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OEUVRES COMPLETES
DE
EMILE DESCHAMPS
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OEUVRES COMPLETES
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EMILE DESGHAMPS
THEATRE
PREMIÈRE PARTIE
PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
27-29, PASSAGE CHOISEUI.
J87/1
THÉÂTRE
PREMIERE PARTIE
BIACBETH. — ROMEO ET JULIETTE.
PREFACE
DE l'ÉDITIO.X de iSllk '.
Vers le milieu du dernier siècle, on ne connaissait
guère Shakspeare, en France, que par la publication
du Théâtre anglais de M. de La Place et les fragments
de quelques pièces répandus dans nos livres, « membres
dispersés du poëte » ; ou, pour mieux dire — tant ces
imitations étaient infidèles et tronquées — on ne pos-
sédait de Shakspeare qu'un squelette défiguré, déco-
loré, mutilé... Mieux vaut cent fois ne pas connaître
que de connaître ainsi. Puis Voltaire l'avait nommé
« un barbare frotté de génie » ; et cette boutade de
l'homme du siècle était devenue le mot d'ordre des
gens du monde et même des gens de lettres, qui
juraient sur la parole du maître sans examiner s'il
n'eût pas été plus juste de retourner la phrase, et d'ap-
peler Shakspeare : un génie quelquefois barbare.
Encore faudrait-il ajouter, pour être tout à fait vrai,
que ces traces de barbarie étaient en général l'em-
1. Macbeth et Roméo et Juliette, tragédies de Shakspeare traduites en
vers français, avec une préface, des notes et des commentaires. — Paris,
au Comptoir des imprimeurs unis, 1814; un volum* ia-S".
V. 1
'2 ŒUVRES D'EMILE DESGIIAMPS.
prcinte de son temps, et non la manifestation de sa
propre nature ; et que si, par une faiblesse à laquelle
un auteur dramatique ne peut se soustraire, il avait
c6dé cii et là aux exigences du mauvais goût de ses
spectateurs, il leur avait bien plus souvent imposé la
sublimité de ses conceptions et tout renchantement de
sa poésie.
Quoi qu'il en soit, l'opinion littéraire de la France en
était au mot de Voltaire, quand Ducis fit représenter à
Paris, en 17G9, sa tragédie dUIamlel, imitée de l'anglais,
qui fut suivie, en 1772, de son Romeo et Juliette. Sans
doute Ducis était à peine entré dans les secrets du
génie de Shakspeare : composition, style, caractères,
variété de tons et de couleurs, presque rien de tout
cela n'avait passé, sous sa plume, des théâtres de
Londres sur le nôtre. Ducis enfin n'avait pour ainsi
dire qu'emprunté des sujets et traduit des noms propres ;
mais c'était alors une glorieuse hardiesse que de hasar-
der devant des spectateurs parisiens la nouveauté,
l'étrangeté de ces noms et de ces sujets. Un noble suc-
cès couronna cette noble tentative, principalement
pour Ilamlel, et ce fut justice; car, au mérite difficile
d'une première importation théâtrale, se joignait l'appa-
rition d'un pathétique plus sombre, d'une sensibilité
peut-être plus profonde que dans aucun de nos tra-
giques; instinctive et puissante fusion de l'àme et du
talent de Ducis avec quelques éléments du génie de
Shakspeare. Et toutefois il n'en est résulté que de
belles scènes et pas un seul bon ouvrage, par les rai-
sons que nous déduirons plus loin.
Sur ces entrefaites parut, en 1775, la traduction en
prose des OEuvres complètes de Shakspeare par Le
Tourneur, traduction conçue avec un sincère enthou-
siasme pour l'Eschyle anglais, et exécutée avec une
vive intelligence de ses créations et de son style. Malgré
la diffusion négligée qu'on y a justement critiquée dans
certaines parties, cette traduction, qui produisit un
grand effet, se répandit rapidement dans les classes
éclairées de la société française, et c'est de là que date
chez nous la connaissance réelle de Shakspeare. Cepen-
PIIÉFAGE DE MACBETH (1844). 3
dant Ducis continua ses imitations éloignées en jetant
sur notre scène les types affaiblis du Roi Lear, de
Macbeth et d'Olhello^ qui fournirent une carrière hono-
rable, grâce à quelques grandes qualités dont nous
avons parlé, et au concours d'un acteur de génie,
Talma, qui fit dans son art une révolution complète
avec des ouvrages timidement innovés.
Les choses en restèrent longtemps à ce point que la
plupart des bons esprits reconnurent l'immensité du
génie de Shakspeare comme poëte et philosophe, en
gardant la conviction qu'il était impossible, comme
auteur dramatique, du moins sur notre scène, autre-
ment qu'à la manière dont il avait été transformé par
Ducis. — Les malheureuses représentations d'une pre-
mière troupe au théâtre de la Porle-Sainl-Marlin , il y
a vingt ans environ, et les brutales protestations du
parterre d'alors n'avaient pas été de nature à modifier
favorablement l'opinion générale. — Enfin, arrivèrent,
peu de temps après, les plus grands acteurs de l'Angle-
terre, Kean, Kemble, Macreadj', miss Smithson. Ils
jouèrent, à VOdéon et à Favarl, les chefs-d'œuvre de
Shakspeare, et un revirement total s'opéra dans les
dispositions du public, qui suivit ces nouvelles repré-
sentations avec autant d'empressement et de chaleu-
reuse sympathie qu'il avait déployé de rigueur et
d'hostilité aux précédentes. C'est que d'abord le succès
au théâtre est presque tout dans l'acteur; c'est aussi
que, dans l'intervalle, les grandes questions de littéra-
ture étrangère et de liberté intellectuelle avaient été
logiquement et victorieusement débattues et résolues.
Déjà poussé par des conseils éloquents et de glorieux
exemples vers l'étude des poésies de nos voisins, les
belles représentations du théâtre anglais achevèrent de
me déterminer, et, plus convaincu encore, je devins
plus ambitieux. Je me dis : Voilà quatre-vingts ans que
furent publiées, avec succès, les premières traductions,
décolorées et incomplètes, de Shakspeare ; bientôt
Ducis donna au théâtre des imitations qui ont fait sa
renommée; puis est venue la traduction complète et
fidèle de Le Tourneur, dont la vogue a été grande et
i OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
durable ; voici maintenant rjne le puljlic se porte en
foule et avec enthousiasme à la représentation anglaise
des mêmes pièces dont la lecture lui a fait connaître
les beautés : il ne reste plus, pour l'adoption fran-
çaise de Shakspeare, qu'à poser sur notre scène quel-
ques-uns de ses chefs-d'œuvre traduits en vers fran-
çais. — Je ne me dissimulais pas les dilTicultés et les
obstacles; mais j'avais le courage parce que j'avais
l'amour et la foi, et je me lançai dans ce qui me
paraissait presque une vocation.
Shakspeare, comme tous les créateurs d'un théâtre, a
façonné et ployé à son génie tous les genres : drames
fantatisques, comédies de caractères, comédies de
mœurs, tragédies typiques, tragédies historiques. — Il
fallait choisir dans cet amas de richesses. Malgré de
suprêmes beautés, ses comédies et ses drames fantas-
tiques me semblèrent trop loin de nos mœurs scéniques
ou sociales, pour que j'osasse songer à les transporter
sur notre théâtre avec l'exactitude que je désirais
reproduire. Ses tragédies historiques, étincelantes de
verve et remplies de magnifiques tableaux, sont généra-
lement composées dans un système trop peu unitaire,
figurant plutôt une série d'événements qu'un cercle de
situation ; le bas-relief, en un mot, au lieu du groupe
dramatique. Restaient donc les tragédies typiques, c'est-
à-dire les tragédies dont les sujets sont puisés dans
les chroniques ou les traditions, comme lesŒdipCj les
Orcsle et les Médée de l'antiquité; œuvres plus poé-
tiques et plus idéales par le caractère des personnages
et la nature de l'action, en même temps qu'elles sont
plus humaines par les passions, et plus compactes,
plus simples, mieux proportionnées dans leur contex-
ture.
llamlel, le Roi Lear, Macbclh, Othello, Roméo et
Juliette, voilà les vrais chefs-d'œuvre de Shakspeare, et
Duels ne s'y était pas trompé : les trois premiers ont
la grandeur épique des tragédies d'Eschyle et de
Sophocle, avec plus de variété dans les tons et plus de
complication dans les faits ; les deux autres ont tout
l'intérêt des tragédies romanesques de Voltaire, avec
PRÈFACK DE MACDETII (I84i). 5
beaucoup plus de naturel et, par conséquent, beaucoup
plus de poésie. Je m'arrêtai à MavbcUi et ù Roméo et
Julielle comme aux deux pièces extrêmes : l'une dont
les dimensions grandioses se rapprochent le plus de la
Melpomène antique ; l'autre qui, par son langage et
son allure, côtoie, pour ainsi dire, le drame moderne.
Et puis c'étaient les deux tragédies de Shakspearc que
Ducis avait imitées le moins heureusement.
Je me mis donc à l'œuvre et je fis marcher do front
les deux traductions; c'était vers la fin de 182G. Cepen-
dant Talma était mort, le Théùtre-Franrais avait besoin
de remplir sans retard le vide que laissait le grand tra-
gédien par quelque grande œuvre nouvelle ou, pour
mieux dire, neuve. M. le baron Taylor, qui dirigeait ce
grand théâtre avec tant de lumières et d'habileté, se
montrait sympathique à toutes les nobles expériences;
on pouvait, par d'autres combinaisons, gagner Shaks-
pearc de vitesse ; il n'y avait pas un moment à perdre
ni une ressource à négliger. M. Alfred de Vigny voulut
bien s'associer à moi pour le Roméo et Julielle ; c'était
le moyen de faire vite, et surtout de faire mieux.
J'avais déjà traduit en partie les trois premiers actes,
je les achevai, et M. de Vigny traduisit les deux der-
niers. Nous lûmes notre ouvrage au comité vers le
mois d'avril 1827 ; il fut reçu par acclamation, ce que
le nom et le talent de mon collaborateur expliquaient
suffisamment, et on parla de le monter tout de suite ;
puis je ne sais quelles difficultés d'acteurs et quels
autres obstacles surgirent... Beaucoup de temps se
passa, et l'on mit plus tard en répétition VOlhello de
M. Alfred de Vigny, qui, entre autres gages de succès,
présentait le très-grand avantage d'être de M. de Vigny
seul. Tout en regrettant la priorité qui échappait à la
première traduction accomplie et acceptée, je recon-
naissais que l'essentiel était que l'épreuve de Shaks-
peare fût faite devant le public avec les meilleures
chances possibles: Olhello allait ouvrir la marche;
viendraient ensuite Roméo el Julielle, puis Macbeth.
C'est à ce moment que M. Hector Berlioz m'entretint
de son projet d'une symphonie dramatique de Roméo et
0 OEUVRES D'ÉMILC DESCHAMPS.
Julielle... — La fièvre de Sliakspeare était dans l'air,
et je n'y avais pas nul. — Je fus heureux de ce nouvel
hommage à mon divin poëte, et d'une collaboration
avec un grand artiste. Nous concertâmes le plan de
cette œuvre musicale et poétique ; les mélodies et les
vers nous arrivaient en foule, et la symphonie parut...
dix ans après.
Nous touchions à la fin de 1829, lorsque VOllicllo fut
donné, au bruit de ces hostilités et de ces enthou-
siasmes d'alors ; grandes batailles qui sont la vie des
arts, et qui rendent plus éclatante la victoire du vrai
talent... Quelques mois plus tard on ne combattait plus
pour des systèmes poétiques , pour des royautés
littéraires ou des émancipations du théâtre... L'art
changea de direction, comme tout le reste, mais en sens
inverse. La restauralion de Ducis s'effectua, VOlhello
de M. Alfred de Vigny fut proscrit, et l'avènement de
Roméo el Julielle plus qu'ajourné.
Avec un peu d'insistance et de persistance, nous
aurions pu néanmoins faire reconnaître notre droit
d'ancienneté. Quelques occasions favorables se présen-
tèrent, et une dernière surtout, qui paraissait décisive;
je m'y abandonnai avec une grande facilité, parce que,
au fond, il est triste de voir ce qu'on croit son aiglon
vieillir et périr dans l'œuf. Une autre volonté opposa son
veto, et la pierre du cercueil dramatique s'appesantit
de plus en plus sur les amants de Vérone.
Voilà plus de dix-sept ans qu'ils dorment ainsi, et j'ai
cru qu'il y avait convenance et urgence à interrompre
enfin, pour eux et pour mon Machelh, cette longue et
froide prescription de l'oubli, en les faisant renaître
sous une autre forme et pour une autre destinée. Car,
maintenant que les réflexions de toute nature ont mûri
dans ma tête — et il faut convenir qu'elles ont eu le
temps — ce ne serait qu'avec une sorte de terreur et
même de répugnance que je livrerais de semblables
ouvrages aux hasards de la scène, qui me souriaient
autrefois.
J'ai donc repris mon Shakspeare anglais, et j'ai eu le
courage de refaire une traduction du Macbeth et du
Pr.ÉFAGE DE MACBETH (18i4). 7
Roméo toute littéraire et beaucoup plus littérale, au
point de vue des lecteurs et des bibliotlièques, et non
plus du théâtre et des spectateurs. Indépendamment
d'un grand nombre de scènes caractéristiques qu'il
avait paru impossible de reproduire pour la représen-
tation, une infinité de détails curieux et pittoresques,
et même beaucoup d'expressions hardies, avaient éga-
lement été passées dans les scènes conservées, comme
pouvant ralentir l'action ou trop choquer nos habitudes
théâtrales. Il m'a fallu rétablir tout cela, et refondre,
coordonner, ajuster tout ce que je gardais de mes tra-
ductions primitives avec ce que je venais de traduire :
opération difficile et méticuleuse que j'ai eue à faire sur
le Macbeth entier, et sur les trois premiers actes du
Roméo. Quant aux deux derniers actes, je les ai traduits
totalement d'après ce nouveau système, que M. Alfred
de Vigny n'avait pas suivi plus que moi en 1827, lors-
qu'il s'agissait de la représentation. Ma traduction de
ces deux actes est bien plus complète que la sienne ne
l'était, mais sans doute elle est beaucoup moins parfaite :
le lecteur ne sera donc pas dédommagé, à cet égard, de
ce que le spectateur a perdu. Je le confesse en toute
assurance, quoiqu'il vrai dire, après tant d'années, ma
mémoire ne puisse plus établir aucune comparaison.
Les traductions que je donne aujourd'hui sont très-
dissemblables de celles qui étaient destinées au
théâtre, et pourtant ces dernières n'en étaient pas
moins très-fidèles, en ce sens que si elles ne donnaient
pas tout Shakspeare, elles n'admettaient rien qui ne lïit
de lui. Eh bien, malgré tant de précautions et de
réserve, je suis persuadé actuellement (et le sort de
VOthello si poétique et si artistement combiné de
M. Alfred de Vigny me confirme dans cette conviction)
que notre parterre n'eût pas accueilli ces grandes
œuvres selon leur mérite originaire, eussent-elles été
ti'ansportées sur la scène française par un poète égal
du poëte anglais. On change plus facilement la législa-
tion et la constitution d'un peuple que son goût et ses
plaisirs; et rien n'est exclusif et entêté comme une
mode, tant qu'elle dure. Il en est ainsi du théâtre d'une
8 ŒUVRES D'EMILE DESCIIAMPS.
nation, parce que c'est la manifestation la plus écla-
tante de son sentiment intime, de ses mœurs, de ses
préjugés, de son esprit enfin. A toute représentation
théâtrale, c'est un peuple qui se regarde, s'écoute et
s'applaudit lui-même dans le drame qui se joue et dans
tous les personnages.
Certaines qualités qu'on reconnaît dans Shakspeare,
comme certains défauts qu'on lui suppose, sont antipa-
thiques à notre parterre. Je citerai en première ligne
le Ij-risme et la variété du style, et les changements
fréquents du lieu de la scène dans un même acte.
Shakspeare transporte fictivement le spectateur dans
tous les lieux où l'action se passe, d'après sa marche la
plus naturelle, tandis que Racine, le plus beau repré-
sentant de notre système dramatique, force l'action,
quelle qu'elle soit, à venir, dans un seul lieu symbo-
lique, se développer devant le spectateur Immobile.
Quant au style... Mais à Dieu ne plaise que je me lance
dans une dissertation du génie et des procédés drama-
tiques de Shakspeare; tout a été dit, à ce sujet, depuis
vingt ans, par nos plus grands ou nos plus savants
écrivains, auxquels j'ai osé me joindre dans la pré-
face de mes Éludes françaises et étrangères. Je voulais
seulement dire combien, d'après l'expérience et la
réflexion, les représentations des pièces traduites de
Shakspeare me paraissaient offrir de chances douteuses.
Or, je ne me consolerais pas d'un échec ou d'un froid
accueil dont Shakspeare serait solidaire ; c'est pour-
quoi je me suis enfin déterminé à le cacher aux
regards distraits ou prévenus des spectateurs. Quelque-
fois on voile son idole, de peur qu'un barbare ne la
trouve pas belle.
Il n'y aurait qu'une chose possible pour de pareilles
représentations (et on y avait songé sérieusement en
1829, d'après une opinion que j'avais émise ; mais les
orages politiques !...), ce serait de les donner sur un
théâtre ad hoc,, et d'en faire rol)jet de quelques solen-
nités spéciales, devant un public choisi, bien averti, et
qui alors laisserait à la porte tout préjugé dramatique
ou national pour se laisser aller aux seules émotions
PRÉFACE DE MACBETH (I84i). 9
poétiques et littéraires. C'est ce qu'on vient de tenter
à Berlin, avec autant de splendeur que de succès, pour
les traductions de quelques tragédies de Sophocle et
d'Euripide, qui, par parenthèse, malgré la glorieuse
filiation que nous réclamons avec un juste orgueil,
seraient encore moins jouables, dans leurs conditions
intégrales, sur notre scène et devant notre parterre de
tous les soirs, que les tragédies même de Shakspeare.
Aussi nos grands maîtres, en prenant au théâtre grec
ses plus belles fables, les ont-ils accommodées à notre
système dramatique avec un goût égal à leur génie.
C'est bien ce que Ducis a voulu faire ; mais on ne pou-
vait essayer la même opération sur Shakspeare sans le
mutiler cruellement et finir par le tuer. En effet, pour
approprier à notre scène les chefs d'œuvre de l'anti-
quité, que fallait-il faire? supprimer les chœurs, atté-
nuer la couleur épique du style et les proportions des
personnages, et, surtout, fortifier l'action en compli-
quant les incidents et en multipliant les péripéties. On
partait enfin du simple pour arriver au composé. Avec
Shakspeare, c'est tout autre chose; ses tragédies con-
tiennent trop d'événements et de personnages pour
notre théâtre; et ses magnifiques expositions et dénoù-
ments en action, la richesse des épisodes, toute cette
organisation si puissante mais si compliquée, ne peuvent
ni entrer dans nos moules sans les faire éclater, ni être
supprimées sans que la vie même des œuvres n'en soit
attaquée dans son principe. Voilà comment Ducis, mal-
gré les ressources de son talent et la puissance de sa
nature, n'est parvenu à faire que des tragédies fran-
çaises informes, tout en ne donnant aucun spécimen
caractérisé des tragédies anglaises. N'importe ; la date
de 1769 lui reste : il y a dans cette seule date toute une
gloire. C'est le premier anneau d'une chaîne qui pourra
se dérouler plus tard.
Affranchi des entraves du théâtre, j'ai pu, dans la
traduction de Macbeth et de Roméo, que je fais impri-
mer aujourd'lmi, donner une reproduction aussi exacte
de Shakspeare que je l'ai voulu. L'ai-je voulu en toutes
choses et en toutes occasions? Non, sans doute. Il y a
1.
10 OIÎUVRES D'KMILE DESCIIAMPS.
dans Shakspoare, il faut bien le reconnaître (car ce
n'est pas un culte aveugle que Ton doit au génie), il y
a des scènes parasites, des espèces d'intermèdes super-
flus, quelques tirades exubérantes ou déplacées, enfin
des expressions triviales, alTectées ou indécentes qu'il
m'a semblé nécessaire de supprimer, même pour la
lecture. J'ai fait plus, j'ai quelquefois modifié la coupe,
fort arbitraire d'ailleurs, des actes, et transposé quel-
ques effets de scènes pour leur donner plus de relief;
enfin, j'ai fondu plusieurs personnages tout secondaires
en un seul, et retranché quelques changements de lieu
quand ils m'ont paru inutiles; et je n'ai fait en cela que
suivre l'exemple des nombreux éditeurs et commenta-
teurs anglais, et de Shakspeare lui-même dans maintes
circonstances, en m'efforçant d'approprier ces modifica-
tions aux progrès du goût et de l'art, comme il ne
manquerait pas de le faire s'il pouvait renaître. Il y
a deux sortes de traductions d'un poète comme Shaks-
peare : la traduction littérale, qui doit le montrer tout
à fait comme il est, — j'apprécie tout le mérite et
tout l'intérêt d'une pareille œuvre, — et la traduction
libre, mais aussi fidèle que l'autre, quoique par un pro-
cédé différent, et qui consiste à produire dans notre
époque et dans notre langue les mêmes effets que
Shakspeare produisait dans les siennes. C'est ce genre
de traduction que j'ai tenté. Au surplus, à part les modi-
fications toutes matérielles que je viens d'indiquer, et à
l'exception de deux scènes, l'une au premier acte de
Roméo, l'autre au quatrième acte de Macbeth, où je me
suis permis des changements fondamentaux, dont je
déduirai les raisons dans les notes, et qui, à tout
prendre, sont moins considérables que le dénoùment
de Roméo et Julielle substitué par Garrick, j'ai con-
servé autant qu'il a été en moi le port, l'allure et la
physionomie de l'Eschyle anglais. Aucun des organes vi-
taux de ses œuvres n'a été altéré ni gêné. On peut émon-
der légèrement un chêne, lui enlever quelques petites
branches mal venues, quelques feuilles jaunies, le dé-
barrasser de quelques mauvaises végétations étrangères,
Vécheniller enfin... sans offenser sa majestueuse beauté.
PRÉFACE DE MACBETH (18ii). 11
J'ai respecté religieusement le système de division
des scènes adopté par Sliakspeare. Cliez lui, tout ce qui
s'accomplit dans un même lieu, quel que soit d'ailleurs
le nombre des personnages qui s'y succèdent, ne forme
en général qu'une seule scène ; tandis que dans notre
théâtre l'intervention du moindre personnage , pour
l'incident le plus insignifiant, suffit pour motiver une
scène nouvelle. C'était un des résultats nécessaires de
la stricte unité de lieu ; mais il y a plus de grandeur
dans la distribution intérieure du drame de Sliakspeare,
et je n'y ai pas touché. Ce que j'ai surtout désiré, tenté,
c'est de reproduire sa poésie et son langage, le ton
plus encore que le sens : car le sens d'un poëte est
quelquefois douteux; le poëte aurait pu quelquefois
avoir |une autre pensée que celle qui lui est venue;
mais comment aurait-il rendu et exprimé cette pen-
sée?... Voilà ce qui constitue l'individualité du talent.
La fidélité continuelle au ton est donc la plus belle
exactitude, la plus exquise ressemblance; et, comme
Shakspeare emploie tous les tons, selon les situations
ou les personnages, et qu'il a toujours soin, en grand
artiste qu'il est, d'arriver de l'un à l'autre par de
savantes modulations poétiques, pour éviter les disso-
nances choquantes, il faut une grande souplesse dans
l'instrument du traducteur. Le mien aura-t-il pu suffire
à une partie de ces exigences?
On sait que dansle cours de chaque tragédie, Shakspeare
s'est servi alternativement de la prose, des vers blancs
et des vers rimes. Plusieurs lui en ont fait un mérite, en
ce qu'il a en général proportionné ces trois modes de
langage à la condition, aux mœurs des personnages, ou
au degré d'importance des situations. — Mais je crois
qu'il y a eu de sa part précipitation plutôt que prémé-
ditation. Le vers dans toutes les langues suffit à tous les
besoins de la pensée; il convient à Vadius comme à
Joad, à madame Pernelle comme à Clytemnestre. J'ai
donc employé constamment le vers alexandrin.
Vingt portraits peuvent ressembler beaucoup à l'ori-
ginal et ne pas se ressembler entre eux. Il en sera
ainsi, j'espère, de mes traductions et de celles qui exis-
12 ORLVr.ES D'I-MILI-: DtSCIIAMPS.
tent des mêmes ouvrages, en totalité ou en partie.
Cependant on trouve quelques vers tout faits dans le
mot à mot des traductions en prose; j'ai dû m'en em-
parer comme tout traducteur, car c'est Shakspeare
même. Enfin, dans une traduction en vers.il y a tou-
jours quelques vides ù remplir; j'ai tâché de les rem-
plir par des pensées et des expressions shakspca-
riennes.
La traduction d'une œuvre littéraire n'est pas comme
la copie d'un tableau, qui ne demande, et c'est déjà
beaucoup, qu'un grand talent d'exécution. Traduire,
c'est non-seulement écrire, mais c'est penser dans une
autre langue; aussi les grands traducteurs, dans toutes
les littératures, sont-ils classés au rang des grands
auteurs. L'art d'écrire, qu'il s'ajjplique à la traduction
ou à la haute critique comme aux œuvres d'imagina-
tion, àla politique comme à la philosophie, aux sciences
naturelles comme à l'histoire ou ù la poésie; l'art
d'écrire, s'il est porté à une puissance supérieure, a
droit par lui-même à tous les honneurs. « Le style c'est
l'homme. » Ce beau mot de BuITon trouve mille appli-
cations diverses et toujours justes.
Les traductions sont une des plus belles gloires de
notre littérature contemporaine. Que je puisse, par les
miennes, arriver à quelque estime dans l'esprit des
véritables hommes de lettres, et je me croirai trop paj-é
de mes travaux et de mon zélé religieux pour Shaks-
peare, qui me les a fuit entreprendre. Trop heureux si,
en dégageant les deux chefs-d'œuvre de ce grand poëte
de quelques longueurs et de quelques traces de mau-
vais goût, dont son siècle est plus coupable que lui,
j'ai pu faire passer dans mes vers une étincelle de son
génie !
PREFACE
DE PxOMÉO ET JULIETTE
EDITION DE 1803'.
Dès 18/i4, j'avais publié un volume contenant mes
traductions, en vers, de Macbeth et de Roméo elJulietle,
de Shakspeare, avec préface, notes et commentaires.
Dans les derniers mois de 18Zj8, MM. les sociétaires
du théâtre de TOdéon eurent l'idée de monter le Mac-
beth. Des coupures et arrangements nécessaires me
furent demandés pour l'approprier aux exigences de la
scène française, et l'ouvrage fut donné le 23 octobre
de la même année. Les représentations se suivirent
sans reliiche pendant plusieurs mois.
Et à ce sujet, je ne saurais trop reconnaître le
concours aussi affectueux qu'éclairé que me prêta
M. Mauzin, alors commissaire du Gouvernement près
le théâtre de l'Odéon, ni oublier le zèle et le talent
remarquable des artistes qui ont su consolider un suc-
cès dramatique à une époque des plus difficiles.
Quelques années après , la direction actuelle du
théâtre de l'Odéon, enhardie sans doute par l'indulgent
accueil fait à mon Macbeth, pensa au Roméo et Juliette,
et me le demanda également modifié et arrangé dans
quelques parties. L'ouvrage allait être mis à l'étude,
lorsque M. Fechter, qui devait remplir le rôle de Roméo,
tomba gravement malade et quitta presque à la fois
l'Odéon et la France.
Le départ de cet éminent artiste suspendit tout. Les
choses en restèrent là.
D'autres espérances que j'avais pu concevoir ne
s'étant pas réalisées, il m'a semblé à propos de prendre
1. Roméo et Juliette, édition pour le Théâtre. — Paris, Amyot.
li OEUVRES D'ÉMILi; DESGIIAMPS.
date, et, après quelques retouclics nouvelles, je me suis
décidé à faire imprimer ma traduction de Roméo cl
Juliette, telle que je la comprends pour notre théâtre.
Je n'ai pas besoin de rappeler que, depuis la mort de
Shakspeare et même de son vivant, des modifications
essentielles furent introduites dans plusieurs passages
de cette tragédie, surtout au premier acte, en vue de
resserrer ou de fondre ensemble des scènes éparses
dont la diffusion nuisait à l'intérêt et à la clarté. —
Tout le monde connaît la variante radicale que l'acteur
Garrick fit subir au dénoùment primitif du Romeo et
Juliette, laquelle s'est vu adopter en Angleterre, comme
dans toute l'Europe. J'ai dû accepter ces combinaisons
reconnues. Les miennes se bornent au rapprochement
de quelques effets, à certaines abréviations dans les
dialogues, à, la suppression de quelques incidents et
changements de lieu qui m'ont paru inutiles, et au
sacrifice de trois ou quatre personnages superflus. —
Les divines beautés du monument original se manifeste-
raient mieux, selon moi, dégagées des rares broussailles
qui l'obstruaient encore. Ces légères audaces affirment
une fois de plus mon culte pour Shakspeare. Quant au
style, au ton, au coloris poétique, je me suis efforcé d'y
rester fidèle. Ce serait là l'exquise fidélité. Ai-je suffi à
une partie de la tâche?... j'aurais voulu que le public
fût appelé à en juger.
Enfin, voilà mon ouvrage. — Si quelque direction
théâtrale croit pouvoir le monter, elle trouvera dans
cet imprimé toutes les indications de mise en scène et
de décors, les explications de tout genre propres à
favoriser la complète intelligence de l'œuvre, comme à
en faciliter la représentation.
Si, au contraire, mon Romeo et Juliette est laissé dans
l'abandon, si même des traductions plus heureuses se
produisent, j'aurai du moins constaté une fois de plus,
par la présente publication, le triste droit d'aînesse qui
m'appartient, et nul ne pourra m'accuser de réminis-
cences dans l'hypothèse de quelques analogies possibles.
Versailles, septembre 1803.
A MON F ri: RE ANTON I
Mon frère, mon poêle à deux lilres chéri,
L'ambilion douteuse où 7non orgueil aspire
Est d'avoir fait un peu pour William Shakspeare
Ce que lu fis si bien pour Dante Alighieri.
E. D.
MACBETH
(de shakspeare)
TRAGEDIE EN CINQ ACTES, EN VERS
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le thé'itre de l'O'iéon
le 23 octobre 1848
PERSONNAGES :
OUNCAN, roi d'Ecosse, ~0 ans.
MACBETH, premier prince du sang, général des armées du roi,
30 ans.
BANQUO, aulro général, 33 ans.
MACDUFF, tliane de Fifo, GO ans.
LÉNOX, capitaine des gardes du roi.
Un Médecin.
SEYÏON, serviteur de la maison de Macbeth.
Premier Assassin.
Second Assassin.
Un Messager.
Premier Officier.
Second Officier.
Lady MACBETH, 25 ans.
MALCOLM, fils aîné durci, 16 ans. ]
DONALBAIN, fils cadet du roi, 12 ans. Person- / „ ■ „,a
' '. Rcpre-scnlés
nage muet. >
FLEANCE, fils de Banquo, 15 ans. Personnage [ P''"' ""^'^ tcrames.
muet. ;
Une Dame d'Honneur.
ANGUS, seigoeur écossais. j
M E N T E T H , autre seigneur. f personnages muets.
Deux Ch AMBELL ANS. k
SIWARD, général de l'armée anglaise. /
Premiîïre Sorcière.
Deuxième Sorcière.
Troisième Sorcière.
Première Apparition.
Deuxième Apparition.
Troisième Apparition.
HÉCATE. — Trois Magiciennes.
Dames, Seigneurs, Officiers, Soldats, Pages, Servi-
teurs, Suivantes, Peuple. — L'Ombre de Banquo. —
Huit apparitions de rois.
La scène est en Ecosse, excepté à la fin du IV« acte, où elle se passe
en Angleterre (xi« siècle).
Nota. — Le tcxle public ici est plus complet que celui des éditions pré-
cédentes. L'édition de 1848, conforme d la représentation, avait été par-
ticulièrement abréjée. Voir les notes de l'auteur à la /in du volume.
MACBETH
ACTE PREMIER.
SCENE PREMIERE.
(En Ecosse.)
Une vaste plaine de bruyères, en Ecosse, voisine du champ de bataille,
où Macbeth et Banquo, généraux du roi Duncan, combattent les re-
belles. Montagnes au fond, avec des sentiers praticables. — Alarme
derrière le théâtre. La foudre gronde. Paraissent trois sorcières à la
lueur des éclairs.
PREMIÈRE SORCIÈRE.
Quand nous remettrons-nous à notre œuvre ordinaire ?
Choisirons-nous un jour de pluie ou de tonnerre?
DEUXIÈME SORCIÈRE.
Quand ils n'auront plus cœur au travail des combats,
Et que ce tintamarre aura cessé là-bas...
Quand sera la bataille et gagnée et perdue.
TROISIÈME SORCIÈRE.
Avant que de ces monts la nuit soit descendue.
PREMIÈRE SORCIÈRE.
Et la place? Le lieu?
DEUXIÈME SORCIÈRE.
Ces bruj'ères.
TROISIÈME SORCIÈRE.
J'entends :
Pour y trouver Macbeth !
On entend un miaulement.
20 OEUVRES D'É.MIEH DESCIIAMPS.
P R E .M I k RE S 0 R C I È R E .
Graymalkin, attends ;
J'y vais, j'y vais.
On entend un croossement.
DEUXIÈME SORCIÈRE.
Paddocke appelle. Tout à l'iieurc!
L'horizon s'éclaircit peu à peu.
TROISIÈME SORCIÈRE.
Le ciel sourit au loin... Je l'aime quand il pleure.
Éclat de rire funèbre des trois sorcières : Ah ! ah ! ah !
PREMIÈRE SORCIÈRE.
Fuyons sur ces brouillards. L'horible est beau. Le beau
Est horrible. — Suivons le vol noir du corbeau.
EUes disparaissent au fond du théâtre.
SCENE II.
E.NTRENT, d'un côté opposé, LE ROI DUNCAN, M.\LCOLM,
DONALBAIN, LÉNOX, Suite.
Fanfares et timbales dans la coulisse.
MAL COL M, au roi.
Pourquoi, loin de Foris, sire, en ce jour d'alarmes,
Vous...
DUNCAN ; prenant les mains"des deux jeunes princes.
Si l'âge me pèse et m'interdit les armes.
Mes fils, j'ai le cœur jeune, et je veux que du moins
Mes yeux de ces grands coups soient les premiers témoins.
La révolte et la guerre, en leur rage homicide,
S'acharnent, et peut-être à présent se décide,
Parmi tant d'héroïsme et de déloyauté,
Le destin de l'Ecosse et de ma royauté.
Un officier blessé, soutenu par deux soldats, descend dts
montagnes.
Quel est cet officier couvert de sang ? J'espère
Que nous saurons de lui quelques détails.
MACBETH. 21
MALCOLM.
Mon père,
C'est lui qui se battit en si vaillant soldat
Pour me sauver des fers dans mon dernier combat.
Salut, mon brave ami ; parle, quelles nouvelles ?
Dis-nous ce que tu sais du camp et des rebelles?
l'officier.
La victoire indécise a balancé longtemps
Entre eux et nous. Ainsi deux nageurs haletants
S'efforcent à lutter, de front, contre les ondes.
Le traître Macdowald, noir sous ses tresses blondes,
Des îles du couchant et des îles du nord.
Avait reçu la veille, un belliqueux renfort
De Kernes voltigeurs et de lourds Galow-Glasses ; '
Et, lâche courtisane, aux honteuses faiblesses,
La fortune semblait sourire au révolté,
Et lui prostituer sa vénale beauté...
Mais la fortune, lui, ses hordes rugissantes
Étaient contre Macbeth des forces impuissantes.
L'héroïque Macbeth — ce nom doit lui rester —
Élancé hors du camp pour ne plus s'arrêter.
Les yeux étincelants d'espoir et de bravoure.
Brisant à chaque pas l'obstacle qui l'entoure.
Roulant son glaive nu parmi les rangs troublés,
Marchait comme la faux dans l'épaisseur des blés.
Tout s'écartait. — Enfin, terrible de visage,
Jusques à Macdowald il se fit un passage
Et ne le quitta plus, pressant ses flancs hideux.
Qu'il n'eût, d'un dernier coup, fendu son corps en deux.
La tête du rebelle est clouée aux murailles.
DLNCAX.
0 mon digne cousin ! noble roi des batailles !
Mon bien-aimé Macbeth!
l'officier.
Mais comme on voit souvent
La plus forte tempête accourir du levant,
1. Prononcez : Gallo-tjlesses, troupes pesamment armées, tandis que
les Kernes étaient armés à la lésère.
22 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
D'où le soleil répand sa lumière suprême.
Le désastre est sorti de la victoire même.
Écoute, roi d'Ecosse : — A peine devant nous
Les Kernes s'enfuyaient ou pliaient les genoux,
Que le chef noruégien, sur de promptes dépêches.
Recommença l'attaque avec des troupes fraîches
Dont l'assaut imprévu, sous leurs propres lauriers.
Par la flamme et le fer, foudroya nos guerriers...
DL^CA.N.
Auraient-ils effrayé mon général fidèle
Et Banquo, son émule?
l'officier.
Oui, comme l'hirondelle
Effraye un aigle à jeun ou le daim un lion.
Frappant sur les fauteurs de la rébellion,
On dirait deux béliers d'airain, aux lourdes charges.
Tant les brèches qu'il font sont horribles et larges.
On dirait que l'esprit de fureur les tenta
De faire avec des morts un autre GoJgotha.
Des deux parts cependant l'acharnement redouble.
Bientôt... mais je me sens faible... mon œil. se trouble,
Et ma blessure s'ouvre et demande secours !...
D U A G A N .
Ton récit est d'un brave, et dans tes francs discours
Tout respire l'honneur, comme dans tes blessures.
Qu'on le fasse au château soigner par des mains sûres,
Lénox.
On emmène l'officier. — Entre MacJufT par le fond du
théâtre.
MALCOLM.
Voici Macduff, — mais quel empressement
Éclate dans ses j^eux ! il a certainement
D'autres nouvelles.
DUIS'CAN.
Place au vaillant capitaine !
MACDUFF.
Dieu conserve le roi !
MACBETH. 23
DUNCAN.
D'où viens-tu, noble tliane? ^
MACDUFF.
De Fife, roi d'Ecosse, où, menaçant les cieux,
Les drapeaux norwégiens importunaient nos yeux.
Noruay, lui-même, avec ses innombrables hordes,
Secondé sourdement par ce chef de discordes.
Le gouverneur félon, le thane de Cawdor,
Engagea la bataille, et plus terrible encor
Par tant de trahison que par tout son courage.
Dans notre camp surpris, tomba comme un orage ;
Et nos soldats, saisis d'une étrange terreur,
Fléchissaient... quand Macbeth, — c'était un empereur
Ou le dieu de la guerre ! — est accouru. Sa bouche
Provoque hardiment le norwégien farouche ;
Il l'abat, et nous rend l'espérance et le cœur.
La victoire nous reste.
DUNCAN.
0 Macbeth ! cher vainqueur !
Mon héros !
MACDUFF.
Maintenant Swarno, roi de Norwége,
Vous demande la paix... de peur de quelque piège
Il lui fut interdit d'enterrer aucun mort
Sans qu'à Saint-Colmes-Inch, il déposât d'abord
Douze mille dollars qui sont sous notre garde.
DUCAN, a Macduff et à Lénox.
Le thane de Cawdor, et ce soin vous regarde,
Doit payer de sa tête un complot déloyal,
Tous deux portez-en l'ordre avec mon sceau royal,
Et transmettez son titre à Macbeth.
Il leur remet un onneau.
MACDUFF ET LÉNOX.
Oui, mon maître.
1. Titane, rrononcez Tliènc, titre d'honneur équivalant à gouverneur
d^ province.
24 OEUVP.HS D'KMILK DI- SCH AMPS.
DLNCAN.
Macbeth a bien gagnu ce qu'a perdu le traître !
Tous sortent. Duncon s'entretenant encore, à voix basse,
avec MacduCr et Lénox.
SCÈNE III.
Les trois SORCIÈRES, revenant cliacuno d'un cûlé difTérent,
après avoir épié à plusieurs reprises pendant la scène précédente.
PREMIÈRE SORCIÈRE.
D'où viens-tu donc, ma sœur ?
DEUXIÈME SORCIÈRE.
De tuer le pourceau.
TROISIÈME SORCIÈRE.
Et toi, ma sœur?
PREMIÈRE SORCIÈRE.
Là-bas. dans le fond d'un boisseau,
La femme d'un marin épluchait des châtaignes.
Puis elle mâchonnait, mâchonnait... « Mille duègnes!
Donne-m'en, ai-je dit, et fais vite. » — « Va-t'en
Au diable ! » a répondu sa langue de Satan. —
Son mari, ce matin, est parti pour Damiette
Comme patron du Tigre ; et moi, courte et fluette.
Sous la forme d'un rat sans queue, allons, allons,
Je veux, dans un tamis, voguer sur ses talons.
Je ferai, je ferai, je ferai...
DEUXIÈME SORCIÈRE.
Je te donne
Un venl du nord.
PREMIÈRE SORCIÈRE.
Très-bien.
TROISIÈME SORCIÈRE.
Moi, de l'ouest.
PREMIÈRE SORCIÈRE.
Trop bonne.
MACBETH. 25
Et moi je fais agir tous les autres de loin.
Ahl je le rendrai jaune et sec comme du foin !
Le sommeil sur ses yeux, fixes comme des pierres,
N'abaissera jamais le rideau des paupières ;
Triste, comme un proscrit, durant neuf mois, neuf nuits,
De brûlante insomnie et de mortels ennuis,
11 vivra pour languir et détester de vivre !
Et si du gouffre ouvert son vaisseau le délivre,
Qu'il soit du moins battu des flots comme un jouet
Que des enfants mutins font rouler sous leur fouet!
— Voyez ceci !
DEUXIÈME SOnCIÈRE.
Quoi?
PREMIÈRE SORCIÈRE.
C'est le pouce d'un pilote
Noyé devant la rade où revenait sa flotte...
Bruit de tambour dans les montagnes du fond.
TROISIÈME SORCIÈRE.
Le tambour! le tambour! — Macbeth est en chemin !
LES TROIS SORCIÈRES, dansant en rond.
Les trois fatales sœurs vont, la main dans la main,
Par la terre et les mers, et jamais ne séjournent.
Elles tournent, les mains dans les mains, elles tournent !
DEUXIÈME SORCIÈRE, éclat de rire infernal.
Trois fois pour toi.
TROISIÈME SORCIÈRE.
Trois fois pour moi.
PREMIÈRE SORCIÈRE.
Trois fois encor.
TOUTES TROIS.
Afin de compléter le nombre neuf.
PREMIÈRE SORCIÈRE.
Le cor
Et les tambours !
V. 2
'20 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
DEUXIÈME SORCIÈRE.
Le charme est accompli, paix !
Macbeth et Bonquo descendent des montagnes avec leurs
troupes, musique en tète. Défilé. Évolutions. Les sorcières se sont
retirées sur un côté du théAtre.
BANQUO, ù l'armée.
Halte !
Halte !
PREMIÈRE Sorcière, montrant Macbeth.
Comme aujourd'liui la victoire l'exalte !
MACBETH.
Banque, la plaine au loin n'est qu'un vaste tombeau.
Je n'ai pas vu de jour si terrible et si beau!
Si terrible, en effet, car dans aucune histoire,
On n'a d'autant de sang acheté la victoire ;
Si beau, car du plus cher et du plus saint des rois,
Mon fer, dans ce sang même, a retrempé les droits !
BAAQUO.
Combien jusqu'à Foris avons-nous de journées,
Macbeth?...
Apercevant les sorcières.
Mais, quelles sont ces têtes décharnées,
Ces êtres monstrueux vêtus bizarrement?
A leurs traits, à leur taille, à leur accoutrement.
On ne dirait jamais des enfants de la terre.
Hs y marchent pourtant. Quel étonnant mystère?
Existez-vous ou non? vois-je ce que je vois?
Pouvez-vous toucher l'homme et répondre à sa voix ?
Vous paraisssez m'entendre, en appuyant ensemble
Votre doigt dépouillé sur vos lèvres. — 11 semble
A vous voir... vous seriez des femmes, dirait-on,
Sans cette barbe épaisse à votre dur menton,
MACBETH.
Parlez, si vous pouvez ; esprit, forme incertaine,
Qu'êtes-Yous? répondez, ou...
première sorcière.
Salut, ^lacbeth, thane
De Glamis !
MACBETH. 27
DEUXIÈME SORCIÈRE.
Ah ! salut ! thane de Cawdor?
MACBETH, étonné.
Quoi ?
TROISIÈME SORCIÈRE.
Salut, Macbeth ! salut! un jour, tu seras roi !
BANQUO, à Macbeth.
Pourquoi frémir? — Ce sont des honneurs, un royaume!
Aux sorcières.
Parle ciel! Tenez-vous de l'homme ou du fantôme?
Dites. — Vous saluez mon noble compagnon
D'un illustre avenir, d'un grand et nouveau nom
Et d'un royal espoir; il s'épouvante et doute...
Vous ne me parlez pas à moi, qui ne redoute
Et ne cherche de vous ni haines ni faveurs.
Pourtant, vous imposez à mes esprits rêveurs...
Eh bien, si vous pouvez de vos regards immenses.
Dans les germes du temps démêler les semences
Qui doivent prospérer ou doivent avorter,
Parlez-moi, je suis calme et peux tout écouter. —
Je vois vos rudes mains remuer pour se joindre !
Est-ce l'instant?
PREMIÈRE SORCIÈRE.
Salut!
DEUXIÈME SORCIÈRE.
Salut!
TROISIÈME SORCIÈRE.
Salut!
PREMIÈRE SORCIÈRE.
Bien moindre
Que Macbeth et plus grand !
DEUXIÈME SORCIÈRE.
Moins heureux et cent fois
Plus heureux que Macbeth !
TROISIÈME SORCIÈRE.
De toi naîtront des rois.
Et tu ne dois pas l'être!
28 OEUVRES D'KMILE DESCHAMPS.
BANQUO.
Ail! prédictions' folles!
Quel sens réel peut-on clierclior sous vos paroles?
Enfin, de lui, de moi, si le destin voulut...
LES TROIS SORCliORES, en reculant.
Salut, Macbeth, Banque! Banque, Macbeih, salut!
MACBETH.
Restez, funestes sœurs. Dites-m'en davantage.
Sinel mort à l'instant, je suis, par héritage,
Thane de Glamis, mais thane de Cawdor ? — Non.
Et comment en aurais-je et le rang et le nom?
Le thane de Cawdor vit, puissant et prospère. —
Enfin, devenir roi n'est pas ce que j'espère,
Ni ce que je pourrais sans folie espérer.
Ni thane de Cawdor, non plus. — C'est délirer I —
Parlez : d'où tenez-vous ces avis fantastiques?
Et pourquoi, dans quel but vos saints prophétiques.
Vos discours imparfaits, qu'on ne s'explique pas,
Sur ce champ de bruyère arrêtent-ils nos pas?
Je l'ordonne, parlez, c'est trop lontemps vous taire.
Les sorcières disparaissent sous la terre avec un éclat de rire
lugubre : Ah! ah! ah!
BANQUO.
Voyez, comme des eaux s'élever de la terre
Des bulles d'air, c'est tout.
MACBETH.
Ce qu'on croyait vivant
S'est dissipé soudain, comme une haleine au vent!
Pourquoi m'ont-elles fui? Connaissons-nous les causes
De rien ?
BANQUO.
Avons-nous vu réellement ces choses
Dont nous parlons? — Ou bien, n'aurons-nous pas sucé
De cette herbe perfide, et qui rend insensé?
MACBETH.
Tout n'est dans l'univers que mystère et qu'emblème.
— Vos enfants seront rois!
MACBETH. 29
BAXQUO.
Vous serez roi vous-même!
MACBETH, avec un rire d'incrédulilé.
Et thane de Cawdor, n'est-ce pas? — c'est ainsi
Qu'elles l'ont prédit?
BANQUO.
Mot pour mot. — Qui vient ici?
Entrent : Lénox et Macduff, suite.
MACDUFF.
Le roi, Macbeth, a su la défaite rapide
Des révoltés, soumis par un bras intrépide.
Tout haut il vous admire, et voit avec bonheur
Son parent le plus proche obtenir tant d'honneur.
Dans la même journée, et par une autre route
Il vous retrouve encore apportant la déroute
Aux soldats norwégiens, et régnant, calme et fier
Sur ces tableaux de mort, tracés par votre fer.
Les courriers se suivaient, prompts comme la pensée;
Et tous, devant Duncan et sa cour empressée
Étalaient le récit de vos fameux exploits,
Qui lui donnent le trône, une seconde fois.
LÉNOX.
Nous sommes, tous les deux, envoyés du monarque
Afin de vous conduire en ses bras.
MACDUFF.
Et, pour marque
De plus rares honneurs, je viens, de par le roi,
Macbeth, vous saluer thane de Cawdor.
MACBETH, stupéfait.
Moi?
MACDUFF.
Salut donc, noble thane, et sous ce nouveau titre!
Il est le vôtre. .
BANQUO, à part.
L'enfer, du sort est-il l'arbitre!
30 OEUVRES D'ÉMILi: DESCHAMPS.
MACDETH.
Le thanc de Cawdor est vivant — arrêtez!
Pourquoi me revêtir d'ornements empruntés?
LKNOX.
11 vit, mais sous le poids d'une juste sentence,
Il ne possède plus qu'une courte existence.
MACBETH, a part.
Quoi ! thane de Glamis ! et thane de Cawdor !
Mais, le troisième nom, le plus grand manque encor!
A Macduff.
Je vous rends grâce.
BANQDO à Macduff et à Lénox.
Un mot, plus loin, je vous supplie.
Us s'éloignent tous trois.
MACBETH, absorbé dans ses pensées.
Leur seconde promesse est bien vite accomplie !
Deux vérités! — Voilà le prélude éclatant
De la scène royale, où le trône m'attend.
La fortune est pour moi clairement décidée.
Si le roi mourait... Ah! d'où vient qu'à cette idée
Mes cheveux sur mon front se dressent de terreur.
Et que mon cœur se gonfle en bondissant d'horreur.
Et bat mes flancs, poussé d'une force subite
Comme un marteau, battant la cloche qu'il habite!
Mais... si le roi mourait ! non, plutôt le néant!
L'acte même, je crois, serait moins effraj-ant
Que la seule pensée, ombre qui dans mon être
Comme un rêve sans forme à peine vient de naître,
Cette image du crime a déjà son arrêt.
Loin de moi, tentateur! — Cependant... s'il mourait!
— Rien n'existe plus là que ce qui n'est qu'un songe.
BANQUO, se rapprochant avec Macduff et Lénoi.
Dans ses réflexions voyez comme il se plonge !
MACBETH, toujours à part.
Si le destin le veut, qu'il me fasse roi... mais,
Que je fasse un seul pas vers le trône... jamais!
n tira un crayon et un papier.
MACDETH. 31
BANQUO, îi MacJulT.
Les honneurs qu'il reçoit et dont il fait l'épreuve,
Sont comme des habits de forme toute neuve
Qui ne se moulent bien, sur la taille ajustés,
Que lorsqu'un peu de temps nous les avons portés.
MACBETH, à un soldat, lui remettant le billet qu'il vient d'Ocrire.
A lady Macbeth, cours.
Le soldat sort.
A part.
S'il meurt et que je vive.
Ses fils n'ayant point l'âge, à moi le trône ! — Arrive
Ce qui doit arriver! — L'heure avance toujours,
Et marche également parmi les mauvais jours...
BANQUO.
Cher Macbeth, vos amis sont tout prêts à vous suivre.
MACBETH.
Pardon, dans mon cerveau, comme dans un vieux livre
Je cherchais follement des choses... Ce n'est rien.
Allons trouver le roi, messieurs.
A Banquo.
Songez-y bien.
Et sur ces grands objets nous pourrons nous entendre.
BANQUO.
Volontiers.
MACBETH.
A Foris, messieurs, sans plus attendre.
Ils sortent tous — l'armée suit — musique et tambours.
SCENE IV.
Une salle étroite au palais de Foris.
(En Ecosse.)
Entrent DUNCAN, MALCOLM, DONALBAIN, Suite.
Fanfare et timbales dans la coulisse.
DUNCAN.
A-t-on exécuté Cawdor? — Les deux agents
32 OEUVRES D'EMILE DESCIIAMPS.
Chargés de ce devoir, son bien peu diligents.
MALCOLM.
Sans doute le moment de leur retour approclie,
Mais je viens de laisser près de la grande roclie
Deux hommes qui l'ont vu mourir. — Il s'est montré
D'un repentir si beau devant tous pénétré,
Que son trépas absout sa vie et sa mémoire.
Calme, il s'est avancé vers l'heure expiatoire
En stoïque guerrier, qui voit le plus grand bien
Comme une chose vile, et le perd comme rien.
DUNCAN.
Dans les traits du visage ou ne lit donc point l'ùme!
J'aurais donné mon trône en garde à cet infâme !
— Qui s'avance vers nous?...
Entrent : Macbeth, Banque, Macduff et Lénox.
A Macbeth.
0 mon féal cousin !
Déjà l'ingratitude a pesé sur mon sein.
Tes exploits ont marché si vite, qu'on doit craindre
Que la reconnaissance ait peine à les atteindre!
Plût au ciel que ton nom fût moins grand en efTet.
Je pourrais mesurer le salaire au bienfait;
Mais ton roi n'est qu'un homme, et je vois, plus j'y pense,
Ton mérite au-dessus de toute récompense !
MACBETH, avec effusion.
Ma vie est votre bien ; et ma fidélité
D'elle-même se paye. — A Votre Majesté
Appartient le tribut de mon devoir; leur chaîne,
Si légère à porter qu'elle se sent à peine.
Nous lie à vos destins bénis et triomphants.
Comme des serviteurs heureux, et des enfants
Qui ne font ici-bas que ce qu'ils doivent faire
En sacrifiant tout pour leur maître et leur père.
Il se prosterne — Dunean le relève.
DUKCAX, remettant à Macbeth un parchemin.
De ton titre conquis reçois le noble sceau.
Ta fortune, Cawdor, est un jeune arbrisseau
MACBF/riI. 33
Qui prendra, sous mes mains, la plus haute croissance.
A Banque.
Tu n'as pas moins de droits à ma munificence,
0 toi, comme Macbetli et fidèle et vaillant!
Viens, Banquo, sur mon cœur, d'ivresse défaillant.
BAKQUO.
Ah ! tout le sang du mien...
DUNCAN.
Tant de bonheurs ensemble
Sont prêts à déborder du cœur qui les rassemble ;
Tant de joie a besoin de se voiler de pleurs,
Et cherche à s'apaiser sous de sombres couleurs.
0 Malcolm, Donalbain, je suis vieux pour. le trône,
Oui, thanes, nous voulons transmettre la couronne
A l'aîné de nos fils. Malcolm est, dès demain
Prince de Cumberland, et mon sceptre en sa main
Sera remis, le jour de sa seizième année.
Mouvemenl de Macbeth.
A Malcolm.
Trois mois s'écouleront avant cette journée ;
Si Dieu, qui bien longtemps a voulu m'épargner,
Me prend, sans que tu sois en âge de régner,
A notre cher cousin appartient la régence.
Avec lui, promets-moi d'agir d'intelligence
En toute chose. — Alors, mon fils, je m'en irai
Sur le sort de l'Ecosse et le tien rassuré.
Puis, quand tu seras seul au trône des ancêtres,
Rappelle-toi toujours que les rois ne sont maîtres
Que d'ordonner le bien pour conquérir l'amour.
MALCOLJI.
Dieu du ciel ! — Que jamais ne se lève le jour
Où d'un roi, votre image et que tout le monde aime,
Mon jeune front, en deuil, ceindrait le diadème!
DUîJCAN.
Il faut se tenir prêts à tous événements.
iMylords, mon fils reçoit d'avance vos serments.
n présente Malcolm à tous les seigneurs qui le saluent.
34 ŒUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
MACDUFF.
Ail ! sire, comme il a vos vertus on partage,
De notre amour fidèle il aura l'héritage.
DUNCAN.
Merci de cette foi que vous lui reportez.
— Je pars pour Inverness; vous tous, vous m'escortez.
Je veux, dans ton château, Macbeth, par ma présence,
(Consacrer ton service et ma reconnaissance.
MACBETH, enproieJiune profonde agitation, à part.
Grand Dieu !
Haut.
Le repos, sire, est fatigue pour moi,
Sitôt que je ne puis l'employer pour mon roi.
Souffrez donc que je sois votre courrier moi-même,
Et qu'à lady Macbeth de cet honneur suprême
J'aille porter l'avis, selon mes vœux trop lent.
DUNCAN.
Mon cher Cawdor!
MACBETH, à part en sortant.
Malcolm, prince de Cumberland !
Voilà sur mon chemin de funestes obstacles...
Il faudrait plus d'un crime... ou par trop de miracles!
DUNCAN.
Oui, Banquo, sur sa foi je puis me reposer,
Il est brave et loyal.
A sa suite.
Allez tout disposer!
Ils sortent tous, fanfares et timbales dans la coulisse.
MACBETH. Ï5
SCÈNE V.
(Toujours en Ecosse.)
L'entrée extérieure du château d'Inverness, sur la droite, avec un perron
praticable. — Parc au fond.
LADY MACBETH descendant le perron, tenant en main
la lettre de son mari, qu'elle continue de lire.
« Elles m'ont apparu telles que des fantômes,
a j'ai pu reconnaître à d'étranges symptômes
Qu'elles ont un génie au-dessus des humains.
Quand je les suppliais de la voix et des mains,
De rester quelque temps de plus pour me répondre,
En légères vapeurs j'ai vu leurs corps se fondre.
Tandis que j'étais là, muet d'étonnement,
Des envoyés du roi sont honorablement
Venus me saluer thane de Cawdor. — Songe
Dans quel trouble nouveau cette faveur me plonge;
C'était bien sous ce nom que les sœurs du destin,
M'avaient parlé d'abord, ajoutant pour certain :
Salut! Tu seras roi ! — Garde, jiia bien-aimée,
Toute cette aventure en ton cœur renfermée.
J'embrasse notre enfant... »
Quoi! Cawdor et Glamis!
Tu seras, cher époux, tout ce qu'on t'a promis !
Et cependant, je crains ta nature trop douce;
Quand le but te séduit, le moyen te repousse.
Tu n'es pas sans avoir beaucoup d'ambition.
Mais l'audace chez toi manque à l'intention.
Tu voudrais, plein d'orgueil ensemble et de faiblesse,
Usurper sans forfait, grandir avec noblesse,
Sans labourer le champ, largement recueillir.
Et de la trahison profiter sans trahir...
Pitié!... Ce que Macbeth au jour même préfère
Crie au fond de son cœur : voilà ce qu'il faut faire !
Oui, pour avoir ce bien — que tu posséderas —
Il faut, Macbeth, il faut cet acte que ton bras
38 OEUVRES D'EMILE DESCIIAMPS.
Craint de commettre, plus que ton cœur ne désire
Qu'il ne soit pas commis. — Viens, que ma voix t'inspire
La force de briser tout ce qui peut encor
T'empêcher de porter la main au cercle d'or
Qui voltige à tes yeux, et dont la destinée
Veut montrer noblement ta tète couronnée !
SeyioD entre.
— Que veut Sey ton?
SEYTON.
Le roi, ce soir, arrive ici.
LADY MACBETH, émue et surprise.
Dans Inverness ! le roi!... S'il en était ainsi
Ton maître aurait voulu m'en avertir sans doute.
SEYTON.
Rien n'est plus vrai, madame, et mon maître est en route.
Un courrier le devance, et, venu de si loin,
De fatigue épuisé!...
LADY MACBETH.
Va, qu'on en prenne soin !
Seyton sort.
Accourez tous, esprits de meurtre et de ténèbres
Qui soufflez dans les cœurs les actions funèbres;
Venez, dépouillez-moi de mon sexe; — venez
Me remplir tout entière, à mon être enchaînés.
D'une férocité, libre de terreurs vaines ;
Épaississez mon sang âpre et froid dans mes veines,
Fermez soigneusement tout passage au remord ;
Rendez la pitié sourde à mes projets de mort.
N'importe où vous soyez, substances invisibles.
Habiles à saisir l'instant d'être nuisibles,
Oh! venez dans mon sein changer le lait en fiel!
Et toi, nuit de l'enfer, cache-moi bien le ciel;
Q\ie mon poignard aveugle aille à son but dans l'ombre.
Et que le ciel ne puisse entrevoir mon pas sombre
Et me crier : « Arrête, arrête! » avant le but.
Macbetli entre par les Jardins.
Avec une explosion de joie.
Glamis ! noble Cawdor ! plus grand par le salut
MACBETH. 37
Qui suivit ces deux noms; viens, gloire de ma vie;
Hors du présent obscur ta lettre m'a ravie ;
Je suis reine ! je sens exister l'avenir !
MACBETH, pensif.
Chère lady, Duncan , tu le sais, va venir.
LADY MACBETH.
Et quand partira-t-il ?
MACBETH.
Demain.
LADY MACBETH.
Jamais ! — Cher thane,
Votre front de votre âme est l'image certaine.
Ces hommes y pourraient voir d'étranges objets.
Sous un visage égal masquez tous vos projets.
Qu'un air de joie au lieu de cet aspect farouche
S'allume dans vos yeux, brille sur votre bouche!
Soyez la douce fleur qui cache le serpent ;
Le serpent mord dans l'ombre et s'élève en rampant.
Honorez l'hôte auguste admis à votre table.
Et vous me chargerez du travail redoutable
De cette nuit, après lequel vos nuits, vos jours,
N'auront plus que les soins du trône, pour toujours!
Fanfares et timbales en dehors annonçant rarrivée du roi.
MACBETH, de plus en plus troublé.
Le roi!... Nous reprendrons cet entretien funeste...
Je n'ose me montrer...
LADY MACBETH.
Éloignez-vous, je reste.
Macbeth se relire dans les allées du parc.
38 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
SCÈNE VI.
DUNCAN, MALCOLM, DONALBAIN,
BANQUO et FLEANCE, son fils, MACDUFF, LÉNOX,
Deux Chambellans, Suite. — Nouvelles fanfares
et timbales.
Tandis que le cortège du roi s'avance par le fond du théâtre,
lady Macbeth s'est rapprochée du chAteau, et elle fait signe à ses
dames de venir au-devant du roi.
DUNCAN.
Ce château me paraît dans un site charmant,
Un air doux à l'entour vole légèrement.
BANQUO.
Cet hôte des étés, qui se plaît dans les temples,
Le martinet nous dit, par ses propres exemples,
En se fixant ici, que l'haleine des cieux
Caresse avec amour et parfume ces lieux.
Pas une frise, pas un seul angle propice
Où, paisible et caché comme en un saint hospice,
11 n'ait de ses petits suspendu les berceaux...
J'ai toujours vu qu'aux lieux aimés de ces oiseaux
L'air a plus de douceur et de délicatesse.
A ce moment lady Macbeth, qui s'avance avec sa suite, est
aperçue du roi.
DUNCAN.
Voyez, voyez, mylords, notre honorable hôtesse !
A lady Macbeth.
L'amitié qu'on vous porte entraîne bien souvent
Des soins, des embarras, dont en nous recevant
Votre fidélité nous rend grâce à nous-mème.
LADY MACBETH, s'inclinant.
C'est une dette sainte, et notre zèle extrême
Fùt-il doublé cent fois, ô mon maître et seigneur.
Serait toujours cent fois au-dessous de l'honneur
Dont Votre Myjesté comble notre famille;
L'éclat de vos faveurs sur nous s'étend et brille
A tel point que jamais...
MACBETH. 39
DUNCAN, la relevant.
Nous n'apercevons pas
Le tliane de Cawdor. — Nous courions sur ses pas,
Mais l'amour plus rapide aiguillonnait son âme.
Nous serons, cette nuit, votre hôte, noble dame.
LADY MACBETH.
Sire, Macbeth s'apprête à se joindre avec nous,
Trop heureux de pouvoir vous servir à genoux !
DUNCAN, présentant ses fils à lady Macbeth.
Malcolm et Donalbain, son frère ; je demande
Qu'un peu de vos bontés sur mes fils se répande.
Lady Macbeth et les jeunes princes se saluent.
Le ROI, remettant une bague à lady Macbeth.
Acceptez ce rubis, souvenir précieux.
Que je tiens d'une reine, et qui vous sied au mieux.
LADY MACBETH.
Ah ! sire !...
DUNCAN.
Voire main ; guidez-nous vers notre hôte,
Nous n'avons pour personne une estime plus haute.
LADY MACBETH, avec un respect hypociite.
Que béni soit le jour, où dans notre foyer
Dieu, qui connaît les cœurs, daigna vous envoyer!
Ils se dirigent tous vers le château. A ce moment Macbeth
paraît hors des allées du parc. Il frémit à l'instant où le roi mot
le pied sur le perron.
MACBETH, avec une terreur comprimée.
Il monte ! Arrêtez ! Ciel ! il a franchi l'entrée !
Il va prendre, avec nous, place au festin d'Atrée!
Allons, et puisse, au fond de ce cœur combattu.
L'aspect du saint vieillard rallumer ma vertu I
Il suit de loin le corlége qui est entré dans le château.
FIN DU PUCMIER ACTE.
ACTE DEUXIEME.
SCliNE PREMIÈRE.
(En Ecosse.)
Un petit salon dans le chiiteau d'inverness. — Larges arcades donnant
au fond sur une galerie. — Musique dans l'éloignement. — Des pages
et des serviteurs passent dans la galerie et sont occupés au service du
roi qui soupe dans une salle voisine. — Nuit. — Le théâtre est éclairé
par deux candélabres.
Entre MACBETH, pensif.
Si tout finissait lii quand l'action est faite,
On courrait, le cœur libre, à la sanglante fête !
Tarder serait stupide; — oui, si l'assassinat
Tranchait tout à la fois; qu'un seul coup terminât
La chose... et ce qui suit; qu'on pût dire en soi-même :
Tout est fini, du moins jusqu'à l'heure suprême.
Ici-bas, sur ce bord, sur cet écueil du temps...
Avec notre forfait nous vivrions contents,
Et nous aborderions, au hasard, l'autre vie !
Mais non, d'un prompt arrêt l'action est suivie,
Hélas! et c'est ici que nous le subissons.
On ne fait qu'enseigner de sanglantes leçons.
Qui sur leur propre auteur retournent plus fatales.
La justice, au long glaive, aux balances égales,
A nos lèvres bientôt rapporte pour boisson
Le calice où nos mains versèrent le poison...
On entend des toasts.
Et d'ailleurs, ce Duncan est juste entre les justes;
Il a toujours rempli ses fonctions augustes
Avec tant de bonté pour ses peuples charmés,
Que ses vertus, ainsi que des anges armés,
Élèveraient leur voix d'airain contre mon crime.
Comme au jour où le ciel tonnera dans rabîme.
MACBETH. ii
Pour presser mon projet je n'ai d'autre aiguillon
Que cette insatiable et folle ambition,
Serpent maudit, gonflé d'orgueil et de bassesse.
Qui se tourne, s'élance et retombe sans cesse.
Entre lady Macbetli par le fond.
— Eh bien!
LADY MACBETH.
Les hommes seuls restent avec le roi,
On sert les vins; mais vous, si brusquement pourquoi
Quitter la salle?
MACBETH.
Il m'a redemandé?
LADY MACBETH.
Sans doute...
Je vous ai dit souffrant.
MACBETH.
C'est vrai... tiens... je redoute...
Nous n'avancerons pas plus loin dans ce projet.
Quel roi de tant d'honneurs combla- t-il un sujet?
Nouveaux toasts.
11 est là, sous ma garde! il rit, exempt de faute.
Je suis né son parent, son vassal... c'est mon hôte;
Et c'est moi qui, la nuit, loin de frapper son sein,
Devrais barrer sa porte aux pas d'un assassin !
LADY MACBETH.
Macbeth!...
MACBETH.
Je ne t'ai rien promis, rien !
LADY MACBETH.
Était-elle
Dans l'ivresse avec vous l'espérance immortelle
Que vous aviez conçue? a-t-elle donc dormi
Et ne s'éveille-t-elle, engourdie à demi.
Que pour lever un front incertain et livide
Devant le noble prix dont elle était avide!...
Je juge maintenant ce que vaut ton amour!
Vain fantôme, que fait évanouir le jour.
Ton courage a-t-il peur d'égaler ton envie?
42 ŒUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
Aspireras-tu donc ainsi toute la vie
A ce bien, le seul but de tes désirs secrets,
Pour vivre, comme un lâche, en disant : Je voudrais!
MACBETH.
Laisse... que loin de là, mon esprit se repose!
Tout ce qu'un homme peut et doit oser, je l'ose :
Celui qui ferait plus cesserait d'en être un.
Cet entretien m'oppresse et m'agite, importun
Comme un rêve sinistre... il est temps qu'il s'arrête!
LADY MACBETH.
Qui donc vous excitait à me rompre la tête
De ce projet? — C'est vous qui l'osâtes former!
Vous étiez homme alors; osez le consommer,
Osez du noir chaos de votre âme obsédée
Sortir libre, et donner un corps à votre idée;
Vous serez plus qu'un homme et serez presque un dieu
Quand nous n'avions pour nous ni le temps ni le lieu,
Vous vouliez tout créer... la chance est opportune;
C'est vous qui maintenant manquez à la fortune!
— J'ai nourri mon enfant, je sais comme on se plaît
A soigner l'être aimé qui suce notre lait;
Eh bien, à l'instant même, où, parmi quelques larmes,
Son œil me souriait avec le plus de charmes.
J'eusse arraché mon sein de ses lèvres, hélas !
Et j'aurais fait voler sa cervelle en éclats,
Si je l'avais juré, comme vous, cette chose!
MACBETH.
Si nous manquons le coup?
LADY MACBETH.
Le manquer? Je suppose
Que vous riez. Réponds de ton cœur seulement,
Macbeth, et je réponds, moi, de l'événement.
Dès que Duncan, vaincu par l'heure et la fatigue
Va céder au repos, je serai si prodigue
De vins et d'hydromel pour ses deux chambellans.
Que bientôt leur mémoire et leurs yeux vigilants
Sous d'épaisses vapeurs s'engourdiront ensemble;
Lorsqu'un sommeil profond, sans rêve, et qui ressemble
A la mort, s'abattra lourdement sur tous deux,
MACBETH. '*3
Que ne pourrons-nous pas, ainsi délivrés d'eux,
Tenter et consommer sur Duncan sans défense?
Que ne pourrons-nous pas, prétextant quelque offense,
Imputer, dans l'ivresse, à ces deux serviteurs,
Chargés de l'attentat, dont nous serons auteurs?
MACBETH.
N'enfante que des fils, héroïne aux traits pâles,
Car ton âme de fer ne convient qu'à des mides !
En effet, nul soupçon ne pèserait sur nous;
Et ne croira-t-on pas qu'ils ont porté les coups
Lorsque de leurs poignards nous aurons fait usage,
Et couvert de son sang leurs bras et son visage!
LADY MACBETH.
Et qui pourra le croire autrement, quand nos cris
Rempliront de sa mort tout le château surpris?
MACBETH.
Mais ceMalcolm, élu d'avance roi d'Ecosse?...
LADY MACBETH.
Ton astre brûlera cette plante précoce,
Qui, vers le trône encor, lève un front languissant;
La régence est à vous selon les droits du sang.
Si Dieu rappelle à lui ce prince, faible atome,
Le sceptre vous revient par les lois du royaume...
Dieu le rappellera... le chagrin ou l'effroi...
Que vous dirai-je?... Enfin Macbeth régent est roi!
Vous avez, cher époux, et prudence et courage!
MACBETH, presque en délire.
N'ajoute plus un mot, ma tête est un orage.
Comme l'arc du chasseur, mes muscles sont tendus.
Se remettant.
Pour une œuvre de sang, nous sommes attendus;
Rentrons avec la joie en tous nos traits écrite;
Il faut au cœur perfide un visage hypocrite.
Comme ils vont pour sortir, des seigneurs et des pages portant
des aiguières et de grands verres pour le breuvage de nuit, tra-
versent la galerie et précèdent le roi, que Ton conduit h son
appartement. - Derrière Duncan suivent les deux chambellans,
Banquo, Malcolm, Donabain, Macduff, Lénox, et une musique
douce accompagne le coucher du roi.
4* OEUVniilS D'EMILE DESCIIAMPS.
LAD Y MACBKTII, ù Macbeth, au moment où la Utc du cortège
débouche.
C/est le coucher du roi... va, la paix sur le front!
Macbeth court se mêler au cortège et disparaît un instant; puis
on le voit reparaître, marchant à côté du roi, un flambeau à la
main. — Lady Macbeth, dans un coin du théâtre , pendant que le
cortège déQle.
Les deux chambellans seuls près du roi dormiront.
Les autres, dispersés dans cette vaste enceinte,
Y recevront de moi Thospitalité sainte...
Jusqu'à son lit royal conduis le, cher Cawdor,
Et puis... il sera bon que je te parle encor!...
Le cortège achève de dédier, lady Macbeth sort d'un autre côté.
SCENE II.
Toujours au cliàteau d'Inverness. — Grand vestibule. — Au fond, la
principale entrée, des deux côtés de longues fenêtres avec des vitraux
coloriés. — A gauche, sur le premior plan, la porte de l'appartement
du roi. — Sur les autres plans, à droite et à gauche, plusieurs portes
conduisant aux autres appartements, qui aboutissent au vestibule ; on
aperçoit, par les fenêtres entr'ouvertes, quelques restes d'illumination
dans les cours. — Elles s'éteignent par degrés, et biontùt le théâtre
n'est plus éclairé que par une grande lampe, suspendue au plafond.
— Quand la porte d'entrée s'ouvre, on voit deux sentinelles extérieures.
Entrent, par la porte du fond, BANQUO et FLEANCE, son fils,
puis SEYTON, portant une lanterne.
BANQUO, à lui-même.
Des vedettes partout, des postes à distance,
Bien.
A Seyton.
Et j'ai pu tout voir, grâce à votre assistance. —
A quel point de sa course est la nuit, s'il vous plait?
SEYTON.
La lune a descendu sous l'horizon.
BANQUO.
Il est
Plus de minuit alors. Sous l'ombre de son dôme,
MACBETH. 45
De flambeaux, cette nuit, le ciel est économe.
A Fleance.
Le sommeil lourd et froid sur nous tombe et s'étend,
Mon fils! j'aimerais mieux ne pas dormir, pourtant!...
A Seyton.
Seyton, d'où venait donc ce fracas, tout à l'heure?
SEYTON.
C'est un faucon royal qu'en sa haute demeure
A surpris un hibou, qui, plus prompt que l'éclair.
L'a saisi dans sa grifife et déchiré dans l'air.
BAKQUO.
Et les chevaux du roi, phénomène bizarre !
Oui, ces chevaux si fins, d'une beauté si rare.
Les plus doux de leur race au même instant changés
En féroces taureaux, en tigres enragés,
Ont brisé leurs liens, et tels que des furies.
Ils se sont élancés hors de leurs écuries,
Méconnaissant du maître et la voix et la main.
Comme s'ils déclaraient la guerre au genre humain.
SEYTON.
Ils se sont dévorés, dit-on, les uns les autres !
BANQUO.
Je l'ai vu.
SEYTON, tremblant et aUant fermer la porte ù clef.
Des esprits, plus fermes que les nôtres.
Pourraient...
BANQUO, montrant du geste Tappartement du roi.
Le roi repose; il doit partir au jour.
Venez donc ; je voudrais le soleil de retour.
Tous les trois sortent par le dernier plan de droite. — Au
mùrae instant, Macbeth rentre par la première porte de droite,
comme égaré et frappé d'une vision terrible.
40 OEUVRES D'I'MILE DESCHAMPS.
SCÈNE III.
MACBETH, seul, accourant en délire.
Est-ce bien un poignard que je vois, dont la garde
Est vers ma main tournée?... Oli! oui, plus je regarde...
Viens, que je te saisisse, instrument infernal!
Tu voles dans la nuit comme un oiseau fatal.
Mais, je ne te tiens pas... n'es-tu donc pas sensible
Au toucher comme aux yeux, étrange vision,
Ou n'es-tu qu'un poignard d'imagination,
Né d'un esprit malade et d'une àme coupable?
Je te vois cependant ; tu me semblés palpable.
Autant que celui-ci qui frémit sous ma main...
Tu m'indiques mon arme et traces mon chemin...
Sur ta lame, du sang !... Tout est imaginaire!
Rien n'est réel, non. C'est... mon projet sanguinaire
Qui prend là cette forme existant pour moi seul!
Maintenant, la nature avec son noir linceul,
Pour ime des moitiés du globe semble morte;
Et des songes maudits, rôdant de porte en porte,
Assiègent le sommeil, de rideaux entouré.
Maintenant, dans un lieu des humains abhorré.
Les sorcières, cherchant de nouveaux maléfices.
Vont à la pâle Hécate ofi'rir leurs sacrifices;
Et le meurtre, averti par le loup vigilant,
Sentinelle affamée autour des bois hurlant.
Comme autrefois Tarquin allonge un pas nocturne,
Et vers son crime au loin s'avance, taciturne.
Quelle que soit la route où s'enfoncent mes pas.
Terre solide et ferme, oh ! ne les entends pas.
De peur que tes cailloux ne parlent de ma course.
Et n'étouffent ainsi mon forfait dans sa source!
Tandisque je menace... il respire... Avançons!
L'ardeur de l'action s'évapore en vains sons.
Tout est calme, muet, désert... terminons vite.
Lady Macbeth derrière le théâtre donne le signal convenu par
deux coups de cloche.
Oui, j'j' vais. C'en est fait, et la cloche m'invite.
MACBETH. 47
Ne l'entends point, Duncan, car cette voix de fer
Est la voix qui t'appelle au ciel ou dans l'enfer!
n entre, son poignard à la main, dans le pavillon du roi, au
moment où lady Macbeth paraît du cùté opposé.
SGÈ NE IV.
Lady MACBETH, désignant l'appartement où dorment le roi
et ses serviteurs.
La liqueur qui les dompte exalte encor mon âme.
Ce qui glace leurs sens remplit les miens de flamme.
Écoutons. C'est le cri du hibou, héraut noir,
Fatal sonneur qui donne un sinistre bonsoir.
Avançant vers l'appartement du roi.
Il est à l'œuvre! Bien! les portes sont ouvertes...
Et pleins de vins, ainsi que des masses inertes,
Les chambellans, au fond de leur couche engloutis,
Sous un sommeil de plomb semblent anéantis. —
C'est que j'ai composé leur breuvage moi-même
D'une telle façon qu'en ce moment suprême
La mort et la nature, interrogeant leurs corps.
Débattent autour d'eux s'ils sont vivants ou morts !
MACBETH, dans la coulisse.
Qui va là?
LADY MACBETH, écoutant et regardant toujours.
Rien encore!... Oh! lenteur imprévue!
J'avais pourtant placé les poignards bien en vue,
Et tout près de Duncan! — S'il n'eût pas ressemblé
A mon père endormi... je l'aurais immolé!
Voyant revenir Macbeth.
Enfin! — Ah! cher Macbeth!
MACBETH, avec deux poignards.
J'ai fait le coup — dans l'ombre
N'as-tu pas entendu quelque bruit?
LADY MACBETH.
Le cri sombre
48 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
De l'orfraio et le vent qui murmure; — c'est tout.
— N'avez-vous point parlé?
JI A C D K T H .
Quand?
LAD Y MACBETH.
Tout à riieure.
MACBETH.
Au bout
Du corridor?.
LAD Y MACBETH.
Oui.
MACBETH, reganlant aux fenulres.
Paix! Que ces cours sont désertes!
LADY MACBETH.
Et les deux chambellans?
MACBETH, regardant ses mains tachées de sang.
Ils dorment. — Voilà, certes.
Une bien triste vue!
LADY MACBETH.
Et pourquoi, triste?
MACBETH.
Vois!
L'un, en rêvant, a ri. — L'autre a crié deux fois :
Au nieurlre!... Ils ont alors entr'ouvert leurs paupières.
J'attendais, immobile; — ils ont dit leurs prières.
Et se sont rendormis; — l'un d'eux s'est écrié :
Dieu nous assiste! — et l'autre : Amen! — Ils ont prié.
Comme s'ils avaient vu, pour le meurtre encor prêtes,
(îes deux mains de bourreau se lever sur leurs têtes!...
Je n'ai pu dire : Amen! quand ils disaient entre eux :
Dieu nous assiste!
LADY MACBETH.
Allons!... Rêves d'un cerveau creux!
MACBETH.
Mais, pourquoi u'ai-je pu dire amen? — Sur mon ùme,
MACBETH. 49
J'en avais grand besoin... pour vous aussi, madame!
Et le mot s'attacliait à ma gorge... pourquoi?
LADY MACBETH.
N'approfondissez pas ces claoses, croyez-moi.
MACBETH.
J'entendais une voix qui criait sans relàclie :
Tu ne dormiras plus !
LADY MACBETH.
Terreur stupide et làclie!
A sonder tout ainsi, l'on perdrait la raison.
MACBETH.
Elle retentissait dans toute la maison :
« Ah! Macbeth a tué le sommeil : le doux baume
Des blessures du cœur, l'hôte doré du chaume.
Le trésor du proscrit de tout bien dénué,
L'oubli... le bain de l'àme!... Ahl Macbeth l'a tué! »
Plus de sommeil! Macbeth poursuit Macbeth...
LADY MACBETH.
Folie!
Qui donc criait ainsi?... Macbeth, je t'en supplie.
Laisseras-tu s'éteindre à des prestiges vains
Ton âme et son esprit, ces deux flambeaux divins?
— Allez, — prenez de l'eau pour effacer la tache.
Où pitoj'ablement votre regard s'attache.
Pourquoi donc apporter ici ces deux poignards?
Il faut qu'ils soient là-bas, — Allez, sans nuls retards,
Les reporter; et puis, avant qu'ils s'en informent.
Couvrez de sang les bras des officiers qui dorment!
MACBETH, dans répouvante.
Je n'irai point. — J'ai peur du seul bruit de mes pas...
Qui, moi? le voir sanglant! le toucher froid!— Non pas!
LADY MACBETH.
Donnez-moi ces poignards. Vous n'êtes pas un homme;
Ceux qui dorment, ou ceux qui sont morts, — ils sont comme
Des figures de pierre, immobiles, sans voix,
Bonnes à faire peur aux enfants d'autrefois !
50 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
S'il saigne encor, je veux du sang de leur monarque
Rougir les chambellans, qui porteront la marque
Et la peine du crime, à mon ordre obtenu.
Elle entre chez le roi.
On frappe à la porte du fond.
MACBETH, seul et effrayé,
Qui frappe donc ainsi? — Que suis-je devenu,
Grand Dieu, pour que déjà le moindre bruit m'effraie?
On frappe encore.
Oh! quelles mains j'ai là! quelle effroyable plaie!
L'Océan tout entier, Neptune tout-puissant
Blanchirait-il ma main, laverait-il ce sang?
Non, cette main plutôt, plongée aux mers profondes,
Suffirait pour rougir l'immense azur des ondes!
LADY MACBETH, revenant.
Regarde; j'ai les mains de la même couleur
Que les tiennes; — pourtant, je n'ai point ta pâleur.
On frappe plus fort.
Viens ! — On frappe. Un peu d'eau fera tout disparaître.
Elle se frotte les mains.
Vois, ce n'est rien. On frappe encor. — Rentrons. Peut-être
Il nous faudra bientôt revenir sur nos pas.
Craignons de laisser voir que nous ne dormions pas.
On frappe à coups redoublés.
MACBETH, entraîné dehors par lady Macbeth.
Bien! réveillez Duncan! réveillez-le, vous dis-je,
A force de frapper, faites donc ce prodige!
Ils sortent tous deux. — Au même instant parait Seylon, !\
moitié assoupi, qui va ouvrir.
SCENE V.
SEYTON, ouvrant la porte, MACDUFF et LÉXOX, entrant.
Le jour commence à poindre.
MACDUFF.
Vous avez le sommeil, ami, plus dur qu'un roc.
MACBETH. 51
SEYTON.
Mais... nous buvions encore au second cliant du coq,
Mjiord, pardonnez, si...
MACDUFF.
Nous aurons, sans reproche,
Éveillé votre maître... Ah! c'est lui qui s'approche.
Macbeth revient en robe de nuit.
LÉNOX, à Macbeth.
Bonjour, noble seigneur!
MACBETH.
A tous les deux, bonjour!
MACDUIF.
Le roi n'est pas levé?
MACBETH.
Ni le roi, ni sa cour.
MACDUFF.
Sa Majesté m'avait prescrit d'entrer chez elle
De grand matin; — peut-être elle accuse mon zèle?...
MACBETH.
Noble Macduff, je vais vous conduire.
MACDUFF.
Je sais
Qae pour vous cette peine est un plaisir.
MACBETH, conduisant MacdufT jusqu'à la porte du roi.
Passez.
Il est de ces devoirs dont un ami s'acquitte
Avec bonheur. — Voici la porte. Je vous quitte.
MACDUFF.
Mille grâces.
n entre chez le roi.
LÉNOX, à Macbeth.
Le roi part, ce matin, d'ici?
MACBETH.
Les ordres sont donnés; il le désire ainsi.
52 OEUVRES D'Ê.MILE DESGHAMPS.
L i'; .N 0 \ .
Cette nuit n'était point une nuit ordinaire,
Tous les vents emportaient, ramenaient le tonnerre.
Parmi les toits brisés, les grands arbres détruits,
On entendait dans l'air de lamentables bruits.
On dit que des torrents, des rochei's et des nues
Sortaient des cris de mort et des voix inconnues,
Annonçant des forfaits et des désastres tels
Que l'enfer n'en a point vomi chez les mortels.
Les chiens hurlaient dans l'ombre, et l'oiseau des ténèbres
Battait les lourds belTrois de ses ailes funèbres;
Même on prétend que l'ordre éternel s'est troublé,
Et que, trois fois, la terre, en s'ouvrant, a tremblé !
JI A c B E T n .
Oui; c'était une nuit effrayante, exécrable!...
LÉNOX.
Je n'en ai jamais vu qui lui fût comparable.
M A CDU FF, rentrant épouvanté.
Horreur! horreur! horreur! que l'œil ne saurait voir,
Ni la langue exprimer, ni le cœur concevoir!
MACBETH ET LlÎNOX.
Qu'est-ce donc ?
MACDUFF.
Oui, les lleurs recelaient la couleuvre!
Oui, la scélératesse a produit son chef-d'œuvre!
Plus de sécurité, sous le ciel, ni d'honneur!
Le meurtre sacrilège a de l'oint du Seigneur
Profané le saint temple et dérobé la vie!
MACBETH.
Que dites-vous ? la vie?
MACDUFF.
Oui, sous le fer ravie!...
LÉNOX.
Parlez-vous donc du roi ?
MACDUFF.
Pénétrez dans ces lieux.
MACBETH. 5.i
Et qu'une autre Gorgone éteigne aussi vos yeux !
Ne me demandez rien d'une horreur sans pareille ;
Voyez, et puis parlez vous-même; — qu'on s'éveille!
Macbeth et Lénox entrent chez le roi. — Soylon sonne une
cloche dans la cour.
Au meurtre! le tocsin ! Donalbain et Banquo !
Malcolm! Éveillez-vous à ce funèbre écliol
Secouez de vos fronts ce sommeil, triste emblème
De la mort... et venez voir la mort elle-même!
LAD Y MACBETH, accourant en désordre.
Qu'arrive-t-il? Pourquoi cet effrayant signal,
Macduff?
MACDUFF.
Ce qui se passe est, vous dis-je, infernal;
Une femme mourrait à ce récit horrible.
Entre Banque venant du fond de la scène à droite.
Ah! Banque! notre maître est tué!
LADY MACBETH.
Coup terrible!
Quoi! dans notre maison?
BANQCO.
Exécrable trépas,
N'importe dans quel lieu !
A Macduff.
Dis que cela n'est pas !
Macbeth et Lénox rentrent.
MACBETH, accablé.
Si j'étais mort une heure avant ce meurtre infâme,
Je n'aurais emporté que joie au fond de Tàme;
Maintenant, je n'attends rien du monde et du sort :
La gloire, la grandeur, la vertu, tout est mort,
Tout! — Le vin de la vie a coulé trop rapide
Et ne nous laisse plus qu'une lie insipide.
Malcolm et Donalbain accourent du fond à gauche. — Une foule
de vassaux paraît à la grande porte.
MALCOLM.
Quel malheur?
54 œUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
MACBETH.
Vous vivez et vous l'ignorez!
MALCOLM.
Quoi?
MACBETH.
De votre sang la source est tarie.
MACDUFF.
Oui, le roi
Est assassiné !
MALCOLM.
Dieu! par qui?
LÉNOX.
Mais, on soupçonne
Ceux-mêmes qui gardaient sa chambre et sa personne,
Car un sang tiède encor souillait leurs bras hideux.
Ainsi que leurs poignards, qu'on a trouvés près d'eux.
MACBETH, avec une douleur feinte.
Ah ! combien j'ai regret que ma prompte colère
Leur ait donné la mort, ce trop faible salaire !
MACDUFF.
Et pourquoi les tuer?
MACBETH.
Eh! comment, sans fureur?...
Là, je voyais Duncan, triste objet de terreur.
Déchiré par le fer, aux profondes morsures,
Et qui semblait crier par toutes ses blessures;
Et là, ses meurtriers et leurs poignards fumant,
Ses meurtriers, tout chauds de leur crime, et dormant!
Quel homme, ayant un cœur plein de foi, de courage.
Devant un tel spectacle eût retenu sa rage!
LAD Y MACBETH, feignant de s'évanouir.
Du secours!
MACBETH, aux gens de la suite.
Portez-la chez elle.
On emporte lady Macbeth.
MACBLITII. 55
MALCOLM.
Mes amis!
Qu'avez-vous fait du roi? Je vous l'avais remis.
— î\rexpliquez-vous,Macbetli, qu'un tel complot se forge
Sans quepersonne... Enfin, c'est chez vous qu'on égorge!
I5ANQU0.
Nous sommes enfermés dans le cercle de feu.
Pour moi, je me remets entre les mains de Dieu,
De là, j'éclaircirai les terreurs et les doutes
Dont le réseau sinistre enveloppe ces voûtes;
De là, je combattrai les ténébreux desseins
Des grands traîtres, servis par d'obscurs assassins.
MACBETH.
Moi de même.
TOUS LES ASSISTANTS.
Et nous tous!
BANQUO.
Espère, ombre royale!
MACBETH.
Et demain, à Foris! c'est dans la capitale,
En approfondissant cet affreux attentat,
Qu'il faut veiller, mylords, au salut da l'État!
Us sortent tous, à l'exception des deux jeunes princes.
MALCOLM, i\ Donalbain.
Mon frère, nous marchons ici de piège en piège;
L'hospitalité même est vaine et sacrilège.
Loin, bien loin de l'Ecosse, allons porter nos pleurs,
Et voir s'il est des rois pour venger nos malheurs!
Ils s'échappent sans être vus.
FIN DU DEUXIEME ACTE.
ACTE TROISIEME.
SCÈNE PRE.AIIERE.
(En Kcosse.)
A Foris. — Un appartement dans le palais. — Scène très-peu profonde.
— Un grand rideau tenant tout le fond du théâtre. — Une double
entrée, à droite et à gauche, près de l'avant-scène.
Entrent MaCDUFF et LÉNOX.
LÉNOX.
Eh bien, Macduff, comment, à présent, va le monde?
MACDUFF.
Mais, vous voyez, Lénox, le mal partout abonde.
LÉAOX.
Sait-on enfin quels sont les meurtriers du roi?
MACDUFF.
Ceux qu'a tués Macbeth.
LÉXOX.
Les malheureux ! pourquoi ?
MACDUFF.
Par des ressorts cachés leur main était conduite.
LÉXOX.
Malcolm et Donalbain ont disparu. Leur fuite
Fait retomber sur eux cette horrible action.
MACDUFF.
O Dieu !... contre nature ! — une autre ambition
Qui pourra se trahir... Enfin, voilà le trône
De plein droit à Macbeth.
LÉXOX.
Il est parti pour Scône
MACBKTH. 57
Depuis deux jours. — C'est là qu'il se fait couronner.
Il revient à Foris aujourcriiui pour donner
Le banquet où Ton doit fêter le nouveau règne.
J'y veux paraître; — et vous?
MACDUFF.
Moi, j'ai le cœur qui saigne,
Je porterais un front trop sombre à leur festin.
Puissent leurs chants de joie apaiser le destin!
On vient, séparons-nous. Dans les temps où nous sommes
Je redoute l'approche et les regards des hommes.
SCÈNE II.
Entre BANQUO, par un côté opposé.
BAXQUO, méditant.
Tu possèdes enfin, roi, Cawdor et Glamis,
Tout ce que les trois sœurs, devant moi, t'ont promis.
Et je crains que ton bras n'ait aidé la fortune;
Pourtant (et ce penser sans doute t'importune]
Elles t'ont dit aussi que le suprême rang
Ne serait pas transmis aux princes de ton sang.
De rejetons royaux elles m'ont fait la tige,
Si, par un infernal ou céleste prodige.
Leurs oracles déjà sont accomplis sur toi.
Pourquoi soupçonnerais-je, après ce que je voi,
Leurs avis sur mon sort? et comment seraient-elles
Infaillibles pour l'un, et pour l'autre infidèles?
Fanfares et timbales au dehors.
Mais silence !
Entrent Macbeth, roi, couronne en tète, avec Angus, Menteth et
autres seigneurs. — Seyton suit.
MACBETH, à Banque.
Voilà notre hôte le plus cher !
Le convive, l'ami que nous irions chercher
Au bout du monde, afin d'honorer notre fête.
58 OEUVRKS D'EMILE DESCIIAMPS.
>!otre joîe eût été sans vous trop imparfaite !
Nous donnons, ce soir même, un solimuel repas,
Nous vous y convions, ne nous refusez pas!
BANQUO.
Je ne puis qu'obéir, et de ma gratitude
Vous...
MACBETH.
Bien.— N'allez-vous pas, ainsi que d'habitude,
Monter à cheval ?
BANQUO.
Oui, seigneur.
MACBETH.
Irez-vous loin ?
BAAQUO.
Jusqu'au lac seulement. Altesse. — J'ai besoin
D'une heure au plus. On doit m'avertir. Il me tarde...
MACBETH.
Mais ne nous manquez pas surtout. *
BANQUO.
Je n'aurai garde.
Fleance paraît avec deux écuyers et s'approche peu à peu
de son père qu'il venait chercher.
MACBETH, retenant Banquo.
Nos cousins sont allés cacher leur front maudit,
L'un en Irlande, et l'autre en Angleterre. — On dit
Que niant leur forfait, aux campagnes crédules
lis s'en vont débitant des fables ridicules.
Nous en reparlerons. — Fleance^, je vois, vous suit?
BANQUO.
Toujours !
MACBETH.
Au revoir donc, tous deux avant la nuit.
1. Fleance, prononcez Flince, en faisant sonner l'u.
MACBETH. 59
Et qu'au moindre accident le ciel ne vous expose !
Banquo et son Cls sortent.
Aux courtisans.
Que chacun de son temps jusqu'au souper dispose.
Tous s'éloignent.
SCENE III.
MACBETH, SEYTON.
MACBETH, à Seylon à vois basse.
Eh bien, ces étrangers ?
SEYTON.
Aux portes du palais
Ils attendent votre ordre. Altesse.
MACIJETH.
Amène-les.
Ssyton sort.
MACBETH, seul.
Être OU je suis n'est rien si je n'y suis tranquille.
Mon trône est un écueil s'il n'est pas un asile ;
Banquo doit suspecter ma foi pour cent raisons,
Et je dois mesurer ma crainte à ses soupçons...
Et mes précautions à ma crainte; — c'est juste,
Il est le ver obscur qui ronge un chêne auguste.
N'a-t-il pas gourmande les trois soeurs devant moi.
Lorsqu'elles m'ont d'abord salué comme roi ?
Il les consulta même, et leur bouche infernale
L'a proclamé le chef d'une race royale;
« Tu ne seras pas roi, mais tes fils le seront. »
Quelle aride couronne ai-je donc sur le front ?
Devra-t-elle avec moi s'effacer comme un rêve ?
Mon sceptre, vain rameau, sans verdure et sans sève,
Aux mains de mes enfants ne fleurirait jamais!..
En sera-t-il ainsi?... Non, non, je le promets.
Pour les fils de Banquo j'aurais souillé mon âme.
m OEUVRES D'ÉAIILE DESCIIAMPS.
Assassiné Duncan dans une embûche infime,
J'aurais perdu le ciel et marclié sur la croix
Pour faire rois ses fils !... Les fils de Banquo, rois !,..
Ah! plutôt qu'il en soit ainsi, destin barbare,
Viens dans l'arène, viens, viens ; Macbeth te prépare
Un combat corps à corps, sans pitié ni merci...
La mort, l'enfer... pourvu qu'il n'en soit pas ainsi!
— Oui va là?
SEYTON, montrant ses compagnons.
Seigneur...
MACBETH.
Sors.
Soyton se retire.
Aux assassins.
Approchez; — il me semble
Que nous avons causé ces jours derniers ensemble.
PREMIER ASSASSIN.
Oui, Votre Altesse.
MACBETH.
Eh bien ! avez-vous réfléchi ?
De ses préventions votre esprit affranchi
Conçoit-il maintenant par quels noirs artifices
Banquo seul a terni l'éclat de vos services?
Je vous ai dévoilé ses brigues, et comment
Seul, de votre ruine il s'est fait l'instrument.
J'ai les preuves en main, et vous les verrez toutes.
DEUXIÈME ASSASSIX.
Altesse, vos discours ont levé tous nos doutes.
MACBETH, des papiers à la main.
Maintenant, avez-vous, quand nous vous les montrons,
Un cœur si patient qu'il souffre tant d'alTronts?
Une extrême douceur pour des rigueurs extrêmes?
Acceptez-vous ce sort? Sentez-vous en vous-mêmes
L'héroïsme pieux, la sainte humilité
De prier pour cet homme et sa postérité,
Lui, dont le bras puissant, sous qui tout tremble et tombe,
A courbé votre tête au niveau de la tombe,
MACBETH. Gl
Et vous et vos enfants, d'anathèmes chargés.
Vous a dans la misère et l'opprobre plongés ?
PREMIER ASSASSIN.
Ah ! seigneur, tout flétris d'une longue indigence,
Nous n'avons dans le cœur qu'un besoin : la vengeance;
Et vous voyez en nous de misérables gens
Tellement irrités des mépris outrageants
D'un monde qui nous prend pour des hommes h peine,
Que nous comptons pour rien son amour et sa haine;
Si navrés de ne voir que des yeux ennemis,
Si las du vil état où le sort nous a mis.
Que notre unique espoir, notre plus chère envie,
C'est, après tant de maux, de mettre notre vie
Sur le premier hasard facile à rencontrer,
Qui puisse la changer... ou nous en délivrer.
MACBETH.
Banque !... vous croyez donc, dans votre conscience.
Qu'il est votre ennemi?
DEUXIÈME ASSASSIN.
C'est Là notre croyance.
MACBETH.
11 est aussi le mien ; et notre inimitié
Est telle, qu'elle éteint en moi toute pitié,
Et que chaque minute, à sa vie ajoutée.
Comme un vol douloureux semble à la mienne ôtée.
L'existence pour moi n'est plus qu'un mal cuisant,
Dont sa mort seule peut me guérir à présent.
Mon ordre souverain, sans que nul me seconde.
Pourrait le balayer de ma vue et du monde;
Je n'ai qu'à dire un mot : je le veux ; — cependant
Un éclat aujourd'hui serait trop imprudent,
À de graves motifs mon autorité cède ;
Voilà pourquoi, sans bruit, j'ai recours à votre aide.
PREMIER ASSASSIN.
Vous pouvez ordonner. Altesse ; dût la mort
Nous payer...
MACBETH.
J'applaudis à ce mâle transport.
02 ŒUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
Sur le chemin du lac mettez-vous en demeure
D'épier le retour du perfide — et qu'il meure !
C'est l'instant ; soyez prompts; car ce soir, sans délais,
Il faut que tout soit fait, assez loin du palais.
Entendez-vous? — Songez que j'ignore la chose.
Son fils est avec lui ; que pour la même cause
Il ait la même fin. Sa mort m'importe autant
Que celle de Banque. — Méditez un instant.
LES DKUX ASSASSINS.
Nous sommes prêts, seigneur.
MACBETH.
Pour ma reconnaissance.
Elle n'aura d'égale, ici, que ma puissance.
Les assassins sortent.
MACBETH, seul.
Si ton àme, Banque, doit s'envoler au ciel,
Ce soir va commencer ton bonheur immortel,
Et le mien sur la terre... et puis, l'enfer sans borne!
LADV MACBETH, entrant la couronne en tùte.
Eh! seigneur, sont-ce là vos pensers? Toujours morne!
MACBETH.
Quels sont les vôtres donc ?
LADY MACBETH.
Pourquoi s'entretenir
De funèbres tableaux et d'un noir souvenir
Qui devraient être morts avec ceux qu'ils rappellent?
Ainsi que les destins les cœurs se renouvellent ;
La volonté fait tout ; c'est de soi qu'on dépend.
Qu'avez-vous?
MACBETH, absorbé dans ses idées.
Nous n'avons qu'entamé le serpent.
Ses tronçons rapprochés fermeront leurs blessures
Et nous serions, plus tard, en proie à ses morsures.
Mais que des cieux béants tombent les sept fléaux.
Et que l'œuvre de Dieu s'en retourne au chaos,
Avant que je consente à vivre de contrainte,
A voir à mes repas siéger toujours la crainte,
MACBETH. C3
A passer tout le temps du sommeil, obsédé
De rêves suffoquants, ou de pleurs inondé.
Mieux être avec le mort, qu'en sa couche de glace
Nous avons envoyé, pour régner à sa place,
Que de rester ainsi comme des criminels
 la torture, avant les tourments éternels !
Duncan dort dans sa tombe : ah ! qu'il me fait envie !
Il a chassé bien loin la fièvre de la vie
Et repose. — Que peut sur lui la trahison?
Rien ne l'atteindra plus, ni poignard ni poison,
Ni complot domestique, ou conquête étrangère,
Et la terre bénite à son corps est légère !
LADY MACBETH.
Allons, mon noble époux, éclaircissez vos yeux,
Pour paraître au festin, et brillant et joyeux.
MACBETH.
Je le serai. — Mais toi, secondant mon adresse,
Du regard, chère épouse, et de la voix caresse
Avant tout ce Banque, dont je crains les discours...
Toujours masquer son cœur et sourire toujours !
Affreux supplice !
LADY MACBETH.
Au moins cachez-en bien les traces.
MACBETH.
Mon sein est déchiré de scorpions voraces.
Enfin, Fleance et Banque respirent!
LADY MACBETH.
Mais je sais
Qu'il ne sont pas créés immortels. — C'est assez.
MACBETH.
Et certe ils ne sont pas non plus invulnérables ;
Et la nuit va jeter ses voiles favorables.
Oui, sois contente ; avant les heures du sommeil,
Un grand acte, que doit ignorer le soleil,
Un acte monstrueux sera fait. — Sois contente !
LADY MACBETH.
Qu'est-ce donc ?
MACBETH.
Chère amour, du projet que l'on tente
6i OEUVRES D'ÉMILK DESGIIAMPS.
Reste innocente encor... jus(|u'au fatal moment
Où tu pourras sourire à raccomplissement.
Le soir tombe, et du jour les bienfaisants génies
S'assoupissent, couchés sur les feuilles jaunies,
Tandis que de la nuit les sinistres agents
Vers leur sanglante proie accourent diligents...
Je t'étonne... ah ! ton cœur par ma bouche s'exprime ;
Le crime achèvera ce qu'entreprit le crime.
Rassure-toi...
Musique de fùte au dehors.
Voici l'annonce du gala.
Les flatteurs du vieux roi sans doute sont tous là.
Viens. C'est nous aujourd'hui que leur foule environne;
Qu'importe le monarque? ils suivent la couronne.
SCÈNE IV.
Lo ritieau du fond s'ouvre.
La salle du fcslin.
Flambeaux et candélabres. — Des tables magnifiquement servies.
Musique.
MACBETH, Lady MACBETH, LÉNOX,
ANGUS, MENTETH, Seigneurs, Dames, Pages,
Serviteuus, Suite, Gardes.
MACBETH, recevant les conviés.
Lénox, Menteth, Angus, vos rangs vous sont connus;
Prenez place, et soyez, vous tous, les bienvenus !
LÉNOX.
Nous rendons grâce, tous, à Votre Altesse.
TOUS.
Vive
Le roi Macbeth !
MACBETH.
Pour nous, comme un simple convive,
Nous voulons qu'on nous traite, et qu'il nous soit permis
MACBETFI. G5
De nous mêler, sans gêne, à nos dignes amis.
La reine nous préside à ces tables plus liautes,
Et nous requérons d'elle un salut pour nos hôtes.
LAD Y MACBETH, de sa place d'honneur.
Ail! c'est du fond du cœur que je leur dis : Salut !
Toute rassemblée s'incline.
MACBETH.
Vois, de leur pur amour ils t'offrent le tribut.
Fort bien. Des deux côtés on est en pareil nombre.
Je m'assieds au milieu. Loin toute image sombre !
Que la coupe circule, et qu'on la fête ici !
Toast, musique. — Le premier assassin entre furtivement et
se tient debout à la porte latérale près de l'avant-scène.
MACBETH, allant vers l'assassin, tandis que les toasts continuent.
A voix basse.
Du sang sur ton visage !...
l'assassin, à voix basse.
Oui, de Danquo.
MACBETH.
Merci.
Il est mieux sur ton front qu'il n'était dans ses veines.
En suis-je délivré?
l'assassin.
J'ai mis fin à ses peines.
Ce fer l'a de vingt coups à la gorge frappé.
MACBETH.
Bien ! et Fleance?
l'assassin.
Seigneur, Fleance s'est échappé.
MACBETH, furieux.
Va-t'en! voilà mes peurs qui reviennent en foule.
Lui de moins, ma fortune était le char qui roule.
L'assassin est sorti sans être vu de personne.
Et maintenant...
LADY MACBETH, de sa place.
Macbeth, viens donc autour de toi
Répandre le prestige et d'un hôte et d'un roi.
4.
63 OEUVRES D'EMILE DESCIIAMPS.
MACBETH.
Oui, tendre conseillère; oui, votre avis est sage,
La paix de votre cœur passe sur mon visage.
LÉ.NOX.
A Votre Majesté plairait-il de s'asseoir?
MACBETH, s'approcliant des convives.
Nous verrions rassemblés sous notre toit, ce soir.
Tout ce que le royaume avec orgueil honore.
Si notre cher Banque ne nous manquait encore.
Puissé-je en accuser son incivilité,
Et non quelque malheur qui Taurait arrêté!
LÉXOX.
Que de tout soin fâcheux votre esprit se délasse!
Sire, au milieu de nous daignez prendre une place.
A ce moment, le spectre de Banquo ensanglanté monte de
terre et s'assoit sur le siège de Macbeth qui recule épouvanté.
Le spectre est invisible pour tous les convives.
MACBETH, plein de terreur.
Toutes sont pleines.
LE>'0X, lui désignant son siège.
Non, voici la vôtre.
MACBETH.
Où?
LÉÎNOX.
Là.
Prince, quel trouble affreux !
MACBETH, en désordre.
Qui donc a fait cela?
Qui de vous?
LÉXOX.
Quoi? seigneur, quoi?
MACBETH, au spectre.
Tu ne peux pas dire
Que c'est moi qui l'ai fait... quel funèbre sourire!
Et quand tu secoûras, comme un chêne ses glands.
Sur ton front décharné tes cheveux tout sanglants!...
MACBETH. 67
LÉNOX, aux convives.
Voyez dans quel état, seigneurs, le roi se trouve ;
Levez-vous.
LADY MACBETH.
Non, restez. Je sais ce qu'il éprouve,
Mais, en le remarquant, vous aigririez son mal.
Elle quille son siège et s'approche de Macbeth.
Êtes-vous donc un homme?
MACBETH.
Un homme sans égal,
Car j'ose envisager ce que Satan lui-même
N'oserait entrevoir... Tenez!
LADY MACBETH, à voix basse.
Délire extrême!
C'est une vision que produit votre peur,
Semblable à ce poignard, fantastique vapeur,
Qui, vers Duncan, guidait vos pas dans l'ombre épaisse.'
De ces frayeurs d'enfant qu'un guerrier se repaisse!
Pitié !
MACBETH, lui montrant le spectre toujours invisible pour tous.
Là, tiens, regarde!... est-il terrible ainsi!
Au spectre.
Tu peux bien remuer la tête, parle aussi...
A quel dépôt sacré faut-il donc que l'on croie,
Si la tombe se rouvre et revomit sa proie !
L'ombre disparaît.
LADY MACBETH.
Êtes-vous à ce point de raison dépourvu?
MACBETH.
Aussi vrai que je suis devant toi, je l'ai vu.
LADY MACBETH.
Fi donc! vous n'avez vu jamais qu'un siège vide.
MACBETH.
Et cependant, de sang on fut toujours avide.
Dans les âges anciens bien du sang a coulé
Avant que par les lois le monde fût réglé!
08 OEUVRES D'EMILE DESCIIAMI'S.
Dans CCS temps, et depuis, armé d'un cimeterre,
Le meurtre, en Tengraissant, a parcouru la terre...
Dès qu'un homme tombait, comme un arbre jauni,
On creusait une fosse, et tout était fini.
Aujourd'lmi, rejetant le sceau des froides pierres,
Les morts assassinés s'échappent de leurs bières,
Et viennent tous, le crùne ouvert, le sein fumant.
De nos sièges royaux nous chasser hardiment!...
Le meurtre est moins affreux que cet affreux prodige.
LADY MACBETH.
Cher Macbeth, vos amis vous attendent, vous dis-je.
MACBETH, revonant prùs des convives.
Ah! pardon, j'oubliais. . j'étais... je suis à vous.
Donnez du vin; allons! joie et santé pour tous !
Je bois au plaisir jeune, aux heures fugitives,
A l'Ecosse immortelle, à mes nobles convives,
A notre cher Banque, ce soir, tant regretté!
Vidons la coupe encore! à tous joie et santé!
Je vais m'asseoir.
LÉNOX, proposant un tonst.
Salut ! pour faire raison, sire
A Votre Majesté... Tout ce qu'elle désire...
Le spectre de Banque reparait.
MACBETH, reculant encore.
Ote-toi... que fais-tu sur mon siège placé?
Tes os n'ont pas de moelle et ton sang est glacé ;
Et tu ne peux pas voir par ces yeux sans prunelle
Que tu fixes sur moi!... Dans ta nuit éternelle
Veux-tu rentrer... la vie habite ce séjour.
Et dans ton corps sans chair va pénétrer le jour.
LADY MACBETH.
Ce n'est rien qu'un accès, mais j'ai regret qu'il vienne,
Nobles seigneurs, troubler votre joie et la mienne.
MACBETH, allant droit au spectre et tirant à moitié son épée.
Tout ce que fait le plus hardi, je le ferais.
Prends l'aspect monstrueux d'un ours des mers; parais
Sous le poil roux d'un tigre ou sous la masse énorme
MACBETH. 69
Du lourd rhinocéros... viens sous toute autre forme
Que celle-ci... mes nerfs ne s'ébranleront pas.
Ou bien rejette au loin ces langes du trépas,
Et que ton bras vivant au combat me réclame.
Et si je tremble, alors traite Macbeth de femme,
De lâche et faible enfant... mais ce spectre, à l'œil creux.
Ce convive glacé, fantôme douloureux,
Ce Banque mort qui marche... ah ! quelle force humaine,
Ne fléchirait devant un pareil phénomène!...
L'ombre disparait.
Hors d'ici!... loin de moi! fuis!... eh bien! dès qu'il part.
Mon sang circule; on voit s'allumer mon regaid,
Je redeviens un homme !
LKNOX.
Ah ! que viens-je d'entendre?
LADY MACBETH.
Son mal croît et s'aigrit. Pardon, mais, sans attendre
Ses ordres pour sortir, retirez-vous sans bruit.
LÉNOX, se retirant.
Que Dieu sauve le roi!
LADY MACBETH.
Salut donc!
A part.
Quelle nuit!
Tous les convives sortent.
SCÈNE V.
MACBETH, Lad Y MACBETH, seuls.
MACBETH, à lui-même.
On a vu quelquefois, épouvantable indice,
Les pierres se mouvoir pour guider la justice;
Et le cri des corbeaux bien souvent a nommé
L'assassin, dans la nuit de son crime enfermé! —
Enfin, au gros serpent nous avons mis bon ordre.
70 OEUVRES D'EMILE DESCIIAMPS,
Quant au jeune reptile, un jour, il pourra mordre,
Le venin lui viendra... mais nous serons plus forts.
Jusque-là, qu'il s'épuise en stériles efforts!
A Indy Macbeth.
Que dis-tu de Macduff qui refuse à son maître
Le serment de vassal, et nous trahit peut-être?
LADV 3IACDETU.
L'aviez-vous mandé?
MACBETH.
Certe. On dit qu'il s'est enfui ;
Mais, quelque part qu'il soit, nous serons avec lui.
11 n'est pas de seigneur chez qui je ne dispose
D'un serviteur, vendu sourdement à ma cause.
Car, maintenant, à qui se fier dans les cours!
Un roi, s'il n'y songeait, périrait sans secours...
Demain, j'irai trouver les trois sœurs infernales;
L'avenir à leurs yeux déroule ses annales;
Je veux les consulter. Un sinistre pouvoir
Et comme un bras de fer me pousse à tout savoir,
Fut-ce par des moyens que l'univers réprouve.
Pourvu que l'intérêt de mon repos s'y trouve.
Que ferais-je en mon cœur d'un penchant innocent?
Mon pied glisse et ne peut s'arrêter dans le sang!
LADY MACBETH.
Ah! vous avez besoin du baume salutaire
Qui rend le calme à tout ce qui vit sur la terre,
Du sommeil.
MACBETH.
Oui, je sens ma tête s'absorber.
Le triste égarement, où l'on m'a vu tomber
Vient du premier effroi d'une âme encore novice;
Nous sommes, en effet, bien jeunes dans le vice...
Mais, dans cette carrière on avance à grands pas,
Et de moi désormais tu ne te plaindras pas.
Us sortent lentement, mornes et sans oser se regarder, mar-
chant Van derrière Taulre vers la porte latérale du premier plan.
FIN DU TROISIÈME ACTE.
ACTE QUATRIEME.
SCENE PREMIERE.
(Toujours en Ecosse).
Une sombre caverne. — Au milieu bout une chaudière sur un brasier.
— A gauche, un tombeau en forme de bière. — Paraissent les trois
sorcières. Elles vont composer un charme magique avec toutes sortes
d'ingrédients et de poisons. — Une musique infernale et des coups de
tonnerre accompagnent l'opération. Des oiseaux de nuit traversent le
théâtre.
PREMIÈRE SORCIÈRE.
Le chat-tigre, là-bas, a miaulé trois fois.
DEUXIÈME SORCIÈRE.
Trois fois le hérisson a fait glapir sa voi.x.
TROISIÈME SORCIÈRE.
Et le harpeur nous crie : Il est temps, à vous trois!
PREMIÈRE SORCIÈRE.
Tournons autour de la chaudière
Et jetons-y tous nos poisons !
Crapaud, qui, durant trois saisons,
Endormi sous la froide pierre,
T'es gonflé d'un venin ardent,
Bête immonde, va la première
Cuire au fond du bassin ardent.
TOUTES LES TROIS.
Redoublons de travail, que le feu tourbillonne;
Soufflons, et qu'à grand bruit la chaudière bouillonne!
72 OEUVRES D'EMILE DESGHAMPS.
DEUXIÈME sor.cif;RE.
Que ce tronçon d'un serpent des marais
Avec le jus du crapaud cuise et coule ;
Ajoutons-y d'abord un œil de poule,
Le fiel d'un bouc, trois dents de louve après;
Puis, le duvet de la souris volante,
Un dard d'aspic, une aile de hibou,
Un pied de porc, la cervelle d'un fou.
Et le polype, à moitié bête et plante.
Faisons bouillir le coulis infernal ;
Formons un charme invincible et fatal.
TOUTES LES TROIS.
Redoublons de travail; que le feu tourbillonne.
Soufflons, et qu'à grand bruit la chaudière bouillonne.
TROISIÈME SORCIÈRE.
Les oreilles d'un dragon vert;
Une langue de chien, une taupe endormie ;
Un vieux œuf, des morceaux de sorcière en momie;
L'estomac d'un requin ouvert ;
Une racine de ciguë
Arrachée, à minuit, par une bise aiguë;
Une cuisse de grand lézard ;
Onze tranches d'un if abattu sur la dune
Pendant une éclipse de lune ;
Un goitre, tombé par hasard;
Des lèvres de Tartare, un nez de Turc, un foie
De juif blasphémateur, le doigt tout noir de sang
D'un enfant de fille de joie
Sur la borne, écrasé par sa mère, en naissant ;
Ajoutons par-dessus la peau d'une lamproie
Et les boyaux d'un tigre encor plein de sa proie.
Pour rendre le mélange et solide et puissant.
TOUTES LES TROIS.
Redoublons de travail, que le feu tourbillonne!
Soufflons, et qu'à grand bruit la chaudière bouillonne.
DEUXIÈME SORCIÈRE.
Paix! voyez encor ce que j'ai :
Versons dans la masse qui tremble.
MACBKTH. 73
L'écume d'un dogue enragé,
Puis refroidissons tout ensemble
Dans du sang de singe figé.
Hécate apparaît suivie de trois magiciennes.
HÉCATE, aux sorcières.
Bien! Hécate applaudit à vos heureux trophées;
Douze parts du profit à vous trois reviendront.
Chantez autour du feu, dansez, dansez en rond.
Comme des sylphes et des fées,
Pour charmer les ingrédients
Au fond de la cuve bouillants.
CHOEUR.
En rond, en rond, autour, autour, trois fois, de sorte
Que tout le mal y rentre et tout le bien en sorte.
Esprits noirs, blancs, rouges et gris.
Brouillez ces poisons et ces fanges ;
Mêlez, mêlez, mêlez, esprits.
Qui savez faire les mélanges.
PREMIÈRE SORCIÈRE.
A la démangeaison de mes doigts, près d'ici
Passe quelque profane.
On frappe.
DEUXIÈME SORCIÈRE.
Et qui donc tente ainsi ?...
TROISIÈME SORCIÈRE.
Qui que ce soit, qu'il entre.
Les sorcières vont ouvrir la caverne. Hécate et les magiciennes
disparaissent.
MACBETH, entrant.
Eh bien, sorcières sombres,
Qui cherchez de la nuit le silence et les ombres.
Que faites-vous ensemble?
TOUTES LES TROIS.
Une œuvre sans nom.
MACBETH.
Moi,
Je vous adjure ici par l'esprit, votre roi. —
V. 5
7i OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
Je viens savoir mon sort, tout l'avenir... dussé-jc
Me damner avec vous dans le grand sacrilège.
Dussent forêts, châteaux, pyramides crouler;
Dût le grand Océan sur les grands monts rouler,
Et le vent du chaos dans les airs et les ondes,
Confondre et disperser tous les germes des mondes!...
Répondez-moi ; je veux des avis sûrs et prompts...
PREMIÈRE SORCIÈRE.
Parle.
DEUXIÈME SORCIÈRE.
Fais ta demande.
TROISIÈME SORCIÈRE.
Et nous te répondrons.
PREMIÈRE SORCIÈRE.
Dis : veux-tu recevoir de nos maîtres suprêmes
La réponse... ou de nous?
MACBETH.
Évoquez-les eux-mêmes.
PREMIÈRE SORCIÈRE.
Sur les charbons presque amortis,
Comme une fécondante pluie,
Répandons le sang d'une truie,
Qui dévora ses neuf petits;
Et dans la flamme rallumée,
En répétant tout bas le magique alphabet.
Jetons de la graisse exprimée
Du corps d'un assassin, séché sur un gibet.
CHOEUR.
Venez, esprits du maléfice,
Puissances d'en bas et d'en haut,
Montez, descendez, il le faut;
Songez à remplir votre office.
Tonnerre. Un fantôme, enveloppé de son linceul, se Itve du
tombeau.
MACBETH.
Puissance surhumaine, oh! dis-moi, peux-tu bien...
PREMIÈRE SORCIÈRE.
Il connaît ta pensée, écoute, et ne dis rien.
MACBETH. 75
l'apparition.
Macbeth! Macbeth! Macbeth! le tigre étend sa griffe.
Garde-toi de Macduff, le vieux thane de Fife!
Oh! laissez-moi partir, j'ai dit ce qu'il fallait!
MACBETH.
Qui que tu sois, merci d'un avis qui me plaît,
Car tu viens de toucher la fibre de ma crainte.
Un mot...
la vision rentre dans le tombeau.
PREMIÈRE SORCIÈRE.
On n'en peut rien obtenir par contrainte.
Mais en voici descendre un autre plus puissant.
Un spectre ensanglanté descend sur les roches du fond de la
caverne.
l'apparition.
Macbeth ! Macbeth ! Macbeth !
MACBETH.
Par mon âme et mon sang !
Tout mon être s'attache à la voix qui me nomme.
l'apparition.
Sois sanguinaire, calme et fier. Méprise l'homme :
Nul mortel, enfanté d'une femme, ne peut
Nuire à Macbeth.
La vision remonte et disparait.
MACBETH.
Vis donc, Macduff, puisqu'il le veut,
Vis donc. Qu'ai-je besoin de te craindre? Non, traître!
Il faut un double gage au repos de ton maître.
Ta mort est le premier, tu périras. Alors,
Si la peur fait courir ses frissons dans mon corps.
Je lui dirai : Tu mens; l'aigle est roi dans son aire...
Et je pourrai dormir en dépit du tonnerre.
Tonnerre. Un enfant couronné, un arbre à la main, s'élève de terre-
Mais, quel est ce fantôme. 11 semble un fils de roi,
Et porte sur son front la couronne.
première sorcière.
Tais-toi!
76 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
l'apparitio.x.
Macbeth! Macbeth Macbeth! sois sans peur et féroce,
Ris de tout ce qui s'arme ou conspire en Ecosse.
Macbeth ne tombera que lorsqu'il pourra voir
La forêt de Birnam, comme un camp, se mouvoir
Et marcher contre lui.
La vision s'évanouit.
MACBETH, plein de joie.
Qui peut briser les chaînes
De l'ordre universel? et forcer les grands chênes
A détacher leurs pieds dans la terre enfoncés!...
J'accepte le présage. Oui, que des insensés,
Qui vont partout semant la révolte, à mains pleines.
N'ébranlent mon pouvoir que lorsque, dans nos plaines,
La forêt de Birnam marchera contre moi.
Et Macbeth sur le trône, y vivra sans effroi
Tout le bail aux mortels souscrit par la nature,
Et ne se courbera que pour sa sépulture.
Au\ sorcières.
Mais une chose encor dans l'enfer m'appela :
Dites-moi (si votre art peut aller jusque-là'.
Est-il donc vrai qu'un jour (sombre jour d'anathème)
La race de Banquo ceindra mon diadème?
LES TROIS SORCIÈRES.
Assez, ne cherche pas plus loin dans l'avenir.
MACBETH.
Je le veux... si de vous je ne puis l'obtenir
Durant l'éternité, sous un nouveau supplice.
Que votre corps se torde et votre front pâlisse !
La chaudière disparait.
Mais parlez, pourquoi donc tout s'est-il englouti?
Et pourquoi ce long cri de la terre sorti?
Hautbois.
PREMIÈRE SORCIÈRE.
Parais!
DEUXIÈME SORCIÈRE.
Parais !
TROISIÈME SORCIÈRE.
Parais !
MACBETH. 77
TOUTES TROIS.
C'est lui qui vous réclame.
Passez devant ses yeux et déchirez son âme,
Rois des temps futurs, puis... évanouissez-vous.
Huit fantômes de rois apparaissent tour à tour, derrière un
transparent, au fond du théàlre et défilent devant Macbeth. Le
dernier tient un miroir. Le spectre de Banquo le suit.
MACBETH.
Au premier fantôme.
Toi, tu ressembles trop à Banquo. Loin de nous!
Mon regard se dessèche aux feux de ta couronne ;
Fuis. Et toi, dont le front de même s'environne
D'un cercle d'or, tes traits sont les traits du premier !
Un troisième, paré de son royal cimier,
Ressemble au précédent... Sorcières que j'abhorre.
Pourquoi me les montrer? Un quatrième encore!
Puis un autre, et toujours ces rapports odieux!
Toujours la même tête ! Ah I fermez-vous, mes yeux !
Cette ligne fatale, hydre immense et féconde,
Se prolongera-t-elle au dernier jour du monde?
Un sixième!... suivi d'un pareil se fait voir...
Le huitième s'avance, à la main un miroir
Où je découvre, hélas! des rois, des rois sans nombre...
Horrible! Tout est vrai, car ce n'est plus son ombre.
C'est Banquo, sanglant, pâle, et tel que je le fis,
Qui sourit et du doigt me montre tous ses fils !
Aux sorcières.
Mais, ne verra-t-on pas des siècles entiers, dites,
Avant de voir...
Les sorcières disparaissent avec un rire lugubre.
Plus rien! ah ! qu'elles soient maudites
Avec le jour funeste, avec l'antre infernal
Où je les consultai, ces prêtresses du mal !
Entrez, quelqu'un, à moi!
Lénox et Angus entrent.
LÉNOX.
Votre Altesse désire?...
MACBETH.
N'avez-vous pas vu là les trois sœurs?
78 OEDVllES D'ÉMILK DESGHAMI'S.
LÉNOX.
Moi? non, sire.
MACBETH.
Leur voix n'a point percé jusqu'à vous?
LÉNOX.
Non.
MACBETH.
Que l'air
Se corrompe à l'entour de ces filles d'enfer!
Et malédictions terribles, éternelles
Sur quiconque jamais se confirait en elles!
N'ai-je pas entendu le galop d'un cheval?
Qu'est-ce donc?
LÉNOX.
Des courriers, portant l'avis fatal
Que Macduff maintenant soulève l'Angleterre
Pour rendre à vos cousins leur sceptre héréditaire.
MACBETH.
Comment!... à mes cousins! et nous nous endormons
Aux avis incomplets de ces fourbes démons
Qui nous disent le vol des lointaines tempêtes.
Et rien du coup mortel suspendu sur nos têtes !
Macduff en Angleterre !
LÉNOX.
Oui, Votre Altesse.
MACBETH.
0 temps !
Tu devances les noirs exploits où je prétends!
Si le fait ne suit pas la pensée aussi vite
Que le coup suit l'éclair, malheur ! rien ne profite.
Le projet différé ne s'accomplit jamais.
Les premiers mouvements de mon cœur, désormais,
Feront agir mon bras ; et, fidèle à ce pacte.
Mon idée aujourd'hui va se fondre dans l'acte.
Oui, je veux de Macduff surprendre le château.
Et m'emparer de Fife et livrer au couteau
Sa femme, ses enfants, ses sœurs, toute sa race.
Sans me vanter d'abord, et sans vaine menace,
MACBETH. 79
J'y cours, et du succès je saurai m'applaudir
Avant que le projet ait pu se refroidir.
A Lénox.
Où sont ces courriers? Viens, et crois à mon étoile.
Appelant Angus.
Angus !
n lui parle bas. Angus sort en échangeant quelques signes
funestes arec Macbeth.
LÉNOX, à part.
Ah ! tout Macbeth à mes yeux se dévoile!
Macbeth et Lénox sortent.
SCENE II.
(En Angleterre.)
Une salle dans un grand château. — De grandes fenêtres en arcades,
au fond, ouvertes sur la campagne.
MALCOL.M KT MACDUFF, entrant ensemble.
MALCOLM.
Cherchons quelque retraite obscure, où par les pleurs,
Sur ce bord étranger nous calmions nos douleurs.
MACDUFF.
Non; suivis des Anglais, prince, tirons Tépée;
3Iarchons, en braves gens, sur l'Ecosse usurpée;
Que ses monts glorieux tressaillent sous nos pieds,
Plantons-y vos drapeaux, et, bientôt expiés.
Devant un peuple, en deuil, d'orphelins et de veuves,
Les triomphes du crime auront leur temps d'épreuves.
MALCOLM.
Ce que vous m'avez dit peut être vrai. Pourtant,
Ce Macbeth, qui n'est plus qu'un monstre révoltant,
Dont le nom seul flétrit la bouche qui le nomme,
On le crut vertueux, on en fit un grand homme.
Vous l'aimiez tendrement, vous; et même, aujourd'hui,
80 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
Vous n'avez nu sujet de vous plaindre de lui.
Quoique bien jeune encor, le tyran me redoute,
Et ma tête serait de quelque prix, sans doute.
Et l'on pourrait jeter, par un soin complaisant,
Une faible victime à ce Dieu malfaisant...
C'est qu'on m'a tant trahi !
MACDUFF.
Je ne suis pas un traître !
MALCOLM.
Mais Macbeth en est un ; et, sous le poids d'un maître
Un cœur noble et loyal quelquefois peut fléchir!
Pardon, si de ma peur je ne puis m'affranchir;
Elle ne change point ce qu'en effet vous êtes.
Les anges ont toujours les rayons de leurs têtes.
Quoique le plus brillant soit tombé loin de Dieu.
MACDUFF, stupéfait.
J'ai perdu tout espoir!
MALCOLM.
Peut-être au même lieu
Où j'ai trouvé le doute. Ah! vos fils, votre femme,
Tous ces gages d'amour, tous ces trésors de l'âme.
Comment, pour un voyage incertain, hasardeux,
Les avez-vous quittés sans prendre congé d'eux?
Parlez; dans mes soupçons ne voyez, je vous prie...
MACDUFF, offensé.
Péris, ah! péris donc, malheureuse patrie;
Sur ton trône de fer, tyrannie, assieds-toi ;
Et vous, servez Macbeth, car il est votre roi.
Adieu, seigneur, adieu, je ne voudrais pas être
Le lâche qu'en Macduff vous croyez reconnaître.
Pour tout le sol que tient le tyran sur ces bords,
Y dût-on ajouter l'Inde et tous ses trésors!
n va pour sortir.
MALCOLM, le retenant.
Ne vous offensez pas de mes craintes, vous dis-je;
D'embûches entouré, faut-il que je néglige
Toutes les sûretés...
MACBETH. 81
MACDUFF, le cœur navré.
Non, non, vous faites bien ;
Et Macduff ne demande et ne promet plus rien. —
Donnez-vous, cœur et sang, à la cause des princes,
Usez votre héritage à grossir leurs provinces,
Blanchissez sous le casque, et courbé par le temps,
"Veillez et combattez pour des rois de vingt ans;
Gardez, sans rien prétendre, et sans plainte importune,
La même âme à leur bonne ou mauvaise fortune ;
Conduit, par je ne sais quel prestige fatal,
Quittez pour eux épouse, enfants, château natal,
La nuit, sans dire adieu, de peur qu'on ne vous crie:
« Vous êtes insensé! » Fuyez votre patrie,
Comme un soldat son poste ; allez, de cours en cours.
Toujours vos rois au cœur, leur chercher des secours.
Bien longtemps mendiés, arrachés par contrainte,
Puis, à leurs pieds, ainsi qu'au pied de la croix sainte,
Déposez pleurs, injure et fatigue et péril...
Vous les trouvez ingrats jusque dans leur exil ;
Heureux, si pour couvrir, par une vile étude.
Leur royale indolence et leur ingratitude,
Ils ne flétrissent pas, sans pitié ni raison,
Votre fidélité du nom de trahison !
MALCOLM, suppliant.
Macdufif! Macduff!
MACDUFF, avec un noble courroux.
11 faut que mon cœur se soulage
Et je reprends enfin la majesté de l'âge,
La vérité, des rois approche rarement,
Mais vous l'entendrez, grâce à votre abaissement.
— Un prince, qui profane ainsi les vieux services,
Sans aucune vertu doit avoir tous les vices ;
ïl sera Juge inique, et plus lâche soldat,
Fourbe, impie, oppresseur, tout... car il est ingrat.
Éloignez de son front, grand Dieu, ce diadème.
Que j'allais de mon sang lui racheter moi-même,
Car, sous son jong honteux si l'Ecosse tombait,
5.
82 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
L'Ecosse de Malcolm regretterait Macbeth !
Avec un atlendrissement douloureux.
Ton père fut un roi victorieux et sage ;
La reine dont je vois les traits sur ton visage,
Plus souvent à genoux qu'assise dans sa cour,
Se plaisait en Dieu seul et vivait chaque jour
Comme s'il eût été le dernier de sa vie !...
Saints exemples perdus I Gloire à jamais ravie!...
Eux qui te caressaient d'un regard triomphant,
Qui se glorifiaient déjà dans leur enfant...
En voyant ce qu'il est, de quels sanglots étranges
Doivent-ils attrister, là-haut, le cœur des anges !
De leurs ailes sans doute ils ont voilé leurs yeux...
Caria honte d'un fils rejaillit jusqu'aux cieux.
Pardon, mânes sacrés, si mes plaintes profanes
Ont troublé votre paix! pardon, augustes mânes,
Si votre vieux soldat, si Macduff, une fois,
Est sorti du respect pour le sang de ses rois;
Mais on navre mon cœur, on suspecte mes armes,
On refuse mon sang, on ne voit point mes larmes,
Et, guerrier sans reproche, outragé sans remord
Je n'ai plus qu'à mourir d'une inutile mort 1
MALCOLM, à genoux.
Non, j'abjure à tes pieds mes frayeurs sacrilèges.
Ah ! si tu savais tout, et dans combien de pièges
Le tyran a tenté de surprendre déjà
Ton Malcolm orphelin, que Dieu seul protégea!
Hélas ! jusques à toi, je n'ai vu que des traîtres,
Des tigres, affamés de la cliair de leurs maîtres.
Mon frère, Donalbain, sous leurs dents est tombé,
Et, par miracle, moi, je m'y suis dérobé ;
Mais, toujours poursuivi par quelque noir fantôme,
Je cherchais un refuge et non pas un royaume...
Tu vins... Ton souvenir se mêlait à celui
Du château d'Inverness, d'où je m'étais enfui.
Au souvenir sanglant de cette nuit terrible.
Où mon père... N'importe! et mon doute est horrible!
Le nom seul de Macduff me commandait la foi.
Ah! Macduff, par mon père, encor vivant dans toi,
MACBETH. 83
Dont je veux suivre, un jour, la glorieuse trace,
Par tes fils, qu'en pleurant tu quittas pour moi, grâce !
Grâce!... Que Dieu nous juge!... Ah ! par la sainte croix,
Macduff, je ne suis pas le méchant que tu crois ;
Ni les impurs désirs, ni le mensonge infâme,
Nuls péchés n'ont terni la blancheur de mon âme.
Hélas! mon premier crime est ce même soupçon
Dont j'implore la grâce!... Oh! dis, quelle rançon
Exiges-tu pour rendre à ton roi ton estime?
Tu pleures... du pardon c'est le langage intime.
Oui, tu m'as pardonné! — L'Angleterre, dis-tu,
S'arme pour secourir mon destin abattu?...
Où sont tous ces guerriers, que je meure à leur tête.
Ou que de mes États j'achève la conquête !
Tu seras mon seul guide, au conseil, dans les camps,
Et si Dieu me rappelle au trône des Duncans,
Gouvernant, par toi seul, les factions contraires,
Tes vœux seront mes lois, tes fils seront mes frères,
Et sur mon trône assis près de moi, tu verras
S'il faut compter Malcolm au rang des rois ingrats I
Pars! je te suis!
MACDDFF, en larmes.
De tant d'émotions rapides,
Laissez-moi respirer — et, sous mes mains avides,
M'assurer de ce cœur que je méconnaissais...
On entend un cor.
Qu'entends-je ? N'est-ce pas le cor d'un Écossais?
Silence... oui... quel avis funeste ou salutaire
Nous vient-on apporter au fond de l'Angleterre ?
Lénox parait dans réloignement.
MALCOLM.
Macduff, un homme vient qui ne m'est pas connu..
Ah ! c'est Lénox.
MACDUFF, aUant à lui.
Lénox, soyez le bienvenu !
84 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS,
SCÈNE III.
MALCOLM, MACDUFF, LÉNOX.
LÉNOX.
Dieu vous garde !
MALCOLM.
L'Ecosse existc-t-elle encore?
LÉNOX.
Elle-même à présent s'épouvante et s'ignore;
Notre mère n'est plus, c'est notre tombe à tous.
Pas un être, excepté les bourreaux et les fous,
Qu'en ce triste pays on voie encor sourire.
Et la pitié partout sous la frayeur expire!
Comme au temps du déluge, aujourd'hui tout amour
Est éteint dans les cœurs ; — à chaque instant du jour
Le glas funèbre annonce un mort, sans que personne
S'informe seulement pour qui la cloche sonne.
MACDUFF.
Quel est le plus récent malheur?
LÉNOX.
En sait-on rien !
Le désastre d'une heure est un désastre ancien,
Chaque heure en produit cent.
MACDUFF.
Comment ma femme est-elle?
LÉNOX, avec hésitation.
Mais, bien.
MACDOFF.
Et mes enfants?
LÉNOX, de même.
Bien aussi.
MACDUFF-
Sois fidèle.
Le tyran à leur paix n'avait pas attenté,
Dis?
MACBETH. 85
LÉNOX.
Ils étaient en paix, lorsque je les quittai.
MALCOLM.
De vos discours, Lénox, ne soyez point avare;
Dites ce qui se passe et ce que Ton prépare.
LÉNOX.
Le bruit se répandait, lorsque je suis parti,
Que des braves au nord vous créaient un parti.
On doit croire ce bruit certain, à voir l'armée,
Qu'à la hâte, et sans choix, le tyran a formée.
Il est temps de paraître et de nous seconder;
Prince, votre aspect seul ferait tout hasarder.
Donnerait du courage aux plus timides âmes
Et dans toute l'Ecosse armerait jusqu'aux femmes !
MALCOLM.
Que nos braves amis s'apprêtent sans délais ;
Nous marchons à leur tête avec dix mille Anglais
Dont un roi généreux, sans que je le demande.
Fait soutenir ma cause, et que Siward commande :
La chrétienté n'a pas de plus grand général.
LÉNOX.
Comment, pour tant de bien vous rendre tant de mal?
Mais, je dois proférer des paroles mortelles,
Que l'air devrait dissoudre.
MACDDFF, inquiet.
Eh! qui concernent-elles?
La cause du pays? ou bien, est-ce un malheur
Qui dans une seule âme enferme la douleur?
LÉNOX.
Il n'est point d'âme honnête et bonne qui ne prenne
Une part de douleur dans cette affreuse peine ;
Mais la plus grande part à Macduflf seul revient.
MACDUFF.
Donne-moi d'un seul coup tout ce qui m'appartient.
80 ŒUVRES D'EMILE UliSCll A MPS.
LÉNOX,
N'abhorrez pas celui qui de ce coup atroce
Va vous frapper.
MACDUFF.
J'entends!...
LÉNOX.
Votre cliâtcau d'Ecosse
Est pris — et votre femme et vos fils — massacrés.
Vous conter les détails de ces faits exécrés,
Ce serait vouloir joindre, après de si grands crimes,
Votre mort à la mort de ces chères victimes. —
Angus a dirigé tous les coups.
MACDUFF, ollerré.
Justes cieux !
MALCOLM.
Homme, ne reste pas les deux mains sur tes yeux.
Donne à ton désespoir une voix et des gestes.
Car les chagrins muets bouillonnent plus funestes
Dans le c(eur qui se gonfle, et se brise en éclats.
MACDDFF, sufToquant.
Mes enfants aussi !...
LÉNOX.
Femme, enfants, vassaux, hélas !
Tout ce qu'ils ont trouvé.
MACDUFF.
J'étais absent ! ô rage ! —
Ma femme, morte aussi !
LÉNOX.
Je vous l'ai dit.
MALCOLM.
Courage !
Consolons nos douleurs par des coups triomphants.
Venge-toi sur Angus, viens.
MACDUFF.
Il n'a point d'enfants !
— Nous étions ennemis, je le sais ; mais quel père
Eût songé....
MACBETH. 87
LÉNOX.
C'est Macbeth parf]ui seul tout s'opère.
Angus obéissait, et lui-même a péri.
Mais Macbeth jusqu'au bout au carnage a souri.
MACDUFF.
Tous mes jolis enfants! — dévorante chimère! —
Tous!... avez-vous dit tous? quoi '. les fils et la mère
Enlevés à la fois ! — ma femme et tous mes fils !...
MALCOLM.
Le destin vous provoque — acceptez ses défis.
Combattez le malheur en homme.
MACDUFF.
Oui, oui, je tâche,
Mais je le sens en homme aussi. — Serais-je un lâche
Pour mourir de chagrin? serais-je criminel
Pour chercher dans la tombe un repos éternel ?
C'est toi qui les livras à leurs barbares hôtes
Père aveugle, en fuyant I — ce n'est pas pour leurs fautes,
Non, c'est pour te punir des tiennes, sans retour.
Que le meurtre a fondu sur eux comme un vautour !
MALCOLM.
Que le chagrin se tourne en fureur dans votre âme !
MACDUFF.
Ah ! je pourrais verser des pleurs comme une femme 1
— Non ; abrège, grand Dieu, le temps et le chemin ;
Mets-nous front contre front, Macbeth et moi, demain
Que ce fer le découvre, et, par mon saint baptême,
S'il m'échappe, grand Dieu, pardonne-lui toi-même!
Oq entend une musique guerrière, l'armée anglaise défile
au fond du théâtre.
LÉjN'OX.
L'armée anglaise passe, et, drapeaux déployés,
Se dirige vers nous.
MACDUFF.
Oui, c'est Siward; voyez!
■ L'armée anglaise s'arrête dans la campagne en vue du specta-
teur; et Siward arrive sur la scène avec un groupe d'officiers qu'il
présente à Ualcolm.
88 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
MALCOLM, ù Macduff et h LC-nox.
Nobles cousins, la chance enfin nous est offerte.
Allons droit au tyran ; — il est mûr pour sa perte
Je livrerai sa tête à vos glaives vengeurs.
A Siward et à ses officiers.
Et VOUS, braves Anglais, dont les camps voyageurs
Rouvrent à l'exilé le chemin de son trône,
J'accepte avec orgueil votre héroïque aumône.
Une voix à mon cœur dit: « Tu l'acquitteras ! »
Siward, Macduff, l'Ecosse étend vers vous les bras.
Et son roi, jusqu'au bout de nos sanglants désordres,
JN'est qu'un soldat de plus, qui combat sous vos ordres.
MACDCFF.
Le ciel donne aujourd'hui, pour forcer les hasards,
La prudence aux enfants et l'audace aux vieillards;
Prince, vous nous verrez, à votre moindre signe.
Verser de notre sang, qui bouillonne et s'indigne,
Tout ce qu'il en faudra pour faire encor fleurir
La tige de nos rois, qui ne doit pas périr !
Aux armes!
Tous : Aux armes !
Sur Macbeth que notre deuil retombe!
Jurons de ne poser le fer que sur sa tombe.
A Malcolm.
Votre sceptre usurpé, roi, vous sera rendu.
En dévorant ses larmes.
Qui me rendra jamais tout ce que j'ai perdu !
Tous tirent l'épée et sortent. L'armée se met en marche sur
une musique éclatante.
FIN DO QUATRIEME ACTE.
ACTE CINQUIEME.
SCÈNE PREMIÈRE.
(A Dunsinane, en Ecosse.)
Près de la frontière d'Angleterre.
Une salle peu profonde dans le château-fort. — Grande porte au fond.
— A gauche, une porte donnant dans l'appartement de lady Macbeth.
— Nuit. — Flambeaux. — Une autre porte de l'autre côté.
LE MÉDECIN, UNE DAME DE LA REINE.
LE MÉDECIN.
C'est la troisième nuit, madame, que je veille,
Et je n'ai rien pu voir de l'étrange merveille
Dont vous m'avez parlé. Pour y croire, j'attends.
Voilà-t-il plusieurs fois, est-ce depuis longtemps
Qu'elle se lève ainsi la nuit et se promène?
LA DAME.
Pendant trois nuits, docteur, j'ai vu, l'autre semaine,
Lorsque le roi campait autour de ce château,
La reine se lever du lit, prendre un manteau,
Ouvrir son oratoire, achever une lettre,
La plier, la sceller, puis retourner se mettre
Au lit, sa lampe en main... Et, ce qui me confond,
Elle fait tout cela dans un sommeil profond!
LE MÉDECIN.
Parlait-elle en dormant ?
LA DAME.
Ah! oui.
LE MÉDECIN.
Que disait-elle?
90 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
LA DAME.
Des paroles, docteur, qu'une bouche mortelle
Ne doit pas répéter.
LE MÉDECIN.
A moi, vous le pouvez;
Il faut me confier tout ce que vous savez.
LA DAME.
A personne, pas même à vous. — Je n'ai ni preuve
Ni témoin à Tappui de mon récit. — L'épreuve
Aura lieu devant vous, ou rien...
Cloche.
Mais, la voilà
Comme les autres nuits. — Venez, observez-la!
Entra lody Macbeth, somnambule, un flambeau à la main.
LE MÉDECIN, la suivant des yeux.
Désordre monstrueux! jusqu'où l'être dévie!
Ce sommeil accomplit les actes de la vie.
Un organe invisible en tient lieu dans le corps;
L'oreille n'entend pas, les yeux ouverts sont morts;
Et, comme un roi jaloux de son pouvoir suprême,
L'âme des sens éteints fait l'office elle-même!
— Que fait-elle donc là?
Lady Macbeth se frotte les mains.
LA DAME,
Son geste familier.
Elle a l'air de laver ses mains, et puis, les cache.
LADY MACBETH, se parlant fl elle-même dans son sommeil.
La tache tient toujours!...
LE MÉDECIN.
Chut!
LADY MACBETH, marchant et s'arrétant par intervalles.
Exécrable tache!
Disparais donc, te dis-je! — Une, deux, vite, allons!
Il faut l'exécuter... que les moments sont longs!
Au roi!...— L'enfer est sombre!— Ah! fi! — C'est une honte,
Un guerrier avoir peur! — Qui demandera compte
De tout ceci? — Quelqu'un viendrait à le savoir,
MACBETH. 91
Ne se tairait- il pas devant notre pouvoir ?
Mais, qui l'eût cru, qu'après tant de jours et de peines
Ce vieillard eût encor tant de sang dans les veines!
LE MÉDECIN, il écrit sur ses tablettes.
Remarquez-vous ? — Grand Dieu !
LADY MACBETH, s'asseyant près d'une table.
Macduff avait jadis
Une épouse dans Fife ; où donc est-elle, dis ? —
Quoi I ces mains ne seront jamais blanches ! — Tu blesses
Sans tuer... imprudent! —Ah! plus de ces faiblesses,
Seigneur, vous gâtez tout par vos tressaillements.
LE MÉDECIN, à lui-même.
Va-t'en. —Tu viens d'apprendre, ici, par ses tourments,
Des choses qu'aurait dû toujours cacher la terre !
LA DAME.
Certe, elle a révélé ce qu'elle devait taire,
Dieu lui seul peut savoir ce qu'elle sait.
LADY MACBETH, portant la main h son visage.
On sent
Toujours, à cet endroit, comme une odeur de sang
Avec angoisse.
Cette petite main... Tous les parfums d'Asie
Ne la blanchiraient pas! — Oh!...
LE MÉDECIN.
Le mal l'a saisie;
Le coeur est bourrelé.
LA DAME.
Moi, je ne voudrais pas.
Pour toutes les grandeurs et tout l'or d'ici-bas,
Avoir un pareil cœur dans mon sein !
LE MÉDECIN.
Bien, madame.
LA DAME.
Mais, votre art?...
92 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
LE MÉDECIN.
N'y peut rien. Tout le mal est dans rame.
— Et pourtant j'en ai vu qui marchaient, en dormant,
Comme elle, et qui sont morts dans leur lit saintement!
LADY MACBETH.
Mets ta robe de nuit, colore ton front pâle,
Lave tes mains, et prends un air tranquille et mâle. —
C'est l'heure du succès et non du repentir.
Banquo dort dans sa tombe, il n'en peut pas sortir.
LE MÉDECIN.
Encor cela!
LA DAME.
Prions, docteur; je suis plus morte
Que vive.
LADY MACBETH.
Au lit! au lit! Viens; on frappe à la porte.
Donne ta main. On frappe et la lune pâlit.
Viens donc... Ce qui s'est fait est fait. — Au lit! au lit!
Elle s'éloigne et disparaît.
LE MÉDECIN.
Quels forfaits! quels aveux! Outrageons la nature,
La nature se venge, et, comme la torture,
L'implacable oreiller confesse l'assassin.
Elle a besoin d'un prêtre et non d'un médecin.
Que Dieu prenne pitié de nous ! — Veillez sur elle;
Qu'elle meure du moins d'une mort naturelle!
Hélas ! Sous un tel poids l'âme en se débattant
Peut rompre sa prison de chair, dans un instant.
11 va ouvrir la porte du fond.
Le jour paraît ; — le roi dans ces murs va se rendre.
Allez, madame.
LA DAME.
Adieu. — Que venons-nous d'apprendre?
Elle sort.
LE MÉDECIN, seul.
Jusques à la démence, on le dit exalté;
Car avec le succès, plus d'un chef l'a quitté...
MACBETH. - 93
Sachant ce que je sais, dans cet antre du vice
Puis-je auprès de Macbetli faire encor mon service?
Fanfares et timbales dans la coulisse. — Le roi entre avec
sa suite. Le médecin se retire au fond du théâtre.
MACBETH.
Qu'on ne me fasse plus de rapports. — Eh bien, soit!
Qu'ils m'abandonnent tous! mon âme ne conçoit
Nulle ombre de frayeur jusqu'à ce qu'on m'apprenne
La forêt de Birnam marchant sur Dunsinane^
Qu'est-ce que ce Malcolm, enfin?... N'est-il pas né
D'une femme! — L'esprit, que j'ai questionné,
Me l'a dit : « Nul mortel enfanté d'une femme
Ne peut nuire à Macbeth. » Fuyez donc, race infâme !
Lâches thanes, fuyez. Vos guerriers resteront.
Sous ces Anglais maudits, traîtres, courbez le front.
L'âme qui me gouverne est trop forte et trop rude
Pour flotter dans la crainte et dans l'incertitude.
Fuyez! je combattrai jusqu'à ce que ma chair,
Pendante par lambeaux, montre mes os à l'air.
Entre un messager tout pâle.
Drôle, où donc as-tu pris cette mine blafarde?
LE MESSAGER.
On aperçoit de loin, presque à notre avant-garde
Mouvement de Macbeth.
L'armée anglaise... avec le bon plaisir du roi.
MACBETH.
Sors d'ici, ta pâleur communique l'efiTroi.
Le messager sort,
n appelle.
Seyton? — J'ai trop vécu. Mon pouvoir se démembre.
Et mes jours sont pareils aux feuilles de novembre.
Oui, c'est l'heure! Je vais me perdre, s'il le faut,
Ou toucher terre, afin de remonter plus haut.
U appelle encore.
Hé! Seyton?
1. Dunsinane, prononcez Dunsinéne.
94 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
SEYTON, entrnnt par une porte latérale.
Me voilà, sire.
MACBETH.
Allons! mon armure.
SEYTON.
Il n'est pas temps encor.
MACBETH.
Fais vite, et sans murmure,
Prends vingt chevaux, parcours le pays en stupeur,
Et fais pendre tous ceux qui parleront de peur.
Seyton , après avoir apporté la cuirasse qu'il remet à des
écuyers, sort par la porte du fond.
Au médecin qui s'est rapproché.
C'est vous, docteur ! — Comment, ce matin, va la reine?
LE MÉDECIN.
Le corps est moins souffrant que l'àme n'est en peine ;
D'étranges visions assiègent son sommeil.
MACBETH.
C'est pour guérir ce mal que j'ai pris ton conseil.
Ne peux-tu rétablir une âme dans sa gloire?
Arracher un chagrin cloué dans la mémoire.
Effacer les objets empreints sur le cerveau.
Et par quelque élixir d'oubli, quelque art nouveau,
Purifier le sein de ces acres pensées
Qui sur le cœur meurtri se tordent amassées?
LE MÉDECIN.
C'est au malade môme, alors, à se traiter.
MACBETH, allant et yenant.
Ta médecine aux chiens n'est bonne qu'à jeter.
Je ne veux rien de toi.
A ses olTiciers.
Qu'on m'apporte ma lance !
Et de mes éclaireurs doublez la vigilance. —
Quelques officiers s'empressent d'obéir.
Les thanes n'ont-ils pas osé m'abandonner?
Docteur, si tu pouvais à présent deviner:
MACBETH. 95
Par le seul examen des eaux de mon royaume,
Quelle est sa maladie, et composer un baume
Qui lui rendît l'éclat de sa jeune santé,
Dans mes quinze palais ton nom serait chanté !
Extirpe-moi ce mal, te dis-je. — Quels breuvages
De ces Anglais damnés purgeraient nos rivages?
Sais-tu que Malcolm vient avec eux? ,
n s'éloigne sans attendre la réponse.
LE MÉDECIN.
Je le sais;
Vos ordres inquiets m'en instruisent assez.
MACBETH, à ses officiers qui lui donnent sa lance.
Autour de ce château je veux que la famine,
Anglais et déserteurs, vous dévore et vous mine!
— Qu'on plante mes drapeaux sur le bord des remparts!
LE MÉDECIN, bas.
Va, va, ta royauté croule de toutes parts!
MACBETH.
Tant qu'on ne verra point marcher vers nos murailles
La forêt de Birnam, je me ris des batailles.
Quelques clameurs en dehors.
Quel est ce bruit confus? .
LE MÉDECIN.
Sire, ce sont les voix
Des femmes du château. — Les cris redoublent.
MACBEJH.
Vois.
Le médecin sort.
Ah!... J'ai presque oublié ce que c'est que la crainte.
Eh bien, j'ai vu le temps où d'une terreur sainte
Mon cœur se fût glacé pour des cris dans la nuit;
Ou, si de quelque meurtre on répandait le bruit.
Mes cheveux sur mon front se dressaient d'épouvante,
Et s'agitaient, ainsi qu'une moisson vivante!...
Maintenant les horreurs, les fléaux, par milliers.
Fondent sur mon chemin, avec moi familiers.
Et j'en marche entouré comme de mon escorte.
Le médecin reparaît.
Quels étaient donc ces cris?
96 OEUVRES D'EMILE DESGHAMPS.
LE MÉDECIN.
Sire, la reine est morte.
Il s'éloigne lentement.
MACBETH.
Morte! et je lutte encor. — Morte! et je n'aurai pu
La pleurer dans mon cœur sans être interrompu! —
La mort vient à son temps, et ne prend pas le nôtre!
— Ainsi demain, demain encore, puis un autre
S'avancent vers le gouffre, et tous nos jours passés
N'auront fait qu'éclairer de tristes insensés
Sur la route qui mène où tout s'abîme ensemble.
Ah! la vie est une ombre errante, — elle ressemble
Au pauvre comédien qu'on voit gesticuler.
Crier une heure... et dont on n'entend plus parler! —
A un officier qui rentre effaré.
Ton histoire en deux mots. Vite.
l'officier.
Mon noble maître
Je l'ai vu... Mais, comment vous le faire connaître?
MACBETH.
Parle.
l'officier.
Comme j'étais sur la tour du guichet
Devant Birnam,... j'ai vu la forêt qui marchait...
MACBETH.
Scélérat!
l'officier.
Si je mens, tuez-moi ; mais, par grâce,
Venez, sire, du haut de la grande terrasse.
Mouvement de Macbeth.
Le voir de vos yeux... oui, voir marcher la forêt!
MACBETH.
Se peut-il? Ah! qu'importe! et ma peur disparaît.
La forêt vient, dit-on? marchons à sa rencontre;
C'est mettre ainsi pour nous ce que l'on croyait contre,
Tout oracle a deux sens. — Que l'on donne l'éveil !
Il prend son casque et sa lance.
Aux armes ! et sortons, — je suis las du soleil.
MACBETH. 97
Et mon désir serait que toute la machine
De l'univers criât et tombât en ruine!
Destruction, accours! Soufflez, vents meurtriers,
Nous périrons du moins sous nos harnais guerriers!
Reprenant soudain toute sa vigueur.
Non, nous serons vainqueurs... je suis Macbeth!
Comme il va pour sortir, un coup de tonnerre se tait entendra
et les trois sorcières paraissent au fond du théâtre et lui bar-
rent le chemin.
SCÈNE II.
LES PRÉCÉDENTS, LES TROIS SORCIÈRES.
LES TROIS SORCIÈRES, à Macbeth.
Arrête !
LA PREMIÈRE SORCIÈRE.
Reçois nos compliments avant ce qui s'apprête.
LA DEUXIÈME SORCIÈRE.
N'es-tu pas Gawdor?... roi?... Nous n'avons point menti;
Et notre zèle encor ne s'est point ralenti.
LA TROISIÈME SORCIÈRE.
Rentre par la pensée en nos cavernes sombres,
Macbeth, te souviens-tu de ce qu'ont dit les ombres?
C'est l'instant d'y songer.
LA PREMIÈRE SORCIÈRE.
Nos vœux, comme les tiens.
Jusqu'ici sont comblés.
LA DEUXIÈME SORCIÈRE
Le reste suivra.
LES TROIS SORCIÈRES.
Tiens !
Elles lui montrent le fond du théâtre qui s'ouvre, et elles
disparaissent avec un rire infernal.
V. 6
98 OEUVUl-S D'EMILE DESCHAMPS.
Lo fond du th6:\tro s'étant ouvert, on aperçoit, à gaucho, sur les der-
niers plans, la citadelle de Dunsinane sur des rochers. — On voit la
forêt s'avancer du fond à droite, c'est-à-dire des soldats anglais portanf
do hautes branches d'arbres qui les cachent complètement à Macbeth
et au spectateur. — Macbeth, ses officiers, ses serviteurs reculent
d'effroi à mesure que la forCt marche. — Tout s'enfuit. — Macbeth
reste seul devant la forêt, qui s'arrête enfin, mais en biais, de ma-
nière que la citadelle soit toujours en vue.
MACBETH, reculant pendant que la forùt s'avance.
Oh ! l'effrayant spectacle 1 0 sorcières damnées!
Je me sens tout à coup vieillir de vingt années!
n tourne son glaive contre lui-même, comme pour se turr,
puis, le laissant retomber :
Pourquoi joûrais-je ainsi le vieux héros romain.
En me donnant la mort avec ma propre main ?
Ah! tant que je verrai des vivants, mon épée
A boire de leur sang sera mieux occupée.
Vaincu, trahi, je rôde autour de mon château ;
Ils m'ont comme enchaîné tout en vie au poteau ;
Mais je veux tout briser sous les fers que je traîne
Et, comme l'ours captif, ensanglanter l'arène !
En ce moment Macduff revient et aperjoit Macbeth qui lui tourne
le dos.
SCÈNE III.
MACBETH, MACDUFF.
MACDUFF, l'épée et le bouclier en main, et poussant un grand cri.
Ah ! Macbeth ! tourne-toi, monstre, et vois qui je suis !
MACBETH, également l'êpée et le bouclier à la main.
Macbeth, du sang des tiens s'est trop abreuvé... fuis !
MACDUFF.
Mon glaive seul répond.
Ils combattent.
MACBETH.
Tu tentes l'impossible ;
MACBETH. 99
Mes jours sont protégés par un charme invincible :
Nul mortel enfanté d'une femme, jamais
Ne pourra rien sur moi.
MACDUFF, toujours combattant.
Ce charme, en qui tu mets
Ton assurance, est nul. — Que ton génie habile
T'apprenne que des flancs d'un cadavre immobile,
IMacduflf, fut avant l'heure arraché par le fer.
MACBETH, faisant quelques pas en arrière avec terreur.
Ah ! malédiction sur ta langue d'enfer!
Elle a tué. d'un coup, tout ce que j'ai de force.
Que la crédulité fasse à jamais divorce
Avec tous ces démons, pleins d'oracles pervers
Pour l'oreille et l'esprit ayant des sens divers...
Je ne me battrai point. Ta parole me glace!
U fuit autour du théâtre.
MACDUFF, relevant son épée.
Rends-toi donc, lâche ; et vis pour qu'à la populace,
Tu serves de spectacle, ainsi qu'un monstre errant,
Avec cet écriteau : « Venez voir le tyran ! »
MACBETH, courant droit sur lui.
Sous les pieds de Malcom, moi, lécher la poussière!
De ville en ville, moi d'une foule grossière.
Ouïr les aboîments, dans ma cage attaché!
Non !... quoique la forêt de Birnam ait marché,
Quoique tu ne sois pas enfanté d'une femme,
Jusqu'au dernier effort je veux pousser mon âme.
Allons ! — et maudit soit qui crîra : C'est assez !
Us combattent avec plus de fureur.
MACDUFF.
Tiens ! va demander grâce à mes chers trépassés !
MACBETH.
Ah!...
Macbetb tombe blessé mortellement. — Au même instant les
trompettes sonnent la victoire de Malcolm. Les ponts de la cita-
delle s'abaissent. Malcolm, Lénox, Menteth, Siward, les thanes
ef seigneurs écossais arrivent sur la scène, en passant devant la
forêt rangée diogonalemeLt.
100 OEUVHES D'EMILE DESCHAMPS.
SCENE IV ET DERNIERE.
MALCOLM, arrivant vainqueur.
Aux soldats cachés derrière les branches.
Jetez les rameaux dont la verdure et l'ombre
De vos rangs, compagnons, marquaient le faible nombre
Tous les soldats laissent tomber les branches d'arbres
et l'armée anglaise se découvre.
La victoire a planté nos drapeaux sur les tours,
Et le tigre est promis au festin des vautours.
Il mourra par ce fer.
MACDUFF, montrant Macbeth expirant à Malcolm.
Salut, roi, car vous l'êtes.
Il meurt ! La paix jaillit du choc des deux athlètes.
Vive le roi d'Ecosse!
Fanfares.
Tous : a Vive le roi d'Ecosse! »
MALCOLM, à Macduff.
Ah ! j'en jure par toi.
L'Ecosse renaîtra libre sous son vrai roi.
A mon couronnement nous marchons sous ta garde;
Tous à Scône !
De sombres nuages ont couvert l'horizon, et les sorcières
apparaissent sur les rochers de la citadelle, des torches à la main.
MACBETH, se soulevant un peu.
Malcolm, tu règnes; mais regarde!
Je te lègue l'enfer et les trois sœurs. — Adieu.
11 meurt. AfTreux éclat de rire des sorcières.
MALCOLM.
Amis, vive l'Ecosse et ne croyons qu'en Dieu !
Tous : « Vive l'Ecosse ! »
les fanfares sonnent de nouveau. Les drapeaux s'agitent.
L'armée se met en marche.
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
ROMÉO ET JULIETTE
(DE SHAKSPEARE)
TRAGÉDIE EN CINQ ACTES, EN VERS
PERSONNAGES :
LE PRINCE DE VERONE.
Le Comtb paris, jeune cousin du prince.
CAPULET ) deux soigneurs déjà vieux, chefs de deux familles
MONTaGU \ ennemies.
LA SIGNORA CAPULET I j^urs épouses
LA SIGNORA MONTAGU j 'eurs épouses.
ROMÉO, fils de Montagu.
JULIETTE, fille de Capulet.
MERCUTIO, autre parent du prince, ami de Roméo.
TYBALT, neveu de Capulet. -
BENVOLIO, parent et ami de Roméo.
DoM LAURENCE, religieux de l'ordre des Franciscains.
Frère JEAN, un des serviteurs du couvent. — Personnage muet.
La Nourrice de Juliette.
SAMSON 1 , , .. . r. 1 *
'_ } deux domestiques des Capulets.
G H Ci G O R 1 0 J
BALTAZAR, t , , ,. j ,r *
.__.-..,, , > deux domestiques des Montagus.
ABR.\HAM, personnage muet \ ^
Un Apothicaire.
Un Officier.
Deux Musiciens, parlant.
PETRO, domestique do la nourrice, personnage muet.
Chœurs et Coryphées.
Citoyens de Vérone, Moines, Sbires, Seigneurs,
Dames, Jeunes Filles, Masques, Musiciens, etc.
La scène est à Vérone, excepté au commencement du cinquième acte,
où elle se passe à Mantoue.
^foTA. — En tout neuf décors di/fcrents . — Voir les notes à la fin du
volwne.
ROMÉO ET JULIETTE
ACTE PREMIER.
SCÈNE PREMIÈRE.
Une place à Vérone. — A gauche, en biais, vers le fond, la maison des
Capulets. — Au fond, sur la droite, les premiers arbres d'un petit
bois, puis le portail d'une église.
Paraissent SAMSON et GRÉGORIO, portant la livrée
des Capukts, et armés de dagues et d'épées.
SAMSON, avec un geste menaçant adressé au dehors.
Tant pis si je les trouve eiicor sur mon chemin!
Quand je suis échauffé je suis prompt de la main.
GRÉGORIO, le raillant.
Oui, mais tu n'es pas prompt à féchauffer, peut-être?
SAMSON.
L'ombre d'un Montagu me met au champ.
GRÉGORIO.
Se mettre
Au champ... c'est fuir.
SAMSON, se promenant d'un air fanfaron.
Moi, fuir! Grégorio! —Bien trouvé!
Moi, Samson! J'ai toujours pris le haut du pavé,
Et le prendrai toujours sur les gens, homme ou femme,
De l'indigne maison Montagu.
GRÉGORIO.
Sur mon âme,
C'est la preuve, mon cher, que tu n'es qu'un poltron :
Le plus faible s'appuie au mur.
lOi OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
SÂMSON.
Mon saint patron!
Vous l'entendez !
GRÉGORIO.
D'ailleurs, c'est affaire à nos maîtres.
Capulets, Montagus, qu'ils s'arrangent!
SAMSON.
Ces traîtres
De Montagus ! il faut nous conduire en tyrans!
Hommes, femmes, amis, domestiques, parents...
Cela m'est égal !
GRÉGORIO.
Tiens! brave Samson, dégaine!
Voici quelqu'un des leurs.
Baltazar et Abraham paraissent dans le fond du côté du bois,
portant la livrée des Montagus et égalemeut armés.
SAMSON, la main à son côté.
Voici ma dague. — Haine,
Colère! ferme, allons! Tu vas voir!
GRÉGORIO.
Ton dos.
SAMSON.
Moi!
Çà, de notre côté mettons d'abord la loi ;
Laissons-les attaquer les premiers.
GRÉGORIO.
Pour mon compte,
En passant auprès d'eux je n'aurai pas de honte :
Je vais les regarder de travers, comme il faut ;
Dame, ils le prendront mal, s'ils veulent.
SAMSON.
Dis plutôt.
S'ils l'osent. — Quant à moi, je vais mordre mon pouce
En les toisant des yeux. Us auront l'humeur douce
S'ils ne m'accostent pas.
Baltazar et Abraham, qui avancent toujours se trouvent assez
près pour entendre ce dernier propos.
ROMÉO ET JULIETTE. 105
BALTAZAR, bas à Abraham.
On veut nous intriguer.
A Samson.
L'ami, mords-tu ton pouce afin de nous narguer?
SAMSON, hésitant.
Qui! moi?... Je mords mon pouce.
BALTAZAR.
Et fais-tu ce manège
Pour nous insulter, dis?
SAMSON, à Grégorio.
C'est pour... c'est pour... Aurai-je
La loi de mon côté, si je dis oui?
GRÉGORIO.
Jamais.
SAMSON, à Abraham et à Baltazar.
Non, ce n'est pas, messieurs, pour vous insulter... mais
Je mords mon pouce, moi. ^
GRÉGORIO, à Baltazar.
Cherchez-vous donc querelle?
BALTAZAR.
Point.
SAMSON.
Oh! oh ! c'est mon fort, plus qu'une saltarelle!
Je sers un aussi bon maître que vous.
BALTAZAR.
Ma foi.
Pas un meilleur.
SAMSON, balbutiant.
D'accord.
GRÉGORIO, voyant Tybalt de loin.
Dis meilleur; j'aperçois
Un parent de mon maître.
SAMSON.
Un meilleur maître!'
100 ŒUVUhS D'EMILE DESCHAMPS.
BALTAZAR.
Arrête!
Tu mens !
SAMSON, a Grégorio.
Flamberge au vent ! — et la botte secrète l
Us se battent tous quatre. — Arrivent Benvolio et Tybalt
par deux côtés opposés.
BENVOLIO, tirant son épée.
Baltazarl — Malheureux! séparez-vous!
TYBALT, venant droit à Benvolio.
Eh ! quoi!
L'épée en main parmi ces drôles ! — Tourne-toi,
Benvolio, vois ta mort.
Il a tiré son épée.
BENVOLIO.
Eh ! Tybalt, je ne songe
Qu'à mettre ici la paix. Aide-moi donc !
• TYBALT.
Mensonge !
Tu parles de la paix en agitant le fer !
La paix ! — Je hais ce mot comme je hais l'enfer.
Et tous les Montagus et toi-même, — En défense !
Ils se battent tous. — Un officier arrive avec des sbires
et des citoyens armés. On entend une cloche.
l'officier, à sa suite.
Vos pertuisanes, tous ! — Rébellion ! offense!
Frappons et Montagus et Capulets!
Capulet et sa femme entrant d'un côté, et peu après, Montagu
et sa femme de l'autre.
CAPULET.
Holà!
Mon épée I
LA SIGNORA CAPULET, retenant Tépée de son mari.
0 ciel ! cher Capulet! qu'est cela?
Non!
ROMÉO KT JULIETTE. 107
CAPULET.
Ce Montagu! vois! comme il lève la sienne.
MONTAGU, à Capulet.
C'est donc toi!
LA SIGNORA MONTAGU.
Cher époux! seigneur! qu'il vous souvienne!...
MONTAGU, continuant.
Toi! lâche Capulet!...
A sa femme.
Ne me retenez pas;
Je veux...
LA SIGNORA MONTAGU.
Je ne veux point vous laisser faire un pas.
Tableau général. Arrivent le Prince, Paris, gardes, suite, fan-
fares et timbales dans la coulisse.
LE PRINCE.
Quoi ! rebelles sujets, tous les jours des alarmes !
Ne cesserez-vous point de profaner vos armes,
De les rougir du sang de vos concitoyens ?
Nous saurons, s'il le faut, trouver quelques moyens!...
Montagus, Capulets, allons! que tout s'apaise !
Votre maître irrité vous parle, qu'on se taise !
Vos querelles déjà pour quelques vains propos,
De Vérone trois fois ont troublé le repos,
Et trois fois on a vu les anciens de la ville
S'armer, pour châtier la discorde civile.
De glaives, redoutés jadis des ennemis,
Et, dans nos longues paix, sous la rouille endormis.
Si jamais votre haine effraye encor nos fêtes,
Les chefs, si hauts qu'ils soient, le paîront de leurs têtes
J'en fais serment. Que tout rentre dans le devoir! .
Capulet, suivez-moi. Vous, Montagu, ce soir
Vous vous présenterez à ma cour de justice.
Mais que cette fureur tombe et s'anéantisse!
Qu'on se retire tous, sous peine de la mort !*
Tout le monde se disperse. I.e prince sort le dernier avec
sa suite.
108 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
LA S IGNORA MOMAGU, A son mari, en se retirant.
Notre fils Roméo, c'est un bienfait du sort
Qu'il n'ait pas été là pendant cette dispute;
Sa jeune tête aurait sans doute...
Ils disparaissent.
SCÈNE II.
CAPULET, PARIS.
PARIS» retenant Capulet qui suivait le prince,
, Une minute,
Noble Capulet.
CAPULET.
Comte, eh! mais, mille pardons,
L'ordre du prince...
PARIS.
Un mot, et nous nous y rendons.
Tout le monde est peiné de ce nouvel outrage
Que deux hommes d'honneur, deux hommes de votre âge.
Se sont fait l'un à l'autre, et c'est grande pitié
De vous voir endurcis dans cette inimitié.
Mais avec mon amour votre intérêt commande
Que je vous renouvelle aujourd'hui ma demande;
Votre maison peut-être a besoin de soutiens;
Le prince est mon parent, seigneur, et si j'obtiens
La main de votre fille...
CAPULET.
Une offre aussi flatteuse,
Paris, ne peut avoir de réponse douteuse.
Mais je répète ici ce que j'ai dit souvent :
Juliette est bien jeune, elle sort du couvent.
Ne connaît pas le monde et peut attendre encore.
A peine l'avez-vous entrevue, et j'ignore
Si votre cœur sait bien lui-même ce qu'il veut.
PARIS.
Un moment a suffi. Je l'aime, et rien ne peut.
Croyez-moi, de projets faire changer mon âme.
ROMÉO ET JULIETTE. 100
Tous deux nous connaissons plus d'une heureuse femme
gui n avait pas son âge en prenant un mari.
CAPILET.
Mais combien dont l'éclat dans sa fleur s'est flétri •
Je n ai que cette enfant; tout bonheur nous vient d'elle
Et toute crainte encor. Si d'un amour fidèle
^ous vous sentez l'aimer, faites-lui votre cour
Son choix sera le mien; - avant la fin du jour
ha mère, par moi-même apprendra la demande'
Qui nous est, cher Paris, une gloire bien grande
Je dois donner, ce soir, la fête, où nos amis '
^ous le masque joyeux, tous les ans sont admis
Viendrez-vous? l'entrevue y sera moins gênée '
PARIS.
M.T. •!''''' .^" P''"^' P'^°^ ^o'^te ma journée,
Mais je m échapperai, ne fût-ce qu'un instant
Vous me comblez.
CAPDLET.
Allons, le prince nous attend.
SCÈNE III.
MERCUTIO, BENVOLIO, puis ROMÉO.
BENVOLIO.
Non point de Roméo! -Sais-tu qu'au train qu'il mène
On le voit tout au plus une heure par semaine '
Tous les matins il part et va je ne sais où • *
La nuit 11 ne dort point, je crois qu'il devient fou
Qu'en dis-tu,Mercutio? vieunou.
MERCUTIO.
f... ,_ . , Pour rien tu te désoles :
C est un jeune homme imbu de l'esprit des écoles •
Oui rêve poésie, amour, et cretera . *
^' 7 •
110 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
Dans quelque coin, bien seul, il se retrouvera.
Tiens, le vois-tu, là-bas, planté comme un if sombre?
Bornéo parait dans l'éloignement sous les arbres.
BENVOLIO, allant à Roméo.
Bonjour, cousin ; tu fuis les humains comme une ombre!
Traiment il faut venir jusqu'ici pour te voir.
Nous te disons bonjour à sept heures du soir!
ROMÉO, rêveur.
Que la marche du temps est lente !
BENVOLIO.
Eh bien! tu pleures?
ROMÉO, lui serrant les mains.
Benvolio!
BENVOLIO.
Quel chagrin allonge ainsi tes heures ?
ROMÉO.
Le chagrin de ne pas posséder un moment
L'objet qui les ferait couler rapidement!
MERCUTIO.
Nous sommes amoureux?
ROMÉO.
Sans espoir et sans terme.
MERCUTIO.
Bien entendu.
ROMÉO, distrait.
Je pense... à quelle heure se ferme
L'église de Saint-Paul?... quels combats insensés
Ont troublé, ce matin, la ville ?... Ah ! je le sais !
Oui.. . ne m'en dites rien — grands combats pour la haine,
Et pour l'amour aussi !
A Benvolio, qui lui prend les mains avec émotion.
Cher Benvolio, ma peine
T'afflige... bon cœur!
A Meri'utio qui rit et se moque.
Toi, tu perds tes traits railleurs.
Roméo, voyez-vous, est quelque part ailleurs!
ROMÉO ET JULIETTE. 111
Amour! chaos informe! illusion charmante!
Sérieuse chimère! espoir qui nous tourmente!
Délice empoisonné! grâce!...
MERCDTIO.
Et ta déité
C'est toujours Rosaline ?
ROMÉO.
Et qui donc? — la beauté
Avec elle mourra. — Vierge insensible !
BENVOLIO.
A-t-elle
Juré contre l'amour une haine mortelle?
ROMÉO.
Mortelle ! — car son vœu fatal mène au trépas
Le cœur qui vit pour elle et ne l'attendrit pas.
MERCUTIO.
Donc il faut l'oublier, et ta gaîté première...
ROMÉO.
L'aveugle tout à coup privé de la lumière,
Oublia-t-il jamais le spectacle des cieux?
BENVOLIO.
Dans ton cœur fasciné laisse entrer par tes yeux
Quelque nouvel amour... Contemple d'autres belles.
ROMÉO.
J'ai pour tout autre amour un cœur, des yeux rebelles.
MERCUTIO.
Ce n'est pas le premier qui troubla ta raison
Ainsi...
ROMÉO.
Paix!... Mercutio; point de comparaison !
MERCUTIO.
Écoute : cette nuit (la rencontre est heureuse)
Le vieux Capulet donne une fête nombreuse
Où toutes les beautés de Vérone viendront
112 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
Disputer de fraîcheur, des roses sur le front.
C'est un gala qui tient à d'anciennes coutumes;
Nous sommes à deux pas, et j'attends nos costumes.
Viens-y.
ROMÉO.
Chez Capulet?...
MERCUTIO
Aux vieux ressentiments
On fait trêve, ce soir; — sous nos déguisements
Nous brusquerons d'ailleurs tous les saints d'usage.
— Si nos amphitryons nous font mauvais visage,
N'aurons-nous pas un masque? il rougira pour nous!
Et si ta Rosaline à ce grand rendez-vous
Allait se retrouver... quelle bonne fortune!
Du moins, y verras-tu trente beautés pour une
Qui remplaceront bien ses attraits envolés. —
Décidément, veux-tu venir?
ROMÉO.
Si vous voulez
Conduire la tristesse au bal, je suis des vôtres.
BENVOLIO.
Vraiment, il faudra bien faire comme les autres.
Et danser avec nous, mon cher.
ROMÉO.
Non, sur ma foi!
Vous avez le cœur libre et le pied léger ; — moi,
C'est une âme de plomb, au plaisir inhabile,
Qui m'attache à la terre et me rend immobile.
Le jour baisse. — On voit arriver des masques et des pages
avec des costumes et des flambeaux. — la maison de Capulet
s'illumine peu à peu.
MERCUTIO.
Ah! voilà nos amis et nos masques ! — Pas mal.
ROMÉO.
Je ne suis pas d'humeur à vous suivre à ce bal.
ROMÉO ET JULIETTE. M3
MERCUTIO.
Pourquoi? LesCapulets te font-ils peur, mon brave?
ROMÉO.
Non pasi... j'ai fait un songe...
MERCUTIO.
Ah ! ceci devient grave,
Un songe 1...
ROMÉO.
Un songe affreux, mais dont la vague horreur
Échappe à la mémoire en laissant la terreur!
MERCUTIO.
Je vois : la reine Mab t'a visité; — c'est elle
Qui fait, dans le sommeil, veiller l'àme immortelle.
Aussi mince et moins longue en toute sa hauteur
Que l'agate qui brille au doigt d'un sénateur,
Elle s'en va, traînée au vol par deux atomes,
Autour des lits dormeurs balancer des fantômes.
Une écorce de noix forme son char léger,
Qu'a creusé l'écureuil ou l'insecte étranger
Qui, depuis deux mille ans, travaille pour les fées;
Un sylphe y colora des pavots en trophées;
Sa triple roue ovale a, pour maigres rayons,
Les pattes du faucheux, dont nous nous effrayons;
Sur le magique char, l'aile d'une cigale
Étend l'abri mouvant de son ombre inégale;
Les brides, les harnais, frêles, inaperçus,
Sont les fils vaporeux que la vierge a tissus.
Établi sur le siège un moucheron nocturne,
Vêtu de gris, conduit la reine taciturne. '
A l'os d'un grillon noir pend son fouet qui, dans l'air,
Dessine, en se jouant, la fuite d'un éclair.
Durant les nuits, la fée, en ce grêle équipage.
Galope follement dans le cerveau d'un page
Qui rêve espiègles tours et propos amusants;
De là, sur les genoux des hautains courtisans,
Elle marche : aussitôt ils font des révérences;
Sur le front d'un vieux juge : il rêve remontrances,
Épices et gibets; parmi les longs cheveux
Ili OEUVRES D'EMILE DESGHAMPS.
D'une dame romaine : elle entend des aveux,
Des sonnets enflammés, de molles sérénades;
La fée en mille endroits poursuit ses promenades;
Tantôt elle s'accroche au nez d'un procureur,
Vite il flaire un procès, délicieuse erreur!
Tantôt elle se plaît, du bout de sa baguette,
A gratter le menton d'un gros abbé qui guette,
D'un air humble et contrit, un bon canonicat.
Elle escalade encor la nuque d'un soldat :
11 rêve d'ennemis qu'il pourfend, de cruzades,
De coutelas d'Espagne et de larges rasades;
Le tambour! la trompette! il s'éveille, et d'abord
Jure, et bâille en jurant toujours, puis se rendort.
C'est elle, c'est aussi la fée aventurière.
Qui des chevaux dans l'ombre émiette la litière.
Et dont elle aplatit et tresse avec douleur
Les ci'ins ensorcelés, présage de malheur!
C'est elle enfin, dit-on, qui, dans un songe habille,
Coiffe de fleurs, ramène au bal la jeuue fille...
Et lui fait entrevoir des mystères qu'un jour
A son cœur ignorant dévoilera l'amour!...
Mais le coq chante, adieu la Reine Mab!...
ROMÉO.
Gai, preste,
Bavard!... l'amour est loin!...
BENVOLIO.
Est-ce qu'ici l'on reste?
La fête va sans nous.
ROMÉO.
J'ai le pressentiment.
Dans le fond de mon cœur, qu'un sombre événement
Qui pend à mon étoile, attendait cette fête
Pour éclater soudain et tomber sur ma tête !
Oui, Benvoliol...
ME RC UT 10, lui donnant un costume.
Fort bien!... étouffe ton chagrin
Sous le masque et l'habit d'un galant pèlerin.
Relève-moi ce front, et que tes yeux s'allument!
Làl...
ROMÉO ET JULIETTE. 115
BEK VOLIO.
Partons. Comme nous,nosflambeauxse consument!
ROMÉO, prenant une torche.
Donnez; j'entre à ce bal ainsi qu'en un tombeau,
Triste, comme je suis, je porte le flambeau !
Que celui qui connaît mon destin, me dirige!
MERCUTIO,
Aux masques.
Battez, tambours! —
A Roméo, en le poussant.
11 faut que tu sois fou, te dis-je!
Ils sortent tous avec la troupe des masques et s'avancent vers
la maison de Capulet. — lï fait presque nuit.
(Changement de décor.)
SCÈNE IV.
Une chambre dans la maison des Capulels.
LA .SIGNORA CAPULET, LA NOURRICE
puis JULIETTE.
LA SIGNORA CAPULET.
Nourrice, si ma fille est dans sa chambre encor,
Qu'elle vienne.
LA KOURRICE.
Je vais l'appeler.
Appelant à droite.
Mon trésor?
Mon agneau! Juliette!... Eh bien! où donc est-elle.
Cette petite fille?
JULIETTE, entrant.
Oui, j'accours. Qui m'appelle?
Ma mère, me voilà.
LA SIGNORA CAPULET
Nourrice, allez plus loin ;
Laissez-nous seules. — Non, non, vous serez témoin
IIG ŒUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
De tout ceci ; restez. — Juliette est d'un âge
Fort joli, n'est-ce pas?
LA NOURRICE.
Je puis sans badinage,
A trois minutes près, le dire tout d'un coup. —
Combien a-t-on d'ici jusques au cinq août?
LA SIGNORA CAPULET.
Dix jours.
LA NOURRICE.
A quelque jour que vienne dans Tannée
Le soir du cinq août, c'est alors qu'elle est née
Et qu'elle aura quinze ans. — Elle et Suzanne (Dieu
Bénisse les bons cœurs!) se ressemblaient un peu
Comme étant toutes deux du même âge. — Ma fille,
Suzanne, est dans le ciel; elle était trop gentille
Et trop belle pour moi; — mais, pour y revenir,
Juliette — Jésus! — je dois m'en souvenir,
Voilà treize ans depuis le tremblement de terre.
Elle courait déjà sur l'herbe. — A ne rien taire,
Le seigneur Capulei partit pour Mantoue ; oui,
A la signora Capulet.
Et vous-même faisiez le voyage avec lui.
Contre le colombier j'étais assise, et vite
Voilà le colombier qui tremble, et la petite
Qui se laisse tomber, et mon mari pour lors...
(Que Dieu soit avec lui, c'était un joyeux corps!)
Il releva l'enfant qui criait comme un aigle :
« Ah! ah! déjà, friponne, ah! ah! petite espiègle,
« Dit-il, on vous y prend à faire des faux pas! »
Et la follette rit et dit : Oui. — N'est-ce pas?
J'ai la mémoire fraîche : Ah! ahl déjà, friponne.
Dit mon mari...
JULIETTE.
Bien, bien! arrêtez-vous, ma bonne.
LA NOURRICE.
C'est dit. Je n'étais plus très-jeune, voyez-vous.
Lorsque je vous reçus criant sur mes genoux;
Vous êtes la dernière enfant que j'ai nourrie.
ROMÉO ET JULIETTE. 117
Mais la plus belle aussi, comme la plus chérie.
Je mourrai sans regrets si je puis vivre assez
Pour vous voir mariée à quelqu'un que je sais.
LA SIGNORA CAPULET, à Juliette.
Et c'est de quoi je veux que nous parlions ensemble.
Le mariage, eh bien ! dis-moi ce qu'il t'en semble ?
Ton cœur en serait-il grandement affligé?
JULIETTE.
C'est un honneur auquel je n'ai jamais songé.
Je me trouve si bien auprès de vous, ma mère,
Qu'un changement d'état me ferait peur.
LA SIGNORA CAPULET.
Chimère!...
Enfant, je serai là, toujours, comme autrefois...
J'étais déjà ta mère à l'âge où je te vois.
Bref, le comte Paris, jeune cousin du prince,
A demandé ta main...
LA NOURRICE.
Le parti n'est pas mince,
Et j'y songeais. Paris! oh! c'est un cavalier!
C'est un seigneur, ma fille... et qui peut s'allier
A la plus belle fleur du printemps de Vérone.
LA SIGNORA CAPULET.
Ce soir, tu le verras, son air vaut sa couronne
De comte; penses-tu qu'il te plaise à ton tour!
JULIETTE.
Je le regarderai pour l'aimer, si l'amour
Peut naître d'un regard; mais les vœux de mon âme
Se régleront toujours sur vos conseils.
SAMSON, entrant.
Madame,
Les salons sont remplis de convives masqués,
Tout le monde vous cherche.
A Juliette.
On voit que vous manquez,
Le seigneur Capulet désire que l'on danse.
Je viens...
7.
118 OEUVUKS D'KMILIi DliSCliAMl^S.
LA SIGNOKA CAl'ULET.
Nous te suivons.
A Juliette.
Songe à ma confidence.
Tous sortent.
(Changomont do d6cor.)
SCENE V.
La salle du bal magnifiquement éclairée. — Un orchestre au fond.
CAPULET, TYBALT, 1 IS, Dames et Cavaliers, en
dominos et en costumes; puis La Signora CAPULET et
JULIETTE, et un peu après ROMÉO, MERCUTIO et BEN-
VOLIO. La Nourrice arrive vers la fin delà scène. — Roméo
est en habit de pèlerin et Juliette en madone.
CAPULET, recevant ses conviés.
Salut, beaux cavaliers! Jeunes dames, salut!
Nous vous tenons. Au son du hautbois et du luth
Il faut s'évertuer, danser, je n'en dispense
Personne. Et c'est à qui ni'obéira, je pense.
Entrent Roméo, Mercutio, Benvolio et leur suite, masqués.
Beaux masques, soyez tous les bienvenus ici!
J'ai vu le temps où, moi, j'avais un masque aussi.
Et le cœur plein de joie et les yeux pleins de flammes...
Où je parlais tout bas à l'oreille des dames!...
Ah! c'était le beau temps! 11 est passé! passé!...
Allons, musiciens, le bal est commencé;
Place; ouvrez le bal, vous, gentilles demoiselles;
A votre âge, les pieds, pour la danse, ont des ailes.
Donnez plus de flambeaux, là-bas.
A Tybalt.
Mon cher neveu,
Veillez à tout.
A un vieux parent.
Et nous, asseyons-nous un peu,
ROMÉO ET JULIETTE. 110
Bon cousin Capulet. Nous assistons aux fêtes,
Mais c'est pour la jeunesse, hélas! qu'elles sont faites!
On danse.
Capulet s'entretient bas avec Pûris et bientôt le laisse danser
avec Juliette.
ROMÉO, apercevant Juliette que Paris emmène à la danse
au fond du théâtre.
Oh! les dames, les fleurs, les lustres ont pâli !
D'une seule beauté tout le bal est rempli!
Des cieux, pour un moment, n'est-elle point venue?
A Benvolio.
Benvoiio, vois-tu pas cette jeune inconnue?
BENVOLIO.
Elle est jolie.
ROMÉO.
Oh! Dieu! l'enchantement la suit.
Son éclat virginal sur le front de la nuit
Brille, comme une perle avec grâce enchaînée,
Pare d'un africain l'oreille basanée! .
Oh ! qui ne l'a pas vue ignore la beauté !
Je veux, après la danse, aller de son côté,
Je m'approcherai d'elle, et si ma main ravie
Touche un instant sa main, j'aurai connu la vie.
Jusqu'à l'heure où je suis, avais-je donc aimé ?
Non!
Il suit des yeux Juliette et reste absorbé dans sa rêverie.
TYBALT, d'un peu loin, avec une colère concentrée.
A sa voix, cet homme (il ne s'est point nommé)
Doit être un Montagu qui, sous sa mascarade,
D'insulte et de mépris vient faire ici parade.
Par l'honneur de mon nom, je n'aurais nul remord
De tirer mon épée et de l'étendre mort!
CAPULET.
Qu'avez-vous, mon neveu ?Qu'est-cedonc qui vous fâche?
Pourquoi vous emporter ?
TYBALT.
Mon oncle, c'est un lâche !
120 ŒlUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
Un Montagu qui vient chez vous nous provoquer,
Et reste à notre fête afin de s'en moquer!
CAPULET.
Serait-ce Roméo?
TYBALT.
C'est lui-même.
CAPULET.
Silence!
Laissez-le en paix, Tybalt; pas tant de violence!
Il m'a l'air d'un jeune homme accompli de tout point.
Et même on dit partout que Vérone n'a point
De cavalier plus noble et de plus d'espérance.
Je ne souffrirai pas, j'en donne l'assurance,
Que personne, entends-tu, l'insulte en ma maison,
Tybalt, écoute un peu ton oncle et la raison.
TYBALT.
Je ne puis devant moi souffrir un pareil hôte.
Il faut qu'il sorte.
CAPULET.
Non, vous avez la voix haute.
Suis-je le maître, ou vous? Paix! ou je saurai bien...
TYBALT, se retirant.
Je sors plein d'un courroux qu'à peine je retien ;
Mais cette douceur feinte en mon âme a coutume
De se changer bientôt en sanglante amertune.
Il sort.
Pendant ce dialogue, le premier quadrille étant fini, Paris a
^ reconduit Juliette à sa place. Un peu après, Roméo danse avec
elle au fond du théâtre. — Ballets qui occupent la scène. La
signora Capulet fait les honneurs de la fête. On la perd sou-
vent de Tue. Paris sort du bal en prenant congé de Capulet.
— Roméo, après avoir dansé avec Juliette, la ramène sur le
devant du théâtre. 11 n'a plus son masque.
ROMÉO, toujours en habit de pèlerin, baisant la main de Juliette.
Si ma main d'une sainte osa toucher la main,
J'en ferai pénitence ainsi jusqu'à demain!
ROMÉO ET JULIETTE. 121
JULIETTE, toujours eo costume de madone.
Beau pèlerin, c'est trop d'audace ou trop de craintes :
Les mains des pèlerins touchent les mains des saintes!
ROMÉO.
Oui, mais les pèlerins ont des lèvres aussi.
JULIETTE.
Pour prier seulement.
ROMÉO.
Ah! souffrez donc qu'ici
Mes lèvres mille fois déposent leur prière.
Il lui baise encore la main.
LA NOURRICE, accourant. — A Juliette.
Votre mère voudrait vous dire un mot.
Juliette s'éloigne.
ROMÉO, à part.
Courrière
De malheur !
A la nourrice.
Quelle est donc sa mère ?
LA NOURRICE.
Ah ! s'il vous plaît,
L'épouse du seigneur Capulet.
ROMÉO.
Capulet I
LA NOURRICE.
C'est une bonne, sage et vertueuse dame ;
Moi, j'ai nourri leur fille, et qui l'aura pour femme
Devra dire : le ciel m'a fait un beau présent !
Elle va rejoindre Juliette.
ROMÉO, à part, avec angoisse.
Oh! Dieu!... n'importe!...
MERCUTIO.
Eh bien! partons-nous à présent?
122 OEUVUfclS D'^MILK D K S Cil A M PS.
CAPL'LET.
Arrêtez, cavaliers. Ne partez pas encore.
Ne peut-on vous offrir?
On passe des sorbets.
MERCUTIO.
Votre offre nous honore,
Mais l'heure...
CAPULET.
Il le faut donc; eh bien! séparons-nous.
Bonne nuit, cavaliers; je vous rends grùce à tous.
Juliette!
Juliette revient embrasser son père.
MERCUTIO à Roméo.
Allons donc! la fête est terminée.
ROlIÉO.
Et mon repos aussi! C'était ma destinée!
Tous les convives sortent lentement, en saluant. Roméo sort le
dernier. — Capulet et sa femme en reconduisent quelques-uns
et disparaissent.
JULIETTE, à sa nourrice, en lui montrant un des cavaliers qui sortent.
Nourrice, un mot : Quel est ce jeune cavalier?
LA NOURRICE.
Du riche Tibério c'est le jeune héritier.
JULIETTE, lui en montrant un autre.
Quel est celui qui vient de sortir tout à l'heure?
LA KOURRICE, regardant dehors.
C'est Petruccio, je crois, mais je vais...
JULIETTE, montrant enfin Roméo.
Non, demeure...
Et celui qui s'éloigne et revient sur ses pas,
En regardant toujours ! .. ,
LA NOURRICE.
Je ne le connais pas.
ROMÉO ET JULIETTE. 1-23
JULIETTE.
Cours demander son nom et dis-le-moi bien vite.
La nourrice va s'informer.
Il a de ces regards qu'aucun regard n'évite.
Ali ! s'il est marié, funèbres fleurs du bal,
J'ai peur que mon tombeau soit mon lit nuptial !
LA XOURRICE, revenant troublée.
Roméo Montagu ! l'unique enfant, ma fille,
Du plus grand ennemi...
JULIETTE.
De toute ma famille!
L'amour né dans la haine! implacable hasard!
Ah! je l'ai vu trop tôt, et le connais trop tard!
LA NOURRICE.
Qu'est-ce que cela?
JULIETTE.
Rien. Je repasse en ma tête
Des vers que mon danseur m'a dits pendant la fête!
LA NOURRICE, la pressant un peu dans ses bras!
Je sens votre cœur battre et votre main frémir...
Le bal vous trouble encor, venez dormir.
JULIETTE, la main sur son cœur.
Dormir!
La nourrice l'emmène.
FI.\ DU PREMIER ACTE.
ACTE DEUXIEME.
SCENE PREMIERE.
Nuit. — Le jardin des Capulets — A gauche, un pavillon avec un bal-
con. — De grands arbres au fond et à droite. — La lune se lève et
éclaire le pavillon. — On entend des chants et des rires derrière le
théâtre.
Chanson de jeunes cavaliers sortant du bal, chantée derrière la scène,
au lever du rideau '.
PREMIER CHOEUR.
Eh! Capulets, bonsoir!
DEUXIÈME CHOEUR.
Cavaliers, au revoir!
LES DEUX CHOEURS.
Ah! quelle nuitl quel festin !
Bal divin,
Que de folles
Paroles,
Sous la gaze et le satin !
Belles Véronaises,
Sous les grands mélèzes.
Allez rêver de danse et d'amour,
Jusqu'au jour!
Les voix se perdent dans le lointain.
ROMÉO, seuL II vient de franchir les murs du jardin.
Avec eux plus longtemps pouvais-je rire ainsi.
Et me traîner plus loin quand mon cœur est ici!
1. Cette chanson fait partie de la symphonie dramatique de Roméo et
Juliette, dont les paroles sont de moi, et dont la musique est un des
chefs-d'œuvre de M. Hector Berlioz. — Si, par quelque obstacle très-
fàcheux, elle ne pouvait pas être exécutée au théâtre, elle devrait être
remplacée par une musique instrumentale, avec des voix sans paroles.
{i\'oie de l'auteur.)
ROMÉO ET JULIETTE. 125
Ah! l'on rit de l'amour avant de le connaître!
Quelle clarté, là-bas, luit à cette fenêtre?
Juliette parait derrière unfi fenêtre éclairée par un tlambeau.
Approchons... — C'est le jour naissant, c'est le soleil !
C'est Juliette! — Viens, astre pur et vermeil!
Lève-toi plus brillant que celui qui m'éclaire;
Oui, Diane jalouse a pâli de colère
En se voyant moins blanche et moins belle que toi,
Qui n'es qu'une mortelle attachée à sa loi.
Ohl renonce à son culte, à cette loi fatale;
Dépouille, pour aimer, ta robe de vestale:
La couleur en est triste et ne te convient pas.
Je voudrais fuir... un charme enchaîne ici mes pas.
Voilà ma souveraine, oui, c'est ma bien-aimée.
Viens, apprends tous lesnomsdont mon cœur t'anommée!
Juliette s'avance sur le balcon , absorbée dans sa rêverie
et sans rien entendre.
Je crois la voir parler et n'entends pas sa voix...
Ses yeux ont un langage, ils parlent, je les vois !
Je voudrais leur répondre... Ah! témérités folles!
Est-ce pour moi qu'ils ont de ces douces paroles?
Qu'ils sont éblouissants! — Si, dans la nuit, ses yeux
Comme une double étoile étincelaient aux cieux,
Tous les oiseaux, trompés au feu qui les décore,
Chanteraient dans la nuit croyant fêter l'aurore 1
Moi, j'attendrais ainsi l'aurore de demain...
Et le soir!... Son beau front s'est penché sur sa main..
Que ne suis-je le gant qui dans sa main se joue ?
J'effleurerais longtemps les roses de sa joue!
JULIETTE, au balcon, se croyant seule.
Un rêve!...
ROMÉO.
Elle a parlé! bel ange, parle encor!
Tu parais, sous ton voile et sur ton balcon d'or.
Un divin messager que les regards profanes
Suivent resplendissant dans les nuits diaphanes.
Porté par un nuage en un ciel pur et clair,
Et voguant lentement sur les oncles de l'air !
l'iO OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
JULIETTE, sans voir Rom^'O.
Rom6o ! Roméo ! Pourquoi faut-il, cher ange,
Que tu sois Roméo! Cliange un nom fatal, change,
Ne sois plus Montagu, par grâce ! ou, si tu l'es,
Juliette n'est plus l'enfant des Capulets I
ROMÉO, à pari.
En vain je veux parler; elle parle, et j'écoute.
JULIETTE, continuant.
Tu n'es mon ennemi que par ton nom sans doute!
N'étant pas Montagu tu serais toi toujours.
Ce nom de Montagu, que fait-il aux amours?
Ah ! la fleur favorite, où le zéphyr se pose,
Sous un nom différent serait encor la rose!
S'en exhalerait-il un moins doux parfum ? non.
Ainsi, mon Roméo, quand il perdrait son nom,
N'en garderait pas moins sa grâce et tout son charme...
Prends donc quelque pitié de ma première larme;
Laisse donc, Roméo, ce nom qui n'est pas toi...
Et, pour ce sacrifice, accepte, accepte-moi !
ROMÉO, élevant la voix.
Ah! donne-moi le nom de ton bien-aimé, donne,
Et j'abjure le mien, et je te l'abandonne!
JULIETTE, sans le reconnaître.
A cette heure, en ce lieu, quel es-tu, toi qui viens
Surprendre mes secrets, ou me parler des tiens!
ROMÉO.
Par quel nom te répondre ? Ah ! si tu le repousses.
Mon nom m'est odieux.
JULIETTE.
Des paroles si douces!
De cette voix à peine en ai-je entendu cent;
Mais mon cœur se souvient, j'en reconnais l'accent.
Je frémis comme au bal! — Dis-moi, noble jeune homme,
N'est-ce pas Roméo... Montagu, qu'on te nomme?
ROMÉO.
Non... s'ils ont tous les deux ta haine ou ton dédain.
ROMÉO ET JULIETÏli. 127
JULIETTE.
Dis-moi... par quel miracle es-tu dans ce jardin?
Comment oser franchir ces murs inaccessibles?
Comment oser tenter des choses impossibles?
Ah ! si quelqu'un des miens te surprend en ces lieux,
C'est la mort! Mes parents te tueraient à mes yeux!
ROMÉO.
Aux ailes de Tamour nul rempart ne s'oppose,
Et tout ce que l'amour peut tenter, l'amour l'ose.
Je ne suis point instruit dans l'art des matelots,
Mais je t'irais chercher par delà tous les flots.
Je ne crains que toi seule... et pourvu que tu m'aimes,
Qu'importe tes parents,leurs cris, leurspoignardsmêmes!
Ah ! plutôt sous leur haine ici perdre le jour,
Que de le conserver mille ans, sans ton amour!
Mais, chasse, en souriant, un sinistre présage!
JULIETTE, s'appuyant sur le balcon.
Sans ce voile des nuits qui couvre mon visage.
Tu verrais se baisser mes yeux, mon bien-aimé.
Et rougir la pudeur sur mon front enflammé;
Car tu m'as entendu révéler un mystère
Dont je croyais la nuit seule dépositaire.
Je voudrais bien pouvoir reprendre mes aveux;
Roméo, parle, parle; est-ce que tu le veux?
Eh bien! on peut encor s'armer d'un front sévère,
Et te répondre ; non... si ton coeur le préfère.
Autrement, mes aveux ont pour moi tant d'appas.
Que pour le monde entier je ne les nierais pas...
Vraiment, beau Montagu, vraiment je suis trop tendre,
F.es promesses d'aimer doivent se faire attendre!...
Oui, mais à Juliette ose te confier.
Tout mon amour est là pour me justifier.
Sous de feintes froideurs les dames de Vérone
Cachent un peu d'amour qu'un grand art environne.
Un peu d'amour sans doute est facile à cacher.
Et ce n'est pas mourir que de se l'arracher...
Mais moi... comprends-moi donc, et dans ma bouche excuse
L'aveu fait à.la nuit et qu'a surpris ta ruse.
128 ŒUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
Tu vois mon cœur, pardonne, et ne va pas juger
Que pour être si faible il deviendra léger.
ROMÉO.
Ah! j'en prends à témoin cette lune argentée
Qui te montre si blanche à ma vue enchantée!
JULIETTE.
Oh! non , ne jure pas une seconde fois
Par cet astre inconstant qui change tous les mois !
ROMÉO.
Et par quel serment?
JULIETTE.
Tiens, aucun, je t'en conjure:
Les serments d'un volage en feraient un ])arjure.
Voilà tout. — Laisse-moi ; va, ce germe d'amour
Déposé dans nos cœurs pourra fleurir un jour!
Va, que dans ton sommeil ton âme se souvienne
Et goûte le repos qui passe dans la mienne !
ROMÉO.
Eh quoi ! ma Juliette ose-t-elle, en effet,
Me renvoyer si vite et si peu satisfait?
JULIETTE.
Comment? et que peux-tu de plus exiger d'elle?
ROMÉO.
L'échange d'un amour comme le mien fidèle.
JULIETTE.
Mon cœur avant ton cœur a pu s'abandonner,
Et je voudrais avoir encore à le donner.
ROMÉO.
Est-ce que tu voudrais déjà me le reprendre?
Et pourquoi?
JULIETTE.
Seulement afin de te le rendre! —
J'entends du bruit... Trois mots encore, et puis, adieu!
Si notre mariage est ton but, en quel lieu
Et dans quel temps veux-tu qu'un moine nous bénisse?
ROMÉO ET JULIETTE. 129
Demain, je t'enverrai ma fidèle nourrice.
Et tu me répondras, et j'irai mettre alors,
J'irai mettre à tes pieds mon nom, tous mes trésors,
Et par tout l'univers nous pourrons fuir ensemble...
LA NOURRICE, dans l'intérieur.
Madame !
JULIETTE.
Un instant... mais si ton amour ressemble
Aux profanes amours, je te prie à genoux...
LA NOURRICE, dans rintérieur. ,
Madame !
JULIETTE.
Me voici!... de tout rompre entre nous
Et de me laisser seule à ma douleur muette.
Adieu, demain matin j'enverrai.
ROMÉO.
Juliette !
Que ma vie et mon sang...
JULIETTE.
Mille fois, adieu!
Elle disparaît.
ROMÉO, seul.
Quoi!...
Ah! mille fois malheur d'être privé de toi!
Au-devant de l'amour l'amour s'élance et vole
Comme un enfant qui fuit ses livres et l'école;
Mais, en quittant l'amour, dont il se sent lier.
L'amour est triste et pleure, ainsi que l'écolier
Quand le maître en grondant au travail le ramène.
JULIETTE, reparaissant au balcon, et appelant d'une voix étouffée.
Roméo! Roméo! l'esclavage ose à peine
Soupirer. Je voudrais frapper l'écho des bois
Du nom de Roméo jusqu'à briser sa voix!
ROMÉO, revenant.
C'est mon amante encor qui par mon nom m'appelle!
Que la voix d'une amante au sein des nuits est belle!
130 OEUVRKS D'EMILE DESCHAMPS.
JULIETTE.
Roméo !
ROMÉO.
Juliette!
JULIETTE.
A quelle heure du jour
Puis-je envoyer demain ?
ROMÉO.
Vers neuf heures, — autour
De Saint-Paul.
JULIETTE.
Bon ! avant ces neuf heures sonnées,
Un billet... d'ici h\ je compte vingt années!
Je ne sais plus pourquoi je t'avais rappelé.
ROMÉO.
Je vais attendre ici que mon ange troublé
S'en ressouvienne.
JULIETTE.
Oh! non, je serais trop ravie!
Je l'oublierais toujours !
ROMÉO.
Eh bien ! toute la vie
Auprès de toi je veux te le faire oublier
Et t'apprendre l'oubli de l'univers entier!
JULIETTE.
Le matin va percer; il faut que tu t'en ailles...
Je te voudrais déjà derrière ces murailles.
ROMÉO.
Quoi! franchir ces grands murs, et comment le pouvoir?
JULIETTE.
Et comment as-tu fait?
ROMÉO.
Ah! c'était pour te voir!
ROMEO ET JULIETTE. i;{l
JULIETTE.
Tais-toi, — je te voudrais déjà parti, te dis-je. —
Mais pourtant, pas plus loin que l'oiseau qui voltige,
Folâtre prisonnier, au bout d'un léger fil;
A la main qui le tient à peine échappe-t-il,
Sa maîtresse aussitôt le ramène auprès d'elle,
Tant son jaloux amour le croit vite infidèle !
Mouvement de Roméo vers le balcon.
Va-t'en, car les amours sont entourés d'Argus.
Maison des Capulets, silence aux Montagus!
Vérone jure encor par la haine des pères.
Mais bientôt, cher amant, dis-moi que tu l'espères,
Vérone va jurer par l'amour des enfants!...
Adieu, pas un seul mot; rien, je te le défends;
Pars vite!
Elle rentre dans le pavillon.
ROMÉO seul.
Ah! sur ton front que le sommeil descende,
Et que la paix du ciel dans ton cœur se répande!
Je voudrais être, hélas! la paix et le sommeil
Pour dormir sur ton cœur et sur ton front vermeil!
Je vais dans son couvent, près du père Laurence,
Chercher, pour nos amours, une sainte espérance.
n sort.
(Changement de décor au moyen d'un rideau de fond qui tombe.)
SCÈNE II.
Le monastère des Franciscains. — Un parloir. — Une porte ouverte au
fond sur le jardin du couvent. — Une autre porte à droite, communi-
quant avec les bâtiments de l'entrée extérieure. — Petit jour.
DOM LAURENCE , entrant par la porte latérale et tenant une
corbeille déjà garnie de quelques fleurs et de plantes diverses.
Le matin, aux yeux gris, s'éveille, souriant,
Et d'une main hâtive enti 'ouvre l'orient.
132 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
Devant les pas du jour, la nuit traînant des voiles
Parsemés de rayons et d'ombres et d'étoiles,
Comme un homme ivre marche et fuit en chancelant,
De peur que le soleil n'ouvre son œil brûlant.
Avant que l'astre, roi de la terre embrasée.
Ait séché de ses feux la nocturne rosée.
Allons, il faut remplir ma corbeille de fleurs,
De simples de tout genre et de toutes couleurs,
Et d'herbes au parfum suave et salutaire,
Et de plantes au suc envenimé. — La terre
Est de tout ce qui vit, la tombe et le berceau.
Nous voyons de son sein, herbe, plante, arbrisseau,
Grands chênes aux cent bras, lourds métaux, légers sables.
Inconstantes moissons, rochers impérissables,
Éclore, enfants nombreux de sa fécondité!
Quel luxe intelligent! quelle variété
Au travail de la terre incessamment préside !
Dans ses productions, oh! quel pouvoir réside!
Dans tout ce qui végète ou respire, il n'est rien
De si bas qui pourtant ne cache quelque bien.
Rien de si bon, qui loin de sa ligne ordinaire
Détourné follement, en mal ne dégénère.
En vice même on voit la vertu se changer,
A défaut de raison pour la bien diriger;
Et, par quelques beaux faits, quelque grand acte, il semble
Que le vice, un instant à la vertu ressemble :
n prend une fleur dans son panier.
Cette petite fleur, qui croît sur le gazon,
Dans son rose calice enferme le poison,
Et dans ses plis secrets avec art parvenue,
La médecine y trouve une force inconnue.
Parfum, elle séduit d'abord les sens — liqueur.
Elle tue à la fois et les sens et le cœur.
Au sein de l'homme ainsi, bien qu'il n'y pense guère,
Campent deux ennemis qui sont toujours en guerre :
La volonté rebelle et la grâce d'en haut.
Quand le mauvais principe a le dessus, il faut
Que l'homme intérieur se dessèche à sa flamme
Et meure consumé! — c'est le poison de l'âme.
n rt've.
ROMÉO ET JULIETTE. 133
ROMÉO, entrant préripitnniment.
Mon père! le Seigneur tout-puissant soit loué
Qui veut que je vous aie aujourd'hui salué!
DOM LAURENCE, se retournant.
Quelle voix me salue avec un si doux charme?
Dieu vous garde, mon fils, tant de hâte m'alarme!
Quel soin vous a sitôt chassé de votre lit?
Dans les yeux du vieillard le tourment s'établit,
Pour ses arides nuits point de pavot qui naisse;
Mais dans la couche où dort et s'étend la jeunesse,
Dont la pensée est libre et le front coloré,
Là régnent l'espérance et le sommeil doré-
Quelque chagrin sans doute...
ROMÉO.
Un bien grand chagrin : j'aime !
DOM LAURENCE.
Expliquez-vous?
ROMÉO.
Sachez que par un tratagème,
Ou par un coup du sort, j'ai pu me voir admis
A passer tout un soir avec mes ennemis;
Qu'une blessure ardente a pénétré mon âme.
Que j'ai nommé mon ange et ma reine et ma femme
La belle Juliette, hélas! l'unique enfant
Des Capulets, qu'en vain tant de haine défend.
Sachez que son amour (faveur surnaturelle!)
S'est éveillé pour moi comme le mien pour elle...
Quand, en quel lieu nos cœurs se sont trouvés, comment
Un regard a trahi leur secret sentiment,
Par quels mots imprévus, par quelle audace étrange,
De notre amour craintif nous avons fait l'échange,
Qu'importe? Nous souffrons, et je viens vous prier
De nous prêter secours et de nous marier.
DOM LAURENCE.
Par saint François, mon fils, quel changement bizarre I
Où donc est Rosaline et sa beauté si rare,
Votre langueur si tendre et vos feux exigeants?
V. 8
134 OEUVHES D'EMILE DESCHAMPS.
Comme il s'allume et meurt l'amour des jeunes gens
Rosaline! était-il une femme pareille!
Tes lonf?s soupirs encor fatiguent mon oreille;
Je vois encor tes pleurs, qui n'avaient point menti,
Ta joue en est humide... et l'amour est parti !
KOMÉO.
Vous m'aviez bien souvent prescrit, dès l'origine,
D'éteindre cet amour!...
DOM LAURENCE.
Mais non pas, j'imagine,
Pour en produire un autre.
ROMÉO.
Ah ! je tombe i\ vos pies !
C'est à présent que j'aime ! oh! oui! si vous saviez
Dans quel songe divin mon cœur troublé repose!
J'étais fou! — ce n'est plus du tout la même chose!
Puis, celle que j'adore est tendre, et m'aime aussi;
L'autre avec mon amour n'en usait pas ainsi.
DOM LAURENCE.
Que la Vierge et le saint fondateur de notre Ordre,
De vos sens exaltés tempèrent le désordre !
L'amour n'est qu'une fièvre aux accès fugitifs.
Après avoir réfléchi un moment.
Jeune homme, toutefois, par de graves motifs,
Je veux à vos désirs prêter mon ministère.
Cette union bénie ainsi dans le mystère,
Peut ramener la paix entre vos deux maisons.
En breuvage innocent on change les poisons!
Ce soir, si Dieu m'entend, nous aurons cette joie.
ROMÉO.
Viennent tous les chagrins auxquels l'homme esten proie,
Qu'ils viennent tous! jamais ils n'auront balancé
Le délice d'un jour avec elle passé! • •
Oui, joignez seulement, sanctifiant nos flammes.
Nos bienheureuses mains, comme Dieu joint nos âmes,
Et que la tombe s'ouvre après... j'aurai goûté
L'infini du bonheur avant l'éternité!
ROMÉO ET JULIETTE. Vib
DOM LAURENCE.
Allons prier le Ciel de former cette chaîne
Qui dans un nœud d'amour doit étouffer la haine.
Ils sortent par le fond,
(Changement de décor)
SCENE III.
Une place de Vérone.
(La même qu'au premier acte.)
Entrent MERCUTIO et BENVOLIO.
JIERCUTIO.
Où donc ce Roméo va-t-il?
BE-^VOLIO.
Je n'en sais rien.
Mais il n'est pas rentré chez son père.
MERCUTIO.
Fort bien!
Pas rentré de la nuit! excellente nouvelle!
C'est l'amour qui lui trouble à ce point la cervelle?
BENVOLIO.
Un billet de Tybalt arrive à la maison.
MERCUTIO.
Oh ! oh ! c'est un cartel !
BENVOLIO
Il y fera raison.
Ah! pauvre Roméo! sans être un grand prophète,
Je le vois déjà mort, et son affaire est faite.
Oui, l'œil noir 'd'une belle, au teint blanc, l'a tué.
Sur pied, toute la nuit, il s'est évertué
A roucouler l'amour... Comment veux-tu qu'il fasse
Pour répondre à Tybalt, et le voir face à face?
130 ŒUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
BENVOLIO.
Quel homme est donc Tybaltv
MERCUTIO.
Oh ! c'est un aigre-fin !
Un héros pour l'escrime, un virtuose enfin !
Toujours prêt à la botte, et qui se met en garde,
Comme tu chanterais une ariette... il garde
Les distances, le temps, la mesure... il faut voir!
Il pousse son épée... une, deux, et bonsoir!
La troisième est au corps et vous fait rendre Tàme.
Un damné querelleur, une première lame.
Et qui d'un bon duel jamais ne s'effraya.
Hum! la balle immortelle, et le revers, le ha!
BENVOLIO.
Le quoi? que dis-tu donc?
MERCUTIO.
Que le diable confonde
Leurs stupides façons, leurs airs de l'autre monde!
Et le nouveau jargon et les grasseyements
De ces messieurs, faquins à se croire charmants
Avec leur ton mielleux, et fade, et leur voix aigre!...
Bornéo parait dans le fond , cherchant des yeux autour
de l'église.
BENVOLIO.
Ah! voici Roméo!
MERCUTIO.
Bon. — Es-tu pâle et maigre,
L'ami ! donnerais-tu dans les vers langoureux
Qui tombaient du cerveau de Pétrarque amoureux!
Mais, auprès de ta dame, avec toi je m'en vante,
Sa Laure, n'est-ce pas, n'était qu'une servante ;
Hélène, Héro, Thysbé n'étaient, toutes les trois.
Que des singes; Didon, qu'une dondon, je crois.
Et Cléopàtre, rien, rien qu'une douairière
D'Egypte, et caetera. — Çà, changeons de matière :
Cette nuit, comme un cerf, tu nous as échappé!...
ROMÉO.
Pardon, trêve d'esprit, j'ai le cœur occupé.
ROMEO Eï JULIETTE. _i37
MERCUTIO.
Mieux vaut tuer le temps à ces mauvaises pointes,
Qu'à soupirer, les yeux en Tair et les mains jointes!
On entend sonner dix heures à l'église Saint-Paul,
ROMÉO.
Dix heures ! — Rien...
Il s'éloigne avec des signes d'impatience. — Arrivent la nour-
rice et Pétro.
MERCUTIO, riant.
Ah ! ah ! un léger brick, et puis
Une vieille gabare 1
LA NOURRICE, essoufflée et faisant la dame.
Eh! Pétro, je ne puis...
Pétro, mon éventail, vite.
MERCUTIO.
Excellent usage
Pour rafraîchir le sang et cacher le visage!
LA NOURRICE.
Je vous donne, seigneurs, le bonjour à vous tous.
MERCUTIO.
Et nous, nous vous donnons le bonsoir.
LA NOURRICE.
Sauriez-vous
Me dire où je pourrais rencontrer, à cette heure,
Le jeune Roméo.
MERCUTIO.
C'est là bas qu'il demeure.
ROMÉO s'avangant avec un signe d'intelligence.
Oui, mais il est ici, c'est moi.
LA NOURRICE.
Beau cavalier,
Puis-je vous dire un mot, seule, en particulier?
13« OEUMSES D'EMILE DESCHAMPS.
BENVOLIO.
On va lui proposer quelque souper sans doute.
MERCI" TIO.
Eh! oui, ne vois-tu pas ce que c'est?
A Roméo.
Mais écoute,
Roméo; nous dînons chez ton père. Y viens-tu?
ROMÉO.
Je vais vous suivre.
MERCUTIO, & la nourrice.
Adieu, très-austère vertu,
Très-vénérable dame, adieu !
Mercutio et Benvolio sortent en riant.
LA NOURRICE, h Roméo.
J'étouffe! Oh! dites,
Quel est cet insolent, aux paroles maudites?
ROMÉO, impatient.
C'est un homme, nourrice, abandonné de Dieu.
Mais...
LA NOURRICE.
Qu'il parle sur moi, qu'il s'en avise un peu!
Qu'il parle ! On en a fait taire de plus habiles !
A Pétro.
Et toi, qui restes là les deux bras immobiles!
A Roméo.
Enfin... (cet impudent !) — Je venais de la part
De ma jeune maîtresse, et j'arrive un peu tard.
Un tel chemin!... C'était... mais je vous en supplie,
Avant tout, dites-moi si c'est une folie,
Seigneur, que vous voulez lui faire faire?...
ROMÉO.
0 ciel!
LA NOURRICE.
Car, ce serait un acte indigne, un jeu cruel...
Une si jeune fille ..
HOMÉO ET JULIETTE. 139
ROMÉO.
Assez. Je vous proteste...
LA NODRRICE.
Bon cœur! Eh! oui, vraiment! Je lui dirai de reste
Tout cela. Quelle joie ! Et je cours de ce pas...
ROJIÉO.
Et que lui direz-vous?... Vous ne m'écoutez pas.
LA NOURRICE.
Je lui dirai, seigneur, que vous protestez ; comme...
Comme on proteste !. . . et c'est parler en honnête homme !
ROMÉO , impatient.
N'avez-vous rien pour moi?
LA NOURRICE, cherchant dans ses poches.
Si fait... Ah!
Elle lui remet un biUet.
ROMÉO.
Que de temps!
Après avoir lu.
Dites-lui de venir au couvent. — Je l'attends.
Nous serons mariés, ce soir, dans la cellule
De Laurence...
Il lui donne une bourse.
Tenez !
LA NOURRICE.
Non. Je me fais scrupule;
Non, seigneur.
ROMÉO, insistant.
Tenez donc.
LA NOURRICE, prenant l'argent.
Non... Cet après-midi,
Elle y sera, seigneur, c'est moi qui vous le di.
ROMÉO.
Que Juliette au moins soit toujours obéie!...
140 ŒUVRES D'ÉMILK DESCHAMPS.
Vous, nourrice, attendez derrière l'abbaye.
Mon page vous y joint et vous saurez pourquoi.
LA NOURRICE, après avoir salué.
Pétro, prends l'éventail et marche devant moi.
Elle sort avec Pétro.
ROMÉO, seul.
Le bonheur que tu fais, ah! que Dieu te le rende,
Messagère d'amour! — Mon extase est si grande
Que les anges jaloux doivent se dire entre eux :
Il est plus rayonnant que tous les bienheureux!
Il sort.
(Changement de décor au moyen d'un rideau de fond qui descend.)
SCENE IV.
Une chambre dans la maison de Capulet.
Entre JULIETTE, regardant avec impatience.
Quand neuf heures sonnaient ma nouriice est partie.
Que de temps s'est passé depuis qu'elle est sortie!
Au bout d'une heure, au plus, elle devait rentrer.
Elle n'a pu sans doute encor le rencontrer?...
Non. C'est qu'elle est infirme — anxiétés cruelles!
Les messagers d'amour devraient avoir des ailes;
Ils devraient à leurs pieds attacher les zéphyrs;
Ou plutôt, il faudrait qu'ils fussent les désirs
Qui s'élancent, dit-on, et traversent l'espace
Plus prompts dix mille fois que le rayon qui passe.
Maintenant, le soleil est à son plus haut point.
Midi sonne partout... Elle ne revient point!
Ah ! si d'un jeune sang elle avait quelque goutte,
Elle devancerait la flèche, dans sa route;
Mes paroles l'auraient lancée à mon amant.
Un mot de lui me l'eût rendue en un moment!
Mais non, ces vieilles gens font toujours les malades;
ROMÉO ET JULIETTE. 141
Vous les voyez toujours pâles, toujours maussades,
Ils sont d'une lenteur!...
La nourrice parait avec une échelle de corde sous son mantelet.
Ah! ah! tout est sauvé!
Chère nourrice, eh bien? quoi? Tavez-vous trouvé?
Pourquoi donc cet air triste? Ah! parlez, les nouvelles
Que vous me rapportez, nourrice, que sont-elles?
Mauvaises?... — dites-les toujours d'un airserein;
Bonnes? vous les gâtez avec cet air chagrin!
LA NOURRICE.
Quelle course! un instant! Jésus, je suis brisée!
Je suis hors d'haleine... Ouf!
Elle s'assied.
JULIETTE.
Vous voilà reposée !
Parlez! Que savez-vous de Roméo? Comment...
LA NOURRICE.
Oh! vous n'entendez rien à choisir un amant!
Il n'a pas le teint frais, l'œil vif...
JULIETTE.
Quel verbiage!
Si fait... Mais que dit-il de notre mariage?
Que dit-il?
LA NOURRICE.
Ah! la tête!... oh! la tête me fend!
Elle me bat si fort... et le dos! mon enfant.
Oh! le dos!... Quel chemin!
JULIETTE.
J'ai le cœur au supplice
De vous voir tant souffrir ; — est-il vrai, ma nourrice,
Que vous souffriez tant?... Parlons de mon bonheur!
LA NOURRICE.
Votre amant m'a parlé comme un brave seigneur.
Où donc est votre mère?
JULIETTE.
Eh bien! elle est chez elle,
Où veux-tu qu'elle soit? grand merci de ton zèle.
Que de façons!...
142 OEUVllES D'EMILE DESCIIAMPS.
LA NOURRICE, piquée.
C'est bon ! adressez-vous ailleurs.
Est-ce là votre baume à guérir mes douleurs?
Désormais, vous ferez vos messages vous-même.
JULIETTE, apercevant l'échelle de corde.
Qu'avez-vous là? — Que dit mon Roméo, s'il m'aime?
LA NOURRICE, reprenant un ton de bonne humeur.
N'allez-vous pas, ce soir à confesse au couvent?
JULIETTE.
Pourquoi ?
LA NOURRICE.
N'y manquez point. Partez, il fait bon vent,
Vous verrez là l'époux qui va vous rendre femme.
Le sang monte et pétille à votre joue en flamme.
Vous ne vous fùchez plus... Courez, l'autel est prêt.
Moi, je reste. Quelqu'un m'a remis en secret
Cette échelle qui doit, à l'heure où la nuit tombe,
Conduire le ramier au nid de sa colombe.
Je vais dîner. Allez, ma fille, et servez Dieu.
JULIETTE.
Oui, je vole au bonheur. Chère nourrice, adieu!
La nourrice sort. — Au même instant on entend des hautbois
et des violons dans la rue.
Une noce, je crois... Voyons!
Elle regarde par une fenêtre.
La mariée
Est une pauvre enfant, simplement habillée;
Mais les amis lui font un cortège de roi...
Sa mère, en souriant, marche auprès d'elle... et moi!
Ah!...
Tombant à genoux.
Grand Dieu! puisses-tu ne pas rendre éphémère
Ce bonheur qu'une fille a cherché sans sa mère!
Mais non, non. ..Eh! pourquoi voudrais-tu nous punir?
Tu nous as pardonné, car tu vas nous bénir.
Elle se relève et sort.
FIN DU DEUXIÈME ACTE.
ACTE TROISIEME.
SCÈNE PREMIÈRE.
(Une place de Vérone.)
Arrivent MERCUTIO et BENVOLIO.
Quatre domestiques les suivent et restent à l'écart.
BENVOLIO.
De grâce, Mercutio, rentrons dans nos demeures;
Vois, le jour est brûlant. J'entends sonner trois heures.
Déjà les Capulets sont iiors de leur maison.
Le sang est enflammé dans l'ardente saison ;
Nous n'éviterions pas quelque dispute ensemble;
Crois-moi, retirons-nous.
MERCUTIO.
Ce Renvolio ressemble
A ces batteurs qui, dès qu'ils entrent quelque part.
Déposent gravement leur épée à l'écart
En disant : Reste-là, sois bien sage. Dieu fasse
Qu'on ne me force pas à te changer de place! —
Et bientôt les voilà, pour rien le plus soyvent,
Qui se battent avec le premier arrivant.
BENVOLIO.
Moi, de ces tapageurs? moi ? c'est de la folie!
MERCCTIO.
Allons donc! il n'est pas, dans toute l'Italie,
Une tête plus chaude. Oui, si tu rencontrais
Un homme comme toi, cinq minutes après
Deux hommes pourlongtempsseraient couchés parterre.
144 œUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
Vous VOUS tueriez l'un l'autre — Eh ! c'est ton caractère !
Il te faut tous les jours un passe-temps nouveau.
De rixes, de cartels tu nourris ton cerveau.
N'as-tu donc pas encor, dans ta fureur risible,
Hier, cherché dispute à ce bourgeois paisible,
Parce que le pauvre homme, accroupi sur un banc,
Nouait ses souliers neufs avec un vieux ruban?
C'est dans ton sang. Le mal est irrémédiable ;
Et tu veux...
Tybalt et quelques Capulets paraissent au fond du théâtre.
BENVOLIO.
Chut! ce sont des Capulets.
MERCUTIO.
Du diable
Si je m'en inquiète !
TYBALT, à ses amis.
Attendez...
S'avançant seul vers Mercutio et Benvolio.
Cavaliers,
Un mot à l'un de vous.
MERCUTIO, d'un ton menaçant.
Tybalt, très-volontiers.
Mais accompagnez donc ce mot de quelque chose.
Passez de la parole au fait.
TYBALT.
Je m'y dispose
Pour peu que l'on m'en donne, ici, l'occasion.
MERCUTIO.
Pour peu que l'on en ait la bonne intention,
On la trouve soi-même.
TYBALT.
Oui, c'est bien dit, — au reste
Je te crois de concert avec Roméo.
MERCUTIO.
Peste!
De concert. — Sommes-nous des ménétriers? —Vien!
ROMÉO ET JULIETTE. 145
Nous te déchirerons les oreilles fort bien.
Mettant la main sur son épée.
Et voici mon archet pour commencer la danse.
BENVOLIO.
Plus loin ! on a les yeux sur nous ; de la prudence.
MERCDTIO.
Nous sommes bons à voir. Qu'on nous regarde! — Moi,
Je ne sors pas d'ici... je...
TYBALT.
La paix avec toi,
Mon ennemi se montre.
ROMÉO, traversant le théâtre et tout préoccupé de son bonheur.
Enfin, l'amour l'emporte!
Mariés I
TYBALT, allant droit à Roméo.
L'amitié qu'à Roméo je porte
Ne va pas à lui faire un meilleur compliment
Que ces deux mots : il est un lâche.
MERCDTIO.
Seulement!
ROMÉO.
Tybalt, j'ai des raisons de t'aimer. — Je pardonne
A l'étrange salut que ta fureur me donne.
Je ne suis point un lâche. — Adieu, Tybalt. adieu !
Tu ne me connais pas...
TYBALT.
Je me contente peu
De semblables raisons pour laver une injure.
Jeune homme, mets-toi donc en défense.
ROMÉO, se retourDcint.
Je jure
Que je n'ai jamais eu dessein de t'offenser,
Et que je t'aime, — plus que tu ne peux penser;
Oui, brave Capulet, dont le nom m'est peut-être
Aussi cher que le mien. Apprends à me connaître
Et calme-toi.
V. <)
145 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
MKRCUTIO.
Pitié. — Servile lâcheté l
Tybalt, si nous faisions un tour de ce côté?
Qu'en dis-tu?
TYBALT.
Que veux-tu de moi?
MEUCUTIO.
Rien que ta vie.
C'est peu de chose, au fait; mais j'en ai grande envie!
Que devient donc ta bonne épée en ce moment?
Veux-tu bien la tirer de son étui dormant?
Mais dépêche, — ou tu vas sentir siffler la mienne
A ton oreille, avant que le cœur ne te vienne !
TYBALT.
Je suis à toi.
MERCUTIO.
Voyons! En garde; et sans délais.
Ils se battent.
ROMÉO, à Benvolio et aux Capulets.
Benvolio!... Braves gens, — à moi! — Désarmons-les.
Tybalt! Cher Mercutio ! perdez-vous donc la têta?
Le prince a défendu... Tybalt, écoute, — arrête !
Mercutio!... que fais-tu? mais il n'est pas permis...
Pendant qu'on s'empresse pour les séparer, Tybalt blesse
Mercutio d'un coup de pointe.
MERCUTIO.
Je suis blessé! — Malheur sur vous tous, mes amis!
Tybalt et ses amis ont fui.
Est-ce qu'il est parti? n'a-t-il aucune botte?
Il tombe sur un banc.
BENVOLIO, s'empressant.
Es-tu blessé, vraiment?
MERCUTIO.
Laisse-moi... Je radote...
Une égratignure, oui ; la moindre chose... rien...
ROMÉO ET JULIETTE. 14'
Mais j'en ai bien assez. Vite, un cliirurgien !
Un domestique sort sur un signe de Benvolio.
ROMÉO.
Ta blessure n'est pas telle qu'on la redoute;
Le coup n'est pas très-fort...
MERCUTIO.
Non, il n'est pas sans doute
Large comme un portail d'église, ni profond
Comme un puits ! C'est égal, la botte est bien à fond;
Venez me voir demain, et vous verrez un homme
Fort sérieux.".. Allez, je suis mort ou tout comme,
Et je peux dire : Adieu l'amour et les chansons!
Ah ! malédiction, mort sur vos deux maisons !
Comment! un animal! un faquin! un bravache !
Qui se bat par calcul, qui triche et qui se cache,
Frapper un homme au cœur! Que diable, aussi, pourquoi
Vous êtes-vous jetés entre son fer et moi?
Il fallait me laisser, seul, dépêcher le drôle !...
A Roméo.
Mais j'ai reçu le coup par-dessus ton épaule.
ROMÉO.
Je faisais pour le mieux !
MERCUTIO, tendant les bras.
Hé, Benvolio!...
Benvolio le relève.
Merci !
Bien! mène -moi mourir à quelques pas d'ici.
Je n'y vois plus! — Adieu les bals, les jeunes filles!
Ah! malédiction, mort sur vos deux familles!
Benvolio fait emporter Mercutio et le suit.
ROMÉO, seul.
C'est pour moi qu'est frappé cet ami généreux.
Proche parent du prince, et qu'on disait heureux !
Ma réputation maintenant est ternie
De l'affront que m'a fait Tybalt. — Ignominie !
148 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
O chère Juliette! est-il vrai? Ta beauté
A brisé mon courage, a détruit ma fierté...
Elle a fait Roméo plus lâche qu'une femme!
BENVOLIO, revenant.
Roméo, Mercutio vient de mourir. Son âme
Fière et joyeuse encor s'est élancée aux cieux.
ROMÉO.
Un voile de deuil tombe et s'étend sur mes yeux.
Ah! ce jour est fatal et commence une chaîne
De malheurs que cent ans verront finir à peine!
Tybalt reparaît dans Téloignement, Vépde à la main.
BENVOLIO.
Voici le furieux Tybalt qui, sans remord.
Ose...
ROMÉO, exaspéré.
Il vit! il triomphe! Et Mercutio mort! mort!...
Courant sur Tybalt.
Ah ! maintenant, Tybalt, reprends le nom de lâche !
Je te retrouve enfin pour accomplir ma tâche !
L'ombre de Mercutio n'est pas encor bien loin;
Elle attend qu'on la suive, et tu prendras ce soin.
Ou toi, Tybalt, ou moi, n'importe, il faut qu'on meure!
TYBALT.
C'est toi, son jeune ami, toi qui vas tout à l'heure
Le rejoindre.
ROMÉO, l'attaquant.
Ce fer décidera — Tiens! tiens!
ns se battent. — Tybalt est frappé à mort. Roméo reste im-
mobile à le contempler d'un air sombre et morne. — On entend
des pas précipités et des bruits d'armes au dehors.
BENVOLIO, à Roméo.
Fuis, Roméo, l'alarme est dans les citoyens...
Tybalt est tué... sors de ta stupeur fatale...
Le prince dictera ta peine capitale...
Les sbires sont en marche... allons, échappe-leur.
Pars sans bruit...
ROMÉO ET JULIETTE. 149
ROMÉO, s'enfuyant.
Ah ! je suis le jouet du malheur!
Il disparait. — Le peuple accourt.
SCÈNE IL
BENVOLIO, puis LE PRINCE, PARIS, CAPULET,
La Signora. CAPULET, MONTAGU,
La Signora MONTAGU, BALTAZAR, Citoyens, Sbires
Fanfares et tymbales dans la coulisse, à l'entrée du prince.
BENVOLIO.
Comme de tous côtés la foule est accourue !
BALTAZAR, au peuple.
Tybalt, cet assassin, dites, par quelle rue
S'est-il sauvé?
BENVOLIO.
Tybalt? — Il est gisant là-bas?
LE PRINCE.
Quels sont les vils auteurs de ces sanglants combats?
BENVOLIO.
L'insulte fut Tybalt, Roméo la vengeance.
CAPULET, contemplant le corps de Tybalt.
Mon cher neveu ! mon fils de cœur!
LA SIGNORA CAPDLET, au prince.
Point d'indulgence!
Noble prince, il nous faut la mort de Roméo.
11 a tué Tybalt.
LA SIGNORA MONTAGU.
Qui tua Mercutio.
On enlève le corps de Tybalt.
MONTAGU.
Sa faute est d'avoir fait comme eût fait la loi même.
150 OEUVRES D'EMILE DESCIIAMPS.
PARIS, montrant le prince.
Toute faute doit compte à l'équité suprême.
LE PRINCE, après avoir réfléchi.
Eh bien! nous exilons Roméo.
A Montagu.
Dites-lui
Que pour quitter nos murs il n'a plus qu'aujourd'hui.
Tel est l'arrêt qu'il doit subir. — Par ma couronne,
Si l'aurore demain le trouve dans Vérone,
A tous.
Il n'en verra pas d'autre. — Et vous, soyez soumis,
Car je veille, — et tiendrai tout ce que j'ai promis.
Tous se dispersent et sortent, excepté Paris, Capulet et la
signora Capulet.
CAPULET, à Paris.
Au milieu des fléaux qui frappent la famille,
Nous n'osons aujourd'hui parler à notre fille
Kt disposer son âme à de tendres projets,
En présence, Paris, de si tristes objets.
Elle aimait son cousin comme l'on aime un frère!...
Mais à notre union ce deuil n'est point contraire;
Nous avons plus besoin de bonheur que jamais,
Et bientôt...
PARIS.
Aujourd'hui, seigneur, je me soumets.
Mon amour prendrait mal son temps.— Je vous souhaite
Mille grâces d'en haut. — Mes vœux à Juliette.
Il va pour sortir.
LA SIGNORA CAPULET, retenant Paris.
Avant peu, je saurai, seigneur, son sentiment.
CAPULET.
Et moi, je vous réponds de son cœur hardiment.
Paris, votre alliance est plus qu'elle n'espère.
Et ma fille voudra tout ce que veut son père.
Nos douloureux devoirs remplis, je fixerai
Le jour de ce contrat, à peine différé.
A sa femme.
Et vous, demain matin, il faut qu'on l'en instruise.
Songez-y,
ROMÉO ET JULIETTIi. 151
LA SIGAORA CAPULET.
Que le ciel nous garde et nous conduise !
CAPULET, en leur prenant les mains.
Bon courage tous trois. — Mon gendre, airaez-la bien.
PARIS.
Puisse-t-elle trouver son bonheur dans le mien !
Ils sortent.
( Changement de décor au moyen d'un rideau de fond qui descend.)
SCÈNE III.
Un appartement dans la maison de Capulet.
JULIETTE, seule.
Fuyez vers l'Occident, troupe agile des heures !
Hàtez-vous. Que la nuit tombe sur nos demeures!
Complice de l'Amour, étends ton noir rideau :
Aveugle les Argus sous ton épais bandeau,
Chaste Nuit! Roméo n'attend que toi. Nuit sombre.
Pour voler dans mes bras, protégé par ton ombre.
Sans qu'aucun œil jaloux ne suive notre amour,
Et sans que nul témoin ne le redise au jour.
0 Nuit, voile mon front, que la pudeur colore
A l'espoir inquiet d'un bonheur que j'ignore!
Oui, oui, presse tes pas, et ramène avec toi
Mon jeune époux qui brûle et languit comme moi.
Donne-moi Roméo, Nuit douce et fortunée.
Ainsi que Juliette à sa foi s'est donnée.
Ce jour, pour moi, se traîne aussi lent que celui
Qui précède une fête est triste et plein d'ennui
Pour une jeune enfant que le plaisir appelle,
Et qui doit se parer d'une robe nouvelle.
La nourrice paraît, tenant l'échelle de corde.
— J'aperçois ma nourrice; elle va me parler
De Roméo !... je sens mes regards se voiler
152 ŒUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
D'un nuage d'extase! — Ali ! sois la bienvenue,
Et cette éclielle aussi, de l'amour seul connue,
Signal de mon bonheur!... Eh bien!... par quels chemins?
LA NOURRICE, éplorée.
Oui... l'échelle!...
JULIETTE.
Oh ! pourquoi vous tordre ainsi les mains?
LA NOURRICE.
Il est mort! mort!
JULIETTE.
Quoi donc! le ciel impitoyable...
LA NOURRICE.
Non, non; c'est Roméo lui-même... Est-il croyable?...
JULIETTE.
Quel démon êtes-vous pour m'éprouver ainsi?
Dites, s'est-il tué? je tombe morte aussi.
LA NOURRICE.
J'ai vu dans la blessure un sang noir se répandre...
Et son corps, ah! son corps pâle comme la cendre!
JULIETTE.
Je meurs.
LA NOURRICE.
Ah! Tybalt, toi que j'ai vu si petit,
Devais-je te voir mort?
JULIETTE.
Quel est ce jour maudit,
Où de tous les côtés éclatent les tempêtes?
Tybalt mort! Roméo tué!... Que sur nos têtes
L'archange sonne donc le dernier jugement!
LA NOURRICE, toujours sans s'apercevoir de la méprise de Juliette.
Oui, oui, votre cousin est mort, et votre amant
Banni !
JULIETTE.
Banni, dis-tu?... Se peut-il?... 0 prodige!
11 vit!... Moi qui voulais mourir!
ROMÉO ET JULIETTE. 153
LA NOURRICE.
Hélas 1 vous dis-je,
Il a tué Tybalt.
JULIETTE.
Lui ! . . . Désespoir sans fin !
Oh! quelle âme infernale en un temple divin!
LA NOURRICE.
Que la honte s'attache à Roméo !
JULIETTE.
La honte !...
Ah! l'opprobre jamais jusqu'à son front ne monte!
C'est le trône éternel de l'honneur! — Pouvez-vous...
Ai-je pu maltraiter ainsi mon noble époux !
LA NOURRICE.
Quoi ! direz-vous du bien de ce meurtrier même ?
JULIETTE.
Eh! dirai-je du mal de Roméo qui m'aime !
Hélas! qui bénira ton nom, lorsque moi, moi,
Ton épouse, qui viens de te donner ma foi.
Je t'ai cruellement outragé tout à l'heure !
Rentrez, mes pleurs, il vit!... D'où vient donc que je pleure?
Ah! c'est un mot fatal !... J'entends toujours : Banni !
Père, mère, bonheur, amour, tout est fini...
Ah ! ma mère, mon père, où sont-ils donc? Je tremble.
LA NOURRICE.
Sur le corps de Tybalt ils gémissent ensemble...
Voulez-vous les rejoindre en ces tristes instants?
JULIETTE.
Ils pleurent donc Tybalt ! Ah ! lorsque par le temps
Leurs pleurs seront usés, les miens, que je dévore.
Pour Roméo banni m'inonderont encore !
— Qu'une si courte vie ait des chagrins si longs!
Je meurs donc vierge et veuve?... Allons, nourrice, allons...
C'était écrit; mon lit nuptial devait être
Ma tombe... Mon bonheur finit avant de naître!
9.
154 OEUVRES D'EMILE DESCllAMPS.
LA NOURUICE.
Venez à votre chambre; et puis j'irai cliercher
Roméo ; près du moine il a dii se cacher.
Je veux vous l'amener afin qu'il vous console.
JULIETTE.
Oh! donne cette bague à mon chevalier... Vole,
Messagère fidèle, et dis-lui qu'en ce lieu
Il vienne recevoir mon ûme et mon adieu !
Elles sortent.
SCÈNE IV.
Le monastère. — Le soir tombe.
(Même décor qu'au deuxième acte.)
DoM LAURENCE, ROMÉO, sortant d'une partie cachée
de la cellule.
DOM LAURENCE.
Sors, sors de ta retraite, homme timide ; approche,
0 Roméo, mon fils, ne crains point le reproche.
L'aiïliction t'adopte, et la calamité
Te suit, comme une épouse, et marche à ton côté!
ROMÉO.
Quel est l'arrêt du prince? Est-ce la mort? N'importe.
Parlez, mon père.
DOM LAURENCE.
Non. Une peine moins forte,
Un arrêt moins cruel : l'exil.
ROMÉO.
Dieu! se peut-il?
Grâce! dites la mort, ne parlez pas d'exil.
Ne parlez pas d'exil.
DOM LAURENCE.
Oui, banni de Vérone ;
Mais l'univers est grand : ta faiblesse m'étonne.
ROMÉO ET JULIETTIi. 155
ROMÉO.
Hors des murs de Vérone il n'est plus d'univers !
Le reste de la terre est semblable aux enfers.
De Vérone banni, je suis banni du monde.
Cet exil, c'est la mort. Qu'est-ce que la seconde?
Oser nommer exil ce trépas abhorré,
C'est me trancher la tête avec un fer doré.
DOM LAURENCE.
Quoi! l'exil pour la mort! C'est une bonté rare,
Une clémence auguste...
ROMÉO.
Grâce barbare I
L'existence est où vit Juliette! — Son chien.
Les plus vils animaux la verront... et moi, rien!
Je ne la verrai plus!... Ils seront là, près d'elle.
Toujours! — et Roméo, son Roméo fidèle...
A dom Laurence.
Jamais! jamais! il est banni! — N'as-tu donc pas
Quelque poison tout prêt, quelque soudain trépas?
Comment as-tu le front, toi, mon ami, mon hôte,
Homme saint qui remets à tout pécheur sa faute.
Toi qui changes son cœur après l'avoir béni.
De me faire mourir avec ce mot : Banni !
DOM LAURENCE.
0 fol amant! étouffe un indigne murmure.
Entends ma voix. Je veux t'enseigner une armure
Qui puisse t'aguerrir contre ce mot affreux :
C'est la philosophie, espoir des malheureux.
ROMÉO.
A moins qu'elle ne forme une autre Juliette,
Ou ne change l'arrêt fatal... je la rejette...
Tais-toi.
DOM LAURENCE.
Comment peut-on blasphémer à ce point!
ROMÉO.
Comment peut-on parler de ce qu'on ne sent point I
Oh! que si tu pouvais être à mon âge encore!
156 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
Que Juliette fût l'amante qui t'adore,
Qu'elle fût ton épouse, et depuis un moment,
Que Tybalt fût tué, que tu fusses amant
Éperdu comme moi, plein d'une sombre flamme.
Et comme moi banni loin de ta jeune femme...
Alors, oui, tu pourrais parler comme tu veux!...
Alors, tu pourrais bien arracher tes cheveux,
Sentir des pleurs brûlants calciner ta paupière,
Et, comme je le fais, te jeter sur la pierre,
Afin d'y mesurer avec ton corps brisé
Un tombeau qui déjà devrait être creusé! .
n se jette sur le pavé qa'il inonde de ses larmes. — Et
presque aussitôt on entend frapper à la porte latérale.
DOM LADRENCE.
On frappe, lève-toi, cache-toi ! — C'est sans doute...
noMÉo.
Eh! qu'importe à celui qui veut mourir?
On frappe encore.
DOM LAURE.\CE.
Écoute!
Criant vers la porte.
Oui! oui!
A Bornéo.
Tu seras pris. Viens ià... Si je pouvais...
Quelle obstination est la tienne!
On frappe plus fort.
J'y vais!
Qui frappe ainsi?
Il va ouvrir, la nourrice parait.
LA NOURRICE, entrant.
Saint homme, oh ! dites, le temps presse ;
Où donc est Roméo, l'époux de ma maîtresse?
DOM LAURENCE.
Le voilà sur la pierre et dans les pleurs noyé !
ROMÉO ET JULIETTE. 157
LA NOURRICE.
Oh! dans le même état que ma fille! ô pitié!
A Roméo.
Pour Juliette, il faut...
ROMÉO, se soulevant.
Quel nom dis-tu? — Peut-elle
Penser à Roméo sans une horreur mortelle?
Oh! que dit mon épouse à nos tristes amours?
LA NODRRICE.
Rien, rien ; mais elle pleure, elle pleure toujours !
Se jette sur son lit comme sur une tombe.
Se relève en sursaut, et tout à coup retombe.
Puis, avec de grands cris, elle appelle longtemps,
Elle appelle Tybalt et Roméo!
ROMÉO.
J'entends !
Le nom de Roméo, c'est la foudre subite
Qui la renverse, ainsi que cette main maudite
A renversé Tybalt !
A Laurence.
Dis, à quel coin caché
De ce malheureux corps mon nom est attaché ;
Dis-le-moi, qu'à l'instant, avant que l'on m'exile,
Je le détruise, avec sou odieux asile !
11 veut se frapper de son épée.
DOM LAURENCE, le retenant.
Arrête cette main poussée au désespoir.
Es-tu vraiment un homme? on le croit, à te voir;
Tes traits l'annoncent. Mais tes pleurs sont d'une femme,
Et tes gestes hideux d'une brute sans âme.
Par Jésus! ne fais pas cette joie à l'enfer!
Comme il tua Tybalt, veux-tu donc par ce fer
Tuer ta femme aussi, dont la vie est la tienne !
Veux-tu, du même coup, blesser la loi chrétienne,
La nature, l'amour, tout sentiment humain!
Il lui arrache son épée.
Homme, reprends courage et désarme ta main.
158 OEUVRES D'EMILE U ESCII A MI'S.
Va revoir Juliette au fond de sa demeure.
Mais souviens-toi qu'il faut la quitter avant l'heure
Où la garde aura pris son poste au i)ied des murs,
Car, tu ne pourrais plus, sous des liabits obscurs,
Gagner Mantoue, exil où tu devras attendre
Que notre voix amie ait pu se faire entendre,
Pour révéler ici ce mystère d'amour,
Calmer ton père, avoir ta grâce de la cour,
Et dans ta ville enfin, d'où le sort te renvoie,
Te ramener avec plus de transports de joie
Que tu n'auras versé de pleurs en la quittant.
Nourrice, à Juliette annoncez à l'instant
Ce qui se passe. Allez, et qu'elle songe à dire
Aux gens de la maison qu'il faut qu'on se retire,
Car, je vous le promets, Roméo suit vos pas.
Homéo se jette dans ses bras.
LA NOURRICE.
Oh! de toute la nuit je ne m'en irais pas,
Pour entendre parler si bien. — Mais, patience.
J'obéis. — Ce que c'est pourtant que la science !
A Roméo.
Je vais vous annoncer à ma fille.
ROMÉO.
Merci.
Dis-lui de préparer sa colère.
LA NOURRICE, lui remettant une bague.
Voici
Un anneau qu'elle a fait bénir pour vous, mon maître.
ROMÉO, prenant la bague.
Comme ce talisman ranime tout mon être!
La nourrice sort.
DOM LAURENCE, à Roméo.
Allez donc, mais songez à fuir au point du jour.
Un retard, c'est la mort. Fixez votre séjour
Dans Mantoue; et que Dieu vous guide dans ses voies!
Le soir est venu.
ROMÉO ET JULIETTE. 159
uoM}';o.
Sans ce bonheur, qui passe avant toutes les joies,
SansTamour qui m'attend, j'aurais un grand cliagrin
De vous quitter sitôt!
DOJI LAURENCE, ouvrant la porte de la cellule qui donne
sur la campagne.
Pars; le ciel est serein!
ROMÉO, se jetant dans les bras de Dom Laurence.
Mon père ! adieu !
DOM LAURENCE.
Mon fils ! compte sur ma tendresse
Pour t'apprendre, là-bas, tout ce qui t'intéresse.
ns sortent par deux côtés différents.
( Changement de décor. )
SCÈNE V.
( Même décor qu'au deuxième acte. )
L'appartement de Juliette, donnant sur le balcon. — Le matin commence
à poindre. — Une échelle de corde, attacliée au balcon entr'ouvert,
est déroulée dans la chambre.
JULIETTE, sortant d'une chambre voisine et s'appuyant sur Roméo
Veux-tu donc me quitter! Quoi ! déjà, mon ami !
Le jour, sous l'ombre obscure, est encore endormi.
C'était le rossignol et non pas l'alouette,
Dont la voix a frappé ton oreille inquiète.
Sur ces lauriers, la nuit, il repose son vol.
Et chante... Oh! oui, crois-moi, c'était le rossignol!
ROMÉO.
Ah! c'était l'alouette et sa voix matinale!
Regarde, mon amour, cette blancheur fatale.
Ces traits de feu percer le grisâtre orient.
Les soleils de la nuit cachent leur front brillant.
Et le joyeux matin, qui s'éveille en silence.
160 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
A la cime des monts, sur un pied se balance.
Il faut partir et vivre, ou rester et mourir!
JULIETTE.
Non, ce n'est pas le jour qui vient à nous s'offrir.
C'est quelque météore, un phare errant sans doute,
Allumé dans la nuit pour éclairer ta route.
Oh ! reste encore !
Elle s'enlace dnns ses bras.
ROMÉO.
Eh bien! qu'on me surprenne ici!
C'est la mort... j'y consens, si tu le veux ainsi.
Je dirai comme toi; non ces teintes d'opale.
Ce n'est point le matin, non, c'est le reflet pâle
De la lune qui fuit sous ses voiles d'argent;
Ce n'est point l'alouette, au réveil diligent,
Dont le concert s'élève et va frapper la nue...
Que la mort vienne donc, et soit la bienvenue !
Juliette le veut. — Qu'en dis-tu, mon amour?
Rends-moi tous tes baisers; non, ce n'est pas le jour!
JULIETTE, effrayée.
C'est le jour! c'est le jour! Fuis, pars vite! imprudente!
C'était bien l'alouette et sa voix discordante !
Que sa voix est aiguë! et son chant importun!
Fuis, fuis jusqu'à Mantoue ! . . .
On entend du bruit dehors.
Oh! pars! déjà quelqu'un!...
La lumière grandit.
R0.MÉ0.
Et nos maux avec elle !
JULIETTE.
Va-t'en, va-t'en!
LA NOURRICE, en dehors.
Madame !
JULIETTE.
Une voix! mais laquelle?
Je tremble...
A la nourrice qui entre.
Ah! que veux-tu?
ROMÉO ET JULIETTE. 101
LA NOURRICE.
Votre mère, en secret,
S'apprête à vous venir trouver... Le jour paraît.
JULIETTE, ouvrant le balcon.
Triste fenêtre, eh bien, contentez leur envie.
Laissez entrer le jour et laissez fuir ma vie!
La nourrice se retire après avoir arrangé l'échelle de corde. —
Le jour grandit.
ROMÉO.
Un baiser î je descends.
JULIETTE.
Il me faut, cher amant,
Des nouvelles de toi, mais à chaque moment!
Les minutes sans toi vont durer des journées ;
Avant de te revoir, que j'aurai vu d'années !
ROMÉO.
Adieu! j'inventerai cent moyens, si tu veux,
De te faire passer mon salut et mes vœux.
JULIETTE.
Crois-tu que, sous le ciel, nous nous verrons encore?
ROMÉO.
Oui, j'espère en ce ciel que Juliette implore.
Un temps viendra, mon ange, où mes maux et les tiens
Seront le doux sujet de nos longs entretiens.
Il descend du balcon.
JULIETTE.
Ah! mon âme conçoit tous les malheurs ensemble!
A peine te voilà descendu qu'il me semble
Que ton front a pCdi vers la terre penché.
Et que je vois un mort dans son tombeau couché !...
Ou ma vue est troublée ou ta pâleur augmente.
ROMÉO, au bas du balcon.
Et toi, tu m'apparais de même, chère amante !
162 OEUVRES D'EMILE DESCIIAMPS.
Ah! le chagrin dessèche et boit tout notre sang!
Adieu !
n disparaît.
JULIETTE.
Parti I parti! Soutiens-moi, Dieu puissant !
Elle tombe h moitié évanouie sur un soplia.
SCENE VI.
JULIETTE, ijuis La Signora CAPULET.
JULIETTE, se relevant à un bruit du dehors.
Des pas !...
LA SIGNORA CAPULET, entrant.
Ma fille, eh bien ! qu'est-ce? tout effrayée !
JULIETTE, se remettant.
Ah! ma mère, c'est vous! Quoi! sitôt réveillée!
Pour quel objet?...
LA SIGNORA CAPULET.
Comment êtes-vous, ce matin?
JULIETTE.
Plus mal qu'hier.
LA SIGNORA CAPULET.
Toujours pleurant votre cousin!
Pourrez-vous, Juliette, en inondant sa cendre.
Le tirer de la tombe où Dieu Ta fait descendre ?...
L'ami que vous pleurez, il n'est point de secours
Qui jamais...
JULIETTE, faisant en elle-même allusion à Roméo.
C'est pourquoi je pleurerai toujours!
LA SIGNORA CAPULET.
Mais des amis voués de cœur à notre cause,
Sauront venger Tybalt sur Roméo, s'il ose
ROMÉO ET JULIETTE. 10^
Vivre encor. — Puis, enfant, je viens l'apprendre ici
Une heureuse nouvelle.
JULIETTE.
Ali ! qu'il en soit ainsi !
LA SIGNORA CAPULET.
Oui, jeudi, dans Saint-Paul, et devant tout Vérone,
Paris te conduira, le voile et la couronne
Sur le front...
JULIETTE.
Par Saint-Paul, non, il n'en sera rien.
Ma mère, forme-t-on si vite un tel lien?
Je m'étonne de tant de hâte, et qu'on dispose
De ma main, de mon cœur, ainsi que d'une chose
Qui se vend et s'achète, et qu'on veuille, en un jour,
Accomplir un hymen sans l'aveu de l'amour!
Sans que mon fiancé m'ait fait savoir s'il m'aime.
Avant qu'il m'ait enfin demandée à moi-même !
Madame, revoyez mon père, et dites-lui
Qu'il faut d'autres secrets pour charmer mon ennui,
Et que je ne veux pas me marier encore.
Et que j'épouserais... Roméo, que j'abhorre,
— Vous le savez, — plutôt que le comte Paris...
Mon père insistera, mais c'est un parti pris.
LA SIGNORA CAPULET, avec menace.
11 vient; osez lui tiire...
SCÈNE VII.
Les Précédents, CAPULET et La Nourrice.
LA SIGNORA CAPULET, à son mari.
Eh ! bien, elle refuse
Et l'hymen et l'époux.
CAPULET.
Ma fille!... et quelle excuse?
Moi, qui n'osais rêver pour elle un tel bonheur !
164 OEUVRAS U'I'MILE DESCHAMPS.
Elle n'est pas joyeuse? un si noble seigneur!
Parent du prince I
JULIETTE.
Non, je ne suis pas joyeuse,
Et je ne comprends pas l'amour en orgueilleuse.
Mais je sais mon bonheur le but de vos souhaits...
Non, non, je ne puis pas vouloir ce que je hais ;
Pourtant je remercie et je bénis mon père
Du bien qu'il croit m'offrir et qui me désespère...
Je veux n'aimer que vous.
CAPULET.
Qu'est-ce à dire, vraiment?
Quelle fine logique et le bel argument!
Je ne suis pas joyeuse, et suis reconnaissante...
Je vous bénis du, mal... Ah! désobéissante!
Emmiellez vos refus de grands mots; je n'en di
Qu'un seul : joyeuse ou non, soyez prête jeudi !
JULIETTE.
Eh! quoi!...
CAPULET.
Ne souffle pas. Les doigts me brûlent. Tremble
Qu'un mot... Eh bien! ma femme, ehbien! que vous ensemble?
Nous nous disions heureux que Dieu nous eût donné
Cet enfant, cet unique enfant qui nous est né.
Mais c'est trop d'un encore — et nous avons en elle
La malédiction implacable, éternelle!...
Loin de moi, fille ingrate !
LA SIGNORA CAPULET, à Juliette.
Êtes-vous sans raison?
CAPULET.
Jeune effrontée!
LA NOURRICE, à Capulet.
0 Dieu! l'enfant de la maison!
C'est bien cruel!
CAPULET, à la nourrice.
Et vous, rejoignez vos pareilles,
ROMEO ET JULIETTE. 105
Et tâchez de ne pas n'échauffer les oreilles!
La nourrice s'éloigne un peu.
A Juliette.
Tu résistes !
JULIETTE, à genoux.
Pardon ! si vous pouviez savoir...
CAPULET.
Je sais que les enfants sont notre désespoir!
Ma parole eût menti ! — Non, cela ne peut être.
Écoutez, et songez que c'est la voix du maître;
Si vous êtes... ma fille, à Tautel, devant tous.
Vous recevrez de moi Paris pour votre époux...
Et, si tu ne l'es pas — va-t'en à l'aventure.
Va-t'en, par les chemins, chercher la nourriture,
Mendier un asile, et rappelle-toi bien
Que tu m'es inconnue et que tu n'as plus rien...
J'en mourrai... le chagrin pousse au tombeau les pères!
Mais s'il doit avancer m.es jours, si tu l'espères.
Pour ma succession, ah ! tu comptes sans moi;
Elle irait... au bourreau, monstre, plutôt qu'à toi!
n sort courroucé.
JULIETTE, suppliante.
Ma mère, ah! différez le malheur de ma vie,
D'un mois... de quelquesjours...
LA SIGNORA CAPULET.
Faites à votre envie ;
Je n'entends rien — de vous à moi tout est rompu.
Adieu !
Elle sort.
JULIETTE.
Ma mère aussi! ma mère! et je n'ai pu...
Ma nourrice, tu vois, ils m'ont abandonnée!
Conseille-moi, — mon Dieu! que cette destinée
Prenne comme à plaisir d'accabler, d'opprimer
Un être qui n'a fait d'autre mal que d'aimer!...
Pourquoi donc? — N'as-tu pas, nourrice, une parole
De joie ou d'espérance? un seul mot qui console?
166 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
LA NOCR.RICE.
Vraiment, si votre cœur veut être consolé,
Me voilà. — Roméo, pour jamais exilé,
Confisque, sans profit, votre corps et votre âme,
Et vous n'êtes ainsi fille, veuve ni femme.
Bien plus, par cet arrêt, son mariage est nul;
Qui dit banni dit mort. Je fais donc ce calcul,
Qu'après quelques soupirs, que la raison surmonte,
Ce qui vous reste à faire est d'épouser le comte.
Son amour vous rendrait votre printemps en fleur,
Kt je mourrais de joie et non plus de douleur.
J'ai dit.
JULIETTE.
Parles-tu là d'après ton cœur?
LA NOURRICE.
Sans doute;
Et d'après ma raison aussi, car je l'ai toute.
Maudissez-les donc l'un et l'autre.
JULIETTE, à part.
Ainsi soit-il !
LA NOURRICE.
Quoi?
JULIETTE.
Tu m'as soulagée ! Oui ; mon âme en péril
S'éclaire et s'affermit. — Rentre, et dis à ma mère
Qu'ayant eu le malheur d'offenser mon bon père,
Je suis allée au cloître accuser mon péché.
Va.
LA NOURRICE.
Je cours — contre nous le ciel n'est plus fâché!
Elle sort.
JULIETTE, seule.
Va, profane, qui fais à l'amour cette injure
De croire Juliette à Roméo parjure!
Conseillère d'opprobre et d'infidélité!...
ROMÉO ET JULIETTE. 107
Cependant elle m'aime, et son cœur tourmenté...
Quand le cœur n'est pas noble à quoi sert qu'il soit tendre!
Allons trouver Laurence, et de sa bouche apprendre
S'il a quelque ressource où je puis recourir...
Sinon... j'aurai toujours le pouvoir de mourir!
FIN DU TROISIEME ACTE.
ACTE QUATRIÈME.
SCÈNE PREMIÈRE.
Le Monastère.
(Même décor qu'aux deux actes précédents.)
Une fenêtre est ouverte au fond, par laquelle on aperçoit une des tours
du couvent.
Entrbnt Dom L.'VURENCE et PARIS.
DOM LADRENCE.
Jeudi, seigneur? le terme est bien court.
PARIS.
Mon beau-père
Le veut. Ce n'est pas moi qui voudrai qu'on diffère.
DOM LAURENCE.
Mais vous ne savez pas, disiez-vous, à l'instant,
Les dispositions de sa fille; et pourtant...
Cette conduite est plus qu'étrange et bien peu sûre.
PARIS.
Elle pleure Ts^^alt et pleure sans mesure,
Et voilà pourquoi triste et contraint, à mon tour.
J'ai pu lui dire à peine un mot de mon amour.
Vénus ne sourit point dans la maison des larmes!
D'un tel état son père a conçu des alarmes,
Et, par prudence, il veut hâter cette union.
Une nouvelle vie, une autre affection,
D'un ménage animé la riante habitude
Distrairont un chagrin qu'aigrit la solitude
ROMÉO ET JULIETTE. 169
Veuillez par vos conseils et votre autorité
Disposer Juliette à ma félicité.
De tant de hâte, ainsi, vous connaissez la cause.
DOM LAURENCE, à part.
Je voudrais ignorer le motif qui s'oppose
A cet empressement.
Juliette paraît.
A Paris,
Ah! seigneur, voyez la...
PARIS, aUant à elle.
Ma reine! mon trésor! mon ange!...
JULIETTE, composant son air et dissimulant son trouble intérieur.
Tout cela
Pourra se dire mieux quand vous serez mon maître.
PARIS.
Cela doit être enfin... Jeudi.
JULIETTE.
Ce qui doit être
Sera.
PARIS.
N'allez-vous pas vous confesser à lui !
JULIETTE.
Je me confesserais à vous, en disant : Oui.
PARIS.
Mais ne lui cachez pas qui vous aimez, de grâce.
JULIETTE.
Un tel aveu, seigneur, vous présent, m'embarrasse.
PARIS.
Comme ce beau visage est flétri par les pleurs!
JULIETTE.
Ma beauté n'a pas dû souffrir de mes douleurs.
Elle n'a jamais eu, je crois, beaucoup de charmes.
" V. 10
170 ŒUVHES D'EMILE DESCHAMPS.
PARIS.
Vos paroles lui font plus de tort que vos larmes.
Vous la calomniez, méchante, et c'est mon bien,
Votre beauté!
JULIETTE.
Je sais qu'elle n'est pas le mien,
A Laurence.
Mon vénérable père, avez-vous tout à l'heure
Le temps de m'écouter? Faut-il que je demeure.
Ou dois-je revenir ce soir?
DOM LAURENCE.
Me voilà prêt,
A Paris.
Fille rêveuse! — Ainsi, seigneur, il conviendrait...
Nous devons rester seuls tous deux.
PARIS.
Dieu me préserve
De troubler un pieux mystère ! Je réserve
Tous mes droits pour jeudi.
A Juliette.
Laissez-moi déposer
Ici mon tendre hommage en ce chaste baiser.
II lui baise le front et sort.
SCÈNE IL
DOM LAURENCE, JULIETTE.
JULIETTE, à Laurence, avec l'accent du désespoir.
Allez, allez, mon père, et fermez bien la porte,
Et puis venez pleurer avec moi, qui suis morte !
DOM LAURENCE.
Oh! ma fille, j'apprends votre malheur; je sais
Que jeudi, dans Saint-Paul...
ROMÉO ET JULIETTE. 171
JULIETTE.
Homme de Dieu, cessez;
Ne dites point savoir le mal qui me possède
Que vous ne m'en puissiez dire aussi le remède.
Et si vous n'avez point de secours à m'offrir,
Moi seule, avec ce fer, je vais me secourir.
Mon Roméo, nos cœurs sont unis par Dieu même,
Et nos mains par son prêtre, — ô mon amour suprême!
J'en fais serment, avant que te soient arrachés
Et mon cœur et ma main, tous deux seront séchés!
A Laurence.
Ah! mon père, un conseil, tel que l'honneur l'avoue,
Qui rompe cette trame horrible, ou la déjoue...
Sinon, sanglant arbitre entre le sort et moi.
J'en croirai ce poignard qui sauvera ma foi.
Parlez, ne soyez pas si lent à me répondre...
Je sens dans mon cerveau les objets se confondre !
DOM LAURENCE.
Juliette ! le ciel m'a peut-être inspiré !
Mais il faudrait un acte aussi désespéré
Que votre malheur même et l'état de votre àme...
0 ma fille, si vous, faible et timide femme.
Vous ne frémissez pas de vous donner la mort,
Seul crime sans pardon, puisqu'il est sans remord!
Vous aurez bien le cœur de tenter, il me semble.
Un moyen qui n'est pas la mort, mais lui ressemble.
Si vous vous en sentez la force, je poursuis.
JULIETTE.
Ah ! dans le désespoir effroyable où je suis,
11 n'est rien qu'à présent mon courage n'affronte.
Oui, dites-moi, plutôt que d'épouser le comte,
De me précipiter du haut de cette tour;
Enchaînez-moi bien loin sur un mont, nuit et jour.
Hanté par les lions, à l'ardente crinière ;
Ou bien ordonnez-moi de forcer une bière
Et de m'envelopper dans le même linceul
Que le mort, étonné de ne plus dormir seul!...
Commandez-moi ces mille horreurs que Ton abhorre,
Dont le nom me glaçait le cœur, hier encore.
172 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
Je vous obérai, sans crainte, aveuglément,
Pour me garder intacte à mon fidèle amant!
DOM LAURENCE.
Eh bien, rentrez chez vous, prenez un air de joie,
Acceptez ce Paris que l'hymen vous envoie,
Cest mercredi, demain, — demain soir, ayez soin
De fermer votre chambre, et qu'on s'en tienne loin.
Emportez cette fiole, et vous la boirez toute,
Quand vous serez au lit, sans en perdre une goutte.
Dans vos veines, soudain, le breuvage glacé
Se répandra, — le pouls, le cœur auront cessé;
Nul souffle, ni moiteur n'attestera la vie ;
La rose à votre teint, à vos lèvres ravie
Les laissera — l'éclair qui fuit n'est pas si prompt —
Pâles, comme la cendre, où s'abîme mon front;
Un réseau terne et mat couvrira vos prunelles,
Semblable au voile épais des ombres éternelles;
Tout votre corps, privé de sève et refroidi.
Sera tel qu'un cadavre, immobile et roidi...
Et vous serez ainsi pour quarante-deux heures.
Puis, reprenant votre âme aux célestes demeures.
Vous vous réveillerez comme d'un frais sommeil!
Jeudi, pourtant, Paris, devançant le sommeil
Viendra des fleurs en main et la joie au visage...
Il vous trouvera morte! — Alors, selon l'usage,
Avec vos beaux atours, et le front découvert.
Des bras vous porteront dans le sépulcre ouvert
A vos aïeux, dormant sur leur couche de glace,
Et les Capulets morts vous feront une place.
Dans l'intervalle, avant votre réveil certain.
Par mes lettres, instruit de tout votre destin,
Roméo reviendra, furtif, et la nuit même.
Vers son heureux exil conduire ce qu'il aime.
Voilà l'expédient qui pourra vous sauver...
Si quelque peur d'enfant ne vient pas l'entraver.
JULIETTE, prenant la ûole.
Donnez, oh ! donnez-moi ; ne parlez pas de crainte.
Soutiens ma force, amour, c'est pour ta cause sainte!
Elle sort précipitamment. Laurence l'accompagne.
(Changement do décor.)
ROMÉO liT JULIETTE. 173
SCÈNE 111.
Dans la maison de Capulet. — La chambre de Juliette. — Un lit dans
une alcôve. — Quelques arcades ouvertes sur les jardins. — Le soir
tombe peu à peu.
Entrent CAPULET, La Signor.a. CAPULET,
La Nourricb, Plusieurs Domestiques, puis JULIETTE.
CAPULET, à un domestique, en lui remettant un papier.
Prends cette liste, et cours inviter de ce pas
Mes hôtes pour jeudi. Va!
Le domestique sort avec la liste.
A sa femme.
Ne pensez-vous pas
Que la noce ira mal? J'ai la tête troublée.
A la nourrice.
Est-il vrai que ma fille au couvent soit allée?
LA NOURRICE.
Oui, d'honneur.
LA SIGNORA CAPULET.
Puisse au moins son digne confesseur
La dompter et tou^rner son âme à la douceur !
CAPULET.
Sinon, jeune obstinée, il faut...
Juliette arrive, afTectant un air joyeus.
LA NOURRICE.
Bonté céleste!...
Voyez comme elle accourt d'un air riant et leste !
CAPULET.
Fille rebelle, eh bien, d'où venez-vous?
JULIETTE.
D'un lieu
Où l'on apprend qu'un père est l'image de Dieu,
10.
r4 OEUVULS D'ÉMILt; DESGIIAMPS.
Où j'ai promis au ciel de faire pénitence
De ma trop criminelle et folle résistance.
Pour que mes torts si grands puissent être expiés,
Laurence m'a prescrit de tomber à vos pieds
Et d'implorer de vous mon pardon. — Pardon! grâce!
Mon père!...
Elle se jette à genoux.
A vos genoux, qu'avec espoir j'embrasse,
Je jure, et c'est pour moi le plus doux des serments,
De suivre désormais vos seuls commandements.
CAPULET, à la nourrice.
Vous enverrez Samson chez le comte, nourrice.
Afin de prévenir quelque nouveau caprice,
Lui dire qu'il est bon d'abréger le chemin,
Et qu'à présent je veux la noce pour demain !
JULIETTE.
Je viens de rencontrer Paris dans la cellule.
Et de lui faire entendre, à ses aveux crédule,
Tout ce qu'au chaste amour peut dire la pudeur.
CAPULETy avec un rire caressant.
Allons! ce petit air, moitié tendre et boudeur,
Nous sied on ne peut mieux, notre timide amante,
Venez là.
A sa femme.
Je le crois qu'on la trouve charmante!
Et ce Paris a bien raison d'en être fou !
A Juliette qui l'embrasse.
Mais, qui vous a permis de jeter à mon cou
Vos deux bras, comme si vous étiez pardonnée?
Vraiment, toute la ville, après cette journée.
Va devoir un beau cierge aux fils de saint François.
JULIETTE, à la nourrice.
Viens, choisis ma toilette. 11 nous plaît que tu sois
Notre dame d'atours, et que ton goût prépare
La robe dont il faut que demain on nous pare.
ROMÉO ET JULIETTE. 175
LA SIGNORA CAl'ULET, à Capulet.
Non, pas avant jeudi.
A lii nourrice.
Nous avons tout le temps.
CAPULET, à la nourrice.
Mort Dieu ! bonne Angélique, il le faut, et j'entends
Que nous allions demain à l'église.
On allume des girandoles. Juliette et la nourrice s'éloignent
pour examiner les parures, dans des cartons et corbeilles, au
fond du théâtre.
LA SIGNORA CAPULET.
Les hommes
Commandent sans savoir, et puis, c'est nous qui sommes
Dans l'embarras. — Mais rien n'est prêt pour le gala!
CAPULET.
Bon! avec de l'argent! et l'œil du maître!
n appelle les domestiques qui se tenaient au loin.
Holà!
Vous tous! Vingt cuisiniers ! en course, et grande chère!
Les domestiques partent. A la sigora Capulet.
Rejoignez Juliette, et donnez-lui, ma chère,
Vos conseils maternels. Moi, je cours chez Paris;
Il vaut mieux lui parler moi-même. Je me ris
Des tracas qui tantôt me trouvaient indocile...
Quand on a de la joie au cœur, tout est facile!
Il sort. Sa femme le suit vers la porte et rentre quelques
secondes après.
JULIETTE, se rapprochant avec la nourrice qui tient une robe
et des parures.
Oui, cet ajustement me conviendra le mieux.
LA NOURRICE.
Que vous serez donc belle, et comme tous les yeux !...
JULIETTE.
Cette nuit, laissez-moi seule, bonne nourrice;
Pour que le ciel, sur moi, jette un regard propice,
na OELVl'.ES D'ÉMILK DESCIIAMPS.
Et se laisse toucher à mes pleurs repentants,
J'ai besoin de prier... de prier bien longtemps !
LA SIGNORA CAPULET, revenant.
Dans ces mille détails, ma chère fiancée
N'est-elle pas bien neuve et bien embarrassée?
Avez-vous, mon enfant, besoin de mes secours?
JULIETTE.
Non, madame, merci. J'ai fait choix des atours
Dont je veux me parer à la cérémonie
Où vous me conduirez demain, — soyez bénie
De cette attention qui peint votre bonté,
Ma mère, et si pourtant c'est votre volonté.
Quittez-moi, je vous prie : il faut que je repose.
Ma nourrice avec vous veillera, — je suppose
Que vos gens sont sur pied et n'ont pas un moment
Dans les apprêts qu'ils font si précipitamment.
LA SIGNO'rA CAPDLET.
Oui, ma fille, il est tard ; dormez, — avec l'aurore
Il faudra vous lever. — Que je vous dise encore
Combien vos bons parents ont joui de vous voir
Revenir au bonheur, rentrer dans le devoir.
Oh! que la joie est douce après la peine amère!
N'est-ce pas? — Bonne nuit, ma fille!
JULIETTE.
Adieu, ma mère!
La signora Capulet embrasse sa fille et sort avec la nourrice.
SCENE IV.
JULIETTE, seule, les regardant aller.
Adieu, dis-je; Dieu sait quand nous nous reverrons!
Elle ferme la porte.
Un frisson de frayeur glace mon sang — courons
Les rappeler :
D'une voix tremblante.
Nourrice!... à quoi bon? Terreur lâche!
ROJIÉO ET JULIETTE. i'il
Je dois seule accomplir ma formidable tâche.
Elle prend la fiole cachée sur elle.
Viens ! breuvage enchanté! — cependant, sur mon corps
S'il était sans pouvoir! me faudrait-il alors
Épouser Paris? — Non.
Déposant un poignard près de son Ut.
Voilà ma sauvegarde;
Toi, dors à mon côté, — mais si (que Dieu m'en garde!)
Si c'était un poison qu'en ma main eût remis
Le moine, dans la peur de se voir compromis
Par ce second hymen, lui, dont la voix complice
M'unit à Roméo ! — Je le crains; — ô supplice!
En y songeant, ma crainte est de la déraison ;
Laurence est un saint homme; — est-ce là du poison?
Je n'en crois rien.
Elle s'assied, et après avoir rêvé longtemps.
Mais quoi! si par un sort contraire,
J'allais me réveiller dans mon lit funéraire
Avant que Roméo ne vînt pour me sauver !
0 l'effroyable idée impossible à braver!
Ne serai-je donc pas sans secours suffoquée
Dans cette voûte, au loin, sous terre, pratiquée.
Dont le seuil ne reçoit ni l'air pur ni le jour!
N'étoufferai-je point dans ce morne séjour
Sans revoir mon amant! — ou, si je suis vivante.
N'est-il pas à penser que, prise d'épouvante
A l'horreur de la nuit, à l'horreur du trépas.
Au vol lourd des hiboux vers leurs hideux repas,
Seule, en ces froids caveaux, ces humides murailles.
Réceptacles profonds de tant de funérailles.
Des corps de mes aïeux d'âge en âge encombrés.
Que Tybalt, encor frais, les bras de sang marbrés.
Vient de se faire ouvrir, qu'à des heures certaines,
De longs spectres, dit-on, visitent par centaines...
Hélas! hélas! n'est-il pas probable que, moi,
M'éveillant au milieu de ces objets d'effroi.
Aux cris plaintifs des morts dont l'àme se désole...
Oui, oui, si je m'éveille alors, — je serai folle !
178 OEUVUKS D'ÉMILI-: UKSCH A.MPS.
Qui sait, si dans la fièvre, où seront mes esprits,
Je n'irai point, farouche, insulter les débris
De mes ancêtres, rois d'un peuple mortuaire,
Arracher, tout sanglant, Tybalt de son suaire.
Et, par un sacrilège et sombre égarement,
M'armer d'une croix sainte ou de quelque ossement,
Comme d'une massue, et m'en briser le crâne! —
Elle regarde fixement un coin de sa chambre.
Oh! que vois-je? Tybalt! — c'est son ombre profane
Qui cherche Roméo ! —Monstre, arrête ! — Eh quoi ! quoi !
ïu veux, — mon Roméo! Tiens! tiens! je bois à toi !
Après qu'elle a bu la fiole, elle va tomber sur le lit, et y reste
immobile et inanimée, un voile sur le visage, les rideaux sont
à demi fermés.
SCÈNE V.
Le jour commence à poindre. — Les flambeaux s'éteignent. — Musique
de la noce dans l'éloignement.
JULIETTE, sur le lit, La Nourrice entre d'un air joyeux.
LA NOURRICE, appelant.
Chère maîtresse, allons! c'est moi! — Bonté divine!
Dort-elle? — Paresseuse! — Eh bien? Ah ! je devine.
Vous prenez du sommeil pour votre nuit d'hymen,
Car... suffit!
S'approchant du lit et parlant plus haut.
Allons! — Rien! Dieu nous bénisse! amen!
Elle ouvre les rideaux.
Comment! tout habillée!... et, quand je la redresse
Elle retombe encor! — Juliette! maîtresse!
Elle lui découvre le visage.
Morte! morte! — Pourquoi suis-je née! ô mon Dieu!
Criant plus fort.
Ah! seigneur Capulet! madame!
ROMÉO ET JULIETTE. 179
LA SIGXORA CAPULET, accourant.
Est-ce le feu ?
Quels cris !
LA NOURRICE.
Trop impuissants! voyez!
LA SIGNORA CAPULET, prùs du lit.
Ah! misérable
Que je suis! — Mon enfant! ô ma fille adorable!
Rouvre tes yeux, ô toi qu'avec transport j'aimais,
Ou les miens sur ton corps se ferment pour jamais!
Venez tous, tous, que faire? à moi!
CAPULET, entrant d'un air empressé.
C'est une honte !
Eh bien, amenez donc Juliette! le comte
Est arrivé !
LA SIGNORA CAPULET.
Seigneur! elle est morte!
EUe veut entraîner son mari.
CAPULET, penché sur le lit.
Oh! laissez!
Que je la voie! hélas ! ses membres sont glacés !
Sur ma fille aujourd'hui la mort s'est étalée,
Ainsi qu'une première et hâtive gelée,
Sur la plus belle fleur du vallon !
LA NOURRICE ET LA SIGNORA CAPULET.
Justes cieux!
CAPULET.
Sa mort éteint ma voix et dessèche mes yeux !
Entrent dom Laurence et deux moines.
DOM LAURENCE, avec un calme affecté.
L'épouse est-elle enfin prête à me suivre au temple ?
CAPULET.
Oui, mais pour n'en jamais revenir!
Entrent Paris avec les musiciens.
A Paris.
Ah! contemple
180 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
Ce lit fatal, mon fils, vois, et tu frémiras!
La mort prend ton épouse et la tient dans ses bras.
C'est le trépas, au lieu de toi, que j'ai pour gendre!
PARIS.
Et j'accusais le jour qui se faisait attendre !
N'ai-je donc si longtemps imploré ce soleil
Que pour le voir m'offrir un spectacle pareil!
A la signera Cnpulet.
0 ma mère!
LA SIGNORA CAPULET.
Quel mot est sorti de ta bouche!
Suis-je encor mère? — Non !
LA NOURRICE, se jetant sur le corps de Juliette.
Mes pleurs baignent ta couche.
Comme autrefois mon lait arrosa ton berceau...
Le vieux arbre courbé pleure sur l'arbrisseau.
PARIS.
0 divorce éternel ! Ange sitôt ravie !
Ma vie et mon amour! si tu n'es plus ma vie
Tu seras mon amour jusqu'au sein de la mort.
CAPULET, avec l'accent du désespoir.
Dieu lui-même est barbarel... ou le mal est plus fort!
DOM LAURENCE.
Qui parle ainsi? qu'entends-je? ô faiblesse! ô blasphème!
Modérez-vous, au nom des saints, et pour vous-même.
' De tels emportements ne feraient qu'irriter
Les violents chagrins que vous devez dompter.
Tout subit les arrêts de Dieu; rien ne les change. —
Le ciel et vous, aviez une part de cet ange.
Le ciel l'a maintenant tout entière, — est-ce un mal?
Vous ne pouviez sauver de son terme fatal
Ce qui dans notre exil vous appartenait d'elle ;
Mais le ciel lui gardait la jeunesse immortelle!
Le comble de vos vœux n'était que son bonheur.
Vous placiez votre joie ensemble et votre honneur
A la voir au sommet de la fortune humaine.
Et vous vous désolez alors que Dieu l'emmène
ROMÉO ET JULIETTE. 181
A la hauteur des cieux qui vont la transformer;
C'est que tout votre amour ne savait pas l'aimer!
Vos douleurs naissent donc de sa béatitude!
Déplorable égoïsme, aveugle ingratitude!
Cœurs insensés! l'épouse heureuse, voyez-vous,
N'est pas celle qui vit longtemps près d'un époux,
Mais celle qui meurt jeune, avant qu'hélas! ne germe
Le grain de désespoir que tout destin renferme;
Avant qu'elle n'ait bu le nectar jusqu'au fiel!
Cette enfant du banquet n'a connu que le miel...
De vos larmes, seigneur, contenez l'amertume;
Couvrez de fleurs son corps, et suivant la coutume.
Faites porter la morte , en ses brillants atours,
Au temple, dont l'airain ébranlera les tours. —
Dans ces cruels adieux si la faible nature
Pleure sur une chère et tendre créature.
Que ces larmes du moins, volontaire poison,
Se sèchent au flambleau divin de la raison !
Les deux moines sont aUés s'agenouiller près du lit.
CAPULET, dùvorant ses larmes et s'adressant au corps de sa fiUo.
Ces parures de fleurs, tous ces apprêts de noces
Vont donc accompagner tes obsèques précoces!
D05I LAURENCE.
Retirez-vous, seigneur, et vous, madame, aussi. .
Vous, Paris, suivez-les, et que chacun ici
Saintement se dispose à la funèbre fête.
Le ciel, pour quelque ofTense a frappé votre tête;
Frères, inclinez-vous, et ne l'irritez plus
Par une ingrate plainte et des cris superflus.
Tout le inonde sort — à l'exception des deux moines et de la
nourrice qui reste penchée sur le lit; — les musiciens sortent les
derniers.
UN MUSICIEN.
Comme tout a changé de face en trois minutes!
UN AUTRE MUSICIEN.
Nous n'avons qu'à serrer nos violons et nos flûtes.
V. li
184 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
l'AKIS, j niant dos fleurs sur la bitre où est couchée Juliette,
pendant qu'on l'enlève.
Je vien.s, rose expirée à l'heure matinale,
l'arfurner de tes sœurs la toinl)e virginale.
A peine si j'ai pu, dans tes rapides jours,
Vivante, t'honorer aux terrestres séjours,
Morte j'élève à toi, de retour chez les anges,
Mon encens de respect, d'amour et de louanges.
DOM LAURENCE, reiiieltant une lettre au frrre Jean.
Frère Jean, hâte-toi vers Maiitoue, et remets
A Roméo ma lettre; et n'en parle jamais.
Frîre Jean sert.
Les chants recommencent dans l'église. Pùris et dom Laureaciî
y entrent. On y a emporté le corps de Juliette.
FIN DU QUATRIEME ACTE,
ACTE CINQUIÈME.
SCENE PREMIERE.
La ville de Mantoue. — Une rue. — A droite une petite maison,
avec une porte qui s'ouvre.
ROMÉO, seul.
Si le sommeil souvent dit vrai dans ses mensonges,
Si je puis me fier à son charme, mes songes
M'annoncent des bonheurs tout près de m'arriver.
Sur des ailes, je sens mon àme s'élever
Comme un oiseau léger, qui chante dans la nue ;
Et, durant tout ce jour, une joie inconnue
Me pénètre et respire avec moi ! — J'ai rêvé
Que ma femme est ici venue et m'a trouvé
Mort dans mon lit — un mort qui pense, rêve étrange !-
Et que je renaissais aux baisers de cet ange...
Enfin, je me suis vu, riant de ma terreur.
Sur un char avec elle... et j'étais empereur!
O Dieu! quelles sont donc les délices réelles
De l'amour, puisqu'après tant d'épreuves cruelles.
Leur ombre, vains tableaux en songe présentés.
Verse en un pauvre cœur de telles voluptés!
Mantoue, en tes murs même où l'exil m'environne,
Je ne sais quelle ivresse !...
Baltazar parait.
Un courrier de Vérone!
Baltazar, n'as-tu pas des lettres du couvent?
Du bon moine Laurence? — Eh! mais, auparavant,
Avant tout, comment va Juliette! — Mon père
Est en bonne santé, ma mère aussi, j'espère :
184 OEUVRES D'EMILE DESCIIAMPS.
l'AKIS, jotant des fleurs sur la bière où est coucliée Juliette,
pendant qu'on l'enlève.
Je viens, rose expirée à l'iieure matinale,
Parfumer de tes sœurs la toini)e virginale.
A peine si j'ai pu, dans tes rapides jours,
Vivante, t'honorer aux terrestres séjours,
Morte j'élève à toi, do retour cliez les anges,
Mon encens de respect, d'amour et de louanges.
DO. M LAURENCE, remettant une lettre au frire Jean.
Frère Jean, hâte-toi vers Mantoue, et remets
A Roméo ma lettre; et n'en parle jamais.
Frère Jean sert.
Les lhants recommencent dans réglise. Pùris et dom Laurence
y entrent. On y a emporté le corps de Juliette.
FIN DU QUATRIEME ACTE.
ACTE CINQUIEME.
SCENE PREMIERE.
La ville de Mantoue. — Une rue. — A droite une petite maison,
avec une porte qui s'ouvre.
ROMÉO, seul.
Si le sommeil souvent dit vrai clans ses mensonges,
Si je puis me fier à son charme, mes songes
M'annoncent des bonheurs tout près de m'arriver.
Sur des ailes, je sens mon âme s'élever
Comme un oiseau léger, qui chante dans la nue ;
Et, durant tout ce jour, une joie inconnue
Me pénètre et respire avec moi ! — J'ai rêvé
Que ma femme est ici venue et m'a trouvé
Mort dans mon lit — un mort qui pense, rêve étrange !-
El que je renaissais aux baisers de cet ange...
Enfin, je me suis vu, riant de ma terreur.
Sur un char avec elle... et j'étais empereur!
O Dieu! quelles sont donc les délices réelles
De l'amour, puisqu'après tant d'épreuves cruelles.
Leur ombre, vains tableaux en songe présentés,
"Verse en un pauvre cœur de telles voluptés!
Mantoue, en tes murs même où l'exil m'environne,
Je ne sais quelle ivresse !...
Baltazar parait.
Un courrier de Vérone!
Baltazar, n'as-tu pas des lettres du couvent?
Du bon moine Laurence? — Eh! mais, auparavant,
Avant tout, comment va Juliette! — Mon père
Est en bonne santé, ma mère aussi, j'espère :
180 OEUVRES D'EMILE D ESC 11 A.MPS.
Comment va Juliette? Oh! dis-le-moi, car rien
Ne saurait être mal, si Juliette est Ijien!
BALTAZAR.
Son âme est dans le ciel près des anges, ses frères;
Et son corps est au fond des caveaux funéraires
Où dorment ses aïeux... et je venais ici
Vous porter, en tremblant ces...
noMÉo.
A port.
F-n est-il ainsi!
A nallazar.
Je te défie, ô sort! — On t'a dit ma demeure,
Commande des chevaux, et que dans un quart d'iieuri!
Ils y soient amenés. Je t'attends et je pars.
B A L T A Z A P. .
Je n'ose vous quitter, seigneur, dans vos regards
Je lis quelque dessein...
noMi'O.
Cours où tu devrais être.
Laurence ne t'a rien remis?
BALTAZAR.
Non, mon cher maître.
ROMl'O.
N'importe. Fais seller promptement des chevaux,
Et je vais te rejoindre.
BALTAZAR, en sorinnt efTrayé ..
A quels malheurs nouveaux !...
nOMl':0, seul.
Oui, oui, ma Juliette, il faut que je repose
Avec toi cette nuit ! — Combinons bien la chose. —
Destruction! idée horrible à concevoir,
Que tu prends vite au cœur d'un homme au désespoir!
Comme la mort répond sitôt qu'on l'interroge!
Il rêve.
Je me souviens d'un pauvre ai)0(hicaire; — il loge
ROMÉO 1;T JULIETTE. 1S7
Près d'ici. L'autre soir, (.levant son seuil ouvert,
Je l'ai vu, de liaillons son corps était couvert,
Sous des sourcils épais un œil farouche el cavel
II triait lentement des herbes; un front iiave,
Un visage avalé, pour jambes deux fuseaux;
La faim, après sa chair, rongeait déjà ses os.
Au plafond enfumé de sa boutique informe
Et déserte, pendaient une tortue énorme,
Avec un crocodile empaillé; d'autres peaux
De poissons inconnus et quelques vieux lambeaux.
Tout autour une lampe, aux longs rayons livides,
Éclairait des tiroirs étiquetés et vides;
Pour montre un pain de rose, ébréché par un bout.
Quelque graine, un bocal d'eau verte; voilà tout!
Et je me dis, voyant sa profonde misère :
« S'il fallait du poison, certes, ce pauvre hère
Au premier acheteur en vendrait aisément. »
(Au besoin que j'en ai fatal pressentiment!)
Il faut que sans tarder, le malheureux m'en vende.
Montraiit une maison.
Voici sa porte; allons faisons notre demande.
U lire sa bourse.
Et soutenons-la bien. — Ah! c'est fête aujourd'hui!
Sa boutique est fermée.
n frappe.
Hé! holà! quelqu'un!...
L'APOTIIICAIUE, paraissant.
Oui!
Oui! laissez donc le temps d'arriver — sans reproche.
Vous appelez d'un ton un peu rude.
ROMÉO.
Homme, approche-
Nous avons à causer. — Tu parais pauvre, tiens !
Ces quarante ducats, bien comptés, sont les tiens.
Donne-moi d'un poison; mais semblable à la foudre.
Et qui chasse une vie au loin, comme la poudre
Qui, soudain, prenant feu par un point enflammé
S'échappe et sort des flancs du bronze inanimé!
188 OEUVRKS D'KMILE DKSCHAMPS.
l'ai'Otiiicairi:.
J'ai (le ces bons poisons, mais la loi de Mantoiie
Punit de mort quiconque en débite.
nOMKO.
J'avoue
Que tu m'étonnes! Quoi! tu ne peux te noiircir,
Ta vie est un néant, et tu crains do mourii-!
Le mépris est sur toi, tu n'es qu'un vil esclave,
Le monde, en la faveur, n'a pas une loi. — Brave
Ses lois, et prends cet or, prends !
L APOTHICAIRE, allant à la boutique sans prendre encore la bourse.
C'est ma pauvreté
Oui l'accepte, seigneur, et non ma volonté.
UOMÉO.
Et c'est la pauvreté seulement que j'ac'nète !
l'AI'OTHICAIRE, revenant avec une fiole.
Cette drogue, seigneur, que je livre en cachette,
Prenez-la comme elle est, ou dans telle liqueur
Que vous voudrez, et, certe, eussiez-vous dans le cœur
Et dans tout votre corps la force de vingt hommes,
Elle vous aura vite expédié.
ROMKO, lui leraettant la bourse.
]\ous sommes
Quittes. Voilà ton or, poison bien plus fatal
Pour le cœur des mortels, et qui fait plus de mal,
De meurtres sur la terre où je suis las d'attendre,
Que celui qu'en ces murs on t'interdit de vendre.
Sois tranquille ; c'est moi qui te vends du poison.
Toi, tu me fais du bien. — Rentre dans ta maison.
Adieu. Mange à ta faim, répare ta toilette,
Et songea mettre un peu de chair sur ton squelette.
L'apothicaire se retire.
ROMÉO, seul.
Viens, philtre ami! viens voir ma femme sous les draps
De la mort, car c'est là que tu me serviras!
Il sort.
(Changement de décor au moyen do la toile de fond qui se lève.)
ROMÉO ET JULIETTE. 189
SCÈNE II.
A Vérone.
Les caveaux servant de sépulture aux familles nobles. — Au fond, à
droite, arcades basses d'où l'on descend par quelques marches, et qui
laissent apercevoir le cimetière de l'église. — Tout autour des tom-
beauï, dont quelques-uns sont dégradés. — A gauche, au premier
plan, en biais, un très-large monument avec cette inscription : Sépul-
ture des Capulets, et aj-ant une porte, à barreaux écartés, à travers
lesquels on entrevoit le corps de Juliette, étendu dans son cercueil,
éclairé par uue lampe intérieure. — Partout, entre les tombes, des
tètes de mort et des ossements. — Quelques la^npes funèbres çà et là.
Des chouettes et autres oiseaux, qui hantent les cimetières, poussent
dans le lointain, des cris plaintifs. — Quelques-uns traversent le
théâtre, en volant. — Le père Laurence est en prière devant le monu-
ment où repose Juliette.
DOM LAURENCE, et presque aussitôt Frère JEAN entrant,
une clef à la main, derrière les tombeaux, à gauche.
FRÈRE JEAN, de loin.
Dom Laurence est-ce vous?
DOM LAURENCE, à part.
Qui vient? je crois entendre
Frère Jean, noire bon coureur; il va in'apprendre...
Au frère Jean.
Ah! sois le bienvenu de Mantoue! — Eh! bien, quoi?
Roméo?... qu'a-t-il dit? que fait-il? — Réponds-moi.
FRÈRE JEAN.
Ce matin, je cherchais un de mes camarades
Pour faire route ensemble, il était aux malades.
J'allai l'y prendre; mais, à notre pas pressé,
Les gardes de la ville, ayant d'abord pensé
Que nous venions tous deux d'une maison atteinte
Par la contagion, nous ont, dans cette crainte,
Retenus au passage... et là, s'est arrêté
Mon voyage à Mantoue.
DOM LAURENCE.
Et qui donc a porté
Ma lettre à Roméo? qui donc?
11.
laj OELVRF-S D'EMILE DESCII A AIPS.
i'iu;i;k je an.
Personne ! et même
Je n'ai pu, — tant l'efifroi dans le peuple est extrême, —
Trouver un bras plus fjrompt qui vous la rapportât:
Je l'ai sur moi.
n remet la lettre au pi.re Laurence.
DOM LALREXCi:.
Cruels retards ! quel résultat
Pourrait?... Cette enveloppe au néant condamnée.
Par saint François, contient plus d'une destinée!
Juliette, à minuit, devra se réveiller,
Et déjà je l'entends de ses cris m'pfTrciyer,
En cherchant Roméo, forcément infidèle...
Vite, un nouveau message à Mantoue, et près d'elle
Je reviens, plein d'angoisse, épier son coup d'œil.
Pauvre enfant! — comme un mort couchée en son cercueil!
Ils sortent derrière les tombeaux à gauche.
SCEXI- III.
ROMÉO ET BALTAZAR arrivent du côté opposé, parles arcades
du fond. Baltazar tient d'une main un flambeau, et de l'autre un levier
et une bêche qui leur ont servi à forcer les murs du cimetière. Roméo
est enveloppé d'un manteau brun. — La rampe se lève à moitié quand
le flambeau avance.
ROMÉO.
Dépose ici ce lourd levier et cette bêche.
Laisse- moi ton flambeau. Bien. — Prends cette dépêche.
Il lire une lettre de sa poche.
Et tu la remettras, de la main à la main,
A mon père, à lui seul, au point du jour, demain.
Va t'asseoir sous les ifs, dans le grand cimetière.
Quoi que tu puisses voir, durant la nuit entière.
Ou bien entendre... songe à rester calme au loin.
Si j'entre chez les morts, ah ! c'est que j'ai besoin
De revoir mon amante et son pâle visage.
noMÉo Eï julil:tti:. l'ji
Et d'ôter de son doigt, pour un pieux usage,
Un anneau qui m'est cher. — Va-i'en donc. — Si poussé
D'un soupçon curieux quelqu'un vient, insensé,
M'épier... saints tombeaux, vengeurs des grands scandales,
De son cadavre épars je joncherai vos dalles.
Comme l'heure et le lieu, j'ai de tristes objets
L'àme pleine... et mes noirs et farouches projets
Renferment plus d'horreur et plus de barbarie
Que les tigres à jeun et la mer en furie!
BALTAZAR.
Je vous laisse, seigneur, entre les mains de Dieu.
ROMKO, lui donnant une bourse.
Honnête serviteur, tiens, sois heureux... adieu!
BALTAZAR, à part.
Son regard m'épouvante et comme lui je soulTre !
Ballazar sort par les mûmes arcades du Tond.
ROMKO, seul. — Dès qu'il est sur que Baltazar est loin, il rejett3
son manteau et parait vêtu tout de noir, un poignard à sa cein-
ture. U s'avance exaspéré de désespoir vers le tomiieau des
Capulets, le levier à la main, et, monté sur les marclies, il frappe
pour enfoncer la porte.
Toi, bouche de la mort, abominable gouffre,
Qui viens de dévorer le plus beau des trésors.
C'est ainsi qu'à s'ouvrir je force tes ressorts!
Quoique rassasiée, il faut que je pourvoie
Ton vorace appétit d'une nouvelle proie!...
Celle-là, tu pourras l'engloutir sans remords.
u finit par soulever la porte du tombeau, dont les deux battants
s'ouvrent, on voit tout l'intérieur du monument, sépulture des
Capulets, offrant une longue perspective de cercueils éclairés par
des lampes. Sur le premier cercueil parait Juliette, étendue (ians
sa bière ouverte, elle tient un crucifix entre se-> bras et son visage
découvert a conservé toute sa beauté. Roméo, partagé entre la
terreur et le respect, se jette à genoux devant la bière de Juliette,
et continue d'une voix passionnée après avoir contemplé avec
extase les traits de son amante.
(J mon ange adoré, Juliette! la mort
A de ta pure haleine aspiré l'ambroisie,
lO'i ŒUVRIilS D'KMILL: DESCIIAMPS.
Mais ne t'a point cncor tout entière saisie!...
Non, tu n'es pas conquise, et devant ta beauté,
De son pâle étendard le vol s'est arrêté!
La beauté vit toujours sur ton front qui repose,
Sur ta limpide joue et tes lèvres de rose;
Jusque dans le cercueil tu gardes ton trésor...
0 pourquoi, Juliette, es-tu si belle encor!
Non, de ce noir palais, où le temps n'a point d'heure,
Je ne sortirai plus. J'y fixe ma demeure
Avec les vers des morts, cbrtége fraternel.
Là, je veux établir mon repos éternel.
Abriter mon naufrage, et, repliant mes voiles,
Y secouer le joug des funestes étoiles.
U tire de sa poche un petit vase fermé dans lequel est le poison.
Viens, guide du malheur, pilote redouté.
Sur recueil du néant... ou de l'éternité.
Viens briser mon esquif fatigué de la vie!
Poison! voici ton heure! — Allons, sois assouvie.
Passion du tombeau!
Il boit le poison.
Cher amante, je bois
A toi seule! — 0 mes j'eux, une dernière fois.
Jouissez du bonheur de dévorer ses charmes;
O mes bras, pressez-la sur mon cœur, gros de larmes ;
Et vous, mes lèvres, vous, qu'on ne peut refuser.
Imprimez sur sa bouche un suprême baiser!
Il se penche pour l'embrasser.
Que vois-je? elle respire! elle s'agite!
Dans cet iustant, Juliette se soulève lentement, comme un
speclre du fond de sa bière, et se met sur son séant, les yeux
fermés et le cruciQx entre les mains... Boméo tombe à la renverse.
JULIETTE, cherchant autour d'elle.
OÙ suis-je?
Où donc est mon seigneur! mon Roméo?...
ROMÉO, avec transport, se relevant.
Prodige !
Elle parle! elle vit! nous pourrons être heureux,
Et nous aimer encore ! — 0 destin généreux !
ROMÉO ET JULIETTE. 11)3
Un seul instant me paie un siècle de torture.
Lève-toi, lève-toi, sors de ta sépulture!
Ma Juliette ! — Vois Roméo ! vois le jour !
Viens puiser sur ma bouche et la vie et l'amour !
Oh ! viens !
JULIETTE, regardant autour d'elle d'un air eCfari:'.
Bénissez-moi, grand Dieu! — Quel fi'oid j'éprouve!
Qui donc est là?
ROMÉO.
C'est moi, ton époux qui retrouve
Une joie inefTable après le désespoir.
Qui te croyait perdue et qui peut te revoir.
Sors de ce tombeau, viens et fuj'ons en silence,
Fuyons tous deux.
n renlÈve et rôte de sa bière et la porte sur le devant du théâtre.
JULIETTE , résistant, sans rien reconnaître encore.
Pourquoi me fait-on violence?
Je n'obéirai pas; non, non, je le promets.
Ma force peut fléchir, ma volonté, jamais.
Je n'épouserai point Paris, et je déclare
Roméo mon époux.
HOMÉO.
Ah ! sa raison s'égare!
Dieu juste! — Oui, Roméo, chère ùme, est ton époux,
Et je suis Roméo! Viens et tous les rois, tous.
Ne pourront point briser notre immortelle chaîne
Et t'arracher d'un cœur où Juliette est reine !
JULIETTE, avec une ivresse croissante.
Cette voix qui me parle, oh ! je la reconnais !
Sa douceur me ravit, m'enflamme, — je renais!
Je me rappelle tout à présent — chaque chose
Revient! oui, oui, c'est toi ! c'est moi ! — Mon cœur se pose
Sur ton cœur... Saints transports du ciel! ô mon amant!
0 mon époux !
Roméo commence à ressentir les atteintes du poison, au mo-
ment oii Juliette se précipite dans ses bras.
Oh! Dieu! tu m'évites! comment?
Roméo veut me fuir encore! Oh! que je touche
l'Ji OEUVRES D'K.MILI' DKSCHAMPS.
Ta main — quo jo m'enivre au sounie de ta bouche!
Tu me glaces de peur! vois mon ani^oisse, vois!
Oh! parle! — Fais-moi donc entendre une autre voix •
Que la mienne, au milieu de ces terribles voûtes,
Ou je vais retomber... mes forces s'en vont toutes...
Soutiens ta Juliette!
ROMÉO, chancelant.
Hélas! je ne le puis,
Moi-même, plus que toi, j'aurais- besoin d'appuis!
— Trop fidèle poison !
JULIETTE.
Du poison! que veut dire
Mon époux! — Ah ! ton sein qui lourdement soupire!
Tes mains froides! ion front terne et décoloré!...
I^t tes regards qui vont s'éteignant par degré...
La mort!,..
ROMÉO.
Il est trop vrai, je lutte en vain contre elle.
Juliette, une force, en moi surnaturelle,
Quand ta voix m'a frappé, lorsque j'ai vu tes yeux
S'ouvrir... a suspendu le cours impétueux
Delà mort, un moment captive avec mes peines...
Le poison maintenant coule à flots dans mes veines!...
n se tord de douleur.
Le temps me manque... enfin, mon destin dans ce lieu
M'a conduit pour te dire un triste et tendre adieu...
Et mourir avec toi !
JULIETTE.
Mourir! ô ciel! Laurence
M'a-t-il trompée !
ROMÉO, plus calme.
Hélas! une fausse apparence...
Te croyant morte, alors, moi, j'ai bu ce poison!
Fatal empressementi — J'ai forcé ta prison,
Kt j'ai collé ma bouche à tes lèvres vermeilles...
l'^t je mourais heureux dans tes bras... tu t"éveilles!
Oh!
nOMÉO ET JULIETTE. lî>:>
JULIETTE.
N'ai-je ouvert les yeux que pour te voir ainsi!
R01I1*;0, en proie ;\ une nonvclle crise.
Tiens! la mort et l'amour se disputent ici
Les restes de mon cœur, mais la mort s'en empare,
Elle est plus forte... il faut te quitter, sort barbare!
Te quitter, Juliette, à la porte du ciel!...
JULIETTE.
Iiepose sur mon sein! — O délire cruel !
ROJIIÎO, se redressant.
Oui, les parents ont tous des entrailles de pierre !
Rien ne les attendrit, ni larme, ni prière!
f.es enfants sont voués au malheur en naissant!
JULIETTE.
Mon cœur se brise.
ROMÉO, dans le dclire.
Elle est ma chair, elle est mon sang!
JNos cœurs sont l'un à l'autre enchaînés ! — C'est ma femme ! . . .
Épargne, Capulet, ta fille et notre flamme...
Paris! que viens-tu faire? — Ah! pour les séparer,
' Des cœurs si bien unis, il faut les déchirer!...
0 monDieu!... Juliette!... Oh! Juliette!...
Il tombe sur les marches du monument, et aprùs des convul-
sions il expire.
JULIETTE.
Encore
Un moment, Roméo! ton épouse t'implore!
Attends-moi! me voici pour l'hymen du trépas!
Elle se jette sur le corps de Roméo, et l'étreint avec force. En
ce moment, arrivent dora Laurence et frère Jean, tenant une
lanterne par derrière les tombeaux, à gauche.
UOAI LAURENCE, comme s'il continuait de parler au frère Jean.
Quand notre courrier vole à Mantoue, ô mes pas!
Hâtez-vous dans la nuit de ces lugubres arches.-
Apercevant les corps de Juliette et de Roméo sur les degrés
du tombeau.
Mais qu'est-ce donc? deux'corps étendus sur ces marches!
100 OEUVRES D'ÉMILF. DKSC II AMPS.
JLLIETTI- .
Oui vient me troubler?
DOM LAUREXCE.
Ciel! Juliette déjà
Réveillée! — 0 mon Dieu, Roméo mort!...
Il fiiit un signe au frère Jean qui se retire.
JULIETTE, pressiinl contre son sein le corps de Roiiiio.
Viens là!
On ne peut me Tùtcr — plus prc'js! — je suis heureuse!
DOM LAUREXCE.
Juliette, ah! fuyez cette demeure affreuse I
JULIETTE.
Ne m'approche pas, moine, ou j'éveille en courroux
Tous ces morts qui sur toi vengeront mon époux!
DOM LAURENCE.
Une force, au-dessus de la prudence humaine,
A déjoué nos plans... Venez, que je vous mène
Au saint as^ile...
On entend du bruit au loin.
Ou vient! hàtons-nous de partir.
On aperçoit des flambeaux et des armes derrière les arceaux
les plus éloignés.
Des gardes! — Je frémis...
JULIETTE, à dom Laurence qui s'enfuit derrière les tombeaux.
Sors, toi qui peux sortir!
Seule et cherchant des yeux autour d'elle, avec le délire
du désespoir.
Comment mourir!
Se relevant.
Oue vois-je? une fiole? ah! sans doute.
Elle prend la Oole qu'elle trouve vide.
L'avoir toute épuisée! ingrat! — pas un goutte.
Rien, rien, pour secourir ton épouse après toi!,..
Ta bouche est tiôde encore... Aii! peut-être pour moi.
ROMÉO ET JULIETTE. 197
Y reste-t-il un peu du poison salutaire...
Elle l'embrasse.
Assez, pour que ma soif de mort s'y désaltère!
Des voix au dehors.
Ali! nli ! ah!
Des voix! que faire?,..
Apercevant le poignard de Roméo.
Heureux poignard !
Au fourreau qu'elle jette.
Toi, va pourrir
Là-bas; et laisse-moi ton arme pour mourir!
Elle se frappe de plusieurs coups et meurt sur le corps de lioméo.
SCÈNE IV ET DERNIERE.
Fanfares et timbales dans la coulisse.
Entrent LE PRINCE, PARI.S, BENVOLIO, MONTAGU,
CAPULET, Leurs Épouses et Leurs Parents, La
Nourrice, Gardes portant des torches, Citoyens de Vé-
rone. — BALTAZAR les conduit, un flambeau à la main.
( Rampe levée. )
BALTAZAR.
Eà, messeigneurs!
LE PRI^iCE, apercevant les deux corps.
Grand Dieu!
PARIS.
Spectacle qui me navre!
MONTAGU.
Mon cher fils!
CAPULET, penché sur le corps de Juliette.
Le poignard outrageant un cadavre!
BENVOLIO.
Barbares Capulets!
TOUS LES MONTAGUS.
Anathème sur eux!
198 OEUVRES D'EMILE DESCIIAMPS.
TOLS LES C\I>LLETS.
Mort sur les Montagus!
DOM LAURENCE, sorlant ilii milieu (IfS lonibcauT.
Silence, niallicufeux !
Vous saurez tout.— Dieu seul ici prend la parole !
Ëlfvart dans ses mains le crucifix qu'il porte A son cùlé.
Ah! jurez, par ce bois douloureux qui console,
Jurez tous, devant moi, par le saint crucifix.
Sur le corps de la fille et sur le corps du fils,
D'éteindre dans leur sang vos funestes colères.
De changer en amour vos haines séculaires,
F>t Dieu qui tient en main le futur jugement.
Au livre du pardon inscrira ce serment!
Tous les Capulets et tous Ii-s Montagus, agcnouilir'S, étendent
leurs épées en signe de rLConoiliation. le prince debout préside
cette scène. — Les torches se sont rapprochées.
( La toile tombe.)
FUX.
G 0 R D E L I A
ÎN COLLABORATION AVEC M. EMILIEN P A CI N I
MUSIQUE DE M. SEMILADIS
Représentée sur le théâtre do Versailles on 1SÔ3
PERSONNAGES :
LEAR, roi de la Grande-Bretagne, 60 ans (basse).
CORDÉLIA, sa fille, 18 ans (soprano).
EDGAR, jeune écuyer, 22 ans (ténor).
RÉGANE, ) , ^„ , .
^ ^ „, T, T^ , r t autres filles du roi. Personnages muets.
GONERIL,J
1" Chœur de Peuple (hommes et femmes).
'2» Chœur invisible (orgie).
3» Chœur de Soldats.
La scène se passe dans le palais du roi.
CORDELIA
Une grande salle du palais avec de grandes arcades au fond, donnant
sur des jardins. A gauche, une porte ; à droite, une autre porte. Un
grand fauteuil, sorte de lit de repos, en biais, au deuxième plan, à
gauche. — Un grand bahut, au deuxième plan, à droite, garni de
Taissello d'étain, etc. — Une table ronde. — Sièges.
SCÈNE PREMIÈRE.
INTRODUCTION.
Un entend derrière la scène un salut de tambours et de trompettes. —
Chœur de peuple, Iiommes et femmes, se précipitant sur la droite, au
fond, derrière les arcades, et regardant, avec uh respect empressé, le
roi qui s'avance, soutenu par Cordélia.
CHOEUR, au fond du théâtre.
Salut! amour! honneur!
Au bon roi Lear, notre maître et seigneur !
Qu'il ait la gloire et le bonheur !
LE UOI s'avance sur la scène, toujours soutenu par Conlélia,
et l'air un peu égaré.
Récilalif.
Oui, qu'on me fasse honneur! je suis roi d'Angleterre!
Ma couronne enviée à mon front tient encor.
A ce moment, des gardes, arrivant derrière les arcades, à
gauche, refoulent le peuple qui, sur un geste du roi, se retire
en répétant le chœur.
Salut, amour! honneur!
Au bon roi Lear, notre maître et seigneur!
Qu'il ait la gloire et le bonheur!
LE ROI.
Suite du récilalif.
Mon peuple est là qui m'aime... on le fait taire !
'20-2 ŒUVRKS D'ÉMlLi; Di: S Cil A. M PS.
A peine le salut des tambours et du cor
(Jse-t-il rendre hommage au maître héréditaire!
Noble palais, témoin de mon deuil solitaire,
Gardez mon ange, mon trésor !
CorJ(Mia, ma fille, avant l'heure orpheline,
(Jnand ma cour porte ailleurs son sourire inconstant,
Mon front, que la souffrance incline,
Aupi'ès du tien se relève un instant...
Toi, tu ne ma fuis pas!,.. Oh! ne crains point pourtant !
Vois-tu, ce n'est pas la folie
Qui me pousse vers le tombeau.
Les traîtres, les ingrats font ma mélancolie...
Et je suis roi!... roi! non... j'oublie :
Tes sœurs portent la main sur ma pourpre en lambeau!
AIR :
Andanle.
Tu ne sais pas quelle peine mortelle
Croît et s'irrite en mon cœur offensé !
Dans ce palais pas un seul n'est fidèle
Au faible roi, que l'on dit insensé.
Le sort m'enlève et famille et patrie,
De mes guerriers on trompe la valeur.
Et moi, traînant ma vieillesse flétrie,
Je ne puis rien que mourir de douleur!
Transition.
Mais, dans tes j-eux je vois des larmes!
Enfant, ne pleure pas.
C'est ton sourire plein de charmes
Qui raffermit mes pas.
Allegro.
Rien n'est perdu si tu me restes,
Si ta bonté me suit toujours;
Sous tes regards, rayons célestes,
Renaît la fleur de mes beaux jours.
Du noir chagrin qui m'environne
Bannis encore la rigueur,
Toute ma gloire... ma couronne.
cor. DÉ LIA. 203
Je les retrouve sur ton cœur.
Rien n'est perdu si tu me restes,
Si ta bonté me suit toujours,
Sous tes regards, rayons célestes,
Renaît là fleur de mes beaux jours!
Rëciiulif.
CORDÉLIA.
N'aj'^ez donc plus de sombres rêveries.
Ah! le roi Lear est un grand roi!
Une fée a juré que pour Pnqaes-fleuries
Vous verriez vos douleurs guéries...
Mais le repos du soir vous attend avec moi...
ENSEMBLE.
\ Avec moi,
) Avec toi.
Us se mettent à une table préparée par Cordélia.
DUO (premier mouvement).
CORDÉLIA, servant le roi.
Quand la coupe s'est remplie
Des flots purs de la liqueur
Il ne reste point de lie
K\ dans l'or ni dans le cœur.
Le nectar, que je vous verse.
Accompagne, avec nos chants,
Le doux rêve qui nous berce
Loin du bruit et des méchants.
LE ROI, commentant à s'égayer.
Buvons ensemble !
TOUS DEUX répétant :
Buvons ensemble !
LE ROI.
A mon roj'aume!
CORDÉLIA.
Au roi, le plus fier des Anglais
-Mi OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
LE ROI.
Aux sœurs fidèles sous le chaume ,
Qui me consolent des palais!
COr.DKLIA.
A l'espérance! Un jour, ducs, pages et varlets
Vous reviendront!
TOUS DKUX, n'pLtant :
A V espérance!
LE ROI.
Vrai Dieu! j'avais moins de liesse.
Lorsque Olivier Reynols, mon échanson féal,
A mon couronnement, armé de toute pièce,
Me servit à cheval
Dans le banquet royal !
ENSEMBLE.
Reprise.
Quand la coupe s'est remplie
Dos flots purs de la liqueur,
Il ne reste point de lie
Ni dans l'or ni dans le cœur!
Transition.
LE ROI, gaiement.
Mais, ce jeune écuyer, qu'un noble zèle enflamme,
Edgar, que devient-il?
CORDÉLIA, tristement.
Je l'ignore.
A part.
0 malheur!
A la guerre toujours, et toujours dans mon âme!
LE ROI, la coupe en main.
Un toast à sa valeur !
ENSEMBLE.
A sa valeur!
Ils boivent.
Tout à coup l'orchestre fait entendre une musique bruyante.
Bîcchanale et orgie.
CORDÉ LIA. 'iOr.
CHOEUR, derrière la scène.
[ Gloire au plaisir, à la jeunesse!
) Et loin de nous la crainte et les ennuis!
'j Qu'à nos vivat l'amour renaisse!
( En gais festins passons nos belles nuits!
CORDÉLIA.
Quel bruit!
LE ROI.
Festin d'enfer où Goneril, Régane,
Aux accents des maudits joignent leur voix profane!
On conspire, en riant, ma chute et mon exil!
CORDÉLIA.
Ses filles, mes sœurs, se peut-il?
Allégro.
LE ROI, égaré.
En proie aux magies
Des coupes rougies.
Du sein des orgies,
Régane, est-ce toi?
Avec terreur, à Cordélia.
Torture éternelle!
Sa main criminelle
Poursuit sous ton aile
Son père et son roi!
T7\insitio)i.
CORDÉLIA, à part.
0 ciel! sa raison l'abandonne!
LE ROI, courant comme insensé.
A moi, mes chevaliers!
CORDÉLIA.
Sire, entendez ma voix!
LE ROI.
C'est Régane! ù mon aide! — Elle prend ma couronne!
Ah! ah!
V. 12
'200
OEUVRES D'EMILE DESCIIAMPS.
Mon père!
cor. DKLIA.
LK ROI, fiiynnl.
Elle est ici... là... partout... vois!
ENSEMBLE.
CORDÉLIA, ù part.
En proie aux magies
Des coupes rougies,
Du sein des orgies,
Régane, est-ce toi?
O sœur criminelle!...
Clémence éternelle,
Prends donc, sous ton aile,
Mon père et mon roi !
LE nOI, pn délire.
Kn proie aux magies
Des coupes rougies.
Du sein des orgies,
Uégane, est-ce toi?
A Cordélia.
Torture éternelle.
Sa main criminelle
Poursuit, sous ton aile,
Son père et son roi !
Kst-elle partie?
FI^' nv DUO.
Récilalif.
Le soir tombe par degrés.
LE P. 01, d'une voit éteinte.
(".OR DE LIA, avec intention.
Oui!
LE ROI.
Tu crois...
A un spectre invisible.
Arrière! arrière!
Revenant un peu ù lui.
Ah! nous voilcà tous deux! — Faisons notre prière!
Il prie.
U Mon Dieu! maître des rois!... «
J'ai peur.
CORDÉLIA.
Ah ! dans mes bras,
Défiez les félons, oubliez les ingrats!
CORDELIA. '207
LE ROI.
Oui, ma fille, parle... et j'espère!
Ils reviendront encor, mais tu me défendras,
Toi!
CORDÉLIA.
Si je défendrai mon père!
Appel de cor.
CORDÉLIA, écoute attentivement.
EDGAR, en dehors.
0 mes amours!
A vous toujours!
CORDÉLIA, avec transport.
-(iiel! Edgar! est-ce un rêve? Edgar!
EDGAR, paraissant.
0 mes amours!
A VOUS toujours ! .
Cordélia lui fait signe de la main de ne pas se montrer. Le roi.
presque revenu à lui, ne l'aperçoit pourtant pas au fond du théâtre.
SCENE II.
LE ROI, CGRDÉLI.-V, sur. le devant de la scène,
EDGAR, se tenant à l'écart.
Trio sans accompafjnemcnt.
CORDÉLIA, s'adressant à Edgar.
/ Te voilà donc, mon ange !
l A mes regards tout change.
1 Ah! quelle joie étrange
/ S'empare enfin de moi !
(De la prudence encore.
Montrant le roi.
Oui, ma pitié t'implore.
e08
ŒUVRUiS D'iiMILi: DESCHAMPS.
Et quand mon cœur t'adore,
Il vole seul vers toi!
EDGAR, de loin.
Te voilà donc, mon ange,
A mes regards tout change!
Un seul instant me venge
Des jours perdus sans toi.
Faut-il languir encore!
Mon cœur tremblant t'implore;
Mais quand ce cœur t'adore,
Que ne viens-tu vers moi?
LE ROI, à Cordôlia.
Quel est ce charme étrange?
Sois toujours là, mon ange.
Quand tu souris, tout change;
La paix descend sur moi.
Plus près, plus près encore!
Mon cœur troublé t'implore.
Ce pauvre cœur t'adore
Et s'éteindrait sans toi!
FIN DU TRIO.
Rccilalif.
LE ROI, à demi-voix, appuyé sur Cordélia.
Ah!... je cède, enchaîné par un pouvoir magique!
Cordélia soutient le roi et le conduit vers le grand siège, où
il s"étend et s'assoupit.
E D G A R .
Dieu! qu'est-ce donc?
CORDKLIA.
Parfois, un sommeil léthargique
Engourdit son âme et son corps,
Mais bientôt à la vie il renaît sans efforts.
Elle revient précipitamment vers Edgar.
CORDÉLIA. 209
Duo.
CORDÉLIA, EDGAR, aux bras l'un de l'autre
a / Viens sur mon cœur, jour plein de charmes I
M V Après l'absence et les alarmes
^ J Le bonheur seul aura des larmes!
yj / Doux pleurs des cieux
§ \ Baignez mes yeux!
Transition.
CORDÉLIA.
Quel Dieu l'amène ici?
EDGAR.
Le bruit court dans l'armée
Qu'entre vos sœurs et leurs traîtres époux
Le roi veut partager ses états, et que vous,
Cordélia, ma bien-aimée.
Vous servez de victime à leurs complots jaloux.
CORDÉLIA.
Quoi? mon père...
EDGAR.
Abusant de son trouble funeste,
Ilégane a tout conduit... un seul espoir vous reste.
CORDÉLIA.
Et lequel?
EDGAR.
Notre hymen secret.
On m'a fait chevalier et l'autel est tout prêt.
Andanle.
EDGAR.
Aux transports, dont je m'enivre.
Que ton cœur enfin se livre.
Si tu tardes à me suivre,
Qui pourra te protéger?
12.
.'Kl OKUVP.r-S D'KMIM-: DESCIIAMPS.
CORDÉ LIA.
Aux transports dont il s'enivre
Malgré moi mon creur se livre,
Cher Edgar, faut-il te suivre?
Ah! partout peine et danger!
Transilion.
EDGAR.
Viens !
CORDKLI \.
Que faire?
EDGAR.
Suis-moi sur riicurel
LE ROI, endormi.
Ma fille! {bis).
CORDÉLIA.
0 ciel!
LE ROI, toujours endormi.
Je t'aime!
EDGAR.
Allons!'
CORDÉLIA.
Non, je demeure!
Je me dois à lui seul.
EDGAR.
A lui seul? que dis-tu?
CORDÉLIA, montrant le roi assoupi.
Vois ce noble prince abattu!
EDGAR.
Vois mon amour!
CORDÉLIA.
Le fuir? — Veux-tu qu'il meure?
/ CORDÉLIA.
\ Moi, fuir?veux-ta qu'il meure?
j EDGAR.
' Et veux-tu que je meure?
ENSEMBLE.
EDGAR
CORDÊLIA. 21»
COr.DÉLIA.
Ah! prouvons que rameur est cncor la vertu !
Allégro.
CORDELIA, entrnir.ant Edgar et moiifront !e ro'.
Ah! jurons sur sa tête :
Point d'hymen! point de fête!
Sa souffrance m'arrête,
Mais ton cœur a ma foi.
0 funeste courage!
D'un fidèle veuvage
Ma douleur est le gage.
Que Dieu sauve le roi!
EDGAR, répondant.
Ton exemple m'arrête,
Point d'hymen ! point de fête
J'en fais vœu sur sa tête.
Mais je meurs sous ta loi.
0 funeste courage!
D'un ûdèle -veuvage
Ma douleur est le gage...
Que Dieu sauve le roi !
Transilion.
Le ciel bénit un sacrifice
Qui du roi prolonge les jours.
EDGAR.
0 divine justice
Veille sur mes amours!
21;>
OEUVr.ES D'KMILH DRSCIIAMPS.
Reprise de l'allégro, avec quelques changements
de paroles.
ENSEMBLE. '
Ils t'olinngont leurs .inm^auï.
CORDÉLIA.
Oui, jurons sur sa tête ;
Point d'iiyinen ! point de fête!
Sa souffrance m'arrête,
Mais ton cœur a ma loi!
0 funeste courage!
D'un fidèle veuvage
Prends et donne le gage...
Que Dieu sauve le roi!
KDGAll.
Sa souffrance m'arrête.
Point d'iiymen! point de fête!
J'en fais vœ i sur sa tête,
.^lais je meurs sous ta loi!
O funeste courage !
D'un fidèle veuvage
Prends et donne le gage...
Que Dieu sauve le roi I
FIN DU DLO.
Signes d'ailieux des deux amants. — Edgar sort. Cordéli.» sur
le seuil le suit des yeux.
Rccilalif.
CORDÉLIA, revenant éplorée.
11 part! coulez, mes pleurs, que j'étouffais à peine!
Ah! je succombe! — Vierge reine,
11 faut qu'à votre autel je fasse un vœu pour lui.
Elle sort par la porte latérale de droite, après avoir regardé
le roi toujours endormi.
SCENE 111.
LE ROI, seul, s'éveillant.
Il appelle.
Cordélia! ma fille!
Tu m'abandonnes!
Se levant et se voyant seul.
0 ma seule fidèle!
Il retombe en délire.
Dieu! que vois-je? — En place d'elle
CORDÉLIA. 213
Vingt traîtres, dont la main m'offre un pacte inouï!
Je ne signerai pas— fuyons!...
Il sort par la porte de gauche en criant.
Mon enfant!
SCÈNE IV.
CORDÉLIA, seule, s'empressant do revenir.
Oui!...
Je viens... où donc est- il? — Mon père! — Il s'est enfui!
Ai}'. — Agilalo.
Que va-t-il faire? instant suprême!
La trahison
Va profiter du trouble extrême
De sa raison.
Elle regarde dans la co'.ilisse.
Oui, je les vois — et ma sœur guide
Son faible bras.
C'est un traité lâche et perfide...
Ne signe pas {1er).
Attendez-moi...
Elle yeut aller retrouver le roi, des gardes sorlant de la porte
latérale lui barrent le passage.
Quoi donc ! on arrête mes pas !
Andanle.
Elle s'adresse au^ gardes.
Ah ! par grâce, qu'on me laisse
Au vieux roi porter secours!
On assiège sa faiblesse.
Il se perd si je n'accours !
C'est le trône qui vous prie.
Vous adjure avec mes pleurs.
Épargnons à la patrie
Tant de honte et de douleurs!
-H OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
Transiiion.
Quoi' ses propres enfants! ù crime! afTreux malheurs
Reprise de l'arjUnto.
Que va-t-il faire? instant suprême!
La traliison
Va profiter du trouble extrême
De sa raison.
Oui, je les vois, et ma sœur guide
Son faible bras.
C'est un traité lâche et perfide!
Ne signez pas [le)').
FIN DE l'air.
SCENE V.
CORDÉLIA, I,E ROI, rentrant en démence, un poignard
à I;i main.
Récitatif.
CORDÉLIA.
Ciel!...
LE ROI, s'adressant ù Cordélia qu'il prend pour Régane.
Régane, rends-moi, rends-moi ma signature.
Et mon royaume aux infûmes vendu!
Tu vas mourir!
11 menace Cordélia du poignard.
CORDÉLIA.
C'est moi! votre fille!
LE noi.
0 nature !
Laissant tomber le poignard et la reconnaissant.
Ma seule enfant! c'est toi!
CORDÉLIA, l'embrassant.
Toujours,
CORDÉLIA. 215
LE ROI.
Tout est perdu !
ENSEMBLE.
Tout est perdu!
SCENE VI.
Les Précédents, EDGAR accourt tenant un parchemin.
EDGAR, av8C force.
Tout est sauvé — le ciel qui vous protège
M'a permis de saisir ce traité sacrilège.
L'honneur vous est rendu !
ENSEMBLE.
LE ROI.
L'honneur nous est rendu !
EDGAR ET CORDÉLIA.
L'honneur vous est rendu !
EDGAR.
Cavatine.
Oui, le voilà ce pacte impie
Qui vous détrône sans remord !
Mon dévoûment... que je l'expie.
L'honneur sauvé vienne la mort!
Et si jamais l'outrage insigne
Sur la couronne est consommé,
Nul n'y verra l'auguste signe
Du grand roi Lear, le bien-airaé!
Il déchire le traité.
LE ROI, lui prenant la main.
Recilaiif.
Merci, preux chevalier!
EDGAR, s'inclinant devant le roi.
Est-il rien que j'envie?
210 OEUVIII-S DI'MILE DESCIIAMPS.
COIIDÉLIA.
Mv^is, quel orage est sur ton front!
LK ROI.
Qui donc menacerait sa vio?
Ne suis-je pas le maître enfin? — ils le sauront!
ÏRIO.
Andanle.
LE ROI, à Edgar.
Sans jamais que ton âme faiblisse;
Pour ton roi tu courais au supplice,
Ne crains pas qu'un tel sort s'accomplisse,
Te sauver est encor mon espoir !
CORDÉLIA, à Edgar.
Sans jamais que ton âme faiblisse
Pour ton roi tu courais au supplice;
Ne crains pas qu'un tel sort s'accomplisse.
Te sauver est encor mon espoir !
EDGAR, à Cornélia.
Ne crains pas que mon âme faiblisse!
Pour le roi j'ai bravé le supplice;
Mais s'il faut que mon sort s'accomplisse.
C'est Tamour qui dicta mon devoir!
Transition.
LE ROI, à Edgar.
Un sauf-conduit! — Ma main sur un tel acte
Peut signer hardiment! elle a signé le pacte!
11 signe un papier.
Puis!
EDGAR, au roi.
Vivre loin d'elle? — Ah! jamais.
LE ROI.
Qu'eiitends-je?
EDGAR.
Pardonnez!
CORDÉLIA.
217
CORDELIA.
Mon père, je Taimais!
Je l'ose dire... il vient de venger votre offense!
LE ROI.
11 mérite ton cœur. — De ma seconde enfance
Le ciel daigne éclaircir le voile ténébreux.
Je puis, dans mon malheur, faire encor des heureux!
Ils s'agenouillent.
Oui, tu seras mon fils. Dieu! prenez leur défense,
Les bénissant.
A'ersez tous vos trésors sur eux!
Allegro.
ENSEMBLE.
EDGAR ET CORDELIA.
Ma destinée.
Doux hyménée.
Est couronnée
De ta faveur!
Mon bien suprême.
Le roi lui-même
Veut que je t'aime,
mon sauveur!
ton sauveur!
C'est
LE ROI, îi Cordélia.
Ma destinée,
Infortunée,
Est couronnée
Par ton bonheur.
Mon vœu suprême,
Oui, c'est qu'il t'aime,
C'est le prix même
De tant d'honneur.
Transilion.
LE ROI.
Edgar, ne crains plus leur colère!
EDGAR.
Du sort entre vous deux j'affronte les défis
CORDÉLIA.
Le ciel nous garde un abri tutélaire.
LE ROI.
Ils n'oseront frapper mon fils!
V.
13
218
OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
Reprise de l'allcgro.
UDGAU ET COnDKI.IA.
Ma destinée,
Doux hyménéo,
Est couronnée
De ta faveur.
Mon bien supi"C>me,
Le roi lui-même
Veut que je t'aime,
mon sauveur!
C'est
ton sauveur!
LE ROI, ri Cordélin.
Ma destinée,
Infortunée,
Est couronnée
Par ton bonlieur.
Mon vœu suprême,
Oui, c'est (lu'il t'aime.
C'est le prix même
De tant d'honneur!
F I IN DU T r> I 0 .
Ct'm dehors.
Ah! ah! ah!
Un moment nprîs, (éclairs et tonnerre.
Recilalif.
CORDÉLIA.
Entendez-vous ces cris de rage.
Dont les éclats soudains glacent tout mon courage?
Et ce tonnerre, écho profane et spacieux
Du courroux éternel... double et sinistre orage
Qui roule de la terre aux cieux ?
LE ROI, ramenant vers lui Ed^ar et Cordélio.
Oh! venez là; ce sont mes filles et mes gendres
Qui lancent contre moi leurs meutes de bourreaux !.
Et les foudres de Dieu, prêtes à mettre en cendres
L'antre des scélérats... le palais des héros.
EDGAR ET CORDÉLIA.
Ln soldat est lui seul plus fort que cent bourreaux!
CORDÉLIA. ihi
SCi;_NE VII £T DERNIÈRE.
Fanfares sauvages.
Le tonnerre continue par intervalles pendant toute
cette dernière scène.
Finale.
Les, Précédents, Gardes bt Sicaires armes
débouchant par les arcades du fond.
CHOEUR DE SICAIRES.
Un félon que la loi condamne
Déroba, dit-on, le traité.
Mais enfin l'ordre de Régane
Doit par nous être exécuté.
EDGAR, leur montrant le parchemin décljirô.
Le traité? — Le voici!
LE ROI.
Consommez l'injustice,
J'en serai la victime et non pas le complice.
LE CHOEUR, désignant le roi et Cordélia.
Oui, sans délais
Conduisons-les
Hors du palais.
Criant.
Hors du palais ! hors du palais !
Tonnerre.
LE ROI.
Des tempêtes sombre inclémence.
Fureur du tonnerre et des vents.
Écrasez ma tête en démence.
Ah! vous n'êtes pas mes enfants!
220
OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
LK CIIOEUn à Edgar.
Et toi, soldat iiifùmo,
Le trépas te réclame
Par le fer et la flamme.
cordj':lia .
Pitié pour lui, pitié!
Dans son forfait nous sommes de moitié.
Pitié pour lui, pilié!
Reprise des deux chœurs.
Non, non, soldat infâme,
Le trépas te réclame,
Par le fer et la flamme.
Désignant le roi et Cordélia.
Et sans délais
Conduisons-les
Hors du palais.
Hors du palais I hors du palais!
Pendant ce chœur, Cordélia fait entendre ces cris
Pitié pour lui! pitié!
EDGAR.
Ah! n'implorez pas leur pitié!
Je ne veux pas de leur pitié!
LE ROI.
\ Dans son forfait nous sommes de moitié.
Après le chœur.
LE ROI.
Ne nous séparez pas — c'est l'époux de ma fille.
11 a droit à l'exil qui frappa ma famille,
Car, mes seuls enfants... les voici.
Que le glaive qui brille
Respecte Ldgar... le roi l'ordonne ainsi!
LE CHOEUR.
Eh bien, race proscrite
Dont la destinée est écrite,
i\
COIIDÉLIA. 221
Tous les trois, sans délais.
Hors du palais! hors du palais!
Les trois personnages , se tenant par les mains, s'avancent
solennellement et font reculer h s sicaires.
LE ROI, EDGAR ET CORDÉLIA.
Un sort funeste nous opprime,
Au sol natal disons adieu.
Et vous complice d'un tel crime
Tremblez, tremblez, il est un Dieu!
LE CHOEUR, reculant d'abord, mais reprenant bientôt l'altitude
menasanle.
Au roi.
L'arrêt vengeur qui vous opprime
Sur votre front descend de Dieu,
Votre démence était un crime...
A vos États dites adieu.
T.es sicaires les poussent enûn tous trois vers le fond du
théâtre qui s'ouvre, et l'on aperçoit des landes et des montagnes.
Les trois bannis s'éloignent au milieu de deux haies de soldats.
— A ce moment, Bégane et Goneril, avec leurs époux, arrivent
sur la scène par la porte latérale de gauche, des coupes en main
et couronnées de fleurs, suivies de seigneurs sortant.de l'orgie, et,
d'un geste impérieux, elles commandent aux soldats de presser
le départ du roi, de Cordélia et d'Edgar. Torches — il est
presque nuit. — Tonnerre et orchestre terrible jusqu'à la fin.
LE ROT, CORDÉLIA, EDGAR, déjà sur les premières hauteurs
du fond de la scène, jettent ce dernier anathème sur tous :
Tremblez, tremblez, il est un Dieu !
Tandis que le chœur des sicaires reprend :
A vos États dites adieu!
( La toile tombe sur ce tableau. )
FIN.
LA RÉDEMPTION
-MYSTERE EN CINQ PARTIES
Avec Prologue et Épilogue
ÎN COLLABORATION AVEC M. É M I L I E N PACINI
MUSIQUE DE GIULIO ALARY
Eiécuté pour la première fois au Théâtre-Italien
■en ISôO.
PERSONNAGES :
L'KVANGILE, personnage symbolique, non chantant.
JESUS-CHRIST.
LA VIEUGE MARIE.
LES DOUZE APOTItES
ri ERRE.
ANDRÉ, son frère.
JEAN.
JACQUES, son frère, dit le Mi-
neur.
JACQUES, 111s d'Aliihée.
THOMAS.
MATHIEU.
SIMON.
PHILl PPE.
THADÉE ou JUDE.
JUDAS ISCARIOTE.
BAKIHKLE.MY ou NATHA-
N É E N.
C A I P H E , grand prêtre.
l'ONCE-PILATE, gouverneur
romain.
Un Officier.
Le J vif-Errant.
SIMON LE CYRÉNÉEX.
DISMAS, le bon larron.
GISMAS, le mauvais larron.
MARIE CLÉOPHAS.
MAGDELEINE.
Une Servante.
Un C e n t u r ; o n.
Un HÉRAUT.
Un Soldat.
Une Jeune Fille.
Les Filles des Pasteurs.
Les Saintes Fem.mbs.
Quatre Anges.
La Foi.
L'Espérance.
La C h a r I t é.
Soldats Romains.
Pharisiens.
Peuple: Hommes, Femmes
et Enfants.
Les Ames
BES.
dans les L I m-
NoTA. — Tout esl chanté, excepté lesparoks du personnage symbolique,
l'évangile, qui sont déclamées.
Tous les peisonnarjes, en habits de ville, seront assis sur l'estrade, el se
lèveront, le cahier à la main, à mesnie qu'ils devront chanter, afin d'étoi-
ijncr toiite apparence d'action théâtrale.
LA REDEMPTION
MYSTÈRE EN CINQ PARTIES
PROLOGUE ET PREMIERE PARTIE
PERSONNAGES
L'EVANGILE.
JÉSUS.
Les Douze Apôtres.
Quatre Anges.
Peuple, Soldat;
PROLOGUE. — LA GEiNE.
Prélude d'orchestre.
L EVANGILE. Parlé.
En ce temps-là, Jésus avec ses douze apôtres,
Vint dans Jérusalem, et, loin de tous les autres,
Fêta la Pâque sainte, une dernière fois.
Or, il leur dit très-calme et d'une austère voix :
« C'est mon corps, c'est mon sang, que ma main vous partage,
« Pour qu'ils soient des pécheurs l'éternel héritage;
« Voilà le fils de l'homme ici glorifié...
« Demain le fils de Dieu sera crucifié !... »
Alors, les douze élus de la cène mystique
Unirent tendrement, dans un pieux cantique,
Des transports inconnus d'angélique ferveur
Au deuil où les plongeait cet adieu du Sauveur.
Vi.
2:0 OEUVRES D'EMILE DESCIIAMPS.
Musique.
CANTIQUE DES DOUZE APOTRES
E N SEME I. E.
I
Jour do gloire, jour d'extase!
Sois béni, maître divin!
De toi seul, céleste vase,
Coule à flots l'amour sans fin...
Mais d'où vient que la tristesse
Nous révèle ses langueurs,
Et comme une sombre hôtesse.
Prend sa place dans nos cœurs ?
II
Pain du ciel, sainte Rosée,
Des apôtres, à genoux.
Rafraîchis l'ùme embrasée.
Et que Dieu descende en nous !
Mais le Juste qui délivre,
Quels mandats il a reçus !
Nous faut-il, hélas! revivre
Du sang même de Jésus ?
l'évangile. Parlé.
Après quoi, méditant sa divine agonie,
Jésus, par le Cédron, vint à Gethsémanie,
Accompagné des siens, et par d'étroits sentiers,
Il arriva, le soir, au monl des Oliviers.
PREMIERE PARTIE.
LE JARDIN DES OLIVIERS.
rréludc d'orclieslre.
CHANT, PRIÈRE.
JÉSUS.
Dans cette noire solitude
Songeant au jour prophétisé,
D'une funèbre inquiétude
Je sens déjà mon cœur Ijrisé.
Quel sera l'ange qui m'assiste
Dans les angoi'sses de mon sort?
Priez, priez ! mon âme est triste,
Triste, mon Dieu ! jusqu'à la mort!...
0 mon père, mon père! Éloignez ce calice!
Vous pouvez tout, soyez clément!
(jue votre volonté cependant s'accomplisse,
Et non la mienne, en ce moment !
QUATRE ANGES.
0 fils de l'homme, à l'heure où tu chancelles,
La force en nous, vers toi, du ciel descend.
Dieu nous envoie, et sous nos blanches ailes,
Va s'étancher cette sueur de sang.
Que béni soit le Seigneur tout-puissant !
JÉSUS.
() mon père, s'il faut épuiser ce calice,
Si rien ne change un tel arrêt.
Que votre volonté désormais s'accomplisse!
Quoi qu'il advienne, je suis prêt !
'■l'ii œUVRES D'EMILE DESCflAMPS.
l'Évangile. Parié.
Jésus, fortifié par la sainte prière,
A ers ses disciples fit quelques pas en arrière :
Accablés de fatigue, ils s'étaient endormis.
< L'heure est venue, allons ! levez-vous, mes amis,
« Dit-il ; celui (|ui doit me trahir va paraître. »
— Aussitôt ameuté par ordre du grand prêtre
Et des pharisiens, s'offre un gros de soldats
Suivis d'hommes du peuple... à leur tête Judas !
Mimique.
JUDAS, à ceux qui le suivent.
Aux lueurs des flambeaux, observez, sans rien dire,
Compagnons ; celui-là, que je vais embrasser,
C'est lui ! — ce signal doit suffire.
Vous tous sur l'homme il faudra s'élancer !
A Jésus.
Maître, je vous salue !
Recevez mon baiser pieux.
JÉSUS.
0 Judas ! qu'es-tu donc venu faire en ces lieux?
D'une âme au crime résolue,
0 Judas! tu trahis le fils de l'homme, toi!
Aux soldats.
Qui cherchez-vous ?
LES SOLDATS ET LE PEUPLE.
Jésus de Nazareth.
JÉSUS.
C'est moi !
SOLDATS ET PEUPLE.
Cliœur.
Quelle gloire imposante.
Devant nous se présente!
Quel éclat radieux
Épouvante nos yeux!
LA RÉDEMPTION.
2-20
Nous venions en grand nombre
Pour le prendre dans l'ombre ;
Il se livre, et c'est nous
Qui tombons à genoux !
JUDAS.
Quoi! vous tremblez! A l'œuvre! il est seul contre tous.
Reprise du chœur.
SOLDATS ET PEUPLE.
Quelle gloire imposante
Devant nous se présente!
Quel éclat radieux
Épouvante nos j'eux!
Nous venions en grand nombre
Pour le prendre dans l'ombre ;
Il se livre, et c'est nous
Qui tombons à genoux!
LES APOTRES.
Quelle gloire imposante
Devant eux se présente !
Quel éclat radieux
Épouvante leurs yeux !
Vous veniez en grand nombre
Pour le prendre dans l'ombre;
Il se livre, et c'est vous
Qui tombez à genoux !
Air.
0 peuple ingrat, gardien des tabernacles,
Contre Jésus vous armez votre main !
Fut-il jamais avare de miracles?
Reconnaissez son pouvoir surhumain!
Par sa bonté vous jugiez sa faiblesse;
Mais à l'agneau le lion est uni...
Ah ! c'est vous seul que la force délaisse !
Il vous regarde, et le crime est puni !
230 œUVRES D'I'MILF. DESC II AMPS.
JÉSUS.
0 mon disciple aimé! Jean, mon frère, silence!
Et vous, soldats, relevez-vous.
Je l'ai dit : c'est moi!
JUDAS.
Qu'on s'élance !
11 s'offre lui-même à vos coups.
PIKr.RK.
Misérables! craignez mon glaive et mon courroux !
• JÉSUS.
0 Pierre! pas de violence!...
Qui frappe par le fer périra par le ter.
LES AI'OTRES.
Vos apôtres toujours suivront votre parole.
PEUl'LE ET SOLDATS.
Plus de crainte frivole.
Emparons-nous de lui.
LES APOTRES.
Craignez au moins l'enfer!
JÉSUS.
D'un vertige fatal vos âmes sont frappées,
Fils de Moïse et d'Aarou !
Vous venez tous, armés de butons et d'épées
Pour me saisir comme un larron!
Tous les jours, cependant, j'enseignais dans le temple,
Vous me laissiez en liberté.
De vos rameaux encor Jérusalem contemple
Le feuillage à mes pieds jeté...
Mais, à la fin, toutes choses sont faites
Pour accomplir ce qu'ont dit les prophètes !
JUDAS.
Allons ! la nuit descend, le temps nous est compté;
Déroulez cette corde et qu'il soit garrotté !
LA RÉDEMPTION.
•231
JE A A.
0 trahison !
PIERRE.
0 cruauté !
PEUPLE ET SOLDATS.
Chœur.
Voilà donc le maître !
Devant le grand prêtre ,
Il va comparai tfe
Comme un imposteur.
Allons! qu'on l'entraîne !
Que le monde apprenne
Le crime et la peine.
Du blasphémateur!
LES QUATRE ANGES.
Jérusalem! de ta coupable enceinte,
Hélas! vont pour jamais fuir les anges de Dieu!
Ils t'aimaient tani, cité qa'on nommait sainte,
Qu'ils pleurent sur ton crime en te disant adieu!
Adieu! adieu! adieu!
Double chœur.
LES APOTRES.
Plus d'espoir! le maître
Devant le grand prêtre
Va donc comparaître
Comme un imposteur!
O terreur soudaine !
Voilà qu'on l'entraîne !
La défense est vaine
Pour le Rédempteur !
LES QUATRE ANGES.
Hélas! divin maître,
Devant le grand prêtre
Vas-tu donc paraître
PEUPLE ET SOLDATS.
Voilà donc le maître !
Devant le grand prêtre
11 va comparaître
Comme un imposteur!
Allons! qu'on l'entraîne!
Que le monde apprenne
Le crime et la peine
Du blasphémateur!
JESUS, aux apolres.
Laissez votre maître
Tout seul comparaître
Devant le grand prêtre
'2:j2
OEUVRES D'EMILE DESCUAMl'S.
Comme un imposteur?
Bonté souveraine!
Des anges en peine
La prière est vaine
Pour le Rédempteur !
Tel qu'un malfaiteur.
La défense est vaine,
Je suivrai sans peine
La loi souveraine
Du Dieu créateur.
ri\ DE LA PREMIERE PARTIE.
DEUXIÈME PARTIE.
LE SANHEDRIN,
L'EVANGILE.
PIERRE.
JUDAS.
CAIPHE.
PERSONNAGES
Un Officier.
Une Servante..
Chœur, Prêtres.
Prélude d'orchestre.
l'évangile. Pnrlé.
Or, Jésus, garrotté, fut conduit chez Caïphe
Par les gens de Judas. Là, près du grand pontife,
Se trouvaient rassemblés les Scribes, les Anciens
Et les Docteurs, Jésus n'ayant aucun des siens.
Pierre, qui d'assez loin avait suivi son maître,
Se tenait tout pensif dans la cour du grand prêtre
Avec les serviteurs, et, plein d'anxiété,
Il attendait la fin de cette impiété.
Cependant, comme un roi qui noblement déroge,
L'Homme-Dieu se présente et Caïplie interroge;
Et le sauveur prédit, au jour marqué venu,
Aveugle Sanhédrin, vous l'avez méconnu !
Musique.
CHOEUR DES PRÊTRES.
Dieu d'Israël, enseigné par Moïse,
Unique et saint dans ton éternité!
Ta nation reste à jamais soumise
Au dogme seul de ta sainte unité!
Malheur donc sur le téméraire
'23i OEUVRES D'É.MILE DESCHAMPS.
Usurpant ton nom infini!
Dieu puissant! Dieu jaloux! il n'est plus notre frère,
Que le blasphémateur par nos mains soit puni!
CAII'IIE.
Prêtres! à nous le droit de constater le crime;
Mais au gouverneur seulement,
La loi de Rome ainsi l'exprime,
i.e droit de prononcer le dernier cliâtiment !
11 faut que la justice éclate
Sur le mensonge et son auteur!
De Caïphe i\ Pilate
Conduisez l'imposteur.
TOUS.
De Caïphe à Pilate
Conduisons l'imposteur.
l'ÉVAKGILK. Farlé.
Ces clameurs pénétraient jusqu'au fond des vieux porches
Où le matin naissant faisait pâlir les torches.
Pierre, qui pressentait de sinistres discords,
Pierre, l'oreille au guet, tremblait de tout son corps. -
Voilà qu'un officier avec une servante
L'abordent dans son coin, raillant son épouvante.
O doux Jésus, c'est l'heure où de sa lâche voix,
Pierre, as-tu dit, devait te renier trois fois!
Musique. — Trio.
pierre, l'officier, la servante.
l'officier et la servante.
Quelle rumeur se fait entendre !
Ils ont veillé toute la nuit !
Mais nous allons bientôt apprendre
Le résultat de tout ce bruit.
Voyez déjà Jésus lui-mêmo,
Que chacun traite comme il faut...
Ceux qui soutiennent son blasphème
N'oseront plus parler si haut.
LA r.I'DEMPTlON. '23.1
PIERRE.
Quelle rumeur se fait entendre !
Ils ont veillé toute la nuit.
Je brûle et tremble ici d'apprendre
Le résultat de tout ce bruit.
Quoi ! c'est Jésus ! Jésus lui-même
z / Que l'on outrage ainsi tout haut !
Grand Dieu ! chacun frappe ou blasphème !
Tout mon couraj^e est en défaut.
m
L OFFICIER.
Mais, quel est donc cet homme? et qu'attend-il encore,
Seul dans son coin, depuis le soir?
LA SERVANTE.
Foi de servante, je l'ignore,
11 m'est suspect, rien qu'à le voir.
Je' croirais volontiers...
l'officier.
Nous allons tout savoir.
pierre.
Us s'approchent de moi... que veulent-ils savoir?
l'officier.
Holà! que faites-vous, brave homme,
Sur ce banc, à l'heure qu'il est?
N'ête.s-vous pas avec celui qu'on nomme
Jésus de Galilée ?
pierre.
A d'autres s"il vous plaît I
LA SERVAÎJTE.
Cependant, il me semble
Vous avoir vus tous deux ensemble.
PIERRE.
C'est quelqu'un qui me ressemblait.
•23(3 OEUVr.ES D'EMILE DESCHAMPS.
REPRISE DE L'ENSEMBLE MODIFIÉ.
L'omCIEU ET LA SERVAME.
Quelle rumeur se fait entendre!
Jésus se perd, c'est ce qu'il faut.
Ceux qui venaient pour le défendre
N'oseront plus parler si haut.
PIERRE.
Quelle rumeur se fait entendre !
Ciel ! insulter Jésus tout haut !
C'est grand danger de le défendre;
Tout mon courage est en défaut.
LA SERVANTE.
Kh bien, je crois cet honiine peu sincère.
Tenez! il s'apprête à sortir.
L 'o F F I c I E R .
C'est quelque perfide émissaire,
Il a dû nous mentir.
Or çà, l'étranger, pas si vite,
Nous avons à causer un peu.
PIERRE.
Moi, je n'ai rien ù dire.
LA SERVANTE.
Il tremble, il nous évite.
l'officier.
Vous étiez, à coup sûr, faites-nous-en l'aveu,
Ln disciple du Juif qu'on prétend fils de Dieu.
J> I E R R E .
Ah! vous pouvez m'en croire,
Je Jie le connais pas!
LA SERVANTE
Hier, si j'ai bonne mémoire
Vous veniez sur ses pas.
LA RÉDEMPTION, '237
PIERRE.
En vérité, je ne le connais pas!
l'officier et la servame.
Il ne le connaît pas!
REPRISE DE L'ENSEMBLE.
l'officier et la SERVAA'TE.
Quelle rumeur se fait entendre!
Jésus se perd, c'est ce qu'il faut.
Ceux qui venaient pour le défendre
N'oseront plus parler si haut.
pierre.
Quelle rumeur se fait entendre !
Ciel ! insulter Jésus tout haut !
C'est grand danger de le défendre ;
Tout mon courage est en défaut.
l'officier.
Nous serions-nous trompés?
LA SERVANTE.
C'est lui qui nous abuse.
PIERRE.
Adieu donc! déjà le jour luit;
Je n'attends plus.
LA SE R VANTE.
Mauvaise excuse!
Votre accent même vous trahit.
l'officier.
Oui, plus je le regarde!... (aubaine sans pareille!)
C'est bien vous, j'étais là, qui du pauvre Malchus,
D'un coup d'épée, avez meurtri l'oreille.
pierre.
Moi?
l'officier.
Nous en sommes convaincus,
■2;58
OEUVRES D'EMILE DES CHAMPS.
Vous êtes de la compagnie
Du Nazaréen.
l'IEIÎ RE.
Je le nie.
LA SERVANTE.
Vous soutenez encoi-?...
PIERRE.
Je le nie et renie!
l'officier.
Kn feriez-vous serment?
PIERRE.
Par les murs de Sion,
Par rùme de mon père et ma damnation,
JVonj je )ie connais pas Jésus de Galilée !
On entend chanter un co\.
l.Q chant du coq!... ma honte ici m'est dévoilée!
TOUS TROIS.
Un tel serment!... ù profanation!
Marche saccadée d'orchestre.
l'officier ET LA SERVANTE.
Mais, comme un flot qui roule
Sur les degrés, la foule
En tumulte s'écoule;
Voilà Jésus qui sort,
Suivant la loi romaine.
A la justice humaine,
Iioi des Juifs, on t'emmène !
Tu ne peux fuir ton sort !
PIERRE.
.Mais, comme un flot qui roule,
« Sur les degrés, la foule
En tumulte s'écoule.
Voilà Jésus qui sort.
Suivant la loi romaine,
A la justice humaine,
Divin maitre, on t'emmène!
Je frémis de ton sort !
LA RÉDEMPTIOX. 23^
Transition. — Unisson solennel.
TOUS TROIS.
Le chemin n'est pas long du prétoire à la mort.
keprise de l'ensemble précédent.
l'officier et la servante.
Mais, comme un flot qui roule.
PIERRE.
Mais, comme un flot qui roule.
FIN DU TRIO.
La marche d'orL-hestre conlinue et se perd peu 5 peu.
Plainte.
Divin Jésus! dans mes lâches alarmes,
J'ai renié ma croyance et ton nom!
Pour un tel crime aurai-je assez de larmes?
J'ai mes remords qui me répondent... Kon!
Divin Jésus! toi qui de mes ténèbres
M'as fait sortir par ta sainte clarté,
Mon front, courbé sous les cendres funèbres,
Rentre à jamais dans son obscurité.
Divin Jésus! pour laver cette honte,
Puisque mes pleurs sont un baume impuissant,
Que par la mort jusqu'à toi je remonte!
Martyr, un jour, je t'ofl'rirai mon sang !
l'ÉVAAGILE. Parlé.
Les prêtres, les soldats, suivis de l'auditoire,
Tous entraînaient Jésus chez Pilate, au prétoire.
Ils proféraient des cris de vengeance et de mort;
Ce que voyant, Judas, saisi d'un grand remord.
240 OEUVRES D'EMILE DESCIIAMPS.
D'avance épouvanté des suites de son crime,
Jeta sur le pavé le prix de sa victime,
Et, criant : « Il me brûle! » eut un désespoir tel
Que n'en causa jamais aucun péché mortel !
Musique. — Air.
J L D A s .
Pâle et tremblant dans ma furie,
Plus que Gain, triste en tout lieu,
J'entends le monde qui me crie :
« Judas, qu'as-tu fait de ton Dieu? »
Que devenir, quelle torture!
Seul, ici-bas, je suis l'auteur
D'un crime exclu par sa nature
Des grands pardons du Hédempteur.
Je ne puis plus penser ni vivre;
L'air est de feu, le ciel de fer.
Vienne la mort qui me délivre,
Au risque même de l'enfer!...
Mais, si pour l'homme une espérance
Pouvait germer du repentir...
Si, par l'excès de la soull'rance.
Un être peut s'anéantir...
Mieux que Judas, qui doit s'attendre
A trouver grâce en suppliant;
Mieux que Judas, qui doit prétendre
Au privilège du Néant!
Que cette corde, ma complice.
Par qui Jésus fut profané,
Soit l'instrument de mon supplice...
Maudit le jour oà je suis ne!.'!
U se pend.
FIi\ DE LA DEUXIEME PARTIE.
TROISIEME PARTIE.
LE JUGEMENT.
L'ÉVANGILE.
JÉSUS.
CAIPHE.
PONCE-PILATE.
La Foi.
PERSONNAGES
l' e spéra nce.
La Charité.
Chœurs, Prêtres, Soldats,
Peuple.
Prélude d'orchestre.
l'évangile. Parlé.
1^'homme de trahison fuyant sa propre haine,
Passe du suicide à l'ardente géhenne,
Qui frémit d'un tel hôte en se fermant sur lui...
Les Juifs... La vérité pour d'autres yeux eût lui!...
Obstinés dans l'erreur, l'âme au mal endurcie,
Devant Ponce-Pilate amènent le Messie.
Le gouverneur romain leur ayant demandé
De quoi l'on accusait cet homme ainsi gardé,
Les Docteurs de la loi, les Prêtres et les Scribes,
Mêlant l'injure atroce aux lâches diatribes,
l^épondirent soudain : Mais ne savez-vous pas
Quel mauvais grain il sème, en tout lieu, sur ses pas?
Et même qu'il nous nomme, aux enfants comme aux pères,
Des sépulcres blanchis, des langues de vipères!
11 ne respecte rien : c'est un conspirateur,
Un impie, un pervers... jugez le malfaiteur!
Musique.
CHOEUR DU PEUPLE.
Nous l'amenons à votre barre
Pour venger un crime d'État;
V. 14
ii'l OEUVr.RS DKMILE D KSCII A M l'S.
Rome n'a point uni; loi si bai'inire
nue ne surpasse encore un pareil attenlat!
COEUR DE PP.ÊTRES.
Il corrompt la nation juive
Par des leçons de révolte et d'horreur.
La doctrine qu'il veut qu'on suive,
C-oinnie au Dieu de Moïse insulte à l'einitereur.
TOUS E.NSEMEI.i;.
C'est un infâme,
Bravant la loi,
Qui se proclame
Messie et Roi.
PILATE A JÉSUS.
Vous entendez... qu'on me réponde;
Êtes-vous donc roi d'Israël?
JÉSUS.
Oui, roi ! mais mon royaume... il n'est pas de ce monde.
Mon trône est dans le ciel.
TOUS.
Vous voyez son audace !
1' 1 L A T E .
Je ne vois rien ici qui mérite la mort.
TOUS.
Que faut-il donc pour mériter la mort?
CAIPHE.
Jésus, comme chez moi vous l'avez dit d'abord,
Oserez-vous nous répéter en face
Par Jéhovah, devant tous, en ce lieu,
Que vous êtes vraiment le Christ, le fils de Dieu!
JÉSUS.
Vous l'avez dit, je suis le Christ, le fds de Dieu!
TOUS ET CAIPHE.
Quelle imposture! quelle audace!
Le fils de Dieu, vous?
LA RÉDEMPTION. ^IV.i
JÉSUS.
Oui.
CAIPHE, dérliirant sc-s habits.
Oh! blasphème inouï!
Duo.
CAIPHE ET PIL.VTE.
Andanle.
CAIPHE, à part.
Dieu du ciel, tu Fentends! — Quel orgueil il étale!
Vois les transports de ma pieuse horreur!
Comme en signe de deuil", robe sacerdotale,
Déchirez-vous sous mes mains en fureur !
PILATE, à part.
Par les dieux immortels, fanatique délire!
Je reconnais le peuple du Sabbat.
Secte impure, il est temps ({ue les lois de Tempire
Mettent un terme à ce honteux débat.
CAIPHE, à Pilate.
Si nous sommes votre conquête,
Vous nous devez, Romains, votre secours.
PILATE.
Devant Rome aujourd'hui levez moins haut la tête.
Prêtre assez de pareils discours!
ENSEMBLE.
PILATE, à part.
Ces vils Hébreux s'agitent donc sans cesse I
Ils sont à craindre autant qu'à mépriser.
Mélange affreux d'orgueil et de bassesse,
Pour les soumettre il faut les écraser.
Mais nous saurons par la prudence,
1 En leur ôtant Tindépendance,
j A des périls ne pas nous exposer.
\ CAIPHE, à part.
1 Sous ces païens, faut -il trembler sans cesse?
I Un joug si dur. Dieu tarde à le briser.
\ 0 des cités, toi, l'antique princesse
244 OELVr.ES D K.MlLi; DKSCMAMPS.
Rome idolâtre ose te mépriser!
Si nous souffrons sa dépendance,
Tâchons du moins que la prudence
Bientôt l'oblige à no'us favoriser!
Transition.
GAI PUE.
Faut-il encor des témoins et des preuves?
Ah! que votre courroux,
Hébreux, mugisse enfin comme l'eau des grands fleuves !
Et toi, Pilate, soutiens-nous!
P 1 1. A T K .
Je suis Romain et non Israélite;
Tout ce procès m'est étranger.
Moïse ni Jésus ne m'ont pour satellite,
Et je ne dois que protéger.
Slrello.
ENSEMBLE.
CAIPHE, aux Juifs.
Contemplez donc un homme indigne
Qui se prétend Verbe divin!
De son pouvoir quel est le signe?
Tu mens, Jésus; mais c'est en vain.
Il a blasphémé! peuple et juges,
Vengez le nom de l'Éternel.
Il a blasphémé! quels refuges
Pourraient sauver le criminel?
Vengez le nom de l'Éternel !
PILATE.
Ah! c'en est trop et je m'indigne.
Vous persistez, mais c'est en vain.
Rome, par moi, vous fait un signe;
Que ce tumulte cesse enfin!
Oui, vous blasphémez, peuple et juges!
L'Olympe seul est immortel!
Oui, vous blasphémez, — des refuges
LA RÉDEMPTION. 245
Y sont ouverts à chaque autel.
L'Olympe seul est immortel ! j
FIN DU THIO,
LE CHOEUR.
Qu'il soit crucifié!
PILA TE, a Jésus.
Que direz-vous encore ?
LES PRÈTPxES.
11 osa diffamer les prêtres du Seigneur!
Le Seigneur ne veut pas que sa bouche t'implore.";
TOUS A PILATE.
N'écoutez rien.
PILATE.
Comment juger ce que j'ignore?
Qu'il parle ! — Respectez l'ordre du gouverneur.
Air.
JÉSUS.
Si j'étais roi sur cette terre, 1
Comme je le suis dans les cieux,
Une phalange militaire
Disperserait ces factieux,
Et, dans la paix et l'abondance
On bénirait ma sainte loi.
Mais par la force et l'évidence
Les plus pervers croiraient en moi.
Ton divin règne, ô Providence!
Ne doit venir que par la foi!
Et toi, Jérusalem, la cité déicide,
Je ne puis retenir mes pleurs.
En contemplant tes murs, où tant d'éclat réside,
Où vont pleuvoir tant de mallieurs!
Tes splendeurs aux jours de fête,
Qui du ciel touchaient le faîte...
Comme a dit plus d'un prophète.
Désormais font place au deuil.
Où sont donc tes édifices ?
14.
210 OEUVr.KS D'H.MILt: D KSCIIA M PS.
Ton autel, des sacrifices?
Dévoués aux maléfices.
Dieu les brise d'un coup d'œil!
Ton saint temple à la prière
Fermera son sanctuaire;
Sans laisser pierre sur pierre,
Un orage y passera,
Et tes fils, doulcir profonde!
Erranls tous, bannis du monde.
Trouveront les champs et l'onde
Plus déserts que le Salira!
Cependant, à la fin des peuples et des âges,
Sur un trône d'éclairs, par les anges porté.
Viendra le fils de rhomme, au milieu des nuages,
Dans sa toute-puissance et dans sa majesté!
Les mondes attendant que sa voix retentisse.
Devant lui Irémiront d'espérance et d'efïroi;
Aux méchants comme aux bons il rendra la justice,
Et tous sauront alors si Jésus était roi!
TOUS.
Anathème à l'impie!
Notre loi succombait,
Que le crime s'expie!
Au gibet! au gibet!
C A I P H E .
0 Pilate, prends garde! — A grands cris demandée.
Sa mort seule peut vaincre un funeste hasard,
Et du repos de la Judée,
Tu répondras devant César.
TOLS, répétant.
Au gibet! au gibet!
PILATK.
Prenez donc vous-mêmes ce juste!
Je ne veux pas souiller ma toge auguste
Qu'une eau pure, à vos yeux, lave mes mains du sanj
De l'innocent!
— A vous Jésus!
LA RHDEMPTION. 247
TOUS.
Vive Pilate!
Flagellons le faux dieu sous le fouet frémissant !
CHOEUR DE LA FLAGELLATION.
Viens, roi des Juifs, viens qu'on te llatte !
Rejette enfin ce vil manteau,
A toi la robe d'écarlate,
Avec un sceptre de roseau.
Battu de verges, tu t'inclines.
Et ne peux fuir aucun affront,
Car ta couronne a des épines *
Qui la retiennent sur ton front.
Comme ceux des mages
Qui venaient vers toi,
Rerois nos hommages
Nous chantons ta loi.
Ah! ah! ah! ah! ah! ah!
Salut au roi des Juifs, salut à notre roi!
Trio mystique .
LA FOI, L'ESPÉRANCH, LA CHARITE.
ENSEMBLE.
Nous, devant Dieu, trois sœurs égales, '
Nous, les vertus théologales,
Quittons des cieux l'air bien-aimé
Pour les méchants et l'opprimé.
LA FOI.
C'est la foi qui vous prie.
Incrédules mortels!
Pourquoi l'outrage au Dieu né de Marie!
La foi vous dit : Dressez lui des autels!
REPRISE DE l'ensemble.
Nous, devant Dieu, etc.
l'espérance.
Toi, fils de l'iiomme, accomplis ta souffrance!
Domine-la, toi, fils de Dieu!
248 OEUVRES D'EMILE DESCIIAMPS.
Près des douleurs se place l'Espérance,
Elle ne dit jamais adieu.
r.KPRISE DK l'ensemble.
Nous, devant Dieu, etc.
LA CHARITÉ.
La charité giîmit en condamnant le crime,
Mais ne vous laisse point, pécheurs, à Tabandon.
Car sa flamme |)énètre au cœur de la victime
Qui s'ouvre pour répandre un céleste pardon.'
REIMIISE DE l'ensemble.
Nous, devant Dieu, trois sœurs légales.
Nous, les vertus théologales,
Quittons des cieux l'air bien-aimé
Pour les méchants et l'opprimé.
TOUS, à Jésus, avec ironie.
Comme ceux des mages,
Qui venaient vers toi,
Reçois nos hommages!
Nous chantons sur toi.
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah 1 ah !
Salut au roi des Juifs, salut à notre roi!
P I L A T E .
Sanglant sous la couronne, accablé sous l'outrage.
Pour sceptre dérisoire ayant un vil roseau ;
Tel est Jésus! — Hébreux, contemplez votre ouvrage.
Ecce liomo!
JÉSUS.
Malheureux obstinés! ô Juifs! Ecce homo!
CHOEUR GÉNÉRAL.
Au Calvaire! en croix! puisqu'il persévère!
Que nos dogmes saints restent triomphants!
Et que, s'il le faut, le sang du Calvaire
Retombe sur nous et sur nos enfants!
Au Calvaire! au Calvaire!
ri\ DE LA Tr.oisii-:ME partie.
QUATRIEME PARTIE.
LE GOLGOTHA. — LES STATIONS.
PERSONNAGES :
L'EVANGILE.
JÉSUS.
LE JUIF-ERRANT.
Un Héraut.
Un Centurion.
Un Soldat Romain.
LA VIERGE MARIE.
Premier Juif.
SIMON LE CYRENEEN.
Deuxième Juif.
Une Jeune Fille.
Chœurs : Les Filles des
Pasteurs, Pharisiens,
Soldats, Hommes du
Peuple, Femmes et En-
fants.
Prélude d'orcJieslre.
L EVANGILE. Parlé.
Or, ce peuple aveuglé, que son triomphe irrite,
Dans l'arrêt de Jésus ne voyant pas écrite
La réprobation future d'Israël,
Des souffrances du Christ se fait un jeu cruel.
Ceux-là qui l'en avaient affublé chez Pilate,
Arrachent de son corps le manteau d'écarlate,
Dont chaque lambeau lève un lambeau de sa chair;
Ils étreignent ses reins dans un cercle de fer
Dont les pointes cachant leurs perfides morsures,
Font pleuvoir à ses pieds le sang de ses blessures;
Les cordes, qui bientôt, mourant, le traîneront.
Pendent autour de lui... Puis, comme sur son front
Les épines faisaient trop large sa couronne,
Pour qu'il vêtit sa robe, un groupe l'environne.
Plus brutal, et d'un coup le bandeau douloureux
Tombe, ouvrant sous chacun de ses dards joints entre eux
250 OEUViiES D'É.MILE DESCHAMPS.
Une plaie où le sang divin abonde encore.
De ses honteux tourments l'Ilomme-Dieu se décore.
A ce moment, les Juifs et les soldats romains,
Pour qu'il portât sa croix délièrent ses mains.
Ils la chargèrent donc sur son épaule droite.
— La trompette sonna. — Par une voie étroite
Le cortège se mit en marche, et se porta
Vers le lieu de supplice, appelé Golgotha.
Trois cents archers venus de Gaule et d'Ibérie,
S'avançaient pesamment, puis la cavalerie
De Pilate; un tribun. — Enfin, le gouverneur
A cheval, entouré d'une escorte d'honneur.
— La trompette sonnait à tous les coins de rue,
Proclamant la sentence h la foule accourue.
Kn tête, un cavalier, natif du Palatin,
Tenait un étendard, à l'insigne latin.
De toutes parts, croissante et linsulte à la bouche,
Grondait la multitude in(|uiète et farouche.
Et même des enfants, de mal faire jaloux.
Portaient pour les bourreaux des marteaux et des clou;-
Quelques pharisiens, sur leurs riches montures.
Du juste insolemment contemplant les tortures.
Répandus, cà et là, dans le peuple excité.
L'encourageaient encore à la férocité.
Pieds nus, pâle, sanglant, au milieu de ces hordes,
Poussé sous le bâton et tiré par les cordes,
Jésus, à chaque pas, trébuche sous la croix...
Mais son regard pardonne au nom du Roi des rois.
— Non loin, dit-on, en butte à des rires infâmes,
Sa douloureuse mère avec les saintes femmes,
Sur le bord du chemin suivait ce fils chéri,
Conçu divinement et de son lait nourri.
Et toutes, à l'aspect de ces maux effroyables,
Kclataient, sans relâche, en sanglots pitoyables. —
Ainsi marchait le Christ jusqu'à sa passion !
Ainsi marchait le monde à la Rédemption!
LA RliDEMPTION. 251
Musique.
CHOEUR DU PEUPLE.
HOMMES, FEMMES ET ENFANTS.
Jérusalem ! c'est l'heure ! alerte !
La fête ici va commencer,
Au fils de Dieu la carrière est ouverte!
Accourons tous le voir passer.
Alerte ! alerte !
Appel de trompettes.
UN HÉRAUT.
Peuple ! au nom de César s'exécute l'arrêt
Contre le Roi des Juifs, Jésus de Nazareth!
Reprise du chœur précédent,
Jérusalem ! etc.
Marche funèhre.
LE CHOEUR.
Le voilà! le voilà! c'est lui-même'
Portant seul l'instrument de sa mort.
Tout saignant, épuisé, le front blême,
Est-ce là l'envoyé du Dieu fort?
CHOEUR DE FEMMES.
L'infortuné que de souffrances !
BASSES.
Ah ! châtiment bien mérité!
FEMMES ET TÉAORS.
Fermons les yeux ! horribles transes !
BASSES.
Quelle faiblesse, en vérité !
JÉSUS.
Hélas ! hélas ! pourrai-je aller jusqu'à ma tombe ?
Au Juif Errant.
Juif, viens me secourir ! sous le poids je succombe.
252 OEUVRES D' LMl F>E DESCIl AM PS.
L !•; J L I r K r. r, a .n t .
Non... marche, marclic, jusqu'au bout.
JÉSUS.
Qu'as-tu dit, malheureux? Ah! toujours et partout
Une autre voix te dira : Marche ! marche
Jusqu'à la fin des temps !
Appel (le trompettes.
LES HOMMES DU PEUPLE, ricanant.
Fils de David, ton père a dansé devant l'arche,
Où tu traînes tes pas comme un vieux de cent ans !
Ah ! ah ! ah ! ah !
GROUPE DE JEUNES FILLES.
Dans son chemin, tristes compagnes,
Si nous n'osons jeter des fleurs,
Comme les sources des montagnes
Que sur ses pieds coulent nos pleurs !
JÉSUS.
Ne pleurez pas sur moi, mais pleurez sur vous-mêmes
0 filles de Sion!
Bientôt viendront les temps suprêmes
De grande affliction,
(rest alors qu'on dira par les champs et les villes,
Heureuses les femmes stériles !
Malheur pour les enfants et désolation !
Appel de trompettes.
DES PHARISIENS.
Assez de beaux discours. En avant ! — Il chancelle.
Il tombe sous la croix ! allons, Juifs et Romains !
Il perd sa force avec tout le sang qui ruisselle.
Qu'on le soutienne... il va nous mourir dans les mains!
UN SOLDAT.
"Voici venir un païen de C5Tène !...
Il est robuste. — A la croix! — Qu'il la traîne
Avec Jésus, jusques aux trois chemins.
LA RÉDEMPTION. 253
PHARISIENS ET SOLDATS.
Le fardeau maintenant est moins lourd. Qu'on avance!...
Ou bien nous redoublons nos coups.
SIMON, le CyréiK^en.
Par Jupiter! Simon n'est pas de connivence
Avec des cruels comme vous.
Trêve, ou je vais jeter cette croix sur vous tous.
LES SOLDATS.
A l'œuvre ! et que Jésus à présent te devance.
Sur ses pieds ou ses genoux.
Appel de trompettes. — La marche continue.
JÉSUS, apercevant Marie.
Quoi! vous, ma mèrel — Dieu! prenez pitié de nous!
Lamentation.
LA VIERGE MARIE.
I
0 fils aimé! doux fruit de mes entrailles
Qui fut béni par les anges du ciel,
Devais-je voir, dans ces tristes murailles.
Tomber sur toi ce supplice cruel !
Pourquoi fus-je féconde ?
Quelle douleur inonde
Celle qui mit au monde,
Le Sauveur d'Israël !
II
Ingrats Hébreux ! la pitié dans vos âmes
N'éveille donc nul écho fraternel !
Mon pauvre fils I les pleurs des Saintes Femmes
Ont seuls pour toi quelque gouttes de miel.
Oli! qu'avec toi j'expire!
Que mon pieux délire
Souffre tout le martyre
Du Sauveur d'Israël !
V. 1j
25i OEUVRES D'EMILE DESCllAMPS.
UN CL .\ T U r. 1 0 A .
(jue fait là cette femme en pleurs et les mains jointes '!
TOUS.
La mère du Nazaréen !
Ui\ jLir.
Tu viens le voir passer... Vois ces clous et ces pointef,
C'est pour ton fils !
UN AUTRE JUIF.
(Jn no lui ferait rien
Si tu l'avais instruit au bien.
Appel de trompeltes.
LE CENTURION.
Nous n'avons plus qu'un court trajet à faire,
Courage !
TOUS.
Ahl voilà le Calvaire!
LE CENTURION.
Jésus doit monter sans soutien.
CHOEUR.
Roi des Juifs, reprends ta couronne,
Pour traîner toi-même ton char!
Nous allons préparer ton trône;
Tu seras plus haut que César!
l'évangile. Porlé.
l'avmi les chants, les cris de ce peuple en tumulte,
Écrasé sous le faix, mais calme sous l'insulte,
Au sommet du Calvaire, espoir de ses douleurs,
Est arrivé Jésus avec les deux voleurs,
Jean, les femmes suivant toujours. Or, on s'arrête.
L'échelle, les marteaux sont là. — L'hostie est prête. —
Sans vêtements, meurtri, les membres déchirés,
Des clous trouant ses mains et ses pieds adorés,
Jésus est étendu sur l'arbre expiatoire...
— La croix s'élève, aux cris d'angoisse et de victoire.
LA r.KDKMPTlON. '205
Cependant, vers le nord, au vallon des palmiers,
Où le ruisseau frémit sous le vol des ramiers,
Les filles des pasteurs, de leurs crèches lointaines.
Cherchant, pour leurs brebis, la fraîcheur des fontaines,
S'étaient mises à l'ombre et, dans un plein repos.
Chantaient un chant naïf, en paissant les troupeaux.
CHANSON.
UErr.AIN K\ CUOtLK .
Du ciel aride
Descend midi;
Nul vent ne ride
Le flot tiédi.
La rose blanche
Meurt sur sa brandie ;
Le myrte penche
Comme engourdi.
Notre chamelle
Dort là tout près;
Faisons comme elle,
Goûtons le frais
Sous les cyprès.
UNE J E L: N li FILLE.
î
Fille d'Eve
Que Ton veut cliarmer.
C'est un rêve ;
Oh! tremble d'aimer
Sous la tente
De tes premiers jours.
Sois contente
Des seuls vrais amours.
Sûrs d'aimer toujours.
Adieu, chimère!
Et pour ta mère
Tes seuls amours!
Reprise du refrain :
Du ciel aride...
rNE .\UTUE JEU -NE KILLF,.
II
Orphelines,
Suivez-nous! allons
Des collines
Au creux des vallons. —
A la ville...
Des loups ravisseurs !...
Un asile
Est parmi nos sœurs,
Gardez ses douceurs.
Tendre chimère !
Enfants sans mère.
Soyez nos sceurs !
Reprise du chivur :
Du ciel aride...
OE U V 1\ L; s D ' K M 1 L !•: D !•; s C 1 1 A M l' S.
Crescendo irorcheslre.
CHOEUR DU PEUPLE.
Roi des Juifs avec ta couronne,
Fier rival d'Élie en son cliar.
Le marteau te cloue à ton trône!
Te voilà plus haut (pie César!
FIN DE h A O 1 A T n 1 E .M K P A T. T 1 K ,
CINQCIHME PARTIE,
KPILOGCE.
PERSONNAGES
L'EVANGILE.
JÉSUS.
JEAN.
LA VIERGE MARIE.
MAGDELEINE.
DISMAS, le bon larron.
G I S M A S , le mauvais larron.
LE CENTURION.
Premier Soldat.
Deuxième Soldat.
Troisième Soldat.
Quatrième Soldat.
Chœurs : Soldats Ro-
mains, Peuple juif, Prê-
tres, Saintes Femmes,
Les Ames dans les Li.mbes.
LES SEPT PAROLES
Prélude d'orchesire.
l'ÉVANGILE. Parlé.
Jésus est sur la croix...
Pause en musique.
Ainsi que les corolles
S'effeuillent dans l'orage...
Même pause.
Ainsi les sept paroles
De l'arbre du salut, au peuple rugissant
Tombent, mêlant leur miel dans les gouttes de sanj
Musique.
JÉSUS.
L
Pardonnez-leur, mon père.
Car ils ne savent ce qu'ils font!
•jr.s or.Lvni-.s i)-.i:mii.k dkscii ami-s.
CHOlitr. UE l'RlVriîKS, i-klplk, doctkirs.
I.)<" se sauver lui-même il désespère,
Le fils de Dieu suljir un tel uflVorit!
Allons! par toi qu'un miracle s'opère.
Descends, descends, et les Juifs te croiront!
II.
GISMAS, le inauv.iis larron, sur la croiv.
Toi fiui devais guérir les autres,
Sauve-toi donc et sauve-nous aussi.
DISMAS, le bon larron, sur la croiv.
Mauvais larron, cesse; il n'est pas des nôtres.
i\ous avons mérité d'être punis ainsi.
Mais il n'a fait aucun mal celui-ci.
A Jésus.
VA vous, Seigneur, gardez à ma souffrance un baume,
Souvenez-vous d(^ moi. Christ, dans votre royaume.
JÉSUS.
lùi vérité^ je le le dis.
Tu xer/ia. avrr )/toi, doixiin, en. paradis.
III.
JEAN, iiiix Sainles Femnios.
Femmes, sur cette croix l'espoir de tous se fonde,
Adorez avec Jean, dans une foi profonde.
Ce qui sera le crucifi.x.
Adorcmus à quatre l'oi.r.
E .\ S K M R L E.
LA VIERGE ^lARIE, JEAN, M AG DEl.EINE , :\1ARIE
CL É 01' II AS.
Nous l'adorons, le cœur plein d'une angoisse amère,
T^ii, par qui de Satan nous bravons les défis.
>i'ous t'julorons' nous t'adorons!
LA ni:DF,,MPTIOX. 2J!)
Toi, Dieu, qui revêtis notre forme épliémère,
Toi, Jésus, qui demain, seras le crucifix!
Nous t'adorons! nous t'adorons!
Ma mère, voilà voire fils,
Jean, voilà voire mère !
IV.
CHOEIR DE LA FOULE.
Regardez, l'iiorizon soudain s'est rembruni.
Et cependant, aucun nuaire.
La nuit revient!... Pour quel lointain voyag;R
Le soleil, avant l'heure, est-il des cieux banni ;•
JÉSUS.
FAi, Eli, Lamina Sabacthani .'
V.
Air :
MAGDELEINE.
Doux Jésus, qui de Magdeleine
Par un regard d'amour purifias le cœur.
De repentir mon àme pleine
Épuise à te pleurer sa brûlante langueur.
Pour t'aimer seul, en de saintes délices,
J'abandonnai le profane plaisir;
Amant divin, faut-il que tu pâlisses
Connue un soleil que la mort vient saisir!
Doux Jésus, qui de Magdeleine
Par un regard d'amour purifias le cœur,
De repentir mon âme pleine
Épuise à te pleurer sa brûlante langueur.
j É sus.
J'ai soif.
UN SOLDAT.
Tiens! cette éponge!
Et ce n'est pas de l'eau du ciel !
260 ŒUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
MAGDELEIiNE.
Eh quoi! pour apaiser cette soif qui \p ronge,
Du vinaigre et du fiel!
VI.
CHOEUR DE SOLDATS.
Maintenant, ù nous, camarades,
Les liabits du crucifié!
Ce costume aux jours de parades.
Des marchands sera bien payé!
PREMIER SOLDAT.
Pour moi le scapulaire.
DELXliiME SOLDAT.
Et pour moi la ceinture.
TROISIÈME SOLDAT.
Toi, veux-tu son collier de laine?
QUATRIÈME SOLDAT.
Eh ! oui, d'abord.
Mais le manteau pour deux.
QUELQUES-UNS.
Nous voilù tous d'accord.
TOUS.
Reste à nous partager la robe sans couture.
QUELQUES-UXS.
Ne la déchirons pa*^.
TOUS.
Ïirons-Ia donc au sort!
QUELQUES SOLDATS.
Les dés! les dés! les désl
LE CENTURION.
Allons, je me hasarde :
(Il agile les dés )
— Huit!
LA RÉDEMPTION. 2">1
TOUS.
Pas mal.
PREMIER SOLDAT, jouant.
Deux !
TOUS, riant.
Autant vaudrait qu'il s'en privfit!
Ah! ah! ah!
UN AUTRE SOLDAT, jouant.
Dix!
TOUS.
Par Hercule! est-ce lui qui la garde?
UX AUTRE ENCORE.
Nous verrons.
(Il joue.)
Douze !
TOUS.
II a gagné. Vivat!
REPRISE DU PREMIER CHOEUR.
Maintenant, à nous, camarades,
Les habits du crucifié !
Ce costume, aux jours de parades.
Des marchands sera bien payé !
JÉSUS.
Ah! Tout est accompli!
JEAN.
Que Jean, du moins, essuie
Sur les pieds de Jésus cette sanglante pluie!
VIL
CHOEUR DES AMES DANS LES LIMBES.
De sa croix le Dieu sauveur
Va descendre dans nos limbes;
Et, déjà, par sa faveur,
Nos fronts brillent sous leurs nimbes.
•202 OEUVIil.S I) K.MHJ': DKSCIf A.M PS.
Nous portions, premiors humains,
Votre faute en nous punie;
Du ciel s'ouvrent les chemins
Par le Christ à l'agonie.
j K s L s .
Mon père, je rc/nels )iion âme entre vos mains.
l'inal.
LKS KOMAI.\S.
Juste ciel! ô stupeur! ù mystère!
Le rocher s'est fendu sous nos pas.
Quel prodige! au loin tremble la terre.
Ah! du monde est-ce donc le trépas!
LES SAINTES FEMMES.
Jésus, avec ton sang nos pleurs mouillent la terre,
Pleurons, pleurons sur le divin trépas.
PRÊTRES, J L I F s , accouranl.
Kcoutez ! ô terreur sans exemple!
Oui, des morts ont ouvert leurs tombeaux!
L'air s'embrase, et le voile du temple
A grand bruit se déchire en lambeaux!
LES SAINTES FEMMES.
Jésus, nous n'aurons plus qu'un teni])le :
Le plus saint des tombeaux!
LES ROMAINS ET LES JUIFS.
' Ah! qu' avons-nous fait? La victime auguste
Semble armer son bras d'un glaive de feu.
Fuyons! oui cet homme était vraiment juste.
On a mis à mort le vrai fils de Dieu !
JEAN ET LES SAINTES FEMMES.
1 Ah! qu'avez-vous fait? la victime auguste
f Semble armer son bras d'un glaive de feu.
' Tremblez! oui, tremblez! le Seigneur est juste!
\ On a mis à mort le vrai fils de Dieu!
LA RI'-DEMPTIOX. ' -203
Épilogue. — Im Résurrection.
UNE VOIX DANS LE CIEL.
Femmes, ne pleurez plus, dans trois jours de la tombe
Va ressusciter Jésus-Christ.
Et, dans quarante jours, merveilleuse colombe,
Au.\ apôtres viendra parler le Saint-Esprit.
CHOEUR GÉNÉRAL.
Hosanna dans tous les mondes I
C'est son fils que Dieu donna !
Des soleils aux mers profondes,
Que tout chante l'iiosanna!
Comme Adam, sa triste race,
Subissait le tentateur.
Espérant le jour de grâce
Où viendrait le Rédempteur.
Hosanna dans tous les mondes!
C'est son fils que Dieu donna!
Des soleils aux mers profondes^
Que tout chante l'hosanna !
Hosanna! hosanna !
STRADELLA
OPÉRA EN CINQ ACTES
(en collaboration avec m. ÉMILIEN PACINl.)
MUSIQUE DE M, L. NIEDERIMEYER
Représenté pour la première fois
sur le théâtre de l'Académie royale de musique
en 1837.
PERSONNAGES :
STRADELLA, maestro et chanteur.
LE DUC PESARO, patricien et sénateur.
SPADONI, factotum du duc.
BEPPO, élève et ami de Stradella.
PIÉTRO, ) ,
MJCHAEL, ^'"'"-
LÉON OR, jeune orpheline, fiancée de Stradella,
GINEVRA, mère de Beppo.
Un Officier de Sdires.
s altimb anqu es.
Kravi, Sbires, Éli^ves de Stradella, Masques
ET Femmes du peuple.
Premier, deuxième et cinquième actes, à Venise.
Troisième et quatrième actes, à Rome.
— 1602 —
nota. ALESSANDRO stradella, célèbre maèUro de Venise,
élail aussi le plus grand cha\iU'Ur du xvii« siècle. Son yénie ne
l'avait point tiré de l'ctat suballorne on vivaient tant d'artistes à cette
époque.
La grande catastrophe de sa vie ai'enlureuse a servi de donnée pre-
mière à la fable de cet opéra.
STRADELLA
OPÉRA EX CI.\0 ACTES
ACTE PREMIER.
Venise.)
Une petite place. Au fond, un canal oblique avec un pont de marbre
praticable. A droite, la maison de Léonor, ayant son entrée sur le
quai qui borde le canal ; on no voit pas la porte. Sur le devant de la
maison, une l'enètre avec un balcon peu élevé. \ gauche, plusieurs
rues aboutissant ;i la place. Minuit. Clair de lune. .\u carnaval.
SCÈNE PREMIEUE.
SPADONI, puis LE DUC PESARO,
ensuite un chœur de bravi.
Au lever du rideau, Spadoni, seul, enveloppé d'un manteau et masqué,
se tient au bord du canal; il parait attendre et guetter. Quelques
instants après, une gondole avec un falot passe sur le canal, sous le
pont, et .s'arrête au milieu du tliéàtro, puis disparaît dans la coulisse
à droite.
INTRODUCTION.
.SPADONI, s'aJressant au duc, qui est dans la gondole.
Nous y voilà! Monseigneur, par ici!
LE DUC, sortant de la gondole.
Point d'importuns?
SPADONI.
Non, Dieu merci!
Tout nous sert, le lieu sombre et l'heure.
2GS OEUVRES D'EMILE DESCFIAMPS.
LE DLC, montrant la maison.
De Léonor, c'est la demeure.
Pour l'enlever à l'instant et sans bruit
Tout est-il prêt?
SPADOM.
Tout, Excellence!
LE DUC.
Et tes gens?
SPADONI.
A deux pas, mes bons limiers de nuit,
Et vous pouvez compter sur leur silence.
U appelle î\ gauche.
St!... st!... amis!... holà!!!
LES BRAVI, en dehors.
Nous voilà! nous voilà!
Entre une troupe de gens de mauvaise mine.
LE DUC, à part.
Pas mal comme cela!
LE CHOELR.
Sa Grandeur, que veut-elle?
LE DUC
Il faut qu'une rebelle
Se rende enfin.
SPADONI, raontrnnt la maison de L^-onor.
C'est là.
LE CHOEUR.
lîon! enlevons la belle!
ISos bras sont à vous!
Nos bras et nos âmes!
IMarchons! guerre aux femmes!
Malheur aux jaloux!
LE DUC.
Que Lf^onor cède ù ma flamme!
STRADELLA. 2G0
SPADONI.
Oucl triomphe pour une femme 1
LE CHOEUU.
Se voir l'objet de votre flamme,
Quel triomphe pour une femme!
LE DUC.
Vous serez bien payés.
LE CHOEUR.
11 suffit, monseigneur!
De vous servir on ne veut que l'honneur.
SPADONI.
Le carnaval nous favorise.
LE DUC.
A moi la perle de Venise!
LE CHOEUR.
Le carnaval vous favorise.
A vous la perle de Venise!
CHOEUR.
Nos bras sont à vous,
Nos bras et nos âmes!
Marchons! guerre aux femmes!
Malheur aux jaloux !
Noirs comme la nuit
Où le stylet brille,
Vers la jeune fille
Glissons-nous sans bruit!
L'or de vos filets
Retiendra sans peine
La captive reine
Dans votre palais.
Nos bras sont à vous,
Nos bras et nos âmes!
Marchons! guerre aux femmes!
Malheur aux jaloux!
On entend venir une sérénade.
270 OEUVP.RS D'I-Mir.M DKSCIIAMPS.
SPADOM.
Silence! amis!... voici des mascarades.
LE DUC, i\ part.
Ces gens-là prennent bien leur temps!
SPADONI.
Par ici ! camarades!
Retirons-nous quelques instants.
TOt-S.
Retirez-vous ) , . . ,
Retirons-nous ri"^'^"^^'"^^^»^^-
Ils disparaissent à çauclie au premier plan.
SCÈNE II.
STRADELLiV et ses Élèvbs, avec des flambeaux,
des guitares et divers instruments de musique, arrivent par le pont.
CHOEl'R D''jiLKVf:S, sous le balcon de Léonor.
Là du sommeil
L'ange vermeil
Berce tes sens de beaux mensonges.
Fille des cieux,
Ouvre les j'eux;
Car tant d"amour vaut bien tes songes.
Tout est muet au sein des nuits,
Plus de gondole en promenade;
L'onde et les cieux ont pour tous bruits
Soupirs d'amour et sérénade.
Romance.
STRADELLA.
P U E M I E R COUPLET.
Venise est encore au bal,
Lt la lune au loin décline;
C'est l'heure où du ciel natal
STRADELI-A. -^71
Descend Tamour virginal.
Moi, du palais d'un seigneur
Fuyant le servile honneur.
Je viens rêver le bonheur
Près de l'orpheline!
Que l'écho chante avec moi
Au son de la mandoline,
0 ma belle! amour à toi!
DEUXIÈME COUrLET.
Demain pour les deux amants
Doit s'ouvrir Thunible chapelle.
Où, touché de mes tourments.
Dieu bénira nos serment^^.
r>el ange aux regards si doux,
y\h! je t'implore à genoux,
Viens fuyons loin des jaloux,
Stradella t'appelle.
Viens! oh! viens sans crainte h moi!
Toujours et partout, ma belle,
A toi gloire! amour à toi!
Ll':Oi\OR, dans la maison.
Quand mon cœur reçut ta foi,
11 jura d'être fidèle.
A toi, gloire! amour à toi !
Chœur double.
LES ÉLÈVES.
Là du sommeil
L'ange vermeil
Berce tes sens de beaux mensonges.
Fille des cieux,
Ouvre les yeux;
Car tant d'amour vaut bien tes songes.
Tout est muet au sein des nuits,
Plus de gondole en promenade;
L'onde et les cieux ont pour tous bruits
Soupirs d'amour et sérénade.
272 OEUVRKS D'KMILE DESCIIAMPS.
LES BR AVI, se montrnnl ou coin des rues.
Un bruit pareil,
Jusqu'au soleil,
Faudra-t-il donc qu'il se prolonge?
Masques joyeux,
Hors de ces lieux,
Fuyez ainsi qu'un mauvais songe.
Ils devraient bien pour cette nuit
Chercher ailleurs leur promenade ;
Ils nous perdront avec ce bruit!
Maudite soit leur sérénade!
Les bravi disparaissent de nouveau à gauche.
Récitatif.
STRAUELLA.
Chers élèves, c'est bien!... Ah! veillez à l'entour.
Les élèves se dispersent et se groupent diversement.
SCENE III.
Les Précédents, LÉON OR, paraissant à son balcon.
LÉO>'OK.
C'est donc vous, Stradella!
STRADELLA.
Ce soir, par les Lagunes,
Le duc, mon maître, au loin court les bonnes fortunes.
11 poursuit le plaisir, je viens trouver l'amour.
LÉOXOR.
Soyez le bienvenu ! car votre voix céleste
Perce mes noirs chagrins comme un rayon du jour.
Merci!
STRADELLA.
Ma Léonor, un doux espoir me reste;
Écoutez, l'orpheline a besoin d'un appui;
Chanteur chez Pesaro, moi je dépends de lui;
STIÎADELLA. 'J73
C'est pourquoi j'ai hâté notre union secrète,
Demain nous partirons, voulez-vous?
Lh^ONOU.
Je suis prête'
Nocturne.
STI'.ADELLA et LÉOiNOK.
r K E M I E R c o r r L E T.
ENSEMBLE.
A demain
Les délices suprêmes!
Notre liymen
Est écrit aux cieux mêmes.
A demain !
LÉONOR, seule.
Je suis fière de vous!
De vos cliants de génie
Tous les anges seraient jaloux.
STRADELLA, seul.
Ail! c'est à mon bonheur
Qu'ils porteront envie,
Quand ton cœur battra sur mon cœur.
ENSEMBLE.
A demain, etc.
A demain, entends-tu? le bonheur, à demain !
DEUXIÈME COUPLET.
ENSEMBLE.
A demain, etc.
STRADELLA.
Si ta vie est à moi,
Je préfère ma chaîne
Au pouvoir du Doge ou d'un roi!
LÉONOR.
Je donuerais cent fois
• Les trésors d'une reine
Pour un accent de votre voix!
UELVl;i;S DKMILK D ESC U A. M PS.
KNSEM3LK.
A demain, etc.
I.('onor rentre et referme sa fenèlre; StradtUa cl ses élèves
sorlent par le pont.
scENi!: IV.
L\i DUC, Sl'AUUN r,
ET L li S Bkavi, ciéboucliant i);ir les rues à g.'uiclie.
Sl'ADOM.
Amis! la place est libre!... y\llons! forcez la porte.
Spadoni et les bravi sortont n ilroile.
LE DUC, sur le devant.
J'ai yoiilTert trop longtemps ton .superbe dédain!
Tandis que je nie rends au Sénat, qu'on remporte!
Au fond de mon palais qu'on l'enferme soudain !
On a enlcnJu des coups redoublés ù droite.
LÉO OR, en dehors.
Au meurtre! à l'aide! à l'aide!
s P ADO. M 5 en dehors.
Ou'on l'entraîne toujours!
LE DUC, regardant à droite.
Victoire I tout nie cède!
Tout cède à mes amours!
LÉONOR, en dehors.
Au secours! au secours!
On ente.nd une niarohe.
LE DUC.
Des sbires! Empêchons qu'ils lui portent secours!
La gondole qui emporte Léonor et quelques gens du due,
sillonne rapidement le canal. Spadoni rentre en scène par In
droite en nn^rne temps que la patrouille par le pont.
STIIADLLLA.
SCÈAE V.
Lh DUC, SPADONl, Patrouille ue Sbir:
Un Officier.
CHOEUR DE SBIRES.
Marchons serrés! et faisons bonne garde 1
En carnaval le tour revient souvent;
Braves sergents, croisez la hallebarde!
•N'ayons pas peur! compagnons! en avant!
Toujours notre vigilance
Égale notre vaillance;
Rien n'échappe au glaive, au regard
De la police de Saint-Marc!
l'officier, ù Spadoni.
Qui vive?
SPADONI.
Citoyen de Venise la belle !
l'officier.
Tout est tranquille ici?
spadoni.
Cherchez !
L officier.
SPADONI.
l'oint de tiuerellc:
C'est votre aflaireV
Ah!
L OFFICIER.
Un a crié d'une maison!
SPADONI.
l'officier.
Vous étiez là!
SPADONI.
Non!
270 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
Insolent, en prison!
TOUS LES SBIRES, s'cmparnnt de Spadoni.
Marclio^z en prison!
Le djc s'avance et montre ranneau qu'il porte au doigt.
LE DUC.
Cet liomme m'appartient, sénateur.
l'officier, s'inolinant.
Excellence!
Pardonnez notre erreur! Soldats, portez la lance!...
Le duc sort eu riant, à droite, et recommande par des signes
à Spadoni de veiller sur la belle et d'amuser encore les sbires.
reprise du choeur des sbires.
Marchons serrés, et faisons bonne garde!
En carnaval le tour revient souvent!
lîraves sergents, croisez la hallebarde!
L'oreille au guet, compagnons en avant!
Toujours notre vigilance
Égale notre vaillance;
Rien n'échappe au glaive, au regard
De la police de Saint-Marc.
Pendant ce chœur, et aux signes de Spadoni, paraissent des
gondoles chargées de masques. Ils en sortent pour danser sur la
scène et agacer la patrouille.
SCENE VI.
Les Pré cèdent. s, Masques de toutes soutes.
Final.
ENSEMBLE.
SPADONI.
Ah! parbleu, mes enfants, une bonne folie!
Vous venez à propos! Donnons-leur fête et bal!
STUADELLA. -i77
Jusqu'au jour, avec nous, que la garde s'oublie,
Et se mêle en dansant au joyeux carnaval!
LES MASQUKS.
Le bon tour! ah! ah! ah! c'est un temps de folie !
Allons donc, braves gens, cette nuit fête et bal!
Jusqu'au jour, avec nous, que la garde s'oublie,
Et se mêle en dansant au joyeux carnaval!
1,ES SBIRES.
Qu'est-ce donc! halte là! quelle étrange folie!
Insolents, finissez! loin de nous fête et bal!
A danser croyez-vous que la garde s'oublie?
A-t-on l'air et l'habit du joyeux carnaval?
Les masques ont pénétré, en les agaçant, dans les rangs des
sbires qui, peu à peu, se sont laissés entraînera danser avec eux.
SPADONI.
Ah! bravo! mes enfants, la charmante folie!
Bon courage ! A la fin les voilà tous du bal.
11 est bien quelquefois que la garde s'oublie,
Et se mêle en dansant au joyeux carnaval.
LES MASQUES.
On les tient! ah! ah! ah! la charmante folie!
Bon courage! Avec nous, les voilà tous du bal.
Vous voyez quelquefois que la garde s'oublie.
Et se donne à son tour un air de carnaval.
LES SBIRES.
Eh bien donc! nous aussi? QLielle bonne folie!
Malgré nous, cette nuit, nous voilà tous du bal.
11 faut bien quelquefois que la garde s'oublie;
C'en est fait! mêlons-nous au joyeux carnaval!
Danse générale des masques et des sbires.
FIN DU PREMIER ACTE.
16
AGTH DEUXIEM!'.
Une salle retirée du palais l'esaro. Meubles riches et élégants; archiluc-
ture mauresque. Au fond, une fenêtre avec un balcon. .V droite, l.i
l)orte d'entrée; à gauche, une chambre. Bougies allumées. 11 fait
presque nuit à l'extérieur. Vue de Venise au fond.
SCHXE PHEMIEUE.
Dus bravi masqués ont déposé Léonor évanouie sur un sopha;
ils se retirent à son premier mouvement.
LÉONOR, seule, revenant à elle.
Ah !... ail! quel songe affreux ! grâce au ciel, il s'achève!
Elle regnrde autour d'elle.
Mais... oùsuis-jeV mon Dieu!... quel ti'oubleen moi s'élève!
Elle s'avance sur le devant du théûlre.
Oui m'a conduite ici?... se peut-il? ô douleur!...
Cet éclat!... ces murs... ah! ce n'était point un rêve !
Oui... tout est vrai! l\falheur!... Malheur!...
Air.
LÉoor. .
Ouand celui que j"udore à l'hymen se prépare,
Ouand peut-être à cette heure, il m'appelle, il m'attend.
Voilà donc sans pitié que le ciel nous sépare,
Et qu'il change en affront ce bonheur d'un instant!
Pour quel crime, ô mon Dieu! m'avez-vous condamnée'
Ai-je pu mériter la rigueur de mon sort?
A la honte, au malheur, si je suis destinée,
Comme grâce ti genoux je demande la mort!
Pauvre orpheline dès l'enfance,
Oui viendra prendre ma défense?
STI'.ADI.Lr, \. IVÔ
.Mon bien-aimé, lorsqu'on m'olïenso,
Ne peux-tu rien ici pour moi?
0 Stradelia, quand je f implore,
ÎMes cris n'arrivent pas vers toi...
Ma plainte en vain redouble encore...
Nul ne répond à mon eflVoi...
Quand celui que j'adore, etc.
Kii quoi, tout est fermé! Quelle force ennemie
De ce palais fait ma prison?
Elle aperçoit la chambre ouverte à gavulip.
Ah! quel espoir!
Elle revient.
Mais non! point d'issue... infamie!
Que faire?... la frayeur égare ma raison!
(Hiand celui que j'adore, etc..
Récilalif.
LEONOR, eiilemlnnt marcher au dehors.
Du bruit!...
Elle écoute.
Dans ce refuge, ah ! cachons-nous d'abord.
Elle rentre dans la chambre et referme la porte sur elle.
SCENE 11.
SPAUONI, puis DE. s M.\ R CH.-VND ES OE PAUL'RES.
SPADONI, entrant.
Si;.'nora!
Voyant qu'elle n'est pas là.
Personne !
Il montre la porte du cabinet.
Ah!
n va frapper en appelant.
Signorine !...
\ part.
On s'enfiM'mc!
280 OEUVKES D'EMILE DESCHAMPS.
Le maître à son retour verrait-il ses rigueurs ?...
Au palais Pesaro les rigueurs ont leur terme,
lit voilà, par Saint-Marc! des arguments vainqueurs,
A la cantonade.
Apportez ces présents qui désarment les cœurs.
Entrent des marchandes de parures portant dos étoffes
et des joyaux de toutes sortes.
Air, avec cluxurs.
LES MARCHANDES.
C'est nous qui vendons aux dames
Leurs plus élégants atours;
Pour se faire aimer des femmes,
A nous les grands ont recours.
Les sénateurs de Venise
Au Piialto vont nous voir;
Par nous, bourgeoise et marquise
Savent doubler leur pouvoir.
SPADOM, courtisant les marchandes.
Quels doux accents, et que vos yeux sont doux !
Ah! sur ma foi je suis épris de vous !
Voyons, voyons, vos plus riches bijoux ;
Rien n'est trop beau, rien n'est trop cher pour nous.
LE CHOEUR, accompagnant.
Oui, devant son miroir,
Nous charmons mainte belle ;
Pour flatter son espoir.
Maint amant nous appelle.
SPADONI.
En ce lieu de plaisance.
Tout, devant ma puissance.
Aujourd'hui va céder;
Le Duc en son absence
Me laisse commander.
De Monseigneur, tendres beautés.
Sachez par moi, sachez les volontés;
STRVni.LLA. 2Sl
Qu'aux talismans que vous portez
D'un cœur rebelle il doive les bontés !
ENSEMBLE.
LES MARCHANDES.
Voyez ces fleurs, v-oj^ez ces gazes,
Et ces colliers dignes des rois;
Brocarts, damas, rubis, topazes.
On n'a que l'embarras du choix ;
Velours brodés, riches dentelles,
Robes d'argent, écharpes d'or...
Masques galants, modes nouvelles,
Et que Paris n'a pas encor!
SPADONI, à part.
Autour de moi comme on s'empresse!
Du maître servons les projets;
Mais agissons avec adresse.
Il faut gagner sur ces objets.
Aux marchandes.
C'est admirable, par ma foi !
Vo3'ons ces fleurs, ces blanches gazes.
Et ces joyaux dignes d'un roi.
Les marchandes la harcèlent et le tirent de tous cotés.
Riches colliers, belles topazes...
Mais quel vacarme! ah! laissez-moi!
Sur le devant de la scène.
Que de plaisirs, de profits et d'honneur.
Pour le valet favori d'un seigneur!
11 est heureux comme un vrai sénateur.
Pourvu qu'il ait certain air séducteur.
Venez à lui sans façon et sans peur,
Jeunes beautés, il n'est point un trompeur.
LE CHOEUR.
Entendez-nous, jetez les yeux,
Sur ces objets si merveilleux.
16
•28-2 Oi: LIVRES D'KMILK I) H S Cil A M PS.
SPAUO.M.
Ah! quoi tapage, en vérité!
Ne puis-je donc être écouté?
Sur le devant de In scltip.
Que de plaisirs, etc.
LES MARCHANDES.
Allons, seigneur, n'épargnez rien!
Choississez tout et payez bien !
Sl'ADONI, donnant de l'argent aux ninreliandes.
Voilà pour vous, mais du palais
Partez, partez, et sans délais.
ENSEMBLE.
LES MARCHA^DES.
Fnfin, c'est ainsi que vous êtes,
Mesdames, dans tous les pays ;
F..es cadeaux font tourner vos têtes.
Quand vos cœurs ne sont pas séduits.
Elles comptent l'argent que Spadoni leur a (Inniii-.
-Mais quoi ! voilà notre partage !
Vraiment c'est trop peu de sequins!
Il en comptera davantage...
Ah ! ces valets sont des coquins !
SPADONI, à part.
Enfin c'est ainsi que vous êtes,
Mesdames dans tous les pays;
Les cadeaux font tourner vos têtes,
Quand vos cœurs ne sont pas séduits...
Aux marchandes.
VÀ\ bien! voilà votre partage;
A vous ces bourses de soquins;^
Vous en faudrait-il davantage?
Ah! ces marchands sont des coquins I
Spadoni renvoie les marchandes, qui ont déposé leurs i-lofTe
et sortent à droite du fond.
STIiADF.LT.A. -283
SCÈNE III.
SPADONI, seul d'abord, puis STRADELLA, BEPPÛ
et Pi-usiEUUS Élèves.
On entonil du deliors la ritournelle delà baioaroUo do Stradelia.
S P ADO M, écoutant.
Ml ! voilà ce chanteur dont le crédit m'outrage.
La prisonnière cependant
Pourra, par .son humeur, lui donner de l'ouvrage,
Faisons le nôtre en attendant.
Pendant la barcnroUe qui suit, Spadoni s'occupe à ranger les
étoffes et les bijoux sur des étagères et à poser des vases de fleurs
devant la porte oii est Léonor, et sur le bulcon qu'il onlr'ouvre
ni referme. Il disparaît de temps en temps.
Entrent Stradelia, Beppo et les élèves.
STIiADELLA, s'accompagnant d'une mandoline.
Barcarolle.
I.
\ oyageur, ù qui Venise
Se dévoile après le jour,
Si tO'i'Ame ailleurs est prise
Que je plains ton autre amour!
De retour vers la charmante
Dans fif'enade ou Bassora,
Le souci qui te tourmente
A ses pieds te poursuivra.
Car Venise est une amante
Que jamais on n'oubliera.
Où sont donc vos belles nuits,
Diras-tu dans tes ennuis!
Venise, ô ma beauté
Mon cœur vous est resté !
LE CHOEUR d'élèves, répétant.
OÙ sont donc vos belles nuits, etc.
'i8i OEUVRF.S D'EMILE DRSCHAMPS.
H.
STRADELLA.
Dos princesses tritalie
C'est Venise le matin.
Qui s'endort, la plus jolie,
Dans les fleurs et le satin,
Et, le soir, c'est la plus folle
Sous le masque de velours,
La plus tendre en sa gondole,
Et la plus noble toujours!
La musique est sa parole
Et ses rêves les amours :
O Venise plus d'ennuis,
A nous tous tes belles nuits !
Venise, ô ma beauté !
Chez toi la liberté!
CHOEL'R d'élèves, rOpélant.
O Venise, plus d'ennuis, etc.
Récilalif.
SPADONI, qui s'est approché.
Bien, Stradella, ta joie est d'un heureux présage.
Mais le duc Pesaro, qui veille avec les dix,
En passant, t'a donné des ordres. — Moi je dis,
Qu'il faut avant le jour accomplir ton message.
La belle, en son boudoir, persiste à s'enfermer :
Va lui chanter l'amour pour qu'elle sache aimer.
Qu'au retour, monseigneur la trouve enfin plus sage.
II sort.
SCENE IV.
STRADELLA, BEPPO, et Quelques Élèves.
STRADELLA, à part.
Encor nouveau caprice! allons! vite, chanteur.
Ta voix pour attendrir je ne sais quelle femme!...
STRADELLA. 28.'
Chante! on t'a bien paj'é! sers d'interprète infâme !
Aux vils amours d'un sénateur!
Avec élan.
A mon art! art divin! ô sublime harmonie,
Écho sacré du ciel
Par qui l'âme s'épure au souffle du génie.
On prostitue ainsi ton pouvoir immortel !
Misère!... que pourtant ma tâche soit finie;
Demain je m'affranchis de ce joug détesté !
Demain! demain! l'amour avec la liberté !
A ses élèves.
A nous maintenant, chers élèves !
BEPPO.
De la beauté charmons les rêves!
Les élèves de Beppo s'approchent de la chambre et commen-
cent la sérénade du premier acte.
LES ÉLÈVES.
Là du sommeil,
L'ange vermeil...
STRADELLA, les interrompant.
Arrêtez! gardez-vous de profaner ces chants
Inspirés par celle que j'aime!
Toi seule, ô Léonor! connais ces airs touchants,
Symboles d'un amour aussi pur que toi-même.
LÉO^OR, en dehors.
Stradella,
Es-tu là?
STRADELLA, stupéfait et 5 part.
Qu'entends-je! Quels accents! Léonor, est-ce toi?
Affreuse idée...
LES ÉLÈVES, à part.
Amis, d'où vient son trouble extrême?
STRADELLA à ses élèves.
Ah! laissez -moi!
'IM) OK U V R F- S D ' K MU. V. D i: S dl \ M [' S.
LES i';i,i;vj:.s.
Partons!
STRVJJKLI. \.
Va, lîeppo, laisse-moi!
Les élèves sortent pnr In porte à ilrolti'. Stradelln. qui lis a
regardés s'éloigner, vn vers In clinniljre, qui s'ouvre devant lui, el
d'où Léonor s'iHance.
SCl£NE V.
STRADELI.A, LHONOIi.
Uho.
LÉONOR, avec jnio.
Quel coup du ciel!
s T R A D r. L L A .
Quel coup do foudre !
i.KOivon.
Te voilà donc?
s T R A U E L L A .
Dieu! que résoudre?
LÉONOR.
Ali I je le savais bien, que tu me sauverais!
Viens! viens! partons!
STRADELLA.
Mortels regrets '
I. ÉONOR.
Oh ! que dis-tu?
s T R A I) E 1. 1. A .
Le duc, mon maître.
T'a donné pour treùlier rinfàiiie Spadoiii.
Impossible de fuir!...
LÉONOR.
Et le jour va paraître!
Hélas tout est fini!...
Ah! ce balcon!...
STUADKLLA. '287
STKADKLLA.
C'est un abiiiic.
ENSEMBLE.
Affreux i)alais, séjour du crime!
L'opprol)re ici, là le trépas!
0 mon Dieu ne nous perdez pas!
Ll'ONOR.
Par quel destin qui nous oppresse
En deuil se change un jour d'ivresse?
Hélas! dans ma sombre détresse
Dieu seul peut me sauver d'un lâche ravisseur !
s T n A D E L L A .
Faut-il qu'au jour où l'hyménée
Devait bénir ma destinée
Ma Léonor abandonnée,
Tombe aux mains de ce lâche et cruel oppresseur!
ENSEMBLE.
0 sort trop horrible !
Mon \ ""'^'^ ^^^''^
D'un maître terrible
Me i ^^'^^^ ^'^^'^^'
Ah! comment | , ! arracher à ce joug inflexible,
Et fuir ce palais infernal ?
A ce moment, on entend sur la lagune Beppo clianlant une
bai'carolle.
La... la... la...
STRADELLA, Lcoutant.
Chut! c'est Beppo ! quelle espérance!
Courage !
Il écrit sur des tablettes et va à la fenêtre les jeter à Beppo.
LÉONOU, sur le devant du théâtre.
Saints du ciel! secondez deux amants!
'i88 OEUVIU:S DÉMJLE DESCIIA.MI'S.
STRADELLA.
Encor quelques moments,
C'est notre délivrance!
ENSEMBLE.
STRADELLA.
Ma bien-aimée, oui, j'ai l'espoir,
De t'arraclKU' à son pouvoir;
Bientôt, crois-moi, tu pourras voir
Astre d'amour briller dans un ciel noir!
LÉONOR.
Mon bien-aimé, j'en ai l'espoir.
Tu me ravis à ton pouvoir;
Bientôt par toi je pourrai voir
Astre d'amour briller dans un ciel noir!
STRADELLA, seuK
Mais voici déjà l'aurore.
Et Beppo ne revient pas !
Ah! s'il doit tarder encore.
C'est la honte ou le trépas!
LÉONOR.
O mon Dieu ! ne nous perdez pas!
Ma bien-aimée, etc.
ENSEMBLE.
STRADELLA.
0 duc! „ f.,, I bras va dans ce jour
De tes affronts sauver l'amour!
A nous le bonheur et l'amour!
Récilalif.
STRADELLA.
Rassurez-vous! Beppo m'amène une gondole.
Une échelle y sera... tous deux dans peu d'instants.
LÉONOR.
Pourra-t-il approcher du palais!
STRADELLA. 280
STP.ADELLA.
Je l'attends
Sous ce balcon toujours désert; ma barcarolle
Doit être le signal ; le duc, pour quelque temps,
Siège encore à Saint-Marc; avant qu'il ne revienne,
L'ombre peut assurer votre fuite et la mienne.
LÉONOR.
Dois-je y croire?
STRADELLA, inquiet.
Le jour paraît; si Spadoni...
On entend de nouveau une voix dans le lointain.
LÉONOR.
Entendez-vous cet air ?
STRADELLA, courant à la fenttre.
Beppo!
TOUS DEDX.
Qu'il soit béni!
STRADELLA.
Indigence et périls vont planer sur ma tête...
Suivrez-vous sans regrets le destin d'un banni?
LÉONOR, avec force.
Dieu sait que je vous aime et que rien ne m'arrête.
^A vous, toujours.
A ce moment on jette par la fenêtre un paquet de cordes
enveloppées dans un manteau, et des armes que Stradella pose
sur la table.
STRADELLA, prenant le paquet.
Enfin!
n va attacher l'échelle au balcon.
LÉONOR, se jetant à genoux.
Ciel protecteur! merci !
Fanfares.
LE DUC, en dehors, à droite.
Que nul n'entre après moi! ■
V. 17
290 ŒUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
LÉO>OR, efTrnyOe.
Le duc!
Elle écoute à la grande porte à droite.
II vient ici!...
STRADELLA, revenant sans avoir entendu le duc.
Un seul moment...
LÉONOR.
Trop tard!...
LE DUC, en dehors.
Bien !
STRADELLA, consterné.
Pesaro!
l/;oxor.
De grâce !
Cachez-vous! cachez-vous!
[STRADELLA.
Qui? moi, céder la place?
Oli! non pas !
SCÈNE VI.
STRADELLA, LKONOR, LE DUC.
LE DUC, entrant, à part.
A merveille!... Eh! Ton s'est adouci...
Haut h Stradella.
lîravo! mon bon chanteur gagne bien son salaire.
Cavalitrement à Léonor.
Maintenant ces trésors sont à vous...
Il désigne les parures déposées par les marchandes.
STRADELLA, à part.
O colère!
LÉOAOR, à part.
Que devenir?
STRADELLA. -291
LE DlC, amoureusement.
Restons tous deux!
Il fait signe de sortir à StradeUa, qui feint de ne pus le voir,
STRADELLA, à part.
Je reste aussi!
STRADELLA, à part.
Je sens déjà mon ardeur vengeresse
Se réveiller en mon cœur furieux.
D'un vil seigneur en vain la loi m'oppre.s.se,
Il faudra bien t'arracher de ces lieux!
Ma Léonor, ù toi que j'aime,
Oui, nous pourrons défier son courroux;
L'honneur, la rage et Tamour même,
Sauront guider mon bras jaloux.
LE DUC, à Léonor.
Oli! vois l'excès de ma tendresse,
Et sois enfin la reine de ces lieux!
Oui, mon cœur, dans sa folle ivres.se,
S'enflamme aux raj'ons de tes yeux.
Un seul regard! beauté que j'aime!
Tous les bonheurs viendront sur nous!
Un mot d'espoir, mon bien suprême,
Sinon je meurs à tes genoux!
LÉOXOR.
N'espérez pas que je vous aime.
Vos trahisons s'élèvent entre nous;
Plus d'espérance! peine extrême!
Ah! laissez-moi fuir loin de vous;
Voyez mes pleurs! moment suprême !
Je suis tremblante à vos genoux !
LE DUC, apercevant Stradslla.
Uh bien! tu n'as donc pas compris? Va-l'en sur l'heure.
LÉOXOR, à part.
Tout est perdu!
i92 OEUVRES D'ÉiWILE DESCHAMPS.
LE DUC, à L<;onor.
Je t'aime!
LÉOXOR.
O mon Dieu!
STHADKLLA, ù part.
Je demeure.
I,K DUC.
Le bonheur nous attend!
LÉOINGR et STRADELLA, à part.
Juste ciel!
LE DUC.
Plus d'effroi.
STRADELLA, à part.
Vengeance!
LÉONOR, à part.
Comment fuir?
LE DUC.
Viens enfin l
LÉ0>0R.
Laissez-moi!
RÉPRISE DE L'ENSEMBLE PRÉCÉDENT.
Aussitôt aptes l'ensemble le duc va pour porter la main sur
Léonor; Stradella s'avance entre eux et les sépare.
STRADELLA, avec force.
Arrêtez!
LE DUC, étonné.
Stradella!
LÉONOR, à part.
Pitié! Dieu secourable!
STRADELLA, au duc.
Oui! Stradella; ton chanteur... ton rival.
LE DUC
Qu'as-tu dit, misérable!
STRADELLA. '29:t
STRADELLA.
Léonor m'appartient.
LE DUC, à part.
0 fureur!
LÉONOR.
Jour fatal I
ENSEMBLE.
LE DUC, à part.
Un valet! un chanteur! quel outrage!
Tous mes sens sont frappés de stupeur!
STRADELLA, à part.
Oui, l'amour a doublé mon courage!
Loin de moi l'esclavage et la peur!
LÉONOR, h fart.
O mon Dieu! soutenez mon courage;
Tous mes sens sont frappés de stupeur !
STRADELLA, avec une fureur concentrée.
La rage qui s'enflamme,
S'échappe de mon àme.
Brisons un joug infâme.
Sa vie est dans mes mains;
Son pouvoir, sa menace.
Rien n'émeut mon audace,
Je brave les destins.
LÉONOR, a part.
Je tremble au fond de l'âme I
Mon Dieu! d'un joug infâme,
Sauvez la faible femme;
Mon sort est en vos mains.
O justice immortelle.
Prenez-moi sous votre aile,
Je brave ses desseins !
LE DUC, à part.
Ah! quelle injure! quelle audace!
294 OCLVRES D'EMILK DKSCHAMPS.
Crains la tornpête qui s'amasse,
Ta vie est dans mes mains!
A Strailella.
Traître! c'est ton jour suprême!
STRADELLA.
0 transport! ô rage extrême!
LÉONOR.
0 transport! terreur extrême!
LE DUC.
Malheur à vous, tremblez tous deux!
STRADELLA.
Haine éternelle entre nous deux!
LÉOXOR.
Que devenir au milieu d'eux?
STRADELLA.
C'est trop ramper! je te résiste!
Oui, l'opprimé lève le front!
L'esclave enfin s'éveille artiste.
Pour repousser un tel affront!
LE DUC.
Ah! c'est en vain qu'on me résiste!
Hardi valet courbe le front!
Oui, tremble, et que l'ingrate assiste
Au châtiment d'un tel affront!
Le duc furieux tire son épée et se précipite sur Stradella. Celui-ci
prend vivement sur la table un pistolet dont il menace le duc.
STRADELLA, au duc.
Tremblez vous-même!... arrière!!!...
Un geste, un mot, ou c'en est fait.
De la main gauche il protège Léonor.
LE DUC.
Eh quoi ! ta main dans la poussière
Ose tenter un tel forfait!
STRADELLA. 205
LÉONOR.
Partons! partons! Oui, c'en est fait.
Les gens du duc heurtent contre la porte.
SPADOiM et LES GE>;S DU DUC, en dehors.
Ouvrez! ouvrez!
Ils finissent par enfoncer la porte et se précipitent sur la sctne.
STRADELLA.
Vous tous! arrière! ou c'en est fait!
SPADONI et LES GENS DU DUC, s'arrêtant effrayés.
Jour de terreur! sanglant forfait!...
Léonor s'enfuit par la fenêtre. Stradella, toujours le pistolel
levé contre le duc, recule et pose un pied sur le balcon. Le duc
reste épouvanté et consterné.
FIN DU DEUXIEME ACTE.
ACTE TROISIEME.
(Rome.)
Une colline aux portes de la ville. On voit au loin la coupole de Saint-
Pierre. — Une maison à gauche. — Granl jour. — Semaine sainte.
SCENE PREMIERE.
Au lever du rideau, les personnages sont assis devant la maison.
QUARTEÏTINO.
STRADELLA, LKONOR, BEPPO, GINEVRA.
STRADELLA, seul.
Salut, salut
A riiumble asile '
Où Dieu voulut
Guider mon luth!
S'adressant à Ginevra.
Oui, si dans Rome où je m'exile
Nos joui's sont doux,
C'est grâce à vous!
Nous avons fui cette Venise,
Séjour fatal du déshonneur;
L'amour enfin nous favorise,
Cachons ici tout mon bonheur!
ENSEMBLE.
LÉONOR et STRADELLA.
Goûtons ainsi
Des Jours plus calmes;
STRADELLA. 297
N'ayons ici
Plus de souci
L'amour et l'art, joignant leurs palmes,
En ce séjour
Tiendront leur cour !
0 mon sauveur, tu m'as / .
Moi, ton vengeur qui t'ai i ^^^^^
Au joug cruel de ces méchants,
A toi mon cœur, à toi ma vie,
Je n'ai d'orgueil que pour tes j ^^isLUts.
Tu seras l'ange de mes >
Oui tu seras et ma gloire et ma vie;
A moi dont l'âme un jour s'est éprise à tes ) pu„„^„)
O toi l'objet divin et le prix de mes i
BEPPO et GINEVRA.
Goûtez ainsi
Des jours plus calmes,
N'ayez ici
Plus de souci;
L'amour et l'art joignant leurs palmes,
En ce séjour
Tiendront leur cour.
A Léonor.
Son bras vengeur vous a ravie
Au joug cruel de ces méchants.
A Stradella.
A vous son cœur, à vous sa vie ,
A Léonor.
A vous sa gloire, à vous ses chants!
Récitatif.
GINEVRA.
Soyez les bienvenus chez moi!
BEPPO.
Merci, ma mère!
17.
298 OEUM'.ES D'EMILE DESGIIAMPS.
STRADELLA.
Rome, sois ma patrie!
LÉONOR.
Ail! plus de peine amère!
Payer un tel accueil, on le voudrait en vain!
BEl'PO.
Courage! car ce soir la musique du maître
Appelle Rome entière à l'office divin!
STRADELLA.
Oui, c'est mon jour d'épreuve et de bonheur peut-être;
Inspire-moi, mou Dieu, des chants dignes de toi!
LÉO.NOR.
A vous sera la gloire et vous serez à moi I
GIAEVRA.
Nous voilà, mes enfants, au Jeudi saint! — encore
Quelques jours de carême, et l'on vous marîra.
LÉONOR et STRADELLA.
Doux espoir!
STRADELLA.
Pour nos chants l'église se décore.
Viens, Beppo!
A Léonor.
Hùtez-vous, car on vous attendra.
REPRISE DU QUATUOR.
TOUS.
Dieu vient on aide à qui l'implore.
Bon espoir!
A ce soir !
Glnevra rentre dans la maison. Léonor accompagne quelques
pas Stradella, qui se rend à l'église avec Beppo. Elle lui dit
adieu du geste, tandis que Spadoni entre en scène par la cou-
lisse de gaucho.
STRADELLA. 299
SCÈNE II.
LÉONOR, SPADONI.
SPADONI, arrivant et cherchant.
J'y suis enfin !
Il aperrioit Léonor.
C'est elle!... Ils sont en mon pouvoir.
LÉONOR, revenant.
Spadonil... que vois-je!...
SPADONI.
Oui... la belle fugitive...
C'est lui-même.
LÉONOR.
Grand Dieu! vous ici! toujours vous!...
SPADONI.
Regardez vos amis avec des yeux plus doux!
LÉONOR.
Leduc!...
SPADONI.
Le duc dans Rome en ce moment arrive.
LÉONOR.
0 ciel!...
SPADONI.
Un nouveau titre ajoute à sa grandeur :
Enfin près du saint-siége il est ambassadeur !
LÉONOR.
Qui? lui!... l'ambassadeur!..,
SPADONI.
D'où vient cette surprise?
LÉONOR.
Eh quoi! me suivra-t-il partout, jusqu'au trépas,
Comme un démon fatal qui s'attache à mes pas?
30O OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
SPADOM, doucereux.
Ingrate Léonor, quand vous quittez Venise,
Est-il donc étonnant que nous n'y restions pas?
Duo.
LÉONOR, ù part.
De terreur malgré moi je me sens oppressée!
SPADOKI.
Allons plus de triste pensée!
LÉONOR, à part.
A mes yeux tout à coup s'est voilé l'avenir.
SIWDOJN'I.
Voyez le brillant avenir!
LÉONOR.
Le courage est éteint dans mon âme glacée.
0 mon rêve d'amour es-tu près de finir?
SPADOiM.
Avec vos beaux yeux, à .votre âge,
Doit-on se désoler ainsi ?
Voyez, en reprenant courage,
L'honneur qu'on vous apporte ici!
ENSEMBLE.
LÉOAOR.
De terreur, malgré moi, je me sens oppressée;
A mes yeux tout à coup s'est voilé l'avenir;
Le courage est éteint dans mon âme glacée,
0 mon rêve d'amour, es-tu près de finir?
SPADOXI.
Loin de vous, belle enfant, toute sombre pensée;
Quand l'espoir vous sourit, n'allez pas le bannir ;
Un seul mot, et soudain la fortune empressée
Par ma voix vous assure un brillant avenir!
SPADOJVI, seul.
Calmez, calmez, le trouble de votre âme;
STRADELLA. 301
Le duc mon maître est un noble seigneur;
Oui, sa largesse éclate avec sa flamme.
Que de beautés brigueraient cet honneur!
LÉONOR.
Moi, je le fuis, et la pauvre orpheline
N'a qu'un amour que doit suivre Thymen.
SPADONI.
Sait-on quel sort Pesaro vous destine !
Pour un aveu s'il vous offrait sa main!.,.
LÉONOR.
Oh! que m'importe!
SPADONI.
Et la splendeur.
Eh quoi, donc! la richesse
LEONOR.
Sans l'amour ce n'est rien.
SPADONI.
Et s'appeler madame la duchesse?
LÉONOR.
Non! non!
SPADONI.
Ainsi vous refusez? fort bien!...
LÉONOR.
Va, va, fuis ma présence,
Quitte ces lieux que tu flétris;
Plus haut que la puissance
Déjà mon cœur s'élance;
Du grand chanteur il est épris!
Haine à ton maître, à toi mépris!
Haine et mépris!
SPADONI.
Eh quoi! pour vous unir au sort d'un misérable,
Vous rejettez un hymen glorieux?
Vous savez de quel crime il s'est rendu coupable?
302 OEUVRES D'EMILE DESCIIAMPS.
LÉOAOr. .
Il a su s'afTranchir d'un pouvoir odieux,
Et pour cela je l'airae!
SI'ADOM.
Tremble au moins pour lui-même!
Son maître est là!
Ll':0X0R.
L'autel m'attend !
SPADOM, avec instance.
Écoute-moi!
LÉ0i\0R.
Traître, va-t'en !
ENSEMBLE.
LÉONOR.
Va, va, fuis, etc.
SPADONI, à part.
Quoi! l'on refuse de m'entendre!
On ose parler de mépris!
Ah ! dans le piège qu'on va tendre,
Oui, tous les deux vous serez pris!
LÉONOR.
Dans notre exil plus de souffrance,
A vous la honte et le regret;
D'un tendre hymen j'ai l'assurance,
Notre bonheur est votre arrêt !
SPADOM.
On t'apportait une espérance.
Tu n'auras plus qu'un vain regret;
11 maudira ta préférence,
Et ton refus est son arrêt.
STRADELLA. 303
SCÈNE III.
SPADONI, puis LE DUC.
Recilalif.
SPADO>"I, seul.
Le duc par cette route au palais doit se rendre...
Que va-t-il m'ordonner?... Ali! c'est lui-même!
LE DUC, ectrant mystérieusement.
Eh bien?
SPADO.M.
Je l'ai vue...
LE DUC.
Et que puis-je obtenir enfin?
SPADO>"I.
Rien!
Tant qu'un félon sera près d'elle.
LE DUC.
Il faut le prendre
Et m'en débarrasser! Choisis des hommes sûrs,
Voici de l'or!
SPADO-M.
J'entends!...
LE DUC.
Au sortir de l'église
Qu'on s'empare du traître!... et les Plombs de Venise
M'en répondront!
Le duc sort.
304 OEUVRES D'É.MILE DESCHAMPS.
SCÈNE IV.
SPADONI, puis LES PÈLERINS DE TOUTE L'ITALIE.
SPADONI, seul; il réni-chit.
Les Plombs et leurs cachots obscurs,
On s'en retire! Et puis il faut payer vingt hommes
Pour en saisir un autre; ah! mieux vaut un seul fer!
Desvengeursàbon compte, on en trouve où nous sommes.
Eh bien, oui! le stylet! c'est plus sûr... et moins cher.
La foule arrive : bon! j'y trouverai mes drôles.
Marche et chœur des populations qui se rendent en pèlerinage
à Rome pour les solennités de la semaine sainte.
Passe un groupe de seigneurs et de dames,
SPADONI, sur le devant.
Oh ! tous ceux-là sont trop riches pour de tels rôles.
Passe nn groupe de pénitenis.
LES PÉXITENTS, en marchant.
Frères, chantons près des autels.
Gloire au Seigneur, paix aux mortels!
C'est Jeudi saint, venez prier.
Venez, pécheurs du monde entier!
SPADONI, sur le devant.
Ceux-ci, pour le moment, sont de grands saints à Rome.
Passe un groupe de femmes du peuple de différents pays •
des femmes d'Albano, de Frascati, de Calabre, etc., avec des
enfants qu'elles mènent par la main ou qu'elles portent dans
les bras.
LES FEMMES, en marchant.
Vierge du ciel, veillez sur nous.
Nous dont le cœur gémit pour vous!
C'est Jeudi saint, venez prier,
Venez, pécheurs du inonde entier!
STRADELLA. 305
SPADONI, sur le devant.
Voilà qui n'oserait jamais tuer un homme!
MASSE DE PEUPLE, arrivant en foule.
C'est Jeudi saint, venez prier.
Venez, péclieurs du monde entier!
Dans cette foule on remarque des hommes mal vêtus et d'un
aspect sinistre.
SPADONI.
Enfin, je vois des gens de mauvaise figure.
Il appelle.
Eh!
Il entre dans 'a coulisse. Léonor et Ginevra sortent de la
maison et suivent le dernier groupe de peuple.
LÉONOR, en passant.
Allons! et que Dieu détourne cet augure!
Peu à peu la foule s'est écoulée. Spadoni rentre en scù'no avec
deux bravi armés de poignards.
SCÈNE V.
SPA.DONI, PIETRO, MICHAEL.
Trio.
SPADONI.
Trente ducats pour vous ! Voyez, mes braves gens,
Voulez-vous les gagner? c'est un beau bénéfice!
PIETRO.
Trente ducats ?
MICHAEL.
Si c'est pour vous rendre service,
Nous acceptons.
SPADONI.
Vous êtes obligeants.
■m> OEuvr.ES D'é.mile desciiamps.
l'IETKO.
C'est pour un coup hardi?
.M I c n .\ E L ,
Quelque iinportante affaire?
SPADOM.
Bagatelle! un fâcheux dont il faut nous défaire.
fer (a vendella !
l'IETRO.
Bon! et pour trente ducats?
C'est donc quelqu'un dont on fait peu de cas?
Rien que trente ducats!
SPADONI.
Eh! mais, c'est une somme!...
PIETRO.
Il faut voir.
MICHAEL.
C'est selon.
PIETRO.
Enfin quel est cet homme?
Un manant?
MICIIAEL.
Un païen?
PIETRO.
Un valet?
SPADONI.
Moins que rien,
Un chanteur !...
PIETRO et MICHAEL.
Ah! c'est bien!
ENSEMBLE.
PIETRO et MICHAEL.
Tout à VOUS, Excellence,
Avec zèle et prudence ;
STRADELLA. 307
Oui, pour votre vengeance
Nous sommes prêts.
SPADONI.
En vous j'ai confiance,
De votre récompense
Voici moitié d'avance,
Le reste après.
PIETRO.
Dites-nous le nom de ce traître;
Encor faut-il connaître
Ceux que Ion doit...
Il fait le geste de poignarder.
SPADONI.
Bonne précaution!
Mais vous le connaissez peut-être?
C'est un misérable histrion,
Un nommé Stradella...
PIETRO.
Qu'entends-je !
MICHAEL.
stradella!...
TOUS DEUX.
Stradella !
SPADONI, étonné.
Quoi donc?
PIETlîO.
Voilà qui change
Tous nos projets! Il fut bien convenu.
Quand de trente ducats nous acceptions la somme,
Qu'il s'agissait d'un inconnu.
Mais Stradella...
MICHAEL.
Le grand chanteur de Rome!...
Et puis c'est trop nous exposer.
PIETRO.
Lui que Ton aime tant !
308 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
MICHAEL.
Un talent de la sorte!
PIETRO et MICHAEL.
Ah! gardez votre argent.
SPADONI.
Eh! mais, que vous importe?
PIETRO et MICHAEL.
Non, vous pouvez en disposer.
SPADONI, à part.
Ah ! je vous vois venir!
Haut.
Ainsi pour qu'on s'expose,
Trente ducats sont peu de chose.
Et si Ton vous en donnait cent?
PIETRO et MICHAEL.
Ah! monseigneur, c'est différent.
ENSEMBLE.
Tout à vous, etc..
PIETRO.
Quel temps nous donnez-vous?
SPADONI.
Mais vous pouvez sans crainte,
Au sortir de l'église, aujourd'hui le saisir
Et le frapper!...
PIETRO.
0 ciel! dans la Semaine sainte.
D'un tel péché, moi, j'irais me noircir!...
Dans quelques jours...
SPADONI.
Il faut qu'il meure aujourd'hui même.
MICHAEL.
Autant vaudrait tout droit m'envoyer en enfer !
STRADELLA. 300
PIETRO.
Non, quand il s'agirait de tuer Lucifer,
Je ne le voudrais pas en saint temps de carême!
SPADOiM.
Vraiment le scrupule est parfait!
PIETRO et lIICnAEL.
Tenez, voilà votre or!
SPADOJVI, à part.
Voyez les bons apôtres,
Ils vont me prendre tout.
PIETRO.
Entre nous rien de fait!
SPADOKI.
Écoutez donc!
PIETRO et MICHAEL.
Adressez-vous à d'autres.
SPADONI, avec force.
Au lieu de cent ducats, si j'en offrais deux cents?
PIETRO et 5IICHAEL, plus bas.
Oh! non, le crime est trop infùme!
s P ADO M, plus fort.
Trois cents?
PIETRO.
Ail ! vous voulez, serpent, damner notre àme.
C'est mal !
SPADOM, insistant.
Décidez-vous...
PIETRO à Michael.
Qu'en dis-tu?
TOUS DEUX, après une pause.
J'v consens!
310 OEUVr.ES D'ÉxMILE DESGHAMPS.
ENSEMBLE.
PIETRO et MICHAEL.
Tout à VOUS, Excellence.
Avec zèle et prudence,
Oui, pour votre vengeance,
Nous sommes prêts!
SPADO.M.
En vous j'ai confiance.
De votre récompense
Yoilà moitié d'avance,
Le reste après.
On entend les cloches. Les assassins s'açenouillont en joignant
les moins; puis, se regardant l'un l'autre, ils se reltvent et enton-
nent avec force la strelta.
• ENSEMBLE.
SPADONI, PIETRO, MICHAEL.
Marchez, marchez, ) , ^ \ vous |
IV f 1 1 la mort suit,
INIarchons, marchons, \ ( nous \
Pour Stradella le fer reluit;
Que tout soit fait avant la nuit.
Frappez ) i frappez I ,
„ ' ' / sans peur, ^ ' ' ■: sans bruit.
Frappons \ ( frappons \
Ce soir, dans l'ombre il doit sortir,
Ki vain eflVoi, ni repentir,
Rien ne pourra le garantir.
Son dernier chant va retentir!
Ils se séparent.
( Changement de décor. )
L'intérieur de Téglise Sainte-Marie-Majeure. — On ne voit ni l'autel ni
les officiants. — Foule immense agenouillée. — Des soldats font la
haie. — Les orgues jouent.
!
STRADELLA. 311
SCENE VI.
•STRADELLA, sur un gradin au milieu de l'église, LÉON OR,
BEPPO, GINEVRA, sur le devant de la scène; puis, dans un
coin, PIETRO et MICHAEL observant STRADELLA, ensuite
S P ADO NI, Peuple à genoux.
Final.
PRIÈRE DU PEUPLE.
O Dieu tout-puissant.
Toi, qui reçois la prière
De i'inuocent,
Nous levons les j'eux
Vers ton palais de lumière;
Dans les cieux,
Entends ceux qu'ici-bas
Enflamme encor la foi première,
Et de nous, ô mon Dieu, ne te détourne pas !
3I1CHAEL, montrant Stradella.
Le voilà!
PIETRO.
Nos stylets le reconnaîtront bien.
PIETRO et MICHAEL.
Attendons la nuit.
3IICHAEL.
Je retiens
De le frapper.
PIETRO.
Non, moi !
MICHAEL.
Tous deux!
LÉOXOR, à part.
Sainte Madone,
A votre bon secours notre espoir s'abandonne.
312 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
LE PEUPLE.
Au sein de l'erreur,
Dont la nuit sombre et funeste
Flétrit le cœur;
Notre père ù tous,
Fais luire un phare céleste
Devant nousl
Afin, ô divin P.oi.
Que ta clarté toujours nous reste,
Et ramène de loin tes enfants jusqu'à toi;
Avec amour espoir et foi.
Nous adorons ta sainte loi!
STRADELLA, solo.
Pleure, Jérusalem, ton erreur et ton crime !
Au jour longtemps prédit le Sauveur est venu.
Pour raclieter tes fils de l'éternel abîme,
Il descendait du ciel, et tu l'as méconnu !
LE PEUPLE.
Pleure, Jérusalem
STRADELLA.
0 dévoùment divin ! sacrifice sublime!
Le fils du Dieu vivant meurt pour l'amour de nous,
Au moment de s'offrir, pour le monde, en victime,
Lui-même il tremble, il pleure, il se jette à genoux!
I.
De mes lèvres, mon père éloignez ce calice!
Ayez pitié de moi, car j'espère en vous seul!
Vous pouvez tout. Seigneur! que ma voix vous fléchisse;
Secourez votre fils, loin de moi ce linceul!...
II.
A l'approche, ô mon Dieu ! de la mort qui s'apprête,
De fra3-eur. tout à coup, tu me vois tressaillir!
Fils de l'homme, aux douleurs qui menacent ma tête.
Je sens frémir mon ùme, et mon corps défaillir!
STRADELLA. 313
Mais, mon père, soyez béni, quoi qu'il advienne,
Que votre volonté soit faite, et non la mienne.
LE PEUPLE.
Au nom de votre Fils, de sa sainte agonie,
Pardonnez, Dieu clément, à notre iniquité!
LÉONOR.
0 mon Dieu, mon soutien, Providence infinie,
Pour sa gloire en ce jour ^'implore ta bonté!
MICHAEL.
Quel trouble!...
PIETRO.
Qu'as-tu donc?...
MICHAEL.
Cette sainte harmonie...
Cette voix... aurons-nous, dis-moi, la cruauté?...
PIETRO.
Et nos ducats? Allons! viens d'un autre côté.
Ils s'éloignent.
STRADELLA, solo.
0 vous qui blasphémez et son nom et sa gloire.
Du Dieu des nations redoutez le courroux!
Le sang divin rougit la Croix expiatoire.
Et le sang répandu retombera sur vous!
LE PEUPLE.
Et le sang répandu retombera sur nous!
STRADELLA.
Quand Dieu se lèvera pour rendre la justice,
La terre tremblera jusqu'en ses fondements;
Les méchants renaîtront pour l'éternel supplice;
On entendra des pleurs et des gémissements!
LE PEUPLE.
Ah! sauvez-nous, Seigneur! nous sommes vos enfants!
V, 18
314 ŒUVRES D'KMILK DKSCIIAMPS.
PIETr.O et MICIIAEL, froppi's dVtonnement.
C'est la voix de l' archange aux éclats triomphants!
SÏKADKLLA, avec force.
Malheur au superbe, au cupide!
TOUT LE PEUPLE, îi voix basse et avec stupeur.
Malheur au superbe, au cupide!
STRADELLA.
Malheur à l'impie, au perfide I
LE PEUPLE.
Malheur à l'impie, au perfide!
STRADELLA.
Au cœur de voluptés avide!
TOUT LE PEUPLE.
Au cœur de voluptés avide!
STRADELLA, il'une voix tonnante.
Malheur surtout à l'homicide!!!
Pour jamais l'enfer les attend !
LE PEUPLE.
Malheur surtout, etc.
PIETRO et MICHAEL, effrayés.
Ah! l'entends-tu?... malheur à l'homicide!
On entend des harpes.
STRADELLA, avec extase.
Mais dans les cieux joie éternelle
Au juste, à ses devoirs fidèle!
Gloire aux saints que Dieu même appelle!
Et grâce au pécheur repentant!
Entre Spadoni qui vient tout observer.
ENSEMBLE.
STRADELLA.
Leur voix avec la voix des anges,
STRADELLA. 315
Chantera sans fin les louanges
Du Dieu, source de tout bonheur!
LE PEUPLE, BEPPO, GIiXEVRA.
Mêlons nos voix aux voix des anges,
Pour appeler sur nous les regards du Seigneur!
PIETRO et JIICHAEL, tombant à genoux.
Dieu vient de parler, mon cœur change;
Loin de moi ce poignard! Grâce, grâce, Seigneur!
LÉONOR.
Tous sont frappés d'un charme étrange,
Le voilà triomphant; merci, merci, Seigneur!
SPADOIVÎ, observant Pietro et MicliaeL
0 trahison! folie étrange!
Montrant StradeUa,
Mais il n'est pas sauvé, j'en jure mon honneur!
Spadoni sort en faisant des gestes menaçants.
CHOEUR GÉNÉRAL.
Gloire à Dieu dans le ciel! Hosanna sur la terre!
Le saint mystère
S'est accompli,
Et nos péchés sont dans l'oubli.
Hosanna dans le ciel ! gloire à Dieu sur la terre !
Exaltons ses bienfaits dont le monde est rempli !
FIN DU TROISIEME ACTE.
ACTE QUATRIEME.
(La place du Capitole à Rome. — Au fond le grand escalier.)
SCÈNE PREMIÈRE.
LÉONOR, en habits de mariée, BEPPO, GINEVRA,
SPADONl, Peuple, Femmes et Enfants.
CHOEUR.
Au Capitole!
Le grand triomphe est décerné
A Stradella, lui, notre idole!
Plaisir pour tous ! jour fortuné!
Il va donc être couronné
Au Capitole!
Récitalif.
GI^'EVRA.
Dieu l'a sauvé.
LÉOXOR.
Celui qu'attendaient les poignards
Va marcher au triomphe !
BEPPO.
Et la noce est fixée
Pour aujourd'hui.
SPADONI, ironiquement à Léonor.
Salut! la belle fiancée,
Favorite à la fois de l'amour et des arts!
LÉOKOR, effrayée, à Beppo et Ginevra.
Ahl venez au-devant de Stradella.
léonor, Beppo et Ginevra s'éloignent.
STRADELLA. 3,7
SPADONI, à part.
c+ ^o , ^3, fête
Et sa noce, on leur garde ici de bons témoins!
La victoire souvent conduit à la défaite :
Vous 1 apprendrez tous deux, s'il en est temps du moins 1
SCÈNE II.
Les Précédents, puis STRADELLA. entouré de peuple,
PIETRO ET MICHAEL
LE CHOEUR, en mouvement.
Courons! courons! enfants de Rome '
Des fleurs, des fleurs pour le grand homme!
Oloire au grand maître, à Stradella!
De ses trésors Dieu le combla :
Le voilà! le voilà!
Gloire et bonheur à Stradella!
STRADELLA.
Que la gloire en tes murs est belle,
Rome! et mon cœur l'offre à l'amour!
LÉONOR.
Ce soir l'hymen! ah! quel beau jour !
PIETRO et MICHAEL, à SpaJoni.
Qu'ils soient heureux!
SPADONI.
„ „ Race infidèle,
Vous allez voir !
Il sort en menaçant.
LÉONOR.
Ah! quel beau jour!
Ovation.
REPRISE DU CHOEUR.
Gloire au grand maître, à Stradella'
18.
,18 OEUVRES D'EMILE DESCUAMPS.
De ses trésors Dieu le combla !
Levoili'.levoilà!
Gloire et bonheur à Stradella !
SCËNE III.
a préparée.
.p.. les aanses. sur la rej^^o. ^X'^gJ^:^^.
on y remarque le^S'■^"'^^ '^'f^^'^'s^deurs etc. - Autour d'un pa-
académies, des généraux de^^/'"^:7,\^':'',";esClles portant différents
vois, les neuC Muses représentées par de jeunes ui p
attributs. , T^mirtire se dispose à monter sur
AU moment où Stradella, revêtu -^e la pourpre se P ^^^^^^^^^t
SCÈNE IV.
Les Précédents, LE DUC, bi-- .
T-. . , ^> A TF « oui restent au loml.
Soldats DALMATEb, iiui i^olv.
Final.
LE DUC.
1^ coînt Marc ie réclame un transfuge.
LÉOXOR.
Juste ciel!
STRADELLA.
Ne crains rien!
SPADOM.
Pour vous plus de refuge!
LE PEUPLE.
Que veut-il?
STRADELLA. 310
LE DUC et SPADONI, avec force.
Stradella !
LÉONOPx.
Grand Dieu!
LE PEUPLE.
L'ambassadeur !
SPADONI.
Silence !
LE DUC.
C'est Venise, et Venise irritée,
"Qui rappelle un sujet infidèle à ses lois!
LE PEUPLE.
Quel mystère est-ce donc?
LÉONOR, a part.
De terreur agitée,
Je frémis.
LE DUC, avec force,
Stradella pour la dernière fois !
STRADELLA, au duc.
Encore votre haine!
Poursuivrez-vous toujours
Ma vie et mes amours !
BEPPO, GINEVRA, LE PEUPLE.
Voyez, voyez sa peine !
SPADONI.
Ëh! pas tant de pitié d'un valet sans honneur!
11 a levé la main sur son maître et seigneur !
LE PEUPLE.
0 forfait! plus d'espoir!
LÉONOR,
Non, il n'est pas coupable!
C'était pour me sauver d'un lâche suborneur.
De lui!... de lui!,..
Elle désigne le duc.
320 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
SPADONI.
Mensonge!
STRADELLA.
Oui, ce maître implacable,
Jaloux de mon trésor,
Insultait i\ ses charmes !
Et moi je Tai tenu tout tremblant sous mes armes.
LE DUC, farieui.
Traître!...
BEPI'O et GIAEVRA.
Nous le jurons!
PIETRO et MICHAEL, à Spadoni.
Et l'autre soir encor,
Pour frapper Stradella tu nous donnas cet or!
Le voici!...
Us jettent l'or.
LE PEUPLE.
Quelle horreur!
LE DUC et SPADONI.
Par Saint-Marc, qu'on se rende !
LE PEUPLE.
Rome l'a couronné! que Rome le défende!
ENSEMBLE.
STRADELLA.
Eh quoi! le crime, ô ciel, jusqu'en ces murs lointains,
Menace nos destins!
Mais la vengeance en vain ramène ici tes pas.
Non, je ne tremble pas!
Faut- il toujours courber la tête
Sous le pouvoir qui me poursuit!
Au bonheur qui pour nous s'apprête,
De longs tourments m'avaient conduit;
C'en est trop ! ah ! que rien n'arrête
Mon noble essor.
Plus fier encor !
STRADELLA. 321
LÉONOR.
Dieu tutélaire! hélas! un avenir plus doux
Déjà brillait pour nous I
Et dans ces murs sacrés l'amour proscrit d'abord
Avait fléchi le sort;
Des assassins le poignard même
N'osait frapper mon noble amant;
Et de mon cœur le vœu suprême
S'accomplissait dans ce moment...
0 malheur! quelle angoisse extrême!
En son pouvoir
Faut-il nous voir?
LE DUC et SPADONI.
Tu croyais donc, ô misérable
Nous échapper et fuir ton sort?
Il n'est pour ton crime exécrable
iPoint de pitié, ni de remord.
Entends Venise inexorable
Qui te rappelle pour la mort !
BEPPO et GINEVRA.
Ah ! quel malheur trop déplorable
S'attache donc à votre sort?
Non ! dans leur âme inexorable
Point de pitié ni de remord.
Hélas! leur fureur exécrable
Vous poursuivra jusqu'à la mort!
ENSEMBLE.
LÉONOR, BEPPO, GINEVRA, PIETRO et MICI3AEL,
PEUPLE.
ç. . { Rome entière.
Heureuse et fière,
Va l'adopter parmi ses fils;
Libre d'entrave,
Qu'enfin il brave
Les coups du sort et vos défis !
32-2 OEUVRES D'EMILE DESCIIAMP3.
De ) I ,,„ amour et de sa gloire
La garde est en j ! mains,
Et le génie a droit de croire
A l'appui des Romains!
Allons, allons, / . , j leurs )
,r et dans rangs
Venez, venez, ) ( nos j ^
Fuyons i , » , j nos ) .
„/,„ les fers de ^ ! tyrans.
Fuyez ) i vos ) •'
Aux gens du duc.
Et vous, arrière ! sur vos pas.
Sans qu'on nous tue, il n'ira pas !
STRADELLA.
Oui, Rome entière,
A ma prière.
Va m'adopter parmi ses fils,
Libre d'entrave,
Enfin je brave
Les coups du sort et vos défis!
De mon amour, ma seule gloire,
La garde est eu vos mains ;
Et l'innocence a droit de croire
A l'appui des Romains.
Allons, allons, et dans leurs rangs
Fuyons les fers de nos tyrans.
Aux gens du duc.
Et VOUS, arrière! sur vos pas.
Je l'ai juré, nous n'irons pas!
LE DUC et SPADOAI.
Quand Rome entière,
A sa prière,
Va l'adopter parmi ses fils.
De cet esclave,
Ici je brave
La résistance et les défis !
Malgré ses cris, malgré sa gloire.
STIIADELLA. 323
T i. i. < VOS )
Leur sort est en j mains.
I mes )
C'est vainement qu'ils osent croire
A l'appui des Romains!
Pour soutenir l'orgueil des grands,
Nous le prendrons \ . , ,
Je le prendrai 1 jusqu en leurs rangs ;
Arrière ! ne résistez pas I
Il faut qu'il marche sur nos pas !
REPRISE DE L'ENSEMBLE PRÉCLÎDENT.
STRADELLA.
Eh quoi! le crime, etc.
Fanfares.
STRETTA.
LE DUC et SPADONI.
Dalmatesl... aux armes!
Voici les clairons;
Au signal d'alarmes.
Amis, soyez prompts.
Soldats! on veut nous résister,
Courez tous l'arrêter!
Il mérita le coup mortel ;
Emparez-vous du criminel !
LES DALMATES.
En avant! Aux armes!
Voici les clairons;
Au signal d'alarmes
Tous nous répondrons.
Place à l'étendard
Du vaillant Saint-Marc;
Ne cherchez pas à résister.
Nous saurons l'arrêter!
Craignez pour vous le coup mortel;
Livrez, livrez le criminel!
BEPPO, GINEVRA, PIETRO, MICHAEL, LE PEUPLE.
Nous saurons bien vous résister,
N'osez pas l'arrêter!
324 ŒUVRES D'EMILE DESCIIAMPS.
Craignez pour vous le coup mortel;
Montrant le duc.
Voilà, voilà le criminel!
STRADELLA.
Nous saurons bien vous résister
N'osez pas m'arrêter !
Craignez pour vous le cou]) mortel;
Montrant le duc.
Voilà, voilà le criminel!
LÉONOR.
Pourrons-nous bien leur résister?
Aux Dalniales.
N'osez pas l'arrêter!
Au peuple.
Sauvez ses jours du coup mortel;
Montrant le duc.
Voilà, voilà le criminel!
REPRISE DE LA STRETTA.
LE DUC, SPADOM, LES DALMATES.
., , i croisez } , ,
Ah i . i les armes !
( croisons '
C'est trop d'un affront ;
Aux fureurs, aux larmes.
Vos ) . , .
^ ^ coups repondront.
ENSEMBLE GÉNÉRAL.
Lutte du peuple et des soldats:
LÉONOR.
Grâce! grâce! Dieu tout-puissant!
J'affronte leur fer menaçant.
Elle se jette entre les soldats et le peuple.
Vous ne l'aurez qu'avec mon sang!
Elle tient Stradella étroitement embrassé.
STRADELLA. 325
STRADELLA, montrant Léoiior.
Protégez-Ia; Dieu tout-puissant!
Aux soldats.
Et VOUS, cruels, prenez mon sang!
BEPPO et GINEVRA, LE PEUPLE.
Contre le glaive menaçant
Protégez-nous, Dieu tout-puissant !
LES DALMATES.
Craignez ce glaive menaçant,
Pour son forfait il faut du sang!
SPADONI et LE DUC, aux soldats.
Frappez ce peuple menaçant!
A Stradella.
Pour ton forfait il faut du sang!
Les soldats arrachent avec peine Léonor des bras de Stra-
della; ils le saisissent au milieu du peuple qui l'entoure. Le duc,
qui a tiré son épée, s'appuid sur le pommeau et commande du
geste. Léonor tombe dans les bras de Ginevra, tandis qu'on
emmène Stradella.
FIN DU QUATRIEME ACTE.
19
ACTE CINQUIEME.
(Venise.)
Une prison sous les plombs.
SCÈNE PREMIÈRE.
s T R A D E L L A , seul, assis sur un billot ;
de la paille et des cahiers de musique à ses pieds.
Récilalif.
On me juge à Saint-Marc; coupable ou non, qu'importe?
0 Venise ! tes fils connaissent tes arrêts.
Dès que de ce cachot on a franchi la porte,
Tout est dicté d'avance, et les bourreaux sont prêts.
CRIS DU PEUPLE EN DEHORS.
Vive le Doge! qu'il paraisse!...
STRADELLA, se levant pour écouler.
Ah! cruel Pesaro, ce peuple dans l'ivresse
Salue en toi son nouveau Doge! Hélas!
Ces murs sourds aux cris de détresse
De leur joie inhumaine ont redit les éclats!
Jour fatal ! le mallieur de tout son poids m'oppresse !
Et dans ces funestes moments
Quels vains rêves d'amour redoublent mes tourments!
Air :
A l'heure suprême,
Qui peut-être a sonné pour moi,
Vers celle que j'aime
Mon cœur, élance-toi!
STRADKLLA. 327
De ma iirison je crois l'entendre,
Sa voix gémit plaintive et tendre :
Mon Dieu ! qui pourrait la rendre'
A ma flamme encore un jour!...
Je pleure moins la vie, hélas ! que notre amour.
A l'heure suprême, etc.
CHOEUR, dans la coulisse.
Stradella! Stradella !
STRADELLA.
Des sbires! Ah! sans doute
On vient pour m'apprendre mon sort.
Entrent des sbires suivis de Beppo, qui se j^tte dans les bras
de son ami.
Beppo!...
Aux sbires.
Parlez, je vous écoute !
L'N OFFICIER.
C'est le conseil des Dix qui vous condamne à mort!
LE CHOEUR.
Oui, le conseil des Dix vous condamne à la mort!
STRADELLA et BEPPO.
La mort.
STRADELLA.
Eh bien donc, me voilà! prenez votre victime !
L'honneur seul, oui, l'honneur est ici tout mon crime.
Ah! venez, gloire, amour, couple saint et sublime,
Exalter mon ardeur et fêter mes adieux!
Sur ma tombe solitaire
La douleur devra se taire.
Déjà le saint mystère
Se dévoile à mes yeux;
L'exil est sur la terre,
La patrie est aux cieux !
CHOEUR DES SBIRES.
Il doit bientôt cesser de vivre,
Ne tardons plus : voici l'instant.
328 OEUVRF.S D'EMILE DESCHAMPS,
Allons! allons! il faut nous suivre
Au lieu fatal qui vous attend.
Bl'PPO.
Nul bras ne le délivre !
0 ciel! voici l'instant...
Et moi, comment survivre
Au sort qui vous attend?
1 STRADELLA, 5 Beppo.
Ah! laisse-moi tout mon courage;
Cher Beppo, cache-moi tes pleurs.
II est un port après Torage,
Nous devons nous revoir ailleurs...
Reprise de l'allerjro.
Eh bien donc, me voilà! etc.
BEPPO, accompagnant.
Il est donc vrai! saint Marc l'ordonne.
Point de pitié! plus de délais!
Au désespoir Je m'abandonne!
Mes tristes jours. Dieu, prenez-les!
LE CHOEUR, accompagnant.
Oui, c'en est fait! Saint Marc l'ordonne.
Point de pitié ! plus de délais!
Jamais Venise ne pardonne!
Ses volontés, remplissons-les!
On emn:èno Stradella.
(Changement de décor.)
Le quai des Esclavons devant la Piazetta; au fond, panorama de Ve-
nise, le Bucentaure doré, la mer couverte de gondoles et de vaisseaux
pavoises : les colonnes du Lion de Saint-Marc et de Saint-Théodore;
à droite, les derniers arceaux du Palais-Ducal et les prisons. Soleil
éclatant.
STHADliLLA. 329
SCENE II.
Peuple, Femmes, Enfants, Soldats, Levantin'!
Marchands, Gondoliers, Juifs, Maures, etc.
BarcaroUe.
UN GONDOLIER, s'accompagnaot avec une mandoline.
PREMIER COUPLET.
Voyageur à qui Venise
Se dévoile après le jour,
Si ton âme ailleurs est prise.
Que je plains ton autre amour!
De retour vers ta charmante,
Dans Grenade ou Bassora,
Le souci qui te tourmente,
A ses pieds te poursuivra;
Car Venise est une amante
Que jamais on n'oublîra!
Où sont donc vos belles nuits?
Diras-tu dans tes ennuis,
Venise, ô ma beauté!
Mon cœur vous est resté!
LE PEUPLE, en dansant.
Où sont donc vos belles nuits? etc.
LE GONDOLIER.
DEUXIÈME COUPLET.
Des princesses d'Italie,
C'est Venise, le malin.
Qui s'endort la plus jolie
Dans les fleurs et le satin !
Et le soir, c'est la plus folle
Sous le masque de velours,
La plus tendre en sa gondole,
Et la plus noble toujours!
La musique est sa parole,
330 OELiVHES D'EMILE DESCHA.MPS,
Et ses rêves l(!s amours!
0 Venise! plus d'ennuis!
A nous tous tes belles nuits!
Venise, ô ma beauté,
Chez toi la liberté!
LE PEUl'LE, en dansant.
0 Venise! plus d'ennuis! etc.
SCÈNE III.
Les Puécédents, SPADONI, Plusieurs BRAVI.
SPADOiM.
Çà, mes braves! un Doge à fêter! un coupable
A punir! par saint MarcJ double fête en ce jour!
D'enthousiasme ici chacun est-il capable?
Car le duc ne doit voir que transport et qu'amour!
LES BRAVI.
Vivat!
SPADONI.
Très-bien ! soyez ainsi dans le cortège.
LES BRAVI.
C'est dit !
SPADONI.
Trinquons d'abord, etque Dieu vous protège!
Ils prennent des coupes et des flacons des mains d'une canti-
nière.
CHANSON A BOIRE.
TREMIBR COUPLET.
SPADONI.
Buvons! buvons' c'est le moment.
Voici la coupe et l'autel du serment!
LES BRAVI.
Buvons, etc.
STRADELLA. 331
SPADONI.
Jurons, amis, tous ensemble et gaîraent,
D'être plus enflammés que ce vin écumant!
LES DRAVI.
Jurons, etc.
SPADONI.
Vive le vin! il rend le cœur plus fort.
LES BRAVI.
Vive, etc.
SPADONI.
Vive le vin! il nous met tous d'accord!
LES BRAVI.
Vive, etc.
REFRAIN, en chœur.
Le vin nous donne sa chaleur,
Il teint nos fronts de sa couleur;
Il rend égaux pauvre et seigneur.
Du vin, du vin, ah ! quel bonheur !
DEUXIÈME COUPLET.
SPADONI.
Buvons toujours, buvons encor!
Le vin vaut mieux dans l'étain que dans l'or.
LES BRAVI.
Buvons, etc.
SPADONI.
Des vrais amis il est le seul trésor,
A l'amour, au courage il donne un noble essor!
LES BRAVI.
Des vrais, etc.
SPADONI.
Aux signeras à l'œil brillant et noir!
LES BRAVI.
Aux signeras, etc.
332 OEUVRES D'EMILE DESGHAMPS.
SPADONI.
Aux bons stylets qui nous servent le soir!
LES BRAVI.
Aux bons stylets, etc.
UEFRAIN, en chœur.
Le vin nous donne, etc.
Us se dispersent.
SCÈNE VII.
Les Précédents, excepté SPADONI et les BRAVJ,
puis LÉONOR.
On entend des cris au dehors.
Scène et air.
LE PEUPLE, regardant vers le fond du théâtre.
Silence!... amis!... là-bas qu'entends-je?
Qui vient ici?... quel bruit étrange?...
Voj-onsl voyons! c'est sur le port!
Tous en tumulte comme ils courent!...
Et cette femme qu'ils entourent...
Ali! quel désordre et quel transport!
LÉONOR, entrant, les cheveux épars.
Ah! quelle horrible trame!
0 crime infâme!
Je sens mon âme,
Fuir loin de moi!
LE PEUPLE.
Écoutons ! Ses accents
Ont troublé tous mes sens!
LÉONOR.
Si je pouvais périr pour toi !...
STRADELLA. 333
LE PEUPLE.
Pauvre femme! eh! pourquoi
Ces sanglots, cet effroi?
Confiez-vous à notre foi,
L'humanité c'est notre loi !
LÉONOR.
Mon Dieu, je pleure!
Faut-il qu'il meure?
Pitié pour Stradella! pitié, pitié pour moi!
Au peuple.
Ah! pour lui la mort s'apprête,
Verrez-vous tomber sa têle?
Non, jamais... je n'y puis croire...
Tant d'amour et tant de gloire...
Ah! vos bras! vos cris! vos armes!...
Joignez-vous tous à mes larmes!
LE PEUPLE, accompagnant.
Quoi! Venise dans ce jour.
Sombre et folle tour à lour,
Perdra-t-elle sans retour
Tant de gloire et tant d'amour?...
LE PEUPLE, seul.
L'arrêt de mort est^donc rendu?
Hélas! hélas! il est perdu !
Que faire pour le sauver?
La hache va se lever !
O moment affreux!
Plus d'espoir pour eux!
LÉOMOR et LE CHOEUR.
Mais, non! le Doge vient à nous,
Il faut tomber à ses genoux !
LÉONOR.
Reprise du solo.
Voyez, je pleure, etc.
19.
33i OEUVUES D'EMILE DESCIIA.MPS.
LE CHOEUR.
Courage, que nos secours
Protègent ses nobles jours!
LÉONOR.
Oui, je vois que votre ùine
Déjà s'enllamme :
Mon Stradella ne mourra pas,
Dites-moi qu'il ne mourra pas!
LE PEUPLE.
Déjà l'horreur de ce trépas
Remplit notre âme et nous inspire!
N'écoutons plus que son délire!
Non! Stradella ne mourra pas!
Léonor, suivie des femmes du peuple, sort et se dirige vers
la prison.
SCÈNE YIII.
LE DOGE, SP.VDOXI, PEUPLE, puis LÉONOR
et STRADELLA, Cortège du Doge.
Le cortège débouche par la droite au fond du théâtre. — En tète les
étendards de Venise, avec le lion de Paint-Marc, et aux diverses
couleurs, signifiant la Paix, la Guerre, la Trêve et la Ligue. Viennent
ensuite les Trompettes d'argent et les Hautbois; les écuyers du Doge
et des huissiers jetant des pièces de monnaie au peuple ; le Doge
paraît. A sa droite, l'ambassadeur de France ; à sa gauche, le nonce
du pape. Après le Doge, son page ; quatre écuyers, portant, l'un la
chaise d'or, et l'autre un carreau de brocart, et les deux derniers le
parasol ducal ; puis, un clerc porte-chandelier, et un officier porte-
épée. — Suivent les envoyés d'Orient et les ambassadeurs des puis-
sances chrétiennes. Viennent enfin les secrétaires de la République,
les sénateurs, les avogadores, les procurateurs, les seigneurs de la
nuit, le capitaine-grand, le cavalier du Doge et le grand chancelier;
les serviteurs de la maison du Doge, nègres et Levantins. La marche
est fermée par les généraux et amiraux de la République et par des
pelotons de soldats suisses et dalmates.
Au moment où le Doge passe, tout le peuple se jette à genoux en de-
mandant la grâce de Stradella. Le Doge s'arrête ; l'ambassadeur de
France et le nonce s'éloignent de quelques pas; le cortège fait halte.
LE PEUPLE.
Ail! le Doge! le Doge! oui, sa marche commence.
STRADELLA. 335
LÉONOR, voyant le Doge.
C'est lui!
Stradella parait entre quatre sbires. Un moine est auprès de
lui.
Mon bien-aimé!
Elle se tourne vers le peuple en montrant Stradella.
Grâce !
LE PEUPLE, s"a§enouillant devant le Doge.
Altesse! clémence!
Grâce pour Stradella!
SPADOXI, aux sbires.
Marchez! marchez!
LÉONOR, à Spadoni.
Cruel!
Au peuple se jetant à genoux.
Je me joins à vous!
^ LÉONOR et LE PEUPLE.
Grâce!
STRADELLA, la retenant.
Arrête, au nom du ciel!
On n'implore merci que pour un criminel.
SPADONI, aux sbires.
Marchez donc! c'est trop d'insolence!
LE PEUPLE, se relevant.
Doge! rendez-le-nous!
Le Doge se lève.
SPADONI.
Silence !
Le Doge fait un signe. Stupeur générale. La foule parait
attendre avec anxiété les paroles du Doge, qui, après avoir jeté
un dernier coup d'œil sur Léonor et Stradella, se recueille quel-
ques instants dans sa nouvelle dignité pour parler au peuple do
Venise.
336 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
Récitalif.
LE DOGE, PESARO.
Que les saints soient en aide à la reine des eaux.
Peuple! et que l'or du monde emplisse nos vaisseaux !
Cavaline.
Pour la splendeur de votre empire
Le cœur du Doge a tout quitté;
Sous le drap d'or il ne respire
Que pour la gloire et l'équité!
La force de vos armes,
Vos droits sacrés, voilà mon seul amour!
S'il fut d'autres alarmes.
Mon sceptre enfin les bannit sans retour!
Bonheur à tous! et que des larmes
N'attristent pas un si grand jour!
A un geste du Doge, les soldats qui gardent Siradella se re-
tirent et laissent Léonor s'olaneer vers lui. Tous deux s'inclinent
et le moine, venu pour assister le condamné, bénit les deux
fiancés.
LE PEUPLE.
Vivat! vivat!
LÉONOR, se jetant dans les bras de Stradella,
0 joie extrême !
Le cortège du Doge reprend sa marche et se dirige vers 1j
Bucentaure au bruit d'une musique triompliale.
ENSEMBLE.
STRADELLA, EEPPO, LÉONOR.
Clémence auguste ! c'est lui-même
/ m'a ^
Qui t'a [ rendue à Stradella.
1 l'a )
( Viens, aimons-nous! | , , •- i
c^ • . bonheur suprême !
1 Soyez unis! ) ^
Gloire, trésors, oui, tout est là!
STRADELLA 337
SPADOM, à part.
Malheur à moi ! jour d'anathème !
Il l'a rendue i\ Stradella!
C'est le bonheur, la vertu même...
Partons ! ma place n'est plus là!
n sort.
le Doge paraît sur le pont du Bucenlaure. Les drapeaux s'in-
clinent. Les soldats présentent les armes. Les tambours battent
aux champs. Les bannières de Candie, de Chypre et de Morée
sont agitées. Les cloches sonnent à Saint-Marc. Le canon gronde
dans le port. Cris du peuple. La mer se couvre de gondoles. Le
Bucentaure avance. Le Doge jette son anneau à la mer.
CHOEUR GÉNÉRAL.
Gloire au Doge que Dieu même
Par sa grâce a placé là!
Gloire à celle que Ton aime,
A Venise, à Stradella !
Gloire au Doge, à Stradella!
FIN DE STRADELLA.
NOTES DE MACBETH^
ACTE PREMIER.
Page 19.
Quand nous remettrons-nous à notre œuvre ordinaire?...
Les trois sorcières, aux éclats de la foudre, venant maudire
et blasphémer, puis, jetant dans l'ombre un sort sur Macbeth
tandis qu'il combat au loin, placent tout d'un coup l'action et
les spectateurs sous l'influenee de la terreur. C'est un des
grands secrets de Shalcspeare. Les expositions de ses drames
sont, en quelque sorte, comme les ouvertures des opéras, qui
donnent d'avance la couleur générale de l'œuvre. Cette appari-
tion des êtres surnaturels au lever de la toile convenait essen-
tiellement à une tragédie épique comme Macbeth.
II
Page 20.
Pourquoi loin de Foris, sire, eivcejour d'alarmes...
J'ai dit dans la préface que j'avais quelquefois supprimé un
changement de décors et conservé la scène dans un même lieu
quand l'action ne me paraissait pas devoir en souffrir. En voici
un exemple. Dans la pièce de Shakspeare cette seconde scène se
passe à Foris, au palais du roi, où se rendent les messagers
apportant des nouvelles de la bataille. Cela est plus naturel et
plus exactement vrai; mais il faut tout aussitôt revenir dans la
1. Ces notes sont celles do l'édition de 1844. Il a fallu, pour les appli-
quer au texte imprimé ici, les modifier légèrement. L'auteur n'avait pas
songé à les reproduire dans ses Œuvres complètes.
340 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
plaine de bruyères, pour retourner encore presque immédiate-
ment dans le palais du roi. Cette course continuelle d'un lieu à
l'autre, que Shakspcare fait faire à l'esprit et aux yeux du spec-
tateur, est fatigante et monotone, et l'art est trop sacrifié à une
importune réalité. J'ai pensé que le vieux roi, impatient de nou-
velles, pourrait s'être rendu lui-même, avec ses fils et sa suite,
dans la plaine qui avoisine le champ de bataille, et c'est là qu'il
apprend les victoires de Macbeth et qu'il donne ses ordres. Puis
il retourne dans sa capitale. De cette manière le premier acte
ne nous montre qu'une seule fois la plaine de bruyères et une
seule fois le palais de Duncan. 11 me semble que la ccJmposition
y gagne plus que la vérité n'y perd.
III
Page 24.
D'où viens-tu donc, ma sœur?
De tuer le pourceau...
Tout le dialogue des sorcières, dans la première partie de
cette scène, est d'un grotesque d'images et d'expressions qui
caractérise profondément la différence de ces décrépites et
hideuses Parques des nations du Nord avec les Furies de la
fable grecque, toujours nobles et belles, jusque dans l'horreur
qu'elles inspirent. Les sorcières ne peuvent pas avoir les traits
ni le langage des Euménides; Shakspeare l'a parfaitement senti.
Toutefois j'avais retranché pour la représentation la plupart de
ces détails, plus curieux de style et de mœurs qu'intéressants
pour la scène. Si un théâtre voulait représenter cette pièce, il
pourrait se servir des arrangements qui suivent :
SCÈNE TROISIÈME
Las TROIS sonciiîRES, revenant chacune d'un cùté différent.
LA PREMIERE SORCIÈRE.
D'oîi viens-tu donc, ma sœur?
LA DEUXIÈME SORCIÈRE.
De consulter l'Esprit.
LA TROISIÈME SORCIÈRE.
Moi de même.
LA DEUXIÈME SORCIÈRE.
J'ai lu ce qui n'est pas écrit.
NOTES DE MACBETH. 341
LA PREMIÈRE SORCIÈRE.
Moi de même.
LA DEUXIÈME SORCIÈRE.
Forfaits monstrueux!
LA TROISIÈME SORCIÈRE.
Grande alarme!
LA PREMIÈRE SORCIÈRE.
Beaucoup de sang!
LA DEUXIÈME SORCIÈRE.
Rions, accomplissons le charme!
LA TROISIÈME SORCIÈRE.
Le tambour ! le tambour! Macbeth est en chemin.
Le reste de la scène suit comme dans la pièce imprimée.
IV
Page 27.
Salut, Macbeth, salut! Un jour, tu seras roi!
Les sorcières ont d'abord salué Macbeth thane de Glamis ; il
l'était en effet par la mort de Sinel, son père, dont lui seul
avait encore connaissance; puis elles l'ont salué thane de Caw-
dor; il va l'être par la disgrâce et le supplice inattendu de ce
seigneur, qu'on lui annoncera au nom du roi dans la scène sui-
vante. Ces deux premières vérités troublent étrangement l'esprit
de Macbeth, et lui font croire à la vraisemblance de la troisième
prédiction : « Tu seras roi ! »
Page 29.
Le roi, Macbeth, a su la défaite rapide, etc.
C'est dans la bouche de Macduff que je mets ce discours ;
c'est lui que je charge avec Lenox du message du roi auprès de
Macbeth. Dans Shakspeare deux autres seigneurs, Rasse et
Angus, en sont chargés. Ce petit changement de personnages,
indifférent en lui-même, a, selon moi, un véritable avantage
pour l'économie du drame. Lenox et surtout Macduff ont des
rôles importants; Rasse et Angus, au contraire, n'avaient
presque plus rien à dire dans le reste de l'ouvrage; j'ai préféré
faire de ceux-ci des personnages muets et renforcer d'autant les
342 OEUVRAS D'EMILE DESCIIAMPS.
deux premiers. 11 y a là double bénéfice. Fondre en un seul,
quand on le peut sans inconvénient, plusieurs personnages secon-
daires est toujours une bonne opération; elle facilite la repré-
sentation, simplifie les rouages et corrobore le principe de
l'unité, si essentiel dans toutes les parties d'une œuvre drama-
tique. C'est une des rares licences que je me suis permises avec
Shakspeare, comme l'indique un passage de ma préface.
VI
Page 31.
... S'il meurt et que je vive
Ses fils n'ayant point l'âge...
D'après la loi d'Ecosse, ainsi que la chronique le rapporte, la
couronne devait revenir de plein droit à Macbeth, en sa qualité
de plus proche parent du roi, si ce monarque mourait sans
laisser de fils qui eussent l'âge pour régner... et les doux jeunes
princes sont en effet mineurs encore au moment de l'action.
J'ai ajouté deux vers pour faire ressortir cette circonstance, qui
éclaire la situation, et que Shakspeare a négligé de rappeler,
sans doute parce qu'elle était trop connue de son public.
VII
Page 38.
Ce château me parait dans un site charmant.
Rien de plus gracieux et de plus touchant que cette entrée du
vieux roi dans le château d'Inveruess. Duncan s'abandonne aux
émotions les plus douces de la nature et de l'amitié, et cette
calme sérénité ajoute à la terreur de cette situation et à la pitié
des spectateurs, qui savent que le meurtre l'attend dans les
foyers de l'hospitalité.
J'ai terminé le premier acte sur ce tableau, quoique dans les
éditions de Shakspeare il ne se termine qu'après la grande scène
où lady Macbeth décide son mari à tuer lui-même le roi. Cette
scène, qui fait faire un grand pas à l'action, me parait mieux
placée en tète du second acte, beaucoup moins long d ailleurs
que le pi-emier. Au surplus, la division des actes, comme on
sait, était souvent arbitraire dans les pièces de Shakspeare, et
j'ai pu me permettre ce changement qui me plait, sans me
croire coupable d'infidélité.
NOTES DE MACBETH. 3W
ACTE DEUXIÈME.
I
Page 45.
C'est un faucon royal, qu'en sa haute demeure, etc.
Ces pht'nomi'iies effrayants qui ont marqué la nuit du meurtre
de Duncan, Shakspeare eu a rejeté la peinture dans une scène
épisodique à la fin du deuxième acte. J'ai supprimé cette scène
et reporté ici les beaux détails qui s'y trouvent, et qui me
semblent mieux à leur place.
II
Page 4 7.
... J'ai fait le coup... dans l'ombre.
N'as-tu pas entendu quelque bruit...
Macbeth effaré sort de rappartemcnt du roi, tenant deux
poignards dans ses mains. Cette indication, qui manque dans le
texte anglais, est nécessaire pour l'intelligence de la scène. Mac-
beth, comme sa femme le lui avait dit, s'est servi pour le
meurtre des poignards que portaient les deux chambellans; et
dans son trouble il les apporte tout sanglants. Aussi lady Mac-
beth va-t-el!e les lui faire reporter, et il s'en servira encore une
fois pour tuer les deux officiers qu'il sera censé avoir punis de
cet assassinat, dont ils seront accusés par lui-même. Tout le
dialogue qui suit l'entrée de Macbeth est effra^'ant de réalité. On
croit assister au premier égarement d'esprit d'un homme qui
vient de commettre un crime.
III
Page 50.
Vous avez le sommeil, ami, ph<s dur qu'un roc.
Il y a, en cet endroit, dans la tragédie de Shakspeare, un
monologue burlesque que l'on supprime ordinairement au
théâtre, et qui est connu sous le nom de Scène du portier. Voici
cette scène en vers français :
344 OEUVRES D'EMILE DESCIIAMPS.
Le grand vestibule du château de Macbeth, — Xn fond, la grande
porte extérieure.
LE PORTIER, seul, assoupi dans un large fauteuil.
On frappe à la porte.
LE PORTIER, se détirant et rêvant tout haut.
On a frappé, je crois; — oui, certes — je rêvais
Que j'étais le portier de l'enfer. — Bon, j'y vais,
Disais-je ù tout moment, tant la foule était grande!
On frappe.
Pan ! pan! — Qui frappe là?— C'est un fermier d'Irlande
Qui s'est perdu mourant de faim; — prends tes vieux draps,
Fermier, car il fait chaud en enfer ; — tu sûras !
On frappe.
Pan! pani qui frappe encor? Par Belzébuth lui-même,
Vraiment c'est un docteur à mine de carême.
Équivoquant en chaire aussi bien qu'à la cour
A tout propos jurant contre et pariant pour ;
Mentant au nom du ciel, mais dont nulle équivoque
N'a fait prendre le change à Dieu, qui le révoque.
Entre vite, saint homme, entre, tu m'appartiens,
Un enfer tout exprès est créé pour les tiens.
On frappe.
Pan ! pan ! — qui va là? Bien ! un tailleur d'apparence.
Tailleur anglais, voleur plus qu'un tailleur de France,
Si la chose est possible. — Entre, et sans débourser,
Tu chaufferas chez nous ton fer à repasser.
On frappe.
Encor ! point de répit. Ah ! je lève l'échelle.
Quel froid! — C'est désolant un enfer où l'on gèle!
Que le diable, s'il veut, cherche un autre portier!
Je voulais faire entrer des gens de mon métier,
Pour qui de bons parents brûlent maint et maint cierge ;
Mais...
Il se réveille en grelottant.
On frappe plus fort. — Il va ouvrir.
Oui — n'oubliez pas, s'il vous plait, le concierge.
Entrent Macdufl et Lénoï, etc., etc.
NOTES DE MACBETH. 345
IV
Page 55.
Loin, bien loin de l'Ecosse allons porter nos pleurs
Et voir s'il est des rois pour venger nos malheurs!
Je termine là le deuxième acte, à la fuite des jeunes princes
et au départ de Macbeth et de tous les seigneurs pour Foris, où
ils vont aviser aux mesures à prendre pour la tranquillité de
l'État et la punition des assassins du roi que nul ne soupçonne
encore. Shakspeare a ajouté une longue scène, dont j'ai parlé
plus haut, entre Rasse et un vieillard. J'en ai pris quelques
détails pittoresques pour la seconde scène de cet acte, et j'ai
reporté le reste, qui tient à l'action, dans la scène qui ouvre
mon troisième acte, entre Macduff et Lénox. J'ose croire que les
personnes qui s'occupent de l'art dramatique approuveront cette
distribution.
ACTE QUATRIÈME.
I
Page 71.
Le chat-tigre là-bas a miaulé trois fois...
Nous sommes dans l'antre des sorcières et en plein maléfice.
Les singuliers détails de ces cérémonies magiques, l'appel des
ingrédients bizarres qui doivent bouillir dans la chaudière infer-
nale, les danses et les chants grotesquement farouches des trois
sœurs, tout représente aux yeux comme à l'esprit du spectateur
une véritable scène du sabbat. Plusieurs ont prétendu que
Shakspeare ne savait rien; alors il devinait tout : car aucun
poëte n'a peint les mœurs et jusqu'aux moindres coutumes des
différents siècles et des différents peuples avec plus de vérité
que lui; jamais aucun poëte dramatique n'a fait ])arler à ses
personnages une langue plus appropriée à leur état, à leur
caractère, que ne l'a fait Shakspeare, du moins dans les parties
éminentes de ses chefs-d'œuvre. Quant aux anachronismes, aux
dissonances qu'on peut lui reprocher avec raison, c'est évidem-
ment inadvertance ou caprice; on ne peut savoir et ignorer à
la fois.
Je n'avais pas conservé pour le théâtre cette scène de magie
34G OEUVRES D'EMILE DESCIIAMPS.
dans son ensemble. Elle demande un art de pantomime et une
association de la musique avec les paroles, qu'on obtiendrait
difficilement chez nous; et puis certains mots, certains noms
que Shakspeare a mis dans la bouche des sorcières, et qui sont
caractéristiques et par conséquent très-poétiques, ne semble-
raient qu'étranges aux oreilles françaises. Les yeux du lecteur
sont moins susccptii)les; la réflexion vient au secours de l'intel-
ligence qui peut quelquefois se trouver surprise. J'ai donc ré-
tabli dans cette traduction tout le lyrisme extraordinaire, que
j'ai cru devoir retrancher pour la représentation, on m'efTorçant
de faire rendre aux vers français quelque chose des effets de
rhythme et de lugubre harmonie qui abondent si mci-veilleuse-
mcnt dans la poésie de Shakspeare.
II
Page 79.
Cherchons quelque retraite obscure, où par les pleurs
Sur ce bord étranger nous calmions nos douleurs.
Cette scène d'épreuve est neuve, originale et très-philosophi-
que, en ce qu'elle fait ressortir dans Macduff la puissance d'un
principe sur tous les intérêts. Je ne sais comment j'ai été amené
à en changer la grande donnée. C'est une des deux modifica-
tions radicales que j'ai hasardées dans mes traductions, comme
je l'ai annoncé dans la préface. Je dois au moins compte
des raisons qui m'ont fait adopter une autre marche dans la
seconde partie de cette scène, que je conduis, pour sa première
moitié, comme Shakspeare. Chez moi Malcolm est tout à fait de
bonne foi dans sa méfiance, qu'il exprime cependant en termes
très-mesurJs et comme craignant d'outrager un vieux guerrier,
que le seul soupçon a trop blessé. Mais je m'arrête là, et au
lieu des accusations que le jeune prince porte contre lui-même
pour éprouver Macduff, c'est Macduff qui prend la parole, et
qui, tout en demandant pardon aux mânes de son roi et en
pleurant des larmes de sang, tonne avec l'autorité de l'âge et
de la vertu contre l'ingratitude du prince exilé, à qui il sacrifiait
sa famille, son repos et sa vie. Ses discours ramènent Mal-
colm, et la réconciliation s'ensuit. Je crois de cette sorte la
scène plus touchante, si elle est plus vulgaire. J'ai voulu ren-
forcer l'élémiMit pathétique dans cette terrible tragédie de Mac-
beth ; quelques personnes très-versées dans l'art du théâtre m'y
ont encouragé.
NOTES DE MACBETH. 3i7
III
Page 83.
Qu'entends-je? n'est-ce pas le cor d'un Écossais!
Immédiatement après la grande scène entre Malcolm et Mac-
duff, je fais arriver Lénox qui apporte des nouvelles de l'Ecosse,
qu'il a abandonnée par suite des cruautés de Macbeth, pour se
rallier à la cause du jeune prince. Dans Shakspeare ces deux
scènes sont séparées par une autre scène fort courte dans
laquelle un médecin vient annoncer que le roi d'Angleterre est
occupé à imposer les mains à une foule de malheureux pour les
guérir des écrouelles. J'ai supprimé cet incident c[ui interrompt
sans nécessité le cours de l'action.
J'ai retranché encore, vers le milieu du quatrième acte, une
scène où les assassins envoyés par Macbeth égorgent la femme
et les enfants de Macduff. C'est une froide horreur qu'il âst
inutile de montrer aux j'eux, puisque le récit en doit être fait
avec tant de pathétique dans la grande scène qui termine cet
acte et dont il vient d'être question.
Pour rendre cette fin d'acte plus intéressante encore, je fais
passer au fond du théâtre l'armée anglaise, à la tête de la-
quelle va se mettre Malcolm pour entreprendre la conquête de
son royaume. Ce tableau m'a paru devoir jeter du mouvement
scénique après la scène de larmes qui vient d'avoir lieu.
ACTE CINQUIÈME.
I
Page 90.
Ce sommeil accomplit les actes de la vie.
Je me suis laissé entraîner à mettre dans la bouche du mé-
decin quelques vers qui peignent les phénomènes du somnan-
buJismé que Shakspeare n'a fait qu'indiquer.
II
Page 92.
Elle a besoin d'un prêtre et non d'un médecin.
Voilà un de ces vers tout faits dont je parle dans la pré-
face, et qui se trouve dans toutes les traductions. C'est presque
348 OEUVRIiS D'É.MILE DESCHAMPS.
le mot à mot anglais. Il en est de même de cet autre vers du
premier acte.
Quand sera la batailh et gaonée et perdue,
E des vers de Roméo :
Car c'est le rossignol, et non pas l'alouette,
Dont la voix a frappé mon oreille inquiète.
C'est ma pauvreté
Qui l'accepte^ Seigneur, et non ma volonté
Car rien
Ne saurait être mal si Juliette est bien.
Et quelques autres vers encore qui préexistaient, avec d'imper-
ceptibles différences dans les premières traductions eu prose. Ce
sont des plagiats innocents à force d'être inévitables.
III
Page 100.
Ah! j'en jure par toi,
L'Ecosse renaîtra libre enfin sous son roi!
Pendant le combat de Macbeth et de MacdulT, Malcolm s'est
emparé de la ville et du château de Duusinaue. Il en descend
vainqueur pour recevoir le dernier soupir de son fidèle général,
qu'il fait saluer par tous les drapeaux; et la toile tombe. J'ai
retranché une assez longue tirade de Malcolm, que l'on n'écou-
terait pas une fois l'action finie. J'ai au^si simplifié les change-
ments de décors dans ce dernier acte, rempli de marches et de
contre-marches, me rapprochant toujours de l'unité quand
elle ne vient pas, à la physionomie et à la libre allure de
l'œuvre.
IV
Page 100.
. . . . Malcom lu rèijnes, mais regarde!
Je te ligue l'enfer et les trois sœurs. Adieu!
Ce sont les dernières paroles que je mets dans la bouche de
Macbeth expirant, afin de compléter le sens des prédictions,
NOTES DE MACBETH. 340
qui résulte, il est vrai, des différentes parties du drame, mais
qu'il m'a paru nécessaire de rappeler et de spécifier plus claire-
ment que ne l'a fait Shakspeare. Malcolm va en effet régner ;
mais dans un avenir éloigné, les descendants de Banque monte-
ront sur le trône; ce qui est conforme à l'iiistoire et à la pré-
diction véridique, mais incomplète, des sorcières. Ce quelles
ont dit doit arriver, mais elles n'ont pas dit tout ce qui arri-
vera.
FIN DES NOTES DE MACBETU.
20
NOTES DE ROMEO ET JULIETTE'
ACTE PREMIER.
Page 113.
Je vois : la reine Mab t'a visité; c'est elle
Qui fait, dans le sommeil, veiller l'âme immortelle.
Ce portrait de la petite fée des songes est un clief-d'œuvre
d'imagination et de délicatesse dans l'original, et il sert en même
temps à ri'véii-r le earactère et l'esprit de Mercutio. Une chose
singulière, c'est qu'il est en vers dans la première édition, de
1597, et qu'il se trouve en prose dans les deux éditions de lOOO,
que Shakspeare a revues lui-même. C'est le seul exemple d'une
pièce de vers transformée en un morceau de prose à force de
temps et de travail. Le contraire s'est vu plus d'une fois. Peut-
être Shakspeare aura-t-il regretté quelques traits essentiels que
le vers n'avait pu admettre. C'est un grand titre à l'indulgence
pour les vers de cette traduction.
II
Page 116.
.... Ah! ah! petite espiègle,
Dit-il. on vous y prend à faire des faux pas!
La nourrice, dans la pièce anglaise, emploie des expressions
et des images très-plaisantes et très-ingénieuses, mais que la
convenance ne permettait pas de reproduire. J'ai éteint la viva-
cité de quelques paroles, en m'efforçant de conserver à l'en-
semble du langage le ton et la couleur si caractéristiques qui
rcssortent des moindres discours de ce personnage tout nature.
1. Môme remarque que pour les notes de Macbeth, page 339.
NOTES DE ROMÉO ET JULIETTE. 351
ACTE TROISIÈME.
I
Page 149,
Comme de tous côtés la foule est accourue...
La traduction pour lo théâtre ne contenait pas cette scène
populaire, où l'intervention du prince est encore d'un bel effet.
II
Pages 1G2 a 107,
Toute cette fin d'acte se passe en scènes de famille dans les-
cjuelles père, mère, nourrice, tout le monde s'acharne contre
cette pauvre Juliette pour lui faire épouser le comte Paris. Tout
cela est saisissant de vérité et l'on éprouve tous les déchirements
du cœur de Juliette. ,.
Dans la traduction de Roméo et Juliette, telle qu'elle a été lue
et reçue au Théâtre-Français, il n'y a aucune de ces belles
scènes. Nous avions pensé alors qu'elles pourraient faire lon-
gueur et qu'elles étaient un peu hors de l'action. Je suis loin de
penser ainsi maintenant; et, pour la lecture du moins, je pense
tout à fait le contraire.
ACTE QUATRIÈME.
I
Page 171,
Seul crime sans pardon puisqu'il est sans reinord!
Ce vers n'est pas dans l'anglais, SliakspeaTe n"a pas môme
indiqué cette réflexion sur le suicide. Elle m'est venue par une
de ces exigences de notre versification dont j'ai dit quelques mots
dans la préface.
II
Page 173,
Prends celte liste et cours inviter de ce pas
Mes hôtes pour jeudi...
Voici encore une de ces charmantes scènes d'intérieur qui
avaient été passées dans notre traduction pour le théâtre.
352 OEUVRES D'EMILE DESCHAMPS.
III
Page 178.
Chère maîtresse, allons! c'est moi! — Bonté divine!
Tout ce bavardage de la nourrice qui se termine par des cris
de dûsespoir quand elle aperçoit Juliette immobile et glacée sur
son lit, est nuancé admirablement dans la tragédie anglaise. —
J'ai rétabli dans toute la scène qui suit beaucoup de détails poé-
tiques négligés à dessein dans la traduction pour le théâtre.
IV
Page 181.
Nous n'avons qu'à serrer nos violons et nos flûtes...
Shakspeare met ici dans la bouche des musiciens une longue
conversation remplie de quolibets très-déplacés auprès du lit
mortuaire de Juliette. Voilà de ces défauts choquants qui tenaient
au goût de l'époque et du pays. De toutes ces facéties j'ai pris
la matière de quatre vers, afin de conserver au moins un symp-
tôme de la railleuse indifférence de ces ménétriers, indifférence
très-naturelle, et qui a un sens philosophique très-bon à indi-
quer, mais non à développer en longues et burlesques plaisan-
teries.
V
Hymne funèbre.
Page 183.
La cérémonie et l'hymne funèbre ne faisaient point partie de
la traduction pour le théâtre. Cet hymne est d'une couleur
suave et angélique dans l'original. — J'aurais désiré en faire
passer quelque chose ici.
ACTE CINQUIÈME.
I
Je me souviens d'un pauvre apothicaire...
Page 186.
Cette description de la misérable boutique de l'apothicaire est
célèbre dans la poésie anglaise, et la scène qui suit est d'une
NOTES DE ROMÉO ET JULIETTE. 353
grande originalité. Shakspeare y montre toutes ses profondes
connaissances du cœur humain et cet esprit d'observation phi-
losophique qui égalait chez lui l'éclat de l'imagination.
II
Que vois-je? — Elle respire, elle s'agite?...
Page 192.
Voilà ce qui constitue le dénoùment que Garrick a substitué à
celui de Shakspeare, et que tous les théâtres ont adopté avec
raison. Dans la tragédie primitive de Shakspeare, Roméo arrive
dans les tombeaux, contemple Juliette qu'il croit morte, avale le
poison et meurt. Juliette ne se réveille qu'après. — Elle voit le
cadavre de son époux étendu près d'elle; et, sans pouvoir rien
s'expliquer, elle se tue. Cela est d'une tristesse effrayante, d'un
tragique morne, plus profond, plus désolant que les scènes sub-
stituées par Garrick; mais il faut convenir que le dénoùment,
tel que ce grand tragédien l'a combiné, est plus saisissant, plus
pathétique, plus scénique, par les alternatives d'extase et de
désespoir qu'il renferme. Il est surtout plus favorable au jeu et
à la pantomime des acteurs, et cette seule considération devait
le faire préférer. Aucune autre tragédie ne se termine par une
catastrophe où la terreur et la pitié soient portées à un si haut
degré.
C'est à un tel point que la langue parlée est en quelque sorte
insuffisante dans une pareille situation, dont la musique, ce
langage des passions et de la douleur, s'est emparée victorieuse-
ment dans le drame lyrique.
III
Là, messeiijneurs.'...
Page 197.
Après la mort de Juliette et de Roméo, Shakspeare ramène
leurs parents, le prince et tous les personnages encore vivants,
suivis d'une foule de citoyens de Vérone î et la réconciliation
des familles ennemies est jurée sur les cadavres des deux amants,
entre les mains du père Laurence, qui parle au nom du Dieu de
paix dont il est le ministre.
Cette dernière scène est la haute moralité de l'œuvre. Elle
était supprimée dans la traduction pour le théâtre ; on ne l'eût
peut-être pas écoutée. Je la rétablis ici comme un complément
20.
354 OEUVRES D'EMILE DESCIIAMPS.
aussi bcavi que nécessaire; seulement je l'ai abrcîgûe autant qu'il
a été possible sans détruire la clarté, parce que, même pour la
lecture, elle est trop développé dans Shakspearc.
Sous Charles II, le célùbre Otway transporta la catastrophe
de Roméo et Juliette dans sa tragédie de Caius Marcus, mais
sans effet et sans succès. La môme situation, les mômes beautés
poétiques n'ont pas la même valeur quand on les déplace : sem-
blables à ces plantes délicates qui ne fleurissent que sur le sol
natal.
CORDELIA
{Note de VÉditeur.)
On reconnaît dans cette poétique fantaisie l'inspiration shak-
spcarienne. On y retrouve quelques-uns des personnages du Roi
Lear. L'action est différente, la mise en scène est légèrement
modifiée, le dénoùment est tout autre. — Ce n'est, à vrai dire,
qu'une variation très-librement brodée sur l'épisode final du
drame.
STRADELLA
{Note de l'Editeur.)
Nous avons retrouvé dans les papiers de M. Emile Deschamps
la lettre suivante qui lui a été écrite à Voccasion de la première
représentation de Stradella, le 3 décembre 1837, par quelques
jeunes gens enthousiasmés de Vœuvre et du poète. Cette lettre,
malgré sa forme un peu naïve, nous parait offrir un double
intérêt : elle donne en effet la mesure du succès dramatique
obtenu par Vauteur, en même temps qu'elle nous montre ce que
pouvait être à cette date le sentiment littéraire d'une partie
de la jeunesse française.
Vendredi, à minuit, en sortant de l'Opéra.
« Monsieur,
« Nous sortons émerveillés de S/ra(/e//a, émerveillés du poëme,
de la musique, des décorations et de la mise en scène, et par-
dessus tout d'un succès sans aucun charlatanisme de journaux
et de cabales. Permettez, monsieur, à une vingtaine de jeunes
gens qui aiment de cœur l'art et la poésie de saisir cette belle
occasion de vous témoigner leur vive sympathie et leur franche
admiration pour votre talent et votre caractère qui sont restés si
purs, au milieu de la décadence des mœurs et du goût. Personne
n'a plus de nouveauté, d'originalité et d'imprévu qu'Emile
Deschamps; et cependant que de convenance, de charme et
d'intérêt dans toutes ses productions! Prose, poésie, esprit,
inspiration, vous avez tout... Et jamais vous ne vous êtes mis
sur le chemin de qui que ce soit, si ce n'est pour donner la
main aux plus jeunes, et soutenir leurs pas dans la carrière où
vous triomphez si souvent; car, monsieur, après douze ans de
NOTE DE STRADELLA. 357
luttes et de travaux, le caractère d'un poëte est connu comme
son génie, et le vôtre ne s'est jamais démenti. Tous les arts vous
sont redevables de conseils éclairés, ou de nobles inspirations;
et quant à la musique, le seul art des anges dans le ciel, comme
vous l'avez si bien dit, vous seul êtes capable de resserrer les
nœuds de son antique et belle alliance avec la poésie.
Mais vous avez un tort, monsieur, et nous vous le disons hau-
tement, ce tort n'est pas la modestie si vraie, si naïve qu'on
aime en vous, c'est la défiance qu'elle paraît vous donner de
vos propres forces et de votre puissance sur l'esprit du public,
et sur les jeunes imaginations. Nous nous disons en ce moment,
au souper qui nous réunit, que si vous le vouliez d'une volonté
ferme, vous seriez en peu de temps le régénérateur et le roi du
théâtre français comme vous l'êtes de l'opéra. L'instant serait
bien choisi ; le vieux genre est usé, et le nouveau davantage en-
core par les excès quii'ont vieilli avant l'âge. Vous seul, mon-
sieur, et nous vous le disons en conscience, vous seul pourriez
ramener les beaux jours de la tragédie, parce que vous avez un
talent conciliant, si l'on peut s'exprimer de la sorte. Vous faites
tout ce que vous voulez, et vous savez vous arrêter avec un
tact exquis là ou finit le nouveau, et où commenceiMit le
bizarre. D'autres poètes ont peut-être certaines parties détalent
plus imposantes; aucun ne possède comme vous cet ensemble
précieux de toutes les conditions qui font la perfection d'une
œuvre, et l'enchantement des connaisseurs. Essayez donc,
monsieur, et soj'ez sûr d'un immense appui dans toute la jeu-
nesse restée sage et dans tous les esprits vraiment lettrés.
Soyez-en d'autant plus sûr que vous n'avez jamais cherché au-
cun suffrage par aucune brigue, ni fait servir votre talent à
aucune spéculation ou ambition personnelle, ni flatté aucun
pouvoir; et que vous avez toujours été prêta seconder tout le
monde, et même à donner votre secret aux débutants ; mais
vous le pouvez sans crainte; il y aura quelque chose qu'Emile
Deschamps de donnera pas : c'est son organisation si facile-
ment heureuse, et cette variété de pensée, de style et de cou-
leur qui fait de son imagination un prisme magique. Ainsi,
monsieur, en sortant de l'Opéra, laissez-nous croire que nous
vous retrouverons bientôt au Théâtre-Français pour nous débar-
rasser du drame bourgeois ou frénétique, qui a parfois de l'in-
térêt, mais qui n'est pas de l'art, et qui serait mieux placé à
l'Ambigu. Quel bonheur de revoir la poésie idéale et si natu-
relle à la fois venir avec vous reprendre possession de son trône
usurpé! Du courage donc! Il vous suffit d'oser. Maintenant,
monsieur, vous vous demanderez, peut-être, quels sont les gens
qui vous parlent ainsi... A quoi servirait de signer quelques
358 œUVRES D'EMILE DESCHA.MPS.
noms obscurs? Nous pouvons au contraire vous dire sous le voile
de l'anonyme des choses dont votre modestie souffrirait, si nous
vous abordions à visage découvert. Et puis, si quelqu'un de
nous essaye un jour de se faire un nom, vous saurez bien le
trouver, pour l'aider et le diriger; jusque-là, nous nous conten-
terons de vous voir passer sans vous arrCtor, comme nous
avons fait ce soir, dans les escaliers de l'Opéra, comme nous le
forons à la centième représentation de Stradella. Donc, mon-
sieur, h lundi, et bien des fois encore, sans que vous nous re-
connaissiez qu'à notre enthousiasme peut-être.
Vos admirateurs les plus ardents et les plus
désintéressés.
FI.\ DU TOME CINQLIliME.
TABLE
DE LA PREMIÈRE PARTIE
Pages
Préface 1
Dédicace 15
Macbeth 11
Roméo et Juliette 101
Cordélia 199
La Rédemption 223
Stradella 265
Notes 339
FIN DE LA TABLE,
PARIS. •" J. CLAYE, IMPRIMEUR, 7, RUE SAINT-BENOIT. |110î>j
V-v...
JO^'^"
s. '?'
Jx X
ff^
<?.'
91
PQ
De
s champs, Emile
.^1
2218
Oeuvres complètes
^1
D87
'1h
1872
WÊ
t. 5
^
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