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ŒUVRES COMPLÈTES
OK
GUSTAVE FLAUBERT
II
SALAMMBÔ
TOUS DROITS nESF. n\KS.
j^tiâ^ ÉDITinX 1)É1''1.\'1T1VK D'APRÈS LKS .\l AN' IJSI'UITS UKKJIN'AUX
ŒUVRES COMPLÈTES
DE
GUSTAVE FLAUBERl
II
SALAMMBO
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PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
RUE SAIXT-IÎENOIT, 7
1885
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11 nous a semblé utile de joindre à cette Édition
définitive de « Salammbô » un Glossaire alphabétique de
la plupart des mots peu connus cités dans l'ouvrage. Le
lecteur le trouvera avant l'Appendice, et pourra facile-
ment s'y reporter à chaque hésitation.
Nous avons réuni, dans l'Appendice, les corres-
pondances échangées entre Sainte-Beuve, Frœhner et
Gustave Flaubert à propos de la publication de l'ou-
vrase.
Â^
SALAMMBÔ
LE FESTIN
C'était à Mégara, faubourg de Garthage, dans les
jardins d'Hamilcar.
Les soldats qu'il avait commandés en Sicile se don-
naient un grand festin pour célébrer le jour anniver-
saire de la bataille d'Éryx, et comme le maître était
absent et qu'ils se trouvaient nombreux, ils mangeaient
et ils buvaient en pleine liberté.
Les capitaines, portant dés cothurnes de bronze,
s'étaient placés dans le chemin du milieu, sous un voile
de pourpre à franges d'or, qui s'étendait depuis le mur
des écuries jusqu'à la première terrasse du palais ; le
commun des soldats était répandu sous les arbres, oii
l'on distinguait quantité de bâtiments à toit plat, pres-
soirs, celliers, magasins, boulangeries et arsenaux, avec
1
2 SALAMMBO.
une cour pour les éléphants, des fosses pour les bêtes
féroces, une prison pour les esclaves.
Des figuiers entouraient les cuisines ; un bois de
sycomores se prolongeait jusqu'à des masses de ver-
dure, où des grenades resplendissaient parmi les touffes
blanches des cotonniers ; des vignes, chargées de grap-
pes , montaient dans le branchage des pins ; un champ
de roses s'épanouissait sous des platanes; de place
en place sur des gazons se balançaient des lis; un
sable noir, mêlé à de la poudre de corail, parsemait
les sentiers ; et, au milieu, l'avenue des cyprès faisait
d'un bout à l'autre comme une double colonnade d'obé-
lisques verts.
Le palais, bâti en marbre numidique tacheté de
jaune, superposait tout au fond, sur de larges assises,
ses quatre étages en terrasses. Avec son grand escalier
droit en bois d'ébène, portant aux angles de chaque
marche la proue d'une galère vaincue, ses portes rouges
écartelées d'une croix noire, ses grillages d'airain qui le
défendaient en bas des scorpions, et ses treillis de ba-
guettes dorées qui bouchaient en haut ses ouvertures,
il semblait aux soldats, dans son opulence farouche,
aussi solennel et impénétrable que le visage d'IIamilcar.
- Le Conseilleur avait désigné sa maison pour y tenir
ce festin ; les convalescents, qui couchaient dans le
temple d'Eschmoùn, se mettant en marche dès l'aurore,
s'y étaient traînés sur leurs béquilles. A chaque minute,
d'autres arrivaient. Par tous les sentiers, il en débou-
chait incessamment, comme des torrents qui se préci-
pitent dans un lac. On voyait entre les arbres courir
LE FESTIN. i
les esclaves des cuisines, efîarés et à demi nus ; les
gazelles sur les pelouses s'enfuyaient en bêlant; le soleil
se couchait, et le parfum des citronniers rendait encore
plus lourde l'exhalaison de cette foule en sueur.
H y avait là des hommes de toutes les nations, des
Ligures, des Lusitaniens, des Baléares, des Nègres et
des fugitifs de Rome. On entendait, à côté du lourd
patois dorien, retentir les syllabes celtiques bruissantes
comme des chars de bataille, et les terminaisons
ioniennes se heurtaient aux consonnes du désert, âpres
comme des cris de chacal. Le Grec se reconnaissait à
sa taille mince, l'Égyptien à ses épaules remontées, le
Cantabre à ses larges mollets. Des Cariens balançaient
orgueilleusement les plumes de leur casque ; des archers
de Gappadoce s'étaient peint de larges fleurs sur le
corps, et quelques Lydiens portant des robes de femmes
dînaient en pantoufles et avec des boucles d'oreilles.
D'autres, qui s'étaient par pompe barbouillés de ver-
millon, ressemblaient à des statues de corail.
Ils s'allongeaient sur les coussins, ils mangeaient
accroupis autour de grands plateaux, ou bien, couchés
sur le ventre, ils tiraient à eux les morceaux de viande,
et se rassasiaient appuyés sur les coudes, dans la pose
pacifique des lions lorsqu'ils dépècent leur proie. Les
derniers venus, debout contre les arbres, regardaient
les tables basses disparaissant à moitié sous des tapis
d'écarlate, et attendaient leur tour.
Les cuisines d'Hamilcar n'étant pas sulFisantes, le
Conseil leur avait envoyé des esclaves, de la vaisselle,
des lits ; et l'on voyait au milieu du jardin, comme sur
4 SALAiMMBO.
un champ de bataille quand on brûle les morts, de
grands feux clairs ou rôtissaient des bœufs. Les pains
saupoudrés d'anis alternaient avec les gros fromages
plus lourds que des disques, et les cratères pleins de
vin, et les canthares pleins d'eau auprès des corbeilles
en filigrane d'or qui contenaient des fleurs. La joie de
pouvoir enfin se gorger à l'aise dilatait tous les yeux ;
çà et là, les chansons commençaient.
D'abord on leur servit des oiseaux à la sauce verte,
dans des assiettes d'argile rouge rehaussée de dessins
noirs, puis toutes les espèces de coquillages que l'on
ramasse sur les côtes puniques, des bouillies de fro-
ment, de fève et d'orge, et des escargots au cumin,
sur des plats d'ambre jaune.
Ensuite les tables furent couvertes de viandes : anti-
lopes avec leurs cornes, paons avec leurs plumes, mou-
tons entiers cuits au vin doux, gigots de chamelles et
de buflles, hérissons au garum, cigales frites et loirs
confits. Dans des gamelles en bois de Tamrapanni
flottaient, au milieu du safran, de grands morceaux
de graisse. Tout débordait de saumure, de truffes et
d'assa fœtida. Les pyramides de fruits s'éboulaient sur
les gâteaux de miel, et l'on n'avait pas oublié quelques-
uns de ces petits chiens à gros ventre et à soies roses
que l'on engraissait avec du marc d'olives, mets car-
thaginois en abomination aux autres peuples. La sur-
prise des nourritures nouvefles excitait la cupidité des
estomacs. Les Gaulois aux longs cheveux retroussés
sur le sommet delà tête s'arrachaient les pastèques et
les limons qu'ils croquaient avec l'écorce. Des nègres
LP FESTIN. 5
n'ayant jamais vu de langoustes se déchiraient le visage
à leurs piquants rouges. Les Grecs, rasés, plus blancs
que des marbres, jetaient derrière eux les éplucliures
de leur assiette, tandis que des pâtres du Brutium,
vêtus de peaux de loups, dévoraient silencieusement,
le visage dans leur portion,
La nuit tombait. On retira le velarium étalé sur
l'avenue de cyprès, et l'on apporta des ilambeaux.
Les lueurs vacillantes du pétrole qui brûlait dans
des vases de porphyre effrayèrent, au haut des cèdres,
les singes consacrés à la lune. Ils poussèrent des cris,
ce qui mit les soldats en gaieté*
Des flammes oblongues tremblaient surles cuirasses
d'airain. Toutes sortes de scintillements jaillissaient
des plats incrustés de pierres précieuses. Les cratères,
à bordure de miroirs convexes, multipliaient l'image
élargie des choses; les soldats, se pressant autour,
s'y regardaient avec ébahissement et grimaçaient pour
se faire rire. Ils se lançaient, par-dessus les tables,
les escabeaux d'ivoire et les spatules d'or, fis avalaient
à pleine gorge tous les vins grecs qui sont dans des
outres, les vins de Campanie enfermés dans des am-
phores, les vins des Cantabres que l'on apporte dans
^es tonneaux, et les vins de jujubier, de cinnamome
et de lotus. Il y en avait des flaques par terre où
l'on glissait. La fumée des viandes montait dans les
feuillages avec la vapeur des haleines. On entendait à
la fois le claquement des mâchoires, le bruit des paroles,
des chansons, des coupes, le fracas des. vases campa-
niens qui s'écroulaient en mille morceaux, ou le son
6 SALAIMMBO.
limpide d'un grand plat d'argent. A mesure qu'aug
mentait leur ivresse, ils se rappelaient de plus en plus
l'injustice de Carthage.
La République, épuisée par la guerre, avait laissé
s'accumuler dans la ville toutes les bandes qui reve-
naient. Giscon, leur général, avait eu la prudence de
les renvoyer les uns après les autres, pour faciliter
l'acquittement de leur solde, et le Conseil avait cru
qu'ils finiraient par consentir à quelque diminution.
Mais on leur en voulait aujourd'hui de ne pouvoir les
payer. Cette dette se confondait dans l'esprit du peuple
avec les trois mille deux cents talents euboïques exi-
gés par Lutatius; et ils étaient, comme Rome, un
ennemi pour Carthage. Les Mercenaires le compre-
naient; aussi leur indignation éclatait en menaces et
en débordements. Enfin, ils demandèrent à se réunir
pour célébrer une de leurs victoires, et le parti de la
paix céda, en se vengeant d'Hamilcar qui avait tant
soutenu la guerre. Elle s'était terminée contre tous ses
efforts, si bien que, désespérant de Carthage, il avait
remis à Giscon le gouvernement des Mercenaires.
Désigner son palais pour les recevoir, c'était attirer
sur lui quelque chose de la haine qu'on leur portait.
D'ailleurs, la dépense devait être excessive ; il la subi-
rait presque toute.
Fiers d'avoir fait plier la République, les Merce-
naires croyaient qu'ils allaient enfin s'en retourner chez
eux, avec la solde de leur sang dans le capuxihon de
leur manteau. Mais leurs fatigues, revues à travers les
vapeurs de l'ivresse, leur semblaient prodigieuses et
LE FESTIN. 7
trop peu récompensées. Ils se montraient leurs bles-
sures, ils racontaient leurs combats, leurs voyages et
les chasses de leur pays.' Ils imitaient le cri des bêtes
féroces, leurs bonds. Puis vinrent les immondes ga-
geures; ils s'enfonçaient la tète dans les amphores et
restaient à boire sans s'interrompre comme des droma-
daires altérés. Un Lusitanien, de taille gigantesque,
portant un homme au bout de chaque bras, parcourait
les tables tout en crachant du feu par les narines. Des
Lacédémoniens, qui n'avaient point ôté leurs cuirasses,
sautaient d'un pas lourd. Quelques-uns s'avançaient
comme des femmes en faisant des gestes obscènes ;
d'autres se mettaient nus pour combattre, au milieu
des coupes, à la façon des gladiateurs; et une compa-
gnie de Grecs dansait autour d'un vase où l'on voyait
des nymphes, pendant qu'un nègre tapait avec un os
de bœuf sur un bouclier d'airain.
Tout à coup, ils entendirent un chant plaintif, un
chant fort et doux, qui s'abaissait et remontait dans
les airs comme le battement d'ailes d'un oiseau blessé.
C'était la voix des esclaves dans l'ergastule. Des
soldats, pour les délivrer, se levèrent d'un bond et
disparurent.
Ils revinrent, chassant au milieu des cris, dans la
poussière, une vingtaine d'hommes que l'on distinguait
à leur visage plus pâle. Un petit bonnet de forme conique,
en feutre noir, couvrait leur tête rasée; ils portaient
tous des sandales de bois et faisaient un bruit de fer-
railles comme des chariots en marche.
Ils arrivèrent dans l'avenue des cyprès, où ils se
8 SALAMMBO.
perdirent parmi la foule, qui les interrogeait. L'un
d'eux était resté à l'écart, debout. A travers les déchi-
rures de sa tunique on apercevait ses épaules rayées
par de longues balafres. Baissant le menton, il regar-
dait autour de lui avec méfiance et fermait un peu ses
paupières dans l'éblouissement des flambeaux. Quand
il vit que personne de ces gens armés ne lui en voulait,
un grand soupir s'échappa de sa poitrine ; il balbutiait,
il ricanait sous les larmes claires qui lavaient sa figure;
puis il saisit par les anneaux un canthare tout plein,
le leva droit en l'air au bout de ses bras d'où pen-
daient des chaînes, et, regardant le ciel et toujours
tenant la coupe, il dit :
« — Salut d'abord à toi, Baal-Eschmôun libérateur,
que les gens de ma patrie appellent Esculape ! et à
vous, Génies des fontaines, de la lumière et des bois !
et à vous, Dieux cachés sous les montagnes et dans
les cavernes de la terre ! et à vous, hommes forts aux
armures reluisantes, qui m'avez délivré ! »
Il laissa tomber la coupe et conta son histoire. On
le nommait Spendius. Les Carthaginois l'avaient pris à
la bataille des Égineuses; et parlant grec, ligure et
punique, il remercia encore une fois les Mercenaires ;
il leur baisait les mains ; enfin, il les félicita du ban-
quet, tout en s'étonnant de n'y pas apercevoir les coupes
de la Légion sacrée. Ces coupes, portant une vigne en
émeraude sur chacune de leurs six faces en or, appar-
-tenaient à une milice exclusivement composée des
jeunes patriciens, les plus hauts de taille. C'était un
privilège, presque un honneur sacerdotal ; aussi rien
LE FESTIN. 9
dans les trésors de la République n'était plus convoité
des Mercenaires. Ils détestaient la Légion à cause de
cela, et on en avait vu qui risquaient leur vie pour l'in-
concevable plaisir d'y boire.
Donc ils commandèrent d'aller chercher les coupes.
Elles étaient en dépôt chez les Syssites, compagnies de
commerçants qui mangeaient en commun. Les esclaves
revinrent. A cette heure, tous les membres des Syssites
dormaient.
« — Qu'on les réveille ! » répondirent les Merce-
naires.
Après une seconde démarche, on leur expliqua
qu'elles étaient enfermées dans un temple.
<c — Qu'on l'ouvre ! » répliquèrent-ils.
Et quand les esclaves, en tremblant, eurent avoué
qu'elles étaient entre les mains du général Giscon, ils
s'écrièrent :
« — Qu'il les apporte ! »
Giscon, bientôt, apparut au fond du jardin dans une
escorte de la Légion sacrée. Son ample manteau noir,
retenu sur sa tête à une mitre d'or constellée de pierres
précieuses, et qui pendait tout à l'entour jusqu'aux
sabots de son cheval, se confondait, de loin, avec la
couleur de la nuit. On n'apercevait que sa barbe blanche,
les rayonnements de sa coiffure et son triple collier à
larges plaques bleues qui lui battait sur la poitrine.
.Les soldats, quand il entra, le saluèrent d'une grande
acclamation, tous criant :
« — Les coupes ! Les coupes ! »
Il commença par déclarer que, si l'on considérait
10 SALAMMBO.
leur courage, ils en étaient dignes. La foule hurla de
joie, en applaudissant.
Il le savait bien, lui qui les avait commandés là-bas
et qui était revenu avec la dernière cohorte sur la der-
nière galère !
« — C'est vrai ! c'est vrai ! » disaient-ils.
Cependant, continua Giscon, la République avait
respecté leurs divisions par peuples, leurs coutumes,
leurs cultes; ils étaient libres dans Carthage ! Quant
aux vases de la Légion sacrée, c'était une propriété
particulière. Tout à coup, près de Spendius, un Gaulois
s'élança par-dessus les tables et courut droit à Giscon,
qu'il menaçait en gesticulant avec deux épées nues.
Le général, sans s'interrompre, le frappa sur la
tête de son lourd bâton d'ivoire ; le Barbare tomba. Les
Gaulois hurlaient, et leur fureur, se communiquant aux
autres, allait emporter les légionnaires. Giscon haussa
les épaules ; son courage serait inutile contre ces bêtes
brutes, exaspérées. Mieux valait plus tard s'en venger
dans quelque ruse ; donc il fit signe à ses soldats et
s'éloigna lentement. Puis sous la porte, se tournant
vers les Mercenaires, il leur cria qu'ils s'en repenti-
raient.
Le festin recommença. Mais Giscon pouvait revenir,
et, cernant le faubourg qui touchait aux derniers rem-
parts, les écraser contre les murs. Alors ils se sentirent
seuls malgré leur foule ; et la grande ville qui dormait
sous eux, dans l'ombre, leur fit peur, avec ses entas-
sements d'escaliers, ses hautes maisons noires et ses
vagues dieux, encore plus féroces que son peuple. Au
y
LE FESTIN. 41
loin, quelques fanaux glissaient sur le port, et il y
avait des lumières dans le temple de Khamon. Ils se
souvinrent d'IIamilcar. Où était-il? Pourquoi les avoir
abandonnés, la paix conclue ? Ses dissensions avec le
Conseil n'étaient sans doute qu'un jeu pour les perdre.
Leur haine inassouvie retombait sur lui ; et ils le mau-
dissaient, s'exaspérantlesuns les autres par leur propre
colère. A ce moment-là il se fit un rassemblement sous
les platanes. C'était pour voir un nègre qui se roulait
en battant le sol avec ses membres, la prunelle fixe,
le cou tordu, l'écume aux lèvres. Quelqu'un cria qu'il
était empoisonné. Tous se crurent empoisonnés. Ils
tombèrent sur les esclaves ; un vertige de destruction
tourbillonna sur l'armée ivre. Ils frappaient au hasard
autour d'eux, ils brisaient, ils tuaient; quelques-uns
lancèrent des flambeaux dans les feuillages ; d'autres,
s'accoudant sur la balustrade des lions, les massar
crèrent à coups de flèches ; les plus hardis coururent
aux éléphants ; ils voulaient leur abattre la trompe et
manger de l'ivoire.
Cependant des frondeurs baléares qui, pour piller
plus commodément, avaient tourné l'angle du palais,
furent arrêtés par une haute barrière faite en jonc des
Indes. Ils coupèrent avec leurs poignards les courroies
de la serrure et se trouvèrent alors sous la façade qui
regardait Carthage, dans un autre jardin rempli de
végétations taillées. Des lignes de fleurs blanches,
toutes se suivant une à une, décrivaient sur la terre
couleur d'azur de longues paraboles, comme des fusées
d'étoiles. Les buissons, pleins de ténèbres, exhalaient
42 SALAMMBO.
des odeurs chaudes, mielleuses. Il y avait des troncs
d'arbres barbouillés de cinabre qui ressemblaient à des
colonnes sanglantes. Au milieu, douze piédestaux de
cuivre portaient chacun une grosse boule de verre ; et
des lueurs rougeàtres emplissaient confusément ces
globes creux comme d'énormes prunelles qui palpite-
raient encore. Les soldats s'éclairaient avec des torches,
tout en trébuchant sur la pente du terrain, profondé-
ment labouré.
Ils aperçurent un petit lac, divisé en plusieurs bas-
sins par des murailles de pierres bleues. L'onde était
si limpide que les flammes des torches tremblaient
jusqu'au fond, sur un lit de cailloux blancs et de pous-
sière d'or. Elle se mit à bouillonner, des paillettes lumi-
neuses glissèrent, et de gros poissons, qui portaient
des pierreries à la gueule, apparurent vers la surface.
Les soldats, en riant beaucoup, leur passèrent les
doigts dans les ouïes et les apportèrent sur les tables.
C'étaient les poissons de la famille Barca. Tous des-
cendaient de ces lottes primordiales qui avaient fait
éclore l'œuf mystique où se cachait la Déesse. L'idée
de commettre un sacrilège ranima la gourmandise des
Mercenaires; ils placèrent vite du feu sous desvases
d'airain et s'amusèrent à regarder les beaux poissons
se débattre dans l'eau bouillante.
La houle des soldats se poussait. Ils n'avaient plus
peur. Ils recommençaient à boire. Les parfums qui leur
coulaient du front mouillaient de gouttes larges leurs
tuniques en lambeaux, et, s'appuyant des deux poings
sur les tables qui leur semblaient osciller comme des
LE FESTIN. 13
navires, ils promenaient à l'entoiir leurs gros yeux
ivres, pour dévorer par la vue ce qu'ils ne pouvaient
prendre. D'autres, marchant tout au milieu des plats
sur les nappes de pourpre, cassaient à coups de pied
les escabeaux d'ivoire et les fioles tyriennes en verre.
Les chansons se mêlaient au râle des esclaves agoni-
sant parmi les coupes brisées. Ils demandaient du vin,
des viandes, de l'or. Ils criaient pour avoir des
femmes. Ils déliraient en cent langages. Quelques-uns
se croyaient aux étuves, à cause de la buée qui flottait
autour d'eux, ou bien, apercevant des feuillages, ils
s'imaginaient être à la chasse et couraient sur leurs
compagnons comme sur des bêtes sauvages. L'incen-
die de l'un à l'autre gagnait tous les arbres ; et les
hautes masses de verdure, d'où s'échappaient de longues
spirales blanches, semblaient des volcans qui com-
mencent à fumer. La clameur redoublait ; les lions
blessés rugissaient dans l'ombre.
Le palais- s'éclaira d'un seul coup à sa plus haute
terrasse, la porte du milieu s'ouvrit ; et une femme, la
fille d'Hamilcar elle-même, couverte de vêtements noirs,
apparut sur le seuil. Elle descendit le premier escalier
qui longeait obliquement le premier étage, puis le
second, le troisième, et elle s'arrêta sur la dernière
terrasse, au haut de l'escalier des galères. Immobile
et la tête basse, elle regardait les soldats.
Derrière elle, de chaque côté, se tenaient deux
longues théories d'hommes pâles, vêtus de robes
blanches à franges rouges, qui tombaient droit sur
leurs pieds. Ils n'avaient pas de barbe, pas de cheveux,
14 SALAMMBO.
pas de sourcils. Dans leurs mains étincelantes d'anneaux
ils portaient d'énormes lyres et chantaient tous, d'une
voix aiguë, un hymne à la divinité de Garthage.
C'étaient les prêtres eunuques du temple de Tanit, que
Salammbô appelait souvent dans sa maison.
Enfin elle descendit l'escalier des galères. Les prê-
tres la suivirent. Elle s'avança dans l'avenue des cyprès,
et elle marchait lentement entre les tables des capi-
taines, qui se reculaient un peu en la regardant passer.
f Sa chevelure, poudrée d'un sable violet et réunie
en forme de tour selon la mode des vierges chana-
néennes, la faisait paraître plus grande. Des tresses
de perles attachées à ses tempes descendaient jusqu'aux
coins de sa bouche, rose comme une grenade entr'ou-
verte. 11 y avait sur sa poitrine un assemblage de pierres
lumineuses, imitant par leur bigarrure les écailles d'une
murène. Ses bras, garnis de diamants, sortaient nus
de sa tunique sans manches, étoilée de fleurs rouges
sur un fond tout noir. Elle portait entre les chevilles
une chaînette d'or pour régler sa marche, et son
grand manteau de pourpre sombre, taillé dans une
étoffe inconnue, traînait derrière elle, faisant à chacun
de ses pas comme une large vague qui la suivait.
Les prêtres, de temps à autre, pinçaient sur leurs
lyres des accords presque étouffés ; et dans les inter-
valles de la musique, on entendait le petit bruit de la
chaînette d'or avec le claquement régulier de ses san-
dales en papyrus.
Personne encore ne la connaissait. On savait seu-
lement qu'elle vivait retirée dans des pratiques pieuses.
X
LE FESTIN. 15
Des soldats l'avaiciiL apei'(;ue la nuil, sur le liaul de son
palais, à genoux devant les étoiles, entre les tourbil-
lons des cassolettes allumées. C'était la lune qui l'avait
rendue si pâle, et quelque chose des Dieux l'enve-
loppait comme une vapeur subtile. Ses prunelles sem-
blaient regarder tout au loin au delà des espaces
terrestres. Elle marchait en inclinant la tête et tenait
à sa main droite une petite lyre d'ébène.
Us l'entendaient murmurer.
« — Morts ! Tous morts ! Vous ne viendrez plus
obéissant à ma voix, quand, assise sur le bord du lac,
je vous jetais dans la gueule des pépins de pastèques !
Lé mystère de Tanit roulait au fond de vos yeux , plus
limpides que les globules des fleuves. » Et elle les
appelait par leurs noms, qui étaient les noms des
mois. — « Siv, Sivan, Tammouz, Eloul, Tischri, Sche-
bar ! — Ah ! pitié pour moi, Déesse. »
Les soldats, sans comprendre ce qu'elle disait, se
tassaient autour d'elle ; ils s'ébahissaient de sa parure.
Elle promena sur eux un long regard épouvanté ; puis,
s'enfonçant la tête dans les épaules en écartant les
bras, elle répéta plusieurs fois :
<c — Qu'avez-vous fait! qu'avez-vous fait!
« Vous aviez cependant, pour vous réjouir, du pain,
des viandes, de l'huile, tout le molobathre des greniers !
J'avais fait venir des bœufs d'IIécatompyle, j'avais
envoyé des chasseurs dans le désert ! » Sa voix s'en-
flait, ses joues s'empourpraient. Elle ajouta: « Où êtes-
vous donc, ici ? Est-ce dans une ville conquise, ou
dans le palais d'un maître ? Et quel maître ? le sulTète
16 SALAMMBO.
Hamilcar mon père, serviteur des Baals ! Vos armes,
rouges du sang de ses esclaves, c'est lui qui les a
refusées à Lutatius ! En connaissez-vous un dans vos
patries qui sache mieux conduire les batailles ? Regar-
dez donc ! les marches de notre palais sont encombrées
par nos victoires ! Continuez ! brùlez-le ! J'emporterai
avec moi le Génie de ma maison, mon serpent noir qui
dort là-haut sur des feuilles de lotus ! Je sifflerai, il me
suivra ; et si je monte en galère, il courra dans le sil-
lage 4e mon navire sur l'écume des flots. »
Ses narines minces palpitaient. Elle écrasait ses
ongles contre les pierreries de sa poitrine. Ses yeux
s'alanguirent ; elle reprit :
■ « — Ah ! pauvre Carthage ! lamentable ville ! Tu
n'as plus pour te défendre les hommes forts d'autre-
fois, qui allaient au delà des océans bâtir des temples
sur les rivages. Tous les pays travaillaient autour de
toi, et les plaines de la mer, labourées par tes rames,
balançaient tes moissons. »
Alors elle se mit à chanter les aventures de Melkarth ,
dieu des Sidoniens et père de sa famille.
Elle disait l'ascension des montagnes d'Ersiphonie,
le voyage de Tartessus, et la guerre contre Masisabal
pour venger la reine des serpents :
« — 11 poursuivait dans la forêt le monstre femelle
dont la queue ondulait sur les feuilles mortes comme
un ruisseau d'argent ; et il arriva dans une prairie
où des femmes, à croupe de dragon, se tenaient autour
d'un grand feu, dressées sur la pointe de leur queue.
La lune, couleur de sang, resplendissait dans un cer-
LE FESTIN. a
cle pâle, et leurs langues écarlaLes, fendues comme
des harpons de pécheurs, s'allongeaient en se recour-
bant jusqu'au bord de la llamme. »
Puis Salammbô, sans s'arrêter, raconta comment
Melkarth, après avoir vaincu Masisabal, mit à la proue
du navire sa tète coupée. — « A chaque battement
des flots, elle s'enfonçait sous l'écume ; le soleil l'em-
baumait : elle se fit plus dure que l'or ; les yeux ne
cessaient point de pleurer, et les larmes, continuelle-
ment, tombaient dans l'eau. »
Elle chantait tout cela dans un vieil idiome cha-
nanéen que n'entendaient pas les Barbares. Ils se de-
mandaient ce qu'elle pouvait leur dire avec les gestes
effrayants dont elle accompagnait son discours ; — et
montés autour d'elle sur les tables, sur les lits, dans les
rameaux des sycomores, la bouche ouverte et allon-
geant la tête, ils tâchaient de saisir ces vagues histoires
qui se balançaient devant leur imagination, à travers
l'obscurité des théogonies, comme des fantômes dans
les nuages.
Seuls, les prêtres sans barbe comprenaient Sa-
lammbô. Leurs mains ridées, pendant sur les cordes des
lyres, frémissaient, et de temps à autre en tiraient un
accord lugubi'e ; car, plu? faibles que des vieilles fem-
mes, ils tremblaient à la fois d'émotion mystique, et
de la peur que leur faisaient les hommes. Les Barbares
ne s'en souciaient ; ils écoutaient toujours la vierge
chanter.
Aucun ne la regardait comme un jeune chef nu-
mide placé aux tables des capitaines, parmi des soldats
2
18 SALAMMBO.
de sa nation. Sa ceinture était si hérissée de dards,
qu'elle faisait une bosse dans son large manteau, noué
à ses tempes par un lacet de cuir. L'étoffe, bâillant
sur ses épaules, enveloppait d'ombre son visage, et
l'on n'apercevait que les flammes de ses deux yeux.
C'était par hasard qu'il se trouvait au festin, — son
père le faisant vivre chez les Barca, selon la coutume
des rois qui envoyaient leurs enfants dans les grandes
familles pour préparer des alliances. Depuis six mois
que Narr'IIavas y logeait, il n'avait point encore aperçu
Salammbô ; et, assis sur les talons, la barbe baissée
vers les hampes de ses javelots, il la considérait en
écartant les narines, comme un léopard qui est accroupi
dans les bambous.
De l'autre côté des tables se tenait un Libyen de
taille colossale et à courts cheveux noirs frisés. Il
n'avait gardé que sa jaquette militaire, dont les lames
d'airain déchiraient la pourpre du lit. Un collier à lunes
d'argent s'embarrassait dans les poils de sa poitrine.
Des éclaboussures de sang lui tachetaient la face, il
s'appuyait sur le coude gauche ; et, la bouche grande
ouverte, il souriait.
Salammbô n'en était plus au rythme sacré. Elle
employait simultanément tous les idiomes des Barbares,
déhcatesse de femme pour attendrir leur colère. Aux
Grecs elle parlait grec ; puis elle se tourna vers les
Ligures, vers les Campaniens, vers les Nègres ; et
chacun en l'écoutant retrouvait dans cette voix la dou-
ceur de sa patrie. Emportée par les souvenirs de Car-
thage, elle chantait maintenant les anciennes batailles
LE FESTIN. 19
contre Rome ; ils applaudissaient. Elle s'enflammait à
la lueur des épées nues ; elle criait les bras ouverts.
Sa lyre tomba, elle se tut ; — et, pressant son cœur à
deux mains, elle resta quelques minutes les paupières
closes à savourer l'agitation de tous ces hommes.
Mâtho le Libyen se penchait vers elle, involontai-
rement elle s'en approcha, et, poussée par la recon-
naissance de son orgueil, elle lui versa dans une coupe
d'or un long jet de vin, pour se réconcilier avec
l'armée.
« — Bois ! » dit-elle.
Il prit la coupe et la portait à ses lèvres quand un
Gaulois, le même que Giscon avait blessé, le frappa sur
l'épaule, tout en débitant d'un air jovial des plaisan-
teries dans la langue de son pays. Spendius n'était pas
loin ; il s'offrit à les expliquer.
« — Parle ! dit Màtho.
<( — Les Dieux te protègent, tu vas devenir riche.
A quand les noces ?
« — Quelles noces ?
(c Les tiennes ! car chez nous, dit le Gaulois,
lorsqu'une femme fait boire un soldat, c'est qu'elle
lui offre sa couche.
Il n'avait pas fmi que Narr'Havas, en bondissant,
tira un javelot de sa ceinture et, appuyé du pied droit,
sur le bord de la table, il le lança contre Mâtho.
Le javelot siffla entre les coupes, et, traversant le
bras du Libyen, le cloua sur la nappe si fortement, que
la poignée en tremblait dans l'air.
Mâtho l'arracha vite ; mais il n'avait pas d'armes.
20 SALAMI M BO.
il était nu ; enfin, levant à deux bras la table surchar-
gée, il la jeta contre Narr'Havas tout au milieu de la
foule qui se précipitait entre eux. Les soldats et les
Numides se serraient à ne pouvoir tirer leurs glaives.
Mâtho avançait en donnant de grands coups avec, sa
tête. Quand il la releva, Narr'Havas avait disparu. Il le
chercha des yeux. Salammbô aussi était partie.
Alors sa vue se tournant vers le palais, il aperçut
tout en haut la porte rouge à croix noire qui se re-
fermait. 11 s'élança.
On le vit courir entre les proues des galères, puis
réapparaître le long des trois escaliers jusqu'à la porte
rouge qu'il heurta de tout son corps. En haletant, il
s'appuya contre le mur pour ne pas tomber.
Un homme l'avait suivi, et à travers les ténèbres,
car les lueurs du festin étaient cachées par l'angle du
palais, il reconnut Spendius.
« — Va-t'en ! » dit-il.
L'esclave, sans répondre, se mit avec ses dents à
déchirer sa tunique ; puis, s'agenouillant auprès de
Mâtho, il lui prit le bras délicatement, et il le palpait
dans l'ombre pour découvrir la blessure.
Sous un rayon de la lune qui glissait entre les nua-
ges, Spendius aperçut au milieu du bras une plaie
béante. Il roula tout autour le morceau d'étoffe ; mais
l'autre, s'irritaut, disait : « Laisse-moi ! laisse-moi ! »
« — Non ! reprit l'esclave. Tu m'as délivré de
l'ergastule. Je suis à toi ! tues mon maître ! ordonne! »
Màtho, en frôlant les murs, fit le tour de la terrasse.
Il tendait l'oreille à chaque pas, et par l'intervalle
LE FESTIN. 21
des roseaux dorés, plongeait ses regards dans les
appartements silencieux. Enfin il s'arrêta d'un air
désespéré.
« — Écoule ! lui dit l'esclave. Oh ! ne nie méprise
pas pour ma faiblesse ! J'ai vécu dans le palais. Je peux,
comme une vipère, me couler entre les murs. Viens !
il y a dans la Chambre des Ancêtres un lingot d'or sous
chaque dalle; une voie souterraine conduit àleurs tom-
beaux ! »
« — Eh ! qu'importe ! » ditMàtho.
Spendius se tut.
Ils étaient sur la dernière terrasse. Une masse d'om-
bre énorme s'étalait devant eux, et qui semblait con-
tenir de vagues amoncellements, pareils aux flots d'un
océan noir pétrifié.
Mais une barre lumineuse s'éleva du côté de l'Orient.
A gauche, tout en bas, les canaux de Megara com-
mençaient à rayer de leurs sinuosités blanches les
verdures des jardins. Les toits coniques des temples
heptagones, les escaliers, les terrasses, les remparts,
peu à peu, se découpaient sur la pâleur de l'aube ; et
tout autour de la péninsule carthaginoise une ceinture
d'écume blanche oscillait, tandis que la mer couleur
d'émeraude semblait comme figée dans la fraîcheur du
matin. A mesure que le ciel rose allait s'élargissant,
les hautes maisons inclinées sur les pentes du terrain
se haussaient, se tassaient, telles qu'un troupeau de
chèvres noires qui descend des montagnes. Les rues
désertes s'allongeaient; les palmiers, çà et là sortant
des murs, ne bougeaient pas ; les citernes remplies
22 SALAMMBO.
avaient Tair de boucliers d'argent perdus dans les
cours ; le phare du promontoire Hermaeum commençait
à pâlir. Tout au haut de l'Acropole, dans le bois de
cyprès, les chevaux d'Eschmoùn, sentant venir la lu-
mière, posaient leurs sabots sur le parapet de marbre
et hennissaient du côlé du soleil.
Il parut; Spendius, levant les bras, poussa un cri.
Tout s'agitait dans une rougeur épandue, car le
Dieu, comme se déchirant, versait à pleins rayons sur
Carthage la pluie d'or de ses veines. Les éperons des
galères ctincelaicnt, le toit de Khamon paraissait tout
en tlammes, et Ton apercevait des lueurs au fond des
temples dont les portes s'ouvraient. Les grands chariots
arrivant de la campagne faisaient tourner leurs roues
sur les dalles des rues. Des dromadaires chargés de
bagages descendaient les rampes. Les changeurs dans
les carrefours relevaient les auvents de leurs boutiques.
Des cigognes s'envolèrent, des voiles blanches pal-
pitaient. On entendait dans le bois de Tanit le tam-
bourin des courtisanes sacrées, et à la pointe des Map-
pales, les fourneaux pour cuire les cercueils d'argile
commençaient à fumer.
Spendius se penchait en dehors de la terrasse ; ses
dents claquaient, il répétait:
« — Ah ! oui... oui... maître ! je comprends pour-
quoi tu dédaignais tout à l'heure le pillage de la mai-
son. »
Màtho fut comme réveillé par le sifflement de sa
voix, il semblait ne pas comprendre; Spendius reprit:
« — Ah ! quelles richesses ! et les hommes qui les
LE FESTIN. 23
possèdent n'ont pas môme de fer pour les défendre ! »
Alors, lui faisant voir de sa main droite étendue
quelques-uns de la populace qui rampaient en dehors
du môle, sur le sable, pour chercher des paillettes
d'or :
« — Tiens ! lui dit-il, la République est comme
ces misérables : courbée au bord des océans, elle en-
fonce dans tous les rivages ses bras avides, et le bruit
des flots emplit tellement son oreille qu'elle n'enten-
drait pas venir par derrière le talon d'un maître ! »
Il entraîna Màtho tout a l'autre bout de la terrasse,
et lui montrant le jardin où miroitaient au soleil les
épées des soldats suspendues dans les arbres :
« — Mais ici il y a des hommes forts dont la haine
est exaspérée ! et rien ne les attache à Carthage, ni
leurs familles, ni leurs serments, ni leurs dieux ! »
Màtho restait appuyé contre le mur ; Spendius, se
rapprochant, poursuivit à voix basse:
« — Me comprends-tu, soldat? Nous nous promè-
nerions couverts de pourpre comme des satrapes. On
nous laverait dans les parfums; j'aurais des esclaves
à mon tour ! ]\'es-tu pas las de dormir sur la terre
dure, de boire le vinaigre des camps, et toujours d'en-
tendre la trompette? Tu te reposeras plus tard, n'est-
ce pas? quand on arrachera ta cuirasse pour jeter ton
cadavre aux vautours ! ou peut-être, t' appuyant sur
un bâton, aveugle, boiteux, débile, tu t'en iras de porte
en porte raconter ta jeunesse aux petits enfants et aux
vendeurs de saumure. Rappelle-toi toutes les injustices
de tes chefs, les campements dans la neige, les courses
24 SALAMMBO.
au soleil, les tyrannies de la discipline et l'éternelle
menace de la croix ! Après tant de misères on t'a donné
un collier d'honneur, comme on suspend au poi-
trail des ânes une ceinture de grelots pour les étour-
dir dans la marche, et faire qu'ils ne sentent pas la fa-
tigue. Un homme comme loi, plus brave que Pyrrhus !
Si tu l'avais voulu, pourtant! Ah! connue tu seras
heureux dans les grandes salles fraîches, au son des
lyres, couché sur des fleurs, avec des bouffons et avec
' des femmes ! Ne me dis pas que l'entreprise est impos-
. ^ sible ! Est-ce que les Mercenaires, déjà, n'ont pas pos-
sédé Rheggium et d'autres places fortes en Italie ! Qui
t'empêche? Hamilcar est absent; le peuple exècre les
Riches ; Giscon ne peut rien sur les lâches qui l'entou-
rent.. Mais tu es brave, toi! ils t'obéiront. Commande-
les; Carthage est à nous ; jetons-nous-y ! »
,« — Non! dit Mâtho , la malédiction de Moloch
pèse sur moi. Je l'ai senti à ses yeux, et tout à l'heure
•j'-ai vu dans un temple un bélier noir qui reculait. »
11 ajouta, en regardant autour de lui: «Où est-elle?»
Spefrdius comprit qu'une inquiétude immense l'occu-
pait; il n'osa plus parler.
Les arbres derrière eux fumaient encore; de leurs
branches noircies, des carcasses de singes à demi
brûlées tombaient de temps à autre au milieu des plats.
Les soldats ivres ronflaient, la bouche ouverte, à
côté des cadavres ; et ceux qui ne dormaient pas bais-
saient leur tête, éblouis par le jour. Le sol piétiné
disparaissait sous des flaques rouges. Les éléphants
balançaient entre les pieux de leurs parcs leurs trompes
LH K EST IN. '^5
sanglantes. On apercevait dans les greniers ouverts
des sacs de froment répandus, et sous la porte une
' ligne épaisse de chariots amoncelés par les Barbares ;
les paons juchés dajis les cèdres déployaient leur queue
et se mettaient à criej'.
L'immobilité de Màtho étonnait Spendius; il était
encore plus pôile que tout à l'heure, et les prunelles '
fixes, il suivait quelque chose à l'horizon, appuyé des
deux poings sur le bord de la terrasse. Spendius, en se
courbant. Unit par découvrir ce qu'il contemplait. Un -
point d'or tournait au loin dans la poussière sur la
route d'Utique ; c'était le moyeu d'un char attelé de
deux mulets ; un esclave courait à la tète du timon, en
les tenant par la bride. Il y avait dans le char deux
femmes assises. Les crinières des bêtes bouffaient entre ,
leurs oreilles à la mode persique, sous un réseau 'de
perles bleues. Spendius les reconnut; il retint un cri.
Un grand voile, par derrière, flottait au vent.
26 SALAMMBO,
II
A SICCA
Deux jours après, les Mercenaires sorlirent de
Cartilage.
On leur avait donné à chacun une pièce d'or, sous
la condition qu'ils iraient camper à Sicca, et on leur
avait dit avec toutes sortes de caresses :
« — Vous êtes les sauveurs de Carthage ! Mais
vous Taflanieriez en y restant ; elle deviendrait insol-
vable. Éloignez-vous! La République vous saura gré
de cette condescendance. Nous allons immédiatement
lever des impôts; votre solde sera complète, et l'on
équipera des galères qui vous reconduiront dans vos
patries. »
Ils ne savaient que répondre à tant de discours.
Ces hommes, accoutumés à la guerre, s'ennuyaient
dans le séjour d'une ville; on n'eut pas de mal à les
convaincre, et le peuple monta sur les murs pour les
voir s'en aller.
Ils défilèrent par la rue de Khamon et la porte de
Cirta, pêle-mêle, les archers avec les hoplites, les
capitaines avec les soldats, les Lusitaniens avec les
Grecs. Ils marchaient d'un pas hardi, faisant sonner
A SICOA. 27
sur les dalles leurs lourds cothurnes. Leurs armures
étaient bosselées par les catapultes et leurs visages
noircis par le hàle des batailles. Des cris rauques sor-
taient des barbes épaisses; leurs cottes de mailles
déchirées battaient sur les pommeaux des glaives, et
l'on apercevait, aux trous de l'airain, leurs membres
nus, efï'rayants comme des machines de guerre. Les
sarisses, les haches, les épieux, les bonnets de feutre
et les casques de bronze, tout oscillait à la fois d'un
seul mouvement. Ils emplissaient la rue à faire craquer
les murs, et cette longue masse de soldats en armes
s'épanchait entre les iiauLes maisons à six étages, bar-
bouillées de bitume. Derrière leurs grilles de fer ou
de roseaux, les femmes, la tête couverte d'un voile,
regardaient en silence les Barbares passer.
Les terrasses, les fortifications, les murs disparais-
saient sous la foule des Carthaginois, habillée de vête-
ments noirs; les tuniques des matelots faisaient comme
des taches de sang parmi cette sombre multitude; des
enfants presque nus gesticulaient dans le feuillage
des colonnes ou entre les branches d'un palmier. Des
anciens s'étaient postés sur la plate-forme des tours;
et l'on ne savait pas pourquoi se tenait ainsi, de place
en place, un personnage à barbe longue, dans une
attitude rêveuse. De loin, il semblait vague comme
uu fantôme, et immobile comme des pierres.
Tous étaient oppressés par la même inquiétude ;
on avait peur que les Barbares, en se voyant si forts,
n'eussent la fantaisie de vouloir rester. Mais ils partaient
avec tant de confiance que les Carthaginois s'enhardi-
28 SALAMMBO.
rent et se mêlèrent aux soldats. On les accablait de
serments, d'étreintes. On leur jetait des parfums, des
fleurs et des pièces d'argent. On leur donnait des amu-
lettes contre les maladies ; mais on avait craché dessus
trois fois pour attirer la mort, ou enfermé dedans des
poils de chacal qui rendent le cœur lâche. On invoquait
tout haut la faveur de Melkarth et tout bas sa malé-
diction.
Puis vint la cohue des bagages, des bêtes de somme
et des traînards. Des malades gémissaient sur des
dromadaires ; d'autres s'appuyaient, en boitant, sur
le tronçon d'une pique, i^cs ivrognes emportaient des
outres, les voraces des quartiers de viande, des gâteaux,
des fruits, du beurre dans des feuilles de figuier, de la
neige dans des sacs de toile. On en voyait avec des
parasols à la main, avec des perroquets sur l'épaule.
Ils se faisaient suivre par des dogues, par des gazelles
ou des panthères. Des femmes de race libyque, montées
sur des ânes, invectivaient les négresses qui avaient
abandonné pour les soldats les lupanars de Malqua ;
plusieurs allaitaient des enfants suspendus à leur poi-
trine dans une lanière en cuir. Les mulets, que l'on ai-
guillonnait avec la pointe des glaives, pliaient l'échiné
sous le fardeau des tentes ; et il y avait une quantité
de valets et de porteurs d'eau, hâves, jaunis par les
fièvres et tout sales de vermine, écume de la plèbe
carthaginoise, qui s'attachait aux Barbares.
Quand ils furent passés, on ferma les portes der-
rière eux, le peuple ne descendit pas des murs ; l'armée
se répandit bientôt sur la largeur de l'isthme.
A SICCA. 29
Elle se divisait pai' masses inégales. Puis les lances
apparurent comme de hauts brins d'herbe, enfin tout se
perdit dans une traînée de poussière ; ceux des soldats
qui se relournaient vers Carthage n'apercevaient plus
que ses longues murailles, découpant au bord du ciel
leurs créneaux vides .
Les Barbares entendirent un grand cri. Ils crurent
que quelques-uns d'entre eux, restés dans la ville (car
ils ne savaient pas leur nombre), s'amusaient à piller
un temple. Ils rirent beaucoup à cette idée, puis conti-
nuèrent leur chemin.
Ilsétaient joyeux de se retrouver, comme autrefois
marchant tous ensemble dans la pleine campagne ; et
des Crées chantaient la vieille chanson des Mamer-
tins :
« — Avec ma lance et mon épée, je l'aboure et je
moissonne; c'est moi qui suis le maître de la maison !
L'homme désarmé tombe à mes genoux et m'appelle
Seigneur et Grand-Roi. »
Ils criaient, sautaient; les plus gais commençaient
des histoires; le temps des misères était fini. En ar-
rivant à Tunis, quelques-uns remarquèrent qu'il man-
quait une troupe de frondeurs baléares ; ils n'étaient
pas loin, sans doute; on n'y pensa plus.
Les uns allèrent loger dans les maisons, les autres
campèrent au pied des murs, et les gens de la ville
vinrent causer avec les soldats.
Pendant toute la nuit, on aperçut des feux qui brû-
laient à l'horizon, du côté de Carthage; ces lueurs,
comme des torches géantes, s'allongeaient sur le lac
30 SALAMMBO.
immobile. Persomie, dans l'armée, ne pouvait dire
quelle fête on célébrait.
Les Barbares, le lendemain, traversèrent une cam-
pagne toute couverte de cultures. Les métairies des
patriciens se succédaient sur le bord de la route ; des
rigoles coulaient dans le bois de palmiers ; les oliviers
faisaient de longues lignes vertes ; des vapeurs roses
flottaient dans les gorges des collines; des montagnes
bleues se dressaient par derrière. Un vent chaud souf-
flait. Des caméléons rampaient sur les feuilles larges
des cactus.
Les Barbares se ralentirent.
Ils s'en allaient par détachements isolés, ou se traî-
naient les uns après les autres à de longs intervalles.
Ils mangeaient des raisins au bord des vignes. Us se
couchaient dans les herbes, et ils regardaient avec
stupéfaction les grandes cornes des bœufs artificielle-
ment tordues, les brebis revêtues de peaux pour proté-
ger leur laine, les sillons qui s'entre-croisaient de
manière à former des losanges, et les socs de charrue
pareils à des ancres de navires, avec les grenadiers
que l'on arrosait de silphiura. Cette opulence de la
terre et ces inventions de la sagesse les éblouis-
saient.
Le soir ils s'étendirent sur les tentes sans les déplier;
et, tout en s'endormantla figure aux étoiles, ils regret-
taient le festin d'IIamilcar.
Au milieu du jour suivant, on fit halte sur le bord
d'une rivière, dans des touffes de lauriers-roses. Ils
jetèrent vite leurs lances, leurs boucliers, leurs cein-
A SIGCA. 31
tures. Jls se lavaient en criant, ils puisaient dans leur
casque, et d'autres buvaient à plat ventre, tout au mi-
lieu des bêtes de somme, dont les bagages tombaient.
Spendius, assis sur un dromadaire volé dans les parcs
d'Hamilcar, aperçut de loin Mâtho,qui, le bras suspendu
contre la poitrine, nu-tête et la figure basse, laissait
boire son mulet, tout en regardant l'eau couler. 11 courut
à travers la foule, en l'appelant : « — Maître! maître ! »
A peine si Màtho le remercia de ses bénédictions.
Spendius, n'y prenant garde, se mita marcher derrière
lui, et, de temps à autre, il tournait des yeux inquiets
du côté de Cartilage.
C'était le fils d'un rhéteur grec et d'une prostituée
campanienne. Il s'était d'abord enrichi à vendre des
femmes; puis, ruiné par un naufrage, il avait fait la
guerre contre les Romains avec les bergers du Sam-
nium. On l'avait pris, il s'était échappé. On l'avait re-
pris, et il avait travaillé dans les carrières, haleté dans
les étuves, crié dans les supplices, passé par bien des
maîtres, connu toutes les fureurs. Un jour par déses-
poir, il s'-était lancé à la mer du haut de la trirème où il
poussait l'aviron. Des matelots l'avaient recueilli mou-
rant et amené à Carthage dans l'ergastule de Mégara.
Comme on devait rendre leurs transfuges aux Romains,
il avait profité du désordre pour s'enfuiravec les soldats.
Pendant toute la route, il resta près de Màtho ; il
lui apportait à manger, il le soutenait pour descendre,
il étendait up tapis, le soir, sous sa tête. Màtho finit par
s'émouvoir de ces prévenances, et peu à peu il desserra
les lèvres.
32 SALAMMBO.
11 était né dans le golfe des SyrLes. Son père l'avait
conduit en pèlerinage au temple d'Amnion. Puis il avait
chassé les éléphants dans les forêts des Garamantes.
Ensuite, il s'était engagé au service de Carlhage. On
l'avait nommé tétrarque à la prise de Drépanum. La
République lui devait quatre chevaux, vingt-trois mé-
dines de fromeut et la solde d'un hiver. Il craignait les
Dieux et souhaitait mourir daus sa patrie.
Spendius lui parla de ses voyages, des peuples et
des temples qu'il avait visités, et il connaissaitbeaucoup
de choses ; il savait faire des sandales, des épieux, des
filets, apprivoiser les bètes farouches et cuire des poi-
sons.
Parfois s'interrompant, il tirait du fond de sa gorge
un cri rauque ; le mulet de Màtho pressait son al-
lure; les autres se hâtaient pour les suivre, puis Spen-
dius recommençait, toujours agité par son angoisse.
Elle se calma, le soir du quatrième jour.
Ils marchaient côte à côte, à la droite de l'armée, sur
le flanc d'une colline; la plaine, en bas, se prolongeait,
perdue dans les vapeurs de la nuit. Les lignes des sol-
dats, défilant au-dessous d'eux, faisaient dans l'ombre
des ondulations. De temps à autre elles passaient sur les
éminences éclairées par la lune; alors une étoile trem-
blait à la pointe des piques, les casques un instant
miroitaient, tout disparaissait, et il en survenait d'au-
tres continuellement. Au loin, des troupeaux réveil-
lés bêlaient, et quelque chose d'une douceur infinie
semblait s'abattre sur la terre.
Spendius, la tète renversée et les yeux à demi clos.
A SICGA. 33
aspirviit avec de grands soupirs la fraîcheur du vent ;
il écartait les bras en remuant ses doigts pour mieux
sentir cette caresse qui lui coulait sur le corps. Des
espoirs de vengeance, revenus, le transportaient. Il
colla sa main contre sa bouche afin d'arrêter ses san-
glots ; et à demi pâmé d'ivresse, il abandonnait le licol
de son dromadaire qui avançait à grands pas réguliers.
Màtho était retombé dans sa tristesse ; ses jambes
pendaient jusqu'à terre, et les herbes, en fouettant ses
cothurnes, faisaient un sifflement continu.
La route s'allongeait sans jamais en finir. A l'extré-
mité d'une plaine, toujours on arrivait sur un plateau
de forme ronde ; puis on redescendait dans une vallée,
et les montagnes qui semblaient boucher l'horizon, à
mesure que l'on approchait d'elles , se déplaçaient
comme en glissant. De temps à autre, une rivière
apparaissait dans la verdure des tamarix, pour se per-
dre au tournant des collines. Parfois, se dressait un
énorme rocher, pareil à la proue d'un vaisseau ou au
piédestal de quelque colosse disparu.
On rencontrait, à des intervalles réguliers, de pe-
tits temples quadrangulaires, servant aux pèlerins qui
se rendaient à Sicca. Ils étaient fermés comme des tom-
beaux. Les Libyens, pour se faire ouvrir, frappaient
de grands coups contre la porte. Personne de l'inté-
rieur ne répondait.
Puis les cultures se firent plus" rares. On entrait
tout à coup sur des bandes de sable, hérissées de bou-
quets épineux. Des troupeaux de moutons broutaient
parmi les pierres; une femme, la taille ceinte d'une
3
34 SALAMMBO.
toison bleue, les gardait. Elle s'enfuyait en poussant des
cris dès qu'elle apercevait entre les rochers les piques
des soldats.
Ils marchaient dans une sorte de grand couloir,
bordé par deux chaînes de monticules roiigeàtres,
quand une odeur nauséabonde vint les frapper aux na-
rines, et ils crurent voir au haut d'un caroubier quel-
que chose d'extraordinaire : une tête de lion se dres-
sait au-dessus des feuilles.
Ils y coururent. C'était un lion, attaché à une
croix par les quatre membres comme un criminel.
Son mulïle énorme lui retombait sur la poitrine, et ses
deux pattes antérieures, disparaissant à demi sous
l'abondance de sa crinière, étaient largement écartées
comme les deux ailes d'un oiseau. Ses côtes, une à une,
saillissaient sous sa peau tendue; ses jambes de der-
rière, clouées l'une contre l'autre, remontaient un peu
et du sang noir, coulant parmi ses poils, avait amassé
des stalactites au bas de sa queue qui pendait toute
droite, le long de la croix. Les soldats se divertirent
autour; ils l'appelaient consul et citoyen de Rome et
lui jetèrent des cailloux dans les yeux, pour faire envo-
ler les moucherons.
Cent pas plus loin ils en virent deux autres ; puis,
tout à coup, parut une longue file de croix supportant
des lions. Les uns étaient morts depuis si longtemps
qu'il ne restait plus contre le bois que les débris de
leurs squelettes ; d'autres à moitié rongés tordaient la
gueule en faisant une horrible grimace ; il y en avait
d'énormes ; l'arbre de la croix pliait sous eux ; et ils
A SICGA. 35
se balançaient au vent, tandis que sur leur tête des
bandes de corbeaux tournoyaient dans l'air, sans ja-
mais s'arrêter. Ainsi se vengeaient les paysans cartha-
ginois quand ils avaient pris quelque bête féroce ; ils
espéraient par cet exemple terrifier les autres. Les
Barbares, cessant de rire, tombèrent dans un long
étonnement. ^< Quel est ce peuple, — pensaient-ils, —
qui s'amuse à crucifier des lions ! »
Ils étaient, d'ailleurs, les hommes du Nord surtout,
vaguement inquiets, troublés, malades déjà. Ils se dé-
chiraient les mains aux dards des aloès ; de grands
moustiques bourdonnaient à leurs oreilles, et les dy-
senteries commençaient dans l'armée. Ils s'ennuyaient
de ne pas voir Sicca. Ils avaient peur de se perdre et
d'atteindre le désert, la contrée dessables et des épou-
vantements. Beaucoup même ne voulaient plus avancer.
D'autres reprirent le chemin de Garthage.
Enfin, le septième jour, après avoir suivi pendant
longtemps la base d'une montagne, on tourna brusque-
ment à droite ; alors apparut une ligne de murailles
posée sur des roches blanches et se confondant avec
elles. Soudain la ville entière se dressa ; des voiles bleus,
jaunes et blancs s'agitaient sur les murs, dans la rou-
geur du soir. C'étaient les prêtresses de Tanit, accou-
rues pour recevoir les hommes. Elles se tenaient ran-
gées sur le long du rempart, en frappant des tambou-
rins, en pinçant des lyres, en secouant des crotales, et
les rayons du soleil, qui se couchait par derrière, dans
les montagnes de la Numidie, passaient entre les cordes
des harpes où s'allongeaient leurs bras nus. Lesinstru-
36 SALAMMBO.
ments, par intervalles, se taisaient tout à coup, et un
cri strident éclatait, précipité, furieux, continu, sorte
d'aboiement qu'elles faisaient en se frappant avec la
langue les deux coins de la bouche. D'autres restaient
accoudées, le menton dans la main, et plus immobiles
que des sphinx, elles dardaient leurs grands yeux noirs
sur l'armée qui montait.
Bien que Sicca fût une ville sacrée, elle ne pouvait
contenir une telle multitude; le temple avec ses dépen-
dances en occupait seul la moitié. Aussi les Barbares
s'établirent dans la plaine tout à leur aise, ceux qui
étaient disciplinés par troupes régulières, et les autres,
par nations ou d'après leur fantaisie.
Les Grecs alignèrent sur des rangs parallèles leurs
tentes de peaux; les Ibériens disposèrent en cercle leurs
pavillons de toile ; les Gaulois se firent des baraques
de planches, les Libyens des cabanes de pierres sèches,
et les Nègres creusèrent dans le sable avec leurs ongles
des fosses pour dormir. Beaucoup, ne sachant où se
mettre, erraient au milieu des bagages et, la nuit,
couchaient par terre dans leurs manteaux troués.
La plaine se développait autour d'eux, toute bordée
de montagnes. Çà et là un palmier se penchait sur une
colline de sable, des sapins et des chênes tachetaient
les flancs des précipices. Quelquefois la pluie d'un
orage, telle qu'une longue écharpe, pendait du ciel, tan-
dis que la campagne restait partout couverte d'azur et de
sérénité; puis un vent tiède chassait des tourbillons de
poussière ; — et un ruisseau descendait en cascades des
hauteurs de Sicca où se dressait, avec sa toiture d'or
A SICCA. 37
sur des colonnes d'airain, le temple de la Vénus car-
thaginoise, dominatrice de la contrée. Elle semblait
l'emplir de son àme. Par ces convulsions des terrains,
ces alternatives de la température et ces jeux de la lu-
mière, elle manifestait l'extravagance de sa force avec
la beauté do son éternel sourire. Les montagnes, à leur
sommet, avaient la forme d'un croissant ; d'autres res-
semblaient à des poitrines de femmes tendant leurs seins
gonflés, et les Barbares sentaient peser par -dessus
leurs fatigues un accablement qui était plein de délices.
Spendius, avec l'argent de son dromadaire, s'était
acheté un esclave. Il dormait tout le long du jour de-
vant la tente de Màtho. Souvent il se réveillait, croyant,
dans son rêve, entendre silïïer les lanières ; alors il
passait les mains sur les cicatrices de ses jambes, à la
place oîi les fers avaient longtemps porté ; puis il se
rendormait.
Mâtho acceptait sa compagnie ; Spendius, avec un
long glaive sur la cuisse, l'escortait comme un licteur ;
ou bien Màtho nonchalamment s'appuyait du bras sur
son épaule, car Spendius était petit.
Un soir qu'ils traversaient ensemble les rues du
camp, ils aperçurent des hommes couverts de manteaux
blancs; parmi eux se trouvait Narr'Havas, le prince
des Numides. Màtho tressaillit.
« — Ton épée ! s'écria-t-il ; je vais le tuer,
« — Pas encore ! » fit Spendius en l'arrêtant. Déjà
Narr'Havas s'avançait vers lui.
Il baisa ses deux pouces en signe d'alliance, re-
jetant la colère qu'il avait eue sur l'ivresse du festin ;
38 SALAM.MIÎO.
puis il parla longuement contre Carlhage, mais il ne
dit pas ce qui l'amenait chez les Barbares.
Était-ce pour les trahir, ou bien la Répubhque?
se demandait Spendius ; et comme il comptait faire
son profit de tous les désordres, il savait gré à
Narr'IIavas des futures perfidies dont il le soupçonnait.
Le chef des Numides resta parmi les Mercenaires.
Il paraissait vouloir s'attacher Mâtho. Il lui envoyait
des chèvres grasses, de la poudre d'or et des plumes
d'autruche. Le Libyen, ébahi de ces caresses, hésitait à
y répondre ou à s'en exaspérer. Mais Spendius l'apai-
sait, et Màtho se laissait gouverner par l'esclave, —
toujours irrésolu et dansune invincible torpeur, comme
ceux qui ont pris autrefois quelque breuvage dont ils
doivent mourir.
Un matin qu'ils partaient tous les trois'pour la chasse
au lion, Xarr'IIavas cacha un poignard dans son man-
teau. Spendius marcha continuellement derrière lui,
et ils revinrent sans qu'on eût tiré le poignard.
Une autre fois, Narr'Havas les entraîna fort loin, jus-
qu'aux limites de son royaume. Ils arrivèrent dans une
gorge étroite; Narr'Havas sourit en leur déclarant qu'il
ne connaissait plus la route ; Spendius la retrouva.
Mais le plus souvent Màtho, mélancolique comme
un augure, s'en allait dès le' soleil levant pour vagabon-
der dans la campagne. Il s'étendait sur le sable, et jus-
qu'au soir y restait immobile.
Il consulta l'un après l'autre tous les devins de
l'armée, ceux qui observent la marche des serpents,
ceux qui lisent,dans les étoiles, ceux qui soufflent sur
A SICCA. 39
la cendre des morts. Il avala du galbanum, du seseli et
du venin de vipère qui glace le cœur ; des femmes nè-
gres, en chantant au clair de lune des paroles barbares,
lui piquèrent la peau du front avec des stylets d'or; il
se chargeait de colliers et d'amulettes; il invoqua tour
à tour Baal, Khamon,Moloch, les sept Gabircs,Tanit et
la Vénus des Grecs. Il grava un nom sur une plaque de
cuivre, et il l'enfouit dans le sable au seuil de sa tente.
Spendius l'entendait gémir et parler tout seul.
Une nuit il entra.
Màtho, nu comme un cadavre, était couché à plat
ventre sur une peau de lion, la face dans les deux
mains; une lampe suspendue éclairait ses armes, ac-
crochées contre le mât de la tente.
« — Tu souffres? — lui dit l'esclave. — Que te faut-
il ? réponds-moi ! » Et il le secoua par l'épaule en l'ap-
pelant plusieurs fois : «: Maître! maître!... »
Màtho leva vers lui de grands yeux troubles.
« — Ecoute ! — lit-il à voix basse, avec un doigt
sur les lèvres, — c'est une colère des Dieux! la fille
d'Hamilcar me poursuit ! J"en ai peur, Spendius ! » Il
se serrait contre sa poitrine, comme un enfant épou-
vanté par un fantôme. — « Parle-moi ! je suis malade !
je veux guérir! j'ai tout essayé! Mais toi, tu sais peut-
être des Dieux plus forts, ou quelque invocation ir-
résistible?
« — Pourquoi faire? » demanda Spendius.
Il répondit, en se frappant la tête avec ses deux
poings :
« — Pour m'en débarrasser ! »
40 SALAMMBO.
Puis il disait, se parlant à lui-même, avec de longs
intervalles :
<c — Je suis sans doute la victime de quelque
holocauste qu'elle aura promis aux Dieux?... Elle
me tient attaché par une chaîne que l'on n'aperçoit
pas. Si je marche, c'est qu'elle s'avance ; quand je
m'arrête, elle se repose! Ses yeux me brûlent, j'en-
tends sa voix. Elle m'environne, elle me pénètre. Il
me semble qu'elle est devenue mon âme!
« Et pourtant, il y a entre nous deux comme les flots
invisibles d'un océan sans bornes ! Elle est lointaine
et tout inaccessible! La splendeur de sa beauté fait
autour d'elle un nuage de lumière ; et je crois, par mo-
ments, ne l'avoir jamais vue... qu'elle n'existe pas...
et que tout cela est un songe! »
Mâtho pleurait ainsi dans les ténèbres; les Barbares
dormaient.
Spendius, en le regardant, se rappelait les jeunes
hommes qui, avec des vases d'or dans les mains, le
suppliaient autrefois, quand il promenait par les villes
son troupeau de courtisanes ; une pitié l'émut et il dit :
« — Sois fort, mon maître ! Appelle ta volonté et
n'implore plus les Dieux ; ils ne se détournent pas aux
cris des hommes ! Te voilà pleurant comme un lâche!
Tu n'es donc pas humilié qu'une femme te fasse tant
souffrir!
« — Suis-je un enfant? — dit Màtho. — Crois-tu
que je m'attendrisse encore à leur visage et à leurs
chansons? Nous en avions à Drepanum pour balayer
nos écuries. J'en ai possédé au milieu des assauts,
A SICCA. 41
SOUS les plafonds qui croulaient et quand la catapulte
vibrait encore!... Mais celle-là, Spendius, celle-là!...»
L'esclave rinterrompit :
« — Si elle n'était pas la fille d'IIamilcar...
« — Non ! — s'écria Màtlio. — Elle n'a rien d'une
autre fille des hommes! As-tu vu ses grands yeux
sous ses grands sourcils, comme des soleils sous des
arcs de triomphe ? Rappelle-toi : quand elle a paru, tous
les flambeaux ont pâli. Entre les diamants de son col-
lier, des places sur sa poitrine resplendissaient ; on
sentait derrière elle comme l'odeur d'un temple, et
quelque chose s'échappait de tout son être qui était
plus suave que le vin et plus terrible que la mort. Elle
marchait cependant, et puis elle s'est arrêtée. »
il resta béant, la tête basse, les prunelles fixes.
« — Mais je le veux! il me la faut! j'en meurs! A
l'idée de l'étreindre dans mes bras, une fureur de joie
m'emporte, et cependant je la hais, Spendius! je vou-
drais la battre ! Que faire ? J'ai envie de me vendre
pour devenir son esclave. Tu l'as été, toi! Tu pouvais
l'apercevoir;. parle-moi d'elle! Toutes les nuits, n'est-
ce pas, elle monte sur la terrasse de son palais? Ah!
les pierres doivent frémir sous ses sandales et les
étoiles se pencher pour la voir! »
11 retomba tout en fureur, et râlant comme un tau-
reau blessé.
Puis Màtho chanta : « Il poursuivait dans la forêt
le monstre femelle dont la queue ondulait sur les feuil-
les mortes, comme un ruisseau d'argent. » Et en traî-
nant sa voix, il imitait la voix de Salammbô, tandis
42 SALAMMBO.
que ses mains étendues faisaient comme deux mains
légères sur les cordes d'une lyre.
A toutes les consolations de Spendius, il lui répé-
tait les mêmes discours; leurs nuits se passaient dans
ces gémissements et ces exhortations.
Màllio voulut s'étourdir avec du vin. Après ses
ivresses il était plus triste encore. Il essaya de se dis-
traire aux osselets, et il perdit une à une les plaques
d'or de son collier. Il se laissa conduire chez les ser-
vantes de la Déesse; mais il descendit la colline en
sanglotant, comme ceux qui s'en reviennent des funé-
railles.
Spendius, au contraire, devenait plus hardi et plus
gai. On le voyait, dans les cabarets de feuillapes, dis-
courant au milieu des soldats. Il raccommodait les
vieilles cuirasses. Il jonglait avec des poignards. Il
allait pour les malades cueillir des herbes dans les
champs. Il était facétieux, subtil, plein d'inventions
et de paroles: les Barbares s'accoutumaient à ses ser-
vices; il s'en faisait aimer.
Cependant ils attendaient un ambassadeur de Car-
tilage qui leur apporterait, sur des mulets, des cor-
beilles chargées d'or ; et toujours recommençant le
même calcul, ils dessinaient avec leurs doigts des
chiffres sur le sable. Chacun, d'avance, arrangeait sa
vie; ils auraient des concubines, des esclaves, des
terres ; d'autres voulaient enfouir leur trésor ou le
risquer sur un vaisseau. Mais dans ce désœuvrement
les caractères s'irritaient; il y avait de continuelles
disputes entre les cavaliers et les fantassins, les Bar-
A SI ce A. 43
bares et les Grecs, et l'on était sans cesse étourdi par
la voiy aijxre des femmes.
Tous les jours, il survenait des troupeaux d'hommes
presque nus, avec des herbes sur la tète pour se ga-
rantir du soleil; c'étaient les débiteurs des riches Car-
thaginois, contraints de labourer leurs terres, et qui
s'étaient échappés. Des Libyens affluaient, des paysans
ruinés par les impôts, des bannis, des malfaiteurs. Puis
la horde des marchands, tous les vendeurs de vin et
d'huile, furieux: de n'être pas payés, s'en prenaient à
la RépubUque; Spendius déclamait contre elle. Bientôt
les vivres diminuèrent. On parlait de se porter en
masse sur Carthage et d'appeler les Romains.
Un soir, à l'heure du souper, on entendit des sons
lourds et fêlés qui se rapprochaient, et au loin, quel-
que chose de rouge apparut dans les ondulations du
terrain.
C'était une grande litière de pourpre, ornée aux
angles par des bouquets de plumes d'autruche. Des
chaînes de cristal, avec des guirlandes de perles, bat-
taient sur sa tenture fermée. Des chameaux la suivaient
en faisant sonner la grosse cloche suspendue à leur
poitrail, et l'on apercevait autour d'eux des cavahers
ayant une armure en écailles d'or depuis les talons
jusqu'aux épaules.
Ils s'arrêtèrent à trois cents pas du camp, pour reti-
rer des étuis qu'ils portaient en croupe, leur bouclier
rond, leur large glaive et leur casque à la béotienne.
Quelques-uns restèrent avec les chameaux; les autres
se remirent en marche. Enfin les enseignes de la Repu-
44 SALAMMBO.
blique parurent, c'est-à-dire des bâtons de bois bleu,
terminés par des têtes de cheval ou des pommes de
pin. Les Barbares se levèrent tous, en applaudissant;
les femmes se précipitaient vers les gardes de la Lé-
gion et leur baisaient les pieds.
La litière s'avançait sur les épaules de douze Nègres,
qui marchaient d'accord à petits pas rapides. Ils allaient
de droite et de gauche, au hasard, embarrassés par les
cordes des tentes, par les bestiaux qui erraient et les
trépieds où cuisaient les viandes. Quelquefois une main
grasse, chargée de bagues, entr'ouvrait la litière ; une
voix rauque criait des injures ; alors les porteurs s'ar-
rêtaient, puis ils prenaient une autre route à travers
le camp.
Les courtines de pourpre se relevèrent; et l'on
découvrit sur un large oreiller une tête humaine tout
impassible et boursouflée; les sourcils formaient comme
deux arcs d'ébène se rejoignant par les pointes ;
des paillettes d'or étincelaient dans les cheveux crépus,
et la face était si blême qu'elle semblait saupoudrée
avec de la ràpure de marbre. Le reste du corps dispa-
raissait sous les toisons qui emplissaient la litière.
Les soldats reconnurent dans cet homme ainsi
couché le s^uifète Hannon, celui qui avait contribué par
sa lenteur à faire perdre la bataille des îles .agates;
et, quant à sa victoire a'Hécatompyle sur les Libyens,
s'il s'était conduit avec clémence, c'était par cupidité,
pensaient les Barbares, car il avait vendu à son compte
tous les captifs, bien qu'il eût déclaré leur mort à la
République.
A SI ce A. 45
Lorsqu'il eut, pendaut quelque temps, cherché
une place commode pour haranguer les soldats, il fit
un signe ; la litière s'arrêta, et Ilannon, soutenu par
deux esclaves, posa ses pieds par terre, en chancelant.
Il avait des bottines en feutre noir, semées de lunes
d'argent. Des bandelettes, comme autour d'une momie,
s'enroulaient à ses jambes, et la chair passait entre
les linges croisés. Son ventre débordait sur la jaquette
écarlate qui lui couvrait les cuisses ; les plis de son
cou retombaient jusqu'à sa poitrine comme des fanons
de bœuf; sa tunique, où des fleurs étaientpeintes, cra-
quait aux aisselles, il portait une écharpe, une ceinture
et un large manteau noir à doubles manches lacées.
L'abondance de ses vêtements, son grand collier de
pierres bleues, ses agrafes d'or et ses lourds pendants
d'oreilles ne rendaient que plus hideuse sa difformité.
On aurait dit quelque grosse idole ébauchée dans un
bloc de pierre, car une lèpre pâle, étendue sur tout son
corps, lui donnait l'apparence d'une chose inerte. Ce-
pendant son nez, crochu comme un bec de vautour,
se dilatait violemment, afin d'aspirer l'air, et ses petits
yeux, aux cils collés, brillaient d'un éclat dur et mé-
talUque. Il tenait à la main une spatule d'aloès, pour
se gratter la peau.
Enfin, deux hérauts sonnèrent dans leurs cornes
d'argent ; le tumulte s'apaisa, et Hannon se mit à
parler.
Il commença par faire l'éloge des Dieux et de la
RépubUque ; les Barbares devaient se féliciter de l'avoir
servie. Mais il fallait se montrer plus raisonnables,
46 SALAMMDO.
les temps étaient durs, — « et si un maître n'a que
trois olives, n'est-il pas juste qu'il en garde deux pour
lui » ?
Ainsi le vieux suffète entremêlait son discours de
proverbes et d'apologues, tout en faisant des signes
de tête pour solliciter quelque approbation.
Il parlait punique, et ceux qui l'entouraient (les
plus alertes accourus sansleurs armes) étaient desCam-
paniens, des Gaulois et des Grecs, si bien que personne
dans cette foule ne le comprenait. Ilannons'en aperçut,
ils'arrêla, et il se balançait lourdement, d'une jambe
sur l'autre, en réfléchissant.
L'idée lui vint de convoquer les capitaines; alors
ses hérauts crièrent cet ordre en grec, langage qui,
depuis Xantliippe, servait aux commandements dans
les armées carthaginoises.
Les gardes, à coups de fouet, écartèrent la tourbe
des soldats, et bientôt les capitaines des phalanges à la
Spartiate et les chefs des cohortes barbares arrivèrent,
avec les insignes de leur grade et l'armure de leur
nation. La nuit était tombée, une grande rumeur circu-
lait par la plaine; çà et là des feux brûlaient; on allait
de l'un à l'autre, on se demandait: « Qu'y a-t-il? » et
pourquoi le suffète ne distribuait pas l'argent.
11 exposait aux capitaines les charges infinies de la
République. Son trésor était vide. Le tribut des Ro-
mains l'accablait. « Nous ne savons plus que faire '...
Elle est bien à plaindre ! »
De temps à autre, il se frottait les membres avec
sa spatule d'aloès, ou bien il s'interrompait pour boire
A SïCCA. 47
dans une coupe d'argent, que lui tendait un esclave-,
une tisane faite avec de la cendre de belette et des
asperges bouillies dans du vinaigre ; puis il s'essuyait les
lèvres à une serviette d'écarlate et reprenait:
« — Ce qui valait un sicle d'argent vaut aujourd'hui
trois shekels d'or, et les cultures abandonnées pendant
la guerre ne rapportent rien ! Nos pêcheries de pour-
pre sont à peu près perdues, les perles même devien-
nent exorbitantes ; à peine si nous avons assez d'on-
guents pour le service des Dieux! Quant aux choses
de la table, je n'en parle pas, c'est une calamité!
Faute de galères, nous manquons d'épices, et l'on
a bien du mal à se fournir de silphium, à cause des
rébellions sur la frontière de Cyrène. La Sicile, où
l'on trouvait tant d'esclaves , nous est maintenant
fermée! Hier encore, pour un baigneur et quatre valets
de cuisine, j'ai donné plus d'argent qu'autrefois pour
une paire d'éléphants ! »
Il déroula un long morceau de papyrus, et il lut,
sans passer un seul chiffre, toutes les dépenses que le
gouvernement avait faites : tant pour les réparations
des temples, pour le dallage des rues, pour la con-
struction des vaisseaux, pour les pêcheries de corail,
pour l'agrandissement des Syssites, et pour des en-
gins dans les mines, au pays des Gantabres.
Mais les capitaines, pas plus que les soldats, n'en-
tendaient le punique, bien que les Mercenaires se sa-
luassent en cette langue. On plaçait ordinairement dans
les armées des Barbares quelques officiers carthaginois
pour servir d'interprètes ; après la guerre ils s'étaient
48 SALAMMBO.
cachés de peur des vengeances ; Hannon n'avait pas
songé à les prendre avec lui ; d'ailleurs, sa voix trop
sourde se perdait au vent.
Les Grecs, sanglés dans leur ceinturon de fer, ten-
daient l'oreille, en s'eiïorçant à deviner ses paroles,
tandis que des montagnards, couverts de fourrures
comme des ours, le regardaient avec défiance ou
bâillaient, appuyés sur leur massue à clous d'airain.
Les Gaulois inattentifs secouaient, en ricanant, leur
haute chevelure, et les hommes du désert écoutaient
immobiles, tout encapuchonnés dans leurs vêtements
de laine grise ; d'autres arrivaient par derrière ; les
gardes, que la cohue poussait, chancelaient sur leurs
chevaux; les Nègres tenaient au bout de leurs bras des
branches de sapin enflammées ; et le gros Carthaginois
continuait sa harangue, monté sur un tertre de gazon.
Cependant les Barbares s'impatientaient, des mur-
mures s'élevèrent, chacun l'apostropha. Hannon ges-
ticulait avec sa spatule ; ceux qui voulaient faire taire
les autres, criant plus fort, ajoutaient au tapage.
Tout à coup, un homme d'apparence chélive bondit
aux pieds d'ilannon, arracha la trompette d'un héraut,
souffla dedans, et Spendius (car c'était lui) annonça
qu'il allait dire quelque chose d'important. A cette dé-
claration, rapidement débitée en cinq langues diverses,
grec, latin, gaulois, Ubyque et baléare, les capitaines,
moitié riant, moitié surpris, répondirent: — « Parle !
parle ! »
Spendius hésita; il tremblait; enfin, s'adressantaux
Libyens, qui étaient les plus nombreux, il leur dit :
A SICGA. 49
<f — Vous avez tous entendu les liorribles menaces
do cet. liouime ! »
llaïuion ne se récria pas, donc il ne comprenait,
point le libyque ; et, pour continuer l'expérience,
Spendius répéta la même phrase dans les autres idiomes
des Barbares.
Ils se regardèrent étonnés ; puis tous, comme d'un
accord tacite, croyant peut-être avoir compris, bais-
sèrent la tête en signe d'assentiment.
Alors, Spendius commença d'une voix véhémente:
« — 11 a d'abord dit que tous les Dieux des autres
peuples n'étaient que des songes près des Dieux de
Cartilage ! 11 vous a appelés lâches, voleurs, menteurs,
chiens et fils de chiennes ! La République, sans vous
(il a dit cela !), ne serait pas contrainte à payer le tri-
but des Romains , et par vos débordements vous l'avez
épuisée de parfums, d'ai'omates, d'esclaves et de sil-
phium, car vous vous entendez avec les nomades sur
la frontière de Cyrène ! Mais les coupables seront punis !
Il a lu rénumération de leurs supplices ; on les fera tra-
vailler au dallage des rues, à l'armement des vaisseaux,
à l'embellissement des Syssites, et l'on enverra les
autres gratter la terre dans les mines, au pays des
Cantabres. »
Spendius redit les mêmes choses aux Gaulois, aux
Grecs, aux Gampaniens, aux Baléares. En reconnais-
sant plusieurs des noms propres qui avaient frappé
leurs oreilles, les Mercenaires furent convaincus qu'il
rapportait exactement le discours du suffète. Quelques-
uns lui crièrent : — « Tu mens ! » Leurs voix se per-
oO SALAMMBO.
dirent dans le tumulte des autre? .a :
« — N'avez-vous pas vu rr- ' .iiors du
camp une réserve de sescavalie c^al, ils vont
accourir pour vous égorger tous.
Les Barbares se tournèrent de ce côté, et comme
la foule s'écartait, il apparut au milieu d'elle, s'avan-
çant avec la lenteur d'un fantôme, un être humain tout
courbé, maigre, entièrement nu, et caché jusqu'aux
flancs par de longs cheveux hérissés de feuilles sèches,
de poussière et d'épines. 11 avait autour des reins et
autour des genoux des torchis de paille, des lambeaux
de toile ; sa peau molle et terreuse pendait à ses mem-
bres décharnés, comme des haillons sur des branches
sèches ; ses mains tremblaient d'un frémissement con-
tinu, et il marchait en s'appuyant sur un bâton d'olivier.
Il arriva auprès des Nègres, qui portaient les flam-
beaux. Une sorte de ricanement idiot découvrait ses
gencives pâles ; ses grands yeux effarés considéraient
la foule des Barbares autour de lui.
Mais, poussant un cri d'effroi, il se jeta derrière eux,
et il s'abritait de leurs corps ; il bégayait : « Les voila !
les voilà! » en montrant les gardes du suffète, immo-
biles dans leurs armures luisantes. Leurs chevaux
piaffaient, éblouis par la lueur des torches : elles pétil-
laient dans les ténèbres ; le spectre humain se débattait
et hurlait :
« — Ils les ont tués ! »
A ces mots qu'il criait en baléare, des Baléares
arrivèrent et le reconnurent ; sans leur répondre il
répétait :
A SICGA. 51
« — Oui, tués tous, tous ! écrasés comme des rai-
sins ! Les beaux jeunes hommes ! les frondeurs ! mes
compagnons, les vôtres ! »
On lui fit boire du vin, et il pleura ; puis il se ré-
pandit en paroles.
Spendius avait peine à contenir sa joie, — tout en
expliquant aux Grecs et aux Libyens les choses horribles
que racontait Zarxas ; il n'y pouvait croire, tant elles
survenaient à propos. Les Baléares pâlissaient, en
apprenant «^omment avaient péri leurs compagnons.
C'était une troupe de trois cents frondeurs, débar-
qués la veille, et qui, ce jour-là, avaient dormi trop
tard. Quand ils arrivèrent sur la place de Khamon, les
Barbares étaient partis, et ils se trouvaient sans dé-
fense, leurs balles d'argile ayant été mises sur les cha-
meaux avec le reste des bagages. On les laissa s'engager
dans la rue de Satheb, jusqu'à la porte de chêne dou-
blée de plaques d'airain ; et le peuple, d'un seul mou-
vement, s'était poussé contre eux.
En effet, les soldats se rappelèrent un grand cri ;
Spendius, qui fuyait en tête des colonnes, ne l'avait pas
entendu.
Puis, les cadavres furent placés dans les bras des
Dieux Patîeques qui bordaient le temple de Khamon. On
leur reprocha tous les crimes des Mercenaires : leur
gourmandise, leurs vols, leurs impiétés, leurs dédains,
et le meurtre des poissons dans le jardin de Salammbô.
On fit à leurs corps d'infâmes mutilations ; les prêtres
brûlèrent leurs cheveux pour tourmenter leur âme ;
on les suspendit par morceaux chez les marchands de
52 SALAMMBO.
viande; quelques-uns même y enfoncèrent les dents, et
le soir, pour en finir, on alluma des bûchers dans les
carrefours.
C'étaient là ces flammes qui luisaient de loin sur le
lac. Quelques maisons ayant pris feu, on avait jelé vite
par-dessus les murs ce qui restait de cadavres et
d'agonisants; Zarxas jusqu'au lendemain s'était tenu
dans les roseaux, au bord du lac ; puis il avait erré
dans la campagne, cherchant l'armée d'après les traces
des pas sur la poussière. Le matin, il se cachait dans
les cavernes ; le soir, il se remettait en marche, avec
ses plaies saignantes, affamé, malade, vivant de racines
et de charognes ; un jour enfin, il aperçut des lances
à l'horizon et il les avait suivies. Sa raison était trou-
blée à force de terreurs et de misères.
L'indignation des soldats, contenue tant qu'il par-
lait, éclata comme un orage ; ils voulaient massacrer
les gardes avec le suffète. Quelques-uns s'interposè-
sèrent, disant qu'il fallait l'entendre, et savoir au moins
s'ils seraient payés. Tous crièrent : « Notre argent ! »
Ilannon leur répondit qu'il l'avait apporté.
On courut aux avant-postes, et les bagages du
suffète arrivèrent au milieu des tentes, poussés par les
Barbares. Sans attendre les esclaves, ils dénouèrent
les corbeilles; ils y trouvèrent des robes d'hyacinthe,
des éponges, des grattoirs, des brosses, des parfums,
et des poinçons en antimoine pour se peindre les yeux ;
— le tout appartenant aux gardes, hommes riches
accoutumés à ces délicatesses. Ensuite, on découvrit
sur un chameau une' grande cuve de bronze : c'était
A SIGCA. 53
au suffète pour se donner des bains pendant la route ;
car il avait pris toutes sortes de précautions, jusqu'à
emporter, dans des cages, des belettes d'Hécatompyle
que l'on brûlait vivantes pour faire sa tisane. Comme
sa maladie lui donnait un grand appétit, il y avait, de
plus, force comestibles et force vins, de la saumure,
des viandes et des poissons au miel, avec des petits
pots de Commagène, graisse d'oie fondue recouverte
de neige et de paille hachée. La provision en était
considérable ; à mesure que l'on ouvrait les corbeilles,
il en apparaissait : et des rires s'élevaient comme des
ilols qui s'entre-choquent.
Quant à la solde des Mercenaires, elle emplissait,
à peu près, deux couffesde sparterie ; on voyait même,
dans Tune, de ces rondelles en cuir dont la République
se servait pour ménager le numéraire ; et comme les
Barbares paraissaient fort surpris, Hannon leur déclara
que, leurs comptes étant trop difficiles, les Anciens
n'avaient pas eu le loisir de les examiner. On leur en-
voyait cela en attendant.
Alors tout fut renversé, bouleversé : les mulets, les
valets, la litière, les provisions, les bagages. Les sol-
dats prirent la monnaie dans les sacs pour lapider
Hannon. A grand'peine il put monter- sur un âne ; il
s'enfuyait en se cramponnant aux poils, hurlant, pleu-
rant, secoué, meurtri, et appelant sur l'armée la malé-
diction de tous les Dieux. Son large collier de pierreries
rebondissait jusqu'à ses oreilles. Il retenait avec ses
dents son manteau trop long qui traînait, et de loin les
Barbares lui criaient : — « Va-t'en, lâche ! pourceau!
54 SALAMMBO.
égout de Molocli ! sue ton or et ta peste ! plus vite !
plus vite ! » L'escorte en déroute galopait à ses côtés.
La fureur des Barbares ne s'apaisa pas. Ils se rap-
pelèrent que plusieurs d'entre eux, partis pour Car-
tilage, n'en étaient pas revenus; on les avait tués sans
doute? Tant d'injustice les exaspéra, et ils se mirent
à arracher les piquets des tentes, à rouler leurs man-
teaux, à brider leurs chevaux; chacun prit son casque
et son épée, en un instant tout fut prêt. Ceux qui
n'avaient pas d'armes s'élancèrent dans les bois pour
se couper des bâtons.
Le jour se levait ; les gens de Sicca réveillés s'agi-
taient dans les rues. « Ils vont à Carthage », disait-on,
et cette rumeur bientôt s'étendit par la contrée.
De chaque sentier, de chaque ravin, il surgissait
des hommes. On apercevait les pasteurs, qui descen-
daient les montagnes en courant.
Quand les Barbares furent partis, Spendius fit le
tour de la plaine, monté sur un étalon punique, et avec
son esclave qui menait un troisième cheval.
Une seule tente était restée. Spendius y entra.
« — Debout, maitre! lève-toi! nous partons! »
« — Où donc allez-vous? » demanda Màtho.
« — A Carthage ! » cria Spendius.
iMàtho bondit sur le cheval que l'esclave tenait à la
porte.
SALAMMBO.
III
SALAMMBO
La luue se levait à ras des flots ; et, sur la ville en-
core couverte de ténèbres, des points lumineux, des
blancheurs brillaient : le timon d'un char dans une
cour, quelque haillon de toile suspendu, l'angle d'un
mur, un collier d'or à la poitrine d'un dieu. Les boules
de verre sur les toits des temples rayonnaient çà et là
comme de gros diamants. Mais de vagues ruines, des
tas de terre noire, des jardins faisaient des masses
plus sombres dans l'obscurité ; et aubasdeMalqua, des
filets de pêcheurs s'étendaient d'une maison à l'autre,
comme de gigantesques chauves-souris déployant leurs
ailes. On n'entendait plus le grincement des roues
hydrauliques qui apportaient l'eau au dernier étage
des palais ; et au milieu des terrasses les chameaux
reposaient tranquillement couchés sur le ventre, à
la manière des autruches. Les portiers dormaient dans
les rues contre le seuil des maisons ; l'ombre des
colosses s'allongeait sur les places désertes ; au loin
quelquefois la fumée d'un sacrifice brûlant encore
s'échappait par les tuiles de bronze, et la brise lourde
apportait avec des parfums d'aromates les senteurs de
56 SALAMMBO.
la marine et l'exhalaison des murailles, chauffées par
le soleil. Autour de Carthage les ondes immobiles res-
plendissaient, car la lune étalait sa lueur tout à la fois
sur le golfe environné de montagnes et sur le lac de
Tunis, où des phénicoptères parmi les bancs de sable
formaient de longues lignes roses, tandis qu'au delà,
sous les catacombes, la grande lagune salée miroitait
comme un morceau d'argent. La voûte du ciel bleu s'en-
fonçait à l'horizon, d'un côté dans le poudroiement
des plaines, de l'autre dans les brumes de la mer, et
sur le sommet de l'Acropole les cyprès pyramidaux
bordant le temple d'Eschmoùn se balançaient, et fai-
saient un murmure, comme les flots réguliers qui bat-
taient lentement le long du môle, au bas des remparts.
Salammbô monta sur la terrasse de son palais,
soutenue par une esclave qui portait dans un plat de
fer des charbons enflammés.*
Il y avait au milieu delà terrasse un petit lit d'ivoire,
couvert de peaux de lynx avec des coussins en plumes
de perroquet, animal fatidique consacré aux Dieux, et
dans les quatre coins s'élevaient quatre longues casso-
lettes remplies denard, d'encens, de cinnamome et de
myrrhe. L'esclave alluma les parfums. Salammbô re-
garda l'étoile polaire; elle salua lentement les quatre
points du ciel et s'agenouilla sur le sol parmi la poudre
d'azur qui était semée d'étoiles d'or à l'imitation du fir-
mament. Puis, les deux coudes contre les flancs, les
avant-bras tout droits et les mains ouvertes, en se
renversant la tête sous les rayons de la lune, elle dit:
« — 0 Rabbetna!... Baalet!... ïanit ! » et sa voix
SALAMMBO. 57
se traînait d'une façon plaintive, comme pour appeler
quelqu'un. — « Anaïtis ! Astartc ! Derceto ! Astoreth !
Mylitta! Athara ! Elissa ! Tiratha!... Parles symboles
cachés, — par les cistres résonnants, — par les sillons
de la terre, — par l'éternel silence et par l'éternelle
fécondité, — ilominatrice de la mer ténébreuse et des
plages azurées, ô Reine des choses humides, salut ! »
Elle se balança tout le corps deux ou trois fois,
puis se jeta le front dans la poussière, les bras allongés.
Son esclave la releva lestement, car il fallait, d'après
les rites, que quelqu'un vînt arracher le suppliant a sa
prosternation : c'était lui dire que les Dieux l'agréaient,
et la nourrice de Salammbô ne manquait jamais à ce
devoir de piété.
Des marchands de la Gétulie Darytienne l'avaient
toute petite apportée à Garthage ; et après son affran-
chissement elle n'avait pas voulu abandonner ses
maîtres, comme le prouvait son oreille droite, percée
d'un large trou. Un jupon à raies multicolores, en lui
serrant les hanches, descendait sur ses chevilles, où
s'entre-choquaient deux cercles d'étain. Sa figure, un
peu plate, était jaune comme sa tunique. Des aiguilles
d'argent très longues faisaient un soleil derrière sa
tète. Elle portait sur la narine un bouton de corail, et
elle se tenait auprès du lit, plus droite qu'un hermès
et les paupières baissées.
Salammbô s'avança jusqu'au bord de la terrasse.
Ses yeux, un instant, parcoururent l'horizon ; puis ils
s'abaissèrent sur la ville endormie, et le soupir qu'elle
poussa, en lui soulevant les seins, fit onduler d'un bout
58 SALAMMBO.
à l'autre la longue simarre blanche qui pLMidait autour
d'elle, sans agrafe ni ceinture. Ses sandales à pointes
recourbées disparaissaient sous un amas d'émeraudes,
ses clieveux à l'abandon emplissaient un réseau en fils
de pourpre.
Elle releva la tête pour contempler la lune, et, mê-
lant à ses paroles des fragments d'hymne, elle mur-
mura :
(c — Que tu tournes légèrement, soutenue par
l'éther impalpable ! Il se polit autour de toi, et c'est le
mouvement de ton agitation qui distribue les vents et
les rosées fécondes. Selon que tu croîs et décroîs, s'al-
longent ou se rapetissent les yeux des chats et les
taches des panthères. Les épouses hurlent ton nom
dans la douleur des enfantements ! Tu gonfles les
coquillages! Tu fais bouillonner les vins! Tu putré-
fies les cadavres ! Tu formes les perles au fond de la
mer!
« Et tous les germes, ô Déesse ! fermentent dans
les obscures profondeurs de ton humidité.
« Quand tu parais, il s'épand une quiétude sur la
terre ; les fleurs se ferment, les flots s'apaisent, les
hommes fatigués s'étendent la poitrine vers toi, et le
monde avec ses océans et ses montagnes, comme en
un miroir, se regarde dans ta figure. Tu es blanche,
douce, lumineuse, immaculée, auxiliatrice, purifiante,
sereine ! »
Le croissant de la lune était alors sur la montagne
des Eaux-Chaudes, dans l'échancrure de ses deux
sommets, de l'autre côté du golfe. Il y avait eu dessous
SALAMMBO. B9
une petite étoile et tout autour un cercle pâle. Salammbô
reprit :
« — Mais tu es terrible maîtresse!... C'est par toi
que se produisent les monstres, les fanlômes effrayants,
les songes menteurs; tes yeux dévorent les pierres des
édifices, et les singes sont malades toutes les fois que
tu rajeunis.
« Où donc vas-tu? Pourquoi changer tes formes
perpétuellement ? Tantôt mince et recourbée, tu glisses
dans les espaces comme une galère sans mâture, ou
bien au milieu des étoiles tu ressembles à un pasteur
qui garde son troupeau. Luisante et ronde, tu frôles
la cime des monts comme la roue d'un char.
« 0 Tanit ! tu m'aimes, n'est-ce pas ? Je t'ai tant
regardée ! Mais non ! tu cours dans ton azur, et moi
je reste sur la terre immobile.
« Taanach, prends ton nebal et joue tout bas sur
la corde d'argent, car mon cœur est triste ! »
L'esclave souleva une sorte de harpe en bois d'ébène
plus haute qu'elle, et triangulaire comme un delta ; elle
en fixa la pointe dans un globe de cristal, et des deux
bras se mit à jouer.
Les sons se succédaient, sourds et précipités comme
un bourdonnement d'abeilles, et, de plus en plus
sonores, ils s'envolaient dans la nuit avec la plainte
des flots et le frémissement des grands arbres au som-
met de l'Acropole.
« — Tais-toi! » s'écria Salammbô.
« — Qu'as-tu donc, maîtresse ? La brise qui souffle,
un nuagequipasse, tout à présent t'inquiète et t'agite!
60 SALAMMBO.
« — Je ne sais », dit-elle.
« — Tu te fatigues à des prières trop longues !
<f — Oh! Taanaeli , je voudrais m'y dissoudre
comme une fleur dans du vin!
« — C'est peut-être la fumée de tes parfums?
« — Non ! — dit Salammbô ; — l'esprit des Dieux
habite dans les bonnes odeurs. »
Alors l'esclave lui parla de son père. On le croyait
parti vers la contrée de l'ambre, derrière les colonnes
de Melkarlh. — « Mais s'il ne revient pas, — disait-
elle, — il te faudra, puisque c'était sa volonté, choisir
un époux parmi les fils des Anciens ; et ton chagrin
s'en ira dans les bras d'un homme. »
« — Pourquoi? » demanda la jeune fille. Tous ceux
qu'elle avait aperçus lui faisaient horreur avec leurs
rires de bète fauve et leurs membres grossiers.
« — Quelquefois, Taanach, il s'exhale du fond de mon
être comme de chaudes bouffées, j)lus lourdes que les
vapeurs d'un volcan. Des voix m'appellent, un globe
de feu roule et monte dans ma poitrine, il m'étouffe,
je vais mourir; et puis, quelque chose de suave, cou-
lant de mon front jusqu'à mes pieds, passe dans ma
chair... c'est une caresse qui m'enveloppe, et je me
sens écrasée comme si un dieu s'étendait sur moi.
Oh ! je voudrais me perdre dans la brume des nuits,
dans le flot des fontaines, dans la sève des arbres,
sortir de mon corps, n'être qu'un souffle, qu'un rayon,
et ghsser, monter jusqu'à toi, ô Mère! »
Elle leva ses bras le plus haut possible, en se
cambrant la taille, pâle et légère comme la lune avec
SALA.M.MI5 0. 61
son blanc vôlemenl. Puis elle retomba sur la couche
d'ivoire, haletante ; mais Taanach lui passa autour du
cou un collier d'ambre avec des dents de dauphin
pour bannir les terreurs, et Salammbô dit d'une voix
presque éteinte : — « Va me chercher Schahabarim. »
Son père n'avait pas voulu qu'elle entrât dans le
collège des prêtresses, ni même qu'on lui fit rien
connaître de la Tanit populaire. Il la réservait pour
quelque alliance pouvant servir sa politique, si bien
que Salammbô vivait seule au milieu de ce palais ; sa
mère depuis longtemps était morte.
Elle avait grandi dans les abstinences, les jeunes
et les purifications, toujours entourée de choses exqui-
ses et graves, le corps saturé de parfums, l'âme pleine
de prières. Jamais elle n'avait goûté de vin, ni mangé
de viandes, ni touché à une bête immonde, ni posé ses
talons dans la maison d'un mort.
Elle ignorait les simulacres obscènes, car chaque
dieu se manifestant par des formes différentes, des
cultes souvent contradictoires témoignaient à la fois
du môme principe, et Salammbô adorait la Déesse en
sa figuration sidérale. Une influence était descendue
de la lune sur la vierge ; quand l'astre allait en dimi-
nuant, Salammbô s'affaibUssait. Languissante toute la
journée, elle se ranimait le soir. Pendant une échpse,
elle avait manqué mourir.
Mais la Rabbet jalouse se vengeait de cette virginité
soustraite à ses sacrifices, et elle tourmentait Salammbô
d'obsessions d'autant plus fortes qu'elles étaient vagues,
épandues dans cette croyance et avivées par elle.
62 SALAMMBO.
Sans cesse la fille d'IIamilcar s'inquiétait de Tanit.
Elle avait appris ses aventures, ses voyages et tous
ses noms, qu'elle répétait sans qu'ils eussent pour elle
de signification distincte. Afin de pénétrer dans les
profondeurs de son dogme, elle voulait connaître au
plus secret du temple la vieille idole avec le manteau
magnifique d'où dépendaient les destinées de Car-
tilage, — car l'idée d'un dieu ne se dégageait pas
nettement de sa représentation, et tenir ou même voir
son simulacre, c'était lui prendre une part de sa vertu,
et, en quelque sorte, le dominer.
Salammbô se détourna. Elle avait reconnu le bruit
des clochettes d'or que Schahabarim portait au bas de
son vêtement.
Il monta les escaliers; puis, dès le seuil de la ter-
rasse, il s'arrêta en croisant les bras.
Ses yeux enfoncés brillaient comme les lampes d'un
sépulcre ; son long corps maigre flottait dans sa robe
de lin, alourdie par les grelots qui alternaient sur ses
talons avec des pommes d'émeraude. Il avait les mem-
bres débiles, le crâne oblique, le menton pointu; sa
peau semblait froide à toucher, et sa face jaune, que
des rides profondes labouraient, comme contractée
dans un désir, dans un chagrin éternel.
C'était le grand-prêtre de Tanit, celui qui avait
élevé Salammbô.
<f — Parle! dit-il. Que veux-tu ?
« — J'espérais... tu m'avais presque promis... »
Elle balbutiait, elle se troubla; puis tout à coup : —
«Pourquoi me méprises-tu? qu'ai-je donc oublié dans
SALAMMIiO. 63
les rites? Tu es mon maître, et tu m'as dit que per-
sonne comme moi ne s'entendait aux choses de la
Déesse ; mais il y en a que tu ne veux pas dire. Est-ce
vrai, ô père? »
Schahabarini se rappelâtes ordres d'IIamilcar; il
répondit :
« — Non, je n'ai plus rien à t'apprendre !
«( — Un génie — reprit-elle — me pousse à cet
amour. J'ai gravi les marches d'Eschmoim, dieu des
planètes et des intelligences; j'ai dormi sous l'olivier
d'or de Melkarth, patron des colonies tyriennes; j'ai
poussé les portes de Baal Khamon, éclaireuret fertili-
sateur; sacrifié auxCabires souterrains, aux dieux des
bois, des vents, des fleuves et des montagnes ; mais
tous sont trop loin, trop haut, trop insensibles, com-
prends-tu? tandis qu'Elle, je la sens mêlée à ma vie ;
elle emplit mon âme, et je tressaille à des élancements
intérieurs comme si elle bondissait pour s'échapper.
Il me semble que je vais entendre sa voix, apercevoir
sa figure, des éclairs m'éblouissent ; puis je retombe
dans les ténèbres. »
Schahabarini se taisait. Elle le sollicitait de son
regard suppliant.
Enfin, il fit signe d'écarter l'esclave, qui n'était
pas de race chananéenne. Taanach disparut, et Scha-
habarini, levant un bras dans l'air, commença:
« — Avant les Dieux, les ténèbres étaient seules,
et un souffle flottait, lourd et indistinct comme la
conscience d'un homme dans un rêve. Il se contracta,
créant le Désir et la Nue, et du Désir et de la Nue
64 SALAMMBO.
sortit la Matière primitive. C'était une eau bourbeuse,
noire, glacée, profonde. Elle enfermait des monstres
insensibles, parties incohérentes des formes à naître
et qui sont peintes sur la paroi des sanctuaires.
Puis la Matière se condensa. Elle devint un
œuf. Il se rompit. Une moitié forma la terre, l'autre le
firmament. Le soleil, la lune, les vents, les nuages pa-
rurent; et, au fracas de la foudre, les animaux intel-
ligents s'éveillèrent. Alors Eschmoùn se déroula dans
la sphère étoilée; Khamon rayonna dans le soleil; Mel-
karth, avec ses bras, le poussa derrière Gadès ; les
Cabirim descendirent sous les volcans, et Rabbetna
telle qu'une nourrice, se pencha sur le monde, versant
sa lumière comme un lait et sa nuit comme un man-
teau.
« — Et après? » dit-elle.
Il lui avait conté le secret des origines pour la dis-
traire par des perspectives plus hautes; mais le désir
de la vierge se ralluma sous ces dernières paroles,
et Schahabarim, cédant à moitié, reprit:
« Elle inspire et gouverne les amours des hommes.
« — Les amours des hommes ! » répéta Salammbô,
rêvant.
<c — Elle est^ l'âme de Carthage, — continua le
prêtre ; et bien qu'elle soit partout épandue, c'est ici
qu'elle demeure, sous le voile sacré.
« — 0 père! — s'écria Salammbô, — je la verrai,
n'est-ce pas ?tu m'y conduiras! Depuis longtemps j'hé-
sitais ; la curiosité de sa forme me dévore. Pitié! secours-
moi! parions! »
SALAMMBO. 65
Il la repoussa d'un geste véhément et plein d'or-
gueil.
« — Jamais! ne sais-tu pas qu'on en meurt? Les
Ikuils hermaphrodites ne se dévoilent que pour nous
seuls, hommes par l'esprit et femmes par la faiblesse.
Ton désir est un sacrilège ; satisfais-toi avec la science
que tu possèdes ! »
Elle tomba sur les genoux, mettant ses deux doigts
contre ses oreilles en signe de repentir; et elle sanglo-
tait, écrasée par la parole du prêtre, pleine à la fois
de colère contre lui, de terreur et d'humihation. Scha-
habarim, debout, restait insensible. 11 la regardait de
haut en bas frémissante à ses pieds; et il éprouvait
une sorte de joie en la voyant souffrir pour sa divinité,
qu'il ne pouvait, lui non plus, étreindre tout entière.
Déjà les oiseaux chantaient, un vent froid soufflait, de
petits nuages couraient dans le ciel plus pâle.
Tout à coup, il aperçut à l'horizon, derrière Tunis,
comme des brouiUards légers, qui se traînaient contre
le sol; puis ce fut un grand rideau de poudre grise
perpendiculairement étalé, et, dans les tourbillons de
cette masse nombreuse, des tètes de dromadaires, des
lances, des boucliers parurent C'était l'armée des
Barbares qui s'avançait sur Carthage.
66 SALAMMBO.
IV
sous LES MURS DE CARTHAGE.
Des gens de la campagne, montés sur des ânes ou
courant à pied, pâles, essoufllés, fous de peur, arri-
vèrent dans la ville. Ils fuyaient devant l'armée. En
trois jours, elle avait fait le chemin de Sicca, pour
venir à Carthage et tout exterminer.
On ferma les portes. Les Barbares presque aussitôt
parurent; mais ils s'arrêtèrent au milieu de l'isthme,
sur le bord du lac.
D'abord ils n'annoncèrent rien d'hostile. Plusieurs
s'approchèrent avec des palmes à la main. Ils furent
repoussés à coups de flèches, tant la terreur était
grande.
Le matin et à la tombée du jour, des rôdeurs quel-
quefois erraient le long des murs. On remarquait sur-
tout un petit homme, enveloppé soigneusement d'un
manteau, et dont la figure disparaissait sous une visière
très basse. Il restait pendant des heures à regarder
l'aqueduc, et avec une telle persistance, qu'il voulait
sans doute égarer les Carthaginois sur ses véritables
desseins. Un autre homme l'accompagnait, une sorte
de géant qui marcliait tète nue.
sous LKS MUKS DE CARTIIAGE. 67
Mais Cartilage était défendue dans toute la largeur
de l'isthme : d'abord par un fossé, ensuite par un rem-
part de gazon, enfin par un mur, haut de trente cou-
dées, en pierres de taille, et à double étage. Il
contenait des écuries pour trois cents éléphants avec
des magasins pour leurs caparaçons, leurs entraves et
leur nourriture, puis d'autres écuries pour quatre mille
chevaux avec les provisions d'orge et les harnache-
ments, et des casernes pour vingt mille soldats avec
les armures et tout le matériel de guerre. Des tours
s'élevaient sur le second étage, toutes garnies de cré-
neaux, et qui portaient en dehors des boucliers de
bronze, suspendus à des crampons.
Cette première ligne de murailles abritait immé-
diatement Malqua, le quartier des gens de la marine
et des teinturiers. On apercevait des mâts où séchaient
des voiles de pourpre, et sur les dernières terrasses
des fourneaux d'argile pour cuire la saumure.
Par derrière, la ville étageait en amphithéâtre ses
hautes maisons de forme cubique. Elles étaient en
pierres, en planches, en galets, en roseaux, en coquil-
lages, en terre battue. Les bois des temples faisaient
comme des lacs de verdure dans cette montagne de
blocs, diversement coloriés. Les places publiques la
nivelaient à des distances inégales ; d'innombrables
ruelles, s'entre- croisant, la coupaient du haut en bas.
On distinguait les enceintes des trois vieux quartiers,
maintenant confondues; elles se levaient çà et là
comme de grands écueils, ou allongeaient des pans
énormes, — à demi couverts de fleurs, noircis, large-
68 SALAMMBO.
ment rayés par le jet des immondices, et des rues
passaient dans leurs ouvertures béantes comme des
fleuves sous des ponts.
La colline de l'Acropole, au centre de Byrsa, dis-
paraissait sous un désordre de monuments. C'étaient
des temples à colonnes torses avec des chapiteaux de
bronze et des chaînes de métal, des cônes en pierres
sèches à bandes d'azur, des coupoles de cuivre, des
architraves de marbre, des contreforts babyloniens,
des obélisques posant sur leur pointe comme des
flambeaux renversés. Les péristyles atteignaient aux
frontons; les volutes se déroulaient entre les colon-
nades; des murailles de granit supportaient des cloi-
sons de tuile ; tout cela montait l'un sur l'autre en se
cachant à demi, d'une façon merveilleuse et incompré-
hensible. On y sentait la succession des âges et comme
des souvenirs de patries oubliées.
Derrière l'Acropole, dans des terrains rouges, le
chemin des Mappales, bordé de tombeaux, s'allongeait
en ligne droite du rivage aux catacombes; de larges
habitations s'espaçaient ensuite dans des jardins, et
ce troisième quartier, Mégara, la ville neuve, allait
jusqu'au bord de la falaise, où se dressait un phare
géant qui flambait toutes les nuits.
Cartilage se déployait ainsi devant les soldats éta-
blis dans la plaine.
De loin ils reconnaissaient les marchés, les carre-
fours; ils se disputaient sur l'emplacement des tem-
ples. Celui de Khamon, en face des Syssites^ avait des
tuiles d'or; Melkarth, à la gauche d'Eschmoùn, por-
sous LES MURS DE CARTHAGE. 69
tait sur sa toiture des branches de corail; Tanit, au
delà, arrondissait dans les palmiers sa coupole de
cuivre ; le noir Moloch était au bas des citernes, du
côté du phare. L'on voyait à l'angle des frontons, sur
le sommet des murs, au coin des places, partout, des
divinités à tète hideuse, colossales ou trapues, avec
des ventres énormes, ou démesurément aplaties, ou-
vrant la gueule, écartant les bras, tenant à la main
des fourches, des chaînes ou des javelots ; et le bleu
de la mer s'étalait au fond des rues, que la perspective
rendait encore plus escarpées.
Un peuple tumultueux du matin au soir les emplis-
sait; déjeunes garçons, agitant des sonnettes, criaient .
à la porte des bains; les boutiques de boissons chaudes
fumaient, l'air retentissait du tapage des enclumes, les
coqs blancs consacrés au soleil chantaient sur les ter-
rasses, les bœufs que l'on égorgeait mugissaient dans
les temples, des esclaves couraient avec des corbeilles
sur leur tête; et, dans l'enfoncement des portiques,
quelque prêtre apparaissait, drapé d'un manteau som-
bre, nu-pieds et en bounet pointu.
Ce spectacle de Carthage irritait les Barbares. Ils
l'admiraient, ils l'exécraient, ils auraient voulu tout à
la fois l'anéantir et l'habiter. Mais qu'y avait-il dans le
port militaire, défendu par une triple muraille ? Puis,
derrière la ville, au fond de Mégara, plus haut que
l'Acropole, apparaissait le palais d'Hamilcar.
Les yeux de Mâtho à chaque instant s'y portaient.
Il montait dans les oliviers, et il se penchait, la main
étendue au bord des sourcils. Les jardins étaient vides,
■:0 SALAMMBO.
et la poite rouge à croix noire restait constamment
fermée.
Plus de vingt fois il fit le tour des remparts, cher-
chant quelque brèche pour entrer. Une nuit, il se jeta
dans le golfe, et, pendant trois heures, il nagea tout
d'une haleine. 11 arriva au bas des Mappales, voulut
grimper contre la falaise. Il ensanglanta ses genoux,
' brisa ses ongles, puis retomba dans les flots et s'en
revint.
Son impuissance l'exaspérait. Il était jaloux de
cette Carthage enfermant Salammbô, comme de quel-
qu'un qui l'aurait possédée. Ses énervements l'aban-
, donnèrent et ce fut une ardeur d'action folle et conti-
nuelle. La joue en feu, les yeux irrités, la voix rauque,
il se promenait d'un pas rapide à travers le camp ; ou
bien, assis sur le rivage, il frottait avec du sable sa
grande épée. Il lançait des flèches aux vautours qui
passaient. Son cœur débordait en paroles furieuses.
« — Laisse aller ta colère comme un char qui s'em-
porte, — disait Spendius. — Cric, blasphème, ravage
et tue. La douleur s'apaise avec du sang, et puisque
tu ne peux assouvir ton amour, gorge ta haine; elle te
soutiendra ! »
Màtho reprit le commandement de ses soldats. Il
les faisait impitoyablement manœuvrer. On le respec-
tait pour son courage, pour sa force surtout. D'ailleurs,
il inspirait comme une crainte mystique ; on croyait
qu'il parlait, la nuit, à des fantômes. Les autres capi-
taines s'animèrent de son exemple. L'armée, bientôt,
se disciplina. Les Cathaginois entendaient de leurs
sous LES MURS DE CAUTHAGE. 71
maisons la fanfare des l)uccines qui l'églait les exer-
cices. Enfin, les Barbares se rapprochèrent,
11 aurait fallu pour les écraser dans l'isthme que
deux armées pussent les prendre à l^fois par derrière,
l'une débarquant au fond du golfe d'Utique, la seconde
à la montagne des Eaux-Chaudes. Mais que faire avec
la seule Légion sacrée, grosse de six mille hommes ^
tout au plus? S'ils s'inclinaient vers l'Orient, ils allaient
se joindre aux Nomades, intercepter la route de Cy-
rène et le commerce du désert. S'ils se repliaient sur
l'Occident, la Numidie se soulèverait. Enfin le manque
de vivres les ferait tôt ou tard dévaster, comme des
sauterelles, les campagnes environnantes; les riches
tremblaient pour leurs beaux châteaux, pour leurs vi-
gnobles, pour leurs cultures.
Hannon proposa des mesures atroces et imprati-
cables, comme de promettre une forte somme pour ,
chaque tète de Barbare, ou, qu'avec des vaisseaux et
des machines, on incendiât leur camp. Son collègue
Giscon voulait, au contraire, qu'ils fussent payés.
A cause de sa popularité, les anciens le détestaient;
car ils redoutaient le hasard d'un maître, et, par ter-
reur de la monarchie, s'efforçaient d'atténuer ce
qui en subsistait ou la pouvait rétablir.
Il y avait en dehors des fortifications des gens d'une
autre race et d'une origine inconnue, — tous chasseurs
de porc-épic, mangeurs de mollusques et de serpents.
Us allaient dans les cavernes prendre des hyènes vi-
vantes, qu'ils s'amusaient à faire courir le soir sur les
sables de Mégara, entre les stèles des tombeaux. Leurs
72 SALAMMBO.
cabanes, de fange et de varech, s'accrochaient contre la
falaise comme des nids d'hirondelles. Ils vivaient là,
sans gouvernement et sans dieux, pêle-mêle, complè-
tement nus, à la fois débiles et farouches et, depuis
des siècles, exécrés par le peuple, à cause de leurs
nourritures immondes. Les sentinelles s'aperçurent
un matin qu'ils étaient tous partis.
Enfin des membres du Grand -Conseil se déci-
dèrent. Ils vinrent au camp, sans colliers ni ceintures,
en sandales découvertes, comme des voisins. Ils s'a-
vançaient d'un pas tranquille, jetant des saints aux
capitaines, ou bien ils s'arrêtaient pour parler aux
soldats, disant que tout était fini et qu'on allait faire
justice à leurs réclamations.
Beaucoup d'entre eux voyaient pour la première fois
un camp de Mercenaires. Au lieu de la confusion qu'ils
avaient imaginée, c'était un ordre et un silence
effrayants. Un rempart de gazon enfermait l'armée
dans une haute muraille, inébranlable au choc des ca-
tapultes. Le sol des rues était aspergé d'eau fraîche;
par les trous des tentes, ils apercevaient des prunelles
fauves qui luisaient dans l'ombre. Les faisceaux de pi-
ques et les panoplies suspendues les éblouissaient
comme des miroirs. Ils se parlaient à voix basse. Ils
avaient peur avec leurs longues robes de renverser
quelque chose.
Les soldats demandèrent des vivres, en s'engageant
à les payer sur l'argent qu'on leur devait.
On leur envoya des bœufs, des moutons, des pin-
tades, des fruits secs et des lupins, avec desscombres
sous LES MUHS DE CAKTHAGE. 73
fumés, de ces seombres excellents que Carthage ex-
pédiait dans tous les ports. Mais ils tournaient dédai-
gneusement autour des bestiaux magnifiques; et, dé-
nigrant ce qu'ils convoitaient, offraient pour un bélier
la valeur d'un pigeon, pour trois chèvres le prix d'une
grenade. Les mangeurs de choses immondes, se por-
tant pour arbitres, affirmaient qu'on les dupait. Alors
ils tiraient leur glaive, menaçaient de tuer.
Des commissaires du Grand-Conseil écrivirent le
nombre d'années que l'on devait à chaque soldat.
Mais il était impossible maintenant de savoir combien
on avait engagé de Mercenaires, et les anciens furent
effrayés de la somme exorbitante qu'ils auraient à payer.
Il fallait vendre la réserve du silphium, imposer les
villes marchandes; les Mercenaires s'impatienteraient,
déjà Tunis était avec eux; et les riches, étourdis par
les fureurs d'Hannon et les reproches de son collègue,
recommandèrent aux citoyens qui pouvaient connaître
quelque Barbare d'aller le voir immédiatement pour
reconquérir son amitié, lui dire de bonnes paroles.
Cette confiance les calmerait.
Des marchands, des scribes, des ouvriers de l'arsenal,
des familles entières se rendirent chez les Barbares.
Les soldats laissaient entrer chez eux tous les Car-
thaginois, mais par un seul passage tellement étroit
que quatre hommes de front s'y coudoyaient. Spendius,
debout contre la barrière , les faisait attentivement
fouiller; Màtho, en face de lui. examinait cette multi-
tude, cherchant à retrouver quelqu'un qu'il pouvait
avoir vu chez Salammbô.
74 SALAMMBO.
Le camp ressemblait à une ville, tant il était rem-
pli de monde et d'agitation. Les deux foules distinctes
se mêlaient sans se confondre, l'une habillée de toile
ou de laine avec des bonnets de feutre pareils à des
pommes de pin, l'autre vêtue de fer et portant des
casques. Au milieu des valets et des vendeurs ambu-
lants circulaient des femmes de toutes nations, brunes
comme des dattes mûres, verdàtres comme des olives,
jaunes comme des oranges, vendues par des matelots,
choisies dans les bouges, volées à des caravanes,
prises dans le sac de villes, que l'on fatiguait d'amour
tant qu'elles étaient jeunes, qu'on accablait de coups
lorsqu'elles étaient vieilles, et qui mouraient dans les
déroutes au bord des chemins, parmi les bagages, avec
les bêtes de somme abandonnées. Les épouses des
nomades balançaient sur leurs talons des robes en
poil de dromadaire, carrées, et de couleur fauve; des
musiciennes de la Gyrénaïque, enveloppées de gazes
violettes et les sourcils peints, chantaient accroupies
sur des nattes; de vieilles iSégresses aux mamelles
pendantes ramassaient, pour faire du feu, des fientes
d'animal que l'on desséchait au soleil; les Syracusaines
avaient des plaques d'or dans la chevelure, les femmes
des Lusitaniens des colliers de coquillages, les Gauloises
des peaux de loup sur leur poitrine blanche; et des en-
fants robustes couverts de vermine, nus, incirconcis,
donnaient aux passants des coups dans le ventre avec
leur tête, ou venaient par derrière, comme de jeunes
tigres, les mordre aux mains.
Les Garthaginois se promenaient à travers le camp,
sous LES MURS DE CAUTHAGE. 75
surpris par la quantité de choses dont il regorgeait.
Les plus misérables étaient tristes, les autres dissimu-
laient leur inijuiélude.
Les soldats leur frappaient sur l'épaule, en les ex-
citant à la gaieté. Dès qu'ils apercevaient quelque per-
sonnage, ils l'invitaient à leurs divertissements. Quand
on jouait au disque, ils s'arrangeaient pour lui écraser
les pieds, et au pugilat, dès la première passe, lui
fracassaient la mâchoire. Les frondeurs effrayaient les
Carthaginois avec leurs frondes, les psylles avec des
vipères, les cavaliers avec leurs chevaux. Ces gens
d'occupations paisibles, à tous les outrages, baissaient
la tête et s'efforçaient de sourire. Quelques-uns, pour
se montrer braves, faisaient signe qu'ils voulaient de-
venir des soldats. On leur donnait à fendre du bois et
à étriller des mulets. On les bouclait dans une armure
et on les roulait comme des tonneaux par les rues du
camp. Puis, quand ils se disposaient à partir, les Mer-
cenaires s'arrachaient les cheveux avec des contorsions
grotesques.
Beaucoup, par sottise ou préjugé, croyaient naïve-
ment tous les Carthaginois très riches, et ils marclmient
derrière eux en les suppliant de leur accorder quel-
que chose. Ils demandaient tout ce qui leur semblait
beau : une bague, une ceinture, des sandales, la frange
d'une robe, et quand le Carthaginois dépouillé
s'écriait : — « Mais je n'ai plus rien. Que veux-tu .-' »
ils répondaient : — « Ta femme! » D'autres disaient;
— « Ta vie ! »
Les comptes militaires furent remis aux capitaines,
76 SALAMMBO.
lus aux soldats, définitivement approuvés. Alors ils
réclamèrent des tentes ; on leur donna des tentes. Les
polémarques des Grecs demandèrent quelques-unes de
ces belles armures que l'on fabriquait à Carthage ; le
Grand-Conseil vota des sommes pour cette acquisition.
Mais il était juste, prétendaient les cavaliers, que la
République les indemnisât de leurs chevaux; l'un
affirmait en avoir perdu trois à tel siège, un autre
cinq dans telle marche, un autre quatorze dans les
précipices. On leur otTrit des étalons d'Hécatompyle;
ils aimèrent mieux de l'argent.
Puis ils demandèrent qu'on leur payât en argent
(en pièces d'argent et non en monnaie de cuir) tout
le blé qu'on leur devait, et au plus haut prix où il
s'était vendu pendant la guerre, si bien qu'ils exi-
geaient pour une mesure de farine quatre cents fois
plus qu'ils n'avaient donné pour un sac de froment.
Cette injustice exaspéra; il fallut céder, pourtant.
Les délégués des soldats et ceux du Graiid-Conseil
se réconcilièrent, en jurant par le Génie de Carthage
et par les Dieux des Barbares. Avec les démonstrations
et la verbosité orientales ils se firent des excuses et
des caresses. Puis les soldats réclamèrent, comme
une preuve d'amitié, la punition des traîtres qui les ■
avaient indisposés contre la République.
On feignit de ne pas les comprendre. Ils s'expli-
quèrent plus netten'ient, disant qu'il leur fallait la tète
d'Hannon.
Plusieurs fois par jour ils sortaient de leur camp.
Ils se promenaient au pied des murs. Ils criaient qu'on
I
sous LES MURS DE CAHTIIAGE. 77
leur jetât la tète du suffète,etils tendaient leurs robes
pour la recevoir.
Le Grand-Conseil aurait faibli, peut-être, sans une
dernière exigence plus injurieuse que les autres : ils
demandèrent en mariage, pour leurs chefs, des vierges
choisies dans les grandes familles. C'était une idée de
Spendius, que plusieurs trouvaient toute simple et fort
exécutable. Cette prétention de vouloir se mêler au
sang punique indigna le peuple ; on leur signifia bru-
talement qu'ils n'avaient plus rien à recevoir. Alors
ils s'écrièrent qu'on les avait trompés : si avant trois
jours leur solde n'arrivait pas, ils iraient eux-mêmes la
prendre dans Carthage.
La mauvaise foi des Mercenaires n'était point aussi
complète que le pensaient leurs ennemis. Hamilcar
leur avait fait des promesses exorbitantes, vagues, il
est vrai, mais solennelles et réitérées. Ils avaient pu
croire, en débarquant à Carthage, qu'on leur abandon-
nerait la ville, qu'ils se partageraient des trésofs; et
quand ils virent que leur solde à peine serait payée,
ce fut une désillusion pour leur orgueil comme pour
leur cupidité.
Denys, Pyrrhus, Agathoclès et les généraux
d'Alexandre n'avaient-ils pas fourni l'exemple de mer-
. veilleuses fortunes? L'idéal d'Hercule, que les Chana-
néens confondaient avec le soleil, resplendissait à
l'horizon des armées. On savait que de simples soldats
avaient porté des diadèmes, et le retentissement des
empires qui s'écroulaient faisait rêver le Gaulois dans
sa forêt de chênes, l'Éthiopien dans ses sables. Mais il
78 sala:mmbo.
y avait un peuple toujours prêt à utiliser les courages ;
et le voleur chassé de sa tribu, le parricide errant sur
les chemins, le sacrilège poursuivi par les dieux, tous
les affamés, tous les désespérés tâchaient d'atteindre
au port où le courtier de Carthage recrutait des soldats.
Ordinairement elle tenait ses promesses. Cette fois
pourtant, l'ardeur de son avarice l'avait entraînée dans
une infamie périlleuse. Les Numides, les Libyens, l'Afri-
que entière s'allaient jeter sur Carthage. La mer seule
était libre. Elle y rencontrait les Romains; et, comme
un homme assailli par des meurtriers, elle sentait la
mort tout autour d'elle.
Il fallut bien recourir à Giscon; les Barbares accep-
tèrent son entremise. Un matin, ils virent les chaînes
du port s'abaisser, et trois bateaux plats, passant par
le canal de la Ta?nia, entrèrent dans le lac.
Sur le premier, à la proue, on apercevait Giscon.
Derrière lui, et plus hautqu'un catafalque, s'élevait une
caisse énorme, garnie d'anneaux pareils à des couron-
nes qui pendaient. Apparaissait ensuite la légion des
interprètes, coiffés comme des sphinx, et portant un
perroquet tatoué sur la poitrine. Des amis et des escla-
ves suivaient, tous sans armes, et si nombreux qu'ils
se touchaient des épaules. Les trois longues barques,
pleines à sombrer, s'avançaient aux acclamations de
l'armée, qui les regardait.
Dès que Giscon débarqua, les soldats coururent à
sa rencontre. Avec des sacs il fit dresser une sorte de
tribune et déclara qu'il ne s'en irait pas avant de les
avoir tous intégralement payés.
sous LES MURS DE CARTIIAGE. 79
Des applaudissements éclatèrent. Il fut longtemps
sans pouvoir parler.
Puis il blâma les torts de la République et ceux des
Barbares; la faute en était à quelques mutins, qui par
leur violence avaient effraye Carthage. La meilleure
preuve de ses bonnes intentions, c'était qu'on l'envoyait
vers eux, lui, l'éternel adversaire du suffète Hannon !
Ils ne devaient point supposer au peuple l'ineptie de
vouloir irriter des braves, ni assez d'ingratitude pour
méconnaître leurs services ; et Giscon se mit à la paye
des soldats en commençant par les Libyens. Comme
ils avaient déclaré les listes mensongères, il ne s'en
servit point.
Ils défilaient devant lui, par nations, en ouvrant
leurs doigts pour dire le nombre des années ; on les
marquait successivement au bras gauche avec de la
peinture verte ; les scribes puisaient dans le coffre
béant, et d'autres, avec un stylet, faisaient des trous sur
une lame de plomb.
Un homme passa, qui marchait lourdement, à la
manière des bœufs.
« — Monte près de moi, — dit le suffète, suspec-
tant quelque fraude ; — combien d'années as-tu servi ? »
« — Douze ans », répondit le Libyen.
Giscon lui glissa les doigts sous la mâchoire, car la
mentonnière du casque y produisait à la longue deux
callosités ; on les appelait des carroubes, et avoir les
carroubes était une locution pour dire un vétéran.
« — Voleur ! — s'écria le suffète, — ce qui te
manque au visage, tu dois le porter sur les épaules ! »
80 SALAMMBO.
et lui déchirant sa tunique, il découvrit son dos cou-
vert de gales saignantes ; c'était un laboureur d'Hip-
pozaryte. Des huées s'élevèrent; on le décapita.
Dès qu'il fut nuit, Spendius alla réveiller les Libyens.
Il leur dit :
« — Quand les Ligures, les Grecs, les Baléares et
les hommes d'Italie seront payés, ils s'en retourneront.
Mais vous autres, vous resterez en Afrique, épars dans
vos tribus, et sans aucune défense ! C'est alors que la
République se vengera ! Méfiez-vous du voyage ! Allez-
vous croire à toutes les paroles"? Les deux suffètes sont
d'accord ! Celui-là vous abuse ! Rappelez-vous l'Ile des
Ossements, et Xantippe, qu'ils ont renvoyé à Sparte
sur une galère pourrie !
« — Comment nous y prendre ? demandaient-ils.
« — Kétléchissez ! » disait Spendius.
Les deux jours suivants se passèrent à payer les
gens de Magdala, de Leptis, d'Hécatompyle ; Spendius
se répandait chez les Gaulois.
« — On solde les Libyens, ensuite on payera les
Grecs, puis les Baléares, les Asiatiques, et tous les
autres ! Mais vous, qui n'êtes pas nombreux, on ne
vous donnera rien ! Vous ne reverrez plus vos patries !
Vous n'aurez point de vaisseaux ! Ils vous tueront, pour
épargner la nourriture. »
Les Gaulois vinrent trouver le suffète. Autharite,
celui qu'il avait blessé chez Hamilcar, l'interpella. Il
disparut repoussé par les esclaves, mais en jurant qu'il
se vengerait.
Les réclamations, les plaintes se multiplièrent. Les
sous LES MURS DE CAIITIIAGE. 81
plus obstinés pénétraient clans la tente du sulTète ;
pour l'attendrir ils prenaient ses mains, lui faisaient
palper leurs bouches sans dents, leurs bras tout maigres
et les cicatrices de leurs blessures. Ceux qui n'étaient
point encore payés s'irritaient, ceux qui avaient reçu
leur solde en demandaient une autre pour leurs chevaux;
et les vagabonds, les bannis, prenant les armes des
soldats, affirmaient qu'on les oubliait. A chaque minute,
il arrivait comme des tourbillons d'hommes ; les tentes
craquaient, s'abattaient; la multitude serrée entre les
remparts du camp oscillait à grands cris depuis les
portes jusqu'au centre. Quand le tumulte se faisait trop
fort, Giscon posait un coude sur son sceptre d'ivoire,
et, regardant la mer, il restait immobile, les doigts
enfoncés dans sa barbe.
Souvent Màtho s'écartait pour s'entretenir avec
Spendius; puis il se replaçait en face du suffète, et
Giscon sentait perpétuellement ses prunelles comme
deux phalariques en flammes dardées vers lui. Par-
dessus la foule, plusieurs fois, ils se lancèrent des in-
jures, mais qu'ils n'entendirent pas. Cependant la
distribution continuait, et le Suffète à tous les obstacles
trouvait des expédients.
Les Grecs voulurent élever des chicanes sur la diffé-
rence des monnaies. Il leur fournit de telles explications
qu'ils se retirèrent sans murmures. Les Nègres récla-
mèrent de ces coquilles blanches usitées pour le com-
merce dans l'intérieur de l'Afrique. Il leur offrit d'en
envoyer prendre à Carthage ; alors, comme les autres,
ils acceptèrent de l'argent.
6
82 SALAMMBO.
On avait promis aux Baléares quelque chose de
meilleur, à savoir des femmes. Le sulîète répondit que
l'on attendait pour eux toute une caravane de vierges ;
la route était longue, il fallait encore six lunes. Quand
elles seraient grasses et bien frottées de benjoin, on
les enverrait sur des vaisseaux dans les ports des Ba-
léares.
Tout à coup, Zarxas, beau maintenant et vigoureux,
sauta comme un bateleur sur les épaules de ses amis,
et il cria :
<c — En as-tu réservé pour les cadavres? » tandis
qu'il montrait dans Carthage la porte de Khamon.
Aux derniers feux du soleil, les plaques d'airain la
garnissant de haut en bas resplendissaient ; les Bar-
bares crurent apercevoir sur elle une traînée sanglante.
Chaque fois que Giscon voulait parler, leurs cris recom-
mençaient. Enfin, il descendit à pas graves et s'en-
ferma dans sa tente.
Quand il en sortit au lever du soleil, ses interprètes,
qui couchaient en dehors, ne bougèrent point ; ils se
tenaient sur le dos, les yeux fixes, la langue au bord
des dents et la face bleuâtre. Des mucosités blanches
coulaient de leurs narines, et leurs membres étaient
raides, comme si le froid pendant la nuit les eût tous
gelés. Chacun portait autour du cou un petit lacet de
joncs.
La rébellion dès lors ne s'arrêta plus. Ce meurtre
des Baléares rappelé par Zarxas confirmait les défiances
de Spendius. Ils s'imaginaient que la Bépublique cher-
chait toujours à les tromper. Il fallait en finir! On se
sous LES MUHS DE GARTIIAGE. 83
passerait des interprètes! Zarxas, avec une fronde au-
tour de la tète, chantait des chansons de guerre ;
Autiiarite brandissait sa grande épée ; Spendius soufflait
à l'un quelque parole, fournissait à l'autre un poignard.
Les plus forts tâchaient de se payer eux-mêmes, les
moins furieux demandaient que la distribution conti-
nuât. Personne maintenant ne quittait ses armes, et
toutes les colères se réunissaient contre Giscon dans
une haine tumultueuse.
Quelques-uns montaient à ses côtés. Tant qu'ils
vociféraient des injures, on les écoutait avec patience,
mais s'ils tentaient pour lui le moindre mot, ils étaient
immédiatement lapidés, ou par derrière d'un coup de
sabre on leur abattait la tète. L'amoncellement des sacs
était plus rouge qu'un autel.
Ils devenaient terribles après le repas, quand ils
avaient bu du vin ! C'était une joie défendue sous peine
de mort dans les armées puniques, et ils levaient leur
coupe du côté de Garthage par dérision pour sa disci-
pline. Puis ils revenaient vers les esclaves des finances
et ils recommençaient à tuer. Le mot frappe, différent
dans chaque langue, était compris de tous.
Giscon savait bien que la patrie l'abandonnait, mais
ne voulait point la déshonorer. Quand ils lui rappe-
lèrent qu'on leur avait promis des vaisseaux, il jura
par Moloch de leur en fournir lui-môme, à ses frais, et,
arrachant son collier de pierres bleues, il le jeta dans
la foule en gage de serment.
Alorsles Africains réclamèrent le blé, d'après les en-
gagements du Grand-Conseil. Giscon étala les comptes
84 SALAMMBO.
des Syssites, tracés avec de la peinture violette sur
des peaux de brebis ; il lisait tout ce qui était entré
dans Cartilage, mois par mois et jour par jour.
Soudain il s'arrêta, les yeux béants, comme s'il eût
découvert entre les chiffres sa sentence de mort.
Les anciens les avaient frauduleusement réduits,
et le blé, vendu pendant l'époque la plus calamiteuse
de la guerre, se trouvait à un taux si bas, qu'à moins
d'aveuglement on n'y pouvait croire.
« — Parle! — crièrent-ils, — plus haut ! Ah ! c'est
qu'il cherche à mentir, le lâche! méfions-nous. »
Pendant quelque temps il hésita. Enfin il reprit sa
besogne.
Les soldats, sans se douter qu'on les trompait,
acceptèrent comme vrais les comptes des Syssites.
L'abondance où s'était trouvée Carthage les jeta dans
une jalousie furieuse. Ils brisèrent la caisse de syco-
more; elle était vide aux trois quarts. Ils avaient vu de
telles sommes en sortir qu'ils la jugeaient inépuisable;
Giscon en avait enfoui dans sa tente. Ils escaladèrent
les sacs. Màtho les conduisait; et comme ils criaient :
« L'argent ! l'argent ! » Giscon à la fm répondit :
« — Que votre général vous en donne ! »
Il les regardait en face, sans parler, avec ses grands
yeux jaunes et sa longue figure plus pâle que sa barbe.
Une flèche, arrêtée par les plumes, se tenait à son oreille
dans son large anneau d'or, et un filet de sang coulait
de sa tiare sur son épaule.
A un geste de Mâtho, tous s'avancèrent. Il écarta
les bras ; Spendius, avec un nœud coulant, l'étreignit
sous LES MUUS DE CAUTIIAGE. 85
aux poignets ; un autre le renversa et il disparut dans
le désordre de la foule qui s'écroulait sur les sacs.
I Ils saccagèrent sa tente. On n'y trouva que les
choses indispensables à la vie ; puis, en cherchant mieux,
trois images de Tanit, et dans une peau de singe, une
pierre noire tombée de la lune. Beaucoup de Cartha-
ginois avaient voulu l'accompagner; c'étaient des
hommes considérables et tous du parti de la guerre.
On les entraîna en dehors des tentes, et on les pré-
cipita dans hi fosse aux immondices. Avec des chaînes
de fer ils furent attachés par le ventre à des pieux so-
lides, et on leur tendait la nourriture à la pointe d'un
javelot.
Autharite, tout en les surveillant, les accablait d'in-
vectives : comme ils ne comprenaient point sa langue,
ils ne répondaient pas ; le Gaulois, de temps à autre,
leur jetait des cailloux au visage pour les faire crier.
Dès le lendemain, une sorte de langueur envahit
l'armée. A présent que leur colère était finie, des in-
quiétudes les prenaient. Màtho souffrait d'une tristesse
^^ague. Il lui semblait avoir indirectement outragé
Salammbô ; ces riches étaient comme une dépendance
de sa personne. Il s'asseyait la nuit au bord de leur
fosse, et il retrouvait dans leurs gémissements quelque
chose de la voix dont son cœur était plein.
Cependant ils accusaient, tous, les Libyens, qui seuls
étaient payés. Mais, en môme temps que se ravivaient
les antipathies nationales avec les haines particulières,
on sentait le péril de s'y abandonner. Les représailles,
86 SALAMMBO.
après un attentat pareil, seraient formidables. Donc il
fallait prévenir la vengeance de Carthage. Les conci-
liabules, les harangues n'en finissaient pas. Chacun par-
lait, on n'écoutait personne, et Spendius, ordinairement
si loquace, à toutes les propositions secouait la tète.
Un soir il demanda négligemment à Màtho s'il n'y
avait pas des sources dans l'intérieur de la ville.
« — Pas une ! » répondit Màtho.
Le lendemain, Spendius l'entraîna sur la berge du
lac.
« — Maître ! — <li( l'ancien esclave, — si ton cœur
est intrépide, je te conduirai dans Carthage. »
« — Comment? » répétait l'autre en haletant.
« — Jure d'exécuter tous mes ordres, de me sui-
vre comme une ombre ! »
Màtho, levant son bras vers la planète de Chabar,
s'écria :
•« — Par Tanit, je le jure! )'
Spendius reprit :
« — Demain après le coucher du soleil, tu m'atten-
dras au pied de l'aqueduc, entre la neuvième et la
dixième arcade. Emporte avec toi un pie de fer, un
casque sans aigrette et des sandales de cuir. »
L'aqueduc dont il parlait traversait obliquement
l'isthme entier, — ouvrage considérable, agrandi plus
tard par les Romains. Malgré son dédain des autres
peuples, Carthage leur avait pris gauchement cette
invention nouvelle, comme Rome elle-même avait fait
de la galère punique ; et cinq rangs d'arcs superposés,
d'une architecture trapue, avec des contreforts à la
sous LES MURS DE CAKTHAGE. 87
base et des têtes de lion au sommet, aboutissaient à
la partie occidentale de l'Acropole, où ils s'enfonçaient
sous la ville pour déverser presque une rivière dans
les citernes de Mégara.
A l'heure convenue, Spendius y trouva Màtho. Il
altacha une sorte de harpon au bout d'une corde, le
fit tourner rapidement comme une fronde, l'engin de
fer s'accrocha; et ils se mirent, l'un derrière l'autre,
à grimper le long du mur.
Mais quand ils furent montés sur le premier étage,
le crampon, chaque fois qu'ils le jetaient, retombait;
il leur fallait, pour découvrir quelque fissure, marcher
sur le bord de la corniche ; à chaque rang des arcs, ils
la trouvaient plus étroite. Puis la corde se relâcha.
Plusieurs fois, elle faillit se rompre.
Enfin ils arrivèrent à la plate-forme supérieure.
Spendius, de temps à autre, se penchait pour tàterles
pierres avec sa main.
« — G'estlà, — dit-il, — commençons!» Et pesant
sur i'épieu qu'avait apporté Màtho, ils parvinrent à
disjoindre une des dalles.
Ils aperçurent, au loin, une troupe de cavahers
galopant sur des chevaux sans brides. Leurs bracelets
d'or sautaient dans les vagues draperies de leurs man-
teaux. On distinguait en avant un homme couronné
de pkimes d'autruche et qui galopait avec une lance à
chaque main.
« — Narr'Havas! » s'écria Màtho.
« — Qu'importe! » reprit Spendius; et il sauta dans
le trou qu'ils venaient de faire en découvrant la dalle.
88 SALAMMBO.
Mâtlio, par son ordre, essaya de pousser un des
blocs. Mais, faute de place, il ne pouvait remuer les
coudes.
« — Nous reviendrons, — dit Spendius; — mets-
toi devant. » Alors ils s'aventurèrent dans le conduit
des eaux.
Ils en avaient jusqu'au ventre. Bientôt ils chance-
lèrent et il leur fallut nager. Leurs membres se heur-
taient contre les parois du canal trop étroit. L'eau cou-
lait presque immédiatement sous la dalle supérieure;
ils se déchiraientle visage. Puis le courant les entraîna.
Un air plus lourd qu'un sépulcre leur écrasait la poi-
trine; et la tête sous les bras, les genoux l'un contre
l'autre, allongés tant qu'ils pouvaient, ils passaient
comme des flèches dans l'obscurité, étouffant, râlant,
presque morts. Soudain, tout fut noir devant eux, et
la vélocité des eaux redoublait. Ils tombèrent.
Quand ils furent remontés à la surface, ils se tin-
rent pendant quelques minutes étendus sur le dos, à
humer l'air délicieusement. Des arcades, les unes
derrière les autres, s'ouvraient au milieu de larges
murailles séparant des bassins. Tous étaient remplis,
et l'eau se continuait en une seule nappe dans la lon-
gueur des citernes. Les coupoles du plafond laissaient
descendre par leur soupirail une clarté pâle qui étalait
sur les ondes comme des disques de lumière ; les ténè-
bres à l'entour, s'épaississant vers les murs, les recu-
laient indéfiniment; le moindre bruit faisait un grand
écho.
Spendius et Màtho se remirent à nager, et, passant
sous LES MURS DE GAUTHAGE. 89
par l'ouverture des arcs, ils traversèrent plusieurs
chambres à la fille. Deux autres rangs de bassins plus
petits s'étendaient parallèlement de chaque côté. Ils
se perdirent ; ils tournaient, revenaient. Quelque chose
résista sous leurs talons. C'était le pavé de la galerie
qui longeait les citernes.
Alors, s'avançant avec de grandes précautions, ils
palpèrent la muraille pour trouver une issue. J\Iais
leurs pieds glissaient; ils tombaient dans les vasques
profondes, ils avaient à remonter, puis ils retombaient
encore; et ils sentaient une épouvantable fatigue,
comme si leurs membres en nageant se fussent dis-
sous dans l'eau. Leurs yeux se fermèrent; ils agoni-
saient.
Spendius se frappa la main contre les barreaux
d'une grille. Ils la secouèrent, elle céda, et ils se trou-
vèrent sur les marches d'un escalier. Une porte de
bronze le fermait en haut. Avec la pointe d'un
poignard, ils écartèrent la barre que l'on ouvrait du
dehors; tout à coup le grand air pur les enveloppa.
La nuit était pleine de silence, et le ciel avait une
hauteur démesurée. Des bouquets d'arbres débordaient
sur les longues lignes des murs. La ville entière dor-
mait. Les feux des avant-postes brillaient comme des
étoiles perdues.
Spendius, qui avait passé trois ans dans l'ergastùle,
connaissait imparfaitement les quartiers. Màtho con-
jectura que, pour se rendre au palais d'Hamilcar, ils
devaient prendre sur la gauche, en traversant les
Mappales.
90 SALAMMBO.
« — Non, — dit Spendius, conduis-moi au temple
de Tanit. »
Mâtlio voulut parler.
« — Rappelle-toi! » fit l'ancien esclave; et, levant
son bras, il lui montra la planète de Chabar qui res-
plendissait.
Mâtho se tourna silencieusement vers l'Acropole.
Ils rampaient le long des clôtures de nopals qui
bordaient les sentiers. L'eau coulait de leurs membres
sur la poussière. Leurs sandales humides ne faisaient
aucun bruit; Spendius, avec ses yeux plus flamboyants
que des torches, à chaque pas fouillait les buissons ; —
et il marchait derrière Màtho, les mains posées sur les
deux poignards qu'il portait aux bras, tenus au-dessous
de l'aisselle par un cercle de cuir.
TANIT. 94
TANIT
Quand ils furent sortis des jardins, ils se trouvèrent
arrêtés par l'enceinte de Mégara. Mais ils découvrirent
une brèche dans la haute muraille et passèrent.
Le terrain descendait, formant une sorte de vallon
très large. C'était une place découverte.
« — Ecoute, — dit Spendius, — et d'abord ne
crains rien !... j'exécuterai ma promesse... »
Il s'interrompit; il avait l'air de rélléchir, comme
pour chercher ses paroles. — « Te rappelles-tu cette
fois, au soleil levant, où, sur la terrasse de Salammbô,
je t'ai montré Carthage? Nous étions forts ce jour-là,
mais tu n'as voulu rien entendre ! » Puis d'une voix
grave: — « Maître, il y a dans le sanctuaire de Tanit
un voile mystérieux, tombé du ciel, et qui recouvre
la Déesse.
« — Je le sais », ditMàtho,
Spendius reprit:
« — 11 est divin lui-mùme, car il fait partie d'elle.
Les dieux résident où se trouvent leurs simulacres.
C'est parce que Carthag'e le possède, que Carthage
92 SALAMMBO.
est puissante. » Alors se penchant à son oreille : « Je
t'ai emmené avec moi pour le ravir! »
Mâtho recula d'horreur.
« — Ya-t'en ! cherche quelque autre ! Je ne veux pas
t'aider dans cet exécrable forfait.
« — Mais Tanit est ton ennemie, répliqua Spen-
dius : elle te persécute, et tu meurs de sa colère. Tu
t'en vengeras. Elle t'obéira. Tu deviendras presque
immortel et invincible. »
Matho baissa la tète ; il contiuua:
« — Nous succomberions; l'armée d'elle-même
s'anéantirait. Nous n'avons ni fuite à espérer, ni secours,
ni pardon ! Quel châtiment des Dieux peux-tu craindre,
puisque tu vas avoir leur force dans les mains? Aimes-
tu mieux périr le soir d'une défaite, misérablement,
à l'abri d'un buisson, ou parmi l'outrage de la populace,
dans la flamme des bûchers? Maître, un jour, tu entre-
ras à Carthage, entre les collèges des pontifes, qui
baiseront tes sandales; et si le voile de Tanit te pèse
encore, tu le rétabliras dans son temple. Suis-moi!
viens le prendre. »
Une envie terrible dévorait Màtho. 11 aurait voulu,
en s'abstenant du sacrilège, posséder le voile. Il se
disait que, peut-être, on n'aurait pas besoin de le pren-
dre pour en accaparer la vertu. Il n'allait point jusqu'au
fond de sa pensée, s'arrôtant sur la limite où elle
l'épouvantait.
« — Marchons ! » dit-il ; et ils s'éloignèrent d'un
pas rapide, côte à côte, sans parler.
Le terrain remonta, et les habitations se rapproché-
T A N 1 r . 93
rent. Ils tournaient dans les rues étroites, au milieu des
ténèbres. Des lambeaux de sparterie fermant les portes
battaient contre les murs. Sur une place, des chameaux
ruminaient devant des tas d'herbes coupées. Puis ils
passèrent sous une galerie que recouvraient des feuil-
lages; un troupeau de chiens aboya. L'espace tout à
coup s'élargit, et ils reconnurent la façade occidentale
de l'Acropole. Au bas de Byrsa s'étalait une longue
masse noire: c'était le temple de Tanit, ensemble de
monuments et de jardins, de cours et d'avant-cours,
bordé par un petit mur de pierres sèches. Spendius et
Màtho le franchirent.
Cette première enceinte renfermait un bois de pla-
tanes, par précaution contre la peste et l'infection de
l'air. Çà et là étaient disséminées des tentes où l'on
vendait pendant le jour des pâtes épilatoires, des par-
fums, des vêtements, des gâteaux en forme de lune, et
des images de la Déesse avec des représentations du
temple, creusées dans un bloc d'albâtre.
Ils n'avaient rien à craindre, car les nuits où l'astre
ne paraissait pas on suspendait tous les rites; cepen-
dant Mâtho se ralentissait; il s'arrêta devant les trois
marches d'ébène qui conduisaient à la seconde enceinte.
« — Avance ! » dit Spendius.
Des grenadiers, des amandiers, des cyprès et des
myrtes, immobiles comme des feuillages de bronze,
alternaient régulièrement ; le chemin, pavé de cailloux
bleus, craquait sous les pas, et des roses épanouies
pendaient en berceau sur toute la longueur de l'allée.
Ils arrivèrent devant un trou ovale, abrité par une
94 SALAMMBO.
grille. Màtlio, que ce silence effrayait, dit à Spendius :
<( — C'est ici qu'on mélange les eaux douces avec
les eaux amères. »
(( — J'ai vu tout cela — reprit l'ancien esclave —
en Syrie, dans la ville de Maphug » ; et, par un escalier
de six marches d'argent, ils montèrent dans la troisième
enceinte.
Un cèdre énorme en occupait le milieu. Ses bran-
ches les plus basses disparaissaient sous des bribes
d'étoffes et des colliers qu'y avaient appendus les
fidèles. Ils tirent encore quelques pas, et la façade du
temple se déploya.
Deux longs portiques, dont les architraves reposaient
sur des piliers trapus, flanquaient une tour quadran-
gulaire, ornée à sa plate-forme par un croissant de
lune. Sur les angles des portiques et aux quatre coins
de la tour s'élevaieutdes vases pleins d'aromates allu-
més. Des grenades et des coloquintes chargeaient les
chapiteaux. Des entrelacs, des losanges, des lignes de
perles alternaient sur les murs, et une haie en filigrane
d'argent formait un large demi-cercle devant l'escalier
d'airain qui descendait du vestibule.
11 y avait à l'entrée, entre une stèle d'or et une stèle
d'émeraude, un cône de pierre; Màtho, en passant à
côté, se baisa la main droite.
La première chambre était très haute ; d'innombra-
bles ouvertures perçaient sa voûte ; en levant la tête on
pouvait voir les étoiles. Tout autour de la muraille,
dans des corbeilles de roseau, s'amoncelaient des bar-
bes et des chevelures, prémices des adolescences; el,
TA NI T. 95
au milieu de l'appartement circulaire, le corps d'une
femme sortait d'une gaine couverte de mamelles. Grasse,
barbue et les paupières baissées, elle avait l'air de
sourire, en croisant ses mains sur le bas de son gros
ventre, — poli par les baisers de la foule.
Puis ils se retrouvèrent à l'air libre, dans un corri-
dor transversal, où un autel de proportions exiguës
s'appuyait contre une porte d'ivoire. On n'allait point
au delà ; les prêtres seuls pouvaient l'ouvrir, car
un temple n'était pas un lieu de réunion pour la multi-
tude, mais la demeure particulière de la divinité.
« — L'entreprise est impossible, disait Màtho. Tu
n'y avais pas songé ! Retournons ! » Spendius exa-
minait les murs.
11 voulait le voile, non qu'il eût confiance en sa vertu
(Spendius ne croyait qu'à l'Oracle), mais persuadé
que les Carthaginois, s'en voyant privés, tomberaient
dans un grand abattement. Pour trouver quelque issue,
ils firent le tour par derrière.
On apercevait, sous des bosquets de térébinthe,
des édicules de forme différente. Çà et là un phallus
de pierre se dressait, et de grands cerfs erraient
tranquillement, poussant de leurs pieds fourchus des
pommes de pin tombées.
Ils revinrent sur leurs pas entre deux longues galeries
qui s'avançaient parallèlement. De petites cellules s'ou-
vraient au bord. Des tambourins et des cymbales étaient
accrochés à leurs colonnes de cèdre. Des femmes dor-
maient en dehors des cellules, étendues sur des nattes.
Leurs corps, tout gras d'onguents, exhalaient une odeur
96 SALAM3IB0.
d'épices et de cassolettes éteintes; elles étaient si cou-
vertes de tatouage, de colliers, d'anneaux, de vermillon
et d'antimoine, qu'on les eût prises, sans le mouvement
de leur poitrine, pour des idoles ainsi couchées par terre.
Des lotus entouraient une fontaine, où nageaient des
poissons pareils à ceux de Salammbô ; puis au fond,
contre la muraille du temple, s'étalait une vigne dont
les sarments étaient de verre et les grappes d'émeraude ;
les rayons des pierres précieuses faisaient des jeux de
lumière, entre les colonnes peintes, sur les visages
endormis.
MàLho suffoquait dans la chaude atmosphère que
rabattaient sur lui les cloisons de cèdre. Tous ces sym-
boles delà fécondation, ces parfums, ces rayonnements,
ces haleines l'accablaient. A travers les éblouissements
mystiques, il songeait à Salammbô. Elle se confondait
avec la Déesse elle-même ; et son amour s'en dégageait
plus fort, comme les grands lotus qui s'épanouissaient
sur la profondeur des eaux.
Spendius calculait quelle somme d'argent il aurait
autrefois gagnée à vendre ces femmes; et, d'un
coup d'œil rapide, en passant, il pesait les colliers
d'or.
Le temple était, de ce côté comme de l'autre, im-
pénétrable, ils revinrent derrière la première chambre.
Pendant que Spendius cherchait, furetait, Màtho, pro-
sterné devant la porte, implorait Tanit. Il la suppliait
de ne point permettre ce sacrilège. 11 tâchait de l'adou-
cir avec des mots caressants, comme on fait à une per-
sonne irritée.
T A M T . 97
Spendius remarqua au-dessus de la porte une ou-
verture étroite.
« — Lève-toi ! » dit-il à Màtho, et il le fit s'adosser
contre le mur, tout debout. Alors, posant un pied dans
ses mains, puis un autre sur sa tête, il parvint jusqu'à
la hauteur du soupirail, s'y engagea et disparut. Puis
Màtho sentit tomber sur son épaule une corde à nœuds,
celle que Spendius avait enroulée autour de son corps
avant de s'engager dans les citernes; et, s'y appuyant
des deux mains, bientôt il se trouva près de lui dans
une grande salle pleine d'ombre.
De pareils attentats étaient une chose extraordinaire.
L'insuffisance des moyens pour les prévenir témoignait
assez qu'on les jugeait impossibles. La terreur, plus
que les murs, défendait les sanctuaires. Màtho, à cha-
que pas, s'attendait à mourir.
Une lueur vacillait au fond des ténèbres ; ils s'en
rapprochèrent. C'était une lampe qui brûlait dans une
coquille sur le piédestal d'une statue, coiffée du bon-
net des Cabires. Des disques en diamant parsemaient
sa longue robe bleue ; et des chaînes, qui s'enfonçaient
sous les dalles, l'attachaient au sol parles talons. Màtho
retint un cri. Il balbutiait : — « Ah ! la voilà ! la voilà ! »
Spendius prit la lampe, afin de s'éclairer.
« — Quel impie tu es ! » murmura Màtho. Il le sui-
vait pourtant.
L'appartement où ils entrèrent n'avait rien qu'une
peinture noire représentant une autre femme. Ses jam-
bes montaient jusqu'au haut de la muraille. Son corps
occupait le plafond tout entier. De son nombril pen^
7
98 SALAMMBO.
dail à un fil un œuf énorme, et elle retombait sur l'autre
mur, la tète en bas, jusqu'au niveau des dalles, où
atteignaient ses doigts pointus.
Pour passer plus loin, ils écartèrent une tapisserie;
mais le vent souffla, et la lumière s'éteignit.
Alors ils errèrent, perdus dans les complications
de l'architecture. Tout à coup, ils sentirent sous leurs
pieds quelque chose d'une douceur étrange. Des étin-
celles pétillaient, jaillissaient ; ils marchaient dans du
feu. Spendius tàta le sol et reconnut qu'il élaitsoigneu-
sement tapissé avec des peaux de lynx ; puis il leur
sembla qu'une grosse corde mouillée, froide et visqueuse
glissait entre leurs jambes. Des fissures, taillées dans la
muraille, laissaient tomber de minces rayons blancs.
Ils s'avançaient à ces lueurs incertaines. Enfin ils dis-
tinguèrent un grand serpent noir. Il s'élança vite et
disparut.
« — Fuyons! — s'écria Mathô. — C'est elle! je la
sens ; elle vient.
« — Eh non ! — répondit Spendius , — le temple
est vide. »
Une lumière éblouissante leur fit baisser les yeux.
Puis ils aperçurent tout à l'entour une infinité de bêtes,
efflanquées, haletantes, hérissant leurs griffes, et con-
fondues les unes par-dessus les autres dans un désor-
dre mystérieux qui épouvantait. Des serpents avaient
des pieds, des taureaux avaient des ailes, des poissons
à têtes d'homme dévoraient des fruits, des fleurs s'é-
panouissaient dans la mâchoire des crocodiles, et des
éléphants, la trompe levée, passaient en plein azur,
TAxrr. 99
orgueilleusement, comme des aigles. Un effort terrible
distendait leurs membres incomplets ou multipliés. Ils
•avaient l'air, en tirant la langue, de vouloir faire sortir
leur âme; et toutes les formes se trouvaient là, comme
si le réceptacle des germes, crevant dans une éclosion
soudaine, se fut vidé sur les murs de la salle.
Douze globes de cristal bleu la bordaient circulaire-
nient, supportés par des monstres qui ressemblaient à
des tigres. Leurs prunelles saillissaient comme les
yeux des escargots, et courbant leurs reins trapus, ils
se tournaient vers le fond, où resplendissait, sur un
char divoire, la Kabbet suprême, TOmniféconde, la der-
nière inventée.
Des écailles, des plumes, des fleurs et des oiseaux
lui montaient jusqu'au ventre. Pour pendants d'oreilles
elle avait des cymbales d'argent qui lui battaient sur
les joues. Ses grands yeux fixes vous regardaient; une
pierre lumineuse, enchâssée à son front dans un sym-
bole obscène, éclairait toute la salle, en se reflétant
au-dessus de la porte, sur des miroirs de cuivre rouge.
Màtho fit un pas ; une dalle fléchit sous ses talons,
et voilà que les sphères se mirent à tourner, les mons-
tres à rugir; une musique s'éleva, mélodieuse et ron-
flante comme l'harmonie des planètes; l'âme tumul-
tueuse de Tanit ruisselait épandue. Elle allait se lever,
grande comme la salle, avec les bras ouverts. Tout à
coup les monstres fermèrent la gueule ; les globes de
cristal ne tournaient plus.
Puis une modulation lugubre, pendant quelque
temps, se traîna dans l'air et s'éteignit enfin.
100 salam:mbo
« — Le voile? » dit Spendiiis.
Nulle part on ne l'apercevait. Où donc se trouvait-
il? Comment le découvrir ? Et si les prêtres l'avaient
caché? Màtho éprouvait un déchirement au cœur et
comme une déception dans sa foi.
« — Par ici ! » chuchota Spendius. Une inspiration
le guidait. Il entraîna Màtho derrière le char de Tanit,
où une fente, large d'une coudée, coupait la muraille
du haut en bas.
Alors ils pénétrèrent dans une petite salle ronde,
et si élevée qu'elle ressemblait à l'intérieur d'une co-
lonne. Il y avait au milieu une grosse pierre noire à
demi sphérique comme un tambourin ; des flammes
brillaient dessus ; un cône d'ébène se dressait par
derrière, portant une tête et deux bras.
Au delà on aurait dit un nuage ou étincelaient
des étoiles ; des figures apparaissaient dans les pro-
fondeurs de ses plis; Eschmoûn avec les Cabires,
quelques-uns des monstres déjà vus, les bêtes sacrées
des Babyloniens, puis d'autres, qu'ils ne connaissaient
pas. Gela passait comme un manteau sous le visage de
l'idole, et, remontant étalé sur le mur, s'accrochait
par les angles, tout à la fois bleuâtre comme la nuit,
jaune comme l'aurore, pourpre comme le soleil, nom-
breux, diaphane, étincelant, léger. C'était le manteau
de la Déesse, le zaïmph saint que l'on ne pouvait
voir.
Ils pâlirent l'un et l'autre.
<f — Prends-le ! » dit enfin Màtho.
Spendius n'hésita pas ; et, s'appuyant sur l'idole.
TANIT. m
il décrocha le voile, qui s'affaissa par terre. Màtho
posa la main dessus ; puis il entra sa tête par l'ouver-
ture, puis il s'en enveloppa le corps, et il écartait les
bras pour le mieux contempler.
« — Partons ! » dit Spendius.
Màtho, en haletant, restait les yeux fixés sur les
dalles.
Tout à coup il s'écria :
« — Mais si j'allais chez elle ? Je n'ai plus peur de
sa beauté ! Que pourrait-elle faire contre moi ! Me
voilà plus qu'un homme, maintenant. Je traverserais
les flammes , je marcherais dans la mer ! Un élan
m'emporte ? Salammbô ! Salammbô ! je suis ton
maître ! »
Sa voix tonnait. 11 semblait à Spendius de taille
plus haute et transfiguré.
Un bruit de pas se rapprocha, une porte s'ouvrit,
et un homme apparut, un prêtre, avec son haut bon-
net et les yeux écarquillés. Avant qu'il eût fait un geste,
Spendius s'était précipité, et l'étreignant à pleins bras,
lui avait enfoncé dans les flancs ses deux poignards. La
tête sonna sur les dalles.
Puis, immobiles comme le cadavre, ils restèrent
pendant quelque temps à écouter. On n'entendait que
-le murmure du vent par la porte entr'ouverte.
Elle donnait sur un passage resserré. Spendius s'y
engagea, Màtho le suivit, et ils se trouvèrent presque
immédiatement dans la troisième enceinte, entre les
portiques latéraux, où étaient les habitations des
prêtres.
102 SALAMMBO.
Derrière les cellules il devait y avoir, pour sortir,
un chemin plus court. Ils se hâtèrent.
Spendius, s'accroupissant au bord de la fontaine,
lava ses mains sanglantes. Les femmes dormaient. La
vigne d'émeraude brillait. Ils se remirent en marche.
Quelqu'un, sous les arbres, courait derrière eux;
et Màlho, qui portait le voile, sentit plusieurs fois
qu'on le tirait par en bas, tout doucement. C'était un
grand cynocéphale, un de ceux qui vivaient libres dans
l'enceinte de la Déesse. Comme s'il avait eu conscience
du vol, il se cramponnait au manteau. Cependant il n'osait
le battre, dans la peur de faire redouljler ses cris ;
soudain sa colère s'apaisa, et il trottait près d'eux,
côte à côte, en balançant son corps, avec ses longs
bras qui pendaient. Puis, à la barrière, d'un bond, il
s'élança dans un palmier.
Quand ils furent sortis de la dernière enceinte, ils
se dirigèrent vers le palais d'IIamilcar, Spendius com-
prenant qu'il était inutile de vouloir en détourner
Màtho.
Ils prirent par la rue des Tanneurs, la place de Mu-
thumbal, le marché aux herbes et le carrefour de
Cynasyn. A l'angle d'un mur, un homme se recula,
effrayé par cette chose étincelante qui traversait les
ténèbres.
« — Cache le zaïniph ! » dit Spendius.
D'autres gens les croisèrent ; mais ils n'en furent
pas aperçus.
Enfin ils reconnurent les maisons de Mégara.
Le phare, bâti par derrière, au sommet de la falaise,
TAMT. 103
illuminait le ciel d'une grande clarté rouge, et l'om-
bre du palais, avec ses terrasses superposées, se
projetait sur les jardins comme une monstrueuse py-
ramide. Ils entrèrent par la haie de jujubiers, en abat-
tant les branches à coups de poignard.
Tout gardait les traces du festin des Mercenaires.
Les parcs étaient rompus, les rigoles taries, les
portes de l'ergastule ouvertes. Personne n'apparaissait
autour des cuisines ni des celliers. Ils s'étonnaient de
ce silence, interrompu quelquefois par le souille rauque
des éléphants qui s'agitaient dans leurs entraves, et
la crépitation du phare où flambait un bûcher d'aloès.
Mâtho, cependant, répétait :
« — Où est-elle ? je veux la voir! Conduis-moi!
« — C'est une démence ! dis-ait Spendius. — Elle
appellera, ses esclaves accourront, et, malgré ta force,
tu mourras ! »
Ils atteignirent ainsi l'escalier des galères. Màtho
leva la tète, et il crut apercevoir, tout en haut, une
vague clarté rayonnante et douce. Spendius voulut le
retenir ; il s'élança sur les marches.
En se retrouvant aux places où il l'avait déjà vue,
l'intervalle des jours écoulés s'effaça dans sa mémoire.
Tout à l'heure elle chantait entre les tables; elle avait
disparu, et depuis lors il montait continuellement cet
escaher. Le ciel, sur sa tête, était couvert de feux; la
mer emplissait l'horizon ; à chacun de ses pas une im-
mensité plus large l'entourait, et il continuait à gravir
avec l'étrange facilité que l'on éprouve dans les rêves.
Le bruissement du voile frôlant contre les pierres
104 SALAiMMBO.
lui rappela son pouvoir nouveau; dans l'excès de son
espérance, il ne savait plus ce qu'il devait faire ; cette
incertitude l'intimida.
De temps à autre, il collait son visage contre les
baies quadrangulaires des appartements fermés, et il
crut voir dans plusieurs des personnes endormies.
Le dernier étage, plus étroit, formait comme un dé
sur le sommet des terrasses. Mâtho en fit le tour
lentement.
Une lumière laiteuse emplissait les feuilles de talc
qui bouchaient les petites ouvertures de la muraille ; et,
symétriquement disposées, elles ressemblaient dans
les ténèbres à des rangs de perles fines. 11 reconnut la
porte rouge à croix noire. Les battements de son cœur
redoublèrent. Il aurait voulu s'enfuir. 11 poussa la porte,
elle s'ouvrit.
Une lampe en forme de galère brûlait suspendue
dans le lointain de la chambre; et trois rayons, qui
s'échappaient de sa carène d'argent, tremblaient sur
les hauts lambris, couverts de peinture rouge à bandes
noires. Le plafond était un assemblage de poutrelles,
portant au milieu de leur dorure des améthystes et des
topazes dans les nœuds du bois. Sur les deux grands
côtés de l'appartement, s'allongeait un lit très bas fait
de courroies blanches ; et des cintres, pareils à des
coquilles, s'ouvraient au-dessus, dans l'épaisseur de
la muraille, laissant déborder quelque vêtement qui
pendait jusqu'à terre.
Une marche d'onyx entourait un bassin ovale ; de
fines pantoufles en peau de serpent étaient restées sur
TANIT. 105
le bord avec une buire d'albâtre. La trace d'un pas
humide s'apercevait au delà. Des senteurs exquises
s'évaporaient.
Màtho effleurait les dalles incrustées d'or, de nacre
et de verre; et malgré la polissure du sol, il lui sem-
lait que ses pieds enfonçaient comme s'il eut marché
dans des sables.
11 avait aperçu derrière la lampe d'argent un grand
carré d'azur se tenant en l'air par quatre cordes qui
remontaient, et il s'avançait, les reins courbés, la bou-
che ouverte.
Des ailes de phénicoptères, emmanchées à des bran-
ches de corail noir, traînaient parmi les coussins de
pourpre et les étrilles d'écaillé, les coffrets de cèdre,
les spatules d'ivoire. A des cornes d'antilope étaient
enfilés des bagues, des bracelets ; et des vases d'ar-
gile rafraîchissaient au vent, dans la fente du mur, sur
un treillage de roseaux. Plusieurs fois il se heurta les
pieds, car le sol avait des niveaux de hauteur inégale
qui faisaient dans la chambre comme une succession
d'appartements. Au fond, des balustres d'argent en-
touraient un tapis semé de fleurs peintes. Enfui il
arriva contre le lit suspendu, près d'un escabeau d'é-
bène servant à y monter.
La lumière s'arrêtait au bord ; — et l'ombre, telle
qu'un grand rideau, ne découvrait qu'un angle du ma-
telas rouge avec le bout d'un petit pied nu posant sur
la cheville. Màtho tira la lampe tout doucement.
Elle dormait la joue dans une main 'et l'autre bras
déplié. Les anneaux de sa chevelure se répandaient
<06 SALAMMBO.
autour d'elle si abondamment qu'elle paraissait cou-
chée sur des plumes noires, et sa large tunique blanche
sejcourbait en molles draperies, jusqu'à ses pieds, sui-
vant les inflexions de sa taille. On apercevait un peu
ses yeux sous ses paupières entre-closes. Les courtines,
perpendiculairement tendues , Tenveloppaient d'une
atmosphère bleuâtre, et le mouvement de sa respiration,
en se communiquant aux cordes, semblait la balancer
dans Tair. Un long moustique bourdonnait.
Màtho, immobile, tenait au bout de son bras la ga-
lère d'argent; la moustiquaire s'enflamma d'un seul
coup, disparut, et Salammbô se réveilla.
Le feu s'était de soi-même éteint. Elle ne parlait
pas. La lampe faisait osciller sur les lambris de grandes
moires lumineuses.
(c — Qu'est-ce donc? » dit-elle.
Il répondit :
« — C'est le voile de la Déesse!
« — Le voile de la Déesse! » s'écria Salammbô; et,
appuyée sur les deux poings, elle se penchait en dehors
toute frémissante. 11 reprit :
« — J'ai été le chercher pour toi dans les profon-
deurs du sanctuaire! Regarde ! » Le zaïmph étincelait
tout couvert de rayons.
« — T'en souviens-tu? — disait Màtho. — La nuit,
tu apparaissais dans mes songes; mais je ne devinais
pas Tordre muet de tes yeux ! » Elle avança un pied
sur l'escabeau d'ébène. « Si j'avais compris, je serais
accouru; j'aurais abandonné l'armée; je ne serais pas
sorti de Carthage. Pour t'obéir, je descendrais par
TANIT. 107
la caverne cniadrumète dans le royaume des Ombres!..
Pardonne ! c'élaionL comme des montagnes qui pesaient
sur mes jours; et pourtant quelque chose m'entrai-
nait! Je tâchais de venir jusqu'à toi! Sans les Dieux,
est-ce que jamais j'aurais osé!... Partons! il faut me
suivre! ou, si lu ne veux pas, je vais rester. Quemim-
porte!... Noie mon âme dans le soulHe de ton haleine!
()ue mes lèvres s'écrasent à baiser tes mains !
« — Laisse-moi voir! — disait-elle. — Plus près!
plus près ! »
L'aube se levait, et une couleur vineuse emplissait
les feuilles de talc dans les murs. Salammbô s'appuyait
en défaillant contre les coussins du lit.
« — Je t'aime! » criait Màtho.
Elle balbutia : — « Donne-le ! » Et ils se rappro-
chaient.
Elle s'avançait toujours, vêtue de sa simarre blanche
qui traînait, avec ses grands yeux attachés sur le voile.
Màtho la contemplait, ébloui par les splendeurs de sa
tête, et tendant vers elle le zaïmph, il allait l'envelopper
dans une étreinte. Elle écartait les bras. Tout à coup
elle s'arrêta, et ils restèrent béants à se regarder.
Sans comprendre ce qu'il sollicitait, une horreur la
saisit. Ses sourcils minces remontèrent, ses lèvres
s'ouvraient; elle tremblait. Enfin, elle frappa dans une
des patères d'airain qui pendaient au coin du matelas
rouge, en criant:
« — Au secours! au secours! Arrière, sacrilège!
infâme! maudit ! A moi, ïaanach, Kroùm,Ewa, Micipsa,
Schaoùl! »
^08 SALAM3IB0.
Et la figure de Spendius effarée, apparaissant dans
la muraille entre les buires d'argile, jeta ces mots :
« — Fuis donc! ils accourent! »
Un grand tumulte monta en ébranlant les escaliers,
et un flot de monde, des femmes, des valets, des es-
claves, s'élancèrent dans la chambre avec des épieux,
des casse-tête, des coutelas, des poignards. Ils furent
comme paralysés d'indignation en apercevant un homme;
les servantes poussaient le hurlement des funérailles,
et les eunuques pâlissaient sous leur peau noire.
Màtho se tenait derrière les balustres. Avec le zaïmph
qui l'enveloppait, il semblait un dieu sidéral tout envi-
ronné du firmament. Les esclaves s'allaient jeter sur
lui. Elle les arrêta.
« — N'y touchez pas! C'est le manteau de la Déesse!»
Elle s'était reculée dans un angle; mais elle fit un
pas vers lui, et allongeant son bras nu:
« — Malédiction sur toi qui as dérobé Tanit! Haine,
vengeance, massacre et douleur! Que Gurzil, dieu
des batailles, tedéchire! que Mastiman, dieu des morts,
t'étouffe! et que l'autre, — celui qu'il ne faut pas
nommer — te brûle ! »
Màtho poussa un cri, comme à la blessure d'une
épée. Elle répéta plusieurs fois : — « Va-t'en ! va-t'en ! »
La foule des serviteurs s'écarta, et Màtho, baissant
la tête, passa lentement au milieu d'eux ; à la porte
il s'arrêta, car la frange du zaïmph s'était accrochée
à une des étoiles d'or qui pavaient les dalles, Il le tira
brusquement d'un coup d'épaule et descendit les esca-
liers.
TANIT. 109
Spendius, bondissant de terrasse en terrasse et
sautant par-dessus les liaies, les rigoles, s'était échappé
des jardins. Il arriva an pied du phare. Le mur en cet
endroit se trouvait abandonné, tant la falaise était in-
accessible. Il s'avança jusqu'au bord, se coucha sur le
dos, et, les pieds en avant, se laissa glisser tout le long
jusqu'en bas ; puis il atteignit à la nage le cap des Tom-
beaux, fit un grand détour par la lagune salée, et le
soir rentra au camp des Barbares.
Le soleil s'était levé ; et comme un lion qui s'éloigne,
Màtho descendait les chemins, en jetant autour de lui
des yeux terribles.
Une rumeur indécise arrivait à ses oreilles. Elle
était partie du palais, et elle recommençait au loin, du
côté de l'Acropole. Les uns disaient qu'on avait pris le
trésor de la République dans le temple de Moloch;
d'autres parlaient d'un prêtre assassiné. On s'ima-
ginait ailleurs que les Barbares étaient entrés dans la
ville.
Màtho, qui ne savait comment sortir des enceintes,
marchait droit devant lui; on l'aperçut; une clameur
s'éleva. Tous avaient compris ; ce fut une consterna-
tion, puis une immense colère.
Du fond des Mappales, des hauteurs de l'Acropole,
des catacombes, des bords du lac, la multitude accou-
rut. Les patriciens sortaient de leurs palais, les ven-
deurs de leurs boutiques ; les femmes abandonnaient
leurs enfants; on saisit des épées, des haches, des bâ-
tons ; mais l'obstacle qui avait empêché Salammbô les
arrêta. Gomment reprendre le voile? Sa vue seule était
IIÛ SALAMMBO.
UQ crime; il était de la nature des Dieux et son contact
faisait mourir.
Sur le péristyle des temples, les prêtres désespérés
se tordaient les bras. Les gardes de la Légion galopaient
au hasard ; on montait sur les maisons, sur les terrasses,
sur l'épaule des colosses et dans la mâture des navi-
res, il s'avançait cependant, et à chacun de ses pas la
rage augmentait, mais la terreur aussi. Les rues se vi-
daient à son approche, et ce torrent d'hommes qui
fuyaient rejaillissait des deux côtés jusqu'au sommet
des murailles. 11 ne distinguait partout que des yeux
grands ouverts comme pour le dévorer, des dents qui
claquaient, des poings tendus; et les imprécations de
Salammbô retentissaient en se multipliant.
Tout à coup, une longue flèche siffla, puis une autre,
et des pierres ronflaient; mais les coups, mal dirigés
(car on avait peur d'atteindre le zaïmph), passaient au-
dessus de sa tète. D'ailleurs se faisant du voile un
bouclier, il le tendait à droite, à gauche, devant lui, par
derrière; et ils n'imaginaient aucun expédient. Il mar-
chait de plus en plus vite, s'engageant par les rues
ouvertes. Elles étaient barrées avec des cordes, des
chariots, des pièges ; à chaque détour il revenait en
arrière. Enfm il entra sur la place de Khamon, où les
Baléares avaient péri ; Màtho s'arrêta, pâlissant comme
quelqu'un qui va mourir. Il était bien perdu cette fois ;
la multitude battait des mains.
Il courut jusqu'à la grande porte fermée. Elle était
très haute, tout en cœur de chêne, avec des clous de
fer et doublée d'airain. Màtho se jeta contre. Le peuple
TANIT. m
trépignait de joie, voyant l'impuissance de sa fureur ;
alors il prit sa sandale, cracha dessus et en souffleta
les panneaux immobiles. La ville entière hurla. On
oubliait le voile maintenant, et ils allaient l'écraser.
Màtho promena sur la foule de grands yeux vagues.
Ses tempes battaient à l'étourdir ; il se sentit envahi
par l'engourdissement des gens ivres. Tout à coup il
aperçut la longue chaîne que l'on tirait pour manœuvrer
la bascule de la porte. D'un bond il s'y cramponna, en
roidissant ses bras, en s'arc-boutant des pieds; et, à
la fin, les battants énormes s'entr'ouvrirent.
Quand il fut dehors, il retira de son cou le grand
zaïmph et l'éleva sur sa tête le plus haut possible.
L'étoffe, soutenue par le vent delà mer, resplendissait
au soleil avec ses couleurs, ses pierreries et la figure
de ses dieux. Màtho, le portant ainsi, traversa toute la
plaine jusqu'aux tentes des soldats; et le peuple, sur
les murs, regardait s'en aller la fortune de Carthage.
443 SALAMMBO,
VI
HANNON
« — J'aurais dû l'enlever! — disait-il le soir à
Spendius. — H fallait la saisir, l'arracher de sa mai-
son! Personne n'eût osé rien contre moi! »
Spendius ne l'écoutait pas. Étendu sur le dos, il se
reposait avec délices, près d'une grande jarre pleine
d'eau miellée, où de temps à autre il se plongeait la tête
pour boire plus abondamment.
Mâtho reprit :
« — Que faire?... Comment rentrer dans Çarthage?
« — Je ne sais », lui dit Spendius.
Cette impassibilité l'exaspérait ; il s'écria :
« ^_ Eh ! la faute vient de toi ! Tu m'entraînes, puis
tu m'abandonnes, lâche que tu es! Pourquoi donc
t'obéirais-je? Te crois-tu mon maître? Ah! prostitueur,
esclave, fils d'esclave! » Il grinçait des dents et levait
sur Spendius sa large main.
Le Grec ne répondit pas. Un lampadère d'argile
brûlait doucement contre le màt de la tente, où le
zaïmph rayonnait dans la panoplie suspendue.
Tout à coup, Màtho chaussa ses cothurnes, boucla
sa jaquette à lames d'airain, prit son casque.
HANNON. 113
« — Où vjis-tii? » demanda Spendius.
« — J'y retourne ! Laisse-moi ! Je la ramènerai ! Et
s'ils se présentent, je les écrase comme des vipères !
Je la ferai mourir, Spendius! » Il répéta : « Oui! je la
tuerai ! tu verras, je la tuerai ! »
Spendius, qui tendait l'oreille, arracha brusquement
le zaïmpli et le jeta dans un coin, en accumulant, par-
dessus, des toisons. On entendit un murmure de voix,
des torches brillèrent; et Narr'Havas entra, suivi d'une
vingtaine d'hommes environ.
Ils portaient des manteaux de laine blanche, de
longs poignards, des colliers de cuir, des pendants
d'oreilles en bois, des chaussures en peau d'hyène ; et,
restés sur le seuil, ils s'appuyaient contre leurs lances
comme des pasteurs qui se reposent. Narr'Havas était
le plus beau de tous ; des courroies garnies de perles
serraient ses bras minces ; le cercle d'or attachant au-
tour de sa tête son large vêtement retenait une plume
d'autruche qui lui pendait derrière l'épaule ; un conti-
nuel sourire découvrait ses dents ; ses yeux semblaient
aiguisés comme des flèches, et il y avait dans toute sa
personne quelque chose d'attentif et de léger.
Il déclara qu'il venait se joindre aux Mercenaires,
car la République menaçait depuis longtemps son
royaume. Donc il avait intérêt à secourir les Barbares,
et il pouvait aussi leur être utile.
ce — Je vous fournirai des éléphants (mes forêts en
sont pleines), du vin, de l'huile, de l'orge, des dattes,
de la poix et du soufre pour les sièges, vingt mille fan-
tassins et dix mille chevaux. Si je m'adresse à toi,
8
414 SALAMMBO.
Mâtho, c'est que la possession du zaïmph t'a rendu le
premier de l'armée. » Il ajouta : « Nous sommes d'an-
ciens amis, d'ailleurs. »
Mcàtlio considérait Spendius, qui écoutait assis sur
les peaux de mouton, tout en faisant avec la tète de
petits signes d'assentiment. Narr'IIavas parlait. Il attes-
tait les Dieux, il maudissait Cartilage. Dans ses impré-
cations, il brisa un javelot. Tous ses hommes à la fois
poussèrent un grand hurlement, et Màtho, emporté par
cette colère, s'écria qu'il acceptait l'alliance.
On amena un taureau blanc avec une brebis noire,
symbole du jour et symbole de la nuit. On les égorgea
au bord d'une fosse. Quand elle fut pleine de sang, ils y
plongèrent leurs bras. Puis Narr'IIavas étala sa main sur
la poitrine de Màtho, Màtho la sienne sur la poitrine de
Narr'IIavas. Ils répétèrent ce stigmate sur la toile de
leurs tentes. Ensuite ils passèrent la nuit à manger, et
on brûla le reste des viandes avec la peau, les osse-
ments, les cornes et les ongles.
Une immense acclamation avait salué Mâtho lors-
qu'il était revenu portant le voile de la Déesse ; ceux
mêmes qui n'étaient pas de religion chananéenne sen-
tirent à leur vague enthousiasme qu'un Génie survenait.
Quant à chercher à s'emparer du zaïmph, aucun n'y
songea ; la manière mystérieuse dont il l'avait acquis
suffisait, dans l'esprit des Barbares, à en légitimer la
possession. Ainsi pensaient les soldats de race africaine.
Les autres, dont la haine était moins vieille, ne sa-
vaient que résoudre. S'ils avaient eu des navires, ils
s'en seraient immédiatement allés.
IIANNON. 4<5
Speiidius, Narr'IIavas et Màtlio expédièrent des
hommes à toutes les tribus du territoire punique.
Carthage exténuait ces peuples. Elle en tirait des
impôts exorbitants ; les fers, la hache ou la croix punis-
saient les retards et jusqu'aux murmures. Il fallait cul-
tiver ce qui convenait à la République, fournir ce qu'elle
demandait ; personne n'avait le droit de posséder une
arme ; quand les villages se révoltaient, on vendait les
habitants ; les gouverneurs étaient estimés comme des
pressoirs, d'après la quantité qu'ils faisaient rendre.
Puis, au delà des régions directement soumises à Gar-
thage, s'étendaient les alliés ne payant qu'un médiocre
tribut; derrière les alliés vagabondaient les nomades,
qu'on pouvait lâcher sur eux. Par ce système, les ré-
coltes étaient toujours abondantes, les haras savamment
conduits, les plantations superbes. Le vieux Caton, un
maître en fait de labours et d'esclaves, quatre-vingt-
douze ans plus tard en fut ébahi, et le cri de mort qu'il
répétait dans Rome n'était que l'exclamation d'une
jalousie cupide.
Durant la dernière guerre, les exactions avaient
redoublé, si bien que les villes de la Libye, presque
toutes, s'étaient livrées à Régulus. Pour les punir, on
avait exigé d'elles mille talents, vingt mille bœufs, trois
cents sacs de poudre d'or, des avances de grains con-
sidérables, et les chefs des tribus avaient été mis en
croix ou jetés aux lions. ^
Tunis surtout exécrait Garthage ! Plus vieille que la
métropole, elle ne lui pardonnait point sa grandeur;
elle se tenait en face de ses murs, accroupie dans la
416 SALAMMBO.
fange, au bord de l'eau, comme une bête venimeuse
qui la regardait. Les déportations, les massacres et les
épidémies ne l'affaiblissaient pas. Elle avait soutenu
Archagate, fils d'Agathoclès. Les mangeurs de choses
immondes, tout de suite, y trouvèrent des armes.
Les courriers n'étaient pas encore partis, que dans
les provinces une joie universelle éclata. Sans rien
attendre, on étrangla dans les bains les intendants des
maisons et les fonctionnaires de la République ; on re-
tira des cavernes les vieilles armes que l'on cachait ;
avec le fer des charrues on forgea des épées ; les enfants
sur les portes aiguisaient des javelots, et les femmes
donnèrent leurs colliers, leurs bagues, leurs pendants
d'oreilles, tout ce qui pouvait servir à la destruction
de Cartilage. Chacun y voulait contribuer. Les paquets
de lances s'amoncelaient dans les bourgs, comme des
gerbes de maïs. On expédia des bestiaux et de l'argent.
Màtho paya vite aux Mercenaires l'arrérage de leur
solde ; et cette idée de Spendius le fit nommer général
en chef, schalischim des Barbares.
En même temps, les secours d'hommes affluaient.
D'abord parurent les gens de race autochtone, puis
les esclaves des campagnes. Des caravanes de Nègres
furent saisies, on les arma, et des marchands qui ve-
naient à Carthage, dans l'espoir d'un profit plus certain,
se mêlèrent aux Barbares, il arrivait incessamment
des bandes nombreuses. Des hauteurs de l'Acropole
on voyait l'armée qui grossissait.
Sur la plate-forme de l'aqueduc les gardes de la
Légion étaient postés en sentinelles; et près d'eux, de
IIANNON. n7
distance en distance, s'élevaient des cuves en airain
où bouillonnaient des flots d'a^sphalte. En bas, dans
la plaine, la grande foule s'agitait tumultueusement.
Ils étaient incertains, éprouvant cet embarras que la
rencontre des murailles inspire toujours aux Barbares.
Utique et Ilippo-Zaryte refusèrent leur alliance.
Colonies phéniciennes comme Cartilage, elles se gou-
vernaient elles-mêmes, et, dans les traités que concluait
la République, faisaient chaque fois admettre des clauses
pour les en distinguer. Cependant elles respectaient
cette sœur plus forte, qui les protégeait, et elles ne
croyaient point qu'un amas de Barbares fût capable de
la vaincre ; ils seraient au contraire exterminés. Elles
désiraient rester neutres et vivre tranquilles.
Mais leur position les rendait indispensables. Utique,
au fond d'un golfe, était commode pour amener dans Car-
thage les secours du dehors. Si Utique seule était prise,
Ilippo-Zaryte, à six heures plus loin sur la côte, la rem-
placerait, et la métropole, ainsi ravitaillée, se trou-
verait inexpugnable.
Spendius voulait qu'on entreprît le siège immédia-
tement. Narr'Havas s'y opposa; il fallait d'abord se
porter sur la frontière. C'était l'opinion des vétérans,
celle de Mâtho lui-même, et il fut décidé que Spendius '
irait attaquer Utique, Màtho Hippo-Zaryte ; le troisième
corps d'armée, s'appuyant à Tunis, occuperait la plaine
de Carthage ; Autharite s'en chargea. Quant à Narr'-
Havas, il devait retourner dans son royaume pour y
prendre des éléphants, et avec sa cavalerie battre les
routes.
<18 SALAMMBO.
Les femmes crièrent bien fort à cette décision; elles
convoitaient les bijoux des dames puniques. Les Libyens
aussi réclamèrent. On les avait appelés contre Carthage,
et voilà qu'on s'en allait ! Les soldats presque seuls
partirent. Màtho commandait ses compagnons avec les
Ibériens, les Lusitaniens, les hommes de l'Occident et
des îles, et tous ceux qui parlaient grec avaient demandé
Spendius, à cause de son esprit.
La stupéfaction fut grande quand on vit l'armée se
mouvoir tout à coup; puis elle s'allongea sous la mon-
tagne de l'Ariane, par le chemin d'Utique, du côté de
la mer. Un tronçon demeura devant Tunis, le reste
disparut, et il reparut sur l'autre bord du golfe, à la
lisière des bois, où il s'enfonça.
Ils étaient quatre-vingt mille hommes, peut-être.
Les deux cités tyriennes ne résisteraient pas ; ils revien-
draient sur Garthage. Déjà une armée considérable
l'entamait, en occupant l'isthme par la base ; et bientôt
elle périrait affamée, car on ne pouvait vivre sans
Tauxiliaire des provinces, les citoyens ne payant pas,
comme à Rome, des contributions. Le génie pohtique
manquait à Garthage. Son éternel souci du gain l'em-
pêchait d'avoir cette prudence que donnent les ambi-
tions plus hautes. Galère ancrée sur le sable libyque,
elle s'y maintenait à force de travail. Les nations, comme
des flots, mugissaient autour d'elle, et la moindre tem-
pête ébranlait cette formidable machine.
Le trésor se trouvait épuisé par la guerre romaine
et par tout ce qu'on avait gaspillé, perdu, tandis qu'on
marchandait les Barbares. Gependantil fallait des sol-
HANNON. 119
dats, et pas un gouvernement ne se fiait à la Repu-
blique! Ptolémée naguère lui avait refusé deux mille
talents. D'ailleurs, le rapt du voile les décourageait.
Spendius l'avait bien prévu.
Mais ce peuple, qui se sentait haï, étreignait sur
son cœur son argent et ses dieux; et son patriotisme
était entretenu par la constitution môme de son gou-
vernement.
D'abord, le pouvoir dépendait de tous sans qu'aucun
fût assez fort pour l'accaparer. Les dettes particulières
étaient considérées comme dettes publiques. Les hom-
mes de race chananéenne avaient le monopole du
commerce. En multipliant les bénéfices de la piraterie
par ceux de l'usure, en exploitant rudement les terres,
les esclaves et les pauvres, quelquefois on arrivait à la
richesse. Seule, elle ouvrait toutes les magistratures;
et bien que la puissance et l'argent se perpétuassent
dans les mêmes familles, on tolérait l'oHgarchie, parce
qu'on avait l'espoir d'y atteindre.
Les sociétés de commerçants, où l'on élaborait les
lois, choisissaient les inspecteurs des finances, qui, au
sortir de leur charge, nommaient les cent membres du
Conseil des anciens, dépendant eux-mêmes de la
Grande-Assemblée, réunion générale de tous les ri-
ches. Quant aux deux suffètes, à ces restes de rois,
moindres que des consuls, ils étaient pris le même jour
dans deux familles distinctes. On les divisait par toutes
sortes de haines, pour qu'ils s'affaibUssent réciproque-
ment. Ils ne pouvaient déUbérer sur la guerre ; et,
quand ils étaient vaincus, le Grand-Conseil les crucifiait.
120 SALAMMBO.
Donc la force de Carthage émanait des Syssites,
c'est-à-dire d'une grande cour au centre de Malqua, à
l'endroit, disait-on, où avait abordé la première barque
des matelots phéniciens, la mer depuis lors s'étant
beaucoup retirée. C'était un assemblage de petites
chambres d'une architecture archaïque, en troncs de
palmiers, avec des encoignures de pierre, et séparées
les unes des autres pour recevoir isolément les diffé-
rentes compagnies. Les riches se tassaient là tout le
jour, pour débattre leurs intérêts et ceux du gouverne-
ment, depuis la recherche du poivre jusqu'à l'exter-
mination de Rome. Trois fois par lune ils faisaient
monter leurs lits sur lahaute terrasse bordant le mur de
la cour ; et d'en bas on les apercevait attablés dans les
airs, sans cothurnes et sans manteaux, avec les dia-
mants de leurs doigts qui se promenaient sur les viandes
et leurs grandes boucles d'oreilles qui se penchaient
entre les buires, — tous forts et gras, à moitié nus,
heureux, riant et mangeant en plein azur, comme de
gros requins qui s'ébattent dans la mer.
Mais à présent ils ne pouvaient dissimuler leurs
inquiétudes , ils étaient trop pâles ; la foule qui les
attendait aux portes les escortait jusqu'à leurs palais
pour en tirer quelque nouvelle. Comme par les temps
de peste, toutes les maisons étaient fermées; les
rues s'emplissaient, se vidaient soudain ; on montait
à l'Acropole, on courait vers le port; chaque nuit le
Grand-Conseil délibérait. Enfin le peuple fut convoqué
sur la place de Khamon, et l'on décida de s'en remettre
à Hannon, le vainqueur d'Hécatompyle.
IIANNON. ^2^
C'était un homme dévot, rusé, impitoyable aux
fjcns d'Afrique, un vrai Carthaginois. Ses revenus éga-
laient ceux, des Barca. Personne n'avait une telle ex-
périence dans les choses de l'administration.
Il décréta l'enrôlement de tous les citoyens valides,
il plaça des catapultes sur les tours, il exigea des
provisions d'armes exorbitantes, il ordonna môme
la construction de quatorze galères dont on n'avait
pas besoin ; et il voulut que tout fût enregistré, soi-
gneusement écrit. Il se faisait transporter à l'arsenal,
au phare, dans le trésor des temples; on apercevait
toujours sa grande litière qui, en se balançant de gra-
din en gradin, montait lesescahers de l'Acropole. Dans
son palais, la nuit, comme il ne pouvait dormir, pour
se préparer à la bataille, il hurlait, d'une voix terrible,
des manœuvres de guerre.
Tout le monde, par excès de terreur, devenait
brave. Les riches, dès le chant des coqs, s'alignaient
le long des Mappales ; et, retroussant leurs^robes, ils
s'exerçaient à manier la pique. Mais, faute d'instruc-
teur, on se disputait; ils s'asseyaient essoufflés sur les
tombes, puis recommençaient. Plusieurs même s'im-
posèrent un régime. Les uns, s'imaginant qu'il fallait
beaucoup manger pour acquérir des forces, se gor-
geaient, et d'autres, incommojdés par leur corpulence,
s'exténuaient déjeunes pour se faire maigrir.
Utique avait déjà réclamé plusieurs fois les secours
de Garthage. Mais Hannon ne voulait point partir tant
que le dernier écrou manquait aux machines de guerre.
Il perdit encore trois lunes à équiper les cent douze
122 SALA3IMB0.
éléphants qui logeaient dans les remparts; c'étaient
les vainqueurs de Régulus ; le peuple les chérissait; on
ne pouvait trop bien agir envers ces vieux amis. Han-
non lit refondre les plaques d'airain dont on garnissait
leur poitrail, dorer leurs défenses, élargir leurs tours,
et tailler dans la pourpre la plus belle des carapaçons
bordés de franges très lourdes. Enfin, comme on appe-
lait leurs conducteurs des Indiens (d'après les premiers,
sans doute, venus des Indes), il ordonna que tous
fussent costumés à la mode indienne, c'est-à-dire avec
bourrelet blanc autour des tempes et un petit caleçon
de byssus qui formait, par ses plis transversaux,
comme les deux valves d'une coquille appliquée sur
les hanches.
L'armée d'Autharite restait toujours devant Tunis.
Elle se cachait derrière un mur fait avec la boue du
lac et défendu au sommet par des broussailles épi-
neuses. Des nègres y avaient planté cà et là, sur de
grands bâtons, d'effroyables figures, masques humains
composés avec des plumes d'oiseaux, des tètes de
chacals ou de serpents, qui bâillaient vers l'ennemi
pour l'épouvanter; — et, par ce moyen, s'estimant
invincibles, les Barbares dansaient, luttaient, jonglaient,
convaincus que Garthage ne tarderait pas à périr ; un
autre qu'Hannon eût écrasé facilement cette multitude
qu'embarrassaient des bestiaux et des femmes; d'ail-
leurs, ils ne comprenaient aucune manœuvre, et Au-
tharite découragé n'en exigeait plus rien.
Ils s'écartaient, quand il passait en roulant ses gros
yeux bleus. Puis, arrivé au bord du lac, il retirait son
HANNON. 123
sayon en poil de phoque, dénouait la corde qui atta-
chait ses longs cheveux rouges et les trempait dans
l'eau. 11 regrettait de n'avoir pas déserté chez les Ro-
mains avec les deux mille Gaulois du temple d'Eryx.
Souvent, au milieu du jour, le soleil perdait ses
rayons tout à coup. Alors, le golfe et la pleine mer
semblaient immobiles comme du plomb fondu. Un
nuage de poussière brune, perpendiculairement étalé,
accourait en tourbillonnant; les palmiers se courbaient,
le ciel disparaissait, on entendait rebondir des pierres
sur la croupe des animaux; et le Gaulois, les lèvres
collées contre les trous de sa tente, râlait d'épuisement
et de mélancolie. Il songeait à la senteur des pâtu-
rages par les matins d'automne, à des flocons déneige,
aux beuglements des aurochs perdus dans le brouillard;
et, fermant ses paupières, il croyait aperce voir les feux
des longues cabanes, couvei'tes de paille, trembler
sur les marais, au fond des bois.
D'autres que lui regrettaient la patrie, bien qu'elle
ne fût pas aussi lointaine. Les Carthaginois captifs
pouvaient distinguer au delà du golfe, sur les pentes
de Byrsa, les velarium de leurs maisons, étendus dans
les cours. Mais des sentinelles marchaient autour d'eux
perpétuellement. On les avait tous attachés à une
chaîne commune. Chacun portait un carcan de fer, et
la foule ne se fatiguait pas de venir les regarder. Les
femmes montraient aux petits enfants leurs belles robes
en lambeaux qui pendaient sur leurs membres amai-
gris.
Toutes les fois qu'Autharite considérait Giscon, une
i 24 SALA M M B 0 .
fureur le preuait au souvenir de son injure; il l'eût
tué sans le serment qu'il avait fait à Narr'Havas. Alors
il rentrait dans sa tente, buvait un mélange d'orge et
de cumin jusqu'à s'évanouir d'ivresse, puis se réveil-
lait au grand soleil, dévoré par une soif horrible.
Màtlio, cependant, assiégeait Hippo-Zaryte.
Mais la ville était protégée par un lac communi-
quant avec la mer. Elle avait trois enceintes, et sur
les hauteurs qui la dominaient se développait un
mur fortifié de tours. Jamais il n'avait commandé de
pareilles entreprises. Puis la pensée de Salammbô l'ob-
sédait, et il rêvait, dans les plaisirs de sa beauté,
comme les délices d'une vengeance qui le transportait
d'orgueil. C'était un besoin de la revoir acre, furieux,
permanent. Il songea même à s'offrir comme parle^^,
mentaire, espérant qu'une fois dans Carthage, il par-
viendrait jusqu'à elle. Souvent il faisait sonner l'as-
saut, et, sans rien attendre, s'élançait sur ce môle
qu'on tâchait d'établir dans la mer. Il arrachait les pier-
res avec ses mains, bouleversait, frappait, enfonçait
partout son épée. Les Barbares se précipitaient pêle-
mêle; les échelles rompaient avec un grand fracas, et
des masses d'hommes s'écroulaient dans l'eau qui
rejaillissait en floLs rouges contre les murs; le tumulte
s'affaiblissait, et les soldats s'éloignaient pour recom-
mencer.
Màtho allait s'asseoir en dehors des tentes; il es-
suyait avec son bras sa figure éclaboussée de sang, —
et, tourné vers Carthage, il regardait l'horizon.
En face de lui, dans les oliviers, les palmiers, les
HANNON. i?6
myrtes et les platanes, s'étalaient deux larçes
étanjîs qui rejoignaient un autre lac dont on n'aperce-
vait pas les contours. Derrière une montagne surgis-
saient d'autres montagnes et, au milieu du lac immense,
se dressait une île toute noire et de forme pyrami-
dale. Sur la gauche, à l'extrémité du golfe, des tas
de sables semblaient de grandes vagues blondes arrê-
tées, tandis que la mer, plate comme un dallage de
lapis-lazuli, montait insensiblement jusqu'au bord du
ciel. La verdure de la campagne disparaissait par
endroits sous de longues plaques jaunes; des carou-
bes brillaient comme des boutons de corail; des pam-
pres retombaient des sycomores ; on entendait le
murmure de l'eau ; des alouettes huppées sautaient,
et les derniers feux du soleil doraient la carapace des
tortues sortant des joncs pour aspirer la brise.
Mâtho poussait de grands soupirs. Il se couchait à
plat ventre ; il enfonçait ses ongles dans la terre et il
pleurait; il se sentait misérable, chétif, abandonné.
Jamais il ne la posséderait. Il ne pouvait même s'em-
parer d'une ville.
La nuit, seul, dans sa tente, il contemplait le zaïmph.
A quoi cette chose des Dieux lui servait-elle? et des
doutes survenaient dans la pensée du Barbare. Puis,
il lui semblait au contraire que le vêtement de la
Déesse dépendait de Salammbô, et qu'une partie de
son âme y flottait plus subtile qu'une haleine; et il le
palpait, le humait, s'y plongeait le visage, le baisait en
sanglotant. Il s'en recouvrait les épaules pour se faire
illusion et se croire auprès d'elle.
126 SALAMMBO.
Quelquefois il s'échappait tout à coup, enjambait
les soldats qui dormaient roulés dans leurs manteaux,
s'élançait sur un cheval, et, deux heures après, se trou-
vait à Utique dans la tente de Spendius.
D'abord, il parlait du siège; mais il n'était venu que
pour soulager sa douleur en causant de Salannnbô ;
Spendius l'exhortait à la sagesse.
(( — Repousse de ton àme ces misères qui la dé-
gradent! Tu obéissais autrefois? à présent tu com-
mandes une armée, et si Carthage n'est pas conquise,
du moins on nous accordera des provinces ; nous de-
viendrons des rois! »
Mais, comment la possession du zaïmphneleur don-
nait-elle pas la victoire? D'après Spendius, il fallait at-
tendre.
Mâtho s'imagina que le voile concernait exclusive-
ment les hommes de racechananéenne, et, dans sa sub-
tihté de Barbare, il se disait: « Donc le zaïmph ne fera
rien pour moi; mais, puisqu'ils l'ont perdu, il ne fera
rien pour eux. »
Ensuite, un scrupule le troubla. Il avait peur, en
adorant Aptouknos, le dieu des Libyens, d'offenser
Moloch; et il demanda timidement à Spendius auquel
des deux il serait bon de sacrifier un homme.
« — Sacrifie toujours! » dit Spendius, en riant.
Màtho, qui ne comprenait point cette indifférence,
soupçonna le Grec d'avoir un génie dont il ne voulait pas
parler.
Tous les cultes, comme toutes les races, se rencon-
traient dans ces armées de Barbares, et l'on considérait
HANNON. 127
les dieux des autres, car ils effrayaient aussi. Plusieurs
mêlaient à leur religion natale des pratiques étrangères.
On avait beau ne pas adorer les étoiles, telle constella-
tion étant funeste ou secourable, on lui faisait des sa-
crifices; une amulette inconnue, trouvée par hasard dans
un péril, devenait une divinité; ou bien c'était un nom,
rien qu'un nom, et que l'on répétait sans même cher-
cher à comprendre ce qu'il pouvait dire. Mais, à force
d'avoir pillé des temples, vu quantité de nations et
d'égorgements, beaucoup finissaient par ne plus croire
qu'au destin et à la mort ; et chaque soir ils s'endor-
maient dans la placidité des bêtes féroces. Spendius au-
rait craché sur les images de Jupiter Olympien; cepen-
dant il redoutait de parler haut dans les ténèbres,
et il ne manquait pas, tous les jours, de se chausser
d'abord du pied droit.
11 élevait, en face d'Utique, une longue terrasse
quadrangulaire. Mais, à mesure qu'elle montait, le rem-
part grandissait aussi; ce qui était abattu par les uns,
presque immédiatement se trouvait relevé par les autres.
Spendius ménageait ses hommes, rêvait des plans; il
tâchait de se rappeler les stratagèmes qu'il avait entendu
raconter dans ses voyages. Pourquoi Narr'Havas ne
revenait-il pas? On était plein d'inquiétudes.
Hannon avait terminé ses apprêts. Par une nuit
sans lune, il fit, sur des radeaux, traverser à ses élé-
phants et à ses soldats le golfe de Garthage. Puis ils
tournèrent la montagne des Eaux-Chaudes pour éviter
Autharite, — et continuèrent avec tant de lenteur qu'au
i28 SALAMMBO.
lieu de surprendre les Barbares un matin, comme avait
calculé le suffète, on n'arriva qu'en plein soleil, dans
la troisième journée.
Utique avait, du côté de l'Orient, une plaine qui s'é-
tendait jusqu'à la grande lagune de Carthage ; derrière
elle débouchait à angle droit une vallée comprise entre
deux basses montagnes s'interrompant tout à coup ;
les Barbares s'étaient campés plus loin sur la gauche, de
manière à bloquer le poi-t; et ils dormaient dans leurs
tentes (ce jour-là les deux partis, trop las pour combat-
tre, se reposaient), lorsque, au tournant des collines,
l'armée carthaginoise parut.
Des goujats munis de frondes étaient espacés sur
les ailes. Les gardes de la Légion, sous leurs armures
en écailles d'or, formaient la première ligne, avec leurs
gros chevaux sans crinière, sans poils, sans oreilles, et
qui avaient au milieu du front une corue d'argent
pour les faire ressembler à des rhinocéros. Entre leurs
escadrons, des jeunes gens, coiffés d'un petit casque,
balançaient dans chaque main un javelot de frêne; les
longues piques de la lourde infanterie s'avançaient par
derrière. Tous ces marchands avaient accumulé sur leurs
corps le plus d'armes possible : on en voyait qui por-
taient à la fois une lance, une hache, une massue, deux
glaives; d'autres, comme desporcs-épics, étaient héris-
sés de dards, et leurs bras s'écartaient de leurs cui-
rasses en lames de corne ou en plaques de fer. Enfin
apparurent les échafaudages des hautes machines :
carrobaHstes, onagres, catapultes et scorpions, oscil-
lant sur des chariots tirés par des mulets et des qua-
IIANNON. 429
driges de bœufs; — et ù mesure que l'armée se déve-
loppait, les capitaines, en haletant, couraient de droite
etde gauche pour communiquer des ordres, faire joindre
les files et maintenir les intervalles. Ceux des anciens
qui commandaient étaient venus avec des casaques de
pourpre dont les franges magnifiques s'embarrassaient
dans les courroies de leurs cothurnes. Leurs visages,
tout barbouillés de vermillon, reluisaient sous des cas-
ques énormes surmontés de dieux ; et, comme ils avaient
des boucliers à bordure d'ivoire couverte de pierreries,
on aurait dit des soleils qui passaient sur des murs
d'airain.
Les Carthaginois manoeuvraient si lourdement que
les soldats, par dérision, les engagèrent à s'asseoir. Ils
criaient qu'ils allaient tout ù l'heure vider leurs gros
ventres, épousseter la dorure de leur peau et leur faire
boire du fer.
Au haut du màt planté devant la tente de Spendius,
un lambeau de toile verte apparut : c'était le signal.
L'armée carthaginoise y répondit par un grand tapage
de trompettes, de cymbales, de flûtes en os d'àne et de
tympanons. Déjà les Barbares avaient sauté en dehors
des pahssades. On était à portée de javelot, face à
face .
{jii frondeur baléare s'avança d'un pas, posa d^ns
sa lanière une de ses balles d'argile, tourna son bras;
un bouclier d'ivoire éclata, et les deux armées se mê-
lèrent.
Avec la pointe des lances, les Grecs, en piquant les
chevaux aux naseaux, les firent se renverser sur leurs
9
<30 SALAMMBO.
maîtres. Les esclaves qui devaient lancer des pierres
les avaient prises trop grosses ; elles retombaient près
d'eux. Les fantassins puniques, en frappant de taille
avec leurs longues épées,se découvraient le flanc droiL
Les Barbares enfoncèrent leurs lignes; ils les égor-
geaientàplein glaive; ils trébuchaient sur les moribonds
et les cadavres, tout aveuglés parle sang qui leur jail-
lissait au visage. Ce tas de piques, de casques, de cui-
rasses, d'épées et de membres confondus tournait sur
soi-même, s'élargissant et se serrant avec des contrac-
tions élastiques. Les cohortes carthaginoises se trouè-
rent de plus en plus, leurs machines ne pouvaient sor-
tir des sables ; enfin, la litière de suffète (sa grande
litière à pendeloques de cristal), que l'on apercevait,
depuis le commencement, balancé dans les soldats
comme une barque sur les flots, tout à coup sombra.
Il était mort sans doute''' Les Barbares se trouvèrent
seuls.
La poussière autour d'eux tombait et ils commen-
çaient à chanter, lorsque Hannon lui-même parut au
haut d'un éléphant. Il était nu-tête, sous un parasol de
byssus, que portait un nègre derrière lui. Son colUer à
plaques bleues battait sur les fleurs de sa tunique noire ;
des cercles de diamants comprimaient ses bras, et, la
bouche ouverte, il braudissait une pique démesurée,
épanouie par le bout comme un lotus et plus brillante
qu'un miroir. Aussitôt la terre s'ébranla, — et les Bar-
bares virent accourir, sur une seule ligne, tous les
éléphants de Carthage avec leurs défenses dorées, les
oreilles peintes en bleu, revêtus de bronze, et secouant
HANNON. 131
par-dessus leurs caparaçons d'écarlate des tours de
cuir, où dans chacune trois archers tenaient un
grand arc ouvert.
A peine si les soldats avaient leurs armes ; ils
s'étaient rangés au hasard. Une terreur les glaça; ils
restèrent indécis.
Déjà, du haut des tours on leur jetait des javelots,
des flèches, des phalarigues, des masses de plomb;
quelques-uns, pour y monter, se cramponnaient aux
franges des caparaçons. Avec des coutelas on leur abat-
tait les mains, et ils tombaient à la renverse sur les
glaives tendus. Les piques trop faibles se rompaient,
les éléphants passaient dans les phalanges comme des
sangliers dans des touff'es d'herbes; ils arrachèrent les
pieux du camp avec leurs trombes, le traversèrent d'un
bout à l'autre en renversant les tentes sous leurs poi-
trailles ; tous les Barbares avaient fui. Ils se cachaient
dans les collines qui bordent la vallée par où les Car-
thaginois étaient venus.
Ilannon, vainqueur, se présenta devant les portes
d'Ulique. 11 lit sonner de la trompette. Les trois juges
de la ville parurent, au sommet d'une tour, dans la baie
des créneaux.
Les gens d'Utique ne voulaient point recevoir chez
eux des hôtes aussi bien armés. Ilannon s'emporta.
Enfin, ils consentirent à l'admettre avec une faible es-
corte.
Les rues se trouvèrent trop étroites pour les élé-
phants. 11 fallut les laisser dehors.
Dès que le suflete fut dans la ville, les principaux
i32 SALAMMBO.
le vinrent saluer. 11 se fit conduire aux étuves et ap-
pela ses cuisiniers.
Trois heures après, il était encore enfoncé dans
l'huile de cinnamome dont on avait rempli la vasque;
et, tout en se baignant, il mangeait, sur une peau de
bœuf étendue, des langues de phénicoptères avec des
graines de pavot assaisonnées au miel. Près de lui, son
médecin grec, immobile dans une longue robe jaune,
faisait de temps à autre réchauffer l'étuve, et deux
jeunes garçons, penchés sur les marches du bassin,
lui frottaient les jambes. Mais les soins de son corps
n'arrêtaient pas son amour de la chose publique, car
il dictait une lettre pour le Grand-Conseil, et, comme
on venait de faire des prisonniers, il se demandaitquel
châtiment terrible inventer.
« — Arrête! — dit-il à un esclave qui écrivait
debout, dans le creux de sa main. — Qu'on m'en
amène! Je veux les voir. »
Et du fond de la salle emplie d'une vapeur blan-
châtre où les torches jetaient des taches rouges, on
poussa trois Barbares : un Samnite, un Spartiate et
un Cappadocien.
« — Continue! » dit Ilannon.
« — Réjouissez-vous, lumière des Baals! votre
suffète a exterminé les chiens voraces! Bénédictions
sur la République! Ordonnez des prières! » Il aperçut
les captifs; et alors éclatant de rire : — Ah! ah! mes
braves de Sicca! Vous ne criez plus si fort aujour-
d'hui! C'est moi! Me reconnaissez-vous? Oii sont donc
HANNON. 433
VOS épées? Quels hommes terribles, vraiment! » Et il
feignait de se vouloir cacher, comme s'il en avait eu
peur. — ce Vous demandiez des chevaux, des femmes,
des terres, des magistratures, sans doute, et des sa-
cerdoces! Pourquoi pas? Eh bien, je vous en fournirai,
des terres, et dont jamais vous ne sortirez! On vous
mariera à des potences toutes neuves! Votre solde? on
vous la fondra dans la bouche en lingots de plomb !
et je vous mettrai à de bonnes places, très hautes, au
milieu des nuages, pour être rapprochés des aigles ! »
Les trois Barbares, chevelus et couverts de guenil-
les, le regardaient, sans comprendre ce qu'il disait.
Blessés aux genoux, on les avait saisis en leur jetant
des cordes, et les grosses chaînes de leurs mains traî-
naient, par le bout, sur les dalles. Hannon s'indigna de
leur impassibilité.
« — A genoux! à genoux! chacals! poussière!
vermine! excréments! Et ils ne répondent pas ! Assez !
Taisez-vous! Qu'on les écorche vifs! Non! tout à
l'heure ! »
Il soufflait comme un hippopotame, en roulant ses
yeux. L'huile parfumée débordait sous la masse de son
corps, et, se collant contre les écailles de sa peau, à
la lueur des torches, la faisait paraître rose.
Il reprit:
« — Nous avons, pendant quatre jours, grandement
souffert du soleil. Au passage du Macar, des mulets se
sont perdus. Malgré leur position, le courage extraor-
dinaire... Ah! Demonades! comme je souffre! Qu'on
réchauffe les briques, et qu'elles soient rouges! »
134 SALAMMBO.
On entendit un bruit de râteaux et de fourneaux.
L'encens fuma plus fort dans les larges cassolettes ; et
les masseurs tout nus, qui suaient comme des éponges,
lui écrasèrent sur les articulations une pâte composée
avec du froment, du soufre, du vin noir, du lait de
chienne, de la myrrhe, du galbanum et du styrax. Une
soif incessante le dévorait; l'homme vêtu de jaune ne
céda pas à cette envie, et lui tendant une coupe d'or où
fumait un bouillon de vipère:
« — Bois ! — dit-il, — pour que la force des ser-
pents, nés du soleil, pénètre dans la moelle de tes os,
et prends courage, ô reflet des Dieux ! Tu sais, d'ailleurs,
qu'un prêtre d'Eschmoùn observe autour du Chien les
étoiles cruelles d'où dérive ta maladie. Elles pâlissent
comme les macules de ta peau, et tu n'en dois pas
mourir.
« — Oh! oui, n'est-ce pas? — répéta le suffète, —
je n'en dois pas mourir! » Et de ses lèvres violacées
s'échappait une haleine plus nauséabonde que l'exha-
laison d'un cadavre. Deux charbons semblaient brûler
à la place de ses yeux, qui n'avaient plus de sourcils;
un amas de peau rugueuse lui pendait sur le front; ses
deux oreilles, en s'écartant de sa tête, commençaient
à grandir ; et les rides profondes qui formaient des
demi-cercles autour de ses narines lui donnaient un
aspect étrange et effrayant, l'air d'une bête farouche.
Sa voix dénaturée ressemblait à un rugissement ; il
dit :
« — Tuas peut-être raison, Demonades ? En effet,
voilà bien des ulcères qui se sont fermés. Je me
IIANNON. 1.J5
sens robuste. Tiens! regarde comme je mange! »
Et moins par gourmandise que par ostentation, et
pour se prouver à lui-même qu'il se portait bien, il
entamait les farces de fromage et d'orj_gan,les poissons
désossés, les courges, les huîtres, avec des œufs, des
raiforts, des truffes et des brochettes de petits oiseaux.
Tout en regardant les prisonniers, il se délectait dans
rimagination de leur supplice. Cependant il se rappelait
Sicca, et la rage de toutes ses douleurs s'exhalait en
injures contre ces trois hommes.
« — Ah ! traîtres ! ah ! misérables ! infâmes îmaudits!
Et vous m'outragiez, moi! moi! le suffète! Leurs ser-
vices, le prix de leur sang, comme ils disent! Ah! oui!
leur sang! leur sang! » Puis, se parlant à lui-même:
« Tous périront! on n'en vendra pas un seul! il vaudrait
mieux les conduire à Carthage! On me verrait... mais
je n'ai pas, sans doute, emporté assez de chaînes?
Écris: Envoyez-moi.... Combien sont-ils? qu'on aille
le demander à Muthumbal ! Va! pas de pitié! et
qu'on m'apporte dans des corbeilles toutes leurs mains
coupées ! »
Mais des cris bizarres, à la fois rauques et aigus,
arrivaient dans la salle, par-dessus la voix d'Hannon
et le retentissement des plats que l'on posait autour
de lui. Ils redoublèrent et tout à coup le barrissement
furieux des éléphants éclata, comme si la bataille re-
commençait. Un grand tumulte entourait la ville.
Les Carthaginois n'avaient point cherché à poursuivre
les Barbares. Us s'étaient établis au pied des murs, avec
leurs bagages, leurs valets, tout leur train de satrapes ;
136 SALAMMBO.
et ils se réjouissaient sous leurs belles tentes à bordures
de perles, tandis que le camp des Mercenaires ne fai-
sait plus dans la plaine qu'un amas de ruines. Spendius
avait repris son courage. Il expédia Zarxas vers Mâtho,
parcourutles bois, rallia ses hommes (les pertes n'étaient
pas considérables), — et enragés d'avoir été vaincus
sans combattre, ils reformaient leurs lignes, quand on
découvrit une cuve de pétrole, abandonnée sans doute
par les Carthaginois. Alors Spendius fit enlever des
porcs dans les métairies, les barbouilla de bitume, y
mit le feu et les poussa vers Utique.
Les éléphants, effrayés par ces flammes, s'enfuirent.
Le terrain montait, on leur jetait des javelots, ils re-
vinrent en arrière ; — et à grands coups d'ivoire et sous
leurs pieds, ils éventraient les Carthaginois, les étouf-
faient, les aplatissaient. Derrière eux les Barbares
descendaient la colline ; le camp punique, sans retran-
chements, dès la première charge fut saccagé, et les
Carthaginois se trouvèrent écrasés contre les portes, car
on ne voulut pas les ouvrir dans la peur des Merce-
naires.
Le jour se levait; du côté de l'Occident arrivèrent
les fantassins de Màtho. En même temps des cavaliers
parurent; c'était Narr'Havas avec ses Numides. Sautant
par-dessus les ravins et les buissons, ils forçaient les
fuyards comme des lévriers qui chassent des lièvres. Ce
changement de fortune interrompit le suffète. 11 cria
pour qu'on vînt l'aider à sortir de l'étuve.
Les trois captifs étaient toujours devant lui. Un
nègre (le même qui, dans la bataille, portait son para-
IIANNON. 437
sol) se pencha vers son oreille. « — Eh bien? — répon-
dit le sulTcte lentement. Ali ! tue-les ! » ajouta-t-il
d'un Ion brusque.
L'Élliio|)icn tira de sa ceinture un long poignard, et
les trois tètes tombèrent. Une d'elles, en rebondissant
parmi les épluchuresdu festin, alla sauter dans la vas-
que, etelle y flotta quelque temps, la bouche ouverte,
les yeux fixes. Les lueurs du matin entraient par les
fentes du mur ; les trois corps, couchés sur leur poi-
trine, ruisselaient à gros bouillons comme trois fontaines
et une nappe de sang coulait sur les mosaïques, sablées
de poudre bleue. Le suffète trempa sa main dans cette
fange toute chaude, et il s'en frotta les genoux; c'était
un remède.
Le soir venu, il s'échappa de la ville avec son escorte,
puis s'engagea dans la montagne pour rejoindre son
armée.
Il parvint à en retrouver les débris.
Quatre jours après, il était à Gorza, sur le haut d'un
défilé, quand les troupes de Spendius se présentèrent
en bas. Vingt bonnes lances, en attaquant le front de
leur colonne, les eussent facilement arrêtées ; les Car-
thaginois les regardèrent passer, tout stupéfaits. Hannon
reconnut à l'arrière-garde le roi des Numides ; Narr'-
Havas s'inclina pour le saluer en faisant un signe qu'il
ne comprit pas.
On s'en revint à Carthage avec toutes sortes de
terreurs. On marchait la nuit seulement; le jour, on se
cachait dans les bois d'oliviers. A chaque étape quelques-
uns mouraient; ils se crurent perdus plusieurs fois.
438 SALAMMBO.
Enfin ils atteignirent le cap Ilermaeum, où des vaisseaux
vinrent les prendre.
Hannon était si fatigué, si désespéré, — la perte
des éléphants surtout l'accablait, — qu'il demanda,
pour en finir, du poison à Demonades. D'ailleurs, il se
sentait déjà tout étendu sur sa croix.
Cartilage n'eut pas la force de s'indigner contre lui.
On avait perdu quatre cent mille neuf cent soixante-
douze sicles dargent, quinze mille six cent vingt-trois
shekels d'or, dix-huit éléphants, ((uatorze membres du
Grand-Conseil, trois cents riches, huit mille citoyens,
du blé pour trois lunes, un bagage considérable et
toutes les machines de guerre ! La défection de Narr'-
Havas était certaine, les deux sièges recommençaient.
L'armée d'Autharite s'étendait maintenant de Tunis à
Rhadès. Du haut de l'Acropole, on apercevait dans la
campagne de longues fumées montant jusqu'au ciel;
c'étaient les châteaux des riches qui brûlaient.
Un homme, seul, aurait pu sauver la République. On
se repentait de l'avoir méconnu, et le parti de la paix
lui-même vota des holocaustes pour le retour d'Hamil-
car.
La vue du zaïmph avait bouleversé Salammbô. Elle
croyait, la nuit, entendre les pas de la Déesse, et elle
se réveillait épouvantée en jetant des cris. Elle envoyait
tous les jours porter de la nourriture dans les temples.
Taanach se fatiguait à exécuter ses ordres, et Schahaba-
rim ne la quittait plus.
IIAMILCAU H A RCA. 130
VII
IIAMILCAR DARCA
L'aiinoiiciaLeur des lunes, qui veillait toutes les
nuits au haut du temple d'Escbmoùn, pour signaler avec
sa trompette les agitations de l'astre, aperçut un ma-
tin, du côté de rOccident, quelque chose de semblable
à un oiseau frôlant de ses longues ailes la surface de
la mer.
C'était un navire à trois rangs de rames ; il y avait
à la proue un cheval sculpté. Le soleil se levait; l'an-
nonciateur des 'lunes mit sa main devant les yeux;
puis, saisissant à plein bras son clairon, il poussa sur
Carthage un grand cri d'airain.
De toutes les maisons des gens sortirent ; on ne
voulait pas en croire les paroles, on se disputait, le
môle était couvert de peuple. Enfin on reconnut la tri-
rème d'Hamilcar.
Elle s'avançait d'une façon orgueilleuse et farouche,
l'antenne toute droite, la voile bombée dans la longueur
du mât, en fendant l'écume autour d'elle; ses gigan-
tesques avirons battaient l'eau en cadence ; de temps à
autre l'extrémité de sa quille, faite comme un soc de
charrue, apparaissait; et sous l'éperon qui terminait
440 SALAMMBO.
sa proue, le cheval à tête d'ivoire, en dressant ses
deux pieds, semblait courir sur les plaines de la
mer.
Autour du promontoire, comme le vent avait cessé,
la voile tomba, et l'on aperçut auprès du pilote un homme
debout, tête nue; c'était lui, le suffcte Hamilcar ! Il
portait autour des flancs des lames de fer qui reluisaient ;
un manteau rouge s'attachantà ses épaules laissait voir
ses bras; deux perles très longues pendaient à ses
oreilles, et il baissait sur sa poitrine sa barbe noire,
touffue.
Cependant la galère ballottée au milieu des rochers
côtoyait le môle, et la foule la suivait sur les dalles en
criant :
« — Salut ! bénédiction ! CEil de Khamon ! ah !
délivre-nous! C'est la faute des riches! ils veulent te
faire mourir ! Prends garde à toi, Barca! »
11 ne répondait pas, comme si la clameur des océans
et des batailles l'eûtcomplètementassourdi. Mais quand
il fut sous l'escalier qui descendait de l'Acropole, Hamil-
car releva la tête, et, les bras croisés, il regarda le
temple d'Eschmoùn. Sa vue monta plus haut encore,
dans le grand ciel pur; d'une voix âpre, il cria un ordre
à ses matelots ; la trirème bondit; elle érafla l'idole
établie à l'angle du môle pour arrêter les tempêtes ; et
dans le port marchand plein d'immondices, d'éclats de
bois et d'écorces de fruits, elle refoulait, éventrait les
autres navires amarrés à des pieux et finissant par des
mâchoires de crocodile. Le peuple accourait, quelques-
uns se jetèrent à la nage. Déjà elle se trouvait au fond,
HAMILCAll BAIICA. iH
devant la porte hérissée de clous. La porte se leva, et
la trirème disparut sous la voûte profonde.
Le port militaire était complètement séparé de la
ville; quand des ambassadeurs arrivaient, il leur fallait
passer entre deux murailles, dans un couloir qui débou-
chait à gauche, devant le temple de Khamon. Cette
grande place d'eau, ronde comme une coupe, avait une
bordure de quais où étaient bâties des loges abritant
les navires. En avant de chacune d'elles montaient deux
colonnes, portant à leur chapiteau des cornes dWmmon,
ce qui formait une continuité de portiques tout autour
du bassin. Au milieu, dans une ile, s'élevait une maison
pour le suffète de la mer.
L'eau était si limpide que l'on apercevait le fond,
pavé de cailloux blancs. Le bruit des rues n'arrivait
pas jusque-là, et Hamilcar, en passant, reconnaissait les
trirèmes qu'il avait autrefois commandées.
Il n'en restait plus qu'une vingtaine peut-être, à
l'abri, par terre, penchées sur le flanc ou droites sur
la quille, avec des poupes très hautes et des proues
bombées, couvertes de dorures et de symboles mys-
tiques. Les chimères avaient perdu leurs ailes, les
Dieux Pataeques leurs bras, les taureaux leurs cornes
d'argent; et toutes à moitié dépeintes, inertes, pour-
ries, mais pleines d'histoire et exhalant encore la sen-
teur des voyages, comme des soldats mutilés qui
revoient leur maître, elles semblaient lui dire : « C'est
nous! c'est nous ! et toi aussi tu es vaincu! »
Nul, hormis le suffète de la mer, ne pouvait entrer
dans la maison-amiral. Tant qu'on n'avait pas la preuve
142 SALAMMBO.
de sa mort, on le considérait comme existant toujours.
Les anciens évitaient par là un maître de plus, et ils
n'avaient pas manqué pour llamilcar d'obéir à la cou-
tume.
Le suffète s'avança dans les appartements déserts.
A chaque pas il retrouvait des armures, des meubles,
des objets connus qui l'étonnaient cependant, et même
sous le vestibule il y avait encore, dans une cassolette,
la cendre des parfums allumés au départ pour conju-
rer Melkarth. Ce n'était pas ainsi qu'il espérait revenir !
Tout ce qu'il avait fait, tout ce qu'il avait vu se déroula
dans sa mémoire : les assauts, les incendies, les légions,
les tempêtes, Drepanum, Syracuse, Lilybée, le mont
Etna, le plateau d'Éryx, cinq ans de batailles, — jus-
qu'au jour funeste où, déposant les armes, on avait
perdu la Sicile. Puis il revoyait des bois de citronniers,
des pasteurs avec des chèvres sur des montagnes grises ;
et son cœur bondissait à l'imagination d'une autre Car-
thage, établie là-bas. Ses projets, ses souvenirs, bour-
donnaient dans sa tête, encore étourdie par le tangage
du vaisseau ; une angoisse l'accablait, et devenu faible
tout à coup, il sentit le besoin de se rapprocher des
Dieux.
Alors il monta au dernier étage de sa maison ; puis
ayant retiré d'une coquille d'or suspendue à son bras
une spatule garnie de clous, il ouvrit une petite chambre
ovale.
De minces rondelles noires, encastrées dans la
muraille et transparentes comme du verre, l'éclairaient
doucement. Entre les rangs de ces disques égaux, des
IIAMILCAR BARCA. 143
Irous étaient creusés, pareils à ceux des urnes dans
les columbarium. Ils contenaient chacun une pierre
ronde, obscure, et qui paraissait très lourde. Les gens
d'un esprit supérieur, seuls, honoraient ces abaddirs,
tombés de la lune. Par leur chute, ils signifiaient les
astres, le ciel, le feu; par leur couleur, la nuit téné-
breuse, et par leur densité, la cohésion des choses
terrestres. Une atmosphère étouffante emplissait ce
lieu mystique. Du sable marin, que le vent avait poussé
sans doute à travers la porte, blanchissait un peu les
pierres rondes, posées dans les niches. Hamilcar, du
bout de son doigt, les compta les unes après les autres ;
puis il se cacha le visage sous un voile de couleur sa-
fran, et, tombant à genoux, il s'étendit par terre, les
deux bras allongés.
Le jour extérieur frappait contre les feuilles de lat-
tier noir. Des arborescences, des monticules, des tour-
billons, de vagues animaux se dessinaient dans leur
épaisseur diaphane; et la lumière arrivait, effrayante
et pacifique cependant, comme elle doit être par der-
rière le soleil, dans les mornes espaces des créations
futures. Il s'efforçait à bannir de sa pensée toutes les
formes, tous les symboles et les appellations des Dieux,
afin de mieux saisir l'esprit immuable que les appa-
rences dérobaient. Quelque chose des vitahtés plané-
taires le pénétrait, tandis qu'il sentait pour la mort et
pour tous les hasards un dédain plus savant et plus
intime.
Quand il se releva il était plein d'une intrépidité
sereine, invulnérable à la miséricorde, à la crainte, —
U4 SALAMMBO.
et comme sa poitrine étouffait, il alla sm' le sommet de
la tour qui dominait Carthage.
La ville descendait en se creusant par une courbe
longue, avec ses coupoles, ses temples, ses toits d'or,
ses maisons, ses touffes de palmiers, çà et là, ses boules
de verre d'où jaillissaient des feux, et les remparts
faisaient comme la gigantesque bordure de cette corne
d'abondance qui s'épanchait vers lui. Il apercevait eu
bas les ports, les places, l'iatérieur des cours, le des-
sin des rues, les hommes tout petits presque à ras des
dalles. Ah! si Hannon n'était pas arrivé trop tard le
matin des iles ^Egates ! Ses yeux plongèrent dans Tex-
trème horizon, et il tendit du côté de Rome ses deux
bras frémissants.
La multitude occupait les degrés de l'Acropole. Sur
la place de Khamon on se poussait pour voir le suffète
sortir, les terrasses peu à peu se chargeaient de monde ;
quelques-uns le reconnurent, on le saluait; il se retira,
afin d'irriter mieux l'impatience du peuple.
Hamilcar trouva en bas, dans la salle, les hommes les
plus importants de son parti : Istatten, Subeldia, Hic-
tamon, Yeoubas, et d'autres. Ils lui racontèrent tout ce
qui s'était passé depuis la conclusion de la paix : l'ava-
rice des anciens, le départ des soldats, leur retour,
leurs exigences, la capture de Giscon, le vol duzamiph,
Utique secourue, puis abandonnée ; mais aucun n'osa lui
dire les événements qui le concernaient. Enfin on se
sépara, pour se revoir pendant la nuit, à l'assemblée
des anciens, dans le temple de Moloch.
Ils venaient de sortir quand un tumulte s'éleva en
IIA.MILCAR ILMICA. U5
dehors, à la porte. Malgré les serviteurs, quelqu'un
voulait entrer; et comme le tapage redoublait, Hamil-
car commanda d'introduire l'inconnu.
On vit paraître une vieille négresse, cassée, ridée,
tremblante, Tair stupide, et enveloppée jusqu'aux talons
dans de larges voiles bleus. Elle s'avança en face du
sulTète, ils se regardèrent l'un l'autre quelque temps;
tout à coup Hamilcar tressaillit; sur un geste de sa
main, les esclaves s'en allèrent. Alors, lui faisant signe
de marcher avec précaution, il l'entraîna par le bras
dans une chambre lointaine.
La négresse se jeta par terre, à ses pieds pour les
baiser; il la releva brutalement.
<( — Où l'as-tu laissé, Iddibal?
« — Là-bas, maître » ; et en se débarrassant de ses
voiles, avec sa manche elle se frotta la figure ; îa cou-
leur noire, le tremblement sénile, la taille courbée, tout
disparut.
C'était un robuste vieillard, dont la peau semblait
tannée par le sable, le vent et la mer. Une houppe
de cheveux blancs se levait sur son crâne, comme
l'aigrette d'un oiseau; et, d'un coup d'œil ironique, il
montrait par terre le déguisement tombé.
« — Tu as bien fait, Iddibal! C'est bien! » Puis,
comme le perçant de son regard aigu: «Aucun encore
ne se doute ?... »
Le vieillard lui jura par les Cabires que le mystère
était gardé. Ils ne quittaient pas leur cabane à trois
jours d'Hadrumète, rivage peuplé de tortues, avec des
palmiers sur la dune. — « Et selon ton ordre, ô maître I
10
146 SALAMMBO.
je lui apprends à laucer des javelots et à conduire
des attelages !
« — Il est fort, n'est-ce pas?
« — Oui, maître, et intrépide aussi ! ïl n'a peur ni
des serpents, ni du tonnerre, ni des fantômes. Il court
pieds nus, comme un pâtre, sur le bord des préci-
pice's .
« — Parle! parle!
<( — Il invente des pièges pour les bêtes farouches.
L'autre lune, croirais-tu, il a surpris un aigle; il le
traînait, et le sang de l'oiseau et le sang de l'enfant
s'éparpillaient dans l'air en larges gouttes, telles que
des roses emportées. La bête, furieuse, l'enveloppait
du battement de ses ailes; il l'étreignait contre sa poi-
trine, et à mesure qu'elle agonisait, ses rires redou-
blaient, éclatants et superbes comme des chocs d'é-
pées. »
llamilcar baissait la tète, ébloui par ces présages
de grandeur.
« — Mais, depuis quelque temps, une inquiétude
l'agite. Il regarde au loin les voiles qui passent sur la
mer ; il est triste, il repousse le pain, il s'informe des
Dieux et il veut connaître Carthage.
« — Non, non! pas encore! » s'écria le sufîète.
Le vieil esclave parut savoir le péril qui effrayait
Hamilcar, et il reprit:
« — Gomment le retenir? II me faut déjà lui faire
des promesses, et je ne suis venu à Carthage que pour
lui çicheter un poignard à manche d'argent avec des
perles tout autour. » Puis il conta qu'ayant aperçu le
HAMILCAK UAIICA. U7
suffète sur la terrasse, il s'était donné aux gardiens
du port pour une des femmes de Salammbô, afin de
pénétrer jusqu'à lui.
Hamilcar resta longtemps comme perdu dans ses
délibérations ; enfin il dit:
« — Demain tu te présenteras àMégara, au coucher
du soleil, derrière les fabriques de pourpre, en imitant
par trois fois le cri d'un chacal. Si tu ne me vois pas, le
premier jour de chaque lune tu reviendras à Carthage.
N'oublie rien ! Aime-le ! Maintenant, tu peux lui parler
d' Hamilcar. »
L'esclave reprit son costume, et ils sortirent ensem-
ble de la maison et du port.
Hamilcar continua seul à pied, sans escorte, car les
réunions des anciens étaient, dans les circonstances
extraordinaires, toujours secrètes, et l'on s'y rendait
mystérieusement.
D'abord il longea la face orientale de l'Acropole,
passa ensuite par le Marché aux herbes, les galeries
de Kiuisdo, le Faubourg des parfumeurs. Les rares
lumières s'éteignaient, les rues plus larges se faisaient
silencieuses, puis des ombres glissèrent dans les ténè-
bres. Elles le suivaient, d'autres survinrent, et toutes
se dirigeaient comme lui du côté des Mappales.
Le temple de Moloch était bâti au pied d'une gorge
escarpée, dans un endroit sinistre. On n'apercevait d'en
bas que de hautes murailles montant indéfiniment,
telles que les parois d'un monstrueux tombeau. La
nuit était sombre, un brouillard grisâtre semblait peser
sur la mer. Elle battait contre la falaise avec un bruit
i48 SALAMMBO.
de râles et de sanglots; et des ombres peu à peu s'éva-
nouissaient, comme si elles eussent passé à travers
les murs.
Mais sitôt qu'on avait franchi la porte, on se trou-
vait dans une vaste cour quadrangulaire, que bordaient
des arcades. Au milieu se levait une niasse d'architec-
ture à huit pans égaux. Des coupoles la surmontaient
en se tassant autour d'un second étage qui supportait
une manière de rotonde, d'oîi s'élançait un cône à
courbe rentrante, terminé par une boule au sommet.
Des feux brûlaient dans des cylindres en filigrane,
emmanchés à des perches que portaient des hommes.
Ces lueurs vacillaient sous les bourrasques du vent et
rougissaient les peignes d'or fixant à la nuque leurs
cheveux tressés. Ils couraient, s'appelaient pour rece-
voir les anciens.
Sur les dalles, de place en place, étaient accrou-
pis, comme des sphinx, des lions énormes, symboles
vivants du Soleil dévorateur. Ils sommeillaient les
paupières entre-closes. Mais, réveillés par les pas et
par les voix, ils se levaient lentement, venaient vers
les anciens, qu'ils reconnaissaient à leur costume, se
frottaient contre leurs cuisses en bombant le dos avec
des bâillements sonores ; la vapeur de leur haleine
passait sur la lumière des torches. L'agitation re-
doubla, des portes se fermèrent, tous les prêtres
s'enfuirent, et les anciens disparurent sous les colonnes
qui faisaient autour du temple un vestibule profond.
Elles étaient disposées de façon à reproduire par
leurs rangs circulaires, compris les uns dans les autres.
HAMILCAR BARCA. 449
la période saturnienne contenant les années, les années
les mois, les mois les jours, et se touchaient à la fin
contre la muraille du sanctuaire.
C'était là que les anciens déposaient leurs bâtons
en corne de narval, — car une loi, toujours observée,
punissait de mort celui qui entrait à la séance avec
une arme quelconque. Plusieurs portaient au bas de
leur vêtement une déchirure arrêtée par un galon de
pourpre, pour bien montrer qu'en pleurant la mort de
leurs proches ils n'avaient point ménagé leurs habits,
et ce témoignage d'affliction empêchait la fente de
s'agrandir. D'autres gardaient leur barbe enfermée dans
un petit sac de peau violette, que deux cordons atta-
chaient aux oreilles. Tous s'abordèrent en s'embrassant
poitrine contre poitrine. Ils entouraient Ilamilcar, ils
le félicitaient; on aurait dit des frères qui revoient
leur frère.
Ces hommes étaient généralement trapus, avec des
nez recourbés comme ceux des colosses assyriens.
Quelques-uns cependant, par leurs pommettes plus
saillantes, leur taille plus haute et leurs pieds plus '
étroits, trahissaient une origine africaine, des ancêtres
nomades. Ceux qui vivaient continuellemnet au fond
de leurs comptoirs avaient le visage pâle ; d'autres gar-
daient sur eux comme la sévérité du désert, et d'étran-
ges joyaux scintillaient à tous les doigts de leurs mains,
hâlées par des soleils inconnus. On distinguait les na-
vigateurs au balancement de leur démai'che, tandis
que les hommes d'agriculture sentaient le pressoir, les
herbes sèches et la sueur de mulet. Ces vieux pirates
HoO SALAMMBO.
faisaient labourer des campagnes, ces ramasseurs d'ar-
gent équipaient des navires, ces propriétaires de cul-
tures nourrissaient des esclaves exerçant des métiers.
Tous étaient savants dans les disciplines religieuses,
experts en stratagèmes, impitoyables et riches. Ils
avaient l'air fatigués par de longs soucis. Leurs yeux
pleins de llammes regardaient avec défiance ; et l'ha-
bitude des voyages et du mensonge, du trafic et du
commandement, donnait à toute leur personne un
aspect de ruse et de violence, une sorte de brutalité
discrète et convulsive. D'ailleurs, l'influence du Dieu
les assombrissait.
Ils passèrent d'al3ord par une salle voûtée, qui
avait la forme d'un œuf. Sept portes, correspondant
aux sept planètes, étalaient contre sa muraille sept
carrés de couleur différente. Après une longue cham-
bre, ils entrèrent dans une autre salle, pareille.
Un candélabre tout couvert de fleurs ciselées brû-
lait au fond, et chacune de ses huit branches en or
portait dans un calice de diamants une mèche de bys-
sus. 11 était posé sur la dernière des longues marches
qui allaient vers un grand autel, terminé aux angles
par des cornes d'airain. Deux escaliers latéraux con-
duisaient à son sommet aplati; on n'en voyait pas les
pierres ; c'était comme une montagne de cendres accu-
mulées, et quelque chose d'indistinct fumait dessus,
lentement. Au delà, plus haut que le candélabre, et
bien plus haut que l'autel, se dressait le Moloch, tout
en fer, avec sa poitrine d'homme ou bâillaient des ou-
vertures. Ses ailes ouvertes s'étendaient sur le mur.
HAMILCAU HARCA. 454
ses mains allongées descendaient jusqu'à terre; trois
pierres noires, que bordait un cercle jaune, figuraient
trois prunelles à son front, et, comme pour beugler,
il levait dans un effort terrible sa tète de taureau.
Autour de l'appartement étaient rangés des esca-
beaux d'ébène. Derrière chacun d'eux, une tige en
bronze posant sur trois griffes supportait un flam-
beau. Toutes ces lumières se reflétaient dans les
losanges de nacre qui pavaient la salle. Elle était si
haute que la couleur rouge des murailles, en montant
vers la voûte, se faisait noire, et les trois yeux de l'idole
apparaissaient tout en haut, comme des étoiles à demi
perdues dans la nuit.
Les anciens s'assirent sur les escabeaux d'ébène,
ayant mis par-dessus leur tête la queue de leur robe.
Ils restaient immobiles , les mains croisées dans
leurs larges manches, et le dallage de nacre semblait
un fleuve lumineux qui, ruisselant de l'autel vers la
porte, coulait sous leurs pieds nus.
Les quatre pontifes se tenaient au milieu, dos à dos,
sur quatre sièges d'ivoire formant la croix: le grand
prêtre d'Eschmoùn en robe d hyacinthe, le grand prê-
tre de Tanit en robe de lin blanc, le grand prêtre du
Khamon en robe de laine fauve, et le grand prêtre de
Moloch en robe de pourpre.
Hamilcar s'avança vers le candélabre. 11 tourna tout
autour, en considérant les mèches qui brûlaient, puis
jeta sur elles une poudre parfumée ; des flammes vio-
lettes parurent à l'extrémité des branches.
Alors une voix aiguë s'éleva, une autre y répondit
452 SALAMMBO.
— et les cent anciens, les quatre pontifes, et Hamil-
car debout, tous à la fois entonnèrent un hymne; et
répétant toujours les mêmes syllabes et renforçant les
sons, leurs voix montèrent, éclatèrent, devinrent ter-
ribles, puis, d'un seul coup, se turent.
On attendit quelque temps. Enfin Haaiilcar tira de
sa poitrine une petite statuette à trois tètes, bleue
comme du saphir, et il la posa devant lui. C'était l'image
de la Vérité, le génie même de sa parole. Puis il la
replaça dans son sein, et tous, comme saisis d'une
colère soudaine, crièrent:
« — Ce sont tes bons amis les Barbares! Traître!
infâme ! Tu reviens pour nous voir périr, n'est-ce pas?
Laissez-le parler ! — Non ! non ! »
Ils se vengeaient de la contrainte oii le cérémonial
politique les avait tout à l'heure obligés; bien qu'ils
eussent souhaité le retour d'Hamilcar, ils s'indignaient
maintenant de ce qu'il n'avait point prévenu leurs
désastres, ou plutôt ne les avait pas subis comme eux.
Quand le tumulte fut calmé, le pontife deMolochse
leva :
« — >'ous te demandons pourquoi tu n'es pas re-
venu à Carthage?
« — Que vous importe ! » répondit dédaigneusement
le suffète.
Leurs cris redoublèrent.
« — De quoi m'accusez-vous? J'ai mal conduit la
guerre, peut-être? Vous avez vu l'ordonnance de mes
batailles, vous autres qui laissez commodément à des
Barbares...
IIAMILCAK BAUCA. <u3
« — Assez ! assez ! »
Il reprit, d'une voi.v basse, pour se faire mieux
écouter :
« — Oh! cela est vrai! Je me trompe, lumières des
Baals; il en est parmi vous d'intrépides! Giscon, lève-
toi! » Et, parcourant la marche de l'autel, les paupières
à demi fermées, comme pour chercher quelqu'un, il
répéta: « Lève-toi, Giscon! tu peux m'accuser, ils te
défendront! Mais où est-il? » Puis, comme se ravisant:
« Ah! dans sa maison, suns doute? entouré de ses
fils, commandant à ses esclaves, heureux, et comptant
sur le mur les colUers d'honneur que la patrie lui a
donnés! »
Ils s'agitaient avec des haussements d'épaules,
comme flagellés par des lanières. « — Vous ne savez
même pas s'il est vivant ou s'il est mort ! » Et sans se
soucier de leurs clameurs, il disait qu'en abandonnant
le suffète, c'était la République qu'on avait abandonnée.
De même la paix romaine, si avantageuse qu'elle leur
parût, était plus funeste que vingt batailles. Quelques-
uns applaudirent, les moins riches du Conseil, suspects
d'incliner toujours vers le peuple ou vers la tyrannie.
Leurs adversaires, chefs des Syssites et administrateurs,
en triomphaient par le nombre ; les plus considérables
s'étaient rangés près d'Hannon, qui siégeait à l'autre
bout de la salle, devant la haute porte, fermée par une
tapisserie d'hyacinthe.
Il avait peint avec du fard les ulcères de sa figure.
Mais la poudre d'or de ses cheveux lui était tombée
sur les épaules, oii elle faisait deux plaques brillantes,
154 SALAMMBO.
et ils paraissaient blanchâtres, fins et crépus comme
de la laine. Des linges imbibés d'un parfum gras qui
dégouttelait sur les dalles enveloppaient ses mains, et
sa maladie sans doute avait considérablement augmenté,
car ses yeux disparaissaient sous les plis de ses pau-
pières; pourvoir, il lui fallait se renverser la tête. Ses
partisans l'engageaient à parler. Enfin, d'une voix
rauque et hideuse:
« — Moins d'arrogance, Barca! Nous avons tous été
vaincus! Chacun supporte son malheur! résigne-toi!
« — Apprends-nous plutôt, — dit en souriant
Hamilcar, — comment tu as conduit tes galères dans
la flotte romaine?
<f — J'étais chassé par le vent », répondit Hannon.
« — Tu fais comme le rhinocéros qui piétine dans
sa fiente: tu étales ta sottise! tais-toi! » Et ils com-
mencèrent à s'incriminer sur la bataille des îles
.Egales.
Hannon l'accusait de n'être pas venu à sa ren-
contre.
« — Mais c'eût été dégarnir Éryx. Il fallait prendre
le large; qui t'empêchait?... Ah! j'oubliais! tous les
éléphants ont peur de la mer! »
Les gens d'Hamilcar trouvèrent la plaisanterie si
bonne qu'ils poussèrent de grands rires. La voûte en
retentissait, comme si l'on eût frappé des tympanons.
Hannon dénonça l'indignité d'un tel outrage, cette
maladie lui étant survenue par un refroidissement au
siège d'Hécatompyle ; et des pleurs coulaient sur sa face
comme une pluie d'hiver sur une muraille en ruine.
IIAMILCAR HAUCA. «55
Hamilcar reprit :
« — Si vous m'aviez aimé autant que celui-là, il y
aurait maintenant une grande joie dans Garthage!
Combien de fois n'ai-je pas crié vers vous! et toujours
vous me refusiez de l'argent!
« — Nous en avions besoin», dirent les chefs des
Syssites.
<c — Et quand mes affaires étaient désespérées, —
nous avons bu l'urine de mulet et mangé les courroies
de nos sandales, — quand j'aurais voulu que les brins
d'herbe fussent des soldats, et faire des bataillons avec
la pourriture de nos morts, vous rappelez chez vous ce
qui me restait de vaisseaux !
<( —Nous ne pouvions pas toutrisquer », répondit
Baal-Baal, possesseur de mines d'or dans la Gétulie
darytienne. >
« — Que faisiez-vous cependant, ici, à Garthage,
dans vos maisons, derrière vos murs ? Il y a des Gau-
lois sur l'Éridan qu'il fallait pousser, des Ghananéens
à Gyrène qui seraient venus, et tandis que les Romains
envoient à Ptolémée des ambassadeurs...
« — 11 nous vante les Romains, à présent! » Quelqu'un
lui cria: « Combien t'ont-ils payé pour les défendre?
« — Demande-le aux plaines du Brutium, aux ruines
de Locre, de Métaponte et d'IIéraclée! J'ai brûlé tous
leurs arbres, j'ai pillé tous leurs temples, et jusqu'à la
mort des petits-fils de leurs petits-fils...
« — Eh! tu déclames comme un rhéteur! — fit
Kapouras, un marchand très illustre . — Que veux- tu
donc ?
136 SALAMMBO.
<f — Je dis qu'il faut être plus ingénieux ou plus
terrible ! Si l'Afrique entière rejette votre joug, c'est
que vous ne savez pas, maîtres débiles, l'attacher à ses
épaules! Agathoclès, Régulus, Cœpio, tous les hom-
mes hardis n'ont qu'à débarquer pour la prendre; et
quand les Libyens qui sont à l'Orient s'entendront avec
les Numides qui sont à l'Occident, et que les Nomades
viendront du sud et les Romains du nord... — Un cri
d'horreur s'éleva. — Oh! vous frapperez vos poitrines,
vous vous roulerez dans la poussière et vous déchire-
rez vos manteaux ! N'importe ! il faudra s'en aller tourner
la meule dansSuburreet faire la vendange sur les col-
lines du Latium. »
Ils se battaient la cuisse droite pour marquer leur
scandale, et les manches de leurs robes se levaient
comme de grandes ailes d'oiseaux effarouchés. Ilamilcar,
emporté par un esprit, continuait, debout sur la plus
haute niarche de l'autel, frémissant, terrible; il levait
les bras, et les rayons du candélabre qui brûlait der-
rière lui passaient entre les doigts commodes javelots
d'or.
« — Vous perdrez vos navires, vos campagnes,
vos chariots, vos lits suspendus, et vos esclaves qui
vous frottent les pieds! Les chacals se coucheront
dans vos palais, la charrue retournera vos tombeaux.
Il n'y aura plus que le cri des aigles et l'amoncellement
des ruines. Tu tomberas, Carthage! »
Les quatre pontifes étendirent leurs mains pour
écarter l'anathème. Tous s'étaient levés. Mais le sufîète
de la mer, magistrat sacerdotal sous la protection
IIAMILCAR n A lie A. 457
du Soleil, était inviolable tant que l'assemblée des
riches ne l'avait pas jugé. Une épouvante s'attachait
à l'autel. Ils reculèrent.
llamilcar ne parlait plus. L'œil fixe et la face aussi
pâle que les perles de sa tiare, il haletait, presque
effrayé par lui-même, et l'esprit perdu dans des vi-
sions funèbres. De la hauteur où il était, tous les flam-
beaux sur les tiges de bronze lui semblaient une vaste
couronne de feux, posée à ras des dalles ; des fumées
noires, s'en échappant, montaient dans les ténèbres
de la voûte ; le silence pendant quelques minutes fut
tellement profond qu'on entendait au loin le bruit de
la mer.
Puis les anciens se mirent à s'interroger. Leurs
intérêts, leur existence se trouvaient attaqués par les
Barbares. Mais on ne pouvait les vaincre sans le secours
du suffète ; cette considération, malgré leur orgueil,
leur fit oublier toutes les autres. On prit à part ses amis.
Il y eut des réconciliations intéressées, des sous-en-
tendus et des promesses. Hamilcar ne voulait plus se
mêler d'aucun gouvernement. Tous le conjurèrent. Ils
le supphaient ; et comme le mot de trahison revenait
dans leurs discours, il s'emporta. Le seul traître, c'était
le Grand-Conseil, car l'engagement des soldats expirant
avec la guerre, ils devenaient libres dès que la guerre
était finie ; il exalta même leur bravoure et tous les
avantages qu'on en pourrait tirer en les intéressant à
la République par des donations, des privilèges.
Alors Magdassan, un ancien gouverneur de provin-
ces, dit enroulant ses yeux jaunes :
158 SALAMMBO.
« — Vraiment, Barca, à force de voyager, tu es
devenu un Grec ou un Latin, je ne sais quoi! Que
parles-tu de récompenses pour ces hommes? Périssent
dix mille Barbares plutôt qu'un seul d'entre nous ! »
Les anciens approuvaient de la tète en murmurant:
« — Oui, faut-il tant se gêner ? on en trouve toujours! »
« — Et l'on s'en débarrasse commodément, n'est-
ce pas? On les abandonne, ainsi que vous avez fait en
Sardaigne. On avertit l'ennemi du chemin qu'ils doivent
prendre , comme pour ces Gaulois dans la Sicile , ou
bien on les débarque au milieu de la mer. En revenant,
j'ai vu le rocher tout blanc de leurs os! »
« — Quel malheur! » fit impudemment Kapouras.
« — Est-ce qu'ils n'ont pas cent fois tourné à l'en-
nemi? » exclamaient les autres.
Hamilcar s'écria :
'' « — Pourquoi donc, malgré vos lois, les avez- vous
rappelés à Garthage? Et quand ils sont dans votre ville,
pauvres et nombreux au miUeu de toutes vos richesses,
ridée ne vous vient pas de les affaiblir par la moindre
division! Ensuite vous les congédiez avec leurs femmes
et avec leurs enfants, tous, sans garder un seul otage !
Comptiez-vous qu'ils s'assassineraient pour vous épar-
gner la douleur de tenir vos serments? Vous les haïs-
\ sez, parce qu'ils sont forts! Vous me haïssez encore
plus, moi, leur maître! Oh! je l'ai sen(i, tout à l'heure,
quand vous me baisiez les mains, et que vous vous re-
teniez tous pour ne pas les mordre! »
Si lestions qui dormaient dans la cour fussent en-
trés en hurlant, la clameur n'eût pas été plus épouvan-
IIAMILCAll CARCA. 159
table. Mais le pontife d'Eschmoûn se leva, et les deux
genoux l'un contre l'autre, les coudes au corps, tout
droit et les mains à demi ouvertes, il dit :
« — Barca, Garlhage a besoin que tu prennes
contre les Mercenaires le commandement général des
forces puniques.
« — Je refuse ! » répondit Hamilcar.
« — Nous te donnerons pleine autorité », crièrent
les chefs d,es Syssites.
« — Non !
« — Sans aucun contrôle, sans partage, tout l'ar-
gent que tu voudras, tous les captifs, tout le butin,
cinquante zerets de terre par cadavre d'ennemi.
« — Non ! non ! parce qu'il est impossible de vain-
cre avec vous !
« — Il en a peur?
« — Parce que vous êtes lâches, avares, ingrats,
pusillanimes et fous !
« — Il les ménage !
« — Pour se mettre à leur tête », dit quelqu'un.
« — Et revenir sur nous » , dit un autre ; et du
fond de la salle, llannon hurla :
« — 11 veut se faire roi ! »
Alors ils bondirent, en renversant les sièges et les
flambeaux ; leur foule s'élança vers l'autel ; ils bran-
dissaient des poignards. Mais, fouillant sous ses man-
ches, Hamilcar tira deux larges coutelas ; — et à demi
courbé, le pied gauche en avant, les yeux flamboyants,
les dents serrées, il les défiait, immobile sous le can-
délabre d'or.
160 SALAMMBO.
Ainsi, par précaution, ils avaient apporté des armes;
c'était un crime; ils se regardèrent les uns les autres,
effrayés. Comme tous étaient coupables, chacun bien
vite se rassura; et peu à peu, tournant le dos au suf-
fète, ils redescendirent, enragés d'humiliation; pour
la seconde fois, ils reculaient devant lui. Pendant
quelque temps, ils restèrent debout. Plusieurs qui
s'étaient blessé les doigts les portaient à leur bouche
ou les roulaient doucement dans le bas de leur man-
teau, et ils allaient s'en aller quand Ilamilcar entendit
ces paroles :
« — Eh ! c'est une délicatesse pour ne pas affliger
sa fille ! »
• Une voix plus haute s'éleva:
« — Sans doute, puisqu'elle prend ses amants
parmi les Mercenaires ! »
D'abord il chancela, puis ses yeux cherchèrent ra-
pidement Shahabarim. Seul, le prêtre de Tanit était
resté à sa place ; et Hamilcar n'aperçut de loin que son
haut bonnet. Tous lui ricanaient <à la face. A mesure
qu'augmentait son angoisse, leur joie redoublait, et, au
milieu des huées, ceux qui étaient par derrière criaient:
« — On l'a vu sortir de sa chambre !
« — Un matin du mois de Tammouz !
« — C'est le voleur du zaïmph !
« — Un homme très beau !
« — Plus grand que toi ! »
Il arracha sa tiare, insigne de sa dignité, — sa
tiare à huit rangs mystiques dont le milieu portait une
coquille d'émeraude, — et à deux mains, de toutes ses
H.VMILGAK BAUCA. H6[
forces, il la laiina par terre ; les cercles d'or en se
brisant rebondirent, et les perles sonnèrent sur les
dalles. Ils virent alors sur la blancheur de son front
une longue cicatrice ; elle s'agitait comme un serpent
entre ses sourcils ; tous ses membres tremblaient.
Il monta un des escaliers latéraux qui conduisaient
sur l'autel, — et il marchait dessus ! C'était se
vouer au Dieu, s'offrir en holocauste. Le mouvement
de son manteau agitait les lueurs du candélabre plus
bas que ses sandales, et la poudre fine, soulevée par
ses pas, l'entourait comme un nuage jusqu'au ventre.
Il s'arrêta entre les jambes du colosse d'airain. Il
prit dans ses mains deux poignées de cette poussière
dont la vue seule faisait frissonner d'horreur tous les
Carthaginois, et il dit :
<( — Parles cent flambeaux de vos intelligences ! par
les huit feux des Kabyres ! par les étoiles, les météores
et les volcans ! pa? tout ce qui brûle ! par la soif du
Désert et la salure de l'Océan ! par la caverne d'Ha-
drumète et l'empire des âmes ! par l'extermination !
par la cendre de vos fils, et la cendre des frères de vos
aïeux, avec qui maintenant je confonds la mienne !
vous, les cent du Conseil de Carthage, vous avez
menti en accusant ma fille ! Et moi, Hamilcar Barca,
suffète de la mer, chef des riches et dominateur du
peuple, devant Moloch à tête de taureau, je jure — On
s'attendait à quelque chose d'épouvantable ; il reprit
d'une voix plus haute et plus calme — : Que même
je ne lui en parlerai pas ! »
Les serviteurs sacrés, portant des peignes d'or, en-
11
162 SALAMMBO.
trèrent, — les uns avec des éponges de pourpre, les
autres avec des branches de palmier. Ils relevèrent le
rideau d'hyacinthe étendu devant la porte ; et par l'ou-
verture de cet angle, on aperçut au fond des autres
salles le grand ciel rose qui semblait continuer la voûte,
en s'appuyant à l'horizon sur la mer toute bleue. Le
soleil, sortant des flots, montait, 11 frappa tout à coup
contre la poitrine du colosse d'airain, divisé en sept
compartiments que fermaient des grilles. Sa gueule aux
dents rouges s'ouvrait dans un horrible bâillement ;
ses naseaux énormes se dilataient, le grand jour l'ani-
mait, lui donnait un air terrible et impatient, comme
s'il avait voulu bondir au dehors pour se mêler avec
l'astre, le Dieu, et parcourir ensemble les immensités.
Les flambeaux répandus par terre brûlaient encore,
en s'allongeant çà et là sur les pavés de nacre comme
des taches de sang. Les anciens chancelaient épuisés ;
ils aspiraient à pleins poumons la 'fraîcheur de l'air;
la sueur coulait sur leurs faces livides ; à force d'avoir
crié, ils ne s'entendaient plus. Mais leur colère contre
le suff'ète n'était point calmée ; en manière d'adieux
ils lui jetaient des menaces, et Hamilcar leur répon-
dait :
'c — A la nuit prochaine, Barca, dans le temple
d'Eschmoùn !
«■ — J'y serai !
<f — Nous te ferons condamner par les riches !
<f — £t moi par le peuple !
« — Prends garde de finir sur la croix !
« — Et vous, déchirés dans les rues ! »
IIAMILCAR BARCA. ^63
Dès qu'ils furent sur le seuil de la cour, ils reprirent
un calme maintien.
Leurs coureurs et leurs cochers les attendaient à
la porte. La plupart s'en allèrent sur des mules blan-
ches. Le suflete sauta dans son char, prit les rênes;
les deux bètes, courbant leur encolure et frappant en
cadence les cailloux qui rebondissaient, montèrent au
grand galop toute la voie des Mappales, et le vautour
d'argent, à la pointe du timon, semblait voler tant
le char passait vite.
La route traversait un champ, planté de longues
dalles, aiguës par le sommet, telles que des pyramides,
et qui portaient, entaillées à leur milieu, une main ou-
verte comme si le mort couché dessous l'eût tendue
vers le ciel pour réclamer quelque chose. Ensuite,
étaient disséminées des cabanes en terre, en branchages,
en claies de joncs, toutes de forme conique. De petits
murs en cailloux, des rigoles d'eau vive, des cordes de
sparterie, des haies de nopals séparaient irrégulière-
ment ces habitations, qui se tassaient de plus en plus,
en s'élevant vers les jardins du suifète. Mais Hamilcar
tendait ses yeux sur une grande tour dont les trois
étages faisaient trois monstrueux cylindres, le premier
bâti en pierres, le second en briques, et le troisième,
tout en cèdres, — supportant une coupole de cuivre
sur vingt-quatre colonnes de genévrier, d'où retom-
baient, en manière de guirlande, des chaînettes d'ai-
rain entrelacées. Ce haut édifice dominait les bâtiments
qui s'étendaient à droite, les entrepôts, la maison de
164 SALAMMBO.
commerce, tandis que le palais des femmes se dressait
au fond des cyprès, — alignés comme deux murailles
de bronze.
Quand le char retentissant fut entré par la porte
étroite, il s'arrêta sous un large hangar, où des che-
vaux , retenus à des entraves , mangeaient des tas
d'herbes coupées.
Tous les serviteurs accourent. Ils faisaient une mul-
titude, ceux qui travaillaient dans les campagnes, par
terreur des soldats, ayant été ramenés à Carthage. Les
laboureurs, vêtus de peaux de bêtes, traînaient des
chaînes rivées à leurs chevilles ; les ouvriers des ma-
nufactures de pourpre avaient les bras rouges comme
des bourreaux ; les marins, des bonnets verts ; les
pêcheurs, des colliers de corail ; les chasseurs, un filet
sur l'épaule ; et les gens de Mégara , des tuniques
blanches ou noires, des caleçons de cuir, des calottes
de paille, de feutre ou de toile, selon leur service ou
leurs industries différentes.
Par derrière se pressait une populace en haillons.
Ils vivaient, ceux-là, sans aucun emploi, loin des ap-
partements , dormaient la nuit dans les jardins, dévo-
raient les restes des cuisines, — moisissure humaine
qui végétait à l'ombre du palais. Ilamilcar les tolérait,
par prévoyance encore plus que par dédain. Tous, en
témoignage de joie, s'étaient mis une fleur à l'oreille,
et beaucoup d'entre eux ne l'avaient jamais vu.
Mais des hommes, coiffés comme des sphinx et
munis de grands bâtons, s'élancèrent dans la foule, en
frappant de droite et de gauche. C'était pour repousser
IIAMILCAIl B.VRCA. IGo
les esclaves curieux de voir le maître, afin qu'il ne fût
pas assailli sous leur nombre et incommodé par leur
odeur.
Alors, tous se jetèrent à plat ventre en criant :
<( — (Eil de Baal, que ta maison fleurisse 1 » Et
entre ces hommes, ainsi couchés par terre dans l'a-
venue des cyprès, l'intendant des intendants, Abda-
lonim, coifl"é d'une mitre blanche, s'avança vers
llamilcar, un encensoir à la main.
Salammbô descendait l'escalier des galères. Toutes
ses femmes venaient derrière elle ; et, à chacun de ses
pas, elles descendaient aussi. Les tètes des négresses
^ marquaient de gros points noirs la ligne des bandeaux
à plaques d'or qui serraient le front des Romaines.
D'autres avaient dans les cheveux des flèches d'argent,
des papillons d'émeraudes, ou de longues aiguilles
étalées en soleil. Sur la confusion de ces vêtements
blancs, jaunes et bleus, les anneaux, les agrafes, les
colliers, les franges, les bracelets resplendissaient; un
murmure d'étoffes légères s'élevait; on entendait le
claquement des sandales avec le bruit sourd des pieds
nus posant sur le bois : — et, çà et là, un grand eunu-
que, qui les dépassait des épaules, souriait, la face en
l'air. Quand l'acclamation des hommes se fut apaisée,
en se cachant le visage avec leurs manches, elles pous-
sèrent ensemble un cri bizarre, pareil au hurlement
d'une louve ; et il était si furieux et si strident qu'il
semblait faire, du haut en bas, vibrer comme une lyre
le grand escalier d'ébène tout couvert de femmes.
Le vent soulevait leurs voiles; les minces tiges des
166 SALAMMBO.
papyrus se balançaient doucement. On était au mois
de Schebar, en plein hiver. Les grenadiers en fleur
se bombaient sur l'azur du ciel, et à travers les bran-
ches, la mer apparaissait, avec une ile au loin, à demi
perdue dans la brume.
Ilamilcar s'arrêta, en apercevant Salammbô. Elle
lui était survenue après la mort de plusieurs enfants
mâles. D'ailleurs, la naissance des filles passait pour
une calamité dans les religions du Soleil. Les Dieux,
plus tard, lui avaient envoyé un lils ; mais il gardait
quelque chose de son espoir trahi et comme l'ébranle-
ment de la malédiction, qu'il avait prononcée contre
elle. Salammbô, cependant, continuait à marcher.
Des perles de couleurs variées descendaient en lon-
gues grappes de ses oreilles sur ses épaules et jus-
qu'aux coudes. Sa chevelure était crêpée, de façon à
simuler un nuage. Elle portait, au tour du cou, de
petites plaques d'or quadrangulaires représentant une
femme entre deux lions cabrés ; et son costume repro-
duisait en entier l'accoutrement de la Déesse. Sa robe
d'hyacinthe, à manches larges, lui serrait la taille en
s'évasant parle bas. Le vermillon de ses lèvres faisait
paraîti'e ses dents plus blanches, et l'antimoine de ses
paupières ses yeux plus longs. Ses sandales, coupées
dans un plumage d'oiseau, avaient des talons très hauts,
et elle était pâle extraordinairement, à cause du froid
sans doute.
Enfin elle arriva près d'Hamilcar, et, sans le re-
garder, sans lever la tête, elle lui dit :
« — Salut, Œil de Baalim, gloire éternelle ! triom-
HA.MILCAH DAKCA. 467
plie! loisir! satisfaction! richesse! Voilà longtemps
que mon cœur était triste, et la maison Languissait.
Mais le maître qui revient est comme Tammouz ressus-
cité; et sous ton regard, ô père, une joie, une existence
nouvelle va partout s'épanouir! »
Et prenant des mains de Taanach un petit vase
oblong où fumait un mélange de farine, de beurre, de
cardamome et de vin: — « Bois à pleine gorge, —
dit-elle, — la boisson du retour préparée par ta ser-
vante. »
11 répliqua: — « Bénédiction sur toi! » et il saisit
machinalement le vase d'or qu'elle lui tendait.
Cependant il l'examinait avec une attention si âpre
que Salammbô troublée balbutia:
« — On t'a dit, ô maître!...
« — Oui! je sais! » ût Hamilcar à voix basse.
Était-ce un aveu? ou parlait-elle des Barbares? Et
il ajouta quelques mots vagues sur les embarras pu-
blics qu'il espérait à lui seul dissiper.
« — 0 père ! exclama Salammbô, tu n'effaceras
pas ce qui est irréparable ! »
11 se recula, et Salammbô s'étonnait de son ébahis-
sement; car elle ne songeait point à Cartilage, mais au
sacrilège dont elle se trouvait complice. Cet homme,
qui faisait trembler les légions et qu'elle connaissait
à peine, l'effrayait comme un dieu ; il avait deviné,
il savait tout, quelque chose de terrible allait venir.
Elle s'écria: « Grâce! »
Hamilcar baissa la tète lentement.
Bien qu'elle voulût s'accuser, elle n'osait ouvrir les
1G8 SALAMMBO.
lèvres ; cependant elle étouffait du besoin de se plain-
dre et d'être consolée. Ilamilcar combattait l'envie
de rompre son serment. 11 le tenait par orgueil, ou
par crainte d'en finir avec son incertitude; et il la
regardait en face, de toutes ses forces, pour saisir ce
qu'elle cachait au fond de son cœur.
Peu à peu, en haletant, Salammbô s'enfonçait la
tête dans les épaules, écrasée par ce regard trop
lourd. 11 était sur maintenant qu'elle avait failli dans
l'étreinte d'un Barbare; il frémissait, il leva ses deux
poings. Elle poussa uu cri et tomba entre ses femmes,
qui s'empressèrent autour d'elle.
Hamilcar tourna les talons. Tous les intendants le
suivirent.
On ouvrit la porte des entrepôts, — et il entra dans
une vaste salle ronde où aboutissaient, comme les
rayons d'une roue à son moyeu, de longs couloirs qui
conduisaient vers d'autres salles. Un disque de pierre
s'élevait au centre avec des balustres pour soutenir des
coussins accumulés sur des tapis.
Le suffète se promena d'abord à grands pas rapi-
des; il respirait bruyamment, il frappait la terre du
talon, il se passait la main sur le front comme un
homme harcelé par les mouches. Mais il secoua la tête,
et en apercevant l'accumulation de ses richesses,
il se calma ; sa pensée, qu'attiraient les perspectives
des couloirs, se répandait dans les autres salles pleines
de trésors plus rares. Des plaques de bronze, des hn-
gots d'argent et des barres de fer alternaient avec les
saumons d'étain apportés des cassitérides par la mer
IIAMILCAU liAUCA. 169
ténébreuse ; les gommes du pays des noirs débordaient
de leurs saes en écorce de palmier; et la poudre d'or,
tassée dans des outres, fuyait insensiblement par les
coutures trop vieilles. De minces filaments, tirés des
plantes marines, pendaient entre les lins d'Egypte, de
Grèce, de Taprobane et de Judée; des madrépores,
tels que de larges buissons, se hérissaient au pied des
murs; et une odeur indéfinissable flottait, exhalaison
des parfums, des cuirs, des épices et des plumes d'au-
truche liées en gros bouquets tout au haut de la voûte.
Devant chaque couloir, des dents d'éléphants posées
debout, en se réunissant par les pointes, formaient
arc au-dessus de la porte.
Enfin, il monta sur le disque de pierre. Tous les in-
tendants se tenaient les bras croisés, la tête basse,
tandis qu'Abdalonim levait d'un air orgueilleux sa mi-
tre pointue.
Ilamilcar interrogea le chef des navires. C'était un
vieux pilote aux paupières éraillées par le vent, et des
flocons blancs descendaient] usqu'à ses hanches, comme
si l'écume des tempêtes lui était restée sur la barbe.
11 répondit qu'il avait envoyé une flotte par Gadès
et Thymiamata, pour tâcher d'atteindre Eziongaber,
en doublant la Corne du sud et le promontoire des
Aromates.
D'autres avaient continué dans l'Ouest, durant quatre
lunes, sans rencontrer de rivages; mais la proue
des navires s'embarrassait dans les herbes, l'horizon
retentissait continuellement du bruit des cataractes,
des brouiUards couleur de sang obscurcissaient le so-
170 SALAMMBO.
leil, une brise toute charg-ée de parfums endormait les
équipages ; et à présent ils ne pouvaient rien dire, tant
leur mémoire était troublée. Cependant on avait re-
monté les fleuves des Scythes, pénétré en Golchide,
chez les Jugriens, chez les Estiens, ravi dans l'Ai-chipel
quinze cents vierges et coulé bas tous les vaisseaux
étrangers naviguant au delà du cap CEstrymon, pour
que le secret des routes ne fût pas connu. Le roi Ptolé-
mée retenait l'encens de Schesbar; Syracuse, Elathia,
la Corse et les îles n'avaient rien fourni, et le vieux
pilote baissa la voix pour annoncer qu'une trirème
était^ prise à Rusicada par les Numides, — « car ils
sont avec eux, maître ».
Hamilcar fronça les sourcils ; puis il fit signe de par-
ler au chef des voyages, enveloppé d'une robe brune
sans ceinture, et la tète prise dans une longue écharpe
d'étoffe blanche qui, passant au bord desabouche, lui
retombait par derrière sur Tépaule.
Les caravanes étaient parties régulièrement à l'équi-
noxe d'hiver. Mais, de quinze cents hommes se diri-
geant sur l'extrême Ethiopie avec d'excellents cha-
meaux, des outres neuves et des provisions de toiles
peintes, un seul avait reparu à Carthage, — les autres
étant morts de fatigue ou devenus fous par la terreur du
Désert ; — et il disait avoir vu, bienaudelàduHarousch-
Noir, après les Atarantes et le pays des grands singes,
d'immenses royaumes où les moindres ustensiles sont
tous en or, un fleuve couleur de lait, large comme une
mer, des forêts d'arbres bleus, des collines d'aromates,
des monstres à figure humaine végétant sur les rochers
HAMILCAR BARCA. ai
et dont les prunelles, pour vous regarder, s'épanouis-
sent comme des fleurs; puis, derrière des lacs tout
couverts de dragons, des montagnes de cristal qui
supportent le soleil. D'autres étaient revenus de l'Inde
avec des paons, du poivre et des tissus nouveaux.
Quant à ceux qui vont acheter des calcédoines par le
chemin des Syrtes et le temple d'Ammon, sans doute
ils avaient péri dans les sables. Les caravanes de la
Gétulie et de Phazzana avaient fourni leurs prove-
nances habituelles ; mais il n'osait à présent, lui, le
chef des voyages, en équiper aucune.
Hamilcar comprit ; les Mercenaires occupaient la
campagne. Avec un sourd gémissement, il s'appuya sur
l'autre coude; et le chef des métairies avait si peur
de parler, qu'il tremblait horriblement malgré ses
épaules trapues et ses grosses prunelles rouges. Sa face
camarde, comme celle d'un dogue, était surmontée d'un
réseau en filsd'écorces;il portait un ceinturon en peau
(^e léopard avec tous les poils et où reluisaient deux
formidables coutelas.
Dès qu'Hamilcar se détourna, il se mit, en criant,
à invoquer les Baals. Ce n'était pas sa faute ! il n'y pou-
vait rien ! Il avait observé les températures, les terrains,
les étoiles, fait les plantations au solstice d'hiver, les
élagages au décours de la lune, inspecté les esclaves,
ménagé leurs habits.
Hamilcar s'irritait de cette loquacité. Il claqua de
la langue, et Yhomme au coutelas d'une voix rapide:
« — Ah ! maître ! ils oot tout pillé ! tout saccagé !
tout détruit! Trois mille pieds d'arbres sont coupés à
172 SALAMMBO.
Mascbala, et à Ubada les greniers défoncés, les citer-
nes comblées ! A Tedès, ils ont emporté quinze cents
gomors de farine ; à Marazzana, tué les pasteurs, mangé
les troupeaux, brûlé ta maison, ta belle maison à
poutres de cèdre, oti tu venais l'été ! Les esclaves de
Tuburbo, qui sciaient de l'orge, se sont enfuis vers les
montagnes; et les ânes, les bardeaux, les mulets, les
bœufs de Taormine, et les chevaux orynges, plus un
seul! tous emmenés! C'est une malédiction! je n'y sur-
vivrai pas! y> Il reprenait en pleurant: « Ah ! si tu savais
comme les celliers étaient pleins et les charrues relui-
santes! Ah! les beaux béliers! ah! les beaux tau-
reaux!... »
' La colère d'Hamilcar Tétouffait. Elle éclata:
« — Tais-toi ! Suis-je donc un pauvre? Pas de
mensonges! dites vrai! Je veux savoir tout ce que j'ai
perdu, jusqu'au dernier sicle, jusqu'au dernier cab!
Abdalonim, apporte-moi les comptes des vaisseaux,
ceux des caravanes, ceux des métairies, ceux de la
maison! Et si votre conscience est trouble, malheur
sur vos tètes! — Sortez! »
Les intendants, marchant à reculons et les poings
jusqu'à terre, sortirent.
Abdaloniui alla prendre au milieu d'un casier, dans
la muraille, des cordes à nœuds, des bandes de toile
ou de papyrus, des omoplates de mouton chargées
d'écritures fines. Il les déposa aux pieds d'Hamilcar,
lui mit entre les mains un cadre de bois garni de trois
fils intérieurs où étaient passées des boules d'or, d'ar-
gent et de corne, et il commença :
IIAMILCAU BARCA. n3
« — Genl quatre-vingt-douze maisons dans les Map-
pales, louées aux Carthaginois nouveaux à l'aison d'un
béka par lune.
« — Non! c'est trop! ménage les pauvres! et lu
écriras les noms de ceux qui te paraîtront les plus
hardis, en tâchant de savoir s'ils sont attachés à la
République ! Après ? »
Abdalonini hésitait, surpris de cette générosité.
Ilaujilcar lui arracha des mains les bandes de
toile.
« — Qu'est-ce donc? trois palais autour de Khamon
à douze kesitah par mois! Mets-en vingt! Je ne veux
pas que les riches me dévorent. »
L'intendant des intendants, après un long sakit,
reprit :
« — Prêté à Tigillas, jusqu'à la fin delà saison, deux
kikar au denier trois , intérêt maritime ; à Bar-Mal-
karth, quinze cents sicles sur le gage de trente esclaves.
Mais douze sont morts dans les marais salins.
« — C'est qu'ils n'étaient pas robustes , dit en
riant le suffète. N'importe ! s'il a besoin d'argent,
satisfais-le ! Il faut toujours prêter, et à des intérêts
divers, selon la richesse des personnes. »
Alors le serviteur s'empressa de lire tout ce
qu'avaient rapporté les mines de fer d'Annaba, les
pêcheries de corail, les fabriques de pourpre, la ferme
de l'impôt sur les Grecs domiciliés, l'exportation de
l'argent en Arabie où il valait dix fois l'or, les prises
des vaisseaux, déduction faite du dixième pour le
temple de la Déesse. — « Chaque fois j'ai déclaré
i74 SALAMMBO.
un quart de moins, maître ! » Hamilcar comptait avec
les billes ; elles sonnaient sous ses doigts.
,c — Assez ! Qu'as-tu payé ?
« — A Stratoniclès de Gorinthe et à trois marchands
d'Alexandrie, sur les lettres que voilà (elles sont ren-
trées), dix mille drachmes athéniennes et douze talents
d'or syriens. La nourriture des équipages s'élevant à
vingt mines par mois pour une trirème...
(( — Je le sais ! combien de perdues?
(' — En voici le compte sur ces lames de plomb,
dit l'intendant. Quant aux navires nolisés en commun,
comme il a fallu souvent jeter les cargaisons à la mer,
on a réparti les pertes inégales par têtes d'associés.
Pour des cordages empruntés aux arsenaux et qu'il a
été impossible de leur rendre, les Syssites ont exigé
huit cents késitah, avant l'expédition d'Utique.
« — Encore eux ! » fit Hamilcar en baissant la tête;
et il resta quelque temps comme écrasé par le poids de
toutes les haines qu'il sentait sur lui : » — Mais je ne
vois pas les dépenses de Mégara ? »
Abdalonini en pâlissant alla prendre, dans un autre
casier, des planchettes de sycomore, enfdées par pa-
quets à des cordes de cuir.
Hamilcar l'écoutait, curieux des détails domestiques,
et s'apaisant à la monotonie de cette voix qui énumé-
rait des chiffres ; Abdalonim se ralentissait. Tout à coup,
il laissa tomber par terre les feuilles de bois et il se
jeta lui-même à plat ventre, les bras étendus, dans la
position des condamnés. Hamilcar, sans s'émouvoir,
ramassa les tablettes ; et ses lèvres s'écartèrent et ses
IIAMILCAR BARCA. 475
yeux s'agrandirent, lorsqu'il aperçut, à la dépense
d'un seul jour, une exorbitante consommation de
viandes, de poissons, d'oiseaux, de vins et d'aromates,
avec des vases brisés, des esclaves morts, des tapis
perdus.
Abdalonim, toujours prosterné, lui apprit le festin
des Barbares. Il n'avait pu se soustraire à l'ordre des
anciens. — Salammbô, d'ailleurs, voulait que l'on pro-
diguât de l'argent pour mieux recevoir les soldats.
Au nom de sa fille, Hamilcar se leva d'un bond.
Puis, en serrant les lèvres, il s'accroupit sur les cous-
sins ; il en* déchirait les franges avec ses ongles, hale-
tant, les prunelles fixes.
« -- Lève-toi! » dit-il; et il descendit.
• Abdalonim le suivait; ses genoux tremblaient. Mais,
saisissant une barre de fer, il se mit comme un furieux
à desceller les dalles. Un disque de bois sauta, et bien-
tôt parurent sur la longueur du couloir plusieurs de
ces larges couvercles qui bouchaient les fosses où Ton
conservait le grain.
« — Tu le vois. Œil de Baal, — dit le serviteur en
tremblant, — ils n'ont pas encore tout pris ! et elles
sont profondes, chacune, de cinquante coudées et
combles jusqu'au bord ! Pendant ton voyage, j'en ai fait
creuser dans les arsenaux, dans les jardins, partout !
Ta maison est pleine de blé, comme ton cœur de sa-
gesse ! »
Un sourire passa sur le visage d'Hamilcar :
« — C'est bien, Abdalonim ! » Puis se penchant à
son oreille : « Tu en feras venir de rÉtrurie, du Bru-
476 SALAMxMBO.
tiuni, d'où il te plaira, et n'importe à quel prix ! En-
tasse et garde ! Il faut que je possède, à moi seul, tout
le blé de Carthage. »
Quand ils furent à l'extrémité du couloir, Abdalo-
nim, avec une des clefs qui pendaient à sa ceinture,
ouvrit une grande chambre quadrangulaire, divisée au
milieu par des piliers de cèdre. Des monnaies d'or,
d'argent et d'airain, disposées sur des tables ou en-
foncées dans des niches, montaient le long des quatre
murs jusqu'aux lambourdes du toit. D'énormes couffes
en peau d'hippopotame supportaient, dans les coins,
des rangs entiers de sacs plus petits ; des tas de billon
faisaient des monticules sur les dalles ; et, rà et là,
quelque pile trop haute, s'étant écroulée, avait l'air d'une
colonne en ruine. Les grandes pièces de Carthage,
représentant Tanit avec un cheval sous un palmier, se
mêlaient à celles des colonies, marquées d'un taureau,
d'une étoile, d'un globe ou d'un croissant. Puis l'on
voyait disposées, par sommes inégales, des pièces de
toutes les valeurs, de toutes les dimensions, de tous
les âges, — depuis les vieilles d'Assyrie, minces comme
l'ongle, jusqu'aux vieilles du Latium, plus épaisses que
la main, avec les boutons d'Égine, les tablettes de la
Bactriane, les courtes tringles de l'ancienne Lacédé-
mone ; plusieurs étaient couvertes de rouille, encras-
sées, verdies par l'eau ou noircies par le feu, ayant été
prises dans des filets, ou, après les sièges, parmi les
décombres des villes. Le suffète eut bien vite supputé
si les sommes présentes correspondaient aux gains et
aux dommages qu'on venait de lui lire; et il s'en allait
IIA.MILCAR BAUCA. r,7
lorsqu'il aperçut trois jarres crairain complètement
vides. Abdalonim détourna la tôte eu signe d'horreur !
Ilamilcar résigné ne parla point.
Ils traversèrent d'autres couloirs, d'autres salles,
et arrivèrent enfin devant une porte où, pour la garder
mieux, un homme était attaché par le ventre à une
longue chaîne scellée dans le mur, coutume des Ro-
mains nouvellement introduite à Carthage. Sa barbe et
ses ongles avaient démesurément poussé, et il se ba-
lançait de droite et de gauche avec l'oscillation conti-
nuelle des bêtes captives. Sitôt qu'il reconnut Ilamil-
car, il s'élança vers lui en criant :
(c — Grâce, CEil de Baal ! pitié ! tue-moi ! voilà dix
ans que je n'ai vu le soleil ! Au nom de ton père, grâce ! »
Ilamilcar, sans lui répondre, frappa dans ses mains;
trois hommes parurent ; et tous les quatre à la fois, en
raidissant leurs bras, ils retirèrent de ses anneaux la
barre énorme qui fermait la porte. Hamilcar prit un
flambeau et disparut dans les ténèbres.
C'était, croyait-on, l'endroit des sépultures de la
famille ; mais on n'eût trouvé qu'un large puits. Il était
creusé seulement pour dérouter les voleurs et ne
cachait rien. Ilamilcar passa auprès; puis, en se bais-
sant, il fit tourner sur ses rouleaux une meule très
lourde, et par cette ouverture il entra dans un appar-
tement bâti en forme de cône.
Des écailles d'airain couvraient les murs ; au miheu,
sur un piédestal de granit, s'élevait la statue d'un
Kabyre avec le nomd'Alètes, inventeur des mines dans
la Geltibérie. Contre sa base, par terre, étaient dis-
12
178 SALAMMBO.
posés en croix de larges boucliers d'or et des vases
d'argent monstreiix, à goulot fermé, d'une forme extra-
vagante et qui ne pouvaient servir; car on avait cou-
tume de fondre ainsi des quantités de métal pour que
les dilapidations et même les déplacements fussent
presque impossibles.
Avec son flambeau, il alluma une lampe de mineur
fixée au bonnet de l'idole ; des feux verts, jaunes,
bleus, violets, couleur de vin, couleur de sang, tout
à coup illuminèrent la salle. Elle était pleine de pier-
reries qui se trouvaient dans des calebasses d'or ac-
crochées comme des lampadaires aux lames d'airain,
ou dans leurs blocs natifs rangés au bas du mur.
C'étaient des callaïs arrachées des montagnes à coups
de fronde, des escarboucles formées par l'urine des
lynx, des glossopètres tombés de la lune, des tyanos,
des diamants, des sandastrum, des béryls, avec les trois
espèces de rubis, les quatre espèces de saphir et les
douze espèces d'émeraudes. Elles fulguraient, pareilles
à des éclaboussures de lait, à des glaçons bleus, à de
la poussière d'argent, et jetaient leurs lumières en
nappes, en rayons, en étoiles. Les céraunies engendrées
par le tonnerre étincelaient près des calcédoines qui
guérissent des poisons. Il y avait des topazes du mont
Zabarca pour prévenir les terreurs, des opales de la
Bactriane qui empêchent les avortements, et des cornes
d'Ammon que l'on place sous les lits afin d'avoir des
songes.
Les feux des pierres et les flammes de la lampe se
miraient dans les grands bouchers d'or. Hamilcar
llAiMILCAU BAUCA. 479
debout souriait, les bras croisés ; — et il se délectait
moins dans le spectacle que dans la conscience de ses
richesses. Elles étaient inaccessibles, inépuisables, in-
finies. Ses aïeux, dormant sous ses pas, envoyaient à
son cœur quelque chose de leur éternité. Il se sentait
tout près des génies souterrains. C'était comme la joie
d'un Kabyre ; et les grands rayons lumineux frappant
son visage lui semblaient l'extrémité d'un invisible
réseau, qui, à travers des abîmes, l'attachaient au centre
du monde.
Une idée le fit tressaillir, et, s'étant placé derrière
l'idole, il marcha droit vers le mur. Puis il examina
parmi les tatouages de son bras une ligne horizontale
avec deux autres perpendiculaires, ce qui exprimait, en
chiffres chananéens, le nombre treize. Alors il compta
jusqu'à la treizième des plaques d'airain, releva encore
une fois sa large manche ; et la main droite étendue, il
Hsait à une autre place de son bras d'autres lignes
plus compliquées, tandis qu'il promenait ses doigts dé-
licatement, à la façon d'un joueur de lyre. Enfin, avec
son pouce, il frappa sept coups; et d'un seul bloc,
toute une partie de la muraille tourna.
Elle dissimulait une sorte de caveau, où étaient en-
fermées des choses mystérieuses, qui n'avaient pas de
nom, et d'une incalculable valeur. Hamilcar descendit
les trois marches ; il prit dans une cuve d'argent une
peau de lama flottant sur un liquide noir, puis il re-
monta.
Abdalonim se remit alors à marcher devant lui. Il
frappait les pavés avec sa haute canne garnie de son-
180 SALAM3IB0.
nettes au pommeau, et, devant chaque appartement,
criait le nom d'IIamilcar, entouré de louanges et de
bénédictions.
Dans la galerie circulaire où aboutissaient tous les
couloirs, on avait accumulé le long des murs des- pou-
trelles d'algummin, des sacs de lausonia, des gâteaux
en terre de Lemnos, et des carapaces de tortue toutes
pleines de perles. Le suiTète, en passant, les effleurait
avec sa robe, sans même regarder de gigantesques
morceaux d'ambre, matière presque divine formée par
les rayons du soleil.
Un nuage de vapeur odorante s'échappa.
« — Pousse la porte ! »
Ils entrèrent.
Des hommes nus pétrissaient des pâtes, broyaient
des herbes, agitaient des charbons, versaient de Thuile
dans des jarres, ouvraient et fermaient les petites cel-
lules ovoïdes creusées tout autour de la muraille, et
si nombreuses que l'appartement ressemblait à l'inté-
rieur d'une ruche. Du myrobalon, du bdellium, du sa-
fran et des violettes en débordaient. Partout étaient
éparpillées des gommes, des poudres, des racines, des
fioles de verre, des branches de filipendule, des pétales
de roses; et l'on étouffait dans les senteurs, malgré
les tourbillons du styrax qui grésillait au milieu sur
un trépied d'airain.
Le chef des odeurs suaves, pâle et long comme un
flambeau de cire, s'avança vers Hamilcar pour écraser
dans ses mains un rouleau de métopion, tandis que
deux autres lui frottaient les talons avec des feuilles
IIA.MILCAK HA lu: A. 181
de baccai'is. 11 les repoussa : c'étaient des Gyrénéens de
mœurs infâmes, mais que l'on considérait à cause de
leurs secrets.
Afin de montrer sa vij;ilance, le chef des odeurs
offrit au suiTète, sur une cuiller d'électrum, un peu de
malobathre à goûter ; puis avec une alône il perça
trois besoars indiens. Le maître, qui savait les artifices,
prit une corne pleine de baume, et, l'ayant approchée
des charbons, il la pencha sur sa robe : une tache brune
y parut, c'était une fraude. Alors il considéra le chef
des odeurs fixement et, sans rien dire, lui jeta la corne
de gazelle en plein visage.
Si indigné qu'il fût des falsifications commises à
son préjudice, en apercevant des paquets de nard
qu'on emballait pour les pays d'outre-mer, il ordonna
d'y mêler de l'antimoine, afin de le rendre plus lourd.
Puis il demanda où se trouvaient trois boîtes de
psagas, destinées à son usage.
Le chef des odeurs avoua qu'il n'en savait rien,
des soldats étaient venus avec des couteaux, en hur-
lant: il leur avait ouvert les cases.
« — Tu les crains donc plus que moi ! » s'écria le
suffète; et à travers la fumée, ses prunelles, comme
des torches, étincelaient sur le grand homme pâle qui
commençait à comprendre. « Abdalonim ! avant le
coucher du soleil tu le feras passer par les verges :
déchire-le ! »
Ce dommage, moindre que les autres, l'avait exas-
péré; car, malgré ses efforts pour les bannir de sa
pensée, il retrouvait continuellement les Barbares.
^
482 SALAMMBO.
Leurs débordements se confondaient avec la honte de
sa fille, et il en voulait à toute la maison de la con-
naître et de ne pas la lui dire. Mais quelque chose le
poussait à s'enfoncer dans son malheur ; et, pris d'une
rage d'inquisition, il visita sous les hangars, derrière
la maison de commerce, les provisions de bitume, de
bois, d'ancres et de cordages, de miel et de cire, le
magasin des étoffes, les réserves de nourritures, le
chantier des marbres, le grenier du silphium.
Il alla de l'autre côté des jardins, inspecter, dans
leurs cabanes, les artisans domestiques dont on ven-
dait les produits. Des tailleurs brodaient des manteaux,
d'autres tressaient des filets, d'autres peignaient des
coussins, découpaient des sandales, des ouvriers d'E-
gypte avec un coquillage polissaient des papyrus, la
navette des tisserands claquait, les enclumes des ar-
muriers retentissaient.
Hamilcar leur dit ;
« — Battez des glaives ! battez toujours ! il m'en
faudra. » Et il tira de sa poitrine la peau d'antilope
macérée dans les poisons pour qu'on lui taillât une
cuirasse plus solide que celles d'airain, et qui serait
inattaquable au fer et à la flamme.
Dès qu'il abordait les ouvriers, Abdalonim, afin de
détourner sa colère, tâchait de l'irriter contre eux en
dénigrant leurs ouvrages par des murmures. — « Quelle
besogne ! c'est une honte ! Vraiment le maître est trop
bon. » Hamilcar, sans l'écouter, s'éloignait.
Il se ralentit, car de grands arbres calcinés d'un
bout à l'autre, comme on en trouve dans les bois où
HAMILCAR IJARCA. iHi
les pasteurs ont campé, barraient les chemins ; et les
palissades étaient rompues, l'eau des rigoles se perdait,
des éclats de verre, des ossements de singes apparais-
saient au milieu des flaques bourbeuses. Quelque bribe
d'étofl'e çà et là pendait aux buissons; sous les ci-
tronniers les fleurs pourries faisaient un fumier jaune.
En effet, les serviteurs avaient tout abandonné, croyant
que le maître ne reviendrait plus.
A chaque pas il découvrait quelque désastre nou-
veau, une preuve encore de cette chose qu'il s'était in-
terdit d'apprendre. Voilà maintenant qu'il souillait ses
brodequins de pourpre en écrasant des immondices ;
et il ne tenait pas ces hommes, tous devant lui au
bout d'une catapulte, pour les faire voler en éclats! Il
se sentait humilié de les avoir défendus; c'était une
duperie, une trahison; et comme il ne pouvait se venger
ni des soldats ni des anciens, ni de Salammbô, ni de
personne, et que sa colère cherchait quelqu'un, il con-
damna aux mines, d'un seul coup, tous les esclaves
des jardins.
Abdalonim frissonnait chaque fois qu'il le voyait se
rapprocher des parcs. Mais Hamilcar prit le sentier du
mouhn, d'où l'on entendait sortir une mélopée lu-
gubre.
Au milieu de la poussière les lourdes meules tour-
naient, c'est-à-dire deux cônes de porphyre superposés,
et dont le plus haut, portant un entonnoir, virait sur
le second à l'aide de fortes barres. Avec leur poitrine
et leurs bras des hommes poussaient, tandis que
d'autres, attelés, tiraient. Le frottement de la bricole
484 SALAMMBO.
avait formé aulour de leurs aisselles des croûtes puru-
lentes comme on en voit au garrot des ânes, et le
haillon noir et flasque qui couvrait à peine leurs reins,
en pendant par le bout, battait sur leurs jarrets comme
une longue queue. Leurs yeux étaient rouges, les fers
de leurs pieds sonnaient, et toutes leurs poitrines hale-
taient d'accord. Ils avaient sur la bouche une muselière,
pour qu'il leur fût impossible de manger la farine, et
des gantelets sans doigts enfermaient leurs mains pour
les empêcher d'en prendre.
A l'entrée du maître, les barres de bois craquèrent
plus fort. Le grain, en se broyant, grinçait. Plusieurs
tombèrent sur les genoux ; les autres, continuant, pas-
saient par-dessus.
■ Il demanda Giddenem, le gouverneur des esclaves;
et ce personnage parut, étalant sa dignité dans la
richesse de son costume ; car sa tunique, fendue sur
les côtés, était de pourpre fine, de lourds anneaux ti-
raient ses oreilles, et, pour joindre les bandes d'étoiîes
qui enveloppaient ses jambes, un lacet d'or, comme un
serpent autour d'un arbre, montait de ses chevilles à
ses hanches. Il tenait dans ses doigts, tout chargés de
bagues, un collier en grains de gagates pour recon-
naître les hommes sujets au mal sacré.
Hamilcar lui fit signe de détacher les muselières.
Alors tous, avec des cris de bêtes affamées, se ruèrent
sur la farine, qu'ils dévoraient en s'enfonçant le visage
dans les tas.
« — Tu les exténues ! » dit le suffète.
Giddenem répondit qu'il fallait cela pour les dompter.
HAMILCAK 15A11CA. 185
« — Ce n'élail guère la peine de t'envoyer à Sy-
racuse dans l'école des esclaves. Fais venir les autres! »
Et les cuisiniers, les sommeliers, les palefreniers,
les coureurs, les porteurs de litières, les hommes des
étuves et les femmes avec leurs enfants, tous se ran-
gèrent dans le jardin sur une seule ligne, depuis la
maison de commerce jusqu'au parc des bêtes fauves.
Ils retenaient leur haleine. Un silence énorme emplis-
sait Mégara. Le soleil s'allongeait sur la lagune, au bas
des catacombes. Les paons piaulaient. Hamilcar, pas à
pas, marchait.
« — Qu'ai-je à faire de ces vieux? dit-il ; —
vends-les! C'est trop de Gaulois, ils sont ivrognes!
et trop de Cretois, ils sont menteurs! Achète-moi des
Cappadociens, des Asiatiques et des Nègres. »
Il s'étonna du petit nombre des enfants. — « Chaque
année, Giddenem, la maison doit avoir des naissances !
Tu laisseras toutes les nuits les cases ouvertes, pour
qu'ils se mêlent en liberté. »
Il se fit montrer ensuite les voleurs, les paresseux,
les mutins. Il distribuait des châtiments, avec des re-
proches à Giddenem ; et Giddenem, comme un taureau,
baissait son front bas, où s'entre-croisaient deux
larges sourcils.
« — Tiens, Œil de Baal, dit-il, en désignant un
Libyen robuste, — en voilà un que l'on a surpris la
corde au cou. »
« — Ah ! tu veux mourir, fit dédaigneusement le
suffète.
Et l'esclave d'un ton intrépide :
186 SALAMMBO.
« — Oui ! »
Alors, sans se soucier de l'exemple ni du dommage
pécuniaire, Ilamilcar dit aux valets :
<f — Emportez-le! »
Peut-être y avait-il dans sa pensée Tintention d'un
sacrifice? C'était un malheur qu'il s'infligeait afin d'en
prévenir de plus terribles.
Giddenem avait caché les mutilés derrière les autres.
Hamilcar les aperçut.
« — Qui t'a coupé le bras, à toi? »
« — Les soldats, Œil de Baal. »
Puis, à un Samnite qui chancelait comme un héron
blessé :
« — Et toi, qui t'a fait cela? »
C'était le gouverneur, en lui cassant la jambe avec
une barre de fer.
Cette atrocité imbécile indigna le suffète ; et, arra-
chant des mains de Giddenem son collier de gagates :
« — Malédictions au chien qui blesse le troupeau!
Estropier des esclaves, bonté de Tanit! Ah ! tu ruines
ton maître! Qu'on l'étouffé dans le fumier. Et ceux qui
manquent? Où sont-ils? Les as-tu assassinés avec les
soldats? »
Sa figure était si terrible que toutes les femmes
s'enfuirent. Les esclaves se reculant faisaient un grand
cercle autour d'eux ; Giddenem baisait frénétiquement
ses sandales ; Hamilcar, debout, restait les bras levés
sur lui.
Mais, l'intelligence lucide comme au plus fort des
batailles, il se rappelait mille choses odieuses, des
IIA.MILCAU HAIICA. <87
ignominies dont il s'était détourné ; et, à la lueur de sa
colère, comme aux fulgurations d'un orage, il revoyait
d'un seul coup tous ses désastres à la fois. Les gou-
verneurs des campagnes avaient fui par terreur des
soldats, par connivence peut-être; tous le trompaient,
depuis trop longtemps il se contenait.
« — Qu'on les amène, cria-t-il, et marquez-les
au front avec des fers rouges, comme des lâches! »
Alors on apporta et l'on répandit au milieu du
jardin des entraves, des carcans, des couteaux, des
chaînes pour les condamnés aux mines, des cippes
qui serraient les jambes, des numella qui enfermaient
les épaules, et des scorpions, fouets à triples lanières
terminées par des griffes en airain.
Tous furent placés la face vers le soleil, du côté du
Moloch dévorateur, étendus par terre sur le ventre ou
sur le dos, et les condamnés à la flagellation, debout,
contre les arbres, avec deux hommes auprès d'eux,
un qui comptait les coups, et un autre qui frappait.
Il frappait à deux bras ; les lanières en sifflant fai-
saient voler l'écorce des platanes. Le sang s'éparpillait
en pluie dans les feuillages, et des masses rouges se
tordaient au pied des arbres en hurlant. Ceux que l'on
ferrait s'arrachaient le visage avec les ongles. Ou en-
tendait les vis de bois craquer; des heurts sourds
retentissaient; parfois un cri aigu, tout à coup, traver-
sait l'air. Du côté des cuisines, entre des vêtements
en lambeaux et des chevelures abattues, des hommes,
avec des éventails, avivaient des charbons, et une
odeur de chair qui brûle passait. Les flagellés défaillant.
188 SALAMMBO.
mais retenus par les liens de leurs bras, roulaient
leur tète sur leurs épaules en fermant les yeux. Les
autres, qui regardaient, se mirent à crier d'épouvante,
et les lions, se rappelant peut-être le festin, s'allon-
geaient en bâillant contre le bord des fosses.
On vit alors Salammbô sur la plate-forme de sa
terrasse. Elle la parcourait rapidement de droite et de
gauche, tout effarée. Hamilcar l'aperçut. Il lui sembla
qu'elle levait les bras de son côté pour demander
grâce; avec un geste d'horreur il s'enfonça dans le
parc des éléphants.
Ces animaux faisaient l'orgueil des grandes maisons
puniques. Ils avaient porté les aïeux, triomphé dans
les guerres, et on les vénérait comme favoris du So-
leil.
Ceux de Mégara étaient les plus forts de Carthage.
Hamilcar, avant de partir, avait exigé d'Abdalonim le
serment qu'il les surveillerait. Mais ils étaient morts
de leurs mutilations ; et trois seulement restaient,
couchés au milieu de la cour, sur la poussière, devant
les débris de leur mangeoire.
Ils le reconnurent et vinrent à lui.
L'un avait les oreilles horriblement tendues, l'autre
au genou une large plaie, et le troisième la trompe
coupée.
Cependant ils le regardaient d'un air triste, comme
des personnes raisonnables, et celui qui n'avait plus
de trompe, en baissant sa tête énorme et pliant les
jarrets, tâchait de le flatter doucement avec l'extré-
mité hideuse de son moignon.
Il A MI LC A II HAUCA. <89
A cette caresse do raiiinuil, deux larmes lui jailli-
rent des yeux. Il bondit sur Abdalonim.
« — Ali! misérable! la croix! la croix! »
Abdalonim, s'évanouissant, tomba par terre à la
renvcr^^e.
Derrière les fabriques de pourpre, dont les lentes
fumées bleues montaient dans le ciel, un aboiement de
chacal retentit; Ilamilcar s'arrêta.
La pensée de son fils, comme l'attouchement d'un
dieu, l'avait tout à coup calmé. C'était un prolongement
de sa force, une continuation indéfinie de sa personne
qu'il entrevoyait, et les esclaves ne comprenaient pas
d'où lui était venu cet apaisement.
En se dirigeant vers les fabriques de pourpre, il
passa devant l'ergastule, longue maison de pierre noire,
bâtie dans une fosse carrée avec un petit chemin tout
autour et quatre escaliers aux angles.
Pour achever son signal, Iddibal sans doute atten-
dait la nuit. Rien ne presse encore, songeait Hamilcar;
et il descendit dansla prison. Quelques-uns lui crièrent:
« Retourne » ; les plus hardis le suivirent.
La porte ouverte battait au vent. Le crépuscule
entrait par les meurtrières étroites, et l'on distinguait
dans l'intérieur des chaînes brisées pendant aux murs.
Voilà tout ce qui restait des captifs de guerre !
Hamilcar pâlit extraordinairement, et ceux qui
étaient penchés en dehors sur la fosse le virent qui
s'appuyait d'une main contre le mur pour ne pas
tomber.
Mais le chacal, trois fois de suite, cria. Hamilcar
190 SALAMMBO.
releva la tête ; il ne proféra pas une parole, il ne fit pas
un geste. Puis, quand le soleil fut complètement cou-
ché, il disparut derrière la haie de nopals ; et le soir, à
l'assemblée des riches, dans le temple d'Eschmoûn,
il dit en entrant:
'- — Lumières des Baalim, j'accepte le commande-
ment des forces puniques contre l'armée des Barbares ! »
LA nATAILLK DU .MAC AU. 191
VIII
L.\ n.\TAILLi: DU .M.\CAR
Dès le lendemain, il tira des Syssites deux cent
vingt-trois mille kikar d'or, il décréta un impôt de
quatorze liekel sur les riches. Les femmes mêmes con-
tribuèrent ; on payait pour les enfants, et, — chose
monstrueuse dans les habitudes carthaginoises, — il
força les collègues des prêtres à fournir de l'argent.
11 réclama tous les chevaux, tous les mulets, toutes
les armes. Quelques-uns voulurent dissimuler leurs
richesses, on vendit leurs biens; et, pour intimider
l'avarice des autres, il donna soixante armures et
quinze cents gommor de farine, autant à lui seul que
la Compagnie de l'ivoire.
11 envoya dans la Ligurie acheter des soldats, trois
mille montagnards habitués à combattre des ours ;
d'avance on leur paya six lunes, à quatre mines par
jour.
Cependant il fallait une armée. Mais il n'accepta
pas, comme Hannon, tous les citoyens. 11 repoussa
d'abord les gens d'occupations sédentaires, puis ceux
qui avaient le ventre trop gros ou l'aspect pusillanime ;
et il admit des hommes déshonorés, la crapule deMalqua,
19i SALAMMBO.
des fils de Barbares, des affranchis. Pour récompense, il
promit à des Carthaginois nouveaux le droit de cité
complet.
Son premier soin fut de réformer la Légion, Ces
beaux jeunes hommes, qui se considéraient comme la
majesté militaire de la République, se gouvernaient
eux-mêmes. Il cassa leurs officiers ; il les traitait rude-
ment, les faisait courir, sauter, monter tout d'une
haleine la pente de Byrsa, lancer des javelots, lutter
corps à corps, coucher la nuit sur les places. Leurs
familles venaient les voir et les plaignaient.
Il commanda des glaives plus courts, des brodequins
plus forts. Il fixa le nombre des valets et réduisit les
bagages; et comme on gardait dans le temple de
Moloch trois cents pilums romains, malgré les réclama-
tions du pontife il les prit.
Avec ceux qui étaient revenus d'Utique et d'autres
que les particuhers possédaient, il organisa une pha-
lange de soixante-douze éléphants et les rendit formi-
dables. Il arma leurs conducteurs d'un maillet et d'un
ciseau, afin de pouvoir dans la mêlée leur fendre le
crâne s'ils s'emportaient.
Il ne permit point que leurs généraux fussent nom-
més par le Grand-Conseil. Les anciens tâchaient de lui
objecter les lois, il passait au travers; on n'osait plus
murmurer, tout pliait sous la violence de son génie.
A lui seul il se chargeait de la guerre, du gouver-
nement et des finances ; et, afin de prévenir les accu-
sations, il demanda comme examinateur de ses comp-
tes le suffète Hannon.
LA BATAILLE DU MAGAR. 493
Il faisait travailler aux remparts, et, pour avoir des
pierres, démolir les vieilles murailles intérieures, à
présent inutiles. Mais la différence des fortunes, rem-
plaçant la hiérarchie des races, continuait à maintenir
séparés les fils des vaincus et ceux des conquérants;
aussi les patriciens virent d'un œil irrité la destruction
de ces ruines, tandis que la plèbe, sans trop savoir
pourquoi, s'en réjouissait.
Les troupes en armes, du matin au soir, défilaient
dans les rues; à chaque moment on entendait sonner
les trompettes; sur des chariots passaient des bou-
cliers, des tentes, des piques; les cours étaient pleines
de femmes qui déchiraient de la toile; l'ardeur de l'un
à l'auue se communiquait; l'àme d'IIamilcar emplis-
sait la République.
Il avait divisé ses soldats par nombres pairs, en
ayant soin de placer dans la longueur des files, alter-
nativement, un homme fort et un homme faible, pour
que le moins vigoureux ou le plus lâche fût conduit à
la fois et poussé par deux autres. Mais avec ses trois
raille Ligures et les meilleurs de Carthage, il ne put
former qu'une phalange simple de quatre mille quatre-
vingt-seize hoplites, défendus par des casques de bronze,
et qui maniaient des sarisses de frêne, longues de
quatorze coudées.
Deux mille jeunes hommes portaient des frondes,
un poignard et des sandales. Il les renforça de huit
cents autres armés d'un bouclier rond et d'un glaive à
la romaine.
La grosse cavalerie se composait des dix-neuf cents
13
194 SALAMMBO.
gardes qui restaient de la Légion, couverts par des
lames de bronze vermeil, comme les Glinabares assy-
riens. Il avait de plus quatre cents archers à cheval, de
ceux qu'on appelait des ïarentins, avec des bonnets en
peau de belette, une hache à double tranchant et une
tunique de cuir. Enfin douze cents Nègres du quartier
des caravanes, mêlés aux CUnabares, devaient courir
auprès des étalons en s'appuyant d'une main sur la
crinière. Tout était prêt, et cependant Hamilcar ne par-
tait pas.
Souvent la nuit il sortait de Carthage, seul, et il
s'enfonçait plus loin que la lagune, vers les embou-
chures du Macar. Voulait-il se joindre aux Mercenaires?
Les Ligures campant sur les Mappales entouraient sa
maison.
Les appréhensions des riches parurent justifiées
quand on vit, un jour, trois cents Barbares s'appro-
cher des murs. Le suffète leur ouvrit les portes ; c'é-
taient des transfuges; ils accouraient vers leur maître,
attirés par la crainte ou par la fidéhté.
Le retour d'IIamilcar n'avait point surpris les Mer-
cenaires; cet homme, dans leurs idées, ne pouvait pas
mourir. 11 revenait pour accomplir ses promesses : es-
pérance qui n'avait rien d'absurde, tant l'abîme était
profond entre la patrie et l'armée. D'ailleurs, ils ne se
croyaient point coupables; on avait oublié le festin.
Les espions qu'ils surprirent les détrompèrent. Ce
fut un triomphe pour les acharnés ; les tièdes môme
devinrent furieux. Puis les deux sièges les accablaient
d'ennui; rien n'avançait; mieux valait une bataille!
LA U.VT.VILL1-: DU MACAU. If»:;
Aussi beaucoup d'hommes se débandaient, couraient
la campagne. A la nouvelle des armements ils revin-
rent; Màtho en bondit de joie: « Enfin! enfin! » s'é-
cria-t-il.
Le ressentiment qu'il gardait à Salammbô se
tourna contre llamilcar. Sa haine, maintenant, aper-
cevait une proie déterminée; et comme la vengeance
devenait plus facile à concevoir, il croyait presque lu
tenir et déjà s'y délectait. En même temps il était
pris d'une tendresse plus haute, dévoré par un désir
plus acre. Tour à tour il se voyait au milieu des sol-
dats, brandissant sur une pique la tète de suffète,
puis dans la chambre au lit de pourpre, serrant la
vierge entre ses bras, couvrant sa figure de baisers,
passant ses mains sur ses grands cheveux noirs; et
cette imagination, qu'il savait irréalisable, le suppli-
ciait. Il se jura, puisque ses compagnons l'avaient
nommé schalishim, de conduire la guerre; la certitude
qu'il n'en reviendrait pas le poussait à la rendre im-
pitoyable.
Il arriva chez Spendius et lui dit :
« — Tu vas prendre tes hommes! J'amènerai les
miens! Avertis Autharite! Nous sommes perdus si
Hamilcar nous attaque ! M'entends-tu ? Lève-toi ! »
Spendius demeura stupéfait devant cet air d'auto-
rité. Màtho, d'habitude, se laissait conduire, et les em-
portements qu'il avait eus étaient vite retombés. Mais
à présent il semblait tout à la fois plus calme et plus
terrible; une volonté superbe fulgurait dans ses veux,
pareille à la flamme d'un sacrifice.
196 SALAMMBO.
Le Grec n'écouta pas ses raisons. Il habitait une
des tentes carthaginoises à bordures de perles, bu-
vait des boissons fraîches dans des coupes d'argent,
jouait au cottabe, laissait croître sa chevelure, et con-
duisait le siège avec lenteur. Du reste il avait pratiqué
des intelligences dans la ville et ne voulait point par-
tir, sûr qu'avant peu de jours elle s'ouvrirait.
Narr'Havas, qui vagabondait entre les trois armées,
se trouvait alors près de lui. Il appuya son opinion,
et même il blâma le Libyen de vouloir, par un excès
de courage, abandonner leur entreprise.
'( — Va-t'en, si tu as peur! — s'écria Màtho; —
tu nous avais promis de la poix, du soufre, des élé-
phants, des fantassins, des chevaux! où sont-ils? »
Narr'Havas lui rappela qu'il avait exterminé les der-
nières cohortes d'IIannon; — quant aux éléphants, on
les chassait dans les bois, il armait les fantassins, les
chevaux étaient en marche; et le Numide, en caressant
la plume d'autruche qui lui retombait sur Tépaule,
roulait ses yeux comme une femme et souriait d'une
manière irritante. Màtho, devant lui, ne trouvait rien
à répondre.
Un homme que l'on ne connaissait pas entra,
mouillé de sueur, effaré, les pieds saignants, la ceinture
dénouée; sa respiration secouait ses flancs maigres à
les faire éclater, et tout en parlant un dialecte inin-
telligible, il ouvrait de grands yeux, comme s'il eût
raconté quelque bataille. Le roi bondit dehors et ap-
pela ses cavaliers.
Ils se rangèrent dans la plaine, en formant un cer-
LA BATAlLLli DU MAC AU. I<.)7
cle devant lui. Narr'llavas, à cheval, baissait la tète
et se mordait les lèvres. Enfin il sépara ses hommes en
deux moitiés, dit à la première de l'attendre ; puis, d'un
geste impérieux enlevant les autres au galop, il dis-
parut dans l'horizon, du côté des montagnes,
" — Maître, murmura Spendius, — je n'aime pas
ecs hasards extraordinaires, le suffète qui revient,
Narr'llavas qui s'en va... »
« — Eh? qu'importe! » fit dédaigneusement Màtho.
C'était une raison de plus pour prévenir Ilamilcar
en rejoignant Autharite. Mais si l'on abandonnait le
siège des villes, leurs habitants sortiraient, les atta-
queraient par derrière, et l'on aurait en face les Car-
thaginois. Après beaucoup de paroles, les mesures sui-
vantes furent résolues et immédiatement exécutées.
Spendius avec quinze mille hommes se porta jus-
qu'au pont bâti sur le Macar, à trois milles d'Utique ; on
en fortifia les angles par quatre tours énormes garnies
de catapultes. Avec des troncs d'arbres, des pans de
roches, des entre-lacs d'épines et des murs de pierres,
on boucha daus les montagnes tous les sentiers, toutes
les gorges; sur leurs sommets on entassa des herbes
qu'on allumerait pour servir de signaux, et des pas-
teurs habiles à voir de loin, de place en place, y
furent postés.
Sans doute Hamilcar ne prendrait pas comme Han-
non par la montagne des Eaux-Chaudes. 11 devait
penser qu'Autharite, maître de l'intérieur, lui fermerait
la route. Puis, un échec au début de la campagne le
perdrait, tandis que la victoire serait à recommencer
498 SALAMMBO.
bientôt, les iMercenaires étant plus loin. 11 pouvait en-
core débarquer au cap des Raisins, et de là marcher
sur une des villes. Mais il se trouvait alors entre les
deux armées, imprudence dont il n'était pas capable
avec des forces peu nombreuses. Donc, il devait lon-
ger la base de l'Ariana, puis tourner à gauche pour
éviter les embouchures duMacar et venir droit au pont.
C'est là que Màtho raltendait.
La nuit, à la lueur des torches, il surveillait les
pionniers. Il courait à Hippo-Zaryte, aux ouvrages des
montagnes, revenait, ne se reposait pas. Spendius en-
viait sa force; mais pour la conduite des espions, le
choix des sentinelles, l'art des machines et tous les
moyens défensifs, Màtho écoutait docilement son com-
pagnon ; et ils ne parlaient plus de Salammbô, — l'un
n'y songeant pas, l'autre empêché par une pudeur.
Souvent il s'en allait du côté de Carthage pour tâ-
cher d'apercevoir les troupes d'Hamilcar. Il dardait ses
yeux sur l'horizon ; il se couchait à plat ventre, et dans
le bourdonnement de ses artères croyait entendre une
armée.
Il dit à Spendius que si, avant trois jours, Ilamilcar
n'arrivait pas, il irait avec tous ses hommes à sa ren-
contre lui offrir la bataille. Deux jours encore se pas-
sèrent. Spendius le retenait; le matin du sixième, il
partit.
Les Cartliagiuois n'étaient pas moins que les Barbares
impatients de la guerre. Dans les tentes et dans les
maisons, c'était le même désir, la même angoisse ;
tous se demandaient ce qui retardait Ilamilcar.
LA BATAILLK DV MACAR. 199
De temps à autre, il montait sur la coupole du
temple d'Eschmoûn, près de rannoiiciateur des lunes,
et il regardait le vent.
Un jour, c'était le troisième du mois de iibby, on
le vit descendre de l'Acropole à pas précipités. Dans
les Mappales une grande clameur s'éleva. Bientôt les
rues s'agitèrent, et partout les soldats commençaient à
s'armer au milieu des femmes en pleurs qui se jetaient
contre leur poitrine ; puis ils couraient vite sur la
place de Khamon prendre leurs rangs. On ne pouvait
les suivre ni môme leur parler, ni s'approcher des
remparts; pendant quelques minutes, la ville entière
fut silencieuse comme un grand tombeau. Les soldats
songeaient, appuyés sur leurs lances; et les autres,
dans les maisons, soupiraient.
Au coucher du soleil, l'armée sortit par la porte
occidentale ; mais, au lieu de prendre le chemin de
Tunis ou de gagner les montagnes dans la direction
d'Utique, on continua par le bord de la mer; et bien-
tôt ils atteignirent la lagune, où des places rondes,
toutes blanches de sel, miroitaient comme de gigan-
tesques plats d'argent, oubliés sur le rivage.
Puis les flaques d'eau se multipUèrent. Le sol, peu
à peu, devenait plus mou ; les pieds s'enfonçaient ;
Ilamilcar ne se retourna pas. Il allait toujours en tête;
et son cheval, couvert de macules jaunes comme un
dragon, en jetant de l'écume autour de lui, avançait
dans la fange à grands coups de reins. La nuit tomba,
une nuit sans lune. Quelques-uns crièrent qu'on allait
périr; il arracha leurs armes, qui furent données aux
200 SALAMMBO.
valets. La boue était de plus en plus profonde. Il fallut
monter sur les bêtes de somme ; d'autres se crampon-
naient à la queue des chevaux; les robustes tiraient les
faibles, et le corps des Ligures poussait l'infanterie
avec la pointe des piques. L'obscurité redoubla. On
avait perdu la route. Tous s'arrêtèrent.
Les esclaves du suffète partirent en avant, pour
f chercher les balises plantées par son ordre de distance
en distance. Ils criaient dans les ténèbres, et de loin
l'armée les suivait.
On sentit la résistance du sol. Une courbe blanchâtre
se dessina vaguement, et ils se trouvèrent sur le bord
du Macar. Malgré le froid, on n'alluma pas de feux.
Au miheu de la nuit, des rafales de vent s'élevèrent.
Ilamilcar fit réveiller les soldats, mais pas une trom-
pette ne sonna ; leurs capitaines les frappaient douce-
ment sur l'épaule.
Un homme d'une haute taille descendit dans l'eau.
Elle ne venait pas à la ceinture; on pouvait passer.
Le sulTète ordonna que trente-deux des éléphants
se placeraient dans le fleuve cent pas plus loin, tandis
que les autres, plus bas, arrêteraient les lignes d'hom-
mes emportées par le courant; et tous, en tenant
leurs armes au-dessus de leur tête, traversèrent le Macar
comme entre deux murailles. Il avait remarqué que le
vent d'ouest, en poussant les sables, obstruait le fleuve
et formait dans sa longueur une chaussée naturelle.
Maintenant il était sur la rive gauche, en face
d'Utique, et dans une vaste plaine, — avantage pour
ses éléphants, qui faisaient la force de son armée.
LA BATAILLE DU MACAR. 201
Ce tour de génie enthousiasma les soldats. Us vou-
laient tout de suite courir aux Barbares; le sulVùte les
fit se reposer pendant deux heures. Dès que le soleil
parut, on s'ébranla dans la plaine sur trois lignes : les
éléphants d'abord, rinfanterie légère avec la cavalerie
derrière elle, la phalange marchait ensuite.
Les Barbares campés à Utique et les quinze mille
autour du pont furent surpris de voir au loin la terre
onduler. Le vent, qui soufflait très fort, chassait des tour-
billons de sable; ils se levaient comme arrachés du sol,
montaient par grands lambeaux de couleur blonde, puis
se déchiraient et recommençaient toujours, en cachant
aux Mercenaires l'armée punique. A cause des cornes
dressées au bord des casques, les uns croyaient aper-
cevoir un troupeau de bœufs; d'autres, trompés par
l'agitation des manteaux, prétendaient distinguer des
ailes, et ceux qui avaient beaucoup \oyagé, haussant
les épaules, expliquaient tout par les illusions du mi-
rage. Cependant quelque chose d'énorme continuait
à s'avancer. De petites vapeurs, subtiles comme des
haleines, couraient sur la surface du désert; une lu-
mière âpre, et qui semblait vibrer, reculait la pro-
fondeur du ciel, et, pénétrant les objets, rendait la
distance incalculable. L'immense plaine se dévelop-
pait de tous les côtés à perte de vue; et les ondula-
tions du terrain, presque insensibles, se prolongeaient
jusqu'à l'extrême horizon, fermé par une grande ligne
bleue qu'on savait être la mer. Les deux armées, sor-
ties des tentes, regardaient; les gens d'Utique, pour
mieux voir, se tassaient sur les remparts.
202 SALAMMBO.
Ils distinguèrent plusieurs barres transversales,
hérissées de points égaux. Elles devinrent plus épaisses,
grandirent; des monticules noirs se balançaient; tout
à coup des buissons carrés parurent; c'étaient des
éléphants et des lances; un seul cri s'éleva : « — Les
Carthaginois! » Sans signal, sans commandement, les
soldats d'Utique et ceux du pont coururent pêle-mêle,
pour tomber ensemble sur Hamilcar.
A ce nom, Spendius tressaillit. Il répétait en ha-
letant : « Hamilcar ! Hamilcar! » et Màtho n'était pas
là ! Que faire ? Nul moyen de fuir ! La surprise de l'évé-
nement, sa terreur du suffète et surtout^ l'urgence
d'une résolution immédiate le bouleversaient; il se
voyait traversé de mille glaives, décapité, mort. Ce-
pendant on l'appelait; trente mille hommes allaient le
suivre; une fureur contre lui-même le saisit; pour
cacher sa pâleur, il barbouilla ses joues de vermillon,
puis il boucla ses cnémides, sa cuirasse, avala une pa-
tère de vin pur et courut après sa troupe, qui se
hâtait vers celle d'Utique.
Elles se rejoignirent toutes les deux si rapidement
que le suffète n'eut pas le temps de ranger ses hommes
en bataille. Peu à peu, il se ralentissait. Les éléphants
s'arrêtèrent; ils balançaient leurs lourdes têtes chargées
de plumes d'autruche, tout en se frappant les épaules
avec leur trompe.
Au fond de leurs intervalles, on distinguait les co-
hortes des vélites, plus loin les grands casques des
Clinabares, avec des fers qui brillaient au soleil, des
cuirasses, des panaches, des étendards agités. L'armée
LA HATAILLK DU .MAC A H. 203
carthaginoise, grosse de onze mille trois cent quatre-
vingt-seize hommes, semblait à peine les contenir, car
elle formait un carré long, étroit des flancs et resserré
sur soi-même.
En les voyant si faibles, les Barbares furent pris
d'ime joie désordonnée ; on n'apercevait pas Ilamilcar.
11 était resté là-bas, peut-être? Qu'importait, d'ailleurs!
Le dédain qu'ils avaient de ces marchands renforçait
leur courage ; avant que Spendius eût commandé la
manœuvre, tous l'avaient comprise et déjà l'exécu-
taient.
Ils se développèrent sur une grande ligne droite qui
débordait les ailes de l'armée punique, afin de l'enve-
lopper complètement. Mais, quand on fut à trois cents
pas d'intervalle, les éléphants, au lieu d'avancer, se
retournèrent; puis voilà que les Clinabares , faisant
volte-face, les suivirent; et la surprise des Mercenaires
redoubla, en apercevant tous les hommes de trait qui
couraient pour les rejoindre. Les Carthaginois avaient
donc peur, ils fuyaient! Une huée formidable éclata
dans les troupes des Barbares, et, du haut de son dro-
madaire, Spendius s'écriait : « — Ah ! je le savais
bien ! En avant ! en avant ! »
Alors les javelots, les dards, les balles des frondes
jaiUirent à la fois. Les éléphants, la croupe piquée par
les flèches, se mirent à galoper plus vite ; une grosse
poussière les enveloppait, et, comme des ombres dans
un nuage, ils s'évanouirent.
On entendait au fond un grand bruit de pas, dominé
par le son aigu des trompettes qui soufflaient avec
20i SALAMMBO.
furie. Cet espace, que les Barbares avaient devant eux,
plein de tourbillons et de tumulte, attirait comme un
gouffre; quelques-uns s'y lancèrent. Des cohortes d'in-
fanterie apparurent; elles se refermaient; et, en même
temps, tous les autres voyaient accourir les fantassins
avec des cavaliers au galop.
Ilamilcar avait ordonné à la phalange de rompre
ses sections, aux éléphants, aux troupes légères et à
la cavalerie de passer par ces intervalles pour se porter
vivement sur les ailes, et calculé si bien la distance
des Barbares, que, au moment où ils arrivaient contre
lui, l'armée carthaginoise tout entière faisait une
grande ligne droite.
Au milieu, se hérissait la phalange, formée par des
syntagmes ou carrés pleins, ayant seize hommes de
chaque côté. Tous les chefs de toutes .les files appa-
raissaient entre de longs fers aigus qui les débordaient
inégalement, car les six premiers rangs croisaient
leurs sarisses en les tenant par le milieu, et les dix
rangs inférieurs les appuyaient sur l'épaule de leurs
compagnons se succédant devant eux. Les figures dis-
paraissaient à moitié sous la visière des casques ; des
cnémides en bronze couvraient les jambes droites ;
les larges boucliers cylindriques descendaient jusqu'aux
genoux ; et cette horrible masse quadrangulaire re-
muait d'une seule pièce, semblait vivre comme une
bête et fonctionner comme une machine. Deux cohortes
d'éléphants la bordaient régulièrement ; tout en fris-
sonnant, ils faisaient tomber les éclats des flèches
attachés à leur peau noire. Les Indiens accroupis sur
LA BATAI LL H DU MAC AU. Î03
leur grarot, parmi les touffes de plumes blanches, les
retenaient avec la cuillère du harpon, tandis que, dans
les tours, des hommes, cachés jusqu'aux épaules, pro-
menaient, au bord de grands arcs tendus, des que-
nouilles en fer garnies d'étoupes allumées. A la droite et
à la gauche des éléphants, voltigeaient les frondeurs,
une fronde autour des reins, une seconde sur la tête,
une troisième à la main droite. Les Clinabares, chacun
flanqué d'un nègre, tendaient leurs lances entre les
oreilles de leurs chevaux, couverts d'or comme eux. En-
suite, s'espaçaient les soldats armés à la légère avec des
boucliers en peau de lynx, d'où dépassaient les pointes
des javelots qu'ils tenaient dans leur main gauche;
et les Tarentins, conduisant deux chevaux accouplés,
relevaient aux deux bouts cette muraille de soldats.
L'armée des Barbares, au contraire , n'avait pu
maintenir son alignement. Sur sa longueur exorbitante,
il s'était fait des ondulations, des vides ; ils haletaient,
essoufflés d'avoir couru.
La phalange s'ébranla lourdement en poussant
toutes ses sarisses ; sous ce poids énorme la ligne des
Mercenaires, trop mince, plia par le milieu.
Les ailes carthaginoises se développèrent pour les
saisir; les éléphants les suivaient. Avec ses lances obli-
quement tendues , la phalange coupa les Barbares ;
deux tronçons énormes s'agitèreni ; les ailes, à coups
de fronde et de flèche, les rabattaient sur les pha-
langiles. Pour s'en débarrasser, la cavalerie manquait,
sauf deux cents Numides qui se portèrent contre l'es-
cadron droit des Clinabares. Les autres se trouvaient
206 SALAMMBO.
enfermés, ne pouvaient sortir de ces lignes. Le péril
était imminent et une résolution urgente.
Spendius ordonna d'attaquer la phalange simultané-
ment parles deux flancs, afin de passer tout au travers.
Mais les rangs les plus étroits glissèrent sous les plus
longs, revinrent à leur place ; et elle se retourna contre
les Barbares, aussi terrible de ses côtés qu'elle l'était
de front, tout à l'heure.
Ils frappaient sur la hampe des sarisses ; la cava-
lerie, par derrière, gênait leur attaque; et la phalange,
appuyée aux éléphants, se resserrait et s'allongeait, se
présentait en carré, en cône, en rhombe, en trapèze,
en pyramide. Un double mouvement intérieur se fai-
sait continuellement de sa tête à sa queue ; car ceux
qui étaient au bas des files accouraient vers les pre-
miers rangs, et ceux-là, par lassitude ou à cause des
blessés, se repliaient plus bas. Les Barbares se trou-
vèrent foulés sur la phalange. 11 lui était impossible
de s'avancer; on aurait dit un océan où bondissaient
des aigrettes rouges avec des écailles d'airain, tandis
que les clairs boucliers se roulaient comme une écume
d'argent. Quelquefois, d'un bout à lautre, de larges
courants descendaient, puis ils remontaient, et au
milieu une lourde masse se tenait immobile. Les lances
s'inclinaient et se relevaient, alternativement. Ailleurs
c'était une agitation de glaives nus si précipitée que
les pointes seules apparaissaient, et des turmes de
cavalerie élargissaient des cercles, qui se refermaient
derrière elles en tourbillonnant.
Par-dessus la voix des capitaines, la sonnerie des
LA BATAlLLIi DU MAC AU. 207
clairons et le grincement des lyres, les boules de plomb
et les amandes d'argile, passant dans l'air, sifflaient,
faisaient sauter les glaives des mains, la cervelle des
crânes. Les blessés, s'abritant d'un bras sous leur bou-
clier, tendaient leur épée en appuyant le pommeau
contre le sol, et d'autres, dans des mares de sang, se
retournaient pour mordre les talons. La multitude était
si compacte, la poussière si épaisse, le tumulte si fort,
qu'il était impossible de rien distinguer; les lâches qui
oflVirent de se rendre ne furent même pas entendus.
Quand les mains étaient vides, on s'étreignait corps à
corps ; les poitrines craquaient contre les cuirasses, et
les cadavres pendaient la tête en arrière, entre deux
bras crispés. Il y eut une compagnie de soixante Om-.
briens qui, fermes sur leurs jarrets, la pique devant les
yeux, inébranlables et grinçant des dents, forcèrent à
reculer deux syntagmes à la fois. Des pasteurs épirotes
coururent à l'escadron gauche des CHnabares, saisirent
les chevaux à la crinière en faisant tournoyer leurs bâ-
tons; les bêtes, renversant leurs hommes, s'enfuirent
parla plaine. Les frondeurs puniques, écartés çà et là,
restaient béants. La phalange commençait à osciller,
les capitaines couraient éperdus, les serre-liles pous-
saient les soldats, et les Barbares s'étaient reformés ;
ils revenaient; la victoire était pour eux.
Mais un cri — un cri épouvantable — éclata, un
rugissement de douleur et de colère : c'étaient les
soixante-douze éléphants qui se précipitaient sur une
double hgne, Hamilcar ayant attendu que les Merce-
naires fussent tassés en une seule place pour les lâcher
"208 SALAMMBO.
contre eux; les Indiens les avaient si vigoureusement
piqués que du sang coulait sur leurs oreilles. Leurs
trompes, barbouillées de minium, se tenaient droites
en l'air, pareilles à des serpents rouges ; leurs poi-
trines étaient garnies d'un épieu, leurs dos d'une cui-
Tasse, leurs défenses allongées par des lames de fer
courbes comme des sabres, — et pour les rendre plus
féroces , on les avait enivrés avec un mélange de
poivre, de vin pur et d'encens. Ils secouaient leurs
colliers de grelots, criaient; et les éléphantarques
baissaient la tête sous le jet des phalariques, qui com-
mençaient à voler du haut des tours.
Afm de mieux leur résiter, les Barbares se ruèrent
en foule compacte ; les éléphants se jetèrent au milieu,
impétueusement. Les éperons de leur poitrail, comme
des proues de navires, fendaient les cohortes; elles re-
fluaient à gros bouillons. Avec leurs trompes, ils étouf-
faient les hommes, ou bien les arrachant du sol, par-
dessus leur tête ils les livraient aux soldats dans les
tours; avec leurs défenses ils les éventraient, les lan-
çaient en l'air, et de longues entrailles pendaient à
leurs crocs d'ivoire comme des paquets de cordages
à des mâts. Les Barbares tachaient de leur crever les
yeux, de leur couper les jarrets, ou, se glissant sous
leur ventre, y enfonçaient un glaive jusqu'à la garde
et périssaient écrasés ; les plus intrépides se crampon-
naient à leurs courroies ; sous les flammes, sous les
balles, sous les flèches, ils continuaient à scier les cuirs,
et la tour d'osier s'écroulait comme une tour de
pierres. Quatorze de ceux qui se trouvaient à l'extré-
LA IJATAlLLli DU MAOAR. 209
inilé droite, irrités de leurs blessures, se retournèrent
sur le second rang; les Indiens saisirent leur maillet
et leur ciseau, et l'appliquant au joint de la tête, à
tour de bras ils frappèrent un grand coup.
Les botes énormes s'affaissèrent, tombèrent les unes
par-dessus les autres. Ce fut comme une montagne ; —
et sur ce tas de cadavres et d'armures, un éléphant
monstrueux qu'on appelait Fureur de Jiaal, pris par la
jambe entre des chaînes, resta jusqu'au soir à hurler,
avec une flèche dans l'œil.
Les autres, comme des conquérants qui se délectent
dans leur extermination, renversaient, écrasaient, pié-
tinaient, s'acharnaient aux cadavres, aux débris. Pour
repousser les manipules serrées en couronnes autour
d'eux, ils pivotaient sur leurs pieds de derrière, dans
un mouvement de rotation continuelle, en avançant tou-
jours. Les Carthaginois sentirent redoubler leur vigueur
et la bataille recommença.
Les Barbares faiblissaient; des hoplites grecs jetè-
rent leurs armes. On aperçut Spendius penché sur son
dromadaire et qui l'éperonnait aux épaules avec deux
javelots. Tous alors se précipitèrent par les ailes et
coururent vers Utique.
Les Clinabares, dont les chevaux n'en pouvaient plus,
n'essayèrent pas de les atteindre. Les Ligures, exténués
de soif, criaient pour se porter sur le fleuve. Mais les
Carthaginois, placés au milieu des syntagmes, et qui
avaient moins souffert, trépignaient de désir devant
leur vengeance qui fuyait ; déjà ils s'élançaient à la
poursuite des Mercenaires; Hamilcar parut.
14
210 SALAMMBO.
Il retenait avec des rênes d'argent son cheval tigré
tout couvert de sueur. Les bandelettes attachées aux
cornes de son casque claquaient au vent derrière lui,
et il avait mis sous sa cuisse gauche son bouclier ovale.
D'un mouvement de sa pique à trois pointes, il arrêta
l'armée.
Les Tarentins sautèrent vite de leur cheval sur le
second, et partirent à droite et à gauche vers le fleuve
et vers la ville.
La phalange extermina commodément tout ce qui
restait de Barbares. Quand arrivaient les épées, ils
tendaient la gorge en fermant les paupières. D'autres
se défendirent à outrance; on les assomma de loin, sous
des cailloux, comme des chiens enragés. Hamilcar avait
recommandé de faire des captifs ; mais les Carthagi-
nois lui obéissaient avec rancune, tant ils sentaient de
plaisir à enfoncer leurs glaives dans les corps des Bar-
bares. Comme ils avaient trop chaud, ils se mirent à
travailler nu-bras, à la manière des faucheurs ; et lors-
qu'ils s'interrompaient pour reprendre haleine, ils sui-
vaient des yeux, dans la campagne, un cavalier galo-
pant après un soldat qui courait; il parvenait à le
saisir par les cheveux, le tenait ainsi quelque temps,
puis l'abattait d'un coup de hache.
La nuit tomba. Les Carthaginois, les Barbares avaient
disparu. Les éléphants, qui s'étaient enfuis, vagabon-
daient à l'horizon avec leurs tours incendiées. Elles brû-
laient dans les ténèbres, çà et là, comme des phares à
demi perdus dans la brume; — et l'on n'apercevait
d'autre mouvement sur la plaine que l'ondulation du
LA BAÏAILLH DU MAGAIl, 2H
fleuve, exhaussé par les cadavres et qui les charriait à
la mer.
Deux heures après, Màtho arriva. Il entrevit, à la
clarté des étoiles, de longs tas inégaux, couchés par
terre.
' C'étaient des files de Barbares. Il se baissa; tous
étaient morts. Il appela; personne ne répondit.
Le matin même, il avait quitté Ilippo-Zaryte avec
ses soldats pour marcher sur Carthage. A Utique, l'ar-
mée de Spendius venait de partir, et les habitants com-
mençaient à incendier les machines. Tous s'étaient
battus avec acharnement. Mais le tumulte qui se faisait
vers le pont redoublant d'une façon incompréhensible,
Màtho s'était jeté, par le plus court chemin, à travers
la montagne; et comme les Barbares s'enfuyaient par
la plaine, il n'avait rencontré personne.
En face de lui, de petites masses pyramidales se
dressaient dans l'ombre, et en deçà du fleuve, plus
près, il y avait à ras du sol des lumières immobiles.
En effet, les Carthaginois s'étaient repliés derrière le
pont, et, pour tromper les Barbares, le suffète avait
établi des postes nombreux sur l'autre rive.
Mâtho, s'avançant toujours, crut distinguer des en-
seignes puniques, car des tètes de cheval qui ne bou-
geaient pas apparaissaient dans l'air, fixées au sommet
des hampes en faisceau que l'on ne pouvait voir; et il
entendit plus loin une grande rumeur, un bruit de
chansons et de coupes heurtées.
Ne sachant où il se trouvait, ni comment découvrir
212 SALAMMBO.
Spendius, tout assailli d'angoisses, effaré, perdu dans
les ténèbres, il s'en retourna par le même chemin, plus
impétueusement. L'aube blanchissait, quand du haut
de la montagne il aperçut la ville, avec les carcasses
des machines noircies par les flammes, comme des
squelettes de géant qui s'appuyaient aux murs.
Tout reposait dans un silence et dans un accable-
ment extraordinaires. Parmi ses soldats, au bord des
tentes, des hommes presque nus dormaient sur le dos,
ou le front contre leur bras que soutenait leur cuirasse.
Quelques-uns décollaient de leurs jambes des bande-
lettes ensanglantées. Ceux qui allaient mourir roulaient
leur tète tout doucement ; d'autres, en se traînant, leur
apportaient à boire. Le long des chemins étroits les
sentinelles marchaient pour se réchauffer, ou se tenaient
la figure tournée vers l'horizon, avec leur pique sur
l'épaule, dans une attitude farouche.
Màtho trouva Spendius abrité sous un lambeau de
toile que supportaient deux bâtons par terre, le genou
dans les mains, la tète basse.
Ils restèrent longtemps sans parler.
Enfin, Màtho murmura: « — Vaincus! »
Spendius reprit d'une voix sombre: « — Oui, vain-
cus ! »
Et à toutes les questions il répondait par des gestes
désespérés.
Des soupirs, des râles arrivaient jusqu'à eux. Màtho
entr'ouvrit la toile. Le spectacle des soldats lui rappela
un autre désastre, au même endroit, et en grinçant des
dents :
LA BATAILLE DU MAGAR. 2i3
« — Misérable! une fois déjà... »
Spcndius l'interrompit:
« — Tu n'y étais pas, non plus!
« — C'est une malédiction! s'écria Màtlio. A la
fin pourtant, je l'atteindrai! je le vaincrai! je le tuerai!
Ah! si j'avais été là!... » L'idée d'avoir manqué la ba-
taille le désespérait plus encore que la défaite. Il arra-
cha son glaive, le jeta par terre. « Comment les Cartha-
ginois vous ont-ils battus? »
L'ancien esclave se mit à raconter les manœuvres.
Màtho croyait les voir, et il s'irritait. L'armée d'Utique,
au lieu de courir vers le pont, aurait dû prendre Hamil-
car par derrière.
« — Eh! je le sais! » dit Spendius.
« — Il fallait doubler tes profondeurs, ne pas com-
promettre les vélites contre la phalange, donner des
issues aux éléphants. Au dernier moment on pouvait
tout regagner ; rien ne forçait à fuir. »
Spendius répondit:
« — Je l'ai vu passer dans son grand manteau
rouge, lesbras levés, plus haut que la poussière, comme
un aigle qui volait au flanc des cohortes; et, à tous
les signes de sa tête, elles se resserraient, s'élançaient;
la foule nous a entraînés l'un vers l'autre ; il me regar-
dait; j'ai senti dans mon cœur comme le froid d'une
épée.
« — Il aura peut-être choisi le jour? » se disait tout
Las Màtho.
Ils s'interrogèrent, tâchant de découvrir ce qui avait
amené le suffète précisément dans la circonstance la
214 SALAMMBO.
plus défavorable. Pour atténuer sa faute ou se redonner
à lui-même du courage, Spendius avança qu'il restait
encore de l'espoir.
<f — Qu'il n'en reste plus, n'importe! — dit Màtlio;
— tout seul, je continuerai la guerre!
<f — Et moi aussi! » s'écria le Grec en bondissant;
il marchait à grands pas; ses prunelles étincelaient et
un sourire étrange plissait sa figure de chacal.
" — Nous recommencerons, ne me quitte plus! Je
ne suis pas fait pour les batailles au grand soleil;
l'éclat des épées me trouljle la vue; c'est une maladie,
j'ai trop longtemps vécu dans l'ergastule. Mais donne-
moi des murailles à escalader la nuit, et j'entrerai dans
les citadelles, et les cadavres seront froids avant que
les coqs aient chanté! Montre-moi quelqu'un, quelque
chose, un ennemi, un trésor, une femme »; il répéta:
« une femme, fùt-elle la fille d'un roi, et j'apporterai
vivement ton désir devant tes pieds. Tu me reproches
«l'avoir perdu la bataille contre Ilannon, je l'ai regagnée
pourtant. Avoue-le! mon troupeau de porcs nous a plus
servis qu'une phalange de Spartiates. » Et, cédant au
besoin de se rehausser et de saisir sa revanche, il énu-
méra tout ce qu'il avait fait pour la cause des Merce-
naires. « C'est moi, dans les jardins du suffète, qui ai
poussé le Gaulois! Plus tard, à Sicca, je les ai tous
enragés avec la peur de la RépubUque ! Giscon les ren-
voyait, mais je n'ai pas voulu que les interprètes pus-
sent parler. Ah! comme la langue leur pendait de la
bouche! T'en souviens-tu? Je t'ai conduit dans Car-
Ihage; j'ai volé le zaïmph. Je t'ai mené chez elle. Je
LA BATAILLK DU MACAH. 2(5
ferai plus encore: tu verras! » Il éclata de rire, comme
un fou.
Màtlio le considérait les yeux béants. Il éprouvait
une sorte de malaise devant cet homme, qui était à la
fois si lâche et si terrible.
Le Grec reprit d'un ton jovial, en faisant claquer
ses doigts:
« — Évohé! Après la pluie, le soleil! J'ai travaillé
aux carrières et j'ai bu du massique dans un vaisseau
qui m'appartenait, sous un tendelet d'or, comme un
Ptolémée. Le malheur doit servir à nous rendre plus
habiles. A force de travail, on assouplit la fortune. Elle
aime les politiques. Elle cédera! »
Il revint sur Màtho, et le prenant au bras:
« — Maître, à présent les Carthaginois sont sûrs de"
leur victoire. Tu as toute une armée qui n'a pas com-
battu, et tes hommes t'obéissent, à toi! Place-les en
avant; les miens, pour se venger, marcheront. Il me
reste trois mille Gariens, douze cents frondeurs et des
archers, des cohortes entières! On peut même former
une phalange, retournons ! »
Màtho, abasourdi par le désastre, n'avait jusqu'à
présent rien imaginé pour en sortir. Il écoutait la bou-
che ouverte, et les lames de bronze qui cerclaient ses
côtes se soulevaient aux bondissements de son cœur.
Il ramassa son épée, en criant:
« — Suis-moi, marchons! »
Les éclaireurs, quand ils furent revenus, annon-
cèrent que les morts des Carthaginois étaient enlevés,
le pont tout en ruines, et Hamilcar disparu.
216 SAI.AM.^IBO.
IX
EN CAMPAGNE
Il avait pensé que les Mercenaires l'attendraient à
Utique ou qu'ils reviendraient contre lui; et, ne trou-
vant pas ses forces suffisantes pour donner l'attaque
ou pour la recevoir, il s'était enfoncé dans le sud, par
la rive droite du fleuve, ce qui le mettait immédiatement
à couvert d'une entreprise.
Il voulait, fermant d'abord les yeux sur leur révolte,
détacher toutes les tribus de la cause des Barbares;
puis, quand ils seraient bien isolés au milieu des pro-
vinces, il tomberait sur eux et les exterminerait.
En quatorze jours, il pacifia la région comprise
entre Thouccaber et Utique, avec les villes de Tigni-
cabah, Tessourah, Vacca, d'autres encore à l'occident.
Zounghar bâtie dans les montagnes, Assouras célèbre
par son temple, Djeraado fertile en genévriers, Tha-
pitis et Hagour lui envoyèrent des ambassades. Les
gens de la campagne arrivaient les mains pleines de
vivres, imploraient sa protection, baisaient ses pieds,
ceux des soldats, et se plaignaient des Barbares. Quel-
ques-uns venaient lui offrir, dans des sacs, des têtes
de Mercenaires, tués par eux, disaient-ils, mais qu'ils
KN CAMPAGNE. 217
avaient coupées à des cadavres; car beaucoup s'étaient
perdus en fuyant, et on les trouvait morts, de place en
place, sous les oliviers et dans les vignes.
Pour éblouir le peuple, Hamilcar, dès le lendemain
de la victoire, avait envoyé à Gai-thage les deux mille
captifs faits sur le champ de bataille. Ils arrivèrent par
longues compagnies de cent hommes chacune, les bras
attachés sur le dos avec une barre de bronze qui les
prenait à la nuque, et les blessés, en saignant, cou-
raient aussi; des cavaliers, derrière eux, les chassaient
à coups de foucL.
Ce fut un déhre de joie! On se répétait qu'il y avait
eu six mille Barbares de tués; les autres ne tiendraient
pas, la guerre était finie; on s'embrassait dans les rues,
et l'on frotta de beurre et de cinnamome la figure des
Dieux Pataeques, pour les remercier. Avec leurs gros
yeux, leur gros ventre et leurs deux bras levés jus-
qu'aux épaules, ils semblaient vivre sous leur peinture
plus fraîche et participer à l'allégresse du peuple. Les
riches laissaient leurs portes ouvertes; la ville retentis-
sait du ronflement des tambourins; les temples toutes
les nuits étaient illuminés, et les servantes de la Déesse
descendues dans Malqua établirent au coin des carre-
fours des tréteaux en^'comore, où elles se prosti-
tuaient. On vota des terres pour les vainqueurs, des
holocaustes pour Melkarth, trois cents couronnes d'or
pour le suffète; ses partisans proposaient de lui décer-
ner des prérogatives et des honneurs nouveaux.
Il avait sollicité les anciens de faire des ouvertures
à Autharite pour échanger contre tous les Barbares,
218 salam:\ibo.
s'il le fallait, le vieux Giscoii avec les autres Cartha-
ginois détenus comme lui. Les Libyens et les Nomades
qui composaient l'armée d'Autharite connaissaient à
peine ces Mercenaires, hommes de race italiote ou
grecque ; puisque la République leur offrait tant de Bar-
bares contre si peu de Carthaginois, c'est que les uns
étaient de nulle valeur et que les autres en avaient une
considérable. Ils craignaient un piège. Autharite refusa.
Les anciens décrétèrent l'exécution des captifs, bien
que le suffète leur eût écrit de ne pas les mettre à
mort. Il comptait incorporer les meilleurs dans ses
troupes et exciter par là des défections. Mais la haine
emporta toute réserve.
Les deux mille Barbares furent attachés dans les
Mappales, contre les stèles des tombeaux ; et des mar-
chands, des goujats de cuisine, des brodeurs et même
des femmes, les veuves des morts avec leurs enfants,
tous ceux qui voulaient, vinrent les tuer à coups de
flèche. On les visait lentement, pour mieux prolonger
leur supplice; on baissait son arme, puis on la relevait
tour à tour; et la multitude se poussait en hurlant.
Des paralytiques se faisaient amener sur des civières;
beaucoup, par précaution, api^rtaient leur nourriture
et restaient là jusqu'au soir^autres y passaient la
nuit. On avait planté des tentes où l'on buvait. Plu-
sieurs gagnèrent de fortes sommes à louer des arcs.
On laissa debout ces cadavres crucifiés qui sem-
blaient sur les tombeaux autant de statues rouges; —
et l'exaltation gagnait jusqu'aux gens de Malqua, issus
des familles autochtones et d'ordinaire indifférents
E\ CAMPAGNli. 219
aux choses de la pairie. Par reconnaissance des plai-
sirs qu'elle leur donnait, maintenant ils s'intéressaient
à sa fortune, se sentaient Puniques ; et les anciens
Irouvèreiit hajjile d'avoir ainsi fondu dans une môme
vengeance le peuple entier.
La sanction des Dieux n'y manqua pas , car de
tous les côtés du ciel des corbeaux s'abattirent. Ils
volaient en tournant dans l'air avec de grands cris
rauques, et faisaient un nuage qui roulait sur soi-même
continuellement. On l'apercevait de Clypéa, de Rhadès
et du promontoire Ilernutmm. Parfois il se crevait
tout à coup, élargissant au loin ses spirales noires ;
c'était un aigle qui fondait dans le milieu, puis re-
partait. Sur les terrasses, sur les dômes, à la pointe
des obélisques et au fronton des temples, il y avait,
çà et là, de gros oiseaux qui tenaient dans leur bec
rougi des lambeaux humains.
A cause de l'odeur, les Carthaginois se résignèrent
à délier les cadavres. On en brûla quelques-uns ; on
jeta les autres à la mer, et les vagues, poussées par
le vent du nord, en déposèrent sur la plage, au fond
du golfe, devant le camp d'Autharite.
Ce châtiment avaii^rrifié les Barbares, sans doute,
— car du haut d'Eschmoùn on les vit abattre leurs
tentes, réunir leurs troupeaux, hisser leurs bagages
sur des ânes, et le soir du même jour l'armée entière
s'éloigna.
Elle devait, en se portant depuis la montagne des
Eaux-Chaudes jusqu'à Hippo-Zaryte alternativement, in-
220 SALAMMBO.
terdire au siiffète l'approche des villes tyrieniies avec
la possibilité d'un retour sur Carthage.
Pendant ce temps-là, les deux autres armées tâ-
cheraient de l'atteindre dans le sud, Spendius par l'o-
rient, Màtho par l'occident, de manière à se rejoindre
toutes les trois pour le surprendre et l'enlacer. Un
renfort qu'ils n'espéraient pas leur survint: Narr'Havas
reparut, avec trois cents chameaux chargés de bitume,
vingt-cinq éléphants et six mille cavaliers.
Le suffète, pour affaiblir les Mercenaires, avait jugé
prudent de l'occuper au loin dans son royaume. Du
fond de Carthage, il s'était entendu avec Masgaba, un
brigand gétule qui cherchait à se faire un empire. Fort
de l'argent punique, il avait soulevé les États numides
en leur promettant la liberté. Narr'Havas, prévenu par
le fils de sa nourrice, était tombé dans Girta, avait
empoisonné les vainqueurs avec l'eau des citernes,
abattu quelques tètes, tout rétabli; et il arrivait contre
le suffète plus furieux que les Barbares.
Les chefs des quatre armées s'entendirent sur les
dispositions de la guerre. Elle serait longue ; il fallait
tout prévoir.
On convint d'abord de réclamer l'assistance des
Romains, et l'on olTrit cette mission à Spendius ; comme
transfuge, il n'osa s'en charger. Douze hommes des
colonies grecques s'embarquèrent à Annaba, sur une
chaloupe des Numides. Puis, les chefs exigèrent de tous
les Barbares le serment d'une obéissance complète.
Chaque jour les capitaines inspectaient les vêtements,
les chaussures; on défendit même aux sentinelles
EN CAMPAGNE. 224
l'usage du bouclier, car souvent elles l'appuyaient contre
leur lance et s'endormaient debout; ceux qui traînaient
quelque bagage furent contraints de s'en défaire; tout,
à la mode romaine, devait être porté sur le dos. Par
précaution contre les éléphants, Màtho institua un
corps de cavaliers cataphractes, où l'homme et le cheval
disparaissaient sous une cuirasse en peau d'hippopo-
tame hérissée de clous; et pour protéger la corne des
chevaux, on leur fit des bottines en tresses de sparterie.
Il fut interdit de piller les boui-gs, de tyranniser
les habitants de race non punique. Gomme la contrée
s'épuisait, Màtho ordonna de distribuer les vivres par
tête de soldat, sans s'inquiéter des femmes. D'abord
ils les. partagèrent avec elles. Faute de nourriture beau-
coup s'alTaiblissaient. C'était une occasion incessante
de querelles, d'invectives, plusieurs attirant les com-
pagnes des autres par Tappàt ou même la promesse
de leur portion. Màtho commanda de les chasser
toutes, impitoyablement. Elles se réfugièrent dans le
camp d'Autharite; les Gauloises et les Libyennes, à
force d'outrages, les contraignirent à s'en aller.
Elles vinrent sous les murs de Garthage implorer
la protection de Gérés et de Proserpine, car il y avait
dans Byrsa un temple et des prêtres consacrés à ces
déesses, en expiation des horreurs commises autrefois
au siège de Syracuse. Les Syssites, alléguant leur droit
d'épaves, l'éclamèrent les plus jeunes, pour les vendre;
et des Carthaginois nouveaux prirent en mariage des
Lacédémoniennes, qui étaient blondes.
Quelques-unes s'obstinèrent à suivre les armées.
222 SALAMMBO.
Elles couraient sur le flanc des syntagmes, à côté des
capitaines. Elles appelaient leurs hommes, les tiraient
par le manteau, se frappaient la poitrine en les mau-
dissant, et tendaient au bout de leurs bras leurs petits
enfants nus qui pleuraient. Ce spectacle amollissait les
Barbares ; elles étaient un embarras, un péril. Plusieurs
fois on les repoussa, elles revenaient; Màtho les fit
chargera coups de lance par les cavaliers de Narr'-
Havas; et comme des Baléares lui criaient qu'il leur
fallait des femmes.
« — Moi! je n'en ai pas! » répondit-il.
A présent, le génie de Moloch l'envahissait. Malgré
les rébellions de sa conscience, il exécutait des choses
épouvantables, s'imaginant obéir à la voix d'un Dieu.
Quand il ne pouvait les ravager, Mâtho jetait des
pierres dans les champs pour les rendre stériles.
Par des messages réitérés, il pressait Autharite et
Spendius de se hâter. Mais les opérations du suffète
étaient incompréhensibles. Il campa successivement à
Eidous, à Monchar, à Tehent; des éclaireurs crurent
l'apercevoir aux environs d'ischiil, près des frontières
de Narr'IIavas, et l'on apprit qu'il avait traversé le
fleuve au-dessus de Tebourba, comme pour revenir à
Carthage. A peine dans un endroit, il se transportait
vers un autre. Les routes qu'il prenait restaient tou-
jours inconnues. Sans hvrer de bataille, le suffète
conservait ses avantages ; poursuivi par les Barbares,
il semblait les conduire.
Ces marches et ces contre-marches fatiguaient en-
core plus les Carthaginois; et les forces d'Hamilcar,
EN CAMPAGNK. 223
n'étant pas renouvelées, de jour en jour diminuaient.
Maintenant, les gens de la campagne lui apportaient
des vivres avec plus de lenteur. 11 rencontrait partout
une hésitation, une haine taciturne; malgré ses sup-
plications près du Grand-Conseil, aucun secours n'ar-
rivait de Garthage.
On disait (on croyait peut-être) qu'il n'en avait pas
besoin. C'était une ruse, ou des plaintes inutiles; et
les partisans d'Hannon, afin de le desservir, exagéraient
l'importance de sa victoire. Les troupes qu'il comman-
dait, on en faisait le sacrifice ; mais on n'allait pas
ainsi continuellement fournir à toutes ses demandes.
La guerre était bien assez lourde! elle avait trop coûté;
et, par orgueil, les patriciens de sa faction l'appuyaient
avec mollesse.
Alors, désespérant de la République, Hamilcar leva
de force dans les tribus tout ce qui lui fallait pour la
guerre : du grain, de l'huile, du bois, des bestiaux et
des hommes. Les habitants ne tardèrent pas à s'enfuir.
Les bourgs que l'on traversait étaient vides; on fouil-
lait les cabanes sans y rien trouver; bientôt une ef-
froyable solitude enveloppa l'armée punique.
Les Carthaginois, furieux, se mirent à saccager les
provinces; ils comblaient les citernes, incendiaient les
maisons. Les flammèches, emportées par le vent, s'é-
parpillaient au loin, et sur les montagnes des forêts
entières brûlaient; elles bordaient les vallées d'une
couronne de feux; pour passer au delà, on était forcé
d'attendre. Puis ils reprenaient leur marche, en
plein soleil, sur des cendres chaudes.
224 SALAMMBO.
Quelquefois ils voyaient, au bord de la route, luire
dans un buisson comme des prunelles de chat-tigre.
C'était un Barbare accroupi sur les talons, et qui s'était
barbouillé de poussière pour se confondre avec la cou-
leur du feuillage; ou bien quand on longeait une ra-
vine, ceux qui étaient sur les ailes entendaient tout à
coup rouler des pierres; et, en levant les yeux, ils
apercevaient dans l'écartement de la gorge un homme
pieds nus qui bondissait
Cependant Utique et Hippo-Zaryte étaient libres,
puisque les Mercenaires ne les assiégeaient plus. Ha-
milcar leur commanda de venir à son aide. A'csant se
compromettre, elles lui répondirent par des mots va-
gues, des compliments, des excuses.
Il remonta dans le nord, brusquement, décidé à
s'ouvrir une des villes tyriennes , dût-il en faire le
siège. Il lui fallait un point sur la côte, afin de tirer
des îles ou de Cyrène des approvisionnements et des
soldats, et il convoitait le port d'Utique comme étant
le plus près de Carthage.
Le suffète partit donc de Zouitin et tourna le lac
d'Hippo-Zaryte avec prudence. Bientôt il fut contraint
d'allonger ses régiments en colonne pour gravir la
montagne qui sépare les deux vallées. Au coucher du
soleil, ils descendaient dans son sommet creusé en
forme d'entonnoir, quand ils aperçurent devant eux,
à ras du sol, des louves de bronze qui semblaient
courir sur l'herbe.
Tout à coup de grands panaches se levèrent; et au
rythme des flûtes un chant formidable éclata. C'était
EN CAMPAGNE. 22o
l'armée de Speudius; car des Gampaniens et des Grecs,
par exécration de Garthage, avaient pris des enseignes
de Rome. En même temps, sur la gauche, ap)»arurent
de longues piques, des boucliers en peau de léopard,
des cuirasses de lin, des épaules nues. G'étaient les
Ibériens de Màtho, les Lusitaniens, les Baléares, les
Gélules ; on entendit le hennissement des chevaux de
Narr'Havas ; ils se répandirent autour de la colline ;
puis arriva la vague cohue que commandait Autharite;
les Gaulois, les Libyens, les Nomades; et l'on recon-
naissait au milieu d'eux les Mangeurs de choses im-
mondes aux arêtes de poisson qu'ils portaient dans la
chevelure.
Ainsi les Barbares, combinant exactement leurs
marches, s'étaient rejoints. Mais, surpris eux-mêmes,
ils restèrent quelques minutes immobiles et se con-
sultant.
Le suffète avait tassé ses hommes en une masse
orbiculaire, de façon à offrir partout une résistance
égale. Les hauts boucliers pointus, fichés dans le gazon
les uns près des autres, entouraient l'infanterie. Les
Glinabares se tenaient en dehors, et plus loin, de place
en place, les éléphants. Les Mercenaires étaient haras-
sés de fatigue; il valait mieux attendre jusqu'au jour;
et, certains de leur victoire, les Barbares, pendant toute
la nuit, s'occupèrent à manger.
Ils avaient allumé de grands feux clairs qui, en les
éblouissant, laissaient dans l'ombre l'armée punique
au-dessous d'eux. Hamilcar fit creuser autour de son
camp, comme les Romains, un fossé large de quinze
15
226 SALAMMBO.
pas, profond de dix coudées, avec la terre exhausser à
l'intérieur un parapet sur lequel on planta des pieux
aigus qui s'entrelaçaient ; et, au soleil levant, les Mer-
cenaires furent ébahis d'apercevoir tous les Cartha-
ginois ainsi retranchés comme dans une forteresse.
Ils reconnaissaient, au milieu des tentes, Hamilcar,
qui se promenait en distribuant des ordres. Il avait le
corps pris dans une cuirasse brune, tailladée en petites
écailles ; et suivi de son cheval, de temps en temps il
s'arrêtait pour désigner quelque chose de son bras droit
étendu.
Alors, plus d'un se rappela les matinées pareilles,
quand, au fracas des clairons, il passait devant eux
lentement, et que ses regards les fortifiaient comme
des coupes de vin. Une sorte d'attendrissement les
saisit. Ceux, au contraire, qui ne connaissaient pas
Hamilcar, dans leur joie de le tenir, déliraient.
Si tous attaquaient à la fois, on se nuirait mutuel-
lement dans l'espace trop étroit. Les Numides pouvaient
se lancer au travers ; mais les Clinabares défendus par
des cuirasses les écraseraient ; puis comment franchir
les palissades? Quant aux éléphants, ils n'étaient pas
suffisamment instruits.
« — Vous êtes tous des lâches! » s'écria Mâtho.
Et, avec les meilleurs, il se précipita contre le re-
tranchement. Une volée de pierres les repoussa, car
le suffète avait pris sur le pont leurs catapultes aban-
données.
Cet insuccès fit tourner brusquement l'esprit mo-
bile des Barbares. L'excès de leur bravoure disparut;
EN CAMPAGNIi. 227
ils voulaient vaincre, mais en se risquant le moins
possible. D'après Spendius, il fallait garder soigneuse-
mont la position que l'on avait, et affamer l'armée
punique. Les Carthaginois se mirent à creuser des
puits; et, des montagnes entourant la colline, ils dé-
couvrirent de l'eau.
Du sommet de leur palissade ils lançaient des flè-
ches, de la terre, du fumier, des cailloux qu'ils arra-
chaicnldu sol, pendant que les six catapultes roulaient
incessamment sur la longueur de la terrasse.
Mais les sources d'elles-mêmes se tariraient; on
épuiserait les vivres, on userait les catapultes ; les Mer-
cenaires, dix fois plus nombreux, finiraient par triom-
pher. *"**
Le suffète imagina des négociations afin de gagner
du temps ; et, un matin, les Barbares trouvèrent dans
leurs lignes une peau de mouton couverte d'écritures.
Il se justifiait de sa victoire ; les anciens l'avaient forcé
à la guerre. Pour leur montrer qu'il gardait sa parole,
il leur olTrait le pillage d'Utique ou celui d'IIippo-
Zaryte, à leurchoix; llamilcar, en terminant, déclarait
ne pas les craindre, parce qu'il avait gagné des traîtres
et que, grâce à ceux-là, il viendrait à bout, facilement,
de tous les autres.
Les Barbares furent troublés ; cette proposition
d'un butin immédiat les faisait rêver; ils appréhen-
daient une trahison, ne soupçonnant point un piège
dans la forfanterie du suffète, et ils commencèrent à se
regarder les uns les autres avec méfiance. On observait
les paroles, les démarches ; des terreurs les réveillaient
228 SALAMMBO.
la nuit. Plusieurs abandonnaient leurs compagnons;
suivant sa fantaisie on choisissait son armée ; les Gau-
lois avec Aulharite allèrent se joindre aux hommes de
la Cisalpine dont ils comprenaient la langue.
Les quatre chefs se réunissaient tous les soirs dans
la tente de Mâtho ; et, accroupis autour d'un bouclier,
ils avançaient et reculaient attentivement les petites
figurines de bois, inventées par Pyrrhus pour repro-
duire les manœuvres. Spendius démontrait les res-
sources d'Ilamilcar; il suppliait de ne point compro-
mettre l'occasion et jurait par tous les Dieux. Màtho,
irrité, marchait en gesticulant. La guerre contre Car-
thage était sa chose personnelle; il s'indignait que les
autres s'en mêlassent sans vouloir lui obéir. Autha-
rite, devinant ses paroles à sa figure, applaudissait.
Narr'Havas levait le menton en signe de dédain ; pas
une mesure qu'il ne jugeât funeste; et il ne souriait
plus; des soupirs lui échappaient comme s'il eût re-
foulé la douleur d'un rêve impossible, le désespoir
d'une entreprise manquée.
Pendant que les Barbares, incertains, délibéraient, le
suiîète augmentait ses défenses; il lit creuser en deçà
des palissades un second fossé , élever une seconde
muraille, construire aux angles des tours de bois; ses
esclaves allaient jusqu'au milieu des avant-postes en-
foncer les chausse-trapes dans la terre. Mais les élé-
phants, dont les rations étaient diminuées, se débat-
taient dans leurs entraves. Pour ménager les herbes, il
ordonna aux Clinabares de tuer les moins robustes des
étalons. Quelques-uns s'y refusèrent; il les fit décapiter.
KN CAMPAGNE. 2!9
On mangea les clicvaux. Le souvenir de cette viande
fraîche, les jours suivants, fut une grande tristesse.
Du fond de l'auiphithéàtre où ils se trouvaient res-
serrés, ils voyaieut tout autour d'eux, sur les hauteurs,
les quatre camps des Barbares pleins d'agitation. Des
femmes circulaient avec des outres sur la tête, des
chèvres en bêlant erraient sous les faisceaux des
piques ; on relevait les sentinelles, on mangeait autour
des trépieds. Les tribus leur fournissaient des vivres
abondamment, et ils ne se doutaient pas eux-mêmes
combien leur inaction effrayait l'armée punique.
Dès le second jour, les Carthaginois avaient remar-
qué dans le camp des Nomades une troupe de trois
cents hommes à l'écart des autres. C'étaient les riches,
retenus prisonniers depuis le commencement de la
guerre. Des Libyens les rangèrent tous au bord du
fossé, et, postés derrière eux, ils envoyaient des jave-
lots en se faisant un rempart de leurs corps. A peine
pouvait-on reconnaître ces misérables, tant leur visage
disparaissait sous la vermine et les ordures. Leurs che-
veux arrachés par endroits laissaient à nu les ulcères
de leur tête ; et ils étaient si maigres et hideux qu'ils
ressemblaient à des momies dans des linceuls troués.
Quelques-uns sanglotaient d'un air stupide ; les autres
criaient à leurs amis de tirer sur les Barbares. Il y en
avait un, tout immobile, le front baissé, qui ne parlait
pas ; sa grande barbe blanche tombait jusqu'à ses
mains couvertes de chaînes ; et les Carthaginois, en
sentant au fond de leur cœur comme l'écroulement de
la République, reconnaissaient Giscon. Bien que la
230 sala:mmbo.
place fût dangereuse, ils se poussaient pour le voir.
On l'avait coifîé d'une tiare grotesque, en cuir d'hippo-
potame, incrustée de cailloux. C'était une imagination
d'Autharite ; mais cela déplaisait à Mâtho.
Hamilcar exaspéré fit ouvrir les palissades, résolu
à se faire jour n'importe comment; et d'un train
furieux les Carthaginois montèrent jusqu'à mi-côte,
pendant trois cents pas. Un tel Ilot de Barbares des-
cendit qu'ils furent refoulés sur leurs lignes. Un des
gardes de la Légion, resté en dehors, trébuchait parmi
■les pierres. Zarxas accourut, et, le terrassant, lui
enfonça un poignard dans la gorge; il l'en retira, se
jeta sur la blessure ; — et, la bouche collée contre
elle, avec des grondements de joie et des soubresauts
qui le secouaient jusqu'aux talons, il pompait le sang
à pleine poitrine ; puis, tranquillement, il s'assit sur le
cadavre, releva son visage en se renversant le cou
pour mieux humer l'air, comme fait une biche qui vient
de boire k un torrent; et, d'une voix aiguë, il entonna
une chanson des Baléares, une vague mélodie pleine
de modulations prolongées, s'interrompant, alternant,
comme des échos qui se répondent dans les montagnes ;
il appelait ses frères morts et les conviait k un festin ;
— puis il laissa retomber ses mains entre ses jambes,
baissa lentement la tète, et pleura. Cette chose atroce
fit horreur aux Barbares, aux Grecs surtout.
Les Carthaginois, à partir de ce moment, ne
tentèrent aucune sortie; — et ils ne songeaient pas à
se rendre, certains de périr dans les supplices.
Cependant les vivres, malgré les soins d'Hami-lcar,
EiN CA.Ml»A(Ji\E. 2.51
fliin'muaieiit effroyablement. Pour chaque homme, il ne
reslaiL plus que dix k'hommer de blé, trois hin de
millet et douze belza de fruits secs. Plus de viande,
plus d'huile, plus de salaisons, pas un grain d'orge
pour les chevaux ; on les voyait, baissant leur encolure
amaigrie, chercher dans la poussière des brins de
paille piétines. Souvent les sentinelles en vedette sur la
terrasse apercevaient, au clair de la lune, un chien des
Barbares qui venait rôder sous le retranchement, dans
les tas d'immondices; on l'assommait avec une pierre,
et, s'aidant des courroies du bouclier, on descendait
le long des palissades, puis, sans rien dire, on le man-
geait. Parfois d'horribles aboiements s'élevaient, et
l'homme ne remontait plus. Dans la quatrième di-
lochie de la douzième syntagme, trois phalangites, en
se disputant un rat, se tuèrent à coups de couteau.
Tous regrettaient leurs familles, leurs maisons; les
pauvres, leurs cabanes en forme de ruche, avec des
coquilles au seuil des portes, un filet suspendu, et les
patriciens, leurs grandes salles emplies de ténèbres
bleuâtres, quand, à l'heure la plus molle du jour, ils
se reposaient, écoutant le bruit vague des rues mêlé
au frémissement des feuilles qui s'agitaient dans leurs
jardins; — et, pour mieux descendre dans cette pensée,
afin d'en jouir davantage, ils entre -fermaient les
paupières; la secousse d'une blessure les réveillait.
A chaque minute, c'était un engagement, une alerte
nouvelle ; les tours brûlaient, les Mangeurs de choses
immondes sautaient aux palissades; avec des haches,
on leur abattait les mains; d'autres accouraient; une
23 2 SALAMMBO.
pluie de fer tombait sur les tentes. On éleva des ga-
leries en claies de jonc pour se garantir des projec-
tiles. Les Carthaginois s'y enfermèrent; ils n'en bou-
geaient plus.
Tous les jours, le soleil qui tournait sur la colline,
abandonnant, dès les premières heures, le fond do la
gorge, les laissait dans l'ombre. En face et par derrière,
les pentes grises du terrain remontaient, couvertes de
cailloux tachetés d'un rare lichen; et, sur leurs têtes, le
ciel, continuellement pur, s'étalait, plus lisse et froid
à l'œil qu'une coupole de métal. Ilamilcar était si indi-
gné contre Carthage qu'il sentait l'envie de se jeter
dans les Barbares pour les conduire sur elle. Puis voilà
que les porteurs, les vivandiers, les esclaves commen-
çaient à murmurer, et ni le peuple, ni le Grand-Conseil,
personne n'envoyait même une espérance ! La situation
était intolérable, par l'idée surtout qu'elle deviendrait
pire.
A la nouvelle du désastre, Carthage avait comme
bondi de colère et de haine : on aurait moins exécré
le suflète, si, dès le commencement, il se fût laissé
vaincre.
Mais pour acheter d'autres Mercenaires, le temps
manquait, l'argent manquait. Quant à lever des soldats
dans la ville, comment les équiper? Hamilcar avait pris
toutes les armes! et qui donc les commanderait? Les
meilleurs capitaines se trouvaient là-bas avec lui! Des
hommes expédiés par le suffète arrivaient dans les
EN CAMPAGNE. 233
rues, poussaient des cris. Le Grand-Conseil s'en émut,
et il s'arrangea pour les faire disparaître.
C'était une prudence inutile ; tous accusaient Barca
de s'être conduit avec mollesse. Il aurait dû, après sa
victoire, anéantir les Mercenaires. Pourquoi avait-il
ravagé les tribus? On s'était cependant imposé d'assez
lourds sacrifices! et les patriciens déploraient leur con-
tribution de quatorze shekels, les Syssites leurs deux
cent vingt-trois mille kikar d'or ; ceux qui n'avaient
rien donné se lamentaient comme les autres. La popu-
lace était jalouse des Carthaginois nouveaux auxquels
il avait prortiis le droit de cité complet; et les Ligures,
qui s'étaient si intrépidement battus, on les confondait
avec les Barbares, on les maudissait comme eux; leur
race devenait un crime, une complicité. Les marchands
sur le seuil de leurs boutiques, les manœuvres qui pas-
saient une règle de plomb à la main, les vendeurs de
saumure rinçant leurs paniers, les baigneurs dans les
étuves et les débitants de boissons chaudes, tous dis-
cutaient les opérations de la campagne. On traçait avec
son doigt des plans de bataille sur la poussière; il
n'était si mince goujat qui ne sût corriger les fautes
d'IIamilcar.
C'était, disaient les prêtres, le châtiment de sa longue
impiété. Il n'avait point offert d'holocaustes ; il n'avait
pas purifié ses troupes ; il avait même refusé de prendre
avec lui des augures ; — et le scandale du sacrilège
renforçait la violence des haines contenues, la rage des
espoirs trahis. On se rappelait les désastres de la Sicile,
tout le fardeau de son orgueil qu'on avait si longtemps
i>34 SALAMMBO.
porté ! Les collèges des pontifes ne lui pardonnaient
pas d'avoir saisi leur trésor, et ils exigèrent du Grand-
Conseil l'engagement de le crucifier, si jamais il reve-
nait.
Les chaleurs du mois d'éloul, excessives cette année-
là, étaient une autre calamité. Des bords du lac, il s'éle-
vait des odeurs nauséabondes ; elles passaient dans Tair
avec les fumées des aromates tourbillonnant au coin
des rues. On entendait contuiuellement retentir des
hymnes. Des flots de peuple occupaient les escaliers des
temples ; lesmurailles étaient couvertes de voiles noirs;
des cierges brûlaient au front des Dieux Patœques, et
le sang des chameaux égorgés en sacrilice, coulant le
long des rampes, formait, sur les marches, des cas-
cades rouges. Un délire funèbre agitait Carthage. Du
fond des ruelles les plus étroites, des bouges les plus
noirs, des figures pâles sortaient, des hommes à profil
de vipère et qui grinçaient des dents. Les hurlements
aigus des femmes emplissaient les maisons, et, s'échap-
pant par les grillages, faisaient se retourner sur les
places ceux qui causaient debout. On croyait quelque-
fois que les Barbares arrivaient; on les avait aperçus
derrière la montagne des Eaux-Chaudes ; ils étaient
campés à Tunis ; les voix se multipliaient, grossissaient,
se confondaient en une seule clameur. Puis, un silence
universel s'établissait ; les uns restaient grimpés sur le
fronton des édifices, avec leur main ouverte au bord
des yeux, tandis que les autres, à plat ventre au pied
des remparts, tendaient roreille. La terreur passée,
les colères recommençaient. Mais la conviction de leur
EN CAMPAGNK. iSo
impuissance les replongeait bientôt dans la même
tristesse.
Elle redoublait chaque soir, quand tous, montés
sur les terrasses, poussaient, en s'inclinant par neuf
fois, un grand cri, pour saluer le Soleil. Il s'abaissait
derrière la lagune, lentement ; puis tout à coup il dis-
paraissait dans les montagnes, du côté des Barbares.
On attendait la fête trois fois sainte où, du haut d'un
bûcher, un aigle s'envolait vers le ciel, symbole de la
résurrection de l'année, message du peuple à son Baal
suprême, et qu'il considérait comme une sorte d'union,
une manière de se rattacher à la force du Soleil. D'ail-
leurs, empli de haine maintenant, il se tournait naïve-
ment vers Moloch homicide, et tous abandonnaient
Tanit. La Rabbet, n'ayant plus son voile, était comme
dépouillée d'une partie de sa vertu. Elle refusait la
bienfaisance de ses eaux, elle avait déserté Carthage ;
c'était une transfuge, une ennemie. Quelques-uns, pour
l'outrager, lui jetaient des pierres. Mais en l'invecti-
vant, beaucoup la plaignaient; on la chérissait encore,
et plus profondément peut-être.
Tous les malheurs venaient donc de la perle du
zaïmph. Salammbô y avait indirectement participé , on
la comprenait dans la même rancune ; elle devait être
punie. La vague idée d'une immolation bientôt circula
dans le peuple. Pour apaiser les Baalim, il fallait sans
doute leur offrir quelque chose d'une incalculable va-
leur, un être beau, jeune, vierge, d'antique maison,
issu des Dieux, un astre humain. Tous les jours des
hommes que l'on ne connaissait pas envahissaient les
236 SALAMMBO.
jardins de Mégara ; les esclaves, tremblant pour eux-
mêmes, n'osaient leur résister. Cependant ils ne dépas-
saient point l'escalier des galères. Ils restaient en bas,
les yeux levés sur la dernière terrasse ; ils attendaient
Salammbô ; — et durant des heures ils criaient contre
elle, comme des chiens qui hurlent après la lune.
LE SERPENT. 237
X
LE SERPENT
Ces clameurs de la populace n'épouvantaient pas
la fille d'IIamilcar.
Elle était troublée par des inquiétudes plus hautes :
son grand serpent, le Python noir, languissait; et le
serpent était pour les Carthaginois un fétiche à la fois
national et particulier. On le croyait fils du limon de
la terre, puisqu'il émerge de ses profondeurs et n'a
pas besoin de pieds pour la parcourir; sa démarche
rappelait les ondulations des fleuves, sa température
les antiques ténèbres visqueuses pleines de fécondités,
et l'orbe qu'il décrit en se mordant la queue l'ensemble
des planètes, l'intelligence d'Eschmoùn.
Celui de Salammbô avait refusé plusieurs fois les
quatre moineaux vivants qu'on lui présentait à la pleine
lune et à chaque lune nouvelle. Sa belle peau, couverte
comme le firmament de taches d'or sur un fond tout
noir, était jaune maintenant, flasque, ridée et trop
large pour son corps; une moisissure cotonneuse s'é-
tendait autour de sa tête ; et dans l'angle de ses pau-
pières, on apercevait de petits points rouges qui pa-
raissaient remuer. De temps à autre, Salammbô s'ap-
238 SALAMMBO.
prochait de sa corbeille en (ils d'argent; elle écartait
la courtine de pourpre, les feuilles de lotus, le duvet
d'oiseau; il était continuellement enroulé sur lui-même,
plus immobile qu'une liane flétrie; à force de le regar-
der, elle finissait par sentir dans son cœur comme une
spirale, comme un autre serpent qui peu à peu lui mon-
tait à la gorge et l'étranglait.
Elle était désespérée d'avoir vu le zaïmph; cepen-
pant elle en éprouvait une sorte de joie, un orgueil in-
time. Un mystère se dérobait dans la splendeur de ses
plis; c'était le nuage enveloppant les Dieux, le secret
de l'existence universelle, et, Salammbô, en se faisant
horreur à elle-même, regrettait de ne l'avoir pas soulevé.
Presque toujours elle était accroujiic au fond de
son appartement, tenant dans ses mains sa jambe
gauche repliée, la bouche entr'ouverte, le menton
baissé, l'œil fixe. Elle se rappelait avec épouvante la
figure de son père ; elle voulait s'en aller dans les
montagnes de la Phénicie, en pèlerinage au temple
d'Aphaka, où Tanit est descendue sous la forme d'une
étoile; toutes sortes d'imaginations l'attiraient, l'ef-
frayaient; d'ailleurs, une solitude chaque jour plus
large l'environnait. Elle ne savait même pas ce que
devenait Hamilcar.
Lasse de ses pensées, elle se levait, et, en traînant
ses petites sandales dont la semelle à chaque pas cla-
quait sur ses talons, elle se promenait au hasard dans
la grande chambre silencieuse. Les améthystes et les
topazes du plafond faisaient cà et là trembler des ta-
ches lumineuses, et Salammbô, tout en marchant, tour-
LE SHRI'KNT. 239
nait un peu la lôte pour les voir. Elle allait prendre
par le goulot les amphores suspendues ; elle se rafraî-
chissait la poitrine sous les larges éventails, ou bien
elle s'amusait à brûler du cinnamome dans des perles
creuses. Au coucher du soleil, Taanach retirait les lo-
sanges de feutre noir bouchant les ouvertures delà mu-
raille; alors ses colombes, frottées de musc comme
les colombes de Tanit, tout à coup entraient, et leurs
pattes roses glissaient sur les dalles de verre parmi les
grains d'orge qu'elle leur jetait à pleines poignées,
comme un semeur dans un champ. Soudain elle écla-
tait en sanglots, et elle restait étendue sur le grand lit
fait de courroies de bœuf, sans remuer, en répétant un
mot, toujours le même, les yeux ouverts, pâle comme
une morte, insensible, froide; — cependant elle en-
tendait le cri des singes dans les touffes des palmiers,
avec le grincement continu de la grande roue qui, à
travers les étages, amenait un flot d'eau pure dans la
vasque de porphyre.
Quelquefois, durant plusieurs jours, elle refusait de
manger. Elle voyait en rêve des astres troubles, qui
passaient sous ses pieds. Elle appelait Schahabarim,
et, quand il était venu, n'avait plus rien à lui dire.
Elle ne pouvait vivre sans le soulagement de sa pré-
sence. Mais elle se révoltait intérieurement contre
cette domination; elle sentait pour le prêtre tout à la
fois de la terreur, de la jalousie , de la haine et une
espèce d'amour, — en reconnaissance de la singulière
volupté qu'elle trouvait près de lui.
Il avait reconnu l'influence de la Rabbet, habile à
240 SALAMMBO.
distinguer quels étaient les Dieux qui envoyaient les
maladies ; et, pour guérir Salammbô, il faisait arroser
son appartement avec des lotions de verveine et d'a-
diante ; elle mangeait tous les matins des mandragores ;
elle dormait la tète sur un sachet d'aromates mixtion-
nés par les pontifes; il avait même employé le baaras,
racine couleur de feu qui refoule dans le septentrion
les génies funestes; enfin, se tournant vers l'étoile po-
laire, il murmura par trois fois le nom mystérieux de
Tanit ; mais, Salammbô souffrant toujours ses an-
goisses s'approfondirent.
Personne, à Garthage, n'était savant comme lui.
Dans sa jeunesse, il avait étudié au collège des Mog-
beds, à Borsippa, près Babylone; puis visité Samo-
thrace, Pessinunte, Éplièse, la Tliessalie, la Judée, les
temples des Nabatliéens qui sont perdus dans les sa-
bles, et, des cataractes jusqu'à la mer, parcouru à pied
les bords du Nil. La face couverte d'un voile, et en
secouant des flambeaux, il avait jeté un coq noir sur
un feu de sandaraque, devant le poitrail du Sphinx, le
Père de la terreur. Il était descendu dans les cavernes
de Proserpine; il avait vu tourner les cinq cents co-
lonnes du labyrinthe de Lemnos et resplendir le can-
délabre de Tarente, portant sur sa tige autant de lam-
padaires qu'il y a de jours dans l'année; la nuit, parfois,
il recevait des Grecs pour les interroger. La constitu-
tion du monde ne l'inquiétait pas moins que la nature
des Dieux; avec les armilles placés dans le portique
d'Alexandrie, il avait observé les équinoxes, et ac-
compagné jusqu'à Cyrène les bématistes d'É vergeté,
I,K SI- r, ni- NT. 241
qui mesurent le ciel en calculant le nombre de leurs
pas; — si bien que maintenant grandissait dans sa
pensée une religion particulière, sans formule distincte
et, à cause tle cela môme, toute pleine de vertiges et
d'ardeurs. Il ne croyait plus la terre fuite comme une
pomme de pin; il la croyait ronde, et tombant éternel-
lement dans l'immensité, avec une vitesse si prodi-
gieuse qu'on ne s'aperçoit pas de sa chute.
De la position du soleil au-dessus de la lune, il
concluait à la prédominance du Baal, dont l'astre lui-
même n'est que le reflet et la figure ; d'ailleurs, tout
ce qu'il voyait des choses terrestres le forçait à recon-
naître pour suprême le principe màlc exterminateur.
Puis, il accusait secrètement la Rabbet de l'infortune
de sa vie. N'était-ce pas pour elle qu'autrefois le grand
pontife, s'avançant dans le tumulte des cymbales, lui
avait pris sa virilité future? Et il suivait d'un œil mé-
lancolique les hommes qui se perdaient avec les prê-
tresses au fond des térébinthes.
Ses jours se passaient à inspecter les encensoirs,
les vases d'or, les pinces, les râteaux pour les cendres
de l'autel, et toutes les robes des statues jusqu'à l'ai-
guille de bronze servant à friser les cheveux d'une
vieille Tanit, dans le troisième édicule, près de la vi-
gne d'émeraude. Aux mêmes heures, il soulevait les
grandes tapisseries des mômes portes qui retombaient ;
il restait les bras ouverts dans la même attitude; il
priait prosterné sur les mômes dalles, tandis qu'au-
tour de lui un peuple de prêtres circulait pieds nus
par les couloirs pleins d'un crépuscule éternel.
10
242 SALA:\nrBO.
Mais sur l'aridité de sa vie, Salammbô faisait comme
une fleur dans la fente d'un sépulcre. Cependant il
était dur pour elle et ne lui épargnait point les pé-
nitences ni les paroles amères. Sa condition établis-
sait entre eux comme l'égalité d'un sexe commun, et
il en voulait moins à la jeune fille de ne pouvoir la
posséder que de la trouver si belle et surtout >i pure.
Souvent il voyait bien qu'elle se fatiguait à suivre sa
pensée. Alors il s'en retournait plus triste; il se sen-
tait plus abandonné, plus seul, plus vide.
Des mots étranges quelquefois lui échappaient, et
qui passaient devant Salammbô comme de larges
éclairs illuminant des abîmes. C'était la nuit, sur la ter-
rasse, quand, seuls tous les deux, ils regardaient les
étoiles, et que Carthage s'étalait en bas, sous leurs
pieds, avec le golfe et la pleine mer vaguement perdus
dans la couleur des ténèbres.
Il lui exposait la théorie des âmes qui descendent
sur la terre, eii suivant la même route que le soleil
par les signes du Zodiaque. De son bras étendu, il
montrait dans le Bélier la porte de la génération hu-
maine, dans le Capricorne, celle du retour vers les
Dieux; et Salammbô s'efforçait de les apercevoir, car
elle prenait ces conceptions pour des réahtés; elle
acceptait comme vrais en eux-mêmes de purs sym-
boles et jusqu'à des manières de langage, distinc-
tion qui n'était pas, non plus, toujours bien nette
pour le prêtre.
« — Les âmes des morts , — disait-il , — ré-
solvent dans la lune comme les cadavres dans la
LE S1:IU'1:NT. 2i3
terre. Leurs larmes composent son liuniidité; c'est
un séjour obscur, plein de fanges, de débris et de
tempêtes. »
Elle demanda ce qu'elle y deviendrait.
« — D'abord, tu languiras, légère comme une va-
peur qui se balance sur les flots; et, après des épreu-
ves et des angoisses plus longues, tu t'en iras dans
le foyer du soleil, à la source même de l'Intelli-
gence! »
Cependant il ne parlait pas de laRabbet. Salammbô
s'imaginait que c'était par pudeur pour sa déesse
vaincue, et l'appelant d'un nom commun qui désignait
la lune, elle se répandait en bénédictions sur l'astre
fertile et doux. A la fin, il s'écria :
« — Non! non! elle tire de l'autre toute sa fé-
condité! Ne la vois-tu pas vagabondant autour de lui
comme une femme amoureuse qui court après un
homme dans un champ ? » Et sans cesse il exaltait la
vertu de la lumière.
Loin d'abattre ses désirs mystiques, au contraire
il les sollicitait, et même il semblait prendre de la joie
à la désoler par les révélations d'une doctrine impi-
toyable. Salammbô, malgré les douleurs de son amour,
se jetait dessus avec emportement.
Mais plus Schahabarim se sentait douter de Tanit,
plus il voulait y croire. Au fond de son âme, un
remords l'arrêtait. Il lui aurait fallu quelque preuve,
une manifestation des Dieux, et dans l'espoir de l'ob-
tenir, il imagina une entreprise qui pouvait à la fois
sauver sa patrie et sa croyance.
2i4 SALAMMBO.
Dès lors il se mit, devant Salammbô, à déplorer le
sacrilège et les malheurs qui en résultaient jusque
dans les régions du ciel. Puis tout à coup, il lui
annonça le péril du sufîète, assailli par trois armées
que commandait Màtho ; car Màtlio, pour les Cartha-
ginois, était, à cause du voile, comme le roi des Bar-
bares ; il ajouta que le salut de la République et de
son père dépendait d'elle seule.
« — De moi ! — s'écria-elle , comment puis-
je?....
Mais le prêtre, avec un sourire de dédain:
« — Jamais lu ne consentiras ! »
Elle le suppliait. Enfin Schahabarim lui dit:
« — Il faut que tu ailles chez les Barbares re-
prendre le zaïmph ! »
Elle s'afTaissa sur l'escabeau d'ébène, et restait les
bras allongés sur ses genoux, avec un frisson de tous
ses membres comme une victime au pied de l'autel
quand elle attend le coup de massue. Ses tempes
bourdonnaient, elle voyait tourner des cercles de feu,
et; dans sa stupeur, ne comprenait plus qu'une chose,
c'est que certainement elle allait bientôt mourir.
Mais si la Rabbet triomphait, si le zaïmph était
rendu et Carthage délivrée, qu'importe la vie d'une
femme! pensait Schahabarim. D'ailleurs, elle obtien-
drait peut-être le voile et ne périrait pas?
Il fut trois jours sans revenir ; le soir du qua-
trième, elle l'envoya chercher.
Pour mieux enflammer son cœur, il lui apportait
toutes les invectives que l'on hurlait contre Hamilcar
LE SE R Pli NT. 245
en plein Conseil, disait qu'elle avait failli, qu'elle
devait réparer son crime, et que la Uabbet ordonnait
ce sacrifice.
Souvent une large clameur traversant les Mappales
arrivait dans Mégara. Scliahabarim et Salammbô sor-
taient vivement; et, du haut de l'escalier des galères,
fls regardaient.
C'étaient des gens sur la place de Khamon qui
criaient pour avoir des armes. Les anciens ne voulaient
pas leur en fournir, estimant cet effort inutile ; d'autres,
partis sans général, avaient été massacrés. Enfin on
leur permit de s'en aller, et, par une sorte d'hommage
à Moloch ou un vague besoin de destruction, ils arra-
chèrent dans les bois des temples de grands cyprès,
et, les ayant allumés aux flambeaux des Kabyres, ils
les portaient dans les rues en chantant. Ces flammes
monstrueuses s'avançaient, balancées doucement; elles
envoyaient des feux sur des boules de verre à la crête
des temples, sur les ornements des colosses, sur les
éperons des navires, dépassaient les terrasses et fai-
saient comme des soleils qui se roulaient parla ville.
Elles descendirent l'Acropole. La porte de Malqua
s'ouvrit.
« ^ Es-tu prête? — s'écria Schahabarim, ou leur
as-tu recommandé de dire à ton père que tu l'aban-
donnais ? » Elle se cacha le visage dans ses voiles, et
les grandes lueurs s'éloignèrent, en s'abaissant peu à
peu, au bord des flots.
Une épouvante indéterminée la retenait ; elle avait
peur de Moloch, peur de Màtho. Cet homme à taille
246 SALAMMBO.
de géant, et qui était maître du zaïmph, dominait la
Rabbet autant que le Baal et lui apparaissait entouré
des mêmes fulgurations; puis l'àme des Dieux, quel-
quefois, visitait le corps des hommes. Schahabarim,
en parlant de celui-là, ne disait-il pas qu'elle devait
vaincre Moloch? Ils étaient mêlés l'un à l'autre; elle
les confondait ; tous les deux la poursuivaient.
Elle voulut connaître l'avenir et elle s'approcha du
serpent, car on tirait des augures d'après l'attitude
des serpents. La corbeille était vide; Salammbô fut
troublée.
Elle le trouva enroulé par la queue à un des ba-
lustres d'argent, près du lit suspendu, et il s'y frottait
pour se dégager de sa vieille peau jauuàtre, tandis que
son corps tout luisant et clair s'allongeait comme un
glaive à moitié sorti du fourreau.
Les jours suivants, à mesure qu'elle se laissait con-
vaincre, qu'elle était plus disposée à secourir Tanit,
le python se guérissait, grossissait ; il semblait re-
vivre.
La certitude que Schahabarim exprimait la volonté
des Dieux s'établit alors dans sa conscience. Un
matin elle se réveilla déterminée, et elle demanda ce
qu'il fallait faire pour que Màtho rendît le voile.
« — Le réclamer », — dit Schahabarim.
« — Mais s'il refuse? »
Le prêtre la considéra fixement, et avec un sourire
qu'elle n'avait jamais vu :
« — Oui, comment faire?» répéta Salammbô.
Il roulait entre ses doig-ts l'extrémité des bande-
I.E SERPENT. 247
leltes qui tombaieiiL de sa tiare sur ses épaules, les
yeux baissés, immobile. Enfin, voyant qu'elle ne com-
l>renait pas:
« — Tu seras seule avec lui. »
« — Après? » — dit-elle.
« — Seule dans sa tente. »
« — Et alors? »
Schahabarim se mordit ses lèvres. 11 cherchait
quelque phrase, un détour.
u — Si tu dois mourir , ce sera plus .tard , dit-il ,
plus tard! ne crains rien! et quoi qu'il entreprenne,
n'appelle pas ! ne t'effraye pas! Tu seras humble,
entends-tu, et soumise à son désir qui est l'ordre du
ciel ! »
« — Mais le voile ! »
c — Les Dieux y aviseront », répondit Schaha-
barim.
Elle ajouta.
<' — Si tu m'accompagnais, ô père ? »
« — Non ? »
Il la fit se mettre à genoux, et, gardant la main
gauche levée et la droite étendue, il jura pour elle de
rapporter dans Carthage le manteau de Tanit. Avec
des imprécations terribles, elle se dévouait aux Dieux,
et chaque fois que Schahabarim prononçait un mot,
en défaillant, elle le répétait.
Il lui indiqua toutes les purifications, les jeûnes
qu'elle devait faire et comment parvenir jusqu'à
Màtho. D'ailleurs, un homme connaissant les routes
raccompagnerait.
248 SALAMMBO.
Elle se sentit comme délivrée. Elle ne songeait plus
qu'au bonheur de revoir le zaïmph, et maintenant elle
bénissait Schahabarim de ses exhortations.
C'était l'époque où les colombes de Carthage émi-
graient en Sicile, dans la montagne d'Erix, autour du
temple de Vénus. Avant leur départ, durant plusieurs
jours, elles se cherchaient, s'appelaient pour se réu-
nir; elles s'envolèrent un soir; le vent les poussait,
et cette grosse nuée blanche ghssait dans le ciel, au-
dessus de la mer, très haut.
Une couleur de sang occupait l'horizon. Elles sem-
blaient descendre vers les flots, peu à peu ; puis elles
disparurent comme englouties et tombant d'elles-
mêmes dans la gueule du soleil. Salammbô, qui les
regardait s'éloigner, baissa la tète ; Taanach, croyant
deviner son chagrin, lui dit alors doucement:
« - Mais elles reviendront, maîtresse. »
« - Oui ! je le sais. »
« — Et tu les re verra s. »
« — Peut-être ! » fit-elle en soupirant.
Elle n'avait confié à personne sa résolution ; pour
l'accomplir plus discrètement, elle envoya Taanach
acheter dans le faubourg de Kinisdo (au lieu de les
acheter aux intendants), toutes les choses qu'il lui
fallait: du vermillon, des aromates, une ceinture de
lin et des vêtements neufs. La vieille esclave s'éba-
hissait de ces préparatifs, sans oser pourtant lui faire
de questions ; et le jour arriva, fixé par Schahabarim,
où Salammbô devait partir.
LE SElU'IiNT. 249
Vers la douzième heure, elle aperçut au fond des
sycomores un vieillard aveugle, la main appuyée sur
l'épaule d'un enfant qui marchait devant lui, et de
l'autre il portait contre sa hanche une espèce de ci-
thare en bois noir. Les eunuques, les esclaves, les
femmes avaient été scrupuleusement éloignés ; aucun
ne pouvait savoir le mystère qui se préparait.
Taanac-h alluma dans les angles de l'appartement
quatre trépieds pleins de strobus et de cardamome ;
puis elle déploya de grandes tapisseries babyloniennes
et elle les tendit sur des cordes, tout autour de la
chambre ; car Salammbô ne voulait pas être vue,
même par les murailles. Le joueur de kinnor se tenait
accroupi derrière la porte, et le jeune garçon, debout,
appliquait contre ses lèvres une flûte de roseau. Au
loin la clameur des rues s'affaiblissait, des ombres
violettes s'allongeaient devant le péristyle des temples,
et, de l'autre côté du golfe, les bases des montagnes,
les champs d'oliviers et les vagues terrains jaunes,
ondulant indéfiniment, se confondaient dans une va-
peur bleuâtre ; on n'enteaidait aucun bruit, un accable-
ment indicible pesait dans l'air.
Salammbô s'accroupit sur la marche d'onyx, au
bord du bassin ; elle releva ses larges manches qu'elle
attacha derrière ses épaules, et elle commença ses
ablutions, méthodiquement, d'après les rites sacrés.
Ensuite Taanach lui apporta, dans une fiole d'al-
bâtre, quelque chose de liquide et de coagulé; c'était
le sang d'un chien noir, égorgé par des femmes
stériles, une nuit d'hiver, dans les décombres d'un se-
250 SALAMMBO.
pulcre. Elle s'en frotta les oreilles, les talons, le pouce
de la main droite, et même son ongle resta un peu
rouge, comme si elle eût écrasé un fruit.
La lune se leva; alors la cithare et la flûte, toutes
les deux à la fois, se mirent à jouer
Salammbô défit ses pendants d'oreilles, son collier,
ses bracelets, sa longue simarre blanche; elle dénoua
le bandeau de ses cheveux, et pendant quelques mi-
nutes elle les secoua sur ses épaules, doucement, pour
se rafraîchir en les éparpillant. La musique au dehors
continuait; c'étaient trois notes, toujours les mêmes,
précipitées, furieuses ; les cordes grinçaient ; la flûte
ronflait ; Taanach marquait la cadence en frappant
dans ses mains; Salammbô, avec un balancement de
tout son corps, psalmodiait des prières, et ses vête-
ments, les uns après les autres, tombaient autour d'elle.
La lourde tapisserie trembla, et par-dessus la corde
qui la supportait, la tête du python apparut. Il des-
cendit lentement, comme une goutte d'eau qui coule
le long d'un mur, rampa entre les étoITes épandues,
puis, la queue collée contre le sol, il se leva tout
droit; et ses yeux, plus brillants que des escarboucles,
se dardaient sur Salammbô.
L'horreur du froid ou une pudeur, peut-être, la fit
d'abord hésiter. Mais elle se rappela les ordres de
Schahabarim, elle s'avança; le python se rabattit et lui
posant sur la nuque le milieu de son corps, il laissait
pendre sa tête et sa queue, comme un collier rompu
dont les deux bouts traînent jusqu'à terre. Salammbô
l'enroula autour de ses flancs, sous ses bras, entre
LE EEUPENT. 2o1
ses genoux ; puis, le prenant à la mâchoire, elle appro-
cha celte petite gueule triangulaire jusqu'au bord de
ses dents; et, en fermant à demi les yeux, elle se
renversait sous les rayons de la lune. La blanche
lumière semblait l'envelopper d'un brouillard d'argent,
la forme de ses pas humides brillait sur les dalles,
des étoiles palpitaient dans la profondeur de l'eau;
il serrait contre elle ses noirs anneaux tigrés de
plaques d'or. Salammbô haletait sous ce poids trop
lourd, ses reins pliaient, elle se sentait mourir; et
du bout de sa queue il lui battait la cuisse tout dou-
cement; puis la musique se taisant, il retomba.
Taanach revint près d'elle ; et quand elle eut
disposé deux candélabres dont les lumières brûlaient
dans des boules de cristal pleines d'eau, elle lui teignit
de lausonia l'intérieur des mains, passa du vermillon
sur ses joues, de l'antimoine au bord de ses paupières,
et allongea ses .sourcils avec un mélange de gomme,
de musc, d'ébène et de pattes de mouches écrasées. .
Salammbô, assise dans une chaise à montants
d'ivoire, s'abandonnait aux soins de l'esclave. Ces attou-
chements, l'odeur des aromates et les jeûnes qu'elle
avait subis , l'énervaient. Elle devint si pâle que
Taanach s'arrêta.
« — Continue ! » dit Salammbô, et, se roidissant
contre elle-même, elle s^ ranima tout à coup. Alors
une impatience la saisit; elle pressait Taanach de se
hâter, et la vieille esclave en grommelant :
« — Bien! bien! maîtresse!,.. Tu n'as d'ailleurs
personne qui t'attende ! »
252 SALAMMBO.
« — Oui, — dit Salammbô, quelqu'un m'attend. »
Taanacli se recula de surprise, et afin d'en savoir
plus long :
« — Que m'ordonnes-tu, maîtresse? car si tu dois
rester partie... »
Salammbô sanglotait; l'esclave s'écria :
« — Tu souffres! qu'as-tu donc?]\e t'en va pas!
emmène-moi i Quand tu étais toute petite et que tu
pleurais, je te prenais sur mon cœur et je te faisais
rire avec la pointe de mes mamelles ; tu les a taries,
maîtresse! » Elle se donnait des coups sur sa poitrine
desséchée. « Maintenant, je suis vieille! je ne peux
rien pour toi! tu ne m'aimes plus! tu me caches tes
douleurs, tu dédaignes la nourrice ! » Et de tendresse
et de dépit, des larmes coulaient le long de ses joues,
dans les balafres de son tatouage.
« — Non ! dit Salammbô, non, je t'aime! console-
toi! »
Taanach, avec un sourire pareil à la grimace d'un
vieux, singe, reprit sa besogne. D'après les recomman-
dations de Schahabarim, Salammbô lui avait ordonné
de la rendre magnifique ; et elle l'accommodait dans un
goût barbare, plein à la fois de recherche et d'ingé-
nuité.
Sur une première tunique, mince, et de couleur
vineuse, elle en passa une seconde, brodée en plumes
d'oiseaux. Des écailles d'or se collaient à ses hanches
et de cette large ceinture descendaient les flots de ses
caleçons bleus, étoiles d'argent. Ensuite Taanach lui
emmancha une grande robe, faite avec la toile du
LE SERPENT. 2":3
pays des Sôres, blanche et bariolée de lignes vertes.
Elle attacha au ])ord de son épaule un carré de
pourpre, appesanti dans le bas par des grains de san-
dastrum; et par-dessus tous ces vêtements, elle posa
un nianleau noir à queue traînante; puis elle la con-
templa, et, fière de son œuvre, ne put s'empêcher
de dire :
« — Tu ne seras pas plus belle le jour de tes noces!
« — Mes noces! » répéta Salammbô; elle rêvait,
le coude appuyé sur la chaise d'ivoire.
Taanach dressa devant elle un miroir de cuivre si
large et si haut qu'elle s'y aperçut tout entière. Alors
elle se leva, et, d'un coup de doigt léger, remonta
une boucle de. ses cheveux, qui descendait trop bas.
Ils étaient couverts de poudre d'or, crépus sur le
front, et par derrière ils pendaient dans le dos, en
longues torsades que terminaient des perles. Les
clartés des candélabres avivaient le fard de ses joues,
l'or de ses vêtements, la blancheur de sa peau; elle
avait autour de la taille, sur les bras, sur les mains
et aux doigts des pieds, une telle abondance de pier-
reries que le miroir, comme un soleil, lui renvoyait
des rayons; — et Salammbô, debout à côté de Taa-
nach, se penchant pour la voir, souriait dans cet
éblouissement.
Puis elle se promena de long en large, embar-
rassée du temps qui lui restait.
Tout à coup, le chant d'un coq retentit. Elle piqua
vivement sur ses cheveux un long voile jaune, se
passa une écharpe autour du cou, enfonça ses pieds
254 SALAMMBO.
dans des bottines de cuir bleu, et elle dit à Taanacli :
« — Va voir sous les myrtes s'il n'y a pas un
homme avec deux chevaux. »
Taanach était à peine rentrée qu'elle descendait
l'escalier des galeries.
« — Maîtresse ! » cria la nourrice.
Salammbô se retourna, un doigt sur la bouche, en
signe de discrétion et d'immobilité.
Taanach se coula doucement le long des proues
jusqu'au bas de la terrasse; et de loin, à la clarté de
la lune, elle distingua, dans l'avenue des cyprès,
une ombre gigantesque marchant à la gauche de
Salammbô obUquement, ce qui était un présage de
mort.
Taanach remonta dans la chambre. Elle se jeta
par terre, en se déchirant le visage avec ses ongles ;
elle s'arrachait les cheveux, et à pleine poitrine pous-
sait des hurlements aigus.
L'idée lui vint que l'on pouvait les entendre ; alors
elle se tut.
Elle sanglotait tout bas, la tète dans ses mains, et
la figure sur les dalles.
sous LA TENTE.
XI
sous LA TENTE
L'homme qui conduisait Salammbô la (il remonter
au delà du phare, vers les catacombes, puis des-
cendre le long faubourg de Molouya, plein de ruelles
escarpées. Le ciel commençait à blanchir. Quelquefois,
des poutres de palmier, sortant des murs, les obli-
geaient à baisser la tète. Les deux chevaux, marchant
au pas, glissaient; et ils arrivèrent ainsi à la porte
de Teveste.
Ses lourds battants étaient entre-bâillés ; ils pas-
sèrent; elle se referma derrière eux.
Ils suivirent pendant quelque temps le pied des
remparts, et, à la hauteur des citernes, ils prirent par
la Taenia, étroit ruban de terre jaune, qui, séparant le
golfe du lac, se prolonge jusqu'à Rhadès.
Personne n'apparaissait autour de Carthage, ni sur
la mer, ni dans la campagne. Les flots couleur d'ar-
doise clapotaient doucement, et le vent léger, poussant
leur écume çà et là, les tachetait de déchirures
blanches. Malgré tous ses voiles, Salammbô frissonnait
sous la fraîcheur du matin ; le mouvement, le grand
air l'étourdissaient. Puis le soleil se leva ; il la mordait
236 SALAM3IB0.
sur le derrière de la tête; involontairement elle s'as-
soupissait un peu. Les deux bêtes, côte à côte, trot-
taient l'amble, en enfonçant lefurs pieds dans le sable
muet.
Quand ils eurent dépassé la montagne des Eaux-
Chaudes, ils continuèrent d'un train plus rapide, le
sol étant plus ferme.
Les champs, bien qu'on fût à l'époque des semailles
et des labours, d'aussi loin qu'on les apercevait, étaient
vides comme le désert. Il y avait, de place en place,
des tas de blé répandus; ailleurs, des orges roussies
s'égrenaient. Sur l'horizon clair, les villages apparais-
saient en noir, avec des formes incohérentes et
découpées.
De temps à autre, un pan de muraille à demi
calciné se dressait au bord de la route. Les toits des
cabanes s'effondraient, et, dans l'intérieur, on distin-
guait des éclats de poteries, des lambeaux de vête-
ments, toutes sortes d'ustensiles et de choses brisées,
méconnaissables. Souvent un être couvert de haillons,
la face terreuse et les prunelles flamboyantes, sortait
de ces ruines. Mais bien vite il se mettait à courir ou
disparaissait dans un trou. Salammbô et son guide ne
s'arrêtaient pas.
Les plaines abandonnées se succédaient. Sur de
grands espaces de terre toute blonde s'étalait, par
traînées inégales, une poudre de charbon que leurs
pas soulevaient derrière eux. Quelquefois ils rencon-
traient de petits endroits paisibles, un ruisseau qui
coulait parmi de longues herbes; et, en remontant sur
sous LA TENTE. fo7
l'autre bord, Salammbô, pour se rafraîchir les mains,
arrachait des fouilles mouillées. Au coin d'un bois de
lauriers-roses, son cheval fit un grand écart devant
le cadavre d'un homme, étendu par terre.
L'esclave, aussitôt, la rétablit sur les coussins.
C'était un des serviteurs du Temple, un homme que
Schahabarim employait dans les missions périlleuses.
Par excès de précaution, maintenant il allait à pied,
près d'elle, entre les chevaux; il les fouettait avec le
bout d'un lacet de cuir enroulé à son bras, ou bien il
tirait d'une pannetière suspendue contre sa poitrine
des boulettes de froment, de dattes et de jaunes
d'a^ufs, enveloppées dans des feuilles de lotus, et il
les offrait à Salammbô, sans parler, tout en courant.
Au milieu du jour, trois Barbares, vêtus de peaux
de bêtes, les croisèrent sur le sentier. Peu à peu, il
en parut d'autres, vagabondant par troupes de dix,
douze, vingt-cinq hommes; plusieurs poussaient des
chèvres ou quelque vache qui boitait. Leurs lourds
bâtons étaient hérissés de pointes en airain; des cou-
telas luisaient sur leurs vêtements d'une saleté fa-
rouche, et ils ouvraient les yeux avec un air de menace
et d'ébahissement. Tout en passant, quelques-uns en-
voyaient une bénédiction banale; d'autres, des plaisan-
teries obscènes; l'homme de Schahabarim répondait
à chacun dans son propre idiome. Il leur disait que
c'était un jeune garçon malade, allant pour se guérir
vers un temple lointain.
Cependant le jour tombait. Des aboiements reten-
tirent; ils s'en rapprochèrent.
n
258 SALAMMBO.
Aux clartés du crépuscule, ils aperçurent un enclos
de pierres sèches, enfermant une vague construction.
Un chien courait sur le mur. L'esclave lui jeta des
cailloux; et ils entrèrent dans une haute salle voûtée.
Au milieu, une femme accroupie se chauffait à un feu
de broussailles dont la fumée s'envolait par les trous
du plafond. Ses cheveux blancs, qui lui tombaient jus-
qu'aux genoux, la cachaient à demi ; et sans vouloir
répondre, d'un air idiot, elle marmottait des paroles
de vengeance contre les Barbares et contre les Cartha-
ginois.
Le coureur furetait de droite et de gauche. Puis il
revint près d'elle, en réclamant à manger. La vieille
branlait la tête, et, les yeux fixés sur les charbons,
murmurait:
« — J'étais la main. Les dix doigts sont coupés.
La bouche ne mange plus. »
L'esclave lui montra une poignée de pièces d'or.
Elle se rua dessus, mais bientôt elle reprit son immo-
bilité.
Il lui posa sous la gorge un poignard qu'il avait
dans sa ceinture. Alors, en tremblant, elle alla sou-
lever une large pierre et rapporta une amphore de
vin, avec des poissons d'IIippo-Zaryte confits dans du
miel.
Salammbô se détourna de cette nourriture immonde;
et elle s'endormit sur les caparaçons des chevaux
étendus dans un coin de la salle.
Avant le jour, il la réveilla.
Le chien hurlait. L'esclave s'en approcha tout dou-
sous LA TENTE. 2oi>
cernent; et, d'un seul coup de poignard, lui abattit la
tète. Puis, il frotta de sang les naseaux des chevaux
pour les ranimer. La vieille lui lança par derrière une
malédiction. Salannnbô l'uperrut, et elle pressa l'amu-
lette qu'elle portait sur son cœur.
Ils se remirent en marche.
De temps à autre, elle demandait si l'on "ne serait
pas bientôt arrivé. La route ondulait sur de petites
collines. On n'entendait que le grincement des cigales.
Le soleil chauH'ait l'herbe jaunie; la terre était toute,
fendillée par des crevasses, qui faisaient, en la divi-
sant, comme des dalles monstrueuses. Quelquefois
une vipère passait, des aigles volaient ; l'esclave courait
toujours ; Salammbô rêvait sous ses voiles, et malgré
la chaleur ne les écartait pas, dans la crainte de sahr
ses beaux vêtements.
A des distances régulières, des tours s'élevaient,
bâties par les Carthaginois, afin de surveiller les tribus.
Ils entraient dedans pour se mettre à l'ombre, puis
repartaient.
La veille, par prudence, ils avaient fait un grand
détour. Mais, à présent, on ne rencontrait personne;
la région étant stérile, les Barbares n'y avaient point
passé.
La dévastation peu à peu recommença. Parfois, au
milieu d'un champ, une mosaïque s'étalait, seul débris
d'un château disparu; et les oliviers, qui n'avaient pas
de feuilles, semblaient au loin de larges buissons
d'épines. Ils traversèrent un bourg dont les maisons
étaient brûlées à ras du sol. On voyait le long des
260 SALAMMBO.
murailles des squelettes humains. Il y en avait aussi
de dromadaires et de mulets. Des charognes à demi
rongées barraient les rues.
La nuit descendait. Le ciel était bas et couvert de
nuages.
Ils remontèrent encore pendant deux heures dans
la direction de l'occident, et, tout à coup, devant eux,
ils aperçurent quantité de petites flammes.
Elles brillaient au fond d'un amphithéâtre. Çà et là
des plaques d'or miroitaient, en se déplaçant. C'étaient
les cuirasses des Clinabares, le camp punique; puis ils
distinguèrent aux alentours d'autres lueurs plus nom-
breuses, car les armées des Mercenaires, confondues
maintenant, s'étendaient sur un grand espace.
Salammbô fit un mouvement pour s'avancer. Mais
l'homme de Schahabarim l'entraîna plus loin, et'ils
longèrent la terrasse qui fermait le camp des Bar-
bares. Une brèche s'y ouvrait, l'esclave disparut.
Au sommet du retranchement, une sentinelle se
proniQnait avec un arc à la main et une pique sur
l'épaule.
Salammbô se rapprochait toujours; le'Barbare's'a-
genouilla, et une longue tlèche vint percer le bas de
son manteau. Puis, comme elle restait immobile, en
criant il lui demanda ce qu'elle voulait.
« — Parler à Mâtho, — répondit-elle. Je suis un
transfuge de Garthage. «
Il poussa un sifflement, qui se répéta de loin en loin.
Salammbô attendit; son cheval, effrayé, tournoyait
*;n reniflant.
sous L.V TENTE. ifil
Quand Màtho arriva, la lune se levait derrière elle.
Mais elle avait sur le visage un voile jaune à fleurs
noires et tant de draperies autour du corps qu'il était
impossible d'en rien deviner. Du haut de la terrasse,
il considérait cette forme vague se dressant comme
un fantôme dans les pénombres du soir.
Enlin, elle lui dit :
« — Mène-moi dans ta tente! Je le veux! »
Un souvenir qu'il ne pouvait préciser lui traversa la
mémoire. 11 sentait battre son cœur. Cet air de com-
mandement l'intimidait.
« -- Suis-moi! » dit-il.
La barrière s'abaissa; aussitôt elle fut dans le camp
des Barbares.
Un grand tumulte et une grande foule l'emplis-
saient. Des feux clairs brûlaient sous des marmites
suspendues ; leurs reflets empourprés, illuminant cer-
taines places, en laissaient d'autres dans les ténèbres,
complètement. On criait, on appelait; des chevaux
attachés à des entraves formaient de longues lignes
droites au miUeu des tentes; elles étaient rondes,
carrées de cuir ou de toile; il y avait des huttes en
roseaux et des trous dans le sable comme en font les
chiens. Les soldats charriaient des fascines, s'accou-
daient par terre, ou, s'enroulant dans une natte, se
disposaient à dormir; et le cheval de Salammbô, pour
passer par-dessus, quelquefois allongeait une jambe
et sautait.
Elle se rappelait les avoir déjà vus; mais leurs
barbes étaient plus longues, leurs figures encore plus
>:
262 SALAMMBO.
noires, leurs voix plus rauques. Màtho, en marchant
devant elle, les écartait par un geste de son bras qui
soulevait son manteau rouge. Quelques-uns baisaient
ses mains ; d'autres, en pliant l'échiné, l'abordaient
pour lui demander des ordres; car il était maintenant
le véritable, le seul chef des Barbares ; Spendius,
Autharite et Narr'IIavas s'étaient découragés, et il
avait montré tant d'audace et d'obstination que tous
lui obéissaient.
Salammbô, en le suivant, traversa le camp entier.
Sa tente était au bout, à trois cents pas du retran-
chement (rilamilcar.
Elle remarqua sur la droite une large fosse, et il
lui sembla que des visages posaient contre le bord,
au niveau du sol, comme eussent fait des têtes coupées.
Cependant leurs yeux remuaient, et de ces bouches
entr'ou vertes il s'échappait des gémissements en lan-
gage punique.
Deux nègres, portant des fanaux de résine, se
tenaient aux deux côtés de la porte. Màtho écarta la
toile brusquement. Elle le suivit.
C'était une tente profonde, avec un màt dressé au
milieu. Un grand lampadaire en forme de lotus l'éclai-
rait, tout plein d'une huile jaune où flottaient des
poignées d'étoupes, et on distinguait dans l'ombre
des choses militaires qui reluisaient. Un glaive nu
s'appuyait contre un escabeau, près d'un bouclier ;
des fouets en cuir d'hippopotame, des cymbales, des
grelots, des colliers s'étalaient pêle-mêle sur des
cordages en sparterie ; les miettes d'un pain noir
sous LA TENTE. 383
salissaient une couverture de feutre ; dans un coin,
sur une pierre ronde, de la monnaie de cuivre était
négligemment amoncelée, et, par les déchirures de
la toile, le vent apportait la poussière du dehors avec
la senteur des élépliants, que l'on entendait manger,
tout on secouant leurs chaînes.
« — Qui es-tu? » dit Màtho.
Sans répondre, elle regardait autour d'elle, lente-
ment ; puis ses yeux s'arrêtèrent au fond, où, sur un
lit en branches de palmier, retombait quelque chose
de bleuâtre et de scintillant.
Elle s'avança vivement. Un cri lui échappa . Màtho,
derrière elle, frappait du pied.
« — Qui t'amène? pourquoi viens-tu? »
Elle répondit, en montrant le zaïmph :
« — Pour le prendre ! » et de l'autre main elle ar-
racha les voiles de sa tète. Il se recula, les coudes en
arrière, béant, presque terrifié.
Elle se sentait comme appuyée sur la force des Dieux ;
et, le regardant face à face, elle lui demanda le zaïmph;
elle le réclamait en paroles abondantes et superbes.
Màtho n'entendait pas ; il la contemplait, et les vê-
tements, pour lui, se confondaient avec le corps. La
moire des étoffes était, comme la splendeur de sa peau,
quelque chose de spécial et n'appartenant qu'-à elle.
Ses yeux, ses diamants étincelaient ; le poU de ses ongles
continuait la finesse des pierres qui chargeaient ses
doigts ; les deux agrafes de sa tunique, soulevant un
peu ses seins, les rapprochaient l'un de l'autre, et Use
perdait par la pensée dans leur étroit intervalle, où
264 SALAMMBO.
descendait un fil tenant une plaque d'émeraudes, que
l'on apercevait plus bas sous la gaze violette. Elle avait
pour pendants d'oreilles deux petites balances de sa-
phir supportant une perle creuse, pleine d'un parfum
liquide. Par les trous de la perle, de moment en mo-
ment, une gouttelette qui tombait mouillait son épaule
nue. Màtho la regardait tomber.
Une curiosité indomptable l'entraîna ; et, comme
un enfant qui porte la main sur un fruit inconnu, tout
en tremblant, du bout de son doigt, il la toucha légè-
rement sur le haut de sa poitrine; la chair un peu froide
céda avec une résistance élastique.
Ce contact, à peine sensible pourtant, ébranla Màtho
jusqu'au fond de lui-même. Un soulèvement de tout
son être le précipitait vers elle. Il aurait voulu l'enve-
lopper, l'absorber, la boire. Sa poitrine haletait, il cla-
quait des dents.
En la prenant par les deux poignets il l'attira dou-
cement; et il s'assit alors sur une cuirasse, près du lit
de palmier que couvrait une peau de lion. Elle était de-
bout. Il la regardait de bas en haut, en la tenant ainsi
entre ses jambes, et il répétait :
« — Comme tu es belle ! comme tu es belle ! »
Ses yeux continuellement fixés sur les siens la fai-
saient souffrir; ce malaise, cette répugnance augmen-
taient d'une façon si aiguë que Salammbô se retenait
pour ne pas crier. La pensée de Schahabarim lui re-
vint; elle se résigna.
Mâtho gardait toujours ses petites mains dans les
siennes; et, de temps à autre, malgré l'ordre du prêtre,
sous L.V TENTE. 265
€11 tournant le visage, elle lâchait de l'écarler avec des
secousses de ses bras. Il ouvrait les narines pour mieux
hunier le parfum s'exhalant de sa personne. C'était une
émanation indélinissable, fraîche, et cependant qui
étourdissait comme la fumée d'une cassolette. Elle sen-
tait le miel, le poivre, l'enceus, les roses et une autre
odeur encore.
Mais comment se trouvait-elle près de lui, dans sa.
tente, à sa discrétion? Quelqu'un, sans doute, l'avait
poussée? Elle n'était pas venue pour lezaïmph? Se^iv
bras retombèrent, et il baissa la tête, accablé par une
rêverie soudaine.
Salammbô, afin de l'attendrir, lui dit d'une voix
plaintive:
« — Que t'ai-je donc fait pour que tu veuilles ma
mort ?
« — Ta mort ! »
Elle reprit :
« — Je t'ai aperçu un soir, à la lueur de mes jardins
qui brûlaient, entre des coupes fumantes et mes esclaves
égorgés, et ta colère était si forte que tu as bondi vers
moi et qu'il a fallu m'enfuir ! Puis une terreur est
entrée dans Garthage. On criait la dévastation des villes,
l'incendie des campagnes, le massacre des soldats ;
c'est toi qui les avais perdus, c'est toi qui les avais
assassinés ! Je te hais ! Ton nom seul me ronge comme
un remords! Tu es plus exécré que la peste et que la
guerre romaine ! Les provinces tressaillent de ta fureur,
les sillons sont pleins de cadavres ! J'ai suivi la trace
de tes feux, comme si je marchais derrière Moloch ! »
266 SALAMMBO.
Màtho se leva d'un bond ; un orgueil colossal lui
gonflait le cœur; il se trouvait haussé à la taille d'un
Dieu.
Les narines battantes, les dents serrées, elle con-
tinuait :
« — Comme si ce n'était pas assez de ton sacrilège,
tu es venu chez moi, dans mon sommeil, tout couvert
du zaimpli! Tes paroles, je ne les ai pas comprises;
mais je voyais bien que tu '^•oulais m'entraîner vers
v^quelque chose d'épouvantable, au fond d'un abîme. »
Màtho, en se tordant les bras, s'écria :
'< — Non ! non ! c'était pour te le donner ! pour te
le rendre! U mcsemblait que la Déesse avait laissé
son vêtement pour toi, et qu'il t'appartenait! Dans son
temple ou dans ta maison, qu'importe ! N'es-tu pas
toute-puissante, immaculée, radieuse et belle comme
Tanit ! » Et avec un regard plein d'une adoration
infinie : •
« — A moins, peut-être, que tu ne sois Tanit?
« — Moi, Tanit! » se disait Salammbô.
Ils ne parlaient plus. Le tonnerre au loin roulait.
Des moutons bêlaient, efl'rayés par l'orage.
« — Oh! approche! reprit-il, approche! ne crains
rien !
« Autrefois, je n'étais qu'un soldat confondu dans
la plèbe des Mercenaires, et même si doux que je
portais pour les autres du bois sur mon dos. Est-ce
que je m'inquiète de Carthage ! La foule de ses hommes
s'agite comme perdue dans la poussière de tes sandales
et tous ses trésors avec les provinces, les flottes et les
sous L.V TENTE. 267
îles, ne me font pas envie comme la fraîcheur de tes
lèvres et le tour de tes épaules. Mais je voulais abattre
ses murailles atin de parvenir jusqu'à toi, pour te pos-
séder! D'ailleurs, en attendant, je me vengeais! A pré-
sciil, j'écrase les hommes comme des coquilles, et je
me jette sur les phalanges, j'écarte les sarisses avec
mes mains, j'arrête les étalons par les naseaux, une
catapulte ne me tuerait pas! Oh! si tu savais, au mi-
lieu de la guerre, comme je pense à toi ! Quelquefois,
le souvenir d'un geste, d'un pli de ton vêtement, tout
à coup me saisit et m'enlace comme un lilet! j'aper-
çois tes yeux dans les flammes des phalariques et sur
la dorure desboucliers! j'entends ta voix dans le reten-
tissement des cymbales. Je me détourne, tu n'es pas
là ! et alors je me replonge dans la bataille ! »
Il levait ses bras où des veines s'entre-croisaient
comme des lierres sur des branches d'arbres. De la
sueur coulait sur sa poitrine, entre ses muscles carrés ;
et son haleine secouait ses flancs, avec, sa ceinture de
bronze toute garnie de lanières qui pendaient jusqu'à
ses genoux, plus fermes que du marbre. Salammbô,
accoutumé aux eunuques, se laissait ébahir par la force
de cet homme. C'était le châtiment de la Déesse, ou
l'inlluence de Moloch circulant autour d'elle, dans les
cinq armées. Une lassitude l'accablait ; elle écoutait
avec stupeur le cri intermittent des sentinelles qui se
répondaient.
Les flammes de lalampe vacillaient sous des rafales
d'air- chaud. Il venait, par moments, de larges éclairs ;
puis l'obscurité redoublait ; elle ne voyait plus que les
568 SALAMMBO.
prunelles de Màtho, comme deux charbons dans la
nuit. Cependant, elle sentait bien qu'une fatalité
l'entourait, qu'elle touchait à un moment suprême, irré-
vocable ; dans un effort, elle remonta vers le zaïmph
et leva les mains pour le saisir.
« — Que fais-tu ? » s'écria Màtho.
Elle répondit avec placidité :
« — Je m'en retourne à Carthage. »
Il s'avança en croisant les bras, et d'un air si terri-
ble qu'elle fut immédiatement comme clouée sur ses
talons.
« — T'en retourner à Carthage ! » Il balbutiait et
répétait, en grinçant des dents :
« — T'en retourner à Carthage ! Ah ! tu venais pour
prendre le zaïmph, pour me vaincre, puis disparaître !
Non, non ! tu m'appartiens ! et personne à présent ne
t'arrachera d'ici! Oh ! je n'ai pas oublié l'insolence de
tes grands yeux tranquilles et comme tu m'écrasais
avec la hauteur de ta beauté ! A mon tour, maintenant!
Tu es ma captive, mon esclave, ma servante ! Appelle
si tu veux ton père et son armée, les anciens, les
riches, et ton exécrable peuple, tout entier ! Je suis
le maître de trois cent mille soldats! j'irai en chercher
dans la Lusitanie, dans les Gaules et au fond du désert
et je renverserai^ta ville, je brûlerai tous ses temples ;
les trirèmes flotteront sur des vagues de sang ! Je ne
veux pas qu'il en reste une maison, une pierre ni un
palmier ! Et si les hommes me manquent, j'attirerai
les ours des montagnes et je pousserai les lions !• N'es-
saye pas de t'enfuir, je te tue ! »
sous LA TENTE. 269
Blême et les poings crispés, il frémissait comme
une harpe dont les cordes vont éclater. Tout à coup
des sanglots l'étoullèrent, et en s'aPfaissant sur les
jarrets:
« — Ah ! pardonne-moi! Je suis un infâme, et plus
\il que les scorpions, que la fange et la poussière ! Tout
à l'heure, pendant que tu parlais, ton haleine a passé
sur ma face, et je me délectais comme un moribond
qui boita plat ventre au bord d'un ruisseau. Ecrase-
moi, pourvu que je sente tes pieds ! maudis-moi,
pourvu que j'entende ta voix ! Ne t'en va pas ! pitié !
je t'aime ! je t'aime ! »
11 était à genoux par terre, devant elle ; et il lui
entourait la taille de ses deux bras, la tête en arrière,
les mains errantes ; les disques d'or suspendus à ses
oreilles luisaient sur son cou bronzé ; de grosses lar-
mes roulaient dans ses yeux pareils à des globes d'ar-
gent; il soupirait d'une façon caressante et murmurait
de vagues paroles, plus légères qu'une brise et suaves
comme un baiser.
Salammbô était envahi par une mollesse où elle
perdait toute conscience d'elle-même. Quelque chose
à la fois d'intime et de supérieur, un ordre des Dieux
la forçait à s'y abandonner; des nuages la soulevaient;
en défaillant, elle se renversa sur le lit dans les poils
du lion. Mâtho lui saisit les talons, la chaînette d'or
éclata, et les deux bouts, en s'envolant, frappèrent la
toile comme deux vipères rebondissantes. Le zaïmph
tomba, l'enveloppait; elle aperçut la figure de Màtho
se courbant sur sa poitrine.
270 SALAMMBO.
« — Moloch, tu me brûles ! » et les baisers du
soldat, plus dévorateurs que des flammes, la parcou-
raient; elle était comme enlevée dans un ouragan, prise
•dans la force du soleil.
Il baisa tous les doigts de ses mains, ses. bras, ses
pieds, et d'un bout à l'autre les longues tresses de ses
cheveux.
« — Emporte-le, — disait-il, — est-ce que j'y tiens !
emmène-moi avec lui ! j'abandonne l'armée ! je re-
nonce à tout! Au delà de Gadès, à vingt jours de
la mer, on rencontre une île couverte de poudre d'or,
de verdure et d'oiseaux. Sur les montagnes, de gran-
des fleurs pleines de parfums qui fument, se balan-
cent comme d'éternels encensoirs ; dans les citronniers
plus hauts que des cèdres, des serpents couleur de lait
font avec les diamants de leur gueule tomber les fruits
sur le gazon; l'air est si doux qu'il empêche de mou-
rir. Oh! je la trouverai, tu verras. Nous vivrons dans
les grottes de cristal, taillées au bas des coUines.
Personne encore ne l'iiabite, ou je deviendrai le roi
du pays. »
Il balaya la poussière de ses cothurnes; il voulut
qu'elle mît entre ses lèvres le quartier d'une grenade;
il accumula derrière sa tète des vêtements pour lui
faire un coussin. Il cherchait les moyens de la servir,
de s'humilier, et même il étala sur ses jambes le
zaïmph, comme un simple tapis.
« — As-tu toujours, — disait-il, — ces petites
cornes de gazelle où sont suspendus tes coUiers ? Tu
me les donneras! je les aime ! » Car il parlait comme
sous LA TENTE. 271
si la guerre était nnic, des rires de joie lui échap-
paient; les Mercenaires, Ilamilcar, tous les obstacles
avaient maintenant disparu. La lune glissait entre
deux nuages. Ils la voyaient par une ouverture de la
tente. — « Ah ! que j'ai passé de nuits à la contempler !
elle me semblait un voile qui cachait ta figure ; tu me
regardais à travers; ton souvenir se mêlait à ses
rayonnements; je ne vous distinguais plus! » Et la
tête entre ses seins, il pleurait abondamment.
« — C'est donc là, songeait-elle, cet homme for-
midable qui fait trembler Carthage? »
Il s'endormit. Alors, en se dégageant de son bras,
elle posa un pied par terre, et elle s'aperçut que sa
chaînette était brisée...
On accoutumait les vierges dans les grandes fa-
milles à respecter ces entraves comme mie chose
presque rehgieuse; Salammbô, en rougissant, roula
autour de ses jambes les deux tronçons de la chaîne
d'or.
Carthage, Mégara, sa maison, sa chambre et les
campagnes qu'elle avait traversées tourbillonnaient
dans sa mémoire en ima"^ges tumultueuses , et nettes
cependant. Mais un abîme survenu les reculait loin
d'elle, à une distance infinie.
L'orage s'en allait; de rares gouttes d'eau, en cla-
quant une à une, faisaient osciller le toit de la tente.
Màtho, tel qu'un homme ivre, dormait étendu sur
le flanc, avec un bras qui dépassait le bord de la
couche. Son bandeau de perles était un peu remonté
et découvrait son front. Un sourire écartait ses dents.
272 SALAMMBO.
Elles brillaient entre sa barbe noire, et dans ses pau-
pières à demi closes il y avait une gaieté silencieuse
et presque outrageante.
Salammbô le regardait immobile, la tête basse, les
mains croisées.
Au chevet du lit , un poignard s'étalait sur une
branche de cyprès; la vue de cette lame luisante l'en-
ilamma d'une envie sanguinaire. Des voix lamentables
se traînaient au loin, dans l'ombre, et, comme un
chœur de Génies , la sollicitaient. Elle se rapprocha ;
elle saisit le fer par le manche. Au frôlement de sa
robe, Mâtho entr'ouvrit les yeux, en avançant la bouche
sur sa main, et le poignard tomba.
Des cris s'élevèrent; une lueur effrayante fulgurait
derrière la toile. Mâtho la souleva; ils aperçurent de
grandes llammes qui enveloppaient le camp des Li-
byens.
Leurs cabanes de roseaux brûlaient; les tiges, en
se tordant, éclataient dans la fumée et s'envolaient
comme des flèches ; sur l'horizon tout rouge, des ombres
noires couraient éperdues. On entendait les hurlements
de ceux qui étaient dans les cabanes; les éléphants,
les bœufs et les chevaux bondissaient au miUeu de la
foule en l'écrasant, avec les munitions et les bagages
que Ion tirait de l'incendie. Des trompettes sonnèrent.
On l'appelait : « Màtho ! Màtho ! » Des gens à la porte
voulaient entrer.
« — Viens donc! c'est Hamilcar qui brûle le camp
d'Autharite! »
11 fit un bond. Elle se trouva toute seule.
sous LA TENTE. 273
Alors elle examina le zaïmpli ; et quand elle l'eut
bien contemplé, elle fut surprise de ne pas avoir ce
bonheur qu'elle s'imaginait autrefois. Elle restait
mélancolique dans son rêve accompli.
Le bas de la tente se releva, et une forme mons-
trueuse apparut, Salammbô ne distingua d'abord
qire les deux yeux, avec une longue barbe blanche
qui pendait jusqu'à terre ; car le reste du corps, em-
barrassé dans les guenilles d'un vêtement fauve, traî-
nait contre le sol; à chaque mouvement pour avancer,
les deux mains entraient dans la barbe, puis retom-
baient. En rampant ainsi, elle arriva jusqu'à ses pieds,
et Salammbô reconnut le vieux Giscon.
Les Mercenaires, pour empêcher les anciens captifs
de s'enfuir, à coups de barre d'airain leur avaient cassé
les jambes ; et ils pourrissaient tous pêle-mêle, dans
une fosse, au miheu des immondices. Les plus robustes,
quand ils entendaient le bruit des gamelles, se haus-
saient en criant ; c'est ainsi que Giscon avait aperçu
Salammbô. Il avait deviné une Carthaginoise, aux
■ petites boules de sandastrum qui- battaient contre ses
cothurnes ; et, dans le pressentiment d'un mystère
considérable, en se faisant aider par ses compagnons,
il était parvenu à sortir de la fosse ; puis, avec les
coudes et les mains, il s'était traîné vingt pas plus
loin, jusqu'à la tente de Màtho. Deux voix y parlaient.
Il avait écouté du dehors et tout entendu.
« — C'est toi! » dit-elle enfin, presque épouvan-
tée.
En se haussant sur les poignets, il répliqua :
18
274 SALAMMBO.
« — Oui, c'est moi! On me croit mort, n'est-ce
pas ?»
Elle baissa la lête. Il reprit.
« — Ah! pourquoi les Baals ne m'ont-ils pas ac-
cordé cette miséricorde! » Et se rapprochant de si
près, qu'il la frôlait : « Ils m'auraient épargné la peine
de te maudire ! »
Salammbô se rejeta vivement en arrière, tant elle
avait peur de cet être immonde, qui était hideux
comme une larve et terrible comme un fantôme
« — J'ai cent ans bientôt, — dit-il. J'ai vu Aga-
thoclès; j'ai vu Régulus et les aigles des Romains
passer sur les moissons des champs puniques ! J'ai vu
toutes les épouvantes des batailles et la mer encombrée
par les débris de nos flottes ! Des Barbares que je
commandais m'ont enchaîné aux quatre membres,
comme un esclave homicide. Mes compagnons, l'un
après l'autre, sont à mourir autour de moi; l'odeur
de leurs cadavres me réveille la nuit ; j'écarte les
oiseaux qui viennent becqueter leurs yeux ; et pour-
tant, pas un seul jour; je n'ai désespéré de Garthage !
Quand même j'aurais vu contre elle toutes les armées
de la terre, et les flammes du siège dépasser la hau-
teur des temples, j'aurais cru encore à son éternité!
Mais, à présent, tout est fini! tout est perdu ! Les Dieux
l'exècrent ! Malédiction sur toi , qui as précipité sa
ruine par ton ignominie ! »
Elle ouvrit ses lèvres.
« — Ah! j'étais là! s'écria-t-il. Je t'ai entendue
râler d'amour comme une prostituée; puis il te ra-
sous LA TENTE. 275
contait son désir, et tu te laissais baiser les mains !
Mais, si la fureur de ton impudicité te poussait, tu
devais faire au moins comme les bêtes fauves qui se
cachent dans leurs accouplements, et ne pas étaler ta
honte jusque sous les yeux de ton père !
« — Gomment? » dit-elle.
« — Ah! tu ne savais pas que les deux retranche-
ments sont à soixante coudées l'un de l'autre, et que
ton Màtho, par excès d'orgueil, s'est établi tout en
face d'IIamilear. Il est là, ton père, derrière toi ; et si
je pouvais gravir le sentier qui mène sur la plate-forme,
je lui crierais : Viens donc voir ta fille dans les bras
du Barbare ! Elle a mis pour lui plaire le vêtement de la
Déesse; et, en abandonnant son corps, elle hvre, avec
la gloire de ton nom, la majesté des Dieux, la vengeance
de la patrie , le salut même de Carthage ! » Le mouve-
ment de sa bouche édentée remuait sa barbe tout du
long; ses yeux, tendus sur elle, la dévoraient; et il
répétait en haletant dans la poussière :
« — Ah ! sacrilège ! Maudite sois-tu ! maudite !
maudite ! »
Salammbô avait écarté la toile, elle la tenait soulevée
au bout de son bras, et, sans lui répoudre, elle re-
gardait du côté d'Hamilcar.
'< — C'est par ici, n'est-ce pas ? » dit-elle.
« — Que t'importe ! Détourne-toi ! Va-t'en! Écrase
plutôt ta face contre la terre! C'est un heu saint, que
ta vue souillerait! »
Elle jeta le zaïmph autour de sa taille, ramassa
viveuient ses voiles, son manteau, son écharpe. —
276 • SALAMMBO.
« J'y cours ! » s'écria-t-elle ; et, s'échappant, Salammbô
disparut.
D'abord, elle marcha dans les ténèbres sans ren-
contrer personne, car tous se portaient vers l'incendie ;
et la clameur redoublait, de grandes flammes em-
pourpraient le ciel par derrière ; une longue terrasse
l'arrêta .
Elle tourna sur elle-même, de droite et de gauche
au hasard, cherchant une échelle, une corde, une
pierre, quelque chose pour laider. Elle avait peur
de Giscon , et il lui semblait que des cris et des
pas la poursuivaient. Le jour commençait à blan-
chir. Elle aperçut un sentier dans l'épaisseur du re-
tranchement. Elle prit avec ses dents le bas de sa robe
qui la gênait, et, en trois bonds, se trouva sur la plate-
forme.
Un cri sonore éclata sous elle, dans l'ombre, le
même qu'elle avait entendu au bas de l'escalier des
galères ; en se penchant, elle reconnut l'homme de
Schahabarim avec ses chevaux accouplés.
Il avait erré toute la nuit entre les deux retranche-
ments; puis, inquiété par l'incendie, il était revenu
en arrière, tâchant d'apercevoir ce qui se passait dans
le camp de Màtho ; et, comme il savait que cette place
était la plus voisine de sa tente, pour obéir au prêtre,
il n'en avait pas bougé.
11 monta debout sur un des chevaux. Salammbô se
laissa glisser jusqu'à lui; et ils s'enfuirent au grand
galop en faisant le tour du camp punique, pour trouver
une porte quelque part.
sous L.V TENTE. 277
Màtho était rentré dans sa tente. La lampe fumeuse
éclairait à peine, et il crut que Salammbô dormait;
alors, il palpa délicatement la peau du lion, sur le lit
de palmier. Il appela, elle ne répondit pas ; il arracha
vivement un lambeau de la toile pour faire venir du
jour; le zaïmpli avait disparu.
La terre tremblait sous des pas multipliés. De
grands cris, des hennissements, des chocs d'armures
s'élevaient dans l'air, et les fanfares des clairons son-
naient la charge. C'était comme un ouragan tourbil-
lonnant autour de lui. Une fureur désordonnée le fit
bondir sur ses armes, il se lança dehors.
Les longues fdes des Barbares descendaient, en
courant, la montagne; les carrés puniques s'avançaient
contre eux avec une oscillation lourde et régulière. Le
brouillard, déchiré par les rayons du soleil, formait
de petits nuages qui se balançaient; peu à peu, en
s'élevant, ils découvraient les étendards, les casques
et la pointe des piques. Sous les évolutions rapides,
des portions de terrain encore dans l'ombre semblaient
se déplacer d'un seul morceau; ailleurs, on aurait dit
des torrents qui s'entre-croisaient, et, entre eux, des
masses épineuses restaient immobiles. Màtho distin-
guait les capitaines, les soldats, les hérauts et jus-
qu'aux valets par derrière, qui étaient montés sur des
ânes. Au lieu de garder sa position pour couvrir les
fantassins, Narr'Havas tourna brusquement à droite,
comme s'il voulait se faire écraser par Hamilcar.
Ses cavaliers dépassèrent les éléphants qui se ra-
lentissaient; et tous les chevaux, allongeant leur tète
278 SALAMMBO.
sans bride, galopaient d'un train si furieux que leur
ventre paraissait frôler la terre. Tout à coup, Narr'-
Havas marcha résolument vers une sentinelle. Il jeta
son épée, sa lance, ses javelots, et disparut au milieu
des Carthaginois.
Le roi des Numides arriva dans la tente d'IIamil-
car; et il dit, en lui montrant ses hommes qui se te-
naient au loin arrêtés :
« — Barca! je te les amène. Ils sont à toi. »
Alors il se prosterna en signe d'esclavage, et,
comme preuve de sa fidélité, rappela toute sa conduite
depuis le commencement de la guerre.
D'abord il avait empêché le siège de Carthage et le
massacre des captifs ; puis, il n'avait point profité de
la victoire contre Hannon après la défaite d'U tique ;
quant aux villes tyriennes, c'est qu'elles se trouvaient
sur les frontières de son royaume. Enfin, il n'avait
pas participé à la bataille du Macar; et il s'était ab-
senté tout exprès pour fuir l'obligation de combattre
le suffète.
Narr'IIavas, en effet, avait voulu s'agrandir par des
empiétements sur les provinces puniques, et, selon les
chances de la victoire, tour à tour secouru et délaissé
les Mercenaires. Mais voyant que le plus fort serait
définitivement Hamilcar, il s'était tourné vers lui ;
peut-être y avait-il dans sa défection une rancune
contre Mâtho, soit à cause du commandement, ou de
son ancien amour.
Le suffète l'écouta sans l'interrompre. L'homme
qui se présentait ainsi dans une armée où on lui de-
sous LA TEiNTi:. 279
vait (les vengeances n'était pas un auxiliaire à dédai-
gner; Ilamilcar devina tout de suite l'utilité d'une telle
alliance pour ses grands projets. Avec les Numides,
il se débarrasserait des Libyens. Puis il entraînerait^
rOccident à la conquête de l'Ibérie ; et, sans lui de-
mander pourquoi il n'était pas venu plus tôt, ni rele-
ver aucun de ses mensonges, il baisa Narr'Havas, en
heurtant trois fois sa poitrine contre la sienne.
C'était pour en finir, et par désespoir, qu'il avait
incendié le camp des Libyens. Cette armée lui arrivait
comme un secours des Dieux; et dissimulant sa joie,
il répondit :
« — Que les Baals te favorisent! J'ignore ce que
fera pour toi la République, mais Hamilcar n'a pas
d'ingratitude. »
Le tumulte redoublait ; des capitaines entraient. 11
s'armait tout en parlant :
« — Allons, retourne! Avec tes cavaliers, tu ra-
battras leur infanterie entré tes éléphants et les
miens ! Courage ! extermine ! »
Et Narr'Havas se précipitait, quand Salammbô
parut.
Elle sauta vite à bas de son cheval, ouvrit son
large manteau, et, en écartant les bras, elle déplaya
le zaïmph.
La tente de cuir, relevée dans les coins, laissait
voir le tour entier de la montagne couverte de soldats,
et comme elle se trouvait au centre, de tous les côté&
on apercevait Salammbô. Une clameur immense éclata,
un long cri de triomphe et d'espoir. Ceux qui étaient
iSO SALAMMBO.
en marche s'arrêtèrent; les moribonds, s'appuyant
sur le coude, se retournaient pour la bénir. Les Bar-
bares savaient maintenant qu'elle avait repris le
zaïmph; de loin ils la voyaient, ils croyaient la voir; et
d'autres cris, mais de rage et de vengeance, retentis-
*saient, malgré les applaudissements des Carthaginois;
les cinq armées, s'étageant sur la montagne, trépi-
gnaient et hurlaient ainsi autour de Salammbô.
Hamilcar, sans pouvoir parler, la remerciait par des
signes de tète. Ses yeux se portaient alternativement
sur le zaïmph et sur elle ; sa chaînette était rompue.
Alors il frissonna, saisi par un soupçon terrible. Mais,
reprenant vite son impassibilité, il considéra Narr'-
Ilavas obliquement, sans tourner la figure.
Le roi des Numides se tenait à l'écart dans une at-
titude discrète ; il portait au front un peu de la pous-
sière qu'il avait touchée en se prosternant. Enfin
le suftete s'avança vers lui, et, avec un air plein de
gravité :
<f — En récompense des services que tu m'as ren-
dus, Narr'llavas, je te donne ma fille. « Il ajouta : —
(( Sois mon fils et défends ton père! »
Narr'Havas eut un grand geste de surprise, puis se
jeta sur ses mains, qu'il couvrit de baisers.
Salammbô, calme comme une statue, semblait ne
pas comprendre. Elle rougissait un peu, tout en bais-
sant les paupières; ses longs cils recourbés faisaient
des ombres sur ses joues.
Hamilcar voulut immédiatement les unir par des
fiançailles indissolubles. On mit entre les mains de
sous LA TEiNTE. 281
Salammbô une lance qu'elle olïiit à Narr'IIavas ; on
attacha leurs pouces l'un contre l'autre avec une la-
nière de bœuf, puis on leur versa du blé sur la tête;
— et les grains, qui tombaient autour d'eux, sonnè-
rent comme de la grêle en rebondissant.
282 SALA.AJMBO.
XII
L AQUEDUC
Douze heures après, il ne restait plus des Merce-
naires qu'un tas de blessés, de morts et d'agonisants.
Hamilcar, sorti brusquement du ïond de la gorge,
était redescendu sur la pente occidentale qui regarde
Hippo-Zaryte ; et, l'espace étant plus large en cet en-
droit, il avait eu soin d'y attirer les Barbares. Xarr'-
Havas les avait enveloppés avec ses chevaux; le suf-
fète, pendant ce temps-là, les refoulait, les écrasait ;
ils étaient vaincus d'avance par la perte du zaïmph;
ceux mêmes qui ne s'en souciaient avaient senti une
angoisse et comme un affaiblissement. Ilamilcar, ne
mettant pas son orgueil à garder pour lui le champ de
bataille, s'était retiré un peu plus loin, à gauche, sur
des hauteurs d'où il les dominait.
On reconnaissait la forme des camps à leurs palis-
sades inclinées. Un long amas de cendres noires fu-
mait sur l'emplacement des Libyens; le sol bouleversé
avait des ondulations comme la mer ; et les tentes,
avec leurs toiles en lambeaux, semblaient de vagues
navires à demi perdus dans des écueils. Des cuirasses,
des fourches, des clairons, des morceaux de bois, de
I/AQUEDUC. 283
fer et (rairaiii, du blé, de la paille et des vêtements
s'éparpillaient au milieu des cadavres ; çà et là quelque
plialarique prête à s'éteindre brûlait contre un mon-
ceau de bagages; la terre, en de certains endroits,
disparaissait sous les boucliers ; des charognes de che-
vaux se suivaient comme une série de monticules; on
apercevait des jambes, des sandales, des bras, des
cottes de mailles et des têtes dans leurs casques,
maintenues par la mentonnière et qui roulaient comme
des boules ; des chevelures pendaient aux épines ; dans
des mares de sang, des éléphants, les entrailles ou-
vertes, râlaient couchés avec leurs tours; on marchait
sur des choses gluantes et il y avait des flaques de
boue, bien que la pluie n'eût pas tombé.
Cette confusion de cadavres occupait, du haut en
bas, la montagne tout entière.
Ceux qui survivaient ne bougeaient pas plus que
les morts. Accroupis par groupes inégaux, ils se re-
gardaient, effarés, et ne parlaient pas.
Au bout d'une longue prairie, le lac d'Hippo-Zaryte
resplendissait sous le soleil couchant. A droite, de
blanches maisons dépassaient une ceinture de mu-
railles; puis la mer s'étalait indéfiniment; — et, le
menton dans la main, les Barbares soupiraient en son-
geant à leurs patries. Un nuage de poudre grise re-
tombait.
Le vent du soir souffla ; toutes les poitrines se dila-
tèrent; à mesure que la fraîcheur augmentait, on pou-
vait voir la vermine abandonner les morts qui se re-
froidissaient, et courir sur le sable chaud. Au sommet
284 SALAMMBO.
des grosses pierres, des corbeaux immobiles restaient
tournés vers les agonisants.
Quand la nuit fut descendue, des chiens à poil
jaune, de ces bêtes immondes qui suivaient les armées,
arrivèrent tout doucement au milieu des Barbares.
D'abord ils léchèrent les caillots de sang sur les moi-
gnons encore tièdes ; et bientôt ils se mirent à dévo-
rer les cadavres, en les entamant par le ventre.
Les fugitifs reparaissaient un à un, comme des
ombres; les femmes aussi se hasardèrent à revenir,
car il en restait encore, chez les Libyens surtout,
malgré le massacre effroyable que les Numides en
avaient fait.
Quelques-uns prirent des bouts de corde qu'ils al-
lumèrent pour servir de flambeaux. D'autres tenaient ••
des piques entre-croisées. On plaçait dessus les cada-
vres, et on les transportait à l'écart.
Ils se trouvaient étendus par longues lignes sur le
dos, la bouche ouverte, avec leurs lances auprès
d'eux; — ou bien ils s'entassaient pêle-mêle, et sou-
vent, pour découvrir ceux qui manquaient, il fallait
creuser tout un monceau; puis on promenait la torche
sur leur visage, lentement. Des arujes hideuses leur
avaient fait des blessures compliquées. Des lambeaux
verdàtres leur pendaient au front; ils étaient tailladés
en morceaux, écrasés jusqu'à la moelle, bleuis sous
des strangulations, ou largement fendus par l'ivoire
des éléphants. Bien qu'ils fussent morts presque en
même temps, des différences existaient dans leur cor-
ruption. Les hommes du Nord étaient gonflés d'une
L'AQUEDUC. 285
bouffîssure livide, tandis que les Africains, plus ner-
veux, avaient l'air enfumés, et déjà se dessécliaienl.
On reconnaissait les Mercenaires aux tatouages de
leurs mains; les vieux soldats d'Antioclius portaient
un épervier; ceux qui avaient servi en Egypte, la tête
d'un cynocéphale; chez les princes de l'Asie, une
hache, une grenade,' un marteau ; dans les Répu-
bliques grecques, le profil d'une citadelle ou le nom
d'un archonte; — et on en voyait dont les bras étaient
couverts entièrement par ces symboles multipliés,
qui se mêlaient à leurs cicatrices et aux blessures
nouvelles.
Pour les hommes de race latine, les Samnites, les
Étrusques, les Campaniens et les Brutiens, on établit
quatre grands bûchers.
Les Grecs, avec la pointe de leurs glaives, creu-
sèrent des fosses. Les Spartiates, retirant leurs man-
teaux rouges, en enveloppèrent les morts; les Athé-
niens les étendaient la face vers le soleil levant; les
Cantabres les enfouissaient sous un monceau de cail-
loux; les Nasamons les pliaient en deux avec des
courroies de bœuf, et les Garamandes allèrent les en-
sevehr sur la plage, afin qu'ils fussent perpétuellement
arrosés par les flots. Les Latins se désolaient de ne
pas recueillir leurs cendres dans les urnes ; les No-
mades regrettaient la chaleur des sables où les corps
se momifient, et les Celtes, trois pierres brutes, —
sous un ciel pluvieux, au fond d'un golfe plein
d'ilôts.
Des vociférations s'élevaient suivies d'un long si-
286 SALAMMBO.
lence. C'était pour forcer les âmes à revenir. Puis la
clameur reprenait, à intervalles réguliers, obstiné-
ment.
On s'excusait près des morts de ne pouvoir les ho-
norer comme le prescrivaient les rites : car ils allaient,
par cette privation, circuler, durant des périodes infi-
nies, à travers toutes sortes de hasards et de méta-
morphoses ; on les interpellait, on leur demandait ce
qu'ils désiraient; d'autres les accablaient d'injures
pour s'être laissé vaincre.
La lueur des grands bûchers apàhssait les figures
exsangues, renversées de place en place sur les dé-
bris d'armures ; et les larmes excitaient les larmes,
les sanglots devenaient plus aigus, les reconnaissances
et les étreintes plus frénétiques. Des femmes s'éta-
laient sur les cadavres, bouche contre bouche, front
contre front; il fallait les battre pour qu'elles se reti-
rassent, quand on jetait la terre. Ils se noircissaient
les joues ; ils se coupaient les cheveux ; ils se tiraient
du sang et le versaient dans les fosses; ils se faisaient
des entailles à l'imitation des blessures qui défiguraient
les morts. Des rugissements éclataient à travers le ta-
page des cymbales. Quelques-uns arrachaient leurs
amulettes, crachaient dessus. Les moribonds se rou-
laient dans la boue sanglante en mordant de rage
leurs poings mutilés ; et quarante-trois Samnites, tout
un printemps sacré, s'entr'égorgèrent comme des gla-
diateurs. Bientôt le bois manqua pour les bûchers, les
flammes s'éteignirent, toutes les places étaient prises ;
— et, las d'avoir crié, affaiblis, chancelants, ils s'en-
L'AQUEDUC. 287
dormirent auprès de leurs frères morts, ceux qui te-
naient à vivre pleins d'inquiétudes, et les autres dési-
rant ne pas se réveiller.
Aux blancheurs de l'aube, il parut sur les limites
des Barbares des soldats qui défdaient avec des
casques levés au bout des piques ; en saluant les Mer-
cenaires, ils leur demandaient s'ils n'avaient rien à
faire dire dans leurs patries.
D'autres se rapprochèrent, et les Barbares recon-
nurent quelques-uns de leurs anciens compagnons.
Le sulîète avait proposé à tous les captifs de servir
dans ses troupes. Plusieurs avaient intrépidement re-
fusé; bien résolu à ne point les nourrir ni à les aban-
donner au Grand-Conseil, il les avait renvoyés, en leur
ordonnant de ne plus combattre Garthage. Quant à
ceux que la peur des supplices rendait dociles, on
leur avait distribué les armes de l'ennemi ; et mainte-
nant ils se présentaient aux vaincus, moins pour les
séduire que par un mouvement d'orgueil et de curio-
sité.
Ils racontèrent les bons traitements du sulîète ; les
Barbares les écoutaient tout en les jalousant, bien
qu'ils les méprisassent. Aux premières paroles de re-
proche, les lâches s'emportèrent; de loin ils leur mon-
traient leurs propres épées, leurs cuirasses, et les con-
viaient avec des injures à venir les prendre. Les
Barbares ramassèrent des cailloux ; tous s'enfuirent ;
et l'on ne vit plus au sommet de la montagne que les
pointes des lances dépassant le bord des palissades.
Une douleur, plus lourde que l'humiliation de la
288 SALAMMBO.
défaite, accabla les Barbares. Ils songeaient à l'inanité
de leur courage. Ils restaient les yeux fixes en grinçant
des dents.
La même idée leur vint. Ils se précipitèrent en
tumulte sur les prisonniers carthaginois. Les soldats
du sulfète, par hasard, n'avaient pu les découvrir, et
comme il s'était retiré du champ de bataille, ils se
trouvaient encore dans la fosse profonde.
On les rangea par terre, dans un endroit aplati. Des
sentinelles firent un cercle autour d'eux; et on laissa
les femmes entrer, par trente ou quarante successive-
ment. Voulant profiter du peu de temps qu'on leur
donnait, elles couraient de l'un à l'autre, incertaines,
palpitantes ; puis, inclinées sur ces pauvres corps,
elles les frappaient à tour de bras comme des lavan-
dières qui battent les linges ; en hurlant le nom de
leurs époux, elles les déchiraient sous leurs ongles ;
elles leur crevèrent les yeux avec les aiguilles de leurs
chevelures. Les hommes y vinrent ensuite ; et ils les
suppliciaient depuis les pieds, qu'ils coupaient aux
chevilles, jusqu'au front, dont ils levaient des cou-
ronnes de peau pour se mettre sur la tète. Les' Man-
geurs de choses immondes furent atroces dans leurs
imaginations. Ils envenimaient les blessures en y ver-
sant de la poussière, du vinaigre, des éclats de pote-
ries ; d'autres attendaient derrière eux ; le sang coulait,
et ils se réjouissaient comme font les vendangeurs au-
tour des cuves fumantes.
Màtho était assis par terre, à la place mên^e où il
se trouvait quand la bataille avait fini, les coudes sur
L'AQUEDUC. 289
les genoux, les tempes dans les mains ; il ne voyait
rien, n'entendait rien, ne pensait plus.
Aux hurlements de joie que la foule poussait, il
releva la tête. Devant lui, un lambeau de toile accro-
ché à une perche, et qui traînait par le bas, abritait
confusément des corbeilles, des tapis, une peau de
lion. Il reconnut sa tente; — et ses yeux s'attachaient
contre le sol comme si la fille d'IIamilcar, en dispa-
raissant, se Ijùt enfoncée sous la terre.
La toile déchirée battait au vent; quelquefois ses
longues bribes lui passaient devant la bouche, et il
aperçut une marque rouge, pareille à l'empreinte
d'une main. C'était la main de Narr'Havas, le signe de
leur alliance. Màtho se leva. Il prit un lison qui fumait
encore, et le jeta sur les débris de sa tente, dédai-
gneusement. Puis, du bout de son cothurne, il repous-
sait vers la llamme les choses qui débordaient, pour
que rien n'en subsistât.
Tout à coup, sans qu'on put deviner de quel point
il surgissait, Spendius parut.
L'ancien esclave s'était attaché contre la cuisse
deux éclats de lance ; il boitait d'un air piteux, tout en
exhalant des plaintes.
« — Retire donc cela, lui dit Màtho, je sais que tu
es un brave! » Car il était si écrasé par l'injustice des
Dieux qu'il n'avait plus assez de force pour s'indigner
contre les hommes.
Spendius lui fit un signe, et il le mena dans le creux
d'un mamelon, où Zarxas et Autharite se tenaient ca-
chés.
19
290 SALA>niBO.
Ils avaient fui comme l'esclave, Tiin bien qu'il fût
cruel, l'autre malgré sa bravoure. Mais qui aurait pu
s'attendre, disaient-ils, à la trahison de ]\ari''IIavas, à
l'incendie des Libyens, à la perte du zaïmph, à l'at-
taque soudaine d'Hamilcar, et surtout à ses manœuvres
les forçant à revenir dans le fond de la montagne sous
les coups immédiats des Carthaginois? Spendius n'a-
vouait point sa terreur et persistait à soutenir qu'il
avait la jambe cassée.
Enfin, les trois chefs et le schalischim se deman-
dèrent ce qu'il fallait maintenant décider.
Hamilcar leur fermait la route de Carthage ; on
était pris entre ses soldats et les provinces de Narr'-
Havas ; les villes tyriennes se joindraient aux vain-
queurs ; ils allaient se trouver acculés au bord de la
mer, et toutes ces forces réunies les écraseraient. Voilà
ce qui arriverait immanquablement.
Pas un moyen ne s'offrait d'éviter la guerre. Donc,
ils devaient la poursuivre à outrance. Mais, comment
faire comprendre la nécessité d'une interminable ba-
taille à tous ces gens découragés et saignant encore
de leurs blessures?
« — Je m'en charge! » dit Spendius.
Deux heures après, un homme, qui arrivait du côté
d'Hippo-Zaryte, gravit en courant la montagne. Il agi-
tait des tablettes au bout de son bras, et comme il
criait très fort, les Barbares l'entourèrent.
Elles étaient expédiées par les soldats grecs de la
Sardaigne. Ils recommandaient à leurs compagnons
d'Afrique de surveiller Giscon avec les autres captifs.
L'AQUIÎDUC. 291
Un niareliaud de Samos, un cerlain Hipponax, venant
de Cartilage, leur avait appris qu'un complot s'organi-
sait pour les faire évader, et on engageait les Barbares
à tout prévoir; la République était puissante.
Le stratagème de Spendius ne réussit point comme
il l'avait espéré. Cette assurance d'un péril nouveau,
loin d'exciter de la fureur, souleva des craintes ; et se
rappelant l'avertissement d'Hamilcar jeté naguère au
milieu d'eux, ils s'attendaient à quelque chose d'im-
prévu et qui serait terrible. La nuit se passa dans une
grande angoisse ; plusieurs même se débarrassèrent
de leurs armes pour attendrir le sullète quand il se
présenterait.
Le lendemain, à la troisième veille du jour, un
second coureur parut, encore plus haletant et noir de
poussière. Le Grec lui arracha des mains un rouleau
de papyrus chargé d'écritures phéniciennes. On y
suppliait les Mercenaires de ne pas se décourager ; les
braves de Tunis allaient venir avec de grands ren-
forts.
Spendius lut d'abord la lettre trois fois de suite ;
et, soutenu par deux Cappadociens qui le tenaient
assis sur leurs épaules, il se faisait transporter de
place en place, et la relisait. Pendant sept heures, il
harangua.
Il rappelait aux Mercenaires les promesses du
Grand-Conseil ; aux Africains, les cruautés des inten-
dants; à tous les Barbares, l'injustice de Carthage. La
douceur du suffète était un appât pour les prendre.
Ceux qui se livreraient, on les vendrait comme des es-
292 SALAMMBO.
claves; les vaincus périraient suppliciés. Quant à s'en-
fuir, par quelles routes? Pas un peuple ne voudrait les
recevoir ; tandis qu'en continuant leurs efforts ils ob-
tiendraient à la fois la liberté, la vengeance, de l'ar-
gent! Et ils n'attendraient pas longtemps, puisque les
gens de Tunis, la Libye entière se précipitait à leur
secours. Il montrait le papyrus déroulé : (c — Regar-
dez donc ! lisez ! voilà leurs promesses ! Je ne mens
pas. »
Des chiens erraient, avec leur museau noir tout
plaqué de rouge. Le grand soleil chauffait les têtes
nues. Une odeur nauséabonde s'exhalait des ca-
davres mal enfouis ; quelques-uns même sortaient de
terre jusqu'au ventre. Spendius les appelait à lui pour
témoigner des choses qu'il disait; puis il levait ses
poings du côté d'Hamilcar.
Màlho l'observait d'ailleurs, et, afin de couvrir sa
lâcheté, il étalait une colère où peu à peu il se trou-
vait pris lui-même. En se dévouant aux Dieux, il ac-
cumula des malédictions sur les Carthaginois. Le sup-
plice des captifs était un jeu d'enfants. Pourquoi donc
les épargner et traîner toujours derrière soi ce bétail
inutile! « — Non ! il faut en finir! leurs projets sont
connus! un seul peut nous perdre! pas de pitié! On
reconnaîtra les bons à la vitesse des jambes et à la
force du coup. »
Ils retournèrent sur les captifs. Plusieurs râlaient
encore; on les acheva en leur enfonçant le talon dans
la bouche, ou bien on les poignardait avec la pointe
d'un javelot.
I/AQUIÎDUC. 293
Ensuite ils songèrent à Giscon. Nulle part on ne
1 apercevait; une inquiétude les troubla. Ils voulaient
tout à la fois se convaincre de sa mort et y participer.
Trois pasteurs samnites le découvrirent à quinze pas
de l'endroit où s'élevait naguère la tente de Mâtho. Ils
le reconnurent à sa longue barbe, et ils appelèrent les
autres.
Étendu sur le dos, les bras contre les hanches et
les genoux serrés, il avait l'air d'un mort disposé pour
le sépulcre. Cependant ses côtes maigres s'abaissaient
et remontaient, et ses yeux, largement ouverts au mi-
lieu de sa figure toute pâle, regardaient d'une façon
continue et intolérable.
Les Barbares le considérèrent avec un grand éton-
nement. Depuis le temps qu'il vivait dans la fosse, on
l'avait presque oublié; gênés par de vieux souvenirs,
ils se tenaient à distance et n'osaient porter la main
sur lui.
Mais ceux qui étaient par derrière murmuraient et
se poussaient, quand un Garamante traversa la foule; il
brandissait une faucille; tous comprirent sa pensée;
leurs visages s'empourprèrent, et, saisis de honte, ils
hurlaient : « — Oui! oui! »
L'homme au fer recourbé s'approcha de Giscon. Il
lui prit la tète, et, l'appuyant sur son genou, il la sciait
à coups rapides; elle tomba; deux gros jets de sang
firent un trou dans la poussière. Zarxas avait sauté
dessus, et, plus léger qu'un léopard, il courait vers les
Carthaginois.
Quand il fut aux deux tiers de la montagne, il re-
294 SALAMMBO.
tira de sa poitrine la tète de Giscon en la tenant par la
barbe, il tourna son bras rapidement plusieurs fois, —
et la masse, enfin lancée, décrivit une longue parabole
et disparut derrière le retranchement punique.
Bientôt se dressèrent au bord des palissades deux
étendards entre-croisés, signe convenu pour réclamer
les cadavres-
Alors quatre hérauts, choisis sur la largeur de leur
poitrine, s'en allèrent avec de grands clairons; et,
parlant dans les tubes d'airain, ils déclarèrent qu'il
n'y avait plus désormais, entre les Carthaginois et les
Barbares, ni foi, ni pitié, ni dieux, qu'ils se refusaient
d'avance à toutes les ouvertures et que l'on renverrait
les parlementaires avec les mains coupées.
Immédiatement après, on députa Spendiiis à Hippo-
Zaryte afin d'avoir des vivres; la cité tyricnne leur en
envoya le soir môme. Ils mangèrent avidement. Quand
ils furent réconfortés, ils ramassèrent bien vite les
restes de leurs bagages et leurs armes rompues ; les
femmes se tassèrent au centre; et, sans souci des
blessés pleurant derrière eux, ils partirent par le bord
du rivage, à pas rapides, comme un troupeau de loups
qui s'éloignent.
Ils marchaient sur lïyppo-Zaryte, décidés à la
prendre, car ils avaient besoin d'une ville.
Ilamilcar, en les apercevant au loin, eut un déses-
poir, malgré l'orgueil qu'il sentait à les voir fuir de-
vant lui. Il aurait fallu les attaquer tout de suite avec
des troupes fraîches. Encore une journée pareille, et
la guerre était finie! Si les choses traînaient, ils re-
L'AHLliDUC. 295
viendraient plusforLs; les villes lyrieiines se join-
draient à eux ; sa elémence envers les vaincus n'avait
servi de rien. Il prit la résolution d'être impi-
toyable.
Le soir môme, il envoya au Grand-Conseil un dro-
madaire chargé de bracelets recueillis sur les morts,
et, avec des menaces horribles, il ordonnait qu'on lui
expédiât une autre armée.
Tous, depuis longtemps, le croyaient perdu ; si
bien qu'en apprenant sa victoire, ils éprouvèrent une
stupéfaction qui était presque de la terreur. Le re-
tour du zaïmph, annoncé vaguement, complétait la
merveille. Ainsi les Dieux et la force de Carthage
semblaient maintenant lui appartenir.
Personne de ses ennemis ne hasarda une plainte
ou une récrimination. Par l'enthousiasme des uns et
la pusillanimité des autres, avant'le délai prescrit, une
armée de cinq mille hommes fut prête.
Elle gagna promptement Utique pour appuyer le
suffète sur ses derrières, tandis que trois mille des
plus considérables montèrent sur des vaisseaux qui
devaient les débarquer à Hippo-Zaryte, d'oi^i ils re-
pousseraient les Barbares.
Ilannon en avait accepté le commandement; mais
il confia l'armée à son lieutenant Magdassan, afin de
conduire les troupes de débarquement lui-même, car
il ne pouvait plus endurer les secousses de la litière.
Son mal, en rongeant ses lèvres et ses narines, avait
creusé dans sa face un large trou ; à dix pas, on lui
voyait le fond de sa gorge, et il se savait tellement
296 SALAMMBO.
hideux qu'il se mettait, comme une femme, un voile
sur la tête.
Hippo-Zaryte n'écouta point ses sommations, ni
celles des Barbares non plus ; mais chaque matin les
habitants leur descendaient des vivres dans des cor-
beilles, et en criant du haut des tours, ils s'excusaient
sur les exigences de la République et les conjuraient
de s'éloigner. Ils adressaient par signes les mômes
[)rotestations aux Carthaginois qui stationnaient dans
la mer.
Hannon se contentait de bloquer le port sans ris-
quer une attaque. Cependant, il persuada aux juges
d'IIippo-Zaryte de recevoir chez eux trois cents soldats.
Puis il s'en alla vers le cap des Raisins et il fit un
long détour afin de cerner les Barbares, opération in-
opportune et môme dangereuse. Sa jalousie l'empê-
chait de secourir le sufïète; il arrêtait ses espions, le
gênait dans tous ses plans, compromettait son entre-
prise. Hamilcar écrivit au Grand-Conseil de l'en débar-
rasser, et Hannon rentra dans Carthage, furieux contre
la bassesse des anciens et la folie de son collègue.
Après tant d'espérances, on se retrouvait dans une
situation encore plus déplorable; on tâchait de n'y pas
réfléchir, et même de n'en point parler.
Comme si ce n'était pas assez d'infortunes à la fois,
on apprit que les Mercenaires de la Sardaigne avaient
crucifié leur général, saisi les places fortes et partout
égorgé les hommes de race chananéenne. Le peuple ro-
main menaça la République d'hostilités immédiates, si
elle ne donnait douze cents talents avec l'île de Sar-
L'AQUEDUC. 297
daigne tout entière. Il avait accepté l'alliance des Bar-
bares, et il leur expédia des bateaux plats, chargés de
farine et de viandes sèches. Les Carthaginois les pour-
suivirent, capturèi'cnt cinq cents hommes; mais trois
jours après, une flotte qui venait de la Bysacène ,
apportant des vivres à Carthage, sombra dans une tem-
pête. Les Dieux évidemment se déclaraient contre elle.
Alors les citoyens d'IIippo-Zaryte, prétextant une
alarme, firent monter sur leurs murailles les trois
cents hommes d'Ilannon ; puis, survenant derrière eux,
ils les prirent aux jambes et les jetèrent par-dessus
les remparts, tout à coup. Quelques-uns qui n'étaient
pas morts furent poursuivis et allèrent se noyer dans
la mer.
Utique endurait des soldats, car Magdassan avait
fait comme Ilannon, et, d'après ses ordres, il entourait
la ville, sourd aux prières d'Hamilcar. Pour ceux-là,
on leur donna du vin mêlé de mandragore, puis on les
égorgea dans leur sommeil. En même temps, les Bar-
bares arrivèrent; Magdassan s'enfuit, les portes s'ou-
vrirent; dès lors les deux villes tjriennes montrèrent
à leurs nouveaux amis un opiniâtre dévouement, et à
leurs anciens alliés une haine inconcevable.
Cet abandon de la cause punique était un conseil,
un exemple. Les espoirs de délivrance se ranimèrent.
Des populations, incertaines encore, n'hésitèrent plus.
Tout s'ébranla. Le suffète l'apprit ; — et il n'attendait
aucun secours! il était maintenant irrévocablement
perdu.
Aussitôt il congédia Narr'IIavas, qui devait garder
298 S AL A. M .M 15 0.
les limites de son royaume. Quant à lui, il résolut de
rentrer à Carthage pour y prendre des soldats et re-
commencer la guerre.
Les Barbares établis à Hippo-Zaryte aperçurent son
armée comme elle descendait de la montagne.
Où donc les Carthaginois allaient-ils? La faim sans
doute les poussait ; et, affolés par les souffrances,
malgré leur faiblesse, ils venaient livrer bataille. Mais
ils tournèrent à droite : ils fuyaient. On pouvait les
atteindre, les écraser tous. Les Barbares s'élancèrent à
leur poursuite.
Les Carthaginois furent arrêtés par le fleuve. Il
était large cette fois, et le vent d'ouest n'avait pas
soufflé. Les nus le passèrent à la nage, les autres sur
leurs boucliers. Ils se remirent en marche. La nuit
tomba. On ne les vit plus.
Les Barbares ne s'arrèlèrent pas ; ils remontèrent
plus loin, pour trouver une place plus étroibe. Les gens
de Tunis accoururent ; ils entraînèrent ceux d'Utique.
A chaque buisson leur nombre augmentait ; et les Car-
thaginois, en se couchant par terre, entendaient le
battement de leurs pas dans les ténèbres. De temps à
autre, pour les ralentir, Barca faisait lancer, derrière
lui, des volées de flèches; plusieurs en furent tués.
Quand le jour se leva, on était dans les montagnes de
l'Ariane, à cet endroit où le chemin fait un coude.
Màtho, qui marchait en tète, crut distinguer dans
l'horizon quelque chose de vert, au sommet d'une
éminence. Le terrain s'abaissa ; et des obélisques, des
dômes, des maisons parurent! c'était Carthage. Il s'ap-
I/AQUEOUC. 299
puya contre un arbre pour ne pas tomber, tant son
cœur battait vite.
Il songeait à tout ce qui était survenu dans son
existence depuis la dernière fois qu'il avait passé par
là. C'était une surprise iuQnie, un étourdissement. Puis,
une joie l'emporta à l'idée de revoir Salammbô. Les
raisons qu'il avait de l'exécrer lui revinrent à la mé-
moire ; il les rejeta bien vile. Frémissant et les pru-
nelles tendues, il contemplait, au delà d'Eschmoi!ui, la
haute terrasse d'un palais, par-dessus des palmiers; un
sourire d'extase illuniiuait sa figure, comme s'il fût
arrivé jusqu'à lui quelque grande lumière; il ouvrait
les bras, il envoyait des baisers dans la brise et mur-
murait : « Viens ! viens ! » un soupir lui gonfla la poi-
trine, et deux larmes, longues comme des perles, tom-
bèrent sur sa barbe.
« — Qui te retient? — s'écria Spendius. Hàte-toi
donc ! En marche ! Le suffète va nous échapper ! Mais
tes genoux chancellent et tu me regardes comme un
homme ivre ! »
Il trépignait d'impatience; il pressait Màtho; etavec
des clignements d'yeux, comme à l'approche d'un but
longuement visé :
« — Ah ! nous y sommes ! Nous y voilà ! Je les
tiens ! »
Il avait l'air si convaincu et triomphant que Màtho,
surpris dans sa torpeur, se sentit entraîné. Ces paroles
survenaient au plus fort de sa détresse, poussaient son
désespoir à la vengeance, montraient une pâture à sa
colère. Il bondit sur un des chameaux qui étaient dans
300 SALAMMBO.
les bagages, lui arracha son licou ; avec la longue
corde il frappait à tour de bras les traînards ; il cou-
rait de droite et de gauche, alternativement, sur le
derrière de l'armée, comme un chien qui pousse un
troupeau.
A sa voix tonnante, les lignes d'hommes se resser-
rèrent; les boiteux mêmes précipitèrent leurs pas; au
milieu de l'isthme, l'intervalle diminua. Les premiers
des Barbares marchaient dans la poussière des Cartha-
ginois. Les deux armées se rapprochaient, allaient se
toucher. Mais la porte de Malqua, la porte de Tagaste
et la grande porte de Khamon déployèrent leurs bat-
tants. Le carré punique se divisa ; trois colonnes s'y
engloutirent, elles tourbillonnaient sous les porches.
Bientôt la masse, trop serrée sur elle-même, n'avança
plus; les piques en l'air se heurtaient, et les flèches
des Barbares éclataient contre les murs.
Sur le seuil de Khamon, on aperçut Ilamilcar.
Il se retourna, eu criant à ses hommes de s'écarter.
11 descendit de son cheval; et du glaive qu'il te-
nait, en le piquant à la croupe, il l'envoya sur les
Barbares.
C'était un étalon orynge qu'on nourrissait avec des
boulettes de farine, et qui pliait les genoux pour lais-
ser monter son maître. Pourquoi donc le renvoyait-il!
Etait-ce un sacrifice ?
Le grand cheval galopait au milieu des lances, ren-
versait les hommes, et, s'embarrassant les pieds dans
ses entraves, tombait, puis se relevait avec des bonds
furieux; et pendant qu'ils tâchaient de l'arrêter ou
F/ AQUEDUC. 301
regardaient tout surpris, les Carthaginois s'étaient re-
joints; ils entrèrent; la porte énorme se referma der-
rière eux, en retentissant.
Elle ne céda pas. Les Barbares vinrent s'écraser
contre elle; — et durant quelques minutes, sur toute
la longueur de l'armée, il y eut une oscillation de plus
en plus molle et qui enfin s'arrêta.
Les Carthaginois avaient mis des soldats sur l'aque-
duc ; ils commençaient à lancer des pierres, des balles,
des poutres. Spendius représenta qu'il ne fallait point
s'obstiner. Ils allèrent s'établir plus loin, tous bien
résolus à faire le siège de Carthage.
Cependant la rumeur de la guerre avait dépassé
les confins de l'empire punique; et, des colonnes
d'Hercule jusqu'au delà de Cyrène, les pasteurs en rê-
vaient en gardant leurs troupeaux ; et les caravanes en
causaient la nuit, à la lueur des étoiles. Cette grande
Carthage, dominatrice des mers, splendide comme le
soleil et effrayante comme un dieu, il se trouvait des
hommes qui osaient l'attaquer ! On avait plusieurs fois
atîirmé sa chute ; et tous y avaient cru, car tous la
souhaitaient: les populations soumises, les villages tri-
butaires, les provinces alliées, les hordes indépendantes,
ceux qui l'exécraient pour sa tyrannie, ou qui jalou-
saient sa puissance, ou qui convoitaient sa richesse.
Les plus braves s'étaient joints bien vite aux iMer-
cenaires. La défaite du Macar avait arrêté tous les
autres. Ils avaient repris confiance, s'étaient avancés,
rapprochés ; et maintenant les hommes des régions
orientales se tenaient dans les dunes de Clypea, de
30? SALAMMBO.
l'autre côté du golfe. Dès qu'ils aperçurent les Bar-
bares, ils se montrèrent.
Ce n'étaient pas les Libyens des environs de Car-
tilage; depuis longtemps ils composaient la troisième
armée ; mais les nomades du plateau de Barca, les
bandits du cap Phiscus et du promontoire de Derné,
ceux du Phazzana et de la Marmarique. Ils avaient
traversé le désert en buvant aux puits saumàtres ma-
çonnés avec des ossements de chameau ; les Zuaèces,
couverts de plumes d'autruche, étaient venus sur des
quadriges ; les Garamantes, masqués d'un voile noir,
assis en arrière sur leurs cavales peintes ; d'autres sur
des ânes, sur des onagres, sur des zèbres, sur des
buffles ; et quelques-uns traînaient, avec leurs familles
et leurs idoles, le toit de leur cabane en forme de
chaloupe. Il y avait des Ammoniens aux membres ri-
dés par l'eau chaude des fontaines; des Atarantes, qui
maudissent le soleil ; des Troglodytes, qui enterrent
en riant leurs morts sous des branches d'arbre; et les
hideux Auséens, qui mangent des sauterelles ; les
Achyrmachides, qui mangent des poux, et les Gy-
santes, peints de vermillon, qui mangent des singes.
Tous s'étaient rangés sur le bord de la mer en une
grande ligne droite. Ils s'avancèrent ensuite comme
des tourbillons de sable soulevés par le vent. Au mi-
lieu de l'isthme leur foule s'arrêta, les iMercenaires
établis devant eux, près des murailles, ne voulant
point bouger.
Puis, du côté de l'Ariane, apparurent les hommes
de l'Occident, le peuple des Numides. En effet, Narr'-
L'AOURDUC. 303
Ilavas ne gouvernait que les Massyliens ; d'ailleurs,
une coutume leur permettant après les revers d'aban-
donner leur roi, ils s'étaient rassemblés sur le Zaïne,
puis l'avaient franchi au premier mouvement d'IIa-
milcar. On vil d'abord accourir tous les chasseurs
du Malethut-Baal et du Garaphos, habillés de peaux de
lion, et qui conduisaient avec la hampe de leurs piques
de petits chevaux maigres à longue ci'inière; puis mar-
chaient les Gétules dans des cuirasses en peau de ser-
pent; puis lesPharusiens, portant de hautes couronnes
faites de cire et de résine ; et les Cannes, les Marcares,
les Tillabares, chacun tenant deux javelots et un bouclier
rond, en cuir d'hippopotame. Ils s'arrêtèrent au bas des
catacombes, dans les premières flaques de la lagune.
Mais quand les Libyens se furent déplacés, on aper-
çut à l'endroit qu'ils occupaient, et comme un nuage à
ras du sol, la multitude des nègres. lien était venu du
Ilarousch blanc, du Harousch noir, du désert d'Augyles
et môme de la grande contrée d'Agazymba, qui est à
quatre mois au sud des Garamantes, et de plus loin
encore! Malgré leurs joyaux de bois rouge, la crasse
de leur peau noire les faisait ressembler à des mûres
longtemps roulées dans la poussière. Ils avaient des
caleçons en fils d'écorce, des tuniques d'herbes des-
séchées, des mufles de bêtes fauves sur la tête; — et,
hurlant comme des loups, ils secouaient des tringles
garnies d'anneaux et brandissaient des queues de vache
au bout d'un bâton, en manière d'étendards.
Puis derrière les Numides, les Maurusiens et les
Gétules, se pressaient les hommes jaunâtres répandus
304 SALAMMBO.
au delà de Taggir dans les forêts de cèdres. Des car-
quois en poils de chat leur battaient sur les épaules ; et
ils menaient en laisse des chiens énormes, aussi hauts
que des ânes, et qui n'aboyaient pas.
Enfin, comme si l'Afrique ne s'était point suffi-
samment vidée, et que pour recueillir plus de fureurs
il eût fallu prendre jusqu'au bas des races, on voyait,
derrière tous les autres, des hommes à profil de béte
et ricanant d'un rire idiot ; — misérables ravagés par
de hideuses maladies, pygmécs difformes, mulâtres
d'un sexe ambigu, albinos dont les yeux rouges
clignotaient au soleil ; tout en bégayant des sons
inintelligibles, ils mettaient un doigt dans leur bouche
pour faire voir qu'ils avaient faim.
La confusion des armes n'était pas moindre que
celle des vêtements et des peuples. Pas une invention
de mort qui n'y fût, depuis les poignards de bois, les
haches de pierre et les tridents d'ivoire, jusqu'à de longs
sabres, dentelés comme des scies, minces, et faits
d'une lame de cuivre qui pliait. Ils maniaient des cou-
telas, se bifurquant en plusieurs branches pareilles à
des ramures d'antilopes, des serpes attachées au bout
d'une corde, des triangles de fer, des massues, des
poinçons. Les Éthiopiens du Bambotus cachaient dans
leurs cheveux de petits dards empoisonnés. Plusieurs
avaient apporté des cailloux dans des sacs. D'autres,
les mains vides, faisaient claquer leurs dents.
Une houle continuelle agitait cette multitude. Des
dromadaires, tout barbouillés de goudron comme des
navires, renversaient les femmes qui portaient leurs
L'AQUEDUC. 305
enfants sur la hanche. Les provisions dans les couffes
se répandaient ; on écrasait en marchant des morceaux
de sel, "des paquets de gomme, des dattes pourries,
des noix de gourou ; — et parfois, sur des seins cou-
verts de vermine, pendait à un mince cordon quelque
diamant qu'avaient cherché les satrapes, une pierre
presque fabuleuse et suffisante pour acheter un empire.
Ils ne savaient même pas, la plupart, ce qu'ils dési-
raient. Une fascination, une curiosité les poussait ;
des Nomades qui n'avaient jamais vu de ville étaient
effrayés par l'ombre des murailles.
L'isthme disparaissait maintenant sous les hommes ;
cette longue surface, où les tentes faisaient comme
des cabanes dans une inondation, s'étalait jusqu'aux
premières lignes des autres Barbares, toutes ruisse-
lantes de fer et symétriquement établies sur les deux
flancs de l'aqueduc.
Les Carthaginois se trouvaient encore dans l'effroi
de leur arrivée, quand ils aperçurent, venant droit vers
eux, comme des' monstres et comme des édifices, —
avec leurs mâts, leurs bras, leurs cordages, leurs arti-
culations, leurs chapiteaux et leurs carapaces, — les
machines de siège, qu'envoyaient les villes tyriennes :
soixante carrobalistes, quatre-vingts onagres, trente
scorpions, cinquante tollénones, douze béliers et trois
gigantesques catapultes qu' lançaient des morceaux de
roche du poids de quinze talents. Des masses d'hommes
les poussaient, cramponnés à leur base ; à chaque pas
un frémissement les secouait ; elles arrivèrent ainsi
jusqu'en face des murs.
20
306 SALAMMBO.
Il fallait plusieurs jours encore pour finir les pré-
paratifs du siège. Les Mercenaires, instruits par leurs
défaites, ne voulaient point se risquer dans des enga-
gements inutiles ; — et, de part et d'autre, on n'avait
aucune hâte, sachant bien qu'une action terrible allait
s'ouvrir et qu'il en résulterait une victoire ou une exter-
mination complète.
Cartilage pouvait longtemps résister ; ses larges mu-
railles offraient une série d'angles rentrants et sortants,
disposition avantageuse pour repousser les assauts.
Du côté des catacombes, une portion s'était écrou-
lée, — et par les nuits obscures, entre les blocs dis-
joints, on apercevait des lumières dans les bouges de
Malqua. Ils dominaient en de certains endroits la hau-
teur des remparts. C'était là que vivaient, avec leurs
nouveaux époux, les femmes des Mercenaires chassées
par Màtho. En les revoyant, leur cœur n'y tint plus.
Elles agitèrent de loin leurs écharpes; puis elles ve-
naient, dans les ténèbres, causer avec les soldats par
la fente du mur, et le Grand-Conseil* apprit un matin
que toutes s'étaient enfuies. Les unes avaient passé
entre les pierres; d'autres, plus intrépides, étaient
descendues avec des cordes.
Enfin, Spendius résolut d'accomplir son projet.
La guerre, en le retenant au loin, l'en avait jus-
qu'alors empêché ; et depuis qu'on était revenu devant
Cartilage, il lui semblait que les habitants soupçon-
naient son entreprise. Bientôt ils diminuèrent les sen-
tinelles de l'aqueduc. On n'avait pas trop de monde
pour la défense de l'enceinte.
L'AQUEDUC. 307
L'ancien esclave s'exerça pendant plusieurs jours à
tirer des flèches contre les phénicoptères du lac. Puis
un soir que la lune brillait, il pria Mâtho d'allumer au
milieu de la nuit un grand feu de paille, en môme temps
que tous ses hommes pousseraient des cris ; et prenant
avec lui Zarxas, il s'en alla par le bord du golfe, dans
la direction de Tunis.
A la hauteur des dernières arches, ils revinrent
droit vers l'aqueduc ; la place était découverte ; ils
s'avancèrent en rampant jusqu'à la base des pihers.
Les sentinelles de la plate-forme se promenaient
tranquillement.
De hautes flammes parurent; des clairons reten-
tirent ; les soldats en vedette, croyant à un assaut, se
précipitèrent du côté de Carthage.
Un homme était resté. Il apparaissait en noir sur le
fond du ciel. La lune donnait derrière lui, et son ombre
démesurée faisait au loin sur la plaine comme un obé-
lisque qui marchait,
Zarxas saisit sa fronde ; par prudence ou par féro-
cité, Spendius l'arrêta. — « Non, le ronflement de la
balle ferait du bruit ! A moi ! »
Alors il banda son arc de toutes ses forces, en
l'appuyant par le bas contre l'orteil de son pied
gauche; il visa, et la flèche partit.
L'homme ne tomba point. Il disparut.
« — S'il était blessé, nous l'entendrions ! » dit
Spendius; et il monta vivement d'étage en étage,
comme il avait fait la première fois, en s'aidant d'une
corde et d'un harpon. Quand il fut en haut, près du
308 . SALAMMBO.
cadavre, il la laissa retomber. Le Baléare y attacha un
pic avec un maillet et s'en retourna.
Les trompettes ne sonnaient plus. Tout maintenant
était tranquille. Spendius avait soulevé une des dalles,
était entré dans l'eau, et l'avait refermée sur lui.
En calculant la distance d'après le nombre de ses
pas, il arriva juste à l'endroit où il avait remarqué une
fissure oblique ; et pendant trois heures, jusqu'au matin,
il travailla d'une façon continue, furieuse, respirant à
peine parles interstices des dalles supérieures, assailli
d'angoisses et vingt fois croyant mourir. Enfin, on en-
tendit un craquement; une pierre énorme, en rico-
chant sur les arcs inférieurs, roula jusqu'en bas, — et,
tout à coup, une cataracte, un fleuve entier tomba du
ciel dans la plaine. L'aqueduc, coupé par le milieu, se
déversait. C'était la mort pour Carthage, la victoire
pour les Barbares.
En un instant, les Carthaginois réveillés apparurent
sur les murailles, sur les maisons, sur les temples. Les
Barbares se poussaient, criaient. Ils dansaient en dér
lire autour de la grande chute d'eau, et, dans l'extra-
vagance de leur joie, venaient s'y mouiller la tête.
On aperçut au sommet de l'aqueduc un homme
avec une tunique brune, déchirée. Il se tenait penché
tout au bord les deux mains sur les hanches ; et il re-
garda en bas, sous lui, comme étonné de son œuvre.
Puis, il se redressa. Il parcourut l'horizon d'un air
superbe qui semblait dire : « Tout cela maintenant est
à moi ! » Les applaudissements des Barbares éclatèrent;
les Carthaginois, comprenant enfin leur désastre, hur-
i
L'AQUEDUC. 309
laient de désespoir. Alors il se mit à courir sur la plate-
forme d'un bout à l'autre, — et comme un conducteur
de char triomphant aux jeux Olympiques, Spendijas,
éperdu d'orgueil, levait les bras.
310 SALAMMBO.
Xlll
MO LOCH
Les Barbares n'avaient pas besoin d'une eirconvaî-
lation du eôle de l'Afrique; elle leur appartenait. Pour
rendre plus facile l'approche des murailles, on abattit
le retranchement qui bordait le fossé. Ensuite, Mâtho
divisa l'armée par grands demi-cercles, de façon à en-
velopper mieux Carthage. Les hoplites des Mercenaires
furent placés au premier rang, derrière eux les fron-
deurs et les cavaliers; tout -au fond, les bagages, les
chariots, les chevaux; en deçà de cette multitude, à
trois cents pas des tours, se hérissaient les machines.
Sous la variété infinie de leurs appellations (qui
changèrent plusieurs fois dans le cours des siècles),
elles pouvaient se réduire à deux systèmes : lès unes
agissant comme des frondes, les autres comme des
arcs.
Les premières, les catapultes, se composaient d'un
châssis carré, avec deux montants verticaux et une
barre horizontale. A sa partie antérieure un cylindre,
muni de câbles, retenait un gros timon portant une
cuillère pour recevoir les projectiles; la base en était
prise dans un écheveau de fils tordu ; quand on lâchait
I
MOLOCH. 3M
les cordes, il se relevait et venait frapper contre la
barre, ce qui, l'arrèlant par une secousse, multipliait
sa vigueur.
Les secondes offraient un mécanisme plus compli-
qué : sur une petite colonne, une traverse était fixée
par son milieu où aboutissait à angle droit une
espèce de canal ; aux: extrémités de la traverse s'éle-
vaient deux chapiteaux qui contenaient un entortillage
de crins; deux poutrelles s'y trouvaient prises pour
maintenir les bouts d'une corde que l'on amenait jus-
qu'au bas du canal, sur une tablette de bronze. Par
un ressort, cette plaque de nictal se détachait, et,
glissant sur des rainures, poussait les flèches.
Les catapultes s'appelaient également des onagres,
comme les ânes sauvages qui lancent des cailloux avec
leurs pieds, et les bahstes des scorpions, à cause d'un
crochet dressé sur la tablette, et qui, s'abaissant d'un
coup de poing, faisait partir le ressort.
Leur construction exigeait de savants calculs ;
leurs bois devaient être choisis dans les essences les
plus dures, leurs engrenages tous d'airain; elles se
bandaient avec des leviers, des moufles, des cabestans
ou des tympans; de forts pivots variaient la direc-
tion de leur tir, des cylindres les faisaient s'avancer,
et les plus considérables, que l'on apportait pièce à
pièce, étaient remontées en lace de l'ennemi.
Spendius disposa les trois grandes catapultes vers
les trois angles principaux ; devant chaque porte il
plaça un bélier, devant chaque tour une baliste, et des
carrobalistes circuleraient par derrière. Mais il fallait
312 SALAMMBO.
les garantir contre les feux des assiégés, et combler
d'abord le fossé qui les séparait des murailles.
On avança des galeries en claies de joncs verts, et
des cintres en chêne, pareils à d'énormes boucliers
glissant sur trois roues ; de petites cabanes couvertes
de peaux fraîches et rembourrées de varech abritaient
les travailleurs; les catapultes et les batistes furent
défendues par des rideaux de cordages que l'on avait
trempés dans du vinaigre pour les rendre incombus-
tibles. Les femmes et les enfants allaient prendre des
cailloux sur la grève, ramassaient de la terre avec
leurs mains et l'apportaient aux soldats.
N Les Carthaginois se préparaient aussi.
jiiamilcar les avait bien vite rassurés en déclarant
qu'il restait de l'eau dans les citernes pour cent vingt-
trois jours. Cette affîrniation, sa présence au milieu
d'eux, et celle du zaïmph surtout, leur donnèrent bon
espoir. Carthage se releva de son accablement; ceux
qui n'étaient pas d'origine chananéenne furent em-
portés dans la passion des autres.
On arma les esclaves, on vida les arsenaux ; les
citoyens eurent chacun leur poste et leur emploi. Douze
cents hommes survivaient des transfuges, le suffète
les fit tous capitaines ; et les charpentiers, les armu-
riers, les forgerons et les orfèvres furent préposés aux
machines. Les Carthaginois en avaient gardé quel-
ques-unes, malgré les conditions de la paix romaine.
On les répara, ils s'entendaient à ces ouvrages.
Les deux côtés septentrional et oriental, défendus
par la mer et par le golfe, restaient inaccessibles. Sur
MOLOCH. 313
la muraille faisant face aux Barbares, on monta des
troncs d'arbre, des meules de moulin, des vases pleins
de soufre, des cuves pleines d'huile, et l'on bâtit des
fourneaux. On entassa des pierres sur la plate-forme
des tours, et les maisons qui touchaient immédia-
tement au rempart furent bourrées avec du sable pour
l'affermir et augmenter son épaisseur.
Devant ces dispositions les Barbares s'irritèrent.
Ils voulurent combattre tout de suite. Les poids qu'ils
mirent dans les catapultes étaient d'une pesanteur si
exorbitante que les timons se rompirent ; l'attaque
fut retardée.
Enfin le treizième jour du mois de schabar, — au
soleil levant, — on entendit contre la porte de
Khamon un grand coup.
Soixante-quinze soldats tiraient des cordes, dis-
posées à la base d'une poutre gigantesque, horizon-
talement suspendue par des chaînes descendant d'une
potence ; une tète de bélier, toute en airain, la termi-
nait. On l'avait emmaillotée de peaux de bœuf; des
bracelets en fer la cerclaient de place en place; elle
était trois fois grosse comme le corps d'un homme,
longue de cent vingt coudées, et, sous la foule des
bras nus la poussant et la ramenant, elle avançait
et reculait avec une oscillation régulière.
Les autres béliers devant les autres portes com-
mencèrent à se mouvoir. Dans les roues creuses des
tympans, on aperçut des hommes qui montaient
d'échelon en échelon. Les poulies, les chapiteaux grin-
cèrent, les rideaux de cordages s'abattirent, et des
314 SALAMMBO.
volées de pierres et des volées de flèches s'élancèrent
à la fois ; tous les frondeurs éparpillés couraient. Quel-
ques-uns s'approchaient du rempart, en cachant sous
leurs boucliers des pots de résine ; puis, ils les lan-
çaient à tour de bras. Cette grêle de balles, de dards
et de feux passait par-dessus les premiers rangs et
faisait une courbe qui retombait derrière les murs.
Mais, à leur sommet, de longues grues à mater les
vaisseaux se dressèrent; et il en descendit de ces
pinces énormes qui se terminaient par deux demi-
cercles dentelés a l'intérieur. Elles mordirent les
béliers. Les soldats, se cramponnant à la poulre,
tiraient en arrière; les Carthaginois liahiient pour la
faire monter; et l'engagement se prolongea jusqu'au
soir.
Quand les Mercenaires, le lendemain, reprirent
leur besogne, le haut des murailles se trouvait entière-
ment tapissé par des balles de coton, des toiles, des
coussins; les créneau>c étaient bouchés avec des
nattes; et, sur le rempart, entre les grues, on distin-
guait un alignement de fourches et de tranchoirs
emmanchés à des bâtons. Une résistance furieuse
commença.
Des troncs d'arbres, tenus par des câbles, tom-
baient et remontaient alternativement en battant les
béliers ; des crampons, lancés par des balistes, arra-
chaient le toit des cabanes ; et, de la plate-forme des
tours, des ruisseaux de silex et de galets se déver-
saient.
Les béliers rompirent la porte de Khamon et la
MO LOCH. 315
porte Je Tagaste. Mais les Cai-lliaginois avaiont en-
tassé à Tinté rieur une telle abomlance de matériaux
que leurs battants ne s'ouvrirent pas. Ils restèrent
debout.
Alors on poussa contre les murailles des tarières,
qui, s'appliquant aux joints des blocs, les descel-
leraient. Les machines furent mieux gouvernées, leurs
servants répartis par escouades ; du matin au soir elles
fonctionnaient, sans s'interrompre, avec la monotone
précision d'un métier de tisserand.
Spendius ne se fatiguait pas de les conduire.
C'était lui-même qui bandait les écheveaux des balistes.
Pour qu'il y eût, dans leurs tensions jumelles, une
parité complète, on serrait leurs cordes en frappant
tour à tour de droite et de gauche, jusqu'au moment
où les deux côtés rendaient un son égal. Spendius
moulait sur leur membrure. Avec le bout de son pied,
il les battait tout doucement, — et il tendait l'oreille,
comme un musicien qui accorde une lyre. Puis, quand
le timon de la catapulte se relevait, quand la colonne
de la baliste tremblait à la secousse du ressort, que les
pierres s'élançaient en rayons et que les dards
couraient en ruisseau, il se penchait le corps tout
entier et jetait ses bras dans l'air, comme pour les
suivre.
Les soldats, admirant son adresse, exécutaient ses
ordres. Dans la gaieté de leur travail, ils débitaient
des plaisanteries sur les noms des machines. Ainsi les
tenailles à prendre les béhers s'appelant des loupsi, et
les galeries couvertes des treilles, on était des agneaux,
316 SALAMMBO.
on allait faire la vendange; et, en armant leurs pièces,
ils disaient aux onagres : « — Allons, rue bien ! » et
aux scorpions : « — Traverse-les jusqu'au cœur! »
Ces facéties, toujours les mêmes, soutenaient leur
courage.
Cependant les machines ne démolissaient point le
rempart. Il était formé par deux murailles et tout
rempli de terre ; elles abattaient leurs parties supé-
rieures. Les assiégés, chaque fois, les relevaient.
Màtho ordonna de construire des tours en bois qui
devaient être aussi hautes que les tours en pierre.
On jeta, dans le fossé, du gazon, des pieux, des galets
et des chariots avec leurs roues, afin de l'emplir plus
vite ; avant qu'il fût comblé, l'immense foule des Bar-
bares ondula sur la plaine d'un seul mouvement, —
et vint battre le pied des murs, comme une mer dé-
bordée.
On avança les échelles de cordes, les échelles
droites elles sambuques, c'est-à-dire deux mâts d'où
s'abaissaient, par des palans, une série de bambous
que terminait un pont mobile. Elles formaient de
nombreuses lignes droites appuyées contre le mur ;
et les Mercenaires, à la file les uns des autres, mon-
taient en tenant leurs armes à la main. Pas un Cartha-
ginois ne se montrait; déjà ils touchaient aux deux
tiers du rempart. Les créneaux s'ouvrirent, en vomis-
sant, comme des gueules de dragon, des feux et de la
fumée ; le sable s'éparpillait, entrait par le joint des
armures ; le pétrole s'attachait aux vêtements ; le
plomb liquide sautillait sur les casques, faisait des
MOL oc H. 347
trous dans les chairs; une pluie d'étincelles s'écla-
boussait contre les visages, — et des orbites sans
yeux semblaient pleurer des larmes, grosses comme
des amandes. Des hommes, tout jaunes d'huile, brû-
laient par la chevelure. Ils se mettaient à courir,
enflammaient les autres. On les étouffait en leur
jetant, de loin, sur la face, des manteaux trempés de
sang. Quelques-uns qui n'avaient pas de blessure
restaient immobiles, plus raides que des pieux, la
bouche ouverte et les deux bras écartés.
L'assaut, pendant plusieurs jours de suite, recom-
mença, — les Mercenaires espérant triompher par un
excès de force et d'audace.
Quelquefois un homme sur les épaules d'un autre
enfonçait une fiche entre les pierres, puis s'en servait
comme d'un échelon pour atteindre au delà, en
plaçait une seconde, une troisième ; et, protégés par
le bord des créneaux dépassant la muraille, peu à
peu, ils s'élevaient ainsi ; mais, toujours à une cer-
taine hauteur, ils retombaient. Le grand fossé trop
plein débordait; sous les pas des vivants, les blessés
pêle-mêle s'entassaient avec les cadavres et les mo-
ribonds. Au milieu des entrailles ouvertes, des cer-
velles épandues et des flaques de sang, les troncs
calcinés faisaient des taches noires; et des bras et des
jambes à moitié sortis d'un monceau se tenaient tout
debout, comme des échalas dans un vignoble incendié.
Les échelles se trouvant insuffisantes, on employa
les toUénones, — instruments composés d'une longue
poutre établie transversalement sur une autre, et
318 SALAMMBO.
portant à son extrémité une corbeille quadrangulaire
où trente fantassins pouvaient se tenir avec leurs
armes.
Màtlîo voulut monter dans la première qui fut
prête. Spendius l'arrêta.
Des hommes se courbèrent sur un moulinet; la
grande poutre se leva, devint horizontale, se dressa
presque verticalement, et, trop chargée par le bout,
elle pliait comme un immense roseau. Les soldats,
cachés jusqu'au menton, se tassaient; on n'apercevait
que les plumes des casques. Enfin, quand elle fut à
cinquante coudées dans l'air, elle tourna de droite
et de gauche plusieurs fois, puis s'abaissa ; et, comme
un bras de géant qui tiendrait sur sa main une
cohorte de pygmées, elle déposa au bord du mur la
corbeille pleine d'hommes. Ils sautèrent dans la
foule, et jamais ils ne reviiirent.
Tous les autres tollénones furent bien vite disposés ;
il en aurait fallu cent fois davantage pour prendre la
ville. On les utilisa d'une façon meurtrière : des archers
éthiopiens se plaçaient dans les corbeilles ; puis, les
câbles étant assujettis, ils restaient suspendus et ti-
raient des flèches empoisonnées. Les cinquante tollé-
nones, dominant les créneaux, entouraient ainsi Gar-
thage comme de monstrueux vautours ; — et les Nègres
riaient de voir les gardes sur le rempart mourir dans
des convulsions atroces.
Hamilcar y envoya des hoplites ; il leur faisait boire
chaque matin le jus de certaines herbes qui les gardait
du poison.
:M 01. oc 11. 319
Un soir, par un temps obscur, il embarqua les
meilleurs de ses soldats sur des gabares, des planches,
et, tournant à la droite du port, il vint débarquer à la
Tienia. Ils s'avancèrent jusqu'aux premières lij^nes des
Barbares, et, les prenant par le liane, en firent un
grand carnage. Des hommes suspendus à des cordes
descendaient la nuit du haut des murs avec des torches
à la main, brûlaient les ouvrages des Mercenaires et*'
remontaient.
Màtho était acharné ; chaque obstacle renforçait sa
colère ; il en arrivait à des choses terribles et extra-
vagantes. Il convoqua Salammbô, mentalement, à un
rendez-vous ; puis il l'attendit. Elle ne vint pas : cela
lui parut une trahison nouvelle; désormais, il l'exécra.
S'il avait vu son cadavre, il s'en serait peut-être allé.
Il doubla les avant-postes, il planta des fourches au
bas du rempart, il enfouit des chausse-trapes dans
la terre ; et il commanda aux Libyens de lui apporter
toute une forêt pour y mettre le feu, et brûler Carthage,
comme une tanière de renards.
Spendius s'obstinait au siège. 11 cherchait à inventer
des machines épouvantables.
Les autres Barbares, campés au loin sur l'isthme,
s'ébahissaient de ces lenteurs ; ils murmuraient ; on
les lâcha.
Alors ils se précipitèrent avec leurs coutelas et leurs
javelots, dont ils battaient les portes.' La nudité de
leurs corps facilitant les blessures, les Carthaginois les
massacraient abondamment; et les Mercenaires s'en
réjouirent, sans doute par jalousie du pillage. Il en
320 SALAMMBO.
résulta des querelles, des combats entre eux. La cam-
pagne étant ravagée, bientôt on s'arracha les vivres.
Ils se décourageaient. Des hordes nombreuses s'en
allèrent. La foule était si grande qu'il n'y parut pas.
Les meilleurs tentèrent de creuser des mines; le ter-
rain mal soutenu s'éboula. Ils les recommencèrent en
d'autres places; Hamilcar devinait toujours leur direc-
tion en appliquant son oreille contre un bouclier de
bronze. Il perça des contre-mines sous le chemin que
devaient parcourir les tours de bois ; quand on voulut
les pousser, elles s'enfoncèrent dans des trous.
Enfin, tous reconnurent que la ville était imprena-
ble, tant que l'on n'aurait pas élevé jusqu'à la hauteur
des murailles une longue terrasse qui permettrait de
combattre sur le même niveau; on en paverait le som-
met pour faire rouler dessus les machines. Alors il
serait bien impossible à Garthage de résister.
Elle commençait à souffrir de la soif. L'eau, qui
valait au début du siège deux késitah le bât, se ven-
dait maintenant un shekel d'argent; les provisions de
viande et de blé s'épuisaient aussi ; on avait peur de la
faim ; quelques-uns même parlaient des bouches inu-
tiles ce qui effrayait tout le monde.
Depuis la place du Khamon jusqu'au temple de
Melkarth des cadavres encombraient les rues; et,
comme on était à la fin de l'été, de grosses mouches
noires harcelaient les combattants. Des vieillards trans-
portaient les blessés, et les gens dévots continuaient
les funérailles fictives de leurs proches et de leurs amis
défunts au loin pendant la guerre. Des statues de cire
MOI.OCH. 32<
avec des cheveux et des vêtements s'étalaient en tra-
vers des portes. Elles se fondaient à la chaleur des
cierges bridant près d'elles; la peinture coulait sur
leurs épaules, et des pleurs ruisselaient sur la face des
vivants, qui psalmodiaient, à côté, des chansons lugu-
bres. La foule, pendant ce temps-là, courait ; les capi-
taines criaient des ordres, et l'on entendait toujours le
heurt des béliers.
La température devint si lourde que les corps, se
gonllant, ne pouvaient plus entrer dans les cercueils.
On les brûlait au milieu des cours. Les feux, trop à
l'étroit, incendiaient les murailles voisines, et de lon-
gues flammes s'échappaient des maisons comme du
sang qui jaillit d'une artère. Ainsi Moloch possédait
Qirthage ; il étreignait les remparts, il se roulait dans
les rues, il dévorait jusqu'aux cadavres.
Des hommes, qui portaient, en signe de désespoir,
des manteaux faits de haillons ramassés, s'établirent
au coin des carrefours. Ils déclamaient contre les an-
ciens, contre Hamilcar, prédisaient au peuple une ruine
entière et l'engageaient à tout détruire et à tout se per-
mettre. Les plus dangereux étaient les buveurs de jus-
quiame ; dans leurs crises ils se croyaient des bêtes
féroces et sautaient sur les passants, qu'ils déchiraient.
Des attroupements se faisaient autour d'eux; on en
oubliait la défense de Garthage. Le suffète imagina d'en
payer d'autres, pour soutenir sa politique.
Afin de retenir dans la ville le génie des Dieux, on
avait couvert de chaînes leurs simulacres. On posa des
voiles noirs sur les Pataeques et des ciliées autour des
21
322 • SALAMMBO.
autels ; on tâchait d'exciter l'orgueil et la jalousie des
Baals en leur chantant à l'oreille : « — ïu \as te laisser
vaincre ! les autres sont plus forts, peut-être ? Montre-
toi ! aide-nous ! afin que les peuples ne disent pas:
Où sont maintenant leurs Dieux? »
Une anxiété permanente agitait les collègues des
pontifes. Ceux de la Rabbetna surtout avaient peur, —
le rétablissement du zaïmph n'ayant pas servi. Ils se
tenaient enfermés dans la troisième enceinte, inexpu-
gnable comme une forteresse. Un seul d'entre eux se
hasardait à sortir le grand prêtre Schahabarim.
Il venait chez Salammbô. Mais il restait silencieux,
la contemplant les prunelles fixes, ou bien il prodiguait
les paroles ; et les reproches qu'il lui faisait étaient plus
durs que jamais.
Par une contradiction inconcevable, il ne pardon-
nait pas à la jeune fille d'avoir suivi ses ordres ; —
Schahabarim avait tout deviné, — et l'obsession de cette
idée avivait les jalousies de son impuissance. Il l'ac-
cusait d'être la cause de la guerre. Màtho, à l'en croire,
assiégeait Carthage pour reprendre le zaïmph ; et il
déversait des imprécations et des ironies sur ce Barbare
qui prétendait posséder des choses saintes. Ce n'était
pas cela, pourtant, que le prêtre voulait dire.
Salammbô n'éprouvait pour lui aucune terreur ; les
angoisses dont elle souffrait autrefois l'avaient aban-
donnée. Une tranquillité singuhère l'occupait. Ses re-
gards, moins errants, brillaient d'une flamme limpide.
Le python était redevenu malade; et, comme Sa-
lammbô paraissait au contraire se guérir, la vieille
MOLOCfl. 323
Taaiiacli s'en réjouissait, convaincue qu'il prenait par
ce dépérissement la langueur de sa maîtresse.
Un matin, elle le trouva derrière le lit de peaux de
bœuf, enroulé sur lui-même, plus froid qu'un marbre,
et la tête disparaissant sous un amas de vers. A ses
cris, Salammbô survint. Elle le retourna quelque temps
avec le bout de sa sandale, et l'esclave fut ébahie de
son insensibilité.
La fille d'IIamilcar ne prolongeait plus ses jeûnes
avec tant de ferveur. Elle passait des journées au
haut de sa terrasse, les deux coudes contre la balus-
trade, s'amusant à regarder devant elle. Le sommet des
murailles au bout de la ville découpait sur le ciel des
zigzags inégaux, et les lances des sentinelles y faisaient
tout du long comme une bordure d'épis. Elle aper-
cevait au delà, entre les tours, les manœuvres des
Barbares ; les jours que le siège était interrompu, elle
pouvait même distinguer leurs occupations. Ils raccom-
modaient leurs armes, se graissaient la chevelure, ou
lavaient dans la mer leurs bras sanglants ; les tentes
étaient closes ; les bêtes de somme mangeaient ; et au
loin, les faux des chars, tous rangés en demi-cercle,
semblaient un cimeterre d'argent étendu à la base des
monts. Les discours de Schahabarim revenaient à sa
mémoire. Elle attendait son fiancé Narr'Havas. Elle
aurait voulu, malgré sa haine, revoir Màtho. De tous
les Carthaginois, elle était la seule personne, peut-être,
qui lui eût parlé sans peur.
Souvent son père arrivait dans sa chambre. Il s'as-
seyait sur les coussins et il la considérait d'un air près-
324 SALAMMBO.
que attendri, comme s'il eiàt trouvé dans ce spectacle
un délassement à ses fatigues. Il l'interrogeait quelque-
fois sur son voyage au camp des Mercenaires. Il lui de-
manda si personne, par hasard, ne l'y avait poussée;
d'un signe de tête, elle répondit que non, tant Sa-
lammbô était fière d'avoir sauvé le zaïmph.
Mais le suffète revenait toujours à Màtho, sous
prétexte de renseignements militaires. Il ne compre-
nait rien à l'emploi des heures qu'elle avait passées
dans la tente. En effet, Salammbô ne parlait pas de
Giscon ; car, les mots ayant par eux-mêmes un pouvoir
effectif, les malédictions que l'on rapportait à quel-
qu'un pouvaient se tourner contre lui ; — et elle taisait
son envie d'assassinat, de peur d'être blâmée de n'y
avoir point cédé. Elle disait que le schalischim parais-
sait furieux, qu'il avait crié beaucoup, puis qu'il s'était
endormi. Salammbô ri'en racontait pas davantage, par
honte peut-être, ou par un excès de candeur faisant
qu'elle n'attachait guère d'importance aux baisers du
soldat. Tout cela, du reste, flottait dans sa tête mélan-
colique et brumeux comme le souvenir d'un rêve ac-
cablant ; elle n'aurait su de quelle manière, par quels
discours l'exprimer.
Un soir qu'ils se trouvaient ainsi l'un en face de
l'autre, Taanach effarée survint. Un vieillard avec un
enfant était Là, dans les cours, et voulait voir le
suffète.
Hamilcar pâlit, puis répliqua vivement :
« — Qu'il monte ! »
Iddibal entra sans se prosterner. Il tenait par la
MOLOCH. 325
main un jeune {4:anon couvert d'un manteau en poil
de bouc ; et aussitôt relevant le capuchon qui abritait
sa figure :
« — Le voilà, maître! Prends-le! »
Le suffète et l'esclave s'enfoncèrent dans un coin
de la chambre.
L'enfant était resté au milieu; d'un regard plus at-
tentif qu'étonné, il parcourait le plafond, les meubles,
les colliers de perles traînant sur les draperies de
pourpre, et cette majestueuse jeune femme inclinée
vers lui.
I! avait dix ans peut-être et n'était pas plus haut
qu'un glaive romain. Ses cheveux crépus ombrageaient
son front bombé. On aurait dit que ses prunelles cher-
chaient des espaces. Les narines de son nez mince
palpitaient largement; sur toute sa personne s'éta-
lait l'indéfinissable splendeur de ceux qui sont destinés
aux grandes entreprises. Quand il eut rejeté son man-
teau trop lourd, il resta vêtu d'une peau de lynx atta-
chée autour de sa taille ; et il appuyait résolument
sur les dalles ses petits pieds nus tout blancs de
poussière. Sans doute il devina que l'on agitait des
choses importantes, car il se tenait immobile, une
main derrière le dos et le menton baissé, avec un
doigt dans la bouche.
Ilamilcar, d'un signe, attira Salammbô et il lui dit
à voix basse :
« — Tu le garderas chez toi, entends-tu! 11 faut
que personne, même de la maison, ne connaisse son
existence! »
326 SALAMMBO.
Puis, derrière la porte, il demanda encore une
fois à Iddibal s'il était bien sur qu'on ne les eût pas
remarqués.
« — Non ! dit l'esclave, les rues étaient vides. »
La guerre emplissant toutes les provinces, il avait
eu peur pour le fds de son maître. Ne sachant où le
cacher, il était venu le long des côtes, sur une cha-
loupe; et, depuis trois jours, Iddibal louvoyait dans le
golfe, en observant les remparts; ce soir-là, comme
les alentours de Khamon semblaient déserts, il avait
franchi la passe lestement et débarqué près de l'ar-
senal, l'entrée du port étant libre.
Mais bientôt les Barbares établirent, en face, un
immense radeau pour empêcher les Carthaginois d'en
sortir. Ils relevaient les tours de bois, et en même
temps la terrasse montait.
Les communications avec le dehors étant intercep-
tées, une famine intolérable commença.
On tua tous les chiens, tous les mulets, tous les
ânes, puis les quinze éléphants que le suffète avait ra-
menés. Les lions du temple de Moloch étaient devenus
furieux ; les hiérodoules n'osaient plus s'en approcher.
On les nourrit d'abord avec les blessés des Barbares;
ensuite on leur jeta des cadavres encore lièdes ; ils les
refusèrent et moururent. Au crépuscule, des gens er-
raient le long des vieilles enceintes et cueillaient
entre les pierres des herbes et des fleurs qu'ils fai-
saient bouillir dans du vin; — le vin coûtait moins
cher que l'eau. D'autres se glissaient jusqu'aux avant-
postes de l'ennemi et venaient sous les tentes voler de
MO LOCH. 327
la nourriture; les Barbares, pris de stupéfaction,
quelquefois les laissaient s'en retourner. Un jour ar-
riva où les anciens résolurent d'égorger, entre eux,
les chevaux d'Esclinioùn. C'étaient des botes saintes,
dont les pontifes tressaient les crinières avec des ru-
bans d'or, et qui signifiaient par leur existence le mou-
vement du soleil, l'idée du feu sous la forme la plus
haute. Leurs chairs, coupées en portions égales, furent
enfouies derrière l'autel. Puis, tous les soirs, alléguant
quelque dévotion , les anciens montaient vers le
temple, se régalaient en cachette; et ils remportaient
sous leur tunique un morceau pour leurs enfants.
Dans les quartiers déserts, loin des murs, les habi-
tants moins misérables, par peur des autres, s'étaient
barricadés.
Les pierres des catapultes et les démolitions or-
données pour la défense avaient accumulé des tas de
ruines au milieu des rues. Aux heures les plus tran-
quilles, tout à coup des masses de peuple se précipi-
taient en criant; et, du haut de l'Acropole, les incen-
dies faisaient comme des haillons de pourpre dispersés
sur les terrasses, et que le vent tordait.
Les trois grandes catapultes ne s'arrêtaient pas.
Leurs ravages étaient extraordinaires; ainsi, la tète
d'un homme alla rebondir sur le fronton des Syssites;
dans la rue de Kinisdo, une femme qui accouchait
fut écrasée par un bloc de marbre, et son enfant avec
le lit emporté jusqu'au carrefour de Cinasyn, ou l'on
retrouva la couverture.
Ce qu'il y avait de plus irritant, c'était les balles
3ï8 . SALAMMBO.
des frondeurs. Elles tombaient sur les toits, dans les
jardins et au milieu des cours, taudis que Fou man-
geait attablé devant un maigre repas et le cœur gros
de soupirs. Ces atroces projectiles portaient des let-
tres gravées qui s'imprimaient daus les chairs; — et,
sur les cadavres, on lisait des iujures, telles que pour-
ceau, chacal, vermine, et parfois des plaisanteries : at-
trape ! ou : Je l'ai bien méritL
La partie du rcQipart qui s'étendait depuis l'augle
des ports jusqu'à la hauteur des citernes fut enfoncée.
Alors les gens de Malqua se trouvèrent pris entre la
vieille enceinte de Byrsa par derrière et les Barbares
par devant. Mais on avaitassez que d'épaissir la muraille
et de la rendre le plus haut possible sans s'occuper
d'eux; on les abandonna; tous périrent; et bien qu'ils
fussent hais généralement, on en conçut pour Hamil-
car une grande horreur.
Le lendemain, il ouviil les fosses où il gardait du
blé; ses intendants le donnèrent au peuple. Pendant
trois jours on se gorgea.
La soif n'en devint que plus intolérable ; et toujours
ils voyaient devant eux la longue cascade que faisait,
en tombant, l'eau claire de l'aqueduc.
Hamilcar ne faiblissait pas. Il comptait sur un évé-
nement, sur quelque chose de décisif, d'extraordi-
naire.
Ses propres esclaves arrachèrent les lames d'ar-
gent du temple de Melkarth; on tira du port quatre
longs bateaux ; avec des cabestans on les amena
jusqu'au bas des Mappales, le mur qui donnait sur
MOL oc H. ;{2'J
le rivage fut troué ; et ils partirent pour les Gaules
afin d'y acheter, n'importe à ciuel prix, des Merce-
naires.
Cependant ilauiilcar se désolait de ne pouvoir com-
muniquer avec le roi des Numi(Jes, car il le savait der-
rière les Barbares et prêt à tomber sur eux. Mais Narr'-
Havas, trop faible, n'allait pas se risquer seul ; le suf-
fète fit rehausser le rempart de douze palmes, entasser
dans l'Acropole tout le matériel des arsenaux, et en-
core une fois réparer les machines.
On se servait, pour les entortillages des catapultes,
de tendons pris au cou des taureaux ou bien aux jar-
rets des cerfs. Il n'existait dans Carthage ni cerfs ni
taureaux. Ilamilcar demanda aux anciens les cheveux
de leurs fenmies; toutes les sacrifièrent; la quantité ne
fut pas sulTisnnte. On avait, dans les bâtiments des
Syssites, douze cents esclaves nubiles, de celles que
l'on destinait aux prostitutions de la Grèce et de l'Italie
et leurs cheveux, rendus élastiques par l'usage des
onguents, se trouvaient merveilleux pour les machines
de guerre. La perte plus tard serait trop considérable.
Donc il fut décidé que l'on choisirait, parmi les épouses
des plébéiens, les plus belles chevelures. Sans aucun
souci des besoins de la patrie, elles crièrent en déses-
pérées quand les serviteurs des Cent vinrent, avec des
ciseaux, mettre la main sur elles.
Un redoublement de fureur animait les Barbares.
On les voyait au loin prendre la graisse des morts pour
huiler leurs machines; d'autres en arrachaient les on-
gles qu'ils cousaient bout à bout afin de se faire des
330 SALAMMBO.
cuirasses. Ils imaginèrent de mettre dans les catapultes
des vases pleins de serpents apportés par les Nègres;
les pots d'argile se cassaient sur les dalles, les ser-
pents couraient, semblaient pulluler, et, tant ils étaient
nombreux, sortir des murs naturellement. Les Barbares,
mécontents de leur invention, la perfectionnèrent; ils
lançaient toutes sortes d'immondices, des excréments
humains, des morceaux de charogne, des cadavres.
La peste reparut. Les dents des Carthaginois leur tom-
baient de la bouche, — et ils avaient les gencives dé-
colorées comme celles des chameaux après un voyage
trop long.
Les machines furent dressées sur la terrasse, bien
qu'elle n'atteignit pas encore la hauteur du rempart.
Devant les vingt-trois tours des fortifications se dres-
saient vingt-trois autres tours de bois. Tous les tollé-
nones étaient remontés ;'et au milieu, plus en arrière,
apparaissait la formidable hélépole de Démétrius Po-
liorcète, que Spendius, enfin, avait reconstruite. Pyra-
midale comme le phare d'Alexandrie, elle était haute
de cent trente coudées et large de vingt-trois, avec
neuf étages allant tous en diminuant vers le sommet
et qui étaient défendus par des écailles d'airain, percés
de portes nombreuses, remplis de soldats ; sur la plate-
forme supérieure se dressait une catapulte flanquée de
deux batistes.
Alors Hamilcar fit planter des croix pour ceux qui
parleraient de se rendre; les femmes mêmes furent
embrigadées. Ils couchaient dans les rues, et l'on at-
tendait plein d'angoisses.
MOLOCH. 33<
Puis un malin, un peu avant le lever du soleil
(c'était le septième jour du mois de nyssan), ils en-
tendirent un grand cri poussé par les Barbares; les
trompettes à tube de plomb ronflaient, les grandes cor-
nes paphlagoniennes mugissaient comme des taureaux.
Tous se levèrent et coururent au rempart.
Une forêt de lances, de piques et d'épces se héris-
sait à sa base. Elle sauta contre les murailles, les
échelles s'y accrochèrent ; et, dans la baie des créneaux,
des tètes de Barbares parurent.
Des poutres soutenues par de longues files d'hom-
mes battaient les portes; aux endroits où la terrasse
manquait, les Mercenaires, pour démolir le mur, arri-
vaient en cohortes serrées, la première ligne se tenant
accroupie, la seconde pliant le jarret, et les autres
successivement se dressaient jusqu'aux derniers qui
restaient tout droits ; tandis qu'ailleurs, pour monter
dessus, les plus hauts s'avançaient en tète, les plus bas
à la queue; et tous, du bras gauche, appuyaient sur
leurs casques leurs boucliers en les réunissant par le
bord si étroitement, qu'on aurait dit un assemblage de
grandes tortues. Les projectiles glissaient sur ces
masses obliques.
Les Carthaginois jetaient des meules de moulin, des
pilons, des cuves, des tonneaux, des lits, tout ce qui
pouvait faire un poids et assommer. Quelques-uns guet-
taient dans les embrasures avec un filet de pêcheur;
quand arrivait le Barbare, il se trouvait pris sous les
mailles et se débattait comme un poisson. Ils démo-
lissaient eux-mêmes leurs créneaux; des pans de mur
332 SALAMMBO.
s'écroulaient en soulevant une grande poussière ; les
catapultes du rempart et les catapultes de la terrasse
tirant les unes contre les autres, leurs pierres se heur-
taient et éclataient en mille morceaux qui faisaient
sur les combattants une large pluie.
Bientôt les deux foules ne formèrent plus qu'une
grosse chaîne de corps humains ; elle débordait dans
les intervalles de la terrasse, et, un peu plus lâche
aux deux bouts, se roulait sans avancer perpétuelle-
ment. Ils s'étreignaicnt couchés à plat ventre comme
des lutteurs; les femmes penchées sur les créneaux
hurlaient. On les lirait par leurs voiles, et la blancheur
de leurs flancs, tout à coup découverts, brillait entre
les bras des Nègres y enfonçant des poignards. Des
cadavres, trop pressés dans la foule, ne tombaient
pas; soutenus parles épaules de leurs compagnons, ils
allaient quelques minutes tout debout et les yeux fixes.
Quelques-uns, les deux tempes traversées par une
javehne, balançaient leur tête comme des ours. Des
bouches ouvertes pour crier restaient béantes; des
mains s'envolaient coupées. Il y eut là de grands coups,
— et dont parlèrent pendant longtemps ceux qui sur-
vécurent.
Des Ilèchcs jaillissaient du sommet des tours de
bois et des tours de pierre. Les tollénones faisaient
aller rapidement leurs longues antennes ; et comme les
Barbares avaient saccagé sous les catacombes le vieux
cimetière des autochtones, ils lançaient sur les Car-
thaginois des dalles de tombeaux. Sous le poids des
corbeilles trop lourdes, quelquefois les câbles se roai-
MO LOCH. 33:{
paient; et des masses (i'iionimes, levant les bras,
tombaient du haut des airs.
Jusqu'au milieu du jour , les vétérans des hoplites
s'étaient acharnés contre la Tî^nia pour pénétrer dans
le port et détruire la flotte. Ilamilcar fit allumer sur la
toiture de Khamon un feu de paille humide ; la fumée
les aveuglant, ils se rabattirent à gauche et vinrent
augmenter l'horrible cohue qui se poussait dans Mal-
qua. Des syntagmes , composés d'hommes robustes,
choisis tout exprès, avaient enfoncé trois portes ; de
hauts barrages, faits avec des planches garnies de clous,
les arrêtèrent ; une quatrième céda facilement ; ils
s'élancèrent par-dessus en courant , et roulèrent dans
une fosse où l'on avait caché des pièges. A l'angle
sud-est, Autharite et ses hommes abattirent le rem-
part, dont la fissure était bouchée avec des briques.
Le terrain par derrière montait ; ils le gravirent leste-
ment. Mais ils trouvèrent en haut une seconde muraille,
composée de pierres et de longues poutres étendues
à plat et qui alternaient comme les pièces d'un échi-
quier. C'était une mode gauloise, adaptée par le suf-
fète au besoin de la situation ; les Gaulois se crurent
devant une ville de leur pays. Ils attaquèrent avec
mollesse et furent repoussés.
Depuis la rue de Khamon jusqu'au Marché aux
herbes, tout le chemin de ronde appartenait main-
tenant aux Barbares, et les Samnites achevaieïit à
coups d'épieux les moribonds ; ou bien, un pied sur le
mur, ils contemplaient en bas, sous eux, les ruines
fumantes ; — et au loin la bataille qui recommençait.
334 SALAMMBO.
Les frondeurs , distribués par derrière, tiraient
toujours. Mais, à force d'avoir servi, le ressort des
frondes acarnaniennes était brisé, et plusieurs, comme
des pâtres, envoyaient des cailloux avec la main ; les
autres lançaient des boules de plomb avec le manche
d'un fouet. Zarxas, les épaules couvertes de ses longs
cheveux noirs, se portait partout en bondissant et en-
traînait les Baléares. Deux pannetières étaient sus-
pendues à ses hanches ; il y plongeait continuellement
la main gauche, et son bras droit tournoyait comme
la roue d'un char.
Màtho s'était d'abord retenu de combattre, pour
LJeux commander tous les Barbares à la fois. On
l'avait vu le long du golfe avec les Mercenaires, près
de la lagune avec les Numides, sur les bords du lac
entre les Nègres ; et du fond de la plaine il poussait
les masses de soldats qui arrivaient incessamment
contre la ligne des fortifications. Peu à peu il s'était
rapproché; l'odeur du sang, le spectacle du carnage
et le vacarme des clairons avaient fini par lui faire bon-
dir le cœur. 11 était rentré dans sa tente, et, jetant sa
cuirasse, avait pris sa peau de lion, plus commode
pour la bataille ; le mufle s'adaptait sur la tète en bor-
dant le visage d'un cercle de crocs; les deux pattes
antérieures se croisaient sur la poitrine, et celles de
derrière avançaient leurs ongles jusqu'au bas de ses
genoux.
Il avait gardé son fort ceinturon, où luisait une
hache à double tranchant , et avec sa grande épée
dans les mains il s'était précipité par la brèche, im-
MOLOCII. 335
pétueusement. Comme un émondeur qui coupe des
branches de saule, et qui tâche d'en abattre le plus
possible afin de gagner plus d'argent, il marchait, en
fauchant autour de lui les Carthaginois. Ceux qui ten-
taient de le saisir par les flancs, il les renversait à
coups de pommeau ; quand ils l'attaquaient en face, il
les per(;'ait; s'ils s'enfuyaient, il les fendait. Deux
hommes à la fois sautèrent sur son dos; il recula d'un
bond contre une porte et les écrasa. Son épée s'abais-
sait, se relevait. Elle éclata sur l'angle d'un mur. Alors
il prit sa lourde hache; et par devant, par derrière, il
éventrait les Carthaginois comme un troupeau de bre-
bis. Ils s'écartaient de plus en plus, et il arriva devant,,
la seconde enceinte, au bas de l'Acropole. Les maté-
riaux lancés du sommet encombraient les marches et
débordaient par-dessus la muraille. Màtho, au milieu
des ruines, se retourna pour appeler ses compagnons.
Il aperçut leurs aigrettes disséminées sur la mul-
titude; elles s'enfonçaient, ils allaient périr ; il s'élança
vers eux; la vaste couronne de plumes rouges se res-
serrant, bientôt ils le rejoignirent et l'entourèrent. Des
rues latérales une foule énorme se dégorgeait. Il fut
pris aux hanches, soulevé, et entraîné jusqu'en dehors
du rempart, dans un endroit où la terrasse était haute.
Màtho cria un commandement, tous les bouchers
se rabattirent sur les casques ; il sauta dessus, pour
s'accrocher quelque part afin de rentrer dans Carthage;
et, tout en brandissant la terrible hache, il courait sur
les boucliers pareils à des vagues de bronze, comme
un dieu marin sur les flots.
336 SALAMMBO.
Cependant un homme en robe blanche se pro-
menait au bord du rempart, impassible et indifférent
à la mort qui l'entourait. Parfois il étendait sa main
droite contre ses yeux pour découvrir quelqu'un. Màtho
vint à passer sous lui. Tout à coup ses prunelles flam-
boyèrent, sa face livide se crispa; et eu levant ses
deux bras maigres il lui criait des injures.
Màtho ne les entendit pas; mais il sentit entrer
dans son cœur un regard si cruel et furieux qu'il en
poussa un rugissement. Il lança vers lui la longue
hache; des gens se jetèrent sur Schahabarim; Màtho,
ne le voyant plus, tomba à la renverse, épuisé.
Un craquement épouvantable se rapprochait, mêlé
au rythme de voix rauques qui chantaient en cadence.
C'était la grande hélépole, entourée par une foule
de soldats. Ils la tiraient à deux mains, balaient avec
des cordes et poussaient de l'épaule, — car le talus,
montant de la plaine sur la terrasse, bien qu'il fut
extrêmement doux, se trouvait impraticable pour des
machines d'un poids si prodigieux. Elle avait cependant
huit roues cerclées de fer, et depuis le matin elle
avançait ainsi, lentement, pareille à une montagne
qui se fût élevée sur une autre. Puis il sortit de sa
base un immense bélier; ses portes s'abattirent, et
dans l'intérieur apparurent, comme des colonnes de
fer, des soldats cuirassés. On en voyait qui grimpaient
et descendaient les deux escaliers traversant ses étages.
Quelques-uns attendaient pour s'élancer que les cram-
pons des portes touchassent le mur; au milieu de la
plate-forme supérieure, les écheveaux des bahstes tour-
MOLOCII. 337
naieiit, oL le ^a*aiul liinoii de la catapulte s'abaissait.
Ilamilcar était, à ce momeiit-l«î, debout sur le toit
de Melkarth. 11 avait jugé qu'elle devait venir directe-
ment vers lui, contre l'endroit de la muraille le plus
invulnérable, et à cause de cela même, dégarni de
sentinelles. Depuis longtemps déjà ses esclaves ap-
portaient des outres sur le chemin de ronde, où ils
avaient élevé, avec de l'argile, deux cloisons transver-
sales formant une sorte de bassin. L'eau coulait sur la
terrasse; Ilamilcar, chose extraordinaire, ne semblait
point s'en inquiéter.
Quand l'hélépole fut à trente pas environ, il com-
manda d'établir des planches par-dessus les rues, entre
les maisons, depuis les citernes jusqu'au rempart; et
des gens à la file se passaient, de main en main, des
casques et des amphores qu'ils vidaient continuelle-
ment. Les Carthaginois s'indignaient de cette eau per-
due. Le bélier démoUssait la muraille ; tout à coup, une
fontaine s'échappa des pierres disjointes. Alors la haute
masse d'airain, à neuf étages et qui contenait et oc-
cupait plus de trois mille soldats, commença douce-
ment à osciller comme un navire. En effet, l'eau pé-
nétrant la terrasse avait effondré le chemin ; ses roues
s'embourbèrent; et au premier étage, entre des ri-
deaux de cuir, la tête de Spendius apparut, soufflant à
pleines joues dans un cornet d'ivoire. La grande ma-
chine, comme soulevée convulsivement, avança de dix
pas peut-être ; mais le terrain de plus en plus s'amol-
lissait, la fange gagnait les essieux, et l'hélépole
s'arrêta, en penchant effroyablement d'un seul côté.
22
338 SALAMMBO.
La catapulle roula jusqu'au bord de la plate-forme ; et,
emportée par la charge de son timon, elle tomba, fra-
cassant sous elle les étages inférieurs. Les soldats, de-
bout sur les portes , glissèrent dans l'abîme , ou bien
ils se retenaient à l'extrémité des longues poutres, et
augmentaient, parleur poids, l'inclinaison de l'hélépole
— qui se démembrait, en craquant dans toutes ses
jointures.
Les autres Barbares s'élancèrent pour les secourir.
Ils se tassaient en foule compacte. Les Carthaginois
descendirent le rempart, et, les assaillant par derrière,
ils les tuèrent tout à leur aise. Mais les chars garnis
de faux accoururent. Ils galopaient sur le contour de
cette multitude; elle remonta la muraille ; la nuit sur-
vint ; peu à peu les Barbares se retirèrent.
On ne voyait plus, sur la plaine, qu'une sorte de
fourmillement tout noir, depuis le golfe bleuâtre jus-
qu'à la lagune toute blanche; et le lac, où du sang
avait coulé, s'étalait, plus loin, comme une grande
mare de pourpre.
La terrasse était maintenant si chargée de cadavres
qu'on l'aurait crue construite avec des corps humains.
Au miheu se dressait l'hélépole couverte d'armures; et,
de temps à autre, des fragments énormes s'en dé-
tachaient comme les pierres d'une pyramide qui
s'écroule. On distinguait sur les murailles de larges
traînées faites par les ruisseaux de plomb ; une tour de
bois abattue, çà et là, brûlait ; et les maisons ap-
paraissaient vaguement, comme les gradins d'un am-
phithéâtre en ruines. De lourdes fumées montaient,
MOLOGll. ;}39
on l'OLiUiiil des oLiiicelles rjui se perdaient dans le ciel
iioii'.
Cependant, les Carthaginois , que la soif dévorait,
s'étaient précipités vers les citernes. Ils en rompirent
les portes. Une llaque bourbeuse s'étalait au fond.
Que devenir à présent? Les Barbares étaient in-
nombrables, et, leur fatigue passée, ils recommence-
raient.
Le peuple, toute la nuit, délibéra par sections, au
coin des rues. Les uns disaient qu'il fallait renvoyer
les femmes, les malades et les vieillards; d'autres pro-
posèrent d'abandonner la ville pour s'établir au loin
dans une colonie. Mais les vaisseaux manquaient, et
le soleil parut qu'on n'avait rien décidé.
On ne se battit point ce jour-là, tous étant trop
accablés. Les gens qui dormaient avaient l'air de
cadavres. .
Les Carthaginois, en réfléchissant sur la cause de ^
leurs désastres, se rappelèrent qu'ils n'avaient point
expédié en Phénicie l'offrande annuelle due à Melkarth-
Tyrien : et une immense terreur les prit. Les Dieux,
indignés contre la République, allaient poursuivre leur
vengeance.
On les considérait comme des maîtres cruels, que
Ton apaisait avec des supplications et qui se laissaient
corrompre à force de présents. Tous étaient faibles
près de Moloch le dévorateur. L'existence, la chair
même des hommes lui appartenait; aussi, pour la
sauver, les Carthaginois avaient coutume de lui en
340 SA.LAMMBO.
offrir une portion qui calmait ses fureurs. On brûlait
les enfants au front ou à la nuque avec des mèches de
laine ; et cette façon de satisfaire le Baal rapportant
aux prêtres beaucoup d'argent, ils ne manquaient pas
de la recommander comme plus facile et plus douce.
Mais cette fois il s'agissait de la République elle-
même. Or, tout profit devant être acheté par une perte
quelconque, toute transaction se réglant d'après le be-
soin du plus faible et l'exigence du plus fort, il n'y
avait pas de douleur trop considérable pour le dieu,
puisqu'il se délectait dans les plus horribles et que l'on
était maintenant à sa discrétion; il fallait donc l'assou-
vir. Les exemples prouvaient que ce moyen-là contrai-
gnait le fléau à disparaître. D'ailleurs, ils croyaient
qu'une immolation par le feu purifierait Carthage. La fé-
rocité du peuple en était d'avance alléchée. Puis, le choix
devait exclusivement tomber sur les grandes familles.
Les anciens s'assemblèrent.
La séance fut longue. Hannon y était venu. Comme
• il ne pouvait plus s'asseoir, il resta couché près de la
porte à demi perdu dans les franges de la haute ta-
pisserie ; et quand le pontife de Moloch leur demanda
s'ils consentiraient à livrer leurs enfants, sa voix, tout
à coup, éclata dans l'ombre, comme la rugissement
d'un Génie au fond d'une caverne. Il regrettait, disait-
il, de n'avoir pas à en donner de son propre sang ; et il
contemplait Hamilcar, en face de lui à l'autre bout de
la salle. Le suffète fut tellement troublé par ce regard
qu'il en baissa les yeux. Tous approuvèrent en opinant
de la tête, successivement ; et, d'après les rites, il dut
MOLOCH. 341
répondre au grand prêtre : — «Oui, (jue cela soit! »
Alors les anciens décrétèrent le sacrifice par une péri-
phrase traditionnelle , — parce qu'il y a des choses
plus gênantes à dire qu'à exécuter.
La décision fut connue dans Carlhage. Des lamenta-
tions retentirent. Partout on entendait les femmes
crier; leurs époux les consolaient, ou les invectivaient
en leur faisant des remontrances.
Trois heures après, une nouvelle plus extraordinaire
se répandit : le suffète avait trouvé des sources au bas
de la falaise. On y courut. Des trous creusés dans le
sable laissaient voir l'eau; et déjà quelques-uns étendus
à plat ventre y buvaient.
Hamilcar ne savait pas lui-même si c'était par un
conseil des Dieux ou le vague souvenir d'une révéla-
tion que son père autrefois lui aurait faite; mais en
quittant les anciens, il était descendu sur la plage, et
avec ses esclaves, il s'était mis à fouir le gravier.
Il donna des vêtements, des chaussures et du vin.
Il donna tout le reste du blé qu'il gardait chez lui. Il
fit même entrer la foule dans son palais, et il ouvrit
les cuisines, les magasins et toutes les chambres, —
celle de Salammbô exceptée. Il annonça que six mille
Mercenaires gaulois allaient venir, et que le roi de
Macédoine envoyait des soldats.
Mais, dès le second jour, les sources diminuèrent ;
le soir du troisième, elles étaient complètement taries.
Alors le décret des anciens circula de nouveau sur
toutes les lèvres, et les prêtres de Moloch commencè-
rent leur besogne.
3i2 SALAMMBO.
Des hommes en robes noires se présentèrent dans
les maisons. Beaucoup d'avance les désertaient sous le
prétexte d'une affaire ou d'une friandise qu'ils allaient
acheter; les serviteurs de Moloch survenaient et pre-
naient les enfants. D'autres les livraient eux-mêmes,
stupidement. Puis on les emmenait dans le temple de
Tanit, où les prêtresses étaient chargées jusqu'au jour
solennel de les amuser et de les nourrir.
Ils arrivèrent chez Hamilcartout à coup, et le trou-
vant dans ses jardins :
« — Barca! nous venons pour la chose que tu sais...
ton fils! » Ils ajoutèrent que des gens l'avaient ren-
contré un soir de l'autre lune, au milieu de Mappales,
conduit par un vieillard.
Il fut, d'abord, comme suffoqué. Mais bien vite
comprenant que toute dénégation serait vaine, Hamil-
car s'inclina ; et il les introduisit dans la maison de
commerce. Des esclaves accourus d'un signe en sur-
veillaient les alentours.
Il entra dans la chambre de Salammbô tout éperdu.
Il saisit d'une main Hannibal, arracha de l'autre la
ganse d'un vêtement qui traînait, attacha ses pieds,
ses mains, en passa l'extrémité dans sa bouche pour
lui faire un bâillon et il le cacha sous le Ht de peaux
de bœuf, en laissant retomber jusqu'à terre une large
draperie.
Ensuite il se promena de droite et de gauche ; il
levait les bras, il tournait sur lui-même, il se mordait
les lèvres. Puis il resta les prunelles fixes, et haletant
comme s'il allait mourir.
MO LOCH. 343
Mais il frappa trois lois dans ses mains. Giddeiiem
parut.
(i — Écoute! dit-il, tu vas prendre parmi les
esclaves un enfant mâle de huit à neuf ans avec les
cheveux noirs et le front bombé! Amène-le! hàte-
toi! »
Bientôt Giddenem rentra, en présentant un jeune
garçon.
C'était un pauvre enfant, à la fois maigre et bouffi ;
sa peau semblait grisâtre comme l'infect haillon sus-
pendu à ses flancs ; il baissait la tête dans ses épaules,
et du revers de sa main frottait ses yeux , tout rem-
plis de mouches.
Comment pourrait-on jamais le confondre avec
Hannibal! et le temps manquait pour en choisir un
autre! Hamilcar regardait Giddenem; il avait envie de
l'étrangler.
« — Va-t-en ! cria-t-il ; le maître des esclaves
s'enfuit.
Donc le malheur qu'il redoutait depuis si longtemps
était venu, et il cherchait avec des efforts démesurés
s'il n'y avait pas une manière, un moyen d'y échapper.
Abdalonim, tout à coup, parla derrière la porte. On
demandait le suffète. Les serviteurs de Moloch s'im-
patientaient.
Hamilcar retint un cri, comme à la brûlure d'un fer
rouge; et il recommença de nouveau à parcourir la
chambre, tel qu'un insensé. Puis il s'affaissa au bord
de la balustrade ; et, les coudes sur les genoux, il ser-
rait son front dans ses deux poings fermés.
344 SALAMMBO.
La vasque de porphyre contenait encore un peu
d'eau claire pour les ablutions de Salammbô. Malgré
sa répugnance et son orgueil, le sufîète y plongea
l'enfant, et, comme un marchand d'esclaves, il se mit
à le laver et à le frotter avec les strigiles et la terre
rouge. Il prit ensuite dans les casiers autour de la
muraille deux carrés de pourpre, lui en posa un sur la
poitrine, l'autre sur le dos, et il les réunit contre ses
clavicules par deux agrafes de diamants. Il versa un
parfum sur sa tête ; il passa autour de son cou un col-
lier d'électrum, et il le chaussa de sandales à talons de
perles, — les propres sandales de sa fille ! Mais il tré-
pignait de honte et d'irritation ; Salammbô, qui s'em-
pressait à le servir, était aussi pâle que lui. L'enfant
souriait, ébloui par ces splendeurs, et même, s'en-
hardissant, il commençait à battre des mains et à
sauter quand Ilamilcar L'entraîna.
Il le tenait par le bras, fortement, comme s'il avait
eu peur de le perdre; l'enfant, auquel il faisait mal,
pleurait un peu, tout en courant près de lui.
A la hauteur de l'ergastule, sous un palmier, une
voix s'éleva, une voix lamentable et suppliante. Elle
murmurait : « — Maître ! oh ! maître ! »
Hamilcar se retourna, et il aperçut à ses côtés un
homme d'apparence abjecte, un de ces misérables
vivant au hasard dans la maison,
« — Que veux-tu? » dit le suffète.
L'esclave, qui tremblait horriblement, balbutia :
« — Je suis son père ! »
Hamilcar marchait toujours ; l'autre le suivait, les
MOLOCH. 34S
reins courbés, les jarrets fléchis, la tùlc en avant. Son
visage était convulsé par une angoisse indicible, et les
sanglots qu'il retenait l'étoufl'aient, tant il avait envie
tout à la fois de le questionner et de lui crier : —
(' Grâce ! »
Enfin il osa le toucher d'un doigt, sur le coude,
légèrement.
« — Est-ce que tu vas le... ? » 11 n'eut pas la force
d'achever, et Ilamilcar s'arrêta, ébahi de cette douleur.
Il n'avait jamais pensé — tant l'abîme les séparant
l'un de l'autre se trouvait immense — qu'il put y avoir
entre eux rien de commun. Cela lui parut même une
sorte d'outrage et comme un empiétement sur ses
privilèges. Il répondit par un regard plus froid et plus
lourd que la hache d'un bourreau; l'esclave s'évanouis-
sant tomba dans la poussière, à ses pieds. Hamilcar
enjamba par-dessus.
Les trois hommes en robes noires l'attendaient
dans la grande salle, debout contre le disque de
pierre. Tout de suite, il déchira ses vêtements et il se
roulait sur les dalles en poussant des cris aigus:
« — Ah! pauvre petit Hannibal! oh! mon fils! ma
consolation ! mon espoir ! ma vie ! Tuez-moi aussi ! em-
portez-moi! Malheur! malheur! » Il se labourait la face
avec ses ongles, s'arrachait les cheveux et hurlait
comme les pleureuses des funérailles. « Emmenez-le
donc! je souiîre trop! allez-vous-en! tuez-moi comme
lui! » Les serviteurs de Moloch s'étonnaient que le
grand Hamilcar eût le cœur si faible. Ils en étaient
presque attendris.
346 SALAMMBO.
On entendit un bruit de pieds nus avec un râle
saccadé, pareil à la respiration d'une bête féroce qui
accourt; et sur le seuil de la troisième galerie, entre
les montants d'ivoire, un homme apparut, blùme, ter-
rible, les bras écartés; il s'écria:
« — Mon enfant! »
Hamilcar, d'un bond, s'était jeté sur l'esclave; et
en lui couvrant la bouche de sa main, il criait encore
plus haut :
« — C'est le vieillard qui l'a élevé ! il l'appelle mon
enfant! il en deviendra fou! assez! assez! » Et, chas-
sant par les épaules les trois prêtres et leur victime, il
sortit avec eux, et d'un grand coup de pied referma la
porte derrière lui.
Hamilcar tendit l'oreille pendant quelques minutes,
craignant toujours de les voir revenir. Il songea ensuite
à se défaire de l'esclave, pour être bien sur qu'il ne
parlerait pas; mais le péril n'était point complètement
disparu, et cette mort, si les Dieux s'en irritaient,
pouvait se retourner contre son fils. Alors, changeant
d'idée, il lui envoya par Taanach les meilleures choses
des cuisines: un quartier de Bouc, des fèves et des
conserves de grenades. L'esclave, qui n'avait pas mangé
depuis longtemps, se rua dessus; ses larmes tombaient
dans les plats.
Hamilcar, revenu enfin près de Salammbô, dénoua
les cordes d'Hannibal. L'enfant, exaspéré, le mordit à
la main jusqu'au sang. Il le repoussa d'une caresse.
Pour le faire se tenir paisible, Salammbô voulait
l'effrayer avec Lamia, une ogresse de Cyrène.
.MO LOCH. {47
« — Où donc est-elle? » demanda-L-il.
On lui conta que des brigands allaient venir pour
le mettre en prison. 11 le reprit: « — Qu'ils viennent,
et je les tue ! »
llamilcar lui dit l'épouvantable vérité . Mais il
s'emporta contre son père, prétendant qu'il pouvait
bien anéantir tout le peuple, puisqu'il était le maître
de Cartilage.
Enfin, épuisé d'efforts et de colère, il s'endormit
d'un sommeil farouche. Il parlait en rêvant, le dos
appuyé contre un coussin d'écarlate; sa tète retombait
un peu en arrière, et son petit bras, écarté de son
corps, restait tout droit, dans une attitude impérative.
Quand la nuit fut noire, Hamilcar l'enleva douce-
ment et descendit sans flambeau l'escalier des galères.
En passant par la maison de commerce, il prit une
couffe de raisins avec une buire d'eau pure; l'enfant
se réveilla devant la statue d'Alètes, dans le caveau
des pierreries; et il souriait, — comme l'autre, — sur
le bras de son père, à la lueur des clartés qui l'envi-
ronnaient.
llamilcar était bien sûr qu'on ne pouvait lui prendre
son fils. C'était un endroit impénétrable, communi-
quant avec le rivage par un souterrain que lui seul
connaissait, et, en jetant les yeux à l'entour, il aspira
une large bouffée d'air. Puis il le déposa sur un esca-
beau, près des boucliers d'or.
Personne, à présent, ne le voyait; il n'avait plus
rien à observer; alors il se soulagea. Comme une mère
qui retrouve son premier-né perdu, il se jeta sur son
348 SALAMMBO.
fils ; il l'étreignait contre sa poitrine, il riait et pleurait
à la fois, l'appelait des noms les plus doux, le couvrait
de baisers ; le petit Hanuibal, effrayé par cette ten-
dresse terrible, se taisait maintenant.
Hamilcar s'en revint à pas muets, en tâtant les murs
autour de lui; et il arriva dans la grande salle, où la
lumière de la lune entrait par une des fentes du dôme ;
au milieu, l'esclave, repu, dormait, couché tout de son
long sur les pavés de marbre. Il le regarda, et une
sorte de pilié l'émut. Du bout de son cothurne, il lui
avança un tapis sous la tète. Puis il releva les yeux et
considéra Tanit, dont le mince croissant brillait dans
ciel, et il se sentit plus fort que les Baals et plein de
mépris pour eux.
Les dispositions du sacrifice étaient déjà commen-
cées.
On abattit dans le temple de Moloch un pan de
mur pour en tirer le dieu d'airain, sans toucher aux
cendres de fautel. Puis, dès que le soleil se montra,
les hiérodoules le poussèrent vers la place de Khamon.
Il allait à reculons, en glissant sur des cylindres;
ses épaules dépassaient la hauteur des murailles ; du
plus loin qu'ils l'apercevaient, les Carthaginois s'en-
fuyaient bien vite, car on ne pouvait contempler impu-
nément le Baal que dans l'exercice de sa colère.
Une senteur d'aromates se répandit par les rues.
Tous les temples à la fois venaient de s'ouvrir; il en
sortit des tabernacles montés sur des chariots ou sur
des litières, que des pontifes portaient. De gros pa-
naches de plumes se balançaient à leurs angles; et des
MO LOCH. 3 49
rayons s'échappaient de leurs faîtes aigus, terminés
par des boules de cristal, d'or, d'argent ou de cuivre.
C'étaient les Baalini chananéens, dédoublements du
Baal suprême, qui retournaient vers leur principe,
pour s'humilier devant sa force et s'anéantir dans sa
splendeur.
Le pavillon de Melkarth, en pourpre fine, abritait
une ilammc de pétrole; sur celui de Khamon, couleur
d'hyacinthe, se dressait un phallus d'ivoire, bordé d'un
cercle de pierreries; entre les rideaux d'Eschmoùn,
bleus comme l'éther, un python endormi faisait un
cercle avec sa queue; — et les Dieux Patieques, tenus
dans les bras de leurs prêtres, semblaient de grands
enfants emmaillotés, dont les talons frôlaient la terre.
Ensuite venaient toutes les formes inférieures de la
divinité: Baal-Samin, dieu des espaces célestes;' Baal-
Peor, dieu des monts sacrés; Baal-Zeboub, dieu de la
corruption, et ceux des pays voisins et des races con-
génères : riarbal de la Libye, l'Adrammelech de la Chal-
dée, le Kijun des Syriens; Derceto, à figure de vierge,
rampait sur ses nageoires; et le cadavre de Tammouz
était traîné au milieu d'un catafalque, entre des flam-
beaux et des chevelures. Pour asservir les rois du
firmament au Soleil et empêcher que leurs influences
particuUères ne gênassent la sienne, on brandissait au
bout de longues perches des étoiles en métal diver-
sement coloriées; tous s'y trouvaient, depuis le noir
Nebo, génie de Mercure, jusqu'au hideux Bahab, qui
est la constellation du Crocodile. Les Abaddirs, pierres
tombées de la lune, tournaient dans des frondes en
330 SALAMMBO.
fils d'argent; de petits pains, reproduisant le sexe
d'une femme, étaient portés sur des corbeilles par les
prêtres de Gérés; d'autres amenaient leurs fétiches,
leurs amulettes; des idoles oubliées reparurent; et
même on avait pris aux vaisseaux leurs symboles mys-
tiques, comme si Carthage eût voulu se recueillir tout
entière dans une pensée de mort et de désolation.
Devant chacun des tabernacles, un homme tenait
en équilibre, sur sa tête, un large vase où fumait de
l'encens. Des nuages çà et là planaient; et l'on distin-
guait, dans ces grosses vapeurs, les tentures, les pen-
deloques et les broderies des pavillons sacrés. Ils
avançaient lentement, à cause de leur poids énorme.
L'essieu des chars quelquefois s'accrochait dans les
rues; alors les dévots profitaient de l'occasion pour
toucher les Baalim avec leurs vêtements, qu'ils gar-
daient ensuite comme des choses saintes.
La statue d'airain continuait à s'avancer vers la
place de Khamon. Les riches, portant des sceptres à
pomme d'émeraude, partirent du fond de Mégara; les
anciens, coiffés de diadèmes, s'étaient assemblés dans
Kinisdo; et les maîtres des finances, les gouverneurs
des provinces, les marchands, les soldats, les matelots
et la horde nombreuse employée aux funérailles, tous,
avec les insignes de leur magistrature ou les instru-
ments de leur métier, se dirigèrent vers les tabernacles
qui descendaient de l'Acropole, entre les collèges des
pontifes.
Par déférence pour Moloch, ils s'étaient ornés de
leurs joyaux les plus splendides. Des diamants étin-
MO LOCH. 351
celaient sur les vêtements noirs; mais les anneaux trop
larges tombaient des mains amaigries, — et rien
n'était lugubre comme cette foule silencieuse où les
pendants d'oreilles battaient contre des faces pâles, où
les tiares d'or serraient des fronts crispés par un
désespoir atroce.
Enfin, le Baal arriva juste au milieu de la place.
Ses pontifes, avec des treillages, disposèrent une en-
ceinte pour écarter la multitude, et ils restèrent à ses
pieds, autour de lui.
Les prêtres de Khamon, en robes de laine fauve,
s'alignèrent devant leur temple, sous les colonnes du
portique; ceux d'Eschmoûn, en manteau de lin, avec
des colliers à tête de coucoupha et des tiares pointues,
s'établirent sur les marches de l'Acropole ; les prêtres
de Melkarth, en tuniques violettes, prirent pour eux le
côté de l'occident; les prêtres des Abaddirs, serrés
dans des bandes d'étoffes phrygiennes, se placèrent à
l'orient; et l'on rangea sur le côté du midi, avec
les nécromanciens tout couverts de tatouages, les
hurleurs en manteaux rapiécés, les desservants des
Pata?ques et les Yidonim qui, pour connaître l'avenir,
se mettaient dans la bouche un os de mort. Les prêtres
de Cérès, habillés de robes bleues, s'étaient arrêtés,
prudemment, dans la rue de Satheb, et psalmodiaient
à voix basse un thesmophorion en dialecte mégarien.
De temps en temps, il arrivait des files d'hommes
complètement nus, les bras écartés et tous se tenant
par les épaules. Ils tiraient, des profondeurs de leur
poitrine, une intonation rauque et caverneuse; leurs
3o2 SALAMMBO.
prunelles, tendues vers le colosse, brillaient dans la
poussière, et ils se balançaient le corps à intervalles
égaux, tous à la fois, comme ébranlés par un seul
mouvement. Ils étaient si furieux que, pour établir
l'ordre, leshiérodoules, à coups de bâton, les firent se
coucher sur le ventre, la face posée contre les treil-
lages d'airain.
Ce fut alors que, du fond de la Place, un homme
en robe blanche s'avança. Il perça lentement la foule,
et l'on reconnut un prêtre de Tanit, — le grand prêtre
Schahabarim. Des huées s'élevèrent, car la tyrannie du
principe mâle prévalait ce jour-là dans toutes les con-
sciences, etla Déesse était même tellement oubliée, que
l'on n'avait pas remarqué l'absence de ses pontifes.
Mais l'ébahissement redoubla quand on l'aperçut ou-
vrant dans les treillages une des portes destinées à
ceux qui entreraient pour offrir les victimes. C'était,
croyaient les prêtres de Moloch, un outrage qu'il venait
faire à leur dieu ; avec de grands gestes, ils essayaient
de le repousser. Nourris par les viandes des holo-
caustes, vêtus de pourpre comme des rois et portant
des bonnets à triple étage, ils conspuaient ce pâle eu-
nuque exténué de macérations ; et des rires de colère
secouaient sur leur poitrine leur barbe noire, étalée en
soleil.
Schahabarim, sans répondre, continuait à marcher;
et, traversant pas à pas toute l'enceinte, il arriva sous
les jambes du colosse, puis il le toucha des deux côtés
en écartant les bras, ce qui était une formule solen-
nelle d'adoration. Depuis trop longtemps la Rabbet le
MOLOCII. 353
torturait; par désespoir, ou pcut-ôtre à défaut d'un
dieu satisfaisant complètement sa pensée, il se déter-
minait enfin pour celui-là.
La foule, épouvantée par cette apostasie, poussa un
long miu-mure. On sentait se rompre le dernier lien
qui attachait les âmes à une divinité clémente.
Mais Schahabarim, à cause de sa mutilation, ne
pouvait participer au culte du Baal. Les hommes en
manteaux rouges l'exclurent de l'enceinte ; puis, quand
il fut dehors, il tourna autour de tous les collèges, suc-
cessivement ; et le prêtre, désormais sans dieu, dis-
parut dans la foule. Elle s'écartait à son approche.
Cependant un feu d'aloès, de cèdre et de laurier
brûlait entre les jambes du colosse. Ses longues ailes
enfonçaient leur pointe dans la flamme ; les onguents
dont il était frotté coulaient comme de la sueur sur ses
membres d'airain. Autour de la dalle ronde où il
appuyait ses pieds, les enfants, enveloppés de voiles
noirs, formaient un cercle immobile ; et ses bras, déme-
surément longs, abaissaient leurs paumes jusqu'à eux,
comme pour saisir cette couronne et l'emporter dans
le ciel.
Les riches, les anciens, les femmes, toute la mul-
titude se tassait derrière les prêtres et sur les terrasses
des maisons. Les grandes étoiles peintes ne tournaient
plus; les tabernacles étaient posés par terre; et les
fumées des encensoirs montaient perpendiculairement,
telles que des arbres gigantesques étalant au milieu
de l'azur leurs rameaux bleuâtres.
Plusieurs s'évanouirent ; d'autres devenaient inertes
23
354 SALAMMBO.
et pétrifiés dans leur extase. Une angoisse infinie pesait
sur les poitrines. Les dernières clameurs une à une
s'éteignaient, — et le peuple de Carthage haletait,
absorbé dans le désir de sa terreur.
Enfin le grand-prêtre de Moloch passa la main
gauche sous les voiles des enfants, et il leur arracha
du front une mèche de cheveux qu'il j e ta sur les flammes .
Alors les hommes en manteaux rouges entonnèrent
l'hymne sacré :
<( — Hommage à toi, Soleil! roi des deux zones,
créateur qui s'engendre, Père et Mère, Père et Fils,
Dieu et Déesse, Déesse et Dieu ! » Et leur voix se per-
dit dans l'explosion des instruments sonnant tous à la
fois, pour étouffer les cris des victimes. Les scheminith
à huit cordes, les kinnor, qui en avaient dix, et les
nebal, qui en avaient douze, grinçaient, sifflaient, ton-
naient. Des outres énormes hérissées de tuyaux fai-
saient un clapotement aigu ; les tambourins, battus à
tours de bras, retentissaient de coups sourds et rapides ;
et, malgré la fureur des clairons, les salsahm claquaient,
comme des ailes de sauterelle.
Les hiérodoules, avec un long crochet, ouvrirent
les sept compartiments étages sur le corps du Baal.
Dans le plus haut, on introduisit de la farine ; dans le
second, deux tourterelles ; dans le troisième, un singe;
dans le quatrième, un bélier; dans le cinquième, une
brebis ; comme on n'avait pas de bœuf pour le sixième,
on y jeta une peau tannée prise au sanctuaire. La sep-
tième case restait béante.
Avant de rien entreprendre, il était bon d'essayer
MO LOCH. 355
les bras du dieu. De minces chaînettes partant de ses
doigts gagnaient ses épaules et redescendaient par der-
rière, où des hommes, tirant dessus, faisaient monter,
jusqu'à la hauteur de ses coudes, ses deux mains ou-
vertes qui, en se rapprochant, arrivaient contre son
ventre ; elles remuèrent plusieurs fois de suite, à petits
coups saccadés. Puis les instruments se turent. Le feu
ronflait.
Les pontifes de Moloch se promenaient sur la grande
dalle, en examinant la multitude.
Il fallait un sacrifice individuel, une oblation volon-
taire et qui était considérée comme entraînant les
autres. Personne, jusqu'à présent, ne se montrait; et
les sept allées conduisant des barrières au colosse
étaient complètement vides. Pour encourager le peuple,
les prêtres tirèrent de leurs ceintures des poinçons, et
ils se balafraient le visage. On fit entrer dans l'enceinte
les Dévoués, étendus sur terre, en dehors. On leur
jeta un paquet d'horribles ferrailles, et chacun choisit
sa torture. Ils se passaient des broches entre les seins;
ils se fendaient les joues ; ils se mirent des couronnes
d'épines sur la tête ; puis ils s'enlacèrent par les bras;
et, entourant les enfants, ils formaient un autre grand
cercle, qui se contractait et s'élargissait. Ils arrivaient
contre la balustrade, se rejetaient en arrière et recom-
mençaient toujours, attirant à eux la foule par le ver-
tige de ce mouvement, tout plein de sang et de cris.
Peu à peu, des gens entrèrent jusqu'au fond des
allées ; ils lançaient dans la flamme des perles, des
vases d'or, des coupes, des flambeaux, toutes leurs
356 SALAMMBO.
richesses ; les offrandes, de plus en plus, devenaient
splendides et multipliées. Enfin un homme qui chan-
celait, un homme pâle et hideux de terreur, poussa
un enfant; puis on aperçut entre les mains du colosse
une petite masse noire ; elle s'enfonça dans l'ouver-
ture ténébreuse. Les prêtres se penchèrent au bord
de la grande dalle ; — et un chant nouveau éclata,
célébrant les joies de la mort et les renaissances de
l'éternité.
Ils montaient lentement, et, comme la fumée en
s'envolant faisait de hauts tourbillons, ils semblaient
de loin disparaître dans un nuage. Pas un ne bougeait.
Ils étaient liés aux poignets et aux chevilles ; et la
sombre draperie les empêchait de rien voir et d'être
reconnus.
Hamilcar, en manteau rouge comme les prêtres de
Moloch, se tenait auprès du Baal, debout devant l'or-
teil de son pied droit. Quand on amena le quatorzième
enfant, tout le monde put s'apercevoir qu'il eut un
grand geste d'horreur. Mais bientôt, reprenant son atti-
tude, il croisa ses bras ; et il regardait par terre. De
l'autre côté de la statue, le grand-pontife restait im-
mobile comme lui ; baissant sa tête chargée d'une mitre
assyrienne, il observait sur sa poitrine la plaque d'or
couverte de pierres fatidiques, et où la flamme se mi-
rant faisait des lueurs irisées; il pâhssait, éperdu.
Hamilcar inclinait son front ; et ils étaient tous les deux
si près du bûcher que le bas de leurs manteaux, se
soulevant, de temps à autre l'cfQeurait.
Les bras d'airain allaient plus vite. Ils ne s'arrê-
MO LOCH. 357
taientplus. Chaque fois que l'ou y posait uu enfant, les
prêtres de Moloch étendaient la main sur lui, i)our le
charger des crimes du peuple, en vociférant : « — Ce
ne sont pas des hommes, mais des bœufs ! » et la mul-
titude à l'entour répétait : « — Des bœufsj des bœufs ! »
Les dévots criaient : « — Seigneur ! mange! » et les
prêtres de Proserpine, se conformant par la terreur au
besoin de Carthage, marmottaient la formule éleu-
siaque : « — Verse la pluie, enfante ! »
Les victimes à peine au bord de l'ouverture dispa-
raissaient comme une goutte d'eau sur une plaque
rougie ; et une fumée blanche montait dans la grande
couleur écarlate.
Cependant l'appétit du dieu ne s'apaisait pas. Il
en voulait toujours. Afm de lui en fournir davantage,
on les empila sur ses mains avec une grosse chaîne par-
dessus, qui les retenait. Des dévots au commencement
avaient voulu les compter, pour voir si leur nombre
correspondait aux jours de l'année solaire; mais on
en mit d'autres; et il était impossible de les distinguer
dans lemoiivement vertigineux des horribles bras. Cela
dura longtemps, indéfmiment, jusqu'au soir. Puis les
parois intérieures prirent un éclat plus sombre. Alors
on aperçut des chairs qui brûlaient. Quelques-uns
même croyaient reconnaître des cheveux, des membres,
des corps entiers.
Le jour tomba ; des nuages s'amoncelèrent au-
dessus du Baal. Le bûcher, sans flammes à présent,
faisait une pyramide de charbon jusqu'à ses genoux ;
complètement rouge comme un géant tout couvert de
358 SALAMMBO.
sang, il semblait, avec sa tête qui se renversait, chan-
celer sous le poids de son ivresse.
A mesure que les prêtres se hâtaient, la frénésie
du peuple augmentait; le nombre des victimes dimi-
nuant, les uns criaient de les épargner, les autres qu'il
en fallait encore. On aurait dit que les murs chargés
de monde s'écroulaient sous les hurlements d'épou-
vante et de volupté mystique. Des fidèles arrivèrent dans
les allées, traînant leurs enfants qui s'accrochaient à
eux ; et ils les battaient pour leur faire lâcher prise et les
remettre aux hommes rouges. Les joueurs d'instru-
ments quelquefois s'arrêtaient épuisés ; alors on enten-
dait les cris des mères et le grésillement de la graisse
qui tombait sur les charbons. Les buveurs de jus-
quiame, marchant à quatre pattes, tournaient autour
du colosse et rugissaient comme des tigres ; les Yido-
nim vaticinaient, les Dévoués chantaient avec leurs
lèvres fendues ; on avait rompu les grillages, tous vou-
laient leur part du sacrifice ; — et les pères dont les
enfants étaient morts autrefois jetaient dans le feu leurs
effigies, leurs jouets, leurs ossements conservés. Quel-
ques-uns qui avaient des couteaux se précipitèrent sur
les autres. On s'entr'égorgea. Avec des vans de bronze,
les hiérodoules prirent au bord de la dalle des cendres
tombées ; et ils les lançaient dans l'air, afin que le sa-
crifice s'éparpillât sur la ville et jusqu'à la région des
étoiles. Ce grand bruit et cette grande lumière avaient
attiré les Barbares au pied des murs ; se cramponnant
pour mieux voir sur les débris de l'hélépole, ils regar-
daient béants d'horreur.
LE DÉFILÉ Dli LA IlACHIs. 359
XiV
LL DÉFILÉ DE LA IIACIIL
Les Carthaginois n'étaient pas rentrés dans leurs
maisons que des nuages s'amoncelèrent ; ceux qui le-
vaient la tête vers le colosse sentirent sur leur front de
grosses gouttes, et la pluie tomba.
Elle tomba toute la nuit, abondamment, à flots ; le
tonnerre grondait ; c'était la voie de Moloch ; il avait
vaincu Tanit; — et, maintenant fécondée, elle ouvrait
du haut du ciel son vaste sein. Parfois on l'apercevait
dans une éclaircie lumineuse étendue sur des coussins
de nuages ; puis les ténèbres se refermaient comme
si, trop lasse encore, elle se voulait rendormir; les
Carthaginois — croyant tous que l'eau est enfantée
par la lune — criaient pour faciUter son travail.
La pluie battait les terrasses et débordait par-des-
sus, formait des lacs dans les cours, des cascades sur
les escaliers, des tourbillons au coin des rues. Elle se
versait en lourdes masses tièdes et en rayons pressés;
des angles de tous les édifices de gros jets écumeux
sautaient ; contre les murs il y avait comme des
nappes blanchâtres vaguement suspendues, et les toits
des temples, lavés, brillaient en noir à la lueur des
360 SALAMMBO.
éclairs. Par mille chemins des torrents descendaient
de l'Acropole ; des maisons s'écroulaient tout à coup ,
et des poutrelles, des plâtras, des meubles passaient
dans les ruisseaux, qui couraient sur les dalles impé-
tueusement.
On avait exposé des amphores, des buires, des
toiles; mais les torches s'éteignaient; on prit des
brandons au bûcher du Baal, et les Carthaginois, pour
boire, se tenaient le cou renversé, la bouche ouverte.
D'autres, au bord des flaques bourbeuses, y plongeaient
leurs bras jusqu'à l'aisselle, et se gorgeaient d'eau si
abondamment qu'ils la vomissaient comme des buffles.
La fraîcheur peu à peu se répandait; ils aspiraient
l'air humide en faisant jouer leurs membres, et dans
le bonheur de cette ivresse bientôt un immense espoir
surgit. Toutes les misèces furent oubliées. La patrie
encore une fois renaissait.
Us éprouvaient comme le besoin de rejeter sur
d'autres l'excès de la fureur qu'ils n'avaient pu em-
ployer contre eux-mêmes. Un tel sacrifice ne devait
pas être inutile; — bien qu'ils n'eussent aucun re-
mords, ils se trouvaient emportés par cette frénésie
que donne la complicité des crimes irréparables.
Les Barbares avaient reçu l'orage dans leurs tentes
mal closes ; tout transis encore le lendemain, ils patau-
geaient au milieu de la boue, en cherchant leurs mu-
nitions et leurs armes,. gâtées, perdues.
Hamilcar, de lui-môme, alla trouver Hannon ; et,
suivant ses pleins pouvoirs, il lui confia le commande-
ment. Le vieux suffète hésita quelques minutes entre
LE DÉKII-É I)K LA HACHE. :{61
sa rancune cL son appùliL de raulorité. Il accepta
cependant.
Ensuite llamilcar fit sortir une galère, armée d'une
catapulte à chaque bout. Il la plaça dans le golfe en
face du radeau; puis il embarqua sur les vaisseaux
disponibles ses troupes les plus robustes. 11 s'enfuyait
donc; et, cinglant vers le nord, il disparut dans la
brume.
Mais trois jours après (on allait recommencer l'at-
taque), des gens de la côte libyque arrivèrent tumul-
tueusement ; Barca était entré chez eux. Il avait par-
tout levé des vivres et il s'étendait dans le pays.
Les Barbares furent indignés comme s'il les trahis-
sait. Ceux qui s'ennuyaient le plus du siège, les Gau-
lois surtout, n'hésitèrent pas à quitter les murs pour
lâcher de le rejoindre. Spendius voulait reconstruire
l'hélépole ; iMàtho s'était tracé une ligne idéale depuis
sa tente jusqu'à Mégara, il s'était juré de la suivre; et
aucun de leurs hommes ne bougea. Mais les autres,
commandés par Autharite, s'en allèrent, abandonnant
la portion occidentale du rempart. L'incurie était si
profonde que l'on ne songea pas à les lemplacer.
Narr'Havas les épiait de loin dans les montagnes.
Il fit, pendant la nuit, passer tout son monde sur le
côté extérieur de la lagune, par le bord do la mer, et
il entra dans Carthage.
Il s'y présenta comme un sauveur, avec six mille
hommes, tous portant de la farine sous leurs man-
teaux, et quarante éléphants chargés de fourrages et
de viandes sèches. On s'empressa vite autour d'eux ;
362 SALAMMBO.
011 leur donna des noms. L'arrivée d'un pareil secours
réjouissait moins les Carthaginois que le spectacle
même de ces forts animaux consacrés au Baal; c'était
un gage de sa tendresse, une preuve qu'il allait enfin,
pour les défendre, se mêler de la guerre.
Narr'Havas reçut les compliments des anciens.
Puis il monta vers le palais de Salammbô.
11 ne l'avait pas revue depuis cette fois où dans la
tente d'IIamilcar, entre les cinq armées, il avait senti
sa petite main froide et douce attachée contre la
sienne; après les fiançailles elle était partie pour Car-
thage. Son amour, détourné par d'autres ambitions,
lui était revenu; et maintenant il comptait jouir de
ses droits, l'épouser, la prendre.
Salammbô ne comprenait pas comment ce jeune
homme pourrait jamais devenir son maître ! Bien
qu'elle demandât, tous les jours, à Taiiit la mort de
Màtho, son horreur pour le Libyen dimiuuait. Elle sen-
tait confusément que la haine dont il l'avait persécu-
tée était une chose presque religieuse; — et elle aurait
voulu voir dans la personne de Narr'Havas comme un
reflet de cette violence, qui la tenait encore éblouie.
Elle souhaitait le connaître davantage, et cependant
sa présence l'eût embarrassée. Elle lui fit répondre
qu'elle ne devait pas le recevoir.
D'ailleurs, Hamilcar avait défendu à ses gens d'ad-
mettre chez elle le roi des Numides ; en reculant jus-
qu'à la fin de la guerre cette récompense, il espérait
entretenir son dévouement ; — ol Narr'Havas, par
crainte du suflëte, se retira.
Il
LE DÉFILÉ DE LA HACHE. 363
Mais il se montra hautain envers les Cent. 11 chan-
gea leurs dispositions. Il exigea des prérogatives pour
ses hommes elles établit dans des postes importants;
aussi les Barbares ouvrirent tous de grands yeux en
apercevant des Numides sur les tours.
La surprise des Carthaginois fut encore plus forte
lorsqu'arrivèrent, sur une vieille trirème punique,
quatre cents des leurs, faits prisonniers pendant la
guerre de Sicile. En effet, Hamilcar avait secrètement
renvoyé aux Quirites les équipages des vaisseaux la-
tins pris avant la défection des villes tyriennes; et
Home, par un échange de bons procédés, lui rendait
maintenant ses captifs. Elle dédaigna les ouvertures
des Mercenaires dans la Sardaigne et ne voulut point
reconnaître comme sujets les habitants d'Utique.
Iliéron, qui gouvernait à Syracuse, fut entraîné
par cet exemple. 11 lui fallait, pour conserver ses
États, un équilibre entre les deux peuples; il avait
donc intérêt au salut des Chananéens, et il se déclara
leur ami, en leur envoyant douze cents bœufs avec
cinquante-trois mille nebel de pur froment.
Une raison plus profonde faisait secourir Carthage ;
on sentait bien que si les Mercenaires triomphaient,
depuis le soldat jusqu'au laveur d'écuelles, tout s'in-
surgerait, et qu'aucun gouvernement, aucune maison
ne pourrait y résister.
Hamilcar, pendant ce temps-là, battait les cam-
pagnes orientales. Il refoula les Gaulois ; et les Bar-
bares se trouvèrent comme assiégés.
Alors il se mit à les harceler. Il arrivait, s'éloignait.
364 SALAMMBO.
et renouvelant toujours cette manœuvre, peu à peu il
les détacha de leurs campements. Spendius fut obligé
de les suivre; Mâtho, à la fin, céda comme lui.
Il ne dépassa point Tunis. Il s'enferma dans ses
murs. Cette obstination était pleine de sagesse, car
bientôt on aperçut Narr'Havas qui sortait par la porte
de Khamon avec ses éléphants et ses soldats; Hamil-
car le rappelait. Mais déjà les autres Barbares erraient
dans les provinces à la poursuite du suflète.
Il avait reçu à Clypea trois mille Gaulois. Il fit
venir des chevaux de la Cyrénaïque, des armures du
Brutium, et il recommença la guerre.
Jamais son génie ne fut aussi impétueux et fertile.
Pendant cinq lunes il les traîna derrière lui, — ayant
un but où il voulait les conduire.
Les Barbares avaient tenté d'abord de l'envelopper
par de petits détachements; il leur échappait toujours.
Ils ne se quittèrent plus. Leur armée était de quarante
mille hommes environ, et plusieurs fois ils eurent la
jouissance de voir les Carthaginois reculer.
Ce qui les tourmentait, c'étaient les cavaliers de
Narr'IIavas ! Souvent, aux heures les plus lourdes,
quand on avançait par les plaines en sommeillant sous
le poids des armes, tout à coup une grosse ligne de
poussière montait à l'horizon; des galops accouraient,
et du sein d'un nuage plein de prunelles flamboyantes,
une pluie de dards se précipitait. Les Numides, cou-
verts de manteaux blancs, poussaient de grands cris,
levaient les bras en serrant des genoux leurs étalons
cabrés, les faisaient tourner brusquement, puis dispa-
LE DÉFILÉ DE LA HACHE. 365
raissaien(. Ils avaient à quelque dislance, sur des
dromadaires, des provisions de javelots, et ils reve-
naient plus terribles, hurlaient comme des loups, s'en-
fuyaient comme des vautours. Ceux des Barbares pla-
cés au bord des files tombaient un à un ; — et l'on
continuait ainsi jusqu'au soir, où l'on tâchait d'entrer
dans les montagnes.
Bien qu'elles fussent périlleuses pour les éléphants,
Ilamilcar s'y engagea. Il suivit la longue chaîne qui
s'étend depuis le promontoire Herma.'um jusqu'au
sommet du Zagouan. C'était, croyaient-ils, un moyen
de cacher l'insuffisance de ses troupes. Mais l'incerti-
tude continuelle où il les maintenait finissait par les
exaspérer plus qu'aucune défaite. Ils ne se découra-
geaient pas et marchaient derrière lui.
Enfin, un soir, entre la montagne d'Argenfe- et la
montagne de Plomb, au miheu de grosses roches, à
l'entrée d'un défilé, ils surprirent un corps de vélites;
l'armée entière était certainement devant ceux-là, car
on entendait un bruit de pas avec des clairons ; aussi-
tôt les Carthaginois s'enfuirent par la gorge. Elle dé-
valait dans une plaine ayant la forme d'un fer de hache
et environnée de hautes falaises. Pour atteindre les
vélites, les Barbares s'y élancèrent ; tout au fond,
parmi les bœufs qui galopaient, d'autres Carthaginois
couraient tumultueusement. On aperçut un homme en
manteau rouge, c'était le suffète ; un redoublement
de fureur et de joie les emporta. Plusieurs, soit pa-
resse ou prudence, étaient restés au seuil du défilé.
Mais la cavalerie, débouchant d'un bois, à coups de
366 SALAMMBO.
piques et de sabres, les rabattit sur les autres; et
bientôt tous les Barbares furent en bas, dans la
plaine.
Puis, cette grande masse d'hommes ayant oscillé
quelque temps, s'arrêta ; ils ne découvraient aucune
issue.
Ceux qui étaient le plus près du défilé revinrent; le
passage avait entièrement disparu. On héla ceux de
l'avant pour les faire continuer ; ils s'écrasaient contre
la montagne, et de loin ils invectivèrent leurs compa-
gnons qui ne savaient pas retrouver la route.
En effet, à peine les Barbares étaient-ils descendus,
que des hommes, tapis derrière les roches, en les sou-
levant avec des poutres, les avaient renversées ; et
comme la pente était rapide, ces blocs énormes, rou-
lant pêle-mêle, avaient bouché l'étroit orifice complè-
tement.
A l'autre extrémité de la plaine s'étendait un long
couloir, çà et là fendu par des crevasses, et qui con-
duisait à un ravin montant vers le plateau supérieur
où se tenait l'armée punique. Dans ce couloir, contre
la paroi de la falaise, on avait d'avance disposé des
échelles ; et, protégés par les détours des crevasses,
les vélites, avant d'être rejoints, purent les saisir et
remonter. Plusieurs même s'engagèrent jusqu'au bas
de la ravine ; on les tira avec des câbles, car le terrain
en cet endroit était un sable mouvant et d'une telle
inclinaison que, même sur les genoux, il eût été impos-
sible de le gravir. Les Barbares, presque immédiate-
ment, y arrivèrent. Mais une herse, haute de quarante
LE DÉFILÉ DE LA HACHE. 367
coudées, et faite à la mesure exacte de l'intervalle,
s'abaissa devant eux tout à coup, comme un rempart
qui serait tombé du ciel.
Donc les combinaisons du suffètc avaient réussi.
Aucun des Mercenaires ne connaissait la monlag-ne, et,
marchant à la tète des colonnes, ils avaient entraîné
les autres. Les roches, un peu étroites par la base,
s'étaient facilement abattues ; et tandis que tous cou-
raient, son armée, dans l'horizon, avait crié comme
en détresse. Hamilcar, il est vrai, pouvait perdre ses
vélites, la moitié seulement y resta. Il en eût sacrifié
vingt fois davantage pour le succès d'une pareille en-
treprise.
Jusqu'au matin, les Barbares se poussèrent en files
compactes d'un bout à l'autre de la plaine. Ils tàtaient
la montagne avec leurs mains, cherchant à découvrir
un passage.
Enfin le jour se leva; ils aperçurent partout autour
d'eux une grande muraille blanche, taillée à pic. Et
pas un moyen de salut, pas un espoir! Les deux sor-
ties naturelles de cette impasse étaient fermées par la
herse et par l'amoncellement des roches.
Tous se regardèrent sans parler. Ils s'affaissèrent
sur eux-mêmes, en se sentant un froid de glace dans
les reins, et aux paupières une pesanteur accablante.
Ils se relevèrent et bondirent contre les roches.
Mais les plus basses, pressées par le poids des autres,
étaient inébranlables. Ils tâchèrent de s'y cramponner
pour atteindre au sommet ; la forme ventrue de ces
grosses masses repoussait toute prise. Ils voulurent
368 SALAMMBO.
fendre le terrain des deux côtés de la gorge ; leurs in-
struments se brisèrent. Avec les mâts des tentes, ils
firent un grand feu ; le feu ne pouvait pas brûler la
montagne.
Ils revinrent sur la herse ; elle était garnie de longs
clous, épais comme des pieux, aigus comme les dards
d'un porc-épic et plus serrés que les crins d'une
brosse. Mais tant de rage les animait qu'ils se préci-
pitèrent contre elle. Les premiers y entrèrent jus-
qu'à l'échiné, les seconds refluèrent par-dessus; et
tout retomba, en laissant à ces horribles branches
des lambeaux humains et des chevelures ensanglan-
tées.
Quand le découragement se fut un peu calmé, on
examina ce qu'il y avait de vivres. Les Mercenaires,
dont les bagages étaient perdus, en possédaient à peine
pour deux jours; et-tous les autres s'en trouvaient dé-
nués, — car ils attendaient un convoi promis par les
villages du sud.
Cependant des taureaux vagabondaient, ceux que
les Carthaginois avaient lâchés dans la gorge afin d'at-
tirer les Barbares. Ils les tuèrent à coups de lances;
on les mangea, et les estomacs étant remplis, les pen-
sées furent moins lugubres.
Le lendemain, ils égorgèrent tous les mulets, une
quarantaine environ; puis on racla leurs peaux, on fit
bouillir leurs entrailles, on pila les ossements, et ils ne
désespéraient pas encore; l'armée de Tunis, prévenue
sans doute,^ allait venir.
Mais le soir du cinquième jour, la faim redoubla ;
LE DÉFILÉ DE L.V HACHE. 369
ils rongèrent les baudriers des glaives et les petites
éponges bonlani le fond des casques.
Ces quarante mille hommes étaient tassés dans
l'espèce d'hippodrome que formait autour d'eux la
montagne. Quelques-uns restaient devant la herse ou
à la base des roches ; les autres couvraient la plaine
confusément. Les forts s'évitaient, et les timides re-
cherchaient les braves, qui ne pouvaient pourtant les
sauver.
On avait, à cause de leur infection, enterré vive-
ment les cadavres des vélites ; la place des fosses ne
s'apercevait plus.
Tous les Barbares languissaient, couchés par terre.
Entre deux lignes, çà et là, un vétéran passait; et ils
hurlaient des malédictions contre les Carthaginois,
contre Ilamilcar — et contre Màtho, bien qu'il fût in-
nocent de leur désastre ; mais il leur semblait que
leurs douleurs eussent été moindres s'ils les avaient
partagées. Puis ils gémissaient ; quelques-uns pleu-
raient tout bas, comme de petits enfants.
Ils venaient vers les capitaines et ils les suppliaient
de leur accorder quelque chose qui apaisât leurs
souffrances. Les autres ne répondaient rien, — ou,
saisis de fureur, ils ramassaient une pierre et la leur
jetaient au visage.
Plusieurs conservaient soigneusement, dans un
trou en terre, une réserve de nourriture, quelques
poignées de dattes, un peu de farine; et on mangeait
cela pendant la nuit, en baissant la tète sous son man-
teau. Ceux qui avaient des épées les gardaient nues
370 SALAMMBO.
dans leurs mains; les plus défiants se tenaient debout,
adossés contre la montagne.
Ils accusaient leurs chefs et les menaçaient. Autha-
rite ne craignait pas de se montrer. Avec cette obsti-
nation de Barbare que rien ne rebute, vingt fois par
jour il s'avançait jusqu'au fond, vers les roches, espé-
rant chaque fois les trouver peut-être déplacées ; et
balançant ses lourdes épaules couvertes de fourrures,
il rappelait à ses compagnons un ours qui sort de sa
caverne, au printemps, pour voir si les neiges sont
fondues.
Spendius, entouré de Grecs, se cachait dans une
des crevasses ; comme il avait peur, il fit répandre le
bruit de sa mort.
Ils étaient maintenant d'une maigreur hideuse ; leur
peau se plaquait de marbrures bleuâtres. Le soir du
neuvième jour, trois Ibériens moururent.
Leurs compagnons, effrayés, quittèrent la place. On
les dépouilla ; et ces corps nus et blancs restèrent sur
le sable, au soleil.
Alors des Garamantes se mirent lentement à rôder
tout autour. C'étaient des hommes accoutumés à l'exis-
tence des sohtudes et qui ne respectaient aucun dieu.
Enfin le plus vieux de la troupe fit un signe, et se
baissant vers les cadavres, avec leurs couteaux ils en
prirent des lanières; puis, accroupis sur les talons, ils
mangeaient. Les autres regardaient de loin; on poussa
des cris d'horreur ; — beaucoup cependant, au fond de
l'àme, jalousaient leur courage.
Au milieu de la nuit, quelques-uns de ceux-là se
LE DÉFILÉ DE LA HACHE. 371
rapprochèrent, et, dissiinulanl leur déi^ir, ils en deman-
daient mie mince bouchée, seulemeni pour essayer,
disaient-ils. De plus hardis survinrent; leur nombre
augmenta ; ce fut bientôt une foule. Mais presque tous,
en sentant cette chair au bord des lèvres, laissaient
leur main retomber ; d'autres, au contraire, la dévo-
raient avec délices.
Afin d'être entraînés par l'exemple, ils s'excitaient
mutuellement. Tel qui avait d'abord refusé allait voir
les Garamantes et ne revenait plus. Ils faisaient cuire
les morceaux sur des charbons à la pointe d'une épée;
on les salait avec de la poussière et l'on se disputait
les meilleurs. Quand il ne resta plus rien des trois ca-
davres, les yeux se portèrent sur toute la plaine pour
en trouver d'autres.
Mais ne possédait-on pas des Carthaginois, vingt
captifs faits dans la dernière rencontre et que per-
sonne, jusqu'à présent, n'avait remarqués? Ils dis-
parurent; c'était une vengeance, d'ailleurs. — Puis,
comme il fallait vivre, comme le goût de cette nour-
riture s'était développé, comme on se mourait, on
égorgea les porteurs d'eau, les palefreniers, tous les
valets des Mercenaires. Chaque jour on en tuait.
Quelques-uns mangeaient beaucoup, reprenaient des
forces et n'étaient plus tristes.
Bientôt cette ressource vint à manquer. Alors l'en-
vie se tourna sur les blessés et les malades. Puisqu'ils
ne pouvaient se guérir, autant les délivrer de leurs tor-
tures; et, sitôt qu'un homme chancelait, tous s'écriaient
qu'il était maintenant perdu et devait servir aux autres.
372 SALAMMBO.
Pour accélérer leur mort, on employait des ruses; on
leur volait le dernier reste de leur immonde portion ;
comme par mégarde, on marchait sur eux ; les ago-
nisants, pour faire croire à leur vigueur, tachaient
d'étendre les bras, de se relever, de rire. Des gens
évanouis se réveillaient au contact d'une lame ébré-
chée qui leur sciait un membre ; et ils tuaient encore,
par férocité, sans besoin, pour assouvir leur fureur.
Un brouillard lourd et tiède, comme il en arrive
dans ces régions à la fin de l'hiver, le quatorzième
jour s'abattit sur l'armée. Ce changement de la tempé-
rature amena des morts nombreuses, et la corruption
se développait effroyablement vite dans la chaude
humidité retenue par les parois de la montagne. La
bruine qui tombait sur les cadavres, en les amollissant,
fit bientôt de toute la plaine une large pourriture. Des
vapeurs blanchâtres flottaient au-dessus; elles pi-
quaient les narines, pénétraient la peau, troublaient
les yeux ; et les Barbares croyaient entrevoir les souf-
fles exhalés, les âmes de leurs compagnons. Un dé-
goût immense les accabla. Ils n'en voulaient plus, ils
aimaient mieux mourir.
Deux jours après, le temps redevint pur et la faim
les reprit. Il leur semblait parfois qu'on leur arrachait
l'estomac avec des tenailles. Alors, ils se- roulaient
saisis de convulsions, jetaient dans leur bouche des
poignées de terre, se mordaient les bras et éclataient
en rires frénétiques.
La soif les tourmentait encore plus, car ils n'avaient
pas une goutte d'eau, les outres, depuis le neuvième
LE DÉFILÉ DE LA HACHE. 373
jour, étant complètement taries. Pour tromper le
besoin, ils s'appliquaient sur la langue les écailles
métalliques des ceinturons, les pommeaux en ivoire,
les fers des glaives. D'anciens conducteurs de cara-
vanes se comprimaient le ventre avec des cordes.
D'autres suçaient un caillou. On buvait de l'urine, re-
froidie dans les casques d'airain.
Et ils attendaient toujours l'armée de Tunis ! La
longueur du temps qu'elle mettait à venir, d'après
leurs conjectures, certifiait son arrivée prochaine.
D'ailleurs ÎMàtho, qui était un brave, ne les aban-
donnerait pas. « Ce sera pour demain! » se disaient-
ils; et demain se passait.
Au commencement, ils avaient fait des prières,
des vœux, pratiqué toutes sortes d'incantations. A pré-
sent ils ne sentaient pour leurs Divinités que de la
haine, et, par vengeance, tâchaient de ne plus y croire.
Les hommes de caractère violent périrent les pre-
miers; les Africains résistèrent mieux que les Gaulois.
Zarxas, entre les Baléares, restait étendu tout de son
long, les cheveux par-dessus le bras, inerte. Spen-
dius trouva une plante à larges feuilles emplies d'un
suc abondant, et, l'ayant déclarée vénéneuse afin d'en
écarter les autres, il s'en nourrissait.
On était trop faible pour abattre, d'un coup de
pierre, les corbeaux qui volaient. Quelquefois, lors-
qu'un gypaète, posé sur un cadavre, le déchiquetait
depuis longtemps déjà, un homme se mettait à ramper
vers lui avec un javelot entre les dents. Il s'appuyait
d'une main, et, après avoir bien visé, il lançait son
374 SALAM3IB0.
arme. La bète aux plumes blanches, troublée par le
bruit, s'interrompait, regardait à l'entour d'un air tran-
quille, comme un cormoran sur un écueil, puis elle re-
plongeait son hideux bec jaune ; et l'homme désespéré
retombait à plat ventre dans la poussière. Quelques-uns
parvenaient à découvrir des caméléons, des serpents.
Mais ce qui les faisait vivre, c'était l'amour de la vie.
Ils tendaient leur àme sur cette idée exclusivement
— et se rattachaient à l'existence par un effort de
volonté qui la prolongeait.
Les plus stoïques se tenaient les uns près des autres,
assis en rond, au milieu de la plaine, çà et là, entre
■ les morts ; et, enveloppés dans leurs manteaux, ils
s'abandonnaient silencieusement à leur tristesse.
Ceux qui étaient nés dans les villes se rappelaient
des rues toutes retentissantes, des tavernes, des théâ-
tres, des bains, et les boutiques des barbiers oli l'on
écoute des histoires. D'autres revoyaient des cam-
pagnes au coucher du soleil, quand les blés jaunes
ondulent et que les grands bœufs remontent les collines
avec le soc des charrues sur le cou. Les voyageurs
rêvaient à des citernes, les chasseurs à leurs forêts,
les vétérans à des batailles ; — et, dans la somnolence
qui les engourdissait, leurs pensées se heurtaient avec
l'emportement et la netteté des songes. Des halluci-
nations les envahissaient tout à coup ; ils cherchaient
dans la montagne une porte pour s'enfuir et voulaient
passer au travers. D'autres, croyant naviguer par une
tempête, commandaient la manœuvre d'un navire, ou
bien ils se reculaient épouvantés, apercevant, dans
LK DÈFIl.É DE LA HACHE. .{75
les nuages, îles bataillons puniques. Il y en avait qui
se figuraient être à un festin, et ils chantaient.
Beaucoup, par une étrange manie, répétaient le
même mot ou faisaient continuellement le môme geste.
Puis, quand ils venaient à relever la tête et à se re-
garder, des sanglots les étouiïaient en découvrant
l'horrible ravage de leurs figures. Quelques-uns ne
souffraient plus, et pour employer les heures, ils se
racontaient les périls auxquels ils avaient échappé.
Leur mort à tous était certaine, imminente.
Combien de fois n'avaient-ils pas tenté de s'ouvrir un
passage ! Quant à implorer les conditions du vain-
queur, par quel moyen? ils ne savaient même pas où
se trouvait Hamilcar.
Le vent soufflait du côté de la ravine. Il faisait
couler le sable par-dessus la herse en cascades, per-
pétuellement; et les manteaux et les chevelures des
Barbares s'en recouvraient comme si la terre, montant
sur eux, avait voulu les ensevelir. Rien ne bougeait ;
l'éternelle montagne, chaque matin, leur semblait en-
core plus haute.
Quelquefois des bandes d'oiseaux passaient à tire-
d'aile, en plein ciel bleu, dans la liberté de l'air. Ils
fermaient les yeux pour ne pas les voir.
On sentait d'abord un bourdonnement dans les
oreilles, les ongles noircissaient, le froid gagnait la poi-
trine ; on se couchait sur le côté et l'on s'éteignait
dans un cri.
Le dix-neuvième jour, deux mille Asiatiques étaient
morts, quinze cents de l'Archipel, huit mille de la Libye,
376 SALAMMBO.
les plus jeunes des Mercenaires et des tribus com-
plètes — en tout vingt mille soldats, la moitié de
l'armée.
Autharite, qui n'avait plus que cinquante Gaulois,
allait se faire tuer pour en finir, quand, au sommet de
la montagne, en face de lui, il crut voir un homme.
Cet homme, à cause de l'élévation, ne paraissait
pas plus grand qu'un nain. Cependant Autharite re-
connut à son bras gauche un bouclier en forme de
trèfle. Il s'écria : « — Un Carthaginois ! » Et, dans la
plaine, devant la herse et sous les roches, immédia-
tement tous se levèrent. Le soldat se promenait au
bord du précipice ; d'en bas les Barbares le regar-
daient.
Spcndius ramassa une tète de bœuf; puis, avec
deux ceintures ayant composé un diadème, il le planta
sur les cornes au bout d'une perche, en témoignage
d'intentions pacifiques. Le Carthaginois disparut. Ils
attendirent.
Enfin le soir, comme une pierre se détachant de la
falaise, tout à coup il tomba d'en haut un baudrier.
Fait de cuir rouge et couvert de broderie avec trois
étoiles de diamant, il portait empreinte à son milieu la
marque du Grand-Conseil : un cheval sous un palmier.
C'était ha réponse d'Hamilcar, le sauf-conduit qu'il
envoyait.
Ils n'avaient rien à craindre; tout changement de
fortune amenait la fin de leurs maux. Une joie dé-
mesurée les agita ; ils s'embrassaient, pleuraient.
Spendius, Autharite et Zarxas, quatre ItaHotes, un
LU DÉriLI^ DE LA HACHE. 377
Nègre et deux Spartiates s'otTrirent comme parle-
mentaires. On les accepta. Ils ne savaient cependant
par quel moyen s'en aller.
Mais un craquement retentit dans la direction des
roches; et la plus élevée, ayant oscillé sur elle-même,
rebondit jusqu'en bas. En effet, si du côté des Bar-
bares elles étaient inébranlables, car il aurait fallu leur
faire remonter un plan oblicij.ie (et, d'ailleurs, elles se
trouvaient tassées par l'étroitesse de la gorge), de
l'autre, au contraire, il suffisait de les heurter forte-
ment pour qu'elles descendissent. Les Carthaginois les
poussèrent, et, au jour levant, elles s'avançaient dans
la plaine comme les gradins d'un immense escalier en
ruines.
Les Barbares ne pouvaient encore les gravir. On
leur tendit des échelles; tous s'y élancèrent. La dé-
charge d'une catapulte les refoula; les Dix seulement
furent emmenés.
Ils marchaient entre les Glinabares et appuyaient
leur main sur la croupe des chevaux pour se soutenir.
Maintenant que leur première joie était passée,
ils commençaient à concevoir des inquiétudes. Les.
exigences d'Hamilcar seraient cruelles. Mais Spendius
les rassurait.
« — C'est moi qui parlerai! » Et il se vantait de
connaître les choses bonnes à dire pour le salut de
l'armée.
Derrière tous les buissons, ils rencontraient des
sentinelles en embuscade. Elles se prosternaient de-
vant le baudrier que Spendius avait mis sur son épaule.
378 SALAMMBO.
Quand ils arrivèrent dans le camp punique, la foule
s'empressa autour d'eux, et ils entendaient comme des
chuchotements, des rires. La porte d'une tente s'ouvrit.
Hamilcar était au fond, assis sur un escabeau, près
d'une table basse où brillait un glaive nu. Des capi-
taines, debout, l'entouraient.
• En apercevant ces hommes, il fit un geste en
arrière, puis il se pencha pour les examiner.
Us avaient les pupilles extraordinairement dilatées,
avec un grand cercle noir autour des yeux, qui se
prolongeait jusqu'au bas de leurs oreilles ; leurs nez
bleuâtres saillissaient entre leurs joues creuses, fen-
dillées par des rides profondes; la peau de leur corps,
trop large pour leurs muscles, disparaissait sous une
poussière de couleur ardoise; leurs lèvres se collaient
contre leurs dents jaunes; ils exhalaient une infecte
odeur ; on aurait dit des tombeaux entr'ouverts, des
sépulcres vivants
"Au milieu de la tente, il y avait sur une natte, oii
les capitaines allaient s'asseoir, un plat de courges qui
fumait. Les Barbares y attachaient leurs yeux en gre-
lottant de tous les membres, et des larmes venaient à
leurs paupières. Ils se contenaient cependant.
Hamilcar se détourna pour parler à quelqu'un. Alors
ils se ruèrent dessus, tous, à plat ventre. Leurs visages
trempaient dans la graisse, et le bruit de leur dégluti-
tion se mêlait aux sanglots de joie qu'ils poussaient.
Plutôt par étonnement que par pitié, sans doute, on les
laissa finir la gamelle. Quand ils se furent relevés,
Hamilcar commanda, d'un signe, à l'homme qui por-
LE DÉFILÉ i)li LA HACHE. 379
tait le baudrier de parler. Spendius avait peur ; il bal-
butiait.
Hamilcar, en l'écoutant, faisait tourner autour de
son doigt une grosse bague d'or, celle qui avait em-
preint sur le baudrier le sceau de Carthage. 11 la laissa
tomber par terre ; Spendius tout de suite la ramassa;
devant son maître, ses habitudes d'esclave le repre-
naient. Les autres frémireni, indignés de cette bas-
sesse.
Mais le Grec haussa la voix, et rapportant les
crimes d'IIannon qu'il savait être l'ennemi de Barca, là-
chant de l'apitoyer avec le détail de leurs misères et les
souvenirs de leur dévouement, il parla pendant long-
temps, d'une façon rapide, insidieuse, violente même;
à la fin, il s'oubliait, entraîné par la chaleur de son
esprit.
Hamilcar répliqua qu'il acceptait leurs excuses.
Donc la paix allait se conclure, et maintenant elle serait
définitive ! Mais il exigeait qu'on lui livrât dix des
Mercenaires, à son choix, sans- armes et sans tunique.
Ils ne s'attendaient pas à cette clémence; Spendius
s'écria : *
« — Oh ! vingt, si tu veux, maître !
« — Non ! dix me suffisent », répondit doucement
Hamilcar.
On les fit sortir de la tente afin qu'ils pussent dé-
libérer. Dès qu'ils furent seuls, Autharite réclama pour
les compagnons sacrifiés, et Zarxas dit à Spendius:
« — Pourquoi ne l'as-tu pas tué ? son glaive était
là près de toi !
380 SALAMMBO.
« — Lui ! »fitSpendius ; et il répéta plusieurs fois :
<c Lui ! lui! » comme si la chose eût été impossible et
Hamilcar quelqu'uu d'immortel.
Tant de lassitude les accablait qu'ils s'étendirent
par terre, sur le dos, ne sachant à quoi se résoudre.
Spendius les engageait à céder. Ils y consentirent
et ils rentrèrent.
Alors le suffète mit sa main dans les mains des
dix Barbares tour à tour, en serrant leurs pouces ; puis
il la frotta sur son vêtement, car leur peau visqueuse
causait au toucher une impression rude et molle, un
fourmillement gras qui horripilait. Ensuite il leur dit:
« — Vous êtes bien, tous, les chefs des Barbares
et vous avez juré pour eux?
« — Oui ! » répondirent-ils.
« — Sans contrainte, du fond de l'àme, avec l'in-
tention d'accomplir vos promesses ? »
lis assurèrent qu'ils s'en retournaient vers les autres
pour les exécuter.
« — Eh bien ! dit le suffète, d'après la conven-
tion passée entre moi, Barca et les ambassadeurs des
Mercenaires, c'est vous que je choisis, et je vous
garde ! »
Spendius tomba évanoui sur la natte. Les Barbares,
comme l'abandonnant, se resserrèrent les uns près des
autres ; et il n'y eut pas un mot, pas une plainte.
Leurs compagnons, qui les attendaient, ne les
voyant pas revenir, se crurent trahis. Sans doute, les
parlementaires s'étaient donnés au suffète?
Ils attendirent encore deux jours ; puis le matin du
LE UÉFILfi 1)1- I.A HACHE. .J81
troisième leur résolution fut prise. Avec des cordes,
des pics et des flèches disposées comme des échelons
entre des lambeaux de loile, ils parvinrent à escalader
les roches ; et laissant derrière eux les plus faibles,
trois mille environ, ils se mirent en marche pour re-
joindre l'armée de Tunis.
Au haut delà gorge s'étalait une prairie clairsemée
d'arbustes ; les Barbares en dévorèrent les bourgeons.
Ensuite ils trouvèrent un champ de fèves; et tout dis-
parut comme si un nuage de sauterelles eût passé par
là. Trois heures après ils arrivèrent sur un second pla-
teau, que bordait une ceinture de collines vertes.
Entre les ondulations de ces monticules, des gerbes
couleur d'argent brillaient, espacées les unes des
autres ; les Barbares, éblouis par le soleil, apercevaient
confusément, en dessous, de grosses niasses noires.
Elles se levèrent. C'étaient des lances dans des tours,
sur des éléphants effroyablement armés.
Outre l'épieu de leur poitrail, les poinçons de leurs
défenses, les plaques d'airain qui couvraient leurs flancs
et les poignards tenus à leurs genouillères, — ils
avaient au bout de leurs trompes un bracelet de cuir
où était passé le manche d'un large coutelas ; partis
tous à la fois du fond de la plaine, ils s'avançaient de
chaque côté parallèlement.
Une terreur sans nom glaça les Barbares. Ils ne
tentèrent même pas de s'enfuir. Déjà ils se trouvaient
enveloppés.
Les éléphants entrèrent dans cette masse d'hommes
et les éperons de leur poitrail la divisaient, les lances
382 SALAMMBO.
de leurs défenses la retournaient comme des socs [de
charrues ; ils coupaient, taillaient, hachaient avec les
faux de leurs trompes ; les tours, pleines de phalariques,
semblaient des volcans en marche ; on ne distinguait
qu'un large amas où les chairs humaines faisaieiît des
taches blanches, les morceaux d'airain des plaques
grises, le sang des fusées rouges; les horribles ani-
maux, passant au milieu de tout cela, creusaient des
sillons noirs. Le plus furieux était conduit par un
Numide couronné d'un diadème de plumes. Il lançait
des javelots avec une vitesse effrayante, tout en jetant
par intervalles un long sifflement aigu ; — les grosses
bêtes, dociles comme des chiens, pendant le carnage
tournaient un œil de son côté.
Leur cercle peu à peu se rétrécissait; les Bar-
bares, affaiblis, ne résistaient pas; bientôt les élé-
phants furent au centre de la plaine. L'espace leur
manquait ; ils se tassaient à demi cabrés, les ivoires
s'entre-choquaient. Tout à coup Narr'Havas les apaisa,
et, tournant la croupe, ils s'en revinrent au trot vers
les collines.
Cependant deux syntagmes s'étaient réfugiés à
droite dans un pli du terrain, avaient jeté leurs armes;
et tous à genoux vers les tentes puniques, ils levaient
leurs bras pour implorer grâce.
On leur attacha les jambes et les mains; puis, quand
ils furent étendus parterre les uns près des autres, on
ramena les éléphants.
Les poitrines craquaient comme des coffres que
l'on brise; chacun de leurs pas en écrasait deux; leurs
LE DÉFILÉ Dli LA HACHE. 383
gros pieds enfonçaient dans les corps avec un mouve-
ment des hanches qui les faisait paraître boiter. Ils
continuaient et allèrent jusqu'au bout.
Le niveau de la plaine redevint immobile. La nuit
tomba. Ilamilcar se délectait devant le spectacle de sa
vengeance ; soudain il tressaillit.
Il voyait, et tous voyaient à six cents pas de là, sur
la gauche, au sommet d'un mamelon, des Barbares
encore! En effet, quatre cents des plus solides, des
Mercenaires Étrusques, Libyens et Spartiates, dès le
commencement avaient gagné les hauteurs, et jusque-
là s'y étaient tenus incertains. Après ce massacre de
leurs compagnons, ils résolurent de traverser les Car-
thaginois ; déjà ils descendaient en colonnes serrées,
d'une façon merveilleuse et formidable.
Un héraut leur fut immédiatement expédié. Le
suffète avait besoin de soldats ; il les recevait sans
condition, tant il admirait leur bravoure. Ils pouvaient
même, ajouta l'homme de Garthage, se rapprocher
quelque peu, dans un endroit qu'il leur désigna, et où
ils trouveraient des vivres.
Les Barbares y coururent et passèrent la nuit à
manger. Alors les Carthaginois éclatèrent en rumeurs
contre la partialité du suffète pour les Mercenaires.
Céda-t-il à ces expansions d'une haine irrassasiable,
ou bien était-ce un raffmement de perfidie? Le lende-
main il vint lui-même sans épée, tête nue, dans une
escorte de Clinabares, et il leur déclara qu'ayant trop
de monde à nourrir, son intention n'était pas de les
conserver. Cependant, comme il lui fallait des hommes
384 SALAMMBO.
et qu'il ne savait par quel inoyeii choisir les bons, ils
allaient se combattre à outraiice; puis il admettrait les
vainqueurs dans sa garde particulière. Cette mort-là en
valait bien une autre; — et alors, écartant ses soldats
(car les étendards puniques cachaient aux Mercenaires
l'horizon), il leur montra les cent quatre-vingt-douze
éléphants de Narr'Havas formant une seule ligne droite
et dont les trompes brandissaient de larges fers, pareils
à des bras de géant qui auraient tenu des haches sur
leurs tètes.
Les Barbares s'entre-regardèrent silencieusement.
Ce n'était pas la mort qui les faisait pâlir, mais l'horri-
ble contrainte où ils se trouvaient réduits.
La communauté de leur existence avait établi entre
ces hommes des amitiés profondes. Le camp, pour la
plupart, remplaçait Ict patrie; vivant sans famille, ils
reportaient sur un compagnon leur besoin de tendresse,
et l'on s'endormait, côte à côte, sous le même manteau
à la clarté des étoiles. Dans ce vagabondage perpétuel
à travers toutes sortes de pays, de meurtres et d'aven-
tures, il s'était formé d'étranges amours, — unions
obscènes aussi sérieuses que des mariages, où le plus
fort défendait le plus jeune au milieu des batailles,
l'aidait à franchir les précipices, épongeait sur son
front la sueur des fièvres, volait pour lui de la nour-
riture; et l'autre, enfant ramassé au bord d'une route,
puis devenu Mercenaire, payait ce dévoument par mille
soins délicats et des complaisances d'épouse.
Ils échangèrent leurs colliers et leurs pendants
d'oreilles, cadeaux qu'ils s'étaient faits autrefois,
LE DÉFILÉ DE LA HACHE. 385
après un grand péril, dans des heures d'ivresse.
Tous demandaient à mourir, et aucun ne voulait
frapper. On en voyait un jeune, çà et là, qui disait
à un autre dont la barbe était grise : « — Non ! non,
tu es le plus robuste! Tu nous vengeras, tue-moi! »
et l'homme répondait : « — J'ai moins d'années à
vivre, frappe au cœur, et n'y pense plus ! » Les frères
se contemplaient les deux mains serrées, et l'amant
faisait à son amant des adieux éternels, debout, en
pleurant sur son épaule.
Ils retirèrent leurs cuirasses, pour que la pointe des
glaives s'enfonçât plus vite. Alors parurent les marques
des grands coups qu'ils avaient reçus pour Carthage ;
on aurait dit des inscriptions sur des colonnes.
Ils se mirent sur quatre rangs égaux à la façon
des gladiateurs, et ils commencèrent par des enga-
gements timides. Quelques-uns s'étaient bandé les
yeux, et leurs glaives ramaient dans l'air, doucement,
comme des bâtons d'aveugle. Les Carthaginois pous-
sèrent des huées en leur criant qu'ils étaient des
lâches. Les Barbares s'animèrent, et bientôt le combat
fut général, précipité, terrible.
Parfois deux hommes s'arrêtaient tout sanglants,
tombaient dans les bras l'un de l'autre et mouraient
en se donnant des baisers. Aucun ne reculait. Ils se
ruaient contre les lames tendues. Leur déhre était si
furieux que les Carthaginois, de loin, avaient peur.
Enfin, ils s'arrêtèrent. Leurs poitrines faisaient un
grand bruit rauque, et l'on apercevait leurs prunelles
entre leurs longs cheveux qui pendaient comme s'ils
386 SALAMMBO.
fussent sortis d'un bain de pourpre. Plusieurs tour-
naient sur eux-mêmes, rapidement, tels que des
panthères blessées au front. D'autres se tenaient im-
mobiles en considérant un cadavre à leurs pieds; puis,
tout à coup, ils s'arrachaient le visage avec les ongles,
prenaient leur glaive à deux mains et se l'enfonçaient
dans le ventre.
Il en restait soixante encore. Ils demandèrent à
boire. On leur cria de jeter leurs glaives ; et quand
ils les eurent jetés, on leur apporta de l'eau.
Pendant qu'ils buvaient, la figure enfoncée dans les
vases, soixante Carthaginois, sautant sur eux, les tuè-
rent avec des stylets, dans le dos.
Hamilcar avait fait cela pour complaire aux instincts
de son armée, et, par cette trahison, l'attacher à sa
personne.
Donc la guerre était finie; du moins il le croyait;
Màtho ne résisterait pas; dans son impatience, le
suffète ordonna tout de suite le départ.
Ses éclaireurs vinrent lui dire que l'on avait dis-
tingué un convoi qui s'en allait vers la montagne de
Plomb. Hamilcar ne s'en soucia. Une fois les Merce-
naires anéantis, les Nomades ne l'embarrasseraient
plus. L'important était de prendre Tunis. A grandes
journées il marcha dessus.
11 avait envoyé Narr'Havas à Carthage porter la
nouvelle de la victoire ; et le roi des Numides, fier
de ses succès, se présenta chez Salammbô.
Elle le reçut dans ses jardins, sous un large
LE DÉFILÉ DE LA HACHE. 387
sycomore, entre des oreillers de cuir jaune, avec
Taanach auprès d'elle. Son visage était couvert d'une
écharpe blanche qui , lui passant sur la bouche et
sur le front, ne laissait voir que les yeux ; mais ses
lèvres brillaient dans la transparence du tissu comme
les pierreries de ses doigts, — car Salammbô tenait
ses deux mains enveloppées, et tout le temps qu'ils
parlèrent, elle ne fit pas un geste.
Narr'Havas lui annonça la défaite des Barbares.
Elle le remercia, par une bénédiction, des services
qu'il avait rendus à son père. Alors, il se mit à
raconter toute la campagne.
Les colombes, sur les palmiers autour d'eux , rou-
coulaient doucement, et d'autres oiseaux voletaient
parmi les herbes : des galéoles à collier, des cailles
de Tartessus et des pintades puniques. Le jardin,
depuis longtemps inculte, avait multiplié ses verdures;
des coloquintes montaient dans le branchage des
canéficiers, des asclépias parsemaient les champs de
roses, toutes sortes de végétations formaient' des
entrelacements, des berceaux; et des rayons de
soleil , qui descendaient obliquement , marquaient
çà et là, comme dans les bois, l'ombre d'une feuille
sur la terre. Les bêtes domestiques, redevenues
sauvages, s'enfuyaient au moindre bruit. Parfois, on
apercevait une gazelle traînant à ses petits sabots
noirs des plumes de paon dispersées. Les clameurs
de la ville, au loin, se perdaient dans le murmure
des flots. Le ciel était tout bleu ; pas une voile n'appa-
raissait sur la mer.
388 SALAMMBO.
Narr'Havas ne parlait plus; Salammbô, sans lui
répondre, le regardait. Il avait une robe de lin, où
des fleurs étaient peintes, avec des franges d'or par
le bas; deux flèches d'argent retenaient ses cheveux
tressés au bord de ses oreilles; et il s'appuyait de
la main droite contre le bois d'une pique, orné par
des cercles d'électrum et des toulîes de poil.
En le considérant, une foule de pensées vagues
l'absorbait. Ce jeune homme à voix douce et à taille
féminine captivait ses yeux par la grâce de sa
personne et lui semblait être comme une sœur aînée
que les Baals envoyaient pour la protéger. Le souvenir
de Màtho la saisit; elle ne résista pas au désir de
savoir ce qu'il devenait.
Narr'Havas répondit que les Carthaginois s'avan-
çaient vers Tunis, afin de le prendre. A mesure qu'il
exposait leurs chances de réussite et la faiblesse de
Màtho, elle paraissait se réjouir dans un espoir extra-
ordinaire. Ses lèvres tremblaient, sa poitrine haletait.
Quand il promit enfin de le tuer lui-même, elle s'écria :
« — Oui ! tue-le ! 11 le faut ! »
Le Numide répliqua qu'il souhaitait ardemment cette
mort, puisque, la guerre terminée, il serait son époux.
Salammbô tressaillit, et elle baissa la tête.
Mais Narr'Havas, poursuivant, compara ses désirs
à des fleurs qui languissent après la pluie, à des
voyageurs perdus qui attendent le jour. 11 lui dit
encore qu'elle était plus belle que la lune, meilleure
que le vent du matin et que le visage de l'hôte. Il
ferait venir pour elle, du pays des Noirs, des choses
LE DÉFILÉ DE LA HACHE. :W.)
comme il n'y en avait pas à Carlliagc, et les appar-
tements de leur maison seraient sablés avec de la
poudre d'or.
Le soir tombait, des senteurs de baume s'exha-
laient. Pendant longtemps ils se regardèrent en silence;
— et les yeux de Salammbô, au fond de ses longues
draperies, avaient l'air de deux étoiles dans l'ouverture
d'un nuage. Avant que le soleil se fut couché, il se
retira.
Les anciens se sentirent soulagés d'une grande
inquiétude quand il partit de Carthage. Le peuple
l'avait reçu avec des acclamations encore plus enthou-
siastes que la première fois. Si Hamilcar et le roi des
Numides triomphaient seuls des Mercenaires, il serait
impossible de leur résister. Donc ils résolurent, pour
affaiblir Barca, de faire participer à la délivrance de
la République celui qu'ils aimaient, le vieil Hannon.
11 se porta immédiatement vers les provinces
occidentales, afm de se venger dans les lieux mêmes
qui avaient vu sa honte. Les habitants et les Barbares
étaient morts, cachés ou enfuis. Sa colère se déchargea
sur la campagne. 11 brûla les ruines des ruines, il ne
laissa pas un seul arbre, pas un brin d'herbe ; les
enfants et les infirmes que l'on rencontrait, on les
suppliciait; il donnait à ses soldats les femmes à
violer avant leur égorgement, les plus belles étaient
jetées dans sa litière, — car son atroce maladie l'en-
flammait de désirs impétueux; il les assouvissait avec
toute la fureur d'un homme désespéré.
Souvent, à la crête des collines, des tentes noires
390 SALAMMBO.
s'abattaient comme renversées par le vent, et de
larges disques à bordures brillantes, que l'on recon-
naissait pour des roues de chariot, en tournant avec
un son plaintif, peu à peu s'enfonçaient dans les
vallées. Les tribus, qui avaient abandonné le siège
de Cartilage, erraient ainsi par les provinces, atten-
dant une occasion, quelque victoire des Mercenaires
pour revenir. Mais, soit terreur ou famine, elles
reprirent toutes le chemin de leurs contrées et dis-
parurent.
Ilamilcar ne fut point jaloux des succès d'IIannon.
Cependant il avait hâte d'en finir; il hii ordonna de se
rabattre sur Tunis ; et Hannon, au jour fixé, se trouva
sous les murs de la ville.
Elle avait pour se défendre sa population d'auto-
chtones, douze mille Mercenaires, puis tous les Man-
geurs de choses immondes, car ils étaient comme
Mâtho rivés à l'horizon de Carthage ; et la plèbe et le
Schalischim contemplaient de loin ses hautes murailles,
en rêvant par derrière des jouissances infinies.
Dans cet accord de haines, la résistance fut lestement
organisée. On prit des outres pour faire des casques,
on coupa tous les palmiers dans les jardins pour
avoir des lances, on creusa des citernes; et quant
aux vivres, ils péchaient au bord du lac de gros
poissons blancs, nourris de cadavres et d'immondices.
Leurs remparts, maintenus en ruines par la jalousie
de Carthage, étaient si faibles, que l'on pouvait, d'un
coup d'épaule, les abattre. Mâtho en boucha les trous
avec les pierres des maisons. C'était la dernière lutte ;
LIi DÉFILÉ DE LA UAGIIE. 391
il n'espérait rien ; cependant il se disait qne la fortune
était changeante.
Les Carthaginois, en approchant, remarquèrent,
sur les remparts, nn homme qui dépassait les créneaux
de toute la ceinture. Les flèches volant autour de lui
n'avaient pas l'air de plus l'effrayer qu'un essaim
d'hirondelles. Aucune, par extraordinaire, ne le
toucha.
Ilamilcar établit son camp sur le côté méridional ;
Narr'Havas, à sa droite, occupait la plaine de Rhadès ;
Ilannon le bord du lac ; et les trois généraux devaient
garder leur position respective pour attaquer l'en-
ceinte tous en même temps.
Hamilcar voulut d'abord montrer aux Mercenaires
qu'il les châtierait comme des esclaves. 11 fit cru-
cifier les dix ambassadeurs, les uns après les autres,
sur un monticule, en face de la ville.
A ce spectacle, les assiégés abandonnèrent le
rempart.
Mâtho s'était dit que s'il pouvait passer entre les
murs et les tentes de Narr'Havas assez rapidement
pour que les Numides n'eussent pas le temps de sortir,
il tomberait sur les derrières de l'infanterie cartha-
ginoise, qui se trouverait prise entre sa division et
ceux de l'intérieur. Il s'élança dehors avec les vétérans.
Narr'Havas l'aperçut; il franchit la plage du lac et
vint avertir Hannon d'expédier des hommes au secours
d'Hamilcar. Croyait-il Barca trop faible pour résister
aux Mercenaires? Était-ce une perfidie ou une sottise?
Nul jamais ne put le savoir.
392 SALAMMBO.
Hannon, par désir d'humilier son rival, ne balança
pas. Il cria de sonner les trompettes, et toute son
armée se précipita sur les Barbares. Ils se retournèrent
et coururent droit aux Carthaginois ; ils les renver-
saient, les écrasaient, sous leurs pieds, et, les refou-
lant ainsi, ils arrivèrent jusqu'à la tente d'Hannon, qui
était alors au milieu de trente Carthaginois, les plus
illustres des anciens.
Il parut stupéfait de leur audace; il appelait ses
capitaines. Tous avançaient leurs poings sous sa gorge
en vociférant des injures. La foule se poussait, et ceux
qui avaient la main sur lui le retenaient à grand'peine.
Cependant il tâchait de leur dire à l'oreille : « — Je te
donnerai tout ce que tu veux! Je suis riche! Sauve-
moi! » Ils le tiraient; si lourd qu'il fût, ses pieds ne
touchaient plus la terrç. On avait entraîné les anciens.
Sa terreur redoubla. « — Vous m'avez battu! Je suis
votre captif! Je me rachète! Écoutez-moi, mes amis! »
Et, porté par toutes ces épaules qui le serraient aux
flancs, il répétait: « — Qu'allez-vous faire? Que voulez-
vous? Je ne m'obstine pas, vous voyez bien! J'ai
toujours été bon ! »
Une croix gigantesque était dressée à la porte. Les
Barbares hurlaient: « — Ici! ici! :» Il éleva la voix
encore plus haut; et, au nom de leurs Dieux, les
somma de le mener au Schalischim, parce qu'il avait à
lui confier une chose d'où leur salut dépendait.
Ils s'arrêtèrent, quelques-uns prétendant qu'il était
sage d'appeler Mâtho. On partit à sa recherche.
Hannon tomba sur Iherbe; et il voyait autour de
LE DÉFILÉ DE LA MACHE. 393
lui encore d'autres croix, comme si le supplice dont il
allait périr se fût d'avance multiplié; il faisait des
efforts pour se convaincre qu'il se trompait, qu'il n'y
on avait qu'une seule, et môme pour croire qu'il n'y
en avait pas du tout. Enlin on le releva.
« — Parle! » dit Màtlio.
Il offrit de livrer Ilamilcar, puis ils entreraient dans
Cartilage et seraient rois toiis les deux.
Màtho s'éloigna, en faisant signe aux autres de se
hâter. C'était, pensait-il, une ruse pour gagner du
temps.
Le Barbare se trompait; Hannon était dans une
de ces extrémités où l'on ne considère plus rien, et
d'ailleurs il exécrait tellement Hamilcar, que, sur le
moindre espoir de salut, il l'aurait sacrifié avec tous
ses soldats.
A la base des trente croix, les anciens languis-
saient par terre ; déjà des cordes étaient passées sous
leurs aisselles. Alors le vieux suffète, comprenant
qu'il fallait mourir, pleura.
Ils arrachèrent ce qui lui restait de vêtements ; —
et l'horreur de sa personne apparut. Des ulcères cou-
vraient cette masse sans nom; la graisse de ses jambes
lui cachait les ongles des pieds ; il pendait à ses doigts
comme des lambeaux verdâtres; et les larmes qui ruis-
selaient entre les tubercules de ses joues donnaient
à son visage quelque chose d'effroyablement triste,
ayant l'air d'occuper plus de place que sur un autre
visage humain. Son bandeau royal, à demi dénoué,
traînait avec ses cheveux blancs dans la poussière.
394 SALAMMBO.
Ils crurent n'avoir pas de cordes assez fortes pour
le grimper jusqu'au haut de la croix, et ils le clouèrent
dessus, avant qu'elle fût dressée, à la mode punique.
Mais son orgueil se réveilla dans la douleur. Il se
mit à les accabler d'injures. Il écumait et se tordait,
comme un monstre marin que l'on égorge sur un ri-
vage, en leur prédisant qu'ils finiraient tous plus horri-
blement encore, et qu'il serait vengé.
Il l'était. De l'autre côté de la ville, d'où s'échap-
paient maintenant des jets de flammes avec des co-
lonnes de fumée, les ambassadeurs des Mercenaires
agonisaient.
Quelques-uns, évanouis d'abord, venaient de se
ranimer sous la fraîcheur du vent; mais ils restaient le
menton sur la poitrine, et leurs corps descendaient un
peu, malgré les clous de leurs bras fixés plus haut que
leur tête; de leurs talons et de leurs mains, du sang
tombait par grosses gouttes, lentement, comme des
branches d'un arbre tombent des fruits mûrs, — et
Carthage, le golfe, les montagnes et les plaines, tout
leur paraissait tourner, tel qu'une immense roue; quel-
quefois, un nuage de poussière montant du sol les
enveloppait dans ses tourbillons; ils étaient brûlés par
une soif horrible, leur langue se retournait dans leur
bouche, et ils sentaient sur eux une sueur glaciale
couler, avec leur âme qui s'en allait.
Cependant, ils entrevoyaient à une profondeur in-
finie des rues, des soldats en marche, des balance-
ments de glaives; et le tumulte de la bataille leur
arrivait vaguement, comme le bruit de la mer à des
LE DÉFILÉ DE LA HACHE. 395
naufragés qui meurent dans la mâture d'un navire. Les
Italiotes, plus robustes que les autres, criaient encore;
les Lacédémoniens, se taisant, gardaient leurs pau-
pières fermées; Zarxas, si vigoureux autrefois, pen-
chait comme un roseau brisé! rÉthiopien, près de lui,
avait la tête renversée en arrière par-dessus les bras
de la croix; Autharite, immobile, roulait des yeux; sa
grande chevelure, prise dans une fente de bois, se
tenait droite sur son front, et le râle qu'il poussait
semblait plutôt un rugissement de colère. Quant à
Spendius, un étrange courage lui était venu; mainte-
nant il méprisait la vie, par la certitude qu'il avait d'un
affranchissement presque immédiat et éternel, et il
attendait la mort avec impassibilité.
Au milieu de leur défaillance, quelquefois ils tres-
saillaient à un frôlement de plumes, qui leur passait
contre la bouche. De grandes ailes balançaient des
ombres autour d'eux, des croassements claquaient
dans l'air; et comme la croix de Spendius était la plus
haute, ce fut sur la sienne que le premier vautour
s'abattit. Alors il tourna son visage vers Autharite et
lui dit lentement, avec un indéfinissable sourire:
« — Te rappelles-tu les lions sur la route de Sicca?
« — C'étaient nos frères ! » répondit le Gaulois en
expirant.
Le suffète, pendant ce temps-là, avait ti'oué l'en-
ceinte, et il était parvenu à la citadelle. Sous une
rafale de vent, la fumée tout à coup s'envola, décou-
vrant l'horizon jusqu'aux murailles de Garthage ; il crut
même distinguer des gens qui regardaient sur la plate-
393 SALAMMBO.
forme d'Eschmoùn ; puis, en ramenant ses yeux, il aper-
çut, à gauche, au bord du lac, trente croix démesurées.
Pour les rendre plus effroyables, les Barbares les
avaient construites avec les mâts de leurs tentes atta-
chés bout à bout; et les trente cadavres des anciens
apparaissaient tout en haut dans le ciel. Il y avait sur
leurs poitrines comme des papillons blancs; c'étaient
les barbes des flèches qu'on leur avait tirées d'en bas.
Au faîte de la plus grande, un large ruban d'or
brillait; il pendait sur l'épaule, le bras manquait de ce
côté-là, et Ilamilcar eut de la peine à reconnaître
Ilannon. Ses os spongieux ne tenant pas sous les fiches
de fer, des portions de ses membres s'étaient déta-
chées; — et il ne restait à la croix que d'informes
débris, pareils à ces fragments d'animaux suspendus
contre la porte des chasseurs.
Le suffète n'avait rien pu savoir ; la ville, devant
lui, masquait tout ce qui était au delà, par derrière;
et les capitaines envoyés successivement aux généraux
n'avaient pas reparu. Des fuyards arrivèrent, racontant
la déroute; et l'armée punique s'arrêta. Cette cata-
strophe tombant au milieu de leur victoire les stupé-
fiait. Ils n'entendaient plus les ordres d'Hamilcar.
Màtho en profitait pour continuer ses ravages dans
les Numides.
Le camp d'Hannon bouleversé, il était revenu sur
eux. Les éléphants sortirent. Mais les Mercenaires,
avec des brandons arrachés aux murs, s'avancèrent
par la plaine en agitant des flammes; les grosses bêtes,
effrayées, coururent se précipiter dans le golfe, où
LE DÉFILÉ DE LA HACHE. 397
elles se tuaient les unes les autres en se débattant, et
se noyèrent sous le poids de leurs cuirasses. Déjà
Narr'llavas avait lâché sa cavalerie; tous se jetèrent la
face contre le sol; puis, quand les chevaux furent à
trois pas d'eux, ils bondirent sous leur ventre qu'ils
ouvraient d'un coup de poignard, et lu moitié des
Numides avait péri quand Barca survint.
Les Mercenaires, épuisés, ne pouvaient tenir contre
ses troupes. Ils reculèrent en bon ordre jusqu'à la
montagne des Eaux-Chaudes. Le sufTète eut la pru-
dence de ne pas les poursuivre. 11 se porta vers les
embouchures du Macar.
Tunis lui appartenait; mais elle ne faisait plus qu'un
amoncellement de décombres fumants. Les ruines des-
cendaient par les brèches des murs, jusqu'au milieu
de la plaine ; — tout au fond, entre les bords du golfe,
les cadavres des éléphants, poussés par la brise,
s'entre-choquaient, comme un archipel de rochers
noirs flottant sur l'eau.
Narr'Havas, pour soutenir cette guerre, avait épuisé
ses forêts, pris les jeunes et les vieux, les mâles et
les femelles, et la force militaire de son royaume ne
s'en releva pas. Le peuple, qui les avait vus de loin
périr, en fut désolé ; des hommes se lamentaient dans
les rues en les appelant par leurs noms, comme des
amis défunts: « — Ah! l'Invincible! la Victoire! le Fou-
droyant! l'Hirondelle! » Et même on en parla, le
premier jour, plus que des citoyens morts. Le len-
demain on aperçut les tentes des Mercenaires sur la
montagne des Eaux-Chaudes. Alors le désespoir fut si
39S • SALAMMBO.
profond, que beaucoup de gens, des femmes surtout,
se précipitèrent, la tête en bas, du haut de l'Acropole.
On ignorait les desseins d'Hamilcar. Il vivait seul,
dans sa tenle, n'ayant près de lui qu'un jeune garçon,
et jamais personne ne mangeait avec eux, pas même
Narr'Havas. Cependant il lui témoignait des égards
extraordinaires depuis la défaite d'Hannon ; mais le roi
des Numides avait trop d'intérêt à devenir son fils
pour ne pas s'en méfier.
Cette inertie voilait des manœuvres habiles. Par
toutes sortes d'artifices, Ilamilcar séduisit les chefs
des villages; et les Mercenaires furent chassés, repou-
sés, traqués comme des bêles féroces. Dès qu'ils en-
traient dans un bois, les arbres s'enflammaient autour
d'eux; quand ils bavaient à une source, elle était em-
poisonnée; on murait les cavernes où ils se cachaient
pour dormir. Les populations qui les avaient jusque-là
défendus, leurs anciens complices, maintenant les
poursuivaient; ils reconnaissaient toujours dans ces
bandes des armures carthaginoises.
Plusieurs étaient rongés au visage par des dartres
rouges; cela leur était venu, pensaient-ils, en touchant
Hannon. D'autres s'imaginaient que c'était pour avoir
mangé les poissons de Salammbô ; et, loin de s'en re-
pentir, ils rêvaient des sacrilèges encore plus abomi-
nables, afin que l'abaissement des Dieux puniques
fut plus grand. Ils auraient voulu les exterminer.
Ils se traînèrent ainsi pendant trois mois le long
delà côte orientale, puis derrière la montagne de Sel-
LE DÉFILÉ DE LA HACHE. m)
loiim et jusqu'aux premiers sables du désert. Ils cher-
chaient une place de refuge, n'importe laquelle. Uti-
que et Ilippo-Zaryte seules ne les avaient pas trahis;
mais llamilcar enveloppait ces deux villes. Puis ils
remontèrent dans le nord, au hasard, sans môme
connaître les routes. A force de misères leur tète était
troublée.
Ils n'avaient plus que le sentiment d'une exaspé-
ration qui allait en se développant; et ils se retrouvè-
rent un jour dans les gorges duCobus, encore une fois
devant Carthage!
Alors les engagements se multiphèrent. La fortune
se maintenait égale; mais ils étaient, les uns et les au-
tres, tellement excédés, qu'ils souhaitaient, au lieu de
c-es escarmouches, une grande bataille, pourvu qu'elle
fût bien la dernière.
Mâtho avait envie d'en porter lui-même la propo-
sition au suffète. Un de ses Libyens se dévoua. Tous,
en le voyant partir, étaient convaincus qu'il ne re-
viendrait pas.
Il revint le soir même.
llamilcar acceptait leur défi. On se rencontrerait
le lendemain, au soleil levant, dans la plaine de Rhadès.
Les Mercenaires voulurent savoir s'il n'avait rien
dit de plus; le Libyen ajouta :
« — Comme je restais devant lui, il m'a demandé
ce que j'attendais; j'ai répondu : « — Qu'on me tue! »
Alors il a repris : « — Non! va-t'en! ce sera pour de-
main, avec les autres. »
Cette générosité étonna les Barbares ; quelques-uns
400 SALAMMBO.
en furent terrifiés; Màtho regretta que le parlemen-
taire n'eût pas été tué.
Il lui restait encore trois mille Africains, douze
cents Grecs, quinze cents Campaniens, deux cents
Ibères, quatre cents Étrusques, cinq cents Samnites,
quarante Gaulois et une troupe de Naffur, bandits no-
mades rencontrés dans la région des dattes, en tout,
sept mille deux cent dix-neuf soldats, mais pas un
syntagme complet. Ils avaient bouché les trous de leurs
cuirasses avec des omoplates de quadrupèdes et rem-
placé leurs cothurnes d'airain par des sandales en
chiffons. Des plaques de cuivre ou de fer alourdissaient
leurs vêtements ; leurs cottes de mailles pendaient en
guenilles autour d'eux, et des balafres apparaissaient
comme des fils de pourpre, entre les poils de leurs
bras et de leurs visages.
Les colères de leurs compagnons morts leur reve-
naient à l'àme et multipliaient leur vigueur; ils sen-
taient confusément qu'ils étaient les desservants d'un
dieu épandu dans les cœurs d'opprimés, et comme les
pontifes de la vengeance universelle! Puis la douleur
d'une injustice exorbitante les enrageait, et surtout la
vue de Carthage à l'horizon. Ils firent le serment de
combattre les uns pour les autres jusqu'à la mort.
On tua les bêtes de somme et l'on mangea le plus
possible, afin de se donner des forces; ensuite ils dor-
mirent. Quelques-uns prièrent, tournés vers des cons-
tellations différentes.
Les Carthaginois arrivèrent dans la plaine avant
Lli DtFlLE DE LA ll.VCllli. 401
eux. Ils frottèrent le bord des boucliers avec de l'huile
pour faciliter le glissement des flèches; les fantassins,
qui portaient de longues chevelures, se les coupèrent
sur le front, par prudence; et llamilcar, dès la cin-
quième heure, lit renverser toutes les gamelles, sachant
qu'il est désavantageux de combattre l'estomac trop
plein. Son armée montait à quatorze mille hommes, le
double environ de l'armée barbare. Jamais il n'avait
éprouvé une pareille inquiétude; s'il succombait, c'était
l'anéantissement de la République et il périrait cru-
cifié ; s'il triomphait, au contraire, par les Pyrénées,
les Gaules et les Alpes, il gagnerait l'Italie, et l'empire
des Barca deviendrait éternel. Vingt fois pendant la
nuit il se releva pour surveiller tout lui-même, jusque
dans les détails les plus minimes. Quant aux Carthagi-
nois, ils étaient exaspérés par leur longue épouvante.
Narr'Havas doutait de la fidéhté de ses Numides.
D'ailleurs les Barbares pouvaient les vaincre. Une fai-
blesse étrange l'avait pris; à chaque moment, il bu-
vait de larges coupes d'eau.
Mais un homme qu'il ne connaissait pas ouvrit sa
tente et déposa par terre une couronne de sel gemme,
ornée de dessins hiératiques faits avec du soufre et
des losanges de nacre ; on envoyait quelquefois au
fiancé sa couronne de mariage; c'était une preuve d'a-
mour, une sorte d'invitation.
Cependant la fille d'Hamilcar n'avait point de ten-
dresse pour Narr'Havas.
Le souvenir de Màtho la gênait d'une façon intolé-
rable; il lui semblait que la mort de cet homme dé-
26
4)2 SALAMMBO.
barrasserait sa pensée, comme, pour se guérir de la
blessure des vipères, on les écrase sur la plaie. Le roi
des Numides était dans sa dépendance; il attendait im-
patiemment les noces, et comme elles devaient suivre
la victoire, Salammbô lui faisait ce présent afm d'ex-
citer son courage. Alors ses angoisses disparurent; il
ne songea plus qu'au bonheur de posséder une femme
si belle.
La même vision avait assailli Mâtlio; il la rejeta
tout de suite, et son amour, qu'il refoulait, se répandit
sur ses compagnons d'armes. Il les chérissait comme
' des portions de sa propre personne, de sa haine, —
et il se sentait l'esprit plus haut, les bras plus forts;
tout ce qu'il fallait exécuter lui apparut nettement. Si
parfois des soupirs lui échappaient c'est qu'il pensait
à Spendius.
Il rangea les Barbares sur six rangs égaux. Au mi-
lieu, il étabht les Étrusques, tous attachés par une
chaîne de bronze ; les hommes de trait se tenaient
par derrière, et aux deux ailes il distribua des Naffur,
montés sur des chameaux à poils ras, couverts de
plumes d'autruche.
Le sulîète disposa les Carthaginois dans un ordre
pareil. En dehors de l'infanterie, près des vélites, il
•plaçâtes Clinabares, au delà les Numides; quand le
jour parut, ils étaient les uns et les autres ainsi alignés
face à face. Tous, de loin, se contemplaient avec leurs
grands yeux farouches. Il y eut d'abord une hésitation.
Enfm les deux armées s'ébranlèrent.
Les Barbares s'avançaient lentement, pour ne point
LE DÉFILÉ DE LA IIACIIL. 403
s'essoufller, en battant la terre avec leurs pieds; le cen-
tre de l'armée punique formait une courbe convexe.
Puis un choc terrible éclata, pareil au craquement de
deux flottes qui s'abordent. Le premier rang des Bar-
bares s'était vite entr'ouvert; et les gens de trait, ca-
chés derrière les autres, lançaient leurs balles, leurs
llèches, leurs javelots. Cependant la courbe des Cartha-
ginois peu à peu s'aplatissait, elle devint toute droite,
puis s'infléchit; alors les deux sections des vélites se
rapprochèrent parallèlement, comme les branches d'un
compas qui se referme. Les Barbares, acharnés contre
la phalange, entraient dans sa crevasse ; ils se per-
daient. Màtho les arrêta; et, tandis que les ailes car- *
thaginoises continuaient à s'avancer, il fit écouler
les trois rangs inférieurs de sa ligne ; bientôt ils dé-
bordèrent ses flancs, et son armée apparut sur une
triple longueur.
Mais les Barbares placés aux deux bouts se trou-
vaient les plus faibles, ceux de la gauche surtout, qui
avaient épuisé leurs carquois, et la troupe des vélites,
enfin arrivée contre eux, les entamait largement.
Màtho les tira en arrière. Sa droite contenait des
Campaniens armés de haches ; il la poussa sur la gauche
carthaginoise ; le centre attaquait l'ennemi ; et ceux de
l'autre extrémité, hors de péril, tenaient les vélites en
respect.
Alors Hamilcar divisa ses cavahers par escadrons,
mit entre eux des hoplites, et il les lâcha sur les Mer-
cenaires.
Ces masses en forme de cône présentaient un front
404 SALAMMBO.
de chevaux, et leurs parois plus larges se hérissaient
toutes remplies de lances. Il était impossible aux Bar-
bares de résister; seuls, les fantassins grecs avaient
des armures d'airain; tous les autres, des coutelas au
bout d'une perche, des faux prises dans les métairies,
des glaives fabriqués avec la jante d'une roue; les
lames trop molles se tordaient en frappant, et pen-
dant qu'ils étaient à les redresser sous leurs talons,
les Carthaginois, de droite et de gauche, les massa-
craient commodément.
Les Étrusques, rivés à leur chaîne, ne bougeaient
pas; ceux qui étaient morts, ne pouvant tomber, fai-
saient obstacle avec leurs cadavres ; et cette grosse
hgne de bronze tour à tour s'écartait et se resserrait,
souple comme un serpent, inébranlable comme un
mur. Les Barbares venaient se reformer derrière elle,
haletaient une minute; — puis ils repartaient, avec
les tronçons de leurs armes à la main.
Beaucoup déjà n'en avaient plus, et ils sautaient
sur les Carthaginois qu'ils mordaient au visage comme
des chiens. Les Gaulois, par orgueil, se dépouillèrent
de leurs sayons; ils montraient de loin leurs grands
corps tout blancs; pour épouvanter l'ennemi, ils élar-
gissaient leurs blessures. Au miheu des syntagmes pu-
niques on n'entendait plus la voix du crieur annon-
çant les ordres ; les étendards au-dessus de la poussière
répétaient leurs signaux, et chacun allait, emporté
dans l'oscillation de la grande masse qui l'entourait.
Hamilcar commanda aux Numides d'avancer. Mais
les Nafl'ur se précipitèrent à leur rencontre.
LE DÉFILÉ DK LA HACHE. 405
Habillés de vastes robes noires avec une houppe
de cheveux au sommet du crâne et un bouclier en cuir
de rhinocéros, ils manœuvraient un fer sans manche
retenu par une corde ; et leurs chameaux, tout hérissés
de plumes, poussaient de longs gloussements rauques.
Les lames tombaient à des places précises, puis re-
montaient d'un coup sec, avec un membre après elles.
Les bêtes furieuses galopaient à travers les syntagmes.
Quelques-unes, dont les jambes étaient rompues, al-
laient en sautillant, comme des autruches blessées.
L'infanterie punique tout entière revint sur les
Barbares ; elle les coupa. Leurs manipules tour-
noyaient, espacées les unes des autres. Les armes des
Carthaginois plus brillantes les encerclaient comme
des couronnes d'or; un fourmillement s'agitait au mi-
lieu; et le soleil, frappant dessus, mettait aux pointes
des glaives des lueurs blanches qui voltigeaient. Ce-
pendant des files de Clinabares restaient étendues
sur la plaine; des Mercenaires arrachaient leurs ar-
mures, s'en revêtaient, puis ils retournaient au com-
bat. Les Carthaginois, trompés, plusieurs fois s'enga-
gèrent au milieu d'eux ! Une hébétude les immobilisait,
ou bien ils refluaient, et de triomphantes clameurs
s'élevant au loiu avaient l'air de les pousser comme
des épaves dans une tempête. Hamilcar se désespérait ;
tout allait périr sous le génie de Mâtho et l'invincible
courage des Mercenaires!
Mais un large bruit de tambourins éclata dans l'ho-
rizon. C'était une foule, des vieillards, des malades,
des enfants de quinze ans et même des femmes qui,
406 SALAMMBO.
ne résistant plus à leur angoisse, étaient partis de
Cartilage ; et, pour se mettre sous la protection d'une
chose formidable, ils avaient pris, chez Hamilcar, le
seul éléphant que possédât maintenant la République,
celui dont la trompe était coupée.
Alors il sembla aux Carthaginois que la patrie,
abandonnant ses murailles, venait leur commander de
mourir pour elle. Un redoublement de fureur les sai-
sit, et les Numides entraînèrent tous les autres.
Les Barbares, au milieu de la plaine, s'étaient ados-
sés contre un monticule. Ils n'avaient aucune chance
de vaincre, pas même de survivre; mais c'étaient les
meilleurs, les plus intrépides et les plus forts.
Les gens de Carthage se mirent à envoyer, par-
dessus les Numides, des broches, des lardoires, des
marteaux; ceux do;it les consuls avaient eu peur mou-
raient sous des bâtons lancés par des femmes ; la po-
pulace punique exterminait les Mercenaires.
Ils s'étaient réfugiés sur le haut de la colline. Leur
cercle, à chaque brèche nouvelle, se refermait; deux
fois il descendit, une secousse le repoussait aussitôt;
et les Carthaginois, pêle-mêle, étendaient les bras; ils
allongeaient leurs piques entre les jambes de leurs
compagnons et fouillaient, au hasard, devant eux. Ils
glissaient dans le sang ; la pente du terrain trop rapide
faisait rouler en bas les cadavres. L'éléphant, qui tâ-
chait de gravir le monticule, en avait jusqu'au ventre ;
on aurait dit qu'il s'étalait dessus avec délices, — et
sa trompe, écourtée, large du bout, de temps à autre
se levait, comme une énorme sangsue.
LE DÉFILÉ DR LA HACIIL. 407
Tous s'arrêtèrent. Les Carthaginois, en grinçant
des dents, contemplaient le haut de la colline, où les
Barbares se tenaient debout; enfin, ils s'élancèrent
brusquement, et la mêlée recommença.
Souvent les Mercenaires les laissaient approcher en
leur criant qu'ils voulaient se rendre ; puis, avec un
ricanement effroyable, d'un coup, ils se tuaient; et à
mesure que les morts tombaient, les autres pour se
défendre montaient dessus. C'était comme une pyra-
mide, qui peu à peu grandissait.
Bientôt ils ne furent que cinquante, puis que
vingt, que trois et que deux seulement, un Sam-
nite armé d'une hache, et Màtho qui avait encore son
épée.
Le Samnite, courbé sur les jarrets, poussait alter-
nativement sa hache de droite et de gauche, en aver-
tissant Màtho des coups qu'on lui portait. « — Maître,
par-ci! parla! baisse-toi! »
Màtho avait perdu ses épaulières, son casque, sa
cuirasse; il était complètement nu, — plus livide que
les morts, les cheveux tout droits, avec deux plaques
d'écume aux coins des lèvres; et son épée tournoyait
si rapidement, qu'elle faisait une auréole autour de
lui. Une pierre la brisa près de la garde ; le Samnite
était tué et le flot des Carthaginois se resserrait; ils le
touchaient. Alors il leva vers le ciel ses deux mains
vides, puis il ferma les yeux, — et ouvrant les bras,
comme un homme du haut d'un promontoire qui se
jette à la mer, il se lança dans les piques.
Elles s'écartèrent devant lui. Plusieurs fois il courut
408 SALAMMBO.
contre les Carthaginois. Mais toujours ils reculaient,
en détournant leurs armes.
Son pied heurta un glaive. Màtho voulut le saisir.
Il se sentit lié par les poings et les genoux, et il
tomba.
C'était Narr'Havas qui le suivait depuis quelque
temps, pas à pas, avec un de ces larges filets à prendre
les bêtes farouches; profitant du moment qu'il se bais-
sait, il l'en avait enveloppé.
On l'attacha sur l'éléphant, les quatre membres en
croix; et tous ceux qui n'étaient pas blessés, l'escor-
tant, se précipitèrent à grand tumulte vers Carthage.
La nouvelle de la victoire y était parvenue, chose
inexplicable, dès la troisième heure de la nuit; la
clepsydre de Khamon avait versé la cinquième comme
ils arrivaient à Malqua; alors Màtho ouvrit les yeux. Il
y avait tant de lumières sur les maisons que la ville
paraissait tout en flammes.
Une immense clameur venait à lui, vaguement; et,
couché sur le dos, il regardait les étoiles.
Une porte se referma, et des ténèbres l'envelop-
pèrent.
Le lendemain, à la même heure, le dernier des
hommes restés dans le défilé de la Hache expirait.
Le jour que leurs compagnons étaient partis, des
Zuaèçes qui s'en retournaient avaient fait ébouler les
roches, et ils les avaient nourris quelque temps.
Les Barbares s'attendaient toujours à revoir Màtho;
— et ils ne voulaient point quitter la montagne par
LE DÉFILÉ DE LA HACHE. 409
découragement, par langueur, par cette obstination
des malades qui se refusent à changer de place ; enfin
les provisions épuisées, les Zuaôces s'en allèrent. On
savait qu'ils n'étaient plus que treize cents à peine, et
l'on n'eut pas besoin, pour en finir, d'employer des
soldats.
Les botes féroces, les lions surtout, depuis trois ans
que la guerre durait, s'étaient multipliés. Narr'Havas
avait fait une grande battue ; puis courant sur eux,
après avoir attaché des chèvres de distance en dis-
tance, il les avait poussés vers le défilé de la Hache ;
— et tous maintenant y vivaient, quand arriva l'homme
envoyé par les anciens pour savoir ce qui restait des
Barbares.
Sur l'étendue de la plaine, des lions et des cadavres
étaient couchés, et les morts se confondaient avec des
vêtements et des armures. A presque tous, le visage
ou bien un bras manquait ; quelques-uns paraissaient
intacts encore ; d'autres étaient desséchés complète-
ment et des crânes poudreux emplissaient des casques ;
des pieds qui n'avaient plus de chair sortaient tout
droits des cnémides, des squelettes gardaient leurs
manteaux; des ossements, nettoyés par le soleil, fai-
saient des taches luisantes au milieu du sable.
Les lions reposaient la poitrine contre le sol et les
deux pattes allongées, tout en clignant leurs paupières
sous l'éclat du jour, exagéré par la réverbération des
roches blanches. D'autres, assis sur leur croupe, regar-
daient fixement devant eux, ou bien, à demi perdus
dans leurs grosses crinières, ils dormaient roulés en
410 SALAMMBO.
boule, et tous avaient l'air repus, las, ennuyés. Ils
étaient immobiles comme la montagne et les mort?.
La nuit descendait ; de larges bandes rouges rayaient
le ciel à l'occident.
Dans un de ces amas qui bosselaient irrégulière-
ment la plaine, quelque chose de plus vague qu'un
spectre se leva. Alors un des lions se mit à marcher,
découpant avec sa forme monstrueuse une ombre
noire sur le fond du ciel pourpre ; — quand il fut près
de riiomme, il le renversa d'un seul coup de patte.
Puis, étalé dessus à plat ventre, du bout de ses
crocs, lentement, il étirait les entrailles.
Ensuite il ouvrit sa gueule toute grande, et durant
quelques minutes il poussa un long rugissement, que
les échos de la montagne répétèrent, et qui se perdit
enfin dans la solitude.
Tout à coup, de petits graviers roulèrent d'en haut.
On entendit un frôlement de pas rapides ; — et du
côté de la herse, du côté de la gorge, des museaux
pointus, des oreilles droites parurent ; des prunelles
fauves brillaient. C'étaient les chacals arrivant pour
manger les restes.
Le Carthaginois, qui regardait penché au haut du
précipice, s'en retourna.
M AT 110. 411
XV
.M AT HO
Cartilage était en joie, — une joie profonde, uni-
verselle, démesurée, frénétique ; on avait bouché les
trous des ruines, repeint les statues des Dieux, des
branches de myrte parsemaient les rues, au coin des
carrefours l'encens fumait, et la multitude sur les ter-
rasses faisait avec ses vêtements bigarrés comme des
tas de fleurs qui s'épanouissaient dans l'air.
Le continuel glapissement des voix était dominé
par le cri des porteurs d'eau arrosant les dalles ; des
esclaves d'Hamilcar offraient, en son nom, de l'orge
grillée et des morceaux de viande crue; on s'abordait;
on s'embrassait en pleurant ; les villes tyriennes étaient
prises , les Nomades dispersés , tous les Barbares
anéantis. L'Acropole disparaissait sous des velariums
de couleurs; les éperons des trirèmes, alignés en de-
hors du môle, resplendissaient comme une digue de
diamants ; partout on sentait l'ordre rétabli, une exis-
tence nouvelle qui recommençait, un vaste bonheur
épandu : c'était le jour du mariage de Salammbô avec
le roi des Numides.
Sur la terrasse du temple de Kliamon, de gigan-
412 SALAM3IB0.
tesqiies orfèvreries chargeaient trois longues tables où
allaient s'asseoir les prêtres, les anciens et les piches,
et il y en avait une quatrième plus haute, pour Ilamil-
car, pour Narr'Havas et pour elle; car Salammbô par
la restitution du voile ayant sauvé la patrie, le peuple
faisait de ses noces une réjouissance nationale, et en
bas, sur la place, il attendait qu'elle parût.
Un autre désir plus acre, irritait son impatience :
la mort de Mâtho était promise pour la cérémonie.
On avait proposé d'abord de l'écorcher vif, de lui
couler du plomb dans les entrailles, de le faire mourir
de faim; on l'attacherait contre un arbre, et un singe,
derrière lui, le frapperait sur la tête avec une pierre;
il avait oiTensé Tanit, les cynocéphales de Tanit la ven-
geraient. D'autres étaient d'avis qu'on le promenât sur
un dromadaire, après lui avoir passé en plusieurs en-
droits du corps des mèches de lin trempées d'huile ;
— et ils se plaisaient à l'idée du grand animal vaga-
bondant par les rues avec cet homme qui se tordrait
sous les feux comme un candélabre agité par le vent.
Mais quels citoyens seraient chargés de son sup-
plice et pourquoi en frustrer les autres? On aurait
voulu un genre de mort où la ville entière participât,
et que toutes les mains, toutes les armes, toutes les
choses carthaginoises, et que jusqu'aux dalles des
rues et aux flots du golfe pussent le déchirer, l'écra-
ser, l'anéantir. Donc les anciens décidèrent qu'il irait
de sa prison à la place de Khamon, sans aucune escorte,
les bras attachés dans le dos; et il était défendu de le
frapper au cœur pour le faire vivre plus longtemps,
M AT 110. 413
de lui crever les yeux, afui qu'il put voir jusqu'au bout
sa torture, de rien lancer contre sa personne et de
porter sur elle plus de trois doigts d'un seul coup.
Bien qu'il ne dût paraître qu'à la fin du jour, quel-
quefois on croyait l'apercevoir, et la foule se précipi-
tait vers l'Acropole, les rues se vidaient, puis elle reve-
nait avec un long murmure. Des gens, depuis la veille,
se tenaient debout à la même place, et de loin ils s'in-
terpellaient en se montrant leurs ongles, qu'ils avaient
laissé croître pour les enfoncer mieux dans sa chair.
D'autres se promenaient agités; quelques-uns étaient
pâles comme s'ils avaient attendu leur propre exécution.
Tout à coup, derrière les Mappales, de hauts éven-
tails de plumes se levèrent au-dessus des têtes. C'était
Salammbô qui sortait de son palais; mi soupir d'allé-
gement s'exhala.
Mais le cortège fut longtemps à venir; il marchait
pas à pas.
D'abord défilèrent les prêtres des Patseques, puis
ceux d'Eschmoûn, ceux de Melkarth et tous les autres
collèges successivement, avec les mêmes insignes et
dans le même ordre qu'ils avaient observé lors du sacri-
fice. Les pontifes de Moloch passèrent le front baissé;
et la multitude, par mie espèce de remords, s'écartait
d'eux. Mais les prêtres de la Rabbetna s'avançaient d'un
pas fier, avec des lyres à la main; les prêtresses les
suivaient dans des robes transparentes de couleur jaune
ou noire, en poussant des cris d'oiseau, en se tordant
comme des vipères; ou bien au son des flûtes, elles
tournaient pour imiter la danse des étoiles, et leurs
4U SALAMMBO.
vêtements légers envoyaient dans les rues des boiilïees
de senteurs molles. On applaudissait parmi ces femmes
les Kedeschim aux paupières peintes, symbolisant l'her-
maphrodisme de la Divinité; et parfumés et vêtu'^
comme elles, ils leur ressemblaient malgré leurs seins
plats et leurs hanches plus étroites. D'ailleurs le prin-
cipe femelle, ce jour-là, dominait, confondait tout; une
lasciveté mystique circulait dans l'air pesant; déjà les
flambeaux, s'allumaient au fond des bois sacrés; il
devait y avoir pendant la nuit une grande prostitution;
trois vaisseaux avaient amené de la Sicile des courti-
sanes et il en était venu du désert.
Les collèges, à mesure qu'ils arrivaient, se ran-
geaient dans les cours du temple, sur les galeries exté-
rieures et le long des doubles escaliers qui montaient
contre les murailles, en se rapprochant par le haut.
Des files de robes blanches apparaissaient entre les
colonnades, et l'architecture se peuplait de statues
humaines, — immobiles comme les statues de pierre.
Puis survinrent les maîtres des finances, les gou-
verneurs des provinces et tous les riches. Il se fit en
bas un large tumulte. Des rues avoisinantes la foule
se dégorgeait, des hiérodoules la repoussaient à coups
de bâton ; et au milieu des anciens , couronnés de
tiares d'or, sur une litière que surmontait un dais de
pourpre, on aperçut Salammbô.
Alors s'éleva un immense cri; les cymbales et les
crotales sonnèrent plus fort, les tambourins tonnaient,
et le grand dais de pourpre s'enfonça entre les deux
pylônes.
MAT 110. ilo
Il reparut au premier étage. Salammbô marchait
dessous, lentement; puis elle traversa la terrasse pour
aller s'asseoir au fond, sur une espèce de trône taillé
dans une carapace de tortue. On lui avança sous les
pieds un escabeau d'ivoire à trois marches ; au bord de
la première, deux enfants nègres se tenaient à genoux,
et quelquefois elle appuyait sur leur tète ses deux bras,
chargés d'anneaux trop lourds.
Des chevilles aux hanches, elle était prise dans un
réseau de mailles étroites imitant les écailles d'un
poisson et qui luisaient comme de la nacre; une zone
toute bleue serrant sa taille laissait voir ses deux seins,
par deux échancrures en forme de crois'sant; des pen-
deloques d'escarboucles en cachaient les pointes. Elle
avait une coiffure faite avec des plumes de paon étoi-
lées de pierreries; un large manteau, blanc comme
de la neige, retombait derrière elle, — et les coudes
au corps, les genoux serrés, avec des cercles de dia-
mants au haut des bras, elle restait toute droite dans
une attitude hiératique.
Sur deux sièges plus bas étaient son père et son
époux; Narr'Havas, habillé d'une simarre blonde, por-
tait sa couronne de sel gemme d'où s'échappaient deux
tresses de cheveux, tordues comme des cornes d'Am-
mon ; et Hamilcar, en tunique violette brochée de pam-
pres d'or, gardait à son flanc un glaive de bataille.
Dans l'espace que les tables enfermaient, le python
du temple d'Eschmoùn, couché par terre, entre des
flaques d'huile rose, décrivait en se mordant la queue
un grand cercle noir. Il y avait au milieu du cercle une
416 SALAMMBO.
colonne de cuivre supportant un œuf de cristal; comme
le soleil frappait dessus, des rayons de tous les côtés
en partaient.
Derrière Salammbô se développaient les prêtres de
Tanit en robe de lin; les anciens, à sa droite, for-
maient, avec leur tiare, une grande ligne d'or, et, de
l'autre côté, les riches, avec leurs sceptres d'émeraude,
une grande ligne verte, — tandis que, tout au fond, où
étaient rangés les prêtres de Moloch, on aurait dit, à
cause de leurs manteaux, une muraille de pourpre.
Les autres collèges occupaient les terrasses inférieures.
La multitude encombrait les rues. Elle remontait sur
les maisons et allait, par longues files, jusqu'au haut
de l'Acropole. iVyant ainsi le peuple à ses pieds, le
firmament sur la tête, autour, d'elle l'immensité de la
mer, le golfe, les montagnes et les perspectives des
provinces, Salammbô resplendissante se confondait
avec Tanit et semblait le génie même de Garthage,
son âme corporifiée.
Le festin devait durer toute la nuit, et des lampa-
daires à plusieurs branches étaient plantés, comme des
arbres, sur les tapis de laine peinte qui enveloppaient
les tables basses. De grandes buires d'électrum, des
amphores de verre bleu, des cuillères d'écaillé et des
petits pains ronds se pressaient dans la double série
des assiettes à bordure de perles; des grappes de rai-
sin avec leurs feuilles étaient enroulées comme des
thyrses à des ceps d'ivoire; des blocs de neige se fon-
daient sur des plateaux d'ébène, et des limons, des
grenades, des courges et des pastèques faisaient des
MATHO. 417
monticules sous les hautes argenteries; des sangliers,
la gueule ouverte, se vautraient dans la poussière des
épiées; des lièvres, couverts de leurs poils, parais-
saient bondir entre les fleurs; des viandes composées
emplissaient des coquilles; les pâtisseries avaient des
formes symboliques ; quand on retirait les cloches des
plats, il s'envolait des colombes.
Cependant les esclaves, la tunique retroussée, cir-
culaient sur la pointe des orteils; de temps à autre,
les lyres sonnaient un hymne, ou bien un chœur de
voix s'élevait. La rumeur du peuple, continue comme
le bruit de la mer, flottait vaguement autour du festin
et semblait le bercer dans une harmonie plus large;
quelques-uns se rappelaient le banquet des Merce-
naires; on s'abandonnait à des rêves de bonheur; le
soleil commençait à descendre, et le croissant de la
lune se levait déjà dans l'autre partie du ciel.
Mais Salammbô, comme si quelqu'un l'eût appelée,
tourna la tète; le peuple, qui la regardait, suivit la di-
rection de ses yeux.
Au sommet de l'Acropole, la porte du cachot, taillé
dans le roc au pied du temple, venait de s'ouvrir; et,
dans ce trou noir, un homme sur le seuil était debout.
Il en sortit courbé en deux, avec l'air effaré des
bêtes fauves quand on les rend libres tout à coup.
La lumière l'éblouissait ; il resta quelque temps
immobile. Tous l'avaient reconnu, et ils retenaient
leur haleine.
Le corps de cette victime était pour eux une chose
particulière et décorée d'une splendeur presque reli-
27
418 SALAMMBO.
gieuse. Ils se penchaient pour le voir, les femmes sur-,
tout. Elles brûlaient de contempler celui qui avait fait
mourir leurs enfants et leurs époux; et du fond de
leur âme, malgré elles, surgissait une infâme curio-
sité, — le désir de le connaître complètement, envie
mêlée de remords et qui se tournait en un surcroît
d'exécration.
Enfin il s'avança; l'étourdissement de la surprise
s'évanouit. Quantité de bras se levèrent, et on ne le
vit plus.
L'escalier de l'Acropole avait soixante marches. Il
les descendit comme s'il eût roulé dans un torrent, du
haut d'une montagne; trois fois on l'aperçut qui bon-
dissait, puis en bas, il retomba sur les deux talons.
Ses épaules saignaient, sa poitrine haletait à lar-
ges secousses ; et il faisait pour rompre ses liens de
tels efforts que ses bras croisés sur ses reins nus se
gonflaient comme des tronçons de serpent.
De l'endroit où il se trouvait, plusieurs rues par-
taient devant lui. Dans chacune d'elles un triple rang
de chaînes en bronze, fixées au nombril des Dieux
Pataeques, s'étendait d'un bout à l'autre parallèlement;
la foule était tassée contre les maisons, et, au miheu,
des serviteurs des anciens se promenaient en bran-
dissant des lanières.
Un d'eux le poussa en avant, d'un grand coup ;
Mâtho se mit à marcher.
Ils allongeaient leurs bras par-dessus les chaînes,
en criant qu'on lui avait laissé le chemin trop large ;
et il allait, palpé, piqué, déchiqueté par tous ces doigts ;
MAT HO. 419
lorsqu'il était au bout d'une rue, une autre apparais-
sait; plusieurs fois il se jeta de côté pour les mordre;
on s'écartait bien vite, les chaînes le retenaient, et la
foule éclatait de rire.
Un enfant lui déchira l'oreille; une jeune 'fdle,
dissimulant sous sa manche la pointe d'un fuseau,
lui fendit la joue ; on lui enlevait des poignées de
cheveux, des lambeaux de chair; d'autres, avec des
bâtons où tenaient des éponges imbibées d'immon-
dices, lui tamponnaient le visage. Du côté droit de sa
gorge, un flot de sang jaillit ; g^ussitôt le délire com-
mença. Ce dernier des Barbares leur représentait tous
les Barbares, toute l'armée; ils se vengeaient sur lui de
leurs désastres, de leurs terreurs, de leurs opprobres.
La rage du peuple se développait en s'assouvissant ;
les chaînes trop tendues se courbaient, allaient se
rompre ; ils ne sentaient pas les coups des esclaves
frappant sur eux pour les refouler ; d'autres se cram-
ponnaient aux saillies des maisons ; toutes les ouver-
tures dans les murailles étaient bouchées par des têtes;
et le mal qu'ils ne pouvaient lui faire, ils le hurlaient.
C'étaient des injures atroces, immondes, avec des
encouragements ironiques et des imprécations; et
comme ils n'avaient pas assez de sa douleur présente,
ils lui en annonçaient d'autres plus terribles encore
pour l'éternité.
Ce vaste aboiement emplissait Carthage, avec une
continuité stupide. Souvent une seule syllabe — une
intonation rauque, profonde, frénétique — était ré-
pétée durant quelques minutes par le peuple entier.
420 . SALAMMBO.
De la base au sommet les murs en vibraient, et les
deux parois de la rue semblaient à Màtho venir contre
lui et l'enlever du sol, comme deux bras immenses qui
l'étouffaient dans l'air.
Cependant il se souvenaitd'avoir, autrefois, éprouvé
quelque chose de pareil. C'était la même foule sur les
terrasses, les mêmes regards, la même colère ; mais
alors il marchait libre, tous s'écartaient, un dieu le
recouvrait ; — et ce souvenir, peu à peu se précisant,
lui apportait une tristesse écrasante. Des ombres pas-
saient devant ses yeux ; la ville tourbillonnait dans sa
tête, son sang ruisselait par une blessure de sa han-
che, il se sentait mourir; ses jarrets plièrent, et il s'af-
faissa tout doucement, sur les dalles.
Quelqu'un alla prendre, au péristyle du temple de
Melkarlli, la barre d'un trépied rougie par des char-
bons, et, la glissant sous la première chaîne, il l'appuya
contre sa plaie. On vit la chair fumer; les huées du
peuple étouffèrent sa voix; il était debout.
Six pas plus loin, et une troisième, une quatrième
fois encore il tomba; toujours un supplice nouveau le
relevait. On lui envoyait avec des tubes des gouttelettes
d'huile bouillante ; on sema sous ses pas des tessons de
verre; il continuait à marcher. Au coin de la rue de
Sateb, il s'accota sous l'auvent d'une boutique, le dos
contre la muraille, et n'avança plus.
Les esclaves du Conseil le frappèrent avec leurs
fouets en cuir d'hippopotame, si furieusement et pen-
dant si longtemps que les franges de leur tunique
étaient trempées de sueur. Mâtho paraissait insensible ;
.MATIJO. 421
tout à coup, il prit son élan , et il se mit à courir au
hasard, en faisant avec ses lèvres le bruit des gens qui
grelottent par un grand froid. 11 enlila la rue de Bou-
dés, la rue de Sœpo, traversa le Marché aux herbes et
arriva sur la place de Khamon.
11 appartenait aux prêtres maintenant ; les esclaves
venaient d'écarter la foule; il y avait plus d'espace.
Màtho regarda autour de lui, et ses yeux rencontrèrent
Salammbô.
Dès le premier pas qu'il avait fait, elle s'était levée;
puis involontairement, à mesure qu'il se rapprochait,
elle s'était avancée peu à peu jusqu'au bord de la ter-
rasse; et bientôt, toutes les choses extérieures s'ef-
façant, elle n'avait aperçu que Màtho. Un silence
s'était fait dans son àme, — un de ces abîmes où le
monde entier disparaît sous la pression d'une pensée
unique, d'un souvenir, d'un regard. Cet homme qui
marchait vers elle l'attirait.
Il n'avait plus, sauf les yeux, d'apparence humaine ;
c'était une longue forme complètement rouge; ses liens
rompus pendaient le long de ses cuisses, mais on ne
les distinguait pas des tendons de ses poignets tout dé-
nudés ; sa bouche restait grande ouverte ; de ses or-
bites sortaient deux flammes qui avaient l'air de mon-
ter jusqu'à ses cheveux; — et le misérable marchait
toujours !
11 arriva juste au pied de la terrasse. Salammbô
était penchée sur la balustrade; ces effroyables pru-
nelles la contemplaient, et la conscience lui surgit de
tout ce qu'il avait souffert pour elle. Bien qu'il agoni-
422 SALAMMBO.
sàt, elle le revoyait dans sa tente, à genoux, lui en-
tourant la taille de ses bras, balbutiant des paroles
douces; elle avait soif de les sentir encore, de les en-
tendre ; elle allait crier. Il s'abattit à la renverse et ne
bougea plus.
Salammbô, presque évanouie, fut reportée sur son
trône par les prêtres s'empressant autour d'elle. Ils la
félicitaient; c'était son œuvre. Tous battaient des
mains et trépignaient, en hurlant son nom.
Un homme s'élança sur le cadavre. Bien qu'il fût
sans barbe, il avait à l'épaule le manteau des prêtres
de Moloch, et à la ceinture l'espèce de couteau leur
servant à dépecer les viandes sacrées et que terminait,
au bout du manche, une spatule d'or. D'un seul coup
il fendit la poitrine de Màtho, puis en arracha le cœur,
le posa sur la cuillère ; et Schahabarim, levant son bras,
l'offrit au soleil.
Le soleil s'abaissait derrière les flots ; ses rayons
arrivaient comme de longues flèches sur le cœur tout
rouge. L'astre s'enfonçait dans la mer à mesure que
les battements diminuaient; à la dernière palpitation,
il disparut.
Alors, depuis le golfe jusqu'à la lagune et de
l'isthme jusqu'au phare, dans toutes les rues, sur toutes
les maisons et sur tous les temples, ce fut un seul
cri ; quelquefois il s'arrêtait, puis recommençait ; les
édifices en tremblaient ; Carthage était comme con-
vulsée dans le spasme d'une joie titanique et d'un
espoir sans bornes.
Narr'Havas, enivré d'orgueil, passa son bras gauche
M A T II 0 . 423
SOUS la taille de Salammbô, en signe de possession ; el,
de la droite, prenant nne patère d'or, il but au génie
de Carthage.
Salammbô se leva comme son époux , avec une
coupe à la main, afin de boire aussi. Elle retomba, la
tète en arrière, par-dessus le dossier du trône, blême,
raidie, les lèvres ouvertes, — et ses cheveux dénoués
pendaient jusqu'à terre.
Ainsi mourut la fille d'Hamilcar pour avoir touché
au manteau de Tanit.
UN.
GLOSSAIRE ALPHABÉTIQUE
DE S :\IOTS PEU CONNUS
CITKS DANS L'OUVRAGE
.Egates (îles). — Ilots situés à la
pointe occidentale de la Sicile, en
face de la ville de Drejjanum. C'est
là que le consul Lutatius battit la
flotte carthaginoise et conclut le
traité qui mit fin à la première
guerre punique, l'an 512 de Rome
(241 av. J.-C).
AtÈTiis. — Héros espagnol, inventeur
des mines d'argent. Il y avait, au-
près de Cartliagène, un tumulus
portant son nom.
Alglmin. — (Algumin ou Almugin)
corail (?) ou bois précieux de tein-
ture rouge, venant d'Ophir.
Anaîtis. — Déesse lunaire, infernale
et guerrière que les Assyriens
adoraient sous ce nom comme
l'épouse d'Anou (le Ciel).
Annaba. — Actuellement Bone, en
Algérie.
Apaka oc Aphaka. — Dans le Li-
ban; c'est là qu'Adonis a été tué
par le sanglier et qu'il est pleuré
par la déesse.
AsTARTÉ. — Nom phénicien Asto-
reth, modernisé.
AsTORETii. — Nom phénicien de la
déesse Tanit. Nous en avons fait
Astarté dans la prononciation mo-
derne.
Atarantes. — Peuple nomade de
l'ancienne Afrique, voisin des Ga-
ramantes, dans la Libye inté-
rieure.
Athaba. — Probablement une cor-
ruption de Athor, la déesse égyp-
tienne en qui les Grecs ont cru
reconnaître leur Vénus Aphrodite,
et qui semble une forme secon-
daire et ténébreuse de la grande
Isis.
426
GLOSSAIRE ALPHABÉTIQUE.
Baalet. — Signifie : Maîtresse.
Baccaris. — Plante dont on se ser-
vait dans les enchantements.
Bdellilaî. — Gomme-résine.
Beka. — Monnaie israélite qui équi-
valait à l;'2 sicle, c'est-à-dire à
7>:^08<=.
Bématistes. — .\rpenteursgéomi'tres.
BÉsoARS. — (Bézoard, vieille forme
française du mot persan Padzehr),
pierres passant pour antidotes.
Bysscs. — Tissu très précieux qu'on
faisait avec des touffes de fila-
ments sortant de certaines co-
quilles bivalves.
Cab. — Mesure pour les matières
sèches (Bible).
Calcédoines. — Variété d'agates.
Callaîs. — Pierre précieuse, d'une
couleur vert de mer, tirée du Cau-
case.
Canthare. — Vase à boire en po-
terie, d'origine grecque, muni
ordinairement de deux anses.
Cassitérides. — Nom donné par les
anciens aux îles Sorlingues (en
anglais, Scjily), groupe d'îlots et
de rochers situé à l'extrémité oc-
cidentale du comté de Cor-
nouailles.
Chabar. — La planète Vénus.
Clinabares. — Files de soldats ou
cavaliers couverts d'un tissu de
mailles d'acier si déliées et si
flexibles que toute l'enveloppe de
métal adhérait exactement au
corps, sans gêner les mouvements.
CouFFES. — Sorte de corbeilles ou
cabas d'cmballaire.
Derceto. — Déesse femelle de Da-
gon, l'une des nombreuses divi-
nités des Philistins qui la repré-
sentaient aussi avec une tète
humaine et un corps de poisson.
DiLOCHiE. — Division militaire qui
comprenait 32 hommes en 2 files
el en 16 rangs.
Drepamm. — Ancienne ville de la
Sicile, sur la côte occidentale, où
les Romains furent défaits par
les Carthaginois.
E
Electrim. — Alliage de trois par-
ties d'or et d'une d'argent, dont
on fabriquait les coupes propres
à déceler le poison.
GLOSSAIRE A L i' Il A B É r I Q U E
427
EussA. — Nom idicnicion de Ditlon.
Eloul. — Mois de septembre.
Ersiphqnie. — En hébreu (terre du
Nord) relativement à la Sicile, à
l'Afrique, à la Ligurie, etc.
Eryx. — Ville de la Sicile ancienne,
près de la montagne du môme
nom. — Quartier général d'Ha-
milcar Barca, pendant les quatre
dorniores années de la première
guerre punique.
EscinioiN. — Le huitième dieu pla-
nétaire, que les Grecs ont con-
fondu avec Esculape; était très
honoré en Phénicie et à Cartliago,
si l'on en juge par la quantité de
noms propres dans la formation
desquels il entre.
Ezio.\GABER. — (Ezien-Guéber, l'é-
pine dorsale du géant), cap sur
la mer Rouge.
FiLiPENDi'LE. — Plante de la famille
des rosacées, dont la racine et
les feuilles ont une vertu cura-
tive.
Gadès. — Ancienne ville de la Bétique
(partie méridionale de l'ancienne
Espagne), actuellement Cadix.
Gagates. — Nom donné par les an-
ciens à une pierre noire que l'on
croit être le jais.
Galbanlm. — Gomme-résine très
anciennement connue et employée
comme aromate.
Gar.vmames. — Ancien peuple d'A-
frique, dans la Libye intérieure.
Garlm. — Espèce de saumure qui
se préparait avec des intestins et
des débris de poissons.
Hadruhète. — Ancienne ville d'A-
frique, au S.-E. de Carthage; ac-
tuellement Souse, en Tunisie.
Harolsch-noir. — Chaîne de mon-
tagnes de l'Afrique septentrionale.
Hf.catompïle (Aux cent portes). —
Ancienne ville de l'Asie, dans
l'Hyrcanie.
Hoplites. — Fantassins de l'armée
grecque, pesamment armés.
i28
GLOSSAIRE ALPHABÉTIQUE.
Kabvres (forts). — Dieux plané-
taires phéniciens, au nombre de
sept, au\quels plus tard on ajouta
un huitit'me, Eschnioun.
Khamo.n (Baai-Kliamon;. — Dieu
mâle de Tanit. La force bienfai-
sante du Soleil.
Kesitah.
valant
mud).
- Sorte de monnaie
sicles (Bible et Tal-
KiCAR. — Monnaie Israélite qui
avait la valeur de 3,000 sicles,
c'est-à-dire de 4'2 kilogrammes
480 erammes.
Lamat, — Sorte d'antilope dont la
peau, après une préparation, pou-
vait résister au fer.
Lacsoxia. — Vulgairement le hen-
neh oriental, arbrisseau dont
le suc sert à teindre en rose
vif.
Lottes. — Poisson de la famille des
Gadoïdes, comme le merlan, la
morue, etc.
LiPi.NS. — Végétal à feuille en
éventail et à graine nutritive;
employé comme fourrage.
LuTATiLS. — Consul romain vain-
queur des Carthaginois à la ba-
taille des îles ytgates.
M
MAMERTI^s. — Habitants de Ma-
mertium, ville de l'Italie an-
cienne, dans le Brutium, en face
de Messine. Assiégés par les Car-
thaginois, ils appelèrent les Ro-
mains à leur secours, et furent
ainsi la cause occasionnelle de la
jiremière guerre punique.
Marazana. — Ville de la Byzacène,
province carthaginoise.
JIaschala. — (Mascula, Maxula, Ma-
xala), ville de Numidie.
Masisab\l. — (Myth. phénicienne).
Enchanteur que Melkarth cloua à
un arbre et décapita.
Médimxe. — Mesure grecque pour les
matières sèches ; environ 50 litres.
Melkarth. — L'Hercule phéni -
cien.
MoGBEDS. — Mot persan moderne.
Mages, adorateurs du feu.
MoLOBATHRB OC Malabathre. — Lau-
rier des Indes dont on extrajait
un parfum (cannellier).
GLOSSAIRE ALIMIAHÉTIOUE.
429
MOLOCH. — Dieu phénicion qui I Mvi.itta. — Dées><e habyloniemie.
semble symboliser la force brû-
lante, (lovoratrice, du Soleil. | Myiiobalan. — Fruit aroinati(iue.
N
Narr'Havas. — Feu du soufil-. du [ Nyssam. —Mois d'avril chez les Phé-
iioin numide Nar-el-haouah. | niciens.
0
Origa\. — Plante herbacée, aroma-
tique, et possédant des propriétés
stimulantes.
Oryxges. — Probablement Oningis
ou Oringis, ancienne ville de la
Bétique.
Pat.eqces. — Dieux embryonnaires
confondus à une certaine époque
avec les Kabyres.
PiiALARiQLES. — Dards entourés de
matières incendiaires.
Phazzana. — Ancien nom d'une
contrée de la Libye intérieure, au
nord des Garamantes.
PiLUM. — Arme de jet romaine,
d'environ 7 pieds de long.
Rabbet.n'a. — Signifie : Notre Dame, ! Rlsicada. — Ancienne ville de Xu-
Notre Maîtresse. ' midie.
Sarisses. — Sorte de piques dont
s'armaient les hoplites.
Sciiabar. — Probablement Schebat,
mois de février.
ScoMBUES. — Genre de poissons de
mer qui comprend le maque-
reau.
Seseli. — Plante aromatique.
SiCLE. — Unité de poids israélitc qui
pesait 14^^'', 10"=.
SiLPHiuM. — Plante à laquelle on
attribuait une certaine propriété
médicale et dont on extrayait une
gomme estimée précieuse. On la
récoltait en Libye, prés de Cyrène.
t30
GLOSSAIRE ALPHABÉTIOUE.
Styrax. — Substance résineuse et
balsamique.
Syatagme. — Subdivision de la pha-
lange grecque, comprenant un
carré de 16 hommes de coté.
Syrtes. — Ancien nom dos deux
golfes formés par la méditerranée
sur la côte septentrionale de
l'Afrique, entre l'Égj'te et le cap
Ilermaeum (aujourd'hui golfe de
Sidre et golfe de Gabès).
Tamsiolz. — Jlois de juillet.
Tamrapani. — Probablement Tani-
praparni, surnom aryen de Tapro-
bane (l'ile de Ce\lan).
Taormi.n'e. — Ancienne ville de la
Sicile.
J*\p — La lune, la déesse de Car-
thage.
Tartessi'S. — lie d'Hispanie (l'an-
cicnnc Espagne), sur la cote de
lu Bétique.
ÏHYuiAMATA. — Probablement Tlij'-
miatéria, ville sur la côle occi-
dentale de la Mauritanie, — iden-
tifiée avec Mamora de nos jours.
TiLBY. — Mois de janvier.
TiRATHA. — A le sens du sexe, sjm-
bole de la déesse.
TtBLRGO. — Probablement Tuburbo,
ville d'Afrique.
Zeret. — Mesure de longueur hébraïque; probablement demi-coudée.
APPENDICE
Sainte-Beuve ayant consdicré à Salammbô une importante
étude', M. Flaubert réfuta ses critiques dans la letlre sui-
vante :
« Décembre 1862.
(' Mon cher maître,
« Votre troisième article sur Sakunmbô m'a radouci (je n'ai
jamais été bien furieux). Mes amis les plus intimes se sont un peu
irrités des deux autres ; mais, moi, à qui vous avez dit franche-
ment ce que vous pensez de mon gros livre, je vous sais gré d'avoir
mis tant de clémence dans votre critique. Donc, encore une fois,
et bien sincèrement, je vous remercie des marques d'affection
que vous me donnez, et, passant par-dessus les politesses, je
commence mon Apologie.
« Êtes-vousbien sûr, d'abord, — dans votre jugement général,
— de n'avoir pas obéi un peu trop à votre impression nerveuse?
L'objet de mon livre, tout ce monde barbare, oriental, molochiste,
vous déplaît en soi ! Vous commencez par douter de la réalité
de ma reproduction , puis vous me dites : « Après tout , elle
« peut être vraie »; et comme conclusion : ctTant pis si elle est
« vraie ! » A chaque minute vous vous étonnez ; et vous m'en
voulez d'être étonné. Je n'y peux rien cependant ! Fallait-il
1. Voir Nouveaux Lundis, t. IV, p. 31.
432 APPENDICE.
embellir, atténuer, fausser, franciser! Mais vous me reprochez
vous-même d'avoir fait un poèm3. d'avoir été classique dans le
mauvais sens du mot, et vous me battez avec les Martyrs!
« Or le système de Chateaubriand me semble diamétralement
opposé au mien. Il partait d'un point de vue tout idéal ; il rêvait
des martjrs typiques. Moi, j'ai voulu fixer un mirage en ap-
pliquant à l'Antiquité les procédés du roman moderne, et j'ai
tâché d'être simple. Riez tant qu'il vous plaira ! Oui, je dis siin-
ple, et non pas sobre. Rien de plus compliqué qu'un Barbare.
Mais j'arrive à vos articles, et je me défends, je vous combats pied
à pied.
« Dès le début, je vous arrête à propos du Périple d'IIannon
admiré par Montesquieu, et que je n'admire point. A qui peut-on
faire croire aujourd'hui que ce soit là un document original ?
C'est évidemment traduit, raccourci, échenillé et arrangé par un
Grec. Jamais un Oriental, quel qu'il soit, n'a écrit de ce style.
J'en prends à témoin l'inscription d'Eschmounazar, si emphati-
que et redondante! Des gens qui se font appeler fils de Dieu, œil
de Dieu voyez les inscriptions d'IIamaker , ne sont pas simples
comme vous l'entendez. — Et puis vous m'accorderez que les Grecs
ne comprenaient rien au monde barbare. S'ils y avaient compris
quelque chose, ils n'eussent pas été des Grecs. L'Orient répugnait
à l'hellénisme. Quels travestissements n'ont-ils pas fait subir à
tout ce qui leur a passé par les mains, d'étranger ! — J'en dirai
autant de Polybe. C'est pour moi une autorité incontestable,
quant aux faits; mais tout ce qu'il n'a pas vu (ou ce qu'il a omis
intentionnellement, car, lui aussi, il avait un cadre et une école),
je peux bien aller le chercher partout ailleurs. Le Périple d'Han-
non n'est donc pas « un monument carthaginois », bien loin
« d'être le seul », comme vous le dites. Un vrai monument car-
thaginois, c'est l'inscription de Marseille, écrite en vrai punique.
Il est simple, celui-là, je l'avoue, car c'est un tarif, et encore
l'est-il moins que ce fameux Périple où perce un petit coin de
merveilleux à .travers le grec; — ne fût-ce que ces peaux de
gorilles prises pour des peaux humaines et qui étaient appendues
daus le temple de Moloch 'traduisez Saturne), et dont je vous ai
épargné la description; — et d'une I remerciez-moi. Je vous dirai
même entre nous que le Périple d'Hannon m'est complètement
APPENDICE. 433
odieux pour l'avoir lu et relu avec les quatre dissertations de
j3ougainville (dans les Mémoires de rAcadémie des inscriptions)
sans compter mainte thèse de doctorat, — le Périple d'Hannon
étant un sujet de thèse.
« Quant à mon héroïne, je ne la défends pas. Elle ressemble,
selon vous, à « une Elvire sentimentale », fi Velléda, à M'»^ Bo-
vary. Mais non I Velléda est active, intelligente, européenne.
M"" Bovary est agitée par des passions multiples; Salammbô, au
contraire, demeure clouée par l'idée fixe. C'est une maniaque,
une espèce de sainte Thérèse. N'importe ! Je ne suis pas sûr de
sa réalité; car ni moi, ni vous, ni personne, aucun ancien et
aucun moderne, ne peut connaître la femme orientale, parla
raison qu'il est impossible de la fréquenter.
« Vous m'accusez de manquer de logique et vous nie deman-
dez: Powr^woi /es Co»"</ia(;ùiots o??i-t7s massacré les Barbares?
La raison en est bien simple : ils haïssent les Mercenaires ; ceux-
là leur tombent sous la main; ils sont les plus forts et ils les
tuent. Mais « la nouvelle, dites-vous, pouvait arriver d'un
« moment à l'autre au camp ». Par quel moyen? — Et qui donc
l'eût apportée? Les Carthaginois; mais dans quel but? — Des
Barbares ? mais il n'en restait plus dans la ville ! — Des étrangers?
des indiflérents? — mais j'ai eu soin de montrer que les com-
munications n'existaient pas entre Carthage et l'armée !
« Pour ce qui est d'Hannon (le lail de chienne, soit dit en pas-
sant, n'est point une plaisanterie ; il était et est encore un remède
contre la lèpre : voyez le Dictionnaire des sciences médicales,
article Lèpre ; mauvais article d'ailleurs et dont j'ai rectifié les
données d'après mes propres observations faites à Damas et en
Nubie), — Hannon, dis-je, s'échappe, parce que les Mercenaires
le laissent volontairement s'échapper. Ils ne sont pas encore dé-
chaînés contre lui. L'indignation leur vient ensuite avec la ré-
flexion, car il leur faut beaucoup de temps avant de compren-
dre toute la perfidie des anciens (voyez le commencement de mon
chapitre iv). Màtho rôde comme un fou autour de Carthage. Fou
est le mot juste. L'amour tel que le concevaient les anciens
n'était-il pas une folie, une malédiction, une maladie envoyée
par les dieux? Polybe serait bien étonné, dites-vous, de voir ainsi
son Mâtho. Je ne le crois pas, et M. de Voltaire n'eût point par-
28
434 APPENDICE.
tagé cet étonnement. Rappelez-vous ce qu'il dit de la violence
des passions en Afrique, dans Candide [récit de la vieille) : « C'est
« du feu, du vitriol, etc. »
« A propos de l'aqueduc : Ici on est dans V invraisemblance
jusqu'au cou. Oui, cher maître, vous avez raison et plus même
que vous ne croyez, — mais pas comme vous le croyez. Je vous
dirai plus loin ce que je pense de cet épisode, amené non pour
décrire l'aqueduc , lequel m'a donné beaucoup de mal, mais
pour faire entrer convenablement dans Carthage mes deux hé-
ros. C'est d'ailleurs le ressouvenir d'une anecdote, rapportée
dans Polyen {Ruses de guerre) , l'histoire de Théodore, l'ami de
Cléon, lors de la prise de Sestos par les gens d'Abydos.
« On refjrette un lexique. Voilà un reproche que je trouve
souverainement injuste. J'aurais pu assommer le lecteur avec
des mots techniques. Loin de là ! j'ai pris soin de traduire tout
en français. Je n'ai pas employé un seul mot spécial sans le faire
suivre de son explication, immédiatement. J'en excepte les noms
de monnaie, de n]eâur©-«1nJeTïïols que le sens de la phrase
indique. Maîs quand vous rencontrez dans une page kreuizer,
yard, piastre ou pennjj, cela vous empêche-t-il de la compren-
dre? Qu'auriez-vous dit si j'avais appelé Moloch Melek, Hannil)al
Han-Baal, Carthage Kartadda, et si, au lieu de dire que les
esclaves au moulin portaient des muselières, j'avais écrit des
pausicapes ! Quant aux noms de parfums et de pierreries, j'ai
bien été obligé de prendre les noms qui sont dans ïhéophraste,
Pline et Athénée. Pour les plantes, j'ai employé les noms latins,
les fnols reçuSj au lieu des mots arabes ou phéniciens. Ainsi j'ai
dit Lawsoiiia au lieu de Hennch, et même j'ai eu la complaisance
d'écrire Lausonia pnr un u, ce qui est une faute, et de ne pas
ajouter inermis, qui eût été plus précis. De môme "pour Ko k'Iieul
que j'écris anlimoine, en vous épargnant sulfure, ingrat! Mais je
ne peux pas, par respect pour le lecteur français, écrire Hanni-
bal et Hamilcar sans /(;, puisqu'il y a un esprit sur l'a, et m'en
tenir à Rollin ! Un peu de douceur !
« Quant au temple de Tanil, je suis sûr de l'avoir reconstruit
tel qu'il était, avec le traité de la Déesse de Syrie, avec les mé-
dailles du duc de Luynes, avec ce qu'on sait du temple de Jéru-
salem, avec un passage de saint Jérôme, cité par Selden {De Diis
APPliNDICE. 435
Syriis), avec le plan du temple deGozzo qui est bien carthaginois,
et mieux que tout cela, avec les ruines du Temple de Thugga que
j'ai vu moi-même, de mes yeux, et dont aucun voyageur ni an-
tiquaire, ([ue je sache, n'a parlé. N'importe, direz-vous, c'est
drôle ! Soit! — Quant à la description en elle-même, au point de
vue littéraire, je la trouve, moi, très compréhensible, et le drame
n'en est pas embarrassé, car Spendius et Miltho restent au pre-
mier plan; on ne les perd pas de vue. Il n'y a point dans mon
livre une description isolée gratuite^ toutes sevve7il à, mes per-
sonnages et ont une iniluence lointaine ou immédiate sur l'action.
« Je n'accepte pas non plus le mot de chinoiserie appliquée à
la chambre de Salammbô, malgré Tépithète d'exquise qui le re-
lève (comme dccornnts fait à chiens dans le fameux Songe), parce
que je n'ai pas mis là un seul détail qui ne soit dans la Bible ou que
l'on ne rencontre encore en Orient. Vous me répétez que la Bible
n'est pas un guide pour Carthagc (ce qui est un point à discuter);
mais les Hébreux étaient plus près des Carthaginois que les Chi-
nois, convenez -en ! D'ailleurs il y a des choses de climat qui sont
éternelles. Pour le mobilier et les costumes, je vous renvoie aux
textes réunis dans la 21*^ dissertation de l'abbé Mignot {Mémoires
de l'Académie des Inscriplions, t. XL ou XLI, je ne sais plus.
« Quant à ce goût a d'opéra, de pompe et d'emphase », pour-
quoi donc voulez-vous que les choses n'aient pas été ainsi, puis-
qu'elles sont telles maintenant ! Les cérémonies, les visites, les
prosternations, les invocations, les encensements et tout le reste,
n'ont pas été inventés par Mahomet, je suppose.
« Il en est de même d'Hannibal. Pourquoi trouvez-vous que
j'ai fait son enfance fabuleuse ? est-ce parce qu'il tue un aigle?
beau miracle dans un pays où les aigles abondent! Si la scène eût
été placée dans les Gaules, j'aurais mis un hibou, un loup ou un
renard. Mais, Français que vous êtes, vous êtes habitué, malgré
vous, à considérer l'aigle comme un oiseau noble, et plutôt comme
un symbole que comme un être animé. Les aigles existent cepen-
dant.
« Vous me demandez où j'ai pris une pareille idée du Conseil
de Carlhage '! Mais dans tous les milieux analogues par les temps
de révolution, depuis la Convention jusqu'au parlement d'Améri-
que, où naguère encore on échangeait des coups de canne et des
436 APPENDICE.
coups de revolver, lesquelles cannes et lesquels revolvers étaient
apportés (comme mes poignards) dans la manche des paletots.
Et même mes Carthaginois sont plus décents que les Américains,
puisque le public n'était pas là. Vous me citez, en opposition
une grosse autorité, celle d'Aristote. Mais Aristote, antérieur à
mon époque de plus de quatre-vingts an«. n'est ici d'aucun poids.
D'ailleurs il se trompe grossièrement, le Stagyrique, quand ii
affirme qu'on n'a ja?nais vu à Carlhage d'émeute ni de tyran.
Voulez-vous des dates? en voici : il y avait eu la conspiration de
Carthalon, 530 avant Jésus-Christ ; les empiétements des Magon,
Z|60; la couspiratiou d'Hannon, 337; la conspiration de Bomilcar,
307. Mais je dépasse Aristote ! — A un autre.
« Vous me reprochez les escarboucles formées par farine des
lynx. C'est du Théophraste, Traité des Pierreries: tant pis pour
lui! J'allais oublier Spendius. Eh Inen. non, cher maître, son
stratagème n'est ni bizarre ni étrange. C'est presque un poncif.
Il m'a été fourni par Élien {Histoire des animaux) et par Polyen
{Stratagèmes). Cela était même si connu depuis le siège de Mé-
gare par Antipater (ou Antigone), que l'on nourrissait exprès des
porcs avec les éléphants pour que les grosses bêtes ne fussent
j as effrayées par les petites. C'était, en un mot, une farce usuelle,
et probablement fort usée au temps de Spendius. Je n'ai pas été
obligé de remonter jusqu'à Samson, car j'ai repoussé autant que
possible tout détail appartenant à des époques légendaires.
« J'arrive aux richesses d'Hamilcar. Cette description, quoi
que vous disiez, est au second plan. Hamilcar la domine, et je la
crois très motivée. La colère du Suffète va en augmentant à
mesure qu'il aperçoit les déprédations commises dans sa maison.
Loin d'être à tout 7nomenl /tors de lui, il n'éclate qu'à la fin,
quand il se heurte à un injure personnelle. Qu'il ne gagne pas à
celte visite, cela m'est bien égal, n'étant point chargé de faire
son panégyrique ; mais je ne pense pas l'avoir taillé en charge
aux dépens du reste du caractère. L'homme qui tue plus loin les
Mercenaires de la façon que j'ai montrée (ce qui est un joli trait
de son fils Hannibal, en Italie) est bien le même qui fait falsifier
ses marchandises et fouetter à outrance ses esclaves.
(1 Vous me chicanez sur les onze mille trois cent quatre-vingt-
seize hommes de son armée en me demandant: d'où le savez -vous
APPlîNDICE. 437
(ce nombre)? qui vous l'a dit '/ Mais vous venez de le voir vous-
même, puisque j'ai dit le nombre d'hommes qu'il y avait dans les
différents corps de l'armée punique. C'est le total de l'addition
tout bonnement, et non un chiffre jeté au hasard pour reproduire
un effet de précision.
« Il n'y a ni vice malicieux ni bagatelle dans mon serpent. Ce
chapitre est une espèce de précaution oratoire pour atténuer
celui de la tente qui n'a choqué personne et qui, sans le serpent,
eût fait pousser des cris. J'ai mieux aimé un effet impudique (si
impudeur il y a) avec un serpent qu'avec un homme. Salammbô,
avant de quitter sa maison, s'enlace au génie de sa famille, à la
religion même de sa patrie en son symbole le plus antique. Voilà
tout. Que cela soit messeant dans une iliade ou une pharsali;,
c'est possible; mais je ti'ai pas eu la prétention de MreVUiade ni
la Pharsale.
u Ce n'est pas ma faute non plus si les orages sont fréquents
dans la Tunisie à la fin de l'été. Chateaubriand n'a pas plus inventé
les orages que les couchers de soleil, et les uns et les autres,
il me semble, appartiennent à tout le monde. Notez d'ailleurs
que l'àme de cette histoire est Molof^h, le Feu, la Foudre. Ici le
Dieu lui-même, sous une de ses formes, agit ; il dompte Salammbô.
Le tonnerre était donc bien à sa place : c'est la voix de Moloch
resté en dehors. Vous avouerez de plus que je vous ai épargné la
description classique de l'orage. Et puis mon pauvre orage ne
tient pas en tout trois lignes, et à des endroits différents! L'in-
cendie qui suit m'a été inspiré par un épisode de l'histoire de
Massinissa, par un autre de l'histoire d'Agathocle et par un pas-
sage d'Hirtius, — tous les trois dans des circonstances analogues.
Je ne sors pas du milieu, du pays même de mon action, comme
vous voyez.
« A propos des parfums de Salammbô, vous m'attribuez plus
d'imagination que je n'en ai. Sentez donc, humez dans la Bible
Judith et Estherl On les pénétrait, on les empoisonnait de par-
fums littéralement. C'est ce que j'ai eu soin de dire au com-
mencement, dès qu'il a été question de la maladie de Salammbô.
« Pourquoi ne voulez-vous pas non plus que la disparition du
Zaïmpfi ait été pour quelque chose dans la perte de la bataille,
puisque l'armée des Mercenaires contenait des gens qui croyaient
438 APPENDICE.
au Zaïmph ! J'indique les causes principales (trois mouvements
militaires) de cette perte; puis j'ajoute celle-là, comme cause
secondaire et dernière.
« Dire que j'ai mvenle des supplices aux funérailles des Bar-
bares n'est pas exact. Hendreich [Curthago, seu Cnrlh. respublica,
1664) a réuni des textes pour prouver que les Carthaginois avaient
coutume de mutiler les cadavres de leurs ennemis ; et vous vous
étonnez que des barbares qui sont vaincus, désespérés, enragés,
ne leur rendent pas la pareille, n'en fassent pas autant une fois
et cette fois-là seulement? Faut-il vous rappeler M'"^ de Lam-
balle, les Mobiles en i8, et ce qui se passe actuellement aux États-
l nis ? J'ai été sobre et très doux, au contraire.
« Et puisque nous sommes en train de nous dire nos vérités,
franchement je vous avouerai, cher maitre, que la pointe d'imn-
ginalion sadique m'a un peu blessé. Toutes vos paroles sont graves.
Or un tel mot de vous, lorsqu'il est imprimé, devient presque une
flétrissure. Oubliez-vous que je me suis assis sur les bancs de la
Correctionnelle comme prévenu d'outrage aux mœurs, et que les
imbéciles et les méchants se font des armes de tout! Ne soyez
donc pas étonné si un de ces jours vous lisez dans un petit journal
diffamateur, comme il en existe, quelque cliose d'analogue à
ceoi : « M. G. Flaubert est un disciple de de Sade. Son ami, son
« parrain, un maître en fait de critique l'a dit lui-même assez
« clairement, bien qu'avec cette finesse et cette bonhomie rail-
ci leuse qui, etc. » Qu'aurais-je à répondre, — et à faire?
« Je m'incline devant ce qui suit. Vous avez raison, cher
maître, j'ai donné le coup de pouce, j'ai forcé l'histoire, et
comme vous le dites très bien, j'ai voulu faire un siège. Mais
dans un sujet militaire, où est le mal ? — Et puis je ne l'ai pas
complètement inventé, ce siège, je l'ai seulement un peu chargé.
Là est toute ma faute.
« Mais pour le passage de Montesquieu relatif aux immolations
d'enfants, je m'insurge. Cette horreur ne fait pas dans mon
esprit un doute. (Songez donc que les sacrifices humains n'étaient
pas complètement abolis en Grèce à la bataille de Leuctres?
370 avant Jésus-Christ. Malgré la condition imposée par Gélon (i80),
dans la guerre contre Agathocle (302), on brûla, selon Diodore,
200 enfants, et quant aux époques postérieures, je m'en rapporte
APPENDICE. 439
à Silius Italicus, à Eusèbe, et surtout à saint Augustin, lequel
affirme que la chose se passait encore quelquefois de son temps.
« Vous regrettez que je n'aie point introduit parmi les Grecs
un philosophe, un raisonneur chargé do nous faire un cours de
morale ou commettant de bonnes actions, un monsieur enfin
senlanl comme nous. Allons donc! était-ce possible? Aratus que
vous rappelez est précisément celui d'après lequel j'ai rêvé Spen-
dius; c'était un homme d'escalades et de ruses qui tuait très bien
la nuit les sentinelles et qui avait des éblouissements au grand
jour. Je me suis refusé un contraste, c'est vrai; mais un con-
traste facile, un contraste voulu et faux.
« J'ai fini l'analyse et j'arrive à votre jugement. Vous avez
peut-être raison dans vos considérations sur le roman, historique
appliqué à l'antiquité, et il se peut très bien que j'aie échoué.
Cependant, d'après toutes les vraisemblances et mes impressions,
à moi, je crois avoir fait quelque chose qui ressemble à Carthage.
Mais là n'est pas la question, je me moque de l'archéologie! Si
la couleur n'est pas une, si les détails détonent, si les mœurs ne
dérivent pas de la religion et les faits des passions, si les carac-
tères ne sont pas suivis, si les costumes ne sont pas appropriés
aux usages et les architectures au climat, s'il n'y a pas, en un
mot, harmonie, je suis dans le faux. Sinon, non. Tout se tient.
« Mais le milieu vous agace! Je le sais, ou plutôt je le sens.
Au lieu de rester à votre point de vue personnel, votre point de
vue de lettré, de moderne, de Parisien, pourquoi n'êtes-vous pas
venu de mon côté? L'ùme humaine n'est point partout la même,
bien qu'en dise M. Levallois'. La moindre vue sur le monde est
là pour prouver le contraire. Je crois même avoir été moins dur
pour l'humanité dans Salammbô que dans Madame Bovary. La
curiosité, l'amour qui m'a poussé vers des religions et des peuples
disparus, a quelque chose de moral en soi et de sympathique, il
me semble.
« Quant au style, j'ai moins sacrifié dans ce livre-là que dans
l'autre à la rondeur de la phrase et à la période. Les métaphores
y sont rares et les épithètes positives. Si je mets bleues après
1. Dans un de ses articles de l'Opinion nationale sur Salammbô.
440 ÂPPENDICK.
pierres^ c'est que bleues est le mot juste, croyez-moi, et soyez
également persuadé que l'on distingue très bien la couleur des
pierres à la clarté des étoiles. Interrogez là-dessus tous les voya-
geurs en Orient, ou allez-y voir.
« Et puisque vous me blâmez pour certains mots, énorme entre
autres, que je ne défends pas (bien qu'un silence excessif fasse
reflet du vacarme}, moi aussi je vous reprocherai quelques ex-
pressions.
« Je n'ai pas compris la citation de Dcsaugiers, ni quel était
son but. J'ai froncé les sourcils à bibelots carthaginois, — diable
de manleaUj — ragoût et pimenté pour Salammbô qui batifole
avec le serpent, — et devant le beau drôle de Libi/en qui n'est
ni beau ni drôle, — et à Timagination libertine de Schahabarim.
« Une dernière question, ô maître, une question inconve-
nante : pourquoi trouvez-vous Schahabarim presque comique et
vos bonshommes de Port-Royal si sérieux? Pour moi, M. Singlin
est funèbre à côté de mes éléphants. Je regarde des Barbares
tatoués comme étant moins anti-humains, moins spéciaux, moins
cocasses, moins rares que des gens vivant en commun et qui
s'appellent juscju'à la mort Monsieur! — Et c'est précisément
parce qu'ils sont très loin de moi que j'admire votre talent à me
les faire comprendre. — Car j'y crois, à Port-Royal, et je sou-
haite encore moins y vivre qu'à Carthage. Cela aussi était exclu-
sif, hors nature, forcé, tout d'un morceau, et cependant vrai.
Pourquoi ne voulez-vous pas que deux vrais existent, deux excès
contraires, deux monstruosités différentes?
« Je vais finir. — Un peu de patience ! — Êtes-vous curieux de
connaître la faute énorme {énorme est ici à sa place) que je trouve
dans mon livre? La voici :
« 1° Le piédestal est trop grand pour la statue. Or, comme
on ne pèche jamais par le trop, mais par le pas asse::, il aurait
fallu cent pages de plus relatives à Salammbô seulement.
« 2" Quelques transitions manquent. Elles existaient; je lésai
retranchées ou trop raccourcies, dans la peur d'être ennuyeux.
« 3" Dans le chapitre vj tout ce qui se rapporte à Giscon est
de même tonalité que la deuxième partie du chapitre ii (Han-
non). C'est la même situation, et il n'y a point progression
d'effet.
APPENDICE. 441
« 4» Tout ce (|ui s'étend depuis la Ijutaille du Mucar jusqu'au
serpent, et tout le chapitre xiii juscpi'au dénombrement des Bar-
bares, s'enfonce, disparaît dans le souvenir. Ce sont des endroits
de second plan, ternes, transitoires, que je ne pouvais malheu-
reusement éviter et qui alourdissent le livre, malgré les efforts
de prestesse que j'ai pu faire. Ce sont ceux-là qui m'ont le plus
coûté, que j'aime le moins, et dont je me suis le plus reconnais-
sant.
« 5° L'aqueduc.
« Aveu! mon opinion secrète est qu'il n"y avait point d'aque-
duc à Carthage, malgré les ruines actuelles de l'aqueduc. Aussi
ai-je eu soin de prévenir d'avance toutes les objections par une
phrase hypocrite à l'adresse des archéologues. J'ai mis les pieds
dans le plat, lourdement, en rappelant que c'était une invention
romaine, alors nouvelle, et que l'aqueduc d'à présent a été refait
sur l'ancien. Le souvenir de Bélisaire coupant l'aqueduc romain
de Carthage m'a poursuivi, et puis c'était une belle entrée pour
Spendius et Màtho. N'importe! mon aqueduc est une lâcheté!
Con/îteor.
« 6° Autre et dernière coquinerie : Hannon'.
« Par amour de la clarté, j'ai faussé l'histoire quant à sa mort.
Il fut bien, il est vrai, crucifié par les Mercenaires, mais en Sar-
daigne. Le général crucifié à Tunis en face de Spendius s'ap-
pelait Hannibal. Mais quelle confusion cela eût fait pour le lec-
teur!
« Tel est, cher maître, ce qu'il y a, selon moi, de pire dans
mon livre. Je ne vous dis pas ce que j'y trouve de bon. Mais
soyez sûr que je n'ai point fait un Carthage fantastique. Les do-
cuments sur Carthage existent, et ils ne sont pas tous dans
Movers. 11 faut aller les chercher un peu loin. Ainsi Ammien
Marcellin m'a fourni la forme exacte d'une porte, le poème de
Corippus (la Johannide), beaucoup de détails sur les peuplades
africaines, etc.
« Et puis mon exemple sera peu suivi. Où donc alors est le
danger? Les Leconte de Lisle et les Baudelaire sont moins à
craindre que les... et les... dans ce doux pays de France où le
superficiel est une qualité, et où le banal, le facile et le niais
sont toujours applaudis, adoptés, adorés. Ou ne risque de cor-
442 APPENDICE.
rompre personne quand on aspire à la grandeur. Ai-je mon
pardon?
« Je termine en vous disant encore une fois merci, mon cher
maître. En me donnant des égratignures, vous m'avez très ten-
drement serré les mains, et bien que vous m'ayez quelque peu
ri au nez, vous ne m'en avez pas moins fait trois grands saluts,
trois grands articles très détaillés, très considérables et qui ont
dû vous être plus pénibles qu'à moi. C'est de cela surtout que je
vous suis reconnaissant. Les conseils de la fin ne seront pas per-
dus, et vous n'aurez eu affaire ni à un sot ni à un ingrat.
« Tout à vous,
« Gdstave Flaubert. »
Sainte-Beuve répondit à cette lettre par le billet sui-
vant :
« Ce 25 décembre 1 802.
« Mon cher ami,
« J'attendais avec impatience cette lettre promise. Je l'ai lue
hier soir, et je la relis ce matin. Je ne regrette plus d'avoir fait
ces articles, puisque je vous ai amené à sortir ainsi toutes vos
raisons. Ce soleil d'Afrique a eu cela de singulier que toutes nos
humeurs à tous, même nos humeurs secrètes, ont fait éruption.
Salammbô, indépendamment- de la dame, est dès à présent le
nom d'une bataille, de plusieurs batailles. Je compte faire ceci :
mes articles restant ce qu'ils sont, en les réimprimant je mettrai,
à la fin du volume, ce que vous appelez votre Apologie, et sans
plus de réplique de ma part. J'avais tout dit ; vous répondez : les
lecteurs attentifs jugeront. Ce que j'apprécie surtout, et ce que
chacun sentira, c'est cette élévation d'esprit et de caractère qui
vous a fait supporter tout naturellement mes contradictions et
qui oblige envers vous à plus d'estime. M. Lebrun (de l'Acadé-
mie^, un homme juste, me disait l'autre jour à propos de vous :
APPENDICE. 443
« Après tout, il sort delà un plus gros monsieur qu'auparavant. »
Ce sera riniprcssion générale et tlélinitivc
a C.-A. Sainte-Beuve. »
Dans un article publié clans la Beviie contemporaine,
M. Frœhner avait très vivement critiqué Salammbô, M. Gus-
tave Flaubert, en réponse à son article, adressa au direc-
teur de la Revue conlemporaine la lettre suivante :
A M. FROEHNER
Rédacteur de la Revue contemporaine
« Paris, 21 janvier 1SG3.
« Monsieur,
« Je viens de lire votre article sur Salammbô paru dans la
Revue conlemporaine le 31 décembre 1862. Malgré Thabitudc où
je suis de ne répondre à aucune critique, je ne puis accepter la
vôtre. Elle est pleine de convenance et de choses extrêmement
flatteuses pour moi; mais comme elle met en doute la sincérité
de mes études, vous trouverez bon, s'il vous plaît, que je relève
ici plusieurs de vos assertions.
« Je vous demanderai d'abord, monsieur, pourquoi vous me
mêlez si obstinément à la collection Campana en affirmant qu'elle
a été ma ressource, mon inspiration permanente? Or j'avais
fini Salammbô au mois de mars, six semaines avant l'ouverture
de ce musée. Voilà une erreur déjà. Nous en trouverons de plus
graves.
« Je n'ai, monsieur, nulle prétention à l'archéologie. J'ai donné
mon livre pour un roman, sans préface, sans notes, et je m'étonne
qu'un homme illustre, comme vous, par des travaux si considé-
rables, perde ses loisirs à une littérature si légère! J'en sais ce-
pendant assez, monsieur, pour oser dire que vous errez complè-
tement d'un bout à l'autre de votre travail, tout le long de vos
dix-huit pages, à chaque paragraphe et à chaque ligne.
« Vous me blâmez « de n'avoir consulté ni Falbe ni Bureau de
444 APPENDICE.
« la Malle, dont j'aurais pu tirer profit ». Mille pardons! je les ai
lus, plus souvent que vous peut-être et sur les ruines mêmes de
Carthage. Que vous ne sachiez « rien de satisfaisant sur la forme
« ni sur les principaux quartiers », cela se peut; mais d'autres,
mieux informés, ne partagent pas votre scepticisme. Si l'on ignore
où était le faubourg Aclas, l'endroit appelé Fuscianus, la position
exacte des portes principales dont on a les noms, etc., on connaît
assez bien remplacement de la ville, l'appareil architectonique
des murailles, la Tœnia, le Môle et le Cothon. On sait que les
maisons étaient enduites de bitume et les rues dallées; on aune
idée de l'Ancô décrit dans mon chapitre xv, on a entendu parler
de Malquà, de Byrsa, deMégara, des Mappaleset des Catacombes,
et du temple d'Eschmoun situé sur l'Acropole, et de celui de
Tanit, un peu à droite en tournant le dos à la mer. Tout cela se
trouve (sans parler d'Appien, de Pline et de Procope) dans ce
même Dureau de la Malle, que vous m'accusez d'ignorer. 11 est
donc regrettable, monsieur, que vous ne soyez pas « entré dans
« des détails fastidieux pour montrer » que je n'ai eu aucune
idée de l'emplacement et de la position de Tancienne Carthage,
« moins encore que Dureau de la Malle », ajoutez-vous. Mais que
faut-il croire? à qui se fier, puisque vous n'avez pas eu jusqu'à
présent l'obligeance de révéler votre système sur la topographie
carthaginoise?
« Je ne possède, il est vrai, aucun texte pour vous prouver
qu'il existait une rue des Tanneurs, des Parfumeurs, des Teintu-
riers. C'est en tous cas une hypothèse vraisemblable, convenez-
en ! Mais je n'ai point inventé Kinisdo et Cynasyn, « mots, dites-
« vous, dont la structure est étrangère à l'esprit des langues se-
« ]nitique> ». Pas si étrangère cependant, puisqu'ils sont dans
Gesenius — presque tous mes noms puniques, défigurés, selon
vous, étant pris dans Gesenius [Scripturœ linguwque phœni-
cia\ etc.), ou dans Falbe, que j'ai consulté, je vous assure.
« Un orientaliste de votre érudition, monsieur, aurait dû
avoir un peu plus d'indulgence pour le nom numide de Naravasse
que j'écris Narr'Havas, de Nar-el-haounli, feu du souffle. Vous
auriez pu deviner que les deux m de Salammbô sont mis exprès
pour faire prononcer Salam et non Salan et supposer charitable-
ment que Egales, au lieu de .Egates, était une faute typographi-
APPENDICE. 4lo
que, corrigée du reste dans la seconde édition de mon livre, an-
térieure de quinze jours à vos conseils. Il en est de même de
Scissites pour Si/ssitc^ et du mot Kabires, que l'on a imprimé
sans un k (horreur!) jusqut; dans les ouvrages les plus sérieux
tels que les Religions de la Grèce anliquo, par Maury. Quant à
Schalischim, si je n'ai pas écrit (comme j'aurais dû le faire)
Roscli-eisch-Sclialiscliim, c'était pour raccourcir un nom déjà
trop rébarbatif, ne supposant pas d'ailleurs que je serais examiné
par des philologues. Mais, puisque vous êtes descendu jusqu'à
ces chicanes de mots, j'en reprendrai, chez vous, deux autres :
1" Conipenciieiisementj que vous employez tout au rebours de la
signification pour dire abondamment, prolixement, et 2° cartlia-
chinoiserie, plaisanterie excellente, bien qu'elle ne soit pas de
vous, et que vous avez ramassée, au commencement du mois
dernier, dans un petit journal. Vous voyez, monsieur, que si vous
ignorez parfois mes auteurs, je sais les vôtres. Mais il eût mieux
valu peut-être négliger « ces minuties qui se refusent», comme
vous le dites fort bien, « à l'examen de la critique ».
« Encore une cependant ! Pourquoi avez-vous souligné le el
dans cette phrase (un peu tronquée) de ma page 156 : « Âchète-
(( moi des Cappadociens et des Asiatiques. » Est-ce pour briller ea
voulant faire accroire aux badauds que je ne distingue pas la
Cappadoce de l'Asie Mineure? Mais je la connais, monsieur, je
l'ai vue, je m'y suis promené!
« Vous m'avez lu si négligemment que presque toujours vous
me cilez à faux. Je n'ai dit nulle part que les prêtres aient formé
une caste particulière ; ni, page 109, que les soldais libyens
fussent « possédés de l'envie de boire du fer », mais que les
Barbares menaçaient les Carthaginois de leur faire boire du fer;
ni, page 108, que les gardes de la « légion portaient au milieu
« du front une corne d'argent pour les faire ressembler à des
« rhinocéros », mais, « leurs gros chevaux avaient », etc.; ni,
page 29, que les paysans un jour s'amusèrent à crucifier deux
cents lions. Même observation pour ces malheureuses Syssites,
que j'ai employées, selon vous, « ne sachant pas, sans doute, que
« ce mot signifiait des corporations particulières ». Sans doute
est aimable. Mais, sans doute, je savais ce qu'étaient ces corpo-
rations et l'étymologie du mot, puisque je le traduis en français
446 APPENDICE.
la première fois qu'il apparaît dans mon livre, page 7. « Syssites,
« compagnies (de commerçants) qui mangeaient en commun. »
Vous avez de même faussé un passage de Plante, car il n'est pas
démontré dans \e Pœnul us que « les Carthaginois savaient toutes
« les langues », ce qui eût été un curieux privilège pour une
nation entière: il y a tout simplement dans le prologue, v. 112,
/.s omnes liiiç/uas scit : ce qu'il faut traduire : « Celui-là sait
« toutes les langues, » le Carthaginois en question, et non tous
les Carthaginois.
« Il n'est pas vrai de dire que « llannon n'a pas été crucifié
« dans la guerre des Mercenaires, attendu qu'il commandait des
« armées longtemps encore après », car vous trouverez dans Po-
lybe, monsieur, que les rebelles se saisirent de sa personne et
l'attachèrent à une croix (en Sardaigne, il est vrai, mais à la
même époque), livre 1, chapitre xvii. Ce n'est donc pas « ce per-
sonnage » qui « aurait à se plaindre de M. Flaubert », mais
plutôt Polybe qui aurait à se plaindre de M. Frœhner.
M Pour les sacrifices d'enfants, il est si peu impossible qu'au
siècle d'iïamilcar on les brûlât vifs, qu'on en brûlait encore au
temps de Jules César et de Tibère, s'il faut s'en rapporter à
Ciccron [Pro Balho) et à Strabon (liv. 111). Cependant « la statue
« de Moloch ne ressemble pas à la machine infernale décrite
« dans Salammbô. Cette figure composée de sept cases étalées
« l'une sur l'autre pour y enfermer les victimes appartient à la
« religion gauloise. M. Flaubert n'a aucun prétexte d'analogie
« pour justifier son audacieuse transposition. »
« .Non! je n'ai aucun prétexte, c'est vrai! mais j'ai un texte,
à savoir le texte, la description même de Diodore, que vous rap-
pelez, et qui n'est autre que la mienne, comme vous pourrez
vous en convaincre en daignant lire ou relire le livre XX de
Diodore, chapitre iv, auquel vous joindrez la paraphrase chal-
daïque de Paul Fage, dont vous ne parlez pas, et qui est citée
par Selten, De diis syriiSj p. 16Zi-170, avec Eusèbe, Préparation
évaiujélique, livre I.
« Comment se fait-il aussi que l'histoire ne dise rien du
manteau miraculeux, puisque vous dites vous-même « qu'on le
« montrait dans le temple de Vénus, mais bien plus tard, et seu-
0 lement à l'époque des empereurs romains » Or? je trouve dans
APPENDICE. 447
Athénée, XII, 58, la description très minutieuse de ce manteau,
bien que l'hisloire n'en dise rien. Il fut aclieté à Donys l'Ancien
120 talents, porté à Rome par Scipion-Émilien, reporté à Car-
ihage par Caïus Gracchus, revint à Rome sous lléliogabale, puis
fut vendu à Carthage. Tout cela se trouve encore dans Bureau
de la Malle, dont j'ai tiré profit décidément.
« Trois lignes plus bas, vousafJirmez, avec la nnème... candeur,
que « la plupart des autres dieux invoqués dans Salammbô sont
« (le pure invention «^ et vous ajoutez : « Qui a entendu parler
M d'un Aptouklios? » Qui? d'Avezac {Cjrcnùique], à propos d'un
temple dans les environs de Cyrène; « d'un Schaoûi? » mais
c'est un nom que je donne à un esclave (voyez ma page 91); « ou
« d'un Matismann?» II est mentionné comme Dieu par Corippus.
(Voyez Johanneis et Mem. de l'Académie des inscript., t. XII,
p. 181.) « Qui ne sait que Micipsa n'était pas une divinité, mais un
« homme? » Or c'est ce que je dis, monsieur, et très clairement,
dans cette même page 91, quand Salammbô appelle ses esclaves :
« A moi Kroum, Enva, Micipsa, Schaoùl ! »
« Vous m'accusez de prendre pour deux divinités distinctes
Astaroth et Astarté. Mais au commencement, page /i8, lorsque
Salammbô invoque Tanit, elle l'invoque par tous ses noms à la
fois : « Anaïtis, Astarté, Derceto, Astaroth, Tiratha. » Et même
j'ai pris soin de dire, un peu plus bas, page 52, qu'elle répétait
« tous ces noms sans qu'ils eussent pour elle de signification dis-
« tincte » . Seriez-vous comme Salammbô? Je suis tenté de le croire,
puisque vous faites de Tanit la déesse de la guerre et non de
l'amour, de l'élément femelle, humide, fécond, en dépit de Ter-
tuUien, et de ce nom même de Tiratha, dont vous rencontrez
l'explication peu décente, mais claire, dans Movers^ Phenic,
livre !•=% p. bllx.
« Vous vous ébahissez ensuite des singes consacrés à la lune
et des chevaux consacrés au soleil. « (^es détails, vous en êtes
« sûr, ne se trouvent dans aucun auteur ancien, ni dans aucun
« monument authentique. » Or je me permettrai, pour les singes,
de vous rappeler, monsieur, que les cynocéphales étaient, en
Egypte, consacrés à la lune, comme on le voit encore sur les
murailles des temples, et que les cultes égyptiens avaient pénétré
en Libye et dans les oasis. Quant aux chevaux, je ne dis pas qu'il
448 APPENDICE.
y en avait de consacrés à Esculape, mais à Esclimoùn, assimilé à
Esculape, lolaùs, Apollon, le Soleil. Or je vois les chevaux con-
sacrés au soleil dans Pausanias (livre I", chap. i), et dans la Bible
{Rois, livre II, chap. \x\ii). Mais peut-être nierez-vous que les
temples d'Egypte soient des monuments authentiques et la Bible
et Pausanias des auteurs anciens.
« A propos de la Bible je prendrai encore, monsieur, la liberté
grande de vous indiquer le tome II de la traduction de Cahen,
page 18t>, où vous lirez ceci : « Ils portaient au cou, suspendue
« à une chaîne d'or, une petite figure de pierre précieuse qu'ils
« appelaient la Vérité. Les débats s'ouvraient lorsque le président
« mettait devant soi l'image de la Vérité. » C'est un texte de Dio-
dore. En voici un autre d'Élien : « Le plus âgé d'entre eux était
« leur chef et leur juge à tous; il portait autour du cou une
« image en saphir. On appelait cette image la Vérité. » C'est ainsi,
monsieur, que « cette Vérité-là est une jolie invention de l'auteur».
« Mais tout vous étonne : le molobathre, que l'on écrit très
bien (ne vous en déplaise) malobathre ou malabathre, la poudre
d'or que l'on ramasse aujourd'hui, comme autrefois, sur le rivage
de Carthage, les oreilles des éléphants peintes en bleu, les hom-
mes qui se barbouillent tle vermillon et mangent de la vermine
et des singes, les Lydiens en robes de femme, les escarboucles
des lynx, les mandragores qui sont dans Hippocrate, la chaînette
des chevilles qui est dans le Cantique des Cantiques (Cahen,
t. XVI, 37) et les arrosages de silphium, les barbes enveloppées,
les lions en croix, etc., tout!
« Eh bien! non, monsieur, je n'ai point « emprunté tous ces
« détails aux nègres de la Sénégambie ». Je vous renvoie, pour
les éléphants, à l'ouvrage d'Armandi, p. 256, et aux autorités
qu'il indique, telles que î'Iorus, Diodore, Ammien-Marcellin et
autres nègres de la Sénégambie.
« Quant aux nomades qui mangent des singes, croquent des
poux et se barbouillent de vermillon, comme on pourrait « vous
« demander à quelle source l'auteur a puisé ces précieux ren-
« seignements », et que « vous seriez », d'après votre aveu, « très
« embarrassé de le dire », je vais vous donner humblement
quelques indications qui faciliieront vos recherches.
« Les Maxies... se peignent le corps avec du vermillon. Les
Ari'iîNDici-;. 4io
« Gysantes se peij,nient tous avec du venuillon et mangent des
« singes. Les femmes (celles des Adrymacliydcs), si elles sont
« mordues par un pou, elles le prcnnfuit, le mordent, etc. «Vous
verrez tout cela dans le IV" livre d'Hérodote, aux chapitres cxciv,
cxci et GLxviii. Je ne suis pas embarrassé de le dire.
« Le même Hérodote m'a appris dans la description de l'armée
de Xerxès, que les Lydiens avaient des robes de femmes ; de plus,
Athénée, dans le chapitre des Étrusques et de leur ressemblance
avec les Lydiens, dit (ju'ils portaient des robes de fcnnnes ; enfin,
le Bacchus lydien est toujours représenté en costume de femme.
Est-ce assez pour les Lydiens et leur costume?
« Les barbes enfermées en signe de deuil sont dans Cahen
(Ézéchiel, chap. wiv, 17) et au menton des colosses égyptiens,
ceux d'Abou-Simbal, entre autres ; les escarboucles formées par
l'urine de lynx, dans Théophraste, Traité des pierreries, et dans
Pline, livre VIII, chap. lvii. Et pour ce qui regarde les lions
crucifiés (dont vous portez le nombre à deux cents, afin de me
gratifier, sans doute, d'un ridicule que je n'ai pas), je vous prie
de lire dans le même livre de Pline le chapitre xviii, où vous
apprendrez que Scipion-Émilien et Polybe, se promenant en-
semble dans la campagne carthaginoise, en virent de suppliciés
dans cette position, Quia cœteri melii pœnœ similis abslerrenlur
eadem noscia. Sont-ce là, monsieur, de ces passages pris sans
discernement dans VUnivers pilturesque, « et que la haute cri-
tique a employés avec succès contre moi »? De quelle haute
critique parlez-vous? Est-ce de la vôtre?
« Vous vous égayez considérablement sur les grenadiers que
l'on arrosait avec du silphium. Mais ce détail, monsieur, n'est
pas de moi. Il est dans Pline, livre XVII, chap. xlvii. J'en suis
bien fâché pour votre plaisanterie sur « l'ellébore que l'on devrait
« cultiver à Charenton »; mais comme vous le dites vous-même,
(( l'esprit le plus pénétrant ne saurait suppléer au défaut de con-
« naissances acquises ».
« Vous en avez manqué complètement en affirmant que « parmi
« les pierres précieuses du trésor d'Hamilcar, plus d'une appar-
« tient aux légendes et aux superstitions chrétiennes ». Xon !
monsieur, elles sont loules dans Pline et dans Théophraste.
« Les stèles d'émeraudc, à l'entrée du temple, qui vous font
•29
.i-)0 A l'I'E INDICE.
rire, car vous êtes gai, sont mentionnées par Philostrate {Vie
d'Apollo7iius) et par Théopliraste {Traité des pierreries) . Heeren
(t. II) cite sa plirase : « La plus grosse émeraude bactrienne se
« trouve à Tyr dans le temple d'Hercule. C'est une colonne
« d'assez forte dimension. » Autre passage de Théopbraste (tra-
duction de Hill) : « Il y avait dans leur temple de Jupiter un
M obélisque composé de quatre émeraudes. »
« Malgré « vos connaissances acquises », vous confondez le
jade, qui est une néphrite d'un vert brun et qui vient de Chine,
avec le jaspe, variété de quartz que Ton trouve en Europe et en
Sicile. Si vous aviez ouvert, par hasard, le Dictionnaire de VA-
cadémie française, au mot jaspe, vous eussiez appris, sans aller
plus loin, qu'il y en a de noir, de rouge et de blanc. 11 fallait
donc, monsieur, modérer les transports de votre indomptable
verve et ne pas reprocher folâtrement à mon maître et ami
Théophile Gautier d'avoir prêté à une femme (dans son Rotnan
de la Momie) des pieds verts quand il lui a donné des pieds
blancs. Ainsi, ce n'est point lui, mais vous, qui avez fait une
erreur ridicule.
« Si vous dédaigniez un peu moins les voyages, vous auriez
pu voir au musée de Turin le propre bras de sa momie, rapporté
d'Egypte par M. Passalacqua, et dans la pose même que décrit
Th. Gautier, celle pose qui, d'après vous, nest certainement pas
égyptienne. Sans être ingénieur non plus, vous auriez appris ce
que sont les Sakiehs pour amener l'eau dans les maisons, et vous
seriez convaincu que je n'ai point abusé des vêtements noirs en
les mettant dans des pays où ils foisonnent et où les. femmes de
la haute classe ne sortent que vêtues de manteaux noirs. Mais
comme vous préférez les témoignages écrits, je vous recommande-
rai, pour tout ce qui concerne la toilette des femmes, Isaïe, III, 3 ;
la Mischna, tit. De Sabbato; Samuel, XIII, 18; saint Clément
d'Alexandrie, pœd. II, 13, et les dissertations de l'abbé Mignot
dans les Mémoires de V Académie des Inscriptions, t. XLII. Et
quant à cette abondance d'ornementation qui vous ébahit si fort,
j'étais bien en droit d'en prodiguer à des peuples qui incrustaient
dans le sol de leurs appartements des pierreries. (Voy. Cahen
Ézéchiel, 28. iZi.) Mais vous n'êtes pas heureux, en fuit de pier-
reries.
APPENDICE. 451
« ^o. termine, monsieur, on vous remerciant des formes
amères que vous avez employées, cbose rare maintenant. Je
n'ai relevé parmi vos inexactitudes que les plus grossières, qui
touchaient à des points spéciaux. Quant aux critiques vagues,
aux appréciations personnelles et h l'examen littéraire de mon
livre, je n'y ai pas même fait allusion. Je me suis tenu tout le
temps sur votre terrain, celui de la science, et je vous répète
encore une fois que j'y suis médiocrement solide. Je ne sais ni
l'hébreu, ni l'arabe, ni l'allemand, ni le grec, ni le latin, et je ne me
vante pas de savoir le français. J'ai usé souvent des traductions,
mais quelquefois aussi des originaux. J'ai consulté, dans mes incer-
titudes, les hommes qui passent en France pour les plus compé-
tents, et si je n'ai pas été mieux guirfé, c'est que je n'avais point
l'honneur, l'avantage de vous connaître : Excusez-moi! Si j'avais
pris vos conseils, aurais-je mieux réussi? J'en doute. En tout
cas, j'eusse été privé des marques de bienveillance que vous me
donnez çà et là dans votre article et je vous aurais épargné l'es-
pèce de remords qui le termine. Mais rassurez-vous, monsieur,
bien que vous paraissiez effrayé vous-même de votre force et
que vous pensiez sérieusement « avoir déchiqueté mon livre
« pièce à pièce », n'ayez aucune peurj, tranquillisez-vous! car
vous n'avez pas été cruel, mais... léger.
« J'ai l'honneur d'être, etc.
«GusTWE Flaubert. »
{L'Opinion nationale, 2Zi janvier 1863.)
452 APPENDICE.
M. Frœhner répondit à la lettre qu'on vient de lire,
par une seconde critique en date du 27 janvier 1863 *;
M. Gustave Flaubert y répliqua par la lettre suivante,
adressée au directeur de l'Opinion nationale :
« 2 février 18G3.
« Mon cher monsieur Guéroult,
« Excusez-moi si je vous importune encore une fois. Mais
comme M. Frœliner doit reproduire dans VOpinion nalionale ce
qu'il vient de publier dans la Revue conlemporaine , je me permets
de lui dire que :
« J'ai commis effectivement une erreur Irès^ grave. Au lieu de
Diodore, liv. XX, cliap. iv, lisez chapitre xix. Autre erreur. J'ai
oublié un texte à propos de la statue de .AIolocli, dans la mytho-
logie du docteur Jacobi, traduction de Bernard, la page 322, où
il verra une fois de plus les sept compartiments qui l'indignent.
« Et, bien qu'il n'ait pas daigné me répondre un seul mot tou-
chant : 1° la topographie de Carthage ; 2" le manteau de Tanit;
3° les noms puniques que j'ai travestis, et Zi" les dieux que j'ai
inventés, — et qu'il ait gardé le même silence: 5o sur les che-
vaux consacrés au Soleil; 6° sur la statuette de la Vérité ; 7° sur
les coutumes bizarres des nomades; 8° sur les lions crucifiés, et
9° sur les arrosages de silphium, avec 10° les escarboucles de
lynx et 11° les superstitions chrétiennes relatives aux pierreries;
en se taisant de même: 12° sur le jade; et 13° sur le jaspe; sans en
dire plus long quant à tout ce qui concerne : 16" Hannon ; IS" les
costumes des femmes; 16" les robes des Lydiens; l?'' la pose fan-
tastique de la momie égyptienne; 18° le musée Campana; 19" les
1. \'oir l'Opinion nalionalp clii 4 février 1863.
Al'l'ENUlGE. 453
citations... (peu exactes) qu'il fait de mon livre, et 20" mon latin,
qu'il vous conjure de trouver faux, etc.;
« Je suis prêt, néanmoins, sur cela, comme sur tout le reste,
à reconnaître ([u'il a raison et que l'antiquité est sa propriété
particulière. Il peut donc s'amuser en paix à détruire mon édifice.
et prouver que je ne sais rien du tout, comme il l'a fait victo-
rieusement pour MM. Léon Heuzey et Léon Renier, car je ne lui
répondrai pas. Je ne m'occuperai plus de ce monsieur.
« Je retire un mot qui me paraît l'avoir contrarié. Non,
M. Frœhner n'est pas léger, il est tout le contraire. Et si je l'ai
« choisi pour victime parmi tant d'écrivains qui ont rabaissé mon
« livre », c'est qu'il m'avait semblé le plus sérieux. Je me suis
bien trompé.
« Enfin, puisqu'il se mêle de ma biographie (comme si je
m'inquiétais de la sienne !) en affirmant par deux fois (il le sait!)
que j'ai été six ans à écrire Salammbô, je lui avouerai que je ne
suis pas bien sûr, à présent, d'avoir jamais été à Carthage.
« Il nous reste, l'un et l'autre, à vous remercier, cher mon-
sieur, moi pour m'avoir ouvert votre journal spontanément et
d'une si large manière, et quant à lui, M. Frœhner, il doit vous
savoir un gré infini. Vous lui avez donné l'occasion d'apprendre
à beaucoup de monde son existence. Cet étranger tenait à être
connu; maintenant il l'est... avantageusement.
« Mille cordialités.
«Gustave Flaubert.»
{L'Opinion Nationale, h février 1863.)
TABLE
<s
u
P;iKus.
I. Lk Festin . . 1
II. A SiCCA 2(i
III. Salammbô ...... 55
IV. Sous LES MURS l) E CaRTUAGIÏ, 66
V. Tanit 91
VI. llANNON 112
VII. Hamilcar Barca , .... 139
VIII. La bataille du Macak 191
IX. Encampagne 216
X. Le Serpent 237
XL Sous LA tente 255
XII. L'Aqueduc 282
XIII. MOLOCH 310
XIV. Le défilé de la Hache. ....... 359
XV. Matho m
Glossaire alphabétique Zi25
Appendice 431
PQ
224.6
A-l
1885
t. 2
BINDING i-;^i \àMilt> 1930
Flaubert, Gustave
Oeuvres complètes
PLEASE DO NOT REMOVE
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