samuel  Bernard,  X,  230. 

—  à  M-"»  de  G*",  X,  23L 

—  à  M.  le  duc  d'Orléans,  X,  232. 

—  à  M.  l'abbé  de  Bussy  (sur  la  Tracasserie),  X,  237. 

—  à  M.  le  prince  de  Vendôme,  X,  240. 

1717. 

La  Bastille,  IX,  353. 

1718. 

Œdipe,  composé  en  1713,  II,  7. 

Épilre  à  M.  le  prince  de  Conti,  X.  243. 

1719. 

Lettres  sur  OEdipe,  II,  11. 

Épître   à  M.  de  La  Faluère  de  Genonville,  X,  245. 

—  au  roi  d'Angleterre,  X,  247. 

—  à  M"'^  la  maréchale  de  Villars,  X,  248. 
Le  Cadenas,  IX,  566. 

Le  Cocuage,  IX,  571. 

Lettre  au  nom  de  M"''  la  maréchale  de  Villars,  XXXII,  382-384. 

1720. 

Artémire,  II,  121. 

*  Divertissement  mis  en  musique,  IX,  367. 

Épître  au  duc  de  Sulh',  X,  249. 

Épiihalame  de  Daphnis  et  Chloé,  XXXII,  386. 

Réponse  à  cet  épithalame,  XXXII,  387. 

1721 

Épître  à  M.  le  maréchal  de  Villars,  X,  251. 

—  au  cardinal  Dubois,  X,  253. 

1722. 

Épître  à  Uranie  (imprimée  en  1732),  IX,  357. 

—  au  duc  de  La  Feuillade,  X,  254. 
-      à  M»'  de  *",  X,  255. 

1723. 

La  Ligue,  intitulée  depuis  la  Henriade,  VIII,  1. 
Epître  à  M.  de  Gervasi,  X,  256. 

1724. 
Mariamne,  II,  157. 


DES    ÉCRITS    DE    VOLTAIRE.  527 

172o. 

Préface  de  Mariamne  (la  pièce  est  de  1724),  II,  161. 
Lettre  de  M.  Thieriot  à  M.  l'abbé  Nadal,  XXII,  13. 
L'indiscret,  II,  2'i3. 
Épltre   à  M™''  la  marquise  de  Prie,  II,  245. 

—      à  la  Reine,  X,  259. 
Fête  de  Bélébat,  II,  279. 
Divertissement  pour  le  mariage  du  roi  Louis  XV,  XXXII,  389-395. 

1726. 

Lettres  philosophiques  (la  22"  et  quelques  autres)  ;  la  publication  en  français  est 

de  1734. 
Essai  sur  la  poésie  épique,  VIII,  302. 

*  Épître  à  M.  Pallu,  X,  260. 

—      à  M"*  Lccouvreur,  X,  261. 

*  Cantate,  XXXII,  396. 

1727. 

A  M.  (sur  l'Angleterre),  XXII,  17. 

A  M.  (sur  l'Angleterre,  et  les  Contradictions),  XXII,  25. 

Lettres  philosophiques  (les  11*^  et  20''),  publiées  en  français  en    1734. 

Essai  sur  les  guerres  civiles  de  Fi'ance,  Vill,  264. 

1728. 

Remarques  (premières)  sur  les  Pensées  de  Pascal,  XXII,  27. 
Sottise  des  deux  parts,  XXII,  63. 

1729. 


Epître  à  M.  Pallu,  X,  262. 

—  auï  mânes  de  Genonville,  X,  265. 

17.30. 

Préface  d'OEdipe,  II,  47. 

Harangue  pour  la  clôture  du  théâtre,  XXII,  69. 

La  Mort  de  M»«  Lecouvreur,  IX,  369. 

Brutus,  II,  301. 

Discours  sur  la  tragédie,  II,  311. 

1731. 

La  Mort  de  César,  111,  297. 

Temple  du  Goût  (imprimé  en  1733),  VIII,  549. 

ftpîlre  à  Forment,  X,  266. 

Histoire  de  Charles  XII,  XVI,  113. 

Épître  à  M.  de  Cideville,  X,  268. 

Stances  sur  les  poëtes  épiques,  VIII,  LOS. 

Épître  des  Vous  et  des  Tu,  X,  269. 

—  au  comte  de  Tressan,  X,  271 . 


528  TABLE    CHRONOLOGIQUE 

1732. 

Les  Originaux,  II,  393. 

L'Épître  à  Uranie,  ou  le  Pour  et  le  Contre;  voy.  1722. 

Éripliyle,  II,  455.  ' 

Aux  Auteurs  de  la  Bibliothèque  raisonnée,  XXII,  71. 

Samson,  III,  3. 

Zaïre,  II,  533, 

Temple  de  l'Amitié,  IX,  372. 

Ode  sur  le  Fanatisme,  VIII,  427. 

Épître  à  M'"'  de  Lubert,  X,  272. 

—  à  une  Dame  ou  soi-disant  telle,  X,  274. 

—  à  M""  de  Fontaine-Martel,  X,  277. 

—  à  M"«  Gaussin,  X,  279. 

—  à  M'"=  du  Chàtelet,  X,  280. 

—  à  M.  Clément  de  Dreux,  X,  281. 

4733. 

Lettre  à  Cideville  sur  le  Temple  du  Goût,  VIII,  551. 
Épître  (1")  dédicatoire  de  Zaïre,  II,  537. 

—  àM"'«du  Chàtelet,  sur  la  Calomnie,  X,  282. 
La  Mule  du  pape,  IX,  573. 

Notes  sur  les  Remarques  de  La  Mottraye,  XXIV.  360. 

1734. 

Adélaïde  du  Guesclin,  III,  75. 
Épître  à  M""  de  Guise,  X,  289. 

—  à  M***,  X,  290. 

Lettres  philosophiques,  écrites  en  1726-27,  XXII,  75. 
L'Échange,  III,  251. 
Alzire  ou  les  Américains,  III,  369. 
Discours  en  vers  sur  l'Homme,  IX,  379. 

*  Lettre  (en  vers)  à  la  duchesse  du  Maine,  au  nom  du  duc  de  *'*,  XXXII,  402. 
Traité  de  métaphysique,  XXII,  189. 
Fragment  d'une  Lettre  sur  Didon  (est  de  1736). 
Épître  au  comte  de  Tressan,  X,  291. 
à  Uranie,  X,  292. 

—  k  la  même,  X,  293. 

—  à  M'""  du  Chàtelet,  X,  294. 

1735. 
Épître  à  M.  le  comte  Algarotti,  X,  296. 

1736. 

Épître  (2*)  dédicatoire  de  Zaïre,  II,  547. 

Ode  sur  le  Fanatisme,  VIII,  427. 

Fragment  d'une  Lettre  sur  Didon,  XXII,  231. 

Utile  examen  des  Êpîtres  de  J.-B.  Rousseau,  XXII,  233. 

Le  Mondain,  X,  83. 

Tanis  et  Zélide,  III,  43. 

L'enfant  prodigue,  III,  44). 

La  Crépinado.  X,  78. 


DES   ÉCRITS    DE    VOLTAIRE, 


529 


Ode  sur  l'Ingratitude,  VIII,  421. 
Ode  sur  la  Paix  de  1730,  VIII,  434. 
Épître    à  Saint-Lambert,  X.  297 

—  à  M"'=  de  Lubert,  \,  298. 

—  à  M™'^  du  Châtelet,  X,  299. 

—  au  prince  royal  de  Prusse,  X,  302. 

1737. 

Défense  du  Mondain,  X,  90. 
Sur  l'usage  de  la  vie,  X,  94. 
Conseils  à  un  journaliste,  XXII,  241. 
Discours  en  vers  sur  l'Homme,  IX,  401. 

4738. 

Éléments  de  la  Philosophie  de  Newton,  XXII,  393. 

Éclaircissements  nécessaires,  XXII,  207. 

Fragment  d'un  Mémoire,  XXII,  277. 

Épître  à  M""^  de  T.,  X,  305. 

Essai  sur  la  nature  du  feu,  XXII,  279. 

Vie  de  J.-B.  Rousseau,  XXII,  327. 

Épître  au  prince  royal  de  Prusse,  X,  300. 

Observations  sur  MM.  J.  Lass,  Melon  et  Dutot,.  XXII,  359. 

Ode  à  messieurs  de  l'Académie  dos  sciences,  VIII,  439. 

Le  Préservatif,  XXII.  371. 

Mémoire  (imprimé  dans  le  Journal  des  savants),  XXII,  389. 

Conseils  à  M.  Helvétius,  XXIII,  1. 

Épître  au  prince  royal  de  Prusse,  X,  308. 

—  à  Helvétius,  X,  310. 
L'Envieux,  IH,  523. 

1739. 

A  M***,  sur  le  Mémoire  de  Desfontaines,  XXIII,  25. 
Mémoire  du  sieur  de  Voltaire,  XXIII,  27. 

—  sur  la  Satire,  XXIII,  47. 

—  sur  un  ouvrage  de  M'"*  du  Châtelet,  XXIII,  05. 
Réponse  aux  objections  contre  la  Philosophie  de  Newton,  XXIII,  71. 
Vie  de  Molière,  XXHI,  87. 

Fragment  d'une  Lettre  sur  un  usage  de  Hollande,  XXIII,  127. 

1740. 
Zulimc,  IV,  3. 

Épître  au  roi  de  Prusse,  X,  311. 
Ode  au  roi  de  Prusse  sur  son  avènement,  VllI,  443. 
Remarques  sur  deux  épîtres  d'Helvétius,  XXIII,  5. 
Stances  au  président  Hénault,  Vlil,  509. 

Métaphysique  de  Newton  (formant  la  première  partie  des  Éléments  de  la  philoso- 
phie de  Newton),  XXH,  i03. 
Épître  à  un  ministre  d'Ktat,  X,  314. 

Exposition  du  livre  des  Institutions  physiques,  XXIII,  129. 
Stances  au  roi  de  Prusse,  VIll,  510,  .Ml. 
Préface  de  VAnti- Machiavel,  XXIII,  147. 

I.  34 


530  TABLE    CHRONOLOGIQUE 

Sommaire  des  droits  du  roi  de  Prusse  sur  Herstall,  XXIII,  153. 
Extrait  de  la  Nouvelle  Bibliothèque,  XXIII,  159. 
Ode  sur  la  mort  de  l'empereur  Charles  VI,  VIII,  447. 
Stances  au  roi  de  Prusse,  VIII,  511. 
Pandore,  III,  573. 

1741. 

Doutes  sur  la  mesure  des  forces  motrices,  XXIII,  165. 
Épître  au  roi  de  Prusse,  X,  317. 

—  au  roi  de  Prusse,  X,  318. 
Stances  à  M-^^  du  Châtelet,  VIII,  512. 

1742. 

Ode  à  la  re?he  de  Hongrie,  VIII,  450. 

Conseils  à  M.  Racine,  XXIII,  173. 

Ce  ({u'on  ne  fait  pas,  et  ce  qu'on  pourrait  faire,  XXIII,  185. 

Mahomet,  IV,  93. 

Épître  au  roi  de  Prusse,  X.  320. 

1743. 

Réponse  au  marquis  de  Ximenès,  X,  321. 
Mérope,  IV,  171. 
Thérèse  (fragment  de),  IV,  259. 
Stances  à  M.  Van  Haren,  VIII,  514. 

—  au  roi  de  Prusse,  VIII,  515. 
Fragment  d'une  Épître  au  roi  de  Prusse,  X,  322. 

1744. 

Relation  touchant  un  Maure  blanc,  XXIII,  189. 

Courte  réponse  aux  longs  discours  d'un  Allemand,  XXIII,  193. 

Épître  au  roi  de  Prusse,  X,  323. 

Discours  sur  les  événements  de  1744,  IX,  429. 

Épître  au  président  Hénault,  X,  326. 

—  au  roi  de  Prusse,  X.  328. 

—  au  roi  (Louis  XV),  X,  330. 

—  au  roi  de  Prusse,  X,  332. 

—  au  roi  de  Prusse,  X,  333. 

174.3- 

Princesse  de  Navarre,  IV,  271. 

Lettre  du  Roi  à  la  Czarine,  XXIII,  197. 

Épître  au  duc  de  Richelieu,  X,  335. 

Poëme  de  Fontenoy,  VIII,  371. 

Lettre  critique  sur  le  poëme  de  Fontenoy,  VIII,  397. 

Épîti-e  au  roi  de  Prusse,  X,  333. 

La  clémence  de  Louis  XIV  et  de  Louis  XV  dans  la  victoire,  VIII,  453. 

Stances  à  M'"^  de  Pompadour,  VIII,  516. 

Représentations  aux  États-Généraux  de  Hollande,  XXIII,  199. 

IManifesle  du  roi  de  France  pour  Charles-Édouârd,  XXIII,  203. 

Le  Temple  de  la  Gloire,  IV,  347. 


i 


DES   ÉCRITS    DE    VOLTAIRE.  534 

1746. 

Discours  de  réception  à  l'Académie,  XXIII,  205. 

La  Félicité  des  temps,  VIII,  456. 

Le  Monde  comme  il  va,  XXI,  1 . 

Crocheteur  borgne,  XXI,  17. 

Cosi  sancta,  XXI,  25. 

Aventure  indienne  (est  de  1766). 

Aveugles  juges  des  couleurs  (est  de  1760). 

Dissertation  envoyée  par  l'auteur  en  italien  à  l'Académie  de  Bologne,  XXIII,  219. 

1747. 

Stances  à  la  princesse  de  Suède,  VIII,  517. 

Épître  au  comte  Algarotti,  X,  336. 

Zadig  (publié  d'abord  sous  le  titre  de  Memnon),  XXI,  31. 

Épître  k  M'""  la  duchesse  du  Maine,  X,  338. 

—  à  Richelieu,  X,  342. 
La  Prude,  IV,  389. 

4748. 

Avis  sur  les  éditions  de  ses  OEuvres,  XXIII,  231. 
Anecdotes  sur  Louis  XIV,  XXIII,  233. 

—        sur  le  czar  Pierre  le  Grand,  XXIII,  281. 
Épître  au  maréchal  de  Saxe,  X,  343. 

—  à  M™*^  Denis,  X,  344. 

Éloge  funèbre  des  officiers,  XXIII,  249. 
Panégyrique  de  Louis  XV,  XXIII,  263. 
Sémiramis,  IV,  481. 
Stances  à  M'""  du  Boccage,  VIII,  519. 
Épître  au  président  Hénault,  X,  350. 

—  au  duc  de  Richelieu,  X,  353. 

1749. 

Compliment  au  roi  par  le  maréchal  de  Richelieu,  XXIII,  295. 

Des  embellissements  de  Paris,  XXIII,  207. 

Lettre  à  l'occasion  de  l'impôt  du  vingtième,  XXIII,  305. 

Nanine,  V,  3. 

Panégyrique  de  saint  Louis,  XXIII,  313. 

Stances  sur  le  Louvre,  VIII,  520. 

Épître  à  Saint-Lambert,  X,  355. 

Connaissance  des  beautés  et  des  défauts,  XXIII,  .'!27. 

Lettre  de  l'auteur  de  la  brochure  intitulée  Connaissance  des  beautés  el  des  défauts 

de  la  poésie,  XXIII,  425. 
La  Femme  qui  a  raison,  IV,  573. 
Des  mensonges  imprimés,  XXIII,  427. 


1750. 


Oreste,  V,  73. 

Memnon  (autre  que  Zadig),  XXI,  9."> 

Bababec  et  les  fakirs,  XXI,  101. 


532  TABLE    CHRONOLOGIQUE 

Raisons  de  croire  que  le  testament  du  cardinal  de  Richelieu  est  un  ouvrage  sup- 
posé, XXIII,  443. 
R  emerciement  sincère  à  un  homme  charitable,  XXUI,  457. 
Extrait  du  décret  de  la  sacrée  congrégation,  XXIII,  463. 
La  voix  du  sage  et  la  voix  du  peuple,  XXIII,  465. 
Des  embellissements  de  la  ville  de  Cacliemirr,  XXIII,  473. 
Rome  sauvée,  V,  199. 
Timon,  XXIII,  483. 
Épître  à  M.  Desmahis,  X,  356. 
Impromptu  fait  à  un  souper,  VIII,  .V21. 
Stances  au  roi  de  Prusse,  VIII,  522. 

4731. 

Épitre  au  cardinal  Quirini,  X,  357. 

—  au  roi  de  Prusse,  X,  359. 

—  au  roi  de  Prusse  (les  deux  Tonneaux),  X,  360. 
Duc  d'Alençon,  III,  165. 

Stances  au  roi  de  Prusse,  VIII,  523,  524,  525,  526,  527. 

Dialogue  entre  Marc-Aurèle  et  un  récollet,  XXIII,  479. 

Lettre  à  MM.  les  auteurs  des  Êtrennes  de  la  Saint-Jean,  XXIII,  485. 

Siècle  de  Louis  XIV.  XIV  et  XV. 

Idées  de  La  Mothe  le  Vayer,  XXIII,  489. 

Dialogue  entre  un  plaideur  et  un  avocat,  XXIII,  493. 

—  entre  M""«  de  Maintenon  et  M""  de  Lencios,  XXIII,  497. 

—  entre  un  philosophe  et  un  contrôleur,  XXIII,  501. 
Sur  M'"'  de  Lencios,  XXIII,  507. 

1752. 

Éloge  historique  de  M™*  du  Châtelet,  XXIII,  515. 

Micromégas,  XXI,  105. 

Pensées  sur  le  gouvernement,  XXIII,  523. 

Extrait  de  la  Bibliothèque  raisonnée,  XXIII,  535. 

Défense  de  milord  Bolingbroke,  XXIII,  547. 

Avertissement  sur  la  nouvelle  Histoire  de  Louis  XIV,  XXIII,  555. 

Amélie,  ou  le  Duc  de  Foix,  III,  197. 

Tombeau  de  la  Sorbonne,  XXIV.  17. 

La  Loi  naturelle,  poëme  (voy.  1756). 

Avertissement  sur  le  Siècle  de  Louis  XIV,  XXIII,  557. 

Diatribe  du  docteur  Akakia,  XXIII,  560. 

1753. 

Mémoire,  XXIV,  1. 

—  de  M.  de  Voltaire  (contre  La  Beaumelle),  XV,  95. 
Histoire  du  docteur  Akakia,  XXIII,  559. 

Séance  mémorable,  XXIII,  571. 

Avis  à  l'auteur  du  Journal  de  Gottingue,  XXIV,  7. 

Supplément  au  Siècle  de  Louis  XIV,  XV,  87;  XXIV,  10. 

Traité  de  paix,  XXIII,  573. 

Art  de  bien  argumenter,  XXIII,  581. 

Examen  du  Testament  du  cardinal  Albéroni,  XXIV,  11. 

Abrégé  de  l'Histoire  universelle  (ou  Essai  sur  les  Mœurs),  XI  à  XIll. 


DES    ÉCRITS    DE     VOLTAIRE.  533 

Annales  de  l'Empire,  première  partie,  XIII,  187. 

A  M.  de  ***,  professeur  en  liistoire,  XXIV,  29. 

Doutes  sur  quelques  points  de  l'histoire  de  l'Empire,  XXIV,  35, 

1734. 

Préface  du  tome  III  de   l'Essai  sur  l'Histoire,  XXIV,  41. 
Introduction  de  l'Abrégé  de  l'Histoire  universelle,  XXIV,  51. 
Annales  de  l'Empire,  seconde  partie,  XIII. 
Essai  sur  l'Histoire  universelle  (tomes  I,  H,  III),  XI  à  XII^ 

175o. 

L'auteur  arrivant  dans  sa  terre,  X,  362. 
Orphelin  de  la  Chine,  V,  291. 
Stances  à  M""  Denis,  VHI,  528. 

17o6. 

Poëme  sur  la  Loi  naturelle  (composé  en  1752),  IX,  441. 

—     sur  le  Désastre  de  Lisbonne»  L\,  470. 
Épître  à  Richelieu,  X,  368. 
Les  deux  Consolés,  XXI,  123. 
Histoire  des  voya,2:es  de  Scarmentado,  XXI,  125. 
Songe  de  Platon,  XXI,  133. 

Dialogue  entre  un  brachmane  et  un  jésuite,  XXIV,  53. 
Dialogues  entre  Lucrèce  et  Posidonius,  XXIV.  57. 
Jusqu'à  quel  point  on  doit  tromper  le  peuple,  XXIV,  71. 
Essai  sur  l'Histoire  générale  (depuis  Essai  sur  les  Mœurs),  XI  à  XII. 
Épître  à  l'empereur  François  I",  X,  307. 

1757. 

Galimatias  dramatique,  XXIV,  75. 

Essai  sur  l'Histoire  universelle  (tome  IV),   \II. 

Les  Torts,  stances,  \'1II,  529. 

'I7.j8. 

Essai  sur  l'Histoire  universelle  (tomes  V  et  VI),  XII  à  XllI. 
Réfutation  d'un  écrit  anonyme,  XXIV,  79. 

1739. 

Ode  sur  la  mort  de  la  princesse  de  Barcith,  VIII,  402. 

Mémoire  sur  le  Libelle,  XXIV,  85. 

Requête  aux  magnifiques  Seigneurs,  XXIV,  80. 

Candide,  ou  l'Optimiste,  XXI,  137. 

Lettre  aux  auteurs  du  ^o'/rna/  encyclopédique.  \XIV,  91. 

Épître  à  l'abbé  de  La  Porte,  X,  370. 

Socrate,  V,  361. 

Précis  de  l'Ecclésiaste,   IX,  485. 

Précis  du  Cantique  des  cantiques,  L\,  501. 

Épître  à  une  jeune  veuve,  X,  370.  -> 


534  TABLE    CHRONOLOGIQUE 

Histoire  de  Russie,  1"  partie  (la  2*  est  de  1763),  XVI,  371. 

—      d'un  bon  bramin,  XXI,  219. 
Relation  de  la  mort  de  Berthier,  etc.,   XXIV,  95. 
Mémoires  pour  servir  à  la  Vie  de  Voltaire,  I,  3. 

1760. 

Remarques  au  sujet  d'une  omission,  XXIV,  109. 

Lettre  civile  et  honnête,  etc.,  XXIV,  141. 

Les  Quand,  XXIV,  111. 

Épître  à  M.  le  président  Hénault.  X,  371. 

Plaidoyer  pour  Ramponneau,  XXIV,  11.5. 

Requête  de  J.  Carré  aux  Parisiens,  XXIV,  120. 

Le  pauvre  Diable,  X,  97. 

Réflexion  pour  les  sots,  XXIV,  121. 

La  Vanité,  X,  114. 

Le  Russe  à  Paris,  X,  119. 

Extrait  des  Nouvelles  à  la  main,  XXIV,  12.5. 

Préface  du  Recueil  des  Facéties  parisiennes,  XXIV,  127. 

Écossaise  (!'),  V,  399. 

A  MM.  les  Parisiens.  Requête  de  J.  Carré,  V,  413. 

Tancrède,  V,  489. 

Dialogues  chrétiens,  XXH',  129. 

Lettre  de  M.  Cubstorf,  XXIV,  151. 

Fragment  d'une  lettre  de  lord  Bolingbroke,  XXIV,  155. 

1761. 

Épître  à  Daphné,  X,  372. 

A  monsieur  le  lieutenant  criminel  de  Gex,  XXIV,  161. 

Avis  sur  les  Lettres  à  Le  Brun,  etc.,  XXIV,  159. 

Stances  à  M.  Deodati  de  Tovazzi,  VIII,  531. 

Lettres  sur  la  Xouvelle  Héloïse,  XXIV,  165. 

Anecdotes  surFréron,  XXIV,  181. 

Appel  à  toutes  les  nations  de  l'Europe,  XXIV.  191. 

Parallèle  d'Horace,  de  Boileau,  et  de  Pope,  XXIV.  223. 

Avertissement  aux  Éditeurs  de  la  traduction,  XXIV,  229. 

Rescrit  de  l'empereur  de  la  Chine,  XXIV,  231. 

Épître  à  M'"«  Denis,  X.  378. 

Lettre  de  M.  Ératou  à  M.  Clocpitre,  IX.  497. 

—     de  M.  Clocpicre  à  M.  Ératou,  XXIV,  235. 
Conversation  de  monsieur  l'intendant  des  Menus,  XXIV,  239. 
Épître  à  M°'«  Élie  de  Beaumont,  X,  382. 
Lettres  de  Charles  Gouju,  XXIV,  255. 
Épître  au  duc  de  La  Vallière,  X,  383. 
Les  Car,  XXIV,  261. 
Les  Ah  !  ah  !  XXIV,  263. 

Entretiens  d'un  sauvage  et  d'un  bachelier,  XXIV,  265. 
Entretien  d'Ariste  etd'Acrotal,  XXIV,  273. 
Stances  à  Blin  de  Sainmore,  VIII,   532. 
Sermon  du  rabbin  Akib,  XXIV,   277. 
Éducation  des  Filles,  XXIV,  285. 
Les  Chevaux  et  les  Anes,  X,  132. 
"Commentaires  sur  Corneille,  XXXI  et  XXXII. 


DES    ÉCRITS    DE    VOLTAIRE.  53o 

1762. 

Communications  au  Mercure,  XXIV,  289. 
Avertissement  (sur  les  lettres  et  paquets),  XXIV,  289. 
Droit  du  seigneur,  VI,  3. 
Extrait  de  la  Gazette  de  Londres,  XXIV,  291. 

—      des  Sentiments  de  J.  Meslier,  XXIV,  293. 
Balance  égale,  XXIV,  337. 
Petit  Avis  à  un  jésuite,  XXIV,  341. 
Olympie,  VI,  93. 

Avis  concernant  les  œuvres  de  Corneille,  XXIV,  469. 
Éloge  de  Crébillon,  XXIV,  345. 
Pièces  originales  concernant  les  Calas,  XXIV,  365. 
A  monseigneur  le  chancelier,  par  Donat  Calas,  XXIV,  379. 
Requête  au  roi,  par  Donat  Calas,  XXIV,  381. 
Mémoire  de  Donat  Calas,  XXIV,  383. 
Histoire  d'Elisabeth  Canning  et  des  Calas,  XXIV,  398. 
Idées  républicaines,  XXIV,  413. 
Lettre  de  M.  de  Formey,  XXIV,  433. 
'  Sermon  des  Cinquante,  XXIV,  437. 
La  Pucelle  (1"  édition  avouée  par  l'auteur),  IX,  I. 

1763. 

Saul,  V,  571. 

Lettre  de  Paris,  XXIV,  455. 

—    de  M.  de  L'Écluse,  XXIV,  457. 
Relation  du  voyage  de  Pompignan,  XXIV,  461. 
Compliment  prononcé  à  l'ouverture  du  théâtre,  XXIV,  465. 
Omer  Joly  de  Fleury,  étant  entré,  XXIV,  467. 
D'un  Fait  singulier  concernant  la  littérature,  XXIV,  469. 
Conclusion  et  examen  de  ce  tableau,  XXIV,  473. 
Éclaircissements  liistoriques,  XXIV,  483. 

Avertissement  pour  les  OEuvres  de  Corneille,  et  le  Droit  du  Seigneur,  XXIV,  521 . 
Catéchisme  de  l'honnête  homme,  XXIV,  523. 
Remarques  pour  servir  de  supplément,  XXIV,  543. 
Histoire  de  Russie,  2"  partie  ;ia  l""'  est  de  17.59),  XVI,  517. 
Instruction  pastorale  de  l'humble  évêque  d'Alétopolis,  XXV,  1. 
Lettre  d'un  quaker.  XXV,  5. 
Traité  de  la  Tolérance,  XXV,  13. 
Ce  qui  plaît  aux  dames,  X,  9. 
L'Éducation  d'un  prince,  X,  20. 

—        d'une  lille,  X,  26. 
Les  trois  Manières,  X,  30. 
'  Dialogue  du  Chapon  et  de  la  Poularde,  XXV,  119. 

*  Dernières  paroles  d'Épictète,  XXV,  125. 

*  Dialogue  du  Douteur  et  de  l'Adorateur,  XXV,  129. 

1764. 

Lnttre  du  secrétaire  de  Voltaire,  XXV,  137. 

Thélème  et  Macare,  X,  41. 

Seconde  lettre  d'un  (juaker,  XXV,  141. 

Mémoire  pour  Olympie,  à  M.  d'Argeutal,  XXV,  145. 


536  TABLE    CHRONOLOGIQUE 

Articles  (25)  extraits  de  la  Gazette  littéraire,  XXV,  loi. 

Réponse,  XXV,  223. 

Azolan,  X,  45. 

Origine  des  métiers.  X.  48. 

Théâtre  de  Corneille  avec  commentaires,  XXXI  et  XXXH. 

Jules  César,  tragédie  de  Shakespeare  :  traduite  par  Voltaire,  VII,  431. 

L'Héraclius  espagnol,  ou  la  Comédie  fameuse,  de  don  Pedro  Calderon  de  la  Barca, 

traduite  par  Voltaire,  VII,  i87.  i 

Discours  aux  Welches,  XXV,  229.  fl 

Contes  de  Guillaume  Vadé,  X,  3.  ^ 

Supplément  au  Discours  aux  Welches,  XXV,  249. 
Dictionnaire  philosophique,  XVII  à  XX. 
Le  Triumvirat,  VI,  176. 
Le  Blanc  et  le  Noir,  XXI,  223. 
Jeanuot  et  Colin,  XXI,  235. 

Questions  proposées  à  qui  voudra  les  résoudre,  XXV,  257. 
Doutes  nouveaux,  XXV,  277. 
Pot-pourri,  XXV,  261. 
Conformez-vous  aux  temps,  XXV,  315. 
Sentiments  des  citoyens,  XXV,  309. 

1765. 

Arbitrage  entre  M.  de  Voltaire  et  M.  de  Foncemaene.  XXV,  321. 

De  l'horrible  danger  de  la  lecture.  XXV,  335. 

Conversation  de  Lucien.  Érasme,  et  Rabelais,  XXV,  339. 

Philosophie  de  l'hist.  (formant  Tintrod.  de  VEssai  sur  les  Mœurs),  XI,  3. 

Épître  à  M"«^  Clairon,  X,  384. 

Mandement  au  révérendissime.  etc.,  Alexis,  XX^',  345. 

Des  Païens  et  des  Sous-Fermiers,  XXV,  353. 

Questions  sur  les  miracles,  XXV,  357. 

Les  Anciens  et  les  Modernes,  XXV,  451. 

*  Apologie  de  la  Fable,  IX,  365. 

Ode  à  la  Vérité,  VIII,  481. 

4766. 

Épître  à  Henri  IV,  X,  387. 

Sophronyme  et  Adélos  (est  de  1776). 

Lettre  pastorale  à  l'archevêque  d'Auch,  XXV,  469. 

Petit  Commentaire    sur  l'Éloge  du  Dauphin.  XXV,  i7I. 

Épître  à  M.  le  chevalier  de  BouRlers,  X,  389. 

Éloge  de  l'hypocrisie,  X,  137. 

Le  président  De  Thou  justifié,  XXV,  477. 

Épître  à  M.  François  de  Xeufchâteau,  X,  390. 

Lettre  curieuse  de  Robert  Covelle,  XXV,  491. 

Déclaration  (5  juillet),  XXV,  497. 

Relation  de  la  mort  de  La  Barre,  XXV,  .501. 

Déclaration  (23  août),  XXV,  499. 

Épître  à  Chabanon,  X,  391. 

Avis  au  public  sur  les  parricides  imputés,  etc.,  XXV,  517. 

Commentaire  sur  le  livre  des  Délits  et  des  Peines,  XXV,  539. 

Épître  à  M-"^  de  Saint-Julien,  X,  392. 

Appel  au  public  contre  un  recueil,  XXV,  579. 


DES   ÉCRITS    DE    VOLTAIRE.  537 

Remarques  sur  le  Christianisme  dévoilé,  XXXI,  129. 

Du  Gouvernement,  etc.,  d'Auguste,  XXV,  587. 

Des  Conspirations.  XXV,  1. 

Lettre  de  M.  de  Voltaire  au  docteur  Jean-Jacques  Pansophe,  XWI,  17. 

Lettre  de  Voltaire  à  M.  Hume.  XXVI,  29. 

Notes  sur  la  Lettre  à  M.  Hume,  XXVI.  35. 

Philosophe  ignorant,  XXVI,  47.    K^ 

Aventure  indienne,  XXI,  243. 

Aveugles  juges  des  couleurs,  XXI,  245. 

André  Destouches,  à  Siam,  XXVI.  97. 

Déclaration,  XXVI,  103. 

A  la  Vérité,  Ode,  VIII,  481. 

Galimatias  pindarique,  VIII,  48G. 

1767. 

Les  Scythes,  VI,  261. 

Lettre  d'un  membre  du  conseil  de  Zurich,  XXVI,  105. 

Anecdotes  sur  Bélisaire.  XXVI,  109,  169. 

HonnAtetés  littéraires.  XXVI,  115. 

Questions  de  Zapata,  XXVI,  173. 

Examen  important  de  milord  Bolingbroke.  NXVI,  195. 

Lettre  (sur  La  Beaumelle),  XXVI,  191. 

Lettre  sur  les  panégyriques,  XXVI,  307. 

Homélies  (quatre)  prôchées  à  Londres,  XX"\'I,  315. 

Mémoire  présenté  au  ministère,  XXVI,  355. 

Défense  de  mon  oncle,  XXVI,  367. 

A  Warburton,  XXVI,  435. 

Fragment  des  Instructions  pour  le  prince  royal  de*",  XXVI,  439. 

Ingénu,  XXI,  247. 

Chariot,  VI,  341. 

Lettre  de  Gérofle  à  Cogé,  XX\'I,  4i9. 

Essai  sur  les  dissensions,  XXVI,  451. 

Lettres  à  Son  Altesse  monseigneur  le  prince  de*"*,  XXVI,  469. 

Prophéties  de  la  Sorbonne,  XXVI,  .527. 

La  Défense  de  mon  maître;  réponse  catégorique,  XXVI,  529. 

Dîner  du  comte  de  Boulaiuvilliei-s,  XXVI,  531. 

Avisa  tous  les  Orientaux,  XXVI,  561. 

Femmes,  soyez  soumises,  XX^  I,  563. 

Préface  de  la  Réponse  d'un  solitaire  de  la  Trappe,  XXVI,  567. 

1768. 

Lettre  d'un  avocat,  XXVI,  569. 

Épîtrc  aux  Frères  écrite  de  Constantinopie.  XXVI,  573. 

Lettre  de  l'archevêque  de  Canlorbéry,  XWI,  577. 

Homme  aux  quarante  écus,  XXI,  305. 

Sermon  prêché  à  Bàle,  XXVI,  581. 

La  Princesse  de  Babylone,  XXI,  369. 

La  Guerre  civile  de  Genève,  IX,  515. 

Déclaration,  XXVII,  17. 

Relation  du  Bannissement  des  jésuites  de  la  Chine,  XXVII,  1. 

Entretiens  chinois,  XXVII,  19. 

Conseils  raisonnables,  XXVII,  35. 


338  TABLE    CHRONOLOGIQUE 

Profession  de  foi  des  théistes,  XXVII,  55. 

Épître  à  mon  vaisseau,  X,  395. 

Discours  aux  confédérés,  XXVII,  75. 

L'Épître  aux  Romains,  XXVII,  83. 

Remontrances  du  corps  des  pasteurs  du  G  Jvaudan,  XXVII,  106. 

Instructions  à  J.-A.  Rustan,  XXVII,  117. 

Des  Singularités  de  la  nature,  XXVII.  125. 

Droits  des  hommes,  XXVII,  193. 

Les  Colimaçons,  XXVII,  213. 

Les  trois  Empereurs  en  Sorbonne,  X,  149. 

Homélie  du  pasteur  Bourn,  XXVII,  227. 

Le  Marseillois  et  le  Lion,  X,  140. 

Pyrrhonisme  de  l'histoire,  XXVII,  235. 

Instruction  à  frère  Pédiculoso,  XXVII,  .301. 

L'A,  B,  C,  XXVII,  311. 

Ode  sur  la  guerre  des  Russes,  VIII,  489. 

Épître  à  M"»  de  Saint-Julien,  X,  393. 

1769. 

Requête  (est  de  1770). 
Lettre  anonyme,  XXVII,  401 . 
Épître  à  Boileau,  X,  397. 

—  à  l'auteur  du  livre  des  Trois  Imposteurs,  X,  i02. 

—  à  Saint-Lambert,  X,  405. 
Canonisation  de  saint  Cucufin,  XXVII,  419. 
Discoui-s  de  l'empereur  Julien,  XXVIII,  1. 
Lettre  à  l'abbé  Foucher,  XXVII,  431. 
Histoire  du  parlement,  XV,  439. 
Cinquième  homélie,  XXVII,  557. 

Cri  des  nations,  XXVII,  565. 

Lettres  d'Amabed,  XXI,  435. 

Collection  des  Évangiles,  XXMI,  439. 

Raison  par  alphabet,  XVII-XX. 

Les  Choses  utiles  et  agréables,  tomes  I  et  II  (vovez  les  notes  tome  VII,  page  35, 

et  XX\TII,  36i;. 
Les  Guèbres,  VI,  483. 
Lettre  à  l'évêque  d'Annecy  (par  M"""  Denis),  XXVm,  69. 

—  au  même,  par  Moléon,  XXVIII,  71. 

Procès  de  Claustre.  Supplément  aux  Causes  célèbres,  XXVIII,  77. 

Le  baron  d'Otrante,  VI,  573. 

Tout  en  Dieu.  XXVHI,  91. 

Les  deux  Tonneaux,  VII,  3. 

De  la  Paix  perpétuelle,  XXVIII,  103. 

Épitre  à  La  Harpe,  X,  408. 

Dieu  et  les  Hommes,  XXVIII,  129. 

Stances  à  l'impératrice  Catherine ,  VIH,  533. 

Réflexions  sur  les  Mémoires  de  Dangeau,  XXVIII,  249. 

Préface  et  Extraits  des  Souvenirs  de  M'"«  de  Caylus,  XXMII,  285. 

Le  Dépositaire,  VI,  391. 

Stances  à  M-"»  de  Choiseul,  VIH,  534. 

Les  Adorateurs,  XXVHI,  309. 

Défense  de  Louis  XIV,  XXVHI,  327. 


DES   ÉCRITS     DE    VOLTAIRE.  539 

4770. 

Requête  à  tous  les  magistrats  du  royaume,  XWIII,  341. 

Lettre  de  l'auteur  de  la  tiagédie  des  Guèbres,  XXVIIL  349. 

Stances  à  Saurin,  MU,  535. 

Au  Roi  en  son  conseil,  XXVIII,  351. 

Sophonisbe,  VII,  29. 

Stances  à  W"^  Xecker,  VIII,  531. 

Traduction  du  poëme  de  J.  Plokof,  XXVIII,  365. 

Lettre  à  M.  Le  G.  de  G.,  VII,  42. 

Épître  à  Pigalle,  X.  410. 

Ode  pindarique,  VIII,  491. 

Stances  à  M.  Hourcastremé,  VIII,  538. 

Nouvelle  requête  au  roi,  XX VIII,  369. 

Choses  utiles  et  agréables,  tome  III.  (\oyez  les  notes,   tome  VII,  35,  et  XXVIII, 

361). 
Notes  sur  le  Cymbalum  mundi,  XXVIII.  361. 
Coutume  de  Franche-Comté,  XXVIII,  371. 
Questions  sur  Y  Encyclopédie  (tomes  I.  II,  III),  XVII  à  XVIII. 
Épître   au  roi  de  la  Chine,  X,  412. 

—       au  roi  de  Danemark,   X,  421. 
*  Sur  l'usage  de  la  vie,  X,  94. 

1771. 

Questions  sur  V Encyclopédie  (tomes  IV,  V,  VI,  VII,  VIII),  XVIII  à  XX. 
Benaldaki  à  Caramouftée,  X,  440. 
Lettre  d'un  jeune  abbé,  XXVIII,  381. 
Épître  à  d'Alerabert,  X,  428. 

Réponse  aux  Remontrances  de  la  cour  des  aides,  XXVIII,  385. 
Fragment  d'une  lettre  écrite  de  Genève,  XXVIII,  389. 
Avis  important  d'un  gentilhomme,  XXVIII,  393. 
Épître  à  Catherine  II,  X,  435. 

Sentiments  des  six  conseils  supérieurs,  XXVIII,  397. 
Épître  au  roi  de  Suède,  X,  438. 

Très-humbles  et  très-respectueuses  remontrances  du  grenier  à  sel,  XXVIII,   iO!. 
Supplique  des  serfs  de  Saint-Claude,  XXVIII,  407. 
Sermon  du  papa  Nicolas  Charisteski,  XXVIII,  409. 
Les  Pélopidcs,  VII.  101. 
Les  peuples  aux  parlemenis,  XXVIII,  413. 
L'Équivoque,  XXVIII,  421. 
Les  deux  Siècles,  X,  158. 
Le  père  Nicodème  et  Jeannot,  X,  102. 
Méprise  d'Arras,  XXVIII,  425. 
Lettres  de  Memmius  à  Cicéron,  XXVIII,  437. 
Tocsin  des  rois,  XXVIII,  405. 
•  Discours  d'Anne  Dubourg,  XXVIII,  409. 

1772. 

Questions  sur  Y  Encyclopédie  (tome  IX),  XX. 
Lettre  à  un  de  ses  confrères,  XXVIII,  473. 

—      à  Beccaria  sur  Morangiés,  XXVIII,  477.  .  ' 


5i0  TABLE     CHRONOLOGIQUE 

Lettre  sur  un  écrit  anonyme.  XXVIII,  489. 

Jean  qui  pleure  et  Jean  qui  rit,  IX,  556. 

La  Bégueule,  X,  bO. 

Essai  sur  les  probabilités  en  fait  de  justice.  XXVJII.  i95. 

Les  Systèmes.  X.  167. 

Les  Cabales,  X,  177. 

Il  faut  prendre  un  parti,  XXVIII,  .^17. 

Réflexions   philosophiques  sur  le  procès  de  M"'=  Camp   (et  réponse   à  Caveyrac), 

XXVIII,  553. 
Anniversaire  de  la  Saint-Barthélémy,  VIII,  494. 
Épltre  à  Horace.  X,  441. 

Quelques  petites  hardiesses  de  M.  Clair,  XXVIII.  .^.j9. 
Épître  au  roi  de  Suède,  X,  4i7, 
La  voix  du  Curé  sur  le  procès  des  serfs,  XXVIII,  567. 
Nouvelles  probabilités  en  fait  de  justice,  XXVIII.  577. 
Fragment  d'une  lettre  sur  les  Dictionnaires  satiriques,  etc.,  XXIX,  1. 


1773. 

Discours  de  M''  Belleguier,  XXIX,  7. 

Aventure  de  la  Mémoire,  XXI,  479. 

Lettre  anonyme  au  sujet  d'une  nouvelle  Épître  de  Boileau  à  Voltaire.  XXIX,  19. 

Déclaration  sur  le  procès  Morangiés,  XXIX,  25. 

Réponse  à  l'Écrit  d'un  avocat,  XXIX,  33. 

Les  Lois  de  Minos.  VII,  163. 

Déclaiation  sur  les  Lois  de  Minos,  XXIX,  39. 

Le  Philosophe,  XXIX,  41. 

Lettre  sur  la  prétendue  comète,  XXIX,  47. 

Précis  du  procès  de  Morangics,  XXIX,  53. 

Lettres  à  la  noblesse  du  Gévaudan,  XXIX,  65,  7  L  78,  82. 

La  Tactique,  X,  187. 

Stances  à  M""  Lullin,  VIII,  539. 

Fragments  historiques  sur  l'Inde,  XXIX,  85. 

Fragment  sur  la  justice,  XXIX.  213. 

—  sur  le  procès  criminel  de  Montbailly,  XXIX,  219. 

—  sur  l'Histoire  générale,  XXIX,  223. 
Épître  à  Marmontel,  X,  448. 

1774. 

Taureau  blanc,  XXI,  483. 

Lettre  d'un  ecclésiastique,  XXIX,  285. 

Dialogue  de  Péj,'ase  et  du  Vieillard,  X,  195. 

Éloge  funèbre  de  Louis  XV,  XXIX,  291. 

De  la  mort  de  Louis  XV.  XXIX,  299.  .     ' 

Au  Roi  en  son  conseil  (pour  le  paj's  de  Gex),  XXIX,  305. 

Au  R.  P.  en  Dieu  messire  Jean  de  Beauvais.  XXIX,  307. 

Lettre  écrite  à  M.  Turgot,  XXIX,  315. 

Sentiment  d'un  académicien  de  Lyon,  XXIX,  317. 

De  ï  Encyclopédie,  XXIX,  325. 

Éloge  historique  de  la  Raison,  XXI,  513. 

De  l'Ame,  par  Soranus,  XXIX,  329. 

Don  Pèdre.  VII.  239. 


DES    ÉCRITS     DE    VOLTAIRE.  541 

1775. 

Petit  écrit  sur  l'Arrêt  du  conseil,  XXIX,  3i3. 

Stances  au  roi  de  Prusse,  VIII,  5i2. 

Notes  concernant  le  pays  de  Gex,  XXIX,  34!). 

Mémoire  sur  le  pays  de  Ge.\,  XXIX,  3.51. 

Le  Dimanche,  ou  les  Filles  de  Minée,  X,  60. 

Diatribe  à  l'auteur  des  Éphémérides,  XXIX,  359. 

Article  extrait  du  Mercure  sur  Clément,  XXIX,  371. 

—  de  Voltaire  sur  Voltaire,  I,  I. 
Ode  sur  le  Passé  et  le  Présent,  VIII,  490. 
Cri  du  sang  innocent,  XXIX,  375. 
Remarques  sur  le  Bon  Sens,  XXXI,  150. 
Les  Finances,  X,  57. 

Le  Temps  présent,  X,  207. 
Mémoire  des  états  de  Ge.\.  XXIX,  391. 

Remarques  sur  l'ouvrage  l'existence  de  Dieu,  par  Xieuwentyt,  XXXI,  135. 
Mémoire  du  pays  de  Gex,  XXIX,  393. 
A  M.  Turgot,  XXIX,  397. 

Édits  de  S.  M.  Louis  XVI,  sous  l'administration  de  Turgot,  XXIX,  399. 
Histoire  de  Jenny,  XXL  523. 
Les  Oreilles  du  comte  de  Cliesterfield,  XXI,  577. 
Extrait  d'un  mémoire  pour  l'abolition  de  la  servitude,  XXIX,  403. 
A  M***,  sur  les  anecdotes,  XXIX,  407. 

Remarques  autographes  de  \'oltaire  en  marge  d'un  livre  du  Père  Daniel,  XXIX, 
411. 

1770. 

Mémoire  à  M.  Turgot.  XXIX.  i39. 

Prières  et  Questions  à  M.  Turgot,  XXIX,  i41. 

Supplique  à  M.  Turgot,  XXIX,   li3. 

Sésostris,  X,  08. 

Délibération  des  états  de  Gex,  XXIX,  445. 

A  M.  Turgct,  XXIX,  449. 

Lettres  chinoises,  indiennes,  etc,  XXIX,  45 L 

Sophronyme  et  Adélos    (imprimé  on   1776,  à  la  suite  des  Lettres  chinoises,  etc.), 

X'XV,  459. 
Lettre  de  M.  de  La  Visclède,  XXX,  317. 

—  du  R.  P.  Polycarpe,  XXX,  333. 

—  d'un  bénédictin  de  Franchc-(^omté,  XXX,  339. 
L'Ilote  et  l'Hôtesse,  VIL  307. 

Remontrances  du  pays  de  Gex,  XXX,  3il. 

A  M.  du  M***,  sur  plusieurs  anecdotes,  X\X,  345. 

Épitre  à  M.  Guys,  X,  450. 

Commentaire  historique,  1,  07. 

Lettre  à  l'Académie  française,  XXX,  349. 

Testament  de  Voltaire,  I,  408. 

Épître  à  un  homme,  X,  451. 

—  à  M""'  Xccker,  X,  453. 

Au  Roi  en  son  conseil,  XXX,  371. 
La  Bible  enfin  exjjliquée,  XXX,  1. 
Un  Chrétien  contre  six  Juif'!,  XXiX,  i99. 
Le  Songe-Creux,  X,  71. 


642  TABLE   CHRONOLOGIQUE 

1777. 

Irène,  VII,  317. 

Agathocle,  VII,  389. 

Requête  au  roi  pour  les  serfs  de  Saint-Claude,  XXX,  37.5. 

Articles  extraits  du  Journal  de  politique  et  de  littérature,  XXX,  379. 

Épître  au  marquis  de  Villette,  X,  454. 

Stances  sur  l'alliance  avec  les  Suisses,  VIII,  5i3. 

Commentaire  sur  l'Esprit  des  lois,  XXX,  iO.j. 

Dialogues  d"Évhémère,  XXX,  405. 

Prix  de  la  justice  et  de  l'humanité,  XXX,  533. 

Dernières  remarques  sur  les  Pensées  de  Pascal,  XXXI,  1. 

Note  sur  une  pensée  de  Vauvenargues,  XXXI,  41. 

Histoire  de  l'établissement  du  christianisme,  XXXI,  43. 

Épître  au  marquis  de  Villette,  X,  455. 

Traduction  du  commencement  du  seizième  livre  de  l'Iliade,  X,  613. 

1778. 

Épître  au  prince  de  Ligne.  X,  450. 

Épître  au  marquis  de  Villette,  X,  457. 

Plan  du  Dictionnaire  de  l'Académie,  XXXI.  161. 

Pensées,  XXXI,  117. 

Le  Système  vraisemblable,  XXXI,   163. 

Lettre  de  M.  Hude,  XXXI,  169. 


FIN    DE    LA    TABLE    CH  F.  ONOLOG I Q  UB    DES    ECRITS    DE    VOLTAIRE 


TABLE 

DES     MATIÈRES     CONTENUES     DANS     CE    VOLUME 


Pages. 

Préface  générale  pour  la  présente  édition i 

Préface  générale  de  Beuchot i'^ 

Principales  Corrections xx^xv 

Principales  Abréviations •    xxxvi 

Jugements   sur  Voltaire xxxvir 

ARTICLE    DE   VOLTAIRE   sur  Voltaire 1 

MÉMOIRES   POUR   SERVIR   A  LA   VÏE   DE   M.  DE    VOLTAIRE, 

ECRITS  PAR   LUI-MÊME    (1759^ 3 

Avertissement  de  Reuchot S 

Mémoires  pour  servir  à  la  vie  de  M.  de  Voltaire T 

COMMENTAIRE    HISTORIQUE    SUR   LES   OEUVRES    DE    L'AU- 
TEUR DE    LA    HENRI ADE   (1776) 67 

Avertissement  de  Beuchot 69 

Commentaire  historique 71 

ÉLOGES    DE    VOLTAIRE 127 

Avertissement  des  éditeurs  do  l'édition  de  Kehl 129 

Éloge  de  Voltaire  (par  Frédéric  II)  lu  à  l'Académie  royale  des  sciences 

et  belles-lettres  de  Berlin  le  26  novembre  1778 131 

Éloge  de   Voltaire  par  La  Harpe 145 

VIE   DE    VOLTAIRE,  par  Condorcet 187 

DOCUMENTS   BIOGRAPHIQUES 293 

I.  Acte   de  mariage  de  François  Arouet,  père  de  Voltaire,  et  de 

Marie-Marguerite  Daumart 293 

II.  Acte  de  baptême  de  Voltaire 29i 


544  TABLE     DES    MATIÈRES. 

Pages. 

m.            Les  J'ai  vu,  attribués  faussement  à  Voltaire 29 i 

IV.  Régnante  puero 296 

V.  Rapport  (4  mai  1776) 290 

VL  Mémoire  instructif  des  discours  que  m'a  tenus  le  sieur  Arouet 

(par  Beauregard) 297 

VII.  La  \ri!lière  à  d'Argenson  (16  mai  1717) 298 

VIII.  Bazin,  exempt,  à  d'Argenson  (16  mai   1717) 298 

L\.            Écrou 298 

X.  Lettre  du  commissaire  Isabeau,  touchant  les  papiers  préten- 

dus jetés  dans  les  latrines  par  le  sieur  Arouet  fils.    .     .     .  299 

XI.  Interrogatoire  de   Voltaire  (21  mai  1717  .     ...          ...  299 

MI.          Ordre  d'élargissement  (10  avril  1718) 301 

XIII.  Permission  de  venir  à  Paris  (M  juillet  1718) 302 

XIV.  Vers  de  S.  A.  S.  le  prince  de  Conti 302 

XV.  L'abbé  Cherrier  à  d'Argenson 304 

XVI.  Acte  de  décès  du  père  de  Voltaire 304 

WII.        L'abbé  Leblanc  à  M.  de  Saint-Martin,  commissaire  des  guerres 

à  Lille  (9  septembre  1722) 305 

XVIII.  Note  autographe  de  Voltaire 305 

XIX.  Le  président  Bouhier  à  Marais  (l^""  février  1726) 306 

XX.  Maurepas  à  Hérault,  lieutenant  de  police  (5  février  1726).     .  306 

XXI.  Maurepas  à  Hérault  (23  mars  1726) .306 

XXH.        Maurepas  à  Hérault  (28  mars  1726) 307 

XXIII.  Journal  de  ^I.  Anquetil,  lieutenant  du  roi  à  la  Bastille  (17  avril 

1726) .307 

XXIV.  Gazetin  de  la  police  (22  avril  1726) 307 

XXV.  Maurepas  à  M.  de  Launay,  gouverneur  de  la  Bastille  (29  avril 

1726) 308 

XXVI.  Le   commissaire  Labbé  à    M.    Hérault,    lieutenant  de  police 

(18  avril  1727) 308 

XXVU.      Maurepas  à  VolUire  (29  juillet  1727) 308 

XXVm.    Maurepas  à  N'oltaire   (9  avril  1729) 309 

XXIX.  Maurepas  au  lieutenant  de  roi  au  château  d'Auxonne  (3  mai 

ITiij 309 

XXX.  Rapport  de  \annerou\ 309 

XXXI.  Vers  de  M.  de  Formont  à  M'"^  du  Chàtelet  sur  le  Mondain  de 

Voltaire  (173&) 310 

XXXII.  L'abbé  Leblanc  au  président  Bouhier  (juin  1736; 310 

XXXHI.     Maurepas  à  Voltaire  '22  juin  1736) 311 

XXXIV.  L'abbé  Leblanc  au  président  Bouhier  (juin  1736) 311 

XXXV.  Marais  au  président  Bouhier  (13  juillet  1736) 312 

XXXVI.  Rappoit   fait    à   l'Académie   des  sciences,  par  MM.  Pitot  et 

Clairaut,  le  26  d'avril  1741,  sur  le  mémoire  de  M.  de  Vol- 
taire touchant  les  forces  vives 312 

XXXVII.  Acte  de  décès  du  frère  de  Voltaire 314 


TABLE    DES    MATIERES.  345 

Pages. 

XXXVIII.  Maurepas   à  M.   Anisson,   directeur  de   l'Impi-inierie   royale 

(juin  1745) 314 

XXXIX.  Voltaire  à  Anet.  Lettres  de  M""  de  Staal  à  M""^  du  Défiant 

(1747) 310 

XL.           Affiche  (1751).  Cent  écus  à  gagner 319 

XLL          Note  de  M.  Berryer  (20  juillet  1751) 319 

XLII.        Note  de  M.  d'Hémery  au  lieutenant  de  police  (!*='' janvier  1752).  319 

XLIII.        Détails  sur  l'affaire  de  Francfort 320 

XLIV.        Procès-verbal  concernant  un   livre  intitulé  Abrégé  de  l'His- 
toire universelle,  attribué  à  M.  de  Voltaire 327 

XLV.         Lettre  de  M.  de  Malesherbes  à  Voltaire  (mars  1754).     .     .     .  330 
XLVI.        Lettre  ou  Rapport  de  d'Hémery,  inspecteur  de  police  pour  la 

librairie,  à  M.  Berryer  (30  août  1755) 331 

XLVII.      Pierre  Pattu  aux  Délices.  Lettre  à  Garrick  (1"  novembre  1 7.55).  332 

XLVIII.     Gibbon  aux  Délices  (1758) 334 

XLIX.       Bettinelli  aux  Délices  (1758) 336 

L.             Marmontel  aux  Délices  (1760) 341 

LI.            Reconstruction  de  l'église  de  Ferney 347 

LU.          Le  prince  de  Ligne  à  Ferney  (1763) 348 

LUI.         Le  chevalier  de  Boufflers  à  Ferney.  Lettres  à  la   marquise  de 

Boufflers  (1764) -353 

LIV.         Le  baron  de  Grimm  à  la  duchesse  de  Saxe-Gotha  (30  juinl765).  354 

LV.           Grétry  à  Ferney  (1766) 354 

LVL         Chabanon  à  Ferney  (1766-1767) 357 

LVIL        Extrait  d'une  lettre  de  Ferney  (1"  juillet  1769) 364 

LVIII.      Mesures  prises  en  vue  de  l'éventualité  de  la  mort  de    Voltaire 

(1774) 365 

Note  de  Bertin,  ministre  et  secrétaire  d'État 365 

Rapport  au  roi  (département  Danand) 366 

Lettre  du  ministre  Berlin  au  subdélégué  do  l'intendant  do 

Bourgogne 367 

Lettre  de  Bertin  à  l'intendant  de  Bourgogne 368 

Lettre  de  Bertin  à  Hennin,  résident  de  Franco  à  Genève.  .  .308 

Lettre  de  Bertin  au  subdélégué  de  l'intendance  à  Gex.     .  308 

Lettre  de  l'intendant  de  Bourgogne 309 

Lettre  du  subdéléguo  de  l'intendant  de  Bourgogne  à  Gex.  369 

Lettre  de  Bertin  à  Ilennin,  résident  de  France  à  Genève.     .  370 

Lettre  de  l'intendant  de  Bourgogne  à  Bertin 370 

Instruction 371 

Ordre  n»  1 372 

Ordre  n»  2 372 

Ordre  n"  3 373 

LIX.          M"'"  Suard  à  Ferney  (juin  1775).  Lettres  à  M.  Suard.     .     .     .  374 

LX.            Martin  Sherlock  à  Forncy  (1776) 390 

LXI.          M'"'^  de  Genlis  <à  Ferney  (août  1776) 395 

I.  35 


546  TABLE    DES    MATIÈRES. 

Pages. 

LXII.         John  Moore  à  Ferney  (1776; 401 

LXIII.       Testament  de  Voltaire 408 

LXIV.        Extraits   des  lettres  de  Ferney  (Mémoires  de  Bachaumont) 

(1777) 409 

LXV.  Du  marquis  de  Villette  à  d'Alembert  (octobre  1777).  .  .  .  411 
LXVI.        Note  sur  M.   de  Voltaire  et  faits  particuliers  recueillis  par 

Lekain , 414 

LXVII.      Déclaration  de  Voltaire  (28  février  1778) 421 

LXVIII.     Copie   de   la  profession    de  foi  de  M.  de  Voltaire  exigée  par 

l'abbé  Gaultier,   son  confesseur 421 

LXIX.       Voltaire  à  l'Académie  et  à  la  Comédie  française,  le  30  mars 

1778 - 422 

LXX.         Séance  de  la  loge  des  Xeuf-Sœurs,  du  7  avril  1778.  Extrait  de 

la  planche  à  tracer 426 

PIÈCES  POUR  SERVIR  A  L'HISTOIRE   POSTHUME   DE   VOL- 
TAIRE   429 

I.               Certificat  de  l'abbé  Gaultier 429 

n.              Consentement  du  curé  de  Saint-Sulpice 429 

III.  Rapport  de  l'ouverture  et  embaumement  du  corps  de  Voltaire 

fait  le  31  mai  1778 430 

IV.  Extrait  du  registre  des  actes  de  sépulture  de  l'abbaj-e  de  Scel- 

lières 430 

V.  Extrait  de  la  Correspondance  de  Grimm 431 

VI.  Lettre  de  l'évêque  de  Troyes  au  prieur  de  Scellières.     .    .    .  435 

VII.  Réponse  du  prieur 435 

Vin.         Testament  déposé  de  M.  de  Voltaire 437 

IX.  Procès-verbal  de  l'inhumation  de  Voltaire 438 

X.  Déclaration • 441 

XL           Notoriété  après  décès  de  M.  de  Voltaire 443 

XII .  Dépêche  du  prince  Raratinsky  à  Catherine  II 444 

XIII.  Lettre  de  l'abbé  Mignot  à  Grosley 452 

XIV.  Lettre  de  Catherine  II  au  baron  Grimm  (21  juin  1778)    .     .     ,  453 

XV.  Lettre  de  Catherine  II  au  baron  Grimm  (11  août  1778).    .     .     .  454 

XVI.  Lettre  de  Catherine  II  au  baron  Grimm  (!*■'  octobre  1778j.     .  454 

XVII.  Pour  M"'^  Denis,  nièce  d'un  grand  homme  qui  m'aimait  beau- 

coup (15  octobre  1778) 456 

XVIII.  Lettre  de  Catherine  II  au  baron  Grimm  (19  octobre  1778).     .  456 

XIX.  Lettre  de  Catherine  II  au  baron  Grimm  (5  novembre  1778).     .  458 

XX.  Lettre  de  Catherine  II  au  baron  Grimm  (19  novembre  1778).  .  458 

XXI.  Séance  de  la  loge  des  Neuf-Sœurs.  Fête  du  28  novembre  1778.  459 

XXII.  Lettre  de  Catherine  II  au  baron  Grimm  (30  novembre  1778).  463 

XXIII.  Vente  de  la  bibliothèque  de  Voltaire  à  Catherine  II.  Reçu  de 

M"'^  Denis 464 

XXIV.  Lettre  de  Catherine  II  au  baron  Grimm  (17  décembre  1778).    .  464 


TABLE    DES    MATIÈRES.  347 

Pages. 

XXV.  Lettre  de  Catherine  II  au  baron  Grimin  (5  février  1779).     .     .  465 

XXVI.  Lettre  de  M.  de  Burigny  à  M.  l'abbé  Mercier,  sur  les  démêlés 

de  Voltaire  avec  Saint-Hyacinthe -465 

XXVII.  Transaction  sur  les  abus  de  jouissance  de  Voltaire  à  Tournay.  477 

XXVIII.  Lettre  de  Ch.  Villette  à  M.  le  maire  de  Paris 481 

XXIX.  Extrait   du  procès-verbal  de  l'Assemblée  nationale  du  8  mai 

1791 482 

XXX.  Extrait  du  procès-verbal  de  l'Assemblée  nationale  du  30  mai 

1791 482 

XXXI.  Extrait  du  Moniteur,  relatif  à  la  translation  des  cendres  de 

Voltaire  au  Panthéon 483 

XXXII.  Récit  de  la  translation  des  cendres  de  Voltaire  au  Panthéon.  .  484 

XXXIII.  Extrait   d'une  lettre   de   M.   Bouillerot,  curé  de  Romilly,  à 

M.  Patris-Debreuil 488 

XXXIV.  Lettre  adressée  par  les  artistes  du  ci-devant  Théâtre-Français 

au  ministre  de  l'intérieur,  le  3  messidor  an  IV 489 

XXXV.  Procès-verbal  du  déplacement  des  sarcophages  de  Voltaire  et 

de  Rousseau 490 

XXXVI.  Procès-verbal  de  replacement  des  sarcophages  de  Voltaire  et 

de  Rousseau 492 

XXXVII.  Translation  du  cœur  de  \  oltairc  à  la  Bibliothèque  impériale.  49o 

XXXVIII.  Violation  du  tombeau  de  Voltaire.     , 496 

XXXIX-     Centenaire  de  la  mort  de  Voltaire  (30  mai  1778) 500 

ADDITION    AUX     DOCUMENTS    BIOGRAPHIQUES.     Contrat 

DE  MARIAGE  de  M"*^  CorneiUc  avec  I\L  Dupuits  (1703) 504 

LISTE    ALPHABÉTIQUE   des  ouvrwVGES   de  Voltaire 505 

TABLE    DES    OUVRAGES    de    Voltaire    par    ordre  chronolo- 
gique   523 


FIN    DE    LA  table    DES    MATIERES    DU     TOME     PREMIER. 


PARIS.   —  IMPRIMERIE   A.    QUANTIN 

7,    nUE    SAINT-BENOIT.    7 


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