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Full text of "Oeuvres complètes. Nouv. éd., aug. de plusieurs ouvrages inédits, et de notes critiques et grammaticales. Précédées d'une notice sur la vie et les écrits de Vauvenargues"

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OEUVRES 


COM  PIETES 


DE  VAUVENARGUES. 


IMPRIMERIE  DE  A.  BELIN  , 
me  des  Mathurins  S.  J.,  ii°.  i4  ,  ^  Pari». 


OEUVRES 

COMPLÈTES 

DE  VAUVENARGUES 

PRÉCÉDÉES 

DUNE  NOTICE  SUR  SA  VIE  ET  SES  OUVRAGES 

ET    ACCOMPAàîlÉES 
DES    NOTES  DE  VOLTAIRE,  MORELLET,  FORTIA,  SUARD. 


NOUVELLE  EDITION. 
TOME  I. 


A  PARIS, 

CHEZ  J.  L.  J.  BRIÈRE,  LIBRAIRE. 

RUE   s'.-ANDRÉ-DES-ARTS,  n",  ()S. 

MDCÇGXXin. 


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vn 


2. 


NOTICE 

sua   LA   VIE   ET   LES   ECRITS 

DE  YAUVENARGUES. 


J^uc  DE  Clapieks,  marquis  de  Vauve- 
iiargues,  issu  d'une  nobje  et  ancienne  famille 
de  Provence,  naquit  à  Aix  le  6  août  1715  , 
fépoque  de  la  mort  de  Louis  XIV. 

Le  beau  siècle  qui  venait  de  finir  avait 
produit ,  dans  presque  tous  les  genres  de 
littérature  ,  des  modèles  qui  n'ont  point  été 
égalés  ;  mais  il  avait  répandu  en  même  temps, 
dans  les  esprits  ,  des  germes  de  goût  et  d"é- 
mulation  qui  n'ont  pas  été  stériles. 

La  destinée  des  hommes  de  génie  qui 
ouvrent  une  carinère  ,  est  d'y  entrer  sans 
guide ,  et  de  laisser  loin  derrière  eux  ceux 
qui  tentent  de  suivre  leurs  traces  ;  et  telle  fut 
la  gloire  de  Corneille,  de  Molière,  de  Racine, 
de  La  Fontaine  ,  de  Bossuet ,  de  La  Bruyère  ; 
mais  le  siècle  qui  a  produit  Fontenelle,  Vol- 
I.  I 


3  NOTICE 

laiie  ,  Montesquieu  ,  Biiffon  .  Rousseau  ,  le 
siècle  qui  a  pcrfcclionné  et  assuré  la  niaiclic 
(le  la  langue  française  ,  qui  a  répandu  la  lu- 
mière sur  tous  les  objets  des  connaissances 
lunnaines  ,  n'a  ricu  à  envier  aux  plus  belles 
époques  de  la  littérature  ;  ce  siècle  même  se- 
rait dij^ne  de  s'associer  à  la  célébrité  de  celui 
c(ui  l'a  précédé  ,  par  le  seul  avantage  d'avoir 
su  mieux  sentir  et  mieux  apprécier  toute  la 
supériorité  des  grands  écrivains  auxquels  il 
n'a  pu  donner  de  rivaux.  Racine  ,  Molière  . 
i^a  Fontaine  ,  souvent  méconnus  par  leurs», 
contemporains,  ont  trouvé  dans  la  génération 
suivante  des  appréciateurs  plus  sensibles  et 
pkis  justes  ;  et  c'est  dans  l'admiration  réllé- 
chie  des  hommes  éclairés  du  dix-huitième 
siècle  que  le  dix-septième  a  reçu  le  complé- 
ment de  sa  gloire. 

Il  est  dans  la  nature  des  choses  qu'une 
époque  de  goût  succède  à  une  époque  de  gé- 
nie ,  et  malheureusement  cela  n'arrive  pas 
toujours.  Ce  qui  est  plus  lai-e  encore  ,  c'est 
que  le  même  âge  réunisse  au  perl'ectionne- 
ment  du  goilt  les  créations  du  génie.  Cette 
réunion  caractérisera  le  mérite  du   dix-hui- 


SI    a     V  Al    V  I.  \  A  lîC.  l' KS.  3 

tièinc  siècle  ;iux  yeux  de  la  postciilc  ,  lors- 
qu'un misérable  esprit  de  i)art,i  ,  né  de  cir- 
constances exlraordinalres  ,  et  soutenu  par 
les  plus  vils  iiiolil's,  aura  cessé  de  répandre 
des  nuages  sur  une  vérité  incontestable  pour 
tous  les  bons  esprits. 

Quelques  écrivains  restreignent  beaucoup 
trop  le  sens  du  mot  f(('iiie ,  quoiqu'ils  ny 
aient  aucune  prétention,  ou  pluUtl  parce 
qu'ils  n'y  ont  aucini  droit.  Pour  moi ,  je 
pense  que  toute  production  de  l'esprit  qui 
ofl're  des  idées  nouvelles  sous  une  l'orme  in- 
téressante ,  tout  ce  qui  porte,  dans  la  pen- 
sée comme  dans  l'cxpressuin,  im  caractère 
de  force  et  d'originalité,  est  l'œuvre  du  gé- 
nie ;  et ,  sous  ce  rapport ,  je  ne  crauis  pas  de 
regarder  Vauvenargues  comme  un  homme 
de  génie  ,  quoiqu'il  ne  puisse  pas  être  mis 
au  premier  rang  des  génies  créateurs  et  d«'s 
laleuls  originaux. 

11  est  bien  certain  fju'il  ne  dut  qu'à  la  na- 
ture le  talent  qu'il  a  montré  dans  ses  ou- 
vrages. L'emploi  qu'il  lit  de  ses  premières 
années  semblait  plus  propre  à  l'éloigner  des 
études  littéraires  qu'à  y  préparer  son  esprit 


4  NO  TIC  F. 

et  t.oii  goùl.  Une  constitution  faible  et  une 
santé  souvent  altérée  nuisirent  au  succès 
«les  premières  instructions  qu'il  l'ccut.  Elevé 
dans  un  collège ,  il  y  montra  peu  d'ardeur 
pour  l'étude  ,  et  n'en  remporta  qu'une  con- 
naissance très-superficielle  de,  la  langue  la- 
Ime.  Appelé  de  bonne  heure  au  service  par 
sa  naissance  et  le  vœu  de  ses  parents  ,  les 
goiits  de  la  jeunesse  et  les  dissipations  de 
l'état  militaire  lui  firent  bientôt  oublier  le 
peu  qu'il  avait  appris  au  collège  ,  et  il  est 
n)ort  sans  être  en  état  de  lire  Horace  et  Ta- 
cite dans  leur  langue. 

L'espace  dans  lequel  se  renferme  la  vie 
toute  entière  de  Vauvenargues  composerait 
à  peine  la  jeunesse  d'un  homme  ordinaire. 
Il  mourut  à  trente-deux  ans  :  et  ,  dans  une 
vie  si  courte ,  très-peu  d'années  semblent 
avoir  été  employées  à  le  conduire  au  genre 
de  célébrité  auquel  il  devait  parvenir. 

Il  entra  au  service  en  1734  ;  il  avait  dix- 
huit  ans  ,  et  cette  même  année  il  fit  la  cara- 
j)ngne  d'Italie,  sous-lieutenant  au  régiment 
du  Roi  ,  infanterie. 

Ce  n'était  pas  là  uiie  école  où  il  put  pré- 


SLR    VA  U  vnv  ARC.  UES.  5 

jiarcr  les  matériaux  de  Y  Introduction  à  In 
connaissance  de  l'esprit  humain^;  ce  né- 
lait  pas  dans  un  camp  ,  au  milieu  des  oc- 
cupations actives  de  la  guerre  :  quun  jeune 
officier  de  dix -huit  ans  paraissait  devoir 
trouver  des  moyens  de  former  son  cœur  et 
son  esprit  au  goût  de  la  méditation  et  de 
létude  ;  mais  la  nature  ,  en  douant  Vauve- 
nargues  d'un  esprit  actif,  lui  avait  donné 
en  même  temps  la  droiture  d'ame  qui  en  di- 
rige les  mouvements ,  et  le  sérieux  qui  ac- 
compagne l'habitude  de  la  réflexion. 

Il  joignait  à  une  ame  élevée  et  sensible  le 
sentiment  de  la  gloire  et  le  besoin  de  s'en 
rendre  digne  :  ce  sont  là  les  traits  qui  carac- 
térisent essentiellement  ses  écrits.  Il  appor- 
tait au  service  les  qualités  qui  composent  le 
mérite  d'un  homme  d'honneur,  plutôt  que 
celles  qui  servent  à  le  faire  remarquer.  Sa 
figure  ,  quoiqu'elle  eût  de  la  douceur  et  ne 
manquât  pas  de  noblesse  ,  n'avait  rien  qui  le 
distinguât  avantageusement  parmi  ses  ca- 
marades. La  faiblesse  de  son  tempérament 
ne  lui  avait  pas  permis  d'acquérir,  dans  les 
exercices    du   coips  ,  cette   supériorité  d  a- 

i. 


G  NOTICF. 

dresse  el  de  force  qui  donne  à  la  jeunesse 
laiit  de  grâce  el  d'éclat.  Enfin  une  excessive 
liniidité  ,  tourment  ordinaire  dune  anie 
jeune  ,  avide  d'estime ,  et  que  blesse  l'ap- 
parence seule  d'un  reproche  ,  voilait  trop 
souvent  les  lumières  de  son  esprit ,  pour  ne 
laisser  apercevoir  que  l'intéressante  el  douce 
simplicité  de  son  caractère.  C  est  près  de  lui 
qu'on  eut  pu  concevoir  cette  pensée  qu  il  a 
exprimée  depuis  avec  tant  de  charme  :  Les 
premiers  jours  du  printemps  oui  moins 
de  grâce  que  la  vertu  naissante  d'un  jeune 
homme  ' .  Douce  ,  tempérée  ,  sensible  ,  sem- 
blable en  tout  aux  premiers  jours  du  prin- 
temps, sa  vertu  devait  se  faire  aimer  d'abord: 
mais  le  temps  et  les  occasions  pouvaient 
seuls  en  développer  les  heureux  fruits. 

Il  est  des  écrivams  dont  on  peut  aisément 
consentir  à  ignorer  la  vie  et  le  caractère  . 
tout  en  jouissant  des  productions  de  leur  es- 
prit et  des  fruits  de  leur  talent  :  mais  l'écri- 
vain moraliste  n'est  pas  de  ce  nombre.  Il  ne 
suffit  pas  au  précepteur  de  morale  de  faire 
usage  de  sa  raison  et  de  ses  lumières  ,  il  faut 

"   Max.   4 10. 


s  i:  !'.    V  A  li  V  E  V  A  K  G  l  ES.  7 

que  uous  croyions  que  sa  conscience  a  ap- 
prouvé les  rrglcs  qu'il  dicte  à  la  nôtre  ;  il 
laut  que  le  sentiment  qu  il  veut  i'aire  passer 
dans  notre  ame  paraisse  découler  de  la 
sienne  ;  et  avant  d'accorder  à  ses  maximes 
l'empire  qu'elles  veulent  exei'cer  sur  notre 
conduite,  nous  aimons  à  être  persuadés  que 
celui  qui  les  enseigne  s'est  soumis  lui-même 
à  ce  quelles  peuvent  avoir  de  ligoureux. 

Ce  n'est  pas  seulement  une  morale  pure  , 
un  esprit  droit,  une  raison  forte  et  éclairée 
f|ui  ont  dicté  les  écrits  de  Vauvenargues.  Le 
caractère  particulier  d'élévation  qui  les  dis- 
tingue ne  peut  appartenir  qu'à  une  ame  d'un 
ordre  supérieur  ;  et  la  douce  indulgence  qui 
s'y  mêle  aux  plus  nobles  mouvements  ,  ne 
peut  être  le  simple  produit  de  la  réflexion 
et  le  résultat  des  combinaisons  de  l'esprit  : 
ce  doit  être  encore  l'épanchement  du  plus 
beau  naturel ,  que  la  raison  a  pu  perfection- 
ner, mais  qu'elle  n'aurait  pu  suppléer. 

Vauvenargues  ,  en  s'élevant  de  bonne 
beure  ,  plutôt  par  la  supériorité  de  son  ame 
que  par  la  gravité  de  ses  pensées  ,  au-dessus 
des  fii\oles  occupations  de  son  âge  ,  n'avait 


8  \  o  T  r  c  E 

point  contracté  ,  dans  l'habitude  des  idée? 
sérieuses  .  cette  austérité  qui  accompagne 
d'ordinaire  les  vertus  de  la  jeunesse  ;  car  les 
vertus  de  la  jeunesse  sont  plus  communé- 
ment le  fruit  de  l'éducation  que  de  l'expé- 
rience ;  et  l'éducation  apprend  bien  aux 
jeunes  gens  combien  la  vertu  est  nécessaire, 
mais  l'expérience  seule  peut  leur  apprendre 
combien  elle  est  difficile. 

Vauvenargues ,  jeté  dans  le  monde  dès  les 
|)remiéres  années  qui  suivent  l'enfance  ,  ap- 
prit à  le  connaître  avant  de  penser  à  le  juger  ; 
il  vit  les  faiblesses  des  homines  avant  d'avou' 
réfléchi  sur  leurs  devoirs  :  et  la  vertu  ,  en 
entrant  dans  son  cœur,  v  tiouva  toutes  les 
dispositions  à  l'indulgence. 

La  douceur  et  la  sûreté  de  son  commerce 
lui  avaient  concilié  l'estime  et  l'affection  de 
ses  camarades,  pour  la  plupart,  sans  doute  . 
moins  sages  et  moins  sérieux  que  lui  ;  mais  , 
<lit  Marmontel ,  qui  en  avait  connu  plusieurs. 
«  Ceux  qui  étaient  capables  d'apprécier  un 
<i  si  rare  mérite ,  avaient  conçu  pour  lui 
«  une  si  tendre  vénération  ,  que  je  Itu  ai 
«  entendu  donner  par  quelques  uns  le  nom 


SUR    VAUV  EN  ARGUES.  f) 

«  respectable  de  père.»  Ce  nom  respectable 
n'était  peut-être  pas  donné  bien  sérieuse- 
ment par  de  jeunes  militaires  à  un  camarade 
de  leur  âge  ;  mais  le  ton  même  du  badinage  , 
en  se  mêlant  à  la  justice  qu'ils  se  plaisaient 
à  lui  rendre  ,  prouverait  encore  à  quel  point 
Vauvenargues  avait  su  se  faire  pardonner  cette 
supériorité  de  raison  quil  ne  pouvait  dissi- 
muler, mais  que  sa  modeste  douceur  ne  per- 
mettait aux  autres  ni  de  craindre  ni  d'envier. 
La  guerre  d'Italie  n'avait  pas  été  longue  ; 
mais  la  paix  qui  la  suivit  ne  lut  pas  non  plus 
de  longue  diuée.  Une  nouvelle  guerre  '  vint 
troubler  la  France  en  1741-  Le  régiment  du 
Roi  fit  partie  de  l'année  qu'on  envoya  en 
Allemagne  ,  cl  qui  pénétra  jusqu'en  Bo- 
hême. On  se  rappelle  tout  ce  que  les  troupes 
françaises  eurent  à  souffrir  dans  cette  hono- 
rable et  pénible  campagne,  et  surtout  dans  la 
fameuse  retraite  de  Prague  ^  ,  qui  s'exécuta 
au  mois  de  décembre  i  ^4^  •  Le  froid  fut  ex- 

'  La  guerre  dite  de  la  Succession  ,  après  la 
mort  de  l'empereur  Charles  VI  ,  arrivée  le  20  oc- 
tobre T7'îo.  B. 

^  Celle  eélèbre  retraite  s^exccuia  sous  la  con- 


1  O  N  f  )  T  1  r,  T. 

cessif.  Vauvcnîiigues  ,  naturellciiiciil  faible  . 
en  souffrit  plus  que  les  autres.  11  rentra  en 
France  au  coramencemçnt  de  i  ^45 ,  avec 
une  santé  dëtruile  ;  sa  fortune  ,  peu  consi- 
dérable ,  avait  été  épuisée  par  les  dépenses 
de  la  guerre.  Neuf  années  de  service  ne  lui 
avaient  procuré  que  le  grade  de  capitaine  ,  el 
ne  lui  donnaient  aucun  espoir  d'avancement. 

Il  se  détermina  à  quitter  un  état ,  hono- 
rable sans  doute  pour  tous  ceux  qui  s'y  li- 
vrent ,  mais  où  il  est  difficile  de  se  faire  ho- 
norer plus  que  des  milliers  d'autres,  lorsque 
la  faveur  ou  les  circonstances  ne  font  pas 
sortir  un  militaire  de  la  foule  pour  lélever  à 
quelque  commandement. 

\auvenargucs  avait  étudié  l'histoire  el  le 
droit  public  ;  l'habitude  et  le  gont  du  tra- 
vail ,  et  aussi  ce  sentiment  de  ses  forces  que 
la  modestie  la  plus  vraie  n'éteint  pas  dans 
un  esprit  supérieur,  lui  firent  croire  qu'il 
pourrait  se  distinguer  dans  la  carrière  des 

«laite  du  maréchal  de  Bellc-lslc,  ^11)  sortit  de 
Praçtuc  danshi  nuit  du  16  au  1^  décembre  17 '{2,  et 
se  rendit  à  Ep;ra  le  26.  Le  maréchal  de  Saxe  avait 
tenu  la  même  conihiitc  l'année  précédente.  C. 


' 


SUR    VAUVEN  ARGUES.  II 

négociations.  Il  désira  d'y  entrer  ,  et  fit  part 
de  son  désir  à  M.  de  Biron  .  son  colonel,  qui, 
loin  de  lui  promettre  son  appui,  ne  lui  laissa 
entrevoir  que  la  difficulté  de  réussir  dans  un 
tel  projet.  Tout  ce  qui  sort  de  la  route  ordi- 
naire des  usages  ,  effraie  ou  choque  ceux  qui, 
favorisés  par  ces  usages  mêmes  ,  n'ont  ja- 
mais eu  besoin  de  les  braver  ;  et  voilà  pour- 
quoi les  gens  de  la  cour  observent  d'ordi- 
naire ,  à  l'égard  des  gens  en  place ,  une 
beaucoup  plus  grande  circonspection  que 
ceux  qui ,  placés  dans  les  rangs  inférieurs  , 
ont  beaucoup  moins  à  "perdre  ,  et  par  cela 
même  peuvent  risquer  davantage. 

Vauvenargues  ,  malheureux  par  sa  santé, 
par  sa  fortune  ,  et  surtout  par  son  inaction  , 
sentait  qu'il  ne  pouvait  sortir  de  cette  situa- 
tion pénible  que  par  une  résolution  extra- 
ordinaire. Les  caractères  timides  en  société 
sont  souvent  ceux  qui  prennent  le  plus  vo- 
lontiers des  partis  extrêmes  dans  les  affaires 
embarrassantes  ;  privés  des  ressources  ha- 
bituelles que  donne  l'assurance  ,  ils  cher- 
chent à  Y  suppléer  par  l'élan  momentané  du 
courage  :  ils  aiment  mieux  risquer  une  fois 


19.  \  O  T  1  r.  K 

une  dém.uche  hasarrlée ,  que  (J";noir  Ions 
les  jours  quelque  chose  à  oser. 

Yauvenargues ,  étranger  à  la  cour  ,  in- 
connu du  ministre  jiont  il  aurait  pu  solliciter 
la  faveur,  privé  du  secours  du  chef  qui  au- 
rait pu  appuyer  sa  demande  ,  prit  le  paili 
de  s'adresser  directement  au  roi ,  pour  lui 
témoigner  le  désir  de  le  servir  dans  les  né- 
gociations. Dans  sa  lettre  ,  il  rappelait  à  sa 
majesté  que  les  hommes  qui  avaient  eu  le 
plus  de  succès  dans  cette  carrière  étaient 
ceux-là  nicme  que  la  Jbrlune  en  avait  le 
plus  éloignés.  Qui  doit  en  effet ,  ajoutait-il  . 
servir  votre  majesté  avec  plus  de  zèle  qu'un 
gentilhomme  qui ,  n'étant  pas  né  à  la  cour, 
n'a  rien  à  espérer  que  de  son  maître  et  de 
ses  services  ? 

Yauvenargues  avait  écrit  en  même  temps  à 
M.  Amelot ,  ministre  des  affaires  étrangères. 
Ses  deux  lettres  ,  comme  on  le  conçoit  aisé- 
ment ,  restèrent  sans  réponse.  Louis  XY  n'é- 
tait pas  dans  l'usage  d'accorder  des  places 
sans  la  médiation  de  son  ministre  ,  et  le  mi- 
nistre connaissait  trop  bien  les  droits  de  sa 
place  pour  favoriser  une  démarche  où  Ton 


SUK    V  AUVEN  AUG  L  ES.  l3 

croyait  pouvoir  se  passer  de  sou  autorité. 
Vauvenargues  ,  ayant  donné ,  en  i  ^44  '  '^ 
démission  de  son  emploi  dans  le  régiment 
du  Roi,  écrivit  à  M.  Amelot  une  lettre  que 
nous  croyons  devoir  transcrire  ici. 

«  Monseigneur, 

«  Je  suis  sensiblement  touché  que  la  lettre 
c<  que  j  ai  eu  l'honneur  de  vous  écrire  ,  et 
«  celle  que  j  ai  pris  la  liberté  de  vous  adres- 
«  ser  pour  le  roi  ,  naient  pu  attLi'er  votre 
«  attention.  Il  nest  pas  surprenant ,  peut- 
«  être ,  quun  ministre  si  occupé  ne  trouve 
«  pas  le  temps  d'examiner  de  pai'eilles  lettres  ; 
«  mais  ,  monseigneur  ,  me  permettrez-vous 
«  de  vous  dire  que  c'est  cette  impossibilité 
«  morale  où  se  trouve  un  gentilhomme  ,  qui 
«  n'a  que  du  zèle  de  parvenir  jusqu'à  son 
«  maître,  qui  fait  le  découragement  que  l'on 
«  remarque  dans  la  noblesse  des  provinces  , 
«  et  qui  éteint  toute  émulation.  J'ai  passé  , 
«  monseigneur,  toute  ma  jeunesse  loin  des 
c<  distractions  du  monde  ,  pour  tâcher  de 
«  me  rendre  capable  des  emplois  où  j'ai  cru 

I.  2 


ï4  NOTICE 

«  que  mon  caractère  m'aj)pelait  :  et  j'osais 
«  penser  qu'une  volonté  si  laborieuse  me 
(c  mettrait  du  moins  au  niveau  de  ceux  qui 
«  attendent  toute  leur  fortune  de  leurs  in- 
«  trigues  et  de  leurs  plaisirs.  Je  suis  pénétré, 
«  monseigneur,  qu'une  confiance  que  j'avais 
«  principalement  fondée  sur  l'amour  de  mon 
«  devoir,  se  trouve  entièrement  déçue.  Ma 
«  santé  ne  me  permettant  plus  de  continuer 
«  mes  services  à  la  guerre  ,  je  viens  d'écrire 
«  à  M.  le  duc  de  Biron  pour  le  prier  de 
«  nommer  à  mon  emploi.  Je  n'ai  pu,  dans 
«  une  situation  si  malheureuse  ,  me  refuser 
«  à  vous  faire  connaître  mon  désespoir.  Par- 
«  donnez-moi ,  monseigneur  ,  s'il  me  dicte 
«  quelque  expression  qui  ne  soit  pas  assez 
«  mesurée. 

«  Je  suis  ,  etc.  » 

Cette  lettre  ,  que  personne  peut-être  n'eût 
voulu  se  charger  de  présenter  au  ministre  , 
valut  à  Vauvenargues  une  réponse  favorable, 
avec  la  promesse  d'être  employé  lorsque 
l'occasion  s  en  présenterait.  Mais  un  triste 
incident    vint    tromper   ses  espérances.    Il 


SUR    V  A  U  VEN  A  RGUES.  l5 

était  retourné  au  sein  de  sa  famille  pour  se 
livrer  en  paix  aux  études  qu'exigeait  la  car- 
rière où  il  se  croyait  près  d'entrer  ,  lorsqu'il 
fut  atteint  d'une  petite  vérole  de  l'espèce  la 
plus  maligne ,  qui  défigura  ses  traits .  et 
le  laissa  dans  un  état  d  infirmité  continuelle 
et  sans  remède.  Ainsi  ce  jeune  homme  ,  plein 
d'énergie  dans  le  caractère  ,  d'activité  dans 
1  esprit .  de  générosité  dans  les  sentiments  , 
se  vit  condamné  à  perdre  dans  l'obscurité 
tant  de  dons  précieux  ,  en  attendant  qu'une 
mort  douloureuse  vînt  terminer,  à  la  fleur 
de  son  âge  ,  une  vie  où  n'avait  jamais  brillé 
un  instant  de  bonheur. 

Ce  fut  alors  que  conservant  pour  toute 
ressource  cette  même  philosophie  qui  lavait 
dirigé  toute  sa  vie  dans  la  pratique  des  ver- 
tus, il  ne  trouva  de  consolation  que  dans 
l'étude  et  l'amour  des  lettres  ,  qui ,  dans  tous 
les  temps  ,  Pavaient  soutenu  contre  toutes  les 
contrariétés  qu'il  avait  éprouvées.  Il  s'occu- 
pa à  revoir  et  à  mettre  en  ordre  les  ré- 
flexions et  les  petits  écrits  qu'il  avait  jetés 
sur  le  papier  dans  les  loisirs  d  une  vie  si 
agitée  ;  il  publia  .  en  i  ^4^  ;  son  Inlrodiiclion 


J  6  NOTICE 

//  lu  connaissance  de  V esprit  huinuin^  ou- 
vrage qui  étonna  ceirx  qui  étaient  en  état  de 
l'apprécier  ,  et  qui  doit  faire  regretter  ce 
qu'on  aurait  pu  attendre  de  l'auteur,  si  une 
mort  prématurée  ne  l'avait  pas  enlevé  à  la 
gloire  que  son  génie  semblait  lui  promettre. 

J'ai  dit  que  Vauvenargues  avait  eu  une 
éducation  fort  négligée.  Privé  des  secours 
qu'il  aurait  pu  trouver  dans  l'étude  des  grands 
écrivains  de  l'antiquité  ,  toute  sa  littérature 
se  bornait  à  la  connaissance  des  bons  auteurs 
français.  IMais  la  nature  lui  avait  donné  un 
esprit  pénétrant  ,  un  sens  droit  ,  une  ame 
élevée  et  sensible.  Ces  qualités  sont  bien  su- 
périeures aux  connaissances  pour  former  le 
goût  ;  et  peut-être  même  que  le  défaut  d'ins- 
truction .  en  laissant  à  son  excellent  esprit 
[dus  de  liberté  dans  ses  développements  , 
a-t-il  contribué  à  donner  à  ses  écrits  ce  ca- 
ractère d'originalité  et  de  vérité  qui  les  dis- 
tingue. 

L'étude  des  grands  modèles  de  l'antiquité 
est  d'une  ressource  infinie  pour  les  honnnes 
qui  cultivent  la  littérature  :  elle  sert  à  éten- 
dre l'esprit  ,   à  diriger  le  goût  ,  à  féconder 


SUR    VAL' VENARGL  ES.  .  1 '] 

le  talent  ;  mais  elle  n'est  pas  aussi  néces- 
saire à  celui  qui  se  livre  à  l'étude  de  la  ino- 
lale  et  de  la  ])hilosophie  ;  il  a  plus  besoin 
il'étudicr  le  monde  que  les  livres ,  et  de 
chercher  la  vérité  dans  ses  propres  observa- 
tions que  dans  celles  des  autres. 

Un  esprit  droit  et  vigoureux  ,  réduit  à  ses 
seules  forces  .  est  obligé  de  se  rendre  raison 
de  tout  à  lui-même  ,  parce  qu'on  ne  lui  a 
rendu  raison  de  rien  ;  il  trouve  en  lui  ce 
qu'il  n'aurait  point  trouvé  au  dehors  ,  et  va 
plus  loin  qu'on  ne  l'aurait  conduit.  S'il  se 
soustrait  par  ignorance  aux  autorités  qui 
auraient  pu  éclairer  son  jugement ,  il  échappe 
également  aux  autorités  usurpées  qui  au- 
raient pu  l'égarer.  Rien  ne  le  gêne  dans  la 
roate  de  la  vérité  ;  et  s'il  arrive  jusqu'à  elle  , 
c'est  par  des  sentiers  qu'il  s'est  tracés  lui- 
même  :  il  n'a  marché  sur  les  pas  de  per- 
sonne. 

Ces  réflexions  pourraient  s'appuyer  de 
beaucoup  d'exemples.  Arislote  et  Platon  n'a- 
vaient pas  eu  plus  de  modèle  qu'Homère. 
Virgile  aurait  été  peut-être  plus  grand  poète 
s'il  n'avait  pas  eu  sans  cesse  Homère  devant 

2. 


I  H  \  O  T  I  C  F. 

les  yeux  ;  car  il  n'est  véritablemcnl  grand 
que  par  le  charme  du  style ,  où  il  ne  res- 
semble point  à  Homère. 

Corneille  créa  la  fragédie  française  avant 
d'avoir  cherché  dans  Aristote  les  règles  de 
l'art  dramatique.  Pascal  avait  peu  lu ,  ainsi 
queMalchranche  :  tous  les  deux  méprisaient 
léruditiou.  Buffon,  occupé  de  ses  plaisirs 
jusqu'à  1  âge  de  trente-cinq  ans ,  trouva  dans 
la  force  naturelle  de  son  esprit  le  secret  de 
ce  style  brillant  et  pittoresque  dont  il  a  em- 
belli les  tableaux  do  la  nature.  L'ignorance 
qui  tue  d'inanition  les  esprits  faibles ,  devient 
pour  les  esprits  supérieurs  un  stimulant  qui 
les  contraint  à  employer  toutes  leurs  forces. 

On  doit  croire  cependant  que  si  Vauve- 
nargues  avait  poussé  plus  loin  sa  carrière  , 
il  aurait  senti  la  nécessité  d'une  instruction 
plus  étendue  j)our  agrandir  la  sphère  de  ses 
idées.  Il  aurait  voulu  porter  sa  vue  sur  un 
plus  grand  horizon ,  et  il  n'en  eut  que  mieux 
jugé  des  objets  après  s'èti'c  habitué  à  ne  voir 
que  par  lui-mcme. 

Une  |)artic  de  nos  erreurs  vient  sans  dout(; 
du  défaul  de  lumières:  une  plus  grande  |)arti(: 


SUR    V  AL  V  EN  An  G  LES.  I  r) 

viontdesfaussesluniières  qu'on  nous  picsenle. 
Celui  qui  se  borne  aux  erreurs  de  son  propre 
esprit,  sépargne  au  moins  la  moitié  de  celles 
qui  pourraient  Tégarer:  Les  sots  ,  dit  Vauve- 
nargues  ,  nout  pas  cV  erreurs  en  leur  propre 
etprivé  nom.  \  auvenargues,  lui-même ,  n'en 
est  pas  exempt  sans  doute;  mais  ses  erreurs 
sont  bien  à  lui  :  celles  qu'on  peut  lui  repro- 
cher tiennent ,  comme  celles  de  tous  les  bons 
esprits  ,  à  une  vue  incomplète  de  l'objet  et  à 
la  précipitation  du  jugement.  Il  ne  doit  aussi 
qu'à  lui  un  grand  nombre  de  vérilés  qu'il  a 
puisées  dans  une  ame  supérieure  aux  illusions 
de  la  vanité  comme  aux  subterfuges  des  fai- 
blesses, et  dans  un  esprit  indépendant  des 
préjugés  établis  par  la  mode ,  ainsi  que  des 
opinions  accréditées  par  des  noms  imposants. 
En  1  ^43  ,  peu  de  temps  après  son  retour 
de  Bohême  ,  Yauvenai'gues  entra  en  corres- 
jiondance  avec  Yoltaire  ,  qui  était  alors  dans 
tout  l'éclat  de  sa  renommée ,  disputant  la 
gloire  à  la  jalousie  et  à  la  malignité  ,  éclip- 
sant ses  rivaux  par  la  supériorité  et  la  va- 
riété de  ses  talents  ,  et  conquérant  lempire 
littéraire  à  force  de  victoires . 


■yn  NOTICE 

Tous  ceux  qui  aimaient  cl  ciillnaieiil  les 
lettres  ,  les  jeunes  gens  surtout ,  le  regar- 
daient comme  l'arbitre  du  goût  et  le  dispen- 
sateur de  la  réputation  ;  ils  ambitionnaient 
son  suffrage  ,  lui  adressaient  leurs  écrits  ,  cl 
regardaient  une  réponse  de  lui  comme  un 
encouragement ,  et  un  éloge  ,  qui  n'était 
d'ordinaire  qu'un  compliment  ,  comme  un 
brevet  d'honneur.  On  ignore  d'ailleurs  les 
circonstances  qui  occasionèrent  le  commerce 
de  lettres  qui  s'établit  entre  Voltaire  et  Yau- 
venargucs  avant  qu'ils  se  fussent  rencontrés. 

La  comparaison  du  mérite  de  Corneille  cl 
de  Racine  forme  le  sujet  de  la  première  lettre 
de  Vauvenargues  à  Voltaire.  Celui-ci ,  tou- 
jours flatté  des  hommages  que  lui  attirait  sa 
célébrité  ,  négligeait  rarement  de  les  payer 
par  des  témoignages  d'estime  et  de  bienveil- 
lance. Mais  il  ne  se  contenta  pas  de  répondre 
à  la  confiance  de  Vauvenargues  par  des 
phrases  obligeantes  :  il  se  plut  à  y  joindre 
des  conseils  utiles ,  en  modérant  l'excès  du 
zèle  qui  portail  ce  jeune  militaire  à  rabaisser 
Cojncille  pour  élever  Haciiie  et  le  venger 
des  préventions  injustes  de  quelques  vieux 


SUR    VAUVENARGUES.  21 

partisans  du  père  du  lliéâtre.  Il  est  assez 
curieux  de  voir  ,  dans  cette  correspondance , 
Voltaire ,  admirateur  non  moins  passionné 
de  Racine  que  Vauvenargues  ,  défendre  en 
même  temps  ,  contre  des  critiques  fausses 
ou  exagérées ,  le  génie  de  ce  même  Cor- 
neille ,  dont  on  l'a  depuis  accusé ,  avec  si 
peu  de  raison  ,  d'être  le  détracteur  jaloux  et 
le  censeur  injuste. 

On  voit  que  Vauvenargues  ,  éclairé  par  le 
goût  de  Voltaire  ,  rectifia  ses  premières  idées 
sur  Corneille.  Les  opinions  qu'il  avait  expo- 
sées dans  sa  première  lettre  ,  se  retrouvent 
avec  quelques  adoucissements  dans  le  chapitre 
de  ses  OEuvres ,  intitulé  :  Corneille  et  Ra- 
cine. L'analyse  qu'il  y  fait  du  caractèie 
propre  des  tragédies  de  Racine  et  de  l'inimi- 
table perfection  de  son  style,  a  été  le  type 
des  jugements  qu'en  ont  portés  depuis  les 
critiques  les  plus  éclairés ,  et  a  servi  comme 
de  signal  à  la  justice  universelle  qu'on  a  ren- 
due dès-lors  à  l'auteur  de  Phèdre  eld'JÛia- 
lie.  On  peut  dire  que  ce  sont  Voltaire  et  Vau- 
venargues qui  ont  fixé  les  premiers  le  rang 
que  ce  grand  poète  a  pris  dans  1  oj)imon  ,  et 


?.2  NOTICE 

qu'il  conservera  sans  doute  dans  la|>oslérité. 
Quant  à  Corneille  ,  Yauvenargues  ne  put 
jamais  se  résoudre  à  rendre  à  ce  puissant 
génie  la  justice  qu'il  méritait  ;  mais  le  juge- 
ment qu'il  en  portait ,  tenait  plus  à  son  ca- 
ractère qu'à  son  goût.  Moins  touché  de  la 
peinture  des  vertus  sévères  et  des  sentiments 
exaltés  ,  peu  conformes  à  la  douceur  de  son 
ame ,  que  choqué  du  faste  qui  s'y  mêle  quel- 
quefois et  qui  blessait  la  simplicité  et  la  mo- 
destie de  son  caractère  ,  il  ne  pouvait  pas 
s'élever  à  cette  admiration  passionnée  qui 
transporte  les  âmes  capables  de  s'en  péné- 
trer ,  et  leur  donne  souvent  des  émotions 
})Ius  délicieuses  que  la  peinture  des  affections 
plus  douces  et  plus  tendres.  Les  raisonne- 
ments de  Voltaire  ne  purent  entièrement 
changer  ses  idées  y  cet  égard.  Trop  modeste 
pour  ne  pas  céder  quelquefois  au  jugement 
d'un  homme  dont  le  goût  naturellement 
exquis  était  encore  perfectionné  par  des 
études  approfondies  de  l'art ,  il  avait  en 
même  temps  l'esprit  trop  indépendant  pour 
admirer  sur  paiole  des  Ijcaulés  dont  il  n'a- 
vait pas  le  scntiiiieiil. 


SUR    V  AUVEiVARG  UES.  ?.3 

Ses  fragments  sur  Bossuet  etFénélon  sont 
lemarquables  ,  non-seulement  par  la  justesse 
avec  laquelle  il  a  saisi  le  caractère  propre  de 
leur  talent  "mais  encore  par  l'art  avec  lequel 
il  a  su  prendre  le  style  de  l'un  et  de  l'autre  , 
en  parlant  de  chacun  d'eux.  Ne  croit-on  pas 
lire  une  page  de  Tëlëmaque ,  en  lisant  celte 
apostrophe  à  Fénélon  :  «  Né  pour  cultiver 
«  la  sagesse  et  Ihumanité  dans  les  rois  ,  ta 
«  voix  ingénue  fit  retentir  au  pied  du  trône 
<c  les  calamités  du  genre  humain  foulé  par 
«  les  tyrans  ,  et  défendit  contre  les  artifices 
«  de  la  flatterie  la  cause  abandonnée  dés 
(t  peuples.  Quelle  bonté  de  cœur  !  quelle 
«  sincérité  se  remarque  dans  tes  écrits  !  quel 
«  éclat  de  paroles  et  d'images  !  Oui  sema 
«  jamais  tant  de  fleurs  dans  un  style  si  na- 
«  turel ,  si  mélodieux  et  si  tendre  ?  Qui  orna 
«  jamais  la  raison  d'une  si  touchante  parure  ? 
a  Ah  !  que  de  trésors  d'abondance  dans  ta 
«  riche  simplicité  !  » 

Vauvenargues,  dans  ces  fragments,  défend 
Fénélon  contre  Voltaire  ,  qui  admirait  mé- 
diocrement sa  belle  prose  ,  encore  qu'un 
peu  traînante  ;  comme  il  défendit  contre  lui 


?.4  N  O  T  I  c  r. 

La  Fontaine  el  Pascal.  Vollane  était  moins 
touché  d'une  tournure  naïve  que  d'une  pen- 
sée brillante ,  et  il  aurait  mieux  aimé  qu'un 
homme  aussi  dévot  que  Pascal  ne  fût  pas  \\m 
homme  de  génie.  Malgré  l'admiration  et 
l'attachement  qu'il  avait  voués  à  Voltaire  , 
Vauvenargues  ne  craignait  pas  de  le  contre- 
dire ,  et  dans  le  brillant  portrait  qu'il  fait  de 
ses  talents  et  de  ses  ouvrages,  il  ne  dissimule 
pas  les  défauts  qu'il  y  remarque. 

Boileau  et  La  Bruyère  sont  appréciés  par 
Vauvenargues  avec  autant  de  finesse  que  de 
goût  ;  mais  il  n'a  pas  senti  également  le  mé- 
rite de  Molière  ,  et  l'on  ne  doit  pas  s'en 
étonner.  Indulgent  et  sérieux  ,  il  était  peu 
frappé  du  ridicule  ,  et  il  avait  trop  réfléchi 
sur  les  faiblesses  humaines  ,  pour  qu'elles 
pussent  lui  causer  beaucoup  de  surprise.  Les 
caractères  qu'il  a  essayé  de  tracer  dans  le 
genre  de  La  Bruyère  ,  sont  saisis  avec  finesse , 
dessinés  avec  vérité ,  mais  non  avec  l'énergie 
et  la  vivacité  de  couleurs  qu'on  admire  dans 
son  modèle.  On  voit  quen  observant  les  ca- 
ractères ,  les  passions ,  les  ridicules  des 
hommes  ,  il  apercevait  moins  l'effet   qui  en 


SUR    VAUVENA  ROUFS.  25 

lésullc  pour  la  société ,  que  la  combinaison 
des  causes  qui  les  produisent;  accoutumé  à 
rechercher   les  rapports  qui  les  expliquent , 
plutôt  que  les  contrastes  qui  les  font  ressor- 
tir, il  était  trop  occupé  de  ce  qui  les  rend 
naturels  pour  être  ému  de  ce  qui  les  rend 
plaisants.  Pascal ,  celui  de  nos  moralistes  qui 
a   le  plus  profondément   pénétré   dans   les 
misères  des  hommes ,  n'a  ni  ri ,  ni  fait  rire 
à  leurs  dépens.  C'est  une  étude  sérieuse  que 
celle  de   l'homme   considéré  en   lui-même, 
^les  faiblesses  ,  qui  dans  certaines  circons- 
tances peuvent  le  rendie  ridicule  ,  méritent 
bien  aussi  d'être  observées  avec  attention  : 
les  effets  les  plus  graves  peuvent  en  résulter. 
«  Ne  vous  étonnez  pas  ,  dit  Pascal ,  si  cet 
«  homme  ne  raisonne  pas  bien  à  présent  ;  une 
u  mouche  bourdonne  à  son  oreille  ,  et  c'est 
«  assez  pour  le  rendre  incapable  de  bon  con- 
«  seil.  Si  vous  voulez  qu'il  puisse  trouver  la 
<(  vérité ,  chassez  cet  animal  qui  tient  sa  rai- 
(t  son  en  échec ,   et  trouble  cette  puissante 
«  intelligence  qui   gouverne  les  cités  et  les 
<  royaumes.  » 
La   plupart   de   nos  écrivains  moralistes 
I,  3 


2()  NOTICE 

n'ont  examiné  l'homme  que  sous  une  cer- 
taine face.  La  Rochefoucauld  ,  en  démêlant 
jusque  dans  les  replis  les  plus  cachés  du  cœur 
humain  ,   les  ruses  de  l'intérêt  personnel ,  a 
voulu  surtout  les   mettre  en  contraste  avec 
les  motifs  imposants  sous  lesquels  elles  se 
déguisent.  La  Bruyère ,  avec  des  vues  moins 
approfondies  peut-être  ,  mais  plus  étendues 
et  plus  précises ,  a   peint  de  l'homme ,  a 
dit  un  excellent  observateur  ' ,  l'effet  qu'il 
produit  dans    le  monde;    Montaigne ,   les 
impressions  qu' il  en  reçoit,  et  Fauvenargues 
les  dispositions  qu'il  y  porte  *  ;  et  c'est  en 
cela  que  Vauvenargues  se  rapproche  surtout 
de  Pascal.  Mais  la  différence  du  caractère  et 
de  la  destination  de  ces  deux  profonds  écri- 
vains en  a  mis  une  bien  grande  dans  le  but 
de  leurs  méditations  et  dans  le  résultat  de 
leurs  maximes.  Pascal ,  voué  à  la  solitude  ,  a 
examiné  les  hommes  sans  chercher  à  en  tirer 
parti ,  et  comme  des  instruments  qui  ne  sont 

'  Mademoiselle  Pauline  de  Mculan,  aujour- 
d'hui madame  Guizot.  B. 

'  Mélanines  de  littérature  Ac  Suard ,  toni.  i, 
pag.  309.  Paris  ,  i8o3.  B. 


SUR    VAU  VE\  AKG  L  ES.  ?.■; 

plus  à  son  usage;  il  a  pénétré,  aussi  avant 
])eut-être  qu'on  puisse  le  faire  ,  dans  la  pro- 
fondeur des  faiblesses   et   des  misères  hu- 
maines ;  mais  il  en    a  cheiché  le  principe 
dans  les  dogmes  de  la  religion  ,  non  dans  la 
nature  de  l'homme  ;  et  ne  considérant  leur 
existence    ici-bas    que    comme    un    passage 
d'un  instant  à   une  existence   éternelle  de 
bonheur  ou  de  malheur,  il  n'a  travaillé  qu  à 
nous  détacher  de  nous-mêmes  par  le  spec- 
tacle de  nos  infirmités ,  pour  tourner  toutes 
nos  pensées  et  tous  nos  sentiments  vers  cette 
vie  éternelle  ,  seule  digne  de  nous  occuper. 
Vauvenargues  ,  au  contraire  ,  a  eu  pour  but 
de  nous  élever  au-dessus  des   faiblesses  de 
notre    nature  par  des  considérations  tirées 
de  notre  nature  même  et  de  nos  rapports 
avec  nos  semblables.  Destiné  à  vivre  dans  le 
monde  ,  ses  réflexions  ont  pour  objet  d  en- 
seigner à  connaître  les  hommes  pour  en  tirer 
le  meilleur  parti    dans    la   société.    Il  leur 
montre  leurs  faiblesses  pour  leur  apprendre 
à  excuser  celle  des  autres.  «  Je  crois  ,  a  dit 
«  Voltaire  ' ,  que    les  pensées   de  ce  jeune 

'A^o^ezlanoteiiu'ditcdc  Voltaire  .■)  lap.Sç).  1). 


0.8  NOTICE 

«  militaire  seraient  aussi  utiles  à  un  homme 
«  du  monde  fait  pour  la  société  ,  que  celles 
«  du  héros  de  Port-Royal  pouvaient  1  être  à 
"  à  un  solitaire  qui  ne  cherche  que  de  nou- 
«  velles  raisons  pour  haïr  et  mépriser  le  genre 
«  humain.  « 

Vraisemblablement  un  peu  d'humeur 
contre  Pascal  s'est  mêlée  à  son  amitié  poui 
Vauvenargues  ,  quand  il  a  écrit  ce  jugement, 
peut-être  exagéré ,  mais  non  dépourvu  de 
vérité  sous  certains  rapports.  Pascal  semble 
un  être  d'une  autre  nature ,  qui  observe  les 
hommes  du  haut  de  son  génie ,  et  les  consi- 
dère d'une  manière  générale  qui  apprend 
plus  à  les  connaître  qu'à  les  conduire.  Vauve- 
nargues ,  plus  près  d'eux  pai"  ses  sentiments, 
en  les  instruisant  par  des  maximes  ,  cherche 
à  les  diriger  par  des  applications  particu- 
lières. Pascal  éclaire  la  route ,  Vauvenargues 
indique  le  sentier  qu'il  faut  suivre  ;  les  maxi- 
mes de  Pascal  sont  plus  en  observations  . 
celles  de  Vauvenargues  plus  en  préceptes. 

<f  C'est  une  erreur  dans  les  grands  ,  dit- 
«  il ,  de  croire  qu'ils  peuvent  prodiguer  sans 
«  conséquence  leurs  paroles  cl  leurs  promes- 


SUR    >  A  V  V  E  N  A  r.  G  U  ES .  29 

«  ses.  Les  hommes  souffrent  avec  peine  qu'on 
\<  leur  ôte  ce  qu'ils  se  sont  en  quelque  sorte 
«  approprié  par  Tespérance.  » 

«  Le  fruit  du  travailest  le  plus  doux  plaisir.  » 

«  Il  faut  permettre  aux  hommes  d'être  un 

«  peu  inconséquents ,  afin  qu'ils  puissent  re- 

«  tourner  à  la  raison  quand  ils  l'ont  quittée , 

«  et  à  la  vertu  quand  ils  l'ont  trahie.  » 

«  La  plus  fausse  de  toutes  les  philosophies 
«  est  celle  qui ,  sous  prétexte  d'affranchir  les 
<f  hommes  des  embarras  des  passions  ,  leur 
«  conseille  l'oisiveté.  » 

On  a  observé  que  le  sentiment  encoura- 
geant qui  a  dicté  la  doctrine  de  Vauvenar- 
gues ,  et  la  manière  en  quelque  sorte  paternelle 
dont  il  la  présente  ,  semblent  le  rapprocher 
beaucoup  plus  des  philosophes  anciens  que 
des  modernes.  La  Rochefoucaidd  humilie 
l'homme  par  une  fausse  théoiie  ;  Pascal  l'af- 
llige  et  l'effraie  du  tableau  de  ses  misères  ; 
La  Bruyère  l'amuse  de  ses  propres  travers  ; 
Yauvenargucs  le  console  et  lui  apprend  à 
B  estimer. 

Un  écrivain  anonyme  qui  a   publié  '  un 
'  Madame  Giiiz;ot,    Adm  ses  Essais  de  iutc- 

3. 


3o  NoTici; 

jugement  sur  Yauvenargues ,  plein  de  fi- 
nesse et  de  justesse  ,  et  dont  jai  déjà  em- 
prunté quelques  idées ,  me  fournira  encore 
un  passage  qui  vient  à  l'appui  de  mes  obser- 
vations, (f  Presque  tous  les  anciens  ,  dit  -  il  . 
«  ont  écrit  sur  la  morale  ;  mais  chez  eux  elle 
<t  est  toujours  en  préceptes  .  en  sentences 
«  concernant  les  devoirs  des  hommes,  plut()t 
«  qu'en  observations  sur  leurs  vices  ;  ils  s'al- 
«  tachent  à  i-assembler  des  exemples  de  ver- 
<f  tus,  plutôt  qu'à  tracer  des  caractères  odieux 
(f  ou  ridicules.  On  peut  remarquer  la  même 
«  chose  dans  les  écrits  des  sages  indiens ,  cl 
u  en  général  des  philosophes  de  tous  les  pays 
«  où  la  philosophie  a  été  chaigée  d'ensei- 
((  guer  aux  hommes  les  devoirs  de  la  morale 
«  usuelle.  Parmi  nous,  la  religion  chrétienne 
«  se  chargeant  de  cette  fonction  respectable, 
«  la  philosophie  a  du  changer  le  but  de  ses 
«  études  ,  son  application  et  son  langage  : 
«  elle  n'avait  plus  à  nous  instruire  de  nos  de- 
«  voirs  ,  mais  elle  pouvait  nous  éclairer  sur 
«  ce  qui  en  rendait  la  pratique  plus  difficile. 

laLiiie  et  fie  morale  .  p.  53;  et  dans  les  Mèlan- 
iy'es  lie  littérature  de  Stiard,  tom.  i ,  p.  3oi.  B. 


SUR    VAUVENARG  LES.  ùl 

«  Les  premiers  philosophes  étaient  les  pré- 
<(  cepteurs  du  genre  humain  ;  ceux-ci  en  ont 
«  été  les  censeurs  ;  ils  se  sont  appliqués  à  dé- 
«  mêler  nos  faiblesses  au  lieu  de  diriger  nos 
(f  passions  ;  ils  ont  surveillé  ,  épié  tous  nos 
«  mouvements  ;  ils  ont  porté  la  lumière  par- 
«  tout  ;  par  eux  toute  illusion  a  été  détruite  ; 
«  mais  \auvenargues  en  avait  conservé  une  . 
«  cétait  l'amour  de  la  gloire.  « 

Mais  rhoinme  est-il  donc  si  mauvais  ou  si 
bon  quil  n'y  ait  en  lui  que  des  sentiments 
dangereux  à  détruire,  ou  qu'il  n'y  en  ait  pas 
d'utiles  à  lui inspiier  ?  Tant  de  force,  perdue 
quelquefois  à  surmonter  les  passions  ,  ne  se- 
rait-elle pas  mieux  employée  à  diriger  les 
passions  vers  un  but  salutaire  ?  Yauvenargu  es 
pensait  comme  Sénèque  ^n'apprendre  la 
vertu  c'est  désapprendre  le  vice.  Jeune  . 
sensible  ,  plein  d'énergie ,  d'élévation  ,  d'ar- 
deur pour  tout  ce  qui  est  beau  et  bon ,  il  a 
porté  toute  la  chaleur  de  son  ame  dans  des 
recherches  philosophiques ,  où  d'autres  n'ont 
porté  que  les  lumières  de  leur  espi'it ,  blessés 
par  le  spectacle  du  mal  et  trop  aisément  dé- 
couragés par  l'expérience.  Les  conseils  des 


j2  \0TICK 

vieillui  As  ,  dil-il  quelque  pari,  sont  comnw 
le  soleil  d'hiver,  ils  éclairent  sans  échauffer. 
Vauvenargues  ,  voyant  arriver  le  terme  de 
sa  vie,  et  privé  de  tout  ce  qui  aurait  pu  em- 
bellir cette  vie  qu'il  avait  consacrée  à  la  vertu, 
n'écrivait  que  pour  l'aire  sentir  le  charme  cl 
les  avantages  de  la  vertu. 

«  L'ulililé  de  la  vertu  ,  dit-il ,  est  si  mani- 
«  feste  que  les  méchants  la  pratiquent  par 
«  intérêt.  » 

«  Rien  n'est  si  utile  que  la  réputation  ,  cl 
«  rien  ne  donne  la  réputation  si  sûrement 
«  que  le  mérite.  » 

«  Si  la  gloire  peut  nous  tromper ,  le  mérite 
«  ne  peut  le  faire  ;  et  s'il  n'aide  à  notre  foi- 
ti  tune,  il  soutient  noire  adversité.  Mais  pour- 
«  quoi  séparer  des  choses  que  la  raison  même 
«  a  unies?  Pourquoi  distinguer  la  vraie  gloire 
«  du  mérite ,  qui  en  est  la  source  et  dont  elle 
«  est  la  preuve.  » 

Et  celui  qui  écrivait  ces  réflexions  n'avail 
pu  ,  avec  un  mérite  si  rare  ,  parvenir  à  la 
Ibrtunc  ,  ni  même  à  la  gloire  qui  Icùt  con- 
solé de  tout.  Mais  séparant  ,  pour  ainsi  due, 
sa  cause  de  la  considération  générale  de  l'hiw 


SUR    V  AU  VENARGUES.  33 

Tiianilé ,  il  ne  croyait  pas  que  sa  destinée 
|iarliculière  fût  d'un  poids  digne  d  être  mis 
dans  la  balance  où  il  pesait  les  biens  et  les 
maux  de  la  condition  humaine. 

Ceux  qui  l'ont  connu  rendent  témoignage 
de  cette  paix  constante  ,  de  cette  indulgente 
bonté ,  de  cette  justice  de  cœur  et  de  celte 
jutosse  d'esprit ,  qui  formèrent  son  caractère, 
et  que  n'altérèrent  jamais  ses  continuelles 
souflVances.  Je  l'ai  toujours  vu  ,  dit  Vo- 
taire  ',  le  plus  infortuné  des  hommes  et  le 
plus  tranquille . 

C'était  à  Paris  ,  où  il  passa  les  trois  der-.  — 
nières  années  de  sa  vie ,  qu'il  s'était  lié  avec 
Voltaire  de  cette  affection  tendre  et  profonde 
qui  en  fit  la  plus  douce  consolation.  Voltaire, 
Agé  alors  de  plus  de  cinquante  ans  ,  envi- 
ronné des  hommages  del'Europeentière  qu'il 
remplissait  de  son  nom  ,  éprouvait ,  pour  ce 
jeune  mourant ,  une  amitié  mêlée  de  res- 
pect. 

Marmontel ,  qui  dut  à  Voltaire  la  connais- 
sance de  Vauvenargues  ,  donne  une  idée  in- 

■  F.lngc  fiinchre  des  officiers  morts  dans  la 
i^uci  rc  de  lyf  F . 


3\  NOTICE 

téressante  du  charme  de  son  coniiierce  et 
de  ses  entreliens.  «  En  le  lisant ,  dit  Mar- 
«  nionlel ',  je  crois  encore  l'entendre;  et 
«  je  ne  sais  si  sa  conversation  n'avait  pas 
«  même  quelque  chose  de  ])lus  animé  ,  de 
«  plus  délicat  que  ses  divins  écrits.  » 

Il  écrit  ailleurs  '  :  «  Vauvenargues  con- 
<f  naissait  le  monde  et  ne  le  méprisait  point. 
«  Ami  des  hommes  ,  il  mettait  le  vice  au 
«  rang  des  malheurs  ,  et  la  pitié  tenait  dans 
«  son  cœur  la  place  de  l'indignation  et  de  la 
<■<  haine.  Jamais  l'art  et  la  politique  nont  eu 
«  sur  les  esprits  autant  d'empire  que  lui  en 
«  donnaient  la  bonté  de  son  naturel  et  la 
«  douceur  de  son  éloquence.  11  avait  toujours 
u  raison  et  personne  n'en  était  humilié.  Laf- 
«  fabililé  de  l'ami  faisait  aimer  en  lui  la  su- 
«  périorité  du  maître. 

L  indulgente  vertu  nous  parlait  par  sa  bouche. 

«  Doux  ,  sensible  ,  compatissant ,  il  tenait 

'  Lettre  (le  Marmontel  .'i  niadanic  d'Espagnac. 
foyez,  pages  63.  et  suiv. 

'  Note  ?!  YEpttre  fl/'ditatoire  de  Deiiis-Ic- 
'Ivran. 


SUR    VAUVF..\ARGUES.  35 

«  nos  âmes  dans  ses  mains.  Une  sérénité  inal- 
f  térable  dérobait  ses  douleurs  aux  yeux  de 
«  lamitié.  Pour  soutenir  l'adversité  ,  on  n'a- 
«  vait  besoin  que  de  son  exemple  ;  et  témoin 
«  de  l'égalité  de  son  ame,  on  n'osait  être  raal- 
«  heureux  avec  lui.  » 

Ce  n'était  point  là  le  spectacle  que  Sénèque 
regarde  comme  digne  des  regards  de  la  Di- 
vinité :  L'homme  de  bien  luttant  contre 
le  malheur.  Vauvenargues  n'avait  point  à 
lutter  :  son  ame  était  plus  forte  que  le 
mal. 

Ce  nétait  que  par  un  excès  de  vertu ,  dit 
Voltaire  ,  que  Vauvenargues  n'était  point 
malheureux  ;  parce  que  cette  vertu  ne  lui 
routait  point  d'effort.  Un  sentiment  vif  et 
profond  des  joies  que  donne  la  vertu  le  sou- 
tenait et  le  consolait  ;  et  il  ne  concevait  pas 
qu'on  pût  se  plaindre  d'être  réduit  à  de  tels 
plaisirs. 

«  On  ne  peut  être  dupe  de  la  vertu  ,  écri- 
«  vait-il  ;  ceux  qui  l'aiment  sincèrement  y 
«  goûtent  un  secret  plaisir  et  souffrent  à  s'en 
«  détourner.  Quoi  qu'on  fasse  aussi  pour  la 
if  gloire  ,  jamais  ce  travail  n'est  perdu  s'il 


36   -  NOTICF. 

«  tend  à  nous  oi  veiiflre  digne.  »  Celle  lé- 
(lexion  révèle  le  secret  de  loule  sa  vie. 

Un  senlimenl  de  lui-même,  aussi  noMt,- 
({uc  modeste  ,  a  pu  dicter  celle  autre  pensée  ; 
«  On  doit  se  consoler  dcn'avoir  pas  les  grands 
«  talents  comme  on  se  console  de  n'avoir  pas 
«  les  grandes  places.  On  peut  être  au-dessus 
«  de  l'un  et  de  l'autre  par  le  cœur.  » 

Avec  une  élévation  d  ame  si  naturelle  et 
en  même  temps  une  raison  si  supérieure  . 
Yauvenargues  devait  être  bien  éloigné  de 
goûter  un  certain  scepticisme  d'opinion  qui 
commençait  à  se  répandre  de  son  temps. que 
les  imaginations  exaltées  prenaient  pour  de 
lindépendance ,  et  qui  ne  prouvait  ,  dans 
ceux  qui  le  professaient ,  que  l'ignorance  des 
véritables  routes  qui  conduisent  à  la  vérité. 
Il  réprouvait  «  ces  maximes  qui ,  nous  pré- 
ic  sentant  toutes  choses  conmie  incertaines  , 
«  nous  laissent  les  maîtres  ajjsolus  de  nos  ac- 
«  lions  ;  ces  maximes  qui  anéantissent  le  mé- 
«  rite  de  la  vertu ,  et  n'admettant  parmi  les 
«  hommes  que  des  apparences  ,  égalent  1«! 
«  bien  et  le  mal  ;  ces  maximes  qui  avilissent 
«  la  gloire  comme  la  plus  insensée  des  vanilés; 


sur,    VAU  VE\  AUCUES.  3'] 

.  (jui  juslilîent  l'intérêt,  la  bassesse  et  une 
«  brutale  indolence.  » 

Comment  Vauvenargues,  s'écrie  Voltaire, 
avait-il  pris  un  essor  si  haut  clans  le  siècle 
des  petitesses  ?  Je  répondrai  :  c'est  que  Vau- 
venargues ,  en  profitant  des  lumières  de  son 
siècle,  n'en  avait  point  adopté  l'esprit,  cet 
esprit  du  monde ,  si  vain  dans  son  fonds  , 
dit-il  1  ui-même  ,  par  lequel  il  reproche  à  de 
grands  écrivains  de  sètre  laissé  corrompre 
en  sacrifiant  au  désir  de  plaire  et  à  une  vame 
popularité  la  rectitude  de  leur  jugement  et 
la  conscience  même -de  leurs  opinions.  Vau- 
venargues put  apprendre  par  sa  propre  ex- 
périence combien  cette  complaisance  qu'il 
blâme  est  souvent  nécessaire  au  succès  des 
meilleurs  ouvrages.  L' introduction  à  la  con- 
naissance de  l'esprit  liumain  parut  en  1 746, 
et  n'eut  qu'un  succès  obscur.  Un  ouvrage  sé- 
rieux ,  quelque  mérite  qui  le  recommande  , 
s'il  paraît  sans  nom  d'auteur  ,  s'il  n'est  an- 
noncé par  aucun  parti ,  ni  favorisé  par  au- 
cune ciixonstance  particulière  ,  ne  peut  at- 
tirer que  faiblement  l'attention  publique. 
Des  hommes  qui  ont  vécu  dans  le  monde, 

4 


38  NOTICE 

VU  la  cour  ,  occupé  des  places  importantes  . 
obtenu  quelque  considération ,  imaginent  dif- 
ficilement qu'en  morale  et  en  philosophie 
pratique  ,  ils  puissent  jamais  avoir  besoin 
d'apprendre  quelque  chose.  Cette  partie  des 
connaissances  humaines  devient  pour  eux  un 
objet  de  spéculation  ,  un  amusement  de  l'es- 
prit qui  ne  leur  paraît  digne  d'occuper  leur  es- 
prit qu'autant  qu'elle  leur  offre  quelques  idées 
un  peu  singulières  ,  qu'ils  puissent  trouver 
leur  compte  à  attaquer  ou  à  défendre.  On 
conçoit  qu'un  ouvrage  de  littérature  ob- 
tienne ,  en  paraissant ,  un  succès  à  peu  près 
général  ;  mais  un  ouvrage  de  morale  ou  de 
philosophie  ne  peut  faire  d'abord  qu'une  fai- 
ble sensation  ;  il  faut  que  les  idées  nouvelles 
qu'ilrenferme  captivent  assez  l'attention  pour 
lui  susciter  des  adversaires  et  des  défenseurs. 
et  que  l'esprit  de  parti  vienne  à  l'appui  du 
raisonnement  pour  fixer  l'opinion  sur  le  mé- 
rite de  l'auteur  et  de  l'ouvrage.  Autrement 
il  sera  lu  ,  estimé  et  loué  par  quelques  bons 
esprits  ;  mais  ce  n'est  que  par  une  commu- 
nication lente  et  presque  insensible  que  l'o- 
pinion des  bons  esprits  devient  celle  du  pu- 


SUR    V  AU  VE.\  ARGUES.  0() 

blic.  Tous  les  hommes  éclairés  qui  ont  parlé 
de  Vauvenargucs  ,  l'ont  regardé  comme  un 
esprit  d'un  ordre  supérieur ,  observateur 
profond  et  écrivain  éloquent ,  qui  avait  ob- 
servé la  nature  sous  de  nouvelles  faces  et 
donné  à  la  morale  un  caractère  plus  touchant 
qu'on  ne  l'avait  fait  encore.  Ils  furent  frap- 
pés surtout  de  cet  amour  si  pur  de  la  vertu 
qui  se  reproduit  sous  toutes  sortes  de  formes 
dans  ses  ouvrages  ,  et  qui  en  dicte  tous  les 
résultats.  La  gloire  et  la  vertu  ,  voilà  les  deux 
grands  mobiles  qu'il  propose  à  l'homme  pour 
élever  ses  pensées  et  diriger  ses  actions  ,  les 
deux  sources  de  son  bonheur ,  qu'il  regarde 
comme  inséparables. 

Vauvenargucs  ne  concevait  pas  que  le  vice 
j)ùt  jamais  être  bon  à  quelque  chose  ;  contre 
lopinion  de  quelques  écrivains  qui  pensent 
([u'U  y  a  des  vices  attachés  à  la  nature  ,  et 
par  cette  raison  inévitables  ;  des  vices,  s'ils 
osaient  le  dire ,  nécessaires  et  presque  in- 
nocents. 

u  On  a  demandé  si  la  plupart  des  vices  ne 
u  concourent  pas  au  bien  public  ,  comme  les 
;>  plus   pures   vertus.   Qui    ferait  fleurir  le 


^O  XOTICE 

K  comiuerce  sans  la  vanité  ,  l'avarice  ,  etc. 
«  Mais  si  nous  n'avions  pas  de  vices ,  nous 
«  n'aurions  pas  ces  passions  à  satisfaire .  et 
«  nous  ferions  par  devoir  ce  qu'on  fait  par 
«  ambition ,  par  orgueil ,  par  avarice.  Il  est 
«  donc  ridicule  de  ne  pas  sentir  que  le  vice 
«  seul  nous  empêche  d'être  heureux  par  la 
«  vertu —  et  lorsque  les  vices  vont  au  bien  , 
«  c'est  qu'ils  sont  mêlés  de  quelques  vertus  . 
c  de  patience  ,  de  tempérance  .  de  courage.  » 

«  Le  vice  n'obtient  point  d'hommage  réel. 
«  Si  Cromwel  n'eût  été  prudent ,  ferme  .  la- 
u  borieux  ,  libéral ,  autant  qu'il  était  ambi- 
«  tieux  et  remuant ,  ni  sa  gloiie  ni  sa  for- 
te tune  n'auraient  couronné  ses  projets  ;  car 
K  ce  n'est  pas  à  ses  défauts  que  les  hommes  se 
a  sont  rendus ,  mais  à  la  supériorité  de  son 
«  génie.  » 

«  n  faut  de  la  sincérité  et  de  la  droiture  . 
«  même  pour  séduire.  Ceux  qui  ont  abusé 
«  les  peuples  sur  quelque  intérêt  général  . 
«  étaient  fidèles  aux  particuliers.  Leur  habi- 
te leté  consistait  à  captiver  les  esprits  par  des 

(f  avantages  réels Aussi  les  grands  ora- 

«  tcurs.  s'il  m'est  permis  de  joindre  ces  deux 


SUR    V  A  U  V  E  N  A  R  G  L  i;  S.  .^  I 

choses  ,  ne  s'efforcent  pas  dimposer  pai" 
«  un  tissu  de  flatteries  et  d'impostures .  par 
a  une  dissimulation  continuelle  et  par  un  lan- 
u  gage  purement  ingénieux.  S'ils  cherchent 
«  à  faire  illusion  sur  quelque  point  princi- 
u  pal ,  ce  n  est  qu'à  force  de  sincérité  et  de 
«  vérités  de  détail  :  car  le  mensonge  est  fai- 
tf  ble  par  lui-même.  " 

Les  arts  du  stvle  ,  les  mouTements  même 
de  l'éloquence  ne  Talent  pas  ce  ton  simple 
d'une  raison  puissante ,  rouée  à  la  défense 
des  plus  nobles  sentiments.  Mais  la  supério- 
rité même  de  raison .  soutenue  par  cette  per- 
suasion intime  qui  ajoute  une  force  invincible 
à  la  raison ,  donne  au  style  de  Yauvenargues 
un  charme  pénétrant  auquel  n'atteindront 
jamais  ceus  qui  cherchent  à  en  imposer  par 
un  langage  purement  ingénieux. 

a  La  clarté  orne  les  pensées  profondes.  » 
Celte  maxime  de  Yauvenargues  paraît  être 
le  résultat  de  ses  sentiments  comme  de  ses 
obsei^vations.  Dans  la  plupart  de  ses  pensées 
la  force  de  l'expression  tient  à  celle  de  la 
vérité.  Le  philosophe  a  frappé  si  juste  au  but 
que  ;  pour  donner  à  son  idée  le  plus  grand 

4- 


4?.  \OTICE 

effet,  il  lui  siiflit  i\c  la  luire  Ineii  compren- 
dre. Qu'on  me  permette  d'en  citer  piusieurb 
de  ce  genre.  L'exemple  est  toujours  plus 
Irappant  que  la  l'éflexion. 

«  Nous  querellons  les   malheureux   pour 
«  nous  dispenser  de  les  plaindre.  » 

«  La  niagnanimité  ne  doit  pas  comj)te  à 
«  la  prudence  de  ses  motifs.  « 

a  Nos  actions  ne  sont  ni  aussi  bonnes  ni 
«  aussi  mauvaises  que  nos  volontés.  » 

«c  II  n'y  a  rien  que  la  crainte  ou  l'espérance 
«  ne  persuade  aux  hommes.  » 

«  La  servitude  avilit  l'iiomme  au  point  de 
«  s'en  l'aire  aimer.  » 

Dans  les  écrits  où  notre  philosophe  donne 
à  ses  réflexions  plus  de  développements ,  on 
retrouve  encore  ce  même  caractère  de  style  , 
naturel  dans  l'expression  ,  Tort  seulement  par 
les  combinaisons  de  la  pensée  ,  vil  de  raison- 
nement ,  touchant  de  conviction ,  animé 
moins  par  les  images  qui,  comme  le  dit  Vau- 
venargucs  lui-même  ,  embellissent  la  raison  , 
que  par  le  sentiment  qui  la  persuade  ;  et  ce 
sentiment ,  trop  énergique  en  lui  pour  se 
jieixlrc  en  déclamation  ;  trop  vrai  pour  se  dé- 


SUR    V  AL  VEN  AUG  C  ES.  4^ 

guiscr  par  l'emphase  ,  se  manifeste  souvent 
par  des  tours  hardis  .  rapides  ,  inusités  ,  que 
la  vraie  éloquence  ne  cherche  pas ,  mais 
qu'elle  laisse  échapper ,  et  qui  ne  sont  même 
éloquents  que  parce  qu'ils  échappent  à  une 
ame  profondément  pénétrée  de  son  objet. 

Quoique  l'imagination  ne  soit  pas  le  carac- 
tère dominant  du  style  de  Vauvenargues , 
elle  s'y  montre  de  temps  en  temps,  et  tou- 
jours sous  des  formes  aimables  et  riantes. 
Son  esprit  était  sérieux  ,  mais  son  ame  était 
jeune  :  c'était  comme  on  aime  à  vingt  ans 
qu'il  aimait  la  bouté,  la  gloire  ,  la  vertu  ;  et 
son  imagination ,  sensible  aux  beautés  de 
la  nature  ,  en  prêtait  à  ses  objets  chéris  les 
plus  douceset  les  plus  vives  couleurs.  L'éclat 
de  la  jeunesse  se  peint  à  ses  yeux  dans  les 
jours  brillants  de  lété  ;  la  grâce  des  premiers 
jours  du  printemps  est  l'image  sous  laquelle 
se  présente  à  lui  une  vertu  naissante. 

u  Les  feux  de  l'aurore,  selon  lui ,  ne  sont 
«  pas  si  doux  que  les  premiers  regards  de  la 
«  gloire.  » 

Il  dit  ailleurs  :  «  Les  regards  affables  or- 
'.<  uent  le  visage  des  rois.  »  Cette  image  rap~ 


44  NOTICE 

nellc  un  vers  de  iuJenisa/c/zi  du  Ta.sse  ;  c  est 
lorsque  le  poète  peint  Tangc  Gabriel  revêtant 
une  l'orme  humaine  pour  se  montrer  à  Go- 
(lefroi  : 

l'ru  giouane  cjnnciidlo  elà  confine 
l'resc  ,  ed  orna  di  raggi  il  hiondo  crine. 

H  11  prit  les  traits  de  Tàgc  qui  sépare  la  jeu- 
«  nesse de  l'enfance,  et  orna  de  rayons  sa  blondc- 
((  clievehirc.  » 

Quelquefois  aussi ,  malgré  la  pente  sé- 
rieuse des  idées  de  Vauvenargues ,  ses  tour- 
nures prennent,  parles  rapprochements  que 
lait  son  esprit ,  une  originalité  piquante. 

«  Le  sot  est  comme  le  peuple  ,  il  se  croit 
«  riche  de  peu.  » 

«Ceux  qui  combattent  les  préjugés  du  peu- 
«  pie  croient  n'être  pas  peuple.  Un  homme 
«  qui  avait  fait  à  Rome  un  argument  contre 
«  les  poulets  sacrés ,  se  regardait  peut-être 
<c  comme  un  philosophe.  » 

Cette  observation  trouverait  bien  des  ap- 
plications dans  les  temps  modernes.  N()m> 
avons  vu  beaucoup  de  philosophes  de  cette 
force.  J'ai  connu  un  abbé  de  La  Chapelle  , 


SLR    VAU  VENARGUES.  ^5 

bon  géomètre  ,  et  qui  avait  été  jusqu  à  qua- 
rante ans  très-bon  clirétien  :  «  Je  n'avais  ja- 
«  mais  réfléchi  sur  la  religion  ,  disait-il  un 
«  jour  à  D'Alembert  ;  mais  j'ai  lu  la  Lettre  de 
«  Thrasjbule  et  le  Testament  de  Jean  Mes- 
«  lier  ;  cela  m'a  fait  faii'e  des  réflexions  ,  et  je 
<f  me  suis  fait  esprit-lbrt.  » 

Après  avoir  fait  remarquer  les  qualités  in- 
téressantes qui  distinguent  le  style  de  Vau- 
venargues ,  nous  devons  convenir  que  ces 
qualités  sont  quelquefois  ternies  par  des  ter- 
mes impropres  et  plus  souvent  par  des  tour- 
nures incon-ectes.  Il  n'avait  aucun  principe 
de  grammaire  ;  il  écrivait  pour  ainsi  dire 
d'instinct ,  et  ne  devait  son  talent  qu'à  un 
goût  naturel ,  formé  par  la  lecture  réflécliie 
de  nos  bons  écrivains. 

Vauvenargues,  après  avoir  langui  plusieurs 
années  dans  un  état  de  souffrance  sans  remè- 
de ,  qu'il  supportait  sans  se  plaindre  ,  voyait 
sa  fin  prochaine  comme  inévitable  ;  il  en  par- 
lait peu  ,  et  s'v  préparait  sans  aucune  appa- 
rence d'inquiétude  et  d'effroi.  Il  mourut  en 
1747  5  entouré  de  quelques  amis,  distingués 
par  leur  esprit  et  leur  caractère  ,  qui  n'a- 


4(»  NOTICE 

vitienl  pas  cessé  de  lui  donner  des  preuves  du 
plus  tendre  dévouement.  Il  les  étonnait  au- 
tant par  le  calme  inaltérable  de  son  amc  que 
par  les  ressources  inépuisables  de  son  esprit . 
et  souvent  par  l'éloquence  naturelle  de  ses 
discours. 

Cette  sérénité  d'anie  qu'il  montra  jusqu  à 
ses  derniers  moments ,  il  ne  la  dut  qu'à  la 
fermeté  de  caractère  dont  la  nature  l'avait 
doué,  et  à  la  philosophie  qu'il  s'était  faite.  Il 
n'était  point  soutenu  par  les  puissantes  con- 
solations que  la  religion  offre  à  Ihomme  qui 
souffre,  et  par  les  espérances  qui  lui  mon- 
trent ,  dans  un  avenir  sans  terme  ,  un  dédom- 
magement aux  maux  de  cette  existence  éphé- 
mère. Vauvenargues  n'avait  pas  le  bonheur 
d'être  persuadé  des  dogmes  chrétiens  ;  mais 
il  avait  1  intime  conviction  qu  il  existait  un 
Dieu  inliniment  bon  ,  qui  ne  pouvait  vouloir 
(juc  le  bonheur  des  êtres  qu'il  avait  créés 
sensibles  ,  et  qui  ne  pouvait  pas  punir  les 
laiblesses  attachées  à  leur  nature  '.  O  mon 

'  Je  liens  presque  tous  les  détails  que  je  rap- 
porte ici  d'un  liomnic  de  lettres  peu  connu  , 
nuinmc  Baiivin  ,  professeur  à  rÉcole-.Mililaire  , 


SUR    VAUVEN"  ARG  L  ES.  i)7 

Dieu  !  s'écriait-il  quelques  heures  avant  d'ex- 
pirer ,  je  crois  ne  f  avoir  jamais  offensé  ,  et 
je  vais ,  avec  la  confiance  d'un  cœur  sin- 

ct  l'ami  de  Marmontel  ,  qui  parle  de  lui  dans 
ses  Mémoires j  c'était  un  homme  sage,  qui 
n'avait  pas  (juitte  Vauvenargues  jusqu'à  sa  mort  ; 
il  l'aimait  avec  passion,  et  n''en  parlait  jamais 
sans  attendrissement.  Je  me  suis  entretenu  sou- 
vent avec  îMarmontel  de  Vauvenargues,  et  il 
avait  la  même  opinion  que  Bauvin  des  sentiments 
religieux  de  leur  ami  commun.  M.  d'Argental  , 
qui  en  parlait  avec  plus  de  connaissance  encore  , 
m\i  raconte  Tanecdotc  suivante.  On  avait  presse 
Vauvenargues  de  recevoir  son  cure',  qui  s'e'tait 
présente  plusieurs  fois  pour  le  voir.  Le  malade 
sV  refusait.  On  parvint  cependant  à  introduire 
dans  sa  chambre  un  théologien  pieux  et  e'claire, 
que  le  cure  avait  choisi  comme  en  e'tat  de  faire 
impression  sur  l'esprit  d'un  philosophe  égare  , 
mais  de  bonne  foi.  Après  une  courte  conférence 
entre  le  prêtre  et  le  mourant ,  M.  d'Argental 
entra  dans  la  chambre ,  et  dit  a  son  ami  :  «  Eh 
't  bien  !  vous  avez  vu  le  bon  ecclésiastique  qu'on 
'(■  vous  a  envoyé  ?»  —  Oui ,  dit  Vauvenargues  , 

Cet  esclave  est  venu, 
II  a  montré  son  ordre ,  et  n'a  rien  oLlenu. 

Ouoirpie  ce  dernier  trait  contrarie  l'idi-e  que 


.!j8  NOTMI-, 

cère ,   ivlomber  dans   le    sein   de  celui  (fui 
nia  dtinne  la  vie. 

Mais  du  moins  Vauvenargucs  ne  joignait 
pas  au  malheur  de  l'incrédulité  la  sottise  de 
s'en  glorifier  ;  il  parlait  très-peu  de  religion  , 
qu'il  regardait  comme  une  affaire  de  senti- 
ment plus  que  de  raisonnement.  Il  croyait  sur- 
tout que  c'était  un  sujet  trop  grave  pour  qu'on 
pût  se  permettre  d'en  parler  légèrement,  et 
il  répondait  toujours  sérieusement  aux  plai- 
santeries que  Voltaire  ne  pouvait  se  refuser 
dans  la  conversation.il  désapprouvait  hau- 
tement les  écrits  qui  attaquaient  directement 
la  religion  établie.  A  l'exemple  des  meilleurs 
esprits  ,  même  parmi  les  incrédules  ,  il  re- 
gardait les  préceptes  religieux  inculqués 
dans  l'enfance,  comme  un  frein  plus  puis- 
sant que  les  lois  mêmes  pour  contenir  les 
passions  du  peuple.  Il  pensait  qu'aucun  sys- 
tème  de    morale   purement   spécidativc   ne 

j\'»i  voulu  donner  de  la  sage  circonspection  de 
Vauvenargucs  ,  je  n'ai  pas  cru  devoir  taire  un 
l'ait  qui  a  déjà  été  cité  ,  mais  inexactement,  cl 
je  rapporte  avec  une  scrupiileuse  Udélité  ce  <[U(r 
m'ont  dit  des  hommes  dignes  de  foi. 


SUR    VAU  VENARCUES.  l\C) 

pouvait  servir  à  diriger  la  conduite  de  cette 
classe  nombreuse ,  à  qui  la  nécessité  d'un 
travail  continuel  et  pénible  ne  laisse  ni  le 
temps  de  réfléchir  ,  ni  les  moyens  de  s'ins- 
truire. Il  croyait  en  même  temps  que  c'était 
semir  la  morale  publique  et  la  religion  même, 
que  dattaquer  les  absurdités  de  la  supers- 
tition et  les  crimes  de  l'intolérance. 

Il  était  surtout  blessé  du  ton  dogma- 
tique et  tranchant  dont  quelques  esprits 
forts  prononçaient  sur  des  questions  qui 
lui  paraissaient  essentiellement  enveloppées 
de  ténèbres  ,  que  toutes  les  lumièies  de 
la  raison  ne  pouvaient  dissiper.  Ce  senti- 
ment lui  a  dicté  sans  doute  la  maxime  sui- 
vante :  «L'intrépidité  d'un  homme  incrédule, 
«  mais  mourant  ,  ne  peut  le  garantir  de 
«  quelque  trouble ,  s'il  raisonne  ainsi  :  Je  me 
«  suis  trompé  mille  fois  sur  mes  plus  pal- 
«  pables  intérêts  ,  et  j'ai  pu  me  tromper 
«  encore  sur  la  religion.  Or,  je  n'ai  plus  le 
«  temps  ni  la  force  de  l'approfondir  ,  et  je 
«  meurs.  » 

Ceux  qui  ne  connaissent  Yauvenargues 
1.  5 


5o  NOTICE 

que  par  ses  écrits  ,  auront  peut-être  de  la 
peine  à  regarder  comme  un  incrédule  celui 
qui  a  écrit  plusieurs  de  ses  pensées  qui  sont 
dans  l'esprit  de  la   religion ,  et   surtout  sa 
Méditation  sur  la  Foi,  qui  porte  le  caractère 
d'un  sentiment  de  piété  profonde.  La  Prière 
qui  termine  cette  Méditation,  est  écrite  d'un 
ton  véritablement  éloquent.  Mais  les  amis  de 
Vauvenargues  ne  regardaient  ces  deux  mor- 
ceaux que  comme  un  jeu  d'esprit.  On  sait 
qu'il  se  plaisait  à  imiter  les  styles  divers  des 
grands  écrivains  ;  et  l'on  en  peut  voir  plu- 
sieurs exemples   dans    ses  ouvrages.  On   v 
trouve  un  morceau  qui  a  pour  titre  :  Imi- 
tation de  Pascal;  et  la  Méditation  sur  la 
Foi  est  évidemment  écrite  dans  la  manière 
du  philosophe  de  Port-Royal. 

Il  prétendait  aussi  que  des  vers  de  diffé- 
rentes mesures  non  rimes  ,  répandus  avec 
goût  dans  un  écrit  en  prose  et  de  peu  d'éten- 
due ,  pouvaient  y  donner  du  nombre  et  (!<• 
l'harmonie  ,  pourvu  que  larlifice  ne  fut  ]ias 
trop  sensible  ,  et  que  le  fond  des  idées  com- 
portât un  ton  élevé  et  soutenu.  La  Prière  à 
la  Trinité  est  écrite  tout  entière  en  xevs  ir- 


SUR    VAUVENARGUES.  5l 

réguliers ,   dont  leffet    est    très-heui-eux  ' . 

On    trouvera  peut-être    que  je  me   suis 

trop  étendu  sur  les   détails   de  la  vie   d'un 

homme  qui  a  été  peu   connu  ,  et  dont  les 

'  Pour  en  juger  ,  il  suflil  de  detaclicr,  comme 
des  vers ,  les  différents  membres  des  phrases 
dont  le  rhythme  est  très-re'gulier.  Voyez  le  com- 
mencement de  la  prière  : 

O  Dieu.'  qu'ai-je  fait?  quelle  offense 

Arme  voire  Lias  contre  moi  ? 

Quelle  malheureuse  failjlesse 

M'attire  votre  indignation  ? 

Vous  versez  dans  mon  cœur  malade 

Le  fiel  et  lennui  qui  le  rongent. 
Vous  se'chez  l'espe'rance  au  fond  de  ma  pensée  ; 

Vous  noyez  ma  vie  d  amertume. 
Les  plaisirs  ,  la  santé,  la  jeunesse  me'cliappeut. 

J'ai  laisse'  tomber  un  regard 
Sur  les  dons  enchanteurs  du  monde , 
Et  soudain  vous  m'avez  quitté  ; 
Et  l'ennui ,  les  soucis  ,  les  remords,  les  douleurs 
Ont  en  foule  inondé  ma  vie  ,  etc. 

11  faut  convenir  qu'il  y  a  dans  ce  style  une 
liarmonie  qui  plaît  à  l'oreille,  parce  qu'on  n'en 
dcméle  l'artifice  que  par  la  reflexion.  Marmontel, 
dans  ses  Incas ,  paraît  avoir  cherclie  le  mènT- 


5-?.  NOTICK    SUR    VAUVEMARGUES. 

écrits  n'ont  pas  atteint  au  degré  de  lépu- 
talion  qu'ils  obtiendront  sans  doute  un  jour  : 
mais  c'est  pour  cela  même  qu'il  jn'a  paru 
important  d'altii'er  plus  particulièrement 
l'attention  du  public  sur  un  mérite  mé- 
connu et  sur  des  talents  mal  appréciés.  Je 
croirais  n'avoir  pas  fait  un  travail  inutile  , 
.si  les  pages  qu'on  vient  de  lire  pouvaient 
engager  quelques  esprits  raisonnables  à 
rendre  plus  de  justice  à  un  écrivain  qui  a 
ilonné  à  la  morale  un  langage  si  noble  et  un 
ton  si  touchant. 

SUARD. 

illct  par  le  même  moyen  ;  mais  il  n'a  pas  eu  lu 
luciiie  succès.  Les  vers  fréquents  tpi'il  a  semés 
dans  sa  prose,  y  jeltcnl  une  sorte  de  monotonie 
<[iii  fatigue  ,  et  (jui  n'est  point  compensée  par  le 
bon  effet  du  rhylhmc. 


EXTRAIT 

De  l'Eloge Jlmèbra  des  officiers  qui  sont 
morts  dans  la  guerre  de  174'^  P^"' 
Voltaire. 


«Tu  n'es  plus  ,  6  douce  espérance  du 
«reste  de  mes  jours!  ô  ami  tendre,  élevé 
«  dans  cet  invincible  régiment  du  Roi ,  toii- 
«  jours  conduit  par  des  héros  !  qui  s'est  tant 
<c  signalé  dans  les  tranchées  de  Prague,  dans 
«  la  bataille  de  Fontenoi  ,  dans  celle  de 
«  Laufeld ,  où  il  a  décidé  la  victoire.  La  re- 
«  traite  de  Prague  ,  pendant  trente  lieues  de 
«  glaces ,  jeta  dans  ton  sein  les  semences  de 
«  la  mort ,  que  mes  tristes  yeux  ont  vu  de- 
«  puis  se  développer  :  familiarisé  avec  le 
«  trépas  ,  lu  le  sentis  approcher  avec  cette 
«  indifférence  que  les  philosophes  s'effor- 
ce çaient  jadis  ou  d'acquérir  ou  de  montrer  ; 
«  accablé  de  souffrances  au  dedans  et  au 
«  dehors  ,  privé  de  la  vue  ,  perdant  chaque 
«  jour  une  partie  de  toi-mcnic  ,  ce  n'était 

5. 


54  EXTRAIT 

«  que  j)ai'  iiii  excès  de  verlu  que  lu  n'élais 
«  point  malheureux  ,  et  que  celle  vertu  ne 
«  te  coûtait  point  d'effort.  Je  t'ai  vu  toujours 
«  le  plus  infortuné  des  hommes  et  le  plus 
«  tranquille.  On  ignorerait  ce  qu'on  a  perdu 
«  en  toi  ,  si  le  cœur  d'un  homme  éloquent  ' 
<t  n'avait  fait  l'éloge  du  tien  dans  un  ou- 
ït vrage  consacré  à  l'amitié  ,  et  embelli  par 
«  les  charmes  de  la  plus  touchante  poé- 
«  sie.  Je  n'étais  point  surpris  que  dans  le 
«  tumulte  des  armes ,  tu  cultivasses  les 
«  lettres  et  la  sagesse  :  ces  exemples  ne  sont 
«  pas  rares  parmi  nous.  Si  ceux  qui  n'ont 
u  que  de  l'ostentation  ne  t'imposèrent  ja- 
«  mais  ;  si  ceux  qui  ,  dans  l'amitié  même  , 
«  ne  sont  conduits  que  par  la  vanité  ,  révol- 
te tèrent  ton  cœur ,  il  y  a  des  âmes  nobles 
«  et  simples  qui  te  ressemblent.  Si  la  hau- 
«  leur  de  tes  pensées  ne  pouvait  s'abais- 
«  ser  à  la  lecture  de  ces  ouvrages  licencieux, 
«  délices  passagères  d'une  jeunesse  égarée  , 
«  à  qui  le  sujet  plaît  plus  que  l'ouvrage  ;  si 
«  lu   méprisais    celte   foule  d'écrits   que  le 

'  Marmonlcl ,  dans   V Epîlic  tledicûtnirc    'li' 
Denys-ie-Tyran  ;  voye*  page  G6.  I). 


DE  l'Éloge  funèbre.  55 

«  mauvais  goiU  enfante  ;  si  ceux  qui  ne  veu- 
«  lent  avoir  que  de  l'esprit ,  te  paraissaient 
«  si  peu  de  chose  ,  ce  goût  solide  t'était  com- 
«  mun  avec  ceux  qui  soutiennent   toujours 
«  la  raison  contre  l'inondation   de  ce  faux 
«  goût  qui  semble  nous  entraîner  à  la  déca- 
«  dence.  Mais  par  quel    prodige  avais-tu  , 
«  à  l'âge  de  vingt-cinq  ans  ,  la  vraie  philo - 
«  Sophie  et  la  vraie  éloquence ,  sans  autre 
et  étude   que  le   secours  de  quelques   bons 
«  livres  ?  Comment  avais-tu  pris  un  essor  si 
«  haut  dans  le  siècle  des  petitesses  ?  Et  com- 
te ment  la  simplicité  d'un  enfant  timide  cou- 
«  vrait-elle  cette  profondeur  et  cette  force 
«  de   génie  ?  Je  sentirai   long  -  temps  avec 
«  amertume  le  prix  de  ton  amitié  ;   à  peine 
«  en  ai-je  goûté  les  charmes,  non  pas  de  cette 
«  amitié  vaine  qui  naît  dans  les  vains  plai- 
K  sirs  ,  qui  s'envole  avec  eux  ,  et  dont  on  a 
«  toujours    à  se   plaindre  ,    mais   de    cette 
«  amitié  solide  et  courageuse  ,  la  plus  rare 
«  des  vertus.   C'est  ta  perte  qui  mit  dans 
«  mon  cœur  ce  dessein  de  rendre  quelque 
!t  honneur  aux  cendres  de  tant  de  défenseurs 
«  de  l'Etal ,  pour  élever  aussi  un  monument 


56  EXTRAIT 

«  à  la  licnne.  Mon  cœur,  rempli  de  toi ,  a 
(f  cherché  celte  consolatioa ,  sans  prévoir  à 
(f  quel  usage  ce  discours  sera  destiné  ,  ni 
«  comment  il  sera  reçu  de  la  malignité  hu- 
«  maine  ,  qui,  à  la  vérité,  épargne  dordi- 
«  naire  les  morts  ,  mais  qui  quelquefois  aussi 
«  insulte  à  leurs  cendres ,  quand  c'est  un 
«  prétexte  de  plus  de  déchirer  les  vivants.  » 

Le  V.  juin  1748. 

«  Le  jeune  homme  (  ajoute  Voltaire  dans 
«  une  note)  qu'on  regrette  ici  avec  tant  de  rai- 
«  son  ,  est  M.  de  Vauvenaigues ,  long-temps 
«  capitaine  au  régiment  du  Roi.  Je  ne  sais  si 
«  je  me  trompe,  mais  je  crois  qu'on  trouvera 
«  dans  la  seconde  édition  de  son  livre  ,  plus 
K  de  cent  pensées  qui  caractéribcnt  la  plus 
«  belle  ame  ,  la  plus  profondément  philo- 
«  sophe  ,  la  plus  dégagée  de  tout  esprit  de 
«  parti.  » 

«  Que  ceux  qui  pensent ,  méditent  les 
«  maximes  suivantes  : 

CXXIII.  La  raison  nous  trompe  plus  sou- 
i-enl  que  la  nature. 

CXXVI.  Si  les  passions  font  plus  de 
Jaules  que  le  jugement ,  c'est  par  la  même 


DE  l'Éloge  funèbre.  5'] 

'raison  que  ceux  qui  gouvernent  font  plus  de 
fautes  que  les  hommes  privés. 

CXXVII.  Les  grandes  pensées  viennent 
du  cœur. 

«  (  C'est  ainsi  que  ,  sans  le  savoii' ,  il  se 
peignait  lui-même.  )  » 

CXXXYI.  La  conscience  des  mourants 
calomnie  leur  vie. 

CXXXVII.  La  fermeté  ou  la  faiblesse  de 
la  mort  dépend  de  la  dernière  maladie. 

«  (  J'oserais  conseiller  qu'on  lût  les  maxi- 
»  mes  qui  suivent  celles-ci  et  qui  les  cxpli- 
»  quent.  )  « 

CXLIII.  La  pensée  de  la  mort  nous 
trompe  ,  car  elle  nous  fait  oublier  de  vivre. 
CXLV.  La  plus  fausse  de  toutes  les  phi- 
losophies  est  celle  qui ,  sous  prétexte  d'af- 
franchir les  hommes  des  embarras  des 
passions ,  leur  conseille  V oisiveté. 

GLI.  Nous  devons  peut-être  aux  passions 
les  plus  grands  avantages  de  l'esprit. 

CLXni.   Quiconque  est  plus   sévère  que 
les  lois,  est  un  tyran. 

CLXIV.  Ce  qui  n'offense  pas  la  société  ;, 
n'est  pas  du  ressort  de  la  justice. 


58         EXTRAIT    DK    l'ÉLOGE    FUNÈBRE. 

«  On  voit  ,  ce  me  semble  ,  par  ce  j)cu  ilc 
«  pensées  que  je  rapporte ,  qu'on  ne  peut 
«  pas  dire  de  lui  ce  qu'un  des  plus  aimables 
«  esprits  de  nos  jours  a  dit  de  ces  philosophes 
<f  de  parti ,  de  ces  nouveaux  stoïciens  qui  en 
«  en  ont  imposé  aux  faibles  : 

Ils  ont  eu  l'art  de  Lien  connaître 
L'iiomme  qu'ils  ont  imaginé; 
Mais  ils  n'ont  jamais  devine' 
Ce  qu'il  est ,  ni  ce  qu'il  doit  être. 

«  J'ignore  si  jamais  aucun  de  cevix  qui  se 
«  sont  mêlés  d'instruire  les  hommes ,  a  rien 
«  écrit  de  plus  sage  que  son  chapitre  sur 
«  le  bien  et  sur  le  mal  moral.  Je  ne  dis  pas 
«  que  tout  soit  égal  dans  ce  livre  :  mais  si 
«  l'amitié  ne  me  fait  pas  illusion  ,  je  n'en 
«  connais  guère  qui  soit  plus  capable  de  for- 
ce mer  une  ame  bien  née  et  digne  d'être  ins- 
«  truite.  Ce  qui  me  persuade  encore  qu'il  y 
«  a  des  choses  excellentes  dans  cet  ouvrage 
«  que  M.  de  Vauvenargucs  nous  a  laissé  , 
«  c'est  que  je  l'ai  vu  méjirisé  par  ceux  qui 
c<  n'aiment  que  les  jolies  phrases  et  le  faux 
V  bel  espril.  » 


NOTE  INEDITE 

ECRITE  DE  LA  MAIN  DE  VOLTAIRE. 


VauvenArgues  a  dit  dans  son  ouvrage  '  : 
«  Toutefois  ,  avant  qu'il  y  eût  une  première 
«  coutume  ,  notre  ame  existait ,  et  avait  ses 
«  inclinations  qui  fondaient  sa  nature  ;  cl 
«  ceux  qui  réduisent  tout  à  l'opinion  et  à 
«  l'habitude  ,  ne  comprennent  pas  ce  qu'ils 
«  disent  :  toute  coutume  suppose  antérieu- 
«  rement  une  nature ,  toute  erreur  une  vé- 
«  rite .  Il  est  vrai  qu'il  est  difficile  de  distinguer 
«  les  principes  de  cette  première  nature  de 
«  ceux  de  l'éducation  :  ces  principes  sont  en 
«  si  grand  nombre  et  si  compliqués  que  l'es- 
«  prit  se  perd  à  les  suivre  ;  et  il  n'est  pas 
«  moins  malaisé  de  démêler  ce  que  l'édu- 
«  cation  a  épuré  ou  gâté  dans  le  naturel. 

'  Réflexions  sur  divers  sujets  ,  u".  li ,  de  la 
nature  et  de  la  coutume.  B. 


()0  N  O  T  E    I  N  ji  1)  1  T  i; 

«  On  peut  remarquer  sculenieut  que  ce  qui 
«  nous  reste  de  notre  première  nature  est 
«  plus  véhément  et  plus  Ibrt  que  ce  qu'on 
(f  acquiert  par  étude,  par  coutume  et  par 
«  réflexion ,  parce  que  TefFet  de  l'art  est 
«  d'affaiblir  lors  même  qu'il  polit  et  cor- 
«  rige.  » 

Le  marquis  de  Vauvenargues  semble  dans 
cette  pensée  approcher  plus  de  la  vérité  que 
Pascal  '.  C'était  un  génie  peut-être  aussi  rare 
que  Pascal  même  ;  aimant  comme  lui  la  vé- 
rité ,  la  cherchant  avec  autant  de  bonne  foi. 
aussi  éloquent  que  lui ,  mais  d'une  éloquence 
aussi  insinuante  que  celle  de  Pascal  était  ar- 
dente et  impérieuse.  Je  crois  que  les  pensées 
de  ce  jeune  militaire  philosophe  seraientaussi 
utiles  à  un  homme  du  monde  fait  pour  la  so- 
ciété ,  que  celles  du  héros  de  Port-Royal  peu- 
vent l'être  à  un  solitaire  qui  ne  cherche  que 
de  nouvelles  raisons  de  haïr  et  de  mépriser  le 
genre  humain.  La  philosophie  de  Pascal  est 
fière  et  rude ,  celle  de  notre  jeune  officier 

'  Dans  celle  pcusi'c  :  Que  ce  que  nous  i>iv- 
nons  pour  la  nature  ii  est  souvent  qu'une  prc  ■ 
micre  cnulume. 


D  E    V  0  L  T  A  I  R  1  ; .  ()  f 

douce  et  persuasive ,  et  toutes  deux  égale- 
ment soumises  à  l'Etre  suprême. 

Je  ne  m'étonne  point  que  Pascal  entoure 
<le  rigoristes  ,  aigri  par  des  persécutions  ton- 
tinuelles ,  ait  laissé  couler  dans  ses  pensées 
le  fiel  dont  ses  amis  '  étaient  dévorés  :  mais 
qu'un  jeune  capitaine  au  régiment  du  Roi 
ait  pu  ,  dans  les  tumultes  orageux  de  la 
guerre  de  17415  ne  voyant,  n'entendant 
que  ses  camarades  livrés  aux  devoirs  pénibles 
de  leur  état ,  ou  aux  emportements  de  leur 
âge ,  se  former  une  raison  si  supérieure ,  un 
goût  si  fin  et  si  juste  ,  tant  de  recueillement 
au  milieu  de  tant  de  dissipations ,  me  cause 
tme  grande  surprise. 

Il  a  eu  une  triste  ressemblance  avec  Pas- 

■  Amis ,  tel  est  le  texte  de  l'e'dition  publiée 
en  1806  par  M.  SuaicL  Nous  avons  entre  les  mains 
une  copie  manuscrite  de  cette  note  ,  dans  la- 
«juelle  on  a  substitue  le  mot  ennemis.  Voltaire 
a  pu  écrire  e'galement  l'un  et  l'autre^  mais  il 
n'a  pu  dire ,  sans  quelque  injustice  ,  que  les 
amis  de  Pascal,  les  solitaires  de  Port-Koyal , 
ctaient  déuoréa  de  ûel ;  Vaxh[is  qu'on  est  oblige 
d'avouer  que  ses  ennemis  n'en  manquaient 
pas.  B. 

I.  6 


G?.  \OTE  I\  ÉDITE  DE  VOLTAIRE. 
cal;  affligé  comme  lui  de  maux  incurables  ,  il 
s'est  cousoléparrétude  :  la  différence  estquc; 
l'étude  a  rendu  ses  mœurs  encore  plus  douces, 
au  lieu  quelle  augmenta  Thumeur  triste  de 
Pascal. 


PIECES   DIVERSES 

SUR  VAUVENARGUES. 


Lettre    de    Marmontel   à   madame    d'Es- 
pagnac. 

«  Le  libraire  chai'gé  de  la  nouvelle  édition 
u  des  précieux  ouvrages  de  M.  de  Vauvenar- 
«  gués  ,  ma  déjà  écrit  pour  avoir  de  moi  une 
«  notice  sur  la  vie  de  ce  nouveau  Socrate;  et  je 
u  lui  ai  témoigné  mon  regret  de  nepouvoii"  lui 
«  en  donner  d'autres  détails ,  que  ce  que  j'en 
(c  ai  dit  dans  une  note  de  mon  ëpitre  dêdi- 
«  cataire  de  Denys-le-Tyran ,  à  M.  de  Fol~ 
«  taire.  C  était  chez  lui  que  j'avais  connu 
(c  >I.  de  Vauvenargues  ,  et ,  à  1  exemple  de 
«  M.  de  \oltaii'e,  il  m'avait  pris  en  amitié. 
«  J'étais  fort  jeune  alors.  Je  les  écoutais  avi- 
«  dément  l'un  et  l'autre  ,  et  jamais  entretiens 
«  n'ont  été  plus  intéressants  :  mais  comme  il 
(C  n'y  était  pas  question  de  ce  qu'on  me  de- 
«  mande  ,  je  n'eu  ai  su  que  ce  que  j'en  ai 
«  écrit.  Tout  ce  que  je  puis  ajouter,  madame, 
«  c'est  que  M.  de  Voltaire  ,  bien  plus  âgé 


(^4  PIÈCES    UIVEKSES 

«  que  M.  de  Vauvenargues  ,  avait  pour  lui  le 
«  plus  tendre  respect;  et,  en  général,  jamais 
«  l'attrait  de  l'éloquence  et  le  charme  de  la 
«  vertu  n'ont  obtenu  un  plus  doux  empire 
«  sur  les  esprits  et  sur  les  âmes.  Le  peu  d'é- 
K  crits  qu'il  a  laissés  sont  le  Iruit  des  médi- 
«  tations  sublimes  et  profondes  qui  lui  fai- 
«  saient  oublier  ses  douleurs.  Il  n'avait  lu 
«  qu'un  petit  nombre  de    livres  ,  mais   les 
«  meilleurs  et  les  plus  exquis  :  et  il  les  reli- 
«  sait  sans  cesse.  Racine  et  Fénélon  étaient 
«  ceux  qui  lui  étaient  le  plus  analogues  ;  et  il 
«  en  faisait  ses   délices.  On  le  sent  bien  à 
«  la  manière  dont  il  les  a  peints.  C  est  avec 
«  leur  plume  quil  a  tracé  leur  caractère.  Le 
«  sien  est  vivement  et  fidèlement  exprimi 
«  dans  tout  ce  qu'il  a  écrit.  En  le  lisant  ,  jr 
«  crois  l'entendre  encore  ;  et  je  ne  sais  si  s 
«  conversation    n'avait  pas   même   quelqu 
«  chose  de  plus  délicat  et  de  plus  animé  qu> 
«  ses  divins  écrits.  J'ai  toujours  regretté  quï 
«  M.  de  Voltaire  n'ait  pas  fait  pour  lui  c 
«  que  Platon  etXénophon  avaient  fait  pour 
«  Socratc.  Ses  entretiens  n'étaient  pas  moin 
«  intéressants  à  recueillir.  Hélas  !  ce  ne  sonl 


SUR    VAU  VENARGUES.  65 

((  jias  les  hommes  ,  c'est  la  nature  elle-même 
«  qui  lui  a  versé  à  longs  traits  la  ciguë  ;  et 
(<  je  la  lui  ai  vu  boire  avec  une  égalité  d'ame 
«  inaltérable.  Tandis  que  tout  son  corps  tom- 
«  bait  en  dissolution  ,  son  arae  conservait 
«  cette  tranquillité  parfaite  dont  jouissent  les 
«  purs  esprits.  C  était  avec  lui  qu'on  apprc- 
«  nait  à  vivre  ,  et  qu'on  apprenait  à  mourir. 

«  Son  sang  s'était  comme  figé  de  froid 
<f  dans  la  retraite  de  Prague  ;  et  dans  l'éloge 
«  des  officiers  morts  dans  cette  campagne  , 
«  M.  de  Voltaire  lui  a  donné  une  place  dis- 
u  tinguée.  C'est  là  ,  madame  ,  qu'on  le  trou- 
«  vera  dignement  loué.  Pour  moi  ,  je  ne  puis 
«  offrir  à  sa  mémoire  qu'un  tribut  de  véné- 
<i  ration.  Mais  je  lui  conserve  ce  sentiment 
«  aussi  vif  et  aussi  profond  que  peut  l'inspi- 
(■'  rer  la  vertu. 

a  Tels  sont ,  madame  ,  les  souvenirs  que 
u  vous  pouvez  communiquer  à  M.  de  Fortia , 
a  et  dont  je  consens  qu'il  fasse  usage,  même 
«  en  transcrivant  ma  réponse.  Ce  sont  des 
«  témoignages  que  je  fais  gloire  de  signer.  » 

Marmo.ntel. 
6  Octobre  1796. 

6, 


66  PIÈCES    DIVERSES 

É  P I T  R  E 

A   M.  DE  VOLTAIRE. 


Des  amis  des  beaux-arts  ami  tendre  et  sincère , 
Toi ,  Tanic  de  mes  vers  ,  ô  mon  guide  !  o  mon  père  î 
(  Car  ce  nom  t'est  bien  dû  :  mon  cœur  me  l'a  dicté  ; 
Et  de  tes  sentiments  il  peint  seul  la  beauté.) 
Le  tribut  d'un  talent  que  ta  voix  fit  éclorc  , 
M'acquitte  auprès  <lc  toi  bien  moins  qu'il  ne  m'iiono 
L'on  saura  que  sur  moi  tu  tournas  ces  regards 
Oui  d'un  feu  créateur  animaient  tous  les  arts; 
L'on  sa\ira  qu'au  sortir  des  mains  de  la  nature  , 
Inculte,  languissant  dans  une. nuit  obscure, 
Mais  épris  de  tes  vers,  par  ta  gloire  excite', 
.le  t'appelai  du  fond  de  mon  obscurité  ^ 
Que  mes  cris  de  ton  cœur  réveillant  la  tcndres.Sf  . 
Tes  bras  tendus  vers  moi  recurent  ma  jeunesse  i 
Qu'à  penser,  à  sentir,  par  tes  leçons  instruit. 
Dans  la  cour  d'Apollon  sur  les  pas  Introduit, 
Afiopté  pour  ton  fils  au  temple  de  mémoire, 
Sur  moi  tu  fis  tomber  un  ravon  de  ta  gloire. 


SUU    VAUVEN'ARGUES.  (17 

Ouc  j'aime  à  nie  ilaltcr  qii'iiii  si   l)eau  souvenu 
lia  peindre  ton  anie  aux  siècles  à  venir! 
Oui,  (le  rhumanité  cette  toiicliante  image 
Des  pleurs  de  nos  neveux  doit  t'assurev  Thommage. 
<(  11  n'est  plus  ,  (liront-ils  :  ô  destins!  A  regrets! 
<(  Heureux  son  siècle  !  heureux  qui  put  le  voir  de  piès  ! 
«  Heureux  surtout  l'ami  qui,  choisi  par  restimc , 
«  Et  de  SCS  sentiments  dépositaire  intime, 
<c  Put  lire  dans  son  cœur  et  penser  d'après  lui  ! 
«  Modèle  des  talents  ,  il  en  fut  donc  l'appui  ; 
«  Et  la  vertu  ,  qu'il  peint  avec  des  traits  de  flamme , 
«  Ainsi  qu'en  ses  écrits  régna  donc  en  son  ame.  » 

Pour  moi ,  que  l'on  eût  vu  dans  la  foule  oublié , 
Je  te  devrai  bientôt  l'honneur  d'être  envié. 
De  quelques  traits  de  feu  si  mes  vers  étinccUent , 
Si  d'un  pinceau  hardi  les  touches  s'y  décèlent , 
Ce  sont  d'heureux  larcins  qu'à  son  maître  il  a  faits  , 
Dira-t-on.  Oui ,  ma  gloire  est  un  de  tes  bienfaits  • 
Elle  m'en  est  plus  chère.  Est-il  un  cœur  sensible 
Pour  qui  ce  noble  aveu  fût  un  devoir  pénible? 
Oui ,  lorsque  mon  esprit ,  faible  et  timide  cncor  , 
Osa  jusqu'au  théâtre  élever  son  essor, 
C'est  toi  qui  l'appelais  du  bout  de  la  carrière  : 
Il  puisa  dans  ton  sein  sa  force  et  sa  lumière^ 
Et  quand  la  même  ardeur  cesse  de  l'animer, 
Dans  sa  sourf^e  féconde  il  va  la  rallumer. 


'(l8  PIECES    DIVEUSES 

l'uiscr  dans  les  écrits  Tivrcssc  du  i'cnic  , 
Y  former  mon  oreille  à  la  noble  harmonie , 
Et  dans  ce  labyrinthe  oii  Fart  sait  se  cacher. 
Epier  le  secret  de  peindre  et  de  toucher; 
CV'Sl  avec  tes  rivaux  un  droit  que  je  parlape. 
I\Iais  voir  en  liberté  ton  ame  sans  nuage  , 
Epurer  ma  pense'e  au  feu  de  ses  rayons  , 
Voir  broj'er  tes  couleurs  et  tailler  les  crayons, 
Manier  ces  ressorts  dont  le  jeu  nous  étonne  ; 
Voilà  le  droit  flatteur  que  raraitit  me  donne. 
Amitié' ,  doux  lien  ,  digne  appui  des  vertus. 
Viens,  relève  les  arts  sous  l'envie  abattus. 
Qu''h  ta  voix,  de  son  joug  les  muscs  s'affranchissent.] 
Du  commerce  des  cœurs  les  esprits  s'enrichissent, 
Et  comme  eux,  à  l'envi ,  l'un  dans  l'autre  epanchcsl 
Mêlent ,  en  s'unissanl,  tous  leurs  trésors  caches. 

Vous  qui  vous  disputez  le  sommet  du  Parnasse  , 
Vous  voyez  les  rayons  qu'un  veiTc  ardent  ramasse 
Sans  chaleur,  sans  éclat  avant  que  de  s'unir. 
Dans  leur  brûlant  foyer  qui  peut  les  soutenir? 
L'airain  coule  ,  enflamme  des  traits  de  leur  lumitii 
Le  diamant  dissous  est  réduit  en  poussière; 
Tel  serait  sur  les  cœurs  ,  si  vous  l'aviez  voulu  , 
De  vos  talents  unis  le  pouvoir  absolu. 
El  <jue  peut  contre  vous  le  vulgaire  indocile? 
Vous  préparez  le  fïcl  rpie  sur  vous  il  distille. 


SUR    VAL  VIÎ  NARGUES.  (if) 

i'rcl  a  vous  adorer,  si  vous  vous  rcspeciiez , 

Vous  le  verriez  fléchir  cl  tomber  h  vos  pieds. 

Pour  son  orgueil  malin  quels  plus  charmants  spectacles, 

Que  les  divisions  qui  troublent  ses  oracles? 

Ainsi  la  Grèce  impie  aimait  h  voir  ses  dieux, 

Au  gré  de  son  poète  ,  inconstants ,  vicieux. 

Ceux-ci  d'un  ravisseur  embrassant  la  querelle , 

Ceux-là  vengeant  Tépoux  d^me  femme  infidèle  , 

Dans  des  combats  honteux  se  mêler  aux  mortels  , 

Ft  de  leurs  propres  mains  renverser  leurs  autels. 

Toi ,  qui  dans  l'cuncmi  que  tes  succès  aigrissent , 
Distingues  le  talent  des  mœurs  qui  le  flétrissent; 

Toi  ,  dont  le  cœur  sensible  et  né  pour  ramltié 

Aux  fureurs  de  Tenvie  oppose  la  pitié  ; 

Ne  verrons-nous  jamais  ,  des  enfants  du  génie  , 

En  un  trésor  commun  la  gloire  réunie , 

Et  les  talents,  amis  dans  leur  rivalité, 

L\iu  l'autre  se  pousser  vers  l'immortalité? 

De  cet  accord  heureux  tu  goûtas  les  délices. 

Tandis  qu'à  la  vertu  les  destins  plus  propices 

Laissèrent  parmi  nous  ce  Socrate  nouveau 

Dont  tes  larmes  encore  arrosent  le  tombeau. 

Ce  Vauvenargue  *  enfin  ,  qui  fit  voir  à  la  terre 

I  n  juste  dans  le  monde  ,  un  sage  dans  la  guerre  , 

"Il  éfail  né  en  Provence,  et  d'une  famille  dislin- 
^iic'c  par  sa  noblesse.  Il  embrassa  d'abord  le  parti  des 
armes,  cl  servit  qncl'jiics  ànne'es  rapi laine  dans  ie  ré- 


70  PI  liCK s    DIVERSES 

Un  CU.IU  sloKjuc  et  Iciiilic  ,  et  qui ,  niaîlii;  de  lui  , 
Insensible  à  ses  maux,  sentait  tous  ceux  d'autrni. 
.Te  vous  vis,  l'un  de  l'autre ,  admirateurs  sincères, 
Confidents  éclaires,  et  critiques  sévères  , 
Vous  exercer  dans  l'art  ingrat  et  gc-ncreux 
De  rendre  les  humains  meilleurs  et  plus  heureux- 
Tendre  arbrisseau  planté  sur  la  rive  féconde 
Où  ces  fleuves  mêlaient  les  U-ésors  de  leur  onde  - 

giment  du  roi.  Les  officiers  de  ce  corps,  heureusement 
capables  d'apprécier  ce  rare  mérite  ,  avaient  conçu  pour 
lui  une  si  tendre  vénération  ,  que  je  lui  ai  entendu  don- 
ner par  quelques-uns  d'entre  eux  le  respectable  nom  de 
père. 

Les  fatigues  de  la  campagne  de  Bobéme  avaient  al- 
téré la  santé  de  M.  de  Vauvenargues,  au  point  de  le 
mettre  bors  d'état  de  servir.  Alors  son  zèle  pour  sa 
patrie  tourna  ses  vues  du  côté  des  négociations.  Une 
étude  assidue,  les  réflexions  profondes  dont  il  s'était 
nourri ,  et  la  prodigieuse  étendue  de  son  génie  le  mi- 
rent bientôt  en  état  de  se  présenter  au  ministère.  Se^ 
services  furent  acceptés;  et,  en  attendant  le  moment 
d  être  employé,  il  se  retira  dans  le  sein  de  sa  famille  , 
pour  s'y  livrer  paisiblement  au  nouveau  genre  de  tra- 
vail qu'il  venait  d'embrasser.  Ce  fut  là  que  la  petite  vé- 
role mit  le  comble  à  ses  infirmités.  Défigure'  par  les  tra- 
ces qu'elle  avait  laissées,  attaqué  d'un  mal  de  poitrine 
qui  l'a  conduit  au  tombeau,  et  presque  privé  de  la  vue. 
il  se  vit  obli"c  de  remercier  le  ministère  des  desseins 


SUR     VAU  YEN  AliG  U  F.S.  -J  1 

!vIoii  esprit  pénètre  de  leurs  sucs  nourrissants, 
Sentait  dereloppcr  ses  rejetons  naissants; 
Quand  la  mort....  0  douleur  !  ô  perte  irréparable  ! 
n  jour  funeste  au  monde,  et  pour  nous  lamentable  ! 
Le  flambeau  de  l'esprit,  le  temple  des  vertus , 
L'exemple  des  amis,  Vauvenargues  n'est  plus. 
C'est  h  toi ,  peintre  ne  des  héros  et  des  sages  , 
C'est  h  toi  de  tracer  aux  yeux  de  tous  les  âges 

[U  il  avait  sur  lui.  Mais  au  milieu  des  douleurs,  il  ne 
put  renoucer  au  désir  d'être  utile  aux  hommes.  Lc'tudc 
de  la  philosophie,  c'est-à-dire  de  l'ame  ,  occupa  ses 
dernières  anne'es.  Le  livre  de  V Introdiiclion  à  lu  con- 
naissance de  l'esprit  humain  a  e'ié  le  fruit  de  cclt<- 
élude,  monument  pre'cieux  qu'on  peut  appeler  le 
triomphe  de  la  raison  ,  du  génie  et  de  la  vertu  ,  clou 
1  on  voit  que  personne  ne  mérita  mieux  que  lui  cet 
éloge  qu  il  adresse  lui-même  à  M.  de  Fénélnn. 

•■  Quelle  bonté  de  creur ,  quelle  sincérité  se  reniar- 
■•  quent  dans  tes  écrits  .'  Quel  éclat  de  paroles  et  d'ima- 
ges !  Qui  sema  jamais   tant  de  fleurs  dans   un  style 
si  naturel,  si   mélodieux   et  si  tendre?  Qui  orna  ja- 
"  mais  la  raison  d'une  si  touchante  parure  ?   Ah  !  que 
-  de  trésors  d'abondance  dans  la  riche  simplicité  .'  - 

Un  petit  nombre  d'amis  firent  toute  sa  consolation 
dans  ses  souffrances.  Il  connaissait  le  monde,  et  ne  le 
méprisait  point.  Ami  des  hommes ,  il  mettait  le  vice  au 
vang  des  malheurs,  et  la  pitié  tenait  dans  son  cœur  la 
place  de  l'indignation  et  de  la  haine.  Jamais   l'art  et   Ij 


J2  PIECES    DIVERSES 

L'amc  tic  ce  mortel  lro[>  peu  coiimi  du  sioii. 
L'elogc  (le  son  cœur  fera  celui  «lu  tien. 
Fais  icvivn;  pour  moi  la  moitié  de  loi-mOmc. 
J'eusdeus  amis  en  vous  :  Tun  d'eux  respire  et  m'aini 
Seul  il  peut  remplacer  celui  <juc  j'ai  perdu. 
Redouble  ta  tendresse  ,  il  me  sera  remlu. 

politique  n'ont  eu  sur  les  esprits  autant  d'empire  que 
liii  en  dounaient  la  honte  de  son  naturel  et  la  douceur 
de  son  éloquence.  Il  avait  toujours  raison,  et  personne 
u  en  était  liumilie'.  L'afTabilité  de  l'ami  faisait  aimet 
in  lui  la  supériorité  du  maître. 

L'inditlgente  vertu  nous  parlait  par  sa  boucfif 

Doux,  sensible,  compatissant,  il  tenait  nos  ame* 
dans  ses  mains.  Une  sérénité  inallérable  dérobait  sc> 
douleurs  aux  yeux  de  l'amitié.  Pour  soutenir  l'adver- 
sité ,  l'on  n'avait  besoin  que  de  son  exemple  ;  et  té- 
moin de  l'égalité  de  son  ame,  on  n'osait  être  malheu- 
reux auprès  de  lui. 

Plus  il  se  vit  près  de  son  terme,  plus  il  se  bâia  dt 
mettre  à  proGt  des  moments  qui  lui  échappaient  :  les 
derniers  de  sa  vie  ont  élé  employés  à  perfectionner  son 
livre  ;  et  il  est  mort  avec  la  constance  et  les  sentiments 
d'un. chrétien  philosophe,  dans  le  sein  delà  paix  et 
dans  les  bras  de  ses  amis. 


SUR    V  A  UT  EN  A  UC  LES.  78 


EXTRAIT 

DES  MÉLANGES  LITTÉRAIRES. 


Vauvenargues  ,  à  qui  son  talent  assigne 
une  place  honorable  parmi  les  écrivains  , 
se  distingue  encore,  par  le  genre  de  sa  phi- 
losophie ,  de  la  plupart  de  nos  moralistes 
qui ,  en  général ,  n'ont  considéré  la  nature 
liumaine  que  sous  le  point  de  vue  le  plus 
affligeant  ,  qui  ont  sondé  le  cœur  de  Tliom- 
me  pour  y  trouver  les  replis  dans  lesquels  se 
réfugie  et  se  cache  le  vice  ;  Vauvenargues  y 
a  cherché  surtout  les  ressources  qu'il  con- 
sei've  pour  la  vertu.  Ils  veulent  rabaisser 
notre  orgueil ,  en  dévoilant  le  mystère  de 
nos  faiblesses  ;  son  but  à  lui  est  de  nous  re- 
lever le  courage ,  en  nous  apprenant  le  se- 
cret de  nos  forces. 

C'est  ce  caractère  d'élévation  ,  d'amour 
pour  ce  qui  est  beau  et  honnête ,   de  con- 

I-  7 


•^4  PIECES    blVEKSKS 

fiance  dans  la  vertu  et  le  courage  ,  qui  lait 
le  charme  des  écrits  de  Vauvenargues  ;  nul 
n'a  mieux  prouvé  la  vérité  de  ce  mot  de  lui 
si  souvent  cité  :  Les  grandes  pensées  vien- 
nent du  cœur.  Il  pourrait  .ajouter  que  c'est 
au  cœur  qu'elles  s'adressent ,  et  le  prouve- 
rait encore.  Il  est  peu  d'écrivains  qui  émeu- 
vent autant  en  faveur  de  la  vertu  :  à  ce 
litre ,  il  pourrait  passer  pour  l'un  des  plus 
recommandables  ,  je  dirai  même  des  plus 
Utiles,  si  nous  étions  encore  au  temps  ou  les 
livres  instruisaient  les  hommes  ;  mais  si  on 
leur  reconnaît  maintenant  quelque  usage  en 
morale,  c'est  seulement  d'occuper  des  loisirs 
qui  pourraient  être  plus  mal  employés  , 
d'attacher  d'une  manière  innocente  des  es- 
prits trop  enclins  à  s'égarer.  Ainsi  donc  on 
pourrait  dire  que  la  beauté  morale  d'un 
ouviage  se  compose  non-seulement  do  la 
pureté  de  ses  principes  et  de  la  force  de  .^cs 
raisonnements,  mais  du  mérite  de  son  style 
et  de  l'agrément  de  sa  composition.  Il  faut 
qu'il  frappe  ,  qu'il  arrête  ,  qu'il  attache  ; 
et  Vauvenargues  remplit  toutes  ces  condi- 
tions. Iln'afTccle  point  les  pensées  neuves, 


SUR    VAUVENARGUF.S.  ^S 

m  les  opinions  extraordinaires  :  mais  sa  ma- 
nière d'envisager  les  choses  donne  souvent 
;\  SCS  idées  une  tournure  qui  lui  est  particu- 
lière. D'ailleurs  ,  Vauvenargues  ,  très-peu 
instruit ,  avait  appris  à  penser  par  lui- 
même  ;  destiné  de  plus  à  une  carrière  très- 
différente  de  celle  des  lettres  et  de  la  phi- 
losophie ,  il  s'était  préservé  de  cette  espèce 
d'asservissement  auquel  l'opinion  dominante 
dans  le  monde  littéraire  soumet  toujours  un 
peu  trop  les  meilleurs  esprits  de  cette  classe. 
Ils  la  modifient  plus  ou  moins  ,  mais  elle 
forme  toujours  pour  eux  une  sorte  de  dia- 
pazon  sur  lequel,  sans  s'en  apercevoir,  ils 
accordent  leur  ton  et  leurs  idées.  Aussi 
tous  les  écrivains  contemporains  de  Vauve- 
nargues n'ont-ils  pas  su  comme  lui ,  en 
adoptant  les  idées  belles  et  utiles  de  la  phi- 
losophie de  son  siècle ,  se  préserver  de  .ses 
erreurs  et  de  ses  exagérations. 


i 


DISCOURS    PRELIMINAIRE. 


Toutes  les  bonnes  maximes  sont  dans  le 
monde ,  dit  Pascal ,  il  ne  faut  que  les  appli~ 
quer;  mais  cela  est  très-difficile.  Ces  maximes 
n'étant  pas  l'ouvrage  d'un  seul  homme  ,  mais 
d'une  infinité  d'hommes  différents  qui  envisa- 
geaient les  choses  par  divers  côtés  ,  peu  de 
gens  ont  lesprit  assez  profond  pour  concilier 
tant  de  vérités  ,  et  les  dépouiller  des  erreui's 
dont  elles  sont  mêlées  '.  Au  lieu  de  songer 

'  Dans  la  première  édition  ,  on  lit  après  cette 
phrase  un  passage  que  l'auteur  supprima  dans  la 
seconde  j  le  voici  :  «  Si  quelque  génie  plus  solide 
«  se  propose  un  si  grand  travail  ,  nous  nous 
«  unissons  contre  lui.  Aristote  ,  disons-nous, 
«  a  jeté  toutes  les  semences  des  découvertes  de 
'(  Descartes  :  quoiqu'il  soit  manifeste  que  Dcs- 
(t  cartes  ait  tiré  de  ces  vérités,  connues  ,  selon 
«  nous,  à  l'antiquité,  des  conséquences  qui 
(f  renversent  toute  sa  doctrine  ,  nous  publions 
«  hardiment  nos  calomnies  :  cela  lue  rappelle 
'(  encore  ces  paroles  de  Pascal  :  Ceux  qui  sont 
«  capables   iVinvenler  sont    rares  ;    ceux   qui. 


•y8  DISCOURS 

à  réunir  ces  divers  points  de  vue ,  nous  nous 
amusons  à  discourir  des  opinions  des  phi- 
losophes ,  et  nous  les  opposons  les  uns  aux 
autres ,  trop  faibles  pour  rapprocher  ces 
maximes  cparses  et  pour  en  former  un  sys- 
lènic  raisonnable.  Il  ne  paraît  pas  même  que 
personne  s'inquiète  beaucoup  des  lumières  ' 
et  des  connaissances  qui  nous  manquent.  Les 
uns  s'endorment  sur  l'autorité  des  préjugés, 

«  Il  intentent  pas  sont  en  plus  grand  nombre  , 
<(  et  par  conséquent  les  plus  forts ,  et  Von  voit 
«  que  ,  pour  l'ordinaire  ,  ils  refusent  aux  in- 
«  menteurs  la  gloire  qu'ails  méritent ,  etc. 

«  Ainsi  nous  conservons  obstinément  nos  pie- 
«  jvige's ,  nous  en  admettons  même  de  contra- 
«dictoircs,  faute  d'aller  jnscpi'h  l'endroit  par 
rt  lequel  ils  se  contrarient.  C'est  une  chose  mons- 
i<  trueuse  (|ue  cette  conGance  dans  laquelle  on 
«  s'endort,  pour  ainsi  dire,  sur  l'autorité  des 
«  maximes  populaires,  n'y  ayant  point  de  prin- 
«  cipe  sans  contradiction  ,  point  de  terme  même 
«  sur  les  grands  sujets  dans  l'idée  duquel  on 
«  convienne.  Je  n'eu  citerai  qu'un  exemple  : 
«  cpi'on  me  définisse  la  vertu.  » 

'  Il  serait  plus  exact  de  dire  s'inquiète  beau- 
coup du  défaut  des  lumières;  mais  c'est  une  lo- 
cniion  ellipticpie  qui  ])cut  être  jusliGce.  Hf. 


PRELIMINAIRE.  ^C) 

el  en  adniellent  même  de  contradictoires  , 
faute  d'aller  jusqu'à  l'endroit  par  lequel  ils 
se  contrarient  ;  et  les  autres  passent  leur  vie 
à  douter  et  à  disputer,  sans  s'embarrasser 
des  sujets  de  leurs  disputes  et  de  leurs  doutes. 

Je  me  suis  souvent  étonné,  lorsque  j'ai 
commencé  à  réfléchir  ,  de  voir  qu'il  n'y  eut 
aucun  principe  sans  contradiction  ,  point  de 
terme  même  sur  les  grands  sujets  dans  l'idée 
duquel  on  convînt  '.  Je  disais  quelquefois 
en  moi-même  :  il  n'y  a  point  de  démarche 
indifférente  dans  la  vie;  si  nous  la  condui- 
sons sans  la  connaissance  de  la  vérité ,  quel 
abîme  ! 

Qui  sait  ce  qu'il  doit  estimer,  ou  mépriser, 
ou  haïr ,  s'il  ne  sait  ce  qui  est  bien  ou  ce  qui 
est  mal?  et  quelle  idée  aura-t-on  de  soi- 
même  ,  si  on  ignore  ce  qui  est  estimable  ?  etc. 

'  Un  terme  sur  les  grands  sujets  est  une 
cxpiessiou  trop  vague.  Corwenir  dans  Vidc'e 
d^iin  terme  ;  celte  manière  de  s\'xprimcr  est 
trop  ut-glige'e.  M. 

La  pensée  de  Vaiivenargues  est  c[ue,  dans  les  ma- 
tières de  haute  spéculation  ,  le  sens  de  l'expres- 
sion n'est  pas  toujours  exactement  détermine.  B. 


8o  DISCOURS 

On  ne  prouve  point  les  j>rincipes  ,  me 
tlisait-on.  Yoyons  ,  s'il  est  vrai  ' ,  répondais- 
je  ;  car  cela  même  est  un  principe  très-fé- 
cond ,  et  qui  peut  nous  servir  de  londe- 
ment  ". 

'  Pour  si  cela  est  -vrai;  locution  t'uniiliùrc  , 
mais  peu  exacte.  M. 

^  On  trouve  encore  ici  dans  la  première 
édition  un  passage  que  nous  rétablissons,  et 
qui  fut  supprimé  dans  la  seconde  :  «Nous  nous 
«  appliquons  à  la  chimie ,  h  l'astronomie ,  ou 
«  k  ce  qu'on  appelle  érudition,  comme  si  nous 
<c  n'avions  rien  à  connaître  de  plus  impor- 
<(  tant.  Nous  ne  manquons  pas  de  prétexte  pour 
((  justiBer  ces  études.  Il  n'y  a  point  de  science 
«  qui  n'ait  quelque  côté  utile.  Ceux  qui  passent 
«  toute  leur  vie  h  l'étude  des  coquillages ,  di- 
«  sent  qu'ils  contemplent  la  nature.  0  démence 
«  aveugle!  la  gloire  est-elle  un  nom,  la  vertu  une 
«  erreur,  la  foi  un  fantôme?  Nous  nions  ou  nous 
«  recevons  ces  opinions  que  nous  n'avons  ja- 
«  mais  approfondies  ,  et  nous  nous  occupons 
«  tranquillement  de  sciences  purement  curieuses. 
<(  Croyons-nous  connaître  les  choses. dont  nous 
«  ignorons  les  principes? 

«  Pénétré  de  ces  réflexions  dès  mon  enfance, 
«  et  blessé  des  contradictions  tro])  manifestes  de 


PRÉLIMINAIRE.  8l 

Cependant  j'ignorais  la  route  que  je  devais 
suivre  pour  sortir  des  incertitudes  qui  m'en- 
Mronnaient.  Je  ne  savais  précisément  ni  ce 
que  je  cherchais  ,  ni  ce  qui  pouvait  m'éclai- 
rer  ;  et  je  connaissais  peu  de  gens  qui  fussent 
en  état  de  m'instruire.  Alors  j'écoutai  cet 
instinct  qui  excitait  ma  curiosité  et  mes  in- 
quiétudes ,  et  je  dis  :  que  veux -je  savoir? 
que  m'importe-t-il  de  connaître  ?  Les  choses 
qui  ont  avec  moi  les  rapports  les  plus  néces- 
saires? sans  doute.  Et  où  trouverai -je  ces 
rapports ,  sinon  dans  l'étude  de  moi-même 
et  la  connaissance  des  hommes ,  qui  sont 
l'unique  fin  de  mes  actions,  et  l'objet  de  toute 
ma  vie  ?  Mes  plaisirs ,  mes  chagrins  ,  mes 
passions  ,  mes  affaires  ,  tout  roule  sur  eux. 
Si  j'existais  seul  sur  la  terre ,  sa  possession 
entière  serait  peu  pour  moi  :  je  n'aurais  plus 
ni  soins  ,  ni  plaisirs  ,  ni  désirs  ;  la  fortune  ' 

«  uos  opinions  ,  je  cherchai  au  travers  de  tant 
«  d'erreurs  les  sentiers  délaisses  du  vrai ,  et  )c 
«  dis  ,  que  ueux-je  sauoir ,  etc.  » 

'  Fortune  ,  pris  dans  le  sens  de  richesse  ,  peut 
prociner,  ;i  l'homme  vivant  dans  la  solitude  la 
plus  absolue  ,  quelcfues  jouissances  matérielles; 


82  DISCOURS 

et  la  gloire  même  ne  seraient  pour  moi  que 
fies  noms  ;  car  il  ne  faut  pas  s'y  méprendre  : 
nous  ne  joubsons  que  des  hommes ,  le  reste 
n'est  rien'.  Mais,  conlinuai-jc ,  éclairé  par 
une  nouvelle  lumière  ;  qu'est  -  ce  que  Ion 
ne  trouve  pas  dans  la  connaissance  de  lliom- 
me  ?  Les  devoirs  des  hommes  rassemblés  en 
société  ,  vo'Jà  la  morale  ;  les  intérêts  réci- 
proques de  ces  sociétés,  voilà  la  polititique  ; 
leurs  obligations  envers  Dieu ,  voilà  la  re- 
ligion. 

Occupé  de  ces  grandes  vues  ,  je  me  pro- 
posai d'abord  de  parcourir  toutes  les  qua- 
lités de  l'esprit ,  ensuite  toutes  les  passions  , 
et  enfin  toutes  les  vertus  et  tous  les  vices  qui , 
n'étant  que  des  qualités  humaines  ,  ne  peu- 
mais  quelle  peut  être  la  gloire  pour  un  être  isole  ? 
elle  n'existe  pas  hors  deTetalde  soci«:té.  B. 

'  Cela  est  au  moins  obscur  ;  nous  jouissons 
ausbl  des  choses.  M. 

L'auteur  a  voulu  dire  que  nous  ne  jouissons 
que  par  le  sentiment  d'opinion  que  nous  inspi- 
lous  à  ceux  qui  nous  entovuent ,  et  que  nos  plai- 
sirs sont  au  moral  le  résultat  de  l'amour-proprc 
«t  delà  vanité  flattés.  I>. 


P  h  E  L  I  M  I  .\  A  I  K  r .  83 

vent  être  connus  que  dans  leur  principe. 
Je  méditai  donc  sur  ce  plan  ,  et  je  posai  les 
fondements  d'un  long  travail.  Les  passions 
inséparables  de  la  jeunesse  ,  des  infirmités 
continuelles  ,  la  guerre  survenue  dans  ces 
circonstances  ,  ont  interrompu  cette  étude. 
Je  me  proposais  de  la  reprendre  un  jour 
dans  le  repos  ,  lorsque  de  nouveaux  contre- 
temps m'ont  ôté ,  en  quelque  manière ,  l'es- 
pérance de  donner  plus  de  perfection  à  cet 


ouvrage. 


Je  me  suis  attaché  ,  autant  que  j'ai  pu  , 
dans  cette  seconde  édition ,  à  corriger  les 
fautes  de  langage  qu'on  m'a  fait  remarquer 
dans  la  première.  J'ai  retouché  le  style  en 
beaucoup  dendroits.  On  trouvera  quelques 
chapitres  plus  développés  et  plus  étendus 
qu'ils  n'étaient  d  abord  :  tel  est  celui  ^ic 
Génie.  On  pourra  remarquer  aussi  les  aug- 
mentations que  j'ai  faites  dans  les  Conseils 
à  un  jeune  homme ,  et  dans  les  Reflexions 
critiques  sur  les  poètes  ,  auxquels  j'ai  joint 
Rousseau  et  Quinault ,  auteurs  célèbres  dont 
je  n'avais  pas  encore  parlé.  Enfin  on  verra 
que  j'ai  fait  des  changements  encore  plus 


.s  j  DISCOURS   PRÉLIMINAIRE. 

considérables  dans  les  Maximes.  J'ai  sup- 
primé plus  de  deux  cents  pensées  ,  ou  trop 
obscures,  ou  trop  communes ,  ou  inutiles. 
J'ai  changé  l'ordre  des  maximes  que  j'ai  con- 
servées ;  j'en  ai  expliqué  quelques  unes  ,  et 
j'en  ai  ajouté  quelques  autres  ,  que  j'ai  ré- 
pandues indifféremment  parmi  les  anciennes. 
Si  j'avais  pu  profiter  de  toutes  les  observa- 
tions que  mes  amis  ont  daigné  faîte  sur  mes 
fautes  ,  j'aurais  rendu  peut-être  ce  petit  ou- 
vrage moins  indigne  d'eux.  Mais  ma  mau- 
vaise santé  ne  ma  pas  permis  de  leur  té- 
moigner par  ce  travail  le  désir  que  j'ai  de 
leur  plaire. 


INTRODUCTION 

A    LA    CONNAISSAISCE 

DE   L'ESPRIT   HUMAIN 


LIVRE   PREMIER. 


De  l'Esprit  en  général. 

Ceux  qui  ne  peuvent  rendre  raison  des 
variétés  de  Tesprit  humain ,  y  supposent 
des  contrariétés  inexplicables.  Ils  s'étonnent 
qu'un  homme  qui  est  vif ,  ne  soit  pas  péné- 
trant ;  que  celui  qui  raisonne  avec  justesse  , 
manque  de  jugement  dans  sa  conduite  ; 
qu'un  autre  qui  parle  nettement ,  ait  l'esprit 
faux  ,  etc.  Ce  qui  fait  qu'ils  ont  tant  de 
peine  à  concilier  ces  prétendues  bizarreries, 
c'est  qu'ils  confondent  les  qualités  du  carac- 
tère avec  celles  de  l'esprit  .  et  qu'ils  rap- 
I.  8 


86      IXTUODUCTIOX  A  I.A  CONNAISSANCE 

portent  au  raisonnement  des  effets  qui  ap- 
partiennent aux  passions.  Ils  ne  remarquent 
pas  qu'un  esprit  juste  ,  qui  fait  une  faute, 
ne  la  fait  quelquefois  que  pour  satisfaire  une 
passion,  et  non  par  défaut  de  lumière;  et 
lorsqu'il  arrive  à  un  homme  vif  de  manquer 
de  pénétration  ,  ils  ne  savent  pas  que  péné- 
tration et  vivacité  sont  deux  choses  assez  dif- 
férentes ,  quoique  ressemblantes  ,  et  qu'elles 
peuvent  être  séparées.  Je  ne  prétends  pas 
découvrir  toutes  les  sources  de  nos  erreurs 
sur  une  matière  sans  bornes  ;  lorsque  nous 
croyons  tenir  la  vérité  par  un  endroit ,  elle 
nous  échappe  par  mille  autres.  Mais  j'espère 
qu'en  parcourant  les  principales  parties  de 
l'esprit  ,  je  pourrai  observer  les  différences 
essentielles  ,  et  faire  évanouir  un  très-grand 
nombre  de  ces  contradictions  imaginaires 
qu'admet  l'ignorance.  L'objet  de  ce  premier 
livre  est  de  faire  connaître  ,  par  des  défini- 
tions et  par  des  réflexions ,  ibndées  sur  lex- 
périence  ,  toutes  ces  différentes  qualités  de •^ 
hommes  qui  sont  comprises  sous  le  iioui 
d'esprit.  Ceux  qui  recherchent  les  causes 
physiques  de  ces  mêmes  qualités  ,  en  poUr- 


DE   l'esprit   HUMAIX.  87 

raient  peut-être  parler  avec  moins  dincer- 

litudc  ,  si  on  réussissait  dans  cet  ouvrage  à 

développer  les  effets  dont  ils  étudiaient  les 

principes. 

II. 

Imagination  ,  Réflexion  ,  Mémoire. 

II  y  a  trois  principes  remarquables  dans 
l'esprit  :  l'imagination,  la  réflexion  et  la  mé- 
moire '. 

J'appelle  imagination  le  don  de  concevoir 
les  choses  d'une  manière  figurée ,  et  de  rendre 
ses  pensées  par  des  images  ^ .  Ainsi  l'ima- 
gination parle  toujours  à  nos  sens  ;  elle  est 
l'inventrice  des  arts  et  Tornement  de  l'es- 
prit. 

La  réflexion  est  la  puissance  de  se  replier 
sur  ses  idées  ,  de  les  examiner,  de  les  modi- 
fier ,  ou  de  les  combiner  de  diverses  ma- 
nières. Elle  est  le  grand  principe  du  raison- 
nement ,  du  jugement  ,  etc. 

La  mémoire  conserve  le  précieux  dépôt  de 

'  La  mcmoirc  ctt  ia  prcniicic.  Pourquoi?  V. 

^L'imagination  est  ici  considtrce  relativement 
.'i  Kl  litteraiuie.  .Af. 


88      INTRODUCTION  A  LA  CONNAISSANCE 

rimaginalion  et  delà  réflexion.  Il  serait  su- 
perflu de  s'arrêter  à  peindre  son  utilité  non 
contestée.  Nous  n'employons  dans  la  plu- 
part de  nos  raisonnements  que  des  rémi- 
niscences ;  c'est  sur  elles  que  nous  bâtissons  ; 
elles  sont  le  fondement  et  la  matière  de  tous 
nos  discours.  L'esprit  que  la  mémoire  cesse 
de  nourrir  ,  s'éteint  dans  les  efforts  labo- 
rieux de  ses  recherches.  S  il  y  a  un  ancien 
préjugé  contre  les  gens  d'une  heureuse  mé- 
moire ,  c^est  parce  qu'on  suppose  qu'ils  ne 
peuvent  embrasser  et  mettre  en  ordre  tous 
leurs  souvenù's  ,  parce  qu'on  présume  que 
leur  esprit ,  ouvert  à  toute  sorte  d'impres- 
sions ,  est  vide  ,  et  ne  se  charge  de  tant 
d'idées  empruntées  ,  qu'autant  qu'il  en  a  peu 
de  propres  :  mais  l'expérience  a  contredit  ces 
conjectures  par  de  grands  exemples-.  Et  tout 
ce  qu'on  peut  en  conclure  avec  raison ,  est 
qu'il  faut  avoir  de  la  mémoiie  dans  la  pro- 
portion de  son  esprit ,  sans  quoi  on  se  trouve 
nécessairement  dans  un  de  ces  deux  vices  , 
le  défaut  ou  l'excès. 


DE  l'ksprit  humain.  8c) 

m. 

Fécondité. 

Imaginer  ,  réfléchir,  se  souvenir,  voilà  les 
trois  principales  facultés  de  notre  esprit. 
C'est  là  tout  le  don  de  penser  '  ,  qui  pré- 
cède et  fonde  les  autres.  Après  vient  la  fé- 
condité ,  puis  la  justesse  ,  etc. 

Les  esprits  stériles  laissent  échapper  beau- 
coup de  choses  ^,  et  n'en  voient  pas  tous  les 
cotés  :  mais  l'esprit  fécond  sans  justesse  , 
se  confond  dans  son  abondance  ,  et  la  cha- 
leur du  sentiment  qui  l'accompagne ,  est  un 
principe  dillusion  très  à  craindre  ;  de  sorte 

'  On  ne  pense  que  par  mémoire.  V.  —  Ne  se- 
rait-il pas  plus  exact  de  dire  :  On  ne  pense 
qu'au  moyen  de  la  me'moire?  S. 

^  L'esprit  ste'rile  est  celui  en  qui  Tide'e  qu'on 
lui  pre'sente  ne  fait  pas  naître  d'idées  accessoires^ 
au  lieu  que  l'esprit  fe'cond  produit  sur  le  sujet 
qui  l'occupe  ,  toutes  les  idées  qui  appartiennent 
h  ce  sujet.  De  même  que  dans  une  oreille  exerce'e 
et  sensible,  un  son  produit  le  sentiment  des 
sons  harntoniques  ,  et  qu'elle  entend  un  accord 
oii  les  autres  n'entendent  qu'un  son.  S. 

8. 


<)0       INTRODUCTION  A  LA  CONNAISSANCE 

qu'il  n'est  pas  étrange  de  penser  beaucouj>  , 
et  peu  juste. 

Personne  ne  pense ,  je  crois ,  que  tous  les 
esprits  soient  féconds  ,  ou  pénétrants  ,  ou 
éloquents  ,  ou  justes  ,  dans  les  mêmes  choses. 
Les  uns  abondent  en  images  ,  les  autres  eu 
réflexions  ,  les  autres  en  citations  ,  etc.  , 
chacun  selon  son  caractère,  ses  inclinations, 
ses  habitudes  ,  sa  force  ou  sa  faiblesse. 

IV. 

Vivacité. 

La  'vivacité  consiste  dans  la  promptitude 
des  opérations  de  l'esprit.  Elle  n'est  pas 
toujours  unie  à  la  fécondité.  H  y  a  des  es- 
prits lents ,  fertiles  ;  il  y  en  a  de  vifs  ,  sté- 
riles. La  lenteur  des  premiers  vient  quel- 
quefois de  la  faiblesse  de  leur  mémoire  ,  ou 
de  la  confusion  de  leurs  idées  ,  ou  enfin  do 
quelque  défaut  dans  leurs  organes  ,  qui  em- 
pêche leurs  esprits  de  se  répandre  avec  vi- 
tesse. La  stérilité  des  esprits  vifs  ,  dont  les 
organes  sont  bien  disposés  ,  vient  de  ce  qu'ils 
manquent  de  force  pour  suivre  une  idée  , 


i 


DE  L  ESPRIT  HUMAIN.  Cjl 

OU  de  ce  qu'ils  sont  sans  passions  ;  car  les 
passions  fertilisent  l'esprit  sur  les  choses  qui 
leur  sont  propres  ,  et  cela  pourrait  expliquer 
de  certaines  bizarreries  :  un  esprit  vif  dans 
la  conversation  ,  qui  s'éteint  dans  le  cabinet  ; 
un  génie  perçant  dans  l'intrigue ,  qui  s'ap- 
pesantit dans  les  sciences  ,  etc. 

C'est  aussi  par  celte  raison  que  les  per- 
sonnes enjouées  ,  que  les  objets  frivoles  in- 
téressent ,  paraissent  les  plus  vives  dans  le 
monde.  Les  ba;^atelles  qui  soutiennent  la 
conversation  ,  CLaat  leur  passion  dominante, 
elles  excitent  lou!.j  leur  vivacité  ,  leur  four- 
nissent une  occasion  continuelle  de  paraître. 
Ceux  qui  ont  des  passions  plus  sérieuses, 
étant  froids  sur  ces  puérilités  ,  toute  la  vi- 
vacité de  leur  esprit  demeure  concentrée, 

y. 

Pénétration. 
La  pénétration  est  une  facilité  à  conce- 
voir ',  à  remonter  au  principe  des  choses,  ou 

'  Concevoir,  veut  dire  ici  se  former,  d'après 
ce  qu^on  voit,  des  ide'cs  de  ce  qu'on  ne  voit  pas, 
et  par  là  pénétrer  plus  loin  que  la  simple  appa- 
rence. S. 


K)1      INTRODUCTION  A  LA   CONNAISSANCE 

à  prévenir  '  leurs  effets  par  une  suite  d'in- 
ductions. 

C'est  une  qualité  qui  est  attachée  comme 
les  autres  à  notre  organisation;  mais  que 
ïios  habitudes  et  nos  connaissances  perfec- 
tionnent :  nos  connaissances  ,  parce  qu'elles 
forment  un  amas  d'idées  qu'il  n'y  a  plus 
qu'à  réveiller  ;  nos  habitudes  ,  parce  qu'elles 
ouvrent  nos  organes  ,  et  donnent  aux  esprits 
un  cours  facile  et  prompt. 

Un  esprit  extrêmement  vif  peut  être  faux, 
et  laisser  échapper  beaucoup  de  choses  par 
vivacité  ou  par  impuissance  de  réfléchir , 
et  n'être  pas  pénétrant.  Mais  l'esprit  péné- 
trant ne  peut  être  lent  ;  son  vrai  caractère 
est  la  vivacité  et  la  justesse  unies  à  la  lé- 
flexion. 

Lorsqu'on  est  trop  préoccupé  de  certains 
principes  sur  une  science  ,  ou  a  plus  de  peine 
à  recevoir  d'autres  idées  dans  la  même 
science  et  une  nouvelle  méthode  ;  mais  ccst 
là  encore  une  preuve  que  la  pénétration  est 

'  Au  lieu  de  préi'enir,  il  faut ,  ce  me  semble, 
prévoir  les  effets  par  induction,  après  «juoi  on 
lis  picviciU.  S. 


DE    l'esprit    HUMAIV.  98 

.lépendante  ,  comme  je  l'ai  dit,  de  nos  ha- 
bitudes. Ceux  qui  l'ont  une  étude  puérile  des 
énigmes  ,  en  pénètrent  plutôt  le  sens  que  les 
plus  subtils  philosophes. 

VI- 

De  la  Justesse ,  de  la  Netteté ,  du  Juge- 
ment. 

La  netteté  est  lornenient  de  la  jus- 
tesse '  ;  mais  elle  n'en  est  pas  inséparable. 
Tous  ceux  qui  ont  l'esprit  net  ,  ne  l'ont  pas 
juste.  Il  y  a  des  hommes  qui  conçoivent  très- 
distinctement  ,  et  qui  ne  raisonnent  pas  con- 
séquemmeut.  Leur  esprit,  trop  faible  ou 
trop  prompt  ,  ne  peut  suivre  la  liaison  des 
choses  ,  et  laisse  échapper  leurs  rapports. 
Ceux-ci  ne  peuvent  assembler  beaucoup  de 
vues  ,  attribuent  quelquefois  à  tout  un  objet, 
ce  qui  convient  au  peu  qu'ils  en  connaissent. 
La  netteté  de  leurs  idées  empêche  qu'ils  ne 
s'en  défient.  Eux-mêmes  se  laissent  éblouir 
par  l'éclat  des  images  qui  les  préoccupent  ; 

'  La  netteté  naît  de  l'ordre  des  idées.  V. 


t)4       INTRODUCTION  A   LA  CONNAISSANCE 
et   la  Iiiini»^ie  de  leurs  expressions   les  at- 
tache à  l'erreur  de  leurs  pensées  '. 

La  justesse  vient  du  sentiment  du  vrai 
formé  dans  l'ame  ,  accompagné  du  don  de 
rapprocher  les  conséquences  des  principes  , 
et  de  combiner  leurs  rapports.  Un  homme 
médiocre  peut  avoir  de  la  justesse  à  son 
degré,  un  petit  ouvrage  de  même  ^.  C'est 
sans  doute  un  grand  avantage ,  de  quelque 
sens  qu'on  le  considère  :  toutes  choses  en 
divers  genres  ne  tendent  à  la  perfection 
qu'autant  qu'elles  ont  de  justesse  '. 

Ceux  qui  veulent  tout  définir  nie  confon- 
dent pas  le  jugement   et  l'esprit  juste  ;   ils 

'  Bien  c'crit.  V. 

'  Jl  son  degré,  de  même,  expressions  trop 
négligées.  SI. 

^  Je  dirais  n'ont  de  perfection  ;  et  même 
comment  dit-on  qu'une  chose  a  plus  ou  moins 
<1<;  justesse?  M. 

Justesse  ici  n'est  pas  le  mot  propre  :  cela  veut 
<lirc  sans  doute  ici,  juste  proportion  de  parties, 
exacte  combinaison  de  rapports.  Sans  cela,  vau- 
<lrait-il  la  peine  dédire,  comme  le  fait  Vanve- 
uargucs  deux  ligues  plus  haut ,  (]u'm«  iJctit  ou- 


DF.    l'esprit    humain.  ()5 

rapportent  à  ce  dernier  '  l'exactitude  dans 
ie  raisonnement ,  dans  la  composition  ,  dans 
toutes  les  choses  de  pure  spéculation  ;  la 
justesse  dans  la  conduite  de  la  vie  ,  ils  latta- 
chent  au  jugement  '. 

Je  dois  ajouter  qu'il  y  a  une  justesse  et 
une  netteté  d'imagination  '  ;  une  justesse  et 
une  netteté  deréflexion,  de  mémoire,  de  sen- 
timent ,  de  raisonnement ,  d'éloquence  ,  etc. 
Le  tempérament  et  la  coutume  mettent  des 
différences  infinies  entre  les  hommes ,  et 
resserrent  ordinairement  beaucoup  leurs  qua- 
lités. Il  faut  appliquer  ce  principe  à  chaque 

tarage  peut  awoir  île  !a  justesse?  Sans  doute  , 
puisfjirune  pensce  ,  qui  est  assnit'rucnt  le  plus 
petit  ouvrage  possible  ,  n'a  pas  de  mérite  sans 
la  justesse.  S. 

"  Ih  rapportent  a  ce  dernier.  C'est  qu'il  me 
semble  que  l'esprit  juste  consiste  seulement  h 
raisonner  juste  sur  ce  qu'on  connaît,  et  que  le 
jugement  suppose  des  connaissances  qui  mettent 
t-n  état  de  juger  ce  qu'on  rencontre,  et  la  vie  eu 
L^e'néral  est  composée  de  rencontres.  S. 

'  La  justesse,  etc.  Justesse  est  ici  sagesse.  V, 

'  Je  dois  ajouter,  etc.  Un  pt-ii  confus.  A'. 


9^       INTRODUCTION  A   LA  CONNAISSANCE 

partie  de  l'esprit  ;  il  est  très-facile  à  com- 
prendre. 

Je  dirai  encore  une  chose  que  peu  de 
personnes  ignorent  ;  on  trouve  quelquefois 
dans  l'esprit  des  hommes  les  plus  sages  ,  des 
idées  par  leur  nature  inalliables  ,  que  1  c- 
ducation  ,  la  coutume  ,  ou  quelque  impres- 
sion violente  ,  ont  liées  irrévocablement  dans 
leur  mémoire.  Ces  idées  sont  tellement 
jointes  ,  et  se  présentent  avec  tant  de  force  , 
que  rien  ne  les  peut  séparer  '  ;  ces  ressen- 
timents de  folie  sont  sans  conséquence  ,  et 
prouvent  seulement ,  d'une  manière  incon- 
testable ,  l'invincible  pouvoir  de  la  coutume. 

VIL 

Du  bon  Sens . 

Le  bon  sens  n'exige  pas  un  jugement 
bien  profond  ;  il  semble  consister  plutôt  à 
n'apercevoir  les  objets  que  dans  la  propor- 
tion exacte  qu'ils  ont  avec  notre  nature  ,  ou 
avec  notre  condition.  Le  bon  sens  n'est  donc 

'  Ces  idées  sont,  etc.  C'est-à-dire  f[u'il  y  ;i 
lie  la  folie  dans  les  sa^es.  V. 


DE   L  ESPRIT    HUMAIiV.  gi 

pas  à  peuser  sur  les  choses  avec  trop  de  sa- 
gacité ,  mais  à  les  concevoir  d'une  manière 
utile  ,  à  les  prendre  dans  le  bon  sens. 

Celui  qui  voit  '  avec  un  miscrocope  , 
aperçoit  sans  doute  dans  les  choses  plus  de 
qualités  ;  mais  il  ne  les  aperçoit  point  dans 
leur  proportion  naturelle  avec  la  nature  de 
l'homme  ,  comme  celui  qui  ne  se  sert  que 
de  ses  yeux.  Image  des  esprits  subtils  ,  il  pé- 
nètre souvent  trop  loin  :  celui  qui  regarde 
naturellement  les  choses  a  le  bon  sens. 

Le  bon  sens  se  forme  d'un  goût  naturel 
pour  la  justesse  et  la  médiocrité  ;  c'est  une 
qualité  du  caractère  ,  plutôt  encore  que  de 
l'esprit.  Pour  avoir  beaucoup  de  bon  sens  , 
il  faut  être  fait  de  manière  que  la  raison 
domine  sur  le  sentiment  ,  1  expérience  sur 
le  raisonnement. 

Le  jugement  va  plus  loin  que  le  bon  sens; 
mais  ses  principes  sont  plus  variables. 

VIIL 

De  la  Profondeur. 
La  profondeur  est    le  terme  de  la  ré- 
'    Celui  qui  voit,  otc.  Fin  et  vrai.  V. 

ï-  9 


Ç)S       INTRODUCTION    a  LA  C.ON.VAISSANCF. 

flexion  '.  Quiconque  a  Tcsprit  véritable- 
ment piofond  ,  doit  avoir  la  force  de  fixer 
sa  pensée  fugitive  ,  de  la  retenir  sous  ses 
yeux  pour  en  considérer  le  fond  ,  et  de  ra- 
mener à  un  point  une  longue  chaîne  didées  : 
c'est  à  ceux  principalement  qui  ont  cet  es- 
prit en  partage  ,  que  la  netteté  et  la  justesse 
sont  plus  néccssaiies  ^.  Quand  ces  avan- 
tages leur  manquent ,  leurs  vues  sont  mêlées 
d'illusions  et  couvertes  d'obscurités.  Et  néan- 
moins, comme  de  tels  esprits  voient  toujours 
plus  loin  que  les  autres  dans  les  choses  de  leur 
ressort,  ils  se  croient  aussi  bien  plus  proches 
de  la  vérité  que  le  reste  des  hommes  ;  mais 
ceux-ci  ne  pouvant  les  suivre  dans  leurs  sen- 
tiers ténébreux  ,  ni  remonter  des  conséquen- 
ces jusqu'à  la  hauteur  des  principes  ,  ils  sont 
froids  et  dédaigneux  pour  cette  sorte  d'es- 
prit qu'ils  ne  sauraient  mesurer. 

Et  même  entre  les  gens  profonds  ,  comme 

'  La  profondeur,  etc.  ^  c'cst-à-dirc  ce  qui 
suppose  le  plus  de  force  h  la  reflexion.  S. 

^  C'est  h  ceux,  etc.  Descartes  me  paraît  un 
esprit  très  -  profond  ,  quoique  faux  et  roma- 
nesque. V. 


DE  L  ESPRIT  HUMAl.X.  9g 

les  uns  le  sont  sur  les  choses  du  monde  ,  et 
les  autres  dans  les  sciences ,  ou  dans  un  art 
particulier,  chacun  préférant  son  objet  dont 
il  connaît  mieux  les  usages ,  c'est  aussi  de 
tous  les  côtés  matière  de  dissension. 

Enfin  ,  on  remarque  une  jalousie  encore 
plus  particulière  entre  les  esprits  vifs  et  les 
esprits  profonds  ,  qui  n'ont  l'un  qu'au  défaut 
de  l'autre  ;  car  les  uns  marchant  plus  vite  , 
et  les  autres  allant  plus  loin  ,  ils  ont  la  folie 
de  vouloir  entrer  en  concurrence,  et  ne  trou- 
vant point  de  mesure  pour  des  choses  si 
différentes  ,  rien  n'est  capable  de  les  rap- 
procher. 

IX. 

De  la  Délicatesse ,  de  la  Finesse  et  de  la 
Force. 

La  délicatesse  vient  essentiellement  de 
l'ame  '  :  c'est  une  sensibilité  dont  la  cou- 
tume ,  plus    ou   moins    hardie  ,    détermine 

'  La  délicatesse  vient  essentiellement  de 
lame.  La  dclicatcssc  est,  ce  me  semble,  finesse 
et  giAco.  V. 


lOO       INTRODUCTIOX    A  LA  CONNAISSAN'CE 

aussi  le  degré  '.  Des  nations  ont  mis  de  lii 
délicatesse  ,  où  d'autres  n'ont  trouvé  qu'une 
langueur  sans  grâce  ;  celles-ci  au  contraire. 
INous  avons  mis  peut  -  être  cette  qualité 
à  plus  haut  prix  qu'aucun  autre  peuple 
de  la  terre  :  nous  voulons  donner  beaucouj) 
de  choses  à  entendre  sans  les  exprimer, 
et  les  présenter  sous  des  images  douces  et 
voilées  ;  nous  avons  confondu  la  délicatesse 
et  la  finesse  ,  qui  est  une  sorte  de  sagacité 
sur  les  choses  de  sentiment  ^.  Cependant 
la  nature  sépare  souvent  des  dons  qu'elle  a 
faits  si  divers  :  grand  nombre  d'esprits  déli- 
cats ne  sont  que  délicats  :  beaucoup  d'autres 
nesont  que  fins;  on  en  voit  mime  qui  s'expri- 

'  C^eit  une  sensiLililé ,  etc.  La  coutume,  les 
mœurs  du  pays  qu'on  habite,  deteiniincut  le 
degré  de  délicatesse  et  de  sensibilité  qu'on  porte 
sur  certaines  choses  ,  c'est-à-dire,  qu'elles  for- 
ment en  nous  des  habitudes  qui  rendent  cette 
délicatesse  plus  ou  moins  sévère ,  cette  sensibi- 
lité plus  ou  moins  vive.  S. 

^  On  n'a  jamais  dit  que  la  jlnessc  fût  une 
sorte  de  sagacité  sur  les  choses  de  scntlnienl. 
Cela  ne  pourrait  se  dire  que  de  la  délicatesse  de 
l'amc.  S. 


DE    L  ESPRIT    IIUMAIÎ*.  101 

ment  avec  plus  de  fiuesse  qu'ils  uenteudent, 
jiiiicc  qu'ils  ont  plus  de  lacililc  à  parler  quà 
concevoir.  Cette  dernière  singularité  est  re- 
marquable ;  la  plupart  des  hommes  sentent 
au-delà  de  leurs  faibles  expressions  :  l'élo- 
quence est  peut-être  le  plus  rare  comme  le 
I)lus  gracieux  de  tous  les  dons. 

La  force  vient  aussi  d'abord  du  sentiment, 
et  se  caractérise  par  le  tour  de  l'expression  ; 
mais  quand  la  netteté  et  la  justesse  ne  lui 
sont  pas  jointes  ,  on  est  dur  au  lieu  d'être 
ibrt ,  obscur  au  lieu  d'être  précis  ,  etc. 

X. 

De  l'étendue  de  V Esprit. 

Rien  ne  sert  au  jugement  et  à  la  péné- 
tration comme  l'étendue  de  l'esprit.  On 
peut  la  regarder,  je  crois ,  comme  une  dis- 
position admirable  des  organes  ,  qui  nous 
doniie  d'embrasser  beaucoup  d'idées  à  la 
fois  sans  les  confondre. 

Un  esprit  étendu  considère  les  êtres  dans 
leurs  rapports  mutuels  :  il  saisit  d'un  coup 
d'oeil   tous  les  rameaux  des   choses  ;  il  les 

9- 


I  Or>       INTUODL'CTJON   A  LA   CONNAISSANCE 

réunit  à  leur  source  '  et  dans  un  centre 
oonnnun  ;  il  les  met  sous  un  même  point  de 
vue.  Enfin  il  répand  la  lumière  sur  de  grands 
objets  et  sur  une  vaste  surface. 

On  ne  saurait  avoir  un  grand  génie  ,  sans 
avoir  l'esprit  étendu  ;  mais  il  est  possible 
qu'on  ait  l'esprit  étendu  sans  avoir  du  gé- 
nie ;  car  ce  sont  deux  choses  distinctes.  Le 
génie  est  actif,  fécond  ;  l'esprit  étendu,  fort 
souvent,  se  borne  à  la  spéculation;  il  est  froid, 
paresseux  et  timide. 

Personne  n'ignore  que  celle  qualité  dé- 
pend aussi  beaucoup  de  l'ame  ,  qui  donne 
ordinairement  à  l'esprit  ses  propres  bornes, 
et  le  rétrécit  ou  l'étcnd  ,  selon  l'essor  qu'elle- 
même  se  donne. 

XI. 

Des  Saillies. 

]jC  mot  de  saillie  vient  de  sauter  ;  avoir 
des  saillies ,  c'est  passer  sans  gradation 
d'une  idée  à  une  autre  qui  peut  s'y  allier. 
C'est  saisir  les  rapports  des  choses  les  plus 

'  Mctaplion;  incolu'riMile  :  un  rameau  n'a  pas 
de  source.  M. 


DE  l'esprit  HUMAIi\.  io3 

éloignées  ;  ce  qui  demande  sans  doute  de  la 
vivacité  et  un  espi'it  agile.  Ces  transitions 
soudaines  et  inattendues  causent  toujours 
une  grande  surprise  ;  si  elles  se  portent  à 
quelque  chose  de  plaisant ,  elles  excitent  à 
rire  ;  si  à  quelque  chose  de  profond ,  elles 
étonnent  ;  si  à  quelque  chose  de  grand,  elles 
élèvent  :  mais  ceux  qui  ne  sont  pas  capables 
(le  s'élever,  ou  de  pénétrer  d'un  coup  d'œil 
des  rapports  trop  approfondis  ,  n'admirent 
que  ces  rapports  bizarres  et  sensibles  ,  que 
les  gens  du  monde  saisissent  si  bien.  Et  le 
philosophe  ,  qui  rapproche  par  de  lumineu- 
ses sentences  les  vérités  en  apparence  les  plus 
séparées ,  réclame  inutilement  contie  cette 
injustice  :  les  hommes  frivoles  ,  qui  ont  be- 
soin de  temps  pour  suivre  ces  grandes  dé- 
marches de  la  réflexion ,  sont  dans  une  es- 
pèce d'impuissance  de  les  admirer  ;  attendu 
que  l'admiration  ne  se  donne  qu'à  la  sur- 
prise ,  et  vient  rarement  par  degrés. 

Les  saillies  tiennent  en  quelque  sorte  dans 
Icsprit  le  même  rang  que  l'humeur  peut 
avoir  dans   les  passions  '.  Elles  ne  suppo- 

'  Les  saillies  tiennent,  cic.   Quel  rang  tient 


Io4      I.VTUODUCTION   A  LA  CONNAISSANCE 

sent  pas  nécessairement  de  grandes  lumières., 
elles  peignent  le  caractère  de  l'esprit.  Ainsi 
ceux  qui  approfondissent  vivement  les  choses, 
ont  des  saillies  de  réflexion;  les  gens  d'une 
imagination  heureuse  ,  des  saillies  d'imagi- 
nation ;  d'autres  des  saillies  de  mémoire  ; 
les  méchants  ,  des  méchancetés  ;  les  gens 
gais  ,  des  choses  plaisantes  ,  etc. 

Les  gens  du  monde  qui  font  leur  élude  de 
ce  qui  peut  plaire  ,  ont  porté  plus  loin  que 
les  autres  ce  genre  d'esprit;  mais,  parce 
qu'il  est  difficile  aux  hommes  de  ne  pas  ou- 
trer ce  qui  est  bien  ,  ils  ont  fait  du  plus  na- 
turel de  tous  les  dons  un  jargon  plein  daf- 
fectation.  L'envie  de  briller  leur  a  lait  aban- 

riiumcur  entre  les  passions?  est-elle  une  passion? 
Cette  pensée  peut  expliquer  IViufftou/' des  An- 
glais. M. 

L'humeur  ,  comme  la  colère,  est  une  passion, 
luie  passion  momentanée,  qui  ne  mène  h  rien, 
parce  qu'elle  n'a  point  de  but  déterminé.  Est-ce 
en  cela  que  Vauvenargues  la  compare  aux  saillies 
qui ,  le  plus  souvent,  ne  prouvent  rien?  ou  bien 
l'humeur  est-elle  prise  ici  pour  le  caractère  ?  De 
quelque  manière  qu'on  veuille  renlendrc ,  ce 
passage  est  difficile  à  expliquer.  S. 


DE  l'esprit  HUMAI.V.  1  o5 

donner  par  réflexion  le  vrai  cl  le  solide  , 
pour  courir  sans  cesse  après  les  allusions  et 
les  jeux  d'imagination  les  plus  frivoles  ;  il 
semble  qu'ils  soient  convenus  de  ne  plus  rien 
dire  de  suivi ,  et  de  ne  saisir  dans  les  choses 
que  ce  qu'elles  ont  de  plaisant ,  et  leur  siu*- 
face.  Cet  esprit ,  qu'ils  croient  si  aimable  , 
est  sans  doute  bien  éloigné  de  la  nature,  qui 
se  plaît  à  se  reposer  sur  les  sujets  qu'elle 
einbellit ,  et  trouve  la  variété  dans  la  fécon- 
dité de  ses  lumières,  bien  plus  que  dans  la 
diversité  de  ses  objets.  Un  agrément  si  faux 
cl  si  superficiel ,  est  un  art  ennemi  du  cœur 
et  de  l'espril  ',  qu'il  resserre  dans  des  bornes 
étroites  ;  un  art  qui  ôte  la  vie  de  tous  les 
discours  en  bannissant  le  sentiment  qui  en 
est  l'ame  ,  et  qui  rend  les  conversations  du 
monde  aussi  ennuyeuses  qu'insensées  et  ri- 
dicules. 

'  Un  agrément  si  faux  ,  etc.  L'auteur  veut 
parler  sans  doute  ici  de  celte  habitude  et  de  ce 
talent  qu'ont  iesgeus  du  monde  de  glacer  tout  scn  - 
liment  par  une  plaisanterie,  et  de  couper  court  à 
toatediscussion  sérieuse  par  une  saillie  heureuse, 
/'ondée  sur  quekjues  frivoles  rapports  de  mots.  S. 


I(i(i     INTaODLCTlON   A   I,A    CONNAISSANCE 

XII. 

Du  GuiU. 

l^e  goût  est  une  aptitude  à  bien  juger 
(les  objets  de  sentiment  '.  Il  faut  donc  avoii 
de  l'amc  jiour  avou'  du  goût  ;  il  laut  avoii 
aussi  de  la  pénétration  ,  parce  que  c'est 
l'intelligence  qui  remue  le  sentiment.  Ce 
que  l'esprit  ne  pénètre  qu'avec  peine  ,  ne 
va  pas  souvent  jusqu'au  cœur,  ou  n'y  fait 
qu'une  impression  i'aible;  c'est  là  ce  qui  fait 
que  les  choses  qu'on  ne  peut  saisir  d  un 
coup  d'œil  ,  ne  sont  point  du  ressort  du 
goût. 

Le  bon  goût  consiste  dans  un  sentiment  de 
la  belle  nature  ;  ceux  qui  n'ont  pas  un  esprit 
naturel ,  ne  peuvent  avoir  le  goût  juste. 

Toute  vérité  peut  entrer  dans  un  livre  de 

'  Le  goût ,  etc.  Le  G;oût  ne  pmte-t-il  pas 
aussi  sur  des  objets  qui  ne  sont  pas  de  sentiment, 
mais  du  simple  ressort  de  l'esprit?  M. 

Par  objets  de  sentiment ,  l'auteur  entend  les 
clioses  f[iii  se  sentent  et  ne  se  raisonnent  pas  ;  il 
le  dit  lui-même.  B. 


& 


DE    L  ESPRIT    IlUMAl.V.  IO7 

réflexion  ;  mais  dans  les  ouvrages  de  goût  ', 
nous  aimons  que  la  vérité  soit  puisée  dans 
la  nature;  nous  ne  voulons  pas  d'hypo- 
thèses ;  tout  ce  qui  n'est  qu'ingénieux  est 
contre  les  règles  de  goût. 

Comme  il  y  a  des  degrés  et  des  parties  dif- 
férentes dans  l'esprit,  il  v  en  a  de  même  dans 
le  goût.  Notre  goût  peut ,  je  crois  ,  s'étendre 
autant  que  notre  intelligence  ;  mais  il  est 
difficile  qu'il  passe  au-delà.  Cependant  ceux 
qui  ont  une  sorte  de  talent ,  se  croient  pres- 
que toujours  un  goût  universel  ;  ce  qui  les 
porte  quelquefois  jusqu'à  juger  des  choses 
qui  leiu"  sont  les  pins  étrangères.  Mais  cette 
présomption  ,  qu'on  pourrait  supporter  dans 
les  hommes  qui  ont  des  talents,  se  remarque 
aussi  parmi  ceux  qui  raisonnent  des  talents, 

'  Mais  datis  les  ouura^es  de  goût ,  etc. 
(1u"est-cc  guc  les  ouvrascs  de  i^oiit?  Sont-cc  ks 
ouNTOgcs  dont  le  goût  seul  doit  juger  ?  Mais  il  y 
on  a  de  plusieurs  sortes  :  pourquoi  ce  qui  n'est, 
qu  ingénieux  en  doit-il  être  banni  ?  Ce  qui  n"est 
•(iriiiijeniciix  nVst  pas  vrai,  'et  ce  qui  n''cst  pas 
vrai  uV^st  hnn  nulle  part;  et  oii  est  la  ve'ritc  qui 
11c  soit  pas  puisée  dans  la  nature  ?  Toute  cette 
pensée  ne  paraît  pas  nette.  S. 


Io8      INTKODLCTION  A   LA  COWAISSAXCK 

et  qui  ont  uuc  teinture  superficielle  (lc> 
règles  du  goût,  dont  ils  font  des  applications 
tout-à-fait  extraordinaires.  C'est  dans  les 
grandes  villes  ,  plus  que  dans  les  autres  , 
qu'on  peut  observer  ce  que  je  dis  :  elles  sont 
peuplées  de  ces  boninies  suffisants  qui  ont 
assez  d'éducation  et  d  habitude  du  monde  , 
pour  parler  des  choses  qu'ils  n'entendent 
point  :  aussi  sont-elles  le  théâtre  des  plus 
impertinentes  décisions  ;  et  c'est  là  que  l'on 
verra  mettre  à  côté  des  meilleurs  ouvrages, 
une  fade  compilation  des  traits  les  plus  bril- 
lants de  morale  et  de  goût,  mêlés  à  des  vieilles 
chansons  et  à  d'autres  extravagances ,  avec 
un  style  si  bourgeois  et  si  ridicule,  que  cela 
fait  mal  au  cœur. 

Je  crois  que  Ion  peut  dire,  sans  témérité, 
que  le  goût  du  grand  nombre  n'est  pas  juste  : 
le  cours  déshonorant  de  tant  d  ouvrages 
ridicules  en  est  une  preuve  sensible.  Ces 
écrits  ,  il  est  vrai ,  ne  se  soutiennent  pas  : 
mais  ceux  qui  les  remplacent  ne  sont  pas 
formés  sur  un  meilleur  modèle  :  l'incons- 
tance apparente  du  public  ne  tombe  que 
tur  les  auteurs.    Cela   vient  de   ce  que  les 


DE  L  ESPRIT  HUMAIN.  I  OC) 

choses  ne  font  dimpression  sur  nous  que 
selon  la  proportion  qu'elles  ont  avec  notre 
esprit  ;  tout  ce  qui  est  hors  de  notre  sphère 
nous  échappe,  le  bas,  le  naïf,  le  sublime,  etc. 
Il  est  vrai  que  les  habiles  réforment  nos 
jugements;  mais  ils  ne  peuvent  changer  notre 
goût  ,  parce  que  l'ame  a  ses  inclinations  in- 
dépendantes de  ses  opinions  ;  ce  que  l'on 
ne  sent  pas  d'abord  ,  on  ne  le  sent  que  par 
degrés,  comme  Ion  fait  en  jugeant'.  De 
là  vient  qu'on  voit  des  ouvrages  critiqués  du 
j)euple  ,  qui  ne  lui  en  plaisent  pas  moins  ; 
car  il  ne  les  critique  que  par  réflexion ,  et 
il  les  goûte  par  sentiment. 

'  Ce  que  Von  ne  sent  pas  d'abord  ,  on  ne  le 
sent  que  par  degrés ,  comme  l'on  fait  en  ju- 
geant. Il  v  a  ,  je  crois ,  beaucoup  de  gens  ca- 
pables de  sentir  par  degre's ,  ou  lorsqu'on  les 
en  avertit,  des  choses  cp'ils  n'avaient  pas  senties 
(l'abord.  Mats  cela  est  vrai  plutôt  des  beautés 
rpie  des  défauts.  On  n'est  jamais  choque  du de'faut 
qui  n'a  pas  choque  d'abord  ;  mais  on  peut,  à 
force  de  réflexion  ,  se  transporter  pour  des  beau- 
te's  qu'on  n'avait  pas  senties  d'abord,  parce 
i[u'oii  n'avait  pu  en  embrasser  d'un  coup  d'oeil 
tijut  le  me'ritc.  S. 

I .  lO 


I  lO       INTRODUCTION   A   I,A  CON^NAISSANCK 

Que  les  jtigemenls  du  public  ,  épurés  par 
le  temps  et  par  les  maîtres  ,  soient  donc  . 
si  Ton  veut  ,  infaillibles  ;  mais  distinguons- 
les  de  son  goût ,  cfui  paraît  toujours  récu- 
sable. 

Je  finis  ces  observations  :  on  demande  , 
depuis  long-temps ,  s'il  est  possible  de  ren- 
dre raison  des  matières  de  sentiment  :  tous 
avouent  que  le  sentiment  ne  peut  se  con- 
naître que  par  expérience  ;  mais  il  est  donné 
aux  habiles  d'expliquer  sans  peine  les  causes 
cachées  qui  l'excitent.  Cependant  bien  des 
gens  de  goiit  n  ont  pas  cette  facilité ,  et 
nombre  de  dissertateurs  qui  raisonnent  à 
l'infini ,  manquent  du  sentiment,  qui  est  1;< 
base  des  justes  notions  sur  le  goiit. 

XIII. 

Du  Langage  et  de  l'Éloquence. 

'   On   peut  dire  en   général  de    l'expres- 
sion ,  qu'elle  répond  à  la  nature  des  idées  . 
et  par  conséquent  aux  divçrs  caractères  di 
l'esprit. 

Ce  serait  néanmoins  une  témérité  déjuger 


DE    L  ESPRIT   IIUMAIV.  1  I  I 

«le  lous  les  hommes  par  le  langage.  Il  est 
rare  peut-être  de  trouver  une  proportion 
exacte  entre  le  don  de  penser  et  celui  de 
s'exprimer.  Les  termes  n'ont  pas  une  liai- 
son nécessaire  avec  les  idées  :  on  veut  par- 
ler d'un  homme  qu'on  connaît  beaucoup  ; 
dont  le  caractère  ,  la  figure ,  le  maintien  , 
tout  est  présent  à  l'esprit ,  hors  son  nom 
qu'on  veut  nommer  ,  et  qu'on  ne  peut  rap- 
peler ;  de  même  de  beaucoup  de  choses  dont 
on  a  des  idées  fort  nettes ,  mais  que  l'ex- 
pression ne  suit  pas  :  de  là  vient  que  d'ha- 
biles gens  manquent  quelquefois  de  cette 
facilité  à  rendre  leurs  idées  ,  que  des  hom- 
mes superficiels  possèdent  avec  avantage. 

La  précision  et  la  justesse  du  langage  dé- 
pendent de  la  propriété  des  termes  qu'on 
emploie. 

La  force  ajoute  à  la  justesse  et  à  la  briè- 
veté ce  qu'elle  emprunte  du  sentiment  :  elle 
se  caractérise  d'ordinaire  par  le  tour  de 
l'expression. 

La  finesse  emploie  des  termes  qui  laissent 
beaucoup  à  entendre. 

La  délicatesse  cache  sous  le  voile  des  pa- 


I  1  ?.      INTKODUCTIOX    A    LA    C0.V^A1SSA^'CE 

rôles  ce  qu'il  y  a  dans  les  choses  de  rebutant. 
La  noblesse  a  un  air  aisé,  simple  ,  précis  , 
nalurel. 

Le  sublime  ajoute  à  la  noblesse  une  force 
et  une  hauteur  qui  ébranlent  l'esprit,  qui  l'é- 
tonnent  et  le  jettent  hors  de  lui-même  ;  c'est 
l'expression  la  plus  propre  d'un  sentiment 
élevé  ,  ou  d'une  grande  et  surprenante  idée- 
On  ne  peut  sentir  le  sublime  d'une  idée 
dans  une  faible  expression  ;  mais  la  magni- 
iicence  des  paroles  avec  de  faibles  idées  est 
proprement  du  phébus  :  le  sublime  veut  des 
jjensées  élevées,  avec  des  expressions  et  des 
tours  qui  en  soient  dignes. 

L'éloquence  embrasse  tous  les  divers  ca- 
ractères de  l'élocution  :  peu  d'ouvrages  sont 
éloquents;  maison  voit  des  traits  d'éloquence 
semés  dans  plusieurs  écrits. 

Il  y  a  une  éloquence  qui  est  dans  les  pa- 
roles ,  et  qui  consiste  à  rendre  aisément  et 
convenablement  ce  que  l'on  pense  ,  de  quel- 
que nature  qu'il  soit  ;  c'est  là  l'éloquence  du 
inonde.  Il  y  en  a  une  autre  dans  les  idées 
mêmes  et  dans  les  sentiments  ,  jointe  à  celle 
de  l'expression  :  c'est  la  véritable. 


DE  l'esprit  humain.  ii3 

On  voit  aussi  des  hommes  que  le  monde 
échauffe  ,  et  d'autres  qu'il  refroidit.  Les  pre- 
miers ont  besoin  de  la  présence  des  objets  : 
les  autres  d'être  retirés  et  abandonnés  à 
eux-mêmes  :  ceux-là  sont  éloquents  dans 
leurs  conversations  ,  ceux-ci  dans  leurs  com- 
positions. 

Un  peu  d'imagination  et  de  mémoire  ,  un 
esprit  facile  ,  suffisent  pour  parler  avec  élé- 
gance ;  mais  que  de  choses  entrent  dans  l'é- 
loquence !  le  raisonnement  et  le  sentiment , 
le  naïf  et  le  pathétique  ,  l'ordre  et  le  dé- 
sordre ,  la  force  et  la  grâce  ,  la  douceur  et 
la  véhémence ,  etc. 

Tout  ce  qu'on  a  jamais  dit  du  prix  de  l'é- 
loquence n'en  est  qu'une  faible  expression. 
Elle  donne  la  vie  à  tout  -.  dans  les  sciences  , 
dans  les  affaires  ,  dans  la  conversation  ,  dans 
la  composition  ,  dans  la  recherche  même  des 
plaisirs  ,  rien  ne  peut  réussir  sans  elle.  Elle 
se  joue  des  passions  des  hommes  ,  les  émeut, 
les  calme  ,  les  pousse  ,  et  les  détermine  à  son 
gré  :  tout  cède  à  sa  voix  ;  elle  seule  enfin  est 
'caj)able  de  se  célébrer  dignement. 


10. 


1  l4       INTRODUCTION  A  LA  CONNAISSANCE 

XIV. 

De  l'Invention. 

Les  hommes  ne  sauraient  créer  le  fond 
des  choses  ;  ils  les  modifient.  Inventer  n'est 
donc  pas  créer  la  matière  de  ses  inven- 
tions ,  mais  lui  donner  la  forme.  Un  ar- 
chitecte ne  fait  pas  le  marbre  qu  il  emploie 
à  un  édifice  ,  il  le  dispose  ;  et  l'idée  de  cette 
disposition  ,  il  l'emprunte  encore  de  diffé- 
rents modèles  qu  il  fond  dans  son  imagina- 
lion  ,  pour  former  un  nouveau  tout.  De 
même  un  poète  ne  crée  pas  les  images  de  sa 
poésie  ;  il  les  prend  dans  le  sein  de  la  na- 
ture ,  et  les  applique  à  différentes  choses 
pour  les  figurer  aux  sens  :  et  encore  le  phi- 
losophe ;  il  saisit  une  vérité  souvent  ignorée, 
mais  qui  existe  éternellement  ,  pour  joindre 
à  une  autre  vérité  ,  et  pour  en  former  un 
principe.  Ainsi  se  produisent  en  différents 
génies  les  chefs-d'œuvre  de  la  réflexion  et 
de  l'imagination.  Tous  ceux  qui  ont  la  vue 
assez  bonne  pour  lire  dans  le  sein  de  la  na- 
ture ,  y  découvrent .   selon  le  caractère  de 


DE    L  ESPRIT    HUMAIN'.  Il5 

leur  esprit  ,  ou  le  lond  et  l'enchaînement 
tlos  vérités  que  les  hoilimes  effleurent ,  ou 
I  lieureux  rapport  des  images  avec  les  vérités 
(|u'elles  embellissent.  Les  esprits  qui  ne  peu- 
vent pénétrer  jusqu'à  cette  source  féconde  , 
qui  n'ont  pas  assez  de  force  et  de  justesse 
pour  lier  leurs  sensations  et  leurs  idées , 
donnent  des  fantômes  sans  vie  ,  et  prouvent, 
plus  sensiblement  que  tous  les  philosophes  , 
notre  impuissance  à  créer. 

Je  ne  blâme  pas  néanmoins  ceux  qui  se 
servent  de  cette  expression ,  pour  caracté- 
riser avec  plus  de  force  le  don  d'inventer. 
Ce  que  j'ai  dit  se  borne  à  faire  voir  que  la 
nature  doit  être  le  modèle  de  nos  inven- 
tions, et  que  ceux  qui  la  quittent  ou  la  mé- 
connaissent ne  peuvent  rien  faire  de  bien. 

Savoir  après  cela  pourquoi  les  hommes 
quelquefois  médiocres  excellent  à  des  inven- 
tions où  des  hommes  plus  éclairés  ne  peu- 
vent atteindre  ;  c'est  là  le  secret  du  génie  , 
que  je  vais  tâcher  d'expliquer. 


I  iG     INTRODLCTIO.N  A  I.A  CO.W AISSA.VCF 

XV. 

Du  Génie  et  de  V Esprit. 

Je  crois  qu'il  n'y  a  point  de  génie  sans 
activité.  Je  crois  que  le  génie  dépend  en 
grande  partie  de  nos  passions.  Je  crois  qu'il 
se  forme  du  concours  de  beaucoup  de  dif- 
férentes qualités ,  et  des  convenances  se- 
crètes de  nos  inclinations  avec  nos  lumières. 
Lorsque  quelqu'une  des  conditions  néces- 
saires manque  ,  le  génie  n'est  point  ou  n'est 
qu'imparfait  :  et  on  lui  conteste  son  nom. 

Ce  qui  forme  donc  le  génie  des  négocia- 
tions ,  ou  celui  de  la  poésie  ,  ou  celui  de  la 
guerre  ,  etc.  ,  ce  n'est  pas  un  seul  don  de  la 
nature  ,  comme  on  pourrait  croire  :  ce  sont 
plusieurs  qualités ,  soit  de  l'esprit .  soit  du 
cœur,  qui  sont  inséparablement  et  intime- 
ment réunies. 

Ainsi  l'imagination  ,  1  enthousiasme  ,  le 
talent  de  peindre,  ne  suffisent  pas  pour  faire 
un  poète  :  il  faut  encore  qu'il  soit  né  avec 
nue  extrême  .sensibilité  pour  l'harmonie  , 
avec  le  génie  de  sa  langue  ,  et  lart  des  vers. 


D1-:    L  ESPRIT    HUMAIX.  117 

Ainsi  la  prévoyance  .  la  fécondité  ,  la 
célérité  de  l'esprit  sur  les  objets  militaires  , 
ne  formeraient  pas  un  grand  capitaine  ,  si  la 
sécurité  dans  le  péril ,  la  vigueur  du  corps 
dans  les  opérations  laborieuses  du  métier, 
et  enfin  une  activité  infatigable  n'accompa- 
gnaient ses  autres  talents. 

C'est  la  nécessité  de  ce  concours  de  tant 
de  qualités  indépendantes  les  unes  des  au- 
tres ,  qui  fait  apparemment  que  le  génie  est 
toujours  si  rare.  Il  semble  que  c'est  une  es- 
pèce de  hasard  ,  quand  la  nature  assortit 
ces  divers  mérites  dans  un  même  homme. 
Je  dirais  volontiers  qu'il  lui  en  coilte  moins 
pour  former  un  homme  d'esprit ,  parce 
qu'il  n'est  pas  besoin  de  mettre  entre  ses  ta- 
lents cette  correspondance  que  veut  le  génie- 

Cependant  on  lencontre  quelquefois  des 
gens  desprit  qui  sont  plus  éclairés  que  d'as- 
sez beaux  génies.  Mais  soit  que  leurs  incli- 
nations pai'tagent  leur  application  ,  soit  que 
la  faiblesse  de  leur  ame  les  empêche  d'em- 
ployer la  force  de  leur  esprit  ,  on  voit  qu'ils 
demeurent  bien  loin  après  ceux  qui  mettent 
Joutes  leurs  ressources  et  toute  leur  activité 


r  l8      INTRODUCTION  A  LA  CONNAISSANCE 

en  œuvre  ,  en  faveur   d'un    objet  unique. 

C'est  cette  chaleur  du  génie  et  cet  amour 
de  son  objet ,  qui  lui  donnent  d'imaginer  et 
d'inventer  sur  cet  objet  nicnie.  Ainsi ,  selon 
la  pente  de  leur  ame  et  le  caractère  de  leur 
esprit  ,  les  uns  ont  l'invention  de  style ,  les 
autres  celle  du  raisonnement ,  ou  Fart  de 
former  des  systèmes.  D'assez  grands  génies 
ne  paraissent  presque  avoir  eu  que  l'inven- 
tion de  détail  :  tel  est  Montaigne.  La  Fon- 
taine ,  avec  un  génie  bien  différent  de  celui 
de  ce  philosophe  ,  est  néanmoins  un  autre 
exemple  de  ce  que  je  dis.  Descartes  ,  au  con- 
traire ,  avait  l'esprit  systématique  et  l'inven- 
tion des  desseins.  Mais  il  manquait,  je  crois  , 
de  l'imagination  dans  l'expression  ',  qui  em- 
bclHt  les  pensées  les  plus  communes. 

A  cette  invention  du  génie  est  attaché  , 
comme  on  sait ,  un  caractère  original ,  qui 
tantôt  naît  des  expressions  et  des  sentiments 

'  3Iais  il  manquait,  je  crois,  de  l'imagi- 
nation ,  etc.  Mais  il  manquait  bien  tlavanlage 
«le  la  justesse  d'esprit  nécessaire  pour  faire  un 
bon  nsat;e  des  mathématiques  j  voilà  pourquoi  il 
a  dit  tant  de  folies.  V. 


DE    L  ESPKIT   HUMAIV.  I  1  f) 

d'un  auteur,  tantôt  de  ses  plans  ,  de  son  art, 
de  sa  manière  d'envisager  et  d'arranger  les 
objets.  Car  un  homme  qui  est  maîtrisé  par 
la  pente  de  son  esprit  et  par  les  impressions 
particulières  et  personnelles  qu'il  reçoit  des 
choses  ,  ne  peut  ni  ne  veut  dérober  son  ca- 
ractère à  ceux  qui  l'épient. 

Cependant  il  ne  faut  pas  croire  que  ce 
caractère  original  doive  exclure  l'art  d'imi- 
ter. Je  ne  connais  point  de  grands  hommes 
qui  n'aient  adopté  des  modèles.  Rousseau  ' 
a  imité  Marot  ;  Corneille',  Lucain  et  Sé- 
nèque;  Bossuet,  les  prophètes  ;  Racine  ,  les 
Grecs  et  Virgile  ;  et  Montaigne  dit  quelque 
part  qu'il  y  a  en  lui  une  condition  aucune- 
ment singeresse  et  imitatrice.  Mais  ces  grands 
hommes  ,  en  imitant ,  sont  demeurés  origi- 
naux ,  parce  qu'ils  avaient  à  peu  près  le 
même  génie  que  ceux  qu'ils  prenaient  pour 
modèles  ;  de  sorte  qu'ils  cultivaient  leur 
propre   caractère ,  sous    ces  maîtres   qu'ils 

'  Kousseau  (Jean-Baptiste  ) .  B. 

'  Pierre  Corneille  ,  dans  ses  tra;;e'dies  ,  a  em- 
prunté quelques  traits  de  la  Pharsa/e  de  Lucain, 
et  des  tragédies  de  Sénèque.  B. 


120      INTRODUCTION   A  LA  CONNAISSANCE 

consultaient,  et  qu'ils  surpassaient  quelque- 
fois :  au  lieu  que  ceux  qui  n'ont  que  de 
l'esprit ,  sont  toujours  de  faibles  copistes 
des  meilleurs  modèles  .  et  n'atteignent  ja- 
mais leur  art.  Preuve  incontestable  qu'il  faut 
du  génie  pour  bien  imiter,  et  même  un  génie 
étendu  pour  prendre  divers  caractères  :  tant 
s'en  faut  que  l'imagination  donne  l'exclusion 
au  génie. 

J'explique  ces  petits  détails  ,  pour  rendre 
ce  chapitre  plus  complet ,  et  non  pour  ins- 
truire les  gens  de  lettres  ,  qui  ne  peuvent  les 
ignorer.  J'ajouterai  encore  une  réflexion  eu 
faveur  des  personnes  moins  savantes  :  c'est 
que  le  premier  avantage  du  génie  est  de  sen- 
tir et  de  concevoir  plus  vivement  les  objets 
de  son  ressort ,  que  ces  mêmes  objets  ne  sont 
sentis  et  aperçus  des  autres  hommes. 

A  l'égard  de  l'esprit  ,  je  diiai  que  ce  mot 
n'a  d'abord  été  inventé  que  pour  signifier 
en  général  les  différentes  qualités  que  j'ai 
définies,  la  justesse,  la  profondeur,  le  ju- 
gement ,  etc.  Mais  parce  que  nul  homme  ne 
peut  les  rassembler  toutes  .  chacune  de  ces 
qualités  a  prétendu  s'approprier  exclusive- 


! 


DE   L  ESPRIT   HUMAIN.  121 

ment  le  nom  générique  :  d'où  sont  nées  des 
disputes  très-frivoles  ;  car,  au  fond  ,  il  im- 
l)orle  peu  que  ce  soit  la  vivacité  ou  la  justesse, 
ou  telle  autre  partie  de  l'esprit  qui  emporte 
l'honneur  de  ce  titre.  Le  nom  ne  peut  rien 
pour  les  choses.  La  question  n'est  pas  de 
savoir  si  c'est  à  l'imagination  ou  au  bon  sens 
qu'appartient  le  terme  desprit.  Le  vrai  in- 
térêt ,  c'est  de  voir  laquelle  de  ces  qualités  , 
ou  des  autres  que  j'ai  nommées  ,  doit  nous 
inspirer  plus  d'estime.  Il  n'y  en  a  aucune 
qui  n'ait  son  utilité  ,  et  j'ose  dire  son  agré- 
ment. Il  ne  serait  peut-être  pas  difficile  de 
juger  s'il  y  en  a  de  plus  utiles ,  ou  de  plus 
aimables ,  ou  de  plus  grandes  les  unes  que 
les  autres.  Mais  les  hommes  sont  incapables 
de  convenir  entre  eux  du  prix  des  moindres 
choses.  La  différence  de  leurs  intérêts  et  de 
leurs  lumières  maintiendra  éternellement  la 
diversité  de  leurs  opinions  et  la  contrariété 
de  leurs  maximes. 

XVI. 

Du  Caractère. 

Tout  ce  qui  forme  l'esprit   et  le   cœui 
I.  II 


122       INTRODUCTION  A  LA  CON.XAISSAXCE 

est  compris  dans  le  caractère  '.  Le  génie 
n'exprime  que  la  convenance  de  certaines 
qualités  '  ;  mais  les  contrariétés  les  plus  bi- 
zarres entrent  dans  le  même  caractère  ,  et 
le  constituent. 

On  dit  d'un  homme  qu'il  n'a  point  de  ca- 
ractère ,  lorsque  les  traits  de  son  ame  sont 
faibles,  légers,  changeants  '  ;  mais  cela  même 
fait  un  caractère  ^  ■,  et  l'on  s'entend  bien  là- 
dessus. 

'  Tout  ce  qui  forme,  etc.  11  faut,  je  pense, 
ce  qui  compose  ;  mais  la  maxime  n'est  pas  claire 
et  ne  peut  être  juste.  M. 

'  Le  génie  n'exprime ,  etc.  Le  ge'nie  est  l'ap- 
litude  à  excelicr  dans  un  art.  V. 

'  On  dit  d'un  homme  qu'il  n^a  point  de  ca- 
ractère, lorsque  les  traits  de  son  ame,  etc.  'Vau- 
venarc^es  emploie  ici  fifjarement  le  mot  de  traits, 
dans  k  même  sens  ou  il  l'emploie  en  parlant  des 
traits  du  visage.  C'est  comme  s'il  disait ,  la  phy- 
sionomie de  son  ame.  On  dit  fort  bien  que  tel  ca- 
ractère a  une  physionomie  particulière.  Ceu- 
dont  parle  Vauvcnargucs  n'ont  qu'une  physio- 
nomie peu  marquée  et  qui  cliange  à  chaque 
instant.  S. 

'    Cela    même  fait   un   caractère  ,    eir.  Vol- 


DE   L  ESPRIT    HUMAIV.  120 

Les  inégalités  du  caractère  influent  sur 
I  esprit  ;  un  homme  est  pénétrant ,  ou  pe- 
sant ,  ou  aimable  ,  selon  son  humeur. 

On  confond  souvent  dans  le  caractère 
les  qualités  de  l'ame  et  celles  de  l'esprit.  Un 
homme  est  doux  et  facile ,  on  le  trouve  in- 
sinuant ;  il  a  Thumeur  vive  et  légère  ,  on  dit 
qu'il  a  l'esprit  vif  ;  il  est  distrait  et  rêveur  , 
on  croit  qu'il  a  l'esprit  lent  et  peu  d'imagi- 
nation. Le  monde  ne  juge  des  choses  que 
par  leur  écorce  ,  c'est  une  chose  qu'on  dit 
tous  les  jours ,  mais  que  l'on  ne  sent  pas 
assez.  Quelques  réflexions,  en  passant,  sur  les 
caractères  les  plus  généraux  ,  nous  v  feront 
faire  attention. 

XVIL 

Du  Sérieux. 

Un  des  caractères  les  plus  généraux , 
c'est  le  sérieux  ;  mais  combien  de  choses 
différentes  n'a  - 1  -  il  pas  ,  et  combien  de 
caractères  sont  compris  dans  celui-ci  ?  On 

taire  a  ajouté  de  sa  main  ,  à  la  marge,  comme 
un  renvoi  ,  avant  le  mot  caractère ,  le  mot  /;««' 
Kre.  Vn{pauurc)  caractère.  S. 


1 24      INTRODUCTION'  A  LA  CONNAISSANCE 

est  sérieux  par  tempérament ,  par  trop  ou 
trop  peu  de  passions  ,  trop  ou  trop  peu  d'i- 
dées ,  par  timidité  ,  par  habitude  ,  et  par 
mille  autres  raisons. 

L'extérieur  '  distingue  tous  ces  divers  ca- 
ractères aux  yeux  d'un  homme  attentif. 

Le  sérieux  d'un  esprit  tranquille  porte  un 
air  doux  et  serein. 

Le  sérieux  des  passions  ardentes  est  sau- 
vage ,  sombre  et  allumé. 

Le  sérieux  d'une  ame  abattue  donne  uji 
extérieur  languissant. 

Le  sérieux  d'un  homme  stérile  paraît 
froid  ,  lâche  et  oisif. 

Le  sérieux  de  la  gravité  prend  un  air  coiir 
certé  comme  elle. 

Le  sérieux  de  la  distraction  porte  des  de- 
hors singuliers. 

Le  sérieux  d'un  homme  timide  n'a  pres- 
que jamais  de  maintien. 

Personne  ne  rejette  en  gros  ces  vérités  ; 

'  Depuis  ces  mois  ,  l" extérieur  distingue  jus- 
cpi'h  ceux-ci,  n'a  presque  jamais  de  maintien, 
rédition  de  VoUairc  est  marijucc  d'une  accolade 
avec  CCS  mots  de  sa  main  :  très-bien.  S. 


DE  l'esprit   HLMAI.V.  125 

mais  ,  faute  de  principes  bien  lies  et  bien 
conçus  ,  la  plupait  des  hommes  sont  dans 
le  détail  et  dans  leurs  applications  particu- 
lières ,  opposés  les  uns  aux  autres  et  à  eux- 
mêmes  ;  ils  font  voir  la  nécessité  indispen- 
sable de  bien  manier  les  principes  les  plus  fa- 
miliers ,  et  de  les  mettre  tous  ensemble  sous 
un  point  de  vue  qui  en  découvre  la  fécondité 
cl  la  liaison. 

XVIII. 

Du  Sang-froid. 

Nous  prenons  quelquefois  pour  le  sang- 
froid  une  passion  sérieuse  et  concentrée  , 
qui  fixe  toutes  les  pensées  d'un  esprit  ar- 
dent, et  le  rend  insensible  aux  autres  choses. 

Le  véritable  sang-froid  vient  d'un  sang 
doux  ,  tempéré  ,  et  peu  fertile  en  esprits. 
S'il  coule  avec  trop  de  lenteur,  il  peut  rendre 
l'esprit  pesant  ;  mais  lorsqu  il  est  reçu  par 
des  organes  faciles  et  bien  conformés ,  la 
justesse  ,  la  réflexion,  et  une  singularité  ai- 
mable souvent  l'accompagnent  ;  nul  esprit 
n'est  plus  désirable. 

On  paile  encore  d'un   autre   sang-froid 

1 1. 


I?.6      INTRODUCTION  A  l.A  CONNAISSANCE 

que  donne  la  force  d  esprit  ,  soutenue  par 
l'expérience  et  de  longues  réflexions  ;  sans 
doute  c'est  là  le  plus  rare. 

XIX. 

De  la  Présence  d'esprit. 

l^a  présence  d'esprit  se  pourrait  définir 
une  aptitude  à  profiler  des  occasions  pour 
parler  ou  pour  agir.  C'est  un  avantage  qui 
a  manqué  souvent  aux  hommes  les  plus  éclai- 
rés ,  qui  demande  un  esprit  facile.,  un  sang- 
froid  modéré  ,  l'usage  des  affaires  ,  et  selon 
les  différentes  occurrences,  divers  avantages  : 
de  la  mémoire  et  de  la  sagacité  dans  la  dis- 
pute ,  de  la  sécurité  dans  les  périls  ,  et  dans 
le  monde  ,  cette  liberté  de  cœur  qui  nous 
rend  attentifs  à  tout  ce  qui  s'y  passe  ,  et 
nous  tient  en  étal  de  profiler  de  tout ,  etc.  '. 

XX. 

De  la  Distraction. 

11  y  aune  distraction  assez  semblable  aux 

'  Tout  cet  article  est  marque  d'une  accolade 
ilans  l'édition  do  Voltaire,  avec  ces  mots  ,  bnii  , 
très-bon.  S. 


DE   L  ESPRIT  HUMAIN.  I27 

rêves  du  sommeil  ,  qui  est  lorsque  nos  pen- 
sées flottent  et  se  suivent  d'elles-mêmes  sans 
force  et  sans  direction.  Le  mouvement  des 
esprits  se  ralentit  peu  à  peu  ;  ils  errent  à 
l'aventure  sur  les  traces  du  cerveau  ',  et 
réveillent  des  idées  sans  suite  et  sans  vérité  ; 
enfin  les  organes  se  ferment  :  nous  ne  for- 
mons plus  que  des  songes  ,  et  c'est  là  pro- 
prement rêver  les  yeux  ouverts. 

Cette  sorte  de  distraction  est  bien  diffé- 
rente de  celle  où  jette  la  méditation.  L'ame 
obsédée  ,  dans  la  méditation  ,  d'un  objet  qui 
fixe  sa  vue  et  la  remplit  toute  entière  ,  agit 
beaucoup  dans  ce  repos.  C  est  un  état  tout 
opposé  ;  cependant  elle  y  tombe  ensuite  épui- 
sée par  ses  réflexions . 

XXL 

De  l'Esprit  du  jeu. 
C  est  une   manière  de  génie  ^   que   l'es- 

'  Sur  les  traces  du  cerveau  ,  etc.  Sur  les 
traces  imprime'es  dans  le  cerveau.  S. 

'  C^est  une  manière  de  génie,  etc.  Ma- 
nière, expression  négligée  et  mal  assortie.  J'ai- 
merais mieux  sorte  on  espèce.  .M. 


1  28      INTRODUCTIOX  A  LA  CONNAISSANCE 

prit  du  jeu  ,  puisqu'il  dépend  également  de 
l'aine  et  de  l'intelligence.  Un  homme  que  la 
])erle  trouble  ou  intimide  ,  que  le  gain  rend 
trop  hasardeux  ,  un  homme  avare  ,  ne  soûl 
pas  plus  faits  pour  jouer  ,  que  ceux  qui  ne 
peuvent  atteindre  à  l'esprit  de  combinaison. 
Il  faut  donc  un  certain  degré  de  lumière 
et  de  sentiment,  l'art  des  combinaisons ,  le 
goût  du  jeu  ,  et  l'amour  mesuré  du  gain. 

On  s'étonne  à  tort  que  des  sots  possèdent 
ce  faible  avantage.  L'habitude  et  l'amour  du 
jeu  ,  qui  tournent  toute  leur  application  et 
leur  mémoire  de  ce  seul  côté  ,  suppléent  les- 
pril  qui  leur  manque. 


DE    L  ESPRIT    HUMAIN.  1  29 


LIVRE  DEUXIÈME. 


XXII. 

Des  Passions. 

Toutes  les  passions  roulent  sur  le  plaisir 
et  la  douleur,  comme  dit  M.  Locke  "  :  c'en 
est  l'essence  et  le  fonds. 

ÏN o us  éprouvons  ,  en  naissant  ,  ces  deux 
états  :  le  plaisir,  parce  qu'il  est  naturelle- 
ment attaché  à  être  ;  la  douleur,  parce  qu'elle 
lient  à  être  imparfaitement  ^ . 

Si  notre  existence  était  parfaite  ,  nous  ne 
cou  naîtrions  que  le  plaisir.  Etant  imparfaite, 
nous  devons  connaître  le  plaisir  et  la  dou- 

'  Locke  (Jean)  ,  mort  en  1704  ,  auteur  de 
V Essai  sur  L'entendement  humain,  ouvrage  ex- 
cclluat,  traduit  en  français  par  Coste,  en  1729.  F. 

'  A'^ous  épiouwons  ,  etc.  Je  ne  sais  si  on  peut 
dire  éprouver  un  e'tat.  On  éprouve  une  imprcs- 
.sion  qui  passe.  Etre  imparfaitement  n'cxpli<pic 
pas  ce  t|ue  c'est  i^yiélre  douloureusement.  JI. 

Le  plaisir  n'est  pas  naturellement  attache  à 


l3o      INTRODUCTION  A  LA  CONNAISSANCE 

leur  :  or  c'est  de  rexpérience  de  ces  deux 
contraires  que  nous  tirons  l'idée  du  bien  et 
du  mal. 

Mais  comme  le  plaisir  et  la  douleur  ne 
viennent  pas  à  tous  les  hommes  par  les  mêmes 
choses ,  ils  attachent  à  divers  objets  l'idée 
du  bien  et  du  mal  :  chacun  selon  son  expé- 
rience ,  ses  passions  ,  ses  opinions  ,  etc. 

Il  n'y  a  cependant  que  deux  organes  de 
nos  biens  et  de  nos  maux  :  les  sens  et  la  ré- 
flexion. 

Les  impressions  qui  viennent  par  les  sens 
sont  immédiates  et  ne  peuvent  se  définir;  on 
n'en  connaît  pas  les  ressorts  ;  elles  sont  l'ef- 
fet du  rapport  qui  est  entre  les  choses  et 
nous  ;  mais  ce  rapport  secret  ne  nous  est  pas 
connu. 

Les  passions  qui  viennent  par  l'organe  de 
la  réflexion  sont  moins  ignorées.  Elles  ont 
leur  principe  dans  l'amour  de  l'être  ou  de  la 
perfection  de  l'être ,  ou  dans  le  sentiment 
de  son  imperfection  et  de  son  dépérissement. 

••Ire  ,  car  on  exi.slc  souvent  sans  plaisir  ni  dou- 
leur. Etre  imparfaitement  àonncfAxi  ■ç\\\\.ô\.Y\- 
<\ùc  du  désir  t[ue  de  la  douleur.  S. 


DE    l'esprit   HUMAIN".  l3l 

Nous  lirons  de  rexpérience  de  notre  être 
une  idée  de  grandeur,  de  plaisir  ,  de  puis- 
sance ,  que  nous  voudrions  toujours  augmen- 
ter :  nous  prenons  dans  l'imperfection  de 
notre  être  une  idée  de  petitesse  ,  de  sujétion , 
de  misère  ,  que  nous  tâchons  d'étouffer  : 
voilà  toutes  nos  passions. 

Il  y  a  des  hommes  en  qui  le  sentiment  de 
Têtre  est  plus  fort  que  celui  de  leur  iuiper- 
fection  ;  de  là  Tenjouenient  ,  la  douceur  ,  la 
modération  des  désirs. 

Il  y  en  a  d'autres  en  qui  le  sentiment  de 
leur  imperfection  est  plus  vif  que  celui  de 
l'être  ;  de  là  l'inquiétude  ,  la  mélancolie,  etc. 

De  ces  deux  sentiments  unis,  c'est-à-dire  , 
celui  de  nos  forces  et  celui  de  notre  misère 
naissent  les  plus  grandes  passions  ;  parce 
que  le  sentiment  de  nos  misères  nous  pousse 
à  sortir  de  nous-mêmes  ,  et  que  le  sentiment 
de  nos  ressources  nous  y  encourage  et  nous 
porte  par   l'espérance  ' .  Mais  ceux  qui  ne 

'  IVous  porte  par  Pespérance,  etc.  11  semble 
qu'il  faudrait  nous  y  porte  (  à  sortir  de  nous- 
mêmes).  Autrement  poi-te  serait  employé  là 
d'ime  Miaiiière  qui  n'est  pas  cDmininie.  M. 


l3^      INTBODUCTIO.V  A  LA  CONNAISSAN'CE 

seulent  que  leur  misère  sans  leur  force ,  nf 
se  passionnent  jamais  autant ,  car  ils  nosenl 
rien  espérer  ;  ni  ceux  qui  ne  sentent  que 
leur  force  sans  leur  impuissance  ,  car  ils 
ont  trop  peu  à  désirer  :  ainsi  il  faut  un  mé- 
lange de  courage  et  de  faiblesse  ,  de  tristesse 
et  de  présomption.  Or,  cela  dépend  de  la  cha- 
leur du  sang  et  des  esprits  ;  et  la  léflexioii 
qui  modère  les  velléités  des  gens  froids,  en- 
courage Tardeur  des  autres  ,  en  leur  four- 
nissant des  ressources  qui  nourrissent  leurs 
illusions  :  d'où  vient  que  les  passions  des 
hommes  d'un  esprit  profond  sont  plus  opi- 
niâtres et  plus  invincibles  ,  car  ils  ne  sont 
pas  obligés  de  s'en  distraire  comme  le  reste 
des  hommes  ,  par  épuisement  de  pensées  ; 
mais  leurs  réflexions  ,  au  contraire  ,  sont  un 
entretien  éternel  à  leurs  désirs ,  qui  les 
échauffe  ;  et  cela  explique  encore  pourquoi 
ceux  qui  pensent  peu ,  ou  qui  ne  sauraient 
penser  long-temps  de  suite  sur  la  mcinc 
chose  ,  n'ont  que  l'inconstance  en  partage. 


DE  l'esprit  humain.  I  33 

XXIII. 
De  la  Gaîlé ,  de  la  Joie  ,  de  la  Mélancolie. 

Le  premier  degré  du  sentiraeut  agréable 
de  notre  existence  est  la  gaîté  :  la  joie  est 
un  sentiment  plus  pénétrant.  Les  hommes 
enjoués  nétant  pas  d'ordinaire  si  ardents 
que  le  reste  des  hommes  ,  ils  ne  sont  peut- 
être  pas  capables  des  plus  vives  joies  ;  mais 
les  grandes  joies  durent  peu  ,  et  laissent 
notre  anie  épuisée. 

La  gaîté ,  plus  proportionnée  à  nolro 
faiblesse  que  la  joie  ,  nous  rend  confiants  et 
hardis,  donne  un  être  et  un  intérêt  aux  choses 
les  moins  importantes  ,  fait  que  nous  nous 
plaisons  par  instinct  en  nous-mêmes  ,  dans 
nos  possessions  ,  nos  entours  ,  notre  esprit , 
notre  suffisance  ,  malgré  d'assez  grandes  mi- 
sères. 

Cette  intime  satisfaction  nous  conduit 
quelquefois  à  nous  estimer  nous-mêmes ,  par 
de  très-frivoles  endroits  ;  et  il  me  semble  que 
les  personnes  enjouées  sont  ordinairement 
un  peu  plus  vaines  que  les  autres. 

I.  12 


1  34       INTRODUCTION  A  LA  CONNAISSANCE 

D'autre  part  ,  les  mélancoliques  sont  ar- 
dents ,  timides  ,  inquiets  ,  et  ne  se  sauvent  . 
la  plupart ,  de  la  vanité  ,  que  par  l'ambition 
et  l'orgueil. 

XXIV. 

De  V  Amour-propre  et  de  V  Amour  de  noua- 
mémes. 

L'amour  est  une  complaisance  dans  l'objet 
aimé.  Aimer  une  chose  .  c'est  se  complaire 
dans  sa  possession  ,  sa  grâce  ,  son  accroisse- 
ment ,  craindre  sa  privation  ,  ses  déchéan- 
ces ,  etc. 

Plusieurs  philosophes  rapportent  généra- 
lement à  l'araoui -propre  toute  sorte  d'atta- 
chements. Ils  prétendent  qu'on  s'approprie 
tout  ce  que  l'on  aime  ,  qu'on  n'y  cherche  que 
son  plaisir  et  sa  propre  satisfaction  ,  qu'on 
se  met  soi-même  avant  tout  :  jusque-là  qu'ils 
nient  que  celui  qui  donne  sa  vie  pour  un 
autre  ,  le  préfère  à  soi.  Ils  passent  le  but  en 
ce  point  ;  car  si  l'objet  de  notre  amour  nous 
est  plus  cher  sans  l'être  ,  que  l'être  sans 
l'objet  de  notre  amour  ,  il  paraît  que  c'est 
notre  amour  qui  est  notre  passion  dominante, 


DE  l'esprit  HUMAI\.  I  35 

el  non  notre  individu  propre  ;  puisque  tout 
nous  échappe  avec  la  vie  ,  le  bien  que  nous 
nous  étions   approprié    par   notre  amour  , 
comme  notre  être  véritable.  Ils  répondent 
que  la  passion  nous  fait  confondre  dans  ce 
sacrifice  notre  vie  et  celle  de  l'objet  aimé  ; 
que  nous  croyons  n'abandonner  qu'une  par- 
tie de  nous-mcmes  pour  conserver  l'autre  : 
au  moins  ils  ne  peuvent  nier  que  celle  que 
nous  conservons  ,  nous  paraît  plus  considé- 
rable que  celle  que  nous  abandonnons,  Or, 
dès    que    nous  nous  regardons    comme   la 
moindre  partie  dans  le  tout  ,  c'est  une  pré- 
férence manifeste  de  l'objet  aimé.  On  peut 
dire  la  même  chose  d'un  homme  qui ,  vo- 
lontairement et  de  sang-froid  ,  meurt  pour 
la  gloire  ;  la  vie  imaginaire  qu'il  achète  au 
prix  de  son  être  réel ,  est  une  préférence  bien 
incontestable  de  la  gloire  ,  et  qui  justifie  la 
distinction  que  quelques  écrivains  ont  mise 
avec  sagesse  entre  l'amour-propre  et  l'amour 
de  nous-mêmes.  Ceux-ci  conviennent  bien 
que  l'amour  de  nous-mêmes  entre  dans  toutes 
nos  passions  ;  mais  ils  distinguent  cet  amour 
de  l'autre.  Avec  l'amour  de  nous-mêmes  , 


l36  INTRODUCTION  A  LA  CONNAISSANCE 
<lisent-ils,  on  peut  chercher  hors  de  soi 
.sou  bonheur  ;  on  peut  s  aimer  hors  de  soi 
davantage  que  son  existence  propre  '  ;  on 
n'est  point  à  soi-même  son  unique  objet. 
L'araour-propre  ,  au  contraire  ,  subordonne 
tout  à  ses  commodités  et  à  son  bien-être  ^  ; 
il  est  à  lui-même  son  seul  objet  et  sa  seule 
fin  :  de  sorte  qu'au  heu  que  les  passions  , 
qui  viennent  de  l'amour  de  nous-mêmes  , 
nous  donnent  aux  choses ,  l'amour-proprc 
veut  que  les  choses  se  donnent  à  nous  ,  et  se 
l'ait  le  centre  de  tout. 

Rien  ne  caractérise  donc  l'amour-proprc, 

'  On  peut  s'' aimer  hors  de  soi  davantage 
que  son  existence  propre.  Cela  n'est  pas  conccl. 
Dai^antage  est  un  adverbe  de  comparaison , 
mais  cpii  s'emploie  absolument  ,  sans  être  suivi 
de  la  conjonction  que.  Lorsque  cette  conjonction 
est  nécessaire,  il  faut  substituer  p^MS  h  davan- 
tage. Il  y  a  dans  rouvra!;;e  de  Vauvenargues  plu- 
sieurs autres  incorrections  que  nous  n'avons  pas 
cru  devoir  relever  \  nous  remarquons  celle-ci  , 
parce  que  d'assez  bons  écrivains  ont  commis  la 
même  faute.  S. 

'  L'amour  -  propre ,  au  contraire  ,  subor- 
donne tout  à  ses  commodités  et  a  son  bien-être. 


DE   X.' ESPRIT   HUMAIV.  l37 

rmnme  la  complaisance  qu'on  a  dans  soi- 
'luiiic  et  les  choses  qu'on  s'approprie. 

L'orgueil  est  un  effet  de  cette  complai- 
sance. Comme  on  n'estime  généralement  les 
choses  qu'autant  qu'elles  plaisent ,  et  que 
nous  nous  plaisons  si  souvent  à  nous-mêmes 
devant  toutes  choses  ;  de  là  ces  comparai- 
sons toujours  injustes,  qu'on  fait  de  soi- 
même  à  autrui ,  et  qui  fondent  tout  notre 
orgueil. 

Mais  les  prétendus  avantages  pour  lesquels 
nous  nous  estimons  étant  grandement  variés, 
nous  les  désignons  par  les  noms  que  nous 
lour  avons  rendus  propres.  L'orgueil  qui 
MC'iit  dune  confiance  aveugle  dans  nos  forces, 

Celle  uianièie  do  distiiigucr  Vamour  de  rioiis- 
utêines  de  V amour-propre ,  paraît  phis  subtile 
«pie  juste  j  et  ce  que  Vaiivenargues  applique  ici 
;"i  Faniour-propre ,  serait  plutôt  le  caractère  de 
ce  tpi'on  entend  par  le  mot  cguïstne.  Ce  qn'on 
exprime  communément  par  le  mot  iVamour- 
propre ,  c'est  Vamour  des  choses  qui  nous  sont 
propres  ,  la  complaisance  pour  nos  qualités  ou 
nos  avantages  personnels,  plutôt  que  l'attention 
.nu  bien-être  de  notre  personne.  S. 

12. 


l38     INTaODL'CTlON  A  LA  CONNAISSANCE 
nous  l'avons  nommé  présomption  ;  celui  qui 
s'attache  à  de  petites  choses  ,  vanité  ;  celui 
qui  est  courageux,  fierté. 

Tout  ce  qu'on  ressent  de  plaisir  en  s'appro- 
priant  quelque  chose  ,  richesse ,  agrément , 
héritage  ,  etc. ,  et  ce  qu'on  éprouve  de  peine 
par  la  perte  des  mêmes  biens  ,  ou  la  crainte 
de  quelque  mal,  a  peur,  le  dépit ,  la  colère, 
tout  cela  vient  del  'amour-propre. 

L'amour-propre  se  mêle  à  presque  tous 
nos  sentiments  ,  ou  du  moins  l'amour  de 
nous-mêmes;  mais  pour  prévenir  l'embarras 
que  leraient  naître  les  disputes  qu'on  a  sur 
ces  termes ,  j  use  d'expressions  synonymes  , 
qui  nie  semblent  moins  équivoques.  Ainsi 
je  rapporte  tous  nos  sentiments  à  celui  de 
nos  perfections  et  de  notre  imperfection  : 
ces  deux  grands  principes  nous  portent  de 
concert  à  aimer,  estimer  ,  conserver,  agran- 
dir et  défendre  du  mal  notre  frêle  existence. 
C'est  la  source  de  tous  nos  plaisirs  et  déplai- 
sirs ,  et  la  cause  féconde  des  passions  qui 
viennent  par  l'organe  de  la  réflexion. 

Tâchons  d'approfondir  les  principales  ; 
nous   suivrons  plus   aisément   la   trace  des 


^1 


DE  l'espkit  humain.  1  3q 

petites  ,  qui  ne  sont  que  des  dépendances  et 
des  branches  de  celles-ci. 

XXV. 

De  l'Ambition. 

L  instinct  qui  nous  porte  à  nous  agrandir 
n'est  aucune  part  si  sensible  que  dans  l'am- 
bition '  ;  mais  il  ne  faut  pas  confondre  tous 
les  ambitieux.  Les  uns  attachent  la  gran- 
deur solide  à  l'autorité  des  emplois  ;  les  au- 
tres aux  grandes  richesses  ;  les  autres  au  faste 
des  titres ,  etc.  ;  plusieurs  vont  à  leur  but 
sans  nul  choix  des  moyens  ;  quelques  uns 
par  de  grandes  choses  ,  et  d'autres  par  les 
plus  petites  :  ainsi  telle  ambition  est  vice  ; 
telle  ,  vertu  ;  telle  ,  vigueur  desprit  ;  telle , 
égarement  et  bassesse  ,  etc. 

Toutes  les  passions  prennent  le  tour  de 
notre  caractère.  INous  avons  vu  ailleurs  que 
1  ame  influait  beaucoup  sur  l'esprit  ;  l'esprit 

'  IJ instinct  qui  nous  porte  a  nous  agrandir 
ti'est  aucune  part  si  sensible  que  dans  l'ambi- 
tion. Aucune  part  pour  nulle  part  ,  expression 
négligée.   S. 


lL\0     INTRODUCTIO.V  A  LA  CONNAISSA\CE 

influe  aussi  sur  Tame.  C  est  de  l'ame  que 
viennent  tous  les  sentiments  :  mais  c'est  par 
les  organes  de  l'esprit  que  passent  les  objets 
qui  les  excitent.  Selon  les  couleurs  qu'il  leur 
donne ,  selon  qu'il  les  pénètre  ,  qu'il  les  em- 
bellit ,  qu'il  les  déguise ,  lame  les  rebute  ou 
s'y  attache.  Quand  donc  même  on  ignore- 
rait que  tous  les  hommes  ne  sont  pas  égaux 
par  le  cœur,  il  suffit  de  savoir  quils  envisa- 
gent les  choses  selon  leurs  lumières  ,  peut- 
être  encore  plus  inégales,  pour  comprendre 
la  différence  qui  distingue  les  passions  même 
qu'on  désigne  du  même  nom.  Si  différem- 
ment partagés  par  l'esprit  et  les  sentiments, 
ils  s'attachent  au  même  objet  sans  aller  au 
même  intérêt  '  ;  et  cela  n'est  pas  seulement  vrai 
des  ambitieux,  jnais  aussi  de  toute  passion. 

'  Ils  s'attachent  au  même  objet  sans  aller 
numéme  intérêt.  Ccsl-à-dire,  sans  voir  de  même 
Tobjct  où  ils  s'attachent,  et  sans  y  être  portes 
par  le  même  intérêt.  Deux  hommes  veulent  la 
nicmc  place,  l'un  pour  l'argent  et  l'autre  pour 
le  crédit.  Deux  amants  reclierchent  la  mcinr 
femme  ,  l'un  pour  sa  figure  et  l'autre  pour  sou 
esprit ,  etc.  S. 


I 


DE  l'esprit  nUMAlV.  14^ 

XXVI. 

De  l'Amour  du  monde. 

Oue  de  choses  sont  comprises  dans  ra- 
meur du  monde  !  le  libertinage  ,  le  désir  de 
plaire  ,  l'envie  déprimer  ,  elc.  :  l'amour  du 
sensible  et  du  grand  ne  sont  nulle  part  si 
mêlés  '. 

Le  génie  et  l'activité  portent  les  hommes 
à  la  vertu  et  à  la  gloire  :  les  petits  talents  , 
la  paresse ,  le  goîlt  des  plaisirs ,  la  gaîté  et 
la  vanité  les  fixent  aux  petites  choses  :  mais 
en  tout  c'est  le  même  instinct  ;  et  l'amour 
du  monde  renferme  de  vives  semences  de 
presque  toutes  les  passions. 

XXVII. 

Sur  l'Amour  de  la  gloire. 

La  gloire  nous  donne  sur  les  cœurs  une 
aulorilé  naturelle  ,  qui   nous  touche  ,  sans 

'  JJamour  du  sensible  et  du  grand  ne  sont 
nulle  part  si  mêlés.  C'est-h-diie  ,  je  crois  selon 
la  iiianièie  de  voir  de  Vauvcuargues ,  les  pen- 
rJiants   physiques    et  les  sentiments   moraux. 


l42      INTKODUCTION  A  LA  COVNAFSSANCE 

doute  autant  que  nulle  de  nos  sensations  ,  et 
nous  étourdit  plus  sur  nos  misères  qu'une 
vaine  dissipation  :  elle  est  donc  réelle  en 
tous  sens. 

Genx  qui  parlent  de  son  néant  inévitable  , 
soutiendraient  peut-être  avec  peine  le  mé- 
pris ouvert  d'un  seul  homme.  Le  vide  des 
grandes  passions  est  rempli  par  le  grand 
nombre  des  petites  :  les  contempteurs  de  la 
gloire  se  piquent  de  bien  danser  ,  ou  de 
quelque  misère  encore  plus  basse.  Ils  sont  si 
aveugles  qu'ils  ne  sentent  pas  que  c'est  la 
gloire  qu'ils  cherchent  si  curieusement  ,  et 
si  vains  qu'ils  osent  la  mettre  dans  les  choses 
les  plus  frivoles.  La  gloire  ,  disent-ils  ,  n'est 
ni  vertu  ,  ni  mérite  ;  ils  raisonnent  bien  en 
cela  :  elle  n'est  que  leur  récompense  ;  mais 
elle  nous  excite  donc  au  travail  et  à  la  vertu, 
et  nous  rend  souvent  estimables  afin  de  nous 
faire  estimer. 

Tout  est  très-abject  dans  les  hommes  ,  la 

D'autant  que  dans  la  première  édition  ,  il  ajou- 
tait :  je  parle  d'un  grain] ,  mesuré  à  resprit  et  au 
cœurqu''il  touche.  Dans  tous  les  cas  cela  n'est 
pas  clair.  S. 


DE  l'esprit  humaix.  i43 

vertu  ,  la  gloii-e  ,  la  vie  ;  mais  les  plus  petits 
ont  des  proporlious  reconnues.  Le  cliène  est 
un  grand  arbre  près  du  cerisier  ;  ainsi  les 
hommes  à  Tésard  les  uns  des  autres.  Quelles 
sont  les  vertus  et  les  inclinations  de  ceux 
f{ui  méprisent  la  gloire  ?  L'ont-ils  méritée? 

XXVIIL 

De  V Amour  des  sciences  el  des  lettres. 

La  passion  de  la  gloire  et  la  passion  des 
sciences  se  ressemblent  dans  leur  principe  ; 
car  elles  viennent  l'une  et  l'autre  du  senti- 
ment de  notre  nde  et  de  notre  imperfec- 
tion. INIais  lune  voudrait  se  former  comme 
un  nouvel  être  hors  de  nous  ,  et  l'autre  s'at- 
tache à  étendre  et  à  cultiver  notre  fonds. 
A  insi  la  passion  de  la  gloire  veut  nous  agran- 
dir au  dehors  ,  et  celle  des  sciences  au  de- 
dans. 

On  ne  peut  avoir  l'ame  grande,  ou  l'esprit 
un  peu  pénétrant ,  sans  quelque  passion 
pour  les  lettres.  Les  arts  sont  consacrés  à 
peindre  les  traits  de  la  belle  nature;  les 
sciences  à  la  vérité.  Les  arts  et  les  sciences 


l44      INTRODUCTION  A  LA   CONNAISSANCFT 
embrassent  tout  ce  qu'il  y  a  clans  la  pensée 
de  noble  ou  d'utile  ;  de  sorte  qu'il  ne  reste  à 
ceux  qui  les  rejettent ,  que  ce  qui  est  indigne 
d'être  peint  ou  enseigné  ,  etc. 

La  plupart  des  hommes  honorent  les 
lettres  comme  la  religion  et  la  vertu  '  ;  c'est- 
à-dire,  conmie  une  chose  qu'ils  ne  peuvent 
ni  connaître  ,  ni  pratiquer,  ni  aimer. 

Personne  néanmoins  n'ignore  que  les  bons 
hvres  sont  l'essence  des  meilleurs  esprits  ,  le 
précis  de  leurs  connaissances  ,  et  le  l'ruit  de 
leurs  longues  veilles.  L'étude  d'une  vie  en- 
tière s'y  peut  recueillir  dans  quelques  heures  : 
c'est  un  grand  secours. 

Deux  inconvénients  sont  à  craindre  dans 
cette  passion  :  le  mauvais  choix  et  l'excès. 
Quant  au  mauvais  choix  ,  il  est  probable 
que  ceux  qui  s'attachent  à  des  connaissances 

'  La  plupart  des  hommes  honorent  les  lettres 
comme  la  religion  et  la  l'ertu.  Il  faut  :  comme 
ils  honorent.  On  avait  copie  cette  pensée  dans 
l'Encyclopédie  ,  sans  en  citer  Tautenr.  Les  jour- 
nalistes de  Trévoux ,  qui  avaient  fort  loue  l'on 
vrage  de  Vauvenargucs  lorsqu'il  parut,  firent  nu 
crime  de  cette  maxime  aux  encyclopédistes. M. 


DE  l'eSPKIT   HUMAIX.  Kj5 

peu  Utiles  ne  seraient  pas  propres  aux  au- 
tres ;  mais  l'excès  se  peut  corriger. 

Si  nous  étions  sages  ,  nous  nous  bornerions 
à  un  petit  nombre  de  connaissances ,  afin  de 
les  mieux  posséder.  Nous  tâcherions  de  nous 
les  rendre  familières  et  de  les  réduire  en 
pratique  :  la  plus  longue  et  la  plus  labo- 
rieuse théorie  n'éclaire  qu'imparfaitement. 
Un  homme  qui  n'aurait  jamais  dansé  possé- 
derait inutilement  les  règles  de  la  danse  ;  il 
en  est  sans  doute  de  même  des  métiers  d'es- 
prit '. 

Je  dirai  bien  plus  ;  rarement  l'étude  est 
utile  ,  lorsqu'elle  n'est  pas  accompagnée  du 
commerce  du  monde.  Il  ne  faut  pas  séparer 
ces  deux  choses  ;  l'une  nous  apprend  à  pen- 
ser ,  l'autre  à  agir  ;  l'une  à  parler,  l'autre  à 
écrire  ;  l'une  à  disposer  nos  actions  ,  l'autre 
à  les  rendre  faciles. 

L'usage  du  monde  nous  donne  encore  de 
penser  naturellement  ,  et  l'habitude  des 
sciences  ,  de  penser  profondément. 

'  Il  en  est  sans  doute  de  même  des  métiers 
Wesprit.  Il  faudrait ,  ce  semble ,  des  métiers  de 
L'esprit.  M. 

1.  i3 


ï4G     IXTRODUCTIOX  A  LA  <.0.\>AISSANCE 

Par  une  suite  naturelle  de  ces  vérités,  ceux; 
qiii  sont  prives  de  l'un  et  l'autre  avantage 
par  leur  condition  ,  fournissent  une  preuve 
incontestable  de  l'indigence  naturelle  de 
l'esprit  humain.  Un  vigneron,  un  couvreur, 
resserrés  dans  un  petit  cercle  d'idées  très- 
communes,  connaissent  à  peine  les  plus  gros- 
siers usages  de  la  raison  ,  et  n'exercent  leur 
jugement ,  supposé  qu'ils  en  aient  reçu  de  la 
nature  ,  que  sur  des  objets  très-palpables. 
Je  sais  bien  que  l'éducation  ne  peut  suppléer 
le  génie  ;  je  n'ignore  pas  que  les  dons  de  la 
nature  valent  mieux  que  les  dons  de  l'art  '  : 
cependant  l'art  est  nécessaire  pour  faire  fleu- 
rir les  talents.  Un  beau  naturel  négligé  ne 
porte  jamais  de  fruits  mûrs. 

Peut- on  regarder  comme  un  bien  un 
génie  à  peu  près  stérile  ?  Que  servent  à  un 
grand  seigneur  les  domaines  qu'il  laisse  en 

'  Je  ri' ignore  pas  que  tes  dons  de  la  nature 
•valent  mieux  que  les  dons  de  l'art.  Je  ne  sais 
si  Ton  peut  dire  les  dons  de  Tait  comme  les  dons 
de  la  nature.  La  nature  donne  ,  dote,  doue  ^  l'art 
ne  fait  rien  de  tout  cela  :  il  vend  et  ne  donne  pas, 
ctron  achète  ses  biens  avec  l'élude  ctletravail.lM. 


DE  L  ESPRIT   IIUMAI.V.  147 

friche?  Est-il  riclie  de  ces  champs  incultes  ? 

XXIX. 

De   l'Avarice. 

Ceux  qui  n'aiment  l'argent  que  pour  la 
dépensa  ne  sont  pas  véritablement  avares. 
L'avarice  est  une  extrême  défiance  des  évé- 
nements ,  qui  cherche  à  s'assurer  contre  les 
instabilités  de  la  fortune  par  une  excessive 
prévoyance  ,  et  manifeste  cet  instinct  avide , 
qui  nous  sollicite  d'accroître,  d'étayer,  d'af- 
fermir notre  être.  Basse  et  déplorable  ma- 
nie ,  qui  n'exige  ni  connaissance  ,  ni  vigueur 
d'esprit ,  ni  jeunesse  ,  et  qui  prend  par  cette 
raison  ,  dans  la  défaillance  des  sens  ,  la  place 
des  autres  passions. 

XXX. 

De  la  Passion  du  jeu. 

Quoique  j'aie  dit  que  l'avarice  naît  d'une 
défiance  ridicule  des  événements  de  la  for- 
tune ,  et  qu'il  semble  que  l'amour  du  jeu 
vienne  au  contraire  d'une  ridicule  confiance 


14^}     INTRODUCTION   A  LA  CONNAISSANCE 

aux  mcines  événements  ,  je  ne  laisse  pas  de 
croire  qu'il  y  a  des  joueurs  avares  et  qui  ne 
sont  confiants  qu'au  jeu  ;  encore  ont-ils  , 
comme  on  dit  ,  un  jeu  timide  et  serré. 

Des  commencements  souvent  heureux 
remplissent  l'esprit  des  joueurs  de  l'idée 
d'un  gain  très-rapide,  qui  paraît  toujours 
sous  leurs  mains  :  cela  détermine. 

Par  combien  de  motifs  d'ailleurs  n'est-on 
pas  porté  à  jouer?  par  cupidité  ,  par  amour 
du  faste  ,  par  goiit  des  plaisirs  ,  etc.  Il  suffit 
donc  d'aimer  quelqu'une  de  ces  choses  pour 
aimer  le  jeu  ;  c'est  une  ressource  pour  les 
acquérir,  hasardeuse  à  la  vérité,  mais  propre 
à  toute  sorte  d'hommes  ,  pauvres  ,  riches , 
faibles  ,  malades,  jeunes  et  vieux,  ignorants 
et  savants  ,  sots  et  habiles  ,  etc.  ;  aussi  n'y 
a-t-il  point  de  passion  plus  commune  que 
celle-ci. 

XXXI. 

De  la  Passion  des  exercices . 

Il  y  a  dans  la  passion  des  exercices  un 
plaisir  pour  les  sens,  et  un  plai«ir  pour  l'ame. 
Les  sens  sont  flattés  d'agir ,  de  galoper  un 


DE  l'esprit  HUMAIV.  IqQ 

cheval  ',  d'entendre  un  bruit  de  chasse  dans 
une  forêt  ;  Tame  jouit  de  la  justesse  de  ses 
sens ,  de  la  force  et  de  l'adresse  de  son 
corps,  etc.  Aux  yeux  d'un  philosophe  qui 
médite  dans  son  cabinet  ,  cette  gloire  est 
bien  puérile  ;  mais  ,  dans  l'ébranlement  de 
l'exercice  ,  on  ne  scrute  pas  tant  les  choses . 
En  approfondissant  les  hommes  ,  on  ren- 
contre des  vérités  humiliantes  ,  mais  incon- 
testables. 

Vous  voyez  l'ame  d'un  pêcheur  qui  se 
détache  en  quelque  sorte  de  son  corps  pour 
suivre  un  poisson  sous  les  eaux,  et  le  pousser 
au  piège  que  sa  main  lui  tend.  Qui  croirait 
qu'elle  s'applaudit  de  la  défaite  du  faible 
animal ,  et  triomphe  au  fond  du  filet  ?  Toute- 
fois rien  n'est  si  sensible. 

Un  grand  ,  à  la  chasse  ,  aime  mieux  tuer 
un  sanglier  qu'une  hirondelle  :  par  quelle 
raison?  Tous  la  voient. 

'  Les  sens  sont  flattés  d'agir  ,  de  galoper 
un  chei'al.  Néglige.  Les  sens  ne  galopuTit  pas  un 
cheval.  M. 


l5o      INTKODUCTIOX  A   LA  CONNAISSANCE 

XXXII. 

De  V  Amour  paternel. 

L'amour  paternel  ne  difïere  pas  de  Ta- 
niour-propre.  Un  enfant  ne  subsiste  que  par 
ses  parents,  dépend  d'eux ,  vient  d'eux  ,  leur 
doit  tout  ;  ils  n'ont  rien  qui  leur  soit  si 
propre. 

Aussi  un  père  ne  sépare  point  l'idée  d'un 
fils  de  la  sienne  ,  à  moins  que  le  fils  n'affai- 
blisse cette  idée  de  propriété  par  quelque 
contradiction  ;  mais  plus  un  pèse  s'irrite  de 
cette  contradiction  ,  plus  il  s'afflige  ,  plus  il 
prouve  ce  que  je  dis. 

XXXIII. 

De  V  Amour  filial  et  fraternel. 

Comme  les  enfants  n'ont  nul  droit  sur  la 
volonté  de  leurs  pères ,  la  leur  étant  au 
contraire  toujours  combattue,  cela  leur  fait 
sentir  qu'ils  sont  des  êtres  à  part ,  et  no 
peut  pas  leur  inspirer  de  l'amour-proprc  ; 
parce  que  la  propriété  ne  saurait  être  du  coté 
de  la  dépendance  :  cela  est  visible.  C'est  par 


DE  l'esprit  humain.  i5i 

• 

celte  raison  que  la  tendresse  des  enfants  n'est 
pas  aussi  vive  que  celle  des  pères  ;  mais  les 
lois  ont  pourvu  à  cet  inconvénient.  Elles 
sont  un  garant  au  père  contre  l'ingratitude 
des  enfants  ,  comme  la  nature  est  aux  enfants 
un  otage  assuré  contre  l'abus  des  lois.  Il 
était  juste  dassurer  à  la  vieillesse  les  secours 
qu'elle  avait  prêtés  à  la  faiblesse  de  l'enfance. 

La  reconnaissance  prévient ,  dans  les  en- 
fants bien  nés,  ce  que  le  devoir  leur  impose. 
Il  est  dans  la  saine  nature  d'aimer  ceux  qui 
nous  aiment  et  nous  protègent  ;  et  l'habitude 
d'une  juste  dépendance  en  fait  perdre  le 
sentiment  :  mais  il  suffit  d'être  homme  pour 
être  bon  père  ;  et  si  l'on  n'est  lionnne  de  bien, 
il  est  rare  qu'on  soit  bon  fils. 

Du  reste  ,  qu'on  mette  à  la  place  de  ce 
que  je  dis ,  la  sympathie  ou  le  sang  ,  et  quou 
me  fasse  entendre  pourquoi  le  sang  ne  parle 
pas  autant  dans  les  enfants  que  dans  les 
pères  ;  pourquoi  la  sympathie  périt  quand  la 
soumission  diminue  ;  pourquoi  des  frères 
souvent  se  haïssent  sur  des  fondements  si  lé- 
gers ,  etc. 

Mais  quel  est  donc  le  nœud  de  l'amitié  des 


j52  introduction  a  la  connaissance 
frères  ?  Une  fortune  ,  un  nom  communs 
nicnie  naissance  et  même  éducation  ,  quel- 
quefois même  caractère  ;  enfin  l'habitude  de 
se  regarder  comme  appartenant  les  uns  aux 
autres,  et  comme  n'ayant  qu'un  seul  être. 
Voilà  ce  qui  fait  que  l'on  s'aime  ,  voilà  l'a- 
mour-propre  :  mais  trouvez  le  moyen  de  sé- 
parer des  frères  d'intérêt ,  l'amitié  lui  survit 
à  peine  :  l'amour  -  propre  qui  en  était  le 
fonds,  se  porte  vers  d'autres  objets. 

XXXIV. 

De  l'Amour  que  l'on  a  pour  les  bêtes. 

Il  peut  entrer  quelque  chose  qui  flatte  les 
sens  dans  le  goût  qu'on  nourrit  pour  certains 
animaux  ,  quand  ils  nous  appartiennent.  J'ai 
toujours  pensé  qu'il  s'y  mêle  de  l'amour- 
propre  :  rien  n'est  si  ridicule  à  dire  ,  et  je 
suis  fâché  qu'il  soit  vrai  '  :  mais  nous  sommes 
si  vides ,  que ,  s'il  s'offre  à  nous  la  moindre 
ombre  de  propriété ,  nous  nous  y  attachons 

'  Rien  n'est  si  ridicule  a  dire ,  et  je  suis  fâche 
qu'il  soit  vrai.  C'est  la  seconde  fois  qu'on  relève 
cette  faron  de  parler,  qu""  il  soit  vrai  ,  pour  que 
cela  soit  vrai  :  c'est  une  faute.  S. 


DE  l'esprit  HLMALV.  1  53 

aussitôt.  Nous  prêtons  à  un  perroquet  des 
pensées  et  des  sentiments  ;  nous  nous  figurons 
iju'il  nous  aime  ,  qu'il  nous  craint  ,  qu'il  sent 
nos  faveurs  ,  etc.  Ainsi  nous  aimons  l'avan- 
tage que  nous  nous  accordons  sur  lui.  Quel 
empire  !  mais  c'est  là  1  homme. 

XXXV. 

De  l'Amitié. 

C'est  l'insuffisance  de  notre  être  qui  fait 
naître  l'amitié  .  et  cest  l'insuffisance  de  l'a- 
mitié même  ,  qui  la  fait  périr. 

Est-on  seul?  on  sent  sa  misère  ,  on  sent 
qu'on  a  besoin  d'appui  :  on  cherche  un  fau- 
teur de  ses  goûts,  un  compagnon  de  ses  plai- 
sirs et  de  ses  peines  ;  on  veut  un  homme  dont 
on  puisse  posséder  le  cœur  et  la  pensée. 
Alors  l'amitié  paraît  être  ce  qu'il  y  a  de  plus 
doux  au  monde.  A-t-on  ce  qu'on  a  souhaité, 
on  change  bientôt  de  pensée. 

Lorsqu'on  voit  de  loin  quelque  bien ,  il 
fixe  d'abord  nos  désirs  ;  et  lorsqu'on  y  par- 
vient ,  on  en  sent  le  néant.  Psotre  ame,  dont 
il  arrêtait  la  vue  dans  l'éloignement ,  ne  saù- 
lait  s'y  reposer   quand   elle   voit    au-delà  : 


l54     INTRODUCTION  A  LA  CONNAISSA^XE 

ainsi  ramitié  ,  qui  de  loiu  bornait  toutes  nos 
prétentions ,  cesse  de  les  borner  de  près  ; 
elle  ne  remplit  pas  le  vide  qu'elle  avait  pro- 
mis de  remplir  ;  elle  nous  laisse  des  besoins 
qui  nous  distraient  et  nous  portent  vers  d'au- 
tres biens. 

Alors  on  se  néglige  ,  on  devient  difiicile  , 
on  exige  bientôt  comme  un  tribut  les  com- 
plaisances qu'on  avait  d'abord  reçues  comme 
un  don.  C  est  le  caractère  des  liomines  de 
s'approprier  peu  à  peu  jusqu'aux  grâces  dont 
ils  jouissent  ;  une  longue  possession  les  ac- 
coutume naturellement  à  regarder  les  choses 
qu'ils  possèdent  comme  eux  ;  ainsi  l'habitude 
les  persuade  qu'ils  ont  un  droit  naturel  sur 
la  volonté  de  leurs  amis  '.  Us  voudraient 
s'en  former  un  titre  pour  les  gouverner  ; 
lorsque  ces  prétentions  sont  réciproques , 
comme  on  voit  souvent  ' ,  l'amour-propre 

'  TJ'hahitude  les  persuade  qu'ils  ont  un  droit 
naturel  sur  la  volonté  de  leurs  amis.  Il  faut , 
je  crois  ,  leur  persuade.  S. 

*  Lorsque  ces  prétentions  sont  réciproques  , 
comme  on  voit  souvent ,  V amour-propre  s^irrite. 
11  faudrait,  comme  on  le  voit  sout'ent.  S. 


I)K  lV.sprit  hljiai.v.  i55 

s'irrite,  et  cric  des  deux  cotés,  produit  de 
l'aigreur  ,  des  froideurs  ,  cl  damèi'es  expli- 
cations ,  etc. 

On  se  trouve  aussi  quelquefois  mutuelle- 
inent  des  défauts  qu'on  s'était  cachés  ;  ou 
I  on  tombe  dans  des  passions  qui  dégoûtent 
de  l'amitié  ,  comme  les  maladies  violentes 
dégoûtent  dos  plus  doux  plaisirs. 

Aussi  les  hommes  les  plus  extrêmes  ne 
sont  pas  les  plus  capables  d'une  constante 
amitié.  On  ne  la  trouve  nulle  part  si  vive  et 
si  solide  que  dans  les  esprits  timides  et  sé- 
rieux ,  dont  lame  modérée  connaît  la  vertu  ; 
car  elle  soulage  leur  cœur  oppressé  sous  le 
mystère  et  sous  le  poids  du  secret  ,  détend 
leur  esprit,  l'élargit  ,  les  rend  plus  confiants 
et  plus  vifs ,  se  mêle  à  leurs  amusements  ,  à 
leurs  affaires  et  à  leurs  plaisirs  mystérieux  : 
c'est  lame  de  toute  leur  vie. 

Les  jeunes  gens  sont  aussi  très-sensibles  et 
très-confiants  ;  mais  la  vivacité  de  leurs  pas- 
sions les  distrait  et  les  rend  volages.  La  sen- 
sibilité et  la  confiance  sont  usées  dans  les 
vieillards  ;  mais  le  besoin  les  rapproche  , 
et  la   raison   est  leur   lien  :    les  uns  aiment 


I  56     INTKODUCTIOX  A  LA  CONNAISSANCE 

plus  tendrement,  les  autres  plus  solidement. 

Le  devoir  de  l'amitié  s'étend  plus  loin  qu'on 
ne  croit  :  nous  suivons  notre  ami  dans  ses 
disgrâces  ;  mais,  dans  ses  faiblesses  ,  nous  l'a- 
bandonnons :  c'est  être  plus  faible  que  lui. 

Quiconque  se  cache  ,  obligé  d'avouer  les 
défauts  des  siens  ,  fait  voir  sa  bassesse  '. 
Etes-vous  exempt  de  ces  vices  ?  déclarez-vous 
donc  hautement  ;  prenez  sous  votre  protec- 
tion la  laiblesse  des  malheureux  ;  vous  ne 
risquez  rien  en  cela  :  mais  il  n'y  a  que  les 
grandes  âmes  qui  osent  se  montrer  ainsi.  Les 
faibles  se  désavouent  les  uns  les  autres ,  se 
sacrifient  lâchement  aux  jugements  souvent 
injustes  du  public,  ils  n'ont  pas  de  quoi  ré- 
sister ,  etc. 

XXXVL 

De  V Amour. 

Il  entre  ordinairement  beaucoup  de  sym- 
pathie dans  l'amour ,  c'est-à-dire  une  incli- 

'  Quiconque  se  cache  ,  obligé  d' allouer  les 
défauts  des  siens,  fait  voir  sa  bassesse.  Toute 
cette  pensée  est  mal  exprimée  et  obscure.  Qui- 
conque se  cache  d''auoir  des  amis  dont  il  est 


DE  l'esprit  HLMAIX.  iS^ 

iiatiuu  doul  les  sens  lorineiitle  nœud  ;  mais, 
quoiqu'ils  en  Ibnnent  le  nœud  ,  ils  n'eu  sont 
pas  toujours  lintérèt  principal  :  il  n'est  pas 
impossible  qu'il  y  ait  un  amour  exempt  de 
grossièreté. 

Les  mêmes  passions  sont  bien  différentes 
dans  les  hommes.  Le  même  objet  peut  leur 
plaire  par  des  endroits  opposés.  Je  suppose 
que  plusieurs  hommes  s'attachent  à  la  même 
femme  ;  les  uns  l'aiment  pour  son  esprit,  les 
autres  pour  sa  vertu  ,  les  autres  pour  ses  dé- 
fauts ,  etc.  ;  et  il  se  peut  faire  encore  que 
tous  l'aLmeut  pour  des  choses  qu'elle  n'a  pas, 
comme  lorsque  Ion  aime  une  femme  légère 
que  l'on  croit  solide.  N'importe  ;  on  s'at- 
tache à  l'idée  qu'on  se  plaît  à  s'en  figurer,  ce 
n'est  même  que  cette  idée  que  l'on  aime  ,  ce 
n'est  pas  la  femme  légère.  Ainsi  l'objet  des 
passions  n'est  pas  ce  qui  les  dégrade  ou  ce 
qui  les  ennobht  ;  mais  la  manière  dont  on 
envisage  cet  objet.  Or  j'ai  dit  qu'il  était  pos- 
sible que  Ton  cherchât  dans  l'amour  quel- 

obligé  iPai'Ouer  les  défauts  ,fail  voir  sa  bas- 
sesse. Je  crois  que  c'est  ainsi  qu'il  f'aul  Texpli- 
(jucr.  ."\I. 

I.  l4 


)  58      IVTHOUUCTtON"   .\  LA  CO.VNAISSANCE 

que  chose  de  |)liis  que  riiitci'èt  de  nos  sens. 
Voici  ce  qui  me  le  lait  croire.  Je  vois  tous 
les  jours  dans  le  monde  qu'un  homme  envi- 
ronné de  femmes  auxquelles  il  n'a  jamais 
parlé  ,  comme  à  la  messe  ,  au  sermon,  ne 
se  décide  pas  toujours  pour  celle  qui  est  la 
plus  jolie,  et  qui  même  lui  paraît  telle.  Quelle 
est  la  raison  de  cela  ?  c'est  que  chaque  heauté 
exprime  un  caractère  tout  particulier ,  et 
celui  qui  entre  le  plus  dans  le  nôtre  ,  nous 
le  préférons.  C'est  donc  le  caractère  qui 
nous  détermine  quelquefois  ;  c'est  doncl'ame 
que  nous  cherchons  :  on  ne  peut  me  nier 
cela.  Donc  tout  ce  qui  s'offre  à  nos  sens  ne 
nous  plaît  alors  que  comme  une  image  de 
ce  qui  se  cache  à  leur  vue  ;  donc  nous  n'ai- 
mons alois  les  qualités  sensibles  que  comme 
les  organes  de  notre  plaisir ,  et  avec  subor- 
dination aux  qualités  insensibles  dont  elles 
sont  l'expression  ;  donc  il  est  au  moins  vrai 
que  l'amc  est  ce  qui  nous  touche  le  plus.  Or 
ce  n'est  pas  aux  sens  que  l'ame  est  agréable, 
mais  à  l'esprit  ;  ainsi  l'intérêt  de  l'esprit  de- 
vient l'intérêt  principal  ,  et  si  celui  des  sens 
lui  était  opposé  ,  nous  le  lui  sacrifierions.  Ot 


DE  l'esprit  HUMAI.V.  I  5(-) 

n'a  donc  qu'à  nous  persuader  qu'il  lui  est 
/  vraiment  opposé ,  qu'il  est  une  tache  pour 
l'ame.  Voilà  l'amour  pur. 

Amour  cependant  véritable  ,  qu'on  ne 
saurait  confondre  avec  l'amitié;  car,  dans 
l'amitié  ,  c'est  l'esprit  qui  est  l'organe  du 
sentiment  ;  ici  ce  sont  les  sens.  Et  comme  les 
idées  qui  viennent  par  les  sens  sont  infini- 
ment plus  puissantes  que  les  vues  de  la  re- 
flexion ,  ce  qu'elles  inspirent  est  passion. 
L'amitié  ne  va  pas  si  loin  ;  et,  malgré  tout 
cela  ,  je  ne  décide  pas  ;  je  le  laisse  à  ceux  qui 
ont  blanchi  sur  ces  importantes  questions. 

XXXVII. 

De  la  Physionomie. 

La  physionomie  est  l'expression  du  carac- 
tère et  celle  du  tempérament.  Une  sotte 
physionomie  est  celle  qui  n'exprime  que  la 
complexion ,  comme  un  tempérament  ro- 
buste ,  etc.  ;  mais  il  ne  faut  jamais  juger  sur 
la  physionomie  :  car  il  y  a  tant  de  traits 
mâles  sur  le  visage  et  dans  le  maintien  des 
hommes ,  que  cela  peut  souvent  confondre  ; 
sans  parler  des  accidents  qui  défigurent  les 


iGo      INTRODUCTION  A  LA  CONNAISSANCK 

tjaits  naturels  ,  et  qui  empêchent  que  l'amc 
ne  s'y  nianilestc  ,  comme  la  petite-vérole  , 
la  maigreur,  etc. 

On  pourrait  conjecturer  plutôt  sur  le  ca- 
ractère des  hommes  ,  par  l'agrément  qu'ils 
attachent  à  de  certaines  figures  qui  répon- 
dent à  leurs  passions;  mais  encore  s'y  trom- 
pcrait-on  '. 

XXXVIII. 

De  la  Pitié. 

La  pitié  n  est  qu'un  sentiment  mêlé  de 
tristesse  et  d'amour  ^  ;  je  ne  pense  pas  qu'elle 
ait  besoin  d'être  excitée  par  un  retour  sur 
nous-mêmes  ,  comme  on  le  croit.  Pourquoi       j' 

'    On  pourrait  conjecturer  plutôt  sur  le  ca-         à 
ractère  îles  hommes  ,  par  l'apurement  quHls  at-         !. 
tachent  à  de  certaines  jîgures  qui  répondent  à 
leurs  passions.  Cette  phrase  est  obscure  et  ne- 
{^ligec.  Il  faudrait,  ce    semble  ,   conjecturer  du 
caractère.  M.  -, 

'  La  pitié  n'est  qu'un  sentiment   mêlé  de       Â 
tristesse  et  d'amour.  Vauvenargiies   entend  ici 
par   amour  ,   tonte,  disposition  fjni    nous  porte        ^i 
vers  un  objet  5  comme  il  entend  par  haine,  toute       fl 
disposition  (fui  nous    en  éloigne.    Autrement  il 
.serait  impossible  d"explic£uer  le  chapitre  suivant. 


! 


DE  l'esprit  hl'riaix.  i6i 

la  misère  ne  pourrait-elle  sur  notre  cœur 
ce  que  fait  la  vue  d'une  plaie  sur  nos  sens  ? 
N'y  a-t-il  pas  des  choses  qui  affectent  ini- 
inédiatement  l'esprit?  L'impression  des  nou- 
veautés ne  prévient-elle  pas  toujours  nos 
réflexions?  Notre  arae  est-elle  incapable  d'un 
sentiment  désintéressé  ? 

XXXIX. 

De  la  Haine. 

La  haine  est  une  déplaisance  dans  l'objet 
haï  '.  C'est  une  tristesse  qui  nous  donne  , 
pour  la  cause  qui  l'excite ,  une  secrète  aver- 
sion :  on  appelle  cette  tristesse  jalousie  , 
lorsqu'elle  est  un  effet  du  sentiment  de  nos 

où  il  dit  qu'il  y  a  peu  de  passions  oii  il  n'entre 
de  l'amour  et  de  la  haine  ;  que  le  mépris  est 
un  sentiment  mélc  de  haine  et  d'orgueil.  S. 

'  La  haine  est  une  déplaisance  dans  robjel 
haï.  C'est  plutôt  reffei  de  cette  dc'plaisauce.  11 
faudrait ,  ce  semble  ,  la  haine  naît  du  déplaisir 
que  nous  cause  ,  etc.  M. 

Je  crois,  conirac  je  V:ù  dii  plus  hrait,  que 
Vauvenargues  prend  plutôt  ici  la  haine  pour  ce 
sentiment  même  de  d<-p!nisance  c[ni  nous  éloigne 

4- 


162     INTRODUCTION  A.  LA  CONNAISSANCE 

désavantages  comparés  au  bien  de  quelqu'un- 
Quand  il  se  joint  à  cette  jalousie  de  la  haine 
et  une  volonté  de  vengeance  dissimulée  par 
faiblesse  ,  c'est  envie. 

Il  y  a  peu  de  passions  où  il  n'entre  de 
l'amour  ou  de  la  haine.  La  colère  n'est  qu'une 
aversion  subite  et  violente  ,  enflammée  d'un 
désir  aveugle  de  vengeance. 

L'indignation  ,  un  sentiment  de  colère  et 
de  mépris  ;  le  mépris  ,  un  sentiment  mêlé  de 
haine  et  d'orgueil  ;  l'antipathie  ,  une  haine 
violente  et  qui  ne  raisonne  pas. 

Il  entre  aussi  de  l'aversion  dans  le  dé- 
goût ;  il  n'est  pas  une  simple  privation  comme 
l'indifférence  :  et  la  mélancolie ,  qui  n'est 
communénîent  tju  un  dégoût  universel  sans 
espérance,  tient  encore  beaucoup  de  la  haine. 

A  l'égard  des  passions  qui  viennent  de 
l'amour,  j'en  ai  déjà  pailé  ailleurs  ;  je  me 
contente  donc  de  répéter  ici  que  tous  les 
sentiments  que  le  désir  allume  ,  sont  mêlés 
d'amour  ou  de  haine. 

il' un  objet.  Celle  espiessiou  n'est  pas  usitée  eu 
ce  sens  5  cependant  je  crois  bien  que  c'est  celui 
qu'il  lui  donne.  S. 


DE  l'espkit  humain.  i63 

XL. 
De  V Estime ,  du  Respect  et  du  Mépris. 

L'estime  est  un  aveu  intérieur  du  mérite 
de  quelque  chose  ;  le  respect  est  le  sentiment 
de  la  supériorité  d' autrui.  ' 

Il  n'y  a  pas  d'amour  sans  estime  ;  j'en  ai  dit 
la  raison.  L'amour  étant  une  complaisance 
dans  l'objet  aimé  ,  et  les  hommes  ne  pouvant 
se  défendre  de  trouver  un  prix  aux  choses 
qui  leur  plaisent ,  peu  s'en  faut  qu'ils  ne  rè- 
glent leur  estime  sur  le  degré  d'agrément  que 
les  objets  ont  pour  eux.  Et  s'il  est  vrai  que 
chacun  s'estime  personnellement  plus  que 
tout  autre  ,  c'est ,  ainsi  que  je  l'ai  déjà  dit , 
parce  qu'il  n'y  a  rien  qui  nous  plaise  ordinai- 
rement tant  que  nous-mêmes. 

Ainsi ,  non  seulement  on  s'estime  avant 
tout ,  mais  on  estime  encore  toutes  les  choses 
que  l'on  aime  ,  comme  la  chasse  ,  la  musique, 
les  chevaux,  etc.  ;  et  ceux  qui  méprisent  leurs 
propres  passions  ne  le  font  que  par  réflexion, 
et  par  un  effort  de  raison  :  car  l'instinct  les 
porte  au  contraire. 


lG4      INTRODUCTION   A  l.A  CONNAISSANCE 

Par  une  suite  naturelle  du  même  prin- 
cipe ,  la  haine  rabaisse  ceux  qui  en  sont  l'oh- 
jct  ,  avec  le  même  soin  que  l'amour  les  re- 
lève. Il  est  impossible  aux  hommes  de  se 
persuader  que  ce  qui  les  blesse  n'ait  pas  quel- 
que grand  défaut  ;  c'est  un  jugement  confus 
que  l'esprit  porte  en  lui-même  ,  comme  il 
en  use  au  contraire  en  aimant  '■ 

Et  si  la  réflexion  contrarie  cet  instinct , 
car  il  y  a  des  qualités  qu'on  est  convenu  d'es- 
timer, et  d  autres  de  mépriser  ,  alors  cette 
contradiction  ne  fait  qu'irriter  la  passion  ; 
et  plutôt  que  de  céder  aux  traits  de  la  vé- 
rité ,  elle  en  détourne  les  yeux.  Ainsi  elle 
dépouille  son  objet  de  ses  qualités  naturelles 
pour  lui  en  donner  de  conformes  à  son  inté- 
rêt dominant.  Ensuite  elle  se  livre  téméraire- 
ment et  sans  scrupule  à  ses  préventions  in- 
sensées. 

Il  n'y  a  presque  point  d'hommes  dont  le 
jugement  soit  supérieur  à  ses  passions.   Il 

'  Cest  un  jugement  confus  que  Vesprit  porte 
en  lui-même  ,  comme  il  en  use  au  contraire  en 
aimant.  Au  contraire,  pour  d'une  manière  con- 
traire :  expression  néglif;ee.  S. 


DE  l'esprit  HUMAIN".  l65 

faut  donc  bien  prendre  garde  ,  lorsqu'on 
veut  se  faire  estimer  ,  à  ne  pas  se  faire  haïr, 
mais  tâcher  au  contraire  de  se  présenter  par 
des  endroits  agréables  ;  parce  que  les  hommes 
penchent  à  juger  du  prix  des  choses  par  le 
plaisir  qu'elles  leur  font. 

Il  y  en  a  à  la  vérité  qu'on  peut  surprendre 
par  une  conduite  opposée  ,  en  paraissant  au 
dehors  plus  pénétré  de  soi-même  qu'on  n'est 
au  dedans  '  :  cette  confiance  extérieure  les 
persuade  et  les  maîtrise. 

Mais  il  est  un  moyen  plus  noble  de  ga- 
gner l'estime  des  hommes  ;  c'est  de  leur  faire 
souhaiter  la  nôtre  par  un  vrai  mérite,  et 
ensuite  d'être  modeste  et  de  s'accommoder 
à  eux.  Quand  on  a  véritablement  les  qualités 
qui  emportent  l'estime  du  monde  ,  il  n'y  a 
plus  qu'à  les  rendre  populaires  pour  leur 
concilier  l'amour ,   et    lorsque  l'amour    les 

'  lly  en  a  a  la  vérité  qu'on  peut  surprendre 
par  une  conduite  opposée^  en  paraissant  au  de- 
hors plus  pénétré  de  soi-même  qu'on  n'est  au  de- 
dans.  Comme  on  dit  (riiii  homme  ([u  il  est  plein 
de  lui  ;  expression  elliptique.  Qn''nn  n^est  au 
dedans  ;  il  faudrait  qu'on  ne  l'est.  S. 


lG6     INTRODUCTION  A  L\  CO.VNAISSANCF, 

.idoptc  ,  il  Cil  fait  élever  le  prix.  Mais  pour 
les  pclilcs  finesses  qu'on  emploie  en  vue  de 
surprendre  ou  de  conserver  les  suffrages  ; 
attendre  les  autres  ,  se  faire  valoir,  réveiller 
par  des  froideurs  étudiées  ou  des  amitiés 
ménagées  le  goût  inconstant  du  public  ,  c'est 
la  ressource  des  honnnes  superficiels  qui 
craignent  d'être  approfondis  ;  il  faut  leur 
laisser  ces  misères  dont  ils  ont  besoin  avec 
leur  mérite  spécieux. 

Mais  c'est  trop  s'arrêter  aux  choses  ;  tâ- 
chons d'abréger  ces  principes  par  de  courtes 
définitions. 

Le  désir  est  une  espèce  de  mésaise  que  le 
goût  du  bien  met  en  nous  ',  et  TinquiiHude 
un  désir  sans  objet. 

L'ennui  vient  du  sentiment  de  notre  vide  ; 
la  paresse  naît  d'impuissance  ^  ;  la  langueur 
est  un  témoignage  de  notre  faiblesse  ,  et  la 
tristesse  de  notre  misère. 

'  Le  désir  est  une  espèce  de  mésaise  que  le 
£;oitt  du  bien  met  en  nous.  Par  le  goût  du  bien, 
il  faut  enlciidic  l''ninour  du  bien-être.  S. 

^  /J'ennui  vient  du  sentiment  de  notre  vide  ; 
la  paresse  naît   d'impuissance.   Qu'est-ce   que 


UE  l'espkit  iil'maiv.  167 

]j"r.sp;';rancc  est  le  sentiment  dun  bien 
j)! ocliaiii .  cl  la  rccoiniaissance  celui  il'un 
bici-.î'ait. 

Le  regret  consiste  dans  le  sentiment  de 
quelque  perte  ;  le  repentir,  dans  celui  d'une 
laute  ;  le  remords  ,  dans  celui  d'un  crime  cl 
la  crainte  du  châtiment  '. 

iiotre  ride?  La  paresse  suppcsc  ,  au  contiaiic, 
le  pouvoir  d'agir  combine'  avec  Finaction.  M. 

L'auteur  cntcud  ici  par  notre  Tiile,  ce  qu'il 
entend  ailleurs  par  Vlnsiijjisance  de  notre  dire  , 
c'cst-à-dirc ,  rinqiossibilite  oli  nous  somiues  de 
trouver  en  nous-mêmes  de  quoi  suffire  à  noire 
l>on]ieur.  Par  impuissance ,  il  entend  ,  je  crois  , 
impuissance  de  ianie  ,  rimpossibilitê  où  elle  est 
de  sortir  de  sa  langueur.  S. 

'  Le  regret  consiste  dans  le  sentiment  de 
quelque  perle  ;  le  repentir,  dans  celui  d\uie 
faute;  le  remords  ,  dans  celui  d'un  crime  et  la 
crainte  du  chdiinient.  Ce  n'est  pas  ,  à  ce  quMl 
semble  ,  la  dilll'rencc  de  Li  faute  et  du  crime  , 
qui  constitue  celle  du  repentir  et  du  remords. 
On  peut  expier  ses  crimes  par  le  repentir,  et 
sentir  le  remords  dhuie  faute.  Si  le  repentir  est 
moins  cruel,  c'est  qu'il  suppose  le  retour,  et  une 
usoluliou  de  ne  plus  retomber  ,  qui  console 
toujours.  Le  remords  peut  exister  avec  la  reso- 


l68     l.NTKODUCTION   A  LA  CON>fAISSANCE 

La  timidité  peut  être  la  crainte  du  blâme, 
la  honte  en  est  la  conviction. 

La  raillerie  naît  d'un  mépris  content. 

La  surprise  est  un  ébranlement  soudain  à 
la  vue  d'une  nouveauté. 

L'étonnement  est  une  surprise  longue  et 
accablante  ;  l'admiration  une  surprise  pleine 
de  respect. 

La  plupart  de  ces  sentiments  ne  sont  pas 
trop  composés  ,  et  n'affectent  pas  aussi  du- 
rablement nos  âmes  que  les  grandes  pas- 
sions ,  l'amour  ,  l'ambition  ,  l'avarice ,  etc. 
Le  peu  que  je  viens  de  dire  à  cette  occasion  , 
répandra  une  sorte  de  lumière  sur  ceux  dont 
je  me  réserve  de  parler  ailleurs. 

liuion  de  se  rendre  encore  coupable.  Heureux, 
si  je  puis  ,  dit  Mathan  dans  Athalie  : 

A  force  d^attentats  ,  perdre  tous  mes  remords. 

Cest  ainsi  que  les  sce'lerats  les  perdent.  Il  iTv 
a  point  pour  eux  de  repentir. 

Dieu  fit  du  repentir  la  vertu  des  inortek. 

Heureusement  le  remords  peut  naître  sans  tu 
crainte  du  châtiment.  ;  mais  ce  n'est  guère,  (jnc 
pour  les  premiers  crimes.  S. 


UE    l'iSl'iWT  IIUMALV.  I  6y 

XLI. 

De  l'Amour  des  objets  sensibles. 

Il  serait  impertinent  de  dire  que  l'amour 
des  choses  sensibles  ,  comme  Tharmonie  ,  les 
saveurs  ,  etc.  ,  n'est  qu'un  efl'et  de  l'amonr- 
piopre,  du  désir  de  nous  agrandir,  etc.  ,  etc. 
Cependant  tout  cela  s'y  mêle  quelquefois.  Il 
y  a  des  musiciens,  des  peintres,  qui  n'ai- 
ment chacun  dans  leur  art  que  l'expression 
des  grandeurs  ,  et  qui  ne  cultivent  leurs  ta- 
lents que  pour  la  gloire  :  ainsi  d'une  infinité 
ô  au  très. 

Les  hoïnmes  que  les  sens  dominent ,  ne 
sont  pas  ordinairement  si  sujets  aux  pas- 
sions sérieuses  ;  l'ambition  ,  l'amour  de  la 
gloire  ,  etc.  Les  objets  sensibles  les  amusent 
et  les  amollissent  ;  et  s'ils  ont  les  autres  pas- 
sions ,  ils  ne  les  ont  pas  aussi  vives. 

On  peut  dire  la  même  chose  des  hommes 
enjoués  ;  parce  qu'ayant  une  manière  d'exis- 
ter assez  heureuse  ,  ils  n'en  cherchent  pas 
une  autre  avec  ardeur.  Trop  de  choses  les 
distraient  ou  les  préoccupent. 
I.  i5 


17»      INTUODCCTION  A  l,A  COXNAISSANCE 

On  pourrait  entier  là-dessus  ,  et  sur  tons 
les  sujets  que  j'ai  traités  ,  clans  des  détails 
intéressants.  IMais  mon  dessein  n'est  pas  de 
sortir  des  principes ,  quelque  sécheresse  qui 
les  accompagne  :  ils  sont  l'objet  unique  de 
tout  mon  discours  ;  et  je  n'ai  ni  la  Aolouté  , 
ni  le  pouvoir  de  domicr  plus  d'application 
à  cet  ouvrage  '. 

XLII. 

Des  Passions  en  général. 

Les  passions  s'opposent  aux  passions  ,  et 
peuvent  servir  de  contre-poids  ;  mais  la  pas- 
sion dominante  ne  peut  se  conduire  que  par 
son  propre  intérêt,  vrai  ou  imaginaire,  parce 
qu'elle  règne  despotiqucmeut  sur  la  volonté, 
sans  laquelle  rien  ne  se  peut. 

Je  regarde  humainement  les  choses  ,  et 
j'ajoute   dans  cet  esprit  :   toute  nourriture 

'  Je  n'ai  ni  la  volonté  ni  le  pouuoir  de  don- 
ner plus  d\ipplication  a  cet  ouurage.  Don- 
ner plus  d'application  ,  mauvaise  expression 
pour  dire  développer  davantage  des  principes 
par  des  applications^  c<'  fpii  précède  prouve  (juc 
c'est  là  le  sens.  S. 


DE  L  ESPIUT  IICMALV.  I7! 

n'est  pas  propre  à  tous  les  corps  ,  tous  objets 
lie  sont  pas  suffisants  pour  toucher  cer- 
taines aines.  Ceux  qui  croient  les  hommes 
souverains  arbitres  de  leurs  sentiments  ne 
connaissent  pas  la  nature  ;  qu'on  obtienne 
qu'un  sourd  s'amuse  des  sons  enchanteurs 
de  Murer  ;  qu'on  demande  à  une  joueuse 
qui  fait  une  grosse  partie  ,  qu'elle  ait  la 
complaisance  et  la  sagesse  de  s'y  ennuyer  : 
nul  art  ne  le  peut. 

Les  sages  se  trompent  encore  en  offrant 
la  paix  aux  passions  :  les  passions  lui  sont 
ennemies  '.  Us  vantent  la  modération  à  ceux 
qui  sont  nés  pour  l'action  et  pour  une  vie 
agitée  ;  qu'importe  à  un  homme  malade  la 
délicatesse  d'un  festin  qui  le  dégoûte  ? 

Nous  ne  comiaissons  pas  les  défauts  de 
notre  ame  ;  mais  quand  nous  pourrions  les 
connaître ,  nous  voudrions  rarement  les 
vaincre. 

Nos  passions  ne  sont  pas  distinctes  de 
nous-mêmes  ;  il  y  en  a  qui  sont  tout  le  fon- 

'  Les  passions  lui  sonteimeniies.  C'est  un  la- 
tinisme 5  gens  inimica  nulli.  On  dit  ennemi  de 
quelqu'un  ,  et  non  ennemi  à  quelqu'un.  S. 


172      INTRODUCTION  A  LA  CONNAISSANCE 

dément  et  toute  la  substance  de  notre  ame. 
Le  plus  faible  de  tous  les  êtres  voudrait-il 
|ic'i  ir  pour  se  voir  remplacé  par  le  plus  sage  ? 

Qu'on  me  donne  un  esprit  plus  juste,  plus 
aimable  ,  plus  pénétrant ,  j'accepte  avec  joie 
tous  ces  dons  ;  mais  si  l'on  m'ôte  encore 
l'ame  qui  doit  en  jouir,  ces  présents  ne  sont 
plus  poui"  moi. 

Cela  ne  dispense  personne  de  combattre 
ses  habitudes  ,  et  ne  doit  inspirer  aux  hom- 
mes ni  abattement  ni  tristesse.  Dieu  peut 
tout  :  la  vertu  sincère  n'abandonne  pas  ses 
amants  ;  les  vices  même  d'un  homme  bien  né 
peuvent  se  tourner  à  sa  gloire. 


DE  l'esprit  HUMAIN.  I^S 


LIVRE  TROISIÈiME. 


XLIII. 

Du  Bien   et  du  Mal  moral. 

Ce  qui  n'est  bien  ou  mal  qu'à  un  particulier, 
cl  qui  peut  être  le  contraire  à  1  égard  du  reste 
des  hommes  ,  ne  peut  être  regardé  en  gé- 
néral comme  un  mal  ou  comme  un  bien  ' . 

Afin  qu'une  chose  soit  regardée  comme 
un  bien  par  toute  la  société ,  il  faut  qu'elle 
tende  à  l'avantage  de  toute  la  société  ;  et  afin 
qu'on   la  regarde   comme  un  mal  ,  il   faut 

'  Ce  qui  n'est  bien  ou  mal  qu^à  un  particu- 
lier ,  et  qui  peut  être  le  contraire  a  l'égard  du 
reste  des  hommes ,  ne  peut  être  regardé  en  gé- 
néral comme  un  mal  ou  comme  un  bien.  Oui  ; 
mais  si  toute  la  société  avait  la  fièvre  ou  la  goutte, 
ou  était  mancbotte  ou  folle  ?  V. 

Ç)u'fl  un  particulier  au  lieu  rlc  pour  un  parti- 
culier. S. 

i5. 


174      INTRODUCTION  A  LA  CONNAISSAXCE 

qu'elle  tende  à  sa  ruine  :  voilà  le  grand  ca- 
raclère  du  bien  et  du  mal  moral. 

Les  hommes  étant  imparfaits  n'ont  pu  se 
suffire  à  eux  -  mêmes  :  de  là  la  nécessité 
de  foi'mer  des  sociétés.  Qui  dit  une  société  . 
dit  un  corps  qui  subsiste  par  l'union  de  di- 
vers membres  et  confonJ  l'intérêt  particu- 
lier dans  l'intérêt  général  ;  c'est  là  le  fonde- 
ment de  toute  la  morale. 

Mais  parce  que  le  bien  commun  exige  de 
grands  sacrifices  ,  et  qu  il  ne  peut  se  ré- 
pandre également  sur  tous  les  hommes  ,  la 
religion  ,  qui  répare  le  vice  des  choses  hu- 
maines ,  assure  des  indemnités  dignes  d'en- 
vie à  ceux  qui  nous  semblent  lésés. 

Et  toutefois  ces  motifs  respectables  n'é- 
tant pas  assez  puissants  pour  donner  im 
frein  à  la  cupidité  des  hommes,  il  a  fallu 
encore  qu'ils  convinssent  de  certaines  règles 
pour  le  bien  public,  fondé  ,  à  la  honte  du 
genre  humain  ,  sur  la  crainte  odieuse  des 
supplices  ;  et  c'est  l'origine  des  lois. 

Nous  naissons  ,  nous  croissons  à  l'ombre 
de  ces  conventions  solennelles  :  nous  leui- 
devons  la  jsùreté  de  notre  vie  .  et  la  tranquil- 


DE    L  ESPRIT    HUMAIV.  l~5 

lilé  qui  raccompagne.  Les  lois  sont  aussi  le 
seul  titre  de  nos  possessions  :  dès  l'aurore 
de  notre  vie  ,  nous  en  recueillons  les  doux 
fruits  ,  et  nous  nous  engageons  toujours  à 
elles  par  des  liens  plus  forts.  Quiconque 
prétend  se  soustraire  à  cette  autorité  dont 
il  tient  tout ,  ne  peut  trouver  injuste  qu'elle 
lui  ravisse  tout  ,  jusqu'à  la  vie.  Où  serait  la 
raison  qu'un  particulier  ose  '  en  sacrifier 
tant  d'autres  à  soi  seul  ,  et  que  la  société  ne 
put  par  sa  ruine  racheter  le  repos  public  ^  ? 

'  Où  serait  la  raison  qu'un  particulier  ose  en 
sacrijier  tant  d'autres  à  soi  seul ,  et  que  la  so- 
cicté  ne  pût ,  par  sa  ruine ,  racheter  le  repos 
public. ^11  faudrait  qu'un  particulier  osât.  Par 
sa  ruine  est  équivoque,  et  veut  dire  la  ruine  de 
ce  particulier.  M. 

^  On  aperçoit  aisément  la  fausseté  de  cette 
conclusion.  11  n'y  a  certainement  point  de  raison 
qu'un  particulier  sacrifie  les  autres  h.  lui  seul  ; 
il  n'y  en  a  pas  davantage  h  ce  que  la  société  ra- 
chète son  repos  par  la  ruine  de  l'un  de  ses  mem- 
bres. Elle  n'a. jamais  droit  de  punir,  mais  de 
coniger.  Toute  peine  qui  n'a  pas  pour  objet  le 
bonheur  de  l'individu  même  contre  lequel  elle 
est  dirigée,  est  une  injustice.    F. 


1^6     INTRODUCTION  A  LA  CONNAISSANCF. 

C'est  un  vain  prélexte  de  dire  qu'on  uv 
se  doit  pas  à  des  lois  qui  favorisent  l'inéga- 
lité des  fortunes.  Peuvent-elles  égaler  les 
hommes  '  ,  l'industrie  ,  l'esprit  ,  les  talents  ? 
Peuvent-elles  empêcher  les  dépositaires  de 
l'autorité  d'en  user  selon  leur  faiblesse  ? 

Dans  cette  impuissance  absolue  d'empê- 
cher l'inégalité  des  conditions  ,  elles  fixent 
les  droits  de  chacune  ,  elles  les  protègent. 

On  suppose  d'ailleurs  ,  avec  quelque  rai- 
son ,  que  le  cœur  des  hommes  se  forme  sur 
leur  condition.  Le  laboureur  a  souvent  dans 
le  travail  de  ses  mains  la  paix  et  la  satiété 
qui  fuient  l'orgueil  des  grands  ^.  Ceux-ci 
n'ont  pas  moins  de  désirs  que  les  hommes 

'  Egaler  les  hommes  ,  il  faudrait  égaliser.  D. 

'  Le  laboureur  a  souvent  dans  le  trai^ail  de 
ses  mains  la  paix,  etc.  On  pourrait  dire  toiu 
cela  bien  mieux.  V. 

Satictë  n'est  pas  là  dans  son  sens  ordinaire  , 
selon  lequel  il  signifie  un  peu  de  de'goût  résul- 
tant de  l'abandon  ;  au  lieu  qu'ici  il  signifie  la 
satisfaction  résultant  de  la  jouissance  du  néces- 
saire. Cette  acception  nVst  plus  d'usage.  M.  — 
Ployez  t.  II ,  le  Discours  sur  l'inégalilc  des  ri- 
chesses. B. 


I 


UE  L  ESPRIT  HL'MAIN.  I77 

les  plus  abjects  ■  ;  ils  ont  donc  autant  de  be- 
soins :  voilà  dans  Tinégalité  une  sorte  d'é- 
galité. 

Ainsi  on  suppose  aujourd'hui  toutes  les 
conditions  égales  ou  nécessairement  inégales. 
Dans  Tune  et  l'autre  supposition  ,  l'équité 
consiste  à  maintenir  invariablement  leurs 
droits  réciproques  ,  et  c'est  là  tout  l'objet  des 
lois. 

Heureux  qui  les  sait  respecter  comme  elles 
méritent  de  Tèlre.  Plus  heureux  qui  porte  en 
son  cœur  celles  d'un  heureux  naturel.  Il  est 
bien  facile  de  voir  que  je  veux  parler  des 
vertus  '  ;  leur  noblesse  et  leur  excellence  sont 
l'objet  de  tout  ce  discours  :  mais  j'ai  cru 
f(u'il  fallait  d'abord  établir  une  règle  sure 
pour  les  bien  distinguer  du  vice.  Je  l'ai  ren- 

'  Ceux-ci  n'ont  pas  moins  de  désirs  que  les 
hommes  les  plus  abjects.  Il  faudrait  de  Vétat  le 
plus  abject.  M. 

"■  Il  est  bien  facile  de  voir  que  je  veux  par- 
ler des  -vertus.  Distinguons  vertus  et  qualités 
heureuses  :  bienfaisance  seule  est  vertu  5  tempé- 
rance ,  sagesse;  bonnes  qualités?  tant  mieux 
pour  toi.  V. 


1^8  INTRODUCTION  A  LA  CONNAISSANCE 
contrée  sans  effort ,  dans  le  bien  et  le  mal 
moral  ;  je  l'aurais  cherchée  vainement  clans 
une  moins  grande  origine.  Dire  simplement 
que  la  vertu  est  vertu ,  parce  qu'elle  est 
bonne  en  son  fonds  ,  et  le  vice  tout  au  con- 
traire ,  ce  n'est  pas  les  faire  connaître.  La 
force  et  la  beauté  sont  aussi  de  grands  biens  : 
la  vieillesse  et  la  maladie  ,  des  maux  réels  : 
cependant  on  n'a  jamais  dit  que  ce  fut  là 
vice  ou  vertu.  Le  mot  de  vertu  emporte  l'idée 
de  quelque  chose  d'estimable  à  l'égard  de 
toute  la  terre  :  le  vice  au  contraire.  Or,  il  n'y 
a  que  le  bien  et  que  le  mal  moral  qui  por- 
tent ces  grands  caractères.  La  préférence  de 
l'intérêt  général  au  personnel ,  est  la  seule 
définition  qui  soit  digne  de  la  vertu  ,  et  qui 
doive  en  fixer  l'idée.  Au  contraire  ,  le  sacri- 
fice mercenaire  du  bonheur  public  à  l'in- 
térêt propre  ,  est  le  sceau  étemel  du  vice. 

Ces  divers  caractères  ainsi  établis  et  suf- 
fisamment discernés  ,  nous  pouvons  distin- 
guer encore  les  vertus  naturelles  ,  des  ac- 
quises. J'appelle  vertus  naturelles,  les  vertus 
de  tempérament  ;  les  autres  sont  les  fruits 
pénibles  de  la  réflexion.  Nous  mettons  or- 


DF,  L  ESPKIT  nCMAlN'.  I -() 

dinaireinent  ces  dernières  à  plus  haut  prix  , 
parce  qu'elles  nous  coûtent  davantage  ;  nous 
les  estimons  plus  à  nous  ,  parce  qu'elles  sont 
les  effets  de  notre  fragile  raison.  Je  dis  :  la 
raison  cllc-nicmc  n'est-cllc  pas  un  don  de 
la  nature,  comme  l'heureux  tempérament? 
L'heureux  tempérament  exclut-il  la  raison  ? 
n'en  est-il  pas  plutôt  la  base  ?  et  si  l'un  peut 
nous  égarer,  l'autre  est-elle  plus  infaillible? 

Je  me  hâte  ,  afin  d'eu  venir  à  une  question 
plus  sérieuse.  On  demande  si  la  plupai't  des 
vices  ne  concourent  pas  au  bien  public  , 
comme  les  pures  vertus.  Oui  ferait  fleurir 
le  commerce  sans  la  vanité,  l'avarice  ,  etc.  ? 

En  un  sens  cela  est  très-vrai  ;  mais  il  faut 
nVaccorder  aussi  que  le  bien  produit  par  le 
vice  est  toujours  mêlé  de  grands  maux.  Ce 
sont  les  lois  qui  arrêtent  le  pi'Ogrès  de  ses 
désordj'cs  ;  et  c'est  la  raison  ,  la  vertu  qui  le 
subjuguent  ,  qui  le  contiennent  dans  cer- 
taines bornes  ,  et  le  rendent  utile  au  monde. 

A  la  vérité  ,  la  vertu  ne  satisfait  pas  sans 
réserve  toutes  nos  passions  ;  mais  si  nous 
n'avions  aucun  vice  ,  nous  n'aurions  pas  ces 
passions  à  satisfaire  ;  et  nous  ferions  par  de- 


l8o      INTRODUCTION  A  tK  CON.VAISSAXCF, 

voii-  ce  qu  on  fait  pai'  ambition  ,  par  orgiioil, 
par  avarice  ,  etc.  Il  est  donc  ridicule  de  ne 
pas  sentir  que  c'est  le  vice  qui  nous  empêche 
d'être  heureux  par  la  vertu.  Si  elle  est  si  in- 
suffisante à  faire  le  bonheur  des  hommes  , 
c'est  parce  que  les  hommes  sont  vicieux  ;  et 
les  vices  ,  s'ils  vont  au  bien ,  c'est  qu'ils  sont 
mêlés  de  vertus  ,  de  patience  ,  de  tempé- 
rance ,  de  couiage,  etc.  Un  peuple  qui  n'au- 
lait  en  partage  que  des  vices  ,  courrait  à  sa 
perte  infaillible. 

Quand  le  vice  veut  procurer  quelque  grand 
avantage  au  monde,  pour  surprendre  l'ad- 
miration ,  il  agit  comme  la  vertu  ,  parce 
qu'elle  est  le  vrai  moyen,  le  moyen  naturel 
du  bien  :  mais  celui  que  le  vice  opère  n'est 
ni  son  objet ,  ni  son  but.  Ce  n'est  pas  à  uu 
si  beau  terme  que  tendent  ses  déguisements. 
Ainsi  le  caractère  distinctif  de  la  >  ertu  sub- 
siste ;  ainsi  rien  ne  peut  l'effacer. 

Que  prétendent  donc  quelques  hommes  , 
qui  confondent  toutes  ces  choses  ,  ou  qui 
nient  leur  réalité 'i'  Qui  peut  les  empêcher 
de  voir  qu'il  y  a  des  qualités  qui  tendent  na- 
turellement au  bien  du  monde  ,  et  d  autres 


DE  l'esprit   HUMAIX.  l8l 

à  sa  destructiou?  Ces  premiers  sentiments, 
élevés  ,  courageux ,  bienfaisants  à  tout  l'uni- , 
vers  ,  et  par  conséquent  estimables  à  l'égard 
«Je  toute  la  terre  ,  voilà  ce  que  l'on  nonmie 
vertu.  Et  ces  odieuses  passions  ,  tournées  à 
la  ruine  des  hommes  et  par  conséquent  cri- 
minelles envers  le  genre  humain  ,  c'est  ce 
que  j'appelle  des  vices.  Qu'entendent-ils  , 
eux  ,  par  ces  noms  ?  Cette  différence  écla- 
tante du  faible  et  du  fort ,  du  faux  et  du  vrai, 
du  juste  et  de  l'injuste  ,  etc. ,  leur  échappe- 
t-elle  ?  Mais  le  jour  n'est  pas  plus  sensible. 
Pensent-ils  que  l'iiTéligion  dont  ils  se  piquent 
puisse  anéantir  la  vertu  ?  Mais  tout  leur  fait 
voir  le  contraire.  Qu'imaginent-ils  donc  qui 
leur  trouble  l'esprit  ?  qui  leur  cache  qu'ils 
ont  eux-mêmes  ,  parmi  leurs  faiblesses  ,  des 
sentiments  de  vertu  ? 

Est-il  un  homme  assez  insensé  pour  dou- 
ter que  la  santé  soit  préférable  aux  mala- 
dies '  ?  Non,  il  n'y  en  a  point  dans  le  monde. 
Trouve-t-on  quelqu'un  qui  confonde  la  sa- 
gesse avec  la  folie?  Non  ,  personne  assuré- 
ment. On  ne  voit  personne  non  plus  qui  ne 

'  Il  faudrait  ne  soit  préférable.  S. 
I.  i6 


182      INTRODLCTION  A  J-A  CONNAISSANCE 

piélcjc  la  véjité  à  leneiir  ;  persounc  (jin 
ne  sente  bien  que  k  courage  est  dinereiiL 
de  la  crainte,  et  l'envie  de  la  bonté.  On 
ne  voit  pas  moins  clairement  que  l'humaniU; 
vaut  mieux  que  l'inhumanité  ,  qu'elle  est 
plus  aimable  ,  plus  utile,  et  par  conséquent 
plus  estimable  ;  et  cependant. ...  6  faiblesse 
de  l'esprit  humain  !  il  n'y  a  point  de  contra- 
diction dont  les  hommes  ne  soient  capables, 
dès  qu'ils  veulent  approfondir. 

N'est-ce  pas  le  comble  de  l'extravagance  , 
qu'on  puisse  réduire  en  question  si  le  couiage 
vaut  mieux  que  la  peur?  On  convient  qu'il 
nous  donne  sur  les  hommes  et  sur  nous-mêmes 
luî  empire  naturel.  On  ne  nie  pas  non  phis 
que  la  puissance  enferme  une  idée  de  gran- 
deur, et  qu'elle  soit  utile  '.  On  sait  encore 
que  la  peur  est  un  témoignage  de  faiblesse  ; 
et  on  convient  que  la  faiblesse  est  trcfs-nui- 
sible  ,  qu'elle  jette  les  hommes  dans  la  dé- 
pendance,  et  qu'elle  prouve  ainsi  leur  peti- 
tesse. Comment  peut-il  donc  se  trouver  des 

'  Il  faut  tjiie  la  puissance  ii'enfcrme  une  UJce 
Je  grandeur,  et  qiCelle  ne  soil  utile.  S. 


DK  l'esprit    HUMAIN.  I  83 

esprits  assez  déréglés  pour  mettre  de  l'éga- 
lilc  dans  des  choses  si  inégales  ? 

Qu'entend- on  par  un  grand  génie?  un 
esprit  qui  a  de  grandes  vues  ,  puissant  ,  fé- 
cond ,  éloquent  ,  etc.  Et  par  une  grande 
fortune?  un  état  indépendant,  commode, 
élevé  ,  glorieux.  Personne  ne  dispute  donc 
qu'il  y  ait  '  de  grands  génies  et  de  grandes 
fortunes.  Les  caractèies  de  ces  avantages 
sont  trop  bien  marqués.  Ceux  d'une  ame 
vertueuse  sont-ils  moins  sensibles  ?  Qui  peut 
nous  les  faire  confondre  ?  Sur  quel  fonde- 
ment ose-t-on  égaler  le  bien  et  le  mal  ?  Est- 
ce  sur  ce  que  l'on  suppose  que  nos  vices  et 
nos  vertus  sont  des  effets  nécessaires  de  notre 
tempérament?  Mais  les  maladies ,  la  santé  , 
ne  sont-elles  pas  des  effets  nécessaires  de  la 
même  cause?  Les  confond-on  cependant ,  et 
a-t-on  jamais  dit  que  c'étaient  des  chimères, 
qu'il  n'y  avait  ni  santé ,  ni  maladies  ^  ?  Pense- 

'   Il  faut  qu'il  n'y  ail.  S. 

'  Non  pas  pieciscmcnt.  Mais  on  sait  l'histoiie 
«lu  stoïcien  Possidonius  d'Apamce  ,  qui ,  au  mi- 
lieu d'un  violent  accès  de  goutte,  prétendait 
que  la  douleur  n'est  point  un  mal.  A  la  vérité  , 


lS4      INTRODUCTION'  A  LA  CONNAISSANCE 

1-on  que  tout  ce  qui  est  nécessaire  n'est  ' 
«l'aucun  mérite?  mais  c'est  une  nécessité  en 
Dieu  d'être  tout-puissant .  éternel.  La  puis- 
sance et  l'éternité  seront  -  elles  égales  au 
néant?  ne  seront -elles  plus  des  attributs 
parfaits  ?  Quoi  !  parce  que  la  vie  et  la  mort 
sont  en  nous  des  états  de  nécessité  ,  n'est-ce 
plus  qu'une  même  chose ,  indifférente  aux 
humains  ?  Mais  peut-être  que  les  vertus  que 
j'ai  peintes  comme  un  sacrifice  de  notre  in- 
térêt propre  à  l'intérêt  public,  ne  sont  qu'un 
pur  effet  de  l'amour  de  nous-mêmes.  Peut- 
être  ne  faisons-nous  le  bien  que  parce  que 
notre  plaisir  se  trouve  dans  ce  sacrifice. 
Etrange  objection  !  Paice  que  je  me  plais 
dans  l'usage  de  ma  vertu  ,  en  est-elle  moins 
profitable  ,  moins  précieuse  à  tout  l'univers  , 
ou  moins  différente  du  vice ,  qui  est  la  ruine 
du  genre  humain  ?  Le  bien  où  je  me  plais 
change-t-il  de  nature?  cesse-t-il  d'être  bien? 

c'était  en  soutenant  ce  dogme  des  stoïciens  : 
Qu'il  n'y  a  rien  de  bon  que  ce  qui  est  honnête. 
Voyez  le  second  livre  des  Tusculanes  de  Cice- 
ron.  F. 

'  Zc'çviiicïCT&is  ne  soit  (V aucun  mérite  S. 


DE  l'esprit  humain.  ] 85 

Les  oracles  de  la  piété  ,  continuent  nos 
adversaires,  condamnent  cette  complaisance. 
Est-ce  à  ceux  qui  nient  la  vertu  ,  à  la  com- 
battre par  la  religion  qui  l'établit?  Qu'ils 
sachent  qu'un  Dieu  bon  et  juste  ne  peut  ré- 
prouver le  plaisir  que  lui-mcnie  attache  à 
bien  faire.  Nous  prohiberait-il  ce  charme  qui 
accompagne  l'amour  du  bien  ?  Lui-même 
nous  ordonne  d'aimer  la  vertu  ,  et  sait  mieux 
que  nous  qu'il  est  contradictoire  d'aimer  une 
chose  sans  s'y  plaire.  S'il  rejette  donc  nos 
vertus  ,  c'est  quand  nous  nous  approprions 
les  dons  que  sa  main  nous  dispense  ,  que 
nous  arictons  nos  pensées  à  la  possession  de 
ces  grâces  ,  sans  aller  jusqu'à  leur  priocijîe  ; 
que  nous  méconnaissons  le  bras  qui  répand 
sur  nous  ses  bienfaits  ,  etc. 

Une  vérité  s'offre  à  moi.  Ceux  qui  nient 
la  réalité  des  vertus  ,  sont  forcés  d'admettre 
des  vices.  Oseraient-ils  dire  que  Ihommc 
n'est  pas  insensé  et  méchant  ?  Toutefois  , 
s'il  n'y  avait  que  des  malades  ,  saurions-nous 
ce  que  c'est  que  la  santé  ? 


i6. 


l86      INTRODUCTION   A  LA  CONNAISSANCE 

XLIV. 

De  la   Grandeur  d'ame. 

Après  ce  que  nous  avons  dit  ,  je  crois 
qu'il  n'est  pas  nécessaire  de  prouver  que  la 
grandeur  d'ame  est  quelque  chose  d'aussi 
léel  que  la  santé ,  etc.  Il  est  difficile  de  ne 
pas  sentir  dans  un  homme  qui  maîtrise  la 
fortune  ,  et  qui  par  des  moyens  puissants 
arrive  à  des  fins  élevées  ,  qui  subjugue  les 
autres  hommes  par  son  activité ,  par  sa  pa- 
tience ou  par  de  profonds  conseils  ;  je  dis 
qu'il  est  difficile  de  ne  pas  sentir  dans  un  gé- 
nie de  cet  ordre,  une  noble  réalité.  Cepen- 
dant il  n'y  a  rien  de  pur  et  dont  nous  n'abu- 
sions sans  peine. 

La  grandeur  d'ame  est  un  instinct  élevé 
qui  porte  les  hommes  au  grand  .  de  quelque 
nature  qu'il  soit  ;  mais  qui  les  tourne  au  bien 
ou  au  mal  ,  selon  leurs  passions  ,  leurs  lu- 
mières ,  leur  éducation  ,  leur  fortune  ,  etc. 
Egale  à  tout  ce  qu'il  y  a  sur  la  terre  de  plus 
élevé  ,  tantôt  elle  cherche  à  soumettre  par 
toutes  sortes  d'efforts  ou  d  artifices  les  choses 


DE  l'eSPIUT  humain.  I  87 

humaines  à  elle  ,  et  tantôt  dédaignant  ces 
ihoses  ,  elle  s'y  soumet  elle-même  sans  que 
sa  soumission  l'abaisse  :  pleine  de  sa  propre 
giandeui",  elle  s'y  repose  en  secret ,  contente 
de  se  posséder.  Qu'elle  est  belle  ,  quand  la 
vcilu  dirige  tous  ses  mouvements  ;  mais 
qu'elle  est  dangereuse  alors  qu'elle  se  sous- 
trait à  la  règle  !  Représentez-vous  Catilina  ' 
au-dessus  de  tous  les  préjugés  de  sa  nais- 
sance ,  méditant  de  changer  la  face  de  la 
terre  et  d'anéantir  le  nom  romain  :  concevez 
ce  génie  audacieux  ,  menaçant  le  monde  du 
sein  des  plaisirs  ,  et  formant  d'une  troupe 
de  voluptueux  et  de  voleurs  ,  un  corps  re- 
doutable aux  armées  et  à  la  sagesse  de 
Rome. 

Qu'un  homme  de  ce  caractère  aiu-ait  porté 
loin  la  vertu  ,  s'il  eût  été  tourné  au  bien  ; 
mais  les  circonstances  malheureuses  le  pous- 
sent au  crime.  Catilina  était  né  avec  un  amour 
ardent  pom'  les  plaisirs  ,  que  la  sévérité  des 
lois  aigrissait  et  contraignait  ;  sa  dissipation 
et  ses  débauches  l'engagèrent  peu  à  peu  à 

'  Lucius  Sergius  Catilina.  \o\oz  l'histoire  de 
sa  conjuration  par  Sallustc.  F. 


l8B  INTRODUCTION  A  LA  CONNAISSANCE 
des  projets  criminels  '  :  ruiné  ,  décrié  ,  tra- 
versé ,  il  se  trouva  dans  un  état  où  il  lui 
était  moins  facile  de  gouverner  la  répu- 
blique que  de  la  détruire  ;  ne  pouvant  être 
le  héros  de  sa  patrie  ,  il  en  méditait  la  con- 
quête. Ainsi  les  hommes  sont  souvent  portés 
au  crime  par  de  fatales  rencontres  ,  ou  par 
leur  situation  :  ainsi  leur  vertu  dépend  de 
leui"  fortune.  Que  manquait-il  à  César,  que 
d'être  né  souverain  ?  Il  était  bon  ,  magna- 
nime ,  généreux  ,  hardi ,  clément  ;  personne 
n'était  plus  capable  de  gouverner  le  monde 
et  de  le  rendre  heureux  :  s'il  eût  eu  une  for- 
tune égale  à  son  génie  ,  sa  vie  aurait  été  sans 
tache  ;  mais  parce  qu'il  s'était  placé  lui- 
même  sur  le  trône  par  la  force  ,  on  a  cru 
pouvoir  le  compter  avec  justice  parmi  les 
tyrans. 

Cela  fait  sentir  qu'il  y  a  des  vices  qui 
n'excluent  pas  les  grandes  qualités  ,  et  par 
conséquent  de  grandes  qualités  qui  s'éloi- 
gnent de  la  vertu.  Je  reconnais  cette  vérité 
avec  douleur  :  il  est  triste  que  la  bonté  h'ac- 

'  II  serait  plus  exact  de  dire  ,  l'engagèrenL 
peu  ù  peu  flans  des  projets  criminels.  S, 


DE  l'esprit  humain.  189 

compagne  pas  toujours  la  force  ,  et  que  l'a- 
mour de  la  justice  ne  prévale  pas  nécessaire- 
ment dans  tous  les  homraes  et  dans  tout  le 
cours  de  leur  vie,  sur  tout  autre  amour:  mais 
non-seulement  les  grands  homraes  se  laissent 
entraîner  au  vice  ,  les  vertueux  même  se  dé- 
mentent ,  et  sont  inconstants  dans  le  bien. 
Cependant  ce  qui  est  sain  est  sain  ,  ce  qui 
est  fort  est  fort ,  etc.  Les  inégalités  de  la 
vertu  ,  les  faiblesses  qui  l'accompagnent  , 
les  vices  qui  flétrissent  les  plus  belles  vies  , 
ces  défauts  inséparables  de  notre  nature  , 
mêlée  si  manifestement  de  grandeur  et  de 
petitesse  ,  n'en  détruisent  pas  les  perfec- 
tions. Ceux  qui  veulent  que  les  hommes 
soient  tout  bons  ou  tout  méchants  ,  absolu- 
ment grands  ou  petits,  ne  connaissent  pas  la 
natui-e.  Tout  est  mélangé  dans  les  hommes  ; 
tout  y  est  Umité  ;  et  le  vice  même  y  a  ses 
bornes. 

XLV. 

Du  Courage. 

Le  vrai  courage  est  une  des  qualités  qui 
supposent  le  plus  de  grandeur  d'ame.  J'en 


igo      INTRODUCTIO.V  A  LA  ^.ON^fAlSSA^'CE 

remarque  beaucoup  de  sortes  :  un  courage 
contre  la  fortune  ,  qui  est  philosophie  ;  un 
courage  contre  les  misères,  qui  est  patience  ; 
ini  courage  à  la  guerre  ,  qui  est  valeur  ;  un 
courage  dans  les  entreprises  ,  qui  est  har- 
diesse ;  un  courage  fier  et  téméraire,  qui  est 
audace  ;  un  courage  contre  l'injustice  ,  qui 
est  fermeté,  ;  un  courage  contre  le  vice  ,  qui 
est  sévérité  ;  un  courage  de  réflexion  ,  de 
tempérament,  etc. 

Il  n'est  pas  ordinaire  qu'un  même  homme 
assemble  tant  de  qualités.  Octave",  dans  le 
plan  de  sa  fortune ,  élevée  sur  des  préci- 
pices ,  bravait  des  périls  éminents  ;  mais  la 
mort  ,  présente  à  la  guerre ,  ébranlait  son 
ame.  Un  nombre  innombrable  de  Romanis 
qui  n'avaient  jamais  craint  la  mort  dans  les 
batailles  ,  manquaient  de  cet  autre  courage 
qui  soumit  la  terre  à  Auguste. 

On  ne  trouve  pas  seulement  plusieurs 
soitcs  de  courages  ,  mais  dans  le  même  cou- 
rage bien  des  inégalités.  Brutus  ,  qui  eut  la 

'  Gains  Julius  Csesar  Octavianus  porta  le  \inm 
d'Octave  dans  sa  jeunesse ,  et  cehii  d'Auguste 
quandies  homainsfurent  entièrement  asservis.  F. 


' 


DE  1,  KSI' KIT  HUMAIN.  11)1 

hardiesse  d'attaquer  la  fortune  de  César, 
n'ciil  ])as  la  force  de  suivre  la  sienne  :  il 
avait  formé  le  dessein  de  détruire  la  tyrannie 
avec. les  ressources  de  son  seul  courage  ,  et 
il  eut  la  faiblesse  de  l'abandonner  avec  toutes 
les  forces  du  peuple  romain  ,  faute  de  cette 
égalité  de  force  et  de  sentiment,  qui  surmonte 
les  obstacles  et  la  lenteur  des  succès. 

Je  voudrais  pouvoir  parcourir  ainsi  en 
détail  toutes  les  qualités  humaines  :  un  tra- 
vail si  long  ne  peut  maintenanl  m'arrèter. 
Je  terminerai  cet  écrit  par  de  courtes  défi- 
nitions. 

Observons  néanmoins  encore  que  la  pe- 
titesse est  la  source  d'un  nombre  incroyable 
de  vices  :  de  l'inconstance  ,  la  légèreté  ,  la 
vanité  ,  l'envie  ,  l'avarice  ,  la  bassesse  ,  etc.  : 
elle  rétrécit  notre  esprit  autant  que  la  gran- 
deur d'ame  l'élargit  ;  mais  elle  est  malheu- 
reusement inséparable  de  l'humanité  ,  et  il 
n'y  a  point  d'ame  si  forte  qui  en  soit  tout- 
à-fait  exempte.  Je  suis  mon  dessein. 

La  probité  est  un  attachement  à  toutes 
les  vertus  civiles  '. 

■   Ju  n'admets  poiiii   (xaio  dclinilion^  j'aime- 


192      INTRODUCTIO.V  A  LA  CONNAISSANCE 

La  droiture  est  une  habitude  des  sentiers 
de  la  vertu. 

L'équité  peut  se  définir  par  1  amour  de 
Tégalité  '  ;  l'iutégrité  paraît  une  équité  sans 
tache  ,  et  la  justice  une  équité  pratique. 

La  noblesse  est  la  préférence  de  Thonneur 
à  l'intérêt  ;  la  bassesse  ,  la  préférence  de 
1  intérêt  à  1  honneur. 

rais  mieux  ,  un  attachement  h  tout  ce  qui  est 
juste.  Duclos  a  dit  :  IVe  fais  pas  à  autrui  ce  que 
tu  ne  voudrais  pas  qu'on  te  fit;  c'est  la  pro- 
bité. Fais  h  autrui  ce  que  tu  voudrais  qii'on  te 
fît;  c'est  la  veriu.  M.  do  Vauveiiait;ups  a  voidu 
dire  sans  doute  un  attachement  a  tous  les  de- 
voirs cii^ils.  S. 

'  Cette  définition  n'est  pas  exacte  •  l'cquite 
est  Vunicuique  suum;  à  chacun  ce  qui  lui  ap- 
partient. M. 

Vauvcnargues  n'entend  pas  ici  ref;alitc  abso- 
lue ,  mais  l'égalité  relative.  Dans  luie  faillite  oîi 
tous  les  créanciers  doivent  perdre ,  le  juge  ne 
peut  faire  rendre  à  chacun  d'eux  ce  qui  lui  ap- 
partient. L'équité  est  alors  d'établir  entre  eux 
une  égalité  relative  à  leurs  droits  ,  c'est-à-dire 
de  leur  faire  supportera  chacun  une  perte  cal- 
culée sur  la  proportion  de  leurs  droits  respec- 
tifs   S. 


DE  l'esprit  HUMAI\.  1  q3 

L'intérêt  est  la  fin  de  l'amour-propre  •  ; 
la  uénérosité  en  est  le  sacrifice. 

La  méchanceté  suppose  un  goût  à  faire 
du  mal  ;  la  malignité  ,  une  méchanceté  ca- 
chée ;  la  noirceur ,  une  méchanceté  pro- 
fonde. 

L'insensibilité  à  la  vue  des  misères  peut 
s'appeler  dureté  ;  s'il  y  entre  du  plaisir,  c'est 
cruauté.  La  sincérité  me  paraît  l'expression 
de  la  vérité  ;  la  franchise  ,  une  sincérité  sans 
\'oiles  ^  ;  la  candeur  ,  une  sincérité  douce  ; 
l'ingénuité,  une  sincérité  innocente  ;  l'inno- 
cence, une  pureté  sans  tache. 

L'imposture  est  le  masque  de  la  vérité  ;  la 
fausseté  une  imposture  naturelle  ;  la  dissi- 
mulation ,  une  imposture  réfléchie  ;  la  four- 
berie ,  une  imposture  qui  veut  nuire  ;  la  du- 
plicité ,  une  imposture  qui  a  deux  faces. 

La  libéralité  est  une  branche  de  la  géné- 
rosité ;  la  bonté ,  un  goût  à  faire  du  bien  et 

'  ^ mour -  propre  encore  employé  ici  pour 
amour  de  soi.  S. 

'  C'est-à-dire  qui  ne  re'serve  rien.  La  sincérité 
ne  dit  que  ce  qu'on  lui    demande;  la  franchise 
(lil  sonvent  ce  qn'on  ne  lui  demande  pas.  S. 
I.  17 


1  9'î      INTRODUCTION  A  LA  CONNAISSANXE 
à  pardonner  le  mal;  la  clémence  ,  une  bonlc 
envers  nos  ennemis. 

La  simplicité  nous  présente  l'image  de  la 
\  érité  et  fie  la  liberté. 

L'affectation  est  le  dehors  de  la  contrainte 
et  du  mensonge  :  la  fidélité  n'est  qu'un  res- 
pect pournos  engagements  ;  rinfidélité.  une 
déiogeance*.  la  perfidie  ,  une  infidélité  cou- 
verte cl  ciiminelle. 

La  bonne  foi  est  une  fidélité  sans  défiance 
et  sans  artifice. 

La  force  d'esprit  est  le  triomphe  de  la 
réflexion  ;  c'est  un  instinct  supérieur  aux 
passions  ,  qui  les  calme  ou  qui  les  possède  '  ; 
on  ne  peut  pas  savoir  d'un  homme  qui  n'a 
pas  les  passions  ardentes  ,  s'il  a  de  la  force 
d'esprit;  il  n'a  jamais  été  dans  des  épreuves 
assez  difficiles. 

La  modération  est  l'état  d'une  ame  qui  se 
possède  ;  elle  naît  d'une  espèce  de  médio- 
crité dans  les  désirs  et  de  satisfaction  dans 
les  pensées,  qui  dispose  aux  vertus  civiles. 

'  Posséder  n'est  pns  le  mot  propre.  On  ne  dit 
pas  posséder  les  pnssinns.  On  dirait  niienx  on 
qui  les  domine.  B. 


DE  l'esprit  humain.  1  g5 

L'immodération  ,  au  contraire  ,  est  une 
ardeur  inaltérable  ■  et  sans  délicatesse  -  qm 
mène  quelquefois  à  de  grands  vices. 

La  tempérance  n'est  qu'une  modération 
dans  les  plaisirs  ,  et  l'intempérance  au  con- 
tiaire. 

L'humeur  est  une  inégalité  qui  dispose  à 
l'impatience  ;  la  complaisance  est  une  vo- 
lonté flexible  ;  la  douceur,  un  fonds  de  com- 
plaisance et  de  bonté. 

La  brutalité  ,  une  disposition  à  Iji  colère  et 
à  la  grossièreté  ;  l'irrésolution  ,  une  tintidité 
à  entreprendre;  l'incertitude,  une  irrésolu- 
tion à  croire  ;  la  perplexité,  une  irrésolution 
inquiète. 

La  prudence  ,  une  prévoyance  raison- 
nable ;  l'imprudence  tout  au  contraire^. 

L'activité  naît  d'une  force  inquiète  ;  la  pa- 
resse d'une  impuissance  paisible. 

La  mollesse  est  une  paresse  voluptueuse. 

'  Inaltérable  n'est  pas  le  mot  propre.^  ce  se- 
rait plutôt  insatiable.  M. 

■■'  Tout  au  contraire,  etc.  11  faudiail  tout  le 
contraire.  M. 


196     INTRODUCTION  A  LA  CONNAISSANCE 

L'austcritc  est  une  haine  des  plaisirs  ,  et 
la  sévérité  ,  des  vices. 

La  solidité  est  une  consistance  et  une  éga- 
lité d'esprit  :  la  légèreté ,  un  défaut  d'as- 
siette et  d'uniformité  de  passions  ou  d'idées. 

La  constance  est  une  fermeté  raisonnable 
dans  nos  sentiments  ;  l'opiniâtreté  ,  une  fer- 
meté déraisonnable  ;  la  pudeur,  un  senti- 
ment de  la  difformité  du  vice  et  du  mépris 
qui  le  suit  " . 

La  sagesse  est  la  connaissance  et  l'affec- 
tion du  vrai  bien;  l'humilité,  un  sentiment  de 
notre  bassesse  devant  Dieu  ;  la  charité  ,  un 

'  La  pudeur  est  un  sentiment  de  la  diffor- 
mité du  vice  et  du  mépris  qui  le  suit.  La  pudeur 
est  plutôt  la  crainte  de  la  honte  ,  à  quoi  cjue  ce 
soit  qu'on  l'attache  :  on  peut  éprouver  la  honte 
sans  qu'il  s'y  mêle  aucune  idée  de  vice  ou  de 
mépris.  Un  homme  qui  demande  et  qu'on  re- 
fuse éprouve  de  la  honte  ,  et  une  certaine  pudeur 
empêche  l'homme  hicn  ne  de  demander  ;  il  n'3' 
a  pourtant  là  aucune  idée  de  vice  ou  de  mépris. 
Une  femme  dont  les  vêtements  se  dérangent  par 
hasard  éprouve  de  la  honte,  et  sa.  pudeur  csl  bles- 
sée ,  sans  que  l'idée  de  vice  ou  de  mépris  se  pré- 
sente à  la  pensée.  S. 


DE  L  ESPRIT  HUMALV.  197 

zèle  de  religion  pour  le  prochain  ;  la  grâce  , 
une  impulsion  surnaturelle  vers  le  bien. 

XLVI. 

Du  Bon  et  du  Beau. 

Le  terme  de  bon  emporte  quelque  degré 
naturel  de  perfection  ;  celui  de  beau  ,  quel- 
que degré  d'éclat  ou  d'agrément.  Nous  trou- 
vons l'un  et  l'autre  termes  dans  la  vertu  , 
parce  que  sa  bonté  nous  plaît ,  et  que  sa 
beauté  nous  sert.  Mais  d'une  médecine  qui 
blesse  nos  sens  ,  et  de  toute  autre  chose  qui 
nous  est  utile ,  mais  désagiéable  ,  nous  ne 
disons  pas  qu'elle  est  belle  ,  elle  n'est  que 
bonne  ;  de  même  à  l'égard  des  choses  qui 
sont  belles  sans  être  utiles. 

M.  Crouzas  '  dit  que  le  beau  naît  de  la 
vai'iété  réductible  à  l'unité  ,  c'est-à-diie  d'un 
composé  qui  ne  fait  pourtant  qu'un  seul  tout 
et  qu'on  peut  saisir  d'une  vue  ;  c'est  là,  selon 
lui ,  ce  qui  excite  l'idée  du  beau  dans  l'esprit. 

'  Jean-Pierre  de  Crouzas,  mort  en  '748,  est 
Tautcur  d'un  Traite  sur  le  beau  ,  en  deux  vo- 
lumes, et  beaucoup  trop  long.  F. 

17. 


I 


REFLEXIONS 

SUR   DIVERS   SUJETS 


Sur  le  Pyrrhonisme  ' . 

Q  u  I  doute  a  une  idée  de  là  certitude  , 
et  par  conséquent  reconnaît  quelque  marque 
de  la  vérité.  Mais  paice  que  les  premiers 
pnncipes  ne  peuvent  se  démontrer ,  on  s'en 
défie  ;  on  ne  fait  pas  attention  que  la  dé- 
monstration n'est  qu'un  raisonnement  fondé 
sur  l'évidence.  Or ,  les  premiers  principes 
ont  l'évidence  par  eux-mêmes  ,  et  sans  rai- 
sonnement ;  dé  sorte  qu'ils  portent  la  mar- 

'  Pyrrhou  ,  philosophe  grec  ,  vivait  vers 
Tau  3oo  de  l'ère  chrétienne  ;  il  chercha  toute  sa 
TIC  la  vérité',  et  ne  voulut  jamais  couvcnir  de 
ravoir  trouvée.  C'est  de  lui  ({iie  prirent  leur  nom 
les  pyrrhoniens  ou  sceptiques,  et  la  secte  du 
pyrrhonisme.  F. 


0,00  HEFLF.  XIO\S 

que  de  la  certitude  la  plus  invincible.  Les  pyr- 
rhoniens  obstinés  affectent  de  douter  que 
l'évidence  soit  signe  de  vérité  ;  mais  on  leur 
demande  ,  Quel  autre  signe  en  desirez-vous 
donc?  Quel  autre  croyez-vous  qu'on  puisse 
avoir?  Vous  en  formez- vous  quelque  idée  ? 

On  leur  dit  aussi  :  Qui  doute  pense  ,  et 
qui  pense  est  :  et  tout  ce  qui  est  viai  de  sa 
pensée  l'est  aussi  de  la  chose  qu'elle  repré- 
sente ,  si  cette  chose  a  l'être  ou  le  reçoit 
jamais.  Voilà  donc  déjà  des  principes  irré- 
futables :  or,  s'il  y  a  quelque  principe  de 
cette  nature  ,  rien  n'empêche  qu'il  y  en  ait 
plusieurs.  Tous  ceux  qui  porteront  le  même 
caractère  auront  infailliblement  la  même  vé- 
rité :  il  n'en  serait  pas  autrement  quand 
notre  vie  ne  serait  qu'un  songe  ;  tous  les  fan- 
tômes que  notre  imagination  pourrait  nous 
figurer  dans  le  sommeil ,  ou  n'auraient  pas 
l'être ,  ou  l'auraient  tel  qu'il  nous  païaît. 
S'il  existe  hors  de  notre  imagination  une 
société  d'hommes  faibles,  telle  que  nos  idées 
nous  la  représentent ,  tout  ce  qui  est  vrai  de 
cette  société  imaginaire  ,  le  sera  de  la  so- 
ciété réelle ,  et  il  y  aura  dans  cette  société 


SUR    D  IV  ET.  S    SUJETS,  201 

des  qualités  nuisibles  ,   {l'autres  estimables 
ou  utiles  ,  etc.  ;  et  par  conséquent  des  vices 
et  des  vertus.  Oui  ,  nous  disent  les  pyrrho- 
niens  :  mais  peut-être  que  cette  société  n'est 
pas;  je  réponds  :  Pourquoi    ne  serait -elle 
pas  ,  puisque  nous  sommes  ?  Je  suppose  qu'il 
y  eût   là-dessus   quelque    incertitude    bien 
fondée  ,  toujours  serions-nous  obligés  d'agir 
comme  s'il  n'y  en  avait  pas.  Que  sera-ce  si 
cette  incertitude  est  sensiblement  supposée? 
Nous  ne  nous   donnons  pas  à  nous-mêmes 
nos  sensations  ;  donc  il  y  a  quelque  chose  hors 
de  nous   qui  nous  les  donne  :  si  elles  sont 
fidèles  ou  trompeuses  ;  si  les  objets  qu'elles 
nous  peignent  sont  des  illusions  ou  des  vé- 
rités ,  des  réalités  ou  des  apparences ,  je  n'^en- 
treprendrai  point  de  les   démontrer.   L'es- 
prit de  l'homme  qui  ne  connaît  qu'impar- 
faitement ,  ne  saurait  prouver  parfaitement  ; 
mais    l'imperfection    de   ses    connaissances 
n'est  pas  plus  manifeste   que  leur  réalité  ; 
et  s'il  leur   manque  quelque  chose  pour  la 
conviction  du  coté  du  raisonnement ,  l'ins- 
tinct le  supplée  avec  usure.  Ce  que  la  ré- 
ilexion  trop  faible  n'ose  décider  ,  le  senti- 


?02  REFLEXIOXS 

ment  nous  force  de  le  croire.  S'il  est  quel- 
que pynlionien  réel  et  parfait  parmi  les 
hommes  ,  c'est  clans  l'ordre  des  intelligences 
un  monstre  qu'il  faut  plaindre.  Le  pyrrho- 
nisme  parfait  est  le  délire  de  la  raison  ,  et 
la  production  la  plus  ridicule  de  l'esprit 
humain  '. 

II. 

Sur  la  Nature  et  la  Coutume. 

Les  hommes  s'entretiennent  volontiers  de 
la  force  de  la  coutume ,  des  effets  de  la  na- 
ture ou  de  l'opinion  :  peu  en  parlent  exacte- 
ment. Les  dispositions  fondamentales  et  ori- 
ginelles de  chaque  être  forment  ce  qu'on 
appelle  sa  nature.  Une  longue  habitude  peut 
modifier  ces  dispositions  primitives  ;  et  telle 
est  quelquefois  sa  force  qu'elle  leur  en  subs- 
titue de  nouvelles  plus  constantes  ,  quoique 
absolument  opposées  :  de  sorte  qu'elle  agit 
ensuite  comme  cause  première ,  et  fait  le 

'  S'Gravesande ,  dans  son  Traité  des  Syllo- 
gismes ,  réduit ,  à  très-peu  de  cKose  près ,  aux 
jnèmes  termes  ses  arguments  contre  les  pyrrho- 
niens.  B. 


sur.    DIVE  KS    SUJKTS.  ?.o3 

l'oiidenient  d'uu  nouvel  être  ;  d  où  est  venue 
celte  coucliisiou  très-littérale  ,  qu'elle  était 
une  seconde  nature;  et  cette  autre  pensée  plus 
hardie  de  Pascal  :  que  ce  que  nous  prenons 
pour  la  nature  n'est  souvent  qu'une  première 
coutume;  deux  maximes  très -véritables. 
Toutefois  ,  avant  qu'il  y  eût  une  première 
coutume  ,  notre  ame  existait ,  et  avait  ses  in- 
clinations qui  fondaient  sa  nature  ;  et  ceux 
qui  réduisent  tout  à  l'opinion  et  à  l'habitude, 
ne  comprennent  pas  ce  qu'ils  disent  :  toute 
coutume  suppose  antérieurement  une  na- 
ture ,  toute  erreur  une  vérité.  Il  est  vrai 
qu'il  est  difficile  de  distinguer  les  principes 
de  cette  première  nature  de  ceux  de  l'é- 
ducation ;  ces  principes  sont  en  si  grand 
nombre  et  si  compliqués  que  1  esprit  se  perd 
à  les  suivre  .  et  il  n'est  pas  moins  malaisé  de 
démêler  ce  que  l'éducation  a  épuré  ou  gâté 
dans  le  naturel.  On  peut  remarquer  seule- 
ment que  ce  qui  nous  reste  de  notre  pre- 
mière nature  est  plus  véhément  et  plus  fort 
que  ce  qu'on  acquiert  par  étude,  par  coutume 
et  par  réflexion  ;  parce  que  l'efFet  de  l'art 
est  d'affailjHr.  lors  même  qu'il  polit  et  qu'il 


r?.o4  RÉFLEXIONS 

corrige  :  de  sorte  que  nos  qualités  acquises 
sont  en  même  temps  plus  parfaites  et  plus 
défectueuses  que  nos  qualités  naturelles  ; 
et  cette  faiblesse  de  l'art  ne  procède  pas 
seulement  de  la  résistance  trop  forte  que 
fait  la  nature  ,  mais  aussi  de  la  propre  im- 
perfection de  ses  principes  ,  ou  insuffisants  , 
ou  mêlés  d'erreur.  Sur  quoi  cependant  je 
remarque  ,  qu'à  l'égai'd  des  lettres ,  l'art  est 
supérieur  au  génie  de  beaucoup  d'artistes 
qui ,  ne  pouvant  atteindre  la  hauteur  des 
régies  et  les  mettre  toutes  en  œuvre ,  ni 
rester  dans  leur  caractère  qu'ils  trouvent 
trop  bas  ,  ni  arriver  au  beau  natuiel ,  de- 
meurent dans  un  milieu  insupportable  ,  qui 
est  l'endure  et  TafFectation  ,  et  ne  suivent 
ni  l'ai't  ni  la  nature.  La  longue  habitude 
leur  rend  propre  ce  caractère  forcé  ;  et  à 
mesure  qu'ils  s'éloignent  davantage  de  leur 
naturel ,  ils  croient  élever  la  nature  :  don 
incompaiable  ,  qui  n'appartient  qu'à  ceu.\ 
que  la  nature  même  inspii'e  avec  le  plus  de 
force.  Mais  telle  est  l'erreur  qui  les  flatte  ; 
et  malheureusement  rien  n'est  plus  ordinaire 
que  de  voir  les  hommes  se  former  par  étude 


SUR    DIVERS    SUJETS.  2o5 

et  par  coutume  un  instinct  particulier  ,  et 
s'éloigner  ainsi ,  autant  qu'ils  peuvent ,  des 
lois  générales  et  originelles  de  leur  être  : 
comme  si  la  nature  n'avait  pas  mis  entre 
eux  assez  de  différences  ,  sans  y  en  ajouter 
par  l'opinion.  De  là  vient  que  leurs  juge- 
ments se  rencontrent  si  rarement.  Les  uns 
disent  :  Cela  est  dans  la  nature  ou  hors  de 
la  nature  ,  et  les  autres  tout  au  contraire. 
Il  y  en  a  qui  rejettent  ,  en  fait  de  style,  les 
transitions  soudaines  des  Orientaux  ,  et  les 
sublimes  hardiesses  de  Bossuet  '  ;  l'enthou- 
siasme même  de  la  poésie  ne  les  émeut  pas  . 
ni  sa  force  et  son  harmonie  ,  qui  charment 
avec  tant  de  puissance  ceux  qui  ont  de  l'o- 
reille et  du  goût.  Ils  regardent  ces  dons  de 
la  nature  ,  si  peu  ordinaires .  comme  des 
m\entions  forcées  et  des  jeux  d'imagina- 
tion, tandis  que  d'autres  admirent  l'emphase 
comme  le  caractère  et  le  modèle  d'un  beau 
naturel.  Parmi  ces  variétés  inexplicables  de 
la  nature  ou  de  l'opinion  ,  je  crois  que  la 
coutume  dominante  peut  servir  de  guide  à 

'   Jacques  Bc-nignc  Bossuet,  (ivèque   de  Cou- 
dom,  puis  de  Meaiix ,  mourut  en  1704.  B. 
I.  18 


2o6  KÉFLKXIONS 

ceux  qui  se  mêlent  d'écrire  :  parce  qu'elle 
vient  de  la  nature  dominante  des  esprits,  ou 
qu'elle  la  plie  à  ses  règles  ,  et  forme  le  goiit 
et  les  mœurs  :  de  sorte  qu'il  est  dangereux 
de  s'en  écarter ,  lors  même  qu'elle  nous  pa- 
raît manifestement  vicieuse.  Il  n'appartient 
qu'aux  hommes  extraordinaires  de  ramener 
les  autres  au  vrai  ,  et  de  les  assujélir  à  leur 
génie  particulier  ;  mais  ceux  qui  concluc- 
raient  de  là  que  tout  est  opinion  ,  et  qu'il 
n'y  a  ni  nature  ni  coutume  plus  parfaite 
l'une  que  l'autre  par  son  propre  fonds  ,  se- 
raient les  plus  inconséquents  de  tous  les 
hommes. 

III. 

ISulle  jouissance  sans  action. 

Ceux  qui  considèrent  sans  beaucoup  de 
réflexion  les  agitations  et  les  misères  de  la 
\\e  humaine ,  en  accusent  notre  activité  trop 
empressée  ,  et  ne  cessent  de  rappeler  les 
hommes  au  repos  et  à  jouir  d'eux-mêmes  '. 

'  Le  P.  Charles  Le  Gobicn  ,  dans  sa  Préface 
de  PHistnire  de  VEdit  de  l'Empereur  de  la 
Chine  ,   donne  cette  morale    aux  lirarlinianes  , 


SUR    DIVERS    SUJETS.  207 

Ils  ignorent  que  la  jouissance  est  le  fruit  et 
la  récompense  du  travail  ;  qu'elle  est  elle- 
même  une  action  ;  qu'on  ne  saurait  jouir 
({uaulant  que  Ion  agit ,  et  que  notre  ame 
enfin  ne  se  possède  véritablement  que  lors- 
quelle  s'exerce  toute  entière.  Ces  faux  phi- 
losophes s'empressent  à  détourner  l'homme 
de  sa  fin ,  et  à  justifier  l'oisiveté  ;  mais  la 
la  nature  vient  à  notre  secours  dans  ce  dan- 
ger. L'oisiveté  nous  lasse  plus  prompteraent 
que  le  travail  ,  et  nous  rend  à  l'action  ,  dé- 
trompés du  néant  de  ses  promesses  ;  c'est  ce 
qui  n'est  pas  échappé  aux  modérateurs  de 
systèmes  ,  qui  se  piquent  de  balancer   les 

<{u'il  appelle  bramènes.  Ils  poussent  si  loin  ,  dit- 
il,  l'apathie  ou  l'indifférence ,  à  laquelle  ils  rap- 
portent toute  la  sainteté,  qu'il  faut  devenir  pierre 
ou  statue  pour  en  acquérir  la  perfection.  Non- 
seulement  ils  enseignent  que  le  sage  ne  doit 
avoir  aucune  passion ,  mais  qu'il  ne  lui  est  pas 
permis  d'avoir  même  un  désir  5  de  sorte  qu'il 
doit  continuellement  s'appliquer  à  ne  vouloir 
rien,  h  ne  sentir  rien,  à  bannir  si  loin  de  sou 
esprit  toute  idée  de  vertu  et  de  sainteté ,  qu'il 
n'y  ait  rien  en  lui  de  contraire  à  la  parfaite  quié- 
tude de  l'ame.  F. 


2o8  HÉFLEXIONS 

opinions  des  philosophes  ,  et  de  prendre  un 
juslemiHeu.  Ceux-ci  nous  permettent  d'agir, 
sous  condition  néanmoins  de  régler  notre 
activité  et  de  déterminer  selon  leurs  vues  la 
mesure  et  le  choix  de  nos  occupations  ;  en 
quoi  ils  sont  peut-être  plus  inconséquents 
que  les  premiers  ,  car  ils  veulent  nous  faire 
trouver  notre  bonheur  dans  la  sujétion  de 
notre  esprit;  effet  purement  surnaturel ,  et 
qui  n'appaitient  qu'à  la  religion ,  non  à  la 
raison.  Mais  il  est  des  erreurs  que  la  pru- 
dence ne  veut  pas  qu'on  approfondisse. 

IV. 

De  la  certitude  des  Principes. 

Nous  nous  étonnons  de  la  bizarrerie  de 
certaines  modes  ,  et  de  la  barbarie  des  duels; 
nous  triomphons  encore  sur  le  ridicule  de 
quelques  coutumes ,  et  nous  en  faisons  voir 
la  force.  Nous  nous  épuisons  sur  ces  choses 
comme  sur  des  abus  uniques,  et  nous  som- 
mes environnés  de  préjugés  sur  lesquels  nous 
nous  reposons  avec  une  entière  assurance. 


SUR    DIVERS    SUJETS.  209. 

Ceux  qui  portent  plus  loin  leurs  vues  remar- 
tjuciil  cetavcugleiiieut  ;  et  entrant  là-dessus 
en  défiance  des  plus  grands  principes ,  con- 
cluent que  tout  est  opinion  ;  mais  ils  mon- 
trent à  leur  tour  par  là  les  limites  de  leur 
esprit. L'être  et  la  vérité  n'étant,  de  leur  aveu, 
qu'une  même  chose  sous  deux  expressions  , 
il  faut  tout  réduire  au  néant  ou  admettre  des 
vérités  indépendantes  de  nos  conjectures  et 
de  nos  frivoles  discours.  Or,  s'il  y  a  des  véri- 
tés réelles,  comme  il  me  paraît  hors  de  doute, 
il  s'ensuit  qu'il  y  a  des  principes  qui  ne  peu- 
vent être  arbitraires  :  la  difficulté  ,  je  l'avoue, 
est  à  les  connaître  ' .  Mais  pourquoi  la  même 
raison  qui  nous  fait  discerner  le  faux  ,  ne 
pourrait-elle  nous  conduire  jusqu'au  vrai? 
L'ombre  est-elle  plus  sensible  que  le  corps  , 
l'apparence  que  la  réalité?  Que  connaissons- 
nous  d'obscur  par  sa  nature  ,  sinon  l'erreur  ? 
Que  connaissons-nous  d'évident ,  sinon  la 
vérité?  N'est-ce  pas  l'évidence  de  la  vérité 
qui  nous  fait  discerner  le  faux ,  comme  le 
jour  marque  les  ombres  ?  Et  qu'est-ce  eu  un 
mot  que  la  connaissance  d'une  erreur,  sinon 

.'  Il  faut ,  je  crois ,  de  les  connaître.  S. 

i8. 


210  Kli  FLEXIONS 

la  découverte  d'une  vérité.  Toute  privation 
suppose  nécessairement  une  réalité  ;  ainsi  la 
certitude  est  démontrée  par  le  doute ,  la 
science  par  l'ignorance  ,  et  la  vérité  par  l'er- 
reur. 


Du  défaut  de  la  plupart  des  choses. 

Le  défaut  de  la  plupart  des  choses  dans 
la  poésie  ,  la  peinture  ,  l'éloquence  ,  le  rai- 
sonnemeiît ,  etc.  ,  c'est  de  n'être  pas  à  leur 
place.  De  là  le  mauvais  enthousiasme  ou 
l'emphase  dans  le  discours  ,  les  dissonances 
dans  la  musique  '  ,  la  confusion  dans  les 
tableaux  ,  la  fausse  politesse  dans  le  monde  , 
ou  la  froide  plaisanterie.  Qu'on  examine  la 
morale  même ,  la  profusion  n'est-elîe  pas 
aussi  le  plus  souvent  une  générosité  hors  de 
sa  place  ;  la  vanité  ,  une  hauteur  hors  de  sa 
place  '  ;  l'avarice  ,  une  prévoyance  hors  de 

'  Les  dissonances  dans  la  musique  ne  soni 
pas  un  défaut,  et  font  souvent  beauté.  11  faudrait 
ici  discordances. 

^  Ce  n^st  pas ,  je  crois ,  une  hauteur,  mais 
un  orgueil  hors  de  sa  place.  La  hanieiir  n'est 


SUR    DIVERS   SUJETS.  211 

sa  place  ?  la  témérité  ,  une  valeur  hors  de  sa 
place  ,  etc.  ?  La  plupart  des  choses  ne  sont 
fortes  ou  faibles  ,  vicieuses  ou  vertueuses  , 
dans  la  nature  ou  hors  de  la  nature  ,  que  par 
cet  endroit  :  on  ne  laisserait  rien  à  la  plupart 
des  hommes ,  si  Ton  retranchait  de  leur  vie 
tout  ce  qui  n'est  pas  à  sa  place ,  et  ce  n'est 
pas  en  tous  défaut  de  jugement ,  mais  im- 
puissance d'assortir  les  choses. 

VI. 

De  l'Ame. 

Il  sert  peu  d'avoir  de  l'esprit  lorsqu'on  n'a 
point  d'ame.  C'est  l'ame  qui  forme  l'esprit 
et  qui  lui  donne  l'essor  '  ;  c'est  elle  qui  do- 
mine dans  les  sociétés  ,  qui  fait  les  orateurs, 
les  négociateurs  ,  les  ministres  ,  les  grands 
hommes,  les  conquérants.  Voyez  comme  on 
vit  dans  le  monde.  Qui  prime  chez  les  jeunes 
gens ,  chez  les  femmes  ,  chez  les  vieillards  , 

laraais  bien  placée  ^  au  lieu  qu'on  dit  un  orgueil 
bien  placé ,  un  juste  ou  noble  orgueil.  S. 

'  Je  crois  que  dirige  vaudrait  mieux.  Former 
rst  va£!:nc  et  impropre.  S. 


212  RÉFLEXIONS 

chez  les  hommes  de  tous  les  étals ,  dans 
les  cabales  et  dans  les  partis?  Qui  nous  gou- 
verne nous-mêmes, est-ce  1  esprit  ou  le  cœur? 
Faute  de  faire  cette  réflexion  ,  nous  nous 
étomions  de  l'élévation  de  quelques  hom- 
mes ,  ou  de  l'obscurité  de  quelques  autres  , 
et  nous  attribuons  à  la  fatalité  ce  dont  nous 
trouverions  plus  aisément  la  cause  dans  leur 
caractère  ;  mais  nous  ne  pensons  qu'à  l'es- 
prit,  et  point  aux  qualités  de  l'ame.  Ce- 
pendant c'est  d'elle  avant  tout  que  dépend 
notre  destinée  :  on  nous  vante  en  vain  les 
lumières  d'une  belle  imagination  ;  je  ne  puis 
ni  estimer,  ni  aimer ,  ni  haïr ,  ni  craindre 
ceux  qui  n'ont  que  de  l'esprit. 

VII. 

Des  Romans. 

Le  faux  en  lui-même  nous  blesse  et  n'a 
pas  de  quoi  nous  loucher.  Que  croyez-vous 
qu'on  cherche  si  avidement  dans  les  fictions? 
L  image  dune  vérité  vivante  et  passionnée. 

Nous  vuulona  de  la  vraisemblance  dans  les 


SUR    DIVERS    SUJETS.  2l3 

fables  mêmes  ,  cl  toute  fiction  qui  ne  peint 
pas  la  nature  est  insipide. 

Il  est  vrai  que  l'esprit  tle  la  plupart  des 
honnnes  a  si  peu  d'assiette  qu'il  se  laisse  en- 
traîner au  merveilleux ,  surpris  par  l'ap- 
parence du  grand.  Mais  le  faux  ,  que  le  grand 
leur  cache  dans  le  merveilleux,  les  dégoûte 
au  moment  qu'il  se  laisse  sentir  ;  on  ne  relit 
point  un  roman  '. 

J'excepte  les  gens  d'une  imagination  fri- 
vole et  déréglée,  qui  trouvent  dans  ces  sortes 
de  lectures  l'histoire  de  leurs  pensées  et  de 
leurs  chimères.  Ceux-ci ,  s'ils  s'attachent  à 
écrire  dans  ce  genre  ,  travaillent  avec  une 
facilité  que  rien  n'égale  ;  car  ils  portent  la 
matière  de  l'ouvrage  dans  leur  fonds  ;  mais 
de  semblables  puérilités  n'ont  pas  leur  place 
dans  un  esprit  sain  ;  il  ne  peut  les  écrire  , 
ni  les  lire. 

'  Cette  assertion  est  trop  gc'nciale.  Beaucoup 
de  gens  ont  relu  Télémaque ,  Clarisse,  Gran- 
disson  ,  et  les  poèmes  d'Homère  et  de  Virgile  , 
dont  les  Actions  sont  bien  plus  éloignées  de  la 
vérité  «pie  les  romans  de  l'immortel  Riciiar(l- 
son.  F. 


2  I  4  K  É  F  L  E  X I O  N  s 

Lors  donc  que  les  preniicrs  s'attacheijt 
aux  fantômes  qu'on  leur  reproche,  c'est  parce 
qu'ils  y  trouvent  une  image  des  illusions 
de  leur  esprit ,  et  par  conséquent  quelque 
chose  qui  tient  à  la  vérité  ,  à  leur  égard  ;  et 
les  autres  qui  les  rejettent ,  c'est  parce  qu'ils 
n'y  reconnaissent  pas  le  caractère  de  leurs 
sentiments  ;  tant  il  est  manifeste  de  tous  les 
côtés  que  le  faux  connu  nous  dégoûte  ,  et 
que  nous  ne  cherchons  tous  ensemble  que 
la  vérité  et  la  nature  '. 

VIII. 

Contre  la  Médiocrité. 

Si  l'on  pouvait  dans  la  médiocrité  n'être 
ni  glorieux  ,  ni  timide  ,  ni  envieux  ,  ni  flat- 
teur ,  ni  préoccupé  des  besoins  et  des  soins 
de  son  état ,  lorsque  le  dédain  et  les  ma- 
nières de  tout  ce  qui  nous  environne  con- 
courent à  nous  abaisser  ;  si  l'on  savait  alors 
s'élever,  se  sentir,  résister  à  la  multitude  !... 
Mais  qui   peut   soutenir  son   esprit  et  son 

'   Expression  impiopio  pour  ni  les  uns  ni  les 

autres.  S. 


SUR    DIVERS    SUJETS.  2l5 

cœur  au-dessus  de  sa  condition  ?  Qui  peut 
se  sauver  des  faiblesses  que  la  médiocrité 
traîne  avec  soi  ? 

Dans  les  conditions  éminentes  ,  la  fortune 
au  moins  nous  dispense  de  fléchir  de- 
vant ses  idoles.  Elle  nous  dispense  de  nous 
déguiser,  de  quitter  notre  caractère,  de  nous 
absorber  dans  les  riens  :  elle  nous  élève  sans 
peine  au-dessus  de  la  vanité,  et  nous  met  au 
niveau  du  grand,  et  si  nous  sommes  nés  avec 
quelques  vertus  ,  les  moyens  et  les  occasions 
de  les  employer  sont  en  nous. 

Enfin,  de  même  qu'on  ne  peut  jouir  dune 
grande  fortune  avec  une  arae  basse  et  un 
petit  génie ,  on  ne  saurait  jouir  d'un  grand 
génie  ni  d'une  grande  ame  ,  dans  une  for- 
lune  médiocre. 

IX. 

Sur  la  Noblesse. 

La  noblesse  est  un  héritage  ,  comme  l'or 
et  les  diamants.  Ceux  qui  regrettent  que  la 
considération  des  grands  emplois  et  des  ser- 
vices passe  au  sang  des  hommes  illustres  , 
accordent  davantage   aux  hommes  riches  , 


2l6  RÉFLEXIONS 

puisqu'ils  ne  contestent  pas  à  leurs  neveux 
la  possession  de  leur  fortune  bien  ou  mal 
acquise.  Mais  le  peuple  en  juge  autrement; 
car  au  lieu  que  la  fortune  des  gens  riches 
se  détruit  par  la  dissipation  de  leurs  enfants, 
la  considération  de  la  noblesse  se  conserve 
après  que  la  mollesse  en  a  souillé  la  source. 
Sage  institution  ,  qui  pendant  que  le  prix  de 
fintérct  se  consume  et  s'appauvrit ,  rend  la 
)écompensc  de  la  vertu  éternelle  et  inef- 
façable ! 

Qu'on  ne  nous  dise  donc  plus  que  la  mé- 
moire d'un  mérite  doit  céder  à  des  vertus 
vivantes  '.  Qui  mettra  le  prix  au  mérite? 
C'est  sans  doute  à  cause  de  cette  difficulté  , 
que  les  grands  ,  qui  ont  de  la  hauteur  ,  ne  se 
fondent  que  sur  leur  naissance  ,  quelque 
opinion  qu'ils  aient  de  leur  génie.  Tout  cela 

'  Des  principes  fort  opposés  à  ceux  que  donne 
ici  l'auteur,  ont  été  adoptes  en  France  depuis  la 
révolution.  Vauvenargues  était  noble,  et  n'était 
pas  propiièlc.  On  a  dû  respecter  le  tcxt-;  de  son 
ouvrage  ,  (jiii  ,  par  tant  d'autres  endroits  ,  a  paru 
sans  doute  h  tontes  les  classes  de  lecteurs  ,  mé- 
lilcr  d'clrc  souvent  réimprimé.  F. 


SUR    DIVERS   SUJETS.  ?.  I  ^ 

est  très-raisonnable  ,  si  l'on  excepte  de  la 
loi  commune  ,  de  certains  talents  qui  sont 
trop  au-dessus  des  règles. 


Sur  la  Fortune . 

Ni  le  bonheur,  ni  le  mérite  seul,  ne  font 
Télévation  des  hommes.  La  fortune  suit  l'oc- 
casion qu'ils  ont  d'employer  leurs  talents. 
Mais  il  n"y  a  peut-être  point  d'exemple  d'un 
homme  à  qui  le  mérite  n'ait  servi  pour  sa 
foi'tune  ou  contre  l'adversité  ;  cependant  la 
chose  à  laquelle  un  homme  ambitieux  pense 
le  moins,  c'est  à  mériter  sa  fortune. Un  enfant 
veut  être  évêque ,  veut  être  roi ,  conquérant, 
et  à  peine  il  connaît  1  étendue  de  ces  noms. 
Voilà  la  plupart  des  hommes  ;  ils  accusent 
continuellement  la  fortune  de  caprice,  et  ils 
sont  si  faibles  qu  ils  lui  abandonnent  la  con- 
duite de  leurs  prétentions ,  et  qu'ils  se  re- 
posent sur  elle  du  succès  de  leur  ambi- 
tion. 


ig 


2 1 8  R  K  r  L  r,  X 1 0  \  s 

XI. 
Contre  la  Vanité. 

La  chose  du  monde  la  plus  ridicule  et  la 
plus  imililc  ,  c'est  de  voidoir  prouver  qu'on 
est  aimable  ,  ou  que  l'on  a  de  l'esprit.  Les 
hommes  sont  fort  pénétrants  sur  les  petites 
adresses  qu'on  emploie  pour  se  louer  ;  et 
soit  qu'on  leur  demande  leur  suffrage  avec 
hauteur  ,  soit  qu'on  tâche  de  les  surprendre, 
ils  se  croient  ordinairement  en  droit  de  re- 
fuser ce  qu'il  semble  qu'on  ait  besoin  de 
tenir  d'eux.  Heureux  ceux  qui  sont  nés  mo- 
destes ,  et  que  la  nature  a  remplis  d'une 
noble  et  sage  confiance!  Rien  ne  présente 
les  hommes  si  petits  à  l'imagination  ,  rien  ne 
les  fait  paraître  si  faibles  que  la  vanité.  Il 
semble  qu'elle  soit  le  sceau  de  la  médiocrité: 
ce  qui  n'empêche  pas  qu'on  n'ait  vu  d'assez 
grands  génies  accusés  de  cette  faiblesse ,  le 
cardinal  de  Retz  ,  Montaigne  ,  Cicéron  ,  etc. 
Aussi  leur  a-t-on  disputé  le  titre  de  grands 
hommes  ,  et  non  sans  beaucoup  de  raison. 


SUR    DIVERS    SOJETS.  2ig 

XII. 

Ne  point  sorti/'  de  son  Caractère, 

Lorsqu'on  veut  se  mettre  à  la  portée  des 
autres  hommes  ,  il  laut  prendre  garde  d'a- 
bord^ à  ne  pas  sortir  de  la  sienne;  car  c'est 
un  ridicule  insupportable ,  et  qu'ils  ne  nous 
pardonnent  point  ;  c'est  aussi  une  vanité 
mai  entendue  de  croire  que  l'on  peut  jouer 
toute  sorte  de  personnages  ,  et  d'être  tou- 
jours travesti.  Tout  homme  qui  n'est  pas 
dans  son  véritable  caractère  n'est  pas  dans 
sa  force  :  il  inspire  la  défiance  ,  et  blesse 
par  l'afifectation  de  cette  supériorité.  Si  vous 
le  pouvez  ,  soyez  simple  ,  naturel  ,  modeste, 
miiforme  ;  ne  j^arlez  jamais  aux  hommes 
que  de  choses  qui  les  intéressent ,  et  qu'ils 
puissent  aisément  entendre.  We  les  primez 
point  avec  faste.  Avez  de  l'indulgence  pour 
tous  leurs  défauts  ,  de  la  pénétration  pour 
leurs  talents ,  des  égards  pour  leurs  délica- 
tesses et  leurs  préjugés  .  etc.  Yoilà  peut-être 
comme  un  homme  supérieur  se  monte  '  na- 
Uuellement  et  sans  effort  à  la  portée  de 
'   k-S'e  moule.  H  faut  se  met.  M. 


110  REFLEXIONS 

chacun.  Ce  n'est  pas  la  marque  d'une  grande 
habileté  d'employer  beaucoup  de  finesse . 
c'est  rimperfeclion  de  la  nature,  qui  est  lo- 
rigine  de  l'art. 

XIII. 

Du  pouvoir  de  l'Jclivité. 

Qui  considérera  d'où  sont  partis  la  plu- 
part des  ministres  verra  ce  que  peut  le  génie , 
l'ambition  et  l'activité.  Il  faut  laisser  parler 
le  monde,  et  souffrir  qu'il  donne  au  hasard 
l'honneur  de  toutes  les  fortunes  ,  pour  au- 
toriser sa  mollesse.  La  nature  a  marqué  à 
tous  les  hommes  ,  dans  leur  caractère  ,  la 
route  naturelle  de  leur  vie  ,  et  personne  n'est 
ni  tranquille  ,  ni  sage  ,  ni  bon ,  ni  heureux, 
qu'autant  qu'il  connaît  son  instinct  et  le  suit 
bien  fidèlement.  Que  ceux  qui  sont  nés  pour 
l'action  suivent  donc  hardiment  le  leur  ;  l'es- 
sentiel est  de  faire  bien;  s'il  arrive  qu'après 
cela  le  mérite  soit  méconnu  et  le  bonheur  seul 
honoré  ,  il  faut  pardonner  à  l'erreur.  Les 
hommes  ne  sentent  les  choses  qu'au  degré 
de  leur  esprit ,  et  ne  peuvent  aller  plus  loin. 
Ceux  qui  sont  nés  médiocres  n  ont  point  <lc 


SUR   DIVERS    SUJETS.  221 

mesure  pour  les  qualités  supérieures  ;  la  ré- 
putation leur  impose  plus  que  le  génie  ,  la 
gloiie  plus  que  la  vertu  ;  au  moins  ont -ils 
besoin  que  le  nom  des  choses  les  avertisse 
et  réveille  leur  attention. 

XIV. 

Sur  la  Dispute. 

Où  vous  ne  voyez  pas  le  fond  des  choses, 
ne  parlez  jamais  qu'en  doutant  et  en  piopo- 
sant  vos  idées.  C  est  le  propre  d'un  raison- 
neur de  prendre  feu  sur  les  affaires  politi- 
ques ,  ou  sur  tel  autre  sujet  dont  on  ne  sait 
pas  les  principes  ;  c'est  son  triomphe  ,  parce 
qu'il  n'y  peut  être  confondu. 

Il  y  a  des  hommes  avec  qui  j'ai  fait  vœu 
de  navoir  jamais  «lo  dispute  :  ceux  qui  ne 
parlent  que  pour  parler  ou  décider  ,  les  so- 
phistes ,  les  ignorants  ,  les  dévots  et  les  po- 
htiques.  Cependant  tout  peut  être  utile  ,  il 
ne  faut  que  se  posséder. 

XV. 

Sujétion  de  l'Esprit  de  l'homme. 
Quand  on  est  au  cours  des  "randes  af- 

19- 


2'22  BÉFLEXIONS 

iaires  ,  rarement  tombe-l-on  à  de  certaines 
pelitessres  :  les  grandes  occupations  élèvent 
et  soutiennent  l'ame  ;  ce  n'est  donc  pas  mer- 
veille qu'on  y  fasse  bien.  Au  contraire  ,  un 
particulierqui  a  l'esprit  naturellement  grand, 
se  trouve  resserré  et  à  l'étroit  dans  une  for- 
tune privée  ;  et  comme  il  n'y  est  pas  à  sa 
place ,  tout  le  blesse  et  lui  fait  \ioleuce. 
Parce  qu'il  n'est  pas  né  pour  les  petites  cho- 
ses ,  il  les  traite  moins  bien  qu'un  autre  ,  ou 
elles  le  fatiguent  davantage  ,  et  il  ne  lui  est 
pas  possible  ,  dit  Montaigne  ,  de  ne  leur 
donner  que  l'attention  qu'elles  méritent,  ou 
de  s'en  retirer  à  sa  volonté  ;  s'il  fait  tant  que 
de  s'y  livrer  ,  elles  l'occupent  tout  entier  et 
l'engagent  à  des  petitesses  dont  il  est  lui- 
même  surpris.  Telle  est  la  faiblesse  de  l'es- 
prit humain ,  qui  se  manifeste  encore  par 
mille  autres  endroits  ,  et  qui  lait  dire  à  Pas- 
cal '  :  L'esprit  du  plus  grand  homme  du 
monde  n'est  pas  si  indépendant ,  qu'il  ne 
soit  sujet  à  être  trouble  par  le  moindre  tin- 
tamMrre  qui  se  fait  autour  de  lui.  Il  ne  faut 

'  Pensées  de  Pascal ,  P".  partie  ,  art,  VI,  pen- 
sée XII.  B. 


SUR    DIVERS    SUJETS.  220 

lias  le  bruit  d'un  canon  pour  empêcher  ses 
jwnsées  :  il  ne  faut  que  le  bruit  d'une  gi- 
rouette ou  dune  poulie.  Ne  vous  étonnez 
pas  ,  continue-l-il ,  s'il  ne  raisonne  pas  bien 
a  présent;  une  mouche  bourdonne  à  ses 
vieilles  :  c'en  est  assez  pour  le  rendre  in- 
tapable  de  bon  conseil.  Si  vous  voulez  qu'il 
trouve  la  vérité .,  chassez  cet  animal  qui 
tient  sa  raison  en  échec ,  et  trouble  cette 
puissante  intelligence  qui  gouverne  les  villes 
et  les  royaumes .  Rien  n'est  plus  vrai ,  sans 
doute  ,  que  cette  pensée  ;  mais  il  est  vrai 
aussi ,  de  l'aveu  de  Pascal  ,  que  cette  même 
intelligence  ,  qui  est  si  faible  ,  gouverne  les 
villes  et  les  royaumes  :  aussi  le  même  auteur 
remarque  que  plus  on  approfondit  l'homme, 
plus  on  y  démêle  de  faiblesse  et  de  grandeur  ; 
et  c'est  lui  qui  dit  encore  dans  un  autre  en- 
droit ' ,  après  Montaigne  :  Cette  duplicité  de 
l'homme  est  si  visible ,  qu'il  y  en  a  qui  ont 
cru  que  nous  avions  deux  âmes  ^  :  un  sujet 

'  Pensées  de  Pascal,  II",  partie,  art.  V,  pen- 
sée V.  B. 

^  C'est    Platou,    qui    admelluit    deux  âmes, 
l'une  non  engendrée' par  Dieu  ,  qui  n'est  qu'une 


5.24  P.ÉFLEXIO.\S 

simple  paraissant  incapable  de  telles  et  si 
soudaines  variétés  ,  d'une  présomption  dé- 
mesurée à  un  horrible  abattement  de  cœur. 
Rassurons-nous  donc  sur  la  loi  de  ces  grands 
lénioignages  ,  et  ne  nous  laissons  pas  abattre 
au  sentiment  de  nos  faiblesses  ,  jusqu'à  per- 
dre le  soin  irréprochable  de  la  gloire  et  Tar- 
deur  de  la  vertu. 

XVI. 

On  ne  peut  être  dupe  de  la  vertu. 

Que  ceux  qui  sont  nés  pour  loisiveté  et 
la  mollesse  y  médirent  et  s'y  ensevelissent  ;  je 
ne  prétends  pas  les  troubler  ,  mais  je  parle 
au  reste  des  hommes,  et  je  dis  :  On  ne  peut 
être  dupe  de  la  vraie  vertu  :  ceux  qui  laiment 
sincèrement  y  goûtent  un  secret  plaisir  ,  et 
souflrent  à  s'en  détourner  :  quoi  qu'on  fasse 
aussi  pour  la  gloire ,  jamais  ce  travail  n'est 
perdu,  s'il  tend  à  nous  en  rendre  dignes. 

faculle  imaginativc  ,  privée  d'ordre  et  de  raison  ^ 
l'autre  engendrée  et  disposée  par  Dieu ,  <£ui  l'a 
établie  maîtresse  et  ordonnatrice  du  monde 
qu'il  a  forme'.  Voyez  Plutarque  ,  âe  la  Création 
(le  lame.  F. 


SUR    DIVERS    SUJETS.  225 

C'est  une  chose  étrange  que  tant  d'hommes 
se  défient  de  la  vertu  et  de  la  gloire ,  comme 
dune  route  hasardeuse  ,  et  qu'ils  regar- 
dent l'oisiveté  comme  un  parti  sur  et  solide. 
Quand  même  le  travail  et  le  mérite  pour- 
raient nuire  à  notre  fortune  ,  il  y  auzait  tou- 
jours à  gagner  à  les  embrasser.  Que  sera-ce 
s'ils  y  concourent  ?  Si  tout  finissait  par  la 
mort ,  ce  serait  une  extravagance  de  ne  pas 
donner  toute  notre  application  à  bien  dis- 
poser notre  vie  ,  puisque  nous  n'aurions  que 
le  présent  ;  mais  nous  croyons  un  avenir,  et 
l'abandonnons  au  hasard  ;  cela  est  bien  plus 
mconcevable.  Je  laisse  tout  devoir  à  part ,  la 
morale  et  la  religion  ,  et  je  demande  :  l'igno- 
rance vaut-elle  mieux  que  la  science ,  la  paresse 
que  l'activité,  l'incapacité  que  les  talents? 
Pour  peu  que  l'on  ait  de  raison ,  on  ne  met 
point  ces  choses  en  parallèle  ' .  Quelle  honte 
donc  de  choisir  ce  qu'il  y  a  de  l'extravagance 
à  égaler  '  ?  S'il  faut  des  exemples  pour  nous 

'  Lorsque  Vauvenargiics  écrivait,  J.  J.  Rous- 
seau n'avait  point  encore  soutenu  ses  brillants 
])aradoxes.  F. 

"  Pour  égaliser  ,  estimer  égales.  S. 


220  RÉFLEXIONS 

décider  ,  d'un  côté  Coligni  ,  Turenne  ,  Bos- 
suct ,  Richelieu  ,  Fénélon  ,  etc.  ;  de  l'autre  , 
les  gens  à  la  mode  ,  les  gens  du  bel  air,  ceux 
qui  passent  toute  leur  vie  dans  la  dissipation 
et  les  plaisirs.  Comparons  ces  deux  genres 
d'hommes  ,  et  voyons  ensuite  auquel  d'eux  ' 
nous  aimerions  mieux  ressembler. 

XVII. 

Sur  la  Familiarité. 

11  n'est  point  de  meilleure  école  ni  [)iu> 
nécessaire  que  la  familiarité.  Un  homme  qui 
s'est  retranché  toute  sa  vie  dans  un  caractère 
réservé  ,  fait  les  fautes  les  plus  grossières 
lorsque  les  occasions  l'obligent  d'en  sortir  et 
rjuc  les  affaires  l'engagent.  Ce  n'est  que  par 
la  lamiliarité  que  l'on  guérit  de  la  présomp- 
tion, de  la  timidité  ,  de  la  sotte  hauteur  ;  ce 
n'est  que  dans  un  commerce  libre  et  ingénu 
qu'on  peut  bien  connaître  les  hommes  ;  qu'on 
se  tâte  ,  qu'on  se  démêle  ,  et  qu'on  se  mesure 
avec  eux  ;  là  on  voit  l'humanité  nue  avec 
toutes  ses  faiblesses  et  toutes  ses  forces  ;  là 

'  h  faiii,  auquel  d'entre  eux.  S. 


SUR    DIVERS    SUJETS.  227 

se  découvrent  les  artifices  dont  on  s'enveloppe 
pour  imposer  en  public  ;  là  paraît  la  stérilité 
(le  notre  esprit,  la  violence  et  la  petitesse 
<lo  notre  amour-propre  ,  l'imposture  de  nos 
vertus. 

Ceux  qui  n'ont  pas  le  courage  de  chercher 
la  vérité  dans  ces  rudes  épreuves  ,  sont  pro- 
fondément au-dessous  de  tout  ce  qu'il  y  a 
de  grand  ;  surtout  c'est  une  chose  basse  que 
de  craindre  la  raillerie  '  ,  qui  nous  aide  à 
fouler  aux  pieds  notre  amour-propre,  et  qui 
émousse ,  par  l'habitude  de  souffrir,  ses  hon- 
teuses délicatesses. 

XVIII. 

Nécessité  défaire  des  fautes. 

Il  ne  faut  pas  être  timide  de  peur  de  faire 
des  fautes  ;  la  plus  grande  faute  de  toutes 
est  de  se  priver  de  l'expérience.  Soyons  très- 

'  Expression  négligée.  Ce  mot  vague  de  chose 
doit  ctre  employé  très -sobrement.  Je  ne  sais  si 
Ton  peut  appeler  bassesse ,  eu  aucun  sens  ,  la 
crainte  de  la  raillerie.  S. 

Bassesse  est  ici  ,  je  crois  ,  t^out  faiblesse,  M. 


2?-8  RÉFLEXIONS 

persuadés  qu'il  n'y  a  que  les  gens  faibles  qui 
aient  cette  crainte  excessive  de  tomber  et 
de  laisser  voir  leurs  défauts  ;  ils  évitent  les 
occasions  où  ils  pouiraient  broncher  et  être 
humiliés  ;  ils  rasent  timidement  la  terre,  n'o- 
sent rien  donner  au  hasard  ,  et  meurent  avec 
toutes  leurs  faiblesses  qu'ils  n'ont  pu  cacher. 
Oui  voudra  se  former  au  grand  ,  doit  risquer 
de  faire  des  fautes  ,  et  ne  pas  s'y  laisser 
abattre  ,  ni  craindre  de  se  découvrir  '  ;  ceux 
qui  pénétreront  ses  faibles,  tâcheront  de  s'en 
prévaloir  ;  mais  ils  le  pourront  rarement.  Le 
cardinal  de  Retz  disait  à  ses  principaux  do- 
mestiques :  «  Vous  êtes  deux  ou  trois  à  qui 
(f  je  n'ai  pu  me  dérober;  mais  j'ai  si  bien 
«  établi  ma  réputation,  et  pai'  vous-mêmes, 
K  qu'il  vous  serait  impossible  de  me  nuire 
«  quand  vous  le  voudriez  '.  »  Il  ne  mentait 

'  Pour  se  laisser  abattre  ;  c'est  une  négligence. 
Se'découi^rir  signifie  ici  laisser  apercevoir  ses 
fautes.  S. 

^  Gui  Joly,  conseiller  au  Cbâtelet,  rapporte  en 
effet  dans  ses  Mémoires ,  que  lorstju'il  repro- 
chait au  cardinal  sa  vie  licencieuse,  ce  prélat  lui 
faisait  cette  réponse.  F. 


SUK    DIVERS    SUJETS.  22g 

pas  :  son  historien  rapporte  qu'il  s'était  battu 
avec  un  de  ses  écuyers  ,  qui  l'avait  accablé 
de  coups ,  sans  qu'une  aventure  si  humiliante 
pour  un  homme  de  ce  caractère  et  de  ce  rang, 
ait  pu  lui  abattre  le  cœur  ou  faire  aucun  tort 
à  sa  gloire  :  mais  cela  n'est  pas  surprenant  ; 
combien  d'honmies  déshonorés  soutiennent 
par  leur  seule  audace  la  conviction  publique 
de  leur  infamie ,  et  font  face  à  toute  la  terre  ? 
Si  l'effronterie  peut  autant ,  que  ne  fera  pas 
j.a  constance  ?  Le  courage  surmonte  tout. 

XIX. 

Sur  la  Libéralité. 

Un  homme  très -jeune  peut  se  reprocher 
comme  une  vanité  onéreuse  et  inutile  la  se- 
crète complaisance  qu'il  a  à  donner.  J'ai 
eu  cette  crainte  moi-même  avant  de  connaître 
le  monde  :  quand  j'ai  vu  l'étroite  indigence 
où  vivent  la  plupart  des  hommes,  et  l'énorme 
pouvoir  de  l'intérêt  sur  tous  les  cœurs  ,  j'ai 
changé  d'avis ,  et  j'ai  dit  :  Voulez-vous  que 
tout  ce  qui  vous  environne  vous  montre  un 
visage  content,  vos  enfants,  vos  domestiques, 

I.  20 


riSo  RÉFLEXIONS 

voti'e  femme ,  vos  amis  et  vos  ennemis,  soyez 
libéral  ;  voulez-vous  conserver  impunément 
beaucoup  de  vices  '  ,  avez-vous  besoin  qu'on 
vous  pardonne  des  mœurs  singulières  ou  des 
ridicules;  voulez -vous  rendre  vos  plaisirs 
faciles  ,  et  faire  que  les  hommes  vous  aban- 
donnent leur  conscience,  leur  honneur,  leurs 
préjugés  ,  ceux  même  dont  ils  font  plus  de 
bruit  ?  tout  cela  dépendra  de  vous  ;  quelque 
affaire  que  vous  ayez,  et  quels  que  puissent 
être  les  hommes  avec  qui  vous  voulez  traiter, 
vous  ne  trouverez  rien  de  difficile  si  vous  sa- 
vez donner  à  propos.  L'économe  qui  a  des 
vues  courtes  n'est  pas  seulement  en  garde 
contre  ceux  qui  peuvent  le  tromper  ,  il  ap- 

'  Dans  cet  article,  Vauvenargiies  semblerait 
mettre  au  nombre  des  avantages  de  la  libéralité 
le  droit  de  conseri^er  impunément  beaucoup  de 
vices;  ce  qui  n'est  ni  ne  peut  être  son  projet, 
comme  on  peut  s'en  convaincre  par  la  pureté  du 
reste  de  sa  morale.  Mais  ayant  à  démontrer  les 
avantages  que  procure  la  libe'ralite' ,  il  a  voulu 
commencer  par  démontrer  le  pouvoir  qu'elle  a 
de  tout  obtenir  des  bommes  ,  et  n'a  pas  assez, 
distingué  ce  qui  sert  de  preuve  de  son  pouvoir 
d'avec  la  démonstration  de  ses  avantages.  S. 


SUR   DIVERS    SUJETS.  2.3 1 

préhende  aussi  d'être  dupe  de  lui-même; 
s'il  achète  quelque  plaisii-  qu'il  lui  eût  été 
impossible  de  se  procurer  autrement ,  il  s'en 
accuse  aussitôt  comme  d'une  faiblesse  :  lors- 
qu'il voit  un  homme  qui  se  plaît  à  faire  louer 
sa  générosité  et  à  surpayer  les  services ,  il 
le  plaint  de  cette  illusion  :  croyez-vous  de 
bonne  foi  ,  lui  dit-il ,  qu'on  vous  en  ait  plus 
d'obligation?  Un  misérable  se  présente  à  lui, 
qu'il  pourrait  soulager  et  combler  de  joie 
à  peu  de  frais  ;  il  en  a  d'abord  compassion , 
et  puis  il  se  reprend  et  pense  :  c'est  un 
homme  que  je  ne  verrai  plus.  Un  autre  mal- 
heureux s'ofFi'e  encore  à  lui ,  et  il  fait  le 
même  raisonnement.  Ainsi  toute  sa  vie  se 
passe  sans  qu'il  trouve  l'occasion  d'obliger 
personne  ,  de  se  faire  aimer ,  d'acquérir  une 
considération  utile  et  légitime  :  il  est  défiant 
et  inquiet ,  sévère  à  lui-même  et  aux  siens  , 
père  et  maître  dur  et  fâcheux  ;  les  détails 
frivoles  de  son  domestique  le  brouillent  • 
comme  les  affaires  les  plus  importantes,  parce 
qu'il  les  traite  avec  la  même  exactitude  :  il 

'   Exprcssidu  familière  et  négligée  pour  le  trou- 
blent. S. 


a32  RÉFLEXIONS 

ne  pense  pas  que  ses  soins  puissent  être 
mieux  employés  ,  incapable  de  concevoir  le 
prix  du  temps ,  la  réalité  du  mérite  et  l'uti- 
lité des  plaisirs. 

Il  faut  avouer  ce  qui  est  vrai  :  il  est  difli- 
cile  ,  surtout  aux  ambitieux,  de  conduire  une 
fortune  médiocre  avec  sagesse ,  et  de  satis- 
faire en  même  temps  des  inclinations  libé- 
rales ,  des  besoins  présents  ,  etc.  ;  mais  ceux 
qui  ont  l'esprit  véritablement  élevé  se  déter- 
minent selon  l'occurrence  ,  par  des   senti- 
ments où  la  prudence  ordinaire  ne  saurait 
atteindre  :  je  vais  m'expliquer.  Un  homme 
né  vain  et  paresseux  ,  qui  vit  sans  dessein  et 
sans  principes  .  cède  indifféremment  à  toutes 
ses  fantaisies  ,  achète  un  clieval  trois  cents 
pistoles,  qu'il  laisse  pour  cinquante  quelques 
mois  après  ;  donne  dix  louis  à  un  joueur  de 
gobelets  qui  lui  a  montré  quelques  tours ,  et 
se  fait  appeler  en  justice  par  un  domestique 
qu'il  a  renvoyé  injustement ,  et  auquel  il  re- 
fuse de  payer  des  avances  faites  à  son  ser- 
vice. 

Quiconque  a  naturellement  beaucoup  de 
fantaisies  ,  a  peu  de  jugement ,  et  l'ame  pro- 


Ijablement  faible.  Je  méprise  autant  que  per- 
sonne des  hommes  de  ce  caractère  ;  mais  je 
dis  hardiment  aux  autres  :  Apprenons  à  su- 
bordonner les  petits  intérêts  aux  grands  , 
même  éloignés  ,  et  faisons  généreusement  et 
sans  compter ,  tout  le  bien  qui ,  lente  nos 
cœurs  :  on  ne  peut  être  dupe  d'aucune  vertu. 

XX. 

Maxime  de  Pascal,  expliquée. 

Le  peuple  et  les  habiles  composent,  pour 
V ordinaire ,  le  train  du  monde;  les  autres 
le  méprisent ,  et  en  sont  méprisés  '  ;  maxime 
admirable  de  Pascal ,  mais  qu'il  faut  bien  en- 
tendre. Qui  croirait  que  Pascal  a  voulu  dire 
que  les  habiles  doivent  vivre  dans  l'inappli- 
cation et  la  mollesse  ,  etc.  ,  condamnerait 
toute  la  vie  de  Pascal  par  sa  propre  maxime  ; 
car  personne  n'a  moins  vécu  comme  le  peuple 
que  Pascal  à  ces  égards  :  donc  le  vrai  sens 
de  Pascal,  c'est  que  tout  homme  qui  cherche 
à  se  distinguer  par  des  apparences  singuliè- 

'  Pensées  de  Pascal  ,  l'^  partie,  art.  VI,  pen- 
sée XXV.  B. 

20. 


^34  RÉFLEXIONS 

rcs,  qui  ne  rejette  pas  les  maximes  vulgaires  , 
parce  qu'elles  sont  mauvaises  ,  mais  parce 
qu'elles  sont  vulgaires  ;  qui  s'attache  à  des 
sciences  stériles  ,  purement  curieuses  et  de 
nul  usage  dans  le  monde  ;  qui  est  pourtant 
gonflé  de  cette  fausse  science,  et  ne  peut  ar- 
river à  la  véritable  ;  un  tel  homme  ,  comme 
il  dit  plus  haut ,  trouble  le  monde,  et  juge 
plus  mal  que  les  autres.  En  deux  mots,  voici 
sa  pensée  ,  expliquée  d'une  autre  manière  : 
Ceux  qui  n'ont  qu'un  esprit  médiocie  ne  pé- 
nètrent pas  jusqu'au  bien  ou  jusqu'à  la  né- 
cessité qui  autorise  certains  usages  ,  et  s'éri- 
gent mal  à  propos  en  réformateurs  de  leur 
siècle  :  les  habiles  mettent  à  profit  la  coutume 
bonne  ou  mauvaise  ,  abandonnent  leur  exté- 
rieur aux  légèretés  de  la  mode  ,  et  savent  se 
proportionner  au  besoin  de  tous  les  esprits. 

XXI. 

L'Esprit  naturel  et  le  simple. 

L'esprit  naturel  et  le  simple  peuvent  en 
mille  manières  se  confondre  ,  et  ne  sont  pas 
néanmoins  toujours  semblables.  On  appelle 


SUR    DIVERS    SUJETS.  235 

esprit  naturel ,  un  instinct  qui  prévient  la  ré- 
flexion ,  et  se  caractérise  par  la  promptitude 
et  par  la  vérité  du  sentiment.  Cette  aimable 
disposition  prouve  moins  ordinairement  une 
grande  sagacité  qu'une  ame  naturellement 
vive  et  sincère ,  qui  ne  peut  retenir  ni  farder 
sa  pensée  ,  et  la  produit  toujours  avec  la 
grâce  d'un  secret  échappé  à  la  franchise.  La 
simplicité  est  aussi  un  don  de  l'ame  ,  qu'on 
reçoit  immédiatement  de  la  nature  et  qui  en 
porte  le  caractère  :  elle  ne  suppose  pas  né- 
cessairement l'esprit  supérieur  ,  mais  il  est 
ordinaire  qu'elle  l'accompagne  ;  elle  exclut 
toute  sorte  de  vanités  et  d'affectations  ,  té- 
moigne un  esprit  juste  ,  un  cœur  noble ,  un 
sens  droit ,  vm  naturel  riche  et  modeste  ,  qui 
peut  tout  puiser  dans  son  fonds  et  ne  veut 
se  parer  de  rien.  Ces  deux  caractères  com- 
parés ensemble ,  je  crois  sentir  que  la  sim- 
plicité est  la  perfection  de  l'esprit  naturel  ; 
et  je  ne  suis  plus  étonné  de  la  rencontrer  si 
souvent  dans  les  grands  hommes  :  les  autres 
ont  trop  peu  de  fonds  et  trop  de  vanité  pour 
s'arrêter  dans  leur  propre  sphère  ,  qu'ils  sen- 
ieiit  si  petite  et  si  bornée. 


236  RÉFLEXIONS 

XXII. 

Du  Bonheur. 

Quand  on  pense  que  le  bonheur  dépend 
]jcaucoup  du  caractère  ,  on  a  raison  :  si  on 
ajoute  que  la  fortune  y  est  Indifférente,  cest 
aller  trop  loin  :  il  est  faux  encore  que  la 
raison  n'y  puisse  rien  ,  ou  qu'elle  y  puisse 
tout. 

On  sait  que  le  bonheur  dépend  aussi  des 
rapports  de  notre  condition  avec  nos  pas- 
sions :  on  n'est  pas  nécessaiiement  heureux 
par  l'accord  de  ces  deux  parties  ;  mais  on 
est  toujours  malheureux  par  leur  opposition 
et  par  leur  contraste  :  de  même  la  prospérité 
ne  nous  satisfait  pas  infailliblement  ;  mais 
l'adversité  nous  apporte  un  mécontenlemenl 
inévitable. 

Parce  que  notre  condition  naturelle  est 
misérable  ,  il  ne  s'ensuit  pas  quelle  le  soif 
également  pour  tous  ;  qu'il  n'y  ait  pas  dans 
la  même  vie  des  temps  plus  ou  moins  agréa- 
bles ,  des  degrés  de  bonheur  et  d'affliction  : 
donc  les  circonstances  différentes  décident 


bÛR    DIVERS     SUJETS.  20"] 

beaucoup  ;  et  on  a  tort  de  coudaniner  les 
malheureux  ,  comme  incapables  ,  par  leur 
caractère,  de  bonheur. 


?,38  CONSEILS 


CONSEILS 

A   UN  JEUNE    HOMME. 


I. 

Sur  les  conséquences  de  la  conduite. 

Que  je  serai  fâché  ,  mon  cher  ami  ,  si 
vous  adoptez  des  maximes  qui  puissent  vous 
uuire  !  Je  vois  avec  regret  que  vous  aban- 
donnez par  complaisance  tout  ce  que  la  na- 
ture a  mis  en  vous.  Vous  avez  honte  de  votre 
raison  ,  qui  devrait  faire  honte  à  ceux  qui  en 
manquent.  Vous  vous  défiez  de  la  force  et 
de  la  hauteur  de  votre  ame  ,  et  vous  ne  vous 
défiez  pas  des  niauvais  exemples.  Vous  êtes- 
vous  donc  persuadé  qu'avec  un  esprit  très- 
ardent  et  un  caractère  élevé ,  vous  puissiez 
vivre  honteusement  dans  la  mollesse  comme 
un  homme  fou  et  frivole?  Et  qui  vous  assure 
que  vous  ne  serez  pas  même  méprisé  dans 
cette  carrière  ,  étant   né  pour  une  autre  ? 


A    VS    JEUNE    HOMME.  289 

Vous  VOUS  inquiétez  trop  des  injustices  que 
l'on  peut  vous  faire  ,  et  de  ce  qu'on  pense  de 
vous.  Qui  aurait  cultivé  la  vertu,  qui  aurait 
tenté  ou  sa  réputation  '  ,  ou  sa  fortune  par 
des  voies  hardies  ,  s'il  avait  attendu  que  les 
louanges  l'y  encourageassent  ?  Les  hommes 
ne  se  rendent  d'ordinaire  sur  le  mérite  d'au- 
trui  qu'à  la  dernière  extrémité.  Ceux  que 
nous  croyons  nos  amis  sont  assez  souvent  les 
derniers  à  nous  accorder  leur  aveu.  On  a 
toujours  dit  que  personne  n'a  créance  parmi 
les  siens  ;  pourquoi  ?  parce  que  les  plus  grands 
hommes  ont  eu  leurs  progrès  comme  nous. 
Ceux  qui  les  ont  connus  dans  les  imperfec- 
tions de  leurs  commencements ,  se  les  repré- 
sententtoujoursdans  cettepremière  faiblesse, 
et  ne  peuvent  souffrir  qu'ils  sortent  de  l'é- 
galité imaginaire  où  ils  se  croyaient  avec  eux  : 
mais  les  étrangers  sont  plus  justes  ,  et  enfin 
le  mérite  et  le  courage  triomphent  de  tout. 

'  On  ne  dirait  pas  tenter  sa  réputation,  poin 
tenter  de  se  faire  une  réputation  ;  mais  raccoii- 
plement  de  deux  choses  excuse  cette  tournure.  Sa 
n'est  pas  bon;  il  faut  la.  M. 


24o  CONSF.ILS 

II. 

Sur  ce  que  les  femmes  appellent  un  homme 
aimable. 

Ltes-vous  bien  aise  de  savoir  ,  mon  cher 
ami ,  ce  que  bien  des  femmes  appellent  quel- 
quefois un  homme  aimable?  C'est  un  homme 
que  personne  n'aime ,  qui  lui-même  n'aime 
que  soi  et  son  plaisir ,  et  en  fait  profession 
avec  impudence  ;  un  homme  par  conséquent 
inutile  aux  autres  hommes  ,  qui  pèse  à  la  pe- 
tite société  qu'il  tyrannise  ,  qui  est  vain  , 
avantageux  ,  méchant  même  par  principe  ; 
un  esprit  léger  et  frivole,  qui  n'a  point  de 
goût  décidé  ;  qui  n'estime  les  choses  et  ne  les 
recherche  jamais  pour  elles-mêmes  ,  mais 
uniquement  selon  la  considération  qu'il  y 
croit  attachée,  et  fait  tout  par  ostentation  ; 
un  homme  souverainement  confiant  et  dé- 
daigneux ,  qui  méprise  les  affaires  et  ceux 
qui  les  traitent,  le  gouvernement  et  les  mi- 
nistres ,  les  ouvrages  et  les  auteurs  ;  qui  so 
persuade  que  toutes  ces  choses  ne  méritent 
pas  qu'il  s'y  applique ,  et  n'estime  rieu  de 


A    UN    JEUNE    POMME.  24 1 

solide  que  d'avoii-  des  bonnes  fortunes,  ou  le 
don  de  dire  des  riens  ;  qui  prétend  néanmoins 
à  tout ,  et  parle  de  tout  sans  pudeur  ;  en  un 
mot  un  fat  sans  vertus  ,  sans  talents  ,  sans 
goût  de  la  gloire  ,  qui  ne  prend  jamais  dans 
les  choses  que  ce  qu'elles  ont  de  plaisant,  et 
met  son  principal  mérite  à  tourner  conti- 
nuellement en  ridicule  tout  ce  qu'il  connaît 
sur  la  terre  de  sérieux  et  de  respectable. 

Gardez  -  vous  donc  bien  de  prendre  pour 
le  monde  ce  petit  cercle  de  gens  insolents  , 
qui  ne  comptent  eux-mêmes  pour  rien  le 
reste  des  hommes  ,  et  n'en  sont  pas  moins 
méprisés.  Des  hommes  si  présomptueux  pas- 
seront aussi  vite  que  leurs  modes  ,  et  n'ont 
pas  plus  de  pari  au  gouvernement  du  monde 
que  les  comédiens  et  les  danseurs  de  corde  : 
si  le  hasard  leur  donne  sur  quelque  théâtre 
du  crédit ,  c'est  la  honte  de  cette  nation  et 
la  marque  de  la  décadence  des  esprits.  Il  faut 
renoncer  à  la  faveur  lorsqu'elle  sera  leur  par- 
tage :  vous  y  perdrez  moins  qu'on  ne  pense  ; 
ils  auront  les  emplois  ,  vous  aurez  les  ta- 
lents ;  ils  auront  les  honneurs,  vous  la  vertu. 
Voudriez-vous  obtenir  leurs  places  au  prix 

I.  21 


2:j?,  CONSEILS 

de  leurs  dérèglements  ,  et  par  leurs  frivoles 
intrigues  ?  Vous  le  tenteriez  en  vain  :  il  est 
aussi  difficile  de  contrefaire  la  fatuité  que  la 
véritable  vertu. 

III. 

Ne  pas  se  laisser  décourager  par  le  sentt- 
ment  de  ses  Jaiblesses. 

Que  le  sentiment  de  vos  faiblesses ,  mon 
aimable  ami,  ne  vous  tienne  pas  abattu.  Lisez 
ce  qui  nous  reste  des  plus  grands  hommes  : 
les  erreurs  de  leur  premier  âge  ,  effacées 
par  la  gloire  de  leur  nom  ,  n'ont  pas  toujours 
été  jusqu'à  leurs  historiens  ;  mais  eux-mêmes 
les  ont  avouées  en  quelque  sorte.  Ce  sont 
eux  qui  nous  ont  appris  que  tout  est  vanité 
sous  le  soleil  ;  ils  avaient  donc  éprouvé  , 
comme  tous  Içs  autres  ,  de  s'enorgueillir,  de 
s'abattre,  de  se  préoccuper  de  petites  choses. 
Ils  s'étaient  trompés  mille  fois  dans  leurs  rai- 
sonnements et  leurs  conjectures  ;  ils  avaient 
eu  la  profonde  humiliation  d'avoir  tort  avec 
leurs  inférieurs.  Les  défauts  qu'ils  cachaient 
avec  le  plus  de  soin,  leur  étaient  souvent 
échappés  ;  ainsi  ils  avaient  été  accablés  eu 


A    UN    JEUNE    HOMME.  243 

même  temps  par  leur  conscience  et  par  la 
conviction  publique  ;  en  un  mot ,  c'étaient 
(\c  grands  hommes  ,  mais  c'étaient  des  hom- 
mes ,  et  ils  supportaient  leurs  défauts.  On 
peut  se  consoler  d'éprouver  leurs  faiblesses , 
lorsque  l'on  se  sent  le  courage  de  cultiver 
leurs  vertus. 

IV. 

Sur  la  bien  de  la  familiarité. 

Aimez  la  familiarité  ,  mon  cher  ami  ;  elle 
rend  l'esprit  souple  ,  délié  ,  modeste  ,  ma- 
niable ,  déconcerte  la  vanité  ,  et  donne ,  sous 
un  air  de  liberté  et  de  franchise ,  une  pru- 
dence qui  n'est  pas  fondée  sur  les  illusions 
de  l'esprit  ,  mais  sur  les  principes  indubi- 
tables de  l'expérience.  Ceux  qui  ne  sortent 
pas  d'eux-mêmes  sont  tout  d'une  pièce  ;  ils 
craignent  les  hommes  qu'ils  ne  connaissent 
pas  ,  ils  les  évitent ,  ils  se  cachent  au  monde 
et  à  eux-mêmes ,  et  leur  cœur  est  toujours 
serré.  Donnez  plus  d'essor  à  votre  arae  ,  et 
n'appréhendez  rien  des  suites  ;  les  hommes 
sont  faits  de  manière  qu'ils  n'aperçoivent 
pas  une   partie  des  choses  qu'on  leur  dé- 


244  CONSEILS 

couvre  ',  et  qu'ils  oublient  aisément  l'autre. 
Vous  verrez  d'ailleuis  que  le  cercle  où  l'on 
a  passé  sa  jeunesse  se  dissipe  insensiblement  -. 
ceux  qui  le  composaient  s'éloignent ,  et  la 
société  se  renouvelle.  Ainsi  lou  entre  dans 
un  autre  cercle  tout  instruit  :  alors  si  la 
fortune  vous  met  dans  des  places  où  il  soii 
dangereux  de  vous  communiquer,  vous  au- 
rez assez  d'ex^jérience  pour  agir  par  vous- 
même  et  vous  passeï"  d'appui.  Vous  saurez 
vous  servir  des  hommes  et  vous  en  défendre  ; 
vous  les  connaîtrez  ;  enfin  vous  aurez  la  sa- 
gesse dont  les  gens  timides  ont  voulu  se  re- 
vêtir avant  le  temps  ,  et  qui  est  avortée  dans 
leur  sein. 


Sur  les  moyens  de  vivre  en  paix  avec  les 
hommes. 

Voulez- vous  avoir  la  paix  avec  les  hom- 

■  Cette  tournure  paraît  amphibologique  et 
pourrait  signifier  ([u'ils  n'apercoii'enl  pas  même 
une  particdes  choses;  aiilieu qu'elle  signifie  sim- 
plement <\y\Uj  a  une  partie  des  choses  qu  ils 
II' aperçoivent  pas  ,  etc.  S. 


A    UN    JEUNE    HOMME.  aqS 

mes  ,  ne  leur  contestez  pas  les  qualités  dont 
ils  se  piquent  ;  ce  sont  celles  qu'ils  mettent 
ordinairement  à  plus  haut  prix  ;  c'est  un 
point  capital  pour  eux.  SouflFrez  donc  qu'ils 
se  lassent  un  mérite  d'être  plus  délicats  que 
vous ,  de  se  connaître  en  bonne  chère  ,  d'a- 
voir des  insomnies  ou  des  vapeurs  :  laissez- 
leur  croire  aussi  qu'ils  sont  aimables  ,  amu- 
sants ,  plaisants ,  singuliers  ;  et  s'ils  avaient 
des  pxétentions  plus  hautes ,  passez-leur 
encore  ' .  La  plus  grande  de  toutes  les  impru- 
dences est  de  se  piquer  de  quelque  chose  : 
le  malheur  de  la  plupart  des  hommes  ne 
vient  que  de  là  :  je  veux  dire  de  s'être  en- 
gagés publiquement  à  soutenir  un  certain 
caractère ,  ou  à  faire  fortune ,  ou  à  paraître 
riches ,  ou  à  faire  métier  d'esprit.  Voyez 
ceux  qui  se  piquent  d'être  riches  :  le  déran- 
gement de  leurs  affaires  les  fait  croire  sou- 
vent plus  pauvres  qu'ils  ne  sont  ;  et  enfin  ils 
le  deviennent  effectivement ,  et  passent  leur 
vie  dans  une  tension  d'esprit  continuelle  , 
qui  découvre  la  médiocrité  de  leur  fortune 

'  11  fai^t  passez-les  leur  encore ,  ou  au  moins 
passez- le  leur  encore.  M. 

21. 


:>.:{(')  CONSEILS 

et  l'excès  de  leur  vanité.  Cet  exemple  se  peut 
appliquer  à  tous  ceux  qui  ont  des  préten- 
tions. S'ils  dérogent  ,  s'ils  se  démentent ,  le 
monde  jouit  avec  ironie  de  leur  chagrin  ;  et 
confondus  dans  les  choses  auxquelles  ils  se 
sont  attachés ,  ils  demeurent  sans  ressource 
en  proie  à  la  raillerie  la  plus  amère.  Qu'un 
autre  homme  échoue  dans  les  mêmes  choses; 
on  peut  croù'e  que  c'est  par  paresse  ,  ou  pour 
les  avoir  négligées.  Enfin ,  on  n'a  pas  son 
aveu  sur  le  mérite  des  avantages  qui  lui 
manquent;  mais  s'il  réussit,  quels  éloges  ! 
Comme  il  n'a  pas  mis  ce  succès  au  prix  de  ce- 
lui qui  s'en  pique,  on  croit  lui  accorder  moins 
et  l'obliger  cependant  davantage  ;  car  ne 
paraissant  pas  prétendre  à  la  gloire  qui  vient 
à  lui ,  on  espère  qu'il  la  recevra  en  pur  don  . 
et  l'autre  nous  la  demandait  comme  une  dette. 

VI. 

Sur  une  maxime  du  cardinal  de  Relz . 

C'est  une  maxime  du  cardinal  de  Retz  , 
qu'il  faut  tâcher  de  former  ses  projets  de 
iacon  que  leur  iriéussitc   mcnie  soit  suivie 


A    UN   JEUNE    HOMME.  24? 

do  quelque  avantage  :   et  cette  maxime    est 
très-bonne. 

Dans  les  situations  désespérées  ,  on  peut 
j)rcndre  des  partis  violents  ;  mais  il  faut 
quelles  soient  désespérées.  Les  grands  hom- 
mes s'y  abandonnent  quelquefois  par  une 
secrète  confiance  des  ressources  '  qu'ils  ont 
pour  subsister  dans  les  extrémités ,  ou  pour 
en  sortir  à  leur  gloire.  Ces  exemples  sont 
sans  conséquence  pour  les  autres  hommes. 
C'est  une  faute  commune  ,  lorsqu'on  fait 
un  plan ,  de  songer  aux  choses  sans  songer 
à  soi.  On  prévoit  les  difficultés  attachées  aux 
affaires  ;  celles  qui  naîtront  de  notre  fonds  , 
rarement. 

Si  pourtant  on  est  obligé  à  prendre  des 
résolutions  extrêmes  ,  il  faut  les  embrasser 
avec  courage  ,  et  sans  prendre  conseil  des 
gens  médiocres  ;  cai'  ceux-ci  ne  comprennent 
pas  qu'on  puisse  assez  souffrir  dans  la  médio- 
crité qui  est  leur  état  naturel  .  pour  vouloir 
en  sortir  par  de  si  grands  hasards  .  ni  qu'on 
puisse  durer  dans  ces  extrémités  qui  sont 
hors  de  la  sphère  de  leurs  sentiments.  Ca- 

'  Il  faut  confiance  aux  ressources. 


chez-vous  (les  esprits  timides.  Quand  vous 
leur  auriez  arraché  leur  approbation  par 
surprime  ,  ou  par  la  force  de  vos  raisons  , 
rendus  à  eux-mêmes ,  le  tempérament  les 
ramènerait  bientôt  à  leurs  principes  ,  et  vous 
les  rendiait  plus  contraires. 

Croyez  qu'il  y  a  toujours  ,  dans  le  cours 
de  la  vie  ,  beaucoup  de  choses  qu'il  faut  ha- 
sarder, et  beaucoup  d'autres  qu'il  faut  mé- 
priser :  et  consultez  en  cela  votre  raison  et 
vos  forces. 

Ne  comptez  sur  aucun  ami  dans  le  mal- 
heur'. Mettez  toute  votre  confiance  dans 
votre  courage  et  dans  les  ressouices  de  votre 
esprit.  Faites-vous  ,  s'il  se  peut ,  une  des- 
tinée qui  ne  dépende  pas  de  la  bonté  trop 
inconstante  et  trop  peu  commune  des  hom- 
mes .  Si  vous  méritez  des  honnem's  ,  si  vous 
forcez  le  monde  à  vous  estimer,  si  la  gloire 

'  Vauvenargiics  ne  veut  point  dire  ici  i/uLl 
n  est  point  d'ami  c/d'on  jniisse  espérer  de  con- 
server dans  le  malheur  ,  mais  simplciuent  que 
ce  n'est  point  sur  ses  amis  qu'il  faut  se  reposer 
dans  le  malheur ,  et  qu'o/i  doit  tirer  ses  res- 
sources de  soi-même.  S. 


A    U^    JEUNE    HOMME.  249 

suit  voire  vie  ,  vous  ne  manquerez  ni  d'amis 
fidèles  ,  ni  de  protecteurs  ,  ni  d'admirateurs. 
Soyez  donc  d'abord  par  vous-même  ,  si 
vous  voulez  vous  acquérir  les  étrangers.  Ce 
n'est  point  à  une  ame  courageuse  à  attendre 
son  sort  de  la  seule  faveur  el  du  seul  caprice 
d'aulrui.  C'est  à  son  travail  à  lui  faire  une 
destinée  digne  d'elle. 

VII. 

Sur  V empressement  des  hommes  à  se  re- 
chercher et  leur  facilité  à  se  dégoûter. 

Il  faut  que  je  vous  avertisse  d'une  chose  , 
mon  très-cher  ami  ;  les  hommes  se  recher- 
client  quelquefois  avec  empressement ,  mais 
ils  se  dégoûtent  aisément  les  uns  des  autres  : 
cependant  la  paresse  les  retient  long-temps 
ensemble  après  que  leur  goût  est  usé.  Le 
plaisir  ,  l'amitié  .  l'estime  (  liens  fragiles  )  ne 
les  attachent  plus  ;  l'habitude  les  asservit. 
Fuyez  ces  commerces  stériles  ,  d'où  l'instruc- 
tion et  la  confiance  sont  bannies  :  le  cœur 
s'y  dessèche  el  s'y  gâte  ;  limagination  y  pé- 
rit ,  etc. 

Conservez  toujours  néanmoins  avec  tout 


25o  CONSEILS 

le  moude  la  douceur  de  vos  sentiments.  Fai 
tes-vous  une  étude  de  la  patience,  et  sachez 
céder  par  raison  ,  comme  on  cède  aux  en- 
fants qui  n'en  sont  pas  capables  '  ,  et  ne  peu- 
vent vous  offenser.  Abandonnez  surtout  aux 
hommes  vains  cet  empire  extérieur  et  ridi- 
cule qu'ils  affectent  :  il  n'y  a  de  supériorité 
réelle  que  celle  de  la  vertu  et  du  génie. 

Voyez  des  mêmes  yeux  ,  s'il  est  possible  , 
1  injustice  de  vos  amis  :  soit  qu'ils  se  familia- 
risent par  une  longue  habitude  avec  vos  avan- 
tages ,  soit  que  par  une  secrète  jalousie  ils 
cessent  de  les  reconnaître  ,  ils  ne  peuvent 
\ous  les  faire  perdre.  Soyez  donc  froid  là- 
dessus  :  un  favori  admis  à  la  familiarité  de 
son  maître  ,  un  domestique  ,  aiment  mieux 
dans  la  suite  se  faire  chasser  que  de  vivre 
dans  la  modestie  de  leur  condition.  C'est  ainsi 
que  sont  faits  les  hommes  ;  vos  amis  croiront 
s'être  acquis  par  la  connaissance  de  vos  dé- 
fauts une  sorte  de  supériorité  sur  vous  :  les 
hommes  se  croient  supérieurs  aux  défiiuls 
qu'ils  peuvent  sentir  ;  c'est  ce  qui  fait  qu'on 
juge  dans  le  monde  si  sévèrement  des  ac- 

'  Ccitu  toiirnuic  csl  aca;lic;ee.  S. 


A    \jy    JEUNE    HOMME.  9.5 1 

lions ,  des  discours,  et  des  écrits   d'autnii. 
Mais  pardonnez-leur  jusqu'à  celte  connais- 
sance de  vos  défauts,  et  les  avantages  frivoles 
qu'ils  essaieront  d'en  tirer  :  ne  leur  demandez 
pas  la  même  perfection  qu'ils  semblent  exiger 
de  vous.  Il  y  a  des  hommes  qui  ont  de  l'es- 
prit et  un  bon  cœur ,  mais  remplis  de  déli- 
catesses fatigantes  ;  ils  sont  pointilleux  ,  dif- 
ficiles ,    attentifs  ,  défiants  ,  jaloux  ;    ils   .se 
fâchent  de  peu  de  chose  ,  et  auraient  honte 
de  l'evenir  les  premiers  :  tout  ce  qu'ils  met- 
tent dans  la  société  ,  ils  craignent  qu'on  ne 
pense  qu'ils  le  doivent.  N'ayez  pas  la  fai- 
blesse de  renoncer  à  leur  amitié  par  vanité 
ou  par  impatience ,  lorsqu'elle  peut  encore 
vous  être  utile  ou  agréable  ;  et  enfin  ,  quand 
vous  voudrez  rompre  ,  faites  qu'ils  croient 
eux-mêmes  vous  avoir  quitté. 

Au  reste,  s'ils  sont  dans  le  secret  de  vos 
affaùes  ou  de  vos  faiblesses  ,  n'en  ayez  ja- 
mais de  regi'et.  Ce  que  l'on  ne  confie  que 
par  vanité  et  sans  dessein  ,  donne  un  cruel 
repentir  ;  mais  lorsqu'on  ne  s'est  mis  entre 
les  mains  de  son  ami  que  pour  s'enhardir  dans 
ses  idées  ,  pour  les  corriger  ,  pour  tirer  du 


?.52  CONSEILS 

fond  (le  son  cœur  la  vérité  ,  el  pour  épuiseï 
par  la  confiance  les  ressources  de  son  esprit, 
alors  on  est  payé  d'avance  de  tout  ce  qu'on 
peut  en  souffrir. 

Vllf. 

Siif  le  mépris  des  petites  /inesses. 

Que  je  vous  estime  ,  mon  très-cher  ami . 
de  mépriser  les  petites  (inesses  dont  on  s'aide 
pour  en  imposer  !  Laissez-les  constamment 
à  ceux  qui  craignent  d'être  approfondis,  qui 
cherchent  à  se  maintenir  par  des  amitiés 
ménagées  ,  ou  par  des  froideurs  concertées  , 
et  attendent  toujours  qu'on  les  prévienne. 
Il  est  bon  de  vous  faire  une  nécessité  de 
plaire  par  un  vrai  mérite ,  au  hasard  même 
de  déplaire  à  bien  des  hommes  ;  ce  n'est  pas 
un  grand  mal  de  ne  pas  réussir  avec  toute 
sorte  de  gens,  ou  de  les  perdre  après  les  avoir 
attachés.  Il  faut  supporter,  mon  ami,  que 
l'on  se  dégoûte  de  vous ,  comme  on  se  dé- 
goûte des  autres  biens.  Les  hommes  ne  sont 
pas  touchés  long-temps  des  mêmes  choses  : 
mais  les  choses  dont  ils  se  lassent  n'en  sont 


A    UN"    JEUNE    HOMME.  ?.53 

pas  ,  de  leur  aveu,  pires.  Que  cela  vous  em- 
pêche seulement  de  vous  reposer  sur  vous- 
même  ;  on  ne  peut  conserver  aucun  avan~ 
tage  que  par  les  efforts  qui  l'acquièrent. 

IX. 

Aimer  les  passions  nobles. 

Si  vous  avez  quelque  passion  qui  élève  vos 
sentiments  ,  qui  vous  rende  plus  généreux, 
plus  compatissant  ,  plus  humain  ,  qu'elle 
vous  soit  chère. 

Par  une  raison  fort  semblable ,  lorsque 
vous  aurez  attaché  à  votre  service  des  hom- 
mes qui  sauront  vous  plaire  ,  passez-leur 
beaucoup  de  défauts.  Vous  serez  peut- 
être  plus  mal  servi  ,  mais  vous  serez  meil- 
leur maître  :  il  faut  laisser  aux  hommes 
de  basse  extraction  la  crainte  de  faire  vivre 
d'autres  hommes  qui  ne  gagnent  pas  assez 
laborieusement  leur  salaire.  Heureux  qui 
leur  peut  adoucir  les  peines  de  leur  con- 
dition ! 

En  toute  occasion  ,  quand  vous  vous  sen- 
tirez porté  vers  quelque  bien ,  lorsque  votre 

I.  22 


?,54  CONSEILS 

beau  ïialurel  aous  sollicitera  pour  les  misé- 
1  ables  ,  hâtez-vous  de  vous  satisfaire.  Crai- 
gnez que  le  temps  ,  le  conseil  ,  n'emportent 
ces  bons  sentiments  ,  et  n'exposez  pas  votre 
cœur  à  perdre  un  si  cher  avantage.  Mon  bon 
ami ,  il  ne  tient  pas  à  vous  de  devenir  riche, 
d'obtenir  des  emplois  ou  des  honneurs  ; 
mais  rien  ne  vous  peut  empêcher  d'être 
bon,  généreux  et  sage.  Préférez  la  vertu  à 
tout  :  vous  n'y  aurez  jamais  de  regret.  Il 
peut  arriver  que  les  hommes  qui  sont  en- 
vieux et  légers  vous  fassent  éprouver  un 
jour  leur  injustice.  Des  gens  méprisables 
usurpent  la  réputation  due  au  mérite,  et 
jouissent  insolemment  de  son  partage  :  c'est 
un  mal  ;  mais  il  n'est  pas  tel  que  le  monde 
se  le  figure  ;  la  vertu  vaut  mieux  que  la 
"loire. 


Quand  iljlmt  sortir  de  sa  sphère. 

Mon  très-cher  ami ,  sentez-vous  ^otre  es- 
prit pressé  et  à  l'étroit  dans  votre  état?  c'est 
une  preuve  que  vous  êtes  né  poiu'  uue  meil- 


A    UN    JKUNE    HOMME.  a55 

Iciire  forlune  ;  il  faut  donc  sortir  de  vos 
voies,  cl  marcher  dans  un  champ  moins  H- 
inilé. 

Ne  vous  amusez  pas  à  vous  plaindre,  rien 
n'est  moins  utile  ;  mais  fixez  d'abord  vos  re- 
gards autour  de  vous  :  on  a  quelquefois  dans 
sa  main  des  ressources  que  l'on  ignore.  Si 
vous  n'en  découvrez  aucune  ,  au  lieu  de  vous 
iiiorfoudre  tristement  dans  celte  vue  ,  osez 
prendre  un  plus  grand  essor  :  un  tour  d'ima- 
gination un  peu  hardi  nous  ouvre  souvent 
lies  chemins  pleins  de  lumière.  Quiconque 
connaît  la  portée  de  l'esprit  humain  tente 
<[uclquefois  des  moyens  qui  paraissent  im- 
praticables aux  autres  hommes.  C'est  avoir 
l'esprit  chimérique  que  de  négliger  les  faci- 
lilés  ordinaires  pour  suivre  des  hasards  et 
des  apparences  ;  mais  lorsqu'on  sait  bien  al- 
lier les  grands  et  les  petits  moyens  et  les 
employer  de  concert ,  je  crois  qu'on  aurait 
tort  de  craindre  non-seulement  l'opinion  du 
monde ,  qui  rejette  toute  sorte  de  hardiesse 
dans  les  malheureux  ,  mais  même  les  contra- 
dictions de  la  fortune. 

Laissez  croire  à  ceux  qui  le  veulent  croire, 


256  CONSEILS 

que  l'on  est  misérable  dans  les  embarras  des 
grands  desseins.  C'est  dans  l'oisiveté  et  la 
petitesse  que  la  vertu  souffre  ,  lorsqu'une 
prudence  timide  l'empêche  de  prendre  l'es- 
sor ,  et  la  fait  ramper  dans  ses  liens  :  mais  le 
malheur  même  a  ses  charmes  dans  les  gran- 
des extrémités  ;  car  cette  opposition  de  la 
fortune  élève  un  esprit  courageux  ,  et  lui  fait 
ramasser  toutes  ses  forces  ,  qu'il  n'employait 
pas. 

XI. 

Du  faux   Jugement  que  l'on  porte  des 
choses. 

iNous  jugeons  rarement  des  choses  ,  mon 
aimable  ami  ,  par  ce  qu'elles  sont  en  elles- 
mêmes  ;  nous  ne  rougissons  pas  du  vice,  mais 
du  déshonneur.  Tel  ne  se  ferait  pas  scrupule 
d'être  fourbe,  qui  est  honteux  de  passer  pour 
tel ,  même  injustement. 

ISous  demeurons  Jlétvis  et  mnlis  à  nos 
propres  yeux  ,  tant  que  nous  croyons  l'être 
à  ceux  du  monde  ;  nous  ne  mesurons  pas 
nos  fautes  par  la  vérité  ,  mais  par  l'opinion. 


A    Vy    JEUNE    HOMBIE.  2i>7 

Qu'un  homme  séduise  une  femme  sans  l'ai- 
mer ,  et  l'abandonne  après  l'avoir  séduite  , 
peut-être  qu'il  en  fera  gloire  ;  mais  si  cette 
femme  le  trompe  lui-même  ,  qu'il  n'en  soit 
pas  aimé  quoiqu'anioureux,  et  que  cependant 
il  croie  l'être  ;  s'il  découvre  la  vérité  ,  et  que 
cette  femme  infidèle  se  donnait  par  goût  à 
un  autre  lorsqu'elle  se  faisait  payer  à  lui  de 
ses  rigueurs  ,  sa  défaite  et  sa  confusion  ne  se 
pourront  pas  exprimer  ,  et  on  le  verra  pâlir 
à  table  sans  cause  apparente ,  dès  qu'un 
mot  jeté  au  hasard  lui  rapprochera  cette 
idée  ' . 

Un  autre  rougit  d'aimer  son  esclave  qui  a 
des  vertus ,  et  se  donne  publiquement  pour 
le  possesseur  d'une  femme  sans  mérite ,  que 
même  il  n'a  pas.  Ainsi  on  affiche  des  vices 
effectifs  ;  et  si  de  certaines  faiblesses  pardon- 
nables venaient  à  paraître  ,  on  s'en  trouve- 
lait  accablé. 

Je  ne  fais  pas  ces  léflexions  pour  encou- 
rager les  gens  bas  ,  car  ils  n'ont  que  trop 
d'impudence.  Je  parle  pour  ces  âmes  fières 

'  Je  ne  sais  si  cette  tournme  peut  être  em- 
^iloyec  poui  ZM^  rappellera  cette  idée.  S. 

22. 


258  CONSEILS 

et  délicates  qui  s'exagèrent  leurs  propres  fai- 
blesses ,  et  ne  peuvent  souffrir  la  conviction 
publique  de  leurs  fautes. 

Alexandre  ne  voulait  plus  vivre  après  avoir 
lue  Clitus  ;  sa  grande  anie  était  consternée 
d'un  cmporlcnrent  si  funeste.  Je  le  loue  d'ê- 
tre devenu  par  là  plus  tempérant  ;  mais  s'il 
eut  perdu  le  courage  d'achever  ses  vastes 
(.lesseins ,  et  qu'il  n'eût  pu  sortir  de  cet  hor- 
rible abattement  où  d'abord  il  était  j)longé, 
le  ressentiment  de  sa  laute  1  eut  poussé  trop 
loin. 

Mon  ami  ,  n'oubliez  jamais  que  rien  ne 
nous  peut  garantir  de  commettre  beaucoup 
de  fautes.  Sachez  que  le  même  génie  qui  fait 
la  vertu  ,  produit  quelquefois  de  grands  vi- 
ces. La  valeur  et  la  présomption,  la  justice 
et  la  dureté  ,  la  sagesse  et  la  volupté,  se  sont 
mille  fois  confondues  ,  succédées  ou  alliées. 
Les  extrémités  se  rencontrent  et  se  réu- 
nissent en  nous.  Ne  nous  laissons  donc  pas 
abattre.  Consolons -nous  de  nos  défauts, 
puisqu'ils  nous  laissent  toutes  nos  vertus  ; 
que  le  sentiment  de  nos  faiblesses  ne  nous 
fasse  pas  perdre  celui  de  nos  forces   :  il  est 


A    U\    JKUNF.    IIOMMt:.  aSf) 

«le  lessencc  de  l'espril  de  se  tromper;  le 
rœiir  a  aussi  ses  erreurs.  Avant  de  rougir 
d  ("tre  laiblc  .  mon  très-cher  ami ,  nous  se- 
!  ions  moins  déraisonnables  de  rougir  d'être 
hommes. 


REFLEXIONS 

CKITIQUES 

SUR  QUELQUES  POÈTES. 


I. 

LA   FONTAINE. 

Lorsqu'on  a  entendu  parler  de  La  Fon- 
taine ,  et  qu'on  vient  à  lire  ses  ouvrages  ,  on 
est  étonné  d'y  trouver,  je  ne  dis  pas  plus  de 
génie ,  mais  plus  même  de  ce  qu'on  appelle 
de  l'esprit ,  qu'on  n'en  trouve  dans  le  monde 
le  plus  cultivé.  Ou  remarque  avec  la  même 
surprise  la  profonde  intelligence  qu'il  fait 
paraître  de  son  art  ;  et  on  admii^e  qu'un 
esprit  si  fin  ait  été  en  même  temps  si  na- 
turel. 

Userait  superflu  de  s'arrêter  à  louer  l'hai- 
monie  variée  et  légère  de  ses  vers  ;  la  grâce, 
le  tour,  l'élégance ,  les  charmes  naïfs  de  sou 


2G2  RÉFLEXIONS    CRITIQUES 

style  et  de  son  badinage.  Je  lemarqucrai 
seulement  que  le  bon  sens  et  la  simplicité 
sont  les  caractères  dominants  de  ses  écrits. 
Il  est  bon  d'opposer  un  tel  exemple  à  ceux 
qui  cherchent  la  grâce  et  le  brillant  hors  de 
la  raison  et  de  la  nature.  La  simplicité  de 
La  Fontaine  donne  de  la  grâce  à  son  bon 
sens,  et  son  bon  sens  rend  sa  simplicité 
piquante  :  de  sorte  que  le  brillant  de  ses 
ouvrages  naît  peut-être  essentiellement  de 
ces  deux  sources  réunies.  Rien  n'empêche 
au  moins  de  le  croire  :  car  pourquoi  le  bon 
sens ,  qui  est  un  don  de  la  nature ,  n'en  au- 
rait-il pas  l'agrément?  La  raison  ne  déplaît, 
dans  la  plupart  des  honnncs  ,  que  parce 
([u'elle  leur  est  étrangère.  Un  bon  sens  na- 
turel est  presque  inséparable  d'une  grande 
simplicité  ;  et  une  simplicité  éclairée  est  un 
charme  que  rien  n'égale. 

Je  ne  donne  pas  ces  louanges  aux  grâces 
d'un  homme  si  sage ,  pour  dissimuler  ses 
<lélauts.  Je  crois  qu'on  peut  trouver  dans  ses 
("crits  plus  de  style  que  d'invention ,  et  plus 
de  négligence  que  d'exactitude.  Le  nœud  cl 
le  fond  de  ses  contes  ont  peu  d'intérêt  ,  et 


SUR  QUELQUES  POÈTES.    263 

les  sujets  en  sont  bas.  On  y  remarque  quel- 
quefois bien  des  longueurs  ,  et  un  air  de 
crapule  qui  ne  saurait  plaire.  Ni  cet  au- 
teur n'est  parfait  en  ce  genre ,  ni  ce  genre 
n'est   assez   noble. 

II. 

BOILEAU. 

Boileau  prouve ,  autant  par  son  exemple 
que  par  ses  préceptes  ,  que  toutes  les  beautés 
des  bons  ouvrages  naissent  de  la  vive  expres- 
sion et  de  la  peinture  du  vrai  ;  mais  cette 
expression  si  touchante  appartient  moins  à 
la  rcdexion  ,  sujette  à  l'erreur  ,  qu'à  un  sen- 
timent très-intime  et  très-fidèle  de  la  na- 
ture. La  raison  n'était  pas  distincte ,  dans 
Boileau  ,  du  sentiment  :  c'était  son  instinct. 
Aussi  a-t-elle  animé  ses  écrits  de  cet  intérêt 
qu'il  est  si  rare  de  rencontrer  dans  les  ou- 
vrages  didactiques. 

Cela  met ,  je  crois  ,  dans  son  jour,  ce  que 
je  viens  de  toucher  en  parlant  de  La  Fon- 
taine. S'il  n'est  pas  ordinaire  de  trouver  de 
l'agrément  parmi  ceux  qui  se  piquent  d'être 


204         RÉFLEXIONS   CRITIQUES 

raisonnables,  c'est  peut-être  parce  que  Ja 
raison  est  entrée  dans  leur  esprit  ,  où  elle 
n'a  qu'une  vie  artificielle  et  empruntée,  c'est 
parce  qu'on  honore  trop  souvent  du  nom 
de  raison  une  certaine  médiocrité  de  senti- 
ment et  de  génie ,  qui  assujétit  les  hommes 
aux  lois  de  l'usage  ,  et  les  détourne  des 
grandes  hardiesses  ,  sources  ordinaires  des 
grandes  fautes. 

Boileau  ne  s'est  pas  contenté  de  mettre  de 
la  vérité  et  de  la  poésie  dans  ses  ouvrages  , 
il  a  enseigné  son  art  aux  autres.  Il  a  éclairé 
tout  son  siècle  ;  il  en  a  banni  le  faux  goût , 
autant  qu'il  est  permis  de  le  bannir  chez  les 
hommes.  Il  fallait  qu'il  fût  né  avec  un  génie 
bien  singulier,  pour  échapper ,  comme  il  a 
fait ,  aux  mauvais  exemples  de  ses  contem- 
porains ,  et  pour  leur  imposer  ses  propres 
lois.  Ceux  qui  bornent  le  jnérite  de  sa  poé- 
sie à  l'art  et  à  l'exactitude  de  sa  versification, 
ne  font  pas  peut-être  attention  que  ses  vers 
sont  pleins  de  pensées  ,  de  vivacité  ,  de  sail- 
lies ,  et  même  d'invention  de  style.  Admi- 
rable dans  la  justesse  ,  dans  la  solidité  et  la 
netteté  de  ses  idées .  il  a  su  conserver  ces 


. 


SUR    QUELQUES    POÈTES.  265 

caractères  dans  ses  expressions  ,  sans  perdre 
de  son  feu  et  de  sa  force  ;  ce  qui  témoigne 
incontestablement  un  grand  talent. 

Je  sais  bien  que  quelques  personnes,  dont 
l'autorité  est  respectable,  ne  nomment  gé- 
nie dans  les  poètes  que  l'invention  dans  le 
dessein  de  leurs  ouvrages.  Ce  n'est ,  disent- 
ils  ,  ni  l'harmonie ,  ni  l'élégance  des  vers  , 
ni  l'imagination  dans  l'expression ,  ni  même 
l'expression  du  sentiment ,  qui  caractérisent 
le  poète  :  ce  sont ,  à  leur  avis ,  les  pensées 
mâles  et  hardies  ,  jointes  à  l'esprit  créateur. 
Par  là  on  prouverait  que  Bossuet  et  Newton 
ont  été  les  plus  grands  poètes  de  la  terre  ; 
car  certainement  l'invention ,  la  hardiesse 
et  les  pensées  mâles  ne  leur  manquaient  pas. 
J'ose  l^ur  répondre  que  c'est  confondre  les 
limites  des  arts  ,  que  d'en  parler  de  la  sorte. 
J'ajoute  que  les  plus  grands  poètes  de  l'an- 
tiquité ,  tels  qu'Homère  ,  Sophocle ,  Virgile, 
se  trouveraient  confondus  avec  une  foule 
d'écrivains  médiocres ,  si  on  ne  jugeait  d'eux 
que  par  le  plan  de  leurs  poèmes  et  par  l'in- 
vention du  dessein  ;  et  non  par  l'invention 
du  style,  par  leur  harmonie  ,  par  la  chaleur 

I.  23 


l66        R  INFLEXIONS    CKITIQUES 

de  leur  versification ,  et  enfin   par  la  vérit»; 
de  leurs  images. 

Si  l'on  est  donc  fondé  à  reprocher  quelque 
défaut  à  Boileau  ,  ce  n'est  pas  ,  à  ce  qri'il  me 
semble  ;  le  défaut  de  génie.  C  est  au  contraire 
d'avoii'  eu  plus  de  génie  que  d'étendue  ou 
de  profondeur  d'esprit ,  plus  de  feu  et  de 
vérité  que  d'élévation  et  de  délicatesse ,  plus 
de  solidité  et  de  sel  dans  la  critique  que  de 
finesse  ou  de  gaîté  ,  et  plus  d'agrément  que 
de  grâce  :  on  l'attaque  encore  sur  quelques 
uns  de  ses  jugements  qui  semblent  injustes  ; 
et  je  ne  prétends  pas  qu'il  fût  infaillible. 

III. 

CHAULIEU. 

Chaulieu  a  su  mêler  avec  une  simplicité 
noble  et  touchante,  l'esprit  et  le  .sentiment. 
Ses  vers  négligés ,  mais  faciles  ,  et  remplis 
d'imagination  ,  de  vivacité  et  de  grâce,  mont 
toujours  paru  supérieurs  à  sa  prose,  qui  n'est 
le  plus  souvent  qu'ingénieuse.  On  ne  peut 
s'empêcher  de  regretter  qu'un  auteur  si  ai- 
mable n'ait  pas  plus  écrit  ,  et  n'ait  pas  tra- 


SUR  QUELQUES  POETES.   267 

\ aillé  avec  le  même  soin  tous  ses  ouvrages. 
(Quelque  différence  que  l'on  ait  mise  ,  avec 
beaucoup  de  raison,  entre  lesprit  et  le  génie, 
il  semble  que  le  génie  de  Tabbéde  Chaulieu 
ne  soit  essentiellement  que  beaucoup  despril 
naturel.  Cependant  il  est  remarquable  que 
tout  cet  esprit  n'a  pu  i'aiie  d  un  poète , 
d'ailleurs  si  aimable  ,  un  grand  homme  ni 
un  grand  génie. 

lY. 

MOLIERE. 

Molière  me  paraît  un  peu  répréheusible 
d  avoir  pris  des  sujets  tiop  bas  ' .  La  Bruyère, 

'  li  semble  que  les  Femmes  savantes  ,  le  Tar- 
tufe ,  le  jMisanthrope  ne  sont  pas  assurément 
des  sujets  bas  5  la  comédie  n'en  peut  guère  traiter 
de  plus  relevés.  Pourquoi  V^i'are  encore  serait- 
il  un  sujet  trop  bas  pour  la  comédie  ?  Passe  pour 
les  Fourberies  de  Scapin ,  le  3Iédecin  malgré 
fui  ,  Sganarelle  ,  et  si  l'on  veut  même  Georges 
Dandin.  Mais  c'est  d''après  les  chefs-d''œuvTe 
d'un  grand  bommc  qu'on  doit  juger  de  son  génie 
et  en  déterminer  le  caractère.  On  sait  d'ailleurs 
que  ^lolière ,  forcé  d'abord  de  se  conformer  au 


268        RÉFLEXIONS    CRITIQUES 

animé  à  peu  près  du  même  génie ,  a  peint 
avec  la  même  vérité  et  la  même  véhémence 
que  Molière  ,  les  travers  des  hommes  '  ; 
mais  je  crois  que  Ton  peut  trouver  plus  d'é- 
loquence et  plus  d'élévation  dans  ses  pein- 
tures. 

On  peut  mettre  encore  ce  poète  en  paral- 
lèle avec  Racine.  L'un  et  l'autre  ont  parfai- 
tement connu  le  cœur  de  l'homme  ;  l'un  et 
l'autre  se  sont  attachés  à  peindre  la  nature. 
Racine  la  saisit  dans  les  passions  des  grandes 

goût  de  son  siècle  pour  en  obtenir  le  droit  de  le 
ramener  au  sien ,  force  souvent  de  faire  servir 
son  travail  au  soutien  de  la  troupe  dont  il  était 
le  directeur,  ne  fut  pas  toujours  le  maître  de 
choisir  les  sujets  de  ses  comédies ,  ni  d'en  soi- 
gner l'exécution.  S. 

'  On  ne  peut  pas  dire  que  La  Bruyère  fut  ani- 
me' du  même  génie  que  Molière.  Vauvenargues 
disait  autrement  dans  la  première  édition,  tou- 
jours en  donnant  à  La  Bruyère  une  sorte  de  su- 
périorité 5  aussi  est-il  plus  facile  de  caractériser 
les  hommes  que  de  faire ^u^ ils  se  caractérisent 
eux-mêmes.  On  ne  voit  pas  trop  pourquoi  il  a 
retranché  cette  jihrase  ,  qui  était  du  moins  une 
espèce  de  correctif.  S. 


SUR  QUELQUES  POÈTES.    269 

ames  ;  Molière  dans  riuuneur  et  les  bizarre- 
ries des  gens  du  commun  ' .  L'un  a  joué  avec 
un  agrément  inexplicable  les  petits  sujets  ; 
l'autre  a  traité  les  grands  avec  une  sagesse 
et  une  majesté  touchantes.  Molière  a  ce  bel 
avantage  que  ses  dialogues  jamais  ne  lan- 
guissent :  une  forte  et  continuelle  imitation 
des  mœurs  passionne  ses  moindres  discours. 
Cependant,  à  considérer  simplement  ces 
deux  auteurs  comme  poètes  ,  je  crois  qu'il 
ne  serait  pas  juste  d'en  faire  comparaison. 
Sans  parler  de  la  supériorité  du  genre  su- 
blime "  donné  à  Racine  ,  on  trouve  dans  Mo- 
lière tant  de  négligences  et  d'expressions 
bizarres  et  impropres,  qu'il  y  a  peu  de 
poètes,  si  j'ose  le  dire,  moins  corrects  et 
moins  purs  que  lui. 

'  Alceste  n'est  cerlainement  pas  un  homme  du 
commun  ;  il  y  a  peu  de  caractères  plus  nobles.  S. 

^  Cette  préférence  presque  exclusive  c£ue  donne 
Vauvcnargues  au  genre  sublime,  et  qui  tenait  à 
son  caractère ,  explique  son  injustice  envers  Mo- 
lière 5  injustice  qui ,  sans  cela,  serait  difficile  à 
concevoir  dans  un  homme  d'un  esprit  aussi  juste, 
et  d'un  goût  généralement  aussi  sûr  <pie  le  sien.  S. 

23. 


270         1\  I;FJ.  F.  XIONS    CRITIQUES 

On  peut  se  convaincre  de  ce  que  je  dis  en 
lisant  le  poème  du  Val-de-Grdce ,  où  Mo- 
lière n'est  que  poète  :  on  n'est  pas  toujours 
satisfait.  En  pensant  bien  ,  //  parle  souvent 
mal ,  dit  Tillustre  aichevèque  de  Cambrai  ; 
//  se  sert  des  phrases  les  plus  forcées  et  les 
moins  naturelles.  Térence  dit  en  quatre 
mots  ,  avec  la  plus  élégante  simplicité ,  ce 
que  celui-ci  ne  dit  qu'avec  une  multitude 
de  métaphores  qui  approchent  du  galima- 
tias. J'aime  bien  mieux  sa  prose  que  ses 
vers',  etc. 

r  '  Le  jugement  de  Fene'lon  sur  Molière  nous 
.semble  trop  intéressant  pour  que  nous  puission.s 
nous  dispenser  de  le  citer  en  entier  : 

«  Il  faut  avouer  que  Molière  est  un  grand  poète 
eomif|ue.  Je  ne  crains  pas  de  dire  qu'il  a  enfonce' 
plus  avant  que  l'erencc  dans  certains  caractères  ; 
il  a  embrassé  une  plus  grande  varie'tc  de  sujets  ; 
il  a  peint  par  des  traits  forts  tout  ce  que  nous 
voyons  de  déréglé  et  de  ridicule.  Térence  se 
borne  à  représenter  des  vieillards  avares  et  om- 
brageux ,  des  jeunes  hommes  prodigues  et  étour- 
dis ,  des  courtisanes  avides  et  imptidentes ,  des 
parasites  bas  et  flatteurs,  des  esclaves  impos- 
teurs et  scélérats.  Ces  caractères  méritaient  sans 


sur.    QUELQUES    POÈTES.         2^1 

Cependant  Topinion  commune  est  qu'au- 
n  des  auteurs  de  notre  théâtre  n'a  porté 


CUIl 


(loiUi-  dY'tie  traites  suh'autlcs  mœurs  dos  Grecs 
Cl  des  Romains.  Do  plus  ,  nous  n'avons  que  six 
pièces  de  ce  grand  auteur.  Mais  enfin  Molière  a 
niivcri  un  chemin  tout  nouveau.  Encore  une  fois 
je  le  trouve  grand  :  mais  ne  puis-jc  pas  parler  ou 
toute  liberté  sur  ses  défauts  ? 

«  En  pensant  bien ,  il  parle  souvent  mal  ;  il 
se  sert  des  plirases  les  plus  forcées  et  les  moins 
naturelles.  Térencc  dit  en  (fuatrc  mots,  avec  la 
plus  élégante  simplicité,  ce  (jue  celui-ci  ne  dit 
c^u'avec  une  multitude  de  métaphores  qui  appro- 
<-hent  du  galimatias.  J'aime  bien  mieux  sa  prose 
que  ses  vers  ,  etc.  Par  exemple,  Vyli^are  est 
moins  mal  écrit  que  les  pièces  qui  sont  en  vers. 
11  est  vrai  que  la  versification  française  l'a  gène  ^ 
il  est  vrai  même  qu'il  a  mieux  réussi  j^our  les 
vers  dans  V amphitryon,  où  il  a  pris  la  liberté  de 
lairc  des  A'ers  irrégidiors.  Mais  ,  en  général ,  il  me 
paraît,  jusque  dans  la  prose ,  ne  parler  point  assez 
simplcmenl  pour  exprimer  toutes  les  passions. 

c<  D'ailleurs  il  a  outré  souvent  les  caractères  : 
il  a  voulu  ,  par  celte  liberté,  plaire  au  parterre  , 
frapper  les  spectateurs  les  moins  délicats  ,  et 
rendre  le  ridicule  plus  sensible.  Mais  quoiqu'on 
doive   marquer   chaque  passion  dans   son   plus 


•2,'JI       RÉFLEXIONS    CRITIQUES 

aussi  loin  son  genre  que  Molière  a  poussé 
le    sien  ;    et   la   raison   en   est .    je    crois , 

fort  degré  et  par  les  traits  les  plus  vifs  pour  en 
mieux  montrer  l'excès  et  la  difibnnitc',  on  n'a 
pas  besoin  de  forcer  la  nature  et  d'abandonner 
le  vraisemblable.  Ainsi ,  malgré  l'exemple  de 
Plaute,  où  nous  lisons  cedo  tertiam,  je  soutiens, 
contre  Molière,  qu'un  avare  qui  n'est  point  fou 
ne  va  jamais  jusqu'à  vouloir  regarder  dans  la 
troisième  main  de  Tliomme  qu'il  soupçonne  de 
l'avoir  volé. 

«  Un  autre  défaut  de  Molière  ,  que  beaucoup 
de  gens  d'esprit  lui  pardonnent,  et  que  je  n'ai 
garde  de  lui  pardonner ,  est  qu'il  a  donné  un 
tour  gracieux  au  vice  ,  avec  une  austérité  ridi- 
cule et  odieuse  à  la  vertu.  Je  comprends  que  ses 
défenseurs  ne  manqueront  pas  de  dire  qu'il  a 
traité  avec  honneur  la  vraie  probité,  qu'il  n'a 
attaqué  qu'une  vertu  chagrine  et  qu'une  hypo- 
crisie détestable  :  mais  ,  sans  entrer  dans  cette 
longue  discussion,  je  soutiens  que  Platon  et  les 
autres  législateurs  de  l'antiquité  païenne  n'au- 
raient jamais  admis  dans  leurs  ri'publiques  un 
tel  jeu  sur  les  mœurs. 

a  Enfin  ,  je  ne  puis  m'empècher  de  croire,  avec 
ÛI.  Despréaux,  ({ue  Molière  ,  qui  jieint  avec  tant 
de  force  et  »le  beauté  les  mœurs  de  son  pays , 


SUR    QUELQUES    POETES.        2;o 

qu'il   est  plus  naturel  que  tous   les  auties  ' . 
C'est  une  leçon  importante  pour  tous  ceux 
qui  veulent  écrire. 

tombe  trop  bas  quand  il  imite  le  badinagc  de  la 
comédie  italienne  '''  :  » 

Dans  ce  sac  ridicule  où  Scapin  s'enveloppe  , 
Je  ne  reconnais  plus  l'auteur  du  Misanthrope. 

BoicEAU  ,  Art  poétique  ,  Chant  III. 

'  Si  Molière  n'e'taitque  le  plus  naturel  des  au- 
teurs dramatiques,  il  ne  serait  pas  assurément 
un  des  premiers,  car  le  naturel  n'est  un  mérite 
que  là  oii  la  nature  est  bonne  à  imiter.  Mais  Mo- 
lière est  celui  qui  a  le  mieux  choisi  ,  le  plus  ap- 
profondi j  comme  il  est  celui  qui  a  le  luieux 
peint,  c'est-à-dire  qvii  a  le  mieux  su  donner  à 
ses  personnages  non  pas  seulement  les  actions  , 
les  discours  appartenant  à  tel  caractère ,  mais 
pour  ainsi  dire  le  maintien  ,  la  physionomie  , 
1"S  traits  : 

Ce  n'est  pas  un  portrait,  une  image  semblable, 
C'est  un  amant,  un  fils,  un  père  véritable. 

Est-ce  là  ce  que  Vauvenargues  a  entendu  par 
le  plus  natiu-cl?  En  ce  cas,  l'expression  serait 
loin  de  rendre  toute  la  pensée.  B. 

'  OEuvres  choisies  de  Fe'ne'lon,  t.  2,  p.  2^4  1  Lettre 
sur  l'éloquence,  §  VII,  in-8°.  Paris ,  1821.  B, 


?.74         KKFLEXIONS    CUITIQLF.S 

V.  VI. 

CORNEILLE  et  RACINE. 

Je  dois  à  la  lecture  des  ouvrages  de  M.  de 
Voltaire  le  peu  de  connaissance  que  je  puis 
avoir  de  la  poésie.  Je  lui  proposai  mes  idées, 
lorsque  j'eus  envie  de  parler  de  Corneille 
et  de  Racine;  et  il  eut  la  bonté  de  nie  mar- 
quer les  endroits  de  Corneille  qui  méritent 
le  plus  d  admiration',  pour  répondre  à  une 

'  C'est  une  chose  digne  d'être  remarquée  , 
que  ce  fut  Voltaire  qui  força  en  quelque  sorte 
Vauvenargues  h  admirer  Corneille,  dont  celui-ci 
avoue  lui-même  qu^il  n'avait  pas  senti  d'abord 
les  beautés.  On  est  même  étonne,  en  lisant  se.s 
lettres  h  Voltaire,  de  son  aveuglement  à  cet  égard, 
et  de  la  singularité  de  ses  opinions.  Elles  cédè- 
rent à  l'autorité  de  Voltaire-  mais  il  n'en  revint 
jamais  bien  entièrement.  On  le  voit ,  dans  ce  pa- 
rallèle, moins  occupé  à  caractériser  Corneille  et 
Racine  ,  qu'à  se  justifier  son  extrême  prédilection 
pour  ce  dernier,  dont  le  genre  de  beautés  était 
plus  conforme  à  son  caraclère. 

Corneille,  h  qui  il  a  été  donne,  comme  Ii-  dit 
Vauvenargues  ,  de  peindre  les  vertus  austères  , 


SUR    QUELQUES    POÈTES.  a^S 

critique  que  j'en  avais  faite.  Engagé  par  là 
à  reliie  ses  meilleures  tragédies  ,  j'y  trouvai 

dures,  infiexiblas  ,  devait  produire  bien  moins 
d'effet  que  Racine  sur  l'ame  d'un  homme  tel 
que  Vauvenargues  ,  qui  ,  naturellement  doux  et 
facile,  mêlant  toujours  l'indulgence  aux  senti- 
ments les  plus  élevés  ,  tempérait  encore  par  Tlia- 
bitude  d'une  certaine e'ie'gance  de  mœurs,  ce  que 
la  morale  a  de  plus  austère.  D'ailleurs,  à  cette 
préférence  pour  Racine  se  joignait  encore  ,  pour 
Vauvenargues  ,  le  sentiment  de  l'injustice  qu'on 
faisait  à  ce  grand  poète,  que  généralement  on 
plaçait  encore  au-dessous  de  Corneille.  Vauve- 
nargues et  Voltaire  sont  les  premiers  qui  lui 
aient  assigné  son  véritable  rang ,  et  ses  admira- 
teurs les  plus  vifs  et  les  plus  sincères  sont  de 
l'école  de  Voltaire,  qui  ainsi  défendait  Corneille 
contre  Vauvenargues ,  et  Racine  contre  les  parti- 
sans exclusifs  de  Corneille.  C'est  surtout  à  com- 
battre ces  derniers  que  s'attache  Vauvenargues 
dans  son  parallèle  de  Corneille  et  de  Racine  ,  ce 
qui  fait  qu'il  a  dû  nécessairement  relever  da- 
vantage les  beautés  alors  moins  senties  du  der- 
nier de  CCS  poètes,  et  les  défauts  moins  avoués 
de  l'autre.  Si  l'on  troitue ,  dit-il  à  la  fin  de  cet 
article  ,  en  parlant  des  jugements  qu'il  a  portés 
sur  la  plupart  de  nos  grands  écrivains  ,  si  ron 
Irouwe  que  je  relève  davantage  les  défauts  des 


■^■j6        RÉFLEXIONS    CRITIQUES 

sans  peine  les  rares  beautés  que  m'avait  in- 
diquées M.  de  Voltaire.  Je  ne  m'y  étais  pas 
arrêté  en  lisant  autrefois  Corneille  ,  refroidi 
ou  prévenu  par  ses  défauts,  et  né,  selon  toute 
apparence  ,  moins  sensilîle  au  caractère  de 
ses  perfections.  Cette  nouvelle  lumière  me 
fit  craindre  de  m'être  trompé  encore  sur  Ra- 
cine et  sur  les  défauts  mêmes  de  Corneille  : 
mais  ayant  relu  Tuu  et  l'autre  avec  quelque 
attention  ,  je  n'ai  pas  changé  de  pensée  à 
cet  égard;  et  voici  ce  qu'il  me  semble  de 
ces  hommes  illusties. 

Les  héros  de  Corneille  disent  souvent  de 
grandes  choses  sans  les  inspirer  :  ceux  de 
Racine  les  inspirent  sans  les  dire.  Les  uns 
parlent ,  et  toujours  trop  ,  afin  de  se  faiie 
connaître  ;  les  autres  se  font  connaître  parce 
qu'ils  parlent.  Surtout  Corneille  paraît  igno- 
rer que  les  grands  hommes  se  caractérisent 
souvent  davantage  par  les  choses  qu'ils  ne 
disent  pas  que  par  celles  qu'ils  disent. 

uns  que  ceux  des  autres  ,  je  déclare  que  c''est 
h  cause  que  les  uns  me  sont  plus  sensibles  que 
les  autres  ,  ou  pour  éviter  de  répéter  des  choses 
qui  sont  trop  connues.  S. 


SUR  QUELQUES  POÈTES.    277 

Lorsque  Racine  veut  peindre  Acomat  , 
Osniin  l'assure  de  l'amour  des  janissaires  ; 
ce  visir  répond  : 

Quoi!  tu  crois,  clier  Osmin,  que  rna  gloire  passée 
Flatte  encor  leur  valeur,  et  vit  dans  leur  pensée? 
Crois-tu  qu'ils  me  suivraient  encore  avec  plaisir  ; 
Et  qu'ils  reconnaîtraient  la  voix  de  leur  visir? 
Bajazet  ,  Aclc  I,  Scène  I. 

On  voit  dans  les  deux  premiers  vers,  un 
général  disgracié  ,  que  le  souvenir  de  sa 
gloire  et  l'attachement  des  soldats  attendris- 
sent sensiblement  ;  dans  les  deux  derniers 
un  rebelle  qui  médite  quelque  dessein  :  voilà 
comme  il  échappe  aux  hommes  de  se  carac- 
tériser sans  en  avoir  l'intention.  On  en  trou- 
verait dans  Racine  beaucoup  d'exemples  plus 
sensibles  que  celui-ci.  On  peut  voir,  dans  la 
même  tragédie  ,  que  lorsque  Roxane,  blessée 
des  froideurs  de  Bajazet ,  eu  marque  son 
ctonnement  à  Athalidc  et  que  celle-ci  pro- 
teste que  ce  prince  l'aime  ,  Roxane  ré})OHd 
Jirièvement  : 

Tl  y  va  (le  sa  vie,  au  moins  ,  que  je  le  croie. 

Bmazf.t,  àcIc  ITT ,  Srèiir  VT. 

■4 


278         KÉFLEXIONS    CRITIQUES 

Ainsi  cette  sultane  ne  s'amuse  point  à 
dire  :  «  Je  suis  d'un  caractère  fier  et  vio- 
(c  lent.  J'aime  avec  jalousie  et  avec  fureur. 
«  Je  ferai  mourir  Bajazet  s'il  me  trahit .  >■> 
Le  poète  tait  ces  détails  qu'on  pénètre  assez 
d'un  coup  d'œil ,  et  Roxane  se  trouve  ca- 
ractérisée avec  plus  de  force.  Voilà  la  ma- 
nière de  peindre  de  Racine  :  il  est  rare  qu'il 
s'en  écarte  ;  et  j'en  rapporterais  de  grands 
exemples  ,  si  ses  ouvrages  étaient  moins 
connus. 

Il  est  vrai  qu'il  la  quitte  un  peu  ,  par 
exemple,  lorsqu'il  met  dans  la  bouche  du 
même  Acomat  : 

Et  ,  s  il  faut  queje  meure  , 
Mourons;  moi,  cher  Osmin,  comme  un  visir:  et  foi, 
Comme  le  favori  d'un  homme  tel  que  moi 

Bajazet  ,  Jcte  ly ,  Scène  VII. 

Ces  paroles  ne  sont  peut-être  pas  d'un 
grand  homme  ;  mais  je  les  cite,  parce  qu'elles 
semblent  imitées  du  style  de  Corneille  ;  c'est 
là  ce  que  j'appelle,  en  quelque  sorte  ,  par- 
ler pour  se  faire  connaître  ,  et  dire  de  grandes 
choses  sans  les  inspirer. 


SUR    QUELQUES    POETES.         l'^Cf 

Mais  écoutons  Corneille  même  ,  et  voyons 
de  quelle  manière  il  caractérise  ses  per- 
sonnages. C'est  le  comte  qui  parle  dans  le 

ad  : 

Les  exemples  vivants  sont  il  uu  aulie  pouvoir  ; 

Un  prince  dans  un  livre  apprend  maison  devoir 

Et,  qu'a  fait,  après  tout,  ce  grand  nombre  d'années, 

Que  ne  puisse  égaler  une  de  mes  journées  ? 

Si  vous  fûtes  vaillant ,  je  le  suis  aujourd  hui  ; 

Et  ce  bras  du  royaume  est  le  plus  ferme  appui. 

Grenade  et  l'Aragon  tremblent  quand  ce  fer  brille  : 

Mon  nom  sert  de  rempart  à  toute  la  Castille  ; 

Sans  moi  vous  passeriez  bientôt  sous  d'autres  lois  , 

Et  vous  auriez  bientôt  vos  ennemis  pour  rois. 

Chaque  jour,  chaque  instant,  pour  rehausser  ma  gloire. 

Met  lauriers  sur  lauriers ,  victoire  sur  victoire  .' 

Le  prince  à  mes  côtés  ferait,  dans  les  combats  , 

L  essai  de  son  courage  à  l'ombre  de  mon  bras  ; 

Il  apprendrait  à  vaincre  en  me  regardant  faire  , 

Et 

Le  Cid,  Jclc  I ,  Scène  VI. 

Il  n"y  a  peut-être  personne  aujourd'hui 
qui  ne  sente  la  ridicule  ostentation  de  ces 
paroles  ,  et  je  crois  qu'elles  ont  été  citées 
long-temps  avant  moi.  Il  faut  les  pardonner 
au  temps  où  Corneille  a  écrite  et  aux  mau- 
vais exemples  qui  l'euvironnaieut.  Mais  voici 


■J.Ho  RÉFLEXIONS  CRITIQUKS 
d'autres  vers  qu'on  loue  encore,  et  qui ,  n  é- 
tanl  pas  aussi  affoctés  ,  sont  ]>liis  propres  , 
par  cet  endroit  même,  à  faire  illusion.  C'est 
Cornélie  ,  veuve  de  Pompée ,  qui  parle  à 
César  : 

César  ;  car  le  destin ,  que  dans  les  fers  je  Liave  , 
Ma  fait  la  prisonnière,  et  non  pas  ton  esclave  ; 
Et  tu  ne  pre'tends  pas  qu'il  m'abatte  le  cœur  , 
Jusqu'à  te  rendre  liomraage  et  te  nommer  seigneur. 
De  quelque  rude  trait  qu  il  m'ose  avoir  frappée  , 
Veuve  du  jeune  Crasse  et  veuve  de  Pompée  , 
Fille  de  Scipion  ,  et  pour  dire  encor  plus  , 
Romaine ,  mon  courage  est  encore  au-dessus. 

Je  le  l'ai  déjà  dit ,  César  ,  je  suis  Romaine  : 
El  quoique  ta  captive  ,  un  cœur  comme  le  micu, 
De  peur  de  s'oublier  ,  ne  te  demande  rien. 
Ordonne  ;  et,  sans  vouloir  qu'il  tremble  ou  s'humilie, 
Souviens-toi  seulement  que  je  suis  Cornélie. 

Pompée,  Jcle  III ,  Seine  I^. 

Et  dans  un  autre  endroit  où  la  même  Cor- 
nélie parle  de  César  ,  qui  punit  les  meur- 
triers du  grand  Pompée  : 

Tant  d  intérêts  sont  juinls  à  ceux,  de  mon  époux  , 
Que  je  ne  devrais  rien  à  ce  qu  il  fait  pour  nous, 


SDR   QUELQUES   POÈTES.  281 

Si ,  comme  par  soi-même  ,  un  graud  cœur  j  iige  un  autre  , 
Je  n'aimais  mieux  juger  sa  vertu  par  la  nôtre  ; 
Kl  croire  que  nous  seuls  armons  ce  combattant. 
Parce  qu'au  point  qu'il  est.  jeu  voudrais  faire  autant . 
Pompée,  Acte  V ,  Scène  I. 

Il  me  parait ,  dit  encore  Féuélon  '  .  qu'on 
il  donné  soin>ent  aux  Romains  un  discours 

trop  fastueux., Je  ne  trouve  point  de 

proportion  entre  l'emphase  avec  laquelle 
Auguste  parle  dans  la  tragédie  de  Cinna , 
et  la  modeste  simplicité  avec  laquelle  Sué- 
tone le  dépeint  dans  tout  le  détail  de  ses 
mœurs.  Tout  ce  que  nous  vojons  dans  Tite- 
Live ,  datis  Plutarque ,  dans  Cicéron,  dans 
Suétone,  nous  représente  les  Romains  comme 
des  /lommes  hautains  dans  leurs  sentiments, 
'nais  simples  ,  naturels  et  modestes  dans 
leurs  paroles  ,  etc. 

Celle  affecta  lion  de  grandeur  que  nous 
leur  prêtons ,  ma  toujours  paru  le  principal 
défaut  de  notre  théâtre ,  et  Técueil  ordinaire 
des  poètes.  Je  n'ignore  pas  que  la  hauteur 

'  OEuvres  choisies  de  Fenélon ,  Lettre  sur  Z'e- 
loqiience ,  toni.  II ,  §  VI ,  page  238  cl  suivantes. 
Paris,  1821.  B. 

24. 


282         n  H  F  L  1".  \  I  O  .\  s    C  U  I  T  1  Q  U  E  s 

est  en  possession  d  en  imposer  à  l'esprit  hu- 
main; mais  rien  ne  décèle  plus  parfaitement 
aux  esprits  fins  une  hauteur  fausse  et  con- 
trefaite ,  qu'un  discours  fastueux  et  empha- 
tique. 

Il  est  aisé  d  ailleurs  aux  moindres  poètes . 
de  mettre  dans  la  bouche  de  leurs  person- 
nages des  paroles  fières.  Ce  qui  est  difficile, 
c'est  de  leur  faire  tenir  ce  langage  hautain 
avec  vérité  et  à  propos.  C'était  le  talent  ad- 
mirable de  Racine ,  et  celui  qu'on  a  le  moins 
remarqué  dans  ce  grand  homme.  Il  y  a 
toujours  si  peu  d'affectation  dans  ses  dis- 
cours, qu'on  ne  s'aperçoit  pas  de  la  hauteur 
qu'on  y  rencontre.  Ainsi  lorsqu'Agrippine  . 
arrêtée  par  l'ordre  de  Néron ,  est  obligée 
de  se  justifier ,  commence  par  ces  mots  si 
simples  •. 

Approchez-vous,  Nérou  ,  et  prenez  votre  place. 
On  veut ,  sur  vos  soupçons  ,  queje  vous  satisfasse. 
Bp.iTANNiCL'S,  Acte  If^,  Scène  If. 

je  ne  crois  pas  que  beaucoup  de  personnes 
lassent  attention  qu'elle  commande  en  quel- 
que manière  à  l'empereur  de  s'approcher  et 
de  s'asseoir  :  elle  qui  était  réduite  à  lendrc 


SUR    QUELQUES    POÈTES.         ?.83 

compte  de  sa  vie  ,  non  à  son  fils  ,  mais  à  son 
maître.  Si  elle  eut  dit  comme  Cornélie  : 

îséi'on;  car  le  destin  ,  que  dans  les  feisje  brave  , 
M'a  fait  ta  prisonnièie,  el  non  pas  ton  esclave  ; 
Va  lu  ne  prétends  pas  qu'il  m  abatte  le  cœur, 
Jusqu  à  le  rendre  Iiummage,  et  te  nommer  seigneur 

alors  je  ne  doute  pas  que  bien  des  gens  n'eus- 
sent applaudi  à  ces  paroles  ,  et  les  eussent 
trouvées  fort  élevées. 

Corneille  est  tombe  trop  souvent  dans  ce 
défaut  de  prendre  l'ostentation  pour  la  hau- 
teur ,  et  la  déclamation  pour  l'éloquence  :  et 
ceux  qui  se  sont  aperçus  qu'il  était  peu  na- 
turel à,  beaucoup  d'égards  ,  ont  dit ,  pour  le 
justifier  ,  qu'il  s'était  attaché  à  peindre  les 
hommes  tels  qu'ils  devaient  être.  Il  est  donc 
vrai  du  moins  qu'il  ne  les  a  pas  peints  tels 
qu'ils  étaient.  C'est  un  grand  aveu  que  cela. 
Corneille  a  cru  donner  sans  doute  à  ses  héros 
un  caractère  supérieur  à  celui  de  la  nature. 
Les  peintres  n'ont  pas  eu  la  même  présomp- 
tion. Lorsqu'ils  ont  voulu  peindre  les  anges, 
ils  ont  pris  les  traits  de  l'enfance  ;  ils  ont 
rendu  cet  hommage  à  la  nature  leur  riche 
modèle.  C'était  néanmoins  un  beau  champ 


284  RÉFLEXIONS  CUITIQUES 
pour  leur  imagination;  mais  c'est  qu'ils  étaient 
persuadés  que  Timaginalion  des  hommes  , 
d'ailleurs  si  féconde  en  chimères  ,  ne  pouvait 
donner  de  la  vie  à  ses  propres  inventions. 
Si  Corneille  eût  fait  attention  que  tous  les 
panégyriques  étaient  froids  ,  il  en  aurait 
trouvé  la  cause  en  ce  que  les  orateurs  vou- 
laient accommoder  les  hommes  à  leurs  idées, 
au  lieu  de  former  leurs  idées  sur  les  hommes. 
Mais  Terreur  de  Corneille  ne  me  surprend 
point  :  le  hon  goût  n'est  qu'un  sentiment  lin 
et  fidèle  de  la  belle  nature  ,  et  n'appartient 
qu'à  ceux  qui  ont  l'esprit  naturel.  Corneille, 
ué  dans  un  siècle  plein  d'affectation ,  ne  pou- 
vait avoir  le  goût  juste.  Aussi  la-t-il  fait 
paraître  non-seulement  dans  ses  ouvrages  , 
mais  encore  dans  le  choix  de  ses  modèles  . 
({u'il  a  pris  chez  les  Espagnols  et  les  Latins, 
auteurs  pleins  d'enflure  ,  dont  il  a  préféré 
la  force  gigantesque  à  la  simplicité  plus  no- 
ble et  plus  touchante  des  poètes  grecs. 

De  là  ses  antithèses  affectées ,  ses  négli- 
gences basses  ,  ses  licences  continuelles  . 
son  obscurité  ,  son  emphase  .  et  cufin  ce.- 
phrases  synonymes    où  la  même  pensée  est 


SUR    QUELQUES    POÈTES.  285 

plus  remaniée  que  la  division  d'un  sermon. 
De  là  encore  ces  disputes  opiniâtres  ,  qui 
refroidissent  quelquefois  les  plus  fortes  scè- 
nes ,  et  où  l'on  croit  assister  à  une  thèse  pu- 
blique de  philosophie  ,  qui  noue  les  choses 
pour  les  dénouer.  Les  premiers  personnages 
de  ses  tiagédies  argumentent  alors  avec  les 
tournures  et  les  subtilités  de  l'école  ,  et  s'a- 
musent à  faire  des  jeux  frivoles  de  raison- 
nements et  de  mots  ,  comme  des  écoliers  ou 
des  légistes.  C'est  ainsi  que  Cinna  dit  : 

Que  le  peuple  aux  lyrans  ne  soit  plus  expose'  : 
S'il  eût  puni  Sylla,  Ce'sar  eût  moins  ose'. 

CiNNA .  Jcle  II,  Scène  II. 

Car  il  n'y  a  personne  qui  ne  prévienne  la 
réponse  de  Maxime  : 

Mais  la  moi-t  Je  César  ,  que  vous  trouvez  si  juste  , 
A.  servi  de  pre'texte  aux  cruautés  d'Augusle. 
Voulant  nous  affranchir.  Brute  s'est  abusé  ; 
S'il  n'eût  puni  César,  Auguste  eût  moins  osé 
CiNNA  ,  Acte  II ,  Scène  II. 

Cependant  je  suis  moins  choqué  de  ces 
subtilités,  que  des  grossièretés  de  quelques 
scènes.  Par  exemple,  lorsque  Horace  quitte 
Curiace  ,  c'est-à-dire,  dans  un  dialogue 


286        UlitLi:  XIONS    ChlTiyULS 

d'ailleurs  admirable ,  Curiace  parle  ainsi  d'a- 
bord : 

Je  vous  connais  encore  ,  et  c'est  ce  qui  me  tue. 
Mais  cette  âpre  vertu  ne  m'était  point  connue  : 
Comme  notre  malheur,  elle  est  au  plus  haut  point. 
SoufFrcz  que  je  l'admire  ,  et  ne  l'imite  point, 

HonAcE  ,  Acte  II,  Scène  III. 

Horace ,  le  héros  de  cette  tragédie  ,  lui  ré- 
pond : 

Non,  non,  n'embrassez  pas  de  vertu  par  contrainte  ; 
Et  puisque  vous  trouvez  plus  de  charme  à  laplainle, 
En  toute  liberté  goûtez  un  bien  si  doux. 
Voici  venir  ma  sœur  pour  se  plaindre  avec  vous. 
Horace  ,  Acte  II ,  Scène  III. 

Ici  Corneille  veut  peindre  apparemment  une 
valeur  féroce  ;  mais  la  férocité  s'exprime-t- 
elle  ainsi  contre  un  ami  et  un  rival  modeste? 
La  fierté  est  une  passion  fort  théâtrale;  mais 
elle  dégénère  en  vanité  et  en  petitesse  ,  sitôt 
qu'elle  se  montre  sans  qu'on  la  provoque. 

Me  permettra-t-on  de  le  dire  ?  Il  me  semble 
que  l'idée  des  caractères  de  Corneille  est 
presque  toujours  assez  grande  ;  mais  l'exé- 
cution en  est  quelquefois  bien  faible ,  et  le 
coloris  laux  ou  peu  agréable    Quelques  uns 


SUR    QUELQUES    POÈTES.         3.87 

des  caractères  de  Racine  peuvent  bien  man- 
quer de  grandeur  dans  le  dessein  ;  mais  les 
expressions  sont  toujours  de  main  de  maître, 
et  puisées  dans  la  vérité  et  la  nature.  J'ai  cru 
remarquer  encore  qu'on  ne  trouvait  guère 
dans  les  personnages  de  Corneille  ,  de  ces 
traits  simples  qui  annoncent  une  grande 
étendue  d'esprit.  Ces  traits  se  rencontrent 
en  foule  dans  Roxane,  dans  Agrippine,  Joad, 
Acomat ,  Athalie. 

Je  ne  puis  cacher  ma  pensée  :  il  était  donné 
à  Corneille  de  peindre  des  vertus  austères  , 
dures  et  inflexibles  ;  niais  il  appartient  à  Ra- 
cine de  caractériser  les  esprits  supérieurs  , 
et  de  les  caractériser  sans  raisonnements  et 
sans  maximes  ,  par  la  seule  nécessité  où  nais- 
sent les  grands  hommes  d'imprimer  leur  ca- 
ractère dans  leurs  expressions.  Joad  ne  se 
montre  jamais  avec  plus  d'avantage  que  lors- 
qu'il paille  avec  une  simplicité  majestueuse 
et  tendre  au  petit  Joas  ,  et  qu'il  semble  ca- 
cher tout  son  esprit  pour  se  proportionner 
à  cet  enfant  :  de  même  Athalie  Corneille  ; 
au  contraire  ,  se  guindé  souvent  pour  élever 
ses  personnages  ;  et  on  est  étonné  que  le 


5.88        HKFLEXIONS    CRITIQUES 

même  pinceau  ait  caractérisé  quelquefois 
rhéroïsme  avec  des  traits  si  naturels  et  si 
énergiques. 

Que  dirai-je  encore  de  la  pesanteur  qu'il 
donne  quelquefois  aux  plus  grands  hommes' 
Auguste,  eu  parlant  à  Cinna  ,  fait  d'abord 
un  exorde  de  rhéteur.  Remarquez  que  je 
prends  l'exemple  de  tous  ses  défauts  dans 
les  scènes  les  plus  admirées. 

Prends  un  siège  ,  Cinna  ,  prends;  et  sur  toute  cliosi- 
Observe  exactement  la  loi  que  je  l'impose  ; 
Prclc  ,  sans  nift  troubler ,  loreille  à  mes  discours  . 
D'aucun  mot,  ilauciin  cri,  n'en  interromps  le  ronri, 
Tiens  ta  langue  captive  ,  et  si  ce  grand  silence 
A  Ion  (-motiiMi  fait  trop  de  violence, 
Tu  pourras  mo  répondre  après  tout  à  loisir  : 
Sur  ce  point  seulement  contente  mon  désir. 
Cinna  ,  Jcte  J' ,  Scène  T. 

De  ronihien  la  simplicité  dAgrippine  , 
dans  Brilanniciis  ,  est-elle  plus  noble  et  plus 
naturelle? 

Approchez-vous,  Ne'ron,  cl  prenez  votre  place. 
On  veut,  sur  vos  soupçons,  que  je  vous  satisfasse. 
Britannicus  ,  Acte  IF,  Seine  IT. 

Cependant ,  lorsqu'on  fait  le  parallèle  de 


SUR    QUELQUES    POÈTES.         289 

ces'  deux  poètes ,  il  semble  qu'on  ne  con- 
vienne de  l'art  de  Racine  que  pour  donner 
à  Corneille  l'avantage  du  génie.  Qu'on  em- 
ploie cette  distinction  pour  marquer  le  ca- 
ractère d'un  faiseur  de  phrases ,  je  la  trou- 
verai raisonnable  ;  mais  lorsqu'on  parle  de 
l'art  de  Racine ,  l'art  qui  met  toutes  les  cho- 
ses à  leur  place,  qui  caractérise  les  hommes, 
leurs  passions  ,   leurs  mœurs  ,  leur  génie  ; 
qui  chasse  les  obscurités  ,  les  superfluités  , 
les  faux  brillants  ;  qui  peint  la  nature  avec 
feu  ,  avec  sublimité  et  avec  grâce  ;  que  peut- 
on  penser  d'un  tel  art ,  si  ce  n'est  qu'il  est 
le  génie  des  hommes  extraordinaires,  et  l'o- 
riginal même  de  ces  règles  que  les  écrivains 
sans  génie  embrassent  avec  tant  de  zèle  et 
avec  si  peu  de  succès  ?  Qu'est-ce  ,  dans  la 
Mort  de  César  '  ,  que  l'art   des  harangues 
d'Antoine,   si  ce  n'est  le  génie  d'un  esprit 
supérieur,  et  celui  de  la  vraie  éloquence  ? 

C  est  le  défaut  trop  fréquent  de  cet  art , 

qui  gâte  les  plus  beaux  ouvrages  de  Corneille. 

Je  ne  dis  pas  que  la  plupart  de  ses  tragédies 

ne  soient  très -bien  imaginées  et  très -bien 

'  Tragédie  de  Vohaiie. 

I.  25 


290         K  K  F  L  E  X  I O  N  s    C  II  I T  I Q  U  E  S 
conduites.  Je  crois  même  qu'il  a  connu  mieuv 
que  personne  l'art  des  situations  et  des  con- 
trastes. Mais  l'art  des  expressions  et  1  ai  l  di;s 
vers  ,  quil  a  si  souvent  négligés  ou  pris  à 
faux  ,  déparent  ses  autres  beautés.  II  paraît 
avoir  ignoré  que  pour  être  lu  avec  plaisir  , 
ou  même  pour  faire  illusion  à  tout  le  monde 
dans  la  représentation  d  un  poème  dramati- 
que, il  fallait ,  par  une  éloquence  continue, 
soutenir  l'attention  des  spectateurs  ,  qui  se 
relâche  et  se  rebute  nécessairement  quand 
les  détails  sont  négligés.  Il  y  a  long-temps 
qu  on  a  dit  que  l'expression  était  la  princi- 
pale partie  de  tout  ouvrage  écrit  en  veis. 
C'est  le  sentiment  des  grands  maîtres  quil 
n'est  pas  besoin  de  justifier.  Chacun  sait  ce 
qu'on  souffre  ,  je  ne  dis  pas  à  lire  de  mauvais 
vers,  mais  même  à  entendre  mal  réciter  un 
bon  poème.  Si  l'emphase  d  un  comédien  dé- 
truit le  charme  naturel  de  la  poésie  ;  comment 
l'emphase  même  du  poète  ou  l'impropriété  do 
ses  expressions  ne  dégoûteraient-elles  pas  les 
esprits  justes  de  sa  fiction  et  de  ses  idées  ? 

Racine  n'est  pas  sans  défauts.  Il  a  mis  quel- 
quefois dans  SCS  ouvrages  un  amour  laihlc 


r 


SUR    QUELQUES    POÈTES.  2f)I 

«jui  fait  lauguir  son  action.  Il  n'a  pas  conçu 
assez  l'ortenient  la  tragédie.  Il  n'a  point  assez 
lait  agir  ses  personnages.  On  ne  remarque 
pas  dans  ses  écrits  autant  d'énergie  que  d'é- 
lévation, ni  autant  de  hardiesse  que  d'égalité. 
Plus  savant  encore  à  faire  naître  la  pitié  que 
la  terreur  ,  et  l'admiration  que  l'étonuement, 
il  n'a  pu  atteindre  au  tragique  de  quelques 
poètes.  Nul  homme  n'a  eu  eu  partage  tous 
les  dons.  Si  d'ailleurs  on  veut  être  juste,  on 
avouera  que  personne  ne  donna  jamais  au 
théâtre  plus  de  pompe  ,  n  éleva  plus  haut 
la  parole  ,  et   n'y  versa  plus  de  douceur. 
Qu'on  examine  ses  ouvrages  sans  prévention, 
quelle  facilité  :    quelle   abondance  !   quelle 
poésie  !  quelle  imagination  dans  l'expression! 
Qui  créa  jamais  une  langue  ou  plus  magni- 
fique ,  ou  plus  simple ,  ou  plus  variée  ,  ou 
plus  noble  ,   ou   plus  harmonieuse   et  plus 
touchante  ?  Qui  mit  jamais  autant  de  vérité 
dans  ses  dialogues  ,  dans  ses  images  ,  dans 
ses  caractères  ,  dans  l'expression  des   pas- 
sions? Serait-il  trop  hardi  de  dire  que  c'est 
le  plus  beau  génie  que  la  France  ait  eu ,  et 
ic  plus  éloquent  de  ses  poètes  ? 


292  RKFLEXIONS    CKITIQUES 

Corneille  a  trouvé  le  théâtre  vide  ,  et  a 
eu  l'avantage  de  former  le  goût  de  son  siècle 
sur  son  caractère.  Racine  a  paru  après  lui 
et  a  partagé  les  esprits.  S'il  eût  été  possible 
de  changer  cet  ordre  .  peut-être  qu'on  aurait 
jugé  de  l'un  et  de  l'autre  fort  différemment. 

Oui  ,  dit-on  ;  mais  Corneille  est  venu  le 
premier ,  et  il  a  créé  le  théâtre.  Je  ne  puis 
souscrire  à  cela.  Corneille  avait  de  grands 
modèles  parmi  les  Anciens  ;  Racine  ne  la 
point  suivi  :  personne  n'a  pi'is  une  route ,  je 
ne  dis  pas  plus  différente  ,  mais  plus  op- 
posée :  personne  n'est  plus  original  à  nieil- 
leur  titre.  Si  Corneille  a  droit  de  prétendre 
à  la  gloii'e  des  inventeurs ,  on  ne  peut  l'oter 
à  Racine.  Mais  si  l'un  cl  l'autre  ont  eu  des 
maîtres ,  lequel  a  choisi  les  meilleurs  et  les 
a  le  mieux  imités  ? 

Onreproche  à  Racine  de  n'avoir  pas  donné 
à  ses  héros  le  caractère  de  leur  siècle  et  de 
leur  nation  :  mais  les  grands  hommes  sont 
de  tous  les  âges  et  de  tous  les  pays.  On  ren- 
drait le  vicomte  de  Turenne  et  le  cardinal 
de  Richelieu  méconnaissables  en  leur  don- 
nant le  caractère  de  leur  siècle.  Les  araes 


SUR    QUELQUES    POÈTES.         2C)3 

véritablement  grandes  ne  sont  telles  que 
parce  qu'elles  se  trouvent  eu  quelque  ma- 
nière supérieures  à  réducation  et  aux  cou- 
tumes. Je  sais  qu'elles  retiennent  toujours 
quelque  chose  de  l'un  et  de  l'autre  ;  mais  le 
poète  peut  négliger  ces  bagatelles  ,  qui  ne 
touchent  pas  plus  au  fond  du  caractère  que 
la  coiffure  et  l'habit  du  comédien  ,  pour  ne 
s'attacher  qu'à  peindre  vivement  les  traits 
d'une  nature  forte  et  éclairée  ,  et  ce  génie 
élevé  qui  appartient  également  à  tous  les 
peuples.  Je  ne  vois  point  d'ailleurs  que  Ra- 
cine ait  manqué  à  ces  prétendues  bienséan- 
ces du  théâtre.  Ne  parlons  pas  des  tragédies 
faibles  de  ce  grand  poète ,  Alexandre ,  la 
Théhaide  ,  Bérénice ,  Esther ,  dans  les- 
quelles on  pourrait  citei'  encore  de  grandes 
l>eautés.  Ce  n'est  point  par  les  essais  d'un 
auteur  ,  et  par  le  plus  petit  nombre  de  ses 
ouvrages  ,  qu'on  en  doit  juger  ;  mais  par  le 
plus  grand  nombre  de  ses  ouvrages  ,  et  par 
ses  chefs-d'œuvre.  Qu'on  observe  cette  règle 
avec  Racine  ,  et  qu'on  examine  ensuite  ses 
écrits.  Dira-t-on  qu'Acomal,  Roxaue  ,  Joad, 
Athalic  ,   Mitliridatc  ,  Néron  .   Agrippine  , 


2()4         HÉFLF.XIOXS    CIUTIQUES 

Burihus,  Narcisse,  Clyternnestre  ,  Againcin- 
non ,  etc.  ,  u'aicut  pas  le  caraclèrc  de  leur 
siècle  ,  et  celui  que  les  historiens  leur  ont 
donné  ?  Parce  que  Bajazet  et  Xipharès  res- 
semblent à  Britannicus  ,  parce  qu'ils  ont  un 
caractère  faible  pour  le  théâtre  .  quoique  na- 
turel, sera-t-on  fondé  à  prétendre  que  Ra- 
cine n'ait  pas  su  caractériser  les  hommes  , 
lui  dont  le  talent  éminent  était  de  les  peindre 
avec  vérité  et  avec  noblesse  ? 

Bajazet  ,  Xipharès  ,  Britannicus  ,  carac- 
tères si  critiqués ,  ont  la  douceur  et  la  déli- 
catesse de  nos  niœurs ,  qualités  qui  ont  pu  se 
rencontrer  chez  d'autres  hommes  ,  et  n'en 
ont  pas  le  ridicule ,  comme  on  l'insinue.  Mais 
je  veux  qu'ils  soient  plus  faibles  qu'ils  ne  me 
paraissent:  quelle  tragédie  a -t- on  vue  où 
tous  •  les  personnages  fussent  de  la  même 
force  ?  Cela  ne  se  peut  :  Mathan  et  Abner 
sont  peu  considérables  dans  Athalie  ,  et  cela 
n'est  pas  un  défaut  ,  mais  privation  d'une 
beauté  plus  achevée.  Que  voit-on  d'ailleurs 
de  plus  sublime  que  toute  cette  tragédie  ? 

Que  reprocher  donc  à  Racine?  d'avoir 
mis  quelquefois  dans  ses  ouvrages  im  amour 


SUR    (,)'JEL<OUliS    POÈTES.         2^5 

laiblc  ,  Ici  peut  -  être  qu'il  est  déplacé  au 
llicàlrc.  Je  l'avoue;  mais  ceux  qui  se  fondent 
là-dessus  pour  bannir  de  la  scène  une  pas- 
sion si  générale  et  si  violente  passent ,  ce  me 
semble  ,  dans  un  autre  excès. 

Les  grands  hommes  sont  grands  dans  leurs 
amours  ,  et  ne  sont  jamais  plus  aimables. 
L'amour  est  le  caractère  le  plus  tendre  de 
l'humanité  ,  et  l'humanité  est  le  charme  et 
la  perfection  de  la  nature. 

Je  reviens  encore  à  Corneille  ,  afin  de  finir 
ce  discours.  Je  crois  qu'il  a  connu  mieux 
que  Racine  le  pouvoir  des  situations  et  des 
contrastes.  Ses  meilleures  tragédies,  toujours 
fort  au-dessous  ,  par  l'expression  ,  de  celles 
de  son  rival ,  sont  moins  agréables  à  lire  , 
mais  plus  intéressantes  quelquefois  dans  la 
représentation ,  soit  par  le  choc  des  carac- 
tères ,  soit  par  l'art  des  situations  ,  soit  par 
la  grandeur  des  intérêts.  Moins  intelligent 
que  Racine,  il  concevait  peut-être  moins  pro* 
fondement ,  mais  plus  fortement  ses  sujets. 
Il  n'était  ni  si  grand  poète  ,  ni  si  éloquent  ; 
mais  il  s'exprimait  quelquefois  avec  une 
grande  énergie.  Personne  n'a  des  traits  plus 


agG  llÉFLEXIONS    CRITIQUES 

élevés  et  plus  hardis;  personne  n'a  laisse 
ridée  d'un  dialogue  si  serré  et  si  véhément; 
personne  n'a  peint  avec  le  même  bonheur 
l'inflexibilité  et  la  force  d'esprit  qui  naissent 
de  la  vertu.  De  ces  disputes  mêmes  que  je 
lui  reproche,  sortent  quelquefois  des  éclairs 
qui  laissent  l'esprit  étonné  ,  et  des  combats 
qui  véritablement  élèvent  l'ame  ;  et  enfin , 
quoiqu'il  lui  arrive  continuellement  de  s'é- 
carter de  la  nature ,  on  est  obligé  d'avouer 
qu'il  la  peint  naïvement  et  bien  fortement 
dans  quelques  endroits  ;  et  c'est  uniquement 
dans  ces  morceaux  naturels  qu'il  est  admi- 
rable. Yoilà  ce  qu'il  me  semble  qu'on  peut 
dire  sans  partialité  de  ses  talents.  jNIais  lors- 
qu'on a  rendu  justice  à  son  génie  ,  qui  a  sur- 
monté si  souvent  le  goût  barbare  de  son  siècle , 
on  ne  peut  s'empêcher  de  rejeter ,  dans  ses 
ouvrages  ,  ce  qu'ils  retiennent  de  ce  mauvais 
goût ,  et  ce  qui  servirait  à  le  perpétuer  dans 
les  admirateurs  trop  passionnés  de  ce  grand 
maître. 

Les  gens  du  métier  sont  plus  indulgents 
que  les  auti'es  à  ces  défauts  ,  parce  qu'ils  ne 
regardent  qu'aux  traits  originaux  de  leurs 


SUR    QUELQUES    POETES.         297 

modèles  j  et  qu'ils  connaissent  mieux  le  prix 
de  l'invention  et  du  génie.  Mais  le  reste  des 
hommes  juge  des  ouvrages  tels  qu'ils  sont  , 
sans  égard  pour  le  temps  et  pour  les  auteurs  : 
et  je  crois  quil  serait  à  désirer  que  les  gens 
de  letti'es  voulussent  bien  séparer  les  défauts 
des  plus  grands  hommes  de  leurs  perfections; 
car  si  l'on  confond  leurs  beautés  avec  leurs 
fautes  par  une  admiration  superstitieuse  ,  il 
pourra  bien  arriver  que  les  jeunes  gens  imi- 
teront les  défauts  de  leurs  maîtres,  qui  sont 
aisés  à  imiter  ,  et  n'atteindront  jamais  à  leur 
génie. 

Pour  moi ,  quand  je  fais  la  critique  de  tant 
d'hommes  illustres,  mon  objet  est  de  prendre 
des  idées  plus  justes  de  leur  caractère. 

Je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  laisonnable- 
ment  me  reprocher  cette  hardiesse  :  la  na- 
ture a  donné  aux  grands  hommes  de  faire  , 
et  laissé  aux  autres  de  juger. 

Si  l'on  trouve  que  je  relève  davantage  les 
défauts  des  uns  que  ceux  des  autres  ,  je  dé- 
clare que  c'est  à  cause  que  les  uns  me  sont 
plus  sensibles  que  les  autres  ,  ou  pour  éviter 
de  répéter  des  choses  qui  sont  trop  connues. 


298  RÉFLEXIOXS    CRITIQUES 

Poui-  finir  ,  et  marquer  chacun  de  ces 
poètes  par  ce  qu'ils  ont  eu  de  plus  propre , 
je  dirai  que  Corneille  a  éminemment  la  force, 
Boileau  la  justesse  ,  La  Fontaine  la  naïveté  , 
Cliaulieu  les  grâces  et  l'ingénieux  ,  Molière 
les  saillies  et  la  vive  imitation  des  muiurs  , 
Kacine  la  dignité  et  l'éloquence. 

Ils  n'ont  pas  ces  avantages  à  l'exclusion 
les  uns  des  autres  ;  ils  les  ont  seulement  dans 
un  degré  plus  éminent ,  avec  une  infinité 
d'autres  perfections  que  chacun  y  peut  le- 
marquer. 

VII. 

J.  B.  ROUSSEAU. 

On  ne  peut  disputer  à  Rousseau  d'a\oir 
coimu  parfaitement  la  mécanique  des  vers  '. 
Egal  peut-être  à  Despréaux  par  cet  endroit, 
on  pourrait  le  mettre  à  côté  de  ce  giand 
homme  ,  si  celui-ci ,  né  à  l'aurore  du  bon 

'  Oa  trouve  dans  toutes  les  cditious  la  méca- 
nique des  vers.  Cette  expression  n'étant  ordi- 
nairement employée  qu'au  figuré  ,  c'est  sans 
doute  une  faute  écliappée  aux  premiers  impri- 
meurs j  lisez  donc  le  mécanisme  des  vers.  B. 


SUR    QUELQUES    POETES.  299 

goiit ,  n'avait  été  le  maître  de  Rousseau  ,  et 
de  tous  les  poètes  de  son  siècle. 

Ces  deux  excellents  écrivains  se  sont  dis- 
tingués lun  et  l'autre  par  l'art  difficile  de 
faire  régner  dans  les  vers  une  extrême  sim- 
plicité ,  par  le  talent  d'y  conserver  le  tour 
et  le  génie  de  notre  langue  ,  et  enfin  par 
cette  harmonie  continue  sans  laquelle  il  n'y 
a  point  de  véritable  poésie. 

On  leur  a  reproché  ,  à  la  vérité ,  d'avoir 
manqué  de  délicatesse  et  d'expression  pour 
le  sentiment.  Ce  dernier  défaut  me  paraît 
peu  considérable  dans  Despréaux ,  parce  que 
s'étant  attaché  uniquement  à  peindre  la  rai- 
son ,  il  lui  suffisait  de  la  peindre  avec  vivacité 
et  avec  feu  ,  comuie  il  a  fait  :  mais  l'expres- 
sion des  passions  ne  lui  était  pas  nécessaire. 
Son  Art  poétique ,  et  quelques  autres  de  ses 
ouvrages  ,  approchent  de  la  perfection  qui 
leur  est  propre  ;  et  on  n'y  regrette  point  la 
langue  du  sentiment ,  quoiqu'elle  puisse  en- 
trer peut-être  dans  tous  les  genres  et  les  em- 
bellir de  ses  charmes . 

Il  n'est  pas  tout-à-fait  si  facile  de  justifier 
Rousseau  à  cet  égard.  L'ode  étant ,  comme 


3oO  RÉFLEXIONS    CRITIQUES 

il  (lit  lui-même  ,  le  véritable  champ  du  pa- 
thclùiue  et  du  sublime ,  on  voudrait  toujours 
trouver  dans  les  siennes  ce  haut  caractère. 
Mais  quoiqu'elles  soient  dessinées  avec  une 
grande  noblesse,  je  ne  sais  si  elles  sont  toutes 
assez  passionnées.  J'excepte  quelques  unes 
des  odes  sacrées  ,  dont  le  fonds  appartient  à 
de  plus  grands  maîtres.  Quant  â  celles  qu'il 
a  tirées  de  son  propre  fonds  ,  il  me  semble 
qu'en  général  les  fortes  images  qui  les  embel- 
lissent, ne  produisent  pas  de  grands  mouve- 
ments ,  et  n'excitent  ni  la  pitié ,  ni  l'étonne- 
Hient,  ni  la  crainte,  ni  ce  sombre  saisissement 
que  le  vrai  sublime  fait  naître. 

La  marche  impétueuse  de  l'ode  n'est  pas 
celle  de  l'esprit  tranquille  :  il  faut  donc  qu'elle 
soit  justifiée  par  un  enthousiasme  véritable. 
Lorsqu'un  auteur  se  jette  de  sang-froid  dans 
ces  nrouveraents  et  ces  écarts  qui  n'appar- 
tiennent qu'aux  grandes  passions  ,  il  court 
risque  de  marcher  seul  ;  car  le  lecteur  se 
lasse  de  ces  transitions  forcées ,  et  de  ces 
fréquentes  hardiesses  que  l'art  s'efforce  d'i- 
miter du  sentiment ,  et  qu'il  imite  toujours 
sans  succès.  Les  endroits  où  le  poète  paraît 


SUR  QUELQUES  POÈTES.    3ol 

s'égarer  devraient  être,  à  ce  qu'il  me  semble, 
les  plus  passionnés  de  son  ouvrage.  Il  est 
même  d'autant  plus  nécessaire  de  mettre  du 
sentiment   dans   nos   odes  ,  que  ces  petits 
poèmes  sont  ordinairement  vides  de  pensées, 
et  qu'un  ouvrage  vide  de  pensées  sera  tou- 
jours faible  s'il  n'est  rempli  de  passion.  Or, 
je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  dire  que  les  odes 
de  Rousseau  soient  fort  passionnées.  Il  est 
tombé  quelquefois  dans  le  défaut  de  ces  poè- 
tes qui  semblent  s'être  proposé  dans  leurs 
écrits ,  non  d'exprimer  plus  fortement  par 
des  images  des  passions  violentes ,  mais  seu- 
lement d'assembler  des  images  magnifiques, 
pins  occupés  de  chercher  de  grandes  figures 
que  de  faii-e  naître  dans  leur  ame  de  grandes 
pensées.  Les  défenseurs  de  Rousseau  répon- 
dent qu'il  a  surpassé  Horace  et  Pindare,  au- 
teurs illustres  dans  le  même  genre  ,  et  de 
plus  rendus  respectables  par  l'estime  dont  ils 
sont  en  possession  depuis  tant  de  siècles.  Si 
cela  est  ainsi,  je  ne  m'étonne  point  que  Rous- 
seau ait  emporté  tou«  les  suffrages.  On  ne 
juge  que  par  comparaison  de  toutes  choses , 
et  ceux  qui  font  mieux  que  les  autres  dans 
I.  26 


302  UÉFLEXIONS    CRITIQUES 

leur  genre ,  passent  toujours  pour  excellents, 
personne  n'osant  leur  contester  d'ctre  dans 
le  bon  chemin.  Il  mappartienl  moins  quà 
tout  autre  de  dire  que  Rousseau  n"a  pu  at- 
teindre le  but  de  son  art  :  mais  je  crains  bien 
que  si  on  n'aspire  pas  à  faire  de  Iode  une  imi- 
tation plus  fidèle  de  la  nature ,  ce  genre  ne 
demeure  enseveli  dans  une  espèce  de  médio- 
crité . 

S'il  m'est  permis  d'être  sincère  jusqu'à  la 
fin  ,  j'avouerai  que  je  trouve  encore  des  pen- 
sées bien  fausses  dans  les  meilleures  odes  de 
Rousseau.  Cette  fameuse  Ode  à  la  Fortune, 
qu'on  regarde  comme  le  triomphe  de  la  rai- 
son ,  présente  .  ce  me  semble  ,  peu  de  ré- 
flexions qui  ne  soient  plus  éblouissantes  que 
solides.  Écoutons  ce  poète  philosophe  : 

Quoi  '  Rome  et  l'Italie  eu  cendre 
Me  feront  honorer  Sylla  ? 

Non  vraiment ,  Vlialie  en  cendre  ne  peut 
faire  honorer  Sylla  ;  mais  ce  qui  doit  ,  je 
crois  ,  le  faire  respecter  avec  justice  ,  c'est  ce 
génie  supérieur  et  puissant  qui  vainquit  le 
génie  de  Rome  ,  qui  lui  ilt  défier  dans  sa 
vieillesse  les  ressentiments  de  ce  même  peu- 


SUR    QUELQUES    POÈTES.  3o3 

j)le  qu'il  avait  soumis ,  et  qui  sut  toujours 
subjuguer,  par  les  bieiil'aits  ou  par  la  force  , 
le  courage  ailleurs  indomptable  de  ses  en- 
nemis. 

Voyons  ce  qui  suit  : 

J'admirerai  dans  Alexandre 
Ce  que  j'abhorre  en  Auila  ' . 

Je  ne  sais  quel  était  le  caractère  d'Attila  ; 
mais  je  suis  forcé  d'admirer  les  rai'cs  talents 
d'Alexandre  ,  et  cette  hauteur  de  génie  qui, 
soit  dans  le  gouvernement  ,  soit  dans  la 
guerre  ,  soit  dans  les  sciences  ,  soit  même 
dans  sa  vie  privée ,  l'a  toujours  fait  paraître 
comme  un  homme  extraordinaire  ,  et  qu'un 
instinct  grand  et  sublime  dispensait  des 
moindi'es  vertus  '.  Je  veux  révérer  un  héros 
qui ,  parvenu  au  faîte  des  grandeurs  hu- 
maines ,  ne  dédaignait  pas  lamitié  ;   qui  , 

'  11  ne  s''aglt  ici  ni  du.  génie  de  Sylla ,  ni  des 
i^randes  qualile's  d'Alexandre ,  mais  des  maux 
cfue  leur  ambition  et  leur  exemple  ont  faits  au 
monde  ^  et  le  poète  philosophe  a  pu  ,  sous  ce 
rapport ,  les  comparer  avec  Attila.  B. 

'■'  Voar  dispensait  des  vertus  d^un  ordre  moins 
relevé ,  paraît  amnliibologifjuc.  S. 


3o4  UÉFLEXIONS    CRITIQUES 

dans  celte  haute  fortune  ,  respectait  encore 
le  mérite  ;  qui  aima  mieux  s'exposer  à  mourir 
que  de  soupçonner  son  médecin  de  quelque 
crime  ,  et  d'affliger  ,  par  une  dcfiaiicc  qu'on 
n'aurait  pas  blâmée  ,  la  fidélité  d'un  sujet 
qu'il  estimait  :  le  maître  le  plus  libéral  qu'il 
y  eut  jamais  ,  jusqu'à  ne  réserver  pour  lui 
que  V espérance  ;  plus  prompt  à  réparer  ses 
injustices  qu'à  les  commettre,  et  plus  pénétré 
de  ses  fautes  que  de  ses  triomphes  ;  né  pour 
conquérir  l'univers  ,  parce  qu'il  était  digne 
de  lui  commander  ;  et  en  quelque  sorte  ex- 
cusable de  s'ctre  fait  rendre  les  honneurs 
divins  dans  un  temps  où  toute  la  terre  ado- 
rait des  dieux  moins  aimables.  Rousseau  pa- 
raît donc  trop  injuste  ,  lorsqu'il  ose  ajouter 
d'un  si  grand  homme  : 

Mais  à  la  place  de  Socrate, 

Le  fameux  vainqueur  de  l'Eupbrale 

Sera  le  dernier  des  mortels. 

Apparemment  que  Rousseau  ne  voulait 
épargner  aucun  conquérant  ;  et  voici  comme 
il  parle  encore  : 

L  inexpe'rieuce  indocile 

Du  compagnon  de  Paul-Emile 

Fil  tout  le  succès  d'Annibal. 


SUR  QUELQUES  POÈTES.    3o5 

Combien  toutes  ces  réflexions  ne  sont- 
elles  pas  superficielles  ?  Qui  ne  sait  que  la 
science  de  la  guerre  consiste  à  profiter  des 
fautes  de  son  ennemi?  Qui  ne  sait  qu'An- 
nibal  s'est  montré  aussi  grand  dans  ses  dé- 
faites que  dans  ses  victoires  ? 

S'il  était  reçu  de  tous  les  poètes  ,  comme 
il  Test  du  reste  des  hommes ,  qu'il  n'y  a 
rien  de  beau  dans  aucun  genre  que  le  vrai  , 
et  que  les  fictions  mêmes  de  la  poésie  n'ont 
été  inventées  que  pour  peindre  plus  vive- 
ment la  vérité  ,  que  pourrait-on  penser  des 
invectives  que  je  viens  de  rapporter  ?  Serait- 
on  trop  sévère  de  juger  que  VOde  à  la  For- 
tune n'est  qu'une  pompeuse  déclamation  , 
et  un  tissu  de  lieux  communs  énergiquement 
exprimés  ? 

Je  ne  dirai  rien  des  allégories  et  de  quel- 
ques autres  ouvrages  de  Rousseau.  Je  nosei'ais 
surtout  juger  d'aucun  ouvrage  allégorique  . 
parce  que  c'est  un  genre  que  je  n'aime  pas  : 
mais  je  louerai  volontiers  ses  épigrammes,  où 
l'on  trouve  toute  la  naïveté  de  Marot  avec 
une  énergie  que  Marot  n'avait  pas.  Je  loue- 
rai des  morceaux  adjnirables  dans  ses  épîlres. 

26. 


3o6  RÉFLEXION' s    Cl,  I  TIQUES 

où  le  génie  de  ses  cpigrammes  se  fait  sin- 
gulièicincnt  apercevoir.  Mais  en  adiniraut 
ces  morceaux  ,  si  dignes  de  l'être  ,  je  ne  puis 
uî'empccher  d'être  choqué  de  la  grossièreté 
insupportable  qu'on  remarque  en  d'autres 
endroits.  Rousseau  voulant  dépeindi'e  ,  dans 
VEpitre  aux  Muses  ,  je  ne  sais  quel  mau- 
vais poète,  il  le  compare  à  un  oison  que  la 
flatterie  enhardit  à  préférer  sa  voix  au  chant 
du  cygne.  Un  autre  oison  lui  fait  un  long 
discours  pour  l'obliger  à  chanter,  et  Rousseau 
continue  amsi  : 

A  ce  discours,  notre  oiseau  tout  gaillard 

Perce  le  ciel  de  son  cri  naziilard  : 

Et  tout  d'abord  ,  oubliait  leur  mangeaille. 

Vous  eussiez  vu  canards  ,  dindons  ,  poulaillc  , 

De  toutes  parts  accourir,  1  entourer. 

Battre  de  laile  ,  applaudir,  admirer  , 

Vanter  la  voix  dont  nature  le  doue. 

Et  faire  nargue  au  cygne  de  Mantoue. 

Le  chant  fini,  le  pindarique  oison, 

Se  rengorgeant ,  rentre  dans  la  maison  , 

Tout  orgueilleux  d'avoir ,  par  son  ramage  , 

Du  poulailler  mérite'  le  suffrage  ' . 

On  ne  nie  pas  qu'il  n'y  ait  quelque  force 
•  Tuuic  ucUc  iijuclc   est   dirigée   contre  La 


SUR  QUELQUES  POÈTES.    807 

dans  celte  peinture  ;  mais  combien  en  sont 
basses  les  images  !  La  même  épîlre  est  rem- 
plie de  choses  qui  ne  sont  ni  plus  agréables 
ni  plus  délicates.  C'est  un  dialogue  avec  les 
Muses  ,  qui  est  plein  de  longueurs  ,  dont  les 
transitions  sont  forcées  et  trop  ressem- 
blantes ;  où  l'on  trouve  à  la  vérité  de  grandes 
beautés  de  détails  ,  mais  qui  en  rachètent 
à  peine  les  défauts.  J  ai  choisi  cette  épître 
exprès  ,  ainsi  que  VOde  à  la  Fortune  ,  afin 
qu'on  ne  m'accusât  pas  de  rapporter  les  ou- 
vrages les  plus  faibles  de  Rousseau  pour  di- 
minuer l'estime  que  l'on  doit  aux  autres. 
Puis-je  me  flatter  en  cela  d'avoir  contenté  la 
délicatesse  de  tant  de  gens  de  goût  et  de  gé- 
nie, qui  respectent  tous  les  écrits  de  ce  poète. 
Quelque  crainte  que  je  doive  avoir  de  me 
tromper,  en  ra'écartant  de  leur  sentiment  et 
de  celui  du  public,  je  hasarderai  encore  ici 
une  réflexion.  C'est  que  le  vieux  langage  em- 
ployé par  Rousseau  dans  ses  meilleures  épî- 
tres  ,  ne  me  paraît  ni  nécessaire  pour  écrire 

Motle  ,  dont  les  odes  jouissaient,  du  temps  de 
J.  B.  Rousseau  ,  (F une  réputation  que  la  posle- 
•  ilc  n'a  point  confirmée,  li. 


3o8  RÉFLEXIONS    CUITIQUKS 

naïvement,  ni  assez  noble  pour  la  poésie. 
C'est  à  ceux  qui  font  profession  eux-mêmes 
de  cet  art  à  prononcer  là-dossus.  Je  leur 
soumets  sans  répugnance  toutes  les  remar- 
ques que  j'ai  osé  faire  sur  les  plus  illustres 
écrivains  de  notre  langue.  Personne  n'est 
plus  passionné  que  je  ne  le  suis  pour  les  vé- 
ritables beautés  de  leurs  ouvrages.  Je  ne  con- 
nais peut-être  pas  tout  le  mérite  de  Rous- 
seau ,  mais  je  ne  serai  pas  fâché  qu'on  me 
détrompe  des  défauts  que  j'ai  cru  pouvoir 
lui  reprocher  '.  On  ne  saurait  trop  honorer 
les  grands  talents  d'un  auteur  dont  la  cé- 
lébrité a  fait  les  disgrâces ,  comme  c'est  la 
coutume  chez  les  hommes ,  et  qui  n'a  pu 
jouir  dans  sa  patrie  de  la  réputation  quil 
méritait ,  que  lorsque  accablé  sous  le  poids 
de  l'humiliation  et  de  l'exil ,  la  longueur  de 
son  infortune  a  désarmé  la  haine  de  ses  en- 
nemis ,  et  (léchi  l'injustice  de  l'envie. 

'  IhcoitcgI.  Reconnaîlrc  qu'on  s'est  trompe, 
en  cegarduiit  connue  un  défaut  ce  fpii  n'en  est 
pas  un,  ce  n'est  pas  se  de'tromper  des  défauts.  M . 


I 


I 


Sun    QUELQUES    POETES-         JOf) 

VIII. 

QUINAULT. 

On  ne  peut  trop  aimer  la  douceur  ,  la  mol- 
lesse ,  la  facilité  et  l'harmonie  tendre  et  tou- 
chante de  la  poésie  de  Quinault.  On  peut 
même  estimer  beaucoup  l'art  de  quelques 
uns  de  ses  opéras ,  intéressants  par  le  spec- 
tacle dont  ils  sont  remplis,  par  l'invention  ou 
la  disposition  des  faits  qui  les  composent , 
par  le  merveilleux  qui  y  règne ,  et  enfin  par 
le  pathétique  des  situations  ,  qui  donne  lieu 
à  celui  de  la  musique ,  et  qui  l'augmente  né- 
cessairement. Ni  la  grâce  ,  ni  la  noblesse  , 
ni  le  naturel ,  n'ont  manqué  à  l'auteur  de  ces 
poèmes  singuliers.  U  y  a  presque  toujours 
de  la  naïveté  dans  son  dialogue  ,  et  quelque- 
fois du  sentiment.  Ses  vers  sont  semés  d'i- 
mages charmantes  et  de  pensées  ingénieuses. 
On  admiierait  trop  les  fleurs  dont  il  se  pare, 
s'il  eût  évité  les  défauts  qui  font  languir  quel- 
quefois ses  beaux  ouvrages.  Je  n'aime  pas 
les  familiarités  qu'il  a  introduites  dans  ses 
tragédies  :  je  suis  fâché  qu'on  trouve  dans 
beaucoup  de  scènes ,  qui  sont  faites  pour 


3lO  ilEFLEXIO.N'S    CUITIQLES 

inspirer  la  terreur  et  la  pitié ,  des  person- 
nages ,  qui ,  par  le  contraste  de  leurs  discours 
avec  les  intérêts  des  malheureux  ,  rendent 
CCS  mêmes  scènes  ridicules ,  et  en  détruisent 
tout  le  pathétique.  Je  ne  puis  m'empêcher 
encore  de  trouver  ses  meilleurs  opéras  trop 
vides  de  choses ,  trop  négligés  dans  les  dé- 
tails ,  trop  fades  même  dans  bien  des  en- 
droits. Enfin  je  pense  qu'on  a  dit  de  lui  avec 
vérité  qu'il  n'avait  l'ait  qu'effleurer  d'ordi- 
naire les  passions.  Il  me  paraît  que  Lulli  a 
donné  à  sa  musique  un  caractère  supérieur 
à  la  poésie  de  Quinault.  Lulli  s'est  élevé  sou- 
vent jusqu'au  sublime  par  la  grandeur  et  par 
le  pathétique  de  ses  expressions  ;  et  Quinault 
n'a  d'autre  mérite  à  cet  égard  que  celui  d'a- 
voir fourni  les  situations  et  les  canevas  aux- 
quels le  musicien  a  l'ait  recevoir  la  profonde 
empreinte  de  son  génie.  Ce  sont  sans  doute 
les  défauts  de  ce  poète  et  la  laiblesse  de  ses 
premiers  ouvi'agcs  ,  qui  ont  fermé  les  yeux 
de  Despréaux  sur  son  mérite  ;  mais  Des- 
prcaux  peut  être  excusable  de  n'avoir  pas 
cru  que  l'opéra  ,  théâtre  plein  d'irrégularités 
et  de  licences  ,  eût  atteint ,  eu  naissant  ,  sa 


SUU  QUELQUES  POÈTES.    3ll 

perfection.  Ne  pcnserions-uous  pas  encore 
qu'il  manque  quelque  chose  à  ce  spectacle  , 
SI  les  efforts  inutiles  de  tant  d'auteurs  re- 
nommés ne  nous  avaient  fait  supposer  que 
le  défaut  de  ces  poèmes  était  peut-être  un 
vice  irréparable  ?  Cependant  je  conçois  sans 
peine  qu'on  ait  fait  à  Despréaux  un  grand 
reproche  de  sa  sévérité  trop  opiniâtre  ' .  Avec 
des  talents  si  aimables  que  ceux  de  Quinault, 
et  la  gloire  qu'il  a  d'être  l'inventeur  de  son 
genre  ,  on  ne  saurait  être  surpris  qu'il  ait 
des  partisans  très  -  passionnés  ,  qui  pensent 
qu'on  doit  respecter  ses  défauts  mêmes.  Mais 
cette  excessive  indulgence  de  ses  admirateurs 
me  fait  comprendre  encore  l'extrême  rigueur 
de  ses  critiques.  Je  vois  qu'il  n'.est  point  dans 
le  caractère  des  hommes  de  juger  du  mérite 
d'un  autre  homme  par   l'ensemble  de   ses 

'  Boilcau  a  cependant  dit  Itii-mémc,  dans  la 
préface  de  la  dernière  édition  de  ses  OEiivrcs  , 
que  dans  le  temps  oii  il  écrivit  contre  Quinault, 
tons  deux  étaient  fort  jeunes  ,  et  Quinault  n^i- 
vait  pas  fait  alors  beaucoup  d'ouvrages  ,  cpii  lui 
ont  accpiis  dans  la  suite  une  juste  réputation. 
Ce  sont  les  expressions  dent  il  se  sert.  F. 


3l2  niCFLEXIONS    CRlTrQUES  ' 

qualités  ;  on  envisage  sous  divers  aspects  le 
génie  (lun  auteur  illustre  ;  on  le  méprise 
ou  l'admire  avec  une  égale  apparence  de  rai- 
sou  ,  selon  les  choses  que  l'on  considère  en 
ses  ouvi-ages.  Les  beautés  que  Ouinault  a 
imaginées  demandent  grâce  pour  ses  défauts  ; 
mais  j'avoue  que  je  voudrais  bien  qu'on  se 
ilispensât  de  copier  jusqu'à  ses  fautes.  Je 
suis  fâché  qu'on  désespère  de  mettre  plus  de 
passion,  plus  de  conduite,  plus  de  raison 
et  plus  de  force  dans  nos  opéras  que  leur 
inventeiu'  n'y  en  a  mis.  J'aimerais  qu'on  en 
retranchât  le  nombre  excessif  de  refrains  qui 
s'y  rencontrent ,  qu'on  ne  refroidît  pas  les 
tragédies  par  des  puérilités  ,  et  qu'on  ne  fît 
pas  des  paroles  pour  le  musicien  ,  enliêre- 
,  ment  vides  de  sens.  Les  divers  morceaux 
qu'on  admire  dans  Ouinault ,  prouvent  qu'il 
y  a  peu  de  beautés  incompatibles  avec  la 
musique  ,  et  que  c'est  la  faiblesse  des  poètes 
ou  celle  du  genre  ,  qui  fait  languir  tant  d'o- 
péras ,  faits  à  la  hâte  et  aussi  mal  écrits 
qu'ils  sont  frivoles. 


SUR  QUELQUES  POÈTES.    3l3 


IX. 

SlK    QUELQUES   OUVRAGES    DE    VOLTAllîE    '. 

-  Après  avoir  parlé  de  Rousseau  et  des  plus 
grands  poètes  du  siècle  passé ,  je  crois  que 
ce  peut  être  ici  la  place  de  dire  quelque  chose 
des  ouvrages  d'un  homme  qui  lionore  notre 
siècle  ,  et  qui  n'est  ni  moins  grand ,  ni  moins 
célèbre  que  tous  ceux  qui  Tont  précédé  , 
quoique  sa  gloii-e ,  plus  près  de  nos  yeux  , 
soit  plus  exposée  à  l'envie. 

Il  ne  m'appartient  pas  de  faire  une  cri- 
tique raisounée  de  tous  ses  écrits,  qui  passent 
de  bien  loin  mes  connaissances  et  la  faible 
étendue  de  mes  lumières  ;  ce  soin  me  convient 
d'autant  moins  qu'une  infinité  d'hommes  plus 
instruits  que  moi  ont  déjà  fixé  les  idées  qu'on 
doit  en  avoir.  Ainsi  je  ne  parlerai  pas  de  la 
Ilenriade  ,  qui ,  malgré  les  défauts  qu'on  lui 
impute  et  ceux  qui  y  sont  en  effet  ,  passe 

'  Cet  aiLicle  a  clé  imprimé  pour  la  première 
fois  dansTéditlon  de  1806.  Il  est  tiré  des  manus- 
erits  de  l'auteur,  mort  plus  de  trente  ans  avant 
Voltaire.  F. 

I.  27 


3l4  KliFLEXlUXS    CKITIQLF.S 

néanmoins  ,  sans  contestation  ,  pour  le  plus 
grand  ouvrage  de  ce  siècle ,  et  le  seul  poème  , 
en  ce  genre  ,  de  notre  nation. 

Je  dirai  peu  de  chose  encore  de  ses  tra- 
gédies :  comme  il  n'y  en  a  aucune  qu'on  ne 
joue  au  moins  une  fois  chaque  année ,  tous 
ceux  qui  ont  quelque  étincelle  de  bon  goût 
peuvent  y  remai'quer  d'eux-mêmes  le  carac- 
tère original  de  l'auteur ,  les  grandes  pensées 
qui  y  régnent  ,  les  morceaux  éclatants  de 
poésie  qui  les  embellissent ,  la  manière  forte 
dont  les  passions  y  sont  ordinairement  tzai- 
tées ,  et  les  traits  hardis  et  sublimes  dont 
elles  sont  pleines. 

Je  ne  m'arrêterai  donc  pas  à  faire  remar- 
quer dans  Mahomet^  cette  expression  grande 
et  tragique  du  genre  terrible ,  qu  on  croyait 
épuisée  par  l'auteur  ôt' Electre  ' .  Je  ne  par- 
lerai pas  de  la  tendresse  répandue  dans  Zaïre, 
ni  du  caractèi'e  théâtral  des  passions  violentes 

'  Il  faut  bien  se  garder  de  confondre,  comme 
nous  l'avons  fait  dans  notre  édition  in-S".  des 
OEnvres  de  Vauvcnargues  ,  cette  tragédie  avec 
Y  Electre  de  Crébillon;  il  s'agit  ici  de  Y  Electre 
de  Voltaire  ,  imprimée  sous  le  nom  (TOreste.  lî. 


SVn    QUELQUES    POÈTES.  3l5 

d'IIéiode  '  ,  ni  de  la  singulière  et  noble  nou- 
veauté à^Alzire ,  ni  des  éloquentes  harangues 
qu'on  voit  dans  la  Mort  de  César ,  ni  enfin 
de  tant  dautres  pièces  ,  toutes  différentes  , 
qui  font  admirer  le  génie  et  la  fécondité  de 
leur  auteur. 

Mais  parce  que  la  tragédie  de  Mérope  me 
paraît  encore  mieux  écrite  ,  plus  touchante 
et  plus  naturelle  que  les  autres,  je  n'hésiterai 
pas  à  lui  donner  la  préférence.  J'admire  les 
grands  caractères  qui  y  sont  décrits  ,  le  vrai 
qui  règne  dans  les  sentiments  et  les  expres- 
sions,  la  simplicité  sublime  et  tout -à -fait 
nouvelle  sur  notre  théâtre  ,  du  rôle  d'Egiste  , 
la  tendresse  impétueuse  de  Mérope  ,  ses  dis- 
cours coupés  ,  véhéments ,  et  tantôt  remplis 
de  violence  ,  tantôt  de  hauteur.  Je  ne  suis 
pas  assez  tranquille  à  une  pièce  qui  produit 
de  si  grands  mouvements  ,  pour  examiner  si 
les  règles  et  les  vraisemblances  sévères  n'y 
sont  pas  blessées.  La  pièce  me  serre  le  cœur 
dès  le  commencement ,  et  me  mène  jusqu'à 
la  catastrophe,  sans  me  laisser  la  liberté  de 
respirer. 

'  Dans  la  tragédie  de  Mariamne.  B. 


3l()         RIÎFLEXIONS    CRITIQUES 

S'il  y  a  donc  quelqu'un  qui  pnHciiflc  qur 
la  conduite  de  l'ouvrage  est  peu  régulière  . 
et  qui  pense  qu'en  général  M.  de  Voltaire 
n'est  pas  heureux  dans  la  fiction  ou  dans  le 
tissu  de  SCS  pièces  ,  sans  entrer  dans  cette 
question  ,  trop  longue  à  discuter ,  je  me  con- 
tenterai de  lui  répondre  que  ce  même  défaut 
dont  on  accuse  M.  de  Voltaire  a  été  reproché 
très-justement  à  plusieurs  pièces  excellentes, 
sans  leur  faire  tort.  Les  dénoùments  de  Mo- 
hère  sont  peu  estimés  ,  et  le  Misanthivpe  , 
qui  est  le  chef-d'œuvre  de  la  comédie  ,  est 
une  comédie  sans  action.  Mais  c'est  le  pri- 
vilège des  hommes  comme  Molière  et  M.  de 
Voltaire ,  d'être  admirables  malgré  leurs  dé- 
fauts, et  souvent  dans  leurs  défauts  mêmes. 
La  manière  dont  quelques  personnes,  d'ail- 
leurs éclairées  ,  pailent  aujourd'hui  de  la 
poésie,  me  surprend  beaucoup.  Ce  n'est  pas, 
disent-ils  ,  la  beauté  des  vers  et  des  images 
qui  caractérise  le  poète ,  ce  sont  les  pensées 
mâles  et  hardies  ;  ce  n'est  pas  l'expression  *\» 
sentiment  et  de  l'harmonie,  c'est  l'invention. 
Par  là  on  prouverait  que  Bossuet  et  Newton 
ont  été  les  plus  grands  poètes  de  leur  siècle  ; 


SUR    QUELQUES    TOF.TES.  817 

car  assurément  rinvenliou  ,  la  hardiesse  et 
les  pensées  maies  ne  leur  manquaient  point. 
Reprenons  Mérope.  Ce  que  j'admire  en- 
rore  dans  cette  tragédie ,  c'est  que  les  per- 
sonnages y  disent  toujours  ce  qu'ils  doivent 
tlire,  et  sont  grands  sans  afiectation.  Il  faut 
Vive  la  seconde  scène  du  second  acte  pour 
comprendre  ce  que  je  dis.  Qu'on  me  per- 
mette d'en  citer  la  fin,  quoiqu'on  put  trou- 
ver dans  la  même  pièce  de  plus  beaux  en- 
droits. 

ÉGISTE. 

Un  vain  désir  de  gloire  a  séduit  mes  esprits. 

On  me  parlait  souvent  des  troubles  de  Messène  , 

Des  malbeurs  dont  le  ciel  avait  frappé  la  reine  , 

Surtout  de  ses  vertus  dignes  d'un  autre  prix.  : 

Je  me  sentais  ému  par  ces  tristes  récits . 

De  l'Elide  en  secret  dédaignant  la  mollesse, 

J'ai  voulu  dans  la  guerre  exercer  ma  jeunesse  , 

Servir  sous  vos  drapeaux ,  et  vous  offrir  mon  bras  ; 

Voilà  le  seul  dessein  qui  conduisit  mes  pas. 

Ce  faux  instinct  de  gloire  égara  mon  courage , 

A  mes  parents  flétris  sous  les  rides  de  l'âge , 

J'ai  de  mes  jeunes  ans  dérobé  les  secours  : 

C'est  ma  première  faute,  elle  a  troublé  mes  jours. 

Le  ciel  m'en  a- puni  :  le  ciel  inexorable 

'M  a  tnnduil  dans  le  piège  ,  et  m'a  rendu  coupable, 

■i7. 


3  I  8         11  l'.  1'  L  F,  X  1  <■)  N  s   r,  R  1  T I  n  U  E  S 

MÉROPE. 

Jl  ne  1  est  point  .  l'oa  crois  sou  ingenuil»'  : 
r.c  mensonge  na  point  celle  simplicité. 
Tendons  à  sa  jeunesse  une  main  bienfaisante. 
C'est  un  infortune'  que  le  ciel  me  présente  ; 
Jl  suffit  qu  il  soit  homme  et  qu'il  soit  mallieureux.. 
Mon  fils  peut  éprouver  un  sort  plus  rigoureux  . 
11  me  rappelle  Egisto  ;  Egiste  est  de  son  âge  ; 
Peul-i'-tre  comme  lui,  de  rivage  en  rivage, 
Jiiconnu  ,  fugitif,  et  partout  rebuté, 
Il  souffre  le  mépris  qui  suit  la  pauvreté. 
L'opprobre  avilit  l'aine  cl Jlctril  le  courage. 
MÉROPE  ,  Àclc  TI ,  Scène  Jl. 

Cette  dernière  réflexion  de  Méropc  est 
bien  naturelle  et  bien  sublime.  Une  mère 
aurait  pu  être  touchée  de  toute  autre  crainte 
dans  une  telle  calamité  :  et  néanmoins  Mé- 
rope  paraît  pénétrée  de  ce  sentiment.  Voilà 
comme  les  sentences  sont  grandes  dans  la 
tragédie  ,  et  comme  il  faudrait  toujours  les  y 
placer. 

C'est ,  je  crois  ,  cette  sorte  de  grandeur 
({iii  est  propre  à  Racine,  et  que  tant  de  poètes 
après  lui  ont  négligée,  ou  parce  quils  ne  la 
connaissaient  pas  ,  ou  parce  qu'il  leur  a  été 
bien  plus  facile  de  dire  des  choses  guindées, 


SUR    QUELQUES    POliTES.  3l9 

et  d'exagérer  la  nature.  Aujourd'hui  on  croit 
avoir  fait  un  caractère  ,  lorsqu'on  a  mis  dans 
la  bouche  d'un  personnage  ce  qu'on  veut  faire 
])cnser  de  lui ,  et  qui  est  précisément  ce  qu'il 
doit  taire.  Une  mère  affligée  dit  qu'elle  est 
affligée,  et  uu  héros  dit  qu'il  est  un  héros. 
Il  faudrait  que  les  personnages  fissent  penser 
tout  cela  d'eux  ,  et  que  rarement  ils  le  dis- 
sent ;  mais,  tout  au  contraire  ,  ils  le  disent 
et  le  font  rarement  penser.  Le  grand  Cor- 
neille n"a  pas  été  exempt  de  ce   défaut ,  et 
cela  a  gâté  tous  ses  caractères.  Car  enfin  ce 
qui  forme  un  caractère,  ce  n  est  pas  ,  je  crois, 
quelques  traits  ,  ou  hardis  ,  ou  forts  ,  ou  su- 
blimes ,  c'est  l'ensemble  de  tous  les  traits , 
et  des  moindres  discours  d'un  personnage. 
Si  on  fait  parler  un  héros  ,  qui  mêle  partout 
lie  l'ostentation  ,  de  la  vanité ,  et  des  choses 
basses  à  de  grandes  choses  ;  j'admire  ces  traits 
de  grandeur  ,  qui  appartiennent  au  poète  , 
mais  je  sens  du  mépris  pour  son  héros  dont 
le  caractère  est  manqué.  L'éloquent  Racme 
qu'on  accuse  de  stérilité  dans  ses  caractères, 
est  le  seul  de  son  temps  qui  ait  fait  des  ca- 
ractères ;  et  ceux  qui  admirent  la  variété  du 


020  HKFL  EXIONS    CiUTIQUES 

grand  Corneille  sont  bien  indulgents  de  lui 
pardonner  l'invariable  ostentation  de  ses  per- 
sonnages ,  et  le  caractère  toujours  dur  des 
vertus  qu'il  a  su  décrire. 

C'est  pourquoi  quand  M.  de  Voltaire  a 
critiqué  '  les  caractères  d'Hippolyte,  Bajazet, 
Xipliarès  ,  Britannicus  ,  il  n'a  pas  prétendu, 
je  crois ,  diminuer  l'estime  de  ceux  d'Athalie. 
Joad  ,  Acomat ,  Agrippine  ,  Néron  ,  Bur- 
rhus  ,  Mithridate  ,  etc.  Mais  puisque  cela  me 
conduit  à  parler  du  Temple  du  Goût ,  je  suis 
bien  aise  d'avoir  occasion  de  dire  que  j'en 

'  Dans  son  Temple  du  Goût,  Voltaire,  aprc's 
avoir  parlé  de  Pierre  Corneille  ,  s'exprime  ain^i 
sur  Racine  : 

Plus  pnr,  plas  élégant,  plus  tendre, 

Et  parlant  au  cœur  de  plus  près  , 

Nous  allacliant  sans  nous  surprendre  . 

Et  ne  se  démentant  jamais  ; 

Racine  observe  les  portraits 

De  Bajazet ,  de  Xipliarès  , 

De  Britannicus  ,  d'Hippolyte; 

A  peine  il  distingue  leurs  traits; 

Ils  ont  tous  le  nu'me  mérite. 

Tendres,  galants,  doux  et  discrets; 

Va  l'amour  tjui  marclie  à  leur  suite, 

I.cs  croit  dos  courtisans  français. 


SUR    QUELQUES    POÈTES.  321 

«^lime  grandement  les  décisions.  J'excepte 
ces  mots  :  Bossue t ,  le  seul  éloquent  entre 
tant  iVécrivains  qui  ne  sont  qu  élégants  '  ; 
car  je  ne  crois  pas  que  M.  de  Voltaire  lui- 
même  voulût  sérieusement  réduire  à  ce  petit 
mérite  d'élégance  les  ouvrages  de  M.  Pascal, 
l'homme  de  la  terre  qui  savait  mettre  la  vé- 
rité dans  un  plus  beau  jour  ,  et  raisonner 
avec  plus  de  force.  Je  prends  la  liberté  de 
défendre  encore  contre  son  autorité  le  ver- 
tueux auteur  de  Télémaque  ,  homme  né  vé- 
ritablement pour  enseigner  aux  rois  l'huma- 
nité ,  dont  les  paroles  teadres  et  persuasives 
pénètrent  le  cœur  ,  et  qui  par  la  noblesse  el 
par  la  vérité  de  ses  peintures  ,  par  les  grâces 

'  Dans  Pcdition  faite  sous  les  yeux  de  Voltaire, 
à  Genève,  en  1768,  et  dans  les  re'impressions 
faites  depuis  sa  mort,  celte  plu-ase  ne  se  trouve 
point  ;  et  le  Temple  du  Goiit  s'exprime  ainsi 
sur  l'evèquc  de  Meaux  :  Y  Eloquent  Bossuet  vou- 
lait bien  rayer  quelques  familiarités  échappées 
à  son  génie  vaste,  impétueux  et  facile,  les- 
quelles déparent  un  peu  la  sublimité  de  ses 
oraisons  funèbres  ;  et  il  est  h  romarcpier  cpi^ii 
ne  garantit  point  ce  ([u'il  a  dit  de  la  pre'tcnduc 
sagesse  des  anciens  Egyptiens.  F. 


322        JitFLEXIONS    CUITIOUF.S 

touchantes  de  son  style  ,  se  lait  aisément 
pardonner  d'avoir  employé  trop  souvent  les 
lieux  communs  de  la  poésie  ,  et  un  peu  de 
déclamation. 

Mais  quoi  qu'il  puisse  être  de  cette  trop 
grande  partialité  de  M.  de  Voltaire  pour 
Bossuet ,  que  je  l'especte  d'ailleurs  plus  que 
pei'sonne  ,  je  déclare  que  tout  le  reste  du 
Temple  du  Goût  m'a  frappé  par  la  vérité 
des  jugements  ,  par  la  vivacité  ,  la  variété 
et  le  tour  aimable  du  style  :  et  je  ne  puis 
comprendre  que  l'on  juge  si  sévèrement  d'un 
ouvrage  si  peu  sérieux  ,  et  qui  est  un  modèle 
d'agréments. 

Dans  un  genre  assez  différent,  VÉpitre  aux 
mânes  de  Génoiwille ,  et  celle  sur  la  moiL 
de  mademoiselle  Le  Couvreur,  mont  paru 
deux  morceaux  remplis  de  charmes ,  et  où 
la  douleur  ,  l'amitié  ,  l'éloquence  et  la  poésie 
parlaient  avec  la  grâce  la  plus  ingénue,  et 
la  simplicité  la  plus  touchante.  J'estime  plus 
Ac\\\.  petites  pièces  laites  de  génie  ,  comme 
celles-ci  ,  et  qui  ne  respirent  que  la  passion, 
que  beaucoup  dassez  longs  poèmes. 

Je  finirai  sur  les  ouvrages  de  M.  de  Vol- 


SUR    QUELQUES    POÈTES.         3?.3 

taire  .  en  disant  quelque  chose  de  sa  prose. 
Il  n"y  a  guère  de  mérite  essentiel  qu'on  ne 
puisse  trouver  dans  ses  écrits.  Sil  on  est  bien 
aise  de  voir  toute  la  politesse  de  notre  siècle 
avec  un  grand  art  ,  pour  faire  sentir  la  vé- 
rité dans  les  choses  de  goût ,  on  n'a  qu'à  lire 
la  préface  à'  OEclipe,  écrite  contre  M.  de  La 
Motte  avec  une  délicatesse  inimitable.  Si  on 
cherche  du  sentiment .  de  l'harmonie  jointe 
à  une  noblesse  singulière  ,  on  peut  jeter  les 
yeux  sur  la  préface  à^Alzire  ,  et  sur  \Epiire 
à  madame  la  marquise  du  Châielel.  Si  on 
souhaite  une  littérature  universelle  ,  un  goût 
étendu  qui  embrasse  le  cai'actère  de  plusieurs 
nations .  et  qui  peigne  les  manières  difié- 
rentes  des  plus  grands  poètes  ,  on  trouvera 
cela  dans  les  Réjlexions  sur  les  poêles  épi- 
ques ,  et  les  divers  morceaux  traduits  par 
M.  de  Voltaire  des  poètes  anglais  ,  dune  ma- 
nière qui  passe  peut-être  les  originaux.  Je 
ne  parle  pas  de  V Histoire  de  Charles  XII, 
qui  ,  par  la  faiblesse  des  critiques  que  Ton 
en  a  faites  ,  a  dû  acquérir  une  autorité  in- 
contestable ,  et  qui  me  paraît  être  écrite  avec 
une  force  ,  une  précision  et  des  images  di- 


3?4  RKFLEXIONS    CRITIQUES 

gncs  d'iin  tel  peintre.  Mais  (fuand  on  n'aïuait 
vu  (le  M.  fie  Voltaire  que  son  Essai  sur  le 
siècle  de  Louis  XI F,  et  ses  Réflexions  sur 
l'histoire,  ce  serait  déjà  trop  '  pour  recon- 
naître en  lui  ,  non-seulement  un  écrivain 
du  premier  ordre  ,  mais  encore  un  génie 
sublime  qui  voit  tout  en  grand  ,  une  vaste 
imagination  qui  rapproche  de  loin  les  choses 
humaines  ,  enfin  un  esprit  supérieur  aux 
préjugés  ,  et  qui  joint  à  la  politesse  et  à  l'es- 
prit philosophique  de  son  siècle  ,  la  connais- 
sance des  siècles  passés  ,  de  leurs  mœurs  . 
de  leur  politique  ,  de  leurs  religions  ,  et  de 
toute  l'économie  du  genre  humain. 

Si  pourtant  il  se  trouve  encore  des  gens 
prévenus  ,  qui  s'attachent  à  relever  ou  les 
erreurs  ou  les  défauts  de  ses  ouvrages  ,  et 
qui  demandent  à  un  homme  si  universel  la 
même  correction  et  la  même  justesse  de  ceux  ^ 
qui  se  sont  renfermés  dans  un  seul  genre  , 
et  souvent  dans  un  geni'c  assez  petit ,  que 

'  Trop  emporte  toujours  l'ide'e  d'excèi,  cl  l'au- 
teur ne  veut  exprimer  ici  que  surabondance.  S. 

=  11  faut  qiih  ceux ,  ou  la  correction,  la  jjis- 
Icssc  de  ceux.  S. 


SUR    QUELQUES    POETES.  325 

peul-on  répondre  à  des  critiques  si  peu  rai- 
sonnables ?  J'espère  que  le  petit  nombre  des 
juges  désintéressés  me  saura  du  moins  quel- 
que gré  d'avoir  osé  dire  les  choses  que  j'ai 
dites  ,  parce  que  je  les  ai  pensées  ,  et  que  la 
vérité  m'a  été  chère. 

C'est  le  témoignage  que  l'amour  des  lettres 
m'oblige  de  rendre  à  un  homme  qui  n'est  ni 
en  place ,  ni  puissant ,  ni  favorisé  ,  et  auquel 
je  ne  dois  que  la  justice  que  tous  les  hommes 
lui  doivent  comme  moi,  et  que  l'ignorance 
ou  l'envie  s'efforcent  inutilement  de  lui  ravir. 


u8 


I, 


LES  ORATEURS. 


Qui  n'admire  la  majesté,  la  pompe,  la 
magnificence  ,  l'enthousiasme  de  Bossuet , 
et  la  vaste  étendue  de  ce  génie  impétueux  , 
fécond,  sublime?  Qui  conçoit,  sans  éton- 
ncment ,  la  profondeur  incroyable  de  Pas- 
cal ,  son  raisonnement  invincible  ,  sa  mé- 
moire surnaturelle ,  sa  connaissance  uni- 
verselle et  prématurée  ?  Le  premier  ,  élève 
l'esprit  ;  l'autre ,  le  confond  et  le  trouble. 
L'un  éclate  comme  un  tonnerre  dans  un 
tourbillon  orageux ,  et  par  ses  soudaines 
hardiesses  échappe  aux  génies  trop  timides  ; 
l'autre  presse  ,  étonne  ,  illumine  ,  fait  sentir 
(lespotiquement  l'ascendant  de  la  vérité  ;  et 
comme  si  c'était  un  être  d'une  autre  na- 
ture que  nous ,  sa  vive  intelligence  explique 
toutes  les  conditions ,  toutes  les  affections  et 
toutes  les  pensées  des  honnnes  ,  et  paraît 
toujours  supérieure  à  leurs  conceptions  in- 
certaines. Génie  simple  et  puissant,  il  as- 


328  LES    ORATEURS. 

semble  des  choses  qu'on  croyait  être  incom- 
patibles ,  la  véhémence  ,  renthoiisiasme ,  la 
naïveté  ,  avec  les  profondeurs  les  plus  ca- 
chées de  l'art  ;  mais  d'un  art  qui ,  bien  loin 
de  gêner  la  nature  ,  n'est  lui-même  qu'une 
nature  plus  parfaite  ,  et  l'original  des  pré- 
ceptes. Que  dirai-je  encore?  Bossuet  fait 
voir  plus  de  fécondité  ,  et  Pascal  a  plus  d'in- 
vention ;  Bossuet  est  plus  impétueux ,  et 
Pascal  plus  transcendant.  L'un  excite  l'ad- 
miration par  de  plus  fréquentes  saillies  ; 
l'autre  ,  toujours  plein  et  solide  ,  l'épuisé  par 
un  caractère  plus  concis  et  plus  soutenu. 

Mais  toi  '  qui  les  as  surpassés  en  aménités 
et  en  grâces ,  ombre  illustre,  aimable  génie  ; 
toi  qui  fis  régner  la  vertu  par  lonction  et 
jiar  la  douceur,  pourrais-je  oublier  la  no- 
blesse et  le  charme  de  ta  parole ,  lorsqu'il 
est  question  d'éloquence?  Né  pour  cultiver 
lîi  sagesse  et  l'humanité  dans  les  rois  ,  ta  voix 
ingénue  fit  retentir  au  pied  du  trône  les  ca- 
lamités du  genre  humain  foulé  par  les  ty- 
rans ,  et  défendit  contre  les  artifices  de  la 
flatterie  la  cause  alxmdonnéc  des  peuples. 

'   Fe'nclon. 


r.ES    OP.  AT  EU  RS.  32(j 

QiieUe  boaté  de  cœur,  quelle  sincérilé  se 
remarque  dans  tes  écrits  !  Oiiel  éclat  de  pa- 
roles et  d'images  !  Qui  sema  jamais  tant  de 
fleurs  dans  un  style  si  naturel ,  si  mélodieux 
et  si  tendre  ?  Qui  orna  jamais  la  raison  d'une 
si  touchante  parure?  Ah  !  que  de  trésors  , 
d'abondance,  dans  ta  riche  simplicité  ! 

O  noms  consacrés  par  l'amour  et  par  les 
respects  de  tous  ceux  qui  chérissent  l'honneur 
des  lettres  !  Restaurateurs  des  arts ,  pères  de 
l'éloquence  ,  lumières  de  l'esprit  humain  , 
que  n'ai-je  un  rayon  du  génie  qui  échauffa 
vos  profonds  discours  ,  pour  vous  expliquer 
dignement  et  marquer  tous  les  traits  qui  vous 
ont  été  propres  ! 

Si  l'on  pouvait  mêler  des  talents  si  divers  , 
peut-être  qu'on  voudrait  penser  comme  Pas- 
cal, écrire  comme  Bossuet,  pai-ler  comme 
Fénélon.  Mais  parce  que  la  difTérence  de  leur 
style  venait  de  la  différence  de  leurs  pensées 
et  de  leur  manière  de  sentir  les  choses  ,  ils 
perdraient  beaucoup  tous  les  trois  ,  si  l'on 
voulait  rendre  les  pensées  de  l'un  par  les 
expressions  de  Taulrc.  On  ne  souhaite  point 
cela  en  les  lisant  ;  car  chacun  d'eux  s'exprime 


33o  LE»    OKATELKS. 

dans  les  termes  les  plus  assortis  au  caractère 
de  ses  sentiments  et  de  ses  idées  ;  ce  qui  est 
la  véritable  marque  du  génie.  Ceux  qui  n'ont 
que  de  Tesprit  empruntent  nécessairement 
toute  sorte  de  tours  et  d'expressions  :  ils  n'ont 
pas  un  caractère  distinctif. 

SUR  LA  BRUYÈRE. 

Il  n'y  a  presque  point  de  tour  dans  l'élo- 
quence qu'on  ne  trouve  dans  La  Bruyère  ; 
et  si  on  y  désire  quelque  chose ,  ce  ne  sont 
pas  certainement  les  expressions ,  qui  sont 
d'une  force  infinie  et  toujours  les  plus  pro- 
pres et  les  plus  précises  qu'on  puisse  em- 
ployer. Peu  de  gens  l'ont  compté  parmi  les 
orateurs  ,  parce  qu'il  n'y  a  pas  une  suite  sen- 
sible dans  ses  Caractères.  Nous  faisons  trop 
peu  d'attention  à  la  perfection  de  ses  frag- 
ments ,  qui  contiennent  souvent  plus  de  ma- 
tière que  de  longs  discours  ,  plus  de  propor- 
tion et  plus  d'art. 

On  remai-que  dans  tout  son  ouvrage  ,  un 
esprit  juste  ,  élevé  ,  nerveux  ,  pathétique  , 
également  capable  de  réflexion  et  de  senli- 
n^cnt  ;,  et  doué  avec  avantage  de  cette  invcn- 


LES    ORATEURS.  33  I 

tion  qui  distingue  la  main  des  maîtres  et  qui 
caractérise  le  génie. 

Personne  n'a  peint  les  détails  avec  plus 
de  feu  ,  plus  de  force ,  plus  d'imagination 
dans  l'expression ,  qu'on  n'en  voit  dans  ses 
Caractères.  11  est  vrai  qu'on  n'y  trouve  pas 
aussi  souvent  que  dans  les  écrits  de  Bossuet 
et  de  Pascal ,  de  ces  ti'aits  qui  caractérisent 
une  passion  ou  les  vices  d'un  particulier  , 
mais  le  genre  humain.  Ses  portraits  les  plus 
élevés  ne  sont  jamais  aussi  grands  que  ceux 
de  Fénélon  et  de  Bossuet  ;  ce  qui  vient  en 
grande  partie  de  la  différence  des  genres 
qu'ils  ont  traités.  La  Bruyère  a  cru  ,  ce  me 
semble,  qu'on  ne  pouvait  peindre  les  hommes 
assez  petits  :  et  il  s'est  bien  plus  attaché  à 
relever  leurs  ridicules  que  leur  force.  Je  crois 
qu'il  est  permis  de  présumer  qu'il  n'avait  ni 
l'élévation  ,  ni  la  sagacité,  ni  la  profondeur  de 
quelques  esprits  du  premier  ordre  ;  mais  on 
ne  lui  peut  disputer  sans  injustice  ,  une  forte 
imagination,  un  caractère  véritablement  ori- 
ginal ,  et  un  génie  créateur  '. 

'  Dans  la  première  édition  ,  on  lisait ,  an  lieu 
du  dernier  paragraphe  ,  le  passage  suivant  : 


332  LES    ORATEURS. 

«  II  est  étonnant  qu'on  sente  f£nel<jnefois  dans 
un  si  beauge'nie,  et  qui  s'est  e'ievc  jusqu'au  su- 
blime, les  bornes  de  l'esprit  humain  :  cela  prouve 
qu'il  est  possible  qu'un  auteur  sublime  ait  moins 
de  profondeur  et  de  sagacité  que  des  lionimes 
moins  pathétiques.  Peut-être  que  le  cardinal  de 
Kichclieu  était  supérieur  à  Milton. 

«  Mais  les  écrivains  pathétiques  nous  émeu- 
vent plus  fortement  5  et  cette  puissance  qu'ils 
ont  sur  notre  ame,  la  dispose  à  nous  accorder 
plus  de  lumières.  Nous  jugeons  toujours  d'un 
auteur  par  le  caractère  de  ses  sentiments.  Si  on 
compare  La  Bruyère  h  Fénélon,  la  vertu  toujours 
tendre  et  naturelle  du  dernier  ,  et  l'amour-propre . 
qui  se  montre  quelquefois  dans  l'autre,  le  senti- 
ment nous  porte  malgré  nous  à  croire  que  celui 
qui  fait  paraître  l'ame  la  plus  grande  a  l'esprit 
le  plus  éclairé  5  et  toutefois  il  serait  difficile  de 
justifier  cette  préférence.  Fénélon  a  plus  de  fa- 
cilité et  d'abondance,  l'auteur  des  Caractères, 
plus  de  précision  et  plus  de  force  :  le  premier, 
d'une  imagination  plus  riante  et  plus  féconde; 
le  second,  d'un  génie  plus  véhément;  l'un  sa- 
chant rendre  les  plus  grandes  choses  familières 
et  sensibles  sans  les  abaisser  ;  l'autre  sachant  en- 
noblir les  plus  petites  sans  les  déguiser  :  celui-là 
plus  humain;  celui-ci  plus  austère  :  l'un. plus 
tendre  pour  la  vertu  ;  l'autre  plus  implacable 
au  vice  :  l'un  et  l'autre    moins   pénétrants    tt 


LES    UUAÏEURS.  333 

inoins  profonds  que  les  hommes  que  j'ai  nom- 
més, mais  inimitables  dans  la  claitc  et  dans 
i.i  netteté  de  leurs  idées  ;  enfin  originaux  ,  ciéa- 
teurs  daus  leur  genre,  et  modèles  très-accom-r 
plis.  » 


CARACTERES. 


Oronte  ,  ou  le  vieux  fou. 

Oro.nte  ,  vieux  et  flétri  ,  dit  que  les  gens 
vieux  sont  tristes  ,  et  que  pour  lui  il  n'ainie 
que  les  jeunes  gens.  C  est  pour  cela  qu'il 
s'est  logé  dans  une  auberge  ,  où  il  a  ,  dit-il, 
le  plaisir  de  ceux  qui  voyagent ,  sans  leurs 
peines ,  parce  qu'il  voit  tous  les  jours  à  sou- 
per de  nouveaux  visages.  On  le  voit  quelque- 
fois au  jeu  de  paume,  avec  de  jeunes  gens 
qui  sortent  du  bal ,  et  il  va  déjeuner  avec 
e«x.  Il  les  cultive  avec  le  même  soin  que  s'il 
avait  envie  de  leur  plaire.  Mais  on  peut  lui 
rendre  justice  :  ce  n'est  pas  la  jeunesse  qu'il 
aime ,  c'est  la  folie.  Il  a  un  fils  qui  a  vingt 
ans ,  et  qui  est  déjà  estimé  dans  le  monde  ; 
mais  ce  jeune  homme  est  appliqué,  et  passe 
une  grande  partie  de  la  nuit  à  lire.  Oronte 
a  brûlé  plusieurs  fois  les  livres  de  son  fils  , 


336  CARACTÈRES, 

et  n'a  fait  grâce  qu'à  des  vers  obscènes  , 
qui  d'ailleurs  sont  assez  mauvais.  Ce  jeune 
homme  en  rachète  toujours  de  nouveaux  , 
et  trompe  les  soins  de  son  père.  Oronte  a 
voulu  lui  donner  une  fille  de  l'Opéra,  que 
lui-même  a  eue  autrefois,  et  n'a  rien  négligé, 
dit-il ,  pour  son  éducation  ;  mais  ce  petit 
dx'ôle  est  entêté  ,  ajoute  -  t-  il ,  et  a  l'esprit 
gâté  et  plein  de  chimères. 

II. 

Thersite. 

Thersite  '  est  l'officier  de  l'armée  que  l'on 
voit  le  plus.  C'est  lui  qu'on  rencontre  tou- 
jours à  la  suite  du  général  ,  monté  sur  un 
petit  cheval  qui  boite ,  avec  un  harnais  de 
velours  en  broderie  ,  et  un  coureur  qui  raar- 

'  Thersites ,  que  uous  appelons  Thersite, 
nous  est  représente' par  Homère  dans  son  Iliade, 
comme  le  plus  laitl,  le  plus  lâche  et  lopins  in- 
solent des  capitaines  grecs  qui  se  trouvèrent  au 
siège  de  Troie.  C'est  par  cette  raison  que  ce  nom 
est  ordinairement  donuè  à  ceux  à  qui  l'on  croit 
pouvoir  reprocher  les  mêmes  dèfaïus,  F. 


CARACTÈRES.  SS^ 

che  devant  lui.  S'il  y  a  ordre  à  l'armée  de 
partir  la  nuit  pour  cacher  une  marche  à  Ten- 
nenii ,  Thersite  ne  se  couche  point  comme 
les  autres  ,  quoiqu'il  y  ait  du  temps  ;  mais 
il  se  fait  mettre  des  papillottes  ,  et  fait  pou- 
drer ses  cheveux  en  attendant  qu'on  batte 
la  générale.  Il  accompagne  exactement  l'of- 
ficier de  jour  ,  et  visite  avec  lui  les  postes  de 
l'armée.  Il  donne  des  projets  au  général,  et 
fait  un  journal  raisonné  de  toutes  les  opéra- 
tions de  la  campagne.  On  ne  fait  guère  de 
détachement  où  il  ne  se  trouve  ;  et  conune 
il  est  le  premier  de  son  régiment  à  marcher, 
et  quon  le  cherche  partout  ,  on  apprend 
qu'il  est  volontaire  à  un  fourrage  qui  se  fait 
sur  les  derrières  du  camp  ;  et  un  autre  mar- 
che à  sa  place.  Ses  camarades  ne  l'estiment 
point  ;   mais  il  ne  \it  pas  avec  eux  ,   il  les 
évite  ;  et  si  quelque  officier  général  lui  de- 
mande le  nom  dun  officier  de  son  régiment 
qui  est  de  garde ,  Thersite  répond  qu'il  le 
connaît  bien ,  mais  qu'il  ne  se  soutient  pas 
de  son  nom.  Il  est  familier  ,  officieux ,  inso- 
lent .  et  pourtant  très-bas  avec  son  colonel . 
II  fait  servilement  sa  cour  à  tous  les  giands 
I.  29 


338  CAKACTÈRES. 

seigneurs  de  l'armée  ;  et  s'il  se  trouve  chez 
le  duc  Eugène  lorsque  celui-ci  se  débotte, 
Thersile  fait  un  mouvement  pour  lui  pré- 
senter ses  souliers  ;  mais  comme  il  s'aperçoit 
qu'il  y  a  beaucoup  de  monde  dans  la  cham- 
bre ,  il  laisse  prendre  les  souliers  par  un  va- 
let ,  et  rougit  en  se  relevant. 

III. 

Les  Jeunes  gens  m 

Les  jeunes  gens  jouissent  sans  le  savoir  . 
et  s'ennuient  en  croyant  se  divertir.  Ils  font 
un  souper  où  ils  sont  dix-huit  sans  compter 
les  dames  ;  et  ils  passent  la  nuit  à  table  à 
détonner  quelques  chansons  obscènes,  à  con- 
ter le  roman  de  l'Opéra ,  et  à  se  fatiguer 
pour  chercher  le  plaisir  ,  qu'à  peine  les  plus 
impudents  petivent  essayer  dans  un  quart- 
d'heure  de  faveur  ;  et  comme  on  se  pique  à 
tous  les  âges  d'avoir  de  l'esprit ,  ils  admet- 
tent quelquefois  à  leurs  parties  des  gens  de 
ktti'es  qui  font  là  leur  apprentissage  pour 
te  monde.  Mais  tous  s'ennuient  récipro- 
quement ,  et  ils  se  détrompent  les  uns  des 
autres . 


CARACTÈRES.  SSg 

Ces  jeunes  gens  vont  au  spectacle  pour  se 
rassembler.  Ils  y  paraissent ,  épuisés  de  leurs 
incontinences ,  avec  une  audace  afTeclée  et 
des  yeux  éteints.  Ils  parlent  grossièrement 
des  femmes ,  et  avec  dégoût.  On  les  voit 
sortir  quelquefois  au  commencement  du  spec- 
tacle ,  pour  satisfaire  quelque  idée  de  dé- 
bauche qui  leur  vient  en  tête  ;  et  après  avoir 
fait  le  tom-  des  allées  obscures  de  la  Foire , 
ils  reviennent  au  dernier  acte  de  la  comédie, 
et  se  racontent  à  Toreille  leurs  ridicules 
prouesses.  Ils  se  font  un  point  d'honneur  de 
traiter  légèrement  tous  les  plaisirs  ;  et  les 
plaisirs ,  qui  fuient  la  dissipation  et  la  folie, 
ne  leur  laissent  qu'une  ombre  faible,  et  une 
fausse  image  de  leurs  charmes. 

IV. 

Midas ,  ou  le  sot  qui  est  glorieux. 

Le  sot  qui  a  de  la  vanité  est  l'ennemi  né 
des  talents.  S'il  entre  dans  une  maison  où  il 
ti'ouve  un  homme  d'esprit ,  et  que  la  maî- 
tresse du  logis  lui  fasse  l'honneur  de  le  lui 
présenter  ,  Midas  le  salue  légèrement ,  et  ne 


34o  CAKACTERES. 

répond  point.  Si  l'on  ose  louer  en  sa  pré- 
sence le  mérite  qui  n'est  pas  riche  ,  il  s'as- 
sied auprès  d'une  table  ,  et  compte  des 
jetons  ou  mcle  des  cartes  sans  rien  dire. 
Lorsqu'il  paraît  un  livre  dans  le  monde  qui 
fait  quelque  bruit ,  Midas  jette  d'abord  les 
yeux  sur  la  fin ,  et  puis  sur  le  milieu  du  li- 
vre ;  ensuite  il  prononce  que  l'ouvrage  man- 
que d'ordre ,  et  qu'il  n'a  jamais  eu  la  force 
de  l'achever.  Ou  parle  devant  lui  d'une  vic- 
toire que  le  héros  du  Nord  '  a  remportée 
sur  ses  ennemis  ;  et  sur  ce  qu'on  raconte  des 
prodiges  de  sa  capacité  et  de  sa  valeur  , 
Midas  assure  que  la  disposition  de  la  bataille 
a  été  faite  par  M.  de  Rottembourg  qui  n'y 
était  pas  ,  et  que  le  prince  s'est  tenu  caché 
dans  une  cabane  jusqu'à  ce  que  les  ennemis 
fussent  en  déroute.  Un  homme  qui  a  été  à 
cette  action  l'assure  qu'il  a  vu  charger  le  loi 
à  la  tête  de  sa  maison  ;  mais  Midas  répond 

'  Nom  <jue  Voltaire  a  souvent  employé  pour 
designer  Frcdéric-lc-Grand.  La  bataille  dont  il 
s'agit  ici  est  sans  doute  celle  de  Ficdbcrg ,  ga- 
gnée par  Frédéric,  le  4  juin  I745j  sur  le  prince 
Charles  de  Lorraine.  B.  , 


r.ARACTÈUES.  34 1 

froidement  qu'on  ne  verra  jamais  que  des 
iolics  d'im  prince  qui  fait  des  vers,  et  qui 
est  l'ami  de  Yoltaire. 

V. 

Ls  Fatteur  insipide. 

Un  homme  parfaitement  insipide  est  celui 
qui  loue  indifféremment  tout  ce  qu'il  croit 
utile  de  louer  ;  qui ,  lorsqu'on  lui  lit  un  mau- 
vais roman  ,  mais  protégé  ,  le  trouve  digne 
de  l'auteur  du  Sopha ,  et  feint  de  le  croire 
de  lui;  qui  demande  à  un  grand  seigneur 
qui  lui  montre  une  ode  ,  pourquoi  il  ne  fait 
pas  une  tragédie  ou  un  poème  épique  ;  qui 
du  nicnie  éloge  qu'il  donne  à  Voltaire  ,  ré- 
gale un  auteur  qui  s'est  fait  siffler  sur  les 
trois  théâtres  ;  qui  se  tiouvant  à  souper  chez 
une  femme  qui  a  la  migraine  ,  lui  dit  tris- 
tement que  la  vivacité  de  son  esprit  la  con- 
sume comme  Pascal ,  et  qu'il  faut  l'empêcher 
de  se  tuer.  S'il  arrive  à  un  homme  de  ce 
caractère  de  faire  une  plaisanterie  sur  quel- 
qu'un qui  n'est  pas  riche  ,  mais  dont  un 
honmie  riche  prend  le  parti .,  aussitôt  le  flat- 

9.9. 


o  f 


OÎ|2  CAHACTERES. 

leur  change  de  langage  ,  et  dit  que  les  |ielils 
défauts  qu'il  reprenait  servent  d'ombie  au 
mérite  distingué.  C'est  l'homme  dont  Rous- 
seau disait  : 

Quelquefois  même  ,  aux  lions  mots  s'a1>andonnc, 
Mais  doucement  et  sans  blesser  personne. 

Cet  homme  qui  a  loué  toute  sa  vie  jusqu'à 
ceux  qu'il  aimait  le  moins  ,  n'a  jamais  ob- 
tenu des  autres  la  moindre  louange,  et  tout 
ce  que  ses  amis  ont  osé  dire  de  plus  fort 
pour  lui ,  c'est  ce  vieux  discours  :  En  vérité , 
c'est  un  honnête  garçon  ,  ou  c'est  un  bon 
homme. 

VI. 

Lacon ,  ou  le  petit  homme. 

Lacon  ne  refuse  pas  son  estime  à  tous  les 
auteurs.  Il  y  a  beaucoup  d'ouvrages  qu'il 
admire  ;  et  tels  sont  les  vers  de  La  Motte , 
V Histoire  romaine  de  Rollin  ,  et  le  Traité 
du  vrai  mérite  ,  qu'il  préfère ,  dit-il  ,  à  La 
Bruyère.  Il  met  dans  une  même  classe  Bos- 
suet  et  Fléchier ,  et  croit  faire  honneur  à 
Pascal  de  le  comparw"  à  Nicole ,  dont  j1  a  lu 


CAKACTÈRES.  343 

les  Essais  avec  une  patience  tout-à-fail  chré- 
tienne. Il  soutient  qu'après  Bayle  et  Fonte- 
nelle  ,  l'abbé  Desfontaines  est  le  meilleur 
écrivain  que  nous  ayons  eu.  Il  ne  peut  souf- 
frir la  musique  de  Rameau  ;  et  si  on  lui 
parle  des  Indes  galantes  ou  de  l'opéra  de 
Dardanus ,  il  se  met  à  chanter  des  morceaux 
de  Tancrède ,  ou  d'un  autie  ancien  opéra. 
Il  n'épargne  pas  les  acteurs  qui  ont  succédé 
à  Murer,  à  Thevenard ,  etc. ,  et  Poirier  ne 
paraît  jamais  qu'il  ne  batte  long-temps  des 
mains  pour  faire  de  la  peine  à  Gelliotte  : 
tant  il  est  difficile  de  lui  plaire  dès  qu'on 
prime  en  quelque  art  que  ce  puisse  êtrCo 

YII. 

Caritès  ,  ou  le  Grammairien. 

Caritès  est  esclave  de  la  construction  ,  et 
ne  peut  souffrir  la  moindre  hardiesse.  Il  ne 
sait  point  ce  que  c'est  qu'éloquence  ,  et 
se  plaint  de  ce  que  l'abbé  d'Olivet  a  fait 
grâce  à  Racine  de  quatre  cents  fautes  :  mais 
il  sait  admirablement  la  différence  de  pas 
e\,  point  ;  ei  ï\  a  fait   des  notes    excellentet. 


344  CARACTÈRES, 

sur  le  petit  Traité  des  Synonymes ,  ou- 
vrage très-propre  ,  dit-il ,  à  l'onner  un  grand 
orateur.  Caritès  n'a  jamais  senti  si  un  mot 
était  propre  ou  ne  rélait  pas  ;  si  une  épi- 
thète  était  juste  ,  et  si  elle  était  à  sa  place. 
Si  pourtant  il  l'ait  imprimer  un  petit  ou- 
vrage ,  il  V  f''»it ,  pendant  l'impression  ,  de 
continuels  changements  :  il  voit ,  il  revoit 
les  épreuves  ,  il  les  communique  à  ses  amis  ; 
et  si ,  par  malheur,  le  libraire  a  oublié  d'ô- 
ter  une  virgule  qui  est  de  trop ,  quoiqu'elle 
ne  change  point  le  sens  ,  il  ne  veut  point  que 
son  livre  paraisse  jusqu'à  ce  qu'on  ait  lait 
un  carton  ,  et  il  se  vante  qu'il  n'y  a  point  de 
livre  si  bien  imprimé  que  le  sien. 

VIII. 

VElourdi. 

Il  n'y  a  pas  long-temps  qu'étant  à  la  Co- 
médie aupiès  d'un  jeune  homme  qui  faisait 
du  bruit  ,  je  lui  dis  :  "Vous  vous  ennuyez  ; 
il  faut  écouler  ime  pièce  quand  on  ^eut  s'y 
plaire.  —  Mou  anîi ,  me  répondit-il,  chacun 
sait  ce  qui  le  divertit  :  je  n'aime  point  la  to- 


CARACTÈRES.         S-jS 

niédie  ,  mais  j'aime  le  théâtre  ;  vous  êtes 
bien  fou  d'imaginer  d'apprendre  à  quelqu'un 
ce  qui  lui  plaît.  —  Cela  peut  bien  être  ,  lui 
dis-je  ;  je  ne  savais  pas  que  vous  vinssiez  à 
la  comédie  pour  avoir  le  plaisii-  de  l'inter- 
rompre.— Et  moi  je  savais  ,  me  dit-il,  qu'on 
ne  sait  ce  qu'on  dit  quand  on  raisonne  des 
plaisLis  d'autrui  ;  et  je  vous  prendrais  pour 
un  sot,  mon  très-cher  ami ,  si  je  ne  vous 
connaissais  depuis  long-temps  pour  le  fou 
le  plus  accompli  qu'il  y  ait  au  monde.  — 
En  achevant  ces  mots  ,  il  traversa  le  théâtre, 
et  alla  baiser  sur  la  joue  un  homme  grave 
qu'il  ne  connaissait  que  de  la  veille. 

IX. 

Clazomène  ,  ou  la  Vertu  malheureuse. 

Clazomène  a  eu  l'expérience  de  toutes  les 
misères  de  l'humanité.  Les  maladies  l'ont 
assiégé  dès  son  enfance ,  et  l'ont  sevré  dans 
son  printemps  de  tous  les  plaisirs  de  la  jeu- 
nesse. Né  pour  les  plus  grands  déplaisirs , 
il  a  eu  de  la  hauteur  et  de  l'ambition  dans 
la  pauvreté.  Il  s'est  vu  dans  ses  disgrâces 


340  CAKACTÈKES. 

jnécounii  de  ceux  qu'il  aimait.  L'injure  a 
llélri  sa  vertu  ;  et  il  a  été  ollensé  de  ceux 
dont  il  ue  pouvait  prendre  de  vengeance. 
Ses  talents  ,  son  travail  continuel ,  son  ap- 
plication à  bien  l'aire  n'ont  pu  fléchir  la  du- 
reté de  sa  fortune.  Sa  sagesse  n'a  pu  le  ga- 
rantir de  faire  des  fautes  irréparables.  Il  a 
soufiert  le  mal  qu'il  ne  méritait  pas  ,  et  ce- 
lui que  son  imprudence  lui  a  attiré.  Lorsque 
la  fortune  a  paru  se  lasser  de  le  pouisuivre  , 
la  mort  s'est  offerte  à  sa  vue.  Ses  yeux  se 
sont  fermés  à  la  fleur  de  son  âge  ;  et  quand 
l'espérance  trop  lente  commençait  à  flatter 
sa  peine  ,  il  a  eu  la  douleur  insupportable  de 
ne  pas  laisser  assez  de  bien  pour-  payer  ses 
dettes ,  et  n'a  pu  sauver  sa  vertu  de  cette 
tache.  Si  l'on  cherche  quelque  raison  d'une 
destinée  si  cruelle ,  on  aura  ,  je  crois  ,  de  la 
peine  à  en  trouver.  Faut-il  demander  la  rai- 
son pouiquoi  des  joueurs  très-habiles  se  rui- 
nent au  jeu  ,  pendant  que  d'autres  honmies 
y  font  leur  fortune  ?  ou  pourquoi  l'on  voit 
des  années  qui  n'ont  ni  printemps  ni  au- 
tonnie  ,  où  les  fruits  de  l'année  sèchent  dans 
leur  fleur?  Toutefois  qu'on  ne  pense  pas 


CARACTKRKS.  347 

(|uc  Clnzomène  eût  voulu  changer  sa  misère 
pour  la  prospérité  des  hommes  faibles.  La 
fortune  peut  se  jouer  de  la  sagesse  des  gens 
vertueux  ;  mais  il  ne  lui  appartient  pas  de 
faire  fléchir  leur  courage. 

X. 

Phalante  ,  ou  le  Scélérat. 

Phalante  a  voué  ses  talents  aux  fureurs  et 
au  crime  ;  impie  ,  esclave  insolent  des  grands, 
ambitieux ,  oppresseur  des  faibles,  conteinp- 
teur  des  bons  ,  corrupteur  audacieux  de  la 
jeunesse  ,  son  génie  violent  et  hardi  préside 
en  secret  à  tous  les  crimes  qui  sont  ensevelis 
dans  les  ténèbres.  Il  est  dès  long-temps  à  la 
tête  de  tous  les  débauchés  et  les  scélérats. 
Il  ne  se  commet  point  de  meurtres  ni  de 
brigandage  où  son  noir  ascendant  ne  le  fasse 
tremper.  Il  ne  connaît  ni  lamour  ,  ni  la 
crainte,  ni  la  foi,  ni  la  compassion.  Il  mé- 
prise l'honneur  autant  que  la  vertu  ,  et  il  hait 
les  dieux  et  les  lois.  Le  crime  lui  plaît  par 
lui-même.  Il  est  scélérat  sans  dessein  et  au- 
dacieux sans  motif.  Les  extrémités  les  plus 


348  CARACTÈRES. 

«Jures  ,  la  faim.,  la  douleur ,  la  misère  ne 
l'abattent  point.  Il  a  éprouvé  tour  à  tour 
l'une  et  l'autre  fortune  :  prodigue  et  fastueux 
dans  l'abondance  ,  entreprenant  et  téméraire 
dans  la  pauvreté  ,  emporté  et  souvent  cruel 
dans  ses  plaisirs  ,  dissimulé  et  implacable 
dans  ses  haines ,  furieux  et  barbare  dans  ses 
vengeances  ,  éloquent  seulement  pour  per- 
suader le  crime  ,  et  pour  pervertir  l'inno- 
cence ,  son  naturel  féroce  et  indomptable 
aime  à  fouler  aux  pieds  l'humanité  ,  la  pru- 
dence et  la  religion  ;  il  vit  tout  souillé  din- 
famie;  il  marche  la  tête  levée;  il  menace  de 
ses  regards  les  sages  et  les  vertueux  ;  sa  té- 
mérité insolente  triomphe  des  lois. 


XI. 


Isocraie  ,  ou  le  bel  esprit  moderne. 

Le  bel  esprit  moderne  >  n'est  ni  philoso- 
phe ,  ni  poète  ,  ni  historien  ,  ni  théologien  ; 

'  Remond  de  Saiui-Mavo.  Il  a  fait  imprimer  en 
1743  trois  volumes  de  littérature,  où  l'on  trouve 
de  Fesprit ,  mais  point  de  goût ,  et  un  jugement 
souvent  faux.  C'était  le  frère  de  Remond  le  ma- 


CARACTÈRES.  3^9 

il  a  toutes  ces  qualités  si  différentes  et  beau- 
coup d'autres  ;  il  est  obligé  de  dire  assez  de 
choses  inutiles  ,  parce  qu'il  doit  fort  peu 
parler  de  choses  nécessaires.  Le  sublime  de 
sa  science  est  de  rendre  des  pensées  frivoles 
par  des  traits.  Qui  veut  mieux  penser  ou 
mieux  vivre  ?  Qui  sait  même  où  est  la  vérité  ? 
Un  esprit  vraiment  supérieur  fait  valoir 
toutes  les  opinions  ,  et  ne  lient  à  aucune.  II 
a  vu  le  fort  et  le  faible  de  tous  les  principes 
cl  il  a  reconnu  que  l'esprit  humain  n'avait 
que  le  choix  de  ses  erreurs.  Indulgente  phi- 
losophie ,  qui  égale  Achille  et  Thersite ,  et 
nous  laisse  la  liberté  d'être  ignoiants  ,  pa- 
resseux, frivoles  ,  oisifs,  sans  nous  ffiire  de 
pire  condition  !  Aussi  mettons-nous  à  la  tête 
des  philosophes  son  illustre  auteur ,  et  je 
veux  avouer  qu  il  y  a  peu  d  hommes  d'un 
esprit  si  philosophique  ,  si  fin,  si  facile  ,  si 
net ,  et  dune  si  grande  surface  ;  mais  nul 
n'est  parfait  ;  et  je  crois  que  les  plus  subli- 
mes esprits  ont  eui-mêmes  des  endroits  fai- 

tliematicien ,  de  qui  on  a  recueilli  quelques 
lettres  qu'il  écrivait  à  Mademoiselle  de  Lavmay 
(madame  de  Staal  ).  S. 

i'  5o 


35o  CARACTÈRES. 

bles.  Ce  sage  et  subtil  philosophe  n'a  jamais 
compris  que  la  vérité  nue  pût  intéresser;  la 
simplicité  ,  la  véhémence ,  le  sublime  ne  le 
touchent  pomt.  //  me  semble  ,  dit-il  ,  qu'il 
ne  faudrait  donner  dans  le  sublime  quci  son 
corps  défendant  ;  il  est  si  peu  naturel.  Iso- 
crate  veut  qu'on  traite  toutes  les  choses  du 
monde  en  badinant  ;  aucune  ne  mérite ,  se- 
lon lui  ,  un  autre  ton.  Si  on  lui  représente 
que  les  hommes  aiment  sérieusement  jus- 
qu'aux bagatelles  ,  et  ne  badinent  que  des 
choses  qui  les  touchent  peu  .  il  n'entend 
pas  cela ,  dit-il  ;  pour  lui  il  n'estime  que  le 
naturel  ;  cependant  son  badinage  ne  l'est  pas 
toujours  ,  et  ses  réflexions  sont  plus  fines  que 
solides.  Isocrate  est  le  plus  ingénieux  de  tous 
les  hommes  ,  et  compte  pour  peu  tout  le 
reste.  C'est  un  homme  qui  ne  veut  ni  per- 
suader ,  ni  corriger  ,  ni  instruire  personne. 
Le  vrai  et  le  faux ,  le  frivole  et  le  grand  , 
tout  ce  qui  lui  est  occasion  de  dire  quelque 
chose  d'agréable  ,  lui  est  aussi  propre.  Si 
César  vertueux  peut  lui  fournir  un  trait,  il 
peindra  César  vertueux  ,  sinon  il  fera  voir 
que  toute  sa  fortune  n'a  été  qu'un  coup  du 


CAUACTÈRES.  35l 

hasard  ,  et  Brutus  sera  tour  à  tour  un  héros 
ou  un  scélérat  ,  selon  qu'il  sera  plus  utile  à 
Isocrate.  Cet  auteur  n'a  jamais  écrit  que  dans 
une  seule  pensée  ;  il  est  parvenu  à  son  but. 
Les  hommes  ont  enfin  tiré  de  ses  ouvrages 
ce  plaisir  solide  de  savoir  qu'il  a  de  l'esprit . 
Quel  moyen  après  cela  de  condamner  un 
genre  d'écrire  si  intéressant  et  si  utile  ! 

On  ne  finirait  point  sur  Isocrate  et  sur  ses 
pareils  ,  si  on  voulait  tout  dire.  Ces  esprits 
si  fins  ont  paru  après  les  grands  hommes  du 
siècle  passé.  Il  ne  leur  était  pas  facile  de 
donner  à  la  vérité  la  même  autorité  et  la 
même  force  que  l'éloquence  lui  avait  prêtée  ; 
et  pour  se  faire  remarquer  après  de  si  grands 
hommes  ,  il  fallait  avoir  leur  génie  ou  mar- 
cher dans  une  autre  voie.  Isocrate  ,  né  sans 
passion ,  privé  de  sentiment  pour  la  simpli- 
cité et  l'éloquence  ,  s'attacha  bien  plus  à  dé- 
tiuire  quà  rien  établir.  Ennemi  des  anciens 
systèmes  ,  et  savant  à  saisir  ,1e  faible  des 
choses  humaines  ,  il  voulut  paraître  à  son 
siècle  comme  un  philosophe  impartial  ,  qui 
n'obéissait  qu'aux  lumières  de  la  plus  exacte 
raison.  Sans  chaleur  et  sans  préjugés  ,  les 


35?.  CARACTÈRES, 

hommes  sont  faits  de  manière  que  si  on  leur 
parle  avec  autorité  et  avec  passion ,  leuis 
passions  et  leur  pente  à  croire  les  persuadent 
lacilement  ;  mais  si  au  contraire  on  badine 
et  qu'on  leur  propose  des  doutes  ,  ils  écou- 
tent avidement  ,  ne  se  défiant  pas  qu'un 
homme  qui  parle  de  sang- froid  puisse  se 
tromper  ;  car  peu  savent  que  le  raisonnement 
n'est  pas  moins  trompeur  que  le  sentiment , 
et  d'ailleurs  l'intérêt  des  faibles  ,  qui  com- 
posent le  plus  grand  nombre  ,  est  que  tout 
soit  cru  équivoque.  Isocrate  n  a  donc  eu  qu  à 
lever  l'étendard  de  la  révolte  cojitre  l'auto- 
rité et  les  dogmatiques  ,  pour  faire  aussitôt 
beaucoup  de  prosélytes.  Il  a  comparé  le  génie 
de  l'esprit  ambitieux  des  héros  de  la  Grèce 
à  l'esprit  de  ses  courtisanes;  il  a  méprisé  les 
beaux-arts.  L'élor/uence  ,  a-t-il  dit ,  et  la 
poésie  sont  peu  de  chose  ;  et  ces  paradoxes 
brillants  il  a  su  les  insinuer  avec  "beaucoup 
d'art ,  en  badinant  et  sans  paraître  s'y  inté- 
resser. Qui  n'eût  cru  qu'un  pareil  système 
n'eût  fait  un  progrès  pernicieux  dans  un 
siècle  si  amoureux  du  raisonnement  et  du 
vice?  Cependant  la  mode  a  son  cours  ,  cl 


CAKACTÈRES.  353 

Idccur  périt  avec  elle.  Ou  a  bieuîùt  senti 
Je  faible  d'un  auteur  qui,  paraissant  mépriser 
les  plus  grandes  choses  ,  ne  méprisait  pas  de 
dire  des  pointes  ,  et  n'avait  point  de  répu- 
gnance à  se  contredire  ,  pour  ne  pas  perdre 
un  trait  d'esprit.  11  a  plu  par  la  nouveauté 
et  par  la  petite  hardiesse  de  ses  opinions  ; 
mais  sa  réputation  précipitée  a  déjà  perdu 
tout  son  lustre  ;  il  a  survécu  à  sa  gloire  ,  et 
il  sert  à  son  siècle  de  preuve  qu'il  n'y  a  que 
la  simpUcité  ,  la  vérité  et  l'éloquence,  c'est-à- 
dire  toutes  les  choses  qu'il  a  méprisées  ,  qui 
puissent  durer. 

XII. 

Thieste  ,  ou  la  Simplicité. 

Thieste  est  né  simple  et  naïf  :  il  aime  la 
])ure  vertu  ,  mais  il  ne  prend  pas  pour  mo- 
dèle la  vertu  d'un  autre  ;  il  connaît  peu  les 
règles  de  la  probité  ,  il  la  suit  par  tempéra- 
ment. Lorsqu'il  y  a  quelque  loi  de  la  morale 
qui  ne  s'accorde  pas  avec  ses  sentiments  ,  il 
la  laisse  à  part ,  et  n'y  pense  point.  S'il  ren- 
contre ,  la  nuit,  une  de  ces  femmes  qui  épient 
les  jeunes  gens  ,  Thieste  souffre  qu'elle  l'en- 

3o. 


354  r.  AHACTÈRES. 

trelienne  .  et  marche  que'quc  temps  à  côlc 
ilcllc  ;  et  comme  elle  se  plaiut  de  la  néces- 
sité qui  détruit  toutes  les  vertus  ,  et  lait  les 
opprobres  du  monde  ,  il  lui  dit  que  la  pau- 
vreté n'est  point  un  vice  quand  on  sait  vivre 
de  son  industrie  .  sans  nuire  à  personne  ;  et 
ne  se  trouvant  point  dargent  parce  qu'il  est 
jeune  ,  il  lui  donne  sa  montre  qui  n'est  plus 
à  la  mode  ,  et  qui  est  un  présent  de  sa  mère  ; 
ses  camarades  se  moquent  de  lui  et  le  tour- 
nent en  ridicule  ,  mais  il  leur  répond  :  Mes 
amis  ,  vous  riez  do  trop  peu  de  chose.  Le 
monde  est  rempli  de  misères  qui  sérient  le 
cœur  ;  il  faut  être  humain  ;  le  désordre  des 
malheureux  est  toujours  le  crime  des  riches. 

XIII. 

T nasille ,  ou  les  gem  à  la  mode. 

Trasille  n'a  jamais  souffert  qu'on  fît  de  ré- 
flexions en  sa  piésence  ,  et  que  l'on  eût  la 
liberté  de  parler  juste.  Il  est  vif,  léger  et 
1  aillcur  :  n'estime  et  n'épargne  personne  , 
change  incessamment  de  discours,  ne  se  laisse 
ni  manier  ,  ni  user  .,  ni  approfondir  .,  et  fait 


CARACTÈRES.  355 

plus  de  visites  en  un  jour  que  Dumoulin  ou 
qu'un  homme  qui  soUicite  pour  un  grand 
procès.  Ses  plaisanteries  sont  amères  :  il 
loue  rarement.  Il  pousse  1  insolence  jusquà 
interrompre  ceux  qui  sont  assez  vains  pour 
le  louer ,  les  fixe  et  détourne  la  tête.  Il  est 
dur ,  avare ,  impérieux  :  il  a  de  l'ambition 
par  arrogance  ,  et  quelque  crédit  par  audace. 
Les  femmes  le  courent ,  il  les  joue  :  il  ne 
connaît  pas  l'amitié  ;  il  est  tel  que  le  plaisir 
même  ne  peut  l'attendrir  un  moment. 

XIV. 

Phocas ,  ou  la  fausse  singularité. 

Phocas  se  pique  plus  qu'homme  du  monde 
de  n'emprunter  de  personne  ses  idées.  Si 
vous  lui  parlez  d'éloquence  ,  ne  lui  nommez 
pas  Cicéron ,  il  vous  ferait  d'abord  l'éloge 
d'Abdallah,  d'Abu taies  et  de  Mahomet,  et 
vous  assurerait  que  rien  n'égale  la  subhmité 
des  Arabes.  Lorsqu'il  est  question  de  la 
guerre ,  ce  n'est  ni  M.  de  Turenne  ni  le  grand' 
Condé  qu  il  admire  ;  il  leur  j^réfèrc  d'an- 
ciens généraux  dont  on  ne  counaît  que  les 


35t»         CAKACTÈRES. 

noms  et  quelques  actions  contestées.  En  tel 
genre  que  ce  puisse  être  '  ,  si  vous  lui  citez 
deux  grands  hommes,  soyez  sur  qu'il  choisira 
toujours  le  moins  illustre.  Phocas  évite  de  se 
rencontrer  avec  les  autres  ,  et  dédaigne  de 
parler  juste.  Il  affecte  surtout  de  n'être  point 
suivi  dans  ses  discours  ,  comme  un  homme 
qui  ne  parle  que  par  inspiration  et  par  sail- 
lies. Si  vous  lui  dites  quelque  chose  de  sérieux. 
il  répond  par  une  plaisanterie  ;  et  si  vous 
parlez  au  contraiie  de  choses  frivoles  ,  il  en- 
tame un  discours  sérieux.  Il  dédaigne  de 
contredire  ,  mais  il  interrompt.  Il  est  bien 
aise  de  vous  faire  entendre  que  vous  ne  dites 
rien  qui  l'intéresse;  que  toutest  usé  pour  quel- 
qu'un qui  pense  et  qui  sent  comme  lui.  Faible 
esprit,  qui  s'est  persuadé  qu'on  est  singulier 
par  étude ,  et  à  force  d'affectation  ,  original. 

XV. 

Ciras  ,  ou  V esprit  extrême. 
Cirus  cachait  sous  un  extérieur  simple  un 
esprit  ardent  et  inquiet.  Modéré  au  dehors  , 

'    On    dirait   mieux,  je    crois,   eu    quelque 
i^eive ,  etc.  S. 


I 


CAKACTEKKS.  357 

mais  extrême;  toujours  occujic  au  dedans, 
et  plus  agité  dans  le  repos  que  dans  Taction  ; 
trop  libre  et  trop  hardi  dans  ses  opinions 
pour  donner  des  bornes  à  ses  passions  :  sui- 
vant avec  indépendance  tous  ses  sentiments  , 
et  subordonnant  toutes  les  règles  à  son  ins- 
tinct ,  comme  un  honnne  qui  se  croit  maître 
de  son  sort ,  et  se  confie  à  son  naturel  pré- 
somptueux et  inflexible  :  dénué  des  talents 
qui  soiJèvent  les  hommes  dans  la  médiocrité 
et  qui  ne  se  rencontrent  pas  arec  des  passions 
si  séi'ieuses  ;  supérieur  à  cette  fortune  qui  le 
renferme  dans  1  enceinte  d'une  ville  ou  d'une 
petite  province,  fruit  d'une  sagesse  assez  bor- 
née; éloquent,  profond,  pénétrant;  né  avec  le 
discernement  des  hommes  %  séducteur  hardi 
et  flatteur  ,  fertile  et  puissant  en  raisons  , 
impénétrable  dans  ses  artifices  ;  plus  dange- 
reux lorsqu'il  disait  la  vérité ,  que  les  plus 
ti'ompeurs  ne  le  sont  par  les  déguisements  et 
le  mensonge  ;  un  de  ces  hommes  que  les 
autres  hommes  ne  comprennent  point ,  que 

'  C'est-à-dire  ,  avec  le  talent  de  discerner 
le  caractère  des  hommes.  Celte  ellipse  est  for- 
cée. S. 


358  CAHACT  È  KES. 

la  iiîcdiocrilo  de  leur  fortune  déguise  cl 
avilit ,  et  que  la  pi:ospérilé  seule  peut  déve- 
lopper. 

XVI. 

Lipse ,  ou  l'homme  sans  principes. 

Lipse  n'avait  aucun  principe  de  conduite  : 
il  vivait  au  hasai'd  et  sans  dessein  ;  il  n'avait 
aucune  vertu.  Le  vice  même  n'était  dans  son 
cœur  qu'une  privation  de  sentiment  et  de 
réflexion  :  pour  tout  dire ,  il  n'avait  point 
d'aine.  Vain  sans  être  sensible  au  déshon- 
neur ;  capable  d'exécuter  sans  intérêt  et  sans 
malice  les  plus  grands  crimes  ;  ne  délibérant 
jamais  sur  rien  ;  méchant  par  faiblesse  ;  plus 
vicieux  par  dérèglement  d'esprit  que  par 
amour  du  vice.  En  possession  d'un  bien  im- 
mense à  la  fleur  de  son  âge  ,  il  passait  sa  vie 
dans  la  crapule  avec  des  joueurs  d  instruments 
et  des  comédiennes.  Il  n'avait  dans  sa  fami- 
liarité que  des  gens  de  basse  extraction  ,  que 
leur  libertinage  et  leur  misère  avaient  d'abord 
rendus  ses  complaisants  ,  mais  dont  la  fai- 
blesse de  Lipse  lui  laisait  bientôt  des  égaux  . 
parce  qu'il  n'y  a  point  d'avantage  avec  lequel 
on  se  familiarise  si  promptcment  que  la  for- 


CAR  ACTE  r.r.s.  35c) 

lune  qui  n'est  soutenue  d'aucun  mérite.  On 
trouvait  dans  son  antichambie  ,  siu"  son  esca- 
lier ,  dans  sa  cour ,  toutes  sortes  de  person- 
nages qui  assiégeaient  sa  porte.  Né  dans  une 
extrême  distance  du  bas  peuple  ,  il  eu  ras- 
semblait tous  les  vices  ,  et  justifiait  la  for- 
tune que  les  misérables  accusent  des  défauts 
de  la  nature. 

XVII. 

Lisias  ,  ou  la  fausse  éloquence. 

Lisias  sait  orner  une  histoire  de  quelques 
couleurs  ;  il  raconte  agréablement ,  et  il  em- 
bellit ce  qu'il  touche.  Il  aime  à  parler  ;  il 
écoute  peu  ;  il  se  fait  écouter  long-temps  ,  et 
s'étend  sur  des  bagatelles  ,  afm  d'y  placer 
toutes  ses  fleurs.  Il  ne  pénètre  point  ceux  à 
qui  il  parle  ;  il  ne  cherche  point  à  les  péné- 
trer ;  il  ne  connaît  ni  leurs  intérêts  ,  ni  leurs 
caractères  ,  ni  leurs  desseins.  Bien  loin  de 
chercher  à  flatter  Icurs  passions  ou  leurs 
espérances  ,  il  agit  toujours  avec  eux  comme 
s'ils  n'avaient  d'autre  affaire  que  de  l'écouter 
et  de  rire  de  ses  saillies.  H  n'a  de  l'esprit  que 
pour  lui  ;  il  ne  laisse  pas  même  aux  autres  le 


36o  CARACTKRES. 

temps  d'en  avoir  pour  lui  plaire.  Si  quelqu'un 
d'étranger  chez  lui  a  la  hardiesse  de  le  con- 
tredire, Lisias  continue  à  parler,  ou  s'il  est 
obligé  de  lui  répondre  ,  il  alTecte  d'adresser 
la  parole  à  tout  autre  qu'à  celui  qui  pourrait 
le  redresser.  Il  prend  pour  juge  de  ce  qu'on 
lui  dit ,  quelque  complaisant  qui  n'a  garde  de 
penser  autrement  que  lui.  Il  sort  du  sujet 
dont  on  parle  ,  et  s'épuise  en  comparaisons. 
A  propos  d'une  petite  expérience  de  phy- 
sique ,  il  parle  de  tous  les  systèmes  de  phy- 
sique. Il  croit  les  orner,  les  déduire  ,  et  per- 
sonne ne  les  entend.  Il  finit  en  disant  qu'un 
homme  qui  invente  un  faulciiil  ])lus  com- 
mode ,  rend  plus  de  service  à  l'Etat  que  celui 
qui  a  fait  un  nouveau  système  de  philosophie. 
Lisias  ne  veut  pas  cependant  qu'on  croie 
qu'il  ignore  les  choses  les  moins  importantes. 
Il  a  lu  jusqu'aux  voyageurs  et  jusqu'aux  re- 
lations des  missionnaires.  Il  raconte  de  point 
en  point  les  coutumes  d'Abyssinie  et  les  lois 
de  l'Empire  de  la  Chine.  Il  dit  ce  qui  fait  la 
beauté  en  Ethiopie,  et  il  conclut  que  la  beauté 
est  arbitraire ,  puisqu'elle  change  selon  les 
pays.  Lisias  a  été  plus  modeste  ,  plus  aimable 


CARACTÈRES.  3()I 

et  plus  complaisant.  La  vieillesse  qui  fixe  les 
fortunes  ,  détruit  les  vertus.  Ceux  qui  voient 
aujourd'hui  Lisias  sont  assez  persuadés  de  son 
esprit,  mais  aucun  n'est  content  de  soi  '  ;  au- 
cun ne  se  souvient  de  ses  discours ,  nul  n'en 
est  touché  ,  nul  n'a  envie  de  s'attacher  à  lui. 
Il  a  des  équipages  magnifiques  ,  une  table 
très  -  délicate ,  pour  des  gens  de  basse  ex- 
traction qui  l'applaudissent.  Il  habite  dans 
un  palais  ;  ce  sont  les  avantages  qu'il  retiie 
de  beaucoup  d'esprit  et  d'une  plus  grande 
fortune  ^. 

XVIII. 

Alcipe. 

Alcipe  a  pour  les  choses  rares  cet  empres- 
sement qui  témoigne  un  goiit  inconstant  pour 

'  Ce  caractère  a  été  imprimé  pour  la  première 
fois  dans  rédition  de  1806;  les  éditions  faites  de- 
puis portent  toutes  desoi,  il  semble  qu'il  faut  Je 
/ui.  Voyez  une  variante  de  ce  caractère  dans  les 
OEiwres  posthumes.  B. 

'  L'auteur  vent  dire  que  Lisias  a  encore  plus 
de  fortune  que  d'esprit  •  mais  cette  manière  d'ex- 
primer la   pensée  ne  me  parait  pas  correcte.  S 

I.  5i 


362  CAUACTKhES. 

celles  qu'on  possède.  Sujet  en  efl'et  à  se  dé- 
goûter des  plus  solides,  parce  qu'il  a  moins 
de  passion  que  de  curiosité  pour  elles  ;  peu 
propre ,  par  défaut  de  réflexion  ,  à  tirer 
long-temps  des  mêmes  hommes  et  des  mêmes 
choses  de  nouveaux  usages  ;  moins  touché 
quelquefois  du  grand  que  du  merveilleux  ; 
laissant  emporter  son  esprit ,  qui  manque 
naturellement  un  peu  d'assiette,  aux  impres- 
sions précipitées  de  la  surprise  ,  et  cherchant 
flans  le  changement  ou  par  le  secours  des 
fictions ,  des  objets  qui  éveillent  son  arae  trop 
peu  attentive  et  vide  de  grandes  passions  ; 
capable  néanmoins  de  concevoir  le  grand  et 
de  s'y  élever ,  mais  trop  paresseux  et  trop 
volage  pour  s'y  soutenir  ;  hardi  dans  ses  pro- 
jets et  dans  ses  doutes  ,  mais  timide  à  croire 
et  à  faire  ;  défiant  avec  les  habiles  ,  par  la 
crainte  qu'ils  n'abusent  de  son  caractère  sans 
précaution  et  sans  artifice  ;  fuyant  les  esprits 
impérieux  qui  l'obligent  à  sortir  de  son  na- 
turel pour  se  défendre  ,  et  font  violence  à  sa 
timidité  et  à  sa  modestie  ;  épineux  par  la 
crainte  d'être  dupe .  quelquefois  injuste  : 
comme  il  crnint  \vi  explications  par  limidilé 


r.  A  R  A  C  T  E  R  F,  S .  363 

OU  par  paresse,  il  laisse  aigrir  plusieurs  su-- 
jels  de  plainte  sur  son  cœur,  trop  faible  éga- 
lement pour  vaincre  et  pour  produire  ces 
délicatesses  :  tels  sont  ses  défauts  les  plus 
cachés.  Quel  homme  n'a  pas  ses  faiblesses. 
Celui-ci  joint  à  l'avantage  dun  beau  naturel 
un  coup  d'œil  fort  vif  et  fort  juste  ;  personne 
ne  juge  si  sainement  des  choses  au  degré  où 
il  les  pénètre  :  il  ne  les  suit  pas  assez  loin.  La 
mérité  échappe  trop  promptement  à  son  es- 
prit naturellement  vif,  mais  faible  .  et  plus 
pénétrant  que  profond.  Son  goût,  dune 
justesse  rare  sur  les  choses  de  sentiment, 
saisit  avec  peine  celles  qui  ne  sont  qu'ingé- 
nieuses. Trop  naturel  pour  être  affecté  de 
lart ,  il  ignore  jusqu'aux  bienséances  esti- 
mables ,  par  cette  grande  et  précieuse  sim- 
plicité, par  la  noblesse  de  ses  sentiments, 
par  la  vivacité  de  ses  lumières  ,  et  par  des 
\ertus  trop  aimables  pour  être  exprimées. 

XIX. 

Le  mérite  frivole. 
Un  homme  du  monde  est  celui  qui  a  beau- 


364  r.Al;  ACTÊRES. 

coup  d'esprit  inutile  ,  qui  sait  dire  des  choses 
flatteuses  qui  ne  flattent  point ,  des  choses 
sensées  qui  n'instruisent  point  ;  qui  ne  peut 
persuader  personne  ,  quoiqu'il  parle  bien  ; 
qui  a  de  cette  sorte  d'éloquence  qui  sait  créer 
ou  embellir  les  bagatelles  ,  et  qui  anéantit 
les  glands  sujets  ;  aussi  pénétrant  sur  le  ridi- 
cule qu'aveugle  et  dédaigneux  pour  le  mérite  ; 
un  homme  riche  en  paroles  et  en  extérieur, 
qui  ne  pouvant  primer  par  le  bon  sens,  s'el- 
lorce  de  paraître   par  la    singularité  ;  qui 
craignant  de  peser  par  la  raison  ,  pèse  par  son 
inconséquence  et  ses  écarts  ;  plaisant  sans 
gaîté ,  vif  sans  passions  ;  qui  a    besoin  de 
changer  sans  cesse  de  lieux  et  d'objets,  et  Le 
peut  suppléer  par  la  variété  de  ses  amuse- 
ments le  défaut  de  son  propre  fonds. 

Si  plusieurs  personnes  de  son  caractère  se 
rencontrent  ensemble  ,  et  qu'on  ne  puisse 
pas  ananger  une  partie  ,  ces  hommes  qui 
ont  tant  d'esprit  n'en  ont  pas  assez  pour  sou- 
tenir une  demi  -  heure  de  conversation  , 
même  avec  des  femmes  ,  et  ne  pas  s'ennuyer 
d'abord  des  uns  des  autres.  Tous  les  faits  . 
toutes  les  nouvelles  ,  toutes  les  plaisanteries  . 


CARACTÈRES.  36  J 

toutes  les  réflexions  sont  épuisées  en  un  mo- 
ment. Celui  qui  n'est  pas  employé  à  un  qua- 
drille ou  à  un  quinze ,  est  obligé  de  se  tenir 
assis  auprès  de  ceux  qui  jouent ,  pour  ne  pas 
se  trouver  vis-à-vis  d'un  autre  homme  qui 
est  auprès  du  feu  ,  et  auquel  il  n"a  rien  à 
dire.  Tous  ces  gens  aimables  qui  ont  banni 
la  raison  de  leurs  discours  .  font  voir  qu'on 
ne  peut  s'en  passer  ;  le  faux  peut  fournir 
quelques  scènes  qui  piquent  la  surface  de 
l'esprit  :  mais  il  n'y  a  que  le  ^Tai  qui  touche 
et  qui  ne  s'épuise  jamais. 

XX. 

Titus ,  ou  V Activité . 

Titus  se  lève  seul  et  sans  feu  pendant  Ihi- 
ver  ;  et  quand  ses  domestiques  entrent  dans 
sa  chambre  ,  ils  trouvent  déjà  sur  sa  table  un 
tas  de  lettres  qui  attendent  la  poste.  Il  com- 
mence à  la  fois  plusieurs  ouvrages  qu'il 
achève  avec  une  rapidité  inconcevable  ,  et 
que  son  génie  impatient  ne  lui  permet  pas  de 
polir.  Quelque  chose  quil  entreprenne  -,  il 
lui  est  impossible  de  la  retarder  ;  une  afïaire 

01. 


3t)G  C  A  K  A  C  T  JJ.  li  K  s . 

qu  il  leiiieltrait  l'inquiéterait  jusquau  mo- 
ment qu'il  pourrait  la  reprendre.  Occupé  de 
soins  si  sérieux,  on  le  rencontre  pourtant 
dans  le  monde  comme  les  hommes  les  plus 
désœuvrés.  Il  ne  se  renferme  pas  dans  une 
seule  société  ,  il  cultive  en  même  temps  plu- 
sieurs sociétés  ;  il  entretient  des  relations 
sans  nombre  au  dedans  et  au  dehors  du 
royaume.  Il  a  voyagé  ,  il  a  écrit ,  il  a  été  à 
la  cour  et  à  la  guerre  ;  il  excelle  en  plu- 
sieurs métiers  ,  et  connaît  tous  les  hommes 
et  tous  les  livres.  Les  heures  qu  il  est  dans  le 
monde  ,  il  les  emploie  à  former  des  intrigues 
et  à  cultiver  ses  arais  ;  il  ne  comprend  pas 
que  les  hommes  puissent  parler  pour  parler, 
ou  agir  seulement  pour  agir,  et  l'on  voit  que 
sou  ame  souffre  quand  la  nécessité  et  la  poli- 
tesse le  retiennent  inutilement.  S'il  recherche 
quelque  plaisir,  il  n'y  emploie  pas  moins  de 
manège  que  dans  les  affaires  les  plus  sé- 
rieuses ;  et  cet  usage  qu'il  fait  de  son  esprit 
l'occupe  plus  vivement  que  le  plaisir  même 
qu'il  poursuit.  Sain  et  malade  ,  il  conserve  la 
même  activité  ;  il  va  solliciter  un  procès  le 
jour  qu'il  a  pris  médecine ,  et  fait  des  veri 


>.À  r.  Al. Tiiur.s.  36" 

une  autre  lois  avec  la  fièvre  :  el  quand  on  le 
]»iie  de  se  ménager,  He  !  dit-il.  le  puis-je 
it/i  moment  ?  vous  voyez  les  affaires  qui 
m  accablent  ;  quoiquau  vrai  il  n'y  en  a  au- 
cune qui  ne  soit  tout-à-fait  volontaire.  At- 
taqué dune  jualadie  plus  dangci'euse  ,  il  se 
l'ait  habiller  pour  mettre  ses  papiers  en  ordre  : 
ji  se  souvient  des  paroles  de  Vespasien  ,  et 
comme  cet  empereur,  vent  mourir  debout. 

XXI. 

Le  Paresseux. 

Au  contraire,  un  homuîe  pesant  se  lè\e 
le  plus  tard  qu'il  peut ,  dit  qu'il  a  besoin  de 
sommeil .  et  qu'il  faut  qu'il  dorme  pour  se 
porter  bien.  Il  est  toute  la  matinée  à  se  laver 
la  bouche  :  il  tracasse  en  robe  de  chambre  , 
prend  du  thé  à  plusieurs  reprises  ,  et  ne  dîne 
point  parce  qu  il  n'en  a  pas  le  temps.  »S  il  va 
voir  une  jeune  fenuiie  .  que  cette  visite  im- 
portune ,  mais  qui  ne  veut  pas  que  personne 
sorte  mécontent  d'auprès  d'elle ,  il  lui  laisse 
toute  la  peine  de  lenli'etenir  ;  elle  fait  des 
efforts  visibles  pour  ne  pas  laisser  tomber  la 


368  C  A  H  AC.TKKl-.S. 

conversation.  L'indolent  ne  s'aperçoit  pas 
que  lai-UK^-me  ne  parle  point;  il  ne  sent  pas 
qu'il  pèse  à  cette  jeune  femme  ;  il  s'enfonce 
dans  son  fauteuil ,  où  il  est  à  son  aise ,  où  il 
s'oublie  et  n'imagine  pas  qu'il  y  ait  au  monde 
quelqu'un  qui  s'ennuie ,  pendant  qu'un  homme 
qui  l'attend  chez  lui ,  et  auquel  il  a  donné 
heure  pour  finir  une  affaire  ,  ne  peut  com- 
prendre ce  qui  le  retarde.  De  retour  chez 
soi ,  on  lui  dit  que  cet  homme  a  fort  attendu 
et  s'en  est  enfin  allé.  Il  répond  qu'il  n'y  a  pas 
grand  mal ,  et  dit  qu'on  le  fasse  souper. 

XXII. 


Horace  ,  ou  l' Enthousiaste. 

Horace  se  couche  au  point  du  jour  ,  et  se 
lève  quand  le  soleil  est  déjà  sur  son  déclin. 
Les  rideaux  de  sa  chambre  demeurent  fermés 
jusqu'à  ce  que  la  nuit  approche.  Il  lit  quel- 
quefois aux  flambeaux  pendant  le  jour ,  afin 
d'être  plus  recueilli  ;  et  la  tète  échauffée  par 
sa  lecture  ,  il  lui  arrive  de  quitter  son  livre, 
de  parler  seul ,  et  de  prononcer  des  paroles 
qui  n'ont  aucun  sens.  On  l'a  vu  autrefois  à 


(,AK  ACTÈRF.  .'•.  3G() 

Rome  ,  peudanl  les  chaleurs  de  l'été  ,  se 
promener  toute  la  nuit  sur  des  ruines  ,  ou 
s'ilsscoir  parmi  des  tombeaux ,  et  interroger 
ces  débris.  On  l'a  vu  aussi  à  des  bals  s'atta- 
cher quelquefois  à  un  masque  qui  ne  parlait 
point ,  et  se  rendre  amoureux  de  ce  silence, 
qu'il  interprétait  follement  ;  car  Horace  est 
l'homme  du  monde  dont  l'imagination  va  le 
plus  vite  ,  et  son  esprit  prompt  et  fertile  sait 
prêter  aux  êtres  muets  toutes  les  passions 
qui  l'animent.  Une  autre  fois  ,  sur  ce  qu'il 
entend  dire  qu'un  ministre  a  parlé  librement 
au  prince  en  faveur  de  quelque  innocent , 
Horace  lui  écrit  avec  transport .  et  le  félicite 
au  nom  des  peuples  d'une  belle  action  quil 
n'a  pas  faite.  On  lui  reproche  ses  extrava- 
gances, et  il  les  avoue.  Il  se  raconte  lui-même 
si  naïvement  qu'on  lui  pardonne  sans  aucune 
peine  ses  folles  singularités.  Il  parle  même 
quelquefois  avec  tant  de  sens,  de  justesse  et 
de  véhémence,  qu'on  est  malgré  soi  entraîné. 
Sa  forte  éloquence  lui  fait  prendre  de  l  as- 
cendant sur  les  esprits.  Ceux  qui  se  sont 
moqués  de  ses  chimères  deviennent  très- 
souvent  ses  prosélytes  ,  et  plus  enthousiastes 


O'JO  C.ARACTEK  KS. 

que  lui,  ils  répandent  ses  sentiments  cl  sa 
iolie. 

,  XXIII. 

Théophile  ,  ou  la  Profondeur. 

Théophile  a  été  louché  dès  sa  jeunesse 
«l'une  forte  curiosité  de  connaître  le  genre 
iiumain  et  le  différent  caractère  des  nations. 
Poussé  par  ce  puissant  instinct  ,  et  peut-être 
aussi  par  Terreur  de  (pielque  ambition  plus 
secrète ,  il  a  consumé  ses  beaux  jours  dans 
l'étude  et  dans  les  voyages,  et  sa  vie,  toujours 
laborieuse,  a  toujours  été  agitée.  Son  esprit 
perçant  et  actif  a  tourné  son  application  du 
<;6té  des  grandes  affaires  et  de  l'éloquence 
solide.  Il  est  simple  dans  ses  paroles  ,  mais 
hardi  et  fort.  Il  parle  quelquefois  avec  une 
liberté  qui  ne  lui  peut  nuire  ,  et  qui  écarte 
cependant  la  défiance  de  l'esprit  d'autrui.  Il 
paraît  d'ailleurs  comme  un  homme  qui  ne 
cherche  point  à  pénétrer  les  autres  ,  mais 
qui  suit  la  vivacité  de  son  humeur.  Quand 
il  veut  faire  parler  un  homme  froid  ,  il  le 
conti'edit  quelquefois  pour  l'animer  ;  et  si 
celui-ci  dissimule ,  sa  dissimulation  et  son 


CARACTKRKS.  07 1 

silence  parlent  à  Théophile  ;  car  il  sait  quelles 
sont  les  choses  que  l'on  cache  ;  tant  il  est 
difficile  de  lui  échapper.  Il  tourne  ,  il  manie 
un  esprit  ;  il  le  feuillette  ,  si  j'ose  ainsi  dire, 
comme  on  discute  un  livre  qu'on  a  sous  les 
yeux  et  qu'on  ouvre  à  divers  endroits.  Théo- 
phile ne  fit  jamais  ni  fausses  démarches  ,  ni 
discours  frivoles  ,  ni  préparations  inutiles. 
Aussi  a-t-il  l'art  d'abréger  les  affaires  les 
plus   contentieuses   et   les  négociations    les 
plus   difficiles.   Tous    ceux  qui   l'entendent 
parler  se  confient  aussitôt  à  lui ,  parce  qu'ils 
se  flattent  d'abord  de  le  connaître.  Sa  sim- 
plicité leur  en  impose  ;  sou  esprit  profond 
ne  peut  être  ainsi  mesuré.  La  force  et  la 
droiture  de  son  jugement  lui  suffisent  pour 
pénétrer  les  autres  hommes  ,  mais  il  échappe 
à  leur  curiosité  sans  artifice.   Par  la  seule 
étendue  de  son  génie,  Théophile  est  la  preuve 
que  l'habileté  n'est  pas  uniquement  un  art, 
comme  les  hommes  faux  se  le  figurent  ,  et 
que  la  supériorité  d'esprit  nous  cache  bien 
plus  sûrement  que  la  finesse  ou  que  la  dissi- 
mulation ,  toujours  inutile  au  fourbe  contre 
la  prudence. 


S'?.  CARACTÈRES. 

XXIV. 

Cléon  ,  ou  la  folle  ambilion. 

Cléon  a  passé  sa  jeunesse  dans  robscurité, 
entre  la  vertu  et  le  crime.  Vivement  occupé 
de  sa  fortune  avant  de  se  connaître,  et  plein 
de  projets  chimériques  ,  il  se  repaissait  de 
ces  songes  dans  un  âge  mûr.  Son  naturel 
ardent  et  ihéLincolique  ne  lui  permettait  pas 
de  se  distraire  de  cette  sérieuse  folie.  Il  com- 
prenait à  peine  que  les  autres  hommes  pus- 
sent être  touchés  par  d'autres  biens  ,  et  s'il 
voyait  des  gens  qui  allaient  à  la  campagne 
dans  l'automne  pour  jouir  des  présents  de 
la  nature,  il  ne  leur  enviait  ni  leur  gaîté  , 
ni  leur  bonne  chère  ,  ni  leurs  plaisirs.  Pour 
lui  il  ne  se  promenait  point ,  il  ne  chassait 
point ,  il  ne  faisait  nulle  attention  au  chan- 
gement des  saisons.  Le  |}rintemps  n'avait  à 
ses  yeux  aucune  grâce.  S  il  allait  quelquefois 
à  la  campagne,  c'était  pendant  la  plus  grande 
rigueur  de  l'hiver  ,  afin  d'être  seul  et  de  mé- 
diter plus  profondément  quelque  chimère. 
Il  était  triste  ,  inquiet ,  rêveur  ,  extrême  dans 


CARACTÈRES.  3']3 

ses  espérances  et  dans  ses  crainles  ,  immo- 
déré dans  ses  cliagrins  et  dans  ses  joies  :  peu 
de  chose  abattait  son  esprit  violent  ,  et  le 
moindre  siiccùs  le  retenait.  Si  quelque  lueur 
de  fortune  le  flattait  de  loin  ,  alors  il  devenait 
plus  solitaire  ,  plus  distrait  et  plus  taciturne  ; 
il  ne  dormait  plus ,  il  ne  mangeait  point  ;  la 
joie  consumait  ses  entrailles  ,  comme  un  feu 
ai'dent  qu'il  portait  au  fond  de  lui-même.  A 
cette  ambition  effrénée  il  joignait  quelque 
humanité  et  quelque  bonté  naturelle.  Ayant 
rencontré  à  Yenise  un  Suédois  autrefois  très- 
riche  ,  alors  misérable  et  proscrit  ,  le  cœur 
de  Cléon  fut  ému  ;  et  comme  il  venait  de 
gagner  au  jeu  cent  ducats,  il  dit  en  lui-même  : 
//  «y  a  qu'une  heure  que  je  n  avais  pas 
besoin  de  cet  argent ,  et  il  le  donna  aussitôt 
à  ce  Suédois  ,  qui .  touché  de  cette  noblesse, 
ne  put  retenir  quelques  laiines  que  lui  arra- 
cha ent  la  mémoire  et  le  déplaisir  de  ses 
fautes  ;  mais  Cléon  ,  d'un  air  inspiré  :  «  Au- 
cc  riez-vous  ,  dit-il ,  le  courage  de  tuer  un 
«  homme  dont  la  mort  importe  à  1  Etat  et 
K  pourrait  finir  vos  misères  ?  »  L'étranger 
pâlit,  et  Cléon  qui  observait  alors  son  visage  : 
1.  Sa 


374  CARACTÈRES. 

«  Je  vois  bien,  dil-il  ,  que  la  seule  pensée 
(f  du  crime  vous  efFraie.  Je  vous  estime  plus 
«  de  cette  délicatesse  dans  une  si  grande  ad- 
«  versité ,  que  je  n'estime  toutes  les  vertus 
«  d'un  homme  heureux.  Vous  êtes  humain 
«  dans  la  pauvreté  ,  et  vous  préférez  l'inno- 
K  cence  à  la  fortune.  Puissiez-vous  fléchir  sa 
«  rigueur  !   »   En   achevant  ces  mots  ,  il  le 
quitta  brusquement ,  et  partit  de  Venise  sans 
l'avoir  revu  ,  laissant  cet  étranger  dans  une 
grande  incertitude  de  ses  sentiments  ,  qui 
n'étaient  pas  même  connus  de  ses  plus  in- 
times amis  ;  car  la  médiocrité  de  sa  fortune 
l'ayant  obligé  de  cacher  l'étendue  de  son  am- 
bition ,  son  sérieux  ardent  et  austère  passait 
pour  sagesse  :  tant  les  hommes  sont  peu  ca- 
pables de  se  concevoir  les  uns  les  autres. 

XXV. 

Turnus  ,  ou  le  Chef  de  parti. 

Turnus  est  le  médiateur  et  en  quelque  sorte 
le  centre  de  ceux  qui ,  par  le  caractère  de 
leurs  sentiments  ou  par  la  disposition  de  leiu- 
fortune,  ont  besoin  d'uji  milieu  qui  les  i-ap- 
proche  et  qui  concilie  leurs   esprits.   Domv 


CARACTÈRES.  3^5 

hommes  qui  ne  se  comprennent  point  ti  ou- 
vent  tous  les  deux  près  de  lui  la  justice  qu'ils 
se  refusent  et  l'estime  qui  leur  est  due.  Sans 
sortir  de  sou  caractère  ,  il  se  prête  aisément 
à  tous  ,  et  sait  supporter  les  défauts  de  ceux 
qui  lui  sont  attachés.  Il  estime  les  hommes 
selon  leur  courage  et  la  force  de  leur  carac- 
tère. 11  préfère  les  sages  à  ceux  qui  n'ont 
que  de  l'esprit ,  et  les  jeunes  gens  ambitieux 
aux  vieillards  qui  n'ont  que  de  la  sagesse  ; 
parce  que  la  jeunesse  est  plus  agissante,  plus 
hardie  dans  ses  espérances  ,  et  plus  sincère 
dans  ses  affections.  Quiconque  a  de  la  reso- 
lution ,  peut  se  jeter  avec  confiance  entre  ses 
bras.  Il  sert  ses  amis  dans  leurs  peines,  dans 
l'opprobre  et  dans  les  plaisiis.  Son  humanité, 
ses  services  et  son  éloquence  ingénue  lui  as- 
sujétissent  les  cœurs.  S'il  s'arrête  un  seul  jour 
dans  une  ville  ,  il  s'y  lait  dans  ce  peu  de 
temps  des  créatures  et  des  partisans  pas- 
sionnés. Quelques  uns  abandonnent  leur 
province  ,  dans  la  seule  espérance  de  le  re- 
trouver ,  et  d'en  être  protégés  dans  la  capi- 
tale. Ils  ne  sont  pas  trompés  dans  leur  at- 
tente ;  Turnus  les  reçoit  parmi  ses  amis  ,  et 


3^6  CARACTÈUES. 

il  leur  tienl  lieu  de  patrie.  Il  ne  ressemble 
]ioinl  à  ceux  qui ,  capables  par  vanité  et  par 
iiidusli'ie  de  se  faire  des  créatures ,  les  per- 
dent par  paiesse  ou  par  inconstance  ;  qui 
promettent  toujours  plus  qu'ils  ne  tiennent, 
et  blessent  sans  retour  ceux  quils  abusent 
ou  qu'ils  n'ont  servis  qu'à  demi.  Comme  il 
ne  cultive  pas  les  hommes  sans  dessein  ,  il 
ne  les  néglige  jamais  par  légèreté.  La  répu- 
tation de  ses  vertus  et  ses  insinuations  lui 
ont  concilié  un  très-grand  nombre  de  ces 
hommes  sages  qui  ont  toujours  de  l'autorité 
dans  le  public ,  quoiqu'ils  n'occupent  pas  les 
premières  places.  Si  les  ennemis  de  Turnus 
répandent  qu'il  trame  un  dessein  contre  la 
lépubliquc  ,  ceux-ci  se  rendent  garants  de 
son  innocence  ,  sollicitent  pour  lui  quand  il 
est  accusé,  et  détournent  contre  ses  délateurs 
l'indignation  publique.  Il  s'est  lait  d'ailleurs 
à  la  guerre  une  haute  réputation  qui  orne 
ses  autres  vertus  ;  car  il  a  compris  de  bonne 
heure  que  ceux  qui  commandaient  avec  suc- 
cès dans  les  armées  ,  éclipsaient  aisément  les 
politiques  ,  et  faisaient  tomber  leur  crédit  ; 
cl  do  plus  il  n'ignore  pas  que  l'on  ne  peut 


( 

CARACTÈRES.  87^ 

rien  entreprendre  d'extraordinaire  sans  lairc 
la  guerre.  Mais  .  malgré  le  nom  qu'il  s'y  est 
fait  ,  les  plus  vils  citoyens  sont  moins  mo- 
destes et  moins  populaires  ,  et  l'on  ne  ren- 
contre que  lui  dans  les  places ,  sous  les  por- 
liques  et  dans  les  plus  humbles  maisons. 
Ainsi ,  sans  orgueil  et  sans  faste  ,  il  est  à  la 
tète  d'un  parti  puissant .  avant  que  ceux  qui 
le  composent  sachent  eux-mêmes  que  c  est 
un  j)arti.  Aucun  n'a  son  secret ,  mais  il  est 
sûr  de  tous  ;  et  lorsqu'il  sera  temps  d'agir  , 
nul  ne  manquera  à  sou  chef,  à  son  bienfai- 
teur ,  à  son  ami  :  et  si  cependant  la  fortune, 
qui  peut  tout  contre  la  prudence  .  fait  qu'il 
est  prévenu  dans  ses  desseins  ,  il  avoue  la 
plupart  des  faits  qu  on  lui  impute  ,  et  les  jus- 
tifie par  les  lois  ou  par  la  force  de  son  élo- 
quence. Ses  juges  sont  étonnés  de  sa  sécurité 
et  attendris  de  ses  discours.  La  cabale  qui 
veut  sa  perte  n'ose  le  laisser  reparaître  ni 
l'interroger  en  public.  Quoiqu'il  soit  con- 
vaincu d'avoir  attenté  contre  la  liberté  ,  on 
est  obligé  de  le  faire  mourir  secrètement ,  et 
le  peuple  qui  l'adoiait  demeure  persuadé  de 
son  innocence. 

52. 


378  r,  Ali  ACTE  R  ES. 

XXVI. 

Lentulus ,  ou  le  Factieux. 

I 

Lenlulus  se  tient  renfermé  dans  le  fond 
d'un  vaste  édifice  qu'il  a  fait  bâtir  ,  et  où  son 
ame  austère  s'occupe  en  secret  de  projets 
ambitieux  et  téméraires.  Là ,  il  travaille  le 
jour  et  la  nuit  pour  tendre  des  pièges  à  ses 
ennemis  ,  pour  éljlouir  le  peuple  par  des 
écrits,  et  amuser  les  grands  par  des  promes- 
ses. Sa  maison  quelquefois  est  pleine  de  gens 
inconnus  ,  qui  attendent  pour  lui  parler  , 
qui  vont ,  qui  viennent  ;  on  les  voit  fort  sou- 
vent entrer  la  nuit  dans  son  appartement , 
et  en  sortir  un  peu  devant  l'aurore.  Lentulus 
fait  des  associations  avec  des  grands  qui  le 
haïssent  ,  pour  se  soutenir  contre  d'auti'es 
grands  dont  il  est  craint.  Il  tient  aux  plus 
puissants  par  ses  alliances  ,  par  ses  chaiges 
et  par  ses  menées.  Quoiqu'il  soit  né  fier, 
impérieux  et  peu  abordable ,  il  ne  néglige 
pourtant  pas  le  peuple.  Il  lui  donne  des  fêtes 
et  des  spectacles  ;  et  lorsqu'il  se  montre  dans 
îcs  rues  ,  il  l'ail  jeter  de  l'argent  autour  de 


CAUACTK  Ri:s.  3^9 

sa  litière  ,  et  ses  émissaires  ,  postés  en  diÔé- 
reuts  endroits  sur  son  passage  ,  excitent  la 
canaille  à  Tapplaudir.  Ils  l'excusent  de  ne 
pas  se  montrer  plus  souvent ,  sur  ce  qu'il  est 
trop  occupé  des  besoins  de  la  république  , 
et  qu'un  travail  sévère  et  sans  relâche  ne  lui 
laisse  aucun  jour  de  libre.  Il  est  en  effet  sur- 
chargé par  la  diversité  et  la  multitude  des 
affaires  qui  l'appliquent,  et  ces  occupations 
laborieuses  le  suivent  partout  ;  car  même  à 
l'armée  ,  où  il  v  a  tant  de  distractions  iné- 
vitables  ,  les  troupes  le  voient  rarement  ;  et 
pendant  qu'il  est  obsédé  de  ses  créatures  , 
qu'il  donne  des  ordres  ou  qu'il  médite  des 
intrigues ,  le  soldat  murmure  de  ne  pas  le 
voir,  et  blâme  ce  genre  de  vie  trop  austère. 
Lentulus  emploie  sa  retraite  à  traverser  se- 
crètement les  entreprises  du  consul,  qui  com- 
mande en  chef  ;  et  il  fait  si  bien,  que  le  pain, 
le  fourrage  et  même  l'argent  manquent  au 
quartier  généi'al ,  pendant  que  tout  abonde 
dans  son  propre  camp.  S'il  arrive  alors  que 
les  troupes  de  la  république  reçoivent  quel- 
que échec  de  l'ennemi ,  aussitôt  les  courriers 
de  Lcnluius  font  jctentir  la  capitale  de  ses 


38o  ■  CAKACTÈU  ES. 

plaintes  contre  le  consul.  Le.  peuple  s  as- 
semble dans  les  places  par  pelotons  ,  et  les 
créatures  de  Lentulus  ont  grand  soin  de  lire 
des  lettres  par  lesquelles  il  paraît  qu'il  a 
sauvé  l'armée  d'une  entière  défaite.  Toutes 
les  gazettes  répètent  les  mêmes  bruits  ,  et 
tous  les  nouvellistes  sont  payés  d'avance  poul- 
ies confirmer.  Le  consul  est  forcé  d'envoyer 
des  mémoires  pour  justifier  sa  conduite  contre 
les  artifices  de  son  ennemi.  Celui  qu'il  a 
chargé  de  cette  affaire  ,  qui  est  un  homme 
instruit  et  hardi  ,  arrive  dans  la  capitale  où 
il  est  attendu  avec  impatience  ,  et  on  s'attend 
qu'il  révélera  bien  des  mystères  ;  mais  le  len- 
demain le  sénat  s'étant  extraordinairemenl 
assemblé  ,  on  vient  lui  annoncer  que  cet  en- 
voyé a  été  trouvé  mort  dans  son  lit ,  et  qu'on 
a  détourné  tous  ses  papiers.  Les  gens  de 
bien  ,  consternés ,  gémissent  secrètement  de 
cet  attentat  ;  mais  les  partisans  de  Lentulus 
en  triomphent  publiquement  ,  et  la  répu- 
blique est  menacée  d'une  horrible  servitude. 


CARACTÈRES.  38l 

XXVII. 

Clodius  ,  ou  le  Séditieux. 

Clodius  assemble  chez  lui  une  troupe  de 
libertins  et  de  jeunes  gens  accablés  de  dettes. 
Le  sénat  a  fait  une  loi  pour  réprimer  le  luxe 
de  ces  jeunes  gens  ,  et  l'énormité  des  em- 
prunts. Clodius  leur  dit  :  Mes  amis  ,  pouvez- 
vous  souffrir  la  rigueur  ,  la  hauteur  et  la 
dureté  d'un  gouvernement  si  austère  ?  On 
délend  aux  uns  les  plaisirs  ,  on  ferme  aux 
autres  les  chemins  de  la  fortune  ;  on  s'efforce 
d'anéantir  le  courage  et  l'esprit  de  tous ,  en 
tenant  sous  des  lois  étroites  leur  génie  captif; 
et  cette  servitude  de  chaque  particulier ,  on 
ose  la  nommer  liberté  publique  !  Mes  amis, 
on  hait  les  tyrans  qui  veulent  régner  par  la 
force  ;  et  qu'importe  d'être  l'esclave  des  hom- 
mes ou  des  lois  ,  quand  les  lois  sont  plus  ty- 
ranniques  que  ceux  qui  les  violent  ?  Est-ce 
à  nous  à  subir  le  joug  de  quelques  vieillards 
languissants  ?  La  nature  aurait-elle  fait  les 
faibles  pour  l'autorité  ,  et  les  forts  pour  leur 
obéir  ?  Les  faibles  ne  sont  point  à  plaindre 
dans  la  dépendance  des  forts  ;  mais  les  ibrts 


382  CARACTÈRES, 

ne  peuvent  souffrir  la  servitude  sans  une  in- 
supportable violence.  Donnons  à  ce  peuple 
abattu  quelque  exemple  qui  le  réveille  ;  les 
ambitieux  sont  Tame  des  corps  politiques  ; 
le  repos  en  est  la  langueur...  Ainsi  s'expli- 
que Clodius  avec  ses  amis.  Quand  il  est  avec 
des  personnes  qui  l'obligent  à  plus  de  rete- 
nue ,  il  leur  dit  qu'on  fait  bien  de  réprimer 
le  vice  ,  mais  qu'il  faut  avoir  attention  que 
le  remède  qu'on  y  apporte  ne  soit  pas  lui- 
même  un  plus  grand  mal.  La  vertu  ,  dit-il , 
est  aimable  par  elle-même  ;  que  sert  d'em- 
ployer la  force  pour  la  persuader?  La  force 
est  toujours  odieuse ,  quelque  juste  qu'en  soit 
le  motif.  Voyez ,  dit-il  encore  ,  la  diversité 
que  la  nature  a  mise  entre  les  hommes  :  est- 
il  juste  d  assujélir  à  la  même  règle  tant  de 
différents  caractères?  Peut-on  obliger  tous 
les  hommes  à  marcher  dans  la  même  voie  ? 
et  faut-il  tenir  la  nature  prosternée  sous  un 
joug  si  rude?  Tels  sont  les  discours  les  plus 
modérés  de  Clodius.  Mais  s'il  se  ibrme  un 
parti  dans  la  république  qui  ne  tend  rien 
moins  qu'à  sa  ruine  ,  il  excite  les  conjurés  à 
l'avancer  ,  et  leur  dit  qu'il  faut  que   tout 


CARACTÈRES.  383 

change  ;  que  c'est  une  fatalité  inévitable  ; 
que  les  opinions  elles  mœurs  qui  dépendent 
des  opinions  ,  les  hommes  en  place  et  les  lois 
qui  dépendent  des  hommes  en  place  ,  les 
bornes  des  Etats  et  leur  puissance  ,  lintérêt 
des  Etats  voisins ,  tout  varie  nécessairement. 
Et ,  dit-il  ,  de  ces  changements  il  n'y  en  a 
aucun  qui  ne  se  fasse  par  la  force ,  car  la  sé- 
duction et  l'artifice  ne  méritent  pas  moins 
ce  nom  que  la  violence  déclarée  et  manifeste. 
Mes  amis  ,  continue-t-il  ,  qui  peut  retenir 
vos  courages?  craignez-vous  de  troubler  la 
paix  de  la  patrie  ?  Quelle  paix  ,  qui  avilit  les 
hommes  dans  un  misérable  esclavage  !  Es- 
timez-vous tant  le  repos  ?  et  la  guerre  est- 
elle  plus  rude  que  la  servitude?  Ainsi  Clodius 
met  tout  en  feu  par  ses  discours  séditieux  , 
et  cause  de  si  grands  désordres  dans  la  ré- 
pubUque  qu'on  ne  peut  y  remédier  que  par 
sa  perte. 

XXVIII.. 

L'Orateur  chagrin. 

Celui  qui  n'est  connu  que  par  les  lettres, 
n'est  pas  infatué  de  cette  gloire  ,  s'il  est  am- 


384  CARACTÈUES. 

bitieux.  Bien  loin  de  vouloir  faire  entrer  les 
jeinies  gens  dans  sa  propre  carrière  ,  il  leur 
montre  lui-même  une  route  plus  noble ,  s'ils 
osent  la  suivre.  Le  riche  insolent ,  leur  dit- 
il  ,  méprise  les  talents  les  plus  sublimes  ,  et 

le  vertueux  ignorant  ne  les  connaît  pas 

0  mes  amis  !  pendant  que  des  hommes  mé- 
diocres exécutent  de  grandes  choses  ,  ou  par 
un  instinct  particulier  ,  ou  par  la  faveur  des 
occasions  ,  voulez-vous  vous  réduire  à  les 
écrire  ?  Si  vous  faites  attention  aux  hom- 
mages qu'on  met  aux  pieds  d'un  homme  que 
le  prince  élève  à  un  poste  ,  croirez-vous  qu'il 
y  ait  des  louanges  pour  un  écrivain,  qui  ap- 
prochent de  ces  respects  ?  Qui  ne  peut  aider 
la  vertu  ,  ni  punir  le  crime  ,  ni  venger  l'in- 
jure du  mérite ,  ni  confondre  l'orgueil  des 
riches ,  se  contenlera-t-il  d'un  peu  d'estime? 
Il  appaitient  à  un  artisan  d'être  enivré  de 
■  régner  au  barreau  ,  ou  sur  nos  théâties ,  ou 
dans  les  écoles  des  philosophes  :  mais  vous 
qui  aspirez  à  la  gloire,  pouvez-vous  la  mettre 
à  ce  prix  ?  Regardez  de  près  ,  mes  amis  :  celui 
qui  a  gagné  des  batailles  ,  qui  a  repoussé 
l'ennemi  ries  frontières  qu'il   ravageait  ,  et 


CARACTÈRES.  385 

donné  aux  peuples  Tespérance  d'une  paix 
glorieuse  ,  s'il  fait  tout  à  coup  disparaître  la 
réputation  des  ministres  et  le  faste  des  fa- 
voris ,  qui  daignera  encore  jeter  les  yeux  sur 
vos  poètes  et  vos  philosophes  ?  Mes  amis  ,  ce 
n'est  point  par  des  paroles  qu  on  peut  s'é- 
lever sur  les  i-uines  de  l'orgueil  des  grands 
et  forcer  l'hommage  du  monde  ,  c'est  par  la 
vertu  et  l'audace,  cest  par  le  sacrifice  delà 
santé  et  des  plaisirs  ,  c'est  par  le  mépris  du 
danger.  Celui  qui  compte  sa  vie  pour  quel- 
que chose  ,  ne  doit  pas  prétendre  à  la  gloire. 
Ainsi  parle  un  esprit  chagrin  que  la  répu- 
tation des  lettres  ne  peut  satisfaire.  Il  parut 
quelquefois  chercher  à  s'affermir  lui-même 
contre  les  déplaisirs  de  son  état ,  et  com- 
battre avec  violence.  C'est  peu  ,  mes  amis  , 
reprend-il ,  de  souffrir  d'extrêmes  besoins 
et  d'être  privé  des  plaisirs.  Quel  est  celui  qui 
a  été  pauvre  et  qui  a  évité  le  mépris  ?  Qui 
n'a  pas  été  opprimé  par  les  puissants,  moqué 
par  les  faibles  ,  fui  et  abandonné  par  tous  les 
hommes  ?  A-t-on  estimé  ses  talents  ?  a-t-on 
fait  attention  à  sa  vertu  ?  La  nécessité  l'a 
tenté  ,  linfortune  l'a  avili ,  et  le  sort  s'est 
I.  55 


386  CARACTÈRES, 

joué  de  sa  prudence.  Toutefois  ni  l'adversité, 
ni  la  honte  ,  ni  la  misère  ,  ni  ses  fautes ,  s'il 
en  a  faites  ,  ni  l'injustice  de  ses  ennemis  ne 
lui  ont  ôté  son  courage.  Qui  voudrait  être 
riche  mais  avare,  respecté  mais  faible,  craint 
mais  haï  ?  Mais  qui  ne  voudrait  être  pauvre 
avec  de  la  vertu  et  du  courage  ? 

Celui  qui  peut  vivre  sans  crime  ,  et  qui 
sait  oser  et  souffrir  ,  sait  aussi  se  passer  de 
la  fortune  qu'il  a  méritée  :  les  heureux  et  les 
insensés  pourront  insulter  sa  misère  ;  mais 
l'injure  de  la  folie  ne  saurait  flétrir  la  vertu. 
L'injure  est  l'opprobre  du  fort  qui  abuse  des 
dons  du  hasard,  et  l'arme  dy  lâche  insolent. . . 
Ces  discours  d'un  esprit  inquiet,  qui  s'est  fait 
un  nom  par  les  lettres  ,  échauffent  l'esprit 
des  jeunes  gens  prompts  à  s'enflammer  ; 
mais  la  fortune  laisse  rarement  aux  hommes 
le  choix  de  leurs  vertus  et  de  leur  travail. 


FIN     nu    P  R  E  M  I,E  R    VOLUME. 


TABLE  DES  1V1\TIERES 

CONTENUES 

DANS  CE  VOLUME. 


Notice  sur  la  vie  et  les  écrits  de  Vauvenargucs, 

par  M.  Siiaid.  i 

Fragments  sur  Vauvenargues.  53 

Epître  de  IVIarmontcl  à  Voltaire.  66 

Extrait  des  Mélanges  littéraires.  ^3 

Discours  préliminaire.  77 

INTRODUCTION  A  LA  CONNAISSANCE  DE 
L'ESPRIT  HUMAIN. 

LIVRE    PREMIER. 


I. 

De  l'Esprit  en  général. 

85 

II. 

Imagination  ,  Fiéllexion  ,  Mémoire. 

87 

m. 

Fécondité. 

89 

IV. 

Vivacitt^ 

90 

V. 

Pénétration. 

9^ 

VI. 

De  la  Justesse ,  de  la  Netteté,  du  Juge- 

ment. 

93 

VII. 

Du  bon  Sens. 

96 

VIII. 

De  la  Profondeur. 

97 

388 

TABLE    DES    MATIÈRES 

IX. 

Do  la  Délicatesse,  de  la  Finesse  et 

de  la  force. 

99 

X. 

De  l'Etendue  de  l'Esprit. 

I0( 

XI. 

Des  Saillies. 

I03 

XII. 

Du  Goût. 

io6 

XIII. 

Du  Langafje  et  de  l'Éloqueacc. 

110 

XIV. 

De  l'Invention. 

u4 

XV. 

Du  Génie  et  de  l'Esprit. 

n6 

XVI. 

Du  Caractère. 

lai 

XVJI. 

Du  Sérieux. 

123 

XVIII. 

Du  Sang-froid. 

ia5 

XIX. 

De  la  Présence  d'esprit. 

12G 

XX. 

De  la  Distraction. 

bid. 

XXI. 

De  l'Esprit  du  jeu. 

LIVRE    DEUXIÈ.ME. 

127 

XXII. 

Des  Passions.  " 

I3U 

XXIII. 

De  la  Gaîtc,  de  la  ,Ioic,  de  la 

.\Ie- 

lancolie. 

!33 

XXIV. 

De  l'Araour-propre  et  de  l'Amour 

* 

de  nous-mêmes. 

134 

XXV. 

De  l'Ambition. 

iSg 

XXVI. 

De  l'Aniom-  du  monde. 

,.',i 

XXVII. 

Surl'Amuur  de  la  gloire. 

ibld. 

XXVIII 

.  De    l'Amour   des    scien«es    et 

des 

lettres.  i43 

XXIX.  De  l'Avarice.  i47 

XXX.  De  la  Passioii  du  jeu.  ibid. 

XXXI.  De  la  Passion  des  exercices.  148 

XXXII.  De  l'Amour  paternel.  i5o 


CONTENUES  DANS    Cli    VOLUME.        38q 

XXXJll.      De  l'Amour  filial  et  fraternel.  i5o 
XXXIV.      De  l'Amour  que  l'on  a  pour  les 

bètes.  iSa 

\XXV.        De  rAmitie.  l53y' 

XXXVI.      De  l'Amour.  i56 

XX.XVII.     De  la  Physionomie.  iSg 

XXXVIII.  De  la  Pitié.  i6o 

XXXIX.  De  la  Haine.  i6i 
XL.             De  l'Estime ,  du  Respect  et  du  Mé- 
pris. i63 


XLI. 

De  l'Amour  des  objets  sensibles. 

169 

XLIl. 

Des  Passions  en  gênerai. 

LIVRE     TKOISIÈMIÎ. 

170-- 

XLIll. 

Du  Lien  et  du  Mal  moral. 

1733. 

XLIV. 

De  la  Grandeur  d'ame. 

186 

XLV. 

Du  Courage. 

189 

XL  VI. 

Du  Bon  et  du  Beau. 

197 

RÉFLEXIONS  SUR  DIVERS  SUJETS 

1. 

Sur  le  Pyrrhonisme. 

199 

H. 

Sur  la  Nature  et  la  Coutume. 

ao2 

111. 

Nulle  jouissance  sans  action. 

306 

IV. 

De  la  certitude  des  principes. 

208 

V. 

Défaut  de  la  plupart  des  choses 

210 

VI. 

De  l'Ame. 

211 

VII. 

Des  Romans. 

312 

VIII. 

Contre  la  Médiocrité. 

2.4 

IX. 

Sur  la  Noblesse. 

ai5 

X. 

Sur  la  Fortune. 

217 

390  TABLE    DES    MATIÈRES 

XI.  Contre  la  Vanité.  ai8 

XII.  Ne  point  sortir  de  son  caractère.  219 

XIII.  Du  pouvoir  de  rAcliviic.  220 

XIV.  Sur  la  Dispute.  22r 

XV.  Suje'tion  de  l'esprit  de  l'homme,  ibid. 

XVI.  On  ne  peut  être  dupe  de  la  vertu.  224 

XVII.  Sur  la  Familiarité.  22(> 

XVIII.  Kccessite  de  faire  des  fautes.  227 
XIX..  Sur  la  Libe'ralite.  23g 

XX.  Maxime  de  Pascal  explique'e.  233 

XXI.  L'esprit  naturel  et  le  simple.  234 

XXII.  Du  Bonheur.  23G 

CONSEILS  A  UN  JEUNE  HOMME. 

I.  Surlesconse'quences  de  sa  conduite.  a'j8 

II.  Sur  ce  que  les  femmes  appellent  un 

homme  aimable.  240 

III.  Ne  pas  se  laisser  décourager  par  le 

sentiment  de  ses  faiblesses.  2^2 

IV.  Sur  le  bien  de  la  familiarité'.  243 

V.  Sur  les  moyens  de  vivre  en  paix  avec 

les  hommes.  2:}:^ 

VI.  Sur  une  maxime  du  cardinal  de  Retz.  24G 

VII.  Sur  l'empressement  des  hommes  à 

se  rechercher  et  leur  facilité  à  se 

de'goûter.  24g 

VIII.  Sur  le  me'pris  des  petites  finesses.  252 

IX.  Aimer  les  passions  nobles.  253 

X.  Quand  il  faut  sortir  de  sa  sphère.  254 


CONTENUES   DANS    CE    VOLUME.       3g I 

XI.  Du  faux  Jugement  que  l'on  porte 

drs  choses.  a56 

RÉFLEXIONS  CRITIQUES  SUR  QUELQUES 
POÈTES. 


I. 

La  Fontaine. 

261 

II. 

Boileau. 

265 

III. 

Cbaulieu. 

266 

IV. 

Molière. 

267 

V,  VI. 

Corneille  et  Racine. 

274 

VII. 

J.  B.  Rousseau. 

298 

VIII. 

Quinault. 

809 

IX. 

Sur  quelcpios  ouvrages   de  M.    de 

Voltaire. 

3i5 

LES  ORATEURS. 

Bossuct 

327 

Pascal. 

ibid. 

Fénelor 

i. 

328 

Sur  La 

Bruvère. 

CARACTÈRES. 

.33o 

I. 

Oronte,  ou  le  vieux  fou. 

335 

II. 

Thersite. 

336 

III. 

Les  jeunes  Gens. 

338 

IV. 

Midas,  ou  le  Sot  qui  est  glorieux. 

339 

V. 

Le  Flatteur  insipide. 

3h 

VI. 

Lacon  ,  ou  le  petit  Homme. 

342 

VII. 

Caritès  ,  ou  le  Grammairien. 

343 

VIII. 

L'Etourdi. 

344 

392  tAIîLK    DF.S    MATIÈHES. 

IX.  ClazouHUf,  oulaViîitnmalheLiiciJSC.  345 

X.  Plialante ,  on  le  Scélérat.  3:}7 

XI.  Isocrale,  ou  le  bel  Esprit  juoilerne.  S^S 

XII.  Thieslc ,  ou  la  Simplicité.  353 

XIII.  Trasillc ,  ou  les  Gens  h  la  mode.  354 

XIV.  Pliocas,  ou  la  fausse   Singnhuilé.  355 

XV.  Cirus,  ou  l'Esprit  extrême.  356 

XVI.  Lipse,  ou  l'Homme  sans  principe».  358 

XVII.  Lisias,  ou  la  Fau.-^se  Eloquence.  35() 
XVIJI.  Alcipe.  36t 

XIX.  Le  Mérite  frivole.  363 

XX.  Tiiiis,  ou  l'Activité.  365 

XXI.  Le  Paresseux.  367 

XXII.  Horace  ,  ou  rEnlbousiasle.  368 

XXIII.  Théophile,  ou  la  Profondeur.  370 

XXIV.  Cléon,  ou  la  folli!  Ambition.  372 

XXV.  Turnus  ,  ou  le  Chef  de  parti.  374 

XXVI.  Lentulus  ,  ou  le  Factieii.x.  378 

XXVII.  Clodius,  ou  le  Séditieux.  38i 

XXVIII.  L'Orateur  chagrin.  383 


FIN  i)K  LA   tAni.F.  nr   PREMII  R   volumi 


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2068 
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1823 

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Vauvenargues,   Luc  de 
Clapiers,  marqiiis  de 
Oeuvres  complètes 
Nouv.   éd. 


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