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Full text of "Oeuvres complètes"

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OEUVRES    COMPLETES 

DE 

EMILE   DESCHAMPS 


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OEUVRES   COMPLETES 


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EMILE    DESGHAMPS 


THEATRE 

PREMIÈRE    PARTIE 


PARIS 

ALPHONSE    LEMERRE,    ÉDITEUR 

27-29,     PASSAGE     CHOISEUI. 

J87/1 


THÉÂTRE 


PREMIERE    PARTIE 


BIACBETH.  —  ROMEO  ET  JULIETTE. 


PREFACE 

DE    l'ÉDITIO.X    de    iSllk  '. 

Vers  le  milieu  du  dernier  siècle,  on  ne  connaissait 
guère  Shakspeare,  en  France,  que  par  la  publication 
du  Théâtre  anglais  de  M.  de  La  Place  et  les  fragments 
de  quelques  pièces  répandus  dans  nos  livres,  «  membres 
dispersés  du  poëte  »  ;  ou,  pour  mieux  dire  —  tant  ces 
imitations  étaient  infidèles  et  tronquées  —  on  ne  pos- 
sédait de  Shakspeare  qu'un  squelette  défiguré,  déco- 
loré, mutilé...  Mieux  vaut  cent  fois  ne  pas  connaître 
que  de  connaître  ainsi.  Puis  Voltaire  l'avait  nommé 
«  un  barbare  frotté  de  génie  »  ;  et  cette  boutade  de 
l'homme  du  siècle  était  devenue  le  mot  d'ordre  des 
gens  du  monde  et  même  des  gens  de  lettres,  qui 
juraient  sur  la  parole  du  maître  sans  examiner  s'il 
n'eût  pas  été  plus  juste  de  retourner  la  phrase,  et  d'ap- 
peler Shakspeare  :  un  génie  quelquefois  barbare. 
Encore  faudrait-il  ajouter,  pour  être  tout  à  fait  vrai, 
que   ces  traces  de  barbarie  étaient  en  général  l'em- 

1.  Macbeth  et  Roméo  et  Juliette,  tragédies  de  Shakspeare  traduites  en 
vers  français,  avec  une  préface,  des  notes  et  des  commentaires.  —  Paris, 
au  Comptoir  des  imprimeurs  unis,  1814;  un  volum*  ia-S". 

V.  1 


'2  ŒUVRES  D'EMILE   DESGIIAMPS. 

prcinte  de  son  temps,  et  non  la  manifestation  de  sa 
propre  nature  ;  et  que  si,  par  une  faiblesse  à  laquelle 
un  auteur  dramatique  ne  peut  se  soustraire,  il  avait 
c6dé  cii  et  là  aux  exigences  du  mauvais  goût  de  ses 
spectateurs,  il  leur  avait  bien  plus  souvent  imposé  la 
sublimité  de  ses  conceptions  et  tout  renchantement  de 
sa  poésie. 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'opinion  littéraire  de  la  France  en 
était  au  mot  de  Voltaire,  quand  Ducis  fit  représenter  à 
Paris,  en  17G9,  sa  tragédie  dUIamlel,  imitée  de  l'anglais, 
qui  fut  suivie,  en  1772,  de  son  Romeo  et  Juliette.  Sans 
doute  Ducis  était  à  peine  entré  dans  les  secrets  du 
génie  de  Shakspeare  :  composition,  style,  caractères, 
variété  de  tons  et  de  couleurs,  presque  rien  de  tout 
cela  n'avait  passé,  sous  sa  plume,  des  théâtres  de 
Londres  sur  le  nôtre.  Ducis  enfin  n'avait  pour  ainsi 
dire  qu'emprunté  des  sujets  et  traduit  des  noms  propres  ; 
mais  c'était  alors  une  glorieuse  hardiesse  que  de  hasar- 
der devant  des  spectateurs  parisiens  la  nouveauté, 
l'étrangeté  de  ces  noms  et  de  ces  sujets.  Un  noble  suc- 
cès couronna  cette  noble  tentative,  principalement 
pour  Ilamlel,  et  ce  fut  justice;  car,  au  mérite  difficile 
d'une  première  importation  théâtrale,  se  joignait  l'appa- 
rition d'un  pathétique  plus  sombre,  d'une  sensibilité 
peut-être  plus  profonde  que  dans  aucun  de  nos  tra- 
giques; instinctive  et  puissante  fusion  de  l'àme  et  du 
talent  de  Ducis  avec  quelques  éléments  du  génie  de 
Shakspeare.  Et  toutefois  il  n'en  est  résulté  que  de 
belles  scènes  et  pas  un  seul  bon  ouvrage,  par  les  rai- 
sons que  nous  déduirons  plus  loin. 

Sur  ces  entrefaites  parut,  en  1775,  la  traduction  en 
prose  des  OEuvres  complètes  de  Shakspeare  par  Le 
Tourneur,  traduction  conçue  avec  un  sincère  enthou- 
siasme pour  l'Eschyle  anglais,  et  exécutée  avec  une 
vive  intelligence  de  ses  créations  et  de  son  style.  Malgré 
la  diffusion  négligée  qu'on  y  a  justement  critiquée  dans 
certaines  parties,  cette  traduction,  qui  produisit  un 
grand  effet,  se  répandit  rapidement  dans  les  classes 
éclairées  de  la  société  française,  et  c'est  de  là  que  date 
chez  nous  la  connaissance  réelle  de  Shakspeare.  Cepen- 


PIIÉFAGE  DE   MACBETH   (1844).  3 

dant  Ducis  continua  ses  imitations  éloignées  en  jetant 
sur  notre  scène  les  types  affaiblis  du  Roi  Lear,  de 
Macbeth  et  d'Olhello^  qui  fournirent  une  carrière  hono- 
rable, grâce  à  quelques  grandes  qualités  dont  nous 
avons  parlé,  et  au  concours  d'un  acteur  de  génie, 
Talma,  qui  fit  dans  son  art  une  révolution  complète 
avec  des  ouvrages  timidement  innovés. 

Les  choses  en  restèrent  longtemps  à  ce  point  que  la 
plupart  des  bons  esprits  reconnurent  l'immensité  du 
génie  de  Shakspeare  comme  poëte  et  philosophe,  en 
gardant  la  conviction  qu'il  était  impossible,  comme 
auteur  dramatique,  du  moins  sur  notre  scène,  autre- 
ment qu'à  la  manière  dont  il  avait  été  transformé  par 
Ducis.  —  Les  malheureuses  représentations  d'une  pre- 
mière troupe  au  théâtre  de  la  Porle-Sainl-Marlin ,  il  y 
a  vingt  ans  environ,  et  les  brutales  protestations  du 
parterre  d'alors  n'avaient  pas  été  de  nature  à  modifier 
favorablement  l'opinion  générale.  —  Enfin,  arrivèrent, 
peu  de  temps  après,  les  plus  grands  acteurs  de  l'Angle- 
terre, Kean,  Kemble,  Macreadj',  miss  Smithson.  Ils 
jouèrent,  à  VOdéon  et  à  Favarl,  les  chefs-d'œuvre  de 
Shakspeare,  et  un  revirement  total  s'opéra  dans  les 
dispositions  du  public,  qui  suivit  ces  nouvelles  repré- 
sentations avec  autant  d'empressement  et  de  chaleu- 
reuse sympathie  qu'il  avait  déployé  de  rigueur  et 
d'hostilité  aux  précédentes.  C'est  que  d'abord  le  succès 
au  théâtre  est  presque  tout  dans  l'acteur;  c'est  aussi 
que,  dans  l'intervalle,  les  grandes  questions  de  littéra- 
ture étrangère  et  de  liberté  intellectuelle  avaient  été 
logiquement  et  victorieusement  débattues  et  résolues. 

Déjà  poussé  par  des  conseils  éloquents  et  de  glorieux 
exemples  vers  l'étude  des  poésies  de  nos  voisins,  les 
belles  représentations  du  théâtre  anglais  achevèrent  de 
me  déterminer,  et,  plus  convaincu  encore,  je  devins 
plus  ambitieux.  Je  me  dis  :  Voilà  quatre-vingts  ans  que 
furent  publiées,  avec  succès,  les  premières  traductions, 
décolorées  et  incomplètes,  de  Shakspeare  ;  bientôt 
Ducis  donna  au  théâtre  des  imitations  qui  ont  fait  sa 
renommée;  puis  est  venue  la  traduction  complète  et 
fidèle  de  Le  Tourneur,  dont  la  vogue  a  été  grande  et 


i  OEUVRES   D'EMILE   DESCHAMPS. 

durable  ;  voici  maintenant  rjne  le  puljlic  se  porte  en 
foule  et  avec  enthousiasme  à  la  représentation  anglaise 
des  mêmes  pièces  dont  la  lecture  lui  a  fait  connaître 
les  beautés  :  il  ne  reste  plus,  pour  l'adoption  fran- 
çaise de  Shakspeare,  qu'à  poser  sur  notre  scène  quel- 
ques-uns de  ses  chefs-d'œuvre  traduits  en  vers  fran- 
çais. —  Je  ne  me  dissimulais  pas  les  dilTicultés  et  les 
obstacles;  mais  j'avais  le  courage  parce  que  j'avais 
l'amour  et  la  foi,  et  je  me  lançai  dans  ce  qui  me 
paraissait  presque  une  vocation. 

Shakspeare,  comme  tous  les  créateurs  d'un  théâtre,  a 
façonné  et  ployé  à  son  génie  tous  les  genres  :  drames 
fantatisques,  comédies  de  caractères,  comédies  de 
mœurs,  tragédies  typiques,  tragédies  historiques.  —  Il 
fallait  choisir  dans  cet  amas  de  richesses.  Malgré  de 
suprêmes  beautés,  ses  comédies  et  ses  drames  fantas- 
tiques me  semblèrent  trop  loin  de  nos  mœurs  scéniques 
ou  sociales,  pour  que  j'osasse  songer  à  les  transporter 
sur  notre  théâtre  avec  l'exactitude  que  je  désirais 
reproduire.  Ses  tragédies  historiques,  étincelantes  de 
verve  et  remplies  de  magnifiques  tableaux,  sont  généra- 
lement composées  dans  un  système  trop  peu  unitaire, 
figurant  plutôt  une  série  d'événements  qu'un  cercle  de 
situation  ;  le  bas-relief,  en  un  mot,  au  lieu  du  groupe 
dramatique.  Restaient  donc  les  tragédies  typiques,  c'est- 
à-dire  les  tragédies  dont  les  sujets  sont  puisés  dans 
les  chroniques  ou  les  traditions,  comme  lesŒdipCj  les 
Orcsle  et  les  Médée  de  l'antiquité;  œuvres  plus  poé- 
tiques et  plus  idéales  par  le  caractère  des  personnages 
et  la  nature  de  l'action,  en  même  temps  qu'elles  sont 
plus  humaines  par  les  passions,  et  plus  compactes, 
plus  simples,  mieux  proportionnées  dans  leur  contex- 
ture. 

llamlel,  le  Roi  Lear,  Macbclh,  Othello,  Roméo  et 
Juliette,  voilà  les  vrais  chefs-d'œuvre  de  Shakspeare,  et 
Duels  ne  s'y  était  pas  trompé  :  les  trois  premiers  ont 
la  grandeur  épique  des  tragédies  d'Eschyle  et  de 
Sophocle,  avec  plus  de  variété  dans  les  tons  et  plus  de 
complication  dans  les  faits  ;  les  deux  autres  ont  tout 
l'intérêt   des   tragédies  romanesques  de  Voltaire,  avec 


PRÈFACK   DE   MACDETII    (I84i).  5 

beaucoup  plus  de  naturel  et,  par  conséquent,  beaucoup 
plus  de  poésie.  Je  m'arrêtai  à  MavbcUi  et  ù  Roméo  et 
Julielle  comme  aux  deux  pièces  extrêmes  :  l'une  dont 
les  dimensions  grandioses  se  rapprochent  le  plus  de  la 
Melpomène  antique  ;  l'autre  qui,  par  son  langage  et 
son  allure,  côtoie,  pour  ainsi  dire,  le  drame  moderne. 
Et  puis  c'étaient  les  deux  tragédies  de  Shakspearc  que 
Ducis  avait  imitées  le  moins  heureusement. 

Je  me  mis  donc  à  l'œuvre  et  je  fis  marcher  do  front 
les  deux  traductions;  c'était  vers  la  fin  de  182G.  Cepen- 
dant Talma  était  mort,  le  Théùtre-Franrais  avait  besoin 
de  remplir  sans  retard  le  vide  que  laissait  le  grand  tra- 
gédien par  quelque  grande  œuvre  nouvelle  ou,  pour 
mieux  dire,  neuve.  M.  le  baron  Taylor,  qui  dirigeait  ce 
grand  théâtre  avec  tant  de  lumières  et  d'habileté,  se 
montrait  sympathique  à  toutes  les  nobles  expériences; 
on  pouvait,  par  d'autres  combinaisons,  gagner  Shaks- 
pearc de  vitesse  ;  il  n'y  avait  pas  un  moment  à  perdre 
ni  une  ressource  à  négliger.  M.  Alfred  de  Vigny  voulut 
bien  s'associer  à  moi  pour  le  Roméo  et  Julielle  ;  c'était 
le  moyen  de  faire  vite,  et  surtout  de  faire  mieux. 
J'avais  déjà  traduit  en  partie  les  trois  premiers  actes, 
je  les  achevai,  et  M.  de  Vigny  traduisit  les  deux  der- 
niers. Nous  lûmes  notre  ouvrage  au  comité  vers  le 
mois  d'avril  1827  ;  il  fut  reçu  par  acclamation,  ce  que 
le  nom  et  le  talent  de  mon  collaborateur  expliquaient 
suffisamment,  et  on  parla  de  le  monter  tout  de  suite  ; 
puis  je  ne  sais  quelles  difficultés  d'acteurs  et  quels 
autres  obstacles  surgirent...  Beaucoup  de  temps  se 
passa,  et  l'on  mit  plus  tard  en  répétition  VOlhello  de 
M.  Alfred  de  Vigny,  qui,  entre  autres  gages  de  succès, 
présentait  le  très-grand  avantage  d'être  de  M.  de  Vigny 
seul.  Tout  en  regrettant  la  priorité  qui  échappait  à  la 
première  traduction  accomplie  et  acceptée,  je  recon- 
naissais que  l'essentiel  était  que  l'épreuve  de  Shaks- 
peare  fût  faite  devant  le  public  avec  les  meilleures 
chances  possibles:  Olhello  allait  ouvrir  la  marche; 
viendraient  ensuite  Roméo  el  Julielle,  puis  Macbeth. 

C'est  à  ce  moment  que  M.  Hector  Berlioz  m'entretint 
de  son  projet  d'une  symphonie  dramatique  de  Roméo  et 


0  OEUVRES   D'ÉMILC   DESCHAMPS. 

Julielle...  —  La  fièvre  de  Sliakspeare  était  dans  l'air, 
et  je  n'y  avais  pas  nul.  —  Je  fus  heureux  de  ce  nouvel 
hommage  à  mon  divin  poëte,  et  d'une  collaboration 
avec  un  grand  artiste.  Nous  concertâmes  le  plan  de 
cette  œuvre  musicale  et  poétique  ;  les  mélodies  et  les 
vers  nous  arrivaient  en  foule,  et  la  symphonie  parut... 
dix  ans  après. 

Nous  touchions  à  la  fin  de  1829,  lorsque  VOllicllo  fut 
donné,  au  bruit  de  ces  hostilités  et  de  ces  enthou- 
siasmes d'alors  ;  grandes  batailles  qui  sont  la  vie  des 
arts,  et  qui  rendent  plus  éclatante  la  victoire  du  vrai 
talent...  Quelques  mois  plus  tard  on  ne  combattait  plus 
pour  des  systèmes  poétiques ,  pour  des  royautés 
littéraires  ou  des  émancipations  du  théâtre...  L'art 
changea  de  direction,  comme  tout  le  reste,  mais  en  sens 
inverse.  La  restauralion  de  Ducis  s'effectua,  VOlhello 
de  M.  Alfred  de  Vigny  fut  proscrit,  et  l'avènement  de 
Roméo  el  Julielle  plus  qu'ajourné. 

Avec  un  peu  d'insistance  et  de  persistance,  nous 
aurions  pu  néanmoins  faire  reconnaître  notre  droit 
d'ancienneté.  Quelques  occasions  favorables  se  présen- 
tèrent, et  une  dernière  surtout,  qui  paraissait  décisive; 
je  m'y  abandonnai  avec  une  grande  facilité,  parce  que, 
au  fond,  il  est  triste  de  voir  ce  qu'on  croit  son  aiglon 
vieillir  et  périr  dans  l'œuf.  Une  autre  volonté  opposa  son 
veto,  et  la  pierre  du  cercueil  dramatique  s'appesantit 
de  plus  en  plus  sur  les  amants  de  Vérone. 

Voilà  plus  de  dix-sept  ans  qu'ils  dorment  ainsi,  et  j'ai 
cru  qu'il  y  avait  convenance  et  urgence  à  interrompre 
enfin,  pour  eux  et  pour  mon  Machelh,  cette  longue  et 
froide  prescription  de  l'oubli,  en  les  faisant  renaître 
sous  une  autre  forme  et  pour  une  autre  destinée.  Car, 
maintenant  que  les  réflexions  de  toute  nature  ont  mûri 
dans  ma  tête  —  et  il  faut  convenir  qu'elles  ont  eu  le 
temps  —  ce  ne  serait  qu'avec  une  sorte  de  terreur  et 
même  de  répugnance  que  je  livrerais  de  semblables 
ouvrages  aux  hasards  de  la  scène,  qui  me  souriaient 
autrefois. 

J'ai  donc  repris  mon  Shakspeare  anglais,  et  j'ai  eu  le 
courage  de  refaire   une  traduction  du  Macbeth  et  du 


Pr.ÉFAGE   DE   MACBETH   (18i4).  7 

Roméo  toute  littéraire  et  beaucoup  plus  littérale,  au 
point  de  vue  des  lecteurs  et  des  bibliotlièques,  et  non 
plus  du  théâtre  et  des  spectateurs.  Indépendamment 
d'un  grand  nombre  de  scènes  caractéristiques  qu'il 
avait  paru  impossible  de  reproduire  pour  la  représen- 
tation, une  infinité  de  détails  curieux  et  pittoresques, 
et  même  beaucoup  d'expressions  hardies,  avaient  éga- 
lement été  passées  dans  les  scènes  conservées,  comme 
pouvant  ralentir  l'action  ou  trop  choquer  nos  habitudes 
théâtrales.  Il  m'a  fallu  rétablir  tout  cela,  et  refondre, 
coordonner,  ajuster  tout  ce  que  je  gardais  de  mes  tra- 
ductions primitives  avec  ce  que  je  venais  de  traduire  : 
opération  difficile  et  méticuleuse  que  j'ai  eue  à  faire  sur 
le  Macbeth  entier,  et  sur  les  trois  premiers  actes  du 
Roméo.  Quant  aux  deux  derniers  actes,  je  les  ai  traduits 
totalement  d'après  ce  nouveau  système,  que  M.  Alfred 
de  Vigny  n'avait  pas  suivi  plus  que  moi  en  1827,  lors- 
qu'il s'agissait  de  la  représentation.  Ma  traduction  de 
ces  deux  actes  est  bien  plus  complète  que  la  sienne  ne 
l'était,  mais  sans  doute  elle  est  beaucoup  moins  parfaite  : 
le  lecteur  ne  sera  donc  pas  dédommagé,  à  cet  égard,  de 
ce  que  le  spectateur  a  perdu.  Je  le  confesse  en  toute 
assurance,  quoiqu'il  vrai  dire,  après  tant  d'années,  ma 
mémoire  ne  puisse  plus  établir  aucune  comparaison. 

Les  traductions  que  je  donne  aujourd'hui  sont  très- 
dissemblables  de  celles  qui  étaient  destinées  au 
théâtre,  et  pourtant  ces  dernières  n'en  étaient  pas 
moins  très-fidèles,  en  ce  sens  que  si  elles  ne  donnaient 
pas  tout  Shakspeare,  elles  n'admettaient  rien  qui  ne  lïit 
de  lui.  Eh  bien,  malgré  tant  de  précautions  et  de 
réserve,  je  suis  persuadé  actuellement  (et  le  sort  de 
VOthello  si  poétique  et  si  artistement  combiné  de 
M.  Alfred  de  Vigny  me  confirme  dans  cette  conviction) 
que  notre  parterre  n'eût  pas  accueilli  ces  grandes 
œuvres  selon  leur  mérite  originaire,  eussent-elles  été 
ti'ansportées  sur  la  scène  française  par  un  poète  égal 
du  poëte  anglais.  On  change  plus  facilement  la  législa- 
tion et  la  constitution  d'un  peuple  que  son  goût  et  ses 
plaisirs;  et  rien  n'est  exclusif  et  entêté  comme  une 
mode,  tant  qu'elle  dure.  Il  en  est  ainsi  du  théâtre  d'une 


8  ŒUVRES   D'EMILE    DESCIIAMPS. 

nation,  parce  que  c'est  la  manifestation  la  plus  écla- 
tante de  son  sentiment  intime,  de  ses  mœurs,  de  ses 
préjugés,  de  son  esprit  enfin.  A  toute  représentation 
théâtrale,  c'est  un  peuple  qui  se  regarde,  s'écoute  et 
s'applaudit  lui-même  dans  le  drame  qui  se  joue  et  dans 
tous  les  personnages. 

Certaines  qualités  qu'on  reconnaît  dans  Shakspeare, 
comme  certains  défauts  qu'on  lui  suppose,  sont  antipa- 
thiques à  notre  parterre.  Je  citerai  en  première  ligne 
le  Ij-risme  et  la  variété  du  style,  et  les  changements 
fréquents  du  lieu  de  la  scène  dans  un  même  acte. 
Shakspeare  transporte  fictivement  le  spectateur  dans 
tous  les  lieux  où  l'action  se  passe,  d'après  sa  marche  la 
plus  naturelle,  tandis  que  Racine,  le  plus  beau  repré- 
sentant de  notre  système  dramatique,  force  l'action, 
quelle  qu'elle  soit,  à  venir,  dans  un  seul  lieu  symbo- 
lique, se  développer  devant  le  spectateur  Immobile. 
Quant  au  style...  Mais  à  Dieu  ne  plaise  que  je  me  lance 
dans  une  dissertation  du  génie  et  des  procédés  drama- 
tiques de  Shakspeare;  tout  a  été  dit,  à  ce  sujet,  depuis 
vingt  ans,  par  nos  plus  grands  ou  nos  plus  savants 
écrivains,  auxquels  j'ai  osé  me  joindre  dans  la  pré- 
face de  mes  Éludes  françaises  et  étrangères.  Je  voulais 
seulement  dire  combien,  d'après  l'expérience  et  la 
réflexion,  les  représentations  des  pièces  traduites  de 
Shakspeare  me  paraissaient  offrir  de  chances  douteuses. 
Or,  je  ne  me  consolerais  pas  d'un  échec  ou  d'un  froid 
accueil  dont  Shakspeare  serait  solidaire  ;  c'est  pour- 
quoi je  me  suis  enfin  déterminé  à  le  cacher  aux 
regards  distraits  ou  prévenus  des  spectateurs.  Quelque- 
fois on  voile  son  idole,  de  peur  qu'un  barbare  ne  la 
trouve  pas  belle. 

Il  n'y  aurait  qu'une  chose  possible  pour  de  pareilles 
représentations  (et  on  y  avait  songé  sérieusement  en 
1829,  d'après  une  opinion  que  j'avais  émise  ;  mais  les 
orages  politiques  !...),  ce  serait  de  les  donner  sur  un 
théâtre  ad  hoc,,  et  d'en  faire  rol)jet  de  quelques  solen- 
nités spéciales,  devant  un  public  choisi,  bien  averti,  et 
qui  alors  laisserait  à  la  porte  tout  préjugé  dramatique 
ou  national  pour  se  laisser  aller  aux  seules  émotions 


PRÉFACE   DE  MACBETH   (I84i).  9 

poétiques  et  littéraires.  C'est  ce  qu'on  vient  de  tenter 
à  Berlin,  avec  autant  de  splendeur  que  de  succès,  pour 
les  traductions  de  quelques  tragédies  de  Sophocle  et 
d'Euripide,  qui,  par  parenthèse,  malgré  la  glorieuse 
filiation  que  nous  réclamons  avec  un  juste  orgueil, 
seraient  encore  moins  jouables,  dans  leurs  conditions 
intégrales,  sur  notre  scène  et  devant  notre  parterre  de 
tous  les  soirs,  que  les  tragédies  même  de  Shakspeare. 
Aussi  nos  grands  maîtres,  en  prenant  au  théâtre  grec 
ses  plus  belles  fables,  les  ont-ils  accommodées  à  notre 
système  dramatique  avec  un  goût  égal  à  leur  génie. 
C'est  bien  ce  que  Ducis  a  voulu  faire  ;  mais  on  ne  pou- 
vait essayer  la  même  opération  sur  Shakspeare  sans  le 
mutiler  cruellement  et  finir  par  le  tuer.  En  effet,  pour 
approprier  à  notre  scène  les  chefs  d'œuvre  de  l'anti- 
quité, que  fallait-il  faire?  supprimer  les  chœurs,  atté- 
nuer la  couleur  épique  du  style  et  les  proportions  des 
personnages,  et,  surtout,  fortifier  l'action  en  compli- 
quant les  incidents  et  en  multipliant  les  péripéties.  On 
partait  enfin  du  simple  pour  arriver  au  composé.  Avec 
Shakspeare,  c'est  tout  autre  chose;  ses  tragédies  con- 
tiennent trop  d'événements  et  de  personnages  pour 
notre  théâtre;  et  ses  magnifiques  expositions  et  dénoù- 
ments  en  action,  la  richesse  des  épisodes,  toute  cette 
organisation  si  puissante  mais  si  compliquée,  ne  peuvent 
ni  entrer  dans  nos  moules  sans  les  faire  éclater,  ni  être 
supprimées  sans  que  la  vie  même  des  œuvres  n'en  soit 
attaquée  dans  son  principe.  Voilà  comment  Ducis,  mal- 
gré les  ressources  de  son  talent  et  la  puissance  de  sa 
nature,  n'est  parvenu  à  faire  que  des  tragédies  fran- 
çaises informes,  tout  en  ne  donnant  aucun  spécimen 
caractérisé  des  tragédies  anglaises.  N'importe  ;  la  date 
de  1769  lui  reste  :  il  y  a  dans  cette  seule  date  toute  une 
gloire.  C'est  le  premier  anneau  d'une  chaîne  qui  pourra 
se  dérouler  plus  tard. 

Affranchi  des  entraves  du  théâtre,  j'ai  pu,  dans  la 
traduction  de  Macbeth  et  de  Roméo,  que  je  fais  impri- 
mer aujourd'lmi,  donner  une  reproduction  aussi  exacte 
de  Shakspeare  que  je  l'ai  voulu.  L'ai-je  voulu  en  toutes 
choses  et  en  toutes  occasions?  Non,  sans  doute.  Il  y  a 

1. 


10  OIÎUVRES  D'KMILE   DESCIIAMPS. 

dans  Shakspoare,  il  faut  bien  le  reconnaître  (car  ce 
n'est  pas  un  culte  aveugle  que  Ton  doit  au  génie),  il  y 
a  des  scènes  parasites,  des  espèces  d'intermèdes  super- 
flus, quelques  tirades  exubérantes  ou  déplacées,  enfin 
des  expressions  triviales,  alTectées  ou  indécentes  qu'il 
m'a  semblé  nécessaire  de  supprimer,  même  pour  la 
lecture.  J'ai  fait  plus,  j'ai  quelquefois  modifié  la  coupe, 
fort  arbitraire  d'ailleurs,  des  actes,  et  transposé  quel- 
ques effets  de  scènes  pour  leur  donner  plus  de  relief; 
enfin,  j'ai  fondu  plusieurs  personnages  tout  secondaires 
en  un  seul,  et  retranché  quelques  changements  de  lieu 
quand  ils  m'ont  paru  inutiles;  et  je  n'ai  fait  en  cela  que 
suivre  l'exemple  des  nombreux  éditeurs  et  commenta- 
teurs anglais,  et  de  Shakspeare  lui-même  dans  maintes 
circonstances,  en  m'efforçant  d'approprier  ces  modifica- 
tions aux  progrès  du  goût  et  de  l'art,  comme  il  ne 
manquerait  pas  de  le  faire  s'il  pouvait  renaître.  Il  y 
a  deux  sortes  de  traductions  d'un  poète  comme  Shaks- 
peare :  la  traduction  littérale,  qui  doit  le  montrer  tout 
à  fait  comme  il  est,  —  j'apprécie  tout  le  mérite  et 
tout  l'intérêt  d'une  pareille  œuvre,  —  et  la  traduction 
libre,  mais  aussi  fidèle  que  l'autre,  quoique  par  un  pro- 
cédé différent,  et  qui  consiste  à  produire  dans  notre 
époque  et  dans  notre  langue  les  mêmes  effets  que 
Shakspeare  produisait  dans  les  siennes.  C'est  ce  genre 
de  traduction  que  j'ai  tenté.  Au  surplus,  à  part  les  modi- 
fications toutes  matérielles  que  je  viens  d'indiquer,  et  à 
l'exception  de  deux  scènes,  l'une  au  premier  acte  de 
Roméo,  l'autre  au  quatrième  acte  de  Macbeth,  où  je  me 
suis  permis  des  changements  fondamentaux,  dont  je 
déduirai  les  raisons  dans  les  notes,  et  qui,  à  tout 
prendre,  sont  moins  considérables  que  le  dénoùment 
de  Roméo  et  Julielle  substitué  par  Garrick,  j'ai  con- 
servé autant  qu'il  a  été  en  moi  le  port,  l'allure  et  la 
physionomie  de  l'Eschyle  anglais.  Aucun  des  organes  vi- 
taux de  ses  œuvres  n'a  été  altéré  ni  gêné.  On  peut  émon- 
der  légèrement  un  chêne,  lui  enlever  quelques  petites 
branches  mal  venues,  quelques  feuilles  jaunies,  le  dé- 
barrasser de  quelques  mauvaises  végétations  étrangères, 
Vécheniller  enfin... sans  offenser  sa  majestueuse  beauté. 


PRÉFACE   DE  MACBETH   (18ii).  11 

J'ai  respecté  religieusement  le  système  de  division 
des  scènes  adopté  par  Sliakspeare.  Cliez  lui,  tout  ce  qui 
s'accomplit  dans  un  même  lieu,  quel  que  soit  d'ailleurs 
le  nombre  des  personnages  qui  s'y  succèdent,  ne  forme 
en  général  qu'une  seule  scène  ;  tandis  que  dans  notre 
théâtre  l'intervention  du  moindre  personnage ,  pour 
l'incident  le  plus  insignifiant,  suffit  pour  motiver  une 
scène  nouvelle.  C'était  un  des  résultats  nécessaires  de 
la  stricte  unité  de  lieu  ;  mais  il  y  a  plus  de  grandeur 
dans  la  distribution  intérieure  du  drame  de  Sliakspeare, 
et  je  n'y  ai  pas  touché.  Ce  que  j'ai  surtout  désiré,  tenté, 
c'est  de  reproduire  sa  poésie  et  son  langage,  le  ton 
plus  encore  que  le  sens  :  car  le  sens  d'un  poëte  est 
quelquefois  douteux;  le  poëte  aurait  pu  quelquefois 
avoir  |une  autre  pensée  que  celle  qui  lui  est  venue; 
mais  comment  aurait-il  rendu  et  exprimé  cette  pen- 
sée?... Voilà  ce  qui  constitue  l'individualité  du  talent. 
La  fidélité  continuelle  au  ton  est  donc  la  plus  belle 
exactitude,  la  plus  exquise  ressemblance;  et,  comme 
Shakspeare  emploie  tous  les  tons,  selon  les  situations 
ou  les  personnages,  et  qu'il  a  toujours  soin,  en  grand 
artiste  qu'il  est,  d'arriver  de  l'un  à  l'autre  par  de 
savantes  modulations  poétiques,  pour  éviter  les  disso- 
nances choquantes,  il  faut  une  grande  souplesse  dans 
l'instrument  du  traducteur.  Le  mien  aura-t-il  pu  suffire 
à  une  partie  de  ces  exigences? 

On  sait  que  dansle  cours  de  chaque  tragédie,  Shakspeare 
s'est  servi  alternativement  de  la  prose,  des  vers  blancs 
et  des  vers  rimes.  Plusieurs  lui  en  ont  fait  un  mérite,  en 
ce  qu'il  a  en  général  proportionné  ces  trois  modes  de 
langage  à  la  condition,  aux  mœurs  des  personnages,  ou 
au  degré  d'importance  des  situations.  —  Mais  je  crois 
qu'il  y  a  eu  de  sa  part  précipitation  plutôt  que  prémé- 
ditation. Le  vers  dans  toutes  les  langues  suffit  à  tous  les 
besoins  de  la  pensée;  il  convient  à  Vadius  comme  à 
Joad,  à  madame  Pernelle  comme  à  Clytemnestre.  J'ai 
donc  employé  constamment  le  vers  alexandrin. 

Vingt  portraits  peuvent  ressembler  beaucoup  à  l'ori- 
ginal et  ne  pas  se  ressembler  entre  eux.  Il  en  sera 
ainsi,  j'espère,  de  mes  traductions  et  de  celles  qui  exis- 


12  ORLVr.ES    D'I-MILI-:    DtSCIIAMPS. 

tent  des  mêmes  ouvrages,  en  totalité  ou  en  partie. 
Cependant  on  trouve  quelques  vers  tout  faits  dans  le 
mot  à  mot  des  traductions  en  prose;  j'ai  dû  m'en  em- 
parer comme  tout  traducteur,  car  c'est  Shakspeare 
même.  Enfin,  dans  une  traduction  en  vers.il  y  a  tou- 
jours quelques  vides  ù  remplir;  j'ai  tâché  de  les  rem- 
plir par  des  pensées  et  des  expressions  shakspca- 
riennes. 

La  traduction  d'une  œuvre  littéraire  n'est  pas  comme 
la  copie  d'un  tableau,  qui  ne  demande,  et  c'est  déjà 
beaucoup,  qu'un  grand  talent  d'exécution.  Traduire, 
c'est  non-seulement  écrire,  mais  c'est  penser  dans  une 
autre  langue;  aussi  les  grands  traducteurs,  dans  toutes 
les  littératures,  sont-ils  classés  au  rang  des  grands 
auteurs.  L'art  d'écrire,  qu'il  s'ajjplique  à  la  traduction 
ou  à  la  haute  critique  comme  aux  œuvres  d'imagina- 
tion, àla  politique  comme  à  la  philosophie,  aux  sciences 
naturelles  comme  à  l'histoire  ou  ù  la  poésie;  l'art 
d'écrire,  s'il  est  porté  à  une  puissance  supérieure,  a 
droit  par  lui-même  à  tous  les  honneurs.  «  Le  style  c'est 
l'homme.  »  Ce  beau  mot  de  BuITon  trouve  mille  appli- 
cations diverses  et  toujours  justes. 

Les  traductions  sont  une  des  plus  belles  gloires  de 
notre  littérature  contemporaine.  Que  je  puisse,  par  les 
miennes,  arriver  à  quelque  estime  dans  l'esprit  des 
véritables  hommes  de  lettres,  et  je  me  croirai  trop  paj-é 
de  mes  travaux  et  de  mon  zélé  religieux  pour  Shaks- 
peare, qui  me  les  a  fuit  entreprendre.  Trop  heureux  si, 
en  dégageant  les  deux  chefs-d'œuvre  de  ce  grand  poëte 
de  quelques  longueurs  et  de  quelques  traces  de  mau- 
vais goût,  dont  son  siècle  est  plus  coupable  que  lui, 
j'ai  pu  faire  passer  dans  mes  vers  une  étincelle  de  son 
génie  ! 


PREFACE 

DE     PxOMÉO     ET     JULIETTE 

EDITION      DE       1803'. 


Dès  18/i4,  j'avais  publié  un  volume  contenant  mes 
traductions,  en  vers,  de  Macbeth  et  de  Roméo  elJulietle, 
de  Shakspeare,  avec  préface,  notes  et  commentaires. 

Dans  les  derniers  mois  de  18Zj8,  MM.  les  sociétaires 
du  théâtre  de  TOdéon  eurent  l'idée  de  monter  le  Mac- 
beth. Des  coupures  et  arrangements  nécessaires  me 
furent  demandés  pour  l'approprier  aux  exigences  de  la 
scène  française,  et  l'ouvrage  fut  donné  le  23  octobre 
de  la  même  année.  Les  représentations  se  suivirent 
sans  reliiche  pendant  plusieurs  mois. 

Et  à  ce  sujet,  je  ne  saurais  trop  reconnaître  le 
concours  aussi  affectueux  qu'éclairé  que  me  prêta 
M.  Mauzin,  alors  commissaire  du  Gouvernement  près 
le  théâtre  de  l'Odéon,  ni  oublier  le  zèle  et  le  talent 
remarquable  des  artistes  qui  ont  su  consolider  un  suc- 
cès dramatique  à  une  époque  des  plus  difficiles. 

Quelques  années  après ,  la  direction  actuelle  du 
théâtre  de  l'Odéon,  enhardie  sans  doute  par  l'indulgent 
accueil  fait  à  mon  Macbeth,  pensa  au  Roméo  et  Juliette, 
et  me  le  demanda  également  modifié  et  arrangé  dans 
quelques  parties.  L'ouvrage  allait  être  mis  à  l'étude, 
lorsque  M.  Fechter,  qui  devait  remplir  le  rôle  de  Roméo, 
tomba  gravement  malade  et  quitta  presque  à  la  fois 
l'Odéon  et  la  France. 

Le  départ  de  cet  éminent  artiste  suspendit  tout.  Les 
choses  en  restèrent  là. 

D'autres  espérances  que  j'avais  pu  concevoir  ne 
s'étant  pas  réalisées,  il  m'a  semblé  à  propos  de  prendre 

1.  Roméo  et  Juliette,  édition  pour  le  Théâtre.  —  Paris,  Amyot. 


li  OEUVRES   D'ÉMILi;   DESGIIAMPS. 

date,  et,  après  quelques  retouclics  nouvelles,  je  me  suis 
décidé  à  faire  imprimer  ma  traduction  de  Roméo  cl 
Juliette,  telle  que  je  la  comprends  pour  notre  théâtre. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  rappeler  que,  depuis  la  mort  de 
Shakspeare  et  même  de  son  vivant,  des  modifications 
essentielles  furent  introduites  dans  plusieurs  passages 
de  cette  tragédie,  surtout  au  premier  acte,  en  vue  de 
resserrer  ou  de  fondre  ensemble  des  scènes  éparses 
dont  la  diffusion  nuisait  à  l'intérêt  et  à  la  clarté.  — 
Tout  le  monde  connaît  la  variante  radicale  que  l'acteur 
Garrick  fit  subir  au  dénoùment  primitif  du  Romeo  et 
Juliette,  laquelle  s'est  vu  adopter  en  Angleterre,  comme 
dans  toute  l'Europe.  J'ai  dû  accepter  ces  combinaisons 
reconnues.  Les  miennes  se  bornent  au  rapprochement 
de  quelques  effets,  à  certaines  abréviations  dans  les 
dialogues,  à,  la  suppression  de  quelques  incidents  et 
changements  de  lieu  qui  m'ont  paru  inutiles,  et  au 
sacrifice  de  trois  ou  quatre  personnages  superflus.  — 
Les  divines  beautés  du  monument  original  se  manifeste- 
raient mieux,  selon  moi,  dégagées  des  rares  broussailles 
qui  l'obstruaient  encore.  Ces  légères  audaces  affirment 
une  fois  de  plus  mon  culte  pour  Shakspeare.  Quant  au 
style,  au  ton,  au  coloris  poétique,  je  me  suis  efforcé  d'y 
rester  fidèle.  Ce  serait  là  l'exquise  fidélité.  Ai-je  suffi  à 
une  partie  de  la  tâche?...  j'aurais  voulu  que  le  public 
fût  appelé  à  en  juger. 

Enfin,  voilà  mon  ouvrage.  —  Si  quelque  direction 
théâtrale  croit  pouvoir  le  monter,  elle  trouvera  dans 
cet  imprimé  toutes  les  indications  de  mise  en  scène  et 
de  décors,  les  explications  de  tout  genre  propres  à 
favoriser  la  complète  intelligence  de  l'œuvre,  comme  à 
en  faciliter  la  représentation. 

Si,  au  contraire,  mon  Romeo  et  Juliette  est  laissé  dans 
l'abandon,  si  même  des  traductions  plus  heureuses  se 
produisent,  j'aurai  du  moins  constaté  une  fois  de  plus, 
par  la  présente  publication,  le  triste  droit  d'aînesse  qui 
m'appartient,  et  nul  ne  pourra  m'accuser  de  réminis- 
cences dans  l'hypothèse  de  quelques  analogies  possibles. 

Versailles,  septembre  1803. 


A    MON  F  ri:  RE   ANTON  I 

Mon  frère,  mon  poêle  à  deux  lilres  chéri, 
L'ambilion  douteuse  où  7non  orgueil  aspire 
Est  d'avoir  fait  un  peu  pour  William  Shakspeare 
Ce  que  lu  fis  si  bien  pour  Dante  Alighieri. 

E.  D. 


MACBETH 

(de    shakspeare) 


TRAGEDIE      EN     CINQ      ACTES,     EN     VERS 

Représentée  pour  la  première  fois,  à   Paris,  sur  le  thé'itre  de  l'O'iéon 
le  23  octobre  1848 


PERSONNAGES  : 


OUNCAN,    roi  d'Ecosse,  ~0  ans. 

MACBETH,   premier  prince   du   sang,    général  des   armées   du  roi, 

30  ans. 

BANQUO,    aulro  général,  33  ans. 

MACDUFF,    tliane  de  Fifo,  GO  ans. 

LÉNOX,    capitaine  des  gardes  du  roi. 

Un  Médecin. 

SEYÏON,    serviteur  de  la  maison  de  Macbeth. 

Premier  Assassin. 

Second  Assassin. 

Un  Messager. 

Premier   Officier. 

Second    Officier. 

Lady    MACBETH,    25  ans. 

MALCOLM,    fils   aîné    durci,    16   ans.  ] 

DONALBAIN,  fils  cadet  du  roi,  12  ans.  Person-   /        „       ■     „,a 

'  '.         Rcpre-scnlés 

nage  muet.  > 

FLEANCE,    fils  de  Banquo,  15  ans.  Personnage    [  P''"'  ""^'^  tcrames. 

muet.  ; 
Une   Dame    d'Honneur. 

ANGUS,    seigoeur  écossais.  j 

M  E  N  T  E  T  H ,  autre  seigneur.  f  personnages   muets. 

Deux    Ch  AMBELL  ANS.  k 

SIWARD,    général    de  l'armée    anglaise.  / 
Premiîïre    Sorcière. 
Deuxième   Sorcière. 
Troisième   Sorcière. 
Première    Apparition. 
Deuxième    Apparition. 
Troisième    Apparition. 
HÉCATE.  —  Trois  Magiciennes. 

Dames,  Seigneurs,  Officiers,  Soldats,  Pages,  Servi- 
teurs, Suivantes,  Peuple.  —  L'Ombre  de  Banquo.  — 
Huit   apparitions   de   rois. 


La  scène  est  en  Ecosse,  excepté  à  la  fin  du  IV«  acte,  où  elle  se  passe 
en  Angleterre  (xi«  siècle). 


Nota.  —  Le  tcxle  public  ici  est  plus  complet  que  celui  des  éditions  pré- 
cédentes. L'édition  de  1848,  conforme  d  la  représentation,  avait  été  par- 
ticulièrement abréjée.  Voir  les  notes  de  l'auteur  à  la  /in  du  volume. 


MACBETH 


ACTE    PREMIER. 


SCENE     PREMIERE. 

(En  Ecosse.) 

Une  vaste  plaine  de  bruyères,  en  Ecosse,  voisine  du  champ  de  bataille, 
où  Macbeth  et  Banquo,  généraux  du  roi  Duncan,  combattent  les  re- 
belles. Montagnes  au  fond,  avec  des  sentiers  praticables.  —  Alarme 
derrière  le  théâtre.  La  foudre  gronde.  Paraissent  trois  sorcières  à  la 
lueur  des  éclairs. 

PREMIÈRE      SORCIÈRE. 

Quand  nous  remettrons-nous  à  notre  œuvre  ordinaire  ? 
Choisirons-nous  un  jour  de  pluie  ou  de  tonnerre? 

DEUXIÈME     SORCIÈRE. 

Quand  ils  n'auront  plus  cœur  au  travail  des  combats, 
Et  que  ce  tintamarre  aura  cessé  là-bas... 
Quand  sera  la  bataille  et  gagnée  et  perdue. 

TROISIÈME     SORCIÈRE. 

Avant  que  de  ces  monts  la  nuit  soit  descendue. 

PREMIÈRE     SORCIÈRE. 

Et  la  place?  Le  lieu? 

DEUXIÈME      SORCIÈRE. 

Ces  bruj'ères. 

TROISIÈME     SORCIÈRE. 

J'entends  : 
Pour  y  trouver  Macbeth  ! 

On  entend  un  miaulement. 


20  OEUVRES    D'É.MIEH   DESCIIAMPS. 

P R E .M I k RE      S 0 R C I  È R  E  . 

Graymalkin,  attends  ; 
J'y  vais,  j'y  vais. 

On  entend  un  croossement. 

DEUXIÈME      SORCIÈRE. 

Paddocke  appelle.  Tout  à  l'iieurc! 

L'horizon  s'éclaircit  peu  à  peu. 

TROISIÈME     SORCIÈRE. 

Le  ciel  sourit  au  loin...  Je  l'aime  quand  il  pleure. 

Éclat  de  rire  funèbre  des  trois  sorcières  :  Ah  !  ah  !   ah  ! 
PREMIÈRE      SORCIÈRE. 

Fuyons  sur  ces  brouillards.  L'horible  est  beau.  Le  beau 
Est  horrible.  —  Suivons  le  vol  noir  du  corbeau. 

EUes  disparaissent  au  fond  du  théâtre. 


SCENE   II. 

E.NTRENT,    d'un   côté   opposé,    LE    ROI   DUNCAN,    M.\LCOLM, 

DONALBAIN,    LÉNOX,    Suite. 

Fanfares   et  timbales  dans  la  coulisse. 

MAL  COL  M,  au  roi. 

Pourquoi,  loin  de  Foris,  sire,  en  ce  jour  d'alarmes, 
Vous... 

DUNCAN  ;    prenant  les  mains"des   deux  jeunes  princes. 

Si  l'âge  me  pèse  et  m'interdit  les  armes. 
Mes  fils,  j'ai  le  cœur  jeune,  et  je  veux  que  du  moins 
Mes  yeux  de  ces  grands  coups  soient  les  premiers  témoins. 
La  révolte  et  la  guerre,  en  leur  rage  homicide, 
S'acharnent,  et  peut-être  à  présent  se  décide, 
Parmi  tant  d'héroïsme  et  de  déloyauté, 
Le  destin  de  l'Ecosse  et  de  ma  royauté. 

Un     officier   blessé,     soutenu   par     deux    soldats,    descend  dts 
montagnes. 

Quel  est  cet  officier  couvert  de  sang  ?  J'espère 
Que  nous  saurons  de  lui  quelques  détails. 


MACBETH.  21 

MALCOLM. 

Mon  père, 
C'est  lui  qui  se  battit  en  si  vaillant  soldat 
Pour  me  sauver  des  fers  dans  mon  dernier  combat. 
Salut,  mon  brave  ami  ;  parle,  quelles  nouvelles  ? 
Dis-nous  ce  que  tu  sais  du  camp  et  des  rebelles? 

l'officier. 
La  victoire  indécise  a  balancé  longtemps 
Entre  eux  et  nous.  Ainsi  deux  nageurs  haletants 
S'efforcent  à  lutter,  de  front,  contre  les  ondes. 
Le  traître  Macdowald,  noir  sous  ses  tresses  blondes, 
Des  îles  du  couchant  et  des  îles  du  nord. 
Avait  reçu  la  veille,  un  belliqueux  renfort 
De  Kernes  voltigeurs  et  de  lourds  Galow-Glasses  ;  ' 
Et,  lâche  courtisane,  aux  honteuses  faiblesses, 
La  fortune  semblait  sourire  au  révolté, 
Et  lui  prostituer  sa  vénale  beauté... 
Mais  la  fortune,  lui,  ses  hordes  rugissantes 
Étaient  contre  Macbeth  des  forces  impuissantes. 
L'héroïque  Macbeth  —  ce  nom  doit  lui  rester  — 
Élancé  hors  du  camp  pour  ne  plus  s'arrêter. 
Les  yeux  étincelants  d'espoir  et  de  bravoure. 
Brisant  à  chaque  pas  l'obstacle  qui  l'entoure. 
Roulant  son  glaive  nu  parmi  les  rangs  troublés, 
Marchait  comme  la  faux  dans  l'épaisseur  des  blés. 
Tout  s'écartait.  —  Enfin,  terrible  de  visage, 
Jusques  à  Macdowald  il  se  fit  un  passage 
Et  ne  le  quitta  plus,  pressant  ses  flancs  hideux. 
Qu'il  n'eût,  d'un  dernier  coup,  fendu  son  corps  en  deux. 
La  tête  du  rebelle  est  clouée  aux  murailles. 

DLNCAX. 

0  mon  digne  cousin  !  noble  roi  des  batailles  ! 
Mon  bien-aimé  Macbeth! 

l'officier. 

Mais  comme  on  voit  souvent 
La  plus  forte  tempête  accourir  du  levant, 

1.  Prononcez  :  Gallo-tjlesses,  troupes  pesamment   armées,  tandis  que 
les  Kernes  étaient  armés  à  la  lésère. 


22  OEUVRES   D'EMILE   DESCHAMPS. 

D'où  le  soleil  répand  sa  lumière  suprême. 
Le  désastre  est  sorti  de  la  victoire  même. 
Écoute,  roi  d'Ecosse  :  —  A  peine  devant  nous 
Les  Kernes  s'enfuyaient  ou  pliaient  les  genoux, 
Que  le  chef  noruégien,  sur  de  promptes  dépêches. 
Recommença  l'attaque  avec  des  troupes  fraîches 
Dont  l'assaut  imprévu,  sous  leurs  propres  lauriers. 
Par  la  flamme  et  le  fer,  foudroya  nos  guerriers... 

DL^CA.N. 

Auraient-ils  effrayé  mon  général  fidèle 
Et  Banquo,  son  émule? 

l'officier. 

Oui,  comme  l'hirondelle 
Effraye  un  aigle  à  jeun  ou  le  daim  un  lion. 
Frappant  sur  les  fauteurs  de  la  rébellion, 
On  dirait  deux  béliers  d'airain,  aux  lourdes  charges. 
Tant  les  brèches  qu'il  font  sont  horribles  et  larges. 
On  dirait  que  l'esprit  de  fureur  les  tenta 
De  faire  avec  des  morts  un  autre  GoJgotha. 
Des  deux  parts  cependant  l'acharnement  redouble. 
Bientôt...  mais  je  me  sens  faible...  mon  œil. se  trouble, 
Et  ma  blessure  s'ouvre  et  demande  secours  !... 

D  U  A  G  A  N . 

Ton  récit  est  d'un  brave,  et  dans  tes  francs  discours 
Tout  respire  l'honneur,  comme  dans  tes  blessures. 
Qu'on  le  fasse  au  château  soigner  par  des  mains  sûres, 
Lénox. 

On    emmène     l'officier.    —     Entre   MacJufT    par    le    fond    du 
théâtre. 

MALCOLM. 

Voici  Macduff,  —  mais  quel  empressement 
Éclate  dans  ses  j^eux  !  il  a  certainement 
D'autres  nouvelles. 

DUIS'CAN. 

Place  au  vaillant  capitaine  ! 

MACDUFF. 

Dieu  conserve  le  roi  ! 


MACBETH.  23 

DUNCAN. 
D'où  viens-tu,  noble  tliane?  ^ 

MACDUFF. 

De  Fife,  roi  d'Ecosse,  où,  menaçant  les  cieux, 
Les  drapeaux  norwégiens  importunaient  nos  yeux. 
Noruay,  lui-même,  avec  ses  innombrables  hordes, 
Secondé  sourdement  par  ce  chef  de  discordes. 
Le  gouverneur  félon,  le  thane  de  Cawdor, 
Engagea  la  bataille,  et  plus  terrible  encor 
Par  tant  de  trahison  que  par  tout  son  courage. 
Dans  notre  camp  surpris,  tomba  comme  un  orage  ; 
Et  nos  soldats,  saisis  d'une  étrange  terreur, 
Fléchissaient...  quand  Macbeth,  —  c'était  un  empereur 
Ou  le  dieu  de  la  guerre  !  —  est  accouru.  Sa  bouche 
Provoque  hardiment  le  norwégien  farouche  ; 
Il  l'abat,  et  nous  rend  l'espérance  et  le  cœur. 
La  victoire  nous  reste. 

DUNCAN. 

0  Macbeth  !  cher  vainqueur  ! 
Mon  héros  ! 

MACDUFF. 

Maintenant  Swarno,  roi  de  Norwége, 
Vous  demande  la  paix...  de  peur  de  quelque  piège 
Il  lui  fut  interdit  d'enterrer  aucun  mort 
Sans  qu'à  Saint-Colmes-Inch,  il  déposât  d'abord 
Douze  mille  dollars  qui  sont  sous  notre  garde. 

DUCAN,    a  Macduff  et  à  Lénox. 

Le  thane  de  Cawdor,  et  ce  soin  vous  regarde, 
Doit  payer  de  sa  tête  un  complot  déloyal, 
Tous  deux  portez-en  l'ordre  avec  mon  sceau  royal, 
Et  transmettez  son  titre  à  Macbeth. 

Il   leur  remet  un  onneau. 

MACDUFF     ET     LÉNOX. 

Oui,  mon  maître. 


1.  Titane,  rrononcez  Tliènc,  titre  d'honneur  équivalant  à  gouverneur 
d^  province. 


24  OEUVP.HS    D'KMILK    DI- SCH AMPS. 

DLNCAN. 

Macbeth  a  bien  gagnu  ce  qu'a  perdu  le  traître  ! 

Tous    sortent.     Duncon    s'entretenant    encore,     à    voix    basse, 
avec  MacduCr  et  Lénox. 


SCÈNE   III. 

Les    trois    SORCIÈRES,  revenant  cliacuno  d'un   cûlé  difTérent, 
après  avoir  épié  à  plusieurs  reprises  pendant  la  scène  précédente. 

PREMIÈRE     SORCIÈRE. 

D'où  viens-tu  donc,  ma  sœur  ? 

DEUXIÈME      SORCIÈRE. 

De  tuer  le  pourceau. 

TROISIÈME     SORCIÈRE. 

Et  toi,  ma  sœur? 

PREMIÈRE      SORCIÈRE. 

Là-bas.  dans  le  fond  d'un  boisseau, 
La  femme  d'un  marin  épluchait  des  châtaignes. 
Puis  elle  mâchonnait,  mâchonnait...  «  Mille  duègnes! 
Donne-m'en,  ai-je  dit,  et  fais  vite.  »  —  «  Va-t'en 
Au  diable  !  »  a  répondu  sa  langue  de  Satan.  — 
Son  mari,  ce  matin,  est  parti  pour  Damiette 
Comme  patron  du  Tigre  ;  et  moi,  courte  et  fluette. 
Sous  la  forme  d'un  rat  sans  queue,  allons,  allons, 
Je  veux,  dans  un  tamis,  voguer  sur  ses  talons. 
Je  ferai,  je  ferai,  je  ferai... 

DEUXIÈME      SORCIÈRE. 

Je  te  donne 
Un  venl  du  nord. 

PREMIÈRE     SORCIÈRE. 

Très-bien. 

TROISIÈME     SORCIÈRE. 

Moi,  de  l'ouest. 

PREMIÈRE      SORCIÈRE. 

Trop  bonne. 


MACBETH.  25 

Et  moi  je  fais  agir  tous  les  autres  de  loin. 

Ahl  je  le  rendrai  jaune  et  sec  comme  du  foin  ! 

Le  sommeil  sur  ses  yeux,  fixes  comme  des  pierres, 

N'abaissera  jamais  le  rideau  des  paupières  ; 

Triste,  comme  un  proscrit,  durant  neuf  mois,  neuf  nuits, 

De  brûlante  insomnie  et  de  mortels  ennuis, 

11  vivra  pour  languir  et  détester  de  vivre  ! 

Et  si  du  gouffre  ouvert  son  vaisseau  le  délivre, 

Qu'il  soit  du  moins  battu  des  flots  comme  un  jouet 

Que  des  enfants  mutins  font  rouler  sous  leur  fouet! 

—  Voyez  ceci  ! 

DEUXIÈME     SOnCIÈRE. 

Quoi? 

PREMIÈRE      SORCIÈRE. 

C'est  le  pouce  d'un  pilote 
Noyé  devant  la  rade  où  revenait  sa  flotte... 

Bruit  de  tambour  dans  les  montagnes  du  fond. 
TROISIÈME     SORCIÈRE. 

Le  tambour!  le  tambour!  —  Macbeth  est  en  chemin  ! 

LES     TROIS     SORCIÈRES,     dansant  en  rond. 

Les  trois  fatales  sœurs  vont,  la  main  dans  la  main, 
Par  la  terre  et  les  mers,  et  jamais  ne  séjournent. 
Elles  tournent,  les  mains  dans  les  mains,  elles  tournent  ! 

DEUXIÈME    SORCIÈRE,    éclat  de  rire  infernal. 

Trois  fois  pour  toi. 

TROISIÈME     SORCIÈRE. 

Trois  fois  pour  moi. 

PREMIÈRE    SORCIÈRE. 

Trois  fois  encor. 

TOUTES     TROIS. 

Afin  de  compléter  le  nombre  neuf. 

PREMIÈRE     SORCIÈRE. 

Le  cor 
Et  les  tambours  ! 

V.  2 


'20  OEUVRES   D'EMILE   DESCHAMPS. 

DEUXIÈME     SORCIÈRE. 

Le  charme  est  accompli,  paix  ! 

Macbeth  et  Bonquo  descendent  des  montagnes  avec  leurs 
troupes,  musique  en  tète.  Défilé.  Évolutions.  Les  sorcières  se  sont 
retirées  sur  un  côté  du  théAtre. 

BANQUO,   ù   l'armée. 

Halte  ! 
Halte  ! 

PREMIÈRE     Sorcière,     montrant  Macbeth. 

Comme  aujourd'liui  la  victoire  l'exalte  ! 

MACBETH. 

Banque,  la  plaine  au  loin  n'est  qu'un  vaste  tombeau. 

Je  n'ai  pas  vu  de  jour  si  terrible  et  si  beau! 

Si  terrible,  en  effet,  car  dans  aucune  histoire, 

On  n'a  d'autant  de  sang  acheté  la  victoire  ; 

Si  beau,  car  du  plus  cher  et  du  plus  saint  des  rois, 

Mon  fer,  dans  ce  sang  même,  a  retrempé  les  droits  ! 

BAAQUO. 

Combien  jusqu'à  Foris  avons-nous  de  journées, 
Macbeth?... 

Apercevant  les  sorcières. 

Mais,  quelles  sont  ces  têtes  décharnées, 
Ces  êtres  monstrueux  vêtus  bizarrement? 
A  leurs  traits,  à  leur  taille,  à  leur  accoutrement. 
On  ne  dirait  jamais  des  enfants  de  la  terre. 
Hs  y  marchent  pourtant.  Quel  étonnant  mystère? 
Existez-vous  ou  non?  vois-je  ce  que  je  vois? 
Pouvez-vous  toucher  l'homme  et  répondre  à  sa  voix  ? 
Vous  paraisssez  m'entendre,  en  appuyant  ensemble 
Votre  doigt  dépouillé  sur  vos  lèvres.  —  11  semble 
A  vous  voir...  vous  seriez  des  femmes,  dirait-on, 
Sans  cette  barbe  épaisse  à  votre  dur  menton, 

MACBETH. 

Parlez,  si  vous  pouvez  ;  esprit,  forme  incertaine, 
Qu'êtes-Yous?  répondez,  ou... 

première    sorcière. 

Salut,  ^lacbeth,  thane 
De  Glamis  ! 


MACBETH.  27 

DEUXIÈME     SORCIÈRE. 

Ah  !  salut  !  thane  de  Cawdor? 

MACBETH,     étonné. 

Quoi  ? 

TROISIÈME     SORCIÈRE. 

Salut,  Macbeth  !  salut!  un  jour,  tu  seras  roi  ! 

BANQUO,    à  Macbeth. 

Pourquoi  frémir?  —  Ce  sont  des  honneurs,  un  royaume! 

Aux  sorcières. 

Parle  ciel!  Tenez-vous  de  l'homme  ou  du  fantôme? 
Dites.  —  Vous  saluez  mon  noble  compagnon 
D'un  illustre  avenir,  d'un  grand  et  nouveau  nom 
Et  d'un  royal  espoir;  il  s'épouvante  et  doute... 
Vous  ne  me  parlez  pas  à  moi,  qui  ne  redoute 
Et  ne  cherche  de  vous  ni  haines  ni  faveurs. 
Pourtant,  vous  imposez  à  mes  esprits  rêveurs... 
Eh  bien,  si  vous  pouvez  de  vos  regards  immenses. 
Dans  les  germes  du  temps  démêler  les  semences 
Qui  doivent  prospérer  ou  doivent  avorter, 
Parlez-moi,  je  suis  calme  et  peux  tout  écouter.  — 
Je  vois  vos  rudes  mains  remuer  pour  se  joindre  ! 
Est-ce  l'instant? 

PREMIÈRE   SORCIÈRE. 

Salut! 

DEUXIÈME    SORCIÈRE. 

Salut! 

TROISIÈME    SORCIÈRE. 

Salut! 

PREMIÈRE    SORCIÈRE. 

Bien  moindre 
Que  Macbeth  et  plus  grand  ! 

DEUXIÈME    SORCIÈRE. 

Moins  heureux  et  cent  fois 
Plus  heureux  que  Macbeth  ! 

TROISIÈME    SORCIÈRE. 

De  toi  naîtront  des  rois. 
Et  tu  ne  dois  pas  l'être! 


28  OEUVRES  D'KMILE   DESCHAMPS. 

BANQUO. 

Ail!  prédictions' folles! 
Quel  sens  réel  peut-on  clierclior  sous  vos  paroles? 
Enfin,  de  lui,  de  moi,  si  le  destin  voulut... 

LES    TROIS     SORCliORES,    en  reculant. 

Salut,  Macbeth,  Banque!  Banque,  Macbeih,  salut! 

MACBETH. 

Restez,  funestes  sœurs.  Dites-m'en  davantage. 

Sinel  mort  à  l'instant,  je  suis,  par  héritage, 

Thane  de  Glamis,  mais  thane  de  Cawdor  ?  —  Non. 

Et  comment  en  aurais-je  et  le  rang  et  le  nom? 

Le  thane  de  Cawdor  vit,  puissant  et  prospère.  — 

Enfin,  devenir  roi  n'est  pas  ce  que  j'espère, 

Ni  ce  que  je  pourrais  sans  folie  espérer. 

Ni  thane  de  Cawdor,  non  plus.  —  C'est  délirer  I  — 

Parlez  :  d'où  tenez-vous  ces  avis  fantastiques? 

Et  pourquoi,  dans  quel  but  vos  saints  prophétiques. 

Vos  discours  imparfaits,  qu'on  ne  s'explique  pas, 

Sur  ce  champ  de  bruyère  arrêtent-ils  nos  pas? 

Je  l'ordonne,  parlez,  c'est  trop  lontemps  vous  taire. 

Les   sorcières  disparaissent  sous  la  terre  avec  un  éclat  de  rire 
lugubre  :  Ah!  ah!  ah! 

BANQUO. 

Voyez,  comme  des  eaux  s'élever  de  la  terre 
Des  bulles  d'air,  c'est  tout. 

MACBETH. 

Ce  qu'on  croyait  vivant 
S'est  dissipé  soudain,  comme  une  haleine  au  vent! 
Pourquoi  m'ont-elles  fui?  Connaissons-nous  les  causes 
De  rien  ? 

BANQUO. 

Avons-nous  vu  réellement  ces  choses 
Dont  nous  parlons?  —  Ou  bien,  n'aurons-nous  pas  sucé 
De  cette  herbe  perfide,  et  qui  rend  insensé? 

MACBETH. 

Tout  n'est  dans  l'univers  que  mystère  et  qu'emblème. 
—  Vos  enfants  seront  rois! 


MACBETH.  29 

BAXQUO. 

Vous  serez  roi  vous-même! 

MACBETH,    avec  un  rire  d'incrédulilé. 

Et  thane  de  Cawdor,  n'est-ce  pas? —  c'est  ainsi 
Qu'elles  l'ont  prédit? 

BANQUO. 

Mot  pour  mot.  —  Qui  vient  ici? 

Entrent  :  Lénox  et  Macduff,  suite. 
MACDUFF. 

Le  roi,  Macbeth,  a  su  la  défaite  rapide 
Des  révoltés,  soumis  par  un  bras  intrépide. 
Tout  haut  il  vous  admire,  et  voit  avec  bonheur 
Son  parent  le  plus  proche  obtenir  tant  d'honneur. 
Dans  la  même  journée,  et  par  une  autre  route 
Il  vous  retrouve  encore  apportant  la  déroute 
Aux  soldats  norwégiens,  et  régnant,  calme  et  fier 
Sur  ces  tableaux  de  mort,  tracés  par  votre  fer. 
Les  courriers  se  suivaient,  prompts  comme  la  pensée; 
Et  tous,  devant  Duncan  et  sa  cour  empressée 
Étalaient  le  récit  de  vos  fameux  exploits, 
Qui  lui  donnent  le  trône,  une  seconde  fois. 

LÉNOX. 

Nous  sommes,  tous  les  deux,  envoyés  du  monarque 
Afin  de  vous  conduire  en  ses  bras. 

MACDUFF. 

Et,  pour  marque 
De  plus  rares  honneurs,  je  viens,  de  par  le  roi, 
Macbeth,  vous  saluer  thane  de  Cawdor. 

MACBETH,   stupéfait. 

Moi? 

MACDUFF. 

Salut  donc,  noble  thane,  et  sous  ce  nouveau  titre! 
Il  est  le  vôtre.  . 

BANQUO,    à  part. 

L'enfer,  du  sort  est-il  l'arbitre! 


30  OEUVRES   D'ÉMILi:  DESCHAMPS. 

MACDETH. 
Le  thanc  de  Cawdor  est  vivant  —  arrêtez! 
Pourquoi  me  revêtir  d'ornements  empruntés? 

LKNOX. 

11  vit,  mais  sous  le  poids  d'une  juste  sentence, 
Il  ne  possède  plus  qu'une  courte  existence. 

MACBETH,   a  part. 

Quoi  !  thane  de  Glamis  !  et  thane  de  Cawdor  ! 

Mais,  le  troisième  nom,  le  plus  grand  manque  encor! 

A  Macduff. 

Je  vous  rends  grâce. 

BANQDO   à  Macduff  et  à  Lénox. 

Un  mot,  plus  loin,  je  vous  supplie. 

Us  s'éloignent  tous  trois. 
MACBETH,  absorbé  dans  ses  pensées. 

Leur  seconde  promesse  est  bien  vite  accomplie  ! 
Deux  vérités!  —  Voilà  le  prélude  éclatant 
De  la  scène  royale,  où  le  trône  m'attend. 
La  fortune  est  pour  moi  clairement  décidée. 
Si  le  roi  mourait...  Ah!  d'où  vient  qu'à  cette  idée 
Mes  cheveux  sur  mon  front  se  dressent  de  terreur. 
Et  que  mon  cœur  se  gonfle  en  bondissant  d'horreur. 
Et  bat  mes  flancs,  poussé  d'une  force  subite 
Comme  un  marteau,  battant  la  cloche  qu'il  habite! 
Mais...  si  le  roi  mourait  !  non,  plutôt  le  néant! 
L'acte  même,  je  crois,  serait  moins  effraj-ant 
Que  la  seule  pensée,  ombre  qui  dans  mon  être 
Comme  un  rêve  sans  forme  à  peine  vient  de  naître, 
Cette  image  du  crime  a  déjà  son  arrêt. 
Loin  de  moi,  tentateur!  —  Cependant...  s'il  mourait! 
—  Rien  n'existe  plus  là  que  ce  qui  n'est  qu'un  songe. 

BANQUO,  se  rapprochant  avec  Macduff  et  Lénoi. 

Dans  ses  réflexions  voyez  comme  il  se  plonge  ! 

MACBETH,  toujours  à  part. 

Si  le  destin  le  veut,  qu'il  me  fasse  roi...  mais, 
Que  je  fasse  un  seul  pas  vers  le  trône...  jamais! 

n  tira  un  crayon  et  un  papier. 


MACDETH.  31 

BANQUO,  îi  MacJulT. 

Les  honneurs  qu'il  reçoit  et  dont  il  fait  l'épreuve, 
Sont  comme  des  habits  de  forme  toute  neuve 
Qui  ne  se  moulent  bien,  sur  la  taille  ajustés, 
Que  lorsqu'un  peu  de  temps  nous  les  avons  portés. 

MACBETH,  à  un  soldat,  lui  remettant  le  billet  qu'il  vient  d'Ocrire. 

A  lady  Macbeth,  cours. 

Le  soldat  sort. 

A  part. 

S'il  meurt  et  que  je  vive. 
Ses  fils  n'ayant  point  l'âge,  à  moi  le  trône  !  —  Arrive 
Ce  qui  doit  arriver!  —  L'heure  avance  toujours, 
Et  marche  également  parmi  les  mauvais  jours... 

BANQUO. 

Cher  Macbeth,  vos  amis  sont  tout  prêts  à  vous  suivre. 

MACBETH. 

Pardon,  dans  mon  cerveau,  comme  dans  un  vieux  livre 
Je  cherchais  follement  des  choses...  Ce  n'est  rien. 
Allons  trouver  le  roi,  messieurs. 

A  Banquo. 

Songez-y  bien. 
Et  sur  ces  grands  objets  nous  pourrons  nous  entendre. 

BANQUO. 

Volontiers. 

MACBETH. 

A  Foris,  messieurs,  sans  plus  attendre. 

Ils  sortent  tous  —  l'armée  suit  —  musique  et  tambours. 


SCENE  IV. 

Une  salle  étroite  au  palais  de  Foris. 
(En  Ecosse.) 

Entrent  DUNCAN,    MALCOLM,    DONALBAIN,    Suite. 

Fanfare  et  timbales  dans  la  coulisse. 

DUNCAN. 

A-t-on  exécuté  Cawdor?  —  Les  deux  agents 


32  OEUVRES   D'EMILE   DESCIIAMPS. 

Chargés  de  ce  devoir,  son  bien  peu  diligents. 

MALCOLM. 

Sans  doute  le  moment  de  leur  retour  approclie, 
Mais  je  viens  de  laisser  près  de  la  grande  roclie 
Deux  hommes  qui  l'ont  vu  mourir.  —  Il  s'est  montré 
D'un  repentir  si  beau  devant  tous  pénétré, 
Que  son  trépas  absout  sa  vie  et  sa  mémoire. 
Calme,  il  s'est  avancé  vers  l'heure  expiatoire 
En  stoïque  guerrier,  qui  voit  le  plus  grand  bien 
Comme  une  chose  vile,  et  le  perd  comme  rien. 

DUNCAN. 

Dans  les  traits  du  visage  ou  ne  lit  donc  point  l'ùme! 
J'aurais  donné  mon  trône  en  garde  à  cet  infâme  ! 
—  Qui  s'avance  vers  nous?... 

Entrent  :  Macbeth,  Banque,  Macduff  et  Lénox. 
A  Macbeth. 

0  mon  féal  cousin  ! 
Déjà  l'ingratitude  a  pesé  sur  mon  sein. 
Tes  exploits  ont  marché  si  vite,  qu'on  doit  craindre 
Que  la  reconnaissance  ait  peine  à  les  atteindre! 
Plût  au  ciel  que  ton  nom  fût  moins  grand  en  efTet. 
Je  pourrais  mesurer  le  salaire  au  bienfait; 
Mais  ton  roi  n'est  qu'un  homme,  et  je  vois,  plus  j'y  pense, 
Ton  mérite  au-dessus  de  toute  récompense  ! 

MACBETH,   avec  effusion. 

Ma  vie  est  votre  bien  ;  et  ma  fidélité 
D'elle-même  se  paye.  —  A  Votre  Majesté 
Appartient  le  tribut  de  mon  devoir;  leur  chaîne, 
Si  légère  à  porter  qu'elle  se  sent  à  peine. 
Nous  lie  à  vos  destins  bénis  et  triomphants. 
Comme  des  serviteurs  heureux,  et  des  enfants 
Qui  ne  font  ici-bas  que  ce  qu'ils  doivent  faire 
En  sacrifiant  tout  pour  leur  maître  et  leur  père. 

Il    se  prosterne  —  Dunean   le    relève. 
DUKCAX,   remettant  à  Macbeth  un  parchemin. 

De  ton  titre  conquis  reçois  le  noble  sceau. 
Ta  fortune,  Cawdor,  est  un  jeune  arbrisseau 


MACBF/riI.  33 

Qui  prendra,  sous  mes  mains,  la  plus  haute  croissance. 

A  Banque. 

Tu  n'as  pas  moins  de  droits  à  ma  munificence, 
0  toi,  comme  Macbetli  et  fidèle  et  vaillant! 
Viens,  Banquo,  sur  mon  cœur,  d'ivresse  défaillant. 

BAKQUO. 

Ah  !  tout  le  sang  du  mien... 

DUNCAN. 

Tant  de  bonheurs  ensemble 
Sont  prêts  à  déborder  du  cœur  qui  les  rassemble  ; 
Tant  de  joie  a  besoin  de  se  voiler  de  pleurs, 
Et  cherche  à  s'apaiser  sous  de  sombres  couleurs. 
0  Malcolm,  Donalbain,  je  suis  vieux  pour. le  trône, 
Oui,  thanes,  nous  voulons  transmettre  la  couronne 
A  l'aîné  de  nos  fils.  Malcolm  est,  dès  demain 
Prince  de  Cumberland,  et  mon  sceptre  en  sa  main 
Sera  remis,  le  jour  de  sa  seizième  année. 

Mouvemenl  de  Macbeth. 
A  Malcolm. 

Trois  mois  s'écouleront  avant  cette  journée  ; 
Si  Dieu,  qui  bien  longtemps  a  voulu  m'épargner, 
Me  prend,  sans  que  tu  sois  en  âge  de  régner, 
A  notre  cher  cousin  appartient  la  régence. 
Avec  lui,  promets-moi  d'agir  d'intelligence 
En  toute  chose.  —  Alors,  mon  fils,  je  m'en  irai 
Sur  le  sort  de  l'Ecosse  et  le  tien  rassuré. 
Puis,  quand  tu  seras  seul  au  trône  des  ancêtres, 
Rappelle-toi  toujours  que  les  rois  ne  sont  maîtres 
Que  d'ordonner  le  bien  pour  conquérir  l'amour. 

MALCOLJI. 

Dieu  du  ciel  !  —  Que  jamais  ne  se  lève  le  jour 

Où  d'un  roi,  votre  image  et  que  tout  le  monde  aime, 

Mon  jeune  front,  en  deuil,  ceindrait  le  diadème! 

DUîJCAN. 

Il  faut  se  tenir  prêts  à  tous  événements. 
iMylords,  mon  fils  reçoit  d'avance  vos  serments. 

n  présente  Malcolm   à  tous  les  seigneurs  qui  le  saluent. 


34  ŒUVRES    D'EMILE   DESCHAMPS. 

MACDUFF. 

Ail  !  sire,  comme  il  a  vos  vertus  on  partage, 
De  notre  amour  fidèle  il  aura  l'héritage. 

DUNCAN. 

Merci  de  cette  foi  que  vous  lui  reportez. 
—  Je  pars  pour  Inverness;  vous  tous,  vous  m'escortez. 
Je  veux,  dans  ton  château,  Macbeth,  par  ma  présence, 
(Consacrer  ton  service  et  ma  reconnaissance. 

MACBETH,  enproieJiune  profonde  agitation,  à  part. 

Grand  Dieu  ! 

Haut. 

Le  repos,  sire,  est  fatigue  pour  moi, 
Sitôt  que  je  ne  puis  l'employer  pour  mon  roi. 
Souffrez  donc  que  je  sois  votre  courrier  moi-même, 
Et  qu'à  lady  Macbeth  de  cet  honneur  suprême 
J'aille  porter  l'avis,  selon  mes  vœux  trop  lent. 

DUNCAN. 

Mon  cher  Cawdor! 

MACBETH,    à  part  en  sortant. 

Malcolm,  prince  de  Cumberland  ! 
Voilà  sur  mon  chemin  de  funestes  obstacles... 
Il  faudrait  plus  d'un  crime...  ou  par  trop  de  miracles! 

DUNCAN. 

Oui,  Banquo,  sur  sa  foi  je  puis  me  reposer, 
Il  est  brave  et  loyal. 

A  sa  suite. 

Allez  tout  disposer! 

Ils  sortent  tous,  fanfares  et  timbales  dans  la  coulisse. 


MACBETH.  Ï5 

SCÈNE     V. 

(Toujours  en  Ecosse.) 

L'entrée  extérieure  du  château  d'Inverness,  sur  la  droite,  avec  un  perron 
praticable.  —  Parc  au  fond. 

LADY    MACBETH   descendant  le  perron,  tenant  en  main 
la  lettre  de  son  mari,   qu'elle  continue  de  lire. 

«  Elles  m'ont  apparu  telles  que  des  fantômes, 
a  j'ai  pu  reconnaître  à  d'étranges  symptômes 
Qu'elles  ont  un  génie  au-dessus  des  humains. 
Quand  je  les  suppliais  de  la  voix  et  des  mains, 
De  rester  quelque  temps  de  plus  pour  me  répondre, 
En  légères  vapeurs  j'ai  vu  leurs  corps  se  fondre. 
Tandis  que  j'étais  là,  muet  d'étonnement, 
Des  envoyés  du  roi  sont  honorablement 
Venus  me  saluer  thane  de  Cawdor.  —  Songe 
Dans  quel  trouble  nouveau  cette  faveur  me  plonge; 
C'était  bien  sous  ce  nom  que  les  sœurs  du  destin, 
M'avaient  parlé  d'abord,  ajoutant  pour  certain  : 
Salut!  Tu  seras  roi  !  —  Garde,  jiia  bien-aimée, 
Toute  cette  aventure  en  ton  cœur  renfermée. 
J'embrasse  notre  enfant...  » 

Quoi!  Cawdor  et  Glamis! 
Tu  seras,  cher  époux,  tout  ce  qu'on  t'a  promis  ! 
Et  cependant,  je  crains  ta  nature  trop  douce; 
Quand  le  but  te  séduit,  le  moyen  te  repousse. 
Tu  n'es  pas  sans  avoir  beaucoup  d'ambition. 
Mais  l'audace  chez  toi  manque  à  l'intention. 
Tu  voudrais,  plein  d'orgueil  ensemble  et  de  faiblesse, 
Usurper  sans  forfait,  grandir  avec  noblesse, 
Sans  labourer  le  champ,  largement  recueillir. 
Et  de  la  trahison  profiter  sans  trahir... 
Pitié!...  Ce  que  Macbeth  au  jour  même  préfère 
Crie  au  fond  de  son  cœur  :  voilà  ce  qu'il  faut  faire  ! 
Oui,  pour  avoir  ce  bien  —  que  tu  posséderas  — 
Il  faut,  Macbeth,  il  faut  cet  acte  que  ton  bras 


38  OEUVRES   D'EMILE   DESCIIAMPS. 

Craint  de  commettre,  plus  que  ton  cœur  ne  désire 

Qu'il  ne  soit  pas  commis.  —  Viens,  que  ma  voix  t'inspire 

La  force  de  briser  tout  ce  qui  peut  encor 

T'empêcher  de  porter  la  main  au  cercle  d'or 

Qui  voltige  à  tes  yeux,  et  dont  la  destinée 

Veut  montrer  noblement  ta  tète  couronnée  ! 

SeyioD  entre. 

—  Que  veut  Sey ton? 

SEYTON. 

Le  roi,  ce  soir,  arrive  ici. 

LADY    MACBETH,    émue  et  surprise. 

Dans  Inverness  !  le  roi!...  S'il  en  était  ainsi 
Ton  maître  aurait  voulu  m'en  avertir  sans  doute. 

SEYTON. 

Rien  n'est  plus  vrai,  madame,  et  mon  maître  est  en  route. 
Un  courrier  le  devance,  et,  venu  de  si  loin, 
De  fatigue  épuisé!... 

LADY    MACBETH. 

Va,  qu'on  en  prenne  soin  ! 

Seyton  sort. 

Accourez  tous,  esprits  de  meurtre  et  de  ténèbres 
Qui  soufflez  dans  les  cœurs  les  actions  funèbres; 
Venez,  dépouillez-moi  de  mon  sexe;  —  venez 
Me  remplir  tout  entière,  à  mon  être  enchaînés. 
D'une  férocité,  libre  de  terreurs  vaines  ; 
Épaississez  mon  sang  âpre  et  froid  dans  mes  veines, 
Fermez  soigneusement  tout  passage  au  remord  ; 
Rendez  la  pitié  sourde  à  mes  projets  de  mort. 
N'importe  où  vous  soyez,  substances  invisibles. 
Habiles  à  saisir  l'instant  d'être  nuisibles, 
Oh!  venez  dans  mon  sein  changer  le  lait  en  fiel! 
Et  toi,  nuit  de  l'enfer,  cache-moi  bien  le  ciel; 
Q\ie  mon  poignard  aveugle  aille  à  son  but  dans  l'ombre. 
Et  que  le  ciel  ne  puisse  entrevoir  mon  pas  sombre 
Et  me  crier  :  «  Arrête,  arrête!  »  avant  le  but. 

Macbetli  entre  par  les  Jardins. 
Avec  une  explosion  de  joie. 

Glamis  !  noble  Cawdor  !  plus  grand  par  le  salut 


MACBETH.  37 

Qui  suivit  ces  deux  noms;  viens,  gloire  de  ma  vie; 
Hors  du  présent  obscur  ta  lettre  m'a  ravie  ; 
Je  suis  reine  !  je  sens  exister  l'avenir  ! 

MACBETH,   pensif. 

Chère  lady,  Duncan ,  tu  le  sais,  va  venir. 

LADY  MACBETH. 

Et  quand  partira-t-il  ? 

MACBETH. 

Demain. 

LADY    MACBETH. 

Jamais  !  —  Cher  thane, 
Votre  front  de  votre  âme  est  l'image  certaine. 
Ces  hommes  y  pourraient  voir  d'étranges  objets. 
Sous  un  visage  égal  masquez  tous  vos  projets. 
Qu'un  air  de  joie  au  lieu  de  cet  aspect  farouche 
S'allume  dans  vos  yeux,  brille  sur  votre  bouche! 
Soyez  la  douce  fleur  qui  cache  le  serpent  ; 
Le  serpent  mord  dans  l'ombre  et  s'élève  en  rampant. 
Honorez  l'hôte  auguste  admis  à  votre  table. 
Et  vous  me  chargerez  du  travail  redoutable 
De  cette  nuit,  après  lequel  vos  nuits,  vos  jours, 
N'auront  plus  que  les  soins  du  trône,  pour  toujours! 

Fanfares  et  timbales  en  dehors  annonçant  rarrivée  du  roi. 
MACBETH,  de  plus  en  plus  troublé. 

Le  roi!...  Nous  reprendrons  cet  entretien  funeste... 
Je  n'ose  me  montrer... 

LADY     MACBETH. 

Éloignez-vous,  je  reste. 

Macbeth  se  relire  dans  les  allées  du  parc. 


38  OEUVRES  D'EMILE  DESCHAMPS. 


SCÈNE  VI. 

DUNCAN,    MALCOLM,    DONALBAIN, 

BANQUO    et    FLEANCE,    son    fils,   MACDUFF,    LÉNOX, 

Deux   Chambellans,  Suite.  — Nouvelles  fanfares 

et  timbales. 

Tandis  que  le  cortège  du  roi  s'avance  par   le  fond   du  théâtre, 
lady  Macbeth  s'est  rapprochée  du  chAteau,  et  elle  fait  signe  à  ses 
dames  de  venir  au-devant  du  roi. 
DUNCAN. 

Ce  château  me  paraît  dans  un  site  charmant, 
Un  air  doux  à  l'entour  vole  légèrement. 

BANQUO. 

Cet  hôte  des  étés,  qui  se  plaît  dans  les  temples, 

Le  martinet  nous  dit,  par  ses  propres  exemples, 

En  se  fixant  ici,  que  l'haleine  des  cieux 

Caresse  avec  amour  et  parfume  ces  lieux. 

Pas  une  frise,  pas  un  seul  angle  propice 

Où,  paisible  et  caché  comme  en  un  saint  hospice, 

11  n'ait  de  ses  petits  suspendu  les  berceaux... 

J'ai  toujours  vu  qu'aux  lieux  aimés  de  ces  oiseaux 

L'air  a  plus  de  douceur  et  de  délicatesse. 

A  ce   moment  lady  Macbeth,    qui   s'avance    avec  sa   suite,  est 
aperçue  du  roi. 

DUNCAN. 

Voyez,  voyez,  mylords,  notre  honorable  hôtesse  ! 

A  lady  Macbeth. 

L'amitié  qu'on  vous  porte  entraîne  bien  souvent 
Des  soins,  des  embarras,  dont  en  nous  recevant 
Votre  fidélité  nous  rend  grâce  à  nous-mème. 

LADY   MACBETH,   s'inclinant. 

C'est  une  dette  sainte,  et  notre  zèle  extrême 
Fùt-il  doublé  cent  fois,  ô  mon  maître  et  seigneur. 
Serait  toujours  cent  fois  au-dessous  de  l'honneur 
Dont  Votre  Myjesté  comble  notre  famille; 
L'éclat  de  vos  faveurs  sur  nous  s'étend  et  brille 
A  tel  point  que  jamais... 


MACBETH.  39 

DUNCAN,  la  relevant. 

Nous  n'apercevons  pas 
Le  tliane  de  Cawdor.  —  Nous  courions  sur  ses  pas, 
Mais  l'amour  plus  rapide  aiguillonnait  son  âme. 
Nous  serons,  cette  nuit,  votre  hôte,  noble  dame. 

LADY   MACBETH. 

Sire,  Macbeth  s'apprête  à  se  joindre  avec  nous, 
Trop  heureux  de  pouvoir  vous  servir  à  genoux  ! 

DUNCAN,  présentant  ses  fils  à  lady  Macbeth. 

Malcolm  et  Donalbain,  son  frère  ;  je  demande 
Qu'un  peu  de  vos  bontés  sur  mes  fils  se  répande. 

Lady  Macbeth  et  les  jeunes  princes  se  saluent. 
Le  ROI,  remettant  une  bague  à  lady  Macbeth. 

Acceptez  ce  rubis,  souvenir  précieux. 

Que  je  tiens  d'une  reine,  et  qui  vous  sied  au  mieux. 

LADY   MACBETH. 

Ah  !  sire  !... 

DUNCAN. 

Voire  main  ;  guidez-nous  vers  notre  hôte, 
Nous  n'avons  pour  personne  une  estime  plus  haute. 

LADY    MACBETH,   avec  un  respect  hypociite. 

Que  béni  soit  le  jour,  où  dans  notre  foyer 

Dieu,  qui  connaît  les  cœurs,  daigna  vous  envoyer! 

Ils  se  dirigent  tous  vers  le  château.  A  ce  moment  Macbeth 
paraît  hors  des  allées  du  parc.  Il  frémit  à  l'instant  où  le  roi  mot 
le  pied  sur  le  perron. 

MACBETH,   avec  une    terreur  comprimée. 

Il  monte  !  Arrêtez  !  Ciel  !  il  a  franchi  l'entrée  ! 
Il  va  prendre,  avec  nous,  place  au  festin  d'Atrée! 
Allons,  et  puisse,  au  fond  de  ce  cœur  combattu. 
L'aspect  du  saint  vieillard  rallumer  ma  vertu  I 

Il   suit  de   loin   le  corlége  qui  est  entré  dans  le  château. 
FIN      DU      PUCMIER       ACTE. 


ACTE    DEUXIEME. 


SCliNE   PREMIÈRE. 

(En   Ecosse.) 

Un  petit  salon  dans  le  chiiteau  d'inverness.  —  Larges  arcades  donnant 
au  fond  sur  une  galerie.  —  Musique  dans  l'éloignement.  —  Des  pages 
et  des  serviteurs  passent  dans  la  galerie  et  sont  occupés  au  service  du 
roi  qui  soupe  dans  une  salle  voisine.  —  Nuit.  —  Le  théâtre  est  éclairé 
par  deux  candélabres. 

Entre    MACBETH,  pensif. 

Si  tout  finissait  lii  quand  l'action  est  faite, 

On  courrait,  le  cœur  libre,  à  la  sanglante  fête  ! 

Tarder  serait  stupide;  —  oui,  si  l'assassinat 

Tranchait  tout  à  la  fois;  qu'un  seul  coup  terminât 

La  chose...  et  ce  qui  suit;  qu'on  pût  dire  en  soi-même  : 

Tout  est  fini,  du  moins  jusqu'à  l'heure  suprême. 

Ici-bas,  sur  ce  bord,  sur  cet  écueil  du  temps... 

Avec  notre  forfait  nous  vivrions  contents, 

Et  nous  aborderions,  au  hasard,  l'autre  vie  ! 

Mais  non,  d'un  prompt  arrêt  l'action  est  suivie, 

Hélas!  et  c'est  ici  que  nous  le  subissons. 

On  ne  fait  qu'enseigner  de  sanglantes  leçons. 

Qui  sur  leur  propre  auteur  retournent  plus  fatales. 

La  justice,  au  long  glaive,  aux  balances  égales, 

A  nos  lèvres  bientôt  rapporte  pour  boisson 

Le  calice  où  nos  mains  versèrent  le  poison... 

On  entend  des  toasts. 

Et  d'ailleurs,  ce  Duncan  est  juste  entre  les  justes; 
Il  a  toujours  rempli  ses  fonctions  augustes 
Avec  tant  de  bonté  pour  ses  peuples  charmés, 
Que  ses  vertus,  ainsi  que  des  anges  armés, 
Élèveraient  leur  voix  d'airain  contre  mon  crime. 
Comme  au  jour  où  le  ciel  tonnera  dans  rabîme. 


MACBETH.  ii 

Pour  presser  mon  projet  je  n'ai  d'autre  aiguillon 
Que  cette  insatiable  et  folle  ambition, 
Serpent  maudit,  gonflé  d'orgueil  et  de  bassesse. 
Qui  se  tourne,  s'élance  et  retombe  sans  cesse. 

Entre  lady  Macbetli  par  le  fond. 

—  Eh  bien! 

LADY    MACBETH. 

Les  hommes  seuls  restent  avec  le  roi, 
On  sert  les  vins;  mais  vous,  si  brusquement  pourquoi 
Quitter  la  salle? 

MACBETH. 

Il  m'a  redemandé? 

LADY    MACBETH. 

Sans  doute... 
Je  vous  ai  dit  souffrant. 

MACBETH. 

C'est  vrai...  tiens...  je  redoute... 
Nous  n'avancerons  pas  plus  loin  dans  ce  projet. 
Quel  roi  de  tant  d'honneurs  combla- t-il  un  sujet? 

Nouveaux  toasts. 

11  est  là,  sous  ma  garde!  il  rit,  exempt  de  faute. 
Je  suis  né  son  parent,  son  vassal...  c'est  mon  hôte; 
Et  c'est  moi  qui,  la  nuit,  loin  de  frapper  son  sein, 
Devrais  barrer  sa  porte  aux  pas  d'un  assassin  ! 

LADY    MACBETH. 

Macbeth!... 

MACBETH. 

Je  ne  t'ai  rien  promis,  rien  ! 

LADY    MACBETH. 

Était-elle 
Dans  l'ivresse  avec  vous  l'espérance  immortelle 
Que  vous  aviez  conçue?  a-t-elle  donc  dormi 
Et  ne  s'éveille-t-elle,  engourdie  à  demi. 
Que  pour  lever  un  front  incertain  et  livide 
Devant  le  noble  prix  dont  elle  était  avide!... 
Je  juge  maintenant  ce  que  vaut  ton  amour! 
Vain  fantôme,  que  fait  évanouir  le  jour. 
Ton  courage  a-t-il  peur  d'égaler  ton  envie? 


42  ŒUVRES   D'EMILE    DESCHAMPS. 

Aspireras-tu  donc  ainsi  toute  la  vie 

A  ce  bien,  le  seul  but  de  tes  désirs  secrets, 

Pour  vivre,  comme  un  lâche,  en  disant  :  Je  voudrais! 

MACBETH. 

Laisse...  que  loin  de  là,  mon  esprit  se  repose! 
Tout  ce  qu'un  homme  peut  et  doit  oser,  je  l'ose  : 
Celui  qui  ferait  plus  cesserait  d'en  être  un. 
Cet  entretien  m'oppresse  et  m'agite,  importun 
Comme  un  rêve  sinistre...  il  est  temps  qu'il  s'arrête! 

LADY    MACBETH. 

Qui  donc  vous  excitait  à  me  rompre  la  tête 

De  ce  projet?  —  C'est  vous  qui  l'osâtes  former! 

Vous  étiez  homme  alors;  osez  le  consommer, 

Osez  du  noir  chaos  de  votre  âme  obsédée 

Sortir  libre,  et  donner  un  corps  à  votre  idée; 

Vous  serez  plus  qu'un  homme  et  serez  presque  un  dieu 

Quand  nous  n'avions  pour  nous  ni  le  temps  ni  le  lieu, 

Vous  vouliez  tout  créer...  la  chance  est  opportune; 

C'est  vous  qui  maintenant  manquez  à  la  fortune! 

—  J'ai  nourri  mon  enfant,  je  sais  comme  on  se  plaît 

A  soigner  l'être  aimé  qui  suce  notre  lait; 

Eh  bien,  à  l'instant  même,  où,  parmi  quelques  larmes, 

Son  œil  me  souriait  avec  le  plus  de  charmes. 

J'eusse  arraché  mon  sein  de  ses  lèvres,  hélas  ! 

Et  j'aurais  fait  voler  sa  cervelle  en  éclats, 

Si  je  l'avais  juré,  comme  vous,  cette  chose! 

MACBETH. 

Si  nous  manquons  le  coup? 

LADY    MACBETH. 

Le  manquer?  Je  suppose 
Que  vous  riez.  Réponds  de  ton  cœur  seulement, 
Macbeth,  et  je  réponds,  moi,  de  l'événement. 
Dès  que  Duncan,  vaincu  par  l'heure  et  la  fatigue 
Va  céder  au  repos,  je  serai  si  prodigue 
De  vins  et  d'hydromel  pour  ses  deux  chambellans. 
Que  bientôt  leur  mémoire  et  leurs  yeux  vigilants 
Sous  d'épaisses  vapeurs  s'engourdiront  ensemble; 
Lorsqu'un  sommeil  profond,  sans  rêve,  et  qui  ressemble 
A  la  mort,  s'abattra  lourdement  sur  tous  deux, 


MACBETH.  '*3 

Que  ne  pourrons-nous  pas,  ainsi  délivrés  d'eux, 
Tenter  et  consommer  sur  Duncan  sans  défense? 
Que  ne  pourrons-nous  pas,  prétextant  quelque  offense, 
Imputer,  dans  l'ivresse,  à  ces  deux  serviteurs, 
Chargés  de  l'attentat,  dont  nous  serons  auteurs? 

MACBETH. 

N'enfante  que  des  fils,  héroïne  aux  traits  pâles, 
Car  ton  âme  de  fer  ne  convient  qu'à  des  mides  ! 
En  effet,  nul  soupçon  ne  pèserait  sur  nous; 
Et  ne  croira-t-on  pas  qu'ils  ont  porté  les  coups 
Lorsque  de  leurs  poignards  nous  aurons  fait  usage, 
Et  couvert  de  son  sang  leurs  bras  et  son  visage! 

LADY    MACBETH. 

Et  qui  pourra  le  croire  autrement,  quand  nos  cris 
Rempliront  de  sa  mort  tout  le  château  surpris? 

MACBETH. 

Mais  ceMalcolm,  élu  d'avance  roi  d'Ecosse?... 

LADY    MACBETH. 

Ton  astre  brûlera  cette  plante  précoce, 
Qui,  vers  le  trône  encor,  lève  un  front  languissant; 
La  régence  est  à  vous  selon  les  droits  du  sang. 
Si  Dieu  rappelle  à  lui  ce  prince,  faible  atome, 
Le  sceptre  vous  revient  par  les  lois  du  royaume... 
Dieu  le  rappellera...  le  chagrin  ou  l'effroi... 
Que  vous  dirai-je?...  Enfin  Macbeth  régent  est  roi! 
Vous  avez,  cher  époux,  et  prudence  et  courage! 

MACBETH,   presque  en  délire. 

N'ajoute  plus  un  mot,  ma  tête  est  un  orage. 
Comme  l'arc  du  chasseur,  mes  muscles  sont  tendus. 

Se  remettant. 

Pour  une  œuvre  de  sang,  nous  sommes  attendus; 
Rentrons  avec  la  joie  en  tous  nos  traits  écrite; 
Il  faut  au  cœur  perfide  un  visage  hypocrite. 

Comme  ils  vont  pour  sortir,  des  seigneurs  et  des  pages  portant 
des  aiguières  et  de  grands  verres  pour  le  breuvage  de  nuit,  tra- 
versent la  galerie  et  précèdent  le  roi,  que  Ton  conduit  h  son 
appartement.  -  Derrière  Duncan  suivent  les  deux  chambellans, 
Banquo,  Malcolm,  Donabain,  Macduff,  Lénox,  et  une  musique 
douce  accompagne  le  coucher  du  roi. 


4*  OEUVniilS   D'EMILE   DESCIIAMPS. 

LAD  Y    MACBKTII,    ù  Macbeth,  au  moment  où  la  Utc  du  cortège 
débouche. 

C/est  le  coucher  du  roi...  va,  la  paix  sur  le  front! 

Macbeth  court  se  mêler  au  cortège  et  disparaît  un  instant;  puis 
on  le  voit  reparaître,  marchant  à  côté  du  roi,  un  flambeau  à  la 
main.  —  Lady  Macbeth,  dans  un  coin  du  théâtre ,  pendant  que  le 
cortège  déQle. 

Les  deux  chambellans  seuls  près  du  roi  dormiront. 
Les  autres,  dispersés  dans  cette  vaste  enceinte, 
Y  recevront  de  moi  Thospitalité  sainte... 
Jusqu'à  son  lit  royal  conduis  le,  cher  Cawdor, 
Et  puis...  il  sera  bon  que  je  te  parle  encor!... 

Le  cortège  achève  de  dédier,  lady  Macbeth  sort  d'un  autre  côté. 


SCENE    II. 

Toujours  au  cliàteau  d'Inverness.  —  Grand  vestibule.  —  Au  fond,  la 
principale  entrée,  des  deux  côtés  de  longues  fenêtres  avec  des  vitraux 
coloriés.  —  A  gauche,  sur  le  premior  plan,  la  porte  de  l'appartement 
du  roi.  —  Sur  les  autres  plans,  à  droite  et  à  gauche,  plusieurs  portes 
conduisant  aux  autres  appartements,  qui  aboutissent  au  vestibule  ;  on 
aperçoit,  par  les  fenêtres  entr'ouvertes,  quelques  restes  d'illumination 
dans  les  cours.  —  Elles  s'éteignent  par  degrés,  et  biontùt  le  théâtre 
n'est  plus  éclairé  que  par  une  grande  lampe,  suspendue  au  plafond. 
—  Quand  la  porte  d'entrée  s'ouvre,  on  voit  deux  sentinelles  extérieures. 

Entrent,  par  la  porte  du  fond,  BANQUO  et  FLEANCE,  son  fils, 
puis    SEYTON,    portant  une  lanterne. 

BANQUO,    à  lui-même. 

Des  vedettes  partout,  des  postes  à  distance, 
Bien. 

A  Seyton. 

Et  j'ai  pu  tout  voir,  grâce  à  votre  assistance.  — 
A  quel  point  de  sa  course  est  la  nuit,  s'il  vous  plait? 

SEYTON. 

La  lune  a  descendu  sous  l'horizon. 

BANQUO. 

Il  est 
Plus  de  minuit  alors.  Sous  l'ombre  de  son  dôme, 


MACBETH.  45 

De  flambeaux,  cette  nuit,  le  ciel  est  économe. 

A   Fleance. 

Le  sommeil  lourd  et  froid  sur  nous  tombe  et  s'étend, 
Mon  fils!  j'aimerais  mieux  ne  pas  dormir,  pourtant!... 

A  Seyton. 

Seyton,  d'où  venait  donc  ce  fracas,  tout  à  l'heure? 

SEYTON. 

C'est  un  faucon  royal  qu'en  sa  haute  demeure 
A  surpris  un  hibou,  qui,  plus  prompt  que  l'éclair. 
L'a  saisi  dans  sa  grifife  et  déchiré  dans  l'air. 

BAKQUO. 

Et  les  chevaux  du  roi,  phénomène  bizarre  ! 
Oui,  ces  chevaux  si  fins,  d'une  beauté  si  rare. 
Les  plus  doux  de  leur  race  au  même  instant  changés 
En  féroces  taureaux,  en  tigres  enragés, 
Ont  brisé  leurs  liens,  et  tels  que  des  furies. 
Ils  se  sont  élancés  hors  de  leurs  écuries, 
Méconnaissant  du  maître  et  la  voix  et  la  main. 
Comme  s'ils  déclaraient  la  guerre  au  genre  humain. 

SEYTON. 

Ils  se  sont  dévorés,  dit-on,  les  uns  les  autres  ! 

BANQUO. 

Je  l'ai  vu. 

SEYTON,   tremblant  et  aUant  fermer  la  porte  ù  clef. 

Des  esprits,  plus  fermes  que  les  nôtres. 
Pourraient... 

BANQUO,    montrant  du  geste  Tappartement  du  roi. 

Le  roi  repose;  il  doit  partir  au  jour. 
Venez  donc  ;  je  voudrais  le  soleil  de  retour. 

Tous  les  trois  sortent  par  le  dernier  plan  de  droite.  —  Au 
mùrae  instant,  Macbeth  rentre  par  la  première  porte  de  droite, 
comme  égaré  et  frappé  d'une  vision  terrible. 


40  OEUVRES  D'I'MILE   DESCHAMPS. 


SCÈNE    III. 

MACBETH,    seul,  accourant  en  délire. 

Est-ce  bien  un  poignard  que  je  vois,  dont  la  garde 

Est  vers  ma  main  tournée?...  Oli!  oui,  plus  je  regarde... 

Viens,  que  je  te  saisisse,  instrument  infernal! 

Tu  voles  dans  la  nuit  comme  un  oiseau  fatal. 

Mais,  je  ne  te  tiens  pas...  n'es-tu  donc  pas  sensible 

Au  toucher  comme  aux  yeux,  étrange  vision, 

Ou  n'es-tu  qu'un  poignard  d'imagination, 

Né  d'un  esprit  malade  et  d'une  àme  coupable? 

Je  te  vois  cependant  ;  tu  me  semblés  palpable. 

Autant  que  celui-ci  qui  frémit  sous  ma  main... 

Tu  m'indiques  mon  arme  et  traces  mon  chemin... 

Sur  ta  lame,  du  sang  !...  Tout  est  imaginaire! 

Rien  n'est  réel,  non.  C'est...  mon  projet  sanguinaire 

Qui  prend  là  cette  forme  existant  pour  moi  seul! 

Maintenant,  la  nature  avec  son  noir  linceul, 

Pour  ime  des  moitiés  du  globe  semble  morte; 

Et  des  songes  maudits,  rôdant  de  porte  en  porte, 

Assiègent  le  sommeil,  de  rideaux  entouré. 

Maintenant,  dans  un  lieu  des  humains  abhorré. 

Les  sorcières,  cherchant  de  nouveaux  maléfices. 

Vont  à  la  pâle  Hécate  ofi'rir  leurs  sacrifices; 

Et  le  meurtre,  averti  par  le  loup  vigilant, 

Sentinelle  affamée  autour  des  bois  hurlant. 

Comme  autrefois  Tarquin  allonge  un  pas  nocturne, 

Et  vers  son  crime  au  loin  s'avance,  taciturne. 

Quelle  que  soit  la  route  où  s'enfoncent  mes  pas. 

Terre  solide  et  ferme,  oh  !  ne  les  entends  pas. 

De  peur  que  tes  cailloux  ne  parlent  de  ma  course. 

Et  n'étouffent  ainsi  mon  forfait  dans  sa  source! 

Tandisque  je  menace...  il  respire...  Avançons! 

L'ardeur  de  l'action  s'évapore  en  vains  sons. 

Tout  est  calme,  muet,  désert...  terminons  vite. 

Lady  Macbeth  derrière  le  théâtre  donne  le   signal  convenu  par 
deux  coups  de  cloche. 

Oui,  j'j'  vais.  C'en  est  fait,  et  la  cloche  m'invite. 


MACBETH.  47 

Ne  l'entends  point,  Duncan,  car  cette  voix  de  fer 
Est  la  voix  qui  t'appelle  au  ciel  ou  dans  l'enfer! 

n  entre,    son  poignard  à  la  main,  dans  le  pavillon  du  roi,  au 
moment  où  lady  Macbeth  paraît  du  cùté  opposé. 


SGÈ  NE  IV. 

Lady    MACBETH,    désignant    l'appartement  où  dorment  le  roi 
et  ses  serviteurs. 

La  liqueur  qui  les  dompte  exalte  encor  mon  âme. 
Ce  qui  glace  leurs  sens  remplit  les  miens  de  flamme. 
Écoutons.  C'est  le  cri  du  hibou,  héraut  noir, 
Fatal  sonneur  qui  donne  un  sinistre  bonsoir. 

Avançant  vers  l'appartement  du  roi. 

Il  est  à  l'œuvre!  Bien!  les  portes  sont  ouvertes... 
Et  pleins  de  vins,  ainsi  que  des  masses  inertes, 
Les  chambellans,  au  fond  de  leur  couche  engloutis, 
Sous  un  sommeil  de  plomb  semblent  anéantis.  — 
C'est  que  j'ai  composé  leur  breuvage  moi-même 
D'une  telle  façon  qu'en  ce  moment  suprême 
La  mort  et  la  nature,  interrogeant  leurs  corps. 
Débattent  autour  d'eux  s'ils  sont  vivants  ou  morts  ! 

MACBETH,  dans  la  coulisse. 

Qui  va  là? 

LADY    MACBETH,  écoutant  et  regardant  toujours. 

Rien  encore!...  Oh!  lenteur  imprévue! 
J'avais  pourtant  placé  les  poignards  bien  en  vue, 
Et  tout  près  de  Duncan!  —  S'il  n'eût  pas  ressemblé 
A  mon  père  endormi...  je  l'aurais  immolé! 

Voyant  revenir  Macbeth. 

Enfin!  —  Ah!  cher  Macbeth! 

MACBETH,  avec  deux  poignards. 

J'ai  fait  le  coup  —  dans  l'ombre 
N'as-tu  pas  entendu  quelque  bruit? 

LADY    MACBETH. 

Le  cri  sombre 


48  OEUVRES  D'EMILE   DESCHAMPS. 

De  l'orfraio  et  le  vent  qui  murmure;  —  c'est  tout. 
—  N'avez-vous  point  parlé? 

JI A  C  D  K  T  H  . 

Quand? 

LAD Y    MACBETH. 

Tout  à  riieure. 

MACBETH. 


Au  bout 


Du  corridor?. 


LAD Y    MACBETH. 


Oui. 

MACBETH,    reganlant  aux  fenulres. 

Paix!  Que  ces  cours  sont  désertes! 

LADY    MACBETH. 

Et  les  deux  chambellans? 

MACBETH,  regardant  ses  mains  tachées  de  sang. 

Ils  dorment.  —  Voilà,  certes. 
Une  bien  triste  vue! 

LADY    MACBETH. 

Et  pourquoi,  triste? 

MACBETH. 

Vois! 
L'un,  en  rêvant,  a  ri.  —  L'autre  a  crié  deux  fois  : 
Au  nieurlre!...  Ils  ont  alors  entr'ouvert  leurs  paupières. 
J'attendais,  immobile;  —  ils  ont  dit  leurs  prières. 
Et  se  sont  rendormis;  —  l'un  d'eux  s'est  écrié  : 
Dieu  nous  assiste!  —  et  l'autre  :  Amen!  —  Ils  ont  prié. 
Comme  s'ils  avaient  vu,  pour  le  meurtre  encor  prêtes, 
(îes  deux  mains  de  bourreau  se  lever  sur  leurs  têtes!... 
Je  n'ai  pu  dire  :  Amen!  quand  ils  disaient  entre  eux  : 
Dieu  nous  assiste! 

LADY    MACBETH. 

Allons!...  Rêves  d'un  cerveau  creux! 

MACBETH. 

Mais,  pourquoi  u'ai-je  pu  dire  amen?  —  Sur  mon  ùme, 


MACBETH.  49 

J'en  avais  grand  besoin...  pour  vous  aussi,  madame! 
Et  le  mot  s'attacliait  à  ma  gorge...  pourquoi? 

LADY    MACBETH. 

N'approfondissez  pas  ces  claoses,  croyez-moi. 

MACBETH. 

J'entendais  une  voix  qui  criait  sans  relàclie  : 
Tu  ne  dormiras  plus  ! 

LADY    MACBETH. 

Terreur  stupide  et  làclie! 
A  sonder  tout  ainsi,  l'on  perdrait  la  raison. 

MACBETH. 

Elle  retentissait  dans  toute  la  maison  : 

«  Ah!  Macbeth  a  tué  le  sommeil  :  le  doux  baume 

Des  blessures  du  cœur,  l'hôte  doré  du  chaume. 

Le  trésor  du  proscrit  de  tout  bien  dénué, 

L'oubli...  le  bain  de  l'àme!...  Ahl  Macbeth  l'a  tué!  » 

Plus  de  sommeil!  Macbeth  poursuit  Macbeth... 

LADY    MACBETH. 

Folie! 
Qui  donc  criait  ainsi?...  Macbeth,  je  t'en  supplie. 
Laisseras-tu  s'éteindre  à  des  prestiges  vains 
Ton  âme  et  son  esprit,  ces  deux  flambeaux  divins? 
—  Allez,  —  prenez  de  l'eau  pour  effacer  la  tache. 
Où  pitoj'ablement  votre  regard  s'attache. 
Pourquoi  donc  apporter  ici  ces  deux  poignards? 
Il  faut  qu'ils  soient  là-bas,  —  Allez,  sans  nuls  retards, 
Les  reporter;  et  puis,  avant  qu'ils  s'en  informent. 
Couvrez  de  sang  les  bras  des  officiers  qui  dorment! 

MACBETH,   dans  répouvante. 

Je  n'irai  point.  —  J'ai  peur  du  seul  bruit  de  mes  pas... 
Qui,  moi?  le  voir  sanglant!  le  toucher  froid!— Non  pas! 

LADY    MACBETH. 

Donnez-moi  ces  poignards.  Vous  n'êtes  pas  un  homme; 
Ceux  qui  dorment,  ou  ceux  qui  sont  morts,  —  ils  sont  comme 
Des  figures  de  pierre,  immobiles,  sans  voix, 
Bonnes  à  faire  peur  aux  enfants  d'autrefois  ! 


50  OEUVRES  D'EMILE    DESCHAMPS. 

S'il  saigne  encor,  je  veux  du  sang  de  leur  monarque 
Rougir  les  chambellans,  qui  porteront  la  marque 
Et  la  peine  du  crime,  à  mon  ordre  obtenu. 

Elle  entre  chez  le  roi. 
On  frappe  à  la  porte  du  fond. 

MACBETH,  seul  et  effrayé, 

Qui  frappe  donc  ainsi?  —  Que  suis-je  devenu, 

Grand  Dieu,  pour  que  déjà  le  moindre  bruit  m'effraie? 

On  frappe  encore. 

Oh!  quelles  mains  j'ai  là!  quelle  effroyable  plaie! 
L'Océan  tout  entier,  Neptune  tout-puissant 
Blanchirait-il  ma  main,  laverait-il  ce  sang? 
Non,  cette  main  plutôt,  plongée  aux  mers  profondes, 
Suffirait  pour  rougir  l'immense  azur  des  ondes! 

LADY    MACBETH,  revenant. 

Regarde;  j'ai  les  mains  de  la  même  couleur 

Que  les  tiennes;  —  pourtant,  je  n'ai  point  ta  pâleur. 

On  frappe  plus  fort. 

Viens  !  —  On  frappe. Un  peu  d'eau  fera  tout  disparaître. 

Elle  se  frotte  les  mains. 

Vois,  ce  n'est  rien.  On  frappe  encor.  — Rentrons.  Peut-être 
Il  nous  faudra  bientôt  revenir  sur  nos  pas. 
Craignons  de  laisser  voir  que  nous  ne  dormions  pas. 

On  frappe  à  coups  redoublés. 

MACBETH,    entraîné  dehors  par  lady  Macbeth. 

Bien!  réveillez  Duncan!  réveillez-le,  vous  dis-je, 
A  force  de  frapper,  faites  donc  ce  prodige! 

Ils  sortent  tous  deux.    —    Au    même    instant  parait  Seylon,   !\ 
moitié  assoupi,  qui  va  ouvrir. 


SCENE  V. 

SEYTON,    ouvrant  la  porte,  MACDUFF   et   LÉXOX,  entrant. 
Le  jour  commence  à  poindre. 

MACDUFF. 

Vous  avez  le  sommeil,  ami,  plus  dur  qu'un  roc. 


MACBETH.  51 

SEYTON. 

Mais...  nous  buvions  encore  au  second  cliant  du  coq, 
Mjiord,  pardonnez,  si... 

MACDUFF. 

Nous  aurons,  sans  reproche, 
Éveillé  votre  maître...  Ah!  c'est  lui  qui  s'approche. 

Macbeth  revient   en   robe  de  nuit. 

LÉNOX,  à  Macbeth. 

Bonjour,  noble  seigneur! 

MACBETH. 

A  tous  les  deux,  bonjour! 

MACDUIF. 

Le  roi  n'est  pas  levé? 

MACBETH. 

Ni  le  roi,  ni  sa  cour. 

MACDUFF. 

Sa  Majesté  m'avait  prescrit  d'entrer  chez  elle 

De  grand  matin;  —  peut-être  elle  accuse  mon  zèle?... 

MACBETH. 

Noble  Macduff,  je  vais  vous  conduire. 

MACDUFF. 

Je  sais 
Qae  pour  vous  cette  peine  est  un  plaisir. 

MACBETH,  conduisant  MacdufT  jusqu'à  la  porte  du  roi. 

Passez. 
Il  est  de  ces  devoirs  dont  un  ami  s'acquitte 
Avec  bonheur.  —  Voici  la  porte.  Je  vous  quitte. 

MACDUFF. 

Mille  grâces. 

n  entre  chez  le  roi. 

LÉNOX,  à  Macbeth. 

Le  roi  part,  ce  matin,  d'ici? 

MACBETH. 

Les  ordres  sont  donnés;  il  le  désire  ainsi. 


52  OEUVRES   D'Ê.MILE    DESGHAMPS. 

L  i';  .N  0  \ . 
Cette  nuit  n'était  point  une  nuit  ordinaire, 
Tous  les  vents  emportaient,  ramenaient  le  tonnerre. 
Parmi  les  toits  brisés,  les  grands  arbres  détruits, 
On  entendait  dans  l'air  de  lamentables  bruits. 
On  dit  que  des  torrents,  des  rochei's  et  des  nues 
Sortaient  des  cris  de  mort  et  des  voix  inconnues, 
Annonçant  des  forfaits  et  des  désastres  tels 
Que  l'enfer  n'en  a  point  vomi  chez  les  mortels. 
Les  chiens  hurlaient  dans  l'ombre,  et  l'oiseau  des  ténèbres 
Battait  les  lourds  belTrois  de  ses  ailes  funèbres; 
Même  on  prétend  que  l'ordre  éternel  s'est  troublé, 
Et  que,  trois  fois,  la  terre,  en  s'ouvrant,  a  tremblé  ! 

JI A  c  B  E  T  n . 
Oui;  c'était  une  nuit  effrayante,  exécrable!... 

LÉNOX. 

Je  n'en  ai  jamais  vu  qui  lui  fût  comparable. 

M  A  CDU  FF,  rentrant  épouvanté. 

Horreur!  horreur!  horreur!  que  l'œil  ne  saurait  voir, 
Ni  la  langue  exprimer,  ni  le  cœur  concevoir! 

MACBETH    ET    LlÎNOX. 

Qu'est-ce  donc  ? 

MACDUFF. 

Oui,  les  lleurs  recelaient  la  couleuvre! 
Oui,  la  scélératesse  a  produit  son  chef-d'œuvre! 
Plus  de  sécurité,  sous  le  ciel,  ni  d'honneur! 
Le  meurtre  sacrilège  a  de  l'oint  du  Seigneur 
Profané  le  saint  temple  et  dérobé  la  vie! 

MACBETH. 

Que  dites-vous  ?  la  vie? 

MACDUFF. 

Oui,  sous  le  fer  ravie!... 

LÉNOX. 

Parlez-vous  donc  du  roi  ? 

MACDUFF. 

Pénétrez  dans  ces  lieux. 


MACBETH.  5.i 

Et  qu'une  autre  Gorgone  éteigne  aussi  vos  yeux  ! 
Ne  me  demandez  rien  d'une  horreur  sans  pareille  ; 
Voyez,  et  puis  parlez  vous-même;  —  qu'on  s'éveille! 

Macbeth    et    Lénox    entrent    chez  le  roi.  —  Soylon  sonne   une 
cloche  dans  la  cour. 

Au  meurtre!  le  tocsin  !  Donalbain  et  Banquo  ! 
Malcolm!  Éveillez-vous  à  ce  funèbre  écliol 
Secouez  de  vos  fronts  ce  sommeil,  triste  emblème 
De  la  mort...  et  venez  voir  la  mort  elle-même! 

LAD  Y    MACBETH,  accourant  en  désordre. 

Qu'arrive-t-il?  Pourquoi  cet  effrayant  signal, 
Macduff? 

MACDUFF. 

Ce  qui  se  passe  est,  vous  dis-je,  infernal; 
Une  femme  mourrait  à  ce  récit  horrible. 

Entre  Banque  venant  du  fond  de  la  scène  à  droite. 

Ah!  Banque!  notre  maître  est  tué! 

LADY    MACBETH. 

Coup  terrible! 
Quoi!  dans  notre  maison? 

BANQCO. 

Exécrable  trépas, 
N'importe  dans  quel  lieu  ! 

A   Macduff. 

Dis  que  cela  n'est  pas  ! 

Macbeth  et  Lénox  rentrent. 

MACBETH,  accablé. 

Si  j'étais  mort  une  heure  avant  ce  meurtre  infâme, 
Je  n'aurais  emporté  que  joie  au  fond  de  Tàme; 
Maintenant,  je  n'attends  rien  du  monde  et  du  sort  : 
La  gloire,  la  grandeur,  la  vertu,  tout  est  mort, 
Tout!  —  Le  vin  de  la  vie  a  coulé  trop  rapide 
Et  ne  nous  laisse  plus  qu'une  lie  insipide. 

Malcolm  et  Donalbain  accourent  du  fond  à  gauche.  —  Une  foule 
de  vassaux  paraît  à  la  grande  porte. 

MALCOLM. 

Quel  malheur? 


54  œUVRES  D'EMILE   DESCHAMPS. 

MACBETH. 

Vous  vivez  et  vous  l'ignorez! 

MALCOLM. 

Quoi? 

MACBETH. 

De  votre  sang  la  source  est  tarie. 

MACDUFF. 

Oui,  le  roi 
Est  assassiné  ! 

MALCOLM. 

Dieu!  par  qui? 

LÉNOX. 

Mais,  on  soupçonne 
Ceux-mêmes  qui  gardaient  sa  chambre  et  sa  personne, 
Car  un  sang  tiède  encor  souillait  leurs  bras  hideux. 
Ainsi  que  leurs  poignards,  qu'on  a  trouvés  près  d'eux. 

MACBETH,  avec  une  douleur  feinte. 

Ah  !  combien  j'ai  regret  que  ma  prompte  colère 
Leur  ait  donné  la  mort,  ce  trop  faible  salaire  ! 

MACDUFF. 

Et  pourquoi  les  tuer? 

MACBETH. 

Eh!  comment,  sans  fureur?... 
Là,  je  voyais  Duncan,  triste  objet  de  terreur. 
Déchiré  par  le  fer,  aux  profondes  morsures, 
Et  qui  semblait  crier  par  toutes  ses  blessures; 
Et  là,  ses  meurtriers  et  leurs  poignards  fumant, 
Ses  meurtriers,  tout  chauds  de  leur  crime,  et  dormant! 
Quel  homme,  ayant  un  cœur  plein  de  foi,  de  courage. 
Devant  un  tel  spectacle  eût  retenu  sa  rage! 

LAD  Y    MACBETH,    feignant  de   s'évanouir. 

Du  secours! 

MACBETH,  aux  gens  de  la  suite. 

Portez-la  chez  elle. 

On  emporte  lady  Macbeth. 


MACBLITII.  55 

MALCOLM. 

Mes  amis! 
Qu'avez-vous  fait  du  roi?  Je  vous  l'avais  remis. 
—  î\rexpliquez-vous,Macbetli,  qu'un  tel  complot  se  forge 
Sans  quepersonne...  Enfin,  c'est  chez  vous  qu'on  égorge! 

I5ANQU0. 

Nous  sommes  enfermés  dans  le  cercle  de  feu. 
Pour  moi,  je  me  remets  entre  les  mains  de  Dieu, 
De  là,  j'éclaircirai  les  terreurs  et  les  doutes 
Dont  le  réseau  sinistre  enveloppe  ces  voûtes; 
De  là,  je  combattrai  les  ténébreux  desseins 
Des  grands  traîtres,  servis  par  d'obscurs  assassins. 

MACBETH. 

Moi  de  même. 

TOUS    LES    ASSISTANTS. 

Et  nous  tous! 

BANQUO. 

Espère,  ombre  royale! 

MACBETH. 

Et  demain,  à  Foris!  c'est  dans  la  capitale, 
En  approfondissant  cet  affreux  attentat, 
Qu'il  faut  veiller,  mylords,  au  salut  da  l'État! 

Us  sortent  tous,  à  l'exception  des  deux  jeunes  princes. 
MALCOLM,  i\   Donalbain. 

Mon  frère,  nous  marchons  ici  de  piège  en  piège; 
L'hospitalité  même  est  vaine  et  sacrilège. 
Loin,  bien  loin  de  l'Ecosse,  allons  porter  nos  pleurs, 
Et  voir  s'il  est  des  rois  pour  venger  nos  malheurs! 

Ils  s'échappent  sans  être  vus. 


FIN      DU     DEUXIEME      ACTE. 


ACTE   TROISIEME. 


SCÈNE    PRE.AIIERE. 

(En  Kcosse.) 

A  Foris.  —  Un  appartement  dans  le  palais.  —  Scène  très-peu  profonde. 
—  Un  grand  rideau  tenant  tout  le  fond  du  théâtre.  —  Une  double 
entrée,  à  droite  et  à  gauche,  près  de  l'avant-scène. 

Entrent    MaCDUFF   et    LÉNOX. 
LÉNOX. 

Eh  bien,  Macduff,  comment,  à  présent,  va  le  monde? 

MACDUFF. 

Mais,  vous  voyez,  Lénox,  le  mal  partout  abonde. 

LÉAOX. 

Sait-on  enfin  quels  sont  les  meurtriers  du  roi? 

MACDUFF. 

Ceux  qu'a  tués  Macbeth. 

LÉXOX. 

Les  malheureux  !  pourquoi  ? 

MACDUFF. 

Par  des  ressorts  cachés  leur  main  était  conduite. 

LÉXOX. 

Malcolm  et  Donalbain  ont  disparu.  Leur  fuite 
Fait  retomber  sur  eux  cette  horrible  action. 

MACDUFF. 

O  Dieu  !...  contre  nature  !  —  une  autre  ambition 
Qui  pourra  se  trahir...  Enfin,  voilà  le  trône 
De  plein  droit  à  Macbeth. 

LÉXOX. 

Il  est  parti  pour  Scône 


MACBKTH.  57 

Depuis  deux  jours.  —  C'est  là  qu'il  se  fait  couronner. 
Il  revient  à  Foris  aujourcriiui  pour  donner 
Le  banquet  où  Ton  doit  fêter  le  nouveau  règne. 
J'y  veux  paraître;  —  et  vous? 

MACDUFF. 

Moi,  j'ai  le  cœur  qui  saigne, 
Je  porterais  un  front  trop  sombre  à  leur  festin. 
Puissent  leurs  chants  de  joie  apaiser  le  destin! 
On  vient,  séparons-nous.  Dans  les  temps  où  nous  sommes 
Je  redoute  l'approche  et  les  regards  des  hommes. 


SCÈNE  II. 

Entre    BANQUO,    par  un  côté  opposé. 
BAXQUO,    méditant. 

Tu  possèdes  enfin,  roi,  Cawdor  et  Glamis, 

Tout  ce  que  les  trois  sœurs,  devant  moi,  t'ont  promis. 

Et  je  crains  que  ton  bras  n'ait  aidé  la  fortune; 

Pourtant  (et  ce  penser  sans  doute  t'importune] 

Elles  t'ont  dit  aussi  que  le  suprême  rang 

Ne  serait  pas  transmis  aux  princes  de  ton  sang. 

De  rejetons  royaux  elles  m'ont  fait  la  tige, 

Si,  par  un  infernal  ou  céleste  prodige. 

Leurs  oracles  déjà  sont  accomplis  sur  toi. 

Pourquoi  soupçonnerais-je,  après  ce  que  je  voi, 

Leurs  avis  sur  mon  sort?  et  comment  seraient-elles 

Infaillibles  pour  l'un,  et  pour  l'autre  infidèles? 

Fanfares  et  timbales  au  dehors. 

Mais  silence  ! 

Entrent  Macbeth,  roi,  couronne   en  tète,   avec  Angus,   Menteth  et 
autres  seigneurs.  —  Seyton  suit. 

MACBETH,    à   Banque. 

Voilà  notre  hôte  le  plus  cher  ! 
Le  convive,  l'ami  que  nous  irions  chercher 
Au  bout  du  monde,  afin  d'honorer  notre  fête. 


58  OEUVRKS   D'EMILE   DESCIIAMPS. 

>!otre  joîe  eût  été  sans  vous  trop  imparfaite  ! 
Nous  donnons,  ce  soir  même,  un  solimuel  repas, 
Nous  vous  y  convions,  ne  nous  refusez  pas! 

BANQUO. 

Je  ne  puis  qu'obéir,  et  de  ma  gratitude 
Vous... 

MACBETH. 

Bien.— N'allez-vous  pas,  ainsi  que  d'habitude, 
Monter  à  cheval  ? 

BANQUO. 

Oui,  seigneur. 

MACBETH. 

Irez-vous  loin  ? 

BAAQUO. 

Jusqu'au  lac  seulement.  Altesse.  —  J'ai  besoin 
D'une  heure  au  plus.  On  doit  m'avertir.  Il  me  tarde... 

MACBETH. 

Mais  ne  nous  manquez  pas  surtout.  * 

BANQUO. 

Je  n'aurai  garde. 

Fleance  paraît  avec    deux  écuyers    et    s'approche    peu   à   peu 
de   son  père  qu'il   venait  chercher. 

MACBETH,    retenant  Banquo. 

Nos  cousins  sont  allés  cacher  leur  front  maudit, 
L'un  en  Irlande,  et  l'autre  en  Angleterre.  —  On  dit 
Que  niant  leur  forfait,  aux  campagnes  crédules 
lis  s'en  vont  débitant  des  fables  ridicules. 
Nous  en  reparlerons.  —  Fleance^,  je  vois,  vous  suit? 

BANQUO. 

Toujours  ! 

MACBETH. 

Au  revoir  donc,  tous  deux  avant  la  nuit. 

1.  Fleance,  prononcez  Flince,  en  faisant  sonner  l'u. 


MACBETH.  59 

Et  qu'au  moindre  accident  le  ciel  ne  vous  expose  ! 

Banquo  et  son  Cls  sortent. 
Aux  courtisans. 

Que  chacun  de  son  temps  jusqu'au  souper  dispose. 

Tous  s'éloignent. 


SCENE     III. 

MACBETH,     SEYTON. 
MACBETH,    à  Seylon  à  vois  basse. 

Eh  bien,  ces  étrangers  ? 

SEYTON. 

Aux  portes  du  palais 
Ils  attendent  votre  ordre.  Altesse. 

MACIJETH. 

Amène-les. 

Ssyton  sort. 
MACBETH,   seul. 

Être  OU  je  suis  n'est  rien  si  je  n'y  suis  tranquille. 
Mon  trône  est  un  écueil  s'il  n'est  pas  un  asile  ; 
Banquo  doit  suspecter  ma  foi  pour  cent  raisons, 
Et  je  dois  mesurer  ma  crainte  à  ses  soupçons... 
Et  mes  précautions  à  ma  crainte;  —  c'est  juste, 
Il  est  le  ver  obscur  qui  ronge  un  chêne  auguste. 
N'a-t-il  pas  gourmande  les  trois  soeurs  devant  moi. 
Lorsqu'elles  m'ont  d'abord  salué  comme  roi  ? 
Il  les  consulta  même,  et  leur  bouche  infernale 
L'a  proclamé  le  chef  d'une  race  royale; 
«  Tu  ne  seras  pas  roi,  mais  tes  fils  le  seront.  » 
Quelle  aride  couronne  ai-je  donc  sur  le  front  ? 
Devra-t-elle  avec  moi  s'effacer  comme  un  rêve  ? 
Mon  sceptre,  vain  rameau,  sans  verdure  et  sans  sève, 
Aux  mains  de  mes  enfants  ne  fleurirait  jamais!.. 
En  sera-t-il  ainsi?...  Non,  non,  je  le  promets. 
Pour  les  fils  de  Banquo  j'aurais  souillé  mon  âme. 


m  OEUVRES   D'ÉAIILE  DESCIIAMPS. 

Assassiné  Duncan  dans  une  embûche  infime, 
J'aurais  perdu  le  ciel  et  marclié  sur  la  croix 
Pour  faire  rois  ses  fils  !...  Les  fils  de  Banquo,  rois  !,.. 
Ah!  plutôt  qu'il  en  soit  ainsi,  destin  barbare, 
Viens  dans  l'arène,  viens,  viens  ;  Macbeth  te  prépare 
Un  combat  corps  à  corps,  sans  pitié  ni  merci... 
La  mort,  l'enfer...  pourvu  qu'il  n'en  soit  pas  ainsi! 
—  Oui  va  là? 

SEYTON,     montrant  ses  compagnons. 

Seigneur... 

MACBETH. 

Sors. 

Soyton  se  retire. 
Aux  assassins. 

Approchez;  —  il  me  semble 
Que  nous  avons  causé  ces  jours  derniers  ensemble. 

PREMIER   ASSASSIN. 

Oui,  Votre  Altesse. 

MACBETH. 

Eh  bien  !  avez-vous  réfléchi  ? 
De  ses  préventions  votre  esprit  affranchi 
Conçoit-il  maintenant  par  quels  noirs  artifices 
Banquo  seul  a  terni  l'éclat  de  vos  services? 
Je  vous  ai  dévoilé  ses  brigues,  et  comment 
Seul,  de  votre  ruine  il  s'est  fait  l'instrument. 
J'ai  les  preuves  en  main,  et  vous  les  verrez  toutes. 

DEUXIÈME     ASSASSIX. 

Altesse,  vos  discours  ont  levé  tous  nos  doutes. 

MACBETH,   des  papiers  à  la  main. 

Maintenant,  avez-vous,  quand  nous  vous  les  montrons, 

Un  cœur  si  patient  qu'il  souffre  tant  d'alTronts? 

Une  extrême  douceur  pour  des  rigueurs  extrêmes? 

Acceptez-vous  ce  sort?  Sentez-vous  en  vous-mêmes 

L'héroïsme  pieux,  la  sainte  humilité 

De  prier  pour  cet  homme  et  sa  postérité, 

Lui,  dont  le  bras  puissant,  sous  qui  tout  tremble  et  tombe, 

A  courbé  votre  tête  au  niveau  de  la  tombe, 


MACBETH.  Gl 

Et  vous  et  vos  enfants,  d'anathèmes  chargés. 
Vous  a  dans  la  misère  et  l'opprobre  plongés  ? 

PREMIER     ASSASSIN. 

Ah  !  seigneur,  tout  flétris  d'une  longue  indigence, 

Nous  n'avons  dans  le  cœur  qu'un  besoin  :  la  vengeance; 

Et  vous  voyez  en  nous  de  misérables  gens 

Tellement  irrités  des  mépris  outrageants 

D'un  monde  qui  nous  prend  pour  des  hommes  h  peine, 

Que  nous  comptons  pour  rien  son  amour  et  sa  haine; 

Si  navrés  de  ne  voir  que  des  yeux  ennemis, 

Si  las  du  vil  état  où  le  sort  nous  a  mis. 

Que  notre  unique  espoir,  notre  plus  chère  envie, 

C'est,  après  tant  de  maux,  de  mettre  notre  vie 

Sur  le  premier  hasard  facile  à  rencontrer, 

Qui  puisse  la  changer...  ou  nous  en  délivrer. 

MACBETH. 

Banque  !...  vous  croyez  donc,  dans  votre  conscience. 
Qu'il  est  votre  ennemi? 

DEUXIÈME     ASSASSIN. 

C'est  Là  notre  croyance. 

MACBETH. 

11  est  aussi  le  mien  ;  et  notre  inimitié 

Est  telle,  qu'elle  éteint  en  moi  toute  pitié, 

Et  que  chaque  minute,  à  sa  vie  ajoutée. 

Comme  un  vol  douloureux  semble  à  la  mienne  ôtée. 

L'existence  pour  moi  n'est  plus  qu'un  mal  cuisant, 

Dont  sa  mort  seule  peut  me  guérir  à  présent. 

Mon  ordre  souverain,  sans  que  nul  me  seconde. 

Pourrait  le  balayer  de  ma  vue  et  du  monde; 

Je  n'ai  qu'à  dire  un  mot  :  je  le  veux  ;  —  cependant 

Un  éclat  aujourd'hui  serait  trop  imprudent, 

À  de  graves  motifs  mon  autorité  cède  ; 

Voilà  pourquoi,  sans  bruit,  j'ai  recours  à  votre  aide. 

PREMIER   ASSASSIN. 

Vous  pouvez  ordonner.  Altesse  ;  dût  la  mort 
Nous  payer... 

MACBETH. 

J'applaudis  à  ce  mâle  transport. 


02  ŒUVRES   D'EMILE   DESCHAMPS. 

Sur  le  chemin  du  lac  mettez-vous  en  demeure 
D'épier  le  retour  du  perfide  —  et  qu'il  meure  ! 
C'est  l'instant  ;  soyez  prompts;  car  ce  soir,  sans  délais, 
Il  faut  que  tout  soit  fait,  assez  loin  du  palais. 
Entendez-vous?  —  Songez  que  j'ignore  la  chose. 
Son  fils  est  avec  lui  ;  que  pour  la  même  cause 
Il  ait  la  même  fin.  Sa  mort  m'importe  autant 
Que  celle  de  Banque.  —  Méditez  un  instant. 

LES     DKUX     ASSASSINS. 

Nous  sommes  prêts,  seigneur. 

MACBETH. 

Pour  ma  reconnaissance. 
Elle  n'aura  d'égale,  ici,  que  ma  puissance. 

Les  assassins  sortent. 

MACBETH,    seul. 

Si  ton  àme,  Banque,  doit  s'envoler  au  ciel, 

Ce  soir  va  commencer  ton  bonheur  immortel, 

Et  le  mien  sur  la  terre...  et  puis,  l'enfer  sans  borne! 

LADV     MACBETH,    entrant  la  couronne  en  tùte. 

Eh!  seigneur,  sont-ce  là  vos  pensers? Toujours  morne! 

MACBETH. 

Quels  sont  les  vôtres  donc  ? 

LADY     MACBETH. 

Pourquoi  s'entretenir 
De  funèbres  tableaux  et  d'un  noir  souvenir 
Qui  devraient  être  morts  avec  ceux  qu'ils  rappellent? 
Ainsi  que  les  destins  les  cœurs  se  renouvellent  ; 
La  volonté  fait  tout  ;  c'est  de  soi  qu'on  dépend. 
Qu'avez-vous? 

MACBETH,     absorbé  dans  ses  idées. 

Nous  n'avons  qu'entamé  le  serpent. 
Ses  tronçons  rapprochés  fermeront  leurs  blessures 
Et  nous  serions,  plus  tard,  en  proie  à  ses  morsures. 
Mais  que  des  cieux  béants  tombent  les  sept  fléaux. 
Et  que  l'œuvre  de  Dieu  s'en  retourne  au  chaos, 
Avant  que  je  consente  à  vivre  de  contrainte, 
A  voir  à  mes  repas  siéger  toujours  la  crainte, 


MACBETH.  C3 

A  passer  tout  le  temps  du  sommeil,  obsédé 

De  rêves  suffoquants,  ou  de  pleurs  inondé. 

Mieux  être  avec  le  mort,  qu'en  sa  couche  de  glace 

Nous  avons  envoyé,  pour  régner  à  sa  place, 

Que  de  rester  ainsi  comme  des  criminels 

  la  torture,  avant  les  tourments  éternels  ! 

Duncan  dort  dans  sa  tombe  :  ah  !  qu'il  me  fait  envie  ! 

Il  a  chassé  bien  loin  la  fièvre  de  la  vie 

Et  repose.  —  Que  peut  sur  lui  la  trahison? 

Rien  ne  l'atteindra  plus,  ni  poignard  ni  poison, 

Ni  complot  domestique,  ou  conquête  étrangère, 

Et  la  terre  bénite  à  son  corps  est  légère  ! 

LADY     MACBETH. 

Allons,  mon  noble  époux,  éclaircissez  vos  yeux, 
Pour  paraître  au  festin,  et  brillant  et  joyeux. 

MACBETH. 

Je  le  serai.  —  Mais  toi,  secondant  mon  adresse, 
Du  regard,  chère  épouse,  et  de  la  voix  caresse 
Avant  tout  ce  Banque,  dont  je  crains  les  discours... 
Toujours  masquer  son  cœur  et  sourire  toujours  ! 
Affreux  supplice  ! 

LADY     MACBETH. 

Au  moins  cachez-en  bien  les  traces. 

MACBETH. 

Mon  sein  est  déchiré  de  scorpions  voraces. 
Enfin,  Fleance  et  Banque  respirent! 

LADY      MACBETH. 

Mais  je  sais 
Qu'il  ne  sont  pas  créés  immortels.  —  C'est  assez. 

MACBETH. 

Et  certe  ils  ne  sont  pas  non  plus  invulnérables  ; 

Et  la  nuit  va  jeter  ses  voiles  favorables. 

Oui,  sois  contente  ;  avant  les  heures  du  sommeil, 

Un  grand  acte,  que  doit  ignorer  le  soleil, 

Un  acte  monstrueux  sera  fait.  —  Sois  contente  ! 

LADY   MACBETH. 

Qu'est-ce  donc  ? 

MACBETH. 

Chère  amour,  du  projet  que  l'on  tente 


6i  OEUVRES   D'ÉMILK    DESGIIAMPS. 

Reste  innocente  encor...  jus(|u'au  fatal  moment 

Où  tu  pourras  sourire  à  raccomplissement. 

Le  soir  tombe,  et  du  jour  les  bienfaisants  génies 

S'assoupissent,  couchés  sur  les  feuilles  jaunies, 

Tandis  que  de  la  nuit  les  sinistres  agents 

Vers  leur  sanglante  proie  accourent  diligents... 

Je  t'étonne...  ah  !  ton  cœur  par  ma  bouche  s'exprime  ; 

Le  crime  achèvera  ce  qu'entreprit  le  crime. 

Rassure-toi... 

Musique  de  fùte  au  dehors. 

Voici  l'annonce  du  gala. 
Les  flatteurs  du  vieux  roi  sans  doute  sont  tous  là. 
Viens.  C'est  nous  aujourd'hui  que  leur  foule  environne; 
Qu'importe  le  monarque?  ils  suivent  la  couronne. 


SCÈNE  IV. 

Lo    ritieau  du   fond   s'ouvre. 

La  salle  du  fcslin. 

Flambeaux  et  candélabres.  —  Des  tables  magnifiquement  servies. 
Musique. 

MACBETH,    Lady    MACBETH, LÉNOX, 

ANGUS,    MENTETH,     Seigneurs,    Dames,    Pages, 

Serviteuus,    Suite,   Gardes. 

MACBETH,   recevant  les  conviés. 

Lénox,  Menteth,  Angus,  vos  rangs  vous  sont  connus; 
Prenez  place,  et  soyez,  vous  tous,  les  bienvenus  ! 

LÉNOX. 

Nous  rendons  grâce,  tous,  à  Votre  Altesse. 

TOUS. 

Vive 
Le  roi  Macbeth  ! 

MACBETH. 

Pour  nous,  comme  un  simple  convive, 
Nous  voulons  qu'on  nous  traite,  et  qu'il  nous  soit  permis 


MACBETFI.  G5 

De  nous  mêler,  sans  gêne,  à  nos  dignes  amis. 
La  reine  nous  préside  à  ces  tables  plus  liautes, 
Et  nous  requérons  d'elle  un  salut  pour  nos  hôtes. 

LAD  Y    MACBETH,    de  sa  place  d'honneur. 

Ail!  c'est  du  fond  du  cœur  que  je  leur  dis  :  Salut  ! 

Toute  rassemblée  s'incline. 

MACBETH. 

Vois,  de  leur  pur  amour  ils  t'offrent  le  tribut. 
Fort  bien.  Des  deux  côtés  on  est  en  pareil  nombre. 
Je  m'assieds  au  milieu.  Loin  toute  image  sombre  ! 
Que  la  coupe  circule,  et  qu'on  la  fête  ici  ! 

Toast,   musique.  —  Le    premier   assassin  entre    furtivement   et 
se  tient  debout  à  la  porte  latérale  près  de  l'avant-scène. 
MACBETH,    allant  vers  l'assassin,  tandis   que  les  toasts   continuent. 
A  voix  basse. 

Du  sang  sur  ton  visage  !... 

l'assassin,    à  voix  basse. 

Oui,  de  Danquo. 

MACBETH. 

Merci. 

Il  est  mieux  sur  ton  front  qu'il  n'était  dans  ses  veines. 
En  suis-je  délivré? 

l'assassin. 
J'ai  mis  fin  à  ses  peines. 
Ce  fer  l'a  de  vingt  coups  à  la  gorge  frappé. 

MACBETH. 

Bien  !  et  Fleance? 

l'assassin. 
Seigneur,  Fleance  s'est  échappé. 

MACBETH,    furieux. 

Va-t'en!  voilà  mes  peurs  qui  reviennent  en  foule. 
Lui  de  moins,  ma  fortune  était  le  char  qui  roule. 

L'assassin  est  sorti  sans  être  vu  de  personne. 

Et  maintenant... 

LADY    MACBETH,    de  sa  place. 

Macbeth,  viens  donc  autour  de  toi 
Répandre  le  prestige  et  d'un  hôte  et  d'un  roi. 

4. 


63  OEUVRES   D'EMILE   DESCIIAMPS. 

MACBETH. 

Oui,  tendre  conseillère;  oui,  votre  avis  est  sage, 
La  paix  de  votre  cœur  passe  sur  mon  visage. 

LÉ.NOX. 

A  Votre  Majesté  plairait-il  de  s'asseoir? 

MACBETH,   s'approcliant  des  convives. 

Nous  verrions  rassemblés  sous  notre  toit,  ce  soir. 
Tout  ce  que  le  royaume  avec  orgueil  honore. 
Si  notre  cher  Banque  ne  nous  manquait  encore. 
Puissé-je  en  accuser  son  incivilité, 
Et  non  quelque  malheur  qui  Taurait  arrêté! 

LÉXOX. 

Que  de  tout  soin  fâcheux  votre  esprit  se  délasse! 
Sire,  au  milieu  de  nous  daignez  prendre  une  place. 

A  ce  moment,  le  spectre  de  Banquo  ensanglanté  monte  de 
terre  et  s'assoit  sur  le  siège  de  Macbeth  qui  recule  épouvanté. 
Le  spectre  est  invisible  pour  tous  les  convives. 

MACBETH,   plein  de  terreur. 

Toutes  sont  pleines. 

LE>'0X,    lui  désignant  son  siège. 

Non,  voici  la  vôtre. 

MACBETH. 

Où? 

LÉÎNOX. 

Là. 

Prince,  quel  trouble  affreux  ! 

MACBETH,    en  désordre. 

Qui  donc  a  fait  cela? 
Qui  de  vous? 

LÉXOX. 

Quoi?  seigneur,  quoi? 

MACBETH,  au  spectre. 

Tu  ne  peux  pas  dire 
Que  c'est  moi  qui  l'ai  fait...  quel  funèbre  sourire! 
Et  quand  tu  secoûras,  comme  un  chêne  ses  glands. 
Sur  ton  front  décharné  tes  cheveux  tout  sanglants!... 


MACBETH.  67 

LÉNOX,    aux  convives. 

Voyez  dans  quel  état,  seigneurs,  le  roi  se  trouve  ; 
Levez-vous. 

LADY    MACBETH. 

Non,  restez.  Je  sais  ce  qu'il  éprouve, 
Mais,  en  le  remarquant,  vous  aigririez  son  mal. 

Elle  quille  son  siège  et  s'approche  de  Macbeth. 

Êtes-vous  donc  un  homme? 

MACBETH. 

Un  homme  sans  égal, 
Car  j'ose  envisager  ce  que  Satan  lui-même 
N'oserait  entrevoir...  Tenez! 

LADY    MACBETH,    à  voix  basse. 

Délire  extrême! 
C'est  une  vision  que  produit  votre  peur, 
Semblable  à  ce  poignard,  fantastique  vapeur, 
Qui,  vers  Duncan,  guidait  vos  pas  dans  l'ombre  épaisse.' 
De  ces  frayeurs  d'enfant  qu'un  guerrier  se  repaisse! 
Pitié  ! 

MACBETH,    lui  montrant  le  spectre  toujours  invisible  pour  tous. 

Là,  tiens,  regarde!...  est-il  terrible  ainsi! 

Au  spectre. 

Tu  peux  bien  remuer  la  tête,  parle  aussi... 
A  quel  dépôt  sacré  faut-il  donc  que  l'on  croie, 
Si  la  tombe  se  rouvre  et  revomit  sa  proie  ! 

L'ombre  disparaît. 
LADY    MACBETH. 

Êtes-vous  à  ce  point  de  raison  dépourvu? 

MACBETH. 

Aussi  vrai  que  je  suis  devant  toi,  je  l'ai  vu. 

LADY    MACBETH. 

Fi  donc!  vous  n'avez  vu  jamais  qu'un  siège  vide. 

MACBETH. 

Et  cependant,  de  sang  on  fut  toujours  avide. 
Dans  les  âges  anciens  bien  du  sang  a  coulé 
Avant  que  par  les  lois  le  monde  fût  réglé! 


08  OEUVRES   D'EMILE   DESCIIAMI'S. 

Dans  CCS  temps,  et  depuis,  armé  d'un  cimeterre, 
Le  meurtre,  en  Tengraissant,  a  parcouru  la  terre... 
Dès  qu'un  homme  tombait,  comme  un  arbre  jauni, 
On  creusait  une  fosse,  et  tout  était  fini. 
Aujourd'lmi,  rejetant  le  sceau  des  froides  pierres, 
Les  morts  assassinés  s'échappent  de  leurs  bières, 
Et  viennent  tous,  le  crùne  ouvert,  le  sein  fumant. 
De  nos  sièges  royaux  nous  chasser  hardiment!... 
Le  meurtre  est  moins  affreux  que  cet  affreux  prodige. 

LADY    MACBETH. 

Cher  Macbeth,  vos  amis  vous  attendent,  vous  dis-je. 

MACBETH,    revonant  prùs  des  convives. 

Ah!  pardon,  j'oubliais.  .  j'étais...  je  suis  à  vous. 
Donnez  du  vin;  allons!  joie  et  santé  pour  tous  ! 
Je  bois  au  plaisir  jeune,  aux  heures  fugitives, 
A  l'Ecosse  immortelle,  à  mes  nobles  convives, 
A  notre  cher  Banque,  ce  soir,  tant  regretté! 
Vidons  la  coupe  encore!  à  tous  joie  et  santé! 
Je  vais  m'asseoir. 

LÉNOX,    proposant  un  tonst. 

Salut  !  pour  faire  raison,  sire 
A  Votre  Majesté...  Tout  ce  qu'elle  désire... 

Le  spectre  de  Banque  reparait. 

MACBETH,   reculant  encore. 

Ote-toi...  que  fais-tu  sur  mon  siège  placé? 

Tes  os  n'ont  pas  de  moelle  et  ton  sang  est  glacé  ; 

Et  tu  ne  peux  pas  voir  par  ces  yeux  sans  prunelle 

Que  tu  fixes  sur  moi!...  Dans  ta  nuit  éternelle 

Veux-tu  rentrer...  la  vie  habite  ce  séjour. 

Et  dans  ton  corps  sans  chair  va  pénétrer  le  jour. 

LADY    MACBETH. 

Ce  n'est  rien  qu'un  accès,  mais  j'ai  regret  qu'il  vienne, 
Nobles  seigneurs,  troubler  votre  joie  et  la  mienne. 

MACBETH,    allant  droit  au  spectre  et  tirant  à  moitié  son  épée. 

Tout  ce  que  fait  le  plus  hardi,  je  le  ferais. 

Prends  l'aspect  monstrueux  d'un  ours  des  mers;  parais 

Sous  le  poil  roux  d'un  tigre  ou  sous  la  masse  énorme 


MACBETH.  69 

Du  lourd  rhinocéros...  viens  sous  toute  autre  forme 

Que  celle-ci...  mes  nerfs  ne  s'ébranleront  pas. 

Ou  bien  rejette  au  loin  ces  langes  du  trépas, 

Et  que  ton  bras  vivant  au  combat  me  réclame. 

Et  si  je  tremble,  alors  traite  Macbeth  de  femme, 

De  lâche  et  faible  enfant...  mais  ce  spectre,  à  l'œil  creux. 

Ce  convive  glacé,  fantôme  douloureux, 

Ce  Banque  mort  qui  marche...  ah  !  quelle  force  humaine, 

Ne  fléchirait  devant  un  pareil  phénomène!... 

L'ombre  disparait. 

Hors  d'ici!...  loin  de  moi!  fuis!...  eh  bien!  dès  qu'il  part. 
Mon  sang  circule;  on  voit  s'allumer  mon  regaid, 
Je  redeviens  un  homme  ! 

LKNOX. 

Ah  !  que  viens-je  d'entendre? 

LADY    MACBETH. 

Son  mal  croît  et  s'aigrit.  Pardon,  mais,  sans  attendre 
Ses  ordres  pour  sortir,  retirez-vous  sans  bruit. 

LÉNOX,    se  retirant. 

Que  Dieu  sauve  le  roi! 

LADY    MACBETH. 

Salut  donc! 

A  part. 

Quelle  nuit! 

Tous  les  convives  sortent. 


SCÈNE    V. 

MACBETH,     Lad  Y    MACBETH,    seuls. 
MACBETH,    à  lui-même. 

On  a  vu  quelquefois,  épouvantable  indice, 
Les  pierres  se  mouvoir  pour  guider  la  justice; 
Et  le  cri  des  corbeaux  bien  souvent  a  nommé 
L'assassin,  dans  la  nuit  de  son  crime  enfermé!  — 
Enfin,  au  gros  serpent  nous  avons  mis  bon  ordre. 


70  OEUVRES   D'EMILE    DESCIIAMPS, 

Quant  au  jeune  reptile,  un  jour,  il  pourra  mordre, 
Le  venin  lui  viendra...  mais  nous  serons  plus  forts. 
Jusque-là,  qu'il  s'épuise  en  stériles  efforts! 

A  Indy  Macbeth. 

Que  dis-tu  de  Macduff  qui  refuse  à  son  maître 
Le  serment  de  vassal,  et  nous  trahit  peut-être? 

LADV    3IACDETU. 

L'aviez-vous  mandé? 

MACBETH. 

Certe.  On  dit  qu'il  s'est  enfui  ; 
Mais,  quelque  part  qu'il  soit,  nous  serons  avec  lui. 
11  n'est  pas  de  seigneur  chez  qui  je  ne  dispose 
D'un  serviteur,  vendu  sourdement  à  ma  cause. 
Car,  maintenant,  à  qui  se  fier  dans  les  cours! 
Un  roi,  s'il  n'y  songeait,  périrait  sans  secours... 
Demain,  j'irai  trouver  les  trois  sœurs  infernales; 
L'avenir  à  leurs  yeux  déroule  ses  annales; 
Je  veux  les  consulter.  Un  sinistre  pouvoir 
Et  comme  un  bras  de  fer  me  pousse  à  tout  savoir, 
Fut-ce  par  des  moyens  que  l'univers  réprouve. 
Pourvu  que  l'intérêt  de  mon  repos  s'y  trouve. 
Que  ferais-je  en  mon  cœur  d'un  penchant  innocent? 
Mon  pied  glisse  et  ne  peut  s'arrêter  dans  le  sang! 

LADY    MACBETH. 

Ah!  vous  avez  besoin  du  baume  salutaire 

Qui  rend  le  calme  à  tout  ce  qui  vit  sur  la  terre, 

Du  sommeil. 

MACBETH. 

Oui,  je  sens  ma  tête  s'absorber. 
Le  triste  égarement,  où  l'on  m'a  vu  tomber 
Vient  du  premier  effroi  d'une  âme  encore  novice; 
Nous  sommes,  en  effet,  bien  jeunes  dans  le  vice... 
Mais,  dans  cette  carrière  on  avance  à  grands  pas, 
Et  de  moi  désormais  tu  ne  te  plaindras  pas. 

Us    sortent  lentement,    mornes  et  sans  oser   se  regarder,  mar- 
chant Van  derrière  Taulre  vers  la  porte  latérale  du  premier  plan. 

FIN     DU    TROISIÈME    ACTE. 


ACTE   QUATRIEME. 


SCENE    PREMIERE. 


(Toujours  en  Ecosse). 

Une  sombre  caverne.  —  Au  milieu  bout  une  chaudière  sur  un  brasier. 
—  A  gauche,  un  tombeau  en  forme  de  bière.  —  Paraissent  les  trois 
sorcières.  Elles  vont  composer  un  charme  magique  avec  toutes  sortes 
d'ingrédients  et  de  poisons.  —  Une  musique  infernale  et  des  coups  de 
tonnerre  accompagnent  l'opération.  Des  oiseaux  de  nuit  traversent  le 
théâtre. 


PREMIÈRE    SORCIÈRE. 

Le  chat-tigre,  là-bas,  a  miaulé  trois  fois. 

DEUXIÈME    SORCIÈRE. 

Trois  fois  le  hérisson  a  fait  glapir  sa  voi.x. 

TROISIÈME    SORCIÈRE. 

Et  le  harpeur  nous  crie  :  Il  est  temps,  à  vous  trois! 

PREMIÈRE    SORCIÈRE. 

Tournons  autour  de  la  chaudière 
Et  jetons-y  tous  nos  poisons  ! 
Crapaud,  qui,  durant  trois  saisons, 
Endormi  sous  la  froide  pierre, 
T'es  gonflé  d'un  venin  ardent, 
Bête  immonde,  va  la  première 
Cuire  au  fond  du  bassin  ardent. 

TOUTES    LES    TROIS. 

Redoublons  de  travail,  que  le  feu  tourbillonne; 
Soufflons,  et  qu'à  grand  bruit  la  chaudière  bouillonne! 


72  OEUVRES  D'EMILE   DESGHAMPS. 

DEUXIÈME  sor.cif;RE. 
Que  ce  tronçon  d'un  serpent  des  marais 
Avec  le  jus  du  crapaud  cuise  et  coule  ; 
Ajoutons-y  d'abord  un  œil  de  poule, 
Le  fiel  d'un  bouc,  trois  dents  de  louve  après; 
Puis,  le  duvet  de  la  souris  volante, 
Un  dard  d'aspic,  une  aile  de  hibou, 
Un  pied  de  porc,  la  cervelle  d'un  fou. 
Et  le  polype,  à  moitié  bête  et  plante. 
Faisons  bouillir  le  coulis  infernal  ; 
Formons  un  charme  invincible  et  fatal. 

TOUTES    LES    TROIS. 

Redoublons  de  travail;  que  le  feu  tourbillonne. 
Soufflons,  et  qu'à  grand  bruit  la  chaudière  bouillonne. 

TROISIÈME    SORCIÈRE. 

Les  oreilles  d'un  dragon  vert; 
Une  langue  de  chien,  une  taupe  endormie  ; 
Un  vieux  œuf,  des  morceaux  de  sorcière  en  momie; 

L'estomac  d'un  requin  ouvert  ; 

Une  racine  de  ciguë 
Arrachée,  à  minuit,  par  une  bise  aiguë; 

Une  cuisse  de  grand  lézard  ; 
Onze  tranches  d'un  if  abattu  sur  la  dune 

Pendant  une  éclipse  de  lune  ; 

Un  goitre,  tombé  par  hasard; 
Des  lèvres  de  Tartare,  un  nez  de  Turc,  un  foie 
De  juif  blasphémateur,  le  doigt  tout  noir  de  sang 

D'un  enfant  de  fille  de  joie 
Sur  la  borne,  écrasé  par  sa  mère,  en  naissant  ; 
Ajoutons  par-dessus  la  peau  d'une  lamproie 
Et  les  boyaux  d'un  tigre  encor  plein  de  sa  proie. 
Pour  rendre  le  mélange  et  solide  et  puissant. 

TOUTES    LES    TROIS. 

Redoublons  de  travail,  que  le  feu  tourbillonne! 
Soufflons,  et  qu'à  grand  bruit  la  chaudière  bouillonne. 

DEUXIÈME    SORCIÈRE. 

Paix!  voyez  encor  ce  que  j'ai  : 
Versons  dans  la  masse  qui  tremble. 


MACBKTH.  73 

L'écume  d'un  dogue  enragé, 
Puis  refroidissons  tout  ensemble 
Dans  du  sang  de  singe  figé. 

Hécate  apparaît  suivie  de  trois  magiciennes. 
HÉCATE,    aux  sorcières. 

Bien!  Hécate  applaudit  à  vos  heureux  trophées; 
Douze  parts  du  profit  à  vous  trois  reviendront. 
Chantez  autour  du  feu,  dansez,  dansez  en  rond. 

Comme  des  sylphes  et  des  fées, 

Pour  charmer  les  ingrédients 

Au  fond  de  la  cuve  bouillants. 

CHOEUR. 

En  rond,  en  rond,  autour,  autour,  trois  fois,  de  sorte 
Que  tout  le  mal  y  rentre  et  tout  le  bien  en  sorte. 

Esprits  noirs,  blancs,  rouges  et  gris. 

Brouillez  ces  poisons  et  ces  fanges  ; 

Mêlez,  mêlez,  mêlez,  esprits. 

Qui  savez  faire  les  mélanges. 

PREMIÈRE    SORCIÈRE. 

A  la  démangeaison  de  mes  doigts,  près  d'ici 
Passe  quelque  profane. 

On  frappe. 

DEUXIÈME    SORCIÈRE. 

Et  qui  donc  tente  ainsi  ?... 

TROISIÈME    SORCIÈRE. 

Qui  que  ce  soit,  qu'il  entre. 

Les  sorcières  vont  ouvrir  la  caverne.  Hécate  et  les  magiciennes 
disparaissent. 

MACBETH,   entrant. 

Eh  bien,  sorcières  sombres, 
Qui  cherchez  de  la  nuit  le  silence  et  les  ombres. 
Que  faites-vous  ensemble? 

TOUTES    LES    TROIS. 

Une  œuvre  sans  nom. 

MACBETH. 

Moi, 
Je  vous  adjure  ici  par  l'esprit,  votre  roi.  — 

V.  5 


7i  OEUVRES  D'EMILE   DESCHAMPS. 

Je  viens  savoir  mon  sort,  tout  l'avenir...  dussé-jc 
Me  damner  avec  vous  dans  le  grand  sacrilège. 
Dussent  forêts,  châteaux,  pyramides  crouler; 
Dût  le  grand  Océan  sur  les  grands  monts  rouler, 
Et  le  vent  du  chaos  dans  les  airs  et  les  ondes, 
Confondre  et  disperser  tous  les  germes  des  mondes!... 
Répondez-moi  ;  je  veux  des  avis  sûrs  et  prompts... 

PREMIÈRE    SORCIÈRE. 

Parle. 

DEUXIÈME    SORCIÈRE. 

Fais  ta  demande. 

TROISIÈME    SORCIÈRE. 

Et  nous  te  répondrons. 

PREMIÈRE    SORCIÈRE. 

Dis  :  veux-tu  recevoir  de  nos  maîtres  suprêmes 
La  réponse...  ou  de  nous? 

MACBETH. 

Évoquez-les  eux-mêmes. 

PREMIÈRE    SORCIÈRE. 

Sur  les  charbons  presque  amortis, 

Comme  une  fécondante  pluie, 

Répandons  le  sang  d'une  truie, 

Qui  dévora  ses  neuf  petits; 

Et  dans  la  flamme  rallumée, 
En  répétant  tout  bas  le  magique  alphabet. 

Jetons  de  la  graisse  exprimée 
Du  corps  d'un  assassin,  séché  sur  un  gibet. 

CHOEUR. 

Venez,  esprits  du  maléfice, 
Puissances  d'en  bas  et  d'en  haut, 
Montez,  descendez,  il  le  faut; 
Songez  à  remplir  votre  office. 

Tonnerre.    Un   fantôme,    enveloppé  de  son  linceul,    se  Itve  du 
tombeau. 

MACBETH. 

Puissance  surhumaine,  oh!  dis-moi,  peux-tu  bien... 

PREMIÈRE    SORCIÈRE. 

Il  connaît  ta  pensée,  écoute,  et  ne  dis  rien. 


MACBETH.  75 

l'apparition. 

Macbeth!  Macbeth!  Macbeth!  le  tigre  étend  sa  griffe. 
Garde-toi  de  Macduff,  le  vieux  thane  de  Fife! 
Oh!  laissez-moi  partir,  j'ai  dit  ce  qu'il  fallait! 

MACBETH. 

Qui  que  tu  sois,  merci  d'un  avis  qui  me  plaît, 
Car  tu  viens  de  toucher  la  fibre  de  ma  crainte. 
Un  mot... 

la  vision  rentre  dans  le  tombeau. 

PREMIÈRE    SORCIÈRE. 

On  n'en  peut  rien  obtenir  par  contrainte. 
Mais  en  voici  descendre  un  autre  plus  puissant. 

Un  spectre  ensanglanté  descend   sur  les   roches   du  fond  de  la 
caverne. 

l'apparition. 
Macbeth  !  Macbeth  !  Macbeth  ! 

MACBETH. 

Par  mon  âme  et  mon  sang  ! 
Tout  mon  être  s'attache  à  la  voix  qui  me  nomme. 

l'apparition. 
Sois  sanguinaire,  calme  et  fier.  Méprise  l'homme  : 
Nul  mortel,  enfanté  d'une  femme,  ne  peut 
Nuire  à  Macbeth. 

La  vision  remonte  et  disparait. 
MACBETH. 

Vis  donc,  Macduff,  puisqu'il  le  veut, 
Vis  donc.  Qu'ai-je  besoin  de  te  craindre?  Non,  traître! 
Il  faut  un  double  gage  au  repos  de  ton  maître. 
Ta  mort  est  le  premier,  tu  périras.  Alors, 
Si  la  peur  fait  courir  ses  frissons  dans  mon  corps. 
Je  lui  dirai  :  Tu  mens;  l'aigle  est  roi  dans  son  aire... 
Et  je  pourrai  dormir  en  dépit  du  tonnerre. 

Tonnerre.  Un  enfant  couronné,  un  arbre  à  la  main,  s'élève  de  terre- 

Mais,  quel  est  ce  fantôme.  11  semble  un  fils  de  roi, 
Et  porte  sur  son  front  la  couronne. 

première  sorcière. 

Tais-toi! 


76  OEUVRES   D'EMILE   DESCHAMPS. 

l'apparitio.x. 
Macbeth!  Macbeth  Macbeth!  sois  sans  peur  et  féroce, 
Ris  de  tout  ce  qui  s'arme  ou  conspire  en  Ecosse. 
Macbeth  ne  tombera  que  lorsqu'il  pourra  voir 
La  forêt  de  Birnam,  comme  un  camp,  se  mouvoir 
Et  marcher  contre  lui. 

La  vision  s'évanouit. 
MACBETH,   plein  de  joie. 

Qui  peut  briser  les  chaînes 
De  l'ordre  universel?  et  forcer  les  grands  chênes 
A  détacher  leurs  pieds  dans  la  terre  enfoncés!... 
J'accepte  le  présage.  Oui,  que  des  insensés, 
Qui  vont  partout  semant  la  révolte,  à  mains  pleines. 
N'ébranlent  mon  pouvoir  que  lorsque,  dans  nos  plaines, 
La  forêt  de  Birnam  marchera  contre  moi. 
Et  Macbeth  sur  le  trône,  y  vivra  sans  effroi 
Tout  le  bail  aux  mortels  souscrit  par  la  nature, 
Et  ne  se  courbera  que  pour  sa  sépulture. 

Au\  sorcières. 

Mais  une  chose  encor  dans  l'enfer  m'appela  : 
Dites-moi  (si  votre  art  peut  aller  jusque-là'. 
Est-il  donc  vrai  qu'un  jour  (sombre  jour  d'anathème) 
La  race  de  Banquo  ceindra  mon  diadème? 

LES    TROIS    SORCIÈRES. 

Assez,  ne  cherche  pas  plus  loin  dans  l'avenir. 

MACBETH. 

Je  le  veux...  si  de  vous  je  ne  puis  l'obtenir 
Durant  l'éternité,  sous  un  nouveau  supplice. 
Que  votre  corps  se  torde  et  votre  front  pâlisse  ! 

La  chaudière  disparait. 

Mais  parlez,  pourquoi  donc  tout  s'est-il  englouti? 
Et  pourquoi  ce  long  cri  de  la  terre  sorti? 

Hautbois. 
PREMIÈRE    SORCIÈRE. 

Parais! 

DEUXIÈME    SORCIÈRE. 

Parais  ! 

TROISIÈME    SORCIÈRE. 

Parais  ! 


MACBETH.  77 

TOUTES    TROIS. 

C'est  lui  qui  vous  réclame. 
Passez  devant  ses  yeux  et  déchirez  son  âme, 
Rois  des  temps  futurs,  puis...  évanouissez-vous. 

Huit  fantômes  de  rois  apparaissent  tour  à  tour,  derrière  un 
transparent,  au  fond  du  théàlre  et  défilent  devant  Macbeth.  Le 
dernier  tient  un  miroir.  Le  spectre  de  Banquo  le  suit. 

MACBETH. 

Au  premier  fantôme. 

Toi,  tu  ressembles  trop  à  Banquo.  Loin  de  nous! 
Mon  regard  se  dessèche  aux  feux  de  ta  couronne  ; 
Fuis.  Et  toi,  dont  le  front  de  même  s'environne 
D'un  cercle  d'or,  tes  traits  sont  les  traits  du  premier  ! 
Un  troisième,  paré  de  son  royal  cimier, 
Ressemble  au  précédent...  Sorcières  que  j'abhorre. 
Pourquoi  me  les  montrer?  Un  quatrième  encore! 
Puis  un  autre,  et  toujours  ces  rapports  odieux! 
Toujours  la  même  tête  !  Ah  I  fermez-vous,  mes  yeux  ! 
Cette  ligne  fatale,  hydre  immense  et  féconde, 
Se  prolongera-t-elle  au  dernier  jour  du  monde? 
Un  sixième!...  suivi  d'un  pareil  se  fait  voir... 
Le  huitième  s'avance,  à  la  main  un  miroir 
Où  je  découvre,  hélas!  des  rois,  des  rois  sans  nombre... 
Horrible!  Tout  est  vrai,  car  ce  n'est  plus  son  ombre. 
C'est  Banquo,  sanglant,  pâle,  et  tel  que  je  le  fis, 
Qui  sourit  et  du  doigt  me  montre  tous  ses  fils  ! 

Aux  sorcières. 

Mais,  ne  verra-t-on  pas  des  siècles  entiers,  dites, 
Avant  de  voir... 

Les  sorcières  disparaissent  avec  un  rire  lugubre. 

Plus  rien!  ah  !  qu'elles  soient  maudites 
Avec  le  jour  funeste,  avec  l'antre  infernal 
Où  je  les  consultai,  ces  prêtresses  du  mal  ! 
Entrez,  quelqu'un,  à  moi! 

Lénox  et  Angus  entrent. 

LÉNOX. 

Votre  Altesse  désire?... 

MACBETH. 

N'avez-vous  pas  vu  là  les  trois  sœurs? 


78  OEDVllES   D'ÉMILK   DESGHAMI'S. 

LÉNOX. 

Moi?  non,  sire. 

MACBETH. 

Leur  voix  n'a  point  percé  jusqu'à  vous? 

LÉNOX. 

Non. 

MACBETH. 

Que  l'air 
Se  corrompe  à  l'entour  de  ces  filles  d'enfer! 
Et  malédictions  terribles,  éternelles 
Sur  quiconque  jamais  se  confirait  en  elles! 
N'ai-je  pas  entendu  le  galop  d'un  cheval? 
Qu'est-ce  donc? 

LÉNOX. 

Des  courriers,  portant  l'avis  fatal 
Que  Macduff  maintenant  soulève  l'Angleterre 
Pour  rendre  à  vos  cousins  leur  sceptre  héréditaire. 

MACBETH. 

Comment!...  à  mes  cousins!  et  nous  nous  endormons 
Aux  avis  incomplets  de  ces  fourbes  démons 
Qui  nous  disent  le  vol  des  lointaines  tempêtes. 
Et  rien  du  coup  mortel  suspendu  sur  nos  têtes  ! 
Macduff  en  Angleterre  ! 

LÉNOX. 

Oui,  Votre  Altesse. 

MACBETH. 

0  temps  ! 
Tu  devances  les  noirs  exploits  où  je  prétends! 
Si  le  fait  ne  suit  pas  la  pensée  aussi  vite 
Que  le  coup  suit  l'éclair,  malheur  !  rien  ne  profite. 
Le  projet  différé  ne  s'accomplit  jamais. 
Les  premiers  mouvements  de  mon  cœur,  désormais, 
Feront  agir  mon  bras  ;  et,  fidèle  à  ce  pacte. 
Mon  idée  aujourd'hui  va  se  fondre  dans  l'acte. 
Oui,  je  veux  de  Macduff  surprendre  le  château. 
Et  m'emparer  de  Fife  et  livrer  au  couteau 
Sa  femme,  ses  enfants,  ses  sœurs,  toute  sa  race. 
Sans  me  vanter  d'abord,  et  sans  vaine  menace, 


MACBETH.  79 

J'y  cours,  et  du  succès  je  saurai  m'applaudir 
Avant  que  le  projet  ait  pu  se  refroidir. 

A  Lénox. 

Où  sont  ces  courriers?  Viens,  et  crois  à  mon  étoile. 

Appelant  Angus. 

Angus ! 

n  lui  parle   bas.   Angus    sort    en    échangeant  quelques  signes 
funestes  arec  Macbeth. 

LÉNOX,    à  part. 

Ah  !  tout  Macbeth  à  mes  yeux  se  dévoile! 

Macbeth  et  Lénox  sortent. 


SCENE   II. 


(En   Angleterre.) 

Une  salle  dans  un  grand  château.  —  De  grandes  fenêtres  en  arcades, 
au  fond,  ouvertes  sur  la  campagne. 

MALCOL.M    KT    MACDUFF,  entrant  ensemble. 

MALCOLM. 

Cherchons  quelque  retraite  obscure,  où  par  les  pleurs, 
Sur  ce  bord  étranger  nous  calmions  nos  douleurs. 

MACDUFF. 

Non;  suivis  des  Anglais,  prince,  tirons  Tépée; 
3Iarchons,  en  braves  gens,  sur  l'Ecosse  usurpée; 
Que  ses  monts  glorieux  tressaillent  sous  nos  pieds, 
Plantons-y  vos  drapeaux,  et,  bientôt  expiés. 
Devant  un  peuple,  en  deuil,  d'orphelins  et  de  veuves, 
Les  triomphes  du  crime  auront  leur  temps  d'épreuves. 

MALCOLM. 

Ce  que  vous  m'avez  dit  peut  être  vrai.  Pourtant, 
Ce  Macbeth,  qui  n'est  plus  qu'un  monstre  révoltant, 
Dont  le  nom  seul  flétrit  la  bouche  qui  le  nomme, 
On  le  crut  vertueux,  on  en  fit  un  grand  homme. 
Vous  l'aimiez  tendrement,  vous;  et  même,  aujourd'hui, 


80  OEUVRES   D'EMILE   DESCHAMPS. 

Vous  n'avez  nu  sujet  de  vous  plaindre  de  lui. 
Quoique  bien  jeune  encor,  le  tyran  me  redoute, 
Et  ma  tête  serait  de  quelque  prix,  sans  doute. 
Et  l'on  pourrait  jeter,  par  un  soin  complaisant, 
Une  faible  victime  à  ce  Dieu  malfaisant... 
C'est  qu'on  m'a  tant  trahi  ! 

MACDUFF. 

Je  ne  suis  pas  un  traître  ! 

MALCOLM. 

Mais  Macbeth  en  est  un  ;  et,  sous  le  poids  d'un  maître 
Un  cœur  noble  et  loyal  quelquefois  peut  fléchir! 
Pardon,  si  de  ma  peur  je  ne  puis  m'affranchir; 
Elle  ne  change  point  ce  qu'en  effet  vous  êtes. 
Les  anges  ont  toujours  les  rayons  de  leurs  têtes. 
Quoique  le  plus  brillant  soit  tombé  loin  de  Dieu. 

MACDUFF,   stupéfait. 

J'ai  perdu  tout  espoir! 

MALCOLM. 

Peut-être  au  même  lieu 
Où  j'ai  trouvé  le  doute.  Ah!  vos  fils,  votre  femme, 
Tous  ces  gages  d'amour,  tous  ces  trésors  de  l'âme. 
Comment,  pour  un  voyage  incertain,  hasardeux, 
Les  avez-vous  quittés  sans  prendre  congé  d'eux? 
Parlez;  dans  mes  soupçons  ne  voyez,  je  vous  prie... 

MACDUFF,   offensé. 

Péris,  ah!  péris  donc,  malheureuse  patrie; 
Sur  ton  trône  de  fer,  tyrannie,  assieds-toi  ; 
Et  vous,  servez  Macbeth,  car  il  est  votre  roi. 
Adieu,  seigneur,  adieu,  je  ne  voudrais  pas  être 
Le  lâche  qu'en  Macduff  vous  croyez  reconnaître. 
Pour  tout  le  sol  que  tient  le  tyran  sur  ces  bords, 
Y  dût-on  ajouter  l'Inde  et  tous  ses  trésors! 

n  va  pour  sortir. 
MALCOLM,    le  retenant. 

Ne  vous  offensez  pas  de  mes  craintes,  vous  dis-je; 
D'embûches  entouré,  faut-il  que  je  néglige 
Toutes  les  sûretés... 


MACBETH.  81 

MACDUFF,    le  cœur  navré. 

Non,  non,  vous  faites  bien  ; 
Et  Macduff  ne  demande  et  ne  promet  plus  rien.  — 
Donnez-vous,  cœur  et  sang,  à  la  cause  des  princes, 
Usez  votre  héritage  à  grossir  leurs  provinces, 
Blanchissez  sous  le  casque,  et  courbé  par  le  temps, 
"Veillez  et  combattez  pour  des  rois  de  vingt  ans; 
Gardez,  sans  rien  prétendre,  et  sans  plainte  importune, 
La  même  âme  à  leur  bonne  ou  mauvaise  fortune  ; 
Conduit,  par  je  ne  sais  quel  prestige  fatal, 
Quittez  pour  eux  épouse,  enfants,  château  natal, 
La  nuit,  sans  dire  adieu,  de  peur  qu'on  ne  vous  crie: 
«  Vous  êtes  insensé!  »  Fuyez  votre  patrie, 
Comme  un  soldat  son  poste  ;  allez,  de  cours  en  cours. 
Toujours  vos  rois  au  cœur,  leur  chercher  des  secours. 
Bien  longtemps  mendiés,  arrachés  par  contrainte, 
Puis,  à  leurs  pieds,  ainsi  qu'au  pied  de  la  croix  sainte, 
Déposez  pleurs,  injure  et  fatigue  et  péril... 
Vous  les  trouvez  ingrats  jusque  dans  leur  exil  ; 
Heureux,  si  pour  couvrir,  par  une  vile  étude. 
Leur  royale  indolence  et  leur  ingratitude, 
Ils  ne  flétrissent  pas,  sans  pitié  ni  raison, 
Votre  fidélité  du  nom  de  trahison  ! 

MALCOLM,  suppliant. 

Macdufif!  Macduff! 

MACDUFF,  avec  un  noble  courroux. 

11  faut  que  mon  cœur  se  soulage 
Et  je  reprends  enfin  la  majesté  de  l'âge, 
La  vérité,  des  rois  approche  rarement, 
Mais  vous  l'entendrez,  grâce  à  votre  abaissement. 
—  Un  prince,  qui  profane  ainsi  les  vieux  services, 
Sans  aucune  vertu  doit  avoir  tous  les  vices  ; 
ïl  sera  Juge  inique,  et  plus  lâche  soldat, 
Fourbe,  impie,  oppresseur,  tout...  car  il  est  ingrat. 
Éloignez  de  son  front,  grand  Dieu,  ce  diadème. 
Que  j'allais  de  mon  sang  lui  racheter  moi-même, 
Car,  sous  son  jong  honteux  si  l'Ecosse  tombait, 

5. 


82  OEUVRES  D'EMILE  DESCHAMPS. 

L'Ecosse  de  Malcolm  regretterait  Macbeth  ! 

Avec  un  atlendrissement  douloureux. 

Ton  père  fut  un  roi  victorieux  et  sage  ; 
La  reine  dont  je  vois  les  traits  sur  ton  visage, 
Plus  souvent  à  genoux  qu'assise  dans  sa  cour, 
Se  plaisait  en  Dieu  seul  et  vivait  chaque  jour 
Comme  s'il  eût  été  le  dernier  de  sa  vie  !... 
Saints  exemples  perdus I  Gloire  à  jamais  ravie!... 
Eux  qui  te  caressaient  d'un  regard  triomphant, 
Qui  se  glorifiaient  déjà  dans  leur  enfant... 
En  voyant  ce  qu'il  est,  de  quels  sanglots  étranges 
Doivent-ils  attrister,  là-haut,  le  cœur  des  anges  ! 
De  leurs  ailes  sans  doute  ils  ont  voilé  leurs  yeux... 
Caria  honte  d'un  fils  rejaillit  jusqu'aux  cieux. 
Pardon,  mânes  sacrés,  si  mes  plaintes  profanes 
Ont  troublé  votre  paix!  pardon,  augustes  mânes, 
Si  votre  vieux  soldat,  si  Macduff,  une  fois, 
Est  sorti  du  respect  pour  le  sang  de  ses  rois; 
Mais  on  navre  mon  cœur,  on  suspecte  mes  armes, 
On  refuse  mon  sang,  on  ne  voit  point  mes  larmes, 
Et,  guerrier  sans  reproche,  outragé  sans  remord 
Je  n'ai  plus  qu'à  mourir  d'une  inutile  mort  1 

MALCOLM,   à  genoux. 

Non,  j'abjure  à  tes  pieds  mes  frayeurs  sacrilèges. 

Ah  !  si  tu  savais  tout,  et  dans  combien  de  pièges 

Le  tyran  a  tenté  de  surprendre  déjà 

Ton  Malcolm  orphelin,  que  Dieu  seul  protégea! 

Hélas  !  jusques  à  toi,  je  n'ai  vu  que  des  traîtres, 

Des  tigres,  affamés  de  la  cliair  de  leurs  maîtres. 

Mon  frère,  Donalbain,  sous  leurs  dents  est  tombé, 

Et,  par  miracle,  moi,  je  m'y  suis  dérobé  ; 

Mais,  toujours  poursuivi  par  quelque  noir  fantôme, 

Je  cherchais  un  refuge  et  non  pas  un  royaume... 

Tu  vins...  Ton  souvenir  se  mêlait  à  celui 

Du  château  d'Inverness,  d'où  je  m'étais  enfui. 

Au  souvenir  sanglant  de  cette  nuit  terrible. 

Où  mon  père...  N'importe!  et  mon  doute  est  horrible! 

Le  nom  seul  de  Macduff  me  commandait  la  foi. 

Ah!  Macduff,  par  mon  père,  encor  vivant  dans  toi, 


MACBETH.  83 

Dont  je  veux  suivre,  un  jour,  la  glorieuse  trace, 

Par  tes  fils,  qu'en  pleurant  tu  quittas  pour  moi,  grâce  ! 

Grâce!...  Que  Dieu  nous  juge!...  Ah  !  par  la  sainte  croix, 

Macduff,  je  ne  suis  pas  le  méchant  que  tu  crois  ; 

Ni  les  impurs  désirs,  ni  le  mensonge  infâme, 

Nuls  péchés  n'ont  terni  la  blancheur  de  mon  âme. 

Hélas!  mon  premier  crime  est  ce  même  soupçon 

Dont  j'implore  la  grâce!...  Oh!  dis,  quelle  rançon 

Exiges-tu  pour  rendre  à  ton  roi  ton  estime? 

Tu  pleures...  du  pardon  c'est  le  langage  intime. 

Oui,  tu  m'as  pardonné!  —  L'Angleterre,  dis-tu, 

S'arme  pour  secourir  mon  destin  abattu?... 

Où  sont  tous  ces  guerriers,  que  je  meure  à  leur  tête. 

Ou  que  de  mes  États  j'achève  la  conquête  ! 

Tu  seras  mon  seul  guide,  au  conseil,  dans  les  camps, 

Et  si  Dieu  me  rappelle  au  trône  des  Duncans, 

Gouvernant,  par  toi  seul,  les  factions  contraires, 

Tes  vœux  seront  mes  lois,  tes  fils  seront  mes  frères, 

Et  sur  mon  trône  assis  près  de  moi,  tu  verras 

S'il  faut  compter  Malcolm  au  rang  des  rois  ingrats  I 

Pars!  je  te  suis! 

MACDDFF,   en  larmes. 

De  tant  d'émotions  rapides, 
Laissez-moi  respirer  —  et,  sous  mes  mains  avides, 
M'assurer  de  ce  cœur  que  je  méconnaissais... 

On  entend  un  cor. 

Qu'entends-je  ?  N'est-ce  pas  le  cor  d'un  Écossais? 
Silence...  oui...  quel  avis  funeste  ou  salutaire 
Nous  vient-on  apporter  au  fond  de  l'Angleterre  ? 

Lénox  parait  dans  réloignement. 
MALCOLM. 

Macduff,  un  homme  vient  qui  ne  m'est  pas  connu.. 
Ah  !  c'est  Lénox. 

MACDUFF,   aUant  à  lui. 

Lénox,  soyez  le  bienvenu  ! 


84  OEUVRES   D'EMILE   DESCHAMPS, 


SCÈNE  III. 

MALCOLM,     MACDUFF,    LÉNOX. 
LÉNOX. 

Dieu  vous  garde  ! 

MALCOLM. 

L'Ecosse  existc-t-elle  encore? 

LÉNOX. 

Elle-même  à  présent  s'épouvante  et  s'ignore; 
Notre  mère  n'est  plus,  c'est  notre  tombe  à  tous. 
Pas  un  être,  excepté  les  bourreaux  et  les  fous, 
Qu'en  ce  triste  pays  on  voie  encor  sourire. 
Et  la  pitié  partout  sous  la  frayeur  expire! 
Comme  au  temps  du  déluge,  aujourd'hui  tout  amour 
Est  éteint  dans  les  cœurs  ;  —  à  chaque  instant  du  jour 
Le  glas  funèbre  annonce  un  mort,  sans  que  personne 
S'informe  seulement  pour  qui  la  cloche  sonne. 

MACDUFF. 

Quel  est  le  plus  récent  malheur? 

LÉNOX. 

En  sait-on  rien  ! 
Le  désastre  d'une  heure  est  un  désastre  ancien, 
Chaque  heure  en  produit  cent. 

MACDUFF. 

Comment  ma  femme  est-elle? 

LÉNOX,    avec   hésitation. 

Mais,  bien. 

MACDOFF. 

Et  mes  enfants? 

LÉNOX,   de  même. 

Bien  aussi. 

MACDUFF- 

Sois  fidèle. 
Le  tyran  à  leur  paix  n'avait  pas  attenté, 
Dis? 


MACBETH.  85 

LÉNOX. 

Ils  étaient  en  paix,  lorsque  je  les  quittai. 

MALCOLM. 

De  vos  discours,  Lénox,  ne  soyez  point  avare; 
Dites  ce  qui  se  passe  et  ce  que  Ton  prépare. 

LÉNOX. 

Le  bruit  se  répandait,  lorsque  je  suis  parti, 
Que  des  braves  au  nord  vous  créaient  un  parti. 
On  doit  croire  ce  bruit  certain,  à  voir  l'armée, 
Qu'à  la  hâte,  et  sans  choix,  le  tyran  a  formée. 
Il  est  temps  de  paraître  et  de  nous  seconder; 
Prince,  votre  aspect  seul  ferait  tout  hasarder. 
Donnerait  du  courage  aux  plus  timides  âmes 
Et  dans  toute  l'Ecosse  armerait  jusqu'aux  femmes  ! 

MALCOLM. 

Que  nos  braves  amis  s'apprêtent  sans  délais  ; 
Nous  marchons  à  leur  tête  avec  dix  mille  Anglais 
Dont  un  roi  généreux,  sans  que  je  le  demande. 
Fait  soutenir  ma  cause,  et  que  Siward  commande  : 
La  chrétienté  n'a  pas  de  plus  grand  général. 

LÉNOX. 

Comment,  pour  tant  de  bien  vous  rendre  tant  de  mal? 
Mais,  je  dois  proférer  des  paroles  mortelles, 
Que  l'air  devrait  dissoudre. 

MACDDFF,   inquiet. 

Eh!  qui  concernent-elles? 
La  cause  du  pays?  ou  bien,  est-ce  un  malheur 
Qui  dans  une  seule  âme  enferme  la  douleur? 

LÉNOX. 

Il  n'est  point  d'âme  honnête  et  bonne  qui  ne  prenne 
Une  part  de  douleur  dans  cette  affreuse  peine  ; 
Mais  la  plus  grande  part  à  Macduflf  seul  revient. 

MACDUFF. 

Donne-moi  d'un  seul  coup  tout  ce  qui  m'appartient. 


80  ŒUVRES   D'EMILE   UliSCll  A  MPS. 

LÉNOX, 

N'abhorrez  pas  celui  qui  de  ce  coup  atroce 
Va  vous  frapper. 

MACDUFF. 

J'entends!... 

LÉNOX. 

Votre  cliâtcau  d'Ecosse 
Est  pris  —  et  votre  femme  et  vos  fils —  massacrés. 
Vous  conter  les  détails  de  ces  faits  exécrés, 
Ce  serait  vouloir  joindre,  après  de  si  grands  crimes, 
Votre  mort  à  la  mort  de  ces  chères  victimes.  — 
Angus  a  dirigé  tous  les  coups. 

MACDUFF,    ollerré. 

Justes  cieux  ! 

MALCOLM. 

Homme,  ne  reste  pas  les  deux  mains  sur  tes  yeux. 
Donne  à  ton  désespoir  une  voix  et  des  gestes. 
Car  les  chagrins  muets  bouillonnent  plus  funestes 
Dans  le  c(eur  qui  se  gonfle,  et  se  brise  en  éclats. 

MACDDFF,    sufToquant. 

Mes  enfants  aussi  !... 

LÉNOX. 

Femme,  enfants,  vassaux,  hélas  ! 
Tout  ce  qu'ils  ont  trouvé. 

MACDUFF. 

J'étais  absent  !  ô  rage  !  — 
Ma  femme,  morte  aussi  ! 

LÉNOX. 

Je  vous  l'ai  dit. 

MALCOLM. 

Courage  ! 
Consolons  nos  douleurs  par  des  coups  triomphants. 
Venge-toi  sur  Angus,  viens. 

MACDUFF. 

Il  n'a  point  d'enfants  ! 
—  Nous  étions  ennemis,  je  le  sais  ;  mais  quel  père 
Eût  songé.... 


MACBETH.  87 

LÉNOX. 

C'est  Macbeth  parf]ui  seul  tout  s'opère. 
Angus  obéissait,  et  lui-même  a  péri. 
Mais  Macbeth  jusqu'au  bout  au  carnage  a  souri. 

MACDUFF. 

Tous  mes  jolis  enfants!  —  dévorante  chimère!  — 
Tous!...  avez-vous  dit  tous?  quoi  '.  les  fils  et  la  mère 
Enlevés  à  la  fois  !  —  ma  femme  et  tous  mes  fils  !... 

MALCOLM. 

Le  destin  vous  provoque  —  acceptez  ses  défis. 
Combattez  le  malheur  en  homme. 

MACDUFF. 

Oui,  oui, je  tâche, 
Mais  je  le  sens  en  homme  aussi.  —  Serais-je  un  lâche 
Pour  mourir  de  chagrin?  serais-je  criminel 
Pour  chercher  dans  la  tombe  un  repos  éternel  ? 
C'est  toi  qui  les  livras  à  leurs  barbares  hôtes 
Père  aveugle,  en  fuyant  I  —  ce  n'est  pas  pour  leurs  fautes, 
Non,  c'est  pour  te  punir  des  tiennes,  sans  retour. 
Que  le  meurtre  a  fondu  sur  eux  comme  un  vautour  ! 

MALCOLM. 

Que  le  chagrin  se  tourne  en  fureur  dans  votre  âme  ! 

MACDUFF. 

Ah  !  je  pourrais  verser  des  pleurs  comme  une  femme  1 
—  Non  ;  abrège,  grand  Dieu,  le  temps  et  le  chemin  ; 
Mets-nous  front  contre  front,  Macbeth  et  moi,  demain 
Que  ce  fer  le  découvre,  et,  par  mon  saint  baptême, 
S'il  m'échappe,  grand  Dieu,  pardonne-lui  toi-même! 

Oq   entend    une    musique   guerrière,   l'armée    anglaise  défile 
au  fond  du  théâtre. 

LÉjN'OX. 

L'armée  anglaise  passe,  et,  drapeaux  déployés, 
Se  dirige  vers  nous. 

MACDUFF. 

Oui,  c'est  Siward;  voyez! 

■  L'armée  anglaise  s'arrête  dans  la  campagne  en  vue  du  specta- 
teur; et  Siward  arrive  sur  la  scène  avec  un  groupe  d'officiers  qu'il 
présente  à  Ualcolm. 


88  OEUVRES   D'EMILE   DESCHAMPS. 

MALCOLM,    ù  Macduff  et   h   LC-nox. 

Nobles  cousins,  la  chance  enfin  nous  est  offerte. 
Allons  droit  au  tyran  ;  —  il  est  mûr  pour  sa  perte 
Je  livrerai  sa  tête  à  vos  glaives  vengeurs. 

A  Siward  et  à  ses  officiers. 

Et  VOUS,  braves  Anglais,  dont  les  camps  voyageurs 
Rouvrent  à  l'exilé  le  chemin  de  son  trône, 
J'accepte  avec  orgueil  votre  héroïque  aumône. 
Une  voix  à  mon  cœur  dit:  «  Tu  l'acquitteras  !  » 
Siward,  Macduff,  l'Ecosse  étend  vers  vous  les  bras. 
Et  son  roi,  jusqu'au  bout  de  nos  sanglants  désordres, 
JN'est  qu'un  soldat  de  plus,  qui  combat  sous  vos  ordres. 

MACDCFF. 

Le  ciel  donne  aujourd'hui,  pour  forcer  les  hasards, 
La  prudence  aux  enfants  et  l'audace  aux  vieillards; 
Prince,  vous  nous  verrez,  à  votre  moindre  signe. 
Verser  de  notre  sang,  qui  bouillonne  et  s'indigne, 
Tout  ce  qu'il  en  faudra  pour  faire  encor  fleurir 
La  tige  de  nos  rois,  qui  ne  doit  pas  périr  ! 
Aux  armes! 

Tous  :  Aux  armes  ! 

Sur  Macbeth  que  notre  deuil  retombe! 
Jurons  de  ne  poser  le  fer  que  sur  sa  tombe. 

A  Malcolm. 

Votre  sceptre  usurpé,  roi,  vous  sera  rendu. 

En  dévorant  ses  larmes. 

Qui  me  rendra  jamais  tout  ce  que  j'ai  perdu  ! 

Tous   tirent  l'épée  et  sortent.    L'armée  se  met  en   marche  sur 
une  musique   éclatante. 


FIN     DO    QUATRIEME    ACTE. 


ACTE   CINQUIEME. 


SCÈNE    PREMIÈRE. 

(A  Dunsinane,  en  Ecosse.) 
Près  de  la  frontière  d'Angleterre. 

Une  salle  peu  profonde  dans   le  château-fort.  —  Grande  porte  au  fond. 

—  A  gauche,  une  porte  donnant  dans  l'appartement  de  lady  Macbeth. 

—  Nuit.  —  Flambeaux.  —  Une  autre  porte  de  l'autre  côté. 

LE    MÉDECIN,    UNE    DAME    DE    LA    REINE. 
LE    MÉDECIN. 

C'est  la  troisième  nuit,  madame,  que  je  veille, 
Et  je  n'ai  rien  pu  voir  de  l'étrange  merveille 
Dont  vous  m'avez  parlé.  Pour  y  croire,  j'attends. 
Voilà-t-il  plusieurs  fois,  est-ce  depuis  longtemps 
Qu'elle  se  lève  ainsi  la  nuit  et  se  promène? 

LA    DAME. 

Pendant  trois  nuits,  docteur,  j'ai  vu,  l'autre  semaine, 

Lorsque  le  roi  campait  autour  de  ce  château, 

La  reine  se  lever  du  lit,  prendre  un  manteau, 

Ouvrir  son  oratoire,  achever  une  lettre, 

La  plier,  la  sceller,  puis  retourner  se  mettre 

Au  lit,  sa  lampe  en  main...  Et,  ce  qui  me  confond, 

Elle  fait  tout  cela  dans  un  sommeil  profond! 

LE    MÉDECIN. 

Parlait-elle  en  dormant  ? 

LA    DAME. 

Ah!  oui. 

LE   MÉDECIN. 

Que  disait-elle? 


90  OEUVRES  D'EMILE   DESCHAMPS. 

LA    DAME. 

Des  paroles,  docteur,  qu'une  bouche  mortelle 
Ne  doit  pas  répéter. 

LE    MÉDECIN. 

A  moi,  vous  le  pouvez; 
Il  faut  me  confier  tout  ce  que  vous  savez. 

LA     DAME. 

A  personne,  pas  même  à  vous.  —  Je  n'ai  ni  preuve 
Ni  témoin  à  Tappui  de  mon  récit.  —  L'épreuve 
Aura  lieu  devant  vous,  ou  rien... 

Cloche. 

Mais,  la  voilà 
Comme  les  autres  nuits.  —  Venez,  observez-la! 

Entra  lody  Macbeth,  somnambule,  un  flambeau  à  la  main. 
LE    MÉDECIN,  la  suivant  des  yeux. 

Désordre  monstrueux!  jusqu'où  l'être  dévie! 

Ce  sommeil  accomplit  les  actes  de  la  vie. 

Un  organe  invisible  en  tient  lieu  dans  le  corps; 

L'oreille  n'entend  pas,  les  yeux  ouverts  sont  morts; 

Et,  comme  un  roi  jaloux  de  son  pouvoir  suprême, 

L'âme  des  sens  éteints  fait  l'office  elle-même! 

—  Que  fait-elle  donc  là? 

Lady  Macbeth  se  frotte  les  mains. 
LA    DAME, 

Son  geste  familier. 
Elle  a  l'air  de  laver  ses  mains,  et  puis,  les  cache. 

LADY    MACBETH,  se  parlant  fl  elle-même  dans  son  sommeil. 

La  tache  tient  toujours!... 

LE    MÉDECIN. 

Chut! 

LADY    MACBETH,  marchant  et  s'arrétant  par  intervalles. 

Exécrable  tache! 
Disparais  donc,  te  dis-je!  —  Une,  deux,  vite,  allons! 
Il  faut  l'exécuter...  que  les  moments  sont  longs! 
Au  roi!...— L'enfer  est  sombre!— Ah!  fi!  — C'est  une  honte, 
Un  guerrier  avoir  peur!  —  Qui  demandera  compte 
De  tout  ceci?  —  Quelqu'un  viendrait  à  le  savoir, 


MACBETH.  91 

Ne  se  tairait- il  pas  devant  notre  pouvoir  ? 

Mais,  qui  l'eût  cru,  qu'après  tant  de  jours  et  de  peines 

Ce  vieillard  eût  encor  tant  de  sang  dans  les  veines! 

LE   MÉDECIN,  il  écrit  sur  ses  tablettes. 

Remarquez-vous  ?  —  Grand  Dieu  ! 

LADY    MACBETH,    s'asseyant  près  d'une  table. 

Macduff  avait  jadis 
Une  épouse  dans  Fife  ;  où  donc  est-elle,  dis  ?  — 
Quoi  I  ces  mains  ne  seront  jamais  blanches  !  —  Tu  blesses 
Sans  tuer...  imprudent!  —Ah!  plus  de  ces  faiblesses, 
Seigneur,  vous  gâtez  tout  par  vos  tressaillements. 

LE    MÉDECIN,    à  lui-même. 

Va-t'en.  —Tu  viens  d'apprendre,  ici,  par  ses  tourments, 
Des  choses  qu'aurait  dû  toujours  cacher  la  terre  ! 

LA    DAME. 

Certe,  elle  a  révélé  ce  qu'elle  devait  taire, 
Dieu  lui  seul  peut  savoir  ce  qu'elle  sait. 

LADY    MACBETH,  portant  la  main  h  son  visage. 

On  sent 
Toujours,  à  cet  endroit,  comme  une  odeur  de  sang 

Avec  angoisse. 

Cette  petite  main...  Tous  les  parfums  d'Asie 
Ne  la  blanchiraient  pas!  —  Oh!... 

LE    MÉDECIN. 

Le  mal  l'a  saisie; 
Le  coeur  est  bourrelé. 

LA    DAME. 

Moi,  je  ne  voudrais  pas. 
Pour  toutes  les  grandeurs  et  tout  l'or  d'ici-bas, 
Avoir  un  pareil  cœur  dans  mon  sein  ! 

LE    MÉDECIN. 

Bien,  madame. 

LA    DAME. 

Mais,  votre  art?... 


92  OEUVRES   D'EMILE   DESCHAMPS. 

LE    MÉDECIN. 

N'y  peut  rien.  Tout  le  mal  est  dans  rame. 
—  Et  pourtant  j'en  ai  vu  qui  marchaient,  en  dormant, 
Comme  elle,  et  qui  sont  morts  dans  leur  lit  saintement! 

LADY  MACBETH. 

Mets  ta  robe  de  nuit,  colore  ton  front  pâle, 

Lave  tes  mains,  et  prends  un  air  tranquille  et  mâle.  — 

C'est  l'heure  du  succès  et  non  du  repentir. 

Banquo  dort  dans  sa  tombe,  il  n'en  peut  pas  sortir. 

LE    MÉDECIN. 

Encor  cela! 

LA    DAME. 

Prions,  docteur;  je  suis  plus  morte 
Que  vive. 

LADY    MACBETH. 

Au  lit!  au  lit!  Viens;  on  frappe  à  la  porte. 
Donne  ta  main.  On  frappe  et  la  lune  pâlit. 
Viens  donc...  Ce  qui  s'est  fait  est  fait.  —  Au  lit!  au  lit! 

Elle  s'éloigne  et  disparaît. 
LE    MÉDECIN. 

Quels  forfaits!  quels  aveux!  Outrageons  la  nature, 
La  nature  se  venge,  et,  comme  la  torture, 
L'implacable  oreiller  confesse  l'assassin. 
Elle  a  besoin  d'un  prêtre  et  non  d'un  médecin. 
Que  Dieu  prenne  pitié  de  nous  !  —  Veillez  sur  elle; 
Qu'elle  meure  du  moins  d'une  mort  naturelle! 
Hélas  !  Sous  un  tel  poids  l'âme  en  se  débattant 
Peut  rompre  sa  prison  de  chair,  dans  un  instant. 

11  va  ouvrir  la  porte  du  fond. 

Le  jour  paraît  ;  —  le  roi  dans  ces  murs  va  se  rendre. 
Allez,  madame. 

LA    DAME. 

Adieu.  —  Que  venons-nous  d'apprendre? 

Elle  sort. 
LE    MÉDECIN,    seul. 

Jusques  à  la  démence,  on  le  dit  exalté; 

Car  avec  le  succès,  plus  d'un  chef  l'a  quitté... 


MACBETH.  -     93 

Sachant  ce  que  je  sais,  dans  cet  antre  du  vice 
Puis-je  auprès  de  Macbetli  faire  encor  mon  service? 

Fanfares   et  timbales  dans   la   coulisse.   —  Le   roi  entre  avec 
sa  suite.    Le  médecin  se  retire  au  fond  du  théâtre. 

MACBETH. 

Qu'on  ne  me  fasse  plus  de  rapports.  —  Eh  bien,  soit! 
Qu'ils  m'abandonnent  tous!  mon  âme  ne  conçoit 
Nulle  ombre  de  frayeur  jusqu'à  ce  qu'on  m'apprenne 
La  forêt  de  Birnam  marchant  sur  Dunsinane^ 
Qu'est-ce  que  ce  Malcolm,  enfin?...  N'est-il  pas  né 
D'une  femme!  —  L'esprit,  que  j'ai  questionné, 
Me  l'a  dit  :  «  Nul  mortel  enfanté  d'une  femme 
Ne  peut  nuire  à  Macbeth.  »  Fuyez  donc,  race  infâme  ! 
Lâches  thanes,  fuyez.  Vos  guerriers  resteront. 
Sous  ces  Anglais  maudits,  traîtres,  courbez  le  front. 
L'âme  qui  me  gouverne  est  trop  forte  et  trop  rude 
Pour  flotter  dans  la  crainte  et  dans  l'incertitude. 
Fuyez!  je  combattrai  jusqu'à  ce  que  ma  chair, 
Pendante  par  lambeaux,  montre  mes  os  à  l'air. 

Entre   un  messager  tout  pâle. 

Drôle,  où  donc  as-tu  pris  cette  mine  blafarde? 

LE    MESSAGER. 

On  aperçoit  de  loin,  presque  à  notre  avant-garde 

Mouvement  de  Macbeth. 

L'armée  anglaise...  avec  le  bon  plaisir  du  roi. 

MACBETH. 

Sors  d'ici,  ta  pâleur  communique  l'efiTroi. 

Le  messager  sort, 
n  appelle. 

Seyton?  —  J'ai  trop  vécu.  Mon  pouvoir  se  démembre. 
Et  mes  jours  sont  pareils  aux  feuilles  de  novembre. 
Oui,  c'est  l'heure!  Je  vais  me  perdre,  s'il  le  faut, 
Ou  toucher  terre,  afin  de  remonter  plus  haut. 

U  appelle  encore. 

Hé!  Seyton? 

1.  Dunsinane,  prononcez  Dunsinéne. 


94  OEUVRES   D'EMILE  DESCHAMPS. 

SEYTON,    entrnnt  par  une  porte  latérale. 

Me  voilà,  sire. 

MACBETH. 

Allons!  mon  armure. 

SEYTON. 

Il  n'est  pas  temps  encor. 

MACBETH. 

Fais  vite,  et  sans  murmure, 
Prends  vingt  chevaux,  parcours  le  pays  en  stupeur, 
Et  fais  pendre  tous  ceux  qui  parleront  de  peur. 

Seyton ,    après   avoir    apporté    la     cuirasse   qu'il   remet  à    des 
écuyers,  sort  par  la  porte  du  fond. 
Au  médecin  qui  s'est  rapproché. 

C'est  vous,  docteur  !  —  Comment,  ce  matin,  va  la  reine? 

LE    MÉDECIN. 

Le  corps  est  moins  souffrant  que  l'àme  n'est  en  peine  ; 
D'étranges  visions  assiègent  son  sommeil. 

MACBETH. 

C'est  pour  guérir  ce  mal  que  j'ai  pris  ton  conseil. 

Ne  peux-tu  rétablir  une  âme  dans  sa  gloire? 

Arracher  un  chagrin  cloué  dans  la  mémoire. 

Effacer  les  objets  empreints  sur  le  cerveau. 

Et  par  quelque  élixir  d'oubli,  quelque  art  nouveau, 

Purifier  le  sein  de  ces  acres  pensées 

Qui  sur  le  cœur  meurtri  se  tordent  amassées? 

LE    MÉDECIN. 

C'est  au  malade  môme,  alors,  à  se  traiter. 

MACBETH,  allant  et   yenant. 

Ta  médecine  aux  chiens  n'est  bonne  qu'à  jeter. 
Je  ne  veux  rien  de  toi. 

A  ses   olTiciers. 

Qu'on  m'apporte  ma  lance  ! 
Et  de  mes  éclaireurs  doublez  la  vigilance.  — 

Quelques  officiers  s'empressent  d'obéir. 

Les  thanes  n'ont-ils  pas  osé  m'abandonner? 
Docteur,  si  tu  pouvais  à  présent  deviner: 


MACBETH.  95 

Par  le  seul  examen  des  eaux  de  mon  royaume, 
Quelle  est  sa  maladie,  et  composer  un  baume 
Qui  lui  rendît  l'éclat  de  sa  jeune  santé, 
Dans  mes  quinze  palais  ton  nom  serait  chanté  ! 
Extirpe-moi  ce  mal,  te  dis-je.  —  Quels  breuvages 
De  ces  Anglais  damnés  purgeraient  nos  rivages? 
Sais-tu  que  Malcolm  vient  avec  eux?  , 

n  s'éloigne  sans  attendre  la  réponse. 
LE    MÉDECIN. 

Je  le  sais; 
Vos  ordres  inquiets  m'en  instruisent  assez. 

MACBETH,   à  ses  officiers  qui  lui  donnent  sa  lance. 

Autour  de  ce  château  je  veux  que  la  famine, 

Anglais  et  déserteurs,  vous  dévore  et  vous  mine! 

—  Qu'on  plante  mes  drapeaux  sur  le  bord  des  remparts! 

LE    MÉDECIN,  bas. 

Va,  va,  ta  royauté  croule  de  toutes  parts! 

MACBETH. 

Tant  qu'on  ne  verra  point  marcher  vers  nos  murailles 
La  forêt  de  Birnam,  je  me  ris  des  batailles. 

Quelques  clameurs  en  dehors. 

Quel  est  ce  bruit  confus?    . 

LE    MÉDECIN. 

Sire,  ce  sont  les  voix 
Des  femmes  du  château.  —  Les  cris  redoublent. 

MACBEJH. 

Vois. 

Le  médecin  sort. 

Ah!...  J'ai  presque  oublié  ce  que  c'est  que  la  crainte. 
Eh  bien,  j'ai  vu  le  temps  où  d'une  terreur  sainte 
Mon  cœur  se  fût  glacé  pour  des  cris  dans  la  nuit; 
Ou,  si  de  quelque  meurtre  on  répandait  le  bruit. 
Mes  cheveux  sur  mon  front  se  dressaient  d'épouvante, 
Et  s'agitaient,  ainsi  qu'une  moisson  vivante!... 
Maintenant  les  horreurs,  les  fléaux,  par  milliers. 
Fondent  sur  mon  chemin,  avec  moi  familiers. 
Et  j'en  marche  entouré  comme  de  mon  escorte. 

Le  médecin  reparaît. 

Quels  étaient  donc  ces  cris? 


96  OEUVRES  D'EMILE   DESGHAMPS. 

LE   MÉDECIN. 

Sire,  la  reine  est  morte. 

Il  s'éloigne  lentement. 
MACBETH. 

Morte!  et  je  lutte  encor.  —  Morte!  et  je  n'aurai  pu 

La  pleurer  dans  mon  cœur  sans  être  interrompu!  — 

La  mort  vient  à  son  temps,  et  ne  prend  pas  le  nôtre! 

—  Ainsi  demain,  demain  encore,  puis  un  autre 

S'avancent  vers  le  gouffre,  et  tous  nos  jours  passés 

N'auront  fait  qu'éclairer  de  tristes  insensés 

Sur  la  route  qui  mène  où  tout  s'abîme  ensemble. 

Ah!  la  vie  est  une  ombre  errante,  —  elle  ressemble 

Au  pauvre  comédien  qu'on  voit  gesticuler. 

Crier  une  heure...  et  dont  on  n'entend  plus  parler!  — 

A  un  officier  qui  rentre  effaré. 

Ton  histoire  en  deux  mots.  Vite. 
l'officier. 

Mon  noble  maître 
Je  l'ai  vu...  Mais,  comment  vous  le  faire  connaître? 

MACBETH. 

Parle. 

l'officier. 

Comme  j'étais  sur  la  tour  du  guichet 
Devant  Birnam,...  j'ai  vu  la  forêt  qui  marchait... 

MACBETH. 

Scélérat! 

l'officier. 

Si  je  mens,  tuez-moi  ;  mais,  par  grâce, 
Venez,  sire,  du  haut  de  la  grande  terrasse. 

Mouvement  de  Macbeth. 

Le  voir  de  vos  yeux...  oui,  voir  marcher  la  forêt! 

MACBETH. 

Se  peut-il?  Ah!  qu'importe!  et  ma  peur  disparaît. 
La  forêt  vient,  dit-on?  marchons  à  sa  rencontre; 
C'est  mettre  ainsi  pour  nous  ce  que  l'on  croyait  contre, 
Tout  oracle  a  deux  sens.  —  Que  l'on  donne  l'éveil  ! 

Il  prend  son  casque  et  sa  lance. 

Aux  armes  !  et  sortons,  —  je  suis  las  du  soleil. 


MACBETH.  97 

Et  mon  désir  serait  que  toute  la  machine 
De  l'univers  criât  et  tombât  en  ruine! 
Destruction,  accours!  Soufflez,  vents  meurtriers, 
Nous  périrons  du  moins  sous  nos  harnais  guerriers! 

Reprenant  soudain  toute   sa  vigueur. 

Non,  nous  serons  vainqueurs...  je  suis  Macbeth! 

Comme  il  va  pour  sortir,  un  coup  de  tonnerre  se  tait  entendra 
et  les  trois  sorcières  paraissent  au  fond  du  théâtre  et  lui  bar- 
rent le  chemin. 


SCÈNE  II. 

LES    PRÉCÉDENTS,     LES   TROIS     SORCIÈRES. 
LES    TROIS    SORCIÈRES,  à  Macbeth. 

Arrête  ! 

LA    PREMIÈRE    SORCIÈRE. 

Reçois  nos  compliments  avant  ce  qui  s'apprête. 

LA    DEUXIÈME    SORCIÈRE. 

N'es-tu  pas  Gawdor?...  roi?...  Nous  n'avons  point  menti; 
Et  notre  zèle  encor  ne  s'est  point  ralenti. 

LA    TROISIÈME    SORCIÈRE. 

Rentre  par  la  pensée  en  nos  cavernes  sombres, 
Macbeth,  te  souviens-tu  de  ce  qu'ont  dit  les  ombres? 
C'est  l'instant  d'y  songer. 

LA    PREMIÈRE    SORCIÈRE. 

Nos  vœux,  comme  les  tiens. 
Jusqu'ici  sont  comblés. 

LA    DEUXIÈME    SORCIÈRE 

Le  reste  suivra. 

LES    TROIS    SORCIÈRES. 

Tiens  ! 

Elles    lui   montrent   le   fond    du    théâtre   qui  s'ouvre,  et  elles 
disparaissent  avec  un  rire  infernal. 

V.  6 


98  OEUVUl-S   D'EMILE    DESCHAMPS. 

Lo  fond  du  th6:\tro  s'étant  ouvert,  on  aperçoit,  à  gaucho,  sur  les  der- 
niers plans,  la  citadelle  de  Dunsinane  sur  des  rochers.  —  On  voit  la 
forêt  s'avancer  du  fond  à  droite,  c'est-à-dire  des  soldats  anglais  portanf 
do  hautes  branches  d'arbres  qui  les  cachent  complètement  à  Macbeth 
et  au  spectateur.  —  Macbeth,  ses  officiers,  ses  serviteurs  reculent 
d'effroi  à  mesure  que  la  forCt  marche.  —  Tout  s'enfuit.  —  Macbeth 
reste  seul  devant  la  forêt,  qui  s'arrête  enfin,  mais  en  biais,  de  ma- 
nière que  la  citadelle  soit  toujours  en  vue. 

MACBETH,  reculant  pendant  que  la  forùt  s'avance. 

Oh  !  l'effrayant  spectacle  1  0  sorcières  damnées! 
Je  me  sens  tout  à  coup  vieillir  de  vingt  années! 

n  tourne  son   glaive  contre  lui-même,   comme    pour   se    turr, 
puis,  le  laissant  retomber  : 

Pourquoi  joûrais-je  ainsi  le  vieux  héros  romain. 
En  me  donnant  la  mort  avec  ma  propre  main  ? 
Ah!  tant  que  je  verrai  des  vivants,  mon  épée 
A  boire  de  leur  sang  sera  mieux  occupée. 
Vaincu,  trahi,  je  rôde  autour  de  mon  château  ; 
Ils  m'ont  comme  enchaîné  tout  en  vie  au  poteau  ; 
Mais  je  veux  tout  briser  sous  les  fers  que  je  traîne 
Et,  comme  l'ours  captif,  ensanglanter  l'arène  ! 

En  ce  moment  Macduff  revient  et  aperjoit  Macbeth  qui  lui  tourne 
le  dos. 


SCÈNE    III. 

MACBETH,     MACDUFF. 
MACDUFF,    l'épée  et  le  bouclier  en  main,  et  poussant  un  grand  cri. 

Ah  !  Macbeth  !  tourne-toi,  monstre,  et  vois  qui  je  suis  ! 

MACBETH,     également  l'êpée  et  le  bouclier  à  la  main. 

Macbeth,  du  sang  des  tiens  s'est  trop  abreuvé...  fuis  ! 

MACDUFF. 

Mon  glaive  seul  répond. 

Ils  combattent. 

MACBETH. 

Tu  tentes  l'impossible  ; 


MACBETH.  99 

Mes  jours  sont  protégés  par  un  charme  invincible  : 
Nul  mortel  enfanté  d'une  femme,  jamais 
Ne  pourra  rien  sur  moi. 

MACDUFF,   toujours  combattant. 

Ce  charme,  en  qui  tu  mets 
Ton  assurance,  est  nul.  —  Que  ton  génie  habile 
T'apprenne  que  des  flancs  d'un  cadavre  immobile, 
IMacduflf,  fut  avant  l'heure  arraché  par  le  fer. 

MACBETH,    faisant  quelques  pas  en  arrière  avec  terreur. 

Ah  !  malédiction  sur  ta  langue  d'enfer! 

Elle  a  tué.  d'un  coup,  tout  ce  que  j'ai  de  force. 

Que  la  crédulité  fasse  à  jamais  divorce 

Avec  tous  ces  démons,  pleins  d'oracles  pervers 

Pour  l'oreille  et  l'esprit  ayant  des  sens  divers... 

Je  ne  me  battrai  point.  Ta  parole  me  glace! 

U  fuit  autour  du  théâtre. 
MACDUFF,    relevant  son  épée. 

Rends-toi  donc,  lâche  ;  et  vis  pour  qu'à  la  populace, 
Tu  serves  de  spectacle,  ainsi  qu'un  monstre  errant, 
Avec  cet  écriteau  :  «  Venez  voir  le  tyran  !  » 

MACBETH,    courant  droit  sur  lui. 

Sous  les  pieds  de  Malcom,  moi,  lécher  la  poussière! 
De  ville  en  ville,  moi  d'une  foule  grossière. 
Ouïr  les  aboîments,  dans  ma  cage  attaché! 
Non  !...  quoique  la  forêt  de  Birnam  ait  marché, 
Quoique  tu  ne  sois  pas  enfanté  d'une  femme, 
Jusqu'au  dernier  effort  je  veux  pousser  mon  âme. 
Allons  !  —  et  maudit  soit  qui  crîra  :  C'est  assez  ! 

Us  combattent  avec  plus  de  fureur. 
MACDUFF. 

Tiens  !  va  demander  grâce  à  mes  chers  trépassés  ! 

MACBETH. 

Ah!... 

Macbetb  tombe  blessé  mortellement.  —  Au  même  instant  les 
trompettes  sonnent  la  victoire  de  Malcolm.  Les  ponts  de  la  cita- 
delle s'abaissent.  Malcolm,  Lénox,  Menteth,  Siward,  les  thanes 
ef  seigneurs  écossais  arrivent  sur  la  scène,  en  passant  devant  la 
forêt  rangée  diogonalemeLt. 


100  OEUVHES   D'EMILE  DESCHAMPS. 


SCENE   IV    ET   DERNIERE. 

MALCOLM,   arrivant   vainqueur. 
Aux  soldats  cachés  derrière   les  branches. 

Jetez  les  rameaux  dont  la  verdure  et  l'ombre 
De  vos  rangs,  compagnons,  marquaient  le  faible  nombre 

Tous    les    soldats    laissent    tomber    les    branches    d'arbres 
et  l'armée  anglaise  se  découvre. 

La  victoire  a  planté  nos  drapeaux  sur  les  tours, 
Et  le  tigre  est  promis  au  festin  des  vautours. 
Il  mourra  par  ce  fer. 

MACDUFF,  montrant  Macbeth  expirant  à  Malcolm. 

Salut,  roi,  car  vous  l'êtes. 
Il  meurt  !  La  paix  jaillit  du  choc  des  deux  athlètes. 
Vive  le  roi  d'Ecosse! 

Fanfares. 
Tous  :  a  Vive   le  roi  d'Ecosse!  » 

MALCOLM,    à  Macduff. 

Ah  !  j'en  jure  par  toi. 
L'Ecosse  renaîtra  libre  sous  son  vrai  roi. 
A  mon  couronnement  nous  marchons  sous  ta  garde; 
Tous  à  Scône ! 

De    sombres    nuages    ont    couvert    l'horizon,    et  les    sorcières 
apparaissent  sur  les  rochers  de  la  citadelle,  des  torches  à  la  main. 

MACBETH,   se  soulevant  un  peu. 

Malcolm,  tu  règnes;  mais  regarde! 
Je  te  lègue  l'enfer  et  les  trois  sœurs.  —  Adieu. 

11  meurt.  AfTreux  éclat  de  rire  des  sorcières. 
MALCOLM. 

Amis,  vive  l'Ecosse  et  ne  croyons  qu'en  Dieu  ! 

Tous  :  «  Vive  l'Ecosse  !  » 
les   fanfares   sonnent  de    nouveau.    Les    drapeaux    s'agitent. 
L'armée  se  met  en  marche. 

FIN     DU     CINQUIÈME    ET    DERNIER    ACTE. 


ROMÉO  ET  JULIETTE 


(DE  SHAKSPEARE) 


TRAGÉDIE     EN     CINQ     ACTES,    EN    VERS 


PERSONNAGES  : 


LE   PRINCE    DE   VERONE. 

Le   Comtb   paris,  jeune  cousin  du  prince. 

CAPULET     )  deux  soigneurs  déjà  vieux,  chefs  de  deux  familles 

MONTaGU  \      ennemies. 

LA    SIGNORA   CAPULET     I  j^urs  épouses 
LA    SIGNORA   MONTAGU  j  'eurs  épouses. 

ROMÉO,  fils  de  Montagu. 

JULIETTE,    fille  de  Capulet. 

MERCUTIO,    autre  parent  du  prince,  ami  de  Roméo. 

TYBALT,    neveu  de  Capulet. - 

BENVOLIO,  parent  et  ami  de  Roméo. 

DoM   LAURENCE,  religieux  de  l'ordre  des  Franciscains. 

Frère  JEAN,   un  des  serviteurs  du  couvent.  —  Personnage  muet. 

La  Nourrice   de  Juliette. 

SAMSON         1    ,         ,  ..  .      r.        1  * 

'_   }   deux  domestiques  des  Capulets. 
G  H  Ci  G  O  R 1 0    J 

BALTAZAR,  t   ,  ,  ,.  j      ,r     * 

.__.-..,,  ,  >  deux  domestiques  des  Montagus. 

ABR.\HAM,  personnage  muet  \  ^ 

Un  Apothicaire. 

Un  Officier. 

Deux  Musiciens,    parlant. 

PETRO,    domestique  do  la  nourrice,  personnage  muet. 

Chœurs   et   Coryphées. 

Citoyens    de    Vérone,    Moines,    Sbires,     Seigneurs, 
Dames,  Jeunes   Filles,  Masques,   Musiciens,  etc. 


La  scène  est  à  Vérone,  excepté  au  commencement  du  cinquième  acte, 
où  elle  se  passe  à  Mantoue. 


^foTA.  —  En  tout  neuf  décors  di/fcrents .  —  Voir  les  notes  à  la  fin  du 
volwne. 


ROMÉO   ET  JULIETTE 


ACTE  PREMIER. 


SCÈNE     PREMIÈRE. 

Une  place  à  Vérone. —  A  gauche,  en  biais,  vers  le  fond,  la  maison  des 
Capulets.  —  Au  fond,  sur  la  droite,  les  premiers  arbres  d'un  petit 
bois,  puis  le  portail  d'une  église. 

Paraissent    SAMSON     et    GRÉGORIO,    portant  la  livrée 
des  Capukts,  et  armés  de  dagues  et  d'épées. 

SAMSON,    avec   un    geste  menaçant   adressé  au  dehors. 

Tant  pis  si  je  les  trouve  eiicor  sur  mon  chemin! 
Quand  je  suis  échauffé  je  suis  prompt  de  la  main. 

GRÉGORIO,    le   raillant. 

Oui,  mais  tu  n'es  pas  prompt  à  féchauffer,  peut-être? 

SAMSON. 

L'ombre  d'un  Montagu  me  met  au  champ. 

GRÉGORIO. 

Se  mettre 
Au  champ...  c'est  fuir. 

SAMSON,    se  promenant  d'un  air  fanfaron. 

Moi,  fuir!  Grégorio!  —Bien  trouvé! 
Moi,  Samson!  J'ai  toujours  pris  le  haut  du  pavé, 
Et  le  prendrai  toujours  sur  les  gens,  homme  ou  femme, 
De  l'indigne  maison  Montagu. 

GRÉGORIO. 

Sur  mon  âme, 
C'est  la  preuve,  mon  cher,  que  tu  n'es  qu'un  poltron  : 
Le  plus  faible  s'appuie  au  mur. 


lOi  OEUVRES   D'EMILE   DESCHAMPS. 

SÂMSON. 

Mon  saint  patron! 
Vous  l'entendez  ! 

GRÉGORIO. 

D'ailleurs,  c'est  affaire  à  nos  maîtres. 
Capulets,  Montagus,  qu'ils  s'arrangent! 

SAMSON. 

Ces  traîtres 
De  Montagus  !  il  faut  nous  conduire  en  tyrans! 
Hommes,  femmes,  amis,  domestiques,  parents... 
Cela  m'est  égal  ! 

GRÉGORIO. 

Tiens!  brave  Samson,  dégaine! 
Voici  quelqu'un  des  leurs. 

Baltazar  et  Abraham  paraissent  dans   le    fond  du  côté  du  bois, 
portant  la  livrée  des  Montagus  et  égalemeut  armés. 

SAMSON,   la  main   à   son   côté. 

Voici  ma  dague.  —  Haine, 
Colère!  ferme,  allons!  Tu  vas  voir! 

GRÉGORIO. 

Ton  dos. 

SAMSON. 

Moi! 
Çà,  de  notre  côté  mettons  d'abord  la  loi  ; 
Laissons-les  attaquer  les  premiers. 

GRÉGORIO. 

Pour  mon  compte, 
En  passant  auprès  d'eux  je  n'aurai  pas  de  honte  : 
Je  vais  les  regarder  de  travers,  comme  il  faut  ; 
Dame,  ils  le  prendront  mal,  s'ils  veulent. 

SAMSON. 

Dis  plutôt. 
S'ils  l'osent.  —  Quant  à  moi,  je  vais  mordre  mon  pouce 
En  les  toisant  des  yeux.  Us  auront  l'humeur  douce 
S'ils  ne  m'accostent  pas. 

Baltazar  et  Abraham,   qui  avancent  toujours  se  trouvent  assez 
près  pour  entendre    ce  dernier   propos. 


ROMÉO  ET  JULIETTE.  105 

BALTAZAR,  bas  à  Abraham. 

On  veut  nous  intriguer. 

A  Samson. 

L'ami,  mords-tu  ton  pouce  afin  de  nous  narguer? 

SAMSON,    hésitant. 

Qui!  moi?...  Je  mords  mon  pouce. 

BALTAZAR. 

Et  fais-tu  ce  manège 
Pour  nous  insulter,  dis? 

SAMSON,  à  Grégorio. 

C'est  pour...  c'est  pour...  Aurai-je 
La  loi  de  mon  côté,  si  je  dis  oui? 

GRÉGORIO. 

Jamais. 

SAMSON,    à  Abraham  et  à  Baltazar. 

Non,  ce  n'est  pas,  messieurs,  pour  vous  insulter...  mais 
Je  mords  mon  pouce,  moi.  ^ 

GRÉGORIO,  à  Baltazar. 

Cherchez-vous  donc  querelle? 

BALTAZAR. 

Point. 

SAMSON. 

Oh!  oh  !  c'est  mon  fort,  plus  qu'une  saltarelle! 
Je  sers  un  aussi  bon  maître  que  vous. 

BALTAZAR. 

Ma  foi. 
Pas  un  meilleur. 

SAMSON,  balbutiant. 

D'accord. 

GRÉGORIO,  voyant  Tybalt  de  loin. 

Dis  meilleur;  j'aperçois 
Un  parent  de  mon  maître. 

SAMSON. 

Un  meilleur  maître!' 


100  ŒUVUhS  D'EMILE    DESCHAMPS. 

BALTAZAR. 

Arrête! 
Tu  mens  ! 

SAMSON,  a  Grégorio. 

Flamberge  au  vent  !  —  et  la  botte  secrète  l 

Us  se  battent  tous   quatre.    —   Arrivent    Benvolio   et  Tybalt 
par  deux  côtés  opposés. 

BENVOLIO,   tirant  son    épée. 

Baltazarl  —  Malheureux!  séparez-vous! 

TYBALT,  venant  droit  à  Benvolio. 

Eh  !  quoi! 
L'épée  en  main  parmi  ces  drôles  !  —  Tourne-toi, 
Benvolio,  vois  ta  mort. 

Il  a  tiré  son   épée. 

BENVOLIO. 

Eh  !  Tybalt,  je  ne  songe 
Qu'à  mettre  ici  la  paix.  Aide-moi  donc  ! 

•       TYBALT. 

Mensonge  ! 
Tu  parles  de  la  paix  en  agitant  le  fer  ! 
La  paix  !  —  Je  hais  ce  mot  comme  je  hais  l'enfer. 
Et  tous  les  Montagus  et  toi-même,  —  En  défense  ! 

Ils  se  battent   tous.  —   Un  officier  arrive  avec  des  sbires 
et  des  citoyens   armés.    On  entend  une  cloche. 

l'officier,  à  sa  suite. 

Vos  pertuisanes,  tous  !  —  Rébellion  !  offense! 
Frappons  et  Montagus  et  Capulets! 

Capulet  et  sa  femme  entrant  d'un   côté,  et  peu  après,  Montagu 
et  sa  femme  de  l'autre. 

CAPULET. 

Holà! 
Mon  épée  I 

LA     SIGNORA    CAPULET,  retenant  Tépée  de  son  mari. 

0  ciel  !  cher  Capulet!  qu'est  cela? 
Non! 


ROMÉO    KT   JULIETTE.  107 

CAPULET. 
Ce  Montagu!  vois!  comme  il  lève  la  sienne. 

MONTAGU,  à  Capulet. 

C'est  donc  toi! 

LA     SIGNORA     MONTAGU. 

Cher  époux!  seigneur!  qu'il  vous  souvienne!... 

MONTAGU,   continuant. 

Toi!  lâche  Capulet!... 

A  sa  femme. 

Ne  me  retenez  pas; 
Je  veux... 

LA     SIGNORA     MONTAGU. 

Je  ne  veux  point  vous  laisser  faire  un  pas. 

Tableau  général.   Arrivent  le  Prince,    Paris,    gardes,  suite,  fan- 
fares et  timbales  dans  la  coulisse. 

LE     PRINCE. 

Quoi  !  rebelles  sujets,  tous  les  jours  des  alarmes  ! 

Ne  cesserez-vous  point  de  profaner  vos  armes, 

De  les  rougir  du  sang  de  vos  concitoyens  ? 

Nous  saurons,  s'il  le  faut,  trouver  quelques  moyens!... 

Montagus,  Capulets,  allons!  que  tout  s'apaise  ! 

Votre  maître  irrité  vous  parle,  qu'on  se  taise  ! 

Vos  querelles  déjà  pour  quelques  vains  propos, 

De  Vérone  trois  fois  ont  troublé  le  repos, 

Et  trois  fois  on  a  vu  les  anciens  de  la  ville 

S'armer,  pour  châtier  la  discorde  civile. 

De  glaives,  redoutés  jadis  des  ennemis, 

Et,  dans  nos  longues  paix,  sous  la  rouille  endormis. 

Si  jamais  votre  haine  effraye  encor  nos  fêtes, 

Les  chefs,  si  hauts  qu'ils  soient,  le  paîront  de  leurs  têtes 

J'en  fais  serment.  Que  tout  rentre  dans  le  devoir!  . 

Capulet,  suivez-moi.  Vous,  Montagu,  ce  soir 

Vous  vous  présenterez  à  ma  cour  de  justice. 

Mais  que  cette  fureur  tombe  et  s'anéantisse! 

Qu'on  se  retire  tous,  sous  peine  de  la  mort  !* 

Tout  le    monde    se   disperse.   I.e  prince   sort  le   dernier  avec 
sa  suite. 


108  OEUVRES   D'EMILE   DESCHAMPS. 

LA     S  IGNORA    MOMAGU,  A  son  mari,  en  se  retirant. 

Notre  fils  Roméo,  c'est  un  bienfait  du  sort 
Qu'il  n'ait  pas  été  là  pendant  cette  dispute; 
Sa  jeune  tête  aurait  sans  doute... 

Ils  disparaissent. 


SCÈNE   II. 

CAPULET,    PARIS. 
PARIS»  retenant  Capulet  qui  suivait  le  prince, 

,  Une  minute, 

Noble  Capulet. 

CAPULET. 

Comte,  eh!  mais,  mille  pardons, 
L'ordre  du  prince... 

PARIS. 

Un  mot,  et  nous  nous  y  rendons. 
Tout  le  monde  est  peiné  de  ce  nouvel  outrage 
Que  deux  hommes  d'honneur,  deux  hommes  de  votre  âge. 
Se  sont  fait  l'un  à  l'autre,  et  c'est  grande  pitié 
De  vous  voir  endurcis  dans  cette  inimitié. 
Mais  avec  mon  amour  votre  intérêt  commande 
Que  je  vous  renouvelle  aujourd'hui  ma  demande; 
Votre  maison  peut-être  a  besoin  de  soutiens; 
Le  prince  est  mon  parent,  seigneur,  et  si  j'obtiens 
La  main  de  votre  fille... 

CAPULET. 

Une  offre  aussi  flatteuse, 
Paris,  ne  peut  avoir  de  réponse  douteuse. 
Mais  je  répète  ici  ce  que  j'ai  dit  souvent  : 
Juliette  est  bien  jeune,  elle  sort  du  couvent. 
Ne  connaît  pas  le  monde  et  peut  attendre  encore. 
A  peine  l'avez-vous  entrevue,  et  j'ignore 
Si  votre  cœur  sait  bien  lui-même  ce  qu'il  veut. 

PARIS. 

Un  moment  a  suffi.  Je  l'aime,  et  rien  ne  peut. 
Croyez-moi,  de  projets  faire  changer  mon  âme. 


ROMÉO  ET  JULIETTE.  100 

Tous  deux  nous  connaissons  plus  d'une  heureuse  femme 
gui  n  avait  pas  son  âge  en  prenant  un  mari. 

CAPILET. 

Mais  combien  dont  l'éclat  dans  sa  fleur  s'est  flétri  • 
Je  n  ai  que  cette  enfant;  tout  bonheur  nous  vient  d'elle 
Et  toute  crainte  encor.  Si  d'un  amour  fidèle 
^ous  vous  sentez  l'aimer,  faites-lui  votre  cour 
Son  choix  sera  le  mien;  -  avant  la  fin  du  jour 
ha  mère,  par  moi-même  apprendra  la  demande' 
Qui  nous  est,  cher  Paris,  une  gloire  bien  grande 
Je  dois  donner,  ce  soir,  la  fête,  où  nos  amis       ' 
^ous  le  masque  joyeux,  tous  les  ans  sont  admis 
Viendrez-vous?  l'entrevue  y  sera  moins  gênée  ' 


PARIS. 


M.T.  •!''''' .^"  P''"^'  P'^°^  ^o'^te  ma  journée, 
Mais  je  m  échapperai,  ne  fût-ce  qu'un  instant 
Vous  me  comblez. 

CAPDLET. 

Allons,  le  prince  nous  attend. 


SCÈNE  III. 

MERCUTIO,    BENVOLIO,   puis   ROMÉO. 
BENVOLIO. 

Non  point  de  Roméo!  -Sais-tu qu'au  train  qu'il  mène 
On  le  voit  tout  au  plus  une  heure  par  semaine  ' 

Tous  les  matins  il  part  et  va  je  ne  sais  où  •        * 
La  nuit  11  ne  dort  point,  je  crois  qu'il  devient  fou 
Qu'en  dis-tu,Mercutio?  vieunou. 

MERCUTIO. 

f...  ,_  .  ,  Pour  rien  tu  te  désoles  : 

C  est  un  jeune  homme  imbu  de  l'esprit  des  écoles  • 
Oui  rêve  poésie,  amour,  et  cretera  .  * 

^'  7  • 


110  OEUVRES  D'EMILE   DESCHAMPS. 

Dans  quelque  coin,  bien  seul,  il  se  retrouvera. 
Tiens,  le  vois-tu,  là-bas,  planté  comme  un  if  sombre? 

Bornéo  parait  dans  l'éloignement  sous  les  arbres. 
BENVOLIO,   allant  à  Roméo. 

Bonjour,  cousin  ;  tu  fuis  les  humains  comme  une  ombre! 
Traiment  il  faut  venir  jusqu'ici  pour  te  voir. 
Nous  te  disons  bonjour  à  sept  heures  du  soir! 

ROMÉO,    rêveur. 

Que  la  marche  du  temps  est  lente  ! 

BENVOLIO. 

Eh  bien!  tu  pleures? 

ROMÉO,    lui  serrant  les  mains. 

Benvolio! 

BENVOLIO. 

Quel  chagrin  allonge  ainsi  tes  heures  ? 

ROMÉO. 

Le  chagrin  de  ne  pas  posséder  un  moment 
L'objet  qui  les  ferait  couler  rapidement! 

MERCUTIO. 

Nous  sommes  amoureux? 

ROMÉO. 

Sans  espoir  et  sans  terme. 

MERCUTIO. 

Bien  entendu. 

ROMÉO,    distrait. 

Je  pense...  à  quelle  heure  se  ferme 
L'église  de  Saint-Paul?...  quels  combats  insensés 
Ont  troublé,  ce  matin,  la  ville  ?...  Ah  !  je  le  sais  ! 
Oui.. .  ne  m'en  dites  rien  —  grands  combats  pour  la  haine, 
Et  pour  l'amour  aussi  ! 

A  Benvolio,  qui  lui  prend  les  mains  avec  émotion. 

Cher  Benvolio,  ma  peine 
T'afflige...  bon  cœur! 

A  Meri'utio  qui  rit  et  se  moque. 

Toi,  tu  perds  tes  traits  railleurs. 
Roméo,  voyez-vous,  est  quelque  part  ailleurs! 


ROMÉO   ET    JULIETTE.  111 

Amour!  chaos  informe!  illusion  charmante! 
Sérieuse  chimère!  espoir  qui  nous  tourmente! 
Délice  empoisonné!  grâce!... 

MERCDTIO. 

Et  ta  déité 
C'est  toujours  Rosaline  ? 

ROMÉO. 

Et  qui  donc?  —  la  beauté 
Avec  elle  mourra.  —  Vierge  insensible  ! 

BENVOLIO. 

A-t-elle 
Juré  contre  l'amour  une  haine  mortelle? 

ROMÉO. 

Mortelle  !  —  car  son  vœu  fatal  mène  au  trépas 
Le  cœur  qui  vit  pour  elle  et  ne  l'attendrit  pas. 

MERCUTIO. 

Donc  il  faut  l'oublier,  et  ta  gaîté  première... 

ROMÉO. 

L'aveugle  tout  à  coup  privé  de  la  lumière, 
Oublia-t-il  jamais  le  spectacle  des  cieux? 

BENVOLIO. 

Dans  ton  cœur  fasciné  laisse  entrer  par  tes  yeux 
Quelque  nouvel  amour...  Contemple  d'autres  belles. 

ROMÉO. 

J'ai  pour  tout  autre  amour  un  cœur,  des  yeux  rebelles. 

MERCUTIO. 

Ce  n'est  pas  le  premier  qui  troubla  ta  raison 
Ainsi... 

ROMÉO. 

Paix!...  Mercutio;  point  de  comparaison  ! 

MERCUTIO. 

Écoute  :  cette  nuit  (la  rencontre  est  heureuse) 
Le  vieux  Capulet  donne  une  fête  nombreuse 
Où  toutes  les  beautés  de  Vérone  viendront 


112  OEUVRES    D'EMILE   DESCHAMPS. 

Disputer  de  fraîcheur,  des  roses  sur  le  front. 
C'est  un  gala  qui  tient  à  d'anciennes  coutumes; 
Nous  sommes  à  deux  pas,  et  j'attends  nos  costumes. 
Viens-y. 

ROMÉO. 

Chez  Capulet?... 

MERCUTIO 

Aux  vieux  ressentiments 
On  fait  trêve,  ce  soir;  —  sous  nos  déguisements 
Nous  brusquerons  d'ailleurs  tous  les  saints  d'usage. 
—  Si  nos  amphitryons  nous  font  mauvais  visage, 
N'aurons-nous  pas  un  masque?  il  rougira  pour  nous! 
Et  si  ta  Rosaline  à  ce  grand  rendez-vous 
Allait  se  retrouver...  quelle  bonne  fortune! 
Du  moins,  y  verras-tu  trente  beautés  pour  une 
Qui  remplaceront  bien  ses  attraits  envolés.  — 
Décidément,  veux-tu  venir? 

ROMÉO. 

Si  vous  voulez 
Conduire  la  tristesse  au  bal,  je  suis  des  vôtres. 

BENVOLIO. 

Vraiment,  il  faudra  bien  faire  comme  les  autres. 
Et  danser  avec  nous,  mon  cher. 

ROMÉO. 

Non,  sur  ma  foi! 
Vous  avez  le  cœur  libre  et  le  pied  léger  ;  —  moi, 
C'est  une  âme  de  plomb,  au  plaisir  inhabile, 
Qui  m'attache  à  la  terre  et  me  rend  immobile. 

Le  jour  baisse.  —  On  voit  arriver  des  masques  et  des  pages 
avec  des  costumes  et  des  flambeaux.  —  la  maison  de  Capulet 
s'illumine  peu  à  peu. 

MERCUTIO. 

Ah!  voilà  nos  amis  et  nos  masques  !  —  Pas  mal. 

ROMÉO. 

Je  ne  suis  pas  d'humeur  à  vous  suivre  à  ce  bal. 


ROMÉO   ET  JULIETTE.  M3 

MERCUTIO. 

Pourquoi?  LesCapulets  te  font-ils  peur,  mon  brave? 

ROMÉO. 

Non  pasi...  j'ai  fait  un  songe... 

MERCUTIO. 

Ah  !  ceci  devient  grave, 
Un  songe  1... 

ROMÉO. 

Un  songe  affreux,  mais  dont  la  vague  horreur 
Échappe  à  la  mémoire  en  laissant  la  terreur! 

MERCUTIO. 

Je  vois  :  la  reine  Mab  t'a  visité;  —  c'est  elle 

Qui  fait,  dans  le  sommeil,  veiller  l'àme  immortelle. 

Aussi  mince  et  moins  longue  en  toute  sa  hauteur 

Que  l'agate  qui  brille  au  doigt  d'un  sénateur, 

Elle  s'en  va,  traînée  au  vol  par  deux  atomes, 

Autour  des  lits  dormeurs  balancer  des  fantômes. 

Une  écorce  de  noix  forme  son  char  léger, 

Qu'a  creusé  l'écureuil  ou  l'insecte  étranger 

Qui,  depuis  deux  mille  ans,  travaille  pour  les  fées; 

Un  sylphe  y  colora  des  pavots  en  trophées; 

Sa  triple  roue  ovale  a,  pour  maigres  rayons, 

Les  pattes  du  faucheux,  dont  nous  nous  effrayons; 

Sur  le  magique  char,  l'aile  d'une  cigale 

Étend  l'abri  mouvant  de  son  ombre  inégale; 

Les  brides,  les  harnais,  frêles,  inaperçus, 

Sont  les  fils  vaporeux  que  la  vierge  a  tissus. 

Établi  sur  le  siège  un  moucheron  nocturne, 

Vêtu  de  gris,  conduit  la  reine  taciturne.  ' 

A  l'os  d'un  grillon  noir  pend  son  fouet  qui,  dans  l'air, 

Dessine,  en  se  jouant,  la  fuite  d'un  éclair. 

Durant  les  nuits,  la  fée,  en  ce  grêle  équipage. 

Galope  follement  dans  le  cerveau  d'un  page 

Qui  rêve  espiègles  tours  et  propos  amusants; 

De  là,  sur  les  genoux  des  hautains  courtisans, 

Elle  marche  :  aussitôt  ils  font  des  révérences; 

Sur  le  front  d'un  vieux  juge  :  il  rêve  remontrances, 

Épices  et  gibets;  parmi  les  longs  cheveux 


Ili  OEUVRES   D'EMILE   DESGHAMPS. 

D'une  dame  romaine  :  elle  entend  des  aveux, 

Des  sonnets  enflammés,  de  molles  sérénades; 

La  fée  en  mille  endroits  poursuit  ses  promenades; 

Tantôt  elle  s'accroche  au  nez  d'un  procureur, 

Vite  il  flaire  un  procès,  délicieuse  erreur! 

Tantôt  elle  se  plaît,  du  bout  de  sa  baguette, 

A  gratter  le  menton  d'un  gros  abbé  qui  guette, 

D'un  air  humble  et  contrit,  un  bon  canonicat. 

Elle  escalade  encor  la  nuque  d'un  soldat  : 

11  rêve  d'ennemis  qu'il  pourfend,  de  cruzades, 

De  coutelas  d'Espagne  et  de  larges  rasades; 

Le  tambour!  la  trompette!  il  s'éveille,  et  d'abord 

Jure,  et  bâille  en  jurant  toujours,  puis  se  rendort. 

C'est  elle,  c'est  aussi  la  fée  aventurière. 

Qui  des  chevaux  dans  l'ombre  émiette  la  litière. 

Et  dont  elle  aplatit  et  tresse  avec  douleur 

Les  ci'ins  ensorcelés,  présage  de  malheur! 

C'est  elle  enfin,  dit-on,  qui,  dans  un  songe  habille, 

Coiffe  de  fleurs,  ramène  au  bal  la  jeuue  fille... 

Et  lui  fait  entrevoir  des  mystères  qu'un  jour 

A  son  cœur  ignorant  dévoilera  l'amour!... 

Mais  le  coq  chante,  adieu  la  Reine  Mab!... 

ROMÉO. 

Gai,  preste, 
Bavard!...  l'amour  est  loin!... 

BENVOLIO. 

Est-ce  qu'ici  l'on  reste? 
La  fête  va  sans  nous. 

ROMÉO. 

J'ai  le  pressentiment. 
Dans  le  fond  de  mon  cœur,  qu'un  sombre  événement 
Qui  pend  à  mon  étoile,  attendait  cette  fête 
Pour  éclater  soudain  et  tomber  sur  ma  tête  ! 
Oui,  Benvoliol... 

ME RC UT  10,    lui  donnant  un  costume. 

Fort  bien!...  étouffe  ton  chagrin 
Sous  le  masque  et  l'habit  d'un  galant  pèlerin. 
Relève-moi  ce  front,  et  que  tes  yeux  s'allument! 
Làl... 


ROMÉO    ET   JULIETTE.  115 

BEK VOLIO. 

Partons. Comme  nous,nosflambeauxse  consument! 

ROMÉO,    prenant   une  torche. 

Donnez;  j'entre  à  ce  bal  ainsi  qu'en  un  tombeau, 
Triste,  comme  je  suis,  je  porte  le  flambeau  ! 
Que  celui  qui  connaît  mon  destin,  me  dirige! 

MERCUTIO, 
Aux  masques. 

Battez,  tambours!  — 

A  Roméo,  en  le  poussant. 

11  faut  que  tu  sois  fou,  te  dis-je! 

Ils  sortent  tous  avec  la  troupe  des  masques  et  s'avancent  vers 
la   maison  de  Capulet.  —  lï  fait  presque  nuit. 

(Changement  de  décor.) 


SCÈNE   IV. 

Une  chambre  dans  la  maison  des  Capulels. 

LA    .SIGNORA     CAPULET,    LA    NOURRICE 
puis   JULIETTE. 

LA    SIGNORA    CAPULET. 

Nourrice,  si  ma  fille  est  dans  sa  chambre  encor, 
Qu'elle  vienne. 

LA     KOURRICE. 

Je  vais  l'appeler. 

Appelant  à  droite. 

Mon  trésor? 
Mon  agneau!  Juliette!...  Eh  bien!  où  donc  est-elle. 
Cette  petite  fille? 

JULIETTE,  entrant. 

Oui,  j'accours.  Qui  m'appelle? 
Ma  mère,  me  voilà. 

LA    SIGNORA    CAPULET 

Nourrice,  allez  plus  loin  ; 
Laissez-nous  seules.  —  Non,  non,  vous  serez  témoin 


IIG  ŒUVRES   D'EMILE   DESCHAMPS. 

De  tout  ceci  ;  restez.  —  Juliette  est  d'un  âge 
Fort  joli,  n'est-ce  pas? 

LA    NOURRICE. 

Je  puis  sans  badinage, 
A  trois  minutes  près,  le  dire  tout  d'un  coup.  — 
Combien  a-t-on  d'ici  jusques  au  cinq  août? 

LA    SIGNORA    CAPULET. 

Dix  jours. 

LA   NOURRICE. 

A  quelque  jour  que  vienne  dans  Tannée 
Le  soir  du  cinq  août,  c'est  alors  qu'elle  est  née 
Et  qu'elle  aura  quinze  ans.  —  Elle  et  Suzanne  (Dieu 
Bénisse  les  bons  cœurs!)  se  ressemblaient  un  peu 
Comme  étant  toutes  deux  du  même  âge.  —  Ma  fille, 
Suzanne,  est  dans  le  ciel;  elle  était  trop  gentille 
Et  trop  belle  pour  moi;  —  mais,  pour  y  revenir, 
Juliette  —  Jésus!  —  je  dois  m'en  souvenir, 
Voilà  treize  ans  depuis  le  tremblement  de  terre. 
Elle  courait  déjà  sur  l'herbe.  —  A  ne  rien  taire, 
Le  seigneur  Capulei  partit  pour  Mantoue  ;  oui, 

A  la   signora  Capulet. 

Et  vous-même  faisiez  le  voyage  avec  lui. 
Contre  le  colombier  j'étais  assise,  et  vite 
Voilà  le  colombier  qui  tremble,  et  la  petite 
Qui  se  laisse  tomber,  et  mon  mari  pour  lors... 
(Que  Dieu  soit  avec  lui,  c'était  un  joyeux  corps!) 
Il  releva  l'enfant  qui  criait  comme  un  aigle  : 
«  Ah!  ah!  déjà,  friponne,  ah!  ah!  petite  espiègle, 
«  Dit-il,  on  vous  y  prend  à  faire  des  faux  pas!  » 
Et  la  follette  rit  et  dit  :  Oui.  —  N'est-ce  pas? 
J'ai  la  mémoire  fraîche  :  Ah!  ahl  déjà,  friponne. 
Dit  mon  mari... 

JULIETTE. 

Bien,  bien!  arrêtez-vous,  ma  bonne. 

LA    NOURRICE. 

C'est  dit.  Je  n'étais  plus  très-jeune,  voyez-vous. 
Lorsque  je  vous  reçus  criant  sur  mes  genoux; 
Vous  êtes  la  dernière  enfant  que  j'ai  nourrie. 


ROMÉO   ET  JULIETTE.  117 

Mais  la  plus  belle  aussi,  comme  la  plus  chérie. 
Je  mourrai  sans  regrets  si  je  puis  vivre  assez 
Pour  vous  voir  mariée  à  quelqu'un  que  je  sais. 

LA    SIGNORA    CAPULET,     à    Juliette. 

Et  c'est  de  quoi  je  veux  que  nous  parlions  ensemble. 
Le  mariage,  eh  bien  !  dis-moi  ce  qu'il  t'en  semble  ? 
Ton  cœur  en  serait-il  grandement  affligé? 

JULIETTE. 

C'est  un  honneur  auquel  je  n'ai  jamais  songé. 
Je  me  trouve  si  bien  auprès  de  vous,  ma  mère, 
Qu'un  changement  d'état  me  ferait  peur. 

LA    SIGNORA    CAPULET. 

Chimère!... 
Enfant,  je  serai  là,  toujours,  comme  autrefois... 
J'étais  déjà  ta  mère  à  l'âge  où  je  te  vois. 
Bref,  le  comte  Paris,  jeune  cousin  du  prince, 
A  demandé  ta  main... 

LA    NOURRICE. 

Le  parti  n'est  pas  mince, 
Et  j'y  songeais.  Paris!  oh!  c'est  un  cavalier! 
C'est  un  seigneur,  ma  fille...  et  qui  peut  s'allier 
A  la  plus  belle  fleur  du  printemps  de  Vérone. 

LA     SIGNORA     CAPULET. 

Ce  soir,  tu  le  verras,  son  air  vaut  sa  couronne 
De  comte;  penses-tu  qu'il  te  plaise  à  ton  tour! 

JULIETTE. 

Je  le  regarderai  pour  l'aimer,  si  l'amour 

Peut  naître  d'un  regard;  mais  les  vœux  de  mon  âme 

Se  régleront  toujours  sur  vos  conseils. 

SAMSON,    entrant. 

Madame, 

Les  salons  sont  remplis  de  convives  masqués, 
Tout  le  monde  vous  cherche. 

A  Juliette. 

On  voit  que  vous  manquez, 
Le  seigneur  Capulet  désire  que  l'on  danse. 
Je  viens... 

7. 


118  OEUVUKS    D'KMILIi    DliSCliAMl^S. 

LA    SIGNOKA   CAl'ULET. 

Nous  te  suivons. 

A  Juliette. 

Songe  à  ma  confidence. 

Tous  sortent. 
(Changomont  do  d6cor.) 


SCENE  V. 

La  salle  du  bal  magnifiquement  éclairée.  —  Un  orchestre  au  fond. 

CAPULET,  TYBALT,  1  IS,  Dames  et  Cavaliers,  en 
dominos  et  en  costumes;  puis  La  Signora  CAPULET  et 
JULIETTE,  et  un  peu  après  ROMÉO,  MERCUTIO  et  BEN- 
VOLIO.  La  Nourrice  arrive  vers  la  fin  delà  scène. —  Roméo 
est  en  habit  de  pèlerin  et  Juliette  en  madone. 

CAPULET,    recevant  ses  conviés. 

Salut,  beaux  cavaliers!  Jeunes  dames,  salut! 
Nous  vous  tenons.  Au  son  du  hautbois  et  du  luth 
Il  faut  s'évertuer,  danser,  je  n'en  dispense 
Personne.  Et  c'est  à  qui  ni'obéira,  je  pense. 

Entrent  Roméo,  Mercutio,  Benvolio  et  leur  suite,  masqués. 

Beaux  masques,  soyez  tous  les  bienvenus  ici! 

J'ai  vu  le  temps  où,  moi,  j'avais  un  masque  aussi. 

Et  le  cœur  plein  de  joie  et  les  yeux  pleins  de  flammes... 

Où  je  parlais  tout  bas  à  l'oreille  des  dames!... 

Ah!  c'était  le  beau  temps!  11  est  passé!  passé!... 

Allons,  musiciens,  le  bal  est  commencé; 

Place;  ouvrez  le  bal,  vous,  gentilles  demoiselles; 

A  votre  âge,  les  pieds,  pour  la  danse,  ont  des  ailes. 

Donnez  plus  de  flambeaux,  là-bas. 

A  Tybalt. 

Mon  cher  neveu, 
Veillez  à  tout. 

A  un  vieux  parent. 

Et  nous,  asseyons-nous  un  peu, 


ROMÉO   ET  JULIETTE.  110 

Bon  cousin  Capulet.  Nous  assistons  aux  fêtes, 

Mais  c'est  pour  la  jeunesse,  hélas!  qu'elles  sont  faites! 

On  danse. 

Capulet  s'entretient  bas  avec  Pûris    et  bientôt  le   laisse  danser 
avec  Juliette. 

ROMÉO,  apercevant    Juliette   que    Paris    emmène    à    la    danse 
au   fond  du   théâtre. 

Oh!  les  dames,  les  fleurs,  les  lustres  ont  pâli  ! 

D'une  seule  beauté  tout  le  bal  est  rempli! 

Des  cieux,  pour  un  moment,  n'est-elle  point  venue? 

A  Benvolio. 

Benvoiio,  vois-tu  pas  cette  jeune  inconnue? 

BENVOLIO. 

Elle  est  jolie. 

ROMÉO. 

Oh!  Dieu!  l'enchantement  la  suit. 
Son  éclat  virginal  sur  le  front  de  la  nuit 
Brille,  comme  une  perle  avec  grâce  enchaînée, 
Pare  d'un  africain  l'oreille  basanée!   . 
Oh  !  qui  ne  l'a  pas  vue  ignore  la  beauté  ! 
Je  veux,  après  la  danse,  aller  de  son  côté, 
Je  m'approcherai  d'elle,  et  si  ma  main  ravie 
Touche  un  instant  sa  main,  j'aurai  connu  la  vie. 
Jusqu'à  l'heure  où  je  suis,  avais-je  donc  aimé  ? 
Non! 

Il  suit  des  yeux  Juliette  et  reste  absorbé  dans  sa  rêverie. 
TYBALT,  d'un  peu  loin,  avec  une   colère  concentrée. 

A  sa  voix,  cet  homme  (il  ne  s'est  point  nommé) 
Doit  être  un  Montagu  qui,  sous  sa  mascarade, 
D'insulte  et  de  mépris  vient  faire  ici  parade. 
Par  l'honneur  de  mon  nom,  je  n'aurais  nul  remord 
De  tirer  mon  épée  et  de  l'étendre  mort! 

CAPULET. 

Qu'avez-vous,  mon  neveu ?Qu'est-cedonc  qui  vous  fâche? 
Pourquoi  vous  emporter  ? 

TYBALT. 

Mon  oncle,  c'est  un  lâche  ! 


120  ŒlUVRES   D'EMILE   DESCHAMPS. 

Un  Montagu  qui  vient  chez  vous  nous  provoquer, 
Et  reste  à  notre  fête  afin  de  s'en  moquer! 

CAPULET. 

Serait-ce  Roméo? 

TYBALT. 

C'est  lui-même. 

CAPULET. 

Silence! 
Laissez-le  en  paix,  Tybalt;  pas  tant  de  violence! 
Il  m'a  l'air  d'un  jeune  homme  accompli  de  tout  point. 
Et  même  on  dit  partout  que  Vérone  n'a  point 
De  cavalier  plus  noble  et  de  plus  d'espérance. 
Je  ne  souffrirai  pas,  j'en  donne  l'assurance, 
Que  personne,  entends-tu,  l'insulte  en  ma  maison, 
Tybalt,  écoute  un  peu  ton  oncle  et  la  raison. 

TYBALT. 

Je  ne  puis  devant  moi  souffrir  un  pareil  hôte. 
Il  faut  qu'il  sorte. 

CAPULET. 

Non,  vous  avez  la  voix  haute. 
Suis-je  le  maître,  ou  vous?  Paix!  ou  je  saurai  bien... 

TYBALT,  se  retirant. 

Je  sors  plein  d'un  courroux  qu'à  peine  je  retien  ; 
Mais  cette  douceur  feinte  en  mon  âme  a  coutume 
De  se  changer  bientôt  en  sanglante  amertune. 

Il  sort. 

Pendant  ce  dialogue,  le  premier  quadrille  étant  fini,  Paris  a 
^  reconduit  Juliette  à  sa  place.  Un  peu  après,  Roméo  danse  avec 
elle  au  fond  du  théâtre.  —  Ballets  qui  occupent  la  scène.  La 
signora  Capulet  fait  les  honneurs  de  la  fête.  On  la  perd  sou- 
vent de  Tue.  Paris  sort  du  bal  en  prenant  congé  de  Capulet. 
—  Roméo,  après  avoir  dansé  avec  Juliette,  la  ramène  sur  le 
devant  du  théâtre.  11  n'a  plus  son  masque. 

ROMÉO,  toujours  en  habit  de  pèlerin,  baisant  la   main  de  Juliette. 

Si  ma  main  d'une  sainte  osa  toucher  la  main, 
J'en  ferai  pénitence  ainsi  jusqu'à  demain! 


ROMÉO    ET  JULIETTE.  121 

JULIETTE,   toujours   eo  costume  de   madone. 

Beau  pèlerin,  c'est  trop  d'audace  ou  trop  de  craintes  : 
Les  mains  des  pèlerins  touchent  les  mains  des  saintes! 

ROMÉO. 

Oui,  mais  les  pèlerins  ont  des  lèvres  aussi. 

JULIETTE. 

Pour  prier  seulement. 

ROMÉO. 

Ah!  souffrez  donc  qu'ici 
Mes  lèvres  mille  fois  déposent  leur  prière. 

Il  lui  baise  encore  la  main. 
LA   NOURRICE,   accourant.  —  A  Juliette. 

Votre  mère  voudrait  vous  dire  un  mot. 

Juliette  s'éloigne. 
ROMÉO,    à  part. 

Courrière 
De  malheur  ! 

A  la  nourrice. 

Quelle  est  donc  sa  mère  ? 

LA    NOURRICE. 

Ah  !  s'il  vous  plaît, 
L'épouse  du  seigneur  Capulet. 

ROMÉO. 

Capulet  I 

LA    NOURRICE. 

C'est  une  bonne,  sage  et  vertueuse  dame  ; 

Moi,  j'ai  nourri  leur  fille,  et  qui  l'aura  pour  femme 

Devra  dire  :  le  ciel  m'a  fait  un  beau  présent  ! 

Elle  va  rejoindre  Juliette. 
ROMÉO,    à  part,    avec  angoisse. 

Oh!  Dieu!...  n'importe!... 

MERCUTIO. 

Eh  bien!  partons-nous  à  présent? 


122  OEUVUfclS   D'^MILK    D  K  S  Cil  A  M  PS. 

CAPL'LET. 

Arrêtez,  cavaliers.  Ne  partez  pas  encore. 
Ne  peut-on  vous  offrir? 

On  passe  des  sorbets. 
MERCUTIO. 

Votre  offre  nous  honore, 
Mais  l'heure... 

CAPULET. 

Il  le  faut  donc;  eh  bien!  séparons-nous. 
Bonne  nuit,  cavaliers;  je  vous  rends  grùce  à  tous. 
Juliette! 

Juliette  revient  embrasser  son  père. 

MERCUTIO    à   Roméo. 

Allons  donc!  la  fête  est  terminée. 

ROlIÉO. 

Et  mon  repos  aussi!  C'était  ma  destinée! 

Tous  les  convives  sortent  lentement,  en  saluant.  Roméo  sort  le 
dernier.  —  Capulet  et  sa  femme  en  reconduisent  quelques-uns 
et  disparaissent. 

JULIETTE,   à  sa  nourrice,  en  lui  montrant  un  des  cavaliers  qui  sortent. 

Nourrice,  un  mot  :  Quel  est  ce  jeune  cavalier? 

LA    NOURRICE. 

Du  riche  Tibério  c'est  le  jeune  héritier. 

JULIETTE,  lui  en  montrant  un  autre. 

Quel  est  celui  qui  vient  de  sortir  tout  à  l'heure? 

LA    KOURRICE,    regardant  dehors. 

C'est  Petruccio,  je  crois,  mais  je  vais... 

JULIETTE,   montrant  enfin  Roméo. 

Non,  demeure... 
Et  celui  qui  s'éloigne  et  revient  sur  ses  pas, 
En  regardant  toujours  ! .. , 

LA    NOURRICE. 

Je  ne  le  connais  pas. 


ROMÉO    ET  JULIETTE.  1-23 

JULIETTE. 

Cours  demander  son  nom  et  dis-le-moi  bien  vite. 

La  nourrice  va  s'informer. 

Il  a  de  ces  regards  qu'aucun  regard  n'évite. 

Ali  !  s'il  est  marié,  funèbres  fleurs  du  bal, 

J'ai  peur  que  mon  tombeau  soit  mon  lit  nuptial  ! 

LA    XOURRICE,   revenant  troublée. 

Roméo  Montagu  !  l'unique  enfant,  ma  fille, 
Du  plus  grand  ennemi... 

JULIETTE. 

De  toute  ma  famille! 
L'amour  né  dans  la  haine!  implacable  hasard! 
Ah!  je  l'ai  vu  trop  tôt,  et  le  connais  trop  tard! 

LA   NOURRICE. 

Qu'est-ce  que  cela? 

JULIETTE. 

Rien.  Je  repasse  en  ma  tête 
Des  vers  que  mon  danseur  m'a  dits  pendant  la  fête! 

LA   NOURRICE,  la  pressant  un  peu  dans  ses  bras! 

Je  sens  votre  cœur  battre  et  votre  main  frémir... 
Le  bal  vous  trouble  encor,  venez  dormir. 

JULIETTE,  la  main  sur  son  cœur. 

Dormir! 

La  nourrice  l'emmène. 


FI.\    DU    PREMIER    ACTE. 


ACTE    DEUXIEME. 


SCENE   PREMIERE. 

Nuit.  —  Le  jardin  des  Capulets  —  A  gauche,  un  pavillon  avec  un  bal- 
con. —  De  grands  arbres  au  fond  et  à  droite.  —  La  lune  se  lève  et 
éclaire  le  pavillon.  —  On  entend  des  chants  et  des  rires  derrière  le 
théâtre. 

Chanson  de  jeunes  cavaliers  sortant  du  bal,  chantée  derrière  la  scène, 
au  lever  du  rideau  '. 

PREMIER    CHOEUR. 
Eh!  Capulets,  bonsoir! 
DEUXIÈME    CHOEUR. 

Cavaliers,  au  revoir! 

LES    DEUX   CHOEURS. 

Ah!  quelle  nuitl  quel  festin  ! 
Bal  divin, 
Que  de  folles 
Paroles, 
Sous  la  gaze  et  le  satin  ! 
Belles  Véronaises, 
Sous  les  grands  mélèzes. 
Allez  rêver  de  danse  et  d'amour, 
Jusqu'au  jour! 

Les  voix  se  perdent  dans  le  lointain. 

ROMÉO,    seuL  II  vient  de  franchir  les  murs  du  jardin. 

Avec  eux  plus  longtemps  pouvais-je  rire  ainsi. 
Et  me  traîner  plus  loin  quand  mon  cœur  est  ici! 

1.  Cette  chanson  fait  partie  de  la  symphonie  dramatique  de  Roméo  et 
Juliette,  dont  les  paroles  sont  de  moi,  et  dont  la  musique  est  un  des 
chefs-d'œuvre  de  M.  Hector  Berlioz.  —  Si,  par  quelque  obstacle  très- 
fàcheux,  elle  ne  pouvait  pas  être  exécutée  au  théâtre,  elle  devrait  être 
remplacée  par  une  musique  instrumentale,  avec  des  voix   sans  paroles. 

{i\'oie  de  l'auteur.) 


ROMÉO  ET  JULIETTE.  125 

Ah!  l'on  rit  de  l'amour  avant  de  le  connaître! 
Quelle  clarté,  là-bas,  luit  à  cette  fenêtre? 

Juliette  parait  derrière  unfi  fenêtre  éclairée  par  un  tlambeau. 

Approchons...  —  C'est  le  jour  naissant,  c'est  le  soleil  ! 

C'est  Juliette!  —  Viens,  astre  pur  et  vermeil! 

Lève-toi  plus  brillant  que  celui  qui  m'éclaire; 

Oui,  Diane  jalouse  a  pâli  de  colère 

En  se  voyant  moins  blanche  et  moins  belle  que  toi, 

Qui  n'es  qu'une  mortelle  attachée  à  sa  loi. 

Ohl  renonce  à  son  culte,  à  cette  loi  fatale; 

Dépouille,  pour  aimer,  ta  robe  de  vestale: 

La  couleur  en  est  triste  et  ne  te  convient  pas. 

Je  voudrais  fuir...  un  charme  enchaîne  ici  mes  pas. 

Voilà  ma  souveraine,  oui,  c'est  ma  bien-aimée. 

Viens,  apprends  tous lesnomsdont  mon  cœur  t'anommée! 

Juliette   s'avance     sur    le    balcon ,    absorbée    dans    sa    rêverie 
et  sans  rien  entendre. 

Je  crois  la  voir  parler  et  n'entends  pas  sa  voix... 
Ses  yeux  ont  un  langage,  ils  parlent,  je  les  vois  ! 
Je  voudrais  leur  répondre...  Ah!  témérités  folles! 
Est-ce  pour  moi  qu'ils  ont  de  ces  douces  paroles? 
Qu'ils  sont  éblouissants!  —  Si,  dans  la  nuit,  ses  yeux 
Comme  une  double  étoile  étincelaient  aux  cieux, 
Tous  les  oiseaux,  trompés  au  feu  qui  les  décore, 
Chanteraient  dans  la  nuit  croyant  fêter  l'aurore  1 
Moi,  j'attendrais  ainsi  l'aurore  de  demain... 
Et  le  soir!...  Son  beau  front  s'est  penché  sur  sa  main.. 
Que  ne  suis-je  le  gant  qui  dans  sa  main  se  joue  ? 
J'effleurerais  longtemps  les  roses  de  sa  joue! 

JULIETTE,  au  balcon,  se  croyant  seule. 

Un  rêve!... 

ROMÉO. 

Elle  a  parlé!  bel  ange,  parle  encor! 
Tu  parais,  sous  ton  voile  et  sur  ton  balcon  d'or. 
Un  divin  messager  que  les  regards  profanes 
Suivent  resplendissant  dans  les  nuits  diaphanes. 
Porté  par  un  nuage  en  un  ciel  pur  et  clair, 
Et  voguant  lentement  sur  les  oncles  de  l'air  ! 


l'iO  OEUVRES    D'EMILE    DESCHAMPS. 

JULIETTE,  sans  voir  Rom^'O. 

Rom6o  !  Roméo  !  Pourquoi  faut-il,  cher  ange, 
Que  tu  sois  Roméo!  Cliange  un  nom  fatal,  change, 
Ne  sois  plus  Montagu,  par  grâce  !  ou,  si  tu  l'es, 
Juliette  n'est  plus  l'enfant  des  Capulets  I 

ROMÉO,  à  pari. 

En  vain  je  veux  parler;  elle  parle,  et  j'écoute. 

JULIETTE,  continuant. 

Tu  n'es  mon  ennemi  que  par  ton  nom  sans  doute! 

N'étant  pas  Montagu  tu  serais  toi  toujours. 

Ce  nom  de  Montagu,  que  fait-il  aux  amours? 

Ah  !  la  fleur  favorite,  où  le  zéphyr  se  pose, 

Sous  un  nom  différent  serait  encor  la  rose! 

S'en  exhalerait-il  un  moins  doux  parfum  ?  non. 

Ainsi,  mon  Roméo,  quand  il  perdrait  son  nom, 

N'en  garderait  pas  moins  sa  grâce  et  tout  son  charme... 

Prends  donc  quelque  pitié  de  ma  première  larme; 

Laisse  donc,  Roméo,  ce  nom  qui  n'est  pas  toi... 

Et,  pour  ce  sacrifice,  accepte,  accepte-moi  ! 

ROMÉO,  élevant  la  voix. 

Ah!  donne-moi  le  nom  de  ton  bien-aimé,  donne, 
Et  j'abjure  le  mien,  et  je  te  l'abandonne! 

JULIETTE,  sans  le  reconnaître. 

A  cette  heure,  en  ce  lieu,  quel  es-tu,  toi  qui  viens 
Surprendre  mes  secrets,  ou  me  parler  des  tiens! 

ROMÉO. 

Par  quel  nom  te  répondre  ?  Ah  !  si  tu  le  repousses. 
Mon  nom  m'est  odieux. 

JULIETTE. 

Des  paroles  si  douces! 
De  cette  voix  à  peine  en  ai-je  entendu  cent; 
Mais  mon  cœur  se  souvient,  j'en  reconnais  l'accent. 
Je  frémis  comme  au  bal!  —  Dis-moi,  noble  jeune  homme, 
N'est-ce  pas  Roméo...  Montagu,  qu'on  te  nomme? 

ROMÉO. 

Non...  s'ils  ont  tous  les  deux  ta  haine  ou  ton  dédain. 


ROMÉO  ET  JULIETÏli.  127 

JULIETTE. 

Dis-moi...  par  quel  miracle  es-tu  dans  ce  jardin? 
Comment  oser  franchir  ces  murs  inaccessibles? 
Comment  oser  tenter  des  choses  impossibles? 
Ah  !  si  quelqu'un  des  miens  te  surprend  en  ces  lieux, 
C'est  la  mort!  Mes  parents  te  tueraient  à  mes  yeux! 

ROMÉO. 

Aux  ailes  de  Tamour  nul  rempart  ne  s'oppose, 
Et  tout  ce  que  l'amour  peut  tenter,  l'amour  l'ose. 
Je  ne  suis  point  instruit  dans  l'art  des  matelots, 
Mais  je  t'irais  chercher  par  delà  tous  les  flots. 
Je  ne  crains  que  toi  seule...  et  pourvu  que  tu  m'aimes, 
Qu'importe  tes  parents,leurs  cris,  leurspoignardsmêmes! 
Ah  !  plutôt  sous  leur  haine  ici  perdre  le  jour, 
Que  de  le  conserver  mille  ans,  sans  ton  amour! 
Mais,  chasse,  en  souriant,  un  sinistre  présage! 

JULIETTE,  s'appuyant  sur  le  balcon. 

Sans  ce  voile  des  nuits  qui  couvre  mon  visage. 

Tu  verrais  se  baisser  mes  yeux,  mon  bien-aimé. 

Et  rougir  la  pudeur  sur  mon  front  enflammé; 

Car  tu  m'as  entendu  révéler  un  mystère 

Dont  je  croyais  la  nuit  seule  dépositaire. 

Je  voudrais  bien  pouvoir  reprendre  mes  aveux; 

Roméo,  parle,  parle;  est-ce  que  tu  le  veux? 

Eh  bien!  on  peut  encor  s'armer  d'un  front  sévère, 

Et  te  répondre  ;  non...  si  ton  coeur  le  préfère. 

Autrement,  mes  aveux  ont  pour  moi  tant  d'appas. 

Que  pour  le  monde  entier  je  ne  les  nierais  pas... 

Vraiment,  beau  Montagu,  vraiment  je  suis  trop  tendre, 

F.es  promesses  d'aimer  doivent  se  faire  attendre!... 

Oui,  mais  à  Juliette  ose  te  confier. 

Tout  mon  amour  est  là  pour  me  justifier. 

Sous  de  feintes  froideurs  les  dames  de  Vérone 

Cachent  un  peu  d'amour  qu'un  grand  art  environne. 

Un  peu  d'amour  sans  doute  est  facile  à  cacher. 

Et  ce  n'est  pas  mourir  que  de  se  l'arracher... 

Mais  moi...  comprends-moi  donc,  et  dans  ma  bouche  excuse 

L'aveu  fait  à.la  nuit  et  qu'a  surpris  ta  ruse. 


128  ŒUVRES   D'EMILE   DESCHAMPS. 

Tu  vois  mon  cœur,  pardonne,  et  ne  va  pas  juger 
Que  pour  être  si  faible  il  deviendra  léger. 

ROMÉO. 

Ah!  j'en  prends  à  témoin  cette  lune  argentée 
Qui  te  montre  si  blanche  à  ma  vue  enchantée! 

JULIETTE. 

Oh!  non ,  ne  jure  pas  une  seconde  fois 

Par  cet  astre  inconstant  qui  change  tous  les  mois  ! 

ROMÉO. 

Et  par  quel  serment? 

JULIETTE. 

Tiens,  aucun,  je  t'en  conjure: 
Les  serments  d'un  volage  en  feraient  un  ])arjure. 
Voilà  tout.  —  Laisse-moi  ;  va,  ce  germe  d'amour 
Déposé  dans  nos  cœurs  pourra  fleurir  un  jour! 
Va,  que  dans  ton  sommeil  ton  âme  se  souvienne 
Et  goûte  le  repos  qui  passe  dans  la  mienne  ! 

ROMÉO. 

Eh  quoi  !  ma  Juliette  ose-t-elle,  en  effet, 
Me  renvoyer  si  vite  et  si  peu  satisfait? 

JULIETTE. 

Comment?  et  que  peux-tu  de  plus  exiger  d'elle? 

ROMÉO. 

L'échange  d'un  amour  comme  le  mien  fidèle. 

JULIETTE. 

Mon  cœur  avant  ton  cœur  a  pu  s'abandonner, 
Et  je  voudrais  avoir  encore  à  le  donner. 

ROMÉO. 

Est-ce  que  tu  voudrais  déjà  me  le  reprendre? 
Et  pourquoi? 

JULIETTE. 

Seulement  afin  de  te  le  rendre!  — 
J'entends  du  bruit...  Trois  mots  encore,  et  puis,  adieu! 
Si  notre  mariage  est  ton  but,  en  quel  lieu 
Et  dans  quel  temps  veux-tu  qu'un  moine  nous  bénisse? 


ROMÉO   ET    JULIETTE.  129 

Demain,  je  t'enverrai  ma  fidèle  nourrice. 

Et  tu  me  répondras,  et  j'irai  mettre  alors, 

J'irai  mettre  à  tes  pieds  mon  nom,  tous  mes  trésors, 

Et  par  tout  l'univers  nous  pourrons  fuir  ensemble... 

LA    NOURRICE,    dans  l'intérieur. 

Madame  ! 

JULIETTE. 

Un  instant...  mais  si  ton  amour  ressemble 
Aux  profanes  amours,  je  te  prie  à  genoux... 

LA  NOURRICE,  dans  rintérieur.    , 

Madame  ! 

JULIETTE. 

Me  voici!...  de  tout  rompre  entre  nous 
Et  de  me  laisser  seule  à  ma  douleur  muette. 
Adieu,  demain  matin  j'enverrai. 

ROMÉO. 

Juliette  ! 
Que  ma  vie  et  mon  sang... 

JULIETTE. 

Mille  fois,  adieu! 

Elle  disparaît. 
ROMÉO,  seul. 

Quoi!... 
Ah!  mille  fois  malheur  d'être  privé  de  toi! 
Au-devant  de  l'amour  l'amour  s'élance  et  vole 
Comme  un  enfant  qui  fuit  ses  livres  et  l'école; 
Mais,  en  quittant  l'amour,  dont  il  se  sent  lier. 
L'amour  est  triste  et  pleure,  ainsi  que  l'écolier 
Quand  le  maître  en  grondant  au  travail  le  ramène. 

JULIETTE,  reparaissant  au  balcon,  et  appelant  d'une  voix  étouffée. 

Roméo!  Roméo!  l'esclavage  ose  à  peine 
Soupirer.  Je  voudrais  frapper  l'écho  des  bois 
Du  nom  de  Roméo  jusqu'à  briser  sa  voix! 

ROMÉO,  revenant. 

C'est  mon  amante  encor  qui  par  mon  nom  m'appelle! 
Que  la  voix  d'une  amante  au  sein  des  nuits  est  belle! 


130  OEUVRKS   D'EMILE   DESCHAMPS. 

JULIETTE. 

Roméo  ! 

ROMÉO. 

Juliette! 

JULIETTE. 

A  quelle  heure  du  jour 
Puis-je  envoyer  demain  ? 

ROMÉO. 

Vers  neuf  heures,  —  autour 
De  Saint-Paul. 

JULIETTE. 

Bon  !  avant  ces  neuf  heures  sonnées, 
Un  billet...  d'ici  h\  je  compte  vingt  années! 
Je  ne  sais  plus  pourquoi  je  t'avais  rappelé. 

ROMÉO. 

Je  vais  attendre  ici  que  mon  ange  troublé 
S'en  ressouvienne. 

JULIETTE. 

Oh!  non,  je  serais  trop  ravie! 
Je  l'oublierais  toujours  ! 

ROMÉO. 

Eh  bien  !  toute  la  vie 
Auprès  de  toi  je  veux  te  le  faire  oublier 
Et  t'apprendre  l'oubli  de  l'univers  entier! 

JULIETTE. 

Le  matin  va  percer;  il  faut  que  tu  t'en  ailles... 
Je  te  voudrais  déjà  derrière  ces  murailles. 

ROMÉO. 

Quoi!  franchir  ces  grands  murs,  et  comment  le  pouvoir? 

JULIETTE. 

Et  comment  as-tu  fait? 

ROMÉO. 

Ah!  c'était  pour  te  voir! 


ROMEO   ET  JULIETTE.  i;{l 


JULIETTE. 


Tais-toi,  —  je  te  voudrais  déjà  parti,  te  dis-je.  — 
Mais  pourtant,  pas  plus  loin  que  l'oiseau  qui  voltige, 
Folâtre  prisonnier,  au  bout  d'un  léger  fil; 
A  la  main  qui  le  tient  à  peine  échappe-t-il, 
Sa  maîtresse  aussitôt  le  ramène  auprès  d'elle, 
Tant  son  jaloux  amour  le  croit  vite  infidèle  ! 

Mouvement  de  Roméo  vers  le  balcon. 

Va-t'en,  car  les  amours  sont  entourés  d'Argus. 
Maison  des  Capulets,  silence  aux  Montagus! 
Vérone  jure  encor  par  la  haine  des  pères. 
Mais  bientôt,  cher  amant,  dis-moi  que  tu  l'espères, 
Vérone  va  jurer  par  l'amour  des  enfants!... 
Adieu,  pas  un  seul  mot;  rien,  je  te  le  défends; 
Pars  vite! 

Elle  rentre  dans  le  pavillon. 

ROMÉO    seul. 

Ah!  sur  ton  front  que  le  sommeil  descende, 
Et  que  la  paix  du  ciel  dans  ton  cœur  se  répande! 
Je  voudrais  être,  hélas!  la  paix  et  le  sommeil 
Pour  dormir  sur  ton  cœur  et  sur  ton  front  vermeil! 
Je  vais  dans  son  couvent,  près  du  père  Laurence, 
Chercher,  pour  nos  amours,  une  sainte  espérance. 

n  sort. 
(Changement  de  décor  au  moyen  d'un  rideau  de  fond  qui  tombe.) 


SCÈNE    II. 


Le  monastère  des  Franciscains.  —  Un  parloir.  —  Une  porte  ouverte  au 
fond  sur  le  jardin  du  couvent.  —  Une  autre  porte  à  droite,  communi- 
quant avec  les  bâtiments  de  l'entrée  extérieure.  —  Petit  jour. 

DOM     LAURENCE  ,    entrant  par  la  porte  latérale   et   tenant  une 
corbeille  déjà  garnie  de  quelques  fleurs  et  de  plantes  diverses. 

Le  matin,  aux  yeux  gris,  s'éveille,  souriant, 
Et  d'une  main  hâtive  enti 'ouvre  l'orient. 


132  OEUVRES    D'EMILE  DESCHAMPS. 

Devant  les  pas  du  jour,  la  nuit  traînant  des  voiles 

Parsemés  de  rayons  et  d'ombres  et  d'étoiles, 

Comme  un  homme  ivre  marche  et  fuit  en  chancelant, 

De  peur  que  le  soleil  n'ouvre  son  œil  brûlant. 

Avant  que  l'astre,  roi  de  la  terre  embrasée. 

Ait  séché  de  ses  feux  la  nocturne  rosée. 

Allons,  il  faut  remplir  ma  corbeille  de  fleurs, 

De  simples  de  tout  genre  et  de  toutes  couleurs, 

Et  d'herbes  au  parfum  suave  et  salutaire, 

Et  de  plantes  au  suc  envenimé.  —  La  terre 

Est  de  tout  ce  qui  vit,  la  tombe  et  le  berceau. 

Nous  voyons  de  son  sein,  herbe,  plante,  arbrisseau, 

Grands  chênes  aux  cent  bras,  lourds  métaux,  légers  sables. 

Inconstantes  moissons,  rochers  impérissables, 

Éclore,  enfants  nombreux  de  sa  fécondité! 

Quel  luxe  intelligent!  quelle  variété 

Au  travail  de  la  terre  incessamment  préside  ! 

Dans  ses  productions,  oh!  quel  pouvoir  réside! 

Dans  tout  ce  qui  végète  ou  respire,  il  n'est  rien 

De  si  bas  qui  pourtant  ne  cache  quelque  bien. 

Rien  de  si  bon,  qui  loin  de  sa  ligne  ordinaire 

Détourné  follement,  en  mal  ne  dégénère. 

En  vice  même  on  voit  la  vertu  se  changer, 

A  défaut  de  raison  pour  la  bien  diriger; 

Et,  par  quelques  beaux  faits,  quelque  grand  acte,  il  semble 

Que  le  vice,  un  instant  à  la  vertu  ressemble  : 

n  prend  une  fleur  dans  son  panier. 

Cette  petite  fleur,  qui  croît  sur  le  gazon, 
Dans  son  rose  calice  enferme  le  poison, 
Et  dans  ses  plis  secrets  avec  art  parvenue, 
La  médecine  y  trouve  une  force  inconnue. 
Parfum,  elle  séduit  d'abord  les  sens  —  liqueur. 
Elle  tue  à  la  fois  et  les  sens  et  le  cœur. 
Au  sein  de  l'homme  ainsi,  bien  qu'il  n'y  pense  guère, 
Campent  deux  ennemis  qui  sont  toujours  en  guerre  : 
La  volonté  rebelle  et  la  grâce  d'en  haut. 
Quand  le  mauvais  principe  a  le  dessus,  il  faut 
Que  l'homme  intérieur  se  dessèche  à  sa  flamme 
Et  meure  consumé!  —  c'est  le  poison  de  l'âme. 

n  rt've. 


ROMÉO    ET   JULIETTE.  133 

ROMÉO,   entrant  préripitnniment. 

Mon  père!  le  Seigneur  tout-puissant  soit  loué 
Qui  veut  que  je  vous  aie  aujourd'hui  salué! 

DOM    LAURENCE,  se  retournant. 

Quelle  voix  me  salue  avec  un  si  doux  charme? 
Dieu  vous  garde,  mon  fils,  tant  de  hâte  m'alarme! 
Quel  soin  vous  a  sitôt  chassé  de  votre  lit? 
Dans  les  yeux  du  vieillard  le  tourment  s'établit, 
Pour  ses  arides  nuits  point  de  pavot  qui  naisse; 
Mais  dans  la  couche  où  dort  et  s'étend  la  jeunesse, 
Dont  la  pensée  est  libre  et  le  front  coloré, 
Là  régnent  l'espérance  et  le  sommeil  doré- 
Quelque  chagrin  sans  doute... 

ROMÉO. 

Un  bien  grand  chagrin  :  j'aime  ! 

DOM    LAURENCE. 

Expliquez-vous? 

ROMÉO. 

Sachez  que  par  un  tratagème, 
Ou  par  un  coup  du  sort,  j'ai  pu  me  voir  admis 
A  passer  tout  un  soir  avec  mes  ennemis; 
Qu'une  blessure  ardente  a  pénétré  mon  âme. 
Que  j'ai  nommé  mon  ange  et  ma  reine  et  ma  femme 
La  belle  Juliette,  hélas!  l'unique  enfant 
Des  Capulets,  qu'en  vain  tant  de  haine  défend. 
Sachez  que  son  amour  (faveur  surnaturelle!) 
S'est  éveillé  pour  moi  comme  le  mien  pour  elle... 
Quand,  en  quel  lieu  nos  cœurs  se  sont  trouvés,  comment 
Un  regard  a  trahi  leur  secret  sentiment, 
Par  quels  mots  imprévus,  par  quelle  audace  étrange, 
De  notre  amour  craintif  nous  avons  fait  l'échange, 
Qu'importe?  Nous  souffrons,  et  je  viens  vous  prier 
De  nous  prêter  secours  et  de  nous  marier. 

DOM  LAURENCE. 

Par  saint  François,  mon  fils,  quel  changement  bizarre  I 
Où  donc  est  Rosaline  et  sa  beauté  si  rare, 
Votre  langueur  si  tendre  et  vos  feux  exigeants? 
V.  8 


134  OEUVHES   D'EMILE   DESCHAMPS. 

Comme  il  s'allume  et  meurt  l'amour  des  jeunes  gens 
Rosaline!  était-il  une  femme  pareille! 
Tes  lonf?s  soupirs  encor  fatiguent  mon  oreille; 
Je  vois  encor  tes  pleurs,  qui  n'avaient  point  menti, 
Ta  joue  en  est  humide...  et  l'amour  est  parti  ! 

KOMÉO. 

Vous  m'aviez  bien  souvent  prescrit,  dès  l'origine, 
D'éteindre  cet  amour!... 

DOM    LAURENCE. 

Mais  non  pas,  j'imagine, 
Pour  en  produire  un  autre. 

ROMÉO. 

Ah  !  je  tombe  i\  vos  pies  ! 
C'est  à  présent  que  j'aime  !  oh!  oui!  si  vous  saviez 
Dans  quel  songe  divin  mon  cœur  troublé  repose! 
J'étais  fou!  —  ce  n'est  plus  du  tout  la  même  chose! 
Puis,  celle  que  j'adore  est  tendre,  et  m'aime  aussi; 
L'autre  avec  mon  amour  n'en  usait  pas  ainsi. 

DOM    LAURENCE. 

Que  la  Vierge  et  le  saint  fondateur  de  notre  Ordre, 
De  vos  sens  exaltés  tempèrent  le  désordre  ! 
L'amour  n'est  qu'une  fièvre  aux  accès  fugitifs. 

Après  avoir  réfléchi  un  moment. 

Jeune  homme,  toutefois,  par  de  graves  motifs, 
Je  veux  à  vos  désirs  prêter  mon  ministère. 
Cette  union  bénie  ainsi  dans  le  mystère, 
Peut  ramener  la  paix  entre  vos  deux  maisons. 
En  breuvage  innocent  on  change  les  poisons! 
Ce  soir,  si  Dieu  m'entend,  nous  aurons  cette  joie. 

ROMÉO. 

Viennent  tous  les  chagrins  auxquels  l'homme  esten  proie, 

Qu'ils  viennent  tous!  jamais  ils  n'auront  balancé 

Le  délice  d'un  jour  avec  elle  passé!  •     • 

Oui,  joignez  seulement,  sanctifiant  nos  flammes. 

Nos  bienheureuses  mains,  comme  Dieu  joint  nos  âmes, 

Et  que  la  tombe  s'ouvre  après...  j'aurai  goûté 

L'infini  du  bonheur  avant  l'éternité! 


ROMÉO  ET  JULIETTE.  Vib 


DOM    LAURENCE. 


Allons  prier  le  Ciel  de  former  cette  chaîne 

Qui  dans  un  nœud  d'amour  doit  étouffer  la  haine. 

Ils  sortent  par  le  fond, 
(Changement  de  décor) 


SCENE    III. 

Une  place  de  Vérone. 
(La  même  qu'au  premier  acte.) 

Entrent   MERCUTIO    et    BENVOLIO. 
JIERCUTIO. 

Où  donc  ce  Roméo  va-t-il? 

BE-^VOLIO. 

Je  n'en  sais  rien. 
Mais  il  n'est  pas  rentré  chez  son  père. 

MERCUTIO. 

Fort  bien! 
Pas  rentré  de  la  nuit!  excellente  nouvelle! 
C'est  l'amour  qui  lui  trouble  à  ce  point  la  cervelle? 

BENVOLIO. 

Un  billet  de  Tybalt  arrive  à  la  maison. 

MERCUTIO. 

Oh  !  oh  !  c'est  un  cartel  ! 

BENVOLIO 

Il  y  fera  raison. 
Ah!  pauvre  Roméo!  sans  être  un  grand  prophète, 
Je  le  vois  déjà  mort,  et  son  affaire  est  faite. 
Oui,  l'œil  noir 'd'une  belle,  au  teint  blanc,  l'a  tué. 
Sur  pied,  toute  la  nuit,  il  s'est  évertué 
A  roucouler  l'amour...  Comment  veux-tu  qu'il  fasse 
Pour  répondre  à  Tybalt,  et  le  voir  face  à  face? 


130  ŒUVRES  D'EMILE   DESCHAMPS. 

BENVOLIO. 

Quel  homme  est  donc  Tybaltv 

MERCUTIO. 

Oh  !  c'est  un  aigre-fin  ! 
Un  héros  pour  l'escrime,  un  virtuose  enfin  ! 
Toujours  prêt  à  la  botte,  et  qui  se  met  en  garde, 
Comme  tu  chanterais  une  ariette...  il  garde 
Les  distances,  le  temps,  la  mesure...  il  faut  voir! 
Il  pousse  son  épée...  une,  deux,  et  bonsoir! 
La  troisième  est  au  corps  et  vous  fait  rendre  Tàme. 
Un  damné  querelleur,  une  première  lame. 
Et  qui  d'un  bon  duel  jamais  ne  s'effraya. 
Hum!  la  balle  immortelle,  et  le  revers,  le  ha! 

BENVOLIO. 

Le  quoi?  que  dis-tu  donc? 

MERCUTIO. 

Que  le  diable  confonde 
Leurs  stupides  façons,  leurs  airs  de  l'autre  monde! 
Et  le  nouveau  jargon  et  les  grasseyements 
De  ces  messieurs,  faquins  à  se  croire  charmants 
Avec  leur  ton  mielleux,  et  fade,  et  leur  voix  aigre!... 

Bornéo    parait   dans    le    fond ,    cherchant    des   yeux    autour 
de   l'église. 

BENVOLIO. 

Ah!  voici  Roméo! 

MERCUTIO. 

Bon.  —  Es-tu  pâle  et  maigre, 
L'ami  !  donnerais-tu  dans  les  vers  langoureux 
Qui  tombaient  du  cerveau  de  Pétrarque  amoureux! 
Mais,  auprès  de  ta  dame,  avec  toi  je  m'en  vante, 
Sa  Laure,  n'est-ce  pas,  n'était  qu'une  servante  ; 
Hélène,  Héro,  Thysbé  n'étaient,  toutes  les  trois. 
Que  des  singes;  Didon,  qu'une  dondon,  je  crois. 
Et  Cléopàtre,  rien,  rien  qu'une  douairière 
D'Egypte,  et  caetera.  —  Çà,  changeons  de  matière  : 
Cette  nuit,  comme  un  cerf,  tu  nous  as  échappé!... 

ROMÉO. 

Pardon,  trêve  d'esprit,  j'ai  le  cœur  occupé. 


ROMEO   Eï  JULIETTE.  _i37 

MERCUTIO. 

Mieux  vaut  tuer  le  temps  à  ces  mauvaises  pointes, 
Qu'à  soupirer,  les  yeux  en  Tair  et  les  mains  jointes! 

On  entend  sonner  dix  heures  à  l'église  Saint-Paul, 
ROMÉO. 

Dix  heures  !  —  Rien... 

Il  s'éloigne  avec  des  signes  d'impatience.  —  Arrivent  la  nour- 
rice et  Pétro. 

MERCUTIO,  riant. 

Ah  !  ah  !  un  léger  brick,  et  puis 
Une  vieille  gabare  1 

LA   NOURRICE,  essoufflée  et  faisant  la  dame. 

Eh!  Pétro,  je  ne  puis... 
Pétro,  mon  éventail,  vite. 

MERCUTIO. 

Excellent  usage 
Pour  rafraîchir  le  sang  et  cacher  le  visage! 

LA    NOURRICE. 

Je  vous  donne,  seigneurs,  le  bonjour  à  vous  tous. 

MERCUTIO. 

Et  nous,  nous  vous  donnons  le  bonsoir. 

LA    NOURRICE. 

Sauriez-vous 
Me  dire  où  je  pourrais  rencontrer,  à  cette  heure, 
Le  jeune  Roméo. 

MERCUTIO. 

C'est  là  bas  qu'il  demeure. 

ROMÉO    s'avangant  avec  un  signe  d'intelligence. 

Oui,  mais  il  est  ici,  c'est  moi. 

LA    NOURRICE. 

Beau  cavalier, 
Puis-je  vous  dire  un  mot,  seule,  en  particulier? 


13«  OEUMSES   D'EMILE   DESCHAMPS. 

BENVOLIO. 
On  va  lui  proposer  quelque  souper  sans  doute. 

MERCI"  TIO. 

Eh!  oui,  ne  vois-tu  pas  ce  que  c'est? 

A  Roméo. 

Mais  écoute, 
Roméo;  nous  dînons  chez  ton  père.  Y  viens-tu? 

ROMÉO. 

Je  vais  vous  suivre. 

MERCUTIO,    &  la   nourrice. 

Adieu,  très-austère  vertu, 
Très-vénérable  dame,  adieu  ! 

Mercutio  et  Benvolio  sortent  en  riant. 

LA    NOURRICE,    h   Roméo. 

J'étouffe!  Oh!  dites, 
Quel  est  cet  insolent,  aux  paroles  maudites? 

ROMÉO,  impatient. 

C'est  un  homme,  nourrice,  abandonné  de  Dieu. 
Mais... 

LA    NOURRICE. 

Qu'il  parle  sur  moi,  qu'il  s'en  avise  un  peu! 
Qu'il  parle  !  On  en  a  fait  taire  de  plus  habiles  ! 

A  Pétro. 

Et  toi,  qui  restes  là  les  deux  bras  immobiles! 

A  Roméo. 

Enfin...  (cet  impudent  !)  —  Je  venais  de  la  part 
De  ma  jeune  maîtresse,  et  j'arrive  un  peu  tard. 
Un  tel  chemin!...  C'était...  mais  je  vous  en  supplie, 
Avant  tout,  dites-moi  si  c'est  une  folie, 
Seigneur,  que  vous  voulez  lui  faire  faire?... 

ROMÉO. 

0  ciel! 

LA     NOURRICE. 

Car,  ce  serait  un  acte  indigne,  un  jeu  cruel... 
Une  si  jeune  fille  .. 


HOMÉO    ET   JULIETTE.  139 

ROMÉO. 

Assez.  Je  vous  proteste... 

LA    NODRRICE. 

Bon  cœur!  Eh!  oui,  vraiment!  Je  lui  dirai  de  reste 
Tout  cela.  Quelle  joie  !  Et  je  cours  de  ce  pas... 

ROJIÉO. 

Et  que  lui  direz-vous?...  Vous  ne  m'écoutez  pas. 

LA    NOURRICE. 

Je  lui  dirai,  seigneur,  que  vous  protestez  ;  comme... 
Comme  on  proteste  !. . .  et  c'est  parler  en  honnête  homme  ! 

ROMÉO  ,    impatient. 

N'avez-vous  rien  pour  moi? 

LA    NOURRICE,    cherchant  dans   ses  poches. 

Si  fait...  Ah! 

Elle  lui  remet  un  biUet. 
ROMÉO. 

Que  de  temps! 

Après  avoir  lu. 

Dites-lui  de  venir  au  couvent.  —  Je  l'attends. 
Nous  serons  mariés,  ce  soir,  dans  la  cellule 
De  Laurence... 

Il  lui  donne  une  bourse. 

Tenez  ! 

LA    NOURRICE. 

Non.  Je  me  fais  scrupule; 
Non,  seigneur. 

ROMÉO,    insistant. 

Tenez  donc. 

LA    NOURRICE,    prenant   l'argent. 

Non...  Cet  après-midi, 
Elle  y  sera,  seigneur,  c'est  moi  qui  vous  le  di. 

ROMÉO. 

Que  Juliette  au  moins  soit  toujours  obéie!... 


140  ŒUVRES  D'ÉMILK    DESCHAMPS. 

Vous,  nourrice,  attendez  derrière  l'abbaye. 
Mon  page  vous  y  joint  et  vous  saurez  pourquoi. 

LA    NOURRICE,   après   avoir  salué. 

Pétro,  prends  l'éventail  et  marche  devant  moi. 

Elle  sort  avec  Pétro. 
ROMÉO,  seul. 

Le  bonheur  que  tu  fais,  ah!  que  Dieu  te  le  rende, 
Messagère  d'amour!  —  Mon  extase  est  si  grande 
Que  les  anges  jaloux  doivent  se  dire  entre  eux  : 
Il  est  plus  rayonnant  que  tous  les  bienheureux! 

Il   sort. 

(Changement  de  décor  au  moyen  d'un  rideau  de  fond  qui  descend.) 


SCENE  IV. 

Une  chambre  dans  la  maison  de  Capulet. 
Entre   JULIETTE,    regardant  avec  impatience. 

Quand  neuf  heures  sonnaient  ma  nouriice  est  partie. 
Que  de  temps  s'est  passé  depuis  qu'elle  est  sortie! 
Au  bout  d'une  heure,  au  plus,  elle  devait  rentrer. 
Elle  n'a  pu  sans  doute  encor  le  rencontrer?... 
Non.  C'est  qu'elle  est  infirme  —  anxiétés  cruelles! 
Les  messagers  d'amour  devraient  avoir  des  ailes; 
Ils  devraient  à  leurs  pieds  attacher  les  zéphyrs; 
Ou  plutôt,  il  faudrait  qu'ils  fussent  les  désirs 
Qui  s'élancent,  dit-on,  et  traversent  l'espace 
Plus  prompts  dix  mille  fois  que  le  rayon  qui  passe. 
Maintenant,  le  soleil  est  à  son  plus  haut  point. 
Midi  sonne  partout...  Elle  ne  revient  point! 
Ah  !  si  d'un  jeune  sang  elle  avait  quelque  goutte, 
Elle  devancerait  la  flèche,  dans  sa  route; 
Mes  paroles  l'auraient  lancée  à  mon  amant. 
Un  mot  de  lui  me  l'eût  rendue  en  un  moment! 
Mais  non,  ces  vieilles  gens  font  toujours  les  malades; 


ROMÉO   ET  JULIETTE.  141 

Vous  les  voyez  toujours  pâles,  toujours  maussades, 
Ils  sont  d'une  lenteur!... 

La  nourrice  parait  avec  une  échelle  de  corde  sous  son  mantelet. 

Ah!  ah!  tout  est  sauvé! 
Chère  nourrice,  eh  bien?  quoi?  Tavez-vous  trouvé? 
Pourquoi  donc  cet  air  triste?  Ah!  parlez,  les  nouvelles 
Que  vous  me  rapportez,  nourrice,  que  sont-elles? 
Mauvaises?...  — dites-les  toujours  d'un  airserein; 
Bonnes?  vous  les  gâtez  avec  cet  air  chagrin! 

LA     NOURRICE. 

Quelle  course!  un  instant!  Jésus,  je  suis  brisée! 
Je  suis  hors  d'haleine...  Ouf! 

Elle  s'assied. 
JULIETTE. 

Vous  voilà  reposée  ! 
Parlez!  Que  savez-vous  de  Roméo?  Comment... 

LA     NOURRICE. 

Oh!  vous  n'entendez  rien  à  choisir  un  amant! 
Il  n'a  pas  le  teint  frais,  l'œil  vif... 

JULIETTE. 

Quel  verbiage! 
Si  fait...  Mais  que  dit-il  de  notre  mariage? 
Que  dit-il? 

LA     NOURRICE. 

Ah!  la  tête!...  oh!  la  tête  me  fend! 
Elle  me  bat  si  fort...  et  le  dos!  mon  enfant. 
Oh!  le  dos!...  Quel  chemin! 

JULIETTE. 

J'ai  le  cœur  au  supplice 
De  vous  voir  tant  souffrir  ;  —  est-il  vrai,  ma  nourrice, 
Que  vous  souffriez  tant?...  Parlons  de  mon  bonheur! 

LA     NOURRICE. 

Votre  amant  m'a  parlé  comme  un  brave  seigneur. 
Où  donc  est  votre  mère? 

JULIETTE. 

Eh  bien!  elle  est  chez  elle, 
Où  veux-tu  qu'elle  soit?  grand  merci  de  ton  zèle. 
Que  de  façons!... 


142  OEUVllES  D'EMILE   DESCIIAMPS. 

LA     NOURRICE,    piquée. 

C'est  bon  !  adressez-vous  ailleurs. 
Est-ce  là  votre  baume  à  guérir  mes  douleurs? 
Désormais,  vous  ferez  vos  messages  vous-même. 

JULIETTE,    apercevant  l'échelle  de  corde. 

Qu'avez-vous  là?  —  Que  dit  mon  Roméo,  s'il  m'aime? 

LA     NOURRICE,    reprenant  un  ton  de  bonne  humeur. 

N'allez-vous  pas,  ce  soir  à  confesse  au  couvent? 

JULIETTE. 

Pourquoi  ? 

LA    NOURRICE. 

N'y  manquez  point.  Partez,  il  fait  bon  vent, 
Vous  verrez  là  l'époux  qui  va  vous  rendre  femme. 
Le  sang  monte  et  pétille  à  votre  joue  en  flamme. 
Vous  ne  vous  fùchez  plus...  Courez,  l'autel  est  prêt. 
Moi,  je  reste.  Quelqu'un  m'a  remis  en  secret 
Cette  échelle  qui  doit,  à  l'heure  où  la  nuit  tombe, 
Conduire  le  ramier  au  nid  de  sa  colombe. 
Je  vais  dîner.  Allez,  ma  fille,  et  servez  Dieu. 

JULIETTE. 

Oui,  je  vole  au  bonheur.  Chère  nourrice,  adieu! 

La  nourrice  sort.  —  Au  même  instant  on  entend   des   hautbois 
et  des  violons  dans   la  rue. 

Une  noce,  je  crois...  Voyons! 

Elle  regarde  par  une  fenêtre. 

La  mariée 
Est  une  pauvre  enfant,  simplement  habillée; 
Mais  les  amis  lui  font  un  cortège  de  roi... 
Sa  mère,  en  souriant,  marche  auprès  d'elle...  et  moi! 
Ah!... 

Tombant  à  genoux. 

Grand  Dieu!  puisses-tu  ne  pas  rendre  éphémère 
Ce  bonheur  qu'une  fille  a  cherché  sans  sa  mère! 
Mais  non,  non. ..Eh!  pourquoi  voudrais-tu  nous  punir? 
Tu  nous  as  pardonné,  car  tu  vas  nous  bénir. 

Elle  se  relève  et  sort. 
FIN     DU    DEUXIÈME    ACTE. 


ACTE   TROISIEME. 


SCÈNE  PREMIÈRE. 

(Une  place  de  Vérone.) 

Arrivent   MERCUTIO    et  BENVOLIO. 

Quatre   domestiques  les   suivent  et   restent  à   l'écart. 

BENVOLIO. 

De  grâce,  Mercutio,  rentrons  dans  nos  demeures; 
Vois,  le  jour  est  brûlant.  J'entends  sonner  trois  heures. 
Déjà  les  Capulets  sont  iiors  de  leur  maison. 
Le  sang  est  enflammé  dans  l'ardente  saison  ; 
Nous  n'éviterions  pas  quelque  dispute  ensemble; 
Crois-moi,  retirons-nous. 

MERCUTIO. 

Ce  Renvolio  ressemble 
A  ces  batteurs  qui,  dès  qu'ils  entrent  quelque  part. 
Déposent  gravement  leur  épée  à  l'écart 
En  disant  :  Reste-là,  sois  bien  sage.  Dieu  fasse 
Qu'on  ne  me  force  pas  à  te  changer  de  place!  — 
Et  bientôt  les  voilà,  pour  rien  le  plus  soyvent, 
Qui  se  battent  avec  le  premier  arrivant. 

BENVOLIO. 

Moi,  de  ces  tapageurs?  moi  ?  c'est  de  la  folie! 

MERCCTIO. 

Allons  donc!  il  n'est  pas,  dans  toute  l'Italie, 

Une  tête  plus  chaude.  Oui,  si  tu  rencontrais 

Un  homme  comme  toi,  cinq  minutes  après 

Deux  hommes  pourlongtempsseraient  couchés  parterre. 


144  œUVRES   D'EMILE   DESCHAMPS. 

Vous  VOUS  tueriez  l'un  l'autre  —  Eh  !  c'est  ton  caractère  ! 
Il  te  faut  tous  les  jours  un  passe-temps  nouveau. 
De  rixes,  de  cartels  tu  nourris  ton  cerveau. 
N'as-tu  donc  pas  encor,  dans  ta  fureur  risible, 
Hier,  cherché  dispute  à  ce  bourgeois  paisible, 
Parce  que  le  pauvre  homme,  accroupi  sur  un  banc, 
Nouait  ses  souliers  neufs  avec  un  vieux  ruban? 
C'est  dans  ton  sang.  Le  mal  est  irrémédiable  ; 
Et  tu  veux... 

Tybalt   et  quelques  Capulets  paraissent  au  fond  du  théâtre. 
BENVOLIO. 

Chut!  ce  sont  des  Capulets. 

MERCUTIO. 

Du  diable 

Si  je  m'en  inquiète  ! 

TYBALT,   à  ses  amis. 

Attendez... 

S'avançant  seul  vers  Mercutio    et    Benvolio. 

Cavaliers, 
Un  mot  à  l'un  de  vous. 

MERCUTIO,  d'un  ton  menaçant. 

Tybalt,  très-volontiers. 
Mais  accompagnez  donc  ce  mot  de  quelque  chose. 
Passez  de  la  parole  au  fait. 

TYBALT. 

Je  m'y  dispose 
Pour  peu  que  l'on  m'en  donne,  ici,  l'occasion. 

MERCUTIO. 

Pour  peu  que  l'on  en  ait  la  bonne  intention, 
On  la  trouve  soi-même. 

TYBALT. 

Oui,  c'est  bien  dit,  —  au  reste 
Je  te  crois  de  concert  avec  Roméo. 

MERCUTIO. 

Peste! 
De  concert.  —  Sommes-nous  des  ménétriers? —Vien! 


ROMÉO   ET    JULIETTE.  145 

Nous  te  déchirerons  les  oreilles  fort  bien. 

Mettant  la  main  sur  son  épée. 

Et  voici  mon  archet  pour  commencer  la  danse. 

BENVOLIO. 

Plus  loin  !  on  a  les  yeux  sur  nous  ;  de  la  prudence. 

MERCDTIO. 

Nous  sommes  bons  à  voir.  Qu'on  nous  regarde!  —  Moi, 
Je  ne  sors  pas  d'ici...  je... 

TYBALT. 

La  paix  avec  toi, 
Mon  ennemi  se  montre. 

ROMÉO,  traversant  le  théâtre  et  tout  préoccupé  de  son  bonheur. 

Enfin,  l'amour  l'emporte! 
Mariés  I 

TYBALT,  allant  droit  à  Roméo. 

L'amitié  qu'à  Roméo  je  porte 
Ne  va  pas  à  lui  faire  un  meilleur  compliment 
Que  ces  deux  mots  :  il  est  un  lâche. 

MERCDTIO. 

Seulement! 

ROMÉO. 

Tybalt,  j'ai  des  raisons  de  t'aimer.  —  Je  pardonne 
A  l'étrange  salut  que  ta  fureur  me  donne. 
Je  ne  suis  point  un  lâche.  —  Adieu,  Tybalt.  adieu  ! 
Tu  ne  me  connais  pas... 

TYBALT. 

Je  me  contente  peu 
De  semblables  raisons  pour  laver  une  injure. 
Jeune  homme,  mets-toi  donc  en  défense. 

ROMÉO,    se  retourDcint. 

Je  jure 
Que  je  n'ai  jamais  eu  dessein  de  t'offenser, 
Et  que  je  t'aime,  —  plus  que  tu  ne  peux  penser; 
Oui,  brave  Capulet,  dont  le  nom  m'est  peut-être 
Aussi  cher  que  le  mien.  Apprends  à  me  connaître 
Et  calme-toi. 

V.  <) 


145  OEUVRES    D'EMILE   DESCHAMPS. 

MKRCUTIO. 

Pitié.  —  Servile  lâcheté  l 
Tybalt,  si  nous  faisions  un  tour  de  ce  côté? 
Qu'en  dis-tu? 

TYBALT. 

Que  veux-tu  de  moi? 

MEUCUTIO. 

Rien  que  ta  vie. 
C'est  peu  de  chose,  au  fait;  mais  j'en  ai  grande  envie! 
Que  devient  donc  ta  bonne  épée  en  ce  moment? 
Veux-tu  bien  la  tirer  de  son  étui  dormant? 
Mais  dépêche,  —  ou  tu  vas  sentir  siffler  la  mienne 
A  ton  oreille,  avant  que  le  cœur  ne  te  vienne  ! 

TYBALT. 

Je  suis  à  toi. 

MERCUTIO. 

Voyons!  En  garde;  et  sans  délais. 

Ils  se  battent. 
ROMÉO,    à   Benvolio  et  aux  Capulets. 

Benvolio!...  Braves  gens,  —  à  moi!  —  Désarmons-les. 
Tybalt!  Cher  Mercutio  !  perdez-vous  donc  la  têta? 
Le  prince  a  défendu...  Tybalt,  écoute,  —  arrête  ! 
Mercutio!...  que  fais-tu?  mais  il  n'est  pas  permis... 

Pendant    qu'on   s'empresse  pour   les  séparer,  Tybalt  blesse 
Mercutio  d'un  coup  de  pointe. 

MERCUTIO. 

Je  suis  blessé!  —  Malheur  sur  vous  tous,  mes  amis! 

Tybalt  et  ses  amis  ont  fui. 

Est-ce  qu'il  est  parti?  n'a-t-il  aucune  botte? 

Il  tombe  sur  un  banc. 
BENVOLIO,  s'empressant. 

Es-tu  blessé,  vraiment? 

MERCUTIO. 

Laisse-moi...  Je  radote... 
Une  égratignure,  oui  ;  la  moindre  chose...  rien... 


ROMÉO    ET  JULIETTE.  14' 

Mais  j'en  ai  bien  assez.  Vite,  un  cliirurgien  ! 

Un  domestique  sort  sur   un  signe  de  Benvolio. 
ROMÉO. 

Ta  blessure  n'est  pas  telle  qu'on  la  redoute; 
Le  coup  n'est  pas  très-fort... 

MERCUTIO. 

Non,  il  n'est  pas  sans  doute 
Large  comme  un  portail  d'église,  ni  profond 
Comme  un  puits  !  C'est  égal,  la  botte  est  bien  à  fond; 
Venez  me  voir  demain,  et  vous  verrez  un  homme 
Fort  sérieux."..  Allez,  je  suis  mort  ou  tout  comme, 
Et  je  peux  dire  :  Adieu  l'amour  et  les  chansons! 
Ah  !  malédiction,  mort  sur  vos  deux  maisons  ! 
Comment!  un  animal!  un  faquin!  un  bravache  ! 
Qui  se  bat  par  calcul,  qui  triche  et  qui  se  cache, 
Frapper  un  homme  au  cœur!  Que  diable,  aussi,  pourquoi 
Vous  êtes-vous  jetés  entre  son  fer  et  moi? 
Il  fallait  me  laisser,  seul,  dépêcher  le  drôle  !... 

A  Roméo. 

Mais  j'ai  reçu  le  coup  par-dessus  ton  épaule. 

ROMÉO. 

Je  faisais  pour  le  mieux  ! 

MERCUTIO,   tendant  les  bras. 

Hé,  Benvolio!... 

Benvolio  le  relève. 

Merci  ! 
Bien!  mène -moi  mourir  à  quelques  pas  d'ici. 
Je  n'y  vois  plus!  —  Adieu  les  bals,  les  jeunes  filles! 
Ah!  malédiction,  mort  sur  vos  deux  familles! 

Benvolio  fait  emporter  Mercutio  et  le  suit. 
ROMÉO,   seul. 

C'est  pour  moi  qu'est  frappé  cet  ami  généreux. 
Proche  parent  du  prince,  et  qu'on  disait  heureux  ! 
Ma  réputation  maintenant  est  ternie 
De  l'affront  que  m'a  fait  Tybalt.  —  Ignominie  ! 


148  OEUVRES   D'EMILE    DESCHAMPS. 

O  chère  Juliette!  est-il  vrai?  Ta  beauté 
A  brisé  mon  courage,  a  détruit  ma  fierté... 
Elle  a  fait  Roméo  plus  lâche  qu'une  femme! 

BENVOLIO,  revenant. 

Roméo,  Mercutio  vient  de  mourir.  Son  âme 
Fière  et  joyeuse  encor  s'est  élancée  aux  cieux. 

ROMÉO. 

Un  voile  de  deuil  tombe  et  s'étend  sur  mes  yeux. 
Ah!  ce  jour  est  fatal  et  commence  une  chaîne 
De  malheurs  que  cent  ans  verront  finir  à  peine! 

Tybalt  reparaît  dans  Téloignement,  Vépde  à  la  main. 
BENVOLIO. 

Voici  le  furieux  Tybalt  qui,  sans  remord. 
Ose... 

ROMÉO,   exaspéré. 

Il  vit!  il  triomphe!  Et  Mercutio  mort!  mort!... 

Courant  sur  Tybalt. 

Ah  !  maintenant,  Tybalt,  reprends  le  nom  de  lâche  ! 
Je  te  retrouve  enfin  pour  accomplir  ma  tâche  ! 
L'ombre  de  Mercutio  n'est  pas  encor  bien  loin; 
Elle  attend  qu'on  la  suive,  et  tu  prendras  ce  soin. 
Ou  toi,  Tybalt,  ou  moi,  n'importe,  il  faut  qu'on  meure! 

TYBALT. 

C'est  toi,  son  jeune  ami,  toi  qui  vas  tout  à  l'heure 
Le  rejoindre. 

ROMÉO,   l'attaquant. 

Ce  fer  décidera  —  Tiens!  tiens! 

ns  se  battent.  —  Tybalt  est  frappé  à  mort.  Roméo  reste  im- 
mobile à  le  contempler  d'un  air  sombre  et  morne.  —  On  entend 
des   pas  précipités  et  des  bruits  d'armes  au  dehors. 

BENVOLIO,  à  Roméo. 

Fuis,  Roméo,  l'alarme  est  dans  les  citoyens... 
Tybalt  est  tué...  sors  de  ta  stupeur  fatale... 
Le  prince  dictera  ta  peine  capitale... 
Les  sbires  sont  en  marche...  allons,  échappe-leur. 
Pars  sans  bruit... 


ROMÉO   ET  JULIETTE.  149 

ROMÉO,  s'enfuyant. 

Ah  !  je  suis  le  jouet  du  malheur! 

Il  disparait. — Le  peuple  accourt. 


SCÈNE  IL 

BENVOLIO,   puis    LE    PRINCE,    PARIS,    CAPULET, 

La   Signora.    CAPULET,   MONTAGU, 

La  Signora    MONTAGU,   BALTAZAR,  Citoyens,    Sbires 

Fanfares  et  tymbales  dans  la  coulisse,  à  l'entrée  du  prince. 

BENVOLIO. 

Comme  de  tous  côtés  la  foule  est  accourue  ! 

BALTAZAR,    au  peuple. 

Tybalt,  cet  assassin,  dites,  par  quelle  rue 
S'est-il  sauvé? 

BENVOLIO. 

Tybalt?  —  Il  est  gisant  là-bas? 

LE   PRINCE. 

Quels  sont  les  vils  auteurs  de  ces  sanglants  combats? 

BENVOLIO. 

L'insulte  fut  Tybalt,  Roméo  la  vengeance. 

CAPULET,   contemplant  le   corps   de  Tybalt. 

Mon  cher  neveu  !  mon  fils  de  cœur! 

LA    SIGNORA    CAPDLET,    au  prince. 

Point  d'indulgence! 
Noble  prince,  il  nous  faut  la  mort  de  Roméo. 
11  a  tué  Tybalt. 

LA    SIGNORA    MONTAGU. 

Qui  tua  Mercutio. 

On  enlève  le  corps  de  Tybalt. 
MONTAGU. 

Sa  faute  est  d'avoir  fait  comme  eût  fait  la  loi  même. 


150  OEUVRES   D'EMILE  DESCIIAMPS. 

PARIS,  montrant  le  prince. 

Toute  faute  doit  compte  à  l'équité  suprême. 

LE   PRINCE,  après  avoir  réfléchi. 

Eh  bien!  nous  exilons  Roméo. 

A  Montagu. 

Dites-lui 
Que  pour  quitter  nos  murs  il  n'a  plus  qu'aujourd'hui. 
Tel  est  l'arrêt  qu'il  doit  subir.  —  Par  ma  couronne, 
Si  l'aurore  demain  le  trouve  dans  Vérone, 

A  tous. 

Il  n'en  verra  pas  d'autre.  —  Et  vous,  soyez  soumis, 
Car  je  veille,  —  et  tiendrai  tout  ce  que  j'ai  promis. 

Tous    se    dispersent   et   sortent,    excepté   Paris,    Capulet   et   la 
signora  Capulet. 

CAPULET,  à  Paris. 

Au  milieu  des  fléaux  qui  frappent  la  famille, 
Nous  n'osons  aujourd'hui  parler  à  notre  fille 
Kt  disposer  son  âme  à  de  tendres  projets, 
En  présence,  Paris,  de  si  tristes  objets. 
Elle  aimait  son  cousin  comme  l'on  aime  un  frère!... 
Mais  à  notre  union  ce  deuil  n'est  point  contraire; 
Nous  avons  plus  besoin  de  bonheur  que  jamais, 
Et  bientôt... 

PARIS. 

Aujourd'hui,  seigneur,  je  me  soumets. 
Mon  amour  prendrait  mal  son  temps.—  Je  vous  souhaite 
Mille  grâces  d'en  haut.  —  Mes  vœux  à  Juliette. 

Il  va  pour  sortir. 
LA   SIGNORA   CAPULET,   retenant  Paris. 

Avant  peu,  je  saurai,  seigneur,  son  sentiment. 

CAPULET. 

Et  moi,  je  vous  réponds  de  son  cœur  hardiment. 
Paris,  votre  alliance  est  plus  qu'elle  n'espère. 
Et  ma  fille  voudra  tout  ce  que  veut  son  père. 
Nos  douloureux  devoirs  remplis,  je  fixerai 
Le  jour  de  ce  contrat,  à  peine  différé. 

A  sa   femme. 

Et  vous,  demain  matin,  il  faut  qu'on  l'en  instruise. 
Songez-y, 


ROMÉO   ET  JULIETTIi.  151 

LA    SIGAORA    CAPULET. 

Que  le  ciel  nous  garde  et  nous  conduise  ! 

CAPULET,   en  leur  prenant  les  mains. 

Bon  courage  tous  trois.  —  Mon  gendre,  airaez-la  bien. 

PARIS. 

Puisse-t-elle  trouver  son  bonheur  dans  le  mien  ! 

Ils  sortent. 
(  Changement  de  décor  au  moyen  d'un  rideau  de  fond  qui  descend.) 


SCÈNE  III. 

Un  appartement  dans  la  maison  de  Capulet. 
JULIETTE,    seule. 

Fuyez  vers  l'Occident,  troupe  agile  des  heures  ! 
Hàtez-vous.  Que  la  nuit  tombe  sur  nos  demeures! 
Complice  de  l'Amour,  étends  ton  noir  rideau  : 
Aveugle  les  Argus  sous  ton  épais  bandeau, 
Chaste  Nuit!  Roméo  n'attend  que  toi.  Nuit  sombre. 
Pour  voler  dans  mes  bras,  protégé  par  ton  ombre. 
Sans  qu'aucun  œil  jaloux  ne  suive  notre  amour, 
Et  sans  que  nul  témoin  ne  le  redise  au  jour. 
0  Nuit,  voile  mon  front,  que  la  pudeur  colore 
A  l'espoir  inquiet  d'un  bonheur  que  j'ignore! 
Oui,  oui,  presse  tes  pas,  et  ramène  avec  toi 
Mon  jeune  époux  qui  brûle  et  languit  comme  moi. 
Donne-moi  Roméo,  Nuit  douce  et  fortunée. 
Ainsi  que  Juliette  à  sa  foi  s'est  donnée. 
Ce  jour,  pour  moi,  se  traîne  aussi  lent  que  celui 
Qui  précède  une  fête  est  triste  et  plein  d'ennui 
Pour  une  jeune  enfant  que  le  plaisir  appelle, 
Et  qui  doit  se  parer  d'une  robe  nouvelle. 

La  nourrice   paraît,  tenant  l'échelle  de  corde. 

—  J'aperçois  ma  nourrice;  elle  va  me  parler 
De  Roméo  !...  je  sens  mes  regards  se  voiler 


152  ŒUVRES   D'EMILE   DESCHAMPS. 

D'un  nuage  d'extase!  —  Ali  !  sois  la  bienvenue, 
Et  cette  éclielle  aussi,  de  l'amour  seul  connue, 
Signal  de  mon  bonheur!...  Eh  bien!...  par  quels  chemins? 

LA    NOURRICE,   éplorée. 

Oui...  l'échelle!... 

JULIETTE. 

Oh  !  pourquoi  vous  tordre  ainsi  les  mains? 

LA    NOURRICE. 

Il  est  mort!  mort! 

JULIETTE. 

Quoi  donc!  le  ciel  impitoyable... 

LA    NOURRICE. 

Non,  non;  c'est  Roméo  lui-même...  Est-il  croyable?... 

JULIETTE. 

Quel  démon  êtes-vous  pour  m'éprouver  ainsi? 
Dites,  s'est-il  tué?  je  tombe  morte  aussi. 

LA  NOURRICE. 

J'ai  vu  dans  la  blessure  un  sang  noir  se  répandre... 
Et  son  corps,  ah!  son  corps  pâle  comme  la  cendre! 

JULIETTE. 

Je  meurs. 

LA     NOURRICE. 

Ah!  Tybalt,  toi  que  j'ai  vu  si  petit, 
Devais-je  te  voir  mort? 

JULIETTE. 

Quel  est  ce  jour  maudit, 
Où  de  tous  les  côtés  éclatent  les  tempêtes? 
Tybalt  mort!  Roméo  tué!...  Que  sur  nos  têtes 
L'archange  sonne  donc  le  dernier  jugement! 

LA   NOURRICE,  toujours  sans  s'apercevoir  de  la  méprise  de  Juliette. 

Oui,  oui,  votre  cousin  est  mort,  et  votre  amant 
Banni  ! 

JULIETTE. 

Banni,  dis-tu?...  Se  peut-il?...  0  prodige! 
11  vit!...  Moi  qui  voulais  mourir! 


ROMÉO   ET    JULIETTE.  153 

LA   NOURRICE. 

Hélas  1  vous  dis-je, 
Il  a  tué  Tybalt. 

JULIETTE. 

Lui  ! . . .  Désespoir  sans  fin  ! 
Oh!  quelle  âme  infernale  en  un  temple  divin! 

LA  NOURRICE. 

Que  la  honte  s'attache  à  Roméo  ! 

JULIETTE. 

La  honte  !... 
Ah!  l'opprobre  jamais  jusqu'à  son  front  ne  monte! 
C'est  le  trône  éternel  de  l'honneur!  —  Pouvez-vous... 
Ai-je  pu  maltraiter  ainsi  mon  noble  époux  ! 

LA    NOURRICE. 

Quoi  !  direz-vous  du  bien  de  ce  meurtrier  même  ? 

JULIETTE. 

Eh!  dirai-je  du  mal  de  Roméo  qui  m'aime  ! 

Hélas!  qui  bénira  ton  nom,  lorsque  moi,  moi, 

Ton  épouse,  qui  viens  de  te  donner  ma  foi. 

Je  t'ai  cruellement  outragé  tout  à  l'heure  ! 

Rentrez,  mes  pleurs,  il  vit!...  D'où  vient  donc  que  je  pleure? 

Ah!  c'est  un  mot  fatal  !...  J'entends  toujours  :  Banni  ! 

Père,  mère,  bonheur,  amour,  tout  est  fini... 

Ah  !  ma  mère,  mon  père,  où  sont-ils  donc?  Je  tremble. 

LA    NOURRICE. 

Sur  le  corps  de  Tybalt  ils  gémissent  ensemble... 
Voulez-vous  les  rejoindre  en  ces  tristes  instants? 

JULIETTE. 

Ils  pleurent  donc  Tybalt  !  Ah  !  lorsque  par  le  temps 
Leurs  pleurs  seront  usés,  les  miens,  que  je  dévore. 
Pour  Roméo  banni  m'inonderont  encore  ! 
—  Qu'une  si  courte  vie  ait  des  chagrins  si  longs! 
Je  meurs  donc  vierge  et  veuve?...  Allons,  nourrice,  allons... 
C'était  écrit;  mon  lit  nuptial  devait  être 
Ma  tombe...  Mon  bonheur  finit  avant  de  naître! 

9. 


154  OEUVRES    D'EMILE  DESCllAMPS. 

LA    NOURUICE. 

Venez  à  votre  chambre;  et  puis  j'irai  cliercher 

Roméo  ;  près  du  moine  il  a  dii  se  cacher. 

Je  veux  vous  l'amener  afin  qu'il  vous  console. 

JULIETTE. 

Oh!  donne  cette  bague  à  mon  chevalier...  Vole, 
Messagère  fidèle,  et  dis-lui  qu'en  ce  lieu 
Il  vienne  recevoir  mon  ûme  et  mon  adieu  ! 

Elles  sortent. 


SCÈNE  IV. 

Le  monastère.  —  Le  soir  tombe. 
(Même   décor   qu'au   deuxième   acte.) 

DoM  LAURENCE,    ROMÉO,    sortant  d'une  partie  cachée 
de  la  cellule. 

DOM  LAURENCE. 

Sors,  sors  de  ta  retraite,  homme  timide  ;  approche, 
0  Roméo,  mon  fils,  ne  crains  point  le  reproche. 
L'aiïliction  t'adopte,  et  la  calamité 
Te  suit,  comme  une  épouse,  et  marche  à  ton  côté! 

ROMÉO. 

Quel  est  l'arrêt  du  prince?  Est-ce  la  mort?  N'importe. 
Parlez,  mon  père. 

DOM    LAURENCE. 

Non.  Une  peine  moins  forte, 
Un  arrêt  moins  cruel  :  l'exil. 

ROMÉO. 

Dieu!  se  peut-il? 
Grâce!  dites  la  mort,  ne  parlez  pas  d'exil. 
Ne  parlez  pas  d'exil. 

DOM     LAURENCE. 

Oui,  banni  de  Vérone  ; 
Mais  l'univers  est  grand  :  ta  faiblesse  m'étonne. 


ROMÉO   ET  JULIETTIi.  155 

ROMÉO. 
Hors  des  murs  de  Vérone  il  n'est  plus  d'univers  ! 
Le  reste  de  la  terre  est  semblable  aux  enfers. 
De  Vérone  banni,  je  suis  banni  du  monde. 
Cet  exil,  c'est  la  mort.  Qu'est-ce  que  la  seconde? 
Oser  nommer  exil  ce  trépas  abhorré, 
C'est  me  trancher  la  tête  avec  un  fer  doré. 

DOM  LAURENCE. 

Quoi!  l'exil  pour  la  mort!  C'est  une  bonté  rare, 
Une  clémence  auguste... 

ROMÉO. 

Grâce  barbare  I 
L'existence  est  où  vit  Juliette!  —  Son  chien. 
Les  plus  vils  animaux  la  verront...  et  moi,  rien! 
Je  ne  la  verrai  plus!...  Ils  seront  là,  près  d'elle. 
Toujours!  —  et  Roméo,  son  Roméo  fidèle... 

A  dom  Laurence. 

Jamais!  jamais!  il  est  banni!  —  N'as-tu  donc  pas 
Quelque  poison  tout  prêt,  quelque  soudain  trépas? 
Comment  as-tu  le  front,  toi,  mon  ami,  mon  hôte, 
Homme  saint  qui  remets  à  tout  pécheur  sa  faute. 
Toi  qui  changes  son  cœur  après  l'avoir  béni. 
De  me  faire  mourir  avec  ce  mot  :  Banni  ! 

DOM     LAURENCE. 

0  fol  amant!  étouffe  un  indigne  murmure. 
Entends  ma  voix.  Je  veux  t'enseigner  une  armure 
Qui  puisse  t'aguerrir  contre  ce  mot  affreux  : 
C'est  la  philosophie,  espoir  des  malheureux. 

ROMÉO. 

A  moins  qu'elle  ne  forme  une  autre  Juliette, 
Ou  ne  change  l'arrêt  fatal...  je  la  rejette... 
Tais-toi. 

DOM  LAURENCE. 

Comment  peut-on  blasphémer  à  ce  point! 

ROMÉO. 

Comment  peut-on  parler  de  ce  qu'on  ne  sent  point  I 
Oh!  que  si  tu  pouvais  être  à  mon  âge  encore! 


156  OEUVRES  D'EMILE   DESCHAMPS. 

Que  Juliette  fût  l'amante  qui  t'adore, 
Qu'elle  fût  ton  épouse,  et  depuis  un  moment, 
Que  Tybalt  fût  tué,  que  tu  fusses  amant 
Éperdu  comme  moi,  plein  d'une  sombre  flamme. 
Et  comme  moi  banni  loin  de  ta  jeune  femme... 
Alors,  oui,  tu  pourrais  parler  comme  tu  veux!... 
Alors,  tu  pourrais  bien  arracher  tes  cheveux, 
Sentir  des  pleurs  brûlants  calciner  ta  paupière, 
Et,  comme  je  le  fais,  te  jeter  sur  la  pierre, 
Afin  d'y  mesurer  avec  ton  corps  brisé 
Un  tombeau  qui  déjà  devrait  être  creusé!  . 

n    se   jette    sur   le    pavé    qa'il    inonde   de  ses  larmes.   —  Et 
presque  aussitôt  on  entend  frapper  à  la  porte  latérale. 

DOM    LADRENCE. 

On  frappe,  lève-toi,  cache-toi  !  —  C'est  sans  doute... 

noMÉo. 
Eh!  qu'importe  à  celui  qui  veut  mourir? 

On  frappe  encore. 
DOM    LAURE.\CE. 

Écoute! 

Criant  vers  la  porte. 

Oui!  oui! 

A  Bornéo. 

Tu  seras  pris.  Viens  ià...  Si  je  pouvais... 
Quelle  obstination  est  la  tienne! 

On  frappe  plus  fort. 

J'y  vais! 
Qui  frappe  ainsi? 

Il  va  ouvrir,  la  nourrice  parait. 

LA    NOURRICE,  entrant. 

Saint  homme,  oh  !  dites,  le  temps  presse  ; 
Où  donc  est  Roméo,  l'époux  de  ma  maîtresse? 

DOM     LAURENCE. 

Le  voilà  sur  la  pierre  et  dans  les  pleurs  noyé  ! 


ROMÉO  ET  JULIETTE.  157 

LA     NOURRICE. 

Oh!  dans  le  même  état  que  ma  fille!  ô  pitié! 

A  Roméo. 

Pour  Juliette,  il  faut... 

ROMÉO,  se  soulevant. 

Quel  nom  dis-tu?  —  Peut-elle 
Penser  à  Roméo  sans  une  horreur  mortelle? 
Oh!  que  dit  mon  épouse  à  nos  tristes  amours? 

LA   NODRRICE. 

Rien,  rien  ;  mais  elle  pleure,  elle  pleure  toujours  ! 
Se  jette  sur  son  lit  comme  sur  une  tombe. 
Se  relève  en  sursaut,  et  tout  à  coup  retombe. 
Puis,  avec  de  grands  cris,  elle  appelle  longtemps, 
Elle  appelle  Tybalt  et  Roméo! 

ROMÉO. 

J'entends  ! 
Le  nom  de  Roméo,  c'est  la  foudre  subite 
Qui  la  renverse,  ainsi  que  cette  main  maudite 
A  renversé  Tybalt  ! 

A  Laurence. 

Dis,  à  quel  coin  caché 
De  ce  malheureux  corps  mon  nom  est  attaché  ; 
Dis-le-moi,  qu'à  l'instant,  avant  que  l'on  m'exile, 
Je  le  détruise,  avec  sou  odieux  asile  ! 

11  veut  se  frapper  de  son  épée. 

DOM    LAURENCE,   le  retenant. 

Arrête  cette  main  poussée  au  désespoir. 
Es-tu  vraiment  un  homme?  on  le  croit,  à  te  voir; 
Tes  traits  l'annoncent.  Mais  tes  pleurs  sont  d'une  femme, 
Et  tes  gestes  hideux  d'une  brute  sans  âme. 
Par  Jésus!  ne  fais  pas  cette  joie  à  l'enfer! 
Comme  il  tua  Tybalt,  veux-tu  donc  par  ce  fer 
Tuer  ta  femme  aussi,  dont  la  vie  est  la  tienne  ! 
Veux-tu,  du  même  coup,  blesser  la  loi  chrétienne, 
La  nature,  l'amour,  tout  sentiment  humain! 

Il  lui   arrache  son  épée. 

Homme,  reprends  courage  et  désarme  ta  main. 


158  OEUVRES    D'EMILE    U  ESCII  A  MI'S. 

Va  revoir  Juliette  au  fond  de  sa  demeure. 

Mais  souviens-toi  qu'il  faut  la  quitter  avant  l'heure 

Où  la  garde  aura  pris  son  poste  au  i)ied  des  murs, 

Car,  tu  ne  pourrais  plus,  sous  des  liabits  obscurs, 

Gagner  Mantoue,  exil  où  tu  devras  attendre 

Que  notre  voix  amie  ait  pu  se  faire  entendre, 

Pour  révéler  ici  ce  mystère  d'amour, 

Calmer  ton  père,  avoir  ta  grâce  de  la  cour, 

Et  dans  ta  ville  enfin,  d'où  le  sort  te  renvoie, 

Te  ramener  avec  plus  de  transports  de  joie 

Que  tu  n'auras  versé  de  pleurs  en  la  quittant. 

Nourrice,  à  Juliette  annoncez  à  l'instant 

Ce  qui  se  passe.  Allez,  et  qu'elle  songe  à  dire 

Aux  gens  de  la  maison  qu'il  faut  qu'on  se  retire, 

Car,  je  vous  le  promets,  Roméo  suit  vos  pas. 

Homéo  se  jette  dans  ses  bras. 
LA     NOURRICE. 

Oh!  de  toute  la  nuit  je  ne  m'en  irais  pas, 
Pour  entendre  parler  si  bien.  —  Mais,  patience. 
J'obéis.  —  Ce  que  c'est  pourtant  que  la  science  ! 

A  Roméo. 

Je  vais  vous  annoncer  à  ma  fille. 

ROMÉO. 

Merci. 
Dis-lui  de  préparer  sa  colère. 

LA     NOURRICE,   lui  remettant  une  bague. 

Voici 
Un  anneau  qu'elle  a  fait  bénir  pour  vous,  mon  maître. 

ROMÉO,    prenant  la  bague. 

Comme  ce  talisman  ranime  tout  mon  être! 

La   nourrice   sort. 
DOM     LAURENCE,    à  Roméo. 

Allez  donc,  mais  songez  à  fuir  au  point  du  jour. 

Un  retard,  c'est  la  mort.  Fixez  votre  séjour 

Dans  Mantoue;  et  que  Dieu  vous  guide  dans  ses  voies! 

Le  soir  est  venu. 


ROMÉO   ET    JULIETTE.  159 

uoM}';o. 
Sans  ce  bonheur,  qui  passe  avant  toutes  les  joies, 
SansTamour  qui  m'attend,  j'aurais  un  grand  cliagrin 
De  vous  quitter  sitôt! 

DOJI    LAURENCE,    ouvrant  la  porte  de  la  cellule  qui  donne 
sur  la  campagne. 

Pars;  le  ciel  est  serein! 

ROMÉO,    se  jetant  dans  les  bras  de  Dom  Laurence. 

Mon  père  !  adieu  ! 

DOM    LAURENCE. 

Mon  fils  !  compte  sur  ma  tendresse 
Pour  t'apprendre,  là-bas,  tout  ce  qui  t'intéresse. 

ns  sortent  par  deux  côtés  différents. 
(  Changement  de  décor.  ) 


SCÈNE  V. 

(  Même  décor  qu'au  deuxième  acte.  ) 

L'appartement  de  Juliette,  donnant  sur  le  balcon.  —  Le  matin  commence 
à  poindre.  —  Une  échelle  de  corde,  attacliée  au  balcon  entr'ouvert, 
est  déroulée  dans  la  chambre. 

JULIETTE,    sortant  d'une  chambre  voisine  et  s'appuyant  sur  Roméo 

Veux-tu  donc  me  quitter!  Quoi  !  déjà,  mon  ami  ! 

Le  jour,  sous  l'ombre  obscure,  est  encore  endormi. 

C'était  le  rossignol  et  non  pas  l'alouette, 

Dont  la  voix  a  frappé  ton  oreille  inquiète. 

Sur  ces  lauriers,  la  nuit,  il  repose  son  vol. 

Et  chante...  Oh!  oui,  crois-moi,  c'était  le  rossignol! 

ROMÉO. 

Ah!  c'était  l'alouette  et  sa  voix  matinale! 
Regarde,  mon  amour,  cette  blancheur  fatale. 
Ces  traits  de  feu  percer  le  grisâtre  orient. 
Les  soleils  de  la  nuit  cachent  leur  front  brillant. 
Et  le  joyeux  matin,  qui  s'éveille  en  silence. 


160  OEUVRES   D'EMILE    DESCHAMPS. 

A  la  cime  des  monts,  sur  un  pied  se  balance. 
Il  faut  partir  et  vivre,  ou  rester  et  mourir! 

JULIETTE. 

Non,  ce  n'est  pas  le  jour  qui  vient  à  nous  s'offrir. 
C'est  quelque  météore,  un  phare  errant  sans  doute, 
Allumé  dans  la  nuit  pour  éclairer  ta  route. 
Oh  !  reste  encore  ! 

Elle  s'enlace  dnns  ses  bras. 
ROMÉO. 

Eh  bien!  qu'on  me  surprenne  ici! 
C'est  la  mort...  j'y  consens,  si  tu  le  veux  ainsi. 
Je  dirai  comme  toi;  non  ces  teintes  d'opale. 
Ce  n'est  point  le  matin,  non,  c'est  le  reflet  pâle 
De  la  lune  qui  fuit  sous  ses  voiles  d'argent; 
Ce  n'est  point  l'alouette,  au  réveil  diligent, 
Dont  le  concert  s'élève  et  va  frapper  la  nue... 
Que  la  mort  vienne  donc,  et  soit  la  bienvenue  ! 
Juliette  le  veut.  —  Qu'en  dis-tu,  mon  amour? 
Rends-moi  tous  tes  baisers;  non,  ce  n'est  pas  le  jour! 

JULIETTE,    effrayée. 

C'est  le  jour!  c'est  le  jour!  Fuis,  pars  vite!  imprudente! 
C'était  bien  l'alouette  et  sa  voix  discordante  ! 
Que  sa  voix  est  aiguë!  et  son  chant  importun! 
Fuis,  fuis  jusqu'à  Mantoue  ! . . . 

On  entend  du  bruit  dehors. 

Oh!  pars!  déjà  quelqu'un!... 
La  lumière  grandit. 

R0.MÉ0. 

Et  nos  maux  avec  elle  ! 

JULIETTE. 

Va-t'en,  va-t'en! 

LA    NOURRICE,    en  dehors. 

Madame  ! 

JULIETTE. 

Une  voix!  mais  laquelle? 
Je  tremble... 

A  la  nourrice  qui  entre. 

Ah!  que  veux-tu? 


ROMÉO    ET  JULIETTE.  101 

LA     NOURRICE. 

Votre  mère,  en  secret, 
S'apprête  à  vous  venir  trouver...  Le  jour  paraît. 

JULIETTE,    ouvrant  le  balcon. 

Triste  fenêtre,  eh  bien,  contentez  leur  envie. 
Laissez  entrer  le  jour  et  laissez  fuir  ma  vie! 

La  nourrice  se  retire  après  avoir  arrangé  l'échelle  de  corde.  — 
Le  jour  grandit. 

ROMÉO. 

Un  baiser  î  je  descends. 

JULIETTE. 

Il  me  faut,  cher  amant, 
Des  nouvelles  de  toi,  mais  à  chaque  moment! 
Les  minutes  sans  toi  vont  durer  des  journées  ; 
Avant  de  te  revoir,  que  j'aurai  vu  d'années  ! 

ROMÉO. 

Adieu!  j'inventerai  cent  moyens,  si  tu  veux, 
De  te  faire  passer  mon  salut  et  mes  vœux. 

JULIETTE. 

Crois-tu  que,  sous  le  ciel,  nous  nous  verrons  encore? 

ROMÉO. 

Oui,  j'espère  en  ce  ciel  que  Juliette  implore. 

Un  temps  viendra,  mon  ange,  où  mes  maux  et  les  tiens 

Seront  le  doux  sujet  de  nos  longs  entretiens. 

Il  descend  du  balcon. 
JULIETTE. 

Ah!  mon  âme  conçoit  tous  les  malheurs  ensemble! 

A  peine  te  voilà  descendu  qu'il  me  semble 

Que  ton  front  a  pCdi  vers  la  terre  penché. 

Et  que  je  vois  un  mort  dans  son  tombeau  couché  !... 

Ou  ma  vue  est  troublée  ou  ta  pâleur  augmente. 

ROMÉO,    au  bas  du  balcon. 

Et  toi,  tu  m'apparais  de  même,  chère  amante  ! 


162  OEUVRES    D'EMILE    DESCIIAMPS. 

Ah!  le  chagrin  dessèche  et  boit  tout  notre  sang! 
Adieu  ! 

n  disparaît. 
JULIETTE. 

Parti I  parti!  Soutiens-moi,  Dieu  puissant  ! 

Elle  tombe  h  moitié  évanouie  sur  un  soplia. 


SCENE   VI. 

JULIETTE,     ijuis   La    Signora    CAPULET. 
JULIETTE,    se  relevant  à  un  bruit  du  dehors. 

Des  pas  !... 

LA     SIGNORA     CAPULET,     entrant. 

Ma  fille,  eh  bien  !  qu'est-ce?  tout  effrayée  ! 

JULIETTE,    se    remettant. 

Ah!  ma  mère,  c'est  vous!  Quoi!  sitôt  réveillée! 
Pour  quel  objet?... 

LA     SIGNORA     CAPULET. 

Comment  êtes-vous,  ce  matin? 

JULIETTE. 

Plus  mal  qu'hier. 

LA    SIGNORA    CAPULET. 

Toujours  pleurant  votre  cousin! 
Pourrez-vous,  Juliette,  en  inondant  sa  cendre. 
Le  tirer  de  la  tombe  où  Dieu  Ta  fait  descendre  ?... 
L'ami  que  vous  pleurez,  il  n'est  point  de  secours 
Qui  jamais... 

JULIETTE,     faisant  en  elle-même  allusion  à  Roméo. 

C'est  pourquoi  je  pleurerai  toujours! 

LA     SIGNORA     CAPULET. 

Mais  des  amis  voués  de  cœur  à  notre  cause, 
Sauront  venger  Tybalt  sur  Roméo,  s'il  ose 


ROMÉO   ET  JULIETTE.  10^ 

Vivre  encor.  —  Puis,  enfant,  je  viens  l'apprendre  ici 
Une  heureuse  nouvelle. 

JULIETTE. 

Ali  !  qu'il  en  soit  ainsi  ! 

LA     SIGNORA    CAPULET. 

Oui,  jeudi,  dans  Saint-Paul,  et  devant  tout  Vérone, 
Paris  te  conduira,  le  voile  et  la  couronne 
Sur  le  front... 

JULIETTE. 

Par  Saint-Paul,  non,  il  n'en  sera  rien. 
Ma  mère,  forme-t-on  si  vite  un  tel  lien? 
Je  m'étonne  de  tant  de  hâte,  et  qu'on  dispose 
De  ma  main,  de  mon  cœur,  ainsi  que  d'une  chose 
Qui  se  vend  et  s'achète,  et  qu'on  veuille,  en  un  jour, 
Accomplir  un  hymen  sans  l'aveu  de  l'amour! 
Sans  que  mon  fiancé  m'ait  fait  savoir  s'il  m'aime. 
Avant  qu'il  m'ait  enfin  demandée  à  moi-même  ! 
Madame,  revoyez  mon  père,  et  dites-lui 
Qu'il  faut  d'autres  secrets  pour  charmer  mon  ennui, 
Et  que  je  ne  veux  pas  me  marier  encore. 
Et  que  j'épouserais...  Roméo,  que  j'abhorre, 
—  Vous  le  savez,  —  plutôt  que  le  comte  Paris... 
Mon  père  insistera,  mais  c'est  un  parti  pris. 

LA    SIGNORA     CAPULET,    avec   menace. 

11  vient;  osez  lui  tiire... 


SCÈNE   VII. 

Les    Précédents,   CAPULET    et    La    Nourrice. 
LA    SIGNORA     CAPULET,   à  son  mari. 

Eh  !  bien,  elle  refuse 
Et  l'hymen  et  l'époux. 

CAPULET. 

Ma  fille!...  et  quelle  excuse? 
Moi,  qui  n'osais  rêver  pour  elle  un  tel  bonheur  ! 


164  OEUVRAS    U'I'MILE    DESCHAMPS. 

Elle  n'est  pas  joyeuse?  un  si  noble  seigneur! 
Parent  du  prince  I 

JULIETTE. 

Non,  je  ne  suis  pas  joyeuse, 
Et  je  ne  comprends  pas  l'amour  en  orgueilleuse. 
Mais  je  sais  mon  bonheur  le  but  de  vos  souhaits... 
Non,  non,  je  ne  puis  pas  vouloir  ce  que  je  hais  ; 
Pourtant  je  remercie  et  je  bénis  mon  père 
Du  bien  qu'il  croit  m'offrir  et  qui  me  désespère... 
Je  veux  n'aimer  que  vous. 

CAPULET. 

Qu'est-ce  à  dire,  vraiment? 
Quelle  fine  logique  et  le  bel  argument! 
Je  ne  suis  pas  joyeuse,  et  suis  reconnaissante... 
Je  vous  bénis  du,  mal...  Ah!  désobéissante! 
Emmiellez  vos  refus  de  grands  mots;  je  n'en  di 
Qu'un  seul  :  joyeuse  ou  non,  soyez  prête  jeudi  ! 

JULIETTE. 

Eh!  quoi!... 

CAPULET. 

Ne  souffle  pas.  Les  doigts  me  brûlent.  Tremble 
Qu'un  mot... Eh  bien!  ma  femme,  ehbien!  que  vous  ensemble? 
Nous  nous  disions  heureux  que  Dieu  nous  eût  donné 
Cet  enfant,  cet  unique  enfant  qui  nous  est  né. 
Mais  c'est  trop  d'un  encore  —  et  nous  avons  en  elle 
La  malédiction  implacable,  éternelle!... 
Loin  de  moi,  fille  ingrate  ! 

LA     SIGNORA     CAPULET,    à  Juliette. 

Êtes-vous  sans  raison? 

CAPULET. 

Jeune  effrontée! 

LA    NOURRICE,  à  Capulet. 

0  Dieu!  l'enfant  de  la  maison! 
C'est  bien  cruel! 

CAPULET,  à  la  nourrice. 

Et  vous,  rejoignez  vos  pareilles, 


ROMEO   ET    JULIETTE.  105 

Et  tâchez  de  ne  pas  n'échauffer  les  oreilles! 

La  nourrice  s'éloigne  un  peu. 
A  Juliette. 

Tu  résistes  ! 

JULIETTE,  à    genoux. 

Pardon  !  si  vous  pouviez  savoir... 

CAPULET. 

Je  sais  que  les  enfants  sont  notre  désespoir! 

Ma  parole  eût  menti  !  —  Non,  cela  ne  peut  être. 

Écoutez,  et  songez  que  c'est  la  voix  du  maître; 

Si  vous  êtes...  ma  fille,  à  Tautel,  devant  tous. 

Vous  recevrez  de  moi  Paris  pour  votre  époux... 

Et,  si  tu  ne  l'es  pas  —  va-t'en  à  l'aventure. 

Va-t'en,  par  les  chemins,  chercher  la  nourriture, 

Mendier  un  asile,  et  rappelle-toi  bien 

Que  tu  m'es  inconnue  et  que  tu  n'as  plus  rien... 

J'en  mourrai...  le  chagrin  pousse  au  tombeau  les  pères! 

Mais  s'il  doit  avancer  m.es  jours,  si  tu  l'espères. 

Pour  ma  succession,  ah  !  tu  comptes  sans  moi; 

Elle  irait...  au  bourreau,  monstre,  plutôt  qu'à  toi! 

n  sort  courroucé. 
JULIETTE,  suppliante. 

Ma  mère,  ah!  différez  le  malheur  de  ma  vie, 
D'un  mois...  de  quelquesjours... 

LA    SIGNORA    CAPULET. 

Faites  à  votre  envie  ; 
Je  n'entends  rien  —  de  vous  à  moi  tout  est  rompu. 
Adieu  ! 

Elle  sort. 

JULIETTE. 

Ma  mère  aussi!  ma  mère!  et  je  n'ai  pu... 
Ma  nourrice,  tu  vois,  ils  m'ont  abandonnée! 
Conseille-moi,  —  mon  Dieu!  que  cette  destinée 
Prenne  comme  à  plaisir  d'accabler,  d'opprimer 
Un  être  qui  n'a  fait  d'autre  mal  que  d'aimer!... 
Pourquoi  donc?  —  N'as-tu  pas,  nourrice,  une  parole 
De  joie  ou  d'espérance?  un  seul  mot  qui  console? 


166  OEUVRES   D'EMILE   DESCHAMPS. 

LA    NOCR.RICE. 

Vraiment,  si  votre  cœur  veut  être  consolé, 
Me  voilà.  —  Roméo,  pour  jamais  exilé, 
Confisque,  sans  profit,  votre  corps  et  votre  âme, 
Et  vous  n'êtes  ainsi  fille,  veuve  ni  femme. 
Bien  plus,  par  cet  arrêt,  son  mariage  est  nul; 
Qui  dit  banni  dit  mort.  Je  fais  donc  ce  calcul, 
Qu'après  quelques  soupirs,  que  la  raison  surmonte, 
Ce  qui  vous  reste  à  faire  est  d'épouser  le  comte. 
Son  amour  vous  rendrait  votre  printemps  en  fleur, 
Kt  je  mourrais  de  joie  et  non  plus  de  douleur. 
J'ai  dit. 

JULIETTE. 

Parles-tu  là  d'après  ton  cœur? 

LA    NOURRICE. 

Sans  doute; 
Et  d'après  ma  raison  aussi,  car  je  l'ai  toute. 
Maudissez-les  donc  l'un  et  l'autre. 

JULIETTE,    à  part. 

Ainsi  soit-il  ! 

LA    NOURRICE. 

Quoi? 

JULIETTE. 

Tu  m'as  soulagée  !  Oui  ;  mon  âme  en  péril 
S'éclaire  et  s'affermit.  —  Rentre,  et  dis  à  ma  mère 
Qu'ayant  eu  le  malheur  d'offenser  mon  bon  père, 
Je  suis  allée  au  cloître  accuser  mon  péché. 
Va. 

LA    NOURRICE. 

Je  cours  —  contre  nous  le  ciel  n'est  plus  fâché! 

Elle  sort. 
JULIETTE,  seule. 

Va,  profane,  qui  fais  à  l'amour  cette  injure 
De  croire  Juliette  à  Roméo  parjure! 
Conseillère  d'opprobre  et  d'infidélité!... 


ROMÉO   ET  JULIETTE.  107 

Cependant  elle  m'aime,  et  son  cœur  tourmenté... 
Quand  le  cœur  n'est  pas  noble  à  quoi  sert  qu'il  soit  tendre! 
Allons  trouver  Laurence,  et  de  sa  bouche  apprendre 
S'il  a  quelque  ressource  où  je  puis  recourir... 
Sinon...  j'aurai  toujours  le  pouvoir  de  mourir! 


FIN     DU     TROISIEME     ACTE. 


ACTE  QUATRIÈME. 


SCÈNE   PREMIÈRE. 

Le  Monastère. 

(Même  décor  qu'aux  deux  actes  précédents.) 

Une  fenêtre  est  ouverte  au  fond,  par  laquelle  on  aperçoit  une  des  tours 
du  couvent. 

Entrbnt   Dom  L.'VURENCE   et    PARIS. 
DOM    LADRENCE. 

Jeudi,  seigneur?  le  terme  est  bien  court. 

PARIS. 

Mon  beau-père 
Le  veut.  Ce  n'est  pas  moi  qui  voudrai  qu'on  diffère. 

DOM     LAURENCE. 

Mais  vous  ne  savez  pas,  disiez-vous,  à  l'instant, 

Les  dispositions  de  sa  fille;  et  pourtant... 

Cette  conduite  est  plus  qu'étrange  et  bien  peu  sûre. 

PARIS. 

Elle  pleure  Ts^^alt  et  pleure  sans  mesure, 
Et  voilà  pourquoi  triste  et  contraint,  à  mon  tour. 
J'ai  pu  lui  dire  à  peine  un  mot  de  mon  amour. 
Vénus  ne  sourit  point  dans  la  maison  des  larmes! 
D'un  tel  état  son  père  a  conçu  des  alarmes, 
Et,  par  prudence,  il  veut  hâter  cette  union. 
Une  nouvelle  vie,  une  autre  affection, 
D'un  ménage  animé  la  riante  habitude 
Distrairont  un  chagrin  qu'aigrit  la  solitude 


ROMÉO   ET    JULIETTE.  169 

Veuillez  par  vos  conseils  et  votre  autorité 

Disposer  Juliette  à  ma  félicité. 

De  tant  de  hâte,  ainsi,  vous  connaissez  la  cause. 

DOM    LAURENCE,  à  part. 

Je  voudrais  ignorer  le  motif  qui  s'oppose 
A  cet  empressement. 

Juliette  paraît. 
A  Paris, 

Ah!  seigneur,  voyez  la... 

PARIS,  aUant  à  elle. 

Ma  reine!  mon  trésor!  mon  ange!... 

JULIETTE,    composant  son  air  et  dissimulant  son  trouble  intérieur. 

Tout  cela 
Pourra  se  dire  mieux  quand  vous  serez  mon  maître. 

PARIS. 

Cela  doit  être  enfin...  Jeudi. 


JULIETTE. 

Ce  qui  doit  être 


Sera. 


PARIS. 

N'allez-vous  pas  vous  confesser  à  lui  ! 

JULIETTE. 

Je  me  confesserais  à  vous,  en  disant  :  Oui. 

PARIS. 

Mais  ne  lui  cachez  pas  qui  vous  aimez,  de  grâce. 

JULIETTE. 

Un  tel  aveu,  seigneur,  vous  présent,  m'embarrasse. 

PARIS. 

Comme  ce  beau  visage  est  flétri  par  les  pleurs! 

JULIETTE. 

Ma  beauté  n'a  pas  dû  souffrir  de  mes  douleurs. 
Elle  n'a  jamais  eu,  je  crois,  beaucoup  de  charmes. 
"  V.  10 


170  ŒUVHES   D'EMILE   DESCHAMPS. 

PARIS. 
Vos  paroles  lui  font  plus  de  tort  que  vos  larmes. 
Vous  la  calomniez,  méchante,  et  c'est  mon  bien, 
Votre  beauté! 

JULIETTE. 

Je  sais  qu'elle  n'est  pas  le  mien, 

A  Laurence. 

Mon  vénérable  père,  avez-vous  tout  à  l'heure 
Le  temps  de  m'écouter?  Faut-il  que  je  demeure. 
Ou  dois-je  revenir  ce  soir? 

DOM     LAURENCE. 

Me  voilà  prêt, 

A  Paris. 

Fille  rêveuse!  —  Ainsi,  seigneur,  il  conviendrait... 
Nous  devons  rester  seuls  tous  deux. 

PARIS. 

Dieu  me  préserve 
De  troubler  un  pieux  mystère  !  Je  réserve 
Tous  mes  droits  pour  jeudi. 

A  Juliette. 

Laissez-moi  déposer 
Ici  mon  tendre  hommage  en  ce  chaste  baiser. 

II  lui  baise  le  front  et  sort. 


SCÈNE   IL 

DOM   LAURENCE,    JULIETTE. 
JULIETTE,    à  Laurence,   avec  l'accent  du  désespoir. 

Allez,  allez,  mon  père,  et  fermez  bien  la  porte, 
Et  puis  venez  pleurer  avec  moi,  qui  suis  morte  ! 

DOM    LAURENCE. 

Oh!  ma  fille,  j'apprends  votre  malheur;  je  sais 
Que  jeudi,  dans  Saint-Paul... 


ROMÉO  ET   JULIETTE.  171 

JULIETTE. 

Homme  de  Dieu,  cessez; 
Ne  dites  point  savoir  le  mal  qui  me  possède 
Que  vous  ne  m'en  puissiez  dire  aussi  le  remède. 
Et  si  vous  n'avez  point  de  secours  à  m'offrir, 
Moi  seule,  avec  ce  fer,  je  vais  me  secourir. 
Mon  Roméo,  nos  cœurs  sont  unis  par  Dieu  même, 
Et  nos  mains  par  son  prêtre,  —  ô  mon  amour  suprême! 
J'en  fais  serment,  avant  que  te  soient  arrachés 
Et  mon  cœur  et  ma  main,  tous  deux  seront  séchés! 

A  Laurence. 

Ah!  mon  père,  un  conseil,  tel  que  l'honneur  l'avoue, 
Qui  rompe  cette  trame  horrible,  ou  la  déjoue... 
Sinon,  sanglant  arbitre  entre  le  sort  et  moi. 
J'en  croirai  ce  poignard  qui  sauvera  ma  foi. 
Parlez,  ne  soyez  pas  si  lent  à  me  répondre... 
Je  sens  dans  mon  cerveau  les  objets  se  confondre  ! 

DOM  LAURENCE. 

Juliette  !  le  ciel  m'a  peut-être  inspiré  ! 
Mais  il  faudrait  un  acte  aussi  désespéré 
Que  votre  malheur  même  et  l'état  de  votre  àme... 
0  ma  fille,  si  vous,  faible  et  timide  femme. 
Vous  ne  frémissez  pas  de  vous  donner  la  mort, 
Seul  crime  sans  pardon,  puisqu'il  est  sans  remord! 
Vous  aurez  bien  le  cœur  de  tenter,  il  me  semble. 
Un  moyen  qui  n'est  pas  la  mort,  mais  lui  ressemble. 
Si  vous  vous  en  sentez  la  force,  je  poursuis. 

JULIETTE. 

Ah  !  dans  le  désespoir  effroyable  où  je  suis, 

11  n'est  rien  qu'à  présent  mon  courage  n'affronte. 

Oui,  dites-moi,  plutôt  que  d'épouser  le  comte, 

De  me  précipiter  du  haut  de  cette  tour; 

Enchaînez-moi  bien  loin  sur  un  mont,  nuit  et  jour. 

Hanté  par  les  lions,  à  l'ardente  crinière  ; 

Ou  bien  ordonnez-moi  de  forcer  une  bière 

Et  de  m'envelopper  dans  le  même  linceul 

Que  le  mort,  étonné  de  ne  plus  dormir  seul!... 

Commandez-moi  ces  mille  horreurs  que  Ton  abhorre, 

Dont  le  nom  me  glaçait  le  cœur,  hier  encore. 


172  OEUVRES    D'EMILE   DESCHAMPS. 

Je  vous  obérai,  sans  crainte,  aveuglément, 
Pour  me  garder  intacte  à  mon  fidèle  amant! 

DOM    LAURENCE. 

Eh  bien,  rentrez  chez  vous,  prenez  un  air  de  joie, 
Acceptez  ce  Paris  que  l'hymen  vous  envoie, 
Cest  mercredi,  demain, —  demain  soir,  ayez  soin 
De  fermer  votre  chambre,  et  qu'on  s'en  tienne  loin. 
Emportez  cette  fiole,  et  vous  la  boirez  toute, 
Quand  vous  serez  au  lit,  sans  en  perdre  une  goutte. 
Dans  vos  veines,  soudain,  le  breuvage  glacé 
Se  répandra,  —  le  pouls,  le  cœur  auront  cessé; 
Nul  souffle,  ni  moiteur  n'attestera  la  vie  ; 
La  rose  à  votre  teint,  à  vos  lèvres  ravie 
Les  laissera  —  l'éclair  qui  fuit  n'est  pas  si  prompt  — 
Pâles,  comme  la  cendre,  où  s'abîme  mon  front; 
Un  réseau  terne  et  mat  couvrira  vos  prunelles, 
Semblable  au  voile  épais  des  ombres  éternelles; 
Tout  votre  corps,  privé  de  sève  et  refroidi. 
Sera  tel  qu'un  cadavre,  immobile  et  roidi... 
Et  vous  serez  ainsi  pour  quarante-deux  heures. 
Puis,  reprenant  votre  âme  aux  célestes  demeures. 
Vous  vous  réveillerez  comme  d'un  frais  sommeil! 
Jeudi,  pourtant,  Paris,  devançant  le  sommeil 
Viendra  des  fleurs  en  main  et  la  joie  au  visage... 
Il  vous  trouvera  morte!  —  Alors,  selon  l'usage, 
Avec  vos  beaux  atours,  et  le  front  découvert. 
Des  bras  vous  porteront  dans  le  sépulcre  ouvert 
A  vos  aïeux,  dormant  sur  leur  couche  de  glace, 
Et  les  Capulets  morts  vous  feront  une  place. 
Dans  l'intervalle,  avant  votre  réveil  certain. 
Par  mes  lettres,  instruit  de  tout  votre  destin, 
Roméo  reviendra,  furtif,  et  la  nuit  même. 
Vers  son  heureux  exil  conduire  ce  qu'il  aime. 
Voilà  l'expédient  qui  pourra  vous  sauver... 
Si  quelque  peur  d'enfant  ne  vient  pas  l'entraver. 

JULIETTE,  prenant  la  ûole. 

Donnez,  oh  !  donnez-moi  ;  ne  parlez  pas  de  crainte. 
Soutiens  ma  force,  amour,  c'est  pour  ta  cause  sainte! 

Elle  sort  précipitamment.  Laurence  l'accompagne. 
(Changement  do  décor.) 


ROMÉO    liT    JULIETTE.  173 


SCÈNE    111. 

Dans  la  maison  de  Capulet.  —  La  chambre  de  Juliette.  —  Un  lit  dans 
une  alcôve.  —  Quelques  arcades  ouvertes  sur  les  jardins.  —  Le  soir 
tombe  peu  à  peu. 

Entrent   CAPULET,   La    Signor.a.   CAPULET, 
La   Nourricb,  Plusieurs    Domestiques,   puis  JULIETTE. 

CAPULET,   à  un    domestique,  en  lui  remettant  un  papier. 

Prends  cette  liste,  et  cours  inviter  de  ce  pas 
Mes  hôtes  pour  jeudi.  Va! 

Le  domestique  sort  avec   la  liste. 
A   sa  femme. 

Ne  pensez-vous  pas 
Que  la  noce  ira  mal?  J'ai  la  tête  troublée. 

A   la  nourrice. 

Est-il  vrai  que  ma  fille  au  couvent  soit  allée? 

LA   NOURRICE. 

Oui,  d'honneur. 

LA    SIGNORA    CAPULET. 

Puisse  au  moins  son  digne  confesseur 
La  dompter  et  tou^rner  son  âme  à  la  douceur  ! 

CAPULET. 

Sinon,  jeune  obstinée,  il  faut... 

Juliette  arrive,  afTectant  un  air  joyeus. 
LA    NOURRICE. 

Bonté  céleste!... 
Voyez  comme  elle  accourt  d'un  air  riant  et  leste  ! 

CAPULET. 

Fille  rebelle,  eh  bien,  d'où  venez-vous? 

JULIETTE. 

D'un  lieu 
Où  l'on  apprend  qu'un  père  est  l'image  de  Dieu, 

10. 


r4  OEUVULS  D'ÉMILt;   DESGIIAMPS. 

Où  j'ai  promis  au  ciel  de  faire  pénitence 

De  ma  trop  criminelle  et  folle  résistance. 

Pour  que  mes  torts  si  grands  puissent  être  expiés, 

Laurence  m'a  prescrit  de  tomber  à  vos  pieds 

Et  d'implorer  de  vous  mon  pardon.  —  Pardon!  grâce! 

Mon  père!... 

Elle  se  jette   à   genoux. 

A  vos  genoux,  qu'avec  espoir  j'embrasse, 
Je  jure,  et  c'est  pour  moi  le  plus  doux  des  serments, 
De  suivre  désormais  vos  seuls  commandements. 

CAPULET,    à   la   nourrice. 

Vous  enverrez  Samson  chez  le  comte,  nourrice. 
Afin  de  prévenir  quelque  nouveau  caprice, 
Lui  dire  qu'il  est  bon  d'abréger  le  chemin, 
Et  qu'à  présent  je  veux  la  noce  pour  demain  ! 

JULIETTE. 

Je  viens  de  rencontrer  Paris  dans  la  cellule. 
Et  de  lui  faire  entendre,  à  ses  aveux  crédule, 
Tout  ce  qu'au  chaste  amour  peut  dire  la  pudeur. 

CAPULETy  avec  un  rire  caressant. 

Allons!  ce  petit  air,  moitié  tendre  et  boudeur, 
Nous  sied  on  ne  peut  mieux,  notre  timide  amante, 
Venez  là. 

A  sa   femme. 

Je  le  crois  qu'on  la  trouve  charmante! 
Et  ce  Paris  a  bien  raison  d'en  être  fou  ! 

A  Juliette    qui   l'embrasse. 

Mais,  qui  vous  a  permis  de  jeter  à  mon  cou 
Vos  deux  bras,  comme  si  vous  étiez  pardonnée? 
Vraiment,  toute  la  ville,  après  cette  journée. 
Va  devoir  un  beau  cierge  aux  fils  de  saint  François. 

JULIETTE,  à  la  nourrice. 

Viens,  choisis  ma  toilette.  11  nous  plaît  que  tu  sois 
Notre  dame  d'atours,  et  que  ton  goût  prépare 
La  robe  dont  il  faut  que  demain  on  nous  pare. 


ROMÉO   ET    JULIETTE.  175 

LA    SIGNORA    CAl'ULET,   à  Capulet. 

Non,  pas  avant  jeudi. 

A  lii  nourrice. 

Nous  avons  tout  le  temps. 

CAPULET,   à  la  nourrice. 

Mort  Dieu  !  bonne  Angélique,  il  le  faut,  et  j'entends 
Que  nous  allions  demain  à  l'église. 

On  allume  des  girandoles.  Juliette  et  la  nourrice  s'éloignent 
pour  examiner  les  parures,  dans  des  cartons  et  corbeilles,  au 
fond  du  théâtre. 

LA    SIGNORA    CAPULET. 

Les  hommes 
Commandent  sans  savoir,  et  puis,  c'est  nous  qui  sommes 
Dans  l'embarras.  —  Mais  rien  n'est  prêt  pour  le  gala! 

CAPULET. 

Bon!  avec  de  l'argent!  et  l'œil  du  maître! 

n  appelle  les  domestiques  qui  se  tenaient  au  loin. 

Holà! 

Vous  tous!  Vingt  cuisiniers  !  en  course,  et  grande  chère! 

Les  domestiques  partent.   A  la  sigora  Capulet. 

Rejoignez  Juliette,  et  donnez-lui,  ma  chère, 
Vos  conseils  maternels.  Moi,  je  cours  chez  Paris; 
Il  vaut  mieux  lui  parler  moi-même.  Je  me  ris 
Des  tracas  qui  tantôt  me  trouvaient  indocile... 
Quand  on  a  de  la  joie  au  cœur,  tout  est  facile! 

Il  sort.  Sa  femme  le  suit  vers  la  porte  et  rentre  quelques 
secondes  après. 

JULIETTE,  se  rapprochant  avec  la  nourrice  qui  tient  une  robe 
et  des   parures. 

Oui,  cet  ajustement  me  conviendra  le  mieux. 

LA    NOURRICE. 

Que  vous  serez  donc  belle,  et  comme  tous  les  yeux  !... 

JULIETTE. 

Cette  nuit,  laissez-moi  seule,  bonne  nourrice; 
Pour  que  le  ciel,  sur  moi,  jette  un  regard  propice, 


na  OELVl'.ES    D'ÉMILK   DESCIIAMPS. 

Et  se  laisse  toucher  à  mes  pleurs  repentants, 
J'ai  besoin  de  prier...  de  prier  bien  longtemps  ! 

LA   SIGNORA    CAPULET,   revenant. 

Dans  ces  mille  détails,  ma  chère  fiancée 
N'est-elle  pas  bien  neuve  et  bien  embarrassée? 
Avez-vous,  mon  enfant,  besoin  de  mes  secours? 

JULIETTE. 

Non,  madame,  merci.  J'ai  fait  choix  des  atours 

Dont  je  veux  me  parer  à  la  cérémonie 

Où  vous  me  conduirez  demain,  —  soyez  bénie 

De  cette  attention  qui  peint  votre  bonté, 

Ma  mère,  et  si  pourtant  c'est  votre  volonté. 

Quittez-moi,  je  vous  prie  :  il  faut  que  je  repose. 

Ma  nourrice  avec  vous  veillera,  —  je  suppose 

Que  vos  gens  sont  sur  pied  et  n'ont  pas  un  moment 

Dans  les  apprêts  qu'ils  font  si  précipitamment. 

LA    SIGNO'rA    CAPDLET. 

Oui,  ma  fille,  il  est  tard  ;  dormez,  —  avec  l'aurore 
Il  faudra  vous  lever.  —  Que  je  vous  dise  encore 
Combien  vos  bons  parents  ont  joui  de  vous  voir 
Revenir  au  bonheur,  rentrer  dans  le  devoir. 
Oh!  que  la  joie  est  douce  après  la  peine  amère! 
N'est-ce  pas?  —  Bonne  nuit,  ma  fille! 

JULIETTE. 

Adieu,  ma  mère! 

La  signora  Capulet  embrasse  sa  fille  et  sort  avec  la  nourrice. 


SCENE   IV. 

JULIETTE,  seule,   les   regardant  aller. 

Adieu,  dis-je;  Dieu  sait  quand  nous  nous  reverrons! 

Elle  ferme  la  porte. 

Un  frisson  de  frayeur  glace  mon  sang  —  courons 
Les  rappeler  : 

D'une  voix  tremblante. 

Nourrice!...  à  quoi  bon?  Terreur  lâche! 


ROJIÉO   ET   JULIETTE.  i'il 

Je  dois  seule  accomplir  ma  formidable  tâche. 

Elle  prend  la  fiole  cachée  sur  elle. 

Viens  !  breuvage  enchanté!  —  cependant,  sur  mon  corps 
S'il  était  sans  pouvoir!  me  faudrait-il  alors 
Épouser  Paris?  —  Non. 

Déposant  un  poignard  près  de  son  Ut. 

Voilà  ma  sauvegarde; 
Toi,  dors  à  mon  côté,  —  mais  si  (que  Dieu  m'en  garde!) 
Si  c'était  un  poison  qu'en  ma  main  eût  remis 
Le  moine,  dans  la  peur  de  se  voir  compromis 
Par  ce  second  hymen,  lui,  dont  la  voix  complice 
M'unit  à  Roméo  !  —  Je  le  crains;  —  ô  supplice! 
En  y  songeant,  ma  crainte  est  de  la  déraison  ; 
Laurence  est  un  saint  homme;  —  est-ce  là  du  poison? 
Je  n'en  crois  rien. 

Elle  s'assied,  et  après  avoir  rêvé  longtemps. 

Mais  quoi!  si  par  un  sort  contraire, 
J'allais  me  réveiller  dans  mon  lit  funéraire 
Avant  que  Roméo  ne  vînt  pour  me  sauver  ! 
0  l'effroyable  idée  impossible  à  braver! 
Ne  serai-je  donc  pas  sans  secours  suffoquée 
Dans  cette  voûte,  au  loin,  sous  terre,  pratiquée. 
Dont  le  seuil  ne  reçoit  ni  l'air  pur  ni  le  jour! 
N'étoufferai-je  point  dans  ce  morne  séjour 
Sans  revoir  mon  amant!  —  ou,  si  je  suis  vivante. 
N'est-il  pas  à  penser  que,  prise  d'épouvante 
A  l'horreur  de  la  nuit,  à  l'horreur  du  trépas. 
Au  vol  lourd  des  hiboux  vers  leurs  hideux  repas, 
Seule,  en  ces  froids  caveaux,  ces  humides  murailles. 
Réceptacles  profonds  de  tant  de  funérailles. 
Des  corps  de  mes  aïeux  d'âge  en  âge  encombrés. 
Que  Tybalt,  encor  frais,  les  bras  de  sang  marbrés. 
Vient  de  se  faire  ouvrir,  qu'à  des  heures  certaines, 
De  longs  spectres,  dit-on,  visitent  par  centaines... 
Hélas!  hélas!  n'est-il  pas  probable  que,  moi, 
M'éveillant  au  milieu  de  ces  objets  d'effroi. 
Aux  cris  plaintifs  des  morts  dont  l'àme  se  désole... 
Oui,  oui,  si  je  m'éveille  alors,  —  je  serai  folle  ! 


178  OEUVUKS   D'ÉMILI-:    UKSCH A.MPS. 

Qui  sait,  si  dans  la  fièvre,  où  seront  mes  esprits, 
Je  n'irai  point,  farouche,  insulter  les  débris 
De  mes  ancêtres,  rois  d'un  peuple  mortuaire, 
Arracher,  tout  sanglant,  Tybalt  de  son  suaire. 
Et,  par  un  sacrilège  et  sombre  égarement, 
M'armer  d'une  croix  sainte  ou  de  quelque  ossement, 
Comme  d'une  massue,  et  m'en  briser  le  crâne!  — 

Elle  regarde  fixement  un  coin  de  sa  chambre. 

Oh!  que  vois-je?  Tybalt!  —  c'est  son  ombre  profane 
Qui  cherche  Roméo  !  —Monstre,  arrête  !  —  Eh  quoi  !  quoi  ! 
ïu  veux,  —  mon  Roméo!  Tiens!  tiens!  je  bois  à  toi  ! 

Après  qu'elle  a  bu  la  fiole,  elle  va  tomber  sur  le  lit,  et  y  reste 
immobile  et  inanimée,  un  voile  sur  le  visage,  les  rideaux  sont 
à  demi  fermés. 


SCÈNE  V. 

Le  jour  commence  à  poindre.  —  Les  flambeaux  s'éteignent.  —  Musique 
de  la  noce  dans  l'éloignement. 

JULIETTE,    sur   le  lit,   La    Nourrice  entre  d'un  air  joyeux. 
LA    NOURRICE,  appelant. 

Chère  maîtresse,  allons!  c'est  moi!  —  Bonté  divine! 
Dort-elle?  —  Paresseuse!  —  Eh  bien?  Ah  !  je  devine. 
Vous  prenez  du  sommeil  pour  votre  nuit  d'hymen, 
Car...  suffit! 

S'approchant  du  lit  et  parlant  plus  haut. 

Allons!  —  Rien!  Dieu  nous  bénisse!  amen! 

Elle   ouvre  les  rideaux. 

Comment!  tout  habillée!...  et,  quand  je  la  redresse 
Elle  retombe  encor!  —  Juliette!  maîtresse! 

Elle  lui  découvre  le  visage. 

Morte!  morte!  —  Pourquoi  suis-je  née!  ô  mon  Dieu! 

Criant  plus  fort. 

Ah!  seigneur  Capulet!  madame! 


ROMÉO  ET  JULIETTE.  179 

LA    SIGXORA    CAPULET,    accourant. 

Est-ce  le  feu  ? 
Quels  cris  ! 

LA    NOURRICE. 

Trop  impuissants!  voyez! 

LA    SIGNORA    CAPULET,   prùs  du  lit. 

Ah!  misérable 
Que  je  suis!  —  Mon  enfant!  ô  ma  fille  adorable! 
Rouvre  tes  yeux,  ô  toi  qu'avec  transport  j'aimais, 
Ou  les  miens  sur  ton  corps  se  ferment  pour  jamais! 
Venez  tous,  tous,  que  faire?  à  moi! 

CAPULET,    entrant  d'un   air  empressé. 

C'est  une  honte  ! 
Eh  bien,  amenez  donc  Juliette!  le  comte 
Est  arrivé  ! 

LA    SIGNORA    CAPULET. 

Seigneur!  elle  est  morte! 

EUe  veut  entraîner  son  mari. 
CAPULET,  penché  sur  le  lit. 

Oh!  laissez! 
Que  je  la  voie!  hélas  !  ses  membres  sont  glacés  ! 
Sur  ma  fille  aujourd'hui  la  mort  s'est  étalée, 
Ainsi  qu'une  première  et  hâtive  gelée, 
Sur  la  plus  belle  fleur  du  vallon  ! 

LA  NOURRICE  ET  LA  SIGNORA  CAPULET. 

Justes  cieux! 

CAPULET. 

Sa  mort  éteint  ma  voix  et  dessèche  mes  yeux  ! 

Entrent  dom  Laurence  et  deux  moines. 

DOM    LAURENCE,  avec  un  calme  affecté. 

L'épouse  est-elle  enfin  prête  à  me  suivre  au  temple  ? 

CAPULET. 

Oui,  mais  pour  n'en  jamais  revenir! 

Entrent  Paris  avec  les  musiciens. 

A   Paris. 

Ah!  contemple 


180  OEUVRES  D'EMILE   DESCHAMPS. 

Ce  lit  fatal,  mon  fils,  vois,  et  tu  frémiras! 

La  mort  prend  ton  épouse  et  la  tient  dans  ses  bras. 

C'est  le  trépas,  au  lieu  de  toi,  que  j'ai  pour  gendre! 

PARIS. 

Et  j'accusais  le  jour  qui  se  faisait  attendre  ! 
N'ai-je  donc  si  longtemps  imploré  ce  soleil 
Que  pour  le  voir  m'offrir  un  spectacle  pareil! 

A   la   signera  Cnpulet. 

0  ma  mère! 

LA    SIGNORA    CAPULET. 

Quel  mot  est  sorti  de  ta  bouche! 
Suis-je  encor  mère?  —  Non  ! 

LA    NOURRICE,  se  jetant  sur  le  corps  de  Juliette. 

Mes  pleurs  baignent  ta  couche. 
Comme  autrefois  mon  lait  arrosa  ton  berceau... 
Le  vieux  arbre  courbé  pleure  sur  l'arbrisseau. 

PARIS. 

0  divorce  éternel  !  Ange  sitôt  ravie  ! 

Ma  vie  et  mon  amour!  si  tu  n'es  plus  ma  vie 

Tu  seras  mon  amour  jusqu'au  sein  de  la  mort. 

CAPULET,  avec  l'accent  du  désespoir. 

Dieu  lui-même  est  barbarel...  ou  le  mal  est  plus  fort! 

DOM  LAURENCE. 

Qui  parle  ainsi?  qu'entends-je?  ô  faiblesse!  ô  blasphème! 
Modérez-vous,  au  nom  des  saints,  et  pour  vous-même. 
'  De  tels  emportements  ne  feraient  qu'irriter 
Les  violents  chagrins  que  vous  devez  dompter. 
Tout  subit  les  arrêts  de  Dieu;  rien  ne  les  change.  — 
Le  ciel  et  vous,  aviez  une  part  de  cet  ange. 
Le  ciel  l'a  maintenant  tout  entière,  —  est-ce  un  mal? 
Vous  ne  pouviez  sauver  de  son  terme  fatal 
Ce  qui  dans  notre  exil  vous  appartenait  d'elle  ; 
Mais  le  ciel  lui  gardait  la  jeunesse  immortelle! 
Le  comble  de  vos  vœux  n'était  que  son  bonheur. 
Vous  placiez  votre  joie  ensemble  et  votre  honneur 
A  la  voir  au  sommet  de  la  fortune  humaine. 
Et  vous  vous  désolez  alors  que  Dieu  l'emmène 


ROMÉO    ET  JULIETTE.  181 

A  la  hauteur  des  cieux  qui  vont  la  transformer; 
C'est  que  tout  votre  amour  ne  savait  pas  l'aimer! 
Vos  douleurs  naissent  donc  de  sa  béatitude! 
Déplorable  égoïsme,  aveugle  ingratitude! 
Cœurs  insensés!  l'épouse  heureuse,  voyez-vous, 
N'est  pas  celle  qui  vit  longtemps  près  d'un  époux, 
Mais  celle  qui  meurt  jeune,  avant  qu'hélas!  ne  germe 
Le  grain  de  désespoir  que  tout  destin  renferme; 
Avant  qu'elle  n'ait  bu  le  nectar  jusqu'au  fiel! 
Cette  enfant  du  banquet  n'a  connu  que  le  miel... 
De  vos  larmes,  seigneur,  contenez  l'amertume; 
Couvrez  de  fleurs  son  corps,  et  suivant  la  coutume. 
Faites  porter  la  morte  ,  en  ses  brillants  atours, 
Au  temple,  dont  l'airain  ébranlera  les  tours.  — 
Dans  ces  cruels  adieux  si  la  faible  nature 
Pleure  sur  une  chère  et  tendre  créature. 
Que  ces  larmes  du  moins,  volontaire  poison, 
Se  sèchent  au  flambleau  divin  de  la  raison  ! 

Les  deux  moines  sont  aUés  s'agenouiller  près  du  lit. 
CAPULET,  dùvorant  ses  larmes  et  s'adressant  au  corps  de  sa  fiUo. 

Ces  parures  de  fleurs,  tous  ces  apprêts  de  noces 
Vont  donc  accompagner  tes  obsèques  précoces! 

D05I    LAURENCE. 

Retirez-vous,  seigneur,  et  vous,  madame,  aussi.  . 

Vous,  Paris,  suivez-les,  et  que  chacun  ici 

Saintement  se  dispose  à  la  funèbre  fête. 

Le  ciel,  pour  quelque  ofTense  a  frappé  votre  tête; 

Frères,  inclinez-vous,  et  ne  l'irritez  plus 

Par  une  ingrate  plainte  et  des  cris  superflus. 

Tout  le  inonde  sort  —  à  l'exception  des  deux  moines  et  de  la 
nourrice  qui  reste  penchée  sur  le  lit;  —  les  musiciens  sortent  les 
derniers. 

UN    MUSICIEN. 

Comme  tout  a  changé  de  face  en  trois  minutes! 

UN    AUTRE    MUSICIEN. 

Nous  n'avons  qu'à  serrer  nos  violons  et  nos  flûtes. 
V.  li 


184  OEUVRES    D'EMILE   DESCHAMPS. 

l'AKIS,  j niant  dos  fleurs  sur  la  bitre  où  est  couchée  Juliette, 
pendant  qu'on  l'enlève. 

Je  vien.s,  rose  expirée  à  l'heure  matinale, 
l'arfurner  de  tes  sœurs  la  toinl)e  virginale. 
A  peine  si  j'ai  pu,  dans  tes  rapides  jours, 
Vivante,  t'honorer  aux  terrestres  séjours, 
Morte  j'élève  à  toi,  de  retour  chez  les  anges, 
Mon  encens  de  respect,  d'amour  et  de  louanges. 

DOM    LAURENCE,    reiiieltant  une  lettre  au  frrre  Jean. 

Frère  Jean,  hâte-toi  vers  Maiitoue,  et  remets 
A  Roméo  ma  lettre;  et  n'en  parle  jamais. 

Frîre  Jean   sert. 

Les  chants  recommencent  dans  l'église.  Pùris  et  dom  Laureaciî 
y  entrent.  On  y  a  emporté  le  corps  de  Juliette. 


FIN     DU     QUATRIEME      ACTE, 


ACTE   CINQUIÈME. 


SCENE    PREMIERE. 

La  ville  de  Mantoue.  —  Une  rue.  —  A  droite  une  petite  maison, 
avec  une  porte  qui  s'ouvre. 

ROMÉO,    seul. 

Si  le  sommeil  souvent  dit  vrai  dans  ses  mensonges, 

Si  je  puis  me  fier  à  son  charme,  mes  songes 

M'annoncent  des  bonheurs  tout  près  de  m'arriver. 

Sur  des  ailes,  je  sens  mon  àme  s'élever 

Comme  un  oiseau  léger,  qui  chante  dans  la  nue  ; 

Et,  durant  tout  ce  jour,  une  joie  inconnue 

Me  pénètre  et  respire  avec  moi  !  —  J'ai  rêvé 

Que  ma  femme  est  ici  venue  et  m'a  trouvé 

Mort  dans  mon  lit —  un  mort  qui  pense,  rêve  étrange  !- 

Et  que  je  renaissais  aux  baisers  de  cet  ange... 

Enfin,  je  me  suis  vu,  riant  de  ma  terreur. 

Sur  un  char  avec  elle...  et  j'étais  empereur! 

O  Dieu!  quelles  sont  donc  les  délices  réelles 

De  l'amour,  puisqu'après  tant  d'épreuves  cruelles. 

Leur  ombre,  vains  tableaux  en  songe  présentés. 

Verse  en  un  pauvre  cœur  de  telles  voluptés! 

Mantoue,  en  tes  murs  même  où  l'exil  m'environne, 

Je  ne  sais  quelle  ivresse  !... 

Baltazar  parait. 

Un  courrier  de  Vérone! 
Baltazar,  n'as-tu  pas  des  lettres  du  couvent? 
Du  bon  moine  Laurence?  —  Eh!  mais,  auparavant, 
Avant  tout,  comment  va  Juliette!  — Mon  père 
Est  en  bonne  santé,  ma  mère  aussi,  j'espère  : 


184  OEUVRES   D'EMILE  DESCIIAMPS. 

l'AKIS,  jotant  des  fleurs  sur  la  bière  où  est  coucliée  Juliette, 
pendant  qu'on  l'enlève. 

Je  viens,  rose  expirée  à  l'iieure  matinale, 
Parfumer  de  tes  sœurs  la  toini)e  virginale. 
A  peine  si  j'ai  pu,  dans  tes  rapides  jours, 
Vivante,  t'honorer  aux  terrestres  séjours, 
Morte  j'élève  à  toi,  do  retour  cliez  les  anges, 
Mon  encens  de  respect,  d'amour  et  de  louanges. 

DO. M    LAURENCE,    remettant  une  lettre  au  frire  Jean. 

Frère  Jean,  hâte-toi  vers  Mantoue,  et  remets 
A  Roméo  ma  lettre;  et  n'en  parle  jamais. 

Frère  Jean   sert. 

Les  lhants  recommencent  dans  réglise.  Pùris  et  dom  Laurence 
y  entrent.  On  y  a  emporté  le  corps  de  Juliette. 


FIN     DU     QUATRIEME      ACTE. 


ACTE  CINQUIEME. 


SCENE    PREMIERE. 

La  ville  de  Mantoue.  —  Une  rue.  —  A  droite  une  petite  maison, 
avec  une  porte  qui  s'ouvre. 

ROMÉO,    seul. 

Si  le  sommeil  souvent  dit  vrai  clans  ses  mensonges, 

Si  je  puis  me  fier  à  son  charme,  mes  songes 

M'annoncent  des  bonheurs  tout  près  de  m'arriver. 

Sur  des  ailes,  je  sens  mon  âme  s'élever 

Comme  un  oiseau  léger,  qui  chante  dans  la  nue  ; 

Et,  durant  tout  ce  jour,  une  joie  inconnue 

Me  pénètre  et  respire  avec  moi  !  —  J'ai  rêvé 

Que  ma  femme  est  ici  venue  et  m'a  trouvé 

Mort  dans  mon  lit  —  un  mort  qui  pense,  rêve  étrange  !- 

El  que  je  renaissais  aux  baisers  de  cet  ange... 

Enfin,  je  me  suis  vu,  riant  de  ma  terreur. 

Sur  un  char  avec  elle...  et  j'étais  empereur! 

O  Dieu!  quelles  sont  donc  les  délices  réelles 

De  l'amour,  puisqu'après  tant  d'épreuves  cruelles. 

Leur  ombre,  vains  tableaux  en  songe  présentés, 

"Verse  en  un  pauvre  cœur  de  telles  voluptés! 

Mantoue,  en  tes  murs  même  où  l'exil  m'environne, 

Je  ne  sais  quelle  ivresse  !... 

Baltazar  parait. 

Un  courrier  de  Vérone! 
Baltazar,  n'as-tu  pas  des  lettres  du  couvent? 
Du  bon  moine  Laurence?  —  Eh!  mais,  auparavant, 
Avant  tout,  comment  va  Juliette!  — Mon  père 
Est  en  bonne  santé,  ma  mère  aussi,  j'espère  : 


180  OEUVRES  D'EMILE   D  ESC  11  A.MPS. 

Comment  va  Juliette?  Oh!  dis-le-moi,  car  rien 
Ne  saurait  être  mal,  si  Juliette  est  Ijien! 

BALTAZAR. 

Son  âme  est  dans  le  ciel  près  des  anges,  ses  frères; 
Et  son  corps  est  au  fond  des  caveaux  funéraires 
Où  dorment  ses  aïeux...  et  je  venais  ici 
Vous  porter,  en  tremblant  ces... 

noMÉo. 

A   port. 

F-n  est-il  ainsi! 

A   nallazar. 

Je  te  défie,  ô  sort!  — On  t'a  dit  ma  demeure, 
Commande  des  chevaux,  et  que  dans  un  quart  d'iieuri! 
Ils  y  soient  amenés.  Je  t'attends  et  je  pars. 

B  A  L  T  A  Z  A  P. . 

Je  n'ose  vous  quitter,  seigneur,  dans  vos  regards 
Je  lis  quelque  dessein... 

noMi'O. 

Cours  où  tu  devrais  être. 
Laurence  ne  t'a  rien  remis? 

BALTAZAR. 

Non,  mon  cher  maître. 

ROMl'O. 

N'importe.  Fais  seller  promptement  des  chevaux, 
Et  je  vais  te  rejoindre. 

BALTAZAR,   en  sorinnt  efTrayé  .. 

A  quels  malheurs  nouveaux  !... 

nOMl':0,  seul. 

Oui,  oui,  ma  Juliette,  il  faut  que  je  repose 

Avec  toi  cette  nuit  !  —  Combinons  bien  la  chose.  — 

Destruction!  idée  horrible  à  concevoir, 

Que  tu  prends  vite  au  cœur  d'un  homme  au  désespoir! 

Comme  la  mort  répond  sitôt  qu'on  l'interroge! 

Il  rêve. 

Je  me  souviens  d'un  pauvre  ai)0(hicaire;  —  il  loge 


ROMÉO   1;T   JULIETTE.  1S7 

Près  d'ici.  L'autre  soir,  (.levant  son  seuil  ouvert, 

Je  l'ai  vu,  de  liaillons  son  corps  était  couvert, 

Sous  des  sourcils  épais  un  œil  farouche  el  cavel 

II  triait  lentement  des  herbes;  un  front  iiave, 

Un  visage  avalé,  pour  jambes  deux  fuseaux; 

La  faim,  après  sa  chair,  rongeait  déjà  ses  os. 

Au  plafond  enfumé  de  sa  boutique  informe 

Et  déserte,  pendaient  une  tortue  énorme, 

Avec  un  crocodile  empaillé;  d'autres  peaux 

De  poissons  inconnus  et  quelques  vieux  lambeaux. 

Tout  autour  une  lampe,  aux  longs  rayons  livides, 

Éclairait  des  tiroirs  étiquetés  et  vides; 

Pour  montre  un  pain  de  rose,  ébréché  par  un  bout. 

Quelque  graine,  un  bocal  d'eau  verte;  voilà  tout! 

Et  je  me  dis,  voyant  sa  profonde  misère  : 

«  S'il  fallait  du  poison,  certes,  ce  pauvre  hère 

Au  premier  acheteur  en  vendrait  aisément.  » 

(Au  besoin  que  j'en  ai  fatal  pressentiment!) 

Il  faut  que  sans  tarder,  le  malheureux  m'en  vende. 

Montraiit  une  maison. 

Voici  sa  porte;  allons  faisons  notre  demande. 

U  lire  sa  bourse. 

Et  soutenons-la  bien.  —  Ah!  c'est  fête  aujourd'hui! 
Sa  boutique  est  fermée. 

n  frappe. 

Hé!  holà!  quelqu'un!... 

L'APOTIIICAIUE,   paraissant. 

Oui! 

Oui!  laissez  donc  le  temps  d'arriver —  sans  reproche. 
Vous  appelez  d'un  ton  un  peu  rude. 

ROMÉO. 

Homme,  approche- 
Nous  avons  à  causer.  —  Tu  parais  pauvre,  tiens  ! 
Ces  quarante  ducats,  bien  comptés,  sont  les  tiens. 
Donne-moi  d'un  poison;  mais  semblable  à  la  foudre. 
Et  qui  chasse  une  vie  au  loin,  comme  la  poudre 
Qui,  soudain,  prenant  feu  par  un  point  enflammé 
S'échappe  et  sort  des  flancs  du  bronze  inanimé! 


188  OEUVRKS    D'KMILE   DKSCHAMPS. 

l'ai'Otiiicairi:. 
J'ai  (le  ces  bons  poisons,  mais  la  loi  de  Mantoiie 
Punit  de  mort  quiconque  en  débite. 

nOMKO. 

J'avoue 
Que  tu  m'étonnes!  Quoi!  tu  ne  peux  te  noiircir, 
Ta  vie  est  un  néant,  et  tu  crains  do  mourii-! 
Le  mépris  est  sur  toi,  tu  n'es  qu'un  vil  esclave, 
Le  monde,  en  la  faveur,  n'a  pas  une  loi.  —  Brave 
Ses  lois,  et  prends  cet  or,  prends  ! 

L  APOTHICAIRE,  allant  à  la  boutique  sans  prendre  encore  la  bourse. 

C'est  ma  pauvreté 
Oui  l'accepte,  seigneur,  et  non  ma  volonté. 

UOMÉO. 

Et  c'est  la  pauvreté  seulement  que  j'ac'nète  ! 

l'AI'OTHICAIRE,  revenant  avec  une  fiole. 

Cette  drogue,  seigneur,  que  je  livre  en  cachette, 
Prenez-la  comme  elle  est,  ou  dans  telle  liqueur 
Que  vous  voudrez,  et,  certe,  eussiez-vous  dans  le  cœur 
Et  dans  tout  votre  corps  la  force  de  vingt  hommes, 
Elle  vous  aura  vite  expédié. 

ROMKO,  lui  leraettant  la  bourse. 

]\ous  sommes 
Quittes.  Voilà  ton  or,  poison  bien  plus  fatal 
Pour  le  cœur  des  mortels,  et  qui  fait  plus  de  mal, 
De  meurtres  sur  la  terre  où  je  suis  las  d'attendre, 
Que  celui  qu'en  ces  murs  on  t'interdit  de  vendre. 
Sois  tranquille  ;  c'est  moi  qui  te  vends  du  poison. 
Toi,  tu  me  fais  du  bien.  —  Rentre  dans  ta  maison. 
Adieu.  Mange  à  ta  faim,  répare  ta  toilette, 
Et  songea  mettre  un  peu  de  chair  sur  ton  squelette. 

L'apothicaire  se  retire. 
ROMÉO,    seul. 

Viens,  philtre  ami!  viens  voir  ma  femme  sous  les  draps 
De  la  mort,  car  c'est  là  que  tu  me  serviras! 

Il  sort. 

(Changement  de  décor  au  moyen  do  la  toile  de  fond  qui  se  lève.) 


ROMÉO   ET   JULIETTE.  189 


SCÈNE   II. 

A  Vérone. 

Les  caveaux  servant  de  sépulture  aux  familles  nobles.  —  Au  fond,  à 
droite,  arcades  basses  d'où  l'on  descend  par  quelques  marches,  et  qui 
laissent  apercevoir  le  cimetière  de  l'église.  —  Tout  autour  des  tom- 
beauï,  dont  quelques-uns  sont  dégradés.  —  A  gauche,  au  premier 
plan,  en  biais,  un  très-large  monument  avec  cette  inscription  :  Sépul- 
ture  des  Capulets,  et  aj-ant  une  porte,  à  barreaux  écartés,  à  travers 
lesquels  on  entrevoit  le  corps  de  Juliette,  étendu  dans  son  cercueil, 
éclairé  par  uue  lampe  intérieure.  —  Partout,  entre  les  tombes,  des 
tètes  de  mort  et  des  ossements.  —  Quelques  la^npes  funèbres  çà  et  là. 
Des  chouettes  et  autres  oiseaux,  qui  hantent  les  cimetières,  poussent 
dans  le  lointain,  des  cris  plaintifs.  —  Quelques-uns  traversent  le 
théâtre,  en  volant.  —  Le  père  Laurence  est  en  prière  devant  le  monu- 
ment où  repose  Juliette. 

DOM    LAURENCE,    et    presque     aussitôt    Frère    JEAN    entrant, 
une  clef  à  la  main,  derrière  les  tombeaux,  à  gauche. 

FRÈRE    JEAN,    de  loin. 

Dom  Laurence  est-ce  vous? 

DOM    LAURENCE,    à  part. 

Qui  vient?  je  crois  entendre 
Frère  Jean,  noire  bon  coureur;  il  va  in'apprendre... 

Au  frère  Jean. 

Ah!  sois  le  bienvenu  de  Mantoue!  —  Eh!  bien,  quoi? 
Roméo?...  qu'a-t-il  dit?  que  fait-il?  —  Réponds-moi. 

FRÈRE    JEAN. 

Ce  matin,  je  cherchais  un  de  mes  camarades 
Pour  faire  route  ensemble,  il  était  aux  malades. 
J'allai  l'y  prendre;  mais,  à  notre  pas  pressé, 
Les  gardes  de  la  ville,  ayant  d'abord  pensé 
Que  nous  venions  tous  deux  d'une  maison  atteinte 
Par  la  contagion,  nous  ont,  dans  cette  crainte, 
Retenus  au  passage...  et  là,  s'est  arrêté 
Mon  voyage  à  Mantoue. 

DOM    LAURENCE. 

Et  qui  donc  a  porté 
Ma  lettre  à  Roméo?  qui  donc? 

11. 


laj  OELVRF-S   D'EMILE    DESCII A AIPS. 

i'iu;i;k  je  an. 

Personne  !  et  même 
Je  n'ai  pu,  —  tant  l'efifroi  dans  le  peuple  est  extrême, — 
Trouver  un  bras  plus  fjrompt  qui  vous  la  rapportât: 
Je  l'ai  sur  moi. 

n  remet  la  lettre  au   pi.re  Laurence. 
DOM     LALREXCi:. 

Cruels  retards  !  quel  résultat 
Pourrait?...  Cette  enveloppe  au  néant  condamnée. 
Par  saint  François,  contient  plus  d'une  destinée! 
Juliette,  à  minuit,  devra  se  réveiller, 
Et  déjà  je  l'entends  de  ses  cris  m'pfTrciyer, 
En  cherchant  Roméo,  forcément  infidèle... 
Vite,  un  nouveau  message  à  Mantoue,  et  près  d'elle 
Je  reviens,  plein  d'angoisse,  épier  son  coup  d'œil. 
Pauvre  enfant!  —  comme  un  mort  couchée  en  son  cercueil! 

Ils  sortent  derrière  les  tombeaux  à  gauche. 


SCEXI-    III. 

ROMÉO  ET  BALTAZAR  arrivent  du  côté  opposé,  parles  arcades 
du  fond.  Baltazar  tient  d'une  main  un  flambeau,  et  de  l'autre  un  levier 
et  une  bêche  qui  leur  ont  servi  à  forcer  les  murs  du  cimetière.  Roméo 
est  enveloppé  d'un  manteau  brun.  — La  rampe  se  lève  à  moitié  quand 
le  flambeau  avance. 

ROMÉO. 

Dépose  ici  ce  lourd  levier  et  cette  bêche. 

Laisse- moi  ton  flambeau.  Bien.  — Prends  cette  dépêche. 

Il  lire  une  lettre  de  sa  poche. 

Et  tu  la  remettras,  de  la  main  à  la  main, 
A  mon  père,  à  lui  seul,  au  point  du  jour,  demain. 
Va  t'asseoir  sous  les  ifs,  dans  le  grand  cimetière. 
Quoi  que  tu  puisses  voir,  durant  la  nuit  entière. 
Ou  bien  entendre...  songe  à  rester  calme  au  loin. 
Si  j'entre  chez  les  morts,  ah  !  c'est  que  j'ai  besoin 
De  revoir  mon  amante  et  son  pâle  visage. 


noMÉo  Eï  julil:tti:.  l'ji 

Et  d'ôter  de  son  doigt,  pour  un  pieux  usage, 

Un  anneau  qui  m'est  cher.  —  Va-i'en  donc.  —  Si  poussé 

D'un  soupçon  curieux  quelqu'un  vient,  insensé, 

M'épier...  saints  tombeaux,  vengeurs  des  grands  scandales, 

De  son  cadavre  épars  je  joncherai  vos  dalles. 

Comme  l'heure  et  le  lieu,  j'ai  de  tristes  objets 

L'àme  pleine...  et  mes  noirs  et  farouches  projets 

Renferment  plus  d'horreur  et  plus  de  barbarie 

Que  les  tigres  à  jeun  et  la  mer  en  furie! 

BALTAZAR. 

Je  vous  laisse,  seigneur,  entre  les  mains  de  Dieu. 

ROMKO,   lui  donnant  une  bourse. 

Honnête  serviteur,  tiens,  sois  heureux...  adieu! 

BALTAZAR,    à  part. 

Son  regard  m'épouvante  et  comme  lui  je  soulTre  ! 

Ballazar  sort  par  les  mûmes  arcades  du  Tond. 

ROMKO,  seul.  —  Dès  qu'il  est  sur  que  Baltazar  est  loin,  il  rejett3 
son  manteau  et  parait  vêtu  tout  de  noir,  un  poignard  à  sa  cein- 
ture. U  s'avance  exaspéré  de  désespoir  vers  le  tomiieau  des 
Capulets,  le  levier  à  la  main,  et,  monté  sur  les  marclies,  il  frappe 
pour  enfoncer  la  porte. 

Toi,  bouche  de  la  mort,  abominable  gouffre, 
Qui  viens  de  dévorer  le  plus  beau  des  trésors. 
C'est  ainsi  qu'à  s'ouvrir  je  force  tes  ressorts! 
Quoique  rassasiée,  il  faut  que  je  pourvoie 
Ton  vorace  appétit  d'une  nouvelle  proie!... 
Celle-là,  tu  pourras  l'engloutir  sans  remords. 

u  finit  par  soulever  la  porte  du  tombeau,  dont  les  deux  battants 
s'ouvrent,  on  voit  tout  l'intérieur  du  monument,  sépulture  des 
Capulets,  offrant  une  longue  perspective  de  cercueils  éclairés  par 
des  lampes.  Sur  le  premier  cercueil  parait  Juliette,  étendue  (ians 
sa  bière  ouverte,  elle  tient  un  crucifix  entre  se->  bras  et  son  visage 
découvert  a  conservé  toute  sa  beauté.  Roméo,  partagé  entre  la 
terreur  et  le  respect,  se  jette  à  genoux  devant  la  bière  de  Juliette, 
et  continue  d'une  voix  passionnée  après  avoir  contemplé  avec 
extase  les  traits  de  son  amante. 

(J  mon  ange  adoré,  Juliette!  la  mort 
A  de  ta  pure  haleine  aspiré  l'ambroisie, 


lO'i  ŒUVRIilS   D'KMILL:    DESCIIAMPS. 

Mais  ne  t'a  point  cncor  tout  entière  saisie!... 

Non,  tu  n'es  pas  conquise,  et  devant  ta  beauté, 

De  son  pâle  étendard  le  vol  s'est  arrêté! 

La  beauté  vit  toujours  sur  ton  front  qui  repose, 

Sur  ta  limpide  joue  et  tes  lèvres  de  rose; 

Jusque  dans  le  cercueil  tu  gardes  ton  trésor... 

0  pourquoi,  Juliette,  es-tu  si  belle  encor! 

Non,  de  ce  noir  palais,  où  le  temps  n'a  point  d'heure, 

Je  ne  sortirai  plus.  J'y  fixe  ma  demeure 

Avec  les  vers  des  morts,  cbrtége  fraternel. 

Là,  je  veux  établir  mon  repos  éternel. 

Abriter  mon  naufrage,  et,  repliant  mes  voiles, 

Y  secouer  le  joug  des  funestes  étoiles. 

U  tire  de  sa  poche  un  petit  vase  fermé  dans  lequel  est  le  poison. 

Viens,  guide  du  malheur,  pilote  redouté. 
Sur  recueil  du  néant...  ou  de  l'éternité. 
Viens  briser  mon  esquif  fatigué  de  la  vie! 
Poison!  voici  ton  heure!  —  Allons,  sois  assouvie. 
Passion  du  tombeau! 

Il  boit   le  poison. 

Cher  amante,  je  bois 
A  toi  seule!  —  0  mes  j'eux,  une  dernière  fois. 
Jouissez  du  bonheur  de  dévorer  ses  charmes; 
O  mes  bras,  pressez-la  sur  mon  cœur,  gros  de  larmes  ; 
Et  vous,  mes  lèvres,  vous,  qu'on  ne  peut  refuser. 
Imprimez  sur  sa  bouche  un  suprême  baiser! 

Il  se  penche  pour  l'embrasser. 

Que  vois-je?  elle  respire!  elle  s'agite! 

Dans  cet  iustant,  Juliette  se  soulève  lentement,  comme  un 
speclre  du  fond  de  sa  bière,  et  se  met  sur  son  séant,  les  yeux 
fermés  et  le  cruciQx  entre  les  mains...  Boméo  tombe  à  la  renverse. 

JULIETTE,    cherchant  autour  d'elle. 

OÙ  suis-je? 
Où  donc  est  mon  seigneur!  mon  Roméo?... 

ROMÉO,  avec  transport,  se  relevant. 

Prodige  ! 

Elle  parle!  elle  vit!  nous  pourrons  être  heureux, 
Et  nous  aimer  encore  !  —  0  destin  généreux  ! 


ROMÉO    ET  JULIETTE.  11)3 

Un  seul  instant  me  paie  un  siècle  de  torture. 
Lève-toi,  lève-toi,  sors  de  ta  sépulture! 
Ma  Juliette  !  —  Vois  Roméo  !  vois  le  jour  ! 
Viens  puiser  sur  ma  bouche  et  la  vie  et  l'amour  ! 
Oh  !  viens  ! 

JULIETTE,  regardant  autour  d'elle  d'un  air  eCfari:'. 

Bénissez-moi,  grand  Dieu!  —  Quel  fi'oid  j'éprouve! 
Qui  donc  est  là? 

ROMÉO. 

C'est  moi,  ton  époux  qui  retrouve 
Une  joie  inefTable  après  le  désespoir. 
Qui  te  croyait  perdue  et  qui  peut  te  revoir. 
Sors  de  ce  tombeau,  viens  et  fuj'ons  en  silence, 
Fuyons  tous  deux. 

n  renlÈve  et  rôte  de  sa  bière  et  la  porte  sur  le  devant  du  théâtre. 
JULIETTE  ,  résistant,   sans  rien  reconnaître  encore. 

Pourquoi  me  fait-on  violence? 
Je  n'obéirai  pas;  non,  non,  je  le  promets. 
Ma  force  peut  fléchir,  ma  volonté,  jamais. 
Je  n'épouserai  point  Paris,  et  je  déclare 
Roméo  mon  époux. 

HOMÉO. 

Ah  !  sa  raison  s'égare! 
Dieu  juste!  —  Oui,  Roméo,  chère  ùme,  est  ton  époux, 
Et  je  suis  Roméo!  Viens  et  tous  les  rois,  tous. 
Ne  pourront  point  briser  notre  immortelle  chaîne 
Et  t'arracher  d'un  cœur  où  Juliette  est  reine  ! 

JULIETTE,  avec  une   ivresse  croissante. 

Cette  voix  qui  me  parle,  oh  !  je  la  reconnais  ! 

Sa  douceur  me  ravit,  m'enflamme,  —  je  renais! 

Je  me  rappelle  tout  à  présent  —  chaque  chose 

Revient!  oui,  oui,  c'est  toi  !  c'est  moi  !  —  Mon  cœur  se  pose 

Sur  ton  cœur...  Saints  transports  du  ciel!  ô  mon  amant! 

0  mon  époux  ! 

Roméo  commence  à  ressentir  les  atteintes  du  poison,  au  mo- 
ment oii  Juliette  se  précipite  dans  ses  bras. 

Oh!  Dieu!  tu  m'évites!  comment? 
Roméo  veut  me  fuir  encore!  Oh!  que  je  touche 


l'Ji  OEUVRES   D'K.MILI'    DKSCHAMPS. 

Ta  main  —  quo  jo  m'enivre  au  sounie  de  ta  bouche! 
Tu  me  glaces  de  peur!  vois  mon  ani^oisse,  vois! 
Oh!  parle!  —  Fais-moi  donc  entendre  une  autre  voix  • 
Que  la  mienne,  au  milieu  de  ces  terribles  voûtes, 
Ou  je  vais  retomber...  mes  forces  s'en  vont  toutes... 
Soutiens  ta  Juliette! 

ROMÉO,  chancelant. 

Hélas!  je  ne  le  puis, 
Moi-même,  plus  que  toi,  j'aurais- besoin  d'appuis! 
—  Trop  fidèle  poison  ! 

JULIETTE. 

Du  poison!  que  veut  dire 
Mon  époux!  —  Ah  !  ton  sein  qui  lourdement  soupire! 
Tes  mains  froides!  ion  front  terne  et  décoloré!... 
I^t  tes  regards  qui  vont  s'éteignant  par  degré... 
La  mort!,.. 

ROMÉO. 

Il  est  trop  vrai,  je  lutte  en  vain  contre  elle. 
Juliette,  une  force,  en  moi  surnaturelle, 
Quand  ta  voix  m'a  frappé,  lorsque  j'ai  vu  tes  yeux 
S'ouvrir...  a  suspendu  le  cours  impétueux 
Delà  mort,  un  moment  captive  avec  mes  peines... 
Le  poison  maintenant  coule  à  flots  dans  mes  veines!... 

n  se  tord  de  douleur. 

Le  temps  me  manque...  enfin,  mon  destin  dans  ce  lieu 
M'a  conduit  pour  te  dire  un  triste  et  tendre  adieu... 
Et  mourir  avec  toi  ! 

JULIETTE. 

Mourir!  ô  ciel!  Laurence 
M'a-t-il  trompée  ! 

ROMÉO,    plus  calme. 

Hélas!  une  fausse  apparence... 
Te  croyant  morte,  alors,  moi,  j'ai  bu  ce  poison! 
Fatal  empressementi  —  J'ai  forcé  ta  prison, 
Kt  j'ai  collé  ma  bouche  à  tes  lèvres  vermeilles... 
l'^t  je  mourais  heureux  dans  tes  bras...  tu  t"éveilles! 
Oh! 


nOMÉO    ET   JULIETTE.  lî>:> 

JULIETTE. 

N'ai-je  ouvert  les  yeux  que  pour  te  voir  ainsi! 

R01I1*;0,    en  proie  ;\   une  nonvclle  crise. 

Tiens!  la  mort  et  l'amour  se  disputent  ici 
Les  restes  de  mon  cœur,  mais  la  mort  s'en  empare, 
Elle  est  plus  forte...  il  faut  te  quitter,  sort  barbare! 
Te  quitter,  Juliette,  à  la  porte  du  ciel!... 

JULIETTE. 

Iiepose  sur  mon  sein!  —  O  délire  cruel  ! 

ROJIIÎO,    se  redressant. 

Oui,  les  parents  ont  tous  des  entrailles  de  pierre  ! 

Rien  ne  les  attendrit,  ni  larme,  ni  prière! 

f.es  enfants  sont  voués  au  malheur  en  naissant! 

JULIETTE. 

Mon  cœur  se  brise. 

ROMÉO,  dans  le  dclire. 

Elle  est  ma  chair,  elle  est  mon  sang! 
JNos  cœurs  sont  l'un  à  l'autre  enchaînés  ! — C'est  ma  femme  ! . . . 
Épargne,  Capulet,  ta  fille  et  notre  flamme... 
Paris!  que  viens-tu  faire?  —  Ah!  pour  les  séparer, 
'  Des  cœurs  si  bien  unis,  il  faut  les  déchirer!... 
0  monDieu!...  Juliette!...  Oh!  Juliette!... 

Il  tombe  sur  les  marches  du   monument,  et  aprùs  des  convul- 
sions il  expire. 

JULIETTE. 

Encore 
Un  moment,  Roméo!  ton  épouse  t'implore! 
Attends-moi!  me  voici  pour  l'hymen  du  trépas! 

Elle  se  jette  sur  le  corps  de  Roméo,  et  l'étreint  avec  force.  En 
ce    moment,    arrivent  dora    Laurence    et    frère  Jean,  tenant    une 
lanterne  par  derrière   les  tombeaux,  à  gauche. 
UOAI    LAURENCE,    comme  s'il  continuait  de  parler  au  frère  Jean. 

Quand  notre  courrier  vole  à  Mantoue,  ô  mes  pas! 
Hâtez-vous  dans  la  nuit  de  ces  lugubres  arches.- 

Apercevant  les  corps  de  Juliette  et  de  Roméo  sur  les  degrés 
du  tombeau. 

Mais  qu'est-ce  donc?  deux'corps  étendus  sur  ces  marches! 


100  OEUVRES   D'ÉMILF.   DKSC  II  AMPS. 

JLLIETTI- . 

Oui  vient  me  troubler? 

DOM     LAUREXCE. 

Ciel!  Juliette  déjà 
Réveillée!  —  0  mon  Dieu,  Roméo  mort!... 

Il  fiiit  un  signe  au  frère  Jean  qui  se  retire. 
JULIETTE,   pressiinl  contre  son  sein  le  corps  de  Roiiiio. 

Viens  là! 
On  ne  peut  me  Tùtcr  —  plus  prc'js!  —  je  suis  heureuse! 

DOM    LAUREXCE. 

Juliette,  ah!  fuyez  cette  demeure  affreuse I 

JULIETTE. 

Ne  m'approche  pas,  moine,  ou  j'éveille  en  courroux 
Tous  ces  morts  qui  sur  toi  vengeront  mon  époux! 

DOM    LAURENCE. 

Une  force,  au-dessus  de  la  prudence  humaine, 
A  déjoué  nos  plans...  Venez,  que  je  vous  mène 
Au  saint  as^ile... 

On  entend  du  bruit  au  loin. 

Ou  vient!  hàtons-nous  de  partir. 

On  aperçoit  des  flambeaux  et  des  armes  derrière  les  arceaux 
les  plus  éloignés. 

Des  gardes!  —  Je  frémis... 

JULIETTE,  à  dom  Laurence  qui  s'enfuit  derrière  les  tombeaux. 

Sors,  toi  qui  peux  sortir! 

Seule  et  cherchant  des  yeux  autour  d'elle,  avec  le  délire 
du  désespoir. 

Comment  mourir! 

Se  relevant. 

Oue  vois-je?  une  fiole?  ah!  sans  doute. 

Elle  prend   la  Oole  qu'elle  trouve  vide. 

L'avoir  toute  épuisée!  ingrat!  —  pas  un  goutte. 

Rien,  rien,  pour  secourir  ton  épouse  après  toi!,.. 

Ta  bouche  est  tiôde  encore...  Aii!  peut-être  pour  moi. 


ROMÉO   ET  JULIETTE.  197 

Y  reste-t-il  un  peu  du  poison  salutaire... 

Elle  l'embrasse. 

Assez,  pour  que  ma  soif  de  mort  s'y  désaltère! 

Des  voix  au  dehors. 
Ali!   nli  !    ah! 

Des  voix!  que  faire?,.. 

Apercevant  le   poignard   de    Roméo. 

Heureux  poignard  ! 

Au  fourreau  qu'elle  jette. 

Toi,  va  pourrir 
Là-bas;  et  laisse-moi  ton  arme  pour  mourir! 

Elle  se  frappe  de  plusieurs  coups  et  meurt  sur  le  corps  de  lioméo. 


SCÈNE   IV    ET   DERNIERE. 

Fanfares  et  timbales  dans  la  coulisse. 

Entrent    LE    PRINCE,     PARI.S,    BENVOLIO,    MONTAGU, 
CAPULET,     Leurs     Épouses      et     Leurs     Parents,     La 
Nourrice,   Gardes    portant    des    torches,    Citoyens    de    Vé- 
rone.   —   BALTAZAR    les  conduit,  un  flambeau  à  la  main. 
(  Rampe  levée.  ) 

BALTAZAR. 

Eà,  messeigneurs! 

LE    PRI^iCE,    apercevant  les  deux  corps. 

Grand  Dieu! 

PARIS. 

Spectacle  qui  me  navre! 

MONTAGU. 

Mon  cher  fils! 

CAPULET,  penché  sur  le  corps  de  Juliette. 

Le  poignard  outrageant  un  cadavre! 

BENVOLIO. 

Barbares  Capulets! 

TOUS     LES     MONTAGUS. 

Anathème  sur  eux! 


198  OEUVRES    D'EMILE    DESCIIAMPS. 

TOLS     LES     C\I>LLETS. 

Mort  sur  les  Montagus! 

DOM    LAURENCE,   sorlant  ilii  milieu  (IfS  lonibcauT. 

Silence,  niallicufeux  ! 
Vous  saurez  tout.—  Dieu  seul  ici  prend  la  parole  ! 

Ëlfvart  dans  ses  mains  le  crucifix  qu'il  porte  A  son  cùlé. 

Ah!  jurez,  par  ce  bois  douloureux  qui  console, 
Jurez  tous,  devant  moi,  par  le  saint  crucifix. 
Sur  le  corps  de  la  fille  et  sur  le  corps  du  fils, 
D'éteindre  dans  leur  sang  vos  funestes  colères. 
De  changer  en  amour  vos  haines  séculaires, 
F>t  Dieu  qui  tient  en  main  le  futur  jugement. 
Au  livre  du  pardon  inscrira  ce  serment! 

Tous  les  Capulets  et  tous  Ii-s  Montagus,  agcnouilir'S,  étendent 
leurs  épées  en  signe  de  rLConoiliation.  le  prince  debout  préside 
cette  scène.    —  Les  torches  se  sont  rapprochées. 

(  La  toile  tombe.) 


FUX. 


G  0  R  D  E  L I  A 


ÎN    COLLABORATION     AVEC     M.    EMILIEN     P A  CI N  I 


MUSIQUE     DE     M.    SEMILADIS 

Représentée  sur  le  théâtre  do  Versailles  on  1SÔ3 


PERSONNAGES  : 


LEAR,    roi  de   la  Grande-Bretagne,   60  ans  (basse). 

CORDÉLIA,    sa  fille,  18   ans   (soprano). 

EDGAR,   jeune  écuyer,  22  ans  (ténor). 

RÉGANE,     )       ,        ^„       ,        . 

^  ^  „,  T,  T^  ,  r     t  autres  filles  du  roi.  Personnages  muets. 

GONERIL,J 


1"  Chœur  de  Peuple  (hommes  et  femmes). 
'2»  Chœur   invisible    (orgie). 
3»  Chœur  de  Soldats. 


La  scène  se  passe  dans  le  palais  du  roi. 


CORDELIA 


Une  grande  salle  du  palais  avec  de  grandes  arcades  au  fond,  donnant 
sur  des  jardins.  A  gauche,  une  porte  ;  à  droite,  une  autre  porte.  Un 
grand  fauteuil,  sorte  de  lit  de  repos,  en  biais,  au  deuxième  plan,  à 
gauche.  —  Un  grand  bahut,  au  deuxième  plan,  à  droite,  garni  de 
Taissello  d'étain,  etc.  —  Une  table  ronde.  —  Sièges. 


SCÈNE  PREMIÈRE. 


INTRODUCTION. 

Un  entend  derrière  la  scène  un  salut  de  tambours  et  de  trompettes.  — 
Chœur  de  peuple,  Iiommes  et  femmes,  se  précipitant  sur  la  droite,  au 
fond,  derrière  les  arcades,  et  regardant,  avec  uh  respect  empressé,  le 
roi  qui  s'avance,  soutenu  par  Cordélia. 

CHOEUR,  au  fond  du  théâtre. 

Salut!  amour!  honneur! 
Au  bon  roi  Lear,  notre  maître  et  seigneur  ! 
Qu'il  ait  la  gloire  et  le  bonheur  ! 

LE    UOI    s'avance  sur  la  scène,  toujours  soutenu  par  Conlélia, 
et  l'air  un  peu  égaré. 

Récilalif. 
Oui,  qu'on  me  fasse  honneur!  je  suis  roi  d'Angleterre! 
Ma  couronne  enviée  à  mon  front  tient  encor. 

A  ce  moment,  des  gardes,  arrivant  derrière  les  arcades,  à 
gauche,  refoulent  le  peuple  qui,  sur  un  geste  du  roi,  se  retire 
en  répétant  le  chœur. 

Salut,  amour!  honneur! 
Au  bon  roi  Lear,  notre  maître  et  seigneur! 
Qu'il  ait  la  gloire  et  le  bonheur! 

LE     ROI. 

Suite  du  récilalif. 
Mon  peuple  est  là  qui  m'aime...  on  le  fait  taire  ! 


'20-2  ŒUVRKS    D'ÉMlLi;    Di:  S  Cil  A. M  PS. 

A  peine  le  salut  des  tambours  et  du  cor 
(Jse-t-il  rendre  hommage  au  maître  héréditaire! 
Noble  palais,  témoin  de  mon  deuil  solitaire, 

Gardez  mon  ange,  mon  trésor  ! 
CorJ(Mia,  ma  fille,  avant  l'heure  orpheline, 
(Jnand  ma  cour  porte  ailleurs  son  sourire  inconstant, 

Mon  front,  que  la  souffrance  incline, 
Aupi'ès  du  tien  se  relève  un  instant... 
Toi,  tu  ne  ma  fuis  pas!,..  Oh!  ne  crains  point  pourtant  ! 

Vois-tu,  ce  n'est  pas  la  folie 

Qui  me  pousse  vers  le  tombeau. 
Les  traîtres,  les  ingrats  font  ma  mélancolie... 

Et  je  suis  roi!...  roi!  non...  j'oublie  : 
Tes  sœurs  portent  la  main  sur  ma  pourpre  en  lambeau! 

AIR  : 

Andanle. 

Tu  ne  sais  pas  quelle  peine  mortelle 
Croît  et  s'irrite  en  mon  cœur  offensé  ! 
Dans  ce  palais  pas  un  seul  n'est  fidèle 
Au  faible  roi,  que  l'on  dit  insensé. 
Le  sort  m'enlève  et  famille  et  patrie, 
De  mes  guerriers  on  trompe  la  valeur. 
Et  moi,  traînant  ma  vieillesse  flétrie, 
Je  ne  puis  rien  que  mourir  de  douleur! 

Transition. 
Mais,  dans  tes  j-eux  je  vois  des  larmes! 

Enfant,  ne  pleure  pas. 
C'est  ton  sourire  plein  de  charmes 

Qui  raffermit  mes  pas. 

Allegro. 
Rien  n'est  perdu  si  tu  me  restes, 
Si  ta  bonté  me  suit  toujours; 
Sous  tes  regards,  rayons  célestes, 
Renaît  la  fleur  de  mes  beaux  jours. 
Du  noir  chagrin  qui  m'environne 
Bannis  encore  la  rigueur, 
Toute  ma  gloire...  ma  couronne. 


cor.  DÉ  LIA.  203 

Je  les  retrouve  sur  ton  cœur. 
Rien  n'est  perdu  si  tu  me  restes, 
Si  ta  bonté  me  suit  toujours, 
Sous  tes  regards,  rayons  célestes, 
Renaît  là  fleur  de  mes  beaux  jours! 

Rëciiulif. 

CORDÉLIA. 

N'aj'^ez  donc  plus  de  sombres  rêveries. 

Ah!  le  roi  Lear  est  un  grand  roi! 
Une  fée  a  juré  que  pour  Pnqaes-fleuries 

Vous  verriez  vos  douleurs  guéries... 
Mais  le  repos  du  soir  vous  attend  avec  moi... 

ENSEMBLE. 

\  Avec  moi, 
)  Avec  toi. 

Us  se  mettent  à  une  table  préparée  par  Cordélia. 

DUO    (premier  mouvement). 
CORDÉLIA,    servant    le    roi. 

Quand  la  coupe  s'est  remplie 
Des  flots  purs  de  la  liqueur 
Il  ne  reste  point  de  lie 
K\  dans  l'or  ni  dans  le  cœur. 
Le  nectar,  que  je  vous  verse. 
Accompagne,  avec  nos  chants, 
Le  doux  rêve  qui  nous  berce 
Loin  du  bruit  et  des  méchants. 

LE    ROI,    commentant  à  s'égayer. 

Buvons  ensemble  ! 

TOUS    DEUX  répétant  : 

Buvons  ensemble  ! 

LE    ROI. 

A  mon  roj'aume! 

CORDÉLIA. 

Au  roi,  le  plus  fier  des  Anglais 


-Mi  OEUVRES   D'EMILE    DESCHAMPS. 

LE    ROI. 
Aux  sœurs  fidèles  sous  le  chaume  , 
Qui  me  consolent  des  palais! 

COr.DKLIA. 

A  l'espérance!  Un  jour,  ducs,  pages  et  varlets 
Vous  reviendront! 

TOUS    DKUX,    n'pLtant  : 

A  V espérance! 

LE    ROI. 

Vrai  Dieu!  j'avais  moins  de  liesse. 
Lorsque  Olivier  Reynols,  mon  échanson  féal, 
A  mon  couronnement,  armé  de  toute  pièce, 

Me  servit  à  cheval 

Dans  le  banquet  royal  ! 

ENSEMBLE. 

Reprise. 
Quand  la  coupe  s'est  remplie 
Dos  flots  purs  de  la  liqueur, 
Il  ne  reste  point  de  lie 
Ni  dans  l'or  ni  dans  le  cœur! 

Transition. 

LE    ROI,  gaiement. 

Mais,  ce  jeune  écuyer,  qu'un  noble  zèle  enflamme, 
Edgar,  que  devient-il? 

CORDÉLIA,  tristement. 

Je  l'ignore. 

A  part. 

0  malheur! 
A  la  guerre  toujours,  et  toujours  dans  mon  âme! 

LE    ROI,  la  coupe  en  main. 

Un  toast  à  sa  valeur  ! 

ENSEMBLE. 

A  sa  valeur! 

Ils  boivent. 
Tout  à  coup  l'orchestre  fait  entendre  une  musique  bruyante. 
Bîcchanale  et  orgie. 


CORDÉ  LIA.  'iOr. 

CHOEUR,  derrière  la  scène. 

[  Gloire  au  plaisir,  à  la  jeunesse! 

)  Et  loin  de  nous  la  crainte  et  les  ennuis! 

'j  Qu'à  nos  vivat  l'amour  renaisse! 

(  En  gais  festins  passons  nos  belles  nuits! 

CORDÉLIA. 

Quel  bruit! 

LE    ROI. 

Festin  d'enfer  où  Goneril,  Régane, 
Aux  accents  des  maudits  joignent  leur  voix  profane! 
On  conspire,  en  riant,  ma  chute  et  mon  exil! 

CORDÉLIA. 

Ses  filles,  mes  sœurs,  se  peut-il? 
Allégro. 

LE    ROI,   égaré. 

En  proie  aux  magies 
Des  coupes  rougies. 
Du  sein  des  orgies, 
Régane,  est-ce  toi? 

Avec  terreur,  à  Cordélia. 

Torture  éternelle! 
Sa  main  criminelle 
Poursuit  sous  ton  aile 
Son  père  et  son  roi! 

T7\insitio)i. 

CORDÉLIA,  à  part. 

0  ciel!  sa  raison  l'abandonne! 

LE    ROI,    courant  comme  insensé. 

A  moi,  mes  chevaliers! 

CORDÉLIA. 

Sire,  entendez  ma  voix! 

LE    ROI. 

C'est  Régane!  ù  mon  aide!  —  Elle  prend  ma  couronne! 
Ah!  ah! 

V.  12 


'200 


OEUVRES    D'EMILE    DESCIIAMPS. 


Mon  père! 


cor.  DKLIA. 
LK    ROI,   fiiynnl. 

Elle  est  ici...  là...  partout...  vois! 

ENSEMBLE. 


CORDÉLIA,  ù  part. 

En  proie  aux  magies 
Des  coupes  rougies, 
Du  sein  des  orgies, 
Régane,  est-ce  toi? 

O  sœur  criminelle!... 
Clémence  éternelle, 
Prends  donc,  sous  ton  aile, 
Mon  père  et  mon  roi  ! 


LE    nOI,   pn  délire. 

Kn  proie  aux  magies 
Des  coupes  rougies. 
Du  sein  des  orgies, 
Uégane,  est-ce  toi? 

A  Cordélia. 

Torture  éternelle. 
Sa  main  criminelle 
Poursuit,  sous  ton  aile, 
Son  père  et  son  roi  ! 


Kst-elle  partie? 


FI^'   nv    DUO. 
Récilalif. 

Le  soir  tombe  par  degrés. 
LE    P. 01,   d'une  voit  éteinte. 

(".OR  DE  LIA,  avec  intention. 

Oui! 


LE    ROI. 

Tu  crois... 

A  un  spectre  invisible. 

Arrière!  arrière! 

Revenant  un  peu  ù  lui. 

Ah!  nous  voilcà  tous  deux!  —  Faisons  notre  prière! 

Il  prie. 

U  Mon  Dieu!  maître  des  rois!...  « 

J'ai  peur. 

CORDÉLIA. 

Ah  !  dans  mes  bras, 
Défiez  les  félons,  oubliez  les  ingrats! 


CORDELIA.  '207 

LE    ROI. 

Oui,  ma  fille,  parle...  et  j'espère! 
Ils  reviendront  encor,  mais  tu  me  défendras, 
Toi! 

CORDÉLIA. 

Si  je  défendrai  mon  père! 

Appel  de  cor. 
CORDÉLIA,  écoute  attentivement. 
EDGAR,  en  dehors. 

0  mes  amours! 
A  vous  toujours! 

CORDÉLIA,  avec  transport. 

-(iiel!  Edgar!  est-ce  un  rêve?  Edgar! 

EDGAR,  paraissant. 

0  mes  amours! 
A  VOUS  toujours  !  . 

Cordélia  lui  fait  signe  de  la  main  de  ne  pas  se  montrer.  Le  roi. 
presque  revenu  à  lui,  ne  l'aperçoit  pourtant  pas  au  fond  du  théâtre. 


SCENE    II. 

LE   ROI,    CGRDÉLI.-V,   sur. le  devant  de  la  scène, 
EDGAR,  se  tenant  à  l'écart. 

Trio  sans  accompafjnemcnt. 

CORDÉLIA,  s'adressant  à  Edgar. 

/    Te  voilà  donc,  mon  ange  ! 
l    A  mes  regards  tout  change. 
1    Ah!  quelle  joie  étrange 
/    S'empare  enfin  de  moi  ! 

(De  la  prudence  encore. 
Montrant  le  roi. 
Oui,  ma  pitié  t'implore. 


e08 


ŒUVRUiS    D'iiMILi:   DESCHAMPS. 


Et  quand  mon  cœur  t'adore, 
Il  vole  seul  vers  toi! 

EDGAR,  de  loin. 

Te  voilà  donc,  mon  ange, 
A  mes  regards  tout  change! 
Un  seul  instant  me  venge 
Des  jours  perdus  sans  toi. 
Faut-il  languir  encore! 
Mon  cœur  tremblant  t'implore; 
Mais  quand  ce  cœur  t'adore, 
Que  ne  viens-tu  vers  moi? 

LE    ROI,   à  Cordôlia. 

Quel  est  ce  charme  étrange? 
Sois  toujours  là,  mon  ange. 
Quand  tu  souris,  tout  change; 
La  paix  descend  sur  moi. 
Plus  près,  plus  près  encore! 
Mon  cœur  troublé  t'implore. 
Ce  pauvre  cœur  t'adore 
Et  s'éteindrait  sans  toi! 

FIN    DU    TRIO. 


Rccilalif. 

LE    ROI,  à  demi-voix,  appuyé  sur  Cordélia. 

Ah!...  je  cède,  enchaîné  par  un  pouvoir  magique! 

Cordélia  soutient  le  roi  et  le  conduit  vers   le   grand  siège,   où 


il  s"étend  et  s'assoupit. 


E  D  G  A  R . 


Dieu!  qu'est-ce  donc? 


CORDKLIA. 

Parfois,  un  sommeil  léthargique 
Engourdit  son  âme  et  son  corps, 
Mais  bientôt  à  la  vie  il  renaît  sans  efforts. 

Elle  revient  précipitamment  vers  Edgar. 


CORDÉLIA.  209 

Duo. 

CORDÉLIA,    EDGAR,    aux  bras  l'un  de  l'autre 

a  /  Viens  sur  mon  cœur,  jour  plein  de  charmes I 
M  V  Après  l'absence  et  les  alarmes 
^  J  Le  bonheur  seul  aura  des  larmes! 
yj  /  Doux  pleurs  des  cieux 

§  \  Baignez  mes  yeux! 

Transition. 

CORDÉLIA. 

Quel  Dieu  l'amène  ici? 

EDGAR. 

Le  bruit  court  dans  l'armée 
Qu'entre  vos  sœurs  et  leurs  traîtres  époux 
Le  roi  veut  partager  ses  états,  et  que  vous, 

Cordélia,  ma  bien-aimée. 
Vous  servez  de  victime  à  leurs  complots  jaloux. 

CORDÉLIA. 

Quoi?  mon  père... 

EDGAR. 

Abusant  de  son  trouble  funeste, 
Ilégane  a  tout  conduit...  un  seul  espoir  vous  reste. 

CORDÉLIA. 

Et  lequel? 

EDGAR. 

Notre  hymen  secret. 
On  m'a  fait  chevalier  et  l'autel  est  tout  prêt. 

Andanle. 

EDGAR. 

Aux  transports,  dont  je  m'enivre. 
Que  ton  cœur  enfin  se  livre. 
Si  tu  tardes  à  me  suivre, 
Qui  pourra  te  protéger? 

12. 


.'Kl  OKUVP.r-S    D'KMIM-:    DESCIIAMPS. 

CORDÉ  LIA. 

Aux  transports  dont  il  s'enivre 
Malgré  moi  mon  creur  se  livre, 
Cher  Edgar,  faut-il  te  suivre? 
Ah!  partout  peine  et  danger! 

Transilion. 

EDGAR. 

Viens  ! 

CORDKLI  \. 

Que  faire? 

EDGAR. 

Suis-moi  sur  riicurel 

LE    ROI,    endormi. 

Ma  fille!  {bis). 

CORDÉLIA. 

0  ciel! 

LE    ROI,    toujours  endormi. 

Je  t'aime! 

EDGAR. 

Allons!' 

CORDÉLIA. 

Non,  je  demeure! 
Je  me  dois  à  lui  seul. 

EDGAR. 

A  lui  seul?  que  dis-tu? 

CORDÉLIA,    montrant  le  roi  assoupi. 

Vois  ce  noble  prince  abattu! 

EDGAR. 

Vois  mon  amour! 

CORDÉLIA. 

Le  fuir?  —  Veux-tu  qu'il  meure? 


/  CORDÉLIA. 

\  Moi,  fuir?veux-ta  qu'il  meure? 

j  EDGAR. 

'  Et  veux-tu  que  je  meure? 


ENSEMBLE. 

EDGAR 


CORDÊLIA.  21» 

COr.DÉLIA. 

Ah!  prouvons  que  rameur  est  cncor  la  vertu  ! 
Allégro. 

CORDELIA,    entrnir.ant  Edgar  et  moiifront  !e  ro'. 

Ah!  jurons  sur  sa  tête  : 
Point  d'hymen!  point  de  fête! 
Sa  souffrance  m'arrête, 
Mais  ton  cœur  a  ma  foi. 
0  funeste  courage! 
D'un  fidèle  veuvage 
Ma  douleur  est  le  gage. 
Que  Dieu  sauve  le  roi! 

EDGAR,  répondant. 

Ton  exemple  m'arrête, 
Point  d'hymen  !  point  de  fête 
J'en  fais  vœu  sur  sa  tête. 
Mais  je  meurs  sous  ta  loi. 
0  funeste  courage! 
D'un  ûdèle -veuvage 
Ma  douleur  est  le  gage... 
Que  Dieu  sauve  le  roi  ! 

Transilion. 

Le  ciel  bénit  un  sacrifice 
Qui  du  roi  prolonge  les  jours. 

EDGAR. 

0  divine  justice 
Veille  sur  mes  amours! 


21;> 


OEUVr.ES  D'KMILH   DRSCIIAMPS. 


Reprise  de  l'allégro,   avec   quelques   changements 
de  paroles. 

ENSEMBLE.  ' 

Ils  t'olinngont  leurs  .inm^auï. 


CORDÉLIA. 

Oui,  jurons  sur  sa  tête  ; 
Point  d'iiyinen  !  point  de  fête! 
Sa  souffrance  m'arrête, 
Mais  ton  cœur  a  ma  loi! 
0  funeste  courage! 
D'un  fidèle  veuvage 
Prends  et  donne  le  gage... 
Que  Dieu  sauve  le  roi! 


KDGAll. 

Sa  souffrance  m'arrête. 
Point  d'iiymen!  point  de  fête! 
J'en  fais  vœ  i  sur  sa  tête, 
.^lais  je  meurs  sous  ta  loi! 
O  funeste  courage  ! 
D'un  fidèle  veuvage 
Prends  et  donne  le  gage... 
Que  Dieu  sauve  le  roi  I 


FIN     DU     DLO. 

Signes  d'ailieux  des   deux   amants.   —  Edgar    sort.  Cordéli.»  sur 
le  seuil  le  suit  des  yeux. 

Rccilalif. 

CORDÉLIA,    revenant   éplorée. 

11  part!  coulez,  mes  pleurs,  que  j'étouffais  à  peine! 

Ah!  je  succombe!  —  Vierge  reine, 
11  faut  qu'à  votre  autel  je  fasse  un  vœu  pour  lui. 

Elle  sort   par  la  porte  latérale   de  droite,  après  avoir  regardé 
le  roi  toujours  endormi. 


SCENE    111. 

LE    ROI,    seul,   s'éveillant. 


Il  appelle. 

Cordélia!  ma  fille! 


Tu  m'abandonnes! 


Se  levant  et  se  voyant  seul. 

0  ma  seule  fidèle! 

Il  retombe  en  délire. 

Dieu!  que  vois-je? — En  place  d'elle 


CORDÉLIA.  213 

Vingt  traîtres,  dont  la  main  m'offre  un  pacte  inouï! 
Je  ne  signerai  pas—  fuyons!... 

Il  sort  par  la  porte  de  gauche  en  criant. 

Mon  enfant! 


SCÈNE   IV. 

CORDÉLIA,   seule,  s'empressant  do  revenir. 

Oui!... 
Je  viens...  où  donc  est- il?  —  Mon  père!  — Il  s'est  enfui! 

Ai}'.  —  Agilalo. 

Que  va-t-il  faire?  instant  suprême! 

La  trahison 
Va  profiter  du  trouble  extrême 

De  sa  raison. 

Elle  regarde  dans  la  co'.ilisse. 

Oui,  je  les  vois  —  et  ma  sœur  guide 

Son  faible  bras. 
C'est  un  traité  lâche  et  perfide... 

Ne  signe  pas  {1er). 
Attendez-moi... 

Elle  yeut  aller  retrouver  le  roi,  des  gardes  sorlant  de  la  porte 
latérale  lui  barrent  le  passage. 

Quoi  donc  !  on  arrête  mes  pas  ! 
Andanle. 

Elle  s'adresse  au^  gardes. 

Ah  !  par  grâce,  qu'on  me  laisse 
Au  vieux  roi  porter  secours! 
On  assiège  sa  faiblesse. 
Il  se  perd  si  je  n'accours  ! 
C'est  le  trône  qui  vous  prie. 
Vous  adjure  avec  mes  pleurs. 
Épargnons  à  la  patrie 
Tant  de  honte  et  de  douleurs! 


-H  OEUVRES   D'EMILE   DESCHAMPS. 

Transiiion. 
Quoi'  ses  propres  enfants!  ù  crime!  afTreux  malheurs 

Reprise  de  l'arjUnto. 

Que  va-t-il  faire?  instant  suprême! 

La  traliison 
Va  profiter  du  trouble  extrême 

De  sa  raison. 
Oui,  je  les  vois,  et  ma  sœur  guide 

Son  faible  bras. 
C'est  un  traité  lâche  et  perfide! 

Ne  signez  pas  [le)'). 

FIN    DE     l'air. 


SCENE   V. 

CORDÉLIA,   I,E  ROI,  rentrant  en  démence,  un  poignard 
à  I;i  main. 

Récitatif. 

CORDÉLIA. 

Ciel!... 

LE    ROI,   s'adressant  ù  Cordélia  qu'il  prend  pour  Régane. 

Régane,  rends-moi,  rends-moi  ma  signature. 
Et  mon  royaume  aux  infûmes  vendu! 
Tu  vas  mourir! 

11  menace  Cordélia  du  poignard. 
CORDÉLIA. 

C'est  moi!  votre  fille! 

LE  noi. 

0  nature  ! 

Laissant  tomber  le  poignard  et  la  reconnaissant. 

Ma  seule  enfant!  c'est  toi! 

CORDÉLIA,  l'embrassant. 

Toujours, 


CORDÉLIA.  215 

LE    ROI. 


Tout  est  perdu  ! 


ENSEMBLE. 

Tout  est  perdu! 


SCENE   VI. 


Les    Précédents,    EDGAR  accourt  tenant  un  parchemin. 
EDGAR,  av8C  force. 

Tout  est  sauvé  —  le  ciel  qui  vous  protège 
M'a  permis  de  saisir  ce  traité  sacrilège. 
L'honneur  vous  est  rendu  ! 

ENSEMBLE. 


LE    ROI. 

L'honneur  nous  est  rendu  ! 


EDGAR    ET    CORDÉLIA. 

L'honneur  vous  est  rendu  ! 


EDGAR. 

Cavatine. 

Oui,  le  voilà  ce  pacte  impie 
Qui  vous  détrône  sans  remord  ! 
Mon  dévoûment...  que  je  l'expie. 
L'honneur  sauvé  vienne  la  mort! 
Et  si  jamais  l'outrage  insigne 
Sur  la  couronne  est  consommé, 
Nul  n'y  verra  l'auguste  signe 
Du  grand  roi  Lear,  le  bien-airaé! 

Il  déchire  le  traité. 
LE    ROI,   lui  prenant  la  main. 

Recilaiif. 
Merci,  preux  chevalier! 

EDGAR,  s'inclinant  devant  le  roi. 

Est-il  rien  que  j'envie? 


210  OEUVIII-S    DI'MILE    DESCIIAMPS. 

COIIDÉLIA. 
Mv^is,  quel  orage  est  sur  ton  front! 

LK    ROI. 

Qui  donc  menacerait  sa  vio? 
Ne  suis-je  pas  le  maître  enfin?  —  ils  le  sauront! 

ÏRIO. 

Andanle. 

LE    ROI,    à  Edgar. 

Sans  jamais  que  ton  âme  faiblisse; 
Pour  ton  roi  tu  courais  au  supplice, 
Ne  crains  pas  qu'un  tel  sort  s'accomplisse, 
Te  sauver  est  encor  mon  espoir  ! 

CORDÉLIA,  à  Edgar. 

Sans  jamais  que  ton  âme  faiblisse 
Pour  ton  roi  tu  courais  au  supplice; 
Ne  crains  pas  qu'un  tel  sort  s'accomplisse. 
Te  sauver  est  encor  mon  espoir  ! 

EDGAR,  à  Cornélia. 

Ne  crains  pas  que  mon  âme  faiblisse! 
Pour  le  roi  j'ai  bravé  le  supplice; 
Mais  s'il  faut  que  mon  sort  s'accomplisse. 
C'est  Tamour  qui  dicta  mon  devoir! 

Transition. 

LE     ROI,    à   Edgar. 

Un  sauf-conduit!  —  Ma  main  sur  un  tel  acte 
Peut  signer  hardiment!  elle  a  signé  le  pacte! 

11  signe   un  papier. 

Puis! 

EDGAR,    au  roi. 

Vivre  loin  d'elle?  — Ah!  jamais. 

LE    ROI. 

Qu'eiitends-je? 

EDGAR. 

Pardonnez! 


CORDÉLIA. 


217 


CORDELIA. 

Mon  père,  je  Taimais! 
Je  l'ose  dire...  il  vient  de  venger  votre  offense! 

LE    ROI. 

11  mérite  ton  cœur.  —  De  ma  seconde  enfance 

Le  ciel  daigne  éclaircir  le  voile  ténébreux. 

Je  puis,  dans  mon  malheur,  faire  encor  des  heureux! 

Ils  s'agenouillent. 

Oui,  tu  seras  mon  fils.  Dieu!  prenez  leur  défense, 

Les  bénissant. 

A'ersez  tous  vos  trésors  sur  eux! 


Allegro. 


ENSEMBLE. 


EDGAR    ET    CORDELIA. 

Ma  destinée. 
Doux  hyménée. 
Est  couronnée 
De  ta  faveur! 
Mon  bien  suprême. 
Le  roi  lui-même 
Veut  que  je  t'aime, 

mon  sauveur! 

ton  sauveur! 


C'est 


LE    ROI,    îi  Cordélia. 

Ma  destinée, 
Infortunée, 
Est  couronnée 
Par  ton  bonheur. 
Mon  vœu  suprême, 
Oui,  c'est  qu'il  t'aime, 
C'est  le  prix  même 
De  tant  d'honneur. 


Transilion. 

LE    ROI. 

Edgar,  ne  crains  plus  leur  colère! 

EDGAR. 

Du  sort  entre  vous  deux  j'affronte  les  défis 

CORDÉLIA. 

Le  ciel  nous  garde  un  abri  tutélaire. 

LE    ROI. 

Ils  n'oseront  frapper  mon  fils! 

V. 


13 


218 


OEUVRES   D'EMILE   DESCHAMPS. 


Reprise  de  l'allcgro. 


UDGAU    ET    COnDKI.IA. 

Ma  destinée, 
Doux  hyménéo, 
Est  couronnée 
De  ta  faveur. 
Mon  bien  supi"C>me, 
Le  roi  lui-même 
Veut  que  je  t'aime, 
mon  sauveur! 


C'est 


ton  sauveur! 


LE    ROI,    ri    Cordélin. 

Ma  destinée, 
Infortunée, 
Est  couronnée 
Par  ton  bonlieur. 
Mon  vœu  suprême, 
Oui,  c'est  (lu'il  t'aime. 
C'est  le  prix  même 
De  tant  d'honneur! 


F  I  IN    DU    T  r>  I  0 . 
Ct'm  dehors. 

Ah!  ah!  ah! 

Un  moment  nprîs,  (éclairs  et  tonnerre. 

Recilalif. 

CORDÉLIA. 

Entendez-vous  ces  cris  de  rage. 
Dont  les  éclats  soudains  glacent  tout  mon  courage? 
Et  ce  tonnerre,  écho  profane  et  spacieux 
Du  courroux  éternel...  double  et  sinistre  orage 

Qui  roule  de  la  terre  aux  cieux  ? 

LE    ROI,  ramenant  vers  lui  Ed^ar  et  Cordélio. 

Oh!  venez  là;  ce  sont  mes  filles  et  mes  gendres 
Qui  lancent  contre  moi  leurs  meutes  de  bourreaux  !. 
Et  les  foudres  de  Dieu,  prêtes  à  mettre  en  cendres 
L'antre  des  scélérats...  le  palais  des  héros. 

EDGAR    ET    CORDÉLIA. 

Ln  soldat  est  lui  seul  plus  fort  que  cent  bourreaux! 


CORDÉLIA.  ihi 


SCi;_NE   VII    £T   DERNIÈRE. 

Fanfares    sauvages. 

Le  tonnerre   continue   par  intervalles  pendant  toute 
cette    dernière  scène. 

Finale. 

Les,  Précédents,   Gardes    bt    Sicaires   armes 
débouchant  par  les  arcades  du  fond. 

CHOEUR     DE     SICAIRES. 

Un  félon  que  la  loi  condamne 
Déroba,  dit-on,  le  traité. 
Mais  enfin  l'ordre  de  Régane 
Doit  par  nous  être  exécuté. 

EDGAR,  leur  montrant  le  parchemin  décljirô. 

Le  traité?  —  Le  voici! 

LE     ROI. 

Consommez  l'injustice, 
J'en  serai  la  victime  et  non  pas  le  complice. 

LE    CHOEUR,    désignant  le  roi  et  Cordélia. 

Oui,  sans  délais 
Conduisons-les 
Hors  du  palais. 

Criant. 

Hors  du  palais  !  hors  du  palais  ! 

Tonnerre. 

LE    ROI. 

Des  tempêtes  sombre  inclémence. 
Fureur  du  tonnerre  et  des  vents. 
Écrasez  ma  tête  en  démence. 
Ah!  vous  n'êtes  pas  mes  enfants! 


220 


OEUVRES    D'EMILE    DESCHAMPS. 


LK    CIIOEUn    à   Edgar. 

Et  toi,  soldat  iiifùmo, 
Le  trépas  te  réclame 
Par  le  fer  et  la  flamme. 

cordj':lia  . 
Pitié  pour  lui,  pitié! 
Dans  son  forfait  nous  sommes  de  moitié. 
Pitié  pour  lui,  pilié! 

Reprise  des  deux  chœurs. 

Non,  non,  soldat  infâme, 
Le  trépas  te  réclame, 
Par  le  fer  et  la  flamme. 

Désignant  le  roi  et  Cordélia. 

Et  sans  délais 
Conduisons-les 
Hors  du  palais. 
Hors  du  palais I  hors  du  palais! 

Pendant  ce  chœur,  Cordélia  fait  entendre  ces  cris 

Pitié  pour  lui!  pitié! 

EDGAR. 

Ah!  n'implorez  pas  leur  pitié! 
Je  ne  veux  pas  de  leur  pitié! 

LE    ROI. 

\  Dans  son  forfait  nous  sommes  de  moitié. 

Après  le  chœur. 

LE    ROI. 

Ne  nous  séparez  pas  —  c'est  l'époux  de  ma  fille. 
11  a  droit  à  l'exil  qui  frappa  ma  famille, 
Car,  mes  seuls  enfants...  les  voici. 
Que  le  glaive  qui  brille 
Respecte  Ldgar...  le  roi  l'ordonne  ainsi! 

LE    CHOEUR. 

Eh  bien,  race  proscrite 
Dont  la  destinée  est  écrite, 


i\ 


COIIDÉLIA.  221 

Tous  les  trois,  sans  délais. 
Hors  du  palais!  hors  du  palais! 

Les  trois  personnages ,  se  tenant  par  les  mains,  s'avancent 
solennellement  et  font  reculer  h  s  sicaires. 

LE    ROI,     EDGAR     ET     CORDÉLIA. 

Un  sort  funeste  nous  opprime, 
Au  sol  natal  disons  adieu. 
Et  vous  complice  d'un  tel  crime 
Tremblez,  tremblez,  il  est  un  Dieu! 

LE    CHOEUR,    reculant  d'abord,    mais  reprenant   bientôt  l'altitude 
menasanle. 
Au  roi. 

L'arrêt  vengeur  qui  vous  opprime 
Sur  votre  front  descend  de  Dieu, 
Votre  démence  était  un  crime... 
A  vos  États  dites  adieu. 

T.es  sicaires  les  poussent  enûn  tous  trois  vers  le  fond  du 
théâtre  qui  s'ouvre,  et  l'on  aperçoit  des  landes  et  des  montagnes. 
Les  trois  bannis  s'éloignent  au  milieu  de  deux  haies  de  soldats. 
—  A  ce  moment,  Bégane  et  Goneril,  avec  leurs  époux,  arrivent 
sur  la  scène  par  la  porte  latérale  de  gauche,  des  coupes  en  main 
et  couronnées  de  fleurs,  suivies  de  seigneurs  sortant.de  l'orgie,  et, 
d'un  geste  impérieux,  elles  commandent  aux  soldats  de  presser 
le  départ  du  roi,  de  Cordélia  et  d'Edgar.  Torches  —  il  est 
presque  nuit.   —  Tonnerre  et  orchestre  terrible  jusqu'à  la  fin. 

LE    ROT,  CORDÉLIA,  EDGAR,  déjà  sur  les  premières  hauteurs 
du  fond  de   la  scène,  jettent  ce  dernier  anathème  sur  tous  : 

Tremblez,  tremblez,  il  est  un  Dieu  ! 

Tandis  que  le  chœur  des  sicaires  reprend  : 

A  vos  États  dites  adieu! 

(  La  toile  tombe  sur  ce  tableau.  ) 


FIN. 


LA    RÉDEMPTION 


-MYSTERE     EN    CINQ    PARTIES 

Avec  Prologue  et  Épilogue 

ÎN     COLLABORATION    AVEC    M.     É  M  I  L I  E  N     PACINI 

MUSIQUE    DE    GIULIO     ALARY 

Eiécuté  pour  la  première  fois  au  Théâtre-Italien 
■en  ISôO. 


PERSONNAGES  : 

L'KVANGILE,     personnage  symbolique,  non  chantant. 


JESUS-CHRIST. 


LA    VIEUGE   MARIE. 


LES     DOUZE    APOTItES 


ri  ERRE. 

ANDRÉ,    son  frère. 
JEAN. 

JACQUES,  son  frère,  dit  le  Mi- 
neur. 
JACQUES,  111s  d'Aliihée. 
THOMAS. 


MATHIEU. 
SIMON. 
PHILl  PPE. 
THADÉE    ou  JUDE. 
JUDAS   ISCARIOTE. 
BAKIHKLE.MY  ou   NATHA- 
N  É  E  N. 


C  A I P  H  E ,    grand  prêtre. 
l'ONCE-PILATE,   gouverneur 

romain. 
Un  Officier. 
Le  J  vif-Errant. 
SIMON    LE   CYRÉNÉEX. 
DISMAS,   le  bon  larron. 
GISMAS,  le  mauvais  larron. 
MARIE    CLÉOPHAS. 
MAGDELEINE. 
Une  Servante. 


Un   C e  n t u  r  ; o n. 

Un    HÉRAUT. 

Un    Soldat. 

Une   Jeune    Fille. 

Les  Filles  des   Pasteurs. 

Les   Saintes   Fem.mbs. 

Quatre   Anges. 

La    Foi. 

L'Espérance. 

La   C h a r I t é. 


Soldats  Romains. 
Pharisiens. 

Peuple:   Hommes,   Femmes 
et  Enfants. 


Les    Ames 

BES. 


dans    les    L  I  m- 


NoTA.  —  Tout  esl  chanté,  excepté  lesparoks  du  personnage  symbolique, 
l'évangile,  qui  sont  déclamées. 

Tous  les  peisonnarjes,  en  habits  de  ville,  seront  assis  sur  l'estrade,  el  se 
lèveront,  le  cahier  à  la  main,  à  mesnie  qu'ils  devront  chanter,  afin  d'étoi- 
ijncr  toiite  apparence  d'action  théâtrale. 


LA    REDEMPTION 

MYSTÈRE    EN    CINQ    PARTIES 
PROLOGUE       ET       PREMIERE       PARTIE 


PERSONNAGES 


L'EVANGILE. 

JÉSUS. 

Les    Douze   Apôtres. 


Quatre   Anges. 
Peuple,  Soldat; 


PROLOGUE.  —   LA   GEiNE. 


Prélude  d'orchestre. 


L   EVANGILE.    Parlé. 


En  ce  temps-là,  Jésus  avec  ses  douze  apôtres, 
Vint  dans  Jérusalem,  et,  loin  de  tous  les  autres, 
Fêta  la  Pâque  sainte,  une  dernière  fois. 
Or,  il  leur  dit  très-calme  et  d'une  austère  voix  : 
«  C'est  mon  corps,  c'est  mon  sang,  que  ma  main  vous  partage, 
«  Pour  qu'ils  soient  des  pécheurs  l'éternel  héritage; 
«  Voilà  le  fils  de  l'homme  ici  glorifié... 
«  Demain  le  fils  de  Dieu  sera  crucifié  !...  » 
Alors,  les  douze  élus  de  la  cène  mystique 
Unirent  tendrement,  dans  un  pieux  cantique, 
Des  transports  inconnus  d'angélique  ferveur 
Au  deuil  où  les  plongeait  cet  adieu  du  Sauveur. 

Vi. 


2:0  OEUVRES   D'EMILE   DESCIIAMPS. 

Musique. 
CANTIQUE  DES  DOUZE   APOTRES 

E  N  SEME  I.  E. 
I 

Jour  do  gloire,  jour  d'extase! 
Sois  béni,  maître  divin! 
De  toi  seul,  céleste  vase, 
Coule  à  flots  l'amour  sans  fin... 
Mais  d'où  vient  que  la  tristesse 
Nous  révèle  ses  langueurs, 
Et  comme  une  sombre  hôtesse. 
Prend  sa  place  dans  nos  cœurs  ? 

II 

Pain  du  ciel,  sainte  Rosée, 
Des  apôtres,  à  genoux. 
Rafraîchis  l'ùme  embrasée. 
Et  que  Dieu  descende  en  nous  ! 
Mais  le  Juste  qui  délivre, 
Quels  mandats  il  a  reçus  ! 
Nous  faut-il,  hélas!  revivre 
Du  sang  même  de  Jésus  ? 

l'évangile.    Parlé. 

Après  quoi,  méditant  sa  divine  agonie, 
Jésus,  par  le  Cédron,  vint  à  Gethsémanie, 
Accompagné  des  siens,  et  par  d'étroits  sentiers, 
Il  arriva,  le  soir,  au  monl  des  Oliviers. 


PREMIERE    PARTIE. 

LE   JARDIN   DES    OLIVIERS. 


rréludc   d'orclieslre. 

CHANT,    PRIÈRE. 
JÉSUS. 

Dans  cette  noire  solitude 
Songeant  au  jour  prophétisé, 
D'une  funèbre  inquiétude 
Je  sens  déjà  mon  cœur  Ijrisé. 
Quel  sera  l'ange  qui  m'assiste 
Dans  les  angoi'sses  de  mon  sort? 
Priez,  priez  !  mon  âme  est  triste, 
Triste,  mon  Dieu  !  jusqu'à  la  mort!... 

0  mon  père,  mon  père!  Éloignez  ce  calice! 
Vous  pouvez  tout,  soyez  clément! 

(jue  votre  volonté  cependant  s'accomplisse, 
Et  non  la  mienne,  en  ce  moment  ! 

QUATRE  ANGES. 

0  fils  de  l'homme,  à  l'heure  où  tu  chancelles, 
La  force  en  nous,  vers  toi,  du  ciel  descend. 
Dieu  nous  envoie,  et  sous  nos  blanches  ailes, 
Va  s'étancher  cette  sueur  de  sang. 
Que  béni  soit  le  Seigneur  tout-puissant  ! 

JÉSUS. 

()  mon  père,  s'il  faut  épuiser  ce  calice, 
Si  rien  ne  change  un  tel  arrêt. 

Que  votre  volonté  désormais  s'accomplisse! 
Quoi  qu'il  advienne,  je  suis  prêt  ! 


'■l'ii  œUVRES   D'EMILE  DESCflAMPS. 

l'Évangile.  Parié. 
Jésus,  fortifié  par  la  sainte  prière, 
A  ers  ses  disciples  fit  quelques  pas  en  arrière  : 
Accablés  de  fatigue,  ils  s'étaient  endormis. 
<    L'heure  est  venue,  allons  !  levez-vous,  mes  amis, 
«  Dit-il  ;  celui  (|ui  doit  me  trahir  va  paraître.  » 
—  Aussitôt  ameuté  par  ordre  du  grand  prêtre 
Et  des  pharisiens,  s'offre  un  gros  de  soldats 
Suivis  d'hommes  du  peuple...  à  leur  tête  Judas  ! 

Mimique. 

JUDAS,  à  ceux  qui   le  suivent. 

Aux  lueurs  des  flambeaux,  observez,  sans  rien  dire, 
Compagnons  ;  celui-là,  que  je  vais  embrasser, 
C'est  lui  !  —  ce  signal  doit  suffire. 
Vous  tous  sur  l'homme  il  faudra  s'élancer  ! 

A  Jésus. 

Maître,  je  vous  salue  ! 
Recevez  mon  baiser  pieux. 

JÉSUS. 

0  Judas  !  qu'es-tu  donc  venu  faire  en  ces  lieux? 

D'une  âme  au  crime  résolue, 
0  Judas!  tu  trahis  le  fils  de  l'homme,  toi! 

Aux  soldats. 

Qui  cherchez-vous  ? 

LES  SOLDATS  ET  LE  PEUPLE. 

Jésus  de  Nazareth. 

JÉSUS. 

C'est  moi  ! 

SOLDATS    ET    PEUPLE. 

Cliœur. 
Quelle  gloire  imposante. 
Devant  nous  se  présente! 
Quel  éclat  radieux 
Épouvante  nos  yeux! 


LA  RÉDEMPTION. 


2-20 


Nous  venions  en  grand  nombre 
Pour  le  prendre  dans  l'ombre  ; 
Il  se  livre,  et  c'est  nous 
Qui  tombons  à  genoux  ! 

JUDAS. 

Quoi!  vous  tremblez!  A  l'œuvre!  il  est  seul  contre  tous. 


Reprise  du  chœur. 

SOLDATS    ET    PEUPLE. 

Quelle  gloire  imposante 
Devant  nous  se  présente! 
Quel  éclat  radieux 
Épouvante  nos  j'eux! 
Nous  venions  en  grand  nombre 
Pour  le  prendre  dans  l'ombre  ; 
Il  se  livre,  et  c'est  nous 
Qui  tombons  à  genoux! 

LES     APOTRES. 

Quelle  gloire  imposante 
Devant  eux  se  présente  ! 
Quel  éclat  radieux 
Épouvante  leurs  yeux  ! 
Vous  veniez  en  grand  nombre 
Pour  le  prendre  dans  l'ombre; 
Il  se  livre,  et  c'est  vous 
Qui  tombez  à  genoux  ! 

Air. 


0  peuple  ingrat,  gardien  des  tabernacles, 
Contre  Jésus  vous  armez  votre  main  ! 
Fut-il  jamais  avare  de  miracles? 
Reconnaissez  son  pouvoir  surhumain! 
Par  sa  bonté  vous  jugiez  sa  faiblesse; 
Mais  à  l'agneau  le  lion  est  uni... 
Ah  !  c'est  vous  seul  que  la  force  délaisse  ! 
Il  vous  regarde,  et  le  crime  est  puni  ! 


230  œUVRES    D'I'MILF.    DESC  II AMPS. 

JÉSUS. 

0  mon  disciple  aimé!  Jean,  mon  frère,  silence! 
Et  vous,  soldats,  relevez-vous. 
Je  l'ai  dit  :  c'est  moi! 

JUDAS. 

Qu'on  s'élance  ! 
11  s'offre  lui-même  à  vos  coups. 

PIKr.RK. 

Misérables!  craignez  mon  glaive  et  mon  courroux  ! 

•  JÉSUS. 

0  Pierre!  pas  de  violence!... 
Qui  frappe  par  le  fer  périra  par  le  ter. 

LES    AI'OTRES. 

Vos  apôtres  toujours  suivront  votre  parole. 

PEUl'LE    ET    SOLDATS. 

Plus  de  crainte  frivole. 
Emparons-nous  de  lui. 

LES    APOTRES. 

Craignez  au  moins  l'enfer! 

JÉSUS. 

D'un  vertige  fatal  vos  âmes  sont  frappées, 

Fils  de  Moïse  et  d'Aarou  ! 
Vous  venez  tous,  armés  de  butons  et  d'épées 

Pour  me  saisir  comme  un  larron! 
Tous  les  jours,  cependant,  j'enseignais  dans  le  temple, 

Vous  me  laissiez  en  liberté. 
De  vos  rameaux  encor  Jérusalem  contemple 

Le  feuillage  à  mes  pieds  jeté... 
Mais,  à  la  fin,  toutes  choses  sont  faites 
Pour  accomplir  ce  qu'ont  dit  les  prophètes  ! 

JUDAS. 

Allons  !  la  nuit  descend,  le  temps  nous  est  compté; 
Déroulez  cette  corde  et  qu'il  soit  garrotté  ! 


LA  RÉDEMPTION. 


•231 


JE  A  A. 
0  trahison  ! 

PIERRE. 

0  cruauté  ! 

PEUPLE    ET    SOLDATS. 

Chœur. 

Voilà  donc  le  maître  ! 
Devant  le  grand  prêtre  , 
Il  va  comparai tfe 
Comme  un  imposteur. 
Allons!  qu'on  l'entraîne  ! 
Que  le  monde  apprenne 
Le  crime  et  la  peine. 
Du  blasphémateur! 

LES    QUATRE    ANGES. 

Jérusalem!  de  ta  coupable  enceinte, 
Hélas!  vont  pour  jamais  fuir  les  anges  de  Dieu! 

Ils  t'aimaient  tani,  cité  qa'on  nommait  sainte, 
Qu'ils  pleurent  sur  ton  crime  en  te  disant  adieu! 
Adieu!  adieu!  adieu! 

Double  chœur. 


LES     APOTRES. 

Plus  d'espoir!  le  maître 
Devant  le  grand  prêtre 
Va  donc  comparaître 
Comme  un  imposteur! 
O  terreur  soudaine  ! 
Voilà  qu'on  l'entraîne  ! 
La  défense  est  vaine 
Pour  le  Rédempteur  ! 

LES    QUATRE     ANGES. 

Hélas!  divin  maître, 
Devant  le  grand  prêtre 
Vas-tu  donc  paraître 


PEUPLE     ET     SOLDATS. 

Voilà  donc  le  maître  ! 
Devant  le  grand  prêtre 
11  va  comparaître 
Comme  un  imposteur! 
Allons!  qu'on  l'entraîne! 
Que  le  monde  apprenne 
Le  crime  et  la  peine 
Du  blasphémateur! 

JESUS,    aux  apolres. 

Laissez  votre  maître 
Tout  seul  comparaître 
Devant  le  grand  prêtre 


'2:j2 


OEUVRES   D'EMILE    DESCUAMl'S. 


Comme  un  imposteur? 
Bonté  souveraine! 
Des  anges  en  peine 
La  prière  est  vaine 
Pour  le  Rédempteur  ! 


Tel  qu'un  malfaiteur. 
La  défense  est  vaine, 
Je  suivrai  sans  peine 
La  loi  souveraine 
Du  Dieu  créateur. 


ri\     DE     LA    PREMIERE     PARTIE. 


DEUXIÈME    PARTIE. 


LE    SANHEDRIN, 


L'EVANGILE. 
PIERRE. 
JUDAS. 
CAIPHE. 


PERSONNAGES 


Un   Officier. 
Une    Servante.. 
Chœur,    Prêtres. 


Prélude    d'orchestre. 

l'évangile.    Pnrlé. 

Or,  Jésus,  garrotté,  fut  conduit  chez  Caïphe 
Par  les  gens  de  Judas.  Là,  près  du  grand  pontife, 
Se  trouvaient  rassemblés  les  Scribes,  les  Anciens 
Et  les  Docteurs,  Jésus  n'ayant  aucun  des  siens. 
Pierre,  qui  d'assez  loin  avait  suivi  son  maître, 
Se  tenait  tout  pensif  dans  la  cour  du  grand  prêtre 
Avec  les  serviteurs,  et,  plein  d'anxiété, 
Il  attendait  la  fin  de  cette  impiété. 
Cependant,  comme  un  roi  qui  noblement  déroge, 
L'Homme-Dieu  se  présente  et  Caïplie  interroge; 
Et  le  sauveur  prédit,  au  jour  marqué  venu, 
Aveugle  Sanhédrin,  vous  l'avez  méconnu  ! 


Musique. 

CHOEUR     DES     PRÊTRES. 

Dieu  d'Israël,  enseigné  par  Moïse, 
Unique  et  saint  dans  ton  éternité! 
Ta  nation  reste  à  jamais  soumise 
Au  dogme  seul  de  ta  sainte  unité! 
Malheur  donc  sur  le  téméraire 


'23i  OEUVRES    D'É.MILE    DESCHAMPS. 

Usurpant  ton  nom  infini! 
Dieu  puissant!  Dieu  jaloux!  il  n'est  plus  notre  frère, 
Que  le  blasphémateur  par  nos  mains  soit  puni! 

CAII'IIE. 

Prêtres!  à  nous  le  droit  de  constater  le  crime; 
Mais  au  gouverneur  seulement, 
La  loi  de  Rome  ainsi  l'exprime, 
i.e  droit  de  prononcer  le  dernier  cliâtiment  ! 
11  faut  que  la  justice  éclate 
Sur  le  mensonge  et  son  auteur! 
De  Caïphe  i\  Pilate 
Conduisez  l'imposteur. 

TOUS. 

De  Caïphe  à  Pilate 
Conduisons  l'imposteur. 

l'ÉVAKGILK.    Farlé. 

Ces  clameurs  pénétraient  jusqu'au  fond  des  vieux  porches 

Où  le  matin  naissant  faisait  pâlir  les  torches. 

Pierre,  qui  pressentait  de  sinistres  discords, 

Pierre,  l'oreille  au  guet,  tremblait  de  tout  son  corps.     - 

Voilà  qu'un  officier  avec  une  servante 

L'abordent  dans  son  coin,  raillant  son  épouvante. 

O  doux  Jésus,  c'est  l'heure  où  de  sa  lâche  voix, 

Pierre,  as-tu  dit,  devait  te  renier  trois  fois! 

Musique.  —  Trio. 

pierre,  l'officier,  la  servante. 

l'officier    et   la   servante. 
Quelle  rumeur  se  fait  entendre  ! 
Ils  ont  veillé  toute  la  nuit  ! 
Mais  nous  allons  bientôt  apprendre 
Le  résultat  de  tout  ce  bruit. 
Voyez  déjà  Jésus  lui-mêmo, 
Que  chacun  traite  comme  il  faut... 
Ceux  qui  soutiennent  son  blasphème 
N'oseront  plus  parler  si  haut. 


LA   r.I'DEMPTlON.  '23.1 

PIERRE. 

Quelle  rumeur  se  fait  entendre  ! 
Ils  ont  veillé  toute  la  nuit. 
Je  brûle  et  tremble  ici  d'apprendre 
Le  résultat  de  tout  ce  bruit. 
Quoi  !  c'est  Jésus  !  Jésus  lui-même 
z  /  Que  l'on  outrage  ainsi  tout  haut  ! 

Grand  Dieu  !  chacun  frappe  ou  blasphème  ! 
Tout  mon  couraj^e  est  en  défaut. 


m 


L  OFFICIER. 

Mais,  quel  est  donc  cet  homme?  et  qu'attend-il  encore, 
Seul  dans  son  coin,  depuis  le  soir? 

LA    SERVANTE. 

Foi  de  servante,  je  l'ignore, 
11  m'est  suspect,  rien  qu'à  le  voir. 
Je' croirais  volontiers... 

l'officier. 

Nous  allons  tout  savoir. 

pierre. 
Us  s'approchent  de  moi...  que  veulent-ils  savoir? 
l'officier. 

Holà!  que  faites-vous,  brave  homme, 
Sur  ce  banc,  à  l'heure  qu'il  est? 
N'ête.s-vous  pas  avec  celui  qu'on  nomme 
Jésus  de  Galilée  ? 

pierre. 
A  d'autres  s"il  vous  plaît I 

LA    SERVAÎJTE. 

Cependant,  il  me  semble 
Vous  avoir  vus  tous  deux  ensemble. 

PIERRE. 

C'est  quelqu'un  qui  me  ressemblait. 


•23(3  OEUVr.ES   D'EMILE    DESCHAMPS. 

REPRISE     DE     L'ENSEMBLE     MODIFIÉ. 
L'omCIEU     ET    LA     SERVAME. 

Quelle  rumeur  se  fait  entendre! 
Jésus  se  perd,  c'est  ce  qu'il  faut. 
Ceux  qui  venaient  pour  le  défendre 
N'oseront  plus  parler  si  haut. 

PIERRE. 

Quelle  rumeur  se  fait  entendre  ! 
Ciel  !  insulter  Jésus  tout  haut  ! 
C'est  grand  danger  de  le  défendre; 
Tout  mon  courage  est  en  défaut. 

LA    SERVANTE. 

Kh  bien,  je  crois  cet  honiine  peu  sincère. 
Tenez!  il  s'apprête  à  sortir. 

L 'o  F  F I  c  I E  R  . 

C'est  quelque  perfide  émissaire, 

Il  a  dû  nous  mentir. 
Or  çà,  l'étranger,  pas  si  vite, 
Nous  avons  à  causer  un  peu. 

PIERRE. 

Moi,  je  n'ai  rien  ù  dire. 

LA    SERVANTE. 

Il  tremble,  il  nous  évite. 
l'officier. 
Vous  étiez,  à  coup  sûr,  faites-nous-en  l'aveu, 
Ln  disciple  du  Juif  qu'on  prétend  fils  de  Dieu. 

J>  I  E  R  R  E  . 

Ah!  vous  pouvez  m'en  croire, 
Je  Jie  le  connais  pas! 

LA    SERVANTE 

Hier,  si  j'ai  bonne  mémoire 
Vous  veniez  sur  ses  pas. 


LA   RÉDEMPTION,  '237 

PIERRE. 

En  vérité,  je  ne  le  connais  pas! 

l'officier  et  la  servame. 
Il  ne  le  connaît  pas! 

REPRISE   DE   L'ENSEMBLE. 
l'officier    et     la     SERVAA'TE. 

Quelle  rumeur  se  fait  entendre! 
Jésus  se  perd,  c'est  ce  qu'il  faut. 
Ceux  qui  venaient  pour  le  défendre 
N'oseront  plus  parler  si  haut. 

pierre. 
Quelle  rumeur  se  fait  entendre  ! 
Ciel  !  insulter  Jésus  tout  haut  ! 
C'est  grand  danger  de  le  défendre  ; 
Tout  mon  courage  est  en  défaut. 

l'officier. 
Nous  serions-nous  trompés? 

LA    SERVANTE. 

C'est  lui  qui  nous  abuse. 

PIERRE. 

Adieu  donc!  déjà  le  jour  luit; 
Je  n'attends  plus. 

LA    SE R VANTE. 

Mauvaise  excuse! 
Votre  accent  même  vous  trahit. 

l'officier. 
Oui,  plus  je  le  regarde!...  (aubaine  sans  pareille!) 
C'est  bien  vous,  j'étais  là,  qui  du  pauvre  Malchus, 
D'un  coup  d'épée,  avez  meurtri  l'oreille. 

pierre. 
Moi? 

l'officier. 
Nous  en  sommes  convaincus, 


■2;58 


OEUVRES    D'EMILE   DES  CHAMPS. 


Vous  êtes  de  la  compagnie 
Du  Nazaréen. 

l'IEIÎ  RE. 

Je  le  nie. 

LA    SERVANTE. 

Vous  soutenez  encoi-?... 

PIERRE. 

Je  le  nie  et  renie! 
l'officier. 
Kn  feriez-vous  serment? 

PIERRE. 

Par  les  murs  de  Sion, 
Par  rùme  de  mon  père  et  ma  damnation, 
JVonj  je  )ie  connais  pas  Jésus  de  Galilée  ! 

On  entend  chanter  un  co\. 

l.Q  chant  du  coq!...  ma  honte  ici  m'est  dévoilée! 

TOUS    TROIS. 

Un  tel  serment!...  ù  profanation! 

Marche  saccadée  d'orchestre. 

l'officier    ET     LA    SERVANTE. 

Mais,  comme  un  flot  qui  roule 
Sur  les  degrés,  la  foule 
En  tumulte  s'écoule; 
Voilà  Jésus  qui  sort, 
Suivant  la  loi  romaine. 
A  la  justice  humaine, 
Iioi  des  Juifs,  on  t'emmène  ! 
Tu  ne  peux  fuir  ton  sort  ! 

PIERRE. 

.Mais,  comme  un  flot  qui  roule, 
«         Sur  les  degrés,  la  foule 
En  tumulte  s'écoule. 
Voilà  Jésus  qui  sort. 
Suivant  la  loi  romaine, 
A  la  justice  humaine, 
Divin  maitre,  on  t'emmène! 
Je  frémis  de  ton  sort  ! 


LA    RÉDEMPTIOX.  23^ 

Transition.  —  Unisson  solennel. 

TOUS    TROIS. 

Le  chemin  n'est  pas  long  du  prétoire  à  la  mort. 

keprise  de  l'ensemble  précédent. 
l'officier    et   la   servante. 
Mais,  comme  un  flot  qui  roule. 


PIERRE. 

Mais,  comme  un  flot  qui  roule. 


FIN     DU     TRIO. 

La  marche  d'orL-hestre  conlinue  et  se  perd  peu  5  peu. 


Plainte. 


Divin  Jésus!  dans  mes  lâches  alarmes, 
J'ai  renié  ma  croyance  et  ton  nom! 
Pour  un  tel  crime  aurai-je  assez  de  larmes? 
J'ai  mes  remords  qui  me  répondent...  Kon! 

Divin  Jésus!  toi  qui  de  mes  ténèbres 
M'as  fait  sortir  par  ta  sainte  clarté, 
Mon  front,  courbé  sous  les  cendres  funèbres, 
Rentre  à  jamais  dans  son  obscurité. 

Divin  Jésus!  pour  laver  cette  honte, 
Puisque  mes  pleurs  sont  un  baume  impuissant, 
Que  par  la  mort  jusqu'à  toi  je  remonte! 
Martyr,  un  jour,  je  t'ofl'rirai  mon  sang  ! 

l'ÉVAAGILE.    Parlé. 

Les  prêtres,  les  soldats,  suivis  de  l'auditoire, 
Tous  entraînaient  Jésus  chez  Pilate,  au  prétoire. 
Ils  proféraient  des  cris  de  vengeance  et  de  mort; 
Ce  que  voyant,  Judas,  saisi  d'un  grand  remord. 


240  OEUVRES   D'EMILE   DESCIIAMPS. 

D'avance  épouvanté  des  suites  de  son  crime, 
Jeta  sur  le  pavé  le  prix  de  sa  victime, 
Et,  criant  :  «  Il  me  brûle!  »  eut  un  désespoir  tel 
Que  n'en  causa  jamais  aucun  péché  mortel  ! 

Musique.  —  Air. 

J  L  D  A  s  . 

Pâle  et  tremblant  dans  ma  furie, 
Plus  que  Gain,  triste  en  tout  lieu, 
J'entends  le  monde  qui  me  crie  : 
«  Judas,  qu'as-tu  fait  de  ton  Dieu?  » 
Que  devenir,  quelle  torture! 
Seul,  ici-bas,  je  suis  l'auteur 
D'un  crime  exclu  par  sa  nature 
Des  grands  pardons  du  Hédempteur. 
Je  ne  puis  plus  penser  ni  vivre; 
L'air  est  de  feu,  le  ciel  de  fer. 
Vienne  la  mort  qui  me  délivre, 
Au  risque  même  de  l'enfer!... 
Mais,  si  pour  l'homme  une  espérance 
Pouvait  germer  du  repentir... 
Si,  par  l'excès  de  la  soull'rance. 
Un  être  peut  s'anéantir... 
Mieux  que  Judas,  qui  doit  s'attendre 
A  trouver  grâce  en  suppliant; 
Mieux  que  Judas,  qui  doit  prétendre 
Au  privilège  du  Néant! 
Que  cette  corde,  ma  complice. 
Par  qui  Jésus  fut  profané, 
Soit  l'instrument  de  mon  supplice... 
Maudit  le  jour  oà  je  suis  ne!.'! 

U  se  pend. 


FIi\     DE     LA     DEUXIEME     PARTIE. 


TROISIEME      PARTIE. 

LE   JUGEMENT. 


L'ÉVANGILE. 
JÉSUS. 
CAIPHE. 
PONCE-PILATE. 
La    Foi. 


PERSONNAGES 


l'  e  spéra  nce. 
La    Charité. 

Chœurs,  Prêtres,  Soldats, 
Peuple. 


Prélude    d'orchestre. 

l'évangile.    Parlé. 

1^'homme  de  trahison  fuyant  sa  propre  haine, 

Passe  du  suicide  à  l'ardente  géhenne, 

Qui  frémit  d'un  tel  hôte  en  se  fermant  sur  lui... 

Les  Juifs...  La  vérité  pour  d'autres  yeux  eût  lui!... 

Obstinés  dans  l'erreur,  l'âme  au  mal  endurcie, 

Devant  Ponce-Pilate  amènent  le  Messie. 

Le  gouverneur  romain  leur  ayant  demandé 

De  quoi  l'on  accusait  cet  homme  ainsi  gardé, 

Les  Docteurs  de  la  loi,  les  Prêtres  et  les  Scribes, 

Mêlant  l'injure  atroce  aux  lâches  diatribes, 

l^épondirent  soudain  :  Mais  ne  savez-vous  pas 

Quel  mauvais  grain  il  sème,  en  tout  lieu,  sur  ses  pas? 

Et  même  qu'il  nous  nomme,  aux  enfants  comme  aux  pères, 

Des  sépulcres  blanchis,  des  langues  de  vipères! 

11  ne  respecte  rien  :  c'est  un  conspirateur, 

Un  impie,  un  pervers...  jugez  le  malfaiteur! 

Musique. 

CHOEUR    DU    PEUPLE. 

Nous  l'amenons  à  votre  barre 
Pour  venger  un  crime  d'État; 
V.  14 


ii'l  OEUVr.RS   DKMILE    D  KSCII A  M  l'S. 

Rome  n'a  point  uni;  loi  si  bai'inire 
nue  ne  surpasse  encore  un  pareil  attenlat! 

COEUR    DE    PP.ÊTRES. 

Il  corrompt  la  nation  juive 
Par  des  leçons  de  révolte  et  d'horreur. 
La  doctrine  qu'il  veut  qu'on  suive, 
C-oinnie  au  Dieu  de  Moïse  insulte  à  l'einitereur. 

TOUS    E.NSEMEI.i;. 

C'est  un  infâme, 
Bravant  la  loi, 
Qui  se  proclame 
Messie  et  Roi. 

PILATE    A    JÉSUS. 

Vous  entendez...  qu'on  me  réponde; 
Êtes-vous  donc  roi  d'Israël? 

JÉSUS. 

Oui,  roi  !  mais  mon  royaume...  il  n'est  pas  de  ce  monde. 
Mon  trône  est  dans  le  ciel. 

TOUS. 

Vous  voyez  son  audace  ! 

1'  1 L  A  T  E  . 

Je  ne  vois  rien  ici  qui  mérite  la  mort. 

TOUS. 

Que  faut-il  donc  pour  mériter  la  mort? 

CAIPHE. 

Jésus,  comme  chez  moi  vous  l'avez  dit  d'abord, 

Oserez-vous  nous  répéter  en  face 

Par  Jéhovah,  devant  tous,  en  ce  lieu, 
Que  vous  êtes  vraiment  le  Christ,  le  fils  de  Dieu! 

JÉSUS. 

Vous  l'avez  dit,  je  suis  le  Christ,  le  fds  de  Dieu! 

TOUS    ET    CAIPHE. 

Quelle  imposture!  quelle  audace! 
Le  fils  de  Dieu,  vous? 


LA   RÉDEMPTION.  ^IV.i 

JÉSUS. 

Oui. 

CAIPHE,  dérliirant  sc-s  habits. 

Oh!  blasphème  inouï! 
Duo. 

CAIPHE   ET    PIL.VTE. 

Andanle. 

CAIPHE,  à  part. 

Dieu  du  ciel,  tu  Fentends!  —  Quel  orgueil  il  étale! 

Vois  les  transports  de  ma  pieuse  horreur! 
Comme  en  signe  de  deuil",  robe  sacerdotale, 
Déchirez-vous  sous  mes  mains  en  fureur  ! 

PILATE,   à  part. 

Par  les  dieux  immortels,  fanatique  délire! 

Je  reconnais  le  peuple  du  Sabbat. 
Secte  impure,  il  est  temps  ({ue  les  lois  de  Tempire 

Mettent  un  terme  à  ce  honteux  débat. 

CAIPHE,  à  Pilate. 

Si  nous  sommes  votre  conquête, 
Vous  nous  devez,  Romains,  votre  secours. 

PILATE. 

Devant  Rome  aujourd'hui  levez  moins  haut  la  tête. 
Prêtre  assez  de  pareils  discours! 

ENSEMBLE. 
PILATE,  à  part. 

Ces  vils  Hébreux  s'agitent  donc  sans  cesse  I 
Ils  sont  à  craindre  autant  qu'à  mépriser. 
Mélange  affreux  d'orgueil  et  de  bassesse, 
Pour  les  soumettre  il  faut  les  écraser. 

Mais  nous  saurons  par  la  prudence, 
1  En  leur  ôtant  Tindépendance, 

j     A  des  périls  ne  pas  nous  exposer. 

\  CAIPHE,    à  part. 

1    Sous  ces  païens,  faut -il  trembler  sans  cesse? 
I     Un  joug  si  dur.  Dieu  tarde  à  le  briser. 
\     0  des  cités,  toi,  l'antique  princesse 


244  OELVr.ES    D  K.MlLi;    DKSCMAMPS. 

Rome  idolâtre  ose  te  mépriser! 

Si  nous  souffrons  sa  dépendance, 

Tâchons  du  moins  que  la  prudence 
Bientôt  l'oblige  à  no'us  favoriser! 

Transition. 

GAI  PUE. 

Faut-il  encor  des  témoins  et  des  preuves? 
Ah!  que  votre  courroux, 
Hébreux,  mugisse  enfin  comme  l'eau  des  grands  fleuves  ! 
Et  toi,  Pilate,  soutiens-nous! 

P  1 1.  A  T  K  . 

Je  suis  Romain  et  non  Israélite; 
Tout  ce  procès  m'est  étranger. 
Moïse  ni  Jésus  ne  m'ont  pour  satellite, 
Et  je  ne  dois  que  protéger. 

Slrello. 

ENSEMBLE. 
CAIPHE,  aux  Juifs. 

Contemplez  donc  un  homme  indigne 
Qui  se  prétend  Verbe  divin! 
De  son  pouvoir  quel  est  le  signe? 
Tu  mens,  Jésus;  mais  c'est  en  vain. 
Il  a  blasphémé!  peuple  et  juges, 
Vengez  le  nom  de  l'Éternel. 
Il  a  blasphémé!  quels  refuges 
Pourraient  sauver  le  criminel? 
Vengez  le  nom  de  l'Éternel  ! 

PILATE. 

Ah!  c'en  est  trop  et  je  m'indigne. 

Vous  persistez,  mais  c'est  en  vain. 

Rome,  par  moi,  vous  fait  un  signe; 

Que  ce  tumulte  cesse  enfin! 

Oui,  vous  blasphémez,  peuple  et  juges! 

L'Olympe  seul  est  immortel! 

Oui,  vous  blasphémez,  —  des  refuges 


LA   RÉDEMPTION.  245 

Y  sont  ouverts  à  chaque  autel. 
L'Olympe  seul  est  immortel  !  j 

FIN      DU     THIO, 
LE    CHOEUR. 

Qu'il  soit  crucifié! 

PILA  TE,  a  Jésus. 

Que  direz-vous  encore  ? 

LES    PRÈTPxES. 

11  osa  diffamer  les  prêtres  du  Seigneur! 

Le  Seigneur  ne  veut  pas  que  sa  bouche  t'implore."; 

TOUS    A    PILATE. 

N'écoutez  rien. 

PILATE. 

Comment  juger  ce  que  j'ignore? 
Qu'il  parle  !  —  Respectez  l'ordre  du  gouverneur. 

Air. 

JÉSUS. 

Si  j'étais  roi  sur  cette  terre,  1 
Comme  je  le  suis  dans  les  cieux, 
Une  phalange  militaire 
Disperserait  ces  factieux, 
Et,  dans  la  paix  et  l'abondance 
On  bénirait  ma  sainte  loi. 
Mais  par  la  force  et  l'évidence 
Les  plus  pervers  croiraient  en  moi. 
Ton  divin  règne,  ô  Providence! 
Ne  doit  venir  que  par  la  foi! 
Et  toi,  Jérusalem,  la  cité  déicide, 

Je  ne  puis  retenir  mes  pleurs. 
En  contemplant  tes  murs,  où  tant  d'éclat  réside, 
Où  vont  pleuvoir  tant  de  mallieurs! 

Tes  splendeurs  aux  jours  de  fête, 

Qui  du  ciel  touchaient  le  faîte... 

Comme  a  dit  plus  d'un  prophète. 

Désormais  font  place  au  deuil. 

Où  sont  donc  tes  édifices  ? 

14. 


210  OEUVr.KS   D'H.MILt:    D  KSCIIA  M  PS. 

Ton  autel,  des  sacrifices? 

Dévoués  aux  maléfices. 

Dieu  les  brise  d'un  coup  d'œil! 

Ton  saint  temple  à  la  prière 

Fermera  son  sanctuaire; 

Sans  laisser  pierre  sur  pierre, 

Un  orage  y  passera, 

Et  tes  fils,  doulcir  profonde! 

Erranls  tous,  bannis  du  monde. 

Trouveront  les  champs  et  l'onde 

Plus  déserts  que  le  Salira! 

Cependant,  à  la  fin  des  peuples  et  des  âges, 
Sur  un  trône  d'éclairs,  par  les  anges  porté. 
Viendra  le  fils  de  rhomme,  au  milieu  des  nuages, 
Dans  sa  toute-puissance  et  dans  sa  majesté! 
Les  mondes  attendant  que  sa  voix  retentisse. 
Devant  lui  Irémiront  d'espérance  et  d'efïroi; 
Aux  méchants  comme  aux  bons  il  rendra  la  justice, 
Et  tous  sauront  alors  si  Jésus  était  roi! 

TOUS. 

Anathème  à  l'impie! 
Notre  loi  succombait, 
Que  le  crime  s'expie! 
Au  gibet!  au  gibet! 

C  A I P  H  E . 

0  Pilate,  prends  garde!  —  A  grands  cris  demandée. 
Sa  mort  seule  peut  vaincre  un  funeste  hasard, 

Et  du  repos  de  la  Judée, 

Tu  répondras  devant  César. 

TOLS,  répétant. 

Au  gibet!  au  gibet! 

PILATK. 

Prenez  donc  vous-mêmes  ce  juste! 
Je  ne  veux  pas  souiller  ma  toge  auguste 
Qu'une  eau  pure,  à  vos  yeux,  lave  mes  mains  du  sanj 
De  l'innocent! 
—  A  vous  Jésus! 


LA    RHDEMPTION.  247 

TOUS. 

Vive  Pilate! 
Flagellons  le  faux  dieu  sous  le  fouet  frémissant  ! 

CHOEUR    DE    LA    FLAGELLATION. 

Viens,  roi  des  Juifs,  viens  qu'on  te  llatte  ! 

Rejette  enfin  ce  vil  manteau, 

A  toi  la  robe  d'écarlate, 

Avec  un  sceptre  de  roseau. 

Battu  de  verges,  tu  t'inclines. 

Et  ne  peux  fuir  aucun  affront, 

Car  ta  couronne  a  des  épines  * 

Qui  la  retiennent  sur  ton  front. 

Comme  ceux  des  mages 

Qui  venaient  vers  toi, 

Rerois  nos  hommages 

Nous  chantons  ta  loi. 
Ah!  ah!  ah!  ah!  ah!  ah! 
Salut  au  roi  des  Juifs,  salut  à  notre  roi! 

Trio  mystique . 

LA   FOI,    L'ESPÉRANCH,    LA    CHARITE. 
ENSEMBLE. 

Nous,  devant  Dieu,  trois  sœurs  égales,    ' 
Nous,  les  vertus  théologales, 
Quittons  des  cieux  l'air  bien-aimé 
Pour  les  méchants  et  l'opprimé. 

LA    FOI. 

C'est  la  foi  qui  vous  prie. 

Incrédules  mortels! 
Pourquoi  l'outrage  au  Dieu  né  de  Marie! 
La  foi  vous  dit  :  Dressez  lui  des  autels! 

REPRISE    DE    l'ensemble. 

Nous,  devant  Dieu,  etc. 

l'espérance. 

Toi,  fils  de  l'iiomme,  accomplis  ta  souffrance! 
Domine-la,  toi,  fils  de  Dieu! 


248  OEUVRES   D'EMILE   DESCIIAMPS. 

Près  des  douleurs  se  place  l'Espérance, 
Elle  ne  dit  jamais  adieu. 

r.KPRISE    DK    l'ensemble. 

Nous,  devant  Dieu,  etc. 

LA    CHARITÉ. 

La  charité  giîmit  en  condamnant  le  crime, 
Mais  ne  vous  laisse  point,  pécheurs,  à  Tabandon. 
Car  sa  flamme  |)énètre  au  cœur  de  la  victime 
Qui  s'ouvre  pour  répandre  un  céleste  pardon.' 

REIMIISE    DE    l'ensemble. 

Nous,  devant  Dieu,  trois  sœurs  légales. 
Nous,  les  vertus  théologales, 
Quittons  des  cieux  l'air  bien-aimé 
Pour  les  méchants  et  l'opprimé. 

TOUS,  à  Jésus,  avec  ironie. 

Comme  ceux  des  mages, 
Qui  venaient  vers  toi, 
Reçois  nos  hommages! 
Nous  chantons  sur  toi. 
Ah  !  ah  !  ah  !  ah  !  ah  1  ah  ! 
Salut  au  roi  des  Juifs,  salut  à  notre  roi! 

P I L  A  T  E  . 

Sanglant  sous  la  couronne,  accablé  sous  l'outrage. 
Pour  sceptre  dérisoire  ayant  un  vil  roseau  ; 
Tel  est  Jésus!  —  Hébreux,  contemplez  votre  ouvrage. 
Ecce  liomo! 

JÉSUS. 

Malheureux  obstinés!  ô  Juifs!  Ecce  homo! 

CHOEUR    GÉNÉRAL. 

Au  Calvaire!  en  croix!  puisqu'il  persévère! 
Que  nos  dogmes  saints  restent  triomphants! 
Et  que,  s'il  le  faut,  le  sang  du  Calvaire 
Retombe  sur  nous  et  sur  nos  enfants! 
Au  Calvaire!  au  Calvaire! 

ri\    DE    LA    Tr.oisii-:ME   partie. 


QUATRIEME    PARTIE. 


LE  GOLGOTHA.  —   LES    STATIONS. 


PERSONNAGES  : 


L'EVANGILE. 

JÉSUS. 

LE    JUIF-ERRANT. 

Un  Héraut. 

Un  Centurion. 

Un    Soldat  Romain. 

LA  VIERGE    MARIE. 

Premier   Juif. 


SIMON    LE    CYRENEEN. 

Deuxième    Juif. 

Une   Jeune   Fille. 

Chœurs  :  Les  Filles  des 
Pasteurs,  Pharisiens, 
Soldats,  Hommes  du 
Peuple,  Femmes  et  En- 
fants. 


Prélude  d'orcJieslre. 


L  EVANGILE.   Parlé. 

Or,  ce  peuple  aveuglé,  que  son  triomphe  irrite, 
Dans  l'arrêt  de  Jésus  ne  voyant  pas  écrite 
La  réprobation  future  d'Israël, 
Des  souffrances  du  Christ  se  fait  un  jeu  cruel. 

Ceux-là  qui  l'en  avaient  affublé  chez  Pilate, 
Arrachent  de  son  corps  le  manteau  d'écarlate, 
Dont  chaque  lambeau  lève  un  lambeau  de  sa  chair; 
Ils  étreignent  ses  reins  dans  un  cercle  de  fer 
Dont  les  pointes  cachant  leurs  perfides  morsures, 
Font  pleuvoir  à  ses  pieds  le  sang  de  ses  blessures; 
Les  cordes,  qui  bientôt,  mourant,  le  traîneront. 
Pendent  autour  de  lui...  Puis,  comme  sur  son  front 
Les  épines  faisaient  trop  large  sa  couronne, 
Pour  qu'il  vêtit  sa  robe,  un  groupe  l'environne. 
Plus  brutal,  et  d'un  coup  le  bandeau  douloureux 
Tombe,  ouvrant  sous  chacun  de  ses  dards  joints  entre  eux 


250  OEUViiES  D'É.MILE   DESCHAMPS. 

Une  plaie  où  le  sang  divin  abonde  encore. 

De  ses  honteux  tourments  l'Ilomme-Dieu  se  décore. 

A  ce  moment,  les  Juifs  et  les  soldats  romains, 
Pour  qu'il  portât  sa  croix  délièrent  ses  mains. 
Ils  la  chargèrent  donc  sur  son  épaule  droite. 

—  La  trompette  sonna.  —  Par  une  voie  étroite 
Le  cortège  se  mit  en  marche,  et  se  porta 
Vers  le  lieu  de  supplice,  appelé  Golgotha. 
Trois  cents  archers  venus  de  Gaule  et  d'Ibérie, 
S'avançaient  pesamment,  puis  la  cavalerie 

De  Pilate;  un  tribun.  —  Enfin,  le  gouverneur 
A  cheval,  entouré  d'une  escorte  d'honneur. 

—  La  trompette  sonnait  à  tous  les  coins  de  rue, 
Proclamant  la  sentence  h  la  foule  accourue. 

Kn  tête,  un  cavalier,  natif  du  Palatin, 

Tenait  un  étendard,  à  l'insigne  latin. 

De  toutes  parts,  croissante  et  linsulte  à  la  bouche, 

Grondait  la  multitude  in(|uiète  et  farouche. 

Et  même  des  enfants,  de  mal  faire  jaloux. 

Portaient  pour  les  bourreaux  des  marteaux  et  des  clou;- 

Quelques  pharisiens,  sur  leurs  riches  montures. 

Du  juste  insolemment  contemplant  les  tortures. 

Répandus,  cà  et  là,  dans  le  peuple  excité. 

L'encourageaient  encore  à  la  férocité. 

Pieds  nus,  pâle,  sanglant,  au  milieu  de  ces  hordes, 
Poussé  sous  le  bâton  et  tiré  par  les  cordes, 
Jésus,  à  chaque  pas,  trébuche  sous  la  croix... 
Mais  son  regard  pardonne  au  nom  du  Roi  des  rois. 

—  Non  loin,  dit-on,  en  butte  à  des  rires  infâmes, 
Sa  douloureuse  mère  avec  les  saintes  femmes, 
Sur  le  bord  du  chemin  suivait  ce  fils  chéri, 
Conçu  divinement  et  de  son  lait  nourri. 

Et  toutes,  à  l'aspect  de  ces  maux  effroyables, 
Kclataient,  sans  relâche,  en  sanglots  pitoyables.  — 
Ainsi  marchait  le  Christ  jusqu'à  sa  passion  ! 
Ainsi  marchait  le  monde  à  la  Rédemption! 


LA    RliDEMPTION.  251 

Musique. 

CHOEUR    DU    PEUPLE. 

HOMMES,      FEMMES     ET     ENFANTS. 

Jérusalem  !  c'est  l'heure  !  alerte  ! 
La  fête  ici  va  commencer, 
Au  fils  de  Dieu  la  carrière  est  ouverte! 
Accourons  tous  le  voir  passer. 
Alerte  !  alerte  ! 

Appel  de  trompettes. 

UN     HÉRAUT. 

Peuple  !  au  nom  de  César  s'exécute  l'arrêt 
Contre  le  Roi  des  Juifs,  Jésus  de  Nazareth! 

Reprise  du  chœur  précédent, 
Jérusalem  !  etc. 

Marche  funèhre. 

LE    CHOEUR. 

Le  voilà!  le  voilà!  c'est  lui-même' 
Portant  seul  l'instrument  de  sa  mort. 
Tout  saignant,  épuisé,  le  front  blême, 
Est-ce  là  l'envoyé  du  Dieu  fort? 

CHOEUR    DE    FEMMES. 

L'infortuné  que  de  souffrances  ! 

BASSES. 

Ah  !  châtiment  bien  mérité! 

FEMMES    ET    TÉAORS. 

Fermons  les  yeux  !  horribles  transes  ! 

BASSES. 

Quelle  faiblesse,  en  vérité  ! 

JÉSUS. 

Hélas  !  hélas  !  pourrai-je  aller  jusqu'à  ma  tombe  ? 

Au  Juif  Errant. 

Juif,  viens  me  secourir  !  sous  le  poids  je  succombe. 


252  OEUVRES   D' LMl  F>E  DESCIl  AM  PS. 

L  !•;  J  L  I  r  K  r.  r,  a  .n  t  . 
Non...  marche,  marclic,  jusqu'au  bout. 

JÉSUS. 

Qu'as-tu  dit,  malheureux?  Ah!  toujours  et  partout 
Une  autre  voix  te  dira  :  Marche  !  marche 
Jusqu'à  la  fin  des  temps  ! 

Appel  (le  trompettes. 

LES    HOMMES    DU    PEUPLE,  ricanant. 

Fils  de  David,  ton  père  a  dansé  devant  l'arche, 
Où  tu  traînes  tes  pas  comme  un  vieux  de  cent  ans  ! 
Ah  !  ah  !  ah  !  ah  ! 

GROUPE    DE    JEUNES    FILLES. 

Dans  son  chemin,  tristes  compagnes, 
Si  nous  n'osons  jeter  des  fleurs, 
Comme  les  sources  des  montagnes 
Que  sur  ses  pieds  coulent  nos  pleurs  ! 

JÉSUS. 

Ne  pleurez  pas  sur  moi,  mais  pleurez  sur  vous-mêmes 
0  filles  de  Sion! 
Bientôt  viendront  les  temps  suprêmes 
De  grande  affliction, 
(rest  alors  qu'on  dira  par  les  champs  et  les  villes, 

Heureuses  les  femmes  stériles  ! 
Malheur  pour  les  enfants  et  désolation  ! 

Appel  de  trompettes. 

DES    PHARISIENS. 

Assez  de  beaux  discours.  En  avant  !  —  Il  chancelle. 
Il  tombe  sous  la  croix  !  allons,  Juifs  et  Romains  ! 
Il  perd  sa  force  avec  tout  le  sang  qui  ruisselle. 
Qu'on  le  soutienne...  il  va  nous  mourir  dans  les  mains! 

UN    SOLDAT. 

"Voici  venir  un  païen  de  C5Tène  !... 

Il  est  robuste.  —  A  la  croix!  —  Qu'il  la  traîne 

Avec  Jésus,  jusques  aux  trois  chemins. 


LA   RÉDEMPTION.  253 

PHARISIENS    ET    SOLDATS. 

Le  fardeau  maintenant  est  moins  lourd.  Qu'on  avance!... 
Ou  bien  nous  redoublons  nos  coups. 

SIMON,  le  CyréiK^en. 

Par  Jupiter!  Simon  n'est  pas  de  connivence 

Avec  des  cruels  comme  vous. 
Trêve,  ou  je  vais  jeter  cette  croix  sur  vous  tous. 

LES    SOLDATS. 

A  l'œuvre  !  et  que  Jésus  à  présent  te  devance. 
Sur  ses  pieds  ou  ses  genoux. 

Appel  de  trompettes.   —  La  marche  continue. 
JÉSUS,    apercevant  Marie. 

Quoi!  vous,  ma  mèrel  —  Dieu!  prenez  pitié  de  nous! 
Lamentation. 

LA    VIERGE    MARIE. 
I 

0  fils  aimé!  doux  fruit  de  mes  entrailles 
Qui  fut  béni  par  les  anges  du  ciel, 
Devais-je  voir,  dans  ces  tristes  murailles. 
Tomber  sur  toi  ce  supplice  cruel  ! 

Pourquoi  fus-je  féconde  ? 

Quelle  douleur  inonde 

Celle  qui  mit  au  monde, 

Le  Sauveur  d'Israël  ! 

II 

Ingrats  Hébreux  !  la  pitié  dans  vos  âmes 
N'éveille  donc  nul  écho  fraternel  ! 
Mon  pauvre  fils  I  les  pleurs  des  Saintes  Femmes 
Ont  seuls  pour  toi  quelque  gouttes  de  miel. 

Oli!  qu'avec  toi  j'expire! 

Que  mon  pieux  délire 

Souffre  tout  le  martyre 

Du  Sauveur  d'Israël  ! 
V.  1j 


25i  OEUVRES  D'EMILE    DESCllAMPS. 

UN    CL .\ T U r.  1 0  A  . 

(jue  fait  là  cette  femme  en  pleurs  et  les  mains  jointes  '! 

TOUS. 

La  mère  du  Nazaréen  ! 

Ui\  jLir. 

Tu  viens  le  voir  passer...  Vois  ces  clous  et  ces  pointef, 
C'est  pour  ton  fils  ! 

UN    AUTRE    JUIF. 

(Jn  no  lui  ferait  rien 
Si  tu  l'avais  instruit  au  bien. 

Appel  de  trompeltes. 

LE    CENTURION. 

Nous  n'avons  plus  qu'un  court  trajet  à  faire, 
Courage  ! 

TOUS. 

Ahl  voilà  le  Calvaire! 

LE    CENTURION. 

Jésus  doit  monter  sans  soutien. 

CHOEUR. 

Roi  des  Juifs,  reprends  ta  couronne, 
Pour  traîner  toi-même  ton  char! 
Nous  allons  préparer  ton  trône; 
Tu  seras  plus  haut  que  César! 

l'évangile.    Porlé. 

l'avmi  les  chants,  les  cris  de  ce  peuple  en  tumulte, 

Écrasé  sous  le  faix,  mais  calme  sous  l'insulte, 

Au  sommet  du  Calvaire,  espoir  de  ses  douleurs, 

Est  arrivé  Jésus  avec  les  deux  voleurs, 

Jean,  les  femmes  suivant  toujours.  Or,  on  s'arrête. 

L'échelle,  les  marteaux  sont  là.  —  L'hostie  est  prête.  — 

Sans  vêtements,  meurtri,  les  membres  déchirés, 

Des  clous  trouant  ses  mains  et  ses  pieds  adorés, 

Jésus  est  étendu  sur  l'arbre  expiatoire... 

—  La  croix  s'élève,  aux  cris  d'angoisse  et  de  victoire. 


LA    r.KDKMPTlON.  '205 

Cependant,  vers  le  nord,  au  vallon  des  palmiers, 
Où  le  ruisseau  frémit  sous  le  vol  des  ramiers, 
Les  filles  des  pasteurs,  de  leurs  crèches  lointaines. 
Cherchant,  pour  leurs  brebis,  la  fraîcheur  des  fontaines, 
S'étaient  mises  à  l'ombre  et,  dans  un  plein  repos. 
Chantaient  un  chant  naïf,  en  paissant  les  troupeaux. 

CHANSON. 
UErr.AIN    K\    CUOtLK  . 

Du  ciel  aride 
Descend  midi; 
Nul  vent  ne  ride 
Le  flot  tiédi. 
La  rose  blanche 
Meurt  sur  sa  brandie  ; 
Le  myrte  penche 
Comme  engourdi. 
Notre  chamelle 
Dort  là  tout  près; 
Faisons  comme  elle, 
Goûtons  le  frais 
Sous  les  cyprès. 


UNE     J  E  L:  N  li     FILLE. 
î 

Fille  d'Eve 
Que  Ton  veut  cliarmer. 

C'est  un  rêve  ; 
Oh!  tremble  d'aimer 

Sous  la  tente 
De  tes  premiers  jours. 

Sois  contente 
Des  seuls  vrais  amours. 
Sûrs  d'aimer  toujours. 
Adieu,  chimère! 
Et  pour  ta  mère 
Tes  seuls  amours! 

Reprise  du  refrain  : 
Du  ciel  aride... 


rNE     .\UTUE    JEU  -NE     KILLF,. 
II 

Orphelines, 
Suivez-nous!  allons 

Des  collines 
Au  creux  des  vallons.  — 

A  la  ville... 
Des  loups  ravisseurs  !... 

Un  asile 

Est  parmi  nos  sœurs, 

Gardez  ses  douceurs. 

Tendre  chimère  ! 

Enfants  sans  mère. 

Soyez  nos  sceurs  ! 

Reprise  du  chivur  : 
Du  ciel  aride... 


OE  U  V  1\  L;  s    D  '  K  M  1 L  !•:    D  !•;  s  C  1 1  A  M l' S. 
Crescendo  irorcheslre. 

CHOEUR    DU    PEUPLE. 

Roi  des  Juifs  avec  ta  couronne, 
Fier  rival  d'Élie  en  son  cliar. 
Le  marteau  te  cloue  à  ton  trône! 
Te  voilà  plus  haut  (pie  César! 


FIN     DE     h  A     O  1  A  T  n  1  E  .M  K     P  A  T.  T  1  K , 


CINQCIHME    PARTIE, 

KPILOGCE. 


PERSONNAGES 


L'EVANGILE. 

JÉSUS. 

JEAN. 

LA   VIERGE    MARIE. 

MAGDELEINE. 

DISMAS,   le  bon  larron. 

G  I S  M  A  S  ,    le  mauvais  larron. 

LE    CENTURION. 


Premier  Soldat. 

Deuxième    Soldat. 

Troisième   Soldat. 

Quatrième   Soldat. 

Chœurs  :  Soldats  Ro- 
mains, Peuple  juif,  Prê- 
tres, Saintes  Femmes, 
Les    Ames   dans    les    Li.mbes. 


LES   SEPT    PAROLES 


Prélude  d'orchesire. 

l'ÉVANGILE.    Parlé. 

Jésus  est  sur  la  croix... 

Pause  en  musique. 

Ainsi  que  les  corolles 
S'effeuillent  dans  l'orage... 

Même  pause. 

Ainsi  les  sept  paroles 
De  l'arbre  du  salut,  au  peuple  rugissant 
Tombent,  mêlant  leur  miel  dans  les  gouttes  de  sanj 

Musique. 

JÉSUS. 

L 

Pardonnez-leur,  mon  père. 
Car  ils  ne  savent  ce  qu'ils  font! 


•jr.s  or.Lvni-.s  i)-.i:mii.k  dkscii ami-s. 

CHOlitr.    UE    l'RlVriîKS,   i-klplk,  doctkirs. 
I.)<"  se  sauver  lui-même  il  désespère, 
Le  fils  de  Dieu  suljir  un  tel  uflVorit! 
Allons!  par  toi  qu'un  miracle  s'opère. 
Descends,  descends,  et  les  Juifs  te  croiront! 

II. 

GISMAS,    le  inauv.iis  larron,   sur  la  croiv. 

Toi  fiui  devais  guérir  les  autres, 
Sauve-toi  donc  et  sauve-nous  aussi. 

DISMAS,   le  bon  larron,  sur  la  croiv. 

Mauvais  larron,  cesse;  il  n'est  pas  des  nôtres. 
i\ous  avons  mérité  d'être  punis  ainsi. 
Mais  il  n'a  fait  aucun  mal  celui-ci. 

A  Jésus. 

VA  vous,  Seigneur,  gardez  à  ma  souffrance  un  baume, 
Souvenez-vous  d(^  moi.  Christ,  dans  votre  royaume. 

JÉSUS. 

lùi  vérité^  je  le  le  dis. 
Tu  xer/ia.  avrr  )/toi,  doixiin,  en.  paradis. 

III. 

JEAN,    iiiix  Sainles  Femnios. 

Femmes,  sur  cette  croix  l'espoir  de  tous  se  fonde, 
Adorez  avec  Jean,  dans  une  foi  profonde. 
Ce  qui  sera  le  crucifi.x. 

Adorcmus   à  quatre   l'oi.r. 

E  .\  S  K  M  R  L  E. 

LA    VIERGE    ^lARIE,    JEAN,    M  AG  DEl.EINE ,    :\1ARIE 

CL  É 01' II AS. 

Nous  l'adorons,  le  cœur  plein  d'une  angoisse  amère, 
T^ii,  par  qui  de  Satan  nous  bravons  les  défis. 
>i'ous  t'julorons'  nous  t'adorons! 


LA    ni:DF,,MPTIOX.  2J!) 

Toi,  Dieu,  qui  revêtis  notre  forme  épliémère, 
Toi,  Jésus,  qui  demain,  seras  le  crucifix! 
Nous  t'adorons!  nous  t'adorons! 


Ma  mère,  voilà  voire  fils, 
Jean,  voilà  voire  mère  ! 

IV. 

CHOEIR    DE    LA    FOULE. 

Regardez,  l'iiorizon  soudain  s'est  rembruni. 
Et  cependant,  aucun  nuaire. 
La  nuit  revient!...  Pour  quel  lointain  voyag;R 
Le  soleil,  avant  l'heure,  est-il  des  cieux  banni  ;• 

JÉSUS. 

FAi,  Eli,  Lamina  Sabacthani .' 

V. 

Air  : 

MAGDELEINE. 

Doux  Jésus,  qui  de  Magdeleine 
Par  un  regard  d'amour  purifias  le  cœur. 

De  repentir  mon  àme  pleine 
Épuise  à  te  pleurer  sa  brûlante  langueur. 
Pour  t'aimer  seul,  en  de  saintes  délices, 
J'abandonnai  le  profane  plaisir; 
Amant  divin,  faut-il  que  tu  pâlisses 
Connue  un  soleil  que  la  mort  vient  saisir! 
Doux  Jésus,  qui  de  Magdeleine 
Par  un  regard  d'amour  purifias  le  cœur, 

De  repentir  mon  âme  pleine 
Épuise  à  te  pleurer  sa  brûlante  langueur. 

j  É  sus. 
J'ai  soif. 

UN   SOLDAT. 

Tiens!  cette  éponge! 
Et  ce  n'est  pas  de  l'eau  du  ciel  ! 


260  ŒUVRES  D'EMILE   DESCHAMPS. 

MAGDELEIiNE. 

Eh  quoi!  pour  apaiser  cette  soif  qui  \p  ronge, 
Du  vinaigre  et  du  fiel! 

VI. 

CHOEUR    DE    SOLDATS. 

Maintenant,  ù  nous,  camarades, 
Les  liabits  du  crucifié! 
Ce  costume  aux  jours  de  parades. 
Des  marchands  sera  bien  payé! 

PREMIER    SOLDAT. 

Pour  moi  le  scapulaire. 

DELXliiME    SOLDAT. 

Et  pour  moi  la  ceinture. 

TROISIÈME    SOLDAT. 

Toi,  veux-tu  son  collier  de  laine? 

QUATRIÈME    SOLDAT. 

Eh  !  oui,  d'abord. 
Mais  le  manteau  pour  deux. 

QUELQUES-UNS. 

Nous  voilù  tous  d'accord. 

TOUS. 

Reste  à  nous  partager  la  robe  sans  couture. 

QUELQUES-UXS. 

Ne  la  déchirons  pa*^. 

TOUS. 

Ïirons-Ia  donc  au  sort! 

QUELQUES    SOLDATS. 

Les  dés!  les  dés!  les  désl 

LE    CENTURION. 

Allons,  je  me  hasarde  : 

(Il  agile  les  dés  ) 

—  Huit! 


LA   RÉDEMPTION.  2">1 

TOUS. 
Pas  mal. 

PREMIER    SOLDAT,  jouant. 

Deux  ! 

TOUS,  riant. 

Autant  vaudrait  qu'il  s'en  privfit! 
Ah!  ah!  ah! 

UN    AUTRE    SOLDAT,  jouant. 

Dix! 

TOUS. 

Par  Hercule!  est-ce  lui  qui  la  garde? 

UX    AUTRE    ENCORE. 

Nous  verrons. 

(Il  joue.) 

Douze  ! 

TOUS. 

II  a  gagné.  Vivat! 

REPRISE    DU    PREMIER    CHOEUR. 

Maintenant,  à  nous,  camarades, 
Les  habits  du  crucifié  ! 
Ce  costume,  aux  jours  de  parades. 
Des  marchands  sera  bien  payé  ! 

JÉSUS. 

Ah!  Tout  est  accompli! 

JEAN. 

Que  Jean,  du  moins,  essuie 
Sur  les  pieds  de  Jésus  cette  sanglante  pluie! 

VIL 

CHOEUR    DES    AMES    DANS    LES    LIMBES. 

De  sa  croix  le  Dieu  sauveur 

Va  descendre  dans  nos  limbes; 

Et,  déjà,  par  sa  faveur, 

Nos  fronts  brillent  sous  leurs  nimbes. 


•202  OEUVIil.S    I)   K.MHJ':   DKSCIf  A.M  PS. 

Nous  portions,  premiors  humains, 
Votre  faute  en  nous  punie; 
Du  ciel  s'ouvrent  les  chemins 
Par  le  Christ  à  l'agonie. 

j  K  s  L  s . 
Mon  père,  je  rc/nels  )iion  âme  entre  vos  mains. 

l'inal. 

LKS    KOMAI.\S. 

Juste  ciel!  ô  stupeur!  ù  mystère! 
Le  rocher  s'est  fendu  sous  nos  pas. 
Quel  prodige!  au  loin  tremble  la  terre. 
Ah!  du  monde  est-ce  donc  le  trépas! 

LES    SAINTES    FEMMES. 

Jésus,  avec  ton  sang  nos  pleurs  mouillent  la  terre, 
Pleurons,  pleurons  sur  le  divin  trépas. 

PRÊTRES,  J  L  I F  s ,  accouranl. 

Kcoutez !  ô  terreur  sans  exemple! 
Oui,  des  morts  ont  ouvert  leurs  tombeaux! 
L'air  s'embrase,  et  le  voile  du  temple 
A  grand  bruit  se  déchire  en  lambeaux! 

LES    SAINTES    FEMMES. 

Jésus,  nous  n'aurons  plus  qu'un  teni])le  : 
Le  plus  saint  des  tombeaux! 

LES    ROMAINS    ET    LES    JUIFS. 

'  Ah!  qu' avons-nous  fait?  La  victime  auguste 
Semble  armer  son  bras  d'un  glaive  de  feu. 
Fuyons!  oui  cet  homme  était  vraiment  juste. 
On  a  mis  à  mort  le  vrai  fils  de  Dieu  ! 

JEAN    ET    LES    SAINTES    FEMMES. 

1  Ah!  qu'avez-vous  fait?  la  victime  auguste 
f  Semble  armer  son  bras  d'un  glaive  de  feu. 
'  Tremblez!  oui,  tremblez!  le  Seigneur  est  juste! 
\  On  a  mis  à  mort  le  vrai  fils  de  Dieu! 


LA   RI'-DEMPTIOX.      '  -203 


Épilogue.  —    Im  Résurrection. 

UNE    VOIX    DANS    LE    CIEL. 

Femmes,  ne  pleurez  plus,  dans  trois  jours  de  la  tombe 

Va  ressusciter  Jésus-Christ. 
Et,  dans  quarante  jours,  merveilleuse  colombe, 
Au.\  apôtres  viendra  parler  le  Saint-Esprit. 

CHOEUR    GÉNÉRAL. 

Hosanna  dans  tous  les  mondes  I 
C'est  son  fils  que  Dieu  donna  ! 
Des  soleils  aux  mers  profondes, 
Que  tout  chante  l'iiosanna! 
Comme  Adam,  sa  triste  race, 
Subissait  le  tentateur. 
Espérant  le  jour  de  grâce 
Où  viendrait  le  Rédempteur. 
Hosanna  dans  tous  les  mondes! 
C'est  son  fils  que  Dieu  donna! 
Des  soleils  aux  mers  profondes^ 
Que  tout  chante  l'hosanna  ! 
Hosanna!  hosanna  ! 


STRADELLA 


OPÉRA    EN    CINQ   ACTES 

(en      collaboration      avec       m.      ÉMILIEN      PACINl.) 

MUSIQUE     DE    M,     L.    NIEDERIMEYER 

Représenté  pour  la  première  fois 

sur  le  théâtre  de  l'Académie   royale  de    musique 

en  1837. 


PERSONNAGES  : 

STRADELLA,  maestro  et  chanteur. 
LE    DUC  PESARO,    patricien  et  sénateur. 
SPADONI,    factotum  du  duc. 
BEPPO,  élève  et  ami  de  Stradella. 
PIÉTRO,        )  , 
MJCHAEL,    ^'"'"- 

LÉON  OR,    jeune  orpheline,  fiancée  de  Stradella, 
GINEVRA,    mère  de  Beppo. 
Un    Officier   de    Sdires. 
s  altimb  anqu  es. 

Kravi,    Sbires,   Éli^ves    de   Stradella,  Masques 
ET  Femmes   du   peuple. 


Premier,  deuxième  et  cinquième  actes,  à  Venise. 

Troisième  et  quatrième  actes,  à  Rome. 

—  1602  — 


nota.  ALESSANDRO  stradella,  célèbre  maèUro  de  Venise, 
élail  aussi  le  plus  grand  cha\iU'Ur  du  xvii«  siècle.  Son  yénie  ne 
l'avait  point  tiré  de  l'ctat  suballorne  on  vivaient  tant  d'artistes  à  cette 
époque. 

La  grande  catastrophe  de  sa  vie  ai'enlureuse  a  servi  de  donnée  pre- 
mière à  la  fable  de  cet  opéra. 


STRADELLA 

OPÉRA    EX    CI.\0   ACTES 


ACTE    PREMIER. 


Venise.) 


Une  petite  place.  Au  fond,  un  canal  oblique  avec  un  pont  de  marbre 
praticable.  A  droite,  la  maison  de  Léonor,  ayant  son  entrée  sur  le 
quai  qui  borde  le  canal  ;  on  no  voit  pas  la  porte.  Sur  le  devant  de  la 
maison,  une  l'enètre  avec  un  balcon  peu  élevé.  \  gauche,  plusieurs 
rues  aboutissant  ;i  la  place.  Minuit.  Clair  de  lune.  .\u  carnaval. 


SCÈNE    PREMIEUE. 

SPADONI,    puis     LE     DUC    PESARO, 
ensuite    un    chœur  de   bravi. 

Au  lever  du  rideau,  Spadoni,  seul,  enveloppé  d'un  manteau  et  masqué, 
se  tient  au  bord  du  canal;  il  parait  attendre  et  guetter.  Quelques 
instants  après,  une  gondole  avec  un  falot  passe  sur  le  canal,  sous  le 
pont,  et  .s'arrête  au  milieu  du  tliéàtro,  puis  disparaît  dans  la  coulisse 
à  droite. 

INTRODUCTION. 
.SPADONI,  s'aJressant  au  duc,  qui   est  dans  la  gondole. 

Nous  y  voilà!  Monseigneur,  par  ici! 

LE    DUC,  sortant  de  la  gondole. 

Point  d'importuns? 

SPADONI. 

Non,  Dieu  merci! 
Tout  nous  sert,  le  lieu  sombre  et  l'heure. 


2GS  OEUVRES  D'EMILE  DESCFIAMPS. 

LE    DLC,  montrant  la  maison. 

De  Léonor,  c'est  la  demeure. 
Pour  l'enlever  à  l'instant  et  sans  bruit 
Tout  est-il  prêt? 

SPADOM. 

Tout,  Excellence! 

LE    DUC. 

Et  tes  gens? 

SPADONI. 

A  deux  pas,  mes  bons  limiers  de  nuit, 
Et  vous  pouvez  compter  sur  leur  silence. 

U  appelle  î\  gauche. 

St!...  st!...  amis!...  holà!!! 

LES    BRAVI,  en  dehors. 

Nous  voilà!  nous  voilà! 

Entre  une  troupe  de  gens  de  mauvaise  mine. 
LE    DUC,  à  part. 

Pas  mal  comme  cela! 

LE    CHOELR. 

Sa  Grandeur,  que  veut-elle? 

LE    DUC 

Il  faut  qu'une  rebelle 
Se  rende  enfin. 

SPADONI,  raontrnnt  la  maison  de  L^-onor. 

C'est  là. 

LE    CHOEUR. 

lîon!  enlevons  la  belle! 
ISos  bras  sont  à  vous! 
Nos  bras  et  nos  âmes! 
IMarchons!  guerre  aux  femmes! 
Malheur  aux  jaloux! 

LE    DUC. 

Que  Lf^onor  cède  ù  ma  flamme! 


STRADELLA.  2G0 

SPADONI. 

Oucl  triomphe  pour  une  femme  1 

LE    CHOEUU. 

Se  voir  l'objet  de  votre  flamme, 
Quel  triomphe  pour  une  femme! 

LE    DUC. 

Vous  serez  bien  payés. 

LE    CHOEUR. 

11  suffit,  monseigneur! 
De  vous  servir  on  ne  veut  que  l'honneur. 

SPADONI. 

Le  carnaval  nous  favorise. 

LE    DUC. 

A  moi  la  perle  de  Venise! 

LE    CHOEUR. 

Le  carnaval  vous  favorise. 
A  vous  la  perle  de  Venise! 

CHOEUR. 

Nos  bras  sont  à  vous, 
Nos  bras  et  nos  âmes! 
Marchons!  guerre  aux  femmes! 
Malheur  aux  jaloux  ! 
Noirs  comme  la  nuit 
Où  le  stylet  brille, 
Vers  la  jeune  fille 
Glissons-nous  sans  bruit! 
L'or  de  vos  filets 
Retiendra  sans  peine 
La  captive  reine 
Dans  votre  palais. 
Nos  bras  sont  à  vous, 
Nos  bras  et  nos  âmes! 
Marchons!  guerre  aux  femmes! 
Malheur  aux  jaloux! 

On  entend  venir  une  sérénade. 


270  OEUVP.RS   D'I-Mir.M    DKSCIIAMPS. 

SPADOM. 
Silence!  amis!...  voici  des  mascarades. 

LE    DUC,  i\  part. 

Ces  gens-là  prennent  bien  leur  temps! 

SPADONI. 

Par  ici  !  camarades! 
Retirons-nous  quelques  instants. 

TOt-S. 

Retirez-vous    )        ,  .     .     , 

Retirons-nous  ri"^'^"^^'"^^^»^^- 

Ils  disparaissent  à  çauclie  au  premier  plan. 


SCÈNE    II. 

STRADELLiV    et  ses   Élèvbs,    avec  des  flambeaux, 
des  guitares  et  divers  instruments  de  musique,  arrivent  par  le  pont. 

CHOEl'R    D''jiLKVf:S,  sous  le  balcon  de  Léonor. 

Là  du  sommeil 

L'ange  vermeil 
Berce  tes  sens  de  beaux  mensonges. 

Fille  des  cieux, 

Ouvre  les  j'eux; 
Car  tant  d"amour  vaut  bien  tes  songes. 
Tout  est  muet  au  sein  des  nuits, 
Plus  de  gondole  en  promenade; 
L'onde  et  les  cieux  ont  pour  tous  bruits 
Soupirs  d'amour  et  sérénade. 

Romance. 

STRADELLA. 

P  U  E  M  I  E  R      COUPLET. 

Venise  est  encore  au  bal, 
Lt  la  lune  au  loin  décline; 
C'est  l'heure  où  du  ciel  natal 


STRADELI-A.  -^71 

Descend  Tamour  virginal. 
Moi,  du  palais  d'un  seigneur 
Fuyant  le  servile  honneur. 
Je  viens  rêver  le  bonheur 

Près  de  l'orpheline! 
Que  l'écho  chante  avec  moi 
Au  son  de  la  mandoline, 
0  ma  belle!  amour  à  toi! 

DEUXIÈME      COUrLET. 

Demain  pour  les  deux  amants 
Doit  s'ouvrir  Thunible  chapelle. 
Où,  touché  de  mes  tourments. 
Dieu  bénira  nos  serment^^. 
r>el  ange  aux  regards  si  doux, 
y\h!  je  t'implore  à  genoux, 
Viens  fuyons  loin  des  jaloux, 

Stradella  t'appelle. 
Viens!  oh!  viens  sans  crainte  h  moi! 
Toujours  et  partout,  ma  belle, 
A  toi  gloire!  amour  à  toi! 

Ll':Oi\OR,  dans  la  maison. 

Quand  mon  cœur  reçut  ta  foi, 

11  jura  d'être  fidèle. 

A  toi,  gloire!  amour  à  toi  ! 

Chœur  double. 

LES   ÉLÈVES. 

Là  du  sommeil 

L'ange  vermeil 
Berce  tes  sens  de  beaux  mensonges. 

Fille  des  cieux, 

Ouvre  les  yeux; 
Car  tant  d'amour  vaut  bien  tes  songes. 
Tout  est  muet  au  sein  des  nuits, 
Plus  de  gondole  en  promenade; 
L'onde  et  les  cieux  ont  pour  tous  bruits 
Soupirs  d'amour  et  sérénade. 


272  OEUVRKS    D'KMILE   DESCIIAMPS. 

LES    BR AVI,  se  montrnnl  ou  coin  des  rues. 

Un  bruit  pareil, 

Jusqu'au  soleil, 
Faudra-t-il  donc  qu'il  se  prolonge? 

Masques  joyeux, 

Hors  de  ces  lieux, 
Fuyez  ainsi  qu'un  mauvais  songe. 
Ils  devraient  bien  pour  cette  nuit 
Chercher  ailleurs  leur  promenade  ; 
Ils  nous  perdront  avec  ce  bruit! 
Maudite  soit  leur  sérénade! 

Les  bravi  disparaissent  de  nouveau  à  gauche. 

Récitatif. 

STRAUELLA. 

Chers  élèves,  c'est  bien!...  Ah!  veillez  à  l'entour. 

Les  élèves  se  dispersent  et  se  groupent  diversement. 


SCENE    III. 

Les    Précédents,    LÉON  OR,   paraissant  à  son  balcon. 
LÉO>'OK. 

C'est  donc  vous,  Stradella! 

STRADELLA. 

Ce  soir,  par  les  Lagunes, 
Le  duc,  mon  maître,  au  loin  court  les  bonnes  fortunes. 
11  poursuit  le  plaisir,  je  viens  trouver  l'amour. 

LÉOXOR. 

Soyez  le  bienvenu  !  car  votre  voix  céleste 

Perce  mes  noirs  chagrins  comme  un  rayon  du  jour. 

Merci! 

STRADELLA. 

Ma  Léonor,  un  doux  espoir  me  reste; 
Écoutez,  l'orpheline  a  besoin  d'un  appui; 
Chanteur  chez  Pesaro,  moi  je  dépends  de  lui; 


STIÎADELLA.  'J73 

C'est  pourquoi  j'ai  hâté  notre  union  secrète, 
Demain  nous  partirons,  voulez-vous? 

Lh^ONOU. 

Je  suis  prête' 
Nocturne. 

STI'.ADELLA    et   LÉOiNOK. 

r  K  E  M  I  E  R     c  o  r  r  L  E  T. 
ENSEMBLE. 

A  demain 
Les  délices  suprêmes! 

Notre  liymen 
Est  écrit  aux  cieux  mêmes. 

A  demain  ! 

LÉONOR,  seule. 

Je  suis  fière  de  vous! 
De  vos  cliants  de  génie 
Tous  les  anges  seraient  jaloux. 

STRADELLA,  seul. 

Ail!  c'est  à  mon  bonheur 
Qu'ils  porteront  envie, 
Quand  ton  cœur  battra  sur  mon  cœur. 

ENSEMBLE. 

A  demain,  etc. 
A  demain,  entends-tu?  le  bonheur,  à  demain  ! 

DEUXIÈME     COUPLET. 

ENSEMBLE. 

A  demain,  etc. 

STRADELLA. 

Si  ta  vie  est  à  moi, 
Je  préfère  ma  chaîne 
Au  pouvoir  du  Doge  ou  d'un  roi! 

LÉONOR. 

Je  donuerais  cent  fois 

•  Les  trésors  d'une  reine 

Pour  un  accent  de  votre  voix! 


UELVl;i;S    DKMILK    D  ESC U  A. M  PS. 

KNSEM3LK. 

A  demain,  etc. 

I.('onor   rentre  et  referme   sa    fenèlre;   StradtUa  cl    ses  élèves 
sorlent  par  le  pont. 


scENi!:  IV. 

L\i    DUC,    Sl'AUUN  r, 
ET    L  li  S    Bkavi,    ciéboucliant  i);ir  les  rues  à  g.'uiclie. 

Sl'ADOM. 

Amis!  la  place  est  libre!...  y\llons!  forcez  la  porte. 

Spadoni  et  les  bravi  sortont  n  ilroile. 
LE    DUC,  sur  le  devant. 

J'ai  yoiilTert  trop  longtemps  ton  .superbe  dédain! 
Tandis  que  je  nie  rends  au  Sénat,  qu'on  remporte! 
Au  fond  de  mon  palais  qu'on  l'enferme  soudain  ! 

On  a  enlcnJu  des  coups  redoublés  ù  droite. 
LÉO  OR,  en  dehors. 

Au  meurtre!  à  l'aide!  à  l'aide! 

s  P  ADO. M  5  en  dehors. 

Ou'on  l'entraîne  toujours! 

LE    DUC,  regardant  à  droite. 

Victoire I  tout  nie  cède! 
Tout  cède  à  mes  amours! 

LÉONOR,  en  dehors. 

Au  secours!  au  secours! 

On  ente.nd  une  niarohe. 

LE    DUC. 

Des  sbires!  Empêchons  qu'ils  lui  portent  secours! 

La   gondole    qui    emporte   Léonor  et  quelques   gens   du    due, 
sillonne    rapidement    le   canal.  Spadoni    rentre    en   scène   par   In 

droite  en  nn^rne  temps  que  la  patrouille  par  le  pont. 


STIIADLLLA. 


SCÈAE     V. 

Lh   DUC,    SPADONl,    Patrouille    ue    Sbir: 
Un    Officier. 

CHOEUR    DE    SBIRES. 

Marchons  serrés!  et  faisons  bonne  garde  1 
En  carnaval  le  tour  revient  souvent; 
Braves  sergents,  croisez  la  hallebarde! 
•N'ayons  pas  peur!  compagnons!  en  avant! 
Toujours  notre  vigilance 
Égale  notre  vaillance; 
Rien  n'échappe  au  glaive,  au  regard 
De  la  police  de  Saint-Marc! 

l'officier,  ù  Spadoni. 

Qui  vive? 

SPADONI. 

Citoyen  de  Venise  la  belle  ! 
l'officier. 
Tout  est  tranquille  ici? 

spadoni. 
Cherchez  ! 


L  officier. 

SPADONI. 


l'oint  de  tiuerellc: 


C'est  votre  aflaireV 


Ah! 


L  OFFICIER. 

Un  a  crié  d'une  maison! 

SPADONI. 

l'officier. 
Vous  étiez  là! 

SPADONI. 

Non! 


270  OEUVRES   D'EMILE   DESCHAMPS. 

Insolent,  en  prison! 

TOUS    LES    SBIRES,  s'cmparnnt  de  Spadoni. 

Marclio^z  en  prison! 

Le  djc  s'avance  et  montre  ranneau  qu'il  porte  au  doigt. 
LE    DUC. 

Cet  liomme  m'appartient,  sénateur. 

l'officier,  s'inolinant. 

Excellence! 
Pardonnez  notre  erreur!  Soldats,  portez  la  lance!... 

Le  duc  sort  eu  riant,  à  droite,  et  recommande  par  des  signes 
à  Spadoni  de  veiller  sur  la  belle  et  d'amuser  encore  les  sbires. 

reprise  du  choeur  des  sbires. 
Marchons  serrés,  et  faisons  bonne  garde! 
En  carnaval  le  tour  revient  souvent! 
lîraves  sergents,  croisez  la  hallebarde! 
L'oreille  au  guet,  compagnons  en  avant! 
Toujours  notre  vigilance 
Égale  notre  vaillance; 
Rien  n'échappe  au  glaive,  au  regard 
De  la  police  de  Saint-Marc. 

Pendant  ce  chœur,  et  aux  signes  de  Spadoni,  paraissent  des 
gondoles  chargées  de  masques.  Ils  en  sortent  pour  danser  sur  la 
scène  et  agacer  la  patrouille. 


SCENE    VI. 

Les    Pré  cèdent. s,    Masques   de   toutes    soutes. 

Final. 

ENSEMBLE. 
SPADONI. 

Ah!  parbleu,  mes  enfants,  une  bonne  folie! 
Vous  venez  à  propos!  Donnons-leur  fête  et  bal! 


STUADELLA.  -i77 

Jusqu'au  jour,  avec  nous,  que  la  garde  s'oublie, 
Et  se  mêle  en  dansant  au  joyeux  carnaval! 

LES     MASQUKS. 

Le  bon  tour!  ah!  ah!  ah!  c'est  un  temps  de  folie  ! 
Allons  donc,  braves  gens,  cette  nuit  fête  et  bal! 
Jusqu'au  jour,  avec  nous,  que  la  garde  s'oublie, 
Et  se  mêle  en  dansant  au  joyeux  carnaval! 

1,ES    SBIRES. 

Qu'est-ce  donc!  halte  là!  quelle  étrange  folie! 
Insolents,  finissez!  loin  de  nous  fête  et  bal! 
A  danser  croyez-vous  que  la  garde  s'oublie? 
A-t-on  l'air  et  l'habit  du  joyeux  carnaval? 

Les  masques  ont  pénétré,  en  les   agaçant,  dans   les  rangs  des 
sbires  qui,  peu  à  peu,  se  sont  laissés  entraînera  danser  avec  eux. 

SPADONI. 

Ah!  bravo!  mes  enfants,  la  charmante  folie! 
Bon  courage  !  A  la  fin  les  voilà  tous  du  bal. 
11  est  bien  quelquefois  que  la  garde  s'oublie, 
Et  se  mêle  en  dansant  au  joyeux  carnaval. 

LES    MASQUES. 

On  les  tient!  ah!  ah!  ah!  la  charmante  folie! 
Bon  courage!  Avec  nous,  les  voilà  tous  du  bal. 
Vous  voyez  quelquefois  que  la  garde  s'oublie. 
Et  se  donne  à  son  tour  un  air  de  carnaval. 

LES    SBIRES. 

Eh  bien  donc!  nous  aussi?  QLielle  bonne  folie! 
Malgré  nous,  cette  nuit,  nous  voilà  tous  du  bal. 
11  faut  bien  quelquefois  que  la  garde  s'oublie; 
C'en  est  fait!  mêlons-nous  au  joyeux  carnaval! 

Danse  générale  des  masques  et  des  sbires. 


FIN      DU      PREMIER       ACTE. 


16 


AGTH    DEUXIEM!'. 


Une  salle  retirée  du  palais  l'esaro.  Meubles  riches  et  élégants;  archiluc- 
ture  mauresque.  Au  fond,  une  fenêtre  avec  un  balcon.  .V  droite,  l.i 
l)orte  d'entrée;  à  gauche,  une  chambre.  Bougies  allumées.  11  fait 
presque  nuit  à  l'extérieur.  Vue  de  Venise  au  fond. 


SCHXE   PHEMIEUE. 

Dus  bravi  masqués  ont  déposé  Léonor  évanouie  sur  un  sopha; 
ils  se  retirent  à  son  premier  mouvement. 

LÉONOR,   seule,  revenant  à  elle. 

Ah  !...  ail!  quel  songe  affreux  !  grâce  au  ciel,  il  s'achève! 

Elle  regnrde  autour  d'elle. 

Mais...  oùsuis-jeV  mon  Dieu!...  quel  ti'oubleen  moi  s'élève! 

Elle  s'avance  sur  le  devant  du  théûlre. 

Oui  m'a  conduite  ici?...  se  peut-il?  ô  douleur!... 
Cet  éclat!...  ces  murs...  ah!  ce  n'était  point  un  rêve  ! 
Oui...  tout  est  vrai!  l\falheur!...  Malheur!... 

Air. 
LÉoor. . 
Ouand  celui  que  j"udore  à  l'hymen  se  prépare, 
Ouand  peut-être  à  cette  heure,  il  m'appelle,  il  m'attend. 
Voilà  donc  sans  pitié  que  le  ciel  nous  sépare, 
Et  qu'il  change  en  affront  ce  bonheur  d'un  instant! 
Pour  quel  crime,  ô  mon  Dieu!  m'avez-vous  condamnée' 
Ai-je  pu  mériter  la  rigueur  de  mon  sort? 
A  la  honte,  au  malheur,  si  je  suis  destinée, 
Comme  grâce  ti  genoux  je  demande  la  mort! 


Pauvre  orpheline  dès  l'enfance, 
Oui  viendra  prendre  ma  défense? 


STI'.ADI.Lr,  \.  IVÔ 

.Mon  bien-aimé,  lorsqu'on  m'olïenso, 
Ne  peux-tu  rien  ici  pour  moi? 
0  Stradelia,  quand  je  f  implore, 
ÎMes  cris  n'arrivent  pas  vers  toi... 
Ma  plainte  en  vain  redouble  encore... 
Nul  ne  répond  à  mon  eflVoi... 

Quand  celui  que  j'adore,  etc. 

Kii  quoi,  tout  est  fermé!  Quelle  force  ennemie 
De  ce  palais  fait  ma  prison? 

Elle  aperçoit  la  chambre  ouverte   à  gavulip. 

Ah!  quel  espoir! 

Elle  revient. 

Mais  non!  point  d'issue...  infamie! 
Que  faire?...  la  frayeur  égare  ma  raison! 
(Hiand  celui  que  j'adore,  etc.. 

Récilalif. 

LEONOR,  eiilemlnnt  marcher  au  dehors. 

Du  bruit!... 

Elle  écoute. 

Dans  ce  refuge,  ah  !  cachons-nous  d'abord. 

Elle  rentre  dans  la  chambre  et  referme  la  porte  sur  elle. 


SCENE    11. 

SPAUONI,     puis     DE. s     M.\  R  CH.-VND  ES     OE    PAUL'RES. 

SPADONI,  entrant. 

Si;.'nora! 

Voyant  qu'elle  n'est  pas  là. 

Personne  ! 

Il  montre  la  porte  du  cabinet. 

Ah! 

n   va  frapper  en  appelant. 

Signorine  !... 

\  part. 

On  s'enfiM'mc! 


280  OEUVKES   D'EMILE  DESCHAMPS. 

Le  maître  à  son  retour  verrait-il  ses  rigueurs  ?... 

Au  palais  Pesaro  les  rigueurs  ont  leur  terme, 

lit  voilà,  par  Saint-Marc!  des  arguments  vainqueurs, 

A  la  cantonade. 

Apportez  ces  présents  qui  désarment  les  cœurs. 

Entrent   des    marchandes   de   parures   portant  dos   étoffes 
et  des  joyaux  de  toutes  sortes. 

Air,  avec  cluxurs. 

LES    MARCHANDES. 

C'est  nous  qui  vendons  aux  dames 
Leurs  plus  élégants  atours; 
Pour  se  faire  aimer  des  femmes, 
A  nous  les  grands  ont  recours. 
Les  sénateurs  de  Venise 
Au  Piialto  vont  nous  voir; 
Par  nous,  bourgeoise  et  marquise 
Savent  doubler  leur  pouvoir. 

SPADOM,  courtisant  les  marchandes. 

Quels  doux  accents,  et  que  vos  yeux  sont  doux  ! 

Ah!  sur  ma  foi  je  suis  épris  de  vous  ! 

Voyons,  voyons,  vos  plus  riches  bijoux  ; 

Rien  n'est  trop  beau,  rien  n'est  trop  cher  pour  nous. 

LE    CHOEUR,   accompagnant. 

Oui,  devant  son  miroir, 
Nous  charmons  mainte  belle  ; 
Pour  flatter  son  espoir. 
Maint  amant  nous  appelle. 

SPADONI. 

En  ce  lieu  de  plaisance. 
Tout,  devant  ma  puissance. 
Aujourd'hui  va  céder; 
Le  Duc  en  son  absence 
Me  laisse  commander. 
De  Monseigneur,  tendres  beautés. 
Sachez  par  moi,  sachez  les  volontés; 


STRVni.LLA.  2Sl 

Qu'aux  talismans  que  vous  portez 
D'un  cœur  rebelle  il  doive  les  bontés  ! 

ENSEMBLE. 
LES    MARCHANDES. 

Voyez  ces  fleurs,  v-oj^ez  ces  gazes, 
Et  ces  colliers  dignes  des  rois; 
Brocarts,  damas,  rubis,  topazes. 
On  n'a  que  l'embarras  du  choix  ; 
Velours  brodés,  riches  dentelles, 
Robes  d'argent,  écharpes  d'or... 
Masques  galants,  modes  nouvelles, 
Et  que  Paris  n'a  pas  encor! 

SPADONI,  à  part. 

Autour  de  moi  comme  on  s'empresse! 
Du  maître  servons  les  projets; 
Mais  agissons  avec  adresse. 
Il  faut  gagner  sur  ces  objets. 

Aux  marchandes. 

C'est  admirable,  par  ma  foi  ! 

Vo3'ons  ces  fleurs,  ces  blanches  gazes. 

Et  ces  joyaux  dignes  d'un  roi. 

Les  marchandes  la  harcèlent  et  le  tirent  de  tous  cotés. 

Riches  colliers,  belles  topazes... 
Mais  quel  vacarme!  ah!  laissez-moi! 

Sur  le  devant  de  la  scène. 

Que  de  plaisirs,  de  profits  et  d'honneur. 
Pour  le  valet  favori  d'un  seigneur! 
11  est  heureux  comme  un  vrai  sénateur. 
Pourvu  qu'il  ait  certain  air  séducteur. 
Venez  à  lui  sans  façon  et  sans  peur, 
Jeunes  beautés,  il  n'est  point  un  trompeur. 

LE    CHOEUR. 

Entendez-nous,  jetez  les  yeux, 
Sur  ces  objets  si  merveilleux. 

16 


•28-2  Oi:  LIVRES   D'KMILK    I)  H  S  Cil  A  M  PS. 

SPAUO.M. 
Ah!  quoi  tapage,  en  vérité! 
Ne  puis-je  donc  être  écouté? 

Sur   le  devant  de  In  scltip. 

Que  de  plaisirs,  etc. 

LES    MARCHANDES. 

Allons,  seigneur,  n'épargnez  rien! 
Choississez  tout  et  payez  bien  ! 

Sl'ADONI,  donnant  de  l'argent  aux  ninreliandes. 

Voilà  pour  vous,  mais  du  palais 
Partez,  partez,  et  sans  délais. 

ENSEMBLE. 
LES   MARCHA^DES. 

Fnfin,  c'est  ainsi  que  vous  êtes, 
Mesdames,  dans  tous  les  pays  ; 
F..es  cadeaux  font  tourner  vos  têtes. 
Quand  vos  cœurs  ne  sont  pas  séduits. 

Elles  comptent  l'argent  que  Spadoni  leur  a  (Inniii-. 

-Mais  quoi  !  voilà  notre  partage  ! 
Vraiment  c'est  trop  peu  de  sequins! 
Il  en  comptera  davantage... 
Ah  !  ces  valets  sont  des  coquins  ! 

SPADONI,  à  part. 

Enfin  c'est  ainsi  que  vous  êtes, 
Mesdames  dans  tous  les  pays; 
Les  cadeaux  font  tourner  vos  têtes, 
Quand  vos  cœurs  ne  sont  pas  séduits... 

Aux  marchandes. 

VÀ\  bien!  voilà  votre  partage; 
A  vous  ces  bourses  de  soquins;^ 
Vous  en  faudrait-il  davantage? 
Ah!  ces  marchands  sont  des  coquins I 

Spadoni  renvoie  les   marchandes,  qui  ont  déposé   leurs    i-lofTe 
et  sortent  à  droite  du  fond. 


STIiADF.LT.A.  -283 


SCÈNE    III. 

SPADONI,    seul  d'abord,    puis  STRADELLA,    BEPPÛ 
et    Pi-usiEUUS    Élèves. 

On  entonil  du  deliors  la  ritournelle  delà  baioaroUo  do  Stradelia. 

S  P  ADO  M,    écoutant. 

Ml  !  voilà  ce  chanteur  dont  le  crédit  m'outrage. 

La  prisonnière  cependant 
Pourra,  par  .son  humeur,  lui  donner  de  l'ouvrage, 

Faisons  le  nôtre  en  attendant. 

Pendant  la  barcnroUe  qui  suit,  Spadoni  s'occupe  à  ranger  les 
étoffes  et  les  bijoux  sur  des  étagères  et  à  poser  des  vases  de  fleurs 
devant  la  porte  oii  est  Léonor,  et  sur  le  bulcon  qu'il  onlr'ouvre 
ni  referme.  Il  disparaît  de  temps  en  temps. 

Entrent  Stradelia,  Beppo  et  les  élèves. 

STIiADELLA,   s'accompagnant  d'une  mandoline. 

Barcarolle. 

I. 

\  oyageur,  ù  qui  Venise 
Se  dévoile  après  le  jour, 
Si  tO'i'Ame  ailleurs  est  prise 
Que  je  plains  ton  autre  amour! 
De  retour  vers  la  charmante 
Dans  fif'enade  ou  Bassora, 
Le  souci  qui  te  tourmente 
A  ses  pieds  te  poursuivra. 
Car  Venise  est  une  amante 
Que  jamais  on  n'oubliera. 
Où  sont  donc  vos  belles  nuits, 
Diras-tu  dans  tes  ennuis! 

Venise,  ô  ma  beauté 

Mon  cœur  vous  est  resté  ! 

LE   CHOEUR   d'élèves,  répétant. 

OÙ  sont  donc  vos  belles  nuits,  etc. 


'i8i  OEUVRF.S   D'EMILE    DRSCHAMPS. 

H. 

STRADELLA. 

Dos  princesses  tritalie 
C'est  Venise  le  matin. 
Qui  s'endort,  la  plus  jolie, 
Dans  les  fleurs  et  le  satin, 
Et,  le  soir,  c'est  la  plus  folle 
Sous  le  masque  de  velours, 
La  plus  tendre  en  sa  gondole, 
Et  la  plus  noble  toujours! 
La  musique  est  sa  parole 
Et  ses  rêves  les  amours  : 
O  Venise  plus  d'ennuis, 
A  nous  tous  tes  belles  nuits  ! 

Venise,  ô  ma  beauté  ! 

Chez  toi  la  liberté! 

CHOEL'R    d'élèves,  rOpélant. 

O  Venise,  plus  d'ennuis,  etc. 
Récilalif. 

SPADONI,  qui  s'est  approché. 

Bien,  Stradella,  ta  joie  est  d'un  heureux  présage. 
Mais  le  duc  Pesaro,  qui  veille  avec  les  dix, 
En  passant,  t'a  donné  des  ordres.  —  Moi  je  dis, 
Qu'il  faut  avant  le  jour  accomplir  ton  message. 
La  belle,  en  son  boudoir,  persiste  à  s'enfermer  : 
Va  lui  chanter  l'amour  pour  qu'elle  sache  aimer. 
Qu'au  retour,  monseigneur  la  trouve  enfin  plus  sage. 

II  sort. 


SCENE  IV. 

STRADELLA,    BEPPO,    et  Quelques    Élèves. 
STRADELLA,  à  part. 

Encor  nouveau  caprice!  allons!  vite,  chanteur. 
Ta  voix  pour  attendrir  je  ne  sais  quelle  femme!... 


STRADELLA.  28.' 

Chante!  on  t'a  bien  paj'é!  sers  d'interprète  infâme  ! 
Aux  vils  amours  d'un  sénateur! 

Avec  élan. 

A  mon  art!  art  divin!  ô  sublime  harmonie, 

Écho  sacré  du  ciel 
Par  qui  l'âme  s'épure  au  souffle  du  génie. 
On  prostitue  ainsi  ton  pouvoir  immortel  ! 
Misère!...  que  pourtant  ma  tâche  soit  finie; 
Demain  je  m'affranchis  de  ce  joug  détesté  ! 
Demain!  demain!  l'amour  avec  la  liberté  ! 

A  ses  élèves. 

A  nous  maintenant,  chers  élèves  ! 

BEPPO. 

De  la  beauté  charmons  les  rêves! 

Les  élèves  de  Beppo  s'approchent  de   la  chambre  et  commen- 
cent la  sérénade  du  premier  acte. 

LES   ÉLÈVES. 

Là  du  sommeil, 
L'ange  vermeil... 

STRADELLA,  les  interrompant. 

Arrêtez!  gardez-vous  de  profaner  ces  chants 

Inspirés  par  celle  que  j'aime! 
Toi  seule,  ô  Léonor!  connais  ces  airs  touchants, 
Symboles  d'un  amour  aussi  pur  que  toi-même. 

LÉO^OR,  en  dehors. 

Stradella, 
Es-tu  là? 

STRADELLA,  stupéfait  et  5  part. 

Qu'entends-je!  Quels  accents!  Léonor,  est-ce  toi? 
Affreuse  idée... 

LES    ÉLÈVES,  à  part. 

Amis,  d'où  vient  son  trouble  extrême? 

STRADELLA   à  ses  élèves. 

Ah!  laissez -moi! 


'IM)  OK U  V  R F- S   D ' K MU.  V.   D  i: S dl  \  M [' S. 

LES  i';i,i;vj:.s. 
Partons! 

STRVJJKLI.  \. 

Va,  lîeppo,  laisse-moi! 

Les  élèves  sortent  pnr  In  porte  à  ilrolti'.  Stradelln.  qui  lis  a 
regardés  s'éloigner,  vn  vers  In  clinniljre,  qui  s'ouvre  devant  lui,  el 
d'où  Léonor  s'iHance. 


SCl£NE    V. 

STRADELI.A,    LHONOIi. 

Uho. 

LÉONOR,  avec  jnio. 

Quel  coup  du  ciel! 

s  T  R  A  D  r.  L  L  A  . 

Quel  coup  do  foudre  ! 

i.KOivon. 
Te  voilà  donc? 

s  T  R  A  U  E  L  L  A . 

Dieu!  que  résoudre? 

LÉONOR. 

Ali  I  je  le  savais  bien,  que  tu  me  sauverais! 
Viens!  viens!  partons! 

STRADELLA. 

Mortels  regrets  ' 

I.  ÉONOR. 

Oh  !  que  dis-tu? 

s  T  R  A  I)  E  1. 1.  A  . 

Le  duc,  mon  maître. 
T'a  donné  pour  treùlier  rinfàiiie  Spadoiii. 
Impossible  de  fuir!... 

LÉONOR. 

Et  le  jour  va  paraître! 
Hélas  tout  est  fini!... 
Ah!  ce  balcon!... 


STUADKLLA.  '287 

STKADKLLA. 

C'est  un  abiiiic. 

ENSEMBLE. 

Affreux  i)alais,  séjour  du  crime! 

L'opprol)re  ici,  là  le  trépas! 

0  mon  Dieu  ne  nous  perdez  pas! 

Ll'ONOR. 

Par  quel  destin  qui  nous  oppresse 
En  deuil  se  change  un  jour  d'ivresse? 
Hélas!  dans  ma  sombre  détresse 
Dieu  seul  peut  me  sauver  d'un  lâche  ravisseur  ! 

s  T  n  A  D  E  L  L  A  . 

Faut-il  qu'au  jour  où  l'hyménée 
Devait  bénir  ma  destinée 
Ma  Léonor  abandonnée, 
Tombe  aux  mains  de  ce  lâche  et  cruel  oppresseur! 

ENSEMBLE. 

0  sort  trop  horrible  ! 

Mon  \  ""'^'^  ^^^''^ 
D'un  maître  terrible 

Me  i  ^^'^^^  ^'^^'^^' 
Ah!  comment  |     ,  !  arracher  à  ce  joug  inflexible, 
Et  fuir  ce  palais  infernal  ? 

A  ce    moment,  on  entend  sur  la    lagune    Beppo    clianlant  une 
bai'carolle. 

La...  la...  la... 

STRADELLA,  Lcoutant. 

Chut!  c'est  Beppo  !  quelle  espérance! 
Courage  ! 

Il  écrit  sur  des  tablettes  et  va  à  la   fenêtre  les  jeter  à  Beppo. 
LÉONOU,  sur  le  devant  du  théâtre. 

Saints  du  ciel!  secondez  deux  amants! 


'i88  OEUVIU:S    DÉMJLE    DESCIIA.MI'S. 

STRADELLA. 

Encor  quelques  moments, 
C'est  notre  délivrance! 

ENSEMBLE. 
STRADELLA. 

Ma  bien-aimée,  oui,  j'ai  l'espoir, 
De  t'arraclKU'  à  son  pouvoir; 
Bientôt,  crois-moi,  tu  pourras  voir 
Astre  d'amour  briller  dans  un  ciel  noir! 

LÉONOR. 

Mon  bien-aimé,  j'en  ai  l'espoir. 
Tu  me  ravis  à  ton  pouvoir; 
Bientôt  par  toi  je  pourrai  voir 
Astre  d'amour  briller  dans  un  ciel  noir! 

STRADELLA,  seuK 

Mais  voici  déjà  l'aurore. 
Et  Beppo  ne  revient  pas  ! 
Ah!  s'il  doit  tarder  encore. 
C'est  la  honte  ou  le  trépas! 

LÉONOR. 

O  mon  Dieu  !  ne  nous  perdez  pas! 
Ma  bien-aimée,  etc. 

ENSEMBLE. 
STRADELLA. 

0  duc!     „  f.,,  I  bras  va  dans  ce  jour 

De  tes  affronts  sauver  l'amour! 
A  nous  le  bonheur  et  l'amour! 

Récilalif. 

STRADELLA. 

Rassurez-vous!  Beppo  m'amène  une  gondole. 

Une  échelle  y  sera...  tous  deux  dans  peu  d'instants. 

LÉONOR. 

Pourra-t-il  approcher  du  palais! 


STRADELLA.  280 

STP.ADELLA. 

Je  l'attends 
Sous  ce  balcon  toujours  désert;  ma  barcarolle 
Doit  être  le  signal  ;  le  duc,  pour  quelque  temps, 
Siège  encore  à  Saint-Marc;  avant  qu'il  ne  revienne, 
L'ombre  peut  assurer  votre  fuite  et  la  mienne. 

LÉONOR. 

Dois-je  y  croire? 

STRADELLA,  inquiet. 

Le  jour  paraît;  si  Spadoni... 

On  entend  de  nouveau  une  voix  dans  le  lointain. 
LÉONOR. 

Entendez-vous  cet  air  ? 

STRADELLA,  courant  à  la  fenttre. 

Beppo! 

TOUS  DEDX. 

Qu'il  soit  béni! 

STRADELLA. 

Indigence  et  périls  vont  planer  sur  ma  tête... 
Suivrez-vous  sans  regrets  le  destin  d'un  banni? 

LÉONOR,  avec  force. 

Dieu  sait  que  je  vous  aime  et  que  rien  ne  m'arrête. 
^A  vous,  toujours. 

A  ce  moment  on  jette  par  la  fenêtre  un  paquet  de  cordes 
enveloppées  dans  un  manteau,  et  des  armes  que  Stradella  pose 
sur  la  table. 

STRADELLA,  prenant  le  paquet. 

Enfin! 

n  va  attacher  l'échelle  au   balcon. 

LÉONOR,  se  jetant  à  genoux. 

Ciel  protecteur!  merci  ! 

Fanfares. 

LE   DUC,  en  dehors,  à  droite. 

Que  nul  n'entre  après  moi!  ■ 

V.  17 


290  ŒUVRES    D'EMILE  DESCHAMPS. 

LÉO>OR,  efTrnyOe. 

Le  duc! 

Elle  écoute  à  la  grande  porte  à  droite. 

II  vient  ici!... 

STRADELLA,  revenant  sans  avoir  entendu  le  duc. 

Un  seul  moment... 

LÉONOR. 

Trop  tard!... 

LE  DUC,  en  dehors. 

Bien  ! 

STRADELLA,  consterné. 

Pesaro! 
l/;oxor. 

De  grâce  ! 
Cachez-vous!  cachez-vous! 

[STRADELLA. 

Qui?  moi,  céder  la  place? 
Oli!  non  pas  ! 


SCÈNE   VI. 

STRADELLA,     LKONOR,    LE    DUC. 
LE   DUC,  entrant,  à  part. 

A  merveille!...  Eh!  Ton  s'est  adouci... 

Haut  h  Stradella. 

lîravo!  mon  bon  chanteur  gagne  bien  son  salaire. 

Cavalitrement  à  Léonor. 

Maintenant  ces  trésors  sont  à  vous... 

Il  désigne  les  parures  déposées  par  les  marchandes. 
STRADELLA,  à   part. 

O  colère! 

LÉOAOR,  à  part. 

Que  devenir? 


STRADELLA.  -291 

LE   DlC,  amoureusement. 

Restons  tous  deux! 

Il  fait  signe  de  sortir  à  StradeUa,   qui  feint  de   ne  pus  le  voir, 
STRADELLA,  à  part. 

Je  reste  aussi! 

STRADELLA,    à  part. 

Je  sens  déjà  mon  ardeur  vengeresse 

Se  réveiller  en  mon  cœur  furieux. 

D'un  vil  seigneur  en  vain  la  loi  m'oppre.s.se, 

Il  faudra  bien  t'arracher  de  ces  lieux! 
Ma  Léonor,  ù  toi  que  j'aime, 

Oui,  nous  pourrons  défier  son  courroux; 
L'honneur,  la  rage  et  Tamour  même, 
Sauront  guider  mon  bras  jaloux. 

LE    DUC,    à   Léonor. 

Oli!  vois  l'excès  de  ma  tendresse, 
Et  sois  enfin  la  reine  de  ces  lieux! 

Oui,  mon  cœur,  dans  sa  folle  ivres.se, 
S'enflamme  aux  raj'ons  de  tes  yeux. 
Un  seul  regard!  beauté  que  j'aime! 
Tous  les  bonheurs  viendront  sur  nous! 
Un  mot  d'espoir,  mon  bien  suprême, 
Sinon  je  meurs  à  tes  genoux! 

LÉOXOR. 

N'espérez  pas  que  je  vous  aime. 
Vos  trahisons  s'élèvent  entre  nous; 
Plus  d'espérance!  peine  extrême! 
Ah!  laissez-moi  fuir  loin  de  vous; 
Voyez  mes  pleurs!  moment  suprême  ! 
Je  suis  tremblante  à  vos  genoux  ! 

LE    DUC,    apercevant   Stradslla. 

Uh  bien!  tu  n'as  donc  pas  compris?  Va-l'en  sur  l'heure. 

LÉOXOR,    à   part. 

Tout  est  perdu! 


i92  OEUVRES   D'ÉiWILE  DESCHAMPS. 

LE    DUC,    à   L<;onor. 

Je  t'aime! 

LÉOXOR. 

O  mon  Dieu! 

STHADKLLA,    ù   part. 

Je  demeure. 

I,K    DUC. 

Le  bonheur  nous  attend! 

LÉOINGR    et  STRADELLA,    à   part. 

Juste  ciel! 

LE    DUC. 

Plus  d'effroi. 

STRADELLA,    à   part. 

Vengeance! 

LÉONOR,    à   part. 

Comment  fuir? 

LE    DUC. 

Viens  enfin  l 

LÉ0>0R. 

Laissez-moi! 

RÉPRISE    DE    L'ENSEMBLE    PRÉCÉDENT. 

Aussitôt   aptes   l'ensemble  le  duc  va   pour   porter  la  main  sur 
Léonor;  Stradella  s'avance  entre  eux  et  les  sépare. 
STRADELLA,    avec    force. 

Arrêtez! 

LE    DUC,    étonné. 

Stradella! 

LÉONOR,   à   part. 

Pitié!  Dieu  secourable! 

STRADELLA,    au   duc. 

Oui!  Stradella;  ton  chanteur...  ton  rival. 

LE    DUC 

Qu'as-tu  dit,  misérable! 


STRADELLA.  '29:t 

STRADELLA. 

Léonor  m'appartient. 

LE    DUC,    à   part. 

0  fureur! 

LÉONOR. 

Jour  fatal  I 

ENSEMBLE. 
LE    DUC,    à   part. 

Un  valet!  un  chanteur!  quel  outrage! 
Tous  mes  sens  sont  frappés  de  stupeur! 

STRADELLA,   à   part. 

Oui,  l'amour  a  doublé  mon  courage! 
Loin  de  moi  l'esclavage  et  la  peur! 

LÉONOR,    h  fart. 

O  mon  Dieu!  soutenez  mon  courage; 
Tous  mes  sens  sont  frappés  de  stupeur  ! 

STRADELLA,    avec   une   fureur   concentrée. 

La  rage  qui  s'enflamme, 
S'échappe  de  mon  àme. 
Brisons  un  joug  infâme. 
Sa  vie  est  dans  mes  mains; 
Son  pouvoir,  sa  menace. 
Rien  n'émeut  mon  audace, 
Je  brave  les  destins. 

LÉONOR,    a  part. 

Je  tremble  au  fond  de  l'âme  I 
Mon  Dieu!  d'un  joug  infâme, 
Sauvez  la  faible  femme; 
Mon  sort  est  en  vos  mains. 
O  justice  immortelle. 
Prenez-moi  sous  votre  aile, 
Je  brave  ses  desseins  ! 

LE    DUC,    à   part. 

Ah!  quelle  injure!  quelle  audace! 


294  OCLVRES    D'EMILK    DKSCHAMPS. 

Crains  la  tornpête  qui  s'amasse, 
Ta  vie  est  dans  mes  mains! 

A  Strailella. 

Traître!  c'est  ton  jour  suprême! 

STRADELLA. 

0  transport!  ô  rage  extrême! 

LÉONOR. 

0  transport!  terreur  extrême! 

LE    DUC. 

Malheur  à  vous,  tremblez  tous  deux! 

STRADELLA. 

Haine  éternelle  entre  nous  deux! 

LÉOXOR. 

Que  devenir  au  milieu  d'eux? 

STRADELLA. 

C'est  trop  ramper!  je  te  résiste! 
Oui,  l'opprimé  lève  le  front! 
L'esclave  enfin  s'éveille  artiste. 
Pour  repousser  un  tel  affront! 

LE    DUC. 

Ah!  c'est  en  vain  qu'on  me  résiste! 
Hardi  valet  courbe  le  front! 
Oui,  tremble,  et  que  l'ingrate  assiste 
Au  châtiment  d'un  tel  affront! 

Le  duc  furieux  tire  son  épée  et  se  précipite  sur  Stradella.  Celui-ci 
prend  vivement  sur  la  table  un  pistolet  dont  il  menace  le  duc. 

STRADELLA,    au   duc. 

Tremblez  vous-même!...  arrière!!!... 
Un  geste,  un  mot,  ou  c'en  est  fait. 

De  la  main  gauche  il  protège  Léonor. 
LE    DUC. 

Eh  quoi  !  ta  main  dans  la  poussière 
Ose  tenter  un  tel  forfait! 


STRADELLA.  205 

LÉONOR. 

Partons!  partons!  Oui,  c'en  est  fait. 

Les  gens  du  duc  heurtent  contre  la  porte. 
SPADOiM   et   LES    GE>;S    DU    DUC,   en  dehors. 

Ouvrez!  ouvrez! 

Ils  finissent  par  enfoncer  la  porte  et  se  précipitent  sur  la  sctne. 
STRADELLA. 

Vous  tous!  arrière!  ou  c'en  est  fait! 

SPADONI   et  LES    GENS    DU    DUC,   s'arrêtant  effrayés. 

Jour  de  terreur!  sanglant  forfait!... 

Léonor  s'enfuit  par  la  fenêtre.  Stradella,  toujours  le  pistolel 
levé  contre  le  duc,  recule  et  pose  un  pied  sur  le  balcon.  Le  duc 
reste  épouvanté  et  consterné. 


FIN    DU   DEUXIEME    ACTE. 


ACTE   TROISIEME. 


(Rome.) 

Une  colline  aux  portes  de  la  ville.  On  voit  au  loin  la  coupole  de  Saint- 
Pierre.  —  Une  maison  à  gauche.  —  Granl  jour.  —  Semaine  sainte. 


SCENE    PREMIERE. 

Au  lever  du  rideau,  les  personnages  sont  assis  devant  la  maison. 

QUARTEÏTINO. 

STRADELLA,    LKONOR,     BEPPO,    GINEVRA. 
STRADELLA,   seul. 

Salut,  salut 
A  riiumble  asile  ' 
Où  Dieu  voulut 
Guider  mon  luth! 

S'adressant  à  Ginevra. 

Oui,  si  dans  Rome  où  je  m'exile 

Nos  joui's  sont  doux, 

C'est  grâce  à  vous! 
Nous  avons  fui  cette  Venise, 
Séjour  fatal  du  déshonneur; 
L'amour  enfin  nous  favorise, 
Cachons  ici  tout  mon  bonheur! 

ENSEMBLE. 
LÉONOR   et  STRADELLA. 

Goûtons  ainsi 

Des  Jours  plus  calmes; 


STRADELLA.  297 

N'ayons  ici 
Plus  de  souci 
L'amour  et  l'art,  joignant  leurs  palmes, 
En  ce  séjour 
Tiendront  leur  cour  ! 
0  mon  sauveur,  tu  m'as    /        . 
Moi,  ton  vengeur  qui  t'ai  i  ^^^^^ 
Au  joug  cruel  de  ces  méchants, 
A  toi  mon  cœur,  à  toi  ma  vie, 
Je  n'ai  d'orgueil  que  pour  tes  j  ^^isLUts. 
Tu  seras  l'ange  de  mes  > 

Oui  tu  seras  et  ma  gloire  et  ma  vie; 
A  moi  dont  l'âme  un  jour  s'est  éprise  à  tes  )  pu„„^„) 
O  toi  l'objet  divin  et  le  prix  de  mes  i 

BEPPO    et   GINEVRA. 

Goûtez  ainsi 
Des  jours  plus  calmes, 
N'ayez  ici 
Plus  de  souci; 
L'amour  et  l'art  joignant  leurs  palmes, 
En  ce  séjour 
Tiendront  leur  cour. 

A  Léonor. 

Son  bras  vengeur  vous  a  ravie 
Au  joug  cruel  de  ces  méchants. 

A  Stradella. 

A  vous  son  cœur,  à  vous  sa  vie , 

A  Léonor. 

A  vous  sa  gloire,  à  vous  ses  chants! 
Récitatif. 

GINEVRA. 

Soyez  les  bienvenus  chez  moi! 

BEPPO. 

Merci,  ma  mère! 
17. 


298  OEUM'.ES   D'EMILE   DESGIIAMPS. 

STRADELLA. 

Rome,  sois  ma  patrie! 

LÉONOR. 

Ail!  plus  de  peine  amère! 
Payer  un  tel  accueil,  on  le  voudrait  en  vain! 

BEl'PO. 

Courage!  car  ce  soir  la  musique  du  maître 
Appelle  Rome  entière  à  l'office  divin! 

STRADELLA. 

Oui,  c'est  mon  jour  d'épreuve  et  de  bonheur  peut-être; 
Inspire-moi,  mou  Dieu,  des  chants  dignes  de  toi! 

LÉO.NOR. 

A  vous  sera  la  gloire  et  vous  serez  à  moi  I 

GIAEVRA. 

Nous  voilà,  mes  enfants,  au  Jeudi  saint!  —  encore 
Quelques  jours  de  carême,  et  l'on  vous  marîra. 

LÉONOR    et   STRADELLA. 

Doux  espoir! 

STRADELLA. 

Pour  nos  chants  l'église  se  décore. 
Viens,  Beppo! 

A   Léonor. 

Hùtez-vous,  car  on  vous  attendra. 

REPRISE    DU   QUATUOR. 
TOUS. 

Dieu  vient  on  aide  à  qui  l'implore. 
Bon  espoir! 
A  ce  soir  ! 

Glnevra  rentre  dans  la  maison.  Léonor  accompagne  quelques 
pas  Stradella,  qui  se  rend  à  l'église  avec  Beppo.  Elle  lui  dit 
adieu  du  geste,  tandis  que  Spadoni  entre  en  scène  par  la  cou- 
lisse de  gaucho. 


STRADELLA.  299 


SCÈNE   II. 

LÉONOR,    SPADONI. 
SPADONI,     arrivant   et   cherchant. 

J'y  suis  enfin  ! 

Il  aperrioit  Léonor. 

C'est  elle!...  Ils  sont  en  mon  pouvoir. 

LÉONOR,     revenant. 

Spadonil...  que  vois-je!... 

SPADONI. 

Oui...  la  belle  fugitive... 
C'est  lui-même. 

LÉONOR. 

Grand  Dieu!  vous  ici!  toujours  vous!... 

SPADONI. 

Regardez  vos  amis  avec  des  yeux  plus  doux! 

LÉONOR. 

Leduc!... 

SPADONI. 

Le  duc  dans  Rome  en  ce  moment  arrive. 

LÉONOR. 

0  ciel!... 

SPADONI. 

Un  nouveau  titre  ajoute  à  sa  grandeur  : 
Enfin  près  du  saint-siége  il  est  ambassadeur  ! 

LÉONOR. 

Qui?  lui!...  l'ambassadeur!.., 

SPADONI. 

D'où  vient  cette  surprise? 

LÉONOR. 

Eh  quoi!  me  suivra-t-il  partout,  jusqu'au  trépas, 
Comme  un  démon  fatal  qui  s'attache  à  mes  pas? 


30O  OEUVRES   D'EMILE   DESCHAMPS. 

SPADOM,    doucereux. 

Ingrate  Léonor,  quand  vous  quittez  Venise, 
Est-il  donc  étonnant  que  nous  n'y  restions  pas? 

Duo. 

LÉONOR,    ù    part. 

De  terreur  malgré  moi  je  me  sens  oppressée! 

SPADOKI. 

Allons  plus  de  triste  pensée! 

LÉONOR,    à    part. 

A  mes  yeux  tout  à  coup  s'est  voilé  l'avenir. 

SIWDOJN'I. 

Voyez  le  brillant  avenir! 

LÉONOR. 

Le  courage  est  éteint  dans  mon  âme  glacée. 
0  mon  rêve  d'amour  es-tu  près  de  finir? 

SPADOiM. 

Avec  vos  beaux  yeux,  à  .votre  âge, 
Doit-on  se  désoler  ainsi  ? 
Voyez,  en  reprenant  courage, 
L'honneur  qu'on  vous  apporte  ici! 

ENSEMBLE. 
LÉOAOR. 

De  terreur,  malgré  moi,  je  me  sens  oppressée; 
A  mes  yeux  tout  à  coup  s'est  voilé  l'avenir; 
Le  courage  est  éteint  dans  mon  âme  glacée, 
0  mon  rêve  d'amour,  es-tu  près  de  finir? 

SPADOXI. 

Loin  de  vous,  belle  enfant,  toute  sombre  pensée; 
Quand  l'espoir  vous  sourit,  n'allez  pas  le  bannir  ; 
Un  seul  mot,  et  soudain  la  fortune  empressée 
Par  ma  voix  vous  assure  un  brillant  avenir! 

SPADOJVI,    seul. 

Calmez,  calmez,  le  trouble  de  votre  âme; 


STRADELLA.  301 

Le  duc  mon  maître  est  un  noble  seigneur; 
Oui,  sa  largesse  éclate  avec  sa  flamme. 
Que  de  beautés  brigueraient  cet  honneur! 

LÉONOR. 

Moi,  je  le  fuis,  et  la  pauvre  orpheline 
N'a  qu'un  amour  que  doit  suivre  Thymen. 

SPADONI. 

Sait-on  quel  sort  Pesaro  vous  destine  ! 
Pour  un  aveu  s'il  vous  offrait  sa  main!.,. 

LÉONOR. 

Oh!  que  m'importe! 

SPADONI. 


Et  la  splendeur. 


Eh  quoi,  donc!  la  richesse 


LEONOR. 

Sans  l'amour  ce  n'est  rien. 

SPADONI. 

Et  s'appeler  madame  la  duchesse? 

LÉONOR. 

Non!  non! 

SPADONI. 

Ainsi  vous  refusez?  fort  bien!... 

LÉONOR. 

Va,  va,  fuis  ma  présence, 
Quitte  ces  lieux  que  tu  flétris; 

Plus  haut  que  la  puissance 

Déjà  mon  cœur  s'élance; 
Du  grand  chanteur  il  est  épris! 
Haine  à  ton  maître,  à  toi  mépris! 
Haine  et  mépris! 

SPADONI. 

Eh  quoi!  pour  vous  unir  au  sort  d'un  misérable, 

Vous  rejettez  un  hymen  glorieux? 
Vous  savez  de  quel  crime  il  s'est  rendu  coupable? 


302  OEUVRES   D'EMILE   DESCIIAMPS. 

LÉOAOr. . 

Il  a  su  s'afTranchir  d'un  pouvoir  odieux, 
Et  pour  cela  je  l'airae! 

SI'ADOM. 

Tremble  au  moins  pour  lui-même! 
Son  maître  est  là! 

Ll':0X0R. 

L'autel  m'attend  ! 

SPADOM,    avec   instance. 

Écoute-moi! 

LÉ0i\0R. 

Traître,  va-t'en  ! 

ENSEMBLE. 
LÉONOR. 

Va,  va,  fuis,  etc. 

SPADONI,    à    part. 

Quoi!  l'on  refuse  de  m'entendre! 
On  ose  parler  de  mépris! 
Ah  !  dans  le  piège  qu'on  va  tendre, 
Oui,  tous  les  deux  vous  serez  pris! 

LÉONOR. 

Dans  notre  exil  plus  de  souffrance, 
A  vous  la  honte  et  le  regret; 
D'un  tendre  hymen  j'ai  l'assurance, 
Notre  bonheur  est  votre  arrêt  ! 

SPADOM. 

On  t'apportait  une  espérance. 
Tu  n'auras  plus  qu'un  vain  regret; 
11  maudira  ta  préférence, 
Et  ton  refus  est  son  arrêt. 


STRADELLA.  303 

SCÈNE    III. 

SPADONI,    puis    LE    DUC. 

Recilalif. 

SPADO>"I,     seul. 

Le  duc  par  cette  route  au  palais  doit  se  rendre... 
Que  va-t-il  m'ordonner?...  Ali!  c'est  lui-même! 

LE     DUC,     ectrant    mystérieusement. 

Eh  bien? 

SPADO.M. 

Je  l'ai  vue... 

LE   DUC. 

Et  que  puis-je  obtenir  enfin? 

SPADO>"I. 

Rien! 
Tant  qu'un  félon  sera  près  d'elle. 

LE   DUC. 

Il  faut  le  prendre 
Et  m'en  débarrasser!  Choisis  des  hommes  sûrs, 
Voici  de  l'or! 

SPADO-M. 

J'entends!... 

LE    DUC. 

Au  sortir  de  l'église 
Qu'on  s'empare  du  traître!...  et  les  Plombs  de  Venise 
M'en  répondront! 

Le  duc  sort. 


304  OEUVRES  D'É.MILE   DESCHAMPS. 


SCÈNE   IV. 

SPADONI,     puis     LES      PÈLERINS     DE     TOUTE     L'ITALIE. 

SPADONI,    seul;  il   réni-chit. 

Les  Plombs  et  leurs  cachots  obscurs, 
On  s'en  retire!  Et  puis  il  faut  payer  vingt  hommes 
Pour  en  saisir  un  autre;  ah!  mieux  vaut  un  seul  fer! 
Desvengeursàbon  compte,  on  en  trouve  où  nous  sommes. 
Eh  bien,  oui!  le  stylet!  c'est  plus  sûr...  et  moins  cher. 
La  foule  arrive  :  bon!  j'y  trouverai  mes  drôles. 

Marche  et  chœur  des  populations  qui  se  rendent  en  pèlerinage 
à  Rome  pour  les  solennités  de  la  semaine  sainte. 

Passe  un  groupe  de   seigneurs  et  de  dames, 
SPADONI,    sur   le   devant. 

Oh  !  tous  ceux-là  sont  trop  riches  pour  de  tels  rôles. 

Passe  nn  groupe  de  pénitenis. 

LES    PÉXITENTS,    en   marchant. 

Frères,  chantons  près  des  autels. 
Gloire  au  Seigneur,  paix  aux  mortels! 
C'est  Jeudi  saint,  venez  prier. 
Venez,  pécheurs  du  monde  entier! 

SPADONI,    sur  le   devant. 

Ceux-ci,  pour  le  moment,  sont  de  grands  saints  à  Rome. 

Passe  un  groupe  de  femmes  du  peuple  de  différents  pays  • 
des  femmes  d'Albano,  de  Frascati,  de  Calabre,  etc.,  avec  des 
enfants  qu'elles  mènent  par  la  main  ou  qu'elles  portent  dans 
les  bras. 

LES     FEMMES,    en    marchant. 

Vierge  du  ciel,  veillez  sur  nous. 
Nous  dont  le  cœur  gémit  pour  vous! 
C'est  Jeudi  saint,  venez  prier, 
Venez,  pécheurs  du  inonde  entier! 


STRADELLA.  305 

SPADONI,     sur   le   devant. 

Voilà  qui  n'oserait  jamais  tuer  un  homme! 

MASSE    DE    PEUPLE,    arrivant  en  foule. 

C'est  Jeudi  saint,  venez  prier. 
Venez,  péclieurs  du  monde  entier! 

Dans  cette  foule  on  remarque  des   hommes  mal  vêtus   et  d'un 
aspect  sinistre. 

SPADONI. 

Enfin,  je  vois  des  gens  de  mauvaise  figure. 

Il  appelle. 

Eh! 

Il   entre   dans   'a   coulisse.    Léonor   et   Ginevra    sortent    de    la 
maison  et  suivent  le  dernier  groupe  de  peuple. 

LÉONOR,    en   passant. 

Allons!  et  que  Dieu  détourne  cet  augure! 

Peu  à  peu  la  foule  s'est  écoulée.    Spadoni  rentre  en  scù'no  avec 
deux  bravi  armés  de  poignards. 


SCÈNE   V. 

SPA.DONI,    PIETRO,    MICHAEL. 

Trio. 

SPADONI. 

Trente  ducats  pour  vous  !  Voyez,  mes  braves  gens, 
Voulez-vous  les  gagner?  c'est  un  beau  bénéfice! 

PIETRO. 

Trente  ducats  ? 

MICHAEL. 

Si  c'est  pour  vous  rendre  service, 
Nous  acceptons. 

SPADONI. 

Vous  êtes  obligeants. 


■m>         OEuvr.ES  D'é.mile  desciiamps. 

l'IETKO. 

C'est  pour  un  coup  hardi? 

.M  I  c  n  .\  E  L  , 

Quelque  iinportante  affaire? 

SPADOM. 

Bagatelle!  un  fâcheux  dont  il  faut  nous  défaire. 
fer  (a  vendella  ! 

l'IETRO. 

Bon!  et  pour  trente  ducats? 
C'est  donc  quelqu'un  dont  on  fait  peu  de  cas? 
Rien  que  trente  ducats! 

SPADONI. 

Eh!  mais,  c'est  une  somme!... 

PIETRO. 

Il  faut  voir. 

MICHAEL. 

C'est  selon. 

PIETRO. 

Enfin  quel  est  cet  homme? 
Un  manant? 

MICIIAEL. 

Un  païen? 

PIETRO. 

Un  valet? 

SPADONI. 

Moins  que  rien, 
Un  chanteur  !... 

PIETRO    et   MICHAEL. 

Ah!  c'est  bien! 

ENSEMBLE. 
PIETRO    et   MICHAEL. 

Tout  à  VOUS,  Excellence, 
Avec  zèle  et  prudence  ; 


STRADELLA.  307 

Oui,  pour  votre  vengeance 
Nous  sommes  prêts. 

SPADONI. 

En  vous  j'ai  confiance, 
De  votre  récompense 
Voici  moitié  d'avance, 
Le  reste  après. 

PIETRO. 

Dites-nous  le  nom  de  ce  traître; 
Encor  faut-il  connaître 
Ceux  que  Ion  doit... 

Il  fait  le  geste  de  poignarder. 
SPADONI. 

Bonne  précaution! 
Mais  vous  le  connaissez  peut-être? 
C'est  un  misérable  histrion, 
Un  nommé  Stradella... 

PIETRO. 

Qu'entends-je  ! 

MICHAEL. 

stradella!... 

TOUS    DEUX. 

Stradella  ! 

SPADONI,     étonné. 

Quoi  donc? 

PIETlîO. 

Voilà  qui  change 
Tous  nos  projets!  Il  fut  bien  convenu. 
Quand  de  trente  ducats  nous  acceptions  la  somme, 
Qu'il  s'agissait  d'un  inconnu. 
Mais  Stradella... 

MICHAEL. 

Le  grand  chanteur  de  Rome!... 
Et  puis  c'est  trop  nous  exposer. 

PIETRO. 

Lui  que  Ton  aime  tant  ! 


308  OEUVRES   D'EMILE   DESCHAMPS. 

MICHAEL. 

Un  talent  de  la  sorte! 

PIETRO    et   MICHAEL. 

Ah!  gardez  votre  argent. 

SPADONI. 

Eh!  mais,  que  vous  importe? 

PIETRO    et   MICHAEL. 

Non,  vous  pouvez  en  disposer. 

SPADONI,    à   part. 

Ah  !  je  vous  vois  venir! 

Haut. 

Ainsi  pour  qu'on  s'expose, 
Trente  ducats  sont  peu  de  chose. 
Et  si  Ton  vous  en  donnait  cent? 

PIETRO    et   MICHAEL. 

Ah!  monseigneur,  c'est  différent. 

ENSEMBLE. 

Tout  à  vous,  etc.. 

PIETRO. 

Quel  temps  nous  donnez-vous? 

SPADONI. 

Mais  vous  pouvez  sans  crainte, 
Au  sortir  de  l'église,  aujourd'hui  le  saisir 
Et  le  frapper!... 

PIETRO. 

0  ciel!  dans  la  Semaine  sainte. 
D'un  tel  péché,  moi,  j'irais  me  noircir!... 
Dans  quelques  jours... 

SPADONI. 

Il  faut  qu'il  meure  aujourd'hui  même. 

MICHAEL. 

Autant  vaudrait  tout  droit  m'envoyer  en  enfer  ! 


STRADELLA.  300 

PIETRO. 
Non,  quand  il  s'agirait  de  tuer  Lucifer, 
Je  ne  le  voudrais  pas  en  saint  temps  de  carême! 

SPADOiM. 

Vraiment  le  scrupule  est  parfait! 

PIETRO    et   lIICnAEL. 

Tenez,  voilà  votre  or! 

SPADOJVI,    à   part. 

Voyez  les  bons  apôtres, 
Ils  vont  me  prendre  tout. 

PIETRO. 

Entre  nous  rien  de  fait! 

SPADOKI. 

Écoutez  donc! 

PIETRO    et   MICHAEL. 

Adressez-vous  à  d'autres. 

SPADONI,  avec  force. 

Au  lieu  de  cent  ducats,  si  j'en  offrais  deux  cents? 

PIETRO    et  5IICHAEL,   plus  bas. 

Oh!  non,  le  crime  est  trop  infùme! 

s  P  ADO  M,    plus   fort. 

Trois  cents? 

PIETRO. 

Ail  !  vous  voulez,  serpent,  damner  notre  àme. 
C'est  mal  ! 

SPADOM,    insistant. 

Décidez-vous... 

PIETRO    à   Michael. 

Qu'en  dis-tu? 

TOUS    DEUX,   après   une  pause. 

J'v  consens! 


310  OEUVr.ES   D'ÉxMILE    DESGHAMPS. 

ENSEMBLE. 
PIETRO    et   MICHAEL. 

Tout  à  VOUS,  Excellence. 
Avec  zèle  et  prudence, 
Oui,  pour  votre  vengeance, 
Nous  sommes  prêts! 

SPADO.M. 

En  vous  j'ai  confiance. 
De  votre  récompense 
Yoilà  moitié  d'avance, 
Le  reste  après. 

On  entend  les  cloches.  Les  assassins  s'açenouillont  en  joignant 
les  moins;  puis,  se  regardant  l'un  l'autre,  ils  se  reltvent  et  enton- 
nent avec  force  la  strelta. 

•  ENSEMBLE. 

SPADONI,    PIETRO,    MICHAEL. 

Marchez,  marchez,      )  ,  ^  \  vous  | 

IV f      1  1  la  mort  suit, 

INIarchons,  marchons,  \  (  nous  \ 

Pour  Stradella  le  fer  reluit; 

Que  tout  soit  fait  avant  la  nuit. 

Frappez    )  i  frappez    I  , 

„    '  '        /  sans  peur,    ^    '  '         ■:  sans  bruit. 

Frappons  \  (  frappons  \ 

Ce  soir,  dans  l'ombre  il  doit  sortir, 

Ki  vain  eflVoi,  ni  repentir, 

Rien  ne  pourra  le  garantir. 

Son  dernier  chant  va  retentir! 

Ils  se  séparent. 

(  Changement  de  décor.  ) 

L'intérieur  de  Téglise  Sainte-Marie-Majeure.  —  On  ne  voit  ni  l'autel  ni 
les  officiants.  —  Foule  immense  agenouillée.  —  Des  soldats  font  la 
haie.  —  Les  orgues  jouent. 


! 


STRADELLA.  311 


SCENE     VI. 


•STRADELLA,  sur  un  gradin  au  milieu  de  l'église,  LÉON  OR, 
BEPPO,  GINEVRA,  sur  le  devant  de  la  scène;  puis,  dans  un 
coin,  PIETRO  et  MICHAEL  observant  STRADELLA,  ensuite 
S  P  ADO  NI,   Peuple   à  genoux. 

Final. 

PRIÈRE    DU    PEUPLE. 

O  Dieu  tout-puissant. 
Toi,  qui  reçois  la  prière 
De  i'inuocent, 
Nous  levons  les  j'eux 
Vers  ton  palais  de  lumière; 
Dans  les  cieux, 
Entends  ceux  qu'ici-bas 
Enflamme  encor  la  foi  première, 
Et  de  nous,  ô  mon  Dieu,  ne  te  détourne  pas  ! 

3I1CHAEL,    montrant  Stradella. 

Le  voilà! 

PIETRO. 

Nos  stylets  le  reconnaîtront  bien. 

PIETRO    et   MICHAEL. 

Attendons  la  nuit. 

3IICHAEL. 

Je  retiens 
De  le  frapper. 

PIETRO. 

Non,  moi  ! 

MICHAEL. 

Tous  deux! 

LÉOXOR,    à  part. 

Sainte  Madone, 
A  votre  bon  secours  notre  espoir  s'abandonne. 


312  OEUVRES  D'EMILE  DESCHAMPS. 

LE    PEUPLE. 

Au  sein  de  l'erreur, 
Dont  la  nuit  sombre  et  funeste 
Flétrit  le  cœur; 
Notre  père  ù  tous, 
Fais  luire  un  phare  céleste 
Devant  nousl 
Afin,  ô  divin  P.oi. 
Que  ta  clarté  toujours  nous  reste, 
Et  ramène  de  loin  tes  enfants  jusqu'à  toi; 
Avec  amour  espoir  et  foi. 
Nous  adorons  ta  sainte  loi! 

STRADELLA,   solo. 

Pleure,  Jérusalem,  ton  erreur  et  ton  crime  ! 
Au  jour  longtemps  prédit  le  Sauveur  est  venu. 
Pour  raclieter  tes  fils  de  l'éternel  abîme, 
Il  descendait  du  ciel,  et  tu  l'as  méconnu  ! 

LE    PEUPLE. 

Pleure,  Jérusalem 

STRADELLA. 

0  dévoùment  divin  !  sacrifice  sublime! 
Le  fils  du  Dieu  vivant  meurt  pour  l'amour  de  nous, 
Au  moment  de  s'offrir,  pour  le  monde,  en  victime, 
Lui-même  il  tremble,  il  pleure,  il  se  jette  à  genoux! 

I. 

De  mes  lèvres,  mon  père  éloignez  ce  calice! 

Ayez  pitié  de  moi,  car  j'espère  en  vous  seul! 

Vous  pouvez  tout.  Seigneur!  que  ma  voix  vous  fléchisse; 

Secourez  votre  fils,  loin  de  moi  ce  linceul!... 

II. 

A  l'approche,  ô  mon  Dieu  !  de  la  mort  qui  s'apprête, 
De  fra3-eur.  tout  à  coup,  tu  me  vois  tressaillir! 
Fils  de  l'homme,  aux  douleurs  qui  menacent  ma  tête. 
Je  sens  frémir  mon  ùme,  et  mon  corps  défaillir! 


STRADELLA.  313 

Mais,  mon  père,  soyez  béni,  quoi  qu'il  advienne, 
Que  votre  volonté  soit  faite,  et  non  la  mienne. 

LE    PEUPLE. 

Au  nom  de  votre  Fils,  de  sa  sainte  agonie, 
Pardonnez,  Dieu  clément,  à  notre  iniquité! 

LÉONOR. 

0  mon  Dieu,  mon  soutien,  Providence  infinie, 
Pour  sa  gloire  en  ce  jour  ^'implore  ta  bonté! 

MICHAEL. 

Quel  trouble!... 

PIETRO. 

Qu'as-tu  donc?... 

MICHAEL. 

Cette  sainte  harmonie... 
Cette  voix...  aurons-nous,  dis-moi,  la  cruauté?... 

PIETRO. 

Et  nos  ducats?  Allons!  viens  d'un  autre  côté. 

Ils  s'éloignent. 

STRADELLA,    solo. 

0  vous  qui  blasphémez  et  son  nom  et  sa  gloire. 
Du  Dieu  des  nations  redoutez  le  courroux! 
Le  sang  divin  rougit  la  Croix  expiatoire. 
Et  le  sang  répandu  retombera  sur  vous! 

LE    PEUPLE. 

Et  le  sang  répandu  retombera  sur  nous! 

STRADELLA. 

Quand  Dieu  se  lèvera  pour  rendre  la  justice, 
La  terre  tremblera  jusqu'en  ses  fondements; 
Les  méchants  renaîtront  pour  l'éternel  supplice; 
On  entendra  des  pleurs  et  des  gémissements! 

LE    PEUPLE. 

Ah!  sauvez-nous,  Seigneur!  nous  sommes  vos  enfants! 
V,  18 


314  ŒUVRES    D'KMILK    DKSCIIAMPS. 

PIETr.O    et   MICIIAEL,    froppi's    dVtonnement. 

C'est  la  voix  de  l' archange  aux  éclats  triomphants! 

SÏKADKLLA,    avec   force. 

Malheur  au  superbe,  au  cupide! 

TOUT    LE    PEUPLE,    îi   voix   basse   et   avec   stupeur. 

Malheur  au  superbe,  au  cupide! 

STRADELLA. 

Malheur  à  l'impie,  au  perfide I 

LE    PEUPLE. 

Malheur  à  l'impie,  au  perfide! 

STRADELLA. 

Au  cœur  de  voluptés  avide! 

TOUT    LE    PEUPLE. 

Au  cœur  de  voluptés  avide! 

STRADELLA,    il'une   voix   tonnante. 

Malheur  surtout  à  l'homicide!!! 
Pour  jamais  l'enfer  les  attend  ! 

LE    PEUPLE. 

Malheur  surtout,  etc. 

PIETRO    et  MICHAEL,    effrayés. 

Ah!  l'entends-tu?...  malheur  à  l'homicide! 

On  entend  des  harpes. 

STRADELLA,    avec   extase. 

Mais  dans  les  cieux  joie  éternelle 

Au  juste,  à  ses  devoirs  fidèle! 

Gloire  aux  saints  que  Dieu  même  appelle! 

Et  grâce  au  pécheur  repentant! 

Entre  Spadoni  qui  vient  tout  observer. 

ENSEMBLE. 
STRADELLA. 

Leur  voix  avec  la  voix  des  anges, 


STRADELLA.  315 

Chantera  sans  fin  les  louanges 
Du  Dieu,  source  de  tout  bonheur! 

LE    PEUPLE,    BEPPO,    GIiXEVRA. 

Mêlons  nos  voix  aux  voix  des  anges, 
Pour  appeler  sur  nous  les  regards  du  Seigneur! 

PIETRO    et   JIICHAEL,    tombant   à   genoux. 

Dieu  vient  de  parler,  mon  cœur  change; 
Loin  de  moi  ce  poignard!  Grâce,  grâce,  Seigneur! 

LÉONOR. 

Tous  sont  frappés  d'un  charme  étrange, 
Le  voilà  triomphant;  merci,  merci,  Seigneur! 

SPADOIVÎ,    observant   Pietro   et   MicliaeL 

0  trahison!  folie  étrange! 

Montrant   StradeUa, 

Mais  il  n'est  pas  sauvé,  j'en  jure  mon  honneur! 

Spadoni  sort  en  faisant  des  gestes  menaçants. 
CHOEUR    GÉNÉRAL. 

Gloire  à  Dieu  dans  le  ciel!  Hosanna  sur  la  terre! 

Le  saint  mystère 

S'est  accompli, 

Et  nos  péchés  sont  dans  l'oubli. 

Hosanna  dans  le  ciel  !  gloire  à  Dieu  sur  la  terre  ! 

Exaltons  ses  bienfaits  dont  le  monde  est  rempli  ! 


FIN     DU     TROISIEME     ACTE. 


ACTE    QUATRIEME. 


(La  place  du  Capitole  à  Rome.  —  Au  fond  le  grand  escalier.) 


SCÈNE     PREMIÈRE. 

LÉONOR,   en   habits  de   mariée,  BEPPO,   GINEVRA, 
SPADONl,  Peuple,  Femmes   et  Enfants. 

CHOEUR. 

Au  Capitole! 
Le  grand  triomphe  est  décerné 
A  Stradella,  lui,  notre  idole! 
Plaisir  pour  tous  !  jour  fortuné! 
Il  va  donc  être  couronné 

Au  Capitole! 

Récitalif. 

GI^'EVRA. 

Dieu  l'a  sauvé. 

LÉOXOR. 

Celui  qu'attendaient  les  poignards 
Va  marcher  au  triomphe  ! 

BEPPO. 

Et  la  noce  est  fixée 
Pour  aujourd'hui. 

SPADONI,    ironiquement  à   Léonor. 

Salut!  la  belle  fiancée, 
Favorite  à  la  fois  de  l'amour  et  des  arts! 

LÉOKOR,    effrayée,    à  Beppo  et  Ginevra. 

Ahl  venez  au-devant  de  Stradella. 

léonor,  Beppo  et  Ginevra  s'éloignent. 


STRADELLA.  3,7 

SPADONI,   à  part. 

c+  ^o  ,  ^3,  fête 

Et  sa  noce,  on  leur  garde  ici  de  bons  témoins! 

La  victoire  souvent  conduit  à  la  défaite  : 

Vous  1  apprendrez  tous  deux,  s'il  en  est  temps  du  moins  1 


SCÈNE   II. 

Les  Précédents,   puis   STRADELLA.   entouré  de   peuple, 
PIETRO   ET   MICHAEL 

LE    CHOEUR,    en  mouvement. 

Courons!  courons!  enfants  de  Rome  ' 
Des  fleurs,  des  fleurs  pour  le  grand  homme! 
Oloire  au  grand  maître,  à  Stradella! 
De  ses  trésors  Dieu  le  combla  : 

Le  voilà!  le  voilà! 
Gloire  et  bonheur  à  Stradella! 

STRADELLA. 

Que  la  gloire  en  tes  murs  est  belle, 
Rome!  et  mon  cœur  l'offre  à  l'amour! 

LÉONOR. 

Ce  soir  l'hymen!  ah!  quel  beau  jour  ! 

PIETRO    et    MICHAEL,  à  SpaJoni. 

Qu'ils  soient  heureux! 

SPADONI. 

„         „  Race  infidèle, 

Vous  allez  voir  ! 

Il  sort  en  menaçant. 
LÉONOR. 

Ah!  quel  beau  jour! 
Ovation. 

REPRISE    DU     CHOEUR. 

Gloire  au  grand  maître,  à  Stradella' 

18. 


,18  OEUVRES   D'EMILE   DESCUAMPS. 

De  ses  trésors  Dieu  le  combla  ! 

Levoili'.levoilà! 
Gloire  et  bonheur  à  Stradella  ! 


SCËNE   III. 

a  préparée. 

.p..  les  aanses.  sur  la  rej^^o.  ^X'^gJ^:^^. 
on  y  remarque  le^S'■^"'^^ '^'f^^'^'s^deurs  etc.  -  Autour  d'un  pa- 
académies,  des  généraux  de^^/'"^:7,\^':'',";esClles  portant  différents 
vois,  les  neuC  Muses  représentées  par  de  jeunes  ui      p 

attributs.  ,    T^mirtire  se  dispose  à  monter  sur 

AU  moment  où  Stradella,  revêtu  -^e  la  pourpre  se       P  ^^^^^^^^^t 

SCÈNE  IV. 

Les   Précédents,   LE    DUC,    bi--  . 

T-.  . ,  ^>  A  TF  «   oui  restent  au  loml. 
Soldats  DALMATEb,  iiui  i^olv. 

Final. 

LE     DUC. 

1^  coînt  Marc  ie réclame  un  transfuge. 

LÉOXOR. 

Juste  ciel! 

STRADELLA. 

Ne  crains  rien! 

SPADOM. 

Pour  vous  plus  de  refuge! 

LE     PEUPLE. 

Que  veut-il? 


STRADELLA.  310 

LE     DUC  et   SPADONI,    avec  force. 

Stradella  ! 

LÉONOPx. 

Grand  Dieu! 

LE     PEUPLE. 

L'ambassadeur  ! 

SPADONI. 

Silence  ! 

LE      DUC. 

C'est  Venise,  et  Venise  irritée, 
"Qui  rappelle  un  sujet  infidèle  à  ses  lois! 

LE     PEUPLE. 

Quel  mystère  est-ce  donc? 

LÉONOR,    a  part. 

De  terreur  agitée, 
Je  frémis. 

LE     DUC,    avec   force, 

Stradella  pour  la  dernière  fois  ! 

STRADELLA,     au  duc. 

Encore  votre  haine! 
Poursuivrez-vous  toujours 
Ma  vie  et  mes  amours  ! 

BEPPO,  GINEVRA,  LE  PEUPLE. 

Voyez,  voyez  sa  peine  ! 

SPADONI. 

Ëh!  pas  tant  de  pitié  d'un  valet  sans  honneur! 
11  a  levé  la  main  sur  son  maître  et  seigneur  ! 

LE     PEUPLE. 

0  forfait!  plus  d'espoir! 

LÉONOR, 

Non,  il  n'est  pas  coupable! 
C'était  pour  me  sauver  d'un  lâche  suborneur. 
De  lui!...  de  lui!,.. 

Elle  désigne  le  duc. 


320  OEUVRES   D'EMILE   DESCHAMPS. 

SPADONI. 

Mensonge! 

STRADELLA. 

Oui,  ce  maître  implacable, 
Jaloux  de  mon  trésor, 
Insultait  i\  ses  charmes  ! 
Et  moi  je  Tai  tenu  tout  tremblant  sous  mes  armes. 

LE     DUC,     farieui. 

Traître!... 

BEPI'O    et  GIAEVRA. 

Nous  le  jurons! 

PIETRO    et  MICHAEL,   à  Spadoni. 

Et  l'autre  soir  encor, 
Pour  frapper  Stradella  tu  nous  donnas  cet  or! 
Le  voici!... 

Us  jettent  l'or. 

LE     PEUPLE. 

Quelle  horreur! 

LE    DUC    et  SPADONI. 

Par  Saint-Marc,  qu'on  se  rende  ! 

LE    PEUPLE. 

Rome  l'a  couronné!  que  Rome  le  défende! 

ENSEMBLE. 
STRADELLA. 

Eh  quoi!  le  crime,  ô  ciel,  jusqu'en  ces  murs  lointains, 

Menace  nos  destins! 
Mais  la  vengeance  en  vain  ramène  ici  tes  pas. 

Non,  je  ne  tremble  pas! 
Faut- il  toujours  courber  la  tête 
Sous  le  pouvoir  qui  me  poursuit! 
Au  bonheur  qui  pour  nous  s'apprête, 
De  longs  tourments  m'avaient  conduit; 
C'en  est  trop  !  ah  !  que  rien  n'arrête 

Mon  noble  essor. 

Plus  fier  encor  ! 


STRADELLA.  321 


LÉONOR. 


Dieu  tutélaire!  hélas!  un  avenir  plus  doux 

Déjà  brillait  pour  nous  I 
Et  dans  ces  murs  sacrés  l'amour  proscrit  d'abord 
Avait  fléchi  le  sort; 
Des  assassins  le  poignard  même 
N'osait  frapper  mon  noble  amant; 
Et  de  mon  cœur  le  vœu  suprême 
S'accomplissait  dans  ce  moment... 
0  malheur!  quelle  angoisse  extrême! 
En  son  pouvoir 
Faut-il  nous  voir? 

LE     DUC    et  SPADONI. 

Tu  croyais  donc,  ô  misérable 
Nous  échapper  et  fuir  ton  sort? 
Il  n'est  pour  ton  crime  exécrable 
iPoint  de  pitié,  ni  de  remord. 
Entends  Venise  inexorable 
Qui  te  rappelle  pour  la  mort  ! 

BEPPO    et  GINEVRA. 

Ah  !  quel  malheur  trop  déplorable 
S'attache  donc  à  votre  sort? 
Non  !  dans  leur  âme  inexorable 
Point  de  pitié  ni  de  remord. 
Hélas!  leur  fureur  exécrable 
Vous  poursuivra  jusqu'à  la  mort! 

ENSEMBLE. 

LÉONOR,    BEPPO,    GINEVRA,     PIETRO    et    MICI3AEL, 
PEUPLE. 

ç.  .    {  Rome  entière. 

Heureuse  et  fière, 
Va  l'adopter  parmi  ses  fils; 

Libre  d'entrave, 

Qu'enfin  il  brave 
Les  coups  du  sort  et  vos  défis  ! 


32-2  OEUVRES   D'EMILE    DESCIIAMP3. 

De  )  I  ,,„       amour  et  de  sa  gloire 

La  garde  est  en  j         !  mains, 

Et  le  génie  a  droit  de  croire 

A  l'appui  des  Romains! 

Allons,  allons,  /     .    ,        j  leurs  ) 

,r  et  dans  rangs 

Venez,  venez,   )  (  nos     j       ^ 

Fuyons  i  ,      »       ,    j  nos  )  . 
„/,„        les  fers  de       ^    !  tyrans. 
Fuyez    )  i  vos  )   •' 

Aux  gens  du   duc. 

Et  vous,  arrière  !  sur  vos  pas. 
Sans  qu'on  nous  tue,  il  n'ira  pas  ! 

STRADELLA. 

Oui,  Rome  entière, 
A  ma  prière. 
Va  m'adopter  parmi  ses  fils, 
Libre  d'entrave, 
Enfin  je  brave 
Les  coups  du  sort  et  vos  défis! 
De  mon  amour,  ma  seule  gloire, 

La  garde  est  eu  vos  mains  ; 
Et  l'innocence  a  droit  de  croire 

A  l'appui  des  Romains. 
Allons,  allons,  et  dans  leurs  rangs 
Fuyons  les  fers  de  nos  tyrans. 

Aux  gens  du  duc. 

Et  VOUS,  arrière!  sur  vos  pas. 
Je  l'ai  juré,  nous  n'irons  pas! 

LE     DUC    et  SPADOAI. 

Quand  Rome  entière, 

A  sa  prière, 
Va  l'adopter  parmi  ses  fils. 

De  cet  esclave, 

Ici  je  brave 
La  résistance  et  les  défis  ! 
Malgré  ses  cris,  malgré  sa  gloire. 


STIIADELLA.  323 

T  i.         i.  <   VOS     ) 

Leur  sort  est  en  j  mains. 

I  mes  ) 

C'est  vainement  qu'ils  osent  croire 

A  l'appui  des  Romains! 
Pour  soutenir  l'orgueil  des  grands, 
Nous  le  prendrons  \  .        ,      , 
Je  le  prendrai  1  jusqu  en  leurs  rangs  ; 

Arrière  !  ne  résistez  pas  I 

Il  faut  qu'il  marche  sur  nos  pas  ! 

REPRISE    DE     L'ENSEMBLE    PRÉCLÎDENT. 
STRADELLA. 

Eh  quoi!  le  crime,  etc. 

Fanfares. 
STRETTA. 
LE    DUC    et   SPADONI. 

Dalmatesl...  aux  armes! 

Voici  les  clairons; 

Au  signal  d'alarmes. 

Amis,  soyez  prompts. 
Soldats!  on  veut  nous  résister, 

Courez  tous  l'arrêter! 
Il  mérita  le  coup  mortel  ; 
Emparez-vous  du  criminel  ! 

LES     DALMATES. 

En  avant!  Aux  armes! 

Voici  les  clairons; 

Au  signal  d'alarmes 

Tous  nous  répondrons. 

Place  à  l'étendard 

Du  vaillant  Saint-Marc; 
Ne  cherchez  pas  à  résister. 
Nous  saurons  l'arrêter! 
Craignez  pour  vous  le  coup  mortel; 
Livrez,  livrez  le  criminel! 

BEPPO,    GINEVRA,    PIETRO,     MICHAEL,     LE     PEUPLE. 

Nous  saurons  bien  vous  résister, 
N'osez  pas  l'arrêter! 


324  ŒUVRES  D'EMILE   DESCIIAMPS. 

Craignez  pour  vous  le  coup  mortel; 

Montrant  le   duc. 

Voilà,  voilà  le  criminel! 

STRADELLA. 

Nous  saurons  bien  vous  résister 

N'osez  pas  m'arrêter ! 
Craignez  pour  vous  le  cou])  mortel; 

Montrant  le  duc. 

Voilà,  voilà  le  criminel! 

LÉONOR. 

Pourrons-nous  bien  leur  résister? 

Aux  Dalniales. 

N'osez  pas  l'arrêter! 

Au  peuple. 

Sauvez  ses  jours  du  coup  mortel; 

Montrant  le  duc. 

Voilà,  voilà  le  criminel! 

REPRISE     DE    LA    STRETTA. 
LE     DUC,     SPADOM,    LES     DALMATES. 

.,  ,  i  croisez     }  ,  , 

Ah     i        .  i  les  armes  ! 

(  croisons  ' 

C'est  trop  d'un  affront  ; 

Aux  fureurs,  aux  larmes. 

Vos  )  .        ,       . 

^      ^  coups  repondront. 

ENSEMBLE    GÉNÉRAL. 
Lutte    du    peuple    et    des    soldats: 

LÉONOR. 

Grâce!  grâce!  Dieu  tout-puissant! 
J'affronte  leur  fer  menaçant. 

Elle  se  jette  entre   les  soldats  et  le  peuple. 

Vous  ne  l'aurez  qu'avec  mon  sang! 

Elle  tient  Stradella  étroitement  embrassé. 


STRADELLA.  325 

STRADELLA,    montrant  Léoiior. 

Protégez-Ia;  Dieu  tout-puissant! 

Aux  soldats. 

Et  VOUS,  cruels,  prenez  mon  sang! 

BEPPO    et   GINEVRA,    LE    PEUPLE. 

Contre  le  glaive  menaçant 
Protégez-nous,  Dieu  tout-puissant  ! 

LES    DALMATES. 

Craignez  ce  glaive  menaçant, 
Pour  son  forfait  il  faut  du  sang! 

SPADONI     et   LE    DUC,    aux  soldats. 

Frappez  ce  peuple  menaçant! 

A  Stradella. 

Pour  ton  forfait  il  faut  du  sang! 

Les  soldats  arrachent  avec  peine  Léonor  des  bras  de  Stra- 
della; ils  le  saisissent  au  milieu  du  peuple  qui  l'entoure.  Le  duc, 
qui  a  tiré  son  épée,  s'appuid  sur  le  pommeau  et  commande  du 
geste.  Léonor  tombe  dans  les  bras  de  Ginevra,  tandis  qu'on 
emmène  Stradella. 


FIN     DU    QUATRIEME    ACTE. 


19 


ACTE   CINQUIEME. 


(Venise.) 
Une  prison  sous  les  plombs. 

SCÈNE    PREMIÈRE. 

s  T  R  A  D  E  L  L  A  ,  seul,  assis  sur  un  billot  ; 
de  la  paille   et  des   cahiers   de    musique  à  ses  pieds. 

Récilalif. 

On  me  juge  à  Saint-Marc;  coupable  ou  non,  qu'importe? 

0  Venise  !  tes  fils  connaissent  tes  arrêts. 

Dès  que  de  ce  cachot  on  a  franchi  la  porte, 

Tout  est  dicté  d'avance,  et  les  bourreaux  sont  prêts. 

CRIS     DU     PEUPLE     EN     DEHORS. 

Vive  le  Doge!  qu'il  paraisse!... 

STRADELLA,    se  levant  pour   écouler. 

Ah!  cruel  Pesaro,  ce  peuple  dans  l'ivresse 
Salue  en  toi  son  nouveau  Doge!  Hélas! 

Ces  murs  sourds  aux  cris  de  détresse 
De  leur  joie  inhumaine  ont  redit  les  éclats! 
Jour  fatal  !  le  mallieur  de  tout  son  poids  m'oppresse  ! 

Et  dans  ces  funestes  moments 
Quels  vains  rêves  d'amour  redoublent  mes  tourments! 

Air  : 

A  l'heure  suprême, 
Qui  peut-être  a  sonné  pour  moi, 
Vers  celle  que  j'aime 
Mon  cœur,  élance-toi! 


STRADKLLA.  327 

De  ma  iirison  je  crois  l'entendre, 
Sa  voix  gémit  plaintive  et  tendre  : 
Mon  Dieu  !  qui  pourrait  la  rendre' 
A  ma  flamme  encore  un  jour!... 
Je  pleure  moins  la  vie,  hélas  !  que  notre  amour. 
A  l'heure  suprême,  etc. 

CHOEUR,    dans  la  coulisse. 

Stradella!  Stradella  ! 

STRADELLA. 

Des  sbires!  Ah!  sans  doute 
On  vient  pour  m'apprendre  mon  sort. 

Entrent  des  sbires  suivis  de  Beppo,  qui  se  j^tte  dans    les  bras 
de  son  ami. 

Beppo!... 

Aux  sbires. 

Parlez,  je  vous  écoute  ! 

L'N     OFFICIER. 

C'est  le  conseil  des  Dix  qui  vous  condamne  à  mort! 

LE     CHOEUR. 

Oui,  le  conseil  des  Dix  vous  condamne  à  la  mort! 

STRADELLA     et   BEPPO. 

La  mort. 

STRADELLA. 

Eh  bien  donc,  me  voilà!  prenez  votre  victime  ! 
L'honneur  seul,  oui,  l'honneur  est  ici  tout  mon  crime. 
Ah!  venez,  gloire,  amour,  couple  saint  et  sublime, 
Exalter  mon  ardeur  et  fêter  mes  adieux! 
Sur  ma  tombe  solitaire 
La  douleur  devra  se  taire. 

Déjà  le  saint  mystère 

Se  dévoile  à  mes  yeux; 

L'exil  est  sur  la  terre, 

La  patrie  est  aux  cieux  ! 

CHOEUR    DES    SBIRES. 

Il  doit  bientôt  cesser  de  vivre, 
Ne  tardons  plus  :  voici  l'instant. 


328  OEUVRF.S   D'EMILE    DESCHAMPS, 

Allons!  allons!  il  faut  nous  suivre 
Au  lieu  fatal  qui  vous  attend. 

Bl'PPO. 

Nul  bras  ne  le  délivre  ! 
0  ciel!  voici  l'instant... 
Et  moi,  comment  survivre 
Au  sort  qui  vous  attend? 

1  STRADELLA,     5    Beppo. 

Ah!  laisse-moi  tout  mon  courage; 
Cher  Beppo,  cache-moi  tes  pleurs. 
II  est  un  port  après  Torage, 
Nous  devons  nous  revoir  ailleurs... 

Reprise  de  l'allerjro. 
Eh  bien  donc,  me  voilà!  etc. 

BEPPO,    accompagnant. 

Il  est  donc  vrai!  saint  Marc  l'ordonne. 
Point  de  pitié!  plus  de  délais! 
Au  désespoir  Je  m'abandonne! 
Mes  tristes  jours.  Dieu,  prenez-les! 

LE     CHOEUR,    accompagnant. 

Oui,  c'en  est  fait!  Saint   Marc  l'ordonne. 
Point  de  pitié  !  plus  de  délais! 
Jamais  Venise  ne  pardonne! 
Ses  volontés,  remplissons-les! 

On   emn:èno  Stradella. 

(Changement  de  décor.) 

Le  quai  des  Esclavons  devant  la  Piazetta;  au  fond,  panorama  de  Ve- 
nise, le  Bucentaure  doré,  la  mer  couverte  de  gondoles  et  de  vaisseaux 
pavoises  :  les  colonnes  du  Lion  de  Saint-Marc  et  de  Saint-Théodore; 
à  droite,  les  derniers  arceaux  du  Palais-Ducal  et  les  prisons.  Soleil 
éclatant. 


STHADliLLA.  329 


SCENE  II. 

Peuple,    Femmes,    Enfants,    Soldats,    Levantin'! 
Marchands,  Gondoliers,  Juifs,  Maures,   etc. 

BarcaroUe. 

UN    GONDOLIER,    s'accompagnaot  avec  une  mandoline. 

PREMIER     COUPLET. 

Voyageur  à  qui  Venise 
Se  dévoile  après  le  jour, 
Si  ton  âme  ailleurs  est  prise. 
Que  je  plains  ton  autre  amour! 
De  retour  vers  ta  charmante, 
Dans  Grenade  ou  Bassora, 
Le  souci  qui  te  tourmente, 
A  ses  pieds  te  poursuivra; 
Car  Venise  est  une  amante 
Que  jamais  on  n'oublîra! 
Où  sont  donc  vos  belles  nuits? 
Diras-tu  dans  tes  ennuis, 

Venise,  ô  ma  beauté! 

Mon  cœur  vous  est  resté! 

LE     PEUPLE,    en   dansant. 

Où  sont  donc  vos  belles  nuits?  etc. 

LE     GONDOLIER. 

DEUXIÈME      COUPLET. 

Des  princesses  d'Italie, 
C'est  Venise,  le  malin. 
Qui  s'endort  la  plus  jolie 
Dans  les  fleurs  et  le  satin  ! 
Et  le  soir,  c'est  la  plus  folle 
Sous  le  masque  de  velours, 
La  plus  tendre  en  sa  gondole, 
Et  la  plus  noble  toujours! 
La  musique  est  sa  parole, 


330  OELiVHES  D'EMILE   DESCHA.MPS, 

Et  ses  rêves  l(!s  amours! 
0  Venise!  plus  d'ennuis! 
A  nous  tous  tes  belles  nuits! 

Venise,  ô  ma  beauté, 

Chez  toi  la  liberté! 

LE     PEUl'LE,    en  dansant. 

0  Venise!  plus  d'ennuis!  etc. 


SCÈNE     III. 

Les   Puécédents,    SPADONI,    Plusieurs    BRAVI. 
SPADOiM. 

Çà,  mes  braves!  un  Doge  à  fêter!  un  coupable 
A  punir!  par  saint  MarcJ  double  fête  en  ce  jour! 
D'enthousiasme  ici  chacun  est-il  capable? 
Car  le  duc  ne  doit  voir  que  transport  et  qu'amour! 

LES     BRAVI. 

Vivat! 

SPADONI. 

Très-bien  !  soyez  ainsi  dans  le  cortège. 

LES     BRAVI. 

C'est  dit  ! 

SPADONI. 

Trinquons  d'abord,  etque  Dieu  vous  protège! 

Ils  prennent  des  coupes  et   des  flacons  des  mains  d'une  canti- 
nière. 

CHANSON    A    BOIRE. 

TREMIBR     COUPLET. 

SPADONI. 

Buvons!  buvons'  c'est  le  moment. 
Voici  la  coupe  et  l'autel  du  serment! 

LES     BRAVI. 

Buvons,  etc. 


STRADELLA.  331 

SPADONI. 

Jurons,  amis,  tous  ensemble  et  gaîraent, 
D'être  plus  enflammés  que  ce  vin  écumant! 

LES     DRAVI. 

Jurons,  etc. 

SPADONI. 

Vive  le  vin!  il  rend  le  cœur  plus  fort. 

LES     BRAVI. 

Vive,  etc. 

SPADONI. 

Vive  le  vin!  il  nous  met  tous  d'accord! 

LES     BRAVI. 

Vive,  etc. 

REFRAIN,    en   chœur. 

Le  vin  nous  donne  sa  chaleur, 
Il  teint  nos  fronts  de  sa  couleur; 
Il  rend  égaux  pauvre  et  seigneur. 
Du  vin,  du  vin,  ah  !  quel  bonheur  ! 

DEUXIÈME     COUPLET. 

SPADONI. 

Buvons  toujours,  buvons  encor! 
Le  vin  vaut  mieux  dans  l'étain  que  dans  l'or. 

LES     BRAVI. 

Buvons,  etc. 

SPADONI. 

Des  vrais  amis  il  est  le  seul  trésor, 
A  l'amour,  au  courage  il  donne  un  noble  essor! 

LES     BRAVI. 

Des  vrais,  etc. 

SPADONI. 

Aux  signeras  à  l'œil  brillant  et  noir! 

LES     BRAVI. 

Aux  signeras,  etc. 


332  OEUVRES  D'EMILE   DESGHAMPS. 

SPADONI. 

Aux  bons  stylets  qui  nous  servent  le  soir! 

LES     BRAVI. 

Aux  bons  stylets,  etc. 

UEFRAIN,     en  chœur. 

Le  vin  nous  donne,  etc. 

Us  se  dispersent. 


SCÈNE    VII. 

Les    Précédents,  excepté   SPADONI    et    les   BRAVJ, 
puis  LÉONOR. 

On  entend  des  cris   au  dehors. 

Scène  et  air. 

LE     PEUPLE,    regardant  vers    le   fond  du  théâtre. 

Silence!...  amis!...  là-bas  qu'entends-je? 
Qui  vient  ici?...  quel  bruit  étrange?... 
Voj-onsl  voyons!  c'est  sur  le  port! 
Tous  en  tumulte  comme  ils  courent!... 
Et  cette  femme  qu'ils  entourent... 
Ali!  quel  désordre  et  quel  transport! 

LÉONOR,  entrant,  les  cheveux  épars. 

Ah!  quelle  horrible  trame! 
0  crime  infâme! 
Je  sens  mon  âme, 
Fuir  loin  de  moi! 

LE  PEUPLE. 

Écoutons  !  Ses  accents 
Ont  troublé  tous  mes  sens! 

LÉONOR. 

Si  je  pouvais  périr  pour  toi  !... 


STRADELLA.  333 

LE     PEUPLE. 

Pauvre  femme!  eh!  pourquoi 

Ces  sanglots,  cet  effroi? 
Confiez-vous  à  notre  foi, 
L'humanité  c'est  notre  loi  ! 

LÉONOR. 

Mon  Dieu,  je  pleure! 
Faut-il  qu'il  meure? 
Pitié  pour  Stradella!  pitié,  pitié  pour  moi! 

Au  peuple. 

Ah!  pour  lui  la  mort  s'apprête, 
Verrez-vous  tomber  sa  têle? 
Non,  jamais...  je  n'y  puis  croire... 
Tant  d'amour  et  tant  de  gloire... 
Ah!  vos  bras!  vos  cris!  vos  armes!... 
Joignez-vous  tous  à  mes  larmes! 

LE     PEUPLE,     accompagnant. 

Quoi!  Venise  dans  ce  jour. 
Sombre  et  folle  tour  à  lour, 
Perdra-t-elle  sans  retour 
Tant  de  gloire  et  tant  d'amour?... 

LE     PEUPLE,  seul. 

L'arrêt  de  mort  est^donc  rendu? 
Hélas!  hélas!  il  est  perdu  ! 
Que  faire  pour  le  sauver? 
La  hache  va  se  lever  ! 
O  moment  affreux! 
Plus  d'espoir  pour  eux! 

LÉOMOR    et    LE    CHOEUR. 

Mais,  non!  le  Doge  vient  à  nous, 
Il  faut  tomber  à  ses  genoux  ! 

LÉONOR. 

Reprise  du  solo. 

Voyez,  je  pleure,  etc. 

19. 


33i  OEUVUES   D'EMILE    DESCIIA.MPS. 

LE     CHOEUR. 

Courage,  que  nos  secours 
Protègent  ses  nobles  jours! 

LÉONOR. 

Oui,  je  vois  que  votre  ùine 
Déjà  s'enllamme  : 
Mon  Stradella  ne  mourra  pas, 
Dites-moi  qu'il  ne  mourra  pas! 

LE     PEUPLE. 

Déjà  l'horreur  de  ce  trépas 
Remplit  notre  âme  et  nous  inspire! 
N'écoutons  plus  que  son  délire! 
Non!  Stradella  ne  mourra  pas! 

Léonor,  suivie    des    femmes  du  peuple,  sort    et  se  dirige  vers 
la  prison. 

SCÈNE    YIII. 

LE    DOGE,    SP.VDOXI,    PEUPLE,    puis    LÉONOR 
et  STRADELLA,    Cortège    du    Doge. 

Le  cortège  débouche  par  la  droite  au  fond  du  théâtre.  —  En  tète  les 
étendards  de  Venise,  avec  le  lion  de  Paint-Marc,  et  aux  diverses 
couleurs,  signifiant  la  Paix,  la  Guerre,  la  Trêve  et  la  Ligue.  Viennent 
ensuite  les  Trompettes  d'argent  et  les  Hautbois;  les  écuyers  du  Doge 
et  des  huissiers  jetant  des  pièces  de  monnaie  au  peuple  ;  le  Doge 
paraît.  A  sa  droite,  l'ambassadeur  de  France  ;  à  sa  gauche,  le  nonce 
du  pape.  Après  le  Doge,  son  page  ;  quatre  écuyers,  portant,  l'un  la 
chaise  d'or,  et  l'autre  un  carreau  de  brocart,  et  les  deux  derniers  le 
parasol  ducal  ;  puis,  un  clerc  porte-chandelier,  et  un  officier  porte- 
épée.  —  Suivent  les  envoyés  d'Orient  et  les  ambassadeurs  des  puis- 
sances chrétiennes.  Viennent  enfin  les  secrétaires  de  la  République, 
les  sénateurs,  les  avogadores,  les  procurateurs,  les  seigneurs  de  la 
nuit,  le  capitaine-grand,  le  cavalier  du  Doge  et  le  grand  chancelier; 
les  serviteurs  de  la  maison  du  Doge,  nègres  et  Levantins.  La  marche 
est  fermée  par  les  généraux  et  amiraux  de  la  République  et  par  des 
pelotons  de  soldats  suisses  et  dalmates. 

Au  moment  où  le  Doge  passe,  tout  le  peuple  se  jette  à  genoux  en  de- 
mandant la  grâce  de  Stradella.  Le  Doge  s'arrête  ;  l'ambassadeur  de 
France  et  le  nonce  s'éloignent  de  quelques  pas;  le  cortège  fait  halte. 

LE     PEUPLE. 

Ail!  le  Doge!  le  Doge!  oui,  sa  marche  commence. 


STRADELLA.  335 

LÉONOR,    voyant  le   Doge. 

C'est  lui! 

Stradella  parait  entre  quatre  sbires.  Un  moine  est  auprès  de 
lui. 

Mon  bien-aimé! 

Elle  se  tourne  vers  le  peuple  en  montrant   Stradella. 

Grâce  ! 

LE     PEUPLE,    s"a§enouillant  devant  le  Doge. 

Altesse!  clémence! 
Grâce  pour  Stradella! 

SPADOXI,  aux  sbires. 

Marchez!  marchez! 

LÉONOR,    à  Spadoni. 

Cruel! 

Au  peuple  se  jetant  à  genoux. 

Je  me  joins  à  vous! 

^   LÉONOR    et  LE     PEUPLE. 

Grâce! 

STRADELLA,   la  retenant. 

Arrête,  au  nom  du  ciel! 
On  n'implore  merci  que  pour  un  criminel. 

SPADONI,    aux  sbires. 

Marchez  donc!  c'est  trop  d'insolence! 

LE    PEUPLE,    se  relevant. 

Doge!  rendez-le-nous! 

Le  Doge  se  lève. 
SPADONI. 

Silence  ! 

Le  Doge  fait  un  signe.  Stupeur  générale.  La  foule  parait 
attendre  avec  anxiété  les  paroles  du  Doge,  qui,  après  avoir  jeté 
un  dernier  coup  d'œil  sur  Léonor  et  Stradella,  se  recueille  quel- 
ques instants  dans  sa  nouvelle  dignité  pour  parler  au  peuple  do 
Venise. 


336  OEUVRES   D'EMILE   DESCHAMPS. 

Récitalif. 

LE    DOGE,    PESARO. 

Que  les  saints  soient  en  aide  à  la  reine  des  eaux. 
Peuple!  et  que  l'or  du  monde  emplisse  nos  vaisseaux  ! 

Cavaline. 

Pour  la  splendeur  de  votre  empire 

Le  cœur  du  Doge  a  tout  quitté; 

Sous  le  drap  d'or  il  ne  respire 

Que  pour  la  gloire  et  l'équité! 
La  force  de  vos  armes, 
Vos  droits  sacrés,  voilà  mon  seul  amour! 

S'il  fut  d'autres  alarmes. 
Mon  sceptre  enfin  les  bannit  sans  retour! 

Bonheur  à  tous!  et  que  des  larmes 

N'attristent  pas  un  si  grand  jour! 

A  un  geste  du  Doge,  les  soldats  qui  gardent  Siradella  se  re- 
tirent et  laissent  Léonor  s'olaneer  vers  lui.  Tous  deux  s'inclinent 
et  le  moine,  venu  pour  assister  le  condamné,  bénit  les  deux 
fiancés. 

LE    PEUPLE. 

Vivat!  vivat! 

LÉONOR,    se  jetant  dans  les  bras   de  Stradella, 

0  joie  extrême  ! 

Le  cortège  du  Doge  reprend  sa  marche  et  se  dirige  vers  1j 
Bucentaure  au  bruit  d'une  musique  triompliale. 

ENSEMBLE. 
STRADELLA,     EEPPO,    LÉONOR. 

Clémence  auguste  !  c'est  lui-même 

/  m'a  ^ 
Qui      t'a  [  rendue  à  Stradella. 

1    l'a   ) 

(  Viens,  aimons-nous!  |  ,      ,  •-       i 

c^  •  .  bonheur  suprême  ! 

1  Soyez  unis!  )  ^ 

Gloire,  trésors,  oui,  tout  est  là! 


STRADELLA  337 

SPADOM,    à  part. 

Malheur  à  moi  !  jour  d'anathème  ! 
Il  l'a  rendue  i\  Stradella! 
C'est  le  bonheur,  la  vertu  même... 
Partons  !  ma  place  n'est  plus  là! 

n  sort. 

le  Doge  paraît  sur  le  pont  du  Bucenlaure.  Les  drapeaux  s'in- 
clinent. Les  soldats  présentent  les  armes.  Les  tambours  battent 
aux  champs.  Les  bannières  de  Candie,  de  Chypre  et  de  Morée 
sont  agitées.  Les  cloches  sonnent  à  Saint-Marc.  Le  canon  gronde 
dans  le  port.  Cris  du  peuple.  La  mer  se  couvre  de  gondoles.  Le 
Bucentaure  avance.  Le  Doge  jette  son  anneau  à  la  mer. 

CHOEUR     GÉNÉRAL. 

Gloire  au  Doge  que  Dieu  même 
Par  sa  grâce  a  placé  là! 
Gloire  à  celle  que  Ton  aime, 
A  Venise,  à  Stradella  ! 
Gloire  au  Doge,  à  Stradella! 


FIN    DE    STRADELLA. 


NOTES    DE    MACBETH^ 


ACTE    PREMIER. 


Page  19. 

Quand  nous  remettrons-nous  à  notre  œuvre  ordinaire?... 

Les  trois  sorcières,  aux  éclats  de  la  foudre,  venant  maudire 
et  blasphémer,  puis,  jetant  dans  l'ombre  un  sort  sur  Macbeth 
tandis  qu'il  combat  au  loin,  placent  tout  d'un  coup  l'action  et 
les  spectateurs  sous  l'influenee  de  la  terreur.  C'est  un  des 
grands  secrets  de  Shalcspeare.  Les  expositions  de  ses  drames 
sont,  en  quelque  sorte,  comme  les  ouvertures  des  opéras,  qui 
donnent  d'avance  la  couleur  générale  de  l'œuvre.  Cette  appari- 
tion des  êtres  surnaturels  au  lever  de  la  toile  convenait  essen- 
tiellement à  une  tragédie  épique  comme  Macbeth. 

II 

Page  20. 

Pourquoi  loin  de  Foris,  sire,  eivcejour  d'alarmes... 

J'ai  dit  dans  la  préface  que  j'avais  quelquefois  supprimé  un 
changement  de  décors  et  conservé  la  scène  dans  un  même  lieu 
quand  l'action  ne  me  paraissait  pas  devoir  en  souffrir.  En  voici 
un  exemple.  Dans  la  pièce  de  Shakspeare  cette  seconde  scène  se 
passe  à  Foris,  au  palais  du  roi,  où  se  rendent  les  messagers 
apportant  des  nouvelles  de  la  bataille.  Cela  est  plus  naturel  et 
plus  exactement  vrai;  mais  il  faut  tout  aussitôt  revenir  dans  la 

1.  Ces  notes  sont  celles  do  l'édition  de  1844.  Il  a  fallu,  pour  les  appli- 
quer au  texte  imprimé  ici,  les  modifier  légèrement.  L'auteur  n'avait  pas 
songé  à  les  reproduire  dans  ses  Œuvres  complètes. 


340  OEUVRES   D'EMILE  DESCHAMPS. 

plaine  de  bruyères,  pour  retourner  encore  presque  immédiate- 
ment dans  le  palais  du  roi.  Cette  course  continuelle  d'un  lieu  à 
l'autre,  que  Shakspcare  fait  faire  à  l'esprit  et  aux  yeux  du  spec- 
tateur, est  fatigante  et  monotone,  et  l'art  est  trop  sacrifié  à  une 
importune  réalité.  J'ai  pensé  que  le  vieux  roi,  impatient  de  nou- 
velles, pourrait  s'être  rendu  lui-même,  avec  ses  fils  et  sa  suite, 
dans  la  plaine  qui  avoisine  le  champ  de  bataille,  et  c'est  là  qu'il 
apprend  les  victoires  de  Macbeth  et  qu'il  donne  ses  ordres.  Puis 
il  retourne  dans  sa  capitale.  De  cette  manière  le  premier  acte 
ne  nous  montre  qu'une  seule  fois  la  plaine  de  bruyères  et  une 
seule  fois  le  palais  de  Duncan.  11  me  semble  que  la  ccJmposition 
y  gagne  plus  que  la  vérité  n'y  perd. 

III 

Page  24. 

D'où  viens-tu  donc,  ma  sœur? 

De  tuer  le  pourceau... 

Tout  le  dialogue  des  sorcières,  dans  la  première  partie  de 
cette  scène,  est  d'un  grotesque  d'images  et  d'expressions  qui 
caractérise  profondément  la  différence  de  ces  décrépites  et 
hideuses  Parques  des  nations  du  Nord  avec  les  Furies  de  la 
fable  grecque,  toujours  nobles  et  belles,  jusque  dans  l'horreur 
qu'elles  inspirent.  Les  sorcières  ne  peuvent  pas  avoir  les  traits 
ni  le  langage  des  Euménides;  Shakspeare  l'a  parfaitement  senti. 
Toutefois  j'avais  retranché  pour  la  représentation  la  plupart  de 
ces  détails,  plus  curieux  de  style  et  de  mœurs  qu'intéressants 
pour  la  scène.  Si  un  théâtre  voulait  représenter  cette  pièce,  il 
pourrait  se  servir  des  arrangements  qui  suivent  : 

SCÈNE    TROISIÈME 

Las  TROIS  sonciiîRES,  revenant  chacune  d'un  cùté  différent. 

LA     PREMIERE     SORCIÈRE. 

D'oîi  viens-tu  donc,  ma  sœur? 

LA      DEUXIÈME       SORCIÈRE. 

De  consulter  l'Esprit. 

LA     TROISIÈME     SORCIÈRE. 

Moi  de  même. 

LA     DEUXIÈME      SORCIÈRE. 

J'ai  lu  ce  qui  n'est  pas  écrit. 


NOTES   DE   MACBETH.  341 

LA     PREMIÈRE      SORCIÈRE. 

Moi  de  même. 

LA     DEUXIÈME     SORCIÈRE. 

Forfaits  monstrueux! 

LA     TROISIÈME     SORCIÈRE. 

Grande  alarme! 

LA     PREMIÈRE     SORCIÈRE. 

Beaucoup  de  sang! 

LA     DEUXIÈME      SORCIÈRE. 

Rions,  accomplissons  le  charme! 

LA    TROISIÈME     SORCIÈRE. 

Le  tambour  !  le  tambour!  Macbeth  est  en  chemin. 
Le  reste  de  la  scène  suit  comme  dans  la  pièce  imprimée. 

IV 

Page  27. 

Salut,  Macbeth,  salut!  Un  jour,  tu  seras  roi! 

Les  sorcières  ont  d'abord  salué  Macbeth  thane  de  Glamis  ;  il 
l'était  en  effet  par  la  mort  de  Sinel,  son  père,  dont  lui  seul 
avait  encore  connaissance;  puis  elles  l'ont  salué  thane  de  Caw- 
dor;  il  va  l'être  par  la  disgrâce  et  le  supplice  inattendu  de  ce 
seigneur,  qu'on  lui  annoncera  au  nom  du  roi  dans  la  scène  sui- 
vante. Ces  deux  premières  vérités  troublent  étrangement  l'esprit 
de  Macbeth,  et  lui  font  croire  à  la  vraisemblance  de  la  troisième 
prédiction  :  «  Tu  seras  roi  !  » 


Page  29. 

Le  roi,  Macbeth,  a  su  la  défaite  rapide,  etc. 

C'est  dans  la  bouche  de  Macduff  que  je  mets  ce  discours  ; 
c'est  lui  que  je  charge  avec  Lenox  du  message  du  roi  auprès  de 
Macbeth.  Dans  Shakspeare  deux  autres  seigneurs,  Rasse  et 
Angus,  en  sont  chargés.  Ce  petit  changement  de  personnages, 
indifférent  en  lui-même,  a,  selon  moi,  un  véritable  avantage 
pour  l'économie  du  drame.  Lenox  et  surtout  Macduff  ont  des 
rôles  importants;  Rasse  et  Angus,  au  contraire,  n'avaient 
presque  plus  rien  à  dire  dans  le  reste  de  l'ouvrage;  j'ai  préféré 
faire  de  ceux-ci  des  personnages  muets  et  renforcer  d'autant  les 


342  OEUVRAS   D'EMILE  DESCIIAMPS. 

deux  premiers.  11  y  a  là  double  bénéfice.  Fondre  en  un  seul, 
quand  on  le  peut  sans  inconvénient,  plusieurs  personnages  secon- 
daires est  toujours  une  bonne  opération;  elle  facilite  la  repré- 
sentation, simplifie  les  rouages  et  corrobore  le  principe  de 
l'unité,  si  essentiel  dans  toutes  les  parties  d'une  œuvre  drama- 
tique. C'est  une  des  rares  licences  que  je  me  suis  permises  avec 
Shakspeare,  comme  l'indique  un  passage  de  ma  préface. 

VI 

Page   31. 

...  S'il  meurt  et  que  je  vive 
Ses  fils  n'ayant  point  l'âge... 

D'après  la  loi  d'Ecosse,  ainsi  que  la  chronique  le  rapporte,  la 
couronne  devait  revenir  de  plein  droit  à  Macbeth,  en  sa  qualité 
de  plus  proche  parent  du  roi,  si  ce  monarque  mourait  sans 
laisser  de  fils  qui  eussent  l'âge  pour  régner...  et  les  doux  jeunes 
princes  sont  en  effet  mineurs  encore  au  moment  de  l'action. 
J'ai  ajouté  deux  vers  pour  faire  ressortir  cette  circonstance,  qui 
éclaire  la  situation,  et  que  Shakspeare  a  négligé  de  rappeler, 
sans  doute  parce  qu'elle  était  trop  connue  de  son  public. 

VII 
Page  38. 

Ce  château  me  parait  dans  un  site  charmant. 

Rien  de  plus  gracieux  et  de  plus  touchant  que  cette  entrée  du 
vieux  roi  dans  le  château  d'Inveruess.  Duncan  s'abandonne  aux 
émotions  les  plus  douces  de  la  nature  et  de  l'amitié,  et  cette 
calme  sérénité  ajoute  à  la  terreur  de  cette  situation  et  à  la  pitié 
des  spectateurs,  qui  savent  que  le  meurtre  l'attend  dans  les 
foyers  de  l'hospitalité. 

J'ai  terminé  le  premier  acte  sur  ce  tableau,  quoique  dans  les 
éditions  de  Shakspeare  il  ne  se  termine  qu'après  la  grande  scène 
où  lady  Macbeth  décide  son  mari  à  tuer  lui-même  le  roi.  Cette 
scène,  qui  fait  faire  un  grand  pas  à  l'action,  me  parait  mieux 
placée  en  tète  du  second  acte,  beaucoup  moins  long  d  ailleurs 
que  le  pi-emier.  Au  surplus,  la  division  des  actes,  comme  on 
sait,  était  souvent  arbitraire  dans  les  pièces  de  Shakspeare,  et 
j'ai  pu  me  permettre  ce  changement  qui  me  plait,  sans  me 
croire  coupable  d'infidélité. 


NOTES  DE  MACBETH.  3W 


ACTE  DEUXIÈME. 

I 

Page  45. 

C'est  un  faucon  royal,  qu'en  sa  haute  demeure,  etc. 

Ces  pht'nomi'iies  effrayants  qui  ont  marqué  la  nuit  du  meurtre 
de  Duncan,  Shakspeare  eu  a  rejeté  la  peinture  dans  une  scène 
épisodique  à  la  fin  du  deuxième  acte.  J'ai  supprimé  cette  scène 
et  reporté  ici  les  beaux  détails  qui  s'y  trouvent,  et  qui  me 
semblent  mieux  à  leur  place. 

II 

Page  4  7. 

...  J'ai  fait  le  coup...  dans  l'ombre. 
N'as-tu  pas  entendu  quelque  bruit... 

Macbeth  effaré  sort  de  rappartemcnt  du  roi,  tenant  deux 
poignards  dans  ses  mains.  Cette  indication,  qui  manque  dans  le 
texte  anglais,  est  nécessaire  pour  l'intelligence  de  la  scène.  Mac- 
beth, comme  sa  femme  le  lui  avait  dit,  s'est  servi  pour  le 
meurtre  des  poignards  que  portaient  les  deux  chambellans;  et 
dans  son  trouble  il  les  apporte  tout  sanglants.  Aussi  lady  Mac- 
beth va-t-el!e  les  lui  faire  reporter,  et  il  s'en  servira  encore  une 
fois  pour  tuer  les  deux  officiers  qu'il  sera  censé  avoir  punis  de 
cet  assassinat,  dont  ils  seront  accusés  par  lui-même.  Tout  le 
dialogue  qui  suit  l'entrée  de  Macbeth  est  effra^'ant  de  réalité.  On 
croit  assister  au  premier  égarement  d'esprit  d'un  homme  qui 
vient  de  commettre  un  crime. 

III 

Page  50. 

Vous  avez  le  sommeil,  ami,  ph<s  dur  qu'un  roc. 

Il  y  a,  en  cet  endroit,  dans  la  tragédie  de  Shakspeare,  un 
monologue  burlesque  que  l'on  supprime  ordinairement  au 
théâtre,  et  qui  est  connu  sous  le  nom  de  Scène  du  portier.  Voici 
cette  scène  en  vers  français  : 


344  OEUVRES   D'EMILE    DESCIIAMPS. 


Le  grand  vestibule  du  château  de  Macbeth,  —  Xn  fond,  la  grande 
porte  extérieure. 

LE    PORTIER,  seul,  assoupi  dans  un  large  fauteuil. 
On  frappe  à  la  porte. 

LE    PORTIER,  se  détirant  et  rêvant  tout  haut. 
On  a  frappé,  je  crois;  —  oui,  certes  —  je  rêvais 
Que  j'étais  le  portier  de  l'enfer.  —  Bon,  j'y  vais, 
Disais-je  ù  tout  moment,  tant  la  foule  était  grande! 

On  frappe. 
Pan  !  pan!  —  Qui  frappe  là?—  C'est  un  fermier  d'Irlande 
Qui  s'est  perdu  mourant  de  faim; — prends  tes  vieux  draps, 
Fermier,  car  il  fait  chaud  en  enfer  ;  —  tu  sûras  ! 
On  frappe. 

Pan!  pani  qui  frappe  encor?  Par  Belzébuth  lui-même, 
Vraiment  c'est  un  docteur  à  mine  de  carême. 
Équivoquant  en  chaire  aussi  bien  qu'à  la  cour 
A  tout  propos  jurant  contre  et  pariant  pour  ; 
Mentant  au  nom  du  ciel,  mais  dont  nulle  équivoque 
N'a  fait  prendre  le  change  à  Dieu,  qui  le  révoque. 
Entre  vite,  saint  homme,  entre,  tu  m'appartiens, 
Un  enfer  tout  exprès  est  créé  pour  les  tiens. 

On  frappe. 
Pan  !  pan  !  —  qui  va  là?  Bien  !  un  tailleur  d'apparence. 
Tailleur  anglais,  voleur  plus  qu'un  tailleur  de  France, 
Si  la  chose  est  possible.  —  Entre,  et  sans  débourser, 
Tu  chaufferas  chez  nous  ton  fer  à  repasser. 

On  frappe. 
Encor  !  point  de  répit.  Ah  !  je  lève  l'échelle. 
Quel  froid!  —  C'est  désolant  un  enfer  où  l'on  gèle! 
Que  le  diable,  s'il  veut,  cherche  un  autre  portier! 
Je  voulais  faire  entrer  des  gens  de  mon  métier, 
Pour  qui  de  bons  parents  brûlent  maint  et  maint  cierge  ; 
Mais... 

Il  se  réveille  en  grelottant. 

On  frappe  plus  fort.  —  Il  va  ouvrir. 
Oui  —  n'oubliez  pas,  s'il  vous  plait,  le  concierge. 

Entrent  Macdufl  et  Lénoï,  etc.,  etc. 


NOTES    DE   MACBETH.  345 

IV 

Page   55. 

Loin,  bien  loin  de  l'Ecosse  allons  porter  nos  pleurs 
Et  voir  s'il  est  des  rois  pour  venger  nos  malheurs! 

Je  termine  là  le  deuxième  acte,  à  la  fuite  des  jeunes  princes 
et  au  départ  de  Macbeth  et  de  tous  les  seigneurs  pour  Foris,  où 
ils  vont  aviser  aux  mesures  à  prendre  pour  la  tranquillité  de 
l'État  et  la  punition  des  assassins  du  roi  que  nul  ne  soupçonne 
encore.  Shakspeare  a  ajouté  une  longue  scène,  dont  j'ai  parlé 
plus  haut,  entre  Rasse  et  un  vieillard.  J'en  ai  pris  quelques 
détails  pittoresques  pour  la  seconde  scène  de  cet  acte,  et  j'ai 
reporté  le  reste,  qui  tient  à  l'action,  dans  la  scène  qui  ouvre 
mon  troisième  acte,  entre  Macduff  et  Lénox.  J'ose  croire  que  les 
personnes  qui  s'occupent  de  l'art  dramatique  approuveront  cette 
distribution. 


ACTE    QUATRIÈME. 

I 

Page  71. 
Le  chat-tigre  là-bas  a  miaulé  trois  fois... 

Nous  sommes  dans  l'antre  des  sorcières  et  en  plein  maléfice. 
Les  singuliers  détails  de  ces  cérémonies  magiques,  l'appel  des 
ingrédients  bizarres  qui  doivent  bouillir  dans  la  chaudière  infer- 
nale, les  danses  et  les  chants  grotesquement  farouches  des  trois 
sœurs,  tout  représente  aux  yeux  comme  à  l'esprit  du  spectateur 
une  véritable  scène  du  sabbat.  Plusieurs  ont  prétendu  que 
Shakspeare  ne  savait  rien;  alors  il  devinait  tout  :  car  aucun 
poëte  n'a  peint  les  mœurs  et  jusqu'aux  moindres  coutumes  des 
différents  siècles  et  des  différents  peuples  avec  plus  de  vérité 
que  lui;  jamais  aucun  poëte  dramatique  n'a  fait  ])arler  à  ses 
personnages  une  langue  plus  appropriée  à  leur  état,  à  leur 
caractère,  que  ne  l'a  fait  Shakspeare,  du  moins  dans  les  parties 
éminentes  de  ses  chefs-d'œuvre.  Quant  aux  anachronismes,  aux 
dissonances  qu'on  peut  lui  reprocher  avec  raison,  c'est  évidem- 
ment inadvertance  ou  caprice;  on  ne  peut  savoir  et  ignorer  à 
la  fois. 

Je  n'avais  pas  conservé  pour  le  théâtre  cette  scène  de  magie 


34G  OEUVRES   D'EMILE   DESCIIAMPS. 

dans  son  ensemble.  Elle  demande  un  art  de  pantomime  et  une 
association  de  la  musique  avec  les  paroles,  qu'on  obtiendrait 
difficilement  chez  nous;  et  puis  certains  mots,  certains  noms 
que  Shakspeare  a  mis  dans  la  bouche  des  sorcières,  et  qui  sont 
caractéristiques  et  par  conséquent  très-poétiques,  ne  semble- 
raient qu'étranges  aux  oreilles  françaises.  Les  yeux  du  lecteur 
sont  moins  susccptii)les;  la  réflexion  vient  au  secours  de  l'intel- 
ligence qui  peut  quelquefois  se  trouver  surprise.  J'ai  donc  ré- 
tabli dans  cette  traduction  tout  le  lyrisme  extraordinaire,  que 
j'ai  cru  devoir  retrancher  pour  la  représentation,  on  m'efTorçant 
de  faire  rendre  aux  vers  français  quelque  chose  des  effets  de 
rhythme  et  de  lugubre  harmonie  qui  abondent  si  mci-veilleuse- 
mcnt  dans  la  poésie  de  Shakspeare. 

II 

Page  79. 

Cherchons  quelque  retraite  obscure,  où  par  les  pleurs 
Sur  ce  bord  étranger  nous  calmions  nos  douleurs. 

Cette  scène  d'épreuve  est  neuve,  originale  et  très-philosophi- 
que, en  ce  qu'elle  fait  ressortir  dans  Macduff  la  puissance  d'un 
principe  sur  tous  les  intérêts.  Je  ne  sais  comment  j'ai  été  amené 
à  en  changer  la  grande  donnée.  C'est  une  des  deux  modifica- 
tions radicales  que  j'ai  hasardées  dans  mes  traductions,  comme 
je  l'ai  annoncé  dans  la  préface.  Je  dois  au  moins  compte 
des  raisons  qui  m'ont  fait  adopter  une  autre  marche  dans  la 
seconde  partie  de  cette  scène,  que  je  conduis,  pour  sa  première 
moitié,  comme  Shakspeare.  Chez  moi  Malcolm  est  tout  à  fait  de 
bonne  foi  dans  sa  méfiance,  qu'il  exprime  cependant  en  termes 
très-mesurJs  et  comme  craignant  d'outrager  un  vieux  guerrier, 
que  le  seul  soupçon  a  trop  blessé.  Mais  je  m'arrête  là,  et  au 
lieu  des  accusations  que  le  jeune  prince  porte  contre  lui-même 
pour  éprouver  Macduff,  c'est  Macduff  qui  prend  la  parole,  et 
qui,  tout  en  demandant  pardon  aux  mânes  de  son  roi  et  en 
pleurant  des  larmes  de  sang,  tonne  avec  l'autorité  de  l'âge  et 
de  la  vertu  contre  l'ingratitude  du  prince  exilé,  à  qui  il  sacrifiait 
sa  famille,  son  repos  et  sa  vie.  Ses  discours  ramènent  Mal- 
colm, et  la  réconciliation  s'ensuit.  Je  crois  de  cette  sorte  la 
scène  plus  touchante,  si  elle  est  plus  vulgaire.  J'ai  voulu  ren- 
forcer l'élémiMit  pathétique  dans  cette  terrible  tragédie  de  Mac- 
beth ;  quelques  personnes  très-versées  dans  l'art  du  théâtre  m'y 
ont  encouragé. 


NOTES    DE    MACBETH.  3i7 

III 

Page  83. 
Qu'entends-je?  n'est-ce  pas  le  cor  d'un  Écossais! 

Immédiatement  après  la  grande  scène  entre  Malcolm  et  Mac- 
duff,  je  fais  arriver  Lénox  qui  apporte  des  nouvelles  de  l'Ecosse, 
qu'il  a  abandonnée  par  suite  des  cruautés  de  Macbeth,  pour  se 
rallier  à  la  cause  du  jeune  prince.  Dans  Shakspeare  ces  deux 
scènes  sont  séparées  par  une  autre  scène  fort  courte  dans 
laquelle  un  médecin  vient  annoncer  que  le  roi  d'Angleterre  est 
occupé  à  imposer  les  mains  à  une  foule  de  malheureux  pour  les 
guérir  des  écrouelles.  J'ai  supprimé  cet  incident  c[ui  interrompt 
sans  nécessité  le  cours  de  l'action. 

J'ai  retranché  encore,  vers  le  milieu  du  quatrième  acte,  une 
scène  où  les  assassins  envoyés  par  Macbeth  égorgent  la  femme 
et  les  enfants  de  Macduff.  C'est  une  froide  horreur  qu'il  âst 
inutile  de  montrer  aux  j'eux,  puisque  le  récit  en  doit  être  fait 
avec  tant  de  pathétique  dans  la  grande  scène  qui  termine  cet 
acte  et  dont  il  vient  d'être  question. 

Pour  rendre  cette  fin  d'acte  plus  intéressante  encore,  je  fais 
passer  au  fond  du  théâtre  l'armée  anglaise,  à  la  tête  de  la- 
quelle va  se  mettre  Malcolm  pour  entreprendre  la  conquête  de 
son  royaume.  Ce  tableau  m'a  paru  devoir  jeter  du  mouvement 
scénique  après  la  scène  de  larmes  qui  vient  d'avoir  lieu. 


ACTE   CINQUIÈME. 

I 

Page  90. 

Ce  sommeil  accomplit  les  actes  de  la  vie. 

Je  me  suis  laissé  entraîner  à  mettre  dans  la  bouche  du  mé- 
decin quelques  vers  qui  peignent  les  phénomènes  du  somnan- 
buJismé  que  Shakspeare  n'a  fait  qu'indiquer. 

II 

Page  92. 

Elle  a  besoin  d'un  prêtre  et  non  d'un  médecin. 

Voilà  un  de  ces  vers  tout  faits  dont  je  parle  dans  la  pré- 
face, et  qui  se  trouve  dans  toutes  les  traductions.  C'est  presque 


348  OEUVRIiS  D'É.MILE   DESCHAMPS. 

le  mot  à  mot  anglais.  Il  en  est  de  même  de  cet  autre  vers  du 
premier  acte. 

Quand  sera  la  batailh  et  gaonée  et  perdue, 

E    des  vers  de  Roméo  : 

Car  c'est  le  rossignol,  et  non  pas  l'alouette, 
Dont  la  voix  a  frappé  mon  oreille  inquiète. 

C'est  ma  pauvreté 

Qui  l'accepte^  Seigneur,  et  non  ma  volonté 

Car  rien 

Ne  saurait  être  mal  si  Juliette  est  bien. 

Et  quelques  autres  vers  encore  qui  préexistaient,  avec  d'imper- 
ceptibles différences  dans  les  premières  traductions  eu  prose.  Ce 
sont  des  plagiats  innocents  à  force  d'être  inévitables. 

III 
Page   100. 

Ah!  j'en  jure  par  toi, 

L'Ecosse  renaîtra  libre  enfin  sous  son  roi! 

Pendant  le  combat  de  Macbeth  et  de  MacdulT,  Malcolm  s'est 
emparé  de  la  ville  et  du  château  de  Duusinaue.  Il  en  descend 
vainqueur  pour  recevoir  le  dernier  soupir  de  son  fidèle  général, 
qu'il  fait  saluer  par  tous  les  drapeaux;  et  la  toile  tombe.  J'ai 
retranché  une  assez  longue  tirade  de  Malcolm,  que  l'on  n'écou- 
terait pas  une  fois  l'action  finie.  J'ai  au^si  simplifié  les  change- 
ments de  décors  dans  ce  dernier  acte,  rempli  de  marches  et  de 
contre-marches,  me  rapprochant  toujours  de  l'unité  quand 
elle  ne  vient  pas,  à  la  physionomie  et  à  la  libre  allure  de 
l'œuvre. 

IV 

Page    100. 

.     .     .     .    Malcom  lu  rèijnes,  mais  regarde! 
Je  te  ligue  l'enfer  et  les  trois  sœurs.  Adieu! 

Ce  sont  les  dernières  paroles  que  je  mets  dans  la  bouche  de 
Macbeth  expirant,  afin   de  compléter  le  sens  des  prédictions, 


NOTES    DE   MACBETH.  340 

qui  résulte,  il  est  vrai,  des  différentes  parties  du  drame,  mais 
qu'il  m'a  paru  nécessaire  de  rappeler  et  de  spécifier  plus  claire- 
ment que  ne  l'a  fait  Shakspeare.  Malcolm  va  en  effet  régner  ; 
mais  dans  un  avenir  éloigné,  les  descendants  de  Banque  monte- 
ront sur  le  trône;  ce  qui  est  conforme  à  l'iiistoire  et  à  la  pré- 
diction véridique,  mais  incomplète,  des  sorcières.  Ce  quelles 
ont  dit  doit  arriver,  mais  elles  n'ont  pas  dit  tout  ce  qui  arri- 
vera. 


FIN     DES     NOTES     DE     MACBETU. 


20 


NOTES    DE   ROMEO    ET    JULIETTE' 


ACTE    PREMIER. 


Page  113. 

Je  vois  :  la  reine  Mab  t'a  visité;  c'est  elle 

Qui  fait,  dans  le  sommeil,  veiller  l'âme  immortelle. 

Ce  portrait  de  la  petite  fée  des  songes  est  un  clief-d'œuvre 
d'imagination  et  de  délicatesse  dans  l'original,  et  il  sert  en  même 
temps  à  ri'véii-r  le  earactère  et  l'esprit  de  Mercutio.  Une  chose 
singulière,  c'est  qu'il  est  en  vers  dans  la  première  édition,  de 
1597,  et  qu'il  se  trouve  en  prose  dans  les  deux  éditions  de  lOOO, 
que  Shakspeare  a  revues  lui-même.  C'est  le  seul  exemple  d'une 
pièce  de  vers  transformée  en  un  morceau  de  prose  à  force  de 
temps  et  de  travail.  Le  contraire  s'est  vu  plus  d'une  fois.  Peut- 
être  Shakspeare  aura-t-il  regretté  quelques  traits  essentiels  que 
le  vers  n'avait  pu  admettre.  C'est  un  grand  titre  à  l'indulgence 
pour  les  vers  de  cette  traduction. 

II 
Page    116. 

....  Ah!  ah!  petite  espiègle, 
Dit-il.  on  vous  y  prend  à  faire  des  faux  pas! 

La  nourrice,  dans  la  pièce  anglaise,  emploie  des  expressions 
et  des  images  très-plaisantes  et  très-ingénieuses,  mais  que  la 
convenance  ne  permettait  pas  de  reproduire.  J'ai  éteint  la  viva- 
cité de  quelques  paroles,  en  m'efforçant  de  conserver  à  l'en- 
semble du  langage  le  ton  et  la  couleur  si  caractéristiques  qui 
rcssortent  des  moindres  discours  de  ce  personnage  tout  nature. 

1.  Môme  remarque  que  pour  les  notes  de  Macbeth,  page  339. 


NOTES   DE    ROMÉO    ET   JULIETTE.  351 


ACTE    TROISIÈME. 

I 

Page   149, 

Comme  de  tous  côtés  la  foule  est  accourue... 

La  traduction  pour  lo  théâtre  ne  contenait  pas  cette  scène 
populaire,  où  l'intervention  du  prince  est  encore  d'un  bel  effet. 

II 

Pages    1G2   a    107, 

Toute  cette  fin  d'acte  se  passe  en  scènes  de  famille  dans  les- 
cjuelles  père,  mère,  nourrice,  tout  le  monde  s'acharne  contre 
cette  pauvre  Juliette  pour  lui  faire  épouser  le  comte  Paris.  Tout 
cela  est  saisissant  de  vérité  et  l'on  éprouve  tous  les  déchirements 
du  cœur  de  Juliette. ,. 

Dans  la  traduction  de  Roméo  et  Juliette,  telle  qu'elle  a  été  lue 
et  reçue  au  Théâtre-Français,  il  n'y  a  aucune  de  ces  belles 
scènes.  Nous  avions  pensé  alors  qu'elles  pourraient  faire  lon- 
gueur et  qu'elles  étaient  un  peu  hors  de  l'action.  Je  suis  loin  de 
penser  ainsi  maintenant;  et,  pour  la  lecture  du  moins,  je  pense 
tout  à  fait  le  contraire. 


ACTE    QUATRIÈME. 

I 

Page   171, 

Seul  crime  sans  pardon  puisqu'il  est  sans  reinord! 
Ce  vers  n'est  pas  dans  l'anglais,  SliakspeaTe  n"a  pas  môme 
indiqué  cette  réflexion  sur  le  suicide.  Elle  m'est  venue  par  une 
de  ces  exigences  de  notre  versification  dont  j'ai  dit  quelques  mots 
dans  la  préface. 

II 
Page   173, 

Prends  celte  liste  et  cours  inviter  de  ce  pas 
Mes  hôtes  pour  jeudi... 
Voici  encore  une  de   ces  charmantes   scènes   d'intérieur  qui 
avaient  été  passées  dans  notre  traduction  pour  le  théâtre. 


352  OEUVRES    D'EMILE  DESCHAMPS. 

III 

Page  178. 
Chère  maîtresse,  allons!  c'est  moi!  —  Bonté  divine! 

Tout  ce  bavardage  de  la  nourrice  qui  se  termine  par  des  cris 
de  dûsespoir  quand  elle  aperçoit  Juliette  immobile  et  glacée  sur 
son  lit,  est  nuancé  admirablement  dans  la  tragédie  anglaise.  — 
J'ai  rétabli  dans  toute  la  scène  qui  suit  beaucoup  de  détails  poé- 
tiques négligés  à  dessein  dans  la  traduction  pour  le  théâtre. 

IV 

Page  181. 
Nous  n'avons  qu'à  serrer  nos  violons  et  nos  flûtes... 

Shakspeare  met  ici  dans  la  bouche  des  musiciens  une  longue 
conversation  remplie  de  quolibets  très-déplacés  auprès  du  lit 
mortuaire  de  Juliette.  Voilà  de  ces  défauts  choquants  qui  tenaient 
au  goût  de  l'époque  et  du  pays.  De  toutes  ces  facéties  j'ai  pris 
la  matière  de  quatre  vers,  afin  de  conserver  au  moins  un  symp- 
tôme de  la  railleuse  indifférence  de  ces  ménétriers,  indifférence 
très-naturelle,  et  qui  a  un  sens  philosophique  très-bon  à  indi- 
quer, mais  non  à  développer  en  longues  et  burlesques  plaisan- 
teries. 

V 

Hymne  funèbre. 
Page   183. 

La  cérémonie  et  l'hymne  funèbre  ne  faisaient  point  partie  de 
la  traduction  pour  le  théâtre.  Cet  hymne  est  d'une  couleur 
suave  et  angélique  dans  l'original.  —  J'aurais  désiré  en  faire 
passer  quelque  chose  ici. 

ACTE   CINQUIÈME. 

I 

Je  me  souviens  d'un  pauvre  apothicaire... 

Page   186. 

Cette  description  de  la  misérable  boutique  de  l'apothicaire  est 
célèbre  dans  la  poésie  anglaise,  et  la  scène  qui  suit  est  d'une 


NOTES    DE    ROMÉO   ET    JULIETTE.  353 

grande  originalité.  Shakspeare  y  montre  toutes  ses  profondes 
connaissances  du  cœur  humain  et  cet  esprit  d'observation  phi- 
losophique qui  égalait  chez  lui  l'éclat  de  l'imagination. 

II 

Que  vois-je?  —  Elle  respire,  elle  s'agite?... 
Page    192. 

Voilà  ce  qui  constitue  le  dénoùment  que  Garrick  a  substitué  à 
celui  de  Shakspeare,  et  que  tous  les  théâtres  ont  adopté  avec 
raison.  Dans  la  tragédie  primitive  de  Shakspeare,  Roméo  arrive 
dans  les  tombeaux,  contemple  Juliette  qu'il  croit  morte,  avale  le 
poison  et  meurt.  Juliette  ne  se  réveille  qu'après.  —  Elle  voit  le 
cadavre  de  son  époux  étendu  près  d'elle;  et,  sans  pouvoir  rien 
s'expliquer,  elle  se  tue.  Cela  est  d'une  tristesse  effrayante,  d'un 
tragique  morne,  plus  profond,  plus  désolant  que  les  scènes  sub- 
stituées par  Garrick;  mais  il  faut  convenir  que  le  dénoùment, 
tel  que  ce  grand  tragédien  l'a  combiné,  est  plus  saisissant,  plus 
pathétique,  plus  scénique,  par  les  alternatives  d'extase  et  de 
désespoir  qu'il  renferme.  Il  est  surtout  plus  favorable  au  jeu  et 
à  la  pantomime  des  acteurs,  et  cette  seule  considération  devait 
le  faire  préférer.  Aucune  autre  tragédie  ne  se  termine  par  une 
catastrophe  où  la  terreur  et  la  pitié  soient  portées  à  un  si  haut 
degré. 

C'est  à  un  tel  point  que  la  langue  parlée  est  en  quelque  sorte 
insuffisante  dans  une  pareille  situation,  dont  la  musique,  ce 
langage  des  passions  et  de  la  douleur,  s'est  emparée  victorieuse- 
ment dans  le  drame  lyrique. 

III 

Là,  messeiijneurs.'... 
Page    197. 

Après  la  mort  de  Juliette  et  de  Roméo,  Shakspeare  ramène 
leurs  parents,  le  prince  et  tous  les  personnages  encore  vivants, 
suivis  d'une  foule  de  citoyens  de  Vérone  î  et  la  réconciliation 
des  familles  ennemies  est  jurée  sur  les  cadavres  des  deux  amants, 
entre  les  mains  du  père  Laurence,  qui  parle  au  nom  du  Dieu  de 
paix  dont  il  est  le  ministre. 

Cette  dernière  scène  est  la  haute  moralité  de  l'œuvre.  Elle 
était  supprimée  dans  la  traduction  pour  le  théâtre  ;  on  ne  l'eût 
peut-être  pas  écoutée.  Je  la  rétablis  ici  comme  un  complément 

20. 


354  OEUVRES   D'EMILE   DESCIIAMPS. 

aussi  bcavi  que  nécessaire;  seulement  je  l'ai  abrcîgûe  autant  qu'il 
a  été  possible  sans  détruire  la  clarté,  parce  que,  même  pour  la 
lecture,  elle  est  trop  développé  dans  Shakspearc. 

Sous  Charles  II,  le  célùbre  Otway  transporta  la  catastrophe 
de  Roméo  et  Juliette  dans  sa  tragédie  de  Caius  Marcus,  mais 
sans  effet  et  sans  succès.  La  môme  situation,  les  mômes  beautés 
poétiques  n'ont  pas  la  même  valeur  quand  on  les  déplace  :  sem- 
blables à  ces  plantes  délicates  qui  ne  fleurissent  que  sur  le  sol 
natal. 


CORDELIA 


{Note  de  VÉditeur.) 


On  reconnaît  dans  cette  poétique  fantaisie  l'inspiration  shak- 
spcarienne.  On  y  retrouve  quelques-uns  des  personnages  du  Roi 
Lear.  L'action  est  différente,  la  mise  en  scène  est  légèrement 
modifiée,  le  dénoùment  est  tout  autre.  —  Ce  n'est,  à  vrai  dire, 
qu'une  variation  très-librement  brodée  sur  l'épisode  final  du 
drame. 


STRADELLA 


{Note  de  l'Editeur.) 


Nous  avons  retrouvé  dans  les  papiers  de  M.  Emile  Deschamps 
la  lettre  suivante  qui  lui  a  été  écrite  à  Voccasion  de  la  première 
représentation  de  Stradella,  le  3  décembre  1837,  par  quelques 
jeunes  gens  enthousiasmés  de  Vœuvre  et  du  poète.  Cette  lettre, 
malgré  sa  forme  un  peu  naïve,  nous  parait  offrir  un  double 
intérêt  :  elle  donne  en  effet  la  mesure  du  succès  dramatique 
obtenu  par  Vauteur,  en  même  temps  qu'elle  nous  montre  ce  que 
pouvait  être  à  cette  date  le  sentiment  littéraire  d'une  partie 
de  la  jeunesse  française. 


Vendredi,  à  minuit,  en  sortant  de  l'Opéra. 

«  Monsieur, 

«  Nous  sortons  émerveillés  de  S/ra(/e//a,  émerveillés  du  poëme, 
de  la  musique,  des  décorations  et  de  la  mise  en  scène,  et  par- 
dessus tout  d'un  succès  sans  aucun  charlatanisme  de  journaux 
et  de  cabales.  Permettez,  monsieur,  à  une  vingtaine  de  jeunes 
gens  qui  aiment  de  cœur  l'art  et  la  poésie  de  saisir  cette  belle 
occasion  de  vous  témoigner  leur  vive  sympathie  et  leur  franche 
admiration  pour  votre  talent  et  votre  caractère  qui  sont  restés  si 
purs,  au  milieu  de  la  décadence  des  mœurs  et  du  goût.  Personne 
n'a  plus  de  nouveauté,  d'originalité  et  d'imprévu  qu'Emile 
Deschamps;  et  cependant  que  de  convenance,  de  charme  et 
d'intérêt  dans  toutes  ses  productions!  Prose,  poésie,  esprit, 
inspiration,  vous  avez  tout...  Et  jamais  vous  ne  vous  êtes  mis 
sur  le  chemin  de  qui  que  ce  soit,  si  ce  n'est  pour  donner  la 
main  aux  plus  jeunes,  et  soutenir  leurs  pas  dans  la  carrière  où 
vous  triomphez  si  souvent;  car,  monsieur,  après  douze  ans  de 


NOTE    DE   STRADELLA.  357 

luttes  et  de  travaux,  le  caractère  d'un  poëte  est  connu  comme 
son  génie,  et  le  vôtre  ne  s'est  jamais  démenti.  Tous  les  arts  vous 
sont  redevables  de  conseils  éclairés,  ou  de  nobles  inspirations; 
et  quant  à  la  musique,  le  seul  art  des  anges  dans  le  ciel,  comme 
vous  l'avez  si  bien  dit,  vous  seul  êtes  capable  de  resserrer  les 
nœuds  de  son  antique  et  belle  alliance  avec  la  poésie. 

Mais  vous  avez  un  tort,  monsieur,  et  nous  vous  le  disons  hau- 
tement, ce  tort  n'est  pas  la  modestie  si  vraie,  si  naïve  qu'on 
aime  en  vous,  c'est  la  défiance  qu'elle  paraît  vous  donner  de 
vos  propres  forces  et  de  votre  puissance  sur  l'esprit  du  public, 
et  sur  les  jeunes  imaginations.  Nous  nous  disons  en  ce  moment, 
au  souper  qui  nous  réunit,  que  si  vous  le  vouliez  d'une  volonté 
ferme,  vous  seriez  en  peu  de  temps  le  régénérateur  et  le  roi  du 
théâtre  français  comme  vous  l'êtes  de  l'opéra.  L'instant  serait 
bien  choisi  ;  le  vieux  genre  est  usé,  et  le  nouveau  davantage  en- 
core par  les  excès  quii'ont  vieilli  avant  l'âge.  Vous  seul,  mon- 
sieur, et  nous  vous  le  disons  en  conscience,  vous  seul  pourriez 
ramener  les  beaux  jours  de  la  tragédie,  parce  que  vous  avez  un 
talent  conciliant,  si  l'on  peut  s'exprimer  de  la  sorte.  Vous  faites 
tout  ce  que  vous  voulez,  et  vous  savez  vous  arrêter  avec  un 
tact  exquis  là  ou  finit  le  nouveau,  et  où  commenceiMit  le 
bizarre.  D'autres  poètes  ont  peut-être  certaines  parties  détalent 
plus  imposantes;  aucun  ne  possède  comme  vous  cet  ensemble 
précieux  de  toutes  les  conditions  qui  font  la  perfection  d'une 
œuvre,  et  l'enchantement  des  connaisseurs.  Essayez  donc, 
monsieur,  et  soj'ez  sûr  d'un  immense  appui  dans  toute  la  jeu- 
nesse restée  sage  et  dans  tous  les  esprits  vraiment  lettrés. 
Soyez-en  d'autant  plus  sûr  que  vous  n'avez  jamais  cherché  au- 
cun suffrage  par  aucune  brigue,  ni  fait  servir  votre  talent  à 
aucune  spéculation  ou  ambition  personnelle,  ni  flatté  aucun 
pouvoir;  et  que  vous  avez  toujours  été  prêta  seconder  tout  le 
monde,  et  même  à  donner  votre  secret  aux  débutants  ;  mais 
vous  le  pouvez  sans  crainte;  il  y  aura  quelque  chose  qu'Emile 
Deschamps  de  donnera  pas  :  c'est  son  organisation  si  facile- 
ment heureuse,  et  cette  variété  de  pensée,  de  style  et  de  cou- 
leur qui  fait  de  son  imagination  un  prisme  magique.  Ainsi, 
monsieur,  en  sortant  de  l'Opéra,  laissez-nous  croire  que  nous 
vous  retrouverons  bientôt  au  Théâtre-Français  pour  nous  débar- 
rasser du  drame  bourgeois  ou  frénétique,  qui  a  parfois  de  l'in- 
térêt, mais  qui  n'est  pas  de  l'art,  et  qui  serait  mieux  placé  à 
l'Ambigu.  Quel  bonheur  de  revoir  la  poésie  idéale  et  si  natu- 
relle à  la  fois  venir  avec  vous  reprendre  possession  de  son  trône 
usurpé!  Du  courage  donc!  Il  vous  suffit  d'oser.  Maintenant, 
monsieur,  vous  vous  demanderez,  peut-être,  quels  sont  les  gens 
qui  vous  parlent  ainsi...  A  quoi  servirait  de  signer  quelques 


358  œUVRES  D'EMILE  DESCHA.MPS. 

noms  obscurs?  Nous  pouvons  au  contraire  vous  dire  sous  le  voile 
de  l'anonyme  des  choses  dont  votre  modestie  souffrirait,  si  nous 
vous  abordions  à  visage  découvert.  Et  puis,  si  quelqu'un  de 
nous  essaye  un  jour  de  se  faire  un  nom,  vous  saurez  bien  le 
trouver,  pour  l'aider  et  le  diriger;  jusque-là,  nous  nous  conten- 
terons de  vous  voir  passer  sans  vous  arrCtor,  comme  nous 
avons  fait  ce  soir,  dans  les  escaliers  de  l'Opéra,  comme  nous  le 
forons  à  la  centième  représentation  de  Stradella.  Donc,  mon- 
sieur, h  lundi,  et  bien  des  fois  encore,  sans  que  vous  nous  re- 
connaissiez qu'à  notre  enthousiasme  peut-être. 

Vos  admirateurs  les  plus  ardents  et  les  plus 
désintéressés. 


FI.\     DU     TOME     CINQLIliME. 


TABLE 

DE   LA  PREMIÈRE   PARTIE 


Pages 

Préface 1 

Dédicace 15 

Macbeth 11 

Roméo  et  Juliette 101 

Cordélia 199 

La  Rédemption 223 

Stradella 265 

Notes 339 


FIN     DE     LA     TABLE, 


PARIS.    •"    J.   CLAYE,    IMPRIMEUR,    7,  RUE  SAINT-BENOIT.     |110î>j 


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De 

s champs,  Emile 

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2218 

Oeuvres  complètes 

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D87 

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1872 

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t. 5 

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