5 X)^-^- I
V J
ŒUVRES COMPLÈTES
VOLTAIRE
ÉTUDES ET DOCUMENTS
BIOGRAPHIQUES
PARIS. - IMPRIMERIE A. QUANTIN
7, RUE SAINT-BENOIT
UVRES COMPLÈTES
DE
VOLTAIRE
NOUVELLE ÉDITION
AVEC
NOTICES, PRÉFACES, VARIANTES, TABLE ANALYTIQUE
LB6 NOTES DE TOUS LES COMMENTATEURS ET DBS NOTES NOUVELLES
Conforme pour le texte à l'édition de Beuchot
liWRICHIE DES DÉCOUVERTES LES PLUS RÉCENTES
ET MISE AU COURANT
DUS TliAVAllX QUI ONT l'AUll JUSQU'A CE JOUR
PRÉCÉDÉE DE LA
VIE DE VOLTAIRE
PAR CONDORGET
ET d'autres Études biographiques
Ornée d'un portrait en pied d'après la statue du foyer de la Comédie française
ÉTUDES ET DOCUMENTS
UIOGRAPHIQUES
PARIS
GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
6, rue des saints-pères, G
1883
PREFACK GENERALE
DE LA PRÉSENTE ÉDITION
Quelques explications sur le pian et sur l'économie de cette nouvelle
édition des œuvres complètes de Voltaire, tel est l'objet de celle préface. La
vie de Voltaire est dans les nombreux documents qu'on trouvera ci-après,
et surtout dans les dix-huit volumes de la Correspondance. Celte correspon-
dance forme en effet une aulobiographio écrite au jour le jour, qui est un
monument unique et incomparable. Quant à l'appréciation du génie et du
rôle de V^oltaire, nous avons pensé que ce qu'il y avait de mieux à faire tt
de plus propre à contenter tous nos lecteurs, c'était de relever les princi-
paux jugements qu'on en a portés depuis l'époque où il a vécu jusqu'aujour-
d'hui. Nous donnons donc la suite de ces témoignages des philosophes, des
littérateurs et des historiens éminenls, classés suivant l'ordre chronologique,
afin que l'on puisse voir quels sentiments ont prévalu sur Voltaire, de géné-
ration en génération. Nous avons transcrit toutes les pages célèbres, non-
seulement celles qui lui sont favorables, mais celles qui sont hostiles. On
entendra la voix des partisans et des adversaires. Le procès sera débattu
contradictoirement. Après cette partie préliminaire, qui suit les deux Pré-
faces générales, le premier volume est entièrement consacré à la biographie.
Il contient d'abord les divers morceaux que Voltaire a écrits sur lui-même, la
petite notice qu'il envoya, sur leur demande, aux frères Parfait pour être
insérée dans le Dictionnaire des théâires de Paris, les Mémoires écrits en
1759 et mis au jour en 1784, et le Commentaire historique sur les œuvres
de l'auteur de la Henriade. Puis les Éloges de Voltaire par le roi de Prusse
et par La Harpe, qui ont traditionnellement place dans les œuvres de Voltaire
depuis l'édition de Kehl. Vient ensuite la Vie de Voltaire, par Condorcet,
avec des annotations qui la rectifient et la contrôlent. Elle fait également
partie, en quelque sorte intégrante, des œuvres. Une longue suite de docu-
ments divers la complète, et de nombreuses pièces pour servir à l'histoire
posthumo du célèbre écrivain en forment comme un prolongement jusqu'à
nos jours. Ce volume est terminé par des tables générales qui porm.îttront
au lecteur de se reconnaître et de se diriger dans le vaste labyrinthe des
œuvres de Voltaire.
Le Théâtre comprend six volumas, tomes II à VII. Un double système
d'avertissement en tôte de cliaque pièce, une notice nouvelle, historique el
littéraire, et une notice plus spécialement bibliographifpie, empruntée à
I. a
II PRÉFACE GÉNÉRALE
Beucliot, mettent chaque œuvre en plein relief, lui donnent son vrai sens,
font ressortir sa véritable portée, relèvent enfin touies les circonstances que
le lecteur peut avoir intérêt à connaître. A la fin du tome VII nous avons
reproduit en appendice le texte de cette variante de l'Échange qu'on a
représentée à l'Odéon en 1862. sous le titre du Comte de Boursoufle, et
qu'on donna alors pour une comédie inédite de Voltaire. Le lecteur est, de
la sorte, à même de vérifier, par la comparaison avec l'Échange, qui est
dans le deuxième volume du théâtre, ce quil y avait de réellement inédit
dans celte comédie.
Le reste des poésies comprend trois autres volumes jusqu'au tome X.
Nous disons, dans l'Introduction au théâtre de Voltaire, pourquoi nous com-
mençons par rassembler dans les dix premiers volumes les œuvres drama-
tiques et poétiques. Le tome VIII contient la Henriade, le Poème de Fon-
teiioy, le Temple du Goût, les Odes et les Stances. C'est la partie la plus
élevée et la plus pure de l'œuvre poétique de Voltaire. Le tome IX en offre
la partie libre et gauloise : la Pucelle d'Orléans, les Petits Poèmes et les
Premiers Contes en vers; et le tome X, la suite des Contes, les Satires,
Épîtres, Poésies mêlées. Dans chacun de ces genres. Voltaire est maître, il
a laissé des chefs-d'œuvre. C'est le domaine de la poésie légère, enjouée,
piquante et mordante, où il règne sans rival. Tout Voltaire poëte est dans ces
neuf volumes et dans le Supplément que renferme le tome XXXII, et dont
nous parle.ons tout à l'heure.
Aprè-i le théâtre et les poésies, nous plaçons les grandes œuvres histo-
riques : nous commençons par les œuvres les plus générales ou, si l'on veut,
plus européennes : l'Essai sur les Mœurs et l'Esprit des nations, les .4??-
nales de l'Empire ; nous continuons par celles consacrées à l'histoire de
France : le Siècle de Louis XIV, le Précis du Siècle de Louis A'V, ['His-
toire du Parlemml de Paris; nous terminons par celles qui concernent
les peuples étrangers, {'Histoire de Charles XII et l'Histoire de l'empire
de Russie sous Pierre I^^. Cela forme une série de six volumes : tomes XI
k XVI. L'ordre chronologique ne pouvait être la règle absolue dans la
publication de ces grands ouvrages, qu'on ne lit pas à la suite les uns des
autres, mais qu'on prend chacun isolément. Voltaire d'ailleurs les com-
mença presque tous dans sa jeunesse, et ne cessa d'y travailler jusque dans
ses dernières années.
Après Voltaire dramaturge, poëte, historien, voici Voltaire philosophe.
Le Dictionnaire philosophique remplit les tomes XVIi à XX. Le Diction-
naire philosophique est comme un arsenal où ont été rassemblés tous les
arguments des adversaires du christianisme au xv!!!"" siècle. Ils ont l'avan-
tage d'y être présentes par la plume vive et animée de Voltaire. On comprend,
en lisant ce recueil, l'action énorme qu'il a eue; il vous captive comme une
conversation piquante, instructive, passionnée. Tout- la p lissance de séduc-
tion de l'auteur s'y déploie avec un art et une habiieté infinis. Quoique
l'ouvrage roit évi leinmen' dirige tout entier vers un seul but, Voltaire n'a
garde de fatigU' r l'atti^ntion par une polémique incessante; il soutient,
retient, divertit et ramène le lecteur par les plus charmants artifices, par des
DE LA PRÉSENTE ÉDITION. m
anecdotes spirituelles, par des dissertations littéraires, par tout ce qu'il v a
d'attrayant dans son intelligence si ornée et dans son imagination si bril-
lante.
Le romancier, le conteur en prose vient ensuite, combien vif, spiri-
tuel, audacieux, nous n'avons pas besoin de le répeter après tant d'autres.
Tous les Romans et Nouvelles sont renfermés dans notre tome XXI. Nous
n'avons pas accueilli le « Fragment de nouvelle de M. de V*** trouvé dans
ses papiers écrit de sa main », qui a été inséré dans le Recueil de nouvelles
pièces fugitives en prose et en vers par M. de Voltaire^ Londres, 1741,
in-12. On a tenté quelquefois de faire réintégrer ce fragment dans l'œuvre
de Voltaire, mais à tort, selon nous, et nous maintenons l'exclusion pronon-
cée [)ar les précédents éditeurs ^
Du tome XXII au tome XXXI, dans une série de neuf volumes, défilent,
rangées suivant l'ordre chronologique, toutes les productions diverses de
Voltaire, en dehors des grands ouvrages qu'on vient d'énumérer. L'ordre
chronologique donne seul une idée juste des travaux de cette existence
extraordinaire, de leur multiplicité et de leur variété. Voltaire est un batail-
leur qui tient tête à dix adversaires à la fois; les éclairs de sa plume jaillis-
sent dans tous les sens. Contre celui-ci il défend une thèse scientifique ou
littéraire; contre celui-là il revendique le droit de libre examen; contre
d'autres il prend en muin la cause de la tolérance religieuse ou celle de
l'humanité. C'est en mettant chaque œuvre à sa date qu'on permet au lecteur
de se rendre compte à peu près de la marche suivie par le chef des philo-
sophes, de voir ses prudents détours, ses diversions habiles, de deviner sa
tactique et les rapides progrès delà guerre qu'il soutient avec une incroyable
passion. L'inlérôt«de*tertains morceaux augmente ainsi par juxtaposition et
par contraste.
Nous avons introduit dans cette série quelques pièces qui n'y avaient
pas encore été admises. Ainsi, dans le tome XXV, le Mémoire pour Olympie
et les Observations du comte d'Argenlal; dans le tome XXVI, la Lettre
au docteur Jean-Jacques Pansoplie, reléguée jusque là dans les supplé-
ments aux œuvres de J.-J. Rousseau; dans le tome XXIX, les Re?>iarques
de Voltaire en marge d'un livre anonyme du Père Daniel, intitule Obser-
vations critiques de l'Histoire de France de Mézerai. Mais les plus impor-
tantes additions que notre édition présente sur les éditions précédentes se
• trouvent réunies dans l'appendice du tome XXXII.
Les Commentaires sur Corneille viennent a la fin des Mélanges, occu-
pant une partie des tomes XXXI et XXXII. La dernière moitié du
tome XXXII contient ce supplément ou Appendice dont nous venons de
parler. 11 est divisé en deux parties : Supplément aux Poésies et Supplément
aux Œuvres en prose.
Le Supplément aux Poésies contient princi()alement les pièces imprimées
en 1820 dans un volume intitulé Pii'ces inédiles de Voltaire pour faire
suite aux différentes éditions publiées jusqu'à ce jour, ot qui provenaien
1. Voyez tome XXXVL Correspondance, letlrc 1513 in fine, et note.
IV PRÉFACE GÉNÉRALE
de la succession Thieriot. Beuchot, empêché par les lois qui régissaient la
propriété littéraire, n'a pu insérer ces pièces dans son édition. Le temps
écoulé a levé tous les obstacles et nous permet de les admettre dans la
nôtre. Elles sont importantes : un fragment de tragédie de Voltaire écolier;
un divertissement pour le mariage de Louis XV; une cantate et beaucoup
de pièces fugitives p;irmi lesquelles il en est qui peuvent être mises au
nombre des meilleures inspirations du maître. Nous donnons aussi quelques
poésies allribuées à Voltaire, mais en petite quantité.
Le Supplément aux Œuvres en prose contient un certain nombre de mor-
ceaux puisés à la même source, et notamment le curieux Discours de V'ol-
taire en réponse aux mveclives et oulrarjes de ses déiracleurs^ annoté
par le triumvirat (d'Argeolal, Pont-de-Veyle et Thieriot^, sous-annoté par
Voltaire, et qui forme comme une piquante conversation entre tous les per-
sonnages. Beuchot a dû également laisser ce document curieux en dehors de
son édition de Voltaire.
Quelques morceaux authentiques du grand écrivain nous étant parve-
nu», ou nous ayant été signalés depuis l'impression de ce tome XXXII,
nous en avons fait recomposer les dernières feuilles pour leur d-mner place.
Ainsi l'on y trouvera la dédicace de Mariamne à la reine, un autre petit
fragment, les répliques de Voltaire aux notes de Pesme de Saint-Saphorin
sur la llenriade, les notes écrites par Voltaire en marge du Discours sur
Vorigine et le fondement de l'inégalité parmi les hommes, et du Contrat
socialj, de .Jean-Jacques Rousseau, et le Sottisier. Un ensemble de Lettres
et de Mémoires intéressant le pays de Gex termine le volume. Les souscrip-
teurs et premiers acquéreurs de notre édition de Voltaire devront donc
avoir soin de remplacer le texte primitif, et en quetque sorte provisoire,
des dernières feuilles de ce volume (les feuilles 27 à 32 du premier tirage)
par le texte définitif qui leur sera livré avec le tome P'', et qui ne forme pas
moins d'une douzaine de feuilles.
Le texte des ouvrages de Voltaire est, à notre avis, définitivement établi,
au moins pour la très-grande partie d'entre eux, l'édition deKehl ayant été
imprimée sur un exemplaire de l'édition encadrée de 1775, dont 31 volumes
(sur 40) avaient été corrigés en entier de la main de Voltaire^. Ce texte,
revisé par l'auteur en vue d'une édition définitive, est le texte authenti(}ue
de Voltaire. Les diverses leçons qu'on relèverait sur les éditioas antérieures
ne pourraient l'être qu'à titre de variantes plus ou moins curieuses; il reste-
à savoir si ce relevé des variantes se fera jamais pour l'œuvre de Voltaire,
tant le travail serait considérable et en quelque sorte infini.
La Correspondance c immence au tome XXXIII. Nous avons expliqué,
dans l'Avertissement qui est en tête de ce tome XXXIII, la méthode que
nous avons suivie et qui a été généralement approuvée.
Nous avons cherché à réunir autant que possible ^ensemble des docu-
ments relatifs à chaque affaire. S'agit-il de l'affaire de Jore ou de la que-
relle avec l'abbé Uesfontaines caché derrière ce pauvre hère? On voit
1. Voyez tome L, page 587.
DE LA PRÉSENTE EDITION. v
(tome XXXIV) la querelle se développer, depuis la lettre arrachée à Vol-
taire par commisération, le 24 mai '1736, et dont on allait se servir perfide-
ment contre lui, jusqu'au jugement rendu pur M. de Maurepas, qui con-
damne Voltaire en 500 livres d'aumônes, et au delà encore, jusqu'à l'humble
rétractai ion de Jore, qui sollicite le pardon de celui dont les ennemis l'ont
poussé à une attaque qu'il reconnaît avoir élé injuste et odieuse (lettre du
20 décembre 1738). On a le tactum de Jore, rédigé avec une piquante ma-
lignité par Desfontaines. On a la réponse de Voltaire à ce factum. Toutes
les pièces capables d'éclairer le lecteur sont sous ses yeux.
La corre^pondance si curieuse avec M"'' Quinault, qui, jusque dans les
éditions les plus récentes, celle de M. G. Avenel notamment, n'était repré-
sentée que par des sommaires, est publiée in extenso, tomes XXXIV,
XXXV et XXXVI.
Dans le tome XXXVI, les lettres de Vauvenarguos à Voltaire et de
Voltaire à Vauvenargues sont données complètement et rangées dans un
nouvel ordre, d'après l'excellente édition des Œuvres de Vauvenargues, de
M. Gilbert. L'épisode du procès avec les Travenol est, pour la première fois,
introduit dans la Correspondance, et développé tout au long grâce aux re-
cherches de M. H. B^aune.
Le tome XXXVII voit finir la vie de Cirey et commencer celle de Ber-
lin, qui se termine, au commencement du tome XXXVIII, par le départ de
Voltaire et son arrestation à Francfort. Cet épisode se présente dans notre
édition avec une abondance de documents toute nouvelle. L'édition de
Beucliot compte, du 4 mars au 4 août 1733, vingt-neuf numéros; nous en
avons cent sept. Les documents allemands sont donnés avec la traduction.
« On a ainsi sous les yeux un véritable drame, où le tragique se mêle au co-
mique et parfois au bouifon, et où les caractères des deux nations n'ont jamais
apparu en un plus parlait contraste. Et ce n'est pas sans une vive satisfac-
tion que Ton vnit Voltaire, avec son esprit endiablé et une énergie qui ne
lui faisait pas défaut dans certaines circonstances, finir par échapper à ses
lourds gardiens, aux ï^bires brutaux de Freyiai,', ne laissant en leurs mains
d'autres trophées que \es Poésies, ou, comme Voltaire se plaît à l'écrire, les
Poëshies du roi leur maître ^. »
Au tome XXXIX, Voltaire e>t établi aux Délices et à ^Morrion, sur la
frontière suisse, où il se sent enfin à l'abri des persécutions. Au tome sui-
vant, il possède Ferney et Tournay. Affermi dans celte sorte de quadrila-
tère, sa corrrespondance redouble d'activité. Elle lui assure cette étonnante
influence sur son époque, qui a fait appeler le xviii^ siècle « le siècle de
Voltaire ». Ses lettres, qui chaque jour s'éparpillent dans toute l'Europe,
sont l'instiument de sa domination.
Nous n'avons plus qu'à signaler quelques-unes des affaires les plus im-
portantes qui se rencontrent dans les tomes suivants : celles de Calas et de
Sirven aux tomes XLII et XLIII, — celle du chevalier de La Barre, au
tome XLIV. — L'affaire de la dame Lejeune (fraude et col[)ortage d'écrits
1. Eug. Asse, Moniteur universel, 29 novcmljre 1880.
VI PRÉFACE GÉNÉRALE
philosophiques), termine le tome XLIV et commence le tome XLV, et cette
affaire, qui inquiète si vivement Voltaire, absente, ou peu s'en faut^ de
toutes les précédentes éditions, n'a même eu jusqu'ici que peu de place
dans les biographies, quoiqu'elle jette une vive lueur sur les menées de
la propagande pliilosophique. Plus on- avance dans ce tableau mouvant,
plus les objets que la plume magique de l'auteur fait passer devant nos
yeux sont variés, intéressants, dramatiques, plus aussi les idées se rap-
prochent des nôtres, et l'on sent, pour ainsi dire, la Révolution arriver.
Ce n'est que vers le milieu du tome L, que le lieu de la scène change de
nouveau et pour un temps très-court. Voltaire est à Paris, où il mourra. Il
n'écrit plus guère que de rapides billets. Sa présence achève ce que sa cor-
respondance avait fait.
Un Supplément contient les lettres laissées en arrière, soit qu'elles nous
soient parvenues trop tard pour être placées à leur date, soit qu'il nous ait
été impossible de déterminer celle-ci, même approximativement.
Les tables qui accompagnent chaque volume de la Correspondance in-
diquent la provenance de chaque lettre et en donnent la première phrase :
elles permettent d'apercevoir d'un coup d'œil toute la partie nouvelle de
l'édition. Elles facilitent les recherches de ceux qui, rencontrant des lettres
originales de Voltaire, voudraient s'assurer si elles sont déjà ou ne sont
point dans la correspondance; elles empêcheront peut-être qu'on ne publie
aussi souvent dans les journaux, comme inédites et inconnues, parce qu'on
a été trompé par quelques changements dans l'adresse, des lettres qui sont
dans toutes les éditions des œuvres de Voltaire depuis qu'il y a des édi-
tions de ces œuvres.
Le tome L et dernier finit par la Notice bibliographique de M. Bengesco;
nous n'avons pas à louer ici ce travail, pour lequel personne, de l'aveu de
tous, n'était plus compétent.
11 nous reste à reraercior toutes les personnes qui ont bien voulu s'inté-
resser à cette édition et nous aider de leurs lumières. Citons notamment :
M. 0 Thierry-Poux, conservateur sous-directeur du département des
imprimés de la Bibliothèque nationale, qui remplit ses fonctions avec une
obligeance à laquelle on n'a jamais recours vainement;
M. Barkhausen, professeur à la faculté de droit de Bordeaux;
M. Henri Beaune, ancien procureur général à la cour de Lyon,
qui a apporté à la correspondance de Voltaire des parties nouvelles et
curieuses;
M. Georges Bengesco qui, en même temps qu'il devenait notre collabo-
rateur pour la partie bibliographique, mettait à notre disposition sa précieuse
collection vollairienne;
M. Gustave Brunet, de Bordeaux ;
M. Brunetière, secrétaire de la rédaction de \à Revue des Deux Mondes,
qui non-seulement a consacré à notre publication une étude sérieuse et sym-
pathique {Revue des Deux Mondes du 15 mars 1880), mais qui a bien voulu
v concourir par des communications importantes ;
M. Eugène Asse, le bienveillant critique du Moniteur Universel et l'éru-
DE LA. PRÉSENTE ÉDITION. vu
dit éditeur des Lettres de M""^ de Grajjigny et des Lettres de M"^'' du Chà-
telet\
MM. Francis et Gabriel Charmes, qui ont présenté notre édition aux lec-
teurs du Journal des Débals (10 novembre '1877 et 17 juillet 4 881) ;
M. le comte Jean de Chastellux, de regrettable mémoire, qui, préparant
la publication de la correspondance de son oncle, l'auteur de la Félicité pu-
blique, s'était mis en relations avec nous, et nous a fait part de plusieurs de
ses trouvailles ;
M. Armand Gasté, maître de conférences à la faculté des lettres de
Gaen ;
M. S. Vilcocq, qui s'est intéressé vivement à notre édition et nous a su;;-
géré quelques innovations heureuses ;
MM. Edmond et Albert Stapfer, possesseurs d'autographes qu'ils ont mis
spontanément à notre disposition ;
M. Maurice Tourneux, l'érudit éditeur de la Correspondance littéraire
de Grimm^ Diderot, etc., qui nous est venu en aide très-confraternelle-
ment, en toute occasion;
Et parmi les étrangers :
M. G. Karts, de Londres;
M. Serge Poltoratzky, de Moscou, conservateur honoraire de la biblio-
thèque publique de Saint-Pétersbourg;
M. Merle d'Aubigné, de Genève, possesseur d'autographes;
M. Alexandre Lombard, de Genève, et M. le professeur Ch. Rieu, du
Britisli Muséum, possesseurs d'autographes ;
M. le chevalier Felice Tribolati, de Florence, qui s'est empressé de nous
envoyer sa ]voch\.\re Sull'epistolario italiano del Voltaire;
M. Luigi Morandi, de Rome, qui nous a adressé de même son petit vo-
lume Voltaire contro Shakespeare, Barelti contro Voltaire, el qui de plus
nous a aidé avec beaucoup d'obligeance à restituer quelques textes italiens
fort altérés.
Enfin nous devons une mention spéciale à M. Charles Pierrot, correc-
teur d'imprimerie instruit et exercé, qui a été notre collaborateur assidu
dans ce long travail et qui y a apporté un zèle qui pendant six années ne
s'est point ralenti.
Notre but a été de mettre l'œuvre de Voltaire dans tout son jour. En
reconstruisant ce vaste monument du passé, nous avons dirigé surlontesses
faces, sur toutes ses parties, le plus de lumière qu'il nous a été possible.
Ne rien négliger, ne rien dissimuler, ne rien altérer, c'est le devoir qui
s'impose à quiconque est chargé d'une entreprise comme celle que nous
venons d'achever. Par là seulement on peut avoir crédit auprès de l'érudi-
tion contemporaine et rendre service à l'histoire. C'est ainsi que nous avons
compris notre tâche; au lecteur de dire si nous nous en sommes acquitté
avec succès.
Louis MOLAND.
PREFACE GENERALE
DE BEUCHOT^
Lorsqu'en 1802 j'allai, au nom d'un de mes amis, proposer à La Harpe,
alors exilé a Corbeil, de donner une édition des Œuvres choisies de Vol-
taire en vingt ou vingt cinq volumes in-S", je ne me doutais guère que je
serais un jour éditeur des Œuvres complètes. La Harpe mourut au com-
mencement de 1803. Fontanes, qui n'était pas encore grand seigneur, de-
mandait à le remplacer. 3lais le nom de La Harpe était le seul qui pût laisser
l'espoir d'introduire l'édition dans des lieux et des pays d'oîi les écrits de
Voltaire étaient exclus.
Bientôt arriva le règne de Napoléon : personne ne pensait alors à aug-
menter le nombre déjà très-grand des éditions de Voltaire.
L C'est en 1728 qu'avait été annoncée la première. Elle était intitulée
Œuvres de M. Arouel de Voltaire, et formait un seul volume petit
in-122.
Les libraires P. Gosse et J. Néimlme, de la Haye, qui vendaient cette
édition, n'avaient imprimé que des frontispices, en réunissant les impres-
sions des ouvrages publiés séparément.
Voici dans quels termes on parle de cette collection dans \a Bibliothèque
raisonnée des ouvrages des savants de l' Europe., tome P'', page 158 :
« Ce volume peut passer pour un monument de l'avarice ou pour mieux
dire de la lésine bibliopolaire. De deux ouvrages déjà imprimés, auxquels
on a joint la llenriade, on a fait ce recueil des Œuvres de M. Arouel.
VŒdipe, la critique, un sonnet, et quelques couplets, avaient été impri-
més chez Rogissard en ITIQ; la Mariamne, et le Mauvais Ménage, chez
Néaulmo, en 1726. Ce dernier liliraire ayant acheté l'tE''/ «/je du premier, l'a
joint à la Mariamne ; et pour avoir toutes les œuvres du même poète dans
un \olume, il y a fait ajouter, cette année-ci, la llenriade, sur l'édition
\. Nous n'avons rotrancluj de cette préface que quelques lignes, concernant
des dispositions matérielles qui ne pon.vaient s'appliquer en rien à l'édition pré-
sente. (L. M.)
'2. Contenant OEdipe (avec les six premières lettres sur OEdipe ; et le ballet de
la Sottise, un sonnet, et deux couplets, objets qui ne sont pas de Voltaire), Herodf
et Mariamne, le Mauvais Ménoçie (par Legrand et Dominique), la llenriade et sa
critique. 11 existe des exemplaires reliés en deux volumes : la llenriade^t sa cri-
tique sont dans l'un; OEdipe. Ihhode et Mariamne. le Mauvais Ménaue, dans
l'autre. (B.)
X PRÉFACE GÉNÉRALE
qui en a été faite à Londres chez Prévôt; en sorte que ce volume est un
assez mauvais composé de pièces et de morceaux. Quand je dis mauvais,
c'est relativement au libraire et à la direction de l'impression : car c'est un
livre sans marge et sans fond, et tout au plus propre à être manié par des
écoliers ou par un souffleur de la comédie.
« Ceci ne fait rien, pour parler le style du Père Catrou, à la bonté fon-
cière des pièces que ce volume renferme, et qui ne sont pas toutes de
M. Arouet; car Le Mauvais Ménage est une parodie assez fade de la Ma-
riu}nne_, de la façon de quelques piliers de Luxembourg pu du café des
beaux esprits de Paris La Critique'^ de la Henriade n'est pas aussi de
M. Arouet; son style, s'il n'est pas affecté exprès, fait assez connaître
qu'elle vient de quelque Anglais. »
IL C'est encore la réunion de pièces imprimées séparément qui forma
les Œuvres de M. de VoUaire, nouvelle édition revue, corrigée, aug-
mentée par l'auteur, et enrichie de figures en taille-douce ; Amsterdam,
1732, deux volumes in-8°.
Le tome P'' contient la Henriade, V Essai sur la Poésie épique (traduc-
tion de Desfontaines), et des Poésies fugitives. Le tome second renferme
Œdipe (avec la préface de 1730, et sans les Lettres critiques]., Mariamne,
Brulus^ et l'Indiscret : chacune de ces quatre pièces dramatiques a sa
pagination particulière.
Dans sa lettre à Cideville, du 2 novembre '1731, Voltaire demande que
l'on empêche l'entrée en France de cette édition, parce qu'il se propose
d'en donner une à Rouen.
Je ne sache pas que le projet ait été exécuté; je n'ai point encore ren-
contré d'édition des Œuvres aux dates de 1733, 3Zi, 35, 36, 37; mais
j'en ai vu citer une de 1736, en quatre volumes in-12; elle peut exister.
IlL C'est en Hollande que furent imprimées les Œuvres de M. de Vol-
taire, 4 738, trois volumes in-8° : un quatrième volume est de 1739.
Voltaire a consenti à cette édition; voyez ses lettres à Helvétius, du
6 juillet 4739, et à d'Argenson, du 21 mai '1740. Cependant ily a une singu-
lière méprise. On a confondu deux pièces: le Mondainy est intitulé Défense
du Mondain, et la Défense du xMondain y est intitulée le Mondain.
Dans le quatrième volume sont, sous le titre de Mélanges de littérature
et de philosophie, vingt-sept morceaux. Les deux premiers seuls étaient
nouveaux ; les n"* 111 à XXVI ne sont autres que \es Lettres philosophiques.
Le vingt-septième article contient les premières Remarques sur les Pensées
de Pascal; ces Lettres et Remarques ayant été condamnées par arrêt du
|)arlement de Paris du 10 juin '1734-, l'auteur n'osait pas les reproduire sous
leur première forme.
Sur cette édition d'Amsterdam, la Bibliothèque française contient,
1. Ce n'était autre chose que les Pensées sur la Henriade, dont Beuchot
parle dans son Avertissement en tète de la Henriade. tome Vill, pages 5 et 8.
2. Voyez tome XXII, page 77.
DE BEUCHOT. xi
tome XXIX, pages 308-313, un article auquel Voltaire ne doit pas avoir
été étranger, et que dans cette croyance j'ai une raison de plus de re-
produire ici :
« Il y a dans celte nouvelle édition plusieurs choses qui ont paru cu-
rieuses; en voici quelques échantillons.
« On trouve dans la tragédie à'Œc/ipe ces vers nouveaux :
Cependant l'univers, tremblant au nom d'AIcide,
Attendait son destin de sa valeur rapide', etc.
N'attendez point, seigneur, outrage ])Our outrage^, etc.
« On trouve dans Brulus beaucoup de scènes nouvelles, entre autres la
dernière du second acte, où Brulus parle ainsi de son fils :
Non, non, le consulat n'est point fait pour son âge 3, etc.
« Celte édition est enrichie de beaucoup de pièces fugitives qui n'avaient
point encore paru, de plusieurs morceaux singuliers de philosophie et de lit-
térature. Il serait à désiier que les éditeurs n'eussent point eu des inat-
tentions qui font une vraie peine aux lecteurs.
« Dans la tragédie û'Œdipe, scène i, page 27, adirés ces mots, qaen-
tends-je ! quoi! Laïus,... il manque ce vers entier,
Seigneur, depuis quatre ans ce héros ne vit plus,
et on fait dire à Dimas cinq vers que Philoclète doit dire.
« Il y a dans cette tragédie quelques fautes moins importantes, mais
qui ne laissent pas d'être embarrassantes pour les lecieurs.
« Dans Alzire, page 161, l'éditeur a oublié la moitié d'un vers. Au lieu
de mettre : l'engager à penser, à vivre comme lui, il a mis seulement : à
vivre comme lui.
« Dans Zaïre, page 67, au lieu de ce vert%
Mais il est trop honteux de craindre une maîtresse.
il a mis :
Mais il est trop honteux d'avoir une faiblesse.
« Page '132, après ce vers,
Kt dans un cliamii profane on jette à l'aventure,
il manque un vers entier.
1. Voyez les douze vers qui suivent, tome II, page 6i, acte I, scène r.
2. Voyez les neuf vers qui suivent, tome II, page 87, acte 111, scène iv.
3. Voyez les vingt et un vers qui suivent, tome \l, page 347, acte II, scène iv.
XII PRÉFACE GÉNÉRALE
« Dans Le Temple du Gonl^ page 23, après ce vers,
Quand on cherche à le définir.
on a oublié celui-ci :
Ce dieu qu'on ne sait point servir.
« Page 28, « il y avait quarante personnes à le louer. » on a oublié
« intéressées à le louer ».
« Dans les Mélanges de philosophie^ on trouve des fautes beaucoup plus
inrportantes : par ixemple, page 203, au lieu de ces paroles: <■' Ce qu'on
« reproche le plus aux Anglais et avec raison, c'est le supplice de Charles P'',
« monarque digne d'un meilleur sort, qui fut traité par ses vainqueurs, etc., »
on trouve ces paroles égnlpraeni insolentes et ridicules : « Ce qu'on reproche
« le plus aux Anglais, c'est le supplice de Charles I", qui lut et avec raison
« traité par ses vainqueurs, etc.; » et l'éditeur a mis ces mots en marge :
« Monarque digne d'un meilleur sort, » comme si c'étiiit une note.
« Page 208 : « N'est-ce pas un bonheur pour les Français que l'autorité
« de ces petits brigands ait été éteinte en France par la puissance légitime
« des rois, et en Angleterre par celle du roi et de la nation?» On voit quel
contre-sens font laces paroles « pour les Français ». Elles ne sont certaine-
ment pas dans l'original.
(' L'éditeur, page 2oo, a mis : « Notre Descartes, né non pour décou-
« vrir les erreurs de l'antiquité, mais pour y substituer les siennes. » Il v a
précisément le contraire dans l'original : « Notre Descaries, né pour decou-
« vrir les erreurs de l'antiquité et pour y substituer les siennes. »
« Pagp 292, l'auteur, en parlant des niauvaises pièces de théâtre qui ont
un succès passager, citait ce vers assez contiu :
Tout Paris les condamne, et tout Paris les court.
L'éditeur a mis : « pièces que j'ai vues en France attirer la foule et révolter
« les lecteurs', et dont on a pu dire : Tout Paris les court ».
« Page 346, l'auieur s'exprimait ainsi : «Quoi! de vraie vous ne pouvez
« pas la rendre fausse, et de fausse vous pourriez la rendre vraie? » L'édi-
teur a mis : « et de faus-e vous ne pourriez pas la rendre vraie? » ce qui
est absolument ininielli.iiible.
« De pareilles fautes, qui sont en assez grand nombre, exigent abso-
lument des cartons, ei il laut un très-ample errata pour les autres fautes
dont cette édition fourmille. Ces cartons et cet errata sont d'autant plus
nécessaires que les libraires cnt employé de grand papier fin, de beaux ca-
ractères, et des taiiles-douces très-bien faites.
« 11 y en a une autre édition de Rouen, en trois volumes, sous le nom
de la compagnie d'Amsterdam; mais ci Ile-là est si mauvaise et si incom-
plète qu'elle ne mérite pas qu'on en pirle. »
Les fautes graves de l'édition de 1738-39, en attendant les cartons récla-
DE BEUCHOT. xiii
niés, et que les libraires ne firent jamais, furent corrigées sous les yeux de
Voltaire. Dans plusieurs exemplaires que j'ai vus, les corrections sont ma-
nuscrites, et de la même main.
La préface en lète du premier volume est de Linant, qui retira (juelque
fruit de son travail.
IV. L'édition de Rouen, sous le nom d'.imslerdam, aux dépens de la
compagnie, 1739, trois volumes petit in-S", ne mérite pas qu'on en parle,
comme on a vu. .le dois dire cependant qu'au troisième volume on a, dans
les exemplaires que j'ai vus, réuni une édition séparée des Lettres écrites
de Londres utr les Anglais, Amsterdam, Jacques Desbordes, 1739^ petit
in-8°, imprimé aussi à Rouen malgré les noms qu'il porte.
V. Une autre édition, portdnt aussi les noms d'Amsterdam, aux dépens
de la comparjuie, parut en '1740, en trois volumes petit in-8". Elle avait
été faite par Paupie. libraire à la Haye. Voltaire n'en était pas content.
VL Sous la même date de 1740, on a une édition en quatre volumes
in-lâ, que je crois faite en France. Cette édition n'a de réclames qu'à la
dernière page de chaque feuille.
VII. Il y a des réclames à chaque page d'une édition d'Amsterdam, 1741 ,
en quatre volumes in-IS. La vignetle qui est à leurs frontispices est une
copie très-peu réduite de celle que Desbordes avait mise à une édition du
Temple du Goût, en 1733.
VIII. Ce fut Marie-Jacques Barrois, libraire à Paris, qui donna l'édition
des Œuvres mêlées de M. de Voltaire, Genève, Bousquet, 1742, cinq volu-
mes in-12, dont les frontispices sont gravés.
On fit des sufipressions au tome V, qui le réduisirent à 232 pages. Les
curieux recherchaient dans le temps les exemplaires sans cartons. Celui
que je possède va jusqu'à la page 264, qui a une réclame, ce qui indique
une suite. Il contient aussi un cahier de 22 pages, intitulé Pièces fugitives
de M. de Voltaire.
IX. L'édition d'Amsterdam., 1743, en quatre volumes in-S", est la re-
production, avec de nouveaux frontispices, des quatre volumes de 1738-39,
mentionnés sous le n° III ci-dessus. Un cinquième volume fut ajouté en 1744,
un sixième en 174o. Comme on avait, en 1738, donné la Henriade d'après
le texte antérieur à 1730, on a compris les variantes dans ce sixième volume.
Voltaire a été évidemment étranger à ces deux volumes, puisque, dans
le cinquième, on a compris des pièces injurieuses pour lui, telles que la
Voltairomanie, etc.
X. L'édition des Œuvres diverses de M. de Voltaire, Londres, Nourse,
1746, six volumes in-12, a une préface intéressante, et contient la note des
damnés au chant VII de la Ifeariade '■.
I. Voyez rAvertissemeut do Beiicliot, tome VIII, page (5.
XIV PRÉFACE GÉNÉRALE
XI. On voit, par quelques lettres de Voltaire ^ qu'une édition en douze
volumes in-S" parut en 1748; elle avait été faite en Normandie, à Rouen ou
à Dreux.
XII. La même année 1748, furent imprimés à Leipzick, chez Breitkof,
pour le compte et avec l'adresse de G.-C. Walther de Dresde, huit volumes
in-8", intitulés Œuvres de M de Vollaire, nouvelle édition, revue, corri-
gée et considérablemenl augmentée par l'auteur, enrichie de figures en
taille- douce.
En tête du premier volume est un fort beau portrait de Voltaire, gravé
par Balechoii, d'après le tableau de Latour, en 1736. Un neuvième volume
vit le jour en 1730; le dixième, en 1754.
Cette édition est fort belle; mais, exécutée loin des jeux de l'auteur, elle
n'est pas exempte de nombreuses fautes d'impression. Les augmentations
fournies par l'auteur sont considérables, et consistent en additions faites
aux ouvrages déjà imprimés, ou en ouvrages inédits; par exemple, la co-
médie de la Prude. C'est dans cette édition qu'est la version que j'ai suivie
pour les vers 3 et 4 de la scène vi de l'acte III 2. La préface de cette édition
est datée de Paris, r*" septembre 1748, et signée H. Dumoxt et J. Bertaud.
Je présume que l'édition qu'on dit de 1749, et en huit volumes in-8",
avec l'adresse de Dresde, n'est autre que celle dont je viens de parler.
XIII. 11 n'est pas permis de révoquer en doute l'existence d'une édition
en douze volumes, donnée par Baculard d'Arnaud ^, qui y mit une préface.
Voltaire parle de celte préface dans sa lettre à d'Argental, du .14 novembre
1750, et dit que l'édition avait été faite à Rouen La date imprimée des
exemplaires de la préface de d'Arnaud ne permet pas de croire que son
édition soit celle de 1748.
Je ne compte pas, au nombre des preuves de l'existence de l'édition de
1750, le témoignage de Mazure, qui, dans sa Vie de Voltaire., page 121,
dit que d'Arnaud désavoua une prélàce qu'il avait composée pour une édi-
tion des Œuvres de Voltaire., et qui ajoute : « Sa rétractation fut imprimée
dans les feuilles de Fréron. » 11 n'y a mot de cela dans les Lettres sur
quelques écrits de ce temps, que publiait Fréron en 1749 et années sui-
vantes. Voltaire, dans sa lettre à d'Argental du 14 novembre 1750, dit
qu'une lettre de d'Arnaud à Fréron est publique; mais elle n'était pas im-
primée. Je l'ai vainement cherchée dans les feuilles de Fréron; et la lettre
1. A d'Argental, 10 juin 1748: à Clément de Dreux, 11 juin ITiSj àd'Argental,
14 novembre 1750.
2. Voyez tome IV. page 442.
3. Dans la Bibliothèque annuelle, tome 11, page 240, on dit que la préface de
l'édition de Dresde, 1748, en huit volumes in-S", est de d'Ainiaud. On a vu de qui
cette préface est signée. J'ai sons les yeux deux exemplaires d'une Dissertation
historique sur les ouvrages de M. de Voltaire, par M. d'Arnaud, de l'Académie de
Berlin, MDCCL, in-12 de xxiv pages, portant à la signature : Voi.x., tome I : ce qui
prouve évidemment qu'elle faisait partie d'une édition des OEuvres de Voltaire. (B.)
dh: beuchot. xv
de d'Argental à Voltaire, du 24 novembre 1730, prouve * qu'il n'y eut point
d'impression de la rétractation, qui eût été un mensonge.
Toutes les recherches que j'ai faites pour avoir cette édition de d'Ar-
naud ne m'ont procuré que deux exemplaires de sa préface.
XIV. Une édition de 1751, en onze volumes petit in-'I2, m''a présenté,
pour les Éléments de la philosophie de Nexvloit, une variante très remar-
quable 2.
Le Journal Encyclopédique^ du I""" décembre 1763, contient, page '138,
l'annonce de Mélanges de M. de Voltaire, en deux tomes, poxtr servir de
supplément à Védilion de il5i, en vimjt-deux volumes. Comme je ne
connais pas d'édition de 1731 en vingt-deux volumes, je m'imagine que le
chiffre 22 est une faute d'impression, et qu'il s'agit de l'édition en onze
volumes, mais mon ignorance ne suffit pas pour prouver la justesse de ma
conjecture.
Il avait paru, en 1758, deux volumes petit in-12, sou? le litre de Sup-
plément aux Œuvres de M. de Voltaire; et comme la première pièce
qu'ils contiennent est Rome sauvée, qui est de 1732, il est assez naturel de
conclure qu'ils sont le complément des onze volumes de 1731.
XV. Le même J.-G. Waither, de Dresde, qui avait publié l'édition de
1748, en donna une nouvelle en 1732, sept volumes in-12, d'une impression
très-serrée et contenant des ouvrages qui ne sont pas dans les huit volumes
de 1748. Malheureusement cette édition de 1732 fourmille de fautes.
XVI. Une édition des Œuvres choisies de M. de Voltaire, 1756, cinq
volumes petit in-12, ne contient que la Henriade (avec la préface de
.Alarmontel, etc.), V Essai Sïir la Poésie épique; Œdipe, Mariamne, Zaïre;
Alzire, Mahomet, Mérope ; Sémiramis, Oreste, Rome sauvée, l'Orphelin
de la Chine ; l'Indiscret, l'Enfant prodigue, Nanine, la Prude K
XVII. L'année précédente, Voltaire était venu s'établir sur le lac de
Genève, et presque aussitôt les frères Cramer, libraires à Genève, vinrent
lui proposer de faire une édition de ses Œuvres. Il y consentit. On la com-
mença sur-le-champ; Colini en corrigeait les épreuves *. Elle était achevée^
en juin 1756. On lit aux faux titres des volumes, première édition ; ce qui
n'est pas exact, comme on en peut juger : elle était en dix-sept volumes,
dont le contenu de chacun a été indiqué ailleurs^; elle avait été presque
1. Voyez tome XXXVII, pages 202-204.
2. Elle est donnée tome XXIi, paj^e 413.
3. Si, malgré son titre, je mcntioniie ici cette édition, c'est que ce titre aurait
pu être celui de la plupart des éditions données du vivant de l'auteur, toutes ces
éditions étant plus ou moins incomplètes. (B.)
i. Mon Si'jou7- auprès de Voltaire, page 104.
5. Lettre à Thieriot, du 4 juin 1750.
6. ïome XXXIX, page 395.
XVI PRÉFACE GÉNÉRALE
toute débitée en trois semaines, dit Voltaire ^ Il fallait cependant qu'il restât
en magasin un nombre assez considérable d'exemplaires de l'Essai sw
l'Histoire générale qui en fait partie, puisque, pour des additions que
Voltaire avait à faire à l'article Saurin, du Catalogue des écrivains du
siècle de Louis XIV, on fit des carions 2. Dans ces carions se trouve une
pièce daté ' de 1757, ce qui obligea de refaire les titres avec la date de 1757.
On eut beau recommander aux brocheurs et relieurs la suppression des
titres au millésime de 1736, il existe des exemplaires portant cette date, et
contenant les pièces de 17o7 : j'en pos-ède un.
Parmi les exemplaires qui ont la date de 1737, il en est qui portent aux
faux titres seconde édition.
C'est dans cette édition de 1736 que furent imprimés pour la première
fois l'Avant-propos que le roi de Prusse avait composé vingt ans avant pour
la Henriade, et plusieurs écrits de Voltaire qui n'avaient pas encore vu le
jour : un prospectus publié à la fin de 1733 en indique la plupart.
XVIil. Lambert, libraire à Paris, et que je ne sais sur quel fondement
on a dit le fils de Voltaire, avait entrepris, en 1734, une édition à laquelle il
mit tant de lenteur que Voltaire l'envoya promener 3. Elle fut pourtant con-
tinuée et parut en 1737, en vingt-deux volumes in-lâ*.
Je ne sais ce que c'est qu'une édition de Corbi, dont Voltaire parle dans
ses lettres à Tliieriot, des 18 juillet et 20 auguste 1760.
XIX. Je n'ai pu découvrir à qui l'o.-i doit la Collection complète des
Œuvres de M. de Voltaire, Amsterdam, aux dépens de la compagnie, 1764,
dix-huil volumes in-lâ. Les L l'I) XVII etXVIH ont chacun deux parties.
Cette édition est bien incorrecte; mais elle ne laisse pas d'être curieuse.
Outre qu'on y a réuni plusieurs écrits relatifs à Voltaire, il y a des ouvrages
de Voltaire que je n'ai encore vus que là, tels que la Vie de M. J.~B. Rous-
seau^; les épitres au duc d'Aremberg et à Cideville'^, que je croyais iné-
dites quand je les admis le premier dans les poésies de Voltaire.
Je crois celle édition faite à Rouen.
XX. Une fois en relation avec Voltaire, les Cramer, ses voisins, devaient
naturellement être ses imprimeurs. C'est de leurs presses, en effet, que
sortirent, en 1739, le I" volume de l'Histoire de Russie sous Pierre le
Grand; en 1761-1763, les huit volumes de la nouvelle édition de V Essai
1. Lettre à Ttiierlot, du 16 juin 1756.
2. Voyez tome XIV, pages xi et 135.
3. Lettre à d'Argental, du 15 octobre 1754.
■4. Contenant : tome I, la Henriade; II-V, Théâtre; VI, Mélanges de poésies : VU
et VIII, Mélanges de philosophie, de littérature, etc.; IX, Éléments de la philoso-
phie de Neictun; X, Histoire de Charles XI l, et Anecdotes sur Pierre le Grand:
XI et XII, Annales de l'Empire; enfin il y a dix volumes pour YEssai sur l'His-
toire générale, comprenant le Siècle de Louis XI]'. (ii.)
5. Voyez tome XXII, page 327.
6. Qui sont tome X, pages 223 et 268.
DE BEUCIIOT. XVII
sur l'Histoire générale, etc.; en 4 764, les Contes de Guillaume Vadé, et
tant d'autres productions du fécond génie de Voltaire.
Ils réimprimèrent, en 1764, les volumes des Œuvres qu'ils avaient im-
primés en 1756, et cette édition de 1764 se compose ainsi : tome I, laHen-
riade; tomes II, III, IV, Mélanges (tomes 1 à III); tome V, suite des Mé-
langes; tome VI, seconde suite des Mélanges; tome Vil, Contes de Guil-
laume Vadé; tome VIII, Histoire de Charles XH; tomes IX à XII f, Tliéà-
Ire. Ce sont des exemplaires de l'édition de 1761 à 1763, de l'Essai sur
l'Histoire générale,, qui forment les tomes XIV à XXI. Il y avait alors sous
presse une nouvelle édition de Y Histoire de Russie, qui parut en 1765, en
deux volumes. La Pucelle, dont l'édition avouée est de 1762, n'est pas
comprise dans les vingt et un volumes, non plus que le Dictionnaire philo-
sophique, dont la première impression est de 4764, en un seul volume.
L'Histoire du Parlement, qui est de 1769; les Questions sur l'Encyclo-
pédie^ qui parurent en 1770 et années suivantes, en neuf volumes; dix-
neuf volumes de Nouveaux Mélanges, mis au jour de 1765 à 1775; ]e Com-
mentaire historique sur la vie et les ouvrages de l'auteur de la Hen-
riade, publié en 1776; la Bible enfin expliquée, imprimée pour la pre-
mière fois en 1776, en deux volumes, furent dans le temps recueillis par les
amateurs, qui avaient ainsi une collection de cinquante-sept volumes des
écrits de Voltaire. L'édition de 1768, en quatre volumes, du Siècle de
Louis XIV et du Précis du Siècle de Louis XV, pouvait encore s'y joindre,
au risque de faire quelques doubles emplois, ou sous peine de n'avoir
qu'une collection incomplète.
Les volumes de Nouveaux Mélanges se composaient successivement
des opuscules, soit en vers, soit en prose, publiés par Voltaire dans l'inter-
valle d'un volume à l'autre. Dans ces volumes de Nouveaux Mélanges il
s'est glissé des pièces qui ont été désavouées par Voltaire. Parmi ces pièces
désavouées il en est qui sont de lui, par exemple les Peuples au Parle-
ment; il en est dont il n'est pas l'auteur, par exemple le Catéchumène, qui
est de Borde. Voltaire était-il entièrement étranger à l'impression de ces
volumes? était-ce à dessein qu'il y laissait ou faisait insérer des pièces
étrangères, pour donner ainsi plus de poids aux désaveux que la prudence
lui conseillait de faire de certains écrits? Je n'ose prononcer; chacun, selon
sa disposition, portera son jugement.
XXI. Les frères Cramer donnèrent, en 1768, les sept premiers volumes
d'une édition in-4''; celte édition fut continuée et avait trente volumes à la
mort de Voltaire, en 1778. Longtemps après, on a imprimé quinze volumes
(pour la Correspondance), qui portent ainsi la collection à quarante-cinq
volumes.
XXII. En 1770, parut d'abord une réimpression que je crois aussi des
frères Cramer, et qui, avec les volumes publiés depuis, a, dans l'exemplaire
que j'ai vu, soixante et un volumes.
XXIII. Une édition commencée à Lausanne en 1770, chez Grasset, avait
I. b
xvm PRÉFACE GÉNÉRALE
trente-six volumes* in-8° en 1773; les tomes XXXVII à XLVIII sont de
1775; les tomes XLIX à LVII sont de 4 780 2.
Il n'est pas toujours fncile aujourd'hui de reconnaître à quelle édition
appartiennent les volumes isolés qu'on rencontre. Chaque éditeur, pour con-
server quelque valeur à ce qu'il avait en magasin, imprimait des volumes
supplémentaires. Les possesseurs des exemplaires en circulation étaient
exposés à prendre des volumes destinés à une édition autre que celle qu'ils
avaient.
XXIV. Je possède le tome IX d'une troisième édition de 1770. Ce
volume, le seul que j'aie pu me procurer, porte l'adresse de Dresde, mais
ce n'est pas là qu'il a été imprimé.
XXV. Une édition en trente gros volumes in-i2, d'une impression ser-
rée, fut faite à Liège de 1771 à 1777.
XXVI. J'fii vu cinquante-deux volumes d'une édition in-8°, dont les
premiers volumes sont de 1772.
XXVII. On a longtemps recherché l'édition encadrée ou de 177S, en
quarante volumes in-8°, dont les trois derniers sont intitulés Pièces cléla-
cliées attribuées à divers hommes célèbres '.
XXVIII. Il se fit de cette édition encadrée une contrefaçon aussi enca-
drée, et ayant le même nombre de volumes.
Il s'en faut de beaucoup, sans doute, que les vingt-huit éditions dont je
viens de parler soient toutes celles qui existent de Voltaire. J'en ai vu citer
une douzaine d'autres, dont quelques-unes sont peut-être imaginaires. Je
possède la plupart de celles dont j'ai fait mention.
XXIX. On pourrait diviser en trois âges les éditions des Œuvres de
Voltaire. Le çvemier âge comprenant les éditions antérieures à 1756; le
second, les éditions de 1736 et autres jusqu'à la mort de l'auteur; le troi-
sième, commençant aux éditions de Kehl.
Il y avait à Lille un homme instruit et modeste, qui avait passé sa vie à
recueillir ce qu'il pouvait se piocurer de Voltaire. Panckoucke, originaire
de cette ville, établi libraire à Paris, et qui, après être devenu acquéreur
du fonds de l'édition in-4° des Œuvres de Voltaire, était intéressé dans
l'édition encadrée en quarante volumes, alla à Ferney en juin 1777 avec son
compatriote M. Decroix.
Celui-ci soumit à Voltaire un tableau où ses ouvrages étaient rangés par
genres ou par sujets. Voltaire en fut très-flatté, et l'approuva. Ce tableau a
depuis été gravé, et joint à des exemplaires de l'édition de Kehl ; mais il
manque à la plupart.
Panckoucke voulait faire une nouvelle édition des Œuvres de Voltaire.
1. Voyez lettre à d'Argental, du 4 janvier 1773.
2. Beuchot en a parlé tome XLIX, page 369. Voyez ce que Voltaire en dit dans
une note de son Dialogue de Pégase et du Vieillard, tome X, page 200-201.
3. Voyez la note 2, tome XLIX, page 405.
DE BEUCHOT. xix
Le philosophe y consenlit, et lui promit des ouvrages encore manuscrits; il
avait aussi promis de revoir et corriger d'un bout à l'autre tout ce qui avait
été imprimé de lui. Les corrections devaient être portées sur un exemplaire
de l'édition encadrée que Panckoucke lui avait remis, interfolié de papier
blanc. Quand Voltaire mourut, il n'avait pas eu le temps de revoir tous les
volumes : on remit à Panckoucke tous ceux qu'on trouva, et des manuscrits.
Mais le libraire, sentant le besoin d'une protection puissante pour son édi-
tion, s'adressa à Catherine II, qui avait acquis de M""* Denis la bibliothèque
de Voltaire. L'impératrice ne se pressa pas de répondre. Beaumarchais, qui
avait gagné une grande fortune dans les fournitures faites aux insurgés
américains, et qui désirait avoir une opération qu'il put présenter comme
source de ses richesses, traita avec Panckoucke de l'édition de Voltaire. On
raconte que, le lendemain de la signature du traité, Panckoucke, après sept
mois d'attente, reçut une lettre de l'impératrice qui acceptait la dédicace, se
chargeait de faire les frais de l'édition, et accompagnait sa réponse d'une
lettre de cliange de cent cinquante mille francs. Beaumarchais ne voulut pas
résilier son marché. Il forma un vaste établissement à Kehl, sur la rive
droite du Rhin, et y éleva une imprimerie. Il avait acquis les caractères de
l'imprimeur anglais Baskerville, et les employa pour ses éditions.
Il en confia ou en laissa la direction littéraire à iMM. de Condorcet et
Decroix^; la classification que ce dernier avait proposée, en 1777, à Voltaire
fut suivie. Il y avait deux grandes divisions. Poésie et Prose. Les volumes
de poésie comprenaient le Théâtre, la Henriade, la Pucelle, les Poèmes,
les Épitres, Stances., Odes, les Coules, Satires, Poésies mêlées, et un vo-
lume de Lettres en vers et en prose.
La division Pi'ose était subdivisée en Histoire, Philosophie, Littéra-
ture. L'histoire comprend l'Essai sur les Mœurs ^ le Siècle de Louis XIV,
le Précis du Siècle de Louis XV, l'Histoire de Charles XII, l'Histoire de
Russie sous Pierre l"^', les Annales de l'Emyire, l'Histoire du parlement
de Paris, divers ouvrages réunis sous la rubrique de Mélanges historiques,
d'autres sous celle de Politique et Législation.
La Philosophie embrassait les ouvrages de Physique Ql à' Histoire natu-
relle, plusieurs ouvrages réunis sous le titre de Philosophie générale, les
Dialogues, le Dictionnaire philosophique.
La Littérature se composait des Romans (ou Contes en prose), de
Facéties (titre sous lequel on reproduisait beaucoup d'opuscules de divers
temps), de Mélanges littéraires^ réunion de différents écrits, des Com-
mentaires sur Corneille^ et de la Correspondance.
Celte Correspondance formait près du quart de l'édition. Il n'en avait
1. Beaumarchais ne fut guère dans l'entreprise que l'éditeur financier, si l'on
peut parler ainsi. Il a donné cependant quelques notes qui, comme celle de la
page 22'2 du présent volume, sont signées de ces mots : Note du correspondant
général de la Société littéraire typographique. Au bas des fronlispices des volumes
de l'édition de Kelil, on lit en effet, sans indication de ville, ces mots: De l'impri-
merie de la Société littéraire typographique.
XX PRÉFACE GÉNÉRALE
été publié qu'une très-petite partie. C'était un travail imnnense que de
rassembler et de classer ce nombre prodigieux de lettres; c'était faciliter la
classiûcation que de la diviser. Il y eut donc: 1° Correspondance générale,
c'est-à-dire avec la foule de ses correspondants, 2° Correspondance du
roi de Prusse, contenant les lettres du prince, et appendice pour les lettres
de Voltaire aux princes de Prusse, et des princes à Voltaire; 3° Corres-
po?idance de Catherine, contenant les lettres de l'impératrice, et appendice
pour la correspondance avec divers souverains; 4" Correspondance de
d'Alembert, où sont aussi les lettres de d'Alembert.
Les fautes inséparables de l'humaine nature qui ont échappé aux éditeurs
de Kehl, quelque graves qu'on les trouve ou qu'on les fassp. sont peu de
chose dans un si vaste travail, et ne doivent pas diminuer la reconnaissance
de la postérité.
Si quelques lettres sont mal classées, si parfois les passages de la même
lettre ne sont pas tous de la même époque, c'est que Voltaire ne mettait
pas toujOurs la date à ses lettres; c'est que, dans l'impossibilité de se pro-
curer tous les originaux, les éditeurs étaient obligés de s'en rapporter aux
copies qui leur avaient été communiquées, qui de main en main devaient
s'altérer, et dans lesquelles, de plusieurs lettres, on en avait fait une seule;
chose difficile alors d'imaginer, impossible aujourd'hui de ne pas recon-
naître.
Les suppressions qu'ils ont faites dans quelques lettres leur étaient
commandées par les égards que l'on doit aux vivants, comme dit Voltaire \
ou par la prudence. Les parlements étaient tout-puissants, le parlement de
Paris surtout, dont le lessort était si étendu. Au lieu de fermer les \eux, il
eût sévi contre l'édition, si l'on n'en eût retranché quelques phrases bien
violentes contre lui^. Il serait d'autant plus inconvenant de ma part de
faire à ce sujet le moindre des reproches aux éditeurs de Kehl que c'est
à feu Decroix, Tun d'eux, que je dois la communication des passages que
j'ai rétablis en 1821, dans la correspondance de Voltaire et de d'Alembert
(tome LXII de l'édition de M. Renouard).
Ils n'ont pas toujours pu se procurer les éditions originales de chacun
des écrits de Voltaire, et ont ainsi répété des fautes qui, selon l'usage, se'
perpétuaient d'édition en édition, n'ayant pas été coirigées par l'auteur.
On ne peut qu'applaudir à la division des poésies, et des ouvrages en
prose. Tous leurs successeurs s'y sont conformés, et même jusqu'à moi ont
adopté leurs sous-divisions. J'expliquerai plus bas en quoi je m'en suis
écarté. En faisant autrement, j'ai voulu faire mieux. Ce n'est pas moi qui
puis dire si j'ai réussi.
Il devait y avoir de l'arbitraire dans la classification, dans telle ou telle
1. Voyez tome II, page 15. Les éditeurs de Kehl pouvaient-ils imprimer le nom
de Ximenès (qui n'est mort qu'en 1817) dans les lettres à d'Argental des 10 et
12 septembre 17.55; à Richelieu, du 27 septembre, etc.?
2. Par exemple, cette phrase de la lettre de d'Alembert, du 31 juillet 1762 :
1 Enfin, le 6 du mois prochain, la canaille parlementaire nous délivrera de la
canaille jésuitique. »
DE BEUCIIOT. XXI
sous-division, de plusieurs écrits, et par conséquent ils ont pu agir à leur
arbitre.
On ne doit point oublier surtout quelle était leur position. L'édition ne
pouvait se faire en France; or l'un des éditeurs demeurait à Paris, l'autre à
ijlle. Us ne pouvaient ainsi faire toutes les dispositions dont l'idée ne sur-
vient souvent que pendant le tirage.
On chercherait, il est vrai, vainement dans l'édition de Kehl les Lettres
philosophiques ou sur les Anglais, que la lecture de la correspondance
donne tant envie de connaître. Mais ces Lettres avaient été condamnées
|)ar arrêt du parlement de f'aris, du 10 juin 1734. Or si l'on avait reproduit
ces Lettres en corps d'ouvrage, il était à craindre que le parlement, quo que
renouvelé en entier, et peut-être plus d'une fois, ne fit, p;ir esprit de corps,
exécuter l'arrêt rendu cinquante ans auparavant. En déguisant ou dissémi-
nant ces lettres, les éditeurs de Kehl n'avaient fait au reste que suivre
l'exemple de Voltaire, qui avait pris ce parti en 1739 ', et qui n'avait jamais
osé les faire rétablir sous leur première forme.
Je viens de parler si longuement des éditeurs, que je n'ose entrer dans
(juelques détails bibliographiques. Je dirai seulement que l'édition in-8*' en
soixante-dix volumes fut tirée à vingt-huit mille exemplaires, et qu'il y a
quelques volumes qui ne sont pas rangés dans le même ordre dans tous les
exemplaires.
C'est pour être jointes à l'édition de Kehl in-S" qu'ont été faites cent
huit gravures exécutées d'après les dessins de Moreau. Cette première
suite, ou collection, parut à la même époque que l'édition in-8°.
Ctiantreau a eu le courage d'entreprendre des soixante-dix volumes une
table analytique, qui a été imprimée en 1801, en deux volumes in-S". A ceux
qui ont des exemplaires où quelques volumes sont disposés autrement que
dans l'exemplaire sur lequel Cliantreau a fait son travail, sa table paraîtra
plus fautive qu'elle n'est réellement. Ce qu'on ne peut lui contester, c'est
le mérite d'avoir ouvert la carrière.
XXX. En même temps que l'édition in-8°, on fit à Kehl, sur le même
plan, une édition en quatre-vingt-douze volumes in-12, et pour laquelle il
n'existe point de table analytique.
Cette édition in-12, tirée à quinze mille exemplaires, a été, ainsi que
rin-8o, impri;née sur cinq papiers de différentes qualités.
XXX.I. A mesure qi'une feuille in-8» sortait de la presse à Kehl, elle
était, par infi.lélité, envoyée à Bàle, où on la réimprimait page par page.
C'est ainsi que fut faite l'édition de Bàle. Les éditeurs s'étant procuré une
soixantaine de lettres inédiles de Voltaire, les ajoutèrent dans leur édition,
et à leur place. Ce fut le motif pour donner un volume de plus à leur édi-
tion, qui est en soixante-onze volumes. Les tomes I à Ll sont réimprimés,
comme je l'ai dit, page par page. C'est dans les six premiers volumes de
la Correspondance générale que sont toutes les lettres nouvelles ; et ces
1. Voyez la note de Beuchot, tome \XII, pages 79-80.
XXM
PRÉFACE GÉNÉRALE
six volumes embrassent un espace de temps qui ne remplit que cinq
volumes dans l'édition de Kehl. Pour les volumes suivants, les éditeurs
de Bàle reprirent la réimpression page par page. Les différentes divisions
de la Correspondance ne sont pas, dans tous les exemplaires de l'édition
de Bàle, rangées dans le même ordre que dans l'édition de Kehl ; mais avec
un peu d'attention, et en élevant d'une unité le tomage de certains volumes,
la table faite par Chantreau pour l'édilion in-8° de Kehl peut servir pour
^'édition de Bàle.
Il existe de cette édition de Bàle des exemplaires portant l'adresse de
Gotha. En examinant plusieurs volunaes, je me suis convaincu qu'il n'y avait
de différence que dans le frontispice; et je n'ai pas dû compter pour deux
une seule édition.
XXXIL II en est de même d'une édition en cent volumes in-12, com-
mencée à Lyon, en 4791, par le libraire La MoUière, et dont des exemplaires
portent l'adresse de Bàle; d'autres, celle de Deux-Ponts ; d'autres enfin,
celle de Hambourg.
XXXIII. L'édition de Kehl était à peine terminée que Palissot annonça
qu'il allait en donner une. C'était un bon moyen de publication qu'une dédi-
cace à l'Assemblée nationale. Palissot fit hommage de la dédicace dans la
séance du 24 septembre 1789, et des remerciements lui furent votés. Mais
dans la séance du lendemain 25, sur la réclamation d'un membre du clergéi
et après une discussion dans laquelle le duc de Lévis ne flatta point Palissot,
l'Assemblée nationale décida qu'elle n'accepterait aucune dédicace.
Dn prospectus, distribué en 1792, ne parlait que de quarante volumes;
mais, dans la séance de la Convention du 23 prairial an II (1 1 juin 1794),
en faisant hommage des vingt premiers volumes, il était question de deux
autres livraisons, chacune de vingt volumes. Cependant elle n'en a que
rinquante-cinq; les derniers sont de 1802.
Ce n'est point une édition complète. Il est beaucoup de pamphlets de
Voltaire que Palissot n'y a pas compris. Il a aussi supprimé beaucoup de
lettres dans la Correspoiidance. Il faut le louer d'avoir eu ce courage, et
aussi d'avoir ajouté quelques lettres que lui avait adressées Voltaire, avec les
réponses.
Mais il était dominé par la pensée de discréditer les éditions de Kehl. 11
ne manque aucune occasion de leur faire des reproches violents : il relève
leurs fautes avec aigreur, et se vante hautement de donner seul le \Tai texte,
qu'il a pris lui-même dans Verrata des éditions de Kehl. Car il ne faut pas
•croire que Palissot se soit avisé de faire beaucoup de recherches ; et, faute
rl'en avoir fait un peu, le désir de trouver en défaut les éditeurs de Kehl
J'entraîne beaucoup trop loin.
Les éditeurs de Kehl, en refondant d'autres écrits dans le Dictionnaire
'philosophique, avaient porté à sept le nombre des volumes de cet ouvrage.
On peut blâmer cette disposition ; mais Palissot reproche aux éditeurs de
Kehl d'avoir mis, par cet ouvragf, Voltaire dans la classe des lexicographes;
comme si Voltaire ne s'y était pas mis lui-même en publiant, en 1764, le
DE BEUCHOT. xxiii
petit volume intitulé Dictionnaire philosophique, Aoni il est parlé dans des
lettres de Voltaire faisant partie de l'édition de Palissot.
On pense bien que ce Dictionnaire philosophique, inconnu, à ce qu'il
paraît, à Palissot, n'a pas été compris dans son édition de Voltaire, quelque
piquant qu'il soit.
Avide de trouver des torts aux éditeurs de Kehl, et recherchant toutes
les occasions de faire autrement qu'eux, il voulut donner les Lettres philo-
sophiques. Il fait sonner bien haut qu'il les rétablit telles que l'auteur les
avait composées dans toute la force de son génie, et dans l'ordre qu'il
leur avait donné. Mais les Lettres philosophiques n'ont jamais été tout au
plus qu'au nombre de vingt-sept^; et sous ce titre Palissot donna trente-
neuf morceaux, dans l'ordre oià ils étaient parmi les Mélanges de philoso-
phie dans les éditions de 4773 et antérieures.
Quelque mauvaise que soit l'édition de Palissot, elle n'était pas à dédai-
gner à CHuse des préfaces mises par l'éditeur à ceux des ouvrages de Vol-
taire qu'il a compris dans sa collection. Ces préfaces, dans lesquelles il se
montre homme d'esprit et de goût, ont été recueillies sous ce titre : Le génie
de Voltaire apprécié dans tous ses ouvrages, 4806, in -8" et in-12.
On projeta, en 1800, une édition stéréotype des Œuvres de Voltaire. Il
en a été successivement publié soixante-neuf volumes in-18. Pour être com-
plète, l'édition ne peut avoir moins de cent trente volumes. Elle paraît
abandonnée, ou du moins indéfiniment ajournée.
Une autre édition stéréotype, in-42, fut commencée en 1810; mais il
n'en a paru que quelques volumes.
Je n'ai donc pu comprendre ces impressions au nombre des éditions de
Voltaire.
XXXIV. Feu Desoërémit, en 4 817^ le prospectus d'une édition de Vol-
taire en 12 volumes in-S", qu'il fit bientôt paraître; chaque volume est en
deux parties, et il en est de très-grosses. L.-S. Aufçer avait consenti à se
charger de cette édition; mais l'impatience du public et du libraire ne lui
Ijermit pas de faire ce qu'il fallait. Ce qui fut fait est plutôt l'ouvrage du
libraire. C'est Desoër qui, croyant rétablir les Lettres philosophiques,
donna, à l'exemple de Palissot, trente-neuf article?, dont plusieurs n'ont
aucun rapport à ces Lettres. 11 refondit dans la Correspondance les lettres
formant les deux volumes publiés en 4 808 sous le titre de Supplément au
recueil des Lettres de M. de Voltaire ; il ajouta la correspondance de Ber-
nis avec Voltaire, en conservant les lettres des deux correspondants. Il se
procura les lettres, alors inédites, de Voltaire à d'Olivet, et en enrichit
son édition. Les douze volumes se relient souvent en vingt-quatre. Une
table très-ample, et par cela seul très-utile, quoique fautive quelquefois,
fut rédigée par Alexandre Goujon, et forme le treizième ou le vingt-cin-
(juième volume.
Un mandement des grands vicaires du diocèse de Paris donna de la
1. Voyez ce que dit Beuchot, tome XXIJ, pages 80-81.
XMV PRÉFACE GÉNÉRALli
vogue à cette édition, et Qt naître l'idée d'en entreprendre d'autres. Ce fut
une véritable vollairomanie.
XXXV. Sous le titre de Voltaire, Œuvres complètes, M. Plancher
commença, en 1817, une édition dirigée par M. Regnault-Warin, et qui
devait avoir trente-cinq vol. in-l^. Le quarante-quatrième et dernier, qui
est de 1822, comprend une table analytique très-abrégée, et par conséquent
insuffisante. C'est peut-être encore plus que ne méritait l'édition, qui sans
contredit est bien inférieure à celles qui paraissaient concurremment. D'ail-
leurs, malgré son titre, elle n'est pas complète, même pour le temps où elle
a paru.
XXXVI. Je fus chargé par madame Perronneau de diriger Tédition
qu'elle avait annoncée en cinquante volumes in-42 ; j'en avais donné les
tomes I à XXIil et XXV à XXXII, lorsque j'en fus évincé par jugement,
mais avec les honneurs de la guerre. Mon continuateur fut M. Louis Du-
bois, qui malheureusement n'avait pas étudié mon travail avant de le con-
tinuer; de sorte qu'il y a souvent défaut de rapport entre les derniers
volumes et les premiers, tels qu'omissions, faux renvois, etc. Le nombre
des volumes de l'édition fut porté à cinquante-six, qu'on relie quelquefois
en soixante. M. L. Dubois avait fait pour cette édition une Table, qui est
restée dans les cartons du libraire.
XXXVII. MM. Déterville et Lefèvre en annoncèrent une en trente-six
volumes in-8°, et la publièrent de 1817 à 1818, en quarante-un volumes.
Le travail littéraire fut confié à M. Miger, qui fit de notables améliorations
et a'iditions dans la Correspondance, et rédigea une table formant le qua-
rante-deuxième volume, avec le millésime 18'20.
XXXVIII. Toutes ces éditions récentes étaient faites sans élégance; au-
cune n'avait de gravures. M. A. -A Renouard, propriétaire d'une nouvelle
suite de cent quarante-six estampes, aussi d'après les dessins de Moreau,
il laquelle il joignait quatorze portraits, fit une édition qui, pour l'exécution
typographique, l'emporte de beaucoup sur celles dont je viens de parler.
Mais M. Renouard ne se contenta pas d'apporter ses soins au matériel de
son édition, il y fit des annotations et des additions, dont plusieurs lui
avaient été communiquées par M. Glogenson. Ainsi, c'est dans l'édition de
M. Renouard qu'ont été admis, pour la première fois, les Sentiments des
citoyens, des articles fournis par Voltaire à la Gazette littéraire, etc, etc.
Cette édition, annoncée en soixante volumes, en a soixante-six, y com-
pris un volume de Lettres inédites (toutes ne le sont pas), qui fait le
soixante-troisième; la Vie de Voltaire, etc., qui est le soixante-qua-
trième, et deux petits volumes de table-;, qui ont le millésime 1825. L'au-
teur de cette table est encore M. Miger.
XXXIX. L'édition de M. Lequien, 1820 et années suivantes, est en
soixante-dix volumes in-S", y compris le volume de table analytique. L'édi-
teur ayant coliationné souvent les éditions originales a eu occasion de faire
de nombreuses restitutions de texte.
DE BEUCHOT. xxv
Le succès de son édition fut très-grand; il lui fallut réimprimer plusieurs
fois les premiers volumes. Voilà pourquoi tous les exemplaires ne portent
pas la même date.
XL. La même année 1820, MM. Garez, Thomine et Fortic publièrent les
premiers volumes d'une édition in-18 qui s'imprimait à Toul, et qui a
soixante volumes. Rien de spécial ne recommande cette édition, qui n'a
point de table analytique.
XLL En '1820, M. Esneaux entreprit une édition in-8° qui devait être en
soixante volumes, et qui en a soixante-trois, ou plutôt soixantie-cinq : car le
tome XLV est triple, c'est-à-dire qu'il y a tome XLV, XLV bis et XLV ter.
Cette seule disposition suffit pour faire juger cette édition, commencée
avant d'avoir été méditée, conduite péniblement à sa fin, et pour laquelle il
n'existe point de table analytique.
XLIL En 1821, le colonel Touquet, devenu libraire, publia en quinze
volumes in-12, un Voltaire. Ce n'était, comme on le pense bien, qu'un
choix. Le succès l'enhardit et il annonça d'abord en soixante-dix volumes,
puis en soixante-quinze volumes in-iâ, une édition qui ne devait être que
la reproduction des éditions de Kehl, sans aucune des améliorations faites
depuis.
Cependant des annonces pompeuses furent faites; le prospectus est intitulé
Quatre Voltaire, édition Touqukt. Il faut convenir qu'il y avait un peu.
peut-être môme beaucoup, de charlatanisme dans ces annonces. On distin-
guait ces quatre éditions par un nom spécial : I^Le Voltaire des chaumières
était le restant de l'édition des Œuvres choisies, en quinze volumes; 2° le
Voltaire de la petite propriété ; 3° le Voltaire du commerce; 4" le Vol-
taire de la grande propriété: ces trois espèces ne différaient que par la
qualité du papier sur lequel elles étaient tirées, et par leur prix. Ce n'est
donc qu'une seule et même édition. Elle était stéréotype; et les clichés, qui
ont été employés depuis pour un tirage dont les exemplaires portent le nom
de M. Garnery, pourraient encore servir à d'autres tirages sous d'autres
noms, et même de divers formats. La table analytique par 31. Miger forme
le soixante-quinzième volume.
XLIIL L'édition commencée par M. P. Dupont, en 4823, a été distribuée en
soixante-douze volumes in-8\ dont les deux derniers sont datés de 4 827, et
n'en doivent former qu'un seul. Le soixante-douzième se compose de la fin
de la table analytique et d'un nombre très-considérable de cartons pour di-
vers volumes de l'édition. Ces cartons enlevés et mis à leur place, il reste
trop peu de chose pour former un volume ; et ce qui reste, c'est-à-dire le
commencement de ce volume soixante-douzième, a une pagination qui fait
suite à celle du soixante-onzième. C'est donc en soixante-onze volumes que
cette édition doit être reliée.
A un très-petit nombre de dispositions près, ce n'est que la reproduction
de l'édition Lequien. Les livraisons s'en faisaient avec une régularité qui
répondait aux exigences du public, mais qui n'eût pas permis de faire un
XXVI PRÉFACE GÉNÉRALE
grand travail. Ce n'est pas en littérature et en imprimerie qu'il est possible
de faire vite et bien* .
XLIV. C'est en 1823 que M. Dalibon annonça une édition en soixante-
quinze volumes, mais qui devait évidemment en avoir davantage, à en juger
par la distribution des premiers volumes. Je présumai dès lors qu'elle en
aurait quatre-vingt-seize. Je me trompais ; elle n'en a que quatre-vingt-
quinze, plus deux volumes de tables par M. Miger, qui ont paru en 1834.
Le second prospectus était fait pour séduire. On lisait en tête les noms
de 31M. Arago, Auguis, Clogenson, Daunoj. L. Dubois, Etienne, Ch. Nodier;
ceux de MM. François de Neufchâteau et V. Le Clerc furent ajoutés sur les
frontispices des premiers volumes. Cependant MM. Arago, Etienne, Fran-
çois de Neufcliâieau et Y. Le Clerc n'ont pas mis une seule note dans l'édi-
tion. M. Daunou a donné quelques préfaces et a laissé reproduire son excel-
lent travail sur la Henriade ; quant à ses notes sur Y Essai sur les Mœurs,
elles sont en si petit nombre qu'il est évident qu'elles ont été faites dans
des lectures passagères ou accidentelles, et qu'elles ne sont pas le résultat
d'un travail suivi, qui eût été bien précieux venant d'un telle plume.
M. Charles Nodier a fait la préface des Romans, sans aucun travail sur
ces ouvrages.
M. Auguis a ajouté des préfaces et notes à quelques-uns des ouvrages
historiques.
La plus grande part est restée à MM. Clogenson et L. Dubois. Les notes
de M. Clogenson se recommandent par l'exactitude. Il en a mis de très-inté-
ressantes aux Annales de l'Empire et à la Correspondance dont il s'était
chargé. Malheureusement les fonctions publiques absorbant tous ses moments
dans des temps difficiles, il a mieux aimé abandonner l'entreprise que la
mal continuer.
M. L. Dubo's qui, dans l'édition, avait donné des soins au Théâtre, à
la Piicelle, aux Poésies, au Dicliojinaire philosophique, etc., et qui pré-
cédemment avait été mon continuateur dans l'édition en cinquante ou
soixante volumes in-12, a été aussi le continuateur de M. Clogenson. Sans
doute ses fonctions de sous-préfet ne lui ont pas laissé tout le loisir néces-
saire. Son travail est bien au-dessous de celui de son prédécesseur. Si l'on
peut improuver la profusion des notes et la vivacité de quelques expressions
dans ce qu'a fait M. Clogenson, il faut avouer que M. L. Dubois s'est bien
1. De celle édition, trente-trois volumes furent tirés à plus grand nombre que
les autres, et l'on en forma les OEuvres choisies, comprenant la Vie de Voltaire,
par Condorcet (avec les Mémoires, Commentaire historique, et Pièces justifica-
tives), VEssai sur les Mœurs et l'Esprit des nations, le r/ie'a<re complet, le Diction-
naire philosophique, les Romans et Contes en prose, les Contes en vers et Poésies
légères, la Pucelle, la Henriade, le Siècle de Louis XIV, le Siècle de Louis XV,
V Histoire de Pierre le Grand, Y Histoire de Charles XIL
Puisque par exception j'ai parlé d'une édition des OEuvres choisies, il en est
une autre dont il faut rapporter le singulier intitulé : Ouvrages classiques de Vélé-
(lant poêle M. Arouet, fameux sous le nom de Voltaire, nouvelle édition, Oxford,
1771, in-8«. (B.) — Voyez la note tome VIJI, page 304.
DE BEUCHOÏ. xxvii
mis à l'abri de tels reproches. La disette et l'inexaclitude de ses notes sont
fréquentes. Il prend un ton doctoral pour relever les fautes de ses devan-
ciers, et signale soigneusement des améliorations qu'il donne pour siennes.
Mais il est arrivé que les corrections n'étaient pas de lui, ou que même ce
n'étaient que des fautes^.
Cette édition a suivi en général la classification de l'édition de Kehl,
hors en un seul point.
C'est dans celte édition que, pour la première fois, toutes les lettres de
Voltaire ont été classées chronologiquement, sans distinction des personnes
à qui ou par qui elles sont écrites, c'est-à-dire sans les subdivisions de cor-
respondances particulières établies dans les éditions de Kehl, et conservées
depuis.
Quelques ouvrages y paraissent pour la première fois, et sont donnés
pour être de Voltaire; mais tous n'en sont pas. Je dirai plus bas quels sont
ceux que j'ai rejetés, et pour quelles raisons.
On n'avait pensé à faire cette édition que sur du grand papier, appelé
cavalier vélin. Mais la vollairomanie, née du mandement des grands
vicaires de Paris en 1817, durait encore.
MM. Baudouin frères achetèrent le droit de faiie tirer sur les formes de
cette édition un mille d'exemplaires sur papier carré ; et c'est ce qu'on
appelle la première édilion Baudouin.
XLV. Bientôt on répandit le prospectus d'une édition de Voltaire, en
un seul volume in-8°. MM. Roux-Durfort frères mirent au jour les pre-
mières livraisons de cette édition, sortant des presses de M. J. Didot aîné,
et qui devait être distribuée en so'xante-dix livraisons. Elle en a eu quatre-
vingt-seize, et se compose de 5,551 pages, dont il serait impossible de ne
former qu'un seul volume ; aussi la divise-t-on en deux volumes, et même
en quatre parties : elle est. sans table analytique.
XLVI. D'autres libraires annoncèrent en même temps une édition en
deux volumes in-S", qui devaient former soixante livraisons. Sur ce dernier
point les engagements ont ét4 religieusement tenus, et l'on n'a point levé
sur les souscripteurs ces contributions honteuses qui ne devraient pas être
tolérées. Mais, au lieu de deux volumes, l'édition en forme trois. Elle a été
imprimée chez M. H. Fournier, et est aussi sans table analytique.
1. Ainsi, dans la lettre de Voltaire à d'Argen'ial du 19 juillet 1773, au lieu
de :
Monsieur l'évoque de Noj-on,
il a mis :
Monsieur l'évêquc de Nyon,
puis a ajouté en note :
« Tous nos prédécesseurs ont mal à propos imprimé ici, et dans les vers qui
suivent, Vévêque de Noijon. u
Ce mal à propos est lui-même un mal à propos, car il n'y avait point d'évôché
à Nyon, et il y en avait un à Noyon. (B.) — Voyez tome XLVIII, page 421.
wviii PRÉFACE GÉNÉRALE
XLVn. Les mille exemplaires que MM. Baudouin frères faisaient tirer
sur les formes du Voltaire imprimé chez M. Didot aîné, avec les notes de
MM. Auguis, Clogenson, Daunou, etc., ayant été promptement épuisés, et
ces libraires n'ayant pu obtenir la permission de faire un nouveau tirage,
ils se décidèrent à faire stéréotype r tout Voltaire dans le format in-S". On
ne parla touj'jurs que de soixante-quinze volumes in-8°; et l'on fit clicher
chez M. Rignoux les ouvrages déjà imprimés chez M. Didot aîné. Mais
l'impression se faisait lentement chez M. Didot aîné. L'horizon politique se
rembrunissait; des bruits se répandaient que le gouvernement de Charles X
projetait de ne pas laisser imprimer, même en collection, certains ouvrages
de Voltaire. Les souscripteurs se plaignirent de la lenteur de lentreprise ;
d'autres, plus clairvoyanls, déclarèrent formellement qu'ils ne prétendaient
pas payer plus de soixante-quinze volumes, et qu'ils exigeraient pourtant
les Œuvres co/nplêles. Les libraires se décidèrent à faire stéréotyper des
volumes qui n'avaient point encore été imprimés dans l'édition qui se fai-
sait chez M. Didot l'aîné On se mit sur-le-champ à \d Correspondance ;
c'était se priver des notes, additions nombreuses, et autres améliorations
que de\ait contenir la première édition. Il fallut calculer le nombre de
volumes, tellement qu'on regagna ce qui avait été perdu sur d'autres ou-
vrages, et qu'on se contint dans soixante-quinze volumes.
On se borna à prendre pour copie de la Correspondance une des édi-
tions précédentes, où l'on a\ait conservé les sous-divisions par correspon-
dances particulières. Force fut encore d'emplover un petit caractère, et de
faire des volumes très-gros.
Le premier tirage des premiers volumes qu'on avait stéréotypés fui
appelé seconde édition (Baudouin) ; puis on donna une troisième, une
quatrième, une cinquième élition, qui étaient tout au plus un second,
troisième, quatrième tirages.
J'en ai dit assez pour faire voir combien ces seconde, troisième, qua-
trième, cinquième éditions ;qui ne sont que la même] en soixante-quinze
volumes, sont inférieures à la première, qui en a quatre-vingt-quinze, plus
deux volumes de tables.
Tous les ouvrages faits ou à faire sur les mêmes clichés peuven' pré-
senter quelques différences dans le nombre des volumes en en mettant deux
en un seul, ou en en mettant un seul en deux; ils peuvent offrir de légères
améliorations, et des corrections pure:Tient typographiques importantes,
suppléer m^me dans certains cas à quelques omissions : de sorte que les
derniers tirages seront bien préférables aux précédents ; mais il est impos-
sible de remédier à tout. On peut substituer une lettre et même un mot
à un autre; maison ne peut rétablir des passages o nis, quand ils sont
longs, et en grand nombre. Comment, dans les clichés delà Correspon-
dance, introduire les lettres en grand nombre qui ont été ajoutées dans la
première édition ? M. Léon Thiessé n'a pu faire l'impossible pour le tirage
fait après sa revision, quelque soin qu'il y ait apporté. Il y aura toujours
une immense distance entre la première édition Baudouin en quatre-
vingt-quinze volumes (ou quatre-vingt-dix-sept avec la table) et les autres
DE BEUCHOï. XXIX
éditions faites sur les clichés en soixante-quinze voliimes ou environ.
Ces mêmes clichés ont servi pour un tirage dont les volumes portent au
frontispice le nom de M. Tissot. Le travail de M. Tissot, pour cette édition,
consiste en une préface de sept pages et trois lignes.
XLVIII. C'est en 1829 que M. Armand Aubrée a publié les premiers
volumes d'une édition promise en cinquante volumes in-S", et qui en a
cinquante-quatre, sans table analytique.
XLIX. Ce fut aussi en 1829 que parurent les premiers volumes d'une
édition en cinquante volumes petit in-l 2.
L. Une autre édition in-IS, commencée par M. Fortic, et imprimée
diins diverses villes, doit avoir soixante-quinze volumes. Elle est sur le
point d'être terminée; mais elle est bien moins complète que quelques-unes
de celles qui l'ont précédée.
Feu Doyen, imprimeur à Paris, avait entrepris une édition in-16. Il s'est
arrêté aprè- avoir publié le Diclioiinaire philosophique et les Romans. On
avait aus?i commencé une édition in-32, qui a été abandonnée. C'est pour
cela que je ne les fais pas entrer en ligne de compte. A plus forte raison
l'st-il inutile de parler de plusieurs éditions dont il n'a paru que le pro-
spectus.
LI. Je n'ai donc plus à parler que de mon édition. J'avais, dès 1802, lors
de celle que devait donner La Harpe, fait rapidement quelques recherches et
recueilli quelques notes, que je ralentis bientôt. 3Iais dans mes lectures je
continuai de relever par écrit ce qui concernait Voltaire ou ses ouvrages,
(jetait encore fort peu de chose, quand, en 1817, je fus chargé de l'édition
de madame Perronneau. Je dus me livrer sérieusement à des recherches
dont beaucoup fuient alors inutiles, puisque, comme je l'ai dit, on ne me
laissa point terminer l'édition.
J'avais plus (|ue jamais pris goût à Voltaire; j'avais commencé à voir tout
ce qu'il y avait à faire pour une édition de ce fécond auteur. Je me mis à
rechercher, à acquérir les diverses éditions, surtout les premières, de
chacun de ses écrits, sans en dédaigner aucun. J'y joignis tout ce que je
pouvais me procurer de brochures du temps sur ces écrits. Ce n'était pas
encore assez. J'achetai les collections de journaux du temps, tels que le
Journal littéraire, la Bibliothèque française (de Camusat, et autres), les
Observations sur les écrits modernes, ksJugetnents sur quelques ouvrages
nouveaux, la Bigarrure, la Nouvelle Bigarrure, le Mercure, le Journal
encyclopédique, l'Armée littéraire, etc.
C'était la plume à la main que je lisais ou feuilletais ces collections, en
ayant soin de noter tout ce qui concernait les productions de Voltaire. Je
classais ( haque note jjrès de l'ouvrage qu'elle regardait.
Je collationnais les tlillérenles édilions que j'avais des écrits de Voltaire,
en relevant les variantes, non- seulement des ouvrages en vers, mais même
des ouvrages en prose, sauf à ne pas tout employer.
Ce moyen était le seul qui pût procurer de bons matériaux pour une
XXX PRÉFACE GÉNÉRALE
édition, et je ramassai ces matériaux, sans m'inquiéter si j'en ferais usage
et si j'en tirerais profit. J'aurais peut-être continué indéfiniment mes
recherches si, en ■ISâS, M. Lefèvre n'eût résolu de comprendre Voltaire
dans sa belle Collection des classiques français.
Il me fallut alors cesser les recherches pour me mettre à la rédaction.
Je ne pouvais mieux faire que d'adopter les deux grandes divisions,
Poésie et Prose, introduites par les éditeurs de Kehl. Les changements que
j'ai faits dans la distribution de la Poésie sont trop peu de chose pour en
parler. J'ai agi autrement pour les ouvrages en prose. J'ai donné, comme
les éditeurs de Kehl , les ouvrages historiques, le Dictionnaire philosophique ,
\qs Romans j\e Commentaire sur Corneille : mais je n'ai tenu aucun compte
de toutes les autres distributions qu'ils avaient faites sous les titres de Mé.
langes historiques. Politique et Législation, Philosophie, Physique, Dia-
logues, Facéties, Mélanges littéraires. Tout ce qui, danè les éditions de
Kehl et celles qui les ont suivies, compose ces divisions ou sections, a été
par moi classé sous le titre de Mélanges, dans l'ordre chronologique, sans
distinction de genre ni de matière. La classification que j'ai adoptée fait
suivre au lecteur la marche de l'esprit de Voltaire. En commençant l'édition,
je craignais d'être obligé de justifier longuement cette disposition; cela est
superflu aujourd'hui, qu'elle a eu la sanction d'un grand nombre de personnes.
Je n'avais pas différé un instant d'opinion avec M. Clogenson pour l'ordre
à mettre dans la Correspondance, et sa classification en une seule série.
C'était une conséquence de ce que j'avais fait pour les Mélanges.
Comme j'ai mis, en tête de chaque division et de chaque ouvrage ou
opuscule, des préfaces ou notes dans lesquelles je donne les explications
que j'ai jugées nécessaires, je n'ai point à en parler ici; mais je puis dire
deux mots des additions que j'ai faites. Les principales sont :
Tome P'^. Dans les Pièces justificatives de la Vie de Voltaire, par Con-
dorcet, j'en ai ajouté vingt-neuf qui étaient inédites^. J'ai eu le soin de les
numéroter, d'indiquer dans les notes du texte quel est le numéro donné à la
pièce, et, en tète delà pièce, d'indiquer à quelle page elle se rapporte.
Tome IL Nouveaux fragments A'Artémire ; dans les variantes de Brutus,
les scènes i, ii et m de l'acte II, et la scène i" de l'acte IV.
Tome IV. Fragments de Thérèse.
Tome V. L'Envieux, comédie en trois actes et en vers.
Tome IX. L'Épitre dédicaloire des Guèbres, et la Lettre de M. Legouz
de Gerland, en tête de Sophonisbe.
Tome XIX. L'importante variante de l'article Saurin^ dans le Catalogue
des écrivains du Siècle de Louis XIV.
Tome XXXVIII. Le Mémoire du sieur de Voltaire.
1. Ces chiffres sont, bien entendu, ceux de l'édition Beuchot et non de la
nôtre. (L. M.)
2. Ces pièces ont presque toutes pris place dans nos Documents biographiques
ou dans nos Pièces pour servir à l'Histoire posthume de Voltaire. Un certain
nombre sont à leur date dans la Correspondance. (L. M.)
DE BEUCHOT. xxxi
Tome XXXIX. Compliment fait au roi par Richelieu; Lettre à Vocca-
sion de Vimpùl du vingtième ; YExlrcnt de la Bibliothèque raisonnée.
Tome XL. Les Remarques au sujet d'une omission; un Avis qui est de
1761; les Lettres sur la Nouvelle Héloise; un Avertissement aux éditeurs;
le texte rétabli dans un passage de la Conversation de monsieur l'inten-
dant des menus.
Tome XLIL L'Appel au public contre un Recueil de prétendues lettres
de M. de Voltaire.
Tome XLIIL Lettre de M. de Voltaire; Mémoire présenté au minis-
tère de France^ que malheureusement je n'ai pu me procurer entier.
Tome XLV. La Lettre anonyme.
Tome XLVL La Lettre de l'auteur de la tragédie des Guèbres ; les
Notes sur le Cymbalum mundi; Lettre d'un jeune abbé; Réponse aux
Remontrances de la cour des aides ; Avis important à la noblesse du
royaume; Sentiment des six conseils supérieurs ; Très-humbles et très-
respectueuses Remontrances; Les peuples aux parlements ; L' Équivoque.
Tome XLVIL Une Déclaration qui est page 229.
Tome L. Remarques sur le Christianisme dévoilé; Remarques sur
l'ouvrage intitulé l'Existence de Dieu, etc., par Nieuwentyt; Remarques
sur le Bon Sens; Le Système vraisemblable, fragment; Lettre de M. Hude,
fragment; le Sommaire des droits de S. M. le roi de Prusse sur Herstall;
un Mémoire (de 1752).
Le désir de donner une édition aussi complète que possible des Œuvres
de Voltaire ne m'a pas fait toutefois admettre aveuglément tout ce qui était
dans les éditions précédentes. Dans un Avis que j'ai mis en tête des Poésies
mêlées'^., j'ai déduit les raisons pour lesquelles j'ai rejeté un assez grand
nombre de pièces de vers. Je suis peut-être, sur chaque pièce, entré
dans de trop longues explications.
Deux ou trois pièces de Morellet avaient été placées dans le volume des
Facéties; je les ai rejetées 2.
N'ayant pas regardé comme consacrées par le temps les erreurs, quelque
anciennes qu'elles puissent être, je ne devais pas avoir plus de respect pour
les erreurs récentes.
Dans l'édition en quatre-vingt-quinze volumes, avec les tomes XLI et
XLII ont été distribuées quelques feuilles qui doivent se joindre aux
tomes XLIV et XLVl (if et IV de la division Philosophie), qui étaient déjà
imprimés. Voici ce que contiennent ces feuilles :
Pour le tome XLIV : 1" Réflexions sur l'idée qu'on doit avoir de Dieu,
selon nos lainières (pages 431-468) ; 2° Des cinq propositions attribuées
à Jansénvus, et Formulaire (469 et 470); 3° Remarques critiques sur les
passages des quatre évangélistes, louchant la mort de J.-C. (471-474);
Pour le tome XLVI : 1° Extrait du livre de l'abbé Ilouteville, sur la
vérité de la religion chrétienne prouvée par les faits ("pages 405-44G) ;
1. Reproduit tome X, pages i61-4()5 de notre édition. (L. M.)
2. Voyez tome XXIV, page 127 de notre édition. (L. M.)
xxxii PRÉFACE GÉNÉRALE
2° Passage tiré de l'histoire de Josèp/ie (447-449); 3" Le Philosophe, par
M. du M. (430-468); 4" Extrait du livre De l'état de l'homme dans le
péché originel (469-477); o° Extrait du livre d'Autoniana Margarita, de
Gomelius Pereyra, sur l'âme des bêles (pages 478-479) ; 6" Extrait de la
vérité de la religion chrétienne, par M. le marquis de Pianesse, Italien,
sur Vexistence de Dieu (480) ; 7" Extrait d'un manuscrit intitulé Le ciel
ouvert à tous les hommes, où Von prouve, par la religion et par la rai-
son,que tous les hommes seront sauvés (481-497); 8° Prière du curé de
Fresne (498-307 .
Les premiers éditeurs de ces onze pièces n'ont donné aucune explication
à leur égard. Voici ce que j'en sais. Un habitant de Genève proposa, en
1825, à des libraires de Paris, de leur vendre un manuscrit contenant pré-
cisément les ouvrages dont j'ai rapporté les titres, et qu'il avait, plus de
vingt-cinq ans auparavant, reçu en payement de ce que lui devait un liomme
de letitres qui avait vécu dix ans avec V^oltaire. Rien de cela n'était appuyé
de preuves. On n'offrait pas, au reste, le manuscrit comme étant de la
main de Voltaire, mais comme pouvant être de celle de W^^ Denis. Les
libraires à qui la proposition _était faite la refusèrent. D'autres éditeurs furent
inoins difficiles, comme on voit.
La lecture de la première de ces onze pièces sufiisait pour motiver un
refus.
Dans les Réflexions sur Vidée qu'on doit avoir de Dieu selon nos
lumières, l'auteur, après avoir dit que, pour avoir une idée de Dieu, il
n'est pas nécessaire qu'on le voie, de mêrûe qu'on n'a pas besoin d'avoir vu
certaines personnes pour croire à leur existence et les connaître, ajoute :
« C'est ainsi que nous pouvons à présent connaître, par exemple, le cardinal
de Richelieu mieux que ceux qui vivaient de ?on temps, puisqu'il nous a
laissé, dans son Testament politique, un portrait de son âme qui nous en
montre toutes les qualités. »
Ce raisonnement ne pouvait être fait pur Voltaire, qui n'a jamais changé
d'opinion sur le Testament politique, qu'il regardait comme apocryphe'.
J'ai cep ndant admis dans mon édition, tome L, la Prière du curé de
Fresne. 11 le fallait bien, puisque, tome LXVIIL pages 102 et 131, j'avais
dit qu'on trouverait cette Prière au tome L ^.
Quant au Philosophe, que j'ai donné (lome XLVII, page 230''), le texte
que j'ai adopté est bien différent de celui que contient l'édition en quatre-
1. En 1737, dans ses Conseils à un journaliste, Voltaire a dit : « Si on réim-
prime le livre fameux connu sous le nom de Testament politique du cardinal de
Richelieu, montrez combien on doit douter que ce ministre en soit l'auteur. »
(Vojez tome XXII, page 258.) Trente-neuf ans après, le 2 mars 177C, il écrivait :
Il II y avait de la démence à croire cette rapsodic écrite par un ministre d'État. »
(Voyez tome L, page 1.)
2. La Prière du curé de Fresne, que nous avions d'abord insérée parmi diverses
pièces en prose attribuées à Voltaire, tome XXXII de notre édition, a été définiti-
vement écartée. (L. M.)
3. Tome XXIX, page 41 de notre édition. (L. M.)
DE BEUGHOT. xxxiii
vingt-quinze volumes; et j'ai expliqué pourquoi je préférais la version que
j'ai reproduite.
11 est encore un de ces écrits attribués à Voltaire dont je parlerai : c'est
V Extrait d'im manuscrit intitulé le Ciel ouvert à tous les hommes, oà l'on
prouve, par la religion et par In raison, que tous les hommes seront sali-
ves. C'est P. Cuppé qui est auteur du Ciel ouvert à tout le monde, ouvrage
imprimé en 4768, in-8°. Voltaire, cpii était bien au courant des impressions
de cette nature, n'aurait point dit que l'ouvrage était manuscrit quand il
était imprimé.
Les autres écrits du cahier provenant de l'habitant de Genève, sur les-
quels je ne reviens pas ici, sont trop peu de chose pour que je discute leur
authenticité. Elle n'est pas mieux prouvée que celle des Réflexions sur
l'idée qu'on doit avoir de Dieu, etc.
Je me félicitais, dans mon prospectus, de me rencontrer souvent dans
mes recherches avec MM. Clogenson et Dubois. Cela est arrivé avec ce der-
nier bien plus rarement que je ne l'espérais. Au contraire, le résultat du
travail de M. Clogenson se trouvait tellement conforme au mien qu'avec la
permission, ou plutôt l'offre de cet honorable ami, j'ai presque toujours re-
produit sa rédaction avec sa signature; il m'est arrivé quelquefois de réduire
ses notes.
On pense bien que, quelque impiirfuit que soit mon travail, il l'eût été
bien davantage si je n'avais reçu d'amples secours. M. Decroix, l'un des
éditeurs de Kehl, non-seulement m'a fourni des indications qui m'ont mis
sur la Irace de choses qu'il n'avait pu se procurer, et que je suis parvenu
il posséder, une seule exceptée, mais il m'a donné la note des fautes qu'il
relevait de temps à autre dans son édition; il m'a communiqué des pjissages
qu'il était impossible d'imprimer dans le temps. Avant de mourir, il m'en-
voya un manuscrit de l'Envieux, copié de sa main, ainsi que quelques
autres manuscrits. Ses conseils m'ont été souvent utiles; ils l'auraient été
bien plus pendant l'impression. C'est un chagrin pour moi de n'avoir pu
lui faire hommai^e de l'édition, et d'être privé de son suffrage.
Je dois des communications plus ou moins nombreuses, mais toutes
importantes, à MM Azevedo, Berriat-Saint-Prix père, Berriat-Saint-Prix fils,
Bregh<it-du-Lut, Champollion-Figeac, Dugas-Montbel, Fayolle, Montvéran,
Niel, Pericaud, Requien, Rodet, Romey, de Soleinne, Thomas, la sociéié
des Bibliophiles, et plus spécialement MM. H. de Chàteaugiron, de La Bé-
doyère, H. de La Porte et iMonmerqué.
Je dois tant à MM. de Cayrol et Ravenel, sous-bibliothécaire de la ville
de Paris, que je les puis appeler mes collaborateurs. M. de Cayrol a fait
pour la Correspondance de Voltaire un dépouillement immense, judicieu-
sement exécuté, qu'il m'a communiqué sans réserve.
C'est pour toutes les parties des Œuvres de Voltaire, sans excepter la
Correspondance, que j'ai des obligations à M. Ravenel et à une autre per-
sonne. Tous deux ont relu d'un bout à l'autre toutes les productions de
Voltaire, pour me signaler les passages qui demandaient attention ou expli-
cations, et très-fréquemment m'ont donné même les explications. On juge
I. c
XXXIV PRÉFACE GÉNÉRALE
quelle assurance cela me donnait dans mon travail lorsque nous nous trou-
vions d'accord, et quel examen j'ai dû faire quand nous différions d'opinion.
J'ai parlé d'assurance dans mon travail : qu'on ne pense pas que cette
assurance soit de la présomption. J'avouerai que je crois avoir fait beau-
coup; mais qu'il y a loin de là à tout ce qu'il y avait à faire pour une bonne
édition de Voltaire! Personne ne sent plus que moi mon insuffisance pour
une si forte tâche. « C'en est une terrible, disait Voltaire i, que d'être
obligé d'avoir toujours raison dans quatorze tomes » ; et c'est dans soixante-
dix qu'il me faudrait l'avoir eue. La bienveillance avec laquelle tant de
personnes que je respecte ont accueilli mon travail ne m'aveugle pas. Je
dois avoir failli très-fréquemment; et, comme le disait Bayle^, « je ne
doute point qu'outre mes péchés d'omission, qui sont infinis, il ne m'en
soit échappé un très-grand nombre de commission ».
Malgré les mesures et précautions prises, il a été impossible d'achever
l'édition en trois ans, comme le promettait le prospectus. L'impression aura
duré cinq ans et demi ; c'est encore plus d'un volume par mois. Un hiver
rigoureux a forcé de suspendre les travaux de papeterie et d'imprimerie
pendant près de deux mois. Une grande commotion politique est survenue,
qui a ralenti les opérations commerciales; il a fallu le courage de M. Lefèvre
pour mener à fin une lourde entreprise, que tout autre libraire que lui
aurait, sinon abandonnée, du moins ajournée. Ces retardements ont profité
k l'édition; ils m'ont donné le temps de me procurer des renseignements
difficiles à obtenir.
Paris, 10 juin 1834, centenaire de la condamnation
des Lettres philosophiques.
P. S. Je m'aperçois que j'ai déjà dit' que le 10 avril était le centenaire
de la condamnation des Lettres philosophiques ; c'est une faute que, sui-
vant les principes de Bayle et de Gryphe, je relève h la plus belle place.
1. Lettre à Schouvalow, du 13 auguste 17G2.
2. Paragraplie ivde la préface de la première édition de son Dictionnaire his-
torique et critique.
3. Vojez tome XXXI, page 2.
FIN DE LA PRÉFACE GENERALE DE BELCHOT.
PRINCIPALES CORRECTIONS
Tome I, p. l, ligne 5 : « Membre de l'Académie française de la Crusca. » 11
faut une virgule : « Membre de l'Académie française, de la Crusca. »
Tome II, p. VI. « Dans la dix-huitième des Lettres sur les Anglais, publiées en
1732, » lisez : en 1733, ou mieu.x en 1734 (33, l'édition en anglais; 34, l'édition en
français).
Ibid., p. 38. « OEdipe dit à Jocaste (acte I"...) », lisez : « OEdipe dit à Jocaste
(acte III...) ».
Tome X, page 98, note 2, deuxième ligne. Il faut 1757, et non 1758.
Tome X, épltre xi, à Samuel Bernard, p. 230. Cette épître, classée sous l'an-
née 1716, ne peut être que de 1731 à 1733.
Tome X, épître à M»"^ Denis, p. 344. — 1749, et non 1748.
Tome X, épître xcvii, p. 389. Cettre épître, datée de 1766, est de 1765; elle
se trouve dans VAlmanach des Muses de 1766, ou Choix des meilleures pièces de
poésies fugitives, qui ont paru en 1765. C'est la réponse à une épître du cheva-
lier de Boufflers qui commence ainsi :
Je fus, dans mon printemps, guidé pai- la folie.
Tome X, page 567, note 1 : « Le quatrain peut être de la même année (1761).»
Bettinelli rendit visite à Voltaire au mois de novembre 1758. Voyez ci-après le
récit qui fait partie des Documents biographiques. Le quatrain n" 227 des Poésies
mêlées est du mois de décembre suivant.
Tome XXI, p. 5, dernière ligne : « Cette édition, que Beuchot croit sortie des
presses de Cramer. » M. Bengesco ne le croit pas, et il paraît même que l'indica-
tion de Beuchot ne se rapporte pas à cette édition, mais à une autre de la même
année. L'édition de 1768 est, dit M. Bengesco, parisienne et corrompue. Peut-
être l'introduction des sommaires pourrait-elle se défendre tout de môme. Ces
intitulés n'auraient-ils pas été demandés à part à l'auteur? En tout cas, le lec-
teur reste juge de l'innovation; nous en avons fait surtout valoir l'utilité.
Tome XXII, p. 75. L'avertissement de Beuchot est reproduit tel quel; il s'y
trouve quelques erreurs. Il doit être rectifié au moyen de l'article de la Notice
bibliographique, tome L, page 530.
Tome XXIV, p. 155. Sur la date de ce Fragment d'une lettre de lord Boling-
broke, voyez la Notice bibliographique, tome L, page 560.
Tome XXV, page 188, note 2. Ajoutez : « Ce sonnet n'est pas de Zappi, mais
de Fiiicaia ».
xïxvi PRINCIPALES ABRÉVIATIONS.
Tome XXXIII, page 451. Le dernier paragraphe de la lettre des 4 et 6 novembre
à d'Argental ne peut être de l'année 1734, car d'Argental ne se maria qu'en
1737.
Tome XXXVl, page 359, dernière ligne, n Éditeurs, de Cayrol et François.»
MM. de Cayrol et François ont en effet donné celte lettre dans leur recueil de
18.56. Mais elle avait été antérieurement, en avril 1839, publiée à part par
M. Serge Poltoratzki, de Moscou. Nous ne nous sommes pas fait une obligation de
rechercher toujours le premier éditeur; mais, ici, il eût été juste de mentionner
la plaquette de M. Poltoratzki de préférence au volume où elle a été réimprimée
avec la date inexacte de 1750.
Tome XXXVIII, page 151. M. L.-I). Petit, de Leyde, dans le Livre du 10 no-
vembre 1882, a relevé le post-scriptum suivant de la lettre 2675 : « Je serai mis
en prison pour votre ouvrage : voilà l'obligation que je vous aurai. »
PRINCIPALES ABREVIATIONS
G.
A.
Georges Avenel.
E.
B.
Évariste Bavoux.
B.
Beuchot.
E.
B.
Emile de LabcdoUière.
H.
B.
Henri Beaune.
C.
de Cayrol.
Cl.
Clogenson.
D.
D'' Délavant.
G.
D.
Gust. Desnoiiesterres.
A.
F.
Alph. François.
A.
G.
A. Geoffroy.
L.
G.
Louis Grégoire.
L.
La Beaumelle.
L.
M.
Louis Moland.
P.
Poniatowski.
R.
Ravenel.
K.
Kehl, les éditeurs de Kehl (Condorcct et Decroi.\).
Les abréviations nombreuses employées dans les tables de la Correspondance
s'cNpliqueront en recourant à chaque lettre et à la note qui l'accompagne. Il serait
trop long et inutile d'en dresser ici le tableau.
JUGEMENTS
SUR VOLTAIRE.
PREMIÈRE ÉPOQUE
DIDEROT.
On ne saurait arracher un cheveu à cet homme sans lui faire jeter les
liauts cris. A soixante ans passés il est auteur, et, auteur célèhre, il n'est
pas encore fait à la peine. Il ne s'y fera jamais. L'avenir ne le corrigera
point. Il espérera le bonheur jusqu'au moment où la vie lui échappera.
... Qu'il nous conserve une vie que je regarde comme la plus précieuse
et la plus honorable à l'univers. On a des rois, des souverains, des minis-
tres, des juges en tout temps; il fi)ut des siècles pour recouvrer un homme
comme lui.
... C'est Voltaire qui écrit pour cette malheureuse famille des Calas. Oh!
mon ami, le bel emploi du génie ! Il faut que cet homme ait de l'âme, de
la sensibilité, que l'injustice le révolte, et qu'il sente l'attrait de la vertu.
Eh! que lui sont les Calas? Qu'est-ce qui peut l'intéresser pour eux? Quelle
raison a-t-il pour s'occuper de leur défense?
... Quand il y aurait un Christ, je vous assure que Voltaire serait sauvé.
(Mémoires.)
MARMONTEL.
On sait avec quelle bonté Voltaire accueillait les jeunes gens qui s'an-
nonçaient par quelques talents pour la poésie : le Parnasse français était
comme un empire dont il n'aurait voulu céder le sceptre à personne au
monde, mais dont il se plaisait h voir les suje's se multiplier...
Les conversations de Voltaire et de Vauvenargues étaient ce que jamais
on peut entendre de plus riche et de plus fécond. Celait, du côté de Vol-
taire, une abondance intarissable de faits intéressants et de traits de lu-
mière. C'était, du côté de Vauvenargues, une éloquence pleine d'aménité,
de grâce et de sagesse. Jamais dans la dispute on ne mit tant d'esprit, de
xxxviii JUGEMENTS SUR VOLTAIRE.
douceur, de bonne foi, et, ce qui me charniait plus encore, c'était, d'un
côté, le respect de Vauvenargues pour le génie de Voltaire, et, de l'autre,
la tendre vénération de Voltaire pour la vertu de Vauvenargues...
Voltaire avait cherché la gloire par toutes les routes ouvertes au génie,
et l'avait méritée par d'immenses travaux et par des succès éclatants; mais
sur toutes ces routes il avait rencontré l'envie et toutes les furies dont elle
est escortée. Jamais homme de lettres n'avait essuyé tant d'outrages, sans
autre crime que de grands talents et l'ardeur de les signaler. On croyait
être ses rivaux en se montrant ses ennemis; ceux qu'en passant il foulait aux
pieds l'insultaient encore dans leur fange. Sa vie entière fut une lutte, et il
y fut infatigable. Le combat ne fut pas toujours digne de lui, et il y eut en-
core plus d'insectes à écraser que de serpents à étouffer. Mais il ne sut jamais
ni dédaigner ni provoquer l'offense : les plus vils de ses agresseurs ont été
flétris de sa main ; l'arme du ridicule fut l'instrument de ses vengeances, et
il s'en fit un jeu redoutable et cruel. Mais le plus grand des biens, le repos,
lui fut inconnu. {Mémoires.)
PALISSOT.
Il était frondeur à Londres, courtisan à Versailles, chrétien à Nancy,
incrédule à Berlin. Dans la société, il jouait tour à tour les rôles d'Aris-
tippe et de Diogène...
Il passait de la morale à la plaisanterie, de la philosophie à l'enthou-
siasme, de la douceur à l'emportement, de la flatterie à la satire, de l'amour
de l'argent à l'amour du luxe, de la modestie d'un sage à la vanité d'un
grand seigneur...
Ces contrastes singuliers ne se faisaient pas moins remarquer dans son
physique que dans son moral. J'ai cru remarquer que sa physionomie par-
ticipait à celle de l'aigle et à celle du singe : et qui sait si ces contrastes ne
seraient pas le principe de son goût favori pour les antithèses?... Combien
de fois ne s'est-il pas permis d'allier à la gravité de Platon les lazzis d'Ar-
lequin!
SAliATIEP. DE CASTRES.
De grands talents, et l'abus de ces talents porté aux derniers excès; des
traits dignes d'admiration, une licence monstrueuse; des lumières capables
d'honorer son siècle, des travers qui en sont la honte; des sentiments
•lui ennoblissent l'humanité, des faiblesses qui la dégradent; tous les
charmes de l'esprit, et toutes les petitesses des passions; l'imagination
la plus brillante, le langage le plus cynique et le plus révoltant; de la
philosophie, et de l'absurdité; la variété de l'érudition, et les bévues de
l'ignorance; une poésie riche, et des plagiats manifestes; de beaux ou-
vrages, et des productions odieuses; de la hardiesse, et une basse adu-
lation; des hommages à la religion, et des blasphèmes; des leçons de
vertu, et l'apologie du vice; des anatlièmes contre l'envie, et l'envie avec
tous ses accès; des protestations de zèle pour la vérité, et tous les artifices
JUGEMENTS SUR VOLTAIRE. xxxix
de la mauvaise foi; l'enthousiasme de la tolérance, et les emportements de
la persécution : telles sont les étonnantes contrariétés qui, dans un siècle
moins inconséquent que le nôtre, décideront du rang que cet homme unique
doit occuper dans l'ordre des talents et dans celui de la société. {Les Trois
Siècles de la lillérature.)
MARIE-JOSEPH CHÉNIER.
Voltaire, le talent le plus étendu, le plus varié, non pas seulement de
son siècle, mais de tous les âges; doué d'une activité sans exemple, et
d'un zèle dévorant pour la cause de l'humanité, introduisit à la fois
l'esprit philosophique dans l'épopée, dans la tragédie, dans l'histoire,
dans la critique, dans les romans, dans la poésie légère. Il employa contre
les ennemis de la raison, tantôt le sarcasme ingénieux d'Horace, tantôt
l'inépuisable enjouement d'Arioste..., et, durant soixante années, exerça
sur l'Europe entière une influence plus grande que celle du pouvoir, que
celle même du despotisme, car l'influence était l'opinion : seule autorité
sans limites.
On peut lui reprocher d'avoir médiocrement aimé la liberté. On peut
aussi lui reprocher d'avoir souvent déifié les tyrans et la tyrannie... En fai-
sant marcher l'esprit de son siècle, Voltaire dépendait lui-même de cet es-
prit, ou peut-être il a cru qu'il devait subir un joug pour qu'on lui permît
d'en briser un autre. [Œuvres complètes.)
CHATEAUBRIAND.
Tandis que l'Église triomphait encore, déjà Voltaire faisait renaître la
persécution de Julien. Il eut l'art funeste, chez un peuple capricieux et
aimable, de rendre l'incrédulité à la mode". Il enrôla tous les amours-
propres dans cette ligue insensée; la religion fut attaquée avec toutes les
armes, depuis le pamphlet jusqu'à l'in-folio, depuis l'épigramme jusqu'au-
sophi.sme.
Des critiques judicieux ont observé qu'il y a deux hommes dans Vol-
taire: l'un plein de goût, de savoir, de raison; l'autre qui pèche par les dé-
fauts contraires à ces qualités.
Il est bien à plaindre d'avoir eu ce double génie qui force à la fois à
l'admirer et à le haïr. Il édifie et renverse; il donne les exemples et les pré-
ceptes les plus contraires; il élève aux nues le siècle de Louis XIV et attaque
ensuite en détail la réputation des grands hommes... tour à tour il encense
et dénigre l'antiquité; il poursuit, à travers soixante-dix volumes, ce qu'il
appelle l'infâme, et les morceaux les plus beaux de ses écrits sont inspirés
par la religion. Tandis que son imagination vous rit, il fait luire une fausse
raison qui détruit le merveilleux, rapetisse l'àme et borne la vue. Excepté
dans quelques-uns de ses chefs-d'œuvre, il n'aperçoit que le côté ridicule
des choses et des temps, et montre, sous un jour hideusement gai, l'homme
XL JUGEMENTS SUR VOLTAIRE.
à l'homme. Il charme et fatigue par sa mobilité ; il vous enchante et vous
dégoûte; on ne sait quelle est la forme qui lui est propre : il serait insensé,
s'il n'était si sage, et méchant, si sa vie n'était remplie de traits de bienfaisance.
Au milieu de ses impiétés, on peut remarquer qu'il haïssait les sophistes. Il
aimait naturellement les beaux-arts, les lettres, et la grandeur, et il n'est pas
rare de le surprendre dans une sorte d'admiration pour la cour de Rome.
Son amour-propre lui fit jouer toute sa vie un rôle pour lequel il n'étdit pas
fait, et auquel il était fort supérieur. Il n'avait rien en effet de commun avec
MM. Diderot, Raynal et d'Alembert. L'élégance de ses mœurs, ses belles
manières, son goût pour la société, et surtout son humanité, l'auraient vrai-
semblablement rendu un des plus grands ennemis du régime révolutionnaire.
Il est très-décidé en faveur de l'ordre social, sans s'apercevoir qu'il le sape
parles fondements en attaquant l'ordre religieux. Ce qu'on peut dire sur lui
de plus raisonnable, c'est que son incrédulité l'a empêché d'atteindre à la
hauteur où l'appelait la nature, et que ses ouvrages, excepté ses poésies
fugitives, sont demeurés au-dessous de son véritable talent.
Voltaire n'a flotté parmi tant d'erreurs, tant d'inégalités de slyle et de
jugement, que parce qu'il a manqué du grand contre-poids de la religion.
L'on sera forcé de conclure... que. Voltaire ayant soutenu éternellement
le pour et le contre, et varié sans cesse dans ses sentiments, son opinion
en morale, en philosophie et en religion, doit être comptée pour peu de
chose. [Génie (la Christianisme.)
GOETHE.
Génie, imagination, profondeur, étendue, raison, goût, philosophie,
élévalion, originalité, naturel, esprit et bel esprit et bon esprit, variété,
justesse, finesse, chaleur, charme, grâce, force, instruction, vivacité, cor-
rection, clarté, élégance, éloquence, gaieté, moquerie, pathétique et vérité :
voilà Voltaire. C'est le plus grand homme en littérature de tous les temps;
c'est la création la plus étonnante de l'Auteur de la nature.
LAVATER.
Nous voyons ici un personnage plus grand, plus énergique que nous.
Nous sentons notre faiblesse en sa présence, mais sans qu'il nous agran-
disse; au lieu que chaque être qui est à la fois grand et bon ne réveille
pas seulement en nous le sentiment de notre faiblesse, mais par un charme
secret nous élève au-dessus de nous-mêmes et nous communique quelque
chose de sa grandeur. [Sur Voltaire.)
SCHLEGEL.
On ne trouve dans Voltaire ni un véritable système d'incrédulité, ni
en général des principes solides ou des opinions philosophiques arrêtées,
JUGEMENTS SUR VOLTAIRE. xli
ni une manière particulière d'émettre le doute philosophique. De même
que les sophistes de l'antiquité faisaient briller leur esprit, en exposant
et en soutenant tour à tour et avec la plus belle éloquence les opinions les
plus opposées, de même aussi Voltaire écrit d'abord un livre sur la Provi-
dence, puis un autre dans lequel il la combat. Ici, du moins, il est assez
sincère pour que l'on puisse facilement reconnaître auquel des deux ou-
vrages il a travaillé avec le plus de plaisir. En général, il s'abandonnait,
suivant son caprice et suivant les circonstances, à l'esprit de plaisanterie
que lui inspirait sa répugnance pour le christianisme, et en partie aussi
pour toute espèce de religion. Sous ce rapport, son esprit agit comme un
moyen désorganisateur pour l'anéantissement de toute philosophie grave,
morale et religieuse. Cependant je pense (pie Voltaire a été encore plus dan-
gereux par les idées qu'il a accréditées sur l'histoire cpie par ses railleries
amères contre la religion....
L'essence de cette manière d'envisager l'histoire, dont Voltaire est le
créateur, consiste dans la haine qui éclate partout, à toute occasion et sous
toutes les formes ima.iiinables, contre les religieux et les prêtres, contre le
christianisme et contre toule religion. Dans ce point de vue politique
domine une prédilection étroite, inapplicable à l'Europe, pf)ur tout ce
qui est républicam; et souvent, avec une fausse appréciation et une con-
naissance très-imparfaite du véritable esprit républicain et de la véritable
république....
Huelque penchant qu'il eût ;i rendre hommage à la vanité de sa nation,
il avait cependant parfois des moments d'humeur et de mécoiitenlement
où il s'exprimait îi son égard avec sincérité et même avec amertume,
comme dans ces mots : « Il y a du tigre et du singe dans la nation française »,
qu'on eût pu facilement rétorquer contre lui-même; tant il était impossible
il cet esprit mordant de traiter un sujet quelconque avec l'attention conve-
nable et une gravité soutenue. En flattant la vanité de sa nation, il lui
donna pour longtemps une fausse direction, dont les suites funestes n'ont
commencé à diminuer ipie lorsque les Français ont repris vis-à-vis des
autres nations une altitu^le naiurelle et plus convenable. [Uisloire de la
iJlUh'alure.)
MADAME DE STAËL.
. . En religion, les écrits de Voliaire, qui avait la tolérance pour but,
sont inspirés par l'esprit de la première moitié du siècle; mais sa misérable
et vaniteuse irréligion a flétri la seconde.
... Bayle ... est i'ar.«enal oii l'on a puisé toutes les plaisanteries du scep-
ticisme; Voltaire les a rendues pi(piantes par son esprit et sa grâce; mais le
fond de tout cela est toujours cpi'on doit meitre au nombie des rêveries tout
ce qui n'est pas aussi é\i lent qu'un(! expérience plnsique.
... Voltfiire sentait si bien l'influence que les systèmes métaphysiques
exercent sur la tendance généiale des esprits, que c'est pour combattre
Leibnitz (ju'il a composé Candide. Il prit une humeur singulière contre les
XLii JUGEMENTS SUR VOLTAIRE.
causes finales, l'optimisme, le libre arbitre, enfin contre toutes les opinions
philosophiques qui relèvent la dignité de l'homme, et il fit Candide^ cet
ouvrage d'une gaieté infernale : car il semble écrit par un être d'une autre
nature que nous, indifférent à notre sort, content de nos souffrances, et
riant comme un démon, ou comme un singe, des misères de cette espèce
humaine avec laquelle il n'a rien de commun. Le plus grand poète du siècle,
l'auteur à'Alzire, de Tancrède, de Mérope, de Zaïre et de Brutus,
méconnut dans cet écrit toutes les grandeurs morales qu'il avait si digne-
ment célébrées....
Quand Voltaire, comme auteur tragique, sentait et pensait dans le rôle
d'un autre, il était admirable; mais quand il reste dans le sien propre, il
est persifleur et cynique. La même mobilité qui lui faisait prendre le carac-
tère des personnages qu'il voulait peindre ne lui a que trop bien inspiré le
langage qui, dans de certains moments, convenait à Voltaire.
Candide met en action cette philosophie moqueuse si indulgente en
apparence, si féroce en réalité; il présente la nature humaine sous le plus
déplorable aspect, et nous offre pour toute consolation le rire sardonique
qui nous affranchit de la pitié envers les autres, en nous y faisant renoncer
pour nous-mêmes.
C'est en conséquence de ce sj'stème que Voltaire a pour but, dans son
Histoire universelle, d'attribuer les actions vertueuses, comme les grands
crimes, à des événements fortuits qui ôtent aux unes tout leur mérite et
tout leur tort aux autres. [De l'Allemagne.)
NAPOLÉON BONAPARTE.
Voltaire, dans ses tragédies, est plein de boursouflure, de clinquant,
toujours faux, ne connaissant ni les hommes, ni les choses, ni la vérité, ni
les grandeurs, ni les passions. Il est étonnant combien peu il supporte la
lecture. Quand la pompe de la diction, les prestiges de la scène, ne trom-
pent plus l'analyse ni le goût, alors il perd immédiatement mille pour cent.
On ne croira qu'avec peine qu'au moment de la Révolution Voltaire eut
détrôné Corneille et Racine. On s'était endormi sur les beautés de ceux-ci,
et c'est au Premier Consul qu'est dû ce réveil...
La France est de la religion de Voltiiire. [Mémorial.)
.JUGEMENTS SUR VOLTAIRE. xun
DEUXIEME ÉPOQUE
DE BONALD.
Un esprit supérieur fut constamment, chez cet homme célèbre, aux
ordres d'une passion violente et opiniâtre, sa haine désespérée contre le
christianisme...
Voltaire est depuis longtemps, parmi nous, un signe de contradiction...
Et ceux qui se donnent pour ses plus zélés partisans admirent ce talent,
précisément à cause de cet abus, qu'ils regardent comme un usage utile et
glorieux de la supériorité du génie.
Si cet homme célèbre se fût abstenu de parier des vérités qu'il n'a cessé
d'attaquer, et que, satisfait de la gloire d'embellir son siècle par ses écrits
poétiques, il n'eût pas ambitionné le dangereux honneur de le convertir à
ses opinions philosophiques, ses talents auraient trouvé des admirateurs et
n'auraient point fait d'enthousiastes.
... Il s'aperçut de bonne heure que, pour plaire à la multitude... il s'agissait
moin.o, comme il le disait lui-même, de frapper juste que de frapper
fort, et .surtout de frapper souvent, moins d'éclairer que d'éblouir; car il
calculait, cet homme habile, il calculait ses succès comme sa fortune; et
môme toute sa vie, il a mis dans sa conduite littéraire, ainsi que dans le
soin de ses affaires domestiques, plus d'art et de combinaison qu'il n'appar-
tient peut-être au génie...
11 jugea donc, sans trop de peine, qu'il fallait étonner les esprits super-
ficiels par l'universalité des talents, subjuguer les esprits faibles par
l'audace et la nouveauté des opinions, occuper les esprits distraits par la
continuité des succès. Sa longue carrière fut employée à suivre ce plan avec
une merveilleuse persévérance. Tout y servit, jusqu'aux boutades de son
humeur et à la fougue de son imagination...
Ainsi Voltaire commenta à la fois la philosophie de Newton et le chant
d'amour du Cantique des cantiques. Il fit un poëme épique et des poëmes
bouffons, des tragédies bien pathétiques et des poésies légères bien licen-
cieuses, de grandes histoires et de petits romans. 11 voulut être philosophe
et môme théologien...
Voltaire subjugua les esprits faibles par l'audace jusque-là inouïe de ses
opinions, et il imposa à sa nation et 'a l'Europe par le mépris qu'il afficha pour
tout ce qu'elles avaient jusqu'alors mis au premier rang de leurs croyances
et de leurs institutions... Cette hardiesse passait pour de la force d'esprit
et de caractère, et on lui en faisait honneur dans le monde; tandis que
l'auteur, épouvanté lui-môme de son audace, et plus timide qu'il ne con-
venait à un chef de secte, tantôt anonyme, tantôt pseudonyme, tremblant
d'être reconnu..., confiait ses terreurs à ses anges gardiens de Paris, leur
XLiv JUGEMENTS SUR VOLTAIRE.
recommandait de désavo'jer en son nom ses écrits..., et communiait en
public pour faire croire à sa catholicité.
Enfin, du premier moment qu'il commença sa course, cet astre fut tou-
jours sur l'horizon. La plume infatigable de Voltaire, et sa haine indéfec-
tible contre la religion chrétienne, ne se reposèrent pas un instant. Il
occupe à lui seul, pendant soixante ans, toutes les trompettes de la Re-
nommée.
Ce fut donc à juste litre que la Révolution, à sa naissance, salua Voltaire
comme son chef...
En vain les partisans de Voltaire lui font honneur de ses prédications
éternelles de bienfaisance et de tolérance. Il a prêché la bienfaisance la haine
dans le cœur, et son amour pour le genre humain, dont il a toujours ex-
cepté la religion chrétienne, ses disciples et ses minisires, a justifié les plus
horribles persécutions... Il a fait les malheurs de l'Europe en égarant la
France, la tête de ce grand corps. Il a fait les malheurs de la France, en y
faisant germpr, avec sa philosophie, le mépris et la moquerie des choses
graves, et l'estime des choses frivoles. Sa gloire passera... L'homme a été
reconnu, ses passions, son orgueil, sa malignité... Son empire est détruit, et
né avec son siècle, il passera avec lui. [Mélanges littéraires.)
VILLEMAIN.
Voltaire, le plus puissant rénovateur des esprits depiis Luther, et
l'homme qui a rais le plus en commun les idées de lEurope par sa gloire,
sa longue vie, son merveilleux esprit et son universelle clarté.
... Mais combien ces entraves du pouvoir, ces résistances du préjugé, ne
devaient-elles pas irriter le bon sens hardi etle génie moqueur de Voltaire!
Qjelle tentation pour lui de secouer à la fois tous les liens qui le garrottent,
et de confondre, dans son impatience, le sentiment religieux et le joug
ecclésiastique! Obligé de tout invoquer à son aide, jusqu'aux vices de son
temps, n'a-t-il pas quelquefois flatté la corruption pour dominer les esprits
et propager sa philosophie par sa morale? Préoccupé d'une lutte contem-
poraine^ n'a-l-il pas porté les passions et l'esprit railleur dans l'histoire des
vieux temps? Ami sincère de 1 humanité, de la justice et de tout ce qui
embellit la vie, n'a-t-il pas miné la société par un scepticisme épicurien
qui vaut encore moins pour la liberté que pour le pouvoir? Cette grande
gloire est bien mêlée; celle statue d'or a des pieds d'argile, et cependant....
la puissance de Voltaire sur l'esprit humain ne peut être méconnue. [Cours
de littérature.)
AUGUSTE COMTE.
Malgré leur utilité passagère, les services négatifs de ces hommes (Lu-
ther, Calvin, Rousseau, Voltaire, etc.) exigent trop peu de valeur intellec-
tuelle, et supposent de trop vicieuses dispositions morales pour admettre la
consécration personnelle.
Je n'attendis jamais que des entraves, spontanées ou concertées, chez
JUGExMENTS SUR VOLTAIRE. xlv
les débris arriérés des sectes superficielles immorales émanées de Voltaire
et de Rousseau.
LITTRÉ.
Entre les notions absolues et les notions relatives, ce qui est décisif,
c'est la démonstration toujours impossible dans les premières, à côté de la
démonstration toujours présente dans les autres.
Ce caractère, respectivement propre aux notions positives et aux notions
absolues, a été saisi ot signalé par Voltaire dans son admirable conte de
Micromégas... {Conservaiion, Révolution el Positivisme.)
VICTOR COUSIN.
Qu'est-ce en effet que Voltaire? Le bon sens un peu superficiel; or, à
ce degré, le bon sens mène toujours au doute. Voilà comment la philoso-
phie habituelle de Voltaire consiste à n'épouser aucun système, et à se
moquer un |)eu de tous; c'est le scepticisme sous sa livrée la plus brillante
et la plus légère.
Avant que Voltaire connut l'Angleterre et Locke, il n'était pas Voltaire,
et lexviii^ siècle se cherchait encore... Voltaire reçut ses premières impres-
sions de la société de Ninon et de la tradition affaiblie de la minorité scep-
tique du xvi:" siècle. Il ne fut d'abord qu'un bel esprit frondeur. Pour con-
vertir son humeur malicieuse en une opposition systématique et lui inspirer
la passion infaiigable, l'unité, le séiieux môme sous le voile de la plaisan-
terie, qui firent de Voltaire un chef d'école, il fallut qu'il rencontrât dans
un pays voisin... un grand parti en possession de toute une doctrine.
... En arrivant en Angleterre, Voltaire n'était qu'un poëte mécontent;
l'Angleterre nous le rendit philosophe, ami de l'humanité, soldat déclaré
d'une grande cause; elle lui donna une direction déterminée et un fonds
d'idées sérieuses en tout genre, cnpable de défrayer une longue vie d'écrits
solides et aussi d'épi grammes.
... Voltaire a répandu, popularisé la philosophie de Locke. Il n'a, par
lui-même, trouvé aucun principe ni même aucun argument nouveau, gé-
néral ou paiticulier. Ce serait prendre trop au sérieux ce charmant esprit,
ce prince des gens de lettres, que d'en faire un métaphysicien, encore bien
moins un métaphysicien original.
Voltaire, nous l'avons dit, c'est le bon sens superficiel. Il n'avait guère
étudié la philosophie. Incapable de longues létlexions, un instinct heureux
le portait d'abord du côté du vrai. Toutes les extrémités réiaignaient à sa
raison. Il avait un sentiment trop vif de la réalité pour se|iayer d'hypothèses,
et trop de goût pour s'accommoder d'une docirine qui eût ie moins du
monde l'apparence pédantesiiue. Il ne lui fallait pas même de bien hautes
conceptions, des spéculations très-profondes... Tout ce qui dépasse un cer-
tain point que peut atteindre d'une première vue un esprit prompt et juste
le surpassa. Son bon sens incline au doute. Le doute devient-il à son tour
XLVi JUGEMENTS SUR VOLTAIRE.
dogmatique, il l'abandonne; il ne s'engage pas; il craint le chimérique, et,
par-dessus tout, le ridicule. Ajoutez à ces dispositions une âme naturelle-
ment amie du bien, quoique la passion et cette malheureuse vanité d'homme
de lettres l'égarent souvent.
... Il avait trouvé ce qu'il cherchait, une vérité philosophique un peu
mondaine, ennemie des abstractions, des chimères de toute sorte, pleine de
faits, d'observations intéressantes et judicieuses, et sceptique sans excès.
... Rendons-lui cette justice que dans ses plus mauvais jours il n'a jamais
douté de Dieu. 11 a même pleinement admis la liberté... A quels excès ne
l'a pas conduit la déplorable habitude de tourner tout en moquerie! {His-
toire générale de la philosophie.]
PIERRE LEROUX et JEAN REYNAUD.
Considéré comme homme appartenant à son temps et à son pays, Voltaire
représente évidemment la bourgeoisie, ou le tiers état arrivant à supplanter
la noblesse, le clergé, la monarchie. Il fut imprégné de bonne heure de tout
le ferment de liberté, d'ambition et d'audace qui était dans cette bourgeoi-
sie, et qui, après lui, et grâce à lui, se révéla au monde par la Révolution
de 89. Alors on vit clairement que Voltaire représentait la bourgeoisie; l'As-
semblée constituante fut voltairienne, mais la Convention fut disciple de
Rousseau.
... L'éducation, la fortune, tout le favorisa.
... En comparaison des hommes de son temps, de quoi donc accuse-t-on
Voltaire? L'accusera-t-on de l'immoralité qui régnait autour de lui? Est-ce
lui, par hasard, qui a produit la Régence? Est-ce lui qui a produit la cour
de Louis XV? De quel prince, de quel roi, de quel ministre de ce temps
a-t-il été le corrupteur? Il a eu de l'influence sur les souverains du Nord,
sur Frédéric, sur Catherine; mais lisez l'histoire, et vous verrez si c'est lui
qui les a corrompus. Une horrible barbarie, source d'épouvantables crimes,
régnait alors dans ces cours du Nord, de même qu'une corruption raffinée
régnait en France.
Voltaire, supérieur par ses aspirations à tout ce grand troupeau vulgaire,
papes, rois, princes, ministres, nobles et prêtres, qui s'agitaient autour de
lui, n'avait pourtant pas, dans cette vague religion qu'il nommait, d'après
ses maîtres, déisme, une base assez solide pour n'être pas lui-même
ébranlé; et souvent la nuée lumineuse disparaissait à ses yeux. Alors il
n'était plus qu'un destructeur. Est-ce complètement sa faute? et ne remplis-
sait-il pas, avec la mesure de vérité qu'il possédait, un rôle nécessaire, un
rôle utile? La vieille religion n'était plus qu'un nuage fétide sur un étang
bourbeux : il fallait bien que la foudre éclatât dans ce nuage pour le dis-
siper et renouveler Tatmosphère.
Et afin que l'œuvre nécessaire s'accomplît, il ne manquait pas de persé-
cuteurs acharnés après Voltaire pour aiguillonner son courage, pour l'en-
flammer de colère, et produire sur lui cet enivrement et celte fureur aveugle
JUGEMENTS SUR VOLTAIRE. XLVii
que les toréadors, quand ils veulent faire combattre leur ennemi, excitent à
plaisir.
... Certes, Voltaire a fait faire un grand pas à la science de l'histoire.
C'est à lui, puisque les tentatives avortées de Vico restèrent sans éclat et
sans retentissement, c'est à lui, après Bossuet (qui fut en effet, comme il le
dit, non pas son modèle, mais son initiateur), que nous devons d'avoir
conçu l'histoire sous un point de vue plus vaste que les anciens.
Hume, Robertson, Gibbon, sortirent de son école. Il a préparé ainsi cette
science vraiment nouvelle, qui sera une des colonnes fondamentales de la
doctrine dogmatique de l'avenir, la philosophie de l'histoire...
Qu'est-ce que Voltaire? quel fut son vrai rôle dans le développement de
l'humanité? quel est son vrai caractère?
Voltaire n'est pas fondamentalement un prophète de l'avenir, il est fon-
damentalement un critique du passé : son œuvre principale ne fut pas de
fonder, mais de détruire. Je l'ai appelé plus haut l'Antéchrist nécessaire. Ce
mot le résume en effet pour moi...
Voltaire, au xviii" siècle, fut l'orateur du genre humain, qui demandait à
briser ses chaînes.
Ce qu'on peut donc uniquement demander à Voltaire, c'est s'il avait en
lui le principe, le germe de la vie nouvelle. Avec quoi a-t-il détruit, et
virtuellement détruisait-il pour reconstruire? Voilà la vraie question.
Il y a des admirateurs de Voltaire qui ont fait du néant sa gloire. Rien
n'est beau, à leurs yeux, comme le néant. N'avoir dans le cœur ni foi, ni
espérance, ni charité, voilà le sublime, selon eux, et, selon eux, tel fut Vol-
taire... Mais, à leur tour, les défenseurs obstinés du passé se sont attachés à
la portion nécessaire de scepticisme qui était dans Voltaire pour ne voir en
lui qu'un pur sceptique.
Il fut sceptique en effet, mais il fut religieux, car il fut déiste. Son double
rôle fut de détruire et de préparer. Il fut sceptique pour détruire et déiste
pour préparer. {Encyclopédie nouvelle.)
J. DE MAISTRE.
Le Chevalier'. — Ohl mon cher ami, vous êtes trop rancunier envers
Krançois-Marie Arouet. Cependant il n'existe plus. Comment peut-on con-
server tant de rancune contre les morts ?
Le Comle. — Mais ses œuvres ne sont pas mortes, elles vivent, elles
nous luenl; il nous semble que ma haine est suffisamment justifiée.
Le Chevalier. — iV la bonne heure; mais il ne faut pas que ce sentiment
nous rende injuste envers un si beau génie, et ferme nos yeux sur ce talent
universel qu'on doit regarder comme une brillante propriété do la France.
Le Comle. — Beau génie tant qu'il vous plaira, monsieur le chevalier;
il n'en est pas moins vrai qu'en louant Voltaire il ne faut le louer qu'avec
une certaine retenue, j'ai presque dit à contre-cœur. L'admiration effrénée
dont trop de gens l'entourent est le signe infaillible d'une âme corrompue. _
XLviii ,)UGE3IENTS SUR VOLTAIRE.
Qu'on ne se fasse point illusion; ?i quelqu'un, en parcourant sa biblio-
thèque, se sent attiré vers les œuvres de Ferney, Dieu ne l'ai/ne pas. Sou-
vent on s'est moqué de l'autorité ecclésiastique, qui condamnait les livres
m odium auctoris : en vérité, rien n'est plus juste. Refusez les honneurs
du génie à celui qui abuse de ses dons. Si cette loi était sévèrement obser-
vée, on verrait bientôt disparaître les livres empoisonnes. Mais, puisqu'il
ne dépend pas de nous de la promulguer, L'ardoos-nous au moins de donner
dans l'excès, bien plus répréhensible qu'on ne le croit, d'exalter sans me-
sure les écrivains coupables, et celui-là surtout. Il a prononcé contre lui-
même, et sans s'en apercevoir, un arrêt terrible; c;ir c'est lui qui a dit :
Un esprit corrompu ne fut jamais sublime.
Rien n'est plus vrai, et voila pourquoi Voltaire avec ses cen' volumes ne
fut jamais que _/oii. J'excepte la tragédie... Du reste, je ne puis souffrir
l'exagération qui le nomme universel. Il est nul dans l'ode. Et qui pour-
rait s'en étonner? L'impiété réfléchie avait tué chez lui la flamme divine de
l'enthousiasme; il est encore nul, et même jusqu'au ridicule, dans le drame
lyrique, son oreille ayant été fermée absolument au.\ beautés harmoniques
comme ses yeux l'étaient à celles de l'art.
Dans les genres qui paraissent les plus analogues à son talent naturel, il
se traîne : ainsi il est médiocre, froid, et souvent (qui le croirait?) lourd
et grossier, dans la comédie;, car le méchant n'est jamais comique. Par la
même raison, il n'a pas su faire une épigramme, la moindre gorgée de son
fiel ne pouvant couvrir moins de cent vers. S'il essaye la satire, il glisse
dans le libelle. Il est insupportable dans l'histoire, en dépit de son art, de
son élégance et des grâces de son .style, aucune qualité ne pouvant remplacer
celles qui lui manquent et qui sont la vie de 1 histoire, la gravité, la bonne
foi et la dignité. Quant k son poëme épique, je n'ai pas le droit d'en parler;
car, pour juger un livre, il faut l'avoir lu, et, pour le lire, il faut être éveillé.
Une monotonie as-oupissante plane sur la plupart de ses écrits, qui n'ont
que deux sujets, la Bible et ses ennemis : il blasphème ou il insulte. Sa plai-
santerie si vantée est cependant loin. d'être irréprochable; le rire qu'elle
excite n'est pas légitime; c'est une grimace. N'avez-vous jamais remarqué
que l'analhème divin fût écrit sur son visage? Après tant d'années, il est
lem|)S encore d'en faire l'expérience. Allez contempler sa figure au palais
de l'Ermitage : jamais je ne la regarde sans me féliciter de ce qu'elle ne
nous a point été transmise par quelque ciseau héritier des Grecs, qui aurait
su peut-être y répandre un certain beau idéal. Ici tout est naturel. 11 y a
autant de vérité dans cette tête qu'il y en aurait dans un plâtre pris sur le
cadavre. Voyez ce front abject que la pudeur ne colora jamais, ces deux
cialères éteints oîi semblent bouillonner encore la luxure et la haine, cette
bouche, — je dis mal peut-êire, mais ce n'est pas ma faute, — ce riclus
épouvantable courant d'une oreille à l'autre, et ces lèvres pincées par la
cruelle malice comme un ressort prêt l\ se détendre pour lancer le blas-
phème ou le sarcasme. Ne me parlez pas de cet homme, je ne puis en sou-
JUGEMENTS SUR VOLTAIRE. xlix
tenir l'idée. Ah! qu'il nous a uni du mal! Semblable à cet insecte, le fléau
des jardins, qui n'adresse ses morsures qu'à la racine des plantes les plus
précieuses, Voltaire, avec son aiguillon, ne cesse de piquer les deux racines
de la société, les femmes et les jeunes gens; il les imbibe de ses [)oisons,
qu'il transmet d'une généraiion à l'autre. C'est en vain que, pour voiler
d'inexprimables attentats, ses stupides admirateurs nous assourdissent de
tirades sonores où il a parlé supérieurement des objets les plus vénérés.
Ces aveugles volontaires ne voient pas qu'ils achèvent ainsi la condamna-
tion de ce coupable écrivain. Si Fénelon, avec la même plume qui peignit
les joies de l'Elysée, avait écrit le livre du Prince, il serait mille fois plus
vil et plus coupable que Machiavel. Le grand crime de Voltaire est l'abus
du talent et la prostitution d'un génie créé pour célébrer Dieu et la vertu.
Il ne saurait alléguer, comme tant d'autres, la jeunesse, l'inconsidération,
l'entraînement des passions et, pour terminer enfin, la triste faiblesse de notre
nature. Rien ne l'absout : sa corruption est d'un genre qui n'appartient qu'à
lui; elle s'enracine dans les dernières fibres de son cœur, et se fortifie de
toutes les forces de son entendement. Toujours alliée au sacrilège, elle brave
Dieu en perdant les hommes. Avec une fureur qui n'a pas d'exemple, cet
insolent blasphémateur en vient à se déclarer l'ennemi personnel du Sau-
veur des hommes; il ose, du fond de son néant, lui donner un nom ridi-
cule; et cette loi admirable que l'Homme-Dieii apporta sur la terre, il l'ap-
pelle l'infà/ue. Abandonné de Dieu, qui punit en se retirant, il ne connaît
plus de frein. D'autres cyniques étonnèrent la vertu, Voltaire étonne le
vice. Il se plonge dans la fange, il s'y roule, il s'en abreuve; il livre son
imagination à l'enthousiasme de l'enfer, qui lui prête toutes ses forces pour
le traîner jusqu'aux limites du mal. Il invente des prodiges, des montres
qui font [làlir. Paris le couronna, Sodome l'eût banni. Profanateur effronté
de la langue universelle et de ses plus grands noms, le dernier des hommes
après ceux qui l'aiment 1 Comment vous peindrais-je ce qu'il me fait éprou-
ver? Quand je vois ce qu'il pouvait faire et ce qu'il a fait, ses inimitables
talents ne m'inspirent plus qu'une espèce de rage sainte qui n'a pas de
nom. Suspendu entre l'admiration et l'horreur, quelquefois je voudrais lui
faire élever une statue... par la main du bourreau. {Soirées de Sainl-Pélers-
botirg. IV« Entretien.)
LORD BROUGHAM.
A la mention de Voltaire, la première idée qui se présente à l'esprit
n'est pas celle d'un phiiosuphe que ses investigations ont conduit au doute
sur les biises de la religion ou même jusqu'à l'incrédulité en fait de vérités
religieuses. On s'imagine plutôt un implacable ennemi de toute croyance
quant à l'évidence des choses invisibles, ennemi dont les assauts ont été
dirigés par des passions malicieuses, aidées de moyens peu scrupuleux, et
surtout se servant des armes illégales du ridicule, au lieu de la noble
arme de l'argument; en un mot, il est regardé comme un railleur, non
comme un penseur...
L d
L JUGEMENTS SUR VOLTAIRE.
Dans la philosophie expérimentale... je suis enclin à croire que sa per-
spicacité, son ardeur au travail, sa sagacité, et par-dessus tout son coura-
geux mépris de toute opinion reçue, ainsi que son habitude si profondément
enracinée de juger chaque proposition à sa propre valeur, l'auraient placé
par ses découvertes scientifiques à la tète de son siècle.
Si grands qu'aient été ses services littéraires, et aucun homme de lettres
n'en a rendu de plus éminents, — ils sont encore d'une valeur bien infé-
rieure aux bienfaits qui ont résulté de sa longue et ardente lutte contre
l'oppression, et surtout contre la tyrannie dans sa forme la plus détestable,
la persécution des opinions.
Toutes ses grossièretés... tout ce qui rend la lecture de ses ouvrages
dégoûtante en beaucoup d'endroits et blessante pour la décence la plus
commune dans certains autres... est pardonné, — non, oublié, — quand on
contemple cet homme dont on peut dire : Il a brisé nos chaînes. {Ariicle
Voltaire.)
A. VIN ET.
C'est par le nombre et l'immensité de leurs travaux que Bossuet et Vol-
taire ont chacun dominé leur siècle.... Il y a entre leurs deux destinées,
entre leurs deux rôles, plus d'un contra-te et plus d'un rapport....
... Ils ont fait, l'un et l'autre, de leur temps et de leurs facultés, tout ce
qu'un homme en peut faire.... Bossuet paraît au juste moment, sur tous les
points attaqués; Voltaire, l'envahisseur, se répand, si l'on peut dire ainsi,
dans toutes les directions, occupe tous les postes, ou, vingt fois abandonnant
chaque position, vingt fois l'attaque et la reprend....
Bossuet eut des disciples respectueux, Voltaire des partisans dévoués ;
Bossuet s'associa des collaborateurs. Voltaire des agents et presque des com-
plices : l'un gouvernait, l'autre conspirait.... La grande différence, c'est
qu'il (Bossuet) eut un public, et que Voltaire eut un peuple. Ce peuple,
Voltaire le créa, ou plutôt ses écrits l'évoquèrent.
Voltaire n'a pas eu ce miroir intérieur où l'homme se réfléchit; il ne
connut jamais le re[ientir, qui est une réflexion sur soi-même; il a persisté
dans sa longue carrière sans conscience de soi. Il a été l'homme naturel
sans résistance ni contre-poids.
Voltaire a une autre force...., il est le seul qui ait été, je ne dis pas
universel, je dis encore moins étendu, mais le seul qui ait éié flexible à
ce degré, et brillant là même où il est moins solide et moins fort que tel
autre.... Nulle part peut-être il n'est le premier, sinon dans la poésie fugi-
tive, où il demeure sans égal; mais il est partout, et partout il étincelle. Sa
spécialité, c'est de n'être pas spécial.
Voltaire a introduit un élément nouveau : la manière de comprendre la
vie....
Le caractère de Voltaire n'offre point la dignité des existences harmo-
nieuses, mais il a la force qui sejoint à l'irrégularité d'une nature vivement
contrastée. Aucun homme n'a été composé d'antithèses plus répétées.
... Il veut des améliorations dans le régime social; mais il rejette avec
JUGEMENTS SUR VOLTAIRE. li
colère tout ce qui pourrait atteindre à la racine des maux contre lesquels
il réclame.... La grossière indécence de ses attaques est devenue proverbiale.
Il fait continuellement appel aux préjugés, au lieu d'élever les esprits aux
généralités où il avait pu parvenir lui-même....
Véritablement le Dieu de Voltaire est un Dieu inventé, un Dieu imaginé
pour les besoins de la société. Le peuple ne peut se passer de cette croyance;
elle paraît à Voltaire raisonnable, spécieuse; l'idée de Dieu a de l'impor-
tance : conservons l'idée de Dieu. Ce théisme-là est une affaire de bon
sens. C'est le bon sens de Voltaire, et non son âme, qui demande un Dieu.
Quand il l'a, il n'en sait que faire,
La force de Voltaire fut de donner la passion pour interprète au bon
sens.... Voltaire a été, non pas savant, mais instruit.... Jamais, chez lui, la
répétition n'est fastidieuse. Voltaire fut le pamphlétaire par excellence. Ce
mot l'exprime tout entier. Poète épique, tragique, comique, satirique, Vol-
taire est pamphlétaire par-dessus tout....
En second lieu. Voltaire a eu le sentiment de la justice sociale, et plus
généralement l'instinct de la civilisation....
Toute l'œuvre de Voltaire a été une nécessité et une préparation....
Voltaire littérateur n'existe plus que dans l'histoire littéraire. Le siècle,
en fait d'art, ne se réclame plus de lui.... Maintenant l'incrédulité même
de Voltaire fait pitié à l'incrédulité savante de notre époque; il a fallu
creuser plus avant.
Personne n'a mieux servi la cause du prince des ténèbres que Voltaire;
mais si nous rentrons dans l'intérieur de son être...., nous n'y trouvons
qu'un homme semblable à beaucoup d'autres hommes. [Introduction à
l'Histoire de la Uilératarc française.)
TROISIEME EPOQUE
LOUIS BLANC.
Voltaire! Est-il permis de porter la main sur cette grande idole?... Car,
enlin, la route oiî marchent les générations vivantes, bonne ou mauvaise,
c'est Voltaire qui l'a tracée; et il a été tel que, soit par l'amour, soit par la
haine, le monde entier se trouve engagé dans les intérêts de sa gloire.
Quelle destinée! cire pendant soixante ans tout l'esprit, de l'Europe, être
l'histoire d'un siècle; écrire, et par là régner!... du fond d'une retraite
studieuse et enchantée, tenir les peuples en haleine, mettre leurs domina-
teurs en émoi;... noter la persécution d'infamie, lui faire peur; proclamer
LU JUGEMENTS SUR VOLTAIRE.
la tolérance; combattre et vaincre pour l'iiurnanilé; dans une conspiration
sans égale, se donner tous les prêtres pour ennemis, tous les rois pour
complices; ce que Luther n'avait ébranle que par des prodiges de colère,
l'abattre en souiiant et vivre heureux !...
Pourquoi ne dirions-nous pas de Voltaire que, d'une main puissante, il
aida au progrès en renversant l'ancienne forme de l'oppression et en avan-
çant ainsi l'heure de l'universelle délivrance, mais que, par ses opinions,
ses instincts, son but direct, il fut l'homme de la bourgeoisie, et de la bour-
geoisie seulement? S'il estjusie qu'on le glorifie pour avoir avec tant d'éclat
renversé la tyrannie qui s'exerçait par voie d'autorilé, il l'est aussi qu'on le
blâme d'avoir contribué à établir la tyrannie qui s'exeice par voie d'individua-
lisme... Le génie mérite qu'on le salue, mais il doit souffrir qu'on le juge...
Non, Voltaire n'aima pas assez le peuple. Qu'on eût allégé le poids de
leurs misères à tant de travailleurs infortunés, Voltaire eût applaudi sans
nul doute, par humanité; mais sa pitié n'eut jan)ais rien d'actif et qui vînt
d'un sentiment demociatique; c'était une pitié de grand seigneur, mêlée de
hauteur et de mépris.
... Avoir un cordonnier dans sa famille était presque, aux yeux de Vol-
taire, une flétrissure.
Il ne pouvait comprendre que l'auteur d'Éniileeùi fait de l'état de menui-
sier le complément d'une éducation philosophique...
Voltaire n'était pas fait, on le voit, pour chercher dans une révolution
politique et sociale le salut du peuple. Changer hardiment, profondément, les
conditions matérielles de l'État et de la société, il n'\^ songeait même pas, et
ne commença à s'en inquiéter que sur la fin de sa carrière, aux cris poussés
par Diderot, d'Holbach et Raynal.
Mais cette heure solennelle surprit Voltaire et le fit tressaillir. Gomme
Luther, il fut longtemps à découvrir la pente qui conduisait des abus reli-
gieux aux abus politiques, de la philosophie spéculative à la transformation
matérielle de la société.
... Il est permis de croire que, s'il eût siégé à la Convention, il se serait
violemment opposé à la condamnation de Louis XVI.
Ainsi, à l'exemple de Luther, à l'exemple de Calvin, Voltaire prêchait à
la fois la révolte contre les autorités spirituelles et la soumission aux pou-
voirs temporels. Révolutionnaire en religion, il n'entendait pas qu'on le fût
en politique.
... Voltaire eut ce rare bonheur que ses idées furent toujours servies par
les événements. Pendant qu'il pensait pour son siècle, son siècle agissait
pour lui. [Histoire de la Réooluiion française.)
P.-J, PROUDHOX.
Ce qui manque à notre génération, ce n'est ni un Mirabeau, ni un
Robespierre, ni un Ronaparte; c'est un Voltaire. Nous ne savons rien appré-
cier avec le regard d'une raison indépendante et moqueuse... {Confession
(Vun Révolu tionnaii'e. )
JUGE3IIiNTS SUR VOLTAIRE. i.iii
Nos vrais poèmes sociaux, nos révélations révolutionnaires sont Panla-
gruel, Roland furieux, Don. QuichoUc, Gil Blas, Candide, et, toute li-
cence à part, la Pucelle.
Ce que j'estime surtout en Voltaire, c'est l'excessive médiocrité de
sa Henriade. Je douterais de lui si, dans ce genre devenu impraticable, il
avait égalé seulement Dinte ou le Tasse. Le poëme de Voltaire se résume
en un mot : Écrasez Vinfcune.
Les cent hommes de goût pour lesquels Voltaire se vantait d'écrire se-
raient cent mille, si Voltaire écrivait encore. [De la justice dans la Révo-
lulion.)
EDGAR OU INET.
Je suis des yeux, pendant (|uarante années, le règne d'un homme qui
est à lui seul la direction spirituelle, non de son pays, mais de son époque.
Du fond de sa chambre, il gouverne le royaume des esprits; les intelli-
gences se règlent chaque jour sur la sienne; une parole écrite de sa
main parcourt en un moment l'Europe. Les princes l'aiment, les rois le
craignent; ils ne croient pas être sûrs de leur royaume, s'il n'est pas avec
eux. Les peuples, de leur coté, adoptent sans discuter, et répètent à l'envi
chacune des syllabes qui tombent de sa plume. Qui exerce cette incroyable
puissance que l'on n'avait vue nulle part depuis le moyen âge? est-ce un
autre Grégoire VU? est-ce un pape? non, c'est Voltaire.
Comment la puissance des premiers a-t-elle passé à l'autre? Se peut-il
que la terre tout entière ait été dupe d'un mauvais génie, envoyé par l'enfer?
Pourquoi cet homme s'est-il assis sans contestation sur le trône des esprits?
C'est que d'abord il faisait bien souvent l'œuvre réservée dans le moyen
âge à la papauté. Partout oîi éclate la violence, l'injustice, je le vois qui la
frappe de l'anathème de l'esprit. Qu'importait que la violence s'a[)pelât In-
(piisilion, Saint-Barthélémy, guerre Sacrée? il se plaçait dans une région su-
périeure à la pa[)auté du moyen âge. Dominant toutes les sectes, tous les
cultes, c'était la première fois qu'on voyait la justice idéale frapper la vio-
lence ou le mensonge partout où ils apparaissaient.
... Voltaire est l'ange d'extermination, envoyé par Dieu contre son Église
pécheresse.
11 ébranle, avec un rire, les portes de l'Église C'est le rirn de l'esprit
universel qui prend en dédain toutes les formes particulières, comme autant
de difformités; c'est l'idéal qui se joue du réel. Au nom des générations
muettes il s'arme de tout le sang qu'elle (l'Église) a versé, de tous les
bûchers, de tous les échafauds qu'elle a élevés, et qui devaient tôt ou tard
se retourner contre elle Ce qui fait de la colère de Voltaire un grand
acte de la Providence, c'es'. qu'il frappe, il bafoue, il accable l'É.'lise infi-
dèle, par les armes de l'esprit chrétien. Humanité, charité, fraternité, ne
sont-ce pas là les sentiments révélés par l'Évangile? il les retourne avec une
force irrésistible contre les violences des faux docte irs de l'Évangile...
L'esprit de Voltaire se promène ainsi sur la face do la cité divine; il trappe
à la fois de l'éclair, du glaive, du sarcasme; il verse le Ocl, l'ironio et la
Liv JUGEMENTS SUR VOLTAIRE.
cendre. Quand il est las, une voix le réveille et lui crie : Continue! Alors il
recommence; il s'acharne; il creuse ce qu'il a déjà creusé; il ébranle ce
qu'il a déjà ébranlé; il brise ce qu'il a déjà brisé! Car une œuvre si longue,
jamais interrompue et toujours heureuse, ce n'est pas l'affaire seulement
d'un individu; c'est la vengeance de Dieu trompé, qui a pris l'ironie de
l'homme pour instrument de colère.
Non, cet homme ne s'appartient pas; il est conduit par une force supé-
rieure. En même temps qu'il renverse d'une main il fonde de l'autre; et là
est la merveille de sa destinée. Il emploie toutes ses facultés railleuses à
renverser les barrières des Églises particulières; mais il y a chez lui un
autre homme ; plein de ferveur, celui-ci établit sur les ruines l'orthodoxie
du sens commun.
Il sent de toutes ses fibres le faux, le mensonge, l'injustice, non pas seu-
lement dans un moment du temps, mais dans chacune des pulsations du
genre humain.... Voltaire fait du droit chrétien le droit commun de l'huma-
nité Voltaire enveloppe la terre entière dans le droit de l'Évangile.
... Où a-t-il appris à se sentir contemporain de tous les siècles, à être
blessé jusque dans le plus intime de son être par telle violence individuelle
commise il y a quinze cents ans? Que signifie cette protestation universelle
de chaque jour contre la force? cette indignation que ni l'éloigneraent de
l'espace, ni les siècles des siècles ne peuvent calmer? Que veut ce vieillard,
qui n'a que le souffle, et qui se fait le concitoyen, l'avocat, le journaliste de
toutes les sociétés présentes et passées?
Quel est cet étrange instinct qui pousse cet homme à être partout
sensible et présent dans le passé? D'oiî vient cette charité nouvelle qui tra-
verse les temps et l'espace?
Qu'est-ce que cela, je vous prie, si ce n'est l'esprit chrétien lui-même,
l'esprit universel de solidarité, de fraternité, de vigilance, qui vit, sent,
souffre, et reste dans une étroite communion avec toute l'humanité présente
et passée? Voilà pourquoi la terre a proclamé cet homme comme la parole
vivante de l'humanité dans le xvni'= siècle. On ne s''est pas trompé sur les
apparences; il déchirait la lettre; il faisait éclater l'esprit universel. Voilà
pourquoi nous le proclamons encore.
Quelques personnes se sont écriées avec joie : Voltaire a disparu; il
a péri dans le gouffre avec toute sa renommée. .Mais c'était là un des arti-
fices de la gloire véritable, les médiocres seuls en sont la dupe. La poussière
retombe, l'esprit de lumière que l'on croyait éteint reparaît; il rit de la fausse
joie des ténèbres. Comme un ressuscité, il brille d'un plus pur éclat, et le
siècle, qui avait commencé par le renier du bout des lèvres, s'achève en le
confirmant dans tout ce qu'il a d'immortel. {Les Jésuiles, l'Ultramonla-
nisme.)
MICHELET.
Voltaire est celui qui souffre, celui qui a pris pour lui toutes les dou-
leurs des hommes, qui ressent, poursuit toute iniquité. Tout ce que le
fanatisme et la tyrannie ont jamais fait de mal au monde, c'est à Voltaire
JUGEMENTS SUR VOLTAIRE. lv
qu'ils l'ont fait. Martyr, victime universelle, c'est lui qu'on égorgea à la
Saint-Barthélémy, lui qu'on brûla à Séville, lui que le parlement de Tou-
louse roua avec Calas... Il pleure, il rit, dans les souffrances, rire terrible,
auquel s'écroulent ies bastilles des tyrans, les temples des pharisiens
Voltaire est le terrain du droit, son apôtre et son martyr. Il a tranché la
vieille question posée dès l'origine du monde : Y a-t-il religion sans jus-
tice, sans humanité?
Voltaire, presque octogénaire,... ressuscite Une voix l'a tiré, vivant,
du tombeau, celle qui l'avait toujours fait vivre : la voix de l'humanité.
Vieil athlète, à toi la couronne! te voici encore, vainqueur des
vainqueurs. Un siècle durant, par tous les combats, par toute arme et toi. te
doctrine , tu as poursuivi, sans te détourner jamais, un intérêt, une
cause, l'humanité sainte et ils t'ont appelé sceptique! et ils t'ont dit va-
riable! Ta foi aura poursa couronne l'œuvre même de la foi. Les autres
ont dit la justice; toi, tu la feras; tes paroles sont des actes, des réalités
Tu as vaincu pour la liberté religieuse, et tout à l'heure pour la liberté ci-
vile, avocat des derniers serfs, pour la réforme de nos procédures barbares,
de nos lois criminelles, qui elles-mêmes étaient des crimes.
Quand ces deux hommes sont passés (Voltaire et Rousseau), la Révolu-
tion est faite [Hisloire de la Révolulion.)
SAINT-MARC GIRARDIN.
Jamais personne n'a plus aimé les lettres et ne les a plus cultivées;
jamais personne n'a donné plus d'ascendant à l'esprit; mais la littérature
n'est pas tout pour Voltaire; il a les goûts et les affections qui honorent les
hommes et qui rendent heureux ; il aime la nature, il aime ses amis.
Cette chaleur de sentiment que Voltaire a dans ses affections privées,
cette généreuse sincérité de cœur qu'il a avec ses amis, il l'a aussi dans
ses opinions politiques et philosophiques, et dans le chef de parti en lui je
retrouve l'homme... Voltaire a bien fait aussi quelques sacrifices à son parti;
il a souvent loué des sots qui prenaient la cocarde de la philosophie, et cela
devait coûter à son goût et à sa malice naturelle. 3Iais il n'a jamais sacrifié
les bonnes et grandes opinions, même à la faveur des salons et du public.
Est-ce que Voltaire n'aimait pas les hommes et le peuple? Il les aimait beau-
coup et très-sincèrement, sans affectation, sans charlatanisme; mais il les
jugeait. Il les voulait éclairés et heureux; il détestait leur ignorance et leur
grossièreté.
... En lui le poëte et l'écrivain étaient irritables; le philosophe était
patient et presque modeste, plus soucieux du succès de la cause que du
succès de son nom....
Ce qui me frappe dans la politique de Voltaire...., c'est sa sagacité.
Cette sagacité vient d^une sorte d'instinct juste et vrai qui lui révèle la
marche générale des choses humaines dans son siècle.... Il ne se moque
pas de l'avenir; il espère le bien; il croit à la civilisation. [Préface des
Lellres inédiles.)
Lvi JUGEMENTS SIR VOLTAIRE.
SAINTE-BEUVE.
Voltaire, du premier jour qu'il débuta dans le monde et dans la vie,
semble avoir été lui tout entier et n'avoir pas eu besoin d'école. Sa grâce,
son brillant, sa pétulance, le sérieux et parfois le pathétique qui se cachaient
sous ces dehors légers, du premier jour il eut tout cela. Pourtant, il n'ac-
quit toute sa vigueur de talent et son ressort de caractère que lorsqu'il eut
connu l'injustice et le malheur.... Voltaire, malheureux pour la première
fois, s'exila en Angleterre...., et il revint de là tout entier formé et avec
sa trempe dernière. La pétulance de son instinct ne se corrigea sans doute
jamais, mais il y mêle dès lors une réQexion, un fond de prudence, auquel
il revenait à travers et nonobstant toutes les infractions et les mésaventures.
lî était de ceux à qui le plaisir de penser et d'écrire en liberté tient lieu
de tout....
... Il avait pour principe qu'il faut dévorer les choses pour qu'elles ne
nous dévorent pas, et pour ne pas se dévorer soi-même...
Ce n'est pas un démocrate que Voltaire.... Voltaire est contre les majo-
rités et les méprise; en fait de raison, les masses lui paraissent naturelle-
ment bétes; il ne croit au bon sens que chez un petit nombre, et c'est assez
pour lui si l'on parvient à grossir peu à peu le petit troupeau. {Causeries
du Lundi.)
PHILARÈTE CHASLES.
Fixé à la terre de Ferney, il s'abandonna pendant les vingt dernières
années de sa \ie à cette impiété terrible qui passa les proportions de la
passion humaine. Mais, comme pour faire ressortir ce trait de caractère
par le contraste, en même temps que la haine des cho?es saintes remplissait
son âme et le poussait à des excès inouïs, il faisait avec plaisir, avec pas-
sion même, un grand bien matériel. L'amour de l'humanité, cette partie
intégrante de l'amour de Dieu, en restait fort indépendant dans les idées
de Voltaire. Il s'occupa vivement, puissamment, des misérables qu'il appe-
lait ses vassaux. Il leur bàlit des maisons, leur fit défricher des terres,
dessécher des marais...
Sa haine contre le christianisme excitait d'abord l'horreur, puis l'éton-
nement. Jamais Dieu n'avait eu tant à souffrir d'un homme. Le mensonge,
la calomnie, le cynisme, la bêtise même, tout, dans ses écrits de vieillard,
témoignait d'un inexplicable amour du mal, d'une fécondité de pensées
et de sentiments coupables qu'on n'eût pas attendue d'un âge propre aux
passions. Renverser la religion, telle était sa pensée de nuit et de jour. [Le
Plularque français. Vie de Voltaire.)
JUGEMENTS SUR VOLTAIRE.
QUATRIÈME ÉPOQUE
BEIÎSOÏ.
Voltaire n^a jamais eu qu'un seul client, la raison...
... Il préparait ainsi la grande révolution de 1789...
Après cela on peut, si l'on veut, l'accuser de n'avoir pas de cœur...; les
consciences perverties, l'honnêteté opprimée, la raison terrassée par la
force; voilà les misères dont il est touché. Ces misères, Voltaire les voit,
les entend et les sent avec une énergie incomparable, et avec une énergie
incomparable aussi il les combat. C'est son honneur immortel et l'honneur
de la France, à laquelle il appartient, de représenter la réclamation éter-
nelle et universelle de l'esprit indigné, de 1 ame émue, contre l'odieux et
l'absurde de ce monde, et, dans les plus mauvais jours, quand tout effort
semble vain, il faut se répéter à soi-même la maxime de bonne espérance :
« La raison finira par avoir raison. »
Un reproche plus mérité à lui adresser est d'avoir été injuste pour le
christianisme. Jaloux des droits de la raison, il suspecte ce qui la dépasse,
et combat ce qui la choque...
On ne fait pas de Voltaire un mystique, parce que d'aulres en ont fait
un athée; on reconnaît en lui un esprit altéré de lumière, qui afiirme lii où
elle inonde les yeux, et doute dès qu'elle s'obscurcit; assuré sur trois ou
quatre points, Dieu, la liberlé et le devoir, flottant sur le reste; un esprit
ju^te qui a trouvé à peu près toutes les vérités, et n'a failli qu'en ne leur
donnant pas leur nom; un chef de parti habile, qui, pour rétablir la philo-
sojthie discréditée par les systèmes, a rejeté les systèmes et réintégré le sens
commun; un esprit sage qui a réglé ses croyances sur les nécessités de la
morale; une âme sensible à la justice, courageuse et infatigable pour la
défendre; un apôtre de l'humanité. {Diclionnaire des sciences philosu-
pkiques. Art. Voltaire.)
ERNEST REiNAN.
Le rôle de controversiste est un rôle facile, en ce qu'il concilie à l'écri-
vain une faveur assurée auprès des personnes qui croient devoir opposer la
guerre à la guerre. A celte polémique, dont je suis loin de contester la néces-
sité, mais qui n'est ni dans mes goûts ni dans mes aptitudes, Voltaire suOil.
On ne peut être à la fois bon controversiste et bon historien. Voltaire, si
faible comme érudit. Voltaire, qui nous semble si dénué du sentiment de
l'antiquilé..., A'oltaire est vingt fois victorieux d'adversaires encore plus
Lviit JUGEMENTS SUR VOLTAIRE,
dépourvus de critique qu'il ne l'est lui-même. Une nouvelle édition des
œuvres de ce grand homme satisferait au besoin que le moment présent
semble éprouver de faire une réponse aux envahissements de la théologie:
réponse mauvaise en soi, mais accommodée à ce qu'il s'agit de combattre;
réponse arriérée à une science arriérée. [Les Apôtres. Introduction.)
II. TAINE.
La philosophie a besoin d'un écrivain qui se donne pour premier emploi
le soin de la répandre, qui ne puisse la contenir en lui-même, qui l'épanché
hors de soi à la façon d'une fontaine regorgeante, qui la verse à tous, tous
les jours et sous toutes les formes, à larges flots, en fines gouttelettes, sans
jamais tarir ni se ralentir, par tous les orifices et tous les canaux, prose, poé-
sie, grands et petits vers, théâtre, histoire, romans, pamphlets, plaidoyers,
traités, brochures, dictionnaire, correspondance, en public, en secret, pour
qu'elle péïiètre à toute profondeur et dans tous les terrains; c'est Voltaire.
« J'ai fait plus en mon temps, dit-il quelque part, que Luther et Calvin « ;
et en cela il se trompe. La vérité est pourtant qu'il a quelque chose de leur
esprit.
Il veut comme eux changer la religion régnante, il se conduit en fonda-
teur de secte, il recrute et ligue des prosélytes, il écrit des lettres d'exhor-
tation, de prédication et de direction; il fait circuler des mots d'ordre, il
donne « aux frères « une devise; sa passion ressemble au zèle d'un apôtre
et d'un prophète. Un pareil esprit n'est pas capable de réserve ; il est par
nature militant et emporté; il apostrophe, il injurie, il improvise, il écrit
sous la dictée de son impression^ il se permet tous les mots, au besoin les
plus crus. Il pense par explosions; ses émotions sont des sursauts, ses
images sont des étincelles; il se lâche tout entier, il se livre au lecleur,
c'est pourquoi il le prend. Impossible de lui résister, la contagion est trop
forte. Créature d'air et de flamme, la plus excitable qui fut jamais, composée
d'atomes plus éthérés et plus vibrants que ceux des autres hommes, il n'y
en a point dont la structure mentale soit plus fine ni dont l'équilibre soit à
la fois plus instable et plus juste. On peut le comparer à ces balances de
précision qu'un souffle dérange, mais auprès desquelles tous les autres ap-
pareils de mesure sont inexacts et grossiers.
Dans celte balance délicate, il ne faut mettre que des poids très-légers,
de petits échantillons; c'est à cette condition qu'elle pèse rigoureusement
toutes les substances; ainsi fait Voltaire, involontairement, par besoin d'es-
prit et pour lui-même autant que pour ses lecteurs. Une philosophie com-
plète, une bibliothèque spéciale, une grande branche de l'érudition, de l'ex-
périence ou de l'invention humaine, se réduit ainsi sous sa main à une
phrase ou à un vers. De l'énorme masse rugueuse et empâtée de scories, il
a extrait tout l'essentiel, un grain d'or ou de cuivre, spécimen du reste, et
il nous le présente sous la forme la plus maniable et la plus commode, dans
une comparaison, dans une métaphore, dans une épigramme qui devient un
proverbe.
JUGEMENTS SUR VOLTAIRE. lix
En ceci, nul écrivain ancien ou moderne n'approche de lui; pour sim-
plifier et vulgariser, il n'a pas son égal au monde. Sans sortir du ton de
la conversation ordinaire et comme en se jouant, il met en petites phrases
portatives les plus grandes découvertes ec les plus grandes hypothèses de
l'esprit humain, les théories de Descartes, Malebranche, Leibnilz, Locke et
Newton, les diverses religions de l'antiquité et des temps modernes, tous
les systèmes connus de physique, de physiologie, de géologie, de morale,
de droit naturel, d'économie politique; bref, en tout ordre de connaissances,
toutes les conceptions d'ensemble que l'espèce humaine au xviii" siècle
avait atteintes.
Sa pente est si forte de ce côté qu'elle l'entraîne trop loin ; il rapetisse
les grandes choses à force de les rendre accessibles. On ne peut mettre ainsi
en menue monnaie courante la religion la légende, l'antique poésie popu-
laire, les créations spontanées de l'instinct, les demi- visions des âges pri-
mitifs; elles ne sont pas des sujets de conversation amusante et vive, un
mot piquant ne peut pas en être l'expression; il n'en est que la -parodie.
Mais quel attrait pour des Fiançais, pour des gens du monde, et quel lec-
teur s'abstiendra d'un livre oîi tout le savoir humain est rassemblé en mots
piquants? Car c'est bien tout le savoir humain, et je ne vois pas quelle idée
importante manquerait à un homme qui aurait pour bréviaire les Dialogues,
le Dictionnaire et les Romans. Relisez-les cinq ou six fois, et alors seulement
vous vous rendrez compte de tout ce qu'ils contiennent.
Non-seulen ent les vues sur le monde et sur l'homme, les idées géné-
rales de toute espèce y abondent, mais encore les renseignements positifs
et même techniques y fourmillent; petits faits semés par milliers, détails
multipliés et précis sur l'astronomie, la physique, la géographie, la phy-
siologie, la statistique, l'histoire de tous les peuples, expériences innom-
brables et personnelles d'un homme qui, par lui-même, a lu des textes,
manié les instruments, visité les pays, touché les industries, pratiqué les
hommes, et qui, par la netteté de sa merveilleuse mémoire, par la viva-
cité de son imagination toujours flambante, revoit ou voit, comme avec les
yeux de la tête, tout ce qu'il dit, à mesure qu'il le dit.
Talent unique, le plus rare en un siècle classique, le plus précieux de
tous, puisqu'il consiste à se représenter les êtres, non pas à travers le voile
grisâtre des phrases générales, mais en eux-mêmes, tels qu'ils sont dans la
nature et dans l'histoire, avec leur couleur et leur forme sensibles, avec
leur saillie et leur relief individuels, avec leurs accessoires et leurs alen-
tours dans le temps et dans l'espace, un paysan à sa charrue, un ([uaker
dans sa congrégation, un baron allemand dans son château, des Hollandais,
des Anglais, des Espagnols, des Italiens, des Français chez eux^ une grande
dame, une intrigante, des provinciaux, des soldats, des fdles, et le reste du
pêle-mêle humain, à tous les degrés de l'escalier social, chacun en rac-
courci et dans la lumière fuyante d'un éclair.
Car, c'est là le trait le plus frappant de ce style, la rapidité prodigieuse,
le défilé éblouissant et vertigineux de clioses toujours nouvelles, idées,
images, événements^ paysages, récits, dialogues, petites peintures abrévia-
h\ JUGEMENTS SUR VOLTAIRE.
lives, qui se suivent en courant comme dans une lanterne magique, presque
aussitôt retirées que présentées par le magicien impatient qui, en un clin
d'œil, fait le tour du monde, et qui, enchevêtrant coup sur coup l'histoire,
la f^ble, la vérité, la fantaisie, le temps présent, le temps passé, encadre son
œuvre tantôt dans une parade aussi saugrenue que celles de la foire, tantôt
dans une féerie plus magnifique que toutes celles de l'Opéra. Amuser, s'a-
muser, « faire pas-ser son âme par tous les modes imaginables », comme un
foyer ardent oîi l'on jette tour à tour les substances les plus diverses poui-
lui faire rendre toutes les flammes, tous les pétillements et tous les parfums,
voilà son premier instinct. « La vie, dit-il encore, est un enfant qu'il faut
bercer jusqu'à ce qu'il s'en lorme. »
Il n\ eut jamais de créature mortelle [)Ius exaltée et plus excitante, plus
impropre au silence et plus hostile à l'ennui, mieux douée pour la conver-
sation, plus visiblement destinée à devenir la reine d'un siècle où, avec six
jolis contes, trente bons mots et un peu d'usage, un homme avait son passe-
port mondain et la certitude d'être bien accueilli partout. Il n'y eut jamais
d'écrivain qui ait possédé à un si haut degré et en pareille abondance tous
les dons du causpur, l'art d'animer et d'égayer la parole, le talent de plaire
aux gens du monde. Du meilleur ton, quand il veut, et s'enfermant sans
gêne dans les plus exactes bienséance^!, d'une politesse achevée, d'une ga-
lanterie exquise, respectueux sans bassesse, caressant sans fadeur, et tou-
jours aisé, il lui suffit d'être en public pour prendre naturellement l'accent
mesuré, les façons discrètes, le demi-sourire engageant de l'homme bien
élevé qui, introduisant les lecteurs dans sa pensée, leur fait les honneurs
du logis.
Êies-vous familier avec lui, et du petit cercle intime dans lequel il s'é-
panche en toute liberté, portes closes? Le rire ne vous quittera plus. Brus-
quement, d'une main sûre et sans avoir l'air d'y toucher, il enlève le voile
(ju: couvre un abus, un préjugé, une sottise, bref quelqu'une des idoles
humaines. Sous cette lumière subite, la vraie figure, difforme, vitreuse et
plate, apparaît. C'est le rire de la raison, agile et victorieuse. En voici un
autre, celui du tempérament gai de l'improvisateur bouffon, de l'homme qui
reste jeune, enfant, et même gamin, jusqu'à son dernier jour et « fait des
gambades sur son tombeau ». Il aime les caricatures, il charge les traits des
visages, il met en scène des grotesques, il les promène en tous sens comme
des marionnettes. Il n'est jamais Ihs de les reprendre et de les faire danser
sous de nouveaux costumes. Au plus fort de sa philosophie, de sa propa
gande et de sa polémique, il installe en plein vent son théâtre de poche,
ses fantoches: un bachelier, un moine, un inquisiteur, Maupertuis, Pom-
pignan, Nonotte, Fréron, le roi David, et tant d'autres, qui viennent devant
nous pirouetter et gesticuler en habit de Scaramouche et d'Arlequin.
Quand le talent de la farce s'ajoute ainsi au besoin de la vérité, la plai-
santerie devient toute-puissante, car elle donne satisfaction à des instincts
universels et profonds de la nature humaine, à la curiosité maligne, à l'es-
prit de dénigrement, à l'aversion pour la gêne, à ce fonds de mauvaise hu-
meur que laissent en nous la convention, l'étiquette et l'obligation sociale
JUGEMENTS SUR VOLTAIRE. lxi
de porter le lourd manteau de la décence et du respect. Il y a des momenls
dans la vie où le plus sage n'est pas fâché de le rejeter à demi, et môme tout
à fait. — A chaque page, tantôt avec un mouvement rude de naturaliste
hardi, tantôt avec un geste preste de singe polisson, Voltaire écarte la dra-
perie sérieuse ou solennelle, et nous montre l'homme, pauvre bimane, dans
quelles attitudes! Swift seul a risqué de pareils tableaux.
A l'origine ou au terme de tous nos sentiments exaltés, quelles crudités
physiologiques, quelle disproportion entre notre raison si faible et nos
instincts si forts! Dans quel bas-fonds de garde-robe la politique et la reli-
gion vont-elles cacher leur linge sale!
De tout cela, il faut rire pour ne pas pleurer, et encore, sous ce rire, il
y a des larmes; il finit en ricanement; il recouvre la tristesse profonde, la
pitié douloureuse. A ce degré et en de tels sujets, il n'est plus qu'un effet
de l'habitude et du parti pris, une manie de la verve, un état fixe de la
machine nerveuse lancée à travers tout, sans frein et à toute vitesse. —
l'renons-y garde, pourtant : la gaieté est encore un ressort, le dernier en
France qui maintienne l'homme debout, le meilleur pour garder ii l'àme
son ton, sa résistance et sa force, le plus intact dans un siècle où les
hommes, les femmes elles-mêmes, se croyaient tenus de mourir en per-
sonnes de bonne compagnie, avec un sourire et sur un bon mot. {Les Ori-
gines de la France conleinporaine, tome I^"".)
E. VACHE ROT.
L'ancien régime élait encore debout, malgré sa décadence croissante
dojmis trois siècles. Il s'agissait non de comprendre et déjuger, mais de
con:baltre et de détruire ces institutions qui pesaient encore sur la raison et
la conscience de la so;iété moderne, et qui faisaient ob-tacle aux réformes les
plus justes et les plus urgentes, dans Tordre religieux, politique et social.
Écrasons l'infâme ne fut point seulement un cri de colère échappé au plus
irritable de nos gr.mds écrivains; ce fut le mot d'ordre de tout un peuple de
jihilosophes, de publicistes et de pamphlétaires. Écrasons l'infâme, c'esl-à-
(iire guerre à l'ennemi, avec toutes les armes que la passion met dans les
mains, avec la déclamation, avec l'injuie, avec l'outmge, avec la calomnie,
furor arma minislral. « Meniez, meniez toujours, mes amis, pour la bonne
cause! » criait Voltaire. C'est dans cet esprit que furent jugées et dénoncées
à l'opinion publique toutes les doctrines, toutes les institutions du passé,
religion, philosophie, monarchie, noblesse et clergé. Dans ce furieux assaut
la religion et le clergé re(;urent les plus rudes coups. Nulle étude séiieuse,
embrass:mt tous les côtés do son objet. Nulle véritable critique, faisant
équitablement la part du vrai et du faux, du bien et du mal, de lu raison et
de la superstition. U infâme, c'est tout ce qui touche à ce passé avec lequel
on veut en finir à tout prix. [Lettre au Courrier du Dimanche, septembre
I.SSI.)
JUGEMENTS SUR VOLTAIRE.
PAUL ALBERT.
Un écrivain qui en tout est l'opposé de Bossuet, Voltaire, publie son
Essai sur les Mœurs et l'Esprit des nations. Dans cet ouvrage, il ne se
propose pas d'expliquer les révolutions des empires par l'intervention de la
Providence. « Trois choses, dit-il, influent sans cesse sur l'esprit des
hommes, le climat, le gouvernement, la religion. C'est la seule manière
d'expliquer l'énigme du monde. » Il ne bornera donc pas l'histoire au récit
des événements; mais il essaiera de montrer comment la plupart de ces
événements sont sortis, pour ainsi dire, comme une conséquence naturelle,
du climat et des institutions politiques et religieuses. Point de vue tout
nouveau, comme vous le voyez, et purement humain. Plus d'hypothèse
grandiose, plus de surnaturel, et surtout plus d'exclusion. Les peuples, que
Bossuet avait pour ainsi dire retranchés de l'humanité, rentrent dans leurs
droits et reprennent la place qui leur revient...
Mais ce qui importe dans un ouvrage de ce genre, c'est l'idée générale.
Quelle est celle qui a guidé et soutenu Voltaire dans cette vaste revue des
peuples? Plus d'une fois il a détourné les yeux avec horreur du spectacle
que lui présentaient les choses humaines. Que de guerres atroces! que de
crimes! que de folies! Il semble que les hommes n'aient été créés que pour
se déchirer : l'ambition, la cupidité, la vanité, le fanatisme surtout, exercen
en tout temps, en tous lieux, les plus cruels ravages. Quoi! l'histoire du
monde ne serait-elle que l'inventaire des maux que les hommes se sont
faits les uns aux autres? Gardons-nous de le croire. Divisés et ennemis sur
tant de points, ils sont unis sur un point essentiel, la loi morale. Celle-ci
n'est pas arbitraire et variable comme les lois écrites; elle n'élève pas entre
les peuples des barrières artificielles, elle les fait tomber; elle doit peu à
peu se communiquer pour ainsi dire de la conscience à l'intelligence, et pré-
parer ainsi une harmonie universelle. [La Prose, huitième leçon.)
Fl\ DES JUGEMENTS SUR VOLTAIRE.
ŒUVRES
AUTOBIOGRAPHIQUES
ARTICLE DE VOLTAIRE
SUR VOLTAIRE'
Voltaire (François-Marie Arouet de), né en 169/t, le 20 no-
vembre, de François Arouet, trésorier de la chambre des comptes,
et de Catherine Daumart ; historiographe de France en 17/j5,
gentilhomme ordinaire de la chambre du roi en 17^7, et surnu-
méraire en 1749, membre de l'Académie française, de la Crusca,
de la Société royale de Londres, de Bologne, de Pétersbourg. lia
composé pour le théâtre les pièces suivantes : OEdipe, tragédie,
18 novembre 1718; Ariémire, tragédie, 15 février 1720 ; Mariamne,
tragédie, 6 mars 1724, retouchée et redonnée sous le titre de
Ilérode et Mariamne, ti'agédie, 10 avril 1725; Clndiscrel, comédie
en un acte et en vers, 18 août 1725; Bratus, tragédie, 11 dé-
cembre 1730; Ériplujle, tragédie, 7 mars 1732; Zaïre, tragédie,
13 août 1732; AdèUiule, tragédie, 18 janvier llik;Ahire, tragédie,
27 janvier 1736; l'Enfant prodigue ou l'École de la jeunesse, comédie
en cinq actes et en vers de dix syllabes, le 10 octobre 1736;
Zulime, tragédie, 8 juin 1740; Mahomet, tragédie, 9 août 1742;
Mèrope, tragédie, 20 février 1 743 ; la J7or/(/é! César, tragédie, 29 août
1743; la Princesse de xVa(;arre, comédie en trois actes, en vers
libres, avec un prologue et des divertissements (musique de
M. Rameau), composée à l'occasion {\\\ mariage de monseigneur
le dauphin avec Marie-Thérèse, infante d'Espagne, et représentée
à Versailles les mardi 23 et samedi 27 février 1745; Sèmiramis, tra-
1. Extrait du Dictionnaire îles Tliéà très doti fi-èrcs Parfaict.
C'est dans une lettre à Voltaire lui-même, du 16 juillet 1773, que Parfaict
dit lui être redevable de l'article ci-dessus, qu'il avait fait imprimer mot pour
mot, tel qu'il l'avait re(;u de la part de Voltaire. La lettre de Parfaict est iinj)i-i-
mée pages 19-24 de la Lettre au public sur la mort de MM. de Crèbillon, Gresset,
Parfaict (par le chevalier du Goudray), 1777, in-8".
Cet article semble avoir été rédigé en 1755, avant les représentations de
l'Orplielin de la Cliine, pendant l'impression de l'édition des OEuvres de Vol-
taire publiée, en 175G, par les frères Cramer, en dix-sept volumes in-S".
I. 1
2 ARTICLE DE VOLTAIRE.
gédie, 29 août 17^8 ; Nanine, comédie en trois actes et envers,
16 juin 1749; Oreste, tragédie, 12 janvier 1750; Borne sauvée, tra-
gédie, 2^4 février 1752 ; le Duc de Foix, tragédie, 17 août 1752 ; —
au théâtre de l'Académie royale de musique : le Temple de la Gloire,
ballet héroïque en trois actes, avec un prologue, représenté à
Versailles le 27 novembre 17/|5, et à Paris le 10 décembre.
La préface d'une des éditions de la Henriade nous apprend que
ce poëme fut d'abord imprimé par les soins de l'abbé Desfon-
taines, qui y mêla quelques vers de sa façon : on cite surtout
ceux-ci :
Et, malgré les Perraiilts et malgré les Houdarts,
On verra le bon eoùt fleurir de toutes parts.
L'auteur fit ensuite Imprimer la Henriade sous son véritable
nom en 1727, à Londres. Il y en eut plusieurs éditions; M. l'abbé
Lenglet-Dufresnoy recueillit toutes les variantes et les notes, et les
ût imprimer en 1736.
On s'est conformé à cette édition dans toutes les suivantes,
jusqu'à celle qui a été faite à Leipsick en 1752. On y trouve beau-
coup de changements et d'additions dans la Henriade, ainsi que
dans les pièces de théâtre et les œuvres diverses. Les opéras in-
tulés Samson et Pandore sont dans ce recueil, et dans ceux qu'on
a faits à Paris et à Rouen sous le titre de Londres. Samson avait
été mis en musique par M. Rameau. Des considérations particu-
lières empêchèrent qu'on ne le représentât.
M. Royer a mis Pandore en musique; mais comme l'auteur ne
s'était pas asservi à la méthode ordinaire de l'opéra, le musicien
a engagé un autre auteur à changer les scènes et à faire les
ariettes ; de sorte que cet opéra mis en musique n'est pas celui
de M. de Voltaire.
Il a donné beaucoup d'ouvrages en prose, comme VHistoire de
Charles XII roi de Suéde, le Siècle de Louis XIV, dont il y a plu-
sieurs éditions. On a mis sous son nom beaucoup d'ouvrages
qui ne sont point de lui; d'autres dont le fond lui appartient,
mais qu'on a entièrement défigurés : tels sont deux volumes d'une
Histoire universelle depuis Charlemagne jusqu'à Charles VII, roi de
France. On prépare actuellement une édition magnifique de tous
ses véritables ouvrages.
POUR SERVIR
A LA VIE DE M. DE VOLTAIRE
ÉCRITS PAR LUI-MÊME
17 59
AVERTISSEMENT
DE CEUGHOT
Le marquis de Villette écrivait, en 1787, au comte de Guibcrt ^ :
« Il est malheureusement certain que M. de Voltaire est l'auteur de ces
Mémoires ; mais il est en même temps certain qu'il en avait brûlé le manu-
scrit longtemps avant sa mort.
« Voici le fait. Après le séjour de M. de Voltaire à Colmar et à Lau-
sanne, il vint s'établir auprès de Genève. Dégoûté des intrigues des cours,
lassé de la faveur des rois, il y vivait avec un très-petit nombre d'amis, et
n'y recevait que les voyageurs distingués qui faisaient le pèlerinage des
Délices.
« C'est là que, le cœur gros de l'aventure de Francfort, il épanchait son
âme, comme malgré lui, dans le sein de Tamitié, et racontait, avec cette
grâce que vous lui connaissiez, les détails très-piquants de la vie privée et
de l'intérieur domestique de votre héros, qui avait été si longtemps le sien.
Ces auditeurs intimes, ravis de l'originalité qu'il mettait dans le récit de
ces anecdotes, l'invitèrent à les écrire. En cédant à leurs instances, il obéit
à un ancien mouvement d'humeur.
« Il serre avec grand soin son manuscrit; mais ce beau génie n'a jamais
eu l'esprit de rien enfermer, ni l'adresse de cacher une clef, pas môme
celle de ses doubles louis. On a fait à son insu deux copies de cet ouvrage.
Peu de temps après, il se réconcilie avec le roi de Prusse, et brûle lui-
même ces Mémoires écrits de sa propre main; bien persuadé que, de cette
manière, il anéantit pour jamais jusqu'il la trace de ses vieilles querelles.
« Après la mort de Voltaire, l'une des deux copies, remise en des
mains augustes, loin de Paris et de la France, est restée secrète; l'autre
copie, livrée avec les manuscrits qui devaient composer ses Œuvres post-
humes^ est cf'lle qui a vu le jour. On a attendu cinq ans pour se résoudre
'à une si horrible trahison.
« On n'a donc rien à reprocher à la mémoire de M. de Voltaire. »
Tout n'est pas exact dans le récit du marquis de Villette. Il est hors de
doute que ces Mémoires sont de Voltaire; il est certain qu'il les composa
en '17.j9 et à plusieurs reprises^ ainsi (ju'on le voit par les dates qu'il a
1. OEuvres du marquis de Villette, 1788, in-8", pages 248-240.
2. Voyez ci-après une note (Documents biographiques, n" >J1.I) qui pourrait
faire croire que ces Mémoires avaient été commencés avant le départ de Voltaire
pour la Prusse. (L. M.)
6 AVERTISSEMENT DE BEUCHOT.
mises aux additions qui les terminent. Il n'est pas moins certain que Vol-
taire ne les a pas publiés. Il en avait brûlé Toriginal, mais il en avait fait
faire deux copies par son secrétaire Wagnière. La Harpe aj^ant, en 1768,
dérobé l'un de ces manuscrits, fut expulsé de Ferney. M"'^ Denis, qui
était sa complice et qui prenait sa défense, fut aussi renvoyée; il faut que
lorsque cette dame revint chez son oncle, elle ait rapporté le manuscrit,
puisque des deux copies faites par Wagnière l'une fut envoyée par lui à
l'impératrice Catherine, et que l'autre se trouvait, en 1783, entre les mains
de Beaumarchais, provenant de M™* Denis. Beaumarchais, entrepreneur
des éditions de Kehl, pour se conformer aux intentions de Voltaire, ne vou-
lait pas publier ces Métnoires du vivant du roi de Prusse; mais il en faisait
des lectures dans de petites réunions. Ainsi faisait, de son côté, La Harpe,
qui, avant de rendre à M™'' Denis le manuscrit dérobé, en avait pris copie
à l'insu ou du consentement de cette dame. Ce qui prouve que l'intention
des éditeurs de Kehl n'était pas de comprendre les Mémoires dans les
Œuvres de Voltaire, c'est le parti qu'ils avaient pris de fondre dans le
Conwientuire historique sur les œuvres de l'auteur de la Henriade ^, en
les altérant quelquefois, d'assez longs passages des Métnoires. Mais, en
1784, il en parut plusieurs éditions séparées 2; alors les éditeurs de Kehl se
décidèrent à ne pas priver leurs souscripteurs de ces Mémoires, et les don-
nèrent dans leur dernier volume (tome LXX de l'édition in-S» ou tome XCll
de l'édition in-12}, à la suite de la Vie de Voltaire par Condorcet.
Voltaire fit imprimer dans le Mercure une Déclaration^ pour justifier
La Harpe de l'accusation du vol de manuscrits dont parlèrent des jour-
naux en 1768. C'était générosité de la part du philosophe de Ferney. Mais
le témoignage de Wagnière et la publication de 1784 ne laissent aucun
doute sur la soustraction des manuscrits en 1768.
1. Les éditeurs de Kelil avaient placé ce Commentaire dans Iq^^ Mélanges litté-
raires; on le trouvera ci-après.
2. J'en possède quatre, toutes au même millésime, sous le titre de : Mémoires
pour servir à la Vie de Voltaire, écrits par lui-même, savoir, iu-8° de 80 pages :
petit in-8» de 166 pages; petit in-8» de 117 pages; in-8° de 174 pages, plus Ver-
rata. Cette dernière édition est terminée par VÉpit7-e en vers de Frédéric (au
maréchal Keith, sur les vaines terreurs de la mort et les frayeurs de l'autre vie. (B.)
3. Vojez tome XXYII. page 17.
MÉMOIRES
POUR S E R V I tl
A LA YIE DE M. DE VOLTAIRE
J'étais las de la vie oisive el tuihulente de Paris, de la foule
des petits-maîtres, des mauvais livres iuiprimés avec approbaliou
et privilège du roi, des cabales des geus de letli-es, des bassesses
et du brigandage des misérables qui désbonoraient la littérature,
.le trouvai, en n33, une jeune dame (|ui pensait à peu près
comme moi, et qui prit la résolution d'allor passeï" plusieurs
années à la campagne pour y cultiver son esprit, loin du tumulte
du monde : c'était M""= la marquise du Cbàtelet, la icuime de
France qui avait le plus de disposition pour toutes les sciences.
Son père, le baron de Breteuil, lui avait lait apprendre le
latin, qu'elle possédait comme M""^ Dacier ; elle savait par cœm^
les plus beaux morceaux d'Horace, de Virgile, et de Lucrèce ;
tous les ouvrages philosophiques de Cicéron lui étaient fami-
liers. Son goût dominant était pour les mathématiques et pour
la métaphysique. On a rarement uni plus de justesse d'esprit et
plus de goût avec plus d'ardeur de s'insli'uire ; elle n'aimait pas
moins le monde, et tous les amusements de son âge et de son
sexe. Cependant elle quitta tout pour aller s'ensevelir dans uu
château délabré sur les frontières de la Champagne et d(! la Lor- \
raiue, dans un termin très-ingrat et très-vilaiu. Elle embellit ce
château S qu'elle orna de jardins assez agréables. J'y bâtis une
galerie ; j'y formai un très-beau cabinet de physique. Nous
eûmes une bibliothèque nombreuse;. Ouel([ues savants vim'ciit
philosopher dans notre retraite. Nous eûmes deux ans entiers le
célèbre Koënig, qui est mort professeur à la Haye^ et bibliothé-
caire de M""' la i)rincesse d'Orange. Maupertuis vint avec Jean
1. Circy.
2. Voyez la note, tome XXIII, paije ùGO.
8 MÉMOlRIiS.
ijernouilli ; et dès lors Maiipcrtiiis, qui était né le plus jaloux des
hommes, me prit pour l'objet de celte passion qui lui a été tou-
jours très-chère.
J'enseignai l'anglais à M"'" du Châtelet, qui au bout de trois
mois le sut aussi bien que moi, et qui lisait également Locke,
A'ewton et Pope. Elle apprit l'italien aussi vite; nous lûmes
ensemble tout le Tasse et tout l'Arioste. De sorte que quand
Algarotti vint à Cirey, où il acheva son Ncutonianismo per le dame^,
il la trouva assez savante dans sa langue pour lui donner de
très-bons avis dont il profita. Algarotti était un Vénitien fort
aimable, fils d'un marchand fort riche ; il voyageait dans toute
l'Europe, savait un peu de tout, et donnait à tout de la grâce.
Nous ne cherchions qua nous instruire dans cette délicieuse
retraite, sans nous informer de ce qui se passait dans le reste du
monde. Notre plus grande attention se tourna longtemps du côté
de Leibnitz et de Newton. M'"" du Châtelet s'attacha d'abord à
Leibnitz, et développa une partie de son système dans un livre
très-bien écrit, intitulé Insti luttons de phi/sique-. Elle ne chercha
point à parer cette philosophie d'ornements étrangers : cette affé-
terie n'entrait point dans son caractère mâle et vrai. La clarté,
la précision et l'élégance, composaient son style. Si jamais on a
pu donner quelque vraisemblance aux idées de Leibnitz, c'est
dans ce livre qu'il la faut chercher. Mais on commence aujour-
d'hui à ne plus s'embarrasser de ce que Leibnitz a pensé.
Née pour la vérité, elle abandonna bientôt les systèmes, et
s'attacha aux découvertes du grand Newton. Elle traduisit en
français tout le livre des Principes mathématiques ; et depuis,
lorsqu'elle eut fortifié ses connaissances, elle ajouta à ce livre,
que si peu de gens entendent, un commentaire algébrique, qui
n'est pas davantage à la portée du commun des lecteurs.
M. Clairaut, l'un de nos meilleurs géomètres, a revu exactement
ce commentaire. On en a commencé une édition ; il n'est pas
honorable pour notre siècle qu'elle n'ait pas été achevée ^
Nous cultivions à Cirey tous les arts. J'y composai Alzire,
Mérope, l'Enfant prodigue, Mahomet. Je travaillai pour elle à un
Essai sur l'Histoire gènisrale depuis Charlemagne jusqu'à nos
1. 1737, un volume in-i", traduit en français par Duperron de Castéra, 1738,
in-12.
2. 17iO, in-8°.
3. L'impression ayant duré plusieurs années, Voltaire a cru qu'elle n'a pas
été achevée; mais voyez la note, tome XXIII, page 515.
Mli.MOIHES. 9
jours: je choisis cette époque de Cliarlemagne, parce que c'est
celle où Bossuet s'est arrêté, et que je n'osais toucher à ce qui
avait été traité par ce grand homme. Cependant elle n'était pas
contente de VHisioire universelle de ce prélat. Elle ne la trouvait
qu'éloquente ; elle était indignée que presque tout l'ouvrage de
Bossuet roulât sur une nation aussi méprisable que celle des
Juifs,
Après avoir passé six années dans cette retraite, au milieu des
sciences et des arts, il fallut que nous allassions à Bruxelles, où
la maison du Cbàtelct avait depuis longtemps un procès considé-
rable contre la maison de Ilonsbrouk. J'eus le bonheur d'y
trouver un petit-fils de l'illustre et infortuné grand-pensionnaire
de Witt, qui était premier président de la chambre des comptes.
Il avait une des plus belles bibliothèques de l'Europe, qui me
servit beaucoup pour V Histoire générale; mais j'eus h Bruxelles
un bonheur plus rare, et qui me fut plus sensible : j'accom-
modai le procès pour lequel les deux maisons se ruinaient en
frais depuis soixante ans. Je fis avoir à M. le marquis du Chàtelet
deux cent vingt mille livres, argent comptant, moyennant quoi
tout fut terminé.
Lorsque j'étais encore à Bruxelles, en 17/jO, le gros roi de
Prusse Frédéi'ic-Guillaume, le moins endurant de tous les roisS
sans contredit le plus économe et le plus riche en argent comp-
tant, mourut à Berlin. Son fils, qui s'est iiiit une réputation si
singulière, entretenait un commerce assez réguliei' avec moi
depuis plus de quatre années. Il n'y a jamais eu peut-être au
monde de père et de fils qui se ressemblassent moins que ces
deux monarques. Le père était un véritable Vandale, qui dans
tout son règne n'avait songé qu'à amasser de l'argent, et à entre-
tenir à moins de frais qu'il se pouvait les plus belles troupes de
l'Europe. Jamais sujets ne furent plus pauvres que les siens, et
jamais roi ne fut plus riche. 11 avait acheté à vil prix une grande
partie des terres de sa noblesse, laquelle avait numgé bien vite
le peu d'argent qu'elle en avait tiré, et la moitié de cet argent
était rentrée encore dans les coflVes du roi par les impôts sur la
consommation. Toutes les terres royales étaient a (fermées à des
receveurs qui (■taienl en niénic temps exactcurs et juges, de façon
(|ue quand un cullivalcur n'avait i)as payé au fermier à jour
nommé, ce fermier prenait son habit de juge, et condamnait le
1. La fin de cet alinéa et les seize qui le suivent avaient éti'' (voyez page 0)
refondus, par les éditeurs de Kehl, dans le CommenUdre historique.
10 MEMOIRES.
délinquant au double. Il faut observer que, quand ce même juge
ne payait pas le roi le dernier du mois, il était lui-même taxé au
double le premier du mois suivant.
Lu homme tuait-il un lièvre, ébrancliait-il un arbre dans le
voisinage des terres du roi, ou avait-il commis quelque autre
faute, il fallait payer une amende. Une fille faisait-elle un enfant,
il fallait que la mère, ou le père, ou les parents, donnassent de
Targent au roi pour la façon.
^1""= la baronne de Knipbausen, la plus riche veuve de Berlin,
c'est-à-dire qui possédait sept à huit mille livres de rente, fut accu-
sée d'avoir mis au monde un sujet du roi dans la seconde année
de sou veuvage : le roi lui écrivit de sa main que, pour sauver
son honneur, elle envoyât sur-le-champ trente mille livres à son
trésor ; elle fut obligée de les emprunter, et fut ruinée.
Il avait un ministre à la Haye, nommé Luiscius : c'était assu-
rément de tous les ministres des têtes couronnées le plus mal payé ;
ce pauvre homme, pour se chauffer, fit couper quelques arbres
dans le jardin d'Hors-Lardik, appartenant pour lors à la maison
de Prusse ; il reçut bientôt après des dépêches du roi son maître
qui lui retenaient une année d'appointements. Luiscius, déses-
péré, se coupa la gorge avec le seul rasoir qu'il eût : un vieux va-
let vint à son secours, et lui sauva malheureusement la vie. J'ai
retrouvé depuis Son Excellence à la Haye, et je lui ai fait l'au-
mône à la porte du palais nommé la vieille Cour, palais apparte-
nant au roi de Prusse, et où ce pauvre ambassadeur avait de-
meuré douze ans.
Il faut avouer que la Turquie est une république en compa-
raison du despotisme exercé par Frédéric-Guillaume. C'est par
ces moyens qu'il parvint, en vingt-huit ans de règne, à entasser
dans les caves de son palais de Berlin environ vingt millions
d'écus bien enfermés dans des tonneaux garnis de cercles de
fer. Il se donna le plaisir de meubler tout le grand appartement du
palais de gros efïets d'argent massif, dans lesquels l'art ne sur-
passait pas la matière^ Il donna aussi à la reine sa femme, en
compte, un cabinet dont tous les meubles étaient d'or, jusqu'aux
pommeaux des pelles et pincettes, et jusqu'aux cafetières.
Le monarque sortait à pied de ce palais, vêtu d'un méchant
habit de drap bleu, à boutons de cuivre, qui lui venait à la moi-
tié .des cuisses; et, quand il achetait un habit neuf, il faisait
seiTir ses vieux boutons. C'est dans cet équipage que Sa Majesté,
1. « Materiam superabat opus. » Ovide, Met., II, 5.
MÉMOIRES. m
armée d'une grosse canne de sergent, faisait tous les jours la re-
vue de son régiment de géants. Ce régiment était son goût fa-
vori et sa plus grande dépense. Le premier rang de sa compa-
gnie était composé d'hommes dont le plus petit avait sept pieds
de haut : il les faisait acheter aux bouts de l'Europe et de l'Asie.
J'en vis encore quelques-uns après sa mort. Le roi, son fils, qui
aimait les beaux hommes, et non les grands hommes, avait mis
ceux-ci chez la reine sa femme en qualité d'heiduques. Je me
souviens qu'ils accompagnèrent un vieux carrosse de parade
qu'on envoya au-devant du marquis de Beauvau, qui vint con^pli-
menter le nouveauroi au mois de novembre i7/j0. Le feu roi Fré-
déric-Guillaume, qui avait autrefois fait vendre tous les meubles
magnifiques de son père, n'avait pu se défaire de cet ('norme
carrosse dédoré. Les heiduques, qui étaient aux ])orlières pour
le soutenir, en cas qu'il tombât, se donnaient la main par-dessus
l'impériale.
Quand Fi'édéric-Guillaume avait lait sa revue, il allait se pro-
mener par la ville ; tout le monde s'enfuyait au plus vite ; s'il
rencontrait une femme, il lui demandait pourquoi elle perdait
son temps dans la rue: « Va-t'en chez toi, gueuse ; une honnête
femme doit être dans son ménage. » Et il accompagnait cette
remontrance ou d'un bon soufflet, ou d'un coup de pied dans le
ventre, ou de quelques coups de canne. C'est ainsi qu'il traitait
aussi les ministres du saint Évangile, quand il leur prenait envie
d'aller voir la parade.
On peut juger si ce Vandale était étonné et fAché d'avoir un
fils plein d'esprit, de grâces, de politesse, et d'envie de plaire,
qui cherchait à s'instruire, et qui faisait de la musique et des
vers. Voyait-il un livre dans les mains du prince héréditaire, il
le jetait au feu ; le prince jouait-il de la flûte, le père cassait la
flûte, et quelquefois traitait Son Altesse royale comme il traitait
les dames et les prédicants à la parade.
Le prince, lassé de toutes les attentions que son père avait
pour lui, résolut un beau malin, en 1730, de s'enfuir, sans bien
savoir encore s'il irait en Angleterre ou en France. L'économie
paternelle ne le mettait pas à portée de voyager comme le fils
d'un fermier général ou d'un marchand anglais, 11 emprunta
quelques centain(^s de ducats.
Deux jeunes gens fort aimables, Kat et Keilli, devaient l'accom-
pagner. Kat était le fils unique d'un brave officier général. Keith
était gendre de cette même baronne de Kuiphauseii h ([ui il en
avait coûté dix mille écus pour faire des enfants. Le jour et
^2 MEMOIRES.
l'heure étaient déterminés; le père fut informé de tout : on arrêta
en même temps le prince et ses deux compagnons de voyage. Le
roi crut d'abord que la princesse GuillelmineS sa fille, qui
depuis a épousé le prince margrave de Baireutli, était du complot ;
et, comme il était très-expéditif en fait de justice, il la jeta à coups
de pied par une fenêtre qui s'ouvrait jusqu'au plancher. La reine
mère, qui se trouva à cette expédition dans le temps que Guillel-
mine allait faire le saut, la retint à peine par ses jupes. Il en
resta à la princesse une contusion au-dessous du teton gauche,
qu'elle a conservée toute sa vie comme une marque des senti-
ments paternels, et qu'elle m'a fait l'honneur de me montrer.
Le prince avait une espèce de maîtresse-, fille d'un maître
d'école de la ville de Brandebourg, établie à Potsdam. Elle
jouait du clavecin assez mal, le prince royal l'accompagnait de
la flûte. Il crut être amoureux d'elle, mais il se trompait ; sa vo-
cation n'était pas pour le sexe. Cependant, comme il avait fait
semblant de l'aimer, le père fit faire à cette demoiselle le tour de
la place de Potsdam, conduite par le bourreau, qui la fouettait
sous les yeux de son fils.
Après l'avoir régalé de ce spectacle, il le fit transférer à la ci-
tadelle de Custrin, située au milieu d'un marais. C'est là qu'il fut
enfermé six mois, sans domestiques, dans une espèce de cachot;
et, au bout de six mois, c-ii lui donna un soldat pour le servir.
Ce soldat, jeune, beau, bien fait, et qui jouait de la flûte, servit
en plus d'une manière à amuser le prisonnier^ Tant de belles
qualités ont fait depuis sa fortune. Je l'ai vu à la fois valet de
chambre et premier ministre, avec toute l'insolence que ces deux
postes peuvent inspirer.
Le prince était depuis quelques semaines dans son chcàteau
de Custrin, lorsqu'un vieil officier, suivi de quatre grenadiers,
entra dans sa chambre, fondant en larmes. Frédéric ne douta
pas qu'on ne vînt lui couper le cou. Mais l'officier, toujours pleu-
rant, le fit prendre par les quatre grenadiers qui le placèrent à
la fenêtre, et qui lui tinrent la tête, tandis qu'on coupait celle
de son ami Kat sur un échafaud dressé immédiatement sous
la croisée. Il tendit la main à Kat, et s'évanouit. Le père était
présent à ce spectacle, comme il l'avait été à celui de la fille
fouettée.
1. Née le 3 juillet 1709, morte le 14 septembre 1758; voyez tome VIII, VOde
sur sa mort.
2. Depuis ^I'"'' Shommers : voyez page 29.
3. Il s'appelait Fredersdorif ; voyez page 27.
MÉ3I0IRES. 43
Quant à Keith, l'autre confident, il s'enfuit en Hollande. Le
roi dépêcha des soldats pour le prendre : il ne fut manqué que
d'une minute, et s'embarqua pour le Portugal, où il demeura
jusqu'à la mort du clément Frédéric-Guillaume.
Le roi n'en voulait pas demeurer là. Son dessein était de faire
couper la tête à son'fils. 11 considérait qu'il avait trois autres gar-
çons dont aucun ne faisait des vers, et que c'était assez pour la
grandeur de la Prusse. Les mesures étaient déjà prises pour faire
condamner le prince royal à la mort, comme l'avait été le czaro-
witz, fils aîné du czar Pierre I"'.
Il ne paraît pas bien décidé par les lois divines et humaines
qu'un jeune homme doive avoir le cou coupé pour avoir voulu
voyager. Mais le roi aurait trouvé à Berlin des juges aussi ha-
biles que ceux de Russie. En tout cas, son autorité paternelle
aurait sufli. L'empereur Charles VI, qui prétendait que le prince
royal, comme prince de l'empire, ne pouvait être jugé à mort
que dans une diète, envoya le comte de Seckendorlf au père
pour lui faire les phis sérieuses remontrances. Le comte de Sec-
kendorlf, que j'ai vu depuis en Saxe, où il s'est retiré, m'a juré
qu'il avait eu beaucoup de peine à obtenir qu'on ne tranchàtpas
la tête au prince. C'est ce même Seckendorlf qui a commandé
les armées de Bavière, et dont le prince, devenu roi de Prusse,
fait un portrait aiîreux dans l'histoire de son père, qu'il a insé-
rée dans une trentaine d'exemplaires des Mémoires de Brande-
bourg-. Après cela, servez les princes, et empêchez qu'on ne leur
coupe la tête.
Au bout de dix-huit mois, les sollicitations de l'empereur et
les larmes de la reine de Prusse obtinrent la liberté du prince
héréditaire, qui se mit à faire des vers et de la musique plus que
jamais. Il lisait Leibnitz, et même Wolf, qu'il appelait un compi-
lateur de. fatras, et il donnait teint qu'il pouvait dans toutes les
sciences à la fois.
Comme son père lui accordait peu de part aux alfaiies, et que
même il n'y avait point d'alTaires dans ce pays, où tout consistait
1. Voyez toine XVI, page 571.
2. J'ai donné à l'électeur palatin l'exemplaire dont le roi de Prusse m'avait
fait présent. {Note de Voltaire.) — Le portrait de Seckendord", qu'on lit dans les
Mémoires de Brandebourg, année I7'2(i (page 235 du tome II des OEuvres primi-
tives de Frédéric II, Amsterdam, 1790, in-S"), doit être celui dont parle Voltaire;
le voici : « Il (Seckendorff) était d'un intérêt sordide; ses manières étaient gros-
sières et rustres; le mensonge lui était si habituel qu'il en avait perdu l'usage
de la vérité. C'était l'àme d'un usurier qui [)assait tantôt dans le corps d'un mili-
taire, tantôt dans celui d'un négociateur. »
14 MÉMOIRES.
en revues, il employa son loisir à écrire aux gens de lettres en
France qui étaient un peu connus dans le monde. Le principal
fardeau tomba sur moi. C'était des lettres en vers; c'était des
traités de métaphysique, d'histoire, de politique. Il me traitait
d"homme divin : je le traitais de Salomon. Les épithètes ne nous
coûtfiient rien. On a imprimé quelques-unes de ces fadaises dans
le recueil de mes œuvres; et heureusement on n'en a pas imprimé
la trentième partie. Je pris la liberté de lui envoyer une très-belle
écritoire de Martin : il eut la bonté de me faire présent de quel-
ques colifichets d"ambre^ Et les beaux esprits des cafés de Paris
s'imaginèrent, avec horreur, que ma fortune était faite.
Un jeune Courlandais, nommé Keyserlingk, qui faisait aussi
des vers français tant bien que mal, et qui en conséquence était
alors son favori, nous fut dépêché à Cirey des frontières de la Pomé-
ranie. Nous lui donnâmes une fête : je fis une belle illumination,
dont les lumières dessinaient les chiffres et le nom du prince
royal, avec cette devise : L'espérance du genre humain. Pour moi, si
j'avais voulu concevoir des espérances personnelles, j'en étais
très en droit: car on m'écrivait Mon cher ami, et on me parlait
souvent, dans les dépêches, des marques solides d'amitié qu'on
me destinait quand on serait sur le trône. Il y monta enfin lors-
que j'étais à Bruxelles-, et il commença par envoyer en France, eu
ambassade extraordinaire, un manchot, nommé Camas, ci-de-
vant Français réfugié, et alors officier dans ses troupes. Il disait
(ju'il y avait un ministre de France à Berlin à qui il manquait
une main', et que pour s'acquitter de tout ce qu'il devait au roi
de France, il lui envoyait un ambassadeur qui n'avait qu'un bras.
Camas, en arrivant au cabaret, me dépêcha un jeune homme
qu'il avait fait son page, pour me dire qu'il était trop fatigué
pour venir chez moi ; qu'il me priait de me rendre chez lui sur
l'heure, et qu'il avait le plus grand et le plus magnifique présent
à me faire delà part du roi son maître. « Courez vite, dit M"'* du
Chàtelet ; on vous envoie sûrement les diamants de la couronne. »
Je courus, je trouvai l'ambassadeur, qui, pour toute valise, avait
derrière sa chaise un quartaut de vin de la cave du feu roi, que le
roi régnant m'ordonnait de boire. Je m'épuisai en protestations
d'étonnement et de reconnaissance sur les marques liquides des
1. Voyez, dans la Correspondance, la lettre de Voltaire, décembre 1738, et
celle de Frédéric, mai 1739.
2. 31 mai 1740.
3. Le marquis de Valori avait eu deux doigts de la main gauche emportés par
un biscayen au siège de Douai en 1710.
MÉMOIRES. 15
bontés de Sa Majesté, substituées aux solides dont elle m'avait
flatté, et je partageai le quartaut avec Gamas.
Mon Salomon était alors à Strasbourg, La fantaisie lui avait
pris, en visitant ses longs et étroits États qui allaient depuis
Gueldres jusqu'à la mer Ualtique, de voir incognito les frontières
et les troupes de France.
Il se donna ce plaisir dans Strasbourg, sous le nom du comte
du Four, riche seigneur de jjoliôme. Son frère le prince royal,
qui l'accompagnait, avait pris aussi son nom de guerre ; et Alga-
rotti, qui s'était déjà attaché à lui, était le seul qui ne fût pas en
masque.
Le roi m'envoya à Bruxelles une relation de son voj^age moi-
tié prose et moitié vers, dans un goût approchant de Cachau-
mont et de Chnpelle, c'est-à-dire autant qu'un roi de Prusse peut
en approcher. Voici quelques endroits de sa lettre^ :
u Après des chemins afï'reux, nous avons trouvé des gîtes
plus affreux encore,
Car des hôtes intéressés,
De la faim nous voyant pressés,
D'une façon plus que frugale,
Dans une cuisine infernale,
En nous empoisonnant nous volaient nos écus.
0 siècle différent du temps de Lucullus !
« Des chemins affreux, mal nourris, mal abreuvés ; ce n'était
pas tout : nous essuyâmes encore bien des accidents ; et il faut
assurément que notre équipage ait un air bien singulier, puis-
qu'en chaque endroit où nous passâmes on nous prit pour quel-
que chose d'autre.
Les uns nous prenaient pour des rois;
D'autres, pour des filous courtois.
D'autres, pour gens de connaissance.
Parfois le peuple s'attroupait,
Entre les yeux nous regardait
En badauds curieux remplis d'impertinence.
« Le maître de la poste de Kchl nous ayant assuré qu'il n'y
avait point de salut sans passe-port, et voyant que le cas nous
mettait dans la nécessité absolue d'en faire nous-mêmes, ou de
1. On n'a de cette relation que le fraunicnt transcrit ici. Il en est mention tou-
tefois dans la lettre du roi du 2 septembre 1740.
46 MEMOIllES.
ne point entrer à Strasbourg, il fallut prendre le premier parti,
à quoi les armes prussiennes que j'avais sur mon cachet nous
secondèrent merveilleusement.
(( Nous arrivâmes à Strasbourg, et le corsaire de la douane
et le visiteur parurent contents de nos preuves.
Ces fcélérats nous épiaient;
D'un œil le passe-port lisaient,
De l'autre lorgnaient notre bourse.
L'or, qui toujours fut de ressource.
Par lequel Jupin jouissait
De Danaé, qu'il caressait;
L'or, par qui César gouvernait
Le monde, heureux sous son empire;
L'or, plus dieu que .Mars et l'Amour ;
Ce même or sut nous in:roduire
Le soir dans les murs de Strasbourg. »
On voit par cette lettre qu'il n'était pas encore devenu le meil-
leur de nos poètes, et que sa philosophie ne regardait pas avec
indilTérence le métal dont son père avait lait provision.
De Strasbourg il alla voir ses États de la Basse-Allemagne, et
me manda qu'il viendrait incorjnito me voir à Bruxelles. Nous
lui préparâmes une belle maison ; mais étant tombé malade dans
le petit château de xAIeuse, à deux lieues de Clèves, il m'écrivit
qu'il comptait que je ferais les avances. J'allai donc lui présen-
ter mes profonds hommages. .Maupertuis, qui avait déjà ses vues,
et qui était possédé de la rage d'être président d'une académie,
s'était présenté de lui-même, et logeait avec Algarotti et Keyser-
lingk dans un grenier de ce palais. Je trouvai à la porte de la
cour un soldat pour toute garde. Le conseiller privé Bambonet,
ministre d'État, se promenait dans la cour en soufflant dans ses
doigts. Il portait de grandes manchettes de toile, sales, un cha-
peau troué, une vieille perruque de magistrat, dont un côté en-
trait dans une de ses poches, et l'autre passait à peine l'épaule.
On me dit que cet homme était chargé d'une affaire d'État impor-
tante, et cela était vrai.
Je fus conduit dans l'appartement de Sa .Alajesté. Il n'y avait
que les quatre murailles. J'aperçus dans un cabinet, à la lueur
d'une bougie, un petit grabat de deux pieds et demi de large,
sur lequel était un petit homme affublé d'une robe de chambre
de gros drap bleu : c'était le roi, qui suait et qui tremblait sous
une méchante couverture, dans un accès de fièvre violent. Je lui
MEMOIRES. Al,
fis la réyérence, et commençai la connaissance par lui ta ter le
pouls, comme si j'avais été son premier médecin. L'accès passé,
il s'habilla et se mit à table. Algarotti, Keyserlingk, Maupertuis et
le ministre du roi auprès des États-Généraux, nous fûmes du
souper, où l'on traita à tond de l'immortalité de l'àme, de la li-
berté, et des androgynes de Platon.
Le conseiller llambonet était, pendant ce temps-Là, monté sur
un cheval de louage : il alla toute la nuit, et le lendemain arriva
aux portes de Liège, où il instrumenta au nom du roi son maître,
tandis que deux mille hommes des troupes de Vesel mettaient
la ville de Liège à contribution. Cette belle expédition avait pour
prétexte quelques droits que le roi prétendait sur un faubourg.
Il me chargea même de travailler à un manifeste ^ et j'en fis un
tant bon que mauvais, ne doutant pas qu'un roi avec qui je sou-
pais, et qui m'appelait son ami, ne dût avoir toujours raison.
L'affaire s'accommoda bientôt, moyennant un million qu'il exi-
gea en ducats de poids, et qui servirent à l'indemniser des frais
de son voyage de Strasbourg, dont il s'était plaint dans sa poé-
tique lettre.
Je ne laissai pas de me sentir attaché à lui, car il avait de
l'esprit, des grâces, et, de plus, il étaif roi : ce qui fait toujours
une grande séduction, attendu la faiblesse humaiue. D'ordinaire
ce sont nous autres gens de lettres qui flattons les rois ; celui-là
me louait depuis les pieds jusqu'à la tète, tandis que l'abbé Des-
fontaines et d'autres gredins me diffamaient dans Paris, au moins
une fois la semaine.
Le roi de Prusse, quelque temps avant la mort de son père,
s'était avisé d'écrire contre les principes de Machiavel. Si Machia-
vel avait eu un prince pour disciple, la première chose qu'il lui
eût recommandée aurait été d'écrire contre lui. Mais le prince
royal n'y avait pas entendu tant de finesse, il avait écrit de bonne
foi dans le temps qu'il n'était pas encore souverain, et que son
père ne lui faisait pas aimer le pouvoir despotique. Il louait alors
de tout son cœur la modération, la justice ; et, dans son enthou-
siasme, il regardait toute usurpation comme un crime. Il m'avait
envoyé son manuscrit à Bruxelles, pour le corriger et le faire
imprimer ; et j'en avais déjà l'ait présent à un libraire de Hollande,
nommé Van Duren, le plus insigne fripon de son espèce. Il me
vint enfin un remords de faire imprimer U Anti-Machiavel, tandis
que le roi de Prusse, qui avait cent millions dans ses coffres, en
1. Ce manifeste est imprime tome XXIII, pnge 153.
I. 2
48 MÉaiOlRES.
prenait un aux pauvres Liégeois, par la main du conseiller
Rambonet, Je jugeai que mon Salomon ne s'en tiendrait pas là.
Son père lui avait laissé soixante et six mille quatre cents hommes
complets d'excellentes troupes; il les augmentait, et paraissait
avoir envie de s'en servir à la première occasion.
Je lui représentai qu'il n'était peut-être pas convenable d'im-
primer son livre précisément dans le temps même qu'on pour-
rait lui reprocher d'en violer les préceptes. Il me permit d'arrê-
ter l'édition. J'allai en Hollande uniquement pour lui rendre ce
petit service ; mais le libraire demanda tant d'argent que le roi,
qui d'ailleurs n'était pas l'àché dans le fond du cœur d'être im-
primé, aima mieux l'être pour rien que de payer pour ne
l'être pas.
Lorsque j'étais en Hollande, occupé de cette besogne, l'empe-
I . reur Charles VI mourut, au mois d'octobre 1740, d'une indiges-
V/ tion de champignons qui lui causa une apoplexie ; et ce plat de
champignons changea la destinée de l'Europe. H parut bientôt
que Frédéric II, roi de Prusse, n'était pas aussi ennemi de Ma-
chiavel que le prince royal avait paru l'être. Quoi qu'il roulât
déjà dans sa tête le projet de son invasion en Silésie, il ne m'ap-
pela pas moins à sa cour.
Je lui avais déjà signifié que je ne pouvais m'établir auprès
de lui, que je devais préférer l'amitié à l'ambition, que j'étais at-
taché à M"" du Chàtelet, et que, philosophe pour philosophe, j'ai-
inais mieux une dame qu'un roi.
Il approuvait cette liberté, quoiqu'il n'aimât pas les femmes.
J'allai lui faire ma cour au mois d'octobre. Le cardinal de Fleury
m'écrivit une longue lettre pleine d'éloges pour rAnti-Machiavel,
et pour l'auteur ; je ne manquai pas de la lui montrer. II ras-
semblait déjà ses troupes, sans qu'aucun de ses généraux ni de
ses ministres pût pénétrer son dessein. Le marquis de Beauvau,
envoyé auprès de lui pour le complimenter, croyait qu'il allait
se déclarer contre la France en faveur de Marie-Thérèse, reine
de Hongrie et de Bohême, fille de Charles VI ; qu'il voulait ap-
puyer l'élection à l'empire de François de Lorraine, grand-duc
de Toscane, époux de cette reine; qu'il pouvait y trouver de
grands avantages.
Je devais croire plus que personne qu'en effet le nouveau roi
de Prusse allait prendre ce parti, car il m'avait envoyé, trois
mois auparavant, un écrit politique de sa façon, dans lequel il
regardait la France comme l'ennemie naturelle et déprédatrice
de l'Allemagne. Mais il était dans sa nature de faire toujours tout
y
MÉMOIRES. 19
le contraire de ce qu'il disait et de ce qu'il écrivait, non par
dissimulation, mais parce qu'il écrivait et parlait avec une espèce
d'enthousiasme, et agissait ensuite avec une autre. —
Il partit au 15 de décembre, avec la fièvre quarte, pour la
conquête de la Silésie, à la tête de trente mille combattants, bien
pourvus de tout, et bien disciplinés; il dit au marquis de Beau-
vau, en montant à cheval : « Je vais jouer votre jeu ; si les as
me viennent nous partagerons. »
Il a écrit depuis l'histoire de cette conquête ; il me l'a mon-
trée tout entière. Voici un des articles curieux du début de ces
annales : j'eus soin de le transcrire de préférence, comme un
monument unique.
« Que l'on joigne à ces considérations des troupes toujours
prêtes d'agir, mon épargne bien remplie, et la vivacité de mon
caractère : c'étaient les raisons que j'avais de faire la guerre à
iAIarie-Thérèse, reine de Bohême et de Hongrie. » Et quelques
lignes ensuite, il y avait ces propres mots : « L'ambition, l'inté-
rêt, le désir de faire parler de moi, l'emportèrent ; et la guerre
fut résolue. »
Depuis qu'il y a des conquérants ou des esprits ardents qui
ont voulu l'être, je crois qu'il est le premier qui se soit ainsi
rendu justice. Jamais homme peut-être n'a plus senti la raison,
et n'a plus écouté ses passions. Ces assemblages de philosophie
et de dérèglements d'imagination ont toujours composé son ca-
ractère.
C'est dommage que je lui aie fait retrancher ce passage^
quand je corrigeai depuis tous ses ouvrages : un aveu si rare
devait passer à la postérité, et servir à faire voir sur quoi sont
fondées presque toutes les guerres. Nous autres gens de lettres,
poètes, historiens, déclamateurs d'académie, nous célébrons ces
beaux exploits : et voilà un roi qui les fait, et qui les condamne.
Ses troupes étaient déjà en Silésie, quand le baron de Gotter,
son ministre à Vienne, fit à Marie-Thérèse la proposition incivile
de céder de bonne grâce au roi électeur son maître les trois
quarts de celte province, moyennant quoi le roi de Prusse lui
prêterait trois millions d'écus, et ferait son mari empereur.
Marie-Thérèse n'avait alors ni troupes, ni argent, ni crédit,
et cependant elle fut inflexible. Elle aima mieux risquer de tout
perdre que de fléchir sous un prince qu'elle ne regardait que
1. On ne trouve plus, eu effet, ce passage dans VHistoire de mon temps, qui fait
partie (les OEuvres posthumes de Frédéric.
X,x
h
20 MÉMOIRES.
comme le vassal de ses ancêtres, et à qui l'empereur son père
avait sauvé la vie. Ses généraux assemblèrent à peine vingt mille
hommes; son maréchal Neuperg, qui les commandait, força le
roi de Prusse de recevoir la bataille sous les murs de Neiss, à
Molwitz ^ La cavalerie prussienne fut d'abord mise en déroute
par la cavalerie autrichienne ; et dès le premier choc, le roi, qui
n'était pas encore accoutumé à voir des batailles, s'enfuit jusqu'à
Opeleim, à douze grandes lieues du champ où l'on se battait.
Maupertuis, qui avait cru faire une grande fortune, s'était mis à
sa suite dans cette campagne, s'imaginant que le roi lui ferait
au moins fournir un cheval. Ce n'était pas la coutume du roi.
Maupertuis acheta un âne deux ducats le jour de l'action, et se
mit à suivre Sa Majesté sur son âne, du mieux qu'il put. Sa mon-
ture ne put fournir la course ; il fut pris et dépouillé par les
housards.
Frédéric passa la nuit couché sur un grabat dans un cabaret
de village près de Ratibor, sur les confins de la Pologne. Il était
désespéré, et se croyait réduit à traverser la moitié de la Pologne
pour rentrer dans le nord de ses États, lorsqu'un de ses chasseurs
arriva du camp de Molwitz, et lui annonça qu'il avait gagné la
bataille. Cette nouvelle lui fut confirmée un quart d"heure après
par un aide de camp. La nouvelle était vraie. Si la cavalerie
prussienne était mauvaise, l'infanterie était la meilleure de l'Eu-
rope. Elle avait été disciplinée pendant trente ans par le vieux
prince d'Anhalt. Le maréchal de Schwerin, qui la commandait,
était un élève de Charles XII ; il gagna la bataille aussitôt que le
roi de Prusse se fut enfui. Le monarque revint le lendemain, et
le général vainqueur fut à peu près disgracié.
Je retournai philosopher dans la retraite de Cirey. Je passai
les hivers à Paris, où j'avais une foule d'ennemis : car m'étant
avisé d'écrire, longtemps auparavant, VHistoire de Charles XII, de
donner plusieurs pièces de théâtre, de faire même un poëme
épique, j'avais, comme de raison, pour persécuteurs tous ceux
qui se mêlaient de vers et de prose. Et, comme j'avais même
poussé la hardiesse jusqu'à écrire sur la philosophie S il fallait
bien que les gens qu'on appelle dévots me traitassent d'athée,
selon fancien usage.
J'avais été le premier qui eût osé développer à ma nation les
1. 10 avril 1741.
2. Voltaire veut sans cloute parler de ses Lettres philosophiques ; voyez tome
XXII, page 75.
MÉMOIRES. t\
découvertes de Newton, en langngc intelligible. Les préjugés car-
tésiens, qui avaient succédé en France aux préjugés péripatéti-
ciens, étaient alors tellement enracinés que le chancelier Da-
guesseau regardait comme un homme ennemi de la raison et
de l'État quiconque adoptait des découvertes faites en Angleterre.
Il ne voulut jamais donner de privilège pour l'impression des
Éléments d- la Philosophie de Xeivlon^.
J'étais grand admirateur de Locke: je le regardais comme le
seul métaphysicien raisonnable; je louai surtout cette retenue
si nouvelle, si sage en même temps, et si hardie, avec laquelle il
dit que nous n'en saurons jamais assez par les lumières de notre
raison pour affirmer que Dieu ne peut accorder le don du sen-
timent et de la pensée à l'être appelé matière.
On ne peut concevoir avec quel acharnement et avec quelle
intrépidité d'ignorance on se déchaîna contre moi sur cet article.
Le sentiment de Locke n'avait point fait de bruit en France
auparavant, parce que les docteurs lisaient saint Thomas et
Quesnel, et que le gros du monde lisait des romans. Lorsque
j'eus loué Locke, on cria contre lui et contre moi. Les pauvres
gens qui s'emportaient dans cette dispute ne savaient sûrement
ni ce que c'est que la matière, ni ce que c'est que Vcsprit. Le fait
est que nous ne savons rien de nous-mêmes, qu:^ nous avons le
mouvement, la vie, le sentiment et la pensée, sans savoir com-
ment ; que les éléments de la matière nous sont aussi inconnus
que le reste; que nous sommes des aveugles qui marchons et
raisonnons à tâtons; et que Locke a été très-sage en avouant que
ce n'est pas à nous à décider de ce que le Tout-Puissant ne peut
pas faire.
Cela, joint à quelques succès de mes pièces de théâtre, m'attira
une bibliothèque immense de brochures dans lesquelles on
prouvait que j'étais un mauvais poète athée et fils d'un paysan-.
On imprima l'histoire de ma vie, dans laquelle on me donna
cette belle généalogie. Un Allemand n'a pas manqué de ramasser
tous les contes de cette espèce, dont on avait farci les libelles
qu'on imprimait contre moi. On m'imputait des aventures avec
des personnes que je n'avais jamais connues, et avec d'autres qui
n'avaient jamais existé.
.le trouve, en écrivant ceci, nne lettre de M. le maréchal de
Richelieu qui me donnait avis d'un gros libelle où il était prouve
1. Voyez tome XXIT, page 393.
2. Voyez tome XXHI, pages 34 et Cl.
22 .MÉMOIRES.
que sa femme m'avait donné un beau carrosse, et quelque autre
chose, dans le temps qu'il n'avait point de femme. Je m'étais
d'abord donné le plaisir de faire un recueil de ces calomnies ;
mais elles se multiplièrent au point que j'y renonçai.
C'était là tout le fruit que j'avais tiré de mes travaux. Je m'en
consolais aisément, tantôt dans la retraite de Cirey, et tantôt dans
la bonne compagnie de Paris.
Tandis que les excréments de la littérature me faisaient ainsi
la guerre, la France la faisait à la reine de Hongrie, et il faut
avouer que cette guerre n'était pas plus juste, car, après avoir
solennellement stipulé, garanti, juré la pragmatique sanction de
l'empereur Charles VI, et la sanction et la succession de Marie-
ïlK-rèse à l'héritage de son père : après avoir eu la Lorraine ^
pour prix de ces promesses, il ne paraissait pas trop conforme
au droit des gens de manquer à un tel engagement. On entraîna
le cardinal de Fleury hors de ces mesures. Il ne pouvait pas dire,
comme le roi de Prusse, que c'était la vivacité de son tempéra-
ment qui lui faisait prendre les armes. Cet heureux prêtre ^ ré-
gnait à l'âge de quatre-vingt-six ans, et tenait les rênes de l'État
d'une main très-faible. On s'était uni avec le roi de Prusse dans
le temps qu'il prenait la Silésie ; on avait envoyé en Allemagne
deux armées pendant que Marie-Thérèse n'en avait point. L'une
de ces armées avait pénétré jusqu'à cinq lieues de Vienne sans
trouver d'ennemis : on avait donné la Bohême à l'électeur de
Bavière, qui fut élu empereur, après avoir été nommé lieutenant
général des armées du roi de France. Mais on fit bientôt toutes
les fautes qu'il fallait pour tout perdre ^
Le roi de Prusse ayant, pendant ce temps-là, mûri son cou-
rage et gagné des batailles, faisait sa paix avec les Autrichiens.
Marie lui abandonna, à son très grand regret, le comté de Glatz
as'ec la Silésie. S'étant détaché de la France sans ménagement, à
ces conditions, au mois de juin 17/)2, il me manda qu'il s'était mis
dans lesremèdes et qu'il conseillait aux autres maladesdeserétablir.
Ce prince se voyait alors au comble de sa puissance, ayant à
ses ordres cent trente mille hommes de troupes victorieuses,
dont il avait formé la cavalerie, tirant de la Silésie le double
de ce qu'elle avait produit à la maison d'Autriche, affermi
dans sa nouvelle conquête, et d'autant plus heureux que toutes
1. Voyez tome XV, le chapitre iv du Précis du Siècle de Louis XV.
2. Voyez tome XV, le chapitre m du Précis du Siècle de Louis XV.
3. Voyez tome XV, le Précis du Siècle de Louis XV, chapitre vi et suivants.
MÉMOIRES. 23
les autres puissances soufTraient. Les princes se l'uinent aujour-
d'hui par la guerre : il s'y était enrichi.
Ses soins se tournèrent alors à emhellir la ville de Berlin, à
hâtir une des plus helles salles d'opéra qui soient en Europe, à
faire venir des artistes en touî genre : car il voulait aller à la
gloire par tous les chemins, et au meilleur marché possible.
Son père avait logé à Potsdam dans une vilaine maison ; il en
fit un palais, Potsdam devint une jolie ville. Berlin s'agrandis-
sait ; on commençait à y connaître les douceurs de la vie que
le feu roi avait très-négligées : quelques personnes avaient des
meubles ; la plupart même portaient des chemises , car, sous le
règne précédent, on ne connaissait guère que des devants de
chemise qu'on attachait avec des cordons ; et le roi régnant
n'avait pas été élevé autrement. Les choses changeaient à vue
d'oeil : Lacédémone devenait Athènes. Des déserts furent défri-
chés, cent trois villages furent formés dans des marais desséchés.
Il n'en faisait pas moins de la musique et des livres : ainsi il ne
fallait pas me savoir si mauvais gré de l'appeler le Salomon du
Nord. Je lui donnais dans mes lettres ce sobriquet, qui lui de-
meura longtemps.
Les affaires de la France n'étaient pas alors si bonnes que les
siennes. Il jouissait du plaisir secret de voir les Français périr en
Allemagne, après que leur diversion lui avait valu la Silésie. La
cour de France perdait ses troupes, son argent, sa gloire et son
crédit, pour avoir fait Charles VII empereur; et cet empereur per-
dait tout pour avoir cru que les Français le soutiendraient.
^ Le cardinal de Fleury mourut, le 29 de janvier 11 k5, âgé de
quatre-vingt-dix ans : jamais personne n'était parvenu plus
tard au ministère, et jamais ministre n'avait gardé sa place
plus longtemps. Il commença sa fortune à l'âge de soixante-
treize ans par être roi de France, et le fut jusqu'à sa mort sans
contradiction ; affectant toujours la plus grande modestie,
n'amassant aucun bien, n'ayant aucun faste, et se bornant uni-
quement à régner. Il laissa la réputation d'un esprit fin et aima-
ble plutôt que d'un génie, et passa pour avoir mieux connu la
cour que l'Europe.
J'avais eu l'honneur de le voir beaucoup chez M"'" la maré-
chale de Villars, quand il n'était qu'ancien évêque de la petite
vilaine ville de Fréjus, dont il s'était toujours intitulé èvêque par
1. Les éditeurs de Kehl avaient aussi place dans le Commentaire historique
cet alinéa et les trente-sept qui le suivent.
24 MÉMOIRES.
l'indignation divine, comme on le voit dans quelques-unes de ses
lettres. Fréjus était une très-laide femme qu'il avait répudiée le
plus tôt qu'il avait pu. Le maréchal de Villeroi,qui ne savait pas
que l'évêque avait étélongtempsl'amantdelamaréchale sa femme,
le fit nommer par Louis XIV précepteur de Louis XV; de précep-
teur il devint premier ministre, et ne manqua pas de contribuer à
l'exil du maréchal son hienfaiteur. C'était, à l'ingratitude près, un
assez bon homme. Mais, comme il n'avait aucun talent, il écartait
tous ceux qui en avaient, dans quelque genre que ce pût être.
Plusieurs académiciens voulurent que j'eusse sa place à
l'Académie française. On demanda, au souper du roi, qui pronon-
cerait l'oraison funèbre du cardinal à l'Académie. Le roi répondit
que ce serait moi. Sa maîtresse, la duchesse de Chàteauroux, le
voulait ; mais le comte de Maurepas, secrétaire d'État, ne le vou-
lut point: il avait la manie de se brouiller avec toutes les maî-
tresses de son maître, et il s'en est trouvé maH,
Un vieil imbécile, précepteur du dauphin, autrefois théatin,
et depuis évêque de Mirepoix, nommé Boyer -, se chargea, par
principe de conscience, de seconder le caprice de M. de Mau-
repas. Ce Boyer avait la feuille des bénéfices ; le roi lui abandon-
nait toutes les affaires du clergé : il traita celle-ci comme un
point de discipline ecclésiastique. Il représenta que c'était offen-
ser Dieu qu'un profane comme moi succédât à un cardinal. Je
savais que M. de Maurepas le faisait agir; j'allai trouver ce minis-
tre, je lui dis : u Une place à l'Académie n'est pas une dignité bien
importante ; mais, après avoir été nommé, il est triste d'être
exclu. Vous êtes brouillé avec M'"^ de Chàteauroux, que le roi
aime, et avec M. le duc de Richelieu, qui la gouverne; quel rap-
port y a-t-il, je vous prie, de vos brouilleries avec une pauvre
place à l'Académie française ? Je vous conjure de me répondre
franchement : en cas que M"'*' de Chàteauroux l'emporte sur
M. l'évêque de Mirepoix, vous y opposerez-vous ?... » Il se recueil-
lit un moment et me dit : Oui, et je vous écraserai.
Le prêtre enûn l'emporta sur la maîtresse ; et je n'eus point une
place dont je ne me souciais guère. J'aime à me rappeler cette
aventure, qui fait voir les petitesses de ceux qu'on appelle grands,
et qui marque combien les bagatelles sont quelquefois impor-
tantes pour eux.
1. Il avait été disgracié et exilé en 1749, sous le gouvernement deM™^ de Pom-
padour.
2. Vojez tome XXIV, page 19.
MÉMOIRES. 25
r~
Cependant les affaires publiques n'allaient pas mieux depuis
la mort du cardinal que dans ses deux dernières années. La mai-
son d'Autriche renaissait de sa cendre. La France était pressée par
elle et par l'Angleterre, Il ne nous restait alors d'autre ressource
que dans le roi de Prusse, qui nous avait entraînés dans la
gnerre, et qui nous avait abandonnés au besoin.
On imagina de m'envoyer secrètement chez ce monarque
pour sonder ses intentions, pour voir s'il ne serait pas d'humeur
à prévenir les orages qui devaient tomber tôt ou tard de Vienne
sur lui, après avoir tombé sur nous, et s'il ne voudrait pas nous
prêter cent mille hommes, dans l'occasion, pour mieux assurer
, sa Silésie. Cette idée était tombée dans la tête de M. de Richelieu
et de M""" de Chàteauroux. Le roi l'adopta ; et M. Amelot, mi-
nistre des affaires étrangères, mais ministre très-subalterne, fut
chargé seulement de presser mon départ.
Il fallait un prétexte. Je pris celui de ma querelle avec l'ancien
évoque de Mirepoix. Le roi approuva cet expédient. J'écrivis au
roi de Prusse ^ que je ne pouvais plus tenir aux persécutions de
ce théatin, et que j'allais me réfugier auprès d'un roi philosophe,
loin des tracasseries d'un bigot. Comme ce prélatsignait toujours :
rauc. évêq. de Mirepoix, en abrégé, et que son écriture était assez
incorrecte, on lisait : ZVl/îe c?e Mirepoix, au lieu de Vancien ; ce
fut un sujet de plaisanteries; et jamais négociation ne fut plus
gaie.
Le roi de Prusse, qui n'y allait pas de main morte quand il
fallait frapper sur les moines et sur les prélats de cour, me ré-
pondit avec un déluge de railleries sur l'àne de 'Mirepoix- et me
pressa de venir. J'eus grand soin de faire lire mes lettres et les
réponses. L'évêque en fut informé. Il alla se plaindre à Louis XV
de ce que je le faisais passer, disait-il, pour un sot dans les cours
étrangères. Le roi lui répondit que c'était une chose dont on était
convenu, et qu'il ne fallait pas qu'il y prît garde.
Cette r(''[)(>nse de Louis XV, qui n'est guère dans son caractère,
m"a toujouis paru extraordinaire. J'avais à la fois le plaisir de
me venger de l'évêque cjui m'avait exclu de l'Académie, celui de
faire un voyage très- agréable, et celui d'être à portée de rendre
service au roi et à l'État. M. de Maurepas entrait même avec cha-
leui' dans cette aventure, parce qu'alors il gouvernait M, Amelot,
et qu'il croyait être le ministre des affaires étrangères.
1. Celte lettre de Voltaire n'est point imprimée.
2. Voyez les lettres du roi de Prusse, des 6 avril, 21 mai, 15 et 2.j juin 1743.
26 MÉMOIRES.
Ce qu'il y eut de plus singulier, c'est qu"il fallut mettre
M'"" du Ghâtelet de la confidence. Elle ne voulait point, àquelque
prix que ce fût, que je la quittasse pour le roi de Prusse ; elle ne
trouvait rien de si lâche et de si abominable dans le monde que
de se séparer d'une femme pour aller chercher un monarque.
Elle aurait fait un vacarme horrible. On convint, pour l'apaiser,
qu'elle entrerait dans le mystère, et que les lettres passeraient
par ses mains.
J'eus tout l'argent que je voulus pour mon voyage, sur mes
simples reçus, de M. de Montmartel. Je n'en abusai pas. Je m'ar-
rêtai quelque temps en Hollande, pendant que le roi de Prusse
courait d'un bouta l'autre de ses États pour faire des revues.
Mon séjour ne fut pas inutile à la Haye. Je logeai dans le palais
de la vieille cour, qui appartenait alors au roi de Prusse par ses
partages avec la maison d'Orange. Son envoyé, le jeune comte
de Podewils, amoureux et aimé de la femme d'un des princi-
paux membres de l'État, attrapait par les bontés de cette dame
des copies de toutes les résolutions secrètes de leurs Hautes Puis-
sances très-malintentionnées contre nous. J'envoyais ces copies
à la cour; et mon service était très-agréable.
Quand j'arrivai à Berlin, le roi me logea chez lui, comme il
avait fait dans mes précédents voyages. Il menait à Potsdam la
vie qu'il a toujours menée depuis son avènement au trône.
Cette vie mérite quelque petit détail.
Il se levait à cinq heures du matin en été, et à six en hiver.
Si vous voulez savoir les cérémonies royales de ce lever,
quelles étaient les grandes et les petites entrées, quelles étaient
les fonctions de son grand-aumônier, de son grand-chambellan,
de son premier gentilhomme de la chambre, de ses huissiers,
je vous répondrai qu'un laquais venait ahumer son feu, l'habiller,
et le raser; encore s'habillait-il presque tout seul. Sa chambre
était assez belle ; une riche balustrade d'argent, ornée de petits
amours très-bien sculptés, semblait fermer l'estrade d'un lit dont
envoyait les rideaux ; mais derrière les rideaux était, au lieu de
ht, une bibliothèque : et quant au lit du roi, c'était un grabat
de sangles avec un matelas mince, caché par un paravent.
Marc-Aurèle et Julien, ses deux apôtres, et les plus grands
hommes du sto'icisme, n'étaient pas plus mal couchés.
Quand Sa Majesté était habillée et bottée, le stoïque donnait
quelques moments à la secte d'Épicure : il faisait venir deux ou
trois favoris, soit lieutenants de son régiment, soit pages, soit
heiduques, ou jeunes cadets. On prenait le café. Celui à qui on
MÉMOIRES. 27
jetait le mouchoir restait demi-quart d'heure tête à tête. Les
choses n'allaient pas jusqu'aux dernières extrémilés, attendu que
le prince, du vivant de son père, avait été fort maltraité dans
ses amours de passade, et non moins mal guéri. Il ne pouvait
jouer le premier rôle : il fallait se contenter des seconds.
Ces amusements d'écoliers étant finis, les affaires d'État pre-
naient la place. Son premier minisire arrivait par un escalier
dérobé, avec une grosse liasse de papiers sous le bras. Ce premier
ministre était un commis qui logeait au second étage dans la mai-
son de Fn'dersdorflT, ce soldat devenu valet de chambre et favori,
qui avait autrefois servi le roi prisonnier dans le château de
Custrin. Les secrétaires d'État envoyaient toutes leurs dépêches
au commis du roi. Il en apportait l'extrait : le roi faisait mettre
les réponses à la marge, en deux mots. Toutes les aflaires du
royaume s'expédiaient ainsi en une heure. Rarement les secré-
taires d'État, les ministres en charge, l'abordaient : il y en a
même à qui il n'a jamais parlé. Le roi son père avait mis un
tel ordre dans les finances, tout s'exécutait si militairement,
lobéissance était si aveugle, que quatre cents lieues de pays
étaient gouvernées comme une abbaye.
Vers les onze heures, le roi, en bottes, faisait dans son jar-
din la revue de son régiment des gardes ; et, à la même heure,
tous les colonels en faisaient autant dans toutes les provinces.
Dans l'intervalle de la parade et du dîner, les princes ses frères,
les officiers généraux, un ou deux chambellans mangeaient à sa
table, qui était aussi bonne qu'elle pouvait l'être dans un pays
où il n'y a ni gibier, ni viande de boucherie passable, ni
une poularde, et où il faut tirer le froment de Magdebourg.
Après le repas, il se retirait seul dans son cabinet, et faisait
des vers jusqu'à cinq ou six heures. Ensuite venait un jeune
homme nommé Darget, ci-devant secrétaire de Valori, envoyé
de France, qui faisait la lecture. Un petit concert commençait à
sept heures : le roi y jouait de la flûte aussi bien que le meilleur
artiste. Les concertants exécutaient souvent de ses compositions :
car il n'y avait aucun art qu'il ne cultivât, et il n'eût pas essuyé
chez les Grecs la mortification qu'eut Épaminondas d'avouer
qu'il ne savait pas la musique.
On soupail dansune petite salledont le plussingulierornement
était un tableau dont il avait donné le dessin à Pcsne, son peintre,
l'un de nos meilleurs coloristes. C'était une belle priapée. On
voyait des jeunes gens embrassant des femmes, des nymphes
sous des satyres, des amours qui jouaient au jeu des Encolpes et
28 ME.MOIKES.
des Citons, quelques personnes qui se pâmaient en regardant
ces combats, des tourterelles qui se baisaient, des boucs sautant
sur des chèvres, et des béliers sur des brebis.
Les repas n'étaient pas souvent moins philosophiques. Un
survenant qui nous aurait écoutés, en voyant cette peinture, au-
rait cru entendre les sept sages de la Grèce au bordel. Jamais on
ne parla en aucun lieu du monde avec tant de liberté de toutes les
superstitions des hommes, et jamais elles ne furent traitées avec
plus de plaisanteries et de mépris. Dieu était respecté, mais
tous ceux qui avaient trompé les hommes en son nom n'étaient
pas épargnés.
Il n'entrait jamais dans le palais ni femmes ni prêtres. En un
mot, Frédéric vivait sans cour, sans conseil, et sans culte.
Quelques juges de province voulurent faire brûler je ne sais
quel pauvre paysan accusé par un prêtre d"une intrigue galante
avec son âuesse : on n'exécutait personne sans que le roi eût
confirmé la sentence, loi très-humaine qui se pratique en Angle-
terre et dans d'autres pays ; Frédéric écrivit au bas de la sentence
qu'il donnait dans ses États liberté de conscience et de v...
Un prêtre d'auprès de Stettin, très-scandalisé de cette indul-
gence, glissa, dans un sermon sur Hérode, quelques traits qui
pouvaient regarder le roi son maître : il fit venir ce ministre de
village à Potsdam en le citant au consistoire, quoiqu'il n'y eût à
la cour pas plus de consistoire que de messe. Le pauvre homme
fut amené : le roi prit une robe et un rabat de prédicant ; d'Ar-
gens, l'auteur des Lettres juives, et un baron de Pollnitz, qui avait
changé trois ou quatre fois de religion, se revêtirent du même
habit; on mit un tome du Dictionnaire de Bayle sur une table,
en guise dï'vangile, et le coupable fut introduit par deux grena-
diers devant ces trois ministres du Seigneur. « Mou frère, lui
dit le roi, je vous demande au nom de Dieu sur quel Hérode vous
avez prêché... — Sur Hérode qui fit tuer tous les petits enfants, ré-
pondit le bonhomme. — Je vous demande, ajouta le roi, si c'était
Hérode premier du nom, car vous devez savoir qu'il y en a eu
plusieurs. » Le prêtre de village ne sut que répondre. « Comment!
dit le roi, vous osez prêcher sur un Hérode, et vous ignorez
quelle était sa famille! vous êtes indigne du saint ministère.
i\ous vous pardonnons cette fois; mais sachez que nous vous ex-
communierons si jamais vous prêchez quelqu'un sans le con-
naître. » Alors on lui délivra sa sentence et son pardon. On
signa trois noms ridicules, inventés à plaisir. « Nous allons
demain à Berlin, ajouta le roi; nous demanderons grâce pour
MÉMOIRES. 29
VOUS à nos frères : ne manquez pas de nous venir parler. » Le
prêtre alla dans Berlin chercher les trois ministres : on se
moqua de lui; et le roi, qui était plus plaisant que lihéral, ne
se soucia pas de payer son voyage.
Frédéric gouvernait l'Église aussi despotiquement que l'État,
C'était lui qui prononçait les divorces quand un mari et une
femme voulaient se marier ailleurs. Un ministre lui cita un jour
l'Ancien Testament, au sujet d'un de ces divorces : « Moïse, lui
dit-ii, menait ses Juifs comme il voulait, et moi je gouverne mes
Prussiens comme je l'entends. »
Ce gouvernement singulier, ces mœurs encore plus étranges,
ce contraste de stoïcisme et d'épicuréisme, de sévérité dans la
discipline militaire, et de mollesse dans l'intérieur du palais,
des pages avec lesquels on s'amusait dans son cabinet, et des
soldats qu'on faisait passer trente-six fois par les baguettes sous
les fenêtres du monarque qui les regardait, des discours de mo-
rale, et une licence effrénée, tout cela composait un tableau bi-
zarre que peu de personnes connaissaient alors, et qui depuis a
percé dans l'Europe.
La plus grande économie présidait dans Potsdam à tous ses
goûts. Sa table et celle de ses officiers et de ses domestiques
étaient réglées à trente-trois écus par jour, indépendamment
du vin. Et au lieu que chez les autres rois ce sont des officiers de
la couronne qui se mêlent de cette dépense, c'était son valet de
chambre Frédersdortï' qui était à la fois son grand maître d'hôtel,
son grand échanson, et son grand panetier.
Soit économie, soit politique, il n'accordait pas la moindre
grâce à ses anciens favoris, et surtout à ceux qui avaient risqué
leur vie pour lui quand il était prince royal. Il ne payait pas
même l'argent qu'il avait emprunté alors, et comme Louis XII
ne vengeait pas les injures du duc d'Orléans, le roi de Prusse ou-
bliait les dettes du prince royal.
Cetle pauvre maîtresse, qui avait été fouettée pour lui par la
main du bourreau était alors mariée, à Berlin, au commis du
bureau dos fiacres : car il y avait dix-huit fiacres dans Berlin, et son
amant lui faisait une pension de soixante et dix écus qui lui a
toujours été très-bien payée. Elle s'appelait M""= Shommers, grande
femme, maigre, qui ressemblait à une sibylle, et n'avait nulle- K"^
ment l'air d'avoir mérité d'éire fouettée pour un prince.
Cependant, quand il allait à Berlin, il y étalait une grande
magnificence dans les jours d'appareil. C'était un très-beau spec-
tacle pour les hommes vains, c'est-à-dire pour presque tout le
30 MÉMOIRES.
monde, de le voir à table, entouré de vingt princes de l'empire,
servi dans la plus belle vaisselle d"or de l'Europe, et trente beaux
pages, et autant de jeunes heiduques superbement parés, por-
tant de grands plats d'or massif. Les grands officiers parais-
saient alors, mais hors de là on ne les connaissait point.
On allait après dîner à l'opéra, dans cette grande salle de
trois cents pieds de long, qu'un de ses chambellans, nommé
KnobelsdorlI'S avait bâtie sans architecte. Les plus belles voix,
les meilleurs danseurs, étaient à ses gages. La Barbarini dansait
alors sur son théâtre : c'est elle qui depuis épousa le fils de son
chancelier. Le roi avait fait enlever à Venise cette danseuse par
des soldats, qui l'emmenèrent par Vienne même jusqu'à Berlin.
Il en était un peu amoureux, parce qu'elle avait les jambes d'un
homme. Ce qui était incompréhensible, c'est qu'il lui donnait
trente-deux mille livres d'appointements.
Son poète italien, à qui il faisait mettre en vers les opéras dont
lui-même faisait toujours le plan, n'avait que douze cents livres
de gages ; mais aussi il faut considérer qu'il était fort laid, et
qu'il ne dansait pas. En un mot, la Barbarini touchait à elle seule
plus que trois ministres d'État ensemble. Pour le poète italien,
il se paya un jour par ses mains. Il décousit, dans une chapelle
du premier roi de Prusse, de vieux galons d'or dont elle était
ornée. Le roi, qui jamais ne fréquenta de chapelle, dit qu'il ne
perdait rien. D'ailleurs il venait d'écrire une Dissertation en fa-
veur des voleurs, qui est imprimée dans les recueils de son Aca-
démie-, et il ne jugea pas à propos cette fois-là de détruire ses
écrits par les faits.
Cette indulgence ne s'étendait par sur le militaire. II y avait
dans les prisons de Spaudau un vieux gentilhomme de Franche-
Comté, haut de six pieds, que le feu roi avait fait enlever pour
sa belle taille ; on lui avait promis une place de chambellan, et
on lui en donna une de soldat. Ce pauvre homme déserta bien-
tôt avec quelques-uns de ses camarades ; il fut saisi et ramené
devant le roi, auquel il eut la naïveté de dire qu'il ne se repen-
tait que de n'avoir pas tué un tyran comme lui. On lui coupa,
pour réponse, le nez et les oreilles ; il passa pas les baguettes
trente-six fois ; après quoi il alla traîner la brouette à Spandau.
Il la traînait encore quand M. de Valori, notre envoyé, me pressa
1. Le même dont Frédéric parle dans sa lettre du 7 avril 1737.
2. Je n'ai pas trouvé cette Dissertation dans les Mémoires de l'Académie de
Berlin. (B.)
MÉMOIRES. 3-1
de demander sa grâce au très-clément fils du très-dur Frédéric-
Guillaume. Sa Majesté se plaisait à dire que c'était pour moi
qu'il faisait jouer la Ckmenza di Tito, opéra plein de beautés,
du célèbre Metastasio, mis en musique par le roi lui-même, aidé
de son compositeur. Je pris mon temps pour recommander à
ses bontés ce pauvre Franc-Comtois sans oreilles et sans nez, et
je lui détachai cetle semonce^ :
Génie universel, àaie sensible et ferme,
Quoi! lorsque vous régnez, il est des malheureux!
Aux tourments d'un coupable il vous faut mettre un terme,
Et n'en mettre jamai? à vos soins généreux.
Voyez autour de vous les Prières tremblantes.
Filles du repentir, maîtresses des grands cœurs,
S'étonner d'arroser de larmes impuissantes
. Les mains qui de la terre ont dû sécher les pleurs.
Ah ! pourquoi m'étaler avec magnificence
Ce spectacle étonnant où triomphe Titus !
Pour achever la fête, égalez sa clémence,
Et l'imitez en tout, ou ne le vantez plus.
La requête était un peu forte ; mais on a le privilège de dire
ce qu'on veut en vers. Le roi promit quelque adoucissement ; et
même, plusieurs mois après, il eut la bonté de mettre le gentil-
homme dont il s'agissait à l'hôpital, à six sous par jonr. Il avait
refusé cette grâce à la reine sa mère, qui apparemment ne l'avait
demandée qu'en prose.
Au milieu des fêtes, des opéras, des soupers, ma négociation
secrète avançait. Le roi trouva bon que je lui parlasse de tout ;
et j'entremêlais souvent des questions sur la France et sur
l'Antriche à propos de VÉnéide et de TUe-Lîue. La conversation
s'animait quelquefois; le roi s'échauffait, et me disait que tant
que notre cour frapperait à toutes les portes pour obtenir la paix,
il ne s'aviserait pas de se battre pour elle. Je lui envoyais de ma
cluunbi'e à son appartement nws r(''fle\ions sur un papier à mi-
marge. Il répondait sur une colonne à mes hardiesses. J'ai encore
ce papier où je lui disais : « Doutez-vous que la maison d'Au-
1. Voyez une autre version de cette pièce dans le tome VIII {Slances, année
1743).
32 MÉMOIRES.
triche ne aous redemande la Silésie à la première occasion ? »
Voici sa réponse en marge :
lis seront reçus, biiibi,
A la laron de barbari,
Mon ami ^.
Cette négociation d'une espèce nouvelle finit par un discours
qu'il me tint dans un de ses mouvements de vivacité contre le
roi d'Angleterre, sou cher oncle. Ces deux rois ne s'aimaient pas.
Celui de Prusse disait : « George est l'oncle de Frédéric, mais
George ne l'est pas du roi de Prusse. » Enfin il me dit : « Que la
France déclare la guerre à l'Angleterre, et je marche. »
Je n'en voulais pas davantage. Je retournai vite à la cour de
France : je rendis compte de mon voyage. Je lui donnai l'espé-
rance qu'on m'avait donnée à Berlin. Elle ne lut point trompeuse,
et le printemps suivant le roi de Prusse lit en effet un nouveau
traité avec le roi de France. Il s'avança en Bohême avec cent
mille hommes, tandis que les Autrichiens étaient en Alsace.
Si j'avais conté à quelque bon Parisien mon aventure, et le
service que j'avais rendu, il n'eût pas douté que je fusse promu à
quelque beau poste. Voici quelle fut ma récompense.
La duchesse de Chàteauroux fut fâchée que la négociation
n'eût pas passé immédiatement par elle ; il lui avait pris envie
de chasser M. Amelot, parce qu'il était bègue, et que ce petit
défaut lui déplaisait : elle haïssait de plus cet Amelot, parce qu'il
était gouverné par M. de Maurepas ; il fut renvoyé au bout de
huit jours, et je fus enveloppé dans sa disgrâce.
-Il arriva, quelque temps après, que Louis XV fut malade à
l'extrémité dans la ville de Metz : M. de Maurepas et sa cabale
prirent ce temps pour perdre Ai'"* de Chàteauroux. L'évêque de
Soissons, Fitz-James ', fils du bâtard de Jacques II, regardé
comme un saint, voulut, en qualité de premier aumônier, con-
vertir le roi, et lui déclara qu'il ne lui donnerait ni absolution
ni communion s'il ne chassait sa maîtresse et sa sœur la duchesse
de Lauraguais, et leurs amis. Les deux sœurs partirent chargées
1. Voyez celte pièce, dans la Correspondance, octobre 17i3.
2. Cet alinéa et les trois qui le suivent avaient été mis dans le Commentaire
historique, par les éditeurs de Kehl.
3. C'est le même Fitz-James dont ailleurs Voltaire fait l'élose pour un niMiulo-
ment ; voyez tome XIV, page ICSj tome XX, page 524; et la lettre à d'Alembert,
du mois d'avril 1757.
MÉMOIRES. 3.j
de l'exécration du peuple de Metz. Ce fut pour cette action que
le peuple de Paris, aussi sot que celui de iMetz, donna à Louis XV
le surnom de Bien-Aimé^. Un polisson, nommé Vadé, imagina
ce titre, que les almanachs prodiguèrent. Quand ce prince se
porta bien, il ne voulut être que le bien-ainu' de sa maîtresse.
Ils s'aimèrent plus qu'auparavant. Elle devait rentrer dans son
ministère ; elle allait partir de Paris pour Versailles, quand elle
mourut subitement des suites de la rage que sa démission Ini
avait causée. Elle fut bientôt oubliée.
11 fallait une maîtresse. Le cboix tomba sur la demoiselle
Poisson, fille d'une femme entretenue et d'un paysan de la Fert(''-
sous-Jouarre, qui avait anuissé quelque cliose à vendre du bl(!
aux entrepreneurs des vivres. Ce pauvre homme était alors en
fuite, condamné pour quelque malversation. On avait marié sa
fille au sous-fermier Le Normand, seigneur d'Étiolé, neveu du
fermier général Le Normand de ïournebem, qui entretenait la
mère. La fille était bien élevée, sage, aimable, remplie de grâces
et de talents, née avec du bon sens et un bon cœur. Je la con-
naissais assez : je fus même le confident de son amour. Elle
m'avouait qu'elle avait toujours eu un secret pressentiment
qu'elle serait aimée du roi, et qu'elle s'était senti une violente
inclination pour lui.
Cette idée, qui aurait pu paraître chimérique dans sa situation,
était fondée sur ce qu'on l'avait souvent menée aux chasses que
faisait le roi dans la forêt de Sénars. Tournehem, l'amant de sa
mère, avait une maison de campagne dans le voisinage. On
promenait M""^ d'Étiolé dans une jolie calèche. Le roi la remar-
quait, et lui envoyait souvent des chevreuils. Sa mère ne cessait
de lui dire qu'elle était plus jolie que M""= de Chateauroux, et le
bonhomme Tournehem s'écriait souvent : « 11 faut avouer que
la fille de M""' Poisson est un morceau de roi. » Enfin, quand elle
eut tenu le roi entre ses bras, elle me dit qu'elle croyait feiuie-
mentà la destinée ; et elle avait raison. Je passai quelques mois
avec elle à Étiole, pendant que le roi faisait la campagne
de 17M).
Cela me valut des récompenses qu'on n'avait jamais donn(>es
ni à mes ouvrages ni à mes services. Je fus jugé digne dêlre
l'un des quarante membres inutiles de l'Académie. Je fus
nommé historiographe de Fiance ; et le roi me fit présent d'une
1. Voyez la note, tome XMII, pages 2G8-2G'.).
I.
34 MEMOIRES.
charge de gentilhomme ordinaire de sa chambre. Je eonchis
que, pom' faire la plus petite fortune, il \alait mieux dire quatre
mots à la maîtresse d"un roi que d'écrire cent volumes.
Dès que j"eus Tair d'un homme heureux, tous mes confrères
les beaux esprits de Paris se déchaînèrent contre moi avec toute
l'animosité et l'acharnement qu'ils devaient avoir contre quel-
qu'un à qui on donnait toutes les récompenses qu'ils méri-
taient.
1 J'étais toujours lié avec la marquise du Châtelet par lamitié
la plus inaltérable et par le goût de l'étude. Nous demeurions
ensemble à Paris et à la campagne. Cirey est sur les contins de
la LoîTaine : le roi Stanislas tenait alors sa petite et agréable cour
à Lunéville. Tout vieux et tout dévot qu'il était, il avait une
maîtresse : c'était .)!■""= la marquise de Boufflers. Il partageait son
âme entre elle et un jésuite nommé Menou, le plus intrigant
et le plus hardi prêtre que j'aie jamais connu. Cet homme avait
attrapé au roi Stanislas, par les importunités de sa femme, qu'il
avait gouvernée, environ un million, dont partie fut employée à
bâtir une magnifique maison pour lui et pour quelques jésuites,
dans la ville de i\ancy. Cette maison était dotée de vingt-quatre
mille livres de rente, dont douze pour la table de Menou, et
douze pour donner à qui il voudrait,
La maîtresse n'était pas, à beaucoup près, si bien traitée. Elle
tirait à peine alors du roi de Pologne de quoi avoir des jupes ; et
cependant le jésuite enviait sa portion, et était furieusement
jaloux de la marquise. Ils étaient ouvertement brouillés. Le
pauvi'e roi avait tous les jours bien de la peine, au sortir de la
messe, à rapatrier sa maîtresse et son confesseur.
Enfin notre jésuite ayant entendu parler de >!■"'= du Châtelet,
qui était très-bien faite, et encore assez belle, imagina de la
substituer à M""' de Boufflers. Stanislas se mêlait quelquefois de
faire d'assez mauvais petits ouvrages : Menou crut qu'une femme
auteur réussirait mieux qu'une autre auprès de lui. Et le voilà
qui vient à Cirey pour ourdir cette belle trame : il cajole M"«^ du
Châtelet, et nous dit que le roi Stanislas sera enchanté de nous
voir ; il retourne dire au roi que nous brûlons d'envie de venir
lui faire notre cour : Stanislas recommande à M""*" de Boufflers
de nous amener.
Et en efîèt, nous allâmes passer à Lunéville toute l'année 1749.
1. Cet alinéa et quelques passages des suivants avaient été insérés, par les édi-
teurs de Kehl. dans le Commentaire historique.
MÉMOIRES. 3o
Il arriva îoiit le contraire de ce que voulail le réK-reiid père.
Nous nous atfacliàmes à M'"" de Boiifflers: el le ji'siiite eut deux
femmes à combattre.
La vie de la coui- de Lorraine était assez agréable, quoiqu'il y
ei1t, comme ailleurs, des intrigues et des tj-acasseries. Poucet S
('vèque de Troyes, perdu de dettes et de rôpulation, voulut sur la
fin de l'année augmenter notre cour et nos tracasseries : quand
je dis qu'il était perdu de réputation, entendez aussi la réputa-
tion de ses oraisons funèbres et de ses sermons. Il obtint, par
nos dames, d'être grand aumônier du roi, qui fut flatté d'a^ oir
un évêque à ses gages, et à de très-petits gages.
Cet évêque ne vint qu'en 1750. Il débuta par être amoureux
de M'"" de Boufflers, et fut chassé. Sa colère retomija sur
Louis XV, gendre de Stanislas : car, étant retourné à ïroyes, il
voulut jouer un rôle dans la ridicule affaire des billets de con-
fession -, inventés par l'archevôque de Paris, Beaumont ; il tint
tête au parlement, et brava le roi. Ce n'était pas le moyen de
payer ses dettes ; mais c'était celui de se faire enfermer. Le roi
de France l'envoya prisonnier en Alsace, dans un couvent
de gros moines albmands. xAIais il faut revenir à ce qui me
touche.
M""^ du Cbàtelet mourut ' dans le palais de Stanislas, après
deux jours de maladie, Nous étions tous si troublés que personne
de nous ne songea h faire venir ni curé, ni jésuite, ni sacrement.
Elle n'eut point les horreurs de la mort: il n'y eut que nous qui
les sentîmes. Je fus saisi de la plus douleureuse affliction. Le
bon roi Stanislas vint dans ma chambre me consoler, et pleurer
avec moi. Peu de ses confrères en font autant en de pareilles
occasions. Il voulut me retenir : je ne pouvais plus supporter
Luneville, et je retournai à Paris.
]\la destinée était de courir de roi en roi, quoique j'aimasse
ma liberté avec idolâtrie. Le roi de Prusse, à qui j'avais souvent
signifié que je ne quitterais jamais M""' du Cbàtelet pour lui,
voulut à toute force m'atlraper quand il fut défait de sa rivale.
II jouissait alors d'une paix qu'il s'était acquise par des victoires,
et son loisir était toujours em[)loyé à faire des vers, ou à écrire
l'histoire de son pays el de ses campagnes. Il était bi(Mi sûr, à la
vérité, que ses vers et sa [u-ose étaient fort au-dessus de ma prose
1. Voyez la note, tome XVI, page 88.
2. Voyez tomes XVI, KO; XVUI, 230; XXI, 338 ; XXIV, 19.
.'3. Le 10 NCptembiv I7W: vnyoz tome XXIII. page 521.
36 MÉMOIRES.
et de mes vers, quant au fond des choses ; mais il croyait que,
pour la forme, je pouvais, en qualité d'académicien, donner
quelque tournure à ses écrits ; il n'y eut point de séduction
flatteuse qu'il n'employât pour me faire venir.
Le moyen de résistera un roi victorieux, poëte, musicien, et
philosophe, et qui faisait semhlant de m'aimer! Je crus que je
l'aimais. Enfin je pris encore le chemin de Potsdam au mois de
juin 1750. Astolphe ne fut pas mieux reçu dans le palais d'Alcine^
Être logé dans Tappartement qu'avait eu le maréchal de Saxe,
avoir à ma disposition les cuisiniers du roi quand je voulais
manger chez moi, et les cochers quand je voulais me promener,
c'étaient les moindres faveurs qu'on me faisait. Les soupers
étaient très-agréables. Je ne sais si je me trompe, il me semble
qu'il y avait bien de l'esprit ; le roi en avait et en faisait avoir ;
et, ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est que je n'ai jamais fait
de repas si libres. Je travaillais deux heures par jour avec Sa
Majesté ; je corrigeai tous ses ouvrages, ne manquant jamais de
louer beaucoup ce qu'il y avait de bon, lorsque je raturais tout
ce qui ne valait rien. Je lui rendais raison par écrit de tout, ce
qui composa une rhétorique et une poétique à son usage ; il en
profita, et son génie le servit encore mieux que mes leçons. Je
n'avais nulle cour à faire, nulle visite à rendre, nul devoir à
remplir. Je m'étais fait une vie libre, et je ne concevais rien de
plus agréable que cet état.
Alcine-Frédéric, qui me voyait déjà la tête un peu tournée,
redoubla ses potions enchantées pour m'enivrer tout à fait. La
dernière séduction fut une lettre qu'il m'(''crivit de son apparte-
ment au mien. Une maîtresse ne s'explique pas plus tendrement;
il s'efforçait de dissiper dans cette lettre la crainte que m'inspi-
raient son rang et son caractère : elle portait ces mots singu-
liers :
« Comment pourrais-je jamais causer l'infortune d'un homme
que j'estime, que j'aime, et qui me sacrifie sa patrie, et tout ce que
rhumanité a de plus cher?... Je vous respecte comme mon maître
en éloquence. Je vous aime comme un ami vertueux. Quel escla-
vage, quel malheur, quel changement y a-t-il ta craindre dans
un pays où l'on vous estime autant que dans votre patrie, et
chez un ami qui a un cœur reconnaissant? J'ai respecté l'amitié
qui vous liait à M"" du Chàtelet ; mais, après elle, j'étais un de
1. La fée Alcine est un des personnages du Roland furieux d'Arioste.
MÉMOIRE?. 37
VOS plus anciens amis. Je vous promets que vous serez heureux
ici autant que je vivrai. "
Voilà une lettre telle que peu de majestés en écrivent. Ce fut
le dernier verre qui m'enivra. Les protestations de bouche furent
encore plus fortes que celles par écrit. Il était accoutumé à des
démonstrations de tendresse singulières avec des favoris plus
jeunes que moi ; et oubliant un moment que je n'étais pas de
leur âge, et que je n'avais pas la main Ijelle, il me la prit pour
la baiser. Je lui baisai la sienne, et je me fis son esclave. Il fal-
lait une permission du roi de France pour appartenir à deux
maîtres. Le roi de Prusse se chargea de tout.
Il écrivit pour me demander au roi mon maître. Je n'imaginai
pas .qu'on fût choqué à Versailles qu'un gentilhomme ordi-
naire de la chambre, qui est l'espèce la plus inutile de la cour,
devînt un inutile chambellan à Berlin. On me donna toute per-
mission. Mais on fut très-piqué ; et on ne me le pardonna point.
Je déplus fort au roi de France, sans plaire davantage à celui
de Prusse, qui se moquait de moi dans le fond de son cœur.
Me voilà donc avec une clef d'argent doré pendue à mon
habit, une croix au cou, et vingt mille francs de pension. Mau-
pertuis en fut malade, et je ne m'en aperçus pas. 11 y avait
alors un médecin à Berlin, nommée La Mettric, le plus franc
athée de toutes les facultés de médecine de l'Europe; homme
d'ailleurs gai, plaisant, étourdi, tout aussi instruit de la théorie
qu'aucun de ses confrères, et, sans contredit, le plus mauvais
médecin de la terre dans la pratique : aussi, grâce à Dieu, ne
pratiquait-il point. Il s'était moqué de toute la faculté à Paris, et
avait même écrit contre les médecins beaucoup de personnalités
qu'ils ne pardonnèrent point; ils obtinrent contre lui un décret
de prise de corps^ La Mettrie s'était donc retiré à Berlin, où il
amusait assez par sa gaieté; écrivant d'ailleurs, et faisant im-
primer tout ce qu'on peut imaginer de plus ellronlé sur la
morale. Ses livres plurent au roi, qui le lit, non pas son médecin,
mais son lecteur.
Un jour, après la lecture, La Mettric, qui disait au roi tout ce
qui lui venait dans la tète, lui dit qu'on était bien jaloux de ma
1. La Mettrie (Julicn-Jcan Offray Je), né à Saint-Malo le 19 décembre 1709,
mort à Berlin en 1751, est auteur d'une Histoire naturelle de râiiie, que le par-
lement de Paris condamna au fou le 7 juillet 1716. La Mettrie cependant resta en
France, t;ràce à la protection d'un (jrammont ; mais sa Pénélope ou le Machiavel
en médecine, 17i8, deux volumes iu-1'2, souleva contre lui la Faculté de médecine;
et il lui fallut sortir de France.
38 MÉMOIRES.
faveur et de ma fortune. « Laissez faire, lui dit le roi, on presse
Torange, et on la jette quand on a avalé le jus ». La Mettrie ne
manqua pas de me rendre ce bel apoplithegine, digne de Denys
de SjTacuse.
Je résolus dès lors de mettre en sûreté les pelures de l'orange.
J'avais environ trois cent mille livres à nlacer. Je me gardai bien
de mettre ce fonds dans les Etats de mon Alcine ; je le plaçai
avantageusement sur les terres que le duc de Wurtemberg possède
en France. Le roi, qui ouvrait toutes mes lettres, se clouta bien
que je ne prétendais pas rester auprès de lui. Cependant la fu-
reur de faire des vers le possédait comme Denys. Il fallait que je
rabotasse continuellement, et que je revisse encore son Histoire
de Brandi'bourg^, et tout ce qu'il composait.
La Mettrie mourut après avoir mangé cliez milordTyrconnel,
envoyé de France, tout un pâté farci de truiï'es, après un très-
long dîner. On prétendit qu'il s'était confessé avant de mourir;
le roi en fut indigné : il s'informa exactement si la chose était
vraie; on l'assura que c'était une calomnie atroce, et que La
Mettrie était mort comme il avait vécu, en reniant Dieu et les mé-
decins. Sa Majesté, satisfaite, composa sur-le-champ son oraison
funèbre, qu'il fit lire en son nom à l'assemblée publique de l'A-
cadémie par Darget, son secrétaire ; et il donna six cents liwes
de pension à une fille de joie que La Mettrie avait amenéje de
Paris, quand il avait abandonné sa femme et ses enfants.
Mauportuis, qui savait l'anecdote de l'écorce d'orange, prit
son temps pour répandre le bruit que j'avais dit que la charge
d'athée du roi était vacante. Cette calomnie ne réussit pas; mais
il ajouta ensuite que je trouvais les vers du roi mauvais, et cela
réussit.
Je m'aperçus que depuis ce temps-là les soupers du roi
n'étaient plus si gais ; on me donnait moins de vers à corriger :
ma disgrâce était complète.
Algarotti, Darget, et un autre Français nommé Chazot, qui
était un de ses meilleurs officiers, le quittèrent tous à la fois. Je
me disposais à en faire autant. Mais je voulus auparavant me
donner le plaisir de me moquer d'un livre que Maupertuis venait
d'imprimer. L'occasion était belle; on n'avait jamais rien écrit de
si ridicule et de si fou. Le bonhomme proposait sérieusement
1. Publiée sous le titre de Mémoires pour servir à l'Histoire de Brandebounj,
1750, deux volumes in-S" ; le commencement de cet ouvrage a été imprimé, eu
1748, dans le tome second des Mémoires de V Académie de Berlin.
MEMOIRES. 39
de taire un voyage droit aux deus pôles; de disséquer des têtes
de géants pour connaître la nature de Fànie par leurs cervelles ;
de bâtir une ville où Ton ne parlerait que latin ; de creuser un trou
jusqu'au noyau de la terre; de guérir les maladies en enduisant
les malades de poix résine ; et enûn de prédire l'avenir en exal-
tant son âme.
Le roi rit du livre, j'en ris, tout le monde en rit. Mais il se
passait alors une scène plus sérieuse, à propos de je ne sa:is
quelle fadaise de mathématique que Maupertuis voulait ériger en
découverte. Un géomètre plus savant, nommé Koenig, bibliothé-
caire de la princesse d'Orange à la ll;iye, lui lit apercevoir qu'il
se trompait, et que Leibnitz, qui avait nulrefois examiné cette
vieille idée, en avait démontré la fausseté dans plusieurs de ses
lettres, dont il lui montra des copies.
Maupertuis, président de l'Académie de Berlin, indigné qu'un
associé étranger lui prouvât ses bévues, persuada d'abord au roi
que Koenig, en qualité d'homme établi en Hollande, était son
ennemi, et avait dit beaucoup de mal de la prose et de la poésie
de Sa Majesté à la princesse d'Orange.
Cette première précaution prise, il aposta quelques pauvres
pensionnaires de l'Académie qui dépendaient de lui, et fit con-
damner Koenig, comme f.uissaire, à être rayé du nombre des
académiciens. Le géomètre de Hollande avait pris les devants, et
avait renvoyé sa patente de la dignité d'académicien de Berlin.
Tous les gens de lettres de l'Europe furent aussi indignés des,
manœuvres de Maupertuis qu'ennuyés de son livre. Il obtint la-
haine et le mépris de ceux qui se piquaient de philosophie,,
et de ceux qui n'y entendaient rien. On se contentait à Berlin de
lever les épaules, car le roi ayant pris parti dsns cette malheu-
reuse affaire, personne n'osait parler; je fus le seul qui élevai la
voix'. Koenig était mon ami ; j'avais à la fois le plaisir de défendre
la liberté des gens de lettres avec la cause d'un ami, et celui de
mortifier un ennemi qui était autant l'ennemi de la modestie
que le mien. Je n'avais nul dessein de rester à Berlin ; j'ai tou-
jours préféré h\ liberté à tout le reste. Peu de gens de lettres eui
usent ainsi. La plupart sont pauvres; la pauvreté énerve le cou-
rage; et tout philosophe à la cour devient aussi esclave que le
premier officier de la couronne. Je sentis coiul)ien ma liberté
devait déplaire à un roi plus absolu que le Grand Turc. C'était un
1. Voyez tome XXIIF, page h'>'.K V Histoire du docteur Akaliia et du natif de
Saint-Malo.
40 MÉMOIRES.
plaisant roi dans l'intérieur de sa maison, il le faut avouer. Il
protégeait Maupertuis, et se moquait de lui plus que de personne.
11 se mit à écrire contre lui, et m'envoya son manuscrit dans ma
chambre par un des ministres de ses plaisirs secrets, nommé
Marvils; il tourna lieaucoup en ridicule le trou au centre de la
terre, sa méthode de guérir avec un enduit de poix résine, le
voyage au pôle austral, la ville latine, et la làchelé de son Aca-
démie, qui avait souffert la tyrannie exercée sur le pauvre Koenig.
Mais comme sa devise était : Point de bruit, si je ne le fais, il fit brû-
ler* tout ce qu'on avait écrit sur cette matière, excepté son ouvrage.
Je lui renvoyai son ordre, sa clef de chambellan, sespensions;
il fit alors tout ce qu'il put pour me garder, et moi tout ce que
je pus pour le quitter. Il me rendit sa croix et sa clef-, il voulut
que je soupasse avec lui ; je fis donc encore un souper de Damo-
clès, après quoi je partis avec promesse de revenir, et avec le
ferme dessein de ne le revoir de ma vie.
Ainsi nous fûmes quatre qui nous échappâmes en peu de
temps, Chazot, Dargei, Algarotti, et moi. Il n y avait pas en effet
moyen d"y tenir. Ou sait bien qu'il faut souffrir auprès des rois;
mais Frédéric abusait un peu trop de sa prérogative. La société
a ses lois, à moins que ce ne soit la société du lion et de la
chèvre \ Frédéric manquait toujours à la première loi de la so-
ciété, de ne rien dire de désobligeant à personne. Il demandait
souvent à son chambellan Polluitz s'il ne changerait pas volon-
tiers de religion pour la qualrième fois, et il offrait de payer
cent écus comptant pour sa conversion. « Eh, mon Dieu! mon
cher Pollnitz, lui disait-il, j'ai oublié le nom de cet homme que
vous volâtes à la Haye, en lui vendant de l'argent faux pour du
fin; aidez un peu ma mémoire, je vous prie. » Il traitait à peu
près de même le pauvre d'Argens. Cependant ces deux victimes
restèrent, Pollnitz, ayant mangé tout son bien, était obligé d'a-
valer ces couleuvres pour vivre : il n'avait pas d'autre pain ; et
d'Argens n'avait pour tout bien dans le monde que ses Lettres
juives, et sa femme, nommée Cochois, mauvaise comédienne de
province, si laide qu'elle ne pouvait rien gagner à aucun métier,
quoiqu'elle en fît plusieurs. Pour Maupertuis, qui avait été assez
malavisé pour placer son bien à Berlin, ne songeant pas qu'il
vaut mieux avoir cent pistoles dans un pays libre que mille dans
1. Le 24 décembre 1752; voyez tome XXIII, page oGI
2. Voyez la note, tome XV, page 131.
3. La Fontaine, livre I", fable vi.
MÉMOFRES. 41
un pays despotique, il fallait l)icn qu'il restât dans les fers qu'il
s'était forgés.
En sortant de mon palais d'.VIcine, j'allai passer un mois au-
près de M""= la duchesse de Saxe-Gotha, la meilleure princesse
de la terre, la plus douce, la plussage^ la plus égale, et qui, Dieu
merci, ne faisait point de vers. De là je fus quelques jours à la
maison de campagne du landgrave de Hesse, qui était l)eancoup
plus éloigné de la poésie qnc la princesse de Gotha. Je respirais.
Je continuai doucement mon chemin par Francfort. C'était là
que m'attendait ma très bizarre destinée.
Je tombai malade à Francfort; une de mes nièces', veuve d'un
capitaine au régiment de Champagne, femme très-aimable,
remplie de talents, et qui de plus était regardée à Paris comme
bonne compagnie, eut le courage de quitter Paris pour venir me
trouver sur le Mein ; mais elle me trouva prisonnier de guerre.
Voici comme cette belle aventure s'était passée. 11 y avait à
Francfort un nommé Freytag, banni de Dresde après y avoir été
mis au carcan et condamné à la brouette, devenu depuis dans
Francfort agent du roi de Piusse, qui se servait volontiers de tels
ministres parce qu'ils n'avaient de gages que ce qu'ils pouvaient
attraper aux passants.
Cet ambassadeur et un marchand nommé Smith, condamné
ci-devant à l'amende pour fausse monnaie, me signiiièrent, de
la part de Sa Majesté le roi de Prusse, que j'eusse à ne point
sortir de Francfort jusqu'à ce que j'eusse rendu les effets pré-
cieux que j'emportais à Sa Majesté. « Hélas! messieurs, je n'em-
porte rien de ce pays-là, je vous jure, pas même les moindres
regrets. Quels sont donc les joyaux de la couronne brandeboui-
geoise que vous redemandez? — C'étre, monsir, répondit Freytag,
hjcuvrc de poêshie du roi mon gracieux maître. — Oh ! je lui rendrai
sa prose et ses vers de tout mon cœur, lui répliquai-je, quoique
après tout j'aie plus d'un droit à cet ouvrage. Il ma fait présent
d'un bel exemplaire imprimé à ses dépens. Malheureusement
cet exemplaire est à Leipsickavec mes autres effets ». Alors Frey-
tag me proposa de rester à Francfort] usqu'à ce que le trésor qui
était à Lcipsick fût arrivé ; et il me signa ce beau billet :
« Monsir, silôt le gros ballot de Lcipsick sera ici, où est l'œu-
vre de /*ocs/iie du roi mon maître, que Sa Majesté demande; et
l'œuvre de jjoëshie rendu à moi, vous pourrez partir où vous pa-
I. Louise Mignot, née vers 1710, vouve, en 17li, de Denis, «c remaria, en
1779, avec Duvivier, et mourut en 1790.
42 MEMOIRES.
raîtra bon, A Francfort, l'"" de juin 1753. Fuevtag, résident du
roi mon maître. »
J'écrivis au bas du billet : Bon pour l'œuvre de pocshie du
roi votre maître; de quoi le résident fut très-satisfait.
Le 17 de juin arriva le grand ballot de poëshie. Je remis fidèle-
ment ce sacré dépôt, et je crus pouvoir m'en aller sans manquer
à aucune tète couronnée ; mais, dans l'instant que je partais, on
niarrôte, moi, mon secrétaire, et mes gens ; on arrête ma nièce;
quatre soldats la traînent au milieu des boues chez le marchand
Smith, qui avait je ne shIs quel titre de conseiller privé du roi de
Prusse, Ce marchand de Francfort se croyait alors un général
prussien : il commandait douze soldats de la ville dans cette
grandeaffaire, avec toute l'importance et la grandeur convenables.
Ma nièce avait un passe-port du roi de France, et, de plus, elle
n"avait jamais corrigé les vers du roi de Prusse. On respecte
d'ordinaire les dames dans les hoiTeurs de la guerre; mais le
conseiller Smith et le résident Freytag, en agissant pour Frédé-
ric, croyaient lui faire leur cour en traînant le pauvre beau sexe
dans les boues.
On nous fourra tous dans une espèce d'hôtellerie, à la porte
de laquelle furent postés douze soldats; on en mit quatre autres
dans ma chambre, quatre dans un grenier où l'on avait conduit
ma nièce, quatre dans un galetas ouvert à tous les vents, où l'on
fit coucher mon secrétaire sur de la paille. Ma nièce avait, à la
vérité, un petit lit; mais ses quatre soldats, avec la baïonnette
au bout du fusil, lui tenaient lieu de rideaux et de femmes de
chambre.
Nous avions beau dire que nous en appelions à César, que
l'empereur avait été élu dans Francfort, que mon secrétaire était
Florentin^ et sujet de Sa Majesté impériale, que ma nièce et moi
nous étions sujets du roi très-chrétien, et que nous n'avions rien
à démêler avec le margrave de Brandebourg: on nous répondit
que le margrave avait plus de crédit dans Francfort que l'empe-
reur. Nous fûmes douze jours prisonniers de guerre, et il nous
fallut payer cent quarante écus par jour.
Le marchand Smith s'était emparé de tous mes effets, qui me
furent rendus plus légers de moitié. On ne pouvait payer plus
chèrement l'œuvre de poëshie du roi de Prusse. Je perdis environ
la somme qu'il avait dépensée pour me faire venir chez lui, et
pour prendre de mes leçons. Partant nous fûmes quittes.
1. C'était Colini : vojez la note, tome XIV, page 2G8.
MÉMOIRES. 43-
Pour rendre l'aventure complète, un certain Van Duren, li-
braire à la Haye, fripon de profession, et banqueroutier par habi-
tude, était alors retiié à Francfort. C'était le même homme à qui
j'avais fait présent, treize ans auparavant, du manuscrit de t'Anti-
Mwhiavel de Frédéric. On retrouve ses amis dans l'occHsion. Il
prélendit que Sa Majesté lui redevait une vingtaine de ducats,
et que j'en étais responsable. Il compta l'intérêt, et l'intérêt de
l'intérêt. Le sieur Fichard, bourgmestre de Francfort, qui était
même le bourgmestre régnant, comme cela se dit, trouva, en
qualité de bourgmestre, le couipte très-juste, et, en qualité de
régnant, il me iit débourser trente ducats, en prit vingt-six pour
lui, et en donna quatre au fripon de libraire.
Toute cette affaire d'Ostrogoths et de Vandales étant finie, i
j'embrassai mes hôtes, et je les remerciai de leur douce récep-
tion.
Quelque temps après, j'allai prendre les eaux de Plombières ;
je bus surtout celles du Léthé, bien persuadé que les malheurs,
de quelque espèce qu'ils soient, ne sont bons qu'à oublier. Ma
nièce. M"" Denis, qui faisait la consolation de ma vie, et qui s'é-
tait attachée à moi par son goût pour les lettres, et par la plus
tendre amitié, m'accompagna de Plombières à Lyon. J'y fus reçu
avec des acclamations par toute la ville, et assez mal par le car-
dinal de Tencin, archevêque de Lyon, si connu par la manière
dont il avait fait sa fortune en rendant catholique ce Law ou
Lass, auteur du Système, qui bouleversa la France. Son concile
d'Embrun ^ acheva la fortune que la conversion de Lass avait
commencée. Le Système le rendit si riche qu'il eut de quoi
acheter un chapeau de cardinal. 11 fut ministre d'État; et, en qua-
lité de ministre, il m'avoua confidemment qu'il ne pouvait me
donner à diner en public, parce que le roi de France était fâché
contre moi de ce que je l'avais quitté pour le roi de Prusse. Je
lui dis ([ue je ne dînais jamais, et qu'à l'égard des rois j'étais
l'homme du monde qui prenais le plus aisément mon parti, aussi
bien qu'avec les cardinaux. On m'avait conseillé les eaux d'Aix
en Savoie-, quoiqu'elles fussent sous la domination d'un roi, je
pris ma route pour aller en boire. Il fallait passer par Genève :
le fameux médecin ïronchin, établi à Genève depuis peu, me
déclara que les eaux d'Aix me tueraient, et qu'il me ferait vivre.
J'acceptai le parti qu'il me proposait. 11 n'est permis à aucun
catliolique de s'établir à Genève, ni dans les cantons suisses
1. Voyez tome XV, page 60.
4i MÉMOIRES.
protestants. 11 me parut plaisant d'acquérir des domaines dans
les seuls pays de la terre où il ne m'était pas permis d'en avoir.
J'achetai par un marché singulier, et dont il n'y avait point
d'exemple dans le pays, un petit bien ^ d'environ soixante arpents,
qu'on me vendit le double de ce qu'il eût coûté auprès de Paris ;
mais le plaisir n'est jamais trop cher: la maison est jolie et com-
mode ; l'aspect en est charmant ; il étonne et ne lasse point. C'est
d'un côté le lac de Genève, c'est la ville de l'autre; le Rhône en
sort à gros bouillons, et forme un canal au bas de mon jardin ;
la rivière d'Arve, qui descend de la Savoie, se précipite dans le
Rhône; plus loin on voit encore une autre rivière. Cent maisons
de campagne, cent jardins riants, ornent les bords du lac et des
rivières ; dans le lointain s'élèvent les Alpes, et à travers leurs
précipices on découvre vingt lieues de montagnes couvertes de
neiges éternelles. J'ai encore une plus belle maison-, et une vue
plus étendue à Lansanne ; mais ma maison auprès de Genève est
beaucoup plus agréable. J'ai dans ces deux habitations ce que
les rois ne donnent point, ou plutôt ce qu'ils ôtent, le repos et la
liberté ; et j'ai encore ce qu'ils donneut quelquefois, et que je
ne tiens pas d'eux ; je mets en pratique ce que j'ai dit dans le
Mondain :
Oh ! le bon temps que ce siècle de fer !
Toutes les commodités de la vie en ameublements, en équi-
pages, en bonne chère, se trouvent dans mes deux maisons; une
société douce et de gens d'esprit remplit les moments que l'étude
et le soin de ma santé me laissent. Il y a là de quoi faire crever
de douleur plus d'un de mes chers confrères les gens de lettres :
cependant je ne suis pas né riche, il s'en faut de beaucoup. On
me demande par quel art je suis parvenu à vivre comme un
fermier général; il est bon de le dire, 'afin que mon exemple
serve. J'ai vu tant de gens de lettres pauvres et méprisés que
j'ai conclu dès longtemps que je ne devais pas en augmenter le
nombre.
Il faut être, en France, enclume ou marteau : j'étais né
enclume. Un patrimoine court devient tous les jours plus court,
parce que tout augmente de prix à la longue, et que souvent le
gouvernement a touché aux rentes et aux espèces. Il faut être
1. Voltaire acheta, en 1754, un petit bien nommé Sur-Saint-Jean, et, qu'il ap-
pela les Délices. 11 s'en défit quelques années après.
2. Monriond, acheté en 1755, et qu'il revendit en 1757.
MÉMOIRES. 43
attentif à toutes les opérations que le ministère, toujours obéré
et toujours inconstant, fait clans les finances de l'État. 11 y en a
toujours quelqu'une dont un particulier peut profiter, sans avoir
obligation à personne ; et rien n'est si doux que de faire sa for-
tune par soi-même : le premier pas coûte quelques peines; les
autres sont aisés. Il faut être économe dans sa jeunesse ; on se
trouve dans sa vieillesse un fonds dont on est surpris. C'est le
temps où la fortune est le plus nécessaire, c'est celui où je jouis ;
et, après avoir vécu chez des rois, je me suis fait roi chez moi,
malgré des pertes immenses.
Depuis que je vis dans celte opulence paisible et dans la plus
extrême indépendance, le roi de Prusse est revenu à moi ; il
m'envoya, en 1755, un opéra qu'il avait fait de ma tragédie de
i/érojjc •• c'était sans contredit ce qu'il avait jamais fait de plus
mauvais. Depuis ce temps il a continué à m'écrire ; j'ai toujours
étéen commerce de lettres avec sa sœur la margrave deBaireutli,
qui m'a conservé des bontés inaltérables.
^ Pendant que je jouissais dans ma retraite de la vie la plus
douce qu'on puisse imaginer, j'eus le petit plaisir philosophique
de voir que les rois de l'Europe ne goûtaient pas cette heureuse
tranquillité, et de conclure que la situation d'un particulier est
souvent préférable à celle des plus grands monarques, comme
vous allez voir.
L'Angleterre fit une guerre de pirates à la France-, pour
quelques arpents de neige, en 1756; dans le même temps l'im-
pératrice, reine de Hongrie, parut avoir quelque envie de re-
prendre, si elle pouvait, sa clière Silésie, que le roi de Prusse
lui avait arrachée. Elle négociait dans ce dessein avec l'impéra-
trice de Russie et avec le roi de Pologne, seulement en qualité
d'électeur de Saxe, car on ne négocie point avec les Polonais.
Le roi de France, de son côté, voulait se venger sur les États de
Hanovre du mal que l'électeur de Hanovre, roi d'Angleterre, lui
fiiisait sur mer. Frédéric, qui était alors allié avec la France, et
qui avait un profond mépris pour notre gouvernement, préféra
l'alliance de l'Angleterre à celle de la France, et s'unit avec la
maison de Hanovre, comptant empêcher d'une main les Russes
d'avancer dans sa Prusse, et de l'autre les Français de venir en
Allemagne : il se trompa dans ces deux idées; mais il en avait
1. Les éditeurs de Kclil avaient répété, dans le CoDimcnlaire liistor/que, cet
alinéa et les neuf qui le suivent.
2. Voyez tome XV, le chapitre xaxi du Précis du Sièck' de Louis AT.
46 [MEMOIRES.
une troisième dans laquelle il ne se trompa point : ce fut d'en-
vahir la Saxe sons prétexte cramilié, et de faire la guerre à l'im-
pératrice, reine de Hongrie, avec l'argent qu'il pilla chez les
Saxons.
Le marquis de Brandebourg, par cette manœuvre singulière,
fit seul changer tout le système de l'Europe. Le roi de France,
voulant le retenir dans son alliance, lui avait envoyé le duc de
Nivernais, homme d'esprit, et qui faisait de très-jolis vers. L'am-
bassade d'un duc et pair et d'un poète semblait devoir flatter la
vanité et le goût de Frédéric ; il se moqua du roi de France, et
signa son traité avec l'Angleterre le jour même que l'ambassa-
deur arriva à Berlin; joua très-poliment le duc et pair, et fit une
épigramme coutre le poète.
C'était alors le privilège de la poésie de gouverner les États.
Il y avait un autre poète à Paris, homme de condition, fort
pauvre, mais très-aimable, en un mot l'abbé de Bernis, depuis
cardinal. Il avait débuté par faire des vers contre moi, et ensuite
était devenu mon ami, ce qui ne lui servait à rien; mais il était
devenu celui de M"' de Pompadour, et cela lui fut plus utile.
On l'avait envoyé du Parnasse en ambassade à Venise; il était
alors à Paris avec un très-grand crédit.
Le roi de Prusse, dans ce beau livre de /)oes/i/es que ce M, Freytag
redemandait à Francfort avec tant d'instance, avait glissé un vers
contre l'abbé de Bernis :
Évitez de Bernis la stérile abondance.
Je ne crois pas que ce livre et ce vers fussent parvenus jus-
qu'à l'abbé ; mais, comme Dieu est juste. Dieu se servit de lui
pour venger la France du roi de Prusse. L'abbé conclut ^
un traité offensif et défensif avec M, de Staremberg, ambassa-
deur d'Autriche, en dépit de Bouille, alors ministre des affaires
étrangères. M""= de Pompadour présida à cette négociation :
Bouille fut obligé de signer le traité conjointement avec l'abbé
de Bernis, ce qui était sans exemple. Ce ministre Bouille, il faut
Tavouer, était le plus inepte secrétaire d'État que jamais roi de
France ait eu, et le pédant le plus ignorant qui fût dans la robe.
Il avait demandé un jour si la Vétéravie était en Italie. Tant
qu'il n"y eut point d'affaires épineuses à traiter, on le souffrit;
', Le 1" mai \V)1.
MÉMOIRES. 47
mais, dès qu'on eut de grands objets, on sentit son insuffisance,
on le renvoya, et l'abbé de Bernis eut sa place.
M"'= Poisson, dame Le Normand, marquise de Pompadour,
était réellement premier ministre d'État. Certains termes outra-
geants, lâchés contre elle par Frédéric, qui n'épargnait ni les
femmes ni les poètes, avaient blessé le cœur de la marquise, et
ne contribuèrent pas peu à cette révolution dans les affaires qui
réunit en un moment les maisons de France et d'Autriche, après
plus de deux cents d'une haine réputée immortelle. La cour
de France, qui avait prétendu, en 17/il, écraser l'Autriche, la
soutint en 1756; et enfin l'on vit la France, la Russie, la Suède,
la Hongrie, la moitié de l'Allemagne, et le fiscal de l'empire,
déclarés contre le seul marquis de Brandebourg.
Ce prince, dont l'aïeul pouvait à peine entretenir vingt mille
hommes, avait une armée de cent mille fantassins et de qua-
rante mille cavaliers, bien composée, encore mieux exercée,
pourvue de tout; mais enfin il y avait plus de quatre cent mille
hommes en armes contre le Brandebourg.
Il arriva, dans cette guerre, que chaque parti prit d'abord
tout ce qu'il était à portée de prendre. Frédéric prit la Saxe, la
France prit les États de Frédéric depuis la ville de Cueldres
jusqu'à Minden, sur le Veser, et s'empara pour un temps de tout
l'électorat de Hanovre et de la Hesse, alliée de Frédéric; l'impé-
ratrice de Russie prit toute la Prusse; ce roi, battu d'abord par
les Russes, battit les Autrichiens, et ensuite en fut battu dans la
Bohême, le 18 de juin 1757 ^
La perte d'une bataille semblait devoir écraser ce monarque;
pressé de tous côtés par les Russes, par les Autrichiens, et par
la France, lui-même se crut perdu. Le maréchal de Richelieu
venait de conclure près de Stade un traité avec les Hanovriens
et les Hessois, qui ressemblait à celui des Fourches-Gaudines.
Leur armée ne devait plus servir ; le maréchal était prêt d'entrer
dans la Saxe avec soixante mille hommes; le prince de Soubise
allait y entrer d'un autre côté avec plus de trente mille, et était
secondé de l'armée des Cercles de l'empire ; de là on mar-
chait à Berlin. Les Autrichiens avaient gagné un second combat,
et étaient déjà dans Breslau ; un de leurs généraux même avait
fait une course jusqu'à Berlin, et l'avait mis à contribution :1e
trésor du roi de Prusse était pres(iue épuisé, et bientôt il ne
devait [dus lui rester un village ; on allait le mettre au ban de
l. A Kollin.
48 MEMOIRES.
l'empire : son procès était commencé : il était déclaré rebelle;
et, s'il était pris, l'apparence était qu'il aurait été condamné à
perdre la tête.
Dans ces extrémités, il lui passa dans l'esprit de vouloir se
tuer. Il écjivit à sa sœur, M""^ la margrave de Baireuth, qu'il allait
terminer sa vie : il ne voulut point finir la pièce sans quelques
vers ; la passion de la poésie était encore plus forte en lui que
la haine de la vie. Il écrivit donc au marquis d'Argens^ une
longue épitre en vers, dans laquelle il lui faisait part de sa réso-
lution, et lui disait adieu. Quelque singulière que soit cette
épître par le sujet et par celui qui l'a écrite, et par le person-
nage à qui elle est adressée, il n'y a pas moyen de la transcrire
ici tout entière, tant il y a de répétitions; mais on y trouve
quelques morceaux assez bien tournés pour un roi du Nord ; en
voici plusieurs passages :
Ami, le sort en est jelé.
Las de plier dans l'infortune;,
Sous le joug de l'adversité,
J'accourcis le temps arrêté
Que la nature notre mère
A mes jours remplis de misère
A daigné prodiguer par libéralité.
D'un cœur assuré, d'un œil ferme,
Je m'approche de l'heureux terme
Qui va me garantir contre les coups du sort,
Sans timidité, sans effort-.
1. Erfurt, 23 septembre 17.J7.
2. Les diverses éditions des Mémoires diffèrent ici pour la [jonctuation. Toutes
sont d'accord pour le texte; mais il fallait, ou supprimer ce dernier vers, ou en
transcrire quelques-uns de plus. Voici ce qu'on lit dans les OEuvres du roi de
Prusse :
Contre les coups du sort.
Sans timidité, sans effort,
J'entreprends de couper dans les maius de la parque
Le fil trop allongé de ses tardifs fuseaux:
Et sur de l'appui d'Atropos
Je vais m'élancer dans la barque
Où sans distinction le berger, le monarque.
Passent dans le séjour de l'éternel repos.
Adieu, lauriers trompeurs, couronne des héros.
Il n'en coûte que trop pour vivre dans l'histoire;
Souvent quarante ans de travaux
Ne \alti}l qu'un instant de gloire
Et la haine de cent rivaux.
Adieu, grandeurs, etc.
J'indiquerai par des points les endroits où il y a lacune, et passerai sous silence
toutes les variantes (hors une) qu'il y a entre le texte rapporté par Voltaire et le
texte des OEuvres de Frédéric. (B.)
MÉMOIRES. 49
Adieu, grandeurs, adieu, chimères ;
De vos bluettes passagères
Mes yeux ne sont plus éblouis.
Si votre faux éclat de ma naissante aurore
Fit trop imprudemment éclore
Des désirs indiscrets, longtemps évanouis,
Au sein de la philosophie.
École de la vérité,
Zenon me détronipa de la frivolité
Qui produit les erreurs du songe de la vie....
Adieu, divine volupté.
Adieu, plaisirs charmants, qui flattez la mollesse,
Et dont la troupe enchanteresse
Par des liens de fleurs enchaîne la gaité....
Mais que fais-je, grand Dieu ! courbé sous la tristesse,
list-ce à moi de nommer les plaisirs, l'allégresse ?
Et sous la griffe du vautour
Voit-on la tendre tourterelle
Et la plaintive Philomcle
Chanter ou respirer l'amour ?
Depuis longtemps pour moi l'astre de la lumière
N'éclaira que des jours signalés par mes maux;
Depuis longtemps Morphée, avare de pavots,
N'en daigne plus jeter sur ma triste paupière.
Je disais ce matin, les yeux couverts de pleurs :
Le jour, qui dans peu va paraître.
M'annonce de nouveaux malheurs ;
Je disais à la nuit : Tu vas bientôt renaître
Four éterniser mes (iouleurs....
Vous, de la liberté héros que je révère,
0 mânes de Caton, ô mânes de Brutus !
Votre illustre exemple m'éclaire
Parmi l'erreur et les abus ;
C'est votre flambeau funi^raire
Oui m'instruit du chemin, peu connu du vulgaire.
Que nous avaient trac('; vos antiques vertus....
J'écarte les romans et les |)Oir:peux fantômes
Qu'engendra de ses lianes la Superstition ;
Et pour ap[)rorondir la nature des hommes,
Pour connaître ce que nous sommes.
Je ne m'adresse point à la Heligion *.
J'apprends de mon maître Épicure
Que du temps la cruelle injure
Dissout les êtres composés;
1. Dans les OEuvres du roi de Prusse, on lit ici : à la Dévotion.
ûO MÉ3I0IRES.
Que ce souffle, cette étincelle.
Ce feu vivifiant des corps organisés,
N'est point de nature immortelle.
11 naît a\ec le corps, s'accroît d;ins les enfants.
Souffre de la douleur cruelle;
Il s'égare, il s'éclipse, il baisse avec les ans.
Sans doute il périra quand la nuit éternelle
Viendra nous arracher du nombre des vivants...
Vaincu, persécuta, fugitif dans le monde.
Trahi par des amis pervers,
Je souff'C, en ma douleur profonde,
Plus de maux dans cet univers
Que, dans les fictions de la fable féconde,
N'en a jamais souffert Prométhée aux enfers.
Ainsi, pour terminer mes peines.
Comme ces malheureux au fond de leurs cachots.
Las d'un destin cruel, et trompant leurs bourreaux^
D'un noble effort brisent leurs chaînes;
Sans m'embarrasser des moyens,
Je romps les funestes liens
Dont la subtile et fine trame
A ce corps rongé de chagrins
Tiop longtemps attacha mon âme.
Tu vois, dans ce cruel tableau.
De mon trépas la juste cause.
Au moins ne pense pas du néant du caveau,
Que j'aspire à l'apothéose....
Mais lorsque le printemps, paraissant de nouveau.
De. son sein abondant t'offre des fleurs écloses,
Chaque fois d'un bouquet de myrtes et de roses
Souviens-loi d'orner mon tombeau.
Il m'envoya cette épître écrite de sa main. Il y a plusieurs
hémistiches pillés de l'abbé de Chaulieu et de moi. Les idées
sont incohérenles, les vers en général mal faits, mais il y en a
de bons; et c'est beaucoup pour un roi de faire une épîh^e de
deux cents mauvais vers dans l'état où il était. Il voulait qu'on
dît qu'il avait conservé toute la présence et toute la liberté de
son esprit dans un moment où les hommes n'en ont guère.
La lettre qu'il m'écrivit^ témoignait les mômes sentiments;
mais il y avait moins de myrtes et de roses, et d'Ixion et de
douleur profonde. Je combattis en prose - la résolution qu'il
1. Voyez, dans la Correspondance, la lettre de Frédéric, du 9 octobre i757.
'2. Voyez la lettre de Voltaire, du 13 novembie 1757.
MÉMOIRES. 51
disait avoir prise (l(? mourir, et je n'eus pas de peine à le déter-
miner à vivre. Je lui conseillai d'entamer une négociation avec
le maréchal de Riclielieu, d'imiter Je duc de Cumberland; je
pris enfin toutes les libertés qu'on peut prendre avec un poëte
désespéré, qui était tout prêt de n'être plus roi. Il écrivit en effet
au maréchal de Richelieu.- mais, n'ayant pas de réponse, il réso-
lut de nous battre. Il me manda qu'il allait combattre le prince
de Soubise; sa lettre finissait par des vers plus dignes de sa situa-
tion, de sa dignité, de son courage et de son esprit :
Quand on est voisin du naufrage,
Il faut, en affrontant l'orage,
Penser, vivre, et mourir en roi.
1 En marchant aux Français et aux Impériaux, il écrivit à
M'"*^ la margrave de Baireutb, sa sœur, qu'il se ferait tuer; mais
il fut plus heureux qu'il ne le disait et qu'il ne le croyait. Il
attendit, le 5 de novembre 1757, l'armée française et impériale
dans un poste assez avantageux, à Rosbach, sur les frontières de
la Saxe; et, comme il avait toujours parlé de se faire tuer, il
voulut que son frère le prince Henri acquittât sa promesse à la
tète de cinq bataillons prussiens qui devaient soutenir le pre-
mier effort des armées ennemies, tandis que son artillerie les
foudroierait, et que sa cavalerie attaquerait la leur.
En effet le prince Henri fut légèrement blessé à la gorge d'un
coup de fusil ; et ce fut, je crois, le seul Prussien blessé à cette
journée. Les Français et les Autrichiens s'enfuirent à la première
décharge. Ce fut la déroute la plus inouïe et la plus complète
dont l'histoire ait jamais parlé. Cette bataille de Rosbach sera
longtemps célèbre. On vit trente mille Français et vingt mille
Impériaux prendre une fuite honteuse et précipitée devant cinq
bataillons et quelques escadrons. Les défaites d'Azincourt, de
Crécy, de Poitiers, ne furent pas si humiliantes.
La discipline et l'exercice militaire que son père avait établis,
et que le fils avait fortifiés, furent la véritable cause de cette
étrange victoire. L'exercice prussien s'était perfectionné pendant
cinquante ans. On avait voulu l'imiter en France comme dans
tous les autres États; mais on n'avait pu faire en trois ou quatre
1. Les éditeurs de Kchl avaient répét<';, dans le Commentaire historique, cet
alinéa el. les dix qui le suivent.
52 MÉMOIRES.
ans, avec des Français peu disciplinables, ce qu'on avait fait
pendant cinquante ans avec des Prussiens ; on avait même
changé les manœuvres en France presque à chaque revue, de
sorte que les officiers et les soldats, ayant mal appris des exer-
cices nouveaux, et tous différents les uns des autres, n'avaient
rien appris du tout, et n'avaient réellement aucune discipline
ni aucun exercice. En un mot, à la seule vue des Prussiens,
tout fut en déroute, et la fortune fit passer Frédéric, en un
quart dlieure, du comble du désespoir à celui du bonheur et de
la gloire.
Cependant il craignait que ce bonheur ne fût très-passager ;
il craignait d'avoir à porter tout le poids de la puissance de la
France, de la Russie, et de rAutriche, et il aurait bien voulu
détacher Louis XV de Marie-Thérèse.
La funeste journée de Rosbach faisait murmurer toute la
France contre le traité de l'abbé de Remis avec la cour de Vienne.
Le cardinal de Tencin, archevêque de Lyon, avait toujours con-
servé son rang de ministre d'État, et une correspondance parti-
culière avec le roi de France ; il était plus opposé que personne
à l'alliance avec la cour autrichienne. Il m'avait fait à Lyon une
réception dont il pouvait croire que j'étais peu satisfait : cepen-
dant l'envie de se mêler d'intrigues, qui le suivait dans sa retraite,
et qui, à ce qu'on prétend, n'abandonne jamais les hommes en
place, le porta à se lier avec moi pour engager )I"«^ la margrave
de Raireuth à s'en remettre à lui, et à lui confier les intérêts du
roi son frère. Il voulait réconcilier le roi de Prusse avec le roi de
France, et croyait procurer la paix. Il n'était pas bien difficile de
porter M'"*" de Raireuth et le roi son frère à cette négociation ; je
m'en chargeai avec d'autant plus de plaisir que je voyais très-
bien qu'elle ne réussirait pas.
^jme la margrave de Raireuth écrivit de la part du roi son frère.
C'était par moi que passaient les lettres de cette princesse et du
cardinal : j'avais en secret la satisfaction d'être l'entremetteur de
cette grande affaire, et peut-être encore un autre plaisir, celui de
sentir que mon cardinal se préparait un grand dégoût. Il écrivit
une belle lettre au roi en lui envoyant celle de la margrave ;
mais il fut tout étonné que le roi lui répondit assez sèchement
que le secrétaire d'État des affaires étrangères l'instruirait de ses
intentions.
En effet l'abbé de Remis dicta au cardinal la réponse qu'il
devait faire : cette réponse était un refus net d'entrer en négocia-
tion. Il fut obligé de signer le modèle de la lettre que lui envoyait
M ÉMOI 11 ES. 53
l'abbé de Bernis ; il m'envoya cette triste lettre qui finissait tout,
et il en mourut de cbagrin au bout de quinze jours i.
Je n'ai jamais trop conçu comment on meurt de cbagrin, et
comment des ministres et de vieux cardinaux, qui ont l'àme si
dure, ont pourtant assez de sensibilité pour être frappés à mort
par un petit dégoût : mon dessein avait été de me moquer de lui,
de le mortifier, et non pas de le faire mourir.
Il y avait une espèce de grandeur dans le ministère de France
à refuser la paix au roi de Prusse, après avoir été battu et humi-
lié par lui ; il y avait de la fidélité et bien de la bonté de se
sacrifier encore pour la maison d'Autriche' : ces vertus furent
longtemps mal récompensées par la fortune.
Les Ilanovriens, les Brunsvickois, les Hessois, furent moins
fidèles à leurs traités, et sen trouvèrent mieux. Ils avaient sti-
pulé avec le maréchal de Richelieu qu'ils ne serviraient plus
contre nous ; qu'ils repasseraient l'Elbe, au delà duquel on les
avait renvoyés ; ils rompirent leur marché des Fourches-Cau-
dines, dès qu'ils surent (^ue nous avions été battus à Rosbach.
L'indiscipline, la désertion, les maladies, détruisirent notre
armée, et le résultat de toutes nos opérations fut, au printemps
de 1758, d'avoir perdu trois cents millions et cin([uante mille
hommes en Allemagne pour Marie-Thérèse, comme nous avions
fait dans la guerre de 17U en combattant contre elle.
Le roi de Prusse, qui a^ait l)attu notre amn-e dans la Tliuringe,
à Rosbach -, s'en alla combattre l'armée autrichienne à soixante
lieues de là. Les Français pouvaient encore entrer en Saxe, les
Aainqueurs marchaient ailleurs ; rien n'aurait arrêté les Français ;
mais ils a\ aient jeté leurs armes, perdu leur canon, leurs muni-
tions, leurs vivres, et surtout la tête. Ils s'éparpillèrent. On ras-
sembla leurs débris difficilement. Frédéric, au bout d'un mois,
remporte à pareil jour une victoire plus signalée et plus disputée
sur l'armée d'Autriche, auprès de Breslau ' ; il reprend Breslan,
il y fait quinze mille prisonnieis ; le reste delà Silésie rentre
sous ses lois : Gustave-Adolphe n'avait pas fait de si grandes
choses. Il fallut bien alors lui pardonner ses vers, ses plaisan-
teries, ses petites malices, et même ses péchés contre le sexe
réiniiiin. Tous les défauts de l'homme disparurent devant la gloire
du lii'ros.
1. Lo2 mars 1758.
2. Le .") novembre 1757.
3. Le 5 décembre fut remportée la vicloirc de Lissa.
54 .MÉMOIRES.
Aux Délices, 6 de novembre 1759.
J'avais laissé là mes Mémoires, les croyant aussi inutiles que
les Lettres de Bayle à madame sa chère mère, et que la Vie de
Saint-Èvremond écrite par Desmaiseaux, et que celle de l'abbé de
Montgon^ écrite par lui-même ; mais bien des choses qui me
paraissent ou neuves ou plaisantes me ramènent au ridicule de
parler de moi à moi-même.
2 Je vois de mes fenêtres la ville où régnait Jean Chauvin, le
Picard, dit Calvin, et la place où il fit brûler Servet pour le bien
de son âme. Presque tous les prêtres de ce pays-ci pensent
aujourd'hui comme Servet, et vont même plus loin que lui. Ils
ne croient point dn tout Jésus-Christ Dieu'; et ces messieurs, qui
ont fait autrefois main basse sur le purgatoire, se sont humanisés
jusqu'à faire grâce aux âmes qui sont en enfer. Ils prétendent
que leurs peines ne seront point éternelles, que Thésée ne sera
pas toujours dans son fauteuil, que Sisyphe ne roulera pas tou-
jours son rocher : ainsi de l'enfer, auquel ils ne croient plus,
ils ont fait le purgatoire, auquel ils ne croyaient pas. C'est une
assez jolie révolution dans l'histoire de l'esprit humain. Il y avait
là de quoi se couper la gorge, allumer des bûchers, faire des
Saint-Barthélémy ; cependant on ne s'est pas même dit d'injures,
tant les mœurs sont changées. Il n'y a que moi^ à qui un de ces
prédicants en ait dit, parce que j'avais osé avancer que le Picard
Calvin était un esprit dur qui avait fait brûler Servet fort mal à
propos. Admirez, je vous prie, les contradiclions de ce monde :
voilà des gens qui sont presque ouvertement sectateurs de Servet,
et qui m'injurient pour avoir trouvé mauvais que Calvin l'ait fait
brûler à petit feu avec des fagots verts !
Ils ont voulu me prouver en forme que Calvin était un bon-
homme ; ils ont prié le conseil de Genève de leur communiquer
les pièces du procès de Servet : le conseil, plus sage qu'eux, les
a refusées ; il ne leur a pas été permis d'écrire contre moi dans
Genève. Je regarde ce petit triomphe comme le plus bel exemple
des progrès de la raison dans ce siècle.
1. Le Recueil des Lettres et Mémoires écrits par M. l'abbé de **', 1732, a un
seul volume. Les dernières éditions ont huit volumes in-12, souvent reliés en
neuf: Voltaire en a déjà parlé tome XVI, page 385.
2. Cet alinéa et les dix qui le suivent avaient été insérés, par les éditeurs de
Kehl, dans le Commentaire historique.
3 Voyez la note, tome XII, page 308.
MÉMOIRES, 55
La philosophie a rfniporté encore uiio pkis grande victoire
sur ses ennemis à Lausanne. Quelques ministres s'étaient avisés
dans ce pays-là de compiler je ne sais quel mauvais livre contre
moi, pour l'honneur, disaient-ils, de la religion chrétienne. J'ai
trouvé sans peine le moyen de l'aire saisir les exemplaires, et de
les supprimer par autorité du magistrat ^ : c'est peut-être la pre-
mière fois qu'on ait forcé des théologiens à se taire, et à respecter
un philosophe -. Jugez si je ne dois pas aimer passionnément ce
pays-ci. Êtres pensants, je vous avertis qu'il est très-agréable de
vivre dans une république aux chefs de laquelle on peut dire :
Venez dîner demain chez moi. Cependant je ne me suis pas
encore trouvé assez libre ; et ce qui est, à mon gré, digne de
quelque attention, c'est que, pour l'être parfaitement, j'ai acheté
des terres en France. Il y en avait deux à ma bienséance, k une
lieue de Genève, qui avaient joui autrefois de tous les privilèges
de cette ville. J'ai eu le bonheur d'obtenir du roi un brevet par
lequel ces privilèges me snnt conservés. Enfin j'ai tellement
arrangé ma destinée que je me tronve indépendant à la fois en
Suisse, sur le territoire de Genève, et en France.
J'entends parler beaucoup de liberté, mais je ne crois pas
qu'il y ait eu en Europe un particulier qui s'en soit fait une
comme la mienne. Suivra mon exemple qui voudra ou qui
pourra.
Je ne pouvais certainement mieux prendre mon temps pour
chercher cette liberté et le repos loin de Paris. On y était alors
aussi fou et aussi acharné dans des querelles puériles que du
1. Il s'agit du volume intitulé la Guerre littéraire ; YoltSiïre en avait demandé
la 'iuppression, mais ne l'obtint pas : voyez tome XIV, page xi.
2. Cela était cependant arrivé une fois en France, et sous le règne de Fran-
çois I"''. Voici un extrait d'une lettre qu'il écrivit au parlement de Paris, en date
du 9 avril 1526 :
« Et parce que nous sommes duemcnt acertencs qu'indifféremment ladite fa-
culté (la Sorbonne) et ses suppôts écrivent contre un chacun en dénigrant leur
honneur, état et renommée, comme ont fait contre Érasme, et pourraient s'effor-
cer à faire le semblable contre autres, nous vous commandons qu'ils n'aient en
général rien particulier à éci'ire, ni composer, et imprimer choses quelconques
qu'elles n'aient été premièrement revues et approuvées par vous ou vos commis,
et en pleine chambre délivrées. » François P"" ne conserva pas longtemps cette
sage politique, et son intolérance prépara les malheurs qui désolèrent la France
sous le règne de ses petits-iils, et causèrent la ruine et la destruction de sa fa-
mille. Cet ordre donné au parlement ne renfermait rien de contraire à la loi natu-
relle; la Sorbonne jouissant en France d'un privilège exclusif pour le commerce
de théologie, le gouvernement était en droit de soumettre ce privilège h toutes
Jes restrictions qu'il jugeait convenables. (K.)
56 MÉMOIRES.
temps de la P'ronde ; il n"y manquait que la guerre civile; mais,
comme Paris n'avait ni un roi des halles tel que le duc de Beau-
fort, ni un coadjuteur donnant la bénédiction avec un poignard,
il n'y eut que des tracasseries civiles : elles avaient commencé
par des billets de banque pour l'autre monde, inventés, comme
j'ai déjà dit S par l'archevêque de Paris, Beaumont, homme opi-
niâtre, faisant le mal de tout son cœur par excès de zèle, un fou
sérieux, un vrai saint dans le goût de Thomas de Cantorbéry.
La querelle s'échauffa pour une place à l'hôpital, à laquelle le
parlement de Paris prétendait nommer, et que l'archevêque
réputait place sacrée, dépendante uniquement de l'Église. Tout
Paris prit parti ; les petites factions janséniste et moliniste ne
s'épargnèrent pas; le roi les voulut traiter comme on fait quel-
quefois les gens qui se battent dans la rue ; on leur jette des
seaux d'eau pour les séparer. Il donna le tort aux deux partis,
comme de raison : mais ils n'en furent que plus envenimés : il
exila l'archevêque, il exila le parlement ; mais un maître ne doit
chasser ses domestiques que quand il est sûr d'en trouver d'autres
pour les remplacer ; la cour fut enfin obligée de faire revenir le
parlement, parce qu'une chambre nommée royale, composée de
conseillers d'État et de maîtres des requêtes, érigée pour juger
les procès, n'avait pu trouver pratique. Les Parisiens s'étaient
mis dans la tête do ne plaider que devant cette cour de justice
qu'on appelle parlement. Tous ses membres furent donc rap-
' pelés, et crurent avoir remporté une victoire signalée sur le roi.
Ils l'avertirent paternellement, dans une de leurs remontrances,
qu'il ne fallait pas qu'il exilât une autre fois son parlement,
r.ttendu, disaient-ils, que cela était de mauvais exemple. Enfin ils
en firent tant que le roi résolut au moins de casser une de leurs
chambres, et de réformer les autres. Alors ces messieurs donnèrent
tous leur démission, excepté la grand'chambre ; les murmures
éclatèrent : on déclamait publiquement au Palais contre le roi.
Le feu qui sortait de toutes les bouches prit malheureusement à
la cervelle d'un laquais, nommé Damiens, qui allait souvent
dans la grand'salle. Il est prouvé par le procès de ce fanatique
de la robe qu'il n'avait pas l'idée de tuer le roi, mais seulement
celle de lui infliger une petite correction. Il n'y a rien qui ne
passe par la tête des hommes. Ce misérable avait été cuistre au
collège des jésuites, collège où j'ai vu quelquefois les écoliers
1. Voyez page 35.
MÉMOIRES. 57
donner des coups de canif, et les cuistres leur en rendre.
Damiens alla donc à Versailles dans cette résolution, et blessa
le roi au milieu de ses gardes et de ses courtisans, avec un de
ces petits canifs dont on taille des plumes ^.
On ne manqua pas, dans la première horreur de cet accident,
d'imputer le coup aux jésuites, qui étaient, disait-on, en pos-
session par un ancien usage. J"ai lu une lettre d'un Père Griffet,
dans laquelle il disait : « Cette fois-ci ce n'est pas nous, c'est à
présent le tour de messieurs, )> C'était naturellement au grand
prévôt de la cour à juger l'assassin, puisque le crime avait été
commis dans l'enceinte da palais du roi. Le malheureux com-
mença par accuser sept membres des enquêtes : il n'y avait qu'à
laisser subsister cette accusation, et exécuter le criminel ; par là
le roi rendait le parlement à jamais odieux, et se donnait sur
lui un avantage aussi durable que la monarchie. On croit que
M. d'Argenson porta le roi à donner à son parlement la permis-
sion de juger l'affaire : il en fut bien récompensé, car huit jours
après il fut dépossédé et exilé-.
Le roi eut la faiblesse de donner de grosses pensions aux
conseillers qui instruisirent le procès de Damiens, comme s'ils
avaient rendu quelque service signalé et difficile ^ Cette conduite
acheva d'inspirer à messieurs des enquêtes une confiance nou-
velle ; ils se crurent des personnages importants ; et leurs chi-
mères de représenter la nation et d'être les tuteurs des rois se
réveillèrent : cette scène passée, et n'ayant plus rien à 'faire, ils
s'amusèrent à persécuter les philosophes.
Orner Joly de Fleury, avocat général du parlement de Paris,
étala, devant les chambres assemblées, le triomphe le plus
complet que l'ignorance, la mauvaise foi, et l'hypocrisie, aient
jamais remportée Plusieurs gens de lettres, très-estimables par
leur science et par leur conduite, s'étaient associés pour composer
un dictionnaire immense de tout ce qui peut éclairer l'esprit
humain: c'était un très-grand objet de commerce pour la librairie
de France ; le chancelier, les ministres, encourageaient une si
belle entreprise. Déjà sept volumes avaient paru ; on les tradui-
sait en italien, en anglais, en allemand, en hollandais ; et ce
trésor, ouvert à toutes les nations par les Français, pouvait être
1. Le 5 Janvier 1757. Sur l'attentat de Damiens, voyez tome X\', le chapitre
xxwii du Précis du Siècle de Louis XV ; et tome XVI, page 92,
2. Voyez tome XII, page liO; et (orne XVI, page 96.
3. Voyez tome XVI, page 99.
4. Voyez tome XXIV une des notes >ur le premier des Dialogues chrétiens.
o8 xM ÉMOI RE S.
regardé comme ce qui nous faisait alors le plus d'honneur, tant
les excellents articles du Dictionnaire encyrlop'dique rachetaient
les mauvais, qui sont pourtant en assez grand nombre. On ne
pouvait rien reprocher à cet ouvrage que trop de déclamations
puériles, malheureusement adoptées pai' les auteurs du recueil,
qui prenaient à toute main pour grossir Touvrage; mais tout ce
qui part de ces auteurs est excellent.
Voilà Orner Joly de Fleury qui, le 23 de février 1759, accuse
ces pauvres gems d'être athées, déistes, corrupteurs de la jeu-
nesse, rehelles au roi, etc. Orner, pour prouver ces accusations,
cite saint Paul, le procès de Théophile, et Abraham Chaumeix^
Il ne lui manquait que d'avoir lu le livre contre lequel il p;irla :
ou, s'il l'avait lu, Orner était un étrange imbécile. Il demande
justice à la cour contre l'article Ame, qui, selon lui, est le maté-
rialisme tout pur. Vous remarquerez qne cet article Ame. l'un
des plus mauvais du livre, est l'ouvrage d'un pauvre docteur
de Sorbonne^ qui se tue à déclamer à tort et à travers contre
le matérialisme. Tout le discours d'Omer .loly de Fleury fnt un
tissu de bévues pareilles. Il défère donc à la justice le livre qu'il
n'a point lu ou qu'il n'a point entendu; et tout le parlement, sur
la réquisition d'Omer, condamne l'ouvrage, non-seulement sans
aucun examen, mais sans en avoir lu une page. Cette façon de
rendre justice est fort au-dessous de celle de Bridoye, car au
moins Bridoye pouvait rencontrer justes
Les éditeurs avaient un privilège du roi. Le parlement n'a
pas certainement le droit de réformer les privilèges accordés
par Sa Majesté; il nelui appartient déjuger ni d'un arrêt du con-
seil, ni de rien de ce qui est scellé à la chancellerie : cependant
il se donna le droit de condamner ce que le chancelier avait
approuvé; il nomma dos conseillers pour décider des objets de
géométrie et de métaphysique contenus dans V Encyclopédie. Un
chancelier un peu ferme aurait cassé l'arrêt du parlement
comme très-incompétent : le chancelier de Lamoignon se con-
tenta de révoquer le privilège, afin de n'avoir pas la honte de
voir juger et condamner ce qu'il avait revêtu du sceau de Tauto-
rité suprême. On croirait que cette aventure est du temps du
1. Abraham Chaumeix, ci-devant vinaigrier, s'étant fait janséniste et convul-
^ionnaire, était alors l'oracle du parlement de Paris. Orner Fleury le cita comme
un père de l'Église. Chauraei.v a été depuis maître d'école à Moscou.
2. L'abbé Yvon.
3. Bridoye est un juge qui, dans Rabelais {Pantagniel, livre III, chapitre
xNxvii et suiv), « sentencrait les procès au sort d,?s dés ».
MÉMOIRES. 59
Père Garasse, et des arrêts contre l'émétique; cependant elle est
arrivée dans le senl siècle éclairé qu'ait eu la France : tant il est
vrai qu'il sufûtd'un sot pour déshonorerune nation. On avouera
sans peine que, dans de telles circonstances, Paris no devait pas
être le séjour d'un philosophe, et qu'Aristote fut très-sage de se
retirer à Ghalcis lorsque le fanatismedominait dans Athènes. D'ail-
.leurs l'état d'homme de lettres à Paris est immédiaicmcnt au-
dessus de celui d'un hateleur : l'état de gentilhomme ordinaire
de Sa Majesté, que le roi m'avait conservé, n'est pas grand'chose.
Les hommes sont hien sots, et je crois qu'il vaut mieux hàtir un
heau château, comme j'ai lait, y jouer la comédie, et y faire honne
chère, que d'être levraudé à Paris, comme Helvétiusi, parles
gens tenant la cour du parlement, et par les gens tenant Fécurie
de la Sorhonne. Comme je ne pouvais assurément ni rendre les
hommes plus raisonnables, ni le parlement moins pédant, ni les
théologiens moins ridicules, je continuai à être heureux loin d'eux.
Je suis quasi honteux de l'être, en contemplant du port tous
les orages : je vois l'Allema^Mie inondée de sang, la France ruinée
de fond en comble; nos armées, nos flottes, battues; nos ministres
renvoyés l'un après l'autre, sans que nos affaires en aillent
mieux; le roi de Portugal assassiné, non pas par un laquais,
mais parles grands du pays, et cette fois-ci les jésuites ne peuvent
pas dire : Ce n'est pas nous. Ils avaient conservé leur droit, et il a
été bien prouvé depuis que les bons pères avaient saintement mis
le couteau dans les mains des parricides. Ils disent pour leurs
raisons qu'ils sont souverains au Paraguay, et qu'ils ont traité
avec le roi de Portugal de couronne à couronne.
Voici une petite aventure aussi singulière qu'on en ait vu
depuis qu'il y a eu des rois et des poètes sur la terre : Frédéric
ayant passé un temps assez long à garder les frontières de la
Silësie dans un camp inexpugnable, s'y est ennuyé, et, pour
passer le temps, il a fait une ode contre la France et contre le
roi. Il m'envoya, au commencement de mai 1759, son ode signée
Frcf/énc, et accompagnée dun paquet énorme de vers et de prose.
J'ouvre le paquet, et je m'aperçois que je ne suis pas le premier
qui l'aitouvertiil était visible qu'en chemin ilavait été décacheté.
Je fus transi de frayeur en lisant dans l'ode les strophes sui-
vantes :
0 nalioii folle et vaine,
Quoi! sont-ce là cas guerriers
1. AiTL't du 0 février 17.!)9.
60 MEMOIRES.
Sous Luxeiiibour?, sous Turenne,
Couverts d'immortels lauriers ;
Qui, vrais amants de la gloire,
Affrontaienl pour la victoire
Les dangers et le trépas"?
Je vois leur vil assemblage
Aussi vaillatit au pillage
Que lâche dans les combats.
Quoi ! votre faible monarque,
Jouet de la Pompadour,
Flétri par plus d'une marque
Des opprobres de l'amour,
Lui qui, détestant les peines.
Au hasard remet les rênes
De son empire aux abois.
Cet esclave parle en maître *!
Ce céladon sous un hêtre
Croit dicter le sort des rois !
Je tremblai donc en voyant ces vers, parmi lesquels il y en a
de très-bons, ou du moins qui passeront pour tels. J'ai malheu-
reusement la réputation méritée d'avoir jusqu'ici corrigé les vers
du roi de Prusse. Le paquet a été ouvert en chemin, les vers
transpireront dans le public, le roi de France les croira de moi,
et me voilà criminel de lèse-majesté, et, qui pis est, coupable
envers M""" de Pompadour.
Dans cette perplexité, je priai le résident de France à Genève -
de venir chez moi ; je lui montre le paquet ; il convient qu'il a
été décacheté avant de me parvenir. Il juge qu'il n'y a pas d'autre
parti à prendre, dans une alTaire où il y allait de ma tête, que
d'envoyer le paquet à M. le duc de Choiseul, ministre en Fjance :
en toute autre circonstance je n'aurais point fait cette démarche ;
mais j'étais obligé de prévenir ma ruine; je faisais connaître à
la cour tout le fond du caractère de son ennemi. Je savais bien
que le duc de Choiseul n'en abuserait pas, et qu'il se bornerait
à persuader le roi de France que le roi de Prusse était un ennemi
irréconciliable, qu'il fallait écraser si on pouvait. Leduc de Clioi-
1. Palissot, que ie ministère français chargea de répondre par une ode à celle
du roi de Prusse, rapporte ainsi ces trois derniers vers :
Ce Céladon sous ua liêtre
Prétend nous parler en maître,
Et dicter le sort des rois .
'2. M. de Montpérou.v.
MÉMOIRES. 61
seul ne se borna pas Jà ; c/est un homme de ])eaucoup d'esprit, il
fait des vers, il a des amis qui en font: il paya le roi de Prusse
en même monnaie, et m'envoya une ode contre Frédéric, aussi
mordante, aussi terrible que l'était celle de Frédéric contre nous.
En voici des échantillons détachés :
Ce n'est plus cet heureux génie ^
Qui des arts, dans la Germanie,
Devait allumer le (lambeau;
Époux, fils, et frère coupal^le,
C'est celui (ju'un père équitable
Voulut étouffer au berceau.
1. Palissot (voyez la note, page 60) a fait imprimer son ode en entier, à la
suite d'une édiiiou de la Dunciade, Paris, Barrois l'aîné, an ¥(1797), in-18. Elle ne
se trouve dans aucune édition des œuvres complètes de cet auteur, pas même
dans celle qu'il a donnée en 1809, six volumes in-S". Palissot remarque que parmi
les quatre strophes rapportées par Voltaire, « une de ces strophes est défigurée
au point de n'avoir aucun sens, soit par une inadvertance d'imprimeur, soit que
la copie adressée furtivement| à Voltaire fût très-infidèle». Voici ces strophes,
telles que l'auteur les a données :
Ce n'est plus cot heureux génie
Qui des arts, dans la Germanie,
Devait allumer le flambeau:
Époux, fils, et frère coupable.
C'est lui que non père équitable
Voulut étouffer au berceau.
M.
Jaloux d'une double rotinnuu',
Il ose, infidèle d llellonc.
Courir sur les pas d'Apnllnn;
Dùl-il des sommets du /-'amasse,
Pour expier sa folle diiducc,
Subir le sort de l'Iidelnn.
16.
Vois, malgré la garde romaine,
Néron poursuivi sur la scène
Par le mépris des légions;
Vois l'oppresseur de Syracuse,
Denis, prostituant sa muse
Aux insultes des nations.
l'J.
.Tusque-là, censeur moins sauva^j'e,
Souffre l'innocent badiuage
Do la Nature et des Amours,
l'eux-tu condamniT la tendresse,
Toi qui n'en as connu l'ivresse
Que dans les bras de tes tambours?
6? MÉMOIRES.
Cependant c'est lui, dont l'audace
Des neuf Sœ.urs et du dieu de Tlirace
Croit réunir les al tributs;
Lui qui, chez Mars comme au Parnasse,
N'a jamais occupé de place
Qu'entre Zoïlo et Mévius *.
Vois, malijré la garde romaine,
Néron poursuivi sur la scène
Par les mépris des légions;
Vois l'oppresseur de Syracuse
Sans fruit prostituant sa muse
Aux insultes des nations.
Jusque-là, censeur moins sauvage,
Souffre l'innocenl badinaiîe
De la Nature et des Amours.
Peux-tu condamner la tendresse,
Toi qui n'en as connu l'ivresse
Que dans les bras de tes tambours ?
Le duc de Clioiseul, en me faisant parvenir cette réponse^
m'assura qu'il allait la faire imprimer si le roi de Prusse publiait
son ouvrage, et qu'on battrait Frédéric à coups de plume comme
on espérait le battre à coups d'épée. Il ne tenait qu'à moi, si j'a-
vais voulu me réjouir, de voir le roi de France et le roi de
Prusse faire la guerre en vers : c'était une scène nouvelle dans
le monde. Je me donnai un autre plaisir, celui d'êti^e plus sage
que Frédéric : je lui écrivis que sou ode était fort belle, mais
qu'il ne devait pas la rendre publique, qu'il n'avait pas besoin de
cette gloire, qu'il ne devait pas se fermer toutes les voies de ré-
conciliation avec le roi de France, l'aigrir sans retour, et le
forcer à faire les derniers efforts pour tirer de lui une juste ven-
geance. J'ajoutai que ma nièce avait brûlé son ode, dans la
crainte mortelle qu'elle ne me fût imputée. Il me crut, me re-
mercia, non sans quelques reproches d'avoir brûlé les plus beaux
1. Il y a vingt strophes dans la leçon donnée par l'auteur dans le Génie de
Voltaire apprécié dans lous ses oî/i-rayes (Paris, 1806). La quinzième débute ainsi :
Abjure un e<;poir téméraire :
En vain la muse de Voltaire
T'enivra d'un coupable encens...
Voltaire l'a remplacée par celle-ci, qui est toute de sa façon. {Voltaire aux
Délices, par G. Desnoiresterres, page 3C.j.)
MÉMOIRES. 63
vers qu'il eût faits en sa vie^ Le duc de Glioiseul, de son côté,
tint parole, et lut discret.
Pour rendre la plaisanterie complète, j'imaginai de poser les
premiers fondements (le la paixdel'Europesur cesdeux pièces, qui
devaient perpétuer la guerre jusqu'à ce que Frédéric fûtécrasé. Ma
correspondance avec le duc de Glioiseul me fit naître cette idée;
elle me parut si ridicule, si digne de tout ce qui se passait alors,
que je Tcmbrassai; et je me donnai la satisfaction de prouver par
moi-même sur quels petits et faibles pivots roulent les destinées
des royaumes. M. de Glioiseul m'écrivit plusieurs lettres osten-
sibles tellement conçues que le roi de Prusse pût se hasarder à
faire quelques ouvertures de paix, sans que l'Autriche pût prendre
ombrage du ministère de France ; et Frédéric m'en écrivit de
pareilles, dans lesquelles il ne risquait pas de déplaire à la cour de
Londres. Ce commerce très-délicat dure encore; il ressemble aux ^
mines que font deux chats qui montrent d'un côté patte de ve-
lours, et des griffes de l'autre. Le roi de Prusse, battu par les
PiUsses, et ayant perdu Dresde, a besoin delà paix; la France,
battue sur terre par les Hanovriens, et sur mer par les Anglais,
ayant perdu son argent très-mal à propos, est forcée de finir cette
guerre ruineuse.
Voilà, belle Emilie, à quel point nous en sommes.
{Cinna, I, m.)
Aux Délices, ce 27 de novembre 17.^9.
Je continue, et ce sont toujours des choses singulières. Le roi
de Prusse m'écrit du 17 de décembre- : « Je vous en manderai
davantage de Dresde, où je serai dans trois jours; » et le troisième
jour il est battu par le maréchal Daun, et il perd dix-huit mille
hommes^ Il me semble que tout ce que je vois est la fable du
Pot au JaW". Notre grand marin Berryer, ci-devant lieutenant de
police à Paris, et qui a passé de ce poste à celui de secrétaire d'État
et de ministre des mers, sans avoir jamais vu d'autre flolle (jue
1. La lettre du roi de Prusse en envoj'ant son ode, et la réponse do Voltaire,
ne sont point dans la Correspondance, mais il y en a trace : « Pour votre nièce,
qu'elle me brûle ou qu'elle me rôtisse, cela m'est assez indifférent, » dit le roi do-
Prusse, dans sa lettre à Voltaire du 18 juillet 1759.
2. Lisez : du 17 novembre.
3. La victoire de Daun sur les Prussiens, à Maxen en Saxe, est du 20 no-
vembre 1759.
4. La Fontaine, fable vit, livre \.
64 MÉMOIRES.
]a galiote de Saint-Cloud fi le coche dWuxerre; notre BerryerS
dis-je, s'était mis dans la tète de faire un bel armement naval
pour opérer une descente en Angleterre à peine notre flotte
a-t-elle mis le nez hors de Brest qu'elle a été battue par les
Anglais, brisée par les rochers, détruite par les vents, ou en-
gloutie dans la mer.
Xous avons eu pour contrôleur général des finances un Sil- -"^
liouetteqQe nous ne connaissions qiiepour avoir traduit en prose
quelques vers de Pope-: il passait pour un ai^le : mais, en moins ^
de quatre mois, l'aigle s'est changé en oison, 11 a trouvé le secret
d'anéantir le crédit, au point que l'État a manqué d'argent tout
d'un coup pour payer les troupes. Le roi a <'té obligé d'envoyer
sa vaisselle à la Monnaie; une bonne partie du royaume a
suivi cet exemple. ;
12 février 1760.
Enfin, après quelques perfidies du roi de Prusse, comme
d'avoir envoyé à Londres des lettres que je lui avais confiées,
d'avoir voulu semer la zizanie entre nous et nos alliés, toutes
perfidies très-permises à un grand roi, surtout en temps de
guerre, je reçois des propositions de paix de la main du roi de
Prusse, non sans quelques vers : il faut toujours qu'il en fasse.
Je les envoie à Versailles; je doute qu'on les accepte ; il ne veut
rien céder, et il propose, pour dédommager l'électeur de Saxe,
qu'on lui donne Erfurth, qui appartient à l'électeur de Mayence:
il faut toujours qu'il dépouille quelqu'un; c'est sa façon. Nous
verrons ce qui résultera de ces idées, et surtout de la campagne
qu'on va faire.
Comme cette grande et horrible tragédie est toujours mêlée
de comique, on vient d'imprimer à Paris les Po'éshies du roi mon
maître^, comme disait Freytag; il y a une épître au maréchal
Kelth*, dans laquelle il se moque beaucoup de l'immortalité de
1. Kicolas-René Berryer. lieutenant général de police en 1747, fut, le P"" no-
vembre 1758, nommé ministre de la marine, et, le 13 octobre 1761, garde des
sceaux : il mourut le 15 aoùi 1762.
2. Etienne de Silhouette, nommé contrôleur général le 8 mars 1759, se retira
le 21 novembre de la même année. Sa traduction en prose de V Essai sur Vhommc
avait paru pour la première fois en 1736. Il est mort le 22 janvier 1767.
3. Voyez page 41. Il parut, en 1760, diverses éditions des Poésies diverses, ou
OEitvres du philosophe de Sans-Souci.
4. C'est l'épître dix-huitième, intitulée : Au maréchal Keitli; imitation du
livre III de Lucrèce, sur les vaines terreurs de la mort et les frayevrs d'une
autre vie.
MÉMOIRES. 65
l'àme et des chrétiens. Les dévots n'en sont pas contents, les
prêtres calvinistes murmurent; ces pédants le regardaient
comme le soutien de la bonne cause; ils l'admiraient quand il
jetait dans des cachots les magistrats de Leipsick, et qu'il vendait
leurs lits pour avoir leur argent. Mais depuis qu'il s'est avisé de
traduire quelques passages de Sénèque,de Lucrèce, et deCicéron,
ils le regardent comme un monstre. Les prêtres canoniseraient
Cartouche dévot.
FIN DES MEMOIRES
COMMENTAIRE
HISTORIQUE
SUR LES OEUVRES
DE L'AUTEUR DE LA HENRIADE
1776.
AVERTISSEMENT
DE BEUGHOT
Ce n'est point au nom do Voltaire, mais c'est sous sa dictée, qu'a été
écrit le Commentaire historique. Cependant Wagnière, pendant son voyage
en Russie, s'en disait l'auteur, et depuis son retour en France il parlait de
so.\ Commenlaire historique^. Voici même comme il s'exprime dans deux
copies autographes que je possède d'un Avis préliminaire, pour ses
remarques ou additions au Commentaire historique :
Ce petit précis historique fut composé au commencement de 1776, tant sur
ce que j'avais entendu dire à M. de Voltaire que sur les papiers qu'il m'avait
donnés en propre en 1772. Je le priai de me permettre d'en faire usage, et il eut
cette bonté. Je le communiquai à mon maître, qui eut la complaisance de le re-
voir et de me fournir encore quelques instructions. Je suppliai aussi M. de Vol-
taire de me faire donner un certificat; et, après la communication et la vérifica-
tion sur les originaux, il demanda lui-môme à MM. Durey et Christin les deux
déclarations signées qui se trouvent à la tète de cet ouvrage 2.
C'est à une autre personne que M. G. Feydel ■' fait honneur du Commen-
taire historique. Il assure que cet écrit est de l'avocat Christin^,
Voilà deux opinions bien contradictoires. Je les crois fausses toutes les
deux. L'auteur du Commentaire dit (page 75) : « J'étais, en 1732, à la pre-
mière représentation de Zaïre; » et (page 122) il ajoute : « J'ai entendu, il
y a quarante ans (à Bruxelles), cette belle chanson. » Voltaire peut avoir,
dans ces deux passages, oublié que, dans le Commentaire historique, il
parlait à la troisième personne; il peut même avoir employé à dessein ces
expressions. Mais elles ne peuvent êire échappées à Wagnière, né en 1740,
ni à Christin, né en 1744, en parlant de faits antérieurs à leur naissance.
La première édition parut en 1776 avec l'adresse de : A Basle, chez les
héritiers de Paul Duker. C'est Wagnière lui-même qui le dit, et sur cela
il n'a aucun motif d'altérer la vérité.
J'ai sous les yeux cette éditions; au verso du frontispice on lit les deux
1. Page 6 de Y Avertissement de l'éditeur des Mémoires sur Voltaire et sur ses
ouvrages, par Lonrjchamp et Wagnière, ses secrétaires; Paris, Aimé-Andre,
1826, deux volumes iii-8».
2. Ce passage est tout différent dans l'impression faite en 1820, conforme à la
copie que j'avais reçue de la main de feu Decroix. (B.)
3 Un Cahier d'histoire littéraire, 1818, in-8", pages 1-11.
4. Voyez la note, tome XIX, page 'ii5.
5. C'est sur un exemplaire d'une autre édition, et dont le titre (îst encadré,
sous l'adresse de Neufchâtel et la date de 177() (mais que je crois de Genève),
in-8° de iv et 232 pages, que Wagnière avait commencé à écrire quelques notes.
70 AVERTISSEMENT DE BEUCHOT.
certificats dont parle Wagnière ^, et qui ont été reproduits dans quelques
réimpressions.
Ces certificats prouvent incontestablement que la première édition du
Commentaire historique n'est point antérieure au mois de juin 1776. Les
Mémoires secrets Qn parlent, pour la première fois, à la date du 3 septembre.
Les éditeurs de Kelil avaient placé le Commentaire historique dans les
Mélang e s lit ter air e s .
Lorsque les éditeurs de Kehl ont imprimé le volume où ils ont placé le
Commentaire historique, ils ne croyaient pas pouvoir publier les Mémoires
pour servir à la Vie de M. de Voltaire. Le roi de Prusse Frédéric II, qui
n'y est pas toujours flatté, existait encore. Ils imaginèrent de coudre au
Commentaire historique tout ce qu'ils purent des Mémoires. Pour cela
faire, il fallut d'abord mettre à la troisième personne le récit qui, dans les
Mémoires, est à la première. Quelquefois même des passages furent plus
ou moins altérés. Leur édition n'était pas achevée quand le roi de Prusse
mourut, et quand, par suite de l'infidélité de La Harpe, ainsi que je l'ai dit,
il parut plusieurs éditions des Mé>/ioires, que les éditeurs de Kehl se déci-
dèrent alors à mettre dans le dernier volume de leur édition.
Il était tout naturel, en donnant depuis les deux ouvrages, de faire dis-
paraître du Commentaire historique les passages qu'on y avait intercalés,
et qui faisaient double emploi. A cet égard, mes devanciers m'ont laissé
peu de chose à fairi'.
A la suite de la première édition et des réimpressions antérieures aux
éditions de Kehl, étaient, sous le titre de Lettres véritables, etc., vingt-
neuf morceaux en prose, et le conte en vers intitulé Sésoslris -.
La plus grande partie des vingt-neuf morceaux en prose e^t dans les
éditions de Kehl, comme dans toutes celles qui les ont suivies, y compris la
mienne, à leurs dates dans la Correspondance; le reste, dans \e-i Mélang es-
Wagnière, secrétaire de Voltaire pendant vingt-quatre ans, pouvait
mieux que personne donner des développements à certains passages du
Commentaire historique. Les notes qu'il avait rédigées ont été imprimées
sous le titre de : Additions au Commentaire historique, dans les Mémoires
sur la Vie de Voltaire, etc., par Longchamp et Wagnière, 1826, deux
volumes in-S". J'y renvoie quelquefois le lecteur.
Beuchot.
Juin 183-2.
1. Voici ces certificats :
« J"ai vu les pièces originales et les preuves qui sont dans le Commentaire, et
je les ai remises entre les mains du sieur Wagn.... Le l'"" mai 1776.
« Siçjné : Dcrey, avocat. »
« J'ai confronté les mêmes pièces, et je les ai trouvées entièrement conformes
aux originaux. Le 1"" juin 1776.
" Signé : CHRisxn-. »
2. Voyez ce conte, tome X, page 68.
COMMENTAIRE
HISTORIQUE
Je tâcherai, dans ces Commentaires sur un homme de lettres,
de ne rien dire que d'un peu utile aux lettres, et surtout de ne
rien avancer que sur des papiers originaux. Nous ne ferons au-
cun usage ni des satires, ni des panégyriques presque innom-
brables, qui ne seront pas appuyés sur des faits authentiques.
Les uns font naître François de Voltaire le 20 février 1694;
les autres, le 20 novembre de la même année. Nous avons des
médailles de lui qui portent ces deux dates ; il nous a dit plu-
sieurs fois qu'à sa naissance on désespéra de sa vie, et qu'ayant
été ondoyé, la cérémonie de son baptême fut différée plusieurs
mois^
Quoique je pense que rien n'est plus insipide que les détails
de l'enfance et du collège, cependant je dois dire, d'après ses
propres écrits, et d'après la voix publique, qu'à l'âge d'environ
douze ans, ayant fait des vers qui paraissaient au-dessus de cet
âge, l'abbé de Châteauneuf, intime ami de la célèbre Ninon de
Lenclos, le mena chez elle, et que cette fille si singulière lui
légua, par son testament, une somme de deux mille francs pour
acheter des livres, laquelle somme lui fut exactement payée-
Cette petite pièce de vers, qu'il avait faite au collège, est probable-
ment celle qu'il composa pour un invalide qui avait servi dans le
régiment Dauphin, sous Monseigneur, fils unique de Louis XIV.
Ce vieux soldat était allé au collège des jésuites prier un régent
de vouloir bien lui faire un placeten vers pour Monseigneur : le
régent lui dit qu'il était alors trop occupé, mais qu'il y avait un
l. Dans sa lettre à Damilaville, du 20 février 1765, Voltaire dit : « Je suis né
en 1694, le 20 février, et non le 20 novembre, comme le disent les commentateurs
mal instruits. » Il se vieillissait ainsi de près d'une année.
L'acte de bai)tême de Voltaire à la paroisse Saint-André-dcs-Arcs à Paris est du
22 novembre 1694, et porte que l'enfant était né le jour i)récédenl, sans aucune
mention conséqucmment de l'ondoiement dont parle l'auteur du Commentaire
historique. — (B.) Voyez cet acte ci-après, dans les Documents biographiques.
72 COMMENTAIRE
jeune écolier qui pouvait faire ce qu'il demandait. Voici les vers
que cet enfant composa :
Digne fils du plus grand des rois ^,
Son amour et notre espérance,
Vous qui, sans régner sur la France,
Régnez sur le cœur des François,
Souffrez-vous que ma vieille veine,
Par un effort ambitieux.
Ose vous donner une élrenne,
Vous qui n'en recevez que de la main des dieux ?
On a dit qu'à votre naissance
Mars vous donna la vaillance,
Minerve, la sagesse; Apollon, la beauté :
]Mais un dieu bienfaisant, que j'implore en mes peines
Voulut aussi me donner mes étrennes,
En vous donnant la libéralité.
Cette bagatelle d'un jeune écolier valut quelques louis d'or à
l'invalide, et fit quelque bruit à Versailles et à Paris. Il est à
croire que dès lors le jeune homme fut déterminé à suivre son
penchant pour la poésie. Mais je lui ai entendu dire à lui-même
que ce qui l'y engagea plus fortement fut qu'au sortir du collège,
ayant élé envoyé aux écoles de droit par son père, trésorier de
la chambre des comptes, il fut si choqué de la manière dont on
y enseignait la jurisprudence que cela seul le tourna entièrement
du côté des belles-lettres.
Tout jeune qu'il était, il fut admis dans la société de Tabbé
de Chaulieu, du marquis de La Fare, du duc de Sully, de l'abbé
Courtin; et il nous a dit plusieurs fois que son père l'avait cru
perdu, parce qu'il voyait bonne compagnie et qu'il faisait des
vers.
Il avait commencé dès Tâge de dix-huit ans la tragédie
d'Œdipe, dans laquelle il voulut mettre des chœurs à la manière
des anciens 2. Les comédiens eurent beaucoup de répugnance à
1. Cette pièce, qui est de 4700 ou 1707, présente ici quelques différences avec
le texte qui est au tome X, page 213.
2. Nous avons une lettre du savant Dacier, de 1713, dans laquelle 11 exhorte
l'auteur, qui avait déjà fait sa pièce, à y joindre des chœurs chantants, à l'exemple
des Grecs. Mais la chose était Impraticable sur le théâtre français. (Note de Vol-
taire.) — Lorsqu'en 1769, M. de Voltaire obtint justice à Toulouse pour le mal-
heureux Sirven, M. deMerville, avocat chargé de cette cause, refusa toute espèce
d'honoraires, et demanda pour toute reconnaissance à M. de Voltaire qu'il vou-
lût bien ajouter des chœurs à son OEdipe. (K.'i
HISTORinUE. 73
jouer une tragédie traitée par Corneille, en possession du
théâtre ; ils ne la représentèrent qu'en 1718 ; et encore fallul-il
de la protection. Le jeune homme \ qui était fort dissipé et
plongé dans les plaisirs de son âge, ne sentit point le péril, et
ne s'embarrassait point que sa pièce réussît ou non : il badinait
sur le théâtre, et s'avisa de porter la queue du grand prêtre,
dans une scène où ce même grand prêtre faisait un elïet très-
tragique. M""* la maréchale de Villars, qui était dans la pre-
mière loge, demanda quel était ce jeune homme qui faisait cette
plaisanterie, apparemment pour faire tomber la pièce : on lui
dit que c'était l'auteur. Elle le fit venir dans sa loge-, et depuis ce
temps il fut attaché à monsieur le maréchal et à madame jus-
qu'à la fin de leur vie, comme on peut le voir par cette épître
imprimée :
Je me flattais de l'espérance
D'allei" goûter quelque repos
Dans votre maison de plaisance ; etc. -,
Ce fut à Villars qu'il fut présenté à M. le duc de Uichelieu,
dont il acquit la bienveillance, qui ne s'est point démentie pen-
dant soixante années.
Ce qui est aussi rare, et ce qui à peine a été connu, c'est que
le prince de Conti, père de celui qui a été si célèbre par les
journées de la barricade de Démont et de Château-Dauphin, fit
pour lui des vers dont voici les derniers :
Ayant puisé ses vers aux eaux do l'Aganipe,
Pour son premier projet il fait le choix d'Œdipe ;
Et quoique dès longtemps ce sujet fût connu,
Par un style plus beau cette pièce changée
Fit croire des enfers Racine revenu,
Ou que Corneille avait la sienne corrigée ^.
Je n'ai pu retrouver la réponse de l'auteur cVŒ<lipe. Je lui
demandai un jour s'il avait dit au prince en plaisantant : u Mon-
seigneur, vous serez un grand poète; il faut que je vous fasse
donner une pension par le roi. » On prétend aussi qu'à souper
il lui dit : « Sommes-nous tous princes ou tous poètes"? » Il me
répondit: Delicla juvcututls nwœ ne mcmineris, Dinnine.
1. En 1718, lors des premières représentations d'OEcUpe, Voltaire avait vingt-
quatre ans.
2. Voyez le texte entier de cette épître, tome X, année 1721.
3. La pièce entière du prince de Conti est parmi les Pièces jusiificatives.
74 COMMENTAIRE
Il commença la ffenrmc/e à Saint-Ange, chez M. de Caumartin,
intendant des finances, après avoir fait OEdipc, et avant que cette
pièce fût jouée. Je lui ai entendu dire plus d'une fois que quand
il entreprit ces deux ouvrages, il ne comptait pas les pouvoir
finir, et qu'il ne savait ni les règles de la tragédie ni celles du
poème épique ; mais qu'il fut saisi de tout ce que M. de Cau-
martin, très-savant dans l'histoire, lui contait de Henri IV, dont
ce respectable vieillard était idolâtre; et qu'il commença cet
ouvrage par pur enthousiasme, sans presque y faire réflexion ^
Il lut un jour plusieurs chants de ce poëme chez le jeune pré-
sident de Maisons, son intime ami. On l'impatienta par des
objections ; il jeta son manuscrit dans le feu. Le président
Hénault l'en retira avec peine. « Souvenez-vous, lui dit M. Hé-
nault dans une de ses lettres, que c'est moi qui ai sauvé la Hcn-
riade, et qu'il m'en a coûté une belle paire de manchettes. »
Plusieurs copies de ce poëme, qui n'était qu'ébauché, coururent
quelques années après dans le public ; il fut imprimé avec beau-
coup de lacunes sous le titre de la Ligne.
Tous les poètes de Paris et plusieurs savants se déchaînèrent
contre lui; on lui décocha vingt brochures; on joua laHenrkule à
la Foire ^; on dit à l'ancien évêque de Fréjus^ précepteur du roi,
qu'il était indécent et même criminel de louer l'amiral deColigny
et la reine Élisabelh. La cabale fut si forte qu'on engagea le
cardinal de Bissy, alors président de l'assemblée du clergé, à
censurer juridiquement l'ouvrage ; mais une si étrange procé-
dure n'eut pas lieu. Le jeune auteur fut également étonné et
piqué de ces cabales. Sa vie très-dissipée l'avait empêché de se
faire des amis parmi les gens de lettres ; il ne savait point opposer
intrigue à intrigue : ce qui est, dit-on, absolument nécessaire
dans Paris quand on veut réussir, en quelque genre que ce
puisse être.
Il donna la tragédie de Marîamne en 1722^. Mariamne était
1. M. de Voltaire recueillit dès lors une partie des matériaux qu'il a employés
depuis dans l'histoire du Siècle de Louis XIV. L'évêque de Blois, Caumartin, avait
passé une grande partie de sa vie à s'amuser de ces petites intrigues qui sont
pour le commun des courtisans une occupation si gi-ave et si triste. 11 en con-
naissait les plus petits détails, et les racontait avec beaucoup de gaieté. Ce que
M. de Voltaire a cru devoir imprimer est exact; mais il s'est bien gardé de dire
tout ce qu'il savait. (K.)
2. Voltaire fut plusieurs fois en butte aux traits des auteurs qui travaillaient
pour le théâtre de la Foire. Plusieurs de ses tragédies y furent parodiées.
3. Le cardinal de Fleury.
4. La première représentation de Mariamne est du 6 mars 1724.
HISTORIQUE. 75
empoisonnée par Hérode ; lorsqu'elle but la coupe, la cal)a]e
cria : La reine boit! et la pièce tomba. Ces mortifications conti-
nuelles le déterminèrent à faire imprimer en Angleterre lo Hen-
riade^, pour laquelle il ne pouvait obtenir en France ni privilège
ni protection. Nous avons vu une lettre de sa maiu, écrite à
M. Dumas d'Aigueberre, depuis conseiller au parlement de Tou-
louse, dans laquelle il parle ainsi de ce voyage :
Je ne dois pas être plus fortuné
Que le héros célébré sur ma vielle :
Il fut proscrit, persécuté, damné,
Par les dévols et leur douce séquelle :
En Angleterre il trouva du secours,
J'en vais clierclier -
Le reste des vers est déchiré ; elle finit par ces mots : « Je
n'ai pas le nez tourné à être prophète en mon pays, » Il avait
raison. Le roi George I", et surtout la princesse de Galles, qui
depuis fut reine, lui firent une souscription immense' : ce fut
le commencement de sa fortune, car, étant revenu en France
en 1728, il mit son argent à une loterie établie par M. Desforts,
contrôleur général des finances. On recevait des rentes sur
THôtel de Ville pour billets, et on payait les lots argent comp-
tant ; de sorte qu'une société qui aurait pris tous les billets
aurait gagné un million. Il s'associa avec une compagnie nom-
breuse, et fut heureux. C'est un des associés qui m'a certifié
cette anecdote, dont j'ai vu la preuve sur ses registres. M. de
Voltaire lui écrivait : « Pour faire sa fortune dans ce pays-ci, il
n'y a qu'à lire les arrêts du conseil. Il est rare qu'en fait de
finances le ministère ne soit forcé à faire des arrangements dont
les particuliers profitent. »
Cela* ne l'empêcha pas de cultiver les belles-lettres, qui
étaient sa passion dominante. Il donna, en 1730, son Drutus,
que je regarde comme sa tragédie la plus fortement écrite, sans
même en excepter Mahomet. Elle fut très-critiquée. J'étais, en
1732, à la première représentation de Zaïre; et, quoiqu'on y
pleurât beaucoup, elle fut sur le point d'être sifflée. On la parodia
1. Il éprouva bien une autre mortification. On refusa la dédicace qu'il voulait
faire de sa llenriade à Louis XV, alors âgé d'environ seize ans.
2. La suite de ces vers et la lettre dans laquelle ils étaient ne nous sont pas
parvenues.
3. On en porte le produit à loO,000 francs.
76 COMMENTAI RE
à la comédie italienne, à la Foire ; on l'appela la pièce des
Enfants trouvés, Arlequin au Parnasse^
Un académicien l'ayant proposé en ce temps-là pour remplir
une place vacante à laquelle notre auteur ne songeait point,
M. de Boze déclara que l'auteur de Bruius et de Zajre ne pouvait
jamais devenir un sujet académique.
Il était lié alors avec l'illustre marquise du Gliâtelet, et ils
étudiaient ensemble les principes de Newton et les systèmes de
LeiJjnitz. Ils se retirèrent plusieurs années à Cirey en Cham-
pagne; M, Koenig, grand mathématicien, y vint passer deux ans
entiers. M. de Voltaire y fit bâtir une galerie, où l'on fit toutes
les expériences alors connues sur la lumière et sur l'électricité.
Ces occupations ne l'empêchèrent pas de donner, le 27 janvier
1736, la tragédie (ÏAlzire ou des Américains, qui eut un grand
succès. Il attribua cette réussite à son absence ; il disait : Lau-
dantur ubi non sv.nt, secl cruciantur ubi sunt-.
Celui qui se déchaîna le plus contre AJzirc fut l'ex-jésuite
Desfontaines. Cette aventure est assez singulière : ce Desfontaines
avait travaillé au Journal des Savants sous M. l'abbé Ijignon, et
en avait été exclu en 1723. Il s'était mis à faire des espèces de
journaux pour son compte : il était ce que M. de Voltaire appelle
un folliculaire. Ses mœurs étaient assez connues. Il avait été pris
en flagrant délit avec de petits savoyards, et mis en prison à
Bicêtre. On commençait à instruire son procès, et on voulait le
faire brûler, parce qu'on disait que Paris avait besoin d'un
exemple. 31. de Voltaire employa pour lui la protection de
M""^ la marquise de Prie. Nous avons encore une des lettres que
Desfontaines écrivit à son libérateur : elle a été imprimée parmi
les Lettres du marquis cVArgens ^ page 228, tome I" : « Je n'ou-
blierai jamais les obligations que je vous ai ; votre bon cœur est
encore au-dessus de votre esprit , ma vie doit être employée à
vous marquer ma reconnaissance. Je vous conjure d'obtenir
encore que la lettre de cachet qui m'a tiré de Bicêtre, et qui
m'exile à trente lieues de Paris, soit levée, etc. »
Quinze jours après, le même homme imprime un libelle
diffamatoire contre celui pour lequel il devait employer sa vie.
C'est ce que je découvre par une lettre de M. Thieriot, du 16 août»
1. Sur ces deux parodies, voyez la note, tome II, page 53G.
2. Phrase de saint Augustin.
3. Cette lettre est du 31 mai. La date de l'année n'y est pas; mais elle est de
1724. (Note de Voltaire). — Voyez cette lettre dans la Correspondance.
HISTORIQUE. 77
tirée du même recueil. Cet abbé Desfontaines est celui-là même
qui, pour se justifier, disait à M. le comte d'Argenson : Il faut
que je vive; et à qui U. le comte d'Argenson répondit : Je n'en vois
pas la nécessité.
Ce prêtre ne s'adressait plus à des ramoneurs depuis son
aventure de Bicêtre. Il élevait de jeunes Français dans ces deux
métiers de non-conformiste et de folliculaire ; il leur montrait à
faire des satires; il composa avec eux des libelles difïamatoires,
intitulés VoUairomanie^ et VoUairiana"-. C'était un ramas de contes
absurdes ; on en peut juger par une des lettres de M. le duc de
Ricbelieu, signée de sa main, dont nous avons retrouvé l'ori-
ginal. Voici les propres mots : « Ce livre est bien ridicule et bien
plat. Ce que je trouve d'admirable, c'est que l'on y dit que
M""' de Ricbelieu vous avait donné cent louis et un carrosse,
avec des circonstances dignes de l'auteur et non pas de vous ;
mais cet bomme admirable oublie que j'étais veuf en ce temps-
là, et que je ne me suis remarié que plus de quinze ans
après, etc. Signé : le duc dk Richelieu, 8 février 1739. »
M. de Voltaire ne se prévalait pas même de tant de témoi-
gnages authentiques ; et ils seraient perdus pour sa mémoire, si
nous ne les avions retrouvés avec peine dans le chaos de ses
papiers.
Je tombe encore sur une lettre du marquis d'Argenson, mi-
nistre des allai res étrangères : « C'est un vilain bomme que cet
abbé Desfontaines ; son ingratitude est encore pire que ses
crimes, qui vous avaient donné lieu de l'obliger. 7 février 1739. »
Voilà les gens à qui !\I. de Voltaire avait aifaire, et qu'il appe-
lait la canaille de la littérature. Ils vivent, disait-il, de brochures et
de crimes.
Nous voyons qu'en effet un homme de cette trempe, nommé
l'abbé Mac-Cartby. qui se disait des nobles xMac-Carthy d'Irlande,
et qui se disait aussi bomme de lettres, lui emprunta une
somme assez considérable, et alla avec cet argent se faire mabo-
inétan à Constantinople ; sur quoi M. de Voltaire dit : « Mac-
Cartby n'est allé qu'au Bospbore ; mais Desfontaines s'est réfugié
plus loin vers le lac de Sodome ', »
Il paraît que les contradictions, les perversités, les calomnies
1. Voyez la note, tome XXH, page 371.
2. L'ouvrage est intitulé VoUariana ; voyez la note, tome XXII, page 76.
3. Nous avons vu une obligation de 500 livres d'argent prùté chez Perret, no-
taire, l"^' juillet 1730; mais nous n'avons pu trouver celle du 2,000 livres. (A'o/e
de Voltaire.) — Voyez tome XXXIII, pages 252 et 398.
78 COMMENTAIRE
qu'il essuyait à chaque pièce qu'il faisait représenter ne pou-
vaient l'arracher à son goût, puisqu'il donna la comédie de
r En faut prodigue le 10 octobre 1736 ; mais il ne la donna point
sous son nom, et il en laissa le profit à deux jeunes élèves qu'il
avait formés, MM. Linant^ et Lamare^ qui vinrent à Girey,
où il était avec M°"^ du Châtelet. Il donna Linant pour précep-
teur au fils de M""' du Châtelet, qui a été depuis lieutenant
général des armées, et ambassadeur à Vienne et à Londres. La
comédie de l'Enfant prodigue eut un grand succès. L'auteur
écrivit à M"'' Quinault^ : « Vous savez garder les secrets d'autrui
comme les vôtres. Si l'on m'avait reconnu, la pièce aurait été
sifflée. Les hommes n'aiment pas qu'on réussisse en deux
genres. Je me suis fait assez d'ennemis par Œdipe et la Hen-
riade. «
Cependant il embrassait dans ce temps-là même un genre
d'étude tout diCférent : il composait les Éléuients de la phiUsophie
de Newton, philosophie qu'alors on ne connaissait presque point
en France. Il ne put obtenir un privilège du chancelier d'Agues-
seau, magistrat d'une science universelle, mais qui, ayant été
élevé dans le système cartésien, écartait les nouvelles décou-
vertes autant qu'il pouvait. L'attachement de notre auteur pour
les principes de Newton et de Locke lui attira une foule de nou-
veaux ennemis. Il écrivait à M. Falkener, le même auquel il
avait dédié Zaïre : « On croit que les Français aiment la nou-
veauté, mais c'est en fait de cuisine et de modes : car pour
les vérités nouvelles, elles sont toujours proscrites parmi nous :
ce n'est que quand elles sont vieilles qu'elles sont bien re-
çues, etc. »
Nous avons recouvré une lettre qu'il écrivit longtemps après
à M. Clairaut sur ces matières abstraites ; elle paraît mériter
d'être conservée. On la trouvera à son rang dans ce recueil*.
Pour se délasser des travaux de la physique, il s'amusa à
faire le poëme de la Pucelle. Nous avons des preuves que cette
plaisanterie fut presque coaiposée tout entière à Cirey. M""' du
Châtelet aimait les vers autant que la géométrie, et s'y connais-
1. Voyez tome XXXIII, page 243.
2. Voyez tome XXXIII, page 574.
3. La lettre à M"'' Quinault, où se trouvait le passage rapporté ici, n'a poiat
été imprimée.
4. Cette lettre se trouvait parmi celles qui sont à la suite du Commentaire his-
torique dans la première édition de cet écrit. Elle y était sans date, je lui ai mis
celle du 27 août 1759. (B.) — Voyez tome XL, page 158.
HISTORIQUE. 79
sait parfaitemeiil. Quoique ce poëme ne fût que comique, on y
trouva beaucoup plus d'imagination que dans la Henriadc ; mais
la Pucelle fut indignement violée par des polissons grossiers, qui
la firent imprimer avec des ordures intolérables. Les seules
bonnes éditions sont celles de MM. Cramer.
Il fallut quitter Girey pour aller solliciter à Bruxelles un
procès que la maison du Châtelet y soutenait depuis longtemps
contre la maison de Honsbrouck, procès qui pouvait les ruiner
l'une et l'autre. M. de Voltaire, conjointement avec M Raesfeld,
président de Glèves, accommoda enfin cet ancien différend,
moyennant cent trente mille francs \ argent de France, qui
furent payés à M. le marquis du GhàtcleL.
Le malheureux et célèbre llqussmii- était alors à Bruxelles.
M""= du Ghàtelet ne voulut point le voir; elle savait que Rousseau
avait fait autrefois une satire ^ contre le baron de Breteuil son
père, dans le temps qu'il était son domestique; et nous en avons
la preuve dans un papier écrit tout entier de la main de M'""^ du
Gliâtelet.
Les deux poètes se virent, et bientôt conçurent une assez
forte aversion l'un pour l'autre. Rousseau ayant montré à son
antagoniste une Ode à la postérité, celui-ci lui dit : « Mon ami,
l'oilà une leltre qui )ie sera jamais reçue à son adresse. » Gette raillerie
ne fut jamais pardonnée. 11 y a une lettre de M. de Voltaire à
M. Linant^ dans laquelle il dit : « Rousseau me méprise, parce
que je néglige quelquefois la rime; et moi je le méprise, parce
qu'il ne sait que rimer ''. »
1. Dans ses Mémoires, Voltaire nvait dit deux cent vingt mille francs.
2. Voyez tome XXII, page 330; et aussi, tome X, page 286, une note de VE-
pltre à M""-' du Ghàtelet sur la Calomnie (1733), et tome X, page 78, une note de
la satire intitulée la Crépinade.
3. La collection des lettres de Voltaire ne contient encore aucune lettre adres-
sée au Linant dont on parle ici.
4. Nous observons qu'une lettre d'un sieur de Médine à un sieur de Missy, du
17 février 1737, prouve assez que le poëte Rousseau ne s'était pas corrigé à
Bruxelles. La voici : « Vous allez être étonné du malheur qui m'arrive ; il m'est
revenu des lettres protestées ; on m'enlève mercredi au soir et on me met en pri-
son : croiriez-vous que ce coquin de Rousseau, cet indigne, ce monstre, qui de-
puis six nuis n'a bu et mingé que chez moi, à qui j'ai rendu les plus grands
services, et en nombre, a été la cause qu'on m'a pris? C'est lui qui a irrité contre
moi le porteur des lettres; enfin ce monstre, vomi des enfers, aclievant de boire
avec moi à ma table, de mo baiser, de m'embrasser, a servi d'espion pour me
faire enlever à minuit. Non, jamais trait n'a été si noir ; je ne puis y penser sans
horreur. Si vous saviez tout ce que j'ai fait pour lui ! Patience, je compte que
notre coi-rcspondanco n'en sera pas altérée. »
Il faut avouer qu'une telle action sert beaucoup à justifier Sauria, et la
80 GOMMEMAIKE
Les extrêmes bontés avec lesquelles le roi de Prusse l'avait
préyenu lui firent bien oublier la haine de Rousseau. Ce mo-
narque était poëte aussi ; mais il avait tous les talents de sa
place, et tous ceux qui n'en étaient pas. Une correspondance
suivie était établie depuis longtemps en Ire lui et notre auteur,
lorsqu'il était prince royal héréditaire. On a imprimé quelques-
unes de leurs lettres dans les recueils quon a faits des ouvrages
de M. de Voltaire.
Ce prince venait, à son avènement à la couronne, de visiter
toutes les frontières de ses États. Son désir de voir les troupes
françaises, et d'aller incognilo à Strasbourg et à Paris, lui fit
entreprendre le voyage de Strasbourg, sous le nom du comte
du Four ; mais, ayant été reconnu par un soldat qui avait servi
dans les armées de son père, il retourna à Clèves.
Plus d'un curieux a conservé dans son portefeuille une lettre
en prose et en vers, dans le goût de Chapelle, écrite par ce
prince sur ce voyage de Strasbourg. L'étude de la langue et de
la poésie française, celle de la musique italienne, de la philo-
sophie et de l'histoire, avaient fait sa consolation dans les cha-
grins qu'il avait essuyés pendant sa jeunesse. Cette lettre est un
monument singulier d'un homme qui a gagné depuis tant de
batailles; elle est écrite avec grâce et légèreté; en voici quel-
ques morceaux * :
« Je viens de faire un voyage entremêlé d'aventures singu-
lières, quelquefois fâcheuses, et souvent plaisantes. Vous savez
que j'étais parti pour Bruxelles afin de revoir une sœur que
j'aime autant que je l'estime. Chemin faisant, Algarotti et moi,
nous consultions la carte géographique pour régler notre retour
par Vesel. Strasbourg ne nous détournait pas beaucoup, nous
choisîmes cette route par préférence : Vincognito fut résolu;
enfin, tout arrangé et concerté au mieux, nous crûmes aller en
trois jours à Strasbourg ;
Mais le ciel, qui de tout dispose,
Régla difléremment la chose.
Avec des coursiers efflanqués,
En droite ligne issus de Rossinante,
sentence et l'arrêt qui bannirent Rousseau. Mais nous n'entrons pas dans les pro-
fondeurs de cette affaire, si funeste et si déshonorante. {Note de Voltaii'e.)
Dans cette note la lettre de Rousset de Missy est abrégée; elle est entière,
tome XXII, paore 354.
1. Un autre fragment de cette lettre est rapporté dans les Mémoires.
HISTORIQUE. 81
Des paysans en postillons masqués,
Butorrls de race impertinente,
Nos carrosses cent fois dans la route accrochés,
Nous allions gravement d'une allure indolente. «
On dit qu'il écrivait tous les jours de ces lettres agréables au
courant de la plume. Mais il venait de composer un ouvrage
bien plus sérieux et plus digne d'un grand prince : c'était la
réfutation de Machiavel. Il l'avait envoyé à M. de Voltaire pour
le faire imprimer : il lui donna rendez-vous dans un petit châ-
teau appelé Meuse, auprès de Clèves. Celui-ci lui dit : « Sire, si
j'avais été Machiavel, et si j'avais eu quelque accès auprès d'un
jeune roi, la première chose que j'aurais faite aurait été de lui
conseiller d'écrire contre moi. » Depuis ce temps, les bontés du
monarque prussien redoublèrent pour l'homme de lettres français,
qui alla lui faire sa cour à Berlin sur la fin de 17/i0, avant que
le roi se préparât à entrer en Silésie.
Alors le cardinal de Fleury lui prodigua les cajoleries les
plus flatteuses, dont il ne paraît pas que notre voyageur fût la
duj)e. Voici sur cette matière une anecdote bien singulière, et
qui pourrait jeter un grand jour sur l'histoire de ce siècle. Le
cardinal écrivit à M. de Voltaire, le Ik novembre 17Z|0, une
grande lettre ostensible dont j'ai copie; on y trouve ces propres
mots :
« La corruption est si générale, et la bonne foi est si indé-
cemment bannie de tous les cœurs dans ce malheureux siècle,
que, si on ne se tenait pas bien ferme dans les motifs supérieurs
qui nous obligent à ne point nous en départir, on serait quel-
quefois tenté d'y manquer dans de certaines occasions. Mais le
roi mon maîlrofait voir du moins qu'il ne se croit point en droit
d'avoir de celle espèce de représailles ; et dans le moment de la
mort de l'empereur, il assura M. le prince de Lichtenstein qu'il
garderait lidèlement tous ses engagements. »
Ce n'est point à moi d'examiner comment, après une telle
lettre, on put, en 1741, entreprendre de dépouiller la fille et
l'héritière de l'empereur Charles VL Ou le cardinal de Fleury
changea d'avis, ou cette guerre se fit malgré lui. Mon commen-
taire ne regarde point la politique, à laquelle je suis absolument
étranger; mais, en qualité de littérateur, je ne puis dissimuler
ma surprise de voir un homme de cour et un académicien dire
« qu'on se tient ferme dans des motifs qui obligent à ne se point
départir de ces motifs; qu'on serait tenté de manquer à ces ino-
I. 6
82 COMMENTAIRE
tifs, et qu'oD est en droit d'avoir de ces espèces de représailles, »
Voilà bien des fautes contre la langue en peu de mots.
Quoi qu'il en soit, je vois très-clairement que mon auteur n'a-
vait aucune envie de faire fortune par la politique, puisque, de
retour à Bruxelles, il ne s'occupa que de ses chères belles-lettres.
Il y fit la tragédie de Mahomet, et alla bientôt après avec M"" du
Chàtelet faire jouer cette pièce à Lille, où il y avait une fort
bonne troupe dirigée par le sieur La noue, auteur et comédien.
La fameuse demoiselle Clairon y jouait, et montrait déjà les plus
grands talents. M"'* Denis, nièce de l'auteur, femme d'un com-
missaire ordonnateur des guerres, ancien capitaine au régiment
de Champagne, tenait un assez grand état dans Lille, qui était du
département de son mari. M"" du Chàtelet logea chez elle;
je fus témoin de toutes ces fêtes : Mahomet fut très-bien joué.
Dans un entr'acte, on apporta à lauteur une lettre du roi de
Prusse, qui lui apprenait la victoire de Molvitz*; il la lut à l'as-
semblée ; on battit des mains, a Vous verrez, dit-il, que cette
pièce de Molvitz fera réussir la mienne. »
Elle fut représentée à Paris le 19 août de la même années
Ce fut là qu'on vit plus que jamais à quel excès se peut porter la
jalousie des gens de lettres, surtout en fait de théâtre. L'abbé
Desfontaiues et un nommé Bgnnevai, que M. de Voltaire avait
secouru dans ses besoins, ne pouvant faire tomber la tragédie de
Mahomet, la déférèrent, comme une pièce contre la religion chré-
tienne, au procureur général. La chose alla si loin que le cardi-
nal de Fleury conseilla à l'auteur de la retirer. Ce conseil avait
force de loi ; mais l'auteur la fit imprimer, et la dédia au pape
Benoît XIV, Lambertiiii, qui avait déjà beaucoup de bontés pour
lui. Il avait été recommandé à ce pape par le cardinal Passionei,
homme de lettres célèbre, avec lequel il était depuis longtemps
en correspondance. IVous avons quelques lettres de ce pape à
M. de Voltaire ^ Sa Sainteté voulut l'attirer à Borne ; et il ne s'est
jamais consolé de n'avoir point vu cette ville, qu'il appelait la
capitale de l'Europe.
Mahomet ne fut rejoué que longtemps après, par le crédit de
M™^ Denis, malgré Crébillon, alors approbateur des pièces de
théâtre sous les ordres du lieutenant de police. On fut obligé de
1.10 avril 1741 ; voyez page 20.
2. Ce fut en 1742 et le 9 août qu'on donna à Paris la première leprésenlation
de Mahomet.
3. Voyez tome IV, page 102.
HISTORIQUE. 83
prendre M. d'Alembert pour approbateur. Cette manœuvre de
Crébillon parut assez malbounête à la bonne compagnie. La pièce
est restée en possession du théâtre, dans le temps même où ce
spectacle a été le plus négligé. L'auteur avouait qu'il se repentait
d'avoir fait Mahomet beaucoup plus méchant que ce grand
homme ne le fut ; « mais si je n'en avais fait qu'un héros poli-
tique, écrivait-il à un de ses amis, la pièce était sifflée. Il faut
dans une tragédie de grandes passions et de grands crimes. Au
reste, dit-il quelques lignes après, le genus implacabile vatum me
persécute plus que l'on ne persécuta Mahomet à la Mecque,
On parle de la jalousie et des manœuvres qui troublent les cours;
il y en a plus chez les gens de lettres ».
Après toutes ces tracasseries, MM. de Réaumur et de Mairan
lui conseillèrent de renoncer à la poésie, qui n'attirait que de
l'envie et des chagrins ; de se donner tout entier à la physique,
et de demander une place à l'Académie des sciences, comme il
en avait une à la Société royale de Londres, et à l'Institut de
Bologne. Mais M. de Formont, son ami, homme de lettres infini-
ment aimable, lui ayant écrit une lettre en vers pour l'exhorter
à ne pas enfouir son talent, voici ce qu'il lui répondit (23 dé-
cembre 1737) :
A mon très-cher ami Formont,
Demeurant sur le double mont,
Au-dessus de Vincent Voiture,
Vers la taverne où Bachaumont
Buvait et chantait sans mesure,
Où le plaisir et la raison
Ramenaient le temps d'Épicure *.
Et aussitôt il travailla à sa Mérope. La tragédie de Mèropc,
première pièce profane qui réussit sans le secours d'une passion
amoureuse, et qui fit à notre auteur plus d'honneur qu'il n'en
espérait, fut représentée le 20 février 1743. Je ne puis mieux
faire connaître ce qui se passa de singulier sur cette tragédie
qu'en rapportant la lettre qu'il écrivit, le k avril suivant, à son
ami M. d'Aigueberre, qui était à Toulouse^:
<( La Mèrope n'est pas encore imprimée :je doute qu'elle réus-
i. Voyez la suite de ces vers et la prose qui vient après, tomo XXXIV,
pages 365 et. suiv.
2. Cette lettre est dans la Corre:<p )n lance sous le n" l.%9, tome XXXVI,
page 197 ; mais le texte présente des dififérences.
84 COMMENTAIRE
sisse à la lecture autant qu'à la représentation. Ce n'est point moi
qui ai fait la pièce; c'est M''-^ Dumesnil. Que dites-TOus d'une
actrice qui fait pleurer pendant trois actes de suite? Le public a
pris un peu le change : il a mis sur mou compte une partie du
plaisir extrême que lui ont fait les acteurs. La séduction a été au
point que le parterre a demandé à grands cris à me voir. On
m'est venu prendre dans une cache où je m'étais tapi ; on m'a
mené de force dans la loge^ de M"'" la maréchale de Villars, où était
sa belle-fille. Le parterre était fou : il a crié à la duchesse de
Villarsde me baiser; et il a tant fait de bruit qu'elle a été obligée
d'en passer par là, par l'ordre de sa belle-mère. J'ai été baisé publi-
quement, comme Alain Chartierpar la princesse Marguerite d'E-
cosse ; mais il dormait, et j'étais fort éveillé. Cette faveur populaire,
qui probablement passera bientôt, m'a un peu consolé de la petite
persécution d^oyeryancien évêque de Mirepoix, toujours plus
théatin qu'évêque. L'Académie, le roi, le public, m'avaient dési-
gné pour succéder au cardinal de Fleury parmi les quarante.
Boyer n'a pas voulu ; et il a trouvé à la fin, après deux mois et
demi, un prélat pour remplir la place d'un prélat, selon les
canons de l'Église-. Je n'ai pas l'honneur d'être prêtre ; je crois
qu'il convient à un profane comme moi de renoncer à l'Aca-
démie,
« Les lettres ne sont pas extrêmement favorisées. Le théatin
m'a dit que l'éloquence expirait; qu'il avait en vain voulu la
ressusciter par ses sermons ; que personne ne l'avait secondé : il
voulait dire écouté.
u On vient de mettre à la Bastille l'abbé Lenglet, pour avoir
publié des mémoires déjà très-connus, qui servent de supplé-
ment à l'histoire de notre célèbre de Thou. L'infatigable et mal-
heureux Lenglet rendait un signalé service aux bons citoyens et
aux amateurs des recherches historiques. 11 méritait des récom-
penses ; on l'emprisonne cruellement à l'âge de soixante-huit ans.
Cela est tyrannique.
Insère nunc, Melibœe, piros ! pone ordine vîtes ^ I
1. C'est de là qu'est venue la mode ridicule de crier : l'auteur! Vauteur! quand
une pièce, bonne ou mauvaise, réussit à la première représentation. (A^ote de
Voltaire.)
2. Je trouve une lettre du 3 mars 1743, de M. l'archevêque de Narbonne, qui
se désiste en faveur de M. de Voltaire, (/d.)
3. Virgile, églog. i, vers 74.
HISÏORIOUE. 83
c( M'"* du Chîitelet vous fait ses compliments. Elle marie sa
fille à M. le duc de Montenero, Napolitain au grand nez, à la
taille courte, à la face maigre et noire, à la poitrine enfoncée. Il
est ici, et va nous enlever une Française aux joues rebondies,
Vale et me ama.
« Voltaire. »
Nous le voyons bientôt après faire un nouveau voyage auprès
du roi de Prusse, qui l'appelait toujours à Berlin, mais pour
lequel il ne pouvait quitter longtemps ses anciens amis. Il rendit
dans ce voyage au roi son maître un signalé service, comme nous
le voyons par sa correspondance avec M, Amelot, ministre d'État,
Mais ces particularités ne sont pas l'objet de notre Commentaire;
nous n'avons en vue que l'homme de lettres.
Le fameux comte de Bonneval, devenu bâcha turc, et qu'il
avait vu autrefois chez le grand prieur de Vendôme, lui écrivait
alors de Constantinople, et fut en correspondance avec lui pen-
dant quelque temps. On n'a trouvé de ce commerce épistolaire
qu'un seul fragment, que nous transcrivons :
« Aucun saint, avant moi, n'avait été Uvré à la discrétion du
prince Eugène. Je sentais qu'il y avait une espèce de ridicule à
me faire circoncire ; mais on m'assura bientôt qu'on m'épargne-
rait cette opération en faveur démon âge. Le ridicule de changer
de religion ne laissait pas encore de m'arrêter : il est vrai que
j'ai toujours pensé qu'il est fort indifférent à Dieu qu'on soit
musulman, ou chrétien, ou juif, ou guèbre; j'ai toujours eu sur
ce point l'opinion du duc d'Orléans régent, des ducs de Vendôme,
de mon cher marquis de La Fare, de l'abbé de Ghaulieu, et de
tous les honnêtes gens avec qui j'ai passé ma vie. Je savais bien
que le prince Eugène pensait comme moi, et qu'il en aurait fait
autant à ma place; enfin il fallait perdre ma tête, ou la couvrir
d'un turban. Je confiai ma perplexité à Lamira, qui était mon
domestique, mon interprète, et que vous avez vu depuis en
France avec Saïd-effendi : il m'amena un iman qui était
plus instruit que les Turcs ne le sont d'ordinaire. Lamira me
présenta à lui comme un catéchumène fort irrésolu. Voici ce
que ce bon prêtre lui dicta en ma présence; Lamira le traduisit
en français; je le conserverai toute ma vie :
« Notre religion est incontestablement la plus ancienne et la
« plus pure de l'univers connu; c'est celle d'Abraham sans
« aucun mélange; et c'est ce qui est confirmé dans notre saint
« livre, où il est dit : Abraham était fidèle; il n'était ni juif, ni chrc-
86 COMMENTAIRE
« tien, ni idolâtre. Nous ne croyons qu'un seul Dieu comme lui ;
(( nous sommes circoncis comme lui, et nous ne regardons la
u Mecque comme une Tille sainte que parce qu'elle l'était du
« temps même dlsmaël, fils d'Abraham.
« Dieu a certainement répandu ses bénédictions sur la race
(( d'Ismaël, puisque sa religion est étendue dans presque toute
« l'Asie et dans presque toute l'Afrique, et que la race d'Isaac n'y
(( a pas pu seulement conserver un pouce de terrain.
(c II est vrai que notre religion est peut-être un peu morti-
« fiante pour les sens; Mahomet a réprimé la licence que se
(( donnaient tous les princes de l'Asie d'avoir un nombre indéter-
« miné d'épouses. Les princes de la secte abominable des Juifs
0 avaient poussé cette licence plus loin que les autres : David
« avait dix-huit femmes; Salomon, selon les Juifs, en avait jus-
(' qu'à sept cents ; notre prophète réduisit le nombre à quatre.
« Il a défendu le vin et les liqueurs fortes, parce qu'elles dé-
« rangent l'âme et le corps, qu'elles causent des maladies, des
(c querelles, et qu'il est bien plus aisé de s'abstenir tout à fait
« que de se contenir.
« Ce qui rend surtout notre religion 'sainte et admirable, c'est
« qu'elle est la seule où l'aumône soit de droit étroit. Les autres
(( religions conseillent d'être charitables ; mais, pour nous, nous
« l'ordonnons expressément, sous peine de damnation éternelle.
« Notre religion est aussi la seule qui défende les jeux de
« hasard, sous les mêmes peines; et c'est ce qui prouve bien
« la profonde sagesse de Mahomet. Il savait que le jeu rend
« les hommes incapables de travail, et qu'il transforme trop
« souvent la société en un assemblage de dupes et de fripons, etc.
(Il y a ici plusieurs lignes si blasphématoires que nous n'osons
les copier. On peut les passer à un Turc ; mais une main chré-
tienne ne peut les transcrire.)
(( Si donc ce chrétien ci-présent veut abjiwer sa secte idolâtre,
« et embrasser celle des victorieux musulmans, il n'a qu a pro-
« noncer devant moi notre sainte, formule, et faire les prières
« et les ablutions prescrites. »
« Lamira, m'ayant lu cet écrit, me dit : « Monsieur le comte,
« ces Turcs ne sont pas si sots qu'on le dit à Vienne, à Rome, et à
« Paris... » Je lui répondis que je sentais un mouvement de
grâce turque intérieur, et que ce mouvement consistait dans la
ferme espérance de donner sur les oreilles au prince Eugène
quand je commanderais quelques bataillons turcs.
« Je prononçai mot à mot, d'après l'iman, la formule : Alla,
HISTORIQUE. 87
illa, alah, Mohammed rcsoul allah. Ensuite on me fit dire la prière
qui commence par ces mots : Benamiezdam Bakshaeïcr dadar, au
nom de Dieu clément et miséricordieux, etc.
« Cette cérémonie se fit en présence de deux musulmans qui
allèrent sur-le-champ en rendre compte au baclia de Bosnie.
Pendant qu'ils faisaient leur message, je me fis raser la lête, et
l'iman me la couvrit d'un turban, etc. »
Je pourrais joindre à ce fragment curieux quelques chan-
sons du comte bâcha ; mais quoique ces couplets soient fort
gais S ils ne sont pas si intéressants que sa prose.
Je n'aurai rien à dire de l'année ilhh, sinon que mon auteur
fut admis dans presque toutes les académies de l'Europe, et, ce
qui est singulier, dans celle de la Crusca. Il avait fait une étude
sérieuse de la langue italienne, témoin une lettre de l'éloquent
cardinal Passionei^ qui commence par ces mots :
« J'ai lu et relu, toujours avec un nouveau plaisir, votre
lettre italienne belle et savante. Il est difficile de concevoir
comment un homme qui possède à fond d'autres langues a pu
atteindre à la perfection de celle-ci
La remarque qui est dans votre lettre sur les erreurs des plus
grands hommes vient fort à propos : car le soleil a ses taches et
ses éclipses ; celles-ci sont observées dans le dernier des alma-
nachs; et, comme vous le pensez très-bien, les censeurs trop
sévères ont souvent besoin que nous ayons pour eux plus d'in-
dulgence que pour ceux qu'ils reprennent. Homère, Yirgile, le
Tasse, et plusieurs autres, perdront peu sur une petite et légère
faute qui est couverte par mille beautés; mais les Zoïles seront
toujours ridicules, et ne sauront pas distinguer les perles du
fumier d'Ennius, etc. «
Ce cardinal écrivait, comme on voit, en français presque
aussi bien qu'en italien, et pensait très-judicieusement. Nos Zoïles
ne lui échappaient pas.
M. de Voltaire, sur la fin de 17/j/i, eut un brevet d'historio-
graphe de France, qu'il qualifie de magnifique bagatelle; il était
déjà connu par son Histoire de Charles XII, dont on a fait tant
d'éditions. Cette histoire fut principalement composée en An-
1. Wagnière en rapporte quelques-uns, page 28 de ses Additions au Commen-
taire historique, qui sont au tome 1" des Mémoires sur Voltaire, etc., i^ar Long-
champ et Wagnière, 182G, deux volumes in-8".
2. Voyez la note, tome XXX VI, page 421.
88 COMMENTAIRE
gleterre, à la campagne, avec M. Fabrice, chambellan de
George I", électeur de Hanovre, roi d'Angleterre, qui avait
résidé sept ans auprès de Charles XII, après la journée de Pul-
tavva .
C'est ainsi que la Henriade avait été commencée à Saint-Ange,
d'après les conversations avec M. de Caumartin.
Cette histoire fut très-louée pour le style, et très-critiquée
pour les faits incroyables. Mais les critiques et les incrédules
cessèrent, lorsque le roi Stanislas envoya à l'auteur, par M. le
comtede Tressan. lieutenant général, une attestation authentique
conçue en ces termes ' : « M. de Voltaire n'a oublié ni déplacé
aucun fait, aucune circonstance; tout est vrai, tout est dans son
ordre. 11 a parlé sur la Pologne, et sur tous les événements qui
sont arrivés, comme s'il avait été témoin oculaire. Fait à Com-
mercy, le 11 juillet 1759. »
Dès qu'il eut un de ces titres d'historiographe, il ne voulut
pas que ce titre fût vain, et qu'on dît de lui ce qu'un commis du
trésor royal disait de Racine et de Boileau : Xous n'avons encore
vu de ces messieurs que- leur signature. Il écrivit la guerre de 17/il,
qui était alors dans toute sa force, et que vous retrouvez dans le
Siècle de Louis XIV et de Louis XV^.
Il était alors à Étiole avec cette belle M"'* d'ÉtioIe qui fut
depuis la marquise de Pompadour. La cour ordonna des fêtes
pour le commencement de l'année 17/i5, où l'on devait marier
le dauphin avec l'infante d'Espagne. On voulut des ballets avec
de la musique chantante, et une espèce de comédie qui servît
de liaison aux airs. M. de Voltaire en fut chargé, quoique un
tel spectacle ne fût point de son goût. Il prit pour sujet une
princesse de Navarre ^ La pièce est écrite avec légèreté. M, de La
Popelinière,Xei'niier général, mais lettré^ y mêla quelques ariettes ;
la musique fut composée par le fameux Rameau.
M'"*' dÉtiole obtint alors pour M. de Voltaire le don gratuit
d'une charge de gentilhomme ordinaire de la chambre. C'était
un présent d'environ soixante mille livres, et présent d'autant
plus agréable que. peu de temps après, il obtint la grâce singu-
lière de vendre cette place, et d'en conserver le titre, les privi-
lèges et les fonctions.
1. Voyez tome XVI, page 142.
2. Elle a été imprimée séparément, et ridiculement falsifiée. (Noie de Vol-
taire.) — Vo3-ez l'Avertissement de Beuchot, en tête du Précis du Siècle de
Louis X V, tome XV.
3. Voyez la Princesse de Navarre, tome IV, pace 271.
HISTORIQUE. 89
Peu de personnes connaissent le petit impromptu qu'il fit sur
cette giàre, qui lui avait été accordée sans qu'il l'eût sollicitée.
Mon Henri Quatre et ma Zaïre,
Et mon Américaine Alzire,
Ne m'ont valu jamais un seul regard du roi ;
J'avais raille ennemis avec trè^-peu de gloire :
Les honneurs et les biens pieuvent, enfin sur moi
Pour une farce de la F'oire.
11 avait eu cependant, longtemps auparavant, une pension du
roi de deux mille livres, et une de quinze cents de la reine; mais
il n'en sollicita jamais le payement.
L'histoire étant devenue un de ses devoirs, il commença
quelque chose du Siècle de Louis XIV ; mais il différa de le conti-
nuer; il écrivit la campagne de 1744, et la mémorable bataille de
Fontenoy. Il entra dans tous les détails de cette journée intéres-
sante. On y trouve jusqu'au nombre des morts de chaque régi-
ment. Le comte d'Argenson, ministre de la guerre, lui avait
communiqué les lettres de tous les officiers. Le maréchal de
Noailles et le maréchal de Saxe lui avaient confié des mé-
moires.
Je crois faire un grand plaisir à ceux qui veulent connaître
les événements et les hommes, de transcrire ici la lettre que M. le
marquis d'Argenson, ministre des affaires étrangères, et frère
aîné du secrétaire d'État de la guerre, écrivit du champ de ba-
taille à M. de Voltaire ^
C'est ce môme marquis d'Argenson que quelques courtisans
un peu frivoles appelaient d'Argenson la bête. On voit par cette
lettre qu'il était d'un esprit agréable, et que son cœur était hu-
main. Ceux qui le connaissaient voyaient en lui un philosophe
plus qu'un politique, mais surtout un excellent citoyen. On en
peut juger par son livre intitulé Considérations sur le Gouverne-
menl, imprimé, en 1764, chez Marc-Michel Rey. Voyez sur-
tout le chapitre de la Vénalité des charges. Je ne puis me défendre
du plaisir d'en citer quelques passages :
« Il est étonnant qu'on ait accordé une approbation o-énérale
au livre intitulé Testament politique du cardinal de Richelieu-, ou-
vrage de quelque pédant ecclésiastique, et indigne du grand
1. Nous avons placé cette lettre de d'Argenson à Voltaire dans la Correspon-
dance, tome XXXVI pages 361 et sniv,
2. Voyez la note, tome XVlI, page 211.
90 COMMENTAIRE
génie auquel on l'attribue, ne fût-ce que pour Je cliapilre où l'on
canonise la vénalité des charges, xAIisérable invention qui a pro-
duit tout le mal qui est à redresser aujourd'hui, et par où les
moyens en sout devenus si pénibles : car il faudrait les revenus
de l'État pour rembourser seulement les principaux officiers qui
nuisent le plus. »
Ce passage important semble avoir annoncé de loin l'aboli-
tion ^ de cette honteuse vénalité, opérée en 1771, à l'étonnement
de toute la France, qui croyait cette réforme impossible. J'y dé-
couvre aussi une uniformité de pensée avec M. de Voltaire, qui a
démontré les erreurs absurdes dont fourmille le libelle si ridicu-
lement attribué au cardinal de Richelieu, et qui a lavé la mémoire
de cet habile et redoutable ministre de la souillure dont on cou-
vrait son nom en lui imputant cet impertinent ouvrage.
Transcrivons encore un partie du tableau que le marquis
d'Argenson fait des malheurs des agriculteurs :
« A commencer parle roi, plus on est grand à la cour, moins
on se persuade aujourd'hui la misère de la campagne : les sei-
gneurs des grandes terres en entendent bien parler quelquefois;
mais leurs cœurs endurcis n'envisagent dans ce malheur que la
diminution de leurs revenus. Ceux qui arrivent des provinces,
touchés de ce qu'ils ont vu, l'oublient bientôt par l'abondance
des délices de la capitale. Il nous faut des âmes fermes et des cœurs
tendres pour persévérer dans une pitié dont Vobjet est absent. »
Ce ministre citoyen avait toujours eu dès son enfance une
tendre amitié pour M. de Voltaire. J'ai vu une très-grande quan-
tité de lettres de l'un et de l'autre; il en résulte que le secrétaire
d'État employa l'homme de lettres dans plusieurs affaires consi-
dérables, pendant les années 1745, 1746 et 1747. C'est probable-
ment la raison pour laquelle nous n'avons aucune pièce de
théâtre de notre auteur pendant le cours de ces années.
Nous voyons, par ses papiers, que l'entreprise d'une descente
en Angleterre, en 1746, lui fut confiée^ Le duc de Richelieu
devait commander l'armée. Le prétendant avait déjà gagné deux
ijatailles, et on attendait une révolution. M. de Voltaire fut
chargé de faire le manifeste. Le voici tel que nous l'avons trouvé
minuté de sa main ^
On voit, par les expressions de cette pièce, quelle fut, dans
1. Cette abolition, en 1771, n'a été que passagère. (Note de Voltaire.)
2. Voyez Précis du Siècle de Louis XV, tome XV, page 293.
3. Voyez ce Manifeste, tome XXIII, page 203.
HISTORIQUE. 91
tous les temps, l'eslime et l'inclination de l'auteur pour la nation
anglaise ; et il a toujours persisté dans ces sentiments.
Ce fut l'infortuné comte de Lally qui avait fait le projet et Je
plan de cette descente, laquelle ne fut point efTectuée. 11 était né
Irlandais, et il haïssait les Anglais autant que notre auteur les
aimait et les estimait. Cette haine était même chez Lally une
passion violente, à ce que nous a dit plusieurs fois M. de Voltaire :
nous ne pouvons nous empêcher de témoigner notre profond
étonnement que le général Lally ait été accusé d'avoir depuis
livré Pondichéry aux Anglais. L'arrêt qui l'a condamné à la mort
est un des jugements les plus extraordinaires qui aient été ren-
dus dans notre siècle ; c'est une suite des malheurs de la France.
Cet exemple, et celui du maréchal de Marillac, font assez voir
que quiconque est à la tête des armées ou des affaires est
rarement sûr de mourir dans son lit, ou au lit d'honneur.
Ce fut en 17/i6* que M. de Voltaire entra dans l'Académie fran-
çaise. Il fut le premier qui dérogea à l'usage fastidieux de ne
remplir un discours de réception que des louanges rehattues du
cardinal de Richelieu. Il releva sa harangue par des remarques
nouvelles sur la langue française et sur le goût. Ceux qui ont
été reçus après lui ont, pour la plupart, suivi et perfectionné
cette méthode utile.
Il était, en 1748, avec M'"'^ du Chàtelet à Lunéville, auprès du
roi Stanislas, lorsqu'il envoya à la Coméûie Nani ne, qui fut repré-
sentée le 17 juillet de cette année. Elle réussit peu d'ahord ; mais
elle eut ensuite un succès aussi grand que durable. Je ne puis
attribuer cette bizarrerie qu'à la secrète inclination qu'on a d'hu-
milier un homme qui a trop de renommée. Mais avec le temps
on se laisse entraîner à son plaisir.
Il arriva la même chose à la première représentation de
Sémiramis, le 29 août de la môme année 1748; mais à la fin
elle fit encore plus d'effet au théâtre que Méropeet Mahomet.
Une chose, à mon avis, singulière, c'est qu'il ne donna point
sous son nom le Panégyrique de Louis XV, imprimé en 1749, et
traduit en latin, en italien, en espagnol et en anglais'.
La maladie qui avait tant fait craindre pour la vie du roi
LouisXV, et la bataille de Fontenoy,qui avait fait craindre encore
plus pour lui et pour la France, rendaient l'ouvrage intéressant.
L'auteur ne loue que par les faits, et on y trouve un tondephilo-
1. Voyoz son Discours de réception, (omo XXIU, page "205.
2. Ce Panégyrique est de 1748 ; voyez tome XXlIf, page 2G3.
92 COMMENTAIRE
Sophie qui caractérise tout ce qui est sorti de sa main. Ce Pané-
gyrique était celui des officiers* autant que de Louis XV :
cependant il ne le présenta à personne, pas même au roi. Il
sayait bien qu'il ne vivait pas dans le siècle de Pellisson, Aussi
écrivait-il à M.deFormont, l'un de ses amis :
Cet éloge a très-peu d'effet ;
Nul mortel ne m'en remercie :
Celui qui le moins s'en soucie
Est celui pour qui je l'ai fait.
-Cette même année 17/i9 il était encore dans le palais de
Lunéviile avec la marquise du Châtelet. Cette dame illustre y
mourut.
Le roi de Prusse alors appela AI, de Voltaire auprès de lui.
Je vois qu'il ne se résolut à quitter la France et à s'attacher à Sa
Majesté prussienne pour le reste de sa vie que vers la fin du mois
d'août ou auguste 1750. Il était parti après avoir combattu pen-
dant plus de six mois contre toute sa famille et contre tous ses
amis, qui le dissuadaient fortement de cette transplantation; mais,
sans avoir pris l'engagement de se fixer auprès du roi de Prusse,
il ne put résister à cette lettre que ce prince lui écrivit de son
appartement à la chambre de son nouvel hôte dans le palais de
Berlin, le 23 août; lettre qui a tant couru depuis, et qui a été
souvent imprimée ^
Le roi de Prusse, après cette lettre, fit demander au roi de
France son agrément par son ministre ; le roi de France le donna.
Notre auteur eut à Berlin la croix de Mérite, la clef de chambel-
lan, et vingt mille francs de pension. Cependant il ne quitta
jamais sa maison de Paris; et j'ai vu, par les comptes de M. De-
laleu, notaire à Paris, qu'il y dépensait trente mille livres par
an. Il était attaché au roi de Prusse par la plus respectueuse ten-
dresse et par la conformité des goûts. Il a dit cent fois que ce
monarque était aussi aimable dans la société, que redoutable à
la tête d'une armée ; qu'il n'avait jamais fait de soupers plus
agréables à Paris que ceux auxquels ce prince voulait bien l'ad-
mettre tous les jours. Son enthousiasme pour le roi de Prusse allait
1. Voltaire a fait aussi un Éloge funèbre des officiers qui sont morts dans la
guerre de 1741; voyez tome XXIII, pasre 249.
2. Dans les éditions de Kehl, au lieu de cet alinéa on lisait un extrait assez
long tiré des Mémoires.
3. Voyez cette lettre de Frédéric, du 23 août 1750, tome XXXVII, page 159.
HISTORIQUE. 93
jusqu'à la passion. Il couchait au-dessous de son appartement, et
ne sortait de sa chambre que pour souper. Le roi composait en
haut des ouvrages de philosophie, d'histoire, et de poésie; et
son favori cultivait en bas les mêmes arts et les mêmes talents.
Ils s'envoyaient l'un à l'autre leurs ouvrages. Le monarque prus-
sien fit à Potsdam son Histoire de Brandebourg; et l'écrivain fran-
çais y fit le Siècle de Louis XIV, ayant apporté avec lui tous ses
matériaux. Ses jours coulaient ainsi dans un repos animé par
des occupations si agréables. On représentait à Paris son Oreste
et Rome sauvée. Oreste fat joué sur la fin de 17/j9^ et Rome sauvée
en 1750^
Ces deux pièces sont absolument sans intrigue d'amour, ainsi
que Mèrope et la Mort de César. Il aurait voulu purger le théâtre
de tout ce qui n'est point joassio/i et aventure tragique. Il regardait
£/fcrre amoureuse comme un monstre orné de rubans sales; et
il a manifesté ce sentiment dans plus d'un ouvrage.
Nous avons retrouvé une lettre en vers au roi de Prusse, en
lui envoyant le manuscrit (VOreste ^
Il faut avouer que rien n'était plus doux que cette vie, et que
rien ne faisait plus d'honneur à la philosophie et aux belles-
lettres. Ce bonheur aurait été plus durable, et n'aurait pointfait
place enfin à un bonheur encore plus grand, sans une malheu-
reuse dispute de physique-mathématique élevée entre Mauper-
tuis, qui était aussi auprès du roi de Prusse, et Koenig, biblio-
thécaire de M">' la princesse d'Orange à la Haye. Cette querelle
était une suite de celle qui divisa longtemps les mathématiciens
sur les forces vives et les forces mortes. On ne peut nier qu'il
n'entre dans tout cela un peu de charlatanisme, ainsi qu'en
théologie et en médecine. La question était au fond très-frivole,
puisque, de quelque manière qu'on l'embrouille, on finit toujours
par trouver les mêmes formules de calcul. Les esprits s'aigrirent ;
Maupertuis fit condamner Koenig, en 1752, par l'Académie de
Berlin, où il dominait, comme s'étant appuyé d'une lettre de feu
Leibnitz, sans pouvoir produire l'original de cette lettre, que
pourtant M. Wolfl" avait vu. Il fit plus, il écrivit à M'"'" la princesse
d'Orange pour la prier d'ôter à Koenig la place de son bibliothé-
1. La première représentation est du 12 janvier 17;jO.
2. La première représentation sur le Théâtre-Français est du 2't février 1752;
mais l'auteur avait fait jouer Roma sauvée sur son théâtre de la rue Traversière
à Paris, le 8 juin 1750.
3. Voyez cette lettre, qui est du 17 mars 1750, toae XXXVII, page 114.
^4 COMMENTAIRE
caire, et le déféra au roi de Prusse comme un homme qui lui
avait manqué de respect. Voltaire, qui avait passé deux années
entières avec Koenig à Cirey, et qui était sou ami intime, crut
devoir prendre hautement le parti de son ami.
La querelle s'envenima; l'étude de la philosophie dégénéra
en cahale et en faction. Maupertuis eut soin de répandre à la
cour qu'un jour le général Manstein étant dans la chambre de
Voltaire, où celui-ci mettait en français les Mémyives sur la Rusm
composés par cet officier, le roi lui envoya une pièce de vers de
sa façon à examiner, et que Voltaire dit à Manstein : a Mon ami,
à une autre fois. Voilà le roi qui m'envoie son linge sale à blan-
chir; je blanchirai le vôtre ensuite. » Un mot suffit quelquefois
pour perdre un homme à la cour; Maupertuis lui imputa ce
mot, et le perdit.
Précisément dans ce temps-là même Maupertuis faisait impri-
mer ses Le»res' philosophiques, fort singulières, dans lesquelles il
proposait de bâtir une ville latine; d'aller faire des découvertes
droit au pôle par mer; de percer un trou jusqu'au centre de la
terre ; d'aller au détroit de Magellan disséquer des cervelles de
Patagons, pour connaître la nature de l'âme ; d'enduire tous les
malades de poix-résine, pour arrêter le danger de la transpira-
tion, et surtout de ne point payer le médecin.
M. de Voltaire releva ces idées philosophiques avec toutes les
railleries- auxquelles on donnait si beau jeu; et malheureuse-
ment ces railleries réjouirent l'Europe littéraire, Maupertuis eut
soin de joindre la cause du roi à la sienne. La plaisanterie fut
regardée comme un manque de respect à Sa Majesté, A'otre au-
teur renvoya respectueusement au roi sa clef de chambellan et
la croix de son ordre, avec ces vers :
Je les reçus avec tendresse,
Je vous les rends avec douleur,
Comme un amant jaloux, dans sa mauvaise humeur ^,
Rend le portrait de sa maîtresse.
Le roi lui renvoya sa clef et son ruban. Il s'en alla faire une
visite à Son Altesse la duchesse de Gotha, qui l'a toujours honoré
1, Lettre sur le progrès des sciences, par M. de Maupertuis, 1752, in-12 de iv
et 124 pages. Elle est la vingt-troisième dans les Lettres de M. de Maupertuis,
■seconde édition, 1753, petit in-12.
2, Voyez la Diatribe du docteur Akakia, tome XXIII, page 560.
3, Colini, dans Mon Séjour, page 48, rapporte ainsi le troisième vers :
C't'st ainsi qu'un amant, dans son extrême ardeur.
HISTORIQUE. 95
d'une amitié constante jusqu'à sa mort. C'est pour elle qu'il écri-
vit, un an après, les Annales dcl' Empire.
Pendant qu'il était à Gotha, Maupertuis eut tout le temps de
dresser ses batteries contre le voyageur, qui s'en aperçut quand
il fut à Francfort-sur-le-Mein. M""^ Denis, sa nièce, lui avait donné
rendez-vous dans cette ville.
Un bon Allemand ', qui n'aimait ni les Français ni leurs vers,
vint le premier juin lui redemander les OEuvres de Poëshie du roi
son maître. Notre voyageur répondit que les Œuvres de Poèshie
étaient à Leipsick avec ses autres effets. L'Allemand lui signifia
qu'il était consigné à Francfort, et qu'on ne lui permettrait d'en
partir que quand les œuvres seraient arrivées. M. de Voltaire lui
remit sa clef de chambellan et sa croix, et promit de lui rendre
ce qu'on lui demandait; moyennant quoi le messager lui signa
ce billet.
« M..., sitôt le gros ballot de Leipsick sera ici, où esiVOEuvre
de Po'êshie du roi mon maître, vous pourrez partir où vous paraî-
tra bon. A Francfort, premier juin 1753, »
Le prisonnier signa au bas du billet : Bon pour l'OEuvre de
Po'êshie du, roi voire maître.
Mais quand les vers revinrent, on supposa des lettres de change
qui ne venaient point. Les voyageurs furent arrêtés quinze jours
au cabaret du Bouc pour ces lettres de change prétendues. Gela^
ressemblait à l'aventure de l'évêque de Valence, Cosnac, que
M. de Louvois fit arrêter en chemin comme faux-monnayeur, à
ce que l'abbé de Clioisy raconte.
Enfin ils ne purent sortir qu'en payant une rançon très-consi-
dérable^ Ces détails ne sont jamais sus des rois.
1. Freytag.
2. La phrase qui termine cet alinéa ne se trouve dans aucun? édition anté-
rieure aux éditions de Kehl. i,B.)
3. Ce fut alors aussi que Voltaire signa la pièce que voici :
Déclaration de M. de Voltaire au roi de Pruasc, remise de sa main au minisire
de Sa Majeslé à Francfort, 17o3.
« Je suis mourant; Je proteste, devant Dieu et devant les hommes, que, n'étant
plus au service de Sa Majesté le roi de Prusse, je ne lui suis pas moins attaché,
ûi moins soumis à ses volontés pour le peu de temps que j'ai à vivre.
« 11 m'arrête à Francfort jjour le livre de ses poésies, dont il m'avait fait pré-
sent,. Je reste en prison jusqu'à ce que le livre revienne de Hamhourg. J'ai rendu
au ministre de Sa Majesté prussienne à Francfort toutes les lettres que j'avais
conservées de Sa Majesté, comme des marques chères des bontés dont elle m'avait
honoré. Je rendrai à Paris toutes les autres lettres qu'elle pourra me redemander.
« Sa Majesté veut ravoir un contrat qu'elle avait daigné faire avec moi ; je
96 COMMENTAIRE
Tout cela fut bientôt oublié de part et d'autre, comme de rai-
son. Le roi rendit ses vers à son ancien admirateur, et en ren-
voya bientôt de nouveaux et en très-grand nombre. C'était une
querelle d'amants : les tracasseries des cours passent, mais le
caractère d'une belle passion dominante subsiste longtemps.
Le voyageur français, en relisant avec attendrissement la lettre
éloquente et touchante du roi, que nous avons transcrite, disait:
Après une telle lettre, je ne peux qu'avoir eu un Ires-grand tort.
L'échappé de Berlin avait un petit bien en Alsace sur des
terres qui appartiennent à monseigneur le duc deWurtemberg.il
y alla, et s'amusa, comme je l'ai déjà dit, à faire imprimer les
Annales de JJEmpire, dont il lit présent à Jean-Frédéric Schœpflin,
libraire à Colmar, frère du célèbre Schœpflin ', professeur en his-
toire à Strasbourg. Ce libraire était mal dans ses affaires; M. de
Voltaire lui prêta dix mille livres ; sur quoi je ne puis assez m'é-
tonner de la bassesse avec laquelle tant de barbouilleurs de
papier ont imprimé qu'il avait fait une fortune immense par la
vente continuelle de ses ouvrages.
suis assurémeot jjrêt à le rendre comme tout le reste : et, dès qu'il sera retrouvé,
je le rendrai ou le ferai rendre. Cet écrit, qui n'était point un contrat, mais un
pur effet de la bonté du roi, ne tirant à aucune conséquence, était sur un papier
de la moitié plus petit que celui que Darget porta de ma chambré à l'apparte-
ment du roi à Potsdam. Il ne contenait autre chose que des remerciements de
ma part de la pension dont Sa Majesté le roi de Prusse me gratifiait avec la 'per-
mission du roi mon maître, de celle qu'il accordait à ma nièce après ma mort, et
de la croix et de la clef de chambellan.
a Le roi de Prusse avait daigné mettre au bas de ce petit feuillet, autant qu'il
m'en souvient : « Je signe de gi-and cœur le marché que j'avais envie de faire il
« V a plus de quinze ans. » Ce papier, absolument inutile à Sa Majesté, à moi, au
public, sera certainement rendu dès qu'il sera retrouvé parmi mes autres papiers.
Je ne peux ni ne veux en faire le moindre usage. Pour lever tout soupçon, je me
déclare criminel de lèse-majesté envers le roi de France, mon maître, et le roi de
Prusse, si je ne rends le papier à l'instant qu'il sera entre mes mains.
« Ma nièce, qui est auprès de moi dans ma maladie, s'engage, sous le même
serment, à le rendre si elle le retrouve. Eu attendant que je puisse avoir commu-
nication de mes papiers à Paris, j'annulle entièrement ledit écrit; je déclare ne
prétendre rien de Sa Majesté le roi de Prusse, et je n'attends rien, dans l'état
cruel où je suis, que la compassion que doit sa grandeur d'âme à un homme
mourant, qui avait tout sacrifié et qui a tout perdu pour s'attacher à lui, qui l'a
servi avec zèle, qui lui a été utile, qui n'a jamais manquj à sa personne, et qui
comptait sur la bonté de son cœur.
« Je suis obligé de dicter, ne pouvant écrire. Je signe avec le plus profond
respect, la plus pure innocence, et la douleur la plus vive.
« Voltaire. »
i. Jean-Daniel Schœpflin, né à Salzbour? en 1694; mort en 1771. Voltaire a
fait mention de son Alsatia illustrata (17.ji-01, 2 vol. in-fol.), dans une note des
Lois de Minos, tome VII, page 182.
HISTORIQUE. 67
Lorsqu'il était à Colmar, AI. Vernoti, Français réfugié, minis-
tre de l'Évangile à Genève, et MM. Cramer, anciens citoyens de
cette ville fameuse, lui écrivirent pour le prier d'y venir faire
imprimer ses ouvrages. Les frères Cramer, qui étaient à la tête
d'une librairie, obtinrent la préférence, et il la leur donna aux
mêmes conditions qu'il l'avait donnée au sieur Scliœpllin, c'est-à-
dire très-gratuitement.
Il alla donc à Genève^ avec sa nièce et M. Colini son ami,
qui lui servait de secrétaire, et qui a été depuis celui de monsei-
gneur l'électeur palatin et son bibliothécaire.
Il acheta une jolie maison de campagne à vie auprès de cette
ville, dont les environs sont infiniment agréables, et où l'on jouit
du plus bel aspect qui soit en Europe. II en acheta une autre à
Lausanne, et toutes les deux à condition qu'on lui rendrait une
certaine somme quand il les quitterait. Ce fut la première fois,
depuis Zuingle et Calvin, qu'un catholique romain eut des éta-
blissements dans ces cantons.
Il fit aussi l'acquisition de deux terres à une lieue de Genève,
dans le pays de Gex : sa principale habitation fut à Ferney, dont
il fit présent à M"* Denis. C'était une seigneurie absolument
franche et libre de tous droits envers le roi et de tout impôt
depuis Henri IV. Il n'y en avait pas deux dans les autres provinces
du royaume qui eussent de pareils privilèges. Le loi les lui con-
serva par brevet. Ce fut à M. le duc de Choiseul, le plus géné-
reux et le plus magnanime des hommes, qu'il eut cette obliga-
tion, sans avoir l'honneur d'en être particulièrement connu.
Le petit pays de Gex n'était presque alors qu'un désert sau-
vage. Quatre-vingts charrues étaient à bas depuis la révocation
de l'édit de Nantes ; des marais couvraient la moitié du pays, et
y répandaient les infections et les maladies. La passion de notre
auteur avait toujours été de s'étabhr dans un canton abandonné,
pour le vivifier. Comme nous n'avançons rien que sur des
preuves authentiques, nous nous bornerons à transcrire ici une
de ses lettres à un évêque d'Annecy, dans le diocèse duquel
Ferney est situé. Nous n'avons pu retrouver la date de la lettre ;
mais elle doit être de 1759 ^
1. Jacob Vernet.
2. Il y arriva le 12 (et non le 22) décembre 1754; voyez la note, tome XXXVIII,
page 298. La date du 12 est aussi colle que donne U'aj^nicre dans ses Additions
au Commentaire historique.
3. Ici Voltaire donnait le premier alinùa dn sa lettre à Bioi-t, du l.j décembre
175H, qui est tout entière tome XXXIX. [»;ise o^O.
98 COMMENTAIRE
Cette lettre et la suite de cette affaire peuvent fournir des
réflexions bien importantes. M. de Voltaire termina ce procès et
ce procédé en payant de ses deniers la vexation qui opprimait
ses pauvres vassaux ; et ce canton misérable changea bientôt de
face.
II se tira plus gaiement d'une querelle plus délicate dans le
pays protestant, où il avait deux domaines assez agréables : l'un
à Genève, qu'on appelle encore la maison des Délices ; l'autre à
Lausanne \
On sait assez combien la liberté lui était chère, à quel point
il détestait toute persécution, et quelle horreur il montra dans
tous les temps pour ces scélérats hj^pocrites qui osent faire pé-
rir au nom de Dieu, dans les plus affreux supplices, ceux qu'ils
accusent de ne pas penser comme eux. C'est surtout sur ce point
qu'il répétait quelquefois :
Je ne décide point entre Genève et Rome -.
Une de ses lettres^ dans laquelle il disait que le Picard Jean
Chauvin, dit Calvin, assassin véritable de Servet, avait une âme
atroce, ayant été rendue publique par une indiscrétion trop or-
dinaire, quelques cafards s'irritèrent ou feignirent de s'irriter de
ces paroles. Un Genevois homme d'esprit, nommé Rivale lui
adressa les vers suivants à cette occasion :
Servet eut tort, et fut un sot
D'oser, dans un siècle falot,
S'avouer anti-trinitaire-' :
Et notre illustre atrabilaire
Eut tort d'employer !e fagot
Pour réfuter son adversaire :
Et tort notre antique sénat
D'avoir prêté son ministère
A ce dévot assassinat ^.
1. Monrion ou Montriond.
2. Henriade, chant II, vers 5.
3. Celle à Thieriot, du "26 mars 1757 ; voyez tome XXXIX, page 19i.
4. Dans sa lettre à Vernes, du 24 décembre 1757, Voltaire dit que les vers de
l'horloger Rival ont été un jieu rajustés; probablement par Voltaire lui-même (B.)
5. Servet pouvait se reposer sur les propres paroles de Calvin, qui dit dans son
ouvrage : « En cas que quelqu'un soit hétérodoxe, et qu'il fasse scrupule de se
servir des mots trinité et personne, nous ne croyons point que ce soit une raison
pour rejeter cet homme, etc. » {Note de Voltaire.)
6. Il y a dans quelques éditions : à ce dangereux coup d'État. Nous ne savons
HISTORIQUE. 99
Quelle barbare inconséquence !
0 malheureux siècle ignorant l
Nous osions abhorrer en Franco
Les horreurs de l'intolérance,
Tandis qu'un zèle intolérant
Nous faisait brûler un errant !
Pour notre prêtre épistolaire,
Qui de son pétulant essor,
Pour exhaler sa bile amère,
Vient réveiller le chat qui dorl,
Et dont l'inepte commentaire
Met au jour ce qu'il eût dû taire,
Je laisse à juger s'il a tort.
Quant à vous, célèbre Voltaire,
Vous eûtes tort; c'est mon avis.
Vous vous plaisez dans ce pays,
Fêtez le saint qu'on y révère.
Vous avez à satiété
Les biens où la raison aspire :
L'opulence, la liberté,
La paix, qu'en cent lieux on désire ;
Des droits à l'immortalité,
Cent fois plus qu'on ne saurait dire
On a du goût, on vous admire ;
Tronchin veille à votre santé.
Cela vaut bien, en vérité,
Qu''on immole à sa sûreté
Le plaisir de pincer sans rire.
Noire auteur répondit à ces jolis vers par ceux-ci :
Non, je n'ai point tort d'oser dire
Ce que pensent les gens de bien ;
Et le sage qui ne craint rien
A le beau droit de tout écrire ^
On voit par cette réponse qu'il n'était ni à Apollo, ni à Céplias,
et qu'il prêchait la tolérance aux églises protestantes ainsi qu'aux
églises romaines. Il disait toujours que c'était le seul moyen de
pas pourquoi le poëte genevois aurait appelé le supplice de Servet un coup d'État;
le terme propre est assassinat, et la rime est plus riche. (K.) — Les éditeurs de
Kehl, auteurs de cette note, le sont peut-être aussi de la correction. L'édition
originale du Commentaire historique, et toutes celles du vivant de l'auteur que
j'ai pu voir, portent :
A ce dangereux coup d'État. (B.)
1. Voyez les six autres stances de celte pièce dans le tome VUI, page 529.
iOO COMMENTAIRE
rendre la vie tolérable, et qu'il mourrait content s'il pouvait éta-
blir ces maximes dans l'Europe. On peut dire qu'il n'a pas été tout
à fait trompé dans ce dessein, et qu'il n'a pas peu contribué à
rendre le clergé plus doux, plus humain, depuis Genève jusqu'à
Madrid, et surtout à éclairer les laïques.
Bien persuadé que les spectacles ries jeux d'esprit amollissent
la férocité autant que les spectacles des gladiateurs l'endurcis-
saient autrefois, il fit bâtir à Ferney un joli théâtre. Il y joua
quelquefois lui-même, malgré sa mauvaise santé : et M"'* Denis,
sa nièce, qui possédait supérieurement le talent de la décla-
mation comme celui de la musique, y joua plusieurs rôles.
M""^ Clairon et le célèbre Lekain y vinrent représenter quelques
pièces; on accourait devingt lieuesà la rondepour les entendre. Il
y eut plus d'une fois des soupers de cent couverts, et des bals;
mais, malgré le tumulte d'une vie qui paraissait si dissipée, et
malgré son âge, il travaillait sans relâche. Il donna, dès l'an 1755,
au théâtre de Paris, l'Orphelin de la Chine, représenté le 20 août; et
Tancrède, le 3 septembre 1760. M'^" Clairon et Lekain déployèrent
tous leurs talents dans ces deux pièces.
Le Café, ou l'Écossaise, comédie en prose, n'était point destinée
à être jouée; mais elle le fut aussi la même année ^ avec un
grand succès. Il s'était amusé à composer cette pièce pour corri-
ger le folliculaire Fréron, qu'il mortifia beaucoup, mais qu'il ne
corrigea pas. Cette comédie, traduite en anglais par M. Colman,
eut le même succès à Londres qu'à Paris : ces ouvrages ne lai
coûtaient point de temps. L'Écossaise avait été faite en huit jours,
et Tancrède en un mois.
Ce fut au milieu de ces occupations et de ces amusements
que M. Titon du Tillet, ancien maître d'hôtel ordinaire de la
reine, âgé de quatre-vingt-cinq ^ans, lui recommanda la petite
nièce du grand Corneille, qui, étant absolument sans fortune,
était abandonnée de tout le monde. C'est ce même Titon du
Tillet qui, aimant passionnément les beaux-arts sans les culti-
ver, fit élever, avec de grandes dépenses, un Parnasse en bronze
où l'on voit les figures de quelques poètes et de quelques musi-
ciens français. Ce monument est dans la bibliothèque du roi de
France. Il avait élevé M"* Corneille chez lui ; mais, voyant dépé-
rir son bien, il ne pouvait plus rien faire pour elle, il imagina
que M. de Voltaire pourrait se charger d'une demoiselle d'un
i. L Écossaise avait été jouée plus d'un moi? avant Tancrède; voyez tome V
pages 399 et 4S9.
historique; m
nom si respectable. M. Diimolard, membre de plusieurs acadé-
mies, connu par une dissertation savante et judicieuse sur les
tragédies d'£/ec/re ancienne et moderne S et M, Le Brun, secrétaire
du prince de Conti, se joignirent à lui, et écrivirent à M. de Vol-
taire. Il les remercia de l'honneur qu'ils lui faisaient de jeter
les yeux sur lui, en leur mandant que c'était en efj'ct a un vieux
soldat de servir la pelite-fdk de son général'^. La jeune personne vint
donc, en 1760, aux Délices, maison de campagne auprès de
Genève, et de là au château de Ferney. M'"« Denis voulut bien
achever son éducation ; et, au bout de trois ans, M. de Voltaire
la maria à M.Dupuits, du pays de Gex, capitaine de dragons, et
depuis officier de l'état-major. Outre la dot qu'il leur donna, et le
plaisir qu'il eut de les garder chez lui, il proposa de commenter
les œuvres de Pierre Corneille au profit de sa nièce, et de les
faire imprimer par souscription. Le roi de France voulut bien
souscrire pour huit mille francs; d'autres souverains l'imitèrent.
M. le duc de Choiseul, dont la générosité était si connue. M"'" la
duchesse de Grammont, M""' de Pompadour, souscrivirent pour
des sommes considérables. M. de La Borde, banquier du roi, non-
seulement prit plusieurs exemplaires, mais il en fit débiter un
si grand nombre qu'il fut le premier mobile de la fortune de
M""" Corneille par son zèle et par sa magnilicence; de sorte qu'en
très-peu de temps elle eut cinquante mille francs pour présent
de noces.
Il y eut dans cette souscription si prompte une chose fort
remarquable de la part de M'"* Geoffrin, femme célèbre par son
mérite et par son esprit. Elle avait été exécutrice du testament
du fameux Bernard de Fontenelle, neveu de Pierre Corneille; et
malheureusement il avait oublié cette parente, qui lui fut pré-
sentée trop peu de temps avant sa mort, mais qui fut rebutée
avec son père et sa mère : on les regardait comme des inconnus
qui usurpaient le nom de Corneille. Des amis de cette famille,
touchés de son sort, mais fort indiscrets et fort mal instruits, in-
tentèrent un procès téméraire à M'"<= Geolîrin, trouvèrent un
avocat qui, abusant de la liberté du barreau, publia contre cette
dame un factum injurieux. M"" Gcolfiin, très-injustement atta-
quée, gagna le procès tout d'une voix. Malgré ce mauvais procédé,
qu'elle eut la noblesse d'oublier, elle fut la première à souscrire
pour une somme considérable.
t. Elle est imprimée à la fin de la trapklio d'Oresle (tome V, pajje 1G7).
2. Lettre à Le Brun, du 7 novembre 17G0.
i02 603niENTAIRE
L'Académie en corps, M. le duc de Choiseul, M"'Ma duchesse
de Grammont, M'"" de Pompadour, et plusieurs seigneurs, don-
nèrent pouvoir à M. de Voltaire de signer pour eux au contrat
de mariage. C'est une des pins belles époques de la littérature.
Dans le temps qu'il préparait ce mariage, qui a été très-
heureux, il goûtait une autre satisfaction, celle de faire rendre
à six gentilshommes, presque tous mineurs, leur bien paternel,
que les jésuites venaient d'acheter à vil prix. Il faut reprendre
la chose de pins haut. L'affaire est d'autant plus intéressante que
son commencement avait précédé la fameuse banqueroute du
jésuite La Valette et consorts, et qu'elle fut en quelque façon le
premier signal de l'abolition des jésuites en France.
MM. Desprez de Crassy, d'une ancienne noblesse du pays de
Gex, sur la frontière de la Suisse, étaient six frères, tous au
service du roi. L'un d'eux, capitaine au régiment de Deux-
Ponts, en causant avec M. de Voltaire son voisin, lui conta le
triste état de la fortune de sa famille. Une terre de quelque va-
leur, et qui aurait pu être une ressource, était engagée depuis
longtemps à des Genevois.
Les jésuites avaient acquis tout auprès de ce domaine des
possessions qui composaient environ deux mille écus de rente,
dans un lieu nommé Ornex. Ils voulurent joindre à leur do-
maine celui de MM. de Crassy. Le supérieur de la maison des
jésuites, dont le véritable nom était Fesse, qu'il avait changé en
celui de Fessy, s'arrangea avec les créanciers genevois pour
acheter cette terre : il obtint une permission du conseil, et il
était sur le point de la faire entériner à Dijon, On lui dit qu'il
y avait des mineurs, et que, malgré la permission du conseil,
ils pourraient rentrer dans leurs biens. Il répondit, et même il
écrivit, que les jésuites ne risquaient rien, et que jamais MM. de
Crassy ne seraient en état de payer la somme nécessaire pour
rentrer dans le bien de leurs aïeux.
A peine M. de Voltaire fut-il instruit de cette étrange manière
dont le Père Fesse voulait servir la compagnie de Jésus, qu'il alla
sur-le-champ déposer au greffe du bailliage de Gex la somme
moyennant laquelle la famille Crassy devait payer les anciens
créanciers et reprendre ses droits. Les jésuites furent obligés de
se désister ; et, par un arrêt du parlement de Dijon, la famille
fut mise en possession, et y est encore ^
1. Voyez tome XVI, pa:^e 100, la variante du chapitre iaix de l'Histoire du
parlement.
HISTORIQUE. 403
Le bon de l'affaire, c'est que, peu de temps après, lorsqu'on
délivra la France des révérends pères jésuites, ces mêmes gentils-
hommes, dont les bons pères avaient voulu ravir le bien, ache-
tèrent celui des jésuites, qui était contigu. M. de Voltaire, qui
avait toujours combattu les athées et les jésuites, écrivit qu'il
fallait reconnaître une Providence.
Ce n'était assurément ni par haine pour le Père Fesse, ni par
aucune envie de mortifier les jésuites, qu'il avait entrepris cette
affaire ; puisque, après la dissolution de la société, il recueillit
un jésuite chez lui S et que plusieurs autres lui ont écrit pour le
supplier de les recevoir aussi dans sa maison. Mais il.s'est trouvé
parmi les ex-jésuites quelques esprits qui n'ont point été si
équitables et si accommodants. Deux d'entre eux, nommés
Patouillct et Nonotte, ont gagné quelque argent par des libelles
contre lui; et ils n'ont pas manqué, selon l'usage, d'appeler la
religion catholique à leur secours. Un Nonotte surtout s'est
signalé par une demi-douzaine de volumes-, dans lesquels il a
prodigué moins de science que de zèle, et moins de zèle que
d'injures. M, Damilaville, l'un des meilleurs coopérateurs de
l'Encyclopédie, a daigné le confondre, comme autrefois Pasquier
s'abaissa jusqu'à réprimer l'insolence absurde du jésuite Ga-
rasse.
Mais voici la plus étrange et la plus fatale aventure qui soit
arrivée depuis longtemps, et en même temps la plus glorieuse
au roi, à son conseil, et à messieurs les maîtres des requêtes.
Qui aurait cru que ce serait des glaces du mont Jura et des fron-
tières de la Suisse que partiraient les premières lumières et les
premiers secours qui ont vengé l'innocence des célèbres Calas?
Un enfant de quinze ans, Donat Calas, le dernier des fils de
l'infortuné Calas, était apprenti chez un marchand de Nîmes,,
lorsqu'il apprit par quel horrible supplice sept juges de Tou-
louse, malheureusement prévenus, avaient fait périr sou ver-
tueux père.
La clameur populaire contre cette famille était si violente en
Languedoc que tout le monde s'attendait à voir rouer tous les
enfants de Calas, et brûler la mère. Telles avaient été même les
conclusions du procureur général, tant on |)rétend que cette
famille innocente s'était mal défendue, accablée de sou malheur,
1 . Le Père Adam.
2. Les Erreurs de VoUaire, en deux volunic>i, et le Diclionnaire pliilosophique
de la religion, en quatre volumes.
404 COMMENTAIRE
et incapable de rappeler ses esprits à la lueur des hûcliers et à
l'aspect des roues et des tortures.
On fit craindre au jeune Donat Calas d'être traité comme le
reste de sa famille ; on lui conseilla de s'enfuir en Suisse; il vint
trouver M. de Voltaire, qui ne put d'abord que le plaindre et le
secourir, sans oser porter un jugement sur son père, sa mère et
ses frères.
Bientôt après, un de ses frères, .n'ayant été condamné qu'au
bannissement, vint aussi se jeter entre les bras de M. de Vol-
taire. J'ai été témoin qu'il prit, pendant plus d'un mois, toutes
les précautions imaginables pour s'assurer de l'innocence de la
famille. Dès qu'il fut parvenu à s'en convaincre, il se crut obligé
en conscience d'employer ses amis, sa bourse, sa plume, son
crédit, pour réparer la méprise funeste des sept juges de Tou-
louse, et pour faire revoir le procès au conseil du roi. L'aflaire
dura trois années. On sait quelle gloire MM. de Crosne et de
Bacquencourt acquirent en rapportant cette cause mémorable.
Cinquante maîtres des requêtes déclarèrent, d'une voix una-
nime, toute la famille Calas innocente, et la recommandèrent à
l'équité bienfaisante du roi. M. le duc de Clioiseul, qui n'a
jamais perdu une occasion de signaler la magnanimité de son
caractère, non-seulement secourut de son argent cette famille
malheureuse, mais obtint de Sa Majesté trente-six mille 'francs
pour elle.
Ce fut le 9 mars 1765 que fut rendu cet arrêt authentique
qui justifia les Calas, et qui changea leur destinée; ce neuvième
de mars était précisément le même jour où ce vertueux père de
famille avait été supplicié. Tout Paris courut en foule les voir
sortir de prison, et battit des mains en versant des larmes ^ La
.famille entière a toujours été depuis ce temps attachée tendre-
ment à M. de Voltaire, qui s'est fait un grand honneur de de-
meurer leur ami.
On remarqua en ce temps qu'il n'y eut dans toute la France
que le nommé Fréron, auteur de je ne sais quelle brochure
périodique intitulée Le//re5 à la Comtesse-, et ensuite Année litté-
\. On sait que M. de Voltaire, treize ans après, revint à Paris. Lorsqu'il sor-
tait à pied, il était toujours entouré par une foule d'hommes de tout état et de
tout âge. On demandait un jour à une femme du peuple quel était cet homme
que l'on suivait avec tant d'empressement : « C'est le sauveur des Calas, » répondit-
elle. (K.)
2. Le titre est : Lettres de madame la comtesse *** ; voyez la note, tome XVIII,
page 558.
IHSTORIQUE. 405
raire, qui osa jeter des doutes, dans ses ridicules feuilles, sur
l'innoceuce de ceux que le roi, tout son conseil, et tout le public,
avaient justifiés si pleinement.
Plusieurs gens de bien engagèrent alors M. de Voltaire à
écrire son Traité de la Tolérance \ qui fut regardé comme un de
ses meilleurs ouvrages en prose, et qui est devenu le catéchisme
de quiconque a du bon sens et de l'équité.
Dans ce temps-là même l'impératrice Catherine II, dont le
nom sera immortel, donnait des lois à son empire, qui contient
la cinquième partie du globe ; et la première de ses lois est
l'établissement d'une tolérance universelle.
C'était la destinée de notre solitaire des frontières helvétiques
de venger Finnocence accusée et condamnée en France. La posi-
tion de sa retraite entre la France, la Suisse, Genève et la Savoie,
lui attirait plus dun infortuné. Toute la famille Sirven, con-
damnée à la mort dans un bourg auprès de Castres par les juges
les plus ignorants et les plus cruels, se réfugia auprès de ses
terres. Il fat occupé huit années entières à leur faire rendre
justice, et ne se rebuta jamais. Il en vint enfin à bout.
Nous croyons très-utile de remarquer ici qu'un magistrat de
village nommé Trinquet, procureur du roi dans la juridiction
qui condamna la famille Sirven à la mort, donna ainsi ses con-
clusions : a Je requiers, pour le roi, que N. Sirven et N. sa
femme, dûment atteints et convaincus d'avoir étranglé et noyé
leur fille, soient bannis de la paroisse. »
Rien ne fait mieux voirTeiret que peut avoir dans un royaume
la vénalité des charges de judicature.
Son bonheur, qui voulait, à ce qu'il dit, qu'il fût l'avocat des
causes perdues, voulut encore qu'il arrachât des llamnies une
citoyenne de Saint-Omer, nommée JMoutbailli, condamnée à être
brûlée vive par le tribunal d'Arras, On n'attendait que l'accou-
chement de cette femme pour la transporter au lieu de son sup-
plice. Son mari avait déjà expiré sur la roue. Qui étaient ces
deux victimes? deux exemples de l'amour conjugal et de l'amour
maternel, deux âmes les plus vertueuses dans la pauvreté. Ces
innocentes et respectables créatures avaient été accusées de
parricide, et jugées sur des allégations qui auraient paru ridi-
cules aux condamnateurs mêmes de Calas. M. de Voltaire fut
assez heureux pour obtenir de M. le chancelier de Maupeou
qu'il fît revoir le procès. La dame Montbailli fut déclarée inno-
1. Voyez ce Traité, tonicXW, page !'•'.
4C6 COMMENTAIRE
cente ; la mémoire de son mari réliabilitée ; misérable réhabili-
tation sans Tengeance et sans dédommagement! Quelle a donc
été la jurisprudence criminelle parmi nous? quelle suite infer-
nale dhorribles assassinats, depuis la boucherie des templiers
jusqu'à la mort du chevalier de La Barre! On croit lire l'histoire
des sauvages ; on frémit un moment, et on va à l'Opéra,
La ville de Genève était plongée alors dans des troubles qui
augmentèrent toujours depuis 1763. Cette importunité déter-
mina M. de Voltaire à laissera M. Tronchin sa maison des Délices,
et à ne plus quitter le château de Ferney, qu"il avait fait bâtir de
fond en comble, et orné de jardins d'une agréable simplicité.
La discorde fut enfin si vive à Genève qu'un des partis fit feu
sur l'autre, le 15 février 1770. Il y eut du monde tué : plusieurs
familles d'artistes cherchèrent un asile chez lui, et le trouvè-
rent. Il en logea quelques-unes dans son château; et en peu
d'années il fit bâtir cinquante maisons de pierre de taille pour
les autres. De sorte que le village de Ferney, qui n'était, lors-
qu'il acquit cette ferre, qu'un misérable hameau où croupissaient
quarante-neuf malheureux paysans dévorés par la pauvreté, par
les écrouelles, et par les commis des fermes, devint bientôt un
lieu de phdsance peuplé de douze cents personnes, toutes à leur
aise, et travaillant avec succès pour elles et pour l'État. M. le duc
de Choiseul protégea de tout son pouvoir cette colonie nais-
sante, qui établit un très-grand commerce.
Une chose qui mérite, je crois, de l'attention, c'est que, cette
colonie se trouvant composée de catholiques et de protestants,
il aurait été impossible de deviner qu'il y eût dans Ferney deux
religions différentes. J'ai vu les femmes des colons genevois et
suisses préparer de leurs mains trois reposoirs pour la proces-
sion de la fête du Saint-Sacrement. Elles assistèrent à cette pro-
cession avec un profond respect; et M. HugonetS nouveau curé
de Ferney, homme aussi tolérant que généreux, les en remercia
publiquement dans son prône. Quand une catholique était ma-
lade, les protestantes allaient la garder, et en recevaient à leur
tour la même assistance.
C'était le fruit des principes d'humanité que M. de Voltaire
a répandus dans tous ses ouvrages, et surtout dans le livre de
la Tolérance, dont nous avons parlé-. Il avait toujours dit que les
1. Hugonet fut le successeur de Gros, qui était mort d'ivrognerie, comme
Voltaire le dit un peu plus loia (page 115).
2. Page 105.
HISTORIQUE. 107
hommes sont frères, et il le prouva par les faits. Les Guyou, les
Nonotte, les Patouillet, les Paulian, et autres zélés, le lui ont
bien reproché ; c'est qu'ils n'étaient pas ses frères.
(( Voyez-vous, disait-il aux voyageurs qui venaient le voir, cette
inscription au-dessus de l'église que j'ai fait bâtir?, Deo erexit
Voltaire. C'est au Dieu père commun de tous les hommes. En
effet, c'était peut-être parmi nous la seule église dédiée à Dieu
seul.
Parmi ces étrangers qui vinrent en foule à Ferney, on compta
plus d'un prince souverain. Il fut honoré d'une correspondance
très-suivie avec plusieurs d'entre eux, dont les lettres sont entre
mes mains. La moins interrompue fut celle de Sa Majesté le roi
de Prusse et de M"'" Wilhelmine, margrave de B^ireuth, sa sœur.
Le temps qui s'écoula entre la bataille de Kollin, le 18 juin
1757, que le roi de Prusse perdit, et la journée de l'osbach, du
5 novembre, où il fut vainqueur, est le temps le plus intéres-
sant de cette correspondance rare entre une maison royale de
héros et un simple homme de lettres. En voici une grande preuve
dans cette lettre mémorable ^
On voit par cette lettre, aussi attendrissante que bien écrite,
quelle était la belle Ame de la margrave de Baireuth, et combien
elle méritait les éloges que lui donna M. de Voltaire en pleu-
rant sa mort, dans une ode imprimée parmi ses autres ouvrages ^.
Mais on voit surtout quels désastres épouvantables attirent sur
les peuples des guerres légèrement entreprises par les rois; on
voit à quoi ils s'exposent eux-mêmes, et à quel point ils sont
malheureux de faire le malheur des nations.
Le solitaire de Ferney donna dès ce moment, et dans la suite
de cette guerre funeste, toutes les marques possibles de son
attachement à madame la margrave, de son zèle pour le roi son
frère, et de son amour pour la paix. Il engagea le cardinal de
Tencin, retiré alors à Lyon, à entrer en correspondance avec
M""^ de Baireuth pour ménager cette paix si désirable. Les lettres
de cette princesse, et celles du cardinal, passaient par Genève
dans un pays neutre, et par les mains de M. de Voltaire.
Ce sera une époque singulière que la résolution prise par le
roi de Prusse, après tous ses malheurs, qui furent les suites de
la bataille de Kollin, d'aller affronter vers la Saxe, auprès de
1. Ici était transcrite lalettredclapriiiccsse Wilhelmine, du 12 scptcmbrcl757,
qui est au tome XXXIX, page 263.
2. Voyez tome VIII, page W'I.
108 COMMENTAIRE
Mersbourg, les armées française et autrichienne combinées, fort
supérieures en nombre, tandis que le maréchal de Richeheu
n'était pas loin avec une armée victorieuse. Ce monarque avait
eu assez de présence d'esprit, et fut assez maître de ses idées, au
milieu de ses infortunes, pour écrire au marquis d'Argens une
longue épître en vers^ dans laquelle il lui faisait part de la
résolution qu'il avait prise de mourir s'il était battu, et lui disait
adieu.
Nous avons cette pièce, qui est un monument sans exemple,
écrite tout entière de sa main.
Nous avons un monument encore plus héroïque de ce prince
philosophe : c'est une lettre à M. de Voltaire, du 9 octobre 1757,
vingt-cinq jours - avant sa victoire de Rosbach :
« Je suis homme, il suffit, et né pour la souiïrance;
Aux rigueurs du destin j'oppose ma constance.
« Mais avec ces sentiments, je suis bien loin de condamner
Caton et Othon. Le dernier n'a eu de beau moment en sa vie
que celui de sa mort.
« Croyez que si j'étais Voltaire,
Et particulier comme lui,
Me contentant du nécessaire,
.le verrais voltiger la fortune légère,
Et m'en moquerais aujourd'hui.
Je connais l'ennui des grandeurs,
Le fardeau des devoirs, le jargon des flatteurs;
Ces misères de toute espèce,
El ces détails de petitesse.
Dont il faut s'occuper dans le sein des grandeurs.
Je méprise la vaine gloire,
Quoique poète et souverain.
Quand du ciseau fatal retranchant mon destin,
Atropos m'aura vu plongé dans la nuit noire,
Qu'importe l'honneur incertain
De vivre après ma mort au temple de Mémoire?
Un instant de bonheur vaut mille ans dans Thistoin
1. Voltaire en transcrit plusieurs passages dans ses Mémoires.
2. La bataille de Rosbach étant du 5 novembre 1757 est antérieure de27 jours
à la lettre du 9 octobre, qui est tome XXXIX, page 280, mais que l'on a répétée
ici parce que cela est nécessité par les premiers mots qui la suivent.
HISTORIQUE. 109
Nos destins sont-ils donc si beaux ?
Le doux plaisir et la mollesse,
La vive et naïve allégresse,
Ont toujours fui des ^''^nds la pompe et les travaux.
Ainsi la fortune volage
N'a jamais causé mes ennuis;
Soit qu'elle me flatte ou m'outraire.
Je dormirai toutes les nuits
En lui refusant mon hommage.
Mais notre état fait notre loi ;
Il nous oblige, il nous engage
A mesurer notre courage
Sur ce qu'exige notre emploi.
Voltaire, dans son ermitage,
Dans un pays dont l'héritage
Est son antique bonne foi,
Peut s'adonner en paix à la vertu du sage
Dont Platon nous marqua la loi.
Pour moi, menacé du naufrage.
Je dois, en affrontant l'orage.
Penser, vivre, et mourir en roi. »
Rien n'est plus beau que ces derniers vers; rien n'est plus
grand. Corneille dans son beau temps ne les eût pas mieux faits.
Et quand, après de tels vers, on gagne une bataille, le sublime
ne peut aller plus loin.
Le cardinal de Tencin continua toujours, mais en vain, ses
négociations secrètes pour la paix, comme on le voit par ses
lettres. Ce fut enfin le duc de Choiseul qui entama ce grand
ouvrage si nécessaire', et le duc de Praslin qui l'accomplit;
service signalé qu'ils rendirent à la France appauvrie et désolée.
Elle était dans un état si déplorable que, pendant douze an-
nées de paix qui suivirent cette guerre funeste, de tous les mi-
nistres des finances qui se succédèrent rapidement il n'y en eut
pas un qui, avec la meilleure volonté, et les travaux les plus
assidus, pût parvenir à pallier seulement les plaies de l'État. La
disette d'argent était au point qu'un contrôleur général fut obligé,
dans une nécessité pressante, de saisir cliez M. Magon, banquier
du roi, tout l'argent que des citoyens y avaient mis en dépôt.
1. Il s'était formé une autre négociation à Paris, par l'entremise du bailli de
Froulai, autrefois ambassadeur de France à Berlin, et on avait consenti à recevoir
un envoyé secret du roi de Prusse ; mais, sur les plaintes de la cour de Vienne,
cet envoyé fut arrêté, mis à la Bastille, et ses papiers saisis. On prétend que ces
choses-là sont permises en politique. (K.)
ItO COMMENTAIRE
On prit à notre solitaire deux cent mille francs. C'était une perte
énorme; il s'en consola à la manière française, par un madrigal
qu'il fit sur-le-champ en apprenant cette nouvelle :
Au temps de la grandeur romaine,
Horace disait à Mécène :
Quand cesserez-vous de dunner?
Ce discours peut vous étonner;
Chez le Welche on n'est pas si tendre
Je dois dire, mais sans douleur,
A monseigneur le contrôleur :
Quand cesserez-vous de me prendre ?
On ne cessa point, M. le duc de Choiseul, qui faisait construire
alors un port magnifique à Versoy, sur le lac Léman, qu'on ap-
pelle le lac de Genève, y ayant fait bâtir une petite frégate, cette
frégate fut saisie par des Savoyards créanciers des entrepre-
neurs, dans un port de Savoie près du fameux Ripaille. M. de
Voltaire racheta incontinent ce bâtiment royal de ses propres
deniers, et ne put en être remboursé par le gouvernement : car
M. le duc de Choiseul perdit en ce temps-là même tous ses em-
plois, et se retira à sa terre de Ghanteloup, regretté non-seule-
ment de tous ses amis, mais de toute la France, qui admirait
son caractère bienfaisant, la noblesse de son âme, et qui rendait
justice à son esprit supérieur.
Notre solitaire lui était tendrement attaché par les liens de la
reconnaissance. Il n'y a sorte de grâce que M. le duc de Choiseul
n'eût accordée à sa recommandation : il avait fait un neveu de
M. de Voltaire, nommé de La Houlière, brigadier des armées du
roi ; pensions, gratifications, brevets, croix de Saint-Louis, avaient
été données dès qu'elles avaient été demandées.
Rien ne fut plus douloureux pour un homme qui lui avait
tant de grandes obligations, et qui venait d'établir une colonie
d'artistes et de manufacturiers sous ses auspices. Déjà sa colonie
travaillait avec succès pour l'Espagne, pour l'Allemagne, pour
la Hollande, l'Italie. Il la crut ruinée ; mais elle se soutint. La
seule impératrice de Russie acheta bientôt après, dans le fort de
sa guerre contre les Turcs, pour cinquante mille francs de mon-
tres de Ferney. On ne cesse de s'étonner, quand on voit, dans
le même temps, cette souveraine acheter pour un million de
tableaux tant en Hollande qu'en France, et pour quelques mil-
lions de pierreries.
HISTOIUnUE. ,\\\
Elle avait fait un présent de cinquante mille livres à M. Di-
derot, avec une grâce et une circonspection qui relevaient bien
le prix de son présent. Elle avait offert à M. d'Alembert de le
mettre à la tête de l'éducation de son fils '■, avec soixante mille
livres de rente. Mais ni la santé, ni la philosophie de M. d'Alem-
bert ne lui avaient permis d'accepter à Pétersbourg un emploi
égal à celui du duc de Montausier à Versailles, Elle envoya M. le
prince de Koslouski présenter de sa part, à M. de Voltaire, les
plus magnifiques pelisses, et une boîte tournée de sa main même,
ornée de son portrait et de vingt diamants. On croirait que c'est
l'histoire d'Aboulcassem dans les Mille et une Nuits.
M. de Voltaire lui mandait qu'il fallait qu'elle eût pris tout le
trésor de Moustapha dans une de ses victoires; et elle lui répon-
dit- « qu'avec de l'ordre on est toujours riche, et qu'elle ne man-
querait, dans cette grande guerre, ni d'argent, ni de soldats».
Elle a tenu parole.
Cependant le fameux sculpteur M. Pigalle travaillait dans
Paris à la statue du solitaire caché dans Ferney. Ce fut une
étrangère qui proposa un jour, en 1770, à quelques véritables
gens de lettres de lui faire cette galanterie, pour le venger de
tons les plats libelles et des calomnies ridicules que le fanatisme
el la basse littérature ne cessaient d'accumuler contre lui.
M""^ Necker, femme du résident de Genève, conçut ce projet la
première. C'était une dame d'un esprit très-cultivé, et d'un carac-
tère supérieur, s'il se peut, à son esprit. Cette idée fut saisie
avidement par tous ceux qui venaient chez elle, à condition
qu'il n'y aurait que des gens de lettres qui souscriraient pour
cette entreprise ^
Le roi de Prusse, en qualité d'homme de lettres, et ayant
assurément plus que personne droit à ce titre et à celui
d'homme de génie, écrivit au célèbre M. d'Alembert, et voulut
être des premiers à souscrire. Sa lettre, du 28 juillet 1770, est
consignée dans les archives de l'Académie :
« Le plus beau monument de Voltaire est celui qu'il s'est
érigé lui-même : ses ouvrages. Ils subsisteront plus longtemps
que la basilique de Saint-Pierre, le Louvre, et tous ces bâtiments
que la vanité consacre à l'éternité. On ne parlera plus franciiis,
1. Devenu empereur sous le nom de Paul P''.
2. Voyez, dans la Correspondance, la Ictlre de Voltaire à Catherine, du
10 mars 1770.
3. iM. de Voltaire était mal informé. U faut restituer aux gens de lettres fran-
çais riionneur d "avoir rendu cet hommage à M. de Voltaire. (K.)
\H% COMMENTAIRE
que Voltaire sera encore traduit dans la langue qui lui aura suc-
cédé. Cependant, rempli du plaisir que m'ont fait ses produc-
tions si variées, et chacune si parfaite en son genre, je ne pour-
rais sans ingratitude me refuser à la proposition que vous me
faites de contribuer au monument que lui élève la reconnaissance
publique. Vous n'avez qu'à m'informer de ce qu'on exige de ma
part, je ne refuserai rien pour cette statue, plus glorieuse pour
les getis de lettres qui la lui consacrent que pour Voltaire même.
On dira que dans ce xviic' siècle, où tant de gens de lettres
se déchiraient par envie, il s'en est trouvé d'assez nobles, d'assez
généreux, pour rendre justice à un homme doué de génie et de
talents supérieurs à tous les siècles : que nous avons mérité de
posséder Voltaire : et la postérité la plus reculée nous enviera
encore cet avantage. Distinguer les hommes célèbres, rendre
justice au mérite, c'est encourager les talents et la vertu ; c'est
la seule récompense des belles âmes; elle est bien due à tous ceux
qui cultivent supérieurement les lettres; elles nous procurent
les plaisirs de l'esprit, plus durables que ceux du corps; elles
adoucissent les mœurs les plus féroces; elles répandent leur
charme sur tout le cours de la vie ; elles rendent notre existence
supportable, et la mort moins affreuse. Continuez donc, mes-
sieurs, de protéger et de célébrer ceux qui s'y appliquent, et qui
ont le bonheur, en France, dy réussir : ce sera ce que vous pour-
rez faire de plus glorieux pour votre nation, et qui obtiendra
grâce du siècle futur pour quelques autres Welches et Hérules
qui pourraient flétrir votre patrie.
« Adieu, mon cher d'Alembert : portez-vous bien, jusquà ce
qu'à votre tour votre statue vous soit élevée. Sur ce, je prie Dieu
qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.
« Fédéric^ »
1. On a cru devoir placer ici les deux lettres suivantes de M. d'Alembert :
Lettre de M. cVAlembert au roi de Prusse.
« Sire, je supplie très-humblement Votre Majesté de pardonner la liberté que
je vais prendre, à la respectueuse confiance que ses bontés m'ont inspirée, et qui
m'encouragent à lui demander une nouvelle grâce.
« Une société considérable de philosophes et d'hommes de lettres a résolu,
sire, d'ériger une statue à M. de Voltaire, comme à celui de tous nos écrivains à
qui la philosophie et les lettres sont le plus redevables. Les philosophes et les
gens de lettres de toutes les nations vous regardent, sire, depuis longtemps
comme leur chef et leur modèle. Qu'il serait flatteur et honorable pour nous
qu'en cette occasion Votre Majesté voulût bien permettre que son auguste et res-
pectable nom fût à la tête des nôtres 1 Elle donnerait à M. de Voltaire, dont elle
HISTORIQUE. 113
Le roi de Prusse fit plus. Il fit exécuter une statue de son an-
cien serviteur dans sa belle manufacture de porcelaine, et la lui
aime tant les ouvrages, une marque éclatante d'estime dont il serait infiniment
touché, et qui lui rendrait cher ce qui lui reste de jours à vivre. Elle ajouterait
beaucoup et à la gloire de cet illustre écrivain, et à celle de la littérature fran-
çaise, qui en conserverait une reconnaissance éternelle. Permettez-moi, sire,
d'ajouter que dans l'état de faiblesse et de maladie où m'a réduit en ce moment
Texcès du travail, et qui ne me permet que des vœux pour les lettres, la nouvelle
marque de distinction que j'ose vous demander en leur faveur serait pour moi la
plus douce consolation. Elle augmenterait encore, s'il est possible, l'admiration
dont je suis pénétré pour votre personne, le sentiment profond que je conserverai
toute ma vie de vos bienfaits, et la tendre vénération avec laquelle je serai jus-
qu'à mon dernier soupir, sire, de Votre Majesté le très-humble et très-obéissant
serviteur.
« d'Alembert.
« A Paris, le 15 juillet 1770.' »
Réponse de M. cVAIembert à la lettre du roi de Prusse.
« Sire, je n'ai pas perdu un moment pour apprendre à M. de Voltaire l'honneur
signalé que Votre Majesté veut bien lui faire, et celui qu'elle fait en sa personne
à la littérature et à la nation française. Je ne doute point qu'il ne témoigne à
Votre Majesté sa vive et éternelle reconnaissance. Mais comment, sire, pourrais-je
vous exprimer toute la mienne ? Comment pourrais-je vous dire à quel point je
suis touché et pénétré de l'éloge si grand et si noble que Votre Majesté fait de la
philosophie et de ceux qui la cultivent? Je prends la liberté, sire, et j'ose espérer
que Votre Majesté ne m'en désavouera pas, de faire part de sa lettre à tous ceux
qui sont dignes de l'entendre ; et je ne puis assez dire à Votre Majesté avec quelle
admiration, et, j'ose le dire, avec quelle tendresse respectueuse, ils voient tant
de justice et de bonté unies à tant de gloire. Vous étiez, sire, le chef et le modèle
de tous ceux qui écrivent et qui pensent ; vous êtes à présent pour eux (je rends
à Votre Majesté leurs propres expressions) l'être rémunérateur et vengeur : car
les récompenses accordées au génie sont le supplice de ceux qui le persécutent.
Je voudrais que la lettre de Votre Majesté pût être gravée au bas de la statue :
elle serait bien plus flatteuse que la statue môme pour M. de Voltaire et pour les
lettres. Quant à moi, sire, à qui Votre Majesté a la bonté de parler aussi de sta-
tue, je n'ai pas l'impertinente vanité de croire mériter jamais un pareil monu-
ment: je ne demande qu'une pierre sur ma tombe, avec ces mots : Le grand Fré-
déric l'honora de ses bienfaits et de ses bontés.
« Votre Majesté demande ce que nous désirons d'elle pour ce monument? Un
écu, sire, et votre nom, qu'elle nous accorde d'une manière si digne et si généreuse.
Les souscriptions ne nous manquent pas; mais elles ne seraient rien sans la
vôtre, et nous recevrons avec reconnaissance ce qu'il plaira à Votre Majesté do
donner.
« L'Académie française, sire, vient d'arrêter d'une voix unanime que la lettre
de Votre Majesté serait insérée dans ses registres, comme un monument égale-
ment honorable pour un de ses plus illustres membres et pour la littérature
française. Elle me charge de mettre aux pieds de Votre Majesté son profond res
pect et sa très-humble reconnaissance.
« C'est avec les mêmes sentiments, et avec la plus vivo admiration, que je
serai toute ma vie, sire, etc.
« A Paris, le 13 août 1770. » (K.)
I. 8
114 COMMENTAIRE
envoya avec ce mot gravé sur la base : Immortali, M. de Voltaire
écrivit au-dessous :
Vous êtes généreux : vos bontés souveraines
Me font de trop nobles présents;
Vous me donnez sur mes vieux ans
Une terre dans vos domaines.
M. Pigalle se chargea d'exécuter la statue en France, avec le
zèle d'un artiste qui en immortalisait un autre. Cette aventure,
alors unique, deviendra bientôt commune. On érigera des statues
ou du moins des busles aux artistes, comme la mode est venue de
crier : l'auteur! V auteur ! dans le parterre. Mais celui à qui l'on fai-
sait cet honneur prévoyait bien que ses ennemis n'en seraient
que plus acharnés. Voici ce qu'il en écrivit à M. Pigalle, d'un
style peut-être un peu trop burlesque :
Monsieur Pigal, votre statue
Me fait mille fuis trop d'honneur.
Jean-Jacque a dit avec candeur
Que c'est à lui qu'elle était due^
Quand votre ciseyu s'évertue
A sculpter votre serviteur,
Vous agacez l'esprit railleur
De certain peuple rimailleur
Qui depuis si longtemps me hue, etc. -.
Il avait bien raison de dire que cet honneur inespéré qu'on
lui faisait déchaînerait contre lui les écrivains du Pont-Neuf et du
fanatisme. H écrivit à M. Thieriot^: « Tous ces messieurs méritent
bien mieux des statues que moi, et j'avoue qu'il en est quelques-
uns très-dignes d'être en effigie dans la place publique. »
Les Nonotte, les Fréron, les Sabatier, et consorts, jetèrent les
1. Jean-Jacques Rousseau de Genève, dans une lettre à M. l'archevêque de
Paris, qu'il intitule Jean- Jacques à Christophe, dit modestement qu'il est devenu
homme de lettres par son mépris pour cet état. Et après avoir prié Christophe
de lire son roman de la Suissesse Héloïse, qui, étant fille, accouche d'un faux
germe, il conclut, page 127, que tous les gouvernements bien policés lui doivent
élever des statues. (Xote de Voltaire.)
— Jean-Jacques Rousseau souscrivit pour la statue de M. de Voltaire. (K.)
2. Voltaire a depuis corrigé cette épître, et c'est avec les nouvelles corrections
qu'on la trouve dans les Epîtres, tome X.
3. La lettre à Thieriot où étaient les mots rapportés par Voltaire ne m'est pas
connue. (B.)
IIISTOUIQUE. 113
hauts cris. Celui qui le persécutait avec le plus de cruauté et
d'absurdité était un montagnard étranger ^ plus propre à ramo-
ner des clieminées qu'à diriger des consciences. Cet homme,
qui était très-familier, écrivit cordialement au roi de France, de
couronne à couronne : il le pria de lui faire lephdsir de chasser
un vieillard de soixante et quinze ans, et très-malade, de la propre
maison qu'il avait fait bâtir, des champs qu'il avait fait défricher,
et de l'arracher à cent familles qui ne subsistaient que par lui.
Le roi trouva la proposition très-malhonnête et peu clirétienne,
et le fit dire au capelau.
Le solitaire de Ferney étant malade, et n'ayant rien à faire,
ne voulut se venger de cette petite manœuvre que par le plaisir
de se faire donner l'extrême-onction par exploit, selon l'usage
qui se pratiquait alors. Il se comporta comme ceux qu'on appe-
lait jansénistes à Paris : il fit signifier par un huissier à son curé,
nommé Gros (bon ivrogne qui s'est tué depuis à force de boire),
que ledit curé eût à le venir oindre dans sa chamijre au premier
avril sans faute. Le curé vint, et lui remontra qu'il fallait d'al)ord
commencer par la communion, et qu'ensuite il lui donnerait
tant de saintes huiles qu'il voudrait. Le malade accepta la pro-
position ; il se fit apporter la communion dans sa chambre le
premier avril ; et là, en présence de témoins, il déclara par-
devant notaire qu'il panlonnait à son calomniateur, qui avait tenté
de le perdre', cl qui n'avait pu y réussir. Le procès-verbal en fut
dressé.
Il dit après cette cérémonie : « J'ai eu la satisfaction de mourir
comme Guzmandans Alzire, et je m'en porte mieux. Les plaisants
de Paris croiront que c'est un poisson d'avril. »
L'ennemi, un peu étonné de celte aventure, ne se piqua pas
de l'imiter : il ne pardonna point, et n'y sut autre chose que
faire supposer une déclaration du malade toute différente de
celle qui étail authentiques faite par-devant notaire, signée du
testateur et des témoins, dûment légalisée et contrôlée. Deux
faussaires rédigèrent donc, quinze jours après, une contre-pro-
fession de foi en patois savoyard ; mais on n'osa pas supposer le
seing de celui auquel on avait eu la bêtise de l'attribuer. Voici
la lettre que M. de Voltaire écrivit sur ce sujet :
1. Blort, évêque d'Annecy. (K.)
2. Wagnièrc, dans ses Addilions au Commentaire historique, a transcrit,
page 75, la Déclaration authentique, et, page 83, la Profession de foi supposée.
Wagnière donne à cette occasion quelques détails [)iquant3. (11.)
116 COMMENTAIRE
« Je ne sais point mauvais gré à ceux qui m'ont fait parler
saintement dans un style si barbare et si impertinent. Ils ont pu
mal exprimer mes sentiments véritables, ils ont pu redire dans
leur jargon ce que j'ai publié si souvent en français; ils n'en ont
pas moins exprimé la substance de mes opinions. Je suis d'accord
avec eux : je m'unis à leur foi ; mon zèle éclairé seconde leur zèle
ignorant; je me recommande à leurs prières savoyardes. Je
supplie humblement les pieux faussaires qui ont fait rédiger
l'acte du 15 avril de vouloir bien considérer qu'il ne faut jamais
faire d'actes faux en faveur de la vérité. Plus la religion catho-
lique est vraie (comme tout le monde le sait), moins on doit
mentir pour elle. Ces petites libertés trop communes autorise-
raient d'autres impostures plus funestes : bientôt on se croirait
permis de fabriquer de faux testaments, de fausses donations, de
fausses accusations, pour la gloire de Dieu. De plus horribles
falsifications ont été employées autrefois.
« Quelques-uns de ces prétendus témoins ont avoué qu'ils
avaient été subornés, mais qu'ils avaient cru bien faire. Ils ont
signé qu'ils n'avaient menti qu'à bonne intention.
« Tout cela s'est opéré charitablement, sans doute à l'exemple
des rétractations imputées à MM. de Montesquieu, de La Chalo-
tais, de Monclar, et de tant d'autres. Ces fraudes pieuses sont à
la mode depuis environ seize cents ans. Mais quand cette bonne
œuvre va jusqu'au crime de faux, on risque beaucoup dans ce
monde, en attendant le royaume des cieux. »
Notre solitaire continua donc gaiement à faire un peu de bien
quand il le pouvait, en se moquant de ceux qui faisaient triste-
ment du mal, et en fortifiant, souvent par des plaisanteries, les
vérités les plus sérieuses.
Il avoua qu'il avait poussé trop loin cette raillerie contre
quelques-uns de ses ennemis. « J'ai tort, dit-il dans une de ses
lettres ; mais ces messieurs m'ayant attaqué pendant quarante
ans, la patience m'a échappé dix ans de suite. »
La révolution faite dans tous les parlements du roj'aurae, en
1771, devait l'embarrasser. Il avait deux neveux, dont l'un^ en-
trait au parlement de Paris, tandis que l'autre^ en sortait ; tous
deux d'un mérite distingué, et d'une probité incorruptible, mais
engagés l'un et l'autre dans des partis opposés. Il ne cessa de les
aimer également tous deux, et d'avoir pour eux les mêmes at-
1. L'abbé Mignot.
2. D'Hornoy.
HISTORIQUE. 117
tentions. Mais il se déclara hautement pour l'abolissement de la
vénalité, contre laquelle nous avons déjà cité^ les paroles éner-
giques du marquis d'Argenson. Le projet de rendre la justice
gratuitement, comme saint Louis, lui paraissait admirable. Il
écrivit surtout en faveur des malheureux plaideurs qui étaient
depuis quatre siècles obligés de courir à cent cinquante lieues
de leurs chaumières pour achever do se ruiner dans la capitale,
soit en perdant leur procès, soit même en le gagnant. Il avait
toujours manifesté ces sentiments dans plusieurs de ses
écrits : il fut fidèle à ses principes sans faire sa cour à per-
sonne.
Il avait alors soixante et dix-huit ans; et cependant en une
année il refit la Sophonisbe- de Mairet tout entière, et composa la
tragédie des Lois de Mlnos ^. Il ne regardait pas ces ouvrages, faits
à la hâte pour le théâtre de son château, comme de bonnes pièces.
Les connaisseurs ne dirent pas beaucoup de mal des Lois de
Minos. Mais il faut avouer que les ouvrages dramatiques qui n'ont
pas paru sur la scène, et ceux qui n'en sont pas restés longtemps
en possession, ne servent qu'à grossir inutilement la foule des
brochures dont l'Europe est surchargée, de même que les ta- y>
bleaux et les estampes qui n'entrent point dans les cabinets des
amateurs restent comme s'ils n'étaient pas.
L'an 177/j,il eut uneoccasion singulière* d'employer le même
empressement qu'il avait eu le bonheur de signaler dans les
funestes aventures des Calas et des Sirven.
U apprit qu'il y avait à Vesel, dans les troupes du roi de
Prusse, un jeune gentilhomme français d'un mérite modeste et
d'une sagesse rare. Ce jeune homme n'était que simple volon-
taire. C'était le même qui avait été condamné dans Abbeville au
supplice des parricides avec le chevalier de La Barre, pour ne
s'être pas mis à genoux, pendant la pluie, devant une procession
de capucins, laquelle avait passé à cinquante ou soixante pas
d'eux.
On avait ajouté à cette charge celle d'avoir chanté une clian-
son grivoise de corps de garde, faite depuis environ cent ans, et
d'avoir récité YOde à Priape de Piron. Cette ode de Piron était
une débauche d'esprit et de jeunesse, dont l'emportement fut
1. Page 89.
2. Voyez tome VII, page 29.
3. Voyez tome VII, page 103.
■i. Voyez, tome XXIX, page 37;j, le Cri du sang innorcnt.
118 COMMENTAIRE
jugé si pardonnable par le roi de France Louis XV, qu'ayant su
que l'auteur était très-pauvre, il le gratifia d'une pension sur sa
cassette. Ainsi celai qui avait fait la pièce fut récompensé par un
bon roi, et ceux qui l'avaient récitée furent condamnés par des
barbares de village au plus épouvantable supplice.
Trois juges d'Abbeville avaient conduit la procédure: leur
sentence portait que le chevalier de La Barre, et son jeune ami,
dont je parle, seraient appliqués à la torture ordinaire et extra-
ordinaire; qu'on leur couperait le poing, qu'on leur arracherait
la langue avec des tenailles, et qu'on les jetterait vivants dans les
flammes.
Des trois juges qui rendirent cette sentence deux étaient
absolument incompétents : l'un, parce qu'il était l'ennemi déclaré
des parents de ces jeunes gens ; l'autre, parce que s'étant fait
autrefois recevoir avocat, il avait depuis acheté et exercé un
emploi de procureur dans Abbeville ; que son principal métier
était celui de marchand de bœufs et de cochons ; qu'il y avait
contre lui des sentences des consuls de la ville d'Abbeville, et
que depuis il fut déclaré par la cour des aides incapable d'exercer
aucune charge municipale dans le royaume.
Le troisième juge, intimidé par les deux autres, eut la fai-
blesse de signer, et en eut ensuite des remords aussi cuisants
qu'inutiles.
Le chevalier de La Barre fut exécuté, à l'étonnement de toute
l'Europe, qui en frissonne encore d'horreur i. Son ami fut con-
damné par contumace, ayant toujours été dans le pays étranger
avant le commencement du procès.
Ce jugement si exécrable et en même temps si absurde, qui
a fait un tort éternel à la nation française, était bien plus con-
damnable que celui qui fit roaor l'innocent Calas : car les juges
de Calas ne firent d'a;:;re faute que celle de se tromper, et le
crime des juges d'Abbeville fut d'être barbares en ne se trompant
pas. Ils condamnèrent deux enfants innocents à une mort aussi
cruelle que celle de Bavaillac et de Damiens, pour une légèreté
qui ne méritait pas huit jours de prison. L'on peut dire que
depuis la Saint-Barthélémy il ne s'était rien passé de plus affreux.
Il est triste de rapporter cet exemple d'une férocité brutale,
qu'on ne trouverait pas chez les peuples les plus sauvages; mais
la vérité nous y oblige. On doit surtout remarquer que c'est dans
1. Voyez, tome XXV, page 501, la Relation de la mort du chevalier de La
Barre.
HISTORIQUE. 119
les temps du plus grand luxe, sous l'empire de la mollesse et de
la dissolution la plus efifrénée, que ces horreurs ont été commises
par piété.
M. de Voltaire ayant donc su qu'un de ces jeunes gens, vic-
time du plus détestable fanatisme qui ait jamais souillé la terre,
était dans un régiment du roi de Prusse, en donna avis à ce
monarque, qui sur-le-champ eut la générosité de le faire officier.
Le roi de Prusse s'informa plus particulièrement de la conduite
du jeune gentilhomme : il sut qu'il avait appris sans maître l'art
du génie et du dessin; il sut combien il était sage, réservé, ver-
tueux ; combien sa conduite condamnait ses prétendus juges
d'Abbeville. Il daigna l'appeler auprès de sa personne, lui donna
une compagnie, le créa son ingénieur, l'honora d'une pension,
et répara ainsi, par la bienfaisance, le crime de la barbarie et
de la sottise. Il écrivit à M. de Voltaire, dans les termes les phis
touchants, tout ce qu'il daignait faire pour ce militaire aussi
estimable qu'infortuné. Nous avons été tous témoins de cette
aventure si horriblement déshonorante pour la France, et si
glorieuse pour un roi philosophe. Ce grand exemple instruira
les hommes, mais les corrigera-t-il ?
Immédiatement après, notre vieillard réchauffa les glaces de
son âge pour profiter des vues patriotiques d'un nouveau
ministre S qui, le premier en France, débuta par être le père du
peuple. La patrie que M. de Voltaire s'était choisie dans le pays
de Gex est une langue de terre de cinq à six lieues sur deux,
entre le mont Jura, le lac de Genève, les Alpes, et la Suisse. Ce
pays était infesté par environ quatre-vingts sbires des aides et
gabelles, qui abusaient de la dignité de leur bandoulière pour
vexer horriblement le peuple à l'insu de leurs maîtres. Le pays
était dans la plus effroyable misère. Il fut assez heureux pour
obtenir du bienfaisant ministre un traité par lequel cette solitude
(je n'ose pas dire province) fut délivrée de toute vexation : elle
devint libre et heureuse. « Je devrais mourir après cela, dit-il,
car je ne puis monter plus haut. »
Il ne mourut pourtant pas cette fois-là ; mais son noble
émule, son illustre adversaire, Catherin Fréron, mourut-. Une
chose assez plaisante à mon gré, c'est que M. de Voltaire reçut
de Paris une invitation de se trouvera l'enterrement de ce pauvre
diable. Une femme, qui était apparemment de la famille, lui
1. Turfe'ot.
2. 10 mars 1770.
no COMMENTAIRE
écrivit une lettre anonyme que j'ai entre les mains ;elle lui pro-
posait très-sérieusement de marier la fille de Fréron, puisqu'il
avait marié la descendante de Corneille. Elle l'en conjurait avec
beaucoup d'instance ; et elle lui indiquait le curé de la Made-
leine à Paris, auquel il devait s'adresser pour cette affaire.
M. de Voltaire me dit : « Si Fréron a fait le Cid, Cinna et Polyeucte,
je marierai sa fille sans difficulté. »
11 ne recevait pas toujours des lettres anonymes. Un M. Clé-
ment lui en adressait plusieurs au bas desquelles il mettait son
nom '. Ce Clément, maître de quartier dans un collège de Dijon,
et qui se donnait pour maître dans l'art de raisonner et dans l'art
d'écrire, était venu à Paris vivre d'un métier qu'on peut faire
sans apprentissage. Il se fit folliculaire. M. l'abbé de Voisenon
écrivit : Zoïle genuit Mœvium , Mxvius genuit Guyo'-Besfontaims,
Guyot aulem genuit Fréron, Fréron autem genuit Clément ; et voilà
comme on dégénère dans les grandes maisons. Ce M. Clément
avait attaqué le marquis de Saint-Lambert, M, Delille, et plu-
sieurs autres membres de l'Académie, avec une véhémence que
n'ont pas les plaideurs les plus acharnés quand il s'agit de
toute leur fortune. De quoi s'agissait-il? De quelques vers. Cela
ressemble au docteur de Molière, qui écume de colère de ce qu'on
a dit forme de chapeau, et non pas figure de chapeau. Voici ce
que M. de Voltaire en écrivit à M. l'abbé de Voisenon -:
Il est bien vrai que l'on m'annonce
Les lettres de maître Clément.
Il a beau m'écrire souvent,
Il n'obtiendra point de réponse.
Je ne serai pas assez sot
Pour m'embarquer dans ces querelles.
Si c'eût été Clément Marot,
Il aurait eu de mes nouvelles.
(( Mais pour M. Clément tout court, qui, dans un volume beau-
coup plus gros que la Henriade ^, me prouve que la Henriade ne
i. Voyez quatre lettres de Clément, dans la Correspondance.
2. Le passage rapporté ici est tout ce qui reste de cette lettre de Voltaire à
Voisenon.
3. Clément publia, en 1773, une Première lettre à M. de Voltaire, qui fut sui-
vie de huit autres sous le titre de Seconde, Troisième, etc. C'est dans les septième
et liuitième, qui ont plus de 550 pages, qu'il critique la Henriade.
HISTORIQUE. 421
vaut pas grand'cliose ; hélas ! il y a soixante ans que je le savais
comme lui. J'avais débuté à vingt ans par le second chant de la
Henriade. J'étais alors tel qu'est aujourd'hui M. Clément, je ne
savais de quoi il était question. Au lieu de faire un gros livre
contre moi, que ne fait-il une Henriade meilleure? Cela est si
aisé ! »
Il y a des sortes d'esprits qui, ayant contracté l'habitude
d'écrire, ne peuvent y renoncer dans la plus extrême vieillesse :
tels furent Huet et Fontenelle. Notre auteur, quoique accablé
d'années et de maladies, travailla toujours gaiement. VÉpître à
Boileau^, VÈpître à Horace'^, la Tactique^, le Dialogue de Pégase et du
Vieillard'', Jean qui pleure et quirit^, et plusieurs petites pièces
dans ce goût, furent écrites à quatre-vingt-deux ans. Il fit aussi
les Questions sur l'Encyclopédie^. On faisait plusieurs éditions à la
fois de chaque volume à mesure qu'il en paraissait un. Ils sont
tous imprimes assez incorrectement.
Il y a sur l'article 31cssic un fait assez étrange, et qui montre
que les yeux de l'envie ne sont pas toujours clairvoyants. Cet
article 3Iessie\ déjà imprimé dans la grande Encyclopédie ûeV'àris,
est de M. Polier de Bottens, premier pasteur de l'Église de Lau-
sanne, homme aussi respectable par sa vertu que par son érudi-
tion. L'article est sage, profond, instructif. Nous en possédons
l'original, écrit de la propre main de l'auteur. On crut qu'il était
de M. de Voltaire, et on y trouva cent erreurs. Des qu'on sut qu'il
était d'un prêtre, l'ouvrage fut très-chrétien.
Parmi ceux qui tombèrent dans ce piège, il faut daigner
compter l'ex-jésuite Nonotte. C'est ce même homme qui s'avisa
de nier qu'il y eût dans le Dauphiné une petite ville de Livron ^
assiégée par l'ordre de Henri III ; qui ne savait pas que des rois
de la première race avaient eu plusieurs femmes à la fois^ ; qui
ignorait qu'Eucherius était le premier auteur de la fable de la
légion thébaine^o. C'estluiqui écrivit deux volumes contre l'^'ssai
sur les Mœurs et l'Esprit des naiions,et qui se méprit à chaque page
4. Voj'ez tome X.
2. Voyez ibid.
3. Voyez tome X, pag-e 187.
4. Voyez ibid., page 195.
.5- Voyez tome IX, page 55G.
6. Les Questions sur l' lincyclopêdie parurent de 1770 à 177'J.
7. Voyez tome XX, pag-e 02.
8. Voyez tome XXVII, page 402.
9 Voyez tome XIX, page 100; XXIV, 489; XXVI, 1 Vt.
10. Voyez tome XXIV, page 487 ; XXVI, 142.
122 COMMENTAIRE
de ces deux volumes. Son livre se vendit, parce qu'il attaquait un
homme connu.
Le fanatisme de ce Nonotte était si parfait que, dans je ne
sais quel dictionnaire philosophique religieux ^ ou antiphiloso-
phiqiie, il assure, à l'article Miracle, qu'une hostie, percée à coups
de canif dans la ville de Dijon, répandit vingt palettes de sang ;
et qu'une autre hostie, ayant été jetée au feu dans Dole, s'en alla
voltigeant sur l'autel. Frère Nonotte, pour démontrer la vérité de
ces deux faits, cite deux vers latins d'un président Boisvin, Franc-
Comtois :
Impie, quid dubitas hominemque Deumque fateri ?
Se probat esse hominem sanguine, et igné Deum.
Ce qui signifie, en réduisant ces deux vers impertinents à un
sens clair : « Impie, pourquoi hésites-tu à confesser un homme
Dieu? Il prouve qu'il est homme par le sang, et Dieu par les
flammes. »
On ne peut mieux prouver : et c'est sur cette preuve que
Nonotte s'extasie, en disant: « Telle est la manière dont on doit
procéder pour régler sa créance sur les miracles. »
Mais ce bon Nonotte, en réglant sa créance sur des injures
de théologien et sur des raisonnements de petites-mai.sons, ne
savait pasquil y a plus de soixante villes en Europe où le peuple
prétend qu'autrefois les juifs donnèrent des coups de couteau à
des hosties qui répandirent du sang: il ne sait pas qu'on fait
encore aujourd'hui commémoration à Bruxelles d'une pareille
aventure ; et j'y ai entendu, il y a quarante ans, cette belle
chanson :
Gaudissons-nou?, bons chrétien?, au supplice
Du vilain juif appelé Jonathan,
Qui sur l'autel a, par grande malice,
Assassiné le Irès-saint sacrement.
Il ne connaît pas le miracle de la rue aux Ours à Paris, où le
peuple brûle tous les ans la figure d'un Suisse ou d'un Franc-
Comtois qui assassina la sainte Vierge et l'enfant Jésus au bout
de la rue ; et le miracle des Carmes nommés Billettes S et cent
1. Dictionnaire philosophique de la religion, 1772, quatre volumes in-12.
L'abbé Chaudon est le principal auteur du Dictionnaire antiphilosophique., 1767,
in-8°.
2. Ce miracle est de 1290, sous Philippe IV ou le Bel ; voyez VHistoire de
Paris, par J.-A. Dulaure, seconde édition, tome III, page 64.
HISTORIQUE. 123
autres miracles daus ce goût, célébrés par la lie du peuple, et
mis en évidence par la lie des écrivains, qui veulent qu'on croie
à ces fadaises comme au miracle des noces de Cana et à celui
des cinq pains.
Tous ces pères de l'Église, les uns en sortant de Bicêtre, les
autres en sortant du cabaret, quelques-uns en lui demandant
l'aumône, lui envoyaient continuellement des libelles et des
lettres anonymes; il les jetait au feu sans les lire. C'est en réflé-
chissant sur rinfcâme et déplorable métier de ces malheureux
soi-disant gens de lettres qu'il avnit composé la petite pièce de
vers intitulée le Pauvre Diable, dans laquelle il fait voir évi-
demment qu'il vaut mille fois mieux être laquais ou portier dans
une bonne maison* que de traîner dans les rues, dans un café,
et dans un galetas, une vie indigente qu'on soutient à peine, en
vendant à des libraires des libelles où l'on juge les rois, où l'on
outrage les femmes, où l'on gouverne les Étals, et où l'on dit à
son prochain des injures sans esprit.
Dans les derniers temps il avait une profonde indifférence
pour ses propres ouvrages, dont il fit toujours peu de cas, et
dont il ne parlait jamais. On les réimprimait continuellement
sans même l'en instruire. Une édition de la Henriade, ou des
tragédies, ou de l'histoire, ou de ses pièces fugitives, était-elle
sur le point d'être épuisée, une autre édition lui succédait sur-
le-champ. Il écrivait souvent aux libraires : « N'imprimez pas
tant de volumes de moi ; on ne va point à la postérité avec un si
gros bagage ^ » On ne l'écoutait pas : on le réimprimait à la
hâte ; on ne le consultait point; et, ce qui est presque incroyable
et très-vrai, c'est qu'on fit à Genève une magnifique édition
'm-k° dont il ne vit jamais une seule feuille, et dans laquelle on
inséra plusieurs ouvrages qui ne sont pas de lui, et dont les
auteurs sont connus. C'est ù propos de toutes ces éditions qu'il
disait et qu'il écrivait à ses amis : <( Je me regarde comme un
homme mort dont on vend les meubles-. »
1. Voltaire avait dit, en 1773, dans son Dialogue de Pégase et du Vieillard :
On ne va point, mon fils, fùt-on sur toi monté,
Avec ce gros bagage à la postérité.
2. Cette édition in-i" pèche par le désordre qui défigure plusieurs tomes, par
le ridicule de faire suivre une pièce composée en 1770 par une faite en 1720, par
la profusion de cent petits ouvrages de société qui ne sont pas de l'auteur, et qui
sont indignes du public; enfin par beaucoup de fautes typographiques. Cependant
elle peut être recherchée pour la beauté du papier, du caractère et des estampes.
{ISote de Voltaire.) — Cette note, conservée dans le tome XXX de l'édition
i24 COMMENTAIRE
Le premier magistrat et le premier pastear évangélique de
Lausanne ayant établi une imprimerie dans cette ville, on y fit,
sous le nom de Londres, une édition appelée complète. Les édi-
teurs y ont inséré plus de cent petites pièces en prose et en vers
qui ne peuvent être ni de lui, ni d'un homme de goût, ni d'un
homme du monde, telles que celle-ci, qui se trouve dans les
opuscules de l'ahhé de Grécourt ^ :
Belle maman, soyez l'arbitre
Si la fièvre n'est pas un titre
Suffisant pour me disculper.
Je suis au lit comme un bélître,
Et c'est à force de lamper ;
Mais j'espère d'en réchapper, *
Piiisqu'en recevant cette épitre
L'Amour me dresse mon pupitre.
Telle est une apothéose de W^-^ Lecouvreur, faite par un pré-
cepteur nommé Bonneval :
Quel contraste frappe mes yeux !
Melporaène ici désolée
Élève, avec l'aveu des dieux,
Un magnifique mausolée.
Telle est cette pièce misérable :
Adieu, ma pauvre tabatière,
Adieu, doux fruit de mes écus.
Telle est cette autre, intitulée le Loup moraliste.
Telle est je ne sais quelle ode, qui semble être d'un cocher de
■ Vertamon devenu capucin, intitulée le vrai Dieu.
Ces bêtises étaient soigneusement recueillies dans l'édition
complète, d'après les livres nouveaux de M""^ Oudot-, les Alma-
nachs des Muses, le Portefeuille retrouvé ^ et les autres ouvrages
in-4°, et que je rétablis d'après l'édition originale, avait été omise dans les édi-
tions de Kehl et dans beaucoup d'autres. (B.)
1. Les pièces que Voltaire désavoue ici avaient été déjà désavouées par lui. en
1773, dans une des notes de son Dialogue de Pégase et du Vieillard.
2. Imprimeur à Troyes, dont les presses reproduisaient les romans des Quatre
fils Aymon, de Huon de Bordeaux, de Jean de Paris, les Faits et proesses du
noble et vaillant Hercules, et autres faisant partie de ce qu'on appelle la Biblio-
thèque bleue.
3. L'ou\-rage dont parle Voltaire est intitulé le Portefeuille trouvé: voyez la
note, tome VI, page 337.
HISTORIQUE. 125
de génie qui bordent à Paris le Pont-Neuf et le quai des ïhéa-
tins. Elles se trouvent en très-grand nombre dans le vingt-lroi-
sième tome de cette édition de Lausanne. Tout ce fatras est fait
pour les halles. Les éditeurs ont eu encore la bonté d'imprimer
à la tête de ces platitudes dégoûtantes : Le tout revu et corrujè par
l'auteur même, qui assurément n'en avait rien vu. Ce n'est pas
ainsi que Robert Estienne imprimait. L'antique disette de livres
était bien préférable à cette multitude accablante d'écrits qui
inondent aujourd'hui Paris et Londres, et aux sonnets qui pleu-
venl dans l'Italie.
Quand on falsifia quelques-unes de ses lettres qu'on imprima
en Hollande, sous le litre de Lettres secrètes^, il parodia cette
ancienne épigramme :
Voici donc mes lettres secrètes,
Si secrètes que pour lecteur
Elles n'ont que leur imprimeur,
Et ces messieurs qui les ont faites.
Nous voulons bien ne pas dire quel est le galant homme qui
fit imprimer en 1766, à Amsterdam, sous le titre de Genève, les
Lettres de M. de Voltaire à ses amis du Parnasse^, avec des notes
historiques et critiques. Cet éditeur compte parmi ces amis du
Parnasse la reine de 8uède, l'électeur Palatin, le roi de Pologne,
le roi de Prusse. Voilà de bons amis intimes et un beau Par-
nasse. L'éditeur, non content de cette extrême impertinence, y
ajouta, pour vendre son livre, la friponnerie dont La Beaumelle
avait donné le premier exemple. Il falsiûa quelques lettres qui
avaient en effet couru, et entre autres une lettre sur les langues
française et italienne, écrite en 1761 à M. Tovazzi Deodati^, dans
laquelle ce faussaire déchire, avec la plus plate grossièreté, les
plus grands seigneurs de France. Heureusement il prêtait son
style à l'auteur sous le nom duquel il écrivait pour le perdre.
Il fait dire à M. de Voltaire que les dames de Versailles sont
d'agréables commères, et que J.-J. Rousseau est leur toutou*.
C'est ainsi qu'en France nous avons eu de puissants génies à
deux sous la feuille, qui ont fait les lettres de Ninon, de Main-
i. Voyez tome XXVI, page 135.
2. Voyez, sur ces Lettres, l'Appel au public, tome XXV, page 579,
3. Voyez tome XLI, page It!6.
4. Voyez une note, tome XXV, papu 58t.
426 C03IMENTAIRE HISTORIQUE.
tenon, du cardinal Albéroni , de la reine Christine, de Man-
drin, etc. Le plus naturel de ces beaux esprits^ était celui qui
disait : (( Je m'occupe à présent à faire des pensées de La Roche-
foucauld ^ »
1. Capron, dentiste très-connu dans son temps. (K.)
2. L'édition originale et quelques réimpressions se terminaient ainsi :
« Nous allons donner quelques véritables lettres de M. de Voltaire, d'après
ses propres minutes, que nous conservons : nous ne publions que celles dont on
peut retirer quelque utilité. »
Et sous le titre de Lettres véritables de M. de Voltaire, on donnait vingt-neuf
lettres ou morceau-v ayant la forme épistolaire, qui sont soit dans la Correspon-
dance, soit dans les Mélanges de la présente édition.
FIN DU COMMEMAIRE 11 IST OIUQl'E.
ELOGES
DE VOLTAIRE
AVERTISSEMENT
DES ÉDITEURS DE L'ÉDITION DE KEHL
On a cru devoir imprimer ici ces deux Éloges, consacrés à la mémoire
de Voltaire par deux de ses disciples.
L'Éloge prononcé solennellement dans l'Académie de Prusse est une
assez belle réparation de la tyrannie exercée à Francfort. Ce n'est pas,
comme les hommes puissants sont trop tentés de le croire, que des louanges
expient des injustices, et qu'ils n'aient plus rien à se reprocher lorsqu'ils
ont daigné dire quelque bien de ceux qui ont été opprimés par leurs ordres.
Cette contradiction coûte moins à leur amour-propre que le noble aveu d'une
erreur ; et nous sommes fâchés que le roi de Prusse ne se soit pas élevé au-
dessus de cette petitesse commune.
Le discours de M. de La Harpe est un monument élevé par l'admiration
et par la reconnaissance. Aucun des hommes de lettres dont Voltaire a été
le maître et le modèle n'a plus hérité de la justesse et de la pureté de son
goût, et ne s'est montré plus digne, par ses propres ouvrages, de louer en
lui l'écrivain et le poëte.
Autrefois chaque auteur mettait bonnement à la tôte de ses livres les
éloges en vers que ses amis s'étaient hâtés d'en faire d'avance; et depuis
peu on a grossi les éditions de plusieurs écrivains célèbres d'un fatras de
critiques, de réfutations, et d'apologies. Nous sommes loin d'approuver ces
petites ruses de la vanité des auteurs et de l'avarice des éditeurs; mais il
n'en est pas moins vrai que les ouvrages dont un homme célèbre est l'objet
sont mieux placés dans la collection de ses œuvres, lorsque le nom de leur
auteur ou leur mérite réel les en rend dignes, que dans les œuvres de ceux
mêmes qui les ont faits. C'est un défaut dans un ouvrage d'être plus
recherché pour l'auteur que pour le sujet. Gela prouve ou que le sujet a été
mal choisi, ou que l'auteur l'a traité avec plus de prétention que de raison
ou de goût.
ÉLOGE
DE VOLTAIRE
m A L ACADEMIIC nOYALE DES SCIENCES ET B E L L E S -L E TT R E S DE BERLIN,
DANS UNE ASSEMBLÉE PUBLIQUE EXTRAORDINAIRE
CONVOQUÉE POUR CET OBJET. LE 26 NOVEMBRE 177 8'.
.Messieurs,
Dans tous les siècles, surtout chez les nations les plus ingénieuses et les
plus polies, les hommes d'un génie élevé et rare ont été honorés pendant
leur vie, et encore plus après leur mort. On les considérait comme des
phénomènes qui répandaient leur éclat sur leur patrie. Les premiers légis-
lateurs qui apprirent aux liommes ii vivre en société; les premiers héros
qui défendirent leurs concitoyens; les philosophes qui pénétrèrent dans les
abîmes de la nature, et qui découvrirent quelques vérités; les poêles qui
transmirent les belles actions de leurs contemporains aux races futures: tous
ces hommes furent regardés commodes êtres supérieurs h l'espèce humaine.
1. Tel est le titre dn cet Ëloge, dans les éditions séparées qui on furent faites
en 1778, et dans les OEuvres de Frédéric II, roi de Prusse, qui en est l'auteur.
Dans les éditions de Kehl, cet Éloge est imprimé dans le dernier volume (tome
LXX, in-S", ou tome XCII, in-1'2). Depuis lors on l'a imprimé le plus souvent dans
le môme volume que la Vie de Voltaire, disposition que nous avons suivie.
Frédéric l'avait composé au camp de Schazlar, pendant la guerre de 1778
pour la succession de la Bavière.
Grimm, en annonçant cet Éloge, dit dans sa Correspondance {\iinvier 1779) :
« S'il était beau de voir, comme le dit M. de Volt:ui-e, le grand Condé pleu-
rant aux vers du grand Corneille, il est encore plus beau de voir le grand Fré-
déric au milieu du tumulte des armes consacrer quelques-unes de ses veilles à
la mémoire du grand Voltaire.
« Toute l'Europe sait que cet éloge est du roi de Prusse, et ce titre seul suf-
firait pour en faire un monument éternellement précieux aux lettres. Si l'on s'est
permis de désirer quelque chose dans cet ouvrage, c'est que la forme en fût moins
oratoire, moins académique; on croit qu'un style plus abandonné lui eut laissé
davantage l'empreinte du caractère et du génie de son auguste autour. Le i)lus
grand prix dont cet éloge pouvait être susceptible, c'était de montrer sans cesse
Frédéric à côté de Voltaire, le héros à côté de l'homme de lettres, unis par la
même passion pour les arts, et se couvrant mutuellement de l'éclat de leur gloire. )>
432 ÉLOGE DE VOLTAIRE
On les croyait favorisés d'une inspiration particulière de la Divinité. De là
vint qu'on éleva des autels à Socrate, qu'Hercule passa pour un dieu, que
la Grèce lionorait Orphée, et que sept villes se dispulèrent la gloire d'avoir
vu naître Homère. Le peuple d'Athènes, dont l'éducation était la plus per-
fectionnée, savait l'Iliade par cœur, et célébrait avec sensibilité la gloire
de ses anciens héros dans les chants de ce poëme. On voit également que
Sophocle, qui remporta la palme du théâtre, fut en grande estime pour ses
talents; et de plus, que la république d'Athènes le revêtit des charges les
plus considérables. Tout le monde sait combien Eschine, Périclès, Démos-
thène, furent estimés; et que Périclès sauva deux fois la vie à Diagoras;
la première, en le garantissant contre la fureur des sophistes, et la seconde
fois, en l'assistant par ses bienfaits. Quiconque en Grèce avait des talents
était sûr de trouver des admirateurs, et même des enthousiastes : ces puissants
encouragements développaient le génie, et donnaient à l'esprit cet e?sor qui
l'élève, et lui fait franchir les bornes de la médiocrité. Quelle émulation
n'était-ce pas pour les philosophes dapprendre que Philippe de Macédoine
choisit Aristote comme le seul précepteur digne d'élever Alexandre 1 Dans
ce beau siècle, tout mérite avait sa récompense^, tout talent ses honneurs.
Les bons auteurs étaient distingués; les ouvrages de Thucydide, de Xéno-
phon, se trouvaient entre les mains de tout le monde; enfin chaque citoyen
semblait participer à la célébrité de ces génies qui élevèrent alors le nom
de la Grèce au-dessus de celui de tous les autres peuples.
Bientôt après, Rome nous fournit un spectacle semblable. On y voit
Cicéron qui, par son esprit philosophique et par son éloquence, s'éleva au
comltle des honneurs. Lucrèce ne vécut pas assez pour jouir de sa répu-
tation. Virgile et Horace furent honorés des suffrages de ce peuple roi; ils
furent admis aux familiarités d'Auguste, et participèrent aux récompenses
que ce tyran adroit répandait sur ceux qui, célébrant ses vertus, faisaient
illusion sur ses vices.
A l'époque de la renaissance des lettres dans notre Occident, l'on se
rappelle avec plaisir l'empressement avec lequel les Médicis et quelques
souverains pontifes accueillirent les gens de lettres. On sait que Pétrarque
fut couronné poëte, et que la mort ravit au Tasse l'honneur d'être couronné
dans ce même Capitole où jadis avaient triomphé les vainqueurs de l'univers.
Louis XIV, avide de tout genre de gloire, ne négligea pas celui de récom-
penser ces hommes extraordinaires que la nature produisit sous son règne.
Il ne se borna pas à combler de bienfaits Bossuet, Fénelon, Racine,
Despréaux; il étendit sa munificence sur tous les gens de lettres, en quelque
pays qu'ils fussent^, pour peu que leur réputation fût parvenue jusqu'à lui.
Tel est le cas qu'ont fait tous les âges de ces génies heureux qui semblent
ennoblir l'espèce humaine, et dont les ouvrages nous délassent et nous con-
solent des misères de la vie. Il est donc bien juste que nous payions aux
mânes du grand homme dont l'Europe déplore la perte le tribut d'éloges
et d'admiration qu'il a si bien mérité.
1. Voyez tome XIV, page 443.
PAR LE ROI DE PRUSSE. 133
Nous ne nous proposons pas, messieurs, d'entrer dans le détail de la vie
privée de M. de Voltaire. L'histoire d'un roi doit consister dans l'énumé-
ration des bienfaits qu'il a répandus sur ses peuples; celle d'un guerrier,
dans ses campagnes; celle d'un homme de lettres, dans l'analyse de ses
ouvrages: les anecdotes peuvent amuser la curiosité; les actions instruisent.
Mais comme il est impossible d'examiner en détail la multitude d'ouvrages
que nous devons à la fécondité de M. de Voltaire, vous voudrez bien, mes-
sieurs, vous contenter de l'esquisse légère que je vous en tracerai, me bor-
nant d'ailleurs à n'effleurer qu'en passant les événements principaux de sa
vie. Ce serait donc déshonorer M. de Voltaire que de s'appesantir sur des
recherches qui ne concernent que sa famille. A l'opposé de ceux qui doivent
tout à leurs ancêtres, et rien à eux-mêmes, il devait tout à la nature r il fut
seul l'instrument de sa fortune et de sa réputation. On doit se contenter de
savoir que ses parents, qui avaient des emplois dans la robe, lui donnèrent
une éducation honnête; il étudia au collège de Louis-le-Grand, sous les Pères
Porée et Tournemine, qui furent les premiers à découvrir les étincelles de
ce feu brillant dont ses ouvrages sont remplis.
Quoique jeune, M. de Voltaire n'était pas regardé comme un enfant
ordinaire ; sa verve s'était déjà fait connaître. C'est ce qui l'introduisit dans
la maison de M™* de Rupelmonde ^ : cette dame, charmée de la vivacité
d'esprit et des talents du jeune poé'te, le produisit dans les meilleures
sociétés de Paris. Le grand monde devint pour lui l'école où son goût acquit
ce tact fin, cette politesse, et cette urbanité à laquelle n'atteignent jamais
ces savants érudits et solitaires qui jugent mal de ce qui peut plaire à la
société raffinée, trop éloignée de leur vue pour qu'ils puissent la connaître.
C'est principalement au ton de la bonne compagnie, à ce vernis répandu
dans les ouvrages de M. de Voltaire, que ceux-ci doivent la vogue dont ils
jouissent.
Déjà sa tragédie d'Œdipe et quelques vers agréables de société avaient
paru dans le public, lorsqu'il se débita à Paris une satire en vers indécents
conl,re le duc d'Oiléans, alors régent de France. Un certain Lagrange ^,
auteur de cette œuvre de ténèbres, pour éviter d'être soupçonné, trouva le
moyen de la faire passer sous le nom de M. de Voltaire. Le gouvernement
agit avec piécipitation ; le jeune poëte, tout innocent qu'il était, fut arrêté,
et conduit à la Bastille, où il demeura quelques mois ^. Mais, comme le
propre de la vérité est de se faire jour tôt ou tard, le coupable fut puni \
et M. de Voltaire justifié et relâché. Croiriez-vous, messieurs, que ce fut à
I. A qui Voltaire adressa VÈpilre A Uranie: voyez tome IX, page 308.
2 Lagrange-Chancel est auteur des l'hilippiqiies, odes ])Our lesquelles il fut
emprisonné plusieurs années, mais qui n'ont jamais été attribuées à Voltaire. La
pièce qui fit, dit-on, mettre Voltaire <à la Bastille était intitulée Les f ai vu; elle
est dans les Documents biographiques, n" III, à la suite de la Vie de Voltaire,
dans le présent volume.
3. Entré à la Bastille le 17 mai 1717, Voltaire n'en sortit que le M avril 1718.
4. Il ne paraît pas que Le Brun ait été puni. Mais Frédéric croyait que c'était
l'ouvrage de Lagrange qu'on avait attribué à Voltaire.
134 ÉLOGE DE VOLTAIRE
la Bastille même que notre jeune poëte composa les deux premiers chants
de sa Henriade ? cependant cela est vrai : sa prison devint un Parnasse
pour lui, oîi les muses l'inspirèrent. Ce qu'il y a de certain, c'est que le
second chant est demeuré tel qu'il l'avait d'abord minuté : faute de papier
et d'encre, il en apprit les vers par cœur, et les retint.
Peu après son élargissement, soulevé contre les indignes traitements et
les opprobres dont il avait enduré la honte dans sa patrie, il se retira en
Angleterre ^, oii il éprouva non-seulement l'accueil le plus favorable du
public, mais où bientôt il forma un nombre d'enthousiastes. Il mit à Londres
la dernière main à la Henriade, qu'il publia alors sons le nom du Poème
de la Ligue. Notre jeune poëte, qui savait tout mettre à profit, pendant
qu'il fut en Angleterre s'appliqua principalement à l'étude de la philosophie.
Les plus sages et les plus profonds philosophes y fleurissaient alors. Il saisit
le fil avec lequel le circonspect Locke s'était conduit dans le dédale de la
métaphysique, et, refrénant son imagination impétueuse, il l'assujettit aux
calculs laborieux de l'immortel Newton. Il s'appropria si bien les décou-
vertes de ce philosophe, et ses progrès furent tels, que, dans un abrégé ^,
■1 exposa si clairement le système de ce grand homme qu'il le rnit à la
portée de tout le monde.
Avant lui, M. de Fontenelle était l'unique philosophe qui, répandant
des fleurs sur l'aridité de l'astronomie, Teùt rendue susceptible d'amuser le
loisir du beau sexe. Les Anglais étaient flattés de trouver un Français qui,
non content d'admirer leurs philosophes, les traduisait dans sa langue. Tout
ce qu'il y avait de plus illustre à Londres s'empressait à le posséder; jamais
étranger ne fut accueilli plus favorablement de cette nation; rnais, quelque
flatteur que fût ce triomphe pour l'amour-propre, l'amour de la patrie l'em-
porta dans le cœur de notre poëte, et il retourna en France.
Les Parisiens, éclairés par les suffrages qu'une nation aussi savante que
profonde avait donnés à notre jeune auteur, commencèrent à se douter que
dans leur sein il était né un grand homme. Alors parurent les Lettres sur
les Anglais ^, oh. l'auteur peint avec des traits forts et rapides les mœurs,
les arts, les religions, et le gouvernement de cette nation. La tragédie de
Brulus *, faite pour plaire à ce peuple libre, succéda bientôt après, ainsi
que Mariamnej et une foule d'autres pièces ^.
Il se trouvait alors en France une dame célèbre par son goût pour les
arts et pour les sciences. Vous devinez bien, messieurs, que c'est de l'il-
lustre marquise du Chàtelet dont nous voulons parler. Elle avait lu les
ouvrages philosophiques de notre jeune auteur; bientôt elle 6t sa connais-
sance ; le désir de s'instruire, et l'ardeur d'approfondir le peu de vérités
qui sont à la portée de l'esprit humain, resserra les liens de cette amitié, et
1. Le voyage de Voltaire en Angleterre n'est que de 1726.
2. Les Éléments de la Philosophie de Newton; vojez tome XXII, page 393.
3. Ou Lettres philosophiques; voyez tome XXII, page 75.
4. Tome II, page 301.
5. Mariamne, jouée le 6 mars 1724, est antérieure de deux ans au voyage de
Voltaire à Londres.
PAR LE ROI DE PRUSSE. 43S
la rendit indissoluble. M'"" du Chàtolet abandonna tout de suite la
Théodicée de Leibnitz, et les romans ingénieux de ce philosophe, pour
adopter à leur place la méthode circonspecle et prudente de Locke, moins
propre à satisfaire une curiosité avide qu'à contenter la raison sévère. Elle
apprit assez de géométrie pour suivre Newton dans les calculs abstraits;
son applicalion fut même assez persévérante pour composer un abrégé de ce
système à l'usage de son llls. Cirey devint bientôt la retraite philosophique
de ces deux amis. lis y composaient, chacun de son côté, des ouvrages de
genres différents qu'ils se communiquaient, tâchant, par des remarques réci-
proques, de porter leurs productions au degré de perfection où elles pou-
vaient probablement atteindre. Là furent composés Zdire ^, Alzire, Mérope,
SémiramiSj, Calilina, Éleclre ou Oreste.
M. de Voltaire, qui faisait tout entrer dans la sphère de son activité, ne
se bornait pas uniquement au plaisir d'enrichir le théâtre par ses tragédies.
Ce fut proprement pour l'usage de la marquise du Chàtelet qu'il composa
son Essai sur les Mœurs et l' Esprit des Jïations ; V Histoire de Louis XIV^
et Y Histoire de Charles A'ilj, avaient déjà paru ^.
Un auteur d'autant de génie, aussi varié que correct, n'échappa point à
l'Académie française; elle le revendiqua comme un bien qui lui appartenait^
[1 devint membre de ce corps illustre ^, dont il fut un des plus beaux orne-
ments. Louis XV l'honora de la charge de son gentilhomme ordinaire, et de
celle d'historiographe de France, qu'il avait, pour ainsi dire, déjà remplie,
en écrivant V Histoire de Louis A'IV.
Quoique M. de Voltaire fût sensible à des marcjues d'approbation aussi
éclatantes, il l'était pourtant davantage à l'amitié. Inséparablement lié avec
M""' du Chàtelet, le brillant d'une grande cour n'offuS(iua par ses yeux
au point de lui faire préférer la splendeur de Versailles au séjour de Luné-
ville, bien moins à la retraite champêtre de Cirey. Ces deux amis y jouissaient
paisiblement de la portion de bonheur dont l'humanité est susceptible, quand
la mort de la marquise du Cliâtelet mit fin ;i cette belle union. Ce fut un
coup assommant pour la sensibdité de M. de Voltaire, qui eut besoin de
toute sa philosophie pour y résister.
Précisément dans le temps qu'il faisait usage de toutes ses forces pour
apaiser sa douleur, il fut appelé à la cour de Prusse. Le roi, qui l'avait vu
en l'année 1740, désirait de posséder ce génie aussi rare qu'éminent; ce
fut en 1752 qu'il vint à Berlin*. Rien n'échappait à ses connaissances; sa
conversation était aussi instructive qu'agréable, son imagination aussi bril-
lante que variée, son esprit aussi prompt que présent; il suppléait par les
grâces de la fiction à la stérilité des matières; en un mot, il faisait les délices
1. Zaïre fut jouée en 173!2 : Voltaire ne connut M""" du Chàtelet que l'année
suivante.
2. L'Histoire de Charles XH parut en 1731 (voyez tome XVI). Le Siècle de
Louis XIV ne parut que lors du voyage de Voltaire à IJcrlin, ai)rès la mort de
M™" du Châ'elet.
3. Son Discours de réception est tome XXIII, page '205.
4. Le voyage de Voltaire est de 17ôO.
136 ÉLOGE DE VOLTAIRE
de toutes les sociétés. Une malheureuse dispute qui s'éleva entre lui et
M. de Maupertuis brouilla ces deux savants, qui étaient faits pour s'aimer,
et non pour se haïr; et la guerre qui survint en 1756 inspira à M. de Vol-
taire ^ le désir de fixer son séjour en Suisse. Il se rendit à Genève, à Lau-
sanne; ensuite il fit l'acquisition des Délices^, et enfin il s'étafclit à Ferney.
Son loisir se partageait entre l'étude et l'ouvrage; il lisait et composait.
Il occupait ainsi, par la fécondité de son génie, tous les libraires de ces
cantons.
La présence de M. de Voltaire, l'effervescence de son génie, 1 a facilité
de son travail, persuada à tout son voisinage qu'il n'y avait qu'à le vouloir
pour être bel esprit. Ce fut comme une espèce de maladie épidémique
dont les Suisses, qui passent d'ailleurs pour n'être pas des plus déliés,
furent atteints; ils n'exprimaient plus les choses les plus communes que par
antithèses ou en épigrammes. La ville de Genève fut le plus vivement
atteinte de cette contagion; les bourgeois, qui se croyaient au moins des
Lycurgues, étaient tout disposés à donner de nouvelles lois à leur patrie;
mais aucun ne voulait obéir à celles qui subsistaient. Ces mouvements,
causés par un zèle de liberté mal entendu, donnèrent lieu à une espèce
d'émeute ou de guerre qui ne fut que ridicule. M. de Voltaire ne manqua
pas d'immortaliser cet événement en chantant cette soi-disant guerre ^, sur
le ton que celle des rats et des grenouilles l'avait été autrefois par Homère.
Tantôt sa plume féconde enfantait des ouvrages de théâtre, tantôt des mé-
langes de philosophie et d'histoire, tantôt des romans allégoriques et
moraux; mais, en même temps qu'il enrichissait ainsi la littérature de ses
nouvelles productions, il s'applicjuait à l'économie rurale. On voit combien
un bon esprit est susceptible de toute sorte de formes. Ferney était une
terre presque dévastée quand notre philosophe l'acquit : il la remit en cul-
ture; non-seulement il la repeupla, mais il y établit encore quantité de ma-
nufacturiers et d'artistes.
Ne rappelons pas, messieurs, trop promptement les causes de notre
douleur; laissons encore M. de Voltaire tranquillement à Ferney, et jetons,
en attendant, un regard plus attentif et plus réfléchi sur la multitude de ses
différentes productions. L'histoire rapporte que Virgile, en mourant, peu
saiïsîiiil de l^ Enéide, qu'il n'avait pu autant perfectionner qu'il aurait désiré,
voulait la brûler. La longue vie dont jouit M. de Voltaire lui permit de limer
et de corriger son poëme de la Ligue, et de le porter à la perfection où il
est parvenu maintenant sous le nom de la Henriade.
Les envieux de notre auteur lui reprochèrent que son poëme n'était
qu'une imitation de l'Enéide ; et il faut convenir qu'il y a des chants dont
les sujets se ressemblent; mais ce ne sont pa? des copies serviles. Si Virgile
dépeint la destruction de Troie, Voltaire étale les horreurs de la Saint-Bar-
thélémy ; aux amours de Didon et d'Énée, on compare les amours d'Henri IV
1. Le départ de Voltaire de la cour de Prusse est de mars 17.53.
2. En février 1753.
3. Voyez la Guerre civile de Genève, tome L\, page 515.
PAR LE ROI DE PRUSSE. 137
et de la belle Gabrielle d'Eslrées; à la descente d'Énée aux enfers, où
Anchise lui découvre la postérité qui doit naître de lui, l'on oppose le songe
d'Henri IV, et l'avenir que saint L"uis dévoile en lui annonçant le destin
des Bourbons. Si j'osais hasarder mon sentiment, j'adjugerais l'avantage de
deux de ces chants au Français: savoir, celui de la Saint-Barthélémy et du
songe de Henri IV. Il n'y a que les amours de Didon oiàil paraît que Virgile
l'emporte sur Voltaire, parce que l'auteur latin intéresse et parle au cœur,
et que l'auteur français n'emploie que des allégories.
Mais si l'on veut examiner ces deux poèmes de bonne foi, sans préjugés
pour les anciens ni pour les modernes, on conviendra que beaucoup de
détails de l'Enéide ne seraient pas tolérés de nos jours dans les ouvrages
de nos contemporains; comme par exemple les honneurs funèbres qu'Énée
rend à son père Anchise, la fable des Harpies, la prophétie qu'elles font aux
Troyens qu'ils seront réduits à manger leurs assiettes, et celte prophétie
qui s'accomplit; la truie avec ses neuf petits, qui désigne le lieu d'établis-
sement où Énée doit trouver la fin de ses travaux; ses vaisseaux changés
en nymphes; un cerf tué par Ascagne qui occasionne la guerre des Troyens
et des Hutules; la haine que les dieux mettent dans le cœur d'Amate et de
Lavinie contre cet Énée, que Lavinie épouse à la fin. Ce sont peut-être ces
défauts, dont Virgile était lui-même mécontent, qui l'avaient déterminé à
brûler son ouvrage, et qui, selon le sentiment des censeurs judicieux,
doivent placer l'Enéide au-dessous de la Henriade.
Si les difficultés vaincues font le mérite d'un auteur, il est certain que
M. de Voltaire en trouva plus à surmonter que Virgile. Le sujet de la Hen-
riade est la réduction de Paris, due à la conversion de Henri IV. Le poëte
n'avait donc pas la liberté de mouvoir à son gré le système merveilleux ; il
était réduit à se borner aux mystères des chrétiens, bien moins féconds en
images agréables et pittoresques que n'était la mythologie des gentils. Tou-
tefois on ne saurait lire le dixième chant de la Henriade sans convenir que
les charmes de la poésie ont le don d'ennoblir tous les sujets qu'elle traite.
M. de Voltaire fut le seul mécontent de son poëme ; il trouvait que son
héros n'était pas exposé à d'assez grands dangers, et que par conséquent il
devait intéresser moins qu'Énée, qui ne sort jamais d'un péril sans retomber
dans un autre.
En portant le môme esprit d'impartialité à l'examen des tragédies de
M. de Voltaire, l'on conviendra qu'en quelques points il est supérieur à
Racine, et que dans d'autres il est inférieur à ce célèbre dramatique. Son
Œdipe fut la première pièce qu'il composa; son imagination s'était em-
preinte des beautés de Sophocle et d'Eurif)ide, et sa mémoire lui rappelait
sans cesse l'élégance continue et fluide de Racine : fort de ce double avan-
tage, sa première production passa au théâtre comme un chef-d'œuvre.
Quelques censeurs, peut-être trop sourcilleux, trouvèrent à redire qu'une
vieille Jocaste sentît renaître à la présence de Pliiloctète une passion presque
éteinte; mais si l'on avait élagué le rôle de l'hiloctète, on n'aurait [)as joui
des beautés que produit le contraste de son caractère avec celui d'Œdipe.
On jugea que son Brutus était plutôt propre à être représenté sur le
138 ÉLOGE DE VOLTAIRE
théâtre de Londres que sur celui de Paris, parce qu'en France un père qui
de sang-froid condamne son fils à la mort est envisagé comme un barbare;
et qu'en Angleterre un consul qui sacrifie son propre sang à la liberté de sa
patrie est regardé comme un dieu.
Sa Mariumne et un nombre d'autres pièces signalèrent encore l'art et la
fécondité de sa plume. Cependant il ne faut pas déguiser que des critiques,
peut-être trop sévères, reprochèrent à notre poète que la contexture de ses
tragédies n'approchait pas du naturel et de la vraisemblance de celles de
Racine. Voyez, disent-ils, représenter Iphirjénie, Plièdre, Alluilie : vous
croyez assister à une action qui se développe sans peine devant vos yeux ;
au lieu qu'au spectacle de Zaïre il faut vous faire illusion sur la vraisem-
blance, et couler légèrement sur certains défauts qui vous choquent, lis
ajoutent que le second acte est un hors-d'œuvre : vous êtes obligé d'endurer
le radotage du vieux Lusignan, qui, se retrouvant dans son palais, ne sait
où il est; qui parle de ses anciens faits d'armes comme un lieutenant-
colonel du régiment de Navarre, devenu gouverneur de Péronne : on ne
sait pas trop comment il reconnaît ses enfants; pour rendre sa Clle chré-
tienne, il lui raconte qu'elle est sur la montagne oîi Abraham sacrifia ou
voulut sacri6er son fils Fsaac au Seigneur ; il l'engage à se faire baptiser,
après que Chàtillon atteste l'avoir baptisée lui-même; et c'est là le nœud
de la pièce. Après que Lu?ignan a rempli cet acte froid et langui>sant,
il meurt d'apoplexie, sans que personne s'intéresse à ton sert. 11 semble,
puisqu'il fallait un prêtre et un sacrement pour former cette intrigue, qu'on
aurait pu substituer au baptême la communion.
Mais quelque solides que puissent être ces remarques, on les perd de
vue au cinquième acte: l'intérêt, la pitié, la teri-eur, que ce grand poëte a
l'art d'exciter si supérieurement, entraînent l'auditeur, qui, agité de pas-
sions aussi fortes, oublie de petits défauts en faveur d'aussi grandes beautés.
On conviendra donc que M. Racine a l'avantage d'avoir quelque chose
de plus naturel, de plus vraisemblable dans la texture de ses drames, et qu'il
règne une élégance continue, une mollesse, un fluide dans sa versification,
dont aucun poëte n'a pu approcher depuis. D"autre part, en exceptant quel-
ques vers trop épiques dans les pièces de M. de Voltaire, il faut convenir
qu'au cinquième acte près de CatUina,i\ a possédé l'art d'accroître l'intérêt
de scène en scène, d'acte en acte, et de le pousser au plus haut point à la
catastrophe : c'est bien là le comble de l'art.
Son génie universel embrassait tous les genres. Après s'être essayé
contre Virgile, et l'avoir peut-être surpassé, il voulait se mesurer avec
l'Arioste; il composa la Piicelle dans le goût du Roland fiaieux.Cepoëme
n'est point une imitation de l'autre ; la fable, le merveilleux, le? épisoies,
tout y est original, tout y respire la gaieté d'une imagination brillante.
Ses vers de société faisaient les délices de toutes les personnes de goût.
L'auteur seul n'en tenait aucun compte, quoique Anacréon, Horace, Ovide,
Tibulle, ni tous les auteurs de la belle antiquité, ne nous aient laissé aucun
modèle en ces genres qu'il n'eût égalé. Son esprit enfantait ces ouvrages
sans peine; cela ne le satisfaisait point; il croyait que, pour posséder une
PAR LE ROI DE PRUSSE. 439
réputation bien méritée, il fallait l'acquérir en vain(iuant les plus grands
obstacles.
Après vous avoir fait un précis des talents du poète, passons il ceux de
l'historien. L'Histoire de Charles AU fut la première qu'il composa; il
devint le Quinte-Curce de cet Alexandre. Les fleurs qu'il répand sur sa
matière n'altèrent point le fond de la vérité: il [leint la valeur brillante du
héros du Nord avec les plus vives couleurs, sa fermeté dans de certaines
occasions, son obstinaiiun en d'autres, sa prospérité et ses malheurs.
Après avoir éprouvé ses forces sur Cliarles XII, il essaya do hasarder
l'histoire du Siècle de Louis XI \\ Ce n'est plus le style romanesque de
Quinle-Curce qu'il emploie : il y substitua celui de Cicéron, (jui, plaidant
pour la loi Manilia, fait l'éloge de Pompée. C'est un auteur français qui
relève avec enthousiasme les événements fameux de ce beau siècle ; qui
expose dans le jour 1(> plus brillant les avantages qui donnèrent alors à sa
nation une prépondérance >ur d'autres jieuples, les grands génies en foule
qui se trouvèrent sous la main de Louis XIV, le règne des arts et des
sciences protégés par une cour polie, les progrès de l'industrie en tout
genre, et cette puissance intrinsèque de la Fiance qui rendait on quelque
sorte son roi l'arbitre de l'Europe.
Cet ouvrage unique méritait d'attirer à M. de Voltaire rattachement et la
reconnaissance de toute la nation française, qu'il a mieux relevée qu'elle
ne l'a été par aucun de ses autres écrivains.
C'est encore un style différent qu'il emploie dans son Essai sur les
Mœurs et l'Esprit des nations ; le style en est fort et simple ; le caractère
de son esprit se manifeste plus dans la façon dont il a traité cette histoire
que dans ses autres écrits. On y voit la fougue d'un génie supérieur qui
voit tout dans le grand, qui s'attache à ce qu'il y a d'important, et néglige
tous les petits détails. Cet ouvrage n'est pas composé pour apprendre l'his-
toire à ceux qui ne l'ont [)as étudiée, mais pour en rappeler les faits prin-
cipaux dans la mémoire de ceux qui la savent. Il s'attache à la première loi
de riiisloire, qui est de dire la vérité; et les réflexions qu'il y sème ne
sont pas des hors-d'œuvre, elles naissent de la matière même.
Il nous reste une foule d'autres traités de M. de Voltaire qu'il est presque
impossible d'analyser. Les uns roulent sur des sujets de critique; dans
d'autres ce sont des matières métaphysiques qu'il éclaircit; dans d'autres
encore, d'astronomie, d'histoire, de physique, d'éloquence, de poétique, de
géométrie. Ses romans mômes portent un caractère original : Zadig, Micro-
mégas, Candide, sont des ouvrages qui, semblant respirer la frivolité, con-
tiennent des allégories morales ou des critiques de quelques systèmes
modernes, où l'utile est inséparablement uni à l'agréable.
Tant de talents, tant de connaissances diverses réunies en une seule
personne, jettent les lecteurs dans un étoimementmêlé de surprise.
Récapitulez, messieurs, la vie dos grands hommes de l'anlitiuité dont les
noms nous sont parvenus, vous trouverez que chacun d'eux se bornait à
son seul talent. Aristote et Platon étaient philosophes; Eschine et Démos-
thène, orateurs; Homère, poëte épique; Sophocle, poijte tragique; x\na-
140 ÉLOGE DE VOLTAIRE
créon, poète agréable; Thucydide et Xénophon, historiens ; de même que,
chez les Romains, Virgile, Horace, Ovide, Lucrèce, n'étaient que poètes,
Tite-Live et Varron, historiens; Crassus, le vieil Antoine, et Hortensius,
s'en tenaient à leurs harangues. Cicéron, ce consul orateur, défenseur et
père de la patrie, est le seul qui ait réuni des talents et des connaissances
diverses : il joignait au grand art de la parole, qui le rendait supérieur à
tous ses contemporains, une étude approfondie de la philosophie, telle
qu'elle était connue de son temps. C'est ce qui paraît par ses Tusculanes,
par son admirable traité de la Nalure des Dieux., par celui des Offices, qui
est peut-être le meilleur ouvrage de morale que nous ayons. Cicéron fut
même poëte; il traduisit en latin les vers d'Aratus, et l'on croit que ses
corrections perfectionnèrent le poëme de Lucrèce.
11 nous a donc fallu parcourir l'espace de dix-sept siècles pour trouver,
dans la multitude des hommes qui composent le genre humain, le seul
Cicéron dont nous puissions comparer les connaissances avec celles de notre
illustre auteur. L'on peut dire, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, que
M. de Voltaire valait seul toute une académie. Il y a de lui des morceaux
où l'on croit reconnaître Bayle armé de tous les arguments de sa dialectique;
d'autres, où l'on croit lire Thucydide; ici, c'est un physicien qui découvre
les secrets de la nature; là, c'est un métaphysicien qui, s'appuyant sur l'ana-
logie et l'expérience, suit à pas mesurés les traces de Locke. Dans d'autres
ouvrages vous trouvez l'émule de Sophocle ; là, vous le voyez répandre des
fleurs sur ses traces ; ici, il chausse le brodequin comique ; mais il semble
que l'élévation de son esprit ne se plaisait pas à borner son essor à égaler
Térence ou Molière. Bientôt vous le voyez monter sur Pégase, qui, en éten-
dant ses ailes, le transporte au haut de l'Hélicon, où le dieu des muses lui
adjuge sa place entre Homère et Virgile.
Tant de productions différentes et d'aussi grands efforts de génie pro-
duisirent à la fin une vive sensation sur les esprits; et l'Europe applaudit
aux talents supérieurs de M. de Voltaire. H ne faut pas croire que la jalousie
et l'envie l'épargnassent; elles aiguisèrent tous leurs traits pour l'accabler.
Cet esprit d'indépendance, inné dans les hommes, qui leur inspireune aver-
sion contre l'antorité la plus légitime, les révoltait avec bien plus d'aigreur
contre une supériorité de talents à laquelle leur faiblesse ne put atteindre.
Mais les cris de l'envie étaient étouffés par de plus forts applaudissements ;
les gens de lettres s'honoraient de la connaissance de ce grand homme.
Quiconque était assez philosophe pour n'estimer que le mérite personnel
plaçait M. de Voltaire bien au-dessus de ceux dont les ancêtres, les titres,
l'orgueil et les richesses, font tout le mérite. M. de Voltaire était du petit
nombre des philosophes qui pouvaient dire : Onmia viea mecum porto. Des
princes, des souverains, des rois, des impératrices, le comblèrent des mar-
ques de leur estime et de leur admiration. Ce n'est pas que nous prétendions
insinuer que les grands de la terre soient les meilleurs appréciateurs du
mérite, mais cela prouve au moins que la réputation de notre auteur était
si généralement établie que les chefs des peuples, loin de contredire la voix
publique, croyaient devoir s'y conformer.
PAR LE ROI DE PRUSSE. 441
Cependant, comme dans ce monde le mal se trouve partout mêlé au
bien, il arrivait que M. de Voltaire, sensible à l'applaudissement universel
dont il jouissait, ne l'était pas moins aux piqûres de ces insectes qui crou-
pissent dans les fanges de l'Hippocrène. Loin de les punir, il les immorta-
lisait en plaçant leurs noms obscurs dans ses ouvrages. Slais il ne recevait
d'eux que des éclaboussures légères, en comparaison des persécutions plus
violentes qu'il eut à souffrir des ecclésiastiques, qui, par état, n'étant que
des ministres de paix, n'auraient dû pratiquer que la ciiarité et la bienfai-
sance : aveuglés par un faux zèle autant qu'abrutis par le fanatisme, ils
s'acharnèrent sur lui, et voulurent l'accabler en le calomniant. Leur igno-
rance fit échouer leur projet ; faute de lumières, ils confondaient les idées
les plus claires ; de sorte que les passages où notre auteur insinue la tolé-
rance furent interprétés par eux comme contenant les dogmes de l'athéisme.
Et ce même Voltaire, qui avait employé toutes les ressources de son génie
pour prouver avec force l'existence d'un Dieu, s'entendit accuser, à son
grand étonnement, d'en avoir nié l'existence.
Le fiel que ces âmes dévotes répandirent si maladroitement sur lui
trouva des approbateurs chez les gens de leur espèce, et non pas chez ceux
qui avaient la moindre teinture de dialectique. Son crime véritable consis-
tait en ce qu'il n'avait pas lâchement déguisé dans son histoire les vices de
tant de pontifes qui ont déshonoré l'Église; de ce qu'il avait dit avec Fra-
Paolo, avec Fleury, et tant d'autres, que souvent les passions influent plus
sur la conduite des prêtres que l'inspiration du Saint-Esprit ; que dans ses
ouvrages il inspire de l'horreur contre ces massacres abominables qu'un
faux zèle a fait commettre, et qu'enfin il traitait avec mépris ces querelles
inintelligibles et frivoles auxquelles les théologiens de toute secte attachent
tant d'importance. Ajoutons à ceci, pour achever ce tableau, que tous les
ouvrages de M. de Voltaire se débitaient aussitôt qu'ils sortaient de la
presse, et que, dans ce même temps, les évêques voyaient avec un saint
dépit leurs mandements rongés des vers, ou pourrir dans les boutiques de
leurs libraires.
Voilà comme raisonnent des prêtres imbéciles. On leur pardonnerait leur
bêtise, si leurs mauvais syllogismes n'influaient pas sur le repos des parti-
culiers: tout ce que la vérité oblige de dire, c'est qu'une aussi fausse dia-
lectique suffit pour caractériser ces êtres vils et méprisables qui, faisant
profession de captiver leur raison, font ouvertement divorce avec le bon sens.
Puisqu'il s'agit ici de justifier M. de Voltaire, nous ne devons dissimuler
aucune des accusations dont on le chargea. Les cagots lui imputèrent donc
encore d'avoir exposé les sentiments d'Épicure, de Ilobbes, de Woolston,
du lord Bolingbroke, et d'autres philosophes. Mais n'est-il pas clair que, loin
de fortifier ces opinions par ce que tout autre y aurait pu ajouter, il se
contente d'être le rapporteur d'un procès dont il abandonne la décision à
ses lecteurs? Et de plus, si la religion a pour fondement la vérité, qu'a-
t-elle à appréhender de tout ce que le mensonge peut inventer contre elle ?
M. de Voltaire en était si convaincu qu'il ne croyait pas que les doutes do
quelques philosophes pussent l'emporter sur les inspirations divines.
442 ÉLOGE DE VOLTAIRE
Mais allons plus loin, comparons la morale répandue dans ses ouvrages
à celle de ses persécuteurs : Les hommes doivent s'aimer comme des frères,
dit-il; leur devoir est de s'aider mutuellement à supporter le fardeau de la
vie, oij la somme des maux l'emporte sur celle des biens ; leurs opinions
sont aussi différentes que leurs physionomies ; loin de se persécuter parce
qu'ils ne pensent pas de même, il? doivent se borner à rectifier le jugement
de ceux qui sont dans l'erreur, par le raisonnement, sans substituer aux
arguments le fer et les flammes ; en un mot, ils doivent se conduire envers
leur prochain comme ils voudraient qu'il en usât envers eux. Est-ce M. de
Voltaire qui parle? ou est-ce l'apôtre saint Jean, ou est-ce le langage de
l'Évangile?
Opposons à ceci la morale pratique de rhy[)0crisie ou du faux zèle ; elle
s'exprime ainsi : Exterminons ceux qui ne pensent pas ce que nous voulons
qu'ils pensent, accablons ceux qui dévoilent notre ambition et nos vices;
que Dieu soit le bouclier de nos iniquités, que les hommes se déchirent,
que le sang coule, qu'importe, pourvu que notre autorité s'accroisse ? Ren-
dons Dieu implacable et cruel, pour que la recette des douanes du purga-
toire et du paradis augmente nos revenus.
Voilà comme la religion sert souvent de prétexte aux passions des
hommes, et comme par leur perversité la source la plus pure du bien
devient celle du mal !
La cause de jM. de Vollaire étant aussi bonne que nous venons de
l'exposer, il emporta les suffrages de tous les tribunaux où la raison était
plus écoutée que les sophismes mystiques. Quelque persécution qu'il endu-
rât de la haine théologale, il distingua toujours la religion de ceux qui la
déshonorent; il rendait justice aux ecclésiastiques dont les vertus ont été le
véritable ornement de l'Église ; il ne blâmait que ceux dont les mœurs per-
verses les rendirent l'abomination publique.
M. de Voltaire passa donc ainsi sa vie entre les persécutions de ses
envieux cl l'admiration de ses enthousiastes, sans que les sarcasmes des
uns l'humiliassent, et que les applaudissements des autres accrussent l'opi-
nion qu'il avait de lui-môme; il se contentait d'éclairer le monde, et d'in-
spirer par ses ouvrages l'amour des lettres et de l'humanité. Non content
de donner des préceptes de morale, il prêchait la bienfaisance par son
exemple. Ce fut lui dont l'appui courageux vint au secours de la malheu-
reuse famille des Calas; qui plaida la cause des Sirven, et les arracha des
mains barbares de leurs juges ; il aurait ressuscité le chevalier de La Barre,
s'il avait eu le don des miracles. Il est beau qu'un philoso[)lie, du fond de
sa retraite, élève sa voix, et que l'humanité, dont il est l'organe, force les
juoes à réformer des arrêts iniques. Si M. de Vollaire n'avait par devers lui
que cet unique trait, il mériterait d'être placé parmi le petit nombre des
véritables bienfaiteurs de l'humanité.
La philosophie et la religion enseignent donc de concert le chemin delà
vertu. Voyez lequel est le plus chrétien, ou le magistrat qui force cruelle-
ment une famille à s'expatrier, ou le philosophe qui la lecueille et la sou-
tient; le juge qui se sert du glaive de la loi pour assassiner un étourdi, ou
PAU Ll< KOI DK PUISSE. 143
le sage qui veul sauver la vie du jeune homme pour le corriger; le bour-
reau de Cahis, ou le protecteur de sa famille désolée?
Voilà, messieurs, ce qui rendra la mémoire de M. de Voltaire à jamais
chère à ceux qui sont nés avec un cœur sensible et des entrailles capables
de s'émouvoir. Quelque précieux que soient les dons de l'esprit, de l'ima-
gination, l'élévation du génie, et les vastes connaissances, ces présents, que
la nature ne prodigue que rarement, ne l'emportent cependant jamais sur
les actes de l'humanité et de la bienfaisance : on admire les premiers, et
l'on bénit et vénère les seconds.
Quelque peine que j'aie, messieurs, de me séparer à jamais de M. de
Voltaire, je sens cependant que le moment approclie où je dois renouveler
la douleur que vous cause sa perle. Nous l'avons laissé tranquille àFerney;
des affaires d'intérêt l'engagèrent à se transporter à Paris, où il espérait venir
encore assez à temps pour sauver quelques débris de sa fortune d'une ban-
queroute dans laquelle il se trouvait enveloppé. 11 ne voulut pas reparaître
dans sa patrie les mains vides; son temps, qu'il partageait entre la philoso-
phie et les belles-lettres, fournissait un nombre d'ouvrages dont il avait tou-
jours quelques-uns en réserve: ayant composé une nouvelle tragédie dont
Irène est le sujet, il voulut la produire sur le théâtre de Paris.
Son usage était d'assujettir ses pièces à la critique la plus sévère, avant
de les exposer en public. Conformément à ses principes, il consulta à Paris
tout ce qu'il y avait de gens de goût de sa connaissance, sacrifiant un vain
amour-propre au désir de rendre ses travaux dignes de la postérité. Docile
aux avis éclairés qu'on lui donna, il se porta avec un zèle et une ardeur
singulière à la correction de cette tragédie; il passa des nuits entières à
refondre son ouvrage, et soit pour dissiper ie sommeil, soit pour ranimer
ses sens, il fil un u-^age immodéré du café: cinquante tasses ^ par jour lui
sutfirent à peine. Celle li(|ueur, qui mil son sang dans la plus violente agi-
tation, lui causa un échauffement si prodigieux que, pour calmer celte
espèce de fièvre chaude, il eut recours aux opiales, dont il prit de si fortes
doses que, loin de soulager son mal, elles accélérèrent sa fin. Peu après ce
remède pris avec si peu de ménagement, se manifesta une espèce de para-
lysie qui fut suivie du coup (l'apoplexie qui termina sesjours.
Quoique M. de Voltaire fût d'une constitution faible; quoique le cha-
grin, le souci, et une grande application, aient affaibli son tempérament, il
poussa pourtant sa carrière jusqu'à la quatre-vingt-quatrième année. Son
existence était tel'.e (ju'en lui l'esprit l'emportait en tout sur la matière.
C'était une âme forte qui communiquait sa vigueur à un corps presque dia-
phane : sa mémoire était étonnante, et il conserva toutes les facultés de la
pensée et de l'imagination jusqu'à son dernier soupir. Avec quelle joie vous
1. A Ica séance du l'Académie iVanraisc où \'oltaire lut, le plan d'un dictionnaire
(voj'cz tome XXXI, page 161), il prit, en cinq fois, dcu.v tasses et demie de café. «On
a induit le roi de Prusse en eri-eur, ajoute Wagnière; et j'ai eu l'honneur de le
dire à Sa Majesté » (voyez page lô3 du tome I*^' des Mémoire!' sur Volluirc, 1S20,
deux volumes in-8").
144 ÉLOGE DE VOLTAIRE
rappellerai-je, messieurs, les témoignages d'admiration et de reconnaissance
que les Parisiens rendirent à ce grand homme durant son dernier séjour
dans sa patrie ! Il est rare, mais il est beau que le public soit équitable, et
qu'il rende justice de leur vivant à ces êtres extraordinaires que la nature
ne se complaît de produire que de loin en loin, afin qu'ils recueillent de
leurs contemporains mêmes les suffrages qu'ils sont sûrs d'obtenir de la
postérité !
L'on devait s'attendre qu'un homme qui avait employé toute la sagacité
de son génie à célébrer la gloire de sa nation en verrait rejaillir quelques
rayons sur lui-môme : les Français l'ont senti, et, par leur enthousiasme, ils
se sont rendus dignes de partager le lustre que leur compatriote a répandu
sur eus et sur le siècle. Mdis croirait-on que ce Voltaire, auquel la profane
Grèce aurait élevé des autels, qui eût eu dans Rome des statues, auquel une
grande impératrice i, protectrice des sciences, voulait ériger un monument
à Pétersbourg ; qui croira, dis-je, qu'un tel être pensa manquer dans sa
patrie d'un peu de terre pour couvrir ses cen Jres ? Eh quoi ! dans le dix-
huitième siècle, où les lumières sont plus répandues que jamais, oij 1 esprit
philosophique a tant fait de progrès, il se trouve des hiérophantes plus bar-
bares que les Hérules, plus dignes de vivre avec les peuples de la Tapro-
bane qu'au milieu de la nation française! Aveuglés par un faux zèle, ivres
de fanatisme, ils empêchent qu'on ne rende les derniers devoirs de l'huma-
nité à un des hommes les plus célèbres que jamais la France ait portés.
Voihi cependant ce que l'Europe a vu avec une douleur mêlée d'indignation.
Mais, (|uelle que soit la haine de ces frénétiques, et la lâcheté de leur
vengeance de s'acharner ainsi sur des cadavres, ni les cris de l'envie, ni leurs
hurlements sauvages, ne terniront la mémoire de Voltaire. Le sort le plus
doux qu'ils peuvent attendre est qu'eux et leurs vils artifices demeurent
ensevelis à jamais dans les ténèbres de l'oubli ; tandis que la mémoire de
Voltaire s'accroîtra d'âge en âge, et transmettra son nom à l'immortalité.
1. Catherine II survécut vingt ans à cet éloge.
FIN DE L ELOGE DE VOLTAIRE PAR LE ROI DE PRUSSE.
ÉLOGE
DE VOLTAIRE
PAR LA HARPE 1
Cujus gloriœ neque profuit quisquam laudando,
nec vituperando quisquam nocuit. (Tit. Liv.)
Heureux, sans cloute, celui qui n'aura pas attendu pour célébrer le génie
que les hommages qu'on lui doit ne puissent plus s'adresser qu'à des cen-
dres insensibles; celui qui s'est acquis le droit de lui rendre témoignage
devant la postérité, après avoir osé le lui rendre en présence de l'envie !
Heureux encore jusque dans ce devoir douloureux le panégyriste et l'ami
1. On n'a presque point mis de notes à ce discours, pv('-cisémcnt parce qu'il
en comportait trop. Tout le personnel de M. de Voltaire, sa vie, qui tient à tout,
son histoire littéraire si fertile en événements, l'examen réfléchi de ses innom-
brables ouvrages, la foule d'anecdotes et de commentaires dont ils sont suscep-
tibles, tous ces objets si étendus et si intéressants auraient été morcelés dans des
notes, et sont réservés pour un autre cadre, dans lequel ils occuperont un juste
espace. Les personnes dont la curiosité empressée chercherait ici ces détails
doivent songer que la nature de l'ouvrage devait les exclure, et qu'il ne fallait pas
que l'orateur empiétât sur le critique, ni le panégyriste sur l'historien. {Avertisse-
ment de l'auteur.)
— La première édition de VÊlogede Voltaire, par La Harpe, est de 1780. Cet
ouvrage n'a été composé pour aucun concours; mais l'auteur en avait lu des frag-
ments dans une séance de l'Académie française, du 20 décembre 1779.
Grimm écrit dans sa Correspondance {a.\ril 1780) : « L'Éloge de Voltaire, par
M. de La Harpe, mérite d'être distingué, à plus d'un titre, de la foule des pané-
gyriques dont on n'a pas encore cessé de fatiguer les mânes de Voltaire. Si dans
l'éloge qu'en a fait M. Thomas, sous le nom de M. Duels (Discours de réception de
ce dernier), il y a plus d'idées et d'originalité, on a cru trouver dans celui-ci une
éloquence plus touchante et plus soutenue. Ce n'est pas sans doute le plus glo-
rieux monument qui ait été consacré à la mémoire du grand homme, puisqu'il en
existe un de la main de Frédéric, et qu'il en est un autre que lui destine l'amitié
de Catherine IL Mais de tous les ouvrages où l'on a tâché de présenter le tableau
du génie de M. de Voltaire, il n'en est, ce me semble, aucun où le mérite de ses
différents travaux ait été développé avec plus d'admiration, d'intérêt et de goût.
De l'avis de l'auteur lui-même, cet éloge est ce qu'il a jamais écrit de mieux en
prose, et le public paraît fort disposé à l'en croire, au moins cette fois-ci, sur
parole. »
10
446 ÉLOGE DE VOLTAIRE
d'un grand homme, si, en approchant de son tombeau (quel qu'il soit,
héJas!), il peut dire : « La louange que je t'ai offerte a toujours été pure;
jamais elle ne fut ni souillée par l'intérêt, ni exagérée par la complaisance ;
et comme l'adulation n'y ajouta rien tant que tu as vécu, l'équilé n'en
retranchera rien quand tu n'es plus! »
Je vais parcourir cette longue suite de travaux qui ont rempli la vie de
Voltaire. I^' éclat de ses talents paraîtra s'augmenter de cehii de ses succès,
et lintérèt qu'ils inspirent s'accroîtra par les contradictions qu'ils ont éprou-
vées. Cet homme extraordinaire s'agrandira encore plus à nos yeux par
cette influence si marquée qu'il a eue sur son siècle, et qui s'étendra dans
la postérité. En considérant sa destinée, nous aurons lieu quelquefois de
plaindre celui qu'il faudra si souvent admirer; nous reconnaîtrons le sort
de l'humanité dans l'homme qui s'est le plus élevé au-dessus d'elle. Ce
tableau du génie, fait pour rassembler tant de leçons et tant d'exemples,
niontrera tout ce qu'il peut obtenir de gloire et rencontrer d'obstacles ; et,
en voyant tout ce qu'il peut avoir à soufTrir, peut-ôtre on sentira davantage
tout ce qu'il faut lui pardonner.
PREMIERE PARTIE
Il était passé ce siècle que l'on peut appeler celui de la France, puisqu'il
fut l'époque de nos grandeurs, et qu'il a gardé le nom d'un de nos monar-
ques. Déjà commençait à pâlir cette lumière des arts qui s'était levée au
milieu de nous et répandue dans l'Europe ; ses clartés les plus bril-
lantes s'étaient toutes éteintes dans la nuit de la tombe. La mort avait
frappé les héros, les artistes, les écrivains. Fénelon avait fini ses jours
dans l'exil ; la cendre de Molière n'avait trouvé qu'à peine où reposer
obscurément ; Corneille avait survécu quinze ans à son génie ; Racine
avait lui-même marqué un terme au sien ; et, enlevé avant le temps, il
n'avait rempli ni toute la carrière de son talent, ni celle de la vie. Deux.
hommes seuls alors pouvaient rappeler encore la splendeur de cet âge
qui venait de finir. On eût dit que Rousseau avait hérité de Despréaux
même la science si difficile d'écrire en vers. L'àme tragique de Crébillon,
après avoir jeté quelques lueurs sombres dans.4<ree, et les plus beaux traits
de lumière dans Éleclre, s'était enfin élevée dans Rhadamisle aux plus
grands effets de l'art; mais, après cet efTort, il était tombé au-dessous de
lui-ménif», il ne donnait plus que Sémiramis et Xerxès; et Rousseau, sur
nos frontières, corrompant de plus en plus son style, semblait avoir quitté
le Parnasse en quittant la France ; \0Tè(\vL Œdipe et la Ilenriade, qui se
suivirent de près, annoncèrent au monde littéraire le véritable héritier du
grand siècle, celui qui devait être l'ornement du nôtre, et qui, remarquable
par la hardiesse de ses premiers pas, s'ouvrait déjà plus d'un chemin vers
la gloire.
La nature, que nous voulons en vain assujettir à l'uniformité de nos
calculs, et qui se plaît si souvent à les démentir par la diversité de ses pro-
PAR LA HARPE. 147
cédés; la nature, en produisant, les grands hommes, sait varier ses moyens
autant que leurs caractères. Tantôt elle les mûrit à loisir dans le silence et
l'obscurité; et les humains, levant les yeux avec surprise, aperçoivent tout
à coup à une hauteur immense celui qu'ils ont vu longtemps à côté d'eux ;
tantôt elle marque le génie naissant d'un trait de grandeur qui est pour lui
comme le signe de sa mission, et alors elle semble dire aux hommes, en le
leur donnant : Voilà votre maître. C'est avec cet éclat qu'elle montra Vol-
taire au monde. Destiné à être extraordinaire en tout, il le fut dès son
enfance ; et, par un double privilège, son esprit était mûr dès ses premières
années, comme il fut jeune dans ses dernières. A peine eut-il fait des vers
qu'ils parurent être la langue qui lui appartenait. A peine eut-il reçu quel-
ques leçons de ses maîtres qu'ilsle crurent capable d'en donner. La force de
son jugement l' élevait déjà au-dessus de ses contemporains, loisqu'à dix-
huit ans il conçut, malgré l'exemple de Corneille et la contagion générale,
que l'amour ne devait point se mêler aux horreurs du sujet A' Œdipe; et,
s'il fut forcé de céder au préjugé, le courage qu'il eut de se condamner sur
cette faute involontaire était une nouvelle espèce de gloire, celle de l'homme
supérieur, qui instruit les autres en si? jugeant lui-même. C'était quelque
chose sans doute de l'emporter sur un ouvnige que défendait le nom de
Corneille; mais qu'il était beau surtout de balancer Sophocle dans l'un de
ses chefs-d'œuvre ; d'annoncer, dès le premier moment, ce goût des beautés
antiques que Racine n'eut qu'après plusieurs essais ; enfin de posséder de sr
bonne heure le grand art de réloijuence tragique ! Tout se réunit alors pou
faire de ce brillant coup d'essai le présage des plus hautes destinées : Cor-
neille vaincu, Sophocle égalé, la scène française relevée, l'envie déjà avertie
et poussant un long cri, comme le monstre qui a senti sa proie ; la voix des
hommes justes nommant un successeur à Racine; enfin, au milieu de tant
d'honneurs, le jeune auteur s'élevant, par l'aveu de ses fautes, au-aessus de
son propre ouvrage et à la hauteur de l'art.
La muse de l'épopée avait paru jusque-là nous être encore étrangère ; et
même dans ce siècle mémorable, où il semblait que la gloire n'eût rien à
refuser à Louis XIV et à la France, c'était la seule exception qu'elle eût
mise à ses faveurs. On en accusait à la fois et le génie de notre langue et
celui de notre nation. Voltaire conçut à vingt ans le projet de venger l'un
et l'autre. Cetti^ lieuieuse audace de la jeunesse, qu'animait encore en lui le
sentiment de ses forces, ne fut point épouvantée par tant d'exemples faits
pour le décourager. Au milieu de toutes les voix du préjugé qui lui
criaient: Arrête, il entendit la voix plus impérieuse et plus forte du talent
créateur qui lui criait : Ose ; et, guidé par cet instinct irrésistible qui
re[)0U3se la réflexion timide, il s'abandonna sans crainte sur une mer incon-
nue, dont on ne racontait que des naufrages. Il trouva cette terre ignorée où
nul Français n'était abordé avant lui; et tandis qu'on réjiétait encore de
toutes parts que nous n'étions pas faits pour l'épopée, la France avait un
poëme épique.
Je sais que la critique s'est élevée contre le choix d'un sujet trop voisin
de nous pour permettre à l'auteur la ressource séduisante des fictions. On a
U8 ÉLOGE DE VOLTAIRE
dit, et non sans fondement, que pour nous l'épopée doitêtre placée dans ce
favorable éloignemeiit, dans cette perspective magique d'où naît l'illusion
de tous les arts; que la muse épique ne doit nous apparaître que dans le
lointain, couverte du voile des allégories, entourée du cortège des fables,
ainsi que d'un nuage religieux, d'oii sa voix semble sortir plus imposante et
plus majestueuse, comme ces divinités antiques, cachées dans la sombre
horreur des furets, semblaient plus augustes et plus vénérables, à mesure
qu'on les adorait de plus loin.
Je ne rejetterai point ces idées fondées sur le pouvoir de l'imagination;
mais aussi quel Français peut reprocher à V^oltaire d'avoir choisi Henri IV
pour son héros? ]N"eut-il pas, au moins pour ses concitoyens, le mérite si
précieux d'avoir chanté le seul de leurs rois dont la gloire soit devenue
pour ainsi dire populaire? n'eut-il pas, pour les connaisseurs de toutes les
nations, cet autre mérite si rare de suppléer par des bpautés nouvelles à
celles qui lui étaient interdites? C'est là qu'il déclare à la tyrannie, aux
préjugés, à la superstition, au fanatisme, cette haine inexpiable, cette guerre
généreuse qui n'admit jamais ni traité ni trêve, et qui n'a eu de terme que
celui de sa vie. Pour la première fois, l'humanité entendit plaider sa cause
en beaux vers, et vit ses intérêts confiés à l'éloquence poétique. Celle-ci
avait plus dune fois consacré dans Louis XIV les victoires remportées sur
le monstre de l'hérésie, victoires trop souvent déshonorées par la violence,
' que la religion même a pleurées : Voltaire lui apprit à célébrer d'autres
triomphes, ceux de la raison sur le monslre de l'intolérance : triomphes
purs, et qui ne coûtent de larmes qu'aux ennemis du genre humain.
Des vérités d'un autre ordre ont paru dans ce même ouvrage revêtues
des couleurs de la poésie. Uranie s'est étonnée de parler la même langue
que Calliope. Ce n'était pas Lucrèce chantant les erreurs d'Épicure; c'étaient
les grands secrets de la nature, longtemps inconnus et récemment décou-
verts, tracés dans le style de l'épopée avec autant d'exactitude qu'ils auraient
pu l'être sous le compas de la philosophie ^. Dans le même temps, et par un
1. Lorsque, dans les Muses rivales, je fis dire à Uranie, en parlant de Vo'-
taire :
J'emprantai de ses vers la parure pompeuse;
Je parus étalant des vêtements nouveaux.
Et gardant, sous les traits dont m'ornaient ses pinceaux.
Une beauté majestueuse,
Je ne dus qu'à lui seul ces brillants attributs.
C'est par lui que la poésie
Fit entendre des sons aux mortels inconnus.
Et que le voile d'Uranie
Devint l'écharpe de Vénus.
M. Marmontel (à qui d'ailleurs je ne dois que des remerciements du compte tres-
avanta'^eux qu'il rendit de la pièce dans le Mei'cure) observa que l'éloge était trop
exclusif, et que Lucrèce et Pope, avant Voltaire, avaient fait parler Uranie en
beaux vers. La remarque serait juste s'il eut été question de vérités morales et
métaphysiques: elles ont été traitées par Pope d'une manière supérieure; mais il
est ici question du système de Newton, et par conséquent de physique. Il est
vrai que Lucrèce a mis en vers celle d'Épicure; mais cette philosophie erronée
TAR LA HARPE. 149
effet de la même magie, il cliantail en vers sublimes les merveilles révélées
à Newton, le principe universel qui meut et attire les corps, la grande
révolution des mondes dans la carrière de l'espace et de la durée. Il étalait,
sous des pinceaux, avant lui inconnus aux muses, l'éclatant tissu de la robe
du soleil et les rayons de sa lumière i; et cette poésie était sans modèle,
comme les découvertes de Newton étaient sans exemple.
Avec des beautés si neuves et si frappantes, avec l'intériH attaché au
nom du héros, avec un style toujours élégant et harmonieux, tour à tour
plein de force ou de cliarnie, faut-il s'étonner que la Ilenriade. quoique
destituée de l'ancienne mytho'ogie, ait triomphé de toutes les attaques, se
soit encore affermie par le temps dans l'opinion des connaisseurs, et soit
devenue un ouvrage national? L'honneur d'avoir fait le seul poëme épique
dont notre langue se glorifie n'est peut-être pas encore la récompense la
plus flatteuse que l'auteur ait obtenue. Il eut le plaisir de voir que son
ouvrage avait ajouté quelque chose à cet amour si vrai que les Français
gardent à la mémoire du meilleur de leurs rois. On t^'est accoutumé à
ne lui a guère fourni que des vers durs et raboteux ; et son poëme ne serait point
au rang des monuments précieux de l'antiquité, s'il n'\' eût joint des morceaux de
poésie morale ou descriptive qui en ont fait le mérite. Au contraire, dans la Hen-
riade, c'est une beauté absolument neuve que le système planétaire de Copernic
et l'attraction de Newton, détaillés en très-beaux vers, et avec des expressions
exactes en même temps que magnifiques :
Dans le centre éclatant de ces orbes immenses,
Qui n'ont pu nous cacher leur marche et leurs distances,
Luit cet astre du jour par Dieu même allumé.
Qui tourne autour de soi sur son axe enflammé.
De lui partent sans fin des torrents de lumière;
Il donne en se montrant la vie à la matière.
Et dispense les jours, les saisons, et les ans,
A des mondes divers autour de lui flottants.
Ces astres, asservis à la loi qui les presse.
S'attirent dans leur course, et s'évitent sans cesse;
Et, servant l'un à l'autre et de règle et d'appui,
Se prêtent les clartés qu'ils reçoivent de lui.
Par delà tous les cioux le Dieu des cieux réside, etc.
C'est là sans doute mêler le sublime de la poésie aux principes de la plus
saine physique; et qui a eu ce mérite avant Voltaire? Ce mérite se trouve à un
degré encore plus étonnant dans le discours en vers adressé à M""^ du Châtelet,
à la tête des Éléments de Newton, Il n'y a point de morceau pareil dans aucune
langue connue. {Note de l'auteur.)
1. Voj'ez, dans la dédicace des Éléments de Newton, citée ci-dessus, ces vers
admirables :
Il découvre à mes yeux, par une raain savante,
De l'astro des saisons la robe étincelante :
L'émeraude, l'azur, le pourpre, le rubis.
Sont l'immortel tissu dont brillent ses habits.
Chacun de ses rayons, dans sa substance pur.;.
Porte en soi les couleurs dont se peint la nature;
Et, confondus ensemble, ils éclairent nos yeux.
Ils animent le monde, ils remplissent les cieux.
(A'o.'e (h l'aulcuf).
igO éloge de voltaire
joindre ensemble les noms du poëte et du héros. Quel honorable assem-
blage ! et n'est-ce pas une immortalité bien douce que celle qu'on partage
avec Henri IV?
Mais s'il était difficile d'atteindre le premier parmi nous jusqu'à l'épo-
pée, il l'était peut-être encoie plus de trouver une place parmi les deux
fondateurs et les deux maîtres de la scène française, qui semblaient n'y
pouvoir plus admettre que des disciples, et non pas des concurrents. L'opi-
nion, aussi empressée à Tesserrer les limites des arts que le génie est ardent
à les reculer, si prompte à donner des rivaux aux grands hommes vivants,
mais, dès qu'ils ne sont plus, si lente à leur reconnaître des successeurs ;
l'opinion, qui s'assied comme un épouvantait à l'entrée du champ oîi le
talent va s'élancer, oppose à ses premiers pas une barrière qui lui coûte
souvent plus à renverser que la carrière ne lui coûte ensuite à parcourir.
Rien n'était plus à respecter que l'admiration qui consacrait les noms de
Corneille et de Racine; mais rien n'était plus à craindre que le préjugé qui
renfermait dans la sphère de leurs travaux l'étendue de l'art dramatique.
Quelque difOculté qu'il y ait à revenir sur un sujet presque épuisé, la gloire
du grand homme que je célèbre m'oblige de jeter un coup d'oeil sur ceux
qui l'ont précédé. Comment pourrai~je retracer ce qu'a fait Voltaire, sans
rappeler ce qui a été fait avant lui ? Comment mesurer ses pas dans la lice,
sans y rechercher les traces de ses prédécesseurs?
Écartons d'abord ces préventions générales, si vaguement conçues et si
légèrement adoptées ; ces idées si exagérées de l'influence des mœurs et du
siècle sur les fruits du génie, qui lui-même en eut toujours une bien plus
marquée sur ce qui l'environnait, et qui est plus fait pour donner la loi que
pour la recevoir. Je conçois sans peine que la lecture d'un écrivain tel que
Corneille, la représentation de ses tragédies, ait accoutumé la classe la plus
choisie de ses concitoyens à penser et à parler avec noblesse ; que Racine
leur ait appris à mettre plus de délicatesse et de pureté dans leurs senti-
ments et dans leurs expressions; mais je ne crois point que les troubles de
la Fronde aient fait naître la tragédie de Cinna ^ ; que les chansons contre
L II serait inutile de dissimuler que ces idées, qui me paraissent dénuées de
fondement, ont été renouvelées dans le discours de M. Ducis, d'ailleurs rempli
de beautés supérieures. En lui rendant toute la justice qu'il mérite, et que je lui
ai déjà rendue ailleurs, je crois pouvoir observer, pour l'intérêt de la vérité, que
les définitions qu'il trace du talent tragique de Corneille, de Racine, de Crébillon,
sont plus subtiles que réfléchies, et plus brillantes que solides. « Corneille, dit-il,
fit la tragédie de sa nation... Racine fit la tragédie de la cour de Louis XIV;
Crébillon fit la tragédie de son caractère et de son génie. » Ces résultats peu-
vent paraître éblouissants; mais n'est-ce pas plutôt une recherche d'antithèses
qu'un jugement sain et motivé ? Quel rapport y a-t-il entre la nation française,
même du temps de Corneille, et le génie de cet écrivain? et comment l'un
aurait-il détirminé le caractère de l'autre? N'a-t-on pas dit, avec beaucoup de
justesse, qu'i, semblait que Corneille fût né Romain, et qu'il eût écrit à Rome?
et dans quel temps les Français ont-ils ressemblé aux Romains ? Quoi ! c'est aux
inconséquences, aux folies, aux ridicules de la Fronde, que nous serions rede-
vables de Cinna et des Horaces! Trouverait-on le rapport le plus éloigne entre le
PAR LA HARPE. loi
Mazarin aient éveillé le talent qui a produit les lloraces, ni qu'il y eût rien
de commun entre les harangues du coadjuteur et les scènes de Sévère et de
Pauline.
Je ne crois pas davantage que la cour de Louis XIV ait mis dans la
main de Racine le pinceau qui a tracé la cour de Néron ; que les faiblesses
d'un grand roi, les intrigues de ses maîtresses et de ses favoris, l'esprit de
ses courtisans, aient inspiré la muse qui a peint les égarements de Phèdre,
les fureurs d'Hermione, et la vertu deBurrhus; et si le faible sujet de Béré-
nice fut traité pour plaire à une princesse aimable et malheureuse^, souve-
nons-nous que le sévère Corneille eut la même condescendance, bien plus
dangereuse pour lui que pour son jeune et fortuné rival.
Revenons donc à la vérité, et ne voyons surtout dans les ouvrages des
grands écrivains que la trempe de leur caractère, qui toujours détermina
plus ou moins celle de leur génie. Avec une àme élevée et une conception
forte, Corneille donna à la tragédie française l'énergie de ses sentiments et
de ses idées. Le sublime de la pensée fut sa qualité distinctive ; l'abus du
caractère de ces compositions mâles et sublimes, et l'esprit léger et follement
factieux des Français de ce temps-là? Comment cette fermentation passagère
cette épidémie politique, qui ne dura qu'un moment, et qui fut remplacée aussitôt
par l'idolâtrie prodiguée à Louis XIV, aurait-elle décidé le genre de tragédie qu'a
choisi Corneille, Corneille qui, pendant longtemps, ne fit qu'imiter les Espagnols,
et qui, depuis Cinna jusqu'à Agésilas, eut constamment la même trempe de
génie, la même tournure d'idées et de style, à des époques très-différentes? Est-il
plus vraisemblable que Racine n'ait écrit que pour la cour de Louis XIV, Racine,
nourri de la lecture des anciens, idolâtre des Grecs, évidemment formé par eux,
épris d'Euripide et de Sophocle, comme Corneille l'était de Lucain et de Sonèque ;
entraîné par la pureté de son goût vers les peintres de la nature, comme Cor-
neille l'était, par son caractère, vers tout ce qui était grand, ou ressemblait à la
grandeur? Comment d'ailleui's se permet-on de rétrécir à ce point la sphère d'un
esprit tel que celui de Racine? Quoi ! Andromaque, Phèdre, Ipltigénie, Athalie,
ces chefs-d'œuvre faits pour toutes les nations éclairées, ne seraient que les
traijédies de la cour de Louis XIV ! Et pourquoi n'accorderait-on pas à Racine
ce qu'on donne à Crébillon? Celui-ci, dit-on, fU la tragédie de son caractère et de
son génie. Je n'examine point si cette manière de parler est bien exacte; J'entends
ce que l'auteur a voulu dire, et cela me suffit. Oui, sans doute, Crébillon a puisé
ses ouvrages dans son génie, et leur a donné la teinte de son caractère ; et en
cela il a fait comme Racine et Corneille ; et Voltaire a fait comme tous les trois,
Voilà la vérité, et M. Ducis l'a reconnue lui-même lors^qu'il rappelle, dans un
autre endroit de son discours, ce principe généralement admis par tous ceux qui
ont réfléchi sur les arts, que « le caractère particulier que leur imprime un grand
homme dépend toujours de l'empreinte originale et primitive qu'il a reçue des
mains de la nature ».
Au reste, je le répète, forcé de combattre en ce point un de mes confrères
dont j'honore le plus les talents, si je le contredis sur des idées essentielles au
sujet que je traite, je ne puis m'en consoler qu'en le remerciant encore de
l'extrême plaisir que m'a fait son discours, qui m'aurait fait tomber la plume des
mains si cet ouvrage n'avait été, pour ainsi dire, voué d'avance à la mémoire
d'un grand homme, à qui môme je fais de cette manière un sacrifice de plus,
celui de mon amour-propre. {Xote de l'auteur.)
i. Henriette d'Angleterre.
132 ÉLOGE DE VOLTAIRE
raisonnement fut son défaut principaL Ainsi l'expression de la grandeur, la
noblesse des caractères, la précision du dialogue, cette espèce de force qui
consiste à suivre le jeu compliqué d'une multitude de ressorts, commedans
Héraclius et Rodogune ; cette autre force beaucoup plus heureuse, qui
amène de grands effets par des moyens simples, comme dans Cinna et les
Horacea : voilà le genre de mérite qu'il signala sur le théâtre dont il fut le
père. Racine, né avec une imagination tendre et flexible, l'esprit le plus
juste, le goût le plus délicat, nous offrit la peinture la plus vraie et la plus
approfondie de nos passions. Il régna surtout par le charme d'un style dont
un siècle entier n'a pas encore suffi à découvrir toutes les beautés. Il renou-
vela dans l'art des vers cette perfection qui, avant lui, n'avait été connue que
de Virgile ; et, joignant la sagesse du plan à celle des détails, il est demeuré
le modèle des écrivains.
Je m'écarte encore ici des sentiers battus; et, malgré la coulume et le
préjugé, je n'associerai point aux deux hommes rares qui se partageaient la
scène avant Voltaire un écrivain qui eut du génie sans doute, puisqu'il a
fait Rhadamiste, mais que trop de défauts excluent du rang des maîtres
de l'art ; et je ne parlerai de Crébillon que lorsque, racontant les injustices
de l'envie, je rappellerai les rivaux trop faibles qu'elle se fit un jeu cruel
d'opposer tour à tour à celui qui n'eut plus de rival du moment oîi il eut
donné Zaïre.
Mais avant de parvenir a cette époque, qui est celle de sa plus grande
force, observons ce qui l'arrêta dans ses premiers efforts, et ce que le carac-
tère et le bonheur de son talent lui permirent d'ajouter à un art déjà porté
si haut avant lui.
Tout écrivain est d'abord plus ou moins entraîné partout ce qui l'a pré-
cédé. Cette admiration sensible pour les vraies beautés, si prompte et si vive
dans ceux qui sont faits pour en produire eux-mêmes, les conduit de l'en-
thousiasme à l'imitation ; et c'est le premier hommage que rend aux grands
hommes celui qui est né pour les remplacer. Un peintre prend d'abord la
touche de son maître, avant d'en avoir une qui lui soit propre ; et les plus
fameux écrivains ont suivi des modèles avant d'en servir. Molière com-
mença par nous apporter les dépouilles du théâtre italien avant d'élever sur
le nôtre des monuments tels que le Tartuffe et le Misanthrope. Corneille,
déjà si grand dans le Cid, était cependant encore l'imitateur des Espagnols,
avant d'avoir produit les compositions originales de Cinna et des Horaces,
marquées de l'empreinte d'un esprit créateur. Racine, si différent de Cor-
neille, chercha pourtant à l'imiter dans ses deux premières tragédies, jus-
qu'au moment où son génie s'empara de lui, et lui dicta son chef-d'œuvre
d'Andromaque, dont les Grecs pouvaient réclamer le sujet, mais dont l'exé-
cution donnait la première idée d'un art également inconnu aux anciens et
aux modernes. Voltaire, constant admirateur de Racine, affecta de se rap-
procher de sa manière dans Œdipe et dans Mariamne ; mais en même
temps, doué par la nature d'une facilité prodigieuse à saisir tous les tons et
à profiter de tous les esprits, en conservant la marque particulière du sien,
il lutta, dans Brulus et dans la Mort de César, contre l'élévation et l'éner-
PAU LA HARPE. 453
gie de Corneille; et, ce qui est liès-remarquable, il soutint mieux ce parai"
lèle que celui de la perfection de Racine.
La littérature anglaise, qui commençait à être connue en France, et qu'il
fut un des premiers à étudier, lui donna aussi des pensées nouvelles sur la
tragédie. Il distingua, dans cet amas informe d'horreurs et d'extravagances,
des traits de force et des lueurs de vérité, comme au fond des abîmes où
l'avarice industrieuse va chercher les métaux on aperçoit, parmi le sable et
la fange, l'or brut qui doit servir aux merveilles que fait naître la main de
l'artiste. Le spectre d'Hcunlet amena sur la scène le spectre A'Éryphilc,(\\\\
ne réussit pas alors, mais qui depuis a produit dans Sé^nirainis un des plus
grands effets de la terreur et de l'illusion théâtrales.
Enfin, après des essais multipliés, parvenu à cet âge où un esprit heu-
reux s'est affermi par l'expérience, sans être encore refroidi par les années,
riche à la fois des secours de l'étranger et des trésors de l'antiquité,
éclairé par ses réflexions, ses succès et ses disgrâces, Voltaire est en état
d'interroger en même temps et l'art et son génie; et, du point oii tous les
deux sont montés, il lève la vue, et découvre d'un regard sûr et vaste jus-
qu'oij il peut les élever encore. Une imagination ardente et passionnée lui
montre de nouvelles ressources dans le pathétique ; et ses vues justes et
lumineuses qu'il porte dans tous les arts lui apprennent à fortifier celui du
théâtre par l'alliance de la philosophie. Des effets plus profonds, plus puis-
sants, plus variés à tirer de la terreur et de la pitié; des mœurs nouvelles à
étaler sur la scène, en soumettant toutes les nations au domaine de la tra-
gédie ; un plus grand appareil de représentation à donner à Melpomène, qui
exerce une double puissance quand elle peut frapper les yeux en remuant
'es cœurs ; enfin les grandes vérités de la morale, mêlées habilement à l'in-
térêt des grandes situations : voilà ce que l'art pouvait acquérir, voilà ce
que Voltaire a su lui donner.
Il s'avance dès lors dans la cariière du théâtre comme dans un champ de
conquête, et tous ses pas sont des triomphes. Y en eut-il jamais de plus
éclatant que celui de Zaïre ? Ce moment marqua dans la vie de Voltaire
comme Andromaque dans celle de Racine, comme le Cirfdans celle de Cor-
neille ; et observons cette singularité qui peut donner lieu à plus d'une
réflexion, que, du côté de l'intérêt tragique, aucun des trois n'est allé plus
loin que dans l'ouvrage qui a été pour chacun d'eux le premier sceau de
leur supériorité. Corneille n'a rien de plus touchant que le Cid ; Racine,
(\\i' Andromaque ; et Voltaire, que Zaïre. Serait-ce que la perfection du
pathétique fût celle où le i^énie attemt plus aisément? ou plutôt n'est-ce pas
qu'en effet il y a des sujets si heureux que, lorsqu'il les a rencontrés, il doit
les regarder, non pas comme le dernier terme de ses efforts, mais comme
celui de son bonheur?
Zaïre est la tragédie du cœur et le chef-d'œuvre de l'intérêt. Mais à
quoi tient cet attrait universel qui en a fait l'ouvrage de préférence que
redemandent les spectateurs de tout âge et de toute condition ? Aurait-on
cru qu'après Racine on pût sur la scène ajouter quelque chose aux triom-
phes de l'amour? Ah! c'est que, parmi ses victimes, on n'a jamais montré
15i ELOGE DE VOLTAIRE
deux êtres plus inléressanls, plus aimables que Zaïre et son amant. La dou-
leur de Bérénice est tendre, mais la passion de Titus est faible. Hermione,
Roxane, Phèdre, sont fortement passionnées : mais les deux premières par-
lent d'amour le poignard à la main ; l'autre ne peut en parler qu'en rougis-
sant. Tout l'effort de l'auteur ne peut aller qu'à faire plaindre ces femmes
malheureuses et forcenées ; otc'est tout l'effet que peut produire sur le théâtre
un amour qui n'est pas paitagé. Mais jamais on n'y plaça deux personnages
aussi chers aux spectateurs qu'Orosmane et son amante; jamais il n'y en eut
dont on désirât plus ardemment l'union et le bonheur. Tous deux entraînés
l'un vers l'autre par le premier choix de leur cœur; tous deux dans cet âge
où l'amour, à force d'ardeur et de vérité, semble avoir le charme de l'inno-
cence; tous deux prêts à s'unir par le nœud le plus saint et le plus légitime;
Orosmane enivré du bonheur de couronner sa maîtresse ; Zaïre toute rem-
plie de ce plaisir plus délicat peut-être encore de devoir tout à ce qu'elle
aime : quel tableau 1 et quel terrible pouvoir exerce le génie dramatique
quand tout à coup, à ce que l'amour a de plus séduisant et de plus tendre,
il vient opposer ce que la nature a de plus sacré, ce que la religion a de
plus auguste ! A-t-il jamais fait mouvoir ensemble de plus puissants res-
sorts ? et n'est-ce pas là que, se changeant pour ainsi dire en tyran, tour-
mentant à la fois et Pauteur qu'il inspire et le spectateur qu'il subjugue, il
se plaît à nous faire passer par toutes les angoisses de la crainte, du désir,
de la douleur, de la pitié, et à régner parmi les larmes et les sanglots?
Quel moment que celui où l'infortuné Orosmane, dans la nuit, le poignard
à la main, entendant la voix de Zaïre Mais prétendrais-je retracer un
tableau fait de la main de Voltaire avec les crayons de Melpomêne ?
C'est à l'imagination des spectateurs à se reporter au théâtre et dans
C3tte nuit de désolation ; c'est aux cœurs qui ont aimé à lire dans celui
d'Orosmane, à comparer ses souffrances et les leurs, à juger de cet état épou-
vantable où l'âme, mortellement atteinte, ne peut être soulagée ni par les
pleurs, ni par le sang, ne trouve dans la vengeance qu'un malheur de plus,
et, pour se sauver de l'abîme du désespoir, se jette dans les bras de la
mort.
Melpomêne, déjà redevable a l'auteur de Zaïre des situations les plus
déchirantes, et dps plus profondes émotions que l'on eût connues au théâtre,
va lui devoir encore de nouveaux attributs faits pour la décorer et l'enrichir.
Alzire, Mahomet, Mérope, Sëmmimis, Adélaïde, l'Orphelin, Tancrède,
vont marquer à la fois et les pas de Voltaire et ceux de Part dramatique.
AvecZamore et Gusman, avec Zopire et Séide, avec Idamé et Zamti, mon-
tera pour la première fois sur la scène cette philosophie touchante et
sublime qui ne s'était pas encore monirée aux hommes sous des formes si
brillantes, et qui jamais n'avait parlé aux cœurs avec tant de force et de
pouvoir. Elle va donner des leçons qui pénétreront dans l'âme avec l'atten-
drissement que la magie des vers flxera dans la mémoire, et que le spec-
tateur remportera avec le souvenir de ses plaisirs et de ses larmes. Laissons
l'injustice et l'envie, qui quelquefois aperçoivent les fautes, mais qui
toujours oublient les beautés; laissons-les reprocher à celte philosophie
PAR LA HARPE. 155
d'être celle de rautcur, et non pas celle du sujet ; mais nous, admirons avec
l'équitable postérité, qui ne nous démentira pas, admirons le talent créateur
qui a tiré cette morale des situations et des caractères, qui souvent en a
fait le fond même des scènes les plus attachantes, et a fondé le précepte dans
l'intérêt et dans l'action. Reconnaissons la voix de la nature qui crie contre
la tyrannie et l'oppression; ces idées piimitives d'égalité et de justice qui
semblent faire de la vengeance un droit sacré, reconnHissons-les, lorsque
Zamore, aux pieds d'Alvarez, et lui présentant le ghiive teint du sang de
Gusman, dit, avec le ton et le langage d'un habitant des tribus du Canada:
J'ai tué ton fils, et j'ai fait mon devoir; ^ais le tien, et tue-moi. Quelle
vérité dans celte terrible répartition des droits de la force et du fer, dans
ce code de représailles, qui est la morale des hordes sauvages! mais quel
triomphe pour cette religion qui est le complément de la nature perfec-
tionnée, quand, élevant l'homme au-dessus de lui-même, elle dicte à Gusman
ces paroles mémorables que le génie a empruntées à la vertu ^ pour les trans-
mettre aux générations les plus reculées; cette belle leçon de clémence qui
nous fait tomber avec AIzire aux pieds du chrétien qui pardonne à son
meurtrier; ce rare exemple de générosité qui fait sentir à Zamorc lui-même
qu'il y a une autre grandeur que celle de se venger, une autre justice que
celle qui compense, le meurtre par le meurtre, et rend le sang pour le sang 1
Est-ce donc, comme on l'a répété si souvent, et avec si peu d'équité,
est-ce une philosophie factice et déplacée qui amis dans la bouche d'Alzire
celte prière qu'elle adresse au Père commun de tous les hommes, ces vers
si touchants et si simples :
Les vainqueurs, les vaincus, tous ces faibles humains,
Sont tous également l'ouvrage de tes mains?
Ces vers sont-ils des maximes recherchées, ou l'expression d'un sen-
timent qui est dans tous les cœurs justes et dans tous les esprits éclairés?
ne par'e-t-elle pas le langage qui lui est propre, lorsqu'elle distingue cet
honneur qui lient à l'opinion, de la vertu qui tient à la conscience ? Quand
Idamé défend les jours de son fils contre l'héroïsme patriotique de Zamti,
qui le sacrifie à son roi; quand elle s'écrie avec tant d'éloquence :
La nature et l'hymen, voilà les lois premières,
Les devoirs, les liens des nations entières :
Ces lois viennent des dieux, le reste est des humains;
est-ce là le faste des sentences qui appartient à un rhéteur, ou le cri de la
nature qui s'échappe d'un cœur maternel ? Ces vers seraient beaux sans
doute dans une é|)ître morale; mais combien est-il plus beau de les avoir
fait sortir pour ainsi dire des entrailles d'une mère ! et (juel ordre de beautés
1. Les paroles du duc de Guise : « Ta religion t'a ordonn6 de m'assassiner; la
mienne m'ordonne de pardonner à mon assassin. » {Note de l'auteur de /'Éloge.)
lof) ÉLOGE DE VOLTAIRE
neuves que de faire naître de la situation la plus pathétique ces traits de la
plus haute philosophie; que de faire douter dans Mahotnet lequel est le
plus terrible du tableau ou de la leçon! Oh! quel autre que l'ardent et cou-
rageux ennemi du fanatisme a pu traîner ainsi ce monstre sur la scène, lui
arracher son masque imposteur, le montrer infectant de ses poisons l'âme la
plus innocente, souillant la vertu même du plus affreux des crimes, et
plaçant dans la main la plus pure le poignard du parricide ! Si vous doutez
que celte image soit aussi fidèie qu'elle est effrayante, rappelez-vous que,
comme autrefois l'hypocrisie s'était débattue contre Molière, qui la peignait
dans toute sa bassesse, le fanatisme s'est efforcé d'échapper à Voltaire, qui
le peignait dans toute son horreur.
Mais cette horreur s'arrête au terme que Part lui a prescrit; et ce même
art sait la tempérer par la pitié. S'il serre l'âme, il la soulage. Le poëte,
semblable à ce guerrier dont la lance guérissait les blessures qu'elle avait
faites, sait mêler aux sentiments amers qui déchirent le cœur un sentiment
plus doux qui le console; il nous attendrit après nous avoir fait frémir, et
nous délivre parles larmes de l'oppression qui nous lourmentait. Ce mélange
heureux des émotions les plus douloureuses et les plus douces; ce passage
continuel et rapide de la terreur à l'attendrissement, de l'impression vio-
lente des peintures atroces au charme consolant des affections les plus chères
de la nature; ce secret de la tragédie, qui l'a jamais possédé comme l'auteur
de Mahomet et de Sémiramis ? Si vous avez entendu Zopire s'écrier d'une
voix mourante :
J'embrasse mes enfants ;
si vous avez vu Sémiramis aux genoux de son fils, arrosant ses mains de
larmes en lui demandant la mort, rappelez-vous comme à ce moment se
sont échappés de vos yeux les pleurs que vous aviez besoin de répandre, et
combien ils ont adouci l'horreur profonde et la sombre épouvante que vous
avaient inspirées Mahomet armant le fils contre le père, et les mânes de
Ninus menaçant Sémirami-;.
C'est dans ce drame auguste et pompeux, rempli d'une terreur religieuse,
et sur lequel semble s'arrêter, dès la première scène, un nuage qui ren-
ferme les secrets du ciel et des enfers, et d'où sort enfin la vengeance ;
c'est dans cette tragédie sublime, aussi imposante qu'Alhalie, et plus inté-
ressante; c'est dans le troisième acte de Tancrède, dans le cinquième de
Mérope, dans le premier de Brutus, que la scène s'est agrandie par un
appareil qu'elle avait eu bien rarement depuis les Grecs.
Eh ! n'était-ce pas encore une nouvelle richesse que cetle peinture des
nations qui a donné aux ouvrages de Voltaire un coloris si brillant et si
varié ? Sans doute ce mérite ne fut pas étranger au peintre de la grandeur
romaine ^ encore moins à celui- qui traça avec tant de fidélité et d'énergie
\. Corneille.
2. Racine.
PAR LA HARPE. i57
les mœurs grecques, les mœurs du sérail, l'avilissement de Rome sous les
tyrans, la théocratie toujours si puissante chez les Juifs. Mais combien cette
partie du drame a-t-elle eu encore plus d'effet et [)lus d'étendue entre les
mains de l'écrivain fécond qui a mis sous nos yeux le contraste savant et
théâtral des Espagnols et des Américains, des Chinois et des Tartares; qui
a su attacher l'intérêt de ses tragédies aux grandes époques de l'histoire, à
la naissance du mahométisme, qui depuis a étendu sur tant de peuples le
voile de l'ignorance et le joug d'un despotisme stupide; à l'invasion d'un
nouveau monde, devenu la proie du nôtre; à ce triomphe, unique dans les
annales du genre humain, de la raison sur la force, et des lois sur les armes,
qui a soumis les sauvages conquérants de l'Asie aux tranquilles législateurs
du Katay; à ce règne de la chevalerie qui, seule en Europe, au dixième
siècle, balançait la férocité des mœurs, épurait Théroïsme guerrier, le seul
que l'on connût alors, et suppléait aux lois par les principes de l'honneur !
Ces caractères, esquissés dans Zaïre, ont été reproduits avec le plus
grand éclat dans Tancrède, dernier monument oià l'auteur, plus que sexa-
génaire, ait empreint sa force dramatique, et dans lequel il eut la gloire de
donner, trente ans après Zaïre, le seul ouvrage qui puisse être comparé, 1
pour l'intérêt théâtral, au plus attendrissant de ses chefs-d'œuvre.
Mais si l'amour n'a jamais été plus tendre et plus éloquent que dans
Zaire et Tmicrède, la nature n'a jamais été |)lus touchante que dans Mérope.
S'il peut être intéressant pour ceux qui étudient l'esprit humain d'observer
des époques dans l'histoire du génie, j'en remarquerai quatre principales
dans celui de Voltaire: Œdipe, qui a été le moment de sa naissance;
Zaïre, celui de sa force; Mérope, celui de sa maturité; Tancrède, où il a
fini.
Mérope, qui de tous ses ouvrages eut le succès le plus universel, excita
le plus d'enthousiasme, et fut pour lui lo temps de la justice, des honneurs,
et des récompenses; Mérope est aussi ce qu'il a composé de plus parfait, de 1
plus irréprochable dans le plan, de plus sévère dans la diction. Elle respire
cette simplicité antique, la tradition la plus précieuse que nous ayons reçue
des Grecs, ce naturel si aimable, encore perfectionné par ce goût délicat
cette élégance moderne qui tient à des mœurs plus épurées. Le poëte n'y
prend jamais la i)lace de ses personnages, et le style a cette espèce de
sagesse qui n'exclut point la douceur et les grâces, mais qui écarte le luxe
des ornements. Enfin, c'est le premier draine, depuis Alhalie, où l'on ait
su intéresser sans amour ; et Voltaire eut encore une fois cette gloire dans
la belle tragédie (VOreste, que le goût de l'antique, l'éloquence du rôle
d'Éleclre, l'art admirable de celui de Clytemnestre, ont rendue chère aux
juges éclairés des arts et aux amateurs des anciens.
Supérieur à tous les écrivains dramatiques par la réunion des grands
effets et des grandes leçons, par l'illusion du spectacle et la vérité des
mœurs, en est-il qui l'emporle sur lui pour la beauté des caractères ? Dans
les deux Brutus, la fermeté romaine, la rigidité républicaine et stoï(|ue,
l'amour des lois et de la liberté; dans Cicéron, l'enthousiasme do la patrie
et de la vertu; dans César naissant, une âme dévorée de tous les désirs de
-lo8 ÉLOGE DE VOLTAIRE
la domination, mais une àme sublime qui ne veut être au-dessus des autres
que parce qu'elle se sent digne de commander; dans Zopire, la haine des
forfaits et le zèle d'un citoyen; dans Malioraet, la scélératesse allière et
réflécliie qui ne trompe et ne subjugue les hommes qu'à force de les
mépriser; dans Alvarez, la bonté compatissante; dans Couci, l'amitié ferme
et magnanime; dans Vendôme, cette sensibilité passionnée et impétueuse
qui ne met qu'un instant entre la fureur et le crime, entre le crime et les
remords; dans Zamti, le dévouement héroïque d'un sujet qui sacriQe tout
à son roi; dans Idamé, une àme pure e^ maternelle, attachée à tous ses
devoirs, mais n'en reconnaissant aucun avant ceux de la nature; dans Tan-
crède, le cœur d'un chevalier qui ne respire que pour la gloire et pour sa
maîtresse, et qui ne peut supporter la vie s'il faut que l'une lui soit infidèle,
ou qu'il soit lui-même infidèle à l'autre. Que peut-on mettre au-dessus de
celte foule de portraits qui prouvent à la fois tant d^ fécondité dans l'in-
vention, tant de force dans le jugement, et qui brillent de ce singulier éclat
que, par une expression transportée de la peinture à la poésie, on a nommé
le coloris de Voltaire?
Le talent du style a toujours été regardé comme la qualité distinctive des
hommes supérieurs dans les lettres et dans les arts de l'esprit; c'est lui qui
fait l'orateur et le poëte. La manière de s'exprimer tient à celle de sentir;
les grandes beautés de diction appartiennent à une grande f>rce de tête; et
l'homme qui excelle dans l'art d'écrire ne peut pas être médiocre dans la
faculté de concevoir. On peut apprendre à être correct et pur ; mais c'est
la nature seule qui donne à ses favoris cette sensibilité active et féconde
qui se répand de l'àme de l'écrivain, et anime tout ce qu'il compose.
C'est en effet le même feu qui fait vivre les ouvrages et l'auteur ; c'est
de là qu'on a dit avec tant de vérité que l'on se peint dans ses productions.
Comment, en effet, ces enfants du génie ne porleraient-ils pas l'empreinte
de la ressemblance paternelle? comment n'offriraient-iis pas les mêmes
traits, étant formés de la même substance ? C'est la naïveté de La Fontaine
que j'aime dans celle de ses vers. Je reconnais dans ceux de Molière le
grand sens et la simplicité de mœurs de leur auteur ; dans ceux de Racine,
le goût exquis et les grâces qui le distinguaient dans la société; dans ceux
de Boileau, la raison sévère qui le faisait craindre; dans ceux de Voltaire,
ce feu d'imagination qui a été proprement son caractère autant que celui de
ses ouvrages.
Par une suite de celte faculté, la plus prompte de toutes et la plus agis-
sante, avec quelle flexibilité son style se variait incessamment d'un genre à
l'autre, et se pliait à tous les tons ! Quel charme dans Zaïre ! quelle énergie
dans Brulus ! quelle douce simplicité dans Mérope ! quelle élévation dans
Mahojiiel ! quelle pompe étrangère et sauvage dans Alzire ! quelle magni-
ficence orientale dans Sémiramis et dans l'Orphelin !
Il s'offre encore ici un de ces parallèles séduisants qu'entraîne toujours
l'éloge d'un grand homme. Le style de Voltaire rappelle aussitôt celui de
Racine; et c'est un honneur égal pour ces deux poëtes immortels, de ne
pouvoir être comparés que l'un à l'autre. Pourquoi d'ailleurs se refuser à
PAR LA HARPE. /I5&
ces rapprochements que l'on aime, et qui peuvent être une nouvelle source
de vérités et d'idées, lorsqu'on n'en fait pas une vaine affectation d'esprit?
Nos jugements ne sont guère que des comparaisons et des préférences :
heureux quand ils ne sont pas des exclusions !
Tous deux ont possédé ce mérite si rare de l'élégance continue et de
l'harmonie, sans lequel, dans une langue formée, il n'y a point d'écrivain ^ ■
mais l'élégance de Hacine est plus égale, celle de Voltaire est plus bril-
lante. L'une plaît davantage au goût, l'autre à l'imagination. Dans l'un le
travail, sans se faire sentir, a effacé jusqu'aux imjierfections les plus légères;
dans l'autre, la facilité se fait apercevoir à !a fois et dans les beautés et dans
les fautes. Le premier a corrigé son style, sans en refroidir l'intérêt; l'autre
y a laissé des taches, sans en obscurcir l'éclat. Ici les effets tiennent plus
1. Quoiqu'on se soit propose dd ne faire que très-peu de notes, il s'en présente
une ici qui peut être utile à ceux qui la liront avec réflexion. De jeunes têtes
exaltées par la vaine prétention de trouver du neuf avant de chercher le raison-
nable ont mis en avant un principe fort dano:ereux, celui de se faire en poésie
une autre langue, disent-ils, que celle de Despréaux, de Racine et de Voltaire,
qui leur semble usée. En conséquence les uns tâchent de rajeunir celle de Ron-
sard et de du Bartas; les autres se font un jargon composé de barbarismes et de
figures incohérentes et insensées, et croient s'être bien défendus contre la cri-
tique en disant qu'il faut encourager ces hardiesses en poésie, et que ce sont ces
fautes mêmes qui prouvent le talent. Ils sont égarés par un faux principe. Sans
doute il faut chercher des beautés neuves, et c'est la marque du vrai talent que
de les rencontrer. Mais il y a des règles universelles, des données, pour ainsi
dire, dans l'art d'écrire, comme dans tous les autres ; et il faut avant tout s'être
accoutumé à les observer, parce que sans elles il n'y a point de style. Ce n'est
point la violation de ces règles indispensables qui défendent de blesser jamais
ni la justesse des idées ni celle des images et des expressions ; ce n'est point
l'infraction si facile d'un précepte si important qui peut donner à la diction un
caractère de nouveauté. Si cela était, il suffirait d'être bizarre pour être neuf, et
extravagant pour être sublime. C'est dans une imagination sensible qu'il faut
chercher les beautés d'expression qui ont pu échapper à nos prédécesseurs. Vol-
taire n'écrit pas comme Racine : ces deux manières sont fort différentes ; mais
toutes deux sont subordonnées aux mêmes principes. La combinaison nouvelle et
des idées et des termes, voilà ce qui distingue l'écrivain supérieur, en vers comme
en prose; mais il ne doit ni la chercher toujours, ni surtout laisser trop sentir
cette recherche. Le grand mérite est de paraître toujours naturel, même lors-
qu'on est le plus neuf; c'est celui de Racine; et quoique Voltaire ne l'ait pas eu
au même degré, parce que le caractère de son génie ne le portait pas à travailler
autant ses vers, il s'en faut beaucoup que ce genre do beauté lui soit étranger,
comme l'ont dit des censeurs passionnés. Quand il fait dire à Idamé, il.ms l'Or-
phelin de la Chine :
Il vous souvient du temps et de la vie obscure
Où lo ciel enfermait votre grandeur future,
cette expression est neuve; mais en est-elle moins juste? i)arait-clle extraordi-
naire? Il n'y a même que les connaisseurs qui fassent remarquer ces sortes de
beautés; mais tous les lecteurs les sentent sans les analyser; et c'est ce qui fait
lire et vivre les bons ouvrages longtemps avant que l'on ait reconnu tout leur
prix, {Note de l'auteur de TÉloge.)
160 ÉLOGE DE VOLTAIRE
souvent à la phrase poétique; là ils appartiennent plus à un trait isolé, à un
vers saillant. L'art de Racine consiste plus dans le rapprochement nouveau
des expressions ; celui de Voltaire, dans de nouveaux rapports d'idées. L'un
ne se permet rien de ce qui peut nuire à la perfection ; l'autre ne se refuse
rien de ce qui peut ajouter à l'ornement. Racine, à l'exemple de Despréaux,
a étudié tous les effets de l'harmonie, toutes les formes du vers, toutes les
manières de le varier. Voltaire, sensible surtout à cet accord si nécessaire
entre le rhythme et la pensée, semble regarder le reste comme un art subor-
donné, qu'il rencontre plutôt qu'il ne le cherche. L'un s'attache plus à
finir le tissu de son style, l'autre à en relever les couleurs. Dans l'un, le
dialogue est plus lié; dans l'autre, il est plus rapide. Dans Racine, il y a
plus de justesse; dans Voltaire, plus de mouvement. Le premier l'emporte
pour la profondeur et la vérité; le second, pour la véhémence et l'énergie.
Ici, los beautés sont plus sévères, plus irréprochables; là, elles sont plus
variées, plus séduisantes. On admire dans Racine celte perfection toujours
plus étonnante à mesure qu'elle est plus examinée; on adore dans Voltaire
cette magie qui donne de l'attrait même à ses défauts. L'un vous paraît
toujours plus grand par la réflexion ; l'autre ne vous laisse pas le maître de
réfléchir. Il semble que l'un ait mis son amour-propre à défier la critique,
et l'autre à la désarmer. Enfin, si l'on ose hasarder un résultat sur des objets
livrés à jamais à la diversité des opinions, Racine, lu par les connaisseurs,
sera regardé comme le poëte le plus parfait qui ait écrit; Voltaire, aux yeux
des hommes rassemblés au théâtre, sera le génie le plus tragique qui ait
régné sur la scène.
Quand il n'aurait mérité que ce titre, joint à celui du seul poêle épique
qu'ait eu la France, combien ne serait-il pas déjà grand dans la postérité !
Mais quelle idée doit-on se former de cet homme prodigieux, puisque nous
n'avons jusqu'ici considéré que la moitié de sa gloire, et que, dos autres
monuments qui lui restent, on formerait encore une vaste dépouille pour
l'ambition de tant de concurrents qui aspirent à se partager son héritage !
Et d'abord, pour ne pas sortir de la poésie, ce brillant rival de Racine
n'est-il pas encore celui de l'Arioste et de Pope? Oublions quelques traits
que lui-même a effacés; effaçons-en môme d'autres, échappés à l'intempé-
rance excusable d'un génie ardent : que la France ne soit pas plus sévère
que ritalie, qui a pardonné tant d'écarts au chantre de Rolnnd; ne jugeons
pas dans toute la sévérité de la raison ce qui a été composé dans des accès
de verve et de gaieté. Peignons, s'il le faut, au devant de ce poëme où le
talent a mérité tant d'éloges, s'il a besoin de quelques excuses; peignons
l'Imagination à genoux, présentant le livre aux Grâces, qui le recevront en
baissant les yeux, et en marquant du doigt quelques pages à déchirer ; et
après avoir obtenu pardon (car les Grâces sont indulgentes), osons dire, en
leur présence et de leur aveu, que nous n'avons point dans notre langue
d'ouvrage semé de détails plus piquants et plus variés, où la plaisanterie
satirique ait plus de sel, où les peintures de la volupté aient plus de
séduction, où l'on ait mieux saisi cet esprit original qui a été celui de l'A-
rioste, cet esprit qui se joue si légèrement des objets qu'il trace, qui mêle
PxVR LA HARPE. 161
un trait de plaisanterie à une image terrible, un trait de morale à une pein-
ture grotesque, et confond ensemble le rire et les larmes, la folie et la
raison'.
Si ce mélange ne peut être goûté par ces juges trop rigoureux, à qui la
raison seule est en droit de plaire, qu'ils lisent les Discours sur l'Homme,
la Loi naturelle, le Désastre de Lisbonne; et s'ils n'y trouvent pas l'é-
tendue de plan, le sublime des idées, la rapidité de style que l'on admire
dans les poésies philosopliiques de Pope, ils y sentiront du moins une raison
plus intéressante, plus aimable, plus rapprochée de nous; ils ne résisteront
pas à cette réunion si rare, et jusque-là si peu connue, d'une philosophie
consolante, et de la plus belle poésie. Ils applaudiront à ces richesses nou-
velles, et pour ainsi dire étrangères, apportées par Yollaire dans le trésor
de la littérature nationale, et qui ont donné à notre poésie un caractère
qu'elle n'avait pas avant lui.
Mais celui de tous les genres où. il a été le plus original, qu'il s'est le
plus particulièrement approprié, dans lequel il a eu un ton que personne ne
lui avait donné, et que tout le monde a voulu prendre; enfin, où il a pré-
dominé, de l'aveu même de l'envie, qui consent quelquefois à vous recon-
naître un mérite, pour paraître moins injuste quand elle vous refuse tous
les autres; ce genre est celui des poésies que l'on appelle fugitives, parce
qu'elles semblent s'échapper avec la même facilité, et de la plume qui les
produit, et des mains qui les recueillent; mais qui, après avoir couru de
bouche en bouche, restent dans la mémoire des amateurs, et sont consacrées
par le goût.
Il serait également difficile, ou de se rappeler toutes les siennes, ou de
choisir dans la foule, ou d'en rejeter aucune. Ce n'est ni la finesse d'Ha-
milton, ni la douceur naïve de Deshoulières, ni la gaieté de Cliapelle, ni la
mollesse de Cliaulieu ; c'est l'ensemble et la perfection de tous les tons;
c'est la facilité brillante d'un esprit toujours supérieur, et aux sujets qu'il
traite, et aux personnes à qui il s'adresse. S'il parle aux rois, aux grands,
aux femmes, aux beaux esprits, c'est le tact le plus sûr de toutes les con-
venances, avec l'air d'être au-dessus de toutes les formes; c'est cette fami-
liarité libre, et pourtant décente, qui laisse au rang toutes ses prérogatives,
et au talent toute sa dignité.
Il est le premier (jui, dans cette correspondance, ait mis une espèce d'é-
galité qui ne peut pas blesser la grandeur, et qui honore le génie; et cet art,
qui peut être aussi celui de l'amour-propre, est caché du moins sous l'a-
grément des tournures. C'est là, surtout, qu'il fait voir que la grâce était un
des caractères de son esprit. La grâce distingue sa politesse et ses éloges.
Chez lui, la flatterie n'est que ce désir de plaire, dont on est convenu de
faire un des liens de la société. Il se joue avec la louange; et quand il
caresse la vanité, sûr qu'alors le seul moyen d'avoir la mesure juste, c'est
de la passer un [)eu, jamais du moins il ne parait ni être dupe lui -même, ni
1. Voyez tome IX, page 12, un tout autre jugemeni de La Harpe sur la
Pucelle.
-162 ÉLOGE DE VOLTAIRE
prétendre qu'on le soit. Il écrit à la fois en poëte et en homme du monde,
mais de manière à faire croire qu'il est aussi naturellement l'un que l'autre.
Il loue d'un mot, il peint d'un trait. Il effleure une foule d'objets, et rap-
proche les plus éloignés; mais ses contrastes sont piquants, et non pas
bizarres. Il n'exagère point le sentimeat, et ne charge pas la plaisanterie.
Cette imagination dont le vol est si rapide, le goût ne la perd jamais de
vue. Le goût lui a appris comme par instinct que, si les fautes disparaissent
dans un grand ouvrage, une bagatelle doit être finie; que le talent, qui
peut être inégal dans ses efforts, doit être toujours le même dans ses jeux,
et qu'il ne peut se permettre d'autre négligence que celle qui est une grâce
de plus, et qui ne peut appartenir qu'à lui.
Tant de succès et de chefs-d'œuvre semblent caractériser un homme
que la nature appelle de préférence à être poëte : une seule chose pourrait
en faire douter, c'est sa prose. Quoique parmi les qualités qu'exigent ces
deux genres d'écrire il y en ait nécessairement de communes à tous ceux
qui ont excellé dans l'un et dans l'autre ; quoiqu'il soit vrai même que la
prose, quand elle s'élève au sublime, peut avoir quelque ressemblance avec
la poésie, et que la poésie à son tour doit, pour è(re parfaite, se rapprocher
de la régulaiùié de la prose ; cependant on a observé que de tout temps les
prosateurs et les poètes ont formé deux classes très-distinctes, et que les
lauriers de ces deux espèces de gloire ne s'entrelaçaient point sur un môme
front. Sans s'étendre ici sur l'inutile énumération des noms célèbres dans
les lettres, il suffit de pouvoir affirmer que, jusqu'à nos jours, il n'avait
été donné à aucun homme d'être grand dans les deux genres ; et c'était
donc à Voltaire qu'était réservé l'honneur de celte exception, unique dans
les annales des arts!
La nature a-t-elle assez accumulé de dons et de faveurs sur cet être
privilégié ? a-t-elle voulu honorer notre espèce en faisant voir une fois tout
ce qu'un mortel pouvait rassembler de talents? ou bien a-t-elle prétendu
marquer elle-même les dernières limites de son pouvoir et de l'esprit
humain? a-t-elle fait pour A'oltaire ce qu'autrefois la fortune avait fait pour
Rome ? Faut-il qu'il y ait dans chaque ordre de choses des destinées à ce
point prédominantes, et que, comme après la chute de la reine des nations,
toutes les grandeurs n'ont été que des portions de sa dépouille, de même,
après la mort du dominateur des arts, désormais toute gloire ne puisse
être qu'un débris de la sienne!
Fait pour appliquer à tous les objets une main hardie et réformatrice, et
pour remuer toutes les bornes posées par l'impérieux préjugé et l'imitation
servile, il s'empare de l'histoire comme d'un champ neuf, à peine effleuré
par des mains faibles et timides. Rientôt il y fera germer, pour le bien du
genre humain, ces vérités fécondes et salutaires, ces fruits de la philoso-
phie, que l'ignorance aveugle et l'hypocrisie à gages font passer pour des
poisons, et que les ennemis de la liberté et de la raison voudraient arra-
cher ; mais qui, malgré leurs efforts, renaissent sous les pieds qui les écra-
sent, et croissent enfin sous l'abri d'une autorité éclairée, comme l'aliment
des meilleurs esprits, et l'antidote de la superstition et de la tyrannie.
PAR LA HARPE. 163
Il lutte d'abord, dans le premier sujet qu'il choisit, contre l'éloquence
antique, contre les Quinte-Curce et les Tite-Live ; il donne à notre lan.-^ue
toute la richesse et la majesté de leur style. On sera surpris peut-être
qu'un historien philosophe ait commencé par écrire la vie d'un conquérant;
mais la singularité du sujet pouvait plaire à une imagination poétique, et
la renommée décida son choix. L'Europe s'entretenait encore de ce fameux
Suédois, plus fait pour être l'étonnement de ses contemporains que l'admi-
ration des âges suivants ; qui ne connut ni la mesure des vertus ni celle
des prospérités; fit plus d'un roi, et ne sut pas l'être; se trompa également,
et sur la gloire qu'il idolâtrait, et sur un ennemi qu'il méprisait; qui, en-
vahissant tant de pays, ne fit à aucun tant de mal qu'au sien ; dont
l'héroïsme ne fut qu'un excès, et la fortune une illusion; enfin qui, après
avoir voulu tout forcer, la nature et les événements, alla porter chez des
barbares une réputation éclipsée, une existence précaire, une royauté cap-
tive et insultée, et fut réduit à n'être plus célèbre que comme un aventu-
rier, et h mourir comme un soldat.
A ce portrait achevé par la main de Voltaire, succéda celui d'un mo-
narque supérieur à Charles XII, autant que les héros de l'histoire sont
au-dessus de ceux de la fable ; de Louis XIV, mémorable à double titre, et
pour avoir donné son nom à un siècle, et pour en avoir reçu celui de grand.
Nul prince n'a obtenu plus de louanges pendant sa vie, ni essuyé plus de
reproches après sa mort; mais la postérité équitable a couvert ses fautes de
tout le bien qu'il a fait ; elle l'absout d'avoir été conquérant, parce qu'en
même temps il sut être roi. Son courage dans le malheur a expié l'orgueil
de ses victoires, et sa grandeur ne lui sera point ôtée, parce qu'elle est
attachée à la grandeur française, qui fut son ouvrage. Voltaire a rendu le
nom de Louis XIV plus respectable, comme il avait rendu celui de Henri IV
plus cher; et cet âge brillant, si souvent peint dans le nôtre, ne l'a jamais
été sous des traits plus intéressants et plus magnifiques que dans cet ou-
vrage, placé parmi les monuments de notre histoire au même rang que la
Henriade parmi ceux de notre poésie.
Le même homme qui avait étendu et enrichi l'art de la tragédie agran-
dit alors la carrière nouvelle oij il venait d'entrer; il y laissa, comme dans
toutes les autres, des traces neuves et profondes, sur lesquelles tout s'est
empressé de marcher après lui ; et il était bien juste que celui qui, le pre-
mier, avait mis la philosophie sur la scène l'introduisît dans l'histoire.
L'histoire dès lors fut tracée sur un plan plus vaste, et dirigée vers un
but plus utile et plus moral; elle ne se borna plus à s^atisfaire l'imagination
avide des grands événements : elle sut contenter aussi cette autre curiosité
plus sage ([ui cherche des objets d'instruction.
Ce ne fut plus seulement le récit des calamités de tant de peu|)les et des
fautes de tant de souverains, ce fut surtout la peinture do l'esprit humain
au milieu de ses secousses politiques, le résultat de ses connaissances et de
ses erreurs, de ses acquisitions et de ses pertes. Clio, accoutumée auparavant
à n'iiabiter que les champs de bataille et les conseils des rois, entra dans la
demeure des sages et dans les ateliers des artistes; elle assista à ces rares
164 ÉLOGE DE VOLTAIRE
travaux du génie qui ont illustré les nations, à ces découvertes nombreuses
qui ont fait de tous nos besoins les sources de toutes nos jouissances, et
qui, des instruments d'utilité première, sont parvenus jusqu'aux derniers
raffinements de la mollesse, et aux plus séduisantes inventions du luxe.
Ces images de la destruction et du malheur qui remplissent les annales du
monde, ces teintes tristes et sanglantes, ces touches lugubres, furent va-
riées et adoucies par les images consolantes de la civilisation et des progrès
de la société.
Ce nouveau système historique, si attachant et si fécond, déjà développé
dans la peinture brillante du règne de Louis XIV, eut encore plus d'éten-
due dans ce vaste tableau des mœurs et de l'esprit des nations i; entre-
prise unique en ce genre, et dont on chercherait en vain le modèle dans
l'antiquité. Tacite a dessiné de ses crayons énergiques les mœurs d'un
peuple agreste et guerrier, mais peut-être moins avec le désir de montrer
ce qu'étaient les Germains qu'avec l'affectation satirique d'opposer la sim-
plicité sauvage à la corruption civilisée, et de faire de la Germanie le con-
traste et la leçon de Rome.
Mais cette haute et sublime idée d'interroger tous les siècles et de
demander à chacun d'eux ce qu'il a fait pour le genre humain ; de suivre,
dans ce chaos de révolutions et de crimes, les pas lents et pénibles de la
raison et des arts, qui l'avait conçue avant Voltaire? Si nous avions
recueilli de quelque ancien de simples fragments d'un semblable ouvrage,
avec quel respect religieux, avec quelle admiration superstitieuse on con-
sacrerait ces restes informes et mutilés ! quelle opinion ils nous donne-
raient de l'élévation et de l'immensité de l'édifice ! combien de fois nous
nous écrierions dans nos regrets : Quel devait être le génie qui l'a conçu
et achevé ! que de reproches adressés au temps et à la barbarie, qui ne
nous en auraient laissé que les ruines ! Eh quoi ! faudra-t-il donc toujours
que l'imagination adulatrice ajoute à la majesté d'un débris antique, et que
l'œil des contemporains ne s'arrête qu'avec indifférence, et même avec
insulte, sur les chefs-d'œuvre de nos jours? Y a-t-il cette contrariété
nécessaire entre le regard de l'esprit et l'organe de la vue ? et, comme
pour celui-ci tout s'accroît en se rapprochant, et tout diminue par la dis-
tance, faut-il que pour l'autre les monuments du génie s'agrandissent en
s'enfonçant dans la nuit des siècles, et soient à peine aperçus quand ils
s'élèvent auprès de nous?
Dans le même temps oii Voltaire écrivait l'histoire et la tragédie en
philosophe, il embrassait cette autre partie de la philosophie qui comprend
les sciences exactes, et mêlait ainsi l'étude de la nature à celle de l'homme.
Ce n'est pas que je veuille compter parmi les efforts de son talent ces spé-
culations mathématiques, fruits du temps et du travail, ni que je veuille
tourner cette louange en reproche contre ceux qui se sont contentés de
n'être que de grands écrivains. Corneille, Racine, Despréaux, n'en sont
1. Essai sur les Mœurs et l'Esprit des nations, tome XI à XIII de la présente
édition.
PAR LA HARPE. 165
pas moins immortels, ne sont pas moins les bienfaiteurs de la langue fran-
çaise, et l'honneur éternel de leur nation, quoiqu'ils n'aient pas expliqué
les découvertes de Galilée, ni disputé à Pascal la gloire de ses reciierches
géométriques. IVIais ne devons-nous pas un tribut particulier d'admiration
à ce génie si avide et si mobile qui composait à la fois Brutus et les Lettres
sur la Métaphysique de Locke, Zaïre et V Histoire de Charles XII, et
envoyait à Paris, avec Alzire, les Éléments de Xewlon?
Quelle est cette trempe d'esprit extraordinaire que rien ne peut ni
émousser ni affaiblir; cette chaleur d'imagination que rien ne refroidit;
cette force constante et flexible d'une tête que rien ne peut ni épuiser ni
remplir? Enfin, quel est cet homme qui, d'un moment à l'autre, passe avec
tant de facilité des élans du génie qui enfante, au travail de la raison qui
calcule; quitte les illusions de la scène pour les vérités de riiistoire; et,
rendant Racine aux Français, leur fait connaître en même temps Locke,
Shakespeare et Newton ?
Y avait-il, parmi tant de travaux, des délassements et des loisirs? oui ;
et c'était une foule de productions de tout genre qui auraient encore été
pour tout autre des travaux et des titres, mais qui n'étaient que les jeux
de son inépuisable facilité, et semblaient se perdre dans l'immensité de
sa gloire : des contes ciiarmants, des romans d'une originalité piquante, où
la raison consent à amuser la frivolité française, pour obtenir le droit de
l'instruire, nous fait rire de nos travers, de nos inconséquences, de nos
injustices, et nous conduit par degrés à rougir et à nous corriger; des
essais dans chaque partie de la littérature, toujours reconnaissables à cet
agrément qui embellit tous les sujets, et qui attache tous les lecteurs ; des
morceaux pleins de grâce ou d'intérêt, ou de bonne plaisanterie, ou d'élo-
quence : Zadig, Nanine, Candide, le Traité de la Tolérance; mille
autres dont les litres innombrables n'ont été retenus que parce que les
presses de l'Europe ne se sont point lassées de les reproduire, ni les lec-
teurs de toutes les nations de les dévorer.
De cette hauteur oiî nous a portés la contemplation de son génie, abais-
sons maintenant nos regards sur les effets qu'il a produits. Nous avons
suivi l'astre dans son cours; examinons les objets éclairés de sa lumière.
En regardant autour de nous, reconnaissons les traces de la pensée législa-
trice, et cette influence de l'écrivain supérieur qui a instruit la postérité, et
dominé ses contemporains.
SECONDE PARTIE.
Cette domination, qui naît de l'ascendant d'un grand homme, a, comme
toute autre espèce d'empire, ses dangers et ses abus, qu'il no faut pas
reprocher ii celui qui l'exerce : ce serait lui interdire la liberté de rien
tenter que de le rendre garant des fautes de ses imitateurs. Ainsi les révo-
lutions que Voltaire a faites dans les lettres, dans l'histoire et le théâtre, et
dont je viens de suivre le cours en même temps que celui de ses travaux,
i65 ÉLOGE DE VOLTAIRE
ont pu, je l'avoue, en étendant la carrière des arts, en multiplier les écueils :
les richesses qu'il est venu apporter ont pu introduire un luxe contagieux ;
ses hardiesses heureuses ont pu préparer de dangereuses licences; et la
séduction de ses beautés, qui sont par elles-mêmes si près de l'abus, ce
charme qui se retrouve jusque dans ses défauts, a pu contribuer à la cor-
ruption de ce goût dont il a été si longtemps le défenseur et le modèle.
Mais cet effet du talent, inséparable de son pouvoir sur la foule imita-
trice, est le tort de la nature, et non pas le sien. Reprocherons-nous à Vol-
taire d'avoir mis sur la scène une philosophie intéressante, parce qu'on y a
maladroitement substitué une morale déplacée, factice, et déclamatoire;
d'avoir soutenu une grande action par un magnifique appareil, et propor-
tionné la pompe du théâtre à celle de ses vers, parce que, depuis, on a cru
pouvoir se passer de vraisemblance et de style a la faveur du spectacle et
des décorations?
Le blàmerons-nous d'avoir été éloquent dans l'histoire, parce que d'au-
tres y ont été rhéteurs; d'y avoir eu souvent la sagesse du doute, parce que
d'autres l'ont remplacée par la folie des paradoxes? La légèreté et la grâce
de ses poésies famiUères perdront-elles de leur mérite parce que des esprits
faux et frivoles, en voulant lui ressembler, ont pris le jargon pour de la
gaieté, la déraison pour de la saillie, et l'indécence pour le bon ton? La
flexibilité de sa diction rapide et variée, et l'art piquant de ses contrastes,
ont-ils moins de prix, parce que la multitude, qui croit le copier, a dénaturé
tous les genres et confondu tous les styles? Enfin lui aurons-nous moins
d'obhgation d'avoir mêlé dans son coloris tragique quelques teintes sombres
et fortes du pinceau des Anglais, parce que l'on s'est efforcé depuis de noir-
cir la scène française d'horreurs dégoûtantes et d'atrocités froides, de faire
parler à Melpomène le langage de la populace, et de dégrader Corneille et
Racine devant Shakespeare? Ces écarts du vulgaire, toujours prêt à s'égarer
en voulant aller plus loin que ceux qui le mènent, peuvent-ils balancer tant
de leçons utiles et frappantes, qui perpétueront dans l'avenir le nom et l'as-
cendant de Voltaire ?
Sans doute il ne faut pas s'attendre à voir renaître rien de semblable à
lui : car, avec les mêmes talents, il faudrait encore la même activité pour
les mettre en œuvre, et la môme indépendance pour les exercer; et com-
ment se flatter de voir une seconde fois la même réunion de circonstances
fortuites et d'attributs naturels? Cependant, comme il ne faut jamais déses-
pérer ni de la nature ni de la fortune, supposons un moment que toutes
deux paraissent d'intelligence pour lui donner un successeur et un rival ca-
pable d'égaler tant de travaux et de succès, il restera toujours à Voltaire une
gloire particulière qui ne peut plus être ni partagée ni remplacée, celle
d'avoir imprimé un grand mouvement à l'esprit humain.
Descartesavaitfaitune révolution dans la philosophie spéculative; Voltaire
en a fait une bien plus étendue dans la morale des nations et dans les idées
sociales. L'un a secoué le joug de l'école, qui ne pesait que sur les savants;
l'autre a brisé le sceptre du fanatisme, qui pesait sur l'univers.
Les arts, dont la lumière douce et consolante est comme l'aurore qui
FAll LA HARPE. -167
devance le grand joui- de la raison, avaient commencé à adoucir les mœurs,
en polissant les esprits. Telle est la marche ordinaire de l'homme; il jouit
avant de réfléchir, et imagine avant de penser. Souvenons- nous qu'il n'y a
pas plus de deux cents ans que l'Europe est sortie de la barbarie, et ne nous
étonnons pas de voir la société si perfectionnée, et l'économie politique en-
core si imparfaite. Cette dernière est pourtant le but auquel tout doit ten-
dre, et la base sur laquelle tout doit s'affermir; mais c'est le plus lent ou-
vrage de l'homme et du temps. Pour fonder l'empire des arts, i! suffit que
la nature fasse naître des talents; mais, pour que l'existence politique de
chaque citoyen soit la meilleure possible, il faut que la raison se propage de
tout côté, que les lumières deviennent générales, et que la force qui combat
les préjugés et les abus devienne d'abord égale, et ensuite supérieure à
celle qui les défend.
11 suffît de consulter un moment l'histoire et le cœur humain, pour voir
combien cette lutte doit être longue et pénible. Mais au milieu de tant d'op-
presseurs de toute espèce, dont l'existence est attachée à des abus absurdes
et cruels, qui se sentira fait pour les attaquer? Des hommes capables de pré-
férer l'ambition d'éclairer leurs semblables à celle de les asservir, et l'hon-
neur dangereux d'être leurs bienfaiteurs et leurs guides, à la facilité d'être
leurs tyrans; des hommes qui aimeront mieux la reconnaissance îles peuples
que leurs dépouilles, et leurs louanges que leur soumission. Et qui donc,
j'ose le dire, sera plus susceptible de cette généreuse ambition que ceux
qui se sont voués à la culture des lettres? La plupart, éloignés, par ce dé-
vouement même, de toutes les places qui flattent la vanité ou qui tentent
l'avarice, n'attendent rien des autres qu'un suffrage, et de leur travail que
l'honneur. Ils ne peuvent avoir d'intéiêt à tromper, car leur gloire est fon-
dée sur la raison. Aussi, depuis ce grand art de l'imprimerie, si favorable
aux progrès de l'esprit humain, leur influence a été déplus en plus sensible,
et a préparé celle de Voltaire.
La dialectique de Bayle avait aiguisé le raisonnement, et accoutumé au
doute et à la discussion ; les agréments de Fontenelle avaient tempéré la sé-
véritéque l'on portait en tous sens dans les matières abstraites; Montesquieu
surtout avait agité les têtes pensantes; mais tous ces difl'érents effets avaient
été plus ou moins circonscrits, et par le nombre des lecteurs, et par la na-
ture des objets. Voltaire parla de tout et à tous. Il dut au charme particulier
de son style et à la tournure de ses ouvrages d'être plus lu qu'aucun écri-
vain ne l'avait jamais été; et la mode se mêlant a tout, et chacun voulant
lire Voltaire, il rendit l'ignorance honteuse, et le goût de l'instruction géné-
ral. Ce fut là le premier fondement de sa puissance. L'éloquence et le ridi- I
cule en furent les armes. Il émeut une nation douce et sensible par des pein-
tures touchantes, et amusa un peuple frivole et gai par des plaisanteries. Il
fit retentir à nos oreilles le mot d'humanité; et si quelques déclamateurs en
ont fait depuis un mot parasite, il sut le rendre sacré.
Cette dureté intolérante, née do l'habitude des querelles, fut adoucie par
la morale persuasive que respirent ses écrits; et cette malheureuse impor-
tance que la médiocrité cherche à se donner par l'esprit de parti tomba
468 ÉLOGE DE VOLTAIRE
devant le ridicule. Il reproduisait sous toutes les formes ces maximes d'in-
dulgence fraternelle et réciproque, devenues le code des honnêtes gens; ces
anathèmes lancés contre l'espèce de tyrannie qui veut tourmenter les âmes
et assujettir les opinions; ce mépris mêlé d'horreur pour la basse hypocrisie
qui se fait un mérite et un revenu de la délation et de la calomnie.
Le persécuteur fut livré à l'opprobre, et l'enthousiaste à la risée. La mé-
chanceté puissante craignit une plume qui écrivait pour le monde entier,
et qui fixait l'opinion ; et alors s'établit une nouvelle magistrature dont le
tribunal était à Ferney, et dont les oracles^ rendus en prose éloquente et en
vers charmants, se faisaient entendre au delà des mers, dans les capitales,
dans les cours, dans les tribunaux, et dans les conseils des rois. Le pouvoir
inique, ou prévenu, ou oppresseur, qui essayait d'échapper à cette juridic-
tion suprême, se trouvait de toute part heurté, investi par cette force
qu'exerce la société chez un peuple où elle est le premier besoin. Partout
on rencontrait Voltaire, partout on entendait sa voix; et il n'y avait per-
sonne qui ne dût craindre d'être inscrit sur ces tables de justice et de ven-
geance, où la main du génie gravait pour l'immortalité.
Cette autorité extraordinaire devait naturellement être appuy^ée sur une
considération personnelle, aussi rare que les talents qui en étaient la source.
Les tributs de l'Europe entière apportés chaque jour à Ferney; le marbre
taillé par Pigalle, et chargé de reproduire à la postérité, et les traits de Vol-
taire, et l'hommage aussi libre qu'honorable de l'admiration des gens de
lettres; le commerce intime, les présents, les caresses, les visites des souve-
rains, le prix qu'ils semblaient attacher à ses louanges, l'empressement qu'ils
montraient à l'honorer, le concours de toutes les grandeurs, de toutes les répu-
tations, et, ce qui est plus respectable, de tous les plus opprimés, dans l'asile
d'un vieillard retiré au pied des Alpes: tout contribuait à donner du poids
à son suffrage, tout consacrait ure vieillesse qui était l'appui de l'infortune
et de l'innocence, et une demeure qui en était le refuge.
C'est là que vous vîntes, couverts des haillons de l'indigence et baignés
des larmes du désespoir, déplorables enfants de Calas, et toi, malheureux
Sirven, victimes d'un fanatisme atroce et d'une jurisprudence barbare! c'est
là que vous vîntes embrasser ses genoux, lui raconter vos désastres, et im-
plorer ses secours et sa pitié. Hélas! et qui vous amenait dans la solitude
champêtre d'un [)hilosophe chargé d'années? On ne vous avait point dit que
ce fût un homme puissant par ses places ou par ses titres; vous ne vîtes
autour de lui aucune de ces marques imposantes des fonctions publiques,
qui annoncent un soutien et une sauvegarde à quiconque fuit l'oppression;
et vous êtes à ses pieds ! et vous venez l'invoquer comme un dieu tutélairel
Peut-être ne connaissiez-vous de lui que son nom et sa renommée; vous
aviez seulement entendu dire que la nature l'avait créé supérieur aux autres
hommes; et vous avez pensé que, fait pour les éclairer, il l'était aussi pour
les secourir. Sans autre recommandation que votre malheur, sans autre sou-
tien que votre conscience, vous avez espéré de trouver en lui un juge
au-dessus de tous les préjugés, un défenseur au-dessus de toutes les
craintes.
PAR LA HARPE. 469
Vous ne vous êtes pas trompés. Jouissez déjà des pleurs qu'il mêle à
ceux que vous versez. Reçus dans ses bras, dans son sein, vous êtes désor-
mais sacrés; et la persécution va s'éloigner de vous. Ah! ce moment lui est
plus doux et plus cher que celui où il voyait triompher Zaïre et Mérope, et
l'agrandit davantage à nos yeux. Oui, s'il est beau de voir le génie donnant
aux hommes rassemblés de puissantes émotions, oh! qu'il paraît encore plus
auguste quand il s'attendrit lui-môme sur le malheur, et qu'il jure de venger
l'innocence!
Et combien il savait mettre à profit jusqu'à ces attentats du fanatisme,
grâce à lui devenus si rares! comme il se servait des derniers crimes pour lui
arracher les restes de sa puissance! Alors le monstre épouvanté se cachait
longtemps dans les ténèbres et le silence, semblable à la bête farouche et
dévorante qui, s'élançant de la profondeur des forêts pour enlever une
proie, a porté dans les habitations l'alarme et la terreur: bientôt tout est en
armes pour la poursuivre et la combattre; mais elle se retire sans bruit et
sans menace, et, tranquille dans son repaire, elle attend le moment d'en sortir
encore pour détruire et dévorer.
Mais Voltaire goûta du moins dans sa vieillesse cette satisfaction conso-
lante de voir que l'ennemi qu'il avait tant combattu était enfin ou désarmé
ou enchaîné, et presque réduit parmi nous à une entière impuissance. Il osa
s'applaudir de cette victoire : et pourquoi lui eût-il été défendu de jouir du
bien qu'il avait fait? Ce fut pour lui un des avantages d'une longue vie. Il
vit succéder à ceux qui, nourris dans les préjugés, avaientrepoussé la vérité,
une génération nouvelle qui ne demandait qu'à la recevoir, et qui croissait
en s'instruisant dans ses écrits ; il vit la lumière pénétrer partout, et des
hommes de tous les états, des hommes supérieurs par leur mérite ou par
leurs emplois, la porter dans tous les genres d'administration. C'est alors
qu'il se félicita d'avoir longtemps vécu. En effet, parmi les bienfaiteurs de
l'humanité, combien peu ont eu assez de vie pour voira la fois et toute leur
gloire et toute leur influence! Ce n'est pas la destinée ordinaire du génie.
On ne lui a donné qu'un instant d'existence pour laisser une trace éternelle :
et qu'il est rare qu'il en aperçoive autour de lui les premières empreintes,
et qu'il emporte dans la tombe les premiers fruits de ses bienfaits!
Ce bonheur fut celui de Voltaire. Ses yeux furent témoins de la révolu-
tion qui était son ouvrage. Il vit naître dans les esprits cette activité éclai-
rée qui cherche dans tous les objets le bien possible, et ne se repose plus
qu'elle ne l'ait trouvé. L'inquiétude naturelle à un peuple ardent et ingé-
nieux, si longtemps consumé dans de tristes et frivoles querelles, se porta
vers tous les moyens d'adoucir et d'améliorer la condition humaine, assez
affligée de maux inévitables pour n'y en pas ajouter de volontaires.
11 ne vit pas, il est vrai, disparaître entièrement ces restes honteux de
la barbarie qui déshonorent une nation policée, et qu'il nous a tant repro-
chés; mais du moins il les vit attaciuer de toutes parts, et dut espérer avec
nous leur anéantissement.
Il ne vit pas abolir cet usage absurde et funeste d'entasser les sépultures
des morts dans les demeures des vivants, de faire du lieu saint un amas
470 ÉLOGE DE VOLTAIRE
d'infection et de pourriture, de changer les temples en cimetières, et de
placer les autels sur des cadavres; mais il entendit la voix des prélats les
plus illustres, et des tribunaux les plus respectables, s'élever avec lui contre
la force de la coutume, qui leur a résisté jusqu'ici, et qui sans doute doit
céder un jour.
11 ne vit pas une réforme absolue et régulière retrancher les abus odieux
de notre jurisprudence, simplifier les procédures civiles, adoucir les lois
criminelles, supprimer ces tortures autrefois inventées par les tyrans contre
les esclaves, et emplo\'ées par les sauvages contre leurs captifs; et ces sup-
plices recherchés, ajoutés à l'horreur de la mort, qui, sous prétexte de ven-
ger les lois, violent la première de toutes, l'humanité; mais il vit la sagesse
des juges suppléer souvent aux défauts de la législation, et tempérer les
ordonnances par leurs arrêts.
Il ne vit pas combler ces cachots abominables qui rappellent les cruautés
tant reprochées aux Caligula, aux Tibère; ces retraites infectes où des
hommes enferment des hommes, sans songer que le coupable, quel qu'il
soit, ne doit mourir qu'une fois, et qu'enchaîné par la loi vengeresse il
doit respirer l'air des vivants, jusqu'à ce qu'elle lui ait ôté la vie. Il ne
vit pas fermer au milieu de nous ces demeures non moins destructives et
meurtrières, fondées pour être l'asile de l'infirmité et de la maladie, et qui
ne sont que des gouffres où vont incessamment s'engloutir des milliers
d'hommes, victimes de la contagion qu'ils se communiquent.
Il ne vit pas remédier aux vices mortels de cette autre institution, si
précieuse dans son origine, destinée à assurer les premiers secours à ces
malheureux enfants qui n'ont de père que l'État, institution faite pour l'ho-
norer et l'enrichir, et qui, soit négligence dans les fonctions, soit défaut
dans les moyens, éteint dans leur germe les générations naissantes, et tarit
le sang de la patrie; mais au regret qu'il dut sentir de voir des maux si
grands attendre encore les derniers remèdes, combien il se mêla de conso-
lation ! Il versa des larmes d'attendrissement quand il jeta les yeux sur le
tableau de ces calamités, exposé dans la chaire de vérité par de dignes et
éloquents ministres de la parole évangélique, présenté dans Versailles à l'âme
pure et sensible d'un jeune roi qui en fut ému, et qui, ne se bornant pas à
une pitié stérile, donna sur-le-champ des ordres pour arrêter le cours de ces
fléaux que son règne doit voir finir. Hélas ! le bien est toujours si difficile,
même aux souverains! L'or, nécessairement prodigué contre les ennemis de
la France, ne peut être dispensé qu'avec tant de réserve, même pour les
réformes les plus pressantes.
Tu les achèveras sans doute, ô toi l'héritier du génie de Colbert^ dont
tu as été le panégyriste ! toi que la reconnaissance publique a dû naturaliser
Français lorscpie, par des moyens dont le secret n'a été connu que de toi
seul, tu as su créer tout à coup ces trésors destinés à faire régner le pavil-
1 . Xecker, contrôleur général des finances lorsque La Harpe publia l'Éloge de
Voltaire, est auteur d'un Eloge de Colbert, couronné en 1773 par l'Académie
française.
PAR LA HARPE. 171
ion français sur les mers des deux mondes! C'est la première fois, depuis
les jours de Sully et de Henri IV, qu'on a su illustrer la nation sans charger
le peuple, et que la gloire n'a point coûté de larmes. C'est la première fois
qu'on a vu l'administration, portant de tout côté la lumière et la réforme,
exécuter au milieu de la guerre tout le bien qu'on n'aurait pas osé espérer
même dans la paix. Ah! le grand homme que je célèbre s'applaudirait sans
doute de voir associer ton éloge au sien ; mais que n'a-t-il pu lire cet édit *
qu'il avait tant désiré; cet édit mémorable, émané d'un souverain qui, se
glorifiant de commander à un peuple libre, sûr de trouver partout des
enfants dans ses sujets, ne veut point d'esclaves dans ses domaines! Oh!
comme, en voyant remplir l'un des vœux qu'il a le plus souvent formés,
Voltaire se serait écrié dans sa joie : « Je ne m'étais pas trompé quand j'ai
regardé ce nouveau règne comme le présage des plus heureux changements!
La vertu du jeune monarque a devancé l'expérience; l'expérience a été
suppléée en lui par cet amour du bien qui est l'instinct des belles âmes. »
Ainsi se réalisent tôt ou tard les vœux et les pensées du génie; ainsi
croît et s'établit de jour en jour ce juste respect pour l'homme, respect qui
seul peut apprendre aux maîtres de ses destinées à assurer son bonheur.
Ce sentiment sublime dut être inconnu dans les siècles d'ignorance, où tous
les droits étant fondés sur la force et la conquête, il semblait qu'il n'y eût
de condition dans l'humanité que celle de vainqueur ou de vaincu, de maître
ou d'esclave; mais il devait naître à la voix de la philosophie, et s'affermir
par l'étude et le progrès des lettres. La considération de ceux qui les culti-
vent a dû s'augmenter avec le pouvoir des vérités qu'ils ont enseignées, et
s'est encore fortifiée du nom et de la gloire de Voltaire: car si nul homme
n'a tiré des lelties un plus grand éclat, nul aussi ne leur a donné plus de
lustre. Les écrivains distingués, les hommes d'un mérite véritable, appri-
rent de lui à mieux sentir leurs droits et leur dignité, et surent plus que
jamais ennoblir leur existence. Ils apprirent à substituer aux dédicaces ser-
viles, qui avaient été si longtemps do mode, des hommages désintéressés
et volontaires, rendus à la vraie supériorité, ou des tributs plus nobles
encore payés i\ la simple amitié. En étendant l'usage de leurs talents, ils
conçurent une ambition plus relevée; ils sentirent que le temps était venu
pour eux d'être les interprètes des vérités utiles, plutôt que les modèles d'une
flatterie élégante; les organes des nations, plutôt que les adulateurs des
princes, et des philosophes indépendants, plutôt que des complaisants titrés.
Il est vrai qu'irritée de leur gloire nouvelle, la haine a employé contre eux
de nouvelles armes; mais la raison, qu'il est difficile d'étouffer quand une
fois elle s'est fait entendre, confond à tout moment et livre au mépris ces
calomniateurs hypocrites, ces déclamateurs à gages, qui représentent les
gens de lettres comme les ennemis des puissances, parce qu'ils sont les
défenseurs de l'humanité; et comme les détracteurs de toute autorité légi-
time, parce qu'ils aspirent à l'honneur de l'éclairer.
1. L'édit. portant abolition du droit do mainmorte dans les domaines du roi.
{Noie de l'auteur de /'Éloge.)
172 ÉLOGE DE VOLTAIRE
Si Voltaire a été égaré par un sentiment trop vif des maux qu'a faits à
l'humanité l'abus d'une religion qui doit la protéger; si, en retranchant des
branches empoisonnées, il n'a pas assez respecté le tronc sacré qui rassemble
tant de nations sous son ombre immense, je laisse à l'Arbitre suprême, à
celui qui seul lit dans les consciences, à juger ses intentions et ses erreurs,
ses fautes et ses excuses, les torts qu'il eut et le bien qu'il Gt; mais je dis
à ceux qui s'alarment de ces atteintes impuissantes: Fiez-vous à la balance
déposée dans les mains du temps, qui d'un côté retient et affermit tout ce
qu'a fait le génie sous les yeux de la raison, et secoue de l'autre tout ce que
les passions humaines ont pu mêler à son ouvrage. Le mal que vous crai-
gnez est passager, et le bien sera durable.
Voltaire fut du moins un des plus constants adorateurs de la Divinité :
Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer.
Ce beau vers fut une des pensées de sa vieillesse^, et c'est le vers d'un
philosophe. Quand on ira visiter le séjour qu'il a longtemps embelli et viviûé,
on lira son nom sur le frontispice d'un temple simple et rustique, élevé,
par son ordre et sous ses yeux, au Dieu qu'il avait chanté^. Ses vassaux,
qui l'ont perdu, leurs enfants, héritiers de ses bienfaits, diront au voyageur
qui se sera détourné pour voir Ferney : « Voilà les maisons qu'il a bâties,
les retraites qu'il a données aux arts utiles, les terres qu'il a rendues à la
culture, et dérobées à l'avidité des exacteurs. Celte colonie nombreuse et
florissante est née sous ses auspices et a remplacé un désert. Voilà les bois,
les avenues, les sentiers oià nous l'avons vu tant de fois. C'est ici que s'arrêta
le chariot qui portait la famille désolée de Calas; c'est là que tous ces infor-
tunés l'environnèrent en embrassant ses genoux. Regardez cet arbre con-
sacré par la reconnaissance, et que le fer n'abattra point; c'est celui sous
lequel il était assis quand des laboureurs ruinés vinrent implorer ses secours,
qu'il leur accorda en pleurant, et qui leur rendirent la vie. Cet autre endroit
est celui où nous le vîmes pour la dernière fois...» Et à ce récit le voyageur
qui aura versé des larmes en lisant taire en donnera peut-être de plus
douces à la mémoire des bienfaits.
Voilà ce qu'a fait Voltaire : quel a été son sort? ces talents chéris à tant
de titres, et qui ont été les délices et l'instruction de tant de peuples,
qu'ont-ils pu pour son bonheur? en prenant tant de pouvoir sur les âmes,
quel était celui qu'ils exerçaient sur la sienne? cette gloire qui remplissait le
monde avait-elle rempli son cœur? eut-il, dans le long cours de cette vie labo-
rieuse et illustre, plus de jours sereins que de jours orageux? a-t-il obtenu
plus de récompenses qu'il n'a essuyé de persécutions? enfin, dans la balance
\. Voltaire avait soixante-quatorze ou soixante-quinze ans quand il fit ce vers,
qui est dans VÊpitre à l'auteur du livre Des trois Imposteurs; voyez tome X,
page 402.
2. Il avait fait mettre cette inscription : Deo ep.exit Voltaire ; voyez page 107.
PAR LA HARPE. 173
de ses destinées, les honneurs amassés sur lui par la renommée Font-ils
emporté sur les outrages accumulés par la haine?... Ici un sentiment de tris-
tesse, un trouble involontaire me saisit, et m'arrête un moment; il suspend
cet enthousiasme qui, dans l'éloge d'un grand homme, entraînait vers lui
toutes mes facultés. Cette image que j'aimais à contempler, si pure et si bril-
lante, semble déjà se couvrir de nuages et s'envelopper de ténèbres. Ah!
viens les dissiper; lève-toi dans ton éclat, ô divinité consolante, fille du
temps, ô justice ! toi que j'ai vue sortir de la poussière de quatre géné-
rations ensevelies, et venir, les lauriers dans la main, placer sur cette tête
octogénaire la couronne qu'un moment après a renversée la faux de la mort !
Prêt à passer à travers tant d'orages, j'ai besoin d'entrevoir de loin ce jour
si beau que tu fis luire sur sa vieillesse; et je me souviendrai alors que les
épreuves du génie ne servent pas moins que ses triomphes, et à l'instruction
des hommes, et h sa propre grandeur.
TROISIÈME PARTIE
L'amour de la gloire n'appartient qu'aux âmes faites pour la mériter. La
médiocrité vaine et inquiète s'agite dans ses prétentions pénibles et trompées;
elle cherche de petits succès par de petits moyens ; mais la première pensée du
grand écrivain est celle d'exercer sur les esprits l'empire du talent et de la
vérité. Cette ardente passion de la gloire, l'infatigable activité qui en est la suite
nécessaire, un besoin toujours égal et du travail et de la louange; c'était là
le double ressort qui remuait si puissamment l'àme de Voltaire; ce fut le
mobile et le tourment de sa vie. La nature et la fortune le servirent comme
de concert, et aplanirent sa route. L'une l'avait doué de cette rare facilité
pour qui l'étude et l'application sont des jouissances et non pas des efforts,
et qui ne laisse sentir que le plaisir et jamais la fatigue de produire; l'autre
lui procura cette précieuse indépendance qui élève l'âme et affranchit le
talent, lui permet le choix de ses travaux, et ne met aucune borne à son
essor.
Malheur à toi, qui que tu sois, à qui le ciel a départi à la fois le génie
et la pauvreté ! celle-ci, par un mélange funeste, altérera souvent ce que
l'autre a de plus pur, et avilira même ce qu'il a de plus noble. Si elle ne
réduit pas ta vieillesse comme celle d'Homère aux affronts de la mendicité;
si elle ne t'arrache pas comme à Corneille des ouvrages précipités, et des
flatteries serviles égnlement indignes do toi ; si elle ne plie pas la fermeté
de ton âme jusqu'à l'intrigue et la souplesse, du moins elle embarrassera
tes premiers pas dans ses pièges, multipliera devant toi les barrières et los
obstacles, et jettera des nuages sur tes plus beaux jours, qui en seront
longtemps obscurcis. Dans la culture des arts, l'imagination inconstante n'a
qu'un certain nombre de moments heureux qu'il faut pouvoir attendre et
saisir, et souvent lu ne pourras ni l'un ni l'autre. Ton ame sera préoccupée
ou asservie, et tes heures ne seront pas à toi. Tu seras détourné dans des
sentiers longs et pénibles avant do pouvoir tendre au but que tu cherches;
174 ÉLOGE DE VOLTAIHE
et l'envie, toujours occupée à t'erapêcher d'y parvenir, t'attendra à tous les
passages pour insulter ta marche et la retarder. Tu consumeras, dans de
tristes et infructueux combats, une partie des forces destinées pour un
meilleur usage: et lorsqu'enfin, rendu à toi-même, tu verras la carrière
ouverte, tu n'y entreras que fatigué de tant d'assauts, et ne pouvant plus
donner à la gloire que la moitié de ton talent et de ta vie.
Celle de Voltaire ne fut point chargée de ce fardeau, toujours si difficile
à secouer; il put la dévouer librement, la consacrer tout entière à cette
gloire qu'il idolâtrait, et aux travaux qu'il avait choisis, si l'on peut appeler
travaux les productions faciles de cette tète agissante et féconde, qui sem-
blait répandre ses idées comme le soleil répand ses rayons. On a demandé
plus d'une fois si cette facilité extrême était une marque essentiellement
dislinctive de la supériorité : c'en est du moins un des plus beaux attributs,
mais ce n'en est pas un des caractères indispensables. Je l'ai déjà dit : no
soumettons point la nature à des procédés uniformes; elle est aussi sublime
et aussi magnifique dans la formation de ces métaux lentement durcis et
élaborés sous le poids des rochers et sous le torrent des âges, que dans la
reproduction si prompte et si continuelle des substances animales, et dans
l'abondance d'une végétation rapide. Il est des philosophes, des orateurs,
des poètes, dont l'éloquence est plus travaillée, et dont la perfection a plus
coûté; mais cette différence, analogue ii celle des caractères, serait-elle la
mesure du génie ?
Si Voltaire composait en un mois une tragédie, et si Racine y employait
une année, établirai-je sur cette disproportion celle de leur mérite? non;
mais, d'un autre côté, si Voltaire, qui n'avait pas moins de goût que Racine,
a pourtant un style moins châtié; si, pouvant balancer les beautés de son
rival, il offre plus de défauts, je chercherai seulement pourquoi, de deux
écrivains nés avec la même facilité, l'un s'est fait une loi de la restreindre,
et l'autre s'y est laissé emporter; et je verrai dans l'un le grand poëte qui
n'a voulu faire que des tragédies, et qui de bonne heure a cessé d'en faire ;
dans l'autre, l'esprit vaste et hardi dont l'entrée dans le pays des arts a été
une invasion, et qui a embrassé à la fois l'épopée, le drame, la philosophie
et l'histoire. Le travail que le premier mettait dans un ouvrage, celui-ci re-
tendait sur tous les genres; et si leur ambition n'a pas été la même, est-ce
à nous de nous en plaindre, nous qui en recueillons les fruits? Racine,
tranquille et modéré, pouvait se reposer à loisir sur un ouvrage qui se per-
fectionnait sous ses mains; Voltaire, impatient et fougueux, voulait achever
aussitôt qu'il avait conçu, concevait ensemble plusieurs ouvrages, et rem-
plissait encore les intervalles de l'un ii l'autre par des productions diffé-
rentes.
11 composait avec enthousiasme, corrigeait avec vitesse, et revenait aussi
facilement sur ses corrections. Il fallait sans cesse de nouveaux aliments à
cette ardeur dévorante. Les jours, qu'il savait étendre et multiplier par l'usage
qu'il en faisait, lui paraissaient toujours trop courts et trop rapides pour celui
qu'il en eût voulu faire. Le temps, qu'il regardait comme le trésor du génie,
il le dispensait avec une économie scrupuleuse, et le mettait en œuvre de
PAR LA HARPE. .175
toutes les manières, comme l'avarice tourmente ses richesses pour les aug-
menter. Chacun de ses moments devait un tribut à sa renommée, et chaque
portion de la durée, un titre à son immortalité. Il eût voulu qu'il n'y eût
pas une de ses heures stérile pour le monde ni pour lui. Jamais le loisir ne
parut nécessaire à cette tète robuste, qui n'avait besoin que de changer de
travaux. Jamais son action ne fut interrompue ni ralentie par les distrac-
tions de la société, ni par l'embarras des affaires, ni dans le tumulte des
voyages, ni dans la dissipation des cours, ni même au milieu des séductions
du plaisir et parmi les orages des passions. Elles ne furent pas sans doute
étrangères à cette imagination bouillante et impétueuse; mais toujours
elles furent subordonnées à l'ascendant de la gloire^ qui absorbait tout. Il
ne restait de ces tempêtes passagères que l'impression qui sert à les mieux
peindre, comme l'excellente compagnie où il fut admis dès sa jeunesse, sans
l'amollir et l'enchaîner par ses charmes, ne fit qu'épurer son goût et lui
donner cette politesse uoble qui le distingua toujours, et qui semblait un
des heureux attributs qu'il avait hérités du siècle de Louis XIV.
Je sais que la raison vulgaire n'a souvent jeté qu'un regard de pitié sur
cette agitation continuelle, élément de tout ce qui est né pour les grandes
choses; qu'elle affecte de n'y voir que les faiblesses humiliantes de l'humanité.
Elle nous représente un homme tel que Voltaire incessamment entraîné par un
fantôme impérieux auquel il s'est soumis, et qui lui a dit, au moment où il
lui apparut pour la première fois : Tu ne reposeras plus. Elle nous le montre
courant sans relâche sur les traces de ce spectre qui lui commande, le sui-
vant dans les villes, dans les campagnes, dans les cours; le retrouvant dans
la solitude, au fond des bois, et sur le bord des fontaines; elle nous retrace,
avec une compassion insultante, les angoisses d'un homme battu par tous
les vents de l'opinion, veillant jour et nuit, l'oreille ouverte au moindre
bruit de la renommée, et ne respirant qu'au gré des caprices d'une nmlti-
tude aveugle et inconstante; cette inquiétude, que rien ne peut calmer-
cette soif, que rien ne peut éteindre, des succès toujours incertains et tou-
jours empoisonnés; une lutte éternelle contre l'injustice et la haine; des
fatigues sans terme, et une vieillesse sans repos; et, après cette affligeante
peinture, on nous demande avec dédain si c'est là le partage de ces hommes
que l'on appelle grands !
Ames communes, de quel droit vous faites-vous les juges des destinées
du génie? Avez-vous assisté à ses pensées, et vous est-il permis de vous
mettre à sa place? Vous voyez ses épreuves et ses sacrifices; connaissez-vous
ses besoins et ses dédommagements? savez-vous ce que vaut un jour de
véritable gloire, quel espace il occupe dans la vie d'un grand homme et
dans le souvenir de l'envie, quel poids il a dans la balance de la postérité?
Tel est, si vous l'ignorez, tel est le calcul de toute passion forte : des moments
de jouissance et des années de tourments. Cette compensation ne peut pas
exister pour le commun des hommes; mais s'il n'y en eût pas eu de faits
pour la connaître, le monde serait encore dans l'enfance, et les arts dans le
néant.
Oui, je l'avoue, et l'on ne saurait le nier sans démentir l'expérience; au
176 ÉLOGE DE VOLTAIRE
moment où le talent supérieur se présente aux hommes pour obtenir leurs
suffrages, il doit s'attendre à une résistance égale à ses prétentions. La sévé-
rité des jugements sera proportionnée à l'opinion qu'il aura donnée de lui;
car, si on loue avec complaisance quelques beautés dans ce qui n'est que
médiocre, on recherche avec une curiosité maligne quelques fautes dans ce
qui est excellent. D'ailleurs l'admiration est un hommage involontaire; et à
peine est-il arraché qu'on regarde comme un soulagement tout ce qui peut
nous en affranchir. C'est là le soin dont se charge l'envie, presque toujours
sûre que sa voix sera entendue par le génie et écoutée par la multitude : elle
s'applaudit de ce double avantage; il faut bien le lui laisser, elle est toujours si
malheureuse, même lorsqu'elle jouit ! Quand elle parviendrait à égarer pour un
temps l'opinion publique, elle ne peut ni s'ôter à elle-même le sentiment de
sa bassesse, ni ôter au talent celui de sa force. Quand elle insultait avec une
joie si lâche et si furieuse aux disgrâces qu'essuya Voltaire au théâtre dans
ses premières années ; quand elle voyait d'un œil si content Amasis ^
applaudi trois mois, et Brutus abandonné; quand les plus beaux esprits du
temps -, devenus les échos de la prévention et de la malignité, conseillaient
à l'auteur d'Œdipe de renoncer à un art qu'il devait porter si loin, que
faisait alors le grand homme méconnu? il faisait Zaïre. Zaïre était déchirée
dans vingt libelles, mais on ne se lassait pas plus de la voir que de la cen-
surer. La chute d'Adélaïde^ injure qui ne fut expiée que trente ans après,
consola les ennemis de Voltaire; Alzire vint renouveler leurs douleurs. îls
s'en vengèrent, en réduisant à l'exil l'auteur de la charmante bagatelle du
Mondain. Zidime fut encore pour eux une consolation. Ils eurent surtout le
plaisir si digne d'eux, et si honteux pour la France, d'arrêter les représen-
tations de Mahomet; Mérope les accabla.
La haine ne se lasse jamais, il est vrai; mais il vient un temps oîi la
foule, qu'elle fait mouvoir d'ordinaire, se lasse de la croire et de la secon-
der. L'intérêt qu'excite à la longue le talent persécuté l'emporte alors sur
les clameurs du préjugé et de la calomnie. On veut être juste, au moins un
moment; la justice devient faveur, la faveur devient enthousiasme. Un
pareil instant devait se rencontrer dans la vie de Voltaire. 11 est appelé au
théâtre par les acclamations publiques, et à la cour par des honneurs, des
récompenses et des litres. Un monarque étranger ' le dispute à son souve-
rain. Berlin veut déjà l'enlever à la France; et enfin l'on permet à l'Académie
française '' de compter parmi ses membres un grand homme de plus.
Cependant, si l'envie avait été forcée de souffrir qu'il obtînt la justice
qui lui était due, elle était loin de consentir qu'il en jouît en paix, et n'y
était encore ni résignée ni réduite. Elle connaît trop les hommes pour s'op-
poser à cette ivresse passagère, à ce torrent rapide qu'elle ne se flatte pas
d'arrêter; et dans ces jours brillants et rares, oiî le génie semble avoir toute
1. Tragédie deLagrange, jouéeenl701 ; voyez tome IV, page 181, et XXXIV, 408.
2. Fontenelle.
3. Frédéric II, roi de Prusse.
4. En 1746; voyez la note, tome XXIII, page '205.
PAR LA HARPE. 177
sa puissance naturelle, elle souffre, se tait, et attend. Bientôt, plus il a été
élevé, plus elle a de moyens de l'attaquer. Les hommes sont si prompts à
s'armer contre tout ce qu'on veut placer au-dessus d'eux ! Supportera-t-on
volontiers cette prééminence qui semble reconnue et établie ? laissera-t-on
dans la capitale et à la cour un homme qui doit faire ombrage à tant d'au-
tres? Mais comment l'en écarter? comment forcer à la fuite celui qui a déjà
résisté à tant de contradictions et de dégoûts? et d'ailleurs qui lui opposer?
Rousseau, longtemps son antagoniste, n'était plus ^ ; et nul autre que lui
n'ayant alors illustré ce nom, devenu depuis célèbre dans la prose comme dans
la poésie; Rousseau, assez honoré d'être le lyrique de la France, n'avait pas
encore été ajipelé grand. Piron, prodiguant les sarcasmes et les satires;
Piron, qui avait fait moins de bonnes épigrammes que Voltaire n'avait fait de
chefs-d'œuvre, affectait en vain une rivalité qui n'était que ridicule, et i\
laquelle lui-même ne croyait pas.
Mais alors vivait à Paris, dans une obscurité volontaire, dans une oisi-
veté que l'on pouvait reprocher à ses goûts, et dans une indigence qu'on
pouvait reprocher à sa patrie, un homme d'un génie brut et de mœurs agres-
tes, qui, après s'être fait, quoique un peu tard, une réputation acquise par
plus d'un succès, depuis trente ans s'était laissé oublier, en oubliant son
talent. Cet homme était Crébillon, écrivain mâle et tragique, qui, avec plus
de verve que de goût, un style énergique et dur, des beautés fortes, et une
foule de défauts, avait pourtant eu la gloire de remplir l'intervalle entre la
mort de Racine et la naissance de Voltaire. Mais ce feu sombre et dévorant
dont il avait pour ainsi dire noirci ses premières compositions n'avait depuis
jeté de loin en loin que de pâles étincelles, et paraissait même entièrement
consumé : semblable à ces volcans éteints qui, après quelques explosions
subites et terribles, se sont refroidis et refermés, et sur lesquels le voyageur
passe, en demandant où ils étaient.
A Dieu ne plaise que je veuille accuser les bienfaits si légitimes et si
noblement répandus sur la vieillesse pauvre d'un homme de génie I Que les
libéralités royales soient venues le chercher dans sa retraite, qu'on ait voulu
l'en tirer déjà presque octogénaire, le produire à la cour, pour laquelle il
était si peu fait, et ressusciter un talent qui n'était plus; que ses drames, si
imparfaits, et la plupart déjà condamnés, aient été confiés aux presses du
Louvre, tandis que toutes celles de l'Europe reproiluisaient à l'envi les
immortelles tragédies de Voltaire : je souscris à ces honneurs, peut-être
d'autant plus exagérés qu'ils étaient tardifs. Si le crédit qui les attira sur lui
ne fut pas dirigé par des intentions pures, au moins les effets en furent
louables; et si l'envie méditait le mal, au moins, pour la première fois
peut-être, elle commença par faire le bien. IMais bienlot ses fureurs, en
éclatant, manifestèrent quelle avait été sa politique; bientôt l'intérêt qu'avait
inspiré le mérite que l'on tirait de l'oubli se tourna confie celui (|u'on vou-
lait détruire, parce qu'il jetait trop d'éclat.
Des voix passionnées, des plumes mercenaires, pour rendre odieux les
1. J.-B. Rousseau est mort en 1741.
I. 12
178 ÉLOGE DE VOLTAIRE
succès de Voltaire, comme usurpés par la cabale, peignaient la vieillesse de
Crébillon, si longtemps délaissée et ensevelie dans l'ombre. « C'était là
l'homme de la France, l'Eschyle et le Sophocle du siècle, le dieu de la tra-
gédie, le seul et digne rival de Corneille et de Racine; et, après nos trois
tragiques, marchait un bel esprit^ que quelques beautés, le caprice du
public, et la faveur de la cour, avaient mis à la mode. »
Voilà ce qu'on répétait dans vingt brochures, avec toute l'amertume et
tous les emportements de la haine. La France demandait à grands cris un
Catilina qui allait tout effacer. Paris retentissait des lectures de Calilina,
et en pressait la représentation. Au milieu de cette etf(-*rvescence générale
des esprits, Voltaire prend une résolution noble et hardie, que le préjugé
condamna, la seule pourtant qui convint à la supériorité méconnue. Il ne
veut combattre ses détracteurs et ses adversaires qu'avec les armes du
talent. On lui préfère un rival; il offre de se mesurer avec lui corps à corps,
en traitant les mêmes sujets; mais ce qui pour les Grecs, pour les vrais
juges de la gloire, n'était qu'une généreuse émulation, digne des Euripide
et des Sophocle, fut dans nos idées étroites et pusillanimes une basse jalou-
sie, et aux yeux de l'esprit de parti un crime atroce. Dès lors le déchaîne-
ment fut au comble.
Quand des ennemis ardents et adroits ont, sous un prétexte spécieux,
échauffé les têtes du vulgaire, il n'y a plus ni frein ni mesure. Le mouve-
ment une fois donné se communique de proche en proche, et acquiert une
force irrésistible. L'homme innocent, que la calomnie hypocrite poursuit au
nom de la morale et de la vertu, n'est plus qu'une victime dévouée à i'ana-
thème; contre lui toutes les attaques sont légitimes, et toutes ses défenses
sont coupables. Le mensonge a raison dans la bouche de ses persécuteurs,
et la vérité a menti dans la sienne. Tous les faits sont altérés et tous les
principes confondus. Le méchant, si satisfait de pouvoir prononcer le mot
d'honnêteté, au moment où il en viole toutes les lois; le plus vil détracteur,
flatté déjouer un rôle; tous viennent lancer leurs traits dans la foule. Les
libelles, les diffamations, les invectives, se succèdent et se renouvellent.
C'est une sorte de vertige qui agit sur tous les esprits, jusqu'à ce qu'enfin
cette rage épidémique s'épuise par ses propres excès, comme un incendie
s'arrête faute d'aliment.
Cette époque était le règne de l'injustice : elle triompha. Dans la même
année, un drame insensé et barbare, Culilbia, est accueilli avec des transports
affectés; et la sublime tragédie de Sémiramis ne recueille que le mépris et
l'outrage. Naninej, l'ouvrage des Grâces, est à peine supportée; Oresle est
à peine entendu; Oreste, ce beau monument de l'antique simplicité, et dix
ans après si justement applaudi. La haine jouit de tant de victoires; Vol-
taire lui cède enfin, et abandonne sa patrie.
Sa renommée lui préparait un asile illustre; et comme l'amitié l'avait
autrefois fixé à Cirey, la reconnaissance l'attirait à Berlin. Sans doute il
fallait que la destinée rapprochât les deux hommes les plus extraordinaires
de leur siècle. On citera souvent ce commerce d'un monarque et d'un
homme de lettres, et cette confiance intinie et familière qui peut-être n'avait
PAR LA HARPE. ^79
jamais eu d'exemple, et qui honorait encore plus, s'il est j)ossible, le sou-
verain que le poëte: car quel prince ose ainsi descendre de la majesté, si ce
n'est celui qui se sent au-dessus d'elle? Le séjour de Voltaire ii Berlin, les
soirées de Potsdam et de Sans-Souci, occuperont sans doute une place
brillante dans l'iiistoire des lettres. On rappellera quels nuages passagers
vinrent obscurcir cette union si honorable pour la royauté et le talent. Sans
prétendre juger entre les deux, j'observerai seulement deux faits peu com-
muns dans l'ordre des choses et des destinées: l'un, qu'après l'éclat d'une
rupture, ce fut le prince qui revint le premier; l'autre, qu'après cette liai-
son renouée, que rien n'altéra plus entre le monarque et l'homme de lettres,
ce fut le premier qui fit l'oraison funèbre de l'autre.
Une leçon plus importante qui se présente ici, c'est que, pour l'écrivain
et le philosophe, une cour, quelle qu'elle soit, ne saurait valoir la retraite.
La retraite appelait Voltaire à son déclin • à il commença à respirer pour la
première fois; là, après tant de courses et d'agitations, après les succès et
les disgrâces. la faveur et les exils, après avoir habité les palais des rois, et
éprouvé leurs caresses et leurs vengeances, il entendit la voix de la liberté,
qui, des vallées riantes que baigne le Léman, i-ivitait sa vieillesse à venir
chercher la tranquillité et la paix, si pourtant la oaix était faite pour cette
àme dont la sensibilité toujours si prompte se portait sur tous les objets, et
recherchait toutes les émotions. Mais alors du moins l'instabilité de sa vie,
longtemps errante et troublée, fut fixée sans retour, jjsqu'au moment où son
destin, le tirant de sa solitude, le ramena dans Paris pour triompher et
mourir.
A ce long séjour dans les campagnes de Genève, commence un nouvel
ordre de choses. Les jours de Voltaire vont être plus libres et plus calmes,
ses pensées plus h:u-dies et plus vastes, et la sphère de ses travaux va s'éten-
dre sous les auspices de la liberté. Si chère à tout être qui pçnse, de quel
prix elle devait être pour lui ! Qui sait tout ce qu'il a dû, et ce que nous
devons nous-mêmes à cette entière indépendance, l'un des premiers besoins
de son esprit, et l'un des premiers vœux de son cœur, mais dont il n'a joui
que dans son asile des Délices et dans celui de Ferney ?
Jusque-lii il n'avait pu que lutter, avec plus ou moins de hardiesse et de
danger, contre les entraves arbitraires, les convenances impérieuses, et la
vigilance menaçante des délateurs; mais alors il n'eut plus à respecter et à
craindre que cette censure, la seule peut-être que l'on dût imposer à l'écri-
vain, celle du puLlic honnête et de la postérité équitable, qui applaudissent
il l'usage de la liberté, et qui en condamnent l'abus. En m'elevant contre
l'esclavage sous lequel une politique mal entendue voudrait enchaîner les
esprits, contre cette tyrannie futile et importune, qui n'est faite que pour
flétrir le talent, intimider la raison, et arrêter les progrès de tous les deux,
je suis loin d'invoquer la licence et l'oubli de toutes les lois.
Mais quel avantage est sans inconvénient, et quel bien sans mélange? Je
connais les jugements des hommes; je sais que, par une inconséquence éta-
blie, ils exigent, dans l'exercice des qualités les plus sus''eptibles d'abus et
les plus voisines de l'excès, une mesure qu'eux-mêmes ne gardent pas dans
180 ÉLOGE DE VOLTAIRE
leurs opinions : ils voudraient que la sensibilité qui anime les ouvrages
n'égarât jamais l'auteur; que l'imagination qui lui fait franchir un espace
immense ne l'emportât jamais hors des bornes; qu'il fût passionné pour la
gloire, et impassible aux injustices; ils voudraient que l'astre qui, en échauf-
fant la terre, pompe et attire tant de vapeurs, nous dispensât des jours
sans nuage?, et que les vents qui portent les vaisseaux ne les jetassent
jamais hors de leur route ; ils voudraient, en un mot, que l'éloge des grands
hommes n'eût jamais besoin d'en être l'apologie. II n'entre point de supers-
tition dans le culte que je leur rends. Persuadé qu'un des premiers avan-
tages de leur grandeur est de pouvoir avouer des fautes, je ne croirai point
celle de M. de Voltaire affaiblie par un semblable aveu; je ne veux point le
refuser a ceux qui [euvent en jouir; et je ne m'arrête qu'à ce singulier effet
de l'âge et de la retraite, qui redoublèrent son activité laborieuse, lorsqu'il
semblait que le temps eût dû la diminuer, et qui accrurent ses travaux avec
ses ans.
C'est une remarque qui n'a échappé à personne, que la dernière moitié
de sa vie est celle où il a composé la plus nombreuse partie de ses ouvra-
ges, et qu'il n'a jamais travaillé plus qu'à l'époque où les autres hommes se
reposent. 11 s'offre plusieurs causes de cette espèce de singularité. Dans une
vieillesse saine et robuste, la raison est la faculté qui conserve le plus de
vigueur; elle s'enrichit des pertes de l'imagination et des progrès de l'expé-
rience. L'esprit d'un vieillard imagine moins, mais il réfléchit plus; l'habi-
tude a plus de pouvoir sur lui, et celle de Voltaire était de penser et
d'écrire. Pour lui l'occupation était devenue plus nécessaire que jamais,
parce que les distractions étaient plus rares. Sa composition était moins
difficile, et par la nature des sujets qui demandaient moins d'invention, et
par une suite de l'âge où l'on devient moins sévère pour soi-même. Cet âge
au reste ne lui avait guère ôté que la force qui invente, et le travail qui
perfectionne; car d'ailleurs, si l'on excepte les grands ouvrages d'imagina-
tion, qui peut-être, passé un certain temps, ne sont plus permis à l'homme,
sa facilité n'avait jamais eu plus d'écLit, son style plus d'agrément et de
charme. Toujours prêt à traiter toutes les matières, à saisir tous les évé-
nements, h marquer tous les ridicules et tous les abus, à combattre toute
iniquité, sa plume courait avec une rapidité piquante et une négligence
aimable, avouée par ce goût qui ne l'abandonna pas jusqu'à son dernier
moment.
Chaque jour voyait naître une production nouvelle. Heureux du seul droit
de tout dire, il jetait sur tous les objets ce coup d'oeil libre et hardi d'un
observateur octogénaire, retiré dans une solitude, retranché dans sa gloire,
et sur le bord de sa tombe. Cette gloire qu'il avait tant aimée, et qu'il aimait
alors plus que jamais, dont il était toujours rassasié et toujours avide; cette
gloire, qui protégeait sa vieillesse, était encore le dernier aliment de son
existence défaillante, le dernier ressort d'une vie usée. A mesure qu'il sen-
tait la vie lui échapper, il embrassait plus fortement la gloire, comme le
seul lien qui pût l'y attacher; il ne respirait plus que pour elle et par elle,
il n'avait plus que ce seul sentiment; et à la vue de la mort, qui s'appro-
PAR LA HARPE. 481
chait, il se hâtait de remplir les moments qu'il pouvait lui dérober, et de les
ajouter à sa renommée.
Mais il n'était plus en son pouvoir d'y rien ajouter, et l'envie même ne
lui en contestait plus ni l'étendue ni la durée. L'absence avait commencé à
atïermir parmi nous l'édifice de sa réputation, et ses longues années
l'avaient achevé. Vieilli loin de nous, Voltaire s'était agrandi à nos yeux. Il
semble que le génie, quand nous le voyons de près, tienne trop à l'huma-
nité: il faut qu'il y ait une distance entre lui et nous, pour ne laisser voir
que ce qu'il a de divin. Il faut le placer dansl'éloignement, comme la Divi-
nité dans les temples : tant il est vrai qu'en tout genre les hommes ont besoin
de barrières pour sentir le respect !
Le temps, qui mûrit tout, avait enfin mis Voltaire à sa place, et c'était
celle du premier des êtres pensants. Le temps avait moissonné tout ce qui
pouvait prétendre à quelque concurrence, tout ce qui portait un nom fait
pour servir de ralliement à l'inimitié et à la jalousie. 11 restait bien peu de
ceux qui, l'ayant vu naître, pouvaient être moins accoutumés à son éléva-
tion, parce qu'ils avaient été témoins de ses commencements et de ses pro-
grès. Tout ce qui, depuis quarante ans, était entré dans le monde, l'avait
trouvé déjà rempli du nom et des écrits de Voltaire. La scène ne retentissait
que de ses vers. Les femmes, dont il flattait la sensibilité vive et le goût
délicat; la jeunesse, qu'il instruisait à penser; les vrais connaisseurs, dont
la voix avait entraîné tous les suffrages, qu'à la longue elle maîtrise touJQurs;
en un mot, tous les hommes éclairés et justes lui rendaient un hommage
dont l'expression était un enthousiasme : car il ne pouvait pas inspirer un
sentiment médiocre ; à son égard l'admiration était un culte, et la haine était
de la rage. Mais les ennemis qu'il avait encore étaient d'une espèce propre
à rehausser sa gloire, loin de l'altérer. Ce n'étaient plus des hommes qui
eussent le moindre prétexte de lui rien disputer; c'étaient de vils satiriques
en prose plate et grossière, et en vers froids et durs i, qui n'avaient d'au-
tre instinct que celui de la méchanceté impuissante, d'autre moyen de sub-
sister que le mal qu'ils disaient de lui; son nom seul donnait quelque cours
à leurs satires éphémères. Ces malheureux, vendus à un parti assez mala-
droit pour les encourager, désavoués par le bon sens, la vérité et le public,
osaient, pour dernière ressource, invoquer la religion, en violant le premier
de ses préceptes; ils mêlaient la sainteté de ce nom à l'horreur de leurs
libelles, et, mal couverts du masque de l'hypocrisie, ne cachaient pas même
la bassesse de leurs motifs, en défendant une cause respectable.
0 vous, qui avez fait revivre l'éloquence des Bossuet et des Massillon,
c'est vous, ô dignes pasteurs! dont la plume vraiment évangélique nous a
montré la loi éternelle et immuable, telle qu'elle est née dans le ciel et gra-
vée dans les âmes pures. Votre doctrine est consolante, comme celle du
maître dont vous répétez les leçons; votre zèle éclaire et n'insulte pas; vous
parlez aux cœurs, bien loin de révolter les esprits, et vous n'opposez aux
1. C'est surtout Clément, de Dijon, que La Harpe désigne ici.
182 ÉLOGE DE VOLTAIRE
écarts d'une raison audacieuse, aux sinistres influences de l'irréligion, que
la vérité et la vertu ^.
Il eût été à souhaiter sans doute que Voltaire lui-môme n'opposât à ses
ennemis que le mépris qu'il leur devait. Élevé assez haut pour ne pas les
apercevoir, il daigna descendre jusqu'à s'en venger, et se compromit en
les accablant. L'opprobre de leur nom, qui ne souillera point cet éloge, est
attaché à l'immortalité de ses écrits; et, ce qui peut donner une idée de
leur ignominie, ils se sont enorgueillis plus d'une fois de lui devoir cette
flétrissante renommée. Mais en reconnaissant que le parti du silence est en
général le plus noble et le plus sage, en regrettant même que Voltaire, qui
sut donner a la satire une forme dramatique si piquante et si neuve, ne l'ait
pas toujours restreinte dans de justes limites, sera-t-il permis de tempérer
par quelques réflexions la rigueur de cette loi qui prescrit ce silence si ra-
rement gardé, et d'aff'aiblir les reproches si sévères que l'on fait aux trans-
gresseurs ?
Cette loi, aujourd'hui établie par l'opinion, n'a-t-elle été dictée que par
un sentiment de vénération pour le génie, et par la haute idée de ce qu'il se
doit à lui-même ? Les hommes ont-ils en eff"et pour lui ce respect si épuré et
si religieux ? ne serait-ce pas plutôt une suite de cette espèce d'ostracisme dont
le principe est dans leurs cœurs, et de ce plaisir secret qu'ils goûtent à en-
tendre médire de ce qu'ils sont forcés d'estimer ? n'est-ce pas qu'ils veulent
jouir à la fois des travaux du grand écrivain et des assauts qu'on lui livre ;
qu'ils croient que ce double spectacle leur appartient également, et qu'ils
regardent la résistance comme un attentat à leurs droits? Ils ne pardonnent
pas, s'il faut les en croire, qu'on réfute ce qui est méprisable; mais ne sont-
ils pas toujours prêts à accueillir avec complaisance la plus méprisable cen-
sure ? Ils ne conçoivent pas cette sensibilité de Racine, qui avouait le mal
que lui faisait la plus mauvaise critique; mais qu'est-ce autre chose, après
tout, que l'indignation d'un cœur droitet d'un bon esprit contre tout ce qui
est faux et injuste? Et qu'a donc ce sentiment de si étrange et de si répré-
hensible? Us s'étonnent que parmi tant de suffrages on entende les contra-
dictions, qu'au milieu de tant de gloire on s'aperçoive des offen.ses; mais
n'est-ce pas ainsi que l'homme est fait? n'est-il pas d'ordinaire plus touché
de ce qui lui manque que de ce qu'il obtient? toutes les jouissances ne
sont-elles pas faciles à troubler? et quel bonheur enfin n'est pas aisément
altéré par la méchanceté et la calomnie ?
Que Ton ait amèrement reproché à Voltaire une sensibilité trop irritable.
ce n'est qu'un excès de sévérité. Mais cette espèce d'inquisition si terrible
et souvent si odieuse que l'on porte sur la vie des hommes célèbres, et
jusque dans les replis de leur conscience, a chargé sa mémoire d'un repro-
che plus grave. Ce même homme, que j'ai représenté toujours en butte à
1. Le public instruit et juste nommera sans peine les personnes respectables
à qui s'adresse cet éloge. {Note de Vauteur de TÉloge.)
— Je pense que les prélats dont La Harpe parle sont Beauvais, évêque de
Senez, et de La Luzerne, que de Langres, depuis cardinal. (B.)
PAR LA HARPE. 183
l'envie, est accusé de l'avoir sentie lui-môme. On a prétendu que cette pas-
sion forcenée pour la gloire ne pouvait pas être exempte de jalousie; qu'at-
tachant un si grand prix à l'opinion, il ne pouvait souffrir rien de ce qui
partageait ou occupait la renommée. Ses jugements sévères ou passionnés
sur des écrivains illustres ont appuyé cette accusation; mais sa manière de
juger ne peut-elle pas tenir d'un côté à la délicatesse de son goût, et de
l'autre ii sa préférence exclusive pour la poésie, et surtout pour la poésie
dramatique, mérite devant qui tous les autres s'effaçaient à ses yeux?
Quand la passion l'a emporté jusqu'à l'injustice, n'était-ce pas un ressen-
timent particulier qui l'animait, et n'était-il pas alors irrité plutôt qu'en-
vieux? Rappelons-nous son admiration constante pour Racine, celui de tous
les écrivains dont il doit le plus redouter la comparaison; le témoignage si
flatteur et si éclatant qu'il rendit dans l'Académie française aux talents de
Crébillon; ce sentiment profond des beautés sublimes de Corneille, exprimé
à tout moment dans ce même Commentaire où ii a relevé tant de défauts.
Enfin, si j'étais forcé de croire que cet homme, qui ne pouvait regarder
qu'au-dessous de lui, a eu le regard de l'envie; que celui à qui l'on peut
appliquer si justement ce vers d'une de ses tragédies ',
De qui dans l'univers peut-il être jaloux?
a pourtant été jaloux lui-même; si des indices toujours suspects, des appa-
rences toujours trompeuses, quand il s'agit de juger le cœur humain, pou-
vaient se changer en démonstration, je détournerais les yeux avec con-
fusion et avec douleur de cette triste et affligeante vérité : car il y a pour
l'homme de bien une sorte de religion à baisser la vue, pour ne rencontrer
ni les faiblesses du génie, ni les fautes de la vertu.
Mais parmi ces faiblesses heureusement il en est de bien pardonnables,
et qu'on peut avouer sans peine : par exemple, celle qu'il eut de prétendre
encore à la force tragique dans un âge à qui elle n'est plus possible, et d'ou-
blier les leçons qu'il donnait à cette vieillesse, qui ii'est faite, disait-il
lui-même dans le Temple du Goût, que pour le bon sens. La sienne, il est
vrai, était faite pour les Grâces; elle pouvait se couronner de fleurs: il voulut
l'armer du poignard de Melpomène. Et quel homme, après tout, devait
aimer le théâtre plus que Voltaire, et plus longtemps? Sans doute sa car-
rière théâtrale, si Taacrèdc l'avait fermée, aurait été sans égale; toutes les
traces en étaient lumineuses, et la gloire sans mélange. Rival de Sophocle
à vingt ans, il voulut l'être à quatre-vingts, et finir, comme lui, par rem-
porter la palme dramatique. Plein de cette idée séduisante, il souriait avec
com[)laisance à ces nombreux enfants de sa vieillesse, qui n'offraient |)lus
que les traits presque effacés d'une belle nature affaiblie. Sophocle, avec
deux scènes, avait pu, à crni ans, charmer encore Alhèncs-; mais Vol -
1. Tancréde, acte IV, scène \.
2. C'est Corneille qui, dans son Discours au roi (1676), a dit :
Tel Sophocle ;'i cent ans cliarmait encore Athùnes ;
Tel bouillonnait encor son vieux saii;^ dans ses ■veine
184 ÉLOGE DE VOLTAIRE
taire lui-même, après Racine, nous avait accoutumés à être plus difficiles
sur nos plaisirs, et la pénible étendue de nos cinq actes ne pouvait pas être
embrassée par une tête octogénaire.
C'est pourtant, il faut l'avouer, cette ambition d'occuper encore le
théâtre qui peut-être a précipité ses derniers moments, et qui a fait que le
favori de la gloire a fini par en être la victime. Elle le tira de sa retraite,
maigre les infirmités de 1 âge; mais aussi elle lui préparait une journée qui
valait seule une vie entière. Il vient, il apporte sur la scène sa dernière tra-
gédie, Iràie.... Mais qu'importe alors Irène? il vient, après trente ans d'ab-
sence : c'est lui ! c'est Voltaire ! 0 vous, adorateurs de? arts et de la gloire,
vous qui auriez suivi le Tasse au Capitole, hélas! où il n'a point monté;
vous qui avez été chercher parmi les ronces d'un champ désert la pierre
oubliée qui couvre Racine • ; vous qui avez laissé tomber quelques larmes sur
le coin de terre ^ où reposent ensemble Molière et La Fontaine; qui vous êtes
prosternés aux pieds des statues qu'une reconnaissance tardive vient enfin
de leur décerner; venez, c'est pour vous que ce spectacle est fait, \oyez
cette foule qui s'empresse sous ces portiques, ces avenues pleines d'un
peuple immense; entendez ces cris qui annoncent l'approche du char, de
ce char vraiment |triomphal qui porte l'objet des adorations publiques. Le
voilà!... Les acclamations redoublent; tous veulent le contempler, le suivre,
le toucher; et tous, respectant la caducité fragile et tremblante qui peut
succomber au milieu de tant de gloire, le couvrent, le protègent contre leurs
propres transports, assurent sa marche, et lui ouvrent la route. Tout reten-
tit du bruit des applaudissements, tout est emporté par la même ivresse.
On porte devant lui les lauriers, les couronnes : il les écarte de son front,
elles tombent à ses pieds..,.
0 quel jour pour l'humanité que celui où les rangs, les titres, les riches-
ses, le crédit, le pouvoir, toutes les décorations extérieures, toutes les dis-
tinctions passagères, tout est ensemble confondu dans la foule qu'un grand
homme entraîne après lui ! En ce moment il n'y a plus ici que Voltaire et
la nation.
Et où donc est l'envie? où se cache-t-elle? où fuit-elle devant toute cette
pompe? a-t-elle encore une voix que l'on distingue parmi ces cris et ces
transports ? Qu'elle se console pourtant : bientôt elle sera trop vengée.
Un jour viendra que ceux qui, témoins dans leur enfance de ce triomphe
i. J. Racine étant mort le 2i avril 1699, son corps fut porté à Saint-Sulpice,
et mis en dépôt, pendant la nuit, dans le chœur de cette église, puis transporté
à Port-Royal des Champs. Après la destruction de ce monastère, la famille obtint
la permission de faire exhumer son corps, qui fut apporté à Paris le 2 décem-
bre 1711, et placé dans l'église de Saint-Étienne-du-Mont, derrière le maître-autel.
La pierre contenant l'épitaphe a été retrouvée, et replacée le 21 avril 1818.
2. Le cimetière Saint-Joseph, dans le faubourg Montmartre. La tradition disait
que c'était aussi là que fut enterré La Fontaine, ce qui est très-douteu.x. Des os
qu'on en retira en 1792, comme étant ceux de Molière et de La Fontaine, furent
en 1799, installés dans le musée des Petits-Augustins, et, en 1817, transportés
au cimetière du Père-Lachaise.
PAR LA HARPE. 185
inouï, n'en auront pu conserver que des traces confuses, se rappelleront,
après de longues années, cet étonnant spectacle, et le raconteront à nos
neveux. « Nous y étions, diront-ils; nous l'avons vu. Il était comme porté
par tout un peuple. On couronna sa tête. Il pleurait... et un moment après
il n'était plus... »
Il n'était plus! cet éclatant appareil était dressé sur une tombe!... Que
dis-je, une tombe?... Voix souveraine et inexorable de la postérité! toi,
que nulle puissance ne peut ni prévenir ni étouffer, qui révèles au monde
entier ce que l'on croit cacher à une nation, et redis dans tous les âges ce
qu'on a voulu taire un moment; le temps n'est pas éloigné où tu raconteras
ce que je craindrais de retracer; tu ne m'imputeras point mon silence, et ce
sera même une injure de plus que tu auras à venger.
Et moi, tandis que la haine faisait servir ton nom à la calomnie qui
m'outrageait, ô grand homme! je n'adressais mes plaintes qu'à ton ombre.
Elle était présente à mes yeux quand je lui préparais en silence ces tributs
secrets, alors seul objet de mes veilles, seul adoucissement de tant d'amer-
tumes. Je t'appelais sur ce théâtre où t'attendaient les honneurs funèbres
que je t'offris au nom et en présence de la nation i. La pompe dont tes
yeux avaient joui se renouvela pour tes mânes, qui peut-être n'y furent pas
insensibles, s'il est vrai que le sentiment de la ^ raie gloire soit immortel en
nous, comme l'esprit qui nous anime, .l'ai chanté la tienne sur tous les
tons ^ qu'a pu essayer ma faible voix, qui du moins s'est fait entendre; et
ce n'est enfin qu'après m'être acquitté ainsi de tout ce que mon cœur des-
tinait à ta mémoire, que je pouvais pardonner à l'injustice.
1. Les comédiens français avaient représenté, le l''' février 1779, les Muses
rivales, ou l'Apothéose de Voltaire, en un acte et en vers liljres, par La Harpe.
2. L'Académie française ayant, pour le sujet du prix de poésie de 1779, pro-
posé réloge de Voltaire, La Harpe, membre de l'Académie, avait, contrairement
aux statuts et usages, envoyé au concours un Dithyrambe aux mânes de Voltaire,
qui obtint le prix; mais le billet cacheté joint à l'ouvrage ne contenait aucun
nom, et d'Argental ayant déclaré que l'auteur du Dithyrambe ne voulait point
être connu, le montant du prix fut donné à Murville, dont la pièce avait eu l'ac-
cessit.
Ce n'est pas tout encore. La Harpe avait, du vivant de Voltaire, composé, pour
la Galerie universelle, un Précis historique sur M. de Voltaire, qui a aussi été
imprimé in-S".
FIN DE L ELOGE DE VOLTAIRE PAR LA HARPE
VIE
DE VOLTAIRE
PAR CONDORCET
VIE
DE VOLTAIRE
La vie de Voltaire doit être l'histoire des progrès que les arts ont dus à
son génie, du pouvoir qu'il a exercé sur les opinions de son siècle, enfin de
cette longue guerre contre les préjugés, déclarée dès sa jeunesse, et soutenue
jusqu'à ses derniers moments.
Maislorsquel'influence d'un philosophe s'étendjusque surlepeuple, qu'elle
est prompte, qu'elle se fait sentir à chaque instant, il la doit à son caractère, à
sa manière de voir, à sa conduite, autant qu'à ses ouvrages. D'ailleurs ces dé-
tails sont encore utiles pour l'étude de l'esprit humain. Peut-on espérer de le
connaître, si on ne l'a pas observé dans ceux en qui la nature a déployé toutes
ses richesses et toute sa puissance ; si même on n'a pas recherché en eux
ce qui leur est commun avec les autres hommes, aussi bien que ce qui les
en distingue? L'homme ordinaire reçoit d'autrui ses opinions, ses passions,
son caractère ; il tient tout des lois, des préjugés, des usages de son pays,
comme la plante reçoit tout du sol qui la nourrit et de l'air qui l'environne.
En observant l'homme vulgaire, on apprend à connaître l'empire auquel la
nature nous a soumis, et non le secret de nos forces et les lois de notre
intelligence.
François-Marie Arouet, qui a rendu le nom de Voltaire si célèbre,
naquit à Chatenay le 20 de février 1 694, et fut baptisé à Paris, dans l'église de
Saint-André- des~Arcs, le 22 de novembre de la même année'. Son exces-
1. Cette Vie de Voltaire a paru, pour la première fois, en 1789, dans le
tome LXX de l'édition in-S" des OEuvres de Voltaire faite à Kehl. C'est un vaste
et très-bon tableau de l'esprit de Voltaire, plus peut-être que sa vie. Le plan de
l'auteur ne lui permettait pas de suivre rigoureusement la chronologie; ce qui
m'a obligé d'}' mettre quelques notes. (B.)
Jal dit qu'elle fut imprimée d'abord à Genève, en 1787. Mais cette édition n'est
pas connue jusqu'ici des bibliographes.
2. Voltaire donne lui-même trois dates différentes de sa naissance. Dans un
article envoyé par lui, en 1755 ou 17oG, aux frères Parfaict pour leur Dictionnaire
des théâtres de Paris, il dit être né le 20 novembre. Dans la lettre à Damilaville,
du 20 février 1765, il parle du 20 février 1094; dans sa lettre au roi de Prusse,
du 25 novembre 1777, il dit : J'ai aujourd'hui quatre-vingt-quatre ans. »
Aucune de ces dates n'est exacte : la dernière n'a été adoptée, ni môme re-
marquée, par personne. Beaucoup de personnes ont regardé comme bonne celle
190 VIE DE VOLTAIRE.
sive faiblesse fut la cause de ce retard, qui pendant sa vie a répandu des
nuages surlelieuetsur l'époque de sa naissance. On fut aussi obligé de baptiser
Fontenelle dans la maison paternelle, parce qu'on désespérait de la vie d'un
enfant si débile. Il est assez singulier que les deux hommes célèbres de ce
siècle, dont la carrière a été la plus longue, et dont l'esprit s'est conservé
tout entier le plus longtemps, soient nés tous deux dans un état de faiblesse
et de langueur.
Le père de M. de Voltaire exerçait la charge de trésorier de la chambre
des comptes 1; sa mère, Marguerite Daumard, était d'une famille noble du
Poitou. On a reproché à leur fils d'avoir pris ce nom de Voltaire, c'est-à-dire
d'avoir suivi l'usage alors généralement établi dans la bourgeoisie riche, où
les cadets, laissant à l'aîné le nom de famille, portaient celui d'un fief, ou
même d'un bien de campagne-. Dans une foule de libelles on a cherché à
du 20 février. Mais M. Berriat Saint-Prix, dans son édition des OEuvres de Boi-
leau (tome P', Essai sur Boileau, pages xj et suivantes), établit qu'elle est inad-
missible. L'acte de baptême, du 22 novembre 1694, porte : né le jour précédent.
Cet acte est signé du père, alors notaire, et qui, en cette qualité, eût senti tous
les inconvénients qu'il pouvait y avoir à ne pas donner la date précise de la nais-
sance de l'enfant. Cet acte ne fait pas mention de l'ondoiement qu'on prétend
avoir eu lieu en février, d'où M. Berriat conclut encore contre la date du 20 fé-
vTÎer. Il observe que le frère aîné de Voltaire avait été ondoyé, circonstance rap-
pelée, suivant l'usage, dans l'acte de baptême ; et il est porté à croire qu'il y a
confusion à attribuer à Voltaire l'ondoiement de son frère. Il pense que c'était
pour détourner la persécution qu'il redoutait que Voltaire se vieillissait de quel-
ques mois. Il est donc persuadé que Voltaire est né le 21 novembre 169i, à Paris
même, et non à Chatenay (B.) — Voyez ci-après les Documents biorjraphiques.
M. Benjamin Fillon, dans ses Lettres écrites de la Vendée (Paris, Tross, 1861,
in-8"), cite une lettre de Pierre Bailly, cousin issu de germain du nouveau-né,
datée de Paris du 24 novembre 1694, et adressée à son père, fabricant d'étoffes à
la Châtaigneraye : « Mon père, nos cousins ont un autre fils, né d'il y a trois
jours. M™* Arouet me donnera pour vous et pour la famille des dragées du
baptême. Elle a esté très-malade ; mais on espère qu'elle va mieux. L'enfant n'a
pas grosse mine, s'estant senti de la cheute de sa mère. »
1. Lors de la naissance de Voltaire, son père n'était pas encore trésorier de
la chambre des comptes. Il n'eut cette charge que le 10 octobre 1096. On a dit
que François Arouet, père de Voltaire, était né à Saint-Loup, bourg sur les bords
du Thouet (aujourd'hui département des Deux-Sèvres). En 1811 et 1812 il existait
encore, à Saint-Loup et dans les environs, des Arouet. François Arouet avait
environ trente-deux ans quand il se maria, le 7 juin 1683 ; il est mort en 1723
ou 1724. (B.)
Le fière de Voltaire était encore notaire au Chàtelet à l'époque de sa nais-
sance. Il devint ensuite (il fut admis au serment en 1701) receveur alternatif et
triennal des épices, vacations et amendes de la chambre des comptes de Paris.
2. Voltaire est le nom d'un petit bien de famille qui appartenait à la mère de
l'auteur de la Henriade. On a prétendu que le nom de Voltaire était l'anagramme
de la signature qu'il avait dans sa jeunesse, Arouet L. J. (Arouet le jeune). Je
suis porté à croire que ce n'était pas là sa signature, et qu'il s'appelait Arouet le
cadet. C'est sous ce nom qu'il écrivait à M"<= Dunoyer, le 6 décembre 1713, de lui
adresser ses lettres. La dédicace d'OEdipe à Madame, femme du régent, est signée
Arouet de Voltaire (voyez tome II, page 8). Cette dédicace est de 1719 j l'auteur
VIE DE VOLTAIRE. 191
rabaisser sa naissance. Les gens de lettres, ses ennemis, semblaient craindre
que les gens du monde ne sacrifiassent trop aisément leurs préjugés aux
agréments de sa société, a leur admiration pour ses talents, et qu'ils ne
traitassent un homme de lettres avec trop d'égalité. Ces reproclies sont
un hommage : la satire n'attaque point la naissance d'un homme de lettres,
à moins qu'un reste de conscience qu^elle ne peut étoulTer ne lui apprenne
qu'elle ne parviendra point à diminuer sa gloire personnelle.
La fortune dont jouissait M. Arouet procura deux grands avantages à
son fils: d'abord celui d'une éducation soignée, sans laquelle le génie n'atteint
jamais la hauteur où il aurait pu s'élever. Si on parcourt l'iiistoire moderne,
on verra que tous les hommes du premier ordre, tous ceux dont les ouvrages
ont approché de la perfection, n'avaient pas eu à réparer le défaut d'une
première éducation.
L'avantage de naître avec une fortune indépendante n'est pas moins pré-
cieux. Jamais M. de Voltaire n'éprouva le malheur d'être obligé ni de renoncer
à sa liberté pour assurer sa subsistance, ni de soumettre son génie à un tra-
vail commandé par la nécessité de vivre, ni de ménager les préjugés ouïes
passions d'un protecteur. Ainsi son esprit ne fut point enchaîné par cette
habitude de la crainte, qui non-seulement empêche de produire, mais im-
prime à toutes les productions un caractère d'incertitude et de faiblesse. Sa
jeunesse, à l'abri des inquiétudes de la pauvreté, ne l'exposa point à con-
tracter ou celte timidité servile que fait naître dans une âme faible le besoin
habituel des autres hommes, ou cette àpreté et cette inquiète et soupçon-
neuse irritabilité, suite infaillible pour les âmes fortes de l'opposition entre
la dépendance à laquelle la nécessité les soumet, et la liberté que demandent
les grandes pensées qui les occupent.
Le jeune Arouet fut mis au collège des jésuites, où étaient élevés les
enfants de la première noblesse, excepté ceux des jansénistes ; et les jansé-
nistes, odieux à la cour, étaient rares parmi les hommes qui, alors obligés
par l'usage de choisir une religion sans la connaître, adoptaient naturelle-
ment la plus utile à leurs intérêts temporels. Il eut pour professeurs de rhé-
torique le Père Porée, qui, étant à la fois un homme d'esprit et un bon homme,
voyait dans le jeune Arouet le germe d'un grand homme; et le PèreLejay \
qui, frappé de la hardiesse de ses idées et de l'indépendance de ses opi-
nions, lui prédisait qu'i7 sérail en France le coryphée dit déisme ; prophé-
ties que l'événement a également justifiées-.
avait vingt-cinq ans. La réunion des deux noms prouve que ce n'était pas pour
faire oublier le premier qu'il avait pris le second. (B.)
On n'a jamais pu dire où était situé le petit bien d'où François Arouet aurait
tiré son pseudonyme. (Jai,.)
1. Gabriel-François Lejay, né à Paris vers 16G0, mort le 21 février 1734.
2. Le roi de Prusse, dans son Éloge de Voltaire (voyez ci-dessus, page 133), dit
que le Père Tourncinine fut un des professeurs de Voltaire, ce qui est confirmé
par une lettre de Voltaire à ce jésuite (voyez tome XXXIII, |)ase i^SO). Voltaire dit
ailleurs (voyez tome XXIX, page 530) avoir eu le Père Chailevoi.\ pour préfet.
Voltaire eut ce qu'on appelle des succès de collège. J.-B. Rousseau, qui assis-
192 VIE DE VOLTAIRE.
Au sortir du collège, il retrouva dans la maison paternelle l'abbé de
Chàteauneuf son parrain, ancien ami de sa mère. C'était un de ces hommes
qui, s'étant engagés dans l'état ecclésiastique par complaisance, ou par un
mouvement d'ambition étrangère à leur âme, sacrifient ensuite à l'amour
d'une vie libre la fortune et la considération des dignités sacerdotales, ne
pouvant se résoudre à garder toujours sur leur visage le masque de l'hypo-
crisie.
L'abbé de Chàteauneuf était lié avec Ninon, à laquelle sa probité, son
tait à une distribution de prix, fut frappé d'entendre appeler souvent le nom
d'Arouet, et en parla au Père Tarteron, qui lui présenta le jeune écolier.
Le Constitutionnel du 15 décembre 1833 contient cette singulière annonce :
« Premier grand prix de discours latin remporté par Voltaire en 1710. Cet
ouvrage sera livré à la personne qui aura mis la plus forte enchère, d'ici au
15 janvier 1834, midi précis, sur la mise à prix de 2,000 fr. Une notice sur cet
ouvrage, rare et unique sous un rapport, auquel est joint un certificat authen-
tique, sera envojée aux personnes qui la désireraient. S'adresser, franc de port,
à M. Cartier, artiste, rue des Ursulines, n" 38, à Saint-Germain-en-Laye. »
Les chalands ne se présentant pas, le volume fut compris dans un Catalogue
de livres oii se trouvent quelques ouvrages en langue italienne, espagnole et alle-
mande, provenant de la bibliothèque de M. ***, dont la vente se fera le jeudi
13 mars 1834 et jours suivants, à six heures de relevée, rue des Bons-Enfants,
n° 30, maison Silvestre.
Voici ce qu'on lit à la page 43 de ce catalogue :
« 448. Histoire des guerres civiles de France, par Davila; in-fol., v. dent. »
Et en note :
« Ce volume paraît avoir appartenu à Voltaire, auquel il aurait été donné
comme premier prix de discours latin au collège des jésuites de Louis-le-Grand.
A la page 655 de ce volume sont deux vers alexandrins manuscrits, attribués
aussi à Voltaire. »
A ce volume était jointe l'attestation d'un prix à François Arouet, le \"' jan-
vier 1710, pour vers latins {strictœ orationis). Le frontispice du volume est
enlevé, mais par Yachevé d'imprimer on voit qu'il est de l'édition de 1657. Rien
ne prouve l'identité de ce volume avec celui qui doit avoir été donné en prix à
Voltaire, si ce n'est que le volume a le monogramme des jésuites.
A la page 655, on lit en marge et en majuscules ces deux vers manuscrits ;
DE MA GLOIRE PASSÉE ILLL'STRE TÉMOIGNAGE,
POUR CINQUANTE-DEUX SOLS JE t'aI MIS EN OTAGE.
JN'aj^ant jamais vu de l'écriture moulée de Voltaire, je ne puis que douter que
ces deux vers soient de sa main. Ce que je puis affirmer, c'est que, le 17 mars,
le livre, mis sur table, a été adjugé pour six francs. (13.)
Dans une note de M. Desnoiresterres, page 183 de la Jeunesse de Voltaire^
la même anecdote est appliquée, d'une manière un peu dubitative il est vrai,
à V Histoire d'Italie de Guichardin. Les deux vers sont cités, mais non tout à fait
de même :
De mes premiers succès illustre témoignage,
Pour trois livres dix sous je te mis en otage.
Ces divergences nous ont fait renoncer à recueillir, malgré le vœu de M. Ben-
gesco {Voltaire, Bibliographie de ses œuvres, tome 1", page 321), ce distique
dans notre Supplément aux Poésies.
VIE DE VOLTAIRE. 193
esprit, sa liberté de penser, avaient fait pardonner depuis longtemps les
aventures un peu trop éclatantes de sa jeunesse. La bonne compagnie lui
avait su gré d'avoir reiusé son ancienne amie, M'"" de Mainlenon, qui lui
avait offert de l'appeler à la cour, à condition qu'elle se ferait dévote. L'abbé
de Chàteauneuf avait présenté à Ninon Voltaire enfant, mais déjà poëte
désolant déjà par de petites épigrammes son janséniste de frère\ et réci-
tant avec complaisance la Mohade ^ de Rousseau.
Ninon avait goûté l'élève de son ami, et lui avait légué, par testament,
deux mille francs pour acheter des livres. Ainsi, dès son enfance, d'heu-
reuses circonstances lui apprenaient, môme avant que sa raison fût formée,
à regarder l'étude, les travaux de l'esprit, comme une occupation douce et
honorable ; et, en le rapprochant de quelques êtres supérieurs aux opinions
vulgaires, lui montraient que l'esprit de l'homme est né libre, et qu'da droit
déjuger tout ce qu'il peut connaître; tandis que, par une lâche condescen-
dance pour les préjugés, les éducations otdinairesne laissent voir aux enfants
que les marques honteuses de la servitude.
L'hypocrisie et l'intolérance régnaient à la cour de Louis XIV ; on s'y
occupait à détruire le jansénisme, beaucoup plus qu'à soulager les maux
du peuple. La réputation d'incréduhté avait fait perdre à datina' la con-
fiance due à ses vertus et à son talent pour la guerre. On reprochait au
duc de Vendôme de manquer à la me-se quelquefois, et on attribuait à son
indévotion les succès de l'hérétique Marlborougli et de l'incrédule Eugène.
Cette hypocrisie avait révolté ceux qu'elle n'avait pu corrompre, et, par
aversion pour la sévérité de Versailles, les sociétés de Paris les plus
brillantes atiéctaient de porter la liberté et le goût du plaisir jusqu'à la
licence.
L'abbé de Chàteauneuf introduisit le jeune Voltaire dans ces sociétés, et
particulièrement dans celle du duc de Sully, du marquis de t.a Fare, de l'abbé
Servien, de l'abbé de Chaulieu, de l'abbé Courtin. Le prince de Conti, le
grand prieur de Vendôme, s'y joignaient souvent.
M. Arouet crut son fils perdu en apprenant qu'il faisait des vers, et qu'il
voyait bonne compagnie. Il voulait en faire un magistrat, et il le vovait
occupé d'une tragédie^. Cette querelle de famille finit par faire envoyer le
jeune Voltaire chez le marquis de Chàteauneuf, ambassadeur de France en
Hollande.
1. C'est Voltaire lui-même qui, dans une épitre au maréchal de Viilars, a
dit :
Et mon janséniste do frère'
Voyez tome X, page 25'2.
2. La Moisade, pièce de vers que Rousseau attribuait à Voltaire et que Vol-
taire attribuait à llousseau, est de Lourdet; voyez Jugements sur quelques ou-
vrages nouveaux, I, 273. La Moisade commence ainsi :
Votre impertinente leçon,
Ne détruit pas mon pyrrhonisme, etc.
Elle est dans quelques éditions de Rousseau. (B.)
3. C'était probablement AmuUus et Nuinitor; voyez tome XXXII, pa'^o 379.
I. 13
194 VIE DE VOLTAIRE.
Son exil ne fut pas long. M"" Dunoyer, qui s'y était réfugiée avec
ses deux filles, pour se séparer de son mari, plus que par zèle pour la reli-
gion protestante, vivait alors à la Haye d intrigues et de libelles, et prouvait,
par sa conduite, que ce n'était pas la liberté de conscience qu'elle y était
allée chercher.
M. de Voltaire devint amoureux d'une de ses filles; la mère, trouvant
que le seul parti qu'elle pût tirer de cette passion était d'en faire du bruit,
se plaignit à l'ambassadeur, qui défendit à son jeune protégé de conserver
des liaisons avec M^e Dunoyer, et le renvoya dans sa famille pour n'avoir
pas suivi ses ordres.
M'»^ Dunoyer ne manqua pas de faire imprimer cette aventure, avec
les lettres^ du jeune Arouet à sa fille, espérant que ce nom, déjà très-connu,
ferait mieux vendre le livre; et elle eut soin de vanter sa sévérité mater-
nelle et sa délicatesse dans le libelle même oîi elle déshonorait sa fille.
On ne reconraît point dans ces lettres la sensibilité de l'auteur de Zaïre
et de Tancrède. Un jeune homme passionné sent vivement, mais ne dis-
tin<^ue pas lui-niôme les nuances des sentiments qu'il éprouve; il ne sait ni
choisir les traits courts et rapides qui caractérisent la passion, ni trouver des
termes qui peignent à l'imagination des autres le sentiment qu'il éprouve,
et le fassent pa-ser dans leur âme. Exagéré ou commun, il paraît froid lors-
qu'il est dévoré de l'amour le plus vrai et le plus ardent. Le talent de pein-
dre les passions sur le théâtre est même un des derniers qui se développe
dans les poètes. Racine n'en avait pas môme montré le germe dans les
Frères ennemis et à^ns Alexandre ; et Brutus a précédé Zaïre: c'est que,
pour peindre les passions, il faut non-seulement les avoir éprouvées, mais
avoir ['U les observer, en juger les mouvements et les effets dans un temps
où, cessant de dominer notre âme, elles n'existent plus que dans nos sou-
venirs. Pour les sentir, il suffit d'avoir un cœur; il faut, pour les exprimer
avec énergie et avec justesse, une âme longtemps exercée par elles, et per-
fectionnée par la réflexion.
Arrivé à Paris, le jeune homme oublia bientôt son amour, mais il n'ou-
blia point de faire tous ses efforts pour enlever une jeune personne esti-
mable et née pour la vertu à une mère intrigante et corrompue. Il employa
le zèle du prosélytisme. Plusieurs évêques, et même des jésuites, s'unirent
à lui. Ce projet manqua; mais Voltaire eut dans la suite le bonheur d'être
utile à MUe Dunoyer, alors mariée au baron de Winterfeld ^.
Cependant son père, le voyant toujours obstiné à faire des vers et à vivre
dans le monade, l'avait exclu de sa maison. Les lettres les plus soumises ne
je touchaient point : il lui demandait même la permission de passer en Amé-
rique, pourvu qu'avant son départ il lui permît d'embrasser ses genoux. Il
fallut se résoudre, non à partir pour l'Amérique, mais à entrer chez un
procureur '.
1. Voyez tome XXXIII, pages 9 et suiv.
2. Voyez tome XV, page 1-27.
3. Ce procureur s'appelait Alain. Voltaire le nomme dans ses lettres 13 et li.
VIE DE VOLTAIRE. 195
Il n'y resta pas longtemps. M. de Cauniartin i, ami de M. Arouet, fut
touché du sort de son fils, et demanda la permission de le mener à Saint-
Ange 2, oij, loin de ces sociétés alarmantes pour la tendresse paternelle, il
devait refléchir sur le choix d'un état. Il y tiouva le vieux Gaumarlin ', vieil-
lard respectable, passionné pour Henri IV et pour Sully, alors trop oubliés
de la nation. Il avait été lié avec les hommes les plus instruits du règne de
Louis XIV, savait les anecdotes les plus secrètes, les savait telles qu'elles
s'étaient passées, et se plaisait à les raconter. Voltaire revint de Saint-Ange,
occupé de faire un poëme epi(|ue dont Henri IV serait le héros, et plein
d'ardeur pour l'étude de l'histoire de France. C'est à ce voyage que nous
devons la Henriade et le Siècle de Louis AlV.
Ce prince venait de mourir*. Le peuple, dont il avait été si longtemps
l'idole; ce môme peuple qui lui avait pardonné ses profusions, ses guerres,
et son despotisme, qui avait applaudi à ses persécutions contre les protes-
tants, insultait à sa mémoire par une joie indécente. Une bulle sollicitée à
Rome contre un livre de dévotion ^ avait lait oublier aux Parisiens celte gloire
dont ils avaient été si longtemps idolâtres. On prodigua les satires à la mé-
moire de Louis le Grand, comme on lui avait prodigué les panégyriques
pendant sa vie. Voltaire, accusé d'avoir fait une de ces satires, fut mis à la
Bastille : elle finissait par ce vers :
J'ai vu ces maux, et je n'ai pas vingt ans 6.
Il en avait un peu plus de vingt-deux''; et la police regarda cette espèce de
conformité d'âge comme une preuve suffisante pour le priver de sa liberté.
à M"" Dunoyer. Ce fut chez ce procureur que Voltaire connut Thieriot et Bainast,
à qui est adressée la lettre 347, tome XXXIII, page 358.
1. Voyez la note, tome XIV, page .52.
2. Château à trois lieues de Fontainebleau; voyez la note, tome VIII, page 274,
et aussi les jolis vers de Voltaire sur ce château, dans son épître au prince de
Vendôme, tome X, page 241.
3. Voyez la note, tome XXXVIII, page 336.
4. Le 1"' septembre 171.5.
5. Explication des Maximes des saints sur la vie intérieure, par Fénelon;
voyez tonie XV, page 67.
6. Voyez la pièce entière parmi les Documents biographiques.
7. Voltaire, né en 1694, avait plus de vingt-deux ans en 1717; il n'en avait
pas encore vingt-deux iorsqu'en mai 1710 il fut exilé à Tulle; mais Arouet père
obtint que son fils fût envoyé à Sully-sur-Loire, où il avait des parents. Cette
première persécution eut lieu à cause iI(îs vers sur le duc d'Orièans et la du-
chesse de Berry ((jiji sont tome X, page 473).
Ce fut le jour de la Pentecôte 1717 que Voltaire fut arrêté, comme il le dit
dans sa pièce intitulée la Bastille (voyez tome IX, page 353). Or, en 1717, la Pen-
tecôte tombait le 16 mai; mais il paraît qu'il ne fut mis à la Bastille que le 17.
Il y avait plus de vingt mois que Louis XIV était mort. Les J'ai vu de Le Brun
doivent être de 1715, et devaient être oubliés en 1717. Voltaire, en parlant de la
persécution qu'il essuya alors, dit que la cause fut la pièce de Le Brun. J'en doute,
et je pense que le sujet de la détention de Voltaire était la pièce commençant par
196 VIE DE VOLTAIRE.
C'est à la Bastille que le jeune poëte ébaucha le poëme de la Ligue, cor-
rigea sa tragédie à'Œdipe, commenrée longtemps auparavant, ot fit une
pièce de vers^ fort gaie sur le malheur d'y être. M. le duc d'Orléans, ins-
truit de son innocence, lui rendit sa liberté, et lui accorda une gratification,
« Monseigneur, lui dit Voltaire, je remercie A'otre Altesse royale de vou-
loir bien continuer à se charger de ma nourriture; mais je la prie de ne
plus se charger de mon logement. »
La tragédie d'Œdipe fut jouée en 1718 -. L'auteur n'était encore connu
que par des pièces fugitives, par quelques épîtres oîi l'on trouve la philo-
sophie de Cliaulieu, avec plus d'esprit et de correction, et par une ode^ qui
avait disputé vainement le prix de l'Académie française. On lui avait préféré
une pièce ridicule de l'abbé du Jarry. Il s'agissait de la décoration de l'autel de
Notre-Dame, car Louis XIV s'était souvenu, après soixante et dix ans de
règne, d'accomplir cette promesse de Louis XIII; et le premier ouvrage en
vers sérieux que Voltaire ait publié fut un ouvrage de dévotion.
Né avec un goût sur et indépendant, il n'aurait pas voulu mêler l'amour
à l'horreur du sujet d'Œdipe^ et il osa même présenter sa pièce aux comé-
diens, sans avoir payé ce tribut à l'usage; mais elle ne fut pas reçue. L'as-
semblée trouva mauvais que l'auteur osât réclamer contre son goût. « Ce
jeune homme mériterait bien, disait Dufresnf, qu'en punition de son orgueil
on jouât sa pièce avec cette grande vilaine scène traduite de So|)hocle. »
Il fallut céder, et imaginer un amour épiso Jique et froid. La pièce réus-
sit; mais ce fut malgré cet amour, et la scène de Sophocle en fit le succès.
Lamotte, alors le premier homme de la littérature, dit, dans son approba-
tion ^, que cette tragédie promettait un digne successeur de Corneille et de
ces mots : Régnante puero. Il faut convenir que si Voltaire est auteur de ce mor-
ceau, il a bien changé depuis d'opinion sur le compte du régent , car il n'a cessé
de le défendre des accusations odieuses répandues contre lui (voyez tome XIV,
page 477; XV, 12.5; XXVII, 26.^). (B.)
C'était sur la dénonciation d'un nommé Beauregard (voj^ez, dans les Docu-
ments biographiques, le Mémoire instructif, ctc).
Il paraît que la police mit une grande activité dans ses recherches. Le com-
missaire Ysabeau fut chargé d'aller fouiller les latrines de la maison où demeu-
rait Voltaire. Il n'y trouva rien (voyez Documents biographiques).
Ce n'est que le 11 axrW 1718 que fut donné l'ordre de mise en liberté de Vol-
taire, et en même temps de son exil à Chatenay.
Ainsi cette première détention de Voltaire dura près de onze mois.
Le 19 mai 1718, il demanda la permission de venir Paris pour deux heures
seulement. Le 29 mai. il obtint d'y venir vingt-quatre heures. D'au ti es permis-
sions, pour un plus long temps, lui furent accordées. Enfin son e.\il fut levé le
12 octobre 1718 (voyez la Revue rétrospective, tome II, pages 124 et suiv.),
1. La Bastille; voyez tome IX, page 353.
2. Le 18 novembre.
3. VOde sur le vœu de Louis XIll est de 1712 ; voyez tome VIII, page 407.
VOde sur sainte Geneviève est de 1709; voyez tome VIII, page 403.
4. Voici le texte de cette approbation : « J'ai lu, par ordre de monseigneur
le garde des sceaux, OEdipe, tragédie. Le public, à la représentation de cette
pièce, s'est promis un digne successeur de Corneille et de Racine ; et je crois
VIE DE VOLTAIRE. 497
Racine ;■ et cet hommage rendu par un rival dont la réputation était déjà
faite, et qui pouvait craindre de se voir surpasser, doit à jamais honorer le
caractère de Lamolte.
Mais Voltaire, dénoncé comme un homme de génie et comme un philo-
sophe à la foule des auteurs médiocres et aux fanatiques de tous les partis,
réunit dès lors les mômes ennemis dont les générations, renouvelées pendant
soixante ans, ont fatigué et trop souvent troublé sa longue et glorieuse car-
rière. Ces vers si célèbres ^ :
Nos prêtres ne sont pas ce qu'un vain peuple pense :
Notre crédulité fait toute leur science,
furent le premier cri d'une guerre que la mort même de Voltaire n'a pu
éteindre
A une représentation d'Œdipe -, il parut sur le théâtre, porlant la queue
du grand prêtre. La maréchale de Villars demanda qui était ce jeune homme
qui voulait faire tomber la pièce. On lui dit que c'était l'auteur. Cette étour-
derie, qui annonçait un homme ?i supérieur aux petitesses de l'amour-
propre, lui inspira le désir de le connaître. Voltaire, admis dans sa société,
eut pour elle une passion, la première et la plus sérieuse qu'il ait éprouvée.
Elle ne fut pas heureuse, et l'enleva pendant assez longtemps à l'étude, qui
était déjà son premier besoin; il n'en parla jamais depuis qu'avec le senti-
ment du regret et presque du remords.
Délivré de son amour, il continua la Uenriade, et fit la tragédie à'Arlé-
mire. Une actrice formée par lui ^, et devenue à la fois sa maîtresse et son
élève, joua le principal rôle. Le public, qui avait été juste pour Œdipe, fut
au a. oins sévère pour Jj'fewi/re *: effet ordinaire de tout premier succès.
Lîne aversion secrète pour une supériorité reconnue n'en est pas la seule cause,
mais elle sait profiter d'un sentiment naturel, qui nous rend d'autant moins
faciles que nous espérons davantage.
Cette tragédie ne valut à Voltaire que la permission de revenir à Paris ^,
dont une nouvelle calomnie et ses liaisons avec les ennemis du régent, et
qu'à la lecture il ne rabattra rien de ses espérances. A Paris, ce 2 décembre 1718.
HouDAr.D DE Lamotte. »
Voyez, tome II, page 47, une autre approbation de Lamotte, qui lui fait
aussi bonneur.
1. OEdipe, acte IV, scène i.
2. A l'occasion de cette pièce, le prince de Conti adressa une pièce de vers à
Voltaire ; voyez les Documents biographiques. On n'a pas la réponse de Voltaire
aux vers du prince.
3. M"" de Corsembleu, probablement de la famille du poëte Desmahis.
4. Jouée le 15 février 1720, et dont on n'a que des fragments; voyez tome II
page 121.
5. La permission de venir à Paris quand bon lui semblera fut accordée à
Voltaire le 12 octobre 1718 (voyez Revue rétrospective^ tome II, page 127), plus
d'un mois avant la première représentation à'OEdipe.
198 VIE DE VOLTAIRE.
entre autres avec le duc de Richelieu et le fameux baron de Gortz ', l'avaient
fait éloigner. Ainsi cet ambitieux, dont les vastes projets embrassaient l'Eu-
rope et menaçaient de la bouleverser, avait choisi pour ami, et presque pour
confident, un jeune poëte : c'est que les hommes supérieurs se devinent et se
cherchent, qu'ils ont une langue commune qu'eux seuls peuvent parler et
entendre.
En 1722, Voltaire accompagna M-"" de Rupelraonde^ en Hollande. Il
voulait voir, à Bruxelles, Rousseau, dont il plaignait les malheurs, et dont
il estimait le talent poétique. L'amour de son art l'emportait sur le juste
mépris que le caractère de Rousseau devait lui inspirer. Voltaire le consulta
sur son poëme de la Ligue, lui lut VÉpilre à Uranie, faite pour M'"'' de
Rupelmonde, et premier monument de sa liberté de penser, comme de son
talent pour traiter en vers et rendre populaires les questions de métaphy-
sique» u de morale. De son côté, Rousseau lui récita une Ode à la Postérité^
qui, comme Voltaire le lui dit alors, à ce qu'on prétend, ne devait pas aller
à son adresse; et le Jugement de Pluton, allégorie satirique, et cependant
aussi promptement oubliée que l'ode. Les deux poètes se séparèrent ennemis
irréconciliabl'^s. Rousseau se déchaîna contre Voltaire, qui ne rép mdit
qu'aprc's quinze ans de patience. On est étonné de voir l'auteur d- tant d'épi-
grammes licencieuses, oîi les ministres de la religion sont continuellement
livrés à la risée et à l'opprobre, donner sérieusement, pour cause de sa haine
contre Voltaire, sa contenance évaporée pendant la messe et VÉpitre à
Uranie ^. Mais Rou-seau avait pris le masque de la dévotion: elle était alors
un asile honorable pour ceux que l'opinion mondaine avait flétris, asile sûr
et commode que malheureusement la philosophie, qui a fait- tant d'autres
maux, leur a fermé depuis sans retour*.
En 4724, Voltaire donna Mariamne^. C'était le sujet d'^riemire sous
des noms nouve;)Ux, avec une intrigue moins compliquée et moins roma-
nesque; mais c'était surtout le style de Racine. La pièce fut jouée quarante
fois. L'auteur combattit, dans la préface, l'opinion de Lamotte ^, qui, né
avec beaucoup d'esprit et'de raison, mais peu sensible à l'harmonie, ne trou-
vait dans les vers d'autre mérite que celui de la difficulté vaincue, et ne
voyait dans la poésie qu'une forme de convention, imaginée pour soulager
la mémoire, et à laquelle l'habitude seule faisait trouver des charmes.
Dans ses lettres imprimées à la fin d'Œdipe ', il avait déjà combattu le
i. Voyez sur ce personnage le livre VIII de l'Histoire de Charles XII,
tome XVI, pages 335 et suiv.
2. Voyez la note sur cette dame, tome IX, page 357.
3. Voyez cette pièce, tome IX, page 3.58.
4. Voltaire était de retour en France à la fin de 1722. Ce fut à la fin de 1723
qu'il eut la petite vérole, au château de Maisons, près de Saint-Gerniain-en-Laye;
voyez sa lettre au baron de Breteuil, tome XXXIII, page 100.
5. Le 6 mars; voyez tome II, page 157.
6. Ce n'est pas dans la préface de Mariamne, mais dans la seconde préface
à'OEdipe (1730), que Voltaire combat les sentiments de Lamotte ; voyez tome II,
page 47.
7. Voyez ces Lettres en tête d'OEdipe, tome II, page 11.
VIE DE VOLTAIRE. 499
même poëte, qui regardait la règle des trois unités comme un autre préjugé.
On doit savoir gré à ceux qui osent, comme Lomotte, établir dans les
arts des paradoxes contraires aux idées communes. Pour défendre les règles
anciennes, on est obligé de les examiner : si l'opinion reçue se trouve vraie,
on a l'avantage de croire par raison ce qu'on croyait par habitude ; si elle
est fausse, on est délivré d'une erreur.
Cependant il n'est pas rare de montrer de l'humeur contre ceux qui nous
forcent à examiner ce que nous avons admis sans réflexion. Les esprits qui,
comme Montaigne, s'endorment tranquillement sur l'oreiller du doute, ne
sont f as communs; ceux qui sont tourmentés du désir d'atteindre à la vérité
sont plus rares encore. Le vulgaire aime à croire, même sans preuve, et
chérit sa sécurité dans son aveugle croyance, comme une partie de son
repo~.
C'est vers la même époque que parut la Henriade^ sous le nom de la
Ligne. Une copie imparfaite, enlevée à l'auteur, fut imprimée fuitivement;
et non-seulement il y était resté des lacunes, mais on en avait rempli quel-
ques-unes.
La France eut donc enfin un poëme épique. On peut regretter sans doute
que Voltaire, qui a mis tant d'action dans ses tragédies, qui y fait parler
aux passions un langage si naturel et si vrai, qui a su également les peindre,
et par l'analyse des sentiments qu'elles font éprouver, et par les traits qui
leui- échapftent, n'ait point déployé dans la Henriude ces talents que nul
homme n'a encore réunis au môme degré; mais un sujet si connu, si près
de nous, laissait peu de liberté à l'imagination du poëte. La passion sombre
et cruelle du f inalisme, s'exerçant sur les personnages subalternes, ne pou-
vait exciter que l'horreur. Une ambition hypocrite était la seule qui animât
les chefs de la Ligue. Le héros, brave, humain et galant, mais n'éprouvant
que les malheurs de la fortune, et les éprouvant seul, ne pouvait intéi'esser
que par sa valeur et sa clémence ; enfin il était impossible que la conversion
un peu forcée de Henri IV formât jamais un dénoûment bien héroïque.
Mais si. pour l'intérêt des événements, pour la variété, pour le mouve-
ment, la Henriade est inférieure aux poëmes épiques qui étaient alors en
possession de l'admiration générale, par combien de beautés neuves cette
infériorité n'est-elle point compensée ! Jamais une philosophie si profonde
et si vraie a-t-elle été embellie par des vers plus sublimes ou plus tou-
chants ? quel autre poëme offre des caractères dessinés avec plus de force et
de noblesse, sans rien perdre de leur vérité historique ? quel autre renferme
une morale plus pure, un amour de l'humanité plus éclairé, plus libre des
préjugés et des passions vulgaires? Oue le poëte fasse agir ou parler ses
personnages, qu'il peigne les attentats du fanatisme ou les charmes et les
dangers de l'amour, qu'il transporte ses lecteurs sur un champ de bataille
ou dans le ciel que son imagination a créé, partout il est philo.sophe, partout
il paraît profondément occupé des vrais intérêts du genre humain. Du milieu
même des fictions on voit sortir de grandes vérités, sous un pinceau tou-
jours brillant et toujours pur.
Parmi tous les poëmes épiques, la Henriade seule a un but moral; non
200 VIE DE VOLTAIRE.
qu'on puisse dire qu'elle soit le développement d'une seule vérité, idée
pédantesque à laquelle un poëte ne peut assujettir sa marche, mais parce
qu'elle respire partout la haine de la guerre et du fanatisme, la tolérance,
et l'amour de l'humanité. Chaque poëme prend nécessairement la teinte du
siècle qui l'a vu naître, et la llenriade est née dans le siècle de la raison.
Aussi plus la raison fera de progrès parmi les hommes, plus ce poëme aura
d'admirateurs.
On peut comparer la Hoiriade a l'Enéide: toutes deux portent l'em-
preinte du génie dans tout ce qui a dépendu du poëte, et n'ont que les dé-
fauts d'un sujet dont le choix a également été dicté par l'esprit nation;il. Mais
Virgile ne voulait que flatter l'orgueil des Romains, et Voltaire eut le motif
plus noble de préserver les Français du fanatisme, en leur retraçant les
crimes où il avait entraîné leurs ancêtres.
La Henriade, Œdipe, et Maria^nne , avaient placé Voltaire bien au-
dessus de ses contemporains, et semblaient lui assurer une carrière bril-
lante, lorsqu'un événement fatal vint troubler sa vie. 11 avait répondu par des
paroles piquantes au mépris que lui avait témoigné un homme de la cour',
1. Du Vernet ayant, à ce sujet, demandé des renseignements à Voltaire, Vol-
taire lui répondit de s'adresser à Thieriot (voyez tome XLVIII, page 36); et
voici comment s'exprime du Vernet : « Le chevalier de Rohan-Cliabot (plante
dégénérée; on lui reprochait un défaut de courage et le niétisr d'usurier)...
dînait quelquefois chez le duc de Sully, où Voltaire dînait très-souvent. Un jour,
il trouva fort mauvais que Voltaire ne fût pas de son sentiment : « Quel est ce
H jeune homme, demande-t-il, qui, pour me contredire, parle si haut?- — Monsieur
« le chevalier, reprit Voltaire, c'est un homme qui ne traîne pas un grand nom,
« mais qui honore celui qu'il porte. » Le chevalier de Rohan sortit en se levant de
table, et les convives applaudirent à Voltaire. Le duc de Sulty lui dit hautement :
« Nous sommes heureux si vous nous en avez délivrés. »
« Peu de jours après cette scène, Voltaire, étant encore à dîner chez le duc
de Sully, fut demandé à la porte pour une bonne oeuvre : à ce mot de bonne
œuvre, il se lève avec précipitation, et, tenant sa serviette à la main, il court à
la porte, où était un fiacre, et dans ce fiacre deux hommes qui, d'un ton dolent,
le prient de monter à la portière. A peine y fut-il que l'un d'eux le retint par
son habit, tandis que l'autre lui appliquait sur les épaules cinq ou six coups
d'une petite baguette. Le chevalier de Rohan, qui, à dix pas de là, était dans sa
voiture, leur crie : C'est assez.... Voltaire, rentré dans l'hôtel, demande au duc de
Sully de regarder cet outrage fait à l'un de ses convives comme fait à lui-même.
Il le sollicite de se joindre à lui pour poursuivre la vengeance, et de venir chez le
commissaire en certifier la déposition. Le duc de Sully se refuse à tout. Cette
indifférence de la part d'un homme qui depuis dix ans le traitait en ami, l'irrita
encore davantage : il sort, et depuis ce moment il ne voulut ni voir ni entendre
parler du duc de Sully.
(( Voltaire, outragé,... n'a recours qu'à son seul courage... Un maître d'armes
vient tous les matins lui donner des leçons ; quand il a acquis toute la dextérité
nécessaire, il se rend au Théâtre-Français, entre dans la loge où était le cheva-
lier de Rohan : « Monsieur, lui dit-il, si quelque affaire d'intérêt ne vous a point
« fait oublier l'outrage dont j'ai à me plaindre, j'espère que vous m'en rendrez
« raison. » Thieriot, dont nous tenons le fait, était resté à la porte de la loge.
a Le chevalier de Rohan accepte le défi pour le lendemain à 9 heures, assigne
VIE DE VOLTAIRE. 201
qui s'en vengea en le faisant insulter par ses gens, sans compromettre sa
sûreté personnelle. Ce fut à la porte de l'hôtel de Sully, où il dinail, qu'il
reçut cet outrage, dont le duc de Sully ne daigna témoigner aucun ressen"
timent, persuadé sans doute que les descendants des Francs ont conservé
droit de vie et de mort sur ceux des Gaulois. Les lois furent muettes ; le
parlement de Paris, qui a puni ou fait punir de moindres outrages lors-
qu'ils ont en pour objet quelqu'un de ses subalternes, crut ne rien devoir
à un simple citoyen qui n'était que le premier homme de la notion, et garda
le silence.
Voltaire voulut prendre les moyens de venger l'honneur outragé, moyens
autorisés par les mœurs des nations modernes, et proscrits par leurs lois : la
Bastille, et au bout de six mois^ l'ordre de quitter Paris, furent la punition
de ses premières démarches. Le cardinal de Fleury n'eut pas même la petite
politique de donnera l'agresseur la plus légère marque de méconleniement.
Ainsi, lorsque les lois abandonnaient les citoyens, le pouvoir arbitraire les
punissait de chercher une vengeance que ce silence rendait légitime, et que
les principes de l'honneur prescrivaient comme nécessaire. Nous osons croire
que de notre temps la quiililé d'homme serait plus respectée, que les lois ne
seraient plus muettes devant le ridicule préjugé de la naissance, et que, dans
une querelle entre deux citoyens, ce ne serait pas à l'offensé que le minis-
tère enlèverait sa liberté et sa patrie.
Voltaire fit encore à Paris un voyage secret et inutile' ; il vit trop qu'un
adversaire, qui disposait à son gré de l'autorité ministérielle et du pouvoir
judiciaire, pourrait également l'éviter et le perdre. Il s'ensevelit dans la
retraite, et dédaigna de s'occuper plus longtemps de sa vengeance, ou plu-
tôt il ne voulut se venger qu'en accablant son ennemi du poids de sa gloire,
et en le forçant d'entendre répéter, au bruit des acclamations de l'Europe,
le nom qu'il avait voulu avilir.
lui-même le rendez-vous à la porte Saint-Antoine, et le soir même fait part à sa
famille du cartel qu'il a reçu. Tous les Rohans se mettent en mouvement; ils
courent à Versailles... et Voltaire est envoyé à la Bastille. »
Guy-Auguste de Rohan-Chabot, né en 1683, nommé maréchal de camp en
1719, lieutenant général en 1734, est mort le 13 septembre 17G0. 11 avait épousé
la fille de M'"'' Guyon, dont Voltaire parle dans son Siècle de Lotus XIV, cha-
pitre xxxvni ; voyez tome XV, page 63.
Voltaire fut mis à la Bastille le 17 avril 1726. Il demanda la permission d'aller
en Angleterre, et le 29 avril fut donné l'ordre de son élargissement, sous la con-
dition d'aller en Angleterre. Il dut partir le 2 mai, sous la conduite d'un nommé
Condé, qui avait mission de l'accompagner jusqu'à Calais (voyez VHistoire de la
détention des philosophes, etc., par J. Delort, 1829, tome II, pages 3i et suiv.).
Cette seconde détention de Voltaire fut donc, tout au plus, de seize jours.
Voltaire, pour punir le duc de Sully de l'indifférence qu'il avait montrée lors
de l'insulte faite par Rohan, supprima, dans la IJenriade, le personnage de Sully
qu'il y avait d'abord placé, et le remplaça parMornay; voyez tome VllI, page 62.
1. La détention ne fut pas de six mois, mais de quelques jours ; voyez la note
précédente.
2. Pour tâcher d'avoir raison du chevalier de Rohan ; voyez sa lettre à Thie-
riot, du 12 août 1726, tome XXXIIl, page lî)'J.
202 VIE DE VOLTAIRE.
L'Angleterre fut son asile. Newton n'était plusi, mais son esprit régnait
sur ses compatriotes, qu'il avait instruits à ne reconnaître pour guides, dans
l'étude de la nature, que l'expérience et le calcul. Locke, dont la mort était
encore récente, avait donné le premier une théorie de l'âme humaine, fondée
sur l'expérience, et montré la route qu'il fau' suivre en métaphysique pour
ne point s'égarer. La philosophie de Shaftesbu'v, commentée par Bolingbroke,
embellie par les vers de Pope, avait fait naître en Angleterre un déisme qui
annonçait une morale fondée sur des motifs faits pour émouvoir les âmes
élevées, sans offenser la raison.
Cependant, en France, les meilleurs esprits cherchaient encore à sub-
stituer, dans nos écoles, les hypothèses de Descartes aux absurdités de la
physique scolastique; une thèse où l'on soutenait soit le système de Copernic,
soit les tourbillons, était une victoire sur les préjugés. Les idées innées
étaient devenues presque un article de foi aux yeux des dévots, qui d'abord
les avaient prises pour une hérésie. Maiebranche. qu'on croyait entendre,
était le philos'jphe à la mode. On passait pour un esprit fort, lorsqu'on se
permettait de regarder l'existence de cinq proposiliotis, dans le livre illi-
sible de Jansénius, comme un fait indifférent au bonheur de l'espèce hu-
maine, ou qu'on osait lire Bayle sans la permission d'un docteur en théo-
logie.
Ce contraste devait exciter l'enthousiasme d"un homme qui, comme
Voltaire, avait dès son enfance secoué tous hs préjugé.-. L'exemple de l'An-
gleterre lui montrait que la vérité n'est pas faite pour rester un secret entre
les mains de quelques philosophes, et d'un petit nombre de gens du monde
instruits, ou plutôt endoctrinés par les philosophes, riant avec eux des erreurs
dont le peuple est la victime, mais s'en rendant eux-mêmes les défenseurs
lorsque leur état ou leur place leur y fait trouver un intérêt chimérique ou
réel, et prêts à lais-er proscrire ou même à persécuter leurs précepteurs, s'ils
osent dire ce qu'eux-mêmes ['cnsent en secret.
Dès ce moment Voltaire se sentit appelé à détruire les préjugés de toute
espèce dont son pays était l'esclave. Il sentit la possibilité d'y réussir par un
mélange heureux d'audace et de souplesse, en sachant tantôt céder aux
temps, tantôt en profiter, ou les faire naître ; en se servant tour à tour, avec
adresse, du raisonnement, de la p'aisanterie, du cha;me des vers, ou des
effets du théâtre; en rendant enfin la raison assez simple pour devenir po-
pulaire, assez aimable pour ne pas effrayer la frivolité, assez piquante pour
être à la mode. Ce grand projet de se rendre, par les seules forces de son
génie, le bienfaiteur de tout un peuple, en l'arrachant à ses erreurs, enflamma
l'âme de Voltaire, échauffa son courage. Il jura d'y consacrer sa vie, et il a
tenu parole.
La tragédie de Brûlas - fut le premier fruit de son voyage en Angleterre.
1. Newton n'est mort que le 20 mars 1727 ; Voltaire était alors en Angleterre
depuis plus de di.\ mois.
2. Cette tragédie ne fut jouée à Paris que le 11 décembre 17ciO; voyez tome II,
page 301.
VIE DE VOLTAIRE. 203
Depuis Cinna notre théâtre n'avait point retenti des fiers accents de la
liberté; et, dans Cinna, ils étaient étouffés par ceux de la veni,'e;uice. On
trouva dans Bnitiis la force de Corneille avec plus de pompe et d'éclat, avec
un naturel que Corneille n'avait pas, et l'élégance soutenue de Racine.
Jamais les droits d'un peuple opprimé n'avaient été exposés avec plus de
force, d'éloquence, de précision même, que dans la seconde scène de
Brutttfi. Le cinquième acte est un chef-d'œuvre de pathétique.
On a reproché au poëte d'avoir introduit l'amour dans ce sujet si impo-
sant et si terrible, et surtout un amour sans un grand intérêt; mais Titus,
entraîné par un autre motif que l'amour, eût été avili; la sévérité de Brutus
n'eût plus déchiré l'âme des spectateurs ; et si cet amour eût trop intéressé,
il était à craindre que leur cœur n'eût trahi la cause de Rome. Ce fut après
cette pièce que Fontenelle dit à Voltaire, « qu'il ne le croyait point propre à
la tragédie ; que son style était trop fort, trop pompeux, trop brillant. —
Je vais donc relire vos Pastorales, » lui répondit Voltaire.
Il crut alors pouvoir aspirer à une place à l'Académie française, et on
pouvait le trouver modeste d'avoir attendu si longtemps; mais il n'eut pas
même l'honneur de balancer les suffrages. Le Gros de Boze prononça, d'un
ton doctoral, que Voltaire ne serait jamais un personnage académique.
Ce de Boze, oublié aujourd'hui i, était un de ces hommes qui, avec peu
d'esprit et une science médiocre, se glissent dans les maisons des grands et
des gens en place, et y réussissent parce qu'ils ont précisément ce qu'il faut
pour satisfaire la vanité d'avoir chez soi des gens de lettres, et que leur
esprit ne peut ni inspirer la crainte ni humilier l'amour-propre. De Boze
était d'ailleurs un personnage important ; il e^xerçait alors à Paris l'emploi
d'inspecteur de la librairie, que depuis la magistrature a usurpé sur les gens
de lettres, à qui l'avidité des hommes riches ou accrédités ne laisse que les
places dont les fonctions personnelles exigent des lumières et des talents.
Après Brulus, Voltaire fil la Morl de César ^^ sujet déj^i traité par Sha-
kespeare, dont il imita quelques scènes en les embellissant. Cette tragédie
ne fut jouée qu'au bout de quelques années, et dans un collège. Il n'osait
risquer sur le théâtre une pièce sans amour, sans femmes, et une tragédie
en trois actes; car les innovations peu importantes ne sont pas toujours celles
qui soulèvent le moins les ennemis de la nouveauté. Les petits esprits doi-
vent être plus frappés des petites choses. Cependant un style nobli\ hardi,
figuré, mais toujours naturel et vrai ; un langage digne du vainqueur et des
libérateurs du monde ; la force et la grandeur des caractères, le sens pro-
fond qui règne dans les discours de ces derniers Romains, occupent et
attachent les spectateurs faits pour sentir ce mérite, les hommes qui ont dans
1. Claude Gros de Boze, né à Lyon en 1680, fut, à vingt-six ans, élu secrétaire
perpétuel de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, et, en llUi, nommé
membre de l'Académie française, à la place de Fénclon. Il est mort le 10 sep
tembre 1753, et malgré lui confrère de Voltaire depuis plus de six ans. Voyez,
dans les Mémoires de l'abbé Barthélémy, ce qu'il dit de de Boze.
2. Voyez tome III, page 297.
204 VIE DE VOLTAIRE.
le cœur ou flans l'esprit quelque rapport avec ces grands personnage?, ceux
qui aiment l'histoire, les jeunes gens enfin, encore pleins de ces objets que
l'éducation a mis sous leurs yeux.
Les tragédies historiques, comme Cinna, la Morl de Po^npée, Bralus,
Rome sauvée, le Triumvirat, de Voltaire, ne peuvent avoir l'intérêt du
Cid, A" Iphigénie, de Zaïre, ou do Mérope. Les passions douces et tendres
du cœur humain ne pourraient s'y développer sans distraire du tableau his-
torique qui en est le sujet; les événements ne peuvent y être disposés avec
la même liberté pour les faire servir à l'effet théâtral. Le poëte y est bien
moins maître des caractères. L'iniérôt, qui est celui d'une nation ou d'une
grande révolution, plutôt que celui d'un individu, est dès lors bien plus
faible, parce qu'il dépend de sentiments moins personnels et moins éner-
giques.
Mais, ioin de proscrire ce genre comme plus froid, comme moins favo-
rable au génie dramatique du poëte, il faudrait l'encourager, parce qu'il
ouvre un champ vaste au génie poétique, qui peut y dévelojiper toutes les
grandes vérités de la politique ; parce qu'il offre de grands tableaux histo-
riques, et qu'enfin c'est celui qu'on peut employer avec plus de succès à
élever l'âme et à la former. On doit sans doute placer au premier rang les
poëmes qui, comme Mahomet, comme Alzire, sont à la fois des tragédies
intéressantes ou terribles, et de grands tablpaux ; mais ces sujets sont très-
rares, et ils exigent des talents que Voltaire seul a réunis jusqu'ici.
On ne voulut point permettre d'imprimer la Mort de César. On fit un
crime à l'auteur des sentiments républicains répandus dans sa .pièce, im-
putation d'autant plus ridicule que chacun parle son langage, que Drutus
n'en est pas plus le héros que César; que le poëte, dans un genre purement
historique, en traçant ses poriraits d'après l'histoire, en a conservé l'impar-
tialité. Mais, sous le gouvernement à la fois tyrannique et pusillanime du
cardinal de Fleury, le langage de la servitude était le seul qui pût s^araître
innocent.
Qui croirait aujourd'hui que l'élégie sur la mort de M"'' Lecou-
vreur^ ait été pour Voltaire le sujet d'une persécution sérieu^-c, qui
l'obligea de quitter la capitale, où il savait qu'heureusement l'absence fait
tout oublier, môme la fureur de persécuter!
Les théâtres sont une institution vraiment utile : c'est par eux qu'une
jeunesse inappliquée et frivole conserve encore quelque habitude de sentir
et de penser, que les idées morales ne lui deviennent point absolument
étrangères, que les plaisirs de l'esprit existent pour elle. Les sentiments
qu'excite la représentation d'une tragédie élèvent l'âme, l'épurent, la tirent
de cette apathie, de cette personnalité, maladies auxquelles l'homme riche
et dissipé est condamné par la nature. Les spectacles forment en quelque
sorte un lien entre la classe des hommes qui pensent et celle des hommes
qui ne pensent point. Ils adoucissent l'austérité des uns, et tempèrent dans
\. Tome IX, page 369.
VIE DE VOLTAIRE. • 203
les autres la dureté qui naît de l'orgueil et de la légèreté. Mais, par une fa-
talité singulière, dans le pays où l'art du théâtre a été porté au plus haut
degré de perfection, les acteurs, à qui le public doit le plus noble de ses
plaisirs, condamnés par la religion, sont flétris par un préjugé ridicule.
Voltaire osa le combattre. Indigne qu'une actrice célèbre, longtemps
l'objet de l'enthousiasme, enlevée par une mort prompte et cruelle, fût, en
qualité d'excommuniée, privée de la sépulture, il s'éleva et contre la nation
frivole qui soumettait lâchement sa tête à un joug honteux, et contre la
pusillanimité des gens en place, qui laissaient tranquillement flétrir ce
qu'ils avaient admiré. Si les nations ne se corrigent guère, elles souffrent
du moins les leçons avec patience. Mais les prêtres, à qui les parlements ne
laissaient plus excommunier que les sorciers et les comédiens, furent irrités
qu'un poète osât leur disputer la moitié de leur empire, et les gens en place
ne lui pwrdonnèrenl point de leur avoir reproché leur indigne faiblesse.
Voltaire sentit qu'un grand succès au théâtre pouvait seul, en lui assurant
la bien\eillaiice publique, le défendre contre le fanatisme. Dans les pays où
il n'existe aucun pouvoir populaire, toute classe d'hommes qui a un point
de ralliement devient une sorte de puissance. Un auteur dramatique est
sous la sauvegarde des sociétés pour lesquelles le spectacle est un amuse-
ment ou une ressource. Ce public, en applaudissant à des allusions, blesse
ou flatte la vanité des gens en place, décourage ou ranime les partis élevés
contre eux, et ils n'osent le braver ouvertement. Voltaire donna donc
Ériphyle ^, qui ne remplit point son but ; mais, loin de se laisser abattre
parce rever.-i, il saisit le sujet de Zaïre, en conçoit le plan, achève l'ou-
vrage en dix-huit jours, et elle paraît sur le théâtre quatre- mois après
Ériphule '^.
Le succès passa ses espérances. Cette pièce est la première où, quittant
les traces de Corneille et de Racine, il ait montre un art, un lalei.t, et un
style qui n'étaient plus qu'à lui. Jamais un amour plus vrai, plus passionné,
n'avait arraché de si douces larmes; jamais aucun poëte navait peint les
fureurs de la jalousie dans une âme si tendre, si naïve, si généreuse. On
aime Orosmane, lors même qu'il fait frémir; il immole Zaïre, cette Zaïre
si intéressante, si vertueuse, et on ne peut le haïr, lit, s'il était possible de
se distraire d'Orosmane et de Zaïre, combien la religion n'est-elle pas im-
posante dans le vieux Lusignan! quelle noblesse le fanatique Nérestan met
dans ses reproches! avec quel art le poëte a su présenter ces chrétiens qui
viennent troubler une union si touchante ! Une femme sensible et pieuse
pleure sur Zaïre qui a sacrifié à son Dieu son amour et sa vie, tandis qu'un
homme étranger au christianisme pleure Zaïre, dont le cœur, égare par sa
tendresse pour son père, s'immole au préjugé superstitieux qui lui défend
d'aimer un homme d'une secte étrangère : et c'est là le chef-d'œuvre de
Kart. Pour quiconque ne croit point aux livres juifs, Alhalie n'est que
•I. Le 7 mars 1732; voyez tome II, page 455.
2. Zaïre fut jouée le 13 août 1732.
206 VIE DE VOLTAIRE.
l'école du fanatisme, de l'assassinat et du mensonge. Zaïre est, dans toutes
les opinions, comme pour tous les pays, la Ira.^'édie des cœurs tendres et
des âmes pures.
Elle fut suivie dC Adélaïde dtt Guesdin^, également fondée sur l'amour,
et oïl, comme dans Zaïre, des héios français, des événements de notre his-
toire, rappelés en beaux vers, ajoutaient encore à l'intérêt ; mais c'était le
patriotisme d'un citoyen qui se plaît à rappeler des noms respectés et de
grandes époques, et non ce patriotistne d' antichambre , qui depuis a tant
réussi sur la scène française.
Adélaïde n'eut point de succès. Un plaisant du parterre avait empêché
de finir Mariamne_, en criant : La reine boit! un autre Hl tomber Adélaïde
en répondant : Coussi, coussin a ce mot si noble, si touchant de Vendôme :
Es- tu content, Couci?
Cette même pièce reparut sous le nom du Duc de Foïx^, corrigée
moins daprès le sentiment de l'auteur que sur les jugements des critiques;
elle réussit mieux. Mais lorsque, longtemps après, les trois coup> de mar-
teau du Philosophe sans le savoir ^ eurent aj)pris qu'on ne sifQeniit plus
le coup de canon d'Adélaïde ; lorsqu'elle se remontra sur la scène, nialgré
Voltaire, qui se souvenait moins des beautés de sa pièce que des critiques
qu'elle avait essuyées; alors elle enleva tous les suffrages, alors on sentit
toute la beauté du rôle de Vendôme, aursi amoureux qu'Orosmane : l'un, ja-
loux par la suite d'un caractère impérieux; l'autre, par lexcèsdesa passion;
l'un, tvrannique par l'impéluosité et la hauteur naturelle desonàme; l'autre,
par un malheur attaché à l'habitude du pouvoir absolu. Orosmane, tendre,
désintéressé dans son amour, se rend coupable dans un moment de délire
oîi le plonge une erreur excusable, et s'en punit en s'immolant lui-même;
Vendôme, plus per-onnel, appartenant à sa passion plus qu'à sa maîtresse,
forme, avec une fureur plus tranquille, le projet de son crimi*, mais l'expie
par ses remords et par le sacrifice de son amour. L'un montre les excès et
les malheurs q\x la violence des passions entraîne les âmes généreuses ;
l'autre, ce que peuvent le repentir et le sentiment de la vertu sur les âmes
fortes, mais abandonnées à leurs passions.
On prétend que le Temple du Goût '* nuisit beaucoup au succès
é' Adélaïde. Dans cet ouvrage charmant. Voltaire jugeait les écrivains du
siècle passé, et même quelques-uns de ses contemporains. Le temps a con-
firmé tous ses jugements ; mais alors ils parurent autant de sacrilèges. En
observant cette intolérance littéraire, cette nécessité imposée à tout écrivain
qui veut conserver son repos, de respecter les opinions établies sur le mé-
rite d'un orateur ou d'un poète; cette lureur avec laquelle le public poursuit
ceux qui osent, sur les objets même les plus indifférents, ne penser que d'après
1. Jouée le 18 janvier 1734 ; voyez tome III, page 75.
2. En 1752; voyez tome III, pa^e 197.
3. Comédie ou drame de Sedaine, jouée le 2 décembre 1765; Adélaïde du
Guesclln avait été reprise dès le 9 septembre de la même année.
4. Publié en mars ou a\Til 1733 ; voyez, tome VIII, page 549.
VIE DE VOLTAIRE. 207
eux-mêmes, on serait tenté de croire que l'homme est intolérant par sa na-
ture. L'esprit, le génie, la raison, ne garantissent pas toujours de ce malheur.
Il est bien peu d'hommes qui n'aient pas en secret quelques idoles dont ils
ne voient point de sang-troid qu'on ose âlfaiblir ou détruire le culte.
Dans le grand nombre, ce sentiment a pour origine l'orgued et l'envie.
On regarde comme affectant sur nous une supériorité qui nous blesse l'écri-
vain qui, en critiquant ceux que nous admirons, a l'air de se croire supé-
rieur à eux, et dès lors à nous-mêmes. On craint qn'en abattant, la statue de
l'homme qui n'est plus, il ne prétende élever à sa place t-elle d'un homme
vivant, dont la gloire est toujours un spectacle afïligeant pour la médiocrité.
Mais si des esprits supérieurs s'abandonnent à cette espèce d'intolérance,
cette faiblesse excusable et passagère, née de la paresse et de l'habitude,
cède bientôt à la vérité, et ne prO'iuit ni l'injustice ni U persécution.
Dans sa retraite, Voltaire avait conçu l'heureux projet de faire connaître
à sa nation la philosophie, la littérature, les opinions, les sectes de l'Angle-
terre; et il fit ses Lellres sur les Anglais K Newton, dont on ne connais-
sait en France ni les opinions piiilosophiqnes, ni le système du monde, ni
presque même les expériences sni- la lumière; Locke, dont le livre traduit
en français^ n'avait été lu que par un petit nombre de pliilosophes; Bacon,
qui n'était célèbre que comme chancelier; Shakespeare, dont le génie et les
fautes grossières sont un pliénoniène dans l'histoire de la littérature; Con-
grève, Wicherley, Addison, Pope, dont les noms étaient phjSijue inconnus
même de nos gens de lettres; ces quakers ^, fanatiques sans être persécuteurs,
insensés dans leur dévotion, mais les plus raisonnables des chrétiens dans
leur croyance et dans leur morale, ridicules aux yeux du reste des hommes
pour avoir outré deux vertus, l'amour de la paix et celui de l'égalité; les
autres sectes qui se partageaient l'Angleterre ; rinfluence qu'un esprit géné-
ral de liberté y exerce sur la litténiture, sur la philosophie, sur les arts,
sur les opinions, sur les mœurs; l'histoire de l'insertion de la petite vérole
reçue presque sans obstacle, et examinée sans prévention, malgré la singu-
larité et la nouveauté de celte pratique : tels furent les objets principaux
traités dans cet ouvrage.
Fontenelle avait le premier fait [)arler à la raison et à la philosophie un
langage agréable et piquant; il avaii su répandre sur les sciences la lumière
d'une philosophie toujours sage, souvent fine, quelquefois profonde : dans
les Lellres de Voltaire, on trouve le mérite de Fontenelle avec plus de iioùl,
de naturel, de hardiesse, et de gaieté. Un vieil attachement aux erreurs de
Descartes n'y vient pas répandre sur ia vérité des ombres (jui la cachent ou
la défigurent. C'est la logique et la plaisanlerie des Provinciales^ mais
s'exerçant sur de plus grands objets, n'étant jamais corrompues par un ver-
nis de dévotion monacale.
Cet ouvrage fut parmi nous l'époque d'une révolution ; il commença à y
1. Ou Lettres philosophiques, voyez lomc XXII, page 7.">,
2. h'Essai sur l'entendement humain avait ('té traduit par Conta en 1700.
3. Les quatre premières Lettres philosophiques sont consacrées aux quakers.
208 VIE DE VOLTAIRE
faire naître le goût de la philosophie et de la litiérature anglaise ; à nous
intéresser aux mœurs, à la politique, aux connaissances commerciales de
ce peuple; à répandre sa langue parmi nous. Depuis, un engouement pué-
ril a pris la place de l'ancienne indifférence ; et, par une singularité remar-
quable, Voltaire a eu encore la gloire de le combattre, et d'en diminuer
l'influence.
11 nous avait appris à sentir le mérite de Shaltespeare, et à regarder son
théâtre comme une mine d'oiî nos poètes pourraient tirer des trésors; et
lorsqu'un ridicule enthousiasme a présenté comme un modèle à la nation de
Racine et de Voltaire ce poëte éloquent, mais sauvage et bizarre, et a voulu
nous donner pour des tableaux énergiques et vrais de la nature ses toiles
chargées de compositions absurdes et de caricatures dégoûtantes et gros-
sières, Voltaire a défendu la cause du goût et de la raison i. Il nous avait
reproché la trop grande timidité de notre théâtre ; il fut obligé de nous re-
procher d'y vouloir porter la licence barbare du théâtre anglais.
La publication de ces Lettres excita une persécution ^ dont, en les lisant
aujourd'hui, on aurait peine à concevoir l'acharnement; mais il y combat-
tait les idées innées^, et les docteurs croyaient alors que, s'ils n'avaient
point d'idées innées, il n'y aurait pas de caractères assez sensibles pour
distinguer leur âme de celle des bêtes. D'ailleurs il y soutenait avec Locke
qu'il n'était pas rigoureusement prouvé que Dieu n'aurait pas le pouvoir,
s'il le voulait absolument, de donner à un élément de la matière la faculté
de penser; et c'était aller contre le privilège des théologiens, qui pré-
tendent savoir à point nommé, et savoir seuls, tout ce que Dieu a pensé,
tout ce qu'il a fait ou pu faire depuis et môme avant le commencement du
monde.'
Enfin, il y examinait quelques passages des Pensées de Pascal S ouvrage
que les jésuites mêmes étaient obligés de respecter malgré eux, comme
ceux de saint Augustin ; on fut scandalisé de voir un poêle, un laïque, oser
juger Pascal. Il semblait qu'attaquer le seul des défenseurs de la religion
chrétienne qui eût auprès des gens du monde la réputation d'un grand
homme, c'était attaquer la religion même, et que ses preuves seraient affai-
blies si le géomètre, qui avait promis de se consacrer à sa défense, était
convaincu d'avoir souvent mal rai.-onné.
Le clergé demanda la suppression des Lettres sur les Anglais^ et l'ob-
1. Voyez Appel à toutes les nations de l'Europe des jugements d'un écrivain
anglais, ou Manifeste au sujet des honneurs du pavillon entre les théâtres de
Londres et de Paris, tome XXIV, page 191; Lettre à lAcademie française {en 1776),
tome XXX, page 3i9, et la dédicace d'Irène {Lettre à V Académie française, en
1778), tome VII, page 325.
2. Elles furent brûlées par la main du bourreau le 10 juin 1734; voyez
tome XXII, pages 77-78.
3. Voyez tome XXII, pages 122 et 390.
4. Les Hemarques sur les Pensées de Pascal formaient, en 1734, la 25"= des
Lettres philosophiques; mais ces Remarques sont de 1728; voyez tome XXII,
page 27.
VIE DE VOLTAIRE. 209
tint par un arrôt du conseil ^ Ces arrêts se donnent sans examen, comme
une espèce de dédommagement du subside que le gouvernement obtient
des assemblées du clergé, et une récompense de leur facilité à l'accorder.
Les ministres oublient que l'intérêt de la puissance séculière n'est pas de
maintenir, mais de laisser détruire, par les progrès de la raison, l'empire
dont les prêtres ont si longtemps abusé avec tant de barbarie, et qu'il n'est
pas d'une bonne politique d'acheter la paix de ses ennemis, en leur sacri-
fiant ses défenseurs.
Le parlement brûla le livre, suivant un usage jadis inventé par Tibère,
et devenu ridicule depuis l'invention de l'imprimerie; mais il est des gens
aux:iuelsil faut plus de trois siècles pour commencer à s'apercevoir d'une
absurdité.
Toute cette persécution s'exerçait dans le temps même où les miracles
du diacre Paris ^ et ceux du Père Girard ^ couvraient les deux partis de ridi-
cule et d'opprobre. II était juste qu'ils se réunissent contre un homme qui
osait prêcher la raison. On alla jusqu'à ordonner des inforaiations contre
Vaalenr'' des Lellrea philosophiques. Le gdvde des sceaux fit exiler Vol-
taire, qui, alors absent, fut averti à temps, évita les gens envoyés pour le
conduire au lieu de son exil, et aima mieux combattre de loin et d'un lieu
sur. Ses amis prouvèrent qu'il n'avait pas manqué à sa promesse de ne point
publier ses Lettres en France, et qu'elles n'avaient paru que par l'infidélité
d'un relieur. Heureusement le garde des sceaux était plus zélé pour son au-
torité que pour la religion, et beaucoup plus ministre que dévot. L'orale
s'apaisa, et Voltaire eut la permission de reparaître à Paris.
Le calme ne dura qu'un instant. VÉpîlre à Uranie ^, jusqu'alors ren-
fermée dans le secret, fut imprimée; et, pour échapper à une persécution
ouvelle, Vo taire fut obligé de la désavouer, et de l'attribuer à l'abbé de
Chaulieu, mort depuis plusieurs années. Cette imputation lui faisait honneur
comme poëte, sans nuire à sa réputation de chrétien ''.
La nécessité de mentir pour désavouer un ouvrage est une extrémité qui
1. Cet arrêt du conseil m'est inconnu. Condorcet confond peut-être ici rarrùt
du conseil d'Ktat du 4 décembre 1739, portant suppression du liecueil de pièces
fugitives en prose et en vers, par M. de V*** (voyez tome XXIU, paoe 127) CB )
2. En 1727 et années suivantes.
3. Le procès du Père Girard et de la Cadière est de 173L
4. Une lettre de cachet du 3 ou 4 mai fut envoyée à l'intendant de Dijon pour
faire arrêter Volt.iire, alors à Montjeu, aux noces du duc de Richelieu avec M"« de
Guise. Mais Voltaire était parti de Montjeu (voyez dans la présente édition tome
XXXIII, pages 422, 434 ; X, 2110, et la l{evue rétrospective, U, 130,'. On fit aussi uni'
perquisition dans le domicile de Voltaire à Paris (voyez tome XXXIII, pa"c 4'>9)
5. VÉpitre à Uranie avait été imprimée dès le commencement de 1732
voyez tome IX, paue 358.
6. Voyez les OEuvres de Chaulieu. (K.) — Voyez surtout la pièce de vers
adressée au marquis de La Fare en 1708, commençant par
Plus j"api)roche du terme, et moins je le redoute.
Dans l'édition de 1740 des OEuvres de Chaulieu, la pièce n'est imprimée dans le
210 VIE DE VOLTAIRE.
répugne également à la conscience et à la noblesse du caractère; mais le
crime est pour les hommes injustes qui rendent ce désaveu nécessaire à la
sûreté de celui qu'ils y forcent. Si vous avez érigé en crime ce qui n'en est
pas un, si vous avez porté atteinte, par des lois absurdes ou par des lois
arbitraires, au droit naturel qu'ont tous les hommes, non-seulement d'avoir
une opinion, mais de la rendre publique, alors vous méritez de perdre celui
qu'a chaque homme d'entendre la vérité de la bouche d'un autre, droit qui
fonde seul l'obligation rigoureuse de ne pas mentir. S'il n'est pas permis de
tromper, c'est parce que tromper quelqu'un c'est lui faire un tort, ou s'expo-
ser à lui en faire un; mais le tort suppose un droit, et personne n'a celui de
chercher à s'assurer les moyens de commettre une injustice.
Kous ne disculpons point Voltaire d'avoir donné son ouvrage à l'abbé
deChaulieu; une telle imputation, indiflérente en elle-même, n'est, comme
on sait, qu'une plaisanterie. C'est une arme qu'on donne aux gens en place,
lorsqu'ils sont disposés à l'indulgence sans oser en convenir, et dont ils se
servent pour repousser les persécuteurs plus sérieux et plus acharnés.
L'indiscrétion avec laquelle les amis de Voltaire récitèrent quelques
fragments de la Pucelle fut la cause d'une nouvelle persécution ^ Le garde
des sceaux menaça le poète à'uti cul de basse-fosse, si jamais il paraissait
rien de cet ouvrage. A une longue distance du temps où ces tyrans subal-
ternes, si bouffis d'une puissance éphémère, ont osé tenir un tel langage à
des hommes qui sont la gloire de leur patrie et de leur siècle, le sentiment
de mépris qu'on éprouve ne laisse plus de place à l'indignation. L'oppres-
seur et l'opprimé sont également dans la tombe; mais le nom de l'opprimé,
porté par la gloire aux siècles à venir, préserve seul de l'oubli, et dévoue à
une honte éternelle celui de ses lâches persécuteurs.
Ce fut dans le cours de ces orages que le lieutenant de police Hérault
dit un jour à Voltaire : « Quoi que vous écriviez, vous ne viendrez pas à
bout de détruire la religion chrétienne. — C'est ce que nous verrons, »
répondit-il^.
Dans un moment où l'on parlait beaucoup d'un homme arrêté, sur une
lettre de cachet suspecte de fausseté, il demanda au même magistrat ce
qu'on faisait à ceux qui fabriquaient de fausses lettres de cachet. « On les
pgnd. — C'est toujours bien fait, en attendant qu'on traite de même ceux
qui en signent de vraies. »
Fatio'ué de tant de persécutions, Voltaire crut alors devoir changer sa
manière de vivre. Sa fortune lui en laissait la liberté. Les philosophes anciens
vantaient la pauvreté comme la sauvegarde de l'inJépendance. Voltaire
voulut devenir riche pour êtic indépendant; et il eut également raison. On
volume qu'avec des lacunes ; mais elle est reproduite entière à la fin du volume
pages -225-28.
1. A la fin de 1735 et au commencement de 1736. Le garde des sceaux, persé-
cuteur de Voltaire, était Germain-Louis Chauvelin, garde des sceaux de 1727 à
1737, mort en 1762.
2. L'anecdote est rapportée par Voltaire dans une lettre à d'Alembert (voyez
tome XL, page 431), comme concernant un des frères.
VIE DE VOLTAIRE. 211
ne connaissait point chez les anciens ces richesses secrètes qu'on peut s'as-
surer à la fois dans différents pajs, et mettre à l'abri de tous les orages.
L'abus des confiscations y rendait les richesses aussi dangereuses par elles-
mêmes que la gloire ou la faveur populaire. L'immensité de l'empire
romain, et la petitesse des républiques grecques, empêchaient également de
soustraire à ses ennemis ses richesses et sa personne. La différence des
mœurs entre les nations voisines, l'ignorance presque générale de toute
langue étrangère, une moins grande communication entre les peuples,
étaient autant d'obstacles au changement de patrie.
D'un autre côté, les anciens connaissaient moins ces aisances de la vie,
nécessaires parmi nous à tous ceux qui ne sont point nés dans la pauvreté.
Leur climat les assujettissait à moins de besoins réels, et les riches don-
naient plus à la magnificence, aux rafflnements de la débauche, aux excès,
aux fantaisies, qu'aux commodités habituelles et journa ières. Ainsi, en
même temps qu'il leur était à la fois plus facile d'être pauvres, et plus dif-
ficile d'être riches sans danger, les richesses n'étaient pas chez eux, comme
parmi nous, un moyen de se soustraire à une oppression injuste.
Ne blâmons donc point un philosophe d'avoir, pour assurer son indé-
pendance, préféré le? ressources que les mœurs de son siècle lui présen-
taient, à celles qui convenaient a d'autres mœurs et à d'autres temps.
Voltaire avait hérité de son père et de son frère une fortune honnête;
l'édition de la llenriade., faite à Londres, l'avait augmentée; des spécula-
tions heureuses dans les fonds publics y ajoutèrent encore : ainsi, à l'avan-
tage d'avoir une fortune qui assurait son indépendance, il joignit celui de
ne la devoir qu'à lui-môme. L'usage qu'il en fit aurait dû la lui faire par-
donner.
Des secours à des gens de lettres, des encouragements à des jeunes
gens en qui il croyait apercevoir le germe du talent, en absorbaient une
grande partie. C'est surtout à cet usage qu'il destinait le faible profit qu'il
tirait de ses ouvrages ou de ses pièces de théâtre, lorsqu'il ne les abandon-
nait pas aux comédiens. Jamais auteur ne lut cependant plus cruellement
accusé d'avoir eu des torts avec ses libraires; mais ils avaient à leurs ordres
toute la canaille littéraire, avide de calomnier la conduie de l'homme dont
ils savaient trop qu'ils ne pouvaient étouffer les ouvrages. L'orgueilleuse
médiocrité, quelques hommes de mérite blessés d'une supériorité trop
inconteslablo; les gens du monde toujours empressés d'avilir des talents et
des lumières, objets secrets de leur envie; les dévots intéressés à décrier
Voltaire pour avoir moins à le craindre; tous s'empressaient d'accueillir les
calomnies des libraires et des Zoïles. Mais les preuves de la fausseté de ces
imputations subsistent encore avec celles des bienfaits ^ dont Voltaire a com-
blé quelques-uns do ses calomniateurs : et nous n'avons pu les voir sans
gémir, et sur le malheur du génie condamné à la calomnie, triste compen-
\. Voyez les lettres de Jorc, tome XXXV, pages 77, 84; XXXVI, 134; XL VI,
145, 311) ; XLVIH, 400; — les lettres de Mannory, tome XXXVI, pages 294, 329..
480; — Celle de Bonneval, tome XXXVI, page 189.
212 VIE DE VOLTAIRE.
sation de la gloire, et sur cette honteuse facilite à croire tout ce qui peut
dispenser d'admirer.
Voltaire n'ayant donc besoin peur sa fortune ni de cultiver des protec-
teurs, ni de solliciter des places, ni de négocier avec des libraires, renonça
au séjour de, la capitale. Jusqu'au ministère du cardinal de Fleury, et
jusqu'à son voyage en Angleterre, il avait vécu dans le plus grand monde.
Les princes, les grands, ceux qui étaient à la tête des affaires, les gens à la
mode, les femmes les plus brillantes, étaient recherchés par lui et le recher-
chaient. Partout il plaisait, il était fêté; mais partout il inspirait l'envie et
la crainte. Supérieur par ses talents, il l'était encore par l'esprit qu'il mon-
trait dans la conversation; il y portait tout ce qui rend aimables les gens d'un
esprit frivole, et y mêlait les traits d'un esprit supérieur. Né avec le talent
de la plaisanterie, ses mots étaient souvent répétés, et c'en était assez pour
qu'on donnât le noni de méchanceté à ce qui n'était que l'expression vraie
de son jugement, rendue piquante par la tournure naturelle de son es, rit.
A son retour d'.-\ngleterre, il sentit que, dans les sociétés oi^i l'amour-
propre et la vanité rassemblent les hommes, il trouverait peu d'amis; et il
cessa de s'y répandre, sans cependant rompre avec elles. Le goût qu'il y
avait pris pour la magniGcence, pour la grandeur, pour tout ce qui est
brillant et recherché, était devenu une habitude; il le conserva même dans
la retraite ; ce goût embellit souvent ses ouvrages : il influa quelquefois sur
ses jugements. Uendu à sa patrie, il se réduisit à ne vivre habituellement
qu'avec un petit nombre d'amis. Il avait perdu M. de Génonville et M. de
Maisons, dont il a pleuré la mort dans des vers si touchants ^, monuments
de cette sensibilité vraie et profonde que la nature avait mise dans son
cœur, que son ^enie répandit dans ses ouvrages, et qui fut le germe heu-
reux de ce zèle ardent pour le bonheur des homme-, noble et dernière pas-
sion de sa vi(-illesse. Il lui restait M. d'Argental ^, dont la longue vie n'a été
qu'un sentiment de tendresse et d'admiration pour Voltaire, et qui en fut
récomjiensé par son amitié et sa confiance; il lui restait MM. de Forment
et de Cideville, qui étaient les confidents de ses ouvrages et de ses
projets.
3Iai-, vers le temps de ses persécutions, une autre amitié vint lui offrir
des consolations plus doucr-s, et augmenter son amour pour la retraite. C'était
celle de la marquise du Ghàtelet, passionnée comme lui pour l'étude et pour
la gloire; philosophe, mais de celte philosophie qui prend sa source dans
une âme forte et libre, ayant approfondi la métaphysique et la géométrie
assez pour analys^^r Leibnitz et pour traduire Newton, cultivant les arts,
mais sachant les juger, et leur préférer la connaissance de la naiure et des
hommes; n'aimant de l'histoire que les grands résultats qui portent la
lumière sur l(^s se.-rets de la nature humaine; supérieure à tous les pré-
jugés par la force de son caractère comme par celle de sa raison, et n'ayant
1. Voyez YÉpître aux mânes de Génonville, tome X, page 265; et le Temple du
Goût, lome VJII, page 549.
2. Voyez les notes qui le concernent, tome XXXIII, page 419, et h, 389.
VIE DE VOLTAIRE. 213
pas la faiblesse de cacher combien elle les dédaignait; se livrant aux fri-
volités de son sexe, de son état, et de son âge, mais les méprisant et les
abandonnant sans regret pour la retraite, le travail et l'amitié; excitant enfin
par sa supériorité la jalousie des femmes, et môme de la plupart des hommes
avec lesquels son rang l'obligeait de vivre, et leur pardonnant sans effort.
Telle était l'amie que choisit Voltaire pour passer avec lui des jours remplis
par le tra\ail, et embellis par leur amitié commune.
Fatigué de querelles littéraires, révolté de voir la ligue que la médio-
crité avait formée contre lui, soutenue en secret par des hommes que leur
mérite eût dû préserver de cette indigne association; trouvant, depuis qu'il
avait osé dire des vérités, autant de délateurs qu'il avait de critiques, et les
voyant armer sans cesse contre lui la religion et le gouvernement, parce
qu'il faisait bien des vers, il chercha dans les sciences une occupation plus
tranquille.
Il voulut donner une exposition élémentaire ^ des découvertes de Newton
sur le svstème du monde et sur la lumière, les mettre à la portée de tous
ceux qui avaient une légère teinture des sciences mathémati(iups, et faire
connaître en même temps les opinions philosophiques de Newton, et ses
idées sur la chrcmologie ancienne.
Lorsque ces Éléments parurent, le cartésianisme dominait encore,
même dans l'Académie des sciences de Paris. Un petit nombre de jeunes
géomètres a\aii>nt eu seuls le courage de l'abandonner; er il n'existait dans
notre langue aucun ouvrage où l'on pût prendre une idée des grandes
découvertes publiées en Angleterre depuis un demi-siècle.
Cependant on refusa un privilège à l'auteur. Le chancelier d'Aguesseau
s'était fait cartésien dans sa jeunesse, parce que c'était alors la mode parmi
ceux qui se piquaient de s'élever au-dessus des préjugés vulgaires; et ses
sentiments politiques et religieux s'unissaient contre Newton à sos opinions
philosophiques. Il trouvait qu'un chancelier de France ne devait pas souffrir
qu'un philosophe anglais, à peine chrétien, l'emportât sur un Fiançais qu'on
supposait orthodoxe. D'Aguesseau avait une mémoire immense; une appli-
cation continue l'avait rendu très-profond dans plusieurs genres d'érudi-
tion; mais sa tête, fatiguée à force de recevoir et de retenir les oi)inions des
autre-, n'avait la force ni de combiner ses propres idées, ni de se former
des principes fixes et précis. Sa superstition, sa timidité, son respect pour
les usages anciens, son indécision, rétrécissaient ses vues pour la réforme
des lois, ot arrêtaient son activité. Il mourut après un long ministère, ne
laissant à la France que le regret de voir ses grandes vertus demeurées inu-
tiles, et ses rares qualités perdues pour la nation.
Sa sévérité pour les ÉUhiieiils de la Philosophie de Newlon n'est pas la
seule petitesse qui ait marqué son administration de la librairie : il ne vou-
lait point donner de privilèges pour les romans, et il ne consentit à laisser
imprimer Clevelmid qu'il condition que le héros changerait de religion.
Voltaire se livrait en même temps à l'étude de la physique, interrogeait
1. Voyez Éléments de la philosophie de Newton, tome XXII.
214 VIE DE V(JLTA1KE.
les savants dans tous les genres, répétait leurs expériences, ou en imaginait
de nouvelles.
Il concourut pour le prix de l'Académie des sciences sur la nature et la
propagation du feu *, prit pour devise ce distique, qui, par sa précision et
son énergie, n'est pas indigne de l'auteur de la Ilenriade :
J^nis ubique latet, naturam amplectitur omnem,
CuDCta parit, rénovât, dividit, unit, alit^.
Le prix fut donné à l'illustre Euler, par qui, dans la carrière des sciences,
il n'était humiliant pour personne d'être vaincu. M"<= du Chàtelet avait con-
couru en même temps que ton ami, et ces deux pièces obtinrent une men-
tion très-honorable.
La dispute sur la mesure des forces occupait alors les mathématiciens.
Voltaire, dans un mémoire présenté à l'Académie^, et approuvé par elle*,
prit le parti de Descartes et de Newton contre Leibnitz et les Bernouilli, et
même contre M""= du Chàtelet, qui était devenue leibnilzienne.
Nous sommes loin de prétendre que ces ouvrages puissent ajouter à la
gloire de Voltaire, ou même qu'ils puissent lui mériter une place parmi les
savants; mais le mérite d'avoir fait connaître aux Français qui ne sont pas
géomèties, Newton, le véritable système du monde, et les principaux phé-
nomènes de l'optique, peut être compté dans la vie d'un philosophe.
Il est utile de répandre dans les esprits des idées justes sur des ob-
jets qui semblent n'appartenir qu'aux sciences, lorsqu'il s'agit ou de faits
généraux importants dans l'ordre du monde, ou de faits communs qui se
présentent à tous les yeux. L'ignorance absolue est toujours accompagnée
d'erreurs, et les erreurs en physique servent souvent d'appui à des préjugés
d'une espèce plus dangereuse. D'ailleurs les connaissances physiques de
Voltaire ont servi son talent pour la poésie. Nous ne parlons pas seulement
ici des pièces oîi il a eu le mérite rare d'exprimer en vers des vérités pré-
cises sans les défiiiurer, sans cesser d'être poëte, de s'adresser à l'imagina-
tion et de flatter l'oreille; l'étude des sciences agrandit la sphère des idées
poétiques, enrichit les vers de nouvelles images ; sans cette ressource, la
poésie, nécessairement retserrée dans un cercle étroit, ne serait plus que
l'art de rajeunir avec adresse, et en vers harmonieux, des idées communes
et des peintures épuisées.
Sur quelque genre que l'on s'exerce, celui qui a dans un autre des lu-
mières étendues ou profondes aura toujours un avantage immense. Le génie
poétique de Voltaire aurait été le même; mais il n'aurait pas été un si grand
poëte s'il n'eût point cultivé la physique, la philosophie, l'histoire. Ce n'est
1. Essai sur la nature du feu et sur sa propagation, tome XXIL
2. Ces deux vers sont de Voltaire ; voyez sa lettre à d'Alembert, du 1" juillet
1766, tome XLIV, page 32 î.
3. Doutes sur la mesure des forces motrices et sur leur nature, présentés à
l'Académie des sciences de Paris en 1741, tome XXIII, page 165.
4. Voyez Documents biographiques.
VIE DE VOLTAIRE. 215
pas seulement en augmentant le nombre des idées que ces études étrangères
sont utiles, elles perfectionnent l'esprit môme, parce qu'elles en exercent
d'une manière plus égale les diverses facultés.
Après avoir donné quelques années à la physique, Voltaire consulta sur
ses progrès Clairaut, qui eut la franchise de lui répondre qu'avec un tra-
vail opiniâtre il ne parviendrait qu'à devenir un savant médiocre, et qu'il
perdrait inutilement pour sa gloire un temps dont il devait compte à la poé-
sie et à la philosophie. Voltaire l'entendit, et céda au goût naturel qui sans
cesse le ramenait vers les lettres, et au vœu de ses amis, qui ne pouvaient
le suivre dans sa nouvelle carrière. Aussi cette retraite de Cirey ne fut-elle
point tout entière absorbée par les sciences.
C'est là qu'il fit Alzire, Zulime, Mahomet ; qu'il acheva ses Discours
sur l'Homme^; qu'il écrivit l'Histoire de Charles XII -, prépara le Siècle
de Louis XIV, et rassembla des matériaux pour son Essai sur les Mœurs
et l'Esprit des nations, depuis Cliarlemagne jusqu'à nos jours.
Alzire et Mahomet sont des monuments immortels de la hauteur à la-
quelle la réunion du génie de la poésie à l'esprit philosophique peut élever
l'art de la tragédie. (>et art ne se borne point dans ces pièces à effrayer par
le tableau des passions, à les réveiller dans les âmes, à faire couler les
douces larmes de la pitié ou de lamour; il y devient celui d'éclairer les
hommes, et de les porter à la vertu. Ces citoyens oisifs, qui vont porter au
théâtre le triste embarras de finir une inutile journée, y sont appelés à
discuter les plus grands intérêts du genre humain. On voit dans Alzire les
vertus nobles, mais sauvages et impétueuses de l'homme de la nature, com-
battre les vices de la société corrompue par le fanatisme et l'ambiiion, et
céder à la vertu perfectionnée par la raison, dans l'àme d'Alvarès ou de
Guiman mourant et désabusé. On y voit à la fois comment la société cor-
rompt l'homme en mettant des préjugés à la place de l'ignorance, et com-
ment elle le perfectionne, dès que la vérité prend celle des erreurs. Mais le
plus funeste des préjugés est le fanatisme; et Voltaire voulut immoler ce
monstre sur la scène, et employer, pour l'arracher des âmes, ces effets ter-
ribles que l'art du théâtre peut seul produire.
Sans doute il était aisé de rendre un fanatique odieux; mais que ce fana-
tique soit un grand homme; qu'en l'abhorrant on ne puisse s'empêcher de
l'admirer; qu'd descende à d'mdignes artifices sans être avili; qu'occupé
d'établir une religion et d'élever un empire il soit amoureux sans être ri-
dicule ; qu'en commettant tous les crimes il ne fasse pas éprouver cette
horreur pénible qu'inspirent les scélérats ; qu'il ait à la fois le ton d'un pro-
phète et le langage d'un homme de génie; qu'il se montre supérieur au fa-
natisme dont il enivre ses ignorants et intrépides disciples, sans cpie jamais
la bassesse attachée à rh\pocrisie dégrade son caractère; qu'enfin ses crimes
soient couronnes par le succès; qu'il triomphe, et qu'il paraisse assez puni
1. Tome IX, page 379.
2. Vllistoirede C/iflries A7/ parut en 1731. Voltaire no connut M'"" du Châ-
telet qu'en 1733.
216 VIE DE VOLT AIR P.
par ses remords : voilà ce que le talent dramatique n'eût pu faire s'il n'avait
été joint à un e?prit supérieur.
Mahomet ^ fut d'abord joué à Lille en 1741. On remit à Voltaire, pen-
dant la première représentation, un billet du roi de Prusse qui lui mandait
la victoire de Mohvitz; il interrompit la pièce pour le lire aux spectateurs.
Vous verrez, dit-il à ses amis réunis autour de lui, que cette pièce de
Mohvitz fera réussir la miemie. On osa la risquer à Paris; mais les cris
des fanatiques obtinrent de la faiblesse du cardinal de Fleury d'en faire dé-
fendre la représentation. Voltaire prit le parti d'envoyer sa pièce à Be-
noît XIV, avec deux vers latins - pour son portrait. Larabertini, pontife to-
lérant, prince facile, mais homme de beaucoup d'esprit, lui répondit avec
bonté, et lui envoya des médailles. Crébillon fut plus scrupuleux que le
pape. Il ne voulut jamais consentir à laisser jouer une pièce qui, en prou-
vant qu'on pouvait porter la lerreur tragique à son comble, sans sacrifier
l'intérêt et sans révolter par des horreurs dégoûtantes, était la satire du
genre dont il avait l'orgueil de se croire le créateur et le modèle.
Ce ne fut qu'en 1751 que M. d'Alembert, nommé par M. le comte d'Ar-
genson pour examiner Mahomet, eut le courage de l'approuver, et de s'ex-
poser en même temps à la haine des gens de lettres ligués contre Voltaire,
et à celle des dévots; courage d'autant plus respectable que l'approbateur
d'un ouvrage n'en partageant pas la gloire, il ne pouvait avoir aucun autre
dédommagement du danger auquel il ^'exposait que le plaisir d'avoir servi
l'amitié, et préparé un triomphe à la raison.
Zulime^ n'eut point de succès; et tous les efforts de l'auteur pour la
corriger et pour en pallier les défauts ont été inutiles, U?ie tragédie est
une expérience sur le cœur humain, et cette expérience ne réussit pas
toujours, même entre les mains les plus habiles. Mais le rôle de Zulime est
le premier au théâtre où une femme passionnée, et entraînée à des actions
criminelles, ait conservé la générosité et le désintéressement de l'amour. Ce
caractère si vrai, si violent, et si tendre, eût peut-être mérité l'indulgence
des spectateurs, et les juges du théâtre auraient pu, en faveur de la beauté
neuve de ce rôle, pardonner à la faiblesse des autres, sur laquelle l'auteur
s'était condamné lui-même avec tant de sévérité et de franchise.
Les Discours sur VHomme '' sont un des plus beaux monuments
de la poésie française. S'ils n'offrent point un plan régulier comme les épîtres
de Pope=, ils ont l'avantage de renfermer une philosophip plus vraie, plus
douce, plus usuelle. La variété des tons, une sorte d'abandon, une sensibi-
1. Tome IV, page 93.
2. La dédicace de Mahomet à Benoît XIV est du 17 août 1745, et c'est dans
une lettre du même jour au même pape que Voltaire envoya son distique latin.
La réponse de Benoît XiV à la dédicace et à la lettre est tome IV, page 102.
3. Tome IV, page 3.
4. Ils sont au nombre de sept; voyez tome IX, pages 379 et suiv.
5. Elles sont intitulées Essay on Man {Essai sur l'Homme). Voltaire, dans sa
lettre à Thibouville, du 20 février 1769, avoue avoir fait la moitié des vers de la
traduction de Pope par l'abbé du Resnel.
VIE DE VOLTAIRE. 217
lité touchante, un entliousiasme toujours noble, toujours vrai, leur donnent
un charme que l'esprit, l'imagination, et le cœur, goûtent tour à tour :
charme dont Voltaire a seul connu le secret ; et ce secret est celui de tou-
cher, de plaire, d'instruire sans fatiguer jamais, d'écrire pour tous les esprits
comme pour tous les âges. Souvent on y voit briller des éclairs d'une phi-
losopliie profonde qui, presque toujours exprimée en sentiment ou en image,
paraît simple et populaire : talent aussi utile, aussi rare que celui de don-
ner un air de profondeur à des idées fausses et triviales esi commun et
dangereux.
En quittant la lecture de Pope, on admire son talent, et l'adresse avec
laquelle il défend son système; mais l'àme est tranquille, et l'esprit re-
trouve bientôt toutes ses objections plutôt éludées que détruites. On ne peut
quitter Voltaire sans être encouragé ou consolé, sans emporter, avec le sen-
timent douloureux des maux auxquels la nature a condamné les hommes,
celui des ressources qu'elle leur a préparées.
La Vie de Charles XII est le premier morceau d'histoire que V^oltaire
ait publié '. Le style, aussi rapide que les exploits du héros, entraîne dans
une suite non interrompue d'expéditions brillantes, d'anecdotes singulières,
d'événements romanesques qui ne laissent reposer ni la curiosité ni l'inté-
rêt. Rarement quelques réflexions viennent interrompre le récit : l'auteur
s'est oublié lui-même pour faire agir ses personnages. Il semble qu'il ne
fasse que raconter «e qu'il vient d'apprendre sur son héros. Il n'est question
que de combats, de i)rojets militaires; et cependant on y aperçoit partout
l'esprit d'un philosophe, et l'âme d'un défenseur de l'humanité.
Voltaire n'avait écrit que sur des mémoires originaux fournis par
les témoins mêmes des événements; et son exactitude a eu pour garant le
témoignage respectable de Stanislas-, l'ami, le compagnon, la victime de
Charles XII.
Cependant on accusa cette histoire de n'être qu'un roman, parce qu'elle
en avait tout l'intérêt. Si peut-être jamais aucun homme n'excita autant
d'enthousiasme, jamais peut-être personne ne fut traité avec moins d'indul-
gence que Voltaire. Comme en France la réputation d'esprit est de toutes
la plus enviée, et qu'il était impossible que la sienne en ce genre n'effarât
toutes les autres, on s'acharnait à lui contester tout le reste; et la prétention
à l'esprit étant au moins aussi inquiète dans les autres classos que dans
celle des gens de lettres, il avait presque autant de jaloux que de lecteurs.
C'était en vain que Voltaire avait cru que la retraite de Cirey le dérobe-
rait à la haine : il n'avait caché que sa personne, et sa gloire im|)ortunait
encore ses ennenis. Un libelle où l'on calomniait sa vie entière vint trou-
bler son repos. On le traitait comme un prince ou comme un ministre, parce
qu'il excitait autant d'envie. L'auteur de ce libelle ■' était cet abbé Desfon-
1. Ainsi que nous Tavons dit page 215, cette Histoire parut en 1731.
2. Voyez ce témoignage, tome XVI, pages 142-144; voyez aussi tome XL.
page 147.
3. Intitulé la VoUuiromanic; voyez ce qui en est dit tome X.MII, page ô9.
218 VIE DE VOLTAIRE.
taines qui devait à Voltaire la liberté, et peut-être la vie. Accusé d'un vice
honteux, que la superstition a mis au rang des crimes, il avait été emprisonné
dans un temps où, par une atroce et ridicule politique, on croyait très à
propos de brûler quelques hommes, afin d'en dégoûter un autre de ce vice^
pour lequel on le soupçonnait faussement de montrer quelque penchant.
Voltaire, instruit du malheur de l'abbé Desfontaines, dont il ne con-
naissait pas la personne, et qui n'avait auprès de lui d'autre recommanda-
tion que de cultiver les lettres, courut à Fontainebleau trouver M'"" de
Prie, alors toute-pui«sante, et obtint d'elle la liberté du prisonnier -, à con-
dition qu'il ne se montrerait point à Paris. Ce fut encore Voltaire qui lui
procura une retraite dans la terre d'une de ses amies ^. Desfon taines y fit
un libelle * contre son bienfaiteur. On l'obligea de le jeter au feu ; mais
jamais il ne lui pardonna de lui avoir sauvé la vie. Il saisissait avi-
dement dans les journaux toutes les occasions de le blesser; c'était lui qui
avait fait dénoncer par un prêtre^ du séminaire le Mondain, badinage in-
génieux où Voltaire a voulu montrer comment le luxe, en adoucissant les
mœurs, en animant l'industrie, prévient une partie des maux qui naissent
de l'inégalité des fortunes et de la dureté des riches.
Cette dénonciation l'exposa au danger d'une nouvelle expatriation,
parce qu'au reproche de prêcher la volupté, si grave aux yeux des gens qui
ont besoin de couvrir des vices plus réels du manteau de l'austérité, on joi-
gnit le reproche plus dangereux de s'être moqué des plaisirs de nos pre-
miers pères.
Enfin le journaliste publia la Vollairowanie. Ce fut alors que Voltaire,
qui depuis longtemps souffrait en rilence les calomnies de Desfontaines et
de Rousseau, s'abandonna aux mouvements d'une colère dont ces vils enne-
mis n'étaient pas dignes.
Non content de se venger en livrant ses adversaires au mépris public, en
les marquant de ces traits que le temps n'efface point, il poursuivit Desfon-
taines, qui en fut quitte pour désavouer le libelle ^, et se mit à en faire
d'autres pour se consoler. C'est donc à quarante-quatre ans, après vingt an-
•nées de patience, que A^oltaire sortit pour la première fois de cette modéra-
tion dont i! serait à désirer que les gens de lettres ne s'écartassent jamais.
S'ils ont reçu de la nature le talent si redoutable de dévouer leurs ennemis
au ridicule et à la honte, qu'ils dédaignent d'employer cette arme dange-
reuse à venger leurs propres querelles, et qu'ils la réservent contre les per-
sécuteurs de la vérité et les ennemis des droits des hommes!
La liaison qui se forma, vers le même temps'', entre Voltaire et le
1. Voyez la note de Voltaire, tome XVII, page 183.
2. Voyez la lettre de remerciemeat de Desfontaines, tome XXXIII, page HO.
3. M""" de Bernières; voyez la note, tome XXXIII, page 73.
4. Intitulé V Apologie de M. de Voltaire; voyez tome XXIII, page 39.
5. Xommé Couturier; voyez tome X, page 8<S. .
6. Voyez ce désaveu, tome XXXV, pages 241-242.
7. La première lettre de Frédéric à Voltaire est du 8 août 1736; voyez tome
XXXIV, page 101.
VIE DE VOLTAIRE. 219
prince rojal de Prusse, était une des premières causes des emportements
oij ses ennemis se livrèrent alors contre lui. Le jeune Frédéric n'avait reçu
de son père que l'éducation d'un soldat; mais la nature le destinait à être
un homme d'un esprit aimable, étendu, et élevé, aussi bien qu'un grand
général. Il était relégué à Remusberg par son père, qui, ayant formé le
projet de lui faire couper la tête, en qualité de déserteur, parce qu'il avait
voulu voyager sans sa permission, avait cédé aux représentations du mi-
nistre de l'empereur 1, et s'était contenté de le faire assister au supplice
d'un de ses compagnons de voyage ^.
Dans cette retraite, Frédéric, passionné pour la langue française, pour
les vers, pour la philosophie, choisit Voltaire pour son confident et pour son
guide. Ils s'envoyaient réciproquement leurs ouvrages; le prince consultait
le philosophe sur ses travaux, lui demandait des conseils et des leçons. Ils
discutaient ensemble les questions de la métaphysique les plus curieuses
comme les plus insolubles. Le prince étudiait alors Wolf, dont il abjura
bientôt les systèmes et l'inintelligible langage pour une philosophie plus
simple et plus vraie. Il travaillait en même temps à réfuter Machiavel •',
c'est-à-dire à prouver que la politique la plus sûre pour un prince est de
conformer sa conduite aux règles de la morale, et que son intérêt ne le rend
pas nécessairement ennemi de ses peuples et de ses voisins, comme Machia-
vel l'avait supposé, soit par esprit de système, soit pour dégoûter ses com-
patriotes du gouvernement d'un seul, vers lequel la lassitude d'un gouver-
nement populaire, toujours orageux et souvent cruel, semblait les porter.
Dans le siècle précédent, Tycho-Brahé, Descartes, Leibnitz, avaient joui
de la société des souverains, et avaient été comblés des marques de leur
estime; mais la confiance, la liberté, ne régnaient pas dans ce commerce
trop inégal. Frédéric en donna le premier exemple, que malheureusement
pour sa gloire il n'a pas soutenu. Le prince envoya son ami, le baron de
Keyserlingk, visiter les divinités de Cirey, et porter à Voltaire son portrait
et ses manuscrits. Le philosophe était touché, peut-être même (latte, de cet
hommage; mais il l'était encore plus de voir un prince destiné pour le
trône cultiver les lettres, se montrer l'ami de la philosophie, et l'ennemi de
la superstition. Il espérait que l'auteur de l' Anti- Machiavel serait un roi
pacifique, et il s'occupait avec délices de faire imprimer secrètement le
livre qu'il croyait devoir lier le prince à la vertu, par la crainte de démentir
ses propres principes, et de trouver sa condamnation dans son pro[)re ou-
vrage.
Frédéric, en montant sur le trône*, ne changea point pour Voltaire. Les
soins du gouvernement n'affaiblirent ni son goût pour les vers, ni son avi-
dité pour les ouvrages conservés alors dans le portefeuille de Voltaire, et
1. Le comte de SeckondorfT; voyez ci-devant, page 13
2. Catt ou Kat: voyez ci-devant, pa^e 12.
3. Voltaire fut l'éditeur de l' Anti-Machiavel, et en fit la préface (voyez tome
XXIII, page 147).
i. 31 mai 1740.
220 VIE DE VOLTAIRE.
dont, avec M^^ du Cliâtelet, il était presque le seul conS'lent; mais une
de ses premières démarches fut de faire suspendre la publication de l' Anti-
Machiavel. Voltaire obéit ; et ses soins, qu'il donnait à regret, furent infruc-
tueux. II désirait encore plus que son disciple, devenu roi, prit un engage-
ment public qui répondit de sa fidélité aux maximes philosophiques. Il alla
le voir à Vesel, et fut étonné de trouver un jeune roi en uniforme, sur un lit
de camp, ayant le frisson de la fièvre^. Cette fièvre n'empêcha point le roi
de profiter du voisinage pour faire payer à l'évêque de Liège une ancienne
dette oubliée. Voltaire écrivit le mémoire -, qui fut appuyé par des soldats;
et il revint à Paris, content d'avoir vu que son héros était un homme très-
aimable ; mais il résista aux offres qu'il lui fit pour l'attirer auprès de lui,
et préféra l'amitié de M"^*" du Châtelet à la faveur d'un roi, et d'un roi qui
l'admirait.
Le roi de Prusse déclara la guerre à la fille de Charles VP, et profita de
sa faiblesse pour faire valoir d'anciennes prétentions sur la Silésie. Deux ba-
tailles lui en assurèrent la possession. Le cardinal de Fleury, qui avait en-
trepris la guerre malgré lui, négociait toujours en secret. L'impératrice
sentit que son intérêt n'était pas de traiter avec la France, contre laquelle
elle espérait des alliés utiles, qui se chargeraient des frais de la guerre,
tandis que si elle n'avait plus à combattre que le roi de Prusse, elle res-
terait abandonnée à elle-même, et verrait les vœux et les secours secrets des
mêmes puissances se tourner vers son ennemi. Elle aima mieux étouffer son
ressentiment, instruire le roi de Prusse des propositions du cardinal, le
déterminer à la paix par cette confidence, et acheter, par le sacrifice de la
Silésie, la neutralité de l'ennemi le plus à craindre pour elle.
La Kuerre n'avait pas interrompu la correspondance du roi de Prusse et
de Voltaire. Le roi lui envoyait des vers du milieu de son camp, en se pré-
parant à une bataille, ou pendant le tumulte d'une victoire* ; et Voltaire,
en louant ses exploits, en caressant sa gloire militaire, lui prêchait toujours
l'humanité et la paix •^.
Le cardinal de Fleury mourut ®. Voltaire avait été assez lié avec lui,
parce qu'il était curieux de connaître les anecdotes du règne de Louis XIV,
et que Fleury aimait à les conter, s'arrêtant sui tout à celles qui pouvaient
le regarder, et ne doutant pas que Voltaire ne s'empressât d'en remplir son
histoire ; mais la haine naturelle de Fleury, et de tous les hommes faibles,
pour qui s'élève au-dessus des forces communes, l'emporta sur son goût et
sur sa vanité.
Fleury avait voulu empêcher les Français de parler et même de penser,
1. Voyez le récit que Voltaire fait de cette entrevue, ci-devant, page 16.
2. Beuchot a le premier recueilli ce Mémoire; il est tome XXIII, page 153.
3. Marie-Thérèse.
4. Voyez entre autres la lettre de Frédéric du 16 avril 1741.
5. Au lieu de votre majesté, Voltaire l'appelait quelquefois votre humanité:
voyez les lettres des dernier de décembre 1740 et 29 juin 1741.
6. 29 janvier 1743.
VIE DE VOLTAIRE, 221
pour le? gouverner plus aisément. Il avait, toute sa vie, entretenu dans l'É-
tat une guerre d'opinions, par ses soins mêmes pour empêcher ces opinions
de faire du bruit, et de troubler la tranquillité publique. La hardiesse de
Voltaire l'effrayait. II craignait également de compromettre son repos en le
détendant, ou sa petite renommée en l'abandonnant avec trop de lâcheté ; et
Voltaire trouva dans lui moins un protecteur qu'un persécuteur caché, mais
contenu par son respect pour l'opinion et l'inléiêt de sa propre gloire.
Voltaire fut dési.i;né pour lui succéder dans l'Académie française. Il venait
d'y acquérir de nouveaux droits qui auraient imposé silence à l'envie, si
elle pouvait avoir quelque pudeur; il venait d'enrichir la scène d'un nou-
veau chef-d'œuvre, de Mërope^, jusqu'ici la seule tragédie où des larmes
abondantes et douces ne coulent point sur les malheurs de l'amour. L'auteur
de Zaïre avait déjà combattu cette maxime de Despréaux ^ :
De cette passion la sensible peinture
Est pour aller au cœur la route la plus sûre.
Il avait avancé que la nature peut produire au "théâtre des effets plus pathé-
tiques et plus déchirants ; et il le prouva dans Mérope.
Cependant si Despréaux entend par sûre la moins ditricile^ les faits sont
en sa faveur. Plusieurs poètes ont fait des tragédies touchantes, fondées sur
l'amour ; et Mérope est seule jusqu'ici.
Entraîné par l'intérêt des situations, par une rapidité de dialogue in-
connue au théâtre, par le talent d'une actrice ' qui avait su prendre l'accent
vrai et passionné de la nature, le parterre fut agité d'un enthousiasme sans
exemple. Il força Voltaire, caché dans un coin du spectacle, ii venir se mon-
trer aux spectateurs; il parut dans la loge de la maréchale de Villars; on
cria à la jeune duchesse de Villars d'embrasser l'auteur de Mérope ; elle fut.
obligée de céder à l'impérieuse volonté du public, ivre d'admiration et de
plaisir.
C'est la première fois que le parterre ait demandé l'auteur d'une pièce.
Mais ce qui fut alors un hommage rendu au génie, dégénéré depuis en usage,
n'est plus qu'une céiémonie ridicule et humiliante, à laquelle les auteurs
qui se respectent refusent de se soumettre.
A ce nouveau titre, que la dévotion même était obligée de respecter, se
joignait l'appui de M""' de Chàteauroux, alors gouvernée par le duc de Ri-
chelieu, cet homme extraordinaire qui à vingt ans avait été deux fois à la
Bastille pour la témérité de ses galanteries ; qui, par l'éclat et le nombre de
ses aventures, avait fait naître parmi les femmes une espèce de mode, et
presque regarder comme un honneur d'être déshonorées par lui; qui avait
établi parmi ses imitateurs une sorte de galanterie où l'amour n'était plus
môme le goût du plaisir, mais la vanité de séduire : ce même homme qu'on
\. Jouée le 20 février 1743.
2. Art poi'tique, 111, Uo-QO,
3. M"« Dumesnil.
222 VIE DE VOLTAIRE.
vit ensuite contribuer à la gloire de Fontenoyi, affermir la révolution de
Gênes, prendre Mahon, forcer une armée anglaise à lui rendre les ai'mes; et
lorsqu'elle eut rompu ce traité, lorsqu'elle menaçait ses quartiers dispersés
et affaiblis, l'arrêter par son activité et son audace ; et qui vint ensuite re-
perdre dans les intrigues de la cour, et dans les manœuvres d'une adminis-
tration tyrannique et corrompue, une gloire qui eut pu couvrir les premières
fautes de sa vie.
Le duc de Richelieu avait été l'ami de Voltaire dès l'enfance. Voltaire,
qui eut souvent à s'en plaindre, conserva pour lui ce goût de la jeunesse
que le temps n'efface point, et une espèce de confiance que l'babitude sou-
tenait plus que le sentiment; et le maréchal de Richelieu demeura fidèle à
cet ancien attachement, autant que le permit la légèreté de son caractère,
ses caprices, son petit despotisme sur les théâtres, son mépris pour tout ce
qui n'était pas homme de la cour, sa faiblesse pour le crédit, et son insen-
sibilité pour ce qu" était noble ou utile.
Il servi' alors Voltaire auprès de ^l^" de Châteauroux ; mais M. de Mau-
repas n'aimait pas Voltaire. L'abbé de Chaulieu avait fuit une épigramme
contre Œdipe-, parce qu'il était blessé qu'un jeune homme, déjà son rival
dans le genre des poésies fugitives, mêlées de philosophie et de volupté,
joignît à cette gloire celle de réussir au théâtre; et M. deMaurepas, qui met-
tait delà vanité à montrer plus d'esprit qu'un autre dans un souper, ne par-
donnait pas à Voltaire de lui ôter trop évidemment cet avantage, dont il
n'était pas trop ridicule alors qu'un homme en place pût être flatté.
Voltaire avait essayé de le désarmer par une épîire-\ où. il lui donnait
les louanges auxquelles le genre d'esprit et le caractère de M. de Maurepas
pouvaient prêter le plus de vraisemblance. Cette épître, qui renfermait au-
tant de leçons que d'é'.oges, ne changea rien aux sentiments du ministre. Il
se lia, pour empêcher Voltaire d'entrer à TAcadémie, avec le théatin Boyer,
que Fleury avait préféré, pour l'éducation du dauphin, à Massillon, dont il
craignait les talents et la vertu, et qu'il avait ensuite désigné au roi, en
mourant, pour la feuille des bénéfices, apparemment dans l'espérance de se
.faire regretter des jansénistes. D'ailleurs M. de Maurepas était bien aise de
trouver une occasion de blesser, sans se compromettre, M"^ fie Château-
roux, dont il connaissait toute la haine pour lui. Voltaire, instruit de cette
intrigue, alla trouver le ministre, et lui demanda si, dans le cas oià
M"" de Châteauroux secondât son élection, il la traverserait : Oui^ lui ré- ^
pondit le ministre, et je vous écraserai''.
i. Voyez toutefois tome XXXVITI, page 461.
2. Voyez cette épigramme, tome II, page 7.
3. L'épître Lvnr, tome X, page 314.
4. Dans le dessein constant d'être juste envers tout le monde, nous devons dire
ici que depuis la mort de Voltaire, ayant parlé de cette anecdote à M. le comte
de Maurepas, au caractère duquel ce mot nous parut étranger, il nous répondit,
en riant, que c'était le roi lui-même qui n'avait pas voulu que Voltaire succédât
au cardinal de Fleury dans sa place d'académicien, Sa Majesté trouvant qu'il y
VIE DE VOLTAIRE. 223
Il savait qu'un homme en place en aurait la facilité, et que, sous un
gouvernement fable, le crédit d'une maîtresse doit céder à celui des prêtres
intrigants ou fanatiques, plus méprisables aux yeux de la raison, mais encore
respectés par la populace : il laissa triompher Boyer.
Peu de temps après, le ministre sentit combien l'alliance du roi de Prusse
était nécessaire à la France ; mais ce prince craignait de s'engager de nou-
veau avec une puissance dont la politique incertaine et timide ne lui inspi-
rait aucune fonfiance. On imagina que Voltaire pourrait le déterminer. 11 fut
chargé de cette négociation, mais en secret. On convint que les pcrséculions
de Boyer seraient le prétexte de son voyage en Prusse. Il y gagna la liberté
de se moquer du pauvre tliéatin, qui alla se plaindre au roi que Voltaire le
faisait passer pour wi sol dans les cours étrangères, et à qui le roi répon-
dit que c'était une chose convenue.
Voltaire partit ; et Piron, ii la tôte de ses ennemis i, l'accabla d'épi-
grammes et de chansons sur sa prétendue disgrâce. Ce Piron avait l'habitude
d'insulier à tous les hi)mmes célèbres qui essuyaient des persécutions. Ses
œuvres sont remplies des preuves de cette basse méchanceté. II passait ce-
pendant pour un bon homme, parce qu'il était paresseux, et que, n'ayant
aucune dignité dans le caractère, il n'offensait pas l'amour-propre des gens
du monde.
Cependant, après avoir passé quelque temps avec le roi de Prusse, qui se
refusait constamment à toute négociation avec la France, Voltaire eut l'a-
dresse de saisir le véritable motif de ce refus: c'était la faiblesse qu'avait
eue la France de ne pas déclarer la guerre à l'Angleterre, et de paraître, par
cette conduite, demander la paix quand elle pouvait prétendre à en dicter
les condition-.
Il revint alors à Paris, et rendit compte de son voyage. Le printemps
suivant, le roi de Prusse déclara de nouveau la guerre à la reine de Hongrie,
et par cette diversion utile força ses troupes d'évacuer l'Alsace. Ce service
important, celui d'avoir pénétré, en passant à la Haye, les dispositions des
avait une dissemblance trop marquée entre ces deux hommes pour mettre l'éloge
de l'un dans la bouche de l'autre, et donner à rii^e au public par un rapproche-
ment semblable.
M. de Maurepas nous a même ajouté qu'il savait depuis très-longtemps que
Voltaire avait dit et écrit à ses amis le mot Je vous écraserai; mais que cette
légère injustice d'un homme aussi célèbre ne l'avait pas empêché de solliciter le
roi régnant, et d'en obtenir que celui qui avait tant honoré son siècle et sa na-
tion vhit jouir de sa gloire au milieu d'elle à la fin de sa carrière.
Kous avons déjà dit ailleurs que, sans adopter ni blâmer les opinions de notre
auteur sur une infinité d'objets, nous nous sommes sévèrement renfermés dans
notre devoir d'éditeurs : être impartiaux et fidèles est ce que l'Europe attend de
nous; le reste nous est étranger, (Note du correspondant général de la Société
littéraire lypoçjraphique.) — Cette qualité désigne Beaumarchais.
1, Il nel'avait pas toujours été. Lors de la convalescence de Voltaire en 1723, auprès
sa petite vérole, Piron lui adressa une lettre flatteuse, presque toute en vers, qui
est imprimée pages 521-525 du tome II des Mémoires sur Voltaire, etc., 1826,
deux volumes in-S".
224 VIE DE VOLTAIRE.
Hollandais encore incertaines en apparence, n'obtint à Voltaire aucune de
ces marques de considération dont il eut voulu se faire un rempart contre
ses ennemis littéraires.
Le marquis d'Argenson fut appelé au ministère ^. Il mérite d'être compte
parmi le petit nombre des gens en place qui ont aimé véritablement la phi-
losophie et le bien public. Son goût pour les lettres l'avait lié avec Voltaire.
Il i'emplova plus d'une fois à écrire des manifestes, des déclarations, des dé-
pêches, qui pouvaient exiger dans le style de la correction, de la noblesse,
et de la mesure.
Tel fut le manifeste ^ qui devait être publié par le Prétendant à sa des-
cente en Ecosse, avec une petite armée française que le duc de Richelieu
aurait commandée. Voltaire eut alors l'occasion de travailler avec le comte
de Lailv, jacobite zélé, ennemi acharné des Anglais, dont il a depuis défenfîu
la mémoire avec tant de courage, lorsqu'un arrêt injuste, exécuté avec bar-
barie, le sacrifia au ressentiment de quelques employés de la compagnie des
Indes.
Mais il eut d;ins le même temps un appui plus puissant, la marquise de
Pompadour, avec laquelle il avait été lié lorsqu'elle était encore M'"'' d'É-
tiole. Elle le chargea de faire une pièce pour le premier mariage du dau-
phin. Une charge de gentilhomme de la chambre, le litre d'historiographe de
France, et enfin la protection de la cour, nécessaire pour empêcher la cabale
des dévots de lui fermer l'entrée de l'Académie française, furent la récom-
pense de cet ouvrage. C'est à cette occasion qu'il fit ces vers :
Mon Henj-i Quatre et ma Zaïre,
Et mon Américaine A Izire,
Ne m'ont valu jamais un seul regard du roi;
J'eus beaucoup d'ennemis avec très-peu de gloire.
Les honneurs et les biens pleuvent enfin sur moi,
Pour une farce de la Foire.
C'était juger un peu trop sévèrement la Princesse de Xavarre^, ouvrage
rempli d'une galanterie noble et touchante.
Cependant la faveur de la cour ne suffisait pas pour lui ouvrir les portos
de l'Académie. Il fut obligé, pour désarmer les dévots, d'écrire une lettre
au Père de Lalour ^, où il prolestait de son respect pour la relii:ion, et, ce
qui était bien plus né essaire, de son attachement aux jésuites. Malgré
l'adresse avec laquelle il ménage ses expressions dans ceite lettre, il valait
mieux sans doute renoncer à l'Académie que d'avoir la faiblesse de l'écrire;
et cette faiblesse serait inexcusable s'il avait fait ce sacrifice à la vanité de
porter un titre qui depuis longtemps ne pouvait plus honorer le nom do
i. En novembre 1744; vojez tome XXXIV, page 462.
2. Voyez ce manifeste, tome XXIII, page 203.
3. Jouée le 23 février 1745 ; voyez tome IV, page 271.
4. Cette lettre est du mois de mars 1746 ; voyez tome XXXVI, page 424.
VIE DE VOLTAIRE. 225
Voltaire. Mais il le faisait à sa sûreté ; il croyait qu'il trouverait dans l'Aca-
démie un appui contre la persécution; et c'était présumer trop du coura^-e
et de la justice de ses confrères.
Dans son Discoicrs ' à l'Académie, il secoua le premier le joug de l'usage
qui semblait condamner ces discours à n'être qu'une suite de compliments
plus encore que d'éloges. Voltaire osa parler dans le sien de litiérature et de
goût; et son exemple est devenu, en quelque sorte, une loi dont les aca-
démiciens, gens de lettres, osent rarement s'écarter. Mais il n'alla point
jusqu'à supprimer les éternels éloges de Richelieu, de Segiiier, et de
Louis XIV; et jusqu'ici deux ou trois académiciens seuleiTient ont eu le
courage de s'en di-penser. Il parla de Crébillon, dans ce discours, avec la
noble générosité d'un homme qui ne craint point d'honorer le talent dans
un rival, et de donner des armes à ses propres détracteurs.
Un nouvel orage de libelles vint tomber sur lui, et il n'eut pas la force
de les mépriser. La police était alors aux ordres d'un homme ^ qui avait
passé quelques mois à la campagne avec M"" de Pompadour. On arrêta un
malheureux violon de l'Opéra, nommé Travenol, qui, avec l'avocat Rigoley
de Juvigny, colportait ces libelles. Le père de Travenol, vieillard do quatre-
vingts ans, va chez Voltaire demander la grâce du coupable; toute si colère
cède au premier cri de l'humanité. Il pleure avec le vieillard, l'embrasse, le
console, et court avec lui demander la liberté de son fils ^.
La faveur de Voltaire ne fut pas de longue durée : M'"" de Pompadour
fit accorder à Crébillon des honneurs qu'on lui refusait^. Voltaire avait
rendu consiamment justice à l'auteur de Rhadaviiste; mais il ne pouvait
avoir l'humiliié de le croire supérieur à celui A'Alzire, de Mahomet, et de
Mérope. Il ne vit dans cet enthousiasme exagéré pour Crébillon qu'un désir
secret de l'iiumilior; et il ne se trompait pas.
Le poêle, le bel esprit aurait pu conserver des amis puissants; mais ces
titres cachaient dans Voltaire un philosophe, un homme plus occupé encore
des progrès de la raison que de sa gloire personnelle.
Son caractère, naturellement fier cl indépendant, se prêtait à des adu-
lations ingénieuses; il prodiguait la louange, mais il conservait ses senti-
ments, ses opinions, et la libiMté do les montrer. Des leçons fortes ou tou-
chantes sortuient du sein des éloges; et cette manière de louer, qui pouvait
réussir à la cour de Frédéric, devait blesser dans toute autre.
Il retourna donc encore à Cirey, et bientôt après à la cour de Stanislas.
Ce prince, deux fois élu roi de Pologne, l'une parla volonté de Gliarles XII,
l'autre par le vœu de la nation, n'en avait jamais possédé que le litre.
Keliré en Lorraine, où il n'avait encore que le nom de souverain, il réparait
1. Tome XXIII, page 205.
2. N.-R. Berryer.
3. C'est dans la Correspandance (tome XXXVI) que ces affaires sont exposées
exactement.
4. On fit imprimer à l'Imprimerie rojalc les OEuvres de Crébillon, 1750,
deux volumes ia-'t".
I. 15
226 VIE DE VOLTAIRE.
par ses bienfaits le mal que l'adminislration frannaise faisait à cette province,
oiî le gouvernement paternel de Léopold ^ avait réparé un siècle de dévas-
tations et de maliieurs. Sa dévotion ne lui avait ôlé ni le goût des plaisirs,
ni celui des gens d'esprit. Sa maison était ceile d'un particulier très-riche;
son ton, celui d'un homme simple et franc qui, n'ayant jamais été malheureux
que parce qu'on ava it voulu qu'il fût roi, n'était pas ébloui d'un titre dont
il n'avait éprouvé que les dangers. Il avait désiré d'avoir à sa cour, ou
plutôt chez lui, M'"^ du Châtelet et Voltaire. L'auteur des Saisons ^, le seul
poëîe français qui ait réuni, comme Voltaire, l'âme et l'esprit d'un philo-
sophe, \ivait alors à Lunéville, oiî il n'était connu que comme un jeune
militaire aimable; mais ses premiers vers, pleins de raison, d'esprit et de
eoût, annonçaient déjà un homme fait pour honorer son siècle.
Voltaire menait à Lunéville une vie occupée, douce, et tranquille,
lorsqu'il eut 1^ malheur d'y perdre son amie. M""= du Châtelet mourut ^ au
moment oii elle venait déterminer sa traduction de Newton, dont le travail
forcé abrégea ses jours. Le roi vint consoler Voltaire dans sa chambre, et
pleurer avec lui. Revenu à Paris, il se livra au travail: moyen de dissiper la
douleur, que la nature a donné à très-peu d'hommes. Ce pouvoir sur nos
propres idées, cette force de tête que les peines de l'amené peuvent détruire,
sont des dons précieux qu'il ne faut point calomnier en les confondant avec
rinsensibiliié. La sensibilité n'est point de la faiblesse; elle consiste à sentir
les peines, et non à s'en laisser accabler. On n'en a pas moins une âme sen-
sible et tendre, la douleur n'en a pas été moins vive, parce qu'on a eu le
courage de la combattre, et que des qualités extraordinaires ont donné la
force de la vaincre.
Voltaire se lassait d'entendre tous les gens du monde et la plupart des
gens de lettres lui préférer Crébillon, moins par sentiment que pour le punir
de l'universalité de ses talents: car on est toujours plus indulgent pour les
talents bornés à un seul genre, qui, paraissant une espèce d'in-tinct, et
laissant en repos plus d'espèces d'amour-propre, humilient moins l'or-
gueil.
Celte opinion de la supériorité de Crébillon était soutenue avec tant de
passion que depuis, dans le Discours préliminaire de \ Encyclopédie,
M. d'Âl^nberl eut besoin de courage pour accorder l'égalité à l'auteur
à'Alzire et de Mérope, et n'osa porter plus loin la justice ^. Enfin Voltaire
voulut se venger, et forcer le public à le mettre à sa véritable place, en
1. Léopold V, duc de Lorraine, né en 1679, mort en 17-20; voyez l'éloge que
Voltaire fait de son règne, tome XIV, page 325.
2. Saint-Lambert.
3. Le 10 septembre 1749.
4. Voici les expressions de d'Alembert : « Deux hommes illustres, entre les-
quels notre nation semble partagée, et que la postérité saura mettre chacun à
sa place, se disputent la gloire du cothurne, et l'on voit encore avec un extrême
plaisir leurs tragédies après celles de Corneille et de Racine. » Le malin d'Alem-
bert, dans les mots qui sont imprimés en italique, fait bien voir qu'il ne met pas
sur le même rang Crébillon et Voltaire.
VIE DE VOLTAIRE. 227
donnant Sémiramis ^, Oresle ^, et Rome sauvée ^, trois sujets que Crébil-
lon avait tr.jités. Toutes les cabales animées contre Voltaire s'étaient réunies
pour faire obtenir un succès éphémère au Calilina * de son rival, pièce dont
la conduite est absurde et le style barbare, où Cicéron propose d'employer
sa fille pour séduire Catilina, où un grand prêtre donne aux amants des
rendez-vous dans un temple, y introduit ut<e courtisane en habit d'homme,
et traite ensuite le sénat d'impie, parce qu'il y discute des atTairos de la
république.
Rome sauvée, au contraire, est un chef-d'œuvre de style et de raison;
Cicéron s'y montre avec toute sa dignité et toute son éloquence; César y
parle, y agit comme un homme fait pour soumettre Rome, accabler ses
ennemis de sa gloire, et se faire pardonner la tyrannie à force de talents et
de vertus; Catilina y est un scélérat, mais qui cherche à excuser ses vices
sur l'exemple, et ses crimes sur la nécessité. L'énergie républicaine et l'âme
des Romains ont passé tout entières dans le poète.
Voltaire avait un petit théâtre où il essayait ses pièces. Il y joua souvent
le rôle de Cicéron. Jamais, dit-on, Tillusion ne fut plus complète; il avait
l'air de créer son rôle en le récitant; et quand, au cinquième acte, Cicéron
reparaissait au sénat, quand il s'excusait d'aimer la gloire, quand il réci-
tait ces beaux vers :
Romains, j'aime la gloire, et ne veux point m'en taire :
Des travaux des humains c'est le digne salaire.
Sénat, en vous servant il la faut acheter :
Qui n'ose la vouloir n'ose la mériter ;
alors le personnage se confondait avec le poëte. On croyait entendre Cicé-
ron ou Voltaire avouer et excuser cette faiblesse des grandes âmes.
Il n'y avait qu'un beau rôle dans VÉleclre de Crébillon, et c'était celui
d'un personnage subalterne. Oreste, qui ne se connaît pas, est amoureux de
la fille d'Égisthe, qui a le malheur de s'appeler Iphianasse. L'implacable
Electre a un tendre penchant pour le fils d'Égisthe; c'est au milieu des furies
qui conduisent au parricide un fils égaré et condamné par les dieux à cette
horrible vengeance que ces insipides amours remplissent la scène.
Voltaire sentit qu'il fallait rendre Clytemnestre intéressante par ses
remords, la peindre plus faible que coupable, dominée par le cruel Égistlie,
mais honteuse de l'avoir aimé, et sentant le poids de sa chaîne comme
celui de son ciime. Si l'on compare cette pièce aux autres tragédies de Vol-
taire, on la trouvera sans doute bien inférieure à ses chefs-d'œuvre; mais
si on le compare à Sophocle, qu'il voulait imiter, dont il voulait faire con-
naître aux Françai-^ le caractère et la manière de concevoir la tragédie, on
verra qu'il a su en conserver les beautés, on imiter le style, en corriger les
1. 2!» août 17i8; voyez tome IV, page 481.
'2. 12 Janvier 1750; voyez tome V, page 73.
3. Le 24 février 1752 ; voyez tome V, page 199.
4. Le Calilina de Crébillon fut joué le 21 décembre 1748.
228 VIE DE VOLTAIRE.
défauts, rendre Clytemnestre plus touchante, et Electre moins barbare.
Aussi quand, malgré les cabales, ces beautés de tous les temps, transpor-
tées sur notre scène par un homme ^ digne de servir d'interprète au plus
éloquent des poêles grecs, forcèrent les applaudissements, Voltaire, plus
occupé des intérêts du goût que de sa propre gloire, ne put s'empêcher de
crier au parterre, dans un mouvement d'enthousiasme : Courage, Athéniens !
c'est du Sophocle. .■
La Sémiramls de Crébillon avait été oubliée dès sa naissance. Celle de
Voltaire est le même sujet que quinze ans auparavant il avait traité sous le
nom d'Ériphyle, et qu'il avait retiré du théâtre, quoique la pièce eût été
fort applaudie; il avait mieux senti aux représentations toutes les difficultés
de ce sujet; il avait vu que, pour rendre intéressante une femme qui avait
fait périr son mari dans la vue de régner à sa place, il fallait que l'éclat de
son règne, ses conquêtes, ses vertus, l'étendue de son empire, forçassent au
resppct, et s'emparassent de l'âme des spectateurs; que la femme crimi-
nelle fût la maîtresse du monde, et eût les vertus d'un grand roi. Il sentit
qu'en mettant sur le théâtre les prodiges d'une religion étrangère, il fallait,
par la magnificence, le ton auguste et religieux du style, ne pas laisser à
l'imagination le temps de se refroidir, montrer partout les dieux qu'on vou-
lait faire agir, et couvrir le ridicule d'un miracle, en présentant sans cesse
ridée consolante d'un pouvoir divin exerçant sur les crimes secrets des
princes une vengeance lente, mais inévitable.
L'amour, révoltant dans Oreste, était nécessaire dans Sémiramis. 11
fallait que Ninias eût une amante, pour qu'il pût chérir Sémiramis, répondre
à ses bontés, se sentir entraîné vers elle avant de la connaître pour sa mère,
sans que l'horreur naturelle pour l'inceste se répandît sur le personnage
qui doit exciter l'intérêt. Le style de Sémiramis, la majesté du sujet, la
beauté du spectacle, le grand intérêt de quelques scènes, triomphèrent de
l'envie et des cabales; mais on ne rendit justice que longtemps après à
Oreste et à Rome sauvée.
Peut-être même n'est-on pas encore absolument juste. Et si on songe
que tous les coPéges, toutes les maisons oiî se forment les instituteurs par-
ticuliers, sont dévoués au fanatisme; que dans presque toutes les éducations
on instruit les enfants à être injustes envers Voltaire, on n'en sera pas
étonné.
11 fit ces trois pièces l\ Sceaux, chez M'"° la duchesse du Maine *. Cette
princesse aimait le bel esprit, les arts, la galanterie; elle donnait dans son
palais une idée de ces plaisirs ingénieux et brillants qui avaient embelli la
cour de Louis XIV, et ennobli ses faiblesses. Elle aimait Clcéron; et c'était
pour le venger des outrages de Crébillon qu'elle excita Voltaire à faire
Rome sauvée. Il avait envoyé Mahomet au pape; il dédia Sémiramis k un
i. Grandval, mort en 1784.
2. Parti précipitamment de Fontainebleau en octobre 1746, il était venu à
Sceaux chez la ducliesse du Maine; voyez les articles v et vi des Mémoires de
Longchamp, dans les Mémoires sur Voltaire, etc., 1826, deux volumes in-S".
VIE DE VOLTAIRE. 229
cardinal i. II se faisait un plaisir malin de montrer aux fanatiques français
que des princes de l'Église savaient allier l'estime pour le talent au zèle de
la religion, et ne croya ent pas servir le christianisme en traitant comme
ses ennemis les hommes dont le génie exerçait sur l'opinion publique un
empire redoutable.
Ce fut à cette époque qu'il consentit enfin à céder aux instances du roi
de Prusse, et qu'il accepta le litre de chambellan, la grande croix de l'ordre
du Mérite, et une pension de vingt mille livres. Il se voyait, dans sa patrie,
l'objet de l'envie et de la haine des gens de lettres, sans leur avoir jamais
disputé ni places ni pension, sans les avoir humiliés par des critiques, sans
s'être jamais mêlé d'aucune intrigue littéraire; après avoir obligé tous ceux
qui avaient eu besoin de lui, cherché à se concilier les autres par des éloges,
et saisi toutes les occasions de gagner l'amitié de ceux que l'amour-piopre
avait rendus injustes.
Les dévots, qui se souvenaient des Lettres philosophiques et de Maho-
met, en attendant les occasions de le persécuter, cherchaient à décrier ses
ouvrages et sa personne, employaient contre lui leur ascendant sur la pre-
mière jeunesse^ et celui que, comme directeurs, ils conservaient encore dans
les familles bourj;;eoises et chez les dévotes de la cour. Un silence absolu
pouvait seul le mettre à l'abri de la persécution; il n'aurait pu faire paraître
aucun ouvrage sans être sûr que la malignité y chercherait un prétexte pour
l'accuser d'impiété, ou le rendre odieux au gouvernement. M'"' de Pompa-
dour avait oublié leur ancienne liaison dans une place où elle ne voulait
plus que des esclaves. Elle ne lui pardonnait point de n'avoir pas souffert
avec assez de patience les préférences accordées à Crébillon. Louis XV avait
pour Voltaire une sorte d'éloignement. Il avait flatté ce prince plus qu'il ne
convenait à sa propre gloire; mais l'habitude rend les rois presque insen-
sibles à la flatterie publique. La seule qui les séduise est la flatterie adroite
des courtisans, qui, ^'exerçant sur les petites choses, se répète tous les jours,
et sait choisir ses moments; qui consiste moins dans des louanges directes
que dans une adroite approbation des passions, des goûts, des actions, des
discours du prince. Un demi-mot, un signe, une maxime générale qui les
rassure sur leurs faiblesses ou sur leurs fautes, font plus d'effet que les vers
jes plus dignes de la postérité. Les louanges des hommes de génie ne tou-
chent que les rois qui aiment véritablement la gloire.
On prétend que Voltaire s'étant approché de Louis XV après la repré-
sentation du Temple de la Gloire, où Trajan, donnant la paix au monde
après ses victoires, reçoit la couronne refusée aux conquérants, et réservée
à un héros ami de l'humanité, et lui ayant dit : Trajan eut-il content? le
roi fut moins flatté du parallèle que blessé de la familiarité.
M. d'Argenson n'avait pas voulu prêter à Voltaire son ai)pui pour lui
obtenir un titre d'associé libre dans l'Académie des sciences, et pour en-
trer dans celle des belles-lettres, places qu'il ambitionnait alors comme
un asile contre l'armée des critiques hebdomadaires que la police oblige à
1. Le cardinal Quiriiii ; voyez tome IV, page i87.
230 ME DE VOLT AI Ki:.
respecter les corps littéraires, excepté lorsque des corps ou des particuliers
plus puissants croient avoir intérêt de les avilir, en les abandonnant aux traits
de ces méprisables ennemis.
Voltaire alla donc à Berlin i ; et le même prince qui le dédaignait, la
même cour où il n'essuyait plus que des désagréments, turent offensés de ce
départ. On ne vit plus que la perte d'un homme qui honorait la France, et la
honte de l'avoir forcé à chercher ailleurs un asile. 11 trouva dans le palais
du roi de Prusse la paix et presque la liberté, sans aucun autre assujettis-
sement que celui de passer quelques heures avec le roi pour corriger ses
ouvrages, et lui apprendre les secrets de l'art d'écrire. Il soupait presque
tous les jours avec lui.
Ces soupers, où la liberté était extrême, oiî l'on traitait avec une fran-
chise entière toutes les questions de la métaphysique et de la morale, où la
plaisanterie la plus libre égayait ou tranchait les discussions les plus sérieuses,
où le roi disparaissait presque toujours pour ne laisser voir que l'homme
d'esprit, n'étaient pour Voltaire qu'un délassement agréable. Le reste du
temps était consacré librement à l'élude.
Il perfectionnait quelques-unes de ses tragédies, achevait le Siècle de
Louis XIV ^^ corrigeait la Pucelle, travaillait à son Essai sur les Mœurs
et l'Esprit des nations, et faisait le Poème de la Loi jiaturellej tandis que
Frédéric gouvernait ses États sans ministre, inspectait et perfectionnait son
armée, faisait des vers, composait de la musique, écrivait sur la philosophie
et sur l'histoire. La famille royale protégeait les goûts de Voltaire ; il adres-
sait des vers aux princesses, jouait la tragédie avec les frères et les sœurs
du roi; et, en leur donnant des leçons de déclamation, il leur apprenait à
mieux sentir les beautés de notre poésie : car les vers doivent être dé-
clamés, et on ne peut connaître la poésie d'une langue étrangère si on n'a
point Ihabitude d'entendre réciter les vers par des hommes qui .sachent
leur donner l'accent et le mouvement qu'ils doivent avoir.
Voilà ce que Voltaire appelait le pa!ais d'Alcine; mais l'enchantement
fut trop tôt dissipé. Les gens de lettres appelés plus anciennement que lui à
Berlin furent jaloux d'une préférence trop marquée, et surtout de cette es-
pèce d'indépendance qu'il avait conservée, de celte familiarité qu'il devait
aux grâces piquantes de son esprit, et à cet art de mêler la vérité à la
louange, et de donner à la flatterie le ton de la galanterie et du badinage.
La Meltrie dit à Voltaire que le roi, auquel il parlait un jour de toutes
les marques de bonté dont il accablait son chambellan, lui avait répondu :
« J'en ai encore besoin pour revoir mes ouvrages. On suce l'orange et on
jette l'écorce. » Ce mot désenchanta Voltaire, et lui jeta dans l'âme une
1. Il partit de Compiègne le 28 juin 1750, et arriva à Berlin avant la fin de
juillet; voj'ez tome XXXVII, page 140. Pendant le séjour de Voltaire en Prusse, on
vola des manuscrits dans son domicile à Paris, qu'occupait M"" Denis; vojez les
Documents biographiques.
2. Imprimé pour la première fols, en 17.51 à Berlin, pendant le séjour de l'au-
teur.
VIE DE VOLTAIRE 231
dëflance qui ne lui permit plus de perdre de vue le projet de s'écliappcr. En
môme temps on dit au roi quo Voltaire avait répondu un jour au général
Manslein, qui le pressait de revoir ses Mémoires : « Le roi m'envoie son linge
sale à blanchir; il faut que le vôtre attende » ; qu'une autre fois, en mon-
trant sur la table un paquet de vers du roi, il avait dit, dans un mouvement
d'humeur: « Cet homme-là, c'est César et l'abbé Colin. »
Cependant un penchant naturel rapprochait le monarque et le philosophe.
Frédéric disait, longtemps après leur sép;iration, que jamais il n'avait vu
d'homme aussi aimable que Voltaire ; et Voltaire, malgré un ressentiment
qui jamais ne s'éteignit absolument, avouait que, quand Frédéric le vou-
lait, il était le plus aimable des hommes. Ils étaient encore rapprochés par
un mépris ouvert pour les préjugés et les superstitions, par le plaisir qu'ils
prenaient à en faire l'objet éternel de leurs plaisanteries, par un goût
commun pour une philosophie gaie et piquante, par une égale disposition
à chercher, à saisir, dans les objets graves, le côté qui prête au ridicule. Il
paraissait que le calme devait succéder à de petits orages, et que l'intérêt
commun de leur plaisir devait toujours finir par les rapprocher. La jalousie
de Maupertuis parvint à les désunir sans retour.
JMaupertuis, homme de beaucoup d'esprit, savant médiocre, et philosophe
plus médiocre encore, était tourmenté de ce désir delà célébrité qui fait choisir
les petits moyens lorsque les grands nous manquent, dire des choses bizarres
quand on n'en trouve point de piquantes qui soient vraies, généraliïCr des
formules si l'on ne peut en inventer, et entasser des paradoxes quand on n'a
point d'idées neuves. On l'avait vu à Paris sortir de la chambre ou se cacher
derrière un paravant, quand un autre occupait la société plus que lui; et à
Berlin, comme à Paris, il eût voulu être partout le premier, à l'Académie
des sciences comme au souper du roi. ,11 devait à Voltaire une grande partie
de sa réputation, et l'honneur d'être le président perpétuel de l'Académie de
Berlin, ot d'y exercer la prépondérance sous le nom du prince.
Mais quelques plaisanteries échappées à Voltaire sur ce que Maupertuis,
ayant voulu suivre le roi de Prusse à l'armée, avait été pris à Molvvitz, l'ai-
grirent contre lui ; et il se plaignait avec humeur. Voltaire lui répondit avec
amitié, et ra[)aisa en faisant quatre vers ^ pour son portrait. Quelques années
après, Maupertuis trouva très-mauvais que Voltaire n'eût point parlé de lui
dans son discours de réception à l'Académie française'^; mais l'arrivée de
Voltaire à Berlin acheva de l'aigrir. Il le voyait l'ami du souverain dont il
n'était parvenu qu'à devenir un des courtisans, et donner des leçons à celui
dont il recevait des ordres.
Voltaire, entouré d'ennemis, se défiant de la constance des sentiments
du roi, regrettait en secret son indépendance, et cherchait à la recouvrer. Il
imagine de se servir d'un juif pour faire sortir du Brandebourg une partie
de ses fonds. Ce juif trahit sa confiance, et, pour se venger do ce que Vol-
1. Ils sont tome XXXVI, page 82.
2. Voyez tome XXIII, page 205, et XXIV, 1.
232 YIE DE VOLTAIRE.
taire s'en est aperçu à temps, et n'a pas voulu se laisser voler, il lui fait un
procès absurde, sachant que la haine n'est pas difficile en preuves. Le roi,
pour punir son ami d'avoir voulu conserver son bien et sa liberté, fait sem-
blant de le croire coupable, a l'air de l'abandonner, et l'exclut môme de sa
présence jusqu'à la fin du procès. Voltaire s'adresse à Maupertuis, dont la
haine ne s'était pas encore manifestée , et le prie de prendre sa défense
auprès du chef de ses juges. Maupertuis le refuse avec hauteur. Voltaire s'a-
perçoit qu'il a un ennemi de plus. Enfin ce ridicule procès ^ eut l'issue qu'il
devait avoir: le juif fut condamné, et Voltaire lui fit grâce. Alors le roi le
rappelle auprès de lui, et ajoute à ses anciennes bontés de nouvelles marques
déconsidération, telle que la jouissance d'un petit château près de Potsdam.
Cependant la haine veillait toujours, et attendait ses moments. La Beau-
melle, né en Languedoc d'une famille protestante, d'abord apprenti ministre
à Genève, puis bel esprit français en Danemark, renvoyé bientôt de Co-
penhague, vint chercher fortune à Berlin, n'ayant pour titre de gloire qu'un
libelle- qu'il venait de publier. 11 va chez Voltaire, lui présente son livre,
011 Voltaire lui-même est mnltrailé, oiî La Beaumelle compare aux singes,
aux nains qu'on avait autrefois dans certaines cours, les beaux esprits appelés
à celle de Prusse, parmi lesquels il venait lui-môme solliciter une place.
Cette ridicule étourderie lut un moment l'objet des plaisanteries du souper
du roi. Maupertuis rapporta ces plaisanteries à La Beaumelle, en chargea
Voltaire seul, lui fit un ennemi irréconciliable, et s'assura d'un instrument
qui servirait sa haine par de honteux libelles, sans que sa dignité de prési-
dent d'académie en fût compromise.
Maupertuis avait besoin de secours; il venait d'avancer un nouveau
principe de mécanique, celui de la moindre action. Ce principe, à qui
l'illustre Euler faisait l'honneur de le défendre, en même temps qu'il en ap-
prenait à l'auteur môme toute l'étendue et le véritable usage, essuya beau-
coup de contriidictions. Koënig non seulement le combattit, mais il pré-
tendit de plus qu'il n'était pas nouveau, et cita un fragment d'une lettre de
Leibnitz, où ce principe se trouvait indiqué. Maupertuis, instruit par Koë-
nig môme qu'il n'a qu'une copie de la lettre de Leibnitz, imagine de le faire
sommer juridiquement, par l'Académie de Berlin, de produire l'original.
Koënig mande qu'il tient sa copie du malheureux Ilienzi ^, décapité long-
temps auparavant pour avoir voulu délivrer les habitants du canton de Berne
de la tyrannie du sénat. La lettre ne se trouva plus dans ce qui pouvait
rester de ses papiers, et l'Académie, moitié crainte, moitié bassesse, déclara
Koënig indigne du titre d'académicien, et le fit rayer de la liste. Maupertuis
ignorait apparemment que l'opinion générale des savants peut seule donner
ou enlever les découvertes ; mais qu'il faut qu'elle soit libre et volontaire-
ment énoncée ; et qu'une forme solennelle, en la rendant suspecte, peut lu
ôter son autorité et sa force.
1. Voj'ez tome XXXVII, page 22L Ces détails peu exacts se trouvent rectifiés
dans la Correspondance.
2. Mes Pensées.
3. Voyez tome XXIII, page 570.
VIE DE VOLTAIRE. 233
Voltaire avait connu Koënig chez M'"" du Chàtelet, à laquelle il était venu
donner des leçons de leibnitianisme; il avait conservé de l'amitié pour
lui, quoiqu'il se fût permis quelquefois de le plaisanter pendant son séjour
en France. Il n'aimait pas Maupertuis, et haïssait la persécution, sous quelque
forme qu'elle tourmentât les hommes : il prit donc ouvertement le parti de
Koënig, et publia quelques ouvrages où la raison et la justice étaient assai-
sonnées d'une plaisanterie fine et piquante. Maupertuis intéressa l'amour-
propre du roi ii l'honneur de son académie, et obtint de lui d'exiger de Vol-
taire la promesse de ne plus se moquer ni d'elle ni de son président. Voltaire
le promit. Malheureusement le roi, qui avait ordonné le silence, se crut dis-
pensé de le garder. Il écrivit des plaisanteries qui se partageaient, mais avec
un peu d'inégalité, entre Maupertuis et Voltaire. Celui-ci crut que, par cette
conduite, le roi lui rendait sa parole, et que le privilège de se moquer seul
des deux partis ne pouvait être compris dans la prérogative royale. Il pro-
fita donc d'une permission générale, anciennement obtenue, pour faire im-
primer la Diatribe d'Akakia ^, et dévouer Maupertuis à un ridicule éternel.
Le roi rit; il aimait peu Maupertuis, et ne pouvait l'estimer; mais jaloux
de son autorité, il fit brûler cette plaisanterie par le bourreau^ : manière de
se venger qu'il est assez singulier qu'un roi philosophe ait empruntée de
l'Inquisition.
Voltaire, outragé, lui renvoya sa croix, sa clef, et le brevet de sa pension,
avec ces quatre vers :
Je les reçus avec tendresse,
Je les renvoie avec douleur,
Comme un amant jaloux, dans sa mauvaise humeur, .
Rend le portrait de sa maîtresse.
Il ne soupirait qu'après la liberté ; mais, pour l'obtenir, il ne suffisait pas
qu'il eût renvoyé ce qu'il avait d'abord appelé de mct(]ni(iques bagatelles,
mais qu'il ne nommait plus que les fnarqnss de sa servitude. Il écrivait
de Berlin, où il était malade, pour demander une permission de partir. Le
roi de Prusse, qui ne voulait que l'humilier et le conserver, lui envoyait du
quinquina ', mais point de permission. Il écrivait qu'il avait besoin des
eaux de Plombières ; on lui répondit qu'il y en avait d'aussi bonnes en Si-
lésie.
Enfin Voltaire prend le parti de demander à voir le roi: il se flatte que
sa vue réveillera des sentiments qui étaient plutôt révoltés qu'éteints. On
lui renvoie ses anciennes breloques. Il court à Potsdam, voit le roi ; quel-
ques instants sufTisent pour tout changer. La familiarité renaît, la gaieté
reparaît, même aux dépens de Maupertuis, et \'oUaire obtient la permission
d'aller ii Plombières, mais en promettant de revenir : promesse peut-être
1. Voyoz tome XXIII, page ofiO.
2. Le 2i décembre 1752.
3. Voyez la lettre à M"'- Denis, du 1.") mars ilh2.
234 VFE DE VOLTAIRE.
peu sincère, mais aussi obligeait-elle moins qu'une parole donnée entre
égaux; elles cent cinquante mille hommes qui gardaient les frontières de
la Prusse ne permettaient pas de la regarder comme faite avec une entière
liberté.
Voltaire se hâta de se rendre à Leipsick, où il s'arrêta pour réparer ses
forces, épuisées parcette longue persécution. Maupertuis lui envoie un cartel
ridicule •, qui n'a d'autre effet que d'ouvrir une nouvelle source à ses inta-
rissables plaisanteries. De Leifsick il va chez la duchesse de Saxe-Gotha,
princesse supérieure aux préjugés, qui cultivait les lettres, et aimait la phi-
losophie. Il y commença pour elle ses Annales de l'Empire.
De Gotha il part pour Plombières, et prend la route de Francfort. Mau-
pertuis voulait une vengeance ; son cartel n'avait pas réussi, les libelles de
La Beaumelle ne lui suffisaient pas. Ce malheureux second avait été forcé de
quitter Berlin après une aventure ridicule, et quelques semaines de prison ;
il s'était enfui de Gotha avec une femme de chambre qui vola sa maîtresse
en partant ; ses libelles Tavaient fait chasser de Francfort, et, à peine arrivé
à Paris, il s'était fait mettre à la Bastille. Il fallut donc que le président de
l'Académie de Berlin cherchât un autre vengeur. Il excita l'humeur du roi
de Prusse. La lenteur du voyage de Voltaire, son séjour à Gotha, un place-
ment considérable sur sa tête et celle de iM-"" Denis sa nièce fait sur le duc
de Wurtemberg, tout annonçait la volonté de quitter pour jamais la Prusse;
et \oitaire avait emporté avec lui le recueil des œuvres poétiques du roi,
alors connu seulement des beaux esprits de sa cour.
Ou fit craindre à Frédéric une vengeance qui pouvait être terrible,
même pour un poëte couronné ; au moins il était possible que Voltaire se
crût en droit de reprendre les vers qu'il avait donnés, ou d'avertir de ceux
qu il avait corrigés. Le roi donna ordre à un fripon breveté qu'il entretenait
à Francfort pour y acheter ou y voler des hommes, d'arrêter Voltaire, et de
ne le relâcher que lorsqu'il aurait rendu sa croix, sa clef, le brevet de
pension, et les vers que Freytag appelait VŒtivre de poëshîes du roi son
maître. Malheureusement ces volumes étaient restés à Leipsick. Voltaire fut
étroitement gardé pendant trois semaines ; M'"^ Denis, sa nièce, qui était
venue au-devant de lui, fut traitée avec la môme ri.^ueur. Des gardes
veillaient à leur porte. Un satellite de Freytag restait dans la chambre de
chacun d'eux, et ne les perdait pas de vue, tant on craignait que l'œuvre de
poëshies ne pût s'échapper. Enfin on remit entre les mains de Freytag ce
précieux dépôt ; et Voltaire fut libre, après avoir été cependant forcé de
donner de l'argent à quelques aventuriers qui profitèrent de l'occasion pour
lui faire de petits procès. Échappé de Francfort, il vint à Colmar -.
Le roi de Prusse, honteux de sa ridicule colère, désavoua Freytag ; mais
il eut assez de morale pour ne pas le punir d'avoir obéi. Il est étrange qu'une
ville qui se dit libre laisse une puissance étrangère exercer de telles vexa-
i. Voyez tome XXIII, pages 581 et 583, et XXXVIII, page 10.
2. Pour les détails sur le vo3'age de Voltaire, et son arrestation à Francfort,
voyez la Correspondance (tome XXXVIII). Voyez aussi, dans les Documents bio-
graphiques, le récit de Golini.
VIE DE VOLTAIRE. 235
lions au milieu de ses murs; mais la liberté et l'indépendance ne sont jamais
pour le faible qu'un vain nom. Frédéric, dans le temps de sa passion pour
Voltaire, lui baisait souvent les mains dans le transport de son enthousiasme;
et Voltaire, comparant, après sa sortie de Francfort, ces deux époques de
sa vie, répétait à ses amis : « Il a cent fois baisé celte main qu'il vient
d'enchaîner. »
Il n'avait publié à Berlin que le Siècle de Louis XIV, la seule histoire
de ce règne que l'on puisse lire. C'est sur le témoignage des anciens cour-
tisans de Louis XIV, ou de ceux qui avaient vécu dans leur société, qu'il
raconte un petit nombre d'anecdotes choisies avec discernement parmi
celles qui peignent l'esprit et le caractère des personnages et du siècle
même. Les événements politiques ou militaires y sont racontés avec intérêt
et avec rapidité : tout y est peint à grands traits. Dans des chapitres parti-
culiers, il rapporte ce que Louis XIV a fait pour la réforme des lois ou des
finances, pour l'encouragement du commerce et de l'industrie; et on doit
lui pardonner d'en avoir parlé suivant l'opinion des hommes les plus éclai-
rés du temps oia il écrivait, et non d'après des lumières qui n'existaient pas
encore.
Ses chapitres sur le calvinisme, le jansénisme, le quiétisme, la dispute
sur les cérémonies chinoises, sont les premiers modèles de la manière dont
un ami prudent de la vérité doit parler de ces honteuses maladies de l'hu-
manité, lorsque le nombre et le pouvoir de ceux qui en sont encore atta-
qués obligent de soulever avec adresse le voile qui en cache la turpitude-
On peut lui reprocher seulement une sévérité trop grande contre les calvi-
nistes, qui ne se rendirent coupables que lorsqu'on les força de le devenir,
et dont les crimes ne furent en quelque sorte que les représailles des assas-
sinats juridiques exercés contre eux dans quelques provinces.
Les découvertes dans les sciences, les progrès des arts, sont exposés
avec clarté, avec exactitude, avec impartialité, et les jugements toujours
dictés par une raison saine et libre, par une philosophie indulgente et douce.
La liste des écrivains du siècle de Louis XIV est un ouvrage neuf.
On n'avait pas encore imaginé de peindre ainsi par un trait, par quelques
lignes, des philosophes, des savants, des littérateurs, des poètes, sans séche-
resse comme sans prétention, avec un goût sûr et une précision presque
toujours piiiuante.
Cet ouvrage apprit aux étrangers à connaître Louis XIV, défiguré chez
eux dans une foule de libelles, et à respecter une nation qu'ils n'avaient
vue jusque-là qu'au travers des préventions de la jalousie et de la haine. On
fut moins indulgent en France. Les esclaves, par état et par caractère, furent
indignés qu'un Français eût osé trouver des faiblesses dans Louis XIV. Les
gens à préjugés furent scandalisés qu'il eût parlé avec liberté des fautes des
généraux et des défauts des grands écrivains; d'autres lui reprochaient, avec
plus de justice à quelques égards, trop d'indulgence ou d'enthousiasme.
Mais l'histoire d'un pays n'est jamais jugée avec impartialité que par les
étrangers; une foule d'intérêts, de préventions, de préjugés, corrompt tou-
jours le jugement des compatriotes.
236 VIE DE VOLTAIRE.
Voltaire passa près de deux années en Alsace. C'est pendant ce séjour
qu'il publia les Annales de l'Empire, le seul des abrégés clironologiques
qu'on puisse lire de suite, parce qu'il est écrit d'un style rapide, et rempli
de résultats philosophiques exprimés avec énergie. Ainsi Voltaire a été
encore un modèle dans ce genre, dont son amitié pour le président Hénault
lui a fait exagérer le mérite et l'utilité.
Il avait d'abord songé à s'établir en Alsace; mais malheureusement les
jésuites essayèrent de le convenir, et, n'ayant pu y réussir, répandirent
contre lui ces calomnies sourdes qui annoncent et préparent la persécution.
Voltaire fit une tentative pour obtenir, non la permission de revenir à Paris
(il en eut toujours la liberté), mais l'assurance qu'il n'y serait pas désa-
gréable à la cour. Il connaissait trop la France pour ne pas sentir qu'odieux
à tous les corps [juissants par son amour pour la vérité, il deviendrait bien-
tôt l'objet de leur persécution, si on pouvait être sur que Versailles le laisse-
rait opprimer.
La réponse ne fut pas rassurante. Voltaire se trouva sans asile dans sa
patrie, dont son nom soutenait l'honneur, alors avili dans l'Europe par les
ridicules querelles des billets de confession, et au moment même où il venait
d'élever, dans son Siècle de Louis XIV^ un monument à sa gloire. Il se dé-
termina à aller prendre les eaux d'Aix en Savoie. A son passage par Ly on^
le cardinal de Tencin, si fameux par la conversion de Lass et le concile
d'Embrun, lui fit dire qu'il ne pouvait lui donner à dîner, parce qu'il était
mal avec la cour ; mais les habitants de cette ville opulente, oîi l'esprit du
commerce n'a point étouffé le goût des lettres, le dédommagèrent de l'im-
politesse politique de leur archevêque. Alors, pour la première fois, il reçut
les honneurs que l'enthousiasme public rend au génie. Ses pièces furent
jouées devant lui, au bruit des acclamations d'un peuple enivré de la joie
de posséder celui à qui il devait de si nobles plaisirs; mais il n'osa se fixer
à Lyon. La conduite du cardinal l'avertissait qu'il n'était pas assez loin de
ses ennemis.
Il passa par Genève pour consulter Tronchin. La beauté du pays, l'éga-
lité qui paraissait y régner, l'avantage d'êire hors de la France, dans une
ville oii l'on ne parlait que français; la liberté de penser, plus étendue que
dans un pays monarchique et catholique; celle d'imprimer, fondée à la vé-
rité moins sur les lois que sur les intérêts du commerce : tout le détermi-
nait à y choisir sa retraite.
Mais il vit bientôt qu'une ville où l'esprit de rigorisme et de pédantisme,
apporté par Calvin, avait jeté des racines profondes; où la vanité d'imiter
les républiques anciennes, et la jalousie des pauvres contre les riches, avaient
établi des lois somptuaires; oij les spectacles révoltaient à la fois le fanatisme
calviniste et l'austérité républicaine, n'était pour lui un séjour ni agréable
ni sûr; il voulut avoir contre la persécution des catholiques un asile sur les
terres de Genève, et une retraite en France contre l'humeur des réformés,
et prit le parti d'habiter alternativement d'abord Tournay^, puis Ferney en
1. L'ordre inverse serait exact.
VIE DE VOLTAIRE. 237
France, et les Délices, aux portes de Genève. C'est là qu'il fixa enfin sa de-
meure avec M'"^ Denis sa nièce, alors veuve et sans enfants, libre de
se livrer à son amitié pour son oncle, et de reconnaître le soin paternel qu'il
avait pris d'augmenter son aisance. Elle se chargea d'assurer sa tranquillité
et son indépendance domestique, de lui épargner les soins fatigants du dé-
tail d'une maison. C'était tout ce qu'il était obligé de devoir à autrui. Le
travail était pour lui une source inépuisable de jouissanct>s; et, pour que
tous ses moments fussent heureux, il suffisait qu'ils fussent libres.
Jusqu'ici nous avons décrit la vie orageuse d'un poëte philosophe, à qui
son amour pour la vérité et l'indépendance de son caractère avaient fait
encore plus d'ennemis que ses succès; qui n'avait répondu à leurs méchan-
cetés que par des épigrammes ou plaisantes ou terribles, et dont la conduite
avait été plus souvent inspirée par le sentiment qui le dominait dans chaque
circonstance, que combinée d'après un plan formé par sa raison.
Maintenant dans la retraite, éloigné de toutes les illusions, de tout ce
qui pouvait élever en lui des passions personnelles et passagères, nous allons
le voir abandonné à ses passions dominantes et durables, l'amour de la
gloire, le besoin de produire, plus puissant encore, et le zèle pour la destruc-
lion des préjugés, la plus forte et la plus active de toutes celles qu'il a con-
nues. Cette vie paisible, rarement troublée par des menaces de persécution
plutôt que par des persécutions réelles, sera embellie, non seulement comme
ses premières années, par l'exercice de cette bienfaisance particulière, qua-
lité commune à tous les hommes dont le malheur ou la vanité n'ont point
endurci l'âme et corrompu la raison, mais par des actions de cette bienfai-
sance courageuse et éclairée qui, en adoucissant les maux de quelques indi-
vidus, sert en même temps l'humanité entière.
C'est ainsi qu'indigné de voir un ministère corrompu poursuivre la mort
du malheureux Hyng, pour couvrir ses propres fautes, et flatter l'orgueil de
la populace anglaise, il employa, pour sauver cette innocente victime du
machiavélisme de Pitt, tous les moyens que le génie de la pitié put lui in-
spirer, et seul éleva sa voix contre l'injustice, tandis que l'Europe étonnée
contemplait en silence cet exemple d'atrocité antique que l'Angleterre osait
donner dans un siècle d'humanité et de lumières.
Le premier ouvrage qui sortit de sa retraite fut la tragédie de l'Orphelin
de la Chine ^, composée pendant son séjour en Alsace, lorsque, espérant
pouvoir vivre à Paris, il voulait qu'un succès au théâtre rassurât ses amis,
et forçât ses ennemis au silence.
Dans les commencements de l'art tragique, les petites étaient assurés de
frapper les esprits en donmmt à leurs personnages des sentiments contraires
à ceux de la nature, en sacrifiant ces sentiments que chaque homme porte
au fond du coeur, aux passions plus rares de la gloire, du patriotisme exa-
géré, du dévouement à ses princes.
Comme alors la raison est encore moins formée que le goût, l'opinion
commune seconde ceux qui emploient ces mojens, ou est entraînée par eux.
1. Joué le 20 août 1755; voyez tome V, page 291.
238 VIE DE VOLTAIRE.
Léonline^ dut inspirer de l'admiration, et la hauteur de son caractère lui
faire pardonner le sacrifice de son fds, par un parterre idolâtre de son
prince. Mais quand ces moyens de produire des effets, en s'écartant de la
nature, commencent à s'épuiser; quand l'art se perfectionne, alors il est
forcé de se rapprocher de la raison, et de ne plus chercher de ressources
que dans la nature même. Cependant telle est la force de l'habitude que le
sacrifice de Zunti, fondé à la vérité sur des motifs plus nobles, plus puis-
sants que celui de Léontine, expié par ses larmes, par ses regrets, avait sé-
duit les spectateurs. A la première représentation de YOrphelin, ces vers
d'Idamé-, si vrais, si philosophiques,
La nature et l'hymen, voilà les lois premières,
Les devoirs, les liens des nations entières:
Ces lois viennent des dieux , le reste est des humains,
n'excitèrent d'abord que l'étonnement; les spectateurs balancèrent, et le
cri de la nature eut besoin de la réflexion pour se faire entendre. C'e?t ainsi
qu'un grand poëte peut qtielquefois décider les esprits flottants entre d'an-
ciennes erreurs et les vérités qui, pour en prendre la place, attendent qu'un
dernier coup achève de renverser la barrière chancelante que le préjugé
leur oppose. Les hommes n'osent souvent s'avouer à eux-mêmes les progrès
lents que la raison a faits dans leur esprit, mais ils sont prêts à la suivre
si, en la leur présentant d'une manière vive et frappante, on les force à la
reconnaître. Aussi ces mômes vers n'ont plus été entendus qu'avec transport,
et Voltaire eut le plaisir d'avoir vengé la nature.
Cette pièce est le triomphe de la vertu sur la force, et des lois sur les
armes. Jusqu'alors, excepté dans Mahomet, on n'avait pu réussir à rendre
amoureux, sans l'avilir, un de ces hommes dont le nom impose à l'imagi-
nation, et présente l'idée d'une force d'âme extraordinaire. Voltaire vain-
quit pour la seconde fois cette difficulté. L'amour de Gengiskan intéresse
malgré la violence et la férocité de son caractère, parce que cet amour est
vrai, passionné; parce qu'il lui arrache l'aveu du vide que son cœur
éprouve au milieu de sa puissance; parce qu'il finit par sacrifier cet amour
à sa gloire, et sa fureur des conquêtes au charme, nouveau pour lui, des
vertus pacifiques.
Le repos de Voltaire fut bientôt troublé par la publication de la Pucelle.
Ce poëme, qui réunit la licence et la philosophie, où U vérité prend le
masque d'une gaieté satirique et voluptueuse, commencé vers 1730, n'avait
jamais été achevé. L'auteur en avait confié les premiers essais à un petit
nombre de ses amis et à quelques princes. Le seul bruit de son existence
lui avait attiré des menaces, et il avait pris, en ne l'achevant pas, le moyen
le plus sûr d'éviter la tentation dangereuse de le rendre public. Malheureu-
sement on laissa multiplier les copies ; une d'elles tomba entre des mains
I. Dans la tragédie d'Héraclius, de P. Corneille.
•2. Acte II, scène m.
VI 11 DE VOLÏAIUE. 23a
avides et ennemies, et l'ouvrage parut, non-seulement avec les défauts que
l'auteur y avait laissés, mais avec des vers ajoutés par les éditeurs, et rem-
plis de grossièreté, de mauvais goût, de traits satiriiiues qui pouvaient com-
promettre la sùreié de Voltaire. L'amour du gain, le plaisir de faire attri-
buer leurs mauvais vers à un grand poëte, le plaisir plus méchant de
l'exposer à la persécution, furent les motifs de cette infidélité dont La Beau-
melle et l'ex-capucin Maubcrt ont partagé l'honneur *.
Ils ne réussirent qu'à troubler un moment le repos de celui qu'ils vou-
laient perdre. Ses amis détournèrent la persécution, en prouvant que l'ou-
vrage était falsifié; et la haine des éditeurs le servit malgré eux.
Mais cette infidélité l'obligea d'achever la Pitcelle, et de donner au pu-
blic- un poëme dont l'auteur de Mahomet et du Siècle de Louis XIV n'eut
plus à rougir. Cet ouvrage excita un enthousiasme très-vif dans une classe
nombreuse de lecteurs, tandis que les ennemis de Voltaire afTeclèrent de le
décrier comme indigne d'un philosophe, et presque comme une tache pour
les œuvres et même pour la vie du poète.
Mais si l'on peut regarder comme utile le projet de rendre la superstition
ridicule aux yeux des hommes livrés à la volupté, et destinés, par la fai-
blesse même qui les entraîne au plaisir, à devenir un jour les victimes in-
fortunées ou les instruments dangereux de ce vil tyran de l'humanité; si
l'affectation de l'austérité dans les mœurs, si le prix excessif attaché à leur-
pureté ne fait que servir les hypocrites, qui, en prenartt le masque facile de
la chasteté, peuvent se dispenser de toutes les vertu-, et couvrir d'un voile
sacré les vices les plus funestes à la société, la dureté de cœur, et l'into-
lérance ; si, en accoutumant les hommes à regarder comme autant de crimes
des fautes dont ceux qui ont de l'honneur et de la conscience ne sont pas
exempts, on étend sur les âmes même les plus pures le pouvoir de cette
caste dangereuse qui, pour gouverner et troubler la terre, s'est rendue exclu-
sivement l'interprète de la justice céleste : alors on ne verra dans l'auteur
de la Ptccelle que l'ennemi de l'hypoci'isie et de la superstition.
Voltaire lui-môme, en parlant de La Fontaine, a remarqué ■' avec raison
que des ouvrages où la volupté est mêlée à la plaisanterie amusent l'ima-
gination sans l'échauffer et sans la séduire; et si des images voluptueuses et
gaies sont pour l'imagination une source de plaisirs qui allègent le poids de
l'ennui, diminuent le malheur des privations, délassent un esprit fiitigué
par le travail, remplissent des moments que l'âme abattue ou épuisée ne
peut donner ni à l'action ni à une méditation utile, pourquoi priver les
hommes d'une ressource que leur offre la nature? Queletfct resultera-t-il de
ces lectures? aucun, sinon de disposer les hommes à plus de douceur et
d'indulgence. Ce n'étaient point de pareils livres que lisaient Gérard ou
Clément, et que les satellites de Cromwell portaient à l'arçon de leur selle.
!. L'iionnciir est, je crois, tout entier à Maubert; je ne pense pas que La Bcau-
melle y fût pour rien. (B.)
2. La première édition avouée par l'auteur est de JTG'i.
3. Tome XXX, pages 33U 33L
240 VIE DE VOLTAIRE.
Deux ouvrages bien différents parurent à la môme époque, le poëme sur
la Loi naturelle, et celui de la Deslruclion de Lisbonne. Exposer la morale
dont la raison révèle les principes à tous les hommes, dont ils trouvent la
sanction au fond de leur cœur, et à laquelle le remords les avertit dobéir;
montrer que cette loi générale est la seule qu'un Dieu, père commun des
hommes, ait pu leur donner, puisqu'elle e>t la seule qui soit la même pour
tous; prouver que le devoir des particuliers est de se pardonner réciproque-
ment leurs erreurs, et celui des souverains d'empêcher, par une sage indif-
férence, ces vaines opinions, appuyées par le fanatisme et par l'hypocrisie,
de troubler la paix de leurs peuples : tel est l'objet du poëme de la Loi
naturelle *.
Ce poëme, le plus bel hommage que jamais l'homme ait rendu à la Divi-
nité, excita la colère des dévots, qui l'appelaient le poëme de la Religion
naturelle, quoiqu'il n'y fût question de religion que pour combattre l'into-
lérance, et qu'il ne puisse exister de religion naturelle. Il fut brûlé par le
parlement de Paris, qui commençait à s'effrayer des progrès de la raison
autant que de ceux du molinisme. Conduit à cette époque par quelques
chefs, ou aveuglés par l'orgueil, ou égarés par une fausse politique, il crut
qu'il lui serait plus facile d'arrêter les progrès des lumières que de mériter
le suffrage dos hommes éclairés. Il ne sentit pas le besoin qu'il avait de
l'opimon publique, ou méconnut ceux à qui il était donné de la diriger, et
se déclara l'ennemi des gens de lettres, précisément à l'instant où le suf-
frage des gens de lettres français commençait à exercer quelque influence
sur la France même et sur l'Europe.
Cependant le poëme de Voltaire, commenté depuis dans plusieurs
livres célèbres, e?t encore celui oiî la liaison de la morale avec l'existence
d'un Dieu est exposée avec le plus de force et de raison; et, trente ans plus
tard, ce qui avait été brûlé comme impie eût paru presque un ouvrage reli-
gieux.
Dans le poëme sur le Désastre de Lisbonne -, Voltaire s'abandonne au
sentiment de terreur et de mélancolie que ce malheur lui inspire; il appelle
au milieu de ces ruines sanglantes les tranquilles sectatmrs de l'optimisme ;
il combat leurs froides et puériles raisons avec l'indignation d'un philo-
sophe profondément sensible aux maux de ses semblables; il expose dans
toute leur force les difficultés sur l'origine du mal, et avoue qu'il est impos-
sible à l'homme de les résoudre. Ce poëme, dans lequel, à l'âge de plus de
soixante ans, l'âme de Voltaire, échauffée par la passion de l'humanité, a
toute la verve et lout le feu de la jeunesse, n'est pas le seul ouvrage qu'il
voulut 0(iposer à l'optimisme.
Il publia Ca)idide ^, un de ses chefs-d'œuvre dans le genre des romans
philosophiques, qu'il transporta d'Angleterre en France en le perfection-
nant. Ce genre a le malheur de paraître facile; mais il exige un talent rare,
J. Tome IX, page 433.
2. Publié en 1756.
3. En 1759.
VIE DE VOLT AI UE. 241
celui de savoir exprimer par une plaisanterie, par un trait d'imagination,
ou par les événements mêmes du roman, les résultats d'une philosophie
profonde, sans cesser d'èire naturelle et piquante, sans cesser d'être vraie
Il faut donc choisir ceux de ces résultats qui n'ont besoin ni de développe-
ments ni de preuves; éviter à la fois et ce qui étant commun ne vaut pas la
peine d'être répété, et ce qui, étant ou trop abstrait ou trop neuf encore,
n'est fait que pour un petit nombre d'esprits. Il faut être philosophe, et ne
point le paraître.
En même temps peu de livres de philosophie sont plus utiles; ils sont
lus par des hommes frivoles que le nom seul de philosophe rebute ou
attriste, et que cependant il est important d'arracher aux préjugés, et d'op-
poser au grand nombre de ceux qui sont intéressés à les dé!'endre. Le genre
humain serait condamné à d'éiernelles erreurs si, pour l'en affranchir, il fal-
lait étudier ou médiier les preuves de la vérité. Heureusement la justesse
naturelle de l'esprit y peut suppléer pour les vérités simples, qui sont aussi
les plus nécessaires. Il suffit alors de trouver un moyen de fixer l'attention
des hommes inappliqués, et surtout de graver ces vérilés dans leur mémoire.
Telle est la grande utilité des romans philosophiques, et le mérite de ceux
de Voltaire, où il a surpassé également et ses imitateurs et ses modèles.
Une traduction libre de C Ecclésiasle ^ et d'une partie du Cantique des
Cantiques ^ suivit de près Candide.
On avait persuadé à M™° de Pompadour qu'elle ferait un trait de poli-
tique profonde en prenant le masque de la dévotion; que piir là elle se
mettrait à l'abri des scrupules et de l'inconstance du roi, et qu'en même
temps elle calmerait la haine du peujjle. Elle imagina de faire de Voltaire un
des acteurs de cette comédie. Le duc de La Vallière lui proposa de traduire
les Psmunes et les ouvrages sapientiaiix ; l'édition aurait été faite au
Louvre, et l'auieur serait revenu à Paris, sous la protection de la dévole
favorite. Voltaire ne pouvait devenir hypocrite, pas même pour être car-
dinal, comme on lui en fit entrevoir l'espérance à peu près dans le même
temps. Ces sortes de propositions se font toujours trop tard ; et si on les fai-
sait à temps, elles ne seraient pas d'une politique bien sûre : celui qui devait
être un ennemi dangereux deviendrait souvent un allié plus dangereux
encore. Supposez Calvin ou Luther appelés à la pourpre lorsqu'ils pouvaient
encore l'acrepter sans honte, et voyez ce qu'ils auraient osé. On ne satisfait
pas, avec les hochets de la vanité, les âmes dominées par l'ambition de
régner sur les esprits; on leur fournit des armes nouvelles.
Cepend;itit Voltaire fut tenté de faire quelques essais de traduction, non
pour rétablir si roputalion religieuse, mais pour exercer son talent dans un
genre de plus. Lorsqu'ils parurent, les dévots s'imaginèrent qu'il n'avait
voulu que |)arodier ce qu'il avait traduit, et crièrent au scandale, ils n'ima-
ginaient pas qu;i Voltaire avait adouci et purifié le texte; queson Ecclésiasle
était moins matérialiste, et son Cantique moins indécent, que l'original
1. Tome IX, pngc 481.
2. Tome IX. page 495.
I- 16
242 VIE DU VOLTAIRli.
sacré. Ces ouvrages furent donc encore brûlés. Voltaire s'en vengea par
une lettre remplie à la fois d'humeur et de gaieté ^, où il se moque de cette
hypocrisie de mœurs, vice particulier aux nations modernes de l'Europe,
et qui a contribué plus qu'on ne croit à détruire l'énergie de caractère qui
dislingue les nations antiques.
En 1757 parut la première édition de ses œuvres -, vraiment faite sous
ses yeux. Il avait tout revu avec une attention sévère, fait un choix éclairé,
mais rigoureux, parmi le grand nombre de pièces fugitives échappées à sa
plume, et y avait ajouté son immortel Essai sur les Mœurs et l'Esprit des
nations 'K
Longtemps Voltaire s'était plaint que, chez les modernes surtout, l'his-
toire d'un pays fût celle de ses rois ou de ses chefs; qu'elle ne parlât que
des guerres, des traités, ou des troubles civils; que l'histoire des mœurs,
des arts, des sciences, celle des lois, de l'administration publique, eût été
presque oubliée. Les anciens même, où l'on trouve plus de détails sur les
mœurs, sur la politique intérieure, n'ont fait en général que joindre à l'his-
toire des guerres celle des factions populuires. On croirait, en lisant ces
historiens, que le genre humain n'a été créé que pour servir à faire briller
les talents politiques ou militaires de quelques individus, et que la société a
pour objet, non le bonheur de l'espèce entière, mais le plaisir d'avoir des
révolutions à lire ou à raconter.
Voltaire forma le plan d'une histoire où l'on trouverait ce qu'il importe
le plus aus hommes de connaître : les effets qu'ont produits sur le repos ou
le bonheur des nations les préjugés, les lumières, les vertus ou les vices, les
usages ou les arts des différents siècles.
Il choisit l'époque qui s'étend depuis Charlemagne jusqu'à nos jours;
mais, ne se bornant pas aux seules nations européannes^, un tableau abrégé
de l'état des autres parties du globe, des révolutions qu'elles ont éprouvées,
des opinions qui les gouvernent, ajoute à l'intérêt et à l'instruction. C'était
pour réconcilier M""' du Chàtelet avec l'étude de l'histoire qu'il avait entre-
pris ce travail immense, qui le força de se livrer à des recherches d'érudi-
tion qu'on aurait crues incompatibles avec la mobilité de son imagination
et l'activité de son esprit. L'idée d'être utile le soutenait; et l'érudition ne
pouvait être ennuyeuse pour un homme qui, s'amusantdu ridicule, et ayant
1. Lettre de M. Èratou à M. Clocpitre, aumônier de S. A. S. M. le landgrave,
tome IX, page 497.
2. L'édition faite à Genève par les frères Cramer porte en effet le titre de Pre-
mière édition. Il y en a des exemplaires sous la date de 1756, et d'autres avec la
date de 1757. Mais cette édition, faite par les frères Cramer, n'était pas la pre-
mière des OEuvres de Voltaire; voyez la Préface de Beuchot en tête du présent
volume, et la Notice bibliographique à la fin du tome L.
3. Les premières éditions, données par l'auteur, étaient intitulées Essai sur
l'Histoire générale, etc. ; mais avant ces éditions on avait imprimé, en 1753, deux
volumes in-12 avec le nom de Voltaire, sous le titre d'Abrégé de r Histoire univer-
selle.
4. Voltaire avait adopté ce mot; voyez sa note, tome V, page 298.
VIE DE VOLTAIRE. 243
la sagacilé de le saisir, en trouvait une source inépuisable dans les absur-
dités spéculatives ou pratiques de nos pères, et dans la sottise de ceux qui
les ont transmises ou commentées en les admirant avec une bonne loi ou
une hypocrisie également risibles.
Un tel ouvrage ne pouvait plaire qu'à des philosophe?. On l'accusa d'être
frivole, parce qu'il était clair, et qu'on le lisait sans fatigue; on prétendit
qu'il était inexact, parce qu'il s'y trouvait des erreurs de noms et de dates
absolument indifférentes; et il est prouvé, par les reproches mêmes des cri-
tiques qui se sont déchaînés contre lui, que jamais, dans une histoire si
étendue, aucun historien n'a été plus fidèle '. On l'a souvent accusé de par-
tialité, parce qu'il s'élevait contre des préjugés que la pusillanimité ou la
bassesse avait trop longtemps ménagés : et il est aisé de prouver que, loin
d'exagérer les crimes du despotisme sacerdotal, il en a plutôt diminué le
nombre et adouci l'atrocité ^. Enfin on a trouvé mauvais que, dans ce tableau
d'horreurs et de folies, il ait quelquefois répandu sur celles-ci les traits de
la plaisanterie, qu'il n'ait pas toujours parlé sérieusement des exti-avagances
humaines, comme si elles cessaient d'être ridicules parce qu'elles ont été
souvent dangereuses.
Ces préjugés, que des corps puissants étaient intéressés à répandre, ne
sont pas encore détruits. L'habitude de voir presque touj«ours la lourdeur
réunie à l'exactitude, de trouver à côté des décisions de la critique l'écha-
faudage insipide employé pour les former, a fait prendre celle de ne regar-
der comme exact que ce qui porte l'empreinte de la pédanterie. On s'est
accoutumé à voir l'ennui accompagner la fidélité historique, comme à voir
les hommes de certaines professions porter des couleurs lugubres. D'ailleurs
les gens d'esprit ne tirent aucune vanité d'un mérite que des sots peuvent
partager avec eux; et on croit qu'ils ne l'ont point, parce qu'ils sont les seuls
à ne pas s'en vanter. Les Voyages du jeune Anacharsis détruiront peut-
être cette opinion trop accréditée ^.
1. Voici deux grands témoignages en faveur de Voltaire :
« J'ai (dit l'iobeitson dans son Introduction à l'Histoire de Charles-Quint)
suivi Voltaire dans mes recherches; et il m'a indiqué non-seulement les faits sur
lesquels il était important de m'arrôter, mais encore les conséquences qu'il en
fallait tirer : s'il avait en môme temps cité les livres originaux où les détails
peuvent se trouver, il m'aurait épargné une partie considérable de mon travail,
et plusieurs de ses lecteurs, qui ne le regardent que comme un écrivain agréable
et intéressant, verraient encore en lui un historien savant et profond. »
« Nous ne douions pas (dit M. de Chateaubriand, Gétiia du Christianisme,
partie III, livre m, cliapitre vi) que Voltaire, s'il avait été chrétien, n'eût excellé
en histoire : il ne lui manquait que de la gravité, et, malgré ses imperfections,
c'est peut-être encore, après liossuet, le premier historien de Fi-ance. »
2. Voltaire a essayé de disculper Alexandre VI; voyez tome \I, page 190; et
XXVII, 29 i.
3. C'est en 1789 que parut le soi.vante-dixième volume de l'édition "des OEuvrcs
de Voltaire, faite à Kehl ; volume dans lequel est la Vie de Voltaire par ConJor-
cet. C'est l'année [irécédento qu'avait été donnée la première édition des Voyages
du jeune Anacharsis, par l'abbé Barthélémy.
244 VIE DE VOLTAIRE.
Mais VEssai de Voltaire sera toujours, pour les hommes qui exercenc
leur raison, une lecture délicieuse par le choix des objets que l'auteur a
présentés, par la rapidité du style, par l'amour de la vérilé et de l'humanité
qui en anime toutes les pages, par cet art de présenter des contrastes
piquants, des rapprochements inattendus, sans cessen d'être naturel et
facile; d'offrir, dans un style toujours simple, de grands résultats et des
idées profondes. Ce n'est pas Ihistoire des siècles que l'auteur a par-
courue, mais ce qu'on aurait voulu retenir de la lecture de l'histoire, ce
qu"on aimerait à s'en rappeler.
En même temps peu de livres seraient plus utiles dans une éducation
raisonnable. On y apprendrait, avec les faits, l'art de les voir et de les
juger ; on y apprendrait à exercer sa raison dans son indépendance natu-
relle, sans laquelle elle n'est plus que l'instrument servile des préjugés; on
y apprendrait enfin à mépriser la superstition, à craindre le fanatisme, à
détester l'intolérance, à haïr la tyrannie sans cesser d'aimer la paix, et cette
douceur de mœurs aussi nécessaire au bonheur des nations que la sagesse
même des lois.
Jusqu'ici, dans l'éducation publique ou particulière, également dirigées
par des préjugés, les jeunes gens n'apprennent l'histoire que défigurée par
des compilateurs vils ou superstitieux. Si, depuis la publication de VEssai
de Voltaire, deux hommes, l'abbé de Condillac et l'abbé Miliot, ont mérité
de n'être pas confondus dans cette classe, gênés par leur état, ils ont trop
laisséà deviner; pour les bien entendre, il faut n'avoir plus besoin de s'ins-
truire avec eux.
Cet ouvrage plaça Voltaire dans la classe des historiens originaux; et il
a l'honneur d'avoir fait, dans la manière d'écrire l'histoire, une révolution
dont à la vérilé l'Angleterre a presque seule profité jusqu'ici. Hume, Robert-
son, Gibbon, Watson, peuvent, à quelques égards, être regardés comme
sortis de son école. L'histoire de Voltaire a encore un autre avantage; c'est
qu'elle peut être enseignée en Angleterre comme en Russie, en Vir-
ginie comme a Berne ou à Venise. Il n'y a placé que ces vérités dont tous
les gouvernements peuvent convenir : qu'on laisse à la raison humaine le
droit de s'éclairer, que le citoyen jouisse de sa liberté naturelle, que les lois
soient douces, que la religion soit tolérante; il ne va pas [)lus loin. C'est à
tous les hommes qu'il s'adresse, et il ne leur dit que ce qui peut les éclairer
également, sans révolier aucune de ces opinions qui, liées avec les consti-
tutions et les intérêts d'un pays, ne peuvent céder à la rai:on, tant que la
destruction des erreurs plus générales ne lui aura point ouvert un accès
plus facile.
A la tête de ses poésies fugitives, Voltaire avait placé, dans cette édi-
tion, une épllre adossée à sa maison des Délices^, ou |<lutôt un hymne à la
liberté : elle suffirait pour répondre à ceux qui, dans leur zèle aristocratique,
l'ont accusé d'en être l'ennemi. Dans ces pièces, où régnent tour à tour la
J. UauLeur arrivant dans sa terre prés du lac de Genève, tome X, page 362.
VIE DE VOLTAIRE. 24o
gaieté, le sentiment, ou la galanterie, Voltaire ne cherche point à être poëte,
mais des beautés poétiques de tous les genres semblent lui écliapper malgré
lui. II ne cherche point à montrer de la philosophie, mais il a toujours celle
qui convient au sujet, aux circonstances, aux personnes. Dans ces poésies,
comme dans les romans, il faut que la philosophie de l'ouvrage paraisse au-
dessous de la philosophie de l'auteur. Il en est dî ces écrits commfl des
livres élémentaire?, qui ne peuvent être bien fai's à moins que l'auteur n'en
sache beaucoup au delà dô ce qu'ils contiennent. Et c'est par cette raison
que dans ces genres, regardés comme frivoles, le? premières places ne peu-
vent appartenir qu'à des himmes d'une raison supérieure.
Celte même année fut l'époque d'une réconciliation entre Voltaire et son
ancien disciple. Les Autrichiens, déjà au milieu de la Silésie, étaient près
d'en achever la conquête ; une armée française était sur les frontières du
Brandebourg. Les Russes, déjà maîtres de la Prusse, menaçaient la Poméra-
nie et les Marchps; la monarchie prussienne paraissait anéantie, et le prince
qui l'avait fondée n'avait plus d'autre ressource que de s'enterrer sous ses
ruines, et de sauv.r sa gloire en périssant au milieu d'u' e victoire. La
margrave de Baireuth aimait tendrement son frère ; la chute de sa maison
l'afiligeait; elle savait combien la France agissait contre ses intérêts en pro-
diguant son sang et ses trésors pour assurer à la maison d'Autriche la sou-
veraineté de l'Allemagne; mais le ministre de France avait à se plaindre
d'un vers du roi de Prusse. La marquise de Pompadour ne lui pardonnait
pas d'avoii- feint d'ignorer son existence politique, et on avait eu soin de lui
enseigner aussi des vers que finfidélité d'un copiste avait fait tomber entre
les mains du ministre de Saxe. Il fallait donc faire adopter l'idée de négo-
cier à des ennemis aigris par des injures personnelles, au moment môme où
ils se croyaient assurés d'une victoire facile. La margrave eut recDurs à
Voltaire, qui s'adressa au cardinal de Tencin, sachant que ce ministre, ou-
blié depuis la mort de Fleury, qui l'employait en le méprisant, avait con-
servé avec le roi une correspondance particulière. Tencin écrivit, mais il
reçut pour toute réponse l'ordre du ministre des alTaires étrangères de re-
fuser la négociation par une lettre dont on lui avait môme envoyé le mo-
dèb. Le vieux politique, qui n'avait pas voulu donner à dîner à Voltaire
pour ménager la cour, ne se consola point de s'être brouillé avec elle par sa
complaisance pour lui ; et le chagrin de cette petite mortification abrégea
ses jours. Étant plus jeune, des aventures plus cruelles n'avaient fait que
redoubler et enhardir son talent pour l'intrigue, parce qut^ l'espérance le
soutenait et qu'il était du nombre des hommes que le crédit et les dignités
consolent de la honte; mais alors il voyait se rompre le dernier fil qui le
liait encore à la faveur.
Voltaire entama une autre négociation non moins inutile par le maréchal
de Richelieu. Une troisième enfin, quelques années plus tard, fut conduite
jusqu'à obtenir de M. de Choi?eul qu'il recevrait un envoyé secret du roi de
Prusse. Cet envoyé fut découvert par les agents de l'impératrice-reine, et,
soit faiblesse, soit que M. de Choiseul eût agi sans consulter M""= de
Pompadour, il fui arrêté, et ses papiers fouillés : violation du droit des gens
246 VIE DE VOLTAIRE.
qui se perd dans la foule des petits crimes que les politiques se permettent
sans remords.
Dans cette époque si dangereuse et si brillante pour le roi de Prusse,
Voltaire paraissait tantôt reprendre son ancienne arnitié, tantôt ne conserver
que la mémcire de Francfort. C'est alors qu'il composa ces ^Mémoires singu-
liers, où le souvenir profond d'un juste ressentiment n'étouffe ni la gaieté ni
la justice. Il les avait généreusement condamnés à l'oubli; le hasard les a
conservés, pour venger le génie des attentats du pouvoir.
La margrave de Baireuth mourut ^ au milieu de la guerre. Le roi de
Prusse écrivit à Voltaire pour le prier de donner au nom de sa sœur une
immortalité dont ses vertus aimables et indulgentes, son âme également su-
périeure aux préugés, à la grandeur et aux revers, l'avaient rendue digne.
L'ode que Voltaire a consacrée à sa mémoire- est remplie d'une sensibilité
douce, d'une philosophie nmple et touchante. Ce genre est un de ceux où
il a eu le moins de succès, puisqu'on y exige une perfection qu'il ne put ja-
mais se résoudre à chercher dans les petits ouvrages, et que sa raison ne
pouvait se prêter à cet enthousiasme de commande qu'on dit convenir à
l'ode. Celles de Voltaire ne sont que des pièces fugitives où l'on retrouve le
grand poë e, le poè'te philosophe, mais gêné et contraint par une forme qui
ne convenait pas à la liberté de son génie. Cependant il faut avouer que les
stances à une princesse sur le jeu ^, et surtout ces stances ciiarmantes sur la
vieillesse *,
Si vous voulez que j'aime encore, etc.,
sont des odes anacréontiques fort au-dessus de celles d'Horace, qui ce-
pendant, du moins pour les gens d'un goût un peu moderne, a surpassé son
modèle.
La F rance, si supérieure aux autres nations dans la tragédie et la comédie,
n'a point été aussi iieureuse en poêles lyriques. Les odes de Rousseau n'of-
frent guère qu'une poésie harmonieuse et im|iosante, mais vide d'idées, ou
remplie de pensées fausses. Lamotte, plus ingénieux, n'a connu ni l'harmo-
nie ni la poésie du style ; et on cite à peine des autres poètes un petit nombre
de strophes.
Voltaire était encore à Berlin lorsque MM. Diderot et d'Alembert for-
mèrent le projet de V Encyclopédie^ et en publièrent le premier volume^.
Un ouvrage qui devait renfermer les vérités de toutes les sciences, tracer
entre elles des lignes de communication, entrepris par deux hommes qui
joignaient à des connaissances étendues ou profondes beaucoup d'esprit, et
une philosophie libre et courageuse, parut aux yeux pénétrants de Voltaire
Le 14 octobre 1758.
Elle est tome VJII, page 462.
Tome Vm, page 517.
Tome Vin, page 512.
En 1751.
VIE DE VOLTAIRE 247
le coup le plus terrible que l'on pût porter aux préjugés. L'Encyclopédie
devenait le livre de tous les hommes qui aiment à s'instruire, et surtout de
ceux qui, sans être habituellement occupés de cultiver leur esprit, sont ja-
loux cependant de pouvoir acquérir une instruction facile sur chaque objet
qui excite en eux quelque intérêt passager ou durable. C'est un dépôt où
ceux qui n'ont pas le temps de se former des idées d'après eux-mêmes
devaient aller chercher celles qu'avaient eues les hommes les plus éclairés
et les plus célèbres; dans lequel enfin les erreurs respectées seraient ou
trahies parla faiblesse de leurs preuves, ou ébranlées par le seul voisinage
des vérités qui en sapent les fondements.
Voltaire, retiré à Ferney, donna pour V Encyclopédie un petit nombre
d'articles de lillérature ^; il en prépara quelques-uns de philosophie, mais
avec moins de zèle, parce qu'il sentait qu'en ce genre les éditeurs avaient
moins besoin de lui, et qu'en général si ses grands ouvrages en vers ont été
faits pour sa gloire, il n'a presque jamais écrit en prose que dans des vues
d'utilité générale. Cependant les mêmes raisons qui l'intéressaient au pro-
grès de X Encyclopédie suscitèrent à cet ouvrage une foule d'ennemis.
Composé ou applaudi par les hommes les plus célèbres de la nation, il devint
comme une espèce de m.arque qui séparait les littérateurs distingués, et
ceux qui s'honoraient d'être leurs disciples ou leurs amis, de cette foule
d'écrivains obscurs et jaloux qui, dans la triste impuissance de donner aux
hommes ou des vérités nouvelles ou de nouveaux plaisirs, haïssent ou dé-
chirent ceux que la nature a mieux traités.
Un ouvrage où l'on devait parler avec franchise et avec liberté de théo-
logie, de morale, de jurisprudence, de législation, d'économie publique,
devait effrayer tous les partis politiques ou religieux, et tous les pouvoirs
secondaires qui craignaient d'y voir discuter leur utilité et leurs litres. L'in-
surrection fut générale. Le Journal de Trévoux^ la Gazelle ecclésiastique,
les journaux satiriques, les jésuites et les jansénistes, le clergé, les parle-
ments, tous, sans cesser de se combattre ou de se haïr, se réunirent contre
V Encyclopédie. Elle succomba. On fut obligé d'achever et d'imprimer en
secret cet ouvrage, à la perfection duquel la liberté et la publicité étaient si
nécessaires; et le plus beau monument dont jamais l'esprit humain ait conçu
l'idée serait demeuré imparfait sans le courage de Diderot, sans le zèle d'un
grand nombre de savants et de littérateurs distingués que la persécution
ne put arrêter.
Heureusement l'honneur d'avoir donné V Encyclopédie à l'Europe com-
pensa pour la France la honte do l'avoir persécutée. Elle fut regardée avec
justice comme l'ouvrage de la nation, et la persécution comme celui d'une
jalousie ou d'une politicpie également méprisables.
Mais la guerre dont V Encyclopédie était l'occasion ne cessa point avec la
proscription de l'ouvrage. Ses principaux auteurs et leurs amis, désignés par
les noms de philosophes et d'encyclopédistes^ qui devenaient des injures
1. Pour les lettres E, F, G, IL lis ont été placés juir les éditeurs de Kclil, et
laissés dans le Dictionnaire philosophique.
248 VIE DE VOLTAIRE.
dans la langue des ennemis de la raison, furent forcés de se réunir par la
persécution même, et Voltaire se trouva naturellement leur chef par son
âge^ par sa célébriié, son zèle et son génie. 11 avait depuis longtemps des
amis et un grand nombre d'admirateuis; alors il eut un parti. La persécu-
tion rallia sous son étendard tous les hommes de quelque mérite, que peut-
être sa supériorité aurait écartés de lui, comme elle en avait éloigné leurs
prédécesseurs ; et l'enthousiasme prit enfin la place de l'ancienne injustice.
C'est dans l'année 4 760 que cette guerre littéraire fut la plus vive. Le-
franc de Pompignau, littérateur estimable et poëte médiocre, dont il reste
une belle strophe ', et une tragédie faible - où le génie de Virgile et de
Métastase n'ont pu le soutenir, fut ap[)elé à l'Académie française. Revêtu
d'une charge de magistrature, il crut que sa dignité, autant que ses ou-
vrages, le dispensait de toute reconnaissance; il se permit d'insulter, dans
son discours de réception, les hommes dont le nom faisait le plus d'honneur
à la société qui daignait le recevoir, et désigna clairement Voltaire, en l'ac-
cusant d'incrédulité et de mensonge ^. Bientôt après, Palissot, instrument
vénal de la haine d'une femme, met les philosophes sur le théâtre. Les lois
qui défendent déjouer les personnes sont muettes. La magistrature trahit
son devoir, et voit, avec une joie maligne, immoler sur la scène les hommes
dont elle craint les lumières et le pouvoir sur l'opinion, sans songer qu'en
ouviant la carrière à la satire, elle s'expose à en partager les traits. Crébil-
lon déshonore sa vieillesse en approuvant la pièce. Le duc de Choiseul, alors
ministre en crédit, protège celte indignité, par faiblesse pour la même
femme* dont Palissot servait le ressentiment. Les journaux répètent les
insultes du théâtre. Cependant Voltaire se réveille. Le pauvre Diable , le
Russe à Paris, la Vanité^ une foule de plaisanteries en prose se succèdent
avec une étonnante rapidité.
Lefranc de Pompignan se plaint au roi, se plaint à l'Académie, et voit
avec une douleur impuissante que le nom de Voltaire y écrjise le sien.
Chaque démarche multiplie les traits que toutes les bouches répètent, et les
vers pour jamais attachés à son nom. Il propose ii un protecteur auguste de
manquer à ce qu'il s'est promis a lui-même, en retournant à l'Académie
pour donner sa voix à un homme auquel le prince s'intéressait; il n'obtient
qu'un refus poli de ce sacrifice, a le malheur, en se retirant, d'entendre ré-
péter par son protecteur '' môme ce vers si terrible :
Et l'ami Pompignan pense être quelque choses;
1. La neuvième de l'ode sur la mort de J.-B. Rousseau, commençant par :
Le Nil a vu sur ses rivages, etc.
2. Dklon.
3. Lefranc de Pompignan se sert dans son discours de ces expressions : Des
écrivains, très-suspecls d'ailleurs dans leur croyance, qu'il applique évidemment
à Voltaire. (B.)
4. La princesse de Robecq.
5. Le dauphin,
G. C'est le dernier de la satire intitulée la Vanité: voyez tome X, page 118.
VIE DE VOLTAIRE. 249
et va cacher dans sa province son orgueil humilié et son ambition trompée:
exemple effrayant, mais salutaire, du pouvoir du génie et des dangers de
l'hypocrisie littéraire.
Fréron, ex-jésuite comme Desfontaines, lui avait succédé dans le métier
de flatter, par des satires périodiques, l'envie des ennemis de la vérité, de
la raison et des talents. Il s'était dislingué dans la guerre contre les philo-
sophes. Voltaire, qui depuis longtemps supportait ses injures, en fit justice,
et vengea ses amis. Il introduisit dans la comédie de VÈcossaise ^ un jour-
naliste méchant, calomniateur et vénal : le parterre y reconnut Fréron, qui,
livré au mépris public dans une pièce que des scènes altendrissanles et le
caractère original et piquant du bon et brusque Freeport devaient conserver
au théâtre, fut condamné à traîner le reste de sa vie un nom ridicule et
déshonoré. Fréron, en applaudissant à l'insulte faite aux philosophes, avait
perdu le droit de se plaindre; et ses prolecteurs aimèrent mieux l'abandon-
ner que d'avouer une partialité trop révoltante.
D'autres ennemis moins acharnés avaient été ou corrigés ou punis; et
Voltaire, triomphant au milieu de ces victimes immolées à la raison et à sa
gloire, envoya au théâtre, à soixante-six ans, le chef-d'œuvre de Tancrêde.
La pièce fut dédiée à la marquise dePompadour -. C'était le fruit de l'adresse
avec laquelle Voltaire avait su, sans blesser le duc de Choiseul, venger les
philosophes, dont les adversaires avaient obtenu de ce ministre une protec-
tion passagère. Celte dédicace apprenait à ses ennemis que leurs calomnies
ne compromettraient pas davantage sa sûreté que leurs critiques ne nui-
raient à sa gloire; et c'était mettre le comble à sa vengeance.
Cette même année, il apprend qu'une petite-nièce de Corneille languis-
sait dans un état indigne de son nom : « C'est le devoir d'un soldat de
secourir la nièce de son général », s'écrie-t-il ^. M'"^ Corneille fut appelée
à Ferney; elle y reçut l'éducation qui convenait à l'état que sa naissance
lui marquait dans la société. Voltaire porta même la délicatesse jusqu'à ne
pas souffrir que l'établissement de M"* Corneille parût un de ses bienfaits;
il voulut qu'elle le dût aux ouvrages de son oncle. Il en entreprit une édi-
tion avec des notes. Le créateur du théâtre français, commenté par celui qui
avait porté ce théâtre à sa perfection; un homme de génie né dans un temps
où le goût n'était pas encore formé, jugé par un rival qui joignait au génie
le don presque aussi rare d'un goût sûr sans être sévère, délicat sans être
timide, éclairé enfin par une longue et heureuse expérience de l'art : voilà
ce qu'offrait cet ouvrage. Voltaire y pnrle des défauts de Corneille avec
franchise, de ses beautés avec enthousiasme. Jamais on n'avait jugé Corneille
avec tant de rigueur, jamais on ne l'avait loué avec un sentiment plus pro-
fond et plus vrai. Occupé d'instruire et la jeunesse française et ceux des
étrangers qui cultivent notre littérature, il ne pardonne point aux vices du
langage, à l'exagération, aux fautes contre la bienséance ou contre le goût;
1 . Tome Y, page 399.
2. Voyez celte dédicace, tome V, page 495.
3. Lettre à Le Brun, du 7 novembre 1760.
250 Vlli DE VOLTAIRE.
mais il apprend en même temps à reconnaître les progrès que l'art doit à
Corneille, l'élévation extraordinaire de son esprit, la beauté presque inimi-
table de sa poésie dans les morceaux que son génie lui a inspirés, et ces
mots profonds ou sublimes qui naissent subitement du fond des situations,
ou qui peignent d'un trait de grands caractères.
La foule des littérateurs lui reprocha néanmoins d'avoir voulu avilir Cor-
neille par une ba>se jalousie, tandis que partout, dans ce commentaire, il
saisit, il semble chercher les occasions de répandre son admiration pour
Racine, rival plus dangereux, qu'il n'a surpassé que dans quelques parties
de l'art tragique, et dont, au milieu de sa gloire, il eût pu envier la per-
fection désespérante.
Cependant, tranquille dans sa retraite, occupé de continuer la guerre
heureuse qu'il faisait aux préjugés, Voltaire voit arriver une famille infor-
tunée dont le chef a été traîné sur la roue par des juges fanatiques, instru-
ments des passions féroces d'un peuple superstitieux. Jl apprend que Cidas,
vieillard infirme, a été accusé d'avoir pendu son fils, jeune et vigoureux, au
milieu de sa famille, en présence d'une servante catholique; qu'il avait été
porté à ce crime par la crainte de voir embrasser la religion catholique à ce
fils, qui passait Fa vie dans les salles d'armes et dans les billards, et dont
personne, au milieu de l'effervescence générale, ne put jamais citer un seul
mot, une seule démarche, qui annonçassent un pareil dessein; tandis qu'un
autre fils de Calas, déjà converti, jouissait d'une pension que ce père très-
peu riche consentait à lui faire. Jamais, dans un événement de ce genre, un
tel concours de circonstances n'avait plus éloigné les soupçons d'un crime,
plus forlifié les raisons de croire à un suicide. La conduite du jeune homme,
son caractère, le genre de ses lectures, tout confirmait cette idée. Cependant
un capitoul ^ dont la tête ardente et faible était enivrée de superstition, et
dont la haine pour les protestants u'hésilait pas à leur imputer des crimes,
fait arrêter la famille entière. Bientôt la populace catholique s'échauffe : le
jeune homme est un martyr. Des confréries de pénitents, qui, à la honte
de la nation, subsistent encore à Toulouse, lui font un service solennel, où
l'on place son image tenant d'une main la palme du martyre, et de l'autre
la plume qui devait signer l'abjuration.
On répand bientôt que la religion protestante prescrit aux pères d'a=sas-
siner leurs enfants quand ils veulent abjurer; que, pour plus de sûreté, on
élit, dans les assemblées du désert, le bourreau de la secte. Le tribunal
inférieur, conduit par le furieux David, prononce que le malheureux Calas
est coupable. Le parlement confirme le jugement à cette pluralité très-
faible, malheureusement regardée comme suffisante par notre absurde juris-
prudence. Condamné à la roue et à la question, ce père infortuné meurt en
protestant qu'il n'est pas coupable, et les juges absolvent sa famille, com-
plice nécessaire du crime ou de l'innocence de son chef.
Celte famille, ruinée et flétrie par le préjugé, va chercher chez les
hommes d'une même croyance une retraite, des secours, et surtout des
1. David.
VIE DE VOLTAIRE. 251
consolations. Elle s'arrête auprès de Genève. Voltaire, allendri et indigné,
se fait instruire de ces horribles détails, et, bientôt sûr de l'innocence du
malheureux Calas, il o>e concevoir l'espérance d'obtenir justice. Le zèle
des avocats est excité, et leur coura£;e soutenu par ses letties. Il intéresse à
la cause de l'humanité l'âme naturellement sensible du duc de Choiscul. La
réputation de Tronchin avait appelé à Genève la duchesse d'Enville, arrière-
petite-fille de l'auteur des Maximes, supérieure à la superstition par son
caractère comme par ses lumières, sachant faire le bien avec activité comme
avec courage, embellissant par une modestie sans faste l'énergie de ses
vertus; sa haine pour le fanatisme et pour l'oppression assurait aux Calas
une protectrice dont les obstacles et les lenteurs ne ralentiraient pas le zèle.
Le procès fut commencé. Aux mémoires des avocats, trop remplis de lon-
gueurs et de déclamations, Voltaire joignait des écrits plus couits, sédui-
sants par le style, propres tantôt à exciter la pitié, tantôt à réveiller l'indi-
gnation publique, si prompte à se calmer dans une nation alors trop
étrangère à ses oropres intérêts. En plaidant la cause de Calas, il soutenait
celle de la tolérance : car c'était beaucoup alors de prononcer ce nom,
rejeté aujourd'hui avec indignation par les hommes qui pensent, comme
paraissant reconnaître le droit de donner des chaînes à la pensée et à la
conscience. Des lettres remplies de ces louanges fines qu'il savait répandre
avec tant de grâce animaient le zèle des défenseurs, des protecteurs et des
juges. C'est en promettant l'immortalité qu'il demandait justice.
L'arrêt de Toulouse fut cassé. Le duc de Choiseul eut la sagesse et le
courage de faire renvoyer à un tribunal des maîtres des requêtes cette cause
devenue celle de tous les parlements, dont les préjugés et l'esprit de corps
ne permettaient point d'espérer un jugement équitable. Enfin Calas fut
déclaré innocent ^ Sa mémoire fut réhabilitée; et un niinistre généreux fit
réparer, par le trésor public, le tort que l'injustice des juges avait fait à la
fortune de cecle famille aussi respectable que malheureuse ; mais il n'alla
point jusqu'à forcer le parlement de Languedoc à reconnaître l'arrêt qui
détruisait une de ses injustices. Ce tribunal préféra la triste vanité de per-
sévérer dans son erreur à l'honneur de s'en repentir et de la réparer.
Cependant les applaudissements de la France et de l'Europe parvinrent
jusqu'à Toulouse, et le malheureux David, succombant sous le [)oids du
remords et de la honte, perdit bientôt la raison et la vie. Cette affaire, si
grande en elle-même, si importante par ses suites, puisqu'elle rymena sur
les crimes de l'intolérance, et la nécessité de les prévenir, les regards et
les vœux de la France et de l'Europe, cette affaire occupa l'âme de Voltaire
pendant plus de trois années. « Durant tout ce temps, disait-il, il ne m'est
pas échappé un sourire, que je ne me le sois reproché comme un crime. »
Son nom, cher depuis longtemps aux amis éclairés de l'humanité, comme
celui de son plus zélé, de son plus infatigable défenseur, ce nom fut alors
béni par cette foule de citoyens qui, voués à la persécution depuis quatre-
vingts ans, voyaient enfin s'élever une voix pour leur défense. Quand il
1. Le 9 mars 1705, troisième anniversaire du supplice de Jean Calas.
252 VIE DE VOLTAIRE.
revint à Paris, en 1778, un jour que le public l'entourait sur le Pont-Royal,
on demanda à une femme du peuple qui était cet homme qui traînait la
fouie après lui : « Ne savez-vous pas, dit-elle, que c'est le sauveur des
Calas? M II sut cette réponse, et au milieu de toutes les marques d'admira-
tion qui lui furent prodiguées, ce fut ce qui le toucha le plus.
Peu de temps après la malheureuse mort de Calas ^, une jeune fille delà
même province, qui, suivant un usage barbare, avait été enlevée à ses
parents et renfermée dans un couvent dans l'intention d'aider, par des
moyens humains, la grâce de la foi, lassée des mauvais traitements qu'elle y
essuyait, s'échappa, et fut retrouvée dans un puits. Le prêtre qui avait sol-
licité la lettre de cachet, les religieuses qui avaient usé avec barbarie du
pouvoir qu'elle leur donnait sur cette infortunée, pouvaient sans doute
mériter une punition; mais c'est sur la famille de la victime que le fanatisme
veut la faire tomber. Le reproche calomnieux qui avait conduit Calas au
supplice se renouvelle avec une nouvelle fureur. Sirven a heureusement le
temps de se sauver; et, condamné à la mort par contumace, il va chercher
un refuge auprès du protecteur des Calas; mais sa femme, qu'il traîne après
lui, succombe à sa douleur, à la fatigue d'un voyage entrepris îx pied au
milieu des neiges.
La forme obligeait Sirven à se présenter devant ce même parlement de
Toulouse qui avait ver^é le sang de Calas. Voltaire fil des tentatives pour
obtenir d'autres juges. Le duc de Choiseul ménageait alors les parlements,
qui, après la chute de son crédit sur la marquise de Pompadour, et ensuite
après sa mort, lui étaient devenus utiles, tantôt pour le délivrer d'un
ennemi, tantôt pour lui donner les moyens de se rendre nécessaire par l'art
avec lequel il savait calmer leurs mouvements, que souvent lui-même avait
excités.
Il fallut donc que Sirven se déterminât à comparaître à Toulouse ; mais
Voltaire avait su pourvoir à sa sûreté, et préparer son succqs. Il avait des
disciples dans le parlement. Des avocats habiles voulurent partager la gloire
que ceux de Paris avaient acouise en défendant Calas. Le parti de la to'é-
. rance était devenu puissant dans cette ville même : en peu d'années les
ouvrages de Voltaire avaient changé les esprits; on n'avait plaint Calas
qu'avec une horreur muette; Sirven eut des protecteurs déclarés, grâce à
l'éloquence de Voltaire, à ce talent de répandre à propos des vérités et des
louanges. Ce parti l'emporta sur celui des pénitents, et Sirven fut sauvé.
Les jésuites s'étaient emparés du bien d'une famille de gentilshommes^
que leur pauvreté empêchait d'y rentrer. Voltaire leur en donna les moyens,
et les oppresseurs de tous les genres, qui depuis longtemps craignaient ses
écrits, apprirent à redouter son activité, sa générosité et son courage.
Ce dernier événement précéda de très-peu la destruction des jésuites.
1. Le suicide de Calas fils est du 13 octobre 1761 ; la condamnation du père,
du 9 mars 1762. C'était le 4 janvier 1762 qu'on avait trouvé dans un puits le ca-
davre d'une fille de Sirven.
2. Desprez de Crassy.
VIE DE VOLÏxMUE. 233
Voltaire, élevé par eux, avait conservé des relations avec ses anciens
maîtres; tant qu'ils vécurent, ils empêchèrent leurs confrères de se déchaî-
ner ouvertement contre lui; et Voltaire ménagea les jésuites, et par considé-
ration pour ces liaisons de sa jeunesse, et pour avoir quelques alliés dans
le parti qui dominait alors parmi les dévots. Mais, après leur mort, fatigué
des clameurs du Journal de Trévoux, qui par d'éternelles accusations
d'impiété semblait appeler la persécution sur sa tête, il ne garda plus les
mêmes ménagements; et son zèle pour la défense des opprimés ne s'étendit
point jusque sur les jésuites.
Il se réjouit de la destruction d'un ordre ami des lettres, mais ennemi
de la raison, qui eût voulu éloutrer tous les talents, ou les a'.lirer dans son
sein pour les coriompre, en les employant à servir ses projets, et tenir le
genre humain dans l enfance pour le gouverner. Mais il plaignit les indivi-
dus traités avec barbarie par la haine des jansénistes, et retira chez lui un
jésuite, pour montrer aux dévots que la véritable humanité ne connaît que le
malheur, et oublie les opinions. Le Père Adam \ à qui son séjour à Ferney
donna une sorte de célébrité, n'était pas absolument inutile à son hôte; il
jouait avec lui aux échecs, et y jouait avec assez d'adresse pour cacher
quelquefois sa supériorité. 11 lui épargnait des recherches d'érudition; il lui
servait même d'aumônier, parce que Voltaire voulait pouvoir opposer aux
accusations d'impiété sa fidélité à remplir les devoirs extérieurs de la reli-
gion romaine.
Il se préparait alors une grande révolution dans les esprits. Depuis la "
renaissance de la philosophie, la religion exclusivement établie dans toute
l'Europe n'avait été attaquée qu'en Angleterre. Leibnitz, Fonteneile, et les
autres philosophes moins célèbres accusés de penser librement, l'avaient
respectée dans leurs écrits. Bayle lui-môme, par une précaution nécessaire
à sa sûreté, avait l'air, en se permettant toutes les objections, de vouloir
prouver uniquement que la révélation seule peut les résoudre, et d'avoir
formé le projet d'élever la foi en rabaissant la raison. Chez les Anglais, ces
attaques eurent peu de succès et de suite. La partie la plus puissante de la
nation crut qu'il lui était utile de laisser le peuple dans les ténèbres, appa-
remment pour que l'habitude d'adorer les mystères de la Bible fortifiât sa
foi pour ceux de la constitution; et ils firent comme une espèce de bien-
séance sociale du resijcct pour la religion établie. D'ailleurs, dans un pays
1. Antoine Adam avait professé quinze ans la rliétorique à Dijon. Maljyré ce
qu'on a dit, ce n'est point à Colinar que Voltaire le connut (voyez Moa Séjour,
par Colini, page 118). Ce fut à la lin de 1763 qu'il fut placé, par d'Alembert,
auprès de Voltaire. M. Feydel {Un Cahier liUérairc, page 5) dit que le jésuite
était l'espion de sa société auprès du pliilosoplie de Ferney, et qu'il fut chassé en
1771), soupçonne d'avoir dérobé les Mémoires qui avaient été longtemps aupa-
ravant soustraits par La Harpe. « Ce n'étiit pas le premier homme du monde »,
disait Voltaire, qui répétait un mot de M'"« Dumoulin sur un autre Adain (voyez
Mélanges critiques d'Ancillon, J, 3S).
La Harpe {Mercure du mois d'août 1790, page 33) dénient la prétendue com-
plaisance que le jésuite aurait mise à se laisser gagner par Voltaire les parties
d'échecs.
254 VIE DE VOLTAIRE.
où la Chambre des communes conduit seule à la fortune, et où les membres
de celte Chambre sont élus lumultuairement par le peuple, le respect appa^
rentpour ses opinions doit être érigé en vertu par tous les ambitieux.
Il avait paru en France quelques ouvrages hardis, mais les attaques
qu'ils portaient n'étaient qu'indirectes. Le livre même De l'Espril n'était
diriiié que contre les principes religieux en général : il attaquait toutes les
religions par leur base, et lais.-ait aux lecteurs le soin de tirer les consé-
quences et de faire les applications. Emile parut : la Profession de foi du
Vicaire savoyard ne contenait rien sur l'utilité de la croyance d'un Dieu
pour la moraie, et sur l'inutilité de la révélation, qui ne se trouvât dans le
poëme de la Loi naturelle; mais on y avertissait ceux qu'on attaquait que
c'était d'eux que l'on parlait. C'était sous leur nom, et non sous celui des
prêtres de l'Inde ou du Thibet, qu'on les amenait sur la scène. Cette har-
diesse étonna Voltaire, et excita son émulation. Le succès d'Emile l'encou-
ragea, et la persécution ne l'effraya point. Rousseau n'avait été décrété
à Paris que pour avoir mis son nom à l'ouvrage; il n'avait é'é persécuté à
Genève que pour avoir soutenu, dans une autre partie d'Emile, que le
peuple ne pouvait renoncer au droit de réformer une constitution vicieuse.
Cette doctrine autorisait les citoyens de cette république à détruire l'aris-
tocratie que ses magistrats avaient établie, et qui concentrait une autorité
héréditaire dans quelques familles riches.
Voltaire pouvait se croire sûr d'éviter la persécution en cachant son
nom, et en ayant soin de ménager les gouvernements, de diriger tous ses
coups contre la religion, d'intéresser même la puissance civile à en affai-
blir l'empire. Une foule d'ouvrages où il emploie tour à tour l'éloquence,
la discussion, et surtout la plaisanterie, se répandirent dans l'Europe sous
toutes les formes que la nécessité de voiler la vérité, ou de la rendre pi-
quante, a pu faire inventer. Son zèle contre une religion qu'il regardait
comme la cau^e du fanatisme qui avait désolé l'Europe depuis sa naissance,
de la superstition qui l'avait abrutie, et comme la source des maux que ces
ennemis de l'humanité continuaient de faire encore, semblait doubler son
activité et ses forces. « Je suis las, disait-il un jour, de leur entendre répé-
ter que douze hommes ont suffi pour établir le christianisnae, et j'ai envie
de leur prouver qu'il n'en faut qu'un pour le détruire. »
La critique des ouvrages que les chrétiens regardent comme inspirés^
l'histoire des dogmes qui depuis l'origine de cette religion se sont succes-
sivement introduits, les querelles ridicules ou sanglantes qu'ils ont excitées,
les miracles, les prophéties, les contes répandus dans les historiens ecclé-
siastiques et les légendaires, les guerres religieuses, les massacres ordonnés
au nom de Dieu, les bûchers, les échafauds couvrant l'Europe à la voix des
prêtres, le fanatisme dépeuplant l'Amérique, le sang des rois coulant sous
le fer des assassins; tous ces objets reparaissaient sans cesse dans tous ses
ouvrages sous mille couleurs différentes. 11 excitait l'indignation, il faisait
couler les larmes, il prodiguait le ridicule. On frémissait d'une action atroce,
on riait d'une absurdité. 11 ne craignait point de remettre souvent sous les
yeux les mêmes tableaux, les mêmes raisonnements. « On dit que je me ré-
VIE DE VOLTAIRE. 255
pèle, écrivait-il ; eh bien ! je me répéterai jusqu'à ce qu'on se corrige. »
D'ailleurs ces ouvrages, sévèrement défendus en France, en Italie, à
Vienne, en Portugal, en Espagne, ne se répandaient (}u'avec lenteur. Tous
ne pouvaient parvenir à tous les lecteurs; mais il n'y avait dans les pro-
vinces aucun coin reculé, dans les pays étrangers aucune nation écrasée
sous le joug de l'intolérance, où il n'en parvînt quelques-uns.
Les libres penseurs, qui n'existaient auparavant que dans quelques villes
où les sciences étaient cultivées, et parmi les littérateurs, les savants, les
grands, les gens en place, se multiplièrent à sa voix dans toutes les classes
de la société comme dans tous les pays. Bientôt, connaissant leur nombre
et leurs forces, ils osèrent se montrer, et l'Europe fut étonnée de se trouver
incrédule.
Cependant ce môme zèle faisait à Voltaire des ennemis de tous ceux qui
avaient obtenu ou qui attendaient de celte religion leur existence ou leur
fortune. JMais ce parti n'avait plus de Bossuet, d'Arnauld, de Nicole; ceux
qui les remplaçaient par le talent, dans la philosophie ou dans les lettres,
avaient passé dans le parti contraire; et les membres du clergé qui leur
étaient le moins inférieurs, cédant à l'intérêt de ne point se perdre dans
opinion des hommes éclairés, se tenaient à l'écart, ou se bornaient à soute-
nir l'utilité politique d'une croyance qu''ils auraient été honteux de paraître
partager avec le peuple, et substituaient à la superstition crédule de leurs
prédécesseurs une sorte de machiavélisme religieux.
Les libelles, les réfutations, paraissaient en foule; mais Voltaire seul, en
y répondant, a pu conserver le nom de ces ouvrages, lus uniquement par
ceux à qui ils étaient inutiles, et qui ne voulaient ou ne pouvaient entendre
ni les objections ni les réponses.
Aux cris des fanatiques Voltaire opposait les bontés des souverains.
L'impératrice de Russie, le roi de Prusse, ceux de Pologne, de Danemark
et de Suède, s'intéressaient à ses travaux, lisaient ses ouvrages, cherchaient
à mériter ses éloges, le secondaient quelquefois dans sa bienfaisance. Dans
tous les pays, les grands, les ministres qui prétendaient à la gloire, qui
voulaient occuper l'Europe de leur nom, briguaient le suffrage du philo-
sophe de Ferney, lui confiaient leurs espérances ou leurs craintes pour K'
progrès de la raison, leurs projets pour l'accroissement des lumières et la
destruction du fanatisme. Il avait formé dans l'Europe entière une ligue dont
il était l'âme, et dont le cri de ralliement était raison et tolérance. S'exer-
çait-il chez une nation quelque grande injustice, ap|>renait-on quelque acte
de fanatisme, quelque insulte laite à l'humanité, un écrit de Voltaire dénon-
çait les coupai)les à l'Europe. Et qui sait combien de fois la crainte de cette
vengeance sûre et terrible a pu arrêter les bras des oppresseurs?
C'était surtout en France qu'il exerçait ce ministère de la raison. Depuis
l'affaire des Calas, toutes les victimes injustement immolées ou poursuivies
par le fer des lois trouvaient en lui un appui ou un vengeur.
Le supplice du comte de Lally^ excita son indignation. Des jurisconsultes
1. L'arrêt contre Laliy est du G mai 17CG; il fut exécuté le 9.
2o6 VIE DE VOLTAIRE.
jugeant à Paris la conduite d'un général dans l'Inde; un arrêt de mort pro-
noncé sans qu'il eût été possible de citer un seul crime déterminé, et de
plus annonçant un simple soupçon sur l'accusation la plus grave ; un juge-
ment rendu sur le témoignage d'ennemis déclarés, sur les mémoires d'un
jésuite^ qui en avait composé deux contradictoires entre eux, incertain s'il
accuserait le général ou ses ennemis, ne sachant qui il haïssait le plus, ou
qui il lui serait le plus utile de perdre : un tel arrêt devait exciter l'indigna-
tion de tout ami de la justice, quand même les opprobres entassés sur la
tête du malheureux général, et l'horribla barbarie de le traîner au sup-
plice avec un bâillon, n'auraient pas fait frémir, jusque dans leurs dernières
fibres, tous les cœurs que l'habitude de disposer de la vie des hommes
n'avait pas endurcis.
Cependant Voltaire parla longtemps seul. Le grand nombre d'employés
de la compagnie des Indes, intéressés à rejeter sur un homme qui n'existait
plus les suites funestes de leur conduite; le tribunal puissant qui l'avait
condamné; tout ce que ce corps traîne à sa suite d'hommes dont la voix lui
est vendue; les autres corps qui, réunis avec lui par le même nom, des
fonctions communes, des intérêts semblables, regardent sa cause comme la
leur ; enfin le ministère, honteux d'avoir eu la faiblesse ou la politique
cruelle de sacrifier le comte de Lally à l'espérance de cacher dans son tom-
beau les fautes qui avaient causé la perte de l'Inde: tout semblait s'opposer
à une justice tardive. Mais Voltaire, en revenant souvent sur ce même objet,
triompha de la prévention, et des intérêts attentifs à l'étendre et à la con-
server. Les bons esprits n'eurent besoin que d'être avertis; il entraînâtes
autres, et lorsque le fils du comte de Lally, si célèbre depuis par son élo-
quence et par son courage ^, eut atteint l'âge oij il pouvait demander justice,
les esprits étaient préparés pour y applaudir et pour la solliciter. Voltaire
était mouiant lorsque, après douze ans, cet arrêt injuste fut ca^sé ; il en ap-
prit la nouvelle, ses forces se ranimèrent, et il écrivit: « Je meurs content ;
je vois que le roi aime la justice »; derniers mots qu'ait tracés cette main
qui avait si longtemps soutenu la cause de l'humanité et de la justice.
Dans la même année 1766, un autre arrêt ^étonna l'Europe, qui, en lisant
les ouvrages de nos philosophes, croyait que les lumières étaient répandues
en France, du moins dans les classes de la société où c'est un devoir do
s'instruire, et qu'après plus de quinze années les confrères de Montesquieu
avaient eu le temps de se pénétrer de ses principes.
Un crucifix de bois, placé sur le pont d'Abbeville, fut insulté pendant la
nuit. Le scandale du peuple fut exalté et prolongé par la cérémonie ridicule
(Yune ameu'Ie honorable. L'évèqae d'Amiens*, gouverné dans sa vieillesse
par des fanatiques, et n'étant plus en état de prévoiries suites de cette farce
religieuse, y donna de l'éclat par sa présence. Cependant la haine d'un
1. Lavaur.
2. Pour faire réhabiliter la raémoiro de son père.
3. Celui contre le chevalier de La Barre.
4. L.-F.-G. de La Motte.
VIE DE VOLTAIRE. 257
bourgeois d'Abbeville ^ dirigea les soupçons du peuple sur le chevalier de
La Barre, jeune militaire, d'une famille de robe alliée à la haute magistra-
ture, et qui vivait alors chez une de ses parentes, abbesse de Willencourt,
aux portes d'Abbeville. On instruisit le procès. Les juges d'Abbeville con-
damnèrent à des supplices dont l'horreur effrayerait l'imagination d'un can-
nibale, le chevalier de La Barre, et d'Étallonde son ami, qui avait eu la
prudence de s'enfuir. Le chevalier de La Barre s'était exposé au jugement;
il avait plus à perdre en quittant la France, et comptait sur la protection de
ses parents-, qui occupaient les premières places dans le parlement et dans
le conseil. Son espérance fut trompée; la famille craignit d'attirer les regards
du public sur ce procès, au lieu de chercher un appui dans l'opinion ; et à
l'âge d'environ dix-sept ans il fut condamné, par la pluralité de deux voix,
à avoir la tête tranchée, après avoir eu la langue coupée, et subi les tour-
ments de la question.
Cette horrible sentence fut exécutée; et cependant les accusations étaient
aussi ridicules que le supplice était atroce. Il n était que véliémentemenl
soupçonné d'avoir eu part à l'aventure du crucifix. Mais on le déclarait con-
vaincu d'avoir chanté, dans des parties de débauche, quelques-unes de ces
chansons moitié obscènes, moitié religieuses, qui, malgré leur grossièreté,
amusent l'imagination dans les premières années de la jeunesse, par leur
contraste avec le respect ou le scrupule que l'éducation inspire à l'égard des
mêmes objets; d'avoir récité une ode ^ dont l'auteur, connu publiquement,
jouissait alors d'une pension sur la cassette du roi; d'avoir fait des génu-
flexions en passant devant quelques-uns de ces ouvrages libertins qui étaient
à la mode dans un temps où les hommes, égarés par l'austérité de la mo-
rale religieuse, ne savaient pas distinguer la volupté de la débauche; on lui
reprochait enfin d'avoir tenu des discours dignes de ces chansons et de ces
livres.
Toutes ces accusations étaient appuyées sur le témoignage do gens du
peuple qui avaient servi ces jeunes gens dans leurs parties de plaisir, ou de
tourières de couvent faciles à scandaliser.
Cet arrêt révolta tous les esprits. Aucune loi ne prononçait la peine de
mort ni pour le bris d'images ni pour les blasphèmes de ce genre; ainsi les
juges avaient été même au delà des peines portées par des lois que tous les
hommes éclairés ne voyaient qu'avec horreur souiller encore notre code cri-
minel. 11 n'y avait point de père de famille qui ne dût trembler, puisqu'il y
a peu de jeunes gens auxquels il n'échappe de semblables indiscrétions : et
los juges condamnaient à une mort cruelle, pour des discours que la plupart
d'entre eux s'étaient permis dans leur jeunesse, que peut-être ils se [icrmet-
taient encore, et dont leurs enfants étaient aussi coupables que celui qu'ils
condamnaient.
1. BcUeval.
2. II était tic la famille d'Ormcsson, dont un était alors membre du parle-
ment, et un autre conseiller d'État et intendant des finances.
3. L'Ocie à Priape, par Piron.
I. 17
258 VIE DE VOLTAIRE.
Voltaire fut indigné, et en même temps effrayé. On avait adroitement
placé le Dictionnaire philosophique au nombre des livres devant lesquels
on disait que le chevalier de La Bar'-e s'était prosterné. On voulait faire en-
tendre que la lecture des ouvrages de Voltaire avait élé la cause de ces
étourderies, transformées en impiétés. Cependant le danger ne l'empêcha
point de prendre la défense de ces victimes du fanatisme. D'Étallonde, réfu-
gié à Vesel, obtint, à sa recommandalion, une place dans un régiment prus-
sien. Plusieurs ouvrages imprimés instruisirent l'Europe des détails de l'af-
faire d'Abbeville; et les juges furent effrayés, sur leur tribunal môme, du
jugement terrible qui les arrachait à leur obscurité, pour les dévouer à une
honteuse immortalité.
Le rapporteur de Lally, accusé d'avoir contribué à la mort du chevalier
de La Barre, forcé de reconnaître ce pouvoir, indépendant des places, que
la nature a donné au génie pour la consolation et la défense de l'humanité,
écrivit une lettre oij, partagé entre la honte et l'orgueil, il s'excusait en
laissant échapper des menaces. Voltaire lui répondit par ce trait de l'histoire
chinoise : Je vous défends, disait un empereur au chef du tribunal de
l'histoire, de parler davantage de moi. Le mandarin se mit à écrire.
Que faites-vous donc ? dit l'empereur. — J'écris l'ordre que Votre Majesté
vient de me donner ^.
Pendant douze années que Voltaire survécut à cette injustice, il ne per-
dit point de vue l'espérance d'en obtenir la réparation ; mais il ne put avoir
la consolation de réussir. La crainte de blesser le parlement de Paris l'em-
porta toujours sur l'amour de la justice ; et dans les moments où les chefs
du ministère avaient un intérêt contraire, celle de déplaire au clergé les ar-
rêta. Les gouvernements ne savent pas assez quelle considération leur
donnent, et parmi le peuple qui leur est soumis, et auprès des nations
étrangères, ces actes éclatants d'une justice particulière, et combien l'appui
de l'opinion est plus sûr que les ménagements pour des corps rarement ca-
pables de reconnaissance, et auxquels il serait plus politique d'ôter, par ces
grands exemples, une partie de leur autorité sur les espriis que de l'aug-
menter en prouvant, par ces ménagements mêmes, combien ils ont su inspi-
rer de crainte.
Voltaire songeait cependant à conjurer l'orage, à se préparer les moyens
d'v dérober sa tête ; il diminua sa maison, s'assura de fonds disponibles
avec lesquels il pouvait s'établir dans une nouvelle retraite. Tel avait tou-
jours été son but secret dans ses arrangements de fortune. Pour lui faire
éprouver le besoin et lui ravir son indépendance, il aurait fallu une conju-
ration entre les puissances de l'Europe. Il avait parmi ses débiteurs des
princes et des grands qui ne payaient pas avec exactitude; mais il avait
calculé les degrés de la corruption humaine, et il savait que ces .mêmes
hommes, peu délicats en affaires, sauraient trouver de quoi le payer dans
1. Cette phrase ne se trouve pas dans la lettre de Voltaire à Pasquier. du
20 septembre 1776. la seule que je connaisse imprimée. (B.)
VIE DE VOLTAIRE. 239
le moment d'une persécution où leur négligence les rendrait l'objet de
l'horreur et du mépris de l'Europe indignée.
Cette persécution parut un moment prête à se déclarer. Ferney est situé
dans le diocèse de Genève, dont l'évêque titulaire siège dans la petite ville
d'Annecy. François de Sales, qu'on a mis au rang des saints, ayant eu cet
évêché, l'on avait imaginé que, pour ne pas scandaliser les hérétiques dans
leur métropole, il ne fallait plus confier cette place qu'à un homme à qui
l'on ne pût reprocher l'orgueil, le luxe, la mollesse, dont les protestants ac-
cusent les prélats catholiques. Mais depuis longtemps il était difficile de
trouver des saints qui, avec de l'esprit ou de la naissance, daignassent se
contenter d'un petit siège. Celui qui occupait le siège d'Annecy en 1767
était un homme du peuple^, élevé dans un séminaire de Paris, où il ne
s'était distingué que par des mœurs austères, une dévotion minutieuse, et
un fanatisme imbécile. Il écrivit au comte de Saint-Florentin pour l'enga-
ger à faire sortir de son diocèse, et par conséquent du royaume. Voltaire,
qui faisait alors élever une église à ses frais, et répandait l'abondance dans
un pays que la persécution contre les protestants avait dépeuplé. Mais
l'évêque prétendait que le seigneur de Ferney avait fait dans l'église, après
la messe, une exhortation morale contre le vol, et que les ouvriers employés
par lui à construire celte église n'avaient pas déplacé une vieille croix avec
assez de respect; motifs bien graves pour chasser de sa patrie un vieillard
qui en était la gloire, et l'arracher d'un asile où l'Europe s'empressait de lui
apporter le tribut de son admiration! Le ministre, n'eùt-il fait que peser les
noms et l'existence politique, ne pouvait être tenté de plaire à l'évêque;
mais il avertit Voltaire de se mettre à l'abri de ces délations, que l'union de
l'évêque d'Annecy avec des prélats français plus accrédités pouvait rendre
dangereuses.
C'est alors qu'il imagina de faire une communion solennelle-, qui fut
suivie d'une protestation publique de son respect pour l'Église, et de son
mépris pour les calomniateurs : démarche inutile, qui annonçait plus de
faiblesse que de politique, et que le plaisir de forcer son curé à l'administrer
par la crainte des juges séculiers, et de dire juridiquement des injures à
l'évêque d'Annecy, ne peut excuser aux yeux de l'homme libre et ferme qui
pèse de sang-froid les droits de la vérité, et ce qu'exige la prudence lorsque
des lois contraires à la justice naturelle rendent la vérité dangereuse et la
prudence nécessaire.
Les prêtres perdirent le petit avantage qu'ils auraient pu tirer do cette
scène singulière, en falsifiant la déclaration que Voltaire avait donnée.
Il n'avait plus alors sa retraite auprès de Genève. Il s'était lié à son ar-
rivée avec les familles qui, par leur éducation, leurs opinions, leurs i^oùts,
et leur fortune, étaient plus rapprochées de lui; et ces familles avaient alors
le projet d'établir une espèce d'aristocratie. Dans une ville sans territoire,
où la force des citoyens peut se réunir avec autant de facilité et de promp-
1. Nommé Biort.
2. Le 1" avril 170'.).
260 VIE DE VOLTAIRE.
titude que celle du gouvernement, un tel projet eût été absurde, si les ci-
toyens riches n'avaient eu l'espérance d'employer en leur faveur une in-
fluence étrangère.
Les cabinets de Versailles et de Turin furent aisément séduits. Le sénat
de Berne, intéressé à éloigner des yeux de ses sujets le spectacle de l'éga-
lité républicaine, a pour politique constante de protéger autour de lui
toutes les entreprises aristocratiques ; et partout, dans la Suisse, les magis-
trats oppresseurs sont sûrs de trouver en lui un prolecteur ardent et fidèle :
ainsi le misérable orgueil d'obtenir dans une petite ville une autorité odieuse,
et d'être haï sans être respecté, priva les citoyens de Genève de leur liberté,
et la république, de son indépendance. Les chefs du parti populaire em-
ployèrent l'arme du fanatisme, parce qu'ils avaient assez lu pour savoir
quelle influence la religion avait eue autrefois dans les dissensions politiques,
et qu'ils ne connaissaient pas assez leur siècle pour sentir jusqu'à quel
point la raison, aidée du ridicule, avait émoussé cette arme jadis si dange-
reuse.
On parla donc de remettre en vigueur les lois qui défendaient aux ca-
tholiques d'avoir du bien dans le territoire genevois; on reprocha aux ma-
gistrats leurs liaisons avec Voltaire, qui avait osé s'élever contre l'assassinat
barbare de Servet, commandé au nom de Dieu par Calvin aux lâches et su-
perstitieux sénateurs de Genève. V^oltaire fut obligé de renoncer à sa mai-
son des Délices.
Bientôt après, Rousseau établit dans Emile des principes qui révélaient
aux citoyens de Genève toute l'étendue de leurs droits, et qui les appuyaient
sur des vérités simples que tous les hommes pouvaient sentir, que tous
devaient adopter. Les aristocrates voulurent l'en punir. Mais ils avaient be-
soin d'un prétexte; ils prirent celui de la religion, et se réunirent aux
prêtres, qui, dans tous les pays, indifférents à la forme de la constitution et
à la liberié des hommes, promettent les secours du ciel au parti qui favorise
le plus leur intolérance, et deviennent, suivant leurs intérêts, tantôt les ap-
puis de la tyrannie d'un prince persécuteur ou d'un sénat superstitieux,
tantôt les défenseurs de la liberté d'un peuple fanatique.
Exposé alternativement aux attaques des deux partis. Voltaire garda la
neutralité; mais il resta fidèle à sa haine pour les oppresseurs. Il favorisait
la cause du peuple contre les magistrats, et celle des natifs contre les
citoyens : car ces natifs, condamnés à ne jamais partager le droit de cité, se
trouvaient plus malheureux depuis que les citoyens, plus instruits des prin-
cipes du droit politique mais moins éclairés sur le droit naturel, se regar-
daient comme des souverains dont les natifs n'étaient que des sujets qu'ils
se crevaient en droit de soumettre à cette même autorité arbitraire à la-
quelle ils trouvaient leurs magistrats si coupables de prétendre.
Voltaire fit donc un poëme * où il répandit le ridicule sur tous les partis,
et auquel on ne peut reprocher que des vers contre Rousseau, dictés par
une colère dont la justice des motifs qui l'inspiraient ne peut excuser ni
1. La Guerre de Genève; voyez tome IX, page 515.
VIE DE VOLTAIRE. 26i
l'excès ni les expressions. Mais, lorsque dans un tumulle les citoyens eurent
tué quelques natifs, il s'empressa de recueillir à Ferney les familles que ces
troubles forcèrent d'abandonner Genève; et dans le moment où la banque-
route de l'abbé Terray, qui n'avait pas même l'excuse de la nécessité, et
qui ne servit qu'à faciliter des dépenses honteuses, venait de lui enlever
une partie de sa fortune, on le vit donner des secours à ceux qui n'avaient
pas de ressources, bâtir pour les autres des maisons qu'il leur vendit ii bas
prix et en rentes viagères, en mémo temps qu'il sollicitait pour eux la bien-
faisance du gouvernement, qu'il employait son crédit auprès des souverains,
des ministres, des grands de toutes les nations, pour procurer du débit à
cette manufacture naissante d'horlogerie, qui fut bientôt connue do toute
l'Europe.
Cependant le gouvernement s'occupait d'ouvrir aux Genevois un asile à
Yersoy, sur les bords du lac. Là devait s'établir une ville où l'industrie et
le commerce seraient libres, où un temple protestant s'élèverait vis-à-vis
d'une église catholique. Voltaire avait fait adopter ce plan, mais le ministre
n'eut pas le crédit d'obtenir une loi de liberté religieuse; une tolérance
secrète, bornée au temps de son ministère, était tout ce qu'il pouvait offrir;
et Versoy ne put exister.
L'année 1771 fut une des époquesjles plus difficiles de la vie de Voltaire.
Le chancelier iMaupeou et le duc d'Aiguillon, tous deux objets de la haine
des parlements, se trouvaient forcés de les attaquer pour n'en être pas vic-
times. L'un ne pouvait s'élever au ministère, l'autre s'y conserver, sans la
disgrâce du duc de Choiseul. Réunis à M'"" Dubarry, que ce ministre avait
eu l'imprudence de s'aliéner sans retour, ils persuadèrent au roi que son
autorité méconnue ne pouvait se relever; que l'État, sans cesse agité depuis
la paix par les querelles parlementaires, ne pouvait reprendre sa tran-
quillité si, par un acte de vigueur, on ne marquait aux prétentions des
corps de magistrature une limite qu'ils n'osassent plus franchir; si l'on
ne Gxait un terme au delà duquel ils n'osassent plus opposer de résistance
à la volonté royale.
Le duc de Choiseul ne pouvait s'unir à ce projet sans perdre cette opi-
nion publique longtemps déclarée contre lui, alors son unique appui; et cet
avilissement forcé ne lui eût pas fait regagner la confiance du monarque,
qui s'éloignait de lui. Il était donc vraisemblable que ses liaisons avec les
parlements achèveraient de la lui faire perdre, et qu''il serait aisé de per-
suader, ou que son existence dans le ministère était le plus grand obstacle
au succès des nouvelles mesures du gouvernement, ou qu'il cherchait à
faire naître la guerre pour se conserver dans sa place malgré la volonté du
roi.
L'attaque contre les parlements fut dirigée avec la même adresse. Tout
ce qui pouvait intéresser la nation fut écarté. Le roi ne paraissait reven-
diquer que la plénitude du pouvoir législatif, pouvoir que la doctrine de la
nécessité d'un enregistrement libre transférait non à la nation, mais aux
parlements; et il était aisé de voir que ce pouvoir, réuni à la puissance
judiciaire la plus étendue, partagé entre douze tribunaux perpétuels, ten-
2G2 VIE DE VOLTAIRE.
dait à établir en France une aristocratie tyrannique plus dangereuse que la
monarchie pour la sûreté, la liberté, la propriété des citoyens. On pouvait
donc compter sur le suffrage des hommes éclairés, sur celui des gens de
lettres que le parlement de Paris avait également blessés par la persécution
et par le mépris, par son attachement aux préjugés, et par son obstination à
rejeter toute lumière nouvelle.
Mais il est plus aisé de former avec adresse une intrigue politique que
d'exécuter avec sagesse un plan de réforme. Plus les principes que l'auto-
rité voulait établir effrayaient la liberté, plus elle devait montrer d'indul-
gence et de douceur envers les particuliers; et l'on porta les rigueurs de
détails jusqu'à un raffinement puéril. Un monarque paraît dur si, dans les
punitions qu'il inflige, il ne respecte pas jusqu'au scrupule tout ce qui inté-
resse la santé, l'aisance, et même la sensibilité naturelle de ceux qu'il punit ;
et, dans cette occasion, tous les égards étaient négligés. On refusait à un
fils la permission d'embrasser son père mourant; on retenait un homme
dans un lieu insalubre ^, où il ne pouvait appeler sa famille sans l'exposer à
partager ses dangers; un malade obtenait avec peine la liberté de chercher
dans la capitale des secours qu'elle seule ])eut offrir. Un gouvernement
absolu, s'il montre de la crainte, annonce ou la défiance de ses forces, ou
l'incertitude du monarque, ou l'instabilité des ministres; et par là il encou-
rage à la résistance. Et l'on montrait cette crainte en faisant dépendre le
retour des exilés d'un consentement inutile dans l'opinion de ceux mômes
qui l'exigeaient.
Une opération salutaire ne change point de nature, si elle est exécutée
avec dureté; mais alors l'homme honnête et éclairé qui l'approuve, s'il se
croit obligé de la défendre, ne la défend qu'à regret ; son àme révoltée n'a
plus ni zèle ni chaleur pour un parti que ses chefs déshonorent. Ceux qui
manquent de lumières passent de la haine pour le ministre à l'aversion des
mesures qu'il soutient par l'oppression; et la voix publique condamne ce
que, laissée à elle-même, elle eût peut-être approuvé.
Le grand nombre de magistrats que cette révolution privait de leur état,
le mérite et les vertus de quelques-uns, la foule des ministres subalternes
de la justice liés à leur sort par honneur et par intérêt, ce penchant naturel
qui porte les hommes à s'unir à la cause des persécutés, la haine non moins
naturelle pour le pouvoir, tout devait à la fois rendre odieuses les opérations
du ministère, et lui susciter des obstacles lorsque, forcé de remplacer les
1. Le président de Lamoignon était exilé à Tliizy, près de Roanne, sur la
pointe d'une montag-ne, où il ne put parvenir qu'à cheval ; sa femme, en faisant
deux ou trois lieues dans une chaise à porteurs ; leurs enfants, dans des paniers
à âne. Pasquier père avait été envoyé à Saint-Jean de Nanteuil (près de Rufifec
en Angoumois), où l'air est si malsain qu'il a été sur le point d'y perdre la vue.
Michaud de Montblin, crachant le sang et menacé d'une pulmonie, était à l'Isle-
Dieu, huit lieues en mer. On peut voir la liste générale des membres du parle-
ment, alors exiles, dans le Journal historique de la révolution opérée dans la
constitution de la monarchie par M. de Maupeou, chancelier de France, tome !"■,
pages 47-59.
VIE DE VOLTAIRE. 263
tribunaux qu'il voulait détruire, la force devenait inutile, et la confiance
nécessaire.
Cependant la barbarie des lois criminelles, les vices révoltants des lois
civiles, offraient aux auteurs de la révolution un moyen sûr de regagner
l'opinion et de donner ii ceux qui consentiraient à remplacer les parlements
une excuse que l'honneur et le patriotisme auraient pu avouer hautement.
Les ministres dédaignèrent ce moyen. Le parlement s'était rendu odieux à
tous les hommes éclairés, par les obstacles qu'il opposait à la liberté
d'écrire, par son fanatisme, dont le supplice récent du chevalier de La Barre
était un exemple aux yeux de l'Europe entière. Mais, irrité des libelles
publiés contre lui, effrayé des ouvrages où l'on attaquait ses principes,
jaloux enfin de se faire un appui du clergé, le chancelier se plut à charger
de nouvelles chaînes la liberté d'imprimer. La mémoire de La Barre ne fut
pas réhabilitée', son ami ^ ne put obtenir une révision qui eût couvert d'op-
probre ceux à qui le chef de la justice était pourtant si intéressé à ravir la
faveur publique. La procédure criminelle subsista dans toute son horreur,
el cependant huit jours auraient suffi pour rédiger une loi qui aurait sup-
primé la peine de mort si cruellement prodiguée, aboli toute espèce de
torture, proscrit les supplices cruels; qui aurait exigé une grande pluralité
pour condamner, admis un certain nombre de récusations sans motif,
accordé aux accusés le secours d'un conseil qui enfin leur aurait assuré la
faculté de connaître et d'examiner tous les actes de la procédure, le droit
de présenter des témoins, de faire entendre des faits justificatifs. La nation,
l'Europe entière, auraient applaudi; les magistrats dépossédés n'auraient
plus été que les ennemis de ces innovations salutaires; et leur chute, que
l'époque où le souverain aurait recouvré la liberté de se livrer à ses vues
de justice et d'humanité.
A la vérité, la vénalité des charges fut supprimée; mais les juges
étaient toujours nommés par la cour : on ne vit dans ce changement que
la facilité de placer dans les tribunaux des hommes sans fortune, et plus
faciles à séduire.
On diminua les ressorts les plus étendus, mais on n'érigea pas en par-
lement ces nouvelles cours; on ne leur accorda point l'enregistrement, et
par là on mit entre elles et les anciens tribunaux une différence, présage de
leur destruction; enfin on supprima les épices des juges, remplacées par
des appointements fixes : seule opération que la raison put approuver tout
entière.
Ceux qui conduisaient celte révolution parvinrent cependant à la con-
sommer malgré une réclamation presque générale. Le duc de Clioisoul,
1. Elle l'a été par le décret de la Convention nationale du 25 brumaire an II
(15 novembre 1793).
2. Jacques-Marie-Bertrand Gaillard de Beancourt (et non Bcaucourt), dit Klal-
londe de Morival, mort à Wailly, à quatre lieues d'Amiens, le 22 thermidor
an VII (10 auguste 1800), vivait encore quand la Convention nationale prononça,
le 15 novembre 1793, la réhabilitation de sa mémoire.
26i VIE DE VOLTAIRE.
accusé de fomenter en secret la résistance un peu incertaine du parlement
de Paris, et d'avoir retardé la conclusion d'une pacification entre l'Angle-
terre et l'Espagne, fut exilé dans ses terres. Le parlement, obligé de pren-
dre par reconnaissance le parti de la fermeté, fut bientôt dispersé. Le duc
d'Aiguillon devint ministre; un nouveau tribunal remplaça le parlement.
Quelques parlements de province eurent le sort de celui de Paris; d'autres
consentirent à rester, et sacrifièrent une partie de leurs membres. Tout se
tut devant l'autorité, et il ne manqua au succès des ministres que l'opinion
publique qu'ils bravaient, et qui au bout de quelques années eut le pou-
voir de les détruire.
Voltaire haïssait le parlement de Paris, et aimait le duc de Choiseul; il
vovait dans l'un un ancien persécuteur que sa gloire avait aigri et n'avait
pas désarmé; dans l'autre, un bienfaiteur et un appui. Il fut fidèle à la
reconnaissance, et constant dans ses opinions. Dans toutes ses lettres, il
exprime ses sentiments pour le duc de Choiseul avec franchise, avec
éner'Ae; et il n'ignorait pas que ses lettres (grâce à l'infâme usage de
violer la foi publique; étaient lues par les ennemis du ministre exilé. Un
joli conte, intitulé Barmécide'^^ est le seul monument durable de l'intérêt
que cette disgrâce avait excité. L'injustice avec laquelle les amis ou les
partisans du ministre l'accusèrent d'ingratitude^ fut un des chagrins les
plus vifs que Voltaire ait éprouvés. Il le fut d'autant plus que le ministre
partagea cette injustice. En vain VoUaiie tenta de le désabuser; il
invoqua vainement les preuves qu'il donnait de son attachement et de ses
regrets.
Je l'ai dit à la terre, au ciel, à Guznian même",
écrivait-il dans sa douleur*. Mais il ne fut pas entendu.
Les grands, les gens en place, ont des intérêts, et rarement des opi-
nions; combattre celle qui convient à leurs projets actuels, c'est, à leurs
yeux, se déclarer contre eux. Cet attachement a la vérité, l'une des plus
fortes passions des esprits élevés et des âmes indépendantes, n'est pour
eux qu'un sentiment chimérique. Ils croient qu'un raisonneur, un philo-
sophe, n'a, comme eux, que des opinions du moment, professe ce qu'il
veut, parce qu'il ne tient fortement à rien, et doit par conséquent changer
de principes suivant les intérêts passagers de ses amis ou de ses bienfai-
teurs. Ils le regardent comme un homme fait pour défendre la cause qu'ils
ont eriibrassée, et non pour soutenir ses principes personnels; pour servir
1. VÉpitre de Benaldaki à Caramouftée, tome X.
2. Voyez, tome XLVIII, pages 427, 433, 443, dans quels termes Voltaire parlait
du duc de Choiseul au duc de La Vrillière et au duc de Richelieu lui-même ; voyez
aussi tome XLTX, pages 7 et 34, ce que M"" de Choiseul avait écrit à M""" du
Deffant.
3. A Izire, acte III, scène iv.
4. Lettre à M"'« du Defîant, du 5 avril 1771.
VIE DE VOLTAIRE. 265
sous eux, et non pour juger do la justice de la guerre. Aussi le duc de
Choiseul et ses amis paraissaient-ils croire que Voltaire aurait dû, par
respect pour lui, ou trahir ou cacher ses opinions sur des questions de droit
public. Anecdote curieuse, qui prouve à quel point l'orgueil de la grandeur
ou de la naissance peut faire oublier l'indépendance naturelle de l'esprit
humain, et F inégalité des esprits et des talents, plus réelle que celle des
rangs et des places.
V^oltaire voyait avec plaisir la destruction de la vénalité, celle des
épices, la diminution du ressort immense du parlement de Paris, abus qu'il
combattait par le raisonnement et le ridicule depuis plus de quarante
années. Il préférait un seul maître à plusieurs; un souverain dont on ne
peut craindre que les préjugés, à une troupe de despotes dont les préjugés
sont encore plus dangereux, mais dont on doit craindre de plus les intérêts
et les petites passions, et qui, plus redoutables aux hommes ordinaires, le
sont surtout à ceux dont les lumières les effrayent, et dont la gloire les
irrite. 11 disait : «J'ai les reins peu flexibles; je consens à faire une révé-
rence, mais cent de suite me fatiguent. »
Il applaudit donc à ces changements; et parmi les hommes éclairés qui
partageaient son opinion, il osa seul la manifester. Sans doute il ne pouvait
se dissimuler avec quelle petitesse de moyens et de vues on avait laissé
échapper cette occasion si heureuse de réformer la législation française, de
rendre aux esprits la liberté, aux hommes leurs droits; de proscrire à la
fois l'intolérance et la barbarie; de faire enfin de ce moment l'époque d'une
révolution heureuse pour la nation, glorieuse pour le prince et ses ministres.
Mais Voltaire était aussi trop pénétrant pour ne pas sentir ([ue si les lois
étaient les mêmes, les tribunaux étaient changés; que si môme ils avaient
hérité de l'esprit de leurs prédécesseurs, ils n'avaient pu hériter de leur crédit
ni de leur audace; que la nouveauté, en leur étant ce respect aveugle du vul-
gaire pour tout ce qui porte la rouiile de l'antiquité, leur ôtait une grande par-
tie de leur puissance; que l'opinion seule pouvait la leur rendre, et que, pour
obtenir son suffrage, il ne leur restait plus d'autie moyen que d'écouter
la raison, et de s'unir aux ennemis des préjugés, aux amis de l'humanité.^
L'approbation que Voltaire accorda aux opérations du chancelier I\lau-
peou fut du moins utile aux malheureux. S'il ne put obtenir justice pour la
mémoire de l'infortuné La Barre; s'il ne put rendre le jeune d'Étallonde à
sa patrie; si un ménagement pusillanime pour le clergé l'emporta dans le
ministre sur l'intérêt de sa gloire, du moins Voltaire eut le bonheur de sau-
ver la femme de Montbailly. Cet infortuné, faussement accusé d'un parri-
cide, avait péri sur la roue; sa femme était condamnée à la mort; elle
supposa une grossesse, et eut le bonheur d'obtenir un sursis.
Nos tribunaux viennent de rejeter une loi sage qui, mettant entre le
jugement et l'exécution un intervalle dont l'innocence peut profiter, eût
prévenu presque toutes leurs injustices; et ils l'ont refusée avec une
humeur qui suffit pour en prouver la nécessité *. Les femmes seules, en se
1. 11 est juste d'ohscrvur que tous les in;i;^is(,rals ii'oiiL pas C(;ttc liautc idée
266 VIE DE VOLTAIRE.
fléclarant grosses, ('chappent aux dangers de ces exécutions précipitées.
Dans l'espace de moins de vingt ans, ce moyen a sauvé la vie à trois per-
sonnes innocentes, sur lesquelles des circonstances particulières ont attiré
la curiosité publique; autre preuve de l'utilité de cette loi, à laquelle un
orgueil barbare peut seul s'opposer, et qui doit subsister jusqu'au temps oîi
l'expérience aura prouvé que la législation nouvelle (qui sans doute va
bientôt remplacer l'ancienne) n'expose l'innocence à aucun danger.
On revit le procès de la femme Montbailly : le conseil d'Artois qui l'avait
condamnée la déclara innocente, et, plus noble ou moins orgueilleux que le
parlement de Toulouse, il pleura sur le malheur irréparable d'avoir fait périr
un innocent; il s'imposa lui-même le devoir d'assurer des jours paisibles à
l'infortunée dont il avait détruit le bonheur.
Si Voltaire n'avait montré son zèle que contre des injustices liées à des
événements publics, ou à la cause de la tolérance, on eût pu l'accuser de
vanité; mais son zèle fut le même pour cette cause obscure à laquelle son
nom seul a donné de l'éclat.
C'est ainsi qu'on a vu depuis un magistrat, enlevé trop tôt à ses amis et
aux malheureux^ intéresser l'Europe à la cause de trois paysans de Cham-
pagne, et obtenir par son éloquenccet par la persécution une gloire brillante
et durable, pour prix d'un zèle que le sentiment de l'humanité, l'amour de
la justice, avaient seuls inspiré. Les hommes incapables de ces actions ne
manquent jamais de les attribuer au désir de la renommée; ils ignorent
quelles angoisses le spectacle d'une injustice fait éprouver à une àme fière
et sensible, à quel point il tourmente la mémoire et la pensée, combien il
fait sentir le besoin impérieux de prévenir ou de réparer le crime; ils ne
connaissent point ce trouble, cette horreur involontaire qu'excite dans tous
les sens la vue, l'idée seule d'un oppresseur triomphant ou impuni : et l'on
doit plaindre ceux qui ont pu croire que l'auteur (YAlzire et de Brutus avait
besoin de la gloire d'une bonne action pour défendre l'innocence et s'élever
■contre la tyrannie.
Une nouvelle occasion de venger l'humanité outragée s'offrit à lui. La
servitude, solennellement abolie en France par Louis Hutin, subsistait encore
sous Louis XV dans plusieurs provinces. En vain avait-on plus d'une fois
formé le projet de l'abolir. L'avarice et l'orgueil avaient opposé à la justice
une résistance qui avait fatigué la paresse du gouvernement. Les tribunaux
supérieurs, composés de nobles, favorisaient les prétentions des seigneurs.
Ce fléau affligeait la Franche-Comté, et particulièrement le territoire du
couvent de Saint-Claude. Ces moines, sécularisés en 1742, ne devaient qu'à
des titres faux la plupart de leurs droits de mainmorte, et les exerçaient
de leurs droits, cet amour du pouvoir. L'un d'eux vient de mériter l'estime et la
vénération de tous les citoyens, en prononçant dans le parlement de Paris ces
paroles remarquables : « Les citoyens seuls ont des droits; les magistrats,
comme magistrats, n'ont que des devoirs. » (K.)
1. M. Dupaty. (K. ) — Son écrit intitulé Mémoire justificatif pour trois
hommes condamnés à la roue, 178G, in-4o, fut condamné à être brûlé de la main
du bourreau par arrêt du parlement du mois d'août 1786.
VIE DE VOLTAIRE. 267
avec une rigueur qui réduisait à la misère un peuple sauvage, mais bon et
industrieux. A la mort de chaque habitant, si ses enfants n'avaient pas con-
stamment habité la maison paternelle, le fruit de ses travaux appartenait aux
moines. Les enfants, la veuve, sans meubles, sans habits, sans domicile,
passaient du sein d'une vie laborieuse et paisible à toutes les horreurs de
la mendicité. Un étranger mourait-il après un an de séjour sur cette terre
frappée de l'anathème féodal, son bien appartenait encore aux moines. Une
fille n'héritait pas de son père, si on pouvait prouver qu'elle eût passé la
nuit de ses noces hors de la maison paternelle.
Ce peuple souffrait sans oser se plaindre, et voyait, avec une douleur
muette, passer aux mains des moines ses épargnes, qui auraient dû fournir
à l'industrie et à la culture des capitaux utiles. Heureusement la construction
d'une grande route ouvrit une communication entre eux et les cantons
voisins. Ils apprirent qu'au pied du mont Jura il existait un homme dont la
voix intrépide avait plus d'une fois fait retentir les plaintes de l'opprimé
jusque dans le palais des rois, et dont le nom seul faisait pâlir la tyrannie
sacerdotale. Ils lui peignirent leurs maux, et ils eurent un appuie
La France, l'Europe entière, connurent les usurpations et la dureté de
ces prêtres hypocrites qui osaient se dire les disciples d'un Dieu humilié,
et voulaient conserver des esclaves. Mais, après plusieurs années de sollici-
tations, on ne put obtenir du timide successeur de M. de Maupeou un arrêt
du conseil qui proscrivit cette lâche violation des droits de l'humanité : il
n'osa, par ménagement pour le parlement de Besançon, soustraire à son juge-
ment une cause qui ne pouvait être regardée comme un procès ordinaire
sans reconnaître honteusement la légitimité de la servitude. Les serfs de
Saint-Claude furent renvoyés devant un tribunal ^ dont les membres, sei-
gneurs de terres où la servitude est établie, se firent un plaisir barbare
de resserrer leurs fers; et ces fers subsistent encore^.
Ils ont seulement obtenu, en 1778, de pouvoir, en abandoimant leur
patrie et leurs chaumières, se soustraire à l'empire monacal. Mais un autre
article de cette même loi a plus que compensé ce bienfait si faible pour des
infortunés que la pauvreté, plus que la loi, attache à leur terre natale. C'est
dans ce môme édit que le souverain a donné pour la première fois le nom
et le caractère sacré de propriété à des droits odieux, regardés, même au
milieu de l'ignorance et de la barbarie du xni'^ siècle, comme des usur-
pations que ni le temps ni les titres ne pouvaient rendre légitimes; et un
ministre hypocrite a fait dépendre la liberté de l'esclave, non de la justice
des lois, mais de la volonté de ses tyrans.
Qui croirait, en lisant ces détails, que c'est ici la vie d'un grand pointe,
1. Voyez, tome XXVIII, pape 353, le premier des écrits de Voltaire dans cette
cause.
2. Le parlement de Besançon ; voyez ci-après, page 271.
3. L'Assemblée nationale constituante, dans la séance du i août 1789, abolit
les droits féodaux et ccnsucis, ceux qui tenaient i\ la mainmorte réelle ou person-
nelle, et à la servitude personnelle.
268 VIE DE VOLTAIRE.
d'un écrivain fécond et infatigable? Nous avons oublié sa gloire littéraire,
comme il l'avait oubliée lui-même. II semblait n'en plus connaître qu'une
seule, celle de venger l'humanité, et d'arracher des victimes à l'oppression.
Cependant son génie, incapable de souffrir le repos, s'exerçait dans tous
les genres qu'il avait embrassés, et même osait en essayer de nouveaux. Il
imprimait des tragédies auxquelles on peut sans doute reprocher de la fai-
blesse, et qui ne pouvaient plus arracher les applaudissements d'un parterre
que lui-même avait rendu si difficile, maisoîi l'homme de lettres peut admirer
de beaux vers et des idées philosophiques et profondes, tandis que le jeune
homme qui se destine au théâtre peut encore y étudier les secrets de son
art; des contes où ce genre, borné jusqu'alors à présenter des images
voluptueuses ou plaisantes qui amusent l'imagination ou réveillent la gaieté,
prit un caractère plus philosophique, et devint, comme l'apologue, une école
de morale et de raison; des épîtres où, si on les compare à ses premiers
ouvrages, l'on trouve moins de correction, un ton moins soutenu et une
poésie moins brillante, mais aussi plus de simplicité et de variété, une phi-
losophie plus usuelle et plus libre, un plus grand nombre de ces traits d'un
sens profond que produit l'expérience de la vie; des satires enfin où les
préjugés et leurs protecteurs sont livrés au ridicule sous mille formes
piquantes.
En même temps il donnait, dans sa Philosophie de l'Histoire^, des
leçons aux historiens, en bravant la haine des pédants, dont il dévoilait la
stupide crédulité et l'envieuse admiration pour les temps antiques. 11 per-
fectionnait son Essai sur les Mœurs et l'Esprit des nations, son Siècle de
Louis XIV, et y ajoutait l'Histoire du Siècle de Louis XV; histoire incom-
plète, mais exacte, la seule où l'on puisse prendre une idée des événements
de ce règne, et où l'on trouve toute la vérité que l'on peut espérer dansune
histoire contemporaine, qui ne doit être ni une dénonciation ni un libelle.
De nouveaux romans, des ouvrages ou sérieux ou plaisants, inspirés par
les circonstances, n'ajoutaient pas à sa gloire, mais continuaient à la rendre
toujours présente, soutenaient l'intérêt de ses partisans, et humiliaient cette
.foule d'ennemis secrets qui, pour se refuser à l'admiration que l'Europe
leur commandait, prenaient le masque de l'austérité.
Enfin il entreprit de rassembler, sous la forme de dictionnaire, toutes les
idées, toutes les vues qui s'ofiraient à lui sur les divers objets de ses réflexions,
c'est-à-dire surl'universalitépresqueentière desconnaissances humaines. Dans
ce recueil, intitulé modestement Questions a des amateurs sur l'Encyclopé-
die-, il parle tour à tour de théologie et de grammaiie, de physique et de
littérature; il discute tantôt des points d'antiquité, tantôt des questions de
politique, de législation, de droit public. Son style, toujours animé et pi-
quant, répand sur ces objets divers un charme dont jusqu'ici lui seul a connu
le secret, et qui naît surtout de l'abandon avec lequel, cédant à son premier
1. Publiée en 17G5, elle forme V Introduction à l'Essai sur les Mœurs.
2. Le premier volume des Questions sur V Encyclopédie parut en 1770 ' elles
ont été réunies avec le Dictionnaire philosophique, qui avait été publié en 1764.
VIE DE VOLTAIRE. 269
mouvement, proportionnant son style moins à son sujet qu'à la disposition
actuelle de son esprit, tantôt il répand le ridicule sur des objets qui semblent
ne pouvoir inspirer que l'horreur, et bientôt après, entraîné par l'énergie et
la sensibilité de son âme, il tonne avec force contre les abus dont il vient
de plaisanter. Ailleurs il s'irrite contre le mauvais goût, s'aperçoit bientôt
que son indignation doit être réservée pour de plus grands intérêts, et finit
par rire de sa propre colère. Quelquefois il interrompt une discussion de
morale ou de politique par une observation de littérature, et, au milieu d'une
leçon de goût, il laisse échapper quelques maximes d'une philosophie pro-
fonde, ou s'arrête pour livrer au fanatisme ou à la tyrannie une attaque
terrible et soudaine.
L'intérêt constant que prit Voltaire au succès de la Russie contre les
Turcs mérite d'être remarqué. Comblé des bontés de Pimpératrice, sans
doute la reconnaissance animait son zèle ; mais on se tromperait si on ima-
ginait qu'elle en fût l'unique cause. Supérieur à ces politiques de comptoir
qui prennent l'intérêt de quelques marchands connus dans les bureaux pour
l'intérêt du commerce, et l'intérêt du commerce pour l'intérêt du genre
humain; non moins supérieur à ces vaines idées d'équilibre de l'Europe, si
chères aux compilateurs politiques, il voyait dans la destruction de l'empire
turc des millions d'hommes assurés du moins d'éviter, sous le despotisme
d'un souverain, le despotisme insupportable d'un peuple; il voyait renvoyer
dans les climats infortunés qui les ont vues naître ces mœurs tyranniques
de l'Orient qui condamnent un sexe entier à un honteux esclavage. D'im-
menses contiées, placées sous un beau ciel, destinées par la nature à se
couvrir des productions les plus utiles à l'homme, auraient été rendues à
l'industrie de leurs habitants; ces pays^, les premiers où l'homme ait eu du
génie, auraient vu renaître dans leur sein les arts dont ils ont donné les
modèles les plus parfaits, les sciences dont ils ont posé les fondements.
Sans doute les spéculations routinières de quelques marchands auraient
été dérangées, leurs profits auraient diminué; mais le bien-être réel de tous
les peuples auiait augmenté, parce qu'on ne peut étendre sur le globe l'es-
pace où fleurit la culture, où le commerce est sûr, où l'industrie est active,
sans augmenter pour tous les hommes la masse des jouissances et des res-
sources. Pourquoi voudrait-on qu'un philosophe préférât la richesse de
quelques nations à la liberté d'un peuple entier, le commerce de quelques
villes au progrès de la culture et des arts dans un grand empiie? Loin de
nous ces vils calculateurs qui veulent ici tenir la Grèce dans les fers des
Turcs; là, enlever des hommes, les vendre comme de vils troupeaux, les
obliger à force de coups à servir leur insatiable avarice, et qui calculent
gravement les prétendus millions (pie rapportent ces outrages à la nature.
Que partout les hommes soient libres, que chaque pays jouisse désavan-
tages que lui a donnés la nature; voilà ce que demande l'intérêt commun
de tous les peuples, de ceux qui reprendraient leurs droits comme de ceux
où quelques individus, et non la nation, ont profité du malheur d'autrui.
1. La Grèce et l'Egypte.
^70 VIE DE VOLTAIRE.
Qu'importe auprès de ces grands objets, et des biens éternels qui naîtraient
de cette grande révolution, la ruine de quelques hommes avides qui avaient
fondé leur fortune sur les larmes et le sang de leurs semblables?
Voilà ce que devait penser Voltaire, voilà ce que pensait M. Turgot.
On a parlé de l'injustice d'une guerre contre les Turcs. Peut-on être
injuste envers une horde de brigands qui tiennent dans les fers un peuple
esclave, à qui leur avide férocité prodigue les outrages? Qu'ils rentrent
dans ces déserts dont la faiblesse de l'Europe leur a permis de sortir, puis-
que dans leur brutal orgueil ils ont continué à former une race de tyrans,
et qu'enfin la patrie de ceux à qui nous devons nos lumières, nos arts, nos
vertus même, cesse d'être déshonorée par la présence d'un peuple qui unit
les vices infâmes de la mollesse à la férocité des peuples sauvages. V'ous
craignez pour la balance de l'Europe, comme si ces conquêtes ne devaient
pas diminuer la force des conquérants, au lieu de l'augmenter; comme si
l'Asie ne devait pas longtemps offrir à des ambitieux une proie facile qui
les dégoûterait des conquêtes hasardeuses qu'ils pourraient tenter en
Europe! Ce n'est point la politique des princes, ce sont les lumières des
peuples civilisés qui garantiront à jamais l'Europe des invasions; et plus la
civilisation s'étendra sur la terre, plus on en verra disparaître la guerre et
les conquêtes, comme l'esclavage et la misère.
Louis XV mourut'. Ce prince, qui depuis longtemps bravait dans sa
conduite les préceptes de la morale chrétienne, ne s'était cependant jamais
élevé au-dessus des terreurs religieuses. Les menaces de la religion reve-
naient l'effrayer à l'apparence du moindre danger; mais il croyait qu'une
promesse de continence, si facile à faire sur un lit de mort, et quelques
paroles d'un prêtre, pouvaient expier les fautes d'un règne de soixante ans.
Plus timide encore que superstitieux, accoutumé par le cardinal de Fleury
à regarder la liberté de penser comme une cause de trouble dans les États,
ou du moins d'embarras pour les gouvernements, ce fut malgré lui que,
sous son règne, la raison humaine fit en France des progrès rapides. Celui
qui y travaillait avec le plus d'éclat et de succès était devenu l'objet de sa
haine. Cependant il respectait en lui la gloire delà France, et ne voyait pas
sans orgueil l'admiration de l'Europe placer un de ses sujets au premier
rang des hommes illustres. Sa mort ne changea rien au sort de Voltaire, et
M. de Maurepas joignait aux préjugés de Fleury une haine plus forte encore
pour tout ce qui s'élevait au-dessus des hommes ordinaires.
Voltaire avait prodigué à Louis XV, jusqu'à son voyage en Prusse, des
éloges exagérés, sans pouvoir le désarmer; il avait gardé un silence presque
absolu depuis cette époque oii les malheurs et les fautes de ce règne
auraient rendu ses louanges avilissantes. Il osa être juste envers lui après
sa mort-, dans l'instant oiî la nation presque entière semblait se plaire à
déchirer sa mémoire; et on a remarqué que les philosophes, qu'il ne protégea
1. 10 mal 1774.
2. Voyez VÉloge funèbre de Louis XV, tome XXIX, page 291.
VIE DE VOLTAIRE. 271
jamais, furent alors les seuls qui montrassent quelque impartialité, tandis
que des prêtres' chargés de ses bienfaits insultaient à ses faiblesses.
Le nouveau règne offrit bientôt à Voltaire des espérances qu'il n'avait
osé former. M. Turgot fut appelé au ministère-. Voltaire connaissait ce
génie vaste et profond qui, dans tous les genres de connaissances, s'était
créé des principes sûrs et précis auxquels il avait attaché toutes ses opinions,
d'après lesquelles il dirigeait toute sa conduite; gloire qu'aucun autre
homme d'État n'a mérité de partager avec lui. Il savait qu'à une âme pas-
sionnée pour la vérité et pour le bonheur des hommes M. Turgot unissait
un courage supérieur à toutes les craintes, une grandeur de caractère au-
dessus de toutes les dissimulations; qu'à ses yeux les plus grandes places
n'étaient qu'un moyen d'exécuter ses vues salutaires, et ne lui paraîtraient
plus qu'un vil esclavage s'il perdait cette espérance. Enfin il savait qu'af-
franchi de tous les préjugés, et haïssant en eux les ennemis les plus dange-
reux du genre humain, M. Turgot regardait la liberté de penser et d'impri-
mer comme un droit de chaque citoyen, un droit des nations entières, dont
les progrès de la raison peuvent seuls appuyer le bonheur sur une base iné-
branlable.
Voltaire vit dans la nomination de M. Turgot l'aurore du règne de cette
raison si longtemps méconnue, plus longtemps persécutée; il osa espérer
la chute rapide des préjugés, la destruction de cette politique lâche et tyran-
nique qui, pour flatter l'orgueil ou la paresse des gens en place, condamnait
le peuple à l'humiliation et à la misère.
Cependant ses tentatives en faveur des serfs du mont Jura furent inu-
iles, et il essaya vainement d'obtenir pour d'Étallonde et pour la mémoire
du chevalier de La Barre cette justice éclatante que l'humanité et l'honneur
national exigeaient également. Ces objets étaient étrangers au département
des finances; et cette supériorité de lumières, de caractère et de vertu,
que M. Turgot ne pouvait cacher, lui avait fait de tous les autres ministres,
de tous les intrigants subalternes, autant d'ennemis qui, n'ayant à com-
battre en lui ni ambition ni projets personnels, s'acharnaient contre tout ce
qu'ils croyaient d'accord avec ses vues justes et bienfaisantes.
On ne pouvait d'ailleurs rendre la liberté aux serfs du mont Jura sans
blesser le parlement de Besançon; la révision du procès d'Abbeville eût
humilié celui de Paris; et une politique maladroite avait rétabli les anciens
parlements, sans profiter de leur destruction et du peu de crédit de ceux
qui les avaient remplacés pour porter dans les lois et dans les tribunaux
une réforme entière dont tous les hommes instruits sentaient la nécessité.
Mais un ministère faible et ennemi des lumières n'osa ou ne voulut pas
saisir cette occasion, où le bien eût encore moins trouvé d'obstacles que
dans l'instant si honteusement manqué par le chancelier Maupeou.
1. Beauvais, évoque de Senez; voyez tome XXIX, page 307.
2. La nomination de Turgot à la place de contrôleur général des finances
est du 24 août 1774 ; le mois précédent, le ministère de Louis XV, conservé par
Louis XVI, prévoyant la mort prochaine de Voltaire, avait ordonné de mettre les
scellés sur ses papiers; voyez les Documents biographiques.
272 VIE DE VOLTAIRE.
C'est ainsi que, par complaisance pour les préjugés des parlements, le
ministère laissa perdre pour la réforme de l'éducation les avantages que lui
offrait la destruction des jésuites. On n'avait même pris, en 1774, aucune
précaution pour empêcher la renaissance des querelles qui, en 1770, avaient
amené la destruction de la magistrature. On n'avait eu qu'un seul objet,
l'avantage de s'assurer une reconnaissance personnelle qui donnât aux auteurs
du changement un moyen d'employer utilement contre leurs rivaux de puis-
sance le crédit des corps dont le rétablissement était leur ouvrage.
Ainsi le seul avantage que Voltaire put obtenir du ministère de M. Tur-
got fut de soustraire le petit pays de Gex à la tyrannie des fermes. Séparé
de la France par des montagnes, ayant une communication facile avec
Genève et la Suisse, cette malheureuse contrée ne pouvait être assujettie au
régime fiscal sans devenir le théâtre d'une guerre éternelle entre les
employés du fisc et les habitants, sans payer des frais de perception plus
onéreux que la valeur même des impositions. Le peu d'importance de cette
opération aurait dû la rendre facile. Cependant elle était depuis longtemps
inutilement sollicitée par 31. de Voltaire.
Une partie des provinces de la France ont échappé par différentes causes
au joug de la ferme générale, ou ne l'ont porté qu'à moitié; mais les fer-
miers ont souvent avancé leurs limites, enveloppé dans leurs chaînes des
cantons isolés que des privilèges féodaux avaient longtemps défendus. Ils
croyaient que leur dieu Terme, comme celui des Romains, ne devait recu-
ler jamais, et que son premier pas en arrière serait le présage de la destruc-
tion de l'empire. Leur opposition ne pouvait balancer, auprès de M.Turgot,
une opération juste et bienfaisante qui, sans nuire au fisc, soulageait les
citoyens, épargnait des injustices et des crimes, rappelait dans un canton
dévasté la prospérité et la paix.
Le pays de Gex fut donc affranchi moyennant une contribution de
trente mille livre?, et Voltaire put écrire à ses amis, en parodiant un vers
de Milhridal^ ^ :
Et mes derniers regards ont vu fuir les commis.
Les édits de 1776 auraient augmenté le respect de Voltaire pour M. Tur-
got si, d'avance, il n'avait pas senti son àrae et connu son génie. Ce grand
homme d'État avait vu que, placé à la tête des finances dans un moment où
gêné par la masse de la dette, par les obstacles que les courtisans et le
ministre prépondérant opposaient à toute grande réforme dans l'adminis-
tration, à toute économie importante, il ne pouvait diminuer les impôts, et
il voulut du moins soulager le peuple et dédommager les propriétaires, en
leur rendant les droits dont un régime oppresseur les avait privés*.
Les corvées, qui portaient la désolation dans les campagnes, qui for-
•çaient le pauvre à travailler sans salaire, et enlevaient à l'agriculture les
1. Acte V, scène v.
2. Cette phrase incorrecte est exactement ainsi dans les deux éditions deKehl.
VIE DE VOLTAIRE. 273
chevaux du laboureur, furent changées en un impôt payé par les seuls pro-
priétaires. Dans toutes les villes, de ridicules corporations faisaient acheter
à une partie de leurs habitants le droit de travailler; ceux qui subsistaient
par leur industrie ou par le comnierce étaient obligés de vivre sous la ser-
vitude d'un certain nombre de privilégiés, ou de leur payer un tribut.
Cette institution absurde disparut i, et le droit de faire un usage libre de
leurs bras ou de leur temps fut restitué aux citoyens.
La liberté du commerce des grains, celle du commerce des vins; l'une
gênée par des préjugés populaires, l'autre par des privilèges tyranniques,
extorqués par quelques villes, fut rendue aux propriétaires; et ces lois
sages devaient accélérer les progrès delà culture, et multiplier les richesses
nationales en assurant la subsistance du peuple.
Mais ces édits bienfaiteurs furent le signal de la perte du ministre qui
avait osé les concevoir. On souleva contre eux les parlements, intéressés à
maintenir les jurandes, source féconde de procès lucratifs; non moins atta-
chés au régime réglementaire, qui était pour eux un moyen d'agiter
l'esprit du peuple; irrités de voir porter sur les propriétaires riches le far-
deau de la construction des chemins, sans espérer qu'une lâche condescen-
dance continuât d'alléger peureux le poids des subsides, et surtout etlrayés
de la prépondérance que semblait acquérir un ministre dont l'esprit popu-
laire les menaçait de la chute de leur pouvoir.
Cette ligue servit l'intrigue des ennemis de M. Turgot, et on vit alors
combien la manière dont ils avaient rétabli les tribunaux était utile à leurs
desseins secrets, et funeste à la nation. On apprit alors combien il est
dangereux pour un ministre de vouloir le bien du peuple; et peut-être
qu'en remontant à l'origine des événements on trouverait que la chute
même des minisires réellement coupables a eu pour cause le bien qu'ils
ont voulu faire, et non le mal qu'ils ont fait.
Voltaire vit, dans le malheur de la France, la destruction des espérances
qu'il avait conçues pour les progrès de la raison humaine. Il avait cru que
l'intolérance, la superstition, les préjugés absurdes qui infectaient toutes
les branches de la législation, toutes les parties de l'administration, tous les
états de la société, disparaîtraient devant un ministre ami de la justice, de
la liberté, et des lumières. Ceux qui l'ont accusé d'une basse flatterie, ceux
qui lui ont reproché avec amertume l'usage qu'il a fait, trop souvent peut-
être, de la louange pour adoucir les hommes puissants, et les forcer à être
humains et justes, peuvent comparer ces louanges à celles qu'il donnait à
M. Turgot, surtout à cette Épltre à un Homme qu'il lui adressa ^ au mo-
ment de sa disgrâce. Ils distingueront alors l'admiration sentie de ce qui
n'est qu'un compliment, et ce qui vient de l'âme de ce qui n'est qu'un jeu
d'imagination ; ils verront que Voltaire n'a eu d'autre tort que d'avoir cru
1. L'édit portant suppression des jurandes et communautés de commerce, arts
et métiers, est de février 1770; il ne fut enregistré au parlement qu'au lit de
justice du 12 mars.
2. En 1776; voyez tome X, page 4oI.
1. 18
274 VIE DE VOLTAIRE.
pouvoir traiter les gens en place comme les femmes. On prodigue à toutes à
peu près les mêmes louanges et les mêmes protestations; et le ton seul
distingue ce qu'on sent de ce qu'on accorde ii la galanterie.
Voltaire encensant les rois, les ministres, pour les attirer à la cause de
la vérité, et Voltaire célébrant le génie et la vertu, n'a pas le môme langage.
]Ve veut-il que louer, il prodigue les charmes de son imngination brillante,
il multiplie ces idées ingénieuses qui lui sont si familières; mais rend-il
un hommage avoué par son cœur, c'est son âme qui s'échappe, c'est sa
raison profonde qui prononce. Dans son voyage à Paris, son admiration
pour M. Turgot perçait dans tous ses discours; c'était l'homme qu'il oppo-
sait à ceux qui se plaignaient à lui de la décadence de notre siècle, c'était à
lui que son âme accordait son respect. Je l'ai vu se précipiter sur ses mains,
les arroser de ses larmes, les baiser malgré ses efforts, et s'écriant d'une
voix entrecoupée de sanglots : Laissez-moi baiser celte main qui a signé
le salut du peuple ^.
Depuis longtemps Voltaire désirait de revoir sa patrie, et de jouir de sa
oloire au milieu du même peuple témoin de ses premiers succès, et trop
souvent complice de ses envieux. M. de Villette venait d'épouser à
Ferney M'^^ de Varicour, d'une famille noble du pays de Gex, que ses
parents avaient confiée à M"'® Denis; Voltaire les suivit à Paris ^, séduit
en partie par le désir de faire jouer devant lui la tragédie d'Irène, qu'il
venait d'achever. Le secret avait été gardé ; la haine n'avait pas eu le
temps de préparer ses poisons, et l'enthousiasme public ne lui permit pas
de se montrer. Une foule d'hommes, de femmes de tous. les rangs, de
toutes les professions, à qui ses vers avaient fait verser de douces larmes,
qui avaient tant de fois admiré son génie sur la scène et dans ses ouvrages,
qui lui devaient leur instruction, dont il avait guéri les préjugés, à qui il
avait inspiré une partie de ce zèle contre le fanatisme dont il était dévoré,
brûlaient du désir de voir le grand homme qu'ils admiraient. La jalousie se
tut devant une gloire qu'il était impossible d'atteindre, devant le bien qu'il
avait fait aux hommes. Le ministère, l'orgueil épiscopal, furent obligés de
respecter l'idole de la nation. L'enthousiasme avait passé jusque dans le
peuple; on s'arrêtait devant ses fenêtres; on y passait des heures entières,
dans l'espérance de le voir un moment; sa voiture, forcée d'aller au pas, était
entourée d'une foule nombreuse qui le bénissait et célébrait ses ouvrages.
1. Turgot était fort goutteux et marchait difficilement. Lors de leur première
rencontre, Voltaire, après les premiers compliments, se tournant vers l'assistance,
dit : « En voyant M. Turgot, j'ai cru voir la statue de jNabuchodonosor. — Oui,
les pieds d'argile, dit le contrôleur disgracié. — Et la tête d'or ! la tête d'or !
répliqua Voltaire. » {Mémoires pour servir à l'histoire de M. de Voltaire; Amster-
dam, 1785, IP partie, pages 107, 108.)
2. M™^ Denis, M. et M""* de Villette, partirent de Ferney le .3 février 1778;
Voltaire, accompagné de son secrétaire Wagnière et d'un cuisinier, partit le 5, à
midi. La Relation du voyage de M. de Voltaire à Paris en 1778 fait partie des
Mémoires sur Voltaire et sur ses ouvrages, par Longchamp et Wagnière; Paris,
1826, deux volumes in-8".
VIE DE VOLTAIRE. i7o
L'Académie française, qui ne l'avait adopté qu'à cinquante-deux ans ',
lui prodigua les honneurs, et le reçut nnoins comme un égal que comme le
souverain de l'empire des lettres 2. Les enfants de ces courtisans orgueilleux
qui l'avaient vu avec indignation vivre dans leur société sans bassesse, et
qui se plaisaient à humilier en lui la supériorité de l'esprit et des talents,
briguaient l'honneur de lui être présentés, et de pouvoir se vanter de l'avoir vu.
C'était au théâtre, oià il avait régné si longtemps, qu'il devait attendre
les plus grands honneurs. Il vint à la troisième^ représentation d'Irène,
pièce faible, à la vérité, mais remplie de beautés, et où les rides de l'âge
laissaient encore voir l'empreinte sacrée du génie. Lui seul attira les regards
d'un peuple avide de démêler ses traits, de suivre ses mouvements, d'ob-
server ses gestes. Son buste fut couronné sur le théâtre, au milieu des
applaudissements, des cris de joie, des larmes d'enthousiasme et d'atten-
drissement. Il fut obligé, pour sortir, de percer la foule entassée sur son
passage; faible, se soutenant à peine, les gardes qu'on lui avait donnés
pour l'aider lui étaient inutiles; à son ap[)roche on se retirait avec une res-
pectueuse tendresse; chacun se disputait la gloire de l'avoir soutenu un
moment sur l'escalier; chaque marche lui offrait un secours nouveau, et
on ne souffrait pas que personne s'arrogeât le droit de le soutenir trop
longtemps.
Les spectateurs le suivirent jusque dans son appartement : les cris de
vive V^oUaire ! vive la Ilenriade! vive Mahomet! vive la Pucelle ! reten-
tissaient autour de lui. On se précipitait à ses pieds, on baisait ses vête-
ments. Jamais homme n'a reçu des marques plus touchantes de l'admiration,
de la tendresse publique; jamais le génie n'a été honoré par un hommage
plus flatteur. Ce n'était point à sa puissance, c'était au bien qu'il avait fait,
que s'adressait cet hommage. Un grand poëte n'aurait eu que des applau-
dissements; les larmes coulaient sur le philosophe qui avait brisé les fers
de la raison et vengé la cause de l'humanité.
L'âme sublime et passionnée de Voltaire fut attendrie de ces tributs de
respect et de zèle. On veut me faire mourir de plaisir ^ disait-il; mais
c'était le cri de la sensibilité, et non l'adresse de l'amour-propre. Au milieu
des hommages de l'Académie française, il était frappé surtout de la possi-
bilité d'y introduire une philosophie plus hardie. « On me traite mieux que
je ne mérite, me disait-il un jour. Savez-vous que je ne désespère point de
faire proposer l'éloge de Coligny? »
Il s'occupait, pendant les représentations d'/rene, à revoir son Essai
I. En 17i6.
'J. L'Académie française lui envoya une dêputation ; et lorsque, le .30 mars, il
se rendit à une séance publique de l'Académie, l'Académie, qui était nombreuse
ce jour-là, alla au-devant de lui jusque dans la première salle. On le fit asseoir à
la place du directeur. Après la lecture de VÉlocje de Doileau, par d'Alembert, on
lui proposa d'accepter extraordinairement, et par un choix unanime, la place de
directeur, qu'on avait coutume de tirer au sort, et qui allait être vacante à la fin
du trimestre de janvier.
3. Csiai à, la, sixième représentation d'/rène que Voltaire assista le 30 mars 1778.
276 VIE DE VOLTAIRE.
sur les Mœurs et l'Esprit des nations, et à y porter de nouveaux coups au
fanatisme. Au milieu des acclamations du théâtre, il avait observé, avec un
plaisir secret, que les vers les plus applaudis étaient ceux où il attaquait la
superstition et les noms qu'elle a consacrés. C'était vers cet objet qu'il re-
portait tout ce qu'il recevait d'hommages. Il voyait dans l'admiration géné-
rale la preuve de rem[)ire qu'il avait exercé sur les esprits, de la chute des
préjugés, qui était son ouvrage.
Paris possédait en même temps le célèbre Franklin, qui, dans un autre
hémisphère, avait été aussi l'apôtre de la philosophie et de la tolérance.
Comme Voltaire, il avait souvent employé l'arme de la plaisanterie, qui cor-
rige la folie humaine, et apprend à en voir la perversité comme une folie
plus funeste, mais digne aussi de pitié. II avait honoré la philosophie par le
génie de la physique, comme Voltaire par celui de la poésie. Franklin
achevait de délivrer les vastes contrées de l'Amérique du joug de l'Europe,
et Voltaire de délivrer l'Europe du joug des anciennes théocraties de l'Asie.
Franklin s'empressa devoir un homme dont la gloire occupait depuis long-
temps les deux mondes : Voltaire, quoiqu'il eût perdu l'habitude de parler
anglais, essaya de soutenir la conversation dans cette langue; puis bientôt
reprenant la sienne : «'Je n'ai pu résister au désir de parler un moment la
langue de M. Franklin. »
Le yjhilosophe américain lui présenta son petit-fils, en demandant pour
lui sa bénédiction : « God and liberty ^, dit Voltaire, voilà la seule béné-
diction qui convienne au petit-fils de M. Franklin. » Ils se revirent à une
séance publique de l'Académie des sciences^; le public contemplait avec
attendrissement, placés à côté l'un de l'autre, ces deux hommes nés dans
des mondes différents, re-pectîbles par leur vieillesse, par leur gloire, par
l'emploi de leur vie, et jouissant tous deux de l'influence qu'ils avaient
exercée sur leur siècle, ils s'embrassèrent au bruit des acclamations; on a
dit que c'était Solon qui embrassait Sophocle. Mais le Sophocle français
avait détruit l'erreur, et avancé le règne de la raison; et le Solon de Phila-
delphie, appuyant sur la base inébranlable des droits des hommes la consti-
tution de son pays, n'avait point à craindre de voir pendant sa vie même
ses lois incertaines préparer des fers à son pays, et ouvrir la porte à la
tyrannie.
L'âge n'avait point affaibli l'activité de Voltaire, et les transports de ses
compatriotes semblaient la redoubler encore. Il avait formé le projet de ré-
futer tout ce que le duc de Saint-Simon 3, dans ses Mémoires encore se-
1. Dieu et la liberté.
2. Le 29 avril.
3. En 1788 on donna un extrait des Mémoires de Saint-Simon en trois volumes
in-8''; l'année suivante, on publia un supfjlément en quatre volumes. L'abbé Sou-
lavie donna, en 1791, treize volumef? in-8", intitulés OEuvres complètes de Saint.
Simon. M. F. Laurent donna, en 1818, six volumes in-S", sous le titre de Mémoires
de Saint-Simon : ce n'est que le travail de Soulavie autrement disposé. Les Mé-
moires complets et authentiques du duc de Saint-Simon ont été imprimés pour
VIE DE VOLTAIRE. 277
crets, avait accordé à la prévention et à la haine, dans la crainte que ces
Mémoires, auxquels la probité reconnue de l'auteur, son état, son titre de
contemporain, pouvaient donner quelque autorité, ne parussent dans un
temps où personne ne fût assez voisin des événements pour défendre la vé-
rité et confondre l'erreur.
En même temps il avait déterminé l'Académie française à faire son dic-
tionnaire sur un nouveau plan ^ Ce plan consistait à suivre l'histoire de
chaque mot depuis l'époque où il avait paru dans la hingue, de marquer les
sens diveis qu'il avait eus dans les différents siècles, les acceptions diffé-
rentes qu'il avait reçues; d'employer, pour faire sentir ces différentes
nuances, non des phrases faites au hasard, mais des exemples choisis dans
les auteurs qui avaient eu le plus d'autorité. On aurait eu alors le véritable
dictionnaire littéraire et grammatical de la langue; les étrangers, et môme
les Français, y auraient appris à en connaître toutes les finesses.
Ce dictionnaire aurait oflért aux gens de lettres une lecture instructive
qui eût contribué à former le goût, qui eût arrêté les progrès de la corrup-
tion. Chaque académicien devait se charger d'une lettre de l'alphabet. Vol-
taire avait pris l'A 2; et pour exciter ses confrères, pour montrer combien
il était facile d'exécuter ce plan, il voulait en peu de mois terminer la par-
tie dont il s'était chargé.
Tant de travaux avaient épuisé ses forces. Un crachement de sang, causé
par les efforts qu'il avait faits pendant les répétitions (ÏIrène, l'avait affai-
bli. Cependant l'activité de son âme suffisait à tout, et lui cachait sa faiblesse
réelle. Enfin, privé du sommeil par l'effet de l'irritation d'un travail trop
continu, il voulut s'en assurer quelques heures pour être en état de faire
adopter à l'Académie, d'une manière irrévocable, le plan du dictionnaire,
contre lequel quelques objections s'étaient élevées, et il résolut de prendre
de l'opium. Son esprit avait toute sa force; son âme, toute son impétuosité,
et toute sa mobilité naturelle; son caractère, toute son activité et toute sa
gaieté, lorsqu'il prit le calmant qu'il croyait nécessaire. Ses amis l'avaient vu
se livrer, dans la soirée même, à toute sa haine contre les préjugés, l'exha-
ler avec éloquence, et, bientôt après, ne plus les envisager que du côté ri-
dicule, s'en moquer avec cette grâce et ces rapprochements singuliers qui
caractérisaient ses plaisanteries. Mais il prit de l'opium '' à plusieurs reprises,
la première fois de 1829 à 1831, en vingt et un volumes in-8°, y compris un volume
de table. (B.)
1. Voyez ce Plan, tome XXXI, page 161.
2. Il s'était aussi chargé de la lettre T; voyez les articles, tome XX, page 471
et suiv.
3. Wagnière raconte que Voltaire s'étant trouvé indisposé envoya chercher un
apothicaire, qui vint avec une liqueur dont le vieillard ne voulait pas prendre,
mais dont il finit cependant par avaler une portion. M"'" de Saint-Julien, qui
goûta cette liqueur, dit qu'elle était si violente qu'elle lui brûla la langue. Vol-
taire, se trouvant dans une agitation terrible, envoya demander au maréchal de
Richelieu de son opium préparé. « On a prétendu, ajoute Wagnière, qu'après avoir
fait avaler à M. de Voltaire une bonne dose de cet opium, la bouteille fut cassée :
î>78 VIE DE VOLTAIRE.
et se trompa sur les doses, vraisemblablement dans l'espèce d'ivresse que
les premières avaient produite. Le même accident lui était arrivé près de
trente ans auparavant, et avait fait craindre pour sa vie. Cette fois, ses
forces épuisées ne suffirent point pour combattre le poison. Depuis longtemps
il souffrait des douleurs de vessie, et, dans l'affaiblissement général de ses
organes, celui qui déjà était affecté contracta bientôt un vice incurable.
A peine, dans le long intervalle entre cet accident funeste et sa mort,
pouvait-il reprendre sa tête pendant quelques moments de suite, et sortir
de la léthargie où il était plongé. C'est pendant un de ces intervalles qu'il
écrivit au jeune comte de Lally, déjà si célèbre par son courage, et qui de-
puis a mérité de l'être par son éloquence et son patriotisme, ces lignes, les
dernières que sa main ait tracées, où il applaudissait à l'autorité royale,
dont la justice venait d'anéantir un des attentats du despotisme parlemen-
taire. Enfin il expira le 30 de inai i778 ^.
Grâce aux progrès de la raison et au ridicule répandu sur la superstition,
les habitants de Paris sont, tant qu'ils se portent bien, à l'abri do la tyran-
nie des prêtres; mais ils y retombent dès qu'ils sont malades. L'arrivée de
Vollaire avait allumé la colère des fanatiques, blessé l'orgueil des chefs de
la hiérarchie ecclésiastique; mais en même temps elle avait inspiré à quel-
ques prêtres l'idée de bâtir leur réputation et leur fortune sur la conversion
de cet illustre ennemi. Sans doule ils ne se flattaient pas de le convaincre,
mais ils espéraient le résoudre à dissimuler. Voltaire, qui désirait pouvoir
rester à Paris sans y être troublé par les délations sacerdotales, et qui, par
une vieille habitude de sa jeunesse, croyait utile, pour l'intérêt même des
amis de la raison, que des scènes d'intolérance ne suivissent point ses der-
niers moments, envoya chercher dès sa première maladie un aumônier des
Incurables qui lui avait off'ert ses services-, et qui se vantait d'avoir réconcilié
avec l'Église l'abbé de L'Attaignant, connu par des scandales d'un autre genre.
L'abbé Gaultier confessa Voltaire, et reçut de lui une profession de foi
par laquelle il déclarait qu'il mourait dans la religion catholique où il
était né.
je n'ai jamais pu tirer au clair ce dernier fait; je sais seulement qu'ils se réu-
nirent tous pour assurer au malade qu'il l'avait bue entièrement : M. de Villette
dit avoir vu M. de Voltaire seul dans sa chambre achever de la vider. M™* de
Saint-Julien lui dit alors qu'il était un grand malheureux de n'avoir pas sauté sur
lui pour l'en empêcher. »
t. A onze heures et un quart du soir.
2. L'abbé Gaultier présenta à l'archevêque un Mémoire concernant tout ce
qui s^est passé à la mort de Voltaire. Ce Mémoire est imprimé dans Iqs diverses
éditions de l'opuscule du Père Harel, intitule Voltaire, recueil des particularités
curieuses de sa vie et de sa mort, et page 19 du tome II des Mémoires pour servir
à l'histoire de M. de Voltait'e (par Chaudon), 1785, in-12. C'est là qu'ont été
prises les lettres de Voltaire à Gaultier, et de Gaultier à Voltaire ; mais Wagnière
observe que la lettre du 20 février n'a pas été donnée telle qu'elle a été écrite;
que la réponse du 21 est signée Voltaire (et non De Voltaire); il assure que le
billet du 26 n'a jamais été écrit; il ajoute ne pas connaître le billet de M™'' Denis
du 27. Wagnière élève aussi des doutes sur les billets des 13 et 15 mars.
VIE DE VOLTAIUE. 279
A cette nouvelle, qui scandalisa un peu plus les hommes éclairés qu'elle
n'édifia les dévots, le curé de Saint-Sulpice courut chez son paroissien, qui
le reçut avec politesse, et lui donna, suivant l'usage, une aumône honnête
pour ses pauvres. Mais, jaloux que labbé Gaultier l'eût gagné de vitesse,
il trouva que l'aumônier des Incurables avait été trop facile ; qu'il aurait
fallu exiger une profession de foi plus détaillée, un désaveu exprès de
toutes les doctrines contraires à la foi que Voltaire avait pu être accusé de
soutenir. L'abbé Gaultier prétendait qu'on aurait tout perdu en voulant tout
avoir. Pendant cette dispute, Voltaire guérit; on joua Irène, et la conver-
sion fut oubliée. Mais au moment de la rechute le curé revint, bien déter-
miné à ne pas enterrer Voltaire s'il n'obtenait pas cette rétractation si
désirée.
Ce curé ^ était un de ces hommes moitié hypocrites, moitié imbéciles,
parlant avec la persuasion stupide d'un énergumène, agissant avec la sou-
plesse d'un jésuite, humble dans ses manières jusqu'à la bassesse, arrogant
dans ses prétentions sacerdotales, rampant auprès des grands, charitable
pour cette populace dont on dispose avec des aumônes, et fatiguant les
simples citoyens de son impérieux fanatisme. Il voulait absolument faire
reconnaître au moins à Voltaire la divinité de Jésus-Christ, à laquelle il
s'intéressait plus qu'aux autres dogmes. Il le tira un jour de sa léthargie en
lui criant aux oreilles : « Croyez-vous à la divinité de Jésus-Christ? — Au
nom de Dieu, monsieur, ne me parlez plus de cet homme-là, et laissez-moi
mourir en repos », répondit Voltaire.
Alors le prêtre annonça qu'il ne pouvait s'empêcher de lui refuser la
sépulture. Il n'en avait pas le droit : car, suivant les lois, ce refus doit être
précédé d'une sentence d'excommunication, ou d'un jugement séculier. On
peut même appeler comme d'abus de l'excommunication. La famille, en se
plaignant au parlement, eût obtenu justice. Mais elle craignit le fanatisme
de ce corps, la haine de ses membres pour Voltaire, qui avait tonné tant
de fois contre ses injustices, et combattu ses prétentions. Elle ne sentit point
que le parlement ne pouvait, sans se déshonorer, s'écarter des principes
qu'il avait suivis en faveur des jansénistes, qu'un grand nombre de jeunes
magistrats n'attendaient qu'une occasion d'effacer, par quelque action écla-
tante, ce reproche de fanatisme qui les humiliait, de s'honorer en donnant
une marque de respect à la mémoire d'un homme de génie qu'ils avaient
eu le malheur de compter parmi leurs ennemis, et démontrer qu'ils aimaient
mieux réparer leurs injustices que venger leurs injures. La famille ne
sentit pas combien lui donnait de force cet enthousiasme que Voltaire avait
excité, enthousiasme qui avait gagné toutes les classes de la nation, et qu'au-
cune autorité n'eût osé attaquer de front.
On préféra de négocier avec le ministère. N'osant ni blesser l'opinion
publique en servant la vengeance du clergé, j\i déplaire aux prêtres en les
forçant de se conformer aux lois, ni les punir en érigeant un monument pu-
blic au grand homme dont ils troublaient si lâchement les cendres, et en
1. J.-J. t'aydit (leTersac.
280 VIE DE VOLTAIRE.
le dédommageant des honneurs ecclésiastiques, qu'il méritait si peu, par
des honneurs civiques dus à son génie et au bien qu'il avait fait à la nation,
les ministres approuvèrent la proposition de transporter le corps de Voltaire
dans l'église d'un monastère dont son neveu ^ était abbé, il fut donc conduit
à Scellières. Les prêtres étaient convenus de ne pas troubler Texécution de
ce projet. Cependant deux grandes dames, très-dévotes, écrivirent à l'évéque
de Troyes pour l'engager à s'o|)poser à l'inhumation, en qualité d'évéque
diocésain. Mais, heureusement pour l'iioniieur de l'évéque, ces lettres arri-
vèrent trop tard, et Voltaire fut enterré. ,
L'Académie française était dans l'usage de faire un service aux Cordeliers
pour chacun de ses membres. L'archevêque de Paris, Beaumont, si connu
par son ignorance et son fanatisme, défendit de faire ce service. Les corde-
liers obéirent à regret, sachant bien que les confesseurs de Beaumont lui
pardonnaient la vengeance, et ne lui prêchaient pas la justice. L'Académie
résolut alors de suspendre cet usage jusqu'à ce que l'insulte faite au plus
illustre de ses membres eût été réparée. Ainsi Beaumont servit malgré lui à
détruire une superstition ridicule.
Cependant le roi de Prusse ordonna pour Voltaire un service solennel
dans l'église catholique de Berlin. L'Académie de Prusse y fut invitée de sa
part; et, ce qui était plus glorieux pour Voltaire, dans le camp même oiî à la
tête de cent cinquante mille hommes il défendait les droits des princes de
l'Empire, et en imposait à la puissance autrichienne, il écrivit l'éloge de
l'homme illustre dont il avait été le disciple et l'ami, et qui peut-être ne lui
avait jamais pardonné l'indigne et honteuse violence exercée contre lui à
Francfort par ses ordres, mais vers lequel un sentiment d'admiration et un goût
naturel le ramenaient sans cesse, même malgré lui. Cet éloge était une bien
noble compensation de l'indigne vengeance des prêtres.
De tous les attentats contre l'humanité, que dans les temps d'ignorance
et de superstition les prêtres ont obtenu le pouvoir de commettre avec im-
punité, celui qui s'exerce sur des cadavres est sans doute le moins nuisible;
et, à des yeux philosophiques, leurs outrages ne peuvent paraître qu'un
titre de gloire. Cependant le respect pour les restes des personnes qu'on a
chéries n'est point un préjugé : c'est un sentiment inspiré par la nature
même, qui a mis au fond de nos cœurs une sorte de vénération religieuse
pour tout ce qui nous rappelle des êtres que l'amitié ou la reconnaissance
nous ont rendus sacrés. La liberté d'offrir à leurs dépouilles ces tristes
hommages est donc un droit précieux pour l'homme sensible; et l'on ne peut
sans injustice lui enlever la liberté de choisir ceux que son cœur lui dicte,
encore moins lui interdire cette consolation au gré d'une caste intolérante
qui a usurpé, avec une audace trop longtemps soufferte, le droit de juger
et de punir les pensées.
D'ailleurs son empire sur l'esprit de la populace n'est pas encore détruit;
un chrétien privé de la sépulture est encore, aux yeux du petit peuple, un
homme digne d'horreur et de mépris, et cette horreur dans les âmes sou-
1. L'abbé Mignot.
VIE DE VOLTAIRE, 281
mises aux préjugés s'élcnd jusque sur sa famille. Sans doute si la haine des
prêtres ne poursuivait que des hommes immortalisés par des chefs-d'œuvre,
dont le nom a fatigué la renommée, dont la gloire doit embrasser tous les
siècles, on pourrait leur pardonner leurs impuissants efforts; mais leur haine
peut s'attacher à des victimes moins illustres; et tous les hommes ont les
mêmes droits.
Le ministère, un peu honteux do sa faiblesse, crut échapper au mépris
public en empêchant de parler de Voltaire dans les écrits ou dans les endroits
où la police est dans l'usage de violer la liberté, sous prétexte d'établir le
bon ordre, qu'elle confond trop souvent avec le respect pour les sottises
établies ou protégées.
On défendit aux papiers publics de parler de sa mort \ et les comédiens
eurent ordre de ne jouer aucune de ses pièces 2. Les ministres ne songèrent
pas que de pareils moyens d'empêcher qu'on ne s'irritât contre leur faiblesse
ne serviraient qu'à en donner une nouvelle preuve, et montreraient qu'ils
n'avaient ni le courage de mériter l'approbation publique, ni celui de sup-
porter le blâme.
Ce simple récit des événements de la vie de Voltaire a fait assez con-
naître son caractère et son âme : la bienfaisance, l'indulgence pour les fai-
blesses, la haine de l'injustice et de l'oppression, en forment les principaux
traits. On peut le compter parmi le très-petit nombre des hommes en qui
*'amour de l'humanité a été une véritable passion. Cette passion, la plus noble
de toutes, n'a été connue que dans nos tem[)S modernes: elle est née du
progrès des lumières, et sa seule existence suffit pour confondre les aveugles
partisans de l'antiquité, et les calomniateurs de la philosophie.
Mais les heureuses qualités de Voltaire étaient souvent égarées par une
mobilité naturelle que l'habitude de faire des tragédies avait encore aug-
mentée. 11 passait en un instant de la colère à l'attendrissement, de l'indi-
gnation à la plaisanterie. Né avec des passions violentes, elles l'entraînèrent
trop loin quelquefois; et sa mobilité le priva des avantages ordinaires aux
âmes passionnées, la fermeté dans la conduite, et ce courage que la crainte
ne peut arrêter quand il faut agir, et qui ne s'ébranle point par la présence
du danger qu'il a prévu. On l'a vu souvent s'exposer à l'orage presque avec
témérité, rarement on l'a vu le braver avec constance : et ces aUernatives
d'audace et de faiblesse ont souvent affligé ses amis, et préparé d'indignes
triomphes à ses lâches ennemis.
1. On ne parla delà mort de Voltaire ni dans le Mercure, ni dans le Journal
de Paris.
2. Cotte défense fut bientôt levée; le 20 juin 1778, on joua Nanine à la Comé-
die française ; les 22 et 28, ou représenta Tancrède. Le 1" février 1779, La Harpe
donna sur le même Ihéâlre les Muses rivales, ou l'Apothéose de Voltaire, en un
acte el en vers libres. Enfin le 31 mai 1779, comme anniversaire de la mort de
Voltaire, eut lieu la première représentation d'Atjathocle, tragédie posthume de
Voltaire (voyez tome VII, page 389). Mais i)cndant qu'on laissait rendre ces hom-
mages à la mémoire de Voltaire, on faisait supprimer vingt-sei)t vers à son hon-
neur dans le chant de Janvier, du poënie des Mois jtar llouch'r.
282 VIE DE VOLTAIRE.
Il fut constant dans l'amitié. Celle qui le liait àGénonville, au président
de Maisons, à Formont, à Cideville, à la marquise du Chàtelet, à d'Argental,
a d'Alembert^, troublée par des nuages passagers, ne se termina que par
la mort. On voit dans ses ouvrages que peu d'hommes sensibles ont con-
servé aussi longtemps que lui le souvenir des amis qu'ils ont perdus dans
la jeunesse.
On lui a reproché ses nombreuses querelles; mais dans aucune il n'a été
l'agresseur; mais ses ennemis, ceux du moins pour lesquels il fut irrécon-
ciliable, ceux qu'il dévoua au mépris public, ne s'étaient point bornés à des
attaques personnelles; ils s'étaient rendus se? délateurs auprès des fana-
tiques, et avaient voulu appeler sur sa tête le glaive de ia persécution.
Il est affligeant sans doute d'être oblige de placer dans cette liste des
hommes d'un mérite réel : le poète Rousseau, les deuxPompignan-, Larcher,
et même Rousseau de Genève. Mais n'est-il pas plus excusable de porter
trop loin, dans sa vengeance, les droits de la défense naturelle, et d'être in-
juste en cédant à une colère dont le motif est légitime, que de violer les
lois de l'humanité en compromettant les droits, la liberté, la sûreté d'un
citoyen, pour satisfaire son orgueil, ses projets d'hypocrisie, ou son atta-
chement opiniâtre à ses opinions?
On a reproché à Voltaire son acharnement contre Maupertuis; mais cet
acharnement ne se borna-t-il pas à couvrir de ridicule un homme qui, par
de basses intrigues, avait cherché à le déshonorer et à le perdre, et qui,
pour se venger de quelques plaisanteries, avait appelé à son secours la puis-
sance d'un roi irrité par ses insidieuses délations?
On a prétendu que Voltaire était jaloux, et on y a répondu par ce vers
de Tancrède^ :
De qui dans l'univers peut-il être jaloux?
MaiSj dit-on, il Vêlait de Buffon. Quoi ! l'homme dont la main puis-
\. D'Argental et d'Alembert ont seuls survécu à Voltaire.
2. L'un d'eux vient d'effacer, par une conduite noble et patriotique, les taches
que ses délations épiscopales avaient répandues sur sa vie. On le voit adopter
aujourd'hui avec courage les mêmes principes de liberté que dans ses ouvrages ii
reprochait avec amertume aux philosophes, et contre lesquels il invoquait la ven-
geance du despotisme. On se tioniperait si, d'après cette contradiction, on l'ac-
cusait de mauvaise foi. Rien n'est plus commun que des hommes qui, joignant à
une âoie honnête et à un sens droit un esprit timide, n'osent examiner certains
principes, ni penser d'après eux-mêmes, sur certains objets, avant de se sentir
appuyés par l'opinion. (K.)
— C'est Lefranc de Pompignan, archevêque de Vienne, que Condorcet loue ici.
Cependant lorsqu'en 1781 avait paru le prospectus de l'édition de Kehl des
OEuvres de Voltaire, ce prélat avait publié un violent mandement. Mais, le
22 juin 1789, ce fut à la tête des cent quarante-neuf membres de l'ordre du clergé
qu'il alla se réunir à l'ordre du tiers état pour faire en commun la vérification
des pouvoirs.
3. Acte IV, scène v. La Harpe, dans son Éloge de Voltaire (voyez page 183),
a déjà fait la même citation.
VIE DE VOLTAIRE. 285
santé ébranlait les antiques colonnes du tennple de la Superstition, et qui
aspirait à changer en hommes ces vils troupeaux qui gémissaient depuis si
longtemps sous la verge sacerdotale, eût-il été jaloux de la peinture heureuse
et brillante des mœurs de quelques animaux, ou de la combinaison plus ou
moins adroite de quelques vains systèmes démentis par les faits?
Il l'était de J.-J. Rousseau : il est vrai que sa hardiesse excita celle
de Voltaire ; mais le philosophe qui voyait le progrès des lumières adoucir,
affranchir, et perfectionner l'espèce humaine, et qui jouissait de cette révo-
lution comme de son ouvrage, était-il jaloux de l'écrivain éloquent qui eût
voulu condamner l'esprit humain à une ignorance éternelle? L'ennemi de
la superstition était-il jaloux de celui qui, ne trouvant plus assez de gloire
à détruire les autels, essayait vainement de les relever?
Voltaire ne rendit pas justice aux talents de Rousseau, parce que son
esprit juste et naturel avait une répugnance involontaire pour les opinions
exagérées, que le ton de l'austérité lui présentait une teinte d'hypocrisie
dont Ici moindre nuance devait révolter son âme indépendante et franche ;
qu'enfin, accoutumé à répandre la plaisanterie sur tous les olijefs, la gra-
vité dans les petits détails des passions ou de la vie humaine lui paraissait
toujours un peu ridicule. Il fut injuste, parce que Rousseau l'avait irrité en
répondant par des injures à des offres de service ; parce que Rousseau, en
l'accusant de le persécuter lorsqu'il prenait sa défense, se permettait de le
dénoncer lui-même aux persécuteurs.
H était jaloux de Montesquieu : mais il avait à se plaindre de l'auteur
de rEsprit des lois, qui affectait pour lui de l'indifférence, et presque du
mépris, moitié par une morgue maladroite, moitié par une politique timide:
et cependant ce mot célèbre de Voltaire : L'humanité avait perdu ses
titres, Montesquieu les a retrouvés et les lui a rendus ^, est encore le
plus bel éloge de l'Esprit des Lois ; et ce mot passe même les bornes de la
justice. 11 n'est vrai du moins que pour la France, puisque, sans parler des
ouvrages d'Althusius^ et de quelques autres, les droits de l'humanité sont
réclamés avec plus de force et de franchise dans Locke et dans Sidney que
dans Montesquieu.
Voltaire a souvent critique l'Esprit des Lois, mais presque toujours
avec justice. Et, ce qui prouve qu'il a eu raison de combattre Montesquieu,
c'est que nous voyons aujourd'lmi les préjugés les plus absurdes et les plus
funestes s'appuyer de l'autorité de cet homme célèbre, et que, si le progrès
des lumières n'avait enfin brisé le joug de toute espèce d'autorité dans les
questions qui ne doivent être soumises qu'à la raison, l'ouvrage de Montos-
(juieu ferait aujourd'hui plus de mal à la France qu'il n'a pu faire de bien à
TEurope. L'enthousiasme de ses partisans a été porté jusqu'à dire que
Voltaire n'était pas en état de le juger, ni même de l'entendre. Irrité du ton
1. Voltaire a dit dans son A, B, C (voyez tome XXVII, page 322) : « Montes-
quieu présente à la nature liumaine ses titres, qu'elle a perdus. »
2. Jurisconsulte allemand du xvi« siècle. 11 soutenait dès ce temps-là que la
s^ouveraineté des États appartient au peuple. (K.)
284 VIE DE VOLTAIRE.
de ces critiques, il a pu mêler quelque teinte d'humeur à ses justes obser-
vations. N'est-elle pas justifiée par une hauteur si ridicule ?
La mode d'accuser Voltaire de jalousie était même parvenue au point que
l'on attribuait à ce sentiment, et ses sages observations sur l'ouvrage d'Hel-
vélius, que, par respect pour un philosophe persécuté, il avait eu la déli-
catesse de ne publier qu'après sa mort, et jusqu'à sa colère contre le succès
éphémère de quelques mauvaises tragédies : comme si on ne pouvait être
blessé, sans aucun retour sur soi-même, de ces réputations usurpées, sou-
vent si funestes aux progrès des arts et de la philosophie. Combien, dans
un autre genre, les louanges prodiguées à Richelieu, à Colbert, et à quel-
ques autres ministres, n'ont-elles pas arrêté la marche delà raison dans les
sciences politiques !
En lisant les ouvrages de Voltaire, on voit que personne n'a possédé
peut-être la justesse d'esprit à un plus haut degré. Il la conserve au milieu
de l'enthousiasme poétique, comme dans l'ivresse de la gaieté; partout elle
dirige son goût et règle ses opinions : et c'est une des principales causes du
charme inexprimable que ses ouvrages ont pour tous les bons esprits. Aucun
esprit n'a pu peut-être embrasser plus d'idées à la fois, n'a pénétré avec
plus de sagacité tout ce qu'un seul instant peut saisir, n'a montré même plus
de profondeur dans tout ce qui n'exige pas ou une longue analyse, ou une
forte méditation. Son coup d'œil d'aigle a plus d'une fois étonné ceux
mêmes qui devaient à ces moyens des idées plus appronfondies, des com-
binaisons plus vastes et plus précises. Souvent, dans la conversation, on le
voyait en un instant choisir entre plusieurs idées, les ordonner à la fois, et,
pour la clarté et pour l'effet, les revêtir d'une expression heureuse et bril-
lante.
De là ce précieux avantage d'être toujours clair et simple, sans jamais
être insipide, et d'être lu avec un égal plaisir,- et par le peuple des lecteurs,
et par l'élite des philosophes. En le lisant avec réflexion, on trouve dans ses
ouvrages une foule de maximes d'une philosophie profonde et vraie qui
échappent aux lecteurs superficiels, parce qu'elles ne commandent point l'at-
tention, et qu'elles n'exigent aucun effort pour être entendues.
Si on le considère comme poëte, on verra que, dans tous les genres où
il s'est essayé, l'ode et la comédie sont les seuls où il n'ait pas mérité d'être
placé au premier rang. Il ne réussit point dans la comédie, parce qu'il avait,
comme on l'a déjà remarqué, le talent de saisir le ridicule des opinions, et
non celui des caractères, qui, pouvant être mis en action, est le seul propre
à la comédie. Ce n'est pas que dans un pays où la raison humaine serait
affranchie de toutes ses lisières, où la philosophie serait populaire, on ne pût
mettre avec succès sur le théâtre des opinions à la fois dangereuses et
absurdes; mais ce genre de liberté n'existe encore pour aucun peuple.
La poésie lui doit la liberté de pouvoir s'exercer dans un champ plus
vaste ; et il a montré comment elle peut s'unir avec la philosophie, de
manière que la poésie, sans rien perdre de ses grâces, s'élève à de nou-
velles beautés, et que la philosophie, sans sécheresse et sans enflure, con-
serve son exactitude et sa profondeur.
VIE DE VOLTAIRE. 283
On ne peut lire son théâtre sans observer que l'art tragique lui doit les
seuls progrès qu'il ait faits depuis Racine ; et ceux mêmes qui lui refuseraient
la supériorité ou l'égalité du talent de la poésie ne pourraient, sans aveu-
glement ou sans injustice, méconnaître ces progrès. Ses dernières tragédies
prouvent qu'il était bien éloigné de croire avoir atteint le but de cet art si
difficile. Il sentait que l'on pouvait encore rapprocher davantage la tragédie
de la nature, sans lui rien ôter de sa pompe et de sa noblesse; qu'elle
peignait encore trop souvent des mœurs do convention, que les femmes y
parlaient trop de leur amour, qu'il fallait les offrir sur le théâtre comme
elles sont dans la société, ne montrant d'abord leur passion que par les
efforts qu'elles font pour la cacher, et ne s'y abandonnant que dans les
moments où l'excès du danger et du malheur ne permet plus de rien
ménager. Il croyait que des hommes simples, grands par leur seul carac-
tère, étrangers à l'intérêt et à l'ambition, pouvaient offrir une source de
beautés nouvelles, donner à la tragédie plus de variété et de vérité. Mais il
était trop faible pour exécuter ce qu'il avait conçu ; et, si l'on excepte le
rôle du père d'Irène, ses dernières tragédies sont plutôt des leçons que des
modèles.
Si donc un homme de génie, dans les arts, est surtout celui qui, en les
enrichissant de nouveaux chefs-d'œuvre, en a reculé les bornes, quel homme
a plus mérité que Voltaire ce titre, qui lui a été cependant refusé par des
écrivains, la plupart trop éloignés d'avoir du génie pour sentir ce qui en
est le vrai caractère?
C'est à Voltaire que nous devons d'avoir conçu l'histoire sous un point
de vue plus vaste, plus utile que les anciens. CTest dans ses écrits qu'elle
est devenue, non le récit des événements, le tableau des révolutions d'un
peuple, mais celui de la nature humaine tracé d'après les faits, mais le
résultat philosophique de l'expérience de tous les siècles et de toutes les
nations. C'est lui qui le premier a introduit dans l'histoire la véritable cri-
tique, qui a montré le premier que la probabilité naturelle des événements
devait entrer dans la balance avec la probabilité des témoignages, et que
l'historien philosophe doit non-seulement rejeter les faits miraculeux, mais
peser avec scrupule les motifs de croire ceux qui s'écartent de l'ordre com-
mun de la nature.
Peut-être a-t-il abusé quehjuefoisde cette règle si sage qu'il avait donnée,
et dont le calcul peut rigoureusement démontrer la vérité. Mais on lui devra
toujours d'avoir débarrassé l'histoire de cette foule de faits extraordinaires
adoptés sans preuves, qui, frappant, davantage les esprits, étouilaient les
événements les plus naturels elles mieux constatés; et, avant lui, la plupart
des hommes ne savaient de l'histoire que les fables qui la défigurent. Il a
prouvé que les absurdités du polythéisme n'avaient jamais été chez les
grandes nations que la religion du vulgaire, et que la croyance d'un Dieu
unique, commune a tous les peuples, n'avait pas eu besoin d'ôtre révélée
par des moyens surnaturels. Il a montré que tous les peuples ont reconnu
les grands principes do la morale, toujours d'autant plus pure que les
hommes ont été plus civilisés et plus éclairés. Il nous a fait voir que souvent
286 VIE DE VOLTAIRE.
l'influence des religions a corrompu la morale, et que jamais elle ne l'a
perfectionnée.
Comme philosophe, c'est lui qui le premier a présenté le modèle d'un
simple citoyen embrassant dans ses vœux et dans ses travaux tous les
intérêts de l'homme dans tous les pays et dans tous les siècles, s'élevant
contre toutes les erreurs, contre toutes les oppressions, défendant, répandant
toutes les vérités utiles.
L'histoire de ce qui s'est fait en Europe en faveur de la raison et de
l'humanité est celle de ses travaux et de ses bienfaits. Si l'usage absurde et
dangereux d'enterrer les morts dans l'enceinte des villes, et même dans les
temples, a été aboli dans quelques contrées; si, dans quelques parties du
continent de l'Europe, les hommes échappent par l'inoculation a un fléau
qui menace la vie et souvent détruit le bonheur; si le clergé des pays
soumis à la religion romaine a perdu sa dangereuse puissance, et va perdre ^
1. La prédiction que Condorcet faisait ici ne tarda pas à se vérifier ; le 2 no-
vembre 1789, les biens ecclésiastiques furent déclarés être à la disposition de la
nation. Un décret du 18 mars 1790 ordonna qu'ils seraient vendus. L'abbaye de
Scellières, où étaient les restes de Voltaire, allait être vendue. Un décret du
8 mai 1791, sanctionné le 15 par Louis XVI, ordonne que les restes de Voltaire
seront provisoirement transportés dans l'église de Romilly, en attendant que
l'Assemblée nationale ait statué sur les honneurs funèbres à lui rendre. Un autre
décret du 30 mai prononce la translation de ses cendres au Panthéon (c'était le
nom donné au nouvel édifice Sainte-Geneviève). Ce décret donna lieu à une récla-
mation intitulée Pétition à V Assemblée nationale relative au transport de Vol-
taire, in-S" de huit pages, qui eut deux éditions. Elle est revêtue de plus de cent
soixante signatures, dont la plus remarquable est celle de P.-J, Agier, alors juge,
mort en 1823, l'un des présidents de la cour royale de Paris. Parmi les autres
personnes qui signèrent figurent des curés, des instituteurs, et des jansénistes
ecclésiastiques ou laïques. La translation n'en eut pas moins lieu le 11 juillet 1791.
Le même jour, on donna sur le Théâtre-Français une représentation des Muses
rivales, de La Harpe, avec quelques vers ajoutés relatifs à la circonstance. Sous le
règne de Napoléon, l'église de Sainte-Geneviève fut rendue au culte catholique ; on
y attacha du moins un archiprêtre. Mais les cendres de Voltaire restèrent dans le
caveau où elles avaient été mises, ainsi que celles de J.-J. Rousseau, qui y avaient
été apportées le 20 vendémiaire an III de la République (11 octobre 1794).
Sous la Restauration, on avait ôté au monument le nom de Panthéon. Sous le
titre d'église de Sainte-Geneviève il fut remis, en 1821, à des missionnaires qui
y firent quelques prédications. On avait tout à craindre de leur fanatisme. L'ad-
ministration eut la précaution de mettre en sûreté les sarcophages de Voltaire et
de Rousseau; on les transporta dans des caveaux situés sous le grand porche en
dehors de l'édifice. Ces caveaux, formant une sorte de cimetière sur lequel le
clergé ne pouvait élever de prétention, furent fermés avec beaucoup de précau-
tion, et les clefs en restèrent entre les mains de M. Hély d'Oissol, alors directeur
des travaux publics. En 1827, M. Héricart de Thury jugea à propos de faire
établir une double clôture, le 26 mars, après avoir visité les fermetures des ca-
veaux et les avoir trouvées en bon état.
En 1830, les deux sarcophages ont été replacés dans le caveau où ils étaient
avant 1821.
Mais tous les restes de Voltaire ne sont pas au Panthéon : son cœur, qui devait
être à Ferney, y resta tant que le marquis de Villette posséda cette terre ; il était à
VIE DE VOLTAIRE. 287
ses scandaleuses richesses ; si la liberté de la presse y a fait quelques
progrès ; si la Suède, la Russie, la Pologne, la Prusse, les États de la
maison d'Autriche, ont vu disparaître une intolérance tyrannique • si
même en France, et dans quelques États d'Italie, on a osé lui porter quelques
atteintes; si les restes honteux de la servitude féodale ont été ébranlés eu
Russie, en Danemark, en Bohème, et en France; si la Pologne même en
sent aujourd'hui l'injustice et le danger; si les lois absurdes et barbares de
presque tous les peuples ont été abolies, ou sont menacées d'une destruc-
tion prochaine; si partout on a senti la nécessité de réformer les lois et les
tribunaux ; si, dans le continent de l'Furope, les hommes ont senti qu'ils
avaient le droit de se servir de leur raison; si les préjugés religieux ont
été détruits dans les premières classes de la société, ;iffaiblis dans les cours
et dans le peuple; si leurs défenseurs ont été réduits à la honteuse néces-
sité d'en soutenir l'utilité politique; si l'amour de l'humanité est devenu le
langage commun de tous les gouvernements; si les guerres sont devenues
moins fréquentes; si on n'ose plus leur donner pour prétexte l'orgueil des
Paris en 1791, et fut depuis transporté au château de Villctte(prè3 de Pont-Saintc-
Maxence), où il est aujourd'hui.
M. Mitouart, apothicaire à Paris, charg-é de l'embaumementdu corps de Voltaire
eut de la famille la permission de garder son cervelet, et le conserva dans de l'es-
prit-de vin. M. Mitouart fils, pensant qu'il était moins convenablement chez un
particulier qu'il ne le serait dans un établissement public, offrit au gouvernement
de le déposer au Muséum d'histoire naturelle. C'était du temps du Directoire et
pendant que François de Neufchâteau était ministre de l'intérieur. Une lettre de
ce ministre, insérée dans le Moniteur du 17 germinal an VU (G mars 1799), accepte
l'offre de M. Mitouart, et parle de placer le cervelet de Voltaire à la Bibliothèque
nationale, au milieu des productions du génie qui les anima, c'est-à-dire dans une
salle qui eût contenu ses OEuvres. Cela n'eut aucune suite : le cervelet, aujour-
d'hui (juin 1834), comme en 1799, est dans les mains de M, Mitouart, pharmacien
de la maison de santé, rue du Faubourg-Saint-Denis, à Paris.
On voit par l'extrait de la lettre de M. Bouillerot que, lors de l'exhumation de
Voltaire en 1791, un calcanéum se détacha, et fut emporte par un curieux. Ce
calcanéum était conservé dans le cabinet d'histoire naturelle de M. Mandonnet
propriétaire à Chicherei près de Troyes, et a été le sujet d'une pièce de vers par
M. Bernard, imprimée dans les Mémoires de la Société académique du départe-
ment de l'A ube.
Lors de la môme exhumation, deux dents furent enlevées; l'une a été long-
temps conservée par M. Ciiarron, ollicier municipal de la commune de Paris, et
commissaire spécial pour le transport du corps de Voltaire; l'autre dent fut donnée à
Ant.-Fr. Lemaire, qui fut depuis rédacteur du journal intitulé le Citoyen français,
et est mort fou à Bicétre, il y a une dixaine d'années. Lemaire portait la relique
dans un médaillon sur lequel était inscrit ce distique :
Les prêtres ont causé tant de mal à la terre
Que je garde contre eux une dent de Voltaire.
A la mort de Lemaire, la dent est passée à l'un de ses cousins, portant le même
nom que lui, et dentiste à Paris. (B.)
Celte note de Bouchot sur l'histoire posthume de Voltaire est incomplète. Elle
est complétée par les pièces que l'on trouvera plus loin, à la suite des Documents
biographiques.
288 VIE DE VOLTAIRE.
souverains ou des prétentions que la rouille des temps a couvertes; si l'on
a vu tomber tous les masques imposteurs sous lesquels des castes privilé-
giées étaient en possession de tromper les hommes ; si pour la première
fois la raison commence à répandre sur tous les peuples de l'Europe un
jour égal et pur; partout, dans l'histoire de ces changements, on trouvera
le nom de Voltaire, presque partout on le verra ou commencer le combat
ou décider la victoire.
Mais, obligé presque toujours de cacher ses intentions, de masquer ses
attaques, si ses ouvrages sont dans toutes les mains, les principes de sa
philosophie sont peu connus.
L'erreur et l'ignorance sont la cause unique des malheurs du genre
humain, et les erreurs superstitieuses sont les plus funestes, parce qu'elles
corrompent toutes les sources de la raison, et que leur fatal enthousiasme
instruit à commettre le crime sans remords. La douceur des mœurs, com-
patible avec toutes les formes de gouvernement, diminue les maux que la
raison doit un jour guérir, et en rend les progrès plus faciles. L'oppression
prend elle-même le caractère des mœurs chez un peuple humain; elle
conduit plus rarement à de grandes barbaries; et dans un pays où l'on
aime les arts, et surtout les lettres, on tolère par respect pour elles la
liberté de penser, qu'on n'a point encore le courage d'aimer pour elle-
même.
Il faut donc chercher à inspirer ces vertus douces qui consolent, qui
conduisent à la raison, qui sont à la portée de tous les hommes, qui con-
viennent à tous les âges de l'humanité, et dont l'hypocrisie même fait
encore quelque bien. Il faut surtout les préférer à ces vertus austères, qui
dans les âmes ordinaires ne subsistent guère sans un mélange de dureté,
dont l'hypocrisie est à la fois si facile et si dangereuse, qui souvent
effrayent les tyrans, mais qui rarement consolent les hommes; dont enfin
la nécessité prouve le malheur des nations de qui elles embellissent
l'histoire.
C'est en éclairant les hommes, c'est en les adoucissant qu'on peut
espérer de les conduire à la liberté par un chemin sûr et facile. Mais on ne
peut espérer ni de répandre les lumières ni d'adoucir les mœurs, si des
guerres fréquentes accoutument à verser le sang humain sans remords, et
à mépriser la gloire des talents paisibles; si, toujours occupés d'opprimer
ou de se défendre, les hommes mesurent leur vertu par le mal qu ils
ont pu faire, et font de l'art de détruire le premier des arts utiles.
Plus les hommes seront éclairés, plus ils seront libres^, et il leur en
coûtera moins pour y parvenir. Mais n'avertissons point les oppresseurs de
former une ligue contre la raison, caciions-leur l'étroite et nécessaire union
des lumières et de la liberté, ne leur apprenons point d'avance qu'un
peuple sans préjugés est bientôt un peuple libre.
Tous les gouvernements, si on en excepte les théocraties, ont un intérêt
présent de régner sur un peuple doux, et de commander à des hommes
1. Questions sur les miracles; voyez tome XXV, pages 418-il9.
VIE DE VOLTAIRE. 289
éclairés. Ne les avertissons pas qu'ils peuvent avoir un intérêt plus éloigné
à laisser les hommes dans l'abrutissement ; ne les obligeons pas à choisir
entre l'intérêt de leur orgueil, et celui de leur repos et de leur gloire.
Pour leur faire aimer la raison, il faut qu'elle se montre à eux toujours
douce, toujours paisible; qu'en demandant leur appui, elle leur offre le
sien, loin de les effrayer par des menaces imprudentes. En attaquant les
oppresseurs avant d'avoir éclairé les citoyens, on risquera de perdre la
liberté et d'étouffer la raison. L'histoire offre la preuve de celte vérité.
Combien de fois, malgré les généreux efforts des amis de la liberté,
une seule bataille n'a-t-elle pas réduit des nations à une servitude de
plusieurs siècles ?
De quelle liberté même ont joui les nations qui l'ont recouvrée par la
violence des armes, et non par la force de la raison? d'une liberté passa-
gère, et tellement troublée par des orages qu'on peut presque douter
qu'elle ait été pour elles un véritable avantage. Presque toutes n'ont-elles
pas confondu les formes républicaines avec la jouissance de leurs droits,
et la tyrannie de plusieurs avec la liberté? Combien de lois injustes et
contraires aux droits de la nature ont déshonoré le code de toutes les
nations qui ont recouvré leur liberté dans les siècles où la raison était
encore dans l'enfance ?
Pourquoi ne pas profiter de cette expérience funeste, et savoir attendre
des progrès des lumières une liberté plus réelle, plus durable, et plus pai-
sible ? pourquoi acheter par des torrents de sang, par des bouleversements
inévitables, et livrer au hasard, ce que le temps doit amener sûrement et
sans sacrifice? C'est pour être plus libre, c'est pour l'être toujours qu'il
faut attendre le moment où les hommes, affranchis de leurs préjugés, guidés
par la raison, seront enfin dignes de l'être, parce qu'ils connaîtront les véri-
tables droits de la liberté.
Quel sera donc le devoir d'un philosophe? Il attaquera la superstition,
il montrera aux gouvernements la paix, la richesse, la puissance, comme
l'infaillible récompense des lois qui assurent la liberté religieuse ; il les
éclairera sur tout ce qu'ils ont ii craindre des prêtres, dont la secrète in-
fluence menacera toujours le repos des nations où la liberté d'écrire n'est
pas entière: car peut-être, avant l'invention de l'imprimerie, était-il impos-
sible de se soustraire à ce joug, aussi honteux que funeste; et, tant que l'au-
torité sacerdotale n'est pas anéantie par la raison, il ne reste point de milieu
entre un abrutissement absolu et des troubles dangereux.
Il fera voir que, sans la liberté de penser, le même esprit, dans le clergé,
ramènerait les mêmes assassinats, les mêmes supplices, les mêmes proscrip-
tions, les mômes guerres civiles; que c'est seulement en éclairant les peu-
ples qu'on peut mettre les citoyens et les princes à l'abri de ces attentats
sacrés. Il montrera que des hommes qui veulent se rendre les arbitres de la
morale, substituer leur autorité ii la raison, leurs oracles à la conscience,
loin de donnera la morale une base plus solide en l'unissant à des croyances
religieuses, la corrompent et la détruisent, et cherchent non à rendre les
hommes vertueux, mais à en faire les instruments aveugles de leur ambition
I. 19
290 VIE DE VOLTAIRE.
et de leur avarice; et, si on lui demande ce qui remplacera les préjugés
qu'il a détruits, il répondra : « Je vous ai délivrés d'une bête féroce qui
vous dévorait, et vous demandez ce que je mets à la place * I »
Et, si on lui reproche de revenir trop souvent sur les mêmes objets, d'at-
taquer avec acharnement des erreurs trop méprisables, il répondra qu'elles
sont dangereuses tant que le peuple n'est pas désabusé, et que, s'il est moins
dangereux de combattre les erreurs populaires que d'enseigner aux sages
des vérités nouvelles, il faut, lorsqu'il s'agit de briser les fers de la raison,
d'ouvrir un chemin libre à la vérité, savoir préférer l'utilité à la gloire.
Au lieu de montrer que la superstition est l'appui du despotisme, s'il
écrit pour des peuples soumis à un gouvernement arbitraire, il prouvera
qu'elle est l'ennemie des rois; et, entre ces deux vérités, il insistera sur
celle qui peut servir la cause de l'humanité, et non sur celle qui peut y
nuire, parce qu'elle peut être mal entendue.
Au lieu de déclarer la guerre au despotisme avant que la raison ait ras-
semblé assez de force, et d'appeler à la liberté des peuples qui ne savent
encore ni la connaître ni l'aimer, il dénoncera aux nations et à leurs chefs
toutes ces oppressions de détail communes à toutes les constitutions, et que,
dans toutes, ceux qui commandent comme ceux qui obéissent, ont égale-
ment intérêt de détruire. 11 parlera d'adoucir et de simplifier les lois, de
réprimer les vexations des traitants, de détruire les entraves dans lesquelles
une fausse politique enchaîne la liberté et l'activité des citoyens, afin que
du moins il ne manque au bonbeur des hommes que d'être libres, et que
bientôt on puisse présentera la liberté des peuples plus dignes d'elle.
Tel est le résultat de la philosophie de Voltaire, et tel est l'esprit de tous
ses ouvrages.
Que des hommes qui, s'il n'avait pas écrit, seraient encore les esclaves
des préjugés, ou trembleraient d'avouer qu'ils en ont secoué le joug, accu-
sent Voltaire d'avoir trahi la cause de la liberté, parce qu'il l'a défendue sans
fanatisme et sans imprudence ; qu'ils le jugent d'après une disposition des
esprits, postérieure de dix ans à sa mort, et d'un demi-siècle à sa philoso-
phie, d'après des opinions qui sans lui n'auraient jamais été qu'un secret
entre les sages; qu'ils le condamnent pour avoir distingué le bien qui peut
exister sans la liberté, du bonheur qui naît de la liberté même; qu'ils ne
voient pas que si Voltaire eût mis dans ses premiers ouvrages philosophi-
ques les principes du vieux Brutus, c'est-à-dire ceux de l'acte d'indépen-
dance des Américains, ni Montesquieu, ni Rousseau, n'auraient pu écrire
leurs ouvrages; que si, comme l'auteur du Système de la Nature, il eût
invité les rois de l'Europe à maintenir le crédit des prêtres, l'Europe serait
encore superstitieuse, et resterait longtemps esclave; qu'ils ne sentent pas
que dans les écrits comme dans la conduite il ne faut déployer que le cou-
rage qui peut être utile: peu importe à la gloire de Voltaire. C'est par les
hommes éclairés qu'il doit être jugé, par ceux qui savent distinguer, dans
une suite d'ouvrages différents par leur forme, par leur style, par leurs
1. Examen important , etc. j voyez tome XXVI, page 299.
VIK DE VOLTAIRE. 291
principes mêmes, le plan secret d'un philosophe qui fait aux préjugés une
guerre courageuse, mais adroite; plus occupé de les vaincre que de mon-
trer son génie, trop grand pour tirer vanité de ses opinions, trop am.i des
hommes pour ne pas mettre sa première gloire à leur être utile.
Voltaire a été accusé d'aimer trop le gouvernement d'un seul, et cette
accusation ne peut en imposer qu'à ceux qui n'ont pas lu ses ouvrages. Il
est vrai qu'il haïssait davantage le despotisme aristocratique, qui joint l'aus-
térité à l'hypocrisie, et une tyrannie plus dure à une morale plus perverse;
il est vrai qu'il n'a jamais été la dupe des corps de magistrature de France,
des nobles suédois et polonais, qui appelaient liberlé le joug sous lequel ils
voulaient écraser le peuple : et cette opinion de Voltaire a été celle de tous
les philosophes qui ont cherché la définition d'un état libre dans leur cœur
et dans leur raison, et non, comme le pédant Mably, dans les exemples des
anarchies tyranniques de l'Italie et de la Grèce.
On l'accuse d'avoir trop loué le faste de la cour de Louis XIV : cette ac-
cusation est fondée. C'est le seul préjugé de sa jeunesse qu'il ait conservé.
Il y a bien peu d'hommes qui puissent se flatter de les avoir secoués tous.
On l'accuse d'avoir cru qu'il suffisait au bonheur d'un peuple d'avoir des
artistes célèbres, des orateurs et des poètes : jamais il n'a pu le penser.
Mais il croyait que les arts et les lettres adoucissent les mœurs, préparent
à la raison une route plus facile et plus sûre; il pensait que le goût des
arts et des lettres dans ceux qui gouvernent, en amollissant leur cœur, leur
épargne souvent des actes de violence et des crimes, et que, dans des cir-
constances semblables, le peuple le plus ingénieux et le plus poli sera tou-
jours le moins malheureux.
Ses pieux ennemis l'ont accusé d'avoir attaqué de mauvaise foi la religion
de son pays, et de porter l'incrédulité jusqu'à l'athéisme : ces deux incul-
pations sont également fausses. Dans une foule d'objections fondées sur des
faits, sur des passages tirés de livres regardés comme inspirés par Dieu
même, à peine a-t-on pu lui reprocher avec justice un petit nombre d'er-
reurs qu'on ne pouvait imputer à la mauvaise foi, puisqu'en les comparant
au nombre des citations justes, des faits rapportés avec exactitude, rien n'é-
tait plus inutile à sa cause. Dans sa dispute avec ses adversaires, il a tou-
jours dit : On ne doit croire que ce qui est prouvé; on doit rejeter ce qui
blesse la raison, ce qui manque de vraisemblance; et ils lui ont toujours
répondu : On doit adopter et adorer tout ce qui n'est pas démontré impos-
sible.
Il a paru constamment persuadé de l'existence d'un Être suprême, sans
se dissimuler la force des objections qu'on oppose à cette opinion. Il croyait
voir dans la nature un ordre régulier, mais sans s'aveugler sur des irrégu-
larités frappantes qu'il ne pouvait expliquer.
Il était persuadé, (pioiqu'il fût encore éloigné de cette certitude absolue
devant laquelle se taisent toutes les ditlicultés; et l'ouvrage intitulé 11 faut
prendre un parti, ou le principe d'action, etc.^, renferme peut-être les
1. Voyez tome XXVUI, page ."il?.
I. 19*
292 VIE DE VOLTAIRE.
preuves les plus fortes de l'existence d'un Être suprême qu'il ail été pos-
sible jusqu'ici aux hommes de rassembler.
Il croyait à la liberté dans le sens oiî un homme raisonnable peut y
croire, c'est-à-dire qu'il croyait au pouvoir de résister à nos penchants, et
de peser les motifs de nos actions.
Il resta dans une incertitude presque absolue sur la spiritualité, et môme
sur la permanence de l'àme après le corps; mais, comme il croyait celte
dernière opinion utile, de même que celle de l'existence de Dieu, il s'est
permis rarement de montrer ses doutes, et a presque toujours plus insisté
sur les preuves que sur les objections.
Tel fut Voltaire dans sa philosophie: et l'on trouvera peut-être en lisant
sa vie qu'il a été plus admiré que connu; que, malgré le fiel répandu dans
quelques-uns de ses ouvrages polémiques, le sentiment d'une bonté
active le dominait toujours; qu'il aimait les malheureux plus qu'il ne haïs-
sait ses ennemis; que l'amour de la gloire ne fut jamais en lui qu'une pas-
sion subordonnée à la passion plus noble de l'humanité. Sans faste dans
ses vertus, et sans dissimulation dans ses erreurs, dont l'aveu lui échappait
avec franchise, mais qu'il ne publiait pas avec orgueil, il a existé peu
d'hommes qui aient honoré leur vie par plus de bonnes actions, et qui l'aient
souillée par moins d'hypocrisie. Enfin, on se souviendra qu'au milieu de sa
gloire, après avoir illustré la scène française par tant de chefs-d'œuvre,
lorsqu'il exerçait en Europe sur les esprits un empire qu'aucun homme n'a-
vait jamais exercé sur les hommes, ce vers si touchant,
♦ J'ai fait un peu de bien, c'est mon meilleur ouvrage',
était l'expression naïve du sentiment habituel qui remplissait son âme.
1. Vers de Voltaire dans son Épîlre à Horace; voyez tome X, page 443.
FIN DE LA VIE DE VOLTAIRE.
DOCUMENTS
BIOGRAPHIQUES
I.
ACTE DE MARIAGE^
DE FRANÇOIS AROUET, PÈRE DE VOLTAIRE
ET DÉ MARIE-MARGUERITE DAUMART.
Du lundy 7" juin 1683 M" François Arouet, âgé d'environ trente-deux
ans, cons'' du Roy, notaire au Chastellet de Paris, fils de deffunct François
Arouet, vivant bourgeois de Paris, et de d"" Marie Malpart (au lieu de Mal-
lepart), de la paroisse de St Germain le Vieil, d'une part, et d"* Marie Mar-
guerite Daumard, âgée de vingt-deux ans environ, fille de Nicolas Daumard,
cy devant greffier criminel du parlera' de Paris, et de dame Catherine Gar-
teron, rue Gentizon {sic), de cette paroisse, d'autre part; fiancés et mariés
tout ensemble... En présence de Pierre Ouvreleul (pour Ouvrel'œil), escuyer,
conseil'' secrétaire du Roy, de Jacques Dubuisson, conseiK commissaire du
Roy en sa cour des monnoies... de lad. dame Catherine Carteron, mère de la
mariée, tant en son nom que comme procuratrice du s"' Nicolas Daumart(sic)
son mary, à cause de sa longue indisposition... de M. Nicéphore Sim-
phorien Daumard (sic), escuyer, cap"' du chasteau de Ruel, dem' rue des
Tournelles, paroisse St-Paul, fi-ère de la mariée; de damoiselle 3Iarie
Arouet, femme de M. Mathieu, marchand bourgeois de Paris, sœur du
marié, et d'autres.
Signé : M. Marguerite Dau.mart, Katfîrine Carteron,
Daumart, F. Arouet, Marie Arouet, Dubuisson,
Ouvreleul.
1. Registres de Saint-Germain-I'Auxenois.
294 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
II.
ACTE DE BAPTÊME DE VOLTAIRE.
Le lundy ving deux« jour de novembre 1694, fut baptisé, dans l'église
St-André des Arcs, par Mons'' Boucher, pbr vicaire de ladite église, sous-
signé, François-Marie 1, né le jour précédent, fils de M" François Arouet,
conseiller du Roy, ancien notaire au Chastelet de Paris, et de da"' Marie
Marguerite Daumart, sa femme; le parrain, Messire François de Casta-
gnier {sic), abbé commendataire de Varenne, et la marraine dame Marie
Parent, épouse de M. Symphorien Daumart, escuyer, controlleur de la gen-
darmerie du Roy.
Signé : M. Parent, François de Castagne r de Cha-
TEAUNEUF, ArOUET, L. BoUCHÉ.
III.
LES J'AI VU%
ATTRIBUÉS FAUSSEMENT A VOLTAIRE.
Tristes et lugubres objets.
J'ai vu la Bastille et Vincennes,
Le Chàtelet, Bicêtre, et mille prisons pleines
De braves citoyens, de fidèles sujets :
J'ai vu la liberté ravie,
De la droite raison la règle poursuivie :
J'ai vu le peuple gémissant
Sous un rigoureux esclavage;
J'ai vu le soldat rugissant
Crever de faim, de soif, de dépit et de rage;
J'ai vu les sages contredits,
Leurs remontrances inutiles;
i. François-Marie était le cinquième enfant de Marie-Marguerite Daumart.
Marie-Marguerite Daumart décéda le mercredi 13 juillet 1701, « court (sic) vieille
du Palais, vis-à-vis la basse Sainte-Chapelle ». [Registres de Saint-Barthélémy.)
Des quatre enfants qui avaient précédé François-Marie, deux moururent en
bas âge. Armand Arouet succéda à son père, et Catherine Arouet épousa Pierre-
François Mignot le 28 janvier 1709; elle fut la mère de M""' Denis et de M'"'' de
Fontaine.
2. L'auteur de ces vers est Antoine-Louis Lebrun, né à Paris le 7 septembre
1680, mort le 28 mars 1743.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 295
J'ai vu des magistrals vexer toutes les villes
Par des impôts criants et d'injustes édits;
J'ai vu, sous l'habit d'une femme',
Un démon nous donner la loi :
Elle sacrifia son Dieu, sa foi, son àme,
Pour séduire l'esprit d'un trop crédule roi;
J'ai vu, dans ce temps redoutable,
Le barbare ennemi de tout le genre humain -
Exercer dans Paris, les armss à la main.
Une police épouvantable;
J'ai vu les traitants impunis;
J'ai vu les gens d'honneur persécutés, bannis;
J'ai vu même l'erreur en tous lieux triomphante,
La vérité trahie, et la foi chancelante;
J'ai vu le lieu saint avili;
J'ai vu Port-Royal démoli ,
J'ai vu l'action la plus noire
Qui puisse jamais arriver;
L'eau de tout l'Océan ne pourrait la laver,
Et nos derniers neveux auront peine à la croire :
J'ai vu dans ce séjour, par la grâce habité.
Des sacrilèges, des profanes.
Remuer, tourmenter les mânes
Des corps marqués au sceau de l'immortalité.
Ce n'est pas tout encor; j'ai vu la prélature
Se vendre, ou devenir le prix de l'imposture;
J'ai vu les dignités en proie aux ignorants;
J'ai vu des gens de rien tenir les premiers rangs;
J'ai vu de saints prélats devenir la victime
Du feu divin qui les anime.
0 temps! ô mœurs! j'ai vu, dans ce siècle maudit, ,
Ce cardinal, l'ornement de la France,
Plus grand encor, plus saint qu'on ne le dit,
Ressentir les effets d'une horrible vengeance;
J'ai vu l'hypocrite honoré;
J'ai vu, c'est dire todt, le jésuite adoré;
J'ai vu ces maux sous le règne funeste
D'un prince que jadis la colère céleste
Accorda, par vengeance, à nos désirs ardents :
J'ai vu ces maux, et je n'ai pas vingt ans.
1. M"* de Màintenon.
2. M. d'Argenson.
296 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
l\K
Régnante puero,
Veneno et incestis famoso
Administrante,
Ignai'is et instabilibus consiliis
Instabiliori religione,
.Erario exhausto,
Yiolata fide publica,
Injustitioc furore triumphante,
Generalis imminente seditionis
Periculo,
Iniquae et anticipatae hereditatis
Spei coronse, pairia sacrificala,
Gallia mox peritura.
V.
RAPPORTS
L'intention de Son Altesse royale est que le sieur Arouet Gis soit relé-
gué à Tulle (4 mai 1716).
Son Altesse royale a bien voulu accorder au père qu'au lieu de la ville
de Tulle son fils soit exilé dans celle de Sully-sur-Loire, où il a quelques
parents dont les instructions et les exemples pourront corriger son impru-
dence et tempérer sa vivacité.
1. Cette pièce, que quelques personnes ont cru être en vers, se trouve dans
un recueil de chansons, etc., fait pour M. de Maurepas. Elle est au tome XIV,
page 47, et a été publiée dans le n° V de la Revue rétrospective (tome II de la
collection, page 125). Mais j'ai copie d'un projet de vers latins trouvé chez Vol-
taire; et voilà probablement ce qui aura fait dire que le Régnante puero était en
vers. La copie que j'ai du projet de vers latins est malheureusement tellement
altérée de transcription en transcription, qu'en beaucoup de passages elle est
inintelligible. Cependant ces mots :
Melonius et Reus collega amores
Tuos putidos serviunt digni tali hero ministri,
prouvent qu'il s'y agit du régent. La pièce ne mérite peut-être pas qu'on perde
un temps considérable à en tenter la restitution. Dans la copie qui m'est par-
venue, elle commence par ces mots, écrits très-lisiblement :
Jam qui fis docui ApoUinem, mox qui fis
Docebit universum orbem. (B.)
Voyez Voltaire et la Police, par M. Léouzon Leduc, page 80, en note.
2. Archives de la Bastille. — Documents inédits recueillis et publiés par Fran-
çois Ravaisson; 1881, tome XII, page 87.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 297
VI.
MÉMOIRE INSTRUCTIF
DES DISCOURS QUE m'A TENl'S LE SIEUR AROUET DEPUIS Qu'lL EST
DE RETOUR DE CHEZ M. DE CAUMARTIN'.
Je le vis trois jours après chez lui rue de la Calandre, au Panier- Vert,
où il me demanda ce que l'on disait de nouveau; je lui répondis qu'il avaii
paru quantité d'ouvrages sur M. le duc d'Orléans et Madame, duchesse de
Berry. Il se mit à rire, et me demanda si on les avait trouvés beaux; je lui
ai dit que l'on y avait trouvé beaucoup d'esprit, et qu'on lui mettait tout
cela sur son compte; mais que je n'en croirais rien, et qu'il n'était pas pos-
sible qu'à son âge on pût faire de pareilles choses. Il me répondit que j'au-
rais lort de ne pas croire que c'était lui véritablement qui avait fait tous les
ouvrages qui avaient paru pendant son absence : j'ai remis à M. Leblanc
tous ces ouvrages; et pour empêcher que M. le duc d'Orléans et ses enne-
mis crussent que c'était lui qui les avait faits, il avait quille Paris dans le
carnaval pour aller à la campagne, où il a resté deux mois avec M. de Cau-
marlin, qui a vu le premier ses ouvrages; après quoi ils ont été envoyés à
Paris. Il m'a dit que puisqu'il ne pouvait se venger de M. le duc d'Orléans
d'une certaine façon, il ne l'épargnait pas dans ses satires. Je lui demandai
ce que M. le duc d'Orléans lui avait fait. Il était couché en ce moment; il
se leva comme un furieux, et me répondit : « Comment, vous ne savez pas
ce que ce boug..-là m'a fait? Il m'a exilé, parce que j'avais fait voir en
public que sa Messaline de fille était une p »
Je sortis, et y retourne le lendemain, où je retrouve M. le comte d'Ar-
gental2. Je sortis de mes tablettes le Puero régnante; il me demanda sur-
le-champ ce que j'avais de curieux. Je l'ai montré; quand il eut vu ce que
c'était: « Pour celui-là, je ne l'ai pas fait chez M. de Caumartin, mais beau-
coup de temps avant que je parte. »
Deux jours après j'ai retourné, où je trouve encore M. le comte d'Ar-
gental. Je lui dis : « Comment, mon cher ami, vous vous vantez d'avoir
fait le Puero regiianle, pendant que je viens de savoir d'un bon endroit
que c'est un professeur des jésuites qui l'a fait! » Il prit son sérieux Ik-
dessus, et dit qu'il ne s'embarrassait pas si je le croyais ou si je ne le
croyais pas, et que les jésuites faisaient comme le geai de la fable, qu'ils
empruntaient les plumes du paon pour se parer. M. le comte d'Argental
était présent pendant tout cela. Il nous dit en continuant (jue Madame, du-
1. Beaureg-ard est le nom de l'espion autour de ce rapport. An lieu d'Arouet
il avait écrit Arroy. Dans le tome II (page '23) de VHistoire de la détention des
phtlowphes, etc., par /. Delort, on trouve une pièce qui me parait n'être qu'un
extrait de celle que je donne, et dont je ne connais point d'impression. (U.)
2. Au lieu de d'Argental, l'original porte partout d'Argenteitil.
298 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
chesse de Berry, allait passer six mois à la Meute ^ pour y accoucher. Il a
répandu ce discours dans tout Paris, et quantité d'autres que le papier ne
saurait souffrir.
Nous nous sommes souvent trouvés ensemble avec M. d'ArgentaJ, où il
a tenu tous les mêmes discours qui sont contenus dans ce mémoire.
VII.
LA VRILLIÈRE A D'ARGENSON '.
16 mai 1717.
L'intention du roi est que le sieur Arouet fils soit arrêté et conduit à la
Bastille.
VIII.
BAZIN, EXEMPT, A D'ARGENSON».
16 mai 1717.
J'ai l'honneur de vous donner avis que j'ai conduit à la Bastille le sieur
Arouet, en exécution des ordres du roi dont vous m'avez fait celui de me
charger. Il a beaucoup goguenarde, en disant qu'il ne croyait pas que l'on
dût travailler les jours de fêtes, et qu'il était ravi d'être à la Bastille, pourvu
que l'on lui permit de continuer a prendre son lait, et que si, dans huit
jours, l'on voulait l'en faire sortir, il supplierait que l'on l'y laissât encore
quinze jours, afin de le prendre sans dérangement, et qu'il connaissait fort
cette maison, qu'il avait eu l'honneur d'y aller plusieurs fois rendre ses de-
voirs à M. le duc de Richelieu, mais qu'il ne croyait pas dans ce temps
être obligé d'y venir un jour faire sa demeure ; que tout ce qui le consolait
était qu'il n'avait rien à se reprocher.
Apostille de d'Argenson.
Monseigneur est informé.
IX.
ÉGROU '\
François-Marie Arouet, fils du s"" Arouet, payeur de la Chambre des
comptes, entré à la Bastille le 17 mai 1717, accusé d'avoir fait des vers in-
\. Ou la Muette, dans le bois de Boulogne.
2. Archives de la Bastille, tome XII, page 88.
3. Archives de la Bastille, tome XII, page 88.
4. Papiers de la Bastille, archives de la préfecture de police.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 299
solents contre M. le Régent et Madame la duchesse de Berry, et d'avoir dit
que « puisqu'il ne pouvoit se venger de M. le duc d'Orléans, il ne Tépar-
gneroit pas dans ses satires, parce que, ajoutoit-il, Son Altesse royale
l'avoit exilé pour avoir publié que sa Messaline de fille étoit une »
Signé: d'Argenson; Deschamps, greffier; Isabeau, commissaire;
Bazin, exempt de robe courte.
X.
LETTRE DU COMMISSAIRE ISABEAU,
TOUCHANT LES PAPIERS PRÉTENDUS JETÉS DANS LES LATRINES PAR LE
SIEUR AROUET FILS.
Je me suis transporté, monsieur, en la maison où a été arrêté le sieur
Arouet; et la maîtresse vidangeuse, qui avait été avertie, m'y attendait à
deux heures de relevée cejourd'hui avec ses gens. J'ai trouvé refermée la
fosse qu'elle avait fait ouvrir hier. Je n'ai pas jugé à propos de la faire ou-
vrir une seconde fois, parce qu'elle m'a assuré que cette fosse était presque
pleine et surnagée d'eau : il ne s'y était néanmoins trouvé aucun papier, et
que l'on ne pouvait entrer dedans. Elle m'a assuré aussi qu'elle avait
descendu une chandelle dans le tuyau; qu'elle avait remarqué qu'il était
fort net; et dans lequel il n'y avait aucun papier. Cette fosse a été rebou-
chée de l'ordre de la principale, que la mauvaise odeur incommodait extrê-
mement, et à l'occasion de quoi elle a perdu une ou plusieurs pièces de
bière qui étaient dans le caveau oià s'est faite ladite ouverture. Il y a toute
apparence que Fr. Arouet ne convienty avoir jeté quelques lettres de femmes
que par âcreté d'esprit et pour donner des mouvements inutiles, et que ces
lettres, d'un poids fort faible, auraient dû se trouver sur l'eau qui surmonte
la matière grossière. Néanmoins, si vous jugez, monsieur, qu'il soit à pro-
pos d'y faire rechercher, j'estime que cela ne se pourra faire sans vider
entièrement les latrines. J'attendrai vos ordres à ce sujet.
21 mai 1717.
Le commissaire Ysabeau.
XI.
INTERROGATOIRE DE VOLTAIRE'.
Du 21 mai 1717, 10 heures du matin.
François-Marie Arouet, âgé de vingt-deux ans, originaire de Paris, n'ayant
aucune profession, mais son père est payeur de messieursdo la Chambre des
1. Archives de la ISaslille, tome \IJ, page 89.
300 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
comptes; il demeurait à Paris lorsqu'il a été arrêté et conduit dans ce châ-
teau, dans une maison de la rue de la Calandre, qui a pour enseigne le Pa-
nier vert, et tenue en chambre garnie par le nommé Moreau...
Il est revenu de Saint-Ange ^ quelques jours après Pâques, après y avoir
passé environ deux mois...
Il y avait beaucoup de personnes, mais il n'y en connaît aucune, à la
réserve du sieur d'Argenteuil, qu'il croit originaire de Champagne. Il ne se
souvient pas d'y avoir vu que quelques laquais qui venaient lui apporter des
lettres de leurs maîtres ou de leurs maîtresses, à la réserve de l'abbé de
Boissy *, qu'il connaît pour un jeune homme qui fait des vers. Ne se sou-
vient pas de lui avoir demandé si l'on ne disait rien de nouveau, quoique
cela puisse fort bien être. Il est vrai qu'il a vu un capitaine ou un officier
qui s'appelle M. de Solenne de Beauregard ^, auquel il demanda s'il n'y
avait rien de nouveau, et il n'y avait pas plus de quatre ou cinq jours que
lui, répondant, était revenu de Saint-Ange. Ajoute qu'il demanda en effet
à cet officier s'il n'y avait rien de nouveau. A quoi l'officier répondit en
ces termes : « On dit d'étranges choses, et on parle d'une inscription latine
commençant par ces mots : Puero régnante... » Beauregard lui montra sur
ses tablettes une partie de ladite inscription, et demanda s'il n'était point
l'auteur de cette inscription; à quoi il repartit qu'il était bien malheureux si
on le soupçonnait de pareilles horreurs, qu'il y avait déjà longtemps qu'on
mettait sur son compte toutes les infamies en vers et en prose qui courent
la ville, mais que tous ceux qui le connaissent savent bien qu'il est inca-
pable de pareils crimes. Ajoute encore de soi qu'il demanda au sieur de
Beauregard comment il avait eu connaissance de cette partie d'inscription
qu'il lut, à la vérité, sur les tablettes de cet officier telle qu'elle y était
écrite, lui faisant néanmoins entendre qu'elle était tronquée. A quoi de
Beauregard répondit, autant qu'il peut s'en souvenir, que cette inscrip-
tion lui avait été donnée par le sieur Dancourt, comédien, mais se souvient
distinctement qu'il dit à Beauregard qu'il était bien trompé si cette inscrip-
tion n'était ancienne, et faite du temps de Catherine de Médicis*; ne sait
pourtant pas bien précisément si ce ne fut point audit abbé de Boissy qu'il
tint ce discours.
1. Château situé aux environs de Fontainebleau, et qui appartenait à M. de
Caumartin.
2. Louis de Boissy, né en 1694 à Vie en Auvergne, mort en 17.^8; il portait
alors le petit collet. Il fut plus tard directeur du Mercure et membre de l'Académie
française.
3. Cet officier avait adressé au lieutenant général de police un rapport où il
avançait que Voltaire s'était vanté d'avoir composé l'inscription et les vers incri-
minés. Ce rapport est plus haut, page 297.
4. L'explication de Voltaire est ingénieuse, mais il aurait fallu, s'il s'était agi
de la reine Catherine, qu'il y eût eu, dans l'inscription latine :
Veneno et incestis famosa
Administrante,
et tout le monde avait lu famoso.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 301
— Si, lorsque le sieur Beauregard lui parla de cette inscription, il ne lui
demanda pas avec un sourire si on l'avait trouvée belle?
— 11 ne s'en souvient point, mais qu'il croit que non.
— S'il ne fit pas cette même réponse par rapport à d'autres vers inso-
lents et calomnieux qui avaient été faits sur le premier prince et sur la pre-
mière princesse du royaume^?
— Il ne s'en souvient pas bien précisément.
— Il est vrai que Beauregard lui marqua qu'on avait mis sur le compte
du répondant cette inscription, il n'est pas môme impossible qu'il ne lui
ait parlé de quelques vers dans le même sens; mais comme il n'a fait ni les
vers ni l'inscription, que même il déteste l'une et l'autre, il ne s'est pas
fort attaché à conserver l'idée de cet entretien; sur quoi il se croit obligé
de nous observer que ledit officier ne se connaît pas mieux en prose qu'en
vers, et qu'il n'est point versé dans les belles-lettres.
— Si la réponse qu'il fit au dernier discours ne fut pas que lui, sieur de
Beauregard, avait tort de ne pas croire le répondant l'auteur de cette in-
scription et de quelques-uns de ces vers, puisque c'était lui véritablement
qui les avait composés pendant son absence de Paris?
— Il n'y a rien au monde de si faux.
— S'il ne dit pas encore qu'afin que M. le duc d'Orléans et les ennemis
de lui, répondant, ne crussent pas que c'était lui qui avait fait cette inscrip-
tion latine et ces vers exécrables, il avait quitté Paris, pendant le carnaval,
pour se retirer à la campagne, où il a fait un séjour de deux mois?
— C'est la plus insigne calomnie dont il ait jamais entendu parler.
XII.
LE ROI (LOUIS XV) A BERNAVILLE-.
Je vous écris cette lettre, de l'avis de mon oncle le duc d'Orléans, pour
vous dire que mon intention est que vous mettiez en liberté le sieur Arouet,
que vous détenez par mon ordre dans mon château de la Bastille.
10 avril 1718 3.
L'intention de Son Altesse royale est que le sieur Arouet fils, prisonnier
à la Bastille, soit rendu libre et relégué au village de Chàlenay, près Sceaux,
où son père, qui a une maison de campagne, offre de l'y retenir.
[dk Maciiaut.]
1. Ces vers sont tome X, pafïos 473, 474.
2. Archives de la Ikistille, tome XII, page 92.
'■'). Voltaire resta donc dix mois à la Bastille.
302 DOCUMENTS I1[0GR APHIQUES.
XIII.
LA VRILLIÈRE A VOLTAIRES
11 juillet i718.
Je vous adresse avec plaisir la permission que le roi vous a accordée de
venir et rester huit jours à Paris-.
XIV.
VERS
DE SON ALTESSE SÉRÉNISSIME LE PRINCE DE CONTI
A M. DE VOLTAIRE 3.
1718.
Pluton, ayant fait choix d'une jeune pucelle,
Et voulant donner à sa belle
Une marque de son amour,
Commanda qu'une fête et superbe et galante
Réparât les horreurs de son triste séjour.
Pour satisfaire son attente,
Il fait assembler à sa cour
Tous ceux dont le bon goût et la délicatesse
Pouvaient contribuer au spectacle pompeux
Qu'il préparait à sa maîtresse.
Parmi tous ces hommes fameux,
Il choisit ceux dont le génie
S'était signalé dans tous lieux
Parla plus noble poésie.
Chacun ii réussir travailla de son mieux.
Pour remporter le prix, et Corneille et Racine
Unirent leur veine divine :
Chaque auteur on vain disputa.
Et voulut gagner le suffrage
1. Archives de la Bastille, tome XII, page 92.
2. Une permission de venir à Paris pour vingt-quatre heures est datée du
19 mai 1718. — Permission d'y rester encore pendant un mois, du 8 août 1718.
Liberté complète au 31 mai 1719.
3. Un hommage rendu par un prince du sang à un jeune homme que son état
éloignait de lui, et que la gloire n'en rapprochait pas encore, nous a paru mériter
d'être conservé. (K.)
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 303
Du dieu qui demandait l'ouvrage;
Bien que des deux esprits la pièce l'emportât,
L'on ignorait encor qu'elle eût eu l'avantage.
Enfin le jour venu de cet événement,
De tant d'auteurs la cohorte nombreuse
Recherchait la gloire flatteuse
De remporter l'honneur de l'applaudissement.
Tandis qu'à faire cette brigue
Toute la troupe se fatigue,
Sans se donner du mouvement
Racine avec Corneille, au sein de l'Elysée,
Rappelaient l'histoire passée
Du temps où de la France ils étaient l'ornement.
Ils avaient su, par ceux qui venaient de la terre,
Du théâtre français le funeste abandon ;
Que depuis leur décès le délicat parterre
Ne pouvait rien trouver de bon.
Ce malheur leur causait une tristesse extrême.
Ils connaissaient que dans Paris l'on aime
D'un spectacle nouveau les doux amusements;
Qu'abandonnés par Melpomène,
Les auteurs n'avaient plus ces nobles sentiments
Qui font la grâce de la scène.
Depuis leur séjour en ces lieux,
Ils avaient fait la connaissance
D'un démon sans expérience.
Mais dont l'esprit vif, gracieux,
Surpassait déjà les plus vieux
Par ses talents et sa science.
Pour réparer les maux du théâtre obscurci.
Ce démon fut par eux choisi.
Ils lui font prendre forme humaine;
Des règles de leur art à fond l'ayant instruit,
Sur les bords fameux de la Seine,
Sous le nom d'Arouet, cet esprit fut conduit.
Ayant puisé ses vers aux eaux de l'Aganipe,
Pour son premier projet il fait le choix d'CËdipe ;
Et quoique dès longtemps ce sujet fût connu,
Par un style plus beau cette pièce changée
Fit croire des enfers Racine revenu,
Ou que Corneille avait la sienne corrigée '.
1. Ces vers font autant d'honneur au prince de Conti qu'en a fait à Lamotte
son approbation d'OEdipe. Ils annoncèrent tous deux à la France un digne suc-
cesseur de Corneille et de Racine, et jamais prophétie ne fut mieux accomplie. (K.)
304 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
XV.
L'ABBÉ CHERRIER^ A D'ARGENSON ^
Le jeune Arouet a fait cette épigramme sur le prince de Bournonville et
sur Alary ' :
Étrange changement!
A son métier personne ne s'attacbe :
Bournonville est savant,
Alary est b....che.
XVI.
ACTE DE DÉCÈS
DU PÈRE DE VOLTAIRE 4.
Le 2 janvier 1722 a été inhumé en cette église François Arouet, con-
seiller du roi, receveur des épices de la Chambre des comptes de Paris,
âgé d'environ soixante-douze ans, décédé le jour précédent cour vieille du
Palais, de celte paroisse. Ont assisté au convoi : Armand Arouet, conseiller
du roi, receveur des épices de ladite Chambre des comptes, François-Marie
Arouet de Voltaire, tous deux fils dudit défunt, demeurant susdites cour et
paroisse; M. Pierre François Mignot, conseiller du roi, correcteur en ladite
Chambre des comptes, gendre, demeurant rue des Deux-Boules, paroisse
Saint-Germain-l'Auxerrois, et plusieurs autres.
Signé: Armand Arouet, Fraxcois-Marie Arouet de
VO L T A I R E , M I G N 0 T .
1. Claude Cherrier, censeur, mort en 1738.
2. Archives de la Bastille, tome XII, page 88.
3. Le prince de Bournonville était un jeune homme, petit-fils du duc de Luynes.
Quant à Alary, peut-être s'agit-il de Tabbé Alary, sous-précepteur du roi, membre
de l'Académie française, mort en 1770.
4. Registres de la paroisse Saint-Barthélémy.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 305
XVII.
L'ABBÉ LEBLANC A M. DE SAINT-MARTIN,
COMMISSAIRE DBS GUERRES A LILLE 1.
Versailles, 9 septembre 1722.
J'ai reçu la lettre que vous m'avez écrite, avec la copie qui y était
jointe de celle que Voltaire a écrite à Son Éminence le cardinal Dubois. Je
vous remercie de votre attention.
XVIII.
NOTE AUTOGRAPHE DE VOLTAIRE ^
Chez M. Tabbé Desfontaines, rue de Seine, à l'hôtel d'Espagne,
un tome du Dictionnaire de Bayle et un poëme de la Ligue, relié
en veau, in-8°, avec des feuillets blancs à chaque page, remplis
de notes écrites à la main.
Apostille de M. d'Ombreval.
Ce livre est demandé par M. de Voltaire.
De Dea fontaines.
Je consens que les deux livres ci-dessus soient rendus à M. do Voltaire,
en présence de M. Sebire Dessaudrayes, que je commets pour être présent
à la levée des scellés. Ce 6 mai 1725.
De SI" ONTAINES.
1. Archives de la Bastille, tome XII, page 100.
2. Archives de la Bastille, tome XII, page 116. — L'abbé Desfontaines ayant
été arrêté et conduit à Bicôtre le 2 mai 1725, Voltaire réclame des livres qu'il
avait prêtés à l'abbé.
Une dénonciation de l'abbé Thérii, sorte de policier volontaire et bénévole,
contre le sieur Arouet de Voltaire, adressée au lieutenant de police d'Ombreval,
se trouve Archives de la Bastille, tome XII, pag-e 121. — Cette dL^nonciation accuse
Voltaire de partager les goûts de débauche de l'abbé Guyot Dcbfont aines. Nous ne
reproduisons pas cette dénonciation, qui est absolument isolée et qui n'a aucune
autorité.
I. 20
306 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
XIX.
LE PRÉSIDENT BOUHIER A MARAIS^
Dijon, l" février 1726.
Vraisemblablement on répondra à Voltaire sur ses coups de bâton ce
que feu M. le Régent fit sur ses premiers : « Vous êtes poëte, et vous avez
été étrillé : cela est dans l'ordre. » Je l'entends néanmoins des poiites sati-
riques tels que celui-là, mais je ne le savais pas en commerce avec la
Lecouvreur : Quanta laborai. in Charuhde !
XX.
MAUREPAS A HÉRAULT,
LIEUTENANT DE POLICE 2.
5 février 1726.
Son Altesse sérénissime m'a ordonné de vous écrire, de vous faire
informer des gens dont M. le chevalier de Rohan s'était servi pour faire bat-
tre Voltaire, et de les faire arrêter, avec cette précaution que ce soit avec le
moins d'éclat qu'il se pourra et hors de sa maison.
XXI.
MAUREPAS A HÉRAULT,
LIELTEXANT DE POLICE 3.
'23 mars 1726.
Son Altesse sérénissime est informée que le chevalier de Rohan part
aujourd'hui pour Paris, et, comme il pourrait avoir quelque nouveau pro-
cédé avec le sieur de Voltaire, ou celui-ci faire quelque coup d'étourdi, son
intention est que vous les fassiez observer de manière que cela n'ait point
de suite.
1. Archives de la Bastille, tome XII, page 125.
2. Archives de la Bastille, tome XII, page 125.
3. Archives de la Bastille, tome XII, page 126.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 307
XXII.
MAUREPAS A HÉRAULT^
Versailles, 28 mars 1726.
Je vous adresse un ordre du roi pour faire conduire et recevoir à la
Bastille le sieur Arouet de Voltaire; vous aurez soin, s'il vous plaît, de
tenir la main à son exécution, et de m'en donner avis.
XXIII.
JOURNAL DE M. ANQUETIL,
LIEUTENANT DU ROI A LA BASTILLE 2.
Aujourd'hui 47 avril 1726 est entré à la Bastille, par ordre du roi'
M. Voltaire, conduit par M. Haymier, exempt. Le sieur Voltaire avait sur
lui en or 65 louis d'or neufs, à 20 francs pièce, qui nous sont restés
entre les mains ; il ne s'est trouvé aucun autre effet s ur lui, et M. de Vol-
taire a signé.
On a rendu l'or à M. de Voltaire, dont il a donné reçu au bas de son
entrée, le 30 avril 1720.
XXIV.
GAZETIN DE LA POLICEE
22 avril 1726.
La nuit du 17 au 18, Ilaymier et Tapin, exempts, arrêtèrent Arouet
de Voltaire, fameux poëte, dans la rue Maubuée, à l'enseigne de la Grosse-
Tête, et le conduisirent, par ordre du roi, à la Bastille^.
1. Archives de la Bastille, tome XII, page 126.
2. Archives de la Bastille, tome XII, page 131.
3. Ordres d'entrée du 28 mars et de sortie du 29 avril 1720, contre-signes
Maurepas.
4. Archives de la Bastille, tome XII, page 132.
5. Une dénonciation anonyme d'un ecclésiastique à Hérault se trouve dans le
même recueil ; elle accuse Voltaire de prêcher ouvertement le déisme aux toi-
lettes des jeunes seigneurs, exprime la satisfaction de le voir à la Bastille et l'es-
poir qu'on l'y gardera. Elle a trop peu de valeur pour être reproduite in extenso.
308 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
XXV.
MAUREPAS A M. DE LAUNAY *
GOUVERNEUR DE LA BASTILLE.
29 avril 1726.
Je vous adresse les ordres du roi pour la liberté du sieur de Voltaire,
détenu au château de la Bastille. Vous l'avertirez, s'il vous plaît, que l'in-
tention de Sa Majesté est qu'il sorte incessamment de Paris, et qu'il s'en
éloigne au moins de cinquante lieues, sans y pouvoir revenir que par
une permission expresse de Sa xMajesté, dont il vous signera sa soumission.
XXVI.
LE COMMISSAIRE LABBÉ A M. HÉRAULT^
LIEUTENANT DE POLICE.
18 avril 1727.
Ce mémoire est pour avoir l'honneur de vous dire que l'on m'a assuré
que le sieur Arouet de Voltaire était revenu d'Angleterre, et qu'il avait
rôdé dans le quartier. Je ne sais pas s'il voudrait se faire raison de ce qui
s'est passé à son égard devant l'hôtel de Sully, mais il pourrait peut-être
courir quelque risque. Comme je ne sais pas s'il a un congé pour revenir,
je ne puis rien dire davantage à cet égard, et j'ai cru qu'il était de mon
devoir de vous en informer.
XXVII.
MAUREPAS A VOLTAIRES
29 juillet 1727,
Je vous envoie la permission que le roi a bien voulu vous accorder de
rester à Paris, vaquer a vos affaires pendant neuf mois. Comme ce temps
est limité par le jour de votre arrivée, vous aurez soin de m'en avertir; je
ne doute pas que vous n'y teniez une conduite capable d'effacer les impres-
sions qu'on a données contre vous à Sa Majesté, et que l'avis que je vous en
donne ne vous touche assez pour y donner toute votre attention.
1. Archives de la Bastille, tome XII, page 134.
2. Archives de la Bastille, tome XII, page 141.
3. Archives de la Bastille, tome XII, pag-e 142.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 309
XXVIII.
MAUREPAS A VOLTAIRE \
9 avril 1729.
Vous pouvez aller à Paris quand bon vous semblera, et même y de-
meurer; à l'égard de venir à la cour, je crois que vous devez encore vous
en dispenser. Je suis persuadé que vous vous observerez à Paris, et
que vous ne vous y ferez point d'affaire qui puisse vous attirer une dis-
grâce.
XXIX.
MAUREPAS AU LIEUTENANT DE ROI,
AL CHATEAU d'ADXONNE '^.
3 mai 1734.
Le roi a jugé à propos de faire arrêter, et conduire au château
d'Auxonne, Arouet de Voltaire^; vous voudrez bien me donner avis de
son arrivée; l'intention du roi est qu'il ne puisse sortir de l'intérieur du
château sous quelque prétexte que ce soit : ainsi vous voudrez bien vous y
conformer.
XXX.
RAPPORT DE VANNEROUX*.
31. Hérault souhaite prendre un ordre du roi en forme, à l'effet de se
transporter, avec un commissaire au Châtelet, dans une maison et apparte-
ment occupés par la demoiselle Aubry, maîtresse de Jore, libraire de Rouen,
et en cas qu'il n'y ait personne dans l'appartement faire faire ouverture
des portes, saisir et enlever les écrits et imprimés prohibés, et entre autres
les Lettres philosophiques de M. de Voltaire, dont il s'y est trouvé un grand
nombre, et autres imprimés défendus, apposer les scellés sur les effets qui
sont dans ladite maison, et établir garnison pour la garde d'iceux, ce qui a
été exécuté en vertu de l'ordre du roi anticipé en date du 8 juin 4734.
1. Archives de la Bastille, tome XII, page 143.
2. Archives de la Bastille, tome XII, page 155.
3. Voltaire venait de publier les Lettres sur les Anglais ou Lettres jihilosnphiques.
4. Archives de la Bastille, tome XII, page 158.
310 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
XXXI.
VERS DE M. DE FORMONT
A MADAME DU CHATELET,
SUR LE MONDAIN DE M. DE VOLTAIRE ^.
1735.
En traits hébreux Huet sur sa pancarte
Du vieux Éden a dessiné la carte,
En traits français un aimable mondain
Peint aujourd'hui le véritable Éden.
Si par hasard, le cœur plein de la grâce, .
Quelque dévot, de ce portrait épris.
Me demandait : « Mettez-moi sur la trace
Qui fait trouver ce gentil paradis, »
Je lui dirais : « Marchez droit à Paris;
Mais pour bien faire allez jusqu'en Champagne :
C'est là, mon fils, qu'au sein des doux loisirs,
La raison pure et la paix sa compagne
Depuis un temps retiennent les plaisirs.
Cette raison, en ses leçons facile,
Avec nos sens n'est jamais en procès,
A tous les goûts dans cet heureux asile
Elle procure un favorable accès;
En quatre mots, voici son évangile :
Je permets tout, j'interdis tout excès.
0 vous, d'Éden charmante souveraine.
Vous qu'à son char cette déesse entraîne.
Suivez ses lois avec un cœur soumis;
Songez-y bien, tout plaisir est permis.
XXXII.
L'ABBÉ LEBLANC AU PRÉSIDENT BOUHIER^
Juin 1736.
Disons deux mots de Voltaire : il vient de gagner un procès aux consuls
contre son nouveau libraire; il a eu la hardiesse d'aller lui-même plaider sa
1. Voyez, tome X, page 506, la réponse à ces vers au nom de M""" du Chàtelet.
2. Ai'chives de la Bastille, tome XII, page 187.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 311
cause, et de prêter le collet à la plus grande harangère^ de toute la librairie.
Il va en avoir un contre Jore, libraire, qui a imprimé ses Lettres philoso-
phiques, qui sera plus sérieux. Ce pauvre malheureux, qui a été mis pour
cela à la Bastille et qui a tous ses livres confisqués, est ruiné totalement, ne
sait plus que devenir, et lui redemande je ne sais quelle somme que Vol-
taire lui refuse. Le procès est par-devant le lieutenant civil, et Jore prépare
contre lui, à ce qu'on dit, un factura foudroyant.
XXXIII.
MAUREPAS A VOLTAIRE^
22 juin 1736.
Je croyais l'affaire sur laquelle vous m'avez écrit entièrement finie; j'en
parlerai encore demain à M. Hérault, et j'examinerai avec lui quels moyens
on pourrait employer pour en arrêter le cours.
XXXIV.
L'ABBÉ LEBLANC AU PRÉSIDENT BOUHIER'.
Juin 1730.
Je n'ai que le temps de vous dire que je vous envoie par la poste le
mémoire de Jore, libraire, et celui de Voltaire, qui ne parut que d'hier.
Voltaire est bien misérable, bien bas; il devrait sacrifier 1,000 écus plutôt
que de laisser paraître un pareil faclum contre lui; il est, à ce qu'on dit, de
l'avocat qui l'a signé, et j'en ai déjà vu un assez plaisant de cet homme-là;
celui-ci a indisposé tous les honnêtes gens contre notre poëtc, et dùt-il
gagner son procès, il n'y a qu'un cri d'indignation publique contre lui. Pour
comble de maladresse, son propre mémoire est encore plus contre lui que
celui de son libraire : la vanité, les airs de bienfaiteur, un certain ton
d'impudence qu'il y fait sentir partout, surtout les mensonges qu'il y avance
avec tant d'effronterie sur sa pauvreté et sur sa générosité, tout cela fait
crier contre lui. Pour le coup, le voilà, je pense, bien loin de l'Académie;
ses amis se cachent; lui-même, agité comme un démon, tourmenté par son
maudit esprit, ne peut plus tenir à Paris, et il part ces jours-ci.
1. La Bauche, éditeur d''Alzire et de Zaïre; voyez tome XXXIV, page 75.
2. Archives de la DasHlle, tome XII, page 187.
3. Archives de la Bastille, tome XII, page 187.
312 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
XXXV.
3IARAIS AU PRÉSIDENT BOUHIER i.
13 juillet 1736.
.. , L'affaire ridicule de Voltaire est finie; Jore était un fripon qui était
plus que payé de son impression. On lui a fait rendre les lettres qui eussent
pu faire du mal, et Voltaire a donné par aumône une cinquantaine de pis-
toles aux filles du Bon Pasteur. C'est un accommodement de M. Hérault,
moyennant lequel la guerre est cessée, et Voltaire rentré en quelque sorte
en grâce avec le ministère, mais non pas avec les gens qui ont de la raison
et du bon sens. J'apprends que Rousseau vient de faire paraître une satire
contre lui, qui est arrivée secrètement à Paris et qui sera bientôt rendue
publique.
XXXVI.
RAPPORT
FAIT A l'académie DES SCIENCES PAR MM. PITOT ET CLAIRACT,
LE 26 d'avril 1741,
SUR LE MÉMOIRE DE M. DE VOLTAIRE
TOCCHA.NT LES FORCES VIVES.
Nous avons examiné, par ordre de l'Académie, un mémoire de M. de
Voltaire, intitulé Doutes sur la mesure des forces motrices cl sur leur
nature. Ce mémoire contient deux parties : la première est une exposition
abrégée des principales raisons qui ont été données pour prouver que les
forces des corps en mouvement sont comme leurs quantités de mouvement,
c'est-à-dire comme les masses multipliées par leurs simples vitesses, et non
par les carrés, ainsi que le prétendent ceux qui reçoivent la théorie des
forces vives. Les raisons que M. de Voltaire rapporte ne sont pas avancées
comme des démonstrations; ce sont simplement des doutes qu'il propose,
mais les doutes d'un homme éclairé, qui ressemblent beaucoup à une déci-
sion.
Nous n'entrerons point dans l'examen de cette première partie, parce que
1. Archives de la liasiille, tome XII, page 188.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 343
l'auteur ne paraît y avoir eu en vue que de rendre les plus fortes raisons
qui ont été données contre les forces vives, d'une manière assez claire et
assez abrégée pour que les lecteurs puissent se les rappeler promptement.
Dans la seconde partie, M. de Voltaire considère la nature de la force.
Comme il a conclu que la force ?)iolrice n'est autre chose que le produit de
la mas-e par la simple vitesse, il n'admet point de distinction entre les
forces mortes et les forces vives. Lorsque l'on dit que la force d'un corps
en mouvement diffère infiniment de celle d'un corps en repos, c'est, sui-
vant lui, comme si l'on disait qu'un liquide est infiniment plus liquide quand
il coule que quand il ne coule pas.
Il dit ensuite que si la force n'est autre chose que le produit de la masse
par la vitesse, elle n'est précisément que le corps lui-même agissant, ou prêt
à agir : et il rejette ainsi l'opinion des philosophes qui ont cru que la force
était un être à part, une substance qui anime les corps, et qui en est distin-
guée; que la force doit se trouver dans les êtres simples, appelés mo~
nades, etc.
M. de Voltaire remarquant, comme plusieurs l'ont déjà fait, que la
quantité de mouvement augmente dans plusieurs cas, et étant toujours con-
vaincu que la force n'est autre chose que la quantité de mouvement, il
demande si les philosophes qui ont soutenu la conservation d'une même
quantité de force dans la nature ont plus de raison que ceux qui vou-
draient la conservation d'une même quantité d'espèces d'individus, de
figures, etc.
Il demande ensuite si de ce qu'un corps élastique qui en choque un plus
grand lui communique plus de quantité de mouvement, et par conséquent,
selon lui, plus de force qu'il n'en avait, il ne s'ensuit pas évidemment que
les corps ne communiquent point de force : en sorte que la masse et le
mouvement ne suffisant pas pour la communication du mouvement, il faut
encore l'inertie, sans laquelle la matière ne résisterait pas, et sans laquelle
il n'y aurait nulle action.
M. de Voltaire croit encore que l'inertie, la masse et le mouvement, ne
suffisent pas. Il pense qu'il faut un principe ([ui tienne tous les corps de la
nature en mouvement, et leur communique incessamment une force agis-
sante, ou prête d'agir; et ce principe doit être, selon lui, la gravitation, soit
qu'elle ait une cause mécanique, soit qu'elle n'en ait pas.
La gravitation, conlinue-t-il, ne peut pas non plus satisfaire à tous les
effets de la nature; elle est très loin d'expliquer la force des corps organisés;
il leur faut encore un principe interne, comme celui du ressort.
M. de Voltaire termine son mémoire en disant que puisque la force
active du ressort produit les mêmes effets que toute force quelconque, on en
peut conclure que la nature, qui va souvent à différents buts par la môme
voie, va aussi au même but par différents chemins; et qu'ainsi la véritable
physique consiste à tenir registre des opérations de la nature avant ([ue de
vouloir tout asservir à une loi générale.
De toutes les questions difficiles à approfondir que renferment les deux
parties de ce mémoire, il paraît que M. de Voltaire est très au fait de ce qui a
314 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
été donné en physique, et qu'il a lui-môme beaucoup médité sur cette
science.
A Paris, le 26 avril 1741.
PiTOT, ClAIRAUT.
Je certifie la copie ci-dessus être conforme à l'original.
A Paris, le 27 avTiH741.
DORTOUS DE MaIRAN,
Secrétaire perpétuel de l'Académie royale
des sciences.
XXXVII.
ACTE DE DÉCÈS
DU FRÈRE DE VOLTAIRE!.
Le 19 février 1743 a été inhumé en cefte églis3 M. Armand Arouet ,
receveur des ëpices de la Chambre de comptes, âgé d'environ soixante ans ,
décédé de hier à la Chambre des comptes, cour du Palais, de cette paroisse.
Ont assisté au convoi : P^ançois-Marie Arouet de Voltaire, bourgeois de Paris,
demeurant faubourg Sainl-IIonoré, paroisse de Sainte-Madeleine, frère du
défunt; Jean-Baptiste Brisson, bourgeois de Paris, demeurant cour du Palais,
de cette paroisse; lesquels ont signé :
F. -M. Arouet de Voltaire, Brisson.
XXXVIII.
MAUREPAS A M. ANISSON
DIRECTEUR DE L'I M PRIMERIE ROYALE^.
Juin (?) 1745.
Le roi a bien voulu agréer que le poëme qu'a fait M. de Voltaire sur la
victoire remportée par Sa Majesté à Fontenoy soit imprimé au Louvre, et
qu'il en soit seulement tiré six cents exemplaires, ainsi que M. de V^oltaire
l'a demandé; comme il vous verra sans doute à ce sujet, vous voudrez bien
prendre les mesures nécessaires pour cette impression. Je serais cependant
bien aise de vous parler avant que vous la commenciez.
1. Registres de la paroisse Saint-Barthélémy.
2. Archives de la Bastille, tome XII, page 259.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 31&
XXXIX.
VOLTAIRE A ANET.
LETTFxES DE MADAME DE STAAL* A MADAME DU DEFFANT.
1747.
Anet, mardi 15 août 17 i7.
. . . M'"" du Chàtelet et Voltaire-, qui s'étaient annoncés pour aujour-
d'hui, et qu'on avait perdus de vue, parurent hier sur le minuit, comme
deux spectres, avec une odeur de corps embaumés qu'ils semblaient avoir
apportée de leurs tombeaux; on sortait de table; c'étaient pourtant des
spectres affamés : il leur fallut un souper, et, qui plus est, des lits qui
n'étaient point préparés. La concierge, déjà couchée, se leva à grande hâte.
Gaya^, qui avait offert son logement pour les cas pressants, fut forcé de le
céder dans celui-ci, déménagea avec autant de précipitation et de déplaisir
qu'une armée surprise dans son camp, laissant une partie de son bagage au
pouvoir de l'ennemi. Voltaire s'est bien trouvé du gîte : cela n'a point du
tout consolé Gaya. Pour la dame, son lit ne s'est pas trouvé bien fait; il a
fallu la déloger aujourd'hui. Notez que ce lit, elle l'avait fait elle-même,
faute de gens, et avait trouvé un défaut de... dans les matelas, ce qui, je
crois, a plus blessé son esprit exact que son corps peu délicat; elle a par
intérim un appartement qui a été promis, qu'elle laissera vendredi ou samedi
pour celui du maréchal de Maillebois*, qui s'en va un de ces jours. Il est
venu ici en même temps que nous avec sa fille et sa belle-fille : l'une est
jolie, l'autre laide et triste. Il a chassé avec ses chiens un chevreuil et pris
un faon de biche : voilà tout ce qui se peut tirer de là. Nos nouveaux hôtes
fourniront plus abondamment : ils vont faire répéter leur comédie ^ ; c'est
Venture qui fait le comte de Boursoufle : on ne dira pas que ce soient des
armes parlantes, non plus que M""" du Chàtelet faisant M"" de La Cochon-
nière, qui devrait être grosse et courte. Voilà assez parlé d'eux pour aujour-
d'hui...
1. Marguerite- Jeanne Cordier Dclaunay, baronne de Staal (168i-17o0), d'abord
femme de cliambre, puis dame de la duchesse du Maine. Ses Mémoires, qui l'ont
rendue célèbre, parurent en 175.5.
2. Voltaire, qui venait de composer, à la prière de la duchesse du Maine, son
Épître sur la victoire de Lawfeld (2 juillet 1747), avait été invité par elle à venir
la visiter à sa belle résidence d'Anct.
3. Le chevalier de Gaya, officier au service de la duchesse du Maine.
4. Jean-Baptiste-François Desmarets, marquis de Maillebois (1082-1762), fils
du contrôleur général, maréchal de France en 1741.
5. La comédie du Comte de DoursouHe, que Voltaire et M'"' du Chàtelet
avaient voulu d'abord produire à Anet comme une pièce improvisée pour la cir-
constance.
316 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
Anet, mercredi 16 août 17 i7.
. . . Nos revenants ne se monlrenl point de jour; ils apparurent hier à
dix heures du soir : je ne pense pas qu'on les voie guère plus tôt aujour-
d'hui : l'un est à décrire de hauts faits ^, l'autre à commenter Newton; ils
ne veulent ni jouer ni se promener : ce sont bien des non-valeurs dans une
société, où leurs doctes écrits ne sont d'aucun rapport. Voici bien pis : l'ap-
parition de ce soir a produit une déclamation véhémente contre la licence
de se choisir des tableaux au cavagnole-: cela a été poussé sur un ton qui
nous est tout à fait inouï, et soutenu avec une modération non moins sur-
prenante ; mais ce qui ne se peut endurer, ma reine, c'est l'excès de ma
bavarderie. Je vous fais pourtant grâce de ma métaphysique. Pour répondre
sur cet article, il faudrait que je susse plus nettement ce que vous entendez
par la nature, par démontrer. Ce qui sert de principe et de règle de con-
duite n'est pas au rang des choses démontrées, à ce qu'il me semble, et
n'en est pas moins d'usage. Adieu, ma reine, en voilà beaucoup trop.
Anet, 20 août 1747.
Vous ne vous portez pas bien, vous menez une vie triste ; cela me fâche,
ma reine. J'ai envie que vous fassiez votre voyage de Montmorency; quoique
cela ne soit pas gai, c'est toujours une diversion : elle ne manque pas ici à
nos ennuis; c'est le flux et reflux qui emporte nos compagnies et nous en
ramène d'autres; les Maillebois, les Villeneuve sont partis; est arrivée
M°* Dufour, exprès pour jouer le rôle de M™' Barbe, gouvernante de M'^^ de
La Cochonnière, et, je crois, en même temps servante de basse-cour du baron
de La Cochonnière. Voilà le nom que vous n'avez pu lire. Je crois en en"et,
ma reine, que vous avez bien de la peine à me déchiffrer. Nous attendons
demain les Estillac, au nombre de quatre, car M™<' de Vogué et M. de Menou
en sont. M™« de Valbelle nous est aussi arrivée; la Malause s'est promise
pour demain. Le cousin Soquence, aussi fier chasseur que Nemrod, n'est
pas encore venu, et toutes nos chasses sont sans succès. La duchesse parle
d'aller à Navarre', et ne peut s'y résoudre : M. de Bouillon la presse, dit-
elle; si elle y va, elle n'y sera guère : c'est un prodige de douceur et de
complaisance, elle ne manque pas une promenade. La pauvre Saint-Pierre*,
mangée de goutte, souffrant le martyre, s'y traîne tant qu'elle peut, mais non
pas avec moi, qui ne vais pas sur terre, et semble un hydrophobe quand
je suis sur l'eau.
1. Allusion à l'Épître sur la victoire de Lawfeld, que Voltaire adressa à la
duchesse du Maine.
2. « Sorte de jeu de hasard, où les joueurs ont des tableaux, et tirent les
boules chacun à son tour. » {Dict. de l'Académie.)
3. Château près d'É%Teux, appartenant à la maison de Bouillon, et aujourd'hui
détruit. Il a été chanté par Rulhières.
■4. Marguerite-Thérèse Colbert de Croissy (1682-1769), veuve, en 1702, du mar-
quis de Resnel, et remariée, en 1704, au duc de Saint-Pierre.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 317
M"'® du Chàtelet est d'hier à son troisième logement : elle ne pouvait
plus supporter celui qu'elle avait choisi; il y avait du bruit, de la fumée
sans feu (il me semble que c'est son emblème). Le bruit, ce n'est pas la
nuit qu'il l'incommode, à ce qu'elle m'a dit, mais le jour, au fort de son
travail : cela dérange ses idées. Elle fait actuellement la revue de ses Prin-
cipes : c'est un exercice qu'elle réitère chaque année, sans quoi ils pour-
raient s'échapper, et peut-être s'en aller si loin qu'elle n'en retrouverait pas
un seul. Je crois bien que sa tête est pour eux une maison de force, et non
pas le lieu de leur naissance : c'est le cas de veiller soigneusement à leur
garde. Elle préfère le bon air de cette occupation à tout amusement, et
persiste à ne se montrer qu'à la nuit close. Voltaire a fait des vers galants
qui réparent un peu le mauvais effet de leur conduite inusitée...
Anet, '24 août 1747.
J'espérais quelque chose de vous aujourd'hui, ma reine : je n'ai rien. Je
vous crois à Montmorency; vous n'aurez aussi presque rien de moi, car le
temps me manque. Vous saurez seulement que nos deux ombres, croquées
par M. de Richelieu, disparaîtront demain; il ne peut aller à Gènes ^ sans
les avoir consultées : rien n'est si pressant. La comédie qu'on ne devait
voir que demain sera vue aujourd'hui, pour hâter le départ. Je vous rendrai
compte du spectacle et des dernières circonstances du séjour; mais, je vous
prie, ne laissez pas traîner mes lettres sur votre cheminée...
Anet, dimanche 27 août 1747.
... Je VOUS ai mandé jeudi que nos revenants partaient le lendemain et
que la pièce se jouait le soir : tout cela s'est fait. Je ne puis vous rendre
Boursoufle que mincement. 31"" de La Cochonnière a si parfaitement exé-
cuté l'extravagance de son rôle que j'y ai pris un vrai plaisir. Mais Venture
n'a mis que sa propre fatuité au personnage de Boursoufle, qui demandait
au delà; il a joué naturellement dans une pièce où tout doit être aussi forcé
que le sujet. Paris a joué en honnête homme le rôle de Maraudin, dont le
nom exprime le caractère. Motel a bien fait le baron de La Cochonnière, d'Es-
tillac un chevalier, Duplessis un valet. Tout cela n'a pas mal été, et l'on
peut dire que cette farce a été bien rendue ; l'auteur l'a annoblie d'un pro-
logue qu'il a joué lui-même, et très-bien, avec notre Dufour, qui, sans cette
action brillante, ne pouvait digérer d'être M"^" Barbe; elle n'a pu se sou-
mettre à la simplicité d'hal)illement qu'exigeait son rôle, non plus que la
principale actrice, qui, préférant les intérêts de sa figure à ceux de la pièce,
a paru sur le théâtre avec tout l'éclat et l'élégante parure d'une dame de la
cour : elle a eu sur ce point maille à partir avec Voltaire; mais c'est la sou-
L Le duc de Richelieu avait été appelé à remplacer, comme gouverneur de
Gônes, le duc de BouOlcrs, mort de la petite vérole, le 2 Juillet 1747, après avoir
forcé les Anglais à se rembarquer.
318 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
veraine, et lui l'esclave. Je suis très-fàchée de leur départ, quoique excédée
de ses diverses volontés, dont elle m'avait remis l'exéculion.
Le plaisir de faire rire d'aussi honnêtes gens que ceux que vous me
marquez s'être divertis de mes lettres me ferait encore supporter cette oné-
reuse charge; mais voilà la scène finie et mes récits terminés. Il y a bien
encore de leur part quelques ridicules éparpillés que je pourrai vous ramas-
ser au premier moment de loisir; pour aujourd'hui, je ne puis aller plus
loin.
Adieu, ma reine; je vous prie de vous guérir parfaitement, de me man-
der avec la plus grande exactitude comment vous vous portez.
Anet, mercredi 30 août 1747.
J'espérais apprendre hier de vos nouvelles, ma reine. Si je n'en ai pas
demain, je serai tout à fait en peine de vous. Notre princesse a écrit au
président*, et l'invite à venir ici et à vous y amener : vous savez cela sans
doute? J'ai fait ce que j'ai pu pour la détourner de cette démarche, qui
pourra être infructueuse et dont le mauvais succès la fâchera. Si votre santé
et les dispositions du président se trouvent favorables, cela sera charmant ;
en tout cas, on vous garde un bon appartement : c'est celui dont M'»" du
Chàtelet, après une revue exacte de toute la maison, s'était emparée. Il y
aura un peu moins de meubles qu'elle n'y en avait mis, car elle avait
dévasté tous ceux par oià elle avait passé pour garnir celui-là. On y a re-
trouvé six ou sept tables : il lui en faut de toutes les grandeurs, d'immenses
pour étaler ses papiers, de solides pour soutenir son nécessaire, de plus
légères pour les pompons, pour les bijoux; et cette belle ordonnance ne l'a
pas garantie d'un accident pareil à celui qui arriva à Philippe II quand,
après avoir passé la nuit à écrire, on répandit une bouteille d'encre sur ses
dépêches. La dame ne s'est pas piquée d'imiter la modération de ce prince,
aussi n'avait-il écrit que sur des affaires d'État, et ce qu'on lui a barbouillé,
c'était de l'algèbre, bien plus difficile à remettre au net.
En voilà trop sur le même sujet, qui doit être épuisé; je vous en dirai
pourtant encore un mot, et cela sera fini. Le lendemain du départ, je reçois
une lettre de quatre pages, de plus un billet dans le même paquet qui
m'annonce un grand désarroi. M. de Voltaire a égaré 'sa pièce, oublié de
retirer les rôles, et perdu le prologue; il m'est enjoint de retrouver le tout,
d'envoyer au plus vite le prologue, non par la poste, parce qiCon le copie-
rail, de garder les rôles, crainte du même accident, et d'enfermer la pièce
sous cent clefs. J'aurais cru un loquet suffisant pour garder ce trésor ! J'ai
bien et dûment exécuté les ordres reçus.
1. Le président Hénault (1685-1770), ami très-intime de M'"« du Défiant.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 319
XL.
AFFICHE (1751) \
CENT ECUS A GAGNER.
On a volé plusieurs manuscrits contenant la tragédie de Sémiraniis, la
comédie intitulée Xanine, etc., l'histoire de la dernière guerre depuis 1741
jusqu'en 1747. On les a imprimés remplis de fautes et d'interpolations;
on les vend publiquement à Fontainebleau. Le premier qui donnera des
indices sûrs de l'imprimeur et de l'éditeur recevra la somme de 300 francs
de M. de Voltaire, gentilhomme ordinaire du roi, historiographe de France,
rue Traversière.
XLL
NOTE DE M. BERRYER'-.
20 juillet 17.51.
Il y a un livre de M. de Voltaire, intitulé Mémoires pour servir à la vie
de ***.
M. de Voltaire l'a laissé à M'"" Denis. On croit qu'elle l'a encore.
L'abbé Raynal, qui est fort aimé de 31. de Voltaire et de iM'"" Denis,
pourrait en savoir des nouvelles.
Savoir ce que c'est que ce livre ^.
XLIL
NOTE DE M. D'HÉMERY^
AU LIEUTENANT DE POLICE.
1" janvier 1752.
Michel Lambert, reçu libraire en 1749, trente-deux ans, de Paris, je
me trompe, de la Charité-sur-Loire, taille de 5 pieds 6 pouces, barbe brune
et le visage un peu pâle, rue de la Comédie-Française.
1. Cette affiche se rapporte au vol de manuscrits dont il est question dans le
Mémoire de M""- Denis, Correspondance, n" 2223, et dans les lettres 2228, 2230 et
223i. Voltaire était alors à Berlin.
2. Archives de la Bastille, tome XII, page 361.
3. C'étaient les Mémoires pour servir à la Vie de Voltaire. (Note de M. Ravais-
son.) — Il faudrait conclure de là que ces Mémoires avaient été commencés
avant le départ de Voltaire pour la Prusse, ce qui ne paraît point vraisemblable.
i. Archives de la Bastille, tome XII, page 372.
320 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
C'est le fils de Voltaire, qui l'a eu de la femme d'un portier qui passe
pour être son père. Il a demeuré longtemps chez Mercié, qu'il a quitté au
mois de juillet 1731 pour s'établir rue de la Comédie-Française, oîi il s'est
marié quelque temps après. C'est un fort bon garçon, qui, sans beaucoup
de génie, aura pourtant le talent de faire ses affaires. Il a depuis quelque
temps la pratique de Voltaire, de qui il a fait une édition en onze petits
volumes.
XLIII.
DÉTAILS
SUR L'AFFAIRE DE FRANCFORT '.
Nous partîmes de Wabern le 30 mai au matin, et arrivâmes le soir à
Marbourg. Nous avions, le lendemain, fait à peine une lieue, lorsque Voltaire
ordonna au postillon d'arrêter. Il faisait usage de tabac, et ne retrouvait ni dans
ses poches ni dans celles de la voiture la tabatière d'or dont il se servait.
Je m'aperçois que, depuis notre départ de Potsdam, je n'ai pas rendu
compte de la manière dont Voltaire voyageait. Il avait sa propre voiture.
C'était un carrosse coupé, large, commode, bien suspendu, garni partout de
poches et de magasins. Le derrière était chargé de deux malles, et le devant,
de quelques valises. Sur le banc étaient placés deux domestiques, dont un
était de Potsdam et servait de copiste. Quatre chevaux de poste, et quelque-
fois six, selon la nature des chemins, étaient attelés à la voiture. Ces dé-
tails ne sont rien par eux-mêmes, mais ils font connaître la manière de
voyager d'un homme de lettres qui avait su se créer une fortune égale à sa
réputation. Voltaire et moi occupions l'intérieur de la voiture, avec deux ou
trois portefeuilles qui renfermaient les manuscrits dont il faisait le plus de
cas, et une cassette où étaient son or, ses lettres de change et ses effets les
plus précieux. C'est avec ce train qu'il parcourait alors l'Allemagne. Aussi
à chaque poste et dans chaque auberge étions-nous abordés et reçus à la
portière avec tout le respect que l'on porte à l'opulence. Ici c'était M. le
baron de Voltaire, là M. le comte ou M. le chambellan, et presque partout
c'était Son Excellence, qui arrivait. J'ai encore des mémoires d'aubergistes
qui portent : « Pour Son Excellence M. le comle de Voltaire, avec secré-
taire et suite. » Toutes ces scènes divertissaient le philosophe, qui mépri-
sait ces titres dont la vanité se repaît avec complaisance, et nous en riions
ensemble de bon cœur-
Revenons à Marbourg, ou plutôt à l'endroit où nous nous arrêtâmes
1. Ce morceau est extrait de Mon Séjour auprès de Voltaire, par Colini, 1807,
in-S».
2. Oa s'entretenait, en présence de Voltaire, de l'un de ses parents qui avait
un grade distingué dans le militaire, et Ton se servait de ce grade pour le nom-
mer. « Mon parent, dit Voltaire, est sensible à votre souvenir; mais la simplicité
de nos cantons n'admet point ces titres fastueux. » {Note de Colini.)
DOGUAIENTS BIOG R A IMIIQ U I^S. " 321
lorsque Voltaire s'apârçut qu'il n'avait pas su tabatière. Il ne montra point
dans cette occasion l'inquiétude qui eût agité un homme attaché à l'aro^ent •
la boîte cependant était d'un grand prix. Nous tînmes sur-le-champ conseil,
sans sortir de la voiture. Voltaire croyait avoir laisse cette tabatière dans la
maison de poste de Marliourg. Envoyer un domestic;;;-; ou le postillon à
cheval pour en faire la recherche, c'était s'exposer à ne jamais la revoir :
je m'offre à faire cette course à pied, il accepte, et je pars comme un trait:
j'arrive essoufflé, j'entre dans la maison de la poste, tout y était encore
tranquille; je monte sans être vu à la chambre dans laquelle Voltaire avait
couché, elle était ouverte. Rien sur la commode, rien sur les tables et sur
le lit. A côté de ce dernier meuble était une table de nuit que couvrait un
pan de rideau; je le soulève, et j'aperçois la tabatière : m'en emparer, des-
cendre les escaliers, et sortir de la maison, tout cela fut l'affaire d'un mo-
ment. Je cours rejoindre le carrosse, aussi joyeux que Jason après la con-
quête de la toison d'or. Ce bijou, d'une grande valeur, était un de ces dons
que les princes prodiguaient à Voltaire comme un témoignage de leur
estime; il était doublement précieux. Mon illustre compagnon de voyage
le retrouva avec plaisir, mais aussi avec la modération du désintéressement;
il me parut plus affecté de la peine que j'avais prise que joyeux d'avoir
recouvré sa tabatière. C'est, il me semble, dans de pareilles occasions que
l'homme se montre tel qu'il est, et que l'on peut juger son àme et ses passions.
Nous continuâmes notre route; et après avoir traversé Giessen, Rutz-
bach et Friedberg, dont nous visitâmes les salines, nous arrivâmes à Franc-
fort-sur-le-Mein vers les huit heures du soir.
Nous nous disposions à partir le lendemain, les chevaux de poste et la
voiture étaient prêts, lorsqu'un nommé Freytag. résident du roi de Prusse
se présente, escorté d'un officier recruteur et d'un bourgeois de mauvaise
mine. Ce cortège surprit beaucoup Voltaire. Le résident l'aborda, et lui dit
en baragouinant qu'il avait reçu l'ordre de lui demander la croix de l'ordre
du Mérite, la clef de chambellan, les lettres ou papiers de la main de Fré-
déric, et l'œuvre de poëshie du roi son maître.
Voltaire rendit sur-le-champ la croix et la clef; il ouvrit ensuite ses
malles et ses portefeuilles, et dit à ces messieurs qu'ils pouvaient prendre
tous les papiers de la main du roi; qu'à l'égard de l'œuvi'e de poëshie ^ il
Pavait laissée à Leipsick, dans une caisse destinée pour Strasbourg; mais
qu'il allait écrire dans le moment pour la faire venir à Francfort, et qu'il
resterait dans la ville jusqu'à ce qu'elle fût arrivée. Cet arrangement fut
ratifié et si^né des deux côtés. Frejtag écrivit ce billet : « 3Ionsir, sitôt le
gros ballot de Leipzig sera ici, où est l'œuvre de poëshie du roi mon
maître, et l'œuvre de poëshie rendu à moi, vous pourrez partir où vous
paraîtra bon. A Francfort, ■]'' juin 1753. Freytag, résident du roi mon
maître. » Voltaire écrivait au bas du billet : « Ron pour l'œuvre de
poëshie du roi votre maître. Voltaire'. »
1. Ces détails sont fort enjolivés d'après Voltaire; on peut voir le texte exact
du billet dans la Correspondance.
I. 21
322 DOCUMENTS BIOG RAPHI QUl^S .
Après cette assurance de la part du résident, Voltaire crut devoir rester
tranquille jusqu'à l'arrivée de la caisse. Il fit part de ce contre-temps à
M"" Denis, qui l'attendait à Strasbourg; et, >ans inquiétude pour l'avenir
comntie sans ressentiment du passé, il continua de travailler aux Annales
de l'Empire. M">« Denis, à la réception de la lettre, se rendit à Francfort
sans perdre un instant. Je la vis alors pour la première fois, et je ne pré-
vovais pas que, victime de son dévouement, elle se trouverait enveloppée
dans la catastrophe qui menaçait son oncle.
La caisse renfermant l'œuvre de poëshie arriva le 17 juin ; elle fut por-
tée le jour même chez Freylag. J'allai le lendemain pour être présent à Tou-
verlure, et le prévenir que, conformément au billet que lui Freytag avait
signé, Voltaire se proposait de partir sous trois heures; il me répondit brus-
quement qu'il n'avait pas le temps, et que Ton ouvrirait la caisse dans l'après-
dînée.Je retourne à l'heure convenue; on me dit que de nouveaux ordres du
roi enjoignent de tout suspendre et de laisser les choses dans l'état où elles
sont. Je reviens, presque découragé, retrouver Voltaire, et lui rendre compte
de m.es démarches. Il se transporte chez le résident, et demande communi-
cation des ordres du roi. Freytag balbutie, refuse, et vomit force injures.
Voltaire, irrité, craignant des événements plus funestes et se croyant
libre d'user de la faculté que lui donnait l'écrit du résident, prit la résolu-
tion de s'évader. Voici quel était son plan : il devait laisser la caisse entre
les mains de Freytag; M™«^ Denis serait restée avec nos malles, pour attendre
l'issue de cette odieuse et singulière aventure ; Voltaire et moi devions partir,
emportant seulement quelques valises, les manuscrits et l'argent renfermés
dans la cassette. J'arrêtai en conséquence une voiture de louage, et préparai
tout pour notre départ, qui ressemblait assez à la fuite de deux coupables^.
A l'heure convenue, nous trouvâmes le moyen de sortir de l'auberge
sans être remarqués. Nous arrivâmes heureusement jusqu'au carrosse de
louage; un domestique nous suivait, chargé de deux portefeuilles et delà
cassette; nous partîmes avec l'espoir d'être enfin délivres de Freytag el de
ses agents. Arrivés à la porte de la ville qui conduit au chemin de Mayence,
on arrête le carrosse, et l'on court instruire le résident de notre tentative
d'évasion. En attendant qu'il arrivât, Voltaire expédie son domestique à
T^jme Denis. Freytag paraît bientôt dans une voiture escortée par des soldats,
et nous y fait monter en accompagnant cet ordre d'imprécations et d'in-
jures. Oubliant qu'il représente le roi son maître, il monte avec nous, et,
comme un exempt de police, nous conduit ainsi à travers la ville et au milieu
de la populace attroupée.
On nous conduisit de la sorte chez un marchand nommé Schmith, qui
avait le titre de conseiller du roi de Prusse, et était le suppléant de Frey-
tag. La porte est barricadée et des factionnaires apostés pour contenir le
peuple assemblé. Nous sommes conduits dans un comptoir; des commis,
1. On prétend que Beaumarchais a dit : « Si l'on m'accusait d'avoir volé les
tours de Notre-Dame, je commencerais par me sauver, et je discuterais ensuite. »
(Note de Colini.) — On attribue ce mot au président de Lamoignon. (B.)
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 323
des valets et dos servantes, nous entourent; M""^ Scliniith passe devant Vol-
taire d'un air dédaigneux, et vient écouter le récit de Freytag, qui raconte
de l'air d'un matamore comment il est parvenu à faire cette importante
capture, et vante avec emphase son adresse et son courage.
Quel contraste! Que l'on se représente l'auteur de la Heiiriade et de
Mérope, celui que Frédéric avait nommé son ami, ce grand homme qui
de son vivant reçut à Paris, au milieu du public enivré, les honneurs de
l'apothéose, entouré de cette valetaille, accablé d'injures, traité comme un
vil scélérat, abandonné aux insultes des plus grossiers et des plus méchants
des hommes, et n'ayant d'autres armes que sa rage et son indignation!
On s'empare de nos effets et de la cassette; on nous fait remettre tout
l'argent que nous avions dans nos poches; on enlève à Voltaire sa montre
sa tabatière, et quelques bijoux qu'il portait sur lui; il demande une recon-
naissance, on la refuse. « Comptez cet argent, dit Schmith à ses commis-
ce sont des drôles capables de soutenir qu'il y on avait une fois autant. » Je
demande de quel droit on m'arrête, et j'insiste fortement pour qu'il soit
dressé un procès-verbal. Je suis menacé d'être jeté dans un corps de garde.
Voltaire réclame sa tabatière, parce qu'il ne peut se passer de tabac; on
lui répond que l'usage est de s'emparer de toal.
Ses yeux etincelaient de fureur, et se levaient de temps en temps vers
les miens, comme pour les interroger. Tout à coup, apercevant une porte
entr'ouverte, il s'y [)récipite et sort. M""' Schmith compose une escouade
de courtauts de boutique et de trois servantes, se met à leur tête, et court
après le fugitif. « Ne puis-je donc, s'écria-t-il, pourvoir aux besoins de la
nature?» On le lui permet; on se range en cercle autour de lui, on le ramène
après cette opération.
En rentrant dans le comptoir, Schmith, qui se croit offensé person-
nellement, lui crie : « Malheureux! vous serez traité sans pitié et sans
ménagement », et la valetaille recommence ses criailleries. Voltaire, hors de
lui, s'élance une seconde fois dans la cour; on le ramène une seconde fois.
Cette scène avait altéré le résident et toute sa séquelle : Schmith fit
apporter du vin, et l'on se mit à trinquer a la santé de Son Excellence mon-
seigneurFreytag. Sur ces entrefaites arriva un nommé Dorn, espèce de fanfaron
que l'on avait envoyé sur une charrette à notre poursuite. Apprenant aux
portes de la ville que Voltaire venait d'être arrêté, il rebrousse chemin,
arrive au comptoir, et s'écrie : « Si je l'avais attrapé en route, je lui aurais
brûle la cervelle! » On verra bientôt qu'il craignait plus pour la sienne ({u'il
n'était redoutable pour celle dos autres.
Après deux heures d'attente, il fut question d'emmener les prisonniers.
Les portefeuilles et la cassette furent jetés dans une malle vide qui fut fermée
avec un cadenas, et scellée d'un papier cacheté des armes de Voltaire et du
chiffre de Schmith. Dorn fut chargé de nous conduire. Il nous fit entrer dans
une mauvaise gargote, à l'enseigne du Bouc, on douze soldats, commandés
par un bas ollicier, nous attendaient. Là, Voltaire fut enfermé dans une
chambre, avec trois soldats portant la baïonnette au bout du fusil; je fus
séparé de lui, et gardé de môme. Lt c'est à Francfort, dans une ville qua-
324 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
lifiée libre, qiielon insulta Voltaire, que l'on viola le droit sacré des gens,
que Ton oublia des formalités qui eussent été observées à l'égard d'un voleur
de i:raud chemin! Cette ville permit que l'on m'arrêtât, moi étranger à cette
affaire, contre qui il n'existait aucun ordre; que l'on me volât mon argent,
et que je fusse gardé à vue comme un malfaiteur. Dussé-je vivre des siècles,
je n'oublierai jamais ces atrocités.
M-^e Denis n'avait point abandonné son oncle. A peine eut-elle appris
que Voltaire venait d'être arrêté qu'elle se hâta d'aller porter ses réclama-
tions au bourgmestre. Celui-ci, liomme faible et borné, avait été séduit
par Schmith. Non-seulement il refusa d'êire juste et d'écouter M'"'^ Denis,
mais encore il lui ordonna de garder les arrêts dans son auberge. Ceci
explique pourquoi Voltaire fut privé des secours de sa nièce pendant la
scène scandaleuse du comptoir.
Depuis sa détention à la Bastille jusqu'à sa mort, Voltaire n'eut jamais à
souffrir un traitement aussi désagréable. Que La Beaumelle écrivît contre lui
et contre ses ou\Tages, il ne tardait pas à anéantir La Beaumelle et sa cri-
lique; que Fréron publiât périodiquement des invectives, le Pauvre Diabl^
et l'Écossaise vengeaient la littérature de ce despote injuste et intolérant;
que la Sorbonne et le parlement fissent brûler ses ouvrages et l'accusassent
d'athéisme, il se vengeait en élevant des temples à l'Éternel et en faisant de
bonnes actions^. Mais, à Francfort, il se trouva livré à des hommes qui igno-
raient les éo-ards dus aux grands talents, dont l'extravagance égalait la gros-
sièreté, et qui croyaient donner une preuve de zèle à leur souverain en ou-
trageant de la manière la plus cruelle un homme qui était à leurs yeux un
erand coupable, par cette seule raison que la demande de Frédéric annonçait
une dis^^râce. Ce n'est pas la première fois que les subalternes ont abusé du
nom de leur maître et outre-passé ses ordres. L'ignorance des agents est
plus à craindre que la sévérité éclairée du souverain. 11 est en tout une
mesure que peu d'hommes savent apprécier.
Je ne dois pas oublier une anecdote qui donnera une idée du désintéres-
sement de Voltaire. Lorsque nous fûmes arrêtés à la porte de Francfort, et
tandis que nous attendions dans la voiture la décision de monseigneur Freijlag ,
iltira quelques papiers de l'un de ses portefeuilles, et dit, en me les remet-
tant : Cachez cela sur vous. Je les cachai dans ce vêtement qu'un écrivain
ingénieux a nommé le vêtement nécessaire, bien décidé à empêcher toutes
les perquisitions que l'on voudrait faire dans cet asile. Le soir, à l'auberge
du Bouc, trois soldats me gardaient dans ma chambre, et ne me perdaient
pas de vue. Je brûlais cependant de connaître ces papiers, que je croyais de
la plus grande importance, dans l'acception ordinairement donnée à ce mot.
Pour satisfaire ma curiosité et tromper la vigilance de mes surveillants, je
1. Il est constant que Louis XV fut tellement assiégé par les évêques et par la
Sorbonne que l'on fut sur le point d'obtenir contre Voltaire une lettre de cachet.
Il ne dut son salut qu'aux bienfaits qu'il répandait autour de lui, et qui furent
révélés au roi par ses amis. De gi-ands seigneurs, à qui il avait prêté des sommes
considérables, étaient au nombre de ses persécuteurs. (Note de Colini.)
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 353
me couchai tout habillé; caché par mes rideaux, je tirai doucement le pré-
cieux dépôt du lieu oii je l'avais mis; c'était ce que Voltaire avait fait du
poëme de la Pucelle. Il avait prévu que si cet ouvrage venait à se perdre,
ou à tomber au pouvoir de ses ennemis, il lui serait im|)Ossiljle de le refaire.
Je le sauvai. Telle était la passion de ce grand homme pour ses ouvrages. Il
préférait la perte des richesses à la perte des productions de son génie.
Son cœur était bon et compatissant, il attendait de ses semblables les
mêmes qualités. Tandis qu'il était dans la cour de Schmith, occupé à satis-
faire un besoin de la nature, on vinlm'appeler, et me dire d'aller le secourir.
Je sors, je le trouve dans un coin de la cour, entouré de personnes qui
l'observaient, de crainte qu'il ne prît la fuite, et je le vois courbé, se metlant
les doigts dans la bouche, et faisant des efforts pour vomir. Je m'éci-ie,
effrayé : « Vous trouvez-vous donc mal? » 11 me regarde, des larmes sortaient
de ses yeux; il me dit à voix basse : Fingo... jingo... (Je fais semblant.)
Ces mots me rassurèrent; je fis semblant de croire qu'il n'était pas bien, et
je lui donnai le bras pour rentrer dans le comptoir. 11 croyait par ce strata-
gème apaiser la fureur de cette canaille, et la porter à le traiter avec plus
de modération.
Le redoutable Dorn, après nous avoir déposés à l'auberge du Bouc, se
transporta avec des soldats à celle du Lion d'or, où M"'« Denis gardait
les arrêts par l'ordre du bourgmestre. Il laissa son escouade dans l'escalier,
et se présenta à cette dame, en lui disant que son oncle voulait la voir, et
qu'il venait pour la conduire auprès de lui. Ignorant ce qui venait de se
passer chez Schmith, elle s'empressa de sortir; Dorn lui donna le bras.
A peine fut-elle sortie de l'auberge, que les trois soldats l'entourèrent, et la
conduisirent, non pas auprès de son oncle, mais à l'auberge du Bouc, où on
la logea dans un galetas meublé d'un petit lit, n'ayant, pour me servir des
expressions de \'oltaire, que des soldats pour femmes de chambre, et leurs
baïonnettes pour rideaux. Dorn eut l'insolence de se faire apporter à souper >
et, sans s'inquiéter des convulsions horribles dans lesquelles une pareille
aventure avait jeté M""' Denis, il se mit à manger, et à vider bouteille
sur bouteille.
Cependant Freytag et Schmith firent des réflexions : ils s'aperçurent que
des irrégularités monstrueuses pouvaient rendre cette iiifaire très-mauvaise
pour eux. Une lettre arrivée de Potsdam indiquait clairement que le roi de
Prusse ignorait les vexations commises en son nom. Le lendemain de cette
scène, on vint annoncer à M'"" Denis et à moi (|ue nous avions la liberté
de nous promener dans la maison, mais non d'en sortir. L'œuvre de poësliie
fut remis, et les billets que Voltaire et Freytag s'étaient faits furent échangés.
Fre\ tag fit transporter à la gargote où nous étions logés la nial'o qui
contenait les papiers, l'argent et les bijoux. Avant d'en faire l'ouverture, il
donna à signer à Voltaire un billet par lequel celui-ci s'obligeait à payer les
frais de capture et d'emprisonnement. Une clause de ce singulier écrit était
que les deux parties ne parleraient jamais do ce qui venait de se passer. Les
frais avaient été fixés à cent vingt-huit écus d'Allemagne. J'étais occupé à
faire un double de l'acte, lorsque Schmith arriva. Il lut le papier, et, pré-
326 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
voyant sans doute, par la facilité avec laquelle Voltaire avait consenti à le
signer, l'usage terrible qu'il en pouvait faire quelque jour, il déchira le
brouillon et la copie en disant : « Ces précautions sont inutiles entre gens
comme nous. »
Freyiag et Schmith partirent avec cent vingt-huit écus d'Allemagne.
Voltaire visita la malle dont on s'était emparé la veille sans remplir aucune
formalité. Il reconnut que ces messieurs l'avaient ouverte, et s'étaient appro-
prié une partie de son argent. Il se plaignit hautement de cette escroquerie ;
mais messieurs les représentants du roi de Prusse avaient à Francfort une
réputation si bien établie qu'il fut impossibl ■ d'obtenir aucune restitution.
Cependant nous étions encore délenus dans la plus détestnble gargote
de l'Allemagne, et nous Le concex ions pas pourquoi on nous retenait, puisque
tout éiait fini. Le lendemain, Dorn parut, et dit qu'il fallait présenter une
supplique à Son Excellence monseigneur de Freyiag^ et l'adresser en même
temps à M. de Schmith. « Je suis persuadé qu'ils feront tout ce que vous dési-
rez, ajouta-t-il; croyez-moi, M. Freytag est un gracieux seigneur. » M""' Denis
n'en voulut rien faire. Ce misérable faisait l'ofïicieux pour qu'on lui donnât
quelque argent. Un louis le rendit le plus humble des hommes, et l'excès
de ses remerciements nous prouva que dans d'autres occasions il ne ven-
dait pas fort cher ses services.
Le secrétaire de la ville vint nous visiter. Après avoir pris des informa-
tions, il s'aperçut que le bourgmestre avait été trompé. Il fit donner à
M""' Denis et à moi la liberté de sortir; Voltaire eut la ma'son pour prison,
jusqu'à ce qu'on eût reçu de Potsdam des ordres positifs. Mais, craignant de
garder longtemps les arrêts s'il s'en reposait sur ces messieurs, il écrivit
une lettre à l'abbé de Prades, lecteur de Frédéric. Le 5 juillet 1753, il en
reçut une réponse précise qui mit un terme à tout ce scandale, et lui rendit
toute sa liberté, non pas par le ministère de Freytag et de Schmith, mais
par celui du magistrat de la ville.
Le lendemain 6, nous rentrâmes à l'auberge du Lion d'or. Voltaire fit
aussitôt venir un notaire, devant lequel il protesta solennellement de toutes
les vexations et injustices commises à son égard. Je fis aussi ma protestation,
et nous préparâmes notre départ pour le lendemain.
Peu s'en fallut qu'un mouvement de vivacité de Voltaire ne nous retînt
encore à Francfort, et ne nous replongeât dans de nouveaux malheurs. Le
matin, avant de partir, je chargeai deux pistolets que nous avions ordinai-
rement dans la voiture. En ce moment, Dorn passa doucement dans le cor-
ridor et devant la chambre, dont la porte était ouverte. Voltaire l'aperçoit
dans l'attitude d'un homme qui espionne. Le souvenir du passé allume sa
colère; il se saisit d'un pistolet, et se précipite vers Dorn. Je n'eus que le
temps de m'écrier et de l'arrêter. Le brave, effravé, prit la fuite, et peu s'en
fallut qu'il ne se précipitât du haut en bas de l'escalier. Il courut chez un
commissaire, qui se mit aussitôt en devoir de verbaliser. Le secrétaire de
la ville, le seul homme qui dans toute l'affaire se montra impartial, arrangea
tout, et le même jour nous quittâmes Francfort. M'"'' Denis y resta encore
un jour pour quelques arrangements, et partit ensuite pour Paris.
DOCUMExMS BIOGRAPHIQUES. 327
XLIV.
PROCÈS-VERBAL^
CONCERNANT
UN LIVRE INTITULÉ ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE UMVEnSELLE
ATTHIBUÉ A M. DR VOLTAIRE.
Chez Jean Néaulmc, libraire h la Haye et à Berlin, IToS 2.
Cejoiird'hui 22 février 1754, après midi, fut présent devant les soussi-
gnés notaires, messire François-Marie Arouet de Voltaire, gentilhomme
ordinaire de la chambre du roi et membre de l'Académie française, de celles
de Rome, de Bologne, de Toscane, d'Angleterre, d'Ecosse, et de Russie;
i. Je donne ce Procès-verbal d'après un imprimé in-12 de neuf pages, beau-
coup plus ample que l'impression qui est pages 121-123 de Mon Séjour auprès de
Voltaire, par Colini, 1807, in-S". L'exemplaire que je possède de l'imprimé du
Procès-verbal contient six lignes manuscrite^, que je crois de Colini. (B.)
2. Voici l'Avis placé en tête du premier volume de l'Abrégé de VHistoire uni-
verselle, publié par Néaulme en 1753 : Voltaire en eut connaissance lors du
voj-age qu'il fit à Colmar la même année pour surveiller de plus près l'impression
des Annales de l'Empire, qu'il avait composées pour la duchesse de Saxe-Gotha.
C'est alors qu'il écrivit à Néaulme les lettres qu'on trouvera dans la Correspon-
dance, tome XXXVIII, page loi, et L, page 483.
« J'ai lieu de croire que M. de Voltaire ne sera pas fâché devoir que sou manu-
scrit, qu'il a intitulé Abrégé de l'Histoire universelle depuis Charlemagne jusqu'à
Charles-Quint, et qu'il dit être entre les mains de trente particuliers, soit tombé
entre les miennes. Il sait qu'il m'en avait flatté dès l'année 1742, à l'occasion de
son Siècle de Louis XIV, auquel je ne renonçai en 1750 que parce qu'il me dit
alors à Potsdam, où j'étais, qu'il l'imprimait lui-même à ses propres dépens.
Ainsi il ne s'agit ici que de dire comment cet Abrégé m'est tombé entre les
mains, le voici.
« A mon retour de Paris, en juin de cette année 1753, je m'arrêtai à Bruxelles
où j'eus l'honneur de voir une personne de mérite qui, en étant le possesseur, me
le fit voir, et m'en fit aussi tout l'éloge imaginable, de môme que l'histoire du
manuscrit, et de tout ce qui s'était passé à l'occasion d'un Avertissement qui se
trouve inséré dans le second volume du mois de juin 1752 du Mercure de France^
et répété dans l'Epilogueur du 31 juillet de la même année, avec la réponse que
l'on y a faite, et qui se trouve dans le même Épilogueur du 7 août suivant :
toutes choses inutiles à relever ici, mais qui m'ont ensuite déterminé à acheter
des mains de ce galant homme le manuscrit après avoir clé ofTert à l'auteur, bien
persuadé d'ailleurs qu'il était efTcctivement de M. de Voltaire; son génie, son
style, et surtout son orthographe s'y trouvant partout. J'ai changé cette dernière,
parce qu'il est notoire que le public a toutes les peines du monde à s'y accoutu-
mer ; et c'est ce que l'auteur est prié de vouloir bien excuser.... »
328 DOCUMExXTS BIOGRAPHIQUES.
lequel nous a représenté un manuscrit in-4o, usé de vétusté, relié en un
carton qui paraît aussi fort vieux, intitulé Essai sur les Révolutions da
mo7ide et sur l'Histoire de l'esprit humain, depuis le temps de Cliarle-
magne jusqu'à nos jours, '1740; lequel ledit sieur comparant a dit avoir
reçu hier 21 du courant, venant de sa bibliothèque de Paris, dans un
paquet contre-signe « Bouret ».
Il nous a montré pareillement un livre imprimé en deux volumes in-12,
intitulé Abrégé de l'Histoire universelle, depuis Charlemagne jusqu'à
Charles-Quint, par M. de Voltaire; à la Haye, chez Jean Néaulme, en
l'année i7o3 ; et nous avons reconnu que ledit abrégé était en quelque
partie tiré du manuscrit dudit sieur comparant, à nous exhibé, en ce que
tous deux commencent de la même façon : Plusieurs esprits infatigables
ayant, etc.
Nous avons reconnu pareillement la différence très-grande qui est entre
ledit manuscrit et ledit imprimé par les observations suivantes :
\° ISous avons trouvé à la première page du manuscrit, ligne 3 : Les
historiens en cela ressemblent à quelques tyrans dont ils parlent : ils
sacrifient le genre humain à un seul homme.
Et dans l'édition de Jean Néaulme nous avons trouvé : Les historiens,
semblables en cela aux rois, sacrifient le genre humain à un seul homme.
Sur quoi l'auteur a protesté qu'il se pourvoirait en temps et lieu contre
ceux qui ont défiguré son ouvrage d'une manière si odieuse.
2° Page 39 du manuscrit : Le roi de Perse eut un fils qui, s'étant fait
chrétien, fut indigne de Vétre, et se révolta contre lui.
Dans l'édition de Jean Néaulme on a supprimé malignement ces mots
essentiels : fat indigne de Vétre.
3° Page 46 dudit manuscrit, à l'article de Mahomet : Le vulgaire turc
ne voit pas ces fautes, les adore; et les imans n'ont pas de peine à per-
suader ce que personne n'exafjiine.
On a mis dans l'imprimé : Le vulgaire, qui ne voit pas ces fautes,
les adore ; et les docteurs emploient tui déluge de paroles pour les pal-
lier.
Celte affectation de mettre docteurs à la place d'imans nous a paru
sensible.
4° Page 63 du manuscrit: Il était impossible de ne pas révérer une
suite presque non interrompue de pontifes qui avaient consolé l'Église,
étendu la religion, adouci les mœurs des Hérules, des Golhs, des Van-
dales, des Lombards et des Francs.
Tout ce passage, qui contient plus de deux pages, est entièrement oublié
dans l'édition de Hollande.
3° Page 71 du manuscrit: C'est une chose très-remarquable que de
près de quatre-vingts sectes qui avaient déchiré l'Église depuis sa
naissance, aucune n'avait eu un Romain pour auteur, si on excepte Nova-
tien.
Ce passage ne se trouve, non plus que tout ce qui suit, dans l'édition de
Jean Néaulme.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 329
6° Page 99 du manuscrit : Il parait qu'il y avait alors environ sept à
huit fois moins d'argent en France, en Italie, et vers le Rhin, qu'il n'y en
a aîijoiird'hui.
L'édition de Hollande porte : Il parait qu'il y avait alors anlanl d'ar-
gent qu'aujourd'hui.
Par quoi l'autour se plaint de l'ignorance autant que de la mauvaise
foi de celui qui a vendu à Jean Néaulme un manuscrit si différent du véri-
table.
7° Page 282 du manuscrit: Rome a toujours condamné ces coutumes
ridicules et barbares: il y a toujours eu plus de gravité, plus de décence
il Rome qu'ailleurs. Et on sentait qu'en tout cette Eglise était [aile pour
donner des leçons aux autres.
Ni ce passage, ni les deux piécédcnts, ne se trouvent dans l'édition de
Hollande.
8° Page 208 du manuscrit et suivantps, tout ce qui est dit dans cet
endroit sur les croisades ne se trouve point dans l'imprimé.
9° Le chapitre 41^, intitulé, dans le manuscrit, Mœurs el Usages aux
XIII* et xiv^ siècles, n'est point dans l'imprimé.
'10° Le chapitre 42% page 334 du manuscrit, intitulé De l'Orient, et
particulièrement de Gengiskauy n'est point dans l'imprimé.
'l'i° Page 370 du manuscrit, dans le chapitre des templiers, depuis ces
mots : .1 l'endroit où est à présent la statue équestre de fleuri IV, il y a
cinq pages entières qui ne sont point dans l'imprirné.
f2'' Le cliapitre 4o% De l' Espagne, page o84 du manuscrit, n'est point
dans l'imprimé.
13° Page 608 du manuscrit, tout ce qui su't ces mots : Si j'avais blessé
mon fils, n'est point dans l'imprimé.
IZi" Page G26 du manuscrit, depuis ces mots: Tant de bénéfices et
si chèrement, tout ce qui suit jusqu'à la page ('35 n'est point dans l'im-
primé.
Ce premier tome du manuscrit, qui contient 663 pages et qui finit au
concile de Constance, est quatre fois plus considérable que les deux tomes
entiers imprimés. Et on ne trouve plus que 66 pages dans l'imprimé après
l'article du concile de Constance.
L'auteur nous a dit ({u'il attend incessamment de Paris le second
volume de son manuscrit, qui est aussi épais que le premier, et qui finit
au temps de Philippe second; et qu'ainsi son véritable ouvrage est huit fois
plus ample que celui qu'on a mis sous son nom. Nous aA ons en outre con-
fronté le manuscrit du premier tome, manuscrit à nous exhibé, avec l'édi-
tion de Jean Néaulme, intitulée Abrégé de l'Histoire universelle; et nous
n'avons pas trouvé une seule page dans laquelle il n'y ait de grandes diffé-
rences.
Et le sieur comparant a protesté contre l'édition que Jean Néaulme a
osé mettre abusivement sous son nom, la déclarant subreptice, la condam-
nant comme remplie d'erreurs et de faut'^s, et digne du mépris de tous les
lecteurs.
330 DOCUMENTS BIOGRAPHIOUES.
De tout ce que dessus, après un examen exact, ledit sieur comparant a
requis acte, à lui octroyé pour servir et valoir ce qu'il appartiendra.
Fait, lu et passé à Colmar, dans la maison du sieur Jean-Ulric Goll,
où réside ledit sieur comparant.
Et a signé avec nousdits notaires la minute, restée vers Besson l'un
d'iceux; les renvois et ratures ci-dessus approuvés.
Callot et Besson ^.
XLV.
LETTRE DE M. DE MALESHERBES
A VOLTAIRE 2.
(Mars 1754.)
Vous savez mieux que moi, monsieur, qu'il n'y a point de ministère de
la liitérature. Monsieur le chancelier est chargé de la librairie, c'est-à-dire
que c'est sur son attache que se donnent les privilèges ou permissions
d'imprimer. Il m'a confié ce détail, non pour y décider arbitrairement,
mais pour lui rendre compte de tous les ordres que je donnerais. Ce n'est ni
une charge ni une commission, c'est une pure marque de confiance dont il
n'existe ni provisions ni brevet, et que je tiens uniquement de sa volonté.
Ainsi vous voyez combien on vous a mal informé en vous disant que ce
n'était point monsieur le chancelier, mais moi, qui avais le ministère de la lit-
térature. C'est aussi monsieur le chancelier qui est chargé de tout ce qui con-
cerne les universités; c'est lui qui nomme aux [ilaces d'imprimeur dans tout le
royaume, et ce sont différents maîtres des requêtes qui sont chargés de lui
rendre compte des affaires qui concernent ces deux objets. Vous savez aussi
que les acadén^es et la Bibliothèque du roi sont dans le département de
M. d'Argenson, et les académies de province dans celui des autres secré-
taires d'État. Je vous rappelle des choses que vous ne pouvez pas ignorer,
mai? qui doivent cependant vous faire connaître combien mon prétendu mi-
nistère de la littérature est borné. Ajoulez à cela que, par mon état, je ne suis
point à portée d'approcher la personne du roi assez librement ni assez fré-
quemment pour lui parler de mon propre mouvement d'une affaire dont il
1. Dans l'exemplaire que je possède du Procès-verbal imprimé en neuf pages
sont, au bas de la page 9, six lignes que je crois fort être de la main de Colini,
et que voici :
« Le 27 dudit mois, par-devant les mômes notaires, a été représente et con-
staté le second volume dudit manuscrit, contenant cinq cent quatre-vingt-onze
pages avec douze cahiers séparés, etc.
« N. B. On s'est trompé dans quelques gazettes en mettant ce procès-verbul
au 25 février; il est du 22. » (B.)
2. Publiée par M. F. Brunetière, dans la Revue des Deux Mondes du l" fé-
vrier 1882 : « La Direction de la librairie sous M. de ^lalesherbes. »
Cette lettre est la réponse de Maleslierbes à la lettre de Voltaire qui est dans
le tome XXXVIII, sous le n» 2702.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 32\
ne m^a point ordonné de lui rendre compte; par la même raison
de mon état, je ne vois que fort rarement M""= de Pompailour; cela posé,
que puis-je faire pour vous rendre cette justice que vous désirez avec tant
d'ardeur ?
Je suis prêt à certifier, non-seulement aux personnes constituées en
dignité, mais à quiconque voudra le savoir, que vous n'avez demandé pour
votre Histoire universelle aucune permission publique ni tacite, directe ni
indirecte, que vous avez môme fait des démarches auprès de moi, tant par
vous que par M"'" Denis, pour en empêcher le débit, démaides fort inu-
tiles à la vérité, parce que cela ne me regarde point, et que, quand je n'ai
point permis un livre, je ne me môle pas du débit illicite qui s'en peut
faire; c'est l'affaire de la police. Je peux dire de plus que j'ai lieu de croire,
d'après des lettres que j'ai vues, que le libraire Néaulme ne tient point le
manuscrit de vous directement; mais quand j'aurai dit tout cela, vous n'en
serez pas plus avancé. Ceux qui sont portés à croire, mal.uré vos plaintes
authentiques, que le manuscrit a été imprimé de votre consentement ne
trouveront dans tout ce que je pourrais leur dire rien de capable de les
détromper. D'ailleurs je ne sais pas si vous faites trop bien de toucher
celte corde-là. Vous parlez des impressions fâcheuses que l'on a données
au roi sur vous à l'occasion de cette édition. Je ne sais pas si le roi s'en
occupe autant que vous le croyez... Tout ce que je sais, c'est que j'ai porté
de votre part une lettre à mon père, qui ne savait pas seulement qu'on
vous accusât ou non d'avoir donné les mains à cette édition de Hollande.
Pour moi, je ne puis vous donner qu'un conseil, c'est de vous tenir
tranquille et de prendre garde surtout qu'on n'aille, à l'occasion de vos jus-
tifications sur l'Histoire universelle, vous attaquer sur les Annales de
V Empire, que vou? ne pourrez pas désavouer. Lorsque ces deux livres auront
fait tout leur effet dans le public, les amis puissants que vous avez à la cour
trouveront peut-être le moment favorable pour pailer de vous; mais,
jusque-lii, ne vous suscitez point de nouvelles affaires, en attirant sur vous,
par vos plaintes continuelles, les yeux du roi et du ministère.
XL VI.
LETTRE OU RAPPORT DE D'HEMERY
INSPKCTEin DE POLICE POUn LA L I B U A I R lE
A M. BERRYER '.
30 août 1755.
1. La lettre de d'Hémcry, l'un des deux inspecteurs de la librairie, à Berryer,
le lieutenant de police, relative au manuscrit des Campagnes de Louis XV, à la
date du 30 août 1755, est reproduite tome XV, page L51 , elle est rappelée dans la
Correspondance à la date du 30 juillet (au lieu du 30 août) 1755, tome XXXVIII,
page 417.
332 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
XLVII.
PIERRE PATU AUX DÉLICES^
LETTRE A GARRICK^.
Genève, ce 1"'' novembre 1755.
Je vous écris de la maison du grand homme, je veux dire de chez notre
illustre Voltaire, dans la compagnie duquel je viens de passer une huitaine
précieuse des plus agréables jours que j'ai connus dans ma vie. Ils m'ont
rappelé ceux que j'ai passés à Londres dans votre aimable société; temps
si court, si voluptueux, et qui suivit de près mon départ pour la France.
Quel homme que le divin chantre de la Henriade ! ô mon très-cher ami, et
que c'est avec joie qu'on analyse une si grande âme! Figurez-vous avec l'air
d'un mourant, tout le feu de la première jeunesse, et le brillant de ses aima-
bles l'écits! Si je juge des défauts, des vices mômes qu'on impute à M. de
Voltaire, par l'avarice dont je l'ai entendu taxer, que ses calomniateurs me
paraissent des animaux bien vils et bien ridicules ! Jamais on n'a vu chère
plus splendide, jointe à des manières plus polies, plus affables, plus enga-
geantes. Tout Genève est enchanté de l'avoir, et ces lieureux républicains
font leur possible pour le fixer auprès d'eux. Je n'avais entrepris ce voyage
que pour le voir, mais la sensibilité qu'il m'en témoigne chaque jour m'en
paye à usure. On va à Rome, en Grèce, en Turquie, pour voir des monu-
ments, des inscriptions, des mosquées; un dévot catholique court au loin
pour de vains pèlerinages; un grand homme est bien une autre curiosité.
Je n'ai pas manqué de lui dire ce que je pensais de ses expressions si
fausses, si peu réfléchies au sujet de Shakespeare. Il est convenu de bonne
foi que c'était un barbare aimable^ un fou séduisant; ce sont ses propres
■ termes : le grand article qui le met de mauvaise humeur est l'irrégularité
des plans de cet illustre poëte, irrégularité dont vous êtes bien loin d'être
le défenseur. Quant au naturel, à la chaleur, aux idées admirables répan-
dues dans les pièces de Shakespeare, il est tombé d'accord, et convient en
riant que si vous nous preniez moins de vaisseaux^ et ne piratiez pas ainsi
sur l'Océan, il aurait plus ménagé le créateur de votre théâtre. Je frappai
1. Claude-Pierre Patu (1729-1757), auteur d'une traduction de Petites pièces
du Théâtre anglais, Paris, 1756, 2 vol. in-12, et, avec F. de Portelance, de la
comédie des Adieux du Goût, jouée le 13 février 1754. Il visita Voltaire, une pre-
mière fois, en 17.55, en compagnie de Palissot, et une seconde fois avec d'Alem-
bert, en août 1756, et mourut à son retour d'Italie.
2. The private Correspondence ofGarrick. London, 1832, t. II, p. 407.
3. Au mois de juin 17.55, l'amiral anglais Boscawen s'était emparé, près de
Terre-Neuve, avant toute déclaration de guerre, des vaisseaux français VAlcide
et le Lys. Ce fut le prélude de la guerre de Sept ans.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 333
hier par l'activité dont je soutins mon opinion : je tirai mon livre et lui lus
la scène de Roméo, entre ce jeune homme et le frère Laurent :
Romeo, corne fortli ! etc. '.
Il commença par rire de mon feu, mais à ces vers :
'Tis torture and not mercy ; heaven is hère
Where Juliet lives
0 Father, liadst thou not strong poison mix'd,
No sharp-ground knife, no présent means of death,
But banishment to torture me withal ?
il s'anima, et dit franchement que cela était très-beau, très-touchant, très-
naturel ; mais ce fut bien autre chose lorsque je continuai la scène, et qu'il
entendit cette admirable énuméralioiide parties qui prouve mieux que dix
tragédies combien Shakespeare était éloquent :
Thou canst not speak of what thou dost not feel ;
Wert thou as young as I, Juliet thy love,
An hour but maried, Tybald murdered,
Doting like me, and like me banislied,
Then might'st thou speak, then might'st thou tear tliy haïr
And fall upon thc ground, as I do now,
Taking the mesure of an unmade grave.
Il ne connaissait guère cette pièce, qu'il a lue peut-être il y a plus do
trente ans; mais il me la demanda pour la relire, et fut enchanté de la cata-
strophe telle que vous en avez peint les circonstances. Je lui parlai de moa
cher Garrick. «Oh! vraiment, m'a-t-il dit, c'est un acteur inimitable quece
M. Garri'-k, à ce que disent ceux qui font vu. Ma nièce — en parlant à
M"» Denis, qui demeure depuis longtemps avec son oncle, — si j'étais
moins vieux et que je digérasse, il faudrait l'aller voir jouer; mais n'au-
rions-nous pas aussi quelque fianc capucin pour nous donner le rôle de
frère Laurent?» Je fis de mon mieux pour la réputation du bon Havard ;
mais, entre nous soit dit, sa cause n'était pas aisée.
J'ai fait ressouvenir, aujourd hui môme, ce grand homme du trait su-
blime de Macdutï :
He has no children^;
de la scène entre le jeune Arthur et son gouverneur Hubert^ : et de bien
d'autres beautés de l'inimitable Shakespeare. Je ne doute presque pas que je
1. Uomeo and Juliet, acte III, scène m, dans laquelle frère Laurent annonce à
Roméo qu'il vient d'être condamné à l'exil.
2. Macbeth, acte IV, scène m, où Malcom, après avoir apjiris à IMardufT le
meurtre de sa femme et de ses enfants par Macbeth, cherche à le consoler par
l'espoir de la vengeance.
3. King John, acte IV, scène i, où Arthur de Bretagne supplie lUihort de ne
pas exécuter l'ordre que le roi Jean a donné de lui brûler les yeux avec un fer
rouge.
334 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
ne l'amenasse à ma façon de penser à ce sujet, si j'avais le temps de faire à
Genève un séjour plus long; mais je quitte le dieu de notre littérature
après-demain, et je retourne à Paris sans voir ni Toulon ni Marseille, ni Avi-
gnon, comme j'en avais d'abord quelque envie... M"* Clairon, quoi qu'en
dise M™* Noverre, est de tous points la plus étonnante que l'on ait vue
depuis notre fameuse Lccouvreur, et je suis aussi certain qu'elle vaut
pour le moins M"'« Cibber^, et même M"'« Pritchard-, que je suis sûr (com-
pliment à part) qu'il nous manque un Garrick...
XLVIII.
GIBBON AUX DÉLICES^
17.j8.
Avant d'être rappelé de Suisse, j'eus la satisfaction de voir l'homme le
plus extraordinaire du siècle: poëte, historien, philosophe; qui a rempli
trente in-quarto de prose, de vers, de productions variées souvent excel-
lentes, toujours émouvantes. Ai-je besoin de nommer Voltaire? Après avoir
perdu par des torts véritables l'amitié du premier des rois*, jouissant d'une
grande fortune, il se relira, à soixante ans, dans un pays magnifique et
libre, et pas?a deux hivers (17.57 et 1758) à Lausanne, ou dans son voisi-
nage. Mon désir de contempler Voltaire, que je mettais alors au-dessus de
sa grandeur réelle, fut facilement satisfait. Il me reçut avec politesse comme
un jeune Anglais; mais je n'ai point à me vanter d'aucune particularité ou
d'aucune distinction : Virgilium vidi tanium.
L'ode qu'il composa à son arrivée sur les bords du Lac Léman,
O maison d'Aristippe, ô jardin d'Épicure 5 I
avait été donnée comme un secret à la personne par qui je fus introduit ^.
Il me i>ermit de la lire deux fois; je la sus par cœur; et comme ma dis-
crétion n'était pjs égale à ma mémoire, l'auteur eut bientôt à se plaindre
1. Suzanne-Marie Arne 1716-1766), sœur d'Auguste Arne, le compositeur, et
femme de Théophile Cibber, fils du célèbre poëte comique anglais de ce nom.
d'avec lequel elle se sépara. Garrick, en apprenant sa mort, dit que la tragédie
était morte avec elle.
2. Hannah Pritchard (1711-1768), qui excellait dans la tragédie comme dans
la comédie.
3. Mémoires de Gibbon, Paris, an V, tome I. page 101 (traduction de Marignée).
Gibbon (1737-179i) avait vingt et un ans quand il fit ce voyage de Suisse, pendant
lequel il visita Voltaire.
4. Frédéric II.
5. C'est l'Épître lxxxv, tome X, p. 362.
6. Le ministre Pavillard.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 33u
de la circulation d'une copie de son ouvrage K En rapportant cette petite
anecdote, j'ai voulu éprouver si ma mémoire était diminuée, et j'ai eu la
satisfaction de trouver que tous les vers de ce poëme y sont encore "raves
en caractères récents et indélébiles.
Le plus grand agrément que je tirai du séjour de Voltaire à Lausanne
fut la circonstance rare d'entendre un grand poëte déclamer, sur le tliéàtre,
ses propres ouvrages, il avait formé une société d'hommes et de femmes,
parmi lesquels il y en avait qui n'étaient pas dépourvus de talent. Un
théâtre décent fut arrangé à Mon-Repos -, maison de campagne à l'extré-
mité d'un faubourg; les habillements et les décorations faites aux dépens
des acteurs; et les répétitions soignées par l'auteur, avec l'attention et le
zèle de l'amour paternel.
Deux hivers consécutifs, ses tragédies de Zaïre, d'Alzire et deZulime,
et sa comédie sentimentale de V Enfant Prodlijue, furent représentées sur le
théâtre de Mon-Repos. Vollaire jouait les rôles, convenables à son âge, de
Lusignan, Alvarès, Benassar, Euphémon '^. Sa déclamation était modelée
d'après la pompe et la cadence de l'ancien théâtre, et respirait plus l'enthou-
siasme de la poésie qu'elle n'exprimait les sentiments de la nature. Mon
ardeur, qui bientôt se fit remarquer, manqua rarement de me procurer un
billet. L'habitude du plaisir fortifia mon goût pour le théâtre français, et ce
goût a affaibli peut-être mon idolâtrie pour le génie gigantesque deSliakes-
peare, qui nous est inculquée dès notre enfance, comme le premier devoir
d'un Anglais. L'esprit et la philosophie de Voltaire, sa table et son théâtre
contribuèrent sensiblement à raffiner, à Lausanne, et à polir les manières;
et, quoique adonné à l'étude, je partageai les amusements de la société.
J'étais devenu familier dans quelques maisons, simple connaissance dans
un grand nombre; et mes soirées étaient généralement consacrées au jeu et
à la conversation, soit dans des sociétés particulières, soit dans des assem-
blées nombreuses.
1. Cette indiscrétion, que du reste Gibbon ne dut pas être le seul à commettn^,
attira quelques difficultés à Voltaire. Choquée d'un passage de cette Épitre sur la
retraite très-épicurienne, au couvent de'Ripaille, d'Amédée I" :
Duc, ermite et voluptueux,
la cour de Savoie en demanda aux autorités de Genève la suppression. V^oir Dcs-
noiresterres, Voltaire aux Délices ; Paris, Didier, 1878, page 30-!.
2. Propriété appartenant au marquis de Gentil de Langallcrie, et située dans
le même faubourg de Lausanne, où Voltaire possédait, depuis le commencement
de 17.57, sa maison de la rue du Grand-Chêne. On y avait fait construire uu
théâtre de société dont Voltaire était, à la fois, le directeur et le foui'nisseur
dramatique. (E. Asse.)
3. Rôles de vieillards dans Zaïre, Alzire, Znlime et l'Eiifanl prodiijue.
336 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
XLIX.
BETTINELLI AUX DELICES'.
1758.
Ceux qui ne sont pas étrangers à la littérature italienne connaissent au
moins le nom du Père Xaverio Betlinelli -, religieux servite de Vérone, l'un
des meilleurs poètes et des critiques les plus distingués que l'Italie ait pro-
duits dans ces derniers temps. Il a commencé sa carrière poétique par des
tragédies, des poëmes et d'autres écrits d'une certaine étendue; et il l'a
terminée par des épigrammes et de petites pièces fugitives: ce qui n'est
pas la marche ordinaire du talent. Il a pensé sans doute que la jeunesse
était plus propre aux grands ouvrages, où l'esprit a toute sa force et où le
talent est soutenu par l'amour el l'espérance de la gloire ; que dans la vieil-
lesse, au contraire, il fallait travailler pour son amusement, et jouir ii son
aise de la facilité acquise par une longue expérience. Chacun, à cet égard,
peut voir à sa manière et se conduire suivant son goût.
Il vient de me tomber entre les mains un des derniers ouvrages de cet
écrivain, intitulé Lellere a Lesbia Cedonia^ del Diodoro Deljico, etc.
Lettres à Lesbia Cedonia sur les épigrammes ', petit in-8" imprimé à
Bassano, en 1792. Cette Lesbia Cedonia, à qui les lettres sont adressées,
était M°^^ Guardo Grismondi ; et le Diodoro Delfico n'est autre que le Père
Betlinelli lui-même. On sait qu'en Italie tous les membres de l'Académie des
Arcades, hommes el femmes, prenaient ainsi des noms grecs, sous lesquels
ils se déguisaient dans leurs écrits.
Je m'arrêterai peu sur ce qui fait l'objet particulier de ces lettres, sur
la nature et le style des épigrammes... Celle discussion n'est pas l'objet de
ce petit écrit ; je passe à la partie des lettres de Bettinelli qui a attiré mon
attention.
Il assure que la fureur des épigrammes était telle à Paris, dans le temps
qu'il V séjourna, que lui-même il fut l'objet de plusieurs épigrammes et
chansons qui coururent alors. « J'avoue, ajoute-t-il, que ma vanité en fut mé-
diocrement flattée ; el je pris le parti, pour me dérober à ce genre, de rega-
gner la frontière et d'aller faire visite à Voltaire, qui m'y avait invité. »
1. Ce récit est d'autant plus intéressant que, fait d'après les Lettres de Bet--
tinelli lui-même, il a pour auteur Suard, l'admirateur de Voltaire. Il parut dans
ses Mélanges de littérature, Paris, 1803, tome I, page 17, sous ce titre : De Vol-
taire et du poète italien Bettinelli.
2. Xaverio Bettinelli, né à Mantoue en 1718, mort en 1808. Élevé chez les
jésuites, et d'abord professeur, il visita, en 1757, la France avec l'ainé des fils du
prince de Hohenlolie. Il arriva au.\ Délices vers- le 20 novembre 1758.
3. Lettere a Lesbia Cedonia sopra gli epigrammati del Diodoro Delfico. Ces
lettres se trouvent dans ses Opère, Venezia, 1801, tome XXI.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 337
Mais avant d'exécuter son projet il alla à Lunéville, oîi Stanislas, ex-roi
de Pciogne, conservant les vains honneurs de la royauté, jouissait, d'une
autorité suffisante pour faire du bien, pour encourager les lettres, qu'il
aimait sincèrement, et pour fixer autour de lui les personnes de France les
plus distinguées alors par l'esprit, la politesse et les talents.
Malgré les invitations répétées de Voltaire, dit Beltinelli, je craignais
d'aller chez lui ; j'avoue que je redoutais son humeur versatile et ses prin-
cipes licencieux ; mtiis une circonstance me décida. J'étais à Lunéville, et
un jour, en présence du roi de Pologne, la conversation tomba sur Voltaire ;
il venait d'écrire à ce prince qu'il avait cinq cent mille francs qu'il désirait
de placer dans l'acquisition d'une terre en Lorraine, pour aller mourir,
disait-il, dans le voisinage de son Marc-Aurèle ; ^mandant en même temps
au Père Menoux, son ami et le mien, ces propres paroles lues et copiées par
moi : Mon âge et les sentiments de religion, qui nabandoyinent jamais
un homme élevé chez vous, me persuadent que je ne dois pas tnourir sur
les bords du lac de Genève ^.^
Stanislas ne demandait pas mieux que de l'attirer à sa cour, et l'amour
qu'il avait pour la Lorraine lui faisait désirer aussi d'attirer dans le pays les
cinq cent mille livres de Voltaire. « Mais je ne me fie pas à lui, disait Sta-
nislas ; je sais qu'il voudrait bien s'ouvrir une porte pour rentrer en France.
I^C'est ce qui lui fait jouer la religion avec Menoux.] Cependant, s'il était
devenu vraiment raisonnable, je le verrais avec plaisir ; [mais comment
s'en assurer ?] » Lorsque Betlinelli annonça son départ pour Lyon, Stanislas
lui proposa d'aller faire un four à Genève, de voir Voltaire, et de lui deman-
der s'il désirait sérieusement de s'établir en Lorraine. Cette proposition
détermina Beltinelli, qui, au lieu d'aller à Lyon, se rendit à Genève.
Le voyageur italien arrive aux Délices, qu'habitait alors Voltaire. Je vais
le laisser parler, en abrégeant et en rapprochant les détails les plus intéres-
sants de son récit, sans nous astreindre à une scrupuleuse littéralité. C'est
surtout en traduisant le langage de la plaisanterie et de la conversation
qu'on peut dire que la lettre tue.
J'ai trouvé, dit-il, Voltaire dans la conversation comme on le trouve dans
ses écrits. L'épigramme semblait habiter sur ses lèvres et jaillir de ses yeux,
qui étaient deux flambeaux où l'on voyait briller, ainsi que dans ses dis-
cours, un certain éclat de grâce et de malice. Il s'était fait un style particu-
lier, en s'énonçant comme en écrivant; rarement il parlait avec simplicité
et comme les autres hommes : tout prenait dans sa bouche une tournure
spirituelle ou philosophique.
Lors(|ue j'arrivai aux Délices, il était dans son jardin ; j'allai vers lui, et
lui dis qui j'étais.
« Quoi ! s'écria-t-il, un Italien, un jésuite, un Beltinelli ! c'est trop d'hon-
neur pour ma cabane. Je ne suis qu'un paysan comme vous voyez, ajouta-
1. Ce passage, ainsi que les suivants placés entre croclicts, n'existe pas dans
la traduction de Suard. iNous les empruntons à M. Desnoiresterres, qui les a
rétablis d'après l'original. {Voltaire aux Délices, page 330.)
I. '9'9
338 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
t-il, en me montrant son bâton qui avait un hoyau à l'un des bouts, et une
serpeite à l'autre ; c'est avec ces outils que je sème mon blé, comme ma
salade, grain à grain; mais ma récolte est plus abondante que celle que je
sème dans des livres pour le bien de l'humanité. » Sa singulière et grotes-
que figure fit sur moi une impression à laquelle je n'étais pas préparé. Sous
un bonnet de velours noir qui lui descendait jusque sur les yeux, on voyait
une grosse perruque, qui couvrait les trois quarts de son visage; ce qui
rendait son nez et son menton encore plus saillants qu'ils ne sont dans ses
portraits]. Il avait le corps enveloppé d'une pelisse, de la tête aux pieds;
son regard et son sourire étaient pleins d'expression. Je lui témoignai le
plaisir que j'avais de le trouver dans un si bon état de santé, qui lui per-
mettait de braver ainsi la rigueur de l'hiver. « Oh ! vous autres, Italiens,
me répondit-il, vous vous imaginez que nous devons nous blottir dans des
trous comme les marmottes qui habitent au sommet de ces n.ontagnes de
glace et de neige; mais vos Alpes ne sont pour nous qu'un spectacle et une
belle perspective. Ici, sur les bords de mon lac Léman, défendu contre les
vents du nord, je n'envie point vos lacs de Côme et de Guarda. Dans ce
lieu solitaire, je représente Catulle dans sa petite île de Sermione ; il y fai-
sait de belles élégies, et je fais ici de bonnes géorgiques ied io fo délia
buona georgica). » Je lui présentai alors la lettre que le roi de Pologne
m'avait remise pour lui. Au premier regard, je vis bien qu'il devinait l'ob-
jet de ma visite, et que quelque épigramme allait tomber sur ma royale
commission. « Oh ! mon cher, s'écria-t-il en prenant la lettre de mes
mains, restez avec nous ; on respire ici l'air de la liberté, l'air de l'immor-
talité. Je viens d'employer une assez grosse somme d'argent pour acheter
un petit domaine près d'ici ; je ne songe plus qu'à y terminer ma vie, loin
des fripons et des tyrans. Mais entrons dans la maison. »
Ce peu de mots du rusé vieillard me firent comprendre qu'il n'y avait
plus de négociation à entamer, et me dépouillèrent tout d'un coup des hon-
neurs de l'ambassade.
Voltaire ne pouvait jamais parler de l'Italie, qu'il élevait d'ailleurs jus-
qu'aux cieux, sans lâcher quelques traits sur l'esclavage italien, sur l'Inqui-
sition, etc.
La conversation roulait souvent sur le roi de Prus?e. On vintlui apprendre
qu'après une bataille perdue i il avait battu le duc de Deux-Ponts, fait lever
le siège de Neiss et de Leipsick, et chassé les Autrichiens en Bohême. « Est-
il possible, s'écria Voltaire ? Cet homme m'étonne toujours ; je suis fâché de
m'être brouillé avec lui. » Il admirait dans ce prince la célérité de César ;
mais son admiration se terminait toujours par quelque épigramme contre
César. Il avait un singe qu'il avait appelé Luc, et il se plaisait souvent à
donner ce nom au roi de Prusse. Je lui en témoignai un jour ma surprise :
« Ne vovez-vous pas, me répondit-il, que mon singe mord tout le monde; »
et il se mit à rire.
1. Celle de Hochkirch, en Silésie, gagnée le 14 octobre 1758 par le maréchal
Daun.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 339
Je lui avais communiqué en 1760, d'après ses propres instances, mes
remarques sur quelques erreurs qui lui étaient échappées dans son Histoire
universelle, relativement à l'Italie et à la littérature italienne. 11 m'en
remercia dans une lettre, où en môme temps il tonnait à sa manière contre
l'Inquisition, la servitude des Italiens, l'hypocrisie du ministère genevois
en vantant la liberté anglaise. Il terminait par ce passage : « Avez-vous
entendu parler des poésies du roi de Prusse ? C'est celui-là qui n'est point
hypocrite : il parle des chrétiens comme Julien en pailait. Il y a apparence
que l'Église latine et l'Église grecque, réunies sous M. de Soltikow et
M. Daun », l'excommunieront incessamment à coups de canon ; mais il se
défendra comme un diable. Nous sommes bien sûrs, vous et moi, qu'il sera
damné ; mais nous ne sommes pas aussi sûrs qu'il sera battu. »
Je faisais souvent des réflexions sur la fécondité de son esprit contras-
tant avec la maigreur de son corps. Il est vrai qu'il se répète souvent,
mais cela tient à sa facilité même : quel auteur a jamais écrit plus de
choses originales, souvent profondément pensées, toujours ingénieusement
exprimées ?
J'ai cru quelque temps que sa mnnière de prononcer lente et coupée^
tenait à ce qu'il cherchait en parlant à gagner du temps pour préparer
quelques traits; mais cette manière de parler lui était devenue habituelle,
et l'on croyait lire un de ses ouvrages quand on l'entendait parler.
Il mêlait souvent dans ses conversations des phrases italiennes et des
citations du Tasse et de l'Arioste, mais avec sa prononciation française,
dont il n'avait jamais su se défaire. Je lui témoignai un jour mon étonne-
ment de ce que, dans son Essai sur la Poésie épique, il avait si mal-
traité l'Arioste, dont le genre d'esprit paraissait cependant si analogue à
son goût. Nous entrâmes en discussion sur ce sujet, et il ne fut pas difficile
de lui prouver que l'auteur de ['Orlando était un grand poëte; qu'il
méiitait d'être regardé autrement que comme un auteur goguenard et fan-
tastique, et que ses défauts étaient les défauts de son siècle et non de son
génie. Voltaire me promit de relire l'Arioste, et, en effet, j'ai vu que, dans
une nouvelle édition de son Essai, il en parlait avec plus de justice et de
convenance.
Il lut quelques-unes de mes poésies, sur lesquelles il me dit les choses
les plus flatteuses, particulièrement sur les éloges que je fais du roi de
Prusse, de Galilée, de Newton, Il continua à déclamer contre la supersti-
tion, l'Inquisition de la cour de Rome, le monachisme, etc. Il me cita à
1. Le feld-maréchal Soltikow, qui avait succédé à Fermon dans le commande-
ment de l'armée russe après la défaite de Zorndorf (25 août 1758), cherchait
à opérer sa jonction avec les Autrichiens, jonction qui amena la célèbre victoire de
Kunersdorf (12 août 1759).
2. Elle tenait tout simplement à ce qu'ayant perdu toutes ses dents, il s'était
attaché à prononcer distinctement et correctement. Il mettait un grand prix à
une belle prononciation qui faisait sentir l'harmonie des vers, et môme de la
prose. {Note de Suard.)
340 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
cette occasion le bon mot du cardinal Passionei, qui disait à un voyageur :
C'est un grand miracle que V Église n'ait rien perdu celte année.
J'allai faire un tour avec lui à sa nouvelle terre de Ferney; après le
dîner, il me dit: « J'ai trop mangé; je ne vivrai pas assez longtemps pour
jouir de ma nouvelle acquisition. Mais il faut bien jouir; je suis un peu
gourmand 1; Horace l'était aussi: trahit sua quemque voluptas; il faut
bercer l'enfant jusqu'à ce qu'il s'endorme. »
Vous voyez qu'il appartenait au troupeau d'Épicure, comme à tant
d'autres égards il était Diogène. 11 voulait cependant être alternativement
Socrate ou Aristippe. 11 se disait quelquefois mourant, d'autres fois il était
redevable à Tronchin de la vie et de la santé; mais en même temps il se
moquait de la médecine et du médecin. Tronchin, de son côté, n'était
guère content de son malade. Lorsque j'annonçai à cet habile homme que
j'allais partir: « C'est fort bien fait, me dit-il, il est vraiment étonnant que
depuis que vous êtes ici il ne vous ait pas fait essuyer quelques-unes de
ses boutades accoutumées: nenio sic impar sibi. Partez, mon père; bien
peu [d'honnêtes gens] peuvent se vanter d'avoir vu une telle égalité
d'humeur voltairienne. »
C'était surtout sur les écrivains les plus célèbres, lorsque Voltaire
croyait avoir à s'en plaindre, que tombaient avec le plus de profusion les
traits de son esprit mordant. On sait comment il traitait Maupertuis, Pom-
pignan, Rousseau, avec qui il était en guerre ouverte; mais il n'épargnait
pas toujours ceux avec qui il n'avait aucun démêlé, tels que Montesquieu,
Duclos, Helvéïius-.
Le livre de VEsprit^ venait de paraître, et avait fait à Paris le plus
grand éclat. Voltaire le caractérisait ainsi: « Le litre louche^ l'ouvrage
sans méthode, beaucoup de choses communes ou superficielles, et le
neuf faux ou problématique. C'est Duclos, ajouta-t-il, qui a donné à
Helvétius le courage de faire imprimer son livre; mais il ne l'a pas
défendu contre la persécution.» Duclos, selon lui, était un esprit caustique,
dur et de mauvais goût.
Helvétius, qui était at'.aché à la cour*, avait présenté lui-même son
ouvrage à la famille royale, et en avait été très-gracieusement reçu. J'en
fus charmé, je connaissais Helvétius; c'était un homme doux, raisonnable,
généralement aimé, et qu'on n'avait pas cru capable d'avoir composé un tel
ouvrage. Mais quelques semaines après mes yeux s'ouvrirent; j'étais dans
1 . Bettinelli prend ici une plaisanterie de conversation pour une chose sérieuse.
Peu d'hommes ont été plus sobres que Voltaire. Il parlait souvent comme un
voluptueu.x, parce que cela donne plus de jeu à l'esprit, et de liberté à la poésie.
Çsiote de Suard.)
2. La postérité n'adoptera pas ces jugements hasardés dans des moments
d'humeur. Duclos et Helvétius conserveront une mémoire honorable. Bettinelli
ajoute que Voltaire était à Paris lorsque le livre de l'Esprit parut : c'est une
erreur. {Sote de Suard.)
3. De l'Esprit; Paris, Durand, 1758, in-4''.
4. Il était maître d'hôtel de la reine.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 341
l'antichambre de monsieur le Dauphin. Le prince sortit de son appartement,
tenant dans ses mains un exemplaire de l'Esprit; il dit tout haut qu'il
allait chez la reine pour lui montrer les belles choses que son maître
d'hôtel faisait imprimer. Alors éclata la tempête contre le livre et l'auteur.
(Quelle folie, disait Voltaire, de voidoir faire le philosophe à la cour, et
l'homme de cour avec les philosophes !
Le propos le plus extraordinaire que j'aie entendu à Paris sur ce fameux
livre sortit de la bouche de M'"^ de Graffigny, l'auteur célèbre de Cénie et
des Lettres péruviennes. Elle était tante d'Helvétius du côté maternel; je
croj'ais, en conséquence, la trouver très-partiale en faveur de son neveu.
Croiriez-vous bien, me dit-elle un jour, qu'une grande partie de l'Esprit
et presque toutes les notes ne sont que des balayures de mon apparte-
ment; il a recueilli ce qu'il y a de bon dans mes conversations, et il a
emprunté de mes gens une douzaine de bons ?nots. Voltaire rit beaucoup
de ce propos lorsque je le lui racontai, et il me cita une foule d'autres traits
du même genre, sur la plupart des beaux esprits de Paris, même sur ceux
qui étaient ses plus zélés admirateurs. La seule personne dont je lui aie
toujours entendu parler avec la même estime et le même enthousiasme,
c'est M""" du Chàtelet, dont il avait plusieurs portraits dans ses appartements.
Il m'en montrait un jour un, en me disant: Voilà mon immortelle Emilie.
Je ne ferai aucune réflexion sur le récit du Père Bettinelli. On y aperçoit
bien quelque prévention monacale, et une grande frayeur des sarcasmes de
Voltaire; mais on y reconnaît aussi la tournure d'esprit et la conversation
toujours brillante et animée de cet homme extraordinaire. On y verra
encore que ceux qui l'ont représenté comme le flalteiii- des rois et le
fauteur du dSspotisme ont bien sottement apprécié les ménagements qu'il
avait souvent pour la puissance, dans la seule vue de la fléchir en faveur
de la philosophie, et de faire passer des vérités qu'il croyait utiles au genre
humain.
L.
MARMONTEL AUX DÉLIGES\
1760.
Pressés de nous rendre à Genève, nous ne nous donnâmes pas même le
temps de voir Lyon, réservant pour notre retour le plaisir d'admirer dans
ce grand atelier du luxe les chefs-d'œuvre de l'industrie.
Rien de plus singulier, de plus original que l'accueil que nous fit
Voltaire. Il était dans son lit lorsque nous arrivâmes. Il nous tendit les
bras, il pleura de joie en m'embrassant; il embrassa de même le fis de son
1. Mémoires de Marmonlel, l>aris, 180i, tome II, pagos 230 et suivantes.
Arrivé aux Délices à la fin de mai 1760, Marmontel y resta une grande partie du
mois de juin.
342 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
ancien ami M. Gaulard^. « Vous me trouvez mourant, nous dit-il; venez-
vous me rendre la vie ou recevoir mes derniers soupirs? » Mon camarade
fut effrayé de ce début. Mais moi, qui avais cent fois entendu dire à
Voltaire qu'il se mourait, je fis signe à Gaulard de se rassurer. En effet, le
moment d'après, le mourant nous faisant asseoir auprès de son lit : « Mon
ami, me dit-il, que je suis aise de vous voir ! surtout dans le moment où
je possède un homme que vous serez ravi d'entendre. C'est M. de L'Écluse,
le chirurgien-dentiste du feu roi de Pologne, aujourd'hui seigneur d'une
terre auprès de Montargis, et qui a bien voulu venir raccommoder les
dents irraccommodables de M'"^ Denis. C'est un homme charmant. Mais ne
le connaissez-vous pas? — Le seul L'Écluse que je connaisse est, lui dis-je,
un acteur de l'ancien Opéra-Comique. — C'est lui, mon ami, c'est lui-
même. Si vous le connaissez, vous avez entendu cette chanson du
Rémouleur^ qu'il joue et qu'il chante si bien. » Et à l'instant voilà Voltaire
imitant L'Écluse, et avec ses bras nus et sa voix sépulcrale, jouant, le
Rémouleur et chantant la chanson :
Je ne sais où la mettre,
Ma jeune fillette;
Je ne sais où la mettre.
Car on me la che....
Nous rions aux éclats ; et lui toujours sérieusement : « Je l'imite mal,
disait-il; c'est M. de L'Écluse qu'il faut entendre; et sa chanson de la
Pileuse! et celle du Postillon! et la querelle des Écosseuses avec Vadé!
c'est la vérilé même. Ah! vous aurez bien du plaisir. Allez voir M""^ Denis.
Moi, tout malade que je suis, je m'en vais me lever pour dîner avec vous.
Nous mangerons un ombre-chevalier, et nous entendrons M. de L'Écluse.
Le plaisir de vous voir a suspendu mes maux, et je me sens tout ranimé. »
jyjme Denis nous reçut avec cette cordialité qui faisait le charme de son
caractère. Elle nous présenta M. de L'Écluse; et à dîner Voltaire l'anima,
par les louanges les plus flatteuses, à nous donner le plaisir de l'entendre.
Il déploya tous ses talents, et nous parûmes charmés. Il le fallait bien : car
Voltaire ne nous aurait point pardonné de faibles applaudissements.
La promenade, dans ses jardins, fut employée à parler de Paris, du
Mercure^, de la Bastille (dont je ne lui dis que deux mots), du théâtre, de
Y Encyclopédie, et de ce malheureux Lefranc, qu'il harcelait encore; son
1. Ce M. Gaulard était receveur général des fermes à Bordeaux, d'où il reve-
nait alors avec Marmontel, en retournant à Paris.
2. Le Rémouleur d'amour, opéra-comique en un acte de Lesage, Fuzelier et
d'Orneval, donné à la foire de Saint-Germain en février 1722.
3. A la fin de décembre 175^*, Marmontel avait été enfermé à la Bastille par
suite de la publication de la parodie d'une scène de Cimia dirigée contre le duc
d'Aumont et les gentilshommes de la chambre, et dont on le croyait l'auteur.
Elle était en réalité de son ami Curj-, qu'il ne voulut pas dénoncer. Voyez les
Mémoires de Marmontel, tome II, page 148, et la Correspondance de Grimm, édi-
tion Tourneu.x, tome IV, page 184.
t
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 343
médecin lui ayant ordonné, disai(-il, pour exercice, de courre une heure
ou deux tous les matins le Pompignan. Il me chargea d'assurer nos amis
que tous les jours on recevrait de lui quelque nouvelle facétie. Il fut fidèle
à sa pro'uesse.
Au retour de la promenade, il fit quelques parties d'échecs avec
M. Gaulard, qui, respectueusement, le laissa gagner. Ensuite, il revint à
parler du théâtre et de la révolution que M'"^ Clairon y avait faite. « C'est
donc, me dit-il, quelque chose de bien prodigieux que le changement qui
s'est fait en elle? — C'est, lui dis-je, un talent nouveau; c'est la perlection
de l'art, ou plutôt c'est la nature môme, telle que l'imagination peut vous
la peindre en beau. » Alors exaltant ma pensée et mon expression l'our lui
faire entendre à quel point dans les divers caractères de ses rôles elle
était avec vérité, et une vérité sublime, Camille, Roxane, Ilerniione, Ariane,
et surtout Electre, j'épuisai le peu que j'avais d'éloquence à lui inspirer
pour Clai'on l'enthousiasme dont j'étais plein moi-même; et je jouissais,
en lui en parlant, de l'émotion que je lui causais, lorsqu'enfin prenant
la parole : « Eli bien! mon ami, me dit-il, avec transfiort, c'est comme
M"'" Denis; elle a fait des progrès étonnants, incroyables. Je voudrais que
vous lui vissiez jouer Zaïre, Aizire, Idamé! le talent ne va pas plus loin. »
M"'* Denis jouant Zaïre! M""' Denis comp;u-ée à Clairon! Je tombai de mon
haut: tant il est vrai que le goût s'accommode aux objets dont il peut jouir,
et que cette sage maxime :
Quand on n'a pas ce que l'on aime,
11 faut aimer co que l'on a,
est en effet non-seulement une leçon de la nature, mais un moyen qu'elle se
ménage pour nous procurer des plaisirs.
INou-i reprîmps la promenade, et, tandis que M. de Voltaire s'entretenait
avec Gaulard de son ancienne liaison avec le père de ce jeune homme,
causant de mon côté avec M'"" Denis, je lui rappelais le bon temps.
Le soir, je mis Voltaire sur le chapitre du roi de Prusse. Il en parla avec
une sorte de magnanimiié froide et en liomm(U|ui dédaignait une trop facile
vengeance, ou comme un amant désabusé pardonne à la maîtresse qu'il a
quittée le dépit et la rage qu'elle a fait éclater.
L'entretien du souper roula sur les gens de lettres qu'il estimait le plus,
et, dans le nombre, il me fut facile de di^tinguer ceux qu'il aimait du fond
du coeur. Ce n'étaient pas ceux qui se vantaient le plus d'être en faveur
auprès de lui. Avant d'aller se coucher, il nous lut deux nouveaux chants
de la Pucelle \ et M'"" Denis nous fit remarcpier que, depuis qu'il était
aux Délices, c'était le seul jour qu'il eût passé sans rentrer dans son cabinet.
I. La première édition de la Pucelle, édition subreptice (175.5), ne contenait
que quinzi! chants; depuis, Voltaii'c y ajouta les chants VJIl, IX, XVI, XVII, faits
à neuf, et les chants XIX et XX presque entiers, qui ligurèrcnt dans l'édition
avouée de 17U2.
344 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
Le lendemain, nous eûmes la discrétion de lui laisser au moins une
partie de sa matinée, et nous lui Urnes dire que nous attendrions qu'il
sonnât. 11 fut visible sur les onze heures. Il était, dans son lit encore.
« Jeune homme, me dit-il, j'espère que vous n'aurez pas renoncé à la poésie;
voyons de vos nouvelles œuvres; je vous dis tout ce que je sais; il faut que
chacun ail son tour. »
Plus intimidé devant lui que je ne l'avais jamais été, soit que j'eusse
perdu la naïve confiance du premier âge, soit que je sentisse mieux que
jamais combien il était difiBcile de faire de bons vers, je me résolus avec
peine à lui réciter mon Épîlre aux Poêles : il en fut très-content; il me
demanda si elle était connue à Paris. Je répondis que non. « Il faut donc,
me dit-il, la mettre au concours de l'Académie; elle y fera du bruit. » Je
lui représentai que je m'y donnais des licences d'opinion qui effarouche-
raient bien du monde. « J'ai connu, me dit-il, une honorable dame qui
confessait qu'un jour, après avoir crié à l'insolence, il lui était échappé
enfin de dire: Charmant insolent! L'Académie fera de même. »
Avant dîner, il me mena faire à Genève quelques visites ; et, en me
parlant de sa façon de vivre avec les Genevois : « Il est foit doux, me dit-
il, d'habiter dans un pays dont les souverains vous envoient demander votre
carrosse pour venir dîner avec vous. »
Sa maison leur était ouverte; ils y passaient les jours entiers; et comme
les portes de la ville se fermaient à l'entrée de la nuit pour ne s'ouvrir qu'au
point du jour, ceux qui soupaient chez lui étaient obligés d'y coucher, ou
dans les maisons de campagne dont les bords du lac sont couverts.
Chemin faisant, je lui demandai comment, presque sans territoire et sans
aucune facilité de commerce avec l'étranger, Genève s'était enrichie. « A
fabriquer des mouvements de montre, me dit-il, à lire vos gazettes et à
profiter de vos sottises. Ces gens-ci savent calculer les bénéfices de vos
emprunts. »
A propos de Genève, il me demanda ce que je pensais de Rousseau. Je
répondis que, dans ses écrits, il ne me semblait être qu'un éloquent sophiste,
et, dans son caractère, qu'un faux cynique qui crèverait d'orgueil et de
dépit dans son tonneau, si on cessait de le regarder. Quant à l'envie qui lui
avait pris de revêtir ce personnage, j'en savais l'anecdote, et je la lui contai.
Dans l'une des lettres de Rousseau à M. de Malesherbes, l'on a vu dans
quel accès d'inspiration et d'enthousiasme il avait conçu le projet de se
déclarer contie les sciences et les arts. « J'allais, dit-il dans le récit qu'il
fait de ce miracle, j'allais voir Diderot, alors prisonnier à Vincennes; j'avais
dans ma poche un Mercure de France que je me mis à feuilleter le long du
chemin. Je tombe sur la question de l'Académie de Dijon, qui a donné lieu
à mon premier écrit. Si jamais quelque chose ,a ressemblé à une inspiration
subite, c'est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture. Tout à coup je
me sens l'esprit ébloui de mille lumières; des foules d'idées vives s'y pré-
sentent à la fois avec une force et une confusion qui me jetèrent dans un
désordre inexprimable. Je sens ma tête prise par un étourdissement sem-
blable à l'ivresse. Une violente palpitation m'oppresse, soulève ma poitrine.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 345
Ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un arbre
de l'avenue, et j'y passe une demi-heure dans une telle agit;ition qu'en
me relevant j'aperçus tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes,
sans avoir senti que j'en répandais. »
Voilà une extase éloquemment décrite. Voici le fait dans sa simplicité, tel
que me l'avait raconté Diderot, et tel que je le racontai à Voltaire.
« J'étais (c'est Diderot qui parle), j'étais prisonnier à Vincennes ; Rous-
seau venait m'y voir. Il avait fait de moi son Aristarque, comme il a dit lui-
même. Un jour, nous promenant ensemble, il me dit que l'Académie de
Dijon venait de proposer une question intéressante, et qu'il avait envie de
la traiter. Celte question était: Le rétablissement des sciences et des arts
a-t-il contribué à épurer les mœurs? « Quel parti prendrez-vous? » lui
demandai-je. Il me répondit : « Le parti de l'affirmative. — C'est le pont
« aux ânes, lui dis-je ; tous les talents médiocres prendront ce chemin-là,
« et vous n'y trouverez que des idées communes; au lieu que le parti con-
« traire présente à la philosophie et à l'éloquence un champ nouveau, riche
« et fécond. — Vous avez raison, me dit-il, après y avoir réfléchi un mo-
« ment, et je suivrai votre conseil. » Ainsi, dès ce moment, ajoutai-je, son
« rôle et son masque furent décidés.
« Vous ne m'étonnez pas, me dit A^oltaire; cet homme-là est factice de
la tête aux pieds, il l'est de l'esprit et de l'àme. Mais il a beau jouer tantôt
le stoïcien, tantôt le cynique, il se démentira sans cesse, et son masque
l'étouffera. »
Parmi les Genevois que je voyais chez lui, les seuls ([ue je goûtai et dont
je fus goûté furent le chevalier Huber et Cramer le libraire. Ils étaient tous
les deux d'un commerce facile, d'une humeur joviale, avec de l'esprit sans
apprêt, chose rare dans leur cité. Cramer jouait, me disait-on, passable-
ment la tragédie : il était l'Orosmane de M™' Denis, et ce talent lui valait
l'amitié et la pratique de Voltaire, c'est-à-dire des millions. Huber avait un
talent moins utile, mais amusant et trés-curieux dans sa futilité. L'on eût dit
qu'il avait dos yeux au bout des doigts. Les mains derrière le dos, il décou-
pait en profil un portrait aussi ressemblant et plus ressemblant même qu'il
ne l'aurait fait au crayon. Il avait la figure de Voltaire si vivement empreinte
dans l'imagination qu'absent comme présent ses ciseaux le représentaient
rêvant, écrivant, agissant, et dans toutes ses attitudes. J'ai vu de lui des
paysages en découpures sur des feuilles de papier blanc, oii la perspective
était observée avec un art prodigieux. Ces deux aimables Genevois furent
assidus aux Délices le peu de temps que j'y passai.
M. de Voltaire voulut nous faire voir son château de Tournay, où était
son théâtre, à un quart de lieue de Genève. Ce fut, l'après-dînée, le but de
notre promenade en carrosse. Tournay était une petite gentilhommière assez
négligée, mais dont la vue est admirable. Dans le vallon, le lac de Genève
bordé de maisons de [ilaisance, et terminé par deux grandes villes; au delà
et dans le lointain, une chaîne de montagnes de trente lieues d'étendue, et
ce mont Blanc chargé de neiges et de glaces qui ne fondent jamais : telle
est la vue de Tournay. Là, je vis ce petit théâtre ([ui tourmentait Rou.sscau.
346 DOGUMEx\TS BIOGRAPHIQUES.
et où Voltaire se consolait de ne plus voir celui qui était encore plein de sa
gloire. L'idée de cette privation injuste et tyrannique me saisit de douleur
et d'indignation. Peut-être qu'il s'en aperçut : car, plus d'une fois, par ses
réflexions, il répondit à ma pensée; et sur ia route, en revenant, i! me parla
de Versailles, du long séjour que j'y avais fait, et des bontés que M°'^ de
Pomp;idour lui avait autrefois témoignées. « Elle vous aime encore, lui
dis-je; elle nie l'a répété souvent. Mais elle est faible, et n'ose pas ou ne
peut pas lout ce qu'elle veut; car la malheureuse n'est plus aimée, et peut-
être elle porte envie au sort de M""' Denis, et voudrait bien être aux Délices.
— Qu'elle y vienne, dit-il avec transport, jo'jer avec nous la tragédie. Je
lui ferai des rôles, et des rôles de reine. Elle est belle, elle doit connaître
le jeu des passions. — Elle connaît aussi, lui dis-je, les profondes douleurs
e: les larmes amères. — Tant mieux! c'est là ce qu'il nous faut, s'écria-l-il
comme enchanté d'avoir une nouvelle actrice. » Et en vérité l'on eût dit
qu'il croyait la voir arriver. « Puisqu'elle vous convient, lui dis-je, laissez
faire: si le théâtre de Versailles lui manque, je lui dirai que le vôtre l'attend. »
Cette fiction romanesque réjouit la société. On y trouvait de la vraisem-
blance ; et 31""= Denis, donnant dans l'illusion, priait déjà son oncle de ne pas
l'obliger à céder ses rôles à l'actrice nou. elle. Il se retira quelques heures
dans son cabinet; et le soir, à souper, les rois et leurs maîtresses étant Tobjet
de l'entretien. Voltaire, en comparant l'esprit eî la galanterie de la vieille
cour et de la cour actuelle, nou-; déploya cette riche mémoire à l.iquel e rien
d'intéressanî n'échappait. Depuis M""= de La Vallière jusqu'à M'"" de Pompa-
dour, l'histoire-anecdote des deux règnes et, dans l'intervalle, celle de la
régence, nous passa sous les yeux avec une rapidité et un brillant de traits
et de couleurs à éblouir. Il se reprocha cependant d'avoir dérobé à M. de
L'Écluse des moments qu'il aurait occupés, disait-il, plus agréablement pour
nous. Il le pria de nous dédommager par quelques scènes des Écosseuses,
et il en rit comme un enfant.
Le lendemain (c'était le dernier jour que nous devions passer ensemble),
il me fit appeler dès le matin, et, me donnant un manuscrit: « Entrez dans
mon cabinet, me dit-il, et lisez cela ; vous m'en direz votre sentiment. »
C'était la tragédie de Tancrède qu'il venait d'achever. Je la lus, et, en
revenant le visage baigné de larmes, je lui dis qu'il n'avait rien fait de plus
intéressant. « A qui donneriez-vous, me demanda-t-il, le rôle d'Aménaïde?
— A Clairon, lui répondis-je, à la sublime Clairon, et je vous réponds d'un
succès égal au moins à celui de Zaïre. — Vos larmes, reprit-il, me disent
bien ce qu'il m'importe le plus de savoir; mais, dans la marche de l'action,
rien ne vous a-t-il arrêté? — Je n'y ai trouvé, lui dis-je, à faire que ce que
vous appelez des critiques de cabinet. On sera trop ému pour s'en occuper
au théâtre. » Heureusement il ne me parla point du style; j'aurais été obligé
de dissimuler ma pensée : car il s'en fallait bien qu'à mon avis Tancrède
fût écrit comme ses belles tragédies. Dans Rome sauvée et dans l'Orphelin
de la C/ii/ie, j'avais encore trouvé la belle versification de Zaïre, de Mérope
et de la 3/orl de César ; mais dans Tancrède je croyais voir la décadence
de son style, des vers lâches, diffus, chargés de ces mots redondants qui
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 347
déguisent le manque de force et de vigueur, en un mot, la vieillesse du
poète: car en lui, comme dans Corneille, la poésie du style fut la première
qui vieillit ; et après Tancrède, où ce feu du génie jetait encore des étin-
celles, il fut absolument éteint.
Affligé de nous voir partir, il voulut bien ne nous dérober aucun mo-
ment de ce dernier jour. Le désir de me voir reçu à l'Académie française,
l'éloge de mes Coules, qui faisaient, disait-il, leurs plus agréal:)les lectu-
res^, enfin mon Analyse de la lettre de Rousseau à d'Alemberl sur les
spectacles -, réfutation qu'il croyait sans réplique, et dont il me semblait
faire beaucoup de cas, furent, durant la promenade, les sujets de son entre-
tien. Je lui demandai si Genève avait pris le change sur le vrai motif de
cette lettre de Rousseau. « Rousseau, me dit-il, est connu à Genève mieux
qu'à Paris. On n'y est dupe ni de son faux zèle, ni de sa fausse éloquence.
C'est à moi qu'il en veut, et cela saute aux yeux. Possédé d'un orgueil ou-
tré, il voudrait que, dans sa patrie, on ne parlât que de lui seul. Mon exis-
tence l'y offusque ; il m'envie l'air que j'y respire, et surtout il ne peut
souffrir qu'en amusant quelquefois Genève, je lui dérobe à lui les moments
où l'on pense à moi. »
Devant partir au point du jour, dès que, les portes de la ville étant ouver-
tes, nous pourrions avoir des cbevaux, nous résolûmes avec M""' Denis, et
MM. lluber et Cramer, de prolonger jusque-là le plaisir de veiller et de
causer ensemble. Voltaire voulut être de la partie, et inutilement lepres-
sàmes-nous d'aller se coucher ; plus éveillé que nous, il nous lut encore
quelques chants du poëme de Jeanne. Cette lecture avait pour moi un
charme inexprimable, car si Voltaire, en récitant les vers héroïques, affec-
tait selon moi une emphase trop monotone, une cadence trop marquée,
personne ne disait les vers familiers et comiques avec autant de naiurel, de
finesse et de grâce : ses yeux et son sourire avaient utie expression que je
n'ai vue qu'à lui. Hélas! c'était pour moi le chant du cygne, et je ne devais
plus le revoir qu'expirant.
Nos adieux mutuels furent attendris jusqu'aux larmes, m;ds beaucoup
plus de mon côté que du sien: cela devait être, car, indépendamment de
ma reconnaissance et de tous les motifs que j'avais de l'aimer, je le laissais
dans l'exil.
LI.
RECONSTRUCTION DE L'ÉGLISE DE FERNEY^
Aujourd'hui 6 août 4760, maître Guillon et maître Desplaces se sont en-
gagés à bâtir les murs de l'église et sacristie de la paroisse de Ferney au lieu
1 . Les Contes moraux, parus d'abord dans le Mercure.
2. Apologie du théâtre, ou Analyse de la lettre de liousseau, citoijen de Genève,
à d'Alembert, au sujet des spectacles, publiée d'abord dans le Mercure, en 1758.
3. Léouzon Leduc, Voltaire et la Police, pages 258-259.
348 DOCU-MENTS BIOGRAPHIQUES.
qui leur sera indiqué par monsieur le curé; l'église, nef et chœur, des mômes
dimensions précisément que l'église, nef et chœur, qui est acluellement
auprès du château, afin que les mêmes bois de charpente et menuiserie de
l'ancienne puissent servir à la nouvelle; ils édifieront le tout de même hau-
teur et de même pierre, nommée biocaille ou blocage, pratiqueront les fenê-
tres à peu près des mêmes dimensions; ils se serviront du même portailqui
est à l'ancienne église: ils l'enlèveront de la place oià il est et mettront des
tronçons pour soutenir ledit ancien portail ; ils auront seulement soin de
faire saillir le portail de la nouvelle église de quatre pouces; ils feront deux
pilastres saillants de quatre pouces à chaque côté du portail, avec un fron-
ton de pierre molasse au-dessus dudit jiortail. Ces quatre pilastres simples
seront de briques, qu'ils revêtiront de plâtre ou d'un bon enduit de chaux.
Il n'y aura point d'autres ornements, le tout au prix des murs du château
de Ferney, la pierre taillée au même prix, et ledit ouvrage sera payé totale-
ment le 'I'^'" ou le 45 octobre prochain, jour auquel lesdits entrepreneurs
s'engagent à livrer le bâtiment aux charpentiers pour faire la couverture.
Fait au château de Ferney, ledit 6 août 1760.
LU.
LE PRINCE DE LIGNE A FERNEY^
1763.
Ce que je pouvais fyire de mieux chez M. de Voltaire, c'était de ne pas
lui montrer de l'esprit. Je ne lui parlais que pour le faire parler. J^ai été
huit jours dans sa maison, et je voudrais me rappeler les choses sublimes,
simples, gaies, aimables, qui parlaient sans cesse de lui; mais en vérité,
c'est impossible. Je riais ou j'admirais. J'étais toujours dans l'ivresse. Jus-
qu'à ses torts, ses fausses connaissances, ses engouements, son manque de
-goût pour les beaux-arts, ses caprices, ses prétentions, ce qu'il ne pouvait
pas être et ce qu'il était, tout était charmant, neuf, piquant et imprévu. Il
souhaitait de passer pour un homme d'État profond, ou pour un savant, au
point de désirer d'être ennuyeux. Il aimait alors la constitution anglaise.
Je me souviens que je lui dis : « Monsieur de Voltaire, ajoutez-y son sou-
tien, l'Océan, sans lequel elle ne durerait pas... — L'Océan, me dit-il, vous
allez me faire faire bien des réflexions là-dessus. » On lui annonça un jeune
homme de Genève qui l'ennuyait : « Vite, vile, dit-il, du Tronchin, « c'est-
à-dire qu'on le fît passer pour malade. Le Genevois s'en alla.
i. Ce récit se trouve dans les Lettres et Pensées du maréchal prince de Ligne ,
publiées par la baronne de Stael-Holstein: Paris, Paschaud, 1809, in-8.
— Charles-Joseph, prince de Lig-ne (1735-1814), fils de Claude-Lamoral, prince
de Ligne, et d'Élisabeth-Alexandrine-Charlotte de Salm-Salm, célèbre par son
esprit et ses talents militaires. Il visita Ferney vers le milieu de l'année 1763.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 349
« Que dites-vous de Genève? » me dit-il un jour, sachant que j'y avais
été le matin. Je savais que dans ce moment-là il détestait Genève : « Ville
affreuse! » lui répondis-je, quoique cela ne fût pas vrai.
Je racontai à 31. de Voltaire, devant M""' Denis, un trait qui lui était
arrivé, croyant que c'était à M'"° de Gratïigny. M. de Ximenès^ l'avait
défiée de lui dire un vers dont il ne lui nommât [loint tout de suite l'auteur.
Il n'en manqua pas un. M""" Denis, pour le prendre en défaut, lui en dit
quatre, qu'elle fit sur-le-cliamp. « lih bien ! monsieur le marquis, de qui
cela est-il? — De la chercheuse d'esprit, madame. — Ah! ah! bravo!
bravo! dit M. de Voltaire; pardi, je crois quelle fut bien bête. Riez-en
donc, ma nièce. »
II était occupé alors à déchirer et paraphraser Vllisloire de l'Église,
par l'ennuyeux abbé de Fleury. « Ce n'est [)as une hi.-<toire, me dit-il en en
parlant, ce sont des histoires. Il n'y a qu'à Bossuet et à Fléchier que je
permette d'être bons chrétiens. — Ah! monsieur de Voltaire, lui dis-je, et
aussi à quelques révérends pères, dont les enfants vous ont assez joliment
élevé. » Il me dit beaucoup de bien d'eux. « Vous venez de Venise? Avez-
vous vu le procurateur Pococurante? — Non, lui dis-je, je ne me souviens
pas de lui. — Vous n'avez donc pas lu Candide? me dit-il en colère : car
il y avait un temps oij il aimait toujours le plus un de ses ouvrages. — Par-
don, pardon, monsieur de Voltaire, j'étais en distraction; je pensais à
l'étonnement que j'éprouvai quand j'entendis chanter \a Jérusalem du Tasse
aux gondoliers vénitiens. — Comment donc? Expliquez-moi cela, je vous
prie. — Tels que jadis Ménalque et Mélibée, ils essayent la voix et la mé-
moire de leurs camarades, sur le Canal Grande, pendant les belles nuits
d'été. L'un commence en manière de récitatif, et un autre lui répond et
continue. Je ne crois pas que les fiacres de Paris sachent la Henriade par
cœur, et ils entonneraient bien mal ses beaux vers, avec leur ton grossier,
leur accent ignoble et dur, et leur gosier et leur voix à l'eau-de-vie. —
C'est que les Welches sont des barbares, des ennemis de l'harmonie, des
gens à vous égorger, monsieur. Voilà le peuple, et nos gens d'esprit en ont
tant qu'ils en mettent jusque dans les titres de leurs ouvrages. Un livre de
U Esprit, c'est l'esprit follet que celui-là. V Esprit des lois, c'est l'esprit
sur les lois. Je n^ai pas l'iionneur de le comprendre. Mais j'entends bien les
Lettres persanes : bon ouvrage que celui-là. — H y a quelques gens de
lettres dont vous paraissez faire cas. — Vraiment, il le faut bien; d'Alem-
bert, par exemple, qui, faute d'imagination, se dit géomètre; Diderot, qui,
pour faire croire qu'il en a, est enflé et déclamateur; et Marmoniel? dont,
entre nous, la poétique est inintelligible. Ces gens-là diraient que je suis
jaloux. Qu'on s'arrange donc sur mon compte. On me croit frondeur, et
flalteur à la cour; en ville, trop j)hilos()ph(! ; à l'Académie, ennemi des
philosophes; l'Antéchrist à Home, pour (juclquos plaisanteries sur des abus,
I. Augustin-Marie, marquis de Ximciiùs (I72G-1817), auteur des tragédies
(VEpicliaris (ïlo'-i), et dMma/rtsoa<e (17.Vi), et de poésies. Correspondant de Vol-
taire, il le célébra dans un poëme Aux mânes de Voltaire (1779j.
350 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
et quelques gaietés sur le style oriental ; précepteur de despotisme au par-
lement; mauvais Français pour avoir dit du bien des Anglais; voleur et
bienfaiteur des libraires; libertin pour une Jefwme que mes ennemis ont
rendue plus coupable; curieux et complimenteur des gens d'esprit, et into-
lérant parce que je prêche la tolérance.
« Avez-vous jamais vu une épigramme ou une chanson de ma façon ?
C'est là le cachet des méchants. Ces Rousseau m'ont fait donner au diable.
J'ai bien commencé avec tous les deux. Je buvais du vin de Champagne
avec le premier chez votre père, et votre parent le duc d'Aremberg, où il
s'endormait à souper. J'ai élé en coquetterie avec le second ; et, pour avoir
dit qu'il me donnait envie de marcher à quatre pattes, me voici chassé de
Genève, oii il est détesté. »
Il riait d'une bêtise imprévue, d'un misémble jeu de mots, et se per-
mettait aussi quelque bêtise. Il était au comble de la joie, en me montrant
une lettre du chevalier de Lisle^ qui venait de lui écrire pour lui repro-
cher d'avoir mal fait une commission de montre ; Jl faut que vous soyez
bien héte, monsieur, etc. C'est, je crois, à moi qu'il dédia sa plaisanterie,
tant répétée depuis, sur la Corneille 2; et j'y donnai sujet lorsqu'il me de-
manda comment je la trouvais: « Nigra, lui répondis-je, sans être /"ormosa. »
Il ne me fit pas grâce de son Père Adam, et me remercia d'avoir donné asile
au Père Griffet, qu'il aimait beaucoup, ainsi que le Père Neuville qu'il me
recommanda •'.
Il me dit un jour : « On prétend que je crains les critiques. Tenez, con-
naissez-vous celle-ci? Je ne sais où diable cet homme, qui ne sait pas
l'ortho'^raphe et qui force quelquefois la poésie comme un camp, a si bien
fait ces quatre vers sur moi :
Candide est un petit vaurien
Qui n'a ni pudeur ni cervelle.
Ah ! qu'on le reconnaît bien
Pour le cadet de la Pucelle.
— Vous me paraissez mal avec lui dans ce moment, lui dis-je. C'est que-
relles d'Allemand et d'amant à la fois. » La petite bêtise le fit sourire :
1. Le chevalier de Liste, officier de cavalerie, connu dans la société de son
temps par ses fables et ses jolies chansons. 11 visita Ferney en septembre 1773.
L'abbé Barthélémy écrivait, le 3 octobre, à M'"« du Deffant : « De Lisle est en-
chanté de Voltaire, il a passé quinze jours avec lui; ils ont parlé de tout le monde
et de toutes les choses possibles ; il l'a trouvé extrêmement gai et se plaignant
toujours de ses maux, ce qui ne l'empêche pas de souper très-longuement et de
très-bon appétit, de se promener beaucoup, de faire des ouvrages, d'écrire et de
recevoir incessamment des lettres, de rire de toutes les sottises qui se sont faites
et se feront pendant les siècles des siècles. » Correspondance de M'^e du Deffant,
publiée par le marquis de Sainte-Au^aire, Paris, 1867, tome III, page 9.
'2. M'"*' Dupuits, née Marie Corneille.
3. Le père Griffet (1698-1771), savant continuateur de YHistoire de France du
Père Daniel pour les règnes de Louis Xlll et de Louis XIV. — Le Père Frey de
Neuville (1693-1774), le meilleur prédicateur depuis Massillon. — Voyez la lettre
au prince de Ligne du 14 mars 1765.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 351
il en disait souvent et aimait à en entendre. On aurait dit qu'il avait quel-
quefois des tracasseries avec les morts, comme on en a avec les vivants. Sa
mobilité les lui faisait aimer, tantôt un peu plus, tantôt un peu moins. Par
exemple, alors, c'était Fénelon, La Fontaine et Molière, qui étaient dans la
plus gnmde fureur.
« Ma nièce, donnons-lui-en, du Molière, dit-il à 31°^'' Denis. Allons dans
le salon, sans façon, les Fem?nes savantes que nous venons de jouer. » Il
fit Trissotin on ne peut plus mal, mais s'amusa beacoup de ce rôle.
M^^" Dupuits, belle-sœur de la Corneille, qui jouait Martine, me plaisait infi-
niment et me donnait quelquefois des distractions, lorsque ce grand homme
parlait. Il n'aimait pas qu'on en eût. Je me souviens qu'un jour que ces belles
servantes suisses, nues jusqu'aux épaules à cause de la chaleur, passaient
à côté de moi, ou m'apportaient de la crème, il s'interrompit, et, prenant
en colère leurs beaux cous à pleines mains, il s'écria : « Gorge par-ci,
gorge par-là, allez au diable! »
Il ne prononça pas un mot contre le christianisme ni contre Fréron,
« Je n'aime pas, disait-il, les gens de mauvaise foi et qui se contredisent.
Écrire en forme pour ou contre les religions est d'un fou. Qu'est-ce que
c'est que celle Profession de foi du Vicaire savoyard , de iean-Jacques, par
exemple? » C'était le moment où il lui en voulait le plus, et dans ce mo-
ment même qu'il disait que c'était un monstre, qu'on n'exilait pas un homme
comme lui, mais que le bannissement était le mot, on lui dit: «Je crois que
le voilà qui entre flans votre cour. — Où est-il, le malheureux? s'écria- t-il,
qu'il vienne, voilà mes bras ouverts. 11 est chassé peut-être de Neuchàtel
et des environs. Qu'on me le cherche. Amenez-le-moi; tout ce que j'ai est à
lui, » M. de Constant lui demanda, en ma présence, son Histoire de Russie.
« Vous êtes fou, dit-il. Si vous voulez savoir quelque chose, prenez celle
de Lacombe^. Il n'a reçu ni médaille, ni fourrures, celui-là. »
Il était mécontent alors du parlement, et quand il rencontrait son âne à
la porte du jardin ; « Passez, je vous prie, monsieur le président », disait-il.
Ses méprises par vivacité étaient fréquentes et plaisantes. Il prit un accor-
deur de clavecin de sa nièce pour son cordonnier, et après quantité de mé-
prises, lorsque cela s'éclaircit : « Ah! mon Dieu, monsieur, un homme à
talents. Je vous mettais à mes pieds, c'est moi qui suis aux vôtres. »
Un marchand de chapeaux et de souliers gris entre tout d'un coup dans
le salon. M. de Vnltaire (qui se méfie tant des visites qu'il m'avoua que, de
peur que la mienne ne fût ennuyeuse, il avait pris médecine à tout hasard,
afin de pouvoir se dire malade) se sauve dans son cabinet. Ce marchand le
suivait, en lui disant : « Monsieur, monsieur, je suis le fils d'une femme
pour qui vous avez fait des vers. — Ohl je le crois, j'ai fait tant de vers
pour tant de femmes! Bonjour, monsieur. — C'est M°>e de Fontaine-Martel.
— Ah! ah! monsieur, elle était bien belle. Je suis votre serviteur (et il
était prêt à rentrer dans son cabinet). — Monsieur, où avez-vous pris ce
I. Jacques Lacombe (1724-1811), auteur d'une Histoire des Révolutions de
Russie, Paris, 1763, in-12.
352 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
bon goût qu'on remarque dans ce salon? Votre château, par exemple, est
charmant. Est-il bien de vous? — Alors Voltaire revient.) Oh! oui, de moi,
monsieur; j'ai donné tous les dessins. Voyez ce dégagement et cet escalier. Eh
bien ! — Monsieur, ce qui m'a attiré en Suisse, c'est le plaisir de voir M. de
Haller. (M. de Voltaire rentrait dans son cabinet.) Monsieur, monsieur, cela
doit avoir beaucoup coûté. Quel charmant jardin! — Oh! par exemple,
disait M. de Voltaire (en revenant), mon jardinier est une bêle; c'est moi,
monsieur, quiai toutfait. — Jelecrois. CeM. de Haller, monsieur, est un grand
homme. (M. de Voltaire rentrait.) Combien de temps faut-il, monsieur, pour
bâtir un château à peu près aussi beau que celui-ci? » (M. de Voltaire
revenait dans le salon.) Sans le faire exprès, ils me jouèrent la plus jolie
scène du monde; et M. de Voltaire m'en donna bien d'autres plus comi-
ques encore, par ses vivacités, ses humeurs, ses reparties. Tantôt homme
de lettres, et puis grand seigneur de la cour de Louis XIV, et puis homme
de la meilleure compagnie.
Il était comique lorsqu'il faisait le seigneur de village. Il parlait à ses
manants comme à des ambassadeurs de Rome ou des princes de la guerre
de Troie. Il ennoblissait tout. Voulant demander pourquoi on ne lui don-
nait jamais du civet à dîner, au lieu de s'en informer tout uniment, il dit
à un vieux garde : « Mon ami, ne se fait-il donc plus d'émigration d'ani-
maux de ma terre de Tournay à ma terre de Ferney. »
Il était toujours en souliers gris, bas gris de fer roulés, grande veste
de basin, longue jusqu'aux genoux, grande et longue perruque et petit
bonnet de velours noir. Le dimanche il mettait quelquefois un bel habit
mordoré, uni, veste et culotte de même; mais la veste à grandes basques et
galonnée en or, à la bourgogne, galons festonnés et à lames, avec de
srandes manchettes à dentelles jusqu'aux bouts des doigts, car avec cela,
disait-il, on a l'air noble. M. de Voltaire était bon pour tous ses alentours
et les faisait rire. 11 embellissait tout ce qu'il voyait et tout ce qu'il enten-
dait. Il fit des questions à un officier de mon régiment, qu'il trouva sublime
dans ses réponses : « De quelle religion ètes-vous, monsieur? lui de-
manda-t-il. — Mes parents m'ont fait élever dans la religion catholique.
— Grande réponse ! dit M. de Voltaire, il ne dit pas qu'il le soit. » Tout
cela paraît ridicule à rapporter et fait pour le rendre ridicule; mais il fallait
le voir, animé par sa belle et brillante imagination, distribuant, jetant l'es-
prit, la saillie à pleines mains, en prêtant à tout le monde; porté à voir et
à croire le beau et le bien, abondant dans son sens, y faisant abonder les
autres; rapportant tout à ce qu'il écrivait, à ce qu'il pensait; faisant parler
et penser ceux qui en étaient capables; donnant des secours à tous les
malheureux, bâtissant pour de pauvres familles, et bon homme dans la
sienne; bon homme dans son village, bon homme et grand homme tout à la
fois, réunion sans laquelle l'on n'est jamais complètement ni l'un ni l'autre:
car le génie donne plus d'étendue â la bonté, et la bonté plus de naturel
au feénie.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 3o3
LUI.
LE GHEVALIEK DE BOUFFLERS^
A FERiNEY.
LETTRES A LA MARQUISE DE BOUFFLERS'^.
De Ferney, ITGi.
Enfin me voici cliezle roi de Garbo^, car jusqu'il présent j'ai voyagé comme
la fiancée. Ce n'est qu'en le voyant que je me suis reproché le temps que
j'ai passé sans le voir : il m'a reçu comme voire fils, et il m'a fait une partie
des amitiés qu'il voudrait vous faire. 11 se souvient de vous comme s'il
venait de vous voir, et il vous aime comme s'il vous voyait. Vous ne pouvez
point vous faire d'idée de la dépense et du bien qu'il iaii. Il est le roi et le
père du pays qu'il habite; il fait le bonheur de ce qui l'entoure, et il est
aussi bon père de famille que bon poêle. Si on le partageait en deux, et que
je visse d'un côté l'homme que j'ai lu, et de l'autie celui que j'entends, je
ne sais auquel je courrais. Ses imprimeurs auront beau faire, il sera toujours
la meilleure édition de ses livres.
Il y a ici M"^*^ Denis et 31"'^ Dupuits, née Corneille. Toutes deux me
paraissent aimer leur oncle*. La première est bonne de la bonté qu'on
aime; la seconde est remarquable par ses grands yeux noirs et un teint brun.
Elle me paraît tenir plus de la corneille que du Corneille.
Au reste, la maison est charmante, la situation superbe, la chère déli-
cate, mon appartement délicieux; il ne lui manque que d'être à côté du
vôtre, car j'ai beau vous fuir, je vous aime, et j'aurai beau revenir à vous,
JH vous aimerai toujours.
Voltaire m'a beaucoup parlé de Panpan, et comme j'aime qu'on en parle.
Il a beaucoup recherché dans sa mémoire l'abbé Porquet, (pi'il a connu au-
trefois; mais il n'a jamais pu le retrouver ; les petits bijou\ sont sujets à
se perdre.
De Ferney.
Je vous envoie pour vos étrennes un petit dessin d'un Voltaire pendant
qu'il perd une partie aux échecs. Cela n'a ni force ni correction, parce que
1. Stanislas- Jean, abbé, puis chevalier de Boufflcrs, auteur du charmant roman
d'Aline, reine de Golconde (1701), né à Nancy le 31 mai 1738, inoit à Paris le
18 janvier 181."j. Il était lils de Louis-François, marquis de IJoulîlors-Remicncomi,
cl de Marie Callieri ne de lîeauveau-Craun. Ces lettres parurent sous ce titre :
Leltrei du chevalier de Boufllers sur son voyaye en Suisse, Paris, 1770, in-8".
2. Mère du chevalier de Boulllurs, née le 8 décembre 1711. La marquise di_'
Bouttlers devint veuve le 12 janvier 1752 et mourut en 1787.
3. Voltaire.
4. A l'éi^ard de M'"" Dupuits, née Corneille, et dotée par Voltaire avec le pro-
duit des Commenlaires sur Corneille, ce titre d'oncle n'était qu'un nom d'amitié
donné par elle à son protecteur.
1- 23
3oi DOCUMENTS BIOGRAMIIQUES.
je l'ai fait à la hàie, à la lumière et au travers de grimaces qu'il fait toujours
quand on veut le peindre; mais le caractère de la figure est saisi, et c'est
l'essentiel. Il vaut mieux qu'un dessin soit bien commencé que bien fini,
parce qu'on commence par l'ensemble et qu'on finit par les détails.
Je continue à m'amuser ici : je suis toujours fort aimé, quoique j'y sois
toujours. Vous ne sauriez vous figurer combien l'intérieur de cet homme-ci
est aimable : il serait le meilleur vieillard du monde s'il n'était point le pre-
mier des hommes; il n'a que le défaut d'être fort renfermé; et, sans cela, il
ne serait point aussi répandu. Il est venu hier chez lui un Anglais qui ne
peut se lasser de l'entendre parler anglais, et réciter tous les poèmes de
Drvden comme Panpan récite la Jeanne. Cet homme-là est trop grand
pour être contenu dans les limites de son pays; c'est un présent que la na-
ture a fait à toute la terre. Il a le don des langues et des in-folio, car on
en sait pas comment il a eu le temps d'apprendre les unes et de lire les
autres.
LIV.
LE BARON DE GRLMM
A LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA'.
(fragment).
30 juin 1765.
Il est vrai que la Philosophie de Vhisloire sent le fagot comme le Por-
tatif; mais Votre Altesse ne s'amuse-t-elle pas de la bonne foi avec laquelle
ce vieil enfant de Ferney croit que rien n'est plus aisé que de persuader
aux gens que tout cela ne vient pas de lui? Et le sérieux qu'il met à se
cacher, el toutes les leitres qu'il écrit pour donner le change là-dessus, et
ce zèle infatigable de l'apostolat, et ce cuurdge, et puis des peurs! Tout
cela est bien plaisant.
LV.
GRÉTRY A FERNEY \
1766.
Arrivé à Turin, j'y retrouvai un baron allemand que j'avais connu à
Rome. Il me proposa de faire route ensemble pour Genève : il était pressé,
et nous partîmes le lendemain... Je quittai mon baron à Genève, et je m'en
1. Correspondance, tome XVI, page 435.
2. Grétry, Mémoires ou Essai sur la Musique, Paris, an V, tome I, pages 127
et suiv. — A l'époque de son séjour à Genève, qui se prolongea environ six mois,
et pendant lequel il fit de fréquentes visites à Ferney, Grétry avait vingt-cinq
ans, et revenait de Rome, où il avait habité depuis 1759, et donné son premier
opéra la Yemlemiatiice, en 176j.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 355
consolai, sachant que j'y verrais Voltaire... La querelle entre les représentants
et les natifs étant alors dans toute sa force, messieurs les ambassadeurs
de France, de Zuricli et de Berne, arrivèrent en qualité de médiateurs. La
république fit bâtir une salle de spectacle pour amuser Leurs Excellences
et le peuple révolté. .l'entendis des opéras-comiques français pour la pre-
mière fois. Tom Jones, le Maréchal, Rose et Colas^ me firent grand plaisir
lorsque j'eus pris l'habitude d'entendre chanter le français, ce qui m'avait
d'abord paru desagréable... J'eus bientôt envie d'essayer mes talents sur la
langue française... Je demandai partout un poëme; mais, quoiqu'il v eût
beaucoup de gens d'e-prit à Genève, on était trop occupé des affaires publi-
ques pour donner audience aux Muses. Je pris le parti d'écrire à Voltaire...
Voltaire me fit dire, par la personne qui s"était chargée de ma lettre, qu'il
ne me répondrait pas par écrit, parce qu'il était malade et qu'il voulait me
voir chez lui le plus tôt qu'il me serait possible.
Je lui fus présenté le dimanche suivant par M""" Cramer, son amie-. Que
je fus flatté de l'accueil gracieux qu'il me fit! Je voulus m'excuser sur la
liberté que j'avais prise de lui écrire. « Comment donc, monsieur, me
dit-il, en me serrant la main (et c'était mon cou qu'il serrait), j'ai été en-
chanté de votre lettre : l'on m'avait parlé de vous plusieurs fois, je dési-
rais vous voir. Vous êtes musicien et vous avez de l'esprit! Cela est trop
rare, monsieur, pour que je ne prenne pas à vous le plus, vif intérêt. » Je
souris à l'épigrammo, et je remerciai Voltaire. « Mais, me dit-il, je suis
vieux, et je ne connais guère l'opéra-comique, qui, aujourd'hui, est à la
mode à Paris et pour lequel on abandonne Zaïre et Mahomel. Pourquoi,
dit-il en s'adrcssant à M'"" Cramer, ne lui feriez-vous pas un joli opéra, en
attendant que l'envie m'en prenne? Car je ne vous refuse pas, monsieur.
— Il a commencé quelque chose chez moi, lui dit cette dame, mais je
crains que cela ne soit mauvais. — Qu'est-ce que c'est? — Le Savetier
philosophe. — Ah! c'est comme si l'on disait: Fréron le philosophe. Eh
bien! monsieur, comment trouvez-vous notre langue? — Je vous avoue,
monsieur, lui dis-je, que je suis embarrassé dès le premier morceau : dans
ce vers,
Un philosophe est heureux,
que je voudrais rendre dans ce sens, — et je lui chantai
Un philosophe !
Un philosophe !
Un philosophe est heureux...
Ve muet, sans élision de la voyelle suivante, me paraît insupportable. —
Et vous avez raison, me dit-il ; retranchez tous ces e, tous ces phe, et
chantez hardiment : un philosof. »
Le grand poète avaii raison dans un sens, m;iis il se serait explique
différemment s'il eût été musicien. L'e muet de philosophe est un des plus
durs de la langue; mais il faut une noie pour l'e muet sans élision, dans
356 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
tous les cas; c'est au musicien à le faire tomber sur un son inutile dans la
[jhrase musicale...
Voltaire me dit ensuite qu'il fallait me hâter d'aller à Paris : « C'est là,
(lit-il, que l'on vole à l'immortalité. — Ah! monsieur, lui dis-je, que vous
en parlez à votre aise ! Ce mot charmant vous est familier comme lu chose
iQ^nie. — Moi, me dit-il, je donnerais cent ans d'immortalité pour une
bonne digestion. » Disait-il vrai?
Ayant été si bien accueilli de Voltaire, j'y retournai souvent; j'allais faire
chez lui mon apprentissage de cette aisance, de cette amabilité française,
que l'on trouvait chez lui plus qu'à Genève. Voltaire, quoique éloigné de
Paris depuis longtemps, n'était rien moins que rouillé par la solitude; il
semblait, au contraire, avo r transféré à Ferney le centre de la France. La
corresuondance continuelle qu'il entretenait avec les gens de lettres était le
journal qui l'instruisait chaque jour des mouvements de la capitale, et l'opi-
nion suspendue semblait attendre, pour se fixer, que le législateur du bon
goût eût prononcé sur elle.
Genève, et surtout les leçons^ que j'y donnais, m'ennuyaient davan-
tage quand je sortais de Ferney; tout m'enchantait dans ce lieu charmant :
les parterres, les bosquets, les animaux les plus rustiques me semblaient
différents sous un tel maître.
L'opulence d'un grand seigneur peut nous humilier, exciter notre envie;
mais celle d'un grand homme contente notre âme. Chacun doit se dire :
C'est par des travaux immenses, c'est en m'éclairant, c'est en charmant mes
ennuis, en me sauvant du désespoir peut-être, qu'il est parvenu à la for-
tune ; il m'a donc payé son bien par un bien plus précieux encore. Pourquoi
le lui envierais-je?
Ses vassaux obtenaient de lui tous les encouragements possibles; chaque
jour on bâtissait de nouvelles maisons, et Ferney sérail devenu le bourg le
plus considérable, le plus considéré de la France, si Voltaire s'y fût retiré
vingt ans plus tôt.
J'ai entendu dire cent fois, depuis, qu'il était satirique, méchant, envieux
lie toute réputation. J'oss croire que si on ne l'eût combattu qu'avec des
armes dignes de lui. Voltaire, la politesse, la galanterie même, sachant res-
pecter le mérite, pour être lui-môme respecté; bon, humain, infatigable à
protéger l'innocence; non, Voltaire n'eût jamais paru dans l'arène fangeuse
où l'envie et la satire l'ont fait descendre.
Il avait ses défauts sans doute; mais songeons que les défauts de l'homme
célèbre suivent partout sa réputation, tandis que ceux de l'homme obscur
ne sortent pas du cercle étroit qui l'environne. Songeons que l'on ne par-
donne rien aux grands hommes qui nous humilient plus ou moins, en nous
forçant à l'admiration... Rien de plus noble, sans doute, que de mépriser la
critique injuste; mais la nature, en créant l'homme de génie, commença
par le rendre vif, sensible, passionné, et rarement assez paciûque pour
résister au plaisir d'une juste vengeance.
1. De musique.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 357
LVI.
GHABANON A FERNEY '.
17CG-1767.
J'ai fait plusieurs voyages à Ferney. Le plus court a été de six
semaines; le plus long, de six mois. Mais quinze jours passés à la cam-
pagne font mieux connaître un homme que les plus longues relations à
Paris. J'ai vu, étudié Voltaire sous plus d'un rapport. M'"" Denis, sa nièce,
la petite Corneille, M. Dupuits et quelques autres personnes, résidaient
habituellement chez lui. Un homme de lettres-, d'un talent et d'une réputa-
tion distingués, passait dans son château un temps considérable. J'ai fait
une tragédie sous ses yeux et sous sa dictée. Chacune de ces relations m'a
présenté Voltaire sous un point de vue différent. Je transmets d'autant plus
volontiers à l'avenir ce que j'ai connu de cet homme célèbre que les histo-
riens de sa vie ne parleront vraisemblablement pas de lui avec cet aban-
don de franchise que je me permets de mettre dans mes dépositions. Rien
n'est certainement aussi curieux pour la postérité qu'une juste et parfaite
connaissance de l'homme qu'elle admire dans ses ouvrages. Mais cotte con-
naissance fidèle et entière, on ne l'a presque jamais. Un zèle, bien ou mal
entendu, cache les torts, dissimule les faiblesses, altère le motif des actions;
enfin, de la vie d'un homme, il vous arrive quelques feuillets pleins de
mensonges complaisants. Il a vécu soixante ou quatre-vingts ans : on vous
tient compte de dix ou douze instants de sa vie, que l'on décore pompeu-
sement du titre de son histoire...
C'est au mois de février de l'année ITGG que j'allai pour la première fois
à Ferney...
Dès qu'on m'annonça chez lui, il vint à moi, et m'embrassa. Je le con-
sidérai avec une attention particulière; et je ne trouvai pas d'abord dans
son visage la figure dont ses divers portraits m'avaient donné l'idée. Je le
lui dis. « Dans quelque temps vous me retrouverez, me dit-il : on apprend
à me voir. » Il me présenta à M""" Denis, m'installa dans la chambre où je
devais coucher, et retourna ensuite à son travail...
J'avais envoyé, de Paris, à Voltaire une tragédie de moi, Virginie. Il
mo dit que le talent de Racine, combiné avec celui de Corneille, ne ferait
pas réussir ce sujet sur notre théâtre. Il offre, en effet, d'énormes difficultés.
La plus grande de toutes est d'empêcher qu'Appius ne soit un scélérat vil
et méprisable, que son crime ne soit une basse atrocité. Le théâtre français,
1. Mictiel-Paul-Giii de Cliabanon (17.30-1792). Nous empruntons le récit de ton
séjour à Ferney à l'ouvrage peu connu et très-intéressant : Tableau de quelques
circonstances de ma vie, suivi de ma liaison avec mon frère Mau(jris, Oeuvres
posthumes de Chalxinon, Paris, i79"j, in-S", pages lOi et suiv.
2. La Harpe.
358 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
et nous devons nous en féliciter, rejette ce qui ne doit produire qu'une
impression d'horreur et de dégoût. Le crime y veut être annobli par la
grandeur de ses motifs, par la hardiesse de ses entreprises. Il faut qu'en le
détestant on puisse l'admirer. Quiconque détruirait ces principes fondamen-
taux laisserait la scène en proie à tous les monstres dégoûtants que l'on
voudrait y inlroduire, et les jugemenis de la Tournelle deviendraient à la
fin le répertoire de nos pièces tragiques.
Malgré l'arrêt de proscription qu'un grand homme a prononcé sur le
sujet de Virginie, je ne m'étonnerais p;is qu'un homme de génie le traitât
avec succès. La main-d'œuvre fait tout. Voltaire lui-même l'a dit et prouvé
par ses ouvrages. Il pensait que le plan de Cinna, dépouillé de toutes les
richesses dont l'exécution l'a embelli, pouvait n'être pas regardé comme un
sujet heureux. On ne doit soupçonner nulle mauvaise intention dans ce
jugement, puisque Ciyma est, de toutes les pièces de Corneille, celle que
Voltaire a le plus admirée...
J'avais demandé à Voltaire s"il approuvait le meurtre de Virginie com-
mis sur le théâtre, ou bien Virginius seulement paraissant armé du poi-
gnard sanglant et dans le délire de la douleur. Voltaire me lépondit :
« Assassinez, monsieur, assassinez : c'e?t toujours le mieux; mais souve-
nez-vous qu'il faut la sauce à ce poisson-là. »
Voltaire savait que j'avais donné quelques années auparavant la tragédie
û'Éponine, qui était tombée. II voulut la voir. Dans cette tragédie, Mucien,
premier ministre de l'empire sous Vespasien, autoiisait l'audace de ses
vices par un souverain mépris pour toute'loi divine et humaine. Il niait jus-
qu'à l'Être suprême. Voltaire, après avoir lu ma tragédie, sortit de son
cabinet en riant, et me dit : « Monsieur, Procope et Gradot, tous deux
tenant café et assemblée de beaux esprits, se disputèrent un jour sur la
prééminence de ceux qui donnaient de l'illustration à leur boutique. Pro-
cope citait Lamotte, Saurin, Rousseau, etc. J'ai mieux que tout cela, reprit
Gradot. j'ai un athée. Vous pouvez en dire autant de votre tragédie. » C'é-
tait .Mucien. De cette plaisanterie, que l'air et le ton rendaient peu désobli-
geante, il passa à l'examen de l'ouvrage. J'en avais reconnu les défauts
lorsque la pièce avait été jouée. Voltaire trouvait le sujet plus théâtral que
celui de Virginie. Je pense de même, et peut-être m'amuserai-je quelque
jour à refaire cette tragédie, d'après les nouvelles idées qui me sont venues.
Je ramenai la conversation sur le genre de la tragédie : c'avait été jus-
qu'alors le principal objet de nos études; la théorie de cet art exige une
longue expérience, je suppléais à celle qui me manquait par celle d'un
grand homme si supérieur dans celte partie. Je faisais passer successive-
ment devant ses yeux les divers sujets qui m'avaient paru dignes d'être
mis au théâtre. Je ne lui en ai, pour ainsi dire, présenté aucun sur lequel
son imagination ne se soit enflammée tout d'abord. Un ou deux jours après,
il m'en reparlait avec moins d'enthousiasme. Le sentiment des beautés
s'était affaibli; celui des inconvénients du sujet prévalait à son tour. Je n'ai
pas connu d'imagination plus mobile que la sienne, et plus facile à s'en-
gouer pour les ouvrages et pour les personnes.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 339
11 ne cessait de me répéter qu'en composant le plan d'une tragédie il
faut d'abord s'assurer d'un cinquième acte théâtral et intéressant. Alors, on
développe son sujet à reculons. S'il s'y trouve du froid et du vide, il vaut
mieux que ce soit vers le commencement. On ne peut contester l'utilité de
cette méthode, quoique ce n'ait pas été celle de Racine.
Voltaire croyait avantageux de placer le principal intérêt dans lo rôle
d'une femme. Ce principe de poétique est purement local, relatif à nos mœurs,
à la prédominance que nous donnons aux femmes dans la société. On peut
observer qu'il n'a mis dans aucune de ses pièces un lôle de femme odieux.
Le crime de Sémiramis n'est présenté que dans le lointain : ses remords,
ses affections maternelles, sollicitent l'intérêt en sa faveur; et sa grandeur
imposante commande le respect.
L'anecdote suivante peut faire juger à quel point Voltaire, au théâtre,
cherchait à se concilier la bienveillance des femmes, à capter la faveur de
leursjugements. L'acteur qui jouait Orosmane, à la première représentation
de Zaïre^, avait ordre de supprimer les deux vers suivants, pourvu que le
sort de la pièce jusque-la fût incertain :
Et ce sexe orgueilleux, qui veut tout asservir,
S'il commande en Europe, ici doit obéir.
Dans ce monde de sujets tragiques, dont j'avais causé avec Voltaire,
celui auquel nous nous arrêtâmes fut Eudoxie.
Cette impératrice romaine, après avoir épousé Maxime, découvre que
c'est lui qui a fait périr Valentinien, son premier époux. Liée par ses ser-
ments, par les instances du Sénat, elle se voit réduite à venger l'un de ses
maris sur l'autre. Elle recourt à Genseric, roi des Vandales, et lui confie le
soin de sa vengeance. Celui-ci profite de cette circonstance pour s'emparer
de Rome, qu'il met ii feu et à sang.
Voltaire se passionnait sur ce sujet; mais nous ne l'envisagions pas l'un
comme l'autre. Je concevais Eudoxie brûlante d'amour pour Maxime, et
forcée de punir en lui le meurtrier de Valentinien. Selon Voltaire, l'amour
dégradait mon héroïne et ma tragédie. Il voulait qu'Eudoxio ne fût qu'im-
pératrice, et que sa vengeance ne fût lelenue que par le titre d'époux, qui
près d'elle servait d'égide à .Maxime. « Méfiez-vous, me disait-il, de la ten-
dresse de votre âme et du goût que vous avez pour l'amour. Ne songez pas
à votre maîtresse en faisant votre tragédie. »
Je suis bien assuré qu'en lisant ceci, beaucoup de personnes penseront
que Voltaire ne me conseillait pas de bonne foi. La suite détruira, je pense,
ce soupçon calomnieux. Avant de continuer cet article, j'ai relu les deux
plans (V Eudoxie, que j'avais écrits en prose et qu'il a remplis de notes mises
à la marge. Je trouve avec attendrissement ces témoignages de la bienveil-
lance et de la grâce a\ec laquelle ce grand homme m'obligeait .. De retour
à Paris, je causai de mon plan avec beaucoup de gens de lettres. J'ignorais
1. Le 13 août 1732.
:^60 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
alors qu'il en est peu qu'on puisse consulter sûrement. Il n'y eut qu'une
voix sur le rôle d'Eudoxie. La pièce était manquée, disait-on, si l'impéra-
trice n^aimaitpas Maxime, sur qui elle avait à punir l'assassin de son époux.
Le combat de son devoir et de son amour devait former tout l'intérêt de
la pièce. J'étais entièrement de cet avis; mais Voltaire n'en était pas. Les
dieux ëldienl pour un parti et Caton seul pour l'autre.
Je retournai à Ferney en 1767, décidé à suivre mon impulsion naturelle
plutôt que les conseils du maître. Il lépugnait au parti que j'allais prendre :
cependant il me dit de me livrer au vent qui me poussait. J'achevai d'ar-
rêter mon plan, en lui communiquant sans cesse mes doutes et mes embar-
ras. Dès que mon premier acte fut écrit en vers, il \oulut que je le lui mon-
trasse, quoique ce ne fût encore que le premier jet. On ne se figure pas le
ravissement où il était lorsqu'il transmettait à autrui son ardeur dévorante
pour l'étude. Je lui ai entendu dire cent fois à ce sujet : « J'aime à débuu-
cher la jeunesse. » Lorsqu'on devait lui communiquer quelque chose de
nouveau : « Bravo! s'écriait-il, bravo, noire petit Ferney! » Si nous nous
rencontrions dans son parc rêvassant l'un et l'autre, il me disait : « Allons,
promenez-vous avec la folle de la maison. » C'est l'imagination qu'il appe-
lait ainsi. Après m'avoir donné quelque avis relatif à ma pièce, son dernier
mot était ordinairement : Cuisez, cuisez cela. La tète la plus froide serait
devenue auprès de lui pensante et active.
Je lui portai le matin mon premier acte en vers. Une heure après, il me
le rapporta dans ma chambre. Il m'embrassa avec transport : « Cela est
admirable, me dit-il; cela est fait avec un art infini : tout est prévu, pré-
paré; c'est un des plus beaux vestibules tragiques que j'aie vus. » A dîner
il me répéta ces mêmes paroles, et durant plusieurs jours il ne m'appela
plus que monsieur du Vestibule. Sur la copie de cet acte, il n'avait écrit
que deux ou trois observations très-légères. Tous ces manuscrits sont entre
mes mains. Le grand nom de Voltaire les rendra quelque jour intéressants
et instructifs pour les jeunes gens qui s'exercent dans le genre de la tra-
gédie.
Je ne me rappelle pas que mes autres actes aient été soumis, ainsi que le
premier, à l'examen de Voltaire. Lorsque la pièce fut écrite tout entière, on
arrêta de la lire à toutes les personnes du château rassemblées. Je m'aper-
çus qu'en lisant j'ennuyais Voltaire; je sentis que l'ouvrage pesait sur lui.
Sa vivacité naturelle ne devait pas lui permettre de m'entend re jusqu'à la
fin : car il ne savait dompter ni régler aucun de ses mouvements; il écouta
pourtant jusqu'au bout et avec indulgence, indiquant qu'il y avait du remède
à ce qui n'était pas bien. Au second acte, cinq ou six vers du rôle de Maxime
lui arrachèrent un applaudissement donné avec transport. A la fin, il prit le
manuscrit et l'emporta dans son cabinet. Lorsqu'il l'eut relu, il revint avec
une sorte de fureur à son premier avis, qu'il était ridicule de faire Eudoxie
amoureuse. De ce moment, il se laissa dominer par son humeur; et, il faut
l'avouer, l'humeur le rendait dans tous les cas injuste, forcené; si j'osais, je
dirais féroce. Il reconnaissait en lui et confessait ce défaut, qui, je le crois
fermement, a été le principe des plus grandes fautes qu'il ait faites. Croira-
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 361
t-on qu'à table même il ne me regardait plus qu'avec rage? Son dépit et son
indignation contre Eudoxie amoureuse s'exhalaient par mille propos qui
s'adressaient indi'ectement à moi. «Oh! que je hais l'amour, disait-il n'im-
porte à quel sujet; c'est un sentiment qui avilit tout. »
On se rappelle ce qu'il m'avait dit d'abord de mon premier acte, le peu
de notes critiques qu'il y avait attachées. A ce dernier examen, il ne laissa
pas pierre sur pierre de cet acte même. Je voulus lui rappeler son premier
jugement. « Cela est impossible, me dit-il; je n'ai jamais pu être content de
cela. » Telle était l'étonnante mobilité de son opinion qu'elle se contredi-
sait elle-même. J'en ai eu d'autres preuves que celle-ci.
J'aurais reçu avec docilité, et peut-être sans une peine extiême, les
critiques de Voltaire les plus décourageantes. Je ne résistai pas au chagrin
de le voir quitter avec moi le ton paternel pour celui de la haine et de la
persécution. Je confiai ma peine à M"»* Denis, qui la partagea. Elle me dit :
« Il est comme cela, on ne peut pas le refondre. » Je quittai le château et
j'allai à la campagne auprès de Genève. Au bout de deux ou trois jours, je
reçus une lettre de Voltaire, qui me rappelait auprès de lui très-amicale-
ment, sans me dire un mot de ma tragédie. Je revins, et ne lui en parlai
pas non plus. La saison s'avançait, les approches de l'hiver me rappelaient
à Paris. Mon séjour à Fernoy s'acheva sans qu'il fût question à' Eudoxie....
Durant les sept mois que je passai cette année à Ferney, nous ne cessâmes
pas de jouer la tragédie devant Voltaire, et dans l'intention d'amuser ses
loisirs par le spectacle de sa gloire. La première pièce que nous jouâmes fut
les Scythes, qu'il avait nouvellement achevée. Il y joua un rôle. Je n'ai pu
juger son talent d'acteur parce que, mon rôle me mettant toujours en scène
avec lui, j'aurais craint de me distraire de mon personnage si j'eusse donné
au sien un esprit d'observation. A l'une de nos répétitions seulement, je me
permis d'écouter et de juger le premier couplet qu'il avait à dire. Je me
sentis fortement ému de sa déilamation, toute emphatique et cadencée
qu'elle était. Cette sorte d'art était naturelle en lui. En déclamant, il était poète
et comédien : il faisait sentir l'harmonie des vers et l'intérêt de la situation.
Ce qu'on dit de la déclamation de Racine en donne une idée assez semblable.
La première qualité du comédien, Voltaire l'avait : il sentait vivement; aussi
faisait-il beaucoup d'effet.
Il pensait qu'un grand volume de voix et des inflexions fortes sont néces-
saires pour émouvoir la multitude, pour ébranler cette masse inactive du
public. H n'a point exercé d'acteur tragique à qui il n'ait dit en plus d'un
endroit : Criez, criez. Point de grands effets sans cela, me disait-il quel-
quefois. Je ne m'éloigne pas de ce principe; mais j'en crois l'application
difficile et la promulgation dangereuse. 11 n'appartient qu'aux gens forte-
ment émus de crier avec succès. Or de tels acteurs se passent de conseils,
et n'en peuvent recevoir que du sentiment qui les domine.
Les Snjlhcs réussirent peu à Ferney. L'auteur s'en aperçut : cette vérité
I. EiidoJH'. imprimée en I7GU, Paris. V" Duchesue, in-8", sans avoir été re-
présentée.
362 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
lui parvint comme toute vérité devrait parvenir aux rois, ave.; les ménage-
ments qui en adoucissent l'amertume sans en dissimuler l'ausière franchise.
On redemandait .lrfe7aï(/(?^ lorsque Voltaire eût voulu redonner les Scythes.
C'est à cette occasion qu'il dit à M""' Denis: «Je ne sais pourquoi ils aiment
tant Adélaïde, » mot de passion et de caractère où l'amour-propre préfère
l'injure qu'il se fait à celle que d'autres veulent lui faire.
Rien de si solennel que nos rei)résentations. On y accourait de Genève,
de la Suisse et de la Savoie. Tous les lieux circonvoisins étaient garnis de
régiments français, dont les officiers affluaient à notre théâtre. Nos habits
étaient propres, magnifiques, conformes aux costumes des pièces que nous
représentions. La salle était jolie, le théâtre susceptible de changements et
digne de rendre la pompe du spectacle et des prodiges de Sémiramis .
Un jour, des grenadiers du régiment de Conti avaient servi de gardes à
la représentation. Voltaire ordonnait qu'on les fît souper à l'office et qu'oo
leur donnât le salaire qu'ils demanderaient. L'un d'eux répondit : « Nous
n'en iiccepterons aucun; nous avons vu M. de Voltaire : c'est là notre paye-
ment. )) Voltaire entendit cette réponse; il fut dans le ravissement. « 0 mes
braves grenadiers! s'écria-t-il avec transport, ô mes braves grenadiers! » Il
leur dit de venir manger au château tant qu'ils voudraient, et qu'on les
emploierait lucrativement pour eux s'ils voulaient travailler. Il le faut
avouer : sa sensibilité répandait un charme aimable sur les jouissances que
la gloire lui procurait. Ces triomphes, consacrés à l'orgueil, développaient
en lui des sentiments de bonté; et lorsqu'une circonstance d'éclat l'avertis-
sait de sa supériorité, les mouvements de son âme le rapprochaient de ceux
qu'il dominait par l'avantage des talents. Nul homme ne sut triompher avec
plus de giâce et d'intérêt. Né pour la gloire, il faisait aimer la sienne, parce
qu'il aimait mieux ceux qui la lui dispensaient. On sait qu'à la Comédie
française, le jour de son couronnement, il répandit des pleurs. Il en avait
l'usage familier et quelquefois immodéré. A la fin de toutes nos représenta-
tions, il venait sur le théâtre nous embrasser; il attestait les larmes dont il
était baigné, comme des preuves de son plaisir et de sa reconnaissance. Et
l'on a pu me reprocher le goût naturel qui m'attache à lui! 0 grand homme
aimable! tu m'as fait une nécessité de te chérir, autant que de t'admirer. Je
parle à la postérité; je lui dois la vérité; je ne lui dissimulerai pas tes torts
et tes défauts; mais je publierai avec transport tout ce qui dut te concilier
l'estime et l'amitié.
Un jour, il vint à table tenant à la main un plaidoyer de M. Servan en
faveur d'un protestante mariée avec un catholique*. 11 voulut nous en lire
la péroraison: les larmes le suffoquaient; il sentait que son émotion était
plus forte que le discours ne le comportait, quoique noble et touchant.
« Je pleure plus que je ne devrais, nous dit-il; mais je ne puis me rete-
nir. » Telles étaient les émotions dont û était susceptible.
Chaque jour de représentation était au château un jour de fête. 11 res-
I. Discours dans la cause d'une femme protestante, Genève (Grenoble), 1767,
in-12. — Voyez la lettre à Servan du li février 17G7.
DOCUMENTS BIOGRAPIIIQLTES. 363
lait soixante ou quatre-vingts personnes à souper, et l'on dansait toute la
nuit. Voltaire ne faisait que paraître quelques moments au repas ou à la
danse, et l'on se peint aisément l'efTet que sa présence y produisait. Après
avoir payé ce tribut à l'empressement de ceux qui le désiraient, il se reti-
rait chez lui et travaillait ou s'endormait au son des violons, car sa chambre
à coucher était voisine de l'antichambre où les domestiques dansaient. Ce
bruit ne l'incommodait point, et il aimait à voir régner l'allégresse dans sa
ma'sin..,.
J'ai promis de peindre Vollaire sous des faces différentes: en voici une
nouvelle.
J'ai dit qu'un homme de lettres, fort distingué par ses talents, demeurait
en même temps que moi à Ferney. Quelque confiance qu'il pût avoir dans
ses forces, l'extrême infériorité de son àge^, comparé à celui de Voltaire,
semblait lui prescrire de la déférence pour les conseils d'un homme tout à
la fois si habile et si expérimenté. Un jour cependant il résistait à une cri-
tique de Vollaire, énoncée avec les ménagements les plus doux. La défense
était moins douce que l'attaque. Tout autre que Voltaire eût pu se seniir
offensé de ce qu'on lui disait : « N'en parlons plus; cela restera sûrement. »
Loin d'être découragé par cette réponse au moins vigoureuse : « Mon fils,
reprenait-il, vous me ferez mourir de chagrin si vous ne changez pas la
métaphore. » Car une métaphore était l'objet de tout ce bruit. 0 vanas
homiiium meules! L'orateur, en parlant du commerce, avait dit : Ce grand
arbre du commerce^ étendant au loin ses branches fécondes, etc. Vol-
taire condamnait cette figure : il prétendait qu'un arbre ne pouvait pas ser-
vir d'emblème au commerce, toujours inséparable du mouvement -,
Je gardais le silence dans ce long débat, où les tons mal assortis des
deux contendants me causaient tant de surprise. Sommé plusieurs fois de
déclarer mon sentiment, j'opinai en faveur de l'orateur. « Les deux méta-
phores, dis-je alors, de branches du commerce et de fruits du commerce
sont généralement reçues : des lors l'arbre est tout venu. — Ilom ! dit
Voltaire, il y a bien quel(]ue chose de vrai là-dedans, mais mon Ois n'en
jettera pas moins son arbre à bas. »
Le môme homme de let(res dont je viens de parler jouait un rôle
1. En 1767, La Harpe avait vingt-huit ans.
2. Xous trouvons dans Pougens une scène semblable où se peint bien le carac-
tère des deux interlocuteurs : « Un jour, étant à Ferney, M. de La Harpe lut à
M. de Voltaire quelques scènes d'une tragédie que, selon son usage, il croj'ait
excellente, parce que, en général, elles lui coûtaient toutes beaucoup de peine.
L'illustre auteur de Zaïre lui dit : « Allons, petit, — c'était un nom d'amitié
qu'il avait coutume de lui donner, — relisez-moi toute cette scène, peut-être ai-je
mal entendu. » M. de La Harpe rccommf'nça ; alors M. de Voltaire voulut lui
faire quelques observations. Le jeune poëte se mit en fureur et finit par dire des
injures à son maître. « Ah ! petit est colère! » reprit en riant de toutes ses forces
le patriarche de Ferney. Heureusement on servit le dîner, et M. de La Harpe,
qui n'était pas insensible aux plaisirs de la table, s'apaisa. (C. Pougens, Lettres
philosopliiqnes à madame "*; Paris, ISiO, p;ig'; 3<j.)
364 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
important dans Adélaïde. Il dit à Voltaire:» Papa, j'ai changé quelques
vers dans mon rôle qui me paraissaient faibles. — Voyons, mon fils. » Vol-
taire écoute les changements, reprend : « Bon, mon fils, cela vaut mieux :
changez toujours de même; je ne puis qu'y gagner. »
Enhardi par ce succès, le réformateur de Voltaire osa le réformer dans
une pièce qu'il venait d'achever; et il ne prévint pas même l'illustre auteur
des corrections qu'il s'était permises. Voltaiie, au théâtre, s'aperçut des
changements faits à ses vers; il criait de sa place : « Il a raison ; c'est mieux
comme cela. » On a peine à concilier cette abnégation d'amour-propre et
de toute supériorité avec le sentiment d'ombrage et d'inquiétude que sa
gloire, dit-on, lui a si souvent inspiré.
LVH.
EXTRAIT D'UNE
LETTRE DE FERNEY \
1" juillet 1769.
Vous me demandez des nouvelles du patron? Je vous dirai que j'en ai
été très-bien reçu; que c'est un homme charmant de tout point, mais
intraitable sur l'article de la santé. Il devient furieux quand on lui dit qu'il
se porte bien : vous savez qu'il a la manie d'être malade depuis quarante
ans; elle ne fait qu'augmenter avec l'âge; il se prétend investi de tous les
fléaux de la vieillesse; il se dit sourd, aveugle, podagre. Vous en allez
juger. Le premier jour que j'ariivai, il me fit ses doléances ordinaires, me
détailla ses infirmités. Je le laissai se plaindre, et pour vérifier par moi-
même ce qui en était, dans une promenade que nous fîmes ensemble dans
le jardin tête à tête, je baissai sensiblement la voix, au point d'en venir à
ce ton bas et humble dont on parle aux ministres, ou aux gens qu'on res-
pecte le plus. Je me rassurai sur ses oreilles. Ensuite, sur les compliments
que je lui faisais de la beauté f^e son jardin, de ses fleurs, etc., il se mit à
jurer après son jardinier, qui n'avait aucun soin, et en jurant il arrachait de
temps en temps de petites herbes parasites, très-fines, très-déliées, cachées
sous les feuilles de ses tulipes, et que j'avais toutes les peines du monde à
distinguer de ma hauteur. J'en conclus que M. de Voltaire avait encore des
yeux très-bons; et par la facilité avec laquelle il se courbait et se relevait,
j'estimai qu'il avait de même les mouvements très-souples, les ressorts très-
liants, et qu'il n'était ni sourd, ni aveugle, ni podagre. Il est inconce-
vable qu'un homme aussi ferme et aussi philosophe ait sur sa santé les-
fraveurs et les ridicules d'un hypocondre ou d'une femmelette. Dès qu'il se
1. Cet e.xtrait se trouve dans les Mémoires secrets pour servir à l'Histoire de
la république des Lettres (Bachaumont). Londres, 1784, tome IV, pages 209.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 363
sent la moindre chose, il se purge... Le plus singulier, c'est que dès la
fleur de l'âge il ait élé tel... Au reste, vous vous rappelez le mot de
Dumoulins, qui, dans un accès d'impatience sur l'énumération de ses maux
et de ses peurs, se mit à l'injurier et à lui protester qn'il ne devait pas
craindre la mort, puisqu'il n'avait pas de quoi mourir. Rien de plus vrai :
c'est une lampe qui s'éteindra faute d'huile, quand le feu dont il est dévore
iuira (out consumé...
LVIII.
MESURES PRISES
EN VUE DE L'ÉVENTUALITÉ DE LA MORT DE VOLTAIRE
1774.
NOTE DE BERTIN ",
MIMSTUE ET SECRÉTAIRE d'ÉTAT.
Le roi désire que si Voltaire vient ii mourir, on fasse sur-le-champ mettre
le scellé sur ses papiers, ou qu'au moins on en distraie tout ce qui pourra
concerner toutes correspondances ou écrits concernant les princes et leur
cour, ministres ou gouvernement, et en particulier la cour ou gouverne-
ment de France; comme aussi tout écrit ou manuscrit concernant la reli-
gion et les mœurs, même ceux d'histoire, de littérature ou de philosophie,
dans lesquels il larde toujours du sien.
M. D. L. B. sent que, pour cet eiïet, il faut envoyer les ordres dès à
présent, et que cependant ils soient secrets.
Voici ce que j'ai imaginé :
1" Une lettre à monsieur l'intendant de Bourgogne, qui lui donne ordre
d'envoyer à son subdélégué de Gex, s'il est le plus voisin de Genève, un
paquet cacheté, avec ordre de le garder ainsi cacheté jusqu'à ce que ledit
subdélégué reçoive de monsieur l'intendant ou de mol l'ordre de le déca-
cheter; le tout pour une affaire importante.
2° Dans le paquet une lettre pour le subdélégué, avec les ordres néces-
saires et mie inslraclion. Ou dit une instruction : 1° parce qu'en province
on n'y entend rien, M. de La Barberie peut se souvenir de la façon dont les
officiers de maréchaussée, d'ailleurs instruits, se sor.t comportés on sem-
blable occasion; 2° parce qu'il faut prévoir le cas oià il n'y aura aucun juge
ou officier de justice appelé pour apposer les scellés; et en ce cas il fera la
recherche des papiers partout, les fera mettre à part dans une malle ou plu-
sieurs, en dressera procès-verbal, qu'il fera signer à l'héritier ou représcn-
1. Copié sur roriginal, entièrement de la main de Berlin, qui avait écrit au
haut de la pièce : Si M. D. L. U. peut tenir tout prêt pour lundi au soir.
Il paraît que M. de La Barberie eut éfi;ard à la note, puisque la lettre d'envoi
est du 10 juillet 177i, qui était le mardi. (15.)
366 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
tant, ou autre concierge, et remettra la malle el le scelli> ^ à la garde d'un
homme sur, sauf à en faire ensuite un inventaire avec cote et paraphe, plus
de loisir et toujours contradicloirement, où le juge sera appelé et en fonc-
tions; et en ce cas le subdélégué requerfa la distraction des papiers en
question pour en être ordonné par Sa Majesté, et il les recevra en en dres-
sant s'il veut de son côté procès - verbal , donnant son reçu au bas du
verbal du juge ou au bas de l'inventaire - qui en sera fait en môme temps
ou après et à loisir, et remettra en même temps l'ordre ; ou enQn s'il trouve
le scellé mis, il le croisera, examinera s'il n'y avait pas quelque endroit où
fussent des papiers ■', et où il n'y eût pas de scellé pour l'y mettre, dressera
son verbal et nous l'adiessera.
3° Ma lettre d'envoi du paquet au subdelégué, qui lui dit de le garder
jusqu'à nouvel ordre de la part de monsieur l'intendant ou de moi, ou de
M. Hennin, noire résident à Genève; le tout sous le secret.
4" Une lettre à M. Hennin pour lui adresser une lettre do moi au sub-
délégué de Gex, qui lui donne ordre d'ouvrir son paquet, et par laquelle je
manderai à M. Hennin de n'envoyer ma let'ro audit subdélégué qu'au
moment où M de Voltaire décéderait, ou serait sans ressource; mais de la
lui faire passer alors tout au plus tôt, et de garder le secret.
1° Lettres el correspondances;
2" Présence des parents, et, en leur absence, du procureur du roi;
3° Le gardien du scellé;
4° iJont il constatera la lemise ;
5" Le scellé de l'héritier ou du concierge, et leur signature au verbal.
RAPPORT AU ROI i.
DÉPARTEMENT DANANDE.
Sa Majesté ayant désiré que tous les ouvrages et autres écrits qui se trou-
veront dans les maisons du sieur de Voltaire, lors de son décès, soient mis sous
les yeu\ de Sa Majesté pour les examiner, il a été expédié un mémoire d'ins-
truction sur la conduite que doit tenir le subdélégué de l'intendant de
Bouiijop'ne, pour ^ue ces papiers lui soient remis, après qu'il en aura été
dressé un prcces-verbal et un invenlaire.
Il a aussi été expédié trois ordres a l'effet de cette opération :
Le i>remier enjoint à l'officier de justice qui serait appelé pour apposer
les scellés dans les maisons du sieur de Voltaire, de remettre au subdélégué
de monsieur l'intendant de Bourgogne tous les ouvrages et manuscrits qui
1. En marge, Berlin avait écrit : Pour cet article, des ordres particuliers.
2. Ici Berlin avait mis en marge : Autres ordres particuliers.
3. Ici encore il y a en marge : Autres ordres.
4. Copié sur l'original, ayant marge a droite et à gauche ; au haut de la marge
à droite on lit Décision. La décision fut mise au bas du rapport.
Ce rapport, sans signature, avait été fait par Berlin, ministre et secrétaire
d'État. (B.)
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 36T
s'y trouveront, après que ces papiers auront été cotés et paraphés, et qu'il
en aura été dressé procès-verbal.
Le deuxième, qui servira dans le cas où les scellés auraient déjà été
apposés dans les maisons du sieur de Voltaire, lorsque le subdélégué de
l'intendant y sera arrivé, enjoint aux héritiers du sieur de Voltaire ou à leurs
représentants, ou, à défaut des uns et des autres, aux concierges de ses
maisons, de lui ouvrir lesdites maisons, de lui faire voir tous les scellés qui
auront été apposés, aQn qu'il les croise par les siens, et qu'il puisse en
apposer d'autres dans les autres endroits où il le jugerait nécessaire. Cet
ordre fait défenses à tous officiers de justice de lever les scellés sans y appeler
le subdélégué de l'intendant qui les aura croisés, et ordonne que tous les^
ouvrages, écrit>, manuscrits, et autres papiers dont il requerra la distraction,
lui soient remis, après qu'il en aura été dressé inventaire, et qu'ils auront
été cotés et paraphés.
Le troisième ordre ordonne que, dans le cas où il n'y aurait point
d'ofiicier de justice appelé pour apposer les scellés, les héritiers du sieur de
Voltaire ou leurs représentants, et à leur défaut les concierges des maisons,
seront tenus d'ouvrir au subdélégué de l'intendant toutes les chambres et
cabinets, armoires et autres endroits des maisons du sieur de Voltaire, dans
lesquels il peut se trouver des papiers, et de remettre au subdélégué tous
ceux dont il requerra la distraction, après qu'il en aura été dressé procès-
verbal, et qu'ils auront été cotés et paraphés en leur présence.
Votre Majesté est suppliée d'approuver et d'autoriser l'expédition du mé-
moire d'instruction et des ordres ci-dessus.
Bon'.
LETTRE DU MINISTRE BERTIN
(m , SUBDÉLÉGLÉ DE MONSIEUR l'iNTENDAXT DE BO UR G OG N E 2.)
Marly, .. juillet 1774.
Monsieur l'intendant de Bourgogne, M , qui vous fera passer ma
lettre, vous enverra en mJme temps un paquet cacheté que vous garderez
sans l'ouvrir, jusqu'à ce que vous en receviez l'ordre, soit de monsieur
l'intendant, de M. Hennin, résident de France à Genève, ou de moi-même.
Aussitôt que vous aurez reçu l'ordre de l'ouvrir, vous lirez avec attention
ce qu'il contient, et vous exécuterez les ordres qui vous seront donnés,
toute affaire cessante. Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il est nécessaire que
vous gardiez le secret sur la réception de ce paquet, jusqu'à ce que vous
ayez reçu l'ordre de l'ouvrir.
Je suis, etc.
1. Sur l'original que j'ai vu, ce dernier mot est de la main de Louis XVI. (B.j
2. Copié sur la minute. (R.)
368 DOCUMENTS BIOG 1{ APHIOU liS.
LETTRE DE M, BERTIN.
(m. l'inteiXdam de bourgogne 1.)
Marly, . . juillet 1774.
Le roi, monsieur, m'a ordonné de vous adresser le paquet ci-joinl, que
vous aurez agréable d'envoyer, cacheté comme il est, à celui de vos subdé-
légués qui est le plus voisin de Genève. L'intention de Sa Majesté est que
vous donniez ordre à ce subdélégué de garder le paquet cacheté, et de ne
l'ouvrir que lorsqu'il recevra, soit de vous ou de moi, l'ordre de le déca-
cheter. Ce paquet concerne une affaire importante, et vous aurez soin de
recommander à votre subdélégué d'exécuter, lorsqu'il en sera temps, les
ordres qu'il contient, toute afl'aire cessante.
Je suis, etc.
P. S. Je joins au paquet une lettre pour votre subdélégué, que vous lui
enverrez en même temps que le paquet, par laquelle je lui marque de ne
l'ouvrir que lorsqu'il en recevra les ordres.
Vous concevez qu'il est nécessaire de garder le secret sur la réception
et l'envoi de ce paquet.
LETTRE DE M. BERTIiN.
(m. he.\mn ■'.)
Marly, . . juillet 1774.
Je vous envoie, monsieur, une lettre pour le subdelegué de l'intendant
de Bourgogne, résident à. .. ., que je vous prie de ne lui envoyer que
dans le moment où M. de Voltaire viendra à mourir, ou sera sans aucune
ressource; mais aussitôt qu'il sera dans cet état, je vous prie de faire passer,
le plus proinptement qu'il sera possible, ma lettre à ce subdélégué. Jusqu'à
ce que vous en fassiez usage, vous voudrez bien garder le secret sur ce que
je vous marque.
Je suis, etc.
LETTRE DE M. BERTI.X.
(m. le slbdélégué de l'intendance a GEX.3.)
Marly, 19 juillet 1774.
Aussitôt, monsieur, que vous recevrez la présente lettre, que j'ai chargé
M. Hennin de vous faire passer^ vous aurez agréable d'ouvrir le paquet que
je vous ai adressé le 1 9 juillet, et d'exécuter les ordres contenus dans le
1. Copié sur la minute. L'intendant de Bourgogne était Amelot de Chaillou.
On voit par la réponse que la lettre était datée du 19.
2. Copié sur la minute. (B.)
3. Copié sur la minute et sur l'original.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 36'.)
mémoire d'instruction que vous trouverez dans le paquet. Vous ne perdrez
aucun temps pour cela, et vous vous conformerez^ s'il vous plaît, exacte-
ment à ce qui est porté dans ce mémoire.
Je suis, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
B E R T I N.
LETTRE
DE l'iNTENDA\T de BO LP. G OG N E ' .
Dijon, ce 23 juillet 1774.
Monsieur 2, j'ai reçu par le courrier d'iiier la lettre que vous m'avez fait
l'honneur de m'écrire, en date du 19 de ce mois, ainsi que le paquet et la
lettre qui y était jointe, adressée à mon subdélégué du pays de Gex, qui est
effectivement le plus voisin de Genève, n'en étant éloigné que de trois
petites lieues. Je lui fais passer par le courrier de ce soir le paquet caclieté
tel que je l'ai reçu, et je lui donne ordre de le garder cacheté, et de ne
l'ouvrir que lorsqu'il recevra soit de vous, monsieur, soit de M. Hennin,
résident du roi à Genève, soit de moi, l'ordre de le décacheter; et je lui
recommande d'exécuter, lorsqu'il en sera temps, les ordres qu'il contient
toute autre affaire cessante; et lui recommande également de garder le secret
sur la réception de ce paquet. Je vous prie aussi, monsieur, d'être bien per-
suadé de ma discrétion à cet égard.
Je suis avec un profond respect, monsieur, votre très-humble et très-
obéissant serviteur.
A M E L 0 T .
LETTRE DU SUBDÉLÉGUÉ
DE l'intendant DE BOURGOGNE, A G E X 3.
Monseigneur,
Monsieur l'intendant de Bourgogne m'a fait passer la lettre que vous
m'avez fait l'honneur de m'écrire le 19 du présent mois, avec le paquet
cacheté que vous m'y annoncez, et que je ne dois ouvrir que lorsqiiej'y serai
autorisé par vous, monseigneur, par monsieur l'intendant, ou par M. Hennin.
Je vous prie, monseigneur, d'être persuadé de mon exactitude a me con-
former à ce que vous me faites l'honneur de m'écrire reialivement à ce
paquet, et de mon zèle à exécuter les ordres qu'il renferme.
Je suis avec un profond respect, monseigneur, votre très-humble et très-
obéissant serviteur,
Fabry.
A Gex, le 31 juillet 1774.
1. Copié sur l'original.
2. M. Bénin.
3. Copié sur l'orig-inai.
I. 24
370 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
LETTRE DU MINISTRE BERTIN A M. HENNIN,
r.ÉSIDENT DE FP.A^CE A GENÈVE ^
Fontainebleau, 17 octobre 1774.
J'ai eu l'honneur de vous écrire, monsieur, de la part du roi, pendant le
voyage de Gompiègne, pour vous confier l'objet des ordres dont vous êtes
dépositaire, et de vous inviter à me faire part de vos observations sur cet
objet, et surtout sur les démarches ou précautions ultérieures que l'on pour-
rait avoir à prendre, si vous en aviez quelqu'uneàme faire. Je n'ai point reçu
de réponse. J'ai eu occasion d'en dire, il y a quelques jours, un mot à Sa
Majesté, et je lui ajoutai que je vous écrirais. Je vous prie donc de me faire
réponse, ne fût-ce que pour accuser la réception de ma première lettre et
de celle-ci, en cas que vous n'ayez aucune réflexion à me proposer à ce
sujet, et de mettre votre réponse sous double enveloppe. Au surplus, je dois
vous prévenir que, s'il y avait quelque démarche à faire en pays étranger,
le roi n'est point dans l'intention, du moins quant à présent, que son nom
paraisse. Ainsi je vous prie de vous régler sur cela en cas d'événement,
et jusqu'à ce que vous eussiez des ordres contraires. .
Je suis avec un parfait attachement, m.onsieur, votre, etc.
LETTRE DE L'INTENDANT DE BOURGOGNE^
A M. BERTIN.
A Paris, le 15 janvier 177.5.
Monsieur, vous avez adressé, le I 9 juillet de l'année dernière, à M. Ame-
lot, mon prédécesseur à l'intendance de Bourgogne, un paquet cacheté pour
le faire passer au subdélégué le plus voisin de Genève, avec ordre de le
garder, et de ne l'ouvrir que lorsqu'il recevrait, soit de vous, monsieur,
soit de M. Hennin, résident de France à Genève, soit de M. Amelot, l'ordre
de le décacheter. M. Amelot s'est conformé à vos intentions, ainsi que le sub-
délégué de Gex, à qui le paquet a été envoyé. Comme il s'est écoulé six
mois depuis cette époque, et que M. Hennin, sans s'ouvrir sur l'objet dont
il s'agit, a fait entendre à mon subdélégué que l'affaire relative au paquet
n'aurait pas lieu, je vous prie, monsieur, de me mander s'il doit toujours
garder ce paquet, ou s'il convient qu'il me le renvoie pour vous être remis.
Je me conformerai à ce que vous croirez devoir prescrire à cet égard.
Je suis avec un profond respect, monsieur, votre très-humble et très-
obéissant serviteur.
DUPLEIX.
1. Copié sur la minute.
2. Copié sur l'original.
DOCUMENTS BIOGRAPHIOUE S. 371
INSTRUCTION '.
Dlï PAR LE Roi.
Sa Majesté désirant examiiier par elle-même les ouvrages et autres écrits
qui se trouveront dans les maisons du sieur de Voltaire, lors de son décè>,
a ordonné et ordonne au subdelégué de l'intendant de Bourgogne, résidant
à Gex, de se transporter dans les maisons du sieur de Voltaire aussitôt qu'il
aura ouvert le paquet, dans lequel est enfermé le présent mémoire d'instruc-
tion.
Si, lorsque ledit subdélégué sera arrivé, le juge du lieu ou autre officier
de justice a été appelé pour apposer les scellés, le subdélégué lui remettra
l'ordre du roi coté n° 1, dont il se fera donner un reçu, et il requerra la dis-
traction de tous les ouvrages, manuscrits, et autres papiers écrits de la main
du sieur de Voltaire, ou de queUpie autre que ce soit^ qui pourraient con-
cerner les rois, prii.ces, et autres souverains, leur cour, leurs ministres, ou
le gouvernement de leurs États, et en particulier la cour et le gouverne-
ment de France, ainsi que les lettres et correspondances avec lesdits rois?
princes et ministres, comme aussi tous ouvrages, écrits ou manuscrits, con-
cernant la religion et 1rs mœurs, même ceux d'histoire, de philosophie,
ou de toute espèce de littérature.
Il se fera remettre lesdits papiers, dont il sera dressé procès-verbal et
fait inventaire par l'officier de justice qui aura été appelé pour mettre les
scellés, et par ledit subdélégué, en présence des héritiers du sieur de Voltaire
ou de leurs représentants, ou, en leur absence, en présence du procureur du
roi, soit dans l'instant même, soit dans un autre temp^ plus commole.
Dans ce dernier cas, les papiers ci-dessus seront mis dans une ou [)lu-
sieurs malles qui seront scellées du cachet de l'officier de justice et de celui
du subdélégué; etlesdites malles seront remises à la garde d'un homme sûr,
qui en donnera son récépissé : les scellés ne seront levés qu'en présence du
juge et du subdélégué qui les auront apposés, ainsi que des héritiers ou
leurs représentants, ou, en leur absence, du procureur du roi ; et l'inventaire
desdits papiers sera fait en présence et signé des uns et des autres.
Si, lors de l'arrivée du subdélégué, les scellés étaient déjà mis, ledit
subdélégué remettra aux parents, héritiers du sieur de Voltaire, ou à leurs
représentants, ou, au défaut des uns et des autres, aux conciero-es de ses
maisons, ou autres gardiens de scellés, l'ordre coté n" 2, dont il constatera
la remise, afin que tous les appartements lui soient ouverts; il croisera les
scellés qui auront déjà été apposés, et il examinera s'il n'y aurait pas
quelque endroit où il y eût des papiers, et où le scellé n'eût pas été mis.
Dans ce cas, il le mettra lui-môme en présence do l'héritier ou de son repré-
sentant, s'il se trouve sur le lieu; ou au défaut, en présence du concierge de
la maison ou autres gardiens des scellés; il en dressoia son piorès-verb:;l
(|u'il fera signer par l'héritier ou autre personne qui aura assisté audit sel!;''.
1. J'ai vu de cette pièce, I" la minute, 2" la mise au net, l!" l'expéiiition. (lî )
37i DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
Dans le cas où il n'y aurait point dotïicier de justice appelé pour appo-
ser les scellés, ledit subdélégué remettra l'ordre coté n° 3 aux parente,
héritiers du sieur de Voltaire, ou à leurs représentants, ou, au défaut des
uns et des autres, aux concierges des maisons, afin qu'elles lui soient ou-
vertes ; et il en constatera la remise : il fera lui-même la recherche la plus
exacte des pai)iers ci-dessus désignés, en présence de l'héritier ou de son
représentant, ou enfin, au défaut de l'un ou de l'autre, en présence du con-
cierge ou autre personne convenable; il fera mettre tous lesdits papiers dans
une ou plusieurs malles auxquelles il apposera son scellé, et fera apposer
celui de l'héritier ou de son représentant, ou, en leur absence, celui du
eoncierge ou autre personne dont il se sera fait assister dans la recherche
des papiers; et il remettra lesdites malles à la garde d'un homme sûr, qui
en donnera son récépissé, sauf à faire ensuite l'inventaire desdits papiers
plus à loisir, avec cotes et paraphes, en présence de l'héritier ou de la per-
sonne qui l'aura assisté dans la recherche desdits papiers, par laquelle il
fera signer ledit inventaire. Il dressera du tout procès-verbal, qu'il signera
et fera signer par ladite personne.
Il adressera ledit procès-verbal au sieur Bertin, ministre et secrétaire
d'État, en l'informant de tout ce qu'il aura fait.
Fait à Mari}', le 19 juillet 1774.
Louis.
Bertin.
ORDRE 1.
De par le Roi.
11 est enjoint au juge, notaire, ou aulre officier de justice chargé d'apposer
les scellés dans les maisons du sieur de Voltaire, de remettre au subdélégué
de l'intendant de Bourgogne, qui montrera le présent ordre, tous les ou-
vrages et manuscrits qui se trouveront dans les maisons dudit sieur de Voltaire
et qui pourraient concerner les rois, princes, et autres souverains, leur
cour, leurs ministres, ou le gouvernement de leurs Étals, et en particulier la
cour et le gouvernement de France, comme aussi tous ouvrages, écrits ou
manuscrits, concernant la religion et les mœurs, même ceux d'histoire, de
philosophie, et de toute espèce de littérature. Ordonne Sa Majesté audit
officier de justice de dresser procès-verbal et de faire inventaire desdits
papiers, après qu'ils auront été cotés et paraphés, tant par lui que par ledit
subdélégué, qui signera aussi ledit procès-verbal et inventaire.
Fait à Marly, le 19 juillet 1774.
Louis.
Bertin.
ORDRE 2.
De par le Roi.
Il est enjoint avix parents et héritiers du sieur de Voltaire, ou leurs
représentants, ou, au défaut des uns et des autres, aux concierges de ses
1. .J'ai vu de celle pièce, 1° la minute, 2° l'expédition. (B.)
'1. .]'ai vu de cette pièce, 1" la minute, 2° l'expédition. (B.)
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 373
maisons, d'ouvrir lesdites maisons au subdélégué de l'intendant de la pro-
vince de Bourgogne cliargé du présent ordre, de lui faire voir tous les
scellés qui auront été apposés, lesquels scellés seront croisés par ledit sub-
délégué, en présence de la personne à laquelle le présent ordre aura éié
remis; et dans le cas où ledit subdélégué jugerait convenable d'apposer
des scellés dans quelque etidroit où il n'y en aurait point été mis, ordonne
Sa Majesté qu'ils seront par lui apposés en pré.-ence de ladite personne, qui
signera, conjointement avec ledit subdélégué, le procès-verbal qui sera
dressé de cette opération. Fait Sa Majesté défenses au juge ou autres ofli-
ciers de justice qui auront apposé les premiers scellés, et à tous autres, de
les lever sansy appeler le subdélégué de l'intendant qui les aura croisés. Or-
donne Sa Majesté audit officier de justice de remettre audit subdélégué tous
les ouvrages, écrits, manuscrits, et autres papiers dont il requerra la dis-
traction lors de la levée desdits scellés, desquels papiers il sera fait inven-
taire après qu'ils auront été cotés et paraphés, tant par l'officier de just'ce
que parle subdélégué, lesquels procès-verbal et inventaire seront signés de
l'un et de l'autre.
Fait à Marly, le 19 juillet 1774,
Louis.
B BR TIN.
ORDRE I.
De par le Roi 2.
Il est enjoint aux parents, héritiers du sieur de Voltaire, ou h leurs
représentants, ou, au défaut des uns et des autres, aux concierges de ses
maisons, d'ouvrir au subdélégué de l'intendant de la province de Bour-
gogne, cliargé du présent ordre, toutes les chambres, cabinets, armoires et
autres endroits desdites maisons dans lesquelles il peut se trouver des pa-
piers, et de remettre audit subdélégué tous ceux dont il requerra la dis-
traction; desquels papiers, après qu'ils auront été cotés et paraphés, tant
par ledit sul)délégué(|uepar l'héritier dudit sieurde Voltaire, son représentant
ou autre personne qui aura accompagné ledit subdélégué, il sera fait inven-
taire et procès-verbal par ledit subdélégué, en présence de la personne qui
l'aura accompagné dans la recherche qu'il en aura faite, et qui seront signés
par l'un et par l'autre.
Fait à Marly, le 19 juillet 1774.
Louis.
B ERTI\.
1. J'ai vu de cette pièce, 1" la uiinute, 2" l'expédition. (B.)
"2. Dans le dossier que j'ai vu, on lisait en tète de cette pièce, cl de la main
(le Berlin : Le roi m^a ordonné verbalement de retirer ces papiers. M. I). !.. IL
ni'cn parler.
Dans cette pièce étaient les deux premières pièces de cette série et Vlnslruc-
lion. M. D. L. B. est M. de La Barberie, l'un des commis de Berlin.
374 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
LIX.
MADAME SUARD A FERNEY*.
(JUIN 1-75 ).
LETTRES A M. SUARD.
Vous voulez donc, mon ami, publier ces lettres qui n'ont été écrites que
pour vous seul et qui n'étaient guère destinées aux honneurs de l'impres-
sion? Vous connaissiez mon enlliousiasme pour !M. de Voltaire: vous saviez
que j'avais été nourrie, pour ainsi dire, dans l'admiration pour ce grand
homme; que dans un voyage qu'il avait fait en Flandre, il était allé voir
mon père, qui avait un très-beau cabinet de physique. Cette visite avait
laissé des traces; on se la rappelait souvent dans ma famille, où ses beaux
ouvrages étaient vivement appréciés et sentis. Entourée, depuis mon ma-
riage, de tous les amis et de tous les admirateurs de M. de Voltaire; amusée,
ou enchantée sans cesse par le charme de ses écrits, mon enthousiasme pour
lui n'a pu que s'accroître encore. Comment ne pas admirer celui qui emploie
son génie à défendre les opprimés ; à parler de Dieu comme du père commun
de tous les hommes; de la tolérance comme du plus sacré de leurs droits et
du plus cher de leurs devoirs? J'ai toujours été disposée à croire que les
vertus sont en proportion du sentiment de bonté et d'humanité que chaque
homme porte dans le cœur. Eh! en qwel homme trouve-t-on ce sentiment
plus profond, plus agissant que dans M. de Voltaire? Cet intérêt généreux
qu'il portait aux opprimés l'a accompagné jusqu'à son dernier souffle; et
dans son agonie même, ses dernières pensées ont été adiessées à M. de
Lally-Tolendal sur l'heureux succès d'une cause qui devait triompher,
puisqu'elle était défendue par la piété filiale et leloquence la plus noble et
la plus touchante.
En adorant le génie et l'âme passionnée de Voltaire pour les intérêts de
ses semblables, je ne prétends pas approuver les excès oiî l'a souvent en-
traîné la violence de ses passions. Je ne le considère point comme un modèle
de vertu dans sa vie, quoique remplie d'actions nobles et généreuses, je
l'envisage encore moins comme un exemple de sagesse dans tous ses ou-
vrages. Je réserve le culte que nous devons à la parfaite vertu pour les
Antonins, les Marc-Aurèles et les Fénelons. Mais notre reconnaissance et
notre admiration s'attachent encore à ceux qui, malgré leurs erreurs et
leurs fautes, ont employé tous les moyens d'un génie bienfaisant et actif à
faire disparaître des erreurs funestes et dangereuses, et ont constamment
travaillé à faire naître parmi leurs semblables de nouvelles vertus.
i. Née à Lille, en 1750, et sœur du premier des Panckoucke, l'éditeur de VEn-
cydopédie, elle épousa, vers 1774, Suard, alors âgé de 42 ans, en devint veuve
en 1817, et mourut en 1830.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 37S
Genève, juin 177Ô.
J'ai enfin obtenu le but de mes désirs et de mon voyage : j'ai vu M. de
Voltaire. Jamais les transports de sainte Thérèse n'ont pu surpasser ceux
que m'a fait éprouver la vue de ce grand homme: il me semblait que j'étais
en présence d'un dieu, mais d'un dieu dès longtemps chéii, adoré, à qui
il m'était donné enfin de pouvoir montrer toute ma reconnaissance et tout
mon respect. Si son génie ne m'avait pas portée à cette ilUision, sa figure
seule me l'eût donnée. Il est impossible de décrire le feu de ses yeux, ni les
grâces de sa figure : quel sourire enchanteur! il n'y a pas une ride qui ne
forme une grâce. Ah! combien je fus surprise quand, à la place de la figure
décrépite que je croyais voir, parut cette physionomie pleine de feu et d'ex-
pression; quand, au lieu d'un vieillard voût»^, je vis un homme d'un main-
tien droit, élevé et noble quoique abandonné, d'une démarche ferme et
même leste encore, et d'un ton, d'une politesse, qui, comme son génie,
n''est qu'à lui seul !
Le cœur me battait avec violence en entrant dans la cour de ce château
consacré depuis tant d'années par la présence d'un grand homme. Arrivée
à l'instant si vivement désiré, que j'étais venue chercher de si loin et que
j'obtenais par tant de sacrifices, j'aurais voulu différer un bonheur que
j'avais toujours compris dans les vœux les plus cliers de ma vie; et je me
sentis comme soulagée quand M'"" Denis nous dit qu'il était allé se
promener. M"^'' Cramer, qui nous avait accompagnés, alla au-devant de
lui pour m'annoncer, ainsi que mon frère, et lui poiter li'S lettres de
mes amis. l. parut bientôt, en s'écriant : « Où est-elle, cet e dame? où est-
elle? c'est une âme que je viens chercher. » Et comme je m'avançai :
« On m'écrit, madame, que vous êtes toute âme. — Cette âme, monsieur,
est toute remplie de vous, et soupirait, depuis longtemps, après le bonheur
de s'approcher de la vôtre. »
Je lui parlai d'abord de sa santé, de l'inquiétude qu'elle avait donnée à
ses amis. Il me dit ce que ses craintes lui font dire à tout le monde, qu'il
était mourant, que je venais dans un hôpital, car M'"*" Denis était elle-même
malade, et qu'il regrettait de ne pouvoir m'y offrir un asile.
Dans ce moment, il y avait une douzaine de personnes dans le salon :
notre cher Audibert ' était de ce nombre. J'avais été désolée de ne pas le
trouver à Marseille; je fus enchantée de h rencontrera Ferney. M. Poisson-
nier ^ venait aussi d'y arriver; il n'avait pas encore vu M. de Voltaire : il
alla se placer à ses côtés, et ce fut pour lui parler sans cesse de lui. M. de
Voltaire lui dit qu'il avait rendu un grand service à l'humanité, en trou-
vant des moyens de dessaler l'eau de mer. <f Oh, monsieur, lui dit-il,
je lui en ai rendu un bien plus grand depuis; j'étais fait pour les décou-
vertes; j'ai trouvé le moyen de conserver des années entières de la viande
1. Négociant do Marseille et membre de l'Académie de cette ville. Il s'occupa
beaucoup de l'affaire Calas.
2. Pierre Poissonnier, célèbre médecin (1720-1798).
376 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES
sans la saler, » Il semblait qu'il fût venu à Ferney pour se faire admirer, et
non pour rendre hommage à M. de Voltaire. Oh! combien il me paraissait
petit! que la médiocrité vaine est une misérable chose à côté du génie
modeste et indulgent! car M. de Voltaire paraissait l'écouter avec indul-
gence; pour moi, j'étais impatientée h l'excès. J'avais les oreilles tendues
pour ne rien perdre de ce qui sortait de la bouche de ce grand homme, (jui
dit mille choses aimables et spirituelles avec cette grâce facile qui charme
dans tous ses ouvrages, mais dont le trait rapide frappe plus encore dans la
conversation. Sans empressement de parler, il écoute tout le monde avec
une attention plus flatteuse que celle qu'il a peut-être jamais obtenue lui-
même. Sa nièce dit quelques mots: ses yeux pleins de bienveillance étaient
fixés sur elle, et le plus aimable souris sur sa bouche. Dès que M. Poisson-
nier eut assez parlé de lui, il voulut bien céder sa place. Pressée par un vif
désir, par une sorte de passion qui surmonta toute ma timidité, j'allai
m'en emparer : j'avais été un peu encouragée par une chose aimable qu'il
avait dite sur moi; son air, ses regards, sa politesse, avaient banni toutes
mes agitations et me laissaient tout entière à mon doux enthousiasme.
Jamais je n'avais rien éprouvé de semblable ; c'était un sentiment nourri,
accru pendant quinze ans, dont, pour la première fois, je pouvais parler à
celui qui en était l'objet : je l'exprimai dans tout le désordre qu'inspire un
si grand bonheur. M. de Voltaire en parut jouir : il arrêtait de temps en
temps ce torrent par des paroles aimables : Vous tne gàleZj, vous voulez me
tourner la lêle ; et quand il put me parler de tous ses amis, ce fut avec
le plus grand intérêt. 11 me paila beaucoup de vous, de sa reconnaissance
pour vos bontés*, c'est le mot dont il se servit; du maréchal de Richelieu.
« Combien, me dit-il, sa conduite m'a surpris et affligé! » Il parla beaucoup
de M. Turgot : & 11 a, dit-il trois choses terribles contre lui, les financiers,
les fripons et la goutte. « Je lui dis qu'on pouvait y opposer ses vei'tus,
son courage et l'estime publique. « Mais, madame, on m'écrit que vou^ êtes
de nos ennemis. — Eh bien, monsieur, vous ne croirez pas ce qu'on vous
écrit, mais vous me croirez peut-être. Je ne suis l'ennemie de personne. Je
rends hommage aux vertus et aux lumières de M. Turgot ; mais je connais
aussi à M. Necker de grandes vertus et de grandes lumières, que j'honore
également. J'aime d'ailleurs sa personne, et je lui dois de la reconnaissance. »
Comme je prononçai ces paroles d'un ton sérieux et pénétré, M. de Voltaire
eut l'air de craindre de m'avoir affligée. « Allons, madame, me dit-il d'un
air aimable, calmez-vous. Dieu vous bénira; vous savez aimer vos amis. Je
ne suis point l'ennemi de M. Necker, mais vous me pardonnerez de lui
préférer M. Turgot. N'en parlons plus.»
En quittant le salon, il m'a priée de regarder sa maison comme la
mienne. Déjà il avait oublié qu'il venait de me dire qu'il était désolé de ne
pouvoir m'y offrir un asile... « Je vous en supplie, madame, en regrettant
bien de ne pouvoir vous en faire les honneurs. » Je me suis bornée à lui
1. M. Suard, dans son discours de réception à l'Académie, avait fait un grand
■<jloge de M. de Voltaire.
DOCUMENTS BIOG R APIIIO UE S, 377
demander la permission de venir passer quelquefois une heure à Fernsy
pour demander des nouvelles de sa santé, de celle de M""" Denis : je l'ai
assuré (car je sais qu'il craint les visites) que je m'en irais contente si je
l'apercevais seulement de loin; et comme il paraissait fatigué, je l'ai con-
juré, en lui baisant les mains, de se retirer. Il a serré et baisé les miennes
avec sensibilité, et il a passé dans son cabinet. Je crois qu'il a achevé d'y
lire les lettres de mes amis, qui m'ont si bien traitée, car, peu de temps
après, il est revenu me joindre dans son jardin. Je me suis longtemps pro-
menée seule avec lui. Vous pouvez imaginer combien j'étais heureuse de
m'entretenir avec liberté avec ce génie sublime, dont les ouvrages avaient
fait le charme de ma vie, et dans ces beaux jardins, devant ces riches
coteaux qu'il a si bien chantés! Je ne lui parlai que de ce qui pouvait le
consoler de l'injustice des hommes, dont je voyais qu'il ressentait encore
l'amertume. « Ah! lui ai-je dit, si vous pouviez être témoin des applaudisse-
ments, des acclamations qui s'élèvent aux assemblées publiques lorsqu'on
y prononce votre nom, combien vous seriez content de notre reconnaissance
et de notre amour! qu'il me serait doux de vous voir assister à votre gloire!
que n'ai-je, hélas! la puissance d'un dieu pour vous y transporter un mo-
ment! — J'y suis, j'y suis! s'est-il écrié; je jouis de tout cela avec vous;
je ne regrette plus rien. »
Pendant cette conversation, j'étais aussi étonnée qu'enchantée do le voir
marcher à mes côtés du pas le plus ferme et le plus leste, et de manière
que je n'aurais pu le devancer sans me fatiguer (il avait alors quatre-vingts
ans), moi qui, comme vous le savez, marche très-bien. Mon inquiétude
m'arrêtait de temps en temps. « Monsieur, n'ôtes-vous point fatigué? de grâce,
ne vous gênez point. — Non, madame, je marche très-bien encore, quoique
je souffre beaucoup. » La crainte qu'il a du parlement lui fait tenir ce langage
à tous ceux qui arrivent à Ferney. Ah! comment pourrait-il concevoir l'idée
de troubler les derniers jours de ce grand homme! Non, sa retraite, son
génie, notre amour sauvera à ma patrie un crime si lâche. Avant de le quit-
ter, je l'ai remercié de sa réception si pleine de bonté, et qui me payait,
avec usure, les deux cents lieues que je venais de faire pour le venir clier-
cher. Il ne voulait pas croire que je vous eusse quitté, ainsi que mes amis,
pour le voir uniquement. Je l'ai assuré que les lettres de mes amis le trom-
paient en tout, excepté en cela; enfin je l'ai quitté si remplie du bonheur
que j'avais goûté que cette vive impression m'a privée du sommeil pendant
toute la nuit.
Genève, juin 1775.
Nous sommes allés dîner aujourd'hui, mon ami, chez M. et M""- de Florian,
parents de xM. de Voltaire, et qui ont une fort jolie maison de campagne
auprès de Ferney; ce sont deux personnes dont le plus grand mérite est de
lui appartenir; M. de Voltaire, qui le sait sûrement mieux que personne,
les traite cependant avec une bonté extrême. Je bouillais d'impatience de les
quitter après le dîner pour aller voir le grand homme. M. Hennin, notre
résident à Genève, m'a donné la main.
.i78 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
Après avoir causé un moment avec M™^ Denis, nous avons été très-
promptement admis : nous l'avons trouvé assis au coin du feu, un livre à la
main ; je lui trouvais l'air abattu; ses yeux, qui, la dernière fois, lançaient
des éclairs, étaient voilés comme d'un nuage. Il me dit, avec ce ton de poli-
tesse qui le distingue autant par ses manières qu'il l'est par son génie: «Ah!
madame, que vous êtes bonne! vous n'abandonnez pas un vieillard, vous
daignez le visiter. » Concevez-vous rien de plus adorable? lui qui fait grâce
à tous ceux qu'il consent à voir, se charger de toute la reconnaissance! Je
lui parlai de sa santé; il avait, me dit-il, mangé des fraises qui lui avaient
donné une indigestion. « Hé bien ! en lui prenant la main et en la lui baisant,
vous n'en mangerez plu?, n'est-ce pas? vous vous ménagerez pour vos amis,
pour le public dont vous faites les délices. — Je ferai, dit-il, tout ce que vous
voudrez; » et comme je continuai mes petites caresses : c Vous me rendez
la vie! qu'elle est aimable! s'écriait-il; que je suis heureux d'être si misé-
rable! elle ne me traiterait pas si bien si je n'avais que vingt ans. » Je lui dis
que je ne pourrais l'aimer davantage, et que je serais bien à plaindre de ne
pouvoir lui montrer toute la vivacité des sentiments qu'il m'inspire. En
effet, ces quatre-vingts ans meltent ma passion bien à l'aise, sans lui rien
faire perdre de sa force. Nous parlâmes de Ferney, qu'il a peuplé, qui lui
doit son existence: il s'en félicitait. Je me rappelai ce vers, que je lui
citai :
J"ai fait un peu de bien, c'est mon plus bel ouvrage.
Notre résident lui dit que, si jamais ses ouvrages se perdaient, on les
retrouverait tout entiers dans ma tête. « Ils seront donc corrigés?» dit-il avec
une grâce inimitable; et comme il m'avait abandonné sa main, que je bai-
sai : « Voyez donc, en baisant la mienne, comme je me laisse faire; c'est que
cela est si doux ! » Je lui demandai ce qu'il pensait des Barmécides, que
M. de La Harpe m'avait chargée de lui porter.Il les loua modérément et me
laissa entrevoir qu'il y désirait beaucoup de choses, sur lesquelles il écrirait
à M. de La Harpe. Pour V Éloge de Pascal, par M. de Condorcet, il me dit
qu'il le trouvait si beau qu'il en était épouvanté. « Comment donc, mon-
sieur? — Oui, madame, si cet homme-là était un si grand homme, nous
sommes de grands sols, nous autres, de ne pouvoir penser comme lui. M. de
Condorcet nous fera un grand tort s'il fait imprimer cet ouvrage tel qu'il
me l'a envoyé. Que Racine, ajouta-t-il, fût un bon chrétien, cela n'était pas
extraordinaire: c'était unpoëte, un homme d'imagination; mais Pascal était
un raisonneur, il ne faut pas mettre les raisonneurs contre nous; c'était, au
reste, un enthousiaste malade, et peut-être d'aussi peu de bonne foi que ses
antagonistes. » Je ne m'avisai point de vouloir lui prouver qu'un grand
homme pouvait encore être un chrétien; j'aimai mieux continuer de l'en-
tendre. Il nous parla de son frère le janséniste, qui avait, dit-il, un si beau
zèle pour le martyre qu'il disait un jour à un ami qui pensait comme lui,
mais qui ne voulait pas qu'on se permît rien qui exposât à la persécution :
« Parbleu, si vous n'avez pas envie d'être pendu, au moins n'en dégoûtez
pas les autres! »
DOCUMENTS BIOG RAPIIIQUIiS. 37ÎV
Après avoir passé une heure délicieuse, je craignis d'avoir abusé de sa
bonté. Tout le bonheur que je goûle à le voir, à l'entendre, cédera toujours
à la crainte de le fatiguer. Quand l'intérêt qu'il m'inspire ne m'engagerait
pas à veiller tous ses mouvements, à lui épargner la plus légère contrainte,
je les observerais encore par amour- propre : car on m'avait prévenu qu'il
avait une manière de témoigner sa fatigue, que j'aurais toujours soin de
prévenir. Il me reconduisit jusqu'à la porte de son cabinet, malgré toutes
mes instances. Quand j'y fus, je lui dis : « Monsieur, je vais faire bientôt un
long voyage; donnez-moi, je vous prie, votre bénédiction, je la regarderai
comme un préservatif aussi sûr contre tous les dangers que celle de noire
Saint-Père. » II sourit avec une grâce infinie, appuyé contre la porte de son
cabinet; il me regardait d'un air fin et doux, et paraissait embarra-sé de ce
qu'il devait faire ; enfin il me dit: « Mais je ne puis vous bénir de mes doigts,
j'aime mieux vous passer mes deux bras autour du cou, » et il m"a embras-
sée. Je suis retournée auprès de M'"*' Denis, qui me comble d'honnêtetés.
Demain je viendrai dîner ici et j'y coucherai : j'ai cédé aux instances de
M'"*" Denis avec d'autant moins do scrupule qu'on dit que M. de Voltaire
n'est jamais plus aimable et de meilleure humeur que lorsqu'il a pris son
café à la crème. Il ne paraît plus à table et ne dîne plus; il reste couché
presque tout le jour, travaille dans son lit jusqu'à huit heures; alors il de-
mande à souper, et, depuis trois mois, c'est toujours avec des œufs brouil-
lés qu'il soupe; il a pourtant toujours une bonne volaille toute prèle en cas
qu'il en ait la fantaisie. Tous les villageois qui passent par Ferney y trou-
vent aussi un dîner prêt et une pièce de vingt-quatre sous pour continuer
leur route. Adieu, mon ami ; je ne vous parle que du grand homme, lui seul
peut m'intéresser ici.
Ferney, dimanche, 1775.
Je viens de passer deux jours chez M. de Voltaire; j'ai donc beaucoup à
vous en parler; il passa presque toute l'après-dînée du premier jour dans
le salon. On parla d'abord de l'émeute sur les grains^, sur laquelle je lui
appris quelques détails qu'il ignorait. Un négociant qui se trouvait à Fer-
ney en prit occasion de déplorer la destitution de M. L***-, qui l'aimait, qui
lui avait rendu plusieurs services importants, et qui était au moment de lui
en rendre un plus essentiel encore, au moment où il fut renvoyé; enfin il
ne cessait de déplorer cette perte relativement à lui, quoique M. de Voltaire
lui répétai trois fois : «Vous ressemblez à cette femme du peuple qui maudis-
sait Colbert toutes les fois qu'elle faisait une omelette, parce qu'il avait mis
un impôt sur les œuf.-. » Ce négociant se trouvait être encore un ami de Lin-
1. Occasionnée par l'arrôt du conseil du 13 septembre 1774, qui établissail la
liberté du commerce des grains à l'intérieur. Ou la disait fomentée par les enne-
mis de Turgot, le prince de Conti et les parlementaires.
2, Probablement M. Lecler, premier commis des finances, que Tur|2;ot avait
remplacé, au mois de septembre 177i, par M. de Vaincs, avec lequel Voltaire était
en correspondance.
380 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
guet* : il en fit un pompeux éloge; et M. de Voltaire, ou par complaisance,
ou par sensibilité pour un suffrage qu'il devrait dédaigner, en parla comme
d'un homme plein de goût et de génie. Comme mei oreilles étaient un
peu blessées par ces mots de goût et de génie, accordés par un oracle du
goût à un homme qui n'en montra jamais la trace, je pris la liberté de le
combattre. « Il me semblait, dis-je à M. de Voltaire, que la base essentielle
du génie et même du goût, ce doit être le bon esprit, et jamais je ne le
sens dans Linguet. Sa mauvaise foi, ajoutai-je, achève de le rendre, pour
moi, un écrivain insupportable. » M. de Vultaire ne défendit pas son opinion
par un seul mot. « Pourquoi, mon-ieur, dis-je, adoré-je votre génie? c'est
qu'il n'est pas seulement beau, étendu, lumineux; c'est qu'il a toujours la
raison pour base; c'est qu'il a encore cette bonne foi qui donne au génie
toute sa force et toute sa chaleur; c'est pour cela qu'il a eu des succès si
universels; c'est parce que vous aimea véritablement l'humanité que vous
détestez le fanatisme, que vous lui avez arraché son poignard. Vous étiez
digne d'une pareille victoire; vous avez consacré votre vie entière à l'ob-
tenir; c'est seulement à ceux qui aiment les hommes qu'appartient la gloire
d'en être les bienfaiteurs. Linguet est un écriva n corrompu dans ses prin-
cipes de morale comme dans ses principes de politique: il ne sème que des
faussetés ou des erreurs dangereuses; il ne doit recueillir que du mépris, et
j'avoue que vous m'avez alîligé en l'honorant de votre suffrage. » La bouche
de M. de Voltaire resta toujours muette, mais il ne cessa de me regarder
avec des yeux dont il est impo.-sible de peindre la finesse et l'obligeante
attention. Cependant ce négociant entreprenait de défendre et même de louer
encore Linguet; ce qui ajoutant au mépris dont je me sentais animée au
souvenir de ses bassesses, j'en fis un petit résumé à M. de Voltaire; je lui
montrai Linguet parmi ses confrères, le jour où l'on devait décider de son
sort au Palais, ^'arrachant les cheveux et s'écriar.t qu'il était entouré d'as-
sassins. Je le lui montrai peint d'après lui-même dans la Théorie du Libelle^,
se comparant tantôt à Curtius, tantôt à Hector, et parlant de sa conduite
avec le duc d'Aiguillon comme d'un modèle de générosité et de grandeur
d'âme, quoique cette impudence fût démentie par ses lettres, que le duc
avait entre ses mains; enfin je lui parlai des outrages dont il avait accublé
ses confrères les plus estimables, et M. de Voltaire levait les yeux et les
mains au ciel avec les signes du plus grand étonnement.
11 revint plusieurs fois dans le salon cette même après-dinée : ma joie
de ces appai'itions inattendues me portait toujours au-devant de lui; tou-
jours je lui prenais les mains et je les lui baisai à plusieurs reprises. « Don-
nez-moi votre pied, s'écriait-il, donnez-moi votre pied que je le baise; » je
1. Simon-Nicolas-Henri Linguet (1736-1794).
■2. La Théorie du Libelle, ou l'Art de calomnier avec fruit; dialogues pliiloso-
phiques pour servir de supplément à la u Théorie du Paradoxe », Amsterdam
(Paris), 177.3, in-J2. Dans ce factum d'ailleurs très-spirituel, Linguet répondait à
l'abbé Morellet, qui l'avait violemment attaqué dans sa Théorie du Paradoxe,
1775, in-12.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 381
lui présentai mon visage. Il me reproclia de n'être venue à Ferney que pour
le gâter, le corrompre. « C'est vous, lui dis-je, qui nous gâtez beaucoup,
monsieur, en vous donnant à nous si longtemps et si souvent. « Comme je
lui montrai quel(|ue inquiétude sur la fatigue qu'il pouvait en éprouver :
« Madame, me dit-il avec une inclination de tête d'une galanterie qu'il n'est
pas possible de rendre, je vous ai entendue, cela est impossible. »
Cet homme chargé de tant de gloire et de tant d'années, qui, en éclai-
rant l'Europe, est encore le dieu bienfaisant de Ferney, à qui on pardon-
nerait de se regarder comme le centre de tous les mouvements qui l'envi-
ronnent; qui serait, ce me semble, ma première pensée, mon premier besoin,
si j'avais le bonheur qu'une partie du sien me fût confiée, reçoit une préve-
nance, une marque d'attention, comme les autres reçoivent une grâce et une
marque de bonté. Ce même jour, il voulait prendre une tabatière qui se
trouvait sur la cheminée; je vis son mouvement, car je ne puis le perdre
de vue; je m'avançai pour la lui remettre : il se mit presque à mes pieds
pour me remercier; et il faut voir de quelle grâce cette politesse est accom-
pagnée. Celte grâce est dans son maintien, dans son geste, dans tous ses
mouvements; elle tempère aussi le feu de ses regards, dont l'éclat est encore
si vif qu'on pourrait à peine le supporter, s'il n'était adouci par une grande
sen-ibilité. Ses yeux, brillants et perçants comme ceux de l'aigle, me don-
nent l'idée d'un être surhumain; mais ses regards ne semblent exprimer
que la bienveillance et l'indulgence lorsqu'ils s'attachent sur sa nièce;
comme ils appellent les égards de tout ce qui l'entoure! car c'est presque
toujours avoc le sourire de l'approbation qu'il l'écoulé. Sa bonté attire aussi
à M. et M'"" de Florian des attentions qu'ils ne trouveraient pas ailleurs qu'à
Ferney. M""^ de Florian a avec elle une jeune sœur qui rit de tout et qui rit
toujours. M. de Voltaire 1 appelle Quinze ans, et se prête à sa gaieté enfan-
tine avec une bonté charmante; quelquefois elles vont l'embrasser le soir
dans son lit : il se plaint gaiement qu'elles lai?sent dans une couche soli-
taire un homme si jeune et si joli. Mais adieu, mon ami, je vais trouver
aussi le mien, car je suis fatiguée, et il faut que je me lève de b mne heure
pour ne pas perdre l'occasion de voir noU-e aimable patriarche dans les mo-
ments de sa plus belle humeur.
Ferney, lundi.
M. de Voltaire eut la bonté d'envoyer savoir de mes nouvelles dès qu'il
sut que j'étais levée; et l'espérance- de le voir m'avait réveillée de bien
bonne heure. Je lui en fis demander la permission, qu'il m'accorda tout de
suite. Dès que je parus, il me dit, avec sa grâce ordinaire ; « Ah! madame,
vous faites ce que je devrais faire. — Monsieur, j'achèterais d'une partie de
m 1 vie le bonheur que vous m'accordez; » et je n'exagérais point en lui par-
lant ainsi. Je m'assis à côté de son lit, qui est de la plus grande simplicité
et de la propreté la plus parfaite. Il était sur son séani, droit et ferme
comme un jeune homme de vingt ans; il avait un bon gilet de satin blanc,
un bonnet de nuit attaché avec un ruban fort propre. Il n'a, dans ce lit oiî
il travaille toujours, d'autie table à écrire qu'un échiquier. Son cabinet me
382 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
frappa par l'ordre qui y règne : ce n'est pas, comme le vôtre, des livres
pêle-mêle et de grands entassements de papiers; tout y est en ordre, et il
sait si bien la place que ses livres occupent, qu'à propos du procès de M. de
Guines ^ dont nous parlâmes un moment, il voulut consulter un mémoire.
« Wagnière, dit-il à son secrétaire, mon cher Wagnière, prenez, je vous
prie, ce mémoire à la troisième tablette à droite; » et le mémoire y était en
effet. Ce qui abonde le plus sur son secrétaire, c'est une grande quantité de
plumes. Je le priai de me permettre d'en prendre une que je garderais
comme la plus précieuse des reliques; et il m'aida lui-même à chercher
une de celles avec laquelle il avait le plus écrit, il a à côté de son lit le
portrait de M""" du Châlelet, dont il conserve le plus tendre souvenir.
Mais dans l'intérieur de son lit il a les deux gravures de la fumille des
Calas. Je ne connaissais pas encore celle qui représente la femme et les en-
fants de cette victime du fanatisme, embrassant leur père au moment où on
va le mener au supplice ; elle me fit l'impression la plus douloureuse, et je
reprochai à M. de Voltaire de l'avoir p'acée de manière à l'avoir sans cesse
sous ses yeux. .4/t.' madame, pentlanl onze ans fui été sans cesse occupé
de celte malheureuse famille et de celle des Sirven; et pendant tout ce
iemps, madame, je me suis reproché comme un crime le moindre sou-
rire qui m'est échappé. Il me disait cela avec un accent si vrai, si tou-
chant que j'en étais pénétrée. Je lui pris la main, que je baisai ; et remplie
de vénération et de tendresse, j'arrêtai sa pensée sur tous les biens qu'il
avait faits à ces deux familles ; sur les grands, sur les signalés services qu'il
avait rendus à l'humanité; sur le bonheur dont il devait jouir en se trouvant
le bienfaiteur de tant d'hommes, le bienfaiteur du monde entier, qui lui de-
vrait peut-être de n'être plus souillé par les horreurs du fanatisme.
11 me dit que le triomphe des lumières était bien loin d'être assuré; il
me parla des arbitres de la destinée des hommes et des préjug*^squi avaient
t?ntouré leur enfance. « La nourrice, me dit-il, fait des traces comme cela,
en me montrant la longueur de son bras; et la raison, quand elle arrive à
sa suite, n'en fait que de lu longueur de mon doigt. Non, madame, nous
devons tout craindre d'un homme élevé par un fanatique. » Ce sujet le con-
duisit à s'égayer sur la vie de Jésus-Christ et sur ses miracles. Je n'osais
pas relever sérieusement ses sarcasmes, et je voulais encore moins paraître
les approuver. Je défendis Jésus-Christ comme un philosophe selon mon
cœur, dont la doctrine était divine et la morule indulgente. « J'admire,
disais-jeà M. de Voltaire, son amour pour les faibles et les malheureux; les
paroles que plusieurs fois il avait adressées à des femmes, et qui sont ou
d'une philosophie sublime, ou de la plus touchante indulgence.— Oh! oui, me
1. Adrien-Louis de Bonnières, comte, puis duc de Guines (I7"2ol806), am-
bassadeur à Londres depuis 1770, et dont le procès en diffamation contre son
secrétaire, Tort de La Soudre, qui l'avait accusé de contrebande pratiquée sous
le couvert de l'ambassade, faisait beaucoup de bruit. Les mémoires qui parurent
dans cette afiaire étaient de Gerbier, pour le duc de Guines, et de Falconnet pour
Tort.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 383
dit-il, avec un regard et un sourire remplis de la plus aimable malice, vous
autres femmes, il vous a si bien traitées que vous lui devez de prendre
toujours sa défense. » Nous avons aussi beaucoup causé de tous nos amis,
d'Alembert, La Harpe, Saint-Lanibcrt, notre bon Condorcet.il parle de 31. de
La Harpe comme de noire espérance pour le théâtre, de M. de Condoicet
comme du plus digne apôtre de la philosophie : il estime beaucoup les
talents et la personne de M . de Saint-Lambert. Je lai ai parlé des journées
si douces que j'avais passées dans sa solitude d'Eaubonne*, de son jardin si
plein de fleurs et de fruits, de son amabilité pour ses convives, de ceite
table si parfaite et si voluptueuse, dirigée par les principes de Sarah^, et oij
la raison, le cœur et l'appétit étaient égalements satisfaits. « C'est là, m'a-t-il
dit, que je voudrais me transporter, préférablement au spectacle ou au
souper des grands seigneurs; je dînerais à côté de vous et ne serais entouré
que d'amis, de votre mari, que je voudrais connaître après vous avoir vue,
et dont les bontés me seront toujours chères. » Ces bontés, car il se servit
de ce mot-ià, le rappelèrent à M. de Richelieu, qui avait voulu écarter de
l'Académie des hommes si dignes d'en être, deux bons écrivains et deux
hommes sans préjugés. C'est là, je crois, la base d'après laquelle il forme
son opinion tur ses semblables. Je sentis tout ce que cette association avec
l'abbé Delille avait de flatteur pour vous. Il me parla du maréchal comme
d'un homme qui, après avoir fait une longue roule, n'avait recueilli aucune
lumière dans la traversée, et arrivait à la vieillesse avec toute la frivolité des
goûts du premier âge; cela me donna l'ocasion de lui citer ces vers :
Qui n'a pas l'esprit de son âge
De son âge a tout le malheur.
« Hélas! madame, ra'a-t-il dit, cela est bien vrai. »
C'est tout ce qu'on peut faire que de lui citer un de ses vers. Je n'ai pas
encore trouvé le moment de lui parler de ses ouvrages. Bien loin de res-
sembler à ces hommes dont la conversation, dit Montesquieu, est un miroir
qui représente sans cesse leur impertinente figure, jamais je ne l'ai vu en-
core appeler l'attention sur lui-môme. Le génie est, je crois, au-dessus de
ce misérable besoin d'occuper sans cesse les autres; besoin qui rend la mé-
diocrité si insupportable. Satisfait de lui-même, il se repose dans une noble
confiance de sa force; il jouit trop de sa pensée pour sentir le besoin conti-
nuel d'une puérile vanité : c'est par des choses utiles aux hommes qu'il les
attache à son souvenir.
Quand, fatigué d'un long travail, M. de Voltaire entre dans son salon, il
se prête à l'objet de la conversation sans chercher à la diriger. Si les jeunes
femmes causent, il se délasse avec elles, et ajoute à leur gaieté par des plai-
L Dans la vallée de Moiitinorencj', sur la route de Saint-Len, entre Jù'Uiont,
Soissy et Margoncy, près de M""' d'IIoudetot, son amie. Dans les dei'uiers temps
de sa vie on l'appelait le Sage d'Kaubonne.
2. Sarah Th... V»v\<, 17G.^, iii S", iiniivollo fiar Saint-T^anihort.
384 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
sauteries vives et aimables; il se donne aux clioses et à vous avec la plus
grande simplicité ; mais s'il arrive de Paris une nouvelle, s'il apprend un
événement intéressant, son âme s'y attache à l'instant tout entière. Comme
le soir de mon arrivée, M. Audibert lui apprit qu'on venait de mettre à la
Bastille l'abbé du B*** et se saisir de ses papiers, il versa des larmes sur
son malheur, et parla avec la plus vive indign;ition de cet acte de despo-
tisme. C'est cette sensibilité si vraie qui me le fait adorer; c'est ce feu sacré
qui éclaire et échauffe tout ce qu'il touche ; c'est cette imagination si vive,
si facile à émouvoir, qui le tiansforme à l'instant dans la personne opprimée
pour lui prêter l'appui de tout son génie, et crée peut-être son génie ; car je
crois, avec Vauvenargues, que le génie vient de l'accord et de l'harmonie
entre l'âme et l'esprit. Qui jamais a pris en main la cause des opprimés
avec plus de chaleur et l'a poursuivie, à travers les obstacles, avec plus de
constance? Eh! qu'on ne dise point que c'était la gloire qu'il poursuivait en
cherchant à les sauver : non; c'en était le bonheur! L'amour de la gloire se
laisse rebuter par toutes les choses oii le génie ne peut se montrer; ce n'est
quel'amourdel'humanitéqui se soumet à cette multitude de détails nécessaires
au succès des affaires, et qui peut seul y trouver sa plus douce récompense.
Vous me dites, mon ami, de lui parler de M. d'Étallonde, pour qui son
zèle auprès du roi de Prusse et de notre parlement s'exerce sans relâche
depuis un an. Je l'ai déjà fait : j'ignorais qu'il fût chez lui; je lui en de-
mandai des nouvelles. « N'avez-vous pas remarqué, me dit-il, le jour où je
vous vis pour la première fois, un jeune homme d'une figure douce, honnête,
d'un maintien modeste? — Je vous demande pardon, monsieur, je n'avais,
dans ce moment, des yeux que pour vous. — Eh bien! faites-y attention;
sa figure vous peindra son âme. » En effet, j'ai beaucoup causé depuis avec
M. d'Étallonde, qui me paraît aussi digne, par son âme que par son malheur,
de tout l'intérêt de M. de Voltaire. Son admiration pour ce grand homme
e^t sans bornes, comme sa reconnaissance ; et lorsqu'il paraît devant son
bienfaiteur, celui-ci lui présente la main: « Bonjour, mon cher ami, » lui dit-i
avec un air de bonté et de tendresse attendrissante ; c'est, je croi?, le meil-
leur des hommes. Oh! combien je l'admire, je l'aime davanlage depuis que
jp l'ai vu; avec quel regret je m'en séparerai, sans doute, hélas! pour ne
plus le revoir ! « Que dirai-je à vos amis, lui disais-je, qui, à mon retour,
vont tous m'entourer pour me parler de vous? — Vous leur direz que vous
m'avez trouvé dans le lonbcau, et que vous m'avez ressuscité. »
Geûève, vendredi au soir.
Nous venons de Ferney où nous avons dîné. Mon admiration et mon
enthousiasme pour M. de Voltaire sont si bien établis que, lorsque j'arrive,
on ne parle que de cela. Je lui ai fait demander la permission de le voir un
moment avant la promenade que nous devions faire ensemble dans ses bois,
et j'ai été bientôt admise. Je suis enti ée, je l'ai caressé, je lui ai parlé de
lui, car je ne puis guère parler d'autre choso, pendant un bon quart d'heure.
C'est comme une passion qui ne peut se soulager que par ses épancheaients.
D0CU31EiNTS BIOGRAPHIQUES. 385
Il m'a donné les noms les plus tendres, m'a appelée sa chère enfant, sa
belle reine. Il m'a paru aussi touché que persuadé de ma tendre vénération
pour lui. Nous avons parlé ensuite de nos amis communs, de MM. d'AIem-
bert, La Harpe, Saint-Lambert, Condorcet. Ce dernier est celui pour lequel
il me paraît avoir le plus d'estime et de tendresse. « C'est, me dit-il, de tous
les hommes celui qui lui ressemble le plus; il a la même haine, disait-il,
pour l'oppression et le fanatisme, le même zèle pour l'humanité, et le plus
de moyens pour la protéger et la défendre. » Je goûtais un véritable plaisir
d'entendre ce grand homme me parler ainsi de l'ami qui répand un charme
si doux sur ma vie. J'ai été bien touchée d'un conseil qu'il a ajouté à ses
éloges : « Conservez cet ami, madame, c'est celui de tous qui est le plus digne
de votre âme et de votre raison. — Oh ! monsieur, lui ai-je dit, l'amitié do
mon bon Condorcet est pour moi d'un prix au-dessus de tous les trésors, et
je ne la sacrifierais pas à l'empire de l'univers. » 11 est revenu à vous de lui-
même, et m'a encore répété qu'il voulait vous voir. Je lui ai parlé, avec
mon âme, du meilleur ami de mon cœur. Il m'a demandé depuis combien
de temps j'étais mariée: il m'a félicitée d'être unie à l'homme que j'avais
préfère, et que ma raison aurait encore choisi. Je lui ai montré votre por-
trait: il vous trouve une figure spirituelle et douce. « Il n'y a, lui disais-je
pendant qu'il regardait votre portrait, il n'y a qu'une destinée, monsieur,
qui eût pu balancer, dans mon cœur, celle d'être la femme de M. Suard,
c'eût été d'être votre nièce et de vous dévouer ma vie entière. — Eh! ma
chère enfant, je vous aurais unis, je vous aurais donné ma bénédiction ! » 11
était superbe aujourd'hui. Quand je suis arrivée, M"^* de Luchet m'a dit :
« M. de Voltaire, madame, qui sait que vous le trouvez fort beau dans
toute sa parure, a mis aujourd^iui sa perruque et sa belle robe de chambre.
Voyez-vous, a-t-elle dit, quand il est sorti de son cabinet, voyez-vous
comme il est beau? C'est une coquetterie dont vous êtes l'objet. » M. de Vol-
taire sourit avec bonté, et une sorte de honte aimable de s'être prêté à cet
enfantillage. Ce sourire, si rempli de grâce, me rappela la statue de Pigalle,
qui en a saisi quelques traces. Je lui dis que j'avais été empressée d'aller
la voir et que je l'avais baisée. « Elle vous l'a bien rendu, n'est-ce pas? »
Et comme je ne répondais qu'en lui baisant les mains : «Mais dites-moi
donc, avec un ton d'instance, dites-moi donc qu'elle vous l'a rendu. —
Mais il me semble qu'elle en avait envie.» Nous sommes montés en carrosse
pour parcourir ses bois : j'étais à ses côtés, j'étais dans le ravissement; je
tenais une de ses mains que je baisai une douzaine de fois. 11 me laisse
îaire, parce qu'il voit (|ue c'est un besoin et un bonheur. Nous avions avec
nous un Russe qui le félicitait d'être encore si vivement aimé d'une jeune,
et vous i«rdonnerez l'épilhète, et jolie femme. « Ah! monsieur, je dois tout
cela à mes quctre- vingts ans. » Il se compara au vieux Titon à qui je rendais
la vie, que je rajeunissais. « Je le voudrais bien, lui dis-je, car vous ne
vieilliriez plus. » Il causa avec M. Soltikof des Russes et de Catherine.il dit
que c'est de tous les souverains de 1 Europe celui qui a le plus d'énergie et
de tête. Je ne sais s'il a raison; mais sa tête à lui me paraît le plus beau
phénomène de la nature.
I- 25
386 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
Ses bois, qu'il a plantés et qu'il aime beaucoup, sont très-vastes; il a fait
partout des percées fort agréables; ils nous ont conduits à sa ferme, qui est
"rande, belle et tenue avec une grande propreté. Je le voyais, avec plaisir,
parcourir tout son domaine, droit, ferme sur ses jambes, et presque leste;
il jetait partout des regards perçants, et en parcourant sa grange, qui est
très-longue, il montra, avec un bâton qu'il tenait à la main, une réparation
à faire au sommet. Sa basse-cour présente le même air de propreté ; il y a
beaucoup de belles vaches, et il a voulu que je busse de leur lait; il a été
me le chercher lui-même et me l'a présenté avec toutes ses grâces. Vous
sentez combien j'étais touchée de tant de bontés et de quel ton je l'en
remerciai. Celte petite course était une véritable débauche pour lui, qui ne
sort presque plus de Ferney; aussi dit-il bientôt qu'il ne se trouvait pas
bien, qu'il désirait s'en retourner; je trouvais ce besoin bien naturel. Son
cabinet est ce qu'il aime le mieux; c'est là qu'il vit, parce que c'est la qu'il
pense; c'est là aussi qu'il trouve ce repos dont la vieillesse a souvent besoin ;
aussi, loin de le presser de rester un moment de plus, je le priai de remon-
ter proraptement dans son carrosse, et lui présentai mon bras, qu'il accepta,
pour l'y conduire ; mais comme il allait y monter, il voulut absolument me
reconduire jusqu'au mien, que nous avions fait suivre. « Pourquoi, me dit-il,
ne couchez-vous pas à Ferney ? Quand viendrez-vous me voir ? — J'aurai
ce bonheur dimanche prochain. — Eh bien! je vais donc vivre dans cette
espérance. » Il m'a embrassée. Je vois avec peine que les personnes qui
l'entourent, et sa nièce même, n'ont point d'indulgence pour les choses qui
tiennent à son âge et à sa faiblesse. On le regarde souvent comme un
enfant capricieux; comme si, à quatre-vingts ans, il n'était pas permis,
quand on s'est donné trois heures à la société, de sentir le besoin du repos;
n'est-ce pas même un besoin réel? On ne veut presque jamais croire qu'il
souffre; il semble qu'on veuille se dispenser de le plaindre. Cet air d'insou-
ciance, qui m'a plus frappée encore aujourd'hui, m'a indignée et touchée
jusqu'au fond du cœur.
Genève.
Mais parlons donc du grand homme ; je ne sais comment j'ai eu le cou-
rage de vous parler d'autres plaisirs que de ceux dont je lui suis redevable;
j'ai regardé comme perdus les jours que j'ai passés sans le voir, et je ne
l'ai jamais vu qu'avec transport. J'ai été hier souper et coucher à Ferney.
Il avait été malade presque tout le jour; il avait pris médecine; il vint
cependant dans le salon quand on lui dit que j'étais arrivée. Je le trouvai
abattu, mais il reçut, avec la sensibilité la plus aimable, toutes les preuves
de mon tendre intérêt. Sa conversation se ressentit de son état p.'iysique ;
elle était mélancolique. 11 parla des maux de sa vie; mais iJ t^Q parla sans
amertume, quoique avec tristesse. Je me rappelai les chagrins que lui avait
donnés sa patrie ingrate, dans le temps qu'il i'Jionorait par tant de chefs-
d'œuvre; l'acharnement avec lequel ou lui avait opposé Crebillon, qu'on
ne pouvait lui comparer avec justice, et qu'on affectait cependant d'élever
au-dessus de lui; je pensai qu'il pouvait se rappeler notre ingratitude, et je
DOCUMENTS BI(3GR APHIQUES. 387
lui reprochai avec douceur de ce pas goûter une destinée unique et qui
remplissait l'Europe entière. « Je conviens, monsieur, lui dis-je, qu'avec une
manière de sentir aussi vive, vous, avez dû éprouver de grands chagrins;
mais convenez aussi que vous avez eu de grandes jouissances. — Ah !
guère, madame, guère!
— Nul de nous n'a vécu sans connaître les larmes ^,
ajoutai-je. — Hélas! me dit-il, cela est bien vrai. » Mais comme je voulais
toujours le ramener sur des idées douces et agréables : « Votre passion domi-
nante, monsieur, a été satisfaite; peu d'hommes, vous le savez, ont pu se
vanter de cet avantage. Vous avez aimé la gloire; je pourrais vous dire,
comme le Père Canaye au maréchal d'Hocquincourt, elle vous a aimé beau-
coup aussi, elle vous a comblé d'honneurs. — Eh! madame, je ne savais
ce que je voulais; c'était mon joujou, ma poupée. — Nous sommes bienheu-
reux, lui dis-je, que votre poupée n'ait pas seulement servi à vos plaisirs,
comme il en est de la plupart des hommes, mais qu'elle ait fait les délices
de tous ceux qui savent penser et sentir. »
Le lendemain matin.
J'avais une si grande peur de ne pas voir I\l. de Voltaire après son dé-
jeuner que je me suis levée à six heures; tout le monde dormait encore;
je suis entrée dans le salon dans lequel donne son cabinet; tout était dans
le silence; je me suis jetée sur une chaise longue, où je me suis en-
dormie jusqu'à huit heures, que M. de Voltaire a envoyé savoir de mes
nouvelles. Je lui ai fait demander la permission de le voir un moment, et
il me l'a sur-le-champ accordée. Vous serez jaloux si vous voulez, mais il
est certain que j'ai pour lui une véritable passion. Mon premier besoin, dès
que je l'approche, c'est de lui parler du bonheur qu'il me donne en me
permettant de le voir dans toute sa bonté et son amabilité naturelle. Il m'a
fait mille caresses de sa jolie main pendant que je la baisais, et m'a dit les
choses les plus aimables: « Conservez-moi vos bontés; » et puis, « mais vous
m'oublierez dès que vous serez à Paris ! — Oh ! monsieur, vous ne le
croyez pas ; je serais bien malheureuse si vous le croyiez. Vous savez qu'oc-
cupée de vous avant que d'avoir le bonheur de vous voir, votre présence
et vos bontés me rendront ce souvenir mille fois plus cher encore. » Il m'a
ensuite parlé de vous, et du désir de vous voir avec tous ses amis. Il était
fort bien ce matin; le sommeil l'avait parfaitement rétabli; il souffrait moins,
disaii-il; ses yeux étaient pleins de feu et même de gaieté. Il était occupé
à revoir ûcs épreuves d'une nouvelle édition de ses ouvrages'; il aurait
voulu qu'on n'y mît point ce qu'il appelle ses fatras, a On ne va point, dit-il, à
la postérité avec un si £;ros bagage. « Puis il me dit avec gaieté: « Hier j'étais
philosophe, aujourd'hui je suis Polichinelle. » Je vous fais grâce de mes com-
i. Poëme sur la Loi tiaturelle.
2. L'édition dite encadrée. Genève, 1775, 40 vol. iu-S".
388 D0GU3IENTS BIOGRAPHIQUES.
pliments sur ces changements de rôles. J'ai pourtant vu l'auteur un moment.
A propos de cette édition, il tenait à la main un volume de sa petite ency-
clopédie*. Il dit à mon frère, qui venait d'entrer : « C'est un petit ouvrage
dont je fais cas. »Mon frère lui parla de laPucelle, qu'il avait sue par cœur.
« C'est, dit-il, de tous mes ouvrages celui que j'aime le mieux. J'aime à la
folie cette Agnès qui a toujours l'envie d'être .si sage et qui toujours est si
faible. » Mon frère lui en récita quelques passages; il les écoutait avec une
gaieté qui tenait plus au sujet môme qu'à l'amour-propre de l'auteur. Il
interrompait quelquefois mon frère pour lui dire : « Mais ce n'est pas
ainsi qu'on dit des vers; » et il lui donnait le ton qui les rendait plus
cadencés et plus harmonieux. Quand il entendit ce vers sur M™*^ de Pom-
padour :
Et sur son rang son esprit s'est monté,
ildésavoua tout ce morceau, et demanda ce que c'était qu'un esprit monté
sur un rang? Moi, je ne lui ai parlé que de ce que j'aimais et connaissais
même de sa Pucelle, les débuts de plusieurs chants oîi je trouvai beaucoup
de gaieté, de philosophie, et môme de verve. Nous l'avons laissé occupé des
corrections de cette nouvelle édition. Nous sommes rentrés dans le salon,
où il n'a paru qu'un moment vers le soir, et lorsqu'il a été fatigué de son
travail. Ses forces sont, je crois, en proportion de son génie; sa tête paraît
aussi féconde, sou âme paraît aussi ardente que s'il était dans la vi-
gueur de l'âge; sa vie n'a point de vide; la pensée et son profond amour
pour l'humanité et les progrès de la philosophie remplissent tous ses mo-
ments. Mais ce qui m'étonne toujours, ce qui me touche et presque me
ravit, c'est qu'il paraît se dépouiller de tout ce que son génie a de puissant,
pour n'en plus conserver que la grâce et l'amabilité la plus parfaite. Quand
il se réunit un moment à la société, jamais je ne l'ai vu ni distrait, ni préoc-
cupé; il semble que sa politesse, qui a quelque chose de noble et de délicat,
lui ait imposé la loi d'un parfait oubli de lui-même lorsqu'il se mêle avec
ses semblables. Si vos yeux le cherchent, on est sûr de rencontrer dans les
siens les regards de la bienveillance, et une sorte de reconnaissance pour
les sentiments dont il est l'objet. Je vois qu'il croit aux miens, et j'avoue
que j'ai pour lui une vénération si tendre que je serais malheureuse si je
ne l'en croyais persuadé. Je couche a Ferney ce soir, et ce sera pour la
dernière fois.
Fernej-.
Nous venons, mon ami, de faire nos adieux au grand homme; hàlâsi
sans doute, des adieux éternels. Je n'ai pas voulu lui parler de mon départ;
mais j'ai bien vu qu'il en était instruit par les choses qu'il ni'a adressées.
Il a encore eu la bonté de m'admettre dans son cabinet, de m'y montrer les
sentiments les plus aimables et les plus flatteurs, quoiqu'il soit, dans ce
1. Le Diclionnaire philosophique porlaùf (1T04), dont la 7"= édition, fort aug-
mentée, parut en l'iTJ.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 389
moment, fort occupé de corriger les fautes de sa nouvelle édition; elle con-
tient des choses sur le parlement, qu'il veut absolument adoucir; je vois
qu'il le craint, et cela m'afflige : car quoi de plus affreux que de vivre, à
son âge, dans les alarmes et la terreur? Il m'a dit que M. Seguier^ était
venu le voir en passant à Ferney, il y a peu de temps; « et là, madame, à la
place que vous occupez (j'étais assise auprès de son lit), ce Seguier m'a
menacé de me dénoncer à son corps, qui me ferait brûler, s'il me tenait.
— Monsieur, ils n'oseraient. — Et qui les en empêcherait? — Votre génie,
votre âge, le bien que vous avez fait à l'humanité, le cri de l'Europe en-
tière; croyez que tout ce qui existe d'honnête, tout ce que vous avez rendu
humain et tolérant se soulèverait en votre faveur. — Eh ! madame, on
viendrait me voir brûler, et on dirait peut-être le soir : C'est pourtant bien
dommage. — Non, jamais je ne le souffrirais, lui dis-je, épouvantée de
cette seule idée; j'irais poignarder le bourreau, s'il pouvait's'en trouver un
capable d'exécuter cet exécrable arrêt. » Il m'a baisé la main et m'a dit :
« Vous êtes une aimable enfant; oui, je compte sur vous. — Oh! vous n'au-
rez pas besoin de mon secours. De grâce, éloignez, monsieur, une idée
si funeste et qui n'a, je vous proteste, nul fondement. »
Le lendemain, mon premier besoin^ en me levant, a été de le voir.
Hélas! c'était pour la dernière fois que j'entrais dans ce cabinet, que je le
voyais, que je recevais les témoignages de sa bonté! J'étais bien attristée.
Je m'étais habillée de bonne heure, parce que nous allions dhier dans le voi-
sinage. J'ai su trop tard qu'il aimait à voir les femmes parées, car j'avoue que
j'aurais employé, auprès de lui, ce moyen de lui plaire. Dès que j'ai paru :
« Quelle est, s'est-il écrié, cette dame si belle, si brillante, qui entre là? —
C'est moi, monsieur; » et j'ai couru lui baiser les mains. « Mon Dieu, que
vous êtes aimable! J'ai écrit à M. Suard que j'étais amoureux de vous. —
Oh ! monsieur, de toutes vos bontés, c'est celle dont je suis le plus flattée,
car c'est celle qui le touchera davantage! — Vous avez couché au-dessus
de mon cabinet. — Oui, monsieur; cette idée me rendait aussi fiere
qu'heureuse, et me laissera de bien aimables souvenirs. »
Comme il y avait beaucoup de monde dans son cabinet, il en fut bien-
tôt fatigué, et je le vis se renverser sur son oreiller, les yeux fermés et
souillant. Je dis sur-le-champ qu'il fallait le laisser au repos dont il avait
besoin. Ces mots parurent lui rendre la vie. H me jeta un regard rempli
d'une tendresse reconnaissante; je l'ai pressé bien tendrement contre mon
sein. « Vous m'avez trouvé mourant, me dit-il; mais mon cœur vivra tou-
jours pour vous. » .Mes larmes ont coulé en abondance en quittant sa maison,
où je ne le verrai jamais, quoiqu'il m'ait bien pressée de revenir cet au-
tomne avec vous, mon cher Condorcot et M. d'Alembert-^.
1. Antoine-Louis Séguier (1720-1792), avocat général au parlement de Paris,
qui venait de se signaler, on 1770, par son réquisitoire contre l'Encyclopédie. Il
visita Ferney en septembre 1770.
2. La huitième et dernière lettre de M"" Suard, et la réponse que lui fit Vol-
taire, sont dans la Correspondance, n"" 9415 et 941G.
390 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
LX.
MARTIN SHERLOCK A FERNEY^
1776.
Ferney, ce 26 avril 1776.
Le marquis d'Argence, d'Angoulême, me donna une lettre pour M. de
Voltaire, dont il était l'ami intime. Toute personne recommandée par M. d'Ar-
gence était sûre d'être bien accueillie à Ferney. M. de Voltaire me fit beau-
coup de politesses ; ma première visite fut de deux heures, et il me pria
pour diner le lendemain. Chaque jour, en sortant de chez lui, j'entrais dans
une auberge, où j'écrivais les choses les plus remarquables qu'il m'avait
dites, que voici.
Il me rencontra dans le vestibule ; son neveu, M. d'Hornoy, conseiller
au parlement de Paris, le soutenait par le bras; il me dit d'une voix très-
faible : « Vous voyez un homme très-vieux, qui fait un grand effort pour avoir
l'honneur de vous voir; voulez-vous bien vous promener dans mon jardin,
il vous fera plaisir, car il est h l'anglaise; ce fut moi qui introduisis cette
mode en France, et tout le monde la saisit avec fureur; mais les Français
parodient vos jardins, ils mettent trente arpents en trois. »
De son jardin on voyait les Alpes, le lac, la ville de Genève et ses envi-
rons, qui sont fort riants; il disait : It is a beautiful prospect (c'est un
beau coup d'oeil). Il prononçait ces mots assez bien.
Sherlock. — Depuis quand avez-vous été en Angleterre ?
Voltaire. — H y a cinquante ans au moins.
Son neveu. — C'était dans ce moment-là que vous avez fait imprimer la
première édition de votre Henriade.
Nous parlâmes lettres alors, et depuis ce moment, il oublia qu'il était
vieux et malade, et il parla avec la chaleur d'un homme de trente ans.
11 dirait beaucoup d'horreurs contre Moïse et contre Shakespeare.
Voltaire. — Votre Shakespeare est détestablement traduit par M. de La
Place. Il a substitué de La Place à Shakespeare; moi, j'ai traduit les trois
premiers actes de Jules César avec fidélité. Un traducteur devrait perdre
son esprit, et prendre celui de son auteur : si l'auteur est bouffon, il faut
que le traducteur le soit aussi. Shakespeare avait toujours un bouffon : c'est
le goût du siècle, qu'il avait pris des Espagnols. Les Espagnols avaient
toujours un bouffon ; tantôt c'était un dieu, tantôt c'était un diable ; tantôt
il priait, tantôt il se battait.
Nous parlâmes de l'Espagne.
Voltaire. — C'est un pays dont nous ne savons pas plus que des par-
1. Martin Sherlock, chapelain du comte de Bristol. Lettres cVun voyageur
anglais, Genève, 1779, et Neucliâtel, 1781, in-S». Ces lettres, publiées originai-
rement en français, furent traduites ensuite en anglais, London, 1780, in-4o.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 391
lies les plus sauvages de l'Afrique, et qui ne mérite pas la peine d'être
connu. Si un homme veut y voyager, il faut qu'il porte son lit, etc. Quand
il entre dans une ville, il faut aller dans une rue pour acheter une bouteille
de vin, un morceau de mulet dans une autre, il trouve une tab'e dans une
troisième et il y soupe. Un seigneur français passait par Pampelune : il envoya
chercher une broche, il n'y en avait qu'une dans la ville, et celle-lii était
empruntée pour une noce.
Son neveu. — Voilà un village que M. de Voltaire a fait bâtir.
Voltaire. — Oui, nous sommes libres ici : coupez un petitcoin et nous
sommes hors de la France. J'ai demandé de certains privilèges pour mes
enfants ici, et le roi m'a accordé tout ce que j'ai demandé, et a déclaré le
pays de Gex libre de tous les impôts des fermiers généraux, de sorte que
le sel, qui se vendait auparavant à dix sols la livre, ne va actuellement qu'à
quatre : je n'ai point d'autre chose à demander, excepté de vivre.
Nous entrons dans la bibliothèque.
Voltaire. — Voilà bien de vos compatriotes. (Il y avait Shakespeare,
Milton , Congreve, Rochester , Shaftesbury, Bolingbroke , Robertson,
Hume, etc.) Robertson est votre Tite-Live, son Charles-Quint'^ est écrit
avec vérité. Hume a écrit son Histoire- pour être loué; Rapin •', pour in-
struire ; et l'un et l'autre a atteint son but.
Sherlock. — Vous avez connu milord Chesterfield "^ ?
Voltaire. — Oui, je l'ai connu; il avait beaucoup d'esprit.
Sherlock. — Vous connaissez milord Hervey ".
Voltaire. — J'ai l'honneur d'être en correspondance avec lui.
Sherlock. — Il a des talents.
Voltaire. — Autant de brillant que milord Chesterfield, et plus de solidité.
Sherlock. — Milord Bolingbroke et vous étiez d'accord que nous n'avons
pas une seule bonne tragédie.
Voltaire. — C'est vrai : Caton^ est supérieurement bien écrit ; Addi-
son avait beaucoup de goût, mais l'abîme entre le goût et le génie est
immense. Shakespeare avait un génie étonnant, mais point de goût: il a gâté
le goût de la nation; il a été leur goût depuis deux cents ans ; et ce qui est
le goût d'une nation pendant deux cents ans le sera pendant deux mille ;
ce goùt-là devient une religion; et il y a dans ce pays-là beaucoup de fana-
tiques à l'égard de cet auteur.
1. Hislory of Charles V, 17G9, 3 vol. in-4o, traduite par Suard, 1771,2 vol.
ia-4°.
2. Son 'Histoire d'Angleterre., qu'il fit paraître de 1754 à 1701.
3. Rapin de ThOj'ras, neveu de Pellisson, auteur d'une Histoire dWnçjleterre,
1724, 8 vol. in-4o, souvent louée par Voltaire.
4. Philippe Dormer Stanhope, comte de Chesterfield, l'auteur des célèbres
Letters to his Son, 1774.
5. John lord Ilervey de Seckworth, garde des sceaux sous le ministère Wal-
pole.
G. Calo, tragédie d'Addison, conçue dans le système français, et représentée
en 1713.
392 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
Sherlock. — Vous avez connu personnellement milord Bolingbroke ?
Voltaire. — Oui, il avait la figure imposante et la voix aussi ; dans ses
ouvrages beaucoup de feuilles et peu de fruits ; des expressions entortillées
et des phrases qui ne finissent point.
Vous voyez là, dit-il, l'Alcoran, qui est bien lu au moins, — il était mar-
qué partout par des morceaux de papier. — Voilà Historié Douhls par
M. Horace Walpole ^^ — qui avait aussi beaucoup de marques. — Voilà le
portrait de Richard lU, vous voyez qu'il était assez beau garçon.
Sherlock. — Vous avez fait bâtir une église ?
Voltaire. — C'est vrai; et c'est la seule de l'univers en l'honneur de
Dieu ; vous avez des églises bâties à saint Paul, à sainte Geneviève, mais
pas une à Dieu.
Voilà ce qu'il m'a dit le premier jour : vous n'attendez aucune liaison
dans ce dialogue, parce que je n'ai écrit que ce qu'il a dit déplus frappant-
Peut-être ai-je écorché quelques-unes de ses phrases ; mais autant que je
pouvais m'en rappeler, j'écrivais ses propres paroles.
FerneJ^
Le lendemain, en nous asseyant à dîner il dit : « Nous sommes ici for
Liberly and Properly (pour la liberté et pour la propriété). Ce monsieur
est un jésuite *, il porte son chapeau ; moi, je suis un pauvre malade, jo
porte mon bonnet de nuit. »
Je ne me rappelle pas à propos de quoi il citait ces vers :
Hère lies the Mutton-eating King
Whose promise none relies on ;
Who never said a foolish thing
And never did a v,ise one.
Mais c'était à propos de Racine qu'il citait ces deux autres :
The weightj^ buUion of one sterling line
Drawn in French wire wou'd tbro' wliole pages shine.
Sherlock. — Les Anglais préfèrent Corneille à Racine.
Voltaire. — C'est que les Anglais ne savent pas assez la langue fran-
ça'se pour sentir la beauté du langage de Racine, et l'harmonie de sa versi-
fication. Corneille doit leur plaire davantage, parce qu'il a des choses plus
frappantes; mais Racine aux Français, parce qu'il a plus de douceur et de
tendresse.
Sherlock. — Comment avez-vous trouvé la chère anglaise ?
Voltaire. — Très-fraiche et très-blanche.
1. Historic Doubts on the life and cleath of Richard III, 1768. C'est une tenta-
tive de réhabilitation de ce prince. Cette édition, faite à Strawberry-Hill, rési-
dence d'Horace Walpole, et où il avait une imprimerie, avait comme frontispice
un portrait de Richard IH.
2. Le Père Adam.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 393
Il faut se rappeler que quand il fit ce calembour sur les femmes, il était
dans sa quatre-vingt-troisième année.
Sherlock. — Leur langue?
Voltaire. — Énergique, précise et barbare : c'est la seule nation qui
prononce leur .1, e.
Il citait le mot Handkercliief powv preuve de la bizarrerie de leur pro-
nonciation.
Il raconta une anecdote de Swift. Milady Cartwright, femme du vice-roi
d'Irlande, dans le temps de Swift, lui disait : « L'air de ce pays-ci est
bon. » Swift se jela à genoux : « De grâce, milady, ne dites pas cela en
Angleterre, ou ils y mettraient un impôt. »
Il dit ensuite que, quoiqu'il ne pût pas prononcer parfaitement l'anglais,
son oreille élait sensible à l'harmonie de leur langue et de leur versifica-
tion ; que Pope et Dryden avaient le plus d'harmonie dans la poésie, Addi-
son dans la prose.
Voltaire. — Comment avez-vous trouvé les Français?
Sherlock. — Aimables et spirituels; je ne leur ai trouvé qu'un seul
défaut, ils imitent trop les Anglais.
Voltaire. — Comment, vous nous trouvez dignes d'èlre originaux
nous-mêmes?
Sherlock. — Ou', monsieur.
Voltaire. — Et moi aussi ; mais c'est de votre gouvernement que nous
sommes jaloux.
Sherlock. — J'ai trouvé les Français plus libres que je ne les avais
crus.
Voltaire. — Oui, quant à se promener, à manger tout ce qu'il veut, à
se reposer sur son fauteuil, le Français est assez libre. Mais quant aux
impôts Ah! monsieur, que vous êtes heureux; vous pouvez faire tout;
nous sommes nés dans l'esclavage, et nous mourrons dans l'esclavage ; nous
ne pouvons pas même mourir comme nous voulons, il faut avoir un prêtre.
En parlant ensuite de notre gouvernement, il disait : « Les Anglais se
vendent, ce qui est une preuve qu'ils valent quelque chose; nous autres
Français, nous ne nous vendons point; vraisemblablement, c'est que nous
ne valons rien, »
Sherlock. — Que pensez-vous de l'IIéloïse?
Voltaire. — Elle ne se lira plus dans vingt ans.
Sherlock. — M"" de Lenclos ^ a bien écrit ses lettres.
Voltaire. — Elle n'en a jamais écrit une ; c était ce malheureux Cré-
billon.
Il disait que les Italiens étaient une nation de fripiers; que l'Italie
était une" garde-robe, dans laquelle il y avait beaucoup de vieux habits
d'un goût parfait. « C'est encore à savoir, dit-il, lesquels des sujets du Grand
Turc ou du pape sont les plus vils.»
l. Il s'agit ici des Lellres de Ninon de Lenclos au marquis de Sévigné, Paris.
1752, 2 voL in-12.
394 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
Il parla de l'Angleterre et de Shakespeare, et il expliqua à M«»<= Denis
une partie de la scène de Henri V, où le roi fait sa cour à la reine Cathe-
rine en mauvais français ^ ; et de la scène oij cette reine prend une leçon
d'anglais de sa dame d'atours, et où il y a des équivoques très-forts, sur-
tout sur le mot pied, et en s"adressant à moi, il dit : « Mais voilà ce que
c'est qu'un auteur, il sera tout pour faire de l'argent, »
Voltaire. — Quand je vois un Anglais rusé et aimant les procès, je
dis : voilà un Normand qui est venu avec Guillaume le Conquérant; quand
je vois un homme doux et poli, en voilà un qui est venu avec les Plantage-
nets; un brutal, voilà un Danois : car votre nation, aussi bien que votre
langue, est un galimatias de plusieurs autres.
Après dîner, en passant par un petit salon où il y avait une tète de
Locke, une de la comtesse de Conventry, et plusieurs autres, il me prend
par le bras et m'aruête : « Connaissez-vous ce buste? C'est le plus grand
génie qui ait existé : quand tous les génies de l'univers seraient rassemblés,
il conduirait la bande. »
C'était de Newton et de ses propres ouvrages qu'il parlait toujours avec
le plus de chaleur.
Si vous n'avez pas le temps de lire un court détail de minuties sur l'ar-
ticle de Voltaire, passez cette lettre.
Son château est commode et assez bien meublé; parmi d'autres tableaux,
on voyait le portrait de l'impératrice de Russie et celui du roi de Prusse,
qui lui avait été envoyé par ce souverain, ainsi que son propre buste en
porcelaine de Berlin avec l'inscription : Im?nortali.
Ses armoiries de noblesse- sont sur sa porte et sur toutes ses assiettes,
qui sont d'argent; au dessert, les cuillères, les fourchettes et les lames de
couteau étaient de vermeil; il y avait deux services et cinq domestiques,
dont trois étaient en livrée : il n'est pas permis à un domestique étranger
d'y entrer.
Il passe son temps à lire, à écrire, à jouer aux échecs avec le Père Adam,
et à regarder bâtir son village.
L'âme de cet homme extraordinaire a été le théâtre de toutes les ambi-
tions; il a voulu être homme de lettres universel; il a voulu être riche; il a
voulu être noble, et il a réussi à tout.
Sa dernière ambition a été de fonder une ville : et en examinant, on
verra que toutes ses idées étaient dirigées à ce point. Après la disgrâce de
M. de Choiseul, quand le ministère français eut abandonné le projet de bâtir
une ville à Versoy pour y établir des manufactures et faire tomber le com-
merce des Genevois, Voltaire se décida de faire à Ferney ce que le gouver-
nement français avait voulu faire à Versoy.
Il saisit le moment des dissensions de la République de Genève, et, par
1. King Henry V, acte III, scène iv, et acte \^ scène ii.
2. Ces armes étaient : d'azur à trois flammes d'or.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 395
de belles promesses, il engagea les exilés à se réfugier chez lui, et plusieurs
des mécontents les y suivirent.
11 fit bâtir les premières maisons, et les donna pour un cens perpétuel;
ensuite il prêta de l'argent en rente viagère à ceux qui voulaient bâtir eux-
mêmes; aux uns sur sa tête, à d'autres sur sa tête et sur celle de M""^ Denis.
Son unique objet m'a paru l'agrandissement de ce village ; voilà pourquoi
il avait demandé des exemptions d'impôts, et voilà pourquoi il cherchait
tous les jours à séduire des ouvriers de Genève pour y établir une manu-
facture d'horlogerie. Je ne dis pas qu'il ne pensât point à l'argent; mais je
suis persuadé que ce n'était pour lui qu'un objet secondaire.
Les deux jours que je l'ai vu, il portait des souliers de drap blanc, des
])as blancs de laine, des culottes rouges, deux gilets avec une robe de
chambre et la veste de toile bleue, semée de fleurs jaunes et doublée de jaune ;
il portait une perruque grise à trois marteaux, et par-dessus un bonnet de
nuit de soie brodé d'or et d'argent.
Il a fait construire, il y a douze ans, son tombeau à côté de son église, en
face de son château. Dans l'église, qui est petite, il n'y a rien d'extraor-
dinaire, excepté sur l'autel, où il y a une figure simple en bois doré, sans
croix. L'on dit que c'est lui-même, car on prétend qu'il a toujours eu
l'idée de faire une religion.
LXL
MADAME DE GENLIS A FERNEY\
AouT 1776.
De Genève.
Je compte aller demain à Ferney, voir M. de Voltaire. Je n'avais point
pour lui de lettre de recommandation; mais les jeunes femmes de Paris en
sont toujours bien reçues. Je lui ai écrit pour lui demander la permission
d'aller chez lui; il n'y avait dans mon billet ni esprit, ni prétentions, ni
fadeurs, et j'ai daté du mois d'août. M. de Voltaire veut qu'on écrive du
mois d'Augusle. Cette petite pédanterie m'a paru une flatterie, et j'ai écrit
fièrement du mois d'août. Le philosophe de Ferney m'a fait une réponse
très-gracieuse; il m'annonce qu'en ma faveur il quittera ses pantoufles et
sa robe de chambre, et il m'invite à dîner et à souper.
J'ai passé neuf heures avec M. de Voltaire; voilà une journée mémorable
qui doit être détaillée dans le journal d'une voyageuse; je conterai avec
simplicité, comme à mon ordinaire, ce que j'ai observé et ce que j'ai
senti.
1. E.\tralt des Souvenirs de Félicie: Paris, 18i)4, in-12, p. 197 et suiv. Plus
tard M""' de Genlis (1740-1830) a reproduit cette partie de ses Souvenirs dans ses
Mémoires; Paris, IS'2.^, tome II, page 320. Ce récit est toujours donné comme
faisant contraste avec celui de M""^ Suard.
.396 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
De Genève.
Quand j'ai reçu la réponse aimable de M. de Voltaire, il m'a pris tout à
coup une espèce de frayeur, qui m'a fait faire des réflexions inquiétantes.
Je me suis rappelé tout ce qu'on m'a conté des personnes qui vont pour la
première fois à Ferney. Il est d'usage surtout pour les jeunes femmes) de
s'émouvoir, de pâlir, de s'attendrir, et même en général de se trouver mal
en apercevant 31. de Voltaire^; on se précipite dans ses bras, on balbutie,
on pleure, on est dans un tr"0uble qui ressemble à l'amour le plus pas-
sionné. Voilà l'étiquette de la présentation à Ferney. M. de Voltaire y est
tellement accoutumé que le calme et la seule politesse la plus obligeante
ne peuvent lui paraître que de l'impertinence ou de la stupidité. Cependant,
je suis naturellement timide et d'une froideur glaciale avec les gens que je
ne connais pas; je n'ai jamais eu le courage de donner une louange en face
à ceux avec lesquels je ne suis pas intimement liée ; il me semble qu'alors
tout éloge est suspect de flatterie, qu'il ne saurait être de bon goût, et qu'il
doit déplaire ou blesser. Je me promis pourtant, non pas de faire une
scène pathétique, mais de me conduire de manière à ne pas causer un
grand étonnement, c'est-à-dire que j'ai pris la résolution, pour n'être pas
ridicule, de sortir de ma simplicité habituelle, et d'être moins réservée et
surtout moins silencieuse.
Je suis partie de Genève d'assez bonne heure, suivant mon calcul, pour
arrivera Ferney avant l'heure du dîner de M. de Voltaire; mais m'étant
réglée sur ma montre, qui avançait beaucoup, je n'ai connu mon erreur
qu'à Ferney. Il n'y a guère de gaucherie plus désagréable que celle d'ar-
river trop tôt pour dîner, chez les gens qui s'occupent et qui savent
employer leur matinée; je suis sûre que j'ai coûté une ou deux pages à
M. de Voltaire : ce qui me console, c'est qu'il ne fait plus de tragédies, je
ne l'aurai empêché que d'écrire quelques impiétés, quelques lignes licen-
cieuses de plus... Cherchant de bonne foi tous les moyens de plaire à
l'homme célèbre qui voulait bien me recevoir, j'avais mis beaucoup de soin
à me parer; je n'ai jamais eu tant de plumes et tant de fleurs. J'avais un
fâcheux pressentiment que mes prétentions en ce genre seraient les seules
qui dussent avoir quelques succès. Durant la route, je tâchai de me rani-
mer en faveur du fameux vieillard que j'allais voir; je répétais des vers de
la Henriade et de ses tragédies, mais je sentais que, même en supposant
qu'il n'eût jamais profané son talent par tant d'indignes productions, et
qu'il n'eût fait que les belles choses qui doivent l'immortaliser, je n'aurais
en sa présence qu'une admiration silencieuse. Il serait permis, il serait
simple de montrer de l'enthousiasme pour un héros, pour le libérateur d^
la patrie, parce que, sans instruction et sans esprit, on peut apprécier de
telles actions, et que la reconnaissance semble autoriser l'expression du
sentiment qu'elles inspirent; mais lorsqu'on se déclare le partisan pas-
1. On a vu là une allusion à M™^ Suard.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 397
sionné d'un homme de letlres, on annonce qu'on se croit en état de ju'^^er
souverainement tous ses ouvrages, on s'engage à lui en parler, à disserter
à détailler ses opinions; combien toutes ces choses sont déplacées dans la
jeunesse, et surtout dans une femme!... Je menais avec moi un peintre
allemand qui revient d'Italie, M. Ott i : il a beaucoup de talent et très-peu
de littérature, il sait à peine le français, et il n'a jamais lu une lif^ne de
M. de Voltaire; mais sur sa réputation, il n'en a pas moins pour lui tout
l'enthousiasme désirable. Il était hors de lui en approchant de Fernev •
j'admirais et j'enviais ses transports, j'aurais voulu pouvoir en prendre
quelque chose- On nous a fait passer devant une église sur le portail de
laquelle ces mots sont écrits : Voltaire a élevé ce temple à Dieu. Cette
inscription m'a fait frémir, elle ne peut paraître que l'extravagante ironie
de l'impiété ou l'inconséquence la plus étrange. Enfin, nous arrivons dans
la cour du château, nous descendons de voiture, M. Ott était ivre de joie,
nous entrons; nous voilà dans une antichambre assez obscure, M. Ott aper-
çoit sur-le-champ un tableau, et s'écrie : C'est un Correcte! Nous appro-
chons; on le voyait mal, mais c'était en effet un beau table;îu original du
Corrége, et M. Ott fut un peu scandalisé qu'on l'eût relégué là. Nous pas-
sons dans le salon, il était vide. Je vis dans le château cette espèce de
rumeur désagréable que produit une visite inopinée qui s^irvient mal
à propos; les domestiques avaient un aireffaré, on entendait le bruit redou-
blé des sonnettes qui les appelaient, on allait et venait précipitamment, on
ouvrait et fermait brusquement les portes; je regardai à la pendule du
salon, et je connus, avec douleur, que j'étais arrivée trois quarts d'heure
trop tôt, ce qui ne contribua pas à me donner de l'aisance et de la con-
fiance. M. Ott vit à l'autre extrémité du salon un grand tableau à l'huile,
dont les figures sont en demi-nature; un cadre superbe, et l'honneur d'être
placé dans le salon, annonçaient quelque chose de beau. Nous y courons,
et à notre grande surprise nous découvrons une véritable enseigne à bière,
une peinture ridicule représentant M. de Voltaire dans une gloire, tout
entouré de rayons comme un saint, ayant à ses genoux les Calas, et foulant
aux pieds ses ennemis, Fréron, Fompignan, etc., qui expriment leur humi-
liation en ouvrant des bouches énormes et en faisant des grimaces effroya-
bles. M. Ott fut indigné du dessin et du coloris, et moi, de la composition.
« Comment peut-on placer cela dans son salon? disais-je. — Oui, reprenait
M. Ott, et quand on laisse un tableau du Corrége dans une vilaine anticham-
bre... » Ce tableau est entièrement de l'invention d'un mauvais peintre
genevois qui en a fait présent à M. de Voltaire; mais il me paraît inconce-
vable que ce dernier ait le mauvais goùi d'exposer pompeusement à tous les
yeux une telle platitude.
Enfin, la porte du salon s'ouvrit, et nous vîmes paraître M""= Denis, la
nièce de M. de Voltaire, et M'"" de Saint-Julien. Ces dames m'annoncèrent
1. Probablement Joscpb-Mathias Ott, do l'Académie de Munich, et professeur
de dessin au gymnase de cette ville. Il mourut en 1791, âge de quaraute-nçuf
ans, d'après le Neues allgcmeines Kimstler-Lexicon de Nagler.
398 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
que M. de Voltaire viendrait bientôt. M'"" de Saint-Julien qui est fort
aimable, et que je ne connaissais pas du tout, est établie pour tout l'été à
Ferney; elle appelle M. de Voltaire mon philosophe, et iWapçeWe mon
papillon. Elle portait une médaille d'or à son côté; j'ai cru que c'était un
ordre, mais c'est un prix d'arquebuse donné par M. de Voliaire, et qu'elle
a gagné ces jours-ci; une telle adresse est un exploit pour une femme. Elle
m'a proposé de faire un tour de promenade, ce que j'ai accepté avec em-
pressement : car je me sentais si refroidie, si embarrassée, je craignais
tellement l'apparition du maître de la maison que j'étais charmée de
m'échapper un moment, afin de retarder un peu cette terrible entrevue.
yi^" de Saint-Julien m'a conduite sur une terrasse de laquelle on pourrait
découvrir la magnifique vue du lac et des montagnes, si l'on n'avait pas eu
le mauvais goût d'établir sur cette belle terrasse un long berceau de treil-
lage tout couvert d'une verdure épaisse qui cache tout. On n'entrevoyait
cette admirable perspective que par des petites lucarnes où je ne pouvais
passer la tête; d'ailleurs, le berceau est si bas que mes plumes s'y accro-
chaient partout. Je me courbais extrêmement, et, comme pour me rapetisser
encore, je ployais beaucoup les genoux, je marchais à toute minute sur ma
robe, je chancelais, je trébuchais, je cassais mes plumes, je déchirais mes
jupons, et dans l'attitude la plus gênante, je n'étais guère en état de jouir
de la conversation de M"^ de Saint-Julien, qui, petite, en habit néglige du
matin, se promenait fort à son aise, et causait très-agréablement. Je lui
demandai en riant si M. de Voltaire n'avait pas trouvé mauvais que j'eusse
vulgairement daté maletlredu mois d'août? Elle me répondit que non; mais
elle ajouta qu'il avait remarqué que je n'écrivais pas avec son orthographe.
Enfin, on vint nous dire que M. de Voltaire entrait dans le salon ; j'étais
si harassée, et en si mauvaise disposition que j'aurais donné tout au monde
pour pouvoir me trouver transportée dans mon auberge à Genève... ^l"'" de
Saint-Julien, me jugeant d'après ses impressions, m'entraîne avec vivacité;
nous regagnons la maison, et j'eus le chagrin, en passant dans une des
pièces du château, de me voir dans une glace; j'étais ébouriffée et toute
décoiffée, et j'avais une mine véritablement piteuse et tout à fait décom-
posée. Je m'arrêtai un instant pour me rajuster, ensuite je suivis courageu-
sement M™® de Saint-Julien. Nous entrons dans le salon, et me voilà en
présence de M. de Voltaire... M™« de Saint-Julien m'invita à l'embrasser,
en me disant avec grâce : Il le trouvera irès-bon. Je m'avançai grave.nent,
avec l'expression du respect que l'on doit aux grands talents et à la vieil-
lesse; M. de Voltaire me prit la main et me la baisa; je ne sais pourquoi
cette action si commune m'a touchée, comme si cette espèce d'hommage
n'était pas aussi vulgaire que banal; mais, enfin, je fus flattée que 31. de
Voltaire m'eût baisé la main, et je Tembrassai de très-bon cœur, intérieu-
rement, car je conservai toute la tranquillité de mon maintien. Je lui
présentai M. Ott, qui fut si transporté de s'entendre nommer à 31. de Vol-
taire que je crus qu"il allait faire une scène; il s'empressa de tirer de sa
poche des miniatures qu'il avait faites à Rome ; malheureusement, l'un de
ces tablejux représentait une Vierge avec l'Enfant Jésus, ce qui fit dire à
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 399
M. de Voltaire plusieurs impiétés aussi plates que révoltantes; je trouvai
qu'il était contre les devoirs de l'hospitalité et contre toute bienséance de
s'exprimer ainsi devant une personne de mon âge, qui ne s'afîichait pas
pour esprit fort, et qu'il recevait pour la première fois; extrêmement cho-
quée, je me tournai du côté de M™" Denis, afin d'avoir l'air de ne pas
écouter son oncle; il changea d'entretien, parla de Tltalie et des arts
comme il en écrit, c'est-à-dire sans connaissance et sans goût;jenedis
que quelques mots qui exprimaient que je n'étais pas de son avis. Il ne
fut question de littérature, ni avant, ni après le dîner; M. de Yoltaire ne
jugeant pas, je crois, que cette conversation dût intéresser une personne
qui s'annonçait d'une manière aussi peu brillante. Néanmoins, il soutint
l'entretien avec politesse, et même quelquefois avec galanterie pour moi.
On se mit à table, et pendant tout le dîner M. de Yoltaire ne fut rien
moins qu'aimable : il eut toujours l'air d'être en colère contre ses gens,
criant à tue-tête, avec une telle force qu'involontairement j'en ai plusieurs
fois tressailli ; la salle à manger est très-sonore, et sa voix de tonnerre y
retentissait de la man'ère la plus effrayante. On m'avait prévenue de cette
manie, qui est si hors d'usage devant des étrangers, et l'on voit parfaite-
ment en effet que c'est une habitude, car ses gens n'en paraissent être ni
surpris, ni le moins du monde troublés. Après le dîner, M. do Voltaire,
sachant que j'étais musicienne, a fait jouer M'"^ Denis du clavecin :
elle a un jeu qui transporte en idée au temps de Louis XIV; mais ce
souvenir-là n'est pas le plus agréable que l'on puisse se retracer de ce
beau siècle. Elle finissait une pièce de Rameau, lorsqu'une jolie petite
fille de sept ou huit ans entra dans la chambre, et vint se jeter au
cou de M. de Voltaire, en l'appelant papa ; il reçut ses caresses avec
grâce, et comme il vit que je contemplais ce tableau si doux avec un
extrême plaisir, il me dit que cette enfant appartenait à la petite-fille du
grand Corneille, qu'il a mariée; combien j'eusse été touchée dans ce mo-
ment si je ne m'étais pas rappelé ces Commentaires^ où l'injustice et
l'envie se traiiissent si maladroitement!... Dans ce lieu on esta chaque
instant blessé par des contriistes bizarres, et sans cesse l'admiration y est
suspendue et même détruite par des souvenirs odieux et par des dispa-
rates révoltantes. M. de Voltaire reçut plusieurs visites de Genève, ensuite
il me proposa une promenade en voiture ; il fit mettre ses chevaux, et nous
montâmes dans une berline, lui, sa nièce, M"»° de Saint-Julion et moi.
Il nous mena dans le village pour y voir les maisons qu'il a bâties et les
établissements bienfaisants qu'il a formés. Il est plus grand là (^ue dans ses
livres, car on y voit partout une ingénieuse bonté, et l'on ne peut se persua-
der que la même main qui écrivit tant d'impiétés, de faussetés et de mé-
chancetés, ait fait des choses si nobles, si sages et si utiles. Il montre ce
village à tous les étrangers, mais de bonne grâce; il en parle simplement,
avec bonhomie; il instruit de tout ce qu'il a fait, et cependant il n'a nulle-
ment l'air de s'en vanter, et je ne connais personne qui pût en faire autant;
en rentrant au château la conversation a élé fort animée; on parlait avec
intérêt de ce qu'on avait vu; je ne suis partie qu'à la nuit; M. do Voltaire
400 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
m'a proposé de rester jusqu'au lendemain après dîner, mais j'ai voulu
retourner à Genève. Tous les portraits et tous les bustes de M. de Voltaire
sont très-ressemblants, mais aucun artiste n'a bien rendu ses yeux: je
m'attendais à les trouver brillants et remplis de feu; ils sont en effet les
plus spirituels que j'aie vus, mais ils ont, en même temps, quelque chose
de velouté et une douceur inexprimable; l'âme de Zaïre est tout entière
dans ces yeux-là; son sourire et son rire, extrêmement malicieux, changent
tout à fait cette charmante expression. Il est fort cassé, et sa manière gothi-
que de se mettre le vieillit encore. Il a une voix sépulcrale qui lui donne un
ton singulier, d'autant plus qu'il a l'habitude de parler excessivement haut,
quoiqu'il ne soit pas sourd. Quand il n'est question ni rie la religion ni de
ses ennemis, la conversation est simple et naturelle, sans nulle prétention,
et par conséquent (avec un esprit tel que le sien) parfaitement aimable. Il
m'a paru qu'il ne supportait pas que l'on eût, sur aucun point, une opinion
difiérente de la sienne ; pour peu qu'on le contredise, son ton prend de
l'aigreur et devient tranchant; il a certainement beaucoup perdu de l'usage
du monde qu'il a dû avoir, et rien n'est plus simple: depuis qu'il est dans
cette terre, on ne va le voir que pour l'enivrer de louanges, ses décisions sont
des oracles, tout ce qui l'entoure est à ses pieds; il n'entend parler que de
l'admiration qu'il inspire, et les exagérations les plus ridicules dans ce
genre ne lui paraissent maintenant que des hommages ordinaires. Les rois
même n'ont jamais été les objets d'une adulation si outrée, du moins l'éti-
quette défend de leur prodiguer toutes ces flatteries; on n'entre point en
conversation avec eux, leur présence impose silence, et, grâce au respect,
la flalterie, à la cour, est obligée d'avoir de la pudeur, et de ne se montrer
que sous des formes délicates. Je ne l'ai jamais vue sans ménagement quà
Ferney; elle y est véritablement grotesque, et lorsque, par l'habitude, elle
peut plaire sous desemblablestraits, elle doit nécessairement gâterie goût, le
ton et les manières de celui qu'elle séduit. Voilà pourquoi l'amour-propre
de M. de Voltaire est si singulièrement irritable, et pourquoi les critiques
lui causent ce chagrin puéril qu'il ne peut dissimuler. Il vient d'en éprou-
ver un très-sensible. L'empereur a passé tout près de Ferney ; M. de Vol-
taire, qui s'attendait à recevoir la visite de l'illustre voyageur, a^ ait préparé
des fêtes et môme fait des vers et des couplets, et malheureusement tout
le monde le savait. L'empereur a passé sans s'arrêter et sans faire dire un
seul mot^. Comme il approchait de Ferney, quelqu'un lui demanda s'il
verrait M. de Voltaire; l'empereur répondit sèchement : i\0H, je le connais
assez; mot piquant et même profond, qui prouve que ce prince lit en
homme d'tsprit et en monarque éclairé.
1. En juillet 1777. Joseph II venait de visiter Louis XVI et la France, sous le
nom de comte de Falkenstein.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 401
LXII.
JOHN MOORE A FERNEY
4 776.
Genève.
Je ne suis point étonné de votre curiosité et du désir que vous témoi-
gnez d'être instruit de tout ce qui concerne le pliilosophe de Ferney. Cet
homme extraordinaire est parvenu à attirer l'attention et à fixer les regards
de toute l'Europe, d'une manière bien plus constante qu'aucun des grands
hommes que notre siècle a produits, je n'en excepte pas même les rois et
les héros. Les moindres anecdotes qui ont rapport à sa personne paraissent
en quelque sorte intéresser le public.
J'ai eu, depuis que je suis dans ce pays, de fréquentes occasions de lui
parler, et encore plus à ceux qui ont vécu familièrement avec lui depuis
plusieurs années; de sorte que les observations que je pourrai vous com-
muniquer à son sujet sont fondées sur ma propre autorité ou sur celle de
ses amis les plus intimes et les plus véridiques.
Il a ici, comme partout ailleurs, ses ennemis et ses admirateurs; ces
deux caractères se trouvent souvent réunis dans la môme personne.
La première idée qui s'est présentée à l'esprit de ceux qui ont entrepris
de décrire sa personne a été celle d'un squelette, relativement à son exces-
sive maigreur: rien de plus juste; mais il faut se rappeler que ce squelette
se compose de peau et d'os, a un regard plus vif et plus spirituel qu'aucun
être de la même nature, dans la force de l'âge et paré de tous les avan-
tages de la plus brillante jeunesse.
Je n'ai jamais vu des yeux aussi perçants que ceux de Voltaire, quoique
actuellement dans sa quatre-vingtième année: sa physionomie est on ne
peut plus expressive ; on y lit à la fois son génie, sa pénétration et son
extrême sensibilité.
Le matin, il a l'air triste et chagrin; son humeur cependant se dissipe
graduellement, et après dîner, il paraît ordinairement, plus gai : cependant
l'air ironique ne le quitte jamais entièrement, et il est aisé dans tous les
temps d'en retrouver des traces sur son visage, qu'il soit satisfait ou
mécontent.
Lorsque le temps est beau, il prend l'air et monte en carrosse avec sa
nièce ou (juelques-uns de ses hôtes, dont il y a toujours bon nombre à
\. John Moore, médecin et littérateur anglais, voyagea en France, en Italie,
en Suisse et en Allemagne, en compagnie du jeune frère du duc d'IIamilton. Ces
lettres sont extraites de son livre intitulé A View of Society and munners
in France, Switzerinnd, and Gennany; London, 1779, 2 vol. in-S». Cet ouvrage
a été traduit par H. Rieu, sous le titre de Lettres d'un voyarjcur anglais sur la
France, etc. j Genève, 1781-1782, 4 vol. in-S*'.
I- 26
402 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
Ferney. Quelquefois il se promène dans son jardin, ou, si le temps ne lui
permet pas de sortir, il emploie ses moments de récréation à jouer aux
«checs avec le Père Adam ou à recevoir les étrangers qui se succèdent con-
tinuellement, et attendent à sa porte le moment favorable de pouvoir être
admis, ou à lire et à dicter des lettres : car il a une correspondance suivie
avec tous les pays de l'Europe, d'où on lui rend compte de tous les événe-
ments remarquables et d'où on lui envoie toutes les productions littéraires
dès qu'elles paraissent.
La plus grande partie de son temps e^t employée à l'étude, et, soit qu'il
lise lui-même ou qu"il se fasse lire, il a toujours la plume à la main pour
faire des notes ou des remarques. Composer est son amusement favori; il
n'est pas d'auteur obligé d'écrire pour subsister, pas de poëte avide de se
faire connaître, qui soit aussi assidu que lui au travail, ou plus désireux
d'acquérir de nouvelle gloire que l'opulent et admiré seigneur de Ferney.
Il est on ne peut pas plus hospitalier, son cuisinier est excellent. Il a
ordinairement deux ou trois personnes qui viennent de Paris pour le voir
et passent un mois ou six semaines chez lui. Lorsqu'elles partent, leur
place est bientôt remplie; de sorte qu'il reçoit constamment de nouvelles
visites; ces étrangers, avec les gens de sa maison et ses amis de Genève,
composent une compagnie de douze à quatorze personnes qui dînent jour-
nellement à sa table, soit qu'il y paraisse ou mange seul dans sa chambre.
Car lorsqu'il est occupé à préparer une nouvelle production pour la presse,
indisposé ou de mauvaise humeur, il ne dîne point à table, mais se con-
tente de paraître pendant quelques minutes avant ou après le repas.
Tous ceux qui lui apportent des lettres de recommandation de ses amis
peuvent être sûrs, pourvu qu'il ne soit pas réellement malade, d'en être
bien reçus. Les étrangers qui n'ont pu s'en procurer s'assemblent assez
souvent l'après-midi dans son antichambre pour tâcher de le voir, et il
arrive qu'ils y réussissent; quelquefois aussi sont-ils obligés de se retirer
sans avoir satisfait leur curiosité. Tous ceux qui sont dans ce cas ne man-
quent jamais de l'accuser de caprice, et font mille mauvais contes, souvent
inventés, pour se venger de ce qu'il n'a pas jugé à propos de se laisser voir,
et de se montrer comme un ours que l'on promène à la foire. Je suis bien
moins surpris qu'il refuse quelquefois que de sa complaisance à se prêter si
souvent à cette indiscrète curiosité: en lui, elle ne peut-être qu'une preuve
de son désir d'obliger, puisqu'il est accoutumé depuis si longtemps aux
applaudissements qu'on ne saurait supposer que ceux d'un petit nombre
d'étrangers puissent lui causer une satisfaction bien vive.
Sa nièce, M'"« Denis, fait les honneurs de sa table, et entretient la
compagnie lorsque son oncle est hors d'état ou ne juge pas à propos de
paraître. C'est une femme sensée, polie avec tout le monde, dont la ten-
dresse et lés égards pour son oncle ne se sont jamais démentis.
Le matin n'est point le moment propre à lui rendre visite. Il ne saurait
souffrir qu'on l'interrompe dans ses occupations. Cela seul suffit pour le
mettre de mauvaise humeur; d'ailleurs, il est alors assez sujet à s'emporter,
soit que les infirmités de son âge le fassent souffrir, ou qu'il ait quelque
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 403
autre cause accidentelle de chagrin. Quelle qu'en soit la raison, il est cer-
tain qu'il croit moins à Vopiimisme à cette heure du jour qu'à toute autre
C'est vraisemblablement le matin qu'il a observé que « c'était dommage
que le quinquina fût originaire d'Amérique, et la fièvre de nos climats ».
Ceux qu'il invite à souper ont occtision de le voir sous le point de vue
le plus favorable. Alors il se plaît à entretenir la compagnie, et pamlt aussi
empressé que jamais à dire ce qu'on nomme de jolies choses; et si une
remarque juste et convenable, ou un bon mot échappe à l'un des convives,
il est tout aussi content et y applaudit d'aussi bon cœur que s'il venait de
lui ; il est assez indulgent pour se prêter à l'enjouement de la compagnie.
Environné de ses amis et animé par la présence de quelques femmes
aimables, il semble jouir de la vie avec toute la sensibilité d'un jeune
homme, son génie s'affranchit alors des entraves de la vieillesse et des
infirmités, et s'exhale en plaisanteries, en critiques délicates et en fines
railleries.
Il a le talent supérieur de se mettre à la portée de ceux avec lesquels il
se trouve, et de ne les entretenir que de choses qui doivent naturellement
leur plaire. La première fois que le duc d'Hamillon lui rendit visite, il fit
tomber la conversation sur les alliances de la France avec l'Ecosse, cita
plusieurs anecdotes du voyage d'un des prédécesseurs du duc lorsqu'il
accompagna à la cour de France Marie, reine d'Ecosse, dont il était alors
l'héritier présomptif; il lui parla de l'héroïsme de ses ancêtres, les anciens
comtes de Douglas ; de la célébrité que plusieurs de ses compatriotes
vivants s'étaient acquise dans la littérature, et surtout des Hume et des
Roberlson, dont il fit les plus grands éloges.
Un moment après entrèrent deux Russes de la première condition, qui
se trouvaient dans ce temps-là à Genève, Voltaire leur parla beaucoup de la
czarine et de l'état florissant de leur patrie... « Ci-devant, leur dit-il, vos com-
patriotes étaient guidés par des prêtres ignorants..., les beaux-arts leur étaient
inconnus, et vos terres étaient en friche...; à présent, les beaux-arts pros-
pèrent chez vous, et vos terres sont cultivées... » L'un de ces jeunes seigneurs
lui répliqua qu'il y avait encore bien des terres incultes en Russie.,. «Cepen-
dant, ajouta Voltaire, avouez que dans ces derniers temps votre patrie a
produit une abondante récolte de lauriers. »
Son aversion pour le clergé est assez connue... Celte passion le porte à
faire cause commune avec des gens dont les objections triviales prouvent
qu'ils ont beaucoup moins d'esprit que lui, et qui, dénuées du sel dont ce
grand génie les assaisonne, ne sont que fades et dégoûtantes. La conver-
sation ayant par hasard roulé sur ce sujet, quelqu'un de la compagnie dit:
« Si l'on était l'orgueil aux prêtres, que leur resterait-il '? rien... — Vous
comptez donc la gourmandise pour rien », lui répliqua Voltaire.
Il préfère la Poétique de Marmontel à tous les autres ouvrages de cet
auteur. En parlant de ceux-ci, il nous a dit que ce poète, semblable à Moïse,
n'avait jamais eu lui-même la félicité d'entrer dans la terre promise, quoi-
qu'il en eût montré la route aux autres.
On ne conçoit que trop les allusions et les sarcasmes déplacés de Voltaire
404 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
contre les saintes Écritures, et les hommes les plus respectables dont il y
est fait mention.
Certain quidam bègue, ayant trouvé moyen de s'introduire à Ferney,
ce personnage, qui n'était recommandable que par les louanges qu'il se pro-
diguait^ étant sorti de l'appartement, Voltaire dit qu'il le soupçonnait d'être
un aventurier, un imposteur;... M™** Denis lui répondit que les imposteurs
et les aventuriers n'avaient jamais cette incommodité... A quoi il répliqua :
« Eh ! Moïse ne bégayait-il pas ? »
Vous avez sûrement entendu parler de l'animosité subsistant entre Vol-
taire et Fréron, l'auteur de r.4wiee littéraire. Mvi jour que le premier se
promenait dans son jardin avec un de ses amis de Genève, un crapaud vint
à passer devant eux; celui-ci dit, pour plaire à Voltaire, en montrant l'ani-
mal: « Voilà Fréron. — Quel mai, répondit-il, celte pauvre bête a-l-elle pu
vous faire pour s'attirer une pareille injure? »
Il comparait la nation anglaise à un tonneau de bière forte dont le dessus
est de l'écume, le fond de la lie, et le milieu excellent.
Un ami de Voltaire lui ayant recommandé la lecture de certain système
métaphysique, fondé sur une suite d'arguments par lesquels l'auteur faisait
admirer son génie et sa dextérité, sans cependant convaincre son lecteur ou
prouver autre chose que son éloquence et la finesse de ses sophismes, il
lui demanda quelque temps après ce qu'il pensait de cet ouvrage : « Les
métaphvsiciens, lui répondit Voltaire, sont comme les gens qui dansent le
menuet : parés de la manière la plus avantageuse, ils font une ou deux ré-
vérences, parcourent l'appartement avec beaucoup de grâce, sont constam-
ment en mouvement sans avancer d'un pas, et finissent par se retrouver au
mù'me point d'où ils étaient partis. »
Genève.
Considéré comme maître, Voltaire se présente à Genève sous un jour
très-favorable. Il est affable, humain et généreux envers ses vassaux et ses
domestiques. Il aime à les voir prospérer, et s'intéresse à leurs affaires avec
le zèle d'un vrai patriarche. Il favorise l'industrie et encourage les manu-
factures de sa ville par tous les moyens dont, il peut s'aviser; par ses soins,
par sa seule protection, Ferney, qui n'était auparavant qu'un mauvais vil-
lage dont les habitants étaient aussi paresseux que méprisables, est de-
venu une petite ville aisée et passablement jolie.
Cette acrimonie, que l'on remarque dans [dusieurs ouvrages de Voltaire,
n'est dirigée que contre quelques-uns de ses rivaux qui osent lui disputer
sur le Parnasse la place distinguée à laquelle ses talents lui donnent le droit
de prétendre.
S'il a été l'auteur de plusieurs satires mordantes, il en a été aussi l'objet.
Il serait difficile de décider si c'est lui qui a été l'agresseur; mais on doit
avouer que toutes les fois qu'il n'a pas été personnellement attaqué en sa
qualité d'écrivain, il s'est montré bon et facile; dans plusieurs occasions, il
a témoigné une véritable philanthropie... Toute sa conduite relativement à
la famille Calas; la protection qu'il a accordée aux Sirven; son humanité
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 405
envers la jeune personne issue de Corneille, et plusieurs autres exemples
que je pourrais citer, sont tous des preuves de la vérité de ce que
j'avance.
Quelques personnes vous disent que les soins qu'il s'est donnés dans cette
occasion et dans d'autres semblables n'étaient que pour satisfaire sa vanité;
cependant celui qui s'empresse à justifier l'innocence persécutée, à exciter
l'indignation des grands contre l'oppression, et à secourir le mérite indi-
gent, doit réellement être estimé bienfaisant, tirât-il même vanité de pa-
reilles actions, et s'en glorifiàt-il outre mesure. Cet homme est, sans con-
tredit, plus utile à la société que le plus humble moine qui n'a d'autre vertu
que celle de ne s'occuper, dans un désert reculé, que de son propre salut.
La critique que Voltaire a faite des ouvrages de Shakespeare ne lui fait
aucun honneur; elle ne sert qu'à montrer qu'il ne connaissait qu'imparfai-
tement l'auteur dont il condamne si élourdiment les productions. Les irré-
gularités de Shakespeare et son peu d'égard pour les trois unités dans ses
drames sautent aux yeux des critiques les moins éclairés de nos jours; mais
les préjugés nationaux de Voltaire, et la connaissance peu profonde de notre
langue, l'aveuglent sur quelques-unes des plus sublimes beautés de notre
poëte anglais, et quoique ses remarques ne soient pas toujours justes et dé-
licates, elles sont cependant la plupart assez ingénieuses.
Un soir, à Ferney, où il fut question dans la conversation du génie de
Shakespeare, Voltaire déclama contre l'uTipropriété et l'absurdité qu'il y avait
d'introduire dans la tragédie des caractères vulgaires et un dialogue bas et
rampant; il cita plusieurs exemples où notre poëte avait contrevenu à cette
règle, même dans les pièces les plus touchantes. Un monsieur de la compa-
gnie, qui est un admirateur zélé de Shakespeare, observa, en cherchant à
excuser notre célèbre compatriote, que. quoique ses caractères fussent pris
dans le peuple, ils n'en étaient pas moins dans la nature. « Avec votre per-
mission, monsieur, lui répliqua Voltaire, mon cul est bien dans la nature,
et cependant je porte des culottes. »
Voltaire avait ci-devant un petit théâtre dans son château, où les gens
de sa société jouaient des pièces de théâtre; lui-même se chargeait ordinai-
rement d'un des principaux rôles ; mais, suivant ce qu'on m'en a dit, ce
n'était pas là son talent, la nature l'ayant doué de la faculté de peindre les
sentiments des héros, et non de celle de les exprimer,
M. Cramer, de Genève, était ordinairement acteur dans ces occasions.
Je l'ai souvent vu jouer sur un théâtre de société de cette ville avec un
succès mérité. Peu de ceux qui ont fait leur unique étude du théâtre, et qui
paraissent tous les jours en public, auraient été capables de jouer avec au-
tant d'énergie et de vérité que lui.
La célèbre Clairon même n'a pas dédaigné de monter sur le théâtre de
Voltaire, et d'y déployer à la fois le génie de cet autour et ses talents
d'actrice.
Ces représentations de Ferney, auxquelles plusieurs habitants de Genève
étaient de temps en temps invites^ ont vraisemblablement augmenté le goût
que ces républicains avaient pour des amusemcnls de cette espèce, et donné
406 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
l'idée à un directeur de comédiens^ français de venir tous les étés s'éta-
blir dans les environs de cette ville.
Comme le conseil n'a pas jugé à propos de l'y admettre, celte troupe a
fait construire un théâtre à Châtelaine, hameau du côté français de la ligne
supposée qui sépare ce royaume du territoire de la république, et à environ
trois milles des portes de Genève.
Il arrive quelquefois que l'on vient de Suisse et de Savoie pour assister
à ces représentations; mais les spectateurs les plus assurés et sur lesquels
l'espérance de la troupe se fonde sont surtout les citoyens de cette ville.
L'on commence ordinairement à trois ou quatre heures après midi, afin de
pouvoir rentrer avant la fermeture des portes.
J'ai été souvent à ce théâtre. Les acteurs n'en sont que médiocres. Le
célèbre Lekain, actuellement en visite à Ferney-, y joue quelquefois... La
principale raison qui m'y attire est le désir de voir Voltaire, qui y assiste
ordinairement toutes les fois que cet acteur y remplit un rôle, et surtout
lorsqu'une de ses pièces y est représentée.
Il se place sur le théâtre et derrière les coulisses, de façon cependant à
pouvoir être aperçu de la plus grande partie des spectateurs. 11 prend le même
intérêt à la représentation que si sa réputation dépendait de la manière de
jouer des acteurs. Il paraît très-affecté et tout à fait chagrin lorsque quelqu'un
d'entre eux vient à faire un contre-sens; et lorsqu'ils s'acquittent à son gré
de leurs rôles, il ne manque jamais d'en témoigner sa satisfaction, em-
ployant à cet effet le geste et la voix.
Il entre dans la passion avec l'émotion la plus marquée, et va môme
jusqu'à verser de véritables larmes, et il paraît aussi touché qu'une jeune
fille qui assiste pour la première fois de sa vie à la représentation d'une tra-
gédie.
Je me suis souvent mis à côté de lui, et je suis resté pendant toute la
pièce, étonné de voir un pareil degré de sensibilité à un octogénaire. L'on
croirait aisément que ce grand âge aurait dû émousser toutes ses sensations,
surtout celles que peuvent occasionner les malheurs fictifs qui lui sont fa-
miliers depuis si longtemps.
Les pièces que l'on représente étant de sa composition, cela même me
fournit une seconde raison qui me ferait croire qu'elles devraient produire
un moindre effet sur lui. Bien des gens cependant assurent que, lom de la
diminuer, elle est au contraire la véritable cause de sa sensibilité; et ils
allèguent, comme une preuve au soutien de leur assertion, qu'il ne va jamais
A\x théâtre que lorsque l'on y joue quelqu'une de ses productions.
Je ne suis point surpris qu'il préfère ses propres tragédies à toutes les
autres ; ce que je ne comprends pas, c'est la raison pour laquelle il se laisse
plus facilement émouvoir par des infortunes et des incidents de son inven-
1. Le nommé Saint-Géran : « le troubadour Saint-Géran », comme l'appelle
Voltaire.
2. Lekain, qui avait déjà visité Ferney en 1702 et en 1772, y revint une troi-
sième fois en 1776.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 407
tion que par des événements imprévus : on croirait que ceux-ci seraient
seuls capables de l'émouvoir. 11 n'y a que l'illusion de la scène qui puisse
produire de pareils effets, et nous faire verser des larmes en nous persua-
dant de la réalité des malheurs que nous déplorons, et il faut qu'elle ait été
assez forte pour que nous ayons oublié que nous étions à la comédie ; dès
qu'on commence à s'apercevoir que le tout n'est qu'une simple fiction, Tin-
lérêt et les pleurs doivent naturellement cesser.
Je souhaiterais cependant beaucoup de voir Voltaire assister à la repré-
sentation de quelqu'une des tragédies de Corneille ou de Racine, afin de
m'assurer s'il témoignerait plus ou moins de sensibilité qu'il ne fait aux
siennes. Alors je serais en état de décider cette question curieuse et long-
temps débattue, savoir si l'intérêt qu'il témoigne est pour la pièce ou pour
l'auteur.
Heureux si cet homme extraordinaire avait concentré son génie dans les
bornes que la nature lui avait prescrites, et n'était jamais sorti de la place
distinguée que les muses lui avaient assignée sur le Parnasse, où il était sûr
de briller, et qu'il ne s'en fût jamais écarté pour s'égarer dans les sentiers
épineux de la controverse. Car, tandis qu'il attaquait les tyrans et le» op-
presseurs du genre humain, et ceux qui ont perverti la nature bienfaisante
du christianisme pour la faire servir à des fins intéressées et condamna-
bles, on ne saurait trop regretter qu'il ait cherché, par des plaisanteries dé-
placées, à attaquer et à détruire le christianisme même.
En persévérant dans cette conduite, il a non-seulement scandalisé les
dévots, mais encore révolté les infidèles, qui l'accusent de s'être pillé lui-
même en se répétant souvent dans plusieurs de ses ouvrages ; ils paraissent
d'ailleurs tout aussi rebutés de ses prétendus bons mots que des plats et
ennuyeux sermons des fades apologistes de la religion, qui la déshonorent
par leur manière indigne de la prêcher.
La conduite de Voltaire, pendant ses différentes maladies, a été repré-
sentée sous des aspects tout à fait opi)Osés. J'ai beaucoup ouï parler de sa
grande contrition et de sa repentance lorsqu'il se croyait proche de sa fin ;
si ce qu'on m'en a dit est vrai, cela prouverait que son incrédulité n'est
point réelle, et que dans le fond du cœur il est chrétien et convaincu de la
vérité de l'Évangile.
J'avoue que je n'ai jamais pu ajouter foi à ces rapports: car quoique j'aie
souvent rencontré dans le monde de jeunes étourdis qui se sont donnés pour
des esprits forts, tandis qu'au fond du cœur ils poussaient la crédulité jus-
qu'à la superstition, je n'ai jamais compris ce qu'un homme tel que Vol-
taire, ou tout autre doué du sens commun, pouvait se promettre de cette
absurde alléctation. Prétendre mépriser ce qu'on révère, et traiter d'humain
ce que l'on croit être divin, est certainement de toutes les espèces d'hypo-
crisie celle qui me paraît la moins excusable.
J'ai eu quelque peine à éclaircir cette matière; des gens qui ont vécu
familièrement depuis plusieurs années avec lui m'ont assuré que toutes ces
histoires sont sans fondement. Ils ont ajouté que, quoiqu'il aimât la vie et
fit tout ce qui paraissait [)roprc à la conserver, il ne témoignait aucune
408 DOCUMEiNTS BIOGRAPHIQUES.
crainte de la mort, dont il n'avait point l'air de redouter les suites; qu''il ne
témoigna jamais, ni sain ni malade, le moindre remords des ouvrages qu'on
lui a attribués contre la religion chrétienne; qu'au contraire, il était aveu-
glé au point de témoigner le plus vif chagrin en pensant qu'il mourrait avant
que quelques-uns de ceux auxquels il travaillait alors fussent finis.
Quoique rien ne puisse justifier une pareille conduite, cependant elle me
paraît, si l'on admet les raisons que ses amis en donnent, plus conséquente
et moins blâmable qu'elle ne le serait s'il écrivait contre les opinions reçues,
le témoignage de sa conscience et les livres divins, uniquement pour s'at-
tirer les applaudissements d'un petit nombre d'incrédules.
Quoique dans l'erreur, je ne saurais le soupçonner d'une pareille absur-
dité; au contraire, j'imagine qu'aussitôt qu'il sera pleinement convaincu
des vérités du christianisme il s'empressera d'en faire une profession pu-
blique, et persistera jusqu'à son dernier soupir.
LXIII.
TESTAMENT DE VOLTAIRES
MON TESTAMENT.
A Ferney, ce 30 septbre 1770.
Jinstitue madame Denis ma nièce mon héritière universelle.
Je lègue a M"" labbé Mignot mon neveu le tiers de trois cent
mille francs de contrats qui sont entre les mains de M. Duclos
notaire a Paris. M"" Dompierre Dhornoi devant avoir par ma do-
nation dans son contrat de mariage, cent mille francs de ces
mêmes effets, les cent mille restants appartiennent de droit a
madame Denis.
Je lègue a Monsieur Vagniere huit mille livres; ce qui joint
avec la rente de quatre cent livres quil possède de son chef a
Paris par contrat passez chez M. Lalleu sur la compagnie des
Indes, poura lui faire un sort commode, surtout sil reste auprès
de madame Denis.
Je prie Monsieur Pdeu de prendre dans ma hiblioteque tous
les livres anglais qui lui conviendront.
Je laisse a la générosité de madame Denis et de M. de Florian
le soin de convenir ensemble sur ce qui pourra m'être deu par
M. de Florian au jour de mon décès.
Je lègue a la demois'^"'^ Barbera huit cent livres, et a elle et
1. Sur la page qui servait d'enveloppe à ce document étaient écrits ces seuls
mots : « Mon testament. Voltaire. »
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 409
a m"^ Vagniere mes pelisses, mes habits de velours et les vestes de
Lmcard; a chaque domestique de la maison une année de ses
gages,
Aux pauvres de la paroisse trois cent livres, s'il y a des pau-
vres. Je prie M. le curé deFerney d'accepter un petit diamant de
cinq cent livres,
Jespere que madame Denis sera aidée dans l'exécution de
mon testament par M. lavocat Ghristin a qui jay fait une dona-
tion de quinze cent francs dans cette intention.
Ar'ouet Voltaire.
30 septembre 1770.
LXIV.
EXTRAITS
DES LETTRES DE FERNEYi.
Ferneijj '6 juin Mil. — Nous sommes arrivés ici à notre retour d'Ita-
lie : nous avons eu le bonheur d'en voir le seigneur, et nous en avons été
d'autant plus flattés qu'il devient très-sauvage, et que nous avions rencon-
tré dans noire route plusieurs grands et notables personnages qu'il avait
refusés. Il a passé la journée entière avec nous. L'endroit de sa terre qu'il
nous a montré avec le plus de complaisance, c'est l'église. On lit en haut,
en lettres d'or : Deo erexil Voltaire. L'abbé Delille s'écria : « Voilà un
beau mot entre deux grands noms! Mais est-ce le terme propre? ajouta-t-il
en riant. Ne faudrait-il pas dicavil, sacr civil? — Non, non, » répondit le
patron. Fanfaronnade de vieillard. Il nous fit observer son tombeau, à moi-
tié dans l'église et à moitié dans le cimetière : « Les malins, continua-t-il,
diront que je ne suis ni dehors ni dedans. » La religion l'occupe toujours
beaucoup. En gémissant sur la petitesse de ce lieu saint, il dit : « Je vois
avec douleur aux grandes fêtes qu'il ne peut contenir tout le sacré trou-
peau ; mais il n'y avait (pie 50 habitants dans ce village quand j'y suis
venu, et il y en a 1,200 aujourd'hui. Je laisse à la piété de M"" Denis à
faire une autre église. » En parlant de Rome, il nous demanda si cette belle
basilique de Saint-Pierre était toujours bien sur ses fondements? Sur ce
que nous lui dîmes que oui, il s'écria : Tant pis!
Ferney^ 40 juin Mil. — Pour vous continuer notre relation, nous vous
ajouterons que M. de Voltaire, devant toujours exercer sa bienfaisance en-
vers quelqu'un, n'ayant plus le Père Adam, et étant brouillé avec M"'" Du-
puifs, ci-devant M""^ Corneille, a pris chez lui M"" de Varicour, fdle de
condition, dont le père est officier des gardes du corps, mais pauvre et
1. Insérés dans l 's Mémoires secrets pour servir à Vhistoire de la république
des lettres en 1777.
410 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
chargé d'une nombreuse famille. Il l'a couchée sur son testament, et l'aurait
voulu marier à son neveu, M. de Florian. C'est une fille aimable, jeune,
pleine de grâces et d'esprit. Elle est en embonpoint, et c'est quelque chose
de charmant de voir avec quelle paillardise le vieillard de Ferney lui
prend, lui serre amoureusement ses bras charnus. Il ne faut pas vous
omettre que dans notre conversation nous fûmes surpris de le voir s'expri-
mer en termes injurieux sur le parlement Meaupou, qu^il a tant prôné; mais
nous avions avec nous un conseiller du parlement actuel, et nous admi-
râmes sa politique. Du reste, on nous a rapporté deux bons mots de cet
aimable Anacréon, qu'on nous a donnés pour récents, et qui vous prouve-
ront que son attaque d'apoplexie, qui ne consistait que dans des étourdis-
sements violents, n'a pas affaibli la pointe de son esprit. M™*^ Paulze, femme
d'un fermier général, venue dans ces cantons où elle a une terre, a désiré
voir M. de Voltaire; mais, sachant la difficulté d'être introduite, elle l'a fait
prévenir de son envie; et pour se donner plus d'importance auprès de lui,
a fait dire qu'elle était nièce de l'abbé Terray. A ce mot de Terray, frémis-
sant de tout son corps, il a répondu : c Dites à M"'<^ de Paulze, qu'il ne me
reste plus qu'une dent, et que je la garde contre son oncle. » Un autre par-
ticulier, l'abbé Coyer, dit-on, ayant très-indiscrètement témoigné son désir
de rester chez M. de Voltaire, et d'y passer six semaines ; celui-ci l'ayant
su, lui dit avec gaieté : « Vous ne voulez pas ressembler à Don Quichotte ;
il prenait toutes les auberges pour des châteaux, et vous prenez les châteaux
pour des auberges ^. »
Genève, 1" seplembre Mil. — Nous avons été ces jours-ci chez le
philosophe de Ferney. M'"'' Denis, sa nièce, nous a très-bien accueillis, mais
elle n'a pu nous promettre de nous procurer une conversation avec son
oncle. Elle a cependant bien voulu lui faire dire que des milords anglais
souhaiteraient le saluer. 11 s'est excusé sur sa santé, à l'ordinaire, et nous
avons -été obligés de nous conformer à l'étiquette qu'il a établie depuis
quelque temps pour satisfaire notre curiosité, car son amour-propre est
très-flatté de l'empressement du public. Mais cependant il ne veut pas
perdre son temps en visites oiseuses, ou en pourparlers qui l'ennuieraient.
A une heure indiquée il sort de son cabinet d'étude, et passe par son salon
pour se rendre à la promenade. C'est là qu'on se tient sur son passage,
comme sur celui d'un souverain, pour le contempler un instant. Plusieurs
carrossées entrèrent après nous, et il se forma une haie à travers de la-
quelle il s'avança en effet. Nous admirâmes son air droit et bien portant.
Il avait un habit, veste et culotte de velours ciselé, et des bas blancs. Comme
il savait d'avance que des milords avaient voulu le voir, il prit toute la
compagnie pour anglaise, et il s'écria dans cette langue : Vous voyez un
pauvre homme ! Puis, parlant à l'oreille d'un petit enfant, il lui dit : Vous
serez quelque jour un Marlborough; pour moi, je ne suis qu'un chien de
Français.
1. Ces deux lettres sont de Trudaine de .Montigny.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. ZiH
Quant aux valets et autres personnes qui ne peuvent entrer dans le
salon, ils se tiennent aux grilles du jardin; il y fait quelque tour pour eux.
On se le montre, et l'on dit : Le voilà! le voilà! C'est très-plaisant,
Ferney, 4 octobre '1777. — J'ai dîné aujourd'hui chez M. de Voltaire en
très-grande compagnie. L'automne le dérange, et il redoute les approches
de l'hiver : il se plaint de sa strangurie ; il' est cassé et a la voix éteinte :
mais son esprit n'a que quarante ans ; il rabâche moins encore dans sa con-
versation que dans ses écrits. Il est précis et court dans ses histoires.
Gomme nous avions la jolie IM"'" de Blot, il a voulu être galant, et il était
plus coquet qu'elle des mines et de la langue. Pour vous donner une idée
de la vigueur et de la gentillesse de son esprit, je ne vous en citerai que
deux traits^ ils suffiront : la comtesse est tombée sur le roi de Prusse et a
loué son administration éclairée et incorruptible : Par oà diable, ma-
dame, s'est-il écrié, pourrait-on prendre ce prince ? il n'a ni conseil,
ni chapelle, ni maîtresse. On n'a pas manqué de parler de M. Necker,
et j'étais curieux de sa façon de penser sur son compte. Il a apostrophé
un Genevois qui était à table avec nous : Votre république, monsieur, doit
être bien glorieuse, lui a-t-il dit ; elle fournit à la fois à la France un
philosophe (31. Rousseau) pour l'éclairer, un médecin (M, Tronchin)
pour la guérir, et un ministre (M. Necker) pour remettre ses finances ;
et ce n'est pas l'opération la moins difficile. H faudrait, a-t-il ajouté,
lorsque l'archevêque de Paris mourra, donner ce siège à votre fameux
ministre Vernet, pour y rétablir la religion. Ce dernier persiflage, sans
autre réflexion ultérieure, m'a décelé son jugement sur notre directeur
général. Je l'avais pressenti par une citation écrite de sa main au bas du
portrait de JI. Turgot : Ostendent terris hune taiitum fata... Le marquis de
Villette était des nôtres et paraît goûté du patron, qui lui a dit des dou-
ceurs; je crois qu'elles sont intéressées, et qu'il s'agit de l'amadouer pour
un mariage. Ce qui indispose encore plus le philosophe contre M. Necker,
c'est la faveur qu'il accorde à la loterie royale de France, qui s'est étendue
dans ces cantons. On vient d'établir à Ferney un bureau de celte loterie ;
il redoute avec raison que les habitants de la colonie ne donnent dans ce
piège.
LXV.
DU MARQUIS DE VILLETTE^
A D'ALEMBERT.
Ferney (.5 ou 6 octobre 1777).
Vos nouvelles ont beaucoup diverti M. de Voltaire. Puisque vous voulez
savoir jusqu'aux minuties de sa vie domestique, je vous en raconterai quel-
(lues traits. Un grand nom ennoblit les plus petits détails.
1. Charles-Michel, marquis de Villette (1730-1793). Aprùs avoir quitté l'armée,
442 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
Je l'ai vu ce matin, sous les voûtes d'une vigne immense, assis dans un
large fauteuil, sur une pelouse molle et verdoyante, aux rayons du soleil,
qu'il ne trouve jamais trop chaud. Là, entouré de ses nombreux moutons,
il tenait d'une main sa plume, et de l'autre ses épreuves d'imprimerie.
J'approche; c'étaient les Quand^ les Pourquoi^ toutes les ironies dont il a
tant accablé son confrère Lefranc de Pompignan^ « Oh! pour le coup, lui
ai-je dit, c'est bien le loup qui s'est fait berger. »
Ce qui vaut la peine de vous être raconté, et par où j'aurais dû com-
mencer, c'est une fôte dont j'ai été témoin-. Représentez-vous le fondateur
de Ferney recevant, à l'entrée de son château, les hommages de sa colonie.
Étrangers et Français, catholiques et protestants, tous sont animés de cette
joie tumultueuse qui exprime moins l'amour que l'idolâtrie; tous, sous les
armes, en uniforme bleu et rouge, formaient une longue et brillante caval-
cade.
Un illustre voyageur^, l'une de ces Altesses d'Allemagne qui trafiquent de
leurs sujets et les mettent à l'enchère, arrive sur ces entrefaites; et frappé
de l'ordre et de l'appareil de toute cette petite troupe, il dit à M. de Vol-
taire : « Ce sont vos soldats? — • Ce sont mes amis », répond le philosophe.
Les ûlles et les garçons avaient des habits de bergers. Chacun apportait
son offrande; et comme au temps des premiers pasteurs, c'étaient des
œufs, du lait, des fleurs et des fruits.
Au milieu de ce cortège, digne des crayons du Poussin, paraissait la
belle adoptée du Patriarche. Elle tenait, dans une corbeille, deux colombes
aux ailes blanches, au bec de rose. La timidité, la rougeur, ajoutaient encore
au charme de sa figure. Il était difficile de n'être pas ému d'un si charmant
tableau.
Je ne vous parlerai point de l'afïluence, du concours des villages voisins.
Les chaînes de la servitude qu'il entreprend de briser pour vingt mille su-
jets du roi, les entraves de la ferme générale rejetées de tout le pays, la
liberté, l'aisance rendues au commerce, ne l'environnaient que de cœurs
reconnaissants.
avec le grade de maréchal des logis de cavalerie, il s'était fait connaître par d'as-
sez jolis vers de société, et surtout par ses vices, qui firent souvent scandale. Il
visita une première fois Ferney en ITG.oet y revint en 1777, à la suite d'une assez
fâcheuse scène où il avait cravaché M"" Thévenin en plein Vaux-Hall.
Les lettres que nous reproduisons font partie des OEuvres du marquis de
Viîlette, Edimbourg, 1788.
i. Cette série de facéties et d'épigrammes contre Lefranc de Pompignan, les
Quand, les Car, les Ah.' Ah! les Pour, les Qui, les Que, les Quoi, les Oui, les
Non, avaient pour origine le discours prononcé par celui-ci lors de sa réception
à l'Académie française, en 1760, et dans lequel il avait attaqué le parti philoso-
phique. Quant aux Pourquoi, dont parle ici Viîlette, ils étaient de l'abbé Morellet.
2. Cette fête eut lieu le 4 octobre 1777, jour de la Saint-François. Voyez
tome XLIX, page 395, et les Mémoires de Bachaumont, tome VIIJ, page 213.
3. Louis de Hesse-Darmstadt, fils aîné de Louis, landgrave de Hesse-Darmstadt,
et de Christine-Caroline de Deux-Ponts, né le 14 juin 1753. Il venait d'épouser, le
19 février 1777, sa cousine germaine, Louise-Henriette de Hesse-Darmstadt, née
le 15 février 1761.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 413
J'étais tout honteux de la sécheresse de mon rôle. J'ai voulu aussi ajou-
ter un compliment; c'étaient des vers : je vous l'avouerai, j'ai été bien plus
embarrassé de les réciter que de les faire :
A la fête du souverain,
Le gala de la cour pour lui seul a des charmes;
Et souvent un mot de sa main,
Pour payer ses plaisirs, a fait couler des larmes.
Vous avez un autre destin :
Chaque mot de la vôtre a le droit de nous plaire ;
Et quand ou célèbre Voltaire,
C'est la fête du genre humain.
Je vous dirai qu'il a donné un superbe repas et qu'il a fait asseoir à sa
table deux cents de ses vassaux: puis les illuminations, les chansons, les
danses. Le matin, c'était l'expression d'un sentiment doux, filial; le soir,
c'était l'enivrement de la joie. Vous auriez vu celui qui veut être toujours
aveugle et malade, oublier son grand âge, et dans un élan de gaieté qui
tenait encore à ton vieux temps, jeter son chapeau en l'air, paimi les accla-
mations et les transports, les vœux que l'on faisait pour ses jours si chéris.
C'est par l'admiration, l'enthousiasme, que M. de Voltaire est connu dans
le momie; c'est par l'amour, le respect, qu'il est connu chez lui. Vous savez
qu'il est très-riche; mais certainement il n'a jamais eu le tourment de la
possession. 11 semble qu'il craigne plus les importuns que les voleurs. J'ai
remarqué que sa chambre ferme à clef du côté du salon, et qu'elle n'a ja-
mais eu de serrure du côté de ses gens : ce qui prouve évidemment qu'il
n'est ni défiant, ni avare.
M. do Voltaire est bon voisin. J'ai vu un écrit fait double entre lui et son
curé, une prome.-se réciproque de n'avoir jamais de procès l'un contre
l'autre; et M. de Voltaire, en signant, a ajouté de sa main: Noire parole
vaut mieux que tous les actes de notaire.
Il a beaucoup fait bâtir. Chaque jour voit s'élever de nouveaux édi-
fices dans sa petite ville. Il justifie pleinement ses vers à la duchesse de
Choiseul.
Madame, un héros destructeur
JN'est, à mes yeux, qu'un grand coupable;
J'aime bien mieux un fondateur :
L'un est un dieu, l'autre est un diable.
Il a de belles et vastes forêts; mais il souffrirait d'y voir porter la co-
gnée. On dirait que sa sensibilité s'étend jusqu'aux végétaux. Vous con-
naissez les deux immenses sapins qui bordent son potager, et qu'il a nommés
Castor et Pollux, parce qu'ils sont jumeaux. L'un, frappé do la foudre, ac-
cablé par les ans, laissait tomber jusqu'à terre ses rameaux affaiblis. M. de
Voltaire les a fait relever par un fil d'archal, et se complaît à soutenir sa
vieillesse.
Je n'ajouterai [)lus qu'un mot. La fête dont je viens de vous parler a
414 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
fini par un accès de colère des plus violents. M. de Voltaire apprend que
l'on a tué les deux beaux pigeons que sa chère enfanti avait apprivoisés et
nourris. Je ne puis rendre l'excès de son indignation, en voyant l'apathie
avec laquelle on égorge ainsi ce qu'on vient de caresser. Tout ce que cette
cruauté d'habitude lui a fait dire d'éloquent et de pathétique peint encore
mieux son àme que ne feraient les belles scènes d'Orosmane et d'Alzii'e.
LXVI.
NOTE SUR M. DE VOLTAIRE
ET FAITS PARTICULIERS CONCERNANT CE GRAND H0M3IE
RECUEILLIS PAR MOI -
POCR SERVIR A SON HISTOIRE PAR M. L'aBBÉ D L VERNET.
L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux.
[OEdipe, acte I, scène i.)
Puis-je ne pas me glorifier d'un titre qui a fait à la fois mon état, ma
fortune, et le bonheur de ma vie? L'extrait que j'en vais donner justi-
fiera l'épigraphe que j'ai choisie, et qui pourrait paraître un peu trop or-
gueilleuse.
La paix de 4748, en rappelant les plaisirs de tout genre dans la ville de
Paris, devint l'époque mémorable d'une nouvelle institution de quelques
sociétés bourgeoises qui se réunirent pour le seul plaisir de jouer la co-
médie.
La première fut établie à l'hôtel de Soyecourt, au faubourg Saint-Honoré;
1. M'"' de Varicour, Belle et Bonne. Elle épousa le marquis de Villette à Fer-
ney, le 12 novembre 1777; voyez la note, tome L, page 304.
2. Lekain, mort le 8 janvier 1778 à l'âge de cinquante ans.
La note qui a été remise par le célèbre Lekain doit intéresser les gens de
lettres; le grand acteur y peint naïvement l'enthousiasme de Voltaire pour l'art
dramatique, et pour le talent du théâtre; et on y voit en même temps comment,
malgré cet enthousiasme et l'intérêt d'avoir des acteurs dignes de ses ouvrages,
il cherchait à détourner ce jeune homme d'un état trop avili par le préjugé, et
joignait noblement à ses conseils les moyens d'en embrasser un autre. Ce trait
est un de ceux qui prouvent le mieux que la bonté était le sentiment dominant de
l'âme de Voltaire.
C'est ainsi qu'avec plus de désintéressement encore il engagea, en 1765,
M"° Clairon à quitter le théâtre, quoique le talent de cette sublime actrice fût
alors dans toute sa force, et devint de jour en jour plus nécessaire au poëte, dont
le génie dramatique commençait à s'affaiblir par l'âge et les travaux.
Ses conseils à 'SVSl. d'Alembert et Diderot, persécutés pour V Encyclopédie^ et
plusieurs traits de ce genre, prouveraient encore que l'amour de la justice l'em-
portait dans son esprit sur toute autre considération. (K.)
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 415
la seconde, à l'hôtel de Clennont-Toiiuerre, au Marais; la troisième, à l'iiô-
tel de Jabacli, rue Saint-3IeiTy. C'est de ce dernier théâtre dont je suis le
fondateur.
De tous les jeunes gens qui jouissaient alors de quelque célébrité sur
ces différents théâtres, et dont quelques-uns se sont fixés dans nos provinces,
je suis le seul qui soit resté à Paris; et c'est une faveur que je dois plus à
ma bonne étoile qu'à la supériorité de mon talent. Voici comment la chose
est arrivée :
Le propriétaire de l'hôtel de Jabach, forcé de faire des réparations urgentes
dans l'intérieur de la salle que nous occupions, nous mit dans la nécessité
de demander à messieurs les comédiens de Clermont-Tonnerre la permis-
sion déjouer alternativement avec eux sur leur théâtre; traité qui fut sti-
pulé entre eux et nous au mois de juillet 1749, en payant la moitié des
frais. Nous y débutâmes par Sidney et George Dundln.
Il n'est pas ditiicile de se figurer que la concurrence de ces deux sociétés
excita dans le public quelques contestations dont le résultat ne pouvait
être favorable aux uns sans diminuer de la considération dont les autres
avaient joui jusqu'alors. On était partagé sur les talents de messieurs tels
et tels, sur ceux des demoiselles telles et telles. Les unes étaient plus jo-
lies, plus décentes que les autres; mais ces dernières avaient plus d'usage
du théâtre, plus de grâce, plus de finesse, etc. C'est ainsi que le public
s'amusait, e^ prenait parti, soit pour messieurs de Tonnerre, soit pour mes-
sieurs de Jabach. Mais qui pourra jamais croire qu'une société de jeunes
gens, qui réunissait le plaisir et la décence, put exciter la jalousie et les
plaintes des grands chantres de Melpomène!
Le crédit de ces derniers nous fit fermer notre théâtre; et ce fut un
prêtre janséniste qui en obtint la réiiabilitation. 31. l'abbé de Chauvelin,
conseiller-clerc au parlement de Paris, daigna s'intéresser pour des élèves
contre leurs maîtres, et nous fit jouer le Mauvais Richej comédie nouvelle
en cinq actes et en vers, de M. d'Arnaud. La pièce eut peu de succès, au
jugement de la plus brillante assemblée qu'il y eût alors à Paris. C'était au
mois de février ll'ôO.
M. de Voltaire y fut invité par l'auteur; et, soit indulgence pour
M. d'Arnaud, soit pure bonté pour les acteurs qui s'étaient donné toute la
peine imaginable pour faire valoir un ouvrage faible et sans intérêt, ce
grand homme parut assez content, et s'informa scrupuleusement qui était
celui qui avait joué le rôle de V amoureux. On lui répondit (juo c'était le
fils d'un marchand orfèvre de Paris, lequel jouait la comédie pour son plai-
sir, mais qui aspirait réellement à en faire son état. Il témoigna à M. d'Ar-
naud le désir de me connaître, et le pria de m'engager à l'aller voir le sur-
lendemain.
Le plaisir que me causa cette invitation fut encore plus grand que ma
surprise; mais ce que je ne pourrais [)eindre, c'est ce (jui se passa dans
mon âme à la vue de cet homme, dont les yeux étincelaient de l'eu, d'ima-
gination et de génie. En lui adressant la parole, je me sentis pénétré de
respect, d'enthousiasme, d'admiration, et do crainte; j'éprouvais à la fois
41G DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
toutes ces sensations, lorsque M. de Voltaire eut la bonté de mettre fin à
mon embarras en m'ouvrant ses deux bras, et en remerciant Dieu d'avoir
créé un être qui lavait ému et allendri en proférant d'assez mauvais vers.
Il me fil ensuite plusieurs questions sur mon état, sur celui de mon père,
sur la manière dont j'avais été élevé, et sur mes idées de fortune. Après
l'avoir satisfait sur tous ces points, et après ma part d'une douzaine de tasses
de chocolat mélangé avec du café, seule nourriture de M. de Voltaire depuis
cinq heures du matin jusqu'à trois heures après midi, je lui répondis, avec
une fermeté intrépide, que je ne connaissais d'autre bonheur sur la terre
que de jouer la comédie; qu'un hasard cruel et douloureux me laissant le
maître de mes actions, et jouissant d'un petit patrimoine d'environ sept cent
cinquante livres de rente^ j'avais lieu d'espérer qu'en abandonnant le com-
merce et le talent de mon père, je ne perdrais rien au change si je pouvais
un jour être admis dans la troupe des comédiens du roi.
«Ah! mon ami, s'écria M. de Voltaire, ne prenez jamais ce parti-là;
croyez-moi, jouez la comédie pour votre plaisir, mais n'en faites jamais
votre état. Cest le plus beau, le plus rare, le plus difficile des talents ; mais
il est avili par des barbares, et proscrit par des hypocrites. Un jour la
France estimera votre art, mais alors il n'y aura plus de Baron, plus de
Lecouvreur, plus de Dangeville. Si vous voulez renoncer à votre projet, je
vous prêterai dix mille francs pour commencer votre commerce, et vous
me les rendrez quand vous pourrez. Allez, mon ami, revenez me voir vers
la fin de la semaine; faites bien vos réflexions, et donnez-moi une réponse
positive. »
Étourdi, confus, et pénétré jusqu'aux larmes des bontés et des offres gé-
néreuses de ce grand homme, que l'on disait avare, dur, et sans pitié, je
voulus m'épancher en remerciements. Je commençai quatre phrases sans
pouvoir en terminer une seule. Enûn je pris le parti de lui faire ma révé-
rence en balbutiant; et j'allais me retirer, lorsqu'il me rappela pour me
prier de lui réciter quelques lambeaux des rôles que j'avais déjà joués. Sans
trop examiner la question, je lui proposai, assez maladroitement, de lui dé-
clamer le grand couplet de Gustave, au second acte. Point, point de Pi-
ron, me dit-il avec une voix tonnante et terrible; je n'aime pas les mau-
vais vers; diles-moi tout ce que vous savez de Racine.
Je me souvins heureusement qu'étant au collège Mazarin j'avais appris
la tragédie entière d'Athalie, après avoir entendu répéter nombre de fois
cette pièce aux écoliers qui devaient la jouer. Je commençai donc la pre-
mière scène, en jouant alternativement Abner et Joad. Mais je n'avais pas
encore tout à fait rempli ma tâche que M. de Voltaire s'écria aussitôt,
avec un enthousiasme divin : « Ah! mon Dieu, les beaux, vers! Ce qu'il y
a de bien étonnant, c'est que toute la pièce est écrite avec la même chaleur,
la môme pureté, depuis la première scène jusqu'à la dernière; c'est que la
poésie en est partout inimitable. Adieu, mon cher enfant, ajouta-t-il en
m'embrassant; je vous prédis que vous aurez la voix déchirante, que vous
ferez un jour les plaisirs de Paris ;^ mais ne montez jamais sur un théâtre
public! »
DOCUMENTS BIOG UA PIIIQUES. 417
Voilà le précis le plus vrai de ma première entrevue avec I\I. de Vol-
taire. La seconde fut plus décisive, puisqu'il consentit, après les plus vives
instances de ma part, à me recueillir chez lui comme son pensionnaire, et à
faire bâtir au-dessus de son logement un petit théâtre où il eut la bonté de
me faire jouer avec ses nièces et toute ma société. 11 ne voyait qu'avec un
défdaisir horrible qu'il nous en avait coûté jusqu'alors beaucoup d'argent
pour amuser le public et nos amis.
La dépense que cet établissement momentané causa k M. de Voltaire,
et l'offre désintéressée qu'il m'avait faite quelques jours auparavant, me
prouvèrent, d'une manière bien sensible, qu'il était aussi généreux et aussi
noble dans ses procédés que ses ennemis étaient injustes, en lui prêtant le
vice de la sordide économie. Ce sont des faits dont j'ai été le témoin. Je
dois encore un autre aveu à la vérité, c'est que M. de Voltaire m'a non-
seulement aidé de ses conseils pendant plus de six mois, mais qu'il m'a
défrayé pendant ce temps, et que, depuis que je suis au théâtre, je puis prou-
ver avoir été gratifié par lui de plus de deux mille écus. Il me nomme aujour-
d'hui son grand acleur, son Garrick, son enfant chéri : ce sont des titres
que je ne dois qu'à ses bontés pour moi; mais ceux que j'adopte au fond de
mon cœur sont ceux d'un élève respectueux et pénétré de reconnais-
sance.
Pourrais-je n'ôlre pas affecté d'un sentiment aussi respectable, puisque
c'est à M. de Voltaire seul que je dois les premières notions de (non art,
et que c'est à sa seule considération que M. le duc d'Aumont a bien voulu
m'accorder mon ordre de début au mois de septembre 1750'?
Il est résulté de ces premièies démarch'^s que, par une persévérance à
toute épreuve, je suis enfin, au bout de dix-sept mois, parvenu à sur-
monter tous les obstacles de la ville et de la cour, et à me faire inscrire sur
le tableau de messieurs les comédiens du roi, au mois de février 1752.
Quiconque voudra bien lire tous ces détails, en observer la filiation,
reconnaîtra que je suis loin de ressembler à ces cœurs ingrats qui rougis-
sent d'un bienfait, et qui, pour consommer leur scélératesse, calomnient
indignement leur bienfaiteur. J'en ai connu plus d'un de cette espèce à
l'égard de M. de Voltaire. J'ai été témoin des vols qui lui ont été faits par
des gens de toutes sortes d'états. Il a plaint les uns, méprisé tacitement les
autres, mais jamais il n'a tiré vengeance d'aucun. Les libraires, qu'il a pro-
digieusementenrichis parles différentes éditions de ses ouvrages, l'ont tou-
jours déchiré publiquement; mais il n'y en a pas un seul qui ait osé l'at-
taquer en justice, parce que tous avaient tort.
M. de Voltaire est toujours resté fidèle à ses amis. Son caractère est
impélueux, son cœur est bon, son âme est compatissante et sensible ; mo-
deste au suprême degré sur les louanges que lui ont prodiguées les rois, les
gens de lettres et le peuple réuni pour l'entendre et l'admirer; profond et
juste dans ses juge:nents sur les ouvrages d'autrui; rempli d'aménité, de
politesse et de grâces dans le commerce civil; inflexible sur les gens qui
l'ont ofTensé : voilà son caractère di-ssiné d'a[)rès nature.
On ne pourra jamais lui reprocher d'avoir attaqué le premier ses advcr-
I. 27
418 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
saires; mais, après les premières liostilités commises, il s'est montré comme
UQ lion sorti de son repaire, et fatigué de l'aboiement des roquets qu^il a
fait taire par le seul aspect de sa crinière hérissée. Il y en a quelques-uns
qu'il a écrasés en les courbant sous sa patte majestueuse; les autres ont
pris la fuite.
Je lui ai entendu dire mille fois qu'il était au désespoir de n'avoir pu
être l'ami de Crébillon ; qu'il avait toujours estimé son talent plus que sa
personne, mais qu'il ne lui pardonnerait jamais d'avoir refusé d'approuver
Mahomet.
Je ne dirai rien de la sublimité de ses talents en tout genre. Il n'en est
aucun oij il n'ait répandu beaucoup d'érudition, de grâce, de goût, et de
philosophie. Du reste, c'est à l'Europe entière à faire son éloge. Ses ou-
vrages, répandus d'un pôle à l'autre, sont des matériaux suffisants pour
l'entreprendre. Heureux celui qui saura les apprécier, et parler dignement
d'un homme aussi célèbre et aussi rare! Tout le monde connaît sa facilité
pour écrire, mais personne n'a vu ce dont mes yeux ont été les témoins
pour sa tragédie de Zalime.
Son secrétaire avait égaré ou brûlé, comme brouillon inutile, le cinquième
acte de cette tragédie. IM. de Voltaire le refit de nouveau en très-peu de
temps, et sur de nouvelles idées qui lui furent suscitées par les circon-
stances.
Je lui ai vu faire un nouveau rôle de Cicéron, dans le quatrième acte
de Rome sauvée, lorsque nous jouâmes cette pièce au mois d'auguste 17o0,
sur le théâtre de M'"^ la duchesse du 3Iaine, au château de Sceaux. Je ne
crois pas qu'il soit possible de rien entendre de plus vrai, de plus pathé-
tique et de plus enthousiaste que M. de Voltaire dans ce rôle. C'était, en
vérité, Cicéron lui-même tonnant de la tribune aux harangues sur le des-
tructeur de la patrie, des lois, des mœurs et de la religion. Je me souviendrai
toujours que M'"<' la duchesse du Maine, après lui avoir témoigné son
étonnement et son admiration sur ce nouveau rôle, qu'il venait de composer,
lui demanda quel était celui qui avait joué le rôle de Lentulus Sura, et que
M. de Voltaire lui répondit: Madame, c'est le vieilleur de tous. Ce pauvre
hère qu'il traitait avec tant de bonté, c'était moi-même; et ce n'était pas
ce qui flatta le plus les marquis, les comtes et les chevaliers dont j'étais
alors le camarade.
Je ne finirai point cet article sans citer encore quelques anecdotes qui
sont à ma connaissance, et qui serviront peut-être à donner encore quel-
ques idées particulières du caractère de M. de Voltaire.
Personne n'ignore qu'à la mort du célèbre Baron, ainsi qu'à la retraite
de Beaubourg, l'emploi tragique et comique de ces deux grands comédiens
fut donné à Sarrasin, qui ne suivait alors que de bien loin les traces de
ses maîtres. C'est ce qui lui attira une assez bonne plaisanterie de M. de
Voltaire, lorsque ce dernier le chargea du rôle de Brutus dans la tragédie
de ce nom. On répétait la pièce au théâtre, et la mollesse de Sarrasin dans
son invocation au dieu Mars, le peu de fermeté, de grandeur et de majesté,
qu'il mettait dans le premier acte, impatienta tellement M. de Voltaire qu'il
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 419
lui dit avec une ironie sanglante : « Monsieur, songez donc que vous êtes
Brutus, le plus ferme de tous les consuls romains, et qu'il ne faut point parler
au dieu Mars comme si vous disiez : Ah! bonne Vierge, faites-moi ga^^ner
un lot de cent francs à la loterie ! »
Il résulta de ce nouveau genre de donner des leçons que Sarrasin n'en
fut ni plus vigoureux ni plus mâle, parce que ni l'une ni l'autre de ces
qualités n'étaient en lui, et qu'il ne fut vraiment bon acteur que dans les
choses pathétiques. Il ignorait l'art de peindre les passions avec énergie.
On ne lui vit jamais l'àme de Mithridate, ni la noblesse d'Auguste.
L'on connaît la célébrité que M"'^ Dusmesnil s'était acquise dans le rôle
de Mérope, et qu'elle a constamment soutenue pendant vingt ans- cette
môme célébrité ne fut cependant pas a l'abri du sarcasme de M. de Voltaire.
Lorsqu'il fit répéter Mérope pour la première fois, il trouvait que cette fa-
meuse actrice ne mettait ni assez de force ni assez de chaleur dans le qua-
trième acte, quand elle invective Polyphonte. « 11 faudrait, lui dit M"" Du-
mesnil, avoir le diable au corps pour arriver au ton que vous voulez me
faire prendre. — Eh! vraiment oui, mademoiselle, lui répondit M. de Vol-
taire, c'est le diable au corps qu'il faut avoir pour exceller dans tous les
arts. » Je crois que M. de Voltaire disait une grande vérité.
Il était un jour questionné sur la préférence que les uns accordaient à
M'^" Dumesnil sur M'ie Clairon, et sui- l'enthousiasme que cette dernière
excitait, au grand regret de celle qui lui avait servi de modèle. Ceux qui
tenaient encore au vieux goût prétendaient que, pour attacher l'âme, la re-
muer et la déchirer, il fallait avoir, comme M"" Dumesnil, de la rnacliine
à Corneille, et que M"* Clairon n'en avait point. Elle l'a dans la gorye,
s'écria M. de Voltaire; et la question fut jugée.
Une très-jeune et jolie demoiselle, fille d'un procureur au parlement
jouait avec moi le rôle de Palmire dans Mahomet, sur le théâtre de M. de
Voltaire. Cette aimable enfant, qui n'avait que quinze ans, était fort éloi-
gnée de pouvoir débiter avec force et énergie les imprécations qu'elle vomit
contre son tyran. Elle n'était que jeune, jolie et intéressante; aussi M. do
Voltaire s'y prit-il à son égard avec plus de douceur, et, pour lui remon-
trer combien elle était éloignée de la situation de son rôle, il lui dit : « Ma-
demoiselle, figurez-vous que ftlahomet est un imposteur, un fourbe, un scé-
lérat qui a fait poignarder votre père, qui vient d'empoisonner votre frère, et
qui, pour couronner ses bonnes œuvres, veut absolument coucher avec vous
Si tout ce petit manège vous fait un certain plaisir, ah! vous avez raison de
le ménager comme vous faites; mais pour peu que cela vous réj)ugne, voici,
mademoiselle, comme il faut vous y prendre. »
Alors M. de Voltaire, répétant lui-même cette imprécation, donna à
cette pauvre innocente, rouge de honte et tremblante de peur, une leçon
d'autant plus précieuse qu'elle joignait le précepte à l'exemple. Elle devint
par la suite une actrice très-agréable.
En 1755, étant aux Délices, près de Genève, dans la maison que M. de
Voltaire venait d'acquérirdu procureur général Troachin, je devins le dépo-
sitaire de l'Orphelin de la Chine, que l'auteur avait fait d'abord en trois
420 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
actes, et qu'il nommait ses magots. C'est en conférant avec lui sur cet ou-
vrage d'un caractère noble et d'un genre aussi neuf, qu'il me dit : « Mon
ami, vous avez les inflexions de la voix naturellement douces ; gardez-vous
bien d'en laisser échapper quelques-unes dans le rôle de Gengis. Il faut
bien vous mettre dans la lête que j'ai voulu peindre un tigre qui, en cares-
sant sa femelle, lui enfonce ses griffes dans les reins. Si vos camarades trou-
vent quelques longueurs dans le cours de l'ouvrage, je leur permets de
faire des coupures: ce sont des citoyens qu'il faut quelquefois sacrifler au
salut de la république; mais faites en sorte que l'on en use modérément,
car les faux connaisseurs sont souvent plus à craindre, pour ces sortes de
changements, que ceux qui sont bonnement ignorants. »
Après mon départ de Ferney, au mois d'avril '1762, M. de Voltaire eut
la fantaisie de faire jouer sur son petit théâtre sa tragédie de l'Orphelin de
la Chine. Le libraire Cramer s'était exercé avec M. le duc de Villars sur le
rôle de Gengis. Il n'y a personne qui ne soit instruit de la prétention de ce
grand seigneur pour bien enseigner à jouer la comédie : aussi fit-il de son
élève Cramer un froid et plat déclamateur, et c'est ce dont M. de Voltaire ne
tarda pas à s'apercevoir. Dès la première répétition, il sentit plus que jamais
que l'on pouvait être en même temps duc, bel esprit, et le fils d'un grand
homme; mais que ni l'un ni l'autre de ces titres ne donnait du talent pour
exercer les beaux-arts, des connaissances pour les approfondir, et du goût
pour les bien juger.
M. de Voltaire se mit à persifler son Cramer, et promit de le tourmenter
jusqu'à ce qu'il eût changé sa diction. Le fidèle Genevois fit des études
increvables pour oublier tout ce que son maître lui avait appris, et revint
au bout de quinze jours à Ferney pour répéter de nouveau son rôle avec
M. de Voltaire, qui, s'apercevant d'un grand changement, s'écria avec joie
à M™'' Denis : « Ma nièce, Dieu soit loué! Cramera dégorgé son duc. »
Depuis plus de trente ans l'on n'avait pas encore vu de cabale aussi forte
que celle qui s'éleva contre M. de Voltaire à la première représentation de
la tragédie d'Oreste (si toutefois on en excepte celle qui fut faite contre
Adélaïde du Guesclin)^ sifflée depuis cinq heures jusqu'à huit. Cependant
la plus saine partie du public, celle dont le jugement seul demeure, parce
qu'il est impartial, l'emportait de temps en temps sur les fanatiques de Cré-
billon, et témoignait alors sa satisfaction par les acclam.ations tes moins sus-
pectes. C'est dans un de ces moments de transport et d'ivresse que M. de
Voltaire, s'élançant à mi-corps de sa loge, se mit à crier de toutes ses
forces: «Applaudissez, applaudissez, braves Athéniens! c'est du Sophocle
tout pur. »
Celte franchise et cette admirable présence d'esprit caractérisaient à
chaque heure du jour l'homme unique dont nous avons recueilli quelques
anecdotes. En voici une qui le montre tel que !a nature l'avait formé, c'est-
à-dire Vif, éloquent, et toujours philosophe.
En 1743^ à la troisième ou quatrième représentation de Mérope, M. de
Voltaire fut frappé d'un défaut de dialogue dans les rôles de Polyphonie et
d'Krox. De retour de chez M°"^ la marquise du Chàlelet, où il avait soupe, il
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 421
reclifia ce qui lui avait paru vicieux dans cette scène du premier acte, fit
un paquet de ses corrections, et donna ordre à son domestique de les
porter chez le sieur Paulin, homme très-estimable, mais acteur très-mé-
diocre, et qu'il élevait, disait-il, à la brochette pour jouer les tyrans. Le
domestique observa à son maître qu'il était plus de minuit, et qu'à cette
heure il lui était impossible de réveiller iM. Paulin : « Va, va, lui répliqua
l'auteur de Mérope, les tyrans ne dorment jamais! »
LXVII.
DÉCLARATION DE VOLTAIRE'.
28 février 1778.
Je meurs en adorant Dieu, en aimant mes amis, en ne haïs-
sant pas mes ennemis, et eu détestant la superstition.
V 0 L T A 1 U E .
LXVIIl.
COPIE
DE LA PROFESSION DE FOI DE M. DE VOLTAIIîE
EXIGÉE PAR l'abbé GAULTIER SON CONFESSEtR 2.
Je, soussigné, déclare qu'étant attaqué depuis quatre jours d'un vomis-
sement de sang à l'âge de quatre-vingt-quatre ans, et n'ayant pu me traîner
à l'église, et M. le curé de Saint-Sulpice ayant bien voulu ajouter à ses
bonnes œuvres celle de m'envoyer M. l'abbé Gaultier, prêtre, je me suis
confessé à lui, et que si Dieu dispose de moi, je meurs dans la sainte reli-
gion catholique où je suis né, espérant de la miséricorde divine qu'elle dai-
gnera pardonner toutes mes fautes, et que si j'avais jamais scandalisé
l'Église, j'en demande pardon à Dieu et à elle. Signé : Voltaire, le i mars
1778, dans la maison de M. le marquis de Villette.
En présence de M. l'abbé Mignot, mon neveu, de M. le marquis de Vil-
levieille, mon ami. Siyné : L'abbé Mjgnot, Villevieille *.
1. Original, Bibl. nat., mss fr., 11460.
2. Correspondance de Grimm, etc., édit. Tourncux, tome XII, page 87.
3. Non content de sa rétractation, Voltaire reprenait la plume pour la fortifier
de la déclaration suivante : « M. l'abbé Gaultier m'a^'ant averti qu'on disait dans
un certain monde que je protesterais contre tout ce que je ferais à la mort, je
déclare que je n'ai jamais tenu ce propos, et que c'est une ancienne plaisanterie
attribuée très-faussement, dès longtemps, à plusieurs savants plus éclairés que
Voltaire. »
422 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
Nous déclarons la présente copie conforme à l'original, qui est demeuré
entre les mains de l'abbé Gaultier, et que nous avons signé l'un et l'autre,
comme nous signons le présent certificat. Fait à Paris, le 27 mai 1778.
Signé: L'abbé Mignot, Villevieille.
L'original ci-dessus mentionné a été présenté à monsieur le curé de
Saint-Sulpice, qui en a tiré copie. Signé : L'abbé Mignot, Villevieille.
LXIX.
VOLTAIRE A L'ACADÉMIE
ET A LA C05IÉDIE-FRAXÇAISE
LE 30 MARS 1778 '.
Ce lundi 30.
Non, je ne crois pas qu'en aucun temps le génie et les lettres aient pu
s'honorer d'un triomphe plus flatteur et plus touchant que celui dont M. de
Voltaire vient de jouir après soixante ans de travaux, de gloire et de per-
sécution.
Cet illustre vieillard a paru aujourd'hui pour la première fois à l'Aca-
démie et au spectacle. Un accident très-grave^, et qui avait fait craindre
pendant plusieurs jours pour sa vie, ne lui avait pas permis de s'y rendre
plus tôt. Son carrosse a été suivi dans les cours du Louvre par une foule de
peuple empressé à le voir. Il a trouvé toutes les portes, toutes les avenues
de l'Académie, assiégées d'une multitude qui ne s'ouvrait que lentement à
son passage, et se précipitait aussitôt sur ses pas avec des applaudissements
et des acclamations multipliés. L'Académie est venue au-devant de lui jusque
dans la première salle, honneur qu'elle n'avait jamais fait à aucun de ses
membres, pas même aux princes étrangers qui ont daigné assister à _ses
assemblées. On l'a fait asseoir à la place du directeur, et, par un choix
unanime, on l'a pressé de vouloir bien en accepter la charge, qui allait être
vacante à la fin du trimestre de janvier. Quoique l'Académie soit dans
l'usage de faire tirer cette 'charge au sort, elle a jugé, sans doute avec rai-
son, que déroger ainsi à ses coutumes en faveur d'un grand homme, c'était
suivre en effet l'esprit et les intentions de leur fondateur. M. de Voltaire a
reçu cette distinction avec beaucoup de reconnaissance, et la lecture que
lui a faite ensuite M. d'Alembert de \'Élog3 de Boileau a paru l'intéresser
infiniment. Il y a dans cet éloge une discussion très-fine sur le progrès que
le législateur du goût, dans le dernier siècle, a fait faire à notre langue. On y
1. Correspondance de Grimm. édition Tourneux, tome XII, p. G8.
2. Une violente liéraorragie, occasionnée vraisemblablement par toutes les fa-
tigues qu'il a essuyées depuis son arrivée à Paris, et surtout par les efforts qu'il a
faits dans une répétition que les Comédiens firent chez lui de sa tragédie d'/rène,
repétition qui lui a donne beaucoup d'impatience et beaucoup d'humeur. (MErsTER.)
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 423
compare le style de Racine et celui de Boileau, la manière de ces deux poètes,
et celle de M. de Voltaire, à qui l'auteur donne des éloges trop vrais et trop
délicats pour avoir pu craindre, en les lisant devant lui, de blesser ou son
amour-propre ou sa modestie. L'assemblée était aussi nombreuse qu'elle
pouvait l'être sans la présence de messieurs les évêques, qui s'étaient tous
dispensés de s'y trouver, soit que le hasard, soit que cet esprit saint qui
n'abandonne jamais ces messieurs l'eût décidé ainsi pour sauver l'honneur
de l'Église ou l'orgueil de la mitre : ce qui, comme chacun sait, ne fut
presque toujours qu'une seule et même chose.
Les hommages que M. de Voltaire a reçus à l'Académie n'ont été que le
prélude de ceux qui l'attendaient au théâtre delà nation. Sa marche depuis
le vieux Louvre jusqu'aux Tuileries a été une espèce de triomphe public.
Toute la cour des Princes, qui est immense, jusqu'à l'entrée du Carrousel,
était remplie de monde; il n'y en avait guère moins sur la grande terrasse
du jardin, et cette multitude était composée de tout ?exe, de tout âge et de
toute condition. Du plus loin qu'on a pu apercevoir sa voiture, il s'est élevé
un cri de joie universelle; les acclamations, les battements de mains, les
transports ont redoublé à mesure qu'il approchait; et quand on l'a vu, ce
vieillard respectable chargé de tant d'années et de tant de gloire, quand on
l'a vu descendre appuyé sur deux bras, l'attendrissement et l'admiration
ont été au comble. La foule se pressait pour pénétrer jusqu'à lui; elle se
pressait davantage pour le défendre contre elle-même^. Toutes les bornes,
toutes les barrières, toutes les croisées, étaient remplies de spectateurs, et
le carrosse à peine arrêté, on était déjà monté sur l'impériale et même jusque
sur les roues pour contempler la divinité de plus près. Dans la salle même,
l'enthousiasme du public, que l'on ne croyait pas pouvoir aller plus loin,
a paru redoubler encore lorsque, M. de Voltaire placé aux secondes, dans
la loge des gentilshommes de la chambre, entre M""" Denis et M''^'= de Villetle,
le sieur Brizard est venu apporter une couronne de laurier que M""^ de
Villelte a posée sur la tête du grand homme, mais qu'il a retirée aussitôt,
quoique le public le pressât de la garder par des battements de mains et
par des cris qui retentissaient de tous les coins de la salle avec un fracas
inouï. Toutes les femmes étaient debout. Il y avait plus de monde encore
dans les corridors que dans les loges.
Toute la Comédie, avant la toilo levée, s'était avancée sur les bords du
tliéâtre. On s'étouffait jusqu'à l'entrée du parterre, où plusieurs femmes
1. Les moindres détails de cette journée pouvant avoir quelque intérêt, nous
ne voulons point manquer de rappeler ici le costume dans lequel M. de Voltaire
a paru. Il avait sa grande perruque à nœuds grisâtres, qu'il peigne tous les jours
lui-même, et qui est toute semblable à celle qu'il portait il y a quarante ans; de
longues manchettes de dentelles et la superbe fourrure de martre zibeline, qui
lui fut envoyée il y a quelques années par l'impératrice de Russie, couverte d'un
beau velours cramoisi, mais sans aucune dorure. Il est impossible de penser à
cette fameuse perruque sans se souvenir qu'il n'y avait autrefois que le pauvre
Bachaumont qui en eût une pareille, et qui en était extrêmement fier. On l'appe-
lait la tête à perruque de M. de Vollaire. (MEisTiiit.)
424 D0CU3IENTS BIOGRAPHIQUES.
étaient descendues, n'ayant pas pu trouver ailleurs des places pour voir quel-
ques instants l'objet de tant d'adorations. J'ai vu le moment où la parlie du
parterre qui se trouve sous les lo^es allait se mettre à genoux, désespérant
de le voir d'une autre manière. Toute la salie était obscurcie par la pous-
sière qu'excitait le flux et le reflux de la multitude agitée. Ce transport,
cette espèce de délire universel a duré plus de vingt minutes, et ce n'est
pas sans peine que les Comé liens ont pu parvenir enfin à commencer la
pièce. C'étHit Irène qu'on donnait pour la sixième fois. Jamais cette tragédie
n'a été mieux jouée ^, jamais elle n'a été moins écoutée, jamais elle n'a été
plus applaudie. La toile baissée, les cris, les applaudissements, se sont
renouvelés avec plus de vivacité que jamais. L'illustre vieillard s'est levé
pour remercier le public, et l'instant après on a vu sur un piédestal, au
milieu du théâtre, le buste de ce grand homme, tous les acteurs et toutes les
actrices rangés en cintre autour du bu-te, des guirlandes et des couronnes
à la main, tout le public qui se tiouvait dans les coulisses derrière eux, et
dans l'enfoncement de la scène, les gardes qui avaient servi dans la tragé-
die; de sorte que le théâtre dans ce moment représentait parfaitement une
place publique où l'on venait ériger un monument à la gloire du génie*. A ce
spectacle sublime et touchant, qui ne se serait cru au milieu de Home ou
d'Athènes? Le nom de Voltaire a retenti de toutes parts avec des acclama-
tions, des tressaillements, des cris de joie, de reconnaissance et d'ddmira-
tion. L'envie et la haine, le fanatisme et l'intolérance, n'ont osé rugir qu'en
secret; et, pour la première fois peut-être, on a vu l'opinion publique, en
France, jouir avec éclat de tout son empire. C'est Brizard, en habit de
Léonce, c'est-à-dire en moine de Saint-Basile, qui a posé la première cou-
ronne sur le buste; les autres acteurs ont suivi son exemple; et, après
l'avoir ainsi couvert de lauriers, M'"" Vestris s'est avancée sur le bord de la
scène pour adresser au dieu même de la fêle ces vers, que M. de Saint-Marc
venait de faire sur-le-champ :
Aux yeux de Paris enchanté
Reçois en ce jour un hommage
\. Elle l'a toujours été fort mal. (Meisteb.)
2. Cette petite fête n'avait point été préparée d'avance; et, puisqu'il faut tout
dire, c'est M"* La Chassaigne, qui débuta il y a quelques années dans le rôle de
Zaïre (qui eut l'honneur alors de faire débuter feu M. le prince de Lamballe, et
qui se contente aujourd'hui de doubler M™' Drouin dans les rôles de caractères);
c'est M"* La Chassaigne enfin qui a donné l'idée de couronner le buste, et c'est
M"'= Faniez qui a fait faire les vers à M. de Saint-Marc. Ne faut-il pas rendre à
chacun ce qui lui est dû? (Meister.) — Tout le monde connaît la belle planche du
couronnement de Voltaire gravée en 1782 par Gaucher sur un dessin de Moreau
le jeune. M. Desnoiresterres, en la décrivant dans VIconographie voltairienne, a
rappelé que le musée du Louvre possède dans ses cartons une très-belle aqua-
relle de Gabriel de Saint-Aubin représentant la même scène; on ne l'expose point
à cause de l'action du soleil sur un coloris aussi léger, et il serait à peu près
impossible de la reproduire, tant la main de l'artiste s'y est montrée h<àtive et
fiévreuse.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 425
Que confirmera d'âge en âge
La sévère postérité.
Non, tu n'as pas besoin d'atteindre au noir rivage
Pour jouir de l'iionneur de l'immortalité.
Voltaire, reçois la couronne
Que l'on vient de te présenter;
Il est beau de la mériter,
Quand c'est la France qui la donne.
Ces vers avaient du moins le mérite du moment ; le public y a trouvé
une partie des sentiments dont il était animé, et cela suffisait pour les faire
recevoir avec transport. On les a fait répéter à M"^" Veslris, et il s'en est
répandu mille copies dans un instant. Le buste est resté sur le théâtre,
chargé de lauriers, pendant toute la petite pièce. On donnait JVanine, qui
n'a pas moins été applaudie qu'Irène, quoiqu'elle ne fût guère mieux jouée;
mais la présence du dieu faisait tout pardonner, rendait tout intéressant.
Le moment oii M. de Voltaire est sorti du spectacle a paru plus touchant
encore que celui de son entrée; il semblait succomber sous le faix de l'âge
et des lauriers dont on venait de charger sa tête. Il paraissait vivement at-
tendri; ses yeux étincelaient encore à travers la pâleur de son visage; mais
on croyait voir qu'il ne respirait plus que par le sentiment de sa gloire.
Toutes les femmes s'étaient rangées, et dans les corridors et dans l'escalier,
sur son passage ; elles le portaient pour ainsi dire dans leurs bras: c'est
ainsi qu'il est arrivé jusqu'à la portière de son carrosse. On l'a retenu le plus
longtemps qu'il a été possible à la porte de la Comédie. Le peuple criait:
Des flambeaux, des flai/ibsauxf que tout le monde puisse le voir! Quand
il a été dans sa voiture, la foule s'est pressée autour de lui; on est monté
sur le marchepied, on s'est accroché aux portières du carrosse pour lui
baiser les mains. Des g"ns du peuple criaient: Cest lui qui a fait Œdipe,
Mérope, Zaïie; c'est lui quia chanté notre bonroi^ etc. On a supplié le
cocher d'aller au pas, afin de pouvoir le suivre, et une partie du peuple
l'a accompagné ainsi, en criant des Vive Fo//aire.' jusqu'au Pont-Royal-
Nous ne devons pas oublier ici que M. le comte d'Artois, qui était à l'Opéra
avec la reine, l'a quittée un moment pour venir à la Comédie française, et
qu'avant la fin du spectacle il a envové son capitaine des gardes, M. le
prince d'Hénin, dans la loge de M. de Voltaire, pour lui dire de sa part
tout l'intérêt qu'il pren; it à son Iriomplie, et tout le plaisir qu'il avait eu
de joindre ses hommages à ceux de la nation. Quel gré cette nation aimable
et sensible n'aurait-elle pas su à M. le comte d'Artois si, en se mettant un
moment au-dessus de l'étiquette, il avait osé partager publiquement l'i-
vresse dont elle était transportée! Si, au lieu de M. d'Hénin, on l'ont vu lui-
môme ajouter quelques fleurs à la couronne du plus beau génie de la France
dont le siècle puisse se glorifier!
Pourquoi les honneurs rendus à I\I. de Voltaire n'ont-ils jamais été
rendus à un homme de lettres avec le même éclat, avec les mêmes trans-
ports? Est-ce parce que M. de Voltaire est le plus grand homme qui ait ja-
mais ex'sté, et que.
426 DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
Le premier de son siècle, il l'eût encore été
Au siècle de Léon, d'Auguste et d'Alexandre?
Est-ce parce que jamais personne n'occupa comme lui l'univers pendant
soixante ans de sa gloire et de ses travaux ? parce que personne n'eut jamais
comme lui l'art de réveiller sans cesse l'intérêt, la curiosité, l'admiration
publique? Tout cela peut être vrai, parfaitement vrai ; je n'en suis pas
moins persuadé que M. de Voltaire lui-même, toutes choses d'ailleurs égales,
n'eût point joui du même triomphe sous le règne de Louis XIV, qui aimait
les lettres parce qu'il aimait la louange, qui favorisait le génie et les arts,
mais qui prétendait toujours leur donner la loi, et qui avait imprimé dans
l'esprit de ses peuples une telle dévotion pour le trône et pour sa propre per-
sonne que l'on aurait craint de commettre un acte d'idolâtrie en prodiguant
à un simple particulier des hommages dont lui-même eût été jaloux. L'en-
thousiasme avec lequel on vient de faire l'apothéose de M. de Voltaire, de
son vivant, est donc la juste récompense, non-seulement des merveilles qu'a
produites son génie, mais aussi de l'heureuse révolution qu'il a su faire et
dans les mœurs et dans l'esprit de son siècle, en comb^ittant les préjugés
de tous les ordres et de tous les rangs, en donnant aux lettres plus de con-
sidération et plus de dignité, à l'opinion même un empire plus libre
et plus indépendant de toute autre puissance que celle du génie et de la
raison.
LXX.
SÉANCE DE LA LOGE DES NEUF-SOEURS
DU 7 AVRIL 1778'.
EXTRAIT DE LA PLANCHE A TRACER
DE LA RESPECTABLE LOGE DES NECF-SOELRS, A l'ORIENT DE PARIS, LE SEPTIÈME JOUP.
DU QUATRIÈME MOIS DE L'AN DE LA VRAIE LUMIÈRE 5778.
Le F.-, abbé Cordier de Saint-Firmin a annoncé à la loge qu'il avait la
faveur de présenter, pour être reçu apprenti maçon, M. de Voltaire. Il a
dit qu'une assemblée aussi littéraire que maçonnique devait être flattée du
désir que témoignait l'homme le plus célèbre de la France, et qu'elle aurait
infailliblement égard, dans cette réception, au grand âge et à la faible santé
de cet illustre néophyte.
Le V.-. F.-, de Lalande a recueilli lesavisduT.-.R.-.F.-.Bacon de La Che-
valerie, grand orateur du Grand-Orient, et celui de tous les FF.*, de la
loge, lesquels avis ont été conformes à la demande faite par le F.-, abbé
Cordier. Il a choisi le T.-. R.-. F.-, comte de Slrogonof, les FF.-. Cailhava,
président Meslay, Mercier, marquis de Lort, Brinon, abbé Remy, Fabrony
1. Correspondance de Grimm, édition Tourneux, tome XII, page 185.
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 427
et Dufresne, pour aller recevoir et préparer le candidat. Celui-ci a été intro-
duit par le F.-, chevalier de Villars, maître des cérémonies de la loge; et
l'instant où il venait de prêter l'obligation a été annoncé par les FF.*, des
colonnes d'Euterpe, de Terpsichore et d'Érato, qui ont exécuté le premier
morceau de la troisième symphonie à grand orchestre de Guenin. Le F.*.
Capperon menait l'orchestre; le F.". Chic, premier violon de l'électeur de
Mayence, était à la tête des seconds violons; les FF.-. Salantin^ Caravoglio,
Olivet, Balza, Lurschmidt, etc., se sont empressés d'exprimer l'allégresse
généiale de la loge en déployant leurs talents si connus dans le public, et
particulièrement dans la respectable loge des Neuf-Sœurs.
Après avoir reçu les signes, paroles et attouchements, le F.*, de Vol-
taire a été placé à l'orient, à côté du vénérable. Un des FF.*, de la colonne
de Melpomène lui a mis sur la tète une couronne de laurier, qu'il s'est hâté
de déposer. Le vénérable lui a ceint le tablier du F.*. Helvétius, que la
veuve de cet illustre philosophe a fait passer à la loge des Neuf-Sœurs,
ainsi que les bijoux maçonniques dont il faisait usage en loge, et le F.*, de
Voltaire a voulu baiser ce tablier avant de le recevoir. En recevant les gants
de femme, il a dit au F.*, marquis de Villette : « Puisqu'ils supposent un
attachement honnête, tendre et mérité, je vous prie de les présenter à Belle
et Bonne. »
Alors le V.*. F.-, de Lalande a pris la parole, et a dit :
« T.-. C*. F.'., l'époque la plus flatteuse pour celte loge sera désormais
marquée par le jour de voire adoption. Il fallait un Apollon à la loge des
Neuf-Sœurs, elle le trouve clans un ami de l'humanité, qui réunit tous les
titres de gloire qu'elle pouvait désirer pour l'ornement de la maçonnerie.
« Un roi dont vous êtes l'ami depuis longtemps, et qui s'est fuit con-
naître pour le plus illustre protecteur de notre ordre, avait dû vous inspirer
le goût d'y entrer; mais c'était à votre patrie que vous réserviez la satisfac-
tion de vous initier à nos mystères. Après avoir entendu les applaudisse-
ments et les alarmes de la nation, après avoir vu son enthousiasme et
son ivresse, vous venez recevoir dans le temple de l'amitié, de la vertu et
des lettres, une couronne moins brillante, mais également flatteuse et pour le
cœur et pour l'esprit.
« L'émulation que votre présence doit y répandre, en donnant un nouvel
éclat et une nouvelle activité à noire loge, tournera au profit des pauvres
qu'elle soulage, des études qu'elle encourage, et de tout le bien qu'elle ne
cesse de faire.
« Quel citoyen a mieux que vous servi la patrie en l'éclairant sur ses
devoirs et sur ses véritables intérêts, en rendant le fanatisme odieux et la
superstition ridicule, en rappelant le goût à ses véritables règles, l'histoire
à son véritable but, les lois à leur première intégrité ? Nous promettons de
venir au secours de nos frères, et vous avez été le créateur d'une peuplade
entière qui vous adore, et qui ne retentit que de vos bienfaits; vous avez
élevé un temple à l'Éternel; mais ce qui valait mieux encore, on a vu près
de ce temple un asile pour des hommes proscrits, mais utiles, qu'un zèle
aveugle aurait peut-être repoussés. Ainsi, T.-. C*. F.'., vous étiez franc-
42S DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
maçon avant même que d'en recevoir le caractère, et vous en avez rempli
le» devoirs avant que d'en avoir contracté l'obligation entre nos mains.
L'équerre, que nous portons comme symbole de la recliiude de nos actions;
le tablier, qui représente la vie laborieuse et l'activité utile; les gants blancs,
qui expriment la candeur, l'innocencf et la pureté de nos actions; la truelle,
qui sert à cacher les défauts de dos FF.\, tout se rapporte à la bienfaisance
et à l'amour de l'humanité, et par conséquent n'exprime que les qualités
qui vous distinguent; nous ne pouvions y joindre, en vous recevant parmi
nous, que le tribut de notre admiration et de notre reconnaissance. »
Les FF.", de La Dixmerie,Gai-nier, Grouvelle, Écliard, etc., ont demandé
Ja parole, et ont lu des pièces de vers qu'il serait trop long de rapporter
ici.
Le F.-, nouvellement reçu a témoigné à la respectable loge qu'il n'avait
jamais rien épruu\équi fût plus capable de lui inspirer les sentiments de
l'amour-propre, et qu'il n'avait jamais senti plus vivement celui de la reconnais-
sance. Le F.'. Court de Gébelin a présenté k la loge un nouveau volume de
son grand ouvrage, intitulé le Monde primilif, et l'on y a lu une partie de
ce qui concerne les anciens mystères d'Eleusis, objet très-analogue aux mys-
tères de l'art royal.
Pendant le cours de ces lectures, le F.". Monnet, peintre du roi, a des-
siné le portrait du F.-, de Voltaire, qui s'est trouvé plus ressemblant qu'au-
cun de ceux qui ont été gravés, et que toute la loge a vu avec une extrême
satisfaction.
Après que les diverses lectures ont été terminées, les FF.", se sont trans-
portés dans la salle du banquet, tandis que l'orchestre exécutait la suite de
la symphonie dont nous avons parlé. On a porté les premières santés. Le
G.'. F. . de Voltaire, à qui son état ne permettait pas d" assister à tout le
reste de la cérémonie, a demandé la permission de se retirw. Il a été re-
conduit par un grand nombre de FF.*,, et ensuite pjr une multitude de
profanes, au bruit des acclamations dont la ville retentit toutes les fois qu'il
paraît en public.
PIEGES
POUR SERVIR A
L^HISTOIRE POSTHUME
DE VOLTAIRE
I.
CERTIFICAT DE L'ABBÉ GAULTIER.
Je, soussigné, certifie à qui il appartiendra que je suis venu à la réqui-
sition de M. de Voltaire, et que je l'ai trouvé hors d'état de l'entendre en
confession.
Fait à Paris, ce 30 mai, l'an mil sept cent soixante-dix-huit.
Gaultie R, prêtre.
II.
CONSENTEMENT
DU CURÉ DE SAINT-SULPICE.
Je consens que le corps de M. de Voltaire soit emporté sans cérémonie,
et je me départs à cet égard de tous les droits curiaux.
A Paiis, le 30 mai 1778.
J. DE TeUSSAC ,
cun'i de Saint- Sulpice.
430 HISTOIRE POSTHUME
III.
RAPPORT
DE L'OUVERTURE ET EMBAUMEMENT DU CORPS DE M. DE VOLTAIHE
FAIT LE TRENTE-UN MAY 1778
EN L'HOTEL DE M. LE MARQUIS DE YILLETTE.
Le crâne ouvert, nous n'avons rien observé d'extraordinaire, le cerveau
et le cervelet très sains, les viscères delà poitrine en très bon état; ceux; du
bas-ventre n'offroient rien de particulier, exceptés la vessie et le rein droit,
celuy-cy taché de marques gangreneuses par sa partie inférieure et posté-
rieure ; la vessie étoit décomposée, elle avoit acquis l'épaisseur de plus d'un
pouce à la partie supérieure et postérieure; cette substance étoit mus-
queuse et semblable à du lard, sa membrane nerveuse étoit tout à fait dis-
séquée par le pus qu'elle contenoit. Il s'y étoit formé des espèces de tu-
bercules qui étoient en supuration, laquelle s'étoit fait jour à l'extérieur et
transudoit dans le bas-ventre, se répandoit sur les intestins, qui avoisinoient
la vessie, en matière Je gelée. La glande prostate étoit très volumineuse et
entièrement squireuse. Tout le reste des viscères dans l'état naturel.
A Paris, ce 31 may 1778.
D"^ PiPCELET,
membre de l'Académie de chirurgie.
IV.
EXTRAIT DU REGISTRE
DES ACTES DE SÉPULTURE DE L=ABBAYE ROYALE
DE NOTRE-DAME DE SCELLIÈRES, DIOCÈSE DE TROYES.
Ce jourd'hui deux de juin mi! sept cent soixante-dix-huit, a été inhumé
dans cette église messire François-Marie Arouet de Voltaire, gentilhomme
ordinaire de la chambre du roi, l'un des Quarante de l'Académie françoise,
âgé de quatre-vingt-quatre ans ou environ, décédé à Paris le trente mai
dernier, présenté à cette église le jour d'hier, où il est déposé jusqu'à ce
que, conformément à sa dernière volonté, il puisse être transporté à Ferneix,
lieu qu'il a choisi pour sa sépulture; laditte inhumation faite par nous dom
Gaspard-Gerraain-Edme Potherat de Corbierre, prieur de laditte abbaye, en
présence de messire Alexandre-Jean Mignot, abbé de laditte abbaye, con-
seiller du roy en ses conseils et en son grand conseil, grand raporteur en
la chancellerie de France, neveu; de messire Alexandre-Marie François de
Paule de Dompierre, chevalier seigneur d'Hornoy, Fontaine, Blanche
Maison, et autres lieux, conseiller du roi en sa cour du parlement de Paris,
DE VOLTAIRE. 431
petit neveu; de messire Philippe-François Marchant, seigneur de Varenne,
écuyer, ancien maître d'hôtel ordinaire du roi, cousin issus germain; de mes-
sire Mathieu-Henri Marchant de la Iloulière, écuyer chevalier de l'ordre
royal et militaire de Saint-Louis, brigadier des armées du roi, commendant
pour le roi à Salces, aussi cousin issus germain; avec nous soussignés.
Signé enfin, l'abbé Mignot, de Dompierre d'Hornoy, Marchant de Va-
RENXES, Marchant la Houliïîre et G. Potherat de Corbierre, prieur.
Je soussigné, prieur de l'abbaye royale de Notre-Dame de Scellières, de
l'ordre de Citeaux au diocèse de Troyes, certifie le présent extrait véritable
et en tout conforme à son original. A Scellières, ce deux juin mil sept cent
soixante-dix-huit.
G. Potherat de Corbierre, prieur.
V.
EXTRAIT
DE LA CORTiESPONDANCE DE GRIMM >.
Il est tombé, le voile funeste ; les derniers rayons de cette clarté divine
viennent de s'éteindre, et la nuit qui va succéder à ce beau jour durera
peut-être une longue suite de siècles^.
1. Correspondance de Grimm, etc., édit. Touriieux, tome XII, page 108.
2. M. de Voltaire est mort le 30 du mois dernier*, entre dix et onze heures du
soir, âgé de quatre-vingt-quatre ans et quelques mois. Il paraît que la principale
cause de sa mort est la strangurie dont il souffrait depuis plusieurs années, et
dont les fatigues du séjour de Paris avaient sans doute hâté le progrès. A l'ou ■
verture de son corps, on a trouvé les parties nobles assez bien conservées, mais
la vessie toute tapissée intérieurement de pus, ce qui peut faire juger des dou-
leurs excessives qu'il a dû éprouver avant que le mal fût arrivé à ce dernier
période. Des ménagements extrêmes auraient pu en retarder peut-être le terme;
mais il en était incapable. Ayant appris qu'à une séance de l'Académie, à laquelle
il ne put assister, le projet qu'il avait fait adopter à ces messieurs pour une
nouvelle édition de leur Dictionnaire avait essuyé des contradictions sans nombre,
il craignit de le voir abandonné, et voulut composer un discours pour les faire
revenir à son premier plan. Pour remonter ses nerfs affaiblis, il prit une quantité
prodigieuse de café; cet excès dans son état, et un travail suivi de dix ou douze
heures, renouvelèrent toutes ses souffrances, et le jetèrent dans un accablement
affreux. M. le maréchal de P>ichelieu, l'étant venu voir dans la soirée, lui dit que
son médecin lui avait ordonné dans des circonstances assez semblables quelques
prises de laudanum qui l'avaient toujours soulagé très promptemcnt. M. de Vol-
taire en fit venir sur-le-champ; et dans la nuit, au lieu de trois ou quatre gouttes,
il en prit presque une fiole entière. Il tomba depuis ce moment dans une espèce
de léthargie qui ne fut interrompue que par l'excès de la douleur, et ne reprit
que par intervalles l'usage de ses sens. (MiiisTEU.)
* I était né le 20 novembre 1694.
4î2 HISTOIRE POSTHUME
Le plus grand, le plus illustre, peut-être, hélas! l'unique monument de
celte époque glorieuse où tous les talents, tous les arts de l'esprit liumain
sembliiient s'être élevés au plus haut degré de perfection, ce superbe monu-
ments disparu! Un coin de terre ignoré en dérobe à nos yeux les tristes
débris.
Il n'est plus, celui qui fut à la fois l'Arioste et le Virgile de la France,
qui ressuscita pour nous les chefs-d'œuvie des Sophocle et des Euripide,
dont le génie atteignit tour à tour la hauteur des pensées de Corneille, le
pathétique sublime de Racine, et, maître de l'empire qu'occupaient ces deux
rivaux de la scène, en sut découvrir un nouveau plus digne encore de sa
conquête dans les grands mouvements de la nature, dans les excès terribles
du fanatisme, dans le contraste imposant des mœurs et des opinions.
Il n'est plus, celui qui, dans son immense carrière, embrassa toute l'é-
tendue de nos connaissances, et laissa presque dans tous les genres des
chefs-d'œuvre et des modèles; le premier qui fit connaître à la France la
philosophie de Newton, les vertus du meilleur de nos rois, et le véritable
prix de la liberté du commerce et des lettres.
Il n'est plus, celui qui, le premier peut-être, écrivit l'histoire en philo-
sophe, en homme d'État, en citoyen, combattit sans relâche tous les pré-
jugés funestes au bonheur des hommes, et, couvrant Terreur et la supersti-
tion d'opprobre et de ridicule, sut se faiie entendre également de l'ignorant
et du sage, des peuples et des rois.
Appuyé sur le génie du siècle qui l'a vu naître, seul il soutenait encore
dans son déclin l'âge qui l'a vu mourir, seul il en retardait encore la chute.
Il n"est plus, et déjà l'ignorance et l'envie osent insulter sa cendre révérée.
On refuse à celui qui méritait un temple et des autels ce repos de la
tombe, ces simples honneurs qu'on ne refuse pas même au dernier des hu-
mains*.
1. Ce n'est ni aux préventions de la cour, ni à celles des ministres, ni peut-
être même au zèle intolérant des chefs du clergé, qu'il faut attribuer les diffi-
cultés que l'on a faites pour inhumer M. de Voltaire en terre sainte ; c'est dans
la conduite ridicule et pusillanime de sa famille, c'est dans les intrigues de quel-
ques dévotes et de leurs directeurs qu'il faut chercher l'origine d'une persécution
si lâche et si honteuse. En ne supposant pas même qu'on pût refuser à M. de
Voltaire ce qu'on ne refuse à aucun citoyen, en suivant simplement la marche
indiquée par les lois et par l'usage, il n'y a pas une voi.\ qui eût osé s'élever
publiquement pour être l'organe du fanatisme le plus odieux ou de la haine la
plus barbare. Mais, je ne sais quelles alarmes, quelles inquiétudes semées secrè-
tement sous le nom spécieux du zèle et de la piété, une fois répandues, on a craint
l'éclat du scandale. Les dévots ont fait raoutre alors de leur crédit, de leur puis-
sance; et l'on a cru devoir prendre toutes les mesures imaginables pour éviter
une discussion dont il n'est jamais aisé de mesurer au juste les conséquences.
Quoique les chroniques secrètes de la cour assurent que M. de Voltaire avait les
droits les plus intimes sur les égards et sur l'amitié de M. le duc de Nivernais,
on prétend que c'est ^1™*= de Gisors et M™<= de Nivernais qui ont excité plus que
personne et l'archevêque et les curés de Paris à refuser un asile aux cendres de
ce grand homme. Nous aimons encore mieux accuser de cette injustice le zèle
aveugle d'une femme, qui peut-être d'ailleurs n'en est pas moins respectable, que
DE VOLTAIRE. 433
Le fanatisme, dont le génie étonné tremblait devant celui d'un grand
homme, le voit à peine expirant qu'il se flatte déjà de reprendre son
empire, et le premier effort de sa rage impuissante est un excès de démence
et de lâcheté.
Qu'espérez-vous de tant de barbarie? Qu'apprendrez-vous à l'univers en
exerçant sur cette dépouille mortelle votre furie et votre vengeance, si ce
n'est la terreur et l'épouvante qu'il sut vous inspirer jusqu'au dernier mo-
ment de sa vie? Voilà donc quelle est aujourd'hui votre puissance ! Un seul
homme, sans autre appui que l'ascendant de la gloire et des talents, a ré-
sisté soixante ans à vos persécutions, a bravé soixante ans vos fureurs, et
ce n'est que la mort qui vous livre votre victime, ombre vaine, insensible à
vos injures, mais dont le seul nom est encore l'amour de l'humanité et l'ef-
froi de ses tyrans.
Quel était donc votre dessein en refusant un simple tombeau à celui à
qui la nation venait de décerner les honneurs d'un triomphe public? Avez-
vous craint que ce tombeau ne devînt un autel, et le lieu qui le renferme-
rait un temple? Avez-vous craint de voir confondu dans la foule des hu-
mains l'homme qui s'éleva au-dessus de tous les rangs par l'éclat et par la
supériorité de son génie? Avez-vous pensé qu'il fût si fort de votre intérêt
d'annoncer à l'Europe entière que le plus grand homme de son siècle était
mort comme il avait vécu, sans faiblesse et sans préjugé*?
En voulant couvrir, s'il vous eût été possible, de l'obscurité la plus pro-
fonde le lieu où reposaient les cendres de Voltaire, en cherchant à enve-
lopper de ténèbres et de mystère le moment de sa mort, n'avez-vous pas
tremblé que les plus ardents de ses disciples ne profitassent d'une circon-
stance si favorable pour établir les preuves de son immortalité, de sa résur-
1. On sait que M. de Voltaire a regretté infiniment la vie (eh ! qui pouvait la
regretter plus que lui?) mais sans craindre la mort et ses suites. Il a maudit sou-
vent l'impuissance des secours de la médecine; mais ce sont les douleurs dont il
était tourmenté, le désir qu'il aurait eu de jouir encore plus longtemps de sa gloire
etdeses travaux, non les remords d'une âme efllra^'ée par l'incertitude de l'avenir,
qui lui arrachèrent ses plaintes et ses murmures. Il a vu quelques heures avant
de mourir M. le curé de Saint-Sulpice et M. l'abbé Gaultier. Il a paru d'abord
avoir quelque peine à les reconnaître. M. de Villette les lui ayant annoncés une
seconde fois, il répondit sans aucune impatience : Assurez ces messieurs de mas
respects. A la prière de M. de Villette, M. de Saint-Sulpice s'étant approché du
chevet de son lit, le mourant étendit son bras autour de sa tête comme pour
l'embrasser. Dans cette attitude, M. de Saint-Sulpice lui adressa quelques exhor-
tations, et finit par le conjurer de rendre encore témoignage à la vérité dans ses
derniers instants, et do prouver au moins par quelque signe qu'il reconnaissait
la divinité de Jésus-Christ. A ce mot les yeux du mourant parurent se ranimer
un peu; il repoussa doucement M. le cure, et dit d'une voix encore intelligible :
Hélas I laissez-moi mourir tranquille! M. de Saint-Sulpice se tourna du côté de
M. l'abbé Gaultier, et lui dit avec beaucoup de modération et de présence d'es-
prit : Vous voyez que la tête n'y est plus. Ces messieurs s'étant retirés, il serra
la main du domestique qui l'avait servi avec le plus de zèle pendant sa maladie,
nomma encore (pielquefois M.'"" Denis, et rendit peu de moments après les der-
niers soupirs. (Meister.)
I. 28
434 HISTOIRE POSTHUME
rection? Ah! vous saviez trop bien que, l'eussent-ils tenté, les ouvrages
qui nous restent de lui ne permettaient plus de croire aux miracles de cette
espèce ^.
Faibles et lâches ennemis de l'ombre d'un grand homme! en tourmen-
tant toutes les puissances du ciel et de la terre pour lui ravir les hommages
qui lui sont dus, quel fruit attendez-vous de tant de vains efforts ? Efface-
rez-vous son souvenir de la mémoire des hommes? Anéantirez-vous cette
multitude de chefs-d'œuvre, éternels monuments de son génie, consacrés
dans toutes les parties du monde à l'instruction et à l'admiration des races
futures? Est-ce par quelques défenses puériles, par quelques anathèmes
impuissants, que vous pensez enchaîner ces torrents de lumière répandus
d'un bout de l'univers à l'autre-?
Non, sa gloire est au-dessus de toute atteinte; ses ouvrages en sont les
garants immortels. Mais votre triomphe est encore assez beau ; le vengeur
des victimes opprimées par le fanatisme et la superstition n'est plus; ce
grand ascendant sur l'esprit de son siècle, cet ascendant prodigieux qui
tenait à sa personne, au caractère particulier de son esprit, à soixante ans
de gloire et de succès, cet ascendant qui vous flt frémir tant de fois n'est
plus à craindre.
L'opinion publique, l'hommage de tous les talents, celui des hommes les
plus distingués chez toutes les nations, la confiance et l'amitié de plusieurs
souverains, avaient érigé pour lui une sorte de tribunal supérieur en quel-
que manière à tous les tribunaux du monde, puisque la raison et l'huma-
nité seules en avaient dicté le code, puisque le génie en prononçait tous les
arrêts. C'est à ce tribunal respectable que l'on a vu s'évanouir plus d'une
fois les foudres de l'injustice, de la calomnie et de la superstition ; c'est
là que fut vengée l'innocence des Calas, des Sirven, des La Barre. L'espoir
prochain du rétablissement de la mémoire de l'infortuné comte de Lally
fut le fruit de ses derniers soins, le dernier succès pour lequel sa vie
presque éteinte parut se rallumer encore; peu de jours avant sa fin, plongé
dans une espèce de léthargie, il en sortit quelques moments lorsqu'on lui
apprit la nouvelle du jugement de cette affaire, et les dernières lignes qu'il
dicta furent adressées au fils de cet illustre infortuné; les voici : « Le mou-
rant ressuscite en apprenant cette grande nouvelle. Il embrasse bien ten-
drement M. de Lally. Il voit que le roi est le défenseur de la justice ; il
i. Il est certain qu'on a ignoré quelque temps dans le public et l'heure et le
jour de la mort de M. de Voltaire. Tout Paris était encore à sa porte pour deman-
der de ses nouvelles, lorsque son corps avait déjà été enlevé pour êti-e transporté
à l'abbaye de Scellières. Les ordres donnés pour sa sépulture ont été enveloppés de
tout le mystère que pourrait exiger l'affaire d'État la plus importante, et l'on doit
avouer que ces précautions n'étaient peut-être pas absolument inutiles; on croit
qu'il aurait été fort aisé d'échauffer pour un parti quelconque la foule qui assié-
geait encore la demeure de cet homme célèbre le lendemain de sa mort. (Meister.)
2. lia été défendu aux comédiens déjouer les pièces de Voltaire jusqu'à nouvel
ordre, aux journalistes de parler de sa mort ni en bien ni en mal, aux régents de
follés:e de faire apprendre de ses vers à leurs écoliers. (Id.)
DE VOLTAIRE. 4}5
mourra content, » Ce sont, pour ainsi dire, les derniers soupirs do cet
homme célèbre ^
VI.
LETTRE DE L'ÉVÊQUE DE TROYES-
AU PRIEUR DE SCELLIÈRES3.
Je viens d'apprendre, monsieur, que la famille de M. de Voltaire, qui
est mort depuis quelques jours, s'était décidée à faire transporter son corps
à votre abbaye, pour y être enterré, et cela parce que le curé de Saint-
Sulpice leur avait déclaré qu'il ne voulait pas l'enterrer en terre sainte.
Je désire fort que vous n'ayez pas encore procédé à cet enterrement, ce
qui pourrait avoir des suites fâcheuses pour vous ; et si l'inhumation n'est
pas faite, comme je l'espère, vous n'avez qu'à déclarer que vous n'y pouvez
procéder sans avoir des ordres exprès de ma part.
J'ai l'honneur d'être bien sincèrement, monsieur, votre très-humble et
très-obéissant serviteur.
f ÉvÉftUE DE TbOVES.
2 juin 1778.
VIT.
REPONSE DU PRIEUR.
A Scellières, 3 juin.
Je reçois dans l'instant, monseigneur, à trois heures après midi, avec la
plus grande surprise, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire,
en date du jour d'hier 2 juin : il y a maintenant plus de vingt-quatre
heures que l'inhumation du corps de M. de Voltaire est faite dans notre église,
en présence d'un peuple nombreux. Permettez-moi, monseigneur,^de vous
faire le récitde cet événement, avant que j'ose vous présenter mes réflexions.
Dimanche au soir 31 mai, M. l'abbé Mignot, conseiller au grand conseil,
notre abbé commeudataire, qui tient à loyer un appartement dans l'intérieur
de notre monastère, parce que son abbatiale n'est pas habitable, arriva en
1. M. le marqcis de Villevieille, l'ami de M. ùe Voltaire depuis plusieurs années,
et qui ne l'a presque point quitté pendant tout son séjour à Paris, nous a promis
de nous communiquer un journal détaillé de toutes les circonstances de sa maladie
et de sa mort. Nous attendons l'accomplissement de cette promesse pour donner
aux mémoires que nous avons recueillis sur cet objet toute l'e.vactitude et toute
la précision que mérite le récit d'un événement si intéressant. (Meister.) — M. de
Villevieille est mort en mai 1825, sans avoir tenu sa promesse.
2. Claude-Mathias- Joseph de Barrai, né à Grenoble le 6 septembre 171G, sacré
évêque le 29 mars 1761, mort après 1789.
3. Gaspard-Edme-Germain Fotherat de Corbierre.
436 HISTOIRE POSTHUME
poste pour occuper cet appartement. Il me dit, après les premiers com-
pliments, qu'il avait eu le malheur de perdre M. de Voltaire, son oncle;
que ce monsieur avait désiré dans ses derniers moments d'être porté après
sa mort dans sa terre de Ferney, mais que le corps, qui n'avait pas été
enseveli, quoique embaumé, ne serait pas en état de faire un voyage aussi
long; qu'il désirait, ainsi que sa (amille, que ncus voulussions bien re-
cevoir le corps en dépôt dans le caveau de notre église; que ce corps était
en marche, accompagné de trois parents, qui arriveraient bientôt. Aus-
sitôt l'abbé Mignot m'exhiba un consentement de M. le cure de Saint-
Sulpice, signé de ce pasteur, pour que le corps de M. de Voltaire pût être
transporté sans cérémonie ; il m'exhiba, en outre, une copie coliaiionnée
par ce même curé de Saint-Sulpice, d'une profession de foi catholique,
apostolique et romaine, que M. de Voltaire a faite entre les mains d'un
prêtre approuvé, en présence de deux témoins, dont l'un est M. Mignot,
notre abbé, neveu du pénitent, et l'autre un M. le marquis de Villevieille.
Il me montra en outre une lettre du ministre de Paris, M. Amelot, adressée
à lui et à M. Dompierred'Hornoy, neveu de M. l'abbé Mignot, et petit-neveu
du défunt, par laquelle ces messieurs étaient autorisés à transporter leur
oncle à Fernev ou ailleurs. D'après ces pièces, qui m'ont paru et qui me
paraissent encore aulheniiques, j'aurais cru manquer au devoir de pasteur
si j'avais refusé les secours spirituels dus à tout chrétien, et surtout à l'oncle
d'un magistrat qui est depuis vingt-trois ans abbé de cette abbaye, et que
nous avons beaucoup de raisons de considérer ; il ne m'est pas venu dans
la pensée que 31. le curé de Saint-Sulpice ait pu refuser la sépulture
à un homme dont il jtvait légalisé la profession de foi, faite tout au plus
six semaines avant son décès, et dont il avait permis le transport tout
récemment au moment de sa mort : d'ailleurs je ne savais pas qu'on pût
refuser la sépulture à un homme quelconque, mort dans le corps de l'Église,
et j'avoue que, selon mes faibles lumières, je ne crois pas encore que cela
soit possible. J'ai préparé en hâte tout ce qui était nécessaire. Le lendemain
matin, sont arrivés dans la cour de l'abbaye deux carrosses, dont l'un
contenait le corps du défunt, et l'autre était occupé par M. d'Homoy, conseiller
au parlement de Paris, pelit-neveu de M. de Voltaire; par M. Marchant de
Varennes, maître d'hôtel du roi, et M. de La Houlière, brigadier des armées,
tous deux cousins du défunt : après midi, M. l'abbeMignot m'a fait à l'église
la présentation solennelle du corps de son oncle, qu'on a\ait déposé; nous
avons chanté les vêpres des moits ; le corps a été gardé touie la nuit dans
l'église, environné de flambeaux. Le matin, depuis cinq heures, tous les
ecclésiastiques des enviions, dont plusieurs sont amis de M. l'abbé Mignot,
ayant été autrefois séminaristes à Troyes, ont dit la messe en présence du
corps, et j'ai célébré une messe solennelle à onze heures avant l'inhumaiion,
qui a été faite devant une nombreuse assemblée. La famille de M. de
Voltaire est repartie ce matin, contente des honneurs rendus à sa mémoire,
et des prières que nous avons faites à Dieu pour le repos de son âme. Voilà
les faits, monseigneur, dans la plus exacte vérité. Permettez-moi, quoique
nos maisons ne soient pas soumises à la juridiction de l'ordinaire, de jus-
DE VOLTAIRE. 437
tifier ma conduite aux yeux de Votre Grandeur : quels que soient lesprivi-
lèges d'un ordre, ses nnembres doivent toujours se faire gloire de respecter
l'épiscopat, et se font honneur de soumettre leurs démarches, ainsi que leurs
mœurs, à l'examen de nosseigneurs les évoques. Comment pouvais-je
supposer qu'on refusait ou qu'on pouvait refuser à M. de Voltaire la sépul-
ture qui m'était demandée par son neveu, notre abbé commendalaire depuis
vingt-trois ans, magistrat depuis trente ans, ecclésiastique qui a beaucoup
vécu dans celte abbaye, et qui jouit d'une grande considération dans notre
ordre; par un conseiller au parlement de Paris, petit-neveu du défunt; par
des officiers d'un grade supérieur, tous parents, et tous gens respectables?
Sous quel prétexte aurais-je pu croire que monsieur le curé de Saint-
Sulpice eût refusé la sépulture à M. de Voltaire, tandis que ce pasteur a
légalisé de sa propre main une profession de foi faite par le défunt, il n'y a
que deux mois; tandis qu'il a écrit et signé de sa propre main un consen-
tement que son corps fût Iran.sporté sans cérémonie? Je ne sais ce qu'on
impute a M. de Voltaire; je connais plus ses ouvrages par sa réputation
qu'autrement; je ne les ai pas lu tous; j'ai ouï dire à monsieur son neveu,
notre abbé, qu'on lui en imputait de très-répréhensibles, qu'il avait tou-
jours désavoués ; mais je sais, d'après les canons, qu'on ne refuse la sépul-
ture qu'aux excommuniés, lata senlbnlia, et je crois être sûr que M. de
Voltaire n'est pas dans ce cas. Je crois avoir fait mon devoir en l'inhumant,
sur la réquisition d'une famille respeclable, et je ne puis m'en repentir.
J'espère, monseigneur, que cette action n'aura pas pour moi des suites
fâcheuses; la plus fâcheuse sans doute serait de perdre votre estime; mais,
d'après l'explicntion que j'ai l'honneur de faire à Votre Grandeur, elle est
trop juste pour me la refuser.
Je suis, avec un profond respect,
LE Prieur de Scellières.
VIII.
TESTAMENT DÉPOSÉ DE M. DE VOLTAIRE.
5 JUIN 1778.
Aujourd'hui sont comparus :
Dame Maiie-Louise Mignot, v« de messire Charles-Nicolas Denis, capi-
taine au régiment de Champagne, chevalier de l'ordre royal et militaire
de Saint-Louis, commissaire ordonnateur des guerres, et depuis conseiller
correcteur en la Chambre des comptes de l'aris, logée à Paris, maison de
M. le marquis de Villette, quai des Théatins, parois-e Saint-Sul[)ice;
Et messire Alexandre-Jean .Mignot, conseiller du roi en son grand conseil,
demeurante Paris, rue des Blancs-Manteaux, paroisse Saint-Jean en Grève;
Losf|uels, au moyen du décès de messire François-Marie Arouet de
Voltaire, leur oncle, dont ils sont héritiers présomptifs, et dans la succession
438 HISTOIRE POSTHUME
duquel ils prendront, ainsi qu'ils se le réservent, telles qualités qu'ils
aviseront, ont représenté et apporté à M*' Dutertre, l'un des notaires
soussignés, et l'ont requis de mettre au rang de ses minutes pour en être
délivré par lui toutes expéditions et extraits nécessaires, l'original du testa-
ment de mond. feu S' de Voltaire, par lui fait olographe, écrit sur le 7'ecto
d'une grande feuille de papier de compte qui paraît avoir été coupée par le
bas, au haut de laquelle, page recto, sont écrits ces mots : Mon leslament,
à Ferney, ce Irenle septembre mil sept cent soixante-seize^ cette date
posée en chiffres. La première disposition commençant par ces mots: finslitue
madame Denis ma nièce. Finissant ledit testament par ceux-cy : Dans cette
ùitenlion, ensuite desquels est sa signature Arrouet Voltaire^ avec la date
répétée en chiffres du trente septembre mil sept cent soixante-seize et une
espèce de paraphe dont M. de Voltaire accompagnait sa signature.
La seconde page verso estblanche, ainsi que le recto de la troisième, et à
l'égard du verso de la quatrième page il est également blanc, à l'exception
de ces mots écrits sur cette page comme servant d'enveloppe : Mon
testament. Voltaire.
Et après que les fins de chaque alinéa ont été terminées par un trait de
plume, ledit testament, qui sera visé incessamment au greffe des insinua-
tions, est demeuré ci-joint à la réquisition des dame Mignot et abbé Mignot
comparants, qui l'ont certifié véritable, signé et paraphé en la présence
des notaires soussignés.
Dont acte fait et passé à Paris, en l'étude, l'an mil sept cent soixante-
dix-huit, le cinq juin avant m.idi, et ont signé.
Mignot Denis, l'abbé 3Iignot, Sauvaige, Dutertre.
IX.
PROGÈS-YERBAL
DE L'INHUMATION DE VOLTAIRE.
Cejourd'hui huitième jour de juin 4778, nous, G.-E.-G. Potherat de Cor-
bierre, prieur de l'abbaye de Scellières, ordre de Citeaux, au diocèse de
Troyes en Champagne, et dom Nicolas Meunier, religieux conventuel de
ladite maison, soussignés, capitulairement assemblés au son de la cloche
en la manière accoutumée, en conséquence des ordres à nous donnés par
révérendissime Nicolas Chanlatte, abbé de Pontigny, dudit ordre de
Cîteaux, en sa lettre missive du o du présent mois de juin, pour satisfaire
tant auxdits ordres de mondit révérendissime abbé, en lui rendant compte de
toutes les circonstances relatives et particulières a l'inhumation de messire
François Arouet de Voltaire, écuyer, gentilhomme ordinaire de la chambre
du roi, l'un des quarante de l'Académie française, faite en cette église de
l'abbaye de Scellières, que pour justifier notre conduite à cet égard.
Disons, déclarons, attestons, et certifions à tous à qui il appartiendra, et
particulièrement à notre révérendissime abbé, ainsi que nous en sommes
DE VOLTAIRE. 439
par lui requis, que messire Aloxandre-Jean Mi2;not, conseiller du roi en ses
conseils, etc., abbé commendataire de notre dite abbaye de Scellières, est
arrivé en icelle abbaye le dimanche 31 mai dernier, à environ sept heures
du soir, à l'effet d'y occuper un appartement qu'il tient de nous à loyer,
au défaut de son abbatiale, laquelle est inhabitable, et nous a dit, après
les premiers compliments,
Que messire Arouotde Voltaire, son oncle, décédé à Paris, devant, con-
formément à sa dernière volonté, être inhumé à Ferney, lieu par lui choisi
pour sa sépulture, son corps, non enseveli, que l'on devait transporter audit
Ferney, ne serait pas, quoique embaumé, en état de soutenir un si long
voyage; pourquoi mondit sieur Mignot et la famille dudit défunt sieur de
Voltaire désireraient que nousdits prieur et religieux voulussions bien en
recevoir le corps en dépôt dans le caveau de l'église de notre monastère,
lequel corps, non enseveli, comme dit est, est en efifet arrivé en la cour de
ce monastère vers l'heure de midi, le premier du présent mois de juin, dans
son carrosse, lequel était suivi d'un autre carrosse contenant MM. de
Dompierre, chevalier, seigneur d'ïlornoy, conseiller au parlement de Paris,
petit-neveu du défunt; Marchant de Varennes, ancien maître d'hôtel ordi-
naire du roi; Marchant de La Iloulière, brigadier des armées du roi, cou-
sins issus de germain dudit défunt ;
Que, à l'instant, nosdits sieurs Mignot et de Dompierre d'ïlornoy ont
exhibé et lu : 1° une lettre de M. Amelot, ministre de Paris, à eux adressée,
laquelle les a autorisés à transporter le corps de leur oncle et grand-oncle
à Ferney ou ailleurs;
2° La copie collationnée, certifiée véritable et conforme à son original,
et signée du sieur de Tersac, curé de Saint-Sulpice de Paris, le 29 mai
dernier, d'un acte signé dudit sieur de Voltaire, contenant la profession de
foi catholique, apostolique et romaine, et déclaration qu'il a été entendu
en confession par M. l'abbé Gaultier, prêtre approuvé sur ladite paroisse;
ledit acte fait et signé, comme dit est, le 2 mars aussi dernier;
3° Un certificat délivré et signé par ledit sieur Gaultier, prêtre, en date
du 30 dudit mois de mai dernier, portant que ledit sieur Gaultier a été
requis par ledit sieur de Voltaire de l'entendre de nouveau en confession,
ce qu'il n'a pu faire, l'en ayant trouvé hors d'état;
4" Le consentement par écrit donné et signé le 30 mai dernier par ledit
sieur curé de Saint-Sulpice, par lequel il se départ de tous ses droits curiaux,
et permet que le corps de M. de Voltaire soit emporté sans cérémonie;
Que, en effet, le même jour 4°"' juin vers quatre heures de relevée, le
corps dudit sieur de Voltaire, enfermé dans un cercueil ordinaire, a été
présenté à la porte principale d'entrée de l'église de notre susdit monas-
tère, à nousdits prieur et religieux par mondit sieur abbé Mignot, en sou-
tane, rocliet et camail, accompagné de nosdits sieurs Marchant de Varennes
et de La Iloulière, et de Dompierre d'ïlornoy, en habit de deuil ; de maître
Marc-Étienne Beaudouin, prêtre curé de la paroisse de Saijit-Nicolas de
Pont-sur-Seine; lequel corps, déposé dans le chœur de notre dite église,
étant environné de cierges et de flambeaux, nous dits prieur et religieux
440 HISTOIRE POSTHUME
avons chanté les vêpres des morts, et y est resté gardé pendant toute la
nuit par ledit dora Meunier, religieux, l'un de nous, et par les nommés
Millet et Payen, l'un fermier, et l'autre meunier de notre dite abbaye;
Que le lendemain 2 dudit présent mois de juin, à commencer de l'heure
de cinq heures du matin, ledit maître Etienne Beaudouin, curé dudit Saint-
Nicolas de Pont; maître Beaudouin, vicaire de ladite paroisse; maître
Bouillerot, prêtre curé delà paroisse de Romilly-sur-Seine; maître G ue-
nard, curé de Crancey; père Denisard, religieux cordelier, prêtre desser-
vant l'église de Saint-Hilaire de Faverolles; maître Simon Dauche, curé de
la paroisse de Saint-Martin dudit Pont-sur-Seine, tous invités, par ledit
sieur abbé Mignol, aux obsèques dudit sieur de Voltaire, son oncle, ont
célébré chacun une messe basse; lesquelles messes basses étant finies, et
les vigiles étant chantées, vers les onze heures du matin du môme jour,
nousdit dom de Corbierre, prieur, lesdits Denisard, diacre, et Beaudouin,
vicaire sous-diacre, lesdits maîtres Guenard et Dauche, chantres, tous re-
vêtus des ornements noirs appartenant à la fabrique de la paroisse de Ro-
mill}', avons célébré solennellement une messe haute de requiem, le corps
présent et avant son inhumation; à laquelle messe haute le curé de Ro-
milly susnommé, et maître Blin, vicaire de la susdite paroisse de Romiily,
tous deux revêtus de leurs surplis, ont assisté, s'étant rendus et transportés
en notre dite église accompagnés de leurs choristes, porle-croix, thurifé-
raire, bedeau, suisses, sonneurs et fossoyeurs, tous lesquels ledit sieur
curé de Romiily avait offerts à nous susdits prieur et religieux par sa lettre
dudit jour ^" juin, présent mois ;
Finalement que, en présence dudit sieur curé de Romiily, de tous les
ecclésiastiques ci-dessus dénommés, dudit sieur abbé Mignot, et autres pa-
rents ci-dessus dits dudit défunt sieur Arouet de Voltaire, devant une nom-
breuse assemblée, et incontinent apiès ladite messe haute, nous, prieur
susdit célébrant, avons fait l'inhumation du corps dudit défunt sieur de Vol-
taire dans le milieu de la partie de notre église séparée du chœur, et en face
d'icelui. Après laquelle inhumation nousdit dom de Corbierre avons dressé
acte d'icelle ledit jour 2 juin, sur les registres destinés à cet effet, portant
que le corps dudit sieur de Voltaire, inhumé en ladite église, comme dit est,
y est en dépôt jusqu'à ce que, conformément à sa dernière volonté, il puisse
être transféré audit lieu de Ferney, oiî il a choisi sa sépultuie.
Et, pour justifier à mondit sieur abbé dudit acte de sépulture, ii en sera,
par nous dom de Corbierre, envoyé extrait certifié véritable et conforme à
son original, dont et de tout ce que dessu«, les jour et an susdits, avons
fait et rédigé le présent procès-verbal, en la forme que dessus, que nous
avons signé, et, autant qu'il nous a été possible, fait signer par les ecclésias-
tiques et autres personiics y dénommées.
Si's'ne ; PoTHERAT DE CoRBiEBRE, prieur; Meumer; Bouiixerot, curé
de Romilly-sur-Seine; Blin, vicaire de Romilly-sur-Seine;
GuÉRARD, curé de Crancey; Dauche, curé de Pont-sur-Seine;
Beaudouin, prêtre vicaire ; Denisard, vicaire de Saint-Hilaire
de Faverolles.
DE VOLTxVIRE. 441
X.
DECLARATION.
15 JUIN 1778.
Aujourd'hui sont comparus par-devant les conseillers du roi notaires au
Chàtpiet de Paris soussignés, et en l'étude de Noël-Jean-Baptiste-François
Dutertre, avocat en parlement, et l'un d'eux :
Messire Alexandre-Jean Mignot, conseiller du roi en son grand conseil,
abbé commendataire de l'abbaye de Scellières, diocèse de Troyes, demeu-
rant à Paris, rue des Blancs-Man(eaux, paroisse Saint-Jean en Grève;
Dame Marie-Louise Mignot, veuve de messire Charles-Nicolas Déni?,
capitaine au régiment de Champagne, chevalier de l'ordre royal et militaire
de Saint-Louis, commissaire ordonnateur des guerres, et depuis conseiller
correcteur en la Chambre des comptes de Paris, logée actuellement chez
M. de La Valette, rue Saint-Honoré, paroisse Saint-Roch;
Et messire Alexandre-Marie-François de Paulede Dompierre, chevalier,
seigneur d'Hornoy et autres lieux, conseiller au parlement de Paris, demeu-
rant susdite rue Saint-Honoré, paroisse Sainl-Roch;
Ledit sieur abbé Mignot et madite dame Denis, frère et sœur, neveu
et nièce de défunt messire François-Marie Arouet de Voltaire, chevalier,
gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, historiographe de France, l'un
des quarante de l'Académie française, et ledit sieur d'Hornoy, petit-neveu
du dit sieur de Voltaire.
Lesquels, pour l'intérêt de l'ordre public et de la vérité, nous ont requis
de recevoir leur déclaration sur les faits ci-après mentionnés, laquelle ils
ont faite conjointement et unanimement de la manière et ainsi qu'il suit:
Au moment de la mort de monsieur de Voltaire, tandis que monsieur
l'abbé Mignot et monsieur d'Hornoy étaient absents, occupés du soin de pré-
parer ses obsèques, monsieur le marquis de Villelte, chez lequel leur oncle
logeait et était décédé, pressa madame Denis de consentir que le cœur de
monsieur de Voltaire fût distrait de son corps pour être transporté dans Li
chapelle de Villette.
Madame Denis, tout entière à sa juste douleur, ne réfléchit pas alors
qu'une pareille distraction ne pouvait être faite que par la volonté expresse
de monsieur de Voltaire, qui aurait été manifestée dans son testament, ou
au moins par un consentement unanime de tousses héritiers, constaté dans
un acte revêtu des formes religieuses et légales; elle répondit verbalement
à monsieur de Villette qu'il pouvait faire ce qu'il voudrait a cet égard. En
conséquence monsieur do Villette, animé du désir de posséder le cœur de
monsieur de Voltaire, qui avait vécu et qui était encore dans sa maison,
procéda et fit procéder de fait à cette distraction sans remplir aucune des
formes préalables, ni pour obtenir le consentement de la famille, ni pour
442 HISTOIRE POSTHUME
constater que ce qu'il faisait ôter du corps au moment de son ouverture
était véritablement le cœur du défunt. Il fit faire une opération purement
chirurgicale, connue, il paraît, par son aveu seulement, car le procès-verbal
d'embaumement, pièce privée et non juridique signée d'un seul chirurgien,
n'énonce rien au sujet du cœur, qui par conséquent, dans l'ordre strict et
légal, ne peut être réputé comme distrait du corps ni remis séparément à
qui que ce soit et en particulier à monsieur de Yillette.
Ce procès-verbal, pour constater ce point de vraisemblance et la vérité
de cette déclaration, est demeuré ci-joint à la réquisition des parties, qui
l'ont certifié véritable, signé et paraphé en notre présence et celle du notaire
avec nous soussigné ^
Monsieur l'abbé Mignot et monsieur d'Hornoy, de retour des obsèques
de monsieur de Voltaire faites à l'abbaye de Scellières, apprirent par la voix
publique que le cœur de leur oncle, qu'ils venaient d'inhu.ner, était dans la
possession de monsieur de Yillette, et qu'il se proposait môme de lui faire
des obsèques particulières dans la chapelle de son château.
Frappés l'un et l'autre de ce que celte action pourrait présenter d'illégal,
même de contraire aux formes et usages ecclésiastiques, ils en instruisirent
mad;ime Denis, qui assura et assure encore n'avoir donné aucun consente-
ment formel, mais seulement une adhésion verbale peu réfléchie en raison
du trouble oii la jetait la douleur dont elle était pénétrée. Tous trois s'ac-
cordèrent pour demander à monsieur de Yillette, ce qu'ils firent avec
instances, qu'il voulût bien rendre le cœur de leur oncle pour le réunir sans
éclat à sa sépulture.
Monsieur de Yillette l'ayant constamment refusé en présence de plusieurs
amis, les sieurs et dame comparants lui ont déclaré et lui déclarent qu'ils
ne consentent point à cette distraction illégale; qu'ils consentent encore
moins aux obsèques que monsieur de Yillette se propose de faire faire
dans la chapelle de son château; attendu premièrement, que ce cœur ne
lui a été concédé ni par le défunt, ni par personne qui eût qualité pour faire
seule cette cession. Secondement, il n'a obtenu aucun consentement ni de
l'Église, ni du magistrat; que l'un et l'autre étaient indispensables. Troisiè-
mement, rien ne constate que C3 qui est entre les mains de monsieur de
Yillette soit véritablement le cœur du défunt, puisqu'aucun acte n'en fait foi,
et que le procês-verbal d'embaumement semble prouver le contraire par son
silence à cet égard. Quatrièmement, et enfin, parce que ce cœur ne peut être
remis légalement dans le lieu de sa destination.
Le cœur d'un défunt peut, il est vrai, être transporté avec les formalités
requises dans une église paroissiale, monastère, chapelle ou église quel-
• conque, pourvu qu'elle soit publique et foadée à perpétuelle demeure; mais
il ne peut jamais l'être et aucune inhumation ne peut avoir lieu dans l'ordre
ordinaire des choses, dans une chapelle domestique, d'une érection éphé-
mère, qui n'a d'existence et de durée qu'autant qu'il plaît k l'évèque dio-
césain ou au maître de l'habitation dont celte chapelle fait partie : le
1. C'est la pièce n" III.
DE VOLTAIRE. 443
premier peut effectivement l'interdire à tout instant et à son gré; le second
peut également la détruire et la convertir à des usages profanes.
Lesdits sieurs et dame comparants déclarent et ajoutent qu'ils ont pris
cette voie au lieu de celle d'une instance en justice réglée, pour accorder
autant qu'il est possible ce qu'ils doivent, comme ils l'ont déjà annoncé, à
la vérité et à l'ordre public, à la mémoire de leur oncle, et à eux-mêmes,
avec l'amitié qu'ils auront toujours pour monsieur et madame de Villette, et
le tribut de reconnaissance qu'ils ne cesseront jamais de payer à l'un et à
l'autre pour tous les bons soins qu'ils ont rendus constamment à leur oncle,
tant en santé qu'en maladie, pendant le séjour que monsieur de Villette
avait invité monsieur de Voltaire et madame Denis de faire chez lui jusqu'à
ce qu'il eût un domicile.
De tout ce que dessus, lesdits sieurs et dame comparants nous ont requis
de leur donner acte pour servir et valoir ce que de raison.
Fait et passé à Paris, en l'étude, l'an mil sept cent soixante-dix-huit, le
quinze juin.
Et ont signé :
MiGNOT Dems, l'abbé Mignot, de Dompierre d'IIornov,
Sauvaige, Dutertre.
XI.
NOTORIÉTÉ
APRÈS DÉCÈS DE M. DE VOLTAIRE.
16 JUIN 1778.
Aujourd'hui sont comparus par-devant les conseillers du roy notaires
au Chàtelet de Paris soussignés :
Charles-Josse de La Bouglie, marchand mercier à Paris, y demeurant
rue de la Ferronnerie, paroisse des Saints-Innocents ;
Et sieur Jean-Louis Wagnière, bourgeois, demeurant ordinairement à
Ferney, étant de présent à Paris, logé rue Saint-Honoré, paroisse Saint-
Roch.
Lesquels ont certifié pour vérité à qui il appartiendra avoir parfaitement
connu messire François-Marie Arouet de Voltaire, chevalier, gentilhomme
ordinaire du roi, historiographe de France, l'un des quarante do l'Académie
française; qu'il est décédé à Paris le trente mai dernier, et qu'il a été
inhumé à l'abbaye de Scellières le deux juin présent mois, suivant qu'il
résulte de son extrait mortuair.e en date du deux juin mil sept cent soixante-
dix-huit, délivré par dom Potherat de Corbierre, prieur de ladite abbaye,
lequel, représenté par lesdits comparants, est demeuré ci-joint à leur réqui-
444 HISTOIRE POSTHUME
sition, après avoir été d'eux certifié véritable, et signé et paraphé en la
présence ^ des notaires soussignés.
Comme aussi qu'ils savent qu'après son décès il n'a point été fait d'in-
ventaire et qu'il n'a laissé pour ses seuls présomptifs héritiers que messire
Alexandre-Jean Mignot, conseiller du roi en son grand conseil, abbé com-
mendataire de l'abbaye de Scellières, son neveu, et dame Marie-Louise
Mignot, sa nièce, veuve de messire Charles-Nicolas Denis, capitaine au
régiment de Champagne, chevalier de l'ordre royal et militaire de Saint-
Louis, commissaire ordonnateur des guerres, et depuis conseiller cor-
recteur en la Chambre des comptes de Paris; chacun pour moitié.
Dont a été donné acte auxdits comparants par les notaires soussignés
pour servir et valoir ce que de raison. Fait et passé à Paris, en l'étude, l'an
mil sept cent soixante-dix-huit, le seize juin.
Et ont signé.
JOSSE DE LA BOUGLIE, WaGNIÈRE,
Sauva iGE, Dutertre.
XIL
DÉPÊCHE DU PRINCE BARIATINSKY
A CATHERINE II =.
Ce jeudi, 11 juin 1778. Paris.
Vous désirez savoir, mon prince, quelques particularités concernant la
mort de M. de Voltaire, l'homme le plus rare et le plus extroordinaire que
la nature ait produit. Je vais vous dire le plus brièvement qu'il me sera
possible ce qui s'est passé à ce sujet. Mais, pour être clair, il faut reprendre
les choses d'un peu plus haut.
M. de Voltaire était sujet, depuis plusieurs années, à une maladie fort
commune chez les vieillards. Cette maladie, qu'on nomme slrangurie, lui
causait dans la vessie une irritation fort douloureuse. M. de Voltaire, inca-
pable de supporter des maux violents et prêt à tout faire pour faire cesser
une douleur actuelle, prenait des calmants dans les accès de son mal, et il
s'était même fait une espèce d'habitude de l'opium, qu'il s'administrait lui-
1 . En la présence est raturé.
2. Journal des Débats, 30 janvier 1869. La pièce suivante a été envoyée à
M. Taine par M. Schuyler, consul des États-Unis à Moscou, homme fort lettré
et versé dans la connaissance des principales langues de l'Europe, oui a pu con-
sulter les archives de la grande ville où il réside. Elle est incluse dans une
dépêche du 17-28 juin 1778 adressée par l'ambassadeur prince Ivan Bariatinsky à
l'impératrice Catherine II. L'ambassadeur ajoute dans sa dépêche : « Sachant
que Votre Majesté impériale s'intéresse profondément à tout ce qui concerne ce
grand homme, j'ai fait préparer pour elle ce récit de la mort de Voltaire par un
de mes amis, parfaitement informé de tous les détails. » Ce récit n'est pas signé.
DE VOLTAIRE. 443
même lorsque les douleurs qu'il souffrait dans la vessie devenaient fort
aiguës. Pourvu qu'il fût soulagé au moment où il souffrait, il ne considérait
pas si le remède auquel il devait ce soulagement passager ne lui était pas
plus funeste que le mal lui-même, auquel il servait de pallialif. Il était
encore accoutumé, depuis sa plus tendre jeunesse, ii prendre une grande
quantité de café, et il n'avait pas même perdu cette habitude dans un âge
oii cette liqueur, en générai nuisible, pouvait aggraver le mal auquel il
devenait de jour en jour plus exposé; mais, soit que l'usage du café lui fût
devenu nécessaire, soit que l'habitude d'en prendre lui en eût rendu la
privation trop pénible, il est certain qu'il en usait i:umodérément. Environ
douze ou quinze jours avant sa mort, il avait proposé à l'Académie francjaise
de changer le plan du Dictionnaire auquel celte savante compagnie travaille
sans cesse. Il avait exposé ses idées à ce sujet avec beaucoup d'éloquence
et de clarté. On lui fît quelques objections fort sensées; il y répondit de son
mieux, et, par respect pour une autorité d'un si grand poids, on parut
se prêter à ses vues, on les adopta même, on en tint registre, et les excellents
écrivains qui composent ce corps partagèrent un travail qui semblait devoir
accélérer la publication du Diclionnaire et contribuer môme à le rendre plus
utile et plus in.-tructif. La séance suivante, il voulut achever de persuader
ceux qui n'avaient pas goûté son plan de travail : il s'était même chargé de
lire à l'Académie plusieurs articles qu'il voulait faire d'après son nouveau
plan. Ce projet l'occupait sans cesse, il en parlait à tous ses amis. L'exécu-
tion lui en paraissait facile, et son éloquence avait tellement échauffé ses
confrères que tout le monde paraissait disposé à se conformer ii ses vues.
Le jour qu'il alla à l'Académie, dans le dessein de faire sentir plus fortement
encore les avantages du plan qu'il avaii; conçu, il crut qu'il devait employer
toute son éloquence, et, pour s'exalter l'imagination, il prit dans la matinée
Imit tasses de café. Il alla ensuite à l'Académie, parla fort longtemps avec
une force, un enthousiasme (jui tenaient de l'inspiration et de l'orgasme.
Ses yeux s'enflammèrent plus encore que de coutume, la flamme du génie
brillait sur son front. Toutes les objections qu'on lui faisait disparaissaient
devant la force de son éloquence : on se tut; il acheva de faire sentir l'utilité
et la nécessité de suivre son plan, et toute l'assemblée se rangea de son
opinion avec la déférence qu'un aussi grand homme méritait à tant de
titres.
M. de Voltaire rentra chez lui dans un état de faiblesse et d'épuisement
qui était la suite des efforts qu'il avait faits et de la prodigieuse impulsion
qu'il avait donnée à toute sa machine. La nuit fut un peu agitée : il souffrit
beaucoup de sa slrangurie; peu à peu les douleurs devinrent atroces : il
avait besoin d'uriner, ( t la vessie semblait avoir perdu tout son ressort; il
ne pouvait rendre, et le mal augmentait sans cesse. Enfin, ne pouvant sup-
porter son état, il prit des calmants et se fit apporter de l'opium, dont il
s'administra à différentes reprises plusieurs doses assez fortes à l'insu de sa
famille; il envoya plusieurs fois pendant la nuit chercher de cet opium
chez .Milouart son apothicaire, et il en prit jus(iu'à ce que ses douleurs de
vessio et d'entrailles cessassent. M. le duc do Richelieu étant venu le voir
446 HISTOIRE POSTHUME
le lendemain, il lui demanda encore de l'opium, dont ce seigneur fait usage
depuis très-longtemps. On n'a jamais pu savoir s'il prit la fiole que le duc
de Richelieu lui envoya, ou si elle fut cassée à dessein. Quoi qu'il en soit,
M. Tronchin, médecin de M. de Voltaire^ arriva chez le malade; il le trouva
jetant des hauts cris, se plaignant des douleurs cruelles qu'il souffrait dans
la vessie et dans les entrailles, et demandant à ce médecin des calmants-
Tronchin, ignorant ce qui s^élait passé, ordonna une dose de laudanum, qui
n'est que le suc épaissi de l'opium et qui a les mêmes vertus. M. de Vol-
taire ne lui dit pas qu'il en avait déjà pris, et comme il n'y avait lien qu'il
ne consentît à faire pour se débarrasser d'une douleur actuelle, il prit
encore celte dose d'opium, qui acheva d'affaisser sa maciiine, lui causa une
stupeur effrayante, lui fit perdre le peu de forces qui lui restaient encore, et
paralysa entièrement l'estomac. Il était presque toujours absorbé par le som-
meil ; on l'invitait en vain à prendre quelque nourriture, il ne pouvait s'y
résoudre; son estomac se refusait à tout ce qu'on lui donnait, et lorsque,
cédant aux tendres sollicitations de sa famille et de ses amis, il consentait
à prendre ou un peu de gelée ou un œuf frais, il souffrait alors des douleurs
d'entrailles si cruelles qu'elles lui arrachaient des cris qui alarmaient tous
ceux dont il était sans cesse entouré.
Le bruit de sa maladie et le danger de son état se répandirent bientôt
dans Paris. Les prêtres et les dévots s'en réjouirent; tous les honnêtes
"ens en furent profondément affligés. On peut même assurer que les amis
de la raison et des lumières furent bien plus nombreux que les fripons ou
les dupes. Mais la haine sacerdotale, qui ne pardonne point, se déploya dès
lors dans toute son activité. Les dévotes intriguèrent auprès de l'arche-
vêque de Paris. Parmi ces dévotes de profession il y en eut deux surtout
qui se distinguèrent par leur fanatisme : M'"'' la duchesse de Nivernais et
M'"^ de Gisors, sa fille. Ces dames, qui sont sur la paroisse de Saint-Sulpice,
allèrent trouver le curé de cette paroisse, qui est aussi celle de M. de Vol-
taire, et firent promettre à ce pasteur imbécile, et aussi fanatique que ces
deux béguines, de ne point enterrer M. de Voltyire s'il venait à mourir. Il
le leur promit solennellement, et ne fut pas môme effrayé du pouvoir du
parlement de Paris, qui a la grande police de cette ville.
L'espèce de traité de fanatisme fait entre le curé et ces deux dames ne
put jamais être assez secret pour que les conditions n'en transpirassent pas
bientôt dans tout Paris. La famille en fut alarmée, les amis n'en furent pas
surpris. Ce qui était assez embarrassant, c'est que M. de Voltaire avait deux
neveux dont l'un est conseiller au parlement et l'autre conseiller au grand
conseil. Le premier est M. d'Hornoy, gendre de M. de La Valette de Ma-
"nanville, garde du trésor royal, et l'autre est M. l'abbé Mignot. Ces deux
messieurs se consultèrent avec M"'^ Denis, nièce de M. de Voltaire, et tous
les amis de ce philosophe; on projeta de s'assurer de la protection du par-
lement en cas de mort. M. d'Hornoy alla trouver M. Amelot, ministre ayant
le département de Paris, et M. Le Noir, lieutenant de police. H leur apprit
ce qui s'était passé et le refus du curé de Saint-Sulpice d'enterrer M. de
Voltaire s'il venait à mourir. Ces deux respectables magistrats envoyèrent
DE VOLTAIRE. 4i7
chercher le curé, lui parlèrent, lui firent sentir l'illégalité de son refus et les-
suites fâcheuses qu'il pourrait avoir pour lui. Le curé convint que son refus
était illégal, puisque deux mois auparavant M. de Voltaire s'était confessé
et avait fait entre ses mains une profession de foi très-authentique. Malgré
cela, le curé déclara qu'il avait des ordres supérieurs; alors 3L d'IIornoy
alla trouver le procureur général et voulut s'assurer que sa requête serait
admise. Mais il ne put pas tirer de ce magistrat une certitude assez grande
pour lui faire risquer de présenter requête au parlement. Il voulut d'autant
moins risquer cette démarche que, si sa requête était rejetée, il était obligé
de se défaire de sa charge, ainsi que M. l'abbé Mignot. Dans cette alterna-
tive, il fut résolu que M. l'abbé Migiiot ferait porter le corps de son oncle
à son abbaye de Scellières, à deux ou (rois lieues de Nogent-sur-Seine^ et
qu'il le déposerait dans cette abbaye jusqu'à nouvel ordre. Pendant tout ce
temps la maladie de M. de Voltaire allait sans cesse en empirant. Il n'y
avait presque plus d'espérance; le pus remplissait la vessie, et il ne rendait
rien. Tous ses parents et amis étaient dans une consternation profonde et
voyaient avec douleur le moment de sa mort s'approcher. Enfin le samedi
30 mai, M. l'abbé Mignot alla chercher le curé de Saint-Sulpice et l'abbé
Gaultier, qui avait confessé M. de Voltaire deux mois auparavant. Ces deux
prêtres se transportèrent chez M. de Voltaire, qui était alors dans une lan-
gueur, un assoupissement et une stupeur vraiment efl'rayants. 11 était d'ail-
leurs fort affaibli par la douleur et par le défaut de nourriture, que son estomac
ne pouvait pas supporter. Lorsque les deux prêtres entrèrent dans la chambre
du malade, ils y trouvèrent MM , tous deux amis de M. de
Voltaire. Ces messieurs demandèrent au curé si leur présence était de trop
dans cette funeste circonstance. Le curé répondit que non. Alors on annonça
à M. de Voltaire l'arrivée du curé de Saint-Sulpice. La première fois, il ne
parut pas avoir entendu. On répéta; alors M. de Voltaire répondit: Diles-
lui que je le respecte, et il passa son bras autour du curé pour lui donner
une marque d'attachement. Le curé s'approcha alors plus près du lit, et
après lui avoir parlé de Dieu, de la mort et de sa fin prochaine, il lui de-
manda d'une voix assez haute : Monsieur, reconnaissez-vous la divinité
de Jésiis-Chrisl? Aussitôt M. de Voltaire parut rassembler toutes ses forces,
fit effort pour se remettre sur son séant, quitta brusquement le curé, qu'il
tenait presque embrassé, et, se servant du môme bras qu'il avait jeté autour
du col du curé, il fit un geste de colère et d'indignation, et, paraissant re-
pousser ce prêtre fanatique, il lui dit d'une voix forte, mais très-accusée:
Laissez-moi mourir en paix, et il lui tourna aussitôt le dos. Alors le curé
se retourna du côté des assistants, et leur dit, avec plus d'esprit et d'adresse
qu'on avait lieu d'en attendre d'une tète aussi étrangement troublée par la
superstition : Messieurs, vous voyez bien qu'il n'a pas sa lele. il demanda
alors une plume et du papier, écrivit une permission de transporter sans
cérémonie le corps de M. de Voltaire partout où l'on voudrait ; il déclara
par le même écrit qu'il l'abandonnait K
1. Parce mot abandonner, faire abandon d'un cor2)s, former l'abandon d'un
448 HISTOIRE POSTHUME
M. l'abbé Gaultier, confesseur de M. de Voltaire, donna aussi une espèce
de certificat de confession. Après quoi ces deux prêtres se retirèrent. Ceci
se passa entre six et sept heures du soir. M. de Voltaire appela quelque
temps après un de ses domestiques, lui prit la main, lui dit adieu, et ajouta
d'une voix très-distincte : Prenez-soin de maman (c'est ainsi qu'il appelait
T^lmc Denis, sa nièce). Ce sont les derniers mots qu'il ait prononcés. Il mourut
ce jour même à dix heures trois quarts du soir, au milieu des pleurs et des
regrets sincères de ses parents et de ses amis. Sa porte était investie d'une
foule de peuple, de bourgeois et de gens de qualité qui envoyaient sans
cesse ou venaient eux-mêmes s'informer de sa santé, les uns par curiosité,
les autres par intérêt. Plusieurs heures après qu'il eut rendu le di-rnier
soupir, on le fit ouvrir, afin de l'embalimer. On lui trouva toutes les parties
fort saines, à l'exception d'un peu de pus dans le vésicule du fiel et de la
vessie qui, dans toute son étendue, était remplie de pus. L'estomac se trouva
aussi paralysé. Cet accident avait été causé par la grande quantité d'opium
qu'il avait pris, et qui avait pour ainsi dire relâché et brisé les ressorts de
la machine. Lorsqu'on ouvrit le crâne, on lui trouva le cerveau d'une gran-
deur considérable. Le jeune chirurgien qui fit cette opération fut étonné de
cette quantité de cervelle. Il témoigna sa surprise et son admirtnion à cet
éi^ard et ne pouvait se lasser de regarder ce phénomène avec des yeux in-
terdits- il demanda même la permission de garder le cervelet, désirant con-
server précieusement quelques reites de ce grand homme. M. le marquis
de Villetle demanda son cœur pour le mettre dans une chapelle de l'église
de sa terre; on le lui accorda. A l'égard de cette énorme quantité de cer-
velle c'est une remarque presque constante que les hommes d'un grand es-
prit ont le cerveau d'un volume beaucoup plus considérable que les hommes
ordinaires.
La nuit du 30 au 31 se passa à embaumer le corps, et le dimanche, à
onze heures trois quarts du soir, on mit iM, de Voltaire dans sa robe de
cadavre, les prêtres entendent l'excommunication de fait en style canonique.
La famille de Voltaire a pris le change sur ce mot, dont la signification n'est
plus devenue équivoque d'après le fait qui suit :
Messieurs de l'Académie française s'élant adressés aux cordeliers pour faire
faire un service à Voltaire, les cordeliers ont été à monsieur l'archevêque, qui les
a renvoyés au curé de la paroisse du défunt. Le curé de Saint-Sulpice a répondu :
« ... Il n'y a pas lieu à service, le corps n'a point pu jouir du droit de sépulture,
je l'ai abandonné. On dit qu'il e^t enterré dans l'abbaye de Scellières. Le premier
venu peut le déterrer et en faire ce qu'il voudra, ni s'assujettir aux formes de
l'exhumation, par la raison qu'il ne peut être inhumé nulle part. »
Le curé avait obtenu de la garde du malade qu'elle tiendrait registre de tout
ce que Voltaire aurait proféré contre la reliyrion pendant sa dernière maladie, en
sorte que la garde eut été entendue en déposition avec a'autres témoins affidés,
si quelqu'un eût présenté requête au parlement.
Les dévots regardent comme un coup de la Providence et un miracle que les
circonstances aient déplacé Voltaire pour le faire mourir à Paris, et donner ce
spectacle de réprobation de son corps à la barbe de la philosophie moderne. On
n'a point d'exemple en ce siècle d'un abandon de cadavre. {Note de M. Taine.)
DE VOLTAIRE. 4.9
chambre ordinaire, un bonnet de nuit sur sa tète; on le plaça dans une
voiture fai(e en forme de dormeuse. Là on l'altacha par les cuisses et par
les jambes, afin que le corps ne vacillât pas par l'effet du mouvement de la
voiture, et qu'il ressemblât dans cet état à un malade que l'on transporte
chez lui. On mit un domestique de confiance dans la voiture, et on trans-
féra ainsi ce grand homme dans l'abbaye de Scellières, à deux ou trois lieues
du Paraclet, lieu célèbre par la sépulture du fameux Abélard et de sa fidèle
Héloïse. Cette abbaye de Scellières aftpartient, comme je vous l'ai déjà dit,
à M. l'abbé Mignot, neveu du défunt. Cet abbé, avec M. «l'Hornoy, son
cousin, neveu de même de M. de Voltaire, avec autres parents plus éloignés,
accompagnèrent le corps jusqu'à Scellières. Le corps arrivé à Scellières
sentait si fort que le domestique de confiance en tomba malade en arrivant,
et ne pouvait plus résister dans la voiture. On creusa sur-le-champ une fosse
de huit pieds de profondeur, dans laquelle on descendit le corps de M. de
Voltaire, qu'on couvrit de deux pieds de chaux vive. Ce corps a été con-
sumé en deux heures, sans qu'il en soit resté de vestiges. Cette précaution
devenait indispensable pour empêcher qu'il ne vînt dans l'idée à l'évêque
diocésain de le faire déterrer, tt empêcher par là qu'il ne se trouvât déposé
en terre sainte. Un homme digne de foi, s'étant trouvé à Scellières par hasard
à l'arrivée du corps de M. de Voltaire, a été témoin de ce fait. Le prieur de
l'abbaye, homme d'esprit, fit avertir et rassembler tous les curés des environs
et les prêtres des différentes églises d'alentour, et le lendemain même on
fit à M. de Voltaire un fort beau service funèbre. Il y eut un grand concours
de monde qui assista à ce service, et le lendemain tout le monde venait par
curiosité voir le lieu où la dépouille mortelle de ce grand homme était
déposée. Quand MM. l'abbé Mignot et d'Hornoy eurent rendu à leur oncle
les derniers devoirs, ils revinrent promptement à Paris. Pendant ce tem[is,
l'évêque de Troyes, dans le diocèse duquel se trouve l'abbaye de Scellières,
écrivit au prieur de cette abbaye pour le tancer d'avoir enterré M. de Vol-
taire, à qui on avait refusé la sépulture dans sa paroisse à Paris. Le prieur
répondit qu'il mirait regardé sort, refus comme illégal, ■puisque M. de
Voltaire était mort dans la profession de la religion catholique, aposto-
lique et romaitie ; qu'il n'avait fait que son devoir en obéissant à M. l'abbé
Mignot, son abbé, et que, s'il se trouvait encore dans le même cas, il se
conduirait de la même manière. On a dit que l'évêque de Troyes n'avait
envoyé ordre au prieur de refuser la sépulture à M. de Voltaire que dix ou
douze heures après l'enterrement, et qu'il l'avait fait à dessein, afin de
laisser tout le temps nécessaire pour consommer la cérémonie; mais je ne
vous garantis pas ce dernier fait, quoiqu'il parais^e assez constant par le
nombre des témoins. On a fait aussi courir le bruit dans Paris que le prieur
était destitué ; mais ce fait n'est pas encore constaté, et je no vous l'as-
sure pas.
Le testament do M. do Voltaire, fait il y a environ six ans, a été ouvert
En voici les principaux articles : il laisse à M. d'Hornoy cent mille livres
une fois payées; autant à M. l'abbé Mignot; à M'"" Denis, environ deux cent
cinquante mille livres, tant en papier qu'en argent comptant, la terre do
I. 29
450 HISTOIRE POSTHUME
Ferney et la maison qu'il venait d'acheter récemment à Paris sur la tête de
M"'" Denis. Cette dame restera riche de soixante mille livres de rente net.
11 laisse à Wagnière, son secrélaire de connance, quatre cents livres de
rente, huit mille livres d'argent comptant, la maison et les terres qu'il lui
avait achetées à Ferney. 11 fait aussi des legs particuliers à chacun de ses
domestiques. A l'égard de ses manuscrits, il ne s'en est trouvé aucun. Son
secrétaire avait eu soin de brûler à Ferney tous ceux qui pouvaient le com-
promettre, et M. de Voltaire, qui ne comptait plus retourner à Ferney, avait
lui-même présidé à ce choix avant son départ. On croit qu'il a laissé en
manuscrit à quelque ami de confiance une histoire politique de l'Église et
de la religion chrétienne en général; mais je n'ai jusqu'à présent aucune
preuve certaine de ce fait. Vous savez, mon prince, qu'on a fait défense à
tous les journalistes et gazeiiers de faire mention de sa mort dans tous les
papiers publics. Les comédiens français ont eu aussi ordre de ne jouer
aucune de ses pièces jusqu'à nouvel ordre. Ce n'est que du lundi 8 juin
que la Gazette de France a annoncé sa mort. A l'égard du service que
l'Académie française fait faire à ceux de ses membres que la mort lui
enlève, l'archevêque n'a pas encore permis à aucune église ou couvent de
s'en charger, et l'on croit qu'il faudra renoncer pour M. de Voltaire à cet
ancien usage.
On ignore qui sera le successeur de M. rie Voltaire à l'Aca^lémie française :
on sait seulement celui qu'il avait désigné de son vivant et lors même qu'il
était en bonne santé. Cekii qu'il désirait avoir pour successeur est en effet
un homme d'un très-grand mérite, secrétaire perpétuel dé l'Académie des
sciences, géomètre de la première force, et excellent écrivain. Enfin c'est
M. le marquis de Condorcet, âgé d'environ trente-six ans, et qui réunit
dan> un degré supérieur une foule de connaissances diverses. Tel est l'homme
que M. de Voltaire a désigné à plusieurs de ses amis intimes pour lui suc-
céder; il en faisait un cas infini, et n'en parlait jamais sans en faire l'éloge
dans les termes les plus flatteurs et les plus obligeants.
M. de Voltaire a dicté plusieurs lettres pendant les derniers jours de sa
vie; mais la seule qu'il ait pu achever est une lettre qu'il écrivit au fils de
l'infortuné Lally, pour le féliciter de la cassation de l'arrêt du parlement
qui condamna son père à perdre la tête sur un échafaud. M. de Voltaire,
qui avait pris loute cette affaire fort à cœur, et qui avait même fait un
mémoire très-beau pour le fils de Lally, fut fort touché du succès de ses
soins à cet égard; il avait môme fait attacher dans sa chambre l'arrêt du
conseil rendu en faveur du fils de Lally. Celait pour lui l'objet d'un sou-
venir doux de penser qu'il avait encore employé les dernières étincelles de
son éloquence et de ses talents à la défense d'un innocent. Il a voulu dicter
depuis plusieurs autres lettres à différentes personnes, mais il ne put jamais
les achever, sa tête se perdait par intervalles. Le jour de sa mort, il ne cessa
presque un moment d'avoir sa présence d'esprit ordinaire; il donna même
quelques espérances de le voir s? rétablir, mais il sentait son état et ne
s'en dissimulait pas le danger, car lorsque le curé de Saint-Sulpice et l'abbé
Gaultier furent partis, il appela un de ses plus anciens domestiques, nommé
DE VOLTAIRE. 4o1
Maraud, et, après lui avoir pris tendrement la niaiii, il lui dit adieu et lui
ajouta : Mon ami, je suis an homme morl. Quelque temps avant de s'éteindre
tout à foit, il ouvrit ses yeux, qui parurent encore pleins de vie et d'éclat;
alors il soupira trois fois et mourut, sans qu'il parût sur son visage la
moindre altération. On peut dire de ce grand homme ce que Tacite a dit
de son beau-père Agricola : Sa perle, déplorable pour sa famille, triste
pour ses amis, n'a pas même été indifférente aux inconnus et aux étran-
gers. Tous, jusqu'il cette populace que toute autre chose occupe, venaient
s'informer de son état. C'était U sujet des conversations particulières el
publiques. Ce passage de Tacite convient parfaitement à .M. de Voltaire, et
c'est par lui que je finirai cette longue lettre. Vous pouvez compter, mon
prince, sur l'exactitude rigoureuse de tous ces faits, je les tiens de M ,
ami intime de M. de Voltaire, et qui ne l'a pas quitté un instant pendant
tout le temps de sa maladie. Je dois aussi plusieurs i)articularités à mon
ami M , qui voyait M. de Voltaire trois et quatre fois par jour, et qui a
pris soin de s'informer exactement de tout ce qui s'est passe dans cette
triste époque. Les prêtres montrent tous une joie indécente ; ils disent
comme l'empereur Vitellins : Le corps d'un, ennemi mort sent toujours
bon; mais celui qu'ils haïssiient n'a plus désormais rien à craindre de leur
fureur impuissante, et il ne leur reste plus qu'à frémir de rage autour de sa
tombe.
J'ai l'honneur d'être, mon prince, etc., etc.. etc.
P. S. Dans la maladie que M. de Voltaire eut deux mois avant sa morl,
il crut devoir se concilier la tolérance des dévots, en faisant une profession
de foi chrétienne; il la dicta à peu près en ces termes : « Je soussigné cer-
tifie et proteste que j'ai vécu et, que je meurs dans la religion caliiolique,
apostolique et romaine. Si par mes ouvrages il m'est arrivé de causer
quelque scandale à l'Église et à la religion, j'en demande pardon à Dieu,
espérant do sa bonté qu'il voudra bien me pardonner mes fautes.
« Fait à Paris, en présence de mes amis MM »
Cette profession de foi très-autlienti(|ue avait été déposée entre les mains
du curé de Saint-Sulpice, et elle sufTit pour prouver combien le refus que
ce pasteur a fait d'enterrer M. de Voltaire était illégal : car on ne peut rien
exiger de plus formel et de plus précis d'un incrédule et môme d'un athée le
plus déterminé. Mais la superstition ne raisonne pas, et le fanatisme encore
moins.
P. S. Copie de la lettre de M. de Voltaire à M. de Lallv-Tolcndal, du
26 mai :
« Le mourant Voltaire a ressuscité en apprenant la nouvelle do l'arrêt
rendu en faveur de M. de Lally. Cet arrêt prouve (pie le roi est le maître,
et qu'il est souverainement juste '. »
L Conf. touK! L, lettre 10231.
432 HISTOIRE POSTHUME
XIII.
LETTRE DE L'ABBÉ MIGNOT
A GROSLEY.
Je suis très-sensible, monsieur, à l'intérêt que vous voulez bien me mar-
quer sur la perte que j'ai faite : j'ose dire qu'elle est pour le public presque
autant que pour moi. Les circonstances qui l'ont accompagnée me l'ont
cependant rendue bien araère. Si vous voyez M. l'abbé de Saint-Caprais, il
pourra vous donner des détails qui vous apprendront ce que j'ai eu à souf-
frir de la piété ardente, qui souvent n'est ni juste ni charitable.
j'ai encore à vous remercier du fait particulier que vous avez bien voulu
me déférer. Je vous fournirai, si vous le voulez bien, des armes pour le
détruire, il ^st faux, par la raison qu'il est impossible. Le corps de mon
pauvre oncle est parti de Paris dans un carrosse, la nuit du 31 mai au
1" juin. Un autre carrosse suivait, dans lequel étaient mon neveu M. d'Hor-
noy, conseiller au parlement, deux de nos parents, jMM. Marchant, l'un
maître d'hôtel du roi, l'autre brigadier des armées. Ni le corps ni ces mes-
sieurs n'ont été arrêtés dans aucune auberge, n'ont descendu à aucune poste.
Ces messieurs n'ont pas souffert que personne approchât de la voiture qui
contenait le corps, et qui a toujours élé fermée pendant tout le chemin. Ils
sont arrivés à mon abbaye le P'' juin, à midi. Alors nous avons fait trans-
porter le corps, à l'insu de tous les postillons et de tous les domestiques de
la maison, dans une salle basse, où je l'ai enfermé sous clef jusqu'au mo-
ment de l'ensevelir. Ce triste devoir a été rempli par un fossoyeur du village
de Romilly, en présence d'un valet de chambre à moi, qui n'avait pas vu
M. de Voltaire plus de deux fois dans sa vie, et d"un autre domestique de
.M""^ Denis, ma sœur, qui n'avait non plus jamais servi M. de Voltaire, et
qui sûrement ne lui voulait aucun mal. Ces trois personnes sont seules
entrées dans la chambre, et n'y ont pas demeuré plus d'une demi-heure.
J'ai fait, à trois heures après midi, la présentation solennelle du corps à
l'église, oîi il est demeuré exposé jusqu'à onze du matin, qu'il a été inhumé.
Vous voyez, monsieur, par ce détail très-certain, et affirmé par plusieurs
gens respectables, tels que MM. Marchant, mon neveu, et les religieux de
mon abbaye, que le conte qu'on vous a fait est un de ces propos oiseux
qu'on se divertit à faire courir. Aucun des gens de M. de Voltaire n'a accom-
pagné son corps. Le transport a été fait dans le plus profond secret, sans
que personne s'en soit douté sur la route. Donc les messieurs qui se pré-
1. Cette lettre est sans date, dit M. Patris-Debreuil, qui l'a publiée à la
page 456 du tome II des OEuvres inédites de Grosley.
DE VOLTAIRE. 453
tendent témoins oculaires ou auriculaires ont rêvé ce qu'il leur plaît
d'avancer.
Je vous remercie beaucoup d'avoir bien voulu me mettre à portée de
détruire celte plaie histoire, et je suis fort aise qu'elle m'ait procuré un
témoignage de votre souvenir, ainsi que l'occasion de vous assurer de la
profonde estime avec laquelle j'ai l'honneur, etc.
L'a B B É M 1 G N 0 T.
P. s. Il me prend envie de vous envoyer la profession de M. de Voltaire,
d'après laquelle monsieur l'archevêque de Paris et votre révérendissime
évéque voulaient que la sépulture lui fût refusée.
XIV.
LETTRE DE CATHERINE II
AU BARON G RI MM '.
A Tsarskoé-Sélo, ce 21 juin 1778.
Hélas, je n'ai que faire de vous détailler les regret» que j'ai sentis à la
lecture de votre n'- 19. Jusque-là, j'espérais que la nouvelle de la mort de
Voltaire était fausse, mais vous m'en avez donné la certitude, et tout de
suite je me suis senti un mouvement de découragement universel et d'un
très-grand mépris pour toutes les choses de ce monde. Le mois de mai m'a
été très-fatal : j'ai perdu deux hommes que je n'ai jamais vus, qui m'aimaient
et que j'honorais. Voltaire et milord Chatham ; longtemps, longtemps, et
peut-être jamais, surtout le premier, ne seronl-ils remplacés par des égaux,
et jamais par des supérieurs, et pour moi ils sont irréparablement perdus;
je voudrais crier. Mais est-il possible qu'on honore et déshonore, qu'on
raisonne et déraisonne aussi supérieurement quelque part que là où vous
êtes^? On a honoré publiquemenl, il y a peu de semaines, un homme
qu'aujourd'hui on n'ose y enterrer, et quel homme ! le premier de la nation,
et dont ils ont à se glorifier bien et dûment. Pourquoi ne vous êtes-vous
point emparé, vous, de son corps, et cela en mon nom? Vous auriez dû me
l'envoyer, et, morgue, vous avez manqué de tête pour la première fois de
votre vie en ce moment; je vous promets bien qu'il aurait eu la tombe la
plus précieuse possible ; mais si je n'ai point son corps, au moins ne man-
quera-t-il point de monument chez moi. Quand je viendrai en ville cet
automne, je rassemblerai les leltres que ce grand homme m'a écrites et je
vojs les enverrai. J'en ai un grand nombre; mais s'il est possible, faites
1. Correspondance |)ubliée par la Société impériale de l'Histoire de Russie;
Saint-Pélorbourg, 1878.
2. A Paris.
434 HISTOIRE POSTHUME
l'achat de sa bibliothèque et de tout ce qui reste de ses papiers, inclusi-
vement mes lettres. Pour moi, volontiers, je payerai largement ses héritiers
qui, je pense, ne connaissent le prix de rien de tout cela.
Vous me feriez encore un grand plaisir de me faire avoir de Cramer non-
seulement l'édition la plus complète de ses œuvres, mais encore jusqu'au
dernier des pamphlets sortis de sa plume.
XV.
LETTRE DE CATHERINE li
AU BARON GIUMM K
A Tsarsko-Sélo, ce 11 d'août 1778.
Depuis que Voltaire est mort, il me semble qu'il n'y a plus d'honneur
attaché à la belle humeur : c'était lui qui était la divinité de la gaieté; faites-
moi donc avoir une édition ou plutôt un exemplaire bien, bien complet de
ses œuvres pour renouveler chez moi et corroborer ma disposition naturelle
au rire, car, si nous ne m'enverrez pas cela au plus tôt. je ne vous enverrai
plus que des élégies.
XVI.
LETTRE DE CATHERINE II
AU BARON GRIMM -.
A Sainl-Pétcrsbourg, ce 1'^'' d'octobre 1778.
Il y a très-longtemps que dans mes actions je ne prends plus garde à
deux choses et qu'elles n'entrent en rien en ligne de compte dans tout ce
que je fais : la première, c'est la reconnaissance des hommes; la seconde,
l'histoire. Je fais le bien pour faire le bien, et puis c'est tout ; voilà ce qui
m'a relevée du découragement et de l'indifférence pour les choses de i e
monde, que je me suis sentis à la nouvelle de la moit de Voltaire. Au re.-te,
c'est mon maître; c'est lui ou plutôt ses œuvres qui ont formé mon esprit
et ma tête. Je vous l'ai dit plus d'une foie, je pense : je suis son écolière ;
plus jeune, j'aimais à lui plaire; une action faite, il falhiit pour qu'elle me
plût qu'elle fût digne de lui être dite, et tout de suite il en était informé;
il y était si bien accoutumé qu'il me grondait lorsque je le laissais manquer
de nouvelles et qu'il les apprenait d'autre part. Mon exactitude sur ce point
s'est ralentie les dernières années par la rapidité des événements qui précé-
1. Correspondance publiée par la Société impériale de l'Histoire de Russie.
2. Ibid.
DE VOLTAIRE. 455
dèrent ot succédèrent à la paix, et par le travail immense ([ue j'ai entrepris
j'ai perdu la coutume d'écrire des lettres, et je me sens moins de disposition
tt de facilité à en écrire
Si mon ministre eût été le baron Grimm, je l'aurais grondé de ce qu'il
n'a point réclamé en mon nom le corps de Voltaire resté sans sépulture dans
sa patrie; mais il faut rendre justice à un chacun: le prince Barialinski ne
doit point être giondé, non plus que l'abbé Mignot, de ne me l'avoir pas
envoyé tout emballé...
Vous me faites un récit délicieux de l'achat de la bibliothèque de Vol-
taire. Dieu donne que M""" Denis reste ferme dans ses résolutions, et qu'il
vous bénisse, vous, de vos comportements, eu égard à l'histoire du soi-disant
achat de la bibliothèque de Ferney. Primo, j'ai ordonné de vous envoyer
une lettre de crédit pour trente mille roubles; secundo, voici ma lettre à
M"" Denis ^; tertio, la boite à portrait va être travaillée et ira de compagnie
avec; quarto, les diamants, et, quinto, la fourrure se rendra en droiture
chez vous, afin que vous fassiez échiinge de tout cela contre la susdite bi-
bliothèque; muis surtout ayez soin que mes lettres s'y trouvent, et que rien
ne soit détourné de ce qui est réellement intéressant.
Mais pour que vous puissiez compléter les mémoires pour servir à l'his-
toire des héritiers des grands hommes, il est bon que vous soyez instruit
du trait suivant. Coiberon est venu ces jours passés chez M. de Schouvalof
et lui a dit que l'abbé JMignot et C'^ lui avait écrit et fait écrire de prier
M. de Schouvalof pour qu'il suppliât l'impératrice de Russie de ne pas les
priver de la bibliothèque de leur oncle, qu'elle faisait acheter de JM'"" Denis;
que c'était l'unique bien qui leur restât de leur oncle, il. Schouvalof a
répondu qu'il ne pouvait se charger d'une aussi sotte prière, que M""' Denis
était la maîtresse de vendre, et que l'impératrice était en droit d'acheter
ce qui lui plaisait; que ce n'était ni la première, ni la dernière chose qu'elle
achèterait en ce genre. Je lui ai dit d'ajouter qu'il n'était pas conséquent de
vouloir garder dans un pays ce pour quoi l'on privait les citoyens de la sé-
pulture. Prenez donc garde qu'on ne vous escamote ou ne vous chiinge
en nourrice cette bibliothèque : vous voyez que ces chers neveux ne de-
manderont pas mieux que de voir brûler en grève la bibliothèque de leur
oncle. Les lettres de Voltaire que je suis ii chercher, et dont Falconet,
N.-B. qui est parti d'ici sans prendie congé de moi, — pourrait bien avoir
emporlé grand nombre qu'il m'avait priée de lui donner à lire et qu'il ne
m'a jamais rendues, si ma mémoire ne me trompe, dès qu'elles seront
trouvées, j'en ferai un paquet que je vous enverrai; jusqu'ici il n'y en a
encore de déterrées (iue92,
1. La lettre suivante.
456 HISTOIRE POSTHUME
XVII.
POUR MADAxME DENIS,
NIÈCE D'UN GRAND HOMME QUI M'AIMAIT BEAUCOUP.
De Pétersbourg, le 15 octobre 1778.
Je viens d'apprendre, madame, que vous consentez à remettre entre mes
mains ce dépôt précieux que monsieur votre oncle vous a laissé, cette biblio-
thèque que les âmes sensibles ne verront jamais sans se souvenir que ce grand
homme sut inspirer aux humains celte bienveillance universelle que tous
ses écrits, même ceux de pur agrément, respirent, parce que son âme en
était profondement pénétrée. Personne avant lui n'écrivit comme lui; à la
race future il servira d'exemple et d'écueil. 11 faudrait unir le génie et la phi-
losophie aux connaissances et à l'agrément, en un mot être M. de Voltaire,
pour l'égaler. Si j'ai partagé avec toute l'Europe vos regrets, madame,
sur la perte de cet homme incomparable, vous vous êtes mise en droit de
participer à la reconnaissance que je dois à ses écrit-. Je suis, sans doute,
très-sensible à l'estime et à la confiance que vous me marquez; il m'est bien
flatteur de voir qu'elles sont héréditaires dans votre famille. La noblesse
de vos procédés vous est caution de mes sentiments à votre égard.
J'ai chargé M. Grimm de vous en remettre quelques faibles témoignages,
dont je vous prie de faire usage.
Catherine .
XVIII.
LETTRE DE CATHERINE II
AU BARON GRIMM 1.
Ce 17, 18 ou 19 d'octobre 1778.
A peine ma lettre du 1" octobre, qui, par parenthèse, n'a été achevée
qu'aujourd'hui, a été remise à la poste, que je me suis souvenue que j'ai
oublié de vous dire tout plein de choses, et nommément de souscrire pour
cent exemplaires de la nouvelle édition des œuvres de Voltaire. Donnez-moi
cent exemplaires complets des œuvres de mon maître, afin que je les dépose
tout partout. Je veux qu'elles servent d'exemple; je veux qu'on les étudie,
qu'on les apprenne par cœur, que les esprits s'en nourrissent : cela formera
des citoyens, des génies, des héros et des auteurs; cela développera cent
mille talents qui se perdront d'ailleurs dans la nuit des ténèbres, de l'igno-
rance, etc. Voyez quelle tirade est partie de là! qui s'en serait douté lorsque
1. Correspondance publiée par la Société impériale de l'Histoire de Russie.
DE VOLTAIRE. 457
j'ai pris la plume, et qui peut prédire ce avec quoi cette feuille finira ? S'il
vous plaît, faites-moi avoir la façade du château de Ferney, et, s'il est
possible, le plan intérieur de la distribution des appartements. Car le parc
de Tsarsko-Séio n'existera pas, ou bien le château de Ferney viendra y
prendre place. Il faut encore que je sache quels apparlemenis du château
sont vers le nord, et quels vers le midi, levant et couchant; il est encore
essentiel de savoir si l'on voit le lac de Genève des fenôtres du château, et
de quel côté; il en est de même du mont Jura, Autre question : y a-t-il
une avenue au château, et de quel côté? Voyez un peu, cette idée vous
plaît-elle, et pourquoi ne plairait-elle pas? Il est vrai qu'elle n'est pas
neuve. Nous avons un C. appelé N. F.'. Voyons si vous vous rappellerez
que vous avez reçu de cet endroit une lettre de moi, je crois même que
vous avez une description des meubles, et que je vous ai parlé du maître de
la maison qui n'était point du tout à sj» place, parce que sa place naturelle
était l'Académie des sciences. Je n'approuve point l'idée du libraire Pan-
ckoucke défaire paraître en premier lieu ce qu'il y a de neuf des ouvrages
de Voltaire; je voudrais avoir le tout ensemble, arrangé chronologiquement^
selon les années où ils ont été écrits. Je suis un pédant qui aime à voir la
marche de l'esprit de l'auteur dans ses ouvrages, et croyez-moi qu'un tel
arrangement est d'une beaucoup pluà grande conséquence que communé-
ment on ne le croit; plus vous y penserez et plus vous trouverez que j'ai
raison. Je pourrais vous donner là-dessus une dissertation entière, dans la-
quelle entreraient le vert, le mûr et le trop mûr, et la conviction tenant à la
marche des idées, aber, mein Gott, ailes das verlangt sehr tiese Sludia, ailes
musz man nicht sagen, weil ailes zu sagen einigc^mal toU klingt, wenn es
gleicli vielleicht weise Sachen sein konnten, wenn sie von guten Orten
kamen und in klugen Hora scholUen, Tenez, c'est du sublime cela; mais
basta, cela devient trop fou...
Quand M. de Vergennes vous parla de l'achat de la bibliothèque de Vol-
taire^ il paraît qu'il ignorait les négociations du chevalier Corberon, du temps
de Louis XV ; j'aurais su par là que cela se traitait dans le département du
comte de Broglio; mais présentement je suis desorientée et je ne soupçonne
que Mignot et C'". Il ne me manque plus qu'une fourruie et quelques lettres
de Voltaire pour que le tout parte ensemble à votre adresse. Des lettres, il y
en a une centaine; mais nous en recouvrons encore tous les jours. Il est vrai
qu'elles ne devront jamais être imprimées, et je ne sais pas trop, après un
mûr examen, si elles le pourront être, et cela par trois raisons : la première,
parce qu'on me taxera de vanité d'avoir donné à imprimer des lettres qui
regorgent d'épithètes flatteuses pour moi ; secundo, parce qu'il y a force
plaisanteries i)iijuantes sur le compte de la Manman de l'homme à double
face; tertio, p.irce que le piccolo banbino est plus maltraité encore; or si
l'on choisira celles qui restent, il ne restera pas grand'chose. Si on avait
trouvé ou brouillons ou copies de ses lettres dans ses papiers, alors passe ;
mais je ne voudrais point les fournir, et il vaudra mieux qu'elles restent
1. Nous avons un château appelé Nouveau Ferne}' (?)•
458 HISTOIRE POSTHUME
déposées au château de Ferney, près de Tearsko-Sélo, dans la bibliothèque
de M. de Voltaire. J'approuve beaucoup ce que vous me proposez de faire
pour Wagnière ; s'il avait envie de rester bibliothécaire de la biblio-
thèque de son maître, il ne tiendrait qu'à lui, et il pourrait la suivre au
printemps prochain ou comme il serait commode à lui; or s'il ne peut ou
ne veut, vous lui donnerez pour ses peines au moins autant que son maître
lui a laissé, ou plus, comme vous le jugerez à propos.
XIX.
LETTRE DE CATHERINE II
AU BARON GRIMM i.
A Saint-Pétersbourg-, ce 5 novembre 1778.
... Je VOUS enverrai les lettres de Voltaire, et vous pouvez retirer les
miennes au patriarche de chez M">« Denis; les Secondât sont trop sages, trop
sérieux et trop représentants pour faire le moindre cas de cela; peut-être les
serreraient-ils bien, mais je me trompe fort s'ils s'en amuseraient : sie sind
zu sleif. A dire la vérité, je ne me soucie pas beaucoup de l'impression des
lettres que Voltaire m'a écrites; pour les miennes, je ne vous les donne
qu'avec la très-expresse défense de les faire copier ou imprimer; je n'écris
pas assez bien pour cela. Adieu, que le ciel vous conserve!
XX.
LETTRE DE CATHERINE II
AU BARON GRIMM K
Ce 19 novembre 1778.
. . . Voulez-vous savoir d'où vient que toute la caravane des lettres de
Voltaire et des présents pour M"'" Denis ne sont pas arrivés jusqu'ici chez
vous? Je vous le dirai. Ils ne sont pas encore partis de céans; on copie les
lettres, et les présents attendent les lettres.
1. Correspondance publiée par la Société impériale de l'Histoire de Russie.
-2. Ibid.
DE VOLTAIRE. 459
XXI.
SEANCE DE LA LOGE DES NEUF-SOEURS'
FÊTE DU 28 NOVEMBRE 1778.
L'avanlage qu'avait eu la loge des Neuf-Sœurs de recevoir le F.\ de
Voltaire ne pouvait manquer de l'intéresser spécialement à sa gloire, et,
ayant eu le malheur de le perdre, elle résolut de rendre hommage à sa mé-
moire, en faisant prononcer son éloge. Le F.*, de La Dixmerie, l'un de ses
orateurs, se chargea de cet emploi. Le F.*, abbé Cordier de Saint-Firmin,
instituteur de la loge, qui avait déjà présenté le F.", de Voltaire, dont le
zèle dévorant pour l'accroissement et la gloire de cette société se manifeste
dans toutes les occasions, se chargea de préparer un local convenable à la
cérémonie, et de disposer toute l'ordonnance de la fête ; et les FF.*, lés plus
célèbres dans cette capitale par leur réputation ou leur naissance s'empres-
sèrent à seconder le désir de la loge par le concours le [>lus (latteur.
Les travaux ayant été ouverts dès le matin, la loge accorda raffiliation
à plusieurs frères distingués : le F.*, prince Emmanuel de Salm Salm, le
F.', comte de Turpin-Crissé, le F.', comte de Milly, de l'Académie des
sciences; le F.-, d'Ussieux, le F.-. Uoucher, le F.-, de Clialigny, habile
astronome de la principauté de Salm.
.M. Greuze, peintre du roi, fut reçu maçon suivant toutes les règles. La
loge ayant été fermée, on descendit dans la salle où devait être prononcé
l'éloge funèbre. Cette salle, qui a trente-deux pieds de long, était tendue en
noir et éclairée par des lampes sépulcrales; la tenture relevée par des guir-
landes or et argent qui formaient des arcs de distance en distance; elles
étaient séparées par huit liansparents suspendus |)ar des nœuds de gaze
d'argent, sur lesquels on lisait des devises que le F.*, abbé Cordier avait
tirées des ouvrages du F.", de Voltaire, et qui étaient relatives à son apo-
théose dans la loge.
La première à droite en entrant :
De tout temps... la vcrité sacrée
Cliez les faibles humains fut d'erreur entourée.
La première à gauche en enliant :
. .. Qu'il ne soit qu'un parti parmi nous,
Celui du bien public et du salut de tous.
1. Correspondance de Grimm, etc., tklition Toui'ucux, tonio MI, pages 188
et suivantes.
460 HISTOIRE POSTHUME
La seconde à droite :
Il faut aimer et servir l'Être suprême, malgré les superstitions et le fanatisme
qui déshonorent si souvent son culte.
La seconde à gauche :
Il faut aimer sa patrie, quelque injustice qu'on y essuie.
La troisième à droite :
J'ai fait un peu de bien, c'est mon meilleur ouvrage.
Mon séjour est charmant, mais il était sauvage. . .
La nature y mourait, je lui portai la vie;
J'osai ranimer tout : ma paisible industrie
Rassembla des colons par la misère épars;
J'appelai les métiers qui précèdent les arts.
La troisième à gauche :
Si ton insensible cendre
Chez les morts pouvait entendre
Tous ces cris de notre amour.
Tu dirais dans ta pensée :
Les dieux m'ont récompensée
Quand ils m'ont ôté le jour.
La quatrième à droite :
Nous lisons tes écrits, nous les baignons de larmes.
La quatrième à gauche :
Tout passe, tout périt, hors ta gloire et ton nom :
C'est là le sort heureu\ des vrais fils d'Apollon.
On entrait dans cette salle par une voûte obscure et tendue de noir, au-
dessus de laquelle était une tribune pour l'orchestre, composé des plus cé-
lèbres musiciens; le F.-. Piccini dirigeait l'exécution.
Plus loin, et à cinquante-deux pieds de distance, on montait par quatre
marches à l'enceinte des grands-officiers, au haut de laquelle était le tom-
beau surmonté d'une grande pyramide gardée par vingt-sept FF.'., l'épée
nue à la main. Sur le tombeau étaient peintes : d'un côté, la Poésie; do
l'autre, l'Histoire pleurant la mort de Voltaire, et sur le milieu on lisait ce
vers tiré de la Mort de César :
La voix du monde entier parle assez de sa gloire.
En avant étaient trois tronçons de colonnes sur lesquels étaient des
vases où brûlaient des parfums; sur celui du miheu on avait placé les
œuvres de Voltaire et des couronnes de laurier.
DE VOLTAIRE. 461
Les FF.', de la loge ayant pris leurs places, les visiteurs ont été intro-
duits au son des instruments, qui exécutaient la marche des prêtres dans
l'opéra d'Alcesle, ensuite un morceau touchant û'Ernelinde.
M"" Denis, nièce de 3L de Voltaire, accompagnée de M""» la marquise
de Villette, que ce grand homme avait pour ainsi dire adoptée pour sa
fille, ayant fait demander de pouvoir entendre l'éloge funèbre qu'on allait
prononcer, elles furent intioduites, et le V.'. F.-, de Lalande, adressant la
parole à M™" Denis, lui a dit :
« Madame, si c'est une chose nouvelle pour vous de paraître dans une
assemblée de maçons, nos frères no sont pas moins étonnés de vous voir
orner leur sanctuaire. Il n'était rien arrivé de semblable depuis que cette
respectable enceinte est devenue l'asile des mystères et des travaux ma-
çonniques ; mais tout devait être extraordinaire aujourd'hui. Nous venons
y déplorer une perte telle que les lettres n'en firent jamais de semblable;
nous venons y rappeler la satisfaction que nous goûtâmes lorsque le [ilus
illustre des Français nous combla de faveurs inattendues, et répandit sur
notre loge une gloire qu'aucune aulre ne pourra jamais lui disputer. Il était
juste de rendre ce qu'il eut de plus cher témoin de nos hommages, de notre
reconnaissance, de nos regrets. Nous ne pouvions les rendre dignes de lui
qu'en les partageant avec celle qui sut embellir ses jours par les charmes de
l'amitié; qui les prolongea si longtemps par les plus tendres soins; qui
augmentait ses plaisirs, diminuait ses peines, et qui en était si digne par
son esprit et par son cœur. La jeune mais fidèle compagne de vos regrets
élait bien digne de partager les nôtres; le nom que lui avait donné ce
tendre père en l'adoptant nous apprend assez que sa beauté n'est pas le
seul droit qu'elle ait à nos hommages. Je dois le dire pour sa gloire; j'ai
vu les fleurs de sa jeunesse se flétrir par sa douleur et par ses larmes à la
mort du F.-, de Voltaire... L'ami le plus digne de ce grand homme, celui
qui pouvait le mieux calmer notre douleur, le fondateur du nouveau
monde, se joint à nous pour déplorer la perte (.'e son illustre ami. Qui l'eût
dit lorsque nous applaudissions avec transport à leurs embrassements réci-
proques, au milieu de l'Académie des sciences, lorsque nous étions dans
le ravissement de voir les merveilles des deux hémisphères se confondre
ainsi sur le nôtre, qu'à peine un mois s'écoulerait de ce moment flatteur
jusqu'à celui de notre deuil? »
Les députés de la loge de Thalie ayant demandé d'être entendus, le
F.', de Coron, portant la parole, prononça un discours très-pathétique,
relatif aux circonstances.
Le F.*, de La Dixmerie lut un éloge circonstancié et complot do la per-
sonne, de la vie et des ouvrages du F.*, de Voltaire. Nous n'entrerons point
dans le détail de cet ouvrage, qui est actuellement imprimé, qui méritait à
tous égards l'empressement du public, et (jui réunissait le mérite du sen-
timent, de l'esprit et de l'érudition.
Après l'exorde, la musique exécuta un morceau touchant de l'opéra de
Castor, appliqué à des paroles du F.-. Garnier pour Voltaire. Après la pre-
mière partie du discours, il y eut un morceau pareil de l'opéra de Roland.
462 HISTOIRE POSTHUME
A la fin de l'éloge, la pyramide sépulcrale disparut, frappée par le ton-
nerre ; une grande clarté succéda à l'horreur des ténèbres ; une symphonie
agréable rempl.iça les accents lugubres, et l'on vit, dans un immense tableau
du F.'. Goujet, l'apothéose de Voltaire.
On y voit Apollon accompagné de Corneille, Racine, Molière, qui vien-
nent au-devant de Voltaire sortant de son tombeau; il leur est prés3nté par
la Vérité et la Bienfaisance. L'Envie s'efforce de le retenir en tirant son
linceul, mais elle est terrassée par Minerve. Plus haut se voit la Renommée
qui publie le triomphe de Voltaire, et sur la banderole de sa trompette on
lit ces vers de l'opéra de Sa))ison :
Sonnez, trompette, organe de la gloire,
Sonnez, annoncez sa victoire.
Le V.-. F.-, de Lalande. le F.'. Greuze et M"'" de Villette ayant cou-
ronné l'orateur, le peintre et le F.*. Franklin, tous trois déposèrent leurs
couronnes au pied de l'image de Voltaire.
Le F.". Roucher lut de très-beaux vers à la louange de Voltaire, qui
feront partie de son poëme des Douze Mois.
Que dis-je? ô de mon siècle éternelle infamie!
L'hj'dre du fanatisme à regret endormie,
Quand Voltaire n"ost plus, s'éveille, et lâchement
A des l'estes sacrés refuse un monument.
Eh! qui donc réservait cet opprobre à Voltaire?
Ceux qui, déshonorant leur pieux ministère,
En pompe hier peut-être avaient enseveli
Un Calchas soixante ans par l'intrigue avili ;
Un Séjan sans pudeur, qui, dans les jours iniques,
Commandait froidement des rapines publiques.
Vainement leur grandeur fut leur unique dieu ;
Leurs titres et leurs noms vivants dans le saint lieu
S'élèvent sur le marbre, et jusqu'au dernier âge
S'en vont faire au ciel même un magnifique outrage.
Pouvaient-ils cependant se flatter du succès,
Les obscurs ennemis du Sophocle français?
La cendre de Voltaire en tous lieux révérée
Eût fait de tous les lieux une terre sacrée :
Où repose un grand homme un dieu doit habiter '.
On fit la quête ordinaire de la loge pour les pauvres écoliers de l'Univer-
sité qui se distinguent dans leurs études.
Le F.-- abbé Cordier de Saint-Firmin proposa en outre de déposer
cinq cents livres chez un notaire pour faire apprendre un métier au premier
enfant pauvre qui naîtrait sur la paroisse de Saint-Sulpice après les couches
de la reine, et p'usieurs FF.*, offrirent d'y contribuer.
1. Ces vers ne se trouvent pas dans l'édition en 4 vol. petit in-12 du poëuie
des Mois, où ils sont remplacés par des points. (Beuchot.)
DK VOLTAIRE. 463
Los FF.-, passèrent ensuite dans la salle du banquet, au nombre de deux
cents. On fit l'ouverture de la loge de table, et l'on tira les santés ordi-
naires, en joignant à la première celle des treize États-Unis, représentés à
ce banquet par lo F.*. Franklin.
Au fond de la salle on voyait un arc de triomphe formé par des guir-
landes de fleurs et des nœuds de gaze or et argent, sur lequel parut tout à
coup le buste de Voltaire, par M. Houdon, donné à la loge par M""" Denis;
la satisfaction de tous les FF.', fut égale à leur surprise, et ils marquèrent
par de nouveaux applaudissements leur admiration et leur reconnaissance.
Le F.', prince Camille de Rohan ayant demandé d'être affilié à la loge,
on s'empressa de nommer des commissaires suivant Tusage.
Le F.". Rouchor lut encore plusieurs morceaux de son poëme des Douze
Mois, et d'autres FF.\ s'empressèrent également de terminer les plaisirs de
cette fête par d'autres lectures intéressantes.
XXIL
LETTRE DE CATHERINE II
AU BARON GRIMM i.
A Saint-Pétersbourg, ce 30 novembre, fête de
saint André, avec une gelée de 16 à 17 degrés.
. . . Pour ce qui regarde le payement de la bibliothèque patriarcale, vous
savez ou vous saurez que le baron Friedrichs vous a envoyé un créditif de
trente mille roubles; que bijoux, portraits, fourrures, sont tout prêts à partir
en attendant seulement que les lettres patriarcales soient copiées. Or je
remets à votre jugement si vous voulez donner la somme ou de cette somme
acheter encore des diamants ou toute autre chose qui puisse faire plaisir à
iM'"e Denis, et je m'en lave les mains. J'espère que tout ce que je vous ai
mandé de la bâtisse du Nouveau Ferney aura mis l'esprit de M'"* Denis dans
une assiette tranquille. Mais il faut que vous me fiissiez savoir comment
chaque chambre du château était meublée, et à quoi elle servait, afin que
ma santa casa puisse, ainsi que celle de Lorette, représenter au vrai.
Or envoyez-moi votre jugement signé et contre-signe, si cette idée n'est pas
meilleure que celle de tombe et detel autre monument dont l'univers regorge
pour de bien moindres sujets. Je vous ai déjà donné mes lettres à Voltaire ;
j'aime mieux qu'elles soient à vous qu'aux Secondât, mais je veux mourir
si je sais ce qu'elles contiennent. Priez très-instamment M""' Denis de ne
point donner de copies do ces lettres, de ne point en permettre l'impression,
ni qu'elles soient divulguées en aucune façon : je crains l'impression comme
1. Correspondance publiée par la Société Impériale de l'Histoire do Russie.
464 HISTOIRE POSTHUME
le feu ; je n'écris pas assez bien pourcela, quoi qu'en disent M""' Denis et ses
amis. Faites cela, commentez mes lettres si vous croyez qu'il en vaille la
peine : cela peut faire l'ouvrage le plus bouffon qu'il y eut jamais. Or,
écoutez donc, s'il y a de la force, de la profondeur, de la grâce dans mes
lettres ou expressions, sachez que je dois tout cela à Voltaire, car pendant
fort longtemps nous lisions, relisions, et étudiions tout ce qui sortait de sa
plume, et j'ose dire que par là j'ai acquis un tact si fin que je ne me suis
jamais trompé sur ce qui était de lui ou n'en était pas : la griffe du lion a
une empoignure à elle que nul humain n'imita jusqu'ici, mais dont l'épître
à Ninon du comte Schouvalof approche.
XXIII.
VENTE DE LA BIBLIOTHÈQUE DE VOLTAIRE
A CATHERIAE II.
REÇU DE MADAME DENIS 1.
J'ai reçu de M. le baron de Grimm, de l'exprès commandement de Sa
Majesté l'impératrice de toutes les Russies, la somme de cent trente-cinq
mille trois cent quatre-vingt-dix-huit livres, quatre sols, six deniers tournois,
pour la bibliotlièque de feu M. de Voltaire, mon oncle, dont, connaissant le
désir de Sa Majesté impériale d'en faire l'acquisition, j'avais pris la liberté
de lui faire hommage. Fait double à Paris pour ne servir que d'une et seule
quittance, le quinze décembre mil sept cent soixante-dix-huit.
Denis.
XXIV.
LETTRE DE CATHERINE II
AU BARON GRIMM \
A Saint-Pétersbourg, ce 17 décembre 1778.
... Il faut avouer que vous autres, Parisiens, vous êtes discretscomme un
coup de canon : ne voilà-t-il pas que j'ai lu hier dans les gazettes la lettre
et jusqu'à l'adresse de la lettre que j'ai écrite à M""= Denis; répondez-moi,
pourquoi avez-vous permis qu'on me fît ce tour? Voltaire n'imprimait
pas mes lettres : il savait bien qu'elles n'en valaient pas la peine, et que je
craignais l'impression comme le feu; je vous prie, empêchez que M™' Denis
ne fasse imprimer mes lettres à son oncle, je vous en prie très-sérieusement,
1. L'Amateur d'autographes, année 1866, page 30.
2. Correspondance publiée par la Société impériale de l'Histoire de Russie.
DE VOLTAIRE. 465
XXV.
LETTRE DE CATHERINE II
AU BARON GRIMM».
Ce 5 février 1779.
. . . Vous avez beau dire, le prospectus de Panckoucke, dans lequel il rans^e
tout par matières, démontre que sa nouvelle édition des œuvres de M. de
Voltaire ne sera rien moins que chronologique, et selon moi, c'est ce qu'il
y aurait de plus piquant que de trouver le tout pôle-mèle comme cela serait
sorti de cette tète unique, et c'est alors qu'on l'aurait vue comme elle était,
c'est-à-dire un beau et grand et unique spectacle, une tête à tintamarre?
une tête utile au genre humain par plus d'un côté, une tête dont on n'aurait
pu lire môme les œuvres sans que cela eût renouvelé la circulation du sang
dans vos veines, fortifié corps, cœur, âme et lète, épanoui la rate; au
moment où vous en auriez eu besoin, vous auriez respiré avec une facilité
étonnante, et vous vous seriez trouvé d'un pied plus haut à la fin de vos
lectures
L'échantillon que j'ai reçu de ses écrits est une terrible chose, et malgré
cela l'on voit que l'auteur n'avait pas le cœur mauvais : toute la méchanceté
était dans l'esprit, ou plutôt dans la langue; mais ce qu'on y voit clairement,
malgré tout ce qu'il a dit des Welches, c'est qu'il était Français à brûler.
XXVI.
LETTRE DE M. DE BURIGNY ^
A M. L'ABBÉ MERCIER,
Abbé do Saint-Léger de Soissons, ancien bibliothécaire de Sainte-Geneviève, etc.,
SUR LES DÉMÊLÉS
DE M. DE VOLTAIRE AVEC M. DE S A I N T - H Y AC 1 N TII E .
Vous m'avez pressé, monsieur l'abbé, avec tant d'instance do vous ap-
prendre ce que je savais des disputes de M. de Voltaire et de M. de Saint-
Hyacinthe, que je ne peux pas me dispenser de satisfaire votre curiosité. Je
vous avoue cependant que ce n'est qu'avec douleur que je me rappelle tout
1. Correspondance publiée par la Société impériale de l'Histoire de Russie.
2. Cette lettre, imprimée en 1780, est devenue rare : ce qui m'a déterminé à
la reproduire. L'amitié de l'auteur pour Saint-Hjacinthe ne l'a pas empoché de
reconnaître que ce dernier avait été injuste envers Voltaire. (B.)
1. 30
466 HISTOIRE POSTHUME
ce qui s'est passé dans cette querelle. H est triste de voir des gens de lettres,
avec lesquels bn a des liaisons, se livrer à des excès dont ils rougiraient
eux-mêmes, si la colère, que les anciens regardaient comme une espèce de
folie, n'affaiblissait leur raison. Pour être instruit de ce qui s'est passé dans
cette occasion, vous- ne pouviez pas mieux vous adresser qu'à moi. M. de
Saint-Hyacinthe était mon intime ami, et M. de Voltaire, avec qui j'avais
quelque liaison, me porta ses plaintes contre M. de Saint-Hyacinthe, et me
pressa de le déterminer à lui faire satisfaction de l'injure qu'il prétendait
en a\oir reçue; de sorte que personne n'a été plus au fait que moi de tout
ce qui s'est fait de part et d'autre dans ce ditTérend.
Je crois devoir d'abord vous faire connaître .M. de Saint-Hyacinthe. 11
était entré fort jeune dans le régiment Rojal ; ajant été fait prisonnier à la
bataille d'Hochstet, il fut mené en Hollande, oij, ayant fait connaissance
avec plusieurs gens d'esprit, il prit la résolution de renoncer à la profes-
sion militaire pour s'appliquer entièrement aux belles-lettres et à la phi-
losophie.
C'était précisément dans le temps qu'il y avait à Paris une dispute très-
animée sur la com[iaraison des anciens avec les modernes. Les partisans de
l'antiquité prêtaient au ridicule par leur exagération en faveur de ceux à
qui ils donnaient la préférence, et par le peu de justice qu'ils rendaient aux
bons écrivains de notre siècle. Cette partialité fut l'occasion du livre inti-
tulé le Clief-d^ œuvre d'un Inconnu, par Mallianasius i, que M. de Saint-
Hyacinthe fit imprimer en Hollande. Ce joli ouvrage eut le plus grand
succès: Paris en fut enthousiasmé pendant quelque temps, et on le lisait
avec d'autant plus de plaisir qu'outre que les commentateurs passionnés
des anciens y étaient tournés dans le plus grand ridicule, par l'imitation
parfaite que l'auteur avait faite de leur méthode dans l'explication des écri-
vains de l'anliquiié, on y trouvait quelques traits assez plaisants qui avaient
rapport aux jésuites et à la bulle Unigenitus, qui causait pour lors les plus
grandes disputes, et qui souffrait beaucoup de contradiction.
Ce fut dans ce moment que M. de Saint-Hyacinthe quitta la Hollande
pour venir à Paris : il y fut accueilli de la manière la plus agréable; les
gens d'esprit étaient empressés de voir un homme qui leur avait procuré
beaucoup de plaisir.
Son ouvrage était entre les mains de tout le monde: on en avait retenu
divers traits, qu'on se plaisait à répéter. Il fit connaissance avec 31. de Vol-
taire, qui commençait déjà cette carrière brillante dont il n'y a point
d'exemple dans notre histoire littéraire. On représentait alors Œdipe, où
tout Paris accourait. Je me souviens que M. de Sain'-Hyacinthe, se trouvant
à une de ces nombreuses représentations près de l'auteur, lui dit, en lui
montrant la multitude des spectateurs : « Voilà un éloge bien complet de votre
tragédie ; » à quoi M. de Voltaire répondit très-honnètement : « Votre suf-
frage, monsieur, me flatte plus que celui de toute cette assemblée. »
1. La première édition est de 1714, un vol. iii-12. P.-X. Leschevin a d^nné une
neuvième édition, Paris, 1807, deux volumes petit in-8°.
DE VOLTAIRE. 4G7
Ils se voyaient quelquefois, mais sans être fort liés; ils se rendaient
pour lors justice l'un à l'autre.
Quelques années après, ils se retrouvèrent tous deux en Angleterre;
et ce fut dans ce voyage que leur haine commença, pour durer le reste de
leur vie.
M. de Saint-Hyacinthe m''a dit et répété plusieurs fois que M. de Vol-
taire se conduisit très-irrégulièrement en Angleterre ; qu'il s'y fit beaucoup
d'ennemis, par des procédés qui ne s'accordaient pas avec les principes
d'une morale exacte; il est même entré avec moi dans des détails que je ne
rapporterai point, parce qu'ils peuvent avoir été exagérés.
Quoi qu'il en soit, il fit dire à M. de Voltaire que s'il ne changeait Je
conduite il ne pourrait s'empêcher de témoigner publiquement qu'il le dé-
sapprouvait : ce qu'il croyait devoir faire pour l'honneur de la nation fran-
çaise, afin que les Anglais ne s'imaginassent pas que les Français étaient
ses complices, et dignes du blâme qu'il méritait.
On peut bien s'imaginer que M. de Voltaire fut très-mécontent d'une
pareille correction; il ne fit réponse à M. de Saint-IIyacinthe que par des
mépris; et celui-ci, de son côté, blâma publiquement, et sans aucun ména-
gement, la conduite de M. de Voltaire. Voilà la querelle commencée; nous
allons en voir les suites.
Ce fut M. de Saint-Hyacinthe qui prit le premier la plume dans cette
dispute : il se proposa de faire une critique de la Ilenriade, et, en 1758, il
fit imprimer à Londres un petit ouvrage sous ce titre : Lettres critiques
sur la Ilenriade de M. de Voltaire ; l'année de l'impression n'est pas mar-
quée dans le titre, mais on trouve la date de l'ouvrage à la fin, où on lit :
Londres,'î% avril 1728.
Cette lettre n'est que la critique du premier chant de la Ilenriade; elle
ne fut suivie d'aucune autre. M. de Saint-Hyacinihe me l'envoya: je doute
qu'il y en ait d'autre exemplaire à Paris. Cette critique roule presque toute
sur des points de grammaire; elle est assez modérée ; on en peut juger par le
jugement que l'auteur fait de la Ilenriade :
« Quelque imperfection, dit-il, qui se trouve dans le poëme de iM. de
Voltaire, son ouvrage n'est pas indigne du nom d'excellent, si par excel-
lent on entend un ouvrage tel que les Français n'en ont point de paieil
qui l'égale.» Puis il ajoute: « Ce poëme était fameux avant même qu'il
eût vu le jour : c'est ce qu'il a de commun avec la Pucelle de Chapelain;
mais c'est en cela seul que le sort de la Ilenriade ressemblera à celui
de la Pucelle. »
M. de Voltaire ne cessait, dans toutes les occasions, de lémoigner sa
haine et son mépris pour M. de Saint-Hyacintho. La bile de celui-ci s'en-
flamma, et il résolut de se venger par un trait qui odcnserait vivement son
adversaire. 11 faisait (Fans ce temps-là une nouvelle édition de iMathanasius,
à laquelle il joignit VApolheose, ou la Déification du docteur Masso^; il
1. Publiée, pour la [jremière l'ois, en 1732, à la suite de la sixième édition du
Clief-cVœuvre d'un Inconnu.
4G8 HISTOIRE POSTHUME
y inséra la relation d'une fâcheuse aventure de M. de Voltaire, qui avait été
très-indignement traité par un oflBcier français nommé Beauregard.
Cette édition du Mathanasius, augmentée de VApolhéose^ ne fit pas
grande sensation à Paris, où elle n'avait pas été imprimée; mais l'abbé Des-
fontaines ayant fait imprimer, dans sa VoUairomanie, l'extrait qui regar-
dait M. de Voltaire, on recommença à parler beaucoup de sa triste aven-
ture, qui était presque oubliée.
L'abbé Desfontaines avait été assez lié avec M. de Voltaire, qui lui avait
donné plusieurs fois des preuves d'amitié; mais ils s'étaient depuis brouillés,
et s'insultaient publiquement. L'abbé Desfontaines, pour se venger des dis-
cours injurieux de M. de Voltaire, composa contre lui un libelle auquel il
donna le titre de Voltairomanie, dans lequel M. de Saint-Hyacinthe était
cité, comme nous Pavons dit.
Je me souviens que cet écrit n'était pas encore public, lorsque le marquis
de Locmaria se proposa de donner un grand dîner à divers gens de lettres
qui ne s'aimaient pas; il y avait entre autres l'abbé Desfontiiines, l'abbé
Prévost, Marivaux, M. de Mairan. Il m'invita à ce repas, en me disant : « Je
suis curieux devoir comment mon dîner finira. »
Je me rendis chez le marquis, oij je trouvai une grande assemblée ; l'abbé .
Desfontaines nous proposa, avant le dîner, d'entendre une lecture qui, di-
sait-il, nous ferait grand plaisir. On agréa sa demande; il nous lui la Vol-
lalromanie, qui, loin de nous faire plaisir, fut regardée comme un libelle
très-grossier ; lui seul s'applaudissant, après avoir uni sa . lecture, dit ces
propres paroles, avec le ton brutal que la nature lui avait donné et que l'é-
ducatioa n'avait pas corrigé : « Voltaire n'a plus d'autre parti à prendre que
de s'aller pendre. »
M. de Voltaire ayant appris à Cirey, oii il demeurait, que la Vollairo-
rnanie était publique dans Paris, écrivit au comte d'Ârgpnson, qui était pour
lors à la tête de la librairie, pour se plaindre de ce qu'on laissait imprimer
à Paris d'aussi infâmes libelles que la Voltairomanie, que l'abbé Desfon-
taines avait rempli de calomnies, et dont l'auteur méritait une punition
exemplaire.
M. d'Argenson envoya chercher cet écrivain, qui nia d'abord que l'ou-
vrage fût de lui; mais ayant été cjnvaincu de mensonge, il eut assez d'ef-
fronterie pour assurer qu'il n'y avait pour lui d'autre moyen de vivie que le
style caustique et mordant dont il était dans l'usage de se servir; sur quoi
le comte lui répondit qu'il ne voyait pas de nécessité qu'il vécût.
M. de Voltaire s'étant imaginé que M. de Saint-Hyacinthe avait Iravaillé,
conjointement avec l'abbé Desfontaines, à la Voltairomanie, en fut trèi-
irrité.Il^ savait que je vivais avec lui dans la plus grande union, ce qui l'en-
gagea à m'écrira la lettre que voicn
3)in3l- « •''«'i bien des grâces à vous rendre, etc. ^. »
1. Voyez tome III de la Correspondance, page J47.
DE VOLTAIRE. 469
Celle lettre fut bientôt suivie d'une autre, qui prouve que M. de Voltaire
était dans la plus grande agitation; la voici :
« A Cirey, le 4 février.
« Si vous daignez, monsieur, elcJ. »
Je fis réponse à M. de Voltaire que M. de Saint-Hyacinthe n'avait aucune
liaison avec l'abbé Desfontaines ; qu'il avait pour lui le plus grand mépris,
et que certainement il n'avait aucune part à la VoUairoinanie.
M. de Voltaire, non content de ces deux lettres qu'il venait de m'écrire,
pria une de ses parentes, qui revenait de Cirey à Paris, de me venir voir,
afin de m'engager à tirer une satisfaction de !\I. de Saint-Hyacinthe, et à le
déterminer à désavouer l'abbé Desfontaines. Cette dame ^ vint chez moi, et
me dit, avec une grande émotion, que si l'on n'apaisait pas M. de Voltaire,
il y aurait du sang répandu; qu'il était dans la plus grande colère, et qte
plusieurs de ses parents, qui étaient dans le service, partageraient sa que-
relle. Je répondis à cette dame que j'étais prêt à aller avec elle chez M. de
Saint-Hyacinthe, et qu'elle serait contente de la manière dont je lui parle-
rais; mais je lui conseillai en même temps de ne point se servir de me-
naces, parce que nous avions affaire à un homme sur qui elles ne pouvaient
rien; qu'on ne pourrait rien obtenir de lui que par des raisons tirées de
l'honnêteté et du devoir.
Nous allâmes sur-le-champ trouver M. de Saint-Hyacinthe : je lui repré-
sentai qu'ayant insulté M. de Voltaire dans son Apothéose du docteur Masso,
et ayant donné des armes contre lui à un aussi méchant homme et aussi
méprisable que l'abbé Desfontaines, il était juste de faire une réparation à
M. de Voltaire; qu'autrement celui-ci aurait >ujet de croire qu'il était com-
plice de l'abbé Desfontaines.
La parente de M. de Voltaire ajouta qu'elle souhaiterait que M. de Saint-
Hyacinthe déclarât que ce qui avait été cité comme étant de lui lui était
faussement attribué, et avait été supposé par l'abbé Desfontaines.
Cette dernière proposition fut entièrement rejelée. M. de Saint-Hyacinthe
dit que ce qu'on voulait exiger de lui était un mensonge dont il serait aisé
de le convaincre; que tous ses amis savaient qu'il avait fait V Apothéose;
qu'il l'avait toujours avouée : il nous conta à ce sujet les raisons qui l'avaient
déterminé à se venger de M. de Voltaire.
Enfin, après beaucoup de digressions, j'obtins qu'il écrirait une lettre à
^\. de Voltaire, dans laquelle il déclarerait qu'il n'avait aucune part au libelle
de l'abbé Desfontaines; qu'il n'avait aucune liaison avec lui; qu'il avait pour
lui le plus grand mépris, et qu'il était très-fàché de ce qu'il avait inséré dans
son misérable écrit cet extrait do V Apothéose, qu'il avouait avoir fait au-
trefois dans un moment de colère. Cette lettre fut effectivement écrite et
envoyée à M. de Voltaire, qui n'en fut nullement content, parce qu'il avait
1. Voyez tome III de la Correspondance, page 155.
2. M"'" de Champbonin.
470 HISTOIRE POSTHUME
espéré que M. de Saint-Hyacinthe désavouerait, comme n'étant pas de lui,
ce qui en avait été cité, et qu'en conséquence il pourrait attaquer l'abbé
Desfontaines comme faussaire.
Depuis ce temps, M. de Voltaire fit profession d'une haine implacable
contre M. de Saint-Hyacinthe ; il le décria autant qu'il put, et il chercha
toutes les occasions de lui nuire.
Il l'attaqua par l'endroit le plus sensible à un homme de lettres; il se
proposa de lui ôter la gloire d'avoir fait le Chef-d'œuvre d'un Inconnu.
Voici ce qu'il inséra dans un écrit qui a pour titr^ : Conseils donnés à un
Journnlisle ^ :
« Il y a surtout des anecdotes littéraires sur lesquelles il est toujours
bon d'instruire le public, afin de rendre à ciiacun ce qui lui appartient.
Apprenez, par exemple, au public que le Chef-d'œuvre d'un Inconnu, de
Mathanasius, est de feu M. de Salengre, d'un illustre mathématicien, con-
sommé dans toute sorte de littérature, et qui joint l'esprit à l'érudition,
enfin de tous ceux qui travaillaient au Journal littéraire, et que M. de
Saint-Hyacinthe fournit la chanson avec beaucoup de remarques; mais si
on ajoute à cette plaisanterie une infâme brochure faite par un de ces mau-
vais Français qui vont dans les pays étrangers déshonorer les belles-lettres
et leur patrie, laites sentir l'horreur et le ridicule de cet assemblage mons-
trueux. » [Nouveaux Mékmges historiques, première partie, page 359.)
M. de Voltaire avait certainement très-grand tort de nier que M. de'
Saint-Hyacinthe fût l'auteur du Chef-d'œuvre d'un Inconnu. J'ai vécu un
an en Hollande dans une très-grande liaison avec MM. Van-Effen, Salengre
et s'Gravesande, cet illustre mathématicien dont il est fait mention dans les
Conseils à un Journalisle ; ils m'ont tous assuré que M. de Saint-Hya-
cinthe était l'auteur du Chef-d'œ.uvre. Il est bien vrai que, comme il était
intime ami de ces messieurs, il leur lisait son ouvrage; et il est très-possible
qu'ils lui aient fourni quelques citations pour l'embellir, car ils avaient tous
trois beaucoup de littérature; mais ils n'ont jamais prétendu partager avec
M. de Saint-Hyacinthe l'honneur que ce livre avait fait à son auteur; et
effectivement quelques passages qu'ils auront pu lui indiquer ne les met-
taient point en droit de s'approprier cet ouvrage : aussi ne l'ont-ils jamais
fait; c'est de quoi je puis rendre un témoignage certain.
M. de Saint-Hyacinthe fut très-sensible au reproche qui lui était fait de
se donner pour auteur d'un ouvrage qui n'était pas de lui; il fut aussi très-
offensé de la manière injurieuse dont M. de Voltaire avait parlé de l'Apo-
théose; car c'est cet écrit qu'il désigne dans ses Conseils à un Journalisle
comme un libelle infâme, fait par un de ces mauvais Français qui désho-
.norent les belles-lettres et leur patrie -. Il répondit à M. de Voltaire par une
lettre que la plus violente colère semble avoir dictée; elle fut d'abord
imprimée dans le XL'" volume [seconde partie] de la Bibliothèque française,
et ensuite dans le Vollariana.
1. Voyez tome XXII, page '2.'j7.
2. Ibid., pag-e 258.
DE VOLTAIRE. 471
M. de Saint-IIyacinthe y prouve d'abord démonslrativemenl qu'il est
l'auteur du Chef-d'œuvre.
« Quelle est voire imprudence (ce sont ses termes) d'aUer dire que je
n'ai pas fait un livre dont, depuis plus de trente ans, il est de notoriété
publique que je suis l'auteur? Ignorez-vous que ]\1. Pierre Gosse, libraire
de la Haye, qui a fait la première édition du Chef-d'œuvre d'un Inconnu^
vit encore; qu'il était l'ami particulier de 31. de S;ilengre; qu'il connaissait
ceux qui ont commencé avec moi le Journal littéraire; que si le commen-
taire sur la chanson : L'autre jour Colin malade, avait été l'ouvrage de la
petite société qui travaillait à ce journal, M. Jonlison, qui en était un des
auteurs, aurait sans doute imprimé le commentaire? »
Il ajoute que personne ne s'en est jamais dit l'auteur, quoique le succès
en fût très-heureux.
Il entreprend ensuite l'apologie de la Déi/ication du docteur Arislar-
chus Masso, que M. de Voltaire avait traitée avec le plus grand mépris,
comme nous l'avons vu : il prétend prouver que cette pièce est une critique
judicieuse des pédants comme Masso. « J'ai vu, dit-il, des personnes que
vous n'oseriez traiter de viles canailles qu'à quel(]ues lieues de distance,
qui croyaient qu'il y avait dans celte pièce aulant de gaieté, plus d'art et
plus de savoir, que dans le commentaire sur le Chef-d'œuvre. «
Après n^avoir oublié aucun des reproches que les ennemis de M. de
Voltaire lui faisaient, il l'accuse de louer excessivement les Anglais aux dé-
pens des F'rançais, et il ajoute: « J'ai, par un soûl trait, un peu trop loué
les Anglais, je l'avoue; mais ils m'en ont corrigé, et j'ai réparé mon erreur. »
Je l'avais vu efTeclivement si enthousiasmé des Anglais qu'il avait pris
la résolution de s'aller établir en Angleterre. 11 y alla ; mais il se dégoûta
bientôt d'eux, et il abandonna ce royaume, en haïssant les Anglais au moins
autant qu'il les avait aimés.
Il Gnit cette lettre, qu'il avait écrite dans l'accès de la plus furieuse
colère, par menacerai, de Voltaire de publier des anecdotes qui le regar-
daient, et qui ne lui feraient pas plaisir, s'il ne cesse de l'insulter.
« Ces anecdotes, continue-il, sont si singulières que le public les lira avec
un très-grand plaisir. Je vous assure que je ne les publierai (ju'à regret; mais
enfin quan i j'en auiai pris le parti, je m'en acquitterai de mon mieux; et
ce parti est pris, si vous ne m'accordez pas la grâce que je demande. Faites-
moi donc l'honneur de m'oublier, je vous prie ; ne vaut-il pas mieux m'ou-
blier que do penser que je ne suis pas votre très-humble et très-obéissant
serviteur ?
« Saint-Hyacinthe. »
« A Gencken, ce 10 mai 17 io. »
M. de Saint-Hyacinthi; ne manqua pas de me faire part do l'insulte que
lui avait faite M. de Voltaire en lui voulant ôter le iMathanasius; il m'écri-
472 HISTOIRE POSTHUME
vit à ce sujet deux lettres qui peignent au naturel la vive colère dont il
était pénétré.
Sa première lettre est datée de Geneken. près Breda, oiî il était allé
s'établir; il s'y exprime ainsi :
« L'imposture de Voltaire est digne de lui. 11 a fait mettre dans un
Mercure^ que je n'étais pas l'auteur de Matlianasiu- ; on m'a écrit aussi
d'Amsterdam que cela se trouvait aussi dans un sixième volume, qui vient
de paraître, de ses ouvrages. Je ne crois pas que je me donne la peine de
faire voir son imposture; mais si je la prends, ce sera d'une manière si
vraie sur tout ce qui le regarde, et en même temps si fâcheuse pour lui, que
je l'obligerais de s'aller pendre s'il avait la moindre teinture d'honneur. »
Cette lettre me fut écrite avant celle à M. de Voltaire, dont j'ai rendu
compte; il m'en adressa ensuite une autre, datée aussi de Geneken, du
11 octobre 1745, qui est du même s-tyle:
0 Comme on m'a fait sentir, me mandait-il, que de ne pas répondre à
cette accusation c'était ra'avouer coupable de l'impudence de me recon-
naître pour l'auteur d'un livre que je n'avais pas fait, et mériter d'être
traité, ainsi qu'il le fait au sujet de la Déi/icaiion d'Arislarchus Masso,
pour être un de ces mauvais Français qui vont dans les pays étrangers dés-
honorer leur nation et les belles-lettres, je lui ai répondu par une lettre qui
se trouve imprimée dans le XL« volume de la Bibliothèque française; et
une personne ici de ma connaissance a reçu une lettre de Bruxelles où on
lui marque que les accusations de Voltaire ayant excité la curiosité de voir,
dans la Déification d'Arislarchus Masso, ce qui pouvait l'avoir mis de si
mauvaise humeur, on en avait deviné la raison, indiquée déjà par la Vol-
lairomanie ; et que depuis ce temps on appelait les cannes fortes des Vol-
taires, pour les diïtingner des cannes de roseau; et qu'au lieu de dire:
Donner des coups de canne ou des coups de bâton, on disait voltairiser.
On envoyait même à cette personne une épigramme qui commençait :
Pour une épigramme indiscrète,
On voltairisait un poète.
A l'aide, au secours, Apollon!
Voilà ce que sa calomnie lui aura produit. Ce qu'il y a de plaisant, c'est
que la réponse que je lui ai faite se trouve imprimée immédiatement après
l'extrait de son sixième volume, à côté, pour ainsi dire, de l'extrait qu'on
y trouve des lettres que le roi de Prusse lui a écrites. »
Ce n'est pas sans répugnance que je rapporte tous ces indécents détails;
mais l'exactitude que je vous ai promise m'y oblige.
Dans le temps de cette malheureuse et scandaleuse dispute, M. de
Saint-Hyacintlie travaillait à l'ouvrage qui a pour titre : Recherches philo-
1. Les Conseils à un Journaliste avaient été imprimés dans le Mercure de
1744, premier cahier de novembre.
DE VOLTAIRE. 473
sophiques sur la nécessité de s'assurer par soi.-?néme de la vérilé,sur la
certitude des connaissances et sur la nature des êtres '.
On lui conseilla de dédier ce livre au roi de Prusse, que la protection
éclairée dont il favorisait les gens de lettres avait rendu aussi célèbre dans la
littérature que ses talents militaires avaient inspiré d'admiration pour lui à
l'Europe. li m'envoya cette épitre dédicaloire en manuscrit, en me priant
de l'examiner, et d'en conférer avec ceux que je croirais capables de lui
donner de bons conseils. Je ne crus pas pouvoir mieux faire que de con-
sulter M. de iMauperluis, que le roi de Prusse honorait de son amitié, qui
lui était attaché, et que l'on regardai! comme un des courtisans de Sa Ma-
jesté prussienne; je le connaissais beaucoup, et il était grand ami de M. de
Saint-Hyacinthe.
11 lut l'épitre dédicatoire, l'examina avec beaucoup d'attention, fit quelques
remarques grammaticales, et jugea qu'on pouvait l'imprimer, en remarquant
cependant que les louanges n'y étaient pas distribuées avec assez de déli-
catesse. Effectivement, on ne pouvait rien y ajouter : ce grand prince y est
représenté comme un souverain aimable par sa bonté, admirable par sa
justice, redoutable par sa valeur, l'admiration des étrangers, et la gloire de
la royauté.
M. de Saint-Hyacinthe s'aperçut lui-même (jue « ce ton, ([iii paraissait
approcher de la flatterie, convemut mieux à un courtisan (ju'ii un philo-
sophe »; et il m'écrivit : « Si vous trouvez cette épîtie tiop forte, plaignez-
moi d'être dans la nécessité de la faire; je crois cependant le fond de ce que
je dis. »
Cette dédicace ne produisit aucun des effets qu'en avait espérés l'auteur;
le roi n'y fit pas la moindre attention. M. de Saint-Hyacinthe s'imagina que
c'était l'effet des mauvais services que M. de Voltaire lui avait rendus à la
cour de Prusse : c'est ce qu'on peut voir dans les lettres qu'il m'adressa, et
que je vais rapporter.
Il m'écrivit, le 8 juillet 1744: «J'ai reçu une lettre de M. Jordan; il
m'avait écrit quand j'envoyai ii Berlin l'exemplaire pour le roi, avec plu-
sieurs autres, qu'il l'avait fait tenir au roi; et que dès que le roi serait
de retour, et qu'il saurait sa volonté, il m'en informerait. Voltaire passa
dans ce temps-là à Rotterdam, en allant en Prusse; M. de Bruas lui fit
présent d'un exemplaire de mes Recherches, croyant l'engager à me rendre
de bons offices en Prusse; Voltaire tint de moi beaucoup de mauvais dis-
cours, et je me doutais bien qu'il me nuirait de son mieux. En effet, j'ai été
près d'un an sans recevoir des nouvelles de M. Jordan; et pour m'assurer
de la vérité de ce que je soupçonnais, j'écrivis une lettre à M. Jordan pour
me plaindre de ce qu'après m'avoir écrit qu'il me manderait son sentiment
de mon livre (luand il l'aurait lu, et celui de ses amis, il avait, oublié de me
faire cette grâce. Je ne lui parlai point du roi ni de Voltaire, dont je disais
seulement (lu'un poëte, à son retour de Berlin, avait assuré à un de mes amis
de Rotterdam que mon livre n'y avait pas réussi ; mais (\\io comme les poëtes
1. Imprimé en 1743, in-H".
474 HISTOIRE POSTIILME
sont fort accoutumés à la fiction, je le priais, lui M. Jord m, de me dire au
vrai ce qui eu éltit, le priant de me croire a-sez galant homme pour penser
que je pouvais fiiire un mauvais livre, et même pour me l'entendre dire. J'ai
reçu une lettre concertée, où l'on ne me dit pas un mot ni du roi
ni du poë.e, où on parle assez bien de mon livre; d'ailleurs, lettre polie,
mais d'un fioid poli, en comparaison des auires. Ainsi, mon très-cher
ami, il n'y a rien à espérer de ce côté-là; et qui en effet sera ami de Vol-
taire no le sera pas de moi. Si, après le premier voyage que ce poëte fit à
Berlin, on ne m'eût pas écrit de Paris qu'il était revenu disgracié du roi de
Prusse, quelque admiration que j'eusse pour ce que j'apprends de ce prince,
je ne lui aurais pas fait l'honneur de lui dédier mon livre; mais la chose est
faite. »
M.Jordan, qui était en relations avec M. de Saint-Hyacinthe, était un
homme de lettres qui avait une place à la cour de Prusse; il est connu par
plusieurs ouvrages, et entre autres par \' Histoire de M. de La Croze.
31. de Saint-Hyacinthe m'écrivit une autre lettre, dans laquelle il répète
à peu près ce qu'il m'avait déjà mandé; elle e-t du 10 octobre 1745, la
voici :
« C'est Voltaire qui a mal disposé le roi de Prusseà mon égard. Il arriva
justement que ce poëte alla en Prusse lorsque mes Recherches y arrivèrent;
el le silence du roi, qui ne m'a pas seulement fait dire qu'il les avait reçues,
est un effet de l'amitié de ce prince pour ce poëte : aussi je ne les lui aurais
pas dédiées si je n'avais cru, sur ce qu'on m'avait écrit, que leur amitié
était rompue : bien persuadé que qui est ami de Voltaire n'est pas propre à
l'être de Saint-Hyacinthe. »
Ce fut la dernière lettre que je rerus de lui; il mourut peu de temps
après l'avoir écrite.
La haine avait produit chez lui son etfot ordinaire, un jugeaient très-
injuste de son adversaire.
Lorsqu'il fui question de nommer M. de Voltaire à l'Académie française,
tout le monde applaudit à un choix si convenable. M. de Saint-Hyacinthe
fut le seul qui le désapprouva. Il m'écrivait de Saint-Jorry, le 17 février
1743 : « A l'égard de Voltaire, l'Académie sora bien honorée de recevoir dans
le nombre des quarante un homme sans mœurs, sans principes, qui ne sait
pas sa langu ', à moins qu'il ne l'ait étudiée depuis quelques années, et qui
n'a de talent que celui que dorme une imagination vive, avec le talent de
s'approprier tout ce qu'il peut trouver de bon chez les autres, avec quoi il
fait des ouvrages pleins de pensées belles ou de traits brillants, qui ne sont
pas de lui, et qui sont liés sjns justesse, et mal assortis à ce qui est d? lui. »
Comme je m'étais conduit dans le cours de cette étrange dispute avec
candeur et honnêteté, M. de Voltaire ne se plaignit jamais de moi, quoiqu'il
ne put ignorer mon intime liaison avec M. de Saint-Hyacinihe.
J'avais connu M. de Voltaire dans sa jeunesse; je l'avais souvent vu
chez M. de Pouilly mon frère, pour qui il avait beaucoup d'estime. J'ai vu
de ses lettres, où il assurait que M. de Pouilly raisonnait aussi profondément
que Bayle, et écrivait aussi éloquemm'^nt que Bossuet.
1)K VOLTAIRE. 475
Dans une lettre qu'il m'écrivait de Cirey, le 29 octobre 173S, en réponse
au remerciement que je lui avais fait du livre des Éléments de Nciolon, il
me disait \ en parlant de la philosophie de Newton : « Cette philosophie a
plus d'un droit sur vous; elle est la seule vraie, et monsieur votre frère de
Pouilly est le premier en France qui l'ail connue; je n'ai que le mérite
d'avoir osé effleurer le premier en public ce qu'il eût approfondi s'il IVùt
voulu. »
M. de Saulx, dans l'éloge historique qu'il a fait de M. de Pouilly, que
Ton trouve à la tête de li dernière édition de la Théorie des seniimenlfi
agréables-, a aussi remarqué que c'était lui qui, lepremier en France, avait
osé sonder les profondeurs dont on s'élail conlenlé de demeurer élo7iné ;
c'est ainsi qu'il s'exprime en parlant du célèbre ouvrage do M. Newton.
J'avais vu aussi plusieurs fois M. de Voltaire chez milord Bolingbroke,
qui l'aimait; je me souviens qu'un jour on parlait chez ce seigneur de Pope
et de Voltaire; il les connaissait tous deux également; on lui demanda
auquel des deux il donnait la préférence : il nous répondit que c'étaient les
deux plus beaux génies de Finance et d'Angleterre; mais (pi'il y avait bien
plus de philosophie dans la tête du poëte anglais que chez Voltaire.
Dans cette même lettre que M. de Voltaire m'avait écrite de Cirey,
dont je viens déparier, il me faisait part de l'ouvrage qu'il avait entrepris,
et auquel il donna le titre de Siècle de Louis XIV\ il m'en parlait ainsi-' :
« Il y a quelques années, monsieur, etc. «
En répondant à cette lettre, je fis part à M. de Voltaire de quelques obser-
vations dont il ne fut pas mécontent, puisque, dans la première lettre qu'il
m'écrivit, à l'occasion de sa querelle avec M. de Saint-Hyacinthe, que l'on a
rapportée plus haut, « il me remerciait de mes bons documents », et qu'il
ajoutait : « Il faudrait avoir l'honneur de vivre avec vous, pour mettre fin à
la grande entreprise à laquelle je travaille. » C'était un compliment dont
je conclus seulement qu'il n'avait pas désapprouvé les avis que je lui avais
donnés.
Sa dispute avec M. de Saint-Hyacinthe ne changea point du tout sa
façon de penser à mon égard, et j'ai toujours eu sujet do me louer de ses
procédés. Je rapporterai quelques-unes de ses lettres, qui démontrent qu'il
ne m'a jamais su mauvais gré de 1 amitié que j'avais conservée avec M. do
Saint-Hyacinthe jusqu'il sa mort.
Je lui envoyai la vie que j'avais faite A' Érasme; ce [)résent m'attira la
réponse la plus honnête; la voici* :
« Au.\ Délices, près de Genève, 10 mai 1757.
« Je ne puis trop vous remercier, monsieur, etc. ^'
1. Voyez tome XXX\', page 2.j.
2. Cûiquième édition, 1774, in-S".
3. Tome XXXV, page 2G.
4. Tome XXXIX, page 200.
476 HISTOIIJE POSTHUME
Après que M. de Voltaire eut donné au public son Histoire universelle,
je ne craignis pas de lui représenter qu'il s'y trouvait beaucoup de faits
racontés avec peu d'exactitude. Ma critique était accompagnée de cette
honnêteté dont les gens de lettres ne devraient jamais s'écarter; aussi fut-
elle très-bien reçue, et il m'écrivit une lettre à ce sujet, qui prouve qu'il
écoulait avec plaisir les avis qu'on lui donnait. En voici quelques mor-
ceaux :
« A Monrion, près de Lausanne, 14 f<ivrier 1757.
a L'esprit dans lequel j'ai écrit, monsieur, ce faible Essai sur l'histoire
a pu trouver grâce devant vous, et devant quelques philosophes de vos
amis. Non-seulement vous pardonnez aux fautes de cet ouvrage, mais vous
avez la bonté de m'avertir de celles qui vous ont frappé; je reconnais, à
ce bon oifice, les sentiments de votre cœur, et le frère de ceux qui m'ont
toujours honoré de leur amitié. Recevez, monsieur, mes sincères et tendres
remerciements. Je ne manquerai pas de rectifier ces erreurs, et encore
moins l'obligation que je vous ai. »
Il m'écrivit une seconde lettre, datée de Monrion, près de Lausanne, le
20 mars 1757, oià il me réitère (ce sont sestermes; ses « sincères et tendres
compliments; je vous en dois beaucoup pour les bontés que vous avez eues
de remarquer quelques-unes de ces inadvertances de l'Histoire générale. Je
ne vousenverriii cette histoire qu'avec les corrections dont je vous ai l'obli-
gation. «
Il ne regardait cette première édition que comme un essai, et comme
une occasion de recueillir les avis des hommes oclairés; c'est ainsi qu'il
s'explique dans cette même lettre.
Il finissait une autre lettre qu'il m'écrivait, par cette politesse : « Je
me recommande à vous, monsieur, comme à un homme de lettres, à un
philosophe pour qui j'ai eu toujours autant d'estime que d'attachement pour
votre famille. »
Je pourrais encore rapporter d'autres lettres de M. de Voltaire; mais
celles-ci suffisent pour vous prouver que sa haine, son mépris et sa colère
contre M. de Saint-Hyacinthe, n'ont jamais influé sur moi, qu'il savait être
son intime ami; et qu'avant et après cette violente dispute il a toujours eu
pour moi les égards les plus honnêtes.
Voilà, monsieur l'abbé, un compte très-exact de tout ce qui s'est passé
dans cette querelle, qui m'a causé beaucoup de chagrin parce qu'elle ne
faisait honneur ni à l'un ni à l'autre des deux adversaires, que j'aimais et
estimais : l'un m'était très-cher, et l'autre était regardé par la nation, par
l'Europe même, comme un des plus beaux génies que la France ait jamais
eus.
Je vous prie, monsieur, de regarder cette lettre, que je n'ai écrite
qu'avec répugnance, comme une preuve de l'empire que vous avez sur
moi, et de l'estime respectueuse avec laquelle j'ai l'honneur d'être votre très-
humble et très-obéissant serviteur, etc.
DE BURIGNV.
DU VOLTAIRE. 477
XXVII.
TRANSACTION
SUR LES ABUS DE JOUISSANCE DE VOLTAIRE A TOURNAÏ'.
Pardevant les conseillers du roi, notaires au Chàtelet do Paris soussi-
gnés,
Furent présents : M. François Fargès*, chevalier, conseiller d'Ktat, ancien
intendant des finances, demeurant à Paris en son hôtel, rue de l'Université,
paroisse Saint-Sulpice, au nom et comme fondé de la procuration spéciale
à l'effet lies présentes :
1" De haut et puissant saigneiir monseigneur Bénigne Legouz de Saint-
Sei.ie^, chevalier, marquis de Saint-Seine, seigneur de Rozière, Jancigny, la
Tour d'Is-urtille, et autres lieux, con^ieiller du roi en tous ses conseils, pre-
mier président du parlement de Bourgogne, stipulant dans ladite procura-
tion et par suite au présent acte en qualité de tuteur honoraire de M. René
de Brosses*, fils mineur de haut et puissant seigneur monseigneur Charles
de Brosses, chevalier, baron de IMontfalcon, premier président du même
parlement, et da haute et puissante dame madame Joanne-3Iarie Legouz
de Saint-Seine^, son épouse, tous les deux décédés ;
2" De haut et puissant seigneur messire Charles-Claude deBro>ses*', che-
valier, comte de Tournay, ancien grand-bailly d'épée du pays de Gex ;
3» Et de M. Etienne Navier Dussaussoye, bourgeois de ladite ville de
Dijon, stipulant en qualité de tuteur onéraire dudit sieur René de Brosses,
suivant l'acte passé en suite du projet conformément auquel les présentes se-
ront rédigées, et reçu par M" Bouché et son confrère, notaires à Dijon, le cinq
du présent mois de janvier, dont l'original, duement contrôlé et légalisé au-
dit liej, représenté par mondit sieur de F'argès qui le certifie véritable, est
à sa réquisition demeuré joint il la minute des présentes, après avoir été de
lui signé et paraphé en la présence des notaii es soussignés.
Mondit sieur René de Brosses, mineur, partie intéressée au présent acte
\. Éditeur, Tli. Foisset.
2. Ami intime et coopùrateur de Turgot.
3. Le dernier des premiers présidents du parlement de l5oiiryognc, mort à
Bàle en 1800.
4. Né à Dijon le 13 mars 1771, mort à Paris le '2 décembre 1834, après avoir été
préfet du Rhône et conseiller d'État. (Voyez son article au supi)lémenî, de la
liiogr. univ.)
5. Seconde femme du président de Brosses, mariée le 2 septembre 1770, morte
le l*"" novembre 1778, au château de Montfalcou, en Bresse.
6. Né le 17 mars 1713, mort sans postérité le 21 janvier 1793. Il a coopéré au
Dictionnaire génèalogiiiue, hcraldiqne, chronolo!/i(iue et historique de La Ches-
naye Desbois, comme à l'Armoriai de Bourgogne, en commun avec le marquis de
(:ourti\ron, de l'Académie des sciences, el N. de Thésut de Verrey. (Tu. F.)
478 HISTOIRE POSTHUME
en sa qualité de donataire de la terre et seigneurie de Tournay, suivant la
donation que lui en a faite entre autres choses ledit sieur Claude-Charles de
Brosses de Tournay, son oncle, par acte passé devant M" Bouché, notaire à
Dijon, qui en a la minute, et son confrère, le vingt-trois décembre 1779,
d'une part;
Et dame Marie-Louise Mignot, veuve en premières noces deM"Charles-
iS'icolas Denis, capitaine au régiment de Champagne, chevalier de l'ordre
royal et militaire de Sainl-Louis, commissaire ordonnateur des guerres et con-
seiller correcteur ordinaire en la Chambre des comptes de cette ville, actuel-
lement épouse en secondes noces de messire François Duvivier, écuyer,
commissaire ordonnateur des guerres, chevalier de l'ordre royal et militaire
de Saint-Louis, dudit sieur son mari pour le présent autorisée à l'effet du
présent acte, quoique non commune avec lui suivant leur contrat de ma-
riage, demeurant mesdits sieur et dame Duvivier, rue de Richelieu, paroisse
Saint-Eustache ;
iladite dame Duviver devenue seule et unique héritière de défunt mes-
sire François-Marie Arouet de Voltaire, son oncle, chevalier, gentilhomme
ordinaire delà chambre du roi, historiographe de France, l'un des quarante
de l'Académie française, et ce au moyen de l'abstention faite à la succes-
sion de M. de Voltaire par M''^ Alexandre-Jean Mignot, conseiller du roi
en son grand conseil, abbé de l'abbaye de Scellières, son neveu, et frère de
madite dame Duvivier, suivant l'acte passé devant M* Dutertre, l'un des no-
taires soussignés, qui en a la minute, et son confrère, le dix-sept juin 1778,
dueraent insinué; lesquels sieur abbé Mignot et dame Duvivier étaient, avant
ladite abstention, seuls présomptifs héritiers chacun pour moitié dudit feu
sieur de Voltaire, leur oncle, suivant qu'il est jusIiQé par un acte de noto-
riété reçu par ledit M^ Dutertre, qui en a la minute, et son confrère, notaires
à Paris, le seize dudit mois de juin;
Et en cette qualité madite dame Duvivier tenue des charges de la suc-
cession dudit feu sieur de Voltaire, et en particulier de celle dont va être fait
mention au présent acte, d'autre part;
Lesquels ont dit qu'avant la donation faite par ledit sieur de Brosses de
Tournay à monsieur René de Brosses son neveu, par l'acte dudit jour vingt-
trois décembre 4779 de la terre et seigneurie de Tournay, et autres biens
compris dans ladite donation, ledit sieur de Brosses de Tournay avait intro-
duit et commencé une instance au bailliage de Gex contre ladite dame Du-
vivier en qualité d'héritière de M. de Voltaire, au sujet de la remise que la
dite dame Duvivier devait faire audit sieur de Brosses de ladite terre et sei-
gneurie de Tournay, bâtiments et fonds en dépendant, conformément au
bail à vie de ladite terre passé audit sieur de Voltaire par M. le président
de Brosses le onze décembre 1738, pardevant Girod, notaire royal à Gex, et
notamment au sujet des dommages-intérêts répétés par ledit sieur de Brosses
de Tournay à ladite dame Duvi\ier, pour les dégradations et détériorations
arrivées dans ladite terre pendant la jouissance dudit sieur de Voltaire, sui-
vant lareconraissance et estimation qui en avait été faite par experts res-
pectivement nommés.
DE VOLTAIUE, 479
Prétendail ladite dame Duvivier que l'eslimaiion desdits dommages-
intérêts n'ayant été faite pour la plus grande partie et sur les objets les
plus considérables que par les seuls experts nommés par M. de Brosses
de Tournay, ceux nommés par ladite dame Duvi\ier ne s'étant point
expliqués sur ladite estimation, par les raisons par eux décrites dans leurs
rapport?, ledit sieur de Brosses ne pouvait se prévaloircontre elle de ladite
estimation, ni la lui opposer, quoique confirmée par celle des tiers experts
nommés par le lieutenant général du bailliage de Gex, sur la requête dudit
sieur de Brosses, laquelle dernière estimation elle maintenait devoir être re-
gardée comme inutile et superflue, dès qu'il n'en avait point été fait par ses
experts, puisque dès lors il ne pouvait y avoir aucune discordance entre les-
dils experts et ceux nommés par ledit sieur de Brosses; que d'ailleurs les-
dits tiers experts n'étaient pas personnes capables pour décider si les motifs
du refus fait par estimation étaient légitimes ou non.
A quoi il était répondu par ledit sieur de Brosses que l'estimation de
toutes les dégiadations et détériorations, qui seraient reconnues, ayant été
ordonnée [lar le procès-verbal de prestation de sermeiit des experts fait par-
devant le lieutenait général du bailliage de Gex, ceux nommés de la part
de ladite dame D,i vivier ne pouvaient avoir aucune raison valable pour se
dispenser de procéder k ladile estimation; que dès lors le refus qu'ils en
avaient fait devait être regarcié comme une opinion discordants avec l'esii-
niation faite par les experts par lui nommés ; qu'il était par conséquent in-
dispensable d'avoir recours à des tiers experts, et il ne pou\ ait y avoir aucun
doute sur la prépondérance de leurs avis; que d'ailleurs ladite dame Duvi-
vier n'avait point interjeté appel du jugement qui avait nommé les tiers ex-
perts, non plus que du procès-verbal de prestation de serment des premiers
experts, et que par conséquent elle était non recevable et mal fondée dans
sa prétention.
Désirant les parties terminer et assoupir ladite instance, éviter les frais
de nouveaux rapports et prévenir les suites de l'événement des contestations
mues entre elles qui pourraient donner lieu à des involutions de procédures
considérables, a été convenu de ce qui suit à titre de transaction sur procès.
Article Premier.
Les domma.ues-intéièts répétés par M. de Brosses de Tournay pour ré-
parations et détériorations dans ladite terre et seigneurie do Tournay, de-
meurent réduits et réglés du consentement respectif de toutes les parties :
r A la somme de cinq cents livres pour les frais et nivellement de la car-
rière de Tournay, ci iiOO.
2° A celle de douze cents livres pour la couïtruction des fosses à faire
autour de la forêt de Tournay, pour la tenir en défense, conformément au
bail à vie de 'l7o8, ci . . . 1,200.
3" A celle de quatre mille livres pour dc.-^lruciion et démolition des bâti-
ments du fermier et du colombier en pied, ainsi que de l'erilèvment des
entublemcntsdu jet d'eau du jardin de Tournay, ci . . . 4,000.
480 HISTOIRE POSTHUME
4° A celle de quatre mille huit cent trente-quatre livres pour mau-
vais état et réparations à faire aux bâtiments et fonds de ialite terre,
ci 4,834.
5" A celle de quatre cent trente-neuf livres dix sous pour rem-
placement de tonneaux et autres ustensiles de vendange et de jardin.
Cl " 439. 10.
6" A la somme de quatre mille livres à laquelle demeurent réglés les
frjis de récépage de la forêt de Tournay, et les dommages-intérêts dus pour
retard de la croissance des taillis de ladite forêt, ci . . . 4,000.
7° A la somme de quarante livres pour labourage et ensemençure de
glands dans trois arpents défrichés dans ladite forêt, ci . 40.
8° A la somme de quatre mille huit cent soixante-quatre livres à laquelle
demeurent fixés le prix et la valeur de neuf cent trente-huit chênes qui ont
été reconnus manquer du nombre de trois mille neuf cent cinquante-huit
existant dans la forêt lors du bail à vie de 1758, et que iM. de Voltaire devait
y laisser conformément audit bail, ci 4,864.
9" Et enfin dans la somme de huit mille une livres pour dédommage-
ment de deux mille six cent soixante-sept arbres chênes, ébranchés etéhou-
pés, qui ont été compris dans le nombre de ceux que ledit sieur de Voltaire
devait laisser dans ladite forêt conformément audit bail, ci. 8,001 .
Toutes lesquelles sommes montent à celle totale de vingt sept mille huit
centsoixonte-dix-liuit livres dix sols, à laquelle lesdits dommages-intérêts de-
meurent fixés et arrêtés, ci 27, 878 liv. 10.
Art. 2.
Ladite somme de 27,878 livres 10 sous sera payée audit sieur René de
Brosses, donataire, par ladite dame Duvivier, ainsi qu'il se^a dit ci-après ^.
Au moyen duquel payement, M. le premier président, ledit sieur Navier
Dussaussoye pour M. René de Brosses, et M. de Brosses de Tournay, en son
propre et privé nom, se départent, et mondit sieur Fargès audit nom les fait
départir, de tous autres dommages-intérêts mentionnés au rapport desdits
experts, et notamment de la somme de cinq mille vingt-quatre livres onze
sous dix deniers, par eux reconnue manquer de celle de douze mille livres
que M. de Voltaire s'était obligé par ledit bail à vie d'employer en cons-
tructions, grosses réparations et améliorations de toute espèce, sans aucune
répétition, et encore de la somme de deux mille livres à laquelle les dom-
mages-intérêts prétendus pour l'épuisement de la carrière de Tournay
avaient été estimés par lesdits experts.
Art. 3.
Demeure convenu en>;ore qu'outre la susdite somme de 27,878 livres
1 0 sous ladite dame Duvivier payera à mondit sieur René de Brosses celle de
1. Les art. 4, 5 et 6, uniquement relatifs au mode de payement, ont été
retranchés comme sans objet dans la présente publication.
DE VOLTAIRE. 481
douze raille cent-quatre-vingt une livres 40 sous, savoir celle de dix mille trois
cent trente-trois livres pour les non-jouissances des revenus de ladite terre
de Tournay à compter du 10 mai 1778, jour du décès dudit sieur de Vol-
taire, jusqu'au 28 mars prochain, et celle de dix sept cent quatre-vingt-huit
livres dix sous tant pour la valeur des dix-huit vaches et cinq génisses qui
étaient attachées à ladite terre lors du bail à vie de 4758 et qui ont été
retirées, que pour la valeur des meubles et effets, linges et ustensiles rap-
portés dans l'inventaire du 2 2 février 1759, qui auraient été enlevés par ledit
sieur de Voltaire dudit château de Tournay.
Demeure enfin convenu que tous les frais et dépens respectivement faits
par les parties tant au bailliage de Gex qu'aux requêtes du Palais à Paris et
au parlement de Dijon et de cette ville demeurent compensés entre lesdites
parties, sans que de part ni d'autre elles puissent s'en faire aucune répéti-
tion, et seront néanmoins ceux de la présente transaction à la charge de
ladite dame Du vivier, et par elle supportés sans aucun recours ni répéti-
tion.
Au moyen des présentes, l'instance introduite au bailliage de Gex et celle
en évocation aux requêtes du Palais à Paris demeurent éteintes et termi-
nées et assoupies.
Fait et passé à Paris, en l'étude, l'an mil sept cent quatre-vingt-un, le
16 janvier, et ont signé la minute des présentes demeurée à M® Dutertre,
l'un des notaires soussignés. Signé sur l'expédition scellée lesdits jour et an :
Sauvaige et Dutertre.
xxviir.
LETTRE DE CH. VILLETTE
A MONSIEUR LE MAIRE DE PARIS K
Les cendres de Voltaire reposent à l'entrée de l'église de l'abbaye de
Scellières, district de Nogent-sur-Seine, département de l'Aube. La munici-
palité de Rcmilly, dont dépend cette abbaye, désire transi)orter en sa pa-
roisse les dépouilles mortelles do ce grand homme, et les garder en dépôt
jusqu'à ce que la capitale les réclame ; mais elle pense qu'elle ne le doit
pas faire sans y être légalement autorisée. M. Favreau, maire de Romilly,
s'est présenté au comité de constitution, qui n'a rien répondu à sa requête.
Il est temps enfin que la municipalité de Paris s'occupe de cette transla-
lation, qui paraît former aujourd'hui le vœu général. Il est temps enfin
qu'elle remplisse un devoir sacré envers le génie universel qui a le plu^
honoré la France, et Paris, où il est né.
M. Bailly, comme chef de la commune, est particulièrement invité à
prendre en considération cette demande. A son refus, un grand nombre de
1. Chronique de Paris, du 15 mars 1791.
I 31
482 HISTOIRE POSTHUME
bons citoyens se proposent de se rendre processionnellement à Scellières,
et de rendre, en leur particulier, aux mânes de A'oltaire, un hommage qu'il
avait droit d'attendre du corps municipal, au nom de la nation.
XXIX.
EXTRAIT DU PROCÈS-VERBAL
DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE
DL" DIMANCHE 8 MAI 1791.
L'Assemblée nationale décrète que le corps de Marie-François A rouet de
Voltaire sera transféré de l'église de l'abbaye de Scellières dans l'église
paroissiale de Romilly, sous la surveillance de la municipalité dudit lieu de
Romilly, qui sera chargée de veiller à la conservation de ce dépôt jusqu'à
ce qu'il ait été statué par l'Assemblée sur la pétition de ce jour, qui est ren-
voyée au comité de constitution.
CoUationné à l'original, par nous, secrétaires de l'Assemblée nationale.
A Paris, le 8 mai 1791.
Lacharmie; Geoffroy; F.-C. Baillot ; Besse, curé de Saint-Aubin.
XXX.
EXTRAIT DU PROCÈS-VERBAL
DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE
DU LINDI 30 MAI 1791.
L'Assemblée nationale, après avoir entendu le rapport du comité de
constitution.
Décrète que Marie-François Arouel de Voltaire est digne de recevoir les
honneurs décernés aux grands hommes ; qu'en conséquence ses cendres
seront transférées de l'église de Romilly dans celle de Sainte-Geneviève, à
Paris.
Elle charge le directoire du département de cette ville de l'exécution du
présent décret.
CoUationné à l'original, par nous, secrétaires de l'Assemblée nationale.
A Paris, le 30 mai 1791.
Lacharmie; Ricard, dép. de Toulon; IIuot-Goxcourt.
DIi VOLTAIRE. 483
XXXI.
EXTRAIT DU MONITEUR
RELATIF A LA TRANSLATION DES CENDRES DE VOLTAIRE
AU PANTHÉON '.
On connaît la lettre que M. Villette écrivit au nom d'un grand nombre de
citoyens à M. le maire de Paris, pour qu'à la vente de l'abbaye de Scellières
où les cendres de Voltaire étaient déposées, la municipalité les réclamât. On
sait que plusieurs paroisses se disputèrent l'honneur de les avoir ; et qu'enfin
d'après une pétition ^ présentée à l'Assemblée nationale par M. Charron,
officier municipal, il a été décrété qu'il serait rendu aux cendres de Vol-
taire des honneurs publics, et qu'elles seraient déposées dans le monument
destiné à conserver celles des grands hommes.
Ces détails, dont M. Charron lui-même a rendu compte au directoire du
département, le 4 de ce mois (juin 1791), forment la matière d'un rapport
d'après lequel ce corps administratif a pris l'arrêté suivant sur la translation
de Voltaire :
(n M. Charron, officier municipal, a représenté au directoire qu'avant le
décret de l'Assemblée nationale du 8 mai dernier, sanctionné le -15, qui or-
donne que le corps de Voltaire sera transféré de l'abbaye de Scellières dans
l'église paroissiale de Romilly, sous la surveillance de la municipalité dudit
lieu, il avait été chargé par la municipalité des opérations préliminaires à la
translation de Voltaire; il a rendu compte au directoire du travail qu'il
avait préparé à ce sujet, et dans lequel il embrasse tous les détails de l'en-
trée triomphale de Voltaire dans Paris, et de la fête nationale qui pourrait
avoir lieu à cette occasion.
« Le directoire, approuvant le plan et les mesures qui lui ont été sou-
mises, nomme M. Charron pour continuer, en qualité de son commissaire
spécial, les soins qu'il s'est déjà donnés à cet égard. Il fixe le jour de la fête
au lundi 4 juillet, et charge la municipalité de prendre toutes les précautions
d'ordre et de police qu'une telle circonstance rend nécessaires dans Paris.
« Signé : Ansox, vice-président ; Blondel, secrétaire. »
Les cendres de Voltaire seront portées dans un char orné d'allégories
relatives au génie des arts, et traîné par quatre' chevaux blancs presque
nus, couverts d'une simple draperie ; il sera suivi des Muses et des Arts per-
1. Numéro du 20 juin 1791.
2. On peut voir cette pétition dans le Moniteur du 10 mai 1791, article Bul-
letin de l'Assetnblée, séance du 8 mai.
3. Il fut traîné par douze chevaux.
484 HISTOIRE POSTHUME
sonnifiés. De jeunes filles, des enfants velus de blanc, précéderont la statue
qui doit lui être élevée ; des chœurs de nausiciens accompagneront cette
marche, dont le cortège sera composé ainsi qu'il suit :
Un détachement de cavalerie avec ses trompettes, le bataillon des enfants,
la députation des collèges, un corps de musique, les députations des clubs
et sociétés patriotiques, cent quatre-vingt-douze députés des sections, un
corps de musiciens, les artistes, les gens de lettres, les académies, lycée,
musée, etc., corps de musique et de tambours, les quarante-huit juges de
paix, les tribunaux et leurs huissiers, MM. les députés de l'assemblée électo-
rale, une députation de l'armée parisienne, le conseil général de la com-
mune, le département et ses huissiers, gardes de la prévôté, ministres
du roi, gardes de la prévôté, députés du corps législatif^, grand corps de
musique, le char, le procureur général syndic et le commissaire à la transla-
tion, tambours, les vétérans, musique, groupe d'artistes, députation des
théâtres, troupe de femmes vêtues de blanc, ayant une couronne de roses
sur la tête, une ceinture bleue, et portant des guirlandes et des couronnes;
groupe de jeunes gens portant des enseignes sur lesquelles seront écrites
des pensées de Voltaire ; chœurs de musiciens chantant les strophes d'un
hymne à Voltaire, groupe d'artistes enveloppant la statue de Voltaire faite
par M. Houdon ; corps de cavalerie fermant la marche.
Ce magnifique cortège partira, le 4 juillet matin, du boulevard Saint-
Antoine, suivra les boulevards jusqu'à la place Louis XV, le quai des 'l'ui-
leries, le pont Royal, le quai Voltaire : station devant la maison de M. Charles
Villette. Le cortège suivra le quai Voltaire, les rues Dauphine, de la Comé-
die et du Théâtre-Français, la rue des Fosses-Monsieur-le-Prince, la place
Saint-Michel, la rue Saint-Hyacinthe, la porte Saint-Jacques, la place du
Panthoon français ou de la nouvelle Sainte-Geneviève.
XXXII.
TRANSLATION
DES CENDRES DE VOLTAIRE AU PAxNTHÉON *.
Dimanche, 10 de ce mois, M. le procureur-syndic du département et
une dépuiation du corps municipal se sont rendus, savoir, le procureur-
syndic aux limites du département, et la députation de la municipalité à la
barrièie de (Jharenton, pour recevoir le corps de Voltaire. Un char de forme
antique portait le sarcophage dans lequel était contenu le cercueil. Des
branches de laurier et de chêne, entrelacées de roses, de myrtes et de fleurs
1. Dans la séance du 9 juillet, l'Assemblée constituante arrêta qu'elle enverrait
au triomphe de Voltai/'e une dépuiation de douze de ses membres (voyez le Moni-
teur dn 10 juillet 1791).
2. Extrait du Moniteur du 13 juillet 1791,
DE VOLTAIRE. 48o
des champs, entouraient et ombrageaient le char, sur lequel étaient deux
inscriptions : l'une,
l'autre.
Si l'homme est créé libre, il doit se gouverner;
Si l'homme a des tyrans, il les doit détrôner i.
Plusieurs députations, tant de la garde nationale que des sociétés patrio-
tiques, formaient un cortège nombreux et ont conduit le corps surles ruines
de la Bastille. On avait élevé une plate-forme sur l'emplacement qu'occupait
la tour dans laquelle Voltaire fut renfermé: son cercueil, avant d'y être dé-
posé, a été montré à la foule innombrable des spectateurs qui l'environ-
naient, et les plus vifs applaudissements ont succédé à un religieux silence.
Des bosquets garnis de verdure couvraient la surface de la Bastille. Avec
les pierres provenant de la démolition de cette forteresse, on avait formé
un rocher, sur le sommet et autour duquel on voyait divers attributs et
allégories. On lisait sur une de ces pierres :
Reçois en ce lieu où t'enchaîna le despotisme,
Voltaire,
les honneurs que te rend la patrie.
La cérémonie de la translation au Panthéon français avait été fixée pour
le lundi M ; mais une pluie survenue pendant une partie de la nuit et de la
matinée avait déterminé d'abord à la remettre au lendemain : cependant,
tout étant préparé et la pluie ayant cessé, on n'a pas cru devoir la retarder;
le cortège s'est mis en marche à deux heures après midi.
Yoici l'ordre qui était observé: un détachement de cavalerie, les sapeurs,
les tambours, les canonniers et les jeunes élèves de la garde nationale, la
députation des collèges, les sociétés patriotiques, avec diverses devises; on
a remarqué celle-ci :
Qui meurt pour sa patrie, meurt toujours content;
députation nombreuse de tous les bataillons de la garde nationale, groupe
armé de forts de la Halle*. Les portraits en relief de Voltaire, J.-J. Rous-
seau, Mirabeau et Désilles, environnant le buste de Mirabeau, donné par
i. Ce sont les deux premiers vers du troisième des Discours sur l'Homme;
voyez tome IX, page 63.
Le vers qui suit est celui ([u'on va lire:
On ne le sait que trop, nos tyrans sont nos vices;
de sorte que d'une réflexion morale on avait fait un principe politique.
2. Celui-ci avait inscrit sur sa bannière ces vers que le Moniteur omot de
mentionner :
Grands dieux, exterminez do la terre où nous sommes
Quiconque avec plaisir répand le sang das hommes.
486 HISTOIRE POSTHUME
M. Palloy à la commune d'Argenteuil; ces bustes étaient entourés des cama-
rades de d'Assas, et des citoyens de Varennes et de Nancy. Les ouvriers
employés à la démolition de la Bastille, ayant à leur tête M. Palloy, portaient
des chaînes, des boulets et des cuirasses, trouvés lors de la prise de cette
forteresse. Sur un brancard était le Procès-verbal des électeurs de 1789, et
Y Insurreclion parisienne, par M. Dusaulx^. Les citoyens du faubourg Saint-
Antoine, portant le drapeau de la Bastille avec un plan de cette forteresse
représentée en relief, et ayant au milieu d'eux une citoyenne en habit
d'amazone, uniforme de la garde nationale, laquelle a assisté au siège de la
Bastille et a concouru à sa prise ; un groupe de citoyens armés de piques,
dont une était surmontée du bonnet de la liberté et de cette devise: De ce
fer naquit la liberté. Le quatre-vingt-troisième modèle de la Bastille, des-
tiné pour Iç département de Paris, porté par les anciens gardes-françaises,
revêtus de l'habit de ce régiment ; la société des Jacobins (on a paru étonné
que cette société n'ait pas été réunie avec les autres) ; les électeurs de 1789
et 1790, les cent-suisses et les gardes-suisses; députation des théâtres, pré-
cédant la statue de Voltaire, entourée de pyramides chargées de médaillons
portant les titres de ses principaux ouvrages. La statue d'or, couronnée de
lauriers, était portée par des hommes habillés à l'antique. Les académies et
les gens de lettres environnaient un coffre d'or renfermant les 70 volumes
de ses œuvres, donnés par M. Beaumarchais. Députation des sections,
jeunes artistes, gardes nationaux et officiers municipaux de divers lieux
du département de Paris, corps nombreux de musique vocale et instrumen-
tale. Venait ensuite le char portant le sarcophage dans lequel était renfermé
le cercueil.
Le haut était surmonté d'un lit funèbre, sur lequel on voyait le philo-
sophe étendu, et la Renommée lui posant une couronne sur la tête. Le sar-
cophage était orné de ces inscriptions :
Il vengea Calas, La Barre, Sirven, et Montbailly.
Poëte, philosophe, historien, il a fait prendre un grand essor
à l'esprit humain, et nous a préparés à devenir libres.
Le char était traîné par douze chevaux gris-blanc*, attelés sur quatre
de front, et conduits par des hommes vêtus à la manière antique. Immédia-
1. De V Insurrection parisienne, et de la prise de la Bastille; discours histo-
rique, prononcé par extrait dans VAssemblée nationale, 1790, in-8°. Tel est le
titre d'un ouvrage de J. Dusaul.x, traducteur de Juvénal.
2. L'objet de la pompe funèbre de Voltaire, pour laquelle la reine Marie-
Antoinette fournit deux chevaux blancs, dit Grégoire, était moins d'honorer la
mémoire du poëte que d'afficher le mépris pour la religion. » Page l du Discours
préliminaire de VHistoire des sectes religieuses, 1810, deux volumes in-8°. L'ou-
vrage, qui avait été saisi en 1810, fut rendu au mois de juin 1814, mais sous la
condition de faire des changements. On réimprima les faux titres et titres, et
l'on fit onze cartons. L'un de ces cartons porte précisément sur le passage que je
cite. Les mots que j"ai imprimés en caractères italiques furent supprimés. (B.)
DE VOLTAIRE. 487
tement après le char venaient la députation de l'Assemblée nationale, le
département, la municipalité, la cour de cassation, les juges des tribunaux
de Paris, les juges de paix, le bataillon des vétérans : un corps de cava-
lerie fermait la marche.
Ce cortège a suivi les boulevards depuis l'emplacement de la Bastille,
et s'est arrêté vis-à-vis l'Opéra ^. Le buste de Voltaire ornait le frontispice
du bâtiment; des festons et des guirlandes de fleurs entouraient des mé-
daillons sur lesquels on lisait : Pandore, le Temple de la Gloire, Samson.
Après que les acteurs eurent couronné la statue et chanté un hymne^ on se
rem.it en route, et on suivit les boulevards jusqu'à la place Louis XV, le
quai de la Conférence, le Pont-Royal, le quai Voltaire.
Devant la maison de M. Charles Villette, dans laquelle est déposé le
cœur de Voltaire, on avait planté quatre peupliers très-élevés, lesquels
étaient réunis par des guirlandes de feuilles de chêne, qui formaient une
voûte de verdure, au milieu de laquelle il y avait une couronne de roses
que l'on a descendue sur le char au moment de son passage. On lisait sur
le devant de cette maison :
Son esprit est partout, et son cœur est ici.
M'"'^ Villette a posé une couronne sur la statue d'or. On voyait couler
des yeux de cette aimable dame des larmes qui lui étaient arrachées par le
souvenir que lui rappelait cette cérémonie. On avait élevé devant cette
maison un amphithéâtre, qui était rempli de jeunes demoiselles vêtues de
blanc, une guirlande de roses sur la tête, avec une ceinture bleue, et une
couronne civique à la main. On chanta devant cette maison, au son d'une
musique exécutée en partie par des instruments antiques, des strophes
d'une ode de MM. Chénier et Gossec. M™" Villette et la famille Calas
ont pris rang à ce moment ; plusieurs autres dames vêtues de blanc, de
ceintures et rubans aux trois couleurs, précédaient le char.
On a fait une autre station devant le Théâtre de la Nation 2. Les colonnes
de cet édifice étaient décorées de guirlandes de fleurs naturelles. Une riche
draperie cachait les entrées ; sur le fronton on lisait cette inscription : Il fît
Irène à 83 ans. Sur chacune des colonnes était le titre d'une des pièces
de théâtre de Voltaire, renfermées dans trente-deux médaillons. On avait
placé un de ses bustes devant l'ancien emplacement de la Comédie fran-
çaise, rue des Fossés-Saint-Germain ; il était couronné par deux génies,
et on avait mis au bas cette inscription : A il ans il fU Œdipe. On exé-
1. L'Opéra était alors au théâtre de la porte Saint-Martin.
2. C'était le titre que portait alors le théâtre appelé aujourd'hui Ocléon. Le
9 avril 1782, les comédiens français en avaient fait l'ouverture sous le titre de
Théâtre-Français; en 1789, ils prirent celui de Théâtre de la Nation, en conser-
vant toutefois celui de comédiens ordinaires du roi. En 1791, une partie de ces
acteurs passa au Théâtre des Variétés, qui prit alors le titre de Théâtre-Fran-
çais de la rue de Richelieu : c'est ce théâtre qu'occupe aujourd'hui la Comédie
française.
488 HISTOIRE POSTHUME
cuta devant le Théâtre de la Nation un chœur de l'opéra de Samson. Après
cette station, le cortège s'est remis en marche, et est arrivé au Panthéon à
dix heures. Le cercueil y a été déposé ; mais il sera incessamment trans-
féré dans l'église Sainte-Geneviève, et sera placé auprès de ceux de Mira-
beau et de Descartes.
Cette cérémonie a été une véritable fête nationale. Cet hommage rendu
aux talents d'un grand homme, à l'auteur de la Henriade et de BnUus, a
réuni tous les suffrages. On a cependant remarqué quelques émissaires
répandus dans la foule, et qui critiquaient avec amertume le luxe de ce
cortégf^. ; mais les raisonnements des gens sensés les ont bientôt réduits au
silence. Partout on voyait les bustes de Voltaire couronnés; on lisait les
maximes les plus connues de ses immortels ouvrages. Elles étaient dans la
bouche de tout le monde.
Dans toute la longueur de la route que ce superbe cortège a traversée,
une foule innombrable de citoyens garnissait les rues, les fenêtres, les toits
des maisons. Partout le plus grand ordre ; aucun accident n'est venu trou-
bler cette fête. Les applaudissements les plus nombreux accueillaient les
divers corps qui composaient la marche. On ne peut trop louer le zèle et
l'intelligence de ceux qui ont ordonné cette fête. On doit particulièrement
des éloges à MM. David et Cellerier. Le premier a fourni les dessins du
char, qui est un modèle du meilleur goût. Le second s'est distingué par son
activité à suivre les travaux de celte fête, et par le talent dont il a fait
preuve dans l'ingénieuse décoration de l'emplacement de la Bastille.
Le temps, qui avait été très-orageux toute la matinée, a été assez beau
pendant tout le temps que le cortège était en marche, et la pluie n'a com-
mencé qu'au moment oij il arrivait à Sainte-Geneviève. Cette fête a attiré
à Paris un grand nombre d'étrangers.
XXXIII.
EXTRAIT
D'UNE LETTRE DE M. BOUILLEROTi
CURÉ DE ROMILLY-SUR-SEI\E
A M. PATRIS-DEBREUIL.
L'enlèvement du corps de Voltaire est une vraie fable. J'ai été témoin de
son inhumation, de son exhumation, de sa déposition dans l'église de Ro-
milly, et enfin de sa translation pour Paris; mais je n'ai aucune connaissance
du procès-verbal qui fut dressé alors, et qui, je pense, doit se trouver dans
1. Juillet ou août 1791. — M. Patris-Dcbreuil, à qui est adressée la lettre, a
donné cet extrait page 463 du tome II des OEuvres inédites de Grosley, qu'il a
publiées en 1813. II ne donne pas la date de la lettre.
DE VOLTAIRE. 489
les arcliives de la municipalité de Paris, qui dépula M. Charron, un de ses
membres, pour présider à ce transport. Il se proposait de faire un recueil
de toutes les réceptions qu'on leur fit dans les divers endroits où ils passèrent;
recueil qui eût pu être intéressant, mais qui n'eut pas lieu.
Lors de l'exhumation de Voltaire, on trouva un cadavre décharné, dessé-
ché, maisentier, et donttouteslespartiesëtaientjointes^. Onl'enlevade la fosse
avec beaucoup de précaution, et il ne se détacha que le calcanéum, qu'une
personne emporta. Le corps fut exposé pendant deux jours aux regards du
public, dans l'église de Romilly, puis renfermé dans un sarcophage placé
quelque temps dans la sacristie, ensuite déposé dans le chœur, sous une tente,
jusqu'au jour de la translation.
Voilà l'exacte vérité, et tout ce qui est à ma connaissance.
XXXIV.
LETTRE
ADRESSÉE PAR LES ARTISTES DU CI-DEVANT THÉÂTRE-FRANÇAIS
AU MINISTRE DE L'INTÉRIEUR, LE 3 MESSIDOR AN IV 2.
Citoyen ministre, vous demandez que les artistes du ci-devant Théàlre-
Français vous produisent leurs titres à la propriété de la statue de Voltaire,
qui est dans le vestibule de la salle du faubourg Germain,
Ce titre est aussi simple qu'il est décisif: elle nous a été donnée par la
citoyenne Duvivier, à qui elle appartenait. La citoyenne Duvivier, nièce et
héritière de Voltaire, avait fait exécuter cette statue dans l'intention de la
donner à l'Académie française Ayant appris qu'elle avait changé de des-
sein, nousconçùmes aussitôt, avec le plus vif désir de posséder ce précieux
monument, l'espérance fondée" de l'obtenir.
En conséquence, nous arrêtâmes d'écrire à la citoyenne Duvivier une
lettre qui lui fut adressée le 26 septembre 1780; elle y répondit à l'instant
par sa lettre du mémo jour, dont les termes no laissent rien à désirer.
Les artistes du Tliéàtre-Français, après avoir exprimé à la citoyenne
Duvivier tous les sentiments dont leurs cœurs étaient pénétrés, et lui avoir
exposé les titres qu'ils croyaient avoir pour mériter son bienfait, termi-
naient en rappelant ce que Voltaire leur avait dit lorsqu'il vint les remer-
cier des efforts qu'ils avaient faits pour obtenir son retour dans la capitale :
« Mes enfants, je veux vivre et mourir au milieu do vous! » Cette adoption
glorieuse, ajoutions-nous, c'est à vous, madame, à la confirmer par un don
qui ne peut et ne doit cire fait qu'à ses enfants.
^. Ces circonstances m'ont été confirmées, en 1831, par M. Charron, qui pré-
sidait à rc.vhumation, et qui es. mort on 1832. (R.)
2. Musée de la Comédie française, par liené Delorme, Paris, P. Ollendorf,
éditeur, 1878, Page 9,
490 HISTOIRE POSTHUME
La cifoyenne Duvivier répondit :
« Rien n'est si flatteur, messieurs, pour la mémoire de mon oncle et
pour moi, que la lettre que je viens de recevoir de votre assemblée; je l'ai
lue avec attendrissement.
« La manière dont vous vous êtes conduits avec lui pendant le trop court
séjour quil a fait dans cette capitale m'impose, pour ainsi dire, la loi de
remplir vos désirs et de placer la statue de M. de Voltaire au milieu de
<:eux qui Vont couronné de son vivant.
« Je vous donne avec grand plaisir ce tribut de ma reconnaissance
et des sentiments avec lesquels j'ai, etc., etc.
« MIGNOT-DUVIVIER »
Vous voyez donc, citoyen ministre, que c'est bien le don de la statue
qui a été sollicité, et que c'est le don qui en a été fait sans restriction ni
réserve.
Vous voyez que c'est la Société des Comédiens français qui en a fait la
demande, et que c'est bien aux individus qui la composent, à ceux qui
avaient couronné Voltaire de son vivant, à ceux qui s'étaient conduits de
manière à mériter le don de la citoyenne Duvivier, qu'elle a donné ce té-
moignage de sa reconnaissance, et qu'elle a bien voulu regarder ce don
comme une obligation qu'elle avait à remplir envers nous.
XXXV.
PROCÈS-VERBAL
DU DÉPLACEMENT
DES SARCOPHAGES DE VOLTAIRE ET DE ROUSSEAU.
L'an mil huit cent vingt et un, le vingt-neuf décembre, dix heures du
matin,
En exécution de la décision de S. Exe. monseigneur le ministre de l'inté-
rieur, en date du vingt-cinq de ce mois, à nous transmise par monsieur le
conseiller d'État, directeur des travaux de Paris, et relative aux disposi-
tions à faire dans la chapelle souterraine de la nouvelle église de Sainte-
Geneviève, oiî se trouvent déposés provisoirement depuis plusieurs années
lesdeux sarcophages deVoltaire et de J.-J. Rousseau; ladite décision portant
que monsieur le maire du douzième arrondissement, et le commissaire de
police du quartier Saint-Jacques, seront appelés à présider au déplacement
de ces deux monuments, qui seront sur-le-champ rétablis dans les deux
caveaux d'une salle voûtée qni se trouve à l'extrémité de la principale ga-
lerie souterraine, et qu'il sera dressé procès-verbal de cette opération ;
Nous, Claude-Élienne Delvinrnurt, adjoint au maire du douzième arron-
DE VOLTAIRE. 491
dissement de la ville de Paris, doyen de la faculté de droit, membre de la
Légion d'honneur, chevalier de l'ordre de Saint-Michel, etc. ;
Et Henri-Nicolas Marrigue, commissaire de police de ladite ville de
Paris, quartier Saint-Jacques, officier de police judiciaire, auxiliaire de
monsieur le procureur du roi, nous sommes transportés en la nouvelle
église Sainte-Geneviève, oîi étant, nous avons trouvé le sieur Louis-Pierre
Baltard, architecte de ladite église, auquel monsieur le directeur des tra-
vaux de Paris avait donné avis de notre transport, et le sieur Pierre-Jean-
Ambroise Boucault, inspecteur des travaux de la nouvelle église de Sainte-
Geneviève, François-Marie Jay_, inspecteur adjoint, et Jacques Etienne,
gardien des souterrains, lequel nous a conduits de suite dans la chapelle
souterraine de l'église, et dont la porte d'entrée se trouve placée en face
des bâtiments du collège de Henri IV.
Là, ledit sieur Baltard nous a représenté deux sarcophages en menui-
serie, que nous avons reconnus pour être ceux de Voltaire et de J.-J. Rous-
seau, par les emblèmes, bas-reliefs et inscriptions qui les décorent, et dont
plusieurs sont dégradés par le temps.
Ayant invité le chef ouvrier qui accompagnait ledit sieur Baltard à pro-
céder à l'enlèvement du sarcophage de Voltaire, qui était posé du côté du
midi, et ayant sa statue en marbre blanc placée en face dans une niche, il
a fait renverser ce sarcophage sur le côté, et on a retiré de dedans une
caisse en chêne, longue d'un mètre quatre-vingt-douze centimètres, large de
cinquante-six centimètres, fermée par deux plates-bandes en fer, formant
équerre, et rattachant le dessus aux deux côtés, ainsi que par dix-sept forts
clous, les extrémités des côtés de ladite caisse assemblées à queue d'aronde.
Le sieur Etienne^ gardien, nous a dit que cette caisse renferme les osse-
ments de Voltaire.
En conséquence, nous avons reconnu qu'il était impossible, en raison
de la dimension, de faire transporter ce sarcophage au travers des galeries
souteraines; nous l'avons fait démonter avec soin, et l'avons fait transporter
par parties dans la salle voûtée qui se trouve à l'extrémité de la principale
galerie souterraine. Là, nous l'avons fait remonter, et poser de suite dans
le caveau à gauche pratiqué dans la salle, et avons fait replacer dessous,
sans qu'elle ait été ouverte, la caisse qui a été reconnue pour contenir les
ossements de Voltaire.
Cette première opération ter.minée, nous sommes entrés dans la chapelle
souterraine, et avons fait procédera l'ouverture du sarcophage de J.-J. Rous-
seau, qui était placé au côté nord de ladite chapelle, par un ouvrier du
sieur Meulen, serrurier, dem.eurant enclos du Panthéon, la clef de ce sarco-
phage n'ayant point été remise entre nos mains. Son ouverture ayant été
faite, on a retiré de l'intérieur une caisse en plomb, ayant sur sa surface une
inscription en lettres moulées, gravées dans l'épaisseur du plomb, laquelle
est ainsi conçue: Ilic jacenl ossa Joa.nnis-Jacobi Rousseau, 1778; ladite
caisse, longue d'un mètre soixante-dix-neuf centimètres, large de cinquante-
trois centimètres, haute de trente-six centimètres, et ayant deux forts anneaux
mobiles en fer à ses deux extrémités.
492 HISTOIRE POSTHUME
Nous avons reconnu qu'il existait sur l'arêle. au-dessus de l'inscription,
trois gerçures à l'endroit de la soudure.
Le sieur Etienne, gardien, nous a dit que cette caisse en plomb renferme
les ossements de J.-J. Rousseau. Nous avons donc fait démonter également
pièce par pièce le sarcophage de J.-J. Rousseau, et l'avons fait transporter
dans le caveau de droite pratiqué dans la salle voûtée oià venait d'être dé-
posé celui de Voltaire. Là, nous l'avons fait remonter, et avons fait replacer
dans son intérieur, sans qu'elle ait été ouverte, la caisse en plomb renfer-
mant les ossements de J.-J. Rousseau; et avons de suite fait refermer la
porte du sarcophage, dont la clef, qui venait d'être faite par le sieur Meulen,
a été remise entre nos mains, pour être jointe à une expédition du présent.
De tout ce que dessus, nous maire et commissaire de police du douzième
arrondissement, avons dressé en triple expédition le présent procès-verbal,
que nous avons signé avec les susnommés après lecture, et sous l'approba-
tion de ce qui y est contenu, et disons qu'il sera déposé tant au ministère
de l'intérieur qu'à la direction des travaux de Paris, et à la douzième
mairie.
Fait et clos à Paris, les jour, mois et an que dessus, à trois heures de
relevée.
Signé: Delvincourt, H.-N. Marrigue, B.\ltard,
BoucAULT, Jay et Etienne.
Pour copie conforme,
Le conseiller d'État, directeur des bàtimenis civils,
HÉLY d'Oissel.
XXXVl.
PROCÈS-VERBAL
DE REPLACEMENT
DES SARCOPHAGES DE VOLTAIRE ET DE ROUSSEAU.
L'an mil huit cent trente, le quatre septembre, à quatre heures de
relevée.
Nous, Dauphin-Louis-Yictor Raffeneau, commissaire de police de la
ville de Paris, quartier Saint-Jacques, officier de police judiciaire, auxiliaire
de monsieur le procureur du roi;
En exécution des instructions en date du 26 août dernier, par lesquelles
monsieur le conseiller d'État, préfet de police, nous charge de nous concer-
ter avec messieurs les délégués de monsieur le directeur des travaux publics
de Paris, pour rétablir, conformément aux intentions du ministre de l'inté-
rieur, à la place qu'ils occupaient précédemment dans la nef souterraine du
Panthéon, les sarcophages de Voltaire et de Rousseau, qui, en 1821, ont été
enlevés et transférés dans les caveaux situés sous le porche de ce monu-
ment, nous sommes transportés au Panthéon, où. ayant trouvé M. Baltard,
DE VOLTATRE. 493
architecte de ce monument, spécialement délégué à cet effet par monsieur
le directeur des travaux publics de Paris, nous sommes descendus, accom-
pagnés du sieur Boucault, inspecteur, dans les galeries souterraines, et y
avons vu deux sarcophages, l'un contenant le cercueil de Rousseau, placé
h la seconde travée de la galerie du nord, et l'autre contenant le cercueil de
Voltaire, placé vis-à-vis, à la deuxième travée de la galerie du midi.
M. Baltard nous ayant dit que, d'après les intentions de monsieur le
directeur des travaux publics, ces deux sarcophages ont été, il y a peu de
jours, retirés des caveaux oiî ils pourrissaient, et transférés au lieu où. ils
sont actuellement, et qui est celui où ils étaient antérieurement à 1821,
Nous avons procédé à leur examen, et avons constaté ce qui suit :
Le cercueil renfermant les cendres de Rousseau est en plomb, parfaite-
ment soudé, si ce n'est au centre de l'arête supérieure, du côté du nord,
une légère crevasse qui provient évidemment d'une rupture faite dans le
transport, et ne présente aucune elfraction.
Sur la plaque supérieure est gravée en creux l'inscription suivante :
Ilic jacent ossa Joannis-Jacobi Rousseau,
anno 1778. •
Leditcercueil est enclavé dans un sarcophage en bois peint etsculpté, mais
dans un tel état de dégradation que la moitié du couvercle est tombée en mor-
ceaux lors du transport; l'autre moitié, qui fait face au midi, est dans le plus
grand état de délabrement, ainsi que tout le reste de ce monument, au-
jourd'hui couvert d'une mousse moisie, produite par l'humidité excessive
et perpétuelle du caveau dans lequel il est resté si longtemps.
Sur chacun des deux grands côtés du parallélogramme on aperçoit
encore quelques traces de cette inscription :
Ici repose l'homme
de la nature et de la vérité.
Le cercueil renfermant les cendres do Voltaire est extérieurement en
bois de chêne, parfaitement intact; deux bandes de scellés que M. Boucault
déclare y avoir été apposées en 1821 existent encore, ainsi que les cachets;
seulement la bande placée du côté du midi est légèrement endommagée,
mais sans (pi'il y ait aucune trace d'effraction.
Le sarcophage, également en bois, est aussi très-dégradé, mais beaucoup
moins cependant que celui de Rousseau, parce qu'il était déposé dans un
caveau au midi, où les infiltrations sont moins abondantes, et l'humidité
moins permanente.
Le couvercle est surmonté d'une boule et d'une lyre; presque tous les
ornements sont brisés, et tombent de vétusté.
On lit encore sur les côtés de ce sarcophage les inscriptions ci-après,
savoir :
494 HISTOIRE POSTHUME
Sur le pelit côlé, vers Test :
aux manes de voltaire,
l'assemblée
nationale
a décrété, le 30 mai
1791, qu'il AVAIT MÉRITÉ
LES HONNEURS DUS AUX
GRANDS HOMMES.
Sur celui de Touest :
il DEFENDIT
CALAS, SIRVEN,
DE LA BARRE,
MONTBAILLY, ETC.
Sur le ^rand côté vers le nord
Sur celui du midi
POÈTE, HISTORIEN,
PHILOSOPHE, IL
AGRANDIT l'ESPRIT
HUMAIN, ET LUI
APPRIT qu'il
DEVAIT ETRE LIBRE.
IL COMBATTIT LES
ATHÉES ET LES FANATIQUES,
IL INSPIRA LA TOLÉRANCE.
IL RÉCLAMA LES DROITS
DE l'homme CONTRE LA SERVITUDE
DE LA FÉODALITÉ.
Ensuite dudit examen, nous avons été conduits dans les caveaux où les
deux sarcophages avaient été déposés en 1821, et nous sommes assurés que
c'est seulement à leur humidité et au défaut d'air que doit être attribué l'état
de dégradation desdits sarcophages.
A cinq heures moins un quart, les jour et an que dessus, a été clos le
présent procès-verbal, qui a été dressé en double original, dont l'un sera
envoyé à monsieur le conseiller d'État, préfet de police, et l'autre à mon-
sieur le directeur des travaux publics de Paris; et nous avons signé, ainsi
que messieurs Baltard et Boucaull.
Ainsi signé : Raffeneau, Baltard, Bolcault.
Pour copie conforme,
Le conseiller d'État, directeur des bâtiments civils,
Hély d'Oissel.
DE VOLTAIRE. 495
XXXVII.
TRANSLxlTION
DU COEUR DE VOLTAIRE A LA BIBLIOTHÈQUE IMPÉRIALE «.
A la mort de Voltaire, à la suite de l'autopsie du corps, son cœur en
fut extrait, le 31 mai 1778, par l'ordre du marquis de Villette, dans l'hôtel
duquel Voltaire était descendu à son retour à Paris et chez qui il mourut.
L'ami, l'admirateur du grand écrivain voulut que ce cœur fût sauvé de la
destruction produite par la mort, et il fut mis dans un vase de métal, bai-
gnant dans une préparation chimique propre à en perpétuer la conserva-
tion.
Après que fut intervenue la loi du 30 mai 1791, qui ordonna que « les
cendres de Voltaire seraient transférées dans l'église Sainte-Geneviève, où
elles recevraient les honneurs décernés aux grands hommes », quand cette
loi fut exécutée, le II juillet suivant, le cortège ofîiciel qui traversait Paris
s'arrêta devant Thôtel de M. de Villette, au coin delà rue de Beaune et du
quai Voltaire, et le Moniteur du 13 juillet constate que celte station eut lieu
parce que le cœur de Voltaire s'y trouvait.
Peu après, le cœur de Voltaire fut transporté au château de Villette, can-
ton de Pont-Sainte-Maxence (Oise), où il a reposé depuis et a été gardé
avec vénération.
Mais le marquis de Villette, sa veuve et son fils, sont morts, et leurs hé-
ritiers ayant regardé comme un devoir de rendre ce dépôt à l'État, leur re-
présentant, M. Léon Duval, membre de l'ordre des avocats de la Cour impériale
de Paris, a fait demander les ordres de l'empereur, qui a voulu qu'un asile
national fût donné dans la Bibliothèque impériale au cœur deVollaire, pour
qu'il appartînt désormais à la France, comme l'a voulu la loi du 30 mai
1791.
En conséquence des ordres de Sa Majesté, vendredi dernier, 16 de ce
mois, S. Exe. M. Duruy, ministre de l'instruction publique, s'étant trans-
porté à la Bibliothèque impériale, en présence de l'administrateur général
de cet établissement, accompagné des membres du comité consultatif, a reçu
des mains de M. Léon Duval le cœur de Voltaire enfermé dans un récipient
en métal doré sur lequel sont écrits ces mots : Le cœur de Voltaire, mort
à Paris le XXX may MDCCLXXVUI, a déclaré prendre possession de ce
précieux dépôt, et a arrêté qu'il serait provisoirement conservé avec le res-
pect que commandent les restes mortels de ce grand homme, dans le local
le mieux gardé de la Bibliothèque impériale, c'est-i»-dire à son département
des médailles, jusqu'au moment où l'état d'avancement des travaux per-
mettra de l'installer définitivement entre les départements des manuscrits et
1. Extrait il\x Munileur universel du 22 décembre 18G4 (Partie non ollicielie).
496 HISTOIRE POSTHUME
des imprimés, au premier étage de la rotonde qui se trouve à la jonction
des rues de Richelieu et Neuve-des-Petits-Champs, pièce qui sera disposée
à l'effet de recevoir, avec le cœur de Voltaire, l'Original de sa statue par
Houdon, les médailles frappées en son honneur et les correspondances ma-
nuscrites et œuvres imprimées de l'immortel écrivain.
Procès-verbal a été dressé de cette remise et de cette réception.
XXXVIII.
VIOLATION
DU TOMBEAU DE VOLTAIRE.
Le tombeau de Voltaire a-t-il été violé en 1814? Telle est la question
que posait V Intermédiaire des chercheurs et des curieux du 15 février
1864.
La question posée, il fut bientôt démontré que les restes de Voltaire
et de Rousseau ne sont plus au Panthéon, et que les deux sarcophages que
l'on expose aux regards des visiteurs ne recouvrent aujourd'hui que des
cercueils vides.
Le plus ancien témoignage qu'on ait recueilli date de 1826. A cette épo-
que, M. de Montrol écrit dans le Résumé de Vhisloire de Champagne (col-
lection Lecointe et Durey), en parlant de l'abbaye de Scellières :
C'est là que farent déposés les restes de Voltaire. On les transporta depuis
au Panthéon. Ils en ont été enlevés avec ceux de Rousseau, pour être jetés où
il a paru convenable aux manœuvres employés à cette profanation, et sans que
personne aujourd'hui puisse indiquer peut-être le lieu qui les recèle.
Le second témoignage est celui de M. Henrion, l'un des rédacteurs
du Drapeau blanc, et son témoignage est confirmé par celui de M. Mi-
chaud.
En 1832, M. Henrion écrit, dans l'édition qu'il a donnée du Diction-
naire historique de Feller, continué par lui :
1822 (3 janvier). Les restes de Voltaire et de Rousseau, déposés dans le temple
auquel on avait donné le nom de Panthéon, sont transportés au cimetière du
Père-Lachaise. L'église Sainte-Geneviève, rendue à la religion, est bénie par l'ar-
chevêque de Paris.
M. Michaud a réimprimé la même phrase en 1836, dans l'édition qu'il a
donnée de Y Abrégé chronologique de l'histoire de France, par le prési-
dent Hénault, continué par lui.
Vient ensuite M. Monlaubricq, ancien procureur général à Poitiers, dé-
missionnaire en 1830. La note suivante parait en 18o2 dans la Guienne, et
elle est reproduite, le 30 mai, par la Sentinelle du Jura :
DE VOLTAIRE. 497
On se préoccupe trop dans le monde religieux et politique de ce que devien-
dront les restes mortels de Voltaire lorsque l'église Sainte-Geneviève sera enfin
restituée aux exercices de la religion. Cette question suppose l'ignorance d'un
fait que je vais révéler. La tombe de Voltaire, transférée triomphalement au
Panthéon en 1791, celle du sophiste Jean-Jacques, qu'on plaça à ses côtés en
l'an III de la République, n'ont pas été fidèles à garder les dépouilles que leur
avait confiées la patrie 7'econnaissante. Qu'on ouvre les monuments où ces con-
tempteurs du christianisme furent ensevelis, et on trouvera deux tombeaux vides.
Il y a trente ans, j'appris, par de graves et authentiques récits, que lorsque
l'église Sainte-Geneviève fut, sous la Restauration, rendue au culte, dès ce jour
Voltaire et le citoyen de Genève avaient fait place pour toujours au Dieu dont ils
avaient usurpé le domaine. On peut fouiller, on n'aura pas même un peu de
poussière.
MoNTAUBRicQ, ancicu procureur général.
Enfin, au témoignage de M. Dupeuty (Figaro du J|8 février 1864), le
tombeau de Voltaire a été récemment ouvert au Panthéon, et il a été constaté
qu'il est vide, comme l'avait annoncé en 1852 M. Montaubricq. « On avait
parlé, dit M. Dupeuty, l'auteur de l'article, de profanation nocturne des
cendres de Voltaire, mais la question élait restée indécise. Maintenant il
n'y a plus à douter: elles ne sont plus au Panthéon. Le tombeau, pèlerinage
quotidien des étrangers, et devant lequel les dévots de l'art et de l'esprit
français s'inclinaient avec émotion, croyant saluer les reliques du grand
homme, ce tombeau est complètement vide; bien plus, on ne sait ce que
sont devenues ces reliques. »
Mais comment était-on si bien instruit, elsur quoi reposaientces affirma-
tions si précises, si sûres d'elles-mêmes? M. Dupeuty ajoutait que, lorsque le
cœur de l'auteur de la IJenriade fut offert à l'État comme revenant légitime-
ment à la nation, Napoléon III pensa que ce qu'il y avait de plus naturel, c'était
de le réunir à l'ensemble des dépouilles du poëte. Le Panthéon étant rendu
au culte, cela ne se pouvait faire sans en référer à l'archevêque de Paris.
Monseigneur Darboy répondit qu'avant de prendre un parti quelcon(|ue, il
était prudent de vérifier si les cendres de Voltaire étaient encore là, ou si,
de[)uis 1814, il n'y a\ait plus rien au F'anlhéon qu'un tombeau vide. L'em-
pereur, étonné, ordonna des fouilles. « Une de ces nuits dernières, ajoutait
M. Dupeuty, on est descendu dans les caveaux du Panthéon, on a soulevé la
pierre qui, selon la croyance populaire, devait recouvrir les cendres de Vol-
taire, il n'y a en eff'el plus rien. Que sont-elles devenues ? »
Cette assertion, reproduite par l'Jnlennëdiaire (p. 44 et 73), n'a pas été
contredite. Le doute n'est donc pas possible pour le tombeau de Voltaire;
les trois témoignages que nous avons reproduits semblent prouver suffisam-
ment que celui de Rousseau n'a pas été plus épargné'.
A quelle époque les restes de Voltaire et de Uousseau ont-ils été enlevés
des cercueils qui les enfermaient? C'est un point qu'il est moins facile
d'éclaircir.
1. Il est cependant à noter que le cercueil de Rousseau est en plomb, et que
l'opération, pour demeurer secrète, présentait plus de difficulté.
1. 32
498 HISTOIRE POSTHUME
Est-ce en 1814, comme l'affirme l' Inlermédiaire? Esi-ce en \8'2,2, comme
l'assurent M.M. Henrion, Michaud et Montaubricq? Des deux allégations, la
seconde nous paraît, jusqu'à meilleure information, la plus vraisemblable.
Nous avons cité les témoignages sur lesfjuels elle s'appuie; citons maintenant
celui sur lequel s'est formée la conviction de V Intermédiaire. Il se trouve
dans les mémoires de M. P. Lacroix, mémoires inédits qui sont destinés à
une lointaine publication, et dont l'auteur a détaché un feuillet au profit de
l'Intermédiaire. Ce feuillet contient un récit qu'un ami de M. P. Lacroix
« tenait, nous est-il dit, delà bouche même de M. de Puymaurin, directeur
de la Monnaie ».
Voici le fait, dit M. P. Lacroix, tel qu'il me l'a rapporté :
Aussitôt après la rentrée des Bourbons à Paris, au mois d'avril 1814, les
hommes du parti royaliste qui avaient le plus contribué à la Restauration se
préoccupèrent de la sépulture de Voltaire et regardèrent comme un outrage à la
religion la présence du corps de cet excommunié dans une église. Il y eut plu-
sieurs conférences à ce sujet, et il fut décide qu'on enlèverait sans bruit et
sans scandale les restes mortels du philosophe antichrétien que la Révo-
lution avait déifié. L'autorité avait été sans doute prévenue, et quoiqu'elle n'in-
tervînt pas dans cette afïaire, on peut croire qu'elle approuva tacitement ce qui
se passa sous la responsabilité de quelques personnes pieuses qu'on ne nous a pas
nommées. Nous savons seulement que les deux frèi-es Puymaurin étaient
du nombre. Il faut supposer que le curé de Sainte-Geneviève avait reçu des ordres
auxquels il dut obéir.
Une nuit du mois de mai 1814, les ossements de Voltaire et de Rousseau furent
extraits des cercueils de plomb * où ils avaient été enfermés; on les réunit dans
un sac de toile et on les porta dans un fiacre qui stationnait derrière l'église. Le
fiacre s'ébranla lentement, accompagné de cinq ou six personnes, entre autres les
deux frères Puymaurin. On arriva, vers deux heures du matin, par des rues
désertes, à la barrière de la Gare, vis-à-vis Bercy. Il y avait là un vaste terrain,
entouré d'une clôture en planches, lequel avait fait partie de l'ancien périmètre
de la Gare, qui devait être créée en cet endroit pour servir d'entrepôt au com-
merce de la Seine, mais qui n'a jamais existé qu'en projet. Ce terrain, apparte-
nant alors à la ville de Paris, n'avait pas encore reçu d'autre destination : les
alentours étaient déjà envahis par des cabarets et des guinguettes.
Une ouverture profonde était préparée au milieu de ce terrain vague et aban-
donné, où d'autres personnages attendaient l'arrivée de l'étrange convoi de Vol-
taire et de Rousseau : on vida le sac rempli d'ossements sur un lit de chaux vive,
puis on rejeta la terre pai"-dessus, de manière à combler la fosse, sur laquelle
piétinèrent en silence les auteurs de cette dernière inhumation de Voltaire. Ils
remontèrent ensuite en voiture, satisfaits d'avoir rempli, selon eux, un devoir
sacré de royaliste et de chrétien.
Dès que ce récit fut imprimé, nous devons nous hâter de le dire, M. le
baron de Puymaurin protesta énergiquement contre le rôle qu'auraient joué
dans cette odieuse profanation deux MM. Puymaurin, qui eussent été son
père et son grand-père, car il n'y avait pas alors de frères Puymaurin^. Il
1. Celui de Voltaire est en bois.
2. « J'ai écrit de souvenir, répond à cela le Bibliophile, la note envoyée à
l* Intermédiaire, Qi ']' y a.\ fait entrer, par mégarde, deux frères Puymaurin, au lieu
DE VOLTAIRE. 499
faut donc effacer leur nom du récit, et c'est ce qu'a fiùt l'Inlerinédiaire, tout
en continuant à considérer comme chose prouvée la violation des deux
tombes en mal 1814,
3Iiiis si la personne qui a confié ces renseignements à la mémoire de
M. P. Lacroix s'est trompée sur le nom des seuls acteurs qu'elle ait désignés,
n'a-t-elle pu également se tromper sur la date?
Qu'au moment on le Panthéon fut abandonné aux missionnaires, on ait
pris souci de la présence de deux tombes dans une église, on le comprend
sans peine; si elle eut lieu en 1821 ou 4 822, il est facile d'expliquer l'ou-
verture du cercueil, sinon de l'excuser ou de l'amnistier. Mais quel intérêt
si pressant avait en mai 1814, même pour les ennemis les plus ardents de
Voltaire et de Rousseau, le secret déplacement de leurs cendres? C'est au
commencement de 4822, nous y reviendrons, que, pour la première fois,
l'opinion publique s'émeut au sujet des deux tombes; c'est alors seulement
que l'on constate l'existence des soupçons dont le souvenir a été recueilli
par ['Intermédiaire, et nul témoignage, en dehors de celui que lui a com-
muniqué M. Lacroix, ne donne lieu de croire que cette violation soit anté-
rieure à 4821 ou 4822. Nous disons 4 824 ou 4822, sans nous arrêter dès
maintenant à la date qu'inscrivent MM. Henrion et Michaud, celle du 3 jan-
vier 4 822 ; le fait avait pour eux une grande importance, et non sans doute
la date précise du jour auquel il faut le rattacher. C'est donc surtout vers ce
qui se passa au Panthéon à la fin de 4824 (l'ordonnance qui le rend au culte
est du 4 2 décembre 1824), ou au commencement de 4 822, que nous con-
seillerions de diriger désormais l'enquôte, si l'on veut la poursuivre avec
les meilleures chances de succès.
Nous continuons l'analyse des documents publiés, sans négliger aucun
des détails qui peuvent être invoqués, soit à l'appui, soit à l'encontre de
chacune des hypothèses qui se présentent à l'esprit.
C'est en 4 822, avons-nous dit, — au moment où les missionnaires vien-
nent de prendre possession du Panthéon, — que le public demande avec
inquiétude ce que sont devenus les restes des deux philosophes. Dans la
séance de la Chambre des députés du 25 mars, M. Stiinislas (jirardin pose
la question à la tribune. Il réclame, dit l'Intermédiaire, contre l'ordonnance
royale du 4 2 décembre précédent, qui avait menacé « les grands hommes »
inhumés au Panthéon dans la possession de cette demeure dernière qu'ils
tenaient d'un décret-loi et de la « patrie reconnaissante », suivant les termes
de la belle inscription due à M. de Pastoret. Il se plaint du « silence injusti-
fiable » du ministre, en présence « des biuits plus ou moins vraisemblables
qui se sont répandus relativem.ent aux dépouilles de Voltaire et do Rous-
seau, » et il le « somme de dire enfin ce que ces dépouilles sont devenues ».
A cette interpellation, le ministre de l'intérieur, M. Corbière, répond :
« Elles ont été déposées dans les caveaux de l'église Sainte-Geneviève, et
elles y sont encore. » (Sensation, dit le Moniteur.)
de cette simple désignation que j'avais consignée dans mes Mémoires, les deux
Puymaurin. »
500 HISTOIRE POSTHUME
Qui donc avait raison ? Le ministre ou le public ? Si c'était le public,
comment expliquer la réponse très-afûrmalive du ministre? Était-ce men-
songe ou ignorance?
Si c'était le nriinislre. jusqu'à quel jour sa déclaration reste-t-elle vraie?
Cette réponse faite une fois pour toutes, mit-on bien vite à profit la sécurité
qu'elle put inspirer au parti libéral pour faire secrètement, et en toute quié-
tude, la translation ?
Quoi qu'il en soit, les sarcophages sont restés au même emplacement'.
Mais où sont les ossements qu'ils ont contenus? A la gare de Bercy? Au
cimetière du Père-Lachaise - ? C'est ce qu'on ne saurait dire.
XXXIX.
LE CENTENAIRE DE VOLTAIRE.
31 MAI 1878.
De bonne heure, la salle de la Gaîté était aussi remplie qu'elle peut l'être :
les lettres, l'art, la science, la politique, la presse, y étaient représentés.
Il serait trop long de citer les célébrités que la journée a réunis. Bien
entendu, le parti républicain militant des Chambres et du journalisme
était là au grand complet. Mais, en même temps, des savants comme
Robin, Broca, Wurtz, des historiens comme Renan, des auteurs drama-
tiques comme Emile Augier, des poêles comme Leconte de Lisle, des cri-
tiques comme Paul de Saint-Victor, avaient voulu prendre part à celte fête
de la pensée française.
La scène avait été disposée pour recevoir le bureau, les orateurs et un
assez grand nombre d'invités. Aux deux côtés étaient groupés en faisceaux
tricolores les drapeaux de cette France moderne que l'auteur du Dictionnaire
philoiophique a tant contribué à former.
Voltaire était là, véritablement vivant, sur un piédestal couvert de fleurs,
et chargé de couronnes éclatantes. Il n'est personne qui ne connaisse l'ad-
mirable statue de Houdon, — peut-être le chef-d'œuvre de la sculpture
moderne, — et qui a fourni le type populaire du masque de Voltaire.
Houdon, comme étude préliminaire à cette œuvre incomparable, avait fait,
d'après nature, un buste de l'immortel écrivain. Ce buste, en terre cuite,
appartient à M. Louis Viardot, qui l'avait prêté pour la célébration du cen-
tenaire.
A une heure et demie ou deux heures moins le quart, l'entrée de Victor
Hugo était saluée par des salves d'applaudissements à faire écrouler la salle.
L'émotion de la foule entassée dans cette salle trop étroite avait de profonds
1. En 1852, on a entouré l'un et l'autre de cloisons. La statue de Houdon est
placée, comme autrefois, à côté du sarcophage de Voltaire.
2. Il a été constaté, dit l'Intermédiaire, que les registres du Père-Lachaise ne
mentionnent aucune translation des restes de Voltaire ou de Rousseau.
DE VOLTAIRE. 501
échos au dehors. Tout Paris prenait part de cœur à cette solennité. C'est
trop peu de dire tout Paris : M. Spuller a lu à deux reprises, à mesure
qu'elles parvenaient, les dépèches adressées au président de la fête, et qui
arrivaient non-seulement de France, mais d'Italie, de Norwége, de toutes
les parties de l'Europe.
C'est M. Spuller qui a pris le premier la parole. L'honorable député d^
la Seine a une éloquence sobre, grave, élégante, où l'on sent l'écrivain de
race. Mais si contenue et si tempérée que soit sa parole, un sentiment très-
frappant y perçait avec une force singulière : car enfin, quand il s'agit de
Voltaire, du mouvement du xviir' siècle, de la Révolution qui en fait
l'épanouissement, il s'agit de notre affranchissement, de nos titres, de notre
vie actuelle ; et la France démocratique que nous sommes se sent atteinte
au plus profond de son être.
M. Desclianel a lu ensuite une étude développée sur Voltaire.
Enfin M. Victor Hugo a pris la parole ; voici quelques extraits de son
discours :
« Il y a cent ans aujourd'hui un homme mourait. Il mourait immortel •
Il s'en allait chargé d'années, chargé d'oeuvres, chargé de la plus illustre et
de la plus redoutable des responsabilités , la responsabilité de la conscience
humaine avertie et rectifiée. Il s'en allait maudit et béni, maudit par le
passé, béni par l'avenir, et ce sont là, messieurs, les deux formes superbes
de la gloire. Il avait à son lit de mort, d'un côté l'acclamation des contem-
porains et de la postérité, de l'autre ce triomphe de huée et de haine que
l'implacable passé fait à ceux qui l'ont combattu. Il était plus qu'un homme,
il était un siècle. Il avait exercé une fonction et rempli une mission. Il avait
été évidemment élu pour l'œuvre qu'il avait faite par la suprême volonté
qui se manifeste aussi visiblement dans les lois de la destinée que dans les
lois de la natui'e. Les quatre-vingt-quatre ans que cet homme a vécu occu-
pent l'intervalle qui sépare la monarchie à son apogée de la révolution à son
aurore. Quand il naquit, Louis XIV régnait encore; quand il mourut, Louis XVI
régnait déjà : de sorte que son berceau put voir les derniers rayons du grand
trône, et son cercueil les premières lueurs du grand abîme. {Applaudisse-
ments.)
« Avant d'aller plus loin, entendons-nous, messieurs, sur le mot abîme:
il y a de bons abîmes; ce sont les abîmes où s'écroule le mal. (Bravo!)
« Messieurs, puisque je me suis interrompu, trouvez bon que je com-
plète ma pensée. Aucune parole imprudente ou malsaine ne sera prononcée
ici. Nous sommes ici pour faire acte de civilisation. Nous sommes ici pour
faire l'afhrmation du progrès, pour donner réception aux j)hilosophes des
bienfaits de la philosophie, pour apporter au xviii" siècle le témoignage du
XIX', pour honorer les magnanimes combattants et les bons serviteurs,
pour féliciter le noble effort des peuples, l'industrie, la science, la vaillante
marche en avant, le travail, pour cimenter la concorde humaine, en un mot
pour glorifier la paix, cette sublime volonté universelle. La paix est la vertu
de la civilisation, la guerre en est le crime. [Applandissemenls .) Nous
sommes ici, dans ce grand moment, dans cotte heure solennelle, pour nous
502 HISTOIRE POSTHUME
incliner religieusement devant la loi morale, et pour dire au monde, qui
écoute la France, ceci: Il n'y a qu'une puissance, la conscience au service
de la justice; et il n'y a qu'une gloire, le génie au service de la vérité.
(Mouvetnenl.)
« Voltaire a vaincu, Voltaire a fait la guerre rayonnante, la guerre d'un
seul contre tous, c'est-à-dire la grande guerre. La guerre de la pensée
contre la matière, la guerre de la raison contre le préjugé, la guerre du juste
contre l'injuste, la guerre pour l'opprimé contre l'oppresseur, la guerre de
la bonté, la guerre de la douceur. Il a eu la tendresse d'une femme et la co-
lère d'un héros. Il a été un grand esprit et un immense cœur. {Bravos.)
« Il a vaincu le vieux code et le vieux dogme. Il a vaincu le seigneur
féodal, le juge gothique, le prêtre romain. Il a élevé la populace à la di-
gnité de peuple. Il a enseigné, pacifié et civilisé. Il a combattu pour Sirven
et Montbailly comme pour Calas et La Barre ; il a accepté toutes les menaces,
tous les outrages, toutes les persécutions, la calomnie, l'exil. 11 a été infati-
gable et inébranlable. Il a vaincu la violence par le sourire, le despotisme
par le sarcasme, l'infaillibilité par l'ironie, l'opiniâtreté par la persévérance,
l'ignorance par la vérité.
« Je viens de prononcer ce mot, le sourire; je m'y arrête. Le sourire, c'est
Voltaire.
« Disons-le, messieurs, car l'apaisement est le grand côté du philo-
sophe, dans Voltaire l'équilibre finit toujours par se rétablir. Quelle que soit
sa juste colère, elle passe, et le Voltaire irrité fait toujours place au Vol-
taire calmé. Alors dans cet oeil profond le sourire apparaît.
« Ce sourire, c'est la sagesse. Ce sourire, je le répète, c'est Voltaire. Ce
sourire va parfois jusqu'au rire, mais la tristesse philosophique le tempère.
Du côté des forts, il est moqueur ; du côté des faibles, il est caresssant. Il
inquiète l'oppresseur et rassure l'opprimé. Contrôles grands, la raillerie;
pour les petits, la pitié. Ah! soyons émus de ce sourire. II a eu des clartés
d'aurore. Il a illuminé le vrai, le juste, le bon, et ce qu'il y a d'honnête
dans l'utile; il a éclairé l'intérieur des superstitions; ces laideurs sont
bonnes à voir; il les a montrées. Étant lumineux, 11 a été fécond. La so-
ciété nouvelle, le désir d'égalité et de concession, et ce commencement de
fraternité qui s'appelle la tolérance, la bonne volonté réciproque, la mise
en proportion des hommes et des droits, la raison reconnue loi suprême,
l'effacement des préjugés et des partis pris, la sérénité des âmes, l'esprit
d'indulgence et de pardon, l'harmonie, la paix, voilà ce qui est sorti de ce
grand sourire.
« Ce qu'a été Voltaire, je l'ai dit; ce qu'a été son siècle, je vais le dire.
« [Messieurs, les grands hommes sont rarement seuls ; les grands arbres
semblent plus grands quand ils dominent une forêt; ils sont là chez eux: il
y a une forêt d'esprits autour de Voltaire ; cette forêt, c'est le xviii* siècle.
Parmi ces esprits, il y a des cimes, Montesquieu, BufTon, Beaumarchais, et
deux entre autres, les plus hautes après Voltaire, Rousseau et Diderot.
Ces penseurs ont appris aux hommes à raisonner; bien raisonner mène à
bien agir, la justesse dans l'esprit devient la justice dans le cœur. Ces ou-
DE VOLTAIRE. 503
vriers du progrès ont utilement travaillé. BufTon a fondé le naturalisme;
Beaumarchais a trouvé, au delà de Molière, une comédie inconnue, presque
la comédie sociale; Montesquieu a fait dans la loi des fouilles si profondes
qu'il a réussi à exhumer le droit. Quant à Rousseau, quant à Diderot, pro-
nonçons ces deux noms à part: Diderot, vaste intelligence curieuse, cœur
tendre altéré de justice, a voulu donner les notions certaines pour bases
aux idées vraies, et a créé V Encyclopédie; Rousseau a rendu à la femme un
admirable service, il a complété la mère parla nourrice, il a mis l'une auprès
de l'autre ces deux majestés du berceau; Rousseau, écrivain éloquent et pa-
thétique, profond rêveur oratoire, a souvent deviné et proclamé la vérité
politique ; son idéal confine au réel ; il a eu cette gloire d'être le premier en
France qui se soit appelé citoyen ; la fibre civique vibre en Rousseau; ce
qui vibre en Voltaire, c'est la fibre universelle; on peut dire que dans ce
fécond XVIII» siècle, Rousseau représente le Peuple ; Voltaire, plus vaste
encore, représente l'Homme. Ces puissants écrivains ont disparu ; mais ils
nous ont laissé leur âme, la Révolution. {Applaudisset7ienls .)
« Oui, la Révolution française est leur àme. Elle est leur émanation rayon-
nante. Elle vient d'eux ; on les retrouve partout dans cette catastrophe bénie
et superbe qui a fait la clôture du passé et l'ouverture de l'avenir. Dans cette
transparence qui est propre aux révolutions, et qui à travers les causes
laisse apercevoir les effets, et à travers le premier plan le second, on voit
derrière Diderot Danton, derrière Rousseau Robespierre, et derrière Voltaire
Mirabeau. Ceux-ci ont fait ceux-là.
« Messieurs, résumer des époques dans des noms d'hommes, nommer
des siècles, en faire en quelque sorte des personnages immains, cela n'a été
donné qu'a trois peuples, la Grèce, l'Italie, la France. On dit le siècle de
Périclès, le siècle d'Auguste, lesièclede Léon X, lesiècledeLouisXIV, le siècle
de Voltaire. Cesappellationsontun grandsens. Ceprivilége, donnerdes nomsà
des siècles, exclusivement propre à la Grèce, à l'Italie et à la France, estlaplus
haute marque de civilisation. Jusqu'à Voltaire, ca sont des noms de chefs
d'États; Voltaire est plus qu'un chef d'États, c'est un chef d'idées. A Vol-
taire un cycle nouveau commence. On sent que désormais la haute puis-
sance gouvernante du genre humain sera la pensée. La civilisation obéissait
à la force, elle obéira à l'idéal. C'est la rupture du sceptre et du glaive rem-
placés par le rayon, c'est-à-dire l'autorité transfigurée en liberté. Plus d'au-
tre souveraineté que la loi pour le peuple, et la conscience pour l'individu.
Pour chacun de nous, les deux aspects du progrès se dégagent nettement,
et les voici: exercer son droit, c'est-à-dire être un homme; accomplir son
devoir, c'est-à-dire être un citoyen.
« Tel est la signification de ce mot, le siècle de Voltaire; tel est le sens
de cet événement suprême, la Révolution française. »
{Rappel du l"juin 1878.)
ADDITION
AUX DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES
CONTRAT DE MARIAGE
DE M. DUPUITS ET DE MADEMOISELLE CORNEILLE'
Passé devant 3/'' Xicod, notaire à Gex-la-Ville, le 9 février 1763.
L'an 1763, et le 9 février après midi, pardevant moi Pierre-François Nicod,
puisné, notaire royal au bailliage de Gex, demeurant à Gex-la-Ville, soussigné, et
en présence des témoins ci-après nommés, sont comparus :
Pierre-Jacques-Claude Dupuits, écuyer, cornette au régiment de dragons Colo-
nel-Général au service du roi, fils de feu M. Pierre-François Dupuits, gentilhomme
de la vénerie du roi, et conseiller auditeur en la chambre des comptes de Dôle,
demeurant à Macconex, et agissant de l'autorité et consentement de M. Jean-
Gaspard Dupuits, son oncle et curateur, aussi ici présent, d'une part;
Et demoiselle Marie-Françoise Corneille, fille de Jean-François Corneille, écuyer,
et de dame Marie-Louise Fiosset, ses père et mère, native d'Évreux, demeurant
actuellement au château de Fernej', pays de Gex, auprès de messire François-
Marie Arouet de Voltaire, chevalier, gentilhomme ordinaire de la chambre du roi,
et de l'Académie française, seigneur de Ferney, Tournay, Régny, Chambézy et
autres places: et auprès de dame Marie-Loui«e Mignot. veuve de messire Nicolas-
Charles Denis, écuyer, commissaire ordonnateur des guerres, chevalier de l'ordre
^rojal et militaire de Saint-Louis, dame de Ferney; ladite demoiselle Corneille,
mineure, agissante de l'autorité et consentement donné, par lesdits sieur et dame
Corneille, ses père et mère, au mariage contracté par les présentes, comme conste
par acte passé devant Dupont et ..., conseillers da roi, notaires à Paris, le 3 fé-
vrier de la présente année 1763, dûment scellé lesdits jour et an, qui demeure
annexé au présent contrat, et avec l'agrément dudit seigneur de Voltaire et de
ladite dame Denis, aussi ici présents, d'autre part;
Lesquels sieur Dupuits et demoiselle Corneille ont promis et promettent s'unir
par un légitime mariage, et de le faire célébrer et bénir incessamment en la
sainte église dudit Ferney.
En considération duquel futur mariage, la demoiselle Corneille, épouse, agis-
sante du consentement dudit seigneur de Voltaire, se constitue en dot et pour
elle audit sieur Dupuits toute la somme à laquelle montera le produit, net de frais,
de la nouvelle édition des œuvres d'illustre Pierre Corneille, grand-oncle paternel
de la demoiselle épouse, qui se fait actuellement au profit de ladite demoiselle
épouse par les soins, avec les remarques et sous les yeux dudit seigneur de Vol-
1. Publié par M. Vayssière, dans VuUaire et le Pays de Gex; Bourg, 18~6, in-8o.
ADDITION AUX DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. 50o
taire, ainsi que de toutes les souscriptions faites ou à faire pour ladite édition.
Sur lequel produit net de ladite édition il sera toutefois préalablement pris, ainsi
qu'il a été convenu comme une condition du présent mariage, la somme do
12,000 livres pour être employée en contrats de rente perpétuelle, au profit desdits
sieur et demoiselle époux, sur les aides et gabelles ou sur tels autres fonds publics
ou particuliers qu'ils choisiront, pour les arrérages de ladite rente appartenir aux
sieur et dame Corneille, père et mère de la demoiselle épouse, pendant leur vie
et, après la mort de l'un d'eux, au survivant jusques à sa mort, après laquelle
lesdits sieurs et demoiselle époux, ou les leurs, entreront en jouissance de ladite
rente. A l'effet de laquelle constitution de dot ledit seigneur de Voltaire promet
de faire rendre compte sous ses bons ofliccs aux sieurs Cramer, libraires à Genève,
du produit net et des frais de ladite édition et desdites souscriptions le plus tôt
possible après la vente de ladite édition, pour être ledit produit, et sous la déduc-
tion des susdites 12,000 livres, remis et délivré audit sieur époux, que la demoi-
selle épouse constitue son procureur irrévocable pour ce, et lequel en fera quit-
tance et confession en faveur le ladite demoiselle épouse.
De plus, ladite demoiselle épouse, du consentement dudit seigneur de Voltaire,
se constitue une rente annuelle et viagère de 1,396 livres, dont le contrat est
expédié à Paris, chez M" Delaleu, notaire, au profit dudit seigneur de Voltaire et
de ladite demoiselle Corneille sur les revenus du roi, en vertu de son édit de
1760. et laquelle somme ledit seigneur de Voltaire se rend garant et promet do
pa3'er les arrérages au choix des futurs époux.
Et ledit seigneur de Voltaire veut bien constituer en dot k ladite demoiselle
Corneille la somme de 20,000 livres, que ledit seigneur de Voltaire promet et
s'oblige être payée après son décès à ladite demoiselle épouse, soit pour elle
audit sieur époux ou aux leurs, sans intérêt toutefois jusques audit terme de
paiement. Laquelle somme de 20,000 livres sera exigible tant sur l'hypothèque
de la terre de la Marche en Bourgogne que sur les autres biens dudit seigneur
de Voltaire.
La dame veuve Denis donne et constitue aussi en dot à ladite demoiselle Cor-
neille la somme de 12,000 livres, qu'elle promet et s'oblige aussi être payée
six mois après son décès à ladite demoiselle épouse, soit pour elle audit sieur
époux ou aux leurs, sans intérêt toutefois jusques au terme du paiement; et les
héritiers dudit seigneur de Voltaire et de la dame Denis ne seront tenus à aucune
garantie quelconque envers la demoiselle épouse, les siens et ayants cause, et
sujets à aucun recours pour la représentation des susdites sommes de 20,000 li-
vres et de 12,000 livres constituées en dot, dès qu'elles auront été payées par les-
dits héritiers audit sieur époux.
A été déclaré et réservé par ledit seigneur de Voltaire et la dame veuve De-
nis que, dans le cas de mort de la demoiselle épouse avant eux, sans enfants
vivants du présent mariage, ils veulent et entendent que la moitié des su sdites
sommes de 20,000 livres et de 12.000 livres par eux respectivement constituées,
leur demeure et ne puisse être exigée, et qu'après leur mort il soit payé audit
sieur Dupuits, s'il est lors vivant, l'autre moitié des susdites deux sommes pour
appartenir en propre audit sieur Dupuits; de mrme au cas où, par l'événement de
la mort dudit seigneur de Voltaire et de la dame Denis, ou de l'uii d'eux avant la
demoiselle épouse, la somme constitui'e ci-dessus par chacun d'eux eût été payée ou
exigible, et qu'ensuite la demoiselle épouse vînt à décéder sans enfants vivants du
présent mariage, ledit seigneur de Voltaire et la dame Denis veulent et entendent
que la moitié de la somme constituée par chacun d'eux, qui aurait été payée ou
exigible, revînt aux héritiers naturels de chacun d'eux, et que l'autre moitié res-
tât en propre audit sieur Dupuits, s'il était vivant, sinon elle reviendrait aussi
et devrait être restituée aux héritiers naturels dudit seigneur de Voltaire et de
dame Denis respectivement.
506 ADDITION AUX DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
Déclarant encore ledit seigneur de Voltaire et ladite dame] Denis, par une suite
de leur affection pour lesdits sieur et demoiselle époux, que tant qu'ils jugeront
à propos, ou l'un d'euj:, de se tenir auprès d'eux, qu'ils veulent bien leur fournir
le logement et la table et autres choses, ainsi qu'aux enfants qu'ils pourront
avoir, et à leurs domestiques, gratuitement, sans qu'il puisse être exigé pour ce
aucune pension desdits époux, et sans que leurs héritiers puissent faire contre
lesdits sieur et demoiselle époux, ou les leurs, aucune imputation ou compensa-
tion sur les sommes constituées en dot ci-dessus.
Pour assurance de laquelle dot ledit sieur époux affecte et hypothèque en faveur
de la demoiselle épouse tous ses biens présents et à venir, afin que, le cas de res-
titution arrivant, toutes les sommes qu'il aura reçues en vertu des constitutions
dotales en capitaux faites ci-dessus à la demoiselle épouse, aux siens ou à qui de '
riage, ou qu'il n'y en ait pas, la somme de 10,000 livres, que ledit sieur époux
aura et retiendra sur les sommes constituées en dot. Laquelle somme sera tou-
tefois réversible après le décos de l'époux aux enfants lors vivants, qui seraient
nés du présent mariage, par égale part, mais à défaut d'enfants appartiendra
purement et simplement audit sieur époux.
Ainsi convenu et accordé entre les parties, qui ont promis exécuter le contenu
ci-dessus à peine de tous dépens, dommages et intérêts, à l'obligation de leurs
biens.
Fait, lu et passé à Ferney, dans le château dudit seigneur de ^ oltaire, en
présence de M. Louis-Gaspard Fabrj", avocat à la cour, maire subdélégué de
monseigneur l'intendant, et premier sj'ndic général du tiers état du pays de
Gex, et de M. Jean-François de Liessey, officier du prince souverain 2, demeurant
à Paris, de présent audit Ferney, et de sieur Jean-Louis Wagnière, demeurant
audit Fernej', témoins requis, qui ont signé avec ledit sieur et demoiselle époux,
ledit seigneur de Voltaire, M'"* Denis, et M. Jean-Gaspard Dupuits.
DcpciTs, Corneille, J. -Gaspard Duplits, Voltaire,
Mi&.\0T Dexis, D iPLiTs, Fabrï, Liessey, Wagmère.
et X icoD, notaire.
Contrôlé et insinué à Gex, le 20 février 1763. Reçu 625 livres, sauf erreur.
Signé : Delachalt.
1. Il y a ici une lacune de quelques mots.
•2. De même la désignation du prince souverain est omise.
LISTE ALPHABÉTIQUE
DES OUVRAGES DE VOLTAIRE
A, B, C, dialogue curieux, XWII, 311.
A l'auteur des Éphémérides, XXVIII, 3"27.
A M. de *", professeur en histoire, XXIV, 29.
A ^I. du M***, sur plusieurs anecdotes, XXX, 345.
A M. le marquis Maffei, IV, 179.
A M", sur l'Angleterre, XXII, 17.
A id. XXII, 25.
A M'*, sur le Mémoire de Desfontaines, XXIII, 25.
A M**, sur les anecdotes, XXIX, 407.
A messieurs les Parisiens, par Jérôme Carré, V, 413.
A monsieur le lieutenant criminel du pays de Gex, XXIV, 161.
A M. Turgot (pour le pays de Gex), XXIX, 397.
Au même (mars 177G), XXIX, 449.
A monseigneur le chancelier (pour Donat Calas). XXIV, 379.
A Warburton, XXVI, 435.
Adélaïde du Guesclin, III, 75.
Adorateurs (les), ou les Louanges de Dieu, XXVIII, 309.
Agathocle, VII, 389.
Ah! ah! XXIV, 263.
Alzire, ou les Américains, III, 309.
Amélie, ou le duc de Foix, III, 197.
Américains; voy. Alzire.
Amours de Robert Covelle ; voy. Guerre civile de Genève.
Amulius et Xumitor, fragment d'une tragédie, XXXII, 380.
Anciens (les) et les modernes, ou la Toilette de madame de Pompadour, XXV, 451.
André Destouches à Siam, XXVI, 97.
Anecdote sur Bélisaire, XXVI, 109.
Anecdotes sur Fréron, XXIV, 181.
— sur le czar Pierre le Grand, XXIII, 281.
— sur Louis XIV, XXIII, 233.
Annales de l'Empire, XIII, 185.
Anniversaire de la Saint-lîarthélemy ; voy. Stances.
Anti-Giton, IX, 501.
Anti Machiavel; voy. Préface.
Apologie de Bolingbroke ; voy. Défense.
— de la Fable, IX, 305.
— du luxe; voy. Défense du Mondain.
508 LISTE ALPHABÉTIQUE
Appel à toutes les nations de l'Europe, XXIV, 191.
— au public contre un recueil de lettres, XXV, 579.
Arbitrage entre M. de Voltaire et M. de Foncemagne, XXV, 321.
Art de bien argumenter, XXIII, .581.
Artémire (fragments d'}, II, 121.
Article de Voltaire sur Voltaire, I, 1,
— extrait du Mercure, sur la satire de Clément, XXIX, .371.
Articles extraits de la Gazette littéraire, XXV, 151.
— extraits du Journal de politique et de littérature, XXX, 379.
Astérie; voy. Lois de Minos.
Atrée etThyeste; voy. Pélopides.
Au révérend père en Dieu messire Jean de Beau vais, XXIX. 307.
Au roi en son conseil, XXIX, 305.
— — XXVIII, .351.
— — XXX, 371.
Aux lecteurs de la Bibliothèque raisonnée, XXII, 71.
Aventure de la Mémoire, XXI, 479.
— indienne, XXI, 243.
Avertissement (sur l'édition de Corneille), XXIV. 521.
— aux éditeurs de la traduction anglaise, XXIV, 229.
— (de l'Écossaise), V, 417.
— (de la Princesse de Navarre]. IV, 273.
— (de la Prude), IV, 390.
— (de Samson), III. 3.
— (de Sémiramis), IV, 485.
— du traducteur (du Jules César de Shakespeare). VII, 435.
— sur la nouvelle Histoire de Louis XIV, XXIII. 555.
— sur VOEdipe, II, 7.
— (sur les lettres et paquets qu'on lui adresse), XXIV, 291.
— (sur une nouvelle édition du Siècle de Louis XIV). XXIII. 557.
Aveugles (les) juges des couleurs, XXI, 245.
Avis (surSaii/), V, 573.
— à l'auteur du Journal de Gottingue. XXIV, 7.
— à tous les Orientaux, XXVI, 561.
^ à un journaliste, voy. Conseils.
— sur diverses pièces, VI, 335.
— au lecteur sur Oreste, V, 78.
— — sur Borne sauvée, V, 211.
— au public sur les parricides imputés aux Calas et aux Sirven, XXV, 517.
— concernant les OEuvres de Corneille, XXIV, 289.
— (de 1748 sur les éditions de ses ouvrages), XXIII, 231.
— de l'éditeur sur Mahomet, IV, 97.
— (sur ses lettres et ses œuvres), XXIV, 159.
— important d'un gentilhomme, XXVIII, 393.
Azolan, ou le bénéficier, X, 45.
B
Bababec et les fakirs, XXI, 101.
Babouc: voy. Monde.
Balance (la) égale, XXIV, 337.
Baron (le) d'Otrante, VI, 573.
Bastille (la), IX, 353.
DES OUVRAGES DE VOLTAIRE. 509
Bataille de Fontenoy, VIII, 371.
Bégueule (la), X, 50.
Bible (la) enfin expliquée, XXX, ï.
Blanc (le) et le noir, XXI, 2-23.
Bourbier (le), X, 75.
Boursoufle (le comte de), conte, XXXII, 447.
Boursoufle (le comte de), ou M"'' de La Coclionnière, comédie-boufTe, VII, 543.
Boursoufle (le grand); \oy. Originaux.
Boursoufle (le petit); voy. Échange.
Brutus, II, 301.
Cabales (les), X, 177.
Cadenas (le), IX, 5G6.
Café (le); voy. Écossaise.
Candide, XXI, 137.
Canonisation de saint Cucufin, XXVII, 419.
Cantate, XXXII, 396.
Car (les), XXIV, 261.
Catéchisme de l'honnête homme, XXIV, 523.
Catilina ; voy. Rome sauvée. J
Ce qu'on ne fait pas et ce qu'on pourrait faire, XXIII, 517.
Ce qui plaît aux dames, X, 9.
Chambre (la) de justice, VIII, 418.
Chariot, ou la comtesse de Givry, YI, 341.
Chevaux (les) et les ânes, ou Étrennes aux sots, X, 132.
Cinquième homélie, XXVII, 557.
Clémence (la) de Louis XIV et de Louis XV dans la victoire, YIII, 453.
Cocuage (le), IX, 571.
Colimaçons (les), XXVII, 213.
Collection d'anciens Évangiles, XXV' II, 439.
Commentaire historique, I, 67.
— sur VEsprit des lois, XXX, 405.
■ — sur le livre Des Délits et des Peines, XXV, 539.
— sur le théâtre de P. Corneille, XXXI et XXXII.
Communications au Mercure, 1762, XXIV, 289.
Compliment à l'ouverture du théâtre (1763), XXIV, 465.
— fait au roi par le maréchal de Richelieu, XXIII, 295.
Comte de Boursoufle; voy. Boursoufle.
Conclusion et Examen du tableau historique, XXIV, 473.
Conformez-vous aux temps, XXV, 315.
Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l'éloquence, XXIII, 327.
Conseils à M. Ilelvétius, XXXIII, 1.
— à M. Racine, XXIII, 173.
— à un journaliste, XXII, 241.
— raisonnables à M. Bergier, XXVII, 35.
Conspirations ; voy. Des conspiralions.
Contes en vers, IX, 561 et suiv.; X, 3 et suiv.
Conversation de Lucien, d'Érasme et de Rabelais, XXV, 339.
— de M. l'intendant des menus, XXIV, 239.
Correspondance générale, XXXIII à L.
Cosi-Sancta, XXI, 25.
Courte réponse aux longs discours d'un docteur allcuiand, XXIII, 193.
310 LISTE ALPHABÉTIQUE
Coutume de Franche-Comté, XXVIII. 371.
Crépinade (la), X, 78.
Cri des nations, XXVII, 565.
— du sang innocent, XXIX, 375.
Crocheteur borgne, XXI, 17.
D
De l'àme, XXIX. 329.
De l'Encyclopédie, XXIX, 325.
De la mort de Louis XV, XXIX, 299.
De la paix perpétuelle, XXVIII, 103.
De l'horrible danger de la lecture, XXV, 335.
D'un fait singulier concernant la littérature, XXIV, 469.
Déclaration (contre Vernet) du 5 juillet 17C6, XXV, 497.
— — du 23 auguste, XXV, 499.
— du 29 décembre 17G6, XXVI, 103.
— du 31 mars 1768, XXVII, 17.
• — sur le procès de Morangiés, XXIX, 25.
— sur les Lois de Minos, XXIX, 39.
Dédicace d'^/stre, à madame du Châtelet, III, 373.
— de Brutus, à lord Bolingbroke, II, 311.
— de Don Pèdre, à d'Alembert, VII, 2 il.
— • d'Irène, à l'Académie française, VII, 325.
— de l'Écossaise, au comte de Lauraguais, V, 405.
— de la Philosophie de l'histoire, à Catherine II, XI, vm.
— De l'Essai sur l'Histoire universelle, tome IIP, à l'électeur palatin, XI, x.
— des Éléments de la Philosophie de Newton, à M'"'= du Chàtelet, XXII, 400.
— de l'Indiscret, à M°"= de Prie, II, 245.
— de l'Orphelin de la Chine, au maréchal de Richelieu, V, 295.
— de Mahomet, à Benoît XIV, IV, 101.
— de Mariamne à la reine, XXXII, 465.
— de Mèrope, au comte de Maffei, IV, 179.
— à'OEdipe, à Madame, femme du régent, II, 8.
— à'Oreste, à madame la duchesse du Maine, V. 79.
— de Sémiramis, au cardinal Quirini, IV, 487.
— de Sophonisbe, au duc de La Valliére, Vil, 37.
— de Tancréde, à M""^ de Pompadour, V, 495.
— (1«) de Zaïre, à M. Falkener, II, 537.
— (2*) de Zaïre, au même, II, 547.
— de Zulime, à M"« Clairon, IV, 6.
— des Guèbres, à Voltaire, VI, 487.
— • des Lois de Minos, au maréchal de Piichelieu, VII, 167.
— des Scythes (à M. de Choiseul), VI, 203.
Défense de Louis XIV, XXVII, 327.
— ■ de milord Bolingbroke, XXIII, 547.
— de mon oncle, XXVI, 367.
— du Mondain, ou l'apologie du luxe, X, 90.
— du newtonianisme; voy. Réponse aux objections.
Délibération des états de Gex, XXIX, 445.
Dépositaire (le), VI, 391.
Dernières paroles d'Épictète, XXV, 125.
Des conspirations contre les peuples, XXVI, 1.
DES OUVRAGES DE VOLTAIRE. 511
Des embellissements de la ville de Cachemire. XXIII, 473.
— de Paris, XXIII, 297.
Des mensonges imprimes, XXIII, 427.
Des singularités de la nature, XXVII, 125.
Désagréments (les) de la vieillesse, VIII, 541.
Deux (les) consolés, XXI, 123.
— siècles, X, 158.
— tonneaux, VII, 3.
Dialogue de Lucien, Érasme et Rabelais ; voy. Conversation.
— de Pégase et du vieillard, X, 195.
— du chapon et de la poularde, XXV, 119.
— du douleur et de l'adorateur, XXV, 129.
— entre A, B, C; voy. A, B, C
— entre M"" de Mainteuon et M"" de Lenclos, XXIII, 497.
— entre Marc-Aurèle et un récollet, XXIII, 479.
— entre Sophronyme et Adélos, XXV, 459.
— entre un bostangi et un philosophe ; voy. Des embellissements de Cache-
mire.
— entre un brachmane et un jésuite, XXIV, 53.
— entre un mandarin et un jésuite; voy. Entretiens chinois.
— entre un philosophe et un contrôleur général des finances, XXIil, 501.
— entre un plaideur et un avocat, XXIII, 493.
Dialogues chrétiens, XXIV, 129.
— d'Évhcmère, XXX, 4G5.
— entre Lucrèce et Posidonius, XXIV, 57.
Diatribe à l'auteur des Éphémérides , XXIX, 359.
— du docteur Akakia, XXXIII, 560.
Dictionnaire philosophique, XVII à XX.
Dieu et les hommes, XXMII, 129.
Dimanche (le), ou les filles de Minée, X, 60.
Dîner du comte de Boulainvilliers, XXVI, 531.
Discours aux confédérés, XXVII, 75.
— aux Welches, XXV, 229.
— d'Aune Dubourg, XXVIII, 469.
— de l'avocat Belleguier, XXIX, 7.
— de l'empereur Julien, XXVIII, 1.
— de réception à l'Académie française, XXIII, 205.
— en réponse aux invectives et outrages de ses détracteurs, XXXII, 451.
— historique et critique à l'occasion des Guèbres, VI, 491.
— sur Don Pèdre, VII, 249.
— préliminaire iVAlsire, III, 379.
— prononcé avant la représentation d'Ériphyle, II, 457.
— prononcé avant la première représentation d'O reste, V, 89.
— sur la tragédie, II, 311.
— sur la tragédie ancienne et moderne, IV, 487.
/ — sur l'homme, IX, 378.
Dissertation sur la mort de Henri IV, VIII, 284.
— sur les changements arrivés dans le globe, XXIII, 219.
— sur les principales tragédies d'Electre, V, 167.
Divertissement mis en musique pour une fôte donnée par M. André, IX, 367.
— pour le mariage du roi Louis XV, XXXII, 389.
Don Pèdre, VII, 239.
Doutes nouveaux sur le Testament attribué au cardinal de Richelieu, X.W, 277.
— sur la mesure des forces motrices, XXIII, 165.
]
542 LISTE ALPHABÉTIQUE
Droit (le) du Seigneur, VI, 3.
Droits des hommes, XXVII, 193.
Du gouvernement d'Auguste, XXV, 587.
Duc (le) d'Alençon, ou les Frères ennemis, III, 165.
— deFoix; voyez Amélie.
E
Écliange (P), III, 251.
Éclaircissements historiques, XXIV, 483.
Éclaircissements nécessaires sur les Éléments de la philosophie de Newton, XXII,
267.
— sur quelques charges de la maison du roi, XXXII, 4il.
Écossaise (1') ou le Café, V, 399.
Édits de S. M. Louis XVI, XXIX, 399.
Éducation (1') d'un prince, X, 20.
— d'une fille, X, 26.
— des filles, XXIV, 285.
Éléments de la philosophie de Newton, XXII, 397.
Éloge de Créhillon, XXIV, 345.
— de l'hypocrisie, X, 137.
— funèbre de Louis XV, XXIX, 291.
— — des officiers morts dans la guerre de 1741, XXIII, 249.
— historique de la Raison, XXI, 513.
— — de M'"'' du Chàtelef, XXIII, 515.
Empereur (1') de la Chine et frère Rigoietj voy. Relation du bannissement.
Enfant (1') prodigue, III, 441.
Entretien d'Ariste et d'Acrotal, XXIV, 273.
Entretiens chinois, XXVII, 19.
— d'un sauvage et d'un bachelier, XXIV, 265.
Envieux (1'), III, 523.
Épithalame de Daphnis et Chloé, et réponse à cet épithalame, XXXII, 386, 387.
Épître à Algarotti, X, 296.
— — X, 336.
— à "* (anonyme), X, 220, 222, 229, 231, 255, 274, 290, 305, 314, 371.
— à d'Aremberg (duc), X, 223.
— à Samuel Bernard, X, 230.
— à M"* de Béthune, X, 222.
— à Boileau, X, 397.
— à Boufflers (chevalier), X, 389.
— à Bussy (abbé), depuis évêque de Luçon, X, 237.
— à Catherine II, X, 435.
— à Chabanon, X, 391.
— à M"*' de Choiseul, X, 440.
— à Christian VII, X, 421.
— à Cideville, X, 268.
— à M"'= Clairon, X, 372.
— à la même, X, 384.
— à Clément, de Dreux, X, 281.
— à Conti (prince de), X, 243.
— à d'Alembert, X, 428.
— à M"" Denis, X, 344.
— à la même, X, 378.
DES OUVRAGES DE VOLTAIRE. o13
Épitre à Desmahis, X, 356.
— à Dubois (cardinal), X, 253.
— à M""' du Cliàtelet, X, 280, 282, 204, 299.
— à M'"' Élie de Beaumont, X, 382.
— à Eugène (prince), X, 225.
— à M"'" do Fontaine-Martel, X, 277.
— à M"" de Fontaines, X, 214.
— à Formont, X, 266.
— à François P"", empereur d'Allemagne, X, 367.
— à François de Neufchàteau, X, 390.
— à Frédéric (prince royal, puis roi de Prusse), X. 302, 306. 30S. 311, 317,
318, 320, 322, 323, 328, 332, 333, 359, 360.
— à M"« Gaussin, X, 279.
— à Genonville (La Faluère de), X, 2i5.
— au même; voy. ËpHre aux mânes.
— à George I"'"", roi d'Angleterre, X, 247.
— à Gervasi, X, 256.
— à M""= de Gondrin, X, 227.
— à M'"^ de Gouvernet ; voy. Épitre des Vous et des Tu.
— à M"^- de Guise, X, ';;89.
— à Gustave III, roi de Suède, X, 438.
— au même, X, 447.
— à Guys, X, 450.
— à Helvétius, X, 310.
— au président Hénault, X, 326.
— au même, X, 350.
— au même, X, 371.
— à Henri IV, X, 387.
— à Horace, X, 441.
— à Kienlong, roi de la Chine, X, 412.
— à La Feuillade (duc de), X, 254.
— à La Harpe, X, 408.
— à l'abbi'î de La Porte, X, 370.
— - à La Vallière (duc de), X, 383.
^ à M"'' Lecouvreur, X, 261.
— au prince de Ligne, X, 450.
— à M"" de Lubcrt, X, 272.
— à la même, X, 298.
à M'"" la duchesse du Maine (en prose), V. 79.
— à la même (en vers), X, 338.
— à IVI"*^ Malcrais de La Vigne, X, 274.
— aux mânes de (îcnonville, X, 265.
— à Marie Leczinska, reine de France, X, 259.
— à Marmonfel, X, 448.
— à Maurepas (comte de), X, 314.
— à mon vaisseau, X, 395.
— à Monseigneur (dauphin), X, 213.
— à M'"" de Montbrun-Villefranche, X, 219.
— à M""^ Necker, X, 453.
— au duc d'Orléans, régent, X, 232.
— à Pigalhî, X, 410.
au cardinal Quirini, X, 357.
à Richelieu (duc et maréchal), X, 335.
— au même. X, 3i2.
I Xi
514 LISTE ALPHABÉTIQUE
Épltreau même, X, 353.
— au même, X, 368.
— à M'"'= de Saint-Julien, X, 392.
— à la même, X, 393.
— à Saint-Lambert, X, 297.
— au même, X, 355.
— au même, X, 405.
— au maréchal de Saxe, X, 343.
— à l'abbé Servien, X, 216.
— au même, X, 220.
— au duc de Sully, X, 249.
— au comte de Tressan, X, 271.
— au même, X, 29L
— à l'auteur du livre des Trois Imposteurs, X, 402
— à Turgot, X, 451.
— à un ministre d'Etat, X, 314.
— à Uranie, ou le Pour et le Contre, IX, 358.
— à Uranie, X, 2»2.
— à la même, X, 293.
— au prince de Vendôme, X, 240.
— à M'"^ de Villars, X, 248.
— au maréchal de Villars, X, 25t.
— au marquis de Villette, X, 454.
— au même, X, 455.
— au même, X, 457.
— au marquis de Ximenès, X, 321.
— aux Romains, XXVII, 83.
— de Renaldaki à Caramouftée, X, 440.
— de l'auteur arrivant sur le lac de Genève, X, 362.
— des Vous et des Tu, X, 269.
— écrite de Constantinople, XXVI, 573.
— sur la Calomnie, X, 282.
Épîtres dédicatoires ; voy. Dédicace.
Équivoque (1'), XXVIII, 421.
Ériphyle, II, 455.
Essai sur la nature du feu, XXII, 279.
— sur la poésie épique, VIII, 302.
— sur les dissensions de Pologne, XXVI, 451.
— sur les^uerres civiles de France, VIII, 264.
— sur les mœurs et l'esprit des nations, XI à XIII.
— sur les probabilités en fait de justice, ^XVIII, 495.
Étrennes aux sots; voy. les Chevaux et les Anes.
Examen du testament politique du cardinal Albéroni, XXIV, 11.
Examen important de milord Bolingbroke, XXVI, 195.
Exposition du livre dos Institutions physiques, XXIII, 129.
Extrait de la Bibliothèque raisonnée (sur les OEuvres de Maupertuis), XXIII, 535.
— de la Gazette de Londres, XXIV, 291.
— de la Nouvelle Bibliothèque, XXIII, 159.
— d'un journal ; voy. Journal de Dangeau,
— d'un Mémoire sur l'entière abolition de la servitude, XXIX, 403.
— d'un nouveau Dictionnaire des calomnies (c'est le xvi* article des Frag-
ments sur l'histoire), XXIX, 279.
— des nouvelles à la main, XXIV, 125.
— des sentiments de J. Meslier, XXIV, 293.
DES OUVRAGES DE VOLTAIRE. .ilo
Extrait du décret de la sacrée congrégation de l'Inquisition contre les Lettres sur
le vingtième, XXIII, 463.
F.
Fait singulier concernant la littérature, XXIV, 469,
Fanatisme (le), ou Mahomet le prophète, IV, 1)3.
Félicité (la) des temps, Vill, 456.
Femme (la) qui a raison, IV, 573.
Femmes, soyez soumises à vos maris, XXVI, 563.
Fête de Bélébat, II, 279.
Filles de Minée (les) ; voy. Dimanche.
Finances (les), X, 57.
Fragment de Thérèse, IV, 259.
— d'un discours historique sur Don Pèdre, VII, 255.
— d'un mémoire envoyé à divers journaux, XXII, 277.
— d'une lettre de lord Bolingbroke, XXIV, 155.
— d'une lettre sous le nom de Morza, XXIX, 4.
— d'une lettre sur Didon, XXII, 231.
— d'une lettre sur la tragédie, VII, 103.
— d'une lettre sur les Dictionnaires satiriques (et réponse), XXIX, 1.
— d'une lettre sur un usage très-utile établi en Hollande, XXIII, 127.
— des instructions pour le prince royal de ***, XXVI, 439.
— sur l'histoire, XXIX, 223.
— sur la justice, XXIX, 213.
— sur le procès de Montbailly, XXIX, 219.
Fragments d'une tragédie intitulée AmuUus et Numitor, XXXII, 379.
— historiques sur l'Inde et sur le général Lally, XXIX, 85.
Fréron (les), X. .')0i.
G.
Galimatias dramatique, XXIV, 75.
— pindarique, VIII, 486.
Gertrude, ou l'Éducation d'une fille, X, 26.
Guébres (les), VI, 483.
Guerre civile de Genève, ou les Amours de Robert Covelle, IX, 507.
H.
Harangue prononcée le jour de la clôture, XXII, 09,
Henriade, VIII, 45.
Héraclius, VII, 489.
llérode et Mariamnc ; voy. Mariamne.
Histoire de Charles XII, XVI, 145.
— d'Elisabeth Canning et des Calas, XXIV, 398.
— de Jenny, ou le Sage et l'Athée, XXI, .523.
— de l'empire de Russie sous Pierre le Grand, XVI, 393.
— de l'établissement du christianisme, XXXI, 43.
— d'un bon bramin, XXI, 219.
516 LISTE ALPHABÉTIQUE
Histoire des voyages de Scarmentado, XXI, 125.
— du docteur Akakia et du natif de Saint-Malo, \XIII, 559.
— du parlement de Paris, XV, 447.
Homélie du pasteur Bourn, XXVII, 227.
Homélies prêchées à Londres, XXVI, 315.
Homme aux quarante écus, XXI, 305.
Honnêtetés littéraires, XXVI, 115.
Hôte (I') et l'Hôtesse, VII, 307.
Huron (le) ; voy. Ingénu.
Hymne chanté au village de Pompignan, X, 569.
Hypocrisie (F) ; voy. Éloge de Vliypocrisie.
I.
Idées de La Mothe le Vayer, XXIII, 489.
— républicaines, XXIV^, 413.
Il faut prendre un parti, XXVIII, 517.
Imitations; voy. Traductions.
Indiscret (I'), II, 243.
Ingénu (!'), XXI, 247.
Instruction à frère Pédiculoso, XXVII, 301.
— pastorale de l'humble évoque d'Alétopolis, XXV, 1,
Instructions à J.-A. Rustan, XXVII, 117.
Introduction (de V Abrégé de l'Histoire universelle), XXIV, 51.
Irène, VH, 317.
Jean qui pleure et Jean qui rit, IX, 556.
Jeannot et Colin, XXI, 235.
Journal de la cour de Louis XIV, par Dangeau, XXVIII, 253.
Jules César, VII, 433.
Jusqu'à quel point on doit tromper le peuple, XXIV, 71.
Lettre à l'Académie française (1776), XXX, 349.
— à la même (dédicace d'Irène), VII, 325.
— à l'occasion de l'impôt du vingtième, XXIII, 305.
— à la noblesse du Govaudan, XXIX, 65.
— (seconde), XXIX, 71.
— (troisième), XXIX, 78.
— (quatrième), XXIX, 82.
— (sous le nom de M"'" Denis) à l'évêque d'Annecy, XXVIII, 69.
— (sous le nom de Mauléon) à l'évêque d'Annecy, XXVIII, 71.
— à M. de Beccaria, au sujet de Morangiés, XXVIII, 477.
— à M. D***, au sujet du prix de poésie, XXII, 1.
— à M. du M***, sur les Anecdotes, XXIX, 407.
— à M. Le G... de G.. (Le Gouz de Gerlandj, VII, 42.
— à M. le marquis de Mafl'ei, IV, 179.
DES OUVKAGES DE VOLTAIRE. 517
Lettre à MM. les auteurs des Étrennes de la Saint-Jeau, XXIII, 485.
— à un de ses confrères, XXVIII, 473.
— anonyme (et Réponse). XXVII, 401.
— — sur une nouvelle llpître de M. Clément, XXIX, 19.
— au pape Benoît XIV, IV, 101.
— (en vers) au nom de la maréchale de Villars. à M'"* de Saint-Germain,
XXXII, 383.
— à la duchesse du Plaine, au nom du duc de ***, XXXII, 402.
— aux auteurs du Journal encyclopédique, XXIV, 91.
— civile et honnête, XXIV 141.
— critique d'une belle dame sur le Poëme de Fontenoy, VIII. 397.
— curieuse de Robert Covelle, XXV, 491.
— de Charles Gouju, XXIV, 255.
— de Formey, XXIV, 433.
— de Gérofle à Cogé, XXVI, 449.
— de l'archevêque de Cantorbery, XXVI, 577.
— de l'auteur de la brochure intitulée Connaissance des beautés, etc., XXIll,
425.
— de l'autour des Guèbres, XXVIII, 349.
— de M. Clocpitre à M. Ératou, XXIV, 235.
— de M. Cubstoif à M. Kirkef, XXIV, 151.
— de M. de La Lindelle, IV, 102.
— de M. de La Visclède, XXX, 317.
— de M. de L'Écluse, XXIV, 457.
— de M. Hude, XXXI, 169.
— de M. Thieriot à l'abbé Nadal, XXII, 13.
de M. de Voltaire (sur La Beaumelie), XXVJ, 191.
de Paris, du 20 février, XXIV, 455.
— d'un avocat de Besançon, XXVI, .569.
— d'uQ bénédictin de Franche-Comté, XXX, 339.
— d'un ecclésiastique, sur le rétablissement des jésuites, XXIX, 285.
— d'un jeune abbé, XXVIII, 381.
— d'un membre du conseil de Zurich, XXVI, 105.
— d'un quaker, XXV, 5.
— du Père Polycarpe à M. l'avocat général Seguier, XXX, 333.
du secrétaire de Voltaire au secrétaire de Lefranc de Pompignan, XXV,
137.
— d'un Turc sur les fakirs, et sur son ami Hahabec: voy. Bababec.
— du docteur Akakia au natif de Saint-Malo, XXIII, 583.
— du Roi (Louis XV) à la Czarine, XXIII, 197.
écrite à M. Turgot par les syndics du pays de Gex, XXIX, 315.
— pastorale à M. l'archevêque d'Auch, XXV, 469.
— sur la prétendue comète, XXIX, 47.
— sur les panégyriques, XXVI, 307.
— sur un écrit anonyme, XXVIII, 489.
Lettres; voy. A M"*, et Aux auteurs, etc.
— àFoudier, XXVII, 431.
— à S. A. monseigneur le prince de..., XXVI, 469.
— chinoises, indiennes, tartares, XXIX, 451.
— d'Amabed, XXI, 435.
— deMemmius à Cicéron, XXVIII, 437.
— philosophiques, XXII, 75.
— sur la Nouvelle Iléloïse, XXIV, 165.
— sur les Miracles ; voy. Questions.
518 LISTE ALPHABÉTIQUE
Lettres sur OEdipe, II, 11.
Lois (les) de Minos, ou Astérie, VII, 163.
M.
Mahomet, IV, 93.
Mandement du révérend père en Dieu, XXV, 345.
Manifeste du roi de France en faveur du prince Cliarles-Kdouard, XXIII, 203.
Mariamne, II, 157.
Marseillois (le) et le Lion, X, 140.
Memnon; voy. Zadig.
Memnon, XXI, 95.
Mémoire à M. Turgot, XXIX, 439.
contre La Beaumelle, XV, 95.
— de Donat Calas, XXIV, 383.
— des étals du pays de Gex, XXIX, 391.
— du pays de Gex, XXIX, 393.
— du sieur de Voltaire, XXIII, 27.
— présenté au ministère (en 1767;, XXVI, 355.
— sur la satire, XXIII, 47.
— sur le pays de Gex, XXIX, 351.
— sur les Éléments de ki' Philosophie de N^eicton, XXII, 389.
— sur un libelle {Guerre littéraire), XXIV, 85.
— sur un ouvrage de physique de M""' du Châtelet. XXIII, 65.
Mémoires de Dangeau ; voy. Journal.
— pour servir à la Vie de M. de Voltaire, I, 3.
Méprise d'Arras, XXVIII, 425.
Mérope, IV, 171.
Métaphysique de Newton (composant la 1" partie des Éléments), XXII, 403.
Micromégas, XXI, 105.
Mondain (le), X, 8."^.
Monde (le) comme il va, vision de Babouc, XXI, 1.
Mort de César (la), III, 297.
— de M"e Lecouvreur (la), IX, 369.
Mule (la) du pape, IX, 573.
N.
Naninc, ou le Préjugé vaincu, V, 1.
Non (les), X, 564.
Note sur une Pensée de Vauvenargues, XXXI, 41.
Note concernant le pays de Gex, XXIX, 349.
— sur la lettre de M. Hume, XXVI, 35.
— sur le Cymbalum mundi, XXVIII, 361.
— sur les Remarques de La Mottraye, XVI, 355.
Notes sur la Henriade, XXXIl, 406.
— sur le Discours sur l'inégalité des conditions, de J.-J. Rousseau, XXXII, 468.
— sur le Contrat social, de J.-J. Rousseau, XXXII, 474.
— sur les Souvenirs de M™^ de Caylus, XXVIII. 285.
Nouveau prologue de la Princesse de Navarre, IV, 279.
Nouvelle requête'au Roi, XXVIII, 309.
Nouvelles probabilités en fait de justice, XXVIII, 577.
— remarques sur l'histoire, XXIV, 473.
DES OUVRAGES DE VOLTAIRE. 519
0.
Observations sur le Jules César de Shakef5peare, VII, 484.
— sur MiM. Jean Lass, Melon, et Dutot, etc., XXII, 359.
— voy. Remarques.
Octave et le jeune Pompée ; voy. Triumvirat.
Odes, VIII, 403.
Ode à la reine de Hongrie, VIII, 450.
— à la Vérité, VIII. 481.
— à MM. de l'Académie des sciences, VIII, 439.
— au roi de Prusse, sur son avènement, VIII, 443.
— pindarique, à l'occasion de la guerre présente en Grèce, VIII, 'lUl.
— sur la guerre des Russes, VIII, 489.
— sur l'ingratitude, VIII, 421.
— sur la mort de la princesse de Baireuth, VIII, 462.
— — de l'empereur Charles VI, VIII, 4 't7.
— sur la pai.x de 1736, VIII, 414.
— sur le fanatisme, VIII, 427.
— sur le passé et le présent. VIII, 496,
— sur le vœu de Louis XIII, VIII, 407.
— sur les malheurs du temps, VIII, 411.
— sur sainte Geneviève, VII I, 403.
OEdipe, II, 7.
Olympie, VI, 93.
Orner Joly de Fleury étant entré, XXIV, 467.
Oreilles (les) du comte de Chesterfield, XXI, 577.
Oreste, V, 73.
Originau.x (les), II, 393.
Origine (1') des métiers, X, 48.
Orphelin (1') delà Chine, V, 291.
Oui (les), X, 563.
Panégyrique de Louis XV, XXIII, 263.
— de saint Louis, XXIII, 313.
Pantaodai (cpître .à M"'= Clairon), X, 372.
Parallèle d'Horace, de Boileau et de Pope, XXIV, 223.
Pauvre Diable (le), X, 97.
Pélopides (les), ou Atrée et Thyeste, VII, 101.
Pensées de Pascal ; voy. Remarques.
— de Voltaire, XXXI, H7.
— sur le gouvernement, XXIII, 523.
Père (le) Nicodème et Jeannot, X, 162.
Petit avis à un jésuite, XXIV, 341.
— commentaire sur l'éloge du dauphin, XXV, 471'.
— écrit sur l'arrêt du conseil, XXIX, 3i3.
Peuples (les) aux parlements, XXVIII, 413.
Philosophe (le), XXIX, 41.
— ignorant, XXVI, 47.
Philosophie de l'histoire (introduction de VEssai sur 1rs Mœurs)..
Pièces originales concernant la mort des sieurs Calas, XXIV, 365.
520 LISTE ALPHABÉTIQUE
Plaidojer de Ramponeau, XXIV, 115.
Plan (du Dictionnaire de l'Académie), XXXI, 161.
Poëme de Fontenoy, VIII, 371.
— sur la loi naturelle; vo}'. Loi naturelle.
— sur le désastre de Lisbonne, IX, 465.
Poésies (en anglais), X, 607.
— (en latin), X, 604.
— mêlées, X, 461.
Pot-pourri, XXV, 261.
Pour (les), X, 560.
— (le) et le Contre, ou Épître à tJranie, IX, 357.
Précis de l'Ecclésiaste, IX, 481.
— du Cantique des cantiques, IX, 495.
— du procès du comte de Morangiés, XXIX, 53.
— du Siècle de Louis XV, XV, 145.
Préface de Chariot, VI, 343.
— de VÉcossaise, V, 409.
— de la Mort de César, III, 309.
— de la Héponse d'un solitaire de la Trappe, XXVT, 567.
— de r Anti-Machiavel, XXIII, 147.
— de l'Enfant prodigue, III, 442.
— de Mariamne, II, 161.
— de Nanine, V, 5.
— d'OEdipe, II, 47.
— de Rome sauvée, V, 205.
— de .S'ocra <ej V, 361.
— des Guèbres, VI, 489.
— des Scythes, VL 266.
— (seconde) des Scyt/ies, VI, 271.
— des Souvenirs de madame de Caylus, XXVIII, 285.
— du Dépositaire, M, 393.
du Recueil des Facéties parisiennes, XXIV, l'27.
— du Temple de la Gloire, IV, 349.
— du tome III de V Essai sur l'Histoire universelle, XXIV, 41.
— du traducteur (de la Comédie fameuse), VII, 489.
— du Triumvirat, VI, 177.
Préjugé (le) vaincu; voy. Nanine.
Préservatif (le), XXII, 371.
Président (le) de Thou justifié, XXV, 477.
Prières et questions adressées à M. Turgot, XXIX, 441.
Princesse (la) de Babylone, XXI, 369.
— de Navarre, IV, 271.
Prix (le) de la justice et de l'humanité, XXX, 533.
Procès de Claustre; supplément au.\ Causes célèbres, XXVIII, 77.
Profession de foi des théistes, XXVII, 55.
Prologue de la fête pour le mariage du dauphin, IV, 275.
— de la Prude, IV, 392.
— du Comte de Boursoufle, III, 253.
Prophétie de la Sorbonne, XXVI, 527.
Prude (la), IV, 389.
Pucelle (la). IX, 25.
Pygmalion, fable, XXXII, 420.
Pyrrhonisme de l'histoire, XXVII, 235.
DES OUVRATiKS DE VOLTAIRE. 521
Q
Quand (les), XXIV, 111.
Quatrième lettre à la noblesse du Gévaudan, XXIX, 82.
Que (les), X, 561.
Quelques petites hardiesses de M. Clair, à l'occasion d'un panégyrique de saint
Louis, XXVIII, 559.
Questions de Zapata, XXVI, 173.
— proposées à qui voudra les résoudre, XXV, 257.
— sur l'Encyclopédie (fondues dans le Dictionnaire philosophique), XVII
à XX.
— (ou lettres) sur les miracles, XXV, 357.
Qui (les), X, 562.
Quoi (les), X. 563.
R
Raison par alphabet (c'est le Dictionnaire philosophique).
Raisons de croire que le Testament politique de liichelieu est un ouvraire supposé,
XXIII, 443.
Réflexions philosophiques sur le procès de M"'-' Camp (et réponse à Caveyrac),
XXVIII, 553.
— pour les sots, XXIV, 121.
— sur l'histoire (VIP des Articles extraits de la Gazette littéraire), XXV,
169.
— sur les Mémoires de Dangeau, XXVIII, 251.
Réfutation d'un écrit anonyme contre la mémoire de Joseph Saurin, XXIV, 79.
Relation de la maladie, etc., du jésuite Berthier, XXIV, 95
— de la mort du chevalier de La Barre, XXV, 501.
— du bannissement des jésuites de la Chine, XXVII, 1.
— du voyage de Lefranc de Pompignan. XXIV, 461.
— touchant un Maure blanc, XXIII, 189.
Remarques autographes de Voltaire en marge d'un livre du Père Daniel, XXIX,
411.
— au sujet d'une omission dans le Journal encyclopédique, XXIV, 109.
— pour servir de supplément à VEssai sur les Mœurs, XXIV, 543.
— sur dcu.x épUres d'Helvétius, XXIII, 5.
— sur le Bon Sens, XXXI, 150.
— sur le Christianisme dévoilé, XXXI, 129.
— sur l'ouvrage intitulé De l'existence de Dieu, etc., par Nieuwentyt,
— XXXI, 135.
— sur les Pensées de Pascal, XXII, 27 ; XXXI, I.
— sur les Souvenirs de madame de Caylus, XXVIII, 285.
Remerciement sincère à un homme ciiaritahle, XXIII, 457.
Remontrances du corps des pasteurs du Gévaudan, XXVII, 106.
— du grenier à sel, XXVIil, 401.
du pays de Ge.x, XXX, 341.
Réponse à Caveyrac, XXVIII, 550.
— à la Critique de la Ilenriade, VIII, 364.
— à M. de La Lindellc, IV, 196.
— à un académicien, XXV, 223.
— à un avocat, XXIX, 33.
— aux objections principales qu'on a faites on France contre la Philosophie
de Newton, XXIII, 71.
522 LISTE ALPHABÉTIQUE
Réponse aux Remontrances de la cour des aides, XXVIII, 385.
— catégorique, XXVI, 529.
Représentations aux États-Généraux de Hollande, XXIII, 199.
Requête à M. le lieutenant général du pays de Gex, XXIV, 161.
— à tous les magistrats du royaume, XXVIII, 3il.
au roi en son conseil (par Dunat Calas), XXIV, 381.
— au roi pour les serfs de Saint-Claude, XXX, 375.
— aux magnifiques seigneurs de Lausanne, XXIV, 89.
— de Jérôme Carré aux Parisiens, V, 413.
Rescrit de l'empereur de la Chine, XXIV, 231.
Rois (les; pasteurs ; voy. Tanis et Zélide.
Rome sauvée, ou Catilina, V, 199.
Russe (le) à Paris, X, 119.
Sage (le) et l'Athée; voy. Histoire de Jenny.
Samson, III, 3.
Satires, X, 75.
Saul, V, 571.
Scythes (les), VI, 261.
Séance mémorable, XXIII, 571.
Seconde anecdote sur Bélisaire, XXVI, 109.
— lettre à la noblesse du Gévaudan, XXIX, 71.
— lettre d'un quaker, XXV, 141.
Sémiramis, IV, 481.
Sentiment d'un académicien de Lyon. XXIX, 317.
des citoyens, XXV, 309.
Sentiments des six conseils supérieurs, XXVIII, 397.
Sermon des Cinquante, XXIV, 437.
— du pape Nicolas Charisteski. XXVIII, 409.
— du rabbin Akib, XXIV, 277.
— prêché à Bàle par Josias Roselle, XXVI, .58 1.
Sésostris, X, 68.
Siècle de Louis XIV, XIV et XV.
Singularités de la nature, XXVII, 125.
Socrate, V, 361.
Sommaire des droits du roi de Prusse sur Herstall, XXIII, 153.
Songe (le) creux, X, 71.
— de Platon, XXI, 133.
Sophonisbe, VII, 29.
Sophronyme et Adélos, XXV, 459.
Sottise des deux parts, XXII, 63.
Sottisier, XXXII, 483.
Souvenirs de M""^ de Cajdus (Notes sui- les), XXVIII, 285.
Stances, VIII, 503 à 545.
Stances à M. de ***, sur la Tolérance, VIII, 538.
— à M. Blin de Sainmore, VIII, 532.
— à M. le chevalier de Boufflers, VIII, 530.
— à l'impéi-atrice Catherine, VIII, 533.
— à M-"» du Chàtelet, VIII, 512.
— à la même, VIII, .507.
— à M'"« de Choiseul, VIII, 534.
DES OUVRAGES DE VOLTAIRE. 523
Stances au prince de Conti, VIII, 508.
— à M™« Denis, VIII, 528.
— à M. Dcodati de Tovazzi, VIII, 531.
— à M'»'' Du Boccage, VIII. 519.
— à M. de Foixalquier, VIII, 506.
— à Frédéric, prince royal, puis roi de Prusse, VIII, 510, 511, 515, 522,
523, 524, 525. 526, 527, 542.
— au président Hénault, VIII, 509.
— à Hourcastremé, VIII, 538.
— à M"'" Lullin, VIII, 539.
— à M""^ Necker, VIII, 537.
— à M"'' de Pompadour, VIII, 516.
— à Saurin, VIII, 535.
— à M. Van Haren, VIII, 514.
Stances : impromptu fait dans un souper, VIII, 521.
— irrégulières à la princesse de Suède Ulrique de Prusse, VIII, 517.
— ou quatrains pour tenir lieu de ceux de Pibrac, VIII, 544.
— sur l'alliance avec les Suisses, VIII, 543.
— sur la Saint-Barthélemj-; voy. Anniversaire.
— sur le Louvre, VIII, 520.
— sur les poètes épiques, VIII, 505.
Supplément au Siècle de Louis XIV, XV, 87.
— aux causes célèbres, XXVIII, 77.
— du Discours aux Wekhes, XXV, 249.
Supplique à M. Turgot, XXIX. 443.
— des serfs de Saint-Claude, XXVIII, 407.
Sur le paradoxe que les sciences ont nui aux mœurs; voy. Timon.
-^ le procès de M"^' Camp, XXVIII, 553.
— l'usage de la vie, X, 94.
— les événements de l'année 1744, IX, 429.
— M'"= de Lenclos, XXIII, 507.
— un écrit anonyme, XXVIII, 489.
— une satire de M. Clément, XXIX, 371.
Système (le) vraisemblable, XXXI, 163.
Systèmes (les), X, 167.
Tactique (la), \, 187.
Tancrède, V, 489.
Tanis et Zolide, ou les rois pasteurs, III, 43.
Taureau blanc (le), XXI, 483.
Thélème et Macare, X, 41.
Temple de l'Amitié, IX, 372.
— de la Gloire, IV, 347.
— du Goût, VIII, 549.
Temps présent (le), X, 207.
Testament de Voltaire, I, i08.
Thérèse (fragments), IV, 259.
Timon, ou sur le paradoxe que les sciences ont nui aux mœurs, XXlII, 483.
Tocsin des rois, XXVIII, 465.
Toilette de M'"'' de Pompadour; voy. Anciens et modernes.
Tombeau (le) de la Sorbonne, XXIV, 17.
524 LISTE ALPHABÉTIQUE
Torts (les), stances, VIII, 529.
Tout en Dieu, XXVIII, 9L
Traduction du poëme de J. Plokof, XXVIII, 365.
de vnéraclius espagnol de don Pedro Calderon de la Barca. VII, 4S9.
— du Julei> César, de Shakespeare, VII, 433.
— du seizième livre de l'Iliade, X, 613.
Traductions, X, 609.
Traité de métaphysique, XXII, 189.
— de paix conclu entre monsieur. le président et monsieur le professeur.
XXIII, 573.
— «ur la Tolérance, XXV, 13.
Triumvirat (le), ou Octave et le jeune Pompée, VI, 175.
Trois empereurs en Sorbonne, X, 149.
— manières (les), X, 30.
Troisième lettre à la noblesse du Gévaudan, XXIX, 78.
Un Chrétien contre six Juifs, XXIX, 499.
Un mandarin et un jésuite; voy. Entretiens chinois.
Usage (sur 1') de la vie, X, 94.
Utile examen des trois dernières épîtres du sieur Rousseau, XXII, 233.
V
Vanité (la), X. 114.
Vers anglais; voy. Poésies.
Vers latins ; voy. Poésies.
Vie de Molière, XMII, 87.
— de J.-B. Rousseau, XXII, 327.
Vieillard (le) du Caucase; voy. Un Chrétien contre six Juifs.
Voix (la) du curé, XXVIII, 567.
— du sage et du peuple, XXIII, 465.
Voyage de la Raison; voy. Éloge de la Raison.
Voyages et aventures d'une princesse babylonienne; voy. Princesse de Babylone.
Vrai (le) Dieu, ode, VIII, 415.
Zadig (publié d'abord sous le titre de Memnon), XXI, 31.
Zaïre, II, 533.
Zulime, IV, 3.
FIN DE LA LISTE ALPHABETIQDE DES GIVRAGES DE VOLTAIRE
TABLE CHRONOLOGIQUE
DES ÉCRITS DE VOLTAIRE*
1706 ou 1707.
Épitre à Monseigneur, X, '213.
1709.
Ode sur sainte Geneviève, VIII, 403.
1711.
Amulius et Numitor, fragment d'une tragédie, XXXII, 379-38-2.
1712.
Ode sur le vœu de Louis XIII, VHI, 407.
1713.
Ode sur les malheurs du temps, VIII, ^ll.
Épitre à M""= la comtesse de Fontaine, X, 21i.
1714.
Épitre à M. l'abhé Servien, X, 21G.
— à M"'« de Muntbrun-Viilefranche, X, 219.
Le liourbicr, X, 75.
Lettre à M. D***, au sujet du pri-v de poésie, XXII, 1.
L'Anti-Giton, IX, 5GI.
1715.
Le vrai Dieu, ode, VIII, 415.
La Chambre de justice, ode, Vlll, 418.
Épitre à M. l'abbé de *", X, 220.
— à une dame un peu mondaine, X. 222.
— au duc d'Aremberg, X, 223.
1. On n'a compris dans cette table que quelques-unes dos Stances et dus pièces qui syal
<ians lis Poésies mêlées. Les écrits sur l'année desquels on a de l'incertitude sont indiqués par
un astérisque.
526 TABLE CHRONOLOGIQUE
17<6.
Épître au prince Eugène, X, 225.
— à M"^ de Gondrin, X, 227.
— à M»« de'*% X, 229.
— à Samuel Bernard, X, 230.
— à M-"» de G*", X, 23L
— à M. le duc d'Orléans, X, 232.
— à M. l'abbé de Bussy (sur la Tracasserie), X, 237.
— à M. le prince de Vendôme, X, 240.
1717.
La Bastille, IX, 353.
1718.
Œdipe, composé en 1713, II, 7.
Épilre à M. le prince de Conti, X. 243.
1719.
Lettres sur OEdipe, II, 11.
Épître à M. de La Faluère de Genonville, X, 245.
— au roi d'Angleterre, X, 247.
— à M"'^ la maréchale de Villars, X, 248.
Le Cadenas, IX, 566.
Le Cocuage, IX, 571.
Lettre au nom de M"'' la maréchale de Villars, XXXII, 382-384.
1720.
Artémire, II, 121.
* Divertissement mis en musique, IX, 367.
Épître au duc de Sulh', X, 249.
Épiihalame de Daphnis et Chloé, XXXII, 386.
Réponse à cet épithalame, XXXII, 387.
1721
Épître à M. le maréchal de Villars, X, 251.
— au cardinal Dubois, X, 253.
1722.
Épître à Uranie (imprimée en 1732), IX, 357.
— au duc de La Feuillade, X, 254.
- à M»' de *", X, 255.
1723.
La Ligue, intitulée depuis la Henriade, VIII, 1.
Epître à M. de Gervasi, X, 256.
1724.
Mariamne, II, 157.
DES ÉCRITS DE VOLTAIRE. 527
172o.
Préface de Mariamne (la pièce est de 1724), II, 161.
Lettre de M. Thieriot à M. l'abbé Nadal, XXII, 13.
L'indiscret, II, 2'i3.
Épltre à M™'' la marquise de Prie, II, 245.
— à la Reine, X, 259.
Fête de Bélébat, II, 279.
Divertissement pour le mariage du roi Louis XV, XXXII, 389-395.
1726.
Lettres philosophiques (la 22" et quelques autres) ; la publication en français est
de 1734.
Essai sur la poésie épique, VIII, 302.
* Épître à M. Pallu, X, 260.
— à M"* Lccouvreur, X, 261.
* Cantate, XXXII, 396.
1727.
A M. (sur l'Angleterre), XXII, 17.
A M. (sur l'Angleterre, et les Contradictions), XXII, 25.
Lettres philosophiques (les 11*^ et 20''), publiées en français en 1734.
Essai sur les guerres civiles de Fi'ance, Vill, 264.
1728.
Remarques (premières) sur les Pensées de Pascal, XXII, 27.
Sottise des deux parts, XXII, 63.
1729.
Epître à M. Pallu, X, 262.
— auï mânes de Genonville, X, 265.
17.30.
Préface d'OEdipe, II, 47.
Harangue pour la clôture du théâtre, XXII, 69.
La Mort de M»« Lecouvreur, IX, 369.
Brutus, II, 301.
Discours sur la tragédie, II, 311.
1731.
La Mort de César, 111, 297.
Temple du Goût (imprimé en 1733), VIII, 549.
ftpîlre à Forment, X, 266.
Histoire de Charles XII, XVI, 113.
Épître à M. de Cideville, X, 268.
Stances sur les poëtes épiques, VIII, LOS.
Épître des Vous et des Tu, X, 269.
— au comte de Tressan, X, 271 .
528 TABLE CHRONOLOGIQUE
1732.
Les Originaux, II, 393.
L'Épître à Uranie, ou le Pour et le Contre; voy. 1722.
Éripliyle, II, 455. '
Aux Auteurs de la Bibliothèque raisonnée, XXII, 71.
Samson, III, 3.
Zaïre, II, 533,
Temple de l'Amitié, IX, 372.
Ode sur le Fanatisme, VIII, 427.
Épître à M'"' de Lubert, X, 272.
— à une Dame ou soi-disant telle, X, 274.
— à M"" de Fontaine-Martel, X, 277.
— à M"« Gaussin, X, 279.
— à M'"= du Chàtelet, X, 280.
— à M. Clément de Dreux, X, 281.
4733.
Lettre à Cideville sur le Temple du Goût, VIII, 551.
Épître (1") dédicatoire de Zaïre, II, 537.
— àM"'«du Chàtelet, sur la Calomnie, X, 282.
La Mule du pape, IX, 573.
Notes sur les Remarques de La Mottraye, XXIV. 360.
1734.
Adélaïde du Guesclin, III, 75.
Épître à M"" de Guise, X, 289.
— à M***, X, 290.
Lettres philosophiques, écrites en 1726-27, XXII, 75.
L'Échange, III, 251.
Alzire ou les Américains, III, 369.
Discours en vers sur l'Homme, IX, 379.
* Lettre (en vers) à la duchesse du Maine, au nom du duc de *'*, XXXII, 402.
Traité de métaphysique, XXII, 189.
Fragment d'une Lettre sur Didon (est de 1736).
Épître au comte de Tressan, X, 291.
à Uranie, X, 292.
— k la même, X, 293.
— à M'"" du Chàtelet, X, 294.
1735.
Épître à M. le comte Algarotti, X, 296.
1736.
Épître (2*) dédicatoire de Zaïre, II, 547.
Ode sur le Fanatisme, VIII, 427.
Fragment d'une Lettre sur Didon, XXII, 231.
Utile examen des Êpîtres de J.-B. Rousseau, XXII, 233.
Le Mondain, X, 83.
Tanis et Zélide, III, 43.
L'enfant prodigue, III, 44).
La Crépinado. X, 78.
DES ÉCRITS DE VOLTAIRE,
529
Ode sur l'Ingratitude, VIII, 421.
Ode sur la Paix de 1730, VIII, 434.
Épître à Saint-Lambert, X. 297
— à M"'= de Lubert, \, 298.
— à M™'^ du Châtelet, X, 299.
— au prince royal de Prusse, X, 302.
1737.
Défense du Mondain, X, 90.
Sur l'usage de la vie, X, 94.
Conseils à un journaliste, XXII, 241.
Discours en vers sur l'Homme, IX, 401.
4738.
Éléments de la Philosophie de Newton, XXII, 393.
Éclaircissements nécessaires, XXII, 207.
Fragment d'un Mémoire, XXII, 277.
Épître à M""^ de T., X, 305.
Essai sur la nature du feu, XXII, 279.
Vie de J.-B. Rousseau, XXII, 327.
Épître au prince royal de Prusse, X, 300.
Observations sur MM. J. Lass, Melon et Dutot,. XXII, 359.
Ode à messieurs de l'Académie dos sciences, VIII, 439.
Le Préservatif, XXII. 371.
Mémoire (imprimé dans le Journal des savants), XXII, 389.
Conseils à M. Helvétius, XXIII, 1.
Épître au prince royal de Prusse, X, 308.
— à Helvétius, X, 310.
L'Envieux, IH, 523.
1739.
A M***, sur le Mémoire de Desfontaines, XXIII, 25.
Mémoire du sieur de Voltaire, XXIII, 27.
— sur la Satire, XXIII, 47.
— sur un ouvrage de M'"* du Châtelet, XXIII, 05.
Réponse aux objections contre la Philosophie de Newton, XXIII, 71.
Vie de Molière, XXHI, 87.
Fragment d'une Lettre sur un usage de Hollande, XXIII, 127.
1740.
Zulimc, IV, 3.
Épître au roi de Prusse, X, 311.
Ode au roi de Prusse sur son avènement, VllI, 443.
Remarques sur deux épîtres d'Helvétius, XXIII, 5.
Stances au président Hénault, Vlil, 509.
Métaphysique de Newton (formant la première partie des Éléments de la philoso-
phie de Newton), XXH, i03.
Épître à un ministre d'Ktat, X, 314.
Exposition du livre des Institutions physiques, XXIII, 129.
Stances au roi de Prusse, VIll, 510, .Ml.
Préface de VAnti- Machiavel, XXIII, 147.
I. 34
530 TABLE CHRONOLOGIQUE
Sommaire des droits du roi de Prusse sur Herstall, XXIII, 153.
Extrait de la Nouvelle Bibliothèque, XXIII, 159.
Ode sur la mort de l'empereur Charles VI, VIII, 447.
Stances au roi de Prusse, VIII, 511.
Pandore, III, 573.
1741.
Doutes sur la mesure des forces motrices, XXIII, 165.
Épître au roi de Prusse, X, 317.
— au roi de Prusse, X, 318.
Stances à M-^^ du Châtelet, VIII, 512.
1742.
Ode à la re?he de Hongrie, VIII, 450.
Conseils à M. Racine, XXIII, 173.
Ce ({u'on ne fait pas, et ce qu'on pourrait faire, XXIII, 185.
Mahomet, IV, 93.
Épître au roi de Prusse, X. 320.
1743.
Réponse au marquis de Ximenès, X, 321.
Mérope, IV, 171.
Thérèse (fragment de), IV, 259.
Stances à M. Van Haren, VIII, 514.
— au roi de Prusse, VIII, 515.
Fragment d'une Épître au roi de Prusse, X, 322.
1744.
Relation touchant un Maure blanc, XXIII, 189.
Courte réponse aux longs discours d'un Allemand, XXIII, 193.
Épître au roi de Prusse, X, 323.
Discours sur les événements de 1744, IX, 429.
Épître au président Hénault, X, 326.
— au roi de Prusse, X. 328.
— au roi (Louis XV), X, 330.
— au roi de Prusse, X, 332.
— au roi de Prusse, X, 333.
174.3-
Princesse de Navarre, IV, 271.
Lettre du Roi à la Czarine, XXIII, 197.
Épître au duc de Richelieu, X, 335.
Poëme de Fontenoy, VIII, 371.
Lettre critique sur le poëme de Fontenoy, VIII, 397.
Épîti-e au roi de Prusse, X, 333.
La clémence de Louis XIV et de Louis XV dans la victoire, VIII, 453.
Stances à M'"^ de Pompadour, VIII, 516.
Représentations aux États-Généraux de Hollande, XXIII, 199.
IManifesle du roi de France pour Charles-Édouârd, XXIII, 203.
Le Temple de la Gloire, IV, 347.
i
DES ÉCRITS DE VOLTAIRE. 534
1746.
Discours de réception à l'Académie, XXIII, 205.
La Félicité des temps, VIII, 456.
Le Monde comme il va, XXI, 1 .
Crocheteur borgne, XXI, 17.
Cosi sancta, XXI, 25.
Aventure indienne (est de 1766).
Aveugles juges des couleurs (est de 1760).
Dissertation envoyée par l'auteur en italien à l'Académie de Bologne, XXIII, 219.
1747.
Stances à la princesse de Suède, VIII, 517.
Épître au comte Algarotti, X, 336.
Zadig (publié d'abord sous le titre de Memnon), XXI, 31.
Épître k M'"" la duchesse du Maine, X, 338.
— à Richelieu, X, 342.
La Prude, IV, 389.
4748.
Avis sur les éditions de ses OEuvres, XXIII, 231.
Anecdotes sur Louis XIV, XXIII, 233.
— sur le czar Pierre le Grand, XXIII, 281.
Épître au maréchal de Saxe, X, 343.
— à M™*^ Denis, X, 344.
Éloge funèbre des officiers, XXIII, 249.
Panégyrique de Louis XV, XXIII, 263.
Sémiramis, IV, 481.
Stances à M'"" du Boccage, VIII, 519.
Épître au président Hénault, X, 350.
— au duc de Richelieu, X, 353.
1749.
Compliment au roi par le maréchal de Richelieu, XXIII, 295.
Des embellissements de Paris, XXIII, 207.
Lettre à l'occasion de l'impôt du vingtième, XXIII, 305.
Nanine, V, 3.
Panégyrique de saint Louis, XXIII, 313.
Stances sur le Louvre, VIII, 520.
Épître à Saint-Lambert, X, 355.
Connaissance des beautés et des défauts, XXIII, .'!27.
Lettre de l'auteur de la brochure intitulée Connaissance des beautés el des défauts
de la poésie, XXIII, 425.
La Femme qui a raison, IV, 573.
Des mensonges imprimés, XXIII, 427.
1750.
Oreste, V, 73.
Memnon (autre que Zadig), XXI, 9.">
Bababec et les fakirs, XXI, 101.
532 TABLE CHRONOLOGIQUE
Raisons de croire que le testament du cardinal de Richelieu est un ouvrage sup-
posé, XXIII, 443.
R emerciement sincère à un homme charitable, XXUI, 457.
Extrait du décret de la sacrée congrégation, XXIII, 463.
La voix du sage et la voix du peuple, XXIII, 465.
Des embellissements de la ville de Cacliemirr, XXIII, 473.
Rome sauvée, V, 199.
Timon, XXIII, 483.
Épître à M. Desmahis, X, 356.
Impromptu fait à un souper, VIII, .V21.
Stances au roi de Prusse, VIII, 522.
4731.
Épitre au cardinal Quirini, X, 357.
— au roi de Prusse, X, 359.
— au roi de Prusse (les deux Tonneaux), X, 360.
Duc d'Alençon, III, 165.
Stances au roi de Prusse, VIII, 523, 524, 525, 526, 527.
Dialogue entre Marc-Aurèle et un récollet, XXIII, 479.
Lettre à MM. les auteurs des Êtrennes de la Saint-Jean, XXIII, 485.
Siècle de Louis XIV. XIV et XV.
Idées de La Mothe le Vayer, XXIII, 489.
Dialogue entre un plaideur et un avocat, XXIII, 493.
— entre M""« de Maintenon et M"" de Lencios, XXIII, 497.
— entre un philosophe et un contrôleur, XXIII, 501.
Sur M'"' de Lencios, XXIII, 507.
1752.
Éloge historique de M™* du Châtelet, XXIII, 515.
Micromégas, XXI, 105.
Pensées sur le gouvernement, XXIII, 523.
Extrait de la Bibliothèque raisonnée, XXIII, 535.
Défense de milord Bolingbroke, XXIII, 547.
Avertissement sur la nouvelle Histoire de Louis XIV, XXIII, 555.
Amélie, ou le Duc de Foix, III, 197.
Tombeau de la Sorbonne, XXIV. 17.
La Loi naturelle, poëme (voy. 1756).
Avertissement sur le Siècle de Louis XIV, XXIII, 557.
Diatribe du docteur Akakia, XXIII, 560.
1753.
Mémoire, XXIV, 1.
— de M. de Voltaire (contre La Beaumelle), XV, 95.
Histoire du docteur Akakia, XXIII, 559.
Séance mémorable, XXIII, 571.
Avis à l'auteur du Journal de Gottingue, XXIV, 7.
Supplément au Siècle de Louis XIV, XV, 87; XXIV, 10.
Traité de paix, XXIII, 573.
Art de bien argumenter, XXIII, 581.
Examen du Testament du cardinal Albéroni, XXIV, 11.
Abrégé de l'Histoire universelle (ou Essai sur les Mœurs), XI à XIll.
DES ÉCRITS DE VOLTAIRE. 533
Annales de l'Empire, première partie, XIII, 187.
A M. de ***, professeur en liistoire, XXIV, 29.
Doutes sur quelques points de l'histoire de l'Empire, XXIV, 35,
1734.
Préface du tome III de l'Essai sur l'Histoire, XXIV, 41.
Introduction de l'Abrégé de l'Histoire universelle, XXIV, 51.
Annales de l'Empire, seconde partie, XIII.
Essai sur l'Histoire universelle (tomes I, H, III), XI à XII^
175o.
L'auteur arrivant dans sa terre, X, 362.
Orphelin de la Chine, V, 291.
Stances à M"" Denis, VHI, 528.
17o6.
Poëme sur la Loi naturelle (composé en 1752), IX, 441.
— sur le Désastre de Lisbonne» L\, 470.
Épître à Richelieu, X, 368.
Les deux Consolés, XXI, 123.
Histoire des voya,2:es de Scarmentado, XXI, 125.
Songe de Platon, XXI, 133.
Dialogue entre un brachmane et un jésuite, XXIV, 53.
Dialogues entre Lucrèce et Posidonius, XXIV. 57.
Jusqu'à quel point on doit tromper le peuple, XXIV, 71.
Essai sur l'Histoire générale (depuis Essai sur les Mœurs), XI à XII.
Épître à l'empereur François I", X, 307.
1757.
Galimatias dramatique, XXIV, 75.
Essai sur l'Histoire universelle (tome IV), \II.
Les Torts, stances, \'1II, 529.
'I7.j8.
Essai sur l'Histoire universelle (tomes V et VI), XII à XllI.
Réfutation d'un écrit anonyme, XXIV, 79.
1739.
Ode sur la mort de la princesse de Barcith, VIII, 402.
Mémoire sur le Libelle, XXIV, 85.
Requête aux magnifiques Seigneurs, XXIV, 80.
Candide, ou l'Optimiste, XXI, 137.
Lettre aux auteurs du ^o'/rna/ encyclopédique. \XIV, 91.
Épître à l'abbé de La Porte, X, 370.
Socrate, V, 361.
Précis de l'Ecclésiaste, IX, 485.
Précis du Cantique des cantiques, L\, 501.
Épître à une jeune veuve, X, 370. ->
534 TABLE CHRONOLOGIQUE
Histoire de Russie, 1" partie (la 2* est de 1763), XVI, 371.
— d'un bon bramin, XXI, 219.
Relation de la mort de Berthier, etc., XXIV, 95.
Mémoires pour servir à la Vie de Voltaire, I, 3.
1760.
Remarques au sujet d'une omission, XXIV, 109.
Lettre civile et honnête, etc., XXIV, 141.
Les Quand, XXIV, 111.
Épître à M. le président Hénault. X, 371.
Plaidoyer pour Ramponneau, XXIV, 11.5.
Requête de J. Carré aux Parisiens, XXIV, 120.
Le pauvre Diable, X, 97.
Réflexion pour les sots, XXIV, 121.
La Vanité, X, 114.
Le Russe à Paris, X, 119.
Extrait des Nouvelles à la main, XXIV, 12.5.
Préface du Recueil des Facéties parisiennes, XXIV, 127.
Écossaise (!'), V, 399.
A MM. les Parisiens. Requête de J. Carré, V, 413.
Tancrède, V, 489.
Dialogues chrétiens, XXH', 129.
Lettre de M. Cubstorf, XXIV, 151.
Fragment d'une lettre de lord Bolingbroke, XXIV, 155.
1761.
Épître à Daphné, X, 372.
A monsieur le lieutenant criminel de Gex, XXIV, 161.
Avis sur les Lettres à Le Brun, etc., XXIV, 159.
Stances à M. Deodati de Tovazzi, VIII, 531.
Lettres sur la Xouvelle Héloïse, XXIV, 165.
Anecdotes surFréron, XXIV, 181.
Appel à toutes les nations de l'Europe, XXIV. 191.
Parallèle d'Horace, de Boileau, et de Pope, XXIV. 223.
Avertissement aux Éditeurs de la traduction, XXIV, 229.
Rescrit de l'empereur de la Chine, XXIV, 231.
Épître à M'"« Denis, X. 378.
Lettre de M. Ératou à M. Clocpitre, IX. 497.
— de M. Clocpicre à M. Ératou, XXIV, 235.
Conversation de monsieur l'intendant des Menus, XXIV, 239.
Épître à M°'« Élie de Beaumont, X, 382.
Lettres de Charles Gouju, XXIV, 255.
Épître au duc de La Vallière, X, 383.
Les Car, XXIV, 261.
Les Ah ! ah ! XXIV, 263.
Entretiens d'un sauvage et d'un bachelier, XXIV, 265.
Entretien d'Ariste etd'Acrotal, XXIV, 273.
Stances à Blin de Sainmore, VIII, 532.
Sermon du rabbin Akib, XXIV, 277.
Éducation des Filles, XXIV, 285.
Les Chevaux et les Anes, X, 132.
"Commentaires sur Corneille, XXXI et XXXII.
DES ÉCRITS DE VOLTAIRE. 53o
1762.
Communications au Mercure, XXIV, 289.
Avertissement (sur les lettres et paquets), XXIV, 289.
Droit du seigneur, VI, 3.
Extrait de la Gazette de Londres, XXIV, 291.
— des Sentiments de J. Meslier, XXIV, 293.
Balance égale, XXIV, 337.
Petit Avis à un jésuite, XXIV, 341.
Olympie, VI, 93.
Avis concernant les œuvres de Corneille, XXIV, 469.
Éloge de Crébillon, XXIV, 345.
Pièces originales concernant les Calas, XXIV, 365.
A monseigneur le chancelier, par Donat Calas, XXIV, 379.
Requête au roi, par Donat Calas, XXIV, 381.
Mémoire de Donat Calas, XXIV, 383.
Histoire d'Elisabeth Canning et des Calas, XXIV, 398.
Idées républicaines, XXIV, 413.
Lettre de M. de Formey, XXIV, 433.
' Sermon des Cinquante, XXIV, 437.
La Pucelle (1" édition avouée par l'auteur), IX, I.
1763.
Saul, V, 571.
Lettre de Paris, XXIV, 455.
— de M. de L'Écluse, XXIV, 457.
Relation du voyage de Pompignan, XXIV, 461.
Compliment prononcé à l'ouverture du théâtre, XXIV, 465.
Omer Joly de Fleury, étant entré, XXIV, 467.
D'un Fait singulier concernant la littérature, XXIV, 469.
Conclusion et examen de ce tableau, XXIV, 473.
Éclaircissements liistoriques, XXIV, 483.
Avertissement pour les OEuvres de Corneille, et le Droit du Seigneur, XXIV, 521 .
Catéchisme de l'honnête homme, XXIV, 523.
Remarques pour servir de supplément, XXIV, 543.
Histoire de Russie, 2" partie ;ia l""' est de 17.59), XVI, 517.
Instruction pastorale de l'humble évêque d'Alétopolis, XXV, 1.
Lettre d'un quaker. XXV, 5.
Traité de la Tolérance, XXV, 13.
Ce qui plaît aux dames, X, 9.
L'Éducation d'un prince, X, 20.
— d'une lille, X, 26.
Les trois Manières, X, 30.
' Dialogue du Chapon et de la Poularde, XXV, 119.
* Dernières paroles d'Épictète, XXV, 125.
* Dialogue du Douteur et de l'Adorateur, XXV, 129.
1764.
Lnttre du secrétaire de Voltaire, XXV, 137.
Thélème et Macare, X, 41.
Seconde lettre d'un (juaker, XXV, 141.
Mémoire pour Olympie, à M. d'Argeutal, XXV, 145.
536 TABLE CHRONOLOGIQUE
Articles (25) extraits de la Gazette littéraire, XXV, loi.
Réponse, XXV, 223.
Azolan, X, 45.
Origine des métiers. X. 48.
Théâtre de Corneille avec commentaires, XXXI et XXXH.
Jules César, tragédie de Shakespeare : traduite par Voltaire, VII, 431.
L'Héraclius espagnol, ou la Comédie fameuse, de don Pedro Calderon de la Barca,
traduite par Voltaire, VII, i87. i
Discours aux Welches, XXV, 229. fl
Contes de Guillaume Vadé, X, 3. ^
Supplément au Discours aux Welches, XXV, 249.
Dictionnaire philosophique, XVII à XX.
Le Triumvirat, VI, 176.
Le Blanc et le Noir, XXI, 223.
Jeanuot et Colin, XXI, 235.
Questions proposées à qui voudra les résoudre, XXV, 257.
Doutes nouveaux, XXV, 277.
Pot-pourri, XXV, 261.
Conformez-vous aux temps, XXV, 315.
Sentiments des citoyens, XXV, 309.
1765.
Arbitrage entre M. de Voltaire et M. de Foncemaene. XXV, 321.
De l'horrible danger de la lecture. XXV, 335.
Conversation de Lucien. Érasme, et Rabelais, XXV, 339.
Philosophie de l'hist. (formant Tintrod. de VEssai sur les Mœurs), XI, 3.
Épître à M"«^ Clairon, X, 384.
Mandement au révérendissime. etc., Alexis, XX^', 345.
Des Païens et des Sous-Fermiers, XXV, 353.
Questions sur les miracles, XXV, 357.
Les Anciens et les Modernes, XXV, 451.
* Apologie de la Fable, IX, 365.
Ode à la Vérité, VIII, 481.
4766.
Épître à Henri IV, X, 387.
Sophronyme et Adélos (est de 1776).
Lettre pastorale à l'archevêque d'Auch, XXV, 469.
Petit Commentaire sur l'Éloge du Dauphin. XXV, i7I.
Épître à M. le chevalier de BouRlers, X, 389.
Éloge de l'hypocrisie, X, 137.
Le président De Thou justifié, XXV, 477.
Épître à M. François de Xeufchâteau, X, 390.
Lettre curieuse de Robert Covelle, XXV, 491.
Déclaration (5 juillet), XXV, 497.
Relation de la mort de La Barre, XXV, .501.
Déclaration (23 août), XXV, 499.
Épître à Chabanon, X, 391.
Avis au public sur les parricides imputés, etc., XXV, 517.
Commentaire sur le livre des Délits et des Peines, XXV, 539.
Épître à M-"^ de Saint-Julien, X, 392.
Appel au public contre un recueil, XXV, 579.
DES ÉCRITS DE VOLTAIRE. 537
Remarques sur le Christianisme dévoilé, XXXI, 129.
Du Gouvernement, etc., d'Auguste, XXV, 587.
Des Conspirations. XXV, 1.
Lettre de M. de Voltaire au docteur Jean-Jacques Pansophe, XWI, 17.
Lettre de Voltaire à M. Hume. XXVI, 29.
Notes sur la Lettre à M. Hume, XXVI. 35.
Philosophe ignorant, XXVI, 47. K^
Aventure indienne, XXI, 243.
Aveugles juges des couleurs, XXI, 245.
André Destouches, à Siam, XXVI. 97.
Déclaration, XXVI, 103.
A la Vérité, Ode, VIII, 481.
Galimatias pindarique, VIII, 48G.
1767.
Les Scythes, VI, 261.
Lettre d'un membre du conseil de Zurich, XXVI, 105.
Anecdotes sur Bélisaire. XXVI, 109, 169.
HonnAtetés littéraires. XXVI, 115.
Questions de Zapata, XXVI, 173.
Examen important de milord Bolingbroke. NXVI, 195.
Lettre (sur La Beaumelle), XXVI, 191.
Lettre sur les panégyriques, XXVI, 307.
Homélies (quatre) prôchées à Londres, XX"\'I, 315.
Mémoire présenté au ministère, XXVI, 355.
Défense de mon oncle, XXVI, 367.
A Warburton, XXVI, 435.
Fragment des Instructions pour le prince royal de*", XXVI, 439.
Ingénu, XXI, 247.
Chariot, VI, 341.
Lettre de Gérofle à Cogé, XX\'I, 4i9.
Essai sur les dissensions, XXVI, 451.
Lettres à Son Altesse monseigneur le prince de*"*, XXVI, 469.
Prophéties de la Sorbonne, XXVI, .527.
La Défense de mon maître; réponse catégorique, XXVI, 529.
Dîner du comte de Boulaiuvilliei-s, XXVI, 531.
Avisa tous les Orientaux, XXVI, 561.
Femmes, soyez soumises, XX^ I, 563.
Préface de la Réponse d'un solitaire de la Trappe, XXVI, 567.
1768.
Lettre d'un avocat, XXVI, 569.
Épîtrc aux Frères écrite de Constantinopie. XXVI, 573.
Lettre de l'archevêque de Canlorbéry, XWI, 577.
Homme aux quarante écus, XXI, 305.
Sermon prêché à Bàle, XXVI, 581.
La Princesse de Babylone, XXI, 369.
La Guerre civile de Genève, IX, 515.
Déclaration, XXVII, 17.
Relation du Bannissement des jésuites de la Chine, XXVII, 1.
Entretiens chinois, XXVII, 19.
Conseils raisonnables, XXVII, 35.
338 TABLE CHRONOLOGIQUE
Profession de foi des théistes, XXVII, 55.
Épître à mon vaisseau, X, 395.
Discours aux confédérés, XXVII, 75.
L'Épître aux Romains, XXVII, 83.
Remontrances du corps des pasteurs du G Jvaudan, XXVII, 106.
Instructions à J.-A. Rustan, XXVII, 117.
Des Singularités de la nature, XXVII. 125.
Droits des hommes, XXVII, 193.
Les Colimaçons, XXVII, 213.
Les trois Empereurs en Sorbonne, X, 149.
Homélie du pasteur Bourn, XXVII, 227.
Le Marseillois et le Lion, X, 140.
Pyrrhonisme de l'histoire, XXVII, 235.
Instruction à frère Pédiculoso, XXVII, .301.
L'A, B, C, XXVII, 311.
Ode sur la guerre des Russes, VIII, 489.
Épître à M"» de Saint-Julien, X, 393.
1769.
Requête (est de 1770).
Lettre anonyme, XXVII, 401 .
Épître à Boileau, X, 397.
— à l'auteur du livre des Trois Imposteurs, X, i02.
— à Saint-Lambert, X, 405.
Canonisation de saint Cucufin, XXVII, 419.
Discoui-s de l'empereur Julien, XXVIII, 1.
Lettre à l'abbé Foucher, XXVII, 431.
Histoire du parlement, XV, 439.
Cinquième homélie, XXVII, 557.
Cri des nations, XXVII, 565.
Lettres d'Amabed, XXI, 435.
Collection des Évangiles, XXMI, 439.
Raison par alphabet, XVII-XX.
Les Choses utiles et agréables, tomes I et II (vovez les notes tome VII, page 35,
et XX\TII, 36i;.
Les Guèbres, VI, 483.
Lettre à l'évêque d'Annecy (par M""" Denis), XXVm, 69.
— au même, par Moléon, XXVIII, 71.
Procès de Claustre. Supplément aux Causes célèbres, XXVIII, 77.
Le baron d'Otrante, VI, 573.
Tout en Dieu. XXVHI, 91.
Les deux Tonneaux, VII, 3.
De la Paix perpétuelle, XXVIII, 103.
Épitre à La Harpe, X, 408.
Dieu et les Hommes, XXVIII, 129.
Stances à l'impératrice Catherine , VIH, 533.
Réflexions sur les Mémoires de Dangeau, XXVIII, 249.
Préface et Extraits des Souvenirs de M'"« de Caylus, XXMII, 285.
Le Dépositaire, VI, 391.
Stances à M-"» de Choiseul, VIH, 534.
Les Adorateurs, XXVHI, 309.
Défense de Louis XIV, XXVHI, 327.
DES ÉCRITS DE VOLTAIRE. 539
4770.
Requête à tous les magistrats du royaume, XWIII, 341.
Lettre de l'auteur de la tiagédie des Guèbres, XXVIIL 349.
Stances à Saurin, MU, 535.
Au Roi en son conseil, XXVIII, 351.
Sophonisbe, VII, 29.
Stances à W"^ Xecker, VIII, 531.
Traduction du poëme de J. Plokof, XXVIII, 365.
Lettre à M. Le G. de G., VII, 42.
Épître à Pigalle, X. 410.
Ode pindarique, VIII, 491.
Stances à M. Hourcastremé, VIII, 538.
Nouvelle requête au roi, XX VIII, 369.
Choses utiles et agréables, tome III. (\oyez les notes, tome VII, 35, et XXVIII,
361).
Notes sur le Cymbalum mundi, XXVIII. 361.
Coutume de Franche-Comté, XXVIII, 371.
Questions sur Y Encyclopédie (tomes I. II, III), XVII à XVIII.
Épître au roi de la Chine, X, 412.
— au roi de Danemark, X, 421.
* Sur l'usage de la vie, X, 94.
1771.
Questions sur V Encyclopédie (tomes IV, V, VI, VII, VIII), XVIII à XX.
Benaldaki à Caramouftée, X, 440.
Lettre d'un jeune abbé, XXVIII, 381.
Épître à d'Alerabert, X, 428.
Réponse aux Remontrances de la cour des aides, XXVIII, 385.
Fragment d'une lettre écrite de Genève, XXVIII, 389.
Avis important d'un gentilhomme, XXVIII, 393.
Épître à Catherine II, X, 435.
Sentiments des six conseils supérieurs, XXVIII, 397.
Épître au roi de Suède, X, 438.
Très-humbles et très-respectueuses remontrances du grenier à sel, XXVIII, iO!.
Supplique des serfs de Saint-Claude, XXVIII, 407.
Sermon du papa Nicolas Charisteski, XXVIII, 409.
Les Pélopidcs, VII. 101.
Les peuples aux parlemenis, XXVIII, 413.
L'Équivoque, XXVIII, 421.
Les deux Siècles, X, 158.
Le père Nicodème et Jeannot, X, 102.
Méprise d'Arras, XXVIII, 425.
Lettres de Memmius à Cicéron, XXVIII, 437.
Tocsin des rois, XXVIII, 405.
• Discours d'Anne Dubourg, XXVIII, 409.
1772.
Questions sur Y Encyclopédie (tome IX), XX.
Lettre à un de ses confrères, XXVIII, 473.
— à Beccaria sur Morangiés, XXVIII, 477. . '
5i0 TABLE CHRONOLOGIQUE
Lettre sur un écrit anonyme. XXVIII, 489.
Jean qui pleure et Jean qui rit, IX, 556.
La Bégueule, X, bO.
Essai sur les probabilités en fait de justice. XXVJII. i95.
Les Systèmes. X. 167.
Les Cabales, X, 177.
Il faut prendre un parti, XXVIII, .^17.
Réflexions philosophiques sur le procès de M"'= Camp (et réponse à Caveyrac),
XXVIII, 553.
Anniversaire de la Saint-Barthélémy, VIII, 494.
Épltre à Horace. X, 441.
Quelques petites hardiesses de M. Clair, XXVIII. .^.j9.
Épître au roi de Suède, X, 4i7,
La voix du Curé sur le procès des serfs, XXVIII, 567.
Nouvelles probabilités en fait de justice, XXVIII. 577.
Fragment d'une lettre sur les Dictionnaires satiriques, etc., XXIX, 1.
1773.
Discours de M'' Belleguier, XXIX, 7.
Aventure de la Mémoire, XXI, 479.
Lettre anonyme au sujet d'une nouvelle Épître de Boileau à Voltaire. XXIX, 19.
Déclaration sur le procès Morangiés, XXIX, 25.
Réponse à l'Écrit d'un avocat, XXIX, 33.
Les Lois de Minos. VII, 163.
Déclaiation sur les Lois de Minos, XXIX, 39.
Le Philosophe, XXIX, 41.
Lettre sur la prétendue comète, XXIX, 47.
Précis du procès de Morangics, XXIX, 53.
Lettres à la noblesse du Gévaudan, XXIX, 65, 7 L 78, 82.
La Tactique, X, 187.
Stances à M"" Lullin, VIII, 539.
Fragments historiques sur l'Inde, XXIX, 85.
Fragment sur la justice, XXIX. 213.
— sur le procès criminel de Montbailly, XXIX, 219.
— sur l'Histoire générale, XXIX, 223.
Épître à Marmontel, X, 448.
1774.
Taureau blanc, XXI, 483.
Lettre d'un ecclésiastique, XXIX, 285.
Dialogue de Péj,'ase et du Vieillard, X, 195.
Éloge funèbre de Louis XV, XXIX, 291.
De la mort de Louis XV. XXIX, 299. . '
Au Roi en son conseil (pour le paj's de Gex), XXIX, 305.
Au R. P. en Dieu messire Jean de Beauvais. XXIX, 307.
Lettre écrite à M. Turgot, XXIX, 315.
Sentiment d'un académicien de Lyon, XXIX, 317.
De ï Encyclopédie, XXIX, 325.
Éloge historique de la Raison, XXI, 513.
De l'Ame, par Soranus, XXIX, 329.
Don Pèdre. VII. 239.
DES ÉCRITS DE VOLTAIRE. 541
1775.
Petit écrit sur l'Arrêt du conseil, XXIX, 3i3.
Stances au roi de Prusse, VIII, 5i2.
Notes concernant le pays de Gex, XXIX, 34!).
Mémoire sur le pays de Ge.\, XXIX, 3.51.
Le Dimanche, ou les Filles de Minée, X, 60.
Diatribe à l'auteur des Éphémérides, XXIX, 359.
Article extrait du Mercure sur Clément, XXIX, 371.
— de Voltaire sur Voltaire, I, I.
Ode sur le Passé et le Présent, VIII, 490.
Cri du sang innocent, XXIX, 375.
Remarques sur le Bon Sens, XXXI, 150.
Les Finances, X, 57.
Le Temps présent, X, 207.
Mémoire des états de Ge.\. XXIX, 391.
Remarques sur l'ouvrage l'existence de Dieu, par Xieuwentyt, XXXI, 135.
Mémoire du pays de Gex, XXIX, 393.
A M. Turgot, XXIX, 397.
Édits de S. M. Louis XVI, sous l'administration de Turgot, XXIX, 399.
Histoire de Jenny, XXL 523.
Les Oreilles du comte de Cliesterfield, XXI, 577.
Extrait d'un mémoire pour l'abolition de la servitude, XXIX, 403.
A M***, sur les anecdotes, XXIX, 407.
Remarques autographes de \'oltaire en marge d'un livre du Père Daniel, XXIX,
411.
1770.
Mémoire à M. Turgot. XXIX. i39.
Prières et Questions à M. Turgot, XXIX, i41.
Supplique à M. Turgot, XXIX, li3.
Sésostris, X, 08.
Délibération des états de Gex, XXIX, 445.
A M. Turgct, XXIX, 449.
Lettres chinoises, indiennes, etc, XXIX, 45 L
Sophronyme et Adélos (imprimé on 1776, à la suite des Lettres chinoises, etc.),
X'XV, 459.
Lettre de M. de La Visclède, XXX, 317.
— du R. P. Polycarpe, XXX, 333.
— d'un bénédictin de Franchc-(^omté, XXX, 339.
L'Ilote et l'Hôtesse, VIL 307.
Remontrances du pays de Gex, XXX, 3il.
A M. du M***, sur plusieurs anecdotes, X\X, 345.
Épitre à M. Guys, X, 450.
Commentaire historique, 1, 07.
Lettre à l'Académie française, XXX, 349.
Testament de Voltaire, I, 408.
Épître à un homme, X, 451.
— à M""' Xccker, X, 453.
Au Roi en son conseil, XXX, 371.
La Bible enfin exjjliquée, XXX, 1.
Un Chrétien contre six Juif'!, XXiX, i99.
Le Songe-Creux, X, 71.
642 TABLE CHRONOLOGIQUE
1777.
Irène, VII, 317.
Agathocle, VII, 389.
Requête au roi pour les serfs de Saint-Claude, XXX, 37.5.
Articles extraits du Journal de politique et de littérature, XXX, 379.
Épître au marquis de Villette, X, 454.
Stances sur l'alliance avec les Suisses, VIII, 5i3.
Commentaire sur l'Esprit des lois, XXX, iO.j.
Dialogues d"Évhémère, XXX, 405.
Prix de la justice et de l'humanité, XXX, 533.
Dernières remarques sur les Pensées de Pascal, XXXI, 1.
Note sur une pensée de Vauvenargues, XXXI, 41.
Histoire de l'établissement du christianisme, XXXI, 43.
Épître au marquis de Villette, X, 455.
Traduction du commencement du seizième livre de l'Iliade, X, 613.
1778.
Épître au prince de Ligne. X, 450.
Épître au marquis de Villette, X, 457.
Plan du Dictionnaire de l'Académie, XXXI. 161.
Pensées, XXXI, 117.
Le Système vraisemblable, XXXI, 163.
Lettre de M. Hude, XXXI, 169.
FIN DE LA TABLE CH F. ONOLOG I Q UB DES ECRITS DE VOLTAIRE
TABLE
DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE VOLUME
Pages.
Préface générale pour la présente édition i
Préface générale de Beuchot i'^
Principales Corrections xx^xv
Principales Abréviations • xxxvi
Jugements sur Voltaire xxxvir
ARTICLE DE VOLTAIRE sur Voltaire 1
MÉMOIRES POUR SERVIR A LA VÏE DE M. DE VOLTAIRE,
ECRITS PAR LUI-MÊME (1759^ 3
Avertissement de Reuchot S
Mémoires pour servir à la vie de M. de Voltaire T
COMMENTAIRE HISTORIQUE SUR LES OEUVRES DE L'AU-
TEUR DE LA HENRI ADE (1776) 67
Avertissement de Beuchot 69
Commentaire historique 71
ÉLOGES DE VOLTAIRE 127
Avertissement des éditeurs do l'édition de Kehl 129
Éloge de Voltaire (par Frédéric II) lu à l'Académie royale des sciences
et belles-lettres de Berlin le 26 novembre 1778 131
Éloge de Voltaire par La Harpe 145
VIE DE VOLTAIRE, par Condorcet 187
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES 293
I. Acte de mariage de François Arouet, père de Voltaire, et de
Marie-Marguerite Daumart 293
II. Acte de baptême de Voltaire 29i
544 TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
m. Les J'ai vu, attribués faussement à Voltaire 29 i
IV. Régnante puero 296
V. Rapport (4 mai 1776) 290
VL Mémoire instructif des discours que m'a tenus le sieur Arouet
(par Beauregard) 297
VII. La \ri!lière à d'Argenson (16 mai 1717) 298
VIII. Bazin, exempt, à d'Argenson (16 mai 1717) 298
L\. Écrou 298
X. Lettre du commissaire Isabeau, touchant les papiers préten-
dus jetés dans les latrines par le sieur Arouet fils. . . . 299
XI. Interrogatoire de Voltaire (21 mai 1717 . ... ... 299
MI. Ordre d'élargissement (10 avril 1718) 301
XIII. Permission de venir à Paris (M juillet 1718) 302
XIV. Vers de S. A. S. le prince de Conti 302
XV. L'abbé Cherrier à d'Argenson 304
XVI. Acte de décès du père de Voltaire 304
WII. L'abbé Leblanc à M. de Saint-Martin, commissaire des guerres
à Lille (9 septembre 1722) 305
XVIII. Note autographe de Voltaire 305
XIX. Le président Bouhier à Marais (l^"" février 1726) 306
XX. Maurepas à Hérault, lieutenant de police (5 février 1726). . 306
XXI. Maurepas à Hérault (23 mars 1726) .306
XXH. Maurepas à Hérault (28 mars 1726) 307
XXIII. Journal de ^I. Anquetil, lieutenant du roi à la Bastille (17 avril
1726) .307
XXIV. Gazetin de la police (22 avril 1726) 307
XXV. Maurepas à M. de Launay, gouverneur de la Bastille (29 avril
1726) 308
XXVI. Le commissaire Labbé à M. Hérault, lieutenant de police
(18 avril 1727) 308
XXVU. Maurepas à VolUire (29 juillet 1727) 308
XXVm. Maurepas à N'oltaire (9 avril 1729) 309
XXIX. Maurepas au lieutenant de roi au château d'Auxonne (3 mai
ITiij 309
XXX. Rapport de \annerou\ 309
XXXI. Vers de M. de Formont à M'"^ du Chàtelet sur le Mondain de
Voltaire (173&) 310
XXXII. L'abbé Leblanc au président Bouhier (juin 1736; 310
XXXHI. Maurepas à Voltaire '22 juin 1736) 311
XXXIV. L'abbé Leblanc au président Bouhier (juin 1736) 311
XXXV. Marais au président Bouhier (13 juillet 1736) 312
XXXVI. Rappoit fait à l'Académie des sciences, par MM. Pitot et
Clairaut, le 26 d'avril 1741, sur le mémoire de M. de Vol-
taire touchant les forces vives 312
XXXVII. Acte de décès du frère de Voltaire 314
TABLE DES MATIERES. 345
Pages.
XXXVIII. Maurepas à M. Anisson, directeur de l'Impi-inierie royale
(juin 1745) 314
XXXIX. Voltaire à Anet. Lettres de M"" de Staal à M""^ du Défiant
(1747) 310
XL. Affiche (1751). Cent écus à gagner 319
XLL Note de M. Berryer (20 juillet 1751) 319
XLII. Note de M. d'Hémery au lieutenant de police (!*='' janvier 1752). 319
XLIII. Détails sur l'affaire de Francfort 320
XLIV. Procès-verbal concernant un livre intitulé Abrégé de l'His-
toire universelle, attribué à M. de Voltaire 327
XLV. Lettre de M. de Malesherbes à Voltaire (mars 1754). . . . 330
XLVI. Lettre ou Rapport de d'Hémery, inspecteur de police pour la
librairie, à M. Berryer (30 août 1755) 331
XLVII. Pierre Pattu aux Délices. Lettre à Garrick (1" novembre 1 7.55). 332
XLVIII. Gibbon aux Délices (1758) 334
XLIX. Bettinelli aux Délices (1758) 336
L. Marmontel aux Délices (1760) 341
LI. Reconstruction de l'église de Ferney 347
LU. Le prince de Ligne à Ferney (1763) 348
LUI. Le chevalier de Boufflers à Ferney. Lettres à la marquise de
Boufflers (1764) -353
LIV. Le baron de Grimm à la duchesse de Saxe-Gotha (30 juinl765). 354
LV. Grétry à Ferney (1766) 354
LVL Chabanon à Ferney (1766-1767) 357
LVIL Extrait d'une lettre de Ferney (1" juillet 1769) 364
LVIII. Mesures prises en vue de l'éventualité de la mort de Voltaire
(1774) 365
Note de Bertin, ministre et secrétaire d'État 365
Rapport au roi (département Danand) 366
Lettre du ministre Berlin au subdélégué do l'intendant do
Bourgogne 367
Lettre de Bertin à l'intendant de Bourgogne 368
Lettre de Bertin à Hennin, résident de Franco à Genève. . .308
Lettre de Bertin au subdélégué de l'intendance à Gex. . 308
Lettre de l'intendant de Bourgogne 309
Lettre du subdéléguo de l'intendant de Bourgogne à Gex. 369
Lettre de Bertin à Ilennin, résident de France à Genève. . 370
Lettre de l'intendant de Bourgogne à Bertin 370
Instruction 371
Ordre n» 1 372
Ordre n» 2 372
Ordre n" 3 373
LIX. M"'" Suard à Ferney (juin 1775). Lettres à M. Suard. . . . 374
LX. Martin Sherlock à Forncy (1776) 390
LXI. M'"'^ de Genlis <à Ferney (août 1776) 395
I. 35
546 TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
LXII. John Moore à Ferney (1776; 401
LXIII. Testament de Voltaire 408
LXIV. Extraits des lettres de Ferney (Mémoires de Bachaumont)
(1777) 409
LXV. Du marquis de Villette à d'Alembert (octobre 1777). . . . 411
LXVI. Note sur M. de Voltaire et faits particuliers recueillis par
Lekain , 414
LXVII. Déclaration de Voltaire (28 février 1778) 421
LXVIII. Copie de la profession de foi de M. de Voltaire exigée par
l'abbé Gaultier, son confesseur 421
LXIX. Voltaire à l'Académie et à la Comédie française, le 30 mars
1778 - 422
LXX. Séance de la loge des Xeuf-Sœurs, du 7 avril 1778. Extrait de
la planche à tracer 426
PIÈCES POUR SERVIR A L'HISTOIRE POSTHUME DE VOL-
TAIRE 429
I. Certificat de l'abbé Gaultier 429
n. Consentement du curé de Saint-Sulpice 429
III. Rapport de l'ouverture et embaumement du corps de Voltaire
fait le 31 mai 1778 430
IV. Extrait du registre des actes de sépulture de l'abbaj-e de Scel-
lières 430
V. Extrait de la Correspondance de Grimm 431
VI. Lettre de l'évêque de Troyes au prieur de Scellières. . . . 435
VII. Réponse du prieur 435
Vin. Testament déposé de M. de Voltaire 437
IX. Procès-verbal de l'inhumation de Voltaire 438
X. Déclaration • 441
XL Notoriété après décès de M. de Voltaire 443
XII . Dépêche du prince Raratinsky à Catherine II 444
XIII. Lettre de l'abbé Mignot à Grosley 452
XIV. Lettre de Catherine II au baron Grimm (21 juin 1778) . . , 453
XV. Lettre de Catherine II au baron Grimm (11 août 1778). . . . 454
XVI. Lettre de Catherine II au baron Grimm (!*■' octobre 1778j. . 454
XVII. Pour M"'^ Denis, nièce d'un grand homme qui m'aimait beau-
coup (15 octobre 1778) 456
XVIII. Lettre de Catherine II au baron Grimm (19 octobre 1778). . 456
XIX. Lettre de Catherine II au baron Grimm (5 novembre 1778). . 458
XX. Lettre de Catherine II au baron Grimm (19 novembre 1778). . 458
XXI. Séance de la loge des Neuf-Sœurs. Fête du 28 novembre 1778. 459
XXII. Lettre de Catherine II au baron Grimm (30 novembre 1778). 463
XXIII. Vente de la bibliothèque de Voltaire à Catherine II. Reçu de
M"'^ Denis 464
XXIV. Lettre de Catherine II au baron Grimm (17 décembre 1778). . 464
TABLE DES MATIÈRES. 347
Pages.
XXV. Lettre de Catherine II au baron Grimin (5 février 1779). . . 465
XXVI. Lettre de M. de Burigny à M. l'abbé Mercier, sur les démêlés
de Voltaire avec Saint-Hyacinthe -465
XXVII. Transaction sur les abus de jouissance de Voltaire à Tournay. 477
XXVIII. Lettre de Ch. Villette à M. le maire de Paris 481
XXIX. Extrait du procès-verbal de l'Assemblée nationale du 8 mai
1791 482
XXX. Extrait du procès-verbal de l'Assemblée nationale du 30 mai
1791 482
XXXI. Extrait du Moniteur, relatif à la translation des cendres de
Voltaire au Panthéon 483
XXXII. Récit de la translation des cendres de Voltaire au Panthéon. . 484
XXXIII. Extrait d'une lettre de M. Bouillerot, curé de Romilly, à
M. Patris-Debreuil 488
XXXIV. Lettre adressée par les artistes du ci-devant Théâtre-Français
au ministre de l'intérieur, le 3 messidor an IV 489
XXXV. Procès-verbal du déplacement des sarcophages de Voltaire et
de Rousseau 490
XXXVI. Procès-verbal de replacement des sarcophages de Voltaire et
de Rousseau 492
XXXVII. Translation du cœur de \ oltairc à la Bibliothèque impériale. 49o
XXXVIII. Violation du tombeau de Voltaire. , 496
XXXIX- Centenaire de la mort de Voltaire (30 mai 1778) 500
ADDITION AUX DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES. Contrat
DE MARIAGE de M"*^ CorneiUc avec I\L Dupuits (1703) 504
LISTE ALPHABÉTIQUE des ouvrwVGES de Voltaire 505
TABLE DES OUVRAGES de Voltaire par ordre chronolo-
gique 523
FIN DE LA table DES MATIERES DU TOME PREMIER.
PARIS. — IMPRIMERIE A. QUANTIN
7, nUE SAINT-BENOIT. 7
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tsniuuv^ . ^8 2 41972
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