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OEUVRES
COM PIETES
DE VAUVENARGUES.
IMPRIMERIE DE A. BELIN ,
me des Mathurins S. J., ii°. i4 , ^ Pari».
OEUVRES
COMPLÈTES
DE VAUVENARGUES
PRÉCÉDÉES
DUNE NOTICE SUR SA VIE ET SES OUVRAGES
ET ACCOMPAàîlÉES
DES NOTES DE VOLTAIRE, MORELLET, FORTIA, SUARD.
NOUVELLE EDITION.
TOME I.
A PARIS,
CHEZ J. L. J. BRIÈRE, LIBRAIRE.
RUE s'.-ANDRÉ-DES-ARTS, n", ()S.
MDCÇGXXin.
■1-;
vn
2.
NOTICE
sua LA VIE ET LES ECRITS
DE YAUVENARGUES.
J^uc DE Clapieks, marquis de Vauve-
iiargues, issu d'une nobje et ancienne famille
de Provence, naquit à Aix le 6 août 1715 ,
fépoque de la mort de Louis XIV.
Le beau siècle qui venait de finir avait
produit , dans presque tous les genres de
littérature , des modèles qui n'ont point été
égalés ; mais il avait répandu en même temps,
dans les esprits , des germes de goût et d"é-
mulation qui n'ont pas été stériles.
La destinée des hommes de génie qui
ouvrent une carinère , est d'y entrer sans
guide , et de laisser loin derrière eux ceux
qui tentent de suivre leurs traces ; et telle fut
la gloire de Corneille, de Molière, de Racine,
de La Fontaine , de Bossuet , de La Bruyère ;
mais le siècle qui a produit Fontenelle, Vol-
I. I
3 NOTICE
laiie , Montesquieu , Biiffon . Rousseau , le
siècle qui a pcrfcclionné et assuré la niaiclic
(le la langue française , qui a répandu la lu-
mière sur tous les objets des connaissances
lunnaines , n'a ricu à envier aux plus belles
époques de la littérature ; ce siècle même se-
rait dij^ne de s'associer à la célébrité de celui
c(ui l'a précédé , par le seul avantage d'avoir
su mieux sentir et mieux apprécier toute la
supériorité des grands écrivains auxquels il
n'a pu donner de rivaux. Racine , Molière .
i^a Fontaine , souvent méconnus par leurs»,
contemporains, ont trouvé dans la génération
suivante des appréciateurs plus sensibles et
pkis justes ; et c'est dans l'admiration réllé-
chie des hommes éclairés du dix-huitième
siècle que le dix-septième a reçu le complé-
ment de sa gloire.
Il est dans la nature des choses qu'une
époque de goût succède à une époque de gé-
nie , et malheureusement cela n'arrive pas
toujours. Ce qui est plus lai-e encore , c'est
que le même âge réunisse au perl'ectionne-
ment du goilt les créations du génie. Cette
réunion caractérisera le mérite du dix-hui-
SI a V Al V I. \ A lîC. l' KS. 3
tièinc siècle ;iux yeux de la postciilc , lors-
qu'un misérable esprit de i)art,i , né de cir-
constances exlraordinalres , et soutenu par
les plus vils iiiolil's, aura cessé de répandre
des nuages sur une vérité incontestable pour
tous les bons esprits.
Quelques écrivains restreignent beaucoup
trop le sens du mot f(('iiie , quoiqu'ils ny
aient aucune prétention, ou pluUtl parce
qu'ils n'y ont aucini droit. Pour moi , je
pense que toute production de l'esprit qui
ofl're des idées nouvelles sous une l'orme in-
téressante , tout ce qui porte, dans la pen-
sée comme dans l'cxpressuin, im caractère
de force et d'originalité, est l'œuvre du gé-
nie ; et , sous ce rapport , je ne crauis pas de
regarder Vauvenargues comme un homme
de génie , quoiqu'il ne puisse pas être mis
au premier rang des génies créateurs et d«'s
laleuls originaux.
11 est bien certain fju'il ne dut qu'à la na-
ture le talent qu'il a montré dans ses ou-
vrages. L'emploi qu'il lit de ses premières
années semblait plus propre à l'éloigner des
études littéraires qu'à y préparer son esprit
4 NO TIC F.
et t.oii goùl. Une constitution faible et une
santé souvent altérée nuisirent au succès
«les premières instructions qu'il l'ccut. Elevé
dans un collège , il y montra peu d'ardeur
pour l'étude , et n'en remporta qu'une con-
naissance très-superficielle de, la langue la-
Ime. Appelé de bonne heure au service par
sa naissance et le vœu de ses parents , les
goiits de la jeunesse et les dissipations de
l'état militaire lui firent bientôt oublier le
peu qu'il avait appris au collège , et il est
n)ort sans être en état de lire Horace et Ta-
cite dans leur langue.
L'espace dans lequel se renferme la vie
toute entière de Vauvenargues composerait
à peine la jeunesse d'un homme ordinaire.
Il mourut à trente-deux ans : et , dans une
vie si courte , très-peu d'années semblent
avoir été employées à le conduire au genre
de célébrité auquel il devait parvenir.
Il entra au service en 1734 ; il avait dix-
huit ans , et cette même année il fit la cara-
j)ngne d'Italie, sous-lieutenant au régiment
du Roi , infanterie.
Ce n'était pas là uiie école où il put pré-
SLR VA U vnv ARC. UES. 5
jiarcr les matériaux de Y Introduction à In
connaissance de l'esprit humain^; ce né-
lait pas dans un camp , au milieu des oc-
cupations actives de la guerre : quun jeune
officier de dix -huit ans paraissait devoir
trouver des moyens de former son cœur et
son esprit au goût de la méditation et de
létude ; mais la nature , en douant Vauve-
nargues d'un esprit actif, lui avait donné
en même temps la droiture d'ame qui en di-
rige les mouvements , et le sérieux qui ac-
compagne l'habitude de la réflexion.
Il joignait à une ame élevée et sensible le
sentiment de la gloire et le besoin de s'en
rendre digne : ce sont là les traits qui carac-
térisent essentiellement ses écrits. Il appor-
tait au service les qualités qui composent le
mérite d'un homme d'honneur, plutôt que
celles qui servent à le faire remarquer. Sa
figure , quoiqu'elle eût de la douceur et ne
manquât pas de noblesse , n'avait rien qui le
distinguât avantageusement parmi ses ca-
marades. La faiblesse de son tempérament
ne lui avait pas permis d'acquérir, dans les
exercices du coips , cette supériorité d a-
i.
G NOTICF.
dresse el de force qui donne à la jeunesse
laiit de grâce el d'éclat. Enfin une excessive
liniidité , tourment ordinaire dune anie
jeune , avide d'estime , et que blesse l'ap-
parence seule d'un reproche , voilait trop
souvent les lumières de son esprit , pour ne
laisser apercevoir que l'intéressante el douce
simplicité de son caractère. C est près de lui
qu'on eut pu concevoir cette pensée qu il a
exprimée depuis avec tant de charme : Les
premiers jours du printemps oui moins
de grâce que la vertu naissante d'un jeune
homme ' . Douce , tempérée , sensible , sem-
blable en tout aux premiers jours du prin-
temps, sa vertu devait se faire aimer d'abord:
mais le temps et les occasions pouvaient
seuls en développer les heureux fruits.
Il est des écrivams dont on peut aisément
consentir à ignorer la vie et le caractère .
tout en jouissant des productions de leur es-
prit et des fruits de leur talent : mais l'écri-
vain moraliste n'est pas de ce nombre. Il ne
suffit pas au précepteur de morale de faire
usage de sa raison et de ses lumières , il faut
" Max. 4 10.
s i: !'. V A li V E V A K G l ES. 7
que uous croyions que sa conscience a ap-
prouvé les rrglcs qu'il dicte à la nôtre ; il
laut que le sentiment qu il veut i'aire passer
dans notre ame paraisse découler de la
sienne ; et avant d'accorder à ses maximes
l'empire qu'elles veulent exei'cer sur notre
conduite, nous aimons à être persuadés que
celui qui les enseigne s'est soumis lui-même
à ce quelles peuvent avoir de ligoureux.
Ce n'est pas seulement une morale pure ,
un esprit droit, une raison forte et éclairée
f|ui ont dicté les écrits de Vauvenargues. Le
caractère particulier d'élévation qui les dis-
tingue ne peut appartenir qu'à une ame d'un
ordre supérieur ; et la douce indulgence qui
s'y mêle aux plus nobles mouvements , ne
peut être le simple produit de la réflexion
et le résultat des combinaisons de l'esprit :
ce doit être encore l'épanchement du plus
beau naturel , que la raison a pu perfection-
ner, mais qu'elle n'aurait pu suppléer.
Vauvenargues , en s'élevant de bonne
beure , plutôt par la supériorité de son ame
que par la gravité de ses pensées , au-dessus
des fii\oles occupations de son âge , n'avait
8 \ o T r c E
point contracté , dans l'habitude des idée?
sérieuses . cette austérité qui accompagne
d'ordinaire les vertus de la jeunesse ; car les
vertus de la jeunesse sont plus communé-
ment le fruit de l'éducation que de l'expé-
rience ; et l'éducation apprend bien aux
jeunes gens combien la vertu est nécessaire,
mais l'expérience seule peut leur apprendre
combien elle est difficile.
Vauvenargues , jeté dans le monde dès les
|)remiéres années qui suivent l'enfance , ap-
prit à le connaître avant de penser à le juger ;
il vit les faiblesses des homines avant d'avou'
réfléchi sur leurs devoirs : et la vertu , en
entrant dans son cœur, v tiouva toutes les
dispositions à l'indulgence.
La douceur et la sûreté de son commerce
lui avaient concilié l'estime et l'affection de
ses camarades, pour la plupart, sans doute .
moins sages et moins sérieux que lui ; mais ,
<lit Marmontel , qui en avait connu plusieurs.
« Ceux qui étaient capables d'apprécier un
<i si rare mérite , avaient conçu pour lui
« une si tendre vénération , que je Itu ai
« entendu donner par quelques uns le nom
SUR VAUV EN ARGUES. f)
« respectable de père.» Ce nom respectable
n'était peut-être pas donné bien sérieuse-
ment par de jeunes militaires à un camarade
de leur âge ; mais le ton même du badinage ,
en se mêlant à la justice qu'ils se plaisaient
à lui rendre , prouverait encore à quel point
Vauvenargues avait su se faire pardonner cette
supériorité de raison quil ne pouvait dissi-
muler, mais que sa modeste douceur ne per-
mettait aux autres ni de craindre ni d'envier.
La guerre d'Italie n'avait pas été longue ;
mais la paix qui la suivit ne lut pas non plus
de longue diuée. Une nouvelle guerre ' vint
troubler la France en 1741- Le régiment du
Roi fit partie de l'année qu'on envoya en
Allemagne , cl qui pénétra jusqu'en Bo-
hême. On se rappelle tout ce que les troupes
françaises eurent à souffrir dans cette hono-
rable et pénible campagne, et surtout dans la
fameuse retraite de Prague ^ , qui s'exécuta
au mois de décembre i ^4^ • Le froid fut ex-
' La guerre dite de la Succession , après la
mort de l'empereur Charles VI , arrivée le 20 oc-
tobre T7'îo. B.
^ Celle eélèbre retraite s^exccuia sous la con-
1 O N f ) T 1 r, T.
cessif. Vauvcnîiigues , naturellciiiciil faible .
en souffrit plus que les autres. 11 rentra en
France au coramencemçnt de i ^45 , avec
une santé dëtruile ; sa fortune , peu consi-
dérable , avait été épuisée par les dépenses
de la guerre. Neuf années de service ne lui
avaient procuré que le grade de capitaine , el
ne lui donnaient aucun espoir d'avancement.
Il se détermina à quitter un état , hono-
rable sans doute pour tous ceux qui s'y li-
vrent , mais où il est difficile de se faire ho-
norer plus que des milliers d'autres, lorsque
la faveur ou les circonstances ne font pas
sortir un militaire de la foule pour lélever à
quelque commandement.
\auvenargucs avait étudié l'histoire el le
droit public ; l'habitude et le gont du tra-
vail , et aussi ce sentiment de ses forces que
la modestie la plus vraie n'éteint pas dans
un esprit supérieur, lui firent croire qu'il
pourrait se distinguer dans la carrière des
«laite du maréchal de Bellc-lslc, ^11) sortit de
Praçtuc danshi nuit du 16 au 1^ décembre 17 '{2, et
se rendit à Ep;ra le 26. Le maréchal de Saxe avait
tenu la même conihiitc l'année précédente. C.
'
SUR VAUVEN ARGUES. II
négociations. Il désira d'y entrer , et fit part
de son désir à M. de Biron . son colonel, qui,
loin de lui promettre son appui, ne lui laissa
entrevoir que la difficulté de réussir dans un
tel projet. Tout ce qui sort de la route ordi-
naire des usages , effraie ou choque ceux qui,
favorisés par ces usages mêmes , n'ont ja-
mais eu besoin de les braver ; et voilà pour-
quoi les gens de la cour observent d'ordi-
naire , à l'égard des gens en place , une
beaucoup plus grande circonspection que
ceux qui , placés dans les rangs inférieurs ,
ont beaucoup moins à "perdre , et par cela
même peuvent risquer davantage.
Vauvenargues , malheureux par sa santé,
par sa fortune , et surtout par son inaction ,
sentait qu'il ne pouvait sortir de cette situa-
tion pénible que par une résolution extra-
ordinaire. Les caractères timides en société
sont souvent ceux qui prennent le plus vo-
lontiers des partis extrêmes dans les affaires
embarrassantes ; privés des ressources ha-
bituelles que donne l'assurance , ils cher-
chent à Y suppléer par l'élan momentané du
courage : ils aiment mieux risquer une fois
19. \ O T 1 r. K
une dém.uche hasarrlée , que (J";noir Ions
les jours quelque chose à oser.
Yauvenargues , étranger à la cour , in-
connu du ministre jiont il aurait pu solliciter
la faveur, privé du secours du chef qui au-
rait pu appuyer sa demande , prit le paili
de s'adresser directement au roi , pour lui
témoigner le désir de le servir dans les né-
gociations. Dans sa lettre , il rappelait à sa
majesté que les hommes qui avaient eu le
plus de succès dans cette carrière étaient
ceux-là nicme que la Jbrlune en avait le
plus éloignés. Qui doit en effet , ajoutait-il .
servir votre majesté avec plus de zèle qu'un
gentilhomme qui , n'étant pas né à la cour,
n'a rien à espérer que de son maître et de
ses services ?
Yauvenargues avait écrit en même temps à
M. Amelot , ministre des affaires étrangères.
Ses deux lettres , comme on le conçoit aisé-
ment , restèrent sans réponse. Louis XY n'é-
tait pas dans l'usage d'accorder des places
sans la médiation de son ministre , et le mi-
nistre connaissait trop bien les droits de sa
place pour favoriser une démarche où Ton
SUK V AUVEN AUG L ES. l3
croyait pouvoir se passer de sou autorité.
Vauvenargues , ayant donné , en i ^44 ' '^
démission de son emploi dans le régiment
du Roi, écrivit à M. Amelot une lettre que
nous croyons devoir transcrire ici.
« Monseigneur,
« Je suis sensiblement touché que la lettre
c< que j ai eu l'honneur de vous écrire , et
« celle que j ai pris la liberté de vous adres-
« ser pour le roi , naient pu attLi'er votre
« attention. Il nest pas surprenant , peut-
« être , quun ministre si occupé ne trouve
« pas le temps d'examiner de pai'eilles lettres ;
« mais , monseigneur , me permettrez-vous
« de vous dire que c'est cette impossibilité
« morale où se trouve un gentilhomme , qui
« n'a que du zèle de parvenir jusqu'à son
« maître, qui fait le découragement que l'on
« remarque dans la noblesse des provinces ,
« et qui éteint toute émulation. J'ai passé ,
« monseigneur, toute ma jeunesse loin des
c< distractions du monde , pour tâcher de
« me rendre capable des emplois où j'ai cru
I. 2
ï4 NOTICE
« que mon caractère m'aj)pelait : et j'osais
« penser qu'une volonté si laborieuse me
(c mettrait du moins au niveau de ceux qui
« attendent toute leur fortune de leurs in-
« trigues et de leurs plaisirs. Je suis pénétré,
« monseigneur, qu'une confiance que j'avais
« principalement fondée sur l'amour de mon
« devoir, se trouve entièrement déçue. Ma
« santé ne me permettant plus de continuer
« mes services à la guerre , je viens d'écrire
« à M. le duc de Biron pour le prier de
« nommer à mon emploi. Je n'ai pu, dans
« une situation si malheureuse , me refuser
« à vous faire connaître mon désespoir. Par-
« donnez-moi , monseigneur , s'il me dicte
« quelque expression qui ne soit pas assez
« mesurée.
« Je suis , etc. »
Cette lettre , que personne peut-être n'eût
voulu se charger de présenter au ministre ,
valut à Vauvenargues une réponse favorable,
avec la promesse d'être employé lorsque
l'occasion s en présenterait. Mais un triste
incident vint tromper ses espérances. Il
SUR V A U VEN A RGUES. l5
était retourné au sein de sa famille pour se
livrer en paix aux études qu'exigeait la car-
rière où il se croyait près d'entrer , lorsqu'il
fut atteint d'une petite vérole de l'espèce la
plus maligne , qui défigura ses traits . et
le laissa dans un état d infirmité continuelle
et sans remède. Ainsi ce jeune homme , plein
d'énergie dans le caractère , d'activité dans
1 esprit . de générosité dans les sentiments ,
se vit condamné à perdre dans l'obscurité
tant de dons précieux , en attendant qu'une
mort douloureuse vînt terminer, à la fleur
de son âge , une vie où n'avait jamais brillé
un instant de bonheur.
Ce fut alors que conservant pour toute
ressource cette même philosophie qui lavait
dirigé toute sa vie dans la pratique des ver-
tus, il ne trouva de consolation que dans
l'étude et l'amour des lettres , qui , dans tous
les temps , Pavaient soutenu contre toutes les
contrariétés qu'il avait éprouvées. Il s'occu-
pa à revoir et à mettre en ordre les ré-
flexions et les petits écrits qu'il avait jetés
sur le papier dans les loisirs d une vie si
agitée ; il publia . en i ^4^ ; son Inlrodiiclion
J 6 NOTICE
// lu connaissance de V esprit huinuin^ ou-
vrage qui étonna ceirx qui étaient en état de
l'apprécier , et qui doit faire regretter ce
qu'on aurait pu attendre de l'auteur, si une
mort prématurée ne l'avait pas enlevé à la
gloire que son génie semblait lui promettre.
J'ai dit que Vauvenargues avait eu une
éducation fort négligée. Privé des secours
qu'il aurait pu trouver dans l'étude des grands
écrivains de l'antiquité , toute sa littérature
se bornait à la connaissance des bons auteurs
français. IMais la nature lui avait donné un
esprit pénétrant , un sens droit , une ame
élevée et sensible. Ces qualités sont bien su-
périeures aux connaissances pour former le
goût ; et peut-être même que le défaut d'ins-
truction . en laissant à son excellent esprit
[dus de liberté dans ses développements ,
a-t-il contribué à donner à ses écrits ce ca-
ractère d'originalité et de vérité qui les dis-
tingue.
L'étude des grands modèles de l'antiquité
est d'une ressource infinie pour les honnnes
qui cultivent la littérature : elle sert à éten-
dre l'esprit , à diriger le goût , à féconder
SUR VAL' VENARGL ES. . 1 ']
le talent ; mais elle n'est pas aussi néces-
saire à celui qui se livre à l'étude de la ino-
lale et de la ])hilosophie ; il a plus besoin
il'étudicr le monde que les livres , et de
chercher la vérité dans ses propres observa-
tions que dans celles des autres.
Un esprit droit et vigoureux , réduit à ses
seules forces . est obligé de se rendre raison
de tout à lui-même , parce qu'on ne lui a
rendu raison de rien ; il trouve en lui ce
qu'il n'aurait point trouvé au dehors , et va
plus loin qu'on ne l'aurait conduit. S'il se
soustrait par ignorance aux autorités qui
auraient pu éclairer son jugement , il échappe
également aux autorités usurpées qui au-
raient pu l'égarer. Rien ne le gêne dans la
roate de la vérité ; et s'il arrive jusqu'à elle ,
c'est par des sentiers qu'il s'est tracés lui-
même : il n'a marché sur les pas de per-
sonne.
Ces réflexions pourraient s'appuyer de
beaucoup d'exemples. Arislote et Platon n'a-
vaient pas eu plus de modèle qu'Homère.
Virgile aurait été peut-être plus grand poète
s'il n'avait pas eu sans cesse Homère devant
2.
I H \ O T I C F.
les yeux ; car il n'est véritablemcnl grand
que par le charme du style , où il ne res-
semble point à Homère.
Corneille créa la fragédie française avant
d'avoir cherché dans Aristote les règles de
l'art dramatique. Pascal avait peu lu , ainsi
queMalchranche : tous les deux méprisaient
léruditiou. Buffon, occupé de ses plaisirs
jusqu'à 1 âge de trente-cinq ans , trouva dans
la force naturelle de son esprit le secret de
ce style brillant et pittoresque dont il a em-
belli les tableaux do la nature. L'ignorance
qui tue d'inanition les esprits faibles , devient
pour les esprits supérieurs un stimulant qui
les contraint à employer toutes leurs forces.
On doit croire cependant que si Vauve-
nargues avait poussé plus loin sa carrière ,
il aurait senti la nécessité d'une instruction
plus étendue j)our agrandir la sphère de ses
idées. Il aurait voulu porter sa vue sur un
plus grand horizon , et il n'en eut que mieux
jugé des objets après s'èti'c habitué à ne voir
que par lui-mcme.
Une |)artic de nos erreurs vient sans dout(;
du défaul de lumières: une plus grande |)arti(:
SUR V AL V EN An G LES. I r)
viontdesfaussesluniières qu'on nous picsenle.
Celui qui se borne aux erreurs de son propre
esprit, sépargne au moins la moitié de celles
qui pourraient Tégarer: Les sots , dit Vauve-
nargues , nout pas cV erreurs en leur propre
etprivé nom. \ auvenargues, lui-même , n'en
est pas exempt sans doute; mais ses erreurs
sont bien à lui : celles qu'on peut lui repro-
cher tiennent , comme celles de tous les bons
esprits , à une vue incomplète de l'objet et à
la précipitation du jugement. Il ne doit aussi
qu'à lui un grand nombre de vérilés qu'il a
puisées dans une ame supérieure aux illusions
de la vanité comme aux subterfuges des fai-
blesses, et dans un esprit indépendant des
préjugés établis par la mode , ainsi que des
opinions accréditées par des noms imposants.
En 1 ^43 , peu de temps après son retour
de Bohême , Yauvenai'gues entra en corres-
jiondance avec Yoltaire , qui était alors dans
tout l'éclat de sa renommée , disputant la
gloire à la jalousie et à la malignité , éclip-
sant ses rivaux par la supériorité et la va-
riété de ses talents , et conquérant lempire
littéraire à force de victoires .
■yn NOTICE
Tous ceux qui aimaient cl ciillnaieiil les
lettres , les jeunes gens surtout , le regar-
daient comme l'arbitre du goût et le dispen-
sateur de la réputation ; ils ambitionnaient
son suffrage , lui adressaient leurs écrits , cl
regardaient une réponse de lui comme un
encouragement , et un éloge , qui n'était
d'ordinaire qu'un compliment , comme un
brevet d'honneur. On ignore d'ailleurs les
circonstances qui occasionèrent le commerce
de lettres qui s'établit entre Voltaire et Yau-
venargucs avant qu'ils se fussent rencontrés.
La comparaison du mérite de Corneille cl
de Racine forme le sujet de la première lettre
de Vauvenargues à Voltaire. Celui-ci , tou-
jours flatté des hommages que lui attirait sa
célébrité , négligeait rarement de les payer
par des témoignages d'estime et de bienveil-
lance. Mais il ne se contenta pas de répondre
à la confiance de Vauvenargues par des
phrases obligeantes : il se plut à y joindre
des conseils utiles , en modérant l'excès du
zèle qui portail ce jeune militaire à rabaisser
Cojncille pour élever Haciiie et le venger
des préventions injustes de quelques vieux
SUR VAUVENARGUES. 21
partisans du père du lliéâtre. Il est assez
curieux de voir , dans cette correspondance ,
Voltaire , admirateur non moins passionné
de Racine que Vauvenargues , défendre en
même temps , contre des critiques fausses
ou exagérées , le génie de ce même Cor-
neille , dont on l'a depuis accusé , avec si
peu de raison , d'être le détracteur jaloux et
le censeur injuste.
On voit que Vauvenargues , éclairé par le
goût de Voltaire , rectifia ses premières idées
sur Corneille. Les opinions qu'il avait expo-
sées dans sa première lettre , se retrouvent
avec quelques adoucissements dans le chapitre
de ses OEuvres , intitulé : Corneille et Ra-
cine. L'analyse qu'il y fait du caractèie
propre des tragédies de Racine et de l'inimi-
table perfection de son style, a été le type
des jugements qu'en ont portés depuis les
critiques les plus éclairés , et a servi comme
de signal à la justice universelle qu'on a ren-
due dès-lors à l'auteur de Phèdre eld'JÛia-
lie. On peut dire que ce sont Voltaire et Vau-
venargues qui ont fixé les premiers le rang
que ce grand poète a pris dans 1 oj)imon , et
?.2 NOTICE
qu'il conservera sans doute dans la|>oslérité.
Quant à Corneille , Yauvenargues ne put
jamais se résoudre à rendre à ce puissant
génie la justice qu'il méritait ; mais le juge-
ment qu'il en portait , tenait plus à son ca-
ractère qu'à son goût. Moins touché de la
peinture des vertus sévères et des sentiments
exaltés , peu conformes à la douceur de son
ame , que choqué du faste qui s'y mêle quel-
quefois et qui blessait la simplicité et la mo-
destie de son caractère , il ne pouvait pas
s'élever à cette admiration passionnée qui
transporte les âmes capables de s'en péné-
trer , et leur donne souvent des émotions
})Ius délicieuses que la peinture des affections
plus douces et plus tendres. Les raisonne-
ments de Voltaire ne purent entièrement
changer ses idées y cet égard. Trop modeste
pour ne pas céder quelquefois au jugement
d'un homme dont le goût naturellement
exquis était encore perfectionné par des
études approfondies de l'art , il avait en
même temps l'esprit trop indépendant pour
admirer sur paiole des Ijcaulés dont il n'a-
vait pas le scntiiiieiil.
SUR V AUVEiVARG UES. ?.3
Ses fragments sur Bossuet etFénélon sont
lemarquables , non-seulement par la justesse
avec laquelle il a saisi le caractère propre de
leur talent "mais encore par l'art avec lequel
il a su prendre le style de l'un et de l'autre ,
en parlant de chacun d'eux. Ne croit-on pas
lire une page de Tëlëmaque , en lisant celte
apostrophe à Fénélon : « Né pour cultiver
« la sagesse et Ihumanité dans les rois , ta
« voix ingénue fit retentir au pied du trône
<c les calamités du genre humain foulé par
« les tyrans , et défendit contre les artifices
« de la flatterie la cause abandonnée dés
(t peuples. Quelle bonté de cœur ! quelle
« sincérité se remarque dans tes écrits ! quel
« éclat de paroles et d'images ! Oui sema
« jamais tant de fleurs dans un style si na-
« turel , si mélodieux et si tendre ? Qui orna
« jamais la raison d'une si touchante parure ?
a Ah ! que de trésors d'abondance dans ta
« riche simplicité ! »
Vauvenargues, dans ces fragments, défend
Fénélon contre Voltaire , qui admirait mé-
diocrement sa belle prose , encore qu'un
peu traînante ; comme il défendit contre lui
?.4 N O T I c r.
La Fontaine el Pascal. Vollane était moins
touché d'une tournure naïve que d'une pen-
sée brillante , et il aurait mieux aimé qu'un
homme aussi dévot que Pascal ne fût pas \\m
homme de génie. Malgré l'admiration et
l'attachement qu'il avait voués à Voltaire ,
Vauvenargues ne craignait pas de le contre-
dire , et dans le brillant portrait qu'il fait de
ses talents et de ses ouvrages, il ne dissimule
pas les défauts qu'il y remarque.
Boileau et La Bruyère sont appréciés par
Vauvenargues avec autant de finesse que de
goût ; mais il n'a pas senti également le mé-
rite de Molière , et l'on ne doit pas s'en
étonner. Indulgent et sérieux , il était peu
frappé du ridicule , et il avait trop réfléchi
sur les faiblesses humaines , pour qu'elles
pussent lui causer beaucoup de surprise. Les
caractères qu'il a essayé de tracer dans le
genre de La Bruyère , sont saisis avec finesse ,
dessinés avec vérité , mais non avec l'énergie
et la vivacité de couleurs qu'on admire dans
son modèle. On voit quen observant les ca-
ractères , les passions , les ridicules des
hommes , il apercevait moins l'effet qui en
SUR VAUVENA ROUFS. 25
lésullc pour la société , que la combinaison
des causes qui les produisent; accoutumé à
rechercher les rapports qui les expliquent ,
plutôt que les contrastes qui les font ressor-
tir, il était trop occupé de ce qui les rend
naturels pour être ému de ce qui les rend
plaisants. Pascal , celui de nos moralistes qui
a le plus profondément pénétré dans les
misères des hommes , n'a ni ri , ni fait rire
à leurs dépens. C'est une étude sérieuse que
celle de l'homme considéré en lui-même,
^les faiblesses , qui dans certaines circons-
tances peuvent le rendie ridicule , méritent
bien aussi d'être observées avec attention :
les effets les plus graves peuvent en résulter.
« Ne vous étonnez pas , dit Pascal , si cet
« homme ne raisonne pas bien à présent ; une
u mouche bourdonne à son oreille , et c'est
« assez pour le rendre incapable de bon con-
« seil. Si vous voulez qu'il puisse trouver la
<( vérité , chassez cet animal qui tient sa rai-
(t son en échec , et trouble cette puissante
« intelligence qui gouverne les cités et les
< royaumes. »
La plupart de nos écrivains moralistes
I, 3
2() NOTICE
n'ont examiné l'homme que sous une cer-
taine face. La Rochefoucauld , en démêlant
jusque dans les replis les plus cachés du cœur
humain , les ruses de l'intérêt personnel , a
voulu surtout les mettre en contraste avec
les motifs imposants sous lesquels elles se
déguisent. La Bruyère , avec des vues moins
approfondies peut-être , mais plus étendues
et plus précises , a peint de l'homme , a
dit un excellent observateur ' , l'effet qu'il
produit dans le monde; Montaigne , les
impressions qu' il en reçoit, et Fauvenargues
les dispositions qu'il y porte * ; et c'est en
cela que Vauvenargues se rapproche surtout
de Pascal. Mais la différence du caractère et
de la destination de ces deux profonds écri-
vains en a mis une bien grande dans le but
de leurs méditations et dans le résultat de
leurs maximes. Pascal , voué à la solitude , a
examiné les hommes sans chercher à en tirer
parti , et comme des instruments qui ne sont
' Mademoiselle Pauline de Mculan, aujour-
d'hui madame Guizot. B.
' Mélanines de littérature Ac Suard , toni. i,
pag. 309. Paris , i8o3. B.
SUR VAU VE\ AKG L ES. ?.■;
plus à son usage; il a pénétré, aussi avant
])eut-être qu'on puisse le faire , dans la pro-
fondeur des faiblesses et des misères hu-
maines ; mais il en a cheiché le principe
dans les dogmes de la religion , non dans la
nature de l'homme ; et ne considérant leur
existence ici-bas que comme un passage
d'un instant à une existence éternelle de
bonheur ou de malheur, il n'a travaillé qu à
nous détacher de nous-mêmes par le spec-
tacle de nos infirmités , pour tourner toutes
nos pensées et tous nos sentiments vers cette
vie éternelle , seule digne de nous occuper.
Vauvenargues , au contraire , a eu pour but
de nous élever au-dessus des faiblesses de
notre nature par des considérations tirées
de notre nature même et de nos rapports
avec nos semblables. Destiné à vivre dans le
monde , ses réflexions ont pour objet d en-
seigner à connaître les hommes pour en tirer
le meilleur parti dans la société. Il leur
montre leurs faiblesses pour leur apprendre
à excuser celle des autres. « Je crois , a dit
« Voltaire ' , que les pensées de ce jeune
'A^o^ezlanoteiiu'ditcdc Voltaire .■) lap.Sç). 1).
0.8 NOTICE
« militaire seraient aussi utiles à un homme
« du monde fait pour la société , que celles
« du héros de Port-Royal pouvaient 1 être à
" à un solitaire qui ne cherche que de nou-
« velles raisons pour haïr et mépriser le genre
« humain. «
Vraisemblablement un peu d'humeur
contre Pascal s'est mêlée à son amitié poui
Vauvenargues , quand il a écrit ce jugement,
peut-être exagéré , mais non dépourvu de
vérité sous certains rapports. Pascal semble
un être d'une autre nature , qui observe les
hommes du haut de son génie , et les consi-
dère d'une manière générale qui apprend
plus à les connaître qu'à les conduire. Vauve-
nargues , plus près d'eux pai" ses sentiments,
en les instruisant par des maximes , cherche
à les diriger par des applications particu-
lières. Pascal éclaire la route , Vauvenargues
indique le sentier qu'il faut suivre ; les maxi-
mes de Pascal sont plus en observations .
celles de Vauvenargues plus en préceptes.
<f C'est une erreur dans les grands , dit-
« il , de croire qu'ils peuvent prodiguer sans
« conséquence leurs paroles cl leurs promes-
SUR > A V V E N A r. G U ES . 29
« ses. Les hommes souffrent avec peine qu'on
\< leur ôte ce qu'ils se sont en quelque sorte
« approprié par Tespérance. »
« Le fruit du travailest le plus doux plaisir. »
« Il faut permettre aux hommes d'être un
« peu inconséquents , afin qu'ils puissent re-
« tourner à la raison quand ils l'ont quittée ,
« et à la vertu quand ils l'ont trahie. »
« La plus fausse de toutes les philosophies
« est celle qui , sous prétexte d'affranchir les
<f hommes des embarras des passions , leur
« conseille l'oisiveté. »
On a observé que le sentiment encoura-
geant qui a dicté la doctrine de Vauvenar-
gues , et la manière en quelque sorte paternelle
dont il la présente , semblent le rapprocher
beaucoup plus des philosophes anciens que
des modernes. La Rochefoucaidd humilie
l'homme par une fausse théoiie ; Pascal l'af-
llige et l'effraie du tableau de ses misères ;
La Bruyère l'amuse de ses propres travers ;
Yauvenargucs le console et lui apprend à
B estimer.
Un écrivain anonyme qui a publié ' un
' Madame Giiiz;ot, Adm ses Essais de iutc-
3.
3o NoTici;
jugement sur Yauvenargues , plein de fi-
nesse et de justesse , et dont jai déjà em-
prunté quelques idées , me fournira encore
un passage qui vient à l'appui de mes obser-
vations, (f Presque tous les anciens , dit - il .
« ont écrit sur la morale ; mais chez eux elle
<t est toujours en préceptes . en sentences
« concernant les devoirs des hommes, plut()t
« qu'en observations sur leurs vices ; ils s'al-
« tachent à i-assembler des exemples de ver-
<f tus, plutôt qu'à tracer des caractères odieux
(f ou ridicules. On peut remarquer la même
« chose dans les écrits des sages indiens , cl
u en général des philosophes de tous les pays
« où la philosophie a été chaigée d'ensei-
(( guer aux hommes les devoirs de la morale
« usuelle. Parmi nous, la religion chrétienne
« se chargeant de cette fonction respectable,
« la philosophie a du changer le but de ses
« études , son application et son langage :
« elle n'avait plus à nous instruire de nos de-
« voirs , mais elle pouvait nous éclairer sur
« ce qui en rendait la pratique plus difficile.
laLiiie et fie morale . p. 53; et dans les Mèlan-
iy'es lie littérature de Stiard, tom. i , p. 3oi. B.
SUR VAUVENARG LES. ùl
« Les premiers philosophes étaient les pré-
<( cepteurs du genre humain ; ceux-ci en ont
« été les censeurs ; ils se sont appliqués à dé-
« mêler nos faiblesses au lieu de diriger nos
(f passions ; ils ont surveillé , épié tous nos
« mouvements ; ils ont porté la lumière par-
« tout ; par eux toute illusion a été détruite ;
« mais \auvenargues en avait conservé une .
« cétait l'amour de la gloire. «
Mais rhoinme est-il donc si mauvais ou si
bon quil n'y ait en lui que des sentiments
dangereux à détruire, ou qu'il n'y en ait pas
d'utiles à lui inspiier ? Tant de force, perdue
quelquefois à surmonter les passions , ne se-
rait-elle pas mieux employée à diriger les
passions vers un but salutaire ? Yauvenargu es
pensait comme Sénèque ^n'apprendre la
vertu c'est désapprendre le vice. Jeune .
sensible , plein d'énergie , d'élévation , d'ar-
deur pour tout ce qui est beau et bon , il a
porté toute la chaleur de son ame dans des
recherches philosophiques , où d'autres n'ont
porté que les lumières de leur espi'it , blessés
par le spectacle du mal et trop aisément dé-
couragés par l'expérience. Les conseils des
j2 \0TICK
vieillui As , dil-il quelque pari, sont comnw
le soleil d'hiver, ils éclairent sans échauffer.
Vauvenargues , voyant arriver le terme de
sa vie, et privé de tout ce qui aurait pu em-
bellir cette vie qu'il avait consacrée à la vertu,
n'écrivait que pour l'aire sentir le charme cl
les avantages de la vertu.
« L'ulililé de la vertu , dit-il , est si mani-
« feste que les méchants la pratiquent par
« intérêt. »
« Rien n'est si utile que la réputation , cl
« rien ne donne la réputation si sûrement
« que le mérite. »
« Si la gloire peut nous tromper , le mérite
« ne peut le faire ; et s'il n'aide à notre foi-
ti tune, il soutient noire adversité. Mais pour-
« quoi séparer des choses que la raison même
« a unies? Pourquoi distinguer la vraie gloire
« du mérite , qui en est la source et dont elle
« est la preuve. »
Et celui qui écrivait ces réflexions n'avail
pu , avec un mérite si rare , parvenir à la
Ibrtunc , ni même à la gloire qui Icùt con-
solé de tout. Mais séparant , pour ainsi due,
sa cause de la considération générale de l'hiw
SUR V AU VENARGUES. 33
Tiianilé , il ne croyait pas que sa destinée
|iarliculière fût d'un poids digne d être mis
dans la balance où il pesait les biens et les
maux de la condition humaine.
Ceux qui l'ont connu rendent témoignage
de cette paix constante , de cette indulgente
bonté , de cette justice de cœur et de celte
jutosse d'esprit , qui formèrent son caractère,
et que n'altérèrent jamais ses continuelles
souflVances. Je l'ai toujours vu , dit Vo-
taire ', le plus infortuné des hommes et le
plus tranquille .
C'était à Paris , où il passa les trois der-. —
nières années de sa vie , qu'il s'était lié avec
Voltaire de cette affection tendre et profonde
qui en fit la plus douce consolation. Voltaire,
Agé alors de plus de cinquante ans , envi-
ronné des hommages del'Europeentière qu'il
remplissait de son nom , éprouvait , pour ce
jeune mourant , une amitié mêlée de res-
pect.
Marmontel , qui dut à Voltaire la connais-
sance de Vauvenargues , donne une idée in-
■ F.lngc fiinchre des officiers morts dans la
i^uci rc de lyf F .
3\ NOTICE
téressante du charme de son coniiierce et
de ses entreliens. « En le lisant , dit Mar-
« nionlel ', je crois encore l'entendre; et
« je ne sais si sa conversation n'avait pas
« même quelque chose de ])lus animé , de
« plus délicat que ses divins écrits. »
Il écrit ailleurs ' : « Vauvenargues con-
<f naissait le monde et ne le méprisait point.
« Ami des hommes , il mettait le vice au
« rang des malheurs , et la pitié tenait dans
« son cœur la place de l'indignation et de la
<■< haine. Jamais l'art et la politique nont eu
« sur les esprits autant d'empire que lui en
« donnaient la bonté de son naturel et la
« douceur de son éloquence. 11 avait toujours
u raison et personne n'en était humilié. Laf-
« fabililé de l'ami faisait aimer en lui la su-
« périorité du maître.
L indulgente vertu nous parlait par sa bouche.
« Doux , sensible , compatissant , il tenait
' Lettre (le Marmontel .'i niadanic d'Espagnac.
foyez, pages 63. et suiv.
' Note ?! YEpttre fl/'ditatoire de Deiiis-Ic-
'Ivran.
SUR VAUVF..\ARGUES. 35
« nos âmes dans ses mains. Une sérénité inal-
f térable dérobait ses douleurs aux yeux de
« lamitié. Pour soutenir l'adversité , on n'a-
« vait besoin que de son exemple ; et témoin
« de l'égalité de son ame, on n'osait être raal-
« heureux avec lui. »
Ce n'était point là le spectacle que Sénèque
regarde comme digne des regards de la Di-
vinité : L'homme de bien luttant contre
le malheur. Vauvenargues n'avait point à
lutter : son ame était plus forte que le
mal.
Ce nétait que par un excès de vertu , dit
Voltaire , que Vauvenargues n'était point
malheureux ; parce que cette vertu ne lui
routait point d'effort. Un sentiment vif et
profond des joies que donne la vertu le sou-
tenait et le consolait ; et il ne concevait pas
qu'on pût se plaindre d'être réduit à de tels
plaisirs.
« On ne peut être dupe de la vertu , écri-
« vait-il ; ceux qui l'aiment sincèrement y
« goûtent un secret plaisir et souffrent à s'en
« détourner. Quoi qu'on fasse aussi pour la
if gloire , jamais ce travail n'est perdu s'il
36 - NOTICF.
« tend à nous oi veiiflre digne. » Celle lé-
(lexion révèle le secret de loule sa vie.
Un senlimenl de lui-même, aussi noMt,-
({uc modeste , a pu dicter celle autre pensée ;
« On doit se consoler dcn'avoir pas les grands
« talents comme on se console de n'avoir pas
« les grandes places. On peut être au-dessus
« de l'un et de l'autre par le cœur. »
Avec une élévation d ame si naturelle et
en même temps une raison si supérieure .
Yauvenargues devait être bien éloigné de
goûter un certain scepticisme d'opinion qui
commençait à se répandre de son temps. que
les imaginations exaltées prenaient pour de
lindépendance , et qui ne prouvait , dans
ceux qui le professaient , que l'ignorance des
véritables routes qui conduisent à la vérité.
Il réprouvait « ces maximes qui , nous pré-
ic sentant toutes choses conmie incertaines ,
« nous laissent les maîtres ajjsolus de nos ac-
« lions ; ces maximes qui anéantissent le mé-
« rite de la vertu , et n'admettant parmi les
« hommes que des apparences , égalent 1«!
« bien et le mal ; ces maximes qui avilissent
« la gloire comme la plus insensée des vanilés;
sur, VAU VE\ AUCUES. 3']
. (jui juslilîent l'intérêt, la bassesse et une
« brutale indolence. »
Comment Vauvenargues, s'écrie Voltaire,
avait-il pris un essor si haut clans le siècle
des petitesses ? Je répondrai : c'est que Vau-
venargues , en profitant des lumières de son
siècle, n'en avait point adopté l'esprit, cet
esprit du monde , si vain dans son fonds ,
dit-il 1 ui-même , par lequel il reproche à de
grands écrivains de sètre laissé corrompre
en sacrifiant au désir de plaire et à une vame
popularité la rectitude de leur jugement et
la conscience même -de leurs opinions. Vau-
venargues put apprendre par sa propre ex-
périence combien cette complaisance qu'il
blâme est souvent nécessaire au succès des
meilleurs ouvrages. L' introduction à la con-
naissance de l'esprit liumain parut en 1 746,
et n'eut qu'un succès obscur. Un ouvrage sé-
rieux , quelque mérite qui le recommande ,
s'il paraît sans nom d'auteur , s'il n'est an-
noncé par aucun parti , ni favorisé par au-
cune ciixonstance particulière , ne peut at-
tirer que faiblement l'attention publique.
Des hommes qui ont vécu dans le monde,
4
38 NOTICE
VU la cour , occupé des places importantes .
obtenu quelque considération , imaginent dif-
ficilement qu'en morale et en philosophie
pratique , ils puissent jamais avoir besoin
d'apprendre quelque chose. Cette partie des
connaissances humaines devient pour eux un
objet de spéculation , un amusement de l'es-
prit qui ne leur paraît digne d'occuper leur es-
prit qu'autant qu'elle leur offre quelques idées
un peu singulières , qu'ils puissent trouver
leur compte à attaquer ou à défendre. On
conçoit qu'un ouvrage de littérature ob-
tienne , en paraissant , un succès à peu près
général ; mais un ouvrage de morale ou de
philosophie ne peut faire d'abord qu'une fai-
ble sensation ; il faut que les idées nouvelles
qu'ilrenferme captivent assez l'attention pour
lui susciter des adversaires et des défenseurs.
et que l'esprit de parti vienne à l'appui du
raisonnement pour fixer l'opinion sur le mé-
rite de l'auteur et de l'ouvrage. Autrement
il sera lu , estimé et loué par quelques bons
esprits ; mais ce n'est que par une commu-
nication lente et presque insensible que l'o-
pinion des bons esprits devient celle du pu-
SUR V AU VE.\ ARGUES. 0()
blic. Tous les hommes éclairés qui ont parlé
de Vauvenargucs , l'ont regardé comme un
esprit d'un ordre supérieur , observateur
profond et écrivain éloquent , qui avait ob-
servé la nature sous de nouvelles faces et
donné à la morale un caractère plus touchant
qu'on ne l'avait fait encore. Ils furent frap-
pés surtout de cet amour si pur de la vertu
qui se reproduit sous toutes sortes de formes
dans ses ouvrages , et qui en dicte tous les
résultats. La gloire et la vertu , voilà les deux
grands mobiles qu'il propose à l'homme pour
élever ses pensées et diriger ses actions , les
deux sources de son bonheur , qu'il regarde
comme inséparables.
Vauvenargucs ne concevait pas que le vice
j)ùt jamais être bon à quelque chose ; contre
lopinion de quelques écrivains qui pensent
([u'U y a des vices attachés à la nature , et
par cette raison inévitables ; des vices, s'ils
osaient le dire , nécessaires et presque in-
nocents.
u On a demandé si la plupart des vices ne
u concourent pas au bien public , comme les
;> plus pures vertus. Qui ferait fleurir le
^O XOTICE
K comiuerce sans la vanité , l'avarice , etc.
« Mais si nous n'avions pas de vices , nous
« n'aurions pas ces passions à satisfaire . et
« nous ferions par devoir ce qu'on fait par
« ambition , par orgueil , par avarice. Il est
« donc ridicule de ne pas sentir que le vice
« seul nous empêche d'être heureux par la
« vertu — et lorsque les vices vont au bien ,
« c'est qu'ils sont mêlés de quelques vertus .
c de patience , de tempérance . de courage. »
« Le vice n'obtient point d'hommage réel.
« Si Cromwel n'eût été prudent , ferme . la-
u borieux , libéral , autant qu'il était ambi-
« tieux et remuant , ni sa gloiie ni sa for-
te tune n'auraient couronné ses projets ; car
K ce n'est pas à ses défauts que les hommes se
a sont rendus , mais à la supériorité de son
« génie. »
« n faut de la sincérité et de la droiture .
« même pour séduire. Ceux qui ont abusé
« les peuples sur quelque intérêt général .
« étaient fidèles aux particuliers. Leur habi-
te leté consistait à captiver les esprits par des
(f avantages réels Aussi les grands ora-
« tcurs. s'il m'est permis de joindre ces deux
SUR V A U V E N A R G L i; S. .^ I
choses , ne s'efforcent pas dimposer pai"
« un tissu de flatteries et d'impostures . par
a une dissimulation continuelle et par un lan-
u gage purement ingénieux. S'ils cherchent
« à faire illusion sur quelque point princi-
u pal , ce n est qu'à force de sincérité et de
« vérités de détail : car le mensonge est fai-
tf ble par lui-même. "
Les arts du stvle , les mouTements même
de l'éloquence ne Talent pas ce ton simple
d'une raison puissante , rouée à la défense
des plus nobles sentiments. Mais la supério-
rité même de raison . soutenue par cette per-
suasion intime qui ajoute une force invincible
à la raison , donne au style de Yauvenargues
un charme pénétrant auquel n'atteindront
jamais ceus qui cherchent à en imposer par
un langage purement ingénieux.
a La clarté orne les pensées profondes. »
Celte maxime de Yauvenargues paraît être
le résultat de ses sentiments comme de ses
obsei^vations. Dans la plupart de ses pensées
la force de l'expression tient à celle de la
vérité. Le philosophe a frappé si juste au but
que ; pour donner à son idée le plus grand
4-
4?. \OTICE
effet, il lui siiflit i\c la luire Ineii compren-
dre. Qu'on me permette d'en citer piusieurb
de ce genre. L'exemple est toujours plus
Irappant que la l'éflexion.
« Nous querellons les malheureux pour
« nous dispenser de les plaindre. »
« La niagnanimité ne doit pas comj)te à
« la prudence de ses motifs. «
a Nos actions ne sont ni aussi bonnes ni
« aussi mauvaises que nos volontés. »
«c II n'y a rien que la crainte ou l'espérance
« ne persuade aux hommes. »
« La servitude avilit l'iiomme au point de
« s'en l'aire aimer. »
Dans les écrits où notre philosophe donne
à ses réflexions plus de développements , on
retrouve encore ce même caractère de style ,
naturel dans l'expression , Tort seulement par
les combinaisons de la pensée , vil de raison-
nement , touchant de conviction , animé
moins par les images qui, comme le dit Vau-
venargucs lui-même , embellissent la raison ,
que par le sentiment qui la persuade ; et ce
sentiment , trop énergique en lui pour se
jieixlrc en déclamation ; trop vrai pour se dé-
SUR V AL VEN AUG C ES. 4^
guiscr par l'emphase , se manifeste souvent
par des tours hardis . rapides , inusités , que
la vraie éloquence ne cherche pas , mais
qu'elle laisse échapper , et qui ne sont même
éloquents que parce qu'ils échappent à une
ame profondément pénétrée de son objet.
Quoique l'imagination ne soit pas le carac-
tère dominant du style de Vauvenargues ,
elle s'y montre de temps en temps, et tou-
jours sous des formes aimables et riantes.
Son esprit était sérieux , mais son ame était
jeune : c'était comme on aime à vingt ans
qu'il aimait la bouté, la gloire , la vertu ; et
son imagination , sensible aux beautés de
la nature , en prêtait à ses objets chéris les
plus douceset les plus vives couleurs. L'éclat
de la jeunesse se peint à ses yeux dans les
jours brillants de lété ; la grâce des premiers
jours du printemps est l'image sous laquelle
se présente à lui une vertu naissante.
u Les feux de l'aurore, selon lui , ne sont
« pas si doux que les premiers regards de la
« gloire. »
Il dit ailleurs : « Les regards affables or-
'.< uent le visage des rois. » Cette image rap~
44 NOTICE
nellc un vers de iuJenisa/c/zi du Ta.sse ; c est
lorsque le poète peint Tangc Gabriel revêtant
une l'orme humaine pour se montrer à Go-
(lefroi :
l'ru giouane cjnnciidlo elà confine
l'resc , ed orna di raggi il hiondo crine.
H 11 prit les traits de Tàgc qui sépare la jeu-
« nesse de l'enfance, et orna de rayons sa blondc-
(( clievehirc. »
Quelquefois aussi , malgré la pente sé-
rieuse des idées de Vauvenargues , ses tour-
nures prennent, parles rapprochements que
lait son esprit , une originalité piquante.
« Le sot est comme le peuple , il se croit
« riche de peu. »
«Ceux qui combattent les préjugés du peu-
« pie croient n'être pas peuple. Un homme
« qui avait fait à Rome un argument contre
« les poulets sacrés , se regardait peut-être
<c comme un philosophe. »
Cette observation trouverait bien des ap-
plications dans les temps modernes. N()m>
avons vu beaucoup de philosophes de cette
force. J'ai connu un abbé de La Chapelle ,
SLR VAU VENARGUES. ^5
bon géomètre , et qui avait été jusqu à qua-
rante ans très-bon clirétien : « Je n'avais ja-
« mais réfléchi sur la religion , disait-il un
« jour à D'Alembert ; mais j'ai lu la Lettre de
« Thrasjbule et le Testament de Jean Mes-
« lier ; cela m'a fait faii'e des réflexions , et je
<f me suis fait esprit-lbrt. »
Après avoir fait remarquer les qualités in-
téressantes qui distinguent le style de Vau-
venargues , nous devons convenir que ces
qualités sont quelquefois ternies par des ter-
mes impropres et plus souvent par des tour-
nures incon-ectes. Il n'avait aucun principe
de grammaire ; il écrivait pour ainsi dire
d'instinct , et ne devait son talent qu'à un
goût naturel , formé par la lecture réflécliie
de nos bons écrivains.
Vauvenargues, après avoir langui plusieurs
années dans un état de souffrance sans remè-
de , qu'il supportait sans se plaindre , voyait
sa fin prochaine comme inévitable ; il en par-
lait peu , et s'v préparait sans aucune appa-
rence d'inquiétude et d'effroi. Il mourut en
1747 5 entouré de quelques amis, distingués
par leur esprit et leur caractère , qui n'a-
4(» NOTICE
vitienl pas cessé de lui donner des preuves du
plus tendre dévouement. Il les étonnait au-
tant par le calme inaltérable de son amc que
par les ressources inépuisables de son esprit .
et souvent par l'éloquence naturelle de ses
discours.
Cette sérénité d'anie qu'il montra jusqu à
ses derniers moments , il ne la dut qu'à la
fermeté de caractère dont la nature l'avait
doué, et à la philosophie qu'il s'était faite. Il
n'était point soutenu par les puissantes con-
solations que la religion offre à Ihomme qui
souffre, et par les espérances qui lui mon-
trent , dans un avenir sans terme , un dédom-
magement aux maux de cette existence éphé-
mère. Vauvenargues n'avait pas le bonheur
d'être persuadé des dogmes chrétiens ; mais
il avait 1 intime conviction qu il existait un
Dieu inliniment bon , qui ne pouvait vouloir
(juc le bonheur des êtres qu'il avait créés
sensibles , et qui ne pouvait pas punir les
laiblesses attachées à leur nature '. O mon
' Je liens presque tous les détails que je rap-
porte ici d'un liomnic de lettres peu connu ,
nuinmc Baiivin , professeur à rÉcole-.Mililaire ,
SUR VAUVEN" ARG L ES. i)7
Dieu ! s'écriait-il quelques heures avant d'ex-
pirer , je crois ne f avoir jamais offensé , et
je vais , avec la confiance d'un cœur sin-
ct l'ami de Marmontel , qui parle de lui dans
ses Mémoires j c'était un homme sage, qui
n'avait pas (juitte Vauvenargues jusqu'à sa mort ;
il l'aimait avec passion, et n''en parlait jamais
sans attendrissement. Je me suis entretenu sou-
vent avec îMarmontel de Vauvenargues, et il
avait la même opinion que Bauvin des sentiments
religieux de leur ami commun. M. d'Argental ,
qui en parlait avec plus de connaissance encore ,
m\i raconte Tanecdotc suivante. On avait presse
Vauvenargues de recevoir son cure', qui s'e'tait
présente plusieurs fois pour le voir. Le malade
sV refusait. On parvint cependant à introduire
dans sa chambre un théologien pieux et e'claire,
que le cure avait choisi comme en e'tat de faire
impression sur l'esprit d'un philosophe égare ,
mais de bonne foi. Après une courte conférence
entre le prêtre et le mourant , M. d'Argental
entra dans la chambre , et dit a son ami : « Eh
't bien ! vous avez vu le bon ecclésiastique qu'on
'(■ vous a envoyé ?» — Oui , dit Vauvenargues ,
Cet esclave est venu,
II a montré son ordre , et n'a rien oLlenu.
Ouoirpie ce dernier trait contrarie l'idi-e que
.!j8 NOTMI-,
cère , ivlomber dans le sein de celui (fui
nia dtinne la vie.
Mais du moins Vauvenargucs ne joignait
pas au malheur de l'incrédulité la sottise de
s'en glorifier ; il parlait très-peu de religion ,
qu'il regardait comme une affaire de senti-
ment plus que de raisonnement. Il croyait sur-
tout que c'était un sujet trop grave pour qu'on
pût se permettre d'en parler légèrement, et
il répondait toujours sérieusement aux plai-
santeries que Voltaire ne pouvait se refuser
dans la conversation.il désapprouvait hau-
tement les écrits qui attaquaient directement
la religion établie. A l'exemple des meilleurs
esprits , même parmi les incrédules , il re-
gardait les préceptes religieux inculqués
dans l'enfance, comme un frein plus puis-
sant que les lois mêmes pour contenir les
passions du peuple. Il pensait qu'aucun sys-
tème de morale purement spécidativc ne
j\'»i voulu donner de la sage circonspection de
Vauvenargucs , je n'ai pas cru devoir taire un
l'ait qui a déjà été cité , mais inexactement, cl
je rapporte avec une scrupiileuse Udélité ce <[U(r
m'ont dit des hommes dignes de foi.
SUR VAU VENARCUES. l\C)
pouvait servir à diriger la conduite de cette
classe nombreuse , à qui la nécessité d'un
travail continuel et pénible ne laisse ni le
temps de réfléchir , ni les moyens de s'ins-
truire. Il croyait en même temps que c'était
semir la morale publique et la religion même,
que dattaquer les absurdités de la supers-
tition et les crimes de l'intolérance.
Il était surtout blessé du ton dogma-
tique et tranchant dont quelques esprits
forts prononçaient sur des questions qui
lui paraissaient essentiellement enveloppées
de ténèbres , que toutes les lumièies de
la raison ne pouvaient dissiper. Ce senti-
ment lui a dicté sans doute la maxime sui-
vante : «L'intrépidité d'un homme incrédule,
« mais mourant , ne peut le garantir de
« quelque trouble , s'il raisonne ainsi : Je me
« suis trompé mille fois sur mes plus pal-
« pables intérêts , et j'ai pu me tromper
« encore sur la religion. Or, je n'ai plus le
« temps ni la force de l'approfondir , et je
« meurs. »
Ceux qui ne connaissent Yauvenargues
1. 5
5o NOTICE
que par ses écrits , auront peut-être de la
peine à regarder comme un incrédule celui
qui a écrit plusieurs de ses pensées qui sont
dans l'esprit de la religion , et surtout sa
Méditation sur la Foi, qui porte le caractère
d'un sentiment de piété profonde. La Prière
qui termine cette Méditation, est écrite d'un
ton véritablement éloquent. Mais les amis de
Vauvenargues ne regardaient ces deux mor-
ceaux que comme un jeu d'esprit. On sait
qu'il se plaisait à imiter les styles divers des
grands écrivains ; et l'on en peut voir plu-
sieurs exemples dans ses ouvrages. On v
trouve un morceau qui a pour titre : Imi-
tation de Pascal; et la Méditation sur la
Foi est évidemment écrite dans la manière
du philosophe de Port-Royal.
Il prétendait aussi que des vers de diffé-
rentes mesures non rimes , répandus avec
goût dans un écrit en prose et de peu d'éten-
due , pouvaient y donner du nombre et (!<•
l'harmonie , pourvu que larlifice ne fut ]ias
trop sensible , et que le fond des idées com-
portât un ton élevé et soutenu. La Prière à
la Trinité est écrite tout entière en xevs ir-
SUR VAUVENARGUES. 5l
réguliers , dont leffet est très-heui-eux ' .
On trouvera peut-être que je me suis
trop étendu sur les détails de la vie d'un
homme qui a été peu connu , et dont les
' Pour en juger , il suflil de detaclicr, comme
des vers , les différents membres des phrases
dont le rhythme est très-re'gulier. Voyez le com-
mencement de la prière :
O Dieu.' qu'ai-je fait? quelle offense
Arme voire Lias contre moi ?
Quelle malheureuse failjlesse
M'attire votre indignation ?
Vous versez dans mon cœur malade
Le fiel et lennui qui le rongent.
Vous se'chez l'espe'rance au fond de ma pensée ;
Vous noyez ma vie d amertume.
Les plaisirs , la santé, la jeunesse me'cliappeut.
J'ai laisse' tomber un regard
Sur les dons enchanteurs du monde ,
Et soudain vous m'avez quitté ;
Et l'ennui , les soucis , les remords, les douleurs
Ont en foule inondé ma vie , etc.
11 faut convenir qu'il y a dans ce style une
liarmonie qui plaît à l'oreille, parce qu'on n'en
dcméle l'artifice que par la reflexion. Marmontel,
dans ses Incas , paraît avoir cherclie le mènT-
5-?. NOTICK SUR VAUVEMARGUES.
écrits n'ont pas atteint au degré de lépu-
talion qu'ils obtiendront sans doute un jour :
mais c'est pour cela même qu'il jn'a paru
important d'altii'er plus particulièrement
l'attention du public sur un mérite mé-
connu et sur des talents mal appréciés. Je
croirais n'avoir pas fait un travail inutile ,
.si les pages qu'on vient de lire pouvaient
engager quelques esprits raisonnables à
rendre plus de justice à un écrivain qui a
ilonné à la morale un langage si noble et un
ton si touchant.
SUARD.
illct par le même moyen ; mais il n'a pas eu lu
luciiie succès. Les vers fréquents tpi'il a semés
dans sa prose, y jeltcnl une sorte de monotonie
<[iii fatigue , et (jui n'est point compensée par le
bon effet du rhylhmc.
EXTRAIT
De l'Eloge Jlmèbra des officiers qui sont
morts dans la guerre de 174'^ P^"'
Voltaire.
«Tu n'es plus , 6 douce espérance du
«reste de mes jours! ô ami tendre, élevé
« dans cet invincible régiment du Roi , toii-
« jours conduit par des héros ! qui s'est tant
<c signalé dans les tranchées de Prague, dans
« la bataille de Fontenoi , dans celle de
« Laufeld , où il a décidé la victoire. La re-
« traite de Prague , pendant trente lieues de
« glaces , jeta dans ton sein les semences de
« la mort , que mes tristes yeux ont vu de-
« puis se développer : familiarisé avec le
« trépas , lu le sentis approcher avec cette
« indifférence que les philosophes s'effor-
ce çaient jadis ou d'acquérir ou de montrer ;
« accablé de souffrances au dedans et au
« dehors , privé de la vue , perdant chaque
« jour une partie de toi-mcnic , ce n'était
5.
54 EXTRAIT
« que j)ai' iiii excès de verlu que lu n'élais
« point malheureux , et que celle vertu ne
« te coûtait point d'effort. Je t'ai vu toujours
« le plus infortuné des hommes et le plus
« tranquille. On ignorerait ce qu'on a perdu
« en toi , si le cœur d'un homme éloquent '
<t n'avait fait l'éloge du tien dans un ou-
ït vrage consacré à l'amitié , et embelli par
« les charmes de la plus touchante poé-
« sie. Je n'étais point surpris que dans le
« tumulte des armes , tu cultivasses les
« lettres et la sagesse : ces exemples ne sont
« pas rares parmi nous. Si ceux qui n'ont
u que de l'ostentation ne t'imposèrent ja-
« mais ; si ceux qui , dans l'amitié même ,
« ne sont conduits que par la vanité , révol-
te tèrent ton cœur , il y a des âmes nobles
« et simples qui te ressemblent. Si la hau-
« leur de tes pensées ne pouvait s'abais-
« ser à la lecture de ces ouvrages licencieux,
« délices passagères d'une jeunesse égarée ,
« à qui le sujet plaît plus que l'ouvrage ; si
« lu méprisais celte foule d'écrits que le
' Marmonlcl , dans V Epîlic tledicûtnirc 'li'
Denys-ie-Tyran ; voye* page G6. I).
DE l'Éloge funèbre. 55
« mauvais goiU enfante ; si ceux qui ne veu-
« lent avoir que de l'esprit , te paraissaient
« si peu de chose , ce goût solide t'était com-
« mun avec ceux qui soutiennent toujours
« la raison contre l'inondation de ce faux
« goût qui semble nous entraîner à la déca-
« dence. Mais par quel prodige avais-tu ,
« à l'âge de vingt-cinq ans , la vraie philo -
« Sophie et la vraie éloquence , sans autre
et étude que le secours de quelques bons
« livres ? Comment avais-tu pris un essor si
« haut dans le siècle des petitesses ? Et com-
te ment la simplicité d'un enfant timide cou-
« vrait-elle cette profondeur et cette force
« de génie ? Je sentirai long - temps avec
« amertume le prix de ton amitié ; à peine
« en ai-je goûté les charmes, non pas de cette
« amitié vaine qui naît dans les vains plai-
K sirs , qui s'envole avec eux , et dont on a
« toujours à se plaindre , mais de cette
« amitié solide et courageuse , la plus rare
« des vertus. C'est ta perte qui mit dans
« mon cœur ce dessein de rendre quelque
!t honneur aux cendres de tant de défenseurs
« de l'Etal , pour élever aussi un monument
56 EXTRAIT
« à la licnne. Mon cœur, rempli de toi , a
(f cherché celte consolatioa , sans prévoir à
(f quel usage ce discours sera destiné , ni
« comment il sera reçu de la malignité hu-
« maine , qui, à la vérité, épargne dordi-
« naire les morts , mais qui quelquefois aussi
« insulte à leurs cendres , quand c'est un
« prétexte de plus de déchirer les vivants. »
Le V. juin 1748.
« Le jeune homme ( ajoute Voltaire dans
« une note) qu'on regrette ici avec tant de rai-
« son , est M. de Vauvenaigues , long-temps
« capitaine au régiment du Roi. Je ne sais si
« je me trompe, mais je crois qu'on trouvera
« dans la seconde édition de son livre , plus
K de cent pensées qui caractéribcnt la plus
« belle ame , la plus profondément philo-
« sophe , la plus dégagée de tout esprit de
« parti. »
« Que ceux qui pensent , méditent les
« maximes suivantes :
CXXIII. La raison nous trompe plus sou-
i-enl que la nature.
CXXVI. Si les passions font plus de
Jaules que le jugement , c'est par la même
DE l'Éloge funèbre. 5']
'raison que ceux qui gouvernent font plus de
fautes que les hommes privés.
CXXVII. Les grandes pensées viennent
du cœur.
« ( C'est ainsi que , sans le savoii' , il se
peignait lui-même. ) »
CXXXYI. La conscience des mourants
calomnie leur vie.
CXXXVII. La fermeté ou la faiblesse de
la mort dépend de la dernière maladie.
« ( J'oserais conseiller qu'on lût les maxi-
» mes qui suivent celles-ci et qui les cxpli-
» quent. ) «
CXLIII. La pensée de la mort nous
trompe , car elle nous fait oublier de vivre.
CXLV. La plus fausse de toutes les phi-
losophies est celle qui , sous prétexte d'af-
franchir les hommes des embarras des
passions , leur conseille V oisiveté.
GLI. Nous devons peut-être aux passions
les plus grands avantages de l'esprit.
CLXni. Quiconque est plus sévère que
les lois, est un tyran.
CLXIV. Ce qui n'offense pas la société ;,
n'est pas du ressort de la justice.
58 EXTRAIT DK l'ÉLOGE FUNÈBRE.
« On voit , ce me semble , par ce j)cu ilc
« pensées que je rapporte , qu'on ne peut
« pas dire de lui ce qu'un des plus aimables
« esprits de nos jours a dit de ces philosophes
<f de parti , de ces nouveaux stoïciens qui en
« en ont imposé aux faibles :
Ils ont eu l'art de Lien connaître
L'iiomme qu'ils ont imaginé;
Mais ils n'ont jamais devine'
Ce qu'il est , ni ce qu'il doit être.
« J'ignore si jamais aucun de cevix qui se
« sont mêlés d'instruire les hommes , a rien
« écrit de plus sage que son chapitre sur
« le bien et sur le mal moral. Je ne dis pas
« que tout soit égal dans ce livre : mais si
« l'amitié ne me fait pas illusion , je n'en
« connais guère qui soit plus capable de for-
ce mer une ame bien née et digne d'être ins-
« truite. Ce qui me persuade encore qu'il y
« a des choses excellentes dans cet ouvrage
« que M. de Vauvenargucs nous a laissé ,
« c'est que je l'ai vu méjirisé par ceux qui
c< n'aiment que les jolies phrases et le faux
V bel espril. »
NOTE INEDITE
ECRITE DE LA MAIN DE VOLTAIRE.
VauvenArgues a dit dans son ouvrage ' :
« Toutefois , avant qu'il y eût une première
« coutume , notre ame existait , et avait ses
« inclinations qui fondaient sa nature ; cl
« ceux qui réduisent tout à l'opinion et à
« l'habitude , ne comprennent pas ce qu'ils
« disent : toute coutume suppose antérieu-
« rement une nature , toute erreur une vé-
« rite . Il est vrai qu'il est difficile de distinguer
« les principes de cette première nature de
« ceux de l'éducation : ces principes sont en
« si grand nombre et si compliqués que l'es-
« prit se perd à les suivre ; et il n'est pas
« moins malaisé de démêler ce que l'édu-
« cation a épuré ou gâté dans le naturel.
' Réflexions sur divers sujets , u". li , de la
nature et de la coutume. B.
()0 N O T E I N ji 1) 1 T i;
« On peut remarquer sculenieut que ce qui
« nous reste de notre première nature est
« plus véhément et plus Ibrt que ce qu'on
(f acquiert par étude, par coutume et par
« réflexion , parce que TefFet de l'art est
« d'affaiblir lors même qu'il polit et cor-
« rige. »
Le marquis de Vauvenargues semble dans
cette pensée approcher plus de la vérité que
Pascal '. C'était un génie peut-être aussi rare
que Pascal même ; aimant comme lui la vé-
rité , la cherchant avec autant de bonne foi.
aussi éloquent que lui , mais d'une éloquence
aussi insinuante que celle de Pascal était ar-
dente et impérieuse. Je crois que les pensées
de ce jeune militaire philosophe seraientaussi
utiles à un homme du monde fait pour la so-
ciété , que celles du héros de Port-Royal peu-
vent l'être à un solitaire qui ne cherche que
de nouvelles raisons de haïr et de mépriser le
genre humain. La philosophie de Pascal est
fière et rude , celle de notre jeune officier
' Dans celle pcusi'c : Que ce que nous i>iv-
nons pour la nature ii est souvent qu'une prc ■
micre cnulume.
D E V 0 L T A I R 1 ; . () f
douce et persuasive , et toutes deux égale-
ment soumises à l'Etre suprême.
Je ne m'étonne point que Pascal entoure
<le rigoristes , aigri par des persécutions ton-
tinuelles , ait laissé couler dans ses pensées
le fiel dont ses amis ' étaient dévorés : mais
qu'un jeune capitaine au régiment du Roi
ait pu , dans les tumultes orageux de la
guerre de 17415 ne voyant, n'entendant
que ses camarades livrés aux devoirs pénibles
de leur état , ou aux emportements de leur
âge , se former une raison si supérieure , un
goût si fin et si juste , tant de recueillement
au milieu de tant de dissipations , me cause
tme grande surprise.
Il a eu une triste ressemblance avec Pas-
■ Amis , tel est le texte de l'e'dition publiée
en 1806 par M. SuaicL Nous avons entre les mains
une copie manuscrite de cette note , dans la-
«juelle on a substitue le mot ennemis. Voltaire
a pu écrire e'galement l'un et l'autre^ mais il
n'a pu dire , sans quelque injustice , que les
amis de Pascal, les solitaires de Port-Koyal ,
ctaient déuoréa de ûel ; Vaxh[is qu'on est oblige
d'avouer que ses ennemis n'en manquaient
pas. B.
I. 6
G?. \OTE I\ ÉDITE DE VOLTAIRE.
cal; affligé comme lui de maux incurables , il
s'est cousoléparrétude : la différence estquc;
l'étude a rendu ses mœurs encore plus douces,
au lieu quelle augmenta Thumeur triste de
Pascal.
PIECES DIVERSES
SUR VAUVENARGUES.
Lettre de Marmontel à madame d'Es-
pagnac.
« Le libraire chai'gé de la nouvelle édition
u des précieux ouvrages de M. de Vauvenar-
« gués , ma déjà écrit pour avoir de moi une
« notice sur la vie de ce nouveau Socrate; et je
u lui ai témoigné mon regret de nepouvoii" lui
« en donner d'autres détails , que ce que j'en
(c ai dit dans une note de mon ëpitre dêdi-
« cataire de Denys-le-Tyran , à M. de Fol~
« taire. C était chez lui que j'avais connu
(c >I. de Vauvenargues , et , à 1 exemple de
« M. de \oltaii'e, il m'avait pris en amitié.
« J'étais fort jeune alors. Je les écoutais avi-
« dément l'un et l'autre , et jamais entretiens
« n'ont été plus intéressants : mais comme il
(C n'y était pas question de ce qu'on me de-
« mande , je n'eu ai su que ce que j'en ai
« écrit. Tout ce que je puis ajouter, madame,
« c'est que M. de Voltaire , bien plus âgé
(^4 PIÈCES UIVEKSES
« que M. de Vauvenargues , avait pour lui le
« plus tendre respect; et, en général, jamais
« l'attrait de l'éloquence et le charme de la
« vertu n'ont obtenu un plus doux empire
« sur les esprits et sur les âmes. Le peu d'é-
K crits qu'il a laissés sont le Iruit des médi-
« tations sublimes et profondes qui lui fai-
« saient oublier ses douleurs. Il n'avait lu
« qu'un petit nombre de livres , mais les
« meilleurs et les plus exquis : et il les reli-
« sait sans cesse. Racine et Fénélon étaient
« ceux qui lui étaient le plus analogues ; et il
« en faisait ses délices. On le sent bien à
« la manière dont il les a peints. C est avec
« leur plume quil a tracé leur caractère. Le
« sien est vivement et fidèlement exprimi
« dans tout ce qu'il a écrit. En le lisant , jr
« crois l'entendre encore ; et je ne sais si s
« conversation n'avait pas même quelqu
« chose de plus délicat et de plus animé qu>
« ses divins écrits. J'ai toujours regretté quï
« M. de Voltaire n'ait pas fait pour lui c
« que Platon etXénophon avaient fait pour
« Socratc. Ses entretiens n'étaient pas moin
« intéressants à recueillir. Hélas ! ce ne sonl
SUR VAU VENARGUES. 65
(( jias les hommes , c'est la nature elle-même
« qui lui a versé à longs traits la ciguë ; et
(< je la lui ai vu boire avec une égalité d'ame
« inaltérable. Tandis que tout son corps tom-
« bait en dissolution , son arae conservait
« cette tranquillité parfaite dont jouissent les
« purs esprits. C était avec lui qu'on apprc-
« nait à vivre , et qu'on apprenait à mourir.
« Son sang s'était comme figé de froid
<f dans la retraite de Prague ; et dans l'éloge
« des officiers morts dans cette campagne ,
« M. de Voltaire lui a donné une place dis-
u tinguée. C'est là , madame , qu'on le trou-
« vera dignement loué. Pour moi , je ne puis
« offrir à sa mémoire qu'un tribut de véné-
<i ration. Mais je lui conserve ce sentiment
« aussi vif et aussi profond que peut l'inspi-
(■' rer la vertu.
a Tels sont , madame , les souvenirs que
u vous pouvez communiquer à M. de Fortia ,
a et dont je consens qu'il fasse usage, même
« en transcrivant ma réponse. Ce sont des
« témoignages que je fais gloire de signer. »
Marmo.ntel.
6 Octobre 1796.
6,
66 PIÈCES DIVERSES
É P I T R E
A M. DE VOLTAIRE.
Des amis des beaux-arts ami tendre et sincère ,
Toi , Tanic de mes vers , ô mon guide ! o mon père î
( Car ce nom t'est bien dû : mon cœur me l'a dicté ;
Et de tes sentiments il peint seul la beauté.)
Le tribut d'un talent que ta voix fit éclorc ,
M'acquitte auprès <lc toi bien moins qu'il ne m'iiono
L'on saura que sur moi tu tournas ces regards
Oui d'un feu créateur animaient tous les arts;
L'on sa\ira qu'au sortir des mains de la nature ,
Inculte, languissant dans une. nuit obscure,
Mais épris de tes vers, par ta gloire excite',
.le t'appelai du fond de mon obscurité ^
Que mes cris de ton cœur réveillant la tcndres.Sf .
Tes bras tendus vers moi recurent ma jeunesse i
Qu'à penser, à sentir, par tes leçons instruit.
Dans la cour d'Apollon sur les pas Introduit,
Afiopté pour ton fils au temple de mémoire,
Sur moi tu fis tomber un ravon de ta gloire.
SUU VAUVEN'ARGUES. (17
Ouc j'aime à nie ilaltcr qii'iiii si l)eau souvenu
lia peindre ton anie aux siècles à venir!
Oui, (le rhumanité cette toiicliante image
Des pleurs de nos neveux doit t'assurev Thommage.
<( 11 n'est plus , (liront-ils : ô destins! A regrets!
<( Heureux son siècle ! heureux qui put le voir de piès !
« Heureux surtout l'ami qui, choisi par restimc ,
« Et de SCS sentiments dépositaire intime,
<c Put lire dans son cœur et penser d'après lui !
« Modèle des talents , il en fut donc l'appui ;
« Et la vertu , qu'il peint avec des traits de flamme ,
« Ainsi qu'en ses écrits régna donc en son ame. »
Pour moi , que l'on eût vu dans la foule oublié ,
Je te devrai bientôt l'honneur d'être envié.
De quelques traits de feu si mes vers étinccUent ,
Si d'un pinceau hardi les touches s'y décèlent ,
Ce sont d'heureux larcins qu'à son maître il a faits ,
Dira-t-on. Oui , ma gloire est un de tes bienfaits •
Elle m'en est plus chère. Est-il un cœur sensible
Pour qui ce noble aveu fût un devoir pénible?
Oui , lorsque mon esprit , faible et timide cncor ,
Osa jusqu'au théâtre élever son essor,
C'est toi qui l'appelais du bout de la carrière :
Il puisa dans ton sein sa force et sa lumière^
Et quand la même ardeur cesse de l'animer,
Dans sa sourf^e féconde il va la rallumer.
'(l8 PIECES DIVEUSES
l'uiscr dans les écrits Tivrcssc du i'cnic ,
Y former mon oreille à la noble harmonie ,
Et dans ce labyrinthe oii Fart sait se cacher.
Epier le secret de peindre et de toucher;
CV'Sl avec tes rivaux un droit que je parlape.
I\Iais voir en liberté ton ame sans nuage ,
Epurer ma pense'e au feu de ses rayons ,
Voir broj'er tes couleurs et tailler les crayons,
Manier ces ressorts dont le jeu nous étonne ;
Voilà le droit flatteur que raraitit me donne.
Amitié' , doux lien , digne appui des vertus.
Viens, relève les arts sous l'envie abattus.
Qu''h ta voix, de son joug les muscs s'affranchissent.]
Du commerce des cœurs les esprits s'enrichissent,
Et comme eux, à l'envi , l'un dans l'autre epanchcsl
Mêlent , en s'unissanl, tous leurs trésors caches.
Vous qui vous disputez le sommet du Parnasse ,
Vous voyez les rayons qu'un veiTc ardent ramasse
Sans chaleur, sans éclat avant que de s'unir.
Dans leur brûlant foyer qui peut les soutenir?
L'airain coule , enflamme des traits de leur lumitii
Le diamant dissous est réduit en poussière;
Tel serait sur les cœurs , si vous l'aviez voulu ,
De vos talents unis le pouvoir absolu.
El <jue peut contre vous le vulgaire indocile?
Vous préparez le fïcl rpie sur vous il distille.
SUR VAL VIÎ NARGUES. (if)
i'rcl a vous adorer, si vous vous rcspeciiez ,
Vous le verriez fléchir cl tomber h vos pieds.
Pour son orgueil malin quels plus charmants spectacles,
Que les divisions qui troublent ses oracles?
Ainsi la Grèce impie aimait h voir ses dieux,
Au gré de son poète , inconstants , vicieux.
Ceux-ci d'un ravisseur embrassant la querelle ,
Ceux-là vengeant Tépoux d^me femme infidèle ,
Dans des combats honteux se mêler aux mortels ,
Ft de leurs propres mains renverser leurs autels.
Toi , qui dans l'cuncmi que tes succès aigrissent ,
Distingues le talent des mœurs qui le flétrissent;
Toi , dont le cœur sensible et né pour ramltié
Aux fureurs de Tenvie oppose la pitié ;
Ne verrons-nous jamais , des enfants du génie ,
En un trésor commun la gloire réunie ,
Et les talents, amis dans leur rivalité,
L\iu l'autre se pousser vers l'immortalité?
De cet accord heureux tu goûtas les délices.
Tandis qu'à la vertu les destins plus propices
Laissèrent parmi nous ce Socrate nouveau
Dont tes larmes encore arrosent le tombeau.
Ce Vauvenargue * enfin , qui fit voir à la terre
I n juste dans le monde , un sage dans la guerre ,
"Il éfail né en Provence, et d'une famille dislin-
^iic'c par sa noblesse. Il embrassa d'abord le parti des
armes, cl servit qncl'jiics ànne'es rapi laine dans ie ré-
70 PI liCK s DIVERSES
Un CU.IU sloKjuc et Iciiilic , et qui , niaîlii; de lui ,
Insensible à ses maux, sentait tous ceux d'autrni.
.Te vous vis, l'un de l'autre , admirateurs sincères,
Confidents éclaires, et critiques sévères ,
Vous exercer dans l'art ingrat et gc-ncreux
De rendre les humains meilleurs et plus heureux-
Tendre arbrisseau planté sur la rive féconde
Où ces fleuves mêlaient les U-ésors de leur onde -
giment du roi. Les officiers de ce corps, heureusement
capables d'apprécier ce rare mérite , avaient conçu pour
lui une si tendre vénération , que je lui ai entendu don-
ner par quelques-uns d'entre eux le respectable nom de
père.
Les fatigues de la campagne de Bobéme avaient al-
téré la santé de M. de Vauvenargues, au point de le
mettre bors d'état de servir. Alors son zèle pour sa
patrie tourna ses vues du côté des négociations. Une
étude assidue, les réflexions profondes dont il s'était
nourri , et la prodigieuse étendue de son génie le mi-
rent bientôt en état de se présenter au ministère. Se^
services furent acceptés; et, en attendant le moment
d être employé, il se retira dans le sein de sa famille ,
pour s'y livrer paisiblement au nouveau genre de tra-
vail qu'il venait d'embrasser. Ce fut là que la petite vé-
role mit le comble à ses infirmités. Défigure' par les tra-
ces qu'elle avait laissées, attaqué d'un mal de poitrine
qui l'a conduit au tombeau, et presque privé de la vue.
il se vit obli"c de remercier le ministère des desseins
SUR VAU YEN AliG U F.S. -J 1
!vIoii esprit pénètre de leurs sucs nourrissants,
Sentait dereloppcr ses rejetons naissants;
Quand la mort.... 0 douleur ! ô perte irréparable !
n jour funeste au monde, et pour nous lamentable !
Le flambeau de l'esprit, le temple des vertus ,
L'exemple des amis, Vauvenargues n'est plus.
C'est h toi , peintre ne des héros et des sages ,
C'est h toi de tracer aux yeux de tous les âges
[U il avait sur lui. Mais au milieu des douleurs, il ne
put renoucer au désir d'être utile aux hommes. Lc'tudc
de la philosophie, c'est-à-dire de l'ame , occupa ses
dernières anne'es. Le livre de V Introdiiclion à lu con-
naissance de l'esprit humain a e'ié le fruit de cclt<-
élude, monument pre'cieux qu'on peut appeler le
triomphe de la raison , du génie et de la vertu , clou
1 on voit que personne ne mérita mieux que lui cet
éloge qu il adresse lui-même à M. de Fénélnn.
•■ Quelle bonté de creur , quelle sincérité se reniar-
■• quent dans tes écrits .' Quel éclat de paroles et d'ima-
ges ! Qui sema jamais tant de fleurs dans un style
si naturel, si mélodieux et si tendre? Qui orna ja-
" mais la raison d'une si touchante parure ? Ah ! que
- de trésors d'abondance dans la riche simplicité .' -
Un petit nombre d'amis firent toute sa consolation
dans ses souffrances. Il connaissait le monde, et ne le
méprisait point. Ami des hommes , il mettait le vice au
vang des malheurs, et la pitié tenait dans son cœur la
place de l'indignation et de la haine. Jamais l'art et Ij
J2 PIECES DIVERSES
L'amc tic ce mortel lro[> peu coiimi du sioii.
L'elogc (le son cœur fera celui «lu tien.
Fais icvivn; pour moi la moitié de loi-mOmc.
J'eusdeus amis en vous : Tun d'eux respire et m'aini
Seul il peut remplacer celui <juc j'ai perdu.
Redouble ta tendresse , il me sera remlu.
politique n'ont eu sur les esprits autant d'empire que
liii en dounaient la honte de son naturel et la douceur
de son éloquence. Il avait toujours raison, et personne
u en était liumilie'. L'afTabilité de l'ami faisait aimet
in lui la supériorité du maître.
L'inditlgente vertu nous parlait par sa boucfif
Doux, sensible, compatissant, il tenait nos ame*
dans ses mains. Une sérénité inallérable dérobait sc>
douleurs aux yeux de l'amitié. Pour soutenir l'adver-
sité , l'on n'avait besoin que de son exemple ; et té-
moin de l'égalité de son ame, on n'osait être malheu-
reux auprès de lui.
Plus il se vit près de son terme, plus il se bâia dt
mettre à proGt des moments qui lui échappaient : les
derniers de sa vie ont élé employés à perfectionner son
livre ; et il est mort avec la constance et les sentiments
d'un. chrétien philosophe, dans le sein delà paix et
dans les bras de ses amis.
SUR V A UT EN A UC LES. 78
EXTRAIT
DES MÉLANGES LITTÉRAIRES.
Vauvenargues , à qui son talent assigne
une place honorable parmi les écrivains ,
se distingue encore, par le genre de sa phi-
losophie , de la plupart de nos moralistes
qui , en général , n'ont considéré la nature
liumaine que sous le point de vue le plus
affligeant , qui ont sondé le cœur de Tliom-
me pour y trouver les replis dans lesquels se
réfugie et se cache le vice ; Vauvenargues y
a cherché surtout les ressources qu'il con-
sei've pour la vertu. Ils veulent rabaisser
notre orgueil , en dévoilant le mystère de
nos faiblesses ; son but à lui est de nous re-
lever le courage , en nous apprenant le se-
cret de nos forces.
C'est ce caractère d'élévation , d'amour
pour ce qui est beau et honnête , de con-
I- 7
•^4 PIECES blVEKSKS
fiance dans la vertu et le courage , qui lait
le charme des écrits de Vauvenargues ; nul
n'a mieux prouvé la vérité de ce mot de lui
si souvent cité : Les grandes pensées vien-
nent du cœur. Il pourrait .ajouter que c'est
au cœur qu'elles s'adressent , et le prouve-
rait encore. Il est peu d'écrivains qui émeu-
vent autant en faveur de la vertu : à ce
litre , il pourrait passer pour l'un des plus
recommandables , je dirai même des plus
Utiles, si nous étions encore au temps ou les
livres instruisaient les hommes ; mais si on
leur reconnaît maintenant quelque usage en
morale, c'est seulement d'occuper des loisirs
qui pourraient être plus mal employés ,
d'attacher d'une manière innocente des es-
prits trop enclins à s'égarer. Ainsi donc on
pourrait dire que la beauté morale d'un
ouviage se compose non-seulement do la
pureté de ses principes et de la force de .^cs
raisonnements, mais du mérite de son style
et de l'agrément de sa composition. Il faut
qu'il frappe , qu'il arrête , qu'il attache ;
et Vauvenargues remplit toutes ces condi-
tions. Iln'afTccle point les pensées neuves,
SUR VAUVENARGUF.S. ^S
m les opinions extraordinaires : mais sa ma-
nière d'envisager les choses donne souvent
;\ SCS idées une tournure qui lui est particu-
lière. D'ailleurs , Vauvenargues , très-peu
instruit , avait appris à penser par lui-
même ; destiné de plus à une carrière très-
différente de celle des lettres et de la phi-
losophie , il s'était préservé de cette espèce
d'asservissement auquel l'opinion dominante
dans le monde littéraire soumet toujours un
peu trop les meilleurs esprits de cette classe.
Ils la modifient plus ou moins , mais elle
forme toujours pour eux une sorte de dia-
pazon sur lequel, sans s'en apercevoir, ils
accordent leur ton et leurs idées. Aussi
tous les écrivains contemporains de Vauve-
nargues n'ont-ils pas su comme lui , en
adoptant les idées belles et utiles de la phi-
losophie de son siècle , se préserver de .ses
erreurs et de ses exagérations.
i
DISCOURS PRELIMINAIRE.
Toutes les bonnes maximes sont dans le
monde , dit Pascal , il ne faut que les appli~
quer; mais cela est très-difficile. Ces maximes
n'étant pas l'ouvrage d'un seul homme , mais
d'une infinité d'hommes différents qui envisa-
geaient les choses par divers côtés , peu de
gens ont lesprit assez profond pour concilier
tant de vérités , et les dépouiller des erreui's
dont elles sont mêlées '. Au lieu de songer
' Dans la première édition , on lit après cette
phrase un passage que l'auteur supprima dans la
seconde j le voici : « Si quelque génie plus solide
« se propose un si grand travail , nous nous
« unissons contre lui. Aristote , disons-nous,
« a jeté toutes les semences des découvertes de
'( Descartes : quoiqu'il soit manifeste que Dcs-
(t cartes ait tiré de ces vérités, connues , selon
« nous, à l'antiquité, des conséquences qui
(f renversent toute sa doctrine , nous publions
« hardiment nos calomnies : cela lue rappelle
'( encore ces paroles de Pascal : Ceux qui sont
« capables iVinvenler sont rares ; ceux qui.
•y8 DISCOURS
à réunir ces divers points de vue , nous nous
amusons à discourir des opinions des phi-
losophes , et nous les opposons les uns aux
autres , trop faibles pour rapprocher ces
maximes cparses et pour en former un sys-
lènic raisonnable. Il ne paraît pas même que
personne s'inquiète beaucoup des lumières '
et des connaissances qui nous manquent. Les
uns s'endorment sur l'autorité des préjugés,
« Il intentent pas sont en plus grand nombre ,
<( et par conséquent les plus forts , et Von voit
« que , pour l'ordinaire , ils refusent aux in-
« menteurs la gloire qu'ails méritent , etc.
« Ainsi nous conservons obstinément nos pie-
« jvige's , nous en admettons même de contra-
«dictoircs, faute d'aller jnscpi'h l'endroit par
rt lequel ils se contrarient. C'est une chose mons-
i< trueuse (|ue cette conGance dans laquelle on
« s'endort, pour ainsi dire, sur l'autorité des
« maximes populaires, n'y ayant point de prin-
« cipe sans contradiction , point de terme même
« sur les grands sujets dans l'idée duquel on
« convienne. Je n'eu citerai qu'un exemple :
« cpi'on me définisse la vertu. »
' Il serait plus exact de dire s'inquiète beau-
coup du défaut des lumières; mais c'est une lo-
cniion ellipticpie qui ])cut être jusliGce. Hf.
PRELIMINAIRE. ^C)
el en adniellent même de contradictoires ,
faute d'aller jusqu'à l'endroit par lequel ils
se contrarient ; et les autres passent leur vie
à douter et à disputer, sans s'embarrasser
des sujets de leurs disputes et de leurs doutes.
Je me suis souvent étonné, lorsque j'ai
commencé à réfléchir , de voir qu'il n'y eut
aucun principe sans contradiction , point de
terme même sur les grands sujets dans l'idée
duquel on convînt '. Je disais quelquefois
en moi-même : il n'y a point de démarche
indifférente dans la vie; si nous la condui-
sons sans la connaissance de la vérité , quel
abîme !
Qui sait ce qu'il doit estimer, ou mépriser,
ou haïr , s'il ne sait ce qui est bien ou ce qui
est mal? et quelle idée aura-t-on de soi-
même , si on ignore ce qui est estimable ? etc.
' Un terme sur les grands sujets est une
cxpiessiou trop vague. Corwenir dans Vidc'e
d^iin terme ; celte manière de s\'xprimcr est
trop ut-glige'e. M.
La pensée de Vaiivenargues est c[ue, dans les ma-
tières de haute spéculation , le sens de l'expres-
sion n'est pas toujours exactement détermine. B.
8o DISCOURS
On ne prouve point les j>rincipes , me
tlisait-on. Yoyons , s'il est vrai ' , répondais-
je ; car cela même est un principe très-fé-
cond , et qui peut nous servir de londe-
ment ".
' Pour si cela est -vrai; locution t'uniiliùrc ,
mais peu exacte. M.
^ On trouve encore ici dans la première
édition un passage que nous rétablissons, et
qui fut supprimé dans la seconde : «Nous nous
« appliquons à la chimie , h l'astronomie , ou
« k ce qu'on appelle érudition, comme si nous
<c n'avions rien à connaître de plus impor-
<( tant. Nous ne manquons pas de prétexte pour
(( justiBer ces études. Il n'y a point de science
« qui n'ait quelque côté utile. Ceux qui passent
« toute leur vie h l'étude des coquillages , di-
« sent qu'ils contemplent la nature. 0 démence
« aveugle! la gloire est-elle un nom, la vertu une
« erreur, la foi un fantôme? Nous nions ou nous
« recevons ces opinions que nous n'avons ja-
« mais approfondies , et nous nous occupons
« tranquillement de sciences purement curieuses.
<( Croyons-nous connaître les choses. dont nous
« ignorons les principes?
« Pénétré de ces réflexions dès mon enfance,
« et blessé des contradictions tro]) manifestes de
PRÉLIMINAIRE. 8l
Cependant j'ignorais la route que je devais
suivre pour sortir des incertitudes qui m'en-
Mronnaient. Je ne savais précisément ni ce
que je cherchais , ni ce qui pouvait m'éclai-
rer ; et je connaissais peu de gens qui fussent
en état de m'instruire. Alors j'écoutai cet
instinct qui excitait ma curiosité et mes in-
quiétudes , et je dis : que veux -je savoir?
que m'importe-t-il de connaître ? Les choses
qui ont avec moi les rapports les plus néces-
saires? sans doute. Et où trouverai -je ces
rapports , sinon dans l'étude de moi-même
et la connaissance des hommes , qui sont
l'unique fin de mes actions, et l'objet de toute
ma vie ? Mes plaisirs , mes chagrins , mes
passions , mes affaires , tout roule sur eux.
Si j'existais seul sur la terre , sa possession
entière serait peu pour moi : je n'aurais plus
ni soins , ni plaisirs , ni désirs ; la fortune '
« uos opinions , je cherchai au travers de tant
« d'erreurs les sentiers délaisses du vrai , et )c
« dis , que ueux-je sauoir , etc. »
' Fortune , pris dans le sens de richesse , peut
prociner, ;i l'homme vivant dans la solitude la
plus absolue , quelcfues jouissances matérielles;
82 DISCOURS
et la gloire même ne seraient pour moi que
fies noms ; car il ne faut pas s'y méprendre :
nous ne joubsons que des hommes , le reste
n'est rien'. Mais, conlinuai-jc , éclairé par
une nouvelle lumière ; qu'est - ce que Ion
ne trouve pas dans la connaissance de lliom-
me ? Les devoirs des hommes rassemblés en
société , vo'Jà la morale ; les intérêts réci-
proques de ces sociétés, voilà la polititique ;
leurs obligations envers Dieu , voilà la re-
ligion.
Occupé de ces grandes vues , je me pro-
posai d'abord de parcourir toutes les qua-
lités de l'esprit , ensuite toutes les passions ,
et enfin toutes les vertus et tous les vices qui ,
n'étant que des qualités humaines , ne peu-
mais quelle peut être la gloire pour un être isole ?
elle n'existe pas hors deTetalde soci«:té. B.
' Cela est au moins obscur ; nous jouissons
ausbl des choses. M.
L'auteur a voulu dire que nous ne jouissons
que par le sentiment d'opinion que nous inspi-
lous à ceux qui nous entovuent , et que nos plai-
sirs sont au moral le résultat de l'amour-proprc
«t delà vanité flattés. I>.
P h E L I M I .\ A I K r . 83
vent être connus que dans leur principe.
Je méditai donc sur ce plan , et je posai les
fondements d'un long travail. Les passions
inséparables de la jeunesse , des infirmités
continuelles , la guerre survenue dans ces
circonstances , ont interrompu cette étude.
Je me proposais de la reprendre un jour
dans le repos , lorsque de nouveaux contre-
temps m'ont ôté , en quelque manière , l'es-
pérance de donner plus de perfection à cet
ouvrage.
Je me suis attaché , autant que j'ai pu ,
dans cette seconde édition , à corriger les
fautes de langage qu'on m'a fait remarquer
dans la première. J'ai retouché le style en
beaucoup dendroits. On trouvera quelques
chapitres plus développés et plus étendus
qu'ils n'étaient d abord : tel est celui ^ic
Génie. On pourra remarquer aussi les aug-
mentations que j'ai faites dans les Conseils
à un jeune homme , et dans les Reflexions
critiques sur les poètes , auxquels j'ai joint
Rousseau et Quinault , auteurs célèbres dont
je n'avais pas encore parlé. Enfin on verra
que j'ai fait des changements encore plus
.s j DISCOURS PRÉLIMINAIRE.
considérables dans les Maximes. J'ai sup-
primé plus de deux cents pensées , ou trop
obscures, ou trop communes , ou inutiles.
J'ai changé l'ordre des maximes que j'ai con-
servées ; j'en ai expliqué quelques unes , et
j'en ai ajouté quelques autres , que j'ai ré-
pandues indifféremment parmi les anciennes.
Si j'avais pu profiter de toutes les observa-
tions que mes amis ont daigné faîte sur mes
fautes , j'aurais rendu peut-être ce petit ou-
vrage moins indigne d'eux. Mais ma mau-
vaise santé ne ma pas permis de leur té-
moigner par ce travail le désir que j'ai de
leur plaire.
INTRODUCTION
A LA CONNAISSAISCE
DE L'ESPRIT HUMAIN
LIVRE PREMIER.
De l'Esprit en général.
Ceux qui ne peuvent rendre raison des
variétés de Tesprit humain , y supposent
des contrariétés inexplicables. Ils s'étonnent
qu'un homme qui est vif , ne soit pas péné-
trant ; que celui qui raisonne avec justesse ,
manque de jugement dans sa conduite ;
qu'un autre qui parle nettement , ait l'esprit
faux , etc. Ce qui fait qu'ils ont tant de
peine à concilier ces prétendues bizarreries,
c'est qu'ils confondent les qualités du carac-
tère avec celles de l'esprit . et qu'ils rap-
I. 8
86 IXTUODUCTIOX A I.A CONNAISSANCE
portent au raisonnement des effets qui ap-
partiennent aux passions. Ils ne remarquent
pas qu'un esprit juste , qui fait une faute,
ne la fait quelquefois que pour satisfaire une
passion, et non par défaut de lumière; et
lorsqu'il arrive à un homme vif de manquer
de pénétration , ils ne savent pas que péné-
tration et vivacité sont deux choses assez dif-
férentes , quoique ressemblantes , et qu'elles
peuvent être séparées. Je ne prétends pas
découvrir toutes les sources de nos erreurs
sur une matière sans bornes ; lorsque nous
croyons tenir la vérité par un endroit , elle
nous échappe par mille autres. Mais j'espère
qu'en parcourant les principales parties de
l'esprit , je pourrai observer les différences
essentielles , et faire évanouir un très-grand
nombre de ces contradictions imaginaires
qu'admet l'ignorance. L'objet de ce premier
livre est de faire connaître , par des défini-
tions et par des réflexions , ibndées sur lex-
périence , toutes ces différentes qualités de •^
hommes qui sont comprises sous le iioui
d'esprit. Ceux qui recherchent les causes
physiques de ces mêmes qualités , en poUr-
DE l'esprit HUMAIX. 87
raient peut-être parler avec moins dincer-
litudc , si on réussissait dans cet ouvrage à
développer les effets dont ils étudiaient les
principes.
II.
Imagination , Réflexion , Mémoire.
II y a trois principes remarquables dans
l'esprit : l'imagination, la réflexion et la mé-
moire '.
J'appelle imagination le don de concevoir
les choses d'une manière figurée , et de rendre
ses pensées par des images ^ . Ainsi l'ima-
gination parle toujours à nos sens ; elle est
l'inventrice des arts et Tornement de l'es-
prit.
La réflexion est la puissance de se replier
sur ses idées , de les examiner, de les modi-
fier , ou de les combiner de diverses ma-
nières. Elle est le grand principe du raison-
nement , du jugement , etc.
La mémoire conserve le précieux dépôt de
' La mcmoirc ctt ia prcniicic. Pourquoi? V.
^L'imagination est ici considtrce relativement
.'i Kl litteraiuie. .Af.
88 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
rimaginalion et delà réflexion. Il serait su-
perflu de s'arrêter à peindre son utilité non
contestée. Nous n'employons dans la plu-
part de nos raisonnements que des rémi-
niscences ; c'est sur elles que nous bâtissons ;
elles sont le fondement et la matière de tous
nos discours. L'esprit que la mémoire cesse
de nourrir , s'éteint dans les efforts labo-
rieux de ses recherches. S il y a un ancien
préjugé contre les gens d'une heureuse mé-
moire , c^est parce qu'on suppose qu'ils ne
peuvent embrasser et mettre en ordre tous
leurs souvenù's , parce qu'on présume que
leur esprit , ouvert à toute sorte d'impres-
sions , est vide , et ne se charge de tant
d'idées empruntées , qu'autant qu'il en a peu
de propres : mais l'expérience a contredit ces
conjectures par de grands exemples-. Et tout
ce qu'on peut en conclure avec raison , est
qu'il faut avoir de la mémoiie dans la pro-
portion de son esprit , sans quoi on se trouve
nécessairement dans un de ces deux vices ,
le défaut ou l'excès.
DE l'ksprit humain. 8c)
m.
Fécondité.
Imaginer , réfléchir, se souvenir, voilà les
trois principales facultés de notre esprit.
C'est là tout le don de penser ' , qui pré-
cède et fonde les autres. Après vient la fé-
condité , puis la justesse , etc.
Les esprits stériles laissent échapper beau-
coup de choses ^, et n'en voient pas tous les
cotés : mais l'esprit fécond sans justesse ,
se confond dans son abondance , et la cha-
leur du sentiment qui l'accompagne , est un
principe dillusion très à craindre ; de sorte
' On ne pense que par mémoire. V. — Ne se-
rait-il pas plus exact de dire : On ne pense
qu'au moyen de la me'moire? S.
^ L'esprit ste'rile est celui en qui Tide'e qu'on
lui pre'sente ne fait pas naître d'idées accessoires^
au lieu que l'esprit fe'cond produit sur le sujet
qui l'occupe , toutes les idées qui appartiennent
h ce sujet. De même que dans une oreille exerce'e
et sensible, un son produit le sentiment des
sons harntoniques , et qu'elle entend un accord
oii les autres n'entendent qu'un son. S.
8.
<)0 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
qu'il n'est pas étrange de penser beaucouj> ,
et peu juste.
Personne ne pense , je crois , que tous les
esprits soient féconds , ou pénétrants , ou
éloquents , ou justes , dans les mêmes choses.
Les uns abondent en images , les autres eu
réflexions , les autres en citations , etc. ,
chacun selon son caractère, ses inclinations,
ses habitudes , sa force ou sa faiblesse.
IV.
Vivacité.
La 'vivacité consiste dans la promptitude
des opérations de l'esprit. Elle n'est pas
toujours unie à la fécondité. H y a des es-
prits lents , fertiles ; il y en a de vifs , sté-
riles. La lenteur des premiers vient quel-
quefois de la faiblesse de leur mémoire , ou
de la confusion de leurs idées , ou enfin do
quelque défaut dans leurs organes , qui em-
pêche leurs esprits de se répandre avec vi-
tesse. La stérilité des esprits vifs , dont les
organes sont bien disposés , vient de ce qu'ils
manquent de force pour suivre une idée ,
i
DE L ESPRIT HUMAIN. Cjl
OU de ce qu'ils sont sans passions ; car les
passions fertilisent l'esprit sur les choses qui
leur sont propres , et cela pourrait expliquer
de certaines bizarreries : un esprit vif dans
la conversation , qui s'éteint dans le cabinet ;
un génie perçant dans l'intrigue , qui s'ap-
pesantit dans les sciences , etc.
C'est aussi par celte raison que les per-
sonnes enjouées , que les objets frivoles in-
téressent , paraissent les plus vives dans le
monde. Les ba;^atelles qui soutiennent la
conversation , CLaat leur passion dominante,
elles excitent lou!.j leur vivacité , leur four-
nissent une occasion continuelle de paraître.
Ceux qui ont des passions plus sérieuses,
étant froids sur ces puérilités , toute la vi-
vacité de leur esprit demeure concentrée,
y.
Pénétration.
La pénétration est une facilité à conce-
voir ', à remonter au principe des choses, ou
' Concevoir, veut dire ici se former, d'après
ce qu^on voit, des ide'cs de ce qu'on ne voit pas,
et par là pénétrer plus loin que la simple appa-
rence. S.
K)1 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
à prévenir ' leurs effets par une suite d'in-
ductions.
C'est une qualité qui est attachée comme
les autres à notre organisation; mais que
ïios habitudes et nos connaissances perfec-
tionnent : nos connaissances , parce qu'elles
forment un amas d'idées qu'il n'y a plus
qu'à réveiller ; nos habitudes , parce qu'elles
ouvrent nos organes , et donnent aux esprits
un cours facile et prompt.
Un esprit extrêmement vif peut être faux,
et laisser échapper beaucoup de choses par
vivacité ou par impuissance de réfléchir ,
et n'être pas pénétrant. Mais l'esprit péné-
trant ne peut être lent ; son vrai caractère
est la vivacité et la justesse unies à la lé-
flexion.
Lorsqu'on est trop préoccupé de certains
principes sur une science , ou a plus de peine
à recevoir d'autres idées dans la même
science et une nouvelle méthode ; mais ccst
là encore une preuve que la pénétration est
' Au lieu de préi'enir, il faut , ce me semble,
prévoir les effets par induction, après «juoi on
lis picviciU. S.
DE l'esprit HUMAIV. 98
.lépendante , comme je l'ai dit, de nos ha-
bitudes. Ceux qui l'ont une étude puérile des
énigmes , en pénètrent plutôt le sens que les
plus subtils philosophes.
VI-
De la Justesse , de la Netteté , du Juge-
ment.
La netteté est lornenient de la jus-
tesse ' ; mais elle n'en est pas inséparable.
Tous ceux qui ont l'esprit net , ne l'ont pas
juste. Il y a des hommes qui conçoivent très-
distinctement , et qui ne raisonnent pas con-
séquemmeut. Leur esprit, trop faible ou
trop prompt , ne peut suivre la liaison des
choses , et laisse échapper leurs rapports.
Ceux-ci ne peuvent assembler beaucoup de
vues , attribuent quelquefois à tout un objet,
ce qui convient au peu qu'ils en connaissent.
La netteté de leurs idées empêche qu'ils ne
s'en défient. Eux-mêmes se laissent éblouir
par l'éclat des images qui les préoccupent ;
' La netteté naît de l'ordre des idées. V.
t)4 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
et la Iiiini»^ie de leurs expressions les at-
tache à l'erreur de leurs pensées '.
La justesse vient du sentiment du vrai
formé dans l'ame , accompagné du don de
rapprocher les conséquences des principes ,
et de combiner leurs rapports. Un homme
médiocre peut avoir de la justesse à son
degré, un petit ouvrage de même ^. C'est
sans doute un grand avantage , de quelque
sens qu'on le considère : toutes choses en
divers genres ne tendent à la perfection
qu'autant qu'elles ont de justesse '.
Ceux qui veulent tout définir nie confon-
dent pas le jugement et l'esprit juste ; ils
' Bien c'crit. V.
' Jl son degré, de même, expressions trop
négligées. SI.
^ Je dirais n'ont de perfection ; et même
comment dit-on qu'une chose a plus ou moins
<1<; justesse? M.
Justesse ici n'est pas le mot propre : cela veut
<lirc sans doute ici, juste proportion de parties,
exacte combinaison de rapports. Sans cela, vau-
<lrait-il la peine dédire, comme le fait Vanve-
uargucs deux ligues plus haut , (]u'm« iJctit ou-
DF. l'esprit humain. ()5
rapportent à ce dernier ' l'exactitude dans
ie raisonnement , dans la composition , dans
toutes les choses de pure spéculation ; la
justesse dans la conduite de la vie , ils latta-
chent au jugement '.
Je dois ajouter qu'il y a une justesse et
une netteté d'imagination ' ; une justesse et
une netteté deréflexion, de mémoire, de sen-
timent , de raisonnement , d'éloquence , etc.
Le tempérament et la coutume mettent des
différences infinies entre les hommes , et
resserrent ordinairement beaucoup leurs qua-
lités. Il faut appliquer ce principe à chaque
tarage peut awoir île !a justesse? Sans doute ,
puisfjirune pensce , qui est assnit'rucnt le plus
petit ouvrage possible , n'a pas de mérite sans
la justesse. S.
" Ih rapportent a ce dernier. C'est qu'il me
semble que l'esprit juste consiste seulement h
raisonner juste sur ce qu'on connaît, et que le
jugement suppose des connaissances qui mettent
t-n état de juger ce qu'on rencontre, et la vie eu
L^e'néral est composée de rencontres. S.
' La justesse, etc. Justesse est ici sagesse. V,
' Je dois ajouter, etc. Un pt-ii confus. A'.
9^ INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
partie de l'esprit ; il est très-facile à com-
prendre.
Je dirai encore une chose que peu de
personnes ignorent ; on trouve quelquefois
dans l'esprit des hommes les plus sages , des
idées par leur nature inalliables , que 1 c-
ducation , la coutume , ou quelque impres-
sion violente , ont liées irrévocablement dans
leur mémoire. Ces idées sont tellement
jointes , et se présentent avec tant de force ,
que rien ne les peut séparer ' ; ces ressen-
timents de folie sont sans conséquence , et
prouvent seulement , d'une manière incon-
testable , l'invincible pouvoir de la coutume.
VIL
Du bon Sens .
Le bon sens n'exige pas un jugement
bien profond ; il semble consister plutôt à
n'apercevoir les objets que dans la propor-
tion exacte qu'ils ont avec notre nature , ou
avec notre condition. Le bon sens n'est donc
' Ces idées sont, etc. C'est-à-dire f[u'il y ;i
lie la folie dans les sa^es. V.
DE L ESPRIT HUMAIiV. gi
pas à peuser sur les choses avec trop de sa-
gacité , mais à les concevoir d'une manière
utile , à les prendre dans le bon sens.
Celui qui voit ' avec un miscrocope ,
aperçoit sans doute dans les choses plus de
qualités ; mais il ne les aperçoit point dans
leur proportion naturelle avec la nature de
l'homme , comme celui qui ne se sert que
de ses yeux. Image des esprits subtils , il pé-
nètre souvent trop loin : celui qui regarde
naturellement les choses a le bon sens.
Le bon sens se forme d'un goût naturel
pour la justesse et la médiocrité ; c'est une
qualité du caractère , plutôt encore que de
l'esprit. Pour avoir beaucoup de bon sens ,
il faut être fait de manière que la raison
domine sur le sentiment , 1 expérience sur
le raisonnement.
Le jugement va plus loin que le bon sens;
mais ses principes sont plus variables.
VIIL
De la Profondeur.
La profondeur est le terme de la ré-
' Celui qui voit, otc. Fin et vrai. V.
ï- 9
Ç)S INTRODUCTION a LA C.ON.VAISSANCF.
flexion '. Quiconque a Tcsprit véritable-
ment piofond , doit avoir la force de fixer
sa pensée fugitive , de la retenir sous ses
yeux pour en considérer le fond , et de ra-
mener à un point une longue chaîne didées :
c'est à ceux principalement qui ont cet es-
prit en partage , que la netteté et la justesse
sont plus néccssaiies ^. Quand ces avan-
tages leur manquent , leurs vues sont mêlées
d'illusions et couvertes d'obscurités. Et néan-
moins, comme de tels esprits voient toujours
plus loin que les autres dans les choses de leur
ressort, ils se croient aussi bien plus proches
de la vérité que le reste des hommes ; mais
ceux-ci ne pouvant les suivre dans leurs sen-
tiers ténébreux , ni remonter des conséquen-
ces jusqu'à la hauteur des principes , ils sont
froids et dédaigneux pour cette sorte d'es-
prit qu'ils ne sauraient mesurer.
Et même entre les gens profonds , comme
' La profondeur, etc. ^ c'cst-à-dirc ce qui
suppose le plus de force h la reflexion. S.
^ C'est h ceux, etc. Descartes me paraît un
esprit très - profond , quoique faux et roma-
nesque. V.
DE L ESPRIT HUMAl.X. 9g
les uns le sont sur les choses du monde , et
les autres dans les sciences , ou dans un art
particulier, chacun préférant son objet dont
il connaît mieux les usages , c'est aussi de
tous les côtés matière de dissension.
Enfin , on remarque une jalousie encore
plus particulière entre les esprits vifs et les
esprits profonds , qui n'ont l'un qu'au défaut
de l'autre ; car les uns marchant plus vite ,
et les autres allant plus loin , ils ont la folie
de vouloir entrer en concurrence, et ne trou-
vant point de mesure pour des choses si
différentes , rien n'est capable de les rap-
procher.
IX.
De la Délicatesse , de la Finesse et de la
Force.
La délicatesse vient essentiellement de
l'ame ' : c'est une sensibilité dont la cou-
tume , plus ou moins hardie , détermine
' La délicatesse vient essentiellement de
lame. La dclicatcssc est, ce me semble, finesse
et giAco. V.
lOO INTRODUCTIOX A LA CONNAISSAN'CE
aussi le degré '. Des nations ont mis de lii
délicatesse , où d'autres n'ont trouvé qu'une
langueur sans grâce ; celles-ci au contraire.
INous avons mis peut - être cette qualité
à plus haut prix qu'aucun autre peuple
de la terre : nous voulons donner beaucouj)
de choses à entendre sans les exprimer,
et les présenter sous des images douces et
voilées ; nous avons confondu la délicatesse
et la finesse , qui est une sorte de sagacité
sur les choses de sentiment ^. Cependant
la nature sépare souvent des dons qu'elle a
faits si divers : grand nombre d'esprits déli-
cats ne sont que délicats : beaucoup d'autres
nesont que fins; on en voit mime qui s'expri-
' C^eit une sensiLililé , etc. La coutume, les
mœurs du pays qu'on habite, deteiniincut le
degré de délicatesse et de sensibilité qu'on porte
sur certaines choses , c'est-à-dire, qu'elles for-
ment en nous des habitudes qui rendent cette
délicatesse plus ou moins sévère , cette sensibi-
lité plus ou moins vive. S.
^ On n'a jamais dit que la jlnessc fût une
sorte de sagacité sur les choses de scntlnienl.
Cela ne pourrait se dire que de la délicatesse de
l'amc. S.
DE L ESPRIT IIUMAIÎ*. 101
ment avec plus de fiuesse qu'ils uenteudent,
jiiiicc qu'ils ont plus de lacililc à parler quà
concevoir. Cette dernière singularité est re-
marquable ; la plupart des hommes sentent
au-delà de leurs faibles expressions : l'élo-
quence est peut-être le plus rare comme le
I)lus gracieux de tous les dons.
La force vient aussi d'abord du sentiment,
et se caractérise par le tour de l'expression ;
mais quand la netteté et la justesse ne lui
sont pas jointes , on est dur au lieu d'être
ibrt , obscur au lieu d'être précis , etc.
X.
De l'étendue de V Esprit.
Rien ne sert au jugement et à la péné-
tration comme l'étendue de l'esprit. On
peut la regarder, je crois , comme une dis-
position admirable des organes , qui nous
doniie d'embrasser beaucoup d'idées à la
fois sans les confondre.
Un esprit étendu considère les êtres dans
leurs rapports mutuels : il saisit d'un coup
d'oeil tous les rameaux des choses ; il les
9-
I Or> INTUODL'CTJON A LA CONNAISSANCE
réunit à leur source ' et dans un centre
oonnnun ; il les met sous un même point de
vue. Enfin il répand la lumière sur de grands
objets et sur une vaste surface.
On ne saurait avoir un grand génie , sans
avoir l'esprit étendu ; mais il est possible
qu'on ait l'esprit étendu sans avoir du gé-
nie ; car ce sont deux choses distinctes. Le
génie est actif, fécond ; l'esprit étendu, fort
souvent, se borne à la spéculation; il est froid,
paresseux et timide.
Personne n'ignore que celle qualité dé-
pend aussi beaucoup de l'ame , qui donne
ordinairement à l'esprit ses propres bornes,
et le rétrécit ou l'étcnd , selon l'essor qu'elle-
même se donne.
XI.
Des Saillies.
]jC mot de saillie vient de sauter ; avoir
des saillies , c'est passer sans gradation
d'une idée à une autre qui peut s'y allier.
C'est saisir les rapports des choses les plus
' Mctaplion; incolu'riMile : un rameau n'a pas
de source. M.
DE l'esprit HUMAIi\. io3
éloignées ; ce qui demande sans doute de la
vivacité et un espi'it agile. Ces transitions
soudaines et inattendues causent toujours
une grande surprise ; si elles se portent à
quelque chose de plaisant , elles excitent à
rire ; si à quelque chose de profond , elles
étonnent ; si à quelque chose de grand, elles
élèvent : mais ceux qui ne sont pas capables
(le s'élever, ou de pénétrer d'un coup d'œil
des rapports trop approfondis , n'admirent
que ces rapports bizarres et sensibles , que
les gens du monde saisissent si bien. Et le
philosophe , qui rapproche par de lumineu-
ses sentences les vérités en apparence les plus
séparées , réclame inutilement contie cette
injustice : les hommes frivoles , qui ont be-
soin de temps pour suivre ces grandes dé-
marches de la réflexion , sont dans une es-
pèce d'impuissance de les admirer ; attendu
que l'admiration ne se donne qu'à la sur-
prise , et vient rarement par degrés.
Les saillies tiennent en quelque sorte dans
Icsprit le même rang que l'humeur peut
avoir dans les passions '. Elles ne suppo-
' Les saillies tiennent, cic. Quel rang tient
Io4 I.VTUODUCTION A LA CONNAISSANCE
sent pas nécessairement de grandes lumières.,
elles peignent le caractère de l'esprit. Ainsi
ceux qui approfondissent vivement les choses,
ont des saillies de réflexion; les gens d'une
imagination heureuse , des saillies d'imagi-
nation ; d'autres des saillies de mémoire ;
les méchants , des méchancetés ; les gens
gais , des choses plaisantes , etc.
Les gens du monde qui font leur élude de
ce qui peut plaire , ont porté plus loin que
les autres ce genre d'esprit; mais, parce
qu'il est difficile aux hommes de ne pas ou-
trer ce qui est bien , ils ont fait du plus na-
turel de tous les dons un jargon plein daf-
fectation. L'envie de briller leur a lait aban-
riiumcur entre les passions? est-elle une passion?
Cette pensée peut expliquer IViufftou/' des An-
glais. M.
L'humeur , comme la colère, est une passion,
luie passion momentanée, qui ne mène h rien,
parce qu'elle n'a point de but déterminé. Est-ce
en cela que Vauvenargues la compare aux saillies
qui , le plus souvent, ne prouvent rien? ou bien
l'humeur est-elle prise ici pour le caractère ? De
quelque manière qu'on veuille renlendrc , ce
passage est difficile à expliquer. S.
DE l'esprit HUMAI.V. 1 o5
donner par réflexion le vrai cl le solide ,
pour courir sans cesse après les allusions et
les jeux d'imagination les plus frivoles ; il
semble qu'ils soient convenus de ne plus rien
dire de suivi , et de ne saisir dans les choses
que ce qu'elles ont de plaisant , et leur siu*-
face. Cet esprit , qu'ils croient si aimable ,
est sans doute bien éloigné de la nature, qui
se plaît à se reposer sur les sujets qu'elle
einbellit , et trouve la variété dans la fécon-
dité de ses lumières, bien plus que dans la
diversité de ses objets. Un agrément si faux
cl si superficiel , est un art ennemi du cœur
et de l'espril ', qu'il resserre dans des bornes
étroites ; un art qui ôte la vie de tous les
discours en bannissant le sentiment qui en
est l'ame , et qui rend les conversations du
monde aussi ennuyeuses qu'insensées et ri-
dicules.
' Un agrément si faux , etc. L'auteur veut
parler sans doute ici de celte habitude et de ce
talent qu'ont iesgeus du monde de glacer tout scn -
liment par une plaisanterie, et de couper court à
toatediscussion sérieuse par une saillie heureuse,
/'ondée sur quekjues frivoles rapports de mots. S.
I(i(i INTaODLCTlON A I,A CONNAISSANCE
XII.
Du GuiU.
l^e goût est une aptitude à bien juger
(les objets de sentiment '. Il faut donc avoii
de l'amc jiour avou' du goût ; il laut avoii
aussi de la pénétration , parce que c'est
l'intelligence qui remue le sentiment. Ce
que l'esprit ne pénètre qu'avec peine , ne
va pas souvent jusqu'au cœur, ou n'y fait
qu'une impression i'aible; c'est là ce qui fait
que les choses qu'on ne peut saisir d un
coup d'œil , ne sont point du ressort du
goût.
Le bon goût consiste dans un sentiment de
la belle nature ; ceux qui n'ont pas un esprit
naturel , ne peuvent avoir le goût juste.
Toute vérité peut entrer dans un livre de
' Le goût , etc. Le G;oût ne pmte-t-il pas
aussi sur des objets qui ne sont pas de sentiment,
mais du simple ressort de l'esprit? M.
Par objets de sentiment , l'auteur entend les
clioses f[iii se sentent et ne se raisonnent pas ; il
le dit lui-même. B.
&
DE L ESPRIT IlUMAl.V. IO7
réflexion ; mais dans les ouvrages de goût ',
nous aimons que la vérité soit puisée dans
la nature; nous ne voulons pas d'hypo-
thèses ; tout ce qui n'est qu'ingénieux est
contre les règles de goût.
Comme il y a des degrés et des parties dif-
férentes dans l'esprit, il v en a de même dans
le goût. Notre goût peut , je crois , s'étendre
autant que notre intelligence ; mais il est
difficile qu'il passe au-delà. Cependant ceux
qui ont une sorte de talent , se croient pres-
que toujours un goût universel ; ce qui les
porte quelquefois jusqu'à juger des choses
qui leiu" sont les pins étrangères. Mais cette
présomption , qu'on pourrait supporter dans
les hommes qui ont des talents, se remarque
aussi parmi ceux qui raisonnent des talents,
' Mais datis les ouura^es de goût , etc.
(1u"est-cc guc les ouvrascs de i^oiit? Sont-cc ks
ouNTOgcs dont le goût seul doit juger ? Mais il y
on a de plusieurs sortes : pourquoi ce qui n'est,
qu ingénieux en doit-il être banni ? Ce qui n"est
•(iriiiijeniciix nVst pas vrai, 'et ce qui n''cst pas
vrai uV^st hnn nulle part; et oii est la ve'ritc qui
11c soit pas puisée dans la nature ? Toute cette
pensée ne paraît pas nette. S.
Io8 INTKODLCTION A LA COWAISSAXCK
et qui ont uuc teinture superficielle (lc>
règles du goût, dont ils font des applications
tout-à-fait extraordinaires. C'est dans les
grandes villes , plus que dans les autres ,
qu'on peut observer ce que je dis : elles sont
peuplées de ces boninies suffisants qui ont
assez d'éducation et d habitude du monde ,
pour parler des choses qu'ils n'entendent
point : aussi sont-elles le théâtre des plus
impertinentes décisions ; et c'est là que l'on
verra mettre à côté des meilleurs ouvrages,
une fade compilation des traits les plus bril-
lants de morale et de goût, mêlés à des vieilles
chansons et à d'autres extravagances , avec
un style si bourgeois et si ridicule, que cela
fait mal au cœur.
Je crois que Ion peut dire, sans témérité,
que le goût du grand nombre n'est pas juste :
le cours déshonorant de tant d ouvrages
ridicules en est une preuve sensible. Ces
écrits , il est vrai , ne se soutiennent pas :
mais ceux qui les remplacent ne sont pas
formés sur un meilleur modèle : l'incons-
tance apparente du public ne tombe que
tur les auteurs. Cela vient de ce que les
DE L ESPRIT HUMAIN. I OC)
choses ne font dimpression sur nous que
selon la proportion qu'elles ont avec notre
esprit ; tout ce qui est hors de notre sphère
nous échappe, le bas, le naïf, le sublime, etc.
Il est vrai que les habiles réforment nos
jugements; mais ils ne peuvent changer notre
goût , parce que l'ame a ses inclinations in-
dépendantes de ses opinions ; ce que l'on
ne sent pas d'abord , on ne le sent que par
degrés, comme Ion fait en jugeant'. De
là vient qu'on voit des ouvrages critiqués du
j)euple , qui ne lui en plaisent pas moins ;
car il ne les critique que par réflexion , et
il les goûte par sentiment.
' Ce que Von ne sent pas d'abord , on ne le
sent que par degrés , comme l'on fait en ju-
geant. Il v a , je crois , beaucoup de gens ca-
pables de sentir par degre's , ou lorsqu'on les
en avertit, des choses cp'ils n'avaient pas senties
(l'abord. Mats cela est vrai plutôt des beautés
rpie des défauts. On n'est jamais choque du de'faut
qui n'a pas choque d'abord ; mais on peut, à
force de réflexion , se transporter pour des beau-
te's qu'on n'avait pas senties d'abord, parce
i[u'oii n'avait pu en embrasser d'un coup d'oeil
tijut le me'ritc. S.
I . lO
I lO INTRODUCTION A I,A CON^NAISSANCK
Que les jtigemenls du public , épurés par
le temps et par les maîtres , soient donc .
si Ton veut , infaillibles ; mais distinguons-
les de son goût , cfui paraît toujours récu-
sable.
Je finis ces observations : on demande ,
depuis long-temps , s'il est possible de ren-
dre raison des matières de sentiment : tous
avouent que le sentiment ne peut se con-
naître que par expérience ; mais il est donné
aux habiles d'expliquer sans peine les causes
cachées qui l'excitent. Cependant bien des
gens de goiit n ont pas cette facilité , et
nombre de dissertateurs qui raisonnent à
l'infini , manquent du sentiment, qui est 1;<
base des justes notions sur le goiit.
XIII.
Du Langage et de l'Éloquence.
' On peut dire en général de l'expres-
sion , qu'elle répond à la nature des idées .
et par conséquent aux divçrs caractères di
l'esprit.
Ce serait néanmoins une témérité déjuger
DE L ESPRIT IIUMAIV. 1 I I
«le lous les hommes par le langage. Il est
rare peut-être de trouver une proportion
exacte entre le don de penser et celui de
s'exprimer. Les termes n'ont pas une liai-
son nécessaire avec les idées : on veut par-
ler d'un homme qu'on connaît beaucoup ;
dont le caractère , la figure , le maintien ,
tout est présent à l'esprit , hors son nom
qu'on veut nommer , et qu'on ne peut rap-
peler ; de même de beaucoup de choses dont
on a des idées fort nettes , mais que l'ex-
pression ne suit pas : de là vient que d'ha-
biles gens manquent quelquefois de cette
facilité à rendre leurs idées , que des hom-
mes superficiels possèdent avec avantage.
La précision et la justesse du langage dé-
pendent de la propriété des termes qu'on
emploie.
La force ajoute à la justesse et à la briè-
veté ce qu'elle emprunte du sentiment : elle
se caractérise d'ordinaire par le tour de
l'expression.
La finesse emploie des termes qui laissent
beaucoup à entendre.
La délicatesse cache sous le voile des pa-
I 1 ?. INTKODUCTIOX A LA C0.V^A1SSA^'CE
rôles ce qu'il y a dans les choses de rebutant.
La noblesse a un air aisé, simple , précis ,
nalurel.
Le sublime ajoute à la noblesse une force
et une hauteur qui ébranlent l'esprit, qui l'é-
tonnent et le jettent hors de lui-même ; c'est
l'expression la plus propre d'un sentiment
élevé , ou d'une grande et surprenante idée-
On ne peut sentir le sublime d'une idée
dans une faible expression ; mais la magni-
iicence des paroles avec de faibles idées est
proprement du phébus : le sublime veut des
jjensées élevées, avec des expressions et des
tours qui en soient dignes.
L'éloquence embrasse tous les divers ca-
ractères de l'élocution : peu d'ouvrages sont
éloquents; maison voit des traits d'éloquence
semés dans plusieurs écrits.
Il y a une éloquence qui est dans les pa-
roles , et qui consiste à rendre aisément et
convenablement ce que l'on pense , de quel-
que nature qu'il soit ; c'est là l'éloquence du
inonde. Il y en a une autre dans les idées
mêmes et dans les sentiments , jointe à celle
de l'expression : c'est la véritable.
DE l'esprit humain. ii3
On voit aussi des hommes que le monde
échauffe , et d'autres qu'il refroidit. Les pre-
miers ont besoin de la présence des objets :
les autres d'être retirés et abandonnés à
eux-mêmes : ceux-là sont éloquents dans
leurs conversations , ceux-ci dans leurs com-
positions.
Un peu d'imagination et de mémoire , un
esprit facile , suffisent pour parler avec élé-
gance ; mais que de choses entrent dans l'é-
loquence ! le raisonnement et le sentiment ,
le naïf et le pathétique , l'ordre et le dé-
sordre , la force et la grâce , la douceur et
la véhémence , etc.
Tout ce qu'on a jamais dit du prix de l'é-
loquence n'en est qu'une faible expression.
Elle donne la vie à tout -. dans les sciences ,
dans les affaires , dans la conversation , dans
la composition , dans la recherche même des
plaisirs , rien ne peut réussir sans elle. Elle
se joue des passions des hommes , les émeut,
les calme , les pousse , et les détermine à son
gré : tout cède à sa voix ; elle seule enfin est
'caj)able de se célébrer dignement.
10.
1 l4 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
XIV.
De l'Invention.
Les hommes ne sauraient créer le fond
des choses ; ils les modifient. Inventer n'est
donc pas créer la matière de ses inven-
tions , mais lui donner la forme. Un ar-
chitecte ne fait pas le marbre qu il emploie
à un édifice , il le dispose ; et l'idée de cette
disposition , il l'emprunte encore de diffé-
rents modèles qu il fond dans son imagina-
lion , pour former un nouveau tout. De
même un poète ne crée pas les images de sa
poésie ; il les prend dans le sein de la na-
ture , et les applique à différentes choses
pour les figurer aux sens : et encore le phi-
losophe ; il saisit une vérité souvent ignorée,
mais qui existe éternellement , pour joindre
à une autre vérité , et pour en former un
principe. Ainsi se produisent en différents
génies les chefs-d'œuvre de la réflexion et
de l'imagination. Tous ceux qui ont la vue
assez bonne pour lire dans le sein de la na-
ture , y découvrent . selon le caractère de
DE L ESPRIT HUMAIN'. Il5
leur esprit , ou le lond et l'enchaînement
tlos vérités que les hoilimes effleurent , ou
I lieureux rapport des images avec les vérités
(|u'elles embellissent. Les esprits qui ne peu-
vent pénétrer jusqu'à cette source féconde ,
qui n'ont pas assez de force et de justesse
pour lier leurs sensations et leurs idées ,
donnent des fantômes sans vie , et prouvent,
plus sensiblement que tous les philosophes ,
notre impuissance à créer.
Je ne blâme pas néanmoins ceux qui se
servent de cette expression , pour caracté-
riser avec plus de force le don d'inventer.
Ce que j'ai dit se borne à faire voir que la
nature doit être le modèle de nos inven-
tions, et que ceux qui la quittent ou la mé-
connaissent ne peuvent rien faire de bien.
Savoir après cela pourquoi les hommes
quelquefois médiocres excellent à des inven-
tions où des hommes plus éclairés ne peu-
vent atteindre ; c'est là le secret du génie ,
que je vais tâcher d'expliquer.
I iG INTRODLCTIO.N A I.A CO.W AISSA.VCF
XV.
Du Génie et de V Esprit.
Je crois qu'il n'y a point de génie sans
activité. Je crois que le génie dépend en
grande partie de nos passions. Je crois qu'il
se forme du concours de beaucoup de dif-
férentes qualités , et des convenances se-
crètes de nos inclinations avec nos lumières.
Lorsque quelqu'une des conditions néces-
saires manque , le génie n'est point ou n'est
qu'imparfait : et on lui conteste son nom.
Ce qui forme donc le génie des négocia-
tions , ou celui de la poésie , ou celui de la
guerre , etc. , ce n'est pas un seul don de la
nature , comme on pourrait croire : ce sont
plusieurs qualités , soit de l'esprit . soit du
cœur, qui sont inséparablement et intime-
ment réunies.
Ainsi l'imagination , 1 enthousiasme , le
talent de peindre, ne suffisent pas pour faire
un poète : il faut encore qu'il soit né avec
nue extrême .sensibilité pour l'harmonie ,
avec le génie de sa langue , et lart des vers.
D1-: L ESPRIT HUMAIX. 117
Ainsi la prévoyance . la fécondité , la
célérité de l'esprit sur les objets militaires ,
ne formeraient pas un grand capitaine , si la
sécurité dans le péril , la vigueur du corps
dans les opérations laborieuses du métier,
et enfin une activité infatigable n'accompa-
gnaient ses autres talents.
C'est la nécessité de ce concours de tant
de qualités indépendantes les unes des au-
tres , qui fait apparemment que le génie est
toujours si rare. Il semble que c'est une es-
pèce de hasard , quand la nature assortit
ces divers mérites dans un même homme.
Je dirais volontiers qu'il lui en coilte moins
pour former un homme d'esprit , parce
qu'il n'est pas besoin de mettre entre ses ta-
lents cette correspondance que veut le génie-
Cependant on lencontre quelquefois des
gens desprit qui sont plus éclairés que d'as-
sez beaux génies. Mais soit que leurs incli-
nations pai'tagent leur application , soit que
la faiblesse de leur ame les empêche d'em-
ployer la force de leur esprit , on voit qu'ils
demeurent bien loin après ceux qui mettent
Joutes leurs ressources et toute leur activité
r l8 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
en œuvre , en faveur d'un objet unique.
C'est cette chaleur du génie et cet amour
de son objet , qui lui donnent d'imaginer et
d'inventer sur cet objet nicnie. Ainsi , selon
la pente de leur ame et le caractère de leur
esprit , les uns ont l'invention de style , les
autres celle du raisonnement , ou Fart de
former des systèmes. D'assez grands génies
ne paraissent presque avoir eu que l'inven-
tion de détail : tel est Montaigne. La Fon-
taine , avec un génie bien différent de celui
de ce philosophe , est néanmoins un autre
exemple de ce que je dis. Descartes , au con-
traire , avait l'esprit systématique et l'inven-
tion des desseins. Mais il manquait, je crois ,
de l'imagination dans l'expression ', qui em-
bclHt les pensées les plus communes.
A cette invention du génie est attaché ,
comme on sait , un caractère original , qui
tantôt naît des expressions et des sentiments
' 3Iais il manquait, je crois, de l'imagi-
nation , etc. Mais il manquait bien tlavanlage
«le la justesse d'esprit nécessaire pour faire un
bon nsat;e des mathématiques j voilà pourquoi il
a dit tant de folies. V.
DE L ESPKIT HUMAIV. I 1 f)
d'un auteur, tantôt de ses plans , de son art,
de sa manière d'envisager et d'arranger les
objets. Car un homme qui est maîtrisé par
la pente de son esprit et par les impressions
particulières et personnelles qu'il reçoit des
choses , ne peut ni ne veut dérober son ca-
ractère à ceux qui l'épient.
Cependant il ne faut pas croire que ce
caractère original doive exclure l'art d'imi-
ter. Je ne connais point de grands hommes
qui n'aient adopté des modèles. Rousseau '
a imité Marot ; Corneille', Lucain et Sé-
nèque; Bossuet, les prophètes ; Racine , les
Grecs et Virgile ; et Montaigne dit quelque
part qu'il y a en lui une condition aucune-
ment singeresse et imitatrice. Mais ces grands
hommes , en imitant , sont demeurés origi-
naux , parce qu'ils avaient à peu près le
même génie que ceux qu'ils prenaient pour
modèles ; de sorte qu'ils cultivaient leur
propre caractère , sous ces maîtres qu'ils
' Kousseau (Jean-Baptiste ) . B.
' Pierre Corneille , dans ses tra;;e'dies , a em-
prunté quelques traits de la Pharsa/e de Lucain,
et des tragédies de Sénèque. B.
120 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
consultaient, et qu'ils surpassaient quelque-
fois : au lieu que ceux qui n'ont que de
l'esprit , sont toujours de faibles copistes
des meilleurs modèles . et n'atteignent ja-
mais leur art. Preuve incontestable qu'il faut
du génie pour bien imiter, et même un génie
étendu pour prendre divers caractères : tant
s'en faut que l'imagination donne l'exclusion
au génie.
J'explique ces petits détails , pour rendre
ce chapitre plus complet , et non pour ins-
truire les gens de lettres , qui ne peuvent les
ignorer. J'ajouterai encore une réflexion eu
faveur des personnes moins savantes : c'est
que le premier avantage du génie est de sen-
tir et de concevoir plus vivement les objets
de son ressort , que ces mêmes objets ne sont
sentis et aperçus des autres hommes.
A l'égard de l'esprit , je diiai que ce mot
n'a d'abord été inventé que pour signifier
en général les différentes qualités que j'ai
définies, la justesse, la profondeur, le ju-
gement , etc. Mais parce que nul homme ne
peut les rassembler toutes . chacune de ces
qualités a prétendu s'approprier exclusive-
!
DE L ESPRIT HUMAIN. 121
ment le nom générique : d'où sont nées des
disputes très-frivoles ; car, au fond , il im-
l)orle peu que ce soit la vivacité ou la justesse,
ou telle autre partie de l'esprit qui emporte
l'honneur de ce titre. Le nom ne peut rien
pour les choses. La question n'est pas de
savoir si c'est à l'imagination ou au bon sens
qu'appartient le terme desprit. Le vrai in-
térêt , c'est de voir laquelle de ces qualités ,
ou des autres que j'ai nommées , doit nous
inspirer plus d'estime. Il n'y en a aucune
qui n'ait son utilité , et j'ose dire son agré-
ment. Il ne serait peut-être pas difficile de
juger s'il y en a de plus utiles , ou de plus
aimables , ou de plus grandes les unes que
les autres. Mais les hommes sont incapables
de convenir entre eux du prix des moindres
choses. La différence de leurs intérêts et de
leurs lumières maintiendra éternellement la
diversité de leurs opinions et la contrariété
de leurs maximes.
XVI.
Du Caractère.
Tout ce qui forme l'esprit et le cœui
I. II
122 INTRODUCTION A LA CON.XAISSAXCE
est compris dans le caractère '. Le génie
n'exprime que la convenance de certaines
qualités ' ; mais les contrariétés les plus bi-
zarres entrent dans le même caractère , et
le constituent.
On dit d'un homme qu'il n'a point de ca-
ractère , lorsque les traits de son ame sont
faibles, légers, changeants ' ; mais cela même
fait un caractère ^ ■, et l'on s'entend bien là-
dessus.
' Tout ce qui forme, etc. 11 faut, je pense,
ce qui compose ; mais la maxime n'est pas claire
et ne peut être juste. M.
' Le génie n'exprime , etc. Le ge'nie est l'ap-
litude à excelicr dans un art. V.
' On dit d'un homme qu'il n^a point de ca-
ractère, lorsque les traits de son ame, etc. 'Vau-
venarc^es emploie ici fifjarement le mot de traits,
dans k même sens ou il l'emploie en parlant des
traits du visage. C'est comme s'il disait , la phy-
sionomie de son ame. On dit fort bien que tel ca-
ractère a une physionomie particulière. Ceu-
dont parle Vauvcnargucs n'ont qu'une physio-
nomie peu marquée et qui cliange à chaque
instant. S.
' Cela même fait un caractère , eir. Vol-
DE L ESPRIT HUMAIV. 120
Les inégalités du caractère influent sur
I esprit ; un homme est pénétrant , ou pe-
sant , ou aimable , selon son humeur.
On confond souvent dans le caractère
les qualités de l'ame et celles de l'esprit. Un
homme est doux et facile , on le trouve in-
sinuant ; il a Thumeur vive et légère , on dit
qu'il a l'esprit vif ; il est distrait et rêveur ,
on croit qu'il a l'esprit lent et peu d'imagi-
nation. Le monde ne juge des choses que
par leur écorce , c'est une chose qu'on dit
tous les jours , mais que l'on ne sent pas
assez. Quelques réflexions, en passant, sur les
caractères les plus généraux , nous v feront
faire attention.
XVIL
Du Sérieux.
Un des caractères les plus généraux ,
c'est le sérieux ; mais combien de choses
différentes n'a - 1 - il pas , et combien de
caractères sont compris dans celui-ci ? On
taire a ajouté de sa main , à la marge, comme
un renvoi , avant le mot caractère , le mot /;««'
Kre. Vn{pauurc) caractère. S.
1 24 INTRODUCTION' A LA CONNAISSANCE
est sérieux par tempérament , par trop ou
trop peu de passions , trop ou trop peu d'i-
dées , par timidité , par habitude , et par
mille autres raisons.
L'extérieur ' distingue tous ces divers ca-
ractères aux yeux d'un homme attentif.
Le sérieux d'un esprit tranquille porte un
air doux et serein.
Le sérieux des passions ardentes est sau-
vage , sombre et allumé.
Le sérieux d'une ame abattue donne uji
extérieur languissant.
Le sérieux d'un homme stérile paraît
froid , lâche et oisif.
Le sérieux de la gravité prend un air coiir
certé comme elle.
Le sérieux de la distraction porte des de-
hors singuliers.
Le sérieux d'un homme timide n'a pres-
que jamais de maintien.
Personne ne rejette en gros ces vérités ;
' Depuis ces mois , l" extérieur distingue jus-
cpi'h ceux-ci, n'a presque jamais de maintien,
rédition de VoUairc est marijucc d'une accolade
avec CCS mots de sa main : très-bien. S.
DE l'esprit HLMAI.V. 125
mais , faute de principes bien lies et bien
conçus , la plupait des hommes sont dans
le détail et dans leurs applications particu-
lières , opposés les uns aux autres et à eux-
mêmes ; ils font voir la nécessité indispen-
sable de bien manier les principes les plus fa-
miliers , et de les mettre tous ensemble sous
un point de vue qui en découvre la fécondité
cl la liaison.
XVIII.
Du Sang-froid.
Nous prenons quelquefois pour le sang-
froid une passion sérieuse et concentrée ,
qui fixe toutes les pensées d'un esprit ar-
dent, et le rend insensible aux autres choses.
Le véritable sang-froid vient d'un sang
doux , tempéré , et peu fertile en esprits.
S'il coule avec trop de lenteur, il peut rendre
l'esprit pesant ; mais lorsqu il est reçu par
des organes faciles et bien conformés , la
justesse , la réflexion, et une singularité ai-
mable souvent l'accompagnent ; nul esprit
n'est plus désirable.
On paile encore d'un autre sang-froid
1 1.
I?.6 INTRODUCTION A l.A CONNAISSANCE
que donne la force d esprit , soutenue par
l'expérience et de longues réflexions ; sans
doute c'est là le plus rare.
XIX.
De la Présence d'esprit.
l^a présence d'esprit se pourrait définir
une aptitude à profiler des occasions pour
parler ou pour agir. C'est un avantage qui
a manqué souvent aux hommes les plus éclai-
rés , qui demande un esprit facile., un sang-
froid modéré , l'usage des affaires , et selon
les différentes occurrences, divers avantages :
de la mémoire et de la sagacité dans la dis-
pute , de la sécurité dans les périls , et dans
le monde , cette liberté de cœur qui nous
rend attentifs à tout ce qui s'y passe , et
nous tient en étal de profiler de tout , etc. '.
XX.
De la Distraction.
11 y aune distraction assez semblable aux
' Tout cet article est marque d'une accolade
ilans l'édition do Voltaire, avec ces mots , bnii ,
très-bon. S.
DE L ESPRIT HUMAIN. I27
rêves du sommeil , qui est lorsque nos pen-
sées flottent et se suivent d'elles-mêmes sans
force et sans direction. Le mouvement des
esprits se ralentit peu à peu ; ils errent à
l'aventure sur les traces du cerveau ', et
réveillent des idées sans suite et sans vérité ;
enfin les organes se ferment : nous ne for-
mons plus que des songes , et c'est là pro-
prement rêver les yeux ouverts.
Cette sorte de distraction est bien diffé-
rente de celle où jette la méditation. L'ame
obsédée , dans la méditation , d'un objet qui
fixe sa vue et la remplit toute entière , agit
beaucoup dans ce repos. C est un état tout
opposé ; cependant elle y tombe ensuite épui-
sée par ses réflexions .
XXL
De l'Esprit du jeu.
C est une manière de génie ^ que l'es-
' Sur les traces du cerveau , etc. Sur les
traces imprime'es dans le cerveau. S.
' C^est une manière de génie, etc. Ma-
nière, expression négligée et mal assortie. J'ai-
merais mieux sorte on espèce. .M.
1 28 INTRODUCTIOX A LA CONNAISSANCE
prit du jeu , puisqu'il dépend également de
l'aine et de l'intelligence. Un homme que la
])erle trouble ou intimide , que le gain rend
trop hasardeux , un homme avare , ne soûl
pas plus faits pour jouer , que ceux qui ne
peuvent atteindre à l'esprit de combinaison.
Il faut donc un certain degré de lumière
et de sentiment, l'art des combinaisons , le
goût du jeu , et l'amour mesuré du gain.
On s'étonne à tort que des sots possèdent
ce faible avantage. L'habitude et l'amour du
jeu , qui tournent toute leur application et
leur mémoire de ce seul côté , suppléent les-
pril qui leur manque.
DE L ESPRIT HUMAIN. 1 29
LIVRE DEUXIÈME.
XXII.
Des Passions.
Toutes les passions roulent sur le plaisir
et la douleur, comme dit M. Locke " : c'en
est l'essence et le fonds.
ÏN o us éprouvons , en naissant , ces deux
états : le plaisir, parce qu'il est naturelle-
ment attaché à être ; la douleur, parce qu'elle
lient à être imparfaitement ^ .
Si notre existence était parfaite , nous ne
cou naîtrions que le plaisir. Etant imparfaite,
nous devons connaître le plaisir et la dou-
' Locke (Jean) , mort en 1704 , auteur de
V Essai sur L'entendement humain, ouvrage ex-
cclluat, traduit en français par Coste, en 1729. F.
' A'^ous épiouwons , etc. Je ne sais si on peut
dire éprouver un e'tat. On éprouve une imprcs-
.sion qui passe. Etre imparfaitement n'cxpli<pic
pas ce t|ue c'est i^yiélre douloureusement. JI.
Le plaisir n'est pas naturellement attache à
l3o INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
leur : or c'est de rexpérience de ces deux
contraires que nous tirons l'idée du bien et
du mal.
Mais comme le plaisir et la douleur ne
viennent pas à tous les hommes par les mêmes
choses , ils attachent à divers objets l'idée
du bien et du mal : chacun selon son expé-
rience , ses passions , ses opinions , etc.
Il n'y a cependant que deux organes de
nos biens et de nos maux : les sens et la ré-
flexion.
Les impressions qui viennent par les sens
sont immédiates et ne peuvent se définir; on
n'en connaît pas les ressorts ; elles sont l'ef-
fet du rapport qui est entre les choses et
nous ; mais ce rapport secret ne nous est pas
connu.
Les passions qui viennent par l'organe de
la réflexion sont moins ignorées. Elles ont
leur principe dans l'amour de l'être ou de la
perfection de l'être , ou dans le sentiment
de son imperfection et de son dépérissement.
••Ire , car on exi.slc souvent sans plaisir ni dou-
leur. Etre imparfaitement àonncfAxi ■ç\\\\.ô\.Y\-
<\ùc du désir t[ue de la douleur. S.
DE l'esprit HUMAIN". l3l
Nous lirons de rexpérience de notre être
une idée de grandeur, de plaisir , de puis-
sance , que nous voudrions toujours augmen-
ter : nous prenons dans l'imperfection de
notre être une idée de petitesse , de sujétion ,
de misère , que nous tâchons d'étouffer :
voilà toutes nos passions.
Il y a des hommes en qui le sentiment de
Têtre est plus fort que celui de leur iuiper-
fection ; de là Tenjouenient , la douceur , la
modération des désirs.
Il y en a d'autres en qui le sentiment de
leur imperfection est plus vif que celui de
l'être ; de là l'inquiétude , la mélancolie, etc.
De ces deux sentiments unis, c'est-à-dire ,
celui de nos forces et celui de notre misère
naissent les plus grandes passions ; parce
que le sentiment de nos misères nous pousse
à sortir de nous-mêmes , et que le sentiment
de nos ressources nous y encourage et nous
porte par l'espérance ' . Mais ceux qui ne
' IVous porte par Pespérance, etc. 11 semble
qu'il faudrait nous y porte ( à sortir de nous-
mêmes). Autrement poi-te serait employé là
d'ime Miaiiière qui n'est pas cDmininie. M.
l3^ INTBODUCTIO.V A LA CONNAISSAN'CE
seulent que leur misère sans leur force , nf
se passionnent jamais autant , car ils nosenl
rien espérer ; ni ceux qui ne sentent que
leur force sans leur impuissance , car ils
ont trop peu à désirer : ainsi il faut un mé-
lange de courage et de faiblesse , de tristesse
et de présomption. Or, cela dépend de la cha-
leur du sang et des esprits ; et la léflexioii
qui modère les velléités des gens froids, en-
courage Tardeur des autres , en leur four-
nissant des ressources qui nourrissent leurs
illusions : d'où vient que les passions des
hommes d'un esprit profond sont plus opi-
niâtres et plus invincibles , car ils ne sont
pas obligés de s'en distraire comme le reste
des hommes , par épuisement de pensées ;
mais leurs réflexions , au contraire , sont un
entretien éternel à leurs désirs , qui les
échauffe ; et cela explique encore pourquoi
ceux qui pensent peu , ou qui ne sauraient
penser long-temps de suite sur la mcinc
chose , n'ont que l'inconstance en partage.
DE l'esprit humain. I 33
XXIII.
De la Gaîlé , de la Joie , de la Mélancolie.
Le premier degré du sentiraeut agréable
de notre existence est la gaîté : la joie est
un sentiment plus pénétrant. Les hommes
enjoués nétant pas d'ordinaire si ardents
que le reste des hommes , ils ne sont peut-
être pas capables des plus vives joies ; mais
les grandes joies durent peu , et laissent
notre anie épuisée.
La gaîté , plus proportionnée à nolro
faiblesse que la joie , nous rend confiants et
hardis, donne un être et un intérêt aux choses
les moins importantes , fait que nous nous
plaisons par instinct en nous-mêmes , dans
nos possessions , nos entours , notre esprit ,
notre suffisance , malgré d'assez grandes mi-
sères.
Cette intime satisfaction nous conduit
quelquefois à nous estimer nous-mêmes , par
de très-frivoles endroits ; et il me semble que
les personnes enjouées sont ordinairement
un peu plus vaines que les autres.
I. 12
1 34 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
D'autre part , les mélancoliques sont ar-
dents , timides , inquiets , et ne se sauvent .
la plupart , de la vanité , que par l'ambition
et l'orgueil.
XXIV.
De V Amour-propre et de V Amour de noua-
mémes.
L'amour est une complaisance dans l'objet
aimé. Aimer une chose . c'est se complaire
dans sa possession , sa grâce , son accroisse-
ment , craindre sa privation , ses déchéan-
ces , etc.
Plusieurs philosophes rapportent généra-
lement à l'araoui -propre toute sorte d'atta-
chements. Ils prétendent qu'on s'approprie
tout ce que l'on aime , qu'on n'y cherche que
son plaisir et sa propre satisfaction , qu'on
se met soi-même avant tout : jusque-là qu'ils
nient que celui qui donne sa vie pour un
autre , le préfère à soi. Ils passent le but en
ce point ; car si l'objet de notre amour nous
est plus cher sans l'être , que l'être sans
l'objet de notre amour , il paraît que c'est
notre amour qui est notre passion dominante,
DE l'esprit HUMAI\. I 35
el non notre individu propre ; puisque tout
nous échappe avec la vie , le bien que nous
nous étions approprié par notre amour ,
comme notre être véritable. Ils répondent
que la passion nous fait confondre dans ce
sacrifice notre vie et celle de l'objet aimé ;
que nous croyons n'abandonner qu'une par-
tie de nous-mcmes pour conserver l'autre :
au moins ils ne peuvent nier que celle que
nous conservons , nous paraît plus considé-
rable que celle que nous abandonnons, Or,
dès que nous nous regardons comme la
moindre partie dans le tout , c'est une pré-
férence manifeste de l'objet aimé. On peut
dire la même chose d'un homme qui , vo-
lontairement et de sang-froid , meurt pour
la gloire ; la vie imaginaire qu'il achète au
prix de son être réel , est une préférence bien
incontestable de la gloire , et qui justifie la
distinction que quelques écrivains ont mise
avec sagesse entre l'amour-propre et l'amour
de nous-mêmes. Ceux-ci conviennent bien
que l'amour de nous-mêmes entre dans toutes
nos passions ; mais ils distinguent cet amour
de l'autre. Avec l'amour de nous-mêmes ,
l36 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
<lisent-ils, on peut chercher hors de soi
.sou bonheur ; on peut s aimer hors de soi
davantage que son existence propre ' ; on
n'est point à soi-même son unique objet.
L'araour-propre , au contraire , subordonne
tout à ses commodités et à son bien-être ^ ;
il est à lui-même son seul objet et sa seule
fin : de sorte qu'au heu que les passions ,
qui viennent de l'amour de nous-mêmes ,
nous donnent aux choses , l'amour-proprc
veut que les choses se donnent à nous , et se
l'ait le centre de tout.
Rien ne caractérise donc l'amour-proprc,
' On peut s'' aimer hors de soi davantage
que son existence propre. Cela n'est pas conccl.
Dai^antage est un adverbe de comparaison ,
mais cpii s'emploie absolument , sans être suivi
de la conjonction que. Lorsque cette conjonction
est nécessaire, il faut substituer p^MS h davan-
tage. Il y a dans rouvra!;;e de Vauvenargues plu-
sieurs autres incorrections que nous n'avons pas
cru devoir relever \ nous remarquons celle-ci ,
parce que d'assez bons écrivains ont commis la
même faute. S.
' L'amour - propre , au contraire , subor-
donne tout à ses commodités et a son bien-être.
DE X.' ESPRIT HUMAIV. l37
rmnme la complaisance qu'on a dans soi-
'luiiic et les choses qu'on s'approprie.
L'orgueil est un effet de cette complai-
sance. Comme on n'estime généralement les
choses qu'autant qu'elles plaisent , et que
nous nous plaisons si souvent à nous-mêmes
devant toutes choses ; de là ces comparai-
sons toujours injustes, qu'on fait de soi-
même à autrui , et qui fondent tout notre
orgueil.
Mais les prétendus avantages pour lesquels
nous nous estimons étant grandement variés,
nous les désignons par les noms que nous
lour avons rendus propres. L'orgueil qui
MC'iit dune confiance aveugle dans nos forces,
Celle uianièie do distiiigucr Vamour de rioiis-
utêines de V amour-propre , paraît phis subtile
«pie juste j et ce que Vaiivenargues applique ici
;"i Faniour-propre , serait plutôt le caractère de
ce tpi'on entend par le mot cguïstne. Ce qn'on
exprime communément par le mot iVamour-
propre , c'est Vamour des choses qui nous sont
propres , la complaisance pour nos qualités ou
nos avantages personnels, plutôt que l'attention
.nu bien-être de notre personne. S.
12.
l38 INTaODL'CTlON A LA CONNAISSANCE
nous l'avons nommé présomption ; celui qui
s'attache à de petites choses , vanité ; celui
qui est courageux, fierté.
Tout ce qu'on ressent de plaisir en s'appro-
priant quelque chose , richesse , agrément ,
héritage , etc. , et ce qu'on éprouve de peine
par la perte des mêmes biens , ou la crainte
de quelque mal, a peur, le dépit , la colère,
tout cela vient del 'amour-propre.
L'amour-propre se mêle à presque tous
nos sentiments , ou du moins l'amour de
nous-mêmes; mais pour prévenir l'embarras
que leraient naître les disputes qu'on a sur
ces termes , j use d'expressions synonymes ,
qui nie semblent moins équivoques. Ainsi
je rapporte tous nos sentiments à celui de
nos perfections et de notre imperfection :
ces deux grands principes nous portent de
concert à aimer, estimer , conserver, agran-
dir et défendre du mal notre frêle existence.
C'est la source de tous nos plaisirs et déplai-
sirs , et la cause féconde des passions qui
viennent par l'organe de la réflexion.
Tâchons d'approfondir les principales ;
nous suivrons plus aisément la trace des
^1
DE l'espkit humain. 1 3q
petites , qui ne sont que des dépendances et
des branches de celles-ci.
XXV.
De l'Ambition.
L instinct qui nous porte à nous agrandir
n'est aucune part si sensible que dans l'am-
bition ' ; mais il ne faut pas confondre tous
les ambitieux. Les uns attachent la gran-
deur solide à l'autorité des emplois ; les au-
tres aux grandes richesses ; les autres au faste
des titres , etc. ; plusieurs vont à leur but
sans nul choix des moyens ; quelques uns
par de grandes choses , et d'autres par les
plus petites : ainsi telle ambition est vice ;
telle , vertu ; telle , vigueur desprit ; telle ,
égarement et bassesse , etc.
Toutes les passions prennent le tour de
notre caractère. INous avons vu ailleurs que
1 ame influait beaucoup sur l'esprit ; l'esprit
' IJ instinct qui nous porte a nous agrandir
ti'est aucune part si sensible que dans l'ambi-
tion. Aucune part pour nulle part , expression
négligée. S.
lL\0 INTRODUCTIO.V A LA CONNAISSA\CE
influe aussi sur Tame. C est de l'ame que
viennent tous les sentiments : mais c'est par
les organes de l'esprit que passent les objets
qui les excitent. Selon les couleurs qu'il leur
donne , selon qu'il les pénètre , qu'il les em-
bellit , qu'il les déguise , lame les rebute ou
s'y attache. Quand donc même on ignore-
rait que tous les hommes ne sont pas égaux
par le cœur, il suffit de savoir quils envisa-
gent les choses selon leurs lumières , peut-
être encore plus inégales, pour comprendre
la différence qui distingue les passions même
qu'on désigne du même nom. Si différem-
ment partagés par l'esprit et les sentiments,
ils s'attachent au même objet sans aller au
même intérêt ' ; et cela n'est pas seulement vrai
des ambitieux, jnais aussi de toute passion.
' Ils s'attachent au même objet sans aller
numéme intérêt. Ccsl-à-dire, sans voir de même
Tobjct où ils s'attachent, et sans y être portes
par le même intérêt. Deux hommes veulent la
nicmc place, l'un pour l'argent et l'autre pour
le crédit. Deux amants reclierchent la mcinr
femme , l'un pour sa figure et l'autre pour sou
esprit , etc. S.
I
DE l'esprit nUMAlV. 14^
XXVI.
De l'Amour du monde.
Oue de choses sont comprises dans ra-
meur du monde ! le libertinage , le désir de
plaire , l'envie déprimer , elc. : l'amour du
sensible et du grand ne sont nulle part si
mêlés '.
Le génie et l'activité portent les hommes
à la vertu et à la gloire : les petits talents ,
la paresse , le goîlt des plaisirs , la gaîté et
la vanité les fixent aux petites choses : mais
en tout c'est le même instinct ; et l'amour
du monde renferme de vives semences de
presque toutes les passions.
XXVII.
Sur l'Amour de la gloire.
La gloire nous donne sur les cœurs une
aulorilé naturelle , qui nous touche , sans
' JJamour du sensible et du grand ne sont
nulle part si mêlés. C'est-h-diie , je crois selon
la iiianièie de voir de Vauvcuargues , les pen-
rJiants physiques et les sentiments moraux.
l42 INTKODUCTION A LA COVNAFSSANCE
doute autant que nulle de nos sensations , et
nous étourdit plus sur nos misères qu'une
vaine dissipation : elle est donc réelle en
tous sens.
Genx qui parlent de son néant inévitable ,
soutiendraient peut-être avec peine le mé-
pris ouvert d'un seul homme. Le vide des
grandes passions est rempli par le grand
nombre des petites : les contempteurs de la
gloire se piquent de bien danser , ou de
quelque misère encore plus basse. Ils sont si
aveugles qu'ils ne sentent pas que c'est la
gloire qu'ils cherchent si curieusement , et
si vains qu'ils osent la mettre dans les choses
les plus frivoles. La gloire , disent-ils , n'est
ni vertu , ni mérite ; ils raisonnent bien en
cela : elle n'est que leur récompense ; mais
elle nous excite donc au travail et à la vertu,
et nous rend souvent estimables afin de nous
faire estimer.
Tout est très-abject dans les hommes , la
D'autant que dans la première édition , il ajou-
tait : je parle d'un grain] , mesuré à resprit et au
cœurqu''il touche. Dans tous les cas cela n'est
pas clair. S.
DE l'esprit humaix. i43
vertu , la gloii-e , la vie ; mais les plus petits
ont des proporlious reconnues. Le cliène est
un grand arbre près du cerisier ; ainsi les
hommes à Tésard les uns des autres. Quelles
sont les vertus et les inclinations de ceux
f{ui méprisent la gloire ? L'ont-ils méritée?
XXVIIL
De V Amour des sciences el des lettres.
La passion de la gloire et la passion des
sciences se ressemblent dans leur principe ;
car elles viennent l'une et l'autre du senti-
ment de notre nde et de notre imperfec-
tion. INIais lune voudrait se former comme
un nouvel être hors de nous , et l'autre s'at-
tache à étendre et à cultiver notre fonds.
A insi la passion de la gloire veut nous agran-
dir au dehors , et celle des sciences au de-
dans.
On ne peut avoir l'ame grande, ou l'esprit
un peu pénétrant , sans quelque passion
pour les lettres. Les arts sont consacrés à
peindre les traits de la belle nature; les
sciences à la vérité. Les arts et les sciences
l44 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCFT
embrassent tout ce qu'il y a clans la pensée
de noble ou d'utile ; de sorte qu'il ne reste à
ceux qui les rejettent , que ce qui est indigne
d'être peint ou enseigné , etc.
La plupart des hommes honorent les
lettres comme la religion et la vertu ' ; c'est-
à-dire, conmie une chose qu'ils ne peuvent
ni connaître , ni pratiquer, ni aimer.
Personne néanmoins n'ignore que les bons
hvres sont l'essence des meilleurs esprits , le
précis de leurs connaissances , et le l'ruit de
leurs longues veilles. L'étude d'une vie en-
tière s'y peut recueillir dans quelques heures :
c'est un grand secours.
Deux inconvénients sont à craindre dans
cette passion : le mauvais choix et l'excès.
Quant au mauvais choix , il est probable
que ceux qui s'attachent à des connaissances
' La plupart des hommes honorent les lettres
comme la religion et la l'ertu. Il faut : comme
ils honorent. On avait copie cette pensée dans
l'Encyclopédie , sans en citer Tautenr. Les jour-
nalistes de Trévoux , qui avaient fort loue l'on
vrage de Vauvenargucs lorsqu'il parut, firent nu
crime de cette maxime aux encyclopédistes. M.
DE l'eSPKIT HUMAIX. Kj5
peu Utiles ne seraient pas propres aux au-
tres ; mais l'excès se peut corriger.
Si nous étions sages , nous nous bornerions
à un petit nombre de connaissances , afin de
les mieux posséder. Nous tâcherions de nous
les rendre familières et de les réduire en
pratique : la plus longue et la plus labo-
rieuse théorie n'éclaire qu'imparfaitement.
Un homme qui n'aurait jamais dansé possé-
derait inutilement les règles de la danse ; il
en est sans doute de même des métiers d'es-
prit '.
Je dirai bien plus ; rarement l'étude est
utile , lorsqu'elle n'est pas accompagnée du
commerce du monde. Il ne faut pas séparer
ces deux choses ; l'une nous apprend à pen-
ser , l'autre à agir ; l'une à parler, l'autre à
écrire ; l'une à disposer nos actions , l'autre
à les rendre faciles.
L'usage du monde nous donne encore de
penser naturellement , et l'habitude des
sciences , de penser profondément.
' Il en est sans doute de même des métiers
Wesprit. Il faudrait , ce semble , des métiers de
L'esprit. M.
1. i3
ï4G IXTRODUCTIOX A LA <.0.\>AISSANCE
Par une suite naturelle de ces vérités, ceux;
qiii sont prives de l'un et l'autre avantage
par leur condition , fournissent une preuve
incontestable de l'indigence naturelle de
l'esprit humain. Un vigneron, un couvreur,
resserrés dans un petit cercle d'idées très-
communes, connaissent à peine les plus gros-
siers usages de la raison , et n'exercent leur
jugement , supposé qu'ils en aient reçu de la
nature , que sur des objets très-palpables.
Je sais bien que l'éducation ne peut suppléer
le génie ; je n'ignore pas que les dons de la
nature valent mieux que les dons de l'art ' :
cependant l'art est nécessaire pour faire fleu-
rir les talents. Un beau naturel négligé ne
porte jamais de fruits mûrs.
Peut- on regarder comme un bien un
génie à peu près stérile ? Que servent à un
grand seigneur les domaines qu'il laisse en
' Je ri' ignore pas que tes dons de la nature
•valent mieux que les dons de l'art. Je ne sais
si Ton peut dire les dons de Tait comme les dons
de la nature. La nature donne , dote, doue ^ l'art
ne fait rien de tout cela : il vend et ne donne pas,
ctron achète ses biens avec l'élude ctletravail.lM.
DE L ESPRIT IIUMAI.V. 147
friche? Est-il riclie de ces champs incultes ?
XXIX.
De l'Avarice.
Ceux qui n'aiment l'argent que pour la
dépensa ne sont pas véritablement avares.
L'avarice est une extrême défiance des évé-
nements , qui cherche à s'assurer contre les
instabilités de la fortune par une excessive
prévoyance , et manifeste cet instinct avide ,
qui nous sollicite d'accroître, d'étayer, d'af-
fermir notre être. Basse et déplorable ma-
nie , qui n'exige ni connaissance , ni vigueur
d'esprit , ni jeunesse , et qui prend par cette
raison , dans la défaillance des sens , la place
des autres passions.
XXX.
De la Passion du jeu.
Quoique j'aie dit que l'avarice naît d'une
défiance ridicule des événements de la for-
tune , et qu'il semble que l'amour du jeu
vienne au contraire d'une ridicule confiance
14^} INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
aux mcines événements , je ne laisse pas de
croire qu'il y a des joueurs avares et qui ne
sont confiants qu'au jeu ; encore ont-ils ,
comme on dit , un jeu timide et serré.
Des commencements souvent heureux
remplissent l'esprit des joueurs de l'idée
d'un gain très-rapide, qui paraît toujours
sous leurs mains : cela détermine.
Par combien de motifs d'ailleurs n'est-on
pas porté à jouer? par cupidité , par amour
du faste , par goiit des plaisirs , etc. Il suffit
donc d'aimer quelqu'une de ces choses pour
aimer le jeu ; c'est une ressource pour les
acquérir, hasardeuse à la vérité, mais propre
à toute sorte d'hommes , pauvres , riches ,
faibles , malades, jeunes et vieux, ignorants
et savants , sots et habiles , etc. ; aussi n'y
a-t-il point de passion plus commune que
celle-ci.
XXXI.
De la Passion des exercices .
Il y a dans la passion des exercices un
plaisir pour les sens, et un plai«ir pour l'ame.
Les sens sont flattés d'agir , de galoper un
DE l'esprit HUMAIV. IqQ
cheval ', d'entendre un bruit de chasse dans
une forêt ; Tame jouit de la justesse de ses
sens , de la force et de l'adresse de son
corps, etc. Aux yeux d'un philosophe qui
médite dans son cabinet , cette gloire est
bien puérile ; mais , dans l'ébranlement de
l'exercice , on ne scrute pas tant les choses .
En approfondissant les hommes , on ren-
contre des vérités humiliantes , mais incon-
testables.
Vous voyez l'ame d'un pêcheur qui se
détache en quelque sorte de son corps pour
suivre un poisson sous les eaux, et le pousser
au piège que sa main lui tend. Qui croirait
qu'elle s'applaudit de la défaite du faible
animal , et triomphe au fond du filet ? Toute-
fois rien n'est si sensible.
Un grand , à la chasse , aime mieux tuer
un sanglier qu'une hirondelle : par quelle
raison? Tous la voient.
' Les sens sont flattés d'agir , de galoper
un chei'al. Néglige. Les sens ne galopuTit pas un
cheval. M.
l5o INTKODUCTIOX A LA CONNAISSANCE
XXXII.
De V Amour paternel.
L'amour paternel ne difïere pas de Ta-
niour-propre. Un enfant ne subsiste que par
ses parents, dépend d'eux , vient d'eux , leur
doit tout ; ils n'ont rien qui leur soit si
propre.
Aussi un père ne sépare point l'idée d'un
fils de la sienne , à moins que le fils n'affai-
blisse cette idée de propriété par quelque
contradiction ; mais plus un pèse s'irrite de
cette contradiction , plus il s'afflige , plus il
prouve ce que je dis.
XXXIII.
De V Amour filial et fraternel.
Comme les enfants n'ont nul droit sur la
volonté de leurs pères , la leur étant au
contraire toujours combattue, cela leur fait
sentir qu'ils sont des êtres à part , et no
peut pas leur inspirer de l'amour-proprc ;
parce que la propriété ne saurait être du coté
de la dépendance : cela est visible. C'est par
DE l'esprit humain. i5i
•
celte raison que la tendresse des enfants n'est
pas aussi vive que celle des pères ; mais les
lois ont pourvu à cet inconvénient. Elles
sont un garant au père contre l'ingratitude
des enfants , comme la nature est aux enfants
un otage assuré contre l'abus des lois. Il
était juste dassurer à la vieillesse les secours
qu'elle avait prêtés à la faiblesse de l'enfance.
La reconnaissance prévient , dans les en-
fants bien nés, ce que le devoir leur impose.
Il est dans la saine nature d'aimer ceux qui
nous aiment et nous protègent ; et l'habitude
d'une juste dépendance en fait perdre le
sentiment : mais il suffit d'être homme pour
être bon père ; et si l'on n'est lionnne de bien,
il est rare qu'on soit bon fils.
Du reste , qu'on mette à la place de ce
que je dis , la sympathie ou le sang , et quou
me fasse entendre pourquoi le sang ne parle
pas autant dans les enfants que dans les
pères ; pourquoi la sympathie périt quand la
soumission diminue ; pourquoi des frères
souvent se haïssent sur des fondements si lé-
gers , etc.
Mais quel est donc le nœud de l'amitié des
j52 introduction a la connaissance
frères ? Une fortune , un nom communs
nicnie naissance et même éducation , quel-
quefois même caractère ; enfin l'habitude de
se regarder comme appartenant les uns aux
autres, et comme n'ayant qu'un seul être.
Voilà ce qui fait que l'on s'aime , voilà l'a-
mour-propre : mais trouvez le moyen de sé-
parer des frères d'intérêt , l'amitié lui survit
à peine : l'amour - propre qui en était le
fonds, se porte vers d'autres objets.
XXXIV.
De l'Amour que l'on a pour les bêtes.
Il peut entrer quelque chose qui flatte les
sens dans le goût qu'on nourrit pour certains
animaux , quand ils nous appartiennent. J'ai
toujours pensé qu'il s'y mêle de l'amour-
propre : rien n'est si ridicule à dire , et je
suis fâché qu'il soit vrai ' : mais nous sommes
si vides , que , s'il s'offre à nous la moindre
ombre de propriété , nous nous y attachons
' Rien n'est si ridicule a dire , et je suis fâche
qu'il soit vrai. C'est la seconde fois qu'on relève
cette faron de parler, qu"" il soit vrai , pour que
cela soit vrai : c'est une faute. S.
DE l'esprit HLMALV. 1 53
aussitôt. Nous prêtons à un perroquet des
pensées et des sentiments ; nous nous figurons
iju'il nous aime , qu'il nous craint , qu'il sent
nos faveurs , etc. Ainsi nous aimons l'avan-
tage que nous nous accordons sur lui. Quel
empire ! mais c'est là 1 homme.
XXXV.
De l'Amitié.
C'est l'insuffisance de notre être qui fait
naître l'amitié . et cest l'insuffisance de l'a-
mitié même , qui la fait périr.
Est-on seul? on sent sa misère , on sent
qu'on a besoin d'appui : on cherche un fau-
teur de ses goûts, un compagnon de ses plai-
sirs et de ses peines ; on veut un homme dont
on puisse posséder le cœur et la pensée.
Alors l'amitié paraît être ce qu'il y a de plus
doux au monde. A-t-on ce qu'on a souhaité,
on change bientôt de pensée.
Lorsqu'on voit de loin quelque bien , il
fixe d'abord nos désirs ; et lorsqu'on y par-
vient , on en sent le néant. Psotre ame, dont
il arrêtait la vue dans l'éloignement , ne saù-
lait s'y reposer quand elle voit au-delà :
l54 INTRODUCTION A LA CONNAISSA^XE
ainsi ramitié , qui de loiu bornait toutes nos
prétentions , cesse de les borner de près ;
elle ne remplit pas le vide qu'elle avait pro-
mis de remplir ; elle nous laisse des besoins
qui nous distraient et nous portent vers d'au-
tres biens.
Alors on se néglige , on devient difiicile ,
on exige bientôt comme un tribut les com-
plaisances qu'on avait d'abord reçues comme
un don. C est le caractère des liomines de
s'approprier peu à peu jusqu'aux grâces dont
ils jouissent ; une longue possession les ac-
coutume naturellement à regarder les choses
qu'ils possèdent comme eux ; ainsi l'habitude
les persuade qu'ils ont un droit naturel sur
la volonté de leurs amis '. Us voudraient
s'en former un titre pour les gouverner ;
lorsque ces prétentions sont réciproques ,
comme on voit souvent ' , l'amour-propre
' TJ'hahitude les persuade qu'ils ont un droit
naturel sur la volonté de leurs amis. Il faut ,
je crois , leur persuade. S.
* Lorsque ces prétentions sont réciproques ,
comme on voit souvent , V amour-propre s^irrite.
11 faudrait, comme on le voit sout'ent. S.
I)K lV.sprit hljiai.v. i55
s'irrite, et cric des deux cotés, produit de
l'aigreur , des froideurs , cl damèi'es expli-
cations , etc.
On se trouve aussi quelquefois mutuelle-
inent des défauts qu'on s'était cachés ; ou
I on tombe dans des passions qui dégoûtent
de l'amitié , comme les maladies violentes
dégoûtent dos plus doux plaisirs.
Aussi les hommes les plus extrêmes ne
sont pas les plus capables d'une constante
amitié. On ne la trouve nulle part si vive et
si solide que dans les esprits timides et sé-
rieux , dont lame modérée connaît la vertu ;
car elle soulage leur cœur oppressé sous le
mystère et sous le poids du secret , détend
leur esprit, l'élargit , les rend plus confiants
et plus vifs , se mêle à leurs amusements , à
leurs affaires et à leurs plaisirs mystérieux :
c'est lame de toute leur vie.
Les jeunes gens sont aussi très-sensibles et
très-confiants ; mais la vivacité de leurs pas-
sions les distrait et les rend volages. La sen-
sibilité et la confiance sont usées dans les
vieillards ; mais le besoin les rapproche ,
et la raison est leur lien : les uns aiment
I 56 INTKODUCTIOX A LA CONNAISSANCE
plus tendrement, les autres plus solidement.
Le devoir de l'amitié s'étend plus loin qu'on
ne croit : nous suivons notre ami dans ses
disgrâces ; mais, dans ses faiblesses , nous l'a-
bandonnons : c'est être plus faible que lui.
Quiconque se cache , obligé d'avouer les
défauts des siens , fait voir sa bassesse '.
Etes-vous exempt de ces vices ? déclarez-vous
donc hautement ; prenez sous votre protec-
tion la laiblesse des malheureux ; vous ne
risquez rien en cela : mais il n'y a que les
grandes âmes qui osent se montrer ainsi. Les
faibles se désavouent les uns les autres , se
sacrifient lâchement aux jugements souvent
injustes du public, ils n'ont pas de quoi ré-
sister , etc.
XXXVL
De V Amour.
Il entre ordinairement beaucoup de sym-
pathie dans l'amour , c'est-à-dire une incli-
' Quiconque se cache , obligé d' allouer les
défauts des siens, fait voir sa bassesse. Toute
cette pensée est mal exprimée et obscure. Qui-
conque se cache d''auoir des amis dont il est
DE l'esprit HLMAIX. iS^
iiatiuu doul les sens lorineiitle nœud ; mais,
quoiqu'ils en Ibnnent le nœud , ils n'eu sont
pas toujours lintérèt principal : il n'est pas
impossible qu'il y ait un amour exempt de
grossièreté.
Les mêmes passions sont bien différentes
dans les hommes. Le même objet peut leur
plaire par des endroits opposés. Je suppose
que plusieurs hommes s'attachent à la même
femme ; les uns l'aiment pour son esprit, les
autres pour sa vertu , les autres pour ses dé-
fauts , etc. ; et il se peut faire encore que
tous l'aLmeut pour des choses qu'elle n'a pas,
comme lorsque Ion aime une femme légère
que l'on croit solide. N'importe ; on s'at-
tache à l'idée qu'on se plaît à s'en figurer, ce
n'est même que cette idée que l'on aime , ce
n'est pas la femme légère. Ainsi l'objet des
passions n'est pas ce qui les dégrade ou ce
qui les ennobht ; mais la manière dont on
envisage cet objet. Or j'ai dit qu'il était pos-
sible que Ton cherchât dans l'amour quel-
obligé iPai'Ouer les défauts ,fail voir sa bas-
sesse. Je crois que c'est ainsi qu'il f'aul Texpli-
(jucr. ."\I.
I. l4
) 58 IVTHOUUCTtON" .\ LA CO.VNAISSANCE
que chose de |)liis que riiitci'èt de nos sens.
Voici ce qui me le lait croire. Je vois tous
les jours dans le monde qu'un homme envi-
ronné de femmes auxquelles il n'a jamais
parlé , comme à la messe , au sermon, ne
se décide pas toujours pour celle qui est la
plus jolie, et qui même lui paraît telle. Quelle
est la raison de cela ? c'est que chaque heauté
exprime un caractère tout particulier , et
celui qui entre le plus dans le nôtre , nous
le préférons. C'est donc le caractère qui
nous détermine quelquefois ; c'est doncl'ame
que nous cherchons : on ne peut me nier
cela. Donc tout ce qui s'offre à nos sens ne
nous plaît alors que comme une image de
ce qui se cache à leur vue ; donc nous n'ai-
mons alois les qualités sensibles que comme
les organes de notre plaisir , et avec subor-
dination aux qualités insensibles dont elles
sont l'expression ; donc il est au moins vrai
que l'amc est ce qui nous touche le plus. Or
ce n'est pas aux sens que l'ame est agréable,
mais à l'esprit ; ainsi l'intérêt de l'esprit de-
vient l'intérêt principal , et si celui des sens
lui était opposé , nous le lui sacrifierions. Ot
DE l'esprit HUMAI.V. I 5(-)
n'a donc qu'à nous persuader qu'il lui est
/ vraiment opposé , qu'il est une tache pour
l'ame. Voilà l'amour pur.
Amour cependant véritable , qu'on ne
saurait confondre avec l'amitié; car, dans
l'amitié , c'est l'esprit qui est l'organe du
sentiment ; ici ce sont les sens. Et comme les
idées qui viennent par les sens sont infini-
ment plus puissantes que les vues de la re-
flexion , ce qu'elles inspirent est passion.
L'amitié ne va pas si loin ; et, malgré tout
cela , je ne décide pas ; je le laisse à ceux qui
ont blanchi sur ces importantes questions.
XXXVII.
De la Physionomie.
La physionomie est l'expression du carac-
tère et celle du tempérament. Une sotte
physionomie est celle qui n'exprime que la
complexion , comme un tempérament ro-
buste , etc. ; mais il ne faut jamais juger sur
la physionomie : car il y a tant de traits
mâles sur le visage et dans le maintien des
hommes , que cela peut souvent confondre ;
sans parler des accidents qui défigurent les
iGo INTRODUCTION A LA CONNAISSANCK
tjaits naturels , et qui empêchent que l'amc
ne s'y nianilestc , comme la petite-vérole ,
la maigreur, etc.
On pourrait conjecturer plutôt sur le ca-
ractère des hommes , par l'agrément qu'ils
attachent à de certaines figures qui répon-
dent à leurs passions; mais encore s'y trom-
pcrait-on '.
XXXVIII.
De la Pitié.
La pitié n est qu'un sentiment mêlé de
tristesse et d'amour ^ ; je ne pense pas qu'elle
ait besoin d'être excitée par un retour sur
nous-mêmes , comme on le croit. Pourquoi j'
' On pourrait conjecturer plutôt sur le ca- à
ractère îles hommes , par l'apurement quHls at- !.
tachent à de certaines jîgures qui répondent à
leurs passions. Cette phrase est obscure et ne-
{^ligec. Il faudrait, ce semble , conjecturer du
caractère. M. -,
' La pitié n'est qu'un sentiment mêlé de Â
tristesse et d'amour. Vauvenargiies entend ici
par amour , tonte, disposition fjni nous porte ^i
vers un objet 5 comme il entend par haine, toute fl
disposition (fui nous en éloigne. Autrement il
.serait impossible d"explic£uer le chapitre suivant.
!
DE l'esprit hl'riaix. i6i
la misère ne pourrait-elle sur notre cœur
ce que fait la vue d'une plaie sur nos sens ?
N'y a-t-il pas des choses qui affectent ini-
inédiatement l'esprit? L'impression des nou-
veautés ne prévient-elle pas toujours nos
réflexions? Notre arae est-elle incapable d'un
sentiment désintéressé ?
XXXIX.
De la Haine.
La haine est une déplaisance dans l'objet
haï '. C'est une tristesse qui nous donne ,
pour la cause qui l'excite , une secrète aver-
sion : on appelle cette tristesse jalousie ,
lorsqu'elle est un effet du sentiment de nos
où il dit qu'il y a peu de passions oii il n'entre
de l'amour et de la haine ; que le mépris est
un sentiment mélc de haine et d'orgueil. S.
' La haine est une déplaisance dans robjel
haï. C'est plutôt reffei de cette dc'plaisauce. 11
faudrait , ce semble , la haine naît du déplaisir
que nous cause , etc. M.
Je crois, conirac je V:ù dii plus hrait, que
Vauvenargues prend plutôt ici la haine pour ce
sentiment même de d<-p!nisance c[ni nous éloigne
4-
162 INTRODUCTION A. LA CONNAISSANCE
désavantages comparés au bien de quelqu'un-
Quand il se joint à cette jalousie de la haine
et une volonté de vengeance dissimulée par
faiblesse , c'est envie.
Il y a peu de passions où il n'entre de
l'amour ou de la haine. La colère n'est qu'une
aversion subite et violente , enflammée d'un
désir aveugle de vengeance.
L'indignation , un sentiment de colère et
de mépris ; le mépris , un sentiment mêlé de
haine et d'orgueil ; l'antipathie , une haine
violente et qui ne raisonne pas.
Il entre aussi de l'aversion dans le dé-
goût ; il n'est pas une simple privation comme
l'indifférence : et la mélancolie , qui n'est
communénîent tju un dégoût universel sans
espérance, tient encore beaucoup de la haine.
A l'égard des passions qui viennent de
l'amour, j'en ai déjà pailé ailleurs ; je me
contente donc de répéter ici que tous les
sentiments que le désir allume , sont mêlés
d'amour ou de haine.
il' un objet. Celle espiessiou n'est pas usitée eu
ce sens 5 cependant je crois bien que c'est celui
qu'il lui donne. S.
DE l'espkit humain. i63
XL.
De V Estime , du Respect et du Mépris.
L'estime est un aveu intérieur du mérite
de quelque chose ; le respect est le sentiment
de la supériorité d' autrui. '
Il n'y a pas d'amour sans estime ; j'en ai dit
la raison. L'amour étant une complaisance
dans l'objet aimé , et les hommes ne pouvant
se défendre de trouver un prix aux choses
qui leur plaisent , peu s'en faut qu'ils ne rè-
glent leur estime sur le degré d'agrément que
les objets ont pour eux. Et s'il est vrai que
chacun s'estime personnellement plus que
tout autre , c'est , ainsi que je l'ai déjà dit ,
parce qu'il n'y a rien qui nous plaise ordinai-
rement tant que nous-mêmes.
Ainsi , non seulement on s'estime avant
tout , mais on estime encore toutes les choses
que l'on aime , comme la chasse , la musique,
les chevaux, etc. ; et ceux qui méprisent leurs
propres passions ne le font que par réflexion,
et par un effort de raison : car l'instinct les
porte au contraire.
lG4 INTRODUCTION A l.A CONNAISSANCE
Par une suite naturelle du même prin-
cipe , la haine rabaisse ceux qui en sont l'oh-
jct , avec le même soin que l'amour les re-
lève. Il est impossible aux hommes de se
persuader que ce qui les blesse n'ait pas quel-
que grand défaut ; c'est un jugement confus
que l'esprit porte en lui-même , comme il
en use au contraire en aimant '■
Et si la réflexion contrarie cet instinct ,
car il y a des qualités qu'on est convenu d'es-
timer, et d autres de mépriser , alors cette
contradiction ne fait qu'irriter la passion ;
et plutôt que de céder aux traits de la vé-
rité , elle en détourne les yeux. Ainsi elle
dépouille son objet de ses qualités naturelles
pour lui en donner de conformes à son inté-
rêt dominant. Ensuite elle se livre téméraire-
ment et sans scrupule à ses préventions in-
sensées.
Il n'y a presque point d'hommes dont le
jugement soit supérieur à ses passions. Il
' Cest un jugement confus que Vesprit porte
en lui-même , comme il en use au contraire en
aimant. Au contraire, pour d'une manière con-
traire : expression néglif;ee. S.
DE l'esprit HUMAIN". l65
faut donc bien prendre garde , lorsqu'on
veut se faire estimer , à ne pas se faire haïr,
mais tâcher au contraire de se présenter par
des endroits agréables ; parce que les hommes
penchent à juger du prix des choses par le
plaisir qu'elles leur font.
Il y en a à la vérité qu'on peut surprendre
par une conduite opposée , en paraissant au
dehors plus pénétré de soi-même qu'on n'est
au dedans ' : cette confiance extérieure les
persuade et les maîtrise.
Mais il est un moyen plus noble de ga-
gner l'estime des hommes ; c'est de leur faire
souhaiter la nôtre par un vrai mérite, et
ensuite d'être modeste et de s'accommoder
à eux. Quand on a véritablement les qualités
qui emportent l'estime du monde , il n'y a
plus qu'à les rendre populaires pour leur
concilier l'amour , et lorsque l'amour les
' lly en a a la vérité qu'on peut surprendre
par une conduite opposée^ en paraissant au de-
hors plus pénétré de soi-même qu'on n'est au de-
dans. Comme on dit (riiii homme ([u il est plein
de lui ; expression elliptique. Qn''nn n^est au
dedans ; il faudrait qu'on ne l'est. S.
lG6 INTRODUCTION A L\ CO.VNAISSANCF,
.idoptc , il Cil fait élever le prix. Mais pour
les pclilcs finesses qu'on emploie en vue de
surprendre ou de conserver les suffrages ;
attendre les autres , se faire valoir, réveiller
par des froideurs étudiées ou des amitiés
ménagées le goût inconstant du public , c'est
la ressource des honnnes superficiels qui
craignent d'être approfondis ; il faut leur
laisser ces misères dont ils ont besoin avec
leur mérite spécieux.
Mais c'est trop s'arrêter aux choses ; tâ-
chons d'abréger ces principes par de courtes
définitions.
Le désir est une espèce de mésaise que le
goût du bien met en nous ', et TinquiiHude
un désir sans objet.
L'ennui vient du sentiment de notre vide ;
la paresse naît d'impuissance ^ ; la langueur
est un témoignage de notre faiblesse , et la
tristesse de notre misère.
' Le désir est une espèce de mésaise que le
£;oitt du bien met en nous. Par le goût du bien,
il faut enlciidic l''ninour du bien-être. S.
^ /J'ennui vient du sentiment de notre vide ;
la paresse naît d'impuissance. Qu'est-ce que
UE l'espkit iil'maiv. 167
]j"r.sp;';rancc est le sentiment dun bien
j)! ocliaiii . cl la rccoiniaissance celui il'un
bici-.î'ait.
Le regret consiste dans le sentiment de
quelque perte ; le repentir, dans celui d'une
laute ; le remords , dans celui d'un crime cl
la crainte du châtiment '.
iiotre ride? La paresse suppcsc , au contiaiic,
le pouvoir d'agir combine' avec Finaction. M.
L'auteur cntcud ici par notre Tiile, ce qu'il
entend ailleurs par Vlnsiijjisance de notre dire ,
c'cst-à-dirc , rinqiossibilite oli nous somiues de
trouver en nous-mêmes de quoi suffire à noire
l>on]ieur. Par impuissance , il entend , je crois ,
impuissance de ianie , rimpossibilitê où elle est
de sortir de sa langueur. S.
' Le regret consiste dans le sentiment de
quelque perle ; le repentir, dans celui d\uie
faute; le remords , dans celui d'un crime et la
crainte du chdiinient. Ce n'est pas , à ce quMl
semble , la dilll'rencc de Li faute et du crime ,
qui constitue celle du repentir et du remords.
On peut expier ses crimes par le repentir, et
sentir le remords dhuie faute. Si le repentir est
moins cruel, c'est qu'il suppose le retour, et une
usoluliou de ne plus retomber , qui console
toujours. Le remords peut exister avec la reso-
l68 l.NTKODUCTION A LA CON>fAISSANCE
La timidité peut être la crainte du blâme,
la honte en est la conviction.
La raillerie naît d'un mépris content.
La surprise est un ébranlement soudain à
la vue d'une nouveauté.
L'étonnement est une surprise longue et
accablante ; l'admiration une surprise pleine
de respect.
La plupart de ces sentiments ne sont pas
trop composés , et n'affectent pas aussi du-
rablement nos âmes que les grandes pas-
sions , l'amour , l'ambition , l'avarice , etc.
Le peu que je viens de dire à cette occasion ,
répandra une sorte de lumière sur ceux dont
je me réserve de parler ailleurs.
liuion de se rendre encore coupable. Heureux,
si je puis , dit Mathan dans Athalie :
A force d^attentats , perdre tous mes remords.
Cest ainsi que les sce'lerats les perdent. Il iTv
a point pour eux de repentir.
Dieu fit du repentir la vertu des inortek.
Heureusement le remords peut naître sans tu
crainte du châtiment. ; mais ce n'est guère, (jnc
pour les premiers crimes. S.
UE l'iSl'iWT IIUMALV. I 6y
XLI.
De l'Amour des objets sensibles.
Il serait impertinent de dire que l'amour
des choses sensibles , comme Tharmonie , les
saveurs , etc. , n'est qu'un efl'et de l'amonr-
piopre, du désir de nous agrandir, etc. , etc.
Cependant tout cela s'y mêle quelquefois. Il
y a des musiciens, des peintres, qui n'ai-
ment chacun dans leur art que l'expression
des grandeurs , et qui ne cultivent leurs ta-
lents que pour la gloire : ainsi d'une infinité
ô au très.
Les hoïnmes que les sens dominent , ne
sont pas ordinairement si sujets aux pas-
sions sérieuses ; l'ambition , l'amour de la
gloire , etc. Les objets sensibles les amusent
et les amollissent ; et s'ils ont les autres pas-
sions , ils ne les ont pas aussi vives.
On peut dire la même chose des hommes
enjoués ; parce qu'ayant une manière d'exis-
ter assez heureuse , ils n'en cherchent pas
une autre avec ardeur. Trop de choses les
distraient ou les préoccupent.
I. i5
17» INTUODCCTION A l,A COXNAISSANCE
On pourrait entier là-dessus , et sur tons
les sujets que j'ai traités , clans des détails
intéressants. IMais mon dessein n'est pas de
sortir des principes , quelque sécheresse qui
les accompagne : ils sont l'objet unique de
tout mon discours ; et je n'ai ni la Aolouté ,
ni le pouvoir de domicr plus d'application
à cet ouvrage '.
XLII.
Des Passions en général.
Les passions s'opposent aux passions , et
peuvent servir de contre-poids ; mais la pas-
sion dominante ne peut se conduire que par
son propre intérêt, vrai ou imaginaire, parce
qu'elle règne despotiqucmeut sur la volonté,
sans laquelle rien ne se peut.
Je regarde humainement les choses , et
j'ajoute dans cet esprit : toute nourriture
' Je n'ai ni la volonté ni le pouuoir de don-
ner plus d\ipplication a cet ouurage. Don-
ner plus d'application , mauvaise expression
pour dire développer davantage des principes
par des applications^ c<' fpii précède prouve (juc
c'est là le sens. S.
DE L ESPIUT IICMALV. I7!
n'est pas propre à tous les corps , tous objets
lie sont pas suffisants pour toucher cer-
taines aines. Ceux qui croient les hommes
souverains arbitres de leurs sentiments ne
connaissent pas la nature ; qu'on obtienne
qu'un sourd s'amuse des sons enchanteurs
de Murer ; qu'on demande à une joueuse
qui fait une grosse partie , qu'elle ait la
complaisance et la sagesse de s'y ennuyer :
nul art ne le peut.
Les sages se trompent encore en offrant
la paix aux passions : les passions lui sont
ennemies '. Us vantent la modération à ceux
qui sont nés pour l'action et pour une vie
agitée ; qu'importe à un homme malade la
délicatesse d'un festin qui le dégoûte ?
Nous ne comiaissons pas les défauts de
notre ame ; mais quand nous pourrions les
connaître , nous voudrions rarement les
vaincre.
Nos passions ne sont pas distinctes de
nous-mêmes ; il y en a qui sont tout le fon-
' Les passions lui sonteimeniies. C'est un la-
tinisme 5 gens inimica nulli. On dit ennemi de
quelqu'un , et non ennemi à quelqu'un. S.
172 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
dément et toute la substance de notre ame.
Le plus faible de tous les êtres voudrait-il
|ic'i ir pour se voir remplacé par le plus sage ?
Qu'on me donne un esprit plus juste, plus
aimable , plus pénétrant , j'accepte avec joie
tous ces dons ; mais si l'on m'ôte encore
l'ame qui doit en jouir, ces présents ne sont
plus poui" moi.
Cela ne dispense personne de combattre
ses habitudes , et ne doit inspirer aux hom-
mes ni abattement ni tristesse. Dieu peut
tout : la vertu sincère n'abandonne pas ses
amants ; les vices même d'un homme bien né
peuvent se tourner à sa gloire.
DE l'esprit HUMAIN. I^S
LIVRE TROISIÈiME.
XLIII.
Du Bien et du Mal moral.
Ce qui n'est bien ou mal qu'à un particulier,
cl qui peut être le contraire à 1 égard du reste
des hommes , ne peut être regardé en gé-
néral comme un mal ou comme un bien ' .
Afin qu'une chose soit regardée comme
un bien par toute la société , il faut qu'elle
tende à l'avantage de toute la société ; et afin
qu'on la regarde comme un mal , il faut
' Ce qui n'est bien ou mal qu^à un particu-
lier , et qui peut être le contraire a l'égard du
reste des hommes , ne peut être regardé en gé-
néral comme un mal ou comme un bien. Oui ;
mais si toute la société avait la fièvre ou la goutte,
ou était mancbotte ou folle ? V.
Ç)u'fl un particulier au lieu rlc pour un parti-
culier. S.
i5.
174 INTRODUCTION A LA CONNAISSAXCE
qu'elle tende à sa ruine : voilà le grand ca-
raclère du bien et du mal moral.
Les hommes étant imparfaits n'ont pu se
suffire à eux - mêmes : de là la nécessité
de foi'mer des sociétés. Qui dit une société .
dit un corps qui subsiste par l'union de di-
vers membres et confonJ l'intérêt particu-
lier dans l'intérêt général ; c'est là le fonde-
ment de toute la morale.
Mais parce que le bien commun exige de
grands sacrifices , et qu il ne peut se ré-
pandre également sur tous les hommes , la
religion , qui répare le vice des choses hu-
maines , assure des indemnités dignes d'en-
vie à ceux qui nous semblent lésés.
Et toutefois ces motifs respectables n'é-
tant pas assez puissants pour donner im
frein à la cupidité des hommes, il a fallu
encore qu'ils convinssent de certaines règles
pour le bien public, fondé , à la honte du
genre humain , sur la crainte odieuse des
supplices ; et c'est l'origine des lois.
Nous naissons , nous croissons à l'ombre
de ces conventions solennelles : nous leui-
devons la jsùreté de notre vie . et la tranquil-
DE L ESPRIT HUMAIV. l~5
lilé qui raccompagne. Les lois sont aussi le
seul titre de nos possessions : dès l'aurore
de notre vie , nous en recueillons les doux
fruits , et nous nous engageons toujours à
elles par des liens plus forts. Quiconque
prétend se soustraire à cette autorité dont
il tient tout , ne peut trouver injuste qu'elle
lui ravisse tout , jusqu'à la vie. Où serait la
raison qu'un particulier ose ' en sacrifier
tant d'autres à soi seul , et que la société ne
put par sa ruine racheter le repos public ^ ?
' Où serait la raison qu'un particulier ose en
sacrijier tant d'autres à soi seul , et que la so-
cicté ne pût , par sa ruine , racheter le repos
public. ^11 faudrait qu'un particulier osât. Par
sa ruine est équivoque, et veut dire la ruine de
ce particulier. M.
^ On aperçoit aisément la fausseté de cette
conclusion. 11 n'y a certainement point de raison
qu'un particulier sacrifie les autres h. lui seul ;
il n'y en a pas davantage h ce que la société ra-
chète son repos par la ruine de l'un de ses mem-
bres. Elle n'a. jamais droit de punir, mais de
coniger. Toute peine qui n'a pas pour objet le
bonheur de l'individu même contre lequel elle
est dirigée, est une injustice. F.
1^6 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCF.
C'est un vain prélexte de dire qu'on uv
se doit pas à des lois qui favorisent l'inéga-
lité des fortunes. Peuvent-elles égaler les
hommes ' , l'industrie , l'esprit , les talents ?
Peuvent-elles empêcher les dépositaires de
l'autorité d'en user selon leur faiblesse ?
Dans cette impuissance absolue d'empê-
cher l'inégalité des conditions , elles fixent
les droits de chacune , elles les protègent.
On suppose d'ailleurs , avec quelque rai-
son , que le cœur des hommes se forme sur
leur condition. Le laboureur a souvent dans
le travail de ses mains la paix et la satiété
qui fuient l'orgueil des grands ^. Ceux-ci
n'ont pas moins de désirs que les hommes
' Egaler les hommes , il faudrait égaliser. D.
' Le laboureur a souvent dans le trai^ail de
ses mains la paix, etc. On pourrait dire toiu
cela bien mieux. V.
Satictë n'est pas là dans son sens ordinaire ,
selon lequel il signifie un peu de de'goût résul-
tant de l'abandon ; au lieu qu'ici il signifie la
satisfaction résultant de la jouissance du néces-
saire. Cette acception nVst plus d'usage. M. —
Ployez t. II , le Discours sur l'inégalilc des ri-
chesses. B.
I
UE L ESPRIT HL'MAIN. I77
les plus abjects ■ ; ils ont donc autant de be-
soins : voilà dans Tinégalité une sorte d'é-
galité.
Ainsi on suppose aujourd'hui toutes les
conditions égales ou nécessairement inégales.
Dans Tune et l'autre supposition , l'équité
consiste à maintenir invariablement leurs
droits réciproques , et c'est là tout l'objet des
lois.
Heureux qui les sait respecter comme elles
méritent de Tèlre. Plus heureux qui porte en
son cœur celles d'un heureux naturel. Il est
bien facile de voir que je veux parler des
vertus ' ; leur noblesse et leur excellence sont
l'objet de tout ce discours : mais j'ai cru
f(u'il fallait d'abord établir une règle sure
pour les bien distinguer du vice. Je l'ai ren-
' Ceux-ci n'ont pas moins de désirs que les
hommes les plus abjects. Il faudrait de Vétat le
plus abject. M.
"■ Il est bien facile de voir que je veux par-
ler des -vertus. Distinguons vertus et qualités
heureuses : bienfaisance seule est vertu 5 tempé-
rance , sagesse; bonnes qualités? tant mieux
pour toi. V.
1^8 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
contrée sans effort , dans le bien et le mal
moral ; je l'aurais cherchée vainement clans
une moins grande origine. Dire simplement
que la vertu est vertu , parce qu'elle est
bonne en son fonds , et le vice tout au con-
traire , ce n'est pas les faire connaître. La
force et la beauté sont aussi de grands biens :
la vieillesse et la maladie , des maux réels :
cependant on n'a jamais dit que ce fut là
vice ou vertu. Le mot de vertu emporte l'idée
de quelque chose d'estimable à l'égard de
toute la terre : le vice au contraire. Or, il n'y
a que le bien et que le mal moral qui por-
tent ces grands caractères. La préférence de
l'intérêt général au personnel , est la seule
définition qui soit digne de la vertu , et qui
doive en fixer l'idée. Au contraire , le sacri-
fice mercenaire du bonheur public à l'in-
térêt propre , est le sceau étemel du vice.
Ces divers caractères ainsi établis et suf-
fisamment discernés , nous pouvons distin-
guer encore les vertus naturelles , des ac-
quises. J'appelle vertus naturelles, les vertus
de tempérament ; les autres sont les fruits
pénibles de la réflexion. Nous mettons or-
DF, L ESPKIT nCMAlN'. I -()
dinaireinent ces dernières à plus haut prix ,
parce qu'elles nous coûtent davantage ; nous
les estimons plus à nous , parce qu'elles sont
les effets de notre fragile raison. Je dis : la
raison cllc-nicmc n'est-cllc pas un don de
la nature, comme l'heureux tempérament?
L'heureux tempérament exclut-il la raison ?
n'en est-il pas plutôt la base ? et si l'un peut
nous égarer, l'autre est-elle plus infaillible?
Je me hâte , afin d'eu venir à une question
plus sérieuse. On demande si la plupai't des
vices ne concourent pas au bien public ,
comme les pures vertus. Oui ferait fleurir
le commerce sans la vanité, l'avarice , etc. ?
En un sens cela est très-vrai ; mais il faut
nVaccorder aussi que le bien produit par le
vice est toujours mêlé de grands maux. Ce
sont les lois qui arrêtent le pi'Ogrès de ses
désordj'cs ; et c'est la raison , la vertu qui le
subjuguent , qui le contiennent dans cer-
taines bornes , et le rendent utile au monde.
A la vérité , la vertu ne satisfait pas sans
réserve toutes nos passions ; mais si nous
n'avions aucun vice , nous n'aurions pas ces
passions à satisfaire ; et nous ferions par de-
l8o INTRODUCTION A tK CON.VAISSAXCF,
voii- ce qu on fait pai' ambition , par orgiioil,
par avarice , etc. Il est donc ridicule de ne
pas sentir que c'est le vice qui nous empêche
d'être heureux par la vertu. Si elle est si in-
suffisante à faire le bonheur des hommes ,
c'est parce que les hommes sont vicieux ; et
les vices , s'ils vont au bien , c'est qu'ils sont
mêlés de vertus , de patience , de tempé-
rance , de couiage, etc. Un peuple qui n'au-
lait en partage que des vices , courrait à sa
perte infaillible.
Quand le vice veut procurer quelque grand
avantage au monde, pour surprendre l'ad-
miration , il agit comme la vertu , parce
qu'elle est le vrai moyen, le moyen naturel
du bien : mais celui que le vice opère n'est
ni son objet , ni son but. Ce n'est pas à uu
si beau terme que tendent ses déguisements.
Ainsi le caractère distinctif de la > ertu sub-
siste ; ainsi rien ne peut l'effacer.
Que prétendent donc quelques hommes ,
qui confondent toutes ces choses , ou qui
nient leur réalité 'i' Qui peut les empêcher
de voir qu'il y a des qualités qui tendent na-
turellement au bien du monde , et d autres
DE l'esprit HUMAIX. l8l
à sa destructiou? Ces premiers sentiments,
élevés , courageux , bienfaisants à tout l'uni- ,
vers , et par conséquent estimables à l'égard
«Je toute la terre , voilà ce que l'on nonmie
vertu. Et ces odieuses passions , tournées à
la ruine des hommes et par conséquent cri-
minelles envers le genre humain , c'est ce
que j'appelle des vices. Qu'entendent-ils ,
eux , par ces noms ? Cette différence écla-
tante du faible et du fort , du faux et du vrai,
du juste et de l'injuste , etc. , leur échappe-
t-elle ? Mais le jour n'est pas plus sensible.
Pensent-ils que l'iiTéligion dont ils se piquent
puisse anéantir la vertu ? Mais tout leur fait
voir le contraire. Qu'imaginent-ils donc qui
leur trouble l'esprit ? qui leur cache qu'ils
ont eux-mêmes , parmi leurs faiblesses , des
sentiments de vertu ?
Est-il un homme assez insensé pour dou-
ter que la santé soit préférable aux mala-
dies ' ? Non, il n'y en a point dans le monde.
Trouve-t-on quelqu'un qui confonde la sa-
gesse avec la folie? Non , personne assuré-
ment. On ne voit personne non plus qui ne
' Il faudrait ne soit préférable. S.
I. i6
182 INTRODLCTION A J-A CONNAISSANCE
piélcjc la véjité à leneiir ; persounc (jin
ne sente bien que k courage est dinereiiL
de la crainte, et l'envie de la bonté. On
ne voit pas moins clairement que l'humaniU;
vaut mieux que l'inhumanité , qu'elle est
plus aimable , plus utile, et par conséquent
plus estimable ; et cependant. ... 6 faiblesse
de l'esprit humain ! il n'y a point de contra-
diction dont les hommes ne soient capables,
dès qu'ils veulent approfondir.
N'est-ce pas le comble de l'extravagance ,
qu'on puisse réduire en question si le couiage
vaut mieux que la peur? On convient qu'il
nous donne sur les hommes et sur nous-mêmes
luî empire naturel. On ne nie pas non phis
que la puissance enferme une idée de gran-
deur, et qu'elle soit utile '. On sait encore
que la peur est un témoignage de faiblesse ;
et on convient que la faiblesse est trcfs-nui-
sible , qu'elle jette les hommes dans la dé-
pendance, et qu'elle prouve ainsi leur peti-
tesse. Comment peut-il donc se trouver des
' Il faut tjiie la puissance ii'enfcrme une UJce
Je grandeur, et qiCelle ne soil utile. S.
DK l'esprit HUMAIN. I 83
esprits assez déréglés pour mettre de l'éga-
lilc dans des choses si inégales ?
Qu'entend- on par un grand génie? un
esprit qui a de grandes vues , puissant , fé-
cond , éloquent , etc. Et par une grande
fortune? un état indépendant, commode,
élevé , glorieux. Personne ne dispute donc
qu'il y ait ' de grands génies et de grandes
fortunes. Les caractèies de ces avantages
sont trop bien marqués. Ceux d'une ame
vertueuse sont-ils moins sensibles ? Qui peut
nous les faire confondre ? Sur quel fonde-
ment ose-t-on égaler le bien et le mal ? Est-
ce sur ce que l'on suppose que nos vices et
nos vertus sont des effets nécessaires de notre
tempérament? Mais les maladies , la santé ,
ne sont-elles pas des effets nécessaires de la
même cause? Les confond-on cependant , et
a-t-on jamais dit que c'étaient des chimères,
qu'il n'y avait ni santé , ni maladies ^ ? Pense-
' Il faut qu'il n'y ail. S.
' Non pas pieciscmcnt. Mais on sait l'histoiie
«lu stoïcien Possidonius d'Apamce , qui , au mi-
lieu d'un violent accès de goutte, prétendait
que la douleur n'est point un mal. A la vérité ,
lS4 INTRODUCTION' A LA CONNAISSANCE
1-on que tout ce qui est nécessaire n'est '
«l'aucun mérite? mais c'est une nécessité en
Dieu d'être tout-puissant . éternel. La puis-
sance et l'éternité seront - elles égales au
néant? ne seront -elles plus des attributs
parfaits ? Quoi ! parce que la vie et la mort
sont en nous des états de nécessité , n'est-ce
plus qu'une même chose , indifférente aux
humains ? Mais peut-être que les vertus que
j'ai peintes comme un sacrifice de notre in-
térêt propre à l'intérêt public, ne sont qu'un
pur effet de l'amour de nous-mêmes. Peut-
être ne faisons-nous le bien que parce que
notre plaisir se trouve dans ce sacrifice.
Etrange objection ! Paice que je me plais
dans l'usage de ma vertu , en est-elle moins
profitable , moins précieuse à tout l'univers ,
ou moins différente du vice , qui est la ruine
du genre humain ? Le bien où je me plais
change-t-il de nature? cesse-t-il d'être bien?
c'était en soutenant ce dogme des stoïciens :
Qu'il n'y a rien de bon que ce qui est honnête.
Voyez le second livre des Tusculanes de Cice-
ron. F.
' Zc'çviiicïCT&is ne soit (V aucun mérite S.
DE l'esprit humain. ] 85
Les oracles de la piété , continuent nos
adversaires, condamnent cette complaisance.
Est-ce à ceux qui nient la vertu , à la com-
battre par la religion qui l'établit? Qu'ils
sachent qu'un Dieu bon et juste ne peut ré-
prouver le plaisir que lui-mcnie attache à
bien faire. Nous prohiberait-il ce charme qui
accompagne l'amour du bien ? Lui-même
nous ordonne d'aimer la vertu , et sait mieux
que nous qu'il est contradictoire d'aimer une
chose sans s'y plaire. S'il rejette donc nos
vertus , c'est quand nous nous approprions
les dons que sa main nous dispense , que
nous arictons nos pensées à la possession de
ces grâces , sans aller jusqu'à leur priocijîe ;
que nous méconnaissons le bras qui répand
sur nous ses bienfaits , etc.
Une vérité s'offre à moi. Ceux qui nient
la réalité des vertus , sont forcés d'admettre
des vices. Oseraient-ils dire que Ihommc
n'est pas insensé et méchant ? Toutefois ,
s'il n'y avait que des malades , saurions-nous
ce que c'est que la santé ?
i6.
l86 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
XLIV.
De la Grandeur d'ame.
Après ce que nous avons dit , je crois
qu'il n'est pas nécessaire de prouver que la
grandeur d'ame est quelque chose d'aussi
léel que la santé , etc. Il est difficile de ne
pas sentir dans un homme qui maîtrise la
fortune , et qui par des moyens puissants
arrive à des fins élevées , qui subjugue les
autres hommes par son activité , par sa pa-
tience ou par de profonds conseils ; je dis
qu'il est difficile de ne pas sentir dans un gé-
nie de cet ordre, une noble réalité. Cepen-
dant il n'y a rien de pur et dont nous n'abu-
sions sans peine.
La grandeur d'ame est un instinct élevé
qui porte les hommes au grand . de quelque
nature qu'il soit ; mais qui les tourne au bien
ou au mal , selon leurs passions , leurs lu-
mières , leur éducation , leur fortune , etc.
Egale à tout ce qu'il y a sur la terre de plus
élevé , tantôt elle cherche à soumettre par
toutes sortes d'efforts ou d artifices les choses
DE l'eSPIUT humain. I 87
humaines à elle , et tantôt dédaignant ces
ihoses , elle s'y soumet elle-même sans que
sa soumission l'abaisse : pleine de sa propre
giandeui", elle s'y repose en secret , contente
de se posséder. Qu'elle est belle , quand la
vcilu dirige tous ses mouvements ; mais
qu'elle est dangereuse alors qu'elle se sous-
trait à la règle ! Représentez-vous Catilina '
au-dessus de tous les préjugés de sa nais-
sance , méditant de changer la face de la
terre et d'anéantir le nom romain : concevez
ce génie audacieux , menaçant le monde du
sein des plaisirs , et formant d'une troupe
de voluptueux et de voleurs , un corps re-
doutable aux armées et à la sagesse de
Rome.
Qu'un homme de ce caractère aiu-ait porté
loin la vertu , s'il eût été tourné au bien ;
mais les circonstances malheureuses le pous-
sent au crime. Catilina était né avec un amour
ardent pom' les plaisirs , que la sévérité des
lois aigrissait et contraignait ; sa dissipation
et ses débauches l'engagèrent peu à peu à
' Lucius Sergius Catilina. \o\oz l'histoire de
sa conjuration par Sallustc. F.
l8B INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
des projets criminels ' : ruiné , décrié , tra-
versé , il se trouva dans un état où il lui
était moins facile de gouverner la répu-
blique que de la détruire ; ne pouvant être
le héros de sa patrie , il en méditait la con-
quête. Ainsi les hommes sont souvent portés
au crime par de fatales rencontres , ou par
leur situation : ainsi leur vertu dépend de
leui" fortune. Que manquait-il à César, que
d'être né souverain ? Il était bon , magna-
nime , généreux , hardi , clément ; personne
n'était plus capable de gouverner le monde
et de le rendre heureux : s'il eût eu une for-
tune égale à son génie , sa vie aurait été sans
tache ; mais parce qu'il s'était placé lui-
même sur le trône par la force , on a cru
pouvoir le compter avec justice parmi les
tyrans.
Cela fait sentir qu'il y a des vices qui
n'excluent pas les grandes qualités , et par
conséquent de grandes qualités qui s'éloi-
gnent de la vertu. Je reconnais cette vérité
avec douleur : il est triste que la bonté h'ac-
' II serait plus exact de dire , l'engagèrenL
peu ù peu flans des projets criminels. S,
DE l'esprit humain. 189
compagne pas toujours la force , et que l'a-
mour de la justice ne prévale pas nécessaire-
ment dans tous les homraes et dans tout le
cours de leur vie, sur tout autre amour: mais
non-seulement les grands homraes se laissent
entraîner au vice , les vertueux même se dé-
mentent , et sont inconstants dans le bien.
Cependant ce qui est sain est sain , ce qui
est fort est fort , etc. Les inégalités de la
vertu , les faiblesses qui l'accompagnent ,
les vices qui flétrissent les plus belles vies ,
ces défauts inséparables de notre nature ,
mêlée si manifestement de grandeur et de
petitesse , n'en détruisent pas les perfec-
tions. Ceux qui veulent que les hommes
soient tout bons ou tout méchants , absolu-
ment grands ou petits, ne connaissent pas la
natui-e. Tout est mélangé dans les hommes ;
tout y est Umité ; et le vice même y a ses
bornes.
XLV.
Du Courage.
Le vrai courage est une des qualités qui
supposent le plus de grandeur d'ame. J'en
igo INTRODUCTIO.V A LA ^.ON^fAlSSA^'CE
remarque beaucoup de sortes : un courage
contre la fortune , qui est philosophie ; un
courage contre les misères, qui est patience ;
ini courage à la guerre , qui est valeur ; un
courage dans les entreprises , qui est har-
diesse ; un courage fier et téméraire, qui est
audace ; un courage contre l'injustice , qui
est fermeté, ; un courage contre le vice , qui
est sévérité ; un courage de réflexion , de
tempérament, etc.
Il n'est pas ordinaire qu'un même homme
assemble tant de qualités. Octave", dans le
plan de sa fortune , élevée sur des préci-
pices , bravait des périls éminents ; mais la
mort , présente à la guerre , ébranlait son
ame. Un nombre innombrable de Romanis
qui n'avaient jamais craint la mort dans les
batailles , manquaient de cet autre courage
qui soumit la terre à Auguste.
On ne trouve pas seulement plusieurs
soitcs de courages , mais dans le même cou-
rage bien des inégalités. Brutus , qui eut la
' Gains Julius Csesar Octavianus porta le \inm
d'Octave dans sa jeunesse , et cehii d'Auguste
quandies homainsfurent entièrement asservis. F.
'
DE 1, KSI' KIT HUMAIN. 11)1
hardiesse d'attaquer la fortune de César,
n'ciil ])as la force de suivre la sienne : il
avait formé le dessein de détruire la tyrannie
avec. les ressources de son seul courage , et
il eut la faiblesse de l'abandonner avec toutes
les forces du peuple romain , faute de cette
égalité de force et de sentiment, qui surmonte
les obstacles et la lenteur des succès.
Je voudrais pouvoir parcourir ainsi en
détail toutes les qualités humaines : un tra-
vail si long ne peut maintenanl m'arrèter.
Je terminerai cet écrit par de courtes défi-
nitions.
Observons néanmoins encore que la pe-
titesse est la source d'un nombre incroyable
de vices : de l'inconstance , la légèreté , la
vanité , l'envie , l'avarice , la bassesse , etc. :
elle rétrécit notre esprit autant que la gran-
deur d'ame l'élargit ; mais elle est malheu-
reusement inséparable de l'humanité , et il
n'y a point d'ame si forte qui en soit tout-
à-fait exempte. Je suis mon dessein.
La probité est un attachement à toutes
les vertus civiles '.
■ Ju n'admets poiiii (xaio dclinilion^ j'aime-
192 INTRODUCTIO.V A LA CONNAISSANCE
La droiture est une habitude des sentiers
de la vertu.
L'équité peut se définir par 1 amour de
Tégalité ' ; l'iutégrité paraît une équité sans
tache , et la justice une équité pratique.
La noblesse est la préférence de Thonneur
à l'intérêt ; la bassesse , la préférence de
1 intérêt à 1 honneur.
rais mieux , un attachement h tout ce qui est
juste. Duclos a dit : IVe fais pas à autrui ce que
tu ne voudrais pas qu'on te fit; c'est la pro-
bité. Fais h autrui ce que tu voudrais qii'on te
fît; c'est la veriu. M. do Vauveiiait;ups a voidu
dire sans doute un attachement a tous les de-
voirs cii^ils. S.
' Cette définition n'est pas exacte • l'cquite
est Vunicuique suum; à chacun ce qui lui ap-
partient. M.
Vauvcnargues n'entend pas ici ref;alitc abso-
lue , mais l'égalité relative. Dans luie faillite oîi
tous les créanciers doivent perdre , le juge ne
peut faire rendre à chacun d'eux ce qui lui ap-
partient. L'équité est alors d'établir entre eux
une égalité relative à leurs droits , c'est-à-dire
de leur faire supportera chacun une perte cal-
culée sur la proportion de leurs droits respec-
tifs S.
DE l'esprit HUMAI\. 1 q3
L'intérêt est la fin de l'amour-propre • ;
la uénérosité en est le sacrifice.
La méchanceté suppose un goût à faire
du mal ; la malignité , une méchanceté ca-
chée ; la noirceur , une méchanceté pro-
fonde.
L'insensibilité à la vue des misères peut
s'appeler dureté ; s'il y entre du plaisir, c'est
cruauté. La sincérité me paraît l'expression
de la vérité ; la franchise , une sincérité sans
\'oiles ^ ; la candeur , une sincérité douce ;
l'ingénuité, une sincérité innocente ; l'inno-
cence, une pureté sans tache.
L'imposture est le masque de la vérité ; la
fausseté une imposture naturelle ; la dissi-
mulation , une imposture réfléchie ; la four-
berie , une imposture qui veut nuire ; la du-
plicité , une imposture qui a deux faces.
La libéralité est une branche de la géné-
rosité ; la bonté , un goût à faire du bien et
' ^ mour - propre encore employé ici pour
amour de soi. S.
' C'est-à-dire qui ne re'serve rien. La sincérité
ne dit que ce qu'on lui demande; la franchise
(lil sonvent ce qn'on ne lui demande pas. S.
I. 17
1 9'î INTRODUCTION A LA CONNAISSANXE
à pardonner le mal; la clémence , une bonlc
envers nos ennemis.
La simplicité nous présente l'image de la
\ érité et fie la liberté.
L'affectation est le dehors de la contrainte
et du mensonge : la fidélité n'est qu'un res-
pect pournos engagements ; rinfidélité. une
déiogeance*. la perfidie , une infidélité cou-
verte cl ciiminelle.
La bonne foi est une fidélité sans défiance
et sans artifice.
La force d'esprit est le triomphe de la
réflexion ; c'est un instinct supérieur aux
passions , qui les calme ou qui les possède ' ;
on ne peut pas savoir d'un homme qui n'a
pas les passions ardentes , s'il a de la force
d'esprit; il n'a jamais été dans des épreuves
assez difficiles.
La modération est l'état d'une ame qui se
possède ; elle naît d'une espèce de médio-
crité dans les désirs et de satisfaction dans
les pensées, qui dispose aux vertus civiles.
' Posséder n'est pns le mot propre. On ne dit
pas posséder les pnssinns. On dirait niienx on
qui les domine. B.
DE l'esprit humain. 1 g5
L'immodération , au contraire , est une
ardeur inaltérable ■ et sans délicatesse - qm
mène quelquefois à de grands vices.
La tempérance n'est qu'une modération
dans les plaisirs , et l'intempérance au con-
tiaire.
L'humeur est une inégalité qui dispose à
l'impatience ; la complaisance est une vo-
lonté flexible ; la douceur, un fonds de com-
plaisance et de bonté.
La brutalité , une disposition à Iji colère et
à la grossièreté ; l'irrésolution , une tintidité
à entreprendre; l'incertitude, une irrésolu-
tion à croire ; la perplexité, une irrésolution
inquiète.
La prudence , une prévoyance raison-
nable ; l'imprudence tout au contraire^.
L'activité naît d'une force inquiète ; la pa-
resse d'une impuissance paisible.
La mollesse est une paresse voluptueuse.
' Inaltérable n'est pas le mot propre.^ ce se-
rait plutôt insatiable. M.
■■' Tout au contraire, etc. 11 faudiail tout le
contraire. M.
196 INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE
L'austcritc est une haine des plaisirs , et
la sévérité , des vices.
La solidité est une consistance et une éga-
lité d'esprit : la légèreté , un défaut d'as-
siette et d'uniformité de passions ou d'idées.
La constance est une fermeté raisonnable
dans nos sentiments ; l'opiniâtreté , une fer-
meté déraisonnable ; la pudeur, un senti-
ment de la difformité du vice et du mépris
qui le suit " .
La sagesse est la connaissance et l'affec-
tion du vrai bien; l'humilité, un sentiment de
notre bassesse devant Dieu ; la charité , un
' La pudeur est un sentiment de la diffor-
mité du vice et du mépris qui le suit. La pudeur
est plutôt la crainte de la honte , à quoi cjue ce
soit qu'on l'attache : on peut éprouver la honte
sans qu'il s'y mêle aucune idée de vice ou de
mépris. Un homme qui demande et qu'on re-
fuse éprouve de la honte , et une certaine pudeur
empêche l'homme hicn ne de demander ; il n'3'
a pourtant là aucune idée de vice ou de mépris.
Une femme dont les vêtements se dérangent par
hasard éprouve de la honte, et sa. pudeur csl bles-
sée , sans que l'idée de vice ou de mépris se pré-
sente à la pensée. S.
DE L ESPRIT HUMALV. 197
zèle de religion pour le prochain ; la grâce ,
une impulsion surnaturelle vers le bien.
XLVI.
Du Bon et du Beau.
Le terme de bon emporte quelque degré
naturel de perfection ; celui de beau , quel-
que degré d'éclat ou d'agrément. Nous trou-
vons l'un et l'autre termes dans la vertu ,
parce que sa bonté nous plaît , et que sa
beauté nous sert. Mais d'une médecine qui
blesse nos sens , et de toute autre chose qui
nous est utile , mais désagiéable , nous ne
disons pas qu'elle est belle , elle n'est que
bonne ; de même à l'égard des choses qui
sont belles sans être utiles.
M. Crouzas ' dit que le beau naît de la
vai'iété réductible à l'unité , c'est-à-diie d'un
composé qui ne fait pourtant qu'un seul tout
et qu'on peut saisir d'une vue ; c'est là, selon
lui , ce qui excite l'idée du beau dans l'esprit.
' Jean-Pierre de Crouzas, mort en '748, est
Tautcur d'un Traite sur le beau , en deux vo-
lumes, et beaucoup trop long. F.
17.
I
REFLEXIONS
SUR DIVERS SUJETS
Sur le Pyrrhonisme ' .
Q u I doute a une idée de là certitude ,
et par conséquent reconnaît quelque marque
de la vérité. Mais paice que les premiers
pnncipes ne peuvent se démontrer , on s'en
défie ; on ne fait pas attention que la dé-
monstration n'est qu'un raisonnement fondé
sur l'évidence. Or , les premiers principes
ont l'évidence par eux-mêmes , et sans rai-
sonnement ; dé sorte qu'ils portent la mar-
' Pyrrhou , philosophe grec , vivait vers
Tau 3oo de l'ère chrétienne ; il chercha toute sa
TIC la vérité', et ne voulut jamais couvcnir de
ravoir trouvée. C'est de lui ({iie prirent leur nom
les pyrrhoniens ou sceptiques, et la secte du
pyrrhonisme. F.
0,00 HEFLF. XIO\S
que de la certitude la plus invincible. Les pyr-
rhoniens obstinés affectent de douter que
l'évidence soit signe de vérité ; mais on leur
demande , Quel autre signe en desirez-vous
donc? Quel autre croyez-vous qu'on puisse
avoir? Vous en formez- vous quelque idée ?
On leur dit aussi : Qui doute pense , et
qui pense est : et tout ce qui est viai de sa
pensée l'est aussi de la chose qu'elle repré-
sente , si cette chose a l'être ou le reçoit
jamais. Voilà donc déjà des principes irré-
futables : or, s'il y a quelque principe de
cette nature , rien n'empêche qu'il y en ait
plusieurs. Tous ceux qui porteront le même
caractère auront infailliblement la même vé-
rité : il n'en serait pas autrement quand
notre vie ne serait qu'un songe ; tous les fan-
tômes que notre imagination pourrait nous
figurer dans le sommeil , ou n'auraient pas
l'être , ou l'auraient tel qu'il nous païaît.
S'il existe hors de notre imagination une
société d'hommes faibles, telle que nos idées
nous la représentent , tout ce qui est vrai de
cette société imaginaire , le sera de la so-
ciété réelle , et il y aura dans cette société
SUR D IV ET. S SUJETS, 201
des qualités nuisibles , {l'autres estimables
ou utiles , etc. ; et par conséquent des vices
et des vertus. Oui , nous disent les pyrrho-
niens : mais peut-être que cette société n'est
pas; je réponds : Pourquoi ne serait -elle
pas , puisque nous sommes ? Je suppose qu'il
y eût là-dessus quelque incertitude bien
fondée , toujours serions-nous obligés d'agir
comme s'il n'y en avait pas. Que sera-ce si
cette incertitude est sensiblement supposée?
Nous ne nous donnons pas à nous-mêmes
nos sensations ; donc il y a quelque chose hors
de nous qui nous les donne : si elles sont
fidèles ou trompeuses ; si les objets qu'elles
nous peignent sont des illusions ou des vé-
rités , des réalités ou des apparences , je n'^en-
treprendrai point de les démontrer. L'es-
prit de l'homme qui ne connaît qu'impar-
faitement , ne saurait prouver parfaitement ;
mais l'imperfection de ses connaissances
n'est pas plus manifeste que leur réalité ;
et s'il leur manque quelque chose pour la
conviction du coté du raisonnement , l'ins-
tinct le supplée avec usure. Ce que la ré-
ilexion trop faible n'ose décider , le senti-
?02 REFLEXIOXS
ment nous force de le croire. S'il est quel-
que pynlionien réel et parfait parmi les
hommes , c'est clans l'ordre des intelligences
un monstre qu'il faut plaindre. Le pyrrho-
nisme parfait est le délire de la raison , et
la production la plus ridicule de l'esprit
humain '.
II.
Sur la Nature et la Coutume.
Les hommes s'entretiennent volontiers de
la force de la coutume , des effets de la na-
ture ou de l'opinion : peu en parlent exacte-
ment. Les dispositions fondamentales et ori-
ginelles de chaque être forment ce qu'on
appelle sa nature. Une longue habitude peut
modifier ces dispositions primitives ; et telle
est quelquefois sa force qu'elle leur en subs-
titue de nouvelles plus constantes , quoique
absolument opposées : de sorte qu'elle agit
ensuite comme cause première , et fait le
' S'Gravesande , dans son Traité des Syllo-
gismes , réduit , à très-peu de cKose près , aux
jnèmes termes ses arguments contre les pyrrho-
niens. B.
sur. DIVE KS SUJKTS. ?.o3
l'oiidenient d'uu nouvel être ; d où est venue
celte coucliisiou très-littérale , qu'elle était
une seconde nature; et cette autre pensée plus
hardie de Pascal : que ce que nous prenons
pour la nature n'est souvent qu'une première
coutume; deux maximes très -véritables.
Toutefois , avant qu'il y eût une première
coutume , notre ame existait , et avait ses in-
clinations qui fondaient sa nature ; et ceux
qui réduisent tout à l'opinion et à l'habitude,
ne comprennent pas ce qu'ils disent : toute
coutume suppose antérieurement une na-
ture , toute erreur une vérité. Il est vrai
qu'il est difficile de distinguer les principes
de cette première nature de ceux de l'é-
ducation ; ces principes sont en si grand
nombre et si compliqués que 1 esprit se perd
à les suivre . et il n'est pas moins malaisé de
démêler ce que l'éducation a épuré ou gâté
dans le naturel. On peut remarquer seule-
ment que ce qui nous reste de notre pre-
mière nature est plus véhément et plus fort
que ce qu'on acquiert par étude, par coutume
et par réflexion ; parce que l'efFet de l'art
est d'affailjHr. lors même qu'il polit et qu'il
r?.o4 RÉFLEXIONS
corrige : de sorte que nos qualités acquises
sont en même temps plus parfaites et plus
défectueuses que nos qualités naturelles ;
et cette faiblesse de l'art ne procède pas
seulement de la résistance trop forte que
fait la nature , mais aussi de la propre im-
perfection de ses principes , ou insuffisants ,
ou mêlés d'erreur. Sur quoi cependant je
remarque , qu'à l'égai'd des lettres , l'art est
supérieur au génie de beaucoup d'artistes
qui , ne pouvant atteindre la hauteur des
régies et les mettre toutes en œuvre , ni
rester dans leur caractère qu'ils trouvent
trop bas , ni arriver au beau natuiel , de-
meurent dans un milieu insupportable , qui
est l'endure et TafFectation , et ne suivent
ni l'ai't ni la nature. La longue habitude
leur rend propre ce caractère forcé ; et à
mesure qu'ils s'éloignent davantage de leur
naturel , ils croient élever la nature : don
incompaiable , qui n'appartient qu'à ceu.\
que la nature même inspii'e avec le plus de
force. Mais telle est l'erreur qui les flatte ;
et malheureusement rien n'est plus ordinaire
que de voir les hommes se former par étude
SUR DIVERS SUJETS. 2o5
et par coutume un instinct particulier , et
s'éloigner ainsi , autant qu'ils peuvent , des
lois générales et originelles de leur être :
comme si la nature n'avait pas mis entre
eux assez de différences , sans y en ajouter
par l'opinion. De là vient que leurs juge-
ments se rencontrent si rarement. Les uns
disent : Cela est dans la nature ou hors de
la nature , et les autres tout au contraire.
Il y en a qui rejettent , en fait de style, les
transitions soudaines des Orientaux , et les
sublimes hardiesses de Bossuet ' ; l'enthou-
siasme même de la poésie ne les émeut pas .
ni sa force et son harmonie , qui charment
avec tant de puissance ceux qui ont de l'o-
reille et du goût. Ils regardent ces dons de
la nature , si peu ordinaires . comme des
m\entions forcées et des jeux d'imagina-
tion, tandis que d'autres admirent l'emphase
comme le caractère et le modèle d'un beau
naturel. Parmi ces variétés inexplicables de
la nature ou de l'opinion , je crois que la
coutume dominante peut servir de guide à
' Jacques Bc-nignc Bossuet, (ivèque de Cou-
dom, puis de Meaiix , mourut en 1704. B.
I. 18
2o6 KÉFLKXIONS
ceux qui se mêlent d'écrire : parce qu'elle
vient de la nature dominante des esprits, ou
qu'elle la plie à ses règles , et forme le goiit
et les mœurs : de sorte qu'il est dangereux
de s'en écarter , lors même qu'elle nous pa-
raît manifestement vicieuse. Il n'appartient
qu'aux hommes extraordinaires de ramener
les autres au vrai , et de les assujélir à leur
génie particulier ; mais ceux qui concluc-
raient de là que tout est opinion , et qu'il
n'y a ni nature ni coutume plus parfaite
l'une que l'autre par son propre fonds , se-
raient les plus inconséquents de tous les
hommes.
III.
ISulle jouissance sans action.
Ceux qui considèrent sans beaucoup de
réflexion les agitations et les misères de la
\\e humaine , en accusent notre activité trop
empressée , et ne cessent de rappeler les
hommes au repos et à jouir d'eux-mêmes '.
' Le P. Charles Le Gobicn , dans sa Préface
de PHistnire de VEdit de l'Empereur de la
Chine , donne cette morale aux lirarlinianes ,
SUR DIVERS SUJETS. 207
Ils ignorent que la jouissance est le fruit et
la récompense du travail ; qu'elle est elle-
même une action ; qu'on ne saurait jouir
({uaulant que Ion agit , et que notre ame
enfin ne se possède véritablement que lors-
quelle s'exerce toute entière. Ces faux phi-
losophes s'empressent à détourner l'homme
de sa fin , et à justifier l'oisiveté ; mais la
la nature vient à notre secours dans ce dan-
ger. L'oisiveté nous lasse plus prompteraent
que le travail , et nous rend à l'action , dé-
trompés du néant de ses promesses ; c'est ce
qui n'est pas échappé aux modérateurs de
systèmes , qui se piquent de balancer les
<{u'il appelle bramènes. Ils poussent si loin , dit-
il, l'apathie ou l'indifférence , à laquelle ils rap-
portent toute la sainteté, qu'il faut devenir pierre
ou statue pour en acquérir la perfection. Non-
seulement ils enseignent que le sage ne doit
avoir aucune passion , mais qu'il ne lui est pas
permis d'avoir même un désir 5 de sorte qu'il
doit continuellement s'appliquer à ne vouloir
rien, h ne sentir rien, à bannir si loin de sou
esprit toute idée de vertu et de sainteté , qu'il
n'y ait rien en lui de contraire à la parfaite quié-
tude de l'ame. F.
2o8 HÉFLEXIONS
opinions des philosophes , et de prendre un
juslemiHeu. Ceux-ci nous permettent d'agir,
sous condition néanmoins de régler notre
activité et de déterminer selon leurs vues la
mesure et le choix de nos occupations ; en
quoi ils sont peut-être plus inconséquents
que les premiers , car ils veulent nous faire
trouver notre bonheur dans la sujétion de
notre esprit; effet purement surnaturel , et
qui n'appaitient qu'à la religion , non à la
raison. Mais il est des erreurs que la pru-
dence ne veut pas qu'on approfondisse.
IV.
De la certitude des Principes.
Nous nous étonnons de la bizarrerie de
certaines modes , et de la barbarie des duels;
nous triomphons encore sur le ridicule de
quelques coutumes , et nous en faisons voir
la force. Nous nous épuisons sur ces choses
comme sur des abus uniques, et nous som-
mes environnés de préjugés sur lesquels nous
nous reposons avec une entière assurance.
SUR DIVERS SUJETS. 209.
Ceux qui portent plus loin leurs vues remar-
tjuciil cetavcugleiiieut ; et entrant là-dessus
en défiance des plus grands principes , con-
cluent que tout est opinion ; mais ils mon-
trent à leur tour par là les limites de leur
esprit. L'être et la vérité n'étant, de leur aveu,
qu'une même chose sous deux expressions ,
il faut tout réduire au néant ou admettre des
vérités indépendantes de nos conjectures et
de nos frivoles discours. Or, s'il y a des véri-
tés réelles, comme il me paraît hors de doute,
il s'ensuit qu'il y a des principes qui ne peu-
vent être arbitraires : la difficulté , je l'avoue,
est à les connaître ' . Mais pourquoi la même
raison qui nous fait discerner le faux , ne
pourrait-elle nous conduire jusqu'au vrai?
L'ombre est-elle plus sensible que le corps ,
l'apparence que la réalité? Que connaissons-
nous d'obscur par sa nature , sinon l'erreur ?
Que connaissons-nous d'évident , sinon la
vérité? N'est-ce pas l'évidence de la vérité
qui nous fait discerner le faux , comme le
jour marque les ombres ? Et qu'est-ce eu un
mot que la connaissance d'une erreur, sinon
.' Il faut , je crois , de les connaître. S.
i8.
210 Kli FLEXIONS
la découverte d'une vérité. Toute privation
suppose nécessairement une réalité ; ainsi la
certitude est démontrée par le doute , la
science par l'ignorance , et la vérité par l'er-
reur.
Du défaut de la plupart des choses.
Le défaut de la plupart des choses dans
la poésie , la peinture , l'éloquence , le rai-
sonnemeiît , etc. , c'est de n'être pas à leur
place. De là le mauvais enthousiasme ou
l'emphase dans le discours , les dissonances
dans la musique ' , la confusion dans les
tableaux , la fausse politesse dans le monde ,
ou la froide plaisanterie. Qu'on examine la
morale même , la profusion n'est-elîe pas
aussi le plus souvent une générosité hors de
sa place ; la vanité , une hauteur hors de sa
place ' ; l'avarice , une prévoyance hors de
' Les dissonances dans la musique ne soni
pas un défaut, et font souvent beauté. 11 faudrait
ici discordances.
^ Ce n^st pas , je crois , une hauteur, mais
un orgueil hors de sa place. La hanieiir n'est
SUR DIVERS SUJETS. 211
sa place ? la témérité , une valeur hors de sa
place , etc. ? La plupart des choses ne sont
fortes ou faibles , vicieuses ou vertueuses ,
dans la nature ou hors de la nature , que par
cet endroit : on ne laisserait rien à la plupart
des hommes , si Ton retranchait de leur vie
tout ce qui n'est pas à sa place , et ce n'est
pas en tous défaut de jugement , mais im-
puissance d'assortir les choses.
VI.
De l'Ame.
Il sert peu d'avoir de l'esprit lorsqu'on n'a
point d'ame. C'est l'ame qui forme l'esprit
et qui lui donne l'essor ' ; c'est elle qui do-
mine dans les sociétés , qui fait les orateurs,
les négociateurs , les ministres , les grands
hommes, les conquérants. Voyez comme on
vit dans le monde. Qui prime chez les jeunes
gens , chez les femmes , chez les vieillards ,
laraais bien placée ^ au lieu qu'on dit un orgueil
bien placé , un juste ou noble orgueil. S.
' Je crois que dirige vaudrait mieux. Former
rst va£!:nc et impropre. S.
212 RÉFLEXIONS
chez les hommes de tous les étals , dans
les cabales et dans les partis? Qui nous gou-
verne nous-mêmes, est-ce 1 esprit ou le cœur?
Faute de faire cette réflexion , nous nous
étomions de l'élévation de quelques hom-
mes , ou de l'obscurité de quelques autres ,
et nous attribuons à la fatalité ce dont nous
trouverions plus aisément la cause dans leur
caractère ; mais nous ne pensons qu'à l'es-
prit, et point aux qualités de l'ame. Ce-
pendant c'est d'elle avant tout que dépend
notre destinée : on nous vante en vain les
lumières d'une belle imagination ; je ne puis
ni estimer, ni aimer , ni haïr , ni craindre
ceux qui n'ont que de l'esprit.
VII.
Des Romans.
Le faux en lui-même nous blesse et n'a
pas de quoi nous loucher. Que croyez-vous
qu'on cherche si avidement dans les fictions?
L image dune vérité vivante et passionnée.
Nous vuulona de la vraisemblance dans les
SUR DIVERS SUJETS. 2l3
fables mêmes , cl toute fiction qui ne peint
pas la nature est insipide.
Il est vrai que l'esprit tle la plupart des
honnnes a si peu d'assiette qu'il se laisse en-
traîner au merveilleux , surpris par l'ap-
parence du grand. Mais le faux , que le grand
leur cache dans le merveilleux, les dégoûte
au moment qu'il se laisse sentir ; on ne relit
point un roman '.
J'excepte les gens d'une imagination fri-
vole et déréglée, qui trouvent dans ces sortes
de lectures l'histoire de leurs pensées et de
leurs chimères. Ceux-ci , s'ils s'attachent à
écrire dans ce genre , travaillent avec une
facilité que rien n'égale ; car ils portent la
matière de l'ouvrage dans leur fonds ; mais
de semblables puérilités n'ont pas leur place
dans un esprit sain ; il ne peut les écrire ,
ni les lire.
' Cette assertion est trop gc'nciale. Beaucoup
de gens ont relu Télémaque , Clarisse, Gran-
disson , et les poèmes d'Homère et de Virgile ,
dont les Actions sont bien plus éloignées de la
vérité «pie les romans de l'immortel Riciiar(l-
son. F.
2 I 4 K É F L E X I O N s
Lors donc que les preniicrs s'attacheijt
aux fantômes qu'on leur reproche, c'est parce
qu'ils y trouvent une image des illusions
de leur esprit , et par conséquent quelque
chose qui tient à la vérité , à leur égard ; et
les autres qui les rejettent , c'est parce qu'ils
n'y reconnaissent pas le caractère de leurs
sentiments ; tant il est manifeste de tous les
côtés que le faux connu nous dégoûte , et
que nous ne cherchons tous ensemble que
la vérité et la nature '.
VIII.
Contre la Médiocrité.
Si l'on pouvait dans la médiocrité n'être
ni glorieux , ni timide , ni envieux , ni flat-
teur , ni préoccupé des besoins et des soins
de son état , lorsque le dédain et les ma-
nières de tout ce qui nous environne con-
courent à nous abaisser ; si l'on savait alors
s'élever, se sentir, résister à la multitude !...
Mais qui peut soutenir son esprit et son
' Expression impiopio pour ni les uns ni les
autres. S.
SUR DIVERS SUJETS. 2l5
cœur au-dessus de sa condition ? Qui peut
se sauver des faiblesses que la médiocrité
traîne avec soi ?
Dans les conditions éminentes , la fortune
au moins nous dispense de fléchir de-
vant ses idoles. Elle nous dispense de nous
déguiser, de quitter notre caractère, de nous
absorber dans les riens : elle nous élève sans
peine au-dessus de la vanité, et nous met au
niveau du grand, et si nous sommes nés avec
quelques vertus , les moyens et les occasions
de les employer sont en nous.
Enfin, de même qu'on ne peut jouir dune
grande fortune avec une arae basse et un
petit génie , on ne saurait jouir d'un grand
génie ni d'une grande ame , dans une for-
lune médiocre.
IX.
Sur la Noblesse.
La noblesse est un héritage , comme l'or
et les diamants. Ceux qui regrettent que la
considération des grands emplois et des ser-
vices passe au sang des hommes illustres ,
accordent davantage aux hommes riches ,
2l6 RÉFLEXIONS
puisqu'ils ne contestent pas à leurs neveux
la possession de leur fortune bien ou mal
acquise. Mais le peuple en juge autrement;
car au lieu que la fortune des gens riches
se détruit par la dissipation de leurs enfants,
la considération de la noblesse se conserve
après que la mollesse en a souillé la source.
Sage institution , qui pendant que le prix de
fintérct se consume et s'appauvrit , rend la
)écompensc de la vertu éternelle et inef-
façable !
Qu'on ne nous dise donc plus que la mé-
moire d'un mérite doit céder à des vertus
vivantes '. Qui mettra le prix au mérite?
C'est sans doute à cause de cette difficulté ,
que les grands , qui ont de la hauteur , ne se
fondent que sur leur naissance , quelque
opinion qu'ils aient de leur génie. Tout cela
' Des principes fort opposés à ceux que donne
ici l'auteur, ont été adoptes en France depuis la
révolution. Vauvenargues était noble, et n'était
pas propiièlc. On a dû respecter le tcxt-; de son
ouvrage , (jiii , par tant d'autres endroits , a paru
sans doute h tontes les classes de lecteurs , mé-
lilcr d'clrc souvent réimprimé. F.
SUR DIVERS SUJETS. ?. I ^
est très-raisonnable , si l'on excepte de la
loi commune , de certains talents qui sont
trop au-dessus des règles.
Sur la Fortune .
Ni le bonheur, ni le mérite seul, ne font
Télévation des hommes. La fortune suit l'oc-
casion qu'ils ont d'employer leurs talents.
Mais il n"y a peut-être point d'exemple d'un
homme à qui le mérite n'ait servi pour sa
foi'tune ou contre l'adversité ; cependant la
chose à laquelle un homme ambitieux pense
le moins, c'est à mériter sa fortune. Un enfant
veut être évêque , veut être roi , conquérant,
et à peine il connaît 1 étendue de ces noms.
Voilà la plupart des hommes ; ils accusent
continuellement la fortune de caprice, et ils
sont si faibles qu ils lui abandonnent la con-
duite de leurs prétentions , et qu'ils se re-
posent sur elle du succès de leur ambi-
tion.
ig
2 1 8 R K r L r, X 1 0 \ s
XI.
Contre la Vanité.
La chose du monde la plus ridicule et la
plus imililc , c'est de voidoir prouver qu'on
est aimable , ou que l'on a de l'esprit. Les
hommes sont fort pénétrants sur les petites
adresses qu'on emploie pour se louer ; et
soit qu'on leur demande leur suffrage avec
hauteur , soit qu'on tâche de les surprendre,
ils se croient ordinairement en droit de re-
fuser ce qu'il semble qu'on ait besoin de
tenir d'eux. Heureux ceux qui sont nés mo-
destes , et que la nature a remplis d'une
noble et sage confiance! Rien ne présente
les hommes si petits à l'imagination , rien ne
les fait paraître si faibles que la vanité. Il
semble qu'elle soit le sceau de la médiocrité:
ce qui n'empêche pas qu'on n'ait vu d'assez
grands génies accusés de cette faiblesse , le
cardinal de Retz , Montaigne , Cicéron , etc.
Aussi leur a-t-on disputé le titre de grands
hommes , et non sans beaucoup de raison.
SUR DIVERS SOJETS. 2ig
XII.
Ne point sorti/' de son Caractère,
Lorsqu'on veut se mettre à la portée des
autres hommes , il laut prendre garde d'a-
bord^ à ne pas sortir de la sienne; car c'est
un ridicule insupportable , et qu'ils ne nous
pardonnent point ; c'est aussi une vanité
mai entendue de croire que l'on peut jouer
toute sorte de personnages , et d'être tou-
jours travesti. Tout homme qui n'est pas
dans son véritable caractère n'est pas dans
sa force : il inspire la défiance , et blesse
par l'afifectation de cette supériorité. Si vous
le pouvez , soyez simple , naturel , modeste,
miiforme ; ne j^arlez jamais aux hommes
que de choses qui les intéressent , et qu'ils
puissent aisément entendre. We les primez
point avec faste. Avez de l'indulgence pour
tous leurs défauts , de la pénétration pour
leurs talents , des égards pour leurs délica-
tesses et leurs préjugés . etc. Yoilà peut-être
comme un homme supérieur se monte ' na-
Uuellement et sans effort à la portée de
' k-S'e moule. H faut se met. M.
110 REFLEXIONS
chacun. Ce n'est pas la marque d'une grande
habileté d'employer beaucoup de finesse .
c'est rimperfeclion de la nature, qui est lo-
rigine de l'art.
XIII.
Du pouvoir de l'Jclivité.
Qui considérera d'où sont partis la plu-
part des ministres verra ce que peut le génie ,
l'ambition et l'activité. Il faut laisser parler
le monde, et souffrir qu'il donne au hasard
l'honneur de toutes les fortunes , pour au-
toriser sa mollesse. La nature a marqué à
tous les hommes , dans leur caractère , la
route naturelle de leur vie , et personne n'est
ni tranquille , ni sage , ni bon , ni heureux,
qu'autant qu'il connaît son instinct et le suit
bien fidèlement. Que ceux qui sont nés pour
l'action suivent donc hardiment le leur ; l'es-
sentiel est de faire bien; s'il arrive qu'après
cela le mérite soit méconnu et le bonheur seul
honoré , il faut pardonner à l'erreur. Les
hommes ne sentent les choses qu'au degré
de leur esprit , et ne peuvent aller plus loin.
Ceux qui sont nés médiocres n ont point <lc
SUR DIVERS SUJETS. 221
mesure pour les qualités supérieures ; la ré-
putation leur impose plus que le génie , la
gloiie plus que la vertu ; au moins ont -ils
besoin que le nom des choses les avertisse
et réveille leur attention.
XIV.
Sur la Dispute.
Où vous ne voyez pas le fond des choses,
ne parlez jamais qu'en doutant et en piopo-
sant vos idées. C est le propre d'un raison-
neur de prendre feu sur les affaires politi-
ques , ou sur tel autre sujet dont on ne sait
pas les principes ; c'est son triomphe , parce
qu'il n'y peut être confondu.
Il y a des hommes avec qui j'ai fait vœu
de navoir jamais «lo dispute : ceux qui ne
parlent que pour parler ou décider , les so-
phistes , les ignorants , les dévots et les po-
htiques. Cependant tout peut être utile , il
ne faut que se posséder.
XV.
Sujétion de l'Esprit de l'homme.
Quand on est au cours des "randes af-
19-
2'22 BÉFLEXIONS
iaires , rarement tombe-l-on à de certaines
pelitessres : les grandes occupations élèvent
et soutiennent l'ame ; ce n'est donc pas mer-
veille qu'on y fasse bien. Au contraire , un
particulierqui a l'esprit naturellement grand,
se trouve resserré et à l'étroit dans une for-
tune privée ; et comme il n'y est pas à sa
place , tout le blesse et lui fait \ioleuce.
Parce qu'il n'est pas né pour les petites cho-
ses , il les traite moins bien qu'un autre , ou
elles le fatiguent davantage , et il ne lui est
pas possible , dit Montaigne , de ne leur
donner que l'attention qu'elles méritent, ou
de s'en retirer à sa volonté ; s'il fait tant que
de s'y livrer , elles l'occupent tout entier et
l'engagent à des petitesses dont il est lui-
même surpris. Telle est la faiblesse de l'es-
prit humain , qui se manifeste encore par
mille autres endroits , et qui lait dire à Pas-
cal ' : L'esprit du plus grand homme du
monde n'est pas si indépendant , qu'il ne
soit sujet à être trouble par le moindre tin-
tamMrre qui se fait autour de lui. Il ne faut
' Pensées de Pascal , P". partie , art, VI, pen-
sée XII. B.
SUR DIVERS SUJETS. 220
lias le bruit d'un canon pour empêcher ses
jwnsées : il ne faut que le bruit d'une gi-
rouette ou dune poulie. Ne vous étonnez
pas , continue-l-il , s'il ne raisonne pas bien
a présent; une mouche bourdonne à ses
vieilles : c'en est assez pour le rendre in-
tapable de bon conseil. Si vous voulez qu'il
trouve la vérité ., chassez cet animal qui
tient sa raison en échec , et trouble cette
puissante intelligence qui gouverne les villes
et les royaumes . Rien n'est plus vrai , sans
doute , que cette pensée ; mais il est vrai
aussi , de l'aveu de Pascal , que cette même
intelligence , qui est si faible , gouverne les
villes et les royaumes : aussi le même auteur
remarque que plus on approfondit l'homme,
plus on y démêle de faiblesse et de grandeur ;
et c'est lui qui dit encore dans un autre en-
droit ' , après Montaigne : Cette duplicité de
l'homme est si visible , qu'il y en a qui ont
cru que nous avions deux âmes ^ : un sujet
' Pensées de Pascal, II", partie, art. V, pen-
sée V. B.
^ C'est Platou, qui admelluit deux âmes,
l'une non engendrée' par Dieu , qui n'est qu'une
5.24 P.ÉFLEXIO.\S
simple paraissant incapable de telles et si
soudaines variétés , d'une présomption dé-
mesurée à un horrible abattement de cœur.
Rassurons-nous donc sur la loi de ces grands
lénioignages , et ne nous laissons pas abattre
au sentiment de nos faiblesses , jusqu'à per-
dre le soin irréprochable de la gloire et Tar-
deur de la vertu.
XVI.
On ne peut être dupe de la vertu.
Que ceux qui sont nés pour loisiveté et
la mollesse y médirent et s'y ensevelissent ; je
ne prétends pas les troubler , mais je parle
au reste des hommes, et je dis : On ne peut
être dupe de la vraie vertu : ceux qui laiment
sincèrement y goûtent un secret plaisir , et
souflrent à s'en détourner : quoi qu'on fasse
aussi pour la gloire , jamais ce travail n'est
perdu, s'il tend à nous en rendre dignes.
faculle imaginativc , privée d'ordre et de raison ^
l'autre engendrée et disposée par Dieu , <£ui l'a
établie maîtresse et ordonnatrice du monde
qu'il a forme'. Voyez Plutarque , âe la Création
(le lame. F.
SUR DIVERS SUJETS. 225
C'est une chose étrange que tant d'hommes
se défient de la vertu et de la gloire , comme
dune route hasardeuse , et qu'ils regar-
dent l'oisiveté comme un parti sur et solide.
Quand même le travail et le mérite pour-
raient nuire à notre fortune , il y auzait tou-
jours à gagner à les embrasser. Que sera-ce
s'ils y concourent ? Si tout finissait par la
mort , ce serait une extravagance de ne pas
donner toute notre application à bien dis-
poser notre vie , puisque nous n'aurions que
le présent ; mais nous croyons un avenir, et
l'abandonnons au hasard ; cela est bien plus
mconcevable. Je laisse tout devoir à part , la
morale et la religion , et je demande : l'igno-
rance vaut-elle mieux que la science , la paresse
que l'activité, l'incapacité que les talents?
Pour peu que l'on ait de raison , on ne met
point ces choses en parallèle ' . Quelle honte
donc de choisir ce qu'il y a de l'extravagance
à égaler ' ? S'il faut des exemples pour nous
' Lorsque Vauvenargiics écrivait, J. J. Rous-
seau n'avait point encore soutenu ses brillants
])aradoxes. F.
" Pour égaliser , estimer égales. S.
220 RÉFLEXIONS
décider , d'un côté Coligni , Turenne , Bos-
suct , Richelieu , Fénélon , etc. ; de l'autre ,
les gens à la mode , les gens du bel air, ceux
qui passent toute leur vie dans la dissipation
et les plaisirs. Comparons ces deux genres
d'hommes , et voyons ensuite auquel d'eux '
nous aimerions mieux ressembler.
XVII.
Sur la Familiarité.
11 n'est point de meilleure école ni [)iu>
nécessaire que la familiarité. Un homme qui
s'est retranché toute sa vie dans un caractère
réservé , fait les fautes les plus grossières
lorsque les occasions l'obligent d'en sortir et
rjuc les affaires l'engagent. Ce n'est que par
la lamiliarité que l'on guérit de la présomp-
tion, de la timidité , de la sotte hauteur ; ce
n'est que dans un commerce libre et ingénu
qu'on peut bien connaître les hommes ; qu'on
se tâte , qu'on se démêle , et qu'on se mesure
avec eux ; là on voit l'humanité nue avec
toutes ses faiblesses et toutes ses forces ; là
' h faiii, auquel d'entre eux. S.
SUR DIVERS SUJETS. 227
se découvrent les artifices dont on s'enveloppe
pour imposer en public ; là paraît la stérilité
(le notre esprit, la violence et la petitesse
<lo notre amour-propre , l'imposture de nos
vertus.
Ceux qui n'ont pas le courage de chercher
la vérité dans ces rudes épreuves , sont pro-
fondément au-dessous de tout ce qu'il y a
de grand ; surtout c'est une chose basse que
de craindre la raillerie ' , qui nous aide à
fouler aux pieds notre amour-propre, et qui
émousse , par l'habitude de souffrir, ses hon-
teuses délicatesses.
XVIII.
Nécessité défaire des fautes.
Il ne faut pas être timide de peur de faire
des fautes ; la plus grande faute de toutes
est de se priver de l'expérience. Soyons très-
' Expression négligée. Ce mot vague de chose
doit ctre employé très -sobrement. Je ne sais si
Ton peut appeler bassesse , eu aucun sens , la
crainte de la raillerie. S.
Bassesse est ici , je crois , t^out faiblesse, M.
2?-8 RÉFLEXIONS
persuadés qu'il n'y a que les gens faibles qui
aient cette crainte excessive de tomber et
de laisser voir leurs défauts ; ils évitent les
occasions où ils pouiraient broncher et être
humiliés ; ils rasent timidement la terre, n'o-
sent rien donner au hasard , et meurent avec
toutes leurs faiblesses qu'ils n'ont pu cacher.
Oui voudra se former au grand , doit risquer
de faire des fautes , et ne pas s'y laisser
abattre , ni craindre de se découvrir ' ; ceux
qui pénétreront ses faibles, tâcheront de s'en
prévaloir ; mais ils le pourront rarement. Le
cardinal de Retz disait à ses principaux do-
mestiques : « Vous êtes deux ou trois à qui
(f je n'ai pu me dérober; mais j'ai si bien
« établi ma réputation, et pai' vous-mêmes,
K qu'il vous serait impossible de me nuire
« quand vous le voudriez '. » Il ne mentait
' Pour se laisser abattre ; c'est une négligence.
Se'découi^rir signifie ici laisser apercevoir ses
fautes. S.
^ Gui Joly, conseiller au Cbâtelet, rapporte en
effet dans ses Mémoires , que lorstju'il repro-
chait au cardinal sa vie licencieuse, ce prélat lui
faisait cette réponse. F.
SUK DIVERS SUJETS. 22g
pas : son historien rapporte qu'il s'était battu
avec un de ses écuyers , qui l'avait accablé
de coups , sans qu'une aventure si humiliante
pour un homme de ce caractère et de ce rang,
ait pu lui abattre le cœur ou faire aucun tort
à sa gloire : mais cela n'est pas surprenant ;
combien d'honmies déshonorés soutiennent
par leur seule audace la conviction publique
de leur infamie , et font face à toute la terre ?
Si l'effronterie peut autant , que ne fera pas
j.a constance ? Le courage surmonte tout.
XIX.
Sur la Libéralité.
Un homme très -jeune peut se reprocher
comme une vanité onéreuse et inutile la se-
crète complaisance qu'il a à donner. J'ai
eu cette crainte moi-même avant de connaître
le monde : quand j'ai vu l'étroite indigence
où vivent la plupart des hommes, et l'énorme
pouvoir de l'intérêt sur tous les cœurs , j'ai
changé d'avis , et j'ai dit : Voulez-vous que
tout ce qui vous environne vous montre un
visage content, vos enfants, vos domestiques,
I. 20
riSo RÉFLEXIONS
voti'e femme , vos amis et vos ennemis, soyez
libéral ; voulez-vous conserver impunément
beaucoup de vices ' , avez-vous besoin qu'on
vous pardonne des mœurs singulières ou des
ridicules; voulez -vous rendre vos plaisirs
faciles , et faire que les hommes vous aban-
donnent leur conscience, leur honneur, leurs
préjugés , ceux même dont ils font plus de
bruit ? tout cela dépendra de vous ; quelque
affaire que vous ayez, et quels que puissent
être les hommes avec qui vous voulez traiter,
vous ne trouverez rien de difficile si vous sa-
vez donner à propos. L'économe qui a des
vues courtes n'est pas seulement en garde
contre ceux qui peuvent le tromper , il ap-
' Dans cet article, Vauvenargiies semblerait
mettre au nombre des avantages de la libéralité
le droit de conseri^er impunément beaucoup de
vices; ce qui n'est ni ne peut être son projet,
comme on peut s'en convaincre par la pureté du
reste de sa morale. Mais ayant à démontrer les
avantages que procure la libe'ralite' , il a voulu
commencer par démontrer le pouvoir qu'elle a
de tout obtenir des bommes , et n'a pas assez,
distingué ce qui sert de preuve de son pouvoir
d'avec la démonstration de ses avantages. S.
SUR DIVERS SUJETS. 2.3 1
préhende aussi d'être dupe de lui-même;
s'il achète quelque plaisii- qu'il lui eût été
impossible de se procurer autrement , il s'en
accuse aussitôt comme d'une faiblesse : lors-
qu'il voit un homme qui se plaît à faire louer
sa générosité et à surpayer les services , il
le plaint de cette illusion : croyez-vous de
bonne foi , lui dit-il , qu'on vous en ait plus
d'obligation? Un misérable se présente à lui,
qu'il pourrait soulager et combler de joie
à peu de frais ; il en a d'abord compassion ,
et puis il se reprend et pense : c'est un
homme que je ne verrai plus. Un autre mal-
heureux s'ofFi'e encore à lui , et il fait le
même raisonnement. Ainsi toute sa vie se
passe sans qu'il trouve l'occasion d'obliger
personne , de se faire aimer , d'acquérir une
considération utile et légitime : il est défiant
et inquiet , sévère à lui-même et aux siens ,
père et maître dur et fâcheux ; les détails
frivoles de son domestique le brouillent •
comme les affaires les plus importantes, parce
qu'il les traite avec la même exactitude : il
' Exprcssidu familière et négligée pour le trou-
blent. S.
a32 RÉFLEXIONS
ne pense pas que ses soins puissent être
mieux employés , incapable de concevoir le
prix du temps , la réalité du mérite et l'uti-
lité des plaisirs.
Il faut avouer ce qui est vrai : il est difli-
cile , surtout aux ambitieux, de conduire une
fortune médiocre avec sagesse , et de satis-
faire en même temps des inclinations libé-
rales , des besoins présents , etc. ; mais ceux
qui ont l'esprit véritablement élevé se déter-
minent selon l'occurrence , par des senti-
ments où la prudence ordinaire ne saurait
atteindre : je vais m'expliquer. Un homme
né vain et paresseux , qui vit sans dessein et
sans principes . cède indifféremment à toutes
ses fantaisies , achète un clieval trois cents
pistoles, qu'il laisse pour cinquante quelques
mois après ; donne dix louis à un joueur de
gobelets qui lui a montré quelques tours , et
se fait appeler en justice par un domestique
qu'il a renvoyé injustement , et auquel il re-
fuse de payer des avances faites à son ser-
vice.
Quiconque a naturellement beaucoup de
fantaisies , a peu de jugement , et l'ame pro-
Ijablement faible. Je méprise autant que per-
sonne des hommes de ce caractère ; mais je
dis hardiment aux autres : Apprenons à su-
bordonner les petits intérêts aux grands ,
même éloignés , et faisons généreusement et
sans compter , tout le bien qui , lente nos
cœurs : on ne peut être dupe d'aucune vertu.
XX.
Maxime de Pascal, expliquée.
Le peuple et les habiles composent, pour
V ordinaire , le train du monde; les autres
le méprisent , et en sont méprisés ' ; maxime
admirable de Pascal , mais qu'il faut bien en-
tendre. Qui croirait que Pascal a voulu dire
que les habiles doivent vivre dans l'inappli-
cation et la mollesse , etc. , condamnerait
toute la vie de Pascal par sa propre maxime ;
car personne n'a moins vécu comme le peuple
que Pascal à ces égards : donc le vrai sens
de Pascal, c'est que tout homme qui cherche
à se distinguer par des apparences singuliè-
' Pensées de Pascal , l'^ partie, art. VI, pen-
sée XXV. B.
20.
^34 RÉFLEXIONS
rcs, qui ne rejette pas les maximes vulgaires ,
parce qu'elles sont mauvaises , mais parce
qu'elles sont vulgaires ; qui s'attache à des
sciences stériles , purement curieuses et de
nul usage dans le monde ; qui est pourtant
gonflé de cette fausse science, et ne peut ar-
river à la véritable ; un tel homme , comme
il dit plus haut , trouble le monde, et juge
plus mal que les autres. En deux mots, voici
sa pensée , expliquée d'une autre manière :
Ceux qui n'ont qu'un esprit médiocie ne pé-
nètrent pas jusqu'au bien ou jusqu'à la né-
cessité qui autorise certains usages , et s'éri-
gent mal à propos en réformateurs de leur
siècle : les habiles mettent à profit la coutume
bonne ou mauvaise , abandonnent leur exté-
rieur aux légèretés de la mode , et savent se
proportionner au besoin de tous les esprits.
XXI.
L'Esprit naturel et le simple.
L'esprit naturel et le simple peuvent en
mille manières se confondre , et ne sont pas
néanmoins toujours semblables. On appelle
SUR DIVERS SUJETS. 235
esprit naturel , un instinct qui prévient la ré-
flexion , et se caractérise par la promptitude
et par la vérité du sentiment. Cette aimable
disposition prouve moins ordinairement une
grande sagacité qu'une ame naturellement
vive et sincère , qui ne peut retenir ni farder
sa pensée , et la produit toujours avec la
grâce d'un secret échappé à la franchise. La
simplicité est aussi un don de l'ame , qu'on
reçoit immédiatement de la nature et qui en
porte le caractère : elle ne suppose pas né-
cessairement l'esprit supérieur , mais il est
ordinaire qu'elle l'accompagne ; elle exclut
toute sorte de vanités et d'affectations , té-
moigne un esprit juste , un cœur noble , un
sens droit , vm naturel riche et modeste , qui
peut tout puiser dans son fonds et ne veut
se parer de rien. Ces deux caractères com-
parés ensemble , je crois sentir que la sim-
plicité est la perfection de l'esprit naturel ;
et je ne suis plus étonné de la rencontrer si
souvent dans les grands hommes : les autres
ont trop peu de fonds et trop de vanité pour
s'arrêter dans leur propre sphère , qu'ils sen-
ieiit si petite et si bornée.
236 RÉFLEXIONS
XXII.
Du Bonheur.
Quand on pense que le bonheur dépend
]jcaucoup du caractère , on a raison : si on
ajoute que la fortune y est Indifférente, cest
aller trop loin : il est faux encore que la
raison n'y puisse rien , ou qu'elle y puisse
tout.
On sait que le bonheur dépend aussi des
rapports de notre condition avec nos pas-
sions : on n'est pas nécessaiiement heureux
par l'accord de ces deux parties ; mais on
est toujours malheureux par leur opposition
et par leur contraste : de même la prospérité
ne nous satisfait pas infailliblement ; mais
l'adversité nous apporte un mécontenlemenl
inévitable.
Parce que notre condition naturelle est
misérable , il ne s'ensuit pas quelle le soif
également pour tous ; qu'il n'y ait pas dans
la même vie des temps plus ou moins agréa-
bles , des degrés de bonheur et d'affliction :
donc les circonstances différentes décident
bÛR DIVERS SUJETS. 20"]
beaucoup ; et on a tort de coudaniner les
malheureux , comme incapables , par leur
caractère, de bonheur.
?,38 CONSEILS
CONSEILS
A UN JEUNE HOMME.
I.
Sur les conséquences de la conduite.
Que je serai fâché , mon cher ami , si
vous adoptez des maximes qui puissent vous
uuire ! Je vois avec regret que vous aban-
donnez par complaisance tout ce que la na-
ture a mis en vous. Vous avez honte de votre
raison , qui devrait faire honte à ceux qui en
manquent. Vous vous défiez de la force et
de la hauteur de votre ame , et vous ne vous
défiez pas des niauvais exemples. Vous êtes-
vous donc persuadé qu'avec un esprit très-
ardent et un caractère élevé , vous puissiez
vivre honteusement dans la mollesse comme
un homme fou et frivole? Et qui vous assure
que vous ne serez pas même méprisé dans
cette carrière , étant né pour une autre ?
A VS JEUNE HOMME. 289
Vous VOUS inquiétez trop des injustices que
l'on peut vous faire , et de ce qu'on pense de
vous. Qui aurait cultivé la vertu, qui aurait
tenté ou sa réputation ' , ou sa fortune par
des voies hardies , s'il avait attendu que les
louanges l'y encourageassent ? Les hommes
ne se rendent d'ordinaire sur le mérite d'au-
trui qu'à la dernière extrémité. Ceux que
nous croyons nos amis sont assez souvent les
derniers à nous accorder leur aveu. On a
toujours dit que personne n'a créance parmi
les siens ; pourquoi ? parce que les plus grands
hommes ont eu leurs progrès comme nous.
Ceux qui les ont connus dans les imperfec-
tions de leurs commencements , se les repré-
sententtoujoursdans cettepremière faiblesse,
et ne peuvent souffrir qu'ils sortent de l'é-
galité imaginaire où ils se croyaient avec eux :
mais les étrangers sont plus justes , et enfin
le mérite et le courage triomphent de tout.
' On ne dirait pas tenter sa réputation, poin
tenter de se faire une réputation ; mais raccoii-
plement de deux choses excuse cette tournure. Sa
n'est pas bon; il faut la. M.
24o CONSF.ILS
II.
Sur ce que les femmes appellent un homme
aimable.
Ltes-vous bien aise de savoir , mon cher
ami , ce que bien des femmes appellent quel-
quefois un homme aimable? C'est un homme
que personne n'aime , qui lui-même n'aime
que soi et son plaisir , et en fait profession
avec impudence ; un homme par conséquent
inutile aux autres hommes , qui pèse à la pe-
tite société qu'il tyrannise , qui est vain ,
avantageux , méchant même par principe ;
un esprit léger et frivole, qui n'a point de
goût décidé ; qui n'estime les choses et ne les
recherche jamais pour elles-mêmes , mais
uniquement selon la considération qu'il y
croit attachée, et fait tout par ostentation ;
un homme souverainement confiant et dé-
daigneux , qui méprise les affaires et ceux
qui les traitent, le gouvernement et les mi-
nistres , les ouvrages et les auteurs ; qui so
persuade que toutes ces choses ne méritent
pas qu'il s'y applique , et n'estime rieu de
A UN JEUNE POMME. 24 1
solide que d'avoii- des bonnes fortunes, ou le
don de dire des riens ; qui prétend néanmoins
à tout , et parle de tout sans pudeur ; en un
mot un fat sans vertus , sans talents , sans
goût de la gloire , qui ne prend jamais dans
les choses que ce qu'elles ont de plaisant, et
met son principal mérite à tourner conti-
nuellement en ridicule tout ce qu'il connaît
sur la terre de sérieux et de respectable.
Gardez - vous donc bien de prendre pour
le monde ce petit cercle de gens insolents ,
qui ne comptent eux-mêmes pour rien le
reste des hommes , et n'en sont pas moins
méprisés. Des hommes si présomptueux pas-
seront aussi vite que leurs modes , et n'ont
pas plus de pari au gouvernement du monde
que les comédiens et les danseurs de corde :
si le hasard leur donne sur quelque théâtre
du crédit , c'est la honte de cette nation et
la marque de la décadence des esprits. Il faut
renoncer à la faveur lorsqu'elle sera leur par-
tage : vous y perdrez moins qu'on ne pense ;
ils auront les emplois , vous aurez les ta-
lents ; ils auront les honneurs, vous la vertu.
Voudriez-vous obtenir leurs places au prix
I. 21
2:j?, CONSEILS
de leurs dérèglements , et par leurs frivoles
intrigues ? Vous le tenteriez en vain : il est
aussi difficile de contrefaire la fatuité que la
véritable vertu.
III.
Ne pas se laisser décourager par le sentt-
ment de ses Jaiblesses.
Que le sentiment de vos faiblesses , mon
aimable ami, ne vous tienne pas abattu. Lisez
ce qui nous reste des plus grands hommes :
les erreurs de leur premier âge , effacées
par la gloire de leur nom , n'ont pas toujours
été jusqu'à leurs historiens ; mais eux-mêmes
les ont avouées en quelque sorte. Ce sont
eux qui nous ont appris que tout est vanité
sous le soleil ; ils avaient donc éprouvé ,
comme tous Içs autres , de s'enorgueillir, de
s'abattre, de se préoccuper de petites choses.
Ils s'étaient trompés mille fois dans leurs rai-
sonnements et leurs conjectures ; ils avaient
eu la profonde humiliation d'avoir tort avec
leurs inférieurs. Les défauts qu'ils cachaient
avec le plus de soin, leur étaient souvent
échappés ; ainsi ils avaient été accablés eu
A UN JEUNE HOMME. 243
même temps par leur conscience et par la
conviction publique ; en un mot , c'étaient
(\c grands hommes , mais c'étaient des hom-
mes , et ils supportaient leurs défauts. On
peut se consoler d'éprouver leurs faiblesses ,
lorsque l'on se sent le courage de cultiver
leurs vertus.
IV.
Sur la bien de la familiarité.
Aimez la familiarité , mon cher ami ; elle
rend l'esprit souple , délié , modeste , ma-
niable , déconcerte la vanité , et donne , sous
un air de liberté et de franchise , une pru-
dence qui n'est pas fondée sur les illusions
de l'esprit , mais sur les principes indubi-
tables de l'expérience. Ceux qui ne sortent
pas d'eux-mêmes sont tout d'une pièce ; ils
craignent les hommes qu'ils ne connaissent
pas , ils les évitent , ils se cachent au monde
et à eux-mêmes , et leur cœur est toujours
serré. Donnez plus d'essor à votre arae , et
n'appréhendez rien des suites ; les hommes
sont faits de manière qu'ils n'aperçoivent
pas une partie des choses qu'on leur dé-
244 CONSEILS
couvre ', et qu'ils oublient aisément l'autre.
Vous verrez d'ailleuis que le cercle où l'on
a passé sa jeunesse se dissipe insensiblement -.
ceux qui le composaient s'éloignent , et la
société se renouvelle. Ainsi lou entre dans
un autre cercle tout instruit : alors si la
fortune vous met dans des places où il soii
dangereux de vous communiquer, vous au-
rez assez d'ex^jérience pour agir par vous-
même et vous passeï" d'appui. Vous saurez
vous servir des hommes et vous en défendre ;
vous les connaîtrez ; enfin vous aurez la sa-
gesse dont les gens timides ont voulu se re-
vêtir avant le temps , et qui est avortée dans
leur sein.
Sur les moyens de vivre en paix avec les
hommes.
Voulez- vous avoir la paix avec les hom-
■ Cette tournure paraît amphibologique et
pourrait signifier ([u'ils n'apercoii'enl pas même
une particdes choses; aiilieu qu'elle signifie sim-
plement <\y\Uj a une partie des choses qu ils
II' aperçoivent pas , etc. S.
A UN JEUNE HOMME. aqS
mes , ne leur contestez pas les qualités dont
ils se piquent ; ce sont celles qu'ils mettent
ordinairement à plus haut prix ; c'est un
point capital pour eux. SouflFrez donc qu'ils
se lassent un mérite d'être plus délicats que
vous , de se connaître en bonne chère , d'a-
voir des insomnies ou des vapeurs : laissez-
leur croire aussi qu'ils sont aimables , amu-
sants , plaisants , singuliers ; et s'ils avaient
des pxétentions plus hautes , passez-leur
encore ' . La plus grande de toutes les impru-
dences est de se piquer de quelque chose :
le malheur de la plupart des hommes ne
vient que de là : je veux dire de s'être en-
gagés publiquement à soutenir un certain
caractère , ou à faire fortune , ou à paraître
riches , ou à faire métier d'esprit. Voyez
ceux qui se piquent d'être riches : le déran-
gement de leurs affaires les fait croire sou-
vent plus pauvres qu'ils ne sont ; et enfin ils
le deviennent effectivement , et passent leur
vie dans une tension d'esprit continuelle ,
qui découvre la médiocrité de leur fortune
' 11 fai^t passez-les leur encore , ou au moins
passez- le leur encore. M.
21.
:>.:{(') CONSEILS
et l'excès de leur vanité. Cet exemple se peut
appliquer à tous ceux qui ont des préten-
tions. S'ils dérogent , s'ils se démentent , le
monde jouit avec ironie de leur chagrin ; et
confondus dans les choses auxquelles ils se
sont attachés , ils demeurent sans ressource
en proie à la raillerie la plus amère. Qu'un
autre homme échoue dans les mêmes choses;
on peut croù'e que c'est par paresse , ou pour
les avoir négligées. Enfin , on n'a pas son
aveu sur le mérite des avantages qui lui
manquent; mais s'il réussit, quels éloges !
Comme il n'a pas mis ce succès au prix de ce-
lui qui s'en pique, on croit lui accorder moins
et l'obliger cependant davantage ; car ne
paraissant pas prétendre à la gloire qui vient
à lui , on espère qu'il la recevra en pur don .
et l'autre nous la demandait comme une dette.
VI.
Sur une maxime du cardinal de Relz .
C'est une maxime du cardinal de Retz ,
qu'il faut tâcher de former ses projets de
iacon que leur iriéussitc mcnie soit suivie
A UN JEUNE HOMME. 24?
do quelque avantage : et cette maxime est
très-bonne.
Dans les situations désespérées , on peut
j)rcndre des partis violents ; mais il faut
quelles soient désespérées. Les grands hom-
mes s'y abandonnent quelquefois par une
secrète confiance des ressources ' qu'ils ont
pour subsister dans les extrémités , ou pour
en sortir à leur gloire. Ces exemples sont
sans conséquence pour les autres hommes.
C'est une faute commune , lorsqu'on fait
un plan , de songer aux choses sans songer
à soi. On prévoit les difficultés attachées aux
affaires ; celles qui naîtront de notre fonds ,
rarement.
Si pourtant on est obligé à prendre des
résolutions extrêmes , il faut les embrasser
avec courage , et sans prendre conseil des
gens médiocres ; cai' ceux-ci ne comprennent
pas qu'on puisse assez souffrir dans la médio-
crité qui est leur état naturel . pour vouloir
en sortir par de si grands hasards . ni qu'on
puisse durer dans ces extrémités qui sont
hors de la sphère de leurs sentiments. Ca-
' Il faut confiance aux ressources.
chez-vous (les esprits timides. Quand vous
leur auriez arraché leur approbation par
surprime , ou par la force de vos raisons ,
rendus à eux-mêmes , le tempérament les
ramènerait bientôt à leurs principes , et vous
les rendiait plus contraires.
Croyez qu'il y a toujours , dans le cours
de la vie , beaucoup de choses qu'il faut ha-
sarder, et beaucoup d'autres qu'il faut mé-
priser : et consultez en cela votre raison et
vos forces.
Ne comptez sur aucun ami dans le mal-
heur'. Mettez toute votre confiance dans
votre courage et dans les ressouices de votre
esprit. Faites-vous , s'il se peut , une des-
tinée qui ne dépende pas de la bonté trop
inconstante et trop peu commune des hom-
mes . Si vous méritez des honnem's , si vous
forcez le monde à vous estimer, si la gloire
' Vauvenargiics ne veut point dire ici i/uLl
n est point d'ami c/d'on jniisse espérer de con-
server dans le malheur , mais simplciuent que
ce n'est point sur ses amis qu'il faut se reposer
dans le malheur , et qu'o/i doit tirer ses res-
sources de soi-même. S.
A U^ JEUNE HOMME. 249
suit voire vie , vous ne manquerez ni d'amis
fidèles , ni de protecteurs , ni d'admirateurs.
Soyez donc d'abord par vous-même , si
vous voulez vous acquérir les étrangers. Ce
n'est point à une ame courageuse à attendre
son sort de la seule faveur el du seul caprice
d'aulrui. C'est à son travail à lui faire une
destinée digne d'elle.
VII.
Sur V empressement des hommes à se re-
chercher et leur facilité à se dégoûter.
Il faut que je vous avertisse d'une chose ,
mon très-cher ami ; les hommes se recher-
client quelquefois avec empressement , mais
ils se dégoûtent aisément les uns des autres :
cependant la paresse les retient long-temps
ensemble après que leur goût est usé. Le
plaisir , l'amitié . l'estime ( liens fragiles ) ne
les attachent plus ; l'habitude les asservit.
Fuyez ces commerces stériles , d'où l'instruc-
tion et la confiance sont bannies : le cœur
s'y dessèche el s'y gâte ; limagination y pé-
rit , etc.
Conservez toujours néanmoins avec tout
25o CONSEILS
le moude la douceur de vos sentiments. Fai
tes-vous une étude de la patience, et sachez
céder par raison , comme on cède aux en-
fants qui n'en sont pas capables ' , et ne peu-
vent vous offenser. Abandonnez surtout aux
hommes vains cet empire extérieur et ridi-
cule qu'ils affectent : il n'y a de supériorité
réelle que celle de la vertu et du génie.
Voyez des mêmes yeux , s'il est possible ,
1 injustice de vos amis : soit qu'ils se familia-
risent par une longue habitude avec vos avan-
tages , soit que par une secrète jalousie ils
cessent de les reconnaître , ils ne peuvent
\ous les faire perdre. Soyez donc froid là-
dessus : un favori admis à la familiarité de
son maître , un domestique , aiment mieux
dans la suite se faire chasser que de vivre
dans la modestie de leur condition. C'est ainsi
que sont faits les hommes ; vos amis croiront
s'être acquis par la connaissance de vos dé-
fauts une sorte de supériorité sur vous : les
hommes se croient supérieurs aux défiiuls
qu'ils peuvent sentir ; c'est ce qui fait qu'on
juge dans le monde si sévèrement des ac-
' Ccitu toiirnuic csl aca;lic;ee. S.
A \jy JEUNE HOMME. 9.5 1
lions , des discours, et des écrits d'autnii.
Mais pardonnez-leur jusqu'à celte connais-
sance de vos défauts, et les avantages frivoles
qu'ils essaieront d'en tirer : ne leur demandez
pas la même perfection qu'ils semblent exiger
de vous. Il y a des hommes qui ont de l'es-
prit et un bon cœur , mais remplis de déli-
catesses fatigantes ; ils sont pointilleux , dif-
ficiles , attentifs , défiants , jaloux ; ils .se
fâchent de peu de chose , et auraient honte
de l'evenir les premiers : tout ce qu'ils met-
tent dans la société , ils craignent qu'on ne
pense qu'ils le doivent. N'ayez pas la fai-
blesse de renoncer à leur amitié par vanité
ou par impatience , lorsqu'elle peut encore
vous être utile ou agréable ; et enfin , quand
vous voudrez rompre , faites qu'ils croient
eux-mêmes vous avoir quitté.
Au reste, s'ils sont dans le secret de vos
affaùes ou de vos faiblesses , n'en ayez ja-
mais de regi'et. Ce que l'on ne confie que
par vanité et sans dessein , donne un cruel
repentir ; mais lorsqu'on ne s'est mis entre
les mains de son ami que pour s'enhardir dans
ses idées , pour les corriger , pour tirer du
?.52 CONSEILS
fond (le son cœur la vérité , el pour épuiseï
par la confiance les ressources de son esprit,
alors on est payé d'avance de tout ce qu'on
peut en souffrir.
Vllf.
Siif le mépris des petites /inesses.
Que je vous estime , mon très-cher ami .
de mépriser les petites (inesses dont on s'aide
pour en imposer ! Laissez-les constamment
à ceux qui craignent d'être approfondis, qui
cherchent à se maintenir par des amitiés
ménagées , ou par des froideurs concertées ,
et attendent toujours qu'on les prévienne.
Il est bon de vous faire une nécessité de
plaire par un vrai mérite , au hasard même
de déplaire à bien des hommes ; ce n'est pas
un grand mal de ne pas réussir avec toute
sorte de gens, ou de les perdre après les avoir
attachés. Il faut supporter, mon ami, que
l'on se dégoûte de vous , comme on se dé-
goûte des autres biens. Les hommes ne sont
pas touchés long-temps des mêmes choses :
mais les choses dont ils se lassent n'en sont
A UN" JEUNE HOMME. ?.53
pas , de leur aveu, pires. Que cela vous em-
pêche seulement de vous reposer sur vous-
même ; on ne peut conserver aucun avan~
tage que par les efforts qui l'acquièrent.
IX.
Aimer les passions nobles.
Si vous avez quelque passion qui élève vos
sentiments , qui vous rende plus généreux,
plus compatissant , plus humain , qu'elle
vous soit chère.
Par une raison fort semblable , lorsque
vous aurez attaché à votre service des hom-
mes qui sauront vous plaire , passez-leur
beaucoup de défauts. Vous serez peut-
être plus mal servi , mais vous serez meil-
leur maître : il faut laisser aux hommes
de basse extraction la crainte de faire vivre
d'autres hommes qui ne gagnent pas assez
laborieusement leur salaire. Heureux qui
leur peut adoucir les peines de leur con-
dition !
En toute occasion , quand vous vous sen-
tirez porté vers quelque bien , lorsque votre
I. 22
?,54 CONSEILS
beau ïialurel aous sollicitera pour les misé-
1 ables , hâtez-vous de vous satisfaire. Crai-
gnez que le temps , le conseil , n'emportent
ces bons sentiments , et n'exposez pas votre
cœur à perdre un si cher avantage. Mon bon
ami , il ne tient pas à vous de devenir riche,
d'obtenir des emplois ou des honneurs ;
mais rien ne vous peut empêcher d'être
bon, généreux et sage. Préférez la vertu à
tout : vous n'y aurez jamais de regret. Il
peut arriver que les hommes qui sont en-
vieux et légers vous fassent éprouver un
jour leur injustice. Des gens méprisables
usurpent la réputation due au mérite, et
jouissent insolemment de son partage : c'est
un mal ; mais il n'est pas tel que le monde
se le figure ; la vertu vaut mieux que la
"loire.
Quand iljlmt sortir de sa sphère.
Mon très-cher ami , sentez-vous ^otre es-
prit pressé et à l'étroit dans votre état? c'est
une preuve que vous êtes né poiu' uue meil-
A UN JKUNE HOMME. a55
Iciire forlune ; il faut donc sortir de vos
voies, cl marcher dans un champ moins H-
inilé.
Ne vous amusez pas à vous plaindre, rien
n'est moins utile ; mais fixez d'abord vos re-
gards autour de vous : on a quelquefois dans
sa main des ressources que l'on ignore. Si
vous n'en découvrez aucune , au lieu de vous
iiiorfoudre tristement dans celte vue , osez
prendre un plus grand essor : un tour d'ima-
gination un peu hardi nous ouvre souvent
lies chemins pleins de lumière. Quiconque
connaît la portée de l'esprit humain tente
<[uclquefois des moyens qui paraissent im-
praticables aux autres hommes. C'est avoir
l'esprit chimérique que de négliger les faci-
lilés ordinaires pour suivre des hasards et
des apparences ; mais lorsqu'on sait bien al-
lier les grands et les petits moyens et les
employer de concert , je crois qu'on aurait
tort de craindre non-seulement l'opinion du
monde , qui rejette toute sorte de hardiesse
dans les malheureux , mais même les contra-
dictions de la fortune.
Laissez croire à ceux qui le veulent croire,
256 CONSEILS
que l'on est misérable dans les embarras des
grands desseins. C'est dans l'oisiveté et la
petitesse que la vertu souffre , lorsqu'une
prudence timide l'empêche de prendre l'es-
sor , et la fait ramper dans ses liens : mais le
malheur même a ses charmes dans les gran-
des extrémités ; car cette opposition de la
fortune élève un esprit courageux , et lui fait
ramasser toutes ses forces , qu'il n'employait
pas.
XI.
Du faux Jugement que l'on porte des
choses.
iNous jugeons rarement des choses , mon
aimable ami , par ce qu'elles sont en elles-
mêmes ; nous ne rougissons pas du vice, mais
du déshonneur. Tel ne se ferait pas scrupule
d'être fourbe, qui est honteux de passer pour
tel , même injustement.
ISous demeurons Jlétvis et mnlis à nos
propres yeux , tant que nous croyons l'être
à ceux du monde ; nous ne mesurons pas
nos fautes par la vérité , mais par l'opinion.
A Vy JEUNE HOMBIE. 2i>7
Qu'un homme séduise une femme sans l'ai-
mer , et l'abandonne après l'avoir séduite ,
peut-être qu'il en fera gloire ; mais si cette
femme le trompe lui-même , qu'il n'en soit
pas aimé quoiqu'anioureux, et que cependant
il croie l'être ; s'il découvre la vérité , et que
cette femme infidèle se donnait par goût à
un autre lorsqu'elle se faisait payer à lui de
ses rigueurs , sa défaite et sa confusion ne se
pourront pas exprimer , et on le verra pâlir
à table sans cause apparente , dès qu'un
mot jeté au hasard lui rapprochera cette
idée ' .
Un autre rougit d'aimer son esclave qui a
des vertus , et se donne publiquement pour
le possesseur d'une femme sans mérite , que
même il n'a pas. Ainsi on affiche des vices
effectifs ; et si de certaines faiblesses pardon-
nables venaient à paraître , on s'en trouve-
lait accablé.
Je ne fais pas ces léflexions pour encou-
rager les gens bas , car ils n'ont que trop
d'impudence. Je parle pour ces âmes fières
' Je ne sais si cette tournme peut être em-
^iloyec poui ZM^ rappellera cette idée. S.
22.
258 CONSEILS
et délicates qui s'exagèrent leurs propres fai-
blesses , et ne peuvent souffrir la conviction
publique de leurs fautes.
Alexandre ne voulait plus vivre après avoir
lue Clitus ; sa grande anie était consternée
d'un cmporlcnrent si funeste. Je le loue d'ê-
tre devenu par là plus tempérant ; mais s'il
eut perdu le courage d'achever ses vastes
(.lesseins , et qu'il n'eût pu sortir de cet hor-
rible abattement où d'abord il était j)longé,
le ressentiment de sa laute 1 eut poussé trop
loin.
Mon ami , n'oubliez jamais que rien ne
nous peut garantir de commettre beaucoup
de fautes. Sachez que le même génie qui fait
la vertu , produit quelquefois de grands vi-
ces. La valeur et la présomption, la justice
et la dureté , la sagesse et la volupté, se sont
mille fois confondues , succédées ou alliées.
Les extrémités se rencontrent et se réu-
nissent en nous. Ne nous laissons donc pas
abattre. Consolons -nous de nos défauts,
puisqu'ils nous laissent toutes nos vertus ;
que le sentiment de nos faiblesses ne nous
fasse pas perdre celui de nos forces : il est
A U\ JKUNF. IIOMMt:. aSf)
«le lessencc de l'espril de se tromper; le
rœiir a aussi ses erreurs. Avant de rougir
d ("tre laiblc . mon très-cher ami , nous se-
! ions moins déraisonnables de rougir d'être
hommes.
REFLEXIONS
CKITIQUES
SUR QUELQUES POÈTES.
I.
LA FONTAINE.
Lorsqu'on a entendu parler de La Fon-
taine , et qu'on vient à lire ses ouvrages , on
est étonné d'y trouver, je ne dis pas plus de
génie , mais plus même de ce qu'on appelle
de l'esprit , qu'on n'en trouve dans le monde
le plus cultivé. Ou remarque avec la même
surprise la profonde intelligence qu'il fait
paraître de son art ; et on admii^e qu'un
esprit si fin ait été en même temps si na-
turel.
Userait superflu de s'arrêter à louer l'hai-
monie variée et légère de ses vers ; la grâce,
le tour, l'élégance , les charmes naïfs de sou
2G2 RÉFLEXIONS CRITIQUES
style et de son badinage. Je lemarqucrai
seulement que le bon sens et la simplicité
sont les caractères dominants de ses écrits.
Il est bon d'opposer un tel exemple à ceux
qui cherchent la grâce et le brillant hors de
la raison et de la nature. La simplicité de
La Fontaine donne de la grâce à son bon
sens, et son bon sens rend sa simplicité
piquante : de sorte que le brillant de ses
ouvrages naît peut-être essentiellement de
ces deux sources réunies. Rien n'empêche
au moins de le croire : car pourquoi le bon
sens , qui est un don de la nature , n'en au-
rait-il pas l'agrément? La raison ne déplaît,
dans la plupart des honnncs , que parce
([u'elle leur est étrangère. Un bon sens na-
turel est presque inséparable d'une grande
simplicité ; et une simplicité éclairée est un
charme que rien n'égale.
Je ne donne pas ces louanges aux grâces
d'un homme si sage , pour dissimuler ses
<lélauts. Je crois qu'on peut trouver dans ses
("crits plus de style que d'invention , et plus
de négligence que d'exactitude. Le nœud cl
le fond de ses contes ont peu d'intérêt , et
SUR QUELQUES POÈTES. 263
les sujets en sont bas. On y remarque quel-
quefois bien des longueurs , et un air de
crapule qui ne saurait plaire. Ni cet au-
teur n'est parfait en ce genre , ni ce genre
n'est assez noble.
II.
BOILEAU.
Boileau prouve , autant par son exemple
que par ses préceptes , que toutes les beautés
des bons ouvrages naissent de la vive expres-
sion et de la peinture du vrai ; mais cette
expression si touchante appartient moins à
la rcdexion , sujette à l'erreur , qu'à un sen-
timent très-intime et très-fidèle de la na-
ture. La raison n'était pas distincte , dans
Boileau , du sentiment : c'était son instinct.
Aussi a-t-elle animé ses écrits de cet intérêt
qu'il est si rare de rencontrer dans les ou-
vrages didactiques.
Cela met , je crois , dans son jour, ce que
je viens de toucher en parlant de La Fon-
taine. S'il n'est pas ordinaire de trouver de
l'agrément parmi ceux qui se piquent d'être
204 RÉFLEXIONS CRITIQUES
raisonnables, c'est peut-être parce que Ja
raison est entrée dans leur esprit , où elle
n'a qu'une vie artificielle et empruntée, c'est
parce qu'on honore trop souvent du nom
de raison une certaine médiocrité de senti-
ment et de génie , qui assujétit les hommes
aux lois de l'usage , et les détourne des
grandes hardiesses , sources ordinaires des
grandes fautes.
Boileau ne s'est pas contenté de mettre de
la vérité et de la poésie dans ses ouvrages ,
il a enseigné son art aux autres. Il a éclairé
tout son siècle ; il en a banni le faux goût ,
autant qu'il est permis de le bannir chez les
hommes. Il fallait qu'il fût né avec un génie
bien singulier, pour échapper , comme il a
fait , aux mauvais exemples de ses contem-
porains , et pour leur imposer ses propres
lois. Ceux qui bornent le jnérite de sa poé-
sie à l'art et à l'exactitude de sa versification,
ne font pas peut-être attention que ses vers
sont pleins de pensées , de vivacité , de sail-
lies , et même d'invention de style. Admi-
rable dans la justesse , dans la solidité et la
netteté de ses idées . il a su conserver ces
.
SUR QUELQUES POÈTES. 265
caractères dans ses expressions , sans perdre
de son feu et de sa force ; ce qui témoigne
incontestablement un grand talent.
Je sais bien que quelques personnes, dont
l'autorité est respectable, ne nomment gé-
nie dans les poètes que l'invention dans le
dessein de leurs ouvrages. Ce n'est , disent-
ils , ni l'harmonie , ni l'élégance des vers ,
ni l'imagination dans l'expression , ni même
l'expression du sentiment , qui caractérisent
le poète : ce sont , à leur avis , les pensées
mâles et hardies , jointes à l'esprit créateur.
Par là on prouverait que Bossuet et Newton
ont été les plus grands poètes de la terre ;
car certainement l'invention , la hardiesse
et les pensées mâles ne leur manquaient pas.
J'ose l^ur répondre que c'est confondre les
limites des arts , que d'en parler de la sorte.
J'ajoute que les plus grands poètes de l'an-
tiquité , tels qu'Homère , Sophocle , Virgile,
se trouveraient confondus avec une foule
d'écrivains médiocres , si on ne jugeait d'eux
que par le plan de leurs poèmes et par l'in-
vention du dessein ; et non par l'invention
du style, par leur harmonie , par la chaleur
I. 23
l66 R INFLEXIONS CKITIQUES
de leur versification , et enfin par la vérit»;
de leurs images.
Si l'on est donc fondé à reprocher quelque
défaut à Boileau , ce n'est pas , à ce qri'il me
semble ; le défaut de génie. C est au contraire
d'avoii' eu plus de génie que d'étendue ou
de profondeur d'esprit , plus de feu et de
vérité que d'élévation et de délicatesse , plus
de solidité et de sel dans la critique que de
finesse ou de gaîté , et plus d'agrément que
de grâce : on l'attaque encore sur quelques
uns de ses jugements qui semblent injustes ;
et je ne prétends pas qu'il fût infaillible.
III.
CHAULIEU.
Chaulieu a su mêler avec une simplicité
noble et touchante, l'esprit et le .sentiment.
Ses vers négligés , mais faciles , et remplis
d'imagination , de vivacité et de grâce, mont
toujours paru supérieurs à sa prose, qui n'est
le plus souvent qu'ingénieuse. On ne peut
s'empêcher de regretter qu'un auteur si ai-
mable n'ait pas plus écrit , et n'ait pas tra-
SUR QUELQUES POETES. 267
\ aillé avec le même soin tous ses ouvrages.
(Quelque différence que l'on ait mise , avec
beaucoup de raison, entre lesprit et le génie,
il semble que le génie de Tabbéde Chaulieu
ne soit essentiellement que beaucoup despril
naturel. Cependant il est remarquable que
tout cet esprit n'a pu i'aiie d un poète ,
d'ailleurs si aimable , un grand homme ni
un grand génie.
lY.
MOLIERE.
Molière me paraît un peu répréheusible
d avoir pris des sujets tiop bas ' . La Bruyère,
' li semble que les Femmes savantes , le Tar-
tufe , le jMisanthrope ne sont pas assurément
des sujets bas 5 la comédie n'en peut guère traiter
de plus relevés. Pourquoi V^i'are encore serait-
il un sujet trop bas pour la comédie ? Passe pour
les Fourberies de Scapin , le 3Iédecin malgré
fui , Sganarelle , et si l'on veut même Georges
Dandin. Mais c'est d''après les chefs-d''œuvTe
d'un grand bommc qu'on doit juger de son génie
et en déterminer le caractère. On sait d'ailleurs
que ^lolière , forcé d'abord de se conformer au
268 RÉFLEXIONS CRITIQUES
animé à peu près du même génie , a peint
avec la même vérité et la même véhémence
que Molière , les travers des hommes ' ;
mais je crois que Ton peut trouver plus d'é-
loquence et plus d'élévation dans ses pein-
tures.
On peut mettre encore ce poète en paral-
lèle avec Racine. L'un et l'autre ont parfai-
tement connu le cœur de l'homme ; l'un et
l'autre se sont attachés à peindre la nature.
Racine la saisit dans les passions des grandes
goût de son siècle pour en obtenir le droit de le
ramener au sien , force souvent de faire servir
son travail au soutien de la troupe dont il était
le directeur, ne fut pas toujours le maître de
choisir les sujets de ses comédies , ni d'en soi-
gner l'exécution. S.
' On ne peut pas dire que La Bruyère fut ani-
me' du même génie que Molière. Vauvenargues
disait autrement dans la première édition, tou-
jours en donnant à La Bruyère une sorte de su-
périorité 5 aussi est-il plus facile de caractériser
les hommes que de faire ^u^ ils se caractérisent
eux-mêmes. On ne voit pas trop pourquoi il a
retranché cette jihrase , qui était du moins une
espèce de correctif. S.
SUR QUELQUES POÈTES. 269
ames ; Molière dans riuuneur et les bizarre-
ries des gens du commun ' . L'un a joué avec
un agrément inexplicable les petits sujets ;
l'autre a traité les grands avec une sagesse
et une majesté touchantes. Molière a ce bel
avantage que ses dialogues jamais ne lan-
guissent : une forte et continuelle imitation
des mœurs passionne ses moindres discours.
Cependant, à considérer simplement ces
deux auteurs comme poètes , je crois qu'il
ne serait pas juste d'en faire comparaison.
Sans parler de la supériorité du genre su-
blime " donné à Racine , on trouve dans Mo-
lière tant de négligences et d'expressions
bizarres et impropres, qu'il y a peu de
poètes, si j'ose le dire, moins corrects et
moins purs que lui.
' Alceste n'est cerlainement pas un homme du
commun ; il y a peu de caractères plus nobles. S.
^ Cette préférence presque exclusive c£ue donne
Vauvcnargues au genre sublime, et qui tenait à
son caractère , explique son injustice envers Mo-
lière 5 injustice qui , sans cela, serait difficile à
concevoir dans un homme d'un esprit aussi juste,
et d'un goût généralement aussi sûr <pie le sien. S.
23.
270 1\ I;FJ. F. XIONS CRITIQUES
On peut se convaincre de ce que je dis en
lisant le poème du Val-de-Grdce , où Mo-
lière n'est que poète : on n'est pas toujours
satisfait. En pensant bien , // parle souvent
mal , dit Tillustre aichevèque de Cambrai ;
// se sert des phrases les plus forcées et les
moins naturelles. Térence dit en quatre
mots , avec la plus élégante simplicité , ce
que celui-ci ne dit qu'avec une multitude
de métaphores qui approchent du galima-
tias. J'aime bien mieux sa prose que ses
vers', etc.
r ' Le jugement de Fene'lon sur Molière nous
.semble trop intéressant pour que nous puission.s
nous dispenser de le citer en entier :
« Il faut avouer que Molière est un grand poète
eomif|ue. Je ne crains pas de dire qu'il a enfonce'
plus avant que l'erencc dans certains caractères ;
il a embrassé une plus grande varie'tc de sujets ;
il a peint par des traits forts tout ce que nous
voyons de déréglé et de ridicule. Térence se
borne à représenter des vieillards avares et om-
brageux , des jeunes hommes prodigues et étour-
dis , des courtisanes avides et imptidentes , des
parasites bas et flatteurs, des esclaves impos-
teurs et scélérats. Ces caractères méritaient sans
sur. QUELQUES POÈTES. 2^1
Cependant Topinion commune est qu'au-
n des auteurs de notre théâtre n'a porté
CUIl
(loiUi- dY'tie traites suh'autlcs mœurs dos Grecs
Cl des Romains. Do plus , nous n'avons que six
pièces de ce grand auteur. Mais enfin Molière a
niivcri un chemin tout nouveau. Encore une fois
je le trouve grand : mais ne puis-jc pas parler ou
toute liberté sur ses défauts ?
« En pensant bien , il parle souvent mal ; il
se sert des plirases les plus forcées et les moins
naturelles. Térencc dit en (fuatrc mots, avec la
plus élégante simplicité, ce (jue celui-ci ne dit
c^u'avec une multitude de métaphores qui appro-
<-hent du galimatias. J'aime bien mieux sa prose
que ses vers , etc. Par exemple, Vyli^are est
moins mal écrit que les pièces qui sont en vers.
11 est vrai que la versification française l'a gène ^
il est vrai même qu'il a mieux réussi j^our les
vers dans V amphitryon, où il a pris la liberté de
lairc des A'ers irrégidiors. Mais , en général , il me
paraît, jusque dans la prose , ne parler point assez
simplcmenl pour exprimer toutes les passions.
c< D'ailleurs il a outré souvent les caractères :
il a voulu , par celte liberté, plaire au parterre ,
frapper les spectateurs les moins délicats , et
rendre le ridicule plus sensible. Mais quoiqu'on
doive marquer chaque passion dans son plus
•2,'JI RÉFLEXIONS CRITIQUES
aussi loin son genre que Molière a poussé
le sien ; et la raison en est . je crois ,
fort degré et par les traits les plus vifs pour en
mieux montrer l'excès et la difibnnitc', on n'a
pas besoin de forcer la nature et d'abandonner
le vraisemblable. Ainsi , malgré l'exemple de
Plaute, où nous lisons cedo tertiam, je soutiens,
contre Molière, qu'un avare qui n'est point fou
ne va jamais jusqu'à vouloir regarder dans la
troisième main de Tliomme qu'il soupçonne de
l'avoir volé.
« Un autre défaut de Molière , que beaucoup
de gens d'esprit lui pardonnent, et que je n'ai
garde de lui pardonner , est qu'il a donné un
tour gracieux au vice , avec une austérité ridi-
cule et odieuse à la vertu. Je comprends que ses
défenseurs ne manqueront pas de dire qu'il a
traité avec honneur la vraie probité, qu'il n'a
attaqué qu'une vertu chagrine et qu'une hypo-
crisie détestable : mais , sans entrer dans cette
longue discussion, je soutiens que Platon et les
autres législateurs de l'antiquité païenne n'au-
raient jamais admis dans leurs ri'publiques un
tel jeu sur les mœurs.
a Enfin , je ne puis m'empècher de croire, avec
ÛI. Despréaux, ({ue Molière , qui jieint avec tant
de force et »le beauté les mœurs de son pays ,
SUR QUELQUES POETES. 2;o
qu'il est plus naturel que tous les auties ' .
C'est une leçon importante pour tous ceux
qui veulent écrire.
tombe trop bas quand il imite le badinagc de la
comédie italienne ''' : »
Dans ce sac ridicule où Scapin s'enveloppe ,
Je ne reconnais plus l'auteur du Misanthrope.
BoicEAU , Art poétique , Chant III.
' Si Molière n'e'taitque le plus naturel des au-
teurs dramatiques, il ne serait pas assurément
un des premiers, car le naturel n'est un mérite
que là oii la nature est bonne à imiter. Mais Mo-
lière est celui qui a le mieux choisi , le plus ap-
profondi j comme il est celui qui a le luieux
peint, c'est-à-dire qvii a le mieux su donner à
ses personnages non pas seulement les actions ,
les discours appartenant à tel caractère , mais
pour ainsi dire le maintien , la physionomie ,
1"S traits :
Ce n'est pas un portrait, une image semblable,
C'est un amant, un fils, un père véritable.
Est-ce là ce que Vauvenargues a entendu par
le plus natiu-cl? En ce cas, l'expression serait
loin de rendre toute la pensée. B.
' OEuvres choisies de Fe'ne'lon, t. 2, p. 2^4 1 Lettre
sur l'éloquence, § VII, in-8°. Paris , 1821. B,
?.74 KKFLEXIONS CUITIQLF.S
V. VI.
CORNEILLE et RACINE.
Je dois à la lecture des ouvrages de M. de
Voltaire le peu de connaissance que je puis
avoir de la poésie. Je lui proposai mes idées,
lorsque j'eus envie de parler de Corneille
et de Racine; et il eut la bonté de nie mar-
quer les endroits de Corneille qui méritent
le plus d admiration', pour répondre à une
' C'est une chose digne d'être remarquée ,
que ce fut Voltaire qui força en quelque sorte
Vauvenargues h admirer Corneille, dont celui-ci
avoue lui-même qu^il n'avait pas senti d'abord
les beautés. On est même étonne, en lisant se.s
lettres h Voltaire, de son aveuglement à cet égard,
et de la singularité de ses opinions. Elles cédè-
rent à l'autorité de Voltaire- mais il n'en revint
jamais bien entièrement. On le voit , dans ce pa-
rallèle, moins occupé à caractériser Corneille et
Racine , qu'à se justifier son extrême prédilection
pour ce dernier, dont le genre de beautés était
plus conforme à son caraclère.
Corneille, h qui il a été donne, comme Ii- dit
Vauvenargues , de peindre les vertus austères ,
SUR QUELQUES POÈTES. a^S
critique que j'en avais faite. Engagé par là
à reliie ses meilleures tragédies , j'y trouvai
dures, infiexiblas , devait produire bien moins
d'effet que Racine sur l'ame d'un homme tel
que Vauvenargues , qui , naturellement doux et
facile, mêlant toujours l'indulgence aux senti-
ments les plus élevés , tempérait encore par Tlia-
bitude d'une certaine e'ie'gance de mœurs, ce que
la morale a de plus austère. D'ailleurs, à cette
préférence pour Racine se joignait encore , pour
Vauvenargues , le sentiment de l'injustice qu'on
faisait à ce grand poète, que généralement on
plaçait encore au-dessous de Corneille. Vauve-
nargues et Voltaire sont les premiers qui lui
aient assigné son véritable rang , et ses admira-
teurs les plus vifs et les plus sincères sont de
l'école de Voltaire, qui ainsi défendait Corneille
contre Vauvenargues , et Racine contre les parti-
sans exclusifs de Corneille. C'est surtout à com-
battre ces derniers que s'attache Vauvenargues
dans son parallèle de Corneille et de Racine , ce
qui fait qu'il a dû nécessairement relever da-
vantage les beautés alors moins senties du der-
nier de CCS poètes, et les défauts moins avoués
de l'autre. Si l'on troitue , dit-il à la fin de cet
article , en parlant des jugements qu'il a portés
sur la plupart de nos grands écrivains , si ron
Irouwe que je relève davantage les défauts des
■^■j6 RÉFLEXIONS CRITIQUES
sans peine les rares beautés que m'avait in-
diquées M. de Voltaire. Je ne m'y étais pas
arrêté en lisant autrefois Corneille , refroidi
ou prévenu par ses défauts, et né, selon toute
apparence , moins sensilîle au caractère de
ses perfections. Cette nouvelle lumière me
fit craindre de m'être trompé encore sur Ra-
cine et sur les défauts mêmes de Corneille :
mais ayant relu Tuu et l'autre avec quelque
attention , je n'ai pas changé de pensée à
cet égard; et voici ce qu'il me semble de
ces hommes illusties.
Les héros de Corneille disent souvent de
grandes choses sans les inspirer : ceux de
Racine les inspirent sans les dire. Les uns
parlent , et toujours trop , afin de se faiie
connaître ; les autres se font connaître parce
qu'ils parlent. Surtout Corneille paraît igno-
rer que les grands hommes se caractérisent
souvent davantage par les choses qu'ils ne
disent pas que par celles qu'ils disent.
uns que ceux des autres , je déclare que c''est
h cause que les uns me sont plus sensibles que
les autres , ou pour éviter de répéter des choses
qui sont trop connues. S.
SUR QUELQUES POÈTES. 277
Lorsque Racine veut peindre Acomat ,
Osniin l'assure de l'amour des janissaires ;
ce visir répond :
Quoi! tu crois, clier Osmin, que rna gloire passée
Flatte encor leur valeur, et vit dans leur pensée?
Crois-tu qu'ils me suivraient encore avec plaisir ;
Et qu'ils reconnaîtraient la voix de leur visir?
Bajazet , Aclc I, Scène I.
On voit dans les deux premiers vers, un
général disgracié , que le souvenir de sa
gloire et l'attachement des soldats attendris-
sent sensiblement ; dans les deux derniers
un rebelle qui médite quelque dessein : voilà
comme il échappe aux hommes de se carac-
tériser sans en avoir l'intention. On en trou-
verait dans Racine beaucoup d'exemples plus
sensibles que celui-ci. On peut voir, dans la
même tragédie , que lorsque Roxane, blessée
des froideurs de Bajazet , eu marque son
ctonnement à Athalidc et que celle-ci pro-
teste que ce prince l'aime , Roxane ré})OHd
Jirièvement :
Tl y va (le sa vie, au moins , que je le croie.
Bmazf.t, àcIc ITT , Srèiir VT.
■4
278 KÉFLEXIONS CRITIQUES
Ainsi cette sultane ne s'amuse point à
dire : « Je suis d'un caractère fier et vio-
(c lent. J'aime avec jalousie et avec fureur.
« Je ferai mourir Bajazet s'il me trahit . >■>
Le poète tait ces détails qu'on pénètre assez
d'un coup d'œil , et Roxane se trouve ca-
ractérisée avec plus de force. Voilà la ma-
nière de peindre de Racine : il est rare qu'il
s'en écarte ; et j'en rapporterais de grands
exemples , si ses ouvrages étaient moins
connus.
Il est vrai qu'il la quitte un peu , par
exemple, lorsqu'il met dans la bouche du
même Acomat :
Et , s il faut queje meure ,
Mourons; moi, cher Osmin, comme un visir: et foi,
Comme le favori d'un homme tel que moi
Bajazet , Jcte ly , Scène VII.
Ces paroles ne sont peut-être pas d'un
grand homme ; mais je les cite, parce qu'elles
semblent imitées du style de Corneille ; c'est
là ce que j'appelle, en quelque sorte , par-
ler pour se faire connaître , et dire de grandes
choses sans les inspirer.
SUR QUELQUES POETES. l'^Cf
Mais écoutons Corneille même , et voyons
de quelle manière il caractérise ses per-
sonnages. C'est le comte qui parle dans le
ad :
Les exemples vivants sont il uu aulie pouvoir ;
Un prince dans un livre apprend maison devoir
Et, qu'a fait, après tout, ce grand nombre d'années,
Que ne puisse égaler une de mes journées ?
Si vous fûtes vaillant , je le suis aujourd hui ;
Et ce bras du royaume est le plus ferme appui.
Grenade et l'Aragon tremblent quand ce fer brille :
Mon nom sert de rempart à toute la Castille ;
Sans moi vous passeriez bientôt sous d'autres lois ,
Et vous auriez bientôt vos ennemis pour rois.
Chaque jour, chaque instant, pour rehausser ma gloire.
Met lauriers sur lauriers , victoire sur victoire .'
Le prince à mes côtés ferait, dans les combats ,
L essai de son courage à l'ombre de mon bras ;
Il apprendrait à vaincre en me regardant faire ,
Et
Le Cid, Jclc I , Scène VI.
Il n"y a peut-être personne aujourd'hui
qui ne sente la ridicule ostentation de ces
paroles , et je crois qu'elles ont été citées
long-temps avant moi. Il faut les pardonner
au temps où Corneille a écrite et aux mau-
vais exemples qui l'euvironnaieut. Mais voici
■J.Ho RÉFLEXIONS CRITIQUKS
d'autres vers qu'on loue encore, et qui , n é-
tanl pas aussi affoctés , sont ]>liis propres ,
par cet endroit même, à faire illusion. C'est
Cornélie , veuve de Pompée , qui parle à
César :
César ; car le destin , que dans les fers je Liave ,
Ma fait la prisonnière, et non pas ton esclave ;
Et tu ne pre'tends pas qu'il m'abatte le cœur ,
Jusqu'à te rendre liomraage et te nommer seigneur.
De quelque rude trait qu il m'ose avoir frappée ,
Veuve du jeune Crasse et veuve de Pompée ,
Fille de Scipion , et pour dire encor plus ,
Romaine , mon courage est encore au-dessus.
Je le l'ai déjà dit , César , je suis Romaine :
El quoique ta captive , un cœur comme le micu,
De peur de s'oublier , ne te demande rien.
Ordonne ; et, sans vouloir qu'il tremble ou s'humilie,
Souviens-toi seulement que je suis Cornélie.
Pompée, Jcle III , Seine I^.
Et dans un autre endroit où la même Cor-
nélie parle de César , qui punit les meur-
triers du grand Pompée :
Tant d intérêts sont juinls à ceux, de mon époux ,
Que je ne devrais rien à ce qu il fait pour nous,
SDR QUELQUES POÈTES. 281
Si , comme par soi-même , un graud cœur j iige un autre ,
Je n'aimais mieux juger sa vertu par la nôtre ;
Kl croire que nous seuls armons ce combattant.
Parce qu'au point qu'il est. jeu voudrais faire autant .
Pompée, Acte V , Scène I.
Il me parait , dit encore Féuélon ' . qu'on
il donné soin>ent aux Romains un discours
trop fastueux., Je ne trouve point de
proportion entre l'emphase avec laquelle
Auguste parle dans la tragédie de Cinna ,
et la modeste simplicité avec laquelle Sué-
tone le dépeint dans tout le détail de ses
mœurs. Tout ce que nous vojons dans Tite-
Live , datis Plutarque , dans Cicéron, dans
Suétone, nous représente les Romains comme
des /lommes hautains dans leurs sentiments,
'nais simples , naturels et modestes dans
leurs paroles , etc.
Celle affecta lion de grandeur que nous
leur prêtons , ma toujours paru le principal
défaut de notre théâtre , et Técueil ordinaire
des poètes. Je n'ignore pas que la hauteur
' OEuvres choisies de Fenélon , Lettre sur Z'e-
loqiience , toni. II , § VI , page 238 cl suivantes.
Paris, 1821. B.
24.
282 n H F L 1". \ I O .\ s C U I T 1 Q U E s
est en possession d en imposer à l'esprit hu-
main; mais rien ne décèle plus parfaitement
aux esprits fins une hauteur fausse et con-
trefaite , qu'un discours fastueux et empha-
tique.
Il est aisé d ailleurs aux moindres poètes .
de mettre dans la bouche de leurs person-
nages des paroles fières. Ce qui est difficile,
c'est de leur faire tenir ce langage hautain
avec vérité et à propos. C'était le talent ad-
mirable de Racine , et celui qu'on a le moins
remarqué dans ce grand homme. Il y a
toujours si peu d'affectation dans ses dis-
cours, qu'on ne s'aperçoit pas de la hauteur
qu'on y rencontre. Ainsi lorsqu'Agrippine .
arrêtée par l'ordre de Néron , est obligée
de se justifier , commence par ces mots si
simples •.
Approchez-vous, Nérou , et prenez votre place.
On veut , sur vos soupçons , queje vous satisfasse.
Bp.iTANNiCL'S, Acte If^, Scène If.
je ne crois pas que beaucoup de personnes
lassent attention qu'elle commande en quel-
que manière à l'empereur de s'approcher et
de s'asseoir : elle qui était réduite à lendrc
SUR QUELQUES POÈTES. ?.83
compte de sa vie , non à son fils , mais à son
maître. Si elle eut dit comme Cornélie :
îséi'on; car le destin , que dans les feisje brave ,
M'a fait ta prisonnièie, el non pas ton esclave ;
Va lu ne prétends pas qu'il m abatte le cœur,
Jusqu à le rendre Iiummage, et te nommer seigneur
alors je ne doute pas que bien des gens n'eus-
sent applaudi à ces paroles , et les eussent
trouvées fort élevées.
Corneille est tombe trop souvent dans ce
défaut de prendre l'ostentation pour la hau-
teur , et la déclamation pour l'éloquence : et
ceux qui se sont aperçus qu'il était peu na-
turel à, beaucoup d'égards , ont dit , pour le
justifier , qu'il s'était attaché à peindre les
hommes tels qu'ils devaient être. Il est donc
vrai du moins qu'il ne les a pas peints tels
qu'ils étaient. C'est un grand aveu que cela.
Corneille a cru donner sans doute à ses héros
un caractère supérieur à celui de la nature.
Les peintres n'ont pas eu la même présomp-
tion. Lorsqu'ils ont voulu peindre les anges,
ils ont pris les traits de l'enfance ; ils ont
rendu cet hommage à la nature leur riche
modèle. C'était néanmoins un beau champ
284 RÉFLEXIONS CUITIQUES
pour leur imagination; mais c'est qu'ils étaient
persuadés que Timaginalion des hommes ,
d'ailleurs si féconde en chimères , ne pouvait
donner de la vie à ses propres inventions.
Si Corneille eût fait attention que tous les
panégyriques étaient froids , il en aurait
trouvé la cause en ce que les orateurs vou-
laient accommoder les hommes à leurs idées,
au lieu de former leurs idées sur les hommes.
Mais Terreur de Corneille ne me surprend
point : le hon goût n'est qu'un sentiment lin
et fidèle de la belle nature , et n'appartient
qu'à ceux qui ont l'esprit naturel. Corneille,
ué dans un siècle plein d'affectation , ne pou-
vait avoir le goût juste. Aussi la-t-il fait
paraître non-seulement dans ses ouvrages ,
mais encore dans le choix de ses modèles .
({u'il a pris chez les Espagnols et les Latins,
auteurs pleins d'enflure , dont il a préféré
la force gigantesque à la simplicité plus no-
ble et plus touchante des poètes grecs.
De là ses antithèses affectées , ses négli-
gences basses , ses licences continuelles .
son obscurité , son emphase . et cufin ce.-
phrases synonymes où la même pensée est
SUR QUELQUES POÈTES. 285
plus remaniée que la division d'un sermon.
De là encore ces disputes opiniâtres , qui
refroidissent quelquefois les plus fortes scè-
nes , et où l'on croit assister à une thèse pu-
blique de philosophie , qui noue les choses
pour les dénouer. Les premiers personnages
de ses tiagédies argumentent alors avec les
tournures et les subtilités de l'école , et s'a-
musent à faire des jeux frivoles de raison-
nements et de mots , comme des écoliers ou
des légistes. C'est ainsi que Cinna dit :
Que le peuple aux lyrans ne soit plus expose' :
S'il eût puni Sylla, Ce'sar eût moins ose'.
CiNNA . Jcle II, Scène II.
Car il n'y a personne qui ne prévienne la
réponse de Maxime :
Mais la moi-t Je César , que vous trouvez si juste ,
A. servi de pre'texte aux cruautés d'Augusle.
Voulant nous affranchir. Brute s'est abusé ;
S'il n'eût puni César, Auguste eût moins osé
CiNNA , Acte II , Scène II.
Cependant je suis moins choqué de ces
subtilités, que des grossièretés de quelques
scènes. Par exemple, lorsque Horace quitte
Curiace , c'est-à-dire, dans un dialogue
286 UlitLi: XIONS ChlTiyULS
d'ailleurs admirable , Curiace parle ainsi d'a-
bord :
Je vous connais encore , et c'est ce qui me tue.
Mais cette âpre vertu ne m'était point connue :
Comme notre malheur, elle est au plus haut point.
SoufFrcz que je l'admire , et ne l'imite point,
HonAcE , Acte II, Scène III.
Horace , le héros de cette tragédie , lui ré-
pond :
Non, non, n'embrassez pas de vertu par contrainte ;
Et puisque vous trouvez plus de charme à laplainle,
En toute liberté goûtez un bien si doux.
Voici venir ma sœur pour se plaindre avec vous.
Horace , Acte II , Scène III.
Ici Corneille veut peindre apparemment une
valeur féroce ; mais la férocité s'exprime-t-
elle ainsi contre un ami et un rival modeste?
La fierté est une passion fort théâtrale; mais
elle dégénère en vanité et en petitesse , sitôt
qu'elle se montre sans qu'on la provoque.
Me permettra-t-on de le dire ? Il me semble
que l'idée des caractères de Corneille est
presque toujours assez grande ; mais l'exé-
cution en est quelquefois bien faible , et le
coloris laux ou peu agréable Quelques uns
SUR QUELQUES POÈTES. 3.87
des caractères de Racine peuvent bien man-
quer de grandeur dans le dessein ; mais les
expressions sont toujours de main de maître,
et puisées dans la vérité et la nature. J'ai cru
remarquer encore qu'on ne trouvait guère
dans les personnages de Corneille , de ces
traits simples qui annoncent une grande
étendue d'esprit. Ces traits se rencontrent
en foule dans Roxane, dans Agrippine, Joad,
Acomat , Athalie.
Je ne puis cacher ma pensée : il était donné
à Corneille de peindre des vertus austères ,
dures et inflexibles ; niais il appartient à Ra-
cine de caractériser les esprits supérieurs ,
et de les caractériser sans raisonnements et
sans maximes , par la seule nécessité où nais-
sent les grands hommes d'imprimer leur ca-
ractère dans leurs expressions. Joad ne se
montre jamais avec plus d'avantage que lors-
qu'il paille avec une simplicité majestueuse
et tendre au petit Joas , et qu'il semble ca-
cher tout son esprit pour se proportionner
à cet enfant : de même Athalie Corneille ;
au contraire , se guindé souvent pour élever
ses personnages ; et on est étonné que le
5.88 HKFLEXIONS CRITIQUES
même pinceau ait caractérisé quelquefois
rhéroïsme avec des traits si naturels et si
énergiques.
Que dirai-je encore de la pesanteur qu'il
donne quelquefois aux plus grands hommes'
Auguste, eu parlant à Cinna , fait d'abord
un exorde de rhéteur. Remarquez que je
prends l'exemple de tous ses défauts dans
les scènes les plus admirées.
Prends un siège , Cinna , prends; et sur toute cliosi-
Observe exactement la loi que je l'impose ;
Prclc , sans nift troubler , loreille à mes discours .
D'aucun mot, ilauciin cri, n'en interromps le ronri,
Tiens ta langue captive , et si ce grand silence
A Ion (-motiiMi fait trop de violence,
Tu pourras mo répondre après tout à loisir :
Sur ce point seulement contente mon désir.
Cinna , Jcte J' , Scène T.
De ronihien la simplicité dAgrippine ,
dans Brilanniciis , est-elle plus noble et plus
naturelle?
Approchez-vous, Ne'ron, cl prenez votre place.
On veut, sur vos soupçons, que je vous satisfasse.
Britannicus , Acte IF, Seine IT.
Cependant , lorsqu'on fait le parallèle de
SUR QUELQUES POÈTES. 289
ces' deux poètes , il semble qu'on ne con-
vienne de l'art de Racine que pour donner
à Corneille l'avantage du génie. Qu'on em-
ploie cette distinction pour marquer le ca-
ractère d'un faiseur de phrases , je la trou-
verai raisonnable ; mais lorsqu'on parle de
l'art de Racine , l'art qui met toutes les cho-
ses à leur place, qui caractérise les hommes,
leurs passions , leurs mœurs , leur génie ;
qui chasse les obscurités , les superfluités ,
les faux brillants ; qui peint la nature avec
feu , avec sublimité et avec grâce ; que peut-
on penser d'un tel art , si ce n'est qu'il est
le génie des hommes extraordinaires, et l'o-
riginal même de ces règles que les écrivains
sans génie embrassent avec tant de zèle et
avec si peu de succès ? Qu'est-ce , dans la
Mort de César ' , que l'art des harangues
d'Antoine, si ce n'est le génie d'un esprit
supérieur, et celui de la vraie éloquence ?
C est le défaut trop fréquent de cet art ,
qui gâte les plus beaux ouvrages de Corneille.
Je ne dis pas que la plupart de ses tragédies
ne soient très -bien imaginées et très -bien
' Tragédie de Vohaiie.
I. 25
290 K K F L E X I O N s C II I T I Q U E S
conduites. Je crois même qu'il a connu mieuv
que personne l'art des situations et des con-
trastes. Mais l'art des expressions et 1 ai l di;s
vers , quil a si souvent négligés ou pris à
faux , déparent ses autres beautés. II paraît
avoir ignoré que pour être lu avec plaisir ,
ou même pour faire illusion à tout le monde
dans la représentation d un poème dramati-
que, il fallait , par une éloquence continue,
soutenir l'attention des spectateurs , qui se
relâche et se rebute nécessairement quand
les détails sont négligés. Il y a long-temps
qu on a dit que l'expression était la princi-
pale partie de tout ouvrage écrit en veis.
C'est le sentiment des grands maîtres quil
n'est pas besoin de justifier. Chacun sait ce
qu'on souffre , je ne dis pas à lire de mauvais
vers, mais même à entendre mal réciter un
bon poème. Si l'emphase d un comédien dé-
truit le charme naturel de la poésie ; comment
l'emphase même du poète ou l'impropriété do
ses expressions ne dégoûteraient-elles pas les
esprits justes de sa fiction et de ses idées ?
Racine n'est pas sans défauts. Il a mis quel-
quefois dans SCS ouvrages un amour laihlc
r
SUR QUELQUES POÈTES. 2f)I
«jui fait lauguir son action. Il n'a pas conçu
assez l'ortenient la tragédie. Il n'a point assez
lait agir ses personnages. On ne remarque
pas dans ses écrits autant d'énergie que d'é-
lévation, ni autant de hardiesse que d'égalité.
Plus savant encore à faire naître la pitié que
la terreur , et l'admiration que l'étonuement,
il n'a pu atteindre au tragique de quelques
poètes. Nul homme n'a eu eu partage tous
les dons. Si d'ailleurs on veut être juste, on
avouera que personne ne donna jamais au
théâtre plus de pompe , n éleva plus haut
la parole , et n'y versa plus de douceur.
Qu'on examine ses ouvrages sans prévention,
quelle facilité : quelle abondance ! quelle
poésie ! quelle imagination dans l'expression!
Qui créa jamais une langue ou plus magni-
fique , ou plus simple , ou plus variée , ou
plus noble , ou plus harmonieuse et plus
touchante ? Qui mit jamais autant de vérité
dans ses dialogues , dans ses images , dans
ses caractères , dans l'expression des pas-
sions? Serait-il trop hardi de dire que c'est
le plus beau génie que la France ait eu , et
ic plus éloquent de ses poètes ?
292 RKFLEXIONS CKITIQUES
Corneille a trouvé le théâtre vide , et a
eu l'avantage de former le goût de son siècle
sur son caractère. Racine a paru après lui
et a partagé les esprits. S'il eût été possible
de changer cet ordre . peut-être qu'on aurait
jugé de l'un et de l'autre fort différemment.
Oui , dit-on ; mais Corneille est venu le
premier , et il a créé le théâtre. Je ne puis
souscrire à cela. Corneille avait de grands
modèles parmi les Anciens ; Racine ne la
point suivi : personne n'a pi'is une route , je
ne dis pas plus différente , mais plus op-
posée : personne n'est plus original à nieil-
leur titre. Si Corneille a droit de prétendre
à la gloii'e des inventeurs , on ne peut l'oter
à Racine. Mais si l'un cl l'autre ont eu des
maîtres , lequel a choisi les meilleurs et les
a le mieux imités ?
Onreproche à Racine de n'avoir pas donné
à ses héros le caractère de leur siècle et de
leur nation : mais les grands hommes sont
de tous les âges et de tous les pays. On ren-
drait le vicomte de Turenne et le cardinal
de Richelieu méconnaissables en leur don-
nant le caractère de leur siècle. Les araes
SUR QUELQUES POÈTES. 2C)3
véritablement grandes ne sont telles que
parce qu'elles se trouvent eu quelque ma-
nière supérieures à réducation et aux cou-
tumes. Je sais qu'elles retiennent toujours
quelque chose de l'un et de l'autre ; mais le
poète peut négliger ces bagatelles , qui ne
touchent pas plus au fond du caractère que
la coiffure et l'habit du comédien , pour ne
s'attacher qu'à peindre vivement les traits
d'une nature forte et éclairée , et ce génie
élevé qui appartient également à tous les
peuples. Je ne vois point d'ailleurs que Ra-
cine ait manqué à ces prétendues bienséan-
ces du théâtre. Ne parlons pas des tragédies
faibles de ce grand poète , Alexandre , la
Théhaide , Bérénice , Esther , dans les-
quelles on pourrait citei' encore de grandes
l>eautés. Ce n'est point par les essais d'un
auteur , et par le plus petit nombre de ses
ouvrages , qu'on en doit juger ; mais par le
plus grand nombre de ses ouvrages , et par
ses chefs-d'œuvre. Qu'on observe cette règle
avec Racine , et qu'on examine ensuite ses
écrits. Dira-t-on qu'Acomal, Roxaue , Joad,
Athalic , Mitliridatc , Néron . Agrippine ,
2()4 HÉFLF.XIOXS CIUTIQUES
Burihus, Narcisse, Clyternnestre , Againcin-
non , etc. , u'aicut pas le caraclèrc de leur
siècle , et celui que les historiens leur ont
donné ? Parce que Bajazet et Xipharès res-
semblent à Britannicus , parce qu'ils ont un
caractère faible pour le théâtre . quoique na-
turel, sera-t-on fondé à prétendre que Ra-
cine n'ait pas su caractériser les hommes ,
lui dont le talent éminent était de les peindre
avec vérité et avec noblesse ?
Bajazet , Xipharès , Britannicus , carac-
tères si critiqués , ont la douceur et la déli-
catesse de nos niœurs , qualités qui ont pu se
rencontrer chez d'autres hommes , et n'en
ont pas le ridicule , comme on l'insinue. Mais
je veux qu'ils soient plus faibles qu'ils ne me
paraissent: quelle tragédie a -t- on vue où
tous • les personnages fussent de la même
force ? Cela ne se peut : Mathan et Abner
sont peu considérables dans Athalie , et cela
n'est pas un défaut , mais privation d'une
beauté plus achevée. Que voit-on d'ailleurs
de plus sublime que toute cette tragédie ?
Que reprocher donc à Racine? d'avoir
mis quelquefois dans ses ouvrages im amour
SUR (,)'JEL<OUliS POÈTES. 2^5
laiblc , Ici peut - être qu'il est déplacé au
llicàlrc. Je l'avoue; mais ceux qui se fondent
là-dessus pour bannir de la scène une pas-
sion si générale et si violente passent , ce me
semble , dans un autre excès.
Les grands hommes sont grands dans leurs
amours , et ne sont jamais plus aimables.
L'amour est le caractère le plus tendre de
l'humanité , et l'humanité est le charme et
la perfection de la nature.
Je reviens encore à Corneille , afin de finir
ce discours. Je crois qu'il a connu mieux
que Racine le pouvoir des situations et des
contrastes. Ses meilleures tragédies, toujours
fort au-dessous , par l'expression , de celles
de son rival , sont moins agréables à lire ,
mais plus intéressantes quelquefois dans la
représentation , soit par le choc des carac-
tères , soit par l'art des situations , soit par
la grandeur des intérêts. Moins intelligent
que Racine, il concevait peut-être moins pro*
fondement , mais plus fortement ses sujets.
Il n'était ni si grand poète , ni si éloquent ;
mais il s'exprimait quelquefois avec une
grande énergie. Personne n'a des traits plus
agG llÉFLEXIONS CRITIQUES
élevés et plus hardis; personne n'a laisse
ridée d'un dialogue si serré et si véhément;
personne n'a peint avec le même bonheur
l'inflexibilité et la force d'esprit qui naissent
de la vertu. De ces disputes mêmes que je
lui reproche, sortent quelquefois des éclairs
qui laissent l'esprit étonné , et des combats
qui véritablement élèvent l'ame ; et enfin ,
quoiqu'il lui arrive continuellement de s'é-
carter de la nature , on est obligé d'avouer
qu'il la peint naïvement et bien fortement
dans quelques endroits ; et c'est uniquement
dans ces morceaux naturels qu'il est admi-
rable. Yoilà ce qu'il me semble qu'on peut
dire sans partialité de ses talents. jNIais lors-
qu'on a rendu justice à son génie , qui a sur-
monté si souvent le goût barbare de son siècle ,
on ne peut s'empêcher de rejeter , dans ses
ouvrages , ce qu'ils retiennent de ce mauvais
goût , et ce qui servirait à le perpétuer dans
les admirateurs trop passionnés de ce grand
maître.
Les gens du métier sont plus indulgents
que les auti'es à ces défauts , parce qu'ils ne
regardent qu'aux traits originaux de leurs
SUR QUELQUES POETES. 297
modèles j et qu'ils connaissent mieux le prix
de l'invention et du génie. Mais le reste des
hommes juge des ouvrages tels qu'ils sont ,
sans égard pour le temps et pour les auteurs :
et je crois quil serait à désirer que les gens
de letti'es voulussent bien séparer les défauts
des plus grands hommes de leurs perfections;
car si l'on confond leurs beautés avec leurs
fautes par une admiration superstitieuse , il
pourra bien arriver que les jeunes gens imi-
teront les défauts de leurs maîtres, qui sont
aisés à imiter , et n'atteindront jamais à leur
génie.
Pour moi , quand je fais la critique de tant
d'hommes illustres, mon objet est de prendre
des idées plus justes de leur caractère.
Je ne crois pas qu'on puisse laisonnable-
ment me reprocher cette hardiesse : la na-
ture a donné aux grands hommes de faire ,
et laissé aux autres de juger.
Si l'on trouve que je relève davantage les
défauts des uns que ceux des autres , je dé-
clare que c'est à cause que les uns me sont
plus sensibles que les autres , ou pour éviter
de répéter des choses qui sont trop connues.
298 RÉFLEXIOXS CRITIQUES
Poui- finir , et marquer chacun de ces
poètes par ce qu'ils ont eu de plus propre ,
je dirai que Corneille a éminemment la force,
Boileau la justesse , La Fontaine la naïveté ,
Cliaulieu les grâces et l'ingénieux , Molière
les saillies et la vive imitation des muiurs ,
Kacine la dignité et l'éloquence.
Ils n'ont pas ces avantages à l'exclusion
les uns des autres ; ils les ont seulement dans
un degré plus éminent , avec une infinité
d'autres perfections que chacun y peut le-
marquer.
VII.
J. B. ROUSSEAU.
On ne peut disputer à Rousseau d'a\oir
coimu parfaitement la mécanique des vers '.
Egal peut-être à Despréaux par cet endroit,
on pourrait le mettre à côté de ce giand
homme , si celui-ci , né à l'aurore du bon
' Oa trouve dans toutes les cditious la méca-
nique des vers. Cette expression n'étant ordi-
nairement employée qu'au figuré , c'est sans
doute une faute écliappée aux premiers impri-
meurs j lisez donc le mécanisme des vers. B.
SUR QUELQUES POETES. 299
goiit , n'avait été le maître de Rousseau , et
de tous les poètes de son siècle.
Ces deux excellents écrivains se sont dis-
tingués lun et l'autre par l'art difficile de
faire régner dans les vers une extrême sim-
plicité , par le talent d'y conserver le tour
et le génie de notre langue , et enfin par
cette harmonie continue sans laquelle il n'y
a point de véritable poésie.
On leur a reproché , à la vérité , d'avoir
manqué de délicatesse et d'expression pour
le sentiment. Ce dernier défaut me paraît
peu considérable dans Despréaux , parce que
s'étant attaché uniquement à peindre la rai-
son , il lui suffisait de la peindre avec vivacité
et avec feu , comuie il a fait : mais l'expres-
sion des passions ne lui était pas nécessaire.
Son Art poétique , et quelques autres de ses
ouvrages , approchent de la perfection qui
leur est propre ; et on n'y regrette point la
langue du sentiment , quoiqu'elle puisse en-
trer peut-être dans tous les genres et les em-
bellir de ses charmes .
Il n'est pas tout-à-fait si facile de justifier
Rousseau à cet égard. L'ode étant , comme
3oO RÉFLEXIONS CRITIQUES
il (lit lui-même , le véritable champ du pa-
thclùiue et du sublime , on voudrait toujours
trouver dans les siennes ce haut caractère.
Mais quoiqu'elles soient dessinées avec une
grande noblesse, je ne sais si elles sont toutes
assez passionnées. J'excepte quelques unes
des odes sacrées , dont le fonds appartient à
de plus grands maîtres. Quant â celles qu'il
a tirées de son propre fonds , il me semble
qu'en général les fortes images qui les embel-
lissent, ne produisent pas de grands mouve-
ments , et n'excitent ni la pitié , ni l'étonne-
Hient, ni la crainte, ni ce sombre saisissement
que le vrai sublime fait naître.
La marche impétueuse de l'ode n'est pas
celle de l'esprit tranquille : il faut donc qu'elle
soit justifiée par un enthousiasme véritable.
Lorsqu'un auteur se jette de sang-froid dans
ces nrouveraents et ces écarts qui n'appar-
tiennent qu'aux grandes passions , il court
risque de marcher seul ; car le lecteur se
lasse de ces transitions forcées , et de ces
fréquentes hardiesses que l'art s'efforce d'i-
miter du sentiment , et qu'il imite toujours
sans succès. Les endroits où le poète paraît
SUR QUELQUES POÈTES. 3ol
s'égarer devraient être, à ce qu'il me semble,
les plus passionnés de son ouvrage. Il est
même d'autant plus nécessaire de mettre du
sentiment dans nos odes , que ces petits
poèmes sont ordinairement vides de pensées,
et qu'un ouvrage vide de pensées sera tou-
jours faible s'il n'est rempli de passion. Or,
je ne crois pas qu'on puisse dire que les odes
de Rousseau soient fort passionnées. Il est
tombé quelquefois dans le défaut de ces poè-
tes qui semblent s'être proposé dans leurs
écrits , non d'exprimer plus fortement par
des images des passions violentes , mais seu-
lement d'assembler des images magnifiques,
pins occupés de chercher de grandes figures
que de faii-e naître dans leur ame de grandes
pensées. Les défenseurs de Rousseau répon-
dent qu'il a surpassé Horace et Pindare, au-
teurs illustres dans le même genre , et de
plus rendus respectables par l'estime dont ils
sont en possession depuis tant de siècles. Si
cela est ainsi, je ne m'étonne point que Rous-
seau ait emporté tou« les suffrages. On ne
juge que par comparaison de toutes choses ,
et ceux qui font mieux que les autres dans
I. 26
302 UÉFLEXIONS CRITIQUES
leur genre , passent toujours pour excellents,
personne n'osant leur contester d'ctre dans
le bon chemin. Il mappartienl moins quà
tout autre de dire que Rousseau n"a pu at-
teindre le but de son art : mais je crains bien
que si on n'aspire pas à faire de Iode une imi-
tation plus fidèle de la nature , ce genre ne
demeure enseveli dans une espèce de médio-
crité .
S'il m'est permis d'être sincère jusqu'à la
fin , j'avouerai que je trouve encore des pen-
sées bien fausses dans les meilleures odes de
Rousseau. Cette fameuse Ode à la Fortune,
qu'on regarde comme le triomphe de la rai-
son , présente . ce me semble , peu de ré-
flexions qui ne soient plus éblouissantes que
solides. Écoutons ce poète philosophe :
Quoi ' Rome et l'Italie eu cendre
Me feront honorer Sylla ?
Non vraiment , Vlialie en cendre ne peut
faire honorer Sylla ; mais ce qui doit , je
crois , le faire respecter avec justice , c'est ce
génie supérieur et puissant qui vainquit le
génie de Rome , qui lui ilt défier dans sa
vieillesse les ressentiments de ce même peu-
SUR QUELQUES POÈTES. 3o3
j)le qu'il avait soumis , et qui sut toujours
subjuguer, par les bieiil'aits ou par la force ,
le courage ailleurs indomptable de ses en-
nemis.
Voyons ce qui suit :
J'admirerai dans Alexandre
Ce que j'abhorre en Auila ' .
Je ne sais quel était le caractère d'Attila ;
mais je suis forcé d'admirer les rai'cs talents
d'Alexandre , et cette hauteur de génie qui,
soit dans le gouvernement , soit dans la
guerre , soit dans les sciences , soit même
dans sa vie privée , l'a toujours fait paraître
comme un homme extraordinaire , et qu'un
instinct grand et sublime dispensait des
moindi'es vertus '. Je veux révérer un héros
qui , parvenu au faîte des grandeurs hu-
maines , ne dédaignait pas lamitié ; qui ,
' 11 ne s''aglt ici ni du. génie de Sylla , ni des
i^randes qualile's d'Alexandre , mais des maux
cfue leur ambition et leur exemple ont faits au
monde ^ et le poète philosophe a pu , sous ce
rapport , les comparer avec Attila. B.
'■' Voar dispensait des vertus d^un ordre moins
relevé , paraît amnliibologifjuc. S.
3o4 UÉFLEXIONS CRITIQUES
dans celte haute fortune , respectait encore
le mérite ; qui aima mieux s'exposer à mourir
que de soupçonner son médecin de quelque
crime , et d'affliger , par une dcfiaiicc qu'on
n'aurait pas blâmée , la fidélité d'un sujet
qu'il estimait : le maître le plus libéral qu'il
y eut jamais , jusqu'à ne réserver pour lui
que V espérance ; plus prompt à réparer ses
injustices qu'à les commettre, et plus pénétré
de ses fautes que de ses triomphes ; né pour
conquérir l'univers , parce qu'il était digne
de lui commander ; et en quelque sorte ex-
cusable de s'ctre fait rendre les honneurs
divins dans un temps où toute la terre ado-
rait des dieux moins aimables. Rousseau pa-
raît donc trop injuste , lorsqu'il ose ajouter
d'un si grand homme :
Mais à la place de Socrate,
Le fameux vainqueur de l'Eupbrale
Sera le dernier des mortels.
Apparemment que Rousseau ne voulait
épargner aucun conquérant ; et voici comme
il parle encore :
L inexpe'rieuce indocile
Du compagnon de Paul-Emile
Fil tout le succès d'Annibal.
SUR QUELQUES POÈTES. 3o5
Combien toutes ces réflexions ne sont-
elles pas superficielles ? Qui ne sait que la
science de la guerre consiste à profiter des
fautes de son ennemi? Qui ne sait qu'An-
nibal s'est montré aussi grand dans ses dé-
faites que dans ses victoires ?
S'il était reçu de tous les poètes , comme
il Test du reste des hommes , qu'il n'y a
rien de beau dans aucun genre que le vrai ,
et que les fictions mêmes de la poésie n'ont
été inventées que pour peindre plus vive-
ment la vérité , que pourrait-on penser des
invectives que je viens de rapporter ? Serait-
on trop sévère de juger que VOde à la For-
tune n'est qu'une pompeuse déclamation ,
et un tissu de lieux communs énergiquement
exprimés ?
Je ne dirai rien des allégories et de quel-
ques autres ouvrages de Rousseau. Je nosei'ais
surtout juger d'aucun ouvrage allégorique .
parce que c'est un genre que je n'aime pas :
mais je louerai volontiers ses épigrammes, où
l'on trouve toute la naïveté de Marot avec
une énergie que Marot n'avait pas. Je loue-
rai des morceaux adjnirables dans ses épîlres.
26.
3o6 RÉFLEXION' s Cl, I TIQUES
où le génie de ses cpigrammes se fait sin-
gulièicincnt apercevoir. Mais en adiniraut
ces morceaux , si dignes de l'être , je ne puis
uî'empccher d'être choqué de la grossièreté
insupportable qu'on remarque en d'autres
endroits. Rousseau voulant dépeindi'e , dans
VEpitre aux Muses , je ne sais quel mau-
vais poète, il le compare à un oison que la
flatterie enhardit à préférer sa voix au chant
du cygne. Un autre oison lui fait un long
discours pour l'obliger à chanter, et Rousseau
continue amsi :
A ce discours, notre oiseau tout gaillard
Perce le ciel de son cri naziilard :
Et tout d'abord , oubliait leur mangeaille.
Vous eussiez vu canards , dindons , poulaillc ,
De toutes parts accourir, 1 entourer.
Battre de laile , applaudir, admirer ,
Vanter la voix dont nature le doue.
Et faire nargue au cygne de Mantoue.
Le chant fini, le pindarique oison,
Se rengorgeant , rentre dans la maison ,
Tout orgueilleux d'avoir , par son ramage ,
Du poulailler mérite' le suffrage ' .
On ne nie pas qu'il n'y ait quelque force
• Tuuic ucUc iijuclc est dirigée contre La
SUR QUELQUES POÈTES. 807
dans celte peinture ; mais combien en sont
basses les images ! La même épîlre est rem-
plie de choses qui ne sont ni plus agréables
ni plus délicates. C'est un dialogue avec les
Muses , qui est plein de longueurs , dont les
transitions sont forcées et trop ressem-
blantes ; où l'on trouve à la vérité de grandes
beautés de détails , mais qui en rachètent
à peine les défauts. J ai choisi cette épître
exprès , ainsi que VOde à la Fortune , afin
qu'on ne m'accusât pas de rapporter les ou-
vrages les plus faibles de Rousseau pour di-
minuer l'estime que l'on doit aux autres.
Puis-je me flatter en cela d'avoir contenté la
délicatesse de tant de gens de goût et de gé-
nie, qui respectent tous les écrits de ce poète.
Quelque crainte que je doive avoir de me
tromper, en ra'écartant de leur sentiment et
de celui du public, je hasarderai encore ici
une réflexion. C'est que le vieux langage em-
ployé par Rousseau dans ses meilleures épî-
tres , ne me paraît ni nécessaire pour écrire
Motle , dont les odes jouissaient, du temps de
J. B. Rousseau , (F une réputation que la posle-
• ilc n'a point confirmée, li.
3o8 RÉFLEXIONS CUITIQUKS
naïvement, ni assez noble pour la poésie.
C'est à ceux qui font profession eux-mêmes
de cet art à prononcer là-dossus. Je leur
soumets sans répugnance toutes les remar-
ques que j'ai osé faire sur les plus illustres
écrivains de notre langue. Personne n'est
plus passionné que je ne le suis pour les vé-
ritables beautés de leurs ouvrages. Je ne con-
nais peut-être pas tout le mérite de Rous-
seau , mais je ne serai pas fâché qu'on me
détrompe des défauts que j'ai cru pouvoir
lui reprocher '. On ne saurait trop honorer
les grands talents d'un auteur dont la cé-
lébrité a fait les disgrâces , comme c'est la
coutume chez les hommes , et qui n'a pu
jouir dans sa patrie de la réputation quil
méritait , que lorsque accablé sous le poids
de l'humiliation et de l'exil , la longueur de
son infortune a désarmé la haine de ses en-
nemis , et (léchi l'injustice de l'envie.
' IhcoitcgI. Reconnaîlrc qu'on s'est trompe,
en cegarduiit connue un défaut ce fpii n'en est
pas un, ce n'est pas se de'tromper des défauts. M .
I
I
Sun QUELQUES POETES- JOf)
VIII.
QUINAULT.
On ne peut trop aimer la douceur , la mol-
lesse , la facilité et l'harmonie tendre et tou-
chante de la poésie de Quinault. On peut
même estimer beaucoup l'art de quelques
uns de ses opéras , intéressants par le spec-
tacle dont ils sont remplis, par l'invention ou
la disposition des faits qui les composent ,
par le merveilleux qui y règne , et enfin par
le pathétique des situations , qui donne lieu
à celui de la musique , et qui l'augmente né-
cessairement. Ni la grâce , ni la noblesse ,
ni le naturel , n'ont manqué à l'auteur de ces
poèmes singuliers. U y a presque toujours
de la naïveté dans son dialogue , et quelque-
fois du sentiment. Ses vers sont semés d'i-
mages charmantes et de pensées ingénieuses.
On admiierait trop les fleurs dont il se pare,
s'il eût évité les défauts qui font languir quel-
quefois ses beaux ouvrages. Je n'aime pas
les familiarités qu'il a introduites dans ses
tragédies : je suis fâché qu'on trouve dans
beaucoup de scènes , qui sont faites pour
3lO ilEFLEXIO.N'S CUITIQLES
inspirer la terreur et la pitié , des person-
nages , qui , par le contraste de leurs discours
avec les intérêts des malheureux , rendent
CCS mêmes scènes ridicules , et en détruisent
tout le pathétique. Je ne puis m'empêcher
encore de trouver ses meilleurs opéras trop
vides de choses , trop négligés dans les dé-
tails , trop fades même dans bien des en-
droits. Enfin je pense qu'on a dit de lui avec
vérité qu'il n'avait l'ait qu'effleurer d'ordi-
naire les passions. Il me paraît que Lulli a
donné à sa musique un caractère supérieur
à la poésie de Quinault. Lulli s'est élevé sou-
vent jusqu'au sublime par la grandeur et par
le pathétique de ses expressions ; et Quinault
n'a d'autre mérite à cet égard que celui d'a-
voir fourni les situations et les canevas aux-
quels le musicien a l'ait recevoir la profonde
empreinte de son génie. Ce sont sans doute
les défauts de ce poète et la laiblesse de ses
premiers ouvi'agcs , qui ont fermé les yeux
de Despréaux sur son mérite ; mais Des-
prcaux peut être excusable de n'avoir pas
cru que l'opéra , théâtre plein d'irrégularités
et de licences , eût atteint , eu naissant , sa
SUU QUELQUES POÈTES. 3ll
perfection. Ne pcnserions-uous pas encore
qu'il manque quelque chose à ce spectacle ,
SI les efforts inutiles de tant d'auteurs re-
nommés ne nous avaient fait supposer que
le défaut de ces poèmes était peut-être un
vice irréparable ? Cependant je conçois sans
peine qu'on ait fait à Despréaux un grand
reproche de sa sévérité trop opiniâtre ' . Avec
des talents si aimables que ceux de Quinault,
et la gloire qu'il a d'être l'inventeur de son
genre , on ne saurait être surpris qu'il ait
des partisans très - passionnés , qui pensent
qu'on doit respecter ses défauts mêmes. Mais
cette excessive indulgence de ses admirateurs
me fait comprendre encore l'extrême rigueur
de ses critiques. Je vois qu'il n'.est point dans
le caractère des hommes de juger du mérite
d'un autre homme par l'ensemble de ses
' Boilcau a cependant dit Itii-mémc, dans la
préface de la dernière édition de ses OEiivrcs ,
que dans le temps oii il écrivit contre Quinault,
tons deux étaient fort jeunes , et Quinault n^i-
vait pas fait alors beaucoup d'ouvrages , cpii lui
ont accpiis dans la suite une juste réputation.
Ce sont les expressions dent il se sert. F.
3l2 niCFLEXIONS CRlTrQUES '
qualités ; on envisage sous divers aspects le
génie (lun auteur illustre ; on le méprise
ou l'admire avec une égale apparence de rai-
sou , selon les choses que l'on considère en
ses ouvi-ages. Les beautés que Ouinault a
imaginées demandent grâce pour ses défauts ;
mais j'avoue que je voudrais bien qu'on se
ilispensât de copier jusqu'à ses fautes. Je
suis fâché qu'on désespère de mettre plus de
passion, plus de conduite, plus de raison
et plus de force dans nos opéras que leur
inventeiu' n'y en a mis. J'aimerais qu'on en
retranchât le nombre excessif de refrains qui
s'y rencontrent , qu'on ne refroidît pas les
tragédies par des puérilités , et qu'on ne fît
pas des paroles pour le musicien , enliêre-
, ment vides de sens. Les divers morceaux
qu'on admire dans Ouinault , prouvent qu'il
y a peu de beautés incompatibles avec la
musique , et que c'est la faiblesse des poètes
ou celle du genre , qui fait languir tant d'o-
péras , faits à la hâte et aussi mal écrits
qu'ils sont frivoles.
SUR QUELQUES POÈTES. 3l3
IX.
SlK QUELQUES OUVRAGES DE VOLTAllîE '.
- Après avoir parlé de Rousseau et des plus
grands poètes du siècle passé , je crois que
ce peut être ici la place de dire quelque chose
des ouvrages d'un homme qui lionore notre
siècle , et qui n'est ni moins grand , ni moins
célèbre que tous ceux qui Tont précédé ,
quoique sa gloii-e , plus près de nos yeux ,
soit plus exposée à l'envie.
Il ne m'appartient pas de faire une cri-
tique raisounée de tous ses écrits, qui passent
de bien loin mes connaissances et la faible
étendue de mes lumières ; ce soin me convient
d'autant moins qu'une infinité d'hommes plus
instruits que moi ont déjà fixé les idées qu'on
doit en avoir. Ainsi je ne parlerai pas de la
Ilenriade , qui , malgré les défauts qu'on lui
impute et ceux qui y sont en effet , passe
' Cet aiLicle a clé imprimé pour la première
fois dansTéditlon de 1806. Il est tiré des manus-
erits de l'auteur, mort plus de trente ans avant
Voltaire. F.
I. 27
3l4 KliFLEXlUXS CKITIQLF.S
néanmoins , sans contestation , pour le plus
grand ouvrage de ce siècle , et le seul poème ,
en ce genre , de notre nation.
Je dirai peu de chose encore de ses tra-
gédies : comme il n'y en a aucune qu'on ne
joue au moins une fois chaque année , tous
ceux qui ont quelque étincelle de bon goût
peuvent y remai'quer d'eux-mêmes le carac-
tère original de l'auteur , les grandes pensées
qui y régnent , les morceaux éclatants de
poésie qui les embellissent , la manière forte
dont les passions y sont ordinairement tzai-
tées , et les traits hardis et sublimes dont
elles sont pleines.
Je ne m'arrêterai donc pas à faire remar-
quer dans Mahomet^ cette expression grande
et tragique du genre terrible , qu on croyait
épuisée par l'auteur ôt' Electre ' . Je ne par-
lerai pas de la tendresse répandue dans Zaïre,
ni du caractèi'e théâtral des passions violentes
' Il faut bien se garder de confondre, comme
nous l'avons fait dans notre édition in-S". des
OEnvres de Vauvcnargues , cette tragédie avec
Y Electre de Crébillon; il s'agit ici de Y Electre
de Voltaire , imprimée sous le nom (TOreste. lî.
SVn QUELQUES POÈTES. 3l5
d'IIéiode ' , ni de la singulière et noble nou-
veauté à^Alzire , ni des éloquentes harangues
qu'on voit dans la Mort de César , ni enfin
de tant dautres pièces , toutes différentes ,
qui font admirer le génie et la fécondité de
leur auteur.
Mais parce que la tragédie de Mérope me
paraît encore mieux écrite , plus touchante
et plus naturelle que les autres, je n'hésiterai
pas à lui donner la préférence. J'admire les
grands caractères qui y sont décrits , le vrai
qui règne dans les sentiments et les expres-
sions, la simplicité sublime et tout -à -fait
nouvelle sur notre théâtre , du rôle d'Egiste ,
la tendresse impétueuse de Mérope , ses dis-
cours coupés , véhéments , et tantôt remplis
de violence , tantôt de hauteur. Je ne suis
pas assez tranquille à une pièce qui produit
de si grands mouvements , pour examiner si
les règles et les vraisemblances sévères n'y
sont pas blessées. La pièce me serre le cœur
dès le commencement , et me mène jusqu'à
la catastrophe, sans me laisser la liberté de
respirer.
' Dans la tragédie de Mariamne. B.
3l() RIÎFLEXIONS CRITIQUES
S'il y a donc quelqu'un qui pnHciiflc qur
la conduite de l'ouvrage est peu régulière .
et qui pense qu'en général M. de Voltaire
n'est pas heureux dans la fiction ou dans le
tissu de SCS pièces , sans entrer dans cette
question , trop longue à discuter , je me con-
tenterai de lui répondre que ce même défaut
dont on accuse M. de Voltaire a été reproché
très-justement à plusieurs pièces excellentes,
sans leur faire tort. Les dénoùments de Mo-
hère sont peu estimés , et le Misanthivpe ,
qui est le chef-d'œuvre de la comédie , est
une comédie sans action. Mais c'est le pri-
vilège des hommes comme Molière et M. de
Voltaire , d'être admirables malgré leurs dé-
fauts, et souvent dans leurs défauts mêmes.
La manière dont quelques personnes, d'ail-
leurs éclairées , pailent aujourd'hui de la
poésie, me surprend beaucoup. Ce n'est pas,
disent-ils , la beauté des vers et des images
qui caractérise le poète , ce sont les pensées
mâles et hardies ; ce n'est pas l'expression *\»
sentiment et de l'harmonie, c'est l'invention.
Par là on prouverait que Bossuet et Newton
ont été les plus grands poètes de leur siècle ;
SUR QUELQUES TOF.TES. 817
car assurément rinvenliou , la hardiesse et
les pensées maies ne leur manquaient point.
Reprenons Mérope. Ce que j'admire en-
rore dans cette tragédie , c'est que les per-
sonnages y disent toujours ce qu'ils doivent
tlire, et sont grands sans afiectation. Il faut
Vive la seconde scène du second acte pour
comprendre ce que je dis. Qu'on me per-
mette d'en citer la fin, quoiqu'on put trou-
ver dans la même pièce de plus beaux en-
droits.
ÉGISTE.
Un vain désir de gloire a séduit mes esprits.
On me parlait souvent des troubles de Messène ,
Des malbeurs dont le ciel avait frappé la reine ,
Surtout de ses vertus dignes d'un autre prix. :
Je me sentais ému par ces tristes récits .
De l'Elide en secret dédaignant la mollesse,
J'ai voulu dans la guerre exercer ma jeunesse ,
Servir sous vos drapeaux , et vous offrir mon bras ;
Voilà le seul dessein qui conduisit mes pas.
Ce faux instinct de gloire égara mon courage ,
A mes parents flétris sous les rides de l'âge ,
J'ai de mes jeunes ans dérobé les secours :
C'est ma première faute, elle a troublé mes jours.
Le ciel m'en a- puni : le ciel inexorable
'M a tnnduil dans le piège , et m'a rendu coupable,
■i7.
3 I 8 11 l'. 1' L F, X 1 <■) N s r, R 1 T I n U E S
MÉROPE.
Jl ne 1 est point . l'oa crois sou ingenuil»' :
r.c mensonge na point celle simplicité.
Tendons à sa jeunesse une main bienfaisante.
C'est un infortune' que le ciel me présente ;
Jl suffit qu il soit homme et qu'il soit mallieureux..
Mon fils peut éprouver un sort plus rigoureux .
11 me rappelle Egisto ; Egiste est de son âge ;
Peul-i'-tre comme lui, de rivage en rivage,
Jiiconnu , fugitif, et partout rebuté,
Il souffre le mépris qui suit la pauvreté.
L'opprobre avilit l'aine cl Jlctril le courage.
MÉROPE , Àclc TI , Scène Jl.
Cette dernière réflexion de Méropc est
bien naturelle et bien sublime. Une mère
aurait pu être touchée de toute autre crainte
dans une telle calamité : et néanmoins Mé-
rope paraît pénétrée de ce sentiment. Voilà
comme les sentences sont grandes dans la
tragédie , et comme il faudrait toujours les y
placer.
C'est , je crois , cette sorte de grandeur
({iii est propre à Racine, et que tant de poètes
après lui ont négligée, ou parce quils ne la
connaissaient pas , ou parce qu'il leur a été
bien plus facile de dire des choses guindées,
SUR QUELQUES POliTES. 3l9
et d'exagérer la nature. Aujourd'hui on croit
avoir fait un caractère , lorsqu'on a mis dans
la bouche d'un personnage ce qu'on veut faire
])cnser de lui , et qui est précisément ce qu'il
doit taire. Une mère affligée dit qu'elle est
affligée, et uu héros dit qu'il est un héros.
Il faudrait que les personnages fissent penser
tout cela d'eux , et que rarement ils le dis-
sent ; mais, tout au contraire , ils le disent
et le font rarement penser. Le grand Cor-
neille n"a pas été exempt de ce défaut , et
cela a gâté tous ses caractères. Car enfin ce
qui forme un caractère, ce n est pas , je crois,
quelques traits , ou hardis , ou forts , ou su-
blimes , c'est l'ensemble de tous les traits ,
et des moindres discours d'un personnage.
Si on fait parler un héros , qui mêle partout
lie l'ostentation , de la vanité , et des choses
basses à de grandes choses ; j'admire ces traits
de grandeur , qui appartiennent au poète ,
mais je sens du mépris pour son héros dont
le caractère est manqué. L'éloquent Racme
qu'on accuse de stérilité dans ses caractères,
est le seul de son temps qui ait fait des ca-
ractères ; et ceux qui admirent la variété du
020 HKFL EXIONS CiUTIQUES
grand Corneille sont bien indulgents de lui
pardonner l'invariable ostentation de ses per-
sonnages , et le caractère toujours dur des
vertus qu'il a su décrire.
C'est pourquoi quand M. de Voltaire a
critiqué ' les caractères d'Hippolyte, Bajazet,
Xipliarès , Britannicus , il n'a pas prétendu,
je crois , diminuer l'estime de ceux d'Athalie.
Joad , Acomat , Agrippine , Néron , Bur-
rhus , Mithridate , etc. Mais puisque cela me
conduit à parler du Temple du Goût , je suis
bien aise d'avoir occasion de dire que j'en
' Dans son Temple du Goût, Voltaire, aprc's
avoir parlé de Pierre Corneille , s'exprime ain^i
sur Racine :
Plus pnr, plas élégant, plus tendre,
Et parlant au cœur de plus près ,
Nous allacliant sans nous surprendre .
Et ne se démentant jamais ;
Racine observe les portraits
De Bajazet , de Xipliarès ,
De Britannicus , d'Hippolyte;
A peine il distingue leurs traits;
Ils ont tous le nu'me mérite.
Tendres, galants, doux et discrets;
Va l'amour tjui marclie à leur suite,
I.cs croit dos courtisans français.
SUR QUELQUES POÈTES. 321
«^lime grandement les décisions. J'excepte
ces mots : Bossue t , le seul éloquent entre
tant iVécrivains qui ne sont qu élégants ' ;
car je ne crois pas que M. de Voltaire lui-
même voulût sérieusement réduire à ce petit
mérite d'élégance les ouvrages de M. Pascal,
l'homme de la terre qui savait mettre la vé-
rité dans un plus beau jour , et raisonner
avec plus de force. Je prends la liberté de
défendre encore contre son autorité le ver-
tueux auteur de Télémaque , homme né vé-
ritablement pour enseigner aux rois l'huma-
nité , dont les paroles teadres et persuasives
pénètrent le cœur , et qui par la noblesse el
par la vérité de ses peintures , par les grâces
' Dans Pcdition faite sous les yeux de Voltaire,
à Genève, en 1768, et dans les re'impressions
faites depuis sa mort, celte plu-ase ne se trouve
point ; et le Temple du Goiit s'exprime ainsi
sur l'evèquc de Meaux : Y Eloquent Bossuet vou-
lait bien rayer quelques familiarités échappées
à son génie vaste, impétueux et facile, les-
quelles déparent un peu la sublimité de ses
oraisons funèbres ; et il est h romarcpier cpi^ii
ne garantit point ce ([u'il a dit de la pre'tcnduc
sagesse des anciens Egyptiens. F.
322 JitFLEXIONS CUITIOUF.S
touchantes de son style , se lait aisément
pardonner d'avoir employé trop souvent les
lieux communs de la poésie , et un peu de
déclamation.
Mais quoi qu'il puisse être de cette trop
grande partialité de M. de Voltaire pour
Bossuet , que je l'especte d'ailleurs plus que
pei'sonne , je déclare que tout le reste du
Temple du Goût m'a frappé par la vérité
des jugements , par la vivacité , la variété
et le tour aimable du style : et je ne puis
comprendre que l'on juge si sévèrement d'un
ouvrage si peu sérieux , et qui est un modèle
d'agréments.
Dans un genre assez différent, VÉpitre aux
mânes de Génoiwille , et celle sur la moiL
de mademoiselle Le Couvreur, mont paru
deux morceaux remplis de charmes , et où
la douleur , l'amitié , l'éloquence et la poésie
parlaient avec la grâce la plus ingénue, et
la simplicité la plus touchante. J'estime plus
Ac\\\. petites pièces laites de génie , comme
celles-ci , et qui ne respirent que la passion,
que beaucoup dassez longs poèmes.
Je finirai sur les ouvrages de M. de Vol-
SUR QUELQUES POÈTES. 3?.3
taire . en disant quelque chose de sa prose.
Il n"y a guère de mérite essentiel qu'on ne
puisse trouver dans ses écrits. Sil on est bien
aise de voir toute la politesse de notre siècle
avec un grand art , pour faire sentir la vé-
rité dans les choses de goût , on n'a qu'à lire
la préface à' OEclipe, écrite contre M. de La
Motte avec une délicatesse inimitable. Si on
cherche du sentiment . de l'harmonie jointe
à une noblesse singulière , on peut jeter les
yeux sur la préface à^Alzire , et sur \Epiire
à madame la marquise du Châielel. Si on
souhaite une littérature universelle , un goût
étendu qui embrasse le cai'actère de plusieurs
nations . et qui peigne les manières difié-
rentes des plus grands poètes , on trouvera
cela dans les Réjlexions sur les poêles épi-
ques , et les divers morceaux traduits par
M. de Voltaire des poètes anglais , dune ma-
nière qui passe peut-être les originaux. Je
ne parle pas de V Histoire de Charles XII,
qui , par la faiblesse des critiques que Ton
en a faites , a dû acquérir une autorité in-
contestable , et qui me paraît être écrite avec
une force , une précision et des images di-
3?4 RKFLEXIONS CRITIQUES
gncs d'iin tel peintre. Mais (fuand on n'aïuait
vu (le M. fie Voltaire que son Essai sur le
siècle de Louis XI F, et ses Réflexions sur
l'histoire, ce serait déjà trop ' pour recon-
naître en lui , non-seulement un écrivain
du premier ordre , mais encore un génie
sublime qui voit tout en grand , une vaste
imagination qui rapproche de loin les choses
humaines , enfin un esprit supérieur aux
préjugés , et qui joint à la politesse et à l'es-
prit philosophique de son siècle , la connais-
sance des siècles passés , de leurs mœurs .
de leur politique , de leurs religions , et de
toute l'économie du genre humain.
Si pourtant il se trouve encore des gens
prévenus , qui s'attachent à relever ou les
erreurs ou les défauts de ses ouvrages , et
qui demandent à un homme si universel la
même correction et la même justesse de ceux ^
qui se sont renfermés dans un seul genre ,
et souvent dans un geni'c assez petit , que
' Trop emporte toujours l'ide'e d'excèi, cl l'au-
teur ne veut exprimer ici que surabondance. S.
= 11 faut qiih ceux , ou la correction, la jjis-
Icssc de ceux. S.
SUR QUELQUES POETES. 325
peul-on répondre à des critiques si peu rai-
sonnables ? J'espère que le petit nombre des
juges désintéressés me saura du moins quel-
que gré d'avoir osé dire les choses que j'ai
dites , parce que je les ai pensées , et que la
vérité m'a été chère.
C'est le témoignage que l'amour des lettres
m'oblige de rendre à un homme qui n'est ni
en place , ni puissant , ni favorisé , et auquel
je ne dois que la justice que tous les hommes
lui doivent comme moi, et que l'ignorance
ou l'envie s'efforcent inutilement de lui ravir.
u8
I,
LES ORATEURS.
Qui n'admire la majesté, la pompe, la
magnificence , l'enthousiasme de Bossuet ,
et la vaste étendue de ce génie impétueux ,
fécond, sublime? Qui conçoit, sans éton-
ncment , la profondeur incroyable de Pas-
cal , son raisonnement invincible , sa mé-
moire surnaturelle , sa connaissance uni-
verselle et prématurée ? Le premier , élève
l'esprit ; l'autre , le confond et le trouble.
L'un éclate comme un tonnerre dans un
tourbillon orageux , et par ses soudaines
hardiesses échappe aux génies trop timides ;
l'autre presse , étonne , illumine , fait sentir
(lespotiquement l'ascendant de la vérité ; et
comme si c'était un être d'une autre na-
ture que nous , sa vive intelligence explique
toutes les conditions , toutes les affections et
toutes les pensées des honnnes , et paraît
toujours supérieure à leurs conceptions in-
certaines. Génie simple et puissant, il as-
328 LES ORATEURS.
semble des choses qu'on croyait être incom-
patibles , la véhémence , renthoiisiasme , la
naïveté , avec les profondeurs les plus ca-
chées de l'art ; mais d'un art qui , bien loin
de gêner la nature , n'est lui-même qu'une
nature plus parfaite , et l'original des pré-
ceptes. Que dirai-je encore? Bossuet fait
voir plus de fécondité , et Pascal a plus d'in-
vention ; Bossuet est plus impétueux , et
Pascal plus transcendant. L'un excite l'ad-
miration par de plus fréquentes saillies ;
l'autre , toujours plein et solide , l'épuisé par
un caractère plus concis et plus soutenu.
Mais toi ' qui les as surpassés en aménités
et en grâces , ombre illustre, aimable génie ;
toi qui fis régner la vertu par lonction et
jiar la douceur, pourrais-je oublier la no-
blesse et le charme de ta parole , lorsqu'il
est question d'éloquence? Né pour cultiver
lîi sagesse et l'humanité dans les rois , ta voix
ingénue fit retentir au pied du trône les ca-
lamités du genre humain foulé par les ty-
rans , et défendit contre les artifices de la
flatterie la cause alxmdonnéc des peuples.
' Fe'nclon.
r.ES OP. AT EU RS. 32(j
QiieUe boaté de cœur, quelle sincérilé se
remarque dans tes écrits ! Oiiel éclat de pa-
roles et d'images ! Qui sema jamais tant de
fleurs dans un style si naturel , si mélodieux
et si tendre ? Qui orna jamais la raison d'une
si touchante parure? Ah ! que de trésors ,
d'abondance, dans ta riche simplicité !
O noms consacrés par l'amour et par les
respects de tous ceux qui chérissent l'honneur
des lettres ! Restaurateurs des arts , pères de
l'éloquence , lumières de l'esprit humain ,
que n'ai-je un rayon du génie qui échauffa
vos profonds discours , pour vous expliquer
dignement et marquer tous les traits qui vous
ont été propres !
Si l'on pouvait mêler des talents si divers ,
peut-être qu'on voudrait penser comme Pas-
cal, écrire comme Bossuet, pai-ler comme
Fénélon. Mais parce que la difTérence de leur
style venait de la différence de leurs pensées
et de leur manière de sentir les choses , ils
perdraient beaucoup tous les trois , si l'on
voulait rendre les pensées de l'un par les
expressions de Taulrc. On ne souhaite point
cela en les lisant ; car chacun d'eux s'exprime
33o LE» OKATELKS.
dans les termes les plus assortis au caractère
de ses sentiments et de ses idées ; ce qui est
la véritable marque du génie. Ceux qui n'ont
que de Tesprit empruntent nécessairement
toute sorte de tours et d'expressions : ils n'ont
pas un caractère distinctif.
SUR LA BRUYÈRE.
Il n'y a presque point de tour dans l'élo-
quence qu'on ne trouve dans La Bruyère ;
et si on y désire quelque chose , ce ne sont
pas certainement les expressions , qui sont
d'une force infinie et toujours les plus pro-
pres et les plus précises qu'on puisse em-
ployer. Peu de gens l'ont compté parmi les
orateurs , parce qu'il n'y a pas une suite sen-
sible dans ses Caractères. Nous faisons trop
peu d'attention à la perfection de ses frag-
ments , qui contiennent souvent plus de ma-
tière que de longs discours , plus de propor-
tion et plus d'art.
On remai-que dans tout son ouvrage , un
esprit juste , élevé , nerveux , pathétique ,
également capable de réflexion et de senli-
n^cnt ;, et doué avec avantage de cette invcn-
LES ORATEURS. 33 I
tion qui distingue la main des maîtres et qui
caractérise le génie.
Personne n'a peint les détails avec plus
de feu , plus de force , plus d'imagination
dans l'expression , qu'on n'en voit dans ses
Caractères. 11 est vrai qu'on n'y trouve pas
aussi souvent que dans les écrits de Bossuet
et de Pascal , de ces ti'aits qui caractérisent
une passion ou les vices d'un particulier ,
mais le genre humain. Ses portraits les plus
élevés ne sont jamais aussi grands que ceux
de Fénélon et de Bossuet ; ce qui vient en
grande partie de la différence des genres
qu'ils ont traités. La Bruyère a cru , ce me
semble, qu'on ne pouvait peindre les hommes
assez petits : et il s'est bien plus attaché à
relever leurs ridicules que leur force. Je crois
qu'il est permis de présumer qu'il n'avait ni
l'élévation , ni la sagacité, ni la profondeur de
quelques esprits du premier ordre ; mais on
ne lui peut disputer sans injustice , une forte
imagination, un caractère véritablement ori-
ginal , et un génie créateur '.
' Dans la première édition , on lisait , an lieu
du dernier paragraphe , le passage suivant :
332 LES ORATEURS.
« II est étonnant qu'on sente f£nel<jnefois dans
un si beauge'nie, et qui s'est e'ievc jusqu'au su-
blime, les bornes de l'esprit humain : cela prouve
qu'il est possible qu'un auteur sublime ait moins
de profondeur et de sagacité que des lionimes
moins pathétiques. Peut-être que le cardinal de
Kichclieu était supérieur à Milton.
« Mais les écrivains pathétiques nous émeu-
vent plus fortement 5 et cette puissance qu'ils
ont sur notre ame, la dispose à nous accorder
plus de lumières. Nous jugeons toujours d'un
auteur par le caractère de ses sentiments. Si on
compare La Bruyère h Fénélon, la vertu toujours
tendre et naturelle du dernier , et l'amour-propre .
qui se montre quelquefois dans l'autre, le senti-
ment nous porte malgré nous à croire que celui
qui fait paraître l'ame la plus grande a l'esprit
le plus éclairé 5 et toutefois il serait difficile de
justifier cette préférence. Fénélon a plus de fa-
cilité et d'abondance, l'auteur des Caractères,
plus de précision et plus de force : le premier,
d'une imagination plus riante et plus féconde;
le second, d'un génie plus véhément; l'un sa-
chant rendre les plus grandes choses familières
et sensibles sans les abaisser ; l'autre sachant en-
noblir les plus petites sans les déguiser : celui-là
plus humain; celui-ci plus austère : l'un. plus
tendre pour la vertu ; l'autre plus implacable
au vice : l'un et l'autre moins pénétrants tt
LES UUAÏEURS. 333
inoins profonds que les hommes que j'ai nom-
més, mais inimitables dans la claitc et dans
i.i netteté de leurs idées ; enfin originaux , ciéa-
teurs daus leur genre, et modèles très-accom-r
plis. »
CARACTERES.
Oronte , ou le vieux fou.
Oro.nte , vieux et flétri , dit que les gens
vieux sont tristes , et que pour lui il n'ainie
que les jeunes gens. C est pour cela qu'il
s'est logé dans une auberge , où il a , dit-il,
le plaisir de ceux qui voyagent , sans leurs
peines , parce qu'il voit tous les jours à sou-
per de nouveaux visages. On le voit quelque-
fois au jeu de paume, avec de jeunes gens
qui sortent du bal , et il va déjeuner avec
e«x. Il les cultive avec le même soin que s'il
avait envie de leur plaire. Mais on peut lui
rendre justice : ce n'est pas la jeunesse qu'il
aime , c'est la folie. Il a un fils qui a vingt
ans , et qui est déjà estimé dans le monde ;
mais ce jeune homme est appliqué, et passe
une grande partie de la nuit à lire. Oronte
a brûlé plusieurs fois les livres de son fils ,
336 CARACTÈRES,
et n'a fait grâce qu'à des vers obscènes ,
qui d'ailleurs sont assez mauvais. Ce jeune
homme en rachète toujours de nouveaux ,
et trompe les soins de son père. Oronte a
voulu lui donner une fille de l'Opéra, que
lui-même a eue autrefois, et n'a rien négligé,
dit-il , pour son éducation ; mais ce petit
dx'ôle est entêté , ajoute - t- il , et a l'esprit
gâté et plein de chimères.
II.
Thersite.
Thersite ' est l'officier de l'armée que l'on
voit le plus. C'est lui qu'on rencontre tou-
jours à la suite du général , monté sur un
petit cheval qui boite , avec un harnais de
velours en broderie , et un coureur qui raar-
' Thersites , que uous appelons Thersite,
nous est représente' par Homère dans son Iliade,
comme le plus laitl, le plus lâche et lopins in-
solent des capitaines grecs qui se trouvèrent au
siège de Troie. C'est par cette raison que ce nom
est ordinairement donuè à ceux à qui l'on croit
pouvoir reprocher les mêmes dèfaïus, F.
CARACTÈRES. SS^
che devant lui. S'il y a ordre à l'armée de
partir la nuit pour cacher une marche à Ten-
nenii , Thersite ne se couche point comme
les autres , quoiqu'il y ait du temps ; mais
il se fait mettre des papillottes , et fait pou-
drer ses cheveux en attendant qu'on batte
la générale. Il accompagne exactement l'of-
ficier de jour , et visite avec lui les postes de
l'armée. Il donne des projets au général, et
fait un journal raisonné de toutes les opéra-
tions de la campagne. On ne fait guère de
détachement où il ne se trouve ; et conune
il est le premier de son régiment à marcher,
et quon le cherche partout , on apprend
qu'il est volontaire à un fourrage qui se fait
sur les derrières du camp ; et un autre mar-
che à sa place. Ses camarades ne l'estiment
point ; mais il ne \it pas avec eux , il les
évite ; et si quelque officier général lui de-
mande le nom dun officier de son régiment
qui est de garde , Thersite répond qu'il le
connaît bien , mais qu'il ne se soutient pas
de son nom. Il est familier , officieux , inso-
lent . et pourtant très-bas avec son colonel .
II fait servilement sa cour à tous les giands
I. 29
338 CAKACTÈRES.
seigneurs de l'armée ; et s'il se trouve chez
le duc Eugène lorsque celui-ci se débotte,
Thersile fait un mouvement pour lui pré-
senter ses souliers ; mais comme il s'aperçoit
qu'il y a beaucoup de monde dans la cham-
bre , il laisse prendre les souliers par un va-
let , et rougit en se relevant.
III.
Les Jeunes gens m
Les jeunes gens jouissent sans le savoir .
et s'ennuient en croyant se divertir. Ils font
un souper où ils sont dix-huit sans compter
les dames ; et ils passent la nuit à table à
détonner quelques chansons obscènes, à con-
ter le roman de l'Opéra , et à se fatiguer
pour chercher le plaisir , qu'à peine les plus
impudents petivent essayer dans un quart-
d'heure de faveur ; et comme on se pique à
tous les âges d'avoir de l'esprit , ils admet-
tent quelquefois à leurs parties des gens de
ktti'es qui font là leur apprentissage pour
te monde. Mais tous s'ennuient récipro-
quement , et ils se détrompent les uns des
autres .
CARACTÈRES. SSg
Ces jeunes gens vont au spectacle pour se
rassembler. Ils y paraissent , épuisés de leurs
incontinences , avec une audace afTeclée et
des yeux éteints. Ils parlent grossièrement
des femmes , et avec dégoût. On les voit
sortir quelquefois au commencement du spec-
tacle , pour satisfaire quelque idée de dé-
bauche qui leur vient en tête ; et après avoir
fait le tom- des allées obscures de la Foire ,
ils reviennent au dernier acte de la comédie,
et se racontent à Toreille leurs ridicules
prouesses. Ils se font un point d'honneur de
traiter légèrement tous les plaisirs ; et les
plaisirs , qui fuient la dissipation et la folie,
ne leur laissent qu'une ombre faible, et une
fausse image de leurs charmes.
IV.
Midas , ou le sot qui est glorieux.
Le sot qui a de la vanité est l'ennemi né
des talents. S'il entre dans une maison où il
ti'ouve un homme d'esprit , et que la maî-
tresse du logis lui fasse l'honneur de le lui
présenter , Midas le salue légèrement , et ne
34o CAKACTERES.
répond point. Si l'on ose louer en sa pré-
sence le mérite qui n'est pas riche , il s'as-
sied auprès d'une table , et compte des
jetons ou mcle des cartes sans rien dire.
Lorsqu'il paraît un livre dans le monde qui
fait quelque bruit , Midas jette d'abord les
yeux sur la fin , et puis sur le milieu du li-
vre ; ensuite il prononce que l'ouvrage man-
que d'ordre , et qu'il n'a jamais eu la force
de l'achever. Ou parle devant lui d'une vic-
toire que le héros du Nord ' a remportée
sur ses ennemis ; et sur ce qu'on raconte des
prodiges de sa capacité et de sa valeur ,
Midas assure que la disposition de la bataille
a été faite par M. de Rottembourg qui n'y
était pas , et que le prince s'est tenu caché
dans une cabane jusqu'à ce que les ennemis
fussent en déroute. Un homme qui a été à
cette action l'assure qu'il a vu charger le loi
à la tête de sa maison ; mais Midas répond
' Nom <jue Voltaire a souvent employé pour
designer Frcdéric-lc-Grand. La bataille dont il
s'agit ici est sans doute celle de Ficdbcrg , ga-
gnée par Frédéric, le 4 juin I745j sur le prince
Charles de Lorraine. B. ,
r.ARACTÈUES. 34 1
froidement qu'on ne verra jamais que des
iolics d'im prince qui fait des vers, et qui
est l'ami de Yoltaire.
V.
Ls Fatteur insipide.
Un homme parfaitement insipide est celui
qui loue indifféremment tout ce qu'il croit
utile de louer ; qui , lorsqu'on lui lit un mau-
vais roman , mais protégé , le trouve digne
de l'auteur du Sopha , et feint de le croire
de lui; qui demande à un grand seigneur
qui lui montre une ode , pourquoi il ne fait
pas une tragédie ou un poème épique ; qui
du nicnie éloge qu'il donne à Voltaire , ré-
gale un auteur qui s'est fait siffler sur les
trois théâtres ; qui se tiouvant à souper chez
une femme qui a la migraine , lui dit tris-
tement que la vivacité de son esprit la con-
sume comme Pascal , et qu'il faut l'empêcher
de se tuer. S'il arrive à un homme de ce
caractère de faire une plaisanterie sur quel-
qu'un qui n'est pas riche , mais dont un
honmie riche prend le parti ., aussitôt le flat-
9.9.
o f
OÎ|2 CAHACTERES.
leur change de langage , et dit que les |ielils
défauts qu'il reprenait servent d'ombie au
mérite distingué. C'est l'homme dont Rous-
seau disait :
Quelquefois même , aux lions mots s'a1>andonnc,
Mais doucement et sans blesser personne.
Cet homme qui a loué toute sa vie jusqu'à
ceux qu'il aimait le moins , n'a jamais ob-
tenu des autres la moindre louange, et tout
ce que ses amis ont osé dire de plus fort
pour lui , c'est ce vieux discours : En vérité ,
c'est un honnête garçon , ou c'est un bon
homme.
VI.
Lacon , ou le petit homme.
Lacon ne refuse pas son estime à tous les
auteurs. Il y a beaucoup d'ouvrages qu'il
admire ; et tels sont les vers de La Motte ,
V Histoire romaine de Rollin , et le Traité
du vrai mérite , qu'il préfère , dit-il , à La
Bruyère. Il met dans une même classe Bos-
suet et Fléchier , et croit faire honneur à
Pascal de le comparw" à Nicole , dont j1 a lu
CAKACTÈRES. 343
les Essais avec une patience tout-à-fail chré-
tienne. Il soutient qu'après Bayle et Fonte-
nelle , l'abbé Desfontaines est le meilleur
écrivain que nous ayons eu. Il ne peut souf-
frir la musique de Rameau ; et si on lui
parle des Indes galantes ou de l'opéra de
Dardanus , il se met à chanter des morceaux
de Tancrède , ou d'un autie ancien opéra.
Il n'épargne pas les acteurs qui ont succédé
à Murer, à Thevenard , etc. , et Poirier ne
paraît jamais qu'il ne batte long-temps des
mains pour faire de la peine à Gelliotte :
tant il est difficile de lui plaire dès qu'on
prime en quelque art que ce puisse êtrCo
YII.
Caritès , ou le Grammairien.
Caritès est esclave de la construction , et
ne peut souffrir la moindre hardiesse. Il ne
sait point ce que c'est qu'éloquence , et
se plaint de ce que l'abbé d'Olivet a fait
grâce à Racine de quatre cents fautes : mais
il sait admirablement la différence de pas
e\, point ; ei ï\ a fait des notes excellentet.
344 CARACTÈRES,
sur le petit Traité des Synonymes , ou-
vrage très-propre , dit-il , à l'onner un grand
orateur. Caritès n'a jamais senti si un mot
était propre ou ne rélait pas ; si une épi-
thète était juste , et si elle était à sa place.
Si pourtant il l'ait imprimer un petit ou-
vrage , il V f''»it , pendant l'impression , de
continuels changements : il voit , il revoit
les épreuves , il les communique à ses amis ;
et si , par malheur, le libraire a oublié d'ô-
ter une virgule qui est de trop , quoiqu'elle
ne change point le sens , il ne veut point que
son livre paraisse jusqu'à ce qu'on ait lait
un carton , et il se vante qu'il n'y a point de
livre si bien imprimé que le sien.
VIII.
VElourdi.
Il n'y a pas long-temps qu'étant à la Co-
médie aupiès d'un jeune homme qui faisait
du bruit , je lui dis : "Vous vous ennuyez ;
il faut écouler ime pièce quand on ^eut s'y
plaire. — Mou anîi , me répondit-il, chacun
sait ce qui le divertit : je n'aime point la to-
CARACTÈRES. S-jS
niédie , mais j'aime le théâtre ; vous êtes
bien fou d'imaginer d'apprendre à quelqu'un
ce qui lui plaît. — Cela peut bien être , lui
dis-je ; je ne savais pas que vous vinssiez à
la comédie pour avoir le plaisii- de l'inter-
rompre.— Et moi je savais , me dit-il, qu'on
ne sait ce qu'on dit quand on raisonne des
plaisLis d'autrui ; et je vous prendrais pour
un sot, mon très-cher ami , si je ne vous
connaissais depuis long-temps pour le fou
le plus accompli qu'il y ait au monde. —
En achevant ces mots , il traversa le théâtre,
et alla baiser sur la joue un homme grave
qu'il ne connaissait que de la veille.
IX.
Clazomène , ou la Vertu malheureuse.
Clazomène a eu l'expérience de toutes les
misères de l'humanité. Les maladies l'ont
assiégé dès son enfance , et l'ont sevré dans
son printemps de tous les plaisirs de la jeu-
nesse. Né pour les plus grands déplaisirs ,
il a eu de la hauteur et de l'ambition dans
la pauvreté. Il s'est vu dans ses disgrâces
340 CAKACTÈKES.
jnécounii de ceux qu'il aimait. L'injure a
llélri sa vertu ; et il a été ollensé de ceux
dont il ue pouvait prendre de vengeance.
Ses talents , son travail continuel , son ap-
plication à bien l'aire n'ont pu fléchir la du-
reté de sa fortune. Sa sagesse n'a pu le ga-
rantir de faire des fautes irréparables. Il a
soufiert le mal qu'il ne méritait pas , et ce-
lui que son imprudence lui a attiré. Lorsque
la fortune a paru se lasser de le pouisuivre ,
la mort s'est offerte à sa vue. Ses yeux se
sont fermés à la fleur de son âge ; et quand
l'espérance trop lente commençait à flatter
sa peine , il a eu la douleur insupportable de
ne pas laisser assez de bien pour- payer ses
dettes , et n'a pu sauver sa vertu de cette
tache. Si l'on cherche quelque raison d'une
destinée si cruelle , on aura , je crois , de la
peine à en trouver. Faut-il demander la rai-
son pouiquoi des joueurs très-habiles se rui-
nent au jeu , pendant que d'autres honmies
y font leur fortune ? ou pourquoi l'on voit
des années qui n'ont ni printemps ni au-
tonnie , où les fruits de l'année sèchent dans
leur fleur? Toutefois qu'on ne pense pas
CARACTKRKS. 347
(|uc Clnzomène eût voulu changer sa misère
pour la prospérité des hommes faibles. La
fortune peut se jouer de la sagesse des gens
vertueux ; mais il ne lui appartient pas de
faire fléchir leur courage.
X.
Phalante , ou le Scélérat.
Phalante a voué ses talents aux fureurs et
au crime ; impie , esclave insolent des grands,
ambitieux , oppresseur des faibles, conteinp-
teur des bons , corrupteur audacieux de la
jeunesse , son génie violent et hardi préside
en secret à tous les crimes qui sont ensevelis
dans les ténèbres. Il est dès long-temps à la
tête de tous les débauchés et les scélérats.
Il ne se commet point de meurtres ni de
brigandage où son noir ascendant ne le fasse
tremper. Il ne connaît ni lamour , ni la
crainte, ni la foi, ni la compassion. Il mé-
prise l'honneur autant que la vertu , et il hait
les dieux et les lois. Le crime lui plaît par
lui-même. Il est scélérat sans dessein et au-
dacieux sans motif. Les extrémités les plus
348 CARACTÈRES.
«Jures , la faim., la douleur , la misère ne
l'abattent point. Il a éprouvé tour à tour
l'une et l'autre fortune : prodigue et fastueux
dans l'abondance , entreprenant et téméraire
dans la pauvreté , emporté et souvent cruel
dans ses plaisirs , dissimulé et implacable
dans ses haines , furieux et barbare dans ses
vengeances , éloquent seulement pour per-
suader le crime , et pour pervertir l'inno-
cence , son naturel féroce et indomptable
aime à fouler aux pieds l'humanité , la pru-
dence et la religion ; il vit tout souillé din-
famie; il marche la tête levée; il menace de
ses regards les sages et les vertueux ; sa té-
mérité insolente triomphe des lois.
XI.
Isocraie , ou le bel esprit moderne.
Le bel esprit moderne > n'est ni philoso-
phe , ni poète , ni historien , ni théologien ;
' Remond de Saiui-Mavo. Il a fait imprimer en
1743 trois volumes de littérature, où l'on trouve
de Fesprit , mais point de goût , et un jugement
souvent faux. C'était le frère de Remond le ma-
CARACTÈRES. 3^9
il a toutes ces qualités si différentes et beau-
coup d'autres ; il est obligé de dire assez de
choses inutiles , parce qu'il doit fort peu
parler de choses nécessaires. Le sublime de
sa science est de rendre des pensées frivoles
par des traits. Qui veut mieux penser ou
mieux vivre ? Qui sait même où est la vérité ?
Un esprit vraiment supérieur fait valoir
toutes les opinions , et ne lient à aucune. II
a vu le fort et le faible de tous les principes
cl il a reconnu que l'esprit humain n'avait
que le choix de ses erreurs. Indulgente phi-
losophie , qui égale Achille et Thersite , et
nous laisse la liberté d'être ignoiants , pa-
resseux, frivoles , oisifs, sans nous ffiire de
pire condition ! Aussi mettons-nous à la tête
des philosophes son illustre auteur , et je
veux avouer qu il y a peu d hommes d'un
esprit si philosophique , si fin, si facile , si
net , et dune si grande surface ; mais nul
n'est parfait ; et je crois que les plus subli-
mes esprits ont eui-mêmes des endroits fai-
tliematicien , de qui on a recueilli quelques
lettres qu'il écrivait à Mademoiselle de Lavmay
(madame de Staal ). S.
i' 5o
35o CARACTÈRES.
bles. Ce sage et subtil philosophe n'a jamais
compris que la vérité nue pût intéresser; la
simplicité , la véhémence , le sublime ne le
touchent pomt. // me semble , dit-il , qu'il
ne faudrait donner dans le sublime quci son
corps défendant ; il est si peu naturel. Iso-
crate veut qu'on traite toutes les choses du
monde en badinant ; aucune ne mérite , se-
lon lui , un autre ton. Si on lui représente
que les hommes aiment sérieusement jus-
qu'aux bagatelles , et ne badinent que des
choses qui les touchent peu . il n'entend
pas cela , dit-il ; pour lui il n'estime que le
naturel ; cependant son badinage ne l'est pas
toujours , et ses réflexions sont plus fines que
solides. Isocrate est le plus ingénieux de tous
les hommes , et compte pour peu tout le
reste. C'est un homme qui ne veut ni per-
suader , ni corriger , ni instruire personne.
Le vrai et le faux , le frivole et le grand ,
tout ce qui lui est occasion de dire quelque
chose d'agréable , lui est aussi propre. Si
César vertueux peut lui fournir un trait, il
peindra César vertueux , sinon il fera voir
que toute sa fortune n'a été qu'un coup du
CAUACTÈRES. 35l
hasard , et Brutus sera tour à tour un héros
ou un scélérat , selon qu'il sera plus utile à
Isocrate. Cet auteur n'a jamais écrit que dans
une seule pensée ; il est parvenu à son but.
Les hommes ont enfin tiré de ses ouvrages
ce plaisir solide de savoir qu'il a de l'esprit .
Quel moyen après cela de condamner un
genre d'écrire si intéressant et si utile !
On ne finirait point sur Isocrate et sur ses
pareils , si on voulait tout dire. Ces esprits
si fins ont paru après les grands hommes du
siècle passé. Il ne leur était pas facile de
donner à la vérité la même autorité et la
même force que l'éloquence lui avait prêtée ;
et pour se faire remarquer après de si grands
hommes , il fallait avoir leur génie ou mar-
cher dans une autre voie. Isocrate , né sans
passion , privé de sentiment pour la simpli-
cité et l'éloquence , s'attacha bien plus à dé-
tiuire quà rien établir. Ennemi des anciens
systèmes , et savant à saisir ,1e faible des
choses humaines , il voulut paraître à son
siècle comme un philosophe impartial , qui
n'obéissait qu'aux lumières de la plus exacte
raison. Sans chaleur et sans préjugés , les
35?. CARACTÈRES,
hommes sont faits de manière que si on leur
parle avec autorité et avec passion , leuis
passions et leur pente à croire les persuadent
lacilement ; mais si au contraire on badine
et qu'on leur propose des doutes , ils écou-
tent avidement , ne se défiant pas qu'un
homme qui parle de sang- froid puisse se
tromper ; car peu savent que le raisonnement
n'est pas moins trompeur que le sentiment ,
et d'ailleurs l'intérêt des faibles , qui com-
posent le plus grand nombre , est que tout
soit cru équivoque. Isocrate n a donc eu qu à
lever l'étendard de la révolte cojitre l'auto-
rité et les dogmatiques , pour faire aussitôt
beaucoup de prosélytes. Il a comparé le génie
de l'esprit ambitieux des héros de la Grèce
à l'esprit de ses courtisanes; il a méprisé les
beaux-arts. L'élor/uence , a-t-il dit , et la
poésie sont peu de chose ; et ces paradoxes
brillants il a su les insinuer avec "beaucoup
d'art , en badinant et sans paraître s'y inté-
resser. Qui n'eût cru qu'un pareil système
n'eût fait un progrès pernicieux dans un
siècle si amoureux du raisonnement et du
vice? Cependant la mode a son cours , cl
CAKACTÈRES. 353
Idccur périt avec elle. Ou a bieuîùt senti
Je faible d'un auteur qui, paraissant mépriser
les plus grandes choses , ne méprisait pas de
dire des pointes , et n'avait point de répu-
gnance à se contredire , pour ne pas perdre
un trait d'esprit. 11 a plu par la nouveauté
et par la petite hardiesse de ses opinions ;
mais sa réputation précipitée a déjà perdu
tout son lustre ; il a survécu à sa gloire , et
il sert à son siècle de preuve qu'il n'y a que
la simpUcité , la vérité et l'éloquence, c'est-à-
dire toutes les choses qu'il a méprisées , qui
puissent durer.
XII.
Thieste , ou la Simplicité.
Thieste est né simple et naïf : il aime la
])ure vertu , mais il ne prend pas pour mo-
dèle la vertu d'un autre ; il connaît peu les
règles de la probité , il la suit par tempéra-
ment. Lorsqu'il y a quelque loi de la morale
qui ne s'accorde pas avec ses sentiments , il
la laisse à part , et n'y pense point. S'il ren-
contre , la nuit, une de ces femmes qui épient
les jeunes gens , Thieste souffre qu'elle l'en-
3o.
354 r. AHACTÈRES.
trelienne . et marche que'quc temps à côlc
ilcllc ; et comme elle se plaiut de la néces-
sité qui détruit toutes les vertus , et lait les
opprobres du monde , il lui dit que la pau-
vreté n'est point un vice quand on sait vivre
de son industrie . sans nuire à personne ; et
ne se trouvant point dargent parce qu'il est
jeune , il lui donne sa montre qui n'est plus
à la mode , et qui est un présent de sa mère ;
ses camarades se moquent de lui et le tour-
nent en ridicule , mais il leur répond : Mes
amis , vous riez do trop peu de chose. Le
monde est rempli de misères qui sérient le
cœur ; il faut être humain ; le désordre des
malheureux est toujours le crime des riches.
XIII.
T nasille , ou les gem à la mode.
Trasille n'a jamais souffert qu'on fît de ré-
flexions en sa piésence , et que l'on eût la
liberté de parler juste. Il est vif, léger et
1 aillcur : n'estime et n'épargne personne ,
change incessamment de discours, ne se laisse
ni manier , ni user ., ni approfondir ., et fait
CARACTÈRES. 355
plus de visites en un jour que Dumoulin ou
qu'un homme qui soUicite pour un grand
procès. Ses plaisanteries sont amères : il
loue rarement. Il pousse 1 insolence jusquà
interrompre ceux qui sont assez vains pour
le louer , les fixe et détourne la tête. Il est
dur , avare , impérieux : il a de l'ambition
par arrogance , et quelque crédit par audace.
Les femmes le courent , il les joue : il ne
connaît pas l'amitié ; il est tel que le plaisir
même ne peut l'attendrir un moment.
XIV.
Phocas , ou la fausse singularité.
Phocas se pique plus qu'homme du monde
de n'emprunter de personne ses idées. Si
vous lui parlez d'éloquence , ne lui nommez
pas Cicéron , il vous ferait d'abord l'éloge
d'Abdallah, d'Abu taies et de Mahomet, et
vous assurerait que rien n'égale la subhmité
des Arabes. Lorsqu'il est question de la
guerre , ce n'est ni M. de Turenne ni le grand'
Condé qu il admire ; il leur j^réfèrc d'an-
ciens généraux dont on ne counaît que les
35t» CAKACTÈRES.
noms et quelques actions contestées. En tel
genre que ce puisse être ' , si vous lui citez
deux grands hommes, soyez sur qu'il choisira
toujours le moins illustre. Phocas évite de se
rencontrer avec les autres , et dédaigne de
parler juste. Il affecte surtout de n'être point
suivi dans ses discours , comme un homme
qui ne parle que par inspiration et par sail-
lies. Si vous lui dites quelque chose de sérieux.
il répond par une plaisanterie ; et si vous
parlez au contraiie de choses frivoles , il en-
tame un discours sérieux. Il dédaigne de
contredire , mais il interrompt. Il est bien
aise de vous faire entendre que vous ne dites
rien qui l'intéresse; que toutest usé pour quel-
qu'un qui pense et qui sent comme lui. Faible
esprit, qui s'est persuadé qu'on est singulier
par étude , et à force d'affectation , original.
XV.
Ciras , ou V esprit extrême.
Cirus cachait sous un extérieur simple un
esprit ardent et inquiet. Modéré au dehors ,
' On dirait mieux, je crois, eu quelque
i^eive , etc. S.
I
CAKACTEKKS. 357
mais extrême; toujours occujic au dedans,
et plus agité dans le repos que dans Taction ;
trop libre et trop hardi dans ses opinions
pour donner des bornes à ses passions : sui-
vant avec indépendance tous ses sentiments ,
et subordonnant toutes les règles à son ins-
tinct , comme un honnne qui se croit maître
de son sort , et se confie à son naturel pré-
somptueux et inflexible : dénué des talents
qui soiJèvent les hommes dans la médiocrité
et qui ne se rencontrent pas arec des passions
si séi'ieuses ; supérieur à cette fortune qui le
renferme dans 1 enceinte d'une ville ou d'une
petite province, fruit d'une sagesse assez bor-
née; éloquent, profond, pénétrant; né avec le
discernement des hommes % séducteur hardi
et flatteur , fertile et puissant en raisons ,
impénétrable dans ses artifices ; plus dange-
reux lorsqu'il disait la vérité , que les plus
ti'ompeurs ne le sont par les déguisements et
le mensonge ; un de ces hommes que les
autres hommes ne comprennent point , que
' C'est-à-dire , avec le talent de discerner
le caractère des hommes. Celte ellipse est for-
cée. S.
358 CAHACT È KES.
la iiîcdiocrilo de leur fortune déguise cl
avilit , et que la pi:ospérilé seule peut déve-
lopper.
XVI.
Lipse , ou l'homme sans principes.
Lipse n'avait aucun principe de conduite :
il vivait au hasai'd et sans dessein ; il n'avait
aucune vertu. Le vice même n'était dans son
cœur qu'une privation de sentiment et de
réflexion : pour tout dire , il n'avait point
d'aine. Vain sans être sensible au déshon-
neur ; capable d'exécuter sans intérêt et sans
malice les plus grands crimes ; ne délibérant
jamais sur rien ; méchant par faiblesse ; plus
vicieux par dérèglement d'esprit que par
amour du vice. En possession d'un bien im-
mense à la fleur de son âge , il passait sa vie
dans la crapule avec des joueurs d instruments
et des comédiennes. Il n'avait dans sa fami-
liarité que des gens de basse extraction , que
leur libertinage et leur misère avaient d'abord
rendus ses complaisants , mais dont la fai-
blesse de Lipse lui laisait bientôt des égaux .
parce qu'il n'y a point d'avantage avec lequel
on se familiarise si promptcment que la for-
CAR ACTE r.r.s. 35c)
lune qui n'est soutenue d'aucun mérite. On
trouvait dans son antichambie , siu" son esca-
lier , dans sa cour , toutes sortes de person-
nages qui assiégeaient sa porte. Né dans une
extrême distance du bas peuple , il eu ras-
semblait tous les vices , et justifiait la for-
tune que les misérables accusent des défauts
de la nature.
XVII.
Lisias , ou la fausse éloquence.
Lisias sait orner une histoire de quelques
couleurs ; il raconte agréablement , et il em-
bellit ce qu'il touche. Il aime à parler ; il
écoute peu ; il se fait écouter long-temps , et
s'étend sur des bagatelles , afm d'y placer
toutes ses fleurs. Il ne pénètre point ceux à
qui il parle ; il ne cherche point à les péné-
trer ; il ne connaît ni leurs intérêts , ni leurs
caractères , ni leurs desseins. Bien loin de
chercher à flatter Icurs passions ou leurs
espérances , il agit toujours avec eux comme
s'ils n'avaient d'autre affaire que de l'écouter
et de rire de ses saillies. H n'a de l'esprit que
pour lui ; il ne laisse pas même aux autres le
36o CARACTKRES.
temps d'en avoir pour lui plaire. Si quelqu'un
d'étranger chez lui a la hardiesse de le con-
tredire, Lisias continue à parler, ou s'il est
obligé de lui répondre , il alTecte d'adresser
la parole à tout autre qu'à celui qui pourrait
le redresser. Il prend pour juge de ce qu'on
lui dit , quelque complaisant qui n'a garde de
penser autrement que lui. Il sort du sujet
dont on parle , et s'épuise en comparaisons.
A propos d'une petite expérience de phy-
sique , il parle de tous les systèmes de phy-
sique. Il croit les orner, les déduire , et per-
sonne ne les entend. Il finit en disant qu'un
homme qui invente un faulciiil ])lus com-
mode , rend plus de service à l'Etat que celui
qui a fait un nouveau système de philosophie.
Lisias ne veut pas cependant qu'on croie
qu'il ignore les choses les moins importantes.
Il a lu jusqu'aux voyageurs et jusqu'aux re-
lations des missionnaires. Il raconte de point
en point les coutumes d'Abyssinie et les lois
de l'Empire de la Chine. Il dit ce qui fait la
beauté en Ethiopie, et il conclut que la beauté
est arbitraire , puisqu'elle change selon les
pays. Lisias a été plus modeste , plus aimable
CARACTÈRES. 3()I
et plus complaisant. La vieillesse qui fixe les
fortunes , détruit les vertus. Ceux qui voient
aujourd'hui Lisias sont assez persuadés de son
esprit, mais aucun n'est content de soi ' ; au-
cun ne se souvient de ses discours , nul n'en
est touché , nul n'a envie de s'attacher à lui.
Il a des équipages magnifiques , une table
très - délicate , pour des gens de basse ex-
traction qui l'applaudissent. Il habite dans
un palais ; ce sont les avantages qu'il retiie
de beaucoup d'esprit et d'une plus grande
fortune ^.
XVIII.
Alcipe.
Alcipe a pour les choses rares cet empres-
sement qui témoigne un goiit inconstant pour
' Ce caractère a été imprimé pour la première
fois dans rédition de 1806; les éditions faites de-
puis portent toutes desoi, il semble qu'il faut Je
/ui. Voyez une variante de ce caractère dans les
OEiwres posthumes. B.
' L'auteur vent dire que Lisias a encore plus
de fortune que d'esprit • mais cette manière d'ex-
primer la pensée ne me parait pas correcte. S
I. 5i
362 CAUACTKhES.
celles qu'on possède. Sujet en efl'et à se dé-
goûter des plus solides, parce qu'il a moins
de passion que de curiosité pour elles ; peu
propre , par défaut de réflexion , à tirer
long-temps des mêmes hommes et des mêmes
choses de nouveaux usages ; moins touché
quelquefois du grand que du merveilleux ;
laissant emporter son esprit , qui manque
naturellement un peu d'assiette, aux impres-
sions précipitées de la surprise , et cherchant
flans le changement ou par le secours des
fictions , des objets qui éveillent son arae trop
peu attentive et vide de grandes passions ;
capable néanmoins de concevoir le grand et
de s'y élever , mais trop paresseux et trop
volage pour s'y soutenir ; hardi dans ses pro-
jets et dans ses doutes , mais timide à croire
et à faire ; défiant avec les habiles , par la
crainte qu'ils n'abusent de son caractère sans
précaution et sans artifice ; fuyant les esprits
impérieux qui l'obligent à sortir de son na-
turel pour se défendre , et font violence à sa
timidité et à sa modestie ; épineux par la
crainte d'être dupe . quelquefois injuste :
comme il crnint \vi explications par limidilé
r. A R A C T E R F, S . 363
OU par paresse, il laisse aigrir plusieurs su--
jels de plainte sur son cœur, trop faible éga-
lement pour vaincre et pour produire ces
délicatesses : tels sont ses défauts les plus
cachés. Quel homme n'a pas ses faiblesses.
Celui-ci joint à l'avantage dun beau naturel
un coup d'œil fort vif et fort juste ; personne
ne juge si sainement des choses au degré où
il les pénètre : il ne les suit pas assez loin. La
mérité échappe trop promptement à son es-
prit naturellement vif, mais faible . et plus
pénétrant que profond. Son goût, dune
justesse rare sur les choses de sentiment,
saisit avec peine celles qui ne sont qu'ingé-
nieuses. Trop naturel pour être affecté de
lart , il ignore jusqu'aux bienséances esti-
mables , par cette grande et précieuse sim-
plicité, par la noblesse de ses sentiments,
par la vivacité de ses lumières , et par des
\ertus trop aimables pour être exprimées.
XIX.
Le mérite frivole.
Un homme du monde est celui qui a beau-
364 r.Al; ACTÊRES.
coup d'esprit inutile , qui sait dire des choses
flatteuses qui ne flattent point , des choses
sensées qui n'instruisent point ; qui ne peut
persuader personne , quoiqu'il parle bien ;
qui a de cette sorte d'éloquence qui sait créer
ou embellir les bagatelles , et qui anéantit
les glands sujets ; aussi pénétrant sur le ridi-
cule qu'aveugle et dédaigneux pour le mérite ;
un homme riche en paroles et en extérieur,
qui ne pouvant primer par le bon sens, s'el-
lorce de paraître par la singularité ; qui
craignant de peser par la raison , pèse par son
inconséquence et ses écarts ; plaisant sans
gaîté , vif sans passions ; qui a besoin de
changer sans cesse de lieux et d'objets, et Le
peut suppléer par la variété de ses amuse-
ments le défaut de son propre fonds.
Si plusieurs personnes de son caractère se
rencontrent ensemble , et qu'on ne puisse
pas ananger une partie , ces hommes qui
ont tant d'esprit n'en ont pas assez pour sou-
tenir une demi - heure de conversation ,
même avec des femmes , et ne pas s'ennuyer
d'abord des uns des autres. Tous les faits .
toutes les nouvelles , toutes les plaisanteries .
CARACTÈRES. 36 J
toutes les réflexions sont épuisées en un mo-
ment. Celui qui n'est pas employé à un qua-
drille ou à un quinze , est obligé de se tenir
assis auprès de ceux qui jouent , pour ne pas
se trouver vis-à-vis d'un autre homme qui
est auprès du feu , et auquel il n"a rien à
dire. Tous ces gens aimables qui ont banni
la raison de leurs discours . font voir qu'on
ne peut s'en passer ; le faux peut fournir
quelques scènes qui piquent la surface de
l'esprit : mais il n'y a que le ^Tai qui touche
et qui ne s'épuise jamais.
XX.
Titus , ou V Activité .
Titus se lève seul et sans feu pendant Ihi-
ver ; et quand ses domestiques entrent dans
sa chambre , ils trouvent déjà sur sa table un
tas de lettres qui attendent la poste. Il com-
mence à la fois plusieurs ouvrages qu'il
achève avec une rapidité inconcevable , et
que son génie impatient ne lui permet pas de
polir. Quelque chose quil entreprenne -, il
lui est impossible de la retarder ; une afïaire
01.
3t)G C A K A C T JJ. li K s .
qu il leiiieltrait l'inquiéterait jusquau mo-
ment qu'il pourrait la reprendre. Occupé de
soins si sérieux, on le rencontre pourtant
dans le monde comme les hommes les plus
désœuvrés. Il ne se renferme pas dans une
seule société , il cultive en même temps plu-
sieurs sociétés ; il entretient des relations
sans nombre au dedans et au dehors du
royaume. Il a voyagé , il a écrit , il a été à
la cour et à la guerre ; il excelle en plu-
sieurs métiers , et connaît tous les hommes
et tous les livres. Les heures qu il est dans le
monde , il les emploie à former des intrigues
et à cultiver ses arais ; il ne comprend pas
que les hommes puissent parler pour parler,
ou agir seulement pour agir, et l'on voit que
sou ame souffre quand la nécessité et la poli-
tesse le retiennent inutilement. S'il recherche
quelque plaisir, il n'y emploie pas moins de
manège que dans les affaires les plus sé-
rieuses ; et cet usage qu'il fait de son esprit
l'occupe plus vivement que le plaisir même
qu'il poursuit. Sain et malade , il conserve la
même activité ; il va solliciter un procès le
jour qu'il a pris médecine , et fait des veri
>.À r. Al. Tiiur.s. 36"
une autre lois avec la fièvre : el quand on le
]»iie de se ménager, He ! dit-il. le puis-je
it/i moment ? vous voyez les affaires qui
m accablent ; quoiquau vrai il n'y en a au-
cune qui ne soit tout-à-fait volontaire. At-
taqué dune jualadie plus dangci'euse , il se
l'ait habiller pour mettre ses papiers en ordre :
ji se souvient des paroles de Vespasien , et
comme cet empereur, vent mourir debout.
XXI.
Le Paresseux.
Au contraire, un homuîe pesant se lè\e
le plus tard qu'il peut , dit qu'il a besoin de
sommeil . et qu'il faut qu'il dorme pour se
porter bien. Il est toute la matinée à se laver
la bouche : il tracasse en robe de chambre ,
prend du thé à plusieurs reprises , et ne dîne
point parce qu il n'en a pas le temps. »S il va
voir une jeune fenuiie . que cette visite im-
portune , mais qui ne veut pas que personne
sorte mécontent d'auprès d'elle , il lui laisse
toute la peine de lenli'etenir ; elle fait des
efforts visibles pour ne pas laisser tomber la
368 C A H AC.TKKl-.S.
conversation. L'indolent ne s'aperçoit pas
que lai-UK^-me ne parle point; il ne sent pas
qu'il pèse à cette jeune femme ; il s'enfonce
dans son fauteuil , où il est à son aise , où il
s'oublie et n'imagine pas qu'il y ait au monde
quelqu'un qui s'ennuie , pendant qu'un homme
qui l'attend chez lui , et auquel il a donné
heure pour finir une affaire , ne peut com-
prendre ce qui le retarde. De retour chez
soi , on lui dit que cet homme a fort attendu
et s'en est enfin allé. Il répond qu'il n'y a pas
grand mal , et dit qu'on le fasse souper.
XXII.
Horace , ou l' Enthousiaste.
Horace se couche au point du jour , et se
lève quand le soleil est déjà sur son déclin.
Les rideaux de sa chambre demeurent fermés
jusqu'à ce que la nuit approche. Il lit quel-
quefois aux flambeaux pendant le jour , afin
d'être plus recueilli ; et la tète échauffée par
sa lecture , il lui arrive de quitter son livre,
de parler seul , et de prononcer des paroles
qui n'ont aucun sens. On l'a vu autrefois à
(,AK ACTÈRF. .'•. 3G()
Rome , peudanl les chaleurs de l'été , se
promener toute la nuit sur des ruines , ou
s'ilsscoir parmi des tombeaux , et interroger
ces débris. On l'a vu aussi à des bals s'atta-
cher quelquefois à un masque qui ne parlait
point , et se rendre amoureux de ce silence,
qu'il interprétait follement ; car Horace est
l'homme du monde dont l'imagination va le
plus vite , et son esprit prompt et fertile sait
prêter aux êtres muets toutes les passions
qui l'animent. Une autre fois , sur ce qu'il
entend dire qu'un ministre a parlé librement
au prince en faveur de quelque innocent ,
Horace lui écrit avec transport . et le félicite
au nom des peuples d'une belle action quil
n'a pas faite. On lui reproche ses extrava-
gances, et il les avoue. Il se raconte lui-même
si naïvement qu'on lui pardonne sans aucune
peine ses folles singularités. Il parle même
quelquefois avec tant de sens, de justesse et
de véhémence, qu'on est malgré soi entraîné.
Sa forte éloquence lui fait prendre de l as-
cendant sur les esprits. Ceux qui se sont
moqués de ses chimères deviennent très-
souvent ses prosélytes , et plus enthousiastes
O'JO C.ARACTEK KS.
que lui, ils répandent ses sentiments cl sa
iolie.
, XXIII.
Théophile , ou la Profondeur.
Théophile a été louché dès sa jeunesse
«l'une forte curiosité de connaître le genre
iiumain et le différent caractère des nations.
Poussé par ce puissant instinct , et peut-être
aussi par Terreur de (pielque ambition plus
secrète , il a consumé ses beaux jours dans
l'étude et dans les voyages, et sa vie, toujours
laborieuse, a toujours été agitée. Son esprit
perçant et actif a tourné son application du
<;6té des grandes affaires et de l'éloquence
solide. Il est simple dans ses paroles , mais
hardi et fort. Il parle quelquefois avec une
liberté qui ne lui peut nuire , et qui écarte
cependant la défiance de l'esprit d'autrui. Il
paraît d'ailleurs comme un homme qui ne
cherche point à pénétrer les autres , mais
qui suit la vivacité de son humeur. Quand
il veut faire parler un homme froid , il le
conti'edit quelquefois pour l'animer ; et si
celui-ci dissimule , sa dissimulation et son
CARACTKRKS. 07 1
silence parlent à Théophile ; car il sait quelles
sont les choses que l'on cache ; tant il est
difficile de lui échapper. Il tourne , il manie
un esprit ; il le feuillette , si j'ose ainsi dire,
comme on discute un livre qu'on a sous les
yeux et qu'on ouvre à divers endroits. Théo-
phile ne fit jamais ni fausses démarches , ni
discours frivoles , ni préparations inutiles.
Aussi a-t-il l'art d'abréger les affaires les
plus contentieuses et les négociations les
plus difficiles. Tous ceux qui l'entendent
parler se confient aussitôt à lui , parce qu'ils
se flattent d'abord de le connaître. Sa sim-
plicité leur en impose ; sou esprit profond
ne peut être ainsi mesuré. La force et la
droiture de son jugement lui suffisent pour
pénétrer les autres hommes , mais il échappe
à leur curiosité sans artifice. Par la seule
étendue de son génie, Théophile est la preuve
que l'habileté n'est pas uniquement un art,
comme les hommes faux se le figurent , et
que la supériorité d'esprit nous cache bien
plus sûrement que la finesse ou que la dissi-
mulation , toujours inutile au fourbe contre
la prudence.
S'?. CARACTÈRES.
XXIV.
Cléon , ou la folle ambilion.
Cléon a passé sa jeunesse dans robscurité,
entre la vertu et le crime. Vivement occupé
de sa fortune avant de se connaître, et plein
de projets chimériques , il se repaissait de
ces songes dans un âge mûr. Son naturel
ardent et ihéLincolique ne lui permettait pas
de se distraire de cette sérieuse folie. Il com-
prenait à peine que les autres hommes pus-
sent être touchés par d'autres biens , et s'il
voyait des gens qui allaient à la campagne
dans l'automne pour jouir des présents de
la nature, il ne leur enviait ni leur gaîté ,
ni leur bonne chère , ni leurs plaisirs. Pour
lui il ne se promenait point , il ne chassait
point , il ne faisait nulle attention au chan-
gement des saisons. Le |}rintemps n'avait à
ses yeux aucune grâce. S il allait quelquefois
à la campagne, c'était pendant la plus grande
rigueur de l'hiver , afin d'être seul et de mé-
diter plus profondément quelque chimère.
Il était triste , inquiet , rêveur , extrême dans
CARACTÈRES. 3']3
ses espérances et dans ses crainles , immo-
déré dans ses cliagrins et dans ses joies : peu
de chose abattait son esprit violent , et le
moindre siiccùs le retenait. Si quelque lueur
de fortune le flattait de loin , alors il devenait
plus solitaire , plus distrait et plus taciturne ;
il ne dormait plus , il ne mangeait point ; la
joie consumait ses entrailles , comme un feu
ai'dent qu'il portait au fond de lui-même. A
cette ambition effrénée il joignait quelque
humanité et quelque bonté naturelle. Ayant
rencontré à Yenise un Suédois autrefois très-
riche , alors misérable et proscrit , le cœur
de Cléon fut ému ; et comme il venait de
gagner au jeu cent ducats, il dit en lui-même :
// «y a qu'une heure que je n avais pas
besoin de cet argent , et il le donna aussitôt
à ce Suédois , qui . touché de cette noblesse,
ne put retenir quelques laiines que lui arra-
cha ent la mémoire et le déplaisir de ses
fautes ; mais Cléon , d'un air inspiré : « Au-
cc riez-vous , dit-il , le courage de tuer un
« homme dont la mort importe à 1 Etat et
K pourrait finir vos misères ? » L'étranger
pâlit, et Cléon qui observait alors son visage :
1. Sa
374 CARACTÈRES.
« Je vois bien, dil-il , que la seule pensée
(f du crime vous efFraie. Je vous estime plus
« de cette délicatesse dans une si grande ad-
« versité , que je n'estime toutes les vertus
« d'un homme heureux. Vous êtes humain
« dans la pauvreté , et vous préférez l'inno-
K cence à la fortune. Puissiez-vous fléchir sa
« rigueur ! » En achevant ces mots , il le
quitta brusquement , et partit de Venise sans
l'avoir revu , laissant cet étranger dans une
grande incertitude de ses sentiments , qui
n'étaient pas même connus de ses plus in-
times amis ; car la médiocrité de sa fortune
l'ayant obligé de cacher l'étendue de son am-
bition , son sérieux ardent et austère passait
pour sagesse : tant les hommes sont peu ca-
pables de se concevoir les uns les autres.
XXV.
Turnus , ou le Chef de parti.
Turnus est le médiateur et en quelque sorte
le centre de ceux qui , par le caractère de
leurs sentiments ou par la disposition de leiu-
fortune, ont besoin d'uji milieu qui les i-ap-
proche et qui concilie leurs esprits. Domv
CARACTÈRES. 3^5
hommes qui ne se comprennent point ti ou-
vent tous les deux près de lui la justice qu'ils
se refusent et l'estime qui leur est due. Sans
sortir de sou caractère , il se prête aisément
à tous , et sait supporter les défauts de ceux
qui lui sont attachés. Il estime les hommes
selon leur courage et la force de leur carac-
tère. 11 préfère les sages à ceux qui n'ont
que de l'esprit , et les jeunes gens ambitieux
aux vieillards qui n'ont que de la sagesse ;
parce que la jeunesse est plus agissante, plus
hardie dans ses espérances , et plus sincère
dans ses affections. Quiconque a de la reso-
lution , peut se jeter avec confiance entre ses
bras. Il sert ses amis dans leurs peines, dans
l'opprobre et dans les plaisiis. Son humanité,
ses services et son éloquence ingénue lui as-
sujétissent les cœurs. S'il s'arrête un seul jour
dans une ville , il s'y lait dans ce peu de
temps des créatures et des partisans pas-
sionnés. Quelques uns abandonnent leur
province , dans la seule espérance de le re-
trouver , et d'en être protégés dans la capi-
tale. Ils ne sont pas trompés dans leur at-
tente ; Turnus les reçoit parmi ses amis , et
3^6 CARACTÈUES.
il leur tienl lieu de patrie. Il ne ressemble
]ioinl à ceux qui , capables par vanité et par
iiidusli'ie de se faire des créatures , les per-
dent par paiesse ou par inconstance ; qui
promettent toujours plus qu'ils ne tiennent,
et blessent sans retour ceux quils abusent
ou qu'ils n'ont servis qu'à demi. Comme il
ne cultive pas les hommes sans dessein , il
ne les néglige jamais par légèreté. La répu-
tation de ses vertus et ses insinuations lui
ont concilié un très-grand nombre de ces
hommes sages qui ont toujours de l'autorité
dans le public , quoiqu'ils n'occupent pas les
premières places. Si les ennemis de Turnus
répandent qu'il trame un dessein contre la
lépubliquc , ceux-ci se rendent garants de
son innocence , sollicitent pour lui quand il
est accusé, et détournent contre ses délateurs
l'indignation publique. Il s'est lait d'ailleurs
à la guerre une haute réputation qui orne
ses autres vertus ; car il a compris de bonne
heure que ceux qui commandaient avec suc-
cès dans les armées , éclipsaient aisément les
politiques , et faisaient tomber leur crédit ;
cl do plus il n'ignore pas que l'on ne peut
(
CARACTÈRES. 87^
rien entreprendre d'extraordinaire sans lairc
la guerre. Mais . malgré le nom qu'il s'y est
fait , les plus vils citoyens sont moins mo-
destes et moins populaires , et l'on ne ren-
contre que lui dans les places , sous les por-
liques et dans les plus humbles maisons.
Ainsi , sans orgueil et sans faste , il est à la
tète d'un parti puissant . avant que ceux qui
le composent sachent eux-mêmes que c est
un j)arti. Aucun n'a son secret , mais il est
sûr de tous ; et lorsqu'il sera temps d'agir ,
nul ne manquera à sou chef, à son bienfai-
teur , à son ami : et si cependant la fortune,
qui peut tout contre la prudence . fait qu'il
est prévenu dans ses desseins , il avoue la
plupart des faits qu on lui impute , et les jus-
tifie par les lois ou par la force de son élo-
quence. Ses juges sont étonnés de sa sécurité
et attendris de ses discours. La cabale qui
veut sa perte n'ose le laisser reparaître ni
l'interroger en public. Quoiqu'il soit con-
vaincu d'avoir attenté contre la liberté , on
est obligé de le faire mourir secrètement , et
le peuple qui l'adoiait demeure persuadé de
son innocence.
52.
378 r, Ali ACTE R ES.
XXVI.
Lentulus , ou le Factieux.
I
Lenlulus se tient renfermé dans le fond
d'un vaste édifice qu'il a fait bâtir , et où son
ame austère s'occupe en secret de projets
ambitieux et téméraires. Là , il travaille le
jour et la nuit pour tendre des pièges à ses
ennemis , pour éljlouir le peuple par des
écrits, et amuser les grands par des promes-
ses. Sa maison quelquefois est pleine de gens
inconnus , qui attendent pour lui parler ,
qui vont , qui viennent ; on les voit fort sou-
vent entrer la nuit dans son appartement ,
et en sortir un peu devant l'aurore. Lentulus
fait des associations avec des grands qui le
haïssent , pour se soutenir contre d'auti'es
grands dont il est craint. Il tient aux plus
puissants par ses alliances , par ses chaiges
et par ses menées. Quoiqu'il soit né fier,
impérieux et peu abordable , il ne néglige
pourtant pas le peuple. Il lui donne des fêtes
et des spectacles ; et lorsqu'il se montre dans
îcs rues , il l'ail jeter de l'argent autour de
CAUACTK Ri:s. 3^9
sa litière , et ses émissaires , postés en diÔé-
reuts endroits sur son passage , excitent la
canaille à Tapplaudir. Ils l'excusent de ne
pas se montrer plus souvent , sur ce qu'il est
trop occupé des besoins de la république ,
et qu'un travail sévère et sans relâche ne lui
laisse aucun jour de libre. Il est en effet sur-
chargé par la diversité et la multitude des
affaires qui l'appliquent, et ces occupations
laborieuses le suivent partout ; car même à
l'armée , où il v a tant de distractions iné-
vitables , les troupes le voient rarement ; et
pendant qu'il est obsédé de ses créatures ,
qu'il donne des ordres ou qu'il médite des
intrigues , le soldat murmure de ne pas le
voir, et blâme ce genre de vie trop austère.
Lentulus emploie sa retraite à traverser se-
crètement les entreprises du consul, qui com-
mande en chef ; et il fait si bien, que le pain,
le fourrage et même l'argent manquent au
quartier généi'al , pendant que tout abonde
dans son propre camp. S'il arrive alors que
les troupes de la république reçoivent quel-
que échec de l'ennemi , aussitôt les courriers
de Lcnluius font jctentir la capitale de ses
38o ■ CAKACTÈU ES.
plaintes contre le consul. Le. peuple s as-
semble dans les places par pelotons , et les
créatures de Lentulus ont grand soin de lire
des lettres par lesquelles il paraît qu'il a
sauvé l'armée d'une entière défaite. Toutes
les gazettes répètent les mêmes bruits , et
tous les nouvellistes sont payés d'avance poul-
ies confirmer. Le consul est forcé d'envoyer
des mémoires pour justifier sa conduite contre
les artifices de son ennemi. Celui qu'il a
chargé de cette affaire , qui est un homme
instruit et hardi , arrive dans la capitale où
il est attendu avec impatience , et on s'attend
qu'il révélera bien des mystères ; mais le len-
demain le sénat s'étant extraordinairemenl
assemblé , on vient lui annoncer que cet en-
voyé a été trouvé mort dans son lit , et qu'on
a détourné tous ses papiers. Les gens de
bien , consternés , gémissent secrètement de
cet attentat ; mais les partisans de Lentulus
en triomphent publiquement , et la répu-
blique est menacée d'une horrible servitude.
CARACTÈRES. 38l
XXVII.
Clodius , ou le Séditieux.
Clodius assemble chez lui une troupe de
libertins et de jeunes gens accablés de dettes.
Le sénat a fait une loi pour réprimer le luxe
de ces jeunes gens , et l'énormité des em-
prunts. Clodius leur dit : Mes amis , pouvez-
vous souffrir la rigueur , la hauteur et la
dureté d'un gouvernement si austère ? On
délend aux uns les plaisirs , on ferme aux
autres les chemins de la fortune ; on s'efforce
d'anéantir le courage et l'esprit de tous , en
tenant sous des lois étroites leur génie captif;
et cette servitude de chaque particulier , on
ose la nommer liberté publique ! Mes amis,
on hait les tyrans qui veulent régner par la
force ; et qu'importe d'être l'esclave des hom-
mes ou des lois , quand les lois sont plus ty-
ranniques que ceux qui les violent ? Est-ce
à nous à subir le joug de quelques vieillards
languissants ? La nature aurait-elle fait les
faibles pour l'autorité , et les forts pour leur
obéir ? Les faibles ne sont point à plaindre
dans la dépendance des forts ; mais les ibrts
382 CARACTÈRES,
ne peuvent souffrir la servitude sans une in-
supportable violence. Donnons à ce peuple
abattu quelque exemple qui le réveille ; les
ambitieux sont Tame des corps politiques ;
le repos en est la langueur... Ainsi s'expli-
que Clodius avec ses amis. Quand il est avec
des personnes qui l'obligent à plus de rete-
nue , il leur dit qu'on fait bien de réprimer
le vice , mais qu'il faut avoir attention que
le remède qu'on y apporte ne soit pas lui-
même un plus grand mal. La vertu , dit-il ,
est aimable par elle-même ; que sert d'em-
ployer la force pour la persuader? La force
est toujours odieuse , quelque juste qu'en soit
le motif. Voyez , dit-il encore , la diversité
que la nature a mise entre les hommes : est-
il juste d assujélir à la même règle tant de
différents caractères? Peut-on obliger tous
les hommes à marcher dans la même voie ?
et faut-il tenir la nature prosternée sous un
joug si rude? Tels sont les discours les plus
modérés de Clodius. Mais s'il se ibrme un
parti dans la république qui ne tend rien
moins qu'à sa ruine , il excite les conjurés à
l'avancer , et leur dit qu'il faut que tout
CARACTÈRES. 383
change ; que c'est une fatalité inévitable ;
que les opinions elles mœurs qui dépendent
des opinions , les hommes en place et les lois
qui dépendent des hommes en place , les
bornes des Etats et leur puissance , lintérêt
des Etats voisins , tout varie nécessairement.
Et , dit-il , de ces changements il n'y en a
aucun qui ne se fasse par la force , car la sé-
duction et l'artifice ne méritent pas moins
ce nom que la violence déclarée et manifeste.
Mes amis , continue-t-il , qui peut retenir
vos courages? craignez-vous de troubler la
paix de la patrie ? Quelle paix , qui avilit les
hommes dans un misérable esclavage ! Es-
timez-vous tant le repos ? et la guerre est-
elle plus rude que la servitude? Ainsi Clodius
met tout en feu par ses discours séditieux ,
et cause de si grands désordres dans la ré-
pubUque qu'on ne peut y remédier que par
sa perte.
XXVIII..
L'Orateur chagrin.
Celui qui n'est connu que par les lettres,
n'est pas infatué de cette gloire , s'il est am-
384 CARACTÈUES.
bitieux. Bien loin de vouloir faire entrer les
jeinies gens dans sa propre carrière , il leur
montre lui-même une route plus noble , s'ils
osent la suivre. Le riche insolent , leur dit-
il , méprise les talents les plus sublimes , et
le vertueux ignorant ne les connaît pas
0 mes amis ! pendant que des hommes mé-
diocres exécutent de grandes choses , ou par
un instinct particulier , ou par la faveur des
occasions , voulez-vous vous réduire à les
écrire ? Si vous faites attention aux hom-
mages qu'on met aux pieds d'un homme que
le prince élève à un poste , croirez-vous qu'il
y ait des louanges pour un écrivain, qui ap-
prochent de ces respects ? Qui ne peut aider
la vertu , ni punir le crime , ni venger l'in-
jure du mérite , ni confondre l'orgueil des
riches , se contenlera-t-il d'un peu d'estime?
Il appaitient à un artisan d'être enivré de
■ régner au barreau , ou sur nos théâties , ou
dans les écoles des philosophes : mais vous
qui aspirez à la gloire, pouvez-vous la mettre
à ce prix ? Regardez de près , mes amis : celui
qui a gagné des batailles , qui a repoussé
l'ennemi ries frontières qu'il ravageait , et
CARACTÈRES. 385
donné aux peuples Tespérance d'une paix
glorieuse , s'il fait tout à coup disparaître la
réputation des ministres et le faste des fa-
voris , qui daignera encore jeter les yeux sur
vos poètes et vos philosophes ? Mes amis , ce
n'est point par des paroles qu on peut s'é-
lever sur les i-uines de l'orgueil des grands
et forcer l'hommage du monde , c'est par la
vertu et l'audace, cest par le sacrifice delà
santé et des plaisirs , c'est par le mépris du
danger. Celui qui compte sa vie pour quel-
que chose , ne doit pas prétendre à la gloire.
Ainsi parle un esprit chagrin que la répu-
tation des lettres ne peut satisfaire. Il parut
quelquefois chercher à s'affermir lui-même
contre les déplaisirs de son état , et com-
battre avec violence. C'est peu , mes amis ,
reprend-il , de souffrir d'extrêmes besoins
et d'être privé des plaisirs. Quel est celui qui
a été pauvre et qui a évité le mépris ? Qui
n'a pas été opprimé par les puissants, moqué
par les faibles , fui et abandonné par tous les
hommes ? A-t-on estimé ses talents ? a-t-on
fait attention à sa vertu ? La nécessité l'a
tenté , linfortune l'a avili , et le sort s'est
I. 55
386 CARACTÈRES,
joué de sa prudence. Toutefois ni l'adversité,
ni la honte , ni la misère , ni ses fautes , s'il
en a faites , ni l'injustice de ses ennemis ne
lui ont ôté son courage. Qui voudrait être
riche mais avare, respecté mais faible, craint
mais haï ? Mais qui ne voudrait être pauvre
avec de la vertu et du courage ?
Celui qui peut vivre sans crime , et qui
sait oser et souffrir , sait aussi se passer de
la fortune qu'il a méritée : les heureux et les
insensés pourront insulter sa misère ; mais
l'injure de la folie ne saurait flétrir la vertu.
L'injure est l'opprobre du fort qui abuse des
dons du hasard, et l'arme dy lâche insolent. . .
Ces discours d'un esprit inquiet, qui s'est fait
un nom par les lettres , échauffent l'esprit
des jeunes gens prompts à s'enflammer ;
mais la fortune laisse rarement aux hommes
le choix de leurs vertus et de leur travail.
FIN nu P R E M I,E R VOLUME.
TABLE DES 1V1\TIERES
CONTENUES
DANS CE VOLUME.
Notice sur la vie et les écrits de Vauvenargucs,
par M. Siiaid. i
Fragments sur Vauvenargues. 53
Epître de IVIarmontcl à Voltaire. 66
Extrait des Mélanges littéraires. ^3
Discours préliminaire. 77
INTRODUCTION A LA CONNAISSANCE DE
L'ESPRIT HUMAIN.
LIVRE PREMIER.
I.
De l'Esprit en général.
85
II.
Imagination , Fiéllexion , Mémoire.
87
m.
Fécondité.
89
IV.
Vivacitt^
90
V.
Pénétration.
9^
VI.
De la Justesse , de la Netteté, du Juge-
ment.
93
VII.
Du bon Sens.
96
VIII.
De la Profondeur.
97
388
TABLE DES MATIÈRES
IX.
Do la Délicatesse, de la Finesse et
de la force.
99
X.
De l'Etendue de l'Esprit.
I0(
XI.
Des Saillies.
I03
XII.
Du Goût.
io6
XIII.
Du Langafje et de l'Éloqueacc.
110
XIV.
De l'Invention.
u4
XV.
Du Génie et de l'Esprit.
n6
XVI.
Du Caractère.
lai
XVJI.
Du Sérieux.
123
XVIII.
Du Sang-froid.
ia5
XIX.
De la Présence d'esprit.
12G
XX.
De la Distraction.
bid.
XXI.
De l'Esprit du jeu.
LIVRE DEUXIÈ.ME.
127
XXII.
Des Passions. "
I3U
XXIII.
De la Gaîtc, de la ,Ioic, de la
.\Ie-
lancolie.
!33
XXIV.
De l'Araour-propre et de l'Amour
*
de nous-mêmes.
134
XXV.
De l'Ambition.
iSg
XXVI.
De l'Aniom- du monde.
,.',i
XXVII.
Surl'Amuur de la gloire.
ibld.
XXVIII
. De l'Amour des scien«es et
des
lettres. i43
XXIX. De l'Avarice. i47
XXX. De la Passioii du jeu. ibid.
XXXI. De la Passion des exercices. 148
XXXII. De l'Amour paternel. i5o
CONTENUES DANS Cli VOLUME. 38q
XXXJll. De l'Amour filial et fraternel. i5o
XXXIV. De l'Amour que l'on a pour les
bètes. iSa
\XXV. De rAmitie. l53y'
XXXVI. De l'Amour. i56
XX.XVII. De la Physionomie. iSg
XXXVIII. De la Pitié. i6o
XXXIX. De la Haine. i6i
XL. De l'Estime , du Respect et du Mé-
pris. i63
XLI.
De l'Amour des objets sensibles.
169
XLIl.
Des Passions en gênerai.
LIVRE TKOISIÈMIÎ.
170--
XLIll.
Du Lien et du Mal moral.
1733.
XLIV.
De la Grandeur d'ame.
186
XLV.
Du Courage.
189
XL VI.
Du Bon et du Beau.
197
RÉFLEXIONS SUR DIVERS SUJETS
1.
Sur le Pyrrhonisme.
199
H.
Sur la Nature et la Coutume.
ao2
111.
Nulle jouissance sans action.
306
IV.
De la certitude des principes.
208
V.
Défaut de la plupart des choses
210
VI.
De l'Ame.
211
VII.
Des Romans.
312
VIII.
Contre la Médiocrité.
2.4
IX.
Sur la Noblesse.
ai5
X.
Sur la Fortune.
217
390 TABLE DES MATIÈRES
XI. Contre la Vanité. ai8
XII. Ne point sortir de son caractère. 219
XIII. Du pouvoir de rAcliviic. 220
XIV. Sur la Dispute. 22r
XV. Suje'tion de l'esprit de l'homme, ibid.
XVI. On ne peut être dupe de la vertu. 224
XVII. Sur la Familiarité. 22(>
XVIII. Kccessite de faire des fautes. 227
XIX.. Sur la Libe'ralite. 23g
XX. Maxime de Pascal explique'e. 233
XXI. L'esprit naturel et le simple. 234
XXII. Du Bonheur. 23G
CONSEILS A UN JEUNE HOMME.
I. Surlesconse'quences de sa conduite. a'j8
II. Sur ce que les femmes appellent un
homme aimable. 240
III. Ne pas se laisser décourager par le
sentiment de ses faiblesses. 2^2
IV. Sur le bien de la familiarité'. 243
V. Sur les moyens de vivre en paix avec
les hommes. 2:}:^
VI. Sur une maxime du cardinal de Retz. 24G
VII. Sur l'empressement des hommes à
se rechercher et leur facilité à se
de'goûter. 24g
VIII. Sur le me'pris des petites finesses. 252
IX. Aimer les passions nobles. 253
X. Quand il faut sortir de sa sphère. 254
CONTENUES DANS CE VOLUME. 3g I
XI. Du faux Jugement que l'on porte
drs choses. a56
RÉFLEXIONS CRITIQUES SUR QUELQUES
POÈTES.
I.
La Fontaine.
261
II.
Boileau.
265
III.
Cbaulieu.
266
IV.
Molière.
267
V, VI.
Corneille et Racine.
274
VII.
J. B. Rousseau.
298
VIII.
Quinault.
809
IX.
Sur quelcpios ouvrages de M. de
Voltaire.
3i5
LES ORATEURS.
Bossuct
327
Pascal.
ibid.
Fénelor
i.
328
Sur La
Bruvère.
CARACTÈRES.
.33o
I.
Oronte, ou le vieux fou.
335
II.
Thersite.
336
III.
Les jeunes Gens.
338
IV.
Midas, ou le Sot qui est glorieux.
339
V.
Le Flatteur insipide.
3h
VI.
Lacon , ou le petit Homme.
342
VII.
Caritès , ou le Grammairien.
343
VIII.
L'Etourdi.
344
392 tAIîLK DF.S MATIÈHES.
IX. ClazouHUf, oulaViîitnmalheLiiciJSC. 345
X. Plialante , on le Scélérat. 3:}7
XI. Isocrale, ou le bel Esprit juoilerne. S^S
XII. Thieslc , ou la Simplicité. 353
XIII. Trasillc , ou les Gens h la mode. 354
XIV. Pliocas, ou la fausse Singnhuilé. 355
XV. Cirus, ou l'Esprit extrême. 356
XVI. Lipse, ou l'Homme sans principe». 358
XVII. Lisias, ou la Fau.-^se Eloquence. 35()
XVIJI. Alcipe. 36t
XIX. Le Mérite frivole. 363
XX. Tiiiis, ou l'Activité. 365
XXI. Le Paresseux. 367
XXII. Horace , ou rEnlbousiasle. 368
XXIII. Théophile, ou la Profondeur. 370
XXIV. Cléon, ou la folli! Ambition. 372
XXV. Turnus , ou le Chef de parti. 374
XXVI. Lentulus , ou le Factieii.x. 378
XXVII. Clodius, ou le Séditieux. 38i
XXVIII. L'Orateur chagrin. 383
FIN i)K LA tAni.F. nr PREMII R volumi
^v^^#l^
n
r^ïff,
», • • .
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..-c";-^
- -xi
2068
V2S
1823
t.l
Vauvenargues, Luc de
Clapiers, marqiiis de
Oeuvres complètes
Nouv. éd.
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS PO(
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