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Full text of "Oeuvres complètes. Ed. définitive d'après les manuscrits originaux"

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ŒUVRES   COMPLÈTES 


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GUSTAVE  FLAUBERT 


II 

SALAMMBÔ 


TOUS  DROITS  nESF.  n\KS. 


j^tiâ^  ÉDITinX    1)É1''1.\'1T1VK    D'APRÈS    LKS    .\l  AN' IJSI'UITS    UKKJIN'AUX 


ŒUVRES  COMPLÈTES 


DE 


GUSTAVE  FLAUBERl 


II 


SALAMMBO 


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PARIS 

A.   QUANTIN,   IMPRIMEUR-ÉDITEUR 

RUE     SAIXT-IÎENOIT,    7 

1885 


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11  nous  a  semblé  utile  de  joindre  à  cette  Édition 
définitive  de  «  Salammbô  »  un  Glossaire  alphabétique  de 
la  plupart  des  mots  peu  connus  cités  dans  l'ouvrage.  Le 
lecteur  le  trouvera  avant  l'Appendice,  et  pourra  facile- 
ment s'y  reporter  à  chaque  hésitation. 

Nous  avons  réuni,  dans  l'Appendice,  les  corres- 
pondances échangées  entre  Sainte-Beuve,  Frœhner  et 
Gustave  Flaubert  à  propos  de  la  publication  de  l'ou- 
vrase. 


Â^ 


SALAMMBÔ 


LE    FESTIN 


C'était  à  Mégara,  faubourg  de  Garthage,  dans  les 
jardins  d'Hamilcar. 

Les  soldats  qu'il  avait  commandés  en  Sicile  se  don- 
naient un  grand  festin  pour  célébrer  le  jour  anniver- 
saire de  la  bataille  d'Éryx,  et  comme  le  maître  était 
absent  et  qu'ils  se  trouvaient  nombreux,  ils  mangeaient 
et  ils  buvaient  en  pleine  liberté. 

Les  capitaines,  portant  dés  cothurnes  de  bronze, 
s'étaient  placés  dans  le  chemin  du  milieu,  sous  un  voile 
de  pourpre  à  franges  d'or,  qui  s'étendait  depuis  le  mur 
des  écuries  jusqu'à  la  première  terrasse  du  palais  ;  le 
commun  des  soldats  était  répandu  sous  les  arbres,  oii 
l'on  distinguait  quantité  de  bâtiments  à  toit  plat,  pres- 
soirs, celliers,  magasins,  boulangeries  et  arsenaux,  avec 

1 


2  SALAMMBO. 

une  cour  pour  les  éléphants,  des  fosses  pour  les  bêtes 
féroces,  une  prison  pour  les  esclaves. 

Des  figuiers  entouraient  les  cuisines  ;  un  bois  de 
sycomores  se  prolongeait  jusqu'à  des  masses  de  ver- 
dure, où  des  grenades  resplendissaient  parmi  les  touffes 
blanches  des  cotonniers  ;  des  vignes,  chargées  de  grap- 
pes ,  montaient  dans  le  branchage  des  pins  ;  un  champ 
de  roses  s'épanouissait  sous  des  platanes;  de  place 
en  place  sur  des  gazons  se  balançaient  des  lis;  un 
sable  noir,  mêlé  à  de  la  poudre  de  corail,  parsemait 
les  sentiers  ;  et,  au  milieu,  l'avenue  des  cyprès  faisait 
d'un  bout  à  l'autre  comme  une  double  colonnade  d'obé- 
lisques verts. 

Le  palais,  bâti  en  marbre  numidique  tacheté  de 
jaune,  superposait  tout  au  fond,  sur  de  larges  assises, 
ses  quatre  étages  en  terrasses.  Avec  son  grand  escalier 
droit  en  bois  d'ébène,  portant  aux  angles  de  chaque 
marche  la  proue  d'une  galère  vaincue,  ses  portes  rouges 
écartelées  d'une  croix  noire,  ses  grillages  d'airain  qui  le 
défendaient  en  bas  des  scorpions,  et  ses  treillis  de  ba- 
guettes dorées  qui  bouchaient  en  haut  ses  ouvertures, 
il  semblait  aux  soldats,  dans  son  opulence  farouche, 
aussi  solennel  et  impénétrable  que  le  visage  d'IIamilcar. 
-  Le  Conseilleur  avait  désigné  sa  maison  pour  y  tenir 
ce  festin  ;  les  convalescents,  qui  couchaient  dans  le 
temple  d'Eschmoùn,  se  mettant  en  marche  dès  l'aurore, 
s'y  étaient  traînés  sur  leurs  béquilles.  A  chaque  minute, 
d'autres  arrivaient.  Par  tous  les  sentiers,  il  en  débou- 
chait incessamment,  comme  des  torrents  qui  se  préci- 
pitent dans  un  lac.  On  voyait  entre  les  arbres  courir 


LE    FESTIN.  i 

les  esclaves  des  cuisines,  efîarés  et  à  demi  nus  ;  les 
gazelles  sur  les  pelouses  s'enfuyaient  en  bêlant;  le  soleil 
se  couchait,  et  le  parfum  des  citronniers  rendait  encore 
plus  lourde  l'exhalaison  de  cette  foule  en  sueur. 

H  y  avait  là  des  hommes  de  toutes  les  nations,  des 
Ligures,  des  Lusitaniens,  des  Baléares,  des  Nègres  et 
des  fugitifs  de  Rome.  On  entendait,  à  côté  du  lourd 
patois  dorien,  retentir  les  syllabes  celtiques  bruissantes 
comme  des  chars  de  bataille,  et  les  terminaisons 
ioniennes  se  heurtaient  aux  consonnes  du  désert,  âpres 
comme  des  cris  de  chacal.  Le  Grec  se  reconnaissait  à 
sa  taille  mince,  l'Égyptien  à  ses  épaules  remontées,  le 
Cantabre  à  ses  larges  mollets.  Des  Cariens  balançaient 
orgueilleusement  les  plumes  de  leur  casque  ;  des  archers 
de  Gappadoce  s'étaient  peint  de  larges  fleurs  sur  le 
corps,  et  quelques  Lydiens  portant  des  robes  de  femmes 
dînaient  en  pantoufles  et  avec  des  boucles  d'oreilles. 
D'autres,  qui  s'étaient  par  pompe  barbouillés  de  ver- 
millon, ressemblaient  à  des  statues  de  corail. 

Ils  s'allongeaient  sur  les  coussins,  ils  mangeaient 
accroupis  autour  de  grands  plateaux,  ou  bien,  couchés 
sur  le  ventre,  ils  tiraient  à  eux  les  morceaux  de  viande, 
et  se  rassasiaient  appuyés  sur  les  coudes,  dans  la  pose 
pacifique  des  lions  lorsqu'ils  dépècent  leur  proie.  Les 
derniers  venus,  debout  contre  les  arbres,  regardaient 
les  tables  basses  disparaissant  à  moitié  sous  des  tapis 
d'écarlate,  et  attendaient  leur  tour. 

Les  cuisines  d'Hamilcar  n'étant  pas  sulFisantes,  le 
Conseil  leur  avait  envoyé  des  esclaves,  de  la  vaisselle, 
des  lits  ;  et  l'on  voyait  au  milieu  du  jardin,  comme  sur 


4  SALAiMMBO. 

un  champ  de  bataille  quand  on  brûle  les  morts,  de 
grands  feux  clairs  ou  rôtissaient  des  bœufs.  Les  pains 
saupoudrés  d'anis  alternaient  avec  les  gros  fromages 
plus  lourds  que  des  disques,  et  les  cratères  pleins  de 
vin,  et  les  canthares  pleins  d'eau  auprès  des  corbeilles 
en  filigrane  d'or  qui  contenaient  des  fleurs.  La  joie  de 
pouvoir  enfin  se  gorger  à  l'aise  dilatait  tous  les  yeux  ; 
çà  et  là,  les  chansons  commençaient. 

D'abord  on  leur  servit  des  oiseaux  à  la  sauce  verte, 
dans  des  assiettes  d'argile  rouge  rehaussée  de  dessins 
noirs,  puis  toutes  les  espèces  de  coquillages  que  l'on 
ramasse  sur  les  côtes  puniques,  des  bouillies  de  fro- 
ment, de  fève  et  d'orge,  et  des  escargots  au  cumin, 
sur  des  plats  d'ambre  jaune. 

Ensuite  les  tables  furent  couvertes  de  viandes  :  anti- 
lopes avec  leurs  cornes,  paons  avec  leurs  plumes,  mou- 
tons entiers  cuits  au  vin  doux,  gigots  de  chamelles  et 
de  buflles,  hérissons  au  garum,  cigales  frites  et  loirs 
confits.  Dans  des  gamelles  en  bois  de  Tamrapanni 
flottaient,  au  milieu  du  safran,  de  grands  morceaux 
de  graisse.  Tout  débordait  de  saumure,  de  truffes  et 
d'assa  fœtida.  Les  pyramides  de  fruits  s'éboulaient  sur 
les  gâteaux  de  miel,  et  l'on  n'avait  pas  oublié  quelques- 
uns  de  ces  petits  chiens  à  gros  ventre  et  à  soies  roses 
que  l'on  engraissait  avec  du  marc  d'olives,  mets  car- 
thaginois en  abomination  aux  autres  peuples.  La  sur- 
prise des  nourritures  nouvefles  excitait  la  cupidité  des 
estomacs.  Les  Gaulois  aux  longs  cheveux  retroussés 
sur  le  sommet  delà  tête  s'arrachaient  les  pastèques  et 
les  limons  qu'ils  croquaient  avec  l'écorce.  Des  nègres 


LP   FESTIN.  5 

n'ayant  jamais  vu  de  langoustes  se  déchiraient  le  visage 
à  leurs  piquants  rouges.  Les  Grecs,  rasés,  plus  blancs 
que  des  marbres,  jetaient  derrière  eux  les  éplucliures 
de  leur  assiette,  tandis  que  des  pâtres  du  Brutium, 
vêtus  de  peaux  de  loups,  dévoraient  silencieusement, 
le  visage  dans  leur  portion, 

La  nuit  tombait.  On  retira  le  velarium  étalé  sur 
l'avenue  de  cyprès,  et  l'on  apporta  des  ilambeaux. 

Les  lueurs  vacillantes  du  pétrole  qui  brûlait  dans 
des  vases  de  porphyre  effrayèrent,  au  haut  des  cèdres, 
les  singes  consacrés  à  la  lune.  Ils  poussèrent  des  cris, 
ce  qui  mit  les  soldats  en  gaieté* 

Des  flammes  oblongues  tremblaient  surles  cuirasses 
d'airain.  Toutes  sortes  de  scintillements  jaillissaient 
des  plats  incrustés  de  pierres  précieuses.  Les  cratères, 
à  bordure  de  miroirs  convexes,  multipliaient  l'image 
élargie  des  choses;  les  soldats,  se  pressant  autour, 
s'y  regardaient  avec  ébahissement  et  grimaçaient  pour 
se  faire  rire.  Ils  se  lançaient,  par-dessus  les  tables, 
les  escabeaux  d'ivoire  et  les  spatules  d'or,  fis  avalaient 
à  pleine  gorge  tous  les  vins  grecs  qui  sont  dans  des 
outres,  les  vins  de  Campanie  enfermés  dans  des  am- 
phores, les  vins  des  Cantabres  que  l'on  apporte  dans 
^es  tonneaux,  et  les  vins  de  jujubier,  de  cinnamome 
et  de  lotus.  Il  y  en  avait  des  flaques  par  terre  où 
l'on  glissait.  La  fumée  des  viandes  montait  dans  les 
feuillages  avec  la  vapeur  des  haleines.  On  entendait  à 
la  fois  le  claquement  des  mâchoires,  le  bruit  des  paroles, 
des  chansons,  des  coupes,  le  fracas  des.  vases  campa- 
niens  qui  s'écroulaient  en  mille  morceaux,  ou  le  son 


6  SALAIMMBO. 

limpide  d'un  grand  plat  d'argent.  A  mesure  qu'aug 
mentait  leur  ivresse,  ils  se  rappelaient  de  plus  en  plus 
l'injustice  de  Carthage. 

La  République,  épuisée  par  la  guerre,  avait  laissé 
s'accumuler  dans  la  ville  toutes  les  bandes  qui  reve- 
naient. Giscon,  leur  général,  avait  eu  la  prudence  de 
les  renvoyer  les  uns  après  les  autres,  pour  faciliter 
l'acquittement  de  leur  solde,  et  le  Conseil  avait  cru 
qu'ils  finiraient  par  consentir  à  quelque  diminution. 
Mais  on  leur  en  voulait  aujourd'hui  de  ne  pouvoir  les 
payer.  Cette  dette  se  confondait  dans  l'esprit  du  peuple 
avec  les  trois  mille  deux  cents  talents  euboïques  exi- 
gés par  Lutatius;  et  ils  étaient,  comme  Rome,  un 
ennemi  pour  Carthage.  Les  Mercenaires  le  compre- 
naient; aussi  leur  indignation  éclatait  en  menaces  et 
en  débordements.  Enfin,  ils  demandèrent  à  se  réunir 
pour  célébrer  une  de  leurs  victoires,  et  le  parti  de  la 
paix  céda,  en  se  vengeant  d'Hamilcar  qui  avait  tant 
soutenu  la  guerre.  Elle  s'était  terminée  contre  tous  ses 
efforts,  si  bien  que,  désespérant  de  Carthage,  il  avait 
remis  à  Giscon  le  gouvernement  des  Mercenaires. 
Désigner  son  palais  pour  les  recevoir,  c'était  attirer 
sur  lui  quelque  chose  de  la  haine  qu'on  leur  portait. 
D'ailleurs,  la  dépense  devait  être  excessive  ;  il  la  subi- 
rait presque  toute. 

Fiers  d'avoir  fait  plier  la  République,  les  Merce- 
naires croyaient  qu'ils  allaient  enfin  s'en  retourner  chez 
eux,  avec  la  solde  de  leur  sang  dans  le  capuxihon  de 
leur  manteau.  Mais  leurs  fatigues,  revues  à  travers  les 
vapeurs  de  l'ivresse,  leur  semblaient  prodigieuses  et 


LE    FESTIN.  7 

trop  peu  récompensées.  Ils  se  montraient  leurs  bles- 
sures, ils  racontaient  leurs  combats,  leurs  voyages  et 
les  chasses  de  leur  pays.'  Ils  imitaient  le  cri  des  bêtes 
féroces,  leurs  bonds.  Puis  vinrent  les  immondes  ga- 
geures; ils  s'enfonçaient  la  tète  dans  les  amphores  et 
restaient  à  boire  sans  s'interrompre  comme  des  droma- 
daires altérés.  Un  Lusitanien,  de  taille  gigantesque, 
portant  un  homme  au  bout  de  chaque  bras,  parcourait 
les  tables  tout  en  crachant  du  feu  par  les  narines.  Des 
Lacédémoniens,  qui  n'avaient  point  ôté  leurs  cuirasses, 
sautaient  d'un  pas  lourd.  Quelques-uns  s'avançaient 
comme  des  femmes  en  faisant  des  gestes  obscènes  ; 
d'autres  se  mettaient  nus  pour  combattre,  au  milieu 
des  coupes,  à  la  façon  des  gladiateurs;  et  une  compa- 
gnie de  Grecs  dansait  autour  d'un  vase  où  l'on  voyait 
des  nymphes,  pendant  qu'un  nègre  tapait  avec  un  os 
de  bœuf  sur  un  bouclier  d'airain. 

Tout  à  coup,  ils  entendirent  un  chant  plaintif,  un 
chant  fort  et  doux,  qui  s'abaissait  et  remontait  dans 
les  airs  comme  le  battement  d'ailes  d'un  oiseau  blessé. 

C'était  la  voix  des  esclaves  dans  l'ergastule.  Des 
soldats,  pour  les  délivrer,  se  levèrent  d'un  bond  et 
disparurent. 

Ils  revinrent,  chassant  au  milieu  des  cris,  dans  la 
poussière,  une  vingtaine  d'hommes  que  l'on  distinguait 
à  leur  visage  plus  pâle.  Un  petit  bonnet  de  forme  conique, 
en  feutre  noir,  couvrait  leur  tête  rasée;  ils  portaient 
tous  des  sandales  de  bois  et  faisaient  un  bruit  de  fer- 
railles comme  des  chariots  en  marche. 

Ils  arrivèrent  dans  l'avenue  des  cyprès,  où  ils  se 


8  SALAMMBO. 

perdirent  parmi  la  foule,  qui  les  interrogeait.  L'un 
d'eux  était  resté  à  l'écart,  debout.  A  travers  les  déchi- 
rures de  sa  tunique  on  apercevait  ses  épaules  rayées 
par  de  longues  balafres.  Baissant  le  menton,  il  regar- 
dait autour  de  lui  avec  méfiance  et  fermait  un  peu  ses 
paupières  dans  l'éblouissement  des  flambeaux.  Quand 
il  vit  que  personne  de  ces  gens  armés  ne  lui  en  voulait, 
un  grand  soupir  s'échappa  de  sa  poitrine  ;  il  balbutiait, 
il  ricanait  sous  les  larmes  claires  qui  lavaient  sa  figure; 
puis  il  saisit  par  les  anneaux  un  canthare  tout  plein, 
le  leva  droit  en  l'air  au  bout  de  ses  bras  d'où  pen- 
daient des  chaînes,  et,  regardant  le  ciel  et  toujours 
tenant  la  coupe,  il  dit  : 

«  —  Salut  d'abord  à  toi,  Baal-Eschmôun  libérateur, 
que  les  gens  de  ma  patrie  appellent  Esculape  !  et  à 
vous,  Génies  des  fontaines,  de  la  lumière  et  des  bois  ! 
et  à  vous,  Dieux  cachés  sous  les  montagnes  et  dans 
les  cavernes  de  la  terre  !  et  à  vous,  hommes  forts  aux 
armures  reluisantes,  qui  m'avez  délivré  !  » 

Il  laissa  tomber  la  coupe  et  conta  son  histoire.  On 
le  nommait  Spendius.  Les  Carthaginois  l'avaient  pris  à 
la  bataille  des  Égineuses;  et  parlant  grec,  ligure  et 
punique,  il  remercia  encore  une  fois  les  Mercenaires  ; 
il  leur  baisait  les  mains  ;  enfin,  il  les  félicita  du  ban- 
quet, tout  en  s'étonnant  de  n'y  pas  apercevoir  les  coupes 
de  la  Légion  sacrée.  Ces  coupes,  portant  une  vigne  en 
émeraude  sur  chacune  de  leurs  six  faces  en  or,  appar- 
-tenaient  à  une  milice  exclusivement  composée  des 
jeunes  patriciens,  les  plus  hauts  de  taille.  C'était  un 
privilège,  presque  un  honneur  sacerdotal  ;  aussi  rien 


LE   FESTIN.  9 

dans  les  trésors  de  la  République  n'était  plus  convoité 
des  Mercenaires.  Ils  détestaient  la  Légion  à  cause  de 
cela,  et  on  en  avait  vu  qui  risquaient  leur  vie  pour  l'in- 
concevable plaisir  d'y  boire. 

Donc  ils  commandèrent  d'aller  chercher  les  coupes. 
Elles  étaient  en  dépôt  chez  les  Syssites,  compagnies  de 
commerçants  qui  mangeaient  en  commun.  Les  esclaves 
revinrent.  A  cette  heure,  tous  les  membres  des  Syssites 
dormaient. 

«  —  Qu'on  les  réveille  !  »  répondirent  les  Merce- 
naires. 

Après  une  seconde  démarche,  on  leur  expliqua 
qu'elles  étaient  enfermées  dans  un  temple. 

<c  —  Qu'on  l'ouvre  !  »  répliquèrent-ils. 

Et  quand  les  esclaves,  en  tremblant,  eurent  avoué 
qu'elles  étaient  entre  les  mains  du  général  Giscon,  ils 
s'écrièrent  : 

«  —  Qu'il  les  apporte  !  » 

Giscon,  bientôt,  apparut  au  fond  du  jardin  dans  une 
escorte  de  la  Légion  sacrée.  Son  ample  manteau  noir, 
retenu  sur  sa  tête  à  une  mitre  d'or  constellée  de  pierres 
précieuses,  et  qui  pendait  tout  à  l'entour  jusqu'aux 
sabots  de  son  cheval,  se  confondait,  de  loin,  avec  la 
couleur  de  la  nuit.  On  n'apercevait  que  sa  barbe  blanche, 
les  rayonnements  de  sa  coiffure  et  son  triple  collier  à 
larges  plaques  bleues  qui  lui  battait  sur  la  poitrine. 

.Les  soldats,  quand  il  entra,  le  saluèrent  d'une  grande 
acclamation,  tous  criant  : 

«  —  Les  coupes  !  Les  coupes  !  » 

Il  commença  par  déclarer  que,  si  l'on  considérait 


10  SALAMMBO. 

leur  courage,  ils  en  étaient  dignes.  La  foule  hurla  de 
joie,  en  applaudissant. 

Il  le  savait  bien,  lui  qui  les  avait  commandés  là-bas 
et  qui  était  revenu  avec  la  dernière  cohorte  sur  la  der- 
nière galère  ! 

«  —  C'est  vrai  !  c'est  vrai  !  »  disaient-ils. 

Cependant,  continua  Giscon,  la  République  avait 
respecté  leurs  divisions  par  peuples,  leurs  coutumes, 
leurs  cultes;  ils  étaient  libres  dans  Carthage  !  Quant 
aux  vases  de  la  Légion  sacrée,  c'était  une  propriété 
particulière.  Tout  à  coup,  près  de  Spendius,  un  Gaulois 
s'élança  par-dessus  les  tables  et  courut  droit  à  Giscon, 
qu'il  menaçait  en  gesticulant  avec  deux  épées  nues. 

Le  général,  sans  s'interrompre,  le  frappa  sur  la 
tête  de  son  lourd  bâton  d'ivoire  ;  le  Barbare  tomba.  Les 
Gaulois  hurlaient,  et  leur  fureur,  se  communiquant  aux 
autres,  allait  emporter  les  légionnaires.  Giscon  haussa 
les  épaules  ;  son  courage  serait  inutile  contre  ces  bêtes 
brutes,  exaspérées.  Mieux  valait  plus  tard  s'en  venger 
dans  quelque  ruse  ;  donc  il  fit  signe  à  ses  soldats  et 
s'éloigna  lentement.  Puis  sous  la  porte,  se  tournant 
vers  les  Mercenaires,  il  leur  cria  qu'ils  s'en  repenti- 
raient. 

Le  festin  recommença.  Mais  Giscon  pouvait  revenir, 
et,  cernant  le  faubourg  qui  touchait  aux  derniers  rem- 
parts, les  écraser  contre  les  murs.  Alors  ils  se  sentirent 
seuls  malgré  leur  foule  ;  et  la  grande  ville  qui  dormait 
sous  eux,  dans  l'ombre,  leur  fit  peur,  avec  ses  entas- 
sements d'escaliers,  ses  hautes  maisons  noires  et  ses 
vagues  dieux,  encore  plus  féroces  que  son  peuple.  Au 


y 


LE   FESTIN.  41 

loin,  quelques  fanaux  glissaient  sur  le  port,  et  il  y 
avait  des  lumières  dans  le  temple  de  Khamon.  Ils  se 
souvinrent  d'IIamilcar.  Où  était-il?  Pourquoi  les  avoir 
abandonnés,  la  paix  conclue  ?  Ses  dissensions  avec  le 
Conseil  n'étaient  sans  doute  qu'un  jeu  pour  les  perdre. 
Leur  haine  inassouvie  retombait  sur  lui  ;  et  ils  le  mau- 
dissaient, s'exaspérantlesuns  les  autres  par  leur  propre 
colère.  A  ce  moment-là  il  se  fit  un  rassemblement  sous 
les  platanes.  C'était  pour  voir  un  nègre  qui  se  roulait 
en  battant  le  sol  avec  ses  membres,  la  prunelle  fixe, 
le  cou  tordu,  l'écume  aux  lèvres.  Quelqu'un  cria  qu'il 
était  empoisonné.  Tous  se  crurent  empoisonnés.  Ils 
tombèrent  sur  les  esclaves  ;  un  vertige  de  destruction 
tourbillonna  sur  l'armée  ivre.  Ils  frappaient  au  hasard 
autour  d'eux,  ils  brisaient,  ils  tuaient;  quelques-uns 
lancèrent  des  flambeaux  dans  les  feuillages  ;  d'autres, 
s'accoudant  sur  la  balustrade  des  lions,  les  massar 
crèrent  à  coups  de  flèches  ;  les  plus  hardis  coururent 
aux  éléphants  ;  ils  voulaient  leur  abattre  la  trompe  et 
manger  de  l'ivoire. 

Cependant  des  frondeurs  baléares  qui,  pour  piller 
plus  commodément,  avaient  tourné  l'angle  du  palais, 
furent  arrêtés  par  une  haute  barrière  faite  en  jonc  des 
Indes.  Ils  coupèrent  avec  leurs  poignards  les  courroies 
de  la  serrure  et  se  trouvèrent  alors  sous  la  façade  qui 
regardait  Carthage,  dans  un  autre  jardin  rempli  de 
végétations  taillées.  Des  lignes  de  fleurs  blanches, 
toutes  se  suivant  une  à  une,  décrivaient  sur  la  terre 
couleur  d'azur  de  longues  paraboles,  comme  des  fusées 
d'étoiles.  Les  buissons,  pleins  de  ténèbres,  exhalaient 


42  SALAMMBO. 

des  odeurs  chaudes,  mielleuses.  Il  y  avait  des  troncs 
d'arbres  barbouillés  de  cinabre  qui  ressemblaient  à  des 
colonnes  sanglantes.  Au  milieu,  douze  piédestaux  de 
cuivre  portaient  chacun  une  grosse  boule  de  verre  ;  et 
des  lueurs  rougeàtres  emplissaient  confusément  ces 
globes  creux  comme  d'énormes  prunelles  qui  palpite- 
raient encore.  Les  soldats  s'éclairaient  avec  des  torches, 
tout  en  trébuchant  sur  la  pente  du  terrain,  profondé- 
ment labouré. 

Ils  aperçurent  un  petit  lac,  divisé  en  plusieurs  bas- 
sins par  des  murailles  de  pierres  bleues.  L'onde  était 
si  limpide  que  les  flammes  des  torches  tremblaient 
jusqu'au  fond,  sur  un  lit  de  cailloux  blancs  et  de  pous- 
sière d'or.  Elle  se  mit  à  bouillonner,  des  paillettes  lumi- 
neuses glissèrent,  et  de  gros  poissons,  qui  portaient 
des  pierreries  à  la  gueule,  apparurent  vers  la  surface. 

Les  soldats,  en  riant  beaucoup,  leur  passèrent  les 
doigts  dans  les  ouïes  et  les  apportèrent  sur  les  tables. 

C'étaient  les  poissons  de  la  famille  Barca.  Tous  des- 
cendaient de  ces  lottes  primordiales  qui  avaient  fait 
éclore  l'œuf  mystique  où  se  cachait  la  Déesse.  L'idée 
de  commettre  un  sacrilège  ranima  la  gourmandise  des 
Mercenaires;  ils  placèrent  vite  du  feu  sous  desvases 
d'airain  et  s'amusèrent  à  regarder  les  beaux  poissons 
se  débattre  dans  l'eau  bouillante. 

La  houle  des  soldats  se  poussait.  Ils  n'avaient  plus 
peur.  Ils  recommençaient  à  boire.  Les  parfums  qui  leur 
coulaient  du  front  mouillaient  de  gouttes  larges  leurs 
tuniques  en  lambeaux,  et,  s'appuyant  des  deux  poings 
sur  les  tables  qui  leur  semblaient  osciller  comme  des 


LE    FESTIN.  13 

navires,  ils  promenaient  à  l'entoiir  leurs  gros  yeux 
ivres,  pour  dévorer  par  la  vue  ce  qu'ils  ne  pouvaient 
prendre.  D'autres,  marchant  tout  au  milieu  des  plats 
sur  les  nappes  de  pourpre,  cassaient  à  coups  de  pied 
les  escabeaux  d'ivoire  et  les  fioles  tyriennes  en  verre. 
Les  chansons  se  mêlaient  au  râle  des  esclaves  agoni- 
sant parmi  les  coupes  brisées.  Ils  demandaient  du  vin, 
des  viandes,  de  l'or.  Ils  criaient  pour  avoir  des 
femmes.  Ils  déliraient  en  cent  langages.  Quelques-uns 
se  croyaient  aux  étuves,  à  cause  de  la  buée  qui  flottait 
autour  d'eux,  ou  bien,  apercevant  des  feuillages,  ils 
s'imaginaient  être  à  la  chasse  et  couraient  sur  leurs 
compagnons  comme  sur  des  bêtes  sauvages.  L'incen- 
die de  l'un  à  l'autre  gagnait  tous  les  arbres  ;  et  les 
hautes  masses  de  verdure,  d'où  s'échappaient  de  longues 
spirales  blanches,  semblaient  des  volcans  qui  com- 
mencent à  fumer.  La  clameur  redoublait  ;  les  lions 
blessés  rugissaient  dans  l'ombre. 

Le  palais-  s'éclaira  d'un  seul  coup  à  sa  plus  haute 
terrasse,  la  porte  du  milieu  s'ouvrit  ;  et  une  femme,  la 
fille  d'Hamilcar  elle-même,  couverte  de  vêtements  noirs, 
apparut  sur  le  seuil.  Elle  descendit  le  premier  escalier 
qui  longeait  obliquement  le  premier  étage,  puis  le 
second,  le  troisième,  et  elle  s'arrêta  sur  la  dernière 
terrasse,  au  haut  de  l'escalier  des  galères.  Immobile 
et  la  tête  basse,  elle  regardait  les  soldats. 

Derrière  elle,  de  chaque  côté,  se  tenaient  deux 
longues  théories  d'hommes  pâles,  vêtus  de  robes 
blanches  à  franges  rouges,  qui  tombaient  droit  sur 
leurs  pieds.  Ils  n'avaient  pas  de  barbe,  pas  de  cheveux, 


14  SALAMMBO. 

pas  de  sourcils.  Dans  leurs  mains  étincelantes  d'anneaux 
ils  portaient  d'énormes  lyres  et  chantaient  tous,  d'une 
voix  aiguë,  un  hymne  à  la  divinité  de  Garthage. 
C'étaient  les  prêtres  eunuques  du  temple  de  Tanit,  que 
Salammbô  appelait  souvent  dans  sa  maison. 

Enfin  elle  descendit  l'escalier  des  galères.  Les  prê- 
tres la  suivirent.  Elle  s'avança  dans  l'avenue  des  cyprès, 
et  elle  marchait  lentement  entre  les  tables  des  capi- 
taines, qui  se  reculaient  un  peu  en  la  regardant  passer. 
f  Sa  chevelure,  poudrée  d'un  sable  violet  et  réunie 
en  forme  de  tour  selon  la  mode  des  vierges  chana- 
néennes,  la  faisait  paraître  plus  grande.  Des  tresses 
de  perles  attachées  à  ses  tempes  descendaient  jusqu'aux 
coins  de  sa  bouche,  rose  comme  une  grenade  entr'ou- 
verte.  11  y  avait  sur  sa  poitrine  un  assemblage  de  pierres 
lumineuses,  imitant  par  leur  bigarrure  les  écailles  d'une 
murène.  Ses  bras,  garnis  de  diamants,  sortaient  nus 
de  sa  tunique  sans  manches,  étoilée  de  fleurs  rouges 
sur  un  fond  tout  noir.  Elle  portait  entre  les  chevilles 
une  chaînette  d'or  pour  régler  sa  marche,  et  son 
grand  manteau  de  pourpre  sombre,  taillé  dans  une 
étoffe  inconnue,  traînait  derrière  elle,  faisant  à  chacun 
de  ses  pas  comme  une  large  vague  qui  la  suivait. 

Les  prêtres,  de  temps  à  autre,  pinçaient  sur  leurs 
lyres  des  accords  presque  étouffés  ;  et  dans  les  inter- 
valles de  la  musique,  on  entendait  le  petit  bruit  de  la 
chaînette  d'or  avec  le  claquement  régulier  de  ses  san- 
dales en  papyrus. 

Personne  encore  ne  la  connaissait.  On  savait  seu- 
lement qu'elle  vivait  retirée  dans  des  pratiques  pieuses. 


X 


LE    FESTIN.  15 

Des  soldats  l'avaiciiL  apei'(;ue  la  nuil,  sur  le  liaul  de  son 
palais,  à  genoux  devant  les  étoiles,  entre  les  tourbil- 
lons des  cassolettes  allumées.  C'était  la  lune  qui  l'avait 
rendue  si  pâle,  et  quelque  chose  des  Dieux  l'enve- 
loppait comme  une  vapeur  subtile.  Ses  prunelles  sem- 
blaient regarder  tout  au  loin  au  delà  des  espaces 
terrestres.  Elle  marchait  en  inclinant  la  tête  et  tenait 
à  sa  main  droite  une  petite  lyre  d'ébène. 

Us  l'entendaient  murmurer. 

«  —  Morts  !  Tous  morts  !  Vous  ne  viendrez  plus 
obéissant  à  ma  voix,  quand,  assise  sur  le  bord  du  lac, 
je  vous  jetais  dans  la  gueule  des  pépins  de  pastèques  ! 
Lé  mystère  de  Tanit  roulait  au  fond  de  vos  yeux ,  plus 
limpides  que  les  globules  des  fleuves.  »  Et  elle  les 
appelait  par  leurs  noms,  qui  étaient  les  noms  des 
mois.  —  «  Siv,  Sivan,  Tammouz,  Eloul,  Tischri,  Sche- 
bar  !  —  Ah  !  pitié  pour  moi,  Déesse.  » 

Les  soldats,  sans  comprendre  ce  qu'elle  disait,  se 
tassaient  autour  d'elle  ;  ils  s'ébahissaient  de  sa  parure. 
Elle  promena  sur  eux  un  long  regard  épouvanté  ;  puis, 
s'enfonçant  la  tête  dans  les  épaules  en  écartant  les 
bras,  elle  répéta  plusieurs  fois  : 

<c  —  Qu'avez-vous  fait!  qu'avez-vous  fait! 

«  Vous  aviez  cependant,  pour  vous  réjouir,  du  pain, 
des  viandes,  de  l'huile,  tout  le  molobathre  des  greniers  ! 
J'avais  fait  venir  des  bœufs  d'IIécatompyle,  j'avais 
envoyé  des  chasseurs  dans  le  désert  !  »  Sa  voix  s'en- 
flait, ses  joues  s'empourpraient.  Elle  ajouta:  «  Où  êtes- 
vous  donc,  ici  ?  Est-ce  dans  une  ville  conquise,  ou 
dans  le  palais  d'un  maître  ?  Et  quel  maître  ?  le  sulTète 


16  SALAMMBO. 

Hamilcar  mon  père,  serviteur  des  Baals  !  Vos  armes, 
rouges  du  sang  de  ses  esclaves,  c'est  lui  qui  les  a 
refusées  à  Lutatius  !  En  connaissez-vous  un  dans  vos 
patries  qui  sache  mieux  conduire  les  batailles  ?  Regar- 
dez donc  !  les  marches  de  notre  palais  sont  encombrées 
par  nos  victoires  !  Continuez  !  brùlez-le  !  J'emporterai 
avec  moi  le  Génie  de  ma  maison,  mon  serpent  noir  qui 
dort  là-haut  sur  des  feuilles  de  lotus  !  Je  sifflerai,  il  me 
suivra  ;  et  si  je  monte  en  galère,  il  courra  dans  le  sil- 
lage 4e  mon  navire  sur  l'écume  des  flots.   » 

Ses  narines  minces  palpitaient.  Elle  écrasait  ses 
ongles  contre  les  pierreries  de  sa  poitrine.  Ses  yeux 
s'alanguirent  ;  elle  reprit  : 

■  «  —  Ah  !  pauvre  Carthage  !  lamentable  ville  !  Tu 
n'as  plus  pour  te  défendre  les  hommes  forts  d'autre- 
fois, qui  allaient  au  delà  des  océans  bâtir  des  temples 
sur  les  rivages.  Tous  les  pays  travaillaient  autour  de 
toi,  et  les  plaines  de  la  mer,  labourées  par  tes  rames, 
balançaient  tes  moissons.  » 

Alors  elle  se  mit  à  chanter  les  aventures  de  Melkarth , 
dieu  des  Sidoniens  et  père  de  sa  famille. 

Elle  disait  l'ascension  des  montagnes  d'Ersiphonie, 
le  voyage  de  Tartessus,  et  la  guerre  contre  Masisabal 
pour  venger  la  reine  des  serpents  : 

«  —  11  poursuivait  dans  la  forêt  le  monstre  femelle 
dont  la  queue  ondulait  sur  les  feuilles  mortes  comme 
un  ruisseau  d'argent  ;  et  il  arriva  dans  une  prairie 
où  des  femmes,  à  croupe  de  dragon,  se  tenaient  autour 
d'un  grand  feu,  dressées  sur  la  pointe  de  leur  queue. 
La  lune,  couleur  de  sang,  resplendissait  dans  un  cer- 


LE    FESTIN.  a 

cle  pâle,  et  leurs  langues  écarlaLes,  fendues  comme 
des  harpons  de  pécheurs,  s'allongeaient  en  se  recour- 
bant jusqu'au  bord  de  la  llamme.  » 

Puis  Salammbô,  sans  s'arrêter,  raconta  comment 
Melkarth,  après  avoir  vaincu  Masisabal,  mit  à  la  proue 
du  navire  sa  tète  coupée.  —  «  A  chaque  battement 
des  flots,  elle  s'enfonçait  sous  l'écume  ;  le  soleil  l'em- 
baumait :  elle  se  fit  plus  dure  que  l'or  ;  les  yeux  ne 
cessaient  point  de  pleurer,  et  les  larmes,  continuelle- 
ment, tombaient  dans  l'eau.  » 

Elle  chantait  tout  cela  dans  un  vieil  idiome  cha- 
nanéen  que  n'entendaient  pas  les  Barbares.  Ils  se  de- 
mandaient ce  qu'elle  pouvait  leur  dire  avec  les  gestes 
effrayants  dont  elle  accompagnait  son  discours  ;  —  et 
montés  autour  d'elle  sur  les  tables,  sur  les  lits,  dans  les 
rameaux  des  sycomores,  la  bouche  ouverte  et  allon- 
geant la  tête,  ils  tâchaient  de  saisir  ces  vagues  histoires 
qui  se  balançaient  devant  leur  imagination,  à  travers 
l'obscurité  des  théogonies,  comme  des  fantômes  dans 
les  nuages. 

Seuls,  les  prêtres  sans  barbe  comprenaient  Sa- 
lammbô. Leurs  mains  ridées,  pendant  sur  les  cordes  des 
lyres,  frémissaient,  et  de  temps  à  autre  en  tiraient  un 
accord  lugubi'e  ;  car,  plu?  faibles  que  des  vieilles  fem- 
mes, ils  tremblaient  à  la  fois  d'émotion  mystique,  et 
de  la  peur  que  leur  faisaient  les  hommes.  Les  Barbares 
ne  s'en  souciaient  ;  ils  écoutaient  toujours  la  vierge 
chanter. 

Aucun  ne  la  regardait  comme  un  jeune  chef  nu- 
mide placé  aux  tables  des  capitaines,  parmi  des  soldats 

2 


18  SALAMMBO. 

de  sa  nation.  Sa  ceinture  était  si  hérissée  de  dards, 
qu'elle  faisait  une  bosse  dans  son  large  manteau,  noué 
à  ses  tempes  par  un  lacet  de  cuir.  L'étoffe,  bâillant 
sur  ses  épaules,  enveloppait  d'ombre  son  visage,  et 
l'on  n'apercevait  que  les  flammes  de  ses  deux  yeux. 
C'était  par  hasard  qu'il  se  trouvait  au  festin,  —  son 
père  le  faisant  vivre  chez  les  Barca,  selon  la  coutume 
des  rois  qui  envoyaient  leurs  enfants  dans  les  grandes 
familles  pour  préparer  des  alliances.  Depuis  six  mois 
que  Narr'IIavas  y  logeait,  il  n'avait  point  encore  aperçu 
Salammbô  ;  et,  assis  sur  les  talons,  la  barbe  baissée 
vers  les  hampes  de  ses  javelots,  il  la  considérait  en 
écartant  les  narines,  comme  un  léopard  qui  est  accroupi 
dans  les  bambous. 

De  l'autre  côté  des  tables  se  tenait  un  Libyen  de 
taille  colossale  et  à  courts  cheveux  noirs  frisés.  Il 
n'avait  gardé  que  sa  jaquette  militaire,  dont  les  lames 
d'airain  déchiraient  la  pourpre  du  lit.  Un  collier  à  lunes 
d'argent  s'embarrassait  dans  les  poils  de  sa  poitrine. 
Des  éclaboussures  de  sang  lui  tachetaient  la  face,  il 
s'appuyait  sur  le  coude  gauche  ;  et,  la  bouche  grande 
ouverte,  il  souriait. 

Salammbô  n'en  était  plus  au  rythme  sacré.  Elle 
employait  simultanément  tous  les  idiomes  des  Barbares, 
déhcatesse  de  femme  pour  attendrir  leur  colère.  Aux 
Grecs  elle  parlait  grec  ;  puis  elle  se  tourna  vers  les 
Ligures,  vers  les  Campaniens,  vers  les  Nègres  ;  et 
chacun  en  l'écoutant  retrouvait  dans  cette  voix  la  dou- 
ceur de  sa  patrie.  Emportée  par  les  souvenirs  de  Car- 
thage,  elle  chantait  maintenant  les  anciennes  batailles 


LE   FESTIN.  19 

contre  Rome  ;  ils  applaudissaient.  Elle  s'enflammait  à 
la  lueur  des  épées  nues  ;  elle  criait  les  bras  ouverts. 
Sa  lyre  tomba,  elle  se  tut  ;  —  et,  pressant  son  cœur  à 
deux  mains,  elle  resta  quelques  minutes  les  paupières 
closes  à  savourer  l'agitation  de  tous  ces  hommes. 

Mâtho  le  Libyen  se  penchait  vers  elle,  involontai- 
rement elle  s'en  approcha,  et,  poussée  par  la  recon- 
naissance de  son  orgueil,  elle  lui  versa  dans  une  coupe 
d'or  un  long  jet  de  vin,  pour  se  réconcilier  avec 
l'armée. 

«  —  Bois  !  »  dit-elle. 

Il  prit  la  coupe  et  la  portait  à  ses  lèvres  quand  un 
Gaulois,  le  même  que  Giscon  avait  blessé,  le  frappa  sur 
l'épaule,  tout  en  débitant  d'un  air  jovial  des  plaisan- 
teries dans  la  langue  de  son  pays.  Spendius  n'était  pas 
loin  ;  il  s'offrit  à  les  expliquer. 

«  —  Parle  !  dit  Màtho. 

<(  —  Les  Dieux  te  protègent,  tu  vas  devenir  riche. 
A  quand  les  noces  ? 

«  —  Quelles  noces  ? 

(c  Les  tiennes  !  car  chez  nous,  dit  le  Gaulois, 
lorsqu'une  femme  fait  boire  un  soldat,  c'est  qu'elle 
lui  offre  sa  couche. 

Il  n'avait  pas  fmi  que  Narr'Havas,  en  bondissant, 
tira  un  javelot  de  sa  ceinture  et,  appuyé  du  pied  droit, 
sur  le  bord  de  la  table,  il  le  lança  contre  Mâtho. 

Le  javelot  siffla  entre  les  coupes,  et,  traversant  le 
bras  du  Libyen,  le  cloua  sur  la  nappe  si  fortement,  que 
la  poignée  en  tremblait  dans  l'air. 

Mâtho  l'arracha  vite  ;  mais  il  n'avait  pas  d'armes. 


20  SALAMI  M  BO. 

il  était  nu  ;  enfin,  levant  à  deux  bras  la  table  surchar- 
gée, il  la  jeta  contre  Narr'Havas  tout  au  milieu  de  la 
foule  qui  se  précipitait  entre  eux.  Les  soldats  et  les 
Numides  se  serraient  à  ne  pouvoir  tirer  leurs  glaives. 
Mâtho  avançait  en  donnant  de  grands  coups  avec,  sa 
tête.  Quand  il  la  releva,  Narr'Havas  avait  disparu.  Il  le 
chercha  des  yeux.  Salammbô  aussi  était  partie. 

Alors  sa  vue  se  tournant  vers  le  palais,  il  aperçut 
tout  en  haut  la  porte  rouge  à  croix  noire  qui  se  re- 
fermait. 11  s'élança. 

On  le  vit  courir  entre  les  proues  des  galères,  puis 
réapparaître  le  long  des  trois  escaliers  jusqu'à  la  porte 
rouge  qu'il  heurta  de  tout  son  corps.  En  haletant,  il 
s'appuya  contre  le  mur  pour  ne  pas  tomber. 

Un  homme  l'avait  suivi,  et  à  travers  les  ténèbres, 
car  les  lueurs  du  festin  étaient  cachées  par  l'angle  du 
palais,  il  reconnut  Spendius. 

«  —  Va-t'en  !  »  dit-il. 

L'esclave,  sans  répondre,  se  mit  avec  ses  dents  à 
déchirer  sa  tunique  ;  puis,  s'agenouillant  auprès  de 
Mâtho,  il  lui  prit  le  bras  délicatement,  et  il  le  palpait 
dans  l'ombre  pour  découvrir  la  blessure. 

Sous  un  rayon  de  la  lune  qui  glissait  entre  les  nua- 
ges, Spendius  aperçut  au  milieu  du  bras  une  plaie 
béante.  Il  roula  tout  autour  le  morceau  d'étoffe  ;  mais 
l'autre,  s'irritaut,  disait  :  «  Laisse-moi  !  laisse-moi  !  » 

«  —  Non  !  reprit  l'esclave.  Tu  m'as  délivré  de 
l'ergastule.  Je  suis  à  toi  !  tues  mon  maître  !  ordonne!  » 

Màtho,  en  frôlant  les  murs,  fit  le  tour  de  la  terrasse. 

Il  tendait  l'oreille  à  chaque  pas,  et  par  l'intervalle 


LE   FESTIN.  21 

des  roseaux  dorés,  plongeait  ses  regards  dans  les 
appartements  silencieux.  Enfin  il  s'arrêta  d'un  air 
désespéré. 

«  —  Écoule  !  lui  dit  l'esclave.  Oh  !  ne  nie  méprise 
pas  pour  ma  faiblesse  !  J'ai  vécu  dans  le  palais.  Je  peux, 
comme  une  vipère,  me  couler  entre  les  murs.  Viens  ! 
il  y  a  dans  la  Chambre  des  Ancêtres  un  lingot  d'or  sous 
chaque  dalle;  une  voie  souterraine  conduit  àleurs  tom- 
beaux !  » 

«  — Eh  !  qu'importe  !  »  ditMàtho. 

Spendius  se  tut. 

Ils  étaient  sur  la  dernière  terrasse.  Une  masse  d'om- 
bre énorme  s'étalait  devant  eux,  et  qui  semblait  con- 
tenir de  vagues  amoncellements,  pareils  aux  flots  d'un 
océan  noir  pétrifié. 

Mais  une  barre  lumineuse  s'éleva  du  côté  de  l'Orient. 

A  gauche,  tout  en  bas,  les  canaux  de  Megara  com- 
mençaient à  rayer  de  leurs  sinuosités  blanches  les 
verdures  des  jardins.  Les  toits  coniques  des  temples 
heptagones,  les  escaliers,  les  terrasses,  les  remparts, 
peu  à  peu,  se  découpaient  sur  la  pâleur  de  l'aube  ;  et 
tout  autour  de  la  péninsule  carthaginoise  une  ceinture 
d'écume  blanche  oscillait,  tandis  que  la  mer  couleur 
d'émeraude  semblait  comme  figée  dans  la  fraîcheur  du 
matin.  A  mesure  que  le  ciel  rose  allait  s'élargissant, 
les  hautes  maisons  inclinées  sur  les  pentes  du  terrain 
se  haussaient,  se  tassaient,  telles  qu'un  troupeau  de 
chèvres  noires  qui  descend  des  montagnes.  Les  rues 
désertes  s'allongeaient;  les  palmiers,  çà  et  là  sortant 
des  murs,  ne  bougeaient  pas  ;  les  citernes  remplies 


22  SALAMMBO. 

avaient  Tair  de  boucliers  d'argent  perdus  dans  les 
cours  ;  le  phare  du  promontoire  Hermaeum  commençait 
à  pâlir.  Tout  au  haut  de  l'Acropole,  dans  le  bois  de 
cyprès,  les  chevaux  d'Eschmoùn,  sentant  venir  la  lu- 
mière, posaient  leurs  sabots  sur  le  parapet  de  marbre 
et  hennissaient  du  côlé  du  soleil. 

Il  parut;  Spendius,  levant  les  bras,  poussa  un  cri. 

Tout  s'agitait  dans  une  rougeur  épandue,  car  le 
Dieu,  comme  se  déchirant,  versait  à  pleins  rayons  sur 
Carthage  la  pluie  d'or  de  ses  veines.  Les  éperons  des 
galères  ctincelaicnt,  le  toit  de  Khamon  paraissait  tout 
en  tlammes,  et  Ton  apercevait  des  lueurs  au  fond  des 
temples  dont  les  portes  s'ouvraient.  Les  grands  chariots 
arrivant  de  la  campagne  faisaient  tourner  leurs  roues 
sur  les  dalles  des  rues.  Des  dromadaires  chargés  de 
bagages  descendaient  les  rampes.  Les  changeurs  dans 
les  carrefours  relevaient  les  auvents  de  leurs  boutiques. 

Des  cigognes  s'envolèrent,  des  voiles  blanches  pal- 
pitaient. On  entendait  dans  le  bois  de  Tanit  le  tam- 
bourin des  courtisanes  sacrées,  et  à  la  pointe  des  Map- 
pales,  les  fourneaux  pour  cuire  les  cercueils  d'argile 
commençaient  à  fumer. 

Spendius  se  penchait  en  dehors  de  la  terrasse  ;  ses 
dents  claquaient,  il  répétait: 

«  —  Ah  !  oui...  oui...  maître  !  je  comprends  pour- 
quoi tu  dédaignais  tout  à  l'heure  le  pillage  de  la  mai- 
son. » 

Màtho  fut  comme  réveillé  par  le  sifflement  de  sa 
voix,  il  semblait  ne  pas  comprendre;  Spendius  reprit: 

«  —  Ah  !  quelles  richesses  !  et  les  hommes  qui  les 


LE    FESTIN.  23 

possèdent  n'ont  pas  môme  de  fer  pour  les  défendre  !  » 

Alors,  lui  faisant  voir  de  sa  main  droite  étendue 
quelques-uns  de  la  populace  qui  rampaient  en  dehors 
du  môle,  sur  le  sable,  pour  chercher  des  paillettes 
d'or  : 

«  —  Tiens  !  lui  dit-il,  la  République  est  comme 
ces  misérables  :  courbée  au  bord  des  océans,  elle  en- 
fonce dans  tous  les  rivages  ses  bras  avides,  et  le  bruit 
des  flots  emplit  tellement  son  oreille  qu'elle  n'enten- 
drait pas  venir  par  derrière  le  talon  d'un  maître  !  » 

Il  entraîna  Màtho  tout  a  l'autre  bout  de  la  terrasse, 
et  lui  montrant  le  jardin  où  miroitaient  au  soleil  les 
épées  des  soldats  suspendues  dans  les  arbres  : 

«  —  Mais  ici  il  y  a  des  hommes  forts  dont  la  haine 
est  exaspérée  !  et  rien  ne  les  attache  à  Carthage,  ni 
leurs  familles,  ni  leurs  serments,  ni  leurs  dieux  !  » 

Màtho  restait  appuyé  contre  le  mur  ;  Spendius,  se 
rapprochant,  poursuivit  à  voix  basse: 

«  — Me  comprends-tu,  soldat?  Nous  nous  promè- 
nerions couverts  de  pourpre  comme  des  satrapes.  On 
nous  laverait  dans  les  parfums;  j'aurais  des  esclaves 
à  mon  tour  !  ]\'es-tu  pas  las  de  dormir  sur  la  terre 
dure,  de  boire  le  vinaigre  des  camps,  et  toujours  d'en- 
tendre la  trompette?  Tu  te  reposeras  plus  tard,  n'est- 
ce  pas?  quand  on  arrachera  ta  cuirasse  pour  jeter  ton 
cadavre  aux  vautours  !  ou  peut-être,  t' appuyant  sur 
un  bâton,  aveugle,  boiteux,  débile,  tu  t'en  iras  de  porte 
en  porte  raconter  ta  jeunesse  aux  petits  enfants  et  aux 
vendeurs  de  saumure.  Rappelle-toi  toutes  les  injustices 
de  tes  chefs,  les  campements  dans  la  neige,  les  courses 


24  SALAMMBO. 

au  soleil,  les  tyrannies  de  la  discipline  et  l'éternelle 
menace  de  la  croix  !  Après  tant  de  misères  on  t'a  donné 
un  collier  d'honneur,  comme  on  suspend  au  poi- 
trail des  ânes  une  ceinture  de  grelots  pour  les  étour- 
dir dans  la  marche,  et  faire  qu'ils  ne  sentent  pas  la  fa- 
tigue. Un  homme  comme  loi,  plus  brave  que  Pyrrhus  ! 
Si  tu  l'avais  voulu,  pourtant!  Ah!  connue  tu  seras 
heureux  dans  les  grandes  salles  fraîches,  au  son  des 
lyres,  couché  sur  des  fleurs,  avec  des  bouffons  et  avec 
'  des  femmes  !  Ne  me  dis  pas  que  l'entreprise  est  impos- 
.  ^  sible  !  Est-ce  que  les  Mercenaires,  déjà,  n'ont  pas  pos- 
sédé Rheggium  et  d'autres  places  fortes  en  Italie  !  Qui 
t'empêche?  Hamilcar  est  absent;  le  peuple  exècre  les 
Riches  ;  Giscon  ne  peut  rien  sur  les  lâches  qui  l'entou- 
rent.. Mais  tu  es  brave,  toi!  ils  t'obéiront.  Commande- 
les;  Carthage  est  à  nous  ;  jetons-nous-y  !  » 

,«  — Non!  dit  Mâtho ,  la  malédiction  de  Moloch 
pèse  sur  moi.  Je  l'ai  senti  à  ses  yeux,  et  tout  à  l'heure 
•j'-ai  vu  dans  un  temple  un  bélier  noir  qui  reculait.  » 

11  ajouta,  en  regardant  autour  de  lui:  «Où  est-elle?» 

Spefrdius  comprit  qu'une  inquiétude  immense  l'occu- 
pait; il  n'osa  plus  parler. 

Les  arbres  derrière  eux  fumaient  encore;  de  leurs 
branches  noircies,  des  carcasses  de  singes  à  demi 
brûlées  tombaient  de  temps  à  autre  au  milieu  des  plats. 

Les  soldats  ivres  ronflaient,  la  bouche  ouverte,  à 
côté  des  cadavres  ;  et  ceux  qui  ne  dormaient  pas  bais- 
saient leur  tête,  éblouis  par  le  jour.  Le  sol  piétiné 
disparaissait  sous  des  flaques  rouges.  Les  éléphants 
balançaient  entre  les  pieux  de  leurs  parcs  leurs  trompes 


LH    K  EST  IN.  '^5 

sanglantes.  On  apercevait  dans  les  greniers  ouverts 
des  sacs  de  froment  répandus,  et  sous  la  porte  une 
'  ligne  épaisse  de  chariots  amoncelés  par  les  Barbares  ; 
les  paons  juchés  dajis  les  cèdres  déployaient  leur  queue 
et  se  mettaient  à  criej'. 

L'immobilité  de  Màtho  étonnait  Spendius;  il  était 
encore  plus  pôile  que  tout  à  l'heure,  et  les  prunelles  ' 
fixes,  il  suivait  quelque  chose  à  l'horizon,  appuyé  des 
deux  poings  sur  le  bord  de  la  terrasse.  Spendius,  en  se 
courbant.  Unit  par  découvrir  ce  qu'il  contemplait.  Un    - 
point  d'or  tournait  au  loin  dans  la  poussière  sur  la 
route  d'Utique  ;  c'était  le  moyeu  d'un  char  attelé  de 
deux  mulets  ;  un  esclave  courait  à  la  tète  du  timon,  en 
les  tenant  par  la  bride.  Il  y  avait  dans  le  char  deux 
femmes  assises.  Les  crinières  des  bêtes  bouffaient  entre     , 
leurs  oreilles  à  la  mode  persique,  sous  un  réseau  'de 
perles  bleues.  Spendius  les  reconnut;  il  retint  un  cri. 

Un  grand  voile,  par  derrière,  flottait  au  vent. 


26  SALAMMBO, 


II 


A     SICCA 


Deux  jours  après,  les  Mercenaires  sorlirent  de 
Cartilage. 

On  leur  avait  donné  à  chacun  une  pièce  d'or,  sous 
la  condition  qu'ils  iraient  camper  à  Sicca,  et  on  leur 
avait  dit  avec  toutes  sortes  de  caresses  : 

«  —  Vous  êtes  les  sauveurs  de  Carthage  !  Mais 
vous  Taflanieriez  en  y  restant  ;  elle  deviendrait  insol- 
vable. Éloignez-vous!  La  République  vous  saura  gré 
de  cette  condescendance.  Nous  allons  immédiatement 
lever  des  impôts;  votre  solde  sera  complète,  et  l'on 
équipera  des  galères  qui  vous  reconduiront  dans  vos 
patries.  » 

Ils  ne  savaient  que  répondre  à  tant  de  discours. 
Ces  hommes,  accoutumés  à  la  guerre,  s'ennuyaient 
dans  le  séjour  d'une  ville;  on  n'eut  pas  de  mal  à  les 
convaincre,  et  le  peuple  monta  sur  les  murs  pour  les 
voir  s'en  aller. 

Ils  défilèrent  par  la  rue  de  Khamon  et  la  porte  de 
Cirta,  pêle-mêle,  les  archers  avec  les  hoplites,  les 
capitaines  avec  les  soldats,  les  Lusitaniens  avec  les 
Grecs.   Ils  marchaient  d'un  pas  hardi,  faisant  sonner 


A   SICOA.  27 

sur  les  dalles  leurs  lourds  cothurnes.  Leurs  armures 
étaient  bosselées  par  les  catapultes  et  leurs  visages 
noircis  par  le  hàle  des  batailles.  Des  cris  rauques  sor- 
taient des  barbes  épaisses;  leurs  cottes  de  mailles 
déchirées  battaient  sur  les  pommeaux  des  glaives,  et 
l'on  apercevait,  aux  trous  de  l'airain,  leurs  membres 
nus,  efï'rayants  comme  des  machines  de  guerre.  Les 
sarisses,  les  haches,  les  épieux,  les  bonnets  de  feutre 
et  les  casques  de  bronze,  tout  oscillait  à  la  fois  d'un 
seul  mouvement.  Ils  emplissaient  la  rue  à  faire  craquer 
les  murs,  et  cette  longue  masse  de  soldats  en  armes 
s'épanchait  entre  les  iiauLes  maisons  à  six  étages,  bar- 
bouillées de  bitume.  Derrière  leurs  grilles  de  fer  ou 
de  roseaux,  les  femmes,  la  tête  couverte  d'un  voile, 
regardaient  en  silence  les  Barbares  passer. 

Les  terrasses,  les  fortifications,  les  murs  disparais- 
saient sous  la  foule  des  Carthaginois,  habillée  de  vête- 
ments noirs;  les  tuniques  des  matelots  faisaient  comme 
des  taches  de  sang  parmi  cette  sombre  multitude;  des 
enfants  presque  nus  gesticulaient  dans  le  feuillage 
des  colonnes  ou  entre  les  branches  d'un  palmier.  Des 
anciens  s'étaient  postés  sur  la  plate-forme  des  tours; 
et  l'on  ne  savait  pas  pourquoi  se  tenait  ainsi,  de  place 
en  place,  un  personnage  à  barbe  longue,  dans  une 
attitude  rêveuse.  De  loin,  il  semblait  vague  comme 
uu  fantôme,  et  immobile  comme  des  pierres. 

Tous  étaient  oppressés  par  la  même  inquiétude  ; 
on  avait  peur  que  les  Barbares,  en  se  voyant  si  forts, 
n'eussent  la  fantaisie  de  vouloir  rester.  Mais  ils  partaient 
avec  tant  de  confiance  que  les  Carthaginois  s'enhardi- 


28  SALAMMBO. 

rent  et  se  mêlèrent  aux  soldats.  On  les  accablait  de 
serments,  d'étreintes.  On  leur  jetait  des  parfums,  des 
fleurs  et  des  pièces  d'argent.  On  leur  donnait  des  amu- 
lettes contre  les  maladies  ;  mais  on  avait  craché  dessus 
trois  fois  pour  attirer  la  mort,  ou  enfermé  dedans  des 
poils  de  chacal  qui  rendent  le  cœur  lâche.  On  invoquait 
tout  haut  la  faveur  de  Melkarth  et  tout  bas  sa  malé- 
diction. 

Puis  vint  la  cohue  des  bagages,  des  bêtes  de  somme 
et  des  traînards.  Des  malades  gémissaient  sur  des 
dromadaires  ;  d'autres  s'appuyaient,  en  boitant,  sur 
le  tronçon  d'une  pique,  i^cs  ivrognes  emportaient  des 
outres,  les  voraces  des  quartiers  de  viande,  des  gâteaux, 
des  fruits,  du  beurre  dans  des  feuilles  de  figuier,  de  la 
neige  dans  des  sacs  de  toile.  On  en  voyait  avec  des 
parasols  à  la  main,  avec  des  perroquets  sur  l'épaule. 
Ils  se  faisaient  suivre  par  des  dogues,  par  des  gazelles 
ou  des  panthères.  Des  femmes  de  race  libyque,  montées 
sur  des  ânes,  invectivaient  les  négresses  qui  avaient 
abandonné  pour  les  soldats  les  lupanars  de  Malqua  ; 
plusieurs  allaitaient  des  enfants  suspendus  à  leur  poi- 
trine dans  une  lanière  en  cuir.  Les  mulets,  que  l'on  ai- 
guillonnait avec  la  pointe  des  glaives,  pliaient  l'échiné 
sous  le  fardeau  des  tentes  ;  et  il  y  avait  une  quantité 
de  valets  et  de  porteurs  d'eau,  hâves,  jaunis  par  les 
fièvres  et  tout  sales  de  vermine,  écume  de  la  plèbe 
carthaginoise,  qui  s'attachait  aux  Barbares. 

Quand  ils  furent  passés,  on  ferma  les  portes  der- 
rière eux,  le  peuple  ne  descendit  pas  des  murs  ;  l'armée 
se  répandit  bientôt  sur  la  largeur  de  l'isthme. 


A   SICCA.  29 

Elle  se  divisait  pai'  masses  inégales.  Puis  les  lances 
apparurent  comme  de  hauts  brins  d'herbe,  enfin  tout  se 
perdit  dans  une  traînée  de  poussière  ;  ceux  des  soldats 
qui  se  relournaient  vers  Carthage  n'apercevaient  plus 
que  ses  longues  murailles,  découpant  au  bord  du  ciel 
leurs  créneaux  vides . 

Les  Barbares  entendirent  un  grand  cri.  Ils  crurent 
que  quelques-uns  d'entre  eux,  restés  dans  la  ville  (car 
ils  ne  savaient  pas  leur  nombre),  s'amusaient  à  piller 
un  temple.  Ils  rirent  beaucoup  à  cette  idée,  puis  conti- 
nuèrent leur  chemin. 

Ilsétaient  joyeux  de  se  retrouver,  comme  autrefois 
marchant  tous  ensemble  dans  la  pleine  campagne  ;  et 
des  Crées  chantaient  la  vieille  chanson  des  Mamer- 
tins  : 

«  —  Avec  ma  lance  et  mon  épée,  je  l'aboure  et  je 
moissonne;  c'est  moi  qui  suis  le  maître  de  la  maison  ! 
L'homme  désarmé  tombe  à  mes  genoux  et  m'appelle 
Seigneur  et  Grand-Roi.  » 

Ils  criaient,  sautaient;  les  plus  gais  commençaient 
des  histoires;  le  temps  des  misères  était  fini.  En  ar- 
rivant à  Tunis,  quelques-uns  remarquèrent  qu'il  man- 
quait une  troupe  de  frondeurs  baléares  ;  ils  n'étaient 
pas  loin,  sans  doute;  on  n'y  pensa  plus. 

Les  uns  allèrent  loger  dans  les  maisons,  les  autres 
campèrent  au  pied  des  murs,  et  les  gens  de  la  ville 
vinrent  causer  avec  les  soldats. 

Pendant  toute  la  nuit,  on  aperçut  des  feux  qui  brû- 
laient à  l'horizon,  du  côté  de  Carthage;  ces  lueurs, 
comme  des  torches  géantes,  s'allongeaient  sur  le  lac 


30  SALAMMBO. 

immobile.   Persomie,   dans  l'armée,  ne  pouvait  dire 
quelle  fête  on  célébrait. 

Les  Barbares,  le  lendemain,  traversèrent  une  cam- 
pagne toute  couverte  de  cultures.  Les  métairies  des 
patriciens  se  succédaient  sur  le  bord  de  la  route  ;  des 
rigoles  coulaient  dans  le  bois  de  palmiers  ;  les  oliviers 
faisaient  de  longues  lignes  vertes  ;  des  vapeurs  roses 
flottaient  dans  les  gorges  des  collines;  des  montagnes 
bleues  se  dressaient  par  derrière.  Un  vent  chaud  souf- 
flait. Des  caméléons  rampaient  sur  les  feuilles  larges 
des  cactus. 

Les  Barbares  se  ralentirent. 

Ils  s'en  allaient  par  détachements  isolés,  ou  se  traî- 
naient les  uns  après  les  autres  à  de  longs  intervalles. 
Ils  mangeaient  des  raisins  au  bord  des  vignes.  Us  se 
couchaient  dans  les  herbes,  et  ils  regardaient  avec 
stupéfaction  les  grandes  cornes  des  bœufs  artificielle- 
ment tordues,  les  brebis  revêtues  de  peaux  pour  proté- 
ger leur  laine,  les  sillons  qui  s'entre-croisaient  de 
manière  à  former  des  losanges,  et  les  socs  de  charrue 
pareils  à  des  ancres  de  navires,  avec  les  grenadiers 
que  l'on  arrosait  de  silphiura.  Cette  opulence  de  la 
terre  et  ces  inventions  de  la  sagesse  les  éblouis- 
saient. 

Le  soir  ils  s'étendirent  sur  les  tentes  sans  les  déplier; 
et,  tout  en  s'endormantla  figure  aux  étoiles,  ils  regret- 
taient le  festin  d'IIamilcar. 

Au  milieu  du  jour  suivant,  on  fit  halte  sur  le  bord 
d'une  rivière,  dans  des  touffes  de  lauriers-roses.  Ils 
jetèrent  vite  leurs  lances,  leurs  boucliers,  leurs  cein- 


A   SIGCA.  31 

tures.  Jls  se  lavaient  en  criant,  ils  puisaient  dans  leur 
casque,  et  d'autres  buvaient  à  plat  ventre,  tout  au  mi- 
lieu des  bêtes  de  somme,  dont  les  bagages  tombaient. 

Spendius,  assis  sur  un  dromadaire  volé  dans  les  parcs 
d'Hamilcar,  aperçut  de  loin  Mâtho,qui,  le  bras  suspendu 
contre  la  poitrine,  nu-tête  et  la  figure  basse,  laissait 
boire  son  mulet,  tout  en  regardant  l'eau  couler.  11  courut 
à  travers  la  foule,  en  l'appelant  :  «  —  Maître!  maître  !  » 

A  peine  si  Màtho  le  remercia  de  ses  bénédictions. 
Spendius,  n'y  prenant  garde,  se  mita  marcher  derrière 
lui,  et,  de  temps  à  autre,  il  tournait  des  yeux  inquiets 
du  côté  de  Cartilage. 

C'était  le  fils  d'un  rhéteur  grec  et  d'une  prostituée 
campanienne.  Il  s'était  d'abord  enrichi  à  vendre  des 
femmes;  puis,  ruiné  par  un  naufrage,  il  avait  fait  la 
guerre  contre  les  Romains  avec  les  bergers  du  Sam- 
nium.  On  l'avait  pris,  il  s'était  échappé.  On  l'avait  re- 
pris, et  il  avait  travaillé  dans  les  carrières,  haleté  dans 
les  étuves,  crié  dans  les  supplices,  passé  par  bien  des 
maîtres,  connu  toutes  les  fureurs.  Un  jour  par  déses- 
poir, il  s'-était  lancé  à  la  mer  du  haut  de  la  trirème  où  il 
poussait  l'aviron.  Des  matelots  l'avaient  recueilli  mou- 
rant et  amené  à  Carthage  dans  l'ergastule  de  Mégara. 
Comme  on  devait  rendre  leurs  transfuges  aux  Romains, 
il  avait  profité  du  désordre  pour  s'enfuiravec  les  soldats. 

Pendant  toute  la  route,  il  resta  près  de  Màtho  ;  il 
lui  apportait  à  manger,  il  le  soutenait  pour  descendre, 
il  étendait  up  tapis,  le  soir,  sous  sa  tête.  Màtho  finit  par 
s'émouvoir  de  ces  prévenances,  et  peu  à  peu  il  desserra 
les  lèvres. 


32  SALAMMBO. 

11  était  né  dans  le  golfe  des  SyrLes.  Son  père  l'avait 
conduit  en  pèlerinage  au  temple  d'Amnion.  Puis  il  avait 
chassé  les  éléphants  dans  les  forêts  des  Garamantes. 
Ensuite,  il  s'était  engagé  au  service  de  Carlhage.  On 
l'avait  nommé  tétrarque  à  la  prise  de  Drépanum.  La 
République  lui  devait  quatre  chevaux,  vingt-trois  mé- 
dines  de  fromeut  et  la  solde  d'un  hiver.  Il  craignait  les 
Dieux  et  souhaitait  mourir  daus  sa  patrie. 

Spendius  lui  parla  de  ses  voyages,  des  peuples  et 
des  temples  qu'il  avait  visités,  et  il  connaissaitbeaucoup 
de  choses  ;  il  savait  faire  des  sandales,  des  épieux,  des 
filets,  apprivoiser  les  bètes  farouches  et  cuire  des  poi- 
sons. 

Parfois  s'interrompant,  il  tirait  du  fond  de  sa  gorge 
un  cri  rauque  ;  le  mulet  de  Màtho  pressait  son  al- 
lure; les  autres  se  hâtaient  pour  les  suivre,  puis  Spen- 
dius recommençait,  toujours  agité  par  son  angoisse. 
Elle  se  calma,  le  soir  du  quatrième  jour. 

Ils  marchaient  côte  à  côte,  à  la  droite  de  l'armée,  sur 
le  flanc  d'une  colline;  la  plaine,  en  bas,  se  prolongeait, 
perdue  dans  les  vapeurs  de  la  nuit.  Les  lignes  des  sol- 
dats, défilant  au-dessous  d'eux,  faisaient  dans  l'ombre 
des  ondulations.  De  temps  à  autre  elles  passaient  sur  les 
éminences  éclairées  par  la  lune;  alors  une  étoile  trem- 
blait à  la  pointe  des  piques,  les  casques  un  instant 
miroitaient,  tout  disparaissait,  et  il  en  survenait  d'au- 
tres continuellement.  Au  loin,  des  troupeaux  réveil- 
lés bêlaient,  et  quelque  chose  d'une  douceur  infinie 
semblait  s'abattre   sur  la  terre. 

Spendius,  la  tète  renversée  et  les  yeux  à  demi  clos. 


A    SICGA.  33 

aspirviit  avec  de  grands  soupirs  la  fraîcheur  du  vent  ; 
il  écartait  les  bras  en  remuant  ses  doigts  pour  mieux 
sentir  cette  caresse  qui  lui  coulait  sur  le  corps.  Des 
espoirs  de  vengeance,  revenus,  le  transportaient.  Il 
colla  sa  main  contre  sa  bouche  afin  d'arrêter  ses  san- 
glots ;  et  à  demi  pâmé  d'ivresse,  il  abandonnait  le  licol 
de  son  dromadaire  qui  avançait  à  grands  pas  réguliers. 
Màtho  était  retombé  dans  sa  tristesse  ;  ses  jambes 
pendaient  jusqu'à  terre,  et  les  herbes,  en  fouettant  ses 
cothurnes,  faisaient  un  sifflement  continu. 

La  route  s'allongeait  sans  jamais  en  finir.  A  l'extré- 
mité d'une  plaine,  toujours  on  arrivait  sur  un  plateau 
de  forme  ronde  ;  puis  on  redescendait  dans  une  vallée, 
et  les  montagnes  qui  semblaient  boucher  l'horizon,  à 
mesure  que  l'on  approchait  d'elles ,  se  déplaçaient 
comme  en  glissant.  De  temps  à  autre,  une  rivière 
apparaissait  dans  la  verdure  des  tamarix,  pour  se  per- 
dre au  tournant  des  collines.  Parfois,  se  dressait  un 
énorme  rocher,  pareil  à  la  proue  d'un  vaisseau  ou  au 
piédestal   de  quelque  colosse  disparu. 

On  rencontrait,  à  des  intervalles  réguliers,  de  pe- 
tits temples  quadrangulaires,  servant  aux  pèlerins  qui 
se  rendaient  à  Sicca.  Ils  étaient  fermés  comme  des  tom- 
beaux. Les  Libyens,  pour  se  faire  ouvrir,  frappaient 
de  grands  coups  contre  la  porte.  Personne  de  l'inté- 
rieur ne  répondait. 

Puis  les  cultures  se  firent  plus"  rares.  On  entrait 
tout  à  coup  sur  des  bandes  de  sable,  hérissées  de  bou- 
quets épineux.  Des  troupeaux  de  moutons  broutaient 
parmi  les  pierres;  une  femme,  la  taille  ceinte  d'une 

3 


34  SALAMMBO. 

toison  bleue,  les  gardait.  Elle  s'enfuyait  en  poussant  des 
cris  dès  qu'elle  apercevait  entre  les  rochers  les  piques 
des  soldats. 

Ils  marchaient  dans  une  sorte  de  grand  couloir, 
bordé  par  deux  chaînes  de  monticules  roiigeàtres, 
quand  une  odeur  nauséabonde  vint  les  frapper  aux  na- 
rines, et  ils  crurent  voir  au  haut  d'un  caroubier  quel- 
que chose  d'extraordinaire  :  une  tête  de  lion  se  dres- 
sait au-dessus  des  feuilles. 

Ils  y  coururent.  C'était  un  lion,  attaché  à  une 
croix  par  les  quatre  membres  comme  un  criminel. 
Son  mulïle  énorme  lui  retombait  sur  la  poitrine,  et  ses 
deux  pattes  antérieures,  disparaissant  à  demi  sous 
l'abondance  de  sa  crinière,  étaient  largement  écartées 
comme  les  deux  ailes  d'un  oiseau.  Ses  côtes,  une  à  une, 
saillissaient  sous  sa  peau  tendue;  ses  jambes  de  der- 
rière, clouées  l'une  contre  l'autre,  remontaient  un  peu 
et  du  sang  noir,  coulant  parmi  ses  poils,  avait  amassé 
des  stalactites  au  bas  de  sa  queue  qui  pendait  toute 
droite,  le  long  de  la  croix.  Les  soldats  se  divertirent 
autour;  ils  l'appelaient  consul  et  citoyen  de  Rome  et 
lui  jetèrent  des  cailloux  dans  les  yeux,  pour  faire  envo- 
ler les  moucherons. 

Cent  pas  plus  loin  ils  en  virent  deux  autres  ;  puis, 
tout  à  coup,  parut  une  longue  file  de  croix  supportant 
des  lions.  Les  uns  étaient  morts  depuis  si  longtemps 
qu'il  ne  restait  plus  contre  le  bois  que  les  débris  de 
leurs  squelettes  ;  d'autres  à  moitié  rongés  tordaient  la 
gueule  en  faisant  une  horrible  grimace  ;  il  y  en  avait 
d'énormes  ;  l'arbre  de  la  croix  pliait  sous  eux  ;  et  ils 


A   SICGA.  35 

se  balançaient  au  vent,  tandis  que  sur  leur  tête  des 
bandes  de  corbeaux  tournoyaient  dans  l'air,  sans  ja- 
mais s'arrêter.  Ainsi  se  vengeaient  les  paysans  cartha- 
ginois quand  ils  avaient  pris  quelque  bête  féroce  ;  ils 
espéraient  par  cet  exemple  terrifier  les  autres.  Les 
Barbares,  cessant  de  rire,  tombèrent  dans  un  long 
étonnement.  ^<  Quel  est  ce  peuple,  —  pensaient-ils,  — 
qui  s'amuse  à  crucifier  des  lions  !  » 

Ils  étaient,  d'ailleurs,  les  hommes  du  Nord  surtout, 
vaguement  inquiets,  troublés,  malades  déjà.  Ils  se  dé- 
chiraient les  mains  aux  dards  des  aloès  ;  de  grands 
moustiques  bourdonnaient  à  leurs  oreilles,  et  les  dy- 
senteries commençaient  dans  l'armée.  Ils  s'ennuyaient 
de  ne  pas  voir  Sicca.  Ils  avaient  peur  de  se  perdre  et 
d'atteindre  le  désert, la  contrée  dessables  et  des  épou- 
vantements.  Beaucoup  même  ne  voulaient  plus  avancer. 
D'autres  reprirent  le  chemin  de  Garthage. 

Enfin,  le  septième  jour,  après  avoir  suivi  pendant 
longtemps  la  base  d'une  montagne,  on  tourna  brusque- 
ment à  droite  ;  alors  apparut  une  ligne  de  murailles 
posée  sur  des  roches  blanches  et  se  confondant  avec 
elles.  Soudain  la  ville  entière  se  dressa  ;  des  voiles  bleus, 
jaunes  et  blancs  s'agitaient  sur  les  murs,  dans  la  rou- 
geur du  soir.  C'étaient  les  prêtresses  de  Tanit,  accou- 
rues pour  recevoir  les  hommes.  Elles  se  tenaient  ran- 
gées sur  le  long  du  rempart,  en  frappant  des  tambou- 
rins, en  pinçant  des  lyres,  en  secouant  des  crotales,  et 
les  rayons  du  soleil,  qui  se  couchait  par  derrière,  dans 
les  montagnes  de  la  Numidie,  passaient  entre  les  cordes 
des  harpes  où  s'allongeaient  leurs  bras  nus.  Lesinstru- 


36  SALAMMBO. 

ments,  par  intervalles,  se  taisaient  tout  à  coup,  et  un 
cri  strident  éclatait,  précipité,  furieux,  continu,  sorte 
d'aboiement  qu'elles  faisaient  en  se  frappant  avec  la 
langue  les  deux  coins  de  la  bouche.  D'autres  restaient 
accoudées,  le  menton  dans  la  main,  et  plus  immobiles 
que  des  sphinx,  elles  dardaient  leurs  grands  yeux  noirs 
sur  l'armée  qui  montait. 

Bien  que  Sicca  fût  une  ville  sacrée,  elle  ne  pouvait 
contenir  une  telle  multitude;  le  temple  avec  ses  dépen- 
dances en  occupait  seul  la  moitié.  Aussi  les  Barbares 
s'établirent  dans  la  plaine  tout  à  leur  aise,  ceux  qui 
étaient  disciplinés  par  troupes  régulières,  et  les  autres, 
par  nations  ou  d'après  leur  fantaisie. 

Les  Grecs  alignèrent  sur  des  rangs  parallèles  leurs 
tentes  de  peaux;  les  Ibériens  disposèrent  en  cercle  leurs 
pavillons  de  toile  ;  les  Gaulois  se  firent  des  baraques 
de  planches,  les  Libyens  des  cabanes  de  pierres  sèches, 
et  les  Nègres  creusèrent  dans  le  sable  avec  leurs  ongles 
des  fosses  pour  dormir.  Beaucoup,  ne  sachant  où  se 
mettre,  erraient  au  milieu  des  bagages  et,  la  nuit, 
couchaient  par  terre  dans  leurs  manteaux  troués. 

La  plaine  se  développait  autour  d'eux,  toute  bordée 
de  montagnes.  Çà  et  là  un  palmier  se  penchait  sur  une 
colline  de  sable,  des  sapins  et  des  chênes  tachetaient 
les  flancs  des  précipices.  Quelquefois  la  pluie  d'un 
orage,  telle  qu'une  longue  écharpe,  pendait  du  ciel,  tan- 
dis que  la  campagne  restait  partout  couverte  d'azur  et  de 
sérénité;  puis  un  vent  tiède  chassait  des  tourbillons  de 
poussière  ;  —  et  un  ruisseau  descendait  en  cascades  des 
hauteurs  de  Sicca  où  se  dressait,  avec  sa  toiture  d'or 


A   SICCA.  37 

sur  des  colonnes  d'airain,  le  temple  de  la  Vénus  car- 
thaginoise, dominatrice  de  la  contrée.  Elle  semblait 
l'emplir  de  son  àme.  Par  ces  convulsions  des  terrains, 
ces  alternatives  de  la  température  et  ces  jeux  de  la  lu- 
mière, elle  manifestait  l'extravagance  de  sa  force  avec 
la  beauté  do  son  éternel  sourire.  Les  montagnes,  à  leur 
sommet,  avaient  la  forme  d'un  croissant  ;  d'autres  res- 
semblaient à  des  poitrines  de  femmes  tendant  leurs  seins 
gonflés,  et  les  Barbares  sentaient  peser  par -dessus 
leurs  fatigues  un  accablement  qui  était  plein  de  délices. 

Spendius,  avec  l'argent  de  son  dromadaire,  s'était 
acheté  un  esclave.  Il  dormait  tout  le  long  du  jour  de- 
vant la  tente  de  Màtho.  Souvent  il  se  réveillait,  croyant, 
dans  son  rêve,  entendre  silïïer  les  lanières  ;  alors  il 
passait  les  mains  sur  les  cicatrices  de  ses  jambes,  à  la 
place  oîi  les  fers  avaient  longtemps  porté  ;  puis  il  se 
rendormait. 

Mâtho  acceptait  sa  compagnie  ;  Spendius,  avec  un 
long  glaive  sur  la  cuisse,  l'escortait  comme  un  licteur  ; 
ou  bien  Màtho  nonchalamment  s'appuyait  du  bras  sur 
son  épaule,  car  Spendius  était  petit. 

Un  soir  qu'ils  traversaient  ensemble  les  rues  du 
camp,  ils  aperçurent  des  hommes  couverts  de  manteaux 
blancs;  parmi  eux  se  trouvait  Narr'Havas,  le  prince 
des  Numides.  Màtho  tressaillit. 

«  —  Ton  épée  !  s'écria-t-il  ;  je  vais  le  tuer, 

«  —  Pas  encore  !  »  fit  Spendius  en  l'arrêtant.  Déjà 
Narr'Havas  s'avançait  vers  lui. 

Il  baisa  ses  deux  pouces  en  signe  d'alliance,  re- 
jetant la  colère  qu'il  avait  eue  sur  l'ivresse  du  festin  ; 


38  SALAM.MIÎO. 

puis  il  parla  longuement  contre  Carlhage,  mais  il  ne 
dit  pas  ce  qui  l'amenait  chez  les  Barbares. 

Était-ce  pour  les  trahir,  ou  bien  la  Répubhque? 
se  demandait  Spendius  ;  et  comme  il  comptait  faire 
son  profit  de  tous  les  désordres,  il  savait  gré  à 
Narr'IIavas  des  futures  perfidies  dont  il  le  soupçonnait. 

Le  chef  des  Numides  resta  parmi  les  Mercenaires. 
Il  paraissait  vouloir  s'attacher  Mâtho.  Il  lui  envoyait 
des  chèvres  grasses,  de  la  poudre  d'or  et  des  plumes 
d'autruche.  Le  Libyen,  ébahi  de  ces  caresses,  hésitait  à 
y  répondre  ou  à  s'en  exaspérer.  Mais  Spendius  l'apai- 
sait, et  Màtho  se  laissait  gouverner  par  l'esclave,  — 
toujours  irrésolu  et  dansune  invincible  torpeur,  comme 
ceux  qui  ont  pris  autrefois  quelque  breuvage  dont  ils 
doivent  mourir. 

Un  matin  qu'ils  partaient  tous  les  trois'pour  la  chasse 
au  lion,  Xarr'IIavas  cacha  un  poignard  dans  son  man- 
teau. Spendius  marcha  continuellement  derrière  lui, 
et  ils  revinrent  sans  qu'on  eût  tiré  le  poignard. 

Une  autre  fois,  Narr'Havas  les  entraîna  fort  loin,  jus- 
qu'aux limites  de  son  royaume.  Ils  arrivèrent  dans  une 
gorge  étroite; Narr'Havas  sourit  en  leur  déclarant  qu'il 
ne  connaissait  plus  la  route  ;  Spendius  la  retrouva. 

Mais  le  plus  souvent  Màtho,  mélancolique  comme 
un  augure,  s'en  allait  dès  le' soleil  levant  pour  vagabon- 
der dans  la  campagne.  Il  s'étendait  sur  le  sable,  et  jus- 
qu'au soir  y  restait  immobile. 

Il  consulta  l'un  après  l'autre  tous  les  devins  de 
l'armée,  ceux  qui  observent  la  marche  des  serpents, 
ceux  qui  lisent,dans  les  étoiles,  ceux  qui  soufflent  sur 


A  SICCA.  39 

la  cendre  des  morts.  Il  avala  du  galbanum,  du  seseli  et 
du  venin  de  vipère  qui  glace  le  cœur  ;  des  femmes  nè- 
gres, en  chantant  au  clair  de  lune  des  paroles  barbares, 
lui  piquèrent  la  peau  du  front  avec  des  stylets  d'or;  il 
se  chargeait  de  colliers  et  d'amulettes;  il  invoqua  tour 
à  tour  Baal,  Khamon,Moloch,  les  sept  Gabircs,Tanit  et 
la  Vénus  des  Grecs.  Il  grava  un  nom  sur  une  plaque  de 
cuivre,  et  il  l'enfouit  dans  le  sable  au  seuil  de  sa  tente. 
Spendius l'entendait  gémir  et  parler  tout  seul. 

Une  nuit  il  entra. 

Màtho,  nu  comme  un  cadavre,  était  couché  à  plat 
ventre  sur  une  peau  de  lion,  la  face  dans  les  deux 
mains;  une  lampe  suspendue  éclairait  ses  armes,  ac- 
crochées contre  le  mât  de  la  tente. 

«  —  Tu  souffres?  —  lui  dit  l'esclave.  —  Que  te  faut- 
il  ?  réponds-moi  !  »  Et  il  le  secoua  par  l'épaule  en  l'ap- 
pelant plusieurs  fois  :  «:  Maître!  maître!...  » 

Màtho  leva  vers  lui  de  grands  yeux  troubles. 

«  —  Ecoute  !  —  lit-il  à  voix  basse,  avec  un  doigt 
sur  les  lèvres,  —  c'est  une  colère  des  Dieux!  la  fille 
d'Hamilcar  me  poursuit  !  J"en  ai  peur,  Spendius  !  »  Il 
se  serrait  contre  sa  poitrine,  comme  un  enfant  épou- 
vanté par  un  fantôme.  —  «  Parle-moi  !  je  suis  malade  ! 
je  veux  guérir!  j'ai  tout  essayé!  Mais  toi,  tu  sais  peut- 
être  des  Dieux  plus  forts,  ou  quelque  invocation  ir- 
résistible? 

«  —  Pourquoi  faire?  »  demanda  Spendius. 

Il  répondit,  en  se  frappant  la  tête  avec  ses  deux 
poings  : 

«  —  Pour  m'en  débarrasser  !  » 


40  SALAMMBO. 

Puis  il  disait,  se  parlant  à  lui-même,  avec  de  longs 
intervalles  : 

<c  —  Je  suis  sans  doute  la  victime  de  quelque 
holocauste  qu'elle  aura  promis  aux  Dieux?...  Elle 
me  tient  attaché  par  une  chaîne  que  l'on  n'aperçoit 
pas.  Si  je  marche,  c'est  qu'elle  s'avance  ;  quand  je 
m'arrête,  elle  se  repose!  Ses  yeux  me  brûlent,  j'en- 
tends sa  voix.  Elle  m'environne,  elle  me  pénètre.  Il 
me  semble  qu'elle  est  devenue  mon  âme! 

«  Et  pourtant,  il  y  a  entre  nous  deux  comme  les  flots 
invisibles  d'un  océan  sans  bornes  !  Elle  est  lointaine 
et  tout  inaccessible!  La  splendeur  de  sa  beauté  fait 
autour  d'elle  un  nuage  de  lumière  ;  et  je  crois,  par  mo- 
ments, ne  l'avoir  jamais  vue...  qu'elle  n'existe  pas... 
et  que  tout  cela  est  un  songe!  » 

Mâtho  pleurait  ainsi  dans  les  ténèbres;  les  Barbares 
dormaient. 

Spendius,  en  le  regardant,  se  rappelait  les  jeunes 
hommes  qui,  avec  des  vases  d'or  dans  les  mains,  le 
suppliaient  autrefois,  quand  il  promenait  par  les  villes 
son  troupeau  de  courtisanes  ;  une  pitié  l'émut  et  il  dit  : 

«  —  Sois  fort,  mon  maître  !  Appelle  ta  volonté  et 
n'implore  plus  les  Dieux  ;  ils  ne  se  détournent  pas  aux 
cris  des  hommes  !  Te  voilà  pleurant  comme  un  lâche! 
Tu  n'es  donc  pas  humilié  qu'une  femme  te  fasse  tant 
souffrir! 

«  —  Suis-je  un  enfant?  —  dit  Màtho.  —  Crois-tu 
que  je  m'attendrisse  encore  à  leur  visage  et  à  leurs 
chansons?  Nous  en  avions  à  Drepanum  pour  balayer 
nos  écuries.  J'en  ai  possédé  au  milieu  des  assauts, 


A   SICCA.  41 

SOUS  les  plafonds  qui  croulaient  et  quand  la  catapulte 
vibrait  encore!...  Mais  celle-là,  Spendius,  celle-là!...» 

L'esclave  rinterrompit  : 

«  —  Si  elle  n'était  pas  la  fille  d'IIamilcar... 

«  —  Non  !  —  s'écria  Màtlio.  —  Elle  n'a  rien  d'une 
autre  fille  des  hommes!  As-tu  vu  ses  grands  yeux 
sous  ses  grands  sourcils,  comme  des  soleils  sous  des 
arcs  de  triomphe  ?  Rappelle-toi  :  quand  elle  a  paru,  tous 
les  flambeaux  ont  pâli.  Entre  les  diamants  de  son  col- 
lier, des  places  sur  sa  poitrine  resplendissaient  ;  on 
sentait  derrière  elle  comme  l'odeur  d'un  temple,  et 
quelque  chose  s'échappait  de  tout  son  être  qui  était 
plus  suave  que  le  vin  et  plus  terrible  que  la  mort.  Elle 
marchait  cependant,  et  puis  elle  s'est  arrêtée.  » 

il  resta  béant,  la  tête  basse,  les  prunelles  fixes. 

«  —  Mais  je  le  veux!  il  me  la  faut!  j'en  meurs!  A 
l'idée  de  l'étreindre  dans  mes  bras,  une  fureur  de  joie 
m'emporte,  et  cependant  je  la  hais,  Spendius!  je  vou- 
drais la  battre  !  Que  faire  ?  J'ai  envie  de  me  vendre 
pour  devenir  son  esclave.  Tu  l'as  été,  toi!  Tu  pouvais 
l'apercevoir;. parle-moi  d'elle!  Toutes  les  nuits,  n'est- 
ce  pas,  elle  monte  sur  la  terrasse  de  son  palais?  Ah! 
les  pierres  doivent  frémir  sous  ses  sandales  et  les 
étoiles  se  pencher  pour  la  voir!  » 

11  retomba  tout  en  fureur,  et  râlant  comme  un  tau- 
reau blessé. 

Puis  Màtho  chanta  :  «  Il  poursuivait  dans  la  forêt 
le  monstre  femelle  dont  la  queue  ondulait  sur  les  feuil- 
les mortes,  comme  un  ruisseau  d'argent.  »  Et  en  traî- 
nant sa  voix,  il  imitait  la  voix  de  Salammbô,  tandis 


42  SALAMMBO. 

que  ses  mains  étendues  faisaient  comme  deux  mains 
légères  sur  les  cordes  d'une  lyre. 

A  toutes  les  consolations  de  Spendius,  il  lui  répé- 
tait les  mêmes  discours;  leurs  nuits  se  passaient  dans 
ces  gémissements  et  ces  exhortations. 

Màllio  voulut  s'étourdir  avec  du  vin.  Après  ses 
ivresses  il  était  plus  triste  encore.  Il  essaya  de  se  dis- 
traire aux  osselets,  et  il  perdit  une  à  une  les  plaques 
d'or  de  son  collier.  Il  se  laissa  conduire  chez  les  ser- 
vantes de  la  Déesse;  mais  il  descendit  la  colline  en 
sanglotant,  comme  ceux  qui  s'en  reviennent  des  funé- 
railles. 

Spendius,  au  contraire,  devenait  plus  hardi  et  plus 
gai.  On  le  voyait,  dans  les  cabarets  de  feuillapes,  dis- 
courant au  milieu  des  soldats.  Il  raccommodait  les 
vieilles  cuirasses.  Il  jonglait  avec  des  poignards.  Il 
allait  pour  les  malades  cueillir  des  herbes  dans  les 
champs.  Il  était  facétieux,  subtil,  plein  d'inventions 
et  de  paroles:  les  Barbares  s'accoutumaient  à  ses  ser- 
vices; il  s'en  faisait  aimer. 

Cependant  ils  attendaient  un  ambassadeur  de  Car- 
tilage qui  leur  apporterait,  sur  des  mulets,  des  cor- 
beilles chargées  d'or  ;  et  toujours  recommençant  le 
même  calcul,  ils  dessinaient  avec  leurs  doigts  des 
chiffres  sur  le  sable.  Chacun,  d'avance,  arrangeait  sa 
vie;  ils  auraient  des  concubines,  des  esclaves,  des 
terres  ;  d'autres  voulaient  enfouir  leur  trésor  ou  le 
risquer  sur  un  vaisseau.  Mais  dans  ce  désœuvrement 
les  caractères  s'irritaient;  il  y  avait  de  continuelles 
disputes  entre  les  cavaliers  et  les  fantassins,  les  Bar- 


A   SI  ce  A.  43 

bares  et  les  Grecs,  et  l'on  était  sans  cesse  étourdi  par 
la  voiy  aijxre  des  femmes. 

Tous  les  jours,  il  survenait  des  troupeaux  d'hommes 
presque  nus,  avec  des  herbes  sur  la  tète  pour  se  ga- 
rantir du  soleil;  c'étaient  les  débiteurs  des  riches  Car- 
thaginois, contraints  de  labourer  leurs  terres,  et  qui 
s'étaient  échappés.  Des  Libyens  affluaient,  des  paysans 
ruinés  par  les  impôts,  des  bannis,  des  malfaiteurs.  Puis 
la  horde  des  marchands,  tous  les  vendeurs  de  vin  et 
d'huile,  furieux:  de  n'être  pas  payés,  s'en  prenaient  à 
la  RépubUque;  Spendius  déclamait  contre  elle.  Bientôt 
les  vivres  diminuèrent.  On  parlait  de  se  porter  en 
masse  sur  Carthage  et  d'appeler  les  Romains. 

Un  soir,  à  l'heure  du  souper,  on  entendit  des  sons 
lourds  et  fêlés  qui  se  rapprochaient,  et  au  loin,  quel- 
que chose  de  rouge  apparut  dans  les  ondulations  du 
terrain. 

C'était  une  grande  litière  de  pourpre,  ornée  aux 
angles  par  des  bouquets  de  plumes  d'autruche.  Des 
chaînes  de  cristal,  avec  des  guirlandes  de  perles,  bat- 
taient sur  sa  tenture  fermée.  Des  chameaux  la  suivaient 
en  faisant  sonner  la  grosse  cloche  suspendue  à  leur 
poitrail,  et  l'on  apercevait  autour  d'eux  des  cavahers 
ayant  une  armure  en  écailles  d'or  depuis  les  talons 
jusqu'aux  épaules. 

Ils  s'arrêtèrent  à  trois  cents  pas  du  camp,  pour  reti- 
rer des  étuis  qu'ils  portaient  en  croupe,  leur  bouclier 
rond,  leur  large  glaive  et  leur  casque  à  la  béotienne. 
Quelques-uns  restèrent  avec  les  chameaux;  les  autres 
se  remirent  en  marche.  Enfin  les  enseignes  de  la  Repu- 


44  SALAMMBO. 

blique  parurent,  c'est-à-dire  des  bâtons  de  bois  bleu, 
terminés  par  des  têtes  de  cheval  ou  des  pommes  de 
pin.  Les  Barbares  se  levèrent  tous,  en  applaudissant; 
les  femmes  se  précipitaient  vers  les  gardes  de  la  Lé- 
gion et  leur  baisaient  les  pieds. 

La  litière  s'avançait  sur  les  épaules  de  douze  Nègres, 
qui  marchaient  d'accord  à  petits  pas  rapides.  Ils  allaient 
de  droite  et  de  gauche,  au  hasard,  embarrassés  par  les 
cordes  des  tentes,  par  les  bestiaux  qui  erraient  et  les 
trépieds  où  cuisaient  les  viandes.  Quelquefois  une  main 
grasse,  chargée  de  bagues,  entr'ouvrait  la  litière  ;  une 
voix  rauque  criait  des  injures  ;  alors  les  porteurs  s'ar- 
rêtaient, puis  ils  prenaient  une  autre  route  à  travers 
le  camp. 

Les  courtines  de  pourpre  se  relevèrent;  et  l'on 
découvrit  sur  un  large  oreiller  une  tête  humaine  tout 
impassible  et  boursouflée;  les  sourcils  formaient  comme 
deux  arcs  d'ébène  se  rejoignant  par  les  pointes  ; 
des  paillettes  d'or  étincelaient  dans  les  cheveux  crépus, 
et  la  face  était  si  blême  qu'elle  semblait  saupoudrée 
avec  de  la  ràpure  de  marbre.  Le  reste  du  corps  dispa- 
raissait sous  les  toisons  qui  emplissaient  la  litière. 

Les  soldats  reconnurent  dans  cet  homme  ainsi 
couché  le  s^uifète  Hannon,  celui  qui  avait  contribué  par 
sa  lenteur  à  faire  perdre  la  bataille  des  îles  .agates; 
et,  quant  à  sa  victoire  a'Hécatompyle  sur  les  Libyens, 
s'il  s'était  conduit  avec  clémence,  c'était  par  cupidité, 
pensaient  les  Barbares,  car  il  avait  vendu  à  son  compte 
tous  les  captifs,  bien  qu'il  eût  déclaré  leur  mort  à  la 
République. 


A  SI  ce  A.  45 

Lorsqu'il  eut,  pendaut  quelque  temps,  cherché 
une  place  commode  pour  haranguer  les  soldats,  il  fit 
un  signe  ;  la  litière  s'arrêta,  et  Ilannon,  soutenu  par 
deux  esclaves,  posa  ses  pieds  par  terre,  en  chancelant. 

Il  avait  des  bottines  en  feutre  noir,  semées  de  lunes 
d'argent.  Des  bandelettes,  comme  autour  d'une  momie, 
s'enroulaient  à  ses  jambes,  et  la  chair  passait  entre 
les  linges  croisés.  Son  ventre  débordait  sur  la  jaquette 
écarlate  qui  lui  couvrait  les  cuisses  ;  les  plis  de  son 
cou  retombaient  jusqu'à  sa  poitrine  comme  des  fanons 
de  bœuf;  sa  tunique,  où  des  fleurs  étaientpeintes,  cra- 
quait aux  aisselles,  il  portait  une  écharpe,  une  ceinture 
et  un  large  manteau  noir  à  doubles  manches  lacées. 
L'abondance  de  ses  vêtements,  son  grand  collier  de 
pierres  bleues,  ses  agrafes  d'or  et  ses  lourds  pendants 
d'oreilles  ne  rendaient  que  plus  hideuse  sa  difformité. 
On  aurait  dit  quelque  grosse  idole  ébauchée  dans  un 
bloc  de  pierre,  car  une  lèpre  pâle,  étendue  sur  tout  son 
corps,  lui  donnait  l'apparence  d'une  chose  inerte.  Ce- 
pendant son  nez,  crochu  comme  un  bec  de  vautour, 
se  dilatait  violemment,  afin  d'aspirer  l'air,  et  ses  petits 
yeux,  aux  cils  collés,  brillaient  d'un  éclat  dur  et  mé- 
talUque.  Il  tenait  à  la  main  une  spatule  d'aloès,  pour 
se  gratter  la  peau. 

Enfin,  deux  hérauts  sonnèrent  dans  leurs  cornes 
d'argent  ;  le  tumulte  s'apaisa,  et  Hannon  se  mit  à 
parler. 

Il  commença  par  faire  l'éloge  des  Dieux  et  de  la 
RépubUque  ;  les  Barbares  devaient  se  féliciter  de  l'avoir 
servie.   Mais  il  fallait  se  montrer  plus  raisonnables, 


46  SALAMMDO. 

les  temps  étaient  durs,  —  «  et  si  un  maître  n'a  que 
trois  olives,  n'est-il  pas  juste  qu'il  en  garde  deux  pour 
lui  »  ? 

Ainsi  le  vieux  suffète  entremêlait  son  discours  de 
proverbes  et  d'apologues,  tout  en  faisant  des  signes 
de  tête  pour  solliciter  quelque  approbation. 

Il  parlait  punique,  et  ceux  qui  l'entouraient  (les 
plus  alertes  accourus  sansleurs  armes)  étaient desCam- 
paniens,  des  Gaulois  et  des  Grecs,  si  bien  que  personne 
dans  cette  foule  ne  le  comprenait.  Ilannons'en  aperçut, 
ils'arrêla,  et  il  se  balançait  lourdement,  d'une  jambe 
sur  l'autre,  en  réfléchissant. 

L'idée  lui  vint  de  convoquer  les  capitaines;  alors 
ses  hérauts  crièrent  cet  ordre  en  grec,  langage  qui, 
depuis  Xantliippe,  servait  aux  commandements  dans 
les  armées  carthaginoises. 

Les  gardes,  à  coups  de  fouet,  écartèrent  la  tourbe 
des  soldats,  et  bientôt  les  capitaines  des  phalanges  à  la 
Spartiate  et  les  chefs  des  cohortes  barbares  arrivèrent, 
avec  les  insignes  de  leur  grade  et  l'armure  de  leur 
nation.  La  nuit  était  tombée,  une  grande  rumeur  circu- 
lait par  la  plaine;  çà  et  là  des  feux  brûlaient;  on  allait 
de  l'un  à  l'autre,  on  se  demandait:  «  Qu'y  a-t-il?  »  et 
pourquoi  le  suffète  ne  distribuait  pas  l'argent. 

11  exposait  aux  capitaines  les  charges  infinies  de  la 
République.  Son  trésor  était  vide.  Le  tribut  des  Ro- 
mains l'accablait.  «  Nous  ne  savons  plus  que  faire  '... 
Elle  est  bien  à  plaindre  !  » 

De  temps  à  autre,  il  se  frottait  les  membres  avec 
sa  spatule  d'aloès,  ou  bien  il  s'interrompait  pour  boire 


A  SïCCA.  47 

dans  une  coupe  d'argent,  que  lui  tendait  un  esclave-, 
une  tisane  faite  avec  de  la  cendre  de  belette  et  des 
asperges  bouillies  dans  du  vinaigre  ;  puis  il  s'essuyait  les 
lèvres  à  une  serviette  d'écarlate  et  reprenait: 

«  —  Ce  qui  valait  un  sicle  d'argent  vaut  aujourd'hui 
trois  shekels  d'or,  et  les  cultures  abandonnées  pendant 
la  guerre  ne  rapportent  rien  !  Nos  pêcheries  de  pour- 
pre sont  à  peu  près  perdues,  les  perles  même  devien- 
nent exorbitantes  ;  à  peine  si  nous  avons  assez  d'on- 
guents pour  le  service  des  Dieux!  Quant  aux  choses 
de  la  table,  je  n'en  parle  pas,  c'est  une  calamité! 
Faute  de  galères,  nous  manquons  d'épices,  et  l'on 
a  bien  du  mal  à  se  fournir  de  silphium,  à  cause  des 
rébellions  sur  la  frontière  de  Cyrène.  La  Sicile,  où 
l'on  trouvait  tant  d'esclaves  ,  nous  est  maintenant 
fermée!  Hier  encore,  pour  un  baigneur  et  quatre  valets 
de  cuisine,  j'ai  donné  plus  d'argent  qu'autrefois  pour 
une  paire  d'éléphants  !  » 

Il  déroula  un  long  morceau  de  papyrus,  et  il  lut, 
sans  passer  un  seul  chiffre,  toutes  les  dépenses  que  le 
gouvernement  avait  faites  :  tant  pour  les  réparations 
des  temples,  pour  le  dallage  des  rues,  pour  la  con- 
struction des  vaisseaux,  pour  les  pêcheries  de  corail, 
pour  l'agrandissement  des  Syssites,  et  pour  des  en- 
gins dans  les  mines,  au  pays  des  Gantabres. 

Mais  les  capitaines,  pas  plus  que  les  soldats,  n'en- 
tendaient le  punique,  bien  que  les  Mercenaires  se  sa- 
luassent en  cette  langue.  On  plaçait  ordinairement  dans 
les  armées  des  Barbares  quelques  officiers  carthaginois 
pour  servir  d'interprètes  ;  après  la  guerre  ils  s'étaient 


48  SALAMMBO. 

cachés  de  peur  des  vengeances  ;  Hannon  n'avait  pas 
songé  à  les  prendre  avec  lui  ;  d'ailleurs,  sa  voix  trop 
sourde  se  perdait  au  vent. 

Les  Grecs,  sanglés  dans  leur  ceinturon  de  fer,  ten- 
daient l'oreille,  en  s'eiïorçant  à  deviner  ses  paroles, 
tandis  que  des  montagnards,  couverts  de  fourrures 
comme  des  ours,  le  regardaient  avec  défiance  ou 
bâillaient,  appuyés  sur  leur  massue  à  clous  d'airain. 
Les  Gaulois  inattentifs  secouaient,  en  ricanant,  leur 
haute  chevelure,  et  les  hommes  du  désert  écoutaient 
immobiles,  tout  encapuchonnés  dans  leurs  vêtements 
de  laine  grise  ;  d'autres  arrivaient  par  derrière  ;  les 
gardes,  que  la  cohue  poussait,  chancelaient  sur  leurs 
chevaux;  les  Nègres  tenaient  au  bout  de  leurs  bras  des 
branches  de  sapin  enflammées  ;  et  le  gros  Carthaginois 
continuait  sa  harangue,  monté  sur  un  tertre  de  gazon. 

Cependant  les  Barbares  s'impatientaient,  des  mur- 
mures s'élevèrent,  chacun  l'apostropha.  Hannon  ges- 
ticulait avec  sa  spatule  ;  ceux  qui  voulaient  faire  taire 
les  autres,  criant  plus  fort,  ajoutaient  au  tapage. 

Tout  à  coup,  un  homme  d'apparence  chélive  bondit 
aux  pieds  d'ilannon,  arracha  la  trompette  d'un  héraut, 
souffla  dedans,  et  Spendius  (car  c'était  lui)  annonça 
qu'il  allait  dire  quelque  chose  d'important.  A  cette  dé- 
claration, rapidement  débitée  en  cinq  langues  diverses, 
grec,  latin,  gaulois,  Ubyque  et  baléare,  les  capitaines, 
moitié  riant,  moitié  surpris,  répondirent:  —  «  Parle  ! 
parle  !  » 

Spendius  hésita;  il  tremblait;  enfin,  s'adressantaux 
Libyens,  qui  étaient  les  plus  nombreux,  il  leur  dit  : 


A  SICGA.  49 

<f  —  Vous  avez  tous  entendu  les  liorribles  menaces 
do  cet.  liouime  !  » 

llaïuion  ne  se  récria  pas,   donc  il  ne  comprenait, 
point  le  libyque  ;    et,    pour  continuer   l'expérience, 
Spendius  répéta  la  même  phrase  dans  les  autres  idiomes 
des  Barbares. 

Ils  se  regardèrent  étonnés  ;  puis  tous,  comme  d'un 
accord  tacite,  croyant  peut-être  avoir  compris,  bais- 
sèrent la  tête  en  signe  d'assentiment. 

Alors,  Spendius  commença  d'une  voix  véhémente: 

«  —  11  a  d'abord  dit  que  tous  les  Dieux  des  autres 
peuples  n'étaient  que  des  songes  près  des  Dieux  de 
Cartilage  !  11  vous  a  appelés  lâches,  voleurs,  menteurs, 
chiens  et  fils  de  chiennes  !  La  République,  sans  vous 
(il  a  dit  cela  !),  ne  serait  pas  contrainte  à  payer  le  tri- 
but des  Romains  ,  et  par  vos  débordements  vous  l'avez 
épuisée  de  parfums,  d'ai'omates,  d'esclaves  et  de  sil- 
phium,  car  vous  vous  entendez  avec  les  nomades  sur 
la  frontière  de  Cyrène  !  Mais  les  coupables  seront  punis  ! 
Il  a  lu  rénumération  de  leurs  supplices  ;  on  les  fera  tra- 
vailler au  dallage  des  rues,  à  l'armement  des  vaisseaux, 
à  l'embellissement  des  Syssites,  et  l'on  enverra  les 
autres  gratter  la  terre  dans  les  mines,  au  pays  des 
Cantabres.   » 

Spendius  redit  les  mêmes  choses  aux  Gaulois,  aux 
Grecs,  aux  Gampaniens,  aux  Baléares.  En  reconnais- 
sant plusieurs  des  noms  propres  qui  avaient  frappé 
leurs  oreilles,  les  Mercenaires  furent  convaincus  qu'il 
rapportait  exactement  le  discours  du  suffète.  Quelques- 
uns  lui  crièrent  :  —  «  Tu  mens  !  »  Leurs  voix  se  per- 


oO  SALAMMBO. 

dirent  dans  le  tumulte  des  autre?  .a  : 

«  —  N'avez-vous  pas  vu  rr-  '  .iiors  du 

camp  une  réserve  de  sescavalie  c^al,  ils  vont 

accourir  pour  vous  égorger  tous. 

Les  Barbares  se  tournèrent  de  ce  côté,  et  comme 
la  foule  s'écartait,  il  apparut  au  milieu  d'elle,  s'avan- 
çant  avec  la  lenteur  d'un  fantôme,  un  être  humain  tout 
courbé,  maigre,  entièrement  nu,  et  caché  jusqu'aux 
flancs  par  de  longs  cheveux  hérissés  de  feuilles  sèches, 
de  poussière  et  d'épines.  11  avait  autour  des  reins  et 
autour  des  genoux  des  torchis  de  paille,  des  lambeaux 
de  toile  ;  sa  peau  molle  et  terreuse  pendait  à  ses  mem- 
bres décharnés,  comme  des  haillons  sur  des  branches 
sèches  ;  ses  mains  tremblaient  d'un  frémissement  con- 
tinu, et  il  marchait  en  s'appuyant  sur  un  bâton  d'olivier. 

Il  arriva  auprès  des  Nègres,  qui  portaient  les  flam- 
beaux. Une  sorte  de  ricanement  idiot  découvrait  ses 
gencives  pâles  ;  ses  grands  yeux  effarés  considéraient 
la  foule  des  Barbares  autour  de  lui. 

Mais,  poussant  un  cri  d'effroi,  il  se  jeta  derrière  eux, 
et  il  s'abritait  de  leurs  corps  ;  il  bégayait  :  «  Les  voila  ! 
les  voilà!  »  en  montrant  les  gardes  du  suffète,  immo- 
biles dans  leurs  armures  luisantes.  Leurs  chevaux 
piaffaient,  éblouis  par  la  lueur  des  torches  :  elles  pétil- 
laient dans  les  ténèbres  ;  le  spectre  humain  se  débattait 
et  hurlait  : 

«  —  Ils  les  ont  tués  !  » 

A  ces  mots  qu'il  criait  en  baléare,  des  Baléares 
arrivèrent  et  le  reconnurent  ;  sans  leur  répondre  il 
répétait  : 


A  SICGA.  51 

«  —  Oui,  tués  tous,  tous  !  écrasés  comme  des  rai- 
sins !  Les  beaux  jeunes  hommes  !  les  frondeurs  !  mes 
compagnons,  les  vôtres  !  » 

On  lui  fit  boire  du  vin,  et  il  pleura  ;  puis  il  se  ré- 
pandit en  paroles. 

Spendius  avait  peine  à  contenir  sa  joie,  —  tout  en 
expliquant  aux  Grecs  et  aux  Libyens  les  choses  horribles 
que  racontait  Zarxas  ;  il  n'y  pouvait  croire,  tant  elles 
survenaient  à  propos.  Les  Baléares  pâlissaient,  en 
apprenant  «^omment  avaient  péri  leurs  compagnons. 

C'était  une  troupe  de  trois  cents  frondeurs,  débar- 
qués la  veille,  et  qui,  ce  jour-là,  avaient  dormi  trop 
tard.  Quand  ils  arrivèrent  sur  la  place  de  Khamon,  les 
Barbares  étaient  partis,  et  ils  se  trouvaient  sans  dé- 
fense, leurs  balles  d'argile  ayant  été  mises  sur  les  cha- 
meaux avec  le  reste  des  bagages.  On  les  laissa  s'engager 
dans  la  rue  de  Satheb,  jusqu'à  la  porte  de  chêne  dou- 
blée de  plaques  d'airain  ;  et  le  peuple,  d'un  seul  mou- 
vement, s'était  poussé  contre  eux. 

En  effet,  les  soldats  se  rappelèrent  un  grand  cri  ; 
Spendius,  qui  fuyait  en  tête  des  colonnes,  ne  l'avait  pas 
entendu. 

Puis,  les  cadavres  furent  placés  dans  les  bras  des 
Dieux  Patîeques  qui  bordaient  le  temple  de  Khamon.  On 
leur  reprocha  tous  les  crimes  des  Mercenaires  :  leur 
gourmandise,  leurs  vols,  leurs  impiétés,  leurs  dédains, 
et  le  meurtre  des  poissons  dans  le  jardin  de  Salammbô. 
On  fit  à  leurs  corps  d'infâmes  mutilations  ;  les  prêtres 
brûlèrent  leurs  cheveux  pour  tourmenter  leur  âme  ; 
on  les  suspendit  par  morceaux  chez  les  marchands  de 


52  SALAMMBO. 

viande;  quelques-uns  même  y  enfoncèrent  les  dents,  et 
le  soir,  pour  en  finir,  on  alluma  des  bûchers  dans  les 
carrefours. 

C'étaient  là  ces  flammes  qui  luisaient  de  loin  sur  le 
lac.  Quelques  maisons  ayant  pris  feu,  on  avait  jelé  vite 
par-dessus  les  murs  ce  qui  restait  de  cadavres  et 
d'agonisants;  Zarxas  jusqu'au  lendemain  s'était  tenu 
dans  les  roseaux,  au  bord  du  lac  ;  puis  il  avait  erré 
dans  la  campagne,  cherchant  l'armée  d'après  les  traces 
des  pas  sur  la  poussière.  Le  matin,  il  se  cachait  dans 
les  cavernes  ;  le  soir,  il  se  remettait  en  marche,  avec 
ses  plaies  saignantes,  affamé,  malade,  vivant  de  racines 
et  de  charognes  ;  un  jour  enfin,  il  aperçut  des  lances 
à  l'horizon  et  il  les  avait  suivies.  Sa  raison  était  trou- 
blée à  force  de  terreurs  et  de  misères. 

L'indignation  des  soldats,  contenue  tant  qu'il  par- 
lait, éclata  comme  un  orage  ;  ils  voulaient  massacrer 
les  gardes  avec  le  suffète.  Quelques-uns  s'interposè- 
sèrent,  disant  qu'il  fallait  l'entendre,  et  savoir  au  moins 
s'ils  seraient  payés.  Tous  crièrent  :  «  Notre  argent  !  » 
Ilannon  leur  répondit  qu'il  l'avait  apporté. 

On  courut  aux  avant-postes,  et  les  bagages  du 
suffète  arrivèrent  au  milieu  des  tentes,  poussés  par  les 
Barbares.  Sans  attendre  les  esclaves,  ils  dénouèrent 
les  corbeilles;  ils  y  trouvèrent  des  robes  d'hyacinthe, 
des  éponges,  des  grattoirs,  des  brosses,  des  parfums, 
et  des  poinçons  en  antimoine  pour  se  peindre  les  yeux  ; 
—  le  tout  appartenant  aux  gardes,  hommes  riches 
accoutumés  à  ces  délicatesses.  Ensuite,  on  découvrit 
sur  un  chameau  une'  grande  cuve  de  bronze  :  c'était 


A  SIGCA.  53 

au  suffète  pour  se  donner  des  bains  pendant  la  route  ; 
car  il  avait  pris  toutes  sortes  de  précautions,  jusqu'à 
emporter,  dans  des  cages,  des  belettes  d'Hécatompyle 
que  l'on  brûlait  vivantes  pour  faire  sa  tisane.  Comme 
sa  maladie  lui  donnait  un  grand  appétit,  il  y  avait,  de 
plus,  force  comestibles  et  force  vins,  de  la  saumure, 
des  viandes  et  des  poissons  au  miel,  avec  des  petits 
pots  de  Commagène,  graisse  d'oie  fondue  recouverte 
de  neige  et  de  paille  hachée.  La  provision  en  était 
considérable  ;  à  mesure  que  l'on  ouvrait  les  corbeilles, 
il  en  apparaissait  :  et  des  rires  s'élevaient  comme  des 
ilols  qui  s'entre-choquent. 

Quant  à  la  solde  des  Mercenaires,  elle  emplissait, 
à  peu  près,  deux  couffesde  sparterie  ;  on  voyait  même, 
dans  Tune,  de  ces  rondelles  en  cuir  dont  la  République 
se  servait  pour  ménager  le  numéraire  ;  et  comme  les 
Barbares  paraissaient  fort  surpris,  Hannon  leur  déclara 
que,  leurs  comptes  étant  trop  difficiles,  les  Anciens 
n'avaient  pas  eu  le  loisir  de  les  examiner.  On  leur  en- 
voyait cela  en  attendant. 

Alors  tout  fut  renversé,  bouleversé  :  les  mulets,  les 
valets,  la  litière,  les  provisions,  les  bagages.  Les  sol- 
dats prirent  la  monnaie  dans  les  sacs  pour  lapider 
Hannon.  A  grand'peine  il  put  monter-  sur  un  âne  ;  il 
s'enfuyait  en  se  cramponnant  aux  poils,  hurlant,  pleu- 
rant, secoué,  meurtri,  et  appelant  sur  l'armée  la  malé- 
diction de  tous  les  Dieux.  Son  large  collier  de  pierreries 
rebondissait  jusqu'à  ses  oreilles.  Il  retenait  avec  ses 
dents  son  manteau  trop  long  qui  traînait,  et  de  loin  les 
Barbares  lui  criaient  :  —  «  Va-t'en,  lâche  !  pourceau! 


54  SALAMMBO. 

égout  de  Molocli  !  sue  ton  or  et  ta  peste  !  plus  vite  ! 
plus  vite  !  »  L'escorte  en  déroute  galopait  à  ses  côtés. 

La  fureur  des  Barbares  ne  s'apaisa  pas.  Ils  se  rap- 
pelèrent que  plusieurs  d'entre  eux,  partis  pour  Car- 
tilage, n'en  étaient  pas  revenus;  on  les  avait  tués  sans 
doute?  Tant  d'injustice  les  exaspéra,  et  ils  se  mirent 
à  arracher  les  piquets  des  tentes,  à  rouler  leurs  man- 
teaux, à  brider  leurs  chevaux;  chacun  prit  son  casque 
et  son  épée,  en  un  instant  tout  fut  prêt.  Ceux  qui 
n'avaient  pas  d'armes  s'élancèrent  dans  les  bois  pour 
se  couper  des  bâtons. 

Le  jour  se  levait  ;  les  gens  de  Sicca  réveillés  s'agi- 
taient dans  les  rues.  «  Ils  vont  à  Carthage  »,  disait-on, 
et  cette  rumeur  bientôt  s'étendit  par  la  contrée. 

De  chaque  sentier,  de  chaque  ravin,  il  surgissait 
des  hommes.  On  apercevait  les  pasteurs,  qui  descen- 
daient les  montagnes  en  courant. 

Quand  les  Barbares  furent  partis,  Spendius  fit  le 
tour  de  la  plaine,  monté  sur  un  étalon  punique,  et  avec 
son  esclave  qui  menait  un  troisième  cheval. 

Une  seule  tente  était  restée.  Spendius  y  entra. 

«  —  Debout,  maitre!  lève-toi!  nous  partons!  » 

«  —  Où  donc  allez-vous?  »  demanda  Màtho. 

«  —  A  Carthage  !  »  cria  Spendius. 

iMàtho  bondit  sur  le  cheval  que  l'esclave  tenait  à  la 
porte. 


SALAMMBO. 


III 


SALAMMBO 


La  luue  se  levait  à  ras  des  flots  ;  et,  sur  la  ville  en- 
core couverte  de  ténèbres,  des  points  lumineux,  des 
blancheurs  brillaient  :  le  timon  d'un  char  dans  une 
cour,  quelque  haillon  de  toile  suspendu,  l'angle  d'un 
mur,  un  collier  d'or  à  la  poitrine  d'un  dieu.  Les  boules 
de  verre  sur  les  toits  des  temples  rayonnaient  çà  et  là 
comme  de  gros  diamants.  Mais  de  vagues  ruines,  des 
tas  de  terre  noire,  des  jardins  faisaient  des  masses 
plus  sombres  dans  l'obscurité  ;  et  aubasdeMalqua,  des 
filets  de  pêcheurs  s'étendaient  d'une  maison  à  l'autre, 
comme  de  gigantesques  chauves-souris  déployant  leurs 
ailes.  On  n'entendait  plus  le  grincement  des  roues 
hydrauliques  qui  apportaient  l'eau  au  dernier  étage 
des  palais  ;  et  au  milieu  des  terrasses  les  chameaux 
reposaient  tranquillement  couchés  sur  le  ventre,  à 
la  manière  des  autruches.  Les  portiers  dormaient  dans 
les  rues  contre  le  seuil  des  maisons  ;  l'ombre  des 
colosses  s'allongeait  sur  les  places  désertes  ;  au  loin 
quelquefois  la  fumée  d'un  sacrifice  brûlant  encore 
s'échappait  par  les  tuiles  de  bronze,  et  la  brise  lourde 
apportait  avec  des  parfums  d'aromates  les  senteurs  de 


56  SALAMMBO. 

la  marine  et  l'exhalaison  des  murailles,  chauffées  par 
le  soleil.  Autour  de  Carthage  les  ondes  immobiles  res- 
plendissaient, car  la  lune  étalait  sa  lueur  tout  à  la  fois 
sur  le  golfe  environné  de  montagnes  et  sur  le  lac  de 
Tunis,  où  des  phénicoptères  parmi  les  bancs  de  sable 
formaient  de  longues  lignes  roses,  tandis  qu'au  delà, 
sous  les  catacombes,  la  grande  lagune  salée  miroitait 
comme  un  morceau  d'argent.  La  voûte  du  ciel  bleu  s'en- 
fonçait à  l'horizon,  d'un  côté  dans  le  poudroiement 
des  plaines,  de  l'autre  dans  les  brumes  de  la  mer,  et 
sur  le  sommet  de  l'Acropole  les  cyprès  pyramidaux 
bordant  le  temple  d'Eschmoùn  se  balançaient,  et  fai- 
saient un  murmure,  comme  les  flots  réguliers  qui  bat- 
taient lentement  le  long  du  môle,  au  bas  des  remparts. 

Salammbô  monta  sur  la  terrasse  de  son  palais, 
soutenue  par  une  esclave  qui  portait  dans  un  plat  de 
fer  des  charbons  enflammés.* 

Il  y  avait  au  milieu  delà  terrasse  un  petit  lit  d'ivoire, 
couvert  de  peaux  de  lynx  avec  des  coussins  en  plumes 
de  perroquet,  animal  fatidique  consacré  aux  Dieux,  et 
dans  les  quatre  coins  s'élevaient  quatre  longues  casso- 
lettes remplies  denard,  d'encens,  de  cinnamome  et  de 
myrrhe.  L'esclave  alluma  les  parfums.  Salammbô  re- 
garda l'étoile  polaire;  elle  salua  lentement  les  quatre 
points  du  ciel  et  s'agenouilla  sur  le  sol  parmi  la  poudre 
d'azur  qui  était  semée  d'étoiles  d'or  à  l'imitation  du  fir- 
mament. Puis,  les  deux  coudes  contre  les  flancs,  les 
avant-bras  tout  droits  et  les  mains  ouvertes,  en  se 
renversant  la  tête  sous  les  rayons  de  la  lune,  elle  dit: 

«  — 0  Rabbetna!...  Baalet!...  ïanit  !  »  et  sa  voix 


SALAMMBO.  57 

se  traînait  d'une  façon  plaintive,  comme  pour  appeler 
quelqu'un.  —  «  Anaïtis  !  Astartc  !  Derceto  !  Astoreth  ! 
Mylitta!  Athara  !  Elissa  !  Tiratha!...  Parles  symboles 
cachés,  —  par  les  cistres  résonnants,  —  par  les  sillons 
de  la  terre,  —  par  l'éternel  silence  et  par  l'éternelle 
fécondité,  —  ilominatrice  de  la  mer  ténébreuse  et  des 
plages  azurées,  ô  Reine  des  choses  humides,  salut  !  » 

Elle  se  balança  tout  le  corps  deux  ou  trois  fois, 
puis  se  jeta  le  front  dans  la  poussière,  les  bras  allongés. 

Son  esclave  la  releva  lestement,  car  il  fallait,  d'après 
les  rites,  que  quelqu'un  vînt  arracher  le  suppliant  a  sa 
prosternation  :  c'était  lui  dire  que  les  Dieux  l'agréaient, 
et  la  nourrice  de  Salammbô  ne  manquait  jamais  à  ce 
devoir  de  piété. 

Des  marchands  de  la  Gétulie  Darytienne  l'avaient 
toute  petite  apportée  à  Garthage  ;  et  après  son  affran- 
chissement elle  n'avait  pas  voulu  abandonner  ses 
maîtres,  comme  le  prouvait  son  oreille  droite,  percée 
d'un  large  trou.  Un  jupon  à  raies  multicolores,  en  lui 
serrant  les  hanches,  descendait  sur  ses  chevilles,  où 
s'entre-choquaient  deux  cercles  d'étain.  Sa  figure,  un 
peu  plate,  était  jaune  comme  sa  tunique.  Des  aiguilles 
d'argent  très  longues  faisaient  un  soleil  derrière  sa 
tète.  Elle  portait  sur  la  narine  un  bouton  de  corail,  et 
elle  se  tenait  auprès  du  lit,  plus  droite  qu'un  hermès 
et  les  paupières  baissées. 

Salammbô  s'avança  jusqu'au  bord  de  la  terrasse. 
Ses  yeux,  un  instant,  parcoururent  l'horizon  ;  puis  ils 
s'abaissèrent  sur  la  ville  endormie,  et  le  soupir  qu'elle 
poussa,  en  lui  soulevant  les  seins,  fit  onduler  d'un  bout 


58  SALAMMBO. 

à  l'autre  la  longue  simarre  blanche  qui  pLMidait  autour 
d'elle,  sans  agrafe  ni  ceinture.  Ses  sandales  à  pointes 
recourbées  disparaissaient  sous  un  amas  d'émeraudes, 
ses  clieveux  à  l'abandon  emplissaient  un  réseau  en  fils 
de  pourpre. 

Elle  releva  la  tête  pour  contempler  la  lune,  et,  mê- 
lant à  ses  paroles  des  fragments  d'hymne,  elle  mur- 
mura : 

(c  —  Que  tu  tournes  légèrement,  soutenue  par 
l'éther  impalpable  !  Il  se  polit  autour  de  toi,  et  c'est  le 
mouvement  de  ton  agitation  qui  distribue  les  vents  et 
les  rosées  fécondes.  Selon  que  tu  croîs  et  décroîs,  s'al- 
longent ou  se  rapetissent  les  yeux  des  chats  et  les 
taches  des  panthères.  Les  épouses  hurlent  ton  nom 
dans  la  douleur  des  enfantements  !  Tu  gonfles  les 
coquillages!  Tu  fais  bouillonner  les  vins!  Tu  putré- 
fies les  cadavres  !  Tu  formes  les  perles  au  fond  de  la 
mer! 

«  Et  tous  les  germes,  ô  Déesse  !  fermentent  dans 
les  obscures  profondeurs  de  ton  humidité. 

«  Quand  tu  parais,  il  s'épand  une  quiétude  sur  la 
terre  ;  les  fleurs  se  ferment,  les  flots  s'apaisent,  les 
hommes  fatigués  s'étendent  la  poitrine  vers  toi,  et  le 
monde  avec  ses  océans  et  ses  montagnes,  comme  en 
un  miroir,  se  regarde  dans  ta  figure.  Tu  es  blanche, 
douce,  lumineuse,  immaculée,  auxiliatrice,  purifiante, 
sereine  !  » 

Le  croissant  de  la  lune  était  alors  sur  la  montagne 
des  Eaux-Chaudes,  dans  l'échancrure  de  ses  deux 
sommets,  de  l'autre  côté  du  golfe.  Il  y  avait  eu  dessous 


SALAMMBO.  B9 

une  petite  étoile  et  tout  autour  un  cercle  pâle.  Salammbô 
reprit  : 

«  —  Mais  tu  es  terrible  maîtresse!...  C'est  par  toi 
que  se  produisent  les  monstres,  les  fanlômes  effrayants, 
les  songes  menteurs;  tes  yeux  dévorent  les  pierres  des 
édifices,  et  les  singes  sont  malades  toutes  les  fois  que 
tu  rajeunis. 

«  Où  donc  vas-tu?  Pourquoi  changer  tes  formes 
perpétuellement  ?  Tantôt  mince  et  recourbée,  tu  glisses 
dans  les  espaces  comme  une  galère  sans  mâture,  ou 
bien  au  milieu  des  étoiles  tu  ressembles  à  un  pasteur 
qui  garde  son  troupeau.  Luisante  et  ronde,  tu  frôles 
la  cime  des  monts  comme  la  roue  d'un  char. 

«  0  Tanit  !  tu  m'aimes,  n'est-ce  pas  ?  Je  t'ai  tant 
regardée  !  Mais  non  !  tu  cours  dans  ton  azur,  et  moi 
je  reste  sur  la  terre  immobile. 

«  Taanach,  prends  ton  nebal  et  joue  tout  bas  sur 
la  corde  d'argent,  car  mon  cœur  est  triste  !  » 

L'esclave  souleva  une  sorte  de  harpe  en  bois  d'ébène 
plus  haute  qu'elle,  et  triangulaire  comme  un  delta  ;  elle 
en  fixa  la  pointe  dans  un  globe  de  cristal,  et  des  deux 
bras  se  mit  à  jouer. 

Les  sons  se  succédaient,  sourds  et  précipités  comme 
un  bourdonnement  d'abeilles,  et,  de  plus  en  plus 
sonores,  ils  s'envolaient  dans  la  nuit  avec  la  plainte 
des  flots  et  le  frémissement  des  grands  arbres  au  som- 
met de  l'Acropole. 

«  —  Tais-toi!  »  s'écria  Salammbô. 

«  — Qu'as-tu  donc,  maîtresse  ?  La  brise  qui  souffle, 
un  nuagequipasse,  tout  à  présent  t'inquiète  et  t'agite! 


60  SALAMMBO. 

«  —  Je  ne  sais  »,  dit-elle. 

«  —  Tu  te  fatigues  à  des  prières  trop  longues  ! 

<f  —  Oh!  Taanaeli ,  je  voudrais  m'y  dissoudre 
comme  une  fleur  dans  du  vin! 

«  —  C'est  peut-être  la  fumée  de  tes  parfums? 

«  —  Non  !  —  dit  Salammbô  ;  —  l'esprit  des  Dieux 
habite  dans  les  bonnes  odeurs.  » 

Alors  l'esclave  lui  parla  de  son  père.  On  le  croyait 
parti  vers  la  contrée  de  l'ambre,  derrière  les  colonnes 
de  Melkarlh.  —  «  Mais  s'il  ne  revient  pas,  —  disait- 
elle,  —  il  te  faudra,  puisque  c'était  sa  volonté,  choisir 
un  époux  parmi  les  fils  des  Anciens  ;  et  ton  chagrin 
s'en  ira  dans  les  bras  d'un  homme.  » 

«  —  Pourquoi?  »  demanda  la  jeune  fille.  Tous  ceux 
qu'elle  avait  aperçus  lui  faisaient  horreur  avec  leurs 
rires  de  bète  fauve  et  leurs  membres  grossiers. 

«  —  Quelquefois,  Taanach,  il  s'exhale  du  fond  de  mon 
être  comme  de  chaudes  bouffées,  j)lus  lourdes  que  les 
vapeurs  d'un  volcan.  Des  voix  m'appellent,  un  globe 
de  feu  roule  et  monte  dans  ma  poitrine,  il  m'étouffe, 
je  vais  mourir;  et  puis,  quelque  chose  de  suave,  cou- 
lant de  mon  front  jusqu'à  mes  pieds,  passe  dans  ma 
chair...  c'est  une  caresse  qui  m'enveloppe,  et  je  me 
sens  écrasée  comme  si  un  dieu  s'étendait  sur  moi. 
Oh  !  je  voudrais  me  perdre  dans  la  brume  des  nuits, 
dans  le  flot  des  fontaines,  dans  la  sève  des  arbres, 
sortir  de  mon  corps,  n'être  qu'un  souffle,  qu'un  rayon, 
et  ghsser,  monter  jusqu'à  toi,  ô  Mère!  » 

Elle  leva  ses  bras  le  plus  haut  possible,  en  se 
cambrant  la  taille,  pâle  et  légère  comme  la  lune  avec 


SALA.M.MI5  0.  61 

son  blanc  vôlemenl.  Puis  elle  retomba  sur  la  couche 
d'ivoire,  haletante  ;  mais  Taanach  lui  passa  autour  du 
cou  un  collier  d'ambre  avec  des  dents  de  dauphin 
pour  bannir  les  terreurs,  et  Salammbô  dit  d'une  voix 
presque  éteinte  :  —  «  Va  me  chercher  Schahabarim.  » 

Son  père  n'avait  pas  voulu  qu'elle  entrât  dans  le 
collège  des  prêtresses,  ni  même  qu'on  lui  fit  rien 
connaître  de  la  Tanit  populaire.  Il  la  réservait  pour 
quelque  alliance  pouvant  servir  sa  politique,  si  bien 
que  Salammbô  vivait  seule  au  milieu  de  ce  palais  ;  sa 
mère  depuis  longtemps  était  morte. 

Elle  avait  grandi  dans  les  abstinences,  les  jeunes 
et  les  purifications,  toujours  entourée  de  choses  exqui- 
ses et  graves,  le  corps  saturé  de  parfums,  l'âme  pleine 
de  prières.  Jamais  elle  n'avait  goûté  de  vin,  ni  mangé 
de  viandes,  ni  touché  à  une  bête  immonde,  ni  posé  ses 
talons  dans  la  maison  d'un  mort. 

Elle  ignorait  les  simulacres  obscènes,  car  chaque 
dieu  se  manifestant  par  des  formes  différentes,  des 
cultes  souvent  contradictoires  témoignaient  à  la  fois 
du  môme  principe,  et  Salammbô  adorait  la  Déesse  en 
sa  figuration  sidérale.  Une  influence  était  descendue 
de  la  lune  sur  la  vierge  ;  quand  l'astre  allait  en  dimi- 
nuant, Salammbô  s'affaibUssait.  Languissante  toute  la 
journée,  elle  se  ranimait  le  soir.  Pendant  une  échpse, 
elle  avait  manqué  mourir. 

Mais  la  Rabbet  jalouse  se  vengeait  de  cette  virginité 
soustraite  à  ses  sacrifices,  et  elle  tourmentait  Salammbô 
d'obsessions  d'autant  plus  fortes  qu'elles  étaient  vagues, 
épandues  dans  cette  croyance  et  avivées  par  elle. 


62  SALAMMBO. 

Sans  cesse  la  fille  d'IIamilcar  s'inquiétait  de  Tanit. 
Elle  avait  appris  ses  aventures,  ses  voyages  et  tous 
ses  noms,  qu'elle  répétait  sans  qu'ils  eussent  pour  elle 
de  signification  distincte.  Afin  de  pénétrer  dans  les 
profondeurs  de  son  dogme,  elle  voulait  connaître  au 
plus  secret  du  temple  la  vieille  idole  avec  le  manteau 
magnifique  d'où  dépendaient  les  destinées  de  Car- 
tilage, —  car  l'idée  d'un  dieu  ne  se  dégageait  pas 
nettement  de  sa  représentation,  et  tenir  ou  même  voir 
son  simulacre,  c'était  lui  prendre  une  part  de  sa  vertu, 
et,  en  quelque  sorte,  le  dominer. 

Salammbô  se  détourna.  Elle  avait  reconnu  le  bruit 
des  clochettes  d'or  que  Schahabarim  portait  au  bas  de 
son  vêtement. 

Il  monta  les  escaliers;  puis,  dès  le  seuil  de  la  ter- 
rasse, il  s'arrêta  en  croisant  les  bras. 

Ses  yeux  enfoncés  brillaient  comme  les  lampes  d'un 
sépulcre  ;  son  long  corps  maigre  flottait  dans  sa  robe 
de  lin,  alourdie  par  les  grelots  qui  alternaient  sur  ses 
talons  avec  des  pommes  d'émeraude.  Il  avait  les  mem- 
bres débiles,  le  crâne  oblique,  le  menton  pointu;  sa 
peau  semblait  froide  à  toucher,  et  sa  face  jaune,  que 
des  rides  profondes  labouraient,  comme  contractée 
dans  un  désir,  dans  un  chagrin  éternel. 

C'était  le  grand-prêtre  de  Tanit,  celui  qui  avait 
élevé  Salammbô. 

<f  —  Parle!  dit-il.  Que  veux-tu  ? 

«  —  J'espérais...  tu  m'avais  presque  promis...  » 
Elle  balbutiait,  elle  se  troubla;  puis  tout  à  coup  :  — 
«Pourquoi  me  méprises-tu?  qu'ai-je  donc  oublié  dans 


SALAMMIiO.  63 

les  rites?  Tu  es  mon  maître,  et  tu  m'as  dit  que  per- 
sonne comme  moi  ne  s'entendait  aux  choses  de  la 
Déesse  ;  mais  il  y  en  a  que  tu  ne  veux  pas  dire.  Est-ce 
vrai,  ô  père?  » 

Schahabarini   se  rappelâtes  ordres  d'IIamilcar;  il 
répondit  : 

«  — Non,  je  n'ai  plus  rien  à  t'apprendre  ! 

«(  —  Un  génie  —  reprit-elle  —  me  pousse  à  cet 
amour.  J'ai  gravi  les  marches  d'Eschmoim,  dieu  des 
planètes  et  des  intelligences;  j'ai  dormi  sous  l'olivier 
d'or  de  Melkarth,  patron  des  colonies  tyriennes;  j'ai 
poussé  les  portes  de  Baal  Khamon,  éclaireuret  fertili- 
sateur;  sacrifié  auxCabires  souterrains,  aux  dieux  des 
bois,  des  vents,  des  fleuves  et  des  montagnes  ;  mais 
tous  sont  trop  loin,  trop  haut,  trop  insensibles,  com- 
prends-tu? tandis  qu'Elle,  je  la  sens  mêlée  à  ma  vie  ; 
elle  emplit  mon  âme,  et  je  tressaille  à  des  élancements 
intérieurs  comme  si  elle  bondissait  pour  s'échapper. 
Il  me  semble  que  je  vais  entendre  sa  voix,  apercevoir 
sa  figure,  des  éclairs  m'éblouissent  ;  puis  je  retombe 
dans  les  ténèbres.  » 

Schahabarini  se  taisait.  Elle  le  sollicitait  de  son 
regard  suppliant. 

Enfin,  il  fit  signe  d'écarter  l'esclave,  qui  n'était 
pas  de  race  chananéenne.  Taanach  disparut,  et  Scha- 
habarini, levant  un  bras  dans  l'air,  commença: 

«  —  Avant  les  Dieux,  les  ténèbres  étaient  seules, 
et  un  souffle  flottait,  lourd  et  indistinct  comme  la 
conscience  d'un  homme  dans  un  rêve.  Il  se  contracta, 
créant  le  Désir  et  la  Nue,  et  du  Désir  et  de  la  Nue 


64  SALAMMBO. 

sortit  la  Matière  primitive.  C'était  une  eau  bourbeuse, 
noire,  glacée,  profonde.  Elle  enfermait  des  monstres 
insensibles,  parties  incohérentes  des  formes  à  naître 
et  qui  sont  peintes  sur  la  paroi  des  sanctuaires. 

Puis  la  Matière  se  condensa.  Elle  devint  un 
œuf.  Il  se  rompit.  Une  moitié  forma  la  terre,  l'autre  le 
firmament.  Le  soleil,  la  lune,  les  vents,  les  nuages  pa- 
rurent; et,  au  fracas  de  la  foudre,  les  animaux  intel- 
ligents s'éveillèrent.  Alors  Eschmoùn  se  déroula  dans 
la  sphère  étoilée;  Khamon  rayonna  dans  le  soleil;  Mel- 
karth,  avec  ses  bras,  le  poussa  derrière  Gadès  ;  les 
Cabirim  descendirent  sous  les  volcans,  et  Rabbetna 
telle  qu'une  nourrice,  se  pencha  sur  le  monde,  versant 
sa  lumière  comme  un  lait  et  sa  nuit  comme  un  man- 
teau. 

«  — Et  après?  »  dit-elle. 

Il  lui  avait  conté  le  secret  des  origines  pour  la  dis- 
traire par  des  perspectives  plus  hautes;  mais  le  désir 
de  la  vierge  se  ralluma  sous  ces  dernières  paroles, 
et  Schahabarim,   cédant  à  moitié,  reprit: 

«  Elle  inspire  et  gouverne  les  amours  des  hommes. 

«  —  Les  amours  des  hommes  !  »  répéta  Salammbô, 
rêvant. 

<c  —  Elle  est^  l'âme  de  Carthage,  —  continua  le 
prêtre  ;  et  bien  qu'elle  soit  partout  épandue,  c'est  ici 
qu'elle  demeure,  sous  le  voile  sacré. 

«  —  0  père!  —  s'écria  Salammbô,  —  je  la  verrai, 
n'est-ce  pas  ?tu  m'y  conduiras!  Depuis  longtemps  j'hé- 
sitais ;  la  curiosité  de  sa  forme  me  dévore.  Pitié!  secours- 
moi!  parions!  » 


SALAMMBO.  65 

Il  la  repoussa  d'un  geste  véhément  et  plein  d'or- 
gueil. 

«  —  Jamais!  ne  sais-tu  pas  qu'on  en  meurt?  Les 
Ikuils  hermaphrodites  ne  se  dévoilent  que  pour  nous 
seuls,  hommes  par  l'esprit  et  femmes  par  la  faiblesse. 
Ton  désir  est  un  sacrilège  ;  satisfais-toi  avec  la  science 
que  tu  possèdes  !  » 

Elle  tomba  sur  les  genoux,  mettant  ses  deux  doigts 
contre  ses  oreilles  en  signe  de  repentir;  et  elle  sanglo- 
tait, écrasée  par  la  parole  du  prêtre,  pleine  à  la  fois 
de  colère  contre  lui,  de  terreur  et  d'humihation.  Scha- 
habarim,  debout,  restait  insensible.  11  la  regardait  de 
haut  en  bas  frémissante  à  ses  pieds;  et  il  éprouvait 
une  sorte  de  joie  en  la  voyant  souffrir  pour  sa  divinité, 
qu'il  ne  pouvait,  lui  non  plus,  étreindre  tout  entière. 
Déjà  les  oiseaux  chantaient,  un  vent  froid  soufflait,  de 
petits  nuages  couraient  dans  le  ciel  plus  pâle. 

Tout  à  coup,  il  aperçut  à  l'horizon,  derrière  Tunis, 
comme  des  brouiUards  légers,  qui  se  traînaient  contre 
le  sol;  puis  ce  fut  un  grand  rideau  de  poudre  grise 
perpendiculairement  étalé,  et,  dans  les  tourbillons  de 
cette  masse  nombreuse,  des  tètes  de  dromadaires,  des 
lances,  des  boucliers  parurent  C'était  l'armée  des 
Barbares  qui  s'avançait  sur  Carthage. 


66  SALAMMBO. 


IV 


sous   LES  MURS    DE    CARTHAGE. 


Des  gens  de  la  campagne,  montés  sur  des  ânes  ou 
courant  à  pied,  pâles,  essoufllés,  fous  de  peur,  arri- 
vèrent dans  la  ville.  Ils  fuyaient  devant  l'armée.  En 
trois  jours,  elle  avait  fait  le  chemin  de  Sicca,  pour 
venir  à  Carthage  et  tout  exterminer. 

On  ferma  les  portes.  Les  Barbares  presque  aussitôt 
parurent;  mais  ils  s'arrêtèrent  au  milieu  de  l'isthme, 
sur  le  bord  du  lac. 

D'abord  ils  n'annoncèrent  rien  d'hostile.  Plusieurs 
s'approchèrent  avec  des  palmes  à  la  main.  Ils  furent 
repoussés  à  coups  de  flèches,  tant  la  terreur  était 
grande. 

Le  matin  et  à  la  tombée  du  jour,  des  rôdeurs  quel- 
quefois erraient  le  long  des  murs.  On  remarquait  sur- 
tout un  petit  homme,  enveloppé  soigneusement  d'un 
manteau,  et  dont  la  figure  disparaissait  sous  une  visière 
très  basse.  Il  restait  pendant  des  heures  à  regarder 
l'aqueduc,  et  avec  une  telle  persistance,  qu'il  voulait 
sans  doute  égarer  les  Carthaginois  sur  ses  véritables 
desseins.  Un  autre  homme  l'accompagnait,  une  sorte 
de  géant  qui  marcliait  tète  nue. 


sous   LKS  MUKS  DE   CARTIIAGE.  67 

Mais  Cartilage  était  défendue  dans  toute  la  largeur 
de  l'isthme  :  d'abord  par  un  fossé,  ensuite  par  un  rem- 
part de  gazon,  enfin  par  un  mur,  haut  de  trente  cou- 
dées, en  pierres  de  taille,  et  à  double  étage.  Il 
contenait  des  écuries  pour  trois  cents  éléphants  avec 
des  magasins  pour  leurs  caparaçons,  leurs  entraves  et 
leur  nourriture,  puis  d'autres  écuries  pour  quatre  mille 
chevaux  avec  les  provisions  d'orge  et  les  harnache- 
ments, et  des  casernes  pour  vingt  mille  soldats  avec 
les  armures  et  tout  le  matériel  de  guerre.  Des  tours 
s'élevaient  sur  le  second  étage,  toutes  garnies  de  cré- 
neaux, et  qui  portaient  en  dehors  des  boucliers  de 
bronze,  suspendus  à  des  crampons. 

Cette  première  ligne  de  murailles  abritait  immé- 
diatement Malqua,  le  quartier  des  gens  de  la  marine 
et  des  teinturiers.  On  apercevait  des  mâts  où  séchaient 
des  voiles  de  pourpre,  et  sur  les  dernières  terrasses 
des  fourneaux  d'argile  pour  cuire  la  saumure. 

Par  derrière,  la  ville  étageait  en  amphithéâtre  ses 
hautes  maisons  de  forme  cubique.  Elles  étaient  en 
pierres,  en  planches,  en  galets,  en  roseaux,  en  coquil- 
lages, en  terre  battue.  Les  bois  des  temples  faisaient 
comme  des  lacs  de  verdure  dans  cette  montagne  de 
blocs,  diversement  coloriés.  Les  places  publiques  la 
nivelaient  à  des  distances  inégales  ;  d'innombrables 
ruelles,  s'entre- croisant,  la  coupaient  du  haut  en  bas. 
On  distinguait  les  enceintes  des  trois  vieux  quartiers, 
maintenant  confondues;  elles  se  levaient  çà  et  là 
comme  de  grands  écueils,  ou  allongeaient  des  pans 
énormes,  —  à  demi  couverts  de  fleurs,  noircis,  large- 


68  SALAMMBO. 

ment  rayés  par  le  jet  des  immondices,  et  des  rues 
passaient  dans  leurs  ouvertures  béantes  comme  des 
fleuves  sous  des  ponts. 

La  colline  de  l'Acropole,  au  centre  de  Byrsa,  dis- 
paraissait sous  un  désordre  de  monuments.  C'étaient 
des  temples  à  colonnes  torses  avec  des  chapiteaux  de 
bronze  et  des  chaînes  de  métal,  des  cônes  en  pierres 
sèches  à  bandes  d'azur,  des  coupoles  de  cuivre,  des 
architraves  de  marbre,  des  contreforts  babyloniens, 
des  obélisques  posant  sur  leur  pointe  comme  des 
flambeaux  renversés.  Les  péristyles  atteignaient  aux 
frontons;  les  volutes  se  déroulaient  entre  les  colon- 
nades; des  murailles  de  granit  supportaient  des  cloi- 
sons de  tuile  ;  tout  cela  montait  l'un  sur  l'autre  en  se 
cachant  à  demi,  d'une  façon  merveilleuse  et  incompré- 
hensible. On  y  sentait  la  succession  des  âges  et  comme 
des  souvenirs  de  patries  oubliées. 

Derrière  l'Acropole,  dans  des  terrains  rouges,  le 
chemin  des  Mappales,  bordé  de  tombeaux,  s'allongeait 
en  ligne  droite  du  rivage  aux  catacombes;  de  larges 
habitations  s'espaçaient  ensuite  dans  des  jardins,  et 
ce  troisième  quartier,  Mégara,  la  ville  neuve,  allait 
jusqu'au  bord  de  la  falaise,  où  se  dressait  un  phare 
géant  qui  flambait  toutes  les  nuits. 

Cartilage  se  déployait  ainsi  devant  les  soldats  éta- 
blis dans  la  plaine. 

De  loin  ils  reconnaissaient  les  marchés,  les  carre- 
fours; ils  se  disputaient  sur  l'emplacement  des  tem- 
ples. Celui  de  Khamon,  en  face  des  Syssites^  avait  des 
tuiles  d'or;  Melkarth,  à  la  gauche  d'Eschmoùn,    por- 


sous  LES  MURS  DE  CARTHAGE.       69 

tait  sur  sa  toiture  des  branches  de  corail;  Tanit,  au 
delà,  arrondissait  dans  les  palmiers  sa  coupole  de 
cuivre  ;  le  noir  Moloch  était  au  bas  des  citernes,  du 
côté  du  phare.  L'on  voyait  à  l'angle  des  frontons,  sur 
le  sommet  des  murs,  au  coin  des  places,  partout,  des 
divinités  à  tète  hideuse,  colossales  ou  trapues,  avec 
des  ventres  énormes,  ou  démesurément  aplaties,  ou- 
vrant la  gueule,  écartant  les  bras,  tenant  à  la  main 
des  fourches,  des  chaînes  ou  des  javelots  ;  et  le  bleu 
de  la  mer  s'étalait  au  fond  des  rues,  que  la  perspective 
rendait  encore  plus  escarpées. 

Un  peuple  tumultueux  du  matin  au  soir  les  emplis- 
sait; déjeunes  garçons,  agitant  des  sonnettes,  criaient  . 
à  la  porte  des  bains;  les  boutiques  de  boissons  chaudes 
fumaient,  l'air  retentissait  du  tapage  des  enclumes,  les 
coqs  blancs  consacrés  au  soleil  chantaient  sur  les  ter- 
rasses, les  bœufs  que  l'on  égorgeait  mugissaient  dans 
les  temples,  des  esclaves  couraient  avec  des  corbeilles 
sur  leur  tête;  et,  dans  l'enfoncement  des  portiques, 
quelque  prêtre  apparaissait,  drapé  d'un  manteau  som- 
bre, nu-pieds  et  en  bounet  pointu. 

Ce  spectacle  de  Carthage  irritait  les  Barbares.  Ils 
l'admiraient,  ils  l'exécraient,  ils  auraient  voulu  tout  à 
la  fois  l'anéantir  et  l'habiter.  Mais  qu'y  avait-il  dans  le 
port  militaire,  défendu  par  une  triple  muraille  ?  Puis, 
derrière  la  ville,  au  fond  de  Mégara,  plus  haut  que 
l'Acropole,  apparaissait  le  palais  d'Hamilcar. 

Les  yeux  de  Mâtho  à  chaque  instant  s'y  portaient. 
Il  montait  dans  les  oliviers,  et  il  se  penchait,  la  main 
étendue  au  bord  des  sourcils.  Les  jardins  étaient  vides, 


■:0  SALAMMBO. 

et  la  poite  rouge  à  croix  noire  restait  constamment 
fermée. 

Plus  de  vingt  fois  il  fit  le  tour  des  remparts,  cher- 
chant quelque  brèche  pour  entrer.  Une  nuit,  il  se  jeta 
dans  le  golfe,  et,  pendant  trois  heures,  il  nagea  tout 
d'une  haleine.  11  arriva  au  bas  des  Mappales,  voulut 
grimper  contre  la  falaise.  Il  ensanglanta  ses  genoux, 

'  brisa  ses  ongles,  puis  retomba  dans  les  flots  et  s'en 
revint. 

Son  impuissance  l'exaspérait.  Il  était  jaloux  de 
cette  Carthage  enfermant  Salammbô,  comme  de  quel- 
qu'un  qui  l'aurait  possédée.  Ses  énervements  l'aban- 

,  donnèrent  et  ce  fut  une  ardeur  d'action  folle  et  conti- 
nuelle. La  joue  en  feu,  les  yeux  irrités,  la  voix  rauque, 
il  se  promenait  d'un  pas  rapide  à  travers  le  camp  ;  ou 
bien,  assis  sur  le  rivage,  il  frottait  avec  du  sable  sa 
grande  épée.  Il  lançait  des  flèches  aux  vautours  qui 
passaient.  Son  cœur  débordait  en  paroles  furieuses. 

«  —  Laisse  aller  ta  colère  comme  un  char  qui  s'em- 
porte, —  disait  Spendius.  —  Cric,  blasphème,  ravage 
et  tue.  La  douleur  s'apaise  avec  du  sang,  et  puisque 
tu  ne  peux  assouvir  ton  amour,  gorge  ta  haine;  elle  te 
soutiendra  !  » 

Màtho  reprit  le  commandement  de  ses  soldats.  Il 
les  faisait  impitoyablement  manœuvrer.  On  le  respec- 
tait pour  son  courage,  pour  sa  force  surtout.  D'ailleurs, 
il  inspirait  comme  une  crainte  mystique  ;  on  croyait 
qu'il  parlait,  la  nuit,  à  des  fantômes.  Les  autres  capi- 
taines s'animèrent  de  son  exemple.  L'armée,  bientôt, 
se   disciplina.  Les    Cathaginois  entendaient  de  leurs 


sous   LES  MURS   DE   CAUTHAGE.  71 

maisons  la  fanfare  des  l)uccines  qui  l'églait  les  exer- 
cices. Enfin,  les  Barbares  se  rapprochèrent, 

11  aurait  fallu  pour  les  écraser  dans  l'isthme  que 
deux  armées  pussent  les  prendre  à  l^fois  par  derrière, 
l'une  débarquant  au  fond  du  golfe  d'Utique,  la  seconde 
à  la  montagne  des  Eaux-Chaudes.  Mais  que  faire  avec 
la  seule  Légion  sacrée,  grosse  de  six  mille  hommes  ^ 
tout  au  plus?  S'ils  s'inclinaient  vers  l'Orient,  ils  allaient 
se  joindre  aux  Nomades,  intercepter  la  route  de  Cy- 
rène  et  le  commerce  du  désert.  S'ils  se  repliaient  sur 
l'Occident,  la  Numidie  se  soulèverait.  Enfin  le  manque 
de  vivres  les  ferait  tôt  ou  tard  dévaster,  comme  des 
sauterelles,  les  campagnes  environnantes;  les  riches 
tremblaient  pour  leurs  beaux  châteaux,  pour  leurs  vi- 
gnobles, pour  leurs  cultures. 

Hannon  proposa  des  mesures  atroces  et  imprati- 
cables, comme  de  promettre  une  forte  somme  pour  , 
chaque  tète  de  Barbare,  ou,  qu'avec  des  vaisseaux  et 
des  machines,  on  incendiât  leur  camp.  Son  collègue 
Giscon  voulait,  au  contraire,  qu'ils  fussent  payés. 
A  cause  de  sa  popularité,  les  anciens  le  détestaient; 
car  ils  redoutaient  le  hasard  d'un  maître,  et,  par  ter- 
reur de  la  monarchie,  s'efforçaient  d'atténuer  ce 
qui  en  subsistait  ou  la  pouvait  rétablir. 

Il  y  avait  en  dehors  des  fortifications  des  gens  d'une 
autre  race  et  d'une  origine  inconnue,  —  tous  chasseurs 
de  porc-épic,  mangeurs  de  mollusques  et  de  serpents. 
Us  allaient  dans  les  cavernes  prendre  des  hyènes  vi- 
vantes, qu'ils  s'amusaient  à  faire  courir  le  soir  sur  les 
sables  de  Mégara,  entre  les  stèles  des  tombeaux.  Leurs 


72  SALAMMBO. 

cabanes,  de  fange  et  de  varech,  s'accrochaient  contre  la 
falaise  comme  des  nids  d'hirondelles.  Ils  vivaient  là, 
sans  gouvernement  et  sans  dieux,  pêle-mêle,  complè- 
tement nus,  à  la  fois  débiles  et  farouches  et,  depuis 
des  siècles,  exécrés  par  le  peuple,  à  cause  de  leurs 
nourritures  immondes.  Les  sentinelles  s'aperçurent 
un  matin  qu'ils  étaient  tous  partis. 

Enfin  des  membres  du  Grand -Conseil  se  déci- 
dèrent. Ils  vinrent  au  camp,  sans  colliers  ni  ceintures, 
en  sandales  découvertes,  comme  des  voisins.  Ils  s'a- 
vançaient d'un  pas  tranquille,  jetant  des  saints  aux 
capitaines,  ou  bien  ils  s'arrêtaient  pour  parler  aux 
soldats,  disant  que  tout  était  fini  et  qu'on  allait  faire 
justice  à  leurs  réclamations. 

Beaucoup  d'entre  eux  voyaient  pour  la  première  fois 
un  camp  de  Mercenaires.  Au  lieu  de  la  confusion  qu'ils 
avaient  imaginée,  c'était  un  ordre  et  un  silence 
effrayants.  Un  rempart  de  gazon  enfermait  l'armée 
dans  une  haute  muraille,  inébranlable  au  choc  des  ca- 
tapultes. Le  sol  des  rues  était  aspergé  d'eau  fraîche; 
par  les  trous  des  tentes,  ils  apercevaient  des  prunelles 
fauves  qui  luisaient  dans  l'ombre.  Les  faisceaux  de  pi- 
ques et  les  panoplies  suspendues  les  éblouissaient 
comme  des  miroirs.  Ils  se  parlaient  à  voix  basse.  Ils 
avaient  peur  avec  leurs  longues  robes  de  renverser 
quelque  chose. 

Les  soldats  demandèrent  des  vivres,  en  s'engageant 
à  les  payer  sur  l'argent  qu'on  leur  devait. 

On  leur  envoya  des  bœufs,  des  moutons,  des  pin- 
tades, des  fruits  secs  et  des  lupins,  avec  desscombres 


sous  LES    MUHS    DE   CAKTHAGE.  73 

fumés,  de  ces  seombres  excellents  que  Carthage  ex- 
pédiait dans  tous  les  ports.  Mais  ils  tournaient  dédai- 
gneusement autour  des  bestiaux  magnifiques;  et,  dé- 
nigrant ce  qu'ils  convoitaient,  offraient  pour  un  bélier 
la  valeur  d'un  pigeon,  pour  trois  chèvres  le  prix  d'une 
grenade.  Les  mangeurs  de  choses  immondes,  se  por- 
tant pour  arbitres,  affirmaient  qu'on  les  dupait.  Alors 
ils  tiraient  leur  glaive,  menaçaient  de  tuer. 

Des  commissaires  du  Grand-Conseil  écrivirent  le 
nombre  d'années  que  l'on  devait  à  chaque  soldat. 
Mais  il  était  impossible  maintenant  de  savoir  combien 
on  avait  engagé  de  Mercenaires,  et  les  anciens  furent 
effrayés  de  la  somme  exorbitante  qu'ils  auraient  à  payer. 
Il  fallait  vendre  la  réserve  du  silphium,  imposer  les 
villes  marchandes;  les  Mercenaires  s'impatienteraient, 
déjà  Tunis  était  avec  eux;  et  les  riches,  étourdis  par 
les  fureurs  d'Hannon  et  les  reproches  de  son  collègue, 
recommandèrent  aux  citoyens  qui  pouvaient  connaître 
quelque  Barbare  d'aller  le  voir  immédiatement  pour 
reconquérir  son  amitié,  lui  dire  de  bonnes  paroles. 
Cette  confiance  les  calmerait. 

Des  marchands,  des  scribes,  des  ouvriers  de  l'arsenal, 
des  familles  entières  se  rendirent  chez  les  Barbares. 

Les  soldats  laissaient  entrer  chez  eux  tous  les  Car- 
thaginois, mais  par  un  seul  passage  tellement  étroit 
que  quatre  hommes  de  front  s'y  coudoyaient.  Spendius, 
debout  contre  la  barrière  ,  les  faisait  attentivement 
fouiller;  Màtho,  en  face  de  lui.  examinait  cette  multi- 
tude, cherchant  à  retrouver  quelqu'un  qu'il  pouvait 
avoir  vu  chez  Salammbô. 


74  SALAMMBO. 

Le  camp  ressemblait  à  une  ville,  tant  il  était  rem- 
pli de  monde  et  d'agitation.  Les  deux  foules  distinctes 
se  mêlaient  sans  se  confondre,  l'une  habillée  de  toile 
ou  de  laine  avec  des  bonnets  de  feutre  pareils  à  des 
pommes  de  pin,  l'autre  vêtue  de  fer  et  portant  des 
casques.  Au  milieu  des  valets  et  des  vendeurs  ambu- 
lants circulaient  des  femmes  de  toutes  nations,  brunes 
comme  des  dattes  mûres,  verdàtres  comme  des  olives, 
jaunes  comme  des  oranges,  vendues  par  des  matelots, 
choisies  dans  les  bouges,  volées  à  des  caravanes, 
prises  dans  le  sac  de  villes,  que  l'on  fatiguait  d'amour 
tant  qu'elles  étaient  jeunes,  qu'on  accablait  de  coups 
lorsqu'elles  étaient  vieilles,  et  qui  mouraient  dans  les 
déroutes  au  bord  des  chemins,  parmi  les  bagages,  avec 
les  bêtes  de  somme  abandonnées.  Les  épouses  des 
nomades  balançaient  sur  leurs  talons  des  robes  en 
poil  de  dromadaire,  carrées,  et  de  couleur  fauve;  des 
musiciennes  de  la  Gyrénaïque,  enveloppées  de  gazes 
violettes  et  les  sourcils  peints,  chantaient  accroupies 
sur  des  nattes;  de  vieilles  iSégresses  aux  mamelles 
pendantes  ramassaient,  pour  faire  du  feu,  des  fientes 
d'animal  que  l'on  desséchait  au  soleil;  les  Syracusaines 
avaient  des  plaques  d'or  dans  la  chevelure,  les  femmes 
des  Lusitaniens  des  colliers  de  coquillages,  les  Gauloises 
des  peaux  de  loup  sur  leur  poitrine  blanche;  et  des  en- 
fants robustes  couverts  de  vermine,  nus,  incirconcis, 
donnaient  aux  passants  des  coups  dans  le  ventre  avec 
leur  tête,  ou  venaient  par  derrière,  comme  de  jeunes 
tigres,  les  mordre  aux  mains. 

Les  Garthaginois  se  promenaient  à  travers  le  camp, 


sous  LES  MURS  DE  CAUTHAGE.       75 

surpris  par  la  quantité  de  choses  dont  il  regorgeait. 
Les  plus  misérables  étaient  tristes,  les  autres  dissimu- 
laient leur  inijuiélude. 

Les  soldats  leur  frappaient  sur  l'épaule,  en  les  ex- 
citant à  la  gaieté.  Dès  qu'ils  apercevaient  quelque  per- 
sonnage, ils  l'invitaient  à  leurs  divertissements.  Quand 
on  jouait  au  disque,  ils  s'arrangeaient  pour  lui  écraser 
les  pieds,  et  au  pugilat,  dès  la  première  passe,  lui 
fracassaient  la  mâchoire.  Les  frondeurs  effrayaient  les 
Carthaginois  avec  leurs  frondes,  les  psylles  avec  des 
vipères,  les  cavaliers  avec  leurs  chevaux.  Ces  gens 
d'occupations  paisibles,  à  tous  les  outrages,  baissaient 
la  tête  et  s'efforçaient  de  sourire.  Quelques-uns,  pour 
se  montrer  braves,  faisaient  signe  qu'ils  voulaient  de- 
venir des  soldats.  On  leur  donnait  à  fendre  du  bois  et 
à  étriller  des  mulets.  On  les  bouclait  dans  une  armure 
et  on  les  roulait  comme  des  tonneaux  par  les  rues  du 
camp.  Puis,  quand  ils  se  disposaient  à  partir,  les  Mer- 
cenaires s'arrachaient  les  cheveux  avec  des  contorsions 
grotesques. 

Beaucoup,  par  sottise  ou  préjugé,  croyaient  naïve- 
ment tous  les  Carthaginois  très  riches,  et  ils  marclmient 
derrière  eux  en  les  suppliant  de  leur  accorder  quel- 
que chose.  Ils  demandaient  tout  ce  qui  leur  semblait 
beau  :  une  bague,  une  ceinture,  des  sandales,  la  frange 
d'une  robe,  et  quand  le  Carthaginois  dépouillé 
s'écriait  :  —  «  Mais  je  n'ai  plus  rien.  Que  veux-tu  .-'  » 
ils  répondaient  :  —  «  Ta  femme!  »  D'autres  disaient; 
—  «  Ta  vie  !  » 

Les  comptes  militaires  furent  remis  aux  capitaines, 


76  SALAMMBO. 

lus  aux  soldats,  définitivement  approuvés.  Alors  ils 
réclamèrent  des  tentes  ;  on  leur  donna  des  tentes.  Les 
polémarques  des  Grecs  demandèrent  quelques-unes  de 
ces  belles  armures  que  l'on  fabriquait  à  Carthage  ;  le 
Grand-Conseil  vota  des  sommes  pour  cette  acquisition. 
Mais  il  était  juste,  prétendaient  les  cavaliers,  que  la 
République  les  indemnisât  de  leurs  chevaux;  l'un 
affirmait  en  avoir  perdu  trois  à  tel  siège,  un  autre 
cinq  dans  telle  marche,  un  autre  quatorze  dans  les 
précipices.  On  leur  otTrit  des  étalons  d'Hécatompyle; 
ils  aimèrent  mieux  de  l'argent. 

Puis  ils  demandèrent  qu'on  leur  payât  en  argent 
(en  pièces  d'argent  et  non  en  monnaie  de  cuir)  tout 
le  blé  qu'on  leur  devait,  et  au  plus  haut  prix  où  il 
s'était  vendu  pendant  la  guerre,  si  bien  qu'ils  exi- 
geaient pour  une  mesure  de  farine  quatre  cents  fois 
plus  qu'ils  n'avaient  donné  pour  un  sac  de  froment. 
Cette  injustice  exaspéra;  il  fallut  céder,  pourtant. 

Les  délégués  des  soldats  et  ceux  du  Graiid-Conseil 
se  réconcilièrent,  en  jurant  par  le  Génie  de  Carthage 
et  par  les  Dieux  des  Barbares.  Avec  les  démonstrations 
et  la  verbosité  orientales  ils  se  firent  des  excuses  et 
des  caresses.  Puis  les  soldats  réclamèrent,  comme 
une  preuve  d'amitié,  la  punition  des  traîtres  qui  les  ■ 
avaient  indisposés  contre  la  République. 

On  feignit  de  ne  pas  les  comprendre.  Ils  s'expli- 
quèrent plus  netten'ient,  disant  qu'il  leur  fallait  la  tète 
d'Hannon. 

Plusieurs  fois  par  jour  ils  sortaient  de  leur  camp. 
Ils  se  promenaient  au  pied  des  murs.  Ils  criaient  qu'on 


I 


sous  LES  MURS  DE   CAHTIIAGE.  77 

leur  jetât  la  tète  du  suffète,etils  tendaient  leurs  robes 
pour  la  recevoir. 

Le  Grand-Conseil  aurait  faibli,  peut-être,  sans  une 
dernière  exigence  plus  injurieuse  que  les  autres  :  ils 
demandèrent  en  mariage,  pour  leurs  chefs,  des  vierges 
choisies  dans  les  grandes  familles.  C'était  une  idée  de 
Spendius,  que  plusieurs  trouvaient  toute  simple  et  fort 
exécutable.  Cette  prétention  de  vouloir  se  mêler  au 
sang  punique  indigna  le  peuple  ;  on  leur  signifia  bru- 
talement qu'ils  n'avaient  plus  rien  à  recevoir.  Alors 
ils  s'écrièrent  qu'on  les  avait  trompés  :  si  avant  trois 
jours  leur  solde  n'arrivait  pas,  ils  iraient  eux-mêmes  la 
prendre  dans  Carthage. 

La  mauvaise  foi  des  Mercenaires  n'était  point  aussi 
complète  que  le  pensaient  leurs  ennemis.  Hamilcar 
leur  avait  fait  des  promesses  exorbitantes,  vagues,  il 
est  vrai,  mais  solennelles  et  réitérées.  Ils  avaient  pu 
croire,  en  débarquant  à  Carthage,  qu'on  leur  abandon- 
nerait la  ville,  qu'ils  se  partageraient  des  trésofs;  et 
quand  ils  virent  que  leur  solde  à  peine  serait  payée, 
ce  fut  une  désillusion  pour  leur  orgueil  comme  pour 
leur  cupidité. 

Denys,  Pyrrhus,  Agathoclès  et  les  généraux 
d'Alexandre  n'avaient-ils  pas  fourni  l'exemple  de  mer- 
.  veilleuses  fortunes?  L'idéal  d'Hercule,  que  les  Chana- 
néens  confondaient  avec  le  soleil,  resplendissait  à 
l'horizon  des  armées.  On  savait  que  de  simples  soldats 
avaient  porté  des  diadèmes,  et  le  retentissement  des 
empires  qui  s'écroulaient  faisait  rêver  le  Gaulois  dans 
sa  forêt  de  chênes,  l'Éthiopien  dans  ses  sables.  Mais  il 


78  sala:mmbo. 

y  avait  un  peuple  toujours  prêt  à  utiliser  les  courages  ; 
et  le  voleur  chassé  de  sa  tribu,  le  parricide  errant  sur 
les  chemins,  le  sacrilège  poursuivi  par  les  dieux,  tous 
les  affamés,  tous  les  désespérés  tâchaient  d'atteindre 
au  port  où  le  courtier  de  Carthage  recrutait  des  soldats. 
Ordinairement  elle  tenait  ses  promesses.  Cette  fois 
pourtant,  l'ardeur  de  son  avarice  l'avait  entraînée  dans 
une  infamie  périlleuse.  Les  Numides,  les  Libyens,  l'Afri- 
que entière  s'allaient  jeter  sur  Carthage.  La  mer  seule 
était  libre.  Elle  y  rencontrait  les  Romains;  et,  comme 
un  homme  assailli  par  des  meurtriers,  elle  sentait  la 
mort  tout  autour  d'elle. 

Il  fallut  bien  recourir  à  Giscon;  les  Barbares  accep- 
tèrent son  entremise.  Un  matin,  ils  virent  les  chaînes 
du  port  s'abaisser,  et  trois  bateaux  plats,  passant  par 
le  canal  de  la  Ta?nia,  entrèrent  dans  le  lac. 

Sur  le  premier,  à  la  proue,  on  apercevait  Giscon. 
Derrière  lui,  et  plus  hautqu'un  catafalque,  s'élevait  une 
caisse  énorme,  garnie  d'anneaux  pareils  à  des  couron- 
nes qui  pendaient.  Apparaissait  ensuite  la  légion  des 
interprètes,  coiffés  comme  des  sphinx,  et  portant  un 
perroquet  tatoué  sur  la  poitrine.  Des  amis  et  des  escla- 
ves suivaient,  tous  sans  armes,  et  si  nombreux  qu'ils 
se  touchaient  des  épaules.  Les  trois  longues  barques, 
pleines  à  sombrer,  s'avançaient  aux  acclamations  de 
l'armée,  qui  les  regardait. 

Dès  que  Giscon  débarqua,  les  soldats  coururent  à 
sa  rencontre.  Avec  des  sacs  il  fit  dresser  une  sorte  de 
tribune  et  déclara  qu'il  ne  s'en  irait  pas  avant  de  les 
avoir  tous  intégralement  payés. 


sous  LES  MURS  DE   CARTIIAGE.  79 

Des  applaudissements  éclatèrent.  Il  fut  longtemps 
sans  pouvoir  parler. 

Puis  il  blâma  les  torts  de  la  République  et  ceux  des 
Barbares;  la  faute  en  était  à  quelques  mutins,  qui  par 
leur  violence  avaient  effraye  Carthage.  La  meilleure 
preuve  de  ses  bonnes  intentions,  c'était  qu'on  l'envoyait 
vers  eux,  lui,  l'éternel  adversaire  du  suffète  Hannon  ! 
Ils  ne  devaient  point  supposer  au  peuple  l'ineptie  de 
vouloir  irriter  des  braves,  ni  assez  d'ingratitude  pour 
méconnaître  leurs  services  ;  et  Giscon  se  mit  à  la  paye 
des  soldats  en  commençant  par  les  Libyens.  Comme 
ils  avaient  déclaré  les  listes  mensongères,  il  ne  s'en 
servit  point. 

Ils  défilaient  devant  lui,  par  nations,  en  ouvrant 
leurs  doigts  pour  dire  le  nombre  des  années  ;  on  les 
marquait  successivement  au  bras  gauche  avec  de  la 
peinture  verte  ;  les  scribes  puisaient  dans  le  coffre 
béant,  et  d'autres,  avec  un  stylet,  faisaient  des  trous  sur 
une  lame  de  plomb. 

Un  homme  passa,  qui  marchait  lourdement,  à  la 
manière  des  bœufs. 

«  —  Monte  près  de  moi,  —  dit  le  suffète,  suspec- 
tant quelque  fraude  ;  —  combien  d'années  as-tu  servi  ?  » 

«  —  Douze  ans  »,  répondit  le  Libyen. 

Giscon  lui  glissa  les  doigts  sous  la  mâchoire,  car  la 
mentonnière  du  casque  y  produisait  à  la  longue  deux 
callosités  ;  on  les  appelait  des  carroubes,  et  avoir  les 
carroubes  était  une  locution  pour  dire  un  vétéran. 

«  —  Voleur  !  —  s'écria  le  suffète,  —  ce  qui  te 
manque  au  visage,  tu  dois  le  porter  sur  les  épaules  !  » 


80  SALAMMBO. 

et  lui  déchirant  sa  tunique,  il  découvrit  son  dos  cou- 
vert de  gales  saignantes  ;  c'était  un  laboureur  d'Hip- 
pozaryte.  Des  huées  s'élevèrent;  on  le  décapita. 

Dès  qu'il  fut  nuit,  Spendius  alla  réveiller  les  Libyens. 
Il  leur  dit  : 

«  —  Quand  les  Ligures,  les  Grecs,  les  Baléares  et 
les  hommes  d'Italie  seront  payés,  ils  s'en  retourneront. 
Mais  vous  autres,  vous  resterez  en  Afrique,  épars  dans 
vos  tribus,  et  sans  aucune  défense  !  C'est  alors  que  la 
République  se  vengera  !  Méfiez-vous  du  voyage  !  Allez- 
vous  croire  à  toutes  les  paroles"?  Les  deux  suffètes  sont 
d'accord  !  Celui-là  vous  abuse  !  Rappelez-vous  l'Ile  des 
Ossements,  et  Xantippe,  qu'ils  ont  renvoyé  à  Sparte 
sur  une  galère  pourrie  ! 

«  —  Comment  nous  y  prendre  ?  demandaient-ils. 

«  —  Kétléchissez  !  »  disait  Spendius. 

Les  deux  jours  suivants  se  passèrent  à  payer  les 
gens  de  Magdala,  de  Leptis,  d'Hécatompyle  ;  Spendius 
se  répandait  chez  les  Gaulois. 

«  —  On  solde  les  Libyens,  ensuite  on  payera  les 
Grecs,  puis  les  Baléares,  les  Asiatiques,  et  tous  les 
autres  !  Mais  vous,  qui  n'êtes  pas  nombreux,  on  ne 
vous  donnera  rien  !  Vous  ne  reverrez  plus  vos  patries  ! 
Vous  n'aurez  point  de  vaisseaux  !  Ils  vous  tueront,  pour 
épargner  la  nourriture.  » 

Les  Gaulois  vinrent  trouver  le  suffète.  Autharite, 
celui  qu'il  avait  blessé  chez  Hamilcar,  l'interpella.  Il 
disparut  repoussé  par  les  esclaves,  mais  en  jurant  qu'il 
se  vengerait. 

Les  réclamations,  les  plaintes  se  multiplièrent.  Les 


sous  LES    MURS  DE   CAIITIIAGE.  81 

plus  obstinés  pénétraient  clans  la  tente  du  sulTète  ; 
pour  l'attendrir  ils  prenaient  ses  mains,  lui  faisaient 
palper  leurs  bouches  sans  dents,  leurs  bras  tout  maigres 
et  les  cicatrices  de  leurs  blessures.  Ceux  qui  n'étaient 
point  encore  payés  s'irritaient,  ceux  qui  avaient  reçu 
leur  solde  en  demandaient  une  autre  pour  leurs  chevaux; 
et  les  vagabonds,  les  bannis,  prenant  les  armes  des 
soldats,  affirmaient  qu'on  les  oubliait.  A  chaque  minute, 
il  arrivait  comme  des  tourbillons  d'hommes  ;  les  tentes 
craquaient,  s'abattaient;  la  multitude  serrée  entre  les 
remparts  du  camp  oscillait  à  grands  cris  depuis  les 
portes  jusqu'au  centre.  Quand  le  tumulte  se  faisait  trop 
fort,  Giscon  posait  un  coude  sur  son  sceptre  d'ivoire, 
et,  regardant  la  mer,  il  restait  immobile,  les  doigts 
enfoncés  dans  sa  barbe. 

Souvent  Màtho  s'écartait  pour  s'entretenir  avec 
Spendius;  puis  il  se  replaçait  en  face  du  suffète,  et 
Giscon  sentait  perpétuellement  ses  prunelles  comme 
deux  phalariques  en  flammes  dardées  vers  lui.  Par- 
dessus la  foule,  plusieurs  fois,  ils  se  lancèrent  des  in- 
jures, mais  qu'ils  n'entendirent  pas.  Cependant  la 
distribution  continuait,  et  le  Suffète  à  tous  les  obstacles 
trouvait  des  expédients. 

Les  Grecs  voulurent  élever  des  chicanes  sur  la  diffé- 
rence des  monnaies.  Il  leur  fournit  de  telles  explications 
qu'ils  se  retirèrent  sans  murmures.  Les  Nègres  récla- 
mèrent de  ces  coquilles  blanches  usitées  pour  le  com- 
merce dans  l'intérieur  de  l'Afrique.  Il  leur  offrit  d'en 
envoyer  prendre  à  Carthage  ;  alors,  comme  les  autres, 
ils  acceptèrent  de  l'argent. 

6 


82  SALAMMBO. 

On  avait  promis  aux  Baléares  quelque  chose  de 
meilleur,  à  savoir  des  femmes.  Le  sulîète  répondit  que 
l'on  attendait  pour  eux  toute  une  caravane  de  vierges  ; 
la  route  était  longue,  il  fallait  encore  six  lunes.  Quand 
elles  seraient  grasses  et  bien  frottées  de  benjoin,  on 
les  enverrait  sur  des  vaisseaux  dans  les  ports  des  Ba- 
léares. 

Tout  à  coup,  Zarxas,  beau  maintenant  et  vigoureux, 
sauta  comme  un  bateleur  sur  les  épaules  de  ses  amis, 
et  il  cria  : 

<c  —  En  as-tu  réservé  pour  les  cadavres?  »  tandis 
qu'il  montrait  dans  Carthage  la  porte  de  Khamon. 

Aux  derniers  feux  du  soleil,  les  plaques  d'airain  la 
garnissant  de  haut  en  bas  resplendissaient  ;  les  Bar- 
bares crurent  apercevoir  sur  elle  une  traînée  sanglante. 
Chaque  fois  que  Giscon  voulait  parler,  leurs  cris  recom- 
mençaient. Enfin,  il  descendit  à  pas  graves  et  s'en- 
ferma dans  sa  tente. 

Quand  il  en  sortit  au  lever  du  soleil,  ses  interprètes, 
qui  couchaient  en  dehors,  ne  bougèrent  point  ;  ils  se 
tenaient  sur  le  dos,  les  yeux  fixes,  la  langue  au  bord 
des  dents  et  la  face  bleuâtre.  Des  mucosités  blanches 
coulaient  de  leurs  narines,  et  leurs  membres  étaient 
raides,  comme  si  le  froid  pendant  la  nuit  les  eût  tous 
gelés.  Chacun  portait  autour  du  cou  un  petit  lacet  de 
joncs. 

La  rébellion  dès  lors  ne  s'arrêta  plus.  Ce  meurtre 
des  Baléares  rappelé  par  Zarxas  confirmait  les  défiances 
de  Spendius.  Ils  s'imaginaient  que  la  Bépublique  cher- 
chait toujours  à  les  tromper.  Il  fallait  en  finir!  On  se 


sous  LES  MUHS  DE   GARTIIAGE.  83 

passerait  des  interprètes!  Zarxas,  avec  une  fronde  au- 
tour de  la  tète,  chantait  des  chansons  de  guerre  ; 
Autiiarite  brandissait  sa  grande  épée  ;  Spendius  soufflait 
à  l'un  quelque  parole,  fournissait  à  l'autre  un  poignard. 
Les  plus  forts  tâchaient  de  se  payer  eux-mêmes,  les 
moins  furieux  demandaient  que  la  distribution  conti- 
nuât. Personne  maintenant  ne  quittait  ses  armes,  et 
toutes  les  colères  se  réunissaient  contre  Giscon  dans 
une  haine  tumultueuse. 

Quelques-uns  montaient  à  ses  côtés.  Tant  qu'ils 
vociféraient  des  injures,  on  les  écoutait  avec  patience, 
mais  s'ils  tentaient  pour  lui  le  moindre  mot,  ils  étaient 
immédiatement  lapidés,  ou  par  derrière  d'un  coup  de 
sabre  on  leur  abattait  la  tète.  L'amoncellement  des  sacs 
était  plus  rouge  qu'un  autel. 

Ils  devenaient  terribles  après  le  repas,  quand  ils 
avaient  bu  du  vin  !  C'était  une  joie  défendue  sous  peine 
de  mort  dans  les  armées  puniques,  et  ils  levaient  leur 
coupe  du  côté  de  Garthage  par  dérision  pour  sa  disci- 
pline. Puis  ils  revenaient  vers  les  esclaves  des  finances 
et  ils  recommençaient  à  tuer.  Le  mot  frappe,  différent 
dans  chaque  langue,  était  compris  de  tous. 

Giscon  savait  bien  que  la  patrie  l'abandonnait,  mais 
ne  voulait  point  la  déshonorer.  Quand  ils  lui  rappe- 
lèrent qu'on  leur  avait  promis  des  vaisseaux,  il  jura 
par  Moloch  de  leur  en  fournir  lui-môme,  à  ses  frais,  et, 
arrachant  son  collier  de  pierres  bleues,  il  le  jeta  dans 
la  foule  en  gage  de  serment. 

Alorsles  Africains  réclamèrent  le  blé,  d'après  les  en- 
gagements du  Grand-Conseil.  Giscon  étala  les  comptes 


84  SALAMMBO. 

des  Syssites,  tracés  avec  de  la  peinture  violette  sur 
des  peaux  de  brebis  ;  il  lisait  tout  ce  qui  était  entré 
dans  Cartilage,  mois  par  mois  et  jour  par  jour. 

Soudain  il  s'arrêta,  les  yeux  béants,  comme  s'il  eût 
découvert  entre  les  chiffres  sa  sentence  de  mort. 

Les  anciens  les  avaient  frauduleusement  réduits, 
et  le  blé,  vendu  pendant  l'époque  la  plus  calamiteuse 
de  la  guerre,  se  trouvait  à  un  taux  si  bas,  qu'à  moins 
d'aveuglement  on  n'y  pouvait  croire. 

«  —  Parle!  —  crièrent-ils,  —  plus  haut  !  Ah  !  c'est 
qu'il  cherche  à  mentir,  le  lâche!  méfions-nous.  » 

Pendant  quelque  temps  il  hésita.  Enfin  il  reprit  sa 
besogne. 

Les  soldats,  sans  se  douter  qu'on  les  trompait, 
acceptèrent  comme  vrais  les  comptes  des  Syssites. 
L'abondance  où  s'était  trouvée  Carthage  les  jeta  dans 
une  jalousie  furieuse.  Ils  brisèrent  la  caisse  de  syco- 
more; elle  était  vide  aux  trois  quarts.  Ils  avaient  vu  de 
telles  sommes  en  sortir  qu'ils  la  jugeaient  inépuisable; 
Giscon  en  avait  enfoui  dans  sa  tente.  Ils  escaladèrent 
les  sacs.  Màtho  les  conduisait;  et  comme  ils  criaient  : 
«  L'argent  !  l'argent  !  »  Giscon  à  la  fm  répondit  : 

«  —  Que  votre  général  vous  en  donne  !  » 

Il  les  regardait  en  face,  sans  parler,  avec  ses  grands 
yeux  jaunes  et  sa  longue  figure  plus  pâle  que  sa  barbe. 
Une  flèche,  arrêtée  par  les  plumes,  se  tenait  à  son  oreille 
dans  son  large  anneau  d'or,  et  un  filet  de  sang  coulait 
de  sa  tiare  sur  son  épaule. 

A  un  geste  de  Mâtho,  tous  s'avancèrent.  Il  écarta 
les  bras  ;  Spendius,  avec  un  nœud  coulant,  l'étreignit 


sous   LES  MUUS   DE   CAUTIIAGE.  85 

aux  poignets  ;  un  autre  le  renversa  et  il  disparut  dans 
le  désordre  de  la  foule  qui  s'écroulait  sur  les  sacs. 
I  Ils  saccagèrent  sa  tente.  On  n'y  trouva  que  les 
choses  indispensables  à  la  vie  ;  puis,  en  cherchant  mieux, 
trois  images  de  Tanit,  et  dans  une  peau  de  singe,  une 
pierre  noire  tombée  de  la  lune.  Beaucoup  de  Cartha- 
ginois avaient  voulu  l'accompagner;  c'étaient  des 
hommes  considérables  et  tous  du  parti  de  la  guerre. 

On  les  entraîna  en  dehors  des  tentes,  et  on  les  pré- 
cipita dans  hi  fosse  aux  immondices.  Avec  des  chaînes 
de  fer  ils  furent  attachés  par  le  ventre  à  des  pieux  so- 
lides, et  on  leur  tendait  la  nourriture  à  la  pointe  d'un 
javelot. 

Autharite,  tout  en  les  surveillant,  les  accablait  d'in- 
vectives :  comme  ils  ne  comprenaient  point  sa  langue, 
ils  ne  répondaient  pas  ;  le  Gaulois,  de  temps  à  autre, 
leur  jetait  des  cailloux  au  visage  pour  les  faire  crier. 

Dès  le  lendemain,  une  sorte  de  langueur  envahit 
l'armée.  A  présent  que  leur  colère  était  finie,  des  in- 
quiétudes les  prenaient.  Màtho  souffrait  d'une  tristesse 
^^ague.  Il  lui  semblait  avoir  indirectement  outragé 
Salammbô  ;  ces  riches  étaient  comme  une  dépendance 
de  sa  personne.  Il  s'asseyait  la  nuit  au  bord  de  leur 
fosse,  et  il  retrouvait  dans  leurs  gémissements  quelque 
chose  de  la  voix  dont  son  cœur  était  plein. 

Cependant  ils  accusaient,  tous,  les  Libyens,  qui  seuls 
étaient  payés.  Mais,  en  môme  temps  que  se  ravivaient 
les  antipathies  nationales  avec  les  haines  particulières, 
on  sentait  le  péril  de  s'y  abandonner.  Les  représailles, 


86  SALAMMBO. 

après  un  attentat  pareil,  seraient  formidables.  Donc  il 
fallait  prévenir  la  vengeance  de  Carthage.  Les  conci- 
liabules, les  harangues  n'en  finissaient  pas.  Chacun  par- 
lait, on  n'écoutait  personne,  et  Spendius,  ordinairement 
si  loquace,  à  toutes  les  propositions  secouait  la  tète. 

Un  soir  il  demanda  négligemment  à  Màtho  s'il  n'y 
avait  pas  des  sources  dans  l'intérieur  de  la  ville. 

«  —  Pas  une  !  »  répondit  Màtho. 

Le  lendemain,  Spendius  l'entraîna  sur  la  berge  du 
lac. 

«  —  Maître  !  —  <li(  l'ancien  esclave,  —  si  ton  cœur 
est  intrépide,  je  te  conduirai  dans  Carthage.  » 

«  —  Comment?  »  répétait  l'autre  en  haletant. 

«  —  Jure  d'exécuter  tous  mes  ordres,  de  me  sui- 
vre comme  une  ombre  !  » 

Màtho,  levant  son  bras  vers  la  planète  de  Chabar, 
s'écria  : 

•«  —  Par  Tanit,  je  le  jure!  )' 

Spendius  reprit  : 

«  —  Demain  après  le  coucher  du  soleil,  tu  m'atten- 
dras au  pied  de  l'aqueduc,  entre  la  neuvième  et  la 
dixième  arcade.  Emporte  avec  toi  un  pie  de  fer,  un 
casque  sans  aigrette  et  des  sandales  de  cuir.  » 

L'aqueduc  dont  il  parlait  traversait  obliquement 
l'isthme  entier,  —  ouvrage  considérable,  agrandi  plus 
tard  par  les  Romains.  Malgré  son  dédain  des  autres 
peuples,  Carthage  leur  avait  pris  gauchement  cette 
invention  nouvelle,  comme  Rome  elle-même  avait  fait 
de  la  galère  punique  ;  et  cinq  rangs  d'arcs  superposés, 
d'une    architecture  trapue,  avec  des  contreforts  à  la 


sous  LES  MURS  DE  CAKTHAGE.      87 

base  et  des  têtes  de  lion  au  sommet,  aboutissaient  à 
la  partie  occidentale  de  l'Acropole,  où  ils  s'enfonçaient 
sous  la  ville  pour  déverser  presque  une  rivière  dans 
les  citernes  de  Mégara. 

A  l'heure  convenue,  Spendius  y  trouva  Màtho.  Il 
altacha  une  sorte  de  harpon  au  bout  d'une  corde,  le 
fit  tourner  rapidement  comme  une  fronde,  l'engin  de 
fer  s'accrocha;  et  ils  se  mirent,  l'un  derrière  l'autre, 
à  grimper  le  long  du  mur. 

Mais  quand  ils  furent  montés  sur  le  premier  étage, 
le  crampon,  chaque  fois  qu'ils  le  jetaient,  retombait; 
il  leur  fallait,  pour  découvrir  quelque  fissure,  marcher 
sur  le  bord  de  la  corniche  ;  à  chaque  rang  des  arcs,  ils 
la  trouvaient  plus  étroite.  Puis  la  corde  se  relâcha. 
Plusieurs  fois,  elle  faillit  se  rompre. 

Enfin  ils  arrivèrent  à  la  plate-forme  supérieure. 
Spendius,  de  temps  à  autre,  se  penchait  pour  tàterles 
pierres  avec  sa  main. 

«  —  G'estlà, —  dit-il,  —  commençons!»  Et  pesant 
sur  i'épieu  qu'avait  apporté  Màtho,  ils  parvinrent  à 
disjoindre  une  des  dalles. 

Ils  aperçurent,  au  loin,  une  troupe  de  cavahers 
galopant  sur  des  chevaux  sans  brides.  Leurs  bracelets 
d'or  sautaient  dans  les  vagues  draperies  de  leurs  man- 
teaux. On  distinguait  en  avant  un  homme  couronné 
de  pkimes  d'autruche  et  qui  galopait  avec  une  lance  à 
chaque  main. 

«  — Narr'Havas!  »  s'écria  Màtho. 

«  —  Qu'importe!  »  reprit  Spendius;  et  il  sauta  dans 
le  trou  qu'ils  venaient  de  faire  en  découvrant  la  dalle. 


88  SALAMMBO. 

Mâtlio,  par  son  ordre,  essaya  de  pousser  un  des 
blocs.  Mais,  faute  de  place,  il  ne  pouvait  remuer  les 
coudes. 

«  —  Nous  reviendrons,  —  dit  Spendius;  —  mets- 
toi  devant.  »  Alors  ils  s'aventurèrent  dans  le  conduit 
des  eaux. 

Ils  en  avaient  jusqu'au  ventre.  Bientôt  ils  chance- 
lèrent et  il  leur  fallut  nager.  Leurs  membres  se  heur- 
taient contre  les  parois  du  canal  trop  étroit.  L'eau  cou- 
lait presque  immédiatement  sous  la  dalle  supérieure; 
ils  se  déchiraientle  visage.  Puis  le  courant  les  entraîna. 
Un  air  plus  lourd  qu'un  sépulcre  leur  écrasait  la  poi- 
trine; et  la  tête  sous  les  bras,  les  genoux  l'un  contre 
l'autre,  allongés  tant  qu'ils  pouvaient,  ils  passaient 
comme  des  flèches  dans  l'obscurité,  étouffant,  râlant, 
presque  morts.  Soudain,  tout  fut  noir  devant  eux,  et 
la  vélocité  des  eaux  redoublait.  Ils   tombèrent. 

Quand  ils  furent  remontés  à  la  surface,  ils  se  tin- 
rent pendant  quelques  minutes  étendus  sur  le  dos,  à 
humer  l'air  délicieusement.  Des  arcades,  les  unes 
derrière  les  autres,  s'ouvraient  au  milieu  de  larges 
murailles  séparant  des  bassins.  Tous  étaient  remplis, 
et  l'eau  se  continuait  en  une  seule  nappe  dans  la  lon- 
gueur des  citernes.  Les  coupoles  du  plafond  laissaient 
descendre  par  leur  soupirail  une  clarté  pâle  qui  étalait 
sur  les  ondes  comme  des  disques  de  lumière  ;  les  ténè- 
bres à  l'entour,  s'épaississant  vers  les  murs,  les  recu- 
laient indéfiniment;  le  moindre  bruit  faisait  un  grand 
écho. 

Spendius  et  Màtho  se  remirent  à  nager,  et,  passant 


sous  LES    MURS   DE    GAUTHAGE.  89 

par  l'ouverture  des  arcs,  ils  traversèrent  plusieurs 
chambres  à  la  fille.  Deux  autres  rangs  de  bassins  plus 
petits  s'étendaient  parallèlement  de  chaque  côté.  Ils 
se  perdirent  ;  ils  tournaient,  revenaient.  Quelque  chose 
résista  sous  leurs  talons.  C'était  le  pavé  de  la  galerie 
qui  longeait  les  citernes. 

Alors,  s'avançant  avec  de  grandes  précautions,  ils 
palpèrent  la  muraille  pour  trouver  une  issue.  J\Iais 
leurs  pieds  glissaient;  ils  tombaient  dans  les  vasques 
profondes,  ils  avaient  à  remonter,  puis  ils  retombaient 
encore;  et  ils  sentaient  une  épouvantable  fatigue, 
comme  si  leurs  membres  en  nageant  se  fussent  dis- 
sous dans  l'eau.  Leurs  yeux  se  fermèrent;  ils  agoni- 
saient. 

Spendius  se  frappa  la  main  contre  les  barreaux 
d'une  grille.  Ils  la  secouèrent,  elle  céda,  et  ils  se  trou- 
vèrent sur  les  marches  d'un  escalier.  Une  porte  de 
bronze  le  fermait  en  haut.  Avec  la  pointe  d'un 
poignard,  ils  écartèrent  la  barre  que  l'on  ouvrait  du 
dehors;   tout  à  coup  le  grand  air  pur  les  enveloppa. 

La  nuit  était  pleine  de  silence,  et  le  ciel  avait  une 
hauteur  démesurée.  Des  bouquets  d'arbres  débordaient 
sur  les  longues  lignes  des  murs.  La  ville  entière  dor- 
mait. Les  feux  des  avant-postes  brillaient  comme  des 
étoiles  perdues. 

Spendius,  qui  avait  passé  trois  ans  dans  l'ergastùle, 
connaissait  imparfaitement  les  quartiers.  Màtho  con- 
jectura que,  pour  se  rendre  au  palais  d'Hamilcar,  ils 
devaient  prendre  sur  la  gauche,  en  traversant  les 
Mappales. 


90  SALAMMBO. 

«  —  Non,  —  dit  Spendius,  conduis-moi  au  temple 
de  Tanit.  » 

Mâtlio  voulut  parler. 

«  — Rappelle-toi!  »  fit  l'ancien  esclave;  et,  levant 
son  bras,  il  lui  montra  la  planète  de  Chabar  qui  res- 
plendissait. 

Mâtho  se  tourna  silencieusement  vers  l'Acropole. 

Ils  rampaient  le  long  des  clôtures  de  nopals  qui 
bordaient  les  sentiers.  L'eau  coulait  de  leurs  membres 
sur  la  poussière.  Leurs  sandales  humides  ne  faisaient 
aucun  bruit;  Spendius,  avec  ses  yeux  plus  flamboyants 
que  des  torches,  à  chaque  pas  fouillait  les  buissons  ;  — 
et  il  marchait  derrière  Màtho,  les  mains  posées  sur  les 
deux  poignards  qu'il  portait  aux  bras,  tenus  au-dessous 
de  l'aisselle  par  un  cercle  de  cuir. 


TANIT.  94 


TANIT 


Quand  ils  furent  sortis  des  jardins,  ils  se  trouvèrent 
arrêtés  par  l'enceinte  de  Mégara.  Mais  ils  découvrirent 
une  brèche  dans  la  haute  muraille  et  passèrent. 

Le  terrain  descendait,  formant  une  sorte  de  vallon 
très  large.  C'était  une  place  découverte. 

«  —  Ecoute,  —  dit  Spendius,  —  et  d'abord  ne 
crains  rien  !...  j'exécuterai  ma  promesse...  » 

Il  s'interrompit;  il  avait  l'air  de  rélléchir,  comme 
pour  chercher  ses  paroles.  —  «  Te  rappelles-tu  cette 
fois,  au  soleil  levant,  où,  sur  la  terrasse  de  Salammbô, 
je  t'ai  montré  Carthage?  Nous  étions  forts  ce  jour-là, 
mais  tu  n'as  voulu  rien  entendre  !  »  Puis  d'une  voix 
grave:  —  «  Maître,  il  y  a  dans  le  sanctuaire  de  Tanit 
un  voile  mystérieux,  tombé  du  ciel,  et  qui  recouvre 
la  Déesse. 

«  —  Je  le  sais  »,  ditMàtho, 

Spendius  reprit: 

«  —  11  est  divin  lui-mùme,  car  il  fait  partie  d'elle. 
Les  dieux  résident  où  se  trouvent  leurs  simulacres. 
C'est  parce  que    Carthag'e   le  possède,  que  Carthage 


92  SALAMMBO. 

est  puissante.  »  Alors  se  penchant  à  son  oreille  :  «  Je 
t'ai  emmené  avec  moi  pour  le  ravir!  » 

Mâtho  recula  d'horreur. 

«  —  Ya-t'en  !  cherche  quelque  autre  !  Je  ne  veux  pas 
t'aider  dans  cet  exécrable  forfait. 

«  —  Mais  Tanit  est  ton  ennemie,  répliqua  Spen- 
dius  :  elle  te  persécute,  et  tu  meurs  de  sa  colère.  Tu 
t'en  vengeras.  Elle  t'obéira.  Tu  deviendras  presque 
immortel  et  invincible.  » 

Matho  baissa  la  tète  ;  il  contiuua: 

«  —  Nous  succomberions;  l'armée  d'elle-même 
s'anéantirait.  Nous  n'avons  ni  fuite  à  espérer,  ni  secours, 
ni  pardon  !  Quel  châtiment  des  Dieux  peux-tu  craindre, 
puisque  tu  vas  avoir  leur  force  dans  les  mains?  Aimes- 
tu  mieux  périr  le  soir  d'une  défaite,  misérablement, 
à  l'abri  d'un  buisson,  ou  parmi  l'outrage  de  la  populace, 
dans  la  flamme  des  bûchers? Maître,  un  jour,  tu  entre- 
ras à  Carthage,  entre  les  collèges  des  pontifes,  qui 
baiseront  tes  sandales;  et  si  le  voile  de  Tanit  te  pèse 
encore,  tu  le  rétabliras  dans  son  temple.  Suis-moi! 
viens  le  prendre.  » 

Une  envie  terrible  dévorait  Màtho.  11  aurait  voulu, 
en  s'abstenant  du  sacrilège,  posséder  le  voile.  Il  se 
disait  que,  peut-être,  on  n'aurait  pas  besoin  de  le  pren- 
dre pour  en  accaparer  la  vertu.  Il  n'allait  point  jusqu'au 
fond  de  sa  pensée,  s'arrôtant  sur  la  limite  où  elle 
l'épouvantait. 

«  —  Marchons  !  »  dit-il  ;  et  ils  s'éloignèrent  d'un 
pas  rapide,  côte  à  côte,  sans  parler. 

Le  terrain  remonta,  et  les  habitations  se  rapproché- 


T  A  N  1  r  .  93 

rent.  Ils  tournaient  dans  les  rues  étroites,  au  milieu  des 
ténèbres.  Des  lambeaux  de  sparterie  fermant  les  portes 
battaient  contre  les  murs.  Sur  une  place,  des  chameaux 
ruminaient  devant  des  tas  d'herbes  coupées.  Puis  ils 
passèrent  sous  une  galerie  que  recouvraient  des  feuil- 
lages; un  troupeau  de  chiens  aboya.  L'espace  tout  à 
coup  s'élargit,  et  ils  reconnurent  la  façade  occidentale 
de  l'Acropole.  Au  bas  de  Byrsa  s'étalait  une  longue 
masse  noire:  c'était  le  temple  de  Tanit,  ensemble  de 
monuments  et  de  jardins,  de  cours  et  d'avant-cours, 
bordé  par  un  petit  mur  de  pierres  sèches.  Spendius  et 
Màtho  le  franchirent. 

Cette  première  enceinte  renfermait  un  bois  de  pla- 
tanes, par  précaution  contre  la  peste  et  l'infection  de 
l'air.  Çà  et  là  étaient  disséminées  des  tentes  où  l'on 
vendait  pendant  le  jour  des  pâtes  épilatoires,  des  par- 
fums, des  vêtements,  des  gâteaux  en  forme  de  lune,  et 
des  images  de  la  Déesse  avec  des  représentations  du 
temple,  creusées  dans  un  bloc  d'albâtre. 

Ils  n'avaient  rien  à  craindre,  car  les  nuits  où  l'astre 
ne  paraissait  pas  on  suspendait  tous  les  rites;  cepen- 
dant Mâtho  se  ralentissait;  il  s'arrêta  devant  les  trois 
marches  d'ébène  qui  conduisaient  à  la  seconde  enceinte. 

«  —  Avance  !  »  dit  Spendius. 

Des  grenadiers,  des  amandiers,  des  cyprès  et  des 
myrtes,  immobiles  comme  des  feuillages  de  bronze, 
alternaient  régulièrement  ;  le  chemin,  pavé  de  cailloux 
bleus,  craquait  sous  les  pas,  et  des  roses  épanouies 
pendaient  en  berceau  sur  toute  la  longueur  de  l'allée. 
Ils   arrivèrent  devant   un  trou  ovale,   abrité  par  une 


94  SALAMMBO. 

grille.  Màtlio,  que  ce  silence  effrayait,  dit  à  Spendius  : 

<(  —  C'est  ici  qu'on  mélange  les  eaux  douces  avec 
les  eaux  amères.  » 

((  —  J'ai  vu  tout  cela  —  reprit  l'ancien  esclave  — 
en  Syrie,  dans  la  ville  de  Maphug  »  ;  et,  par  un  escalier 
de  six  marches  d'argent,  ils  montèrent  dans  la  troisième 
enceinte. 

Un  cèdre  énorme  en  occupait  le  milieu.  Ses  bran- 
ches les  plus  basses  disparaissaient  sous  des  bribes 
d'étoffes  et  des  colliers  qu'y  avaient  appendus  les 
fidèles.  Ils  tirent  encore  quelques  pas,  et  la  façade  du 
temple  se  déploya. 

Deux  longs  portiques,  dont  les  architraves  reposaient 
sur  des  piliers  trapus,  flanquaient  une  tour  quadran- 
gulaire,  ornée  à  sa  plate-forme  par  un  croissant  de 
lune.  Sur  les  angles  des  portiques  et  aux  quatre  coins 
de  la  tour  s'élevaieutdes  vases  pleins  d'aromates  allu- 
més. Des  grenades  et  des  coloquintes  chargeaient  les 
chapiteaux.  Des  entrelacs,  des  losanges,  des  lignes  de 
perles  alternaient  sur  les  murs,  et  une  haie  en  filigrane 
d'argent  formait  un  large  demi-cercle  devant  l'escalier 
d'airain  qui  descendait  du  vestibule. 

11  y  avait  à  l'entrée,  entre  une  stèle  d'or  et  une  stèle 
d'émeraude,  un  cône  de  pierre;  Màtho,  en  passant  à 
côté,  se  baisa  la  main  droite. 

La  première  chambre  était  très  haute  ;  d'innombra- 
bles ouvertures  perçaient  sa  voûte  ;  en  levant  la  tête  on 
pouvait  voir  les  étoiles.  Tout  autour  de  la  muraille, 
dans  des  corbeilles  de  roseau,  s'amoncelaient  des  bar- 
bes et  des  chevelures,  prémices  des  adolescences;  el, 


TA  NI  T.  95 

au  milieu  de  l'appartement  circulaire,  le  corps  d'une 
femme  sortait  d'une  gaine  couverte  de  mamelles.  Grasse, 
barbue  et  les  paupières  baissées,  elle  avait  l'air  de 
sourire,  en  croisant  ses  mains  sur  le  bas  de  son  gros 
ventre,  —  poli  par  les  baisers  de  la  foule. 

Puis  ils  se  retrouvèrent  à  l'air  libre,  dans  un  corri- 
dor transversal,  où  un  autel  de  proportions  exiguës 
s'appuyait  contre  une  porte  d'ivoire.  On  n'allait  point 
au  delà  ;  les  prêtres  seuls  pouvaient  l'ouvrir,  car 
un  temple  n'était  pas  un  lieu  de  réunion  pour  la  multi- 
tude, mais  la  demeure  particulière  de  la  divinité. 

«  —  L'entreprise  est  impossible,  disait  Màtho.  Tu 
n'y  avais  pas  songé  !  Retournons  !  »  Spendius  exa- 
minait les  murs. 

11  voulait  le  voile,  non  qu'il  eût  confiance  en  sa  vertu 
(Spendius  ne  croyait  qu'à  l'Oracle),  mais  persuadé 
que  les  Carthaginois,  s'en  voyant  privés,  tomberaient 
dans  un  grand  abattement.  Pour  trouver  quelque  issue, 
ils  firent  le  tour  par  derrière. 

On  apercevait,  sous  des  bosquets  de  térébinthe, 
des  édicules  de  forme  différente.  Çà  et  là  un  phallus 
de  pierre  se  dressait,  et  de  grands  cerfs  erraient 
tranquillement,  poussant  de  leurs  pieds  fourchus  des 
pommes  de  pin  tombées. 

Ils  revinrent  sur  leurs  pas  entre  deux  longues  galeries 
qui  s'avançaient  parallèlement.  De  petites  cellules  s'ou- 
vraient au  bord.  Des  tambourins  et  des  cymbales  étaient 
accrochés  à  leurs  colonnes  de  cèdre.  Des  femmes  dor- 
maient en  dehors  des  cellules,  étendues  sur  des  nattes. 
Leurs  corps,  tout  gras  d'onguents,  exhalaient  une  odeur 


96  SALAM3IB0. 

d'épices  et  de  cassolettes  éteintes;  elles  étaient  si  cou- 
vertes de  tatouage,  de  colliers,  d'anneaux,  de  vermillon 
et  d'antimoine,  qu'on  les  eût  prises,  sans  le  mouvement 
de  leur  poitrine,  pour  des  idoles  ainsi  couchées  par  terre. 
Des  lotus  entouraient  une  fontaine,  où  nageaient  des 
poissons  pareils  à  ceux  de  Salammbô  ;  puis  au  fond, 
contre  la  muraille  du  temple,  s'étalait  une  vigne  dont 
les  sarments  étaient  de  verre  et  les  grappes  d'émeraude  ; 
les  rayons  des  pierres  précieuses  faisaient  des  jeux  de 
lumière,  entre  les  colonnes  peintes,  sur  les  visages 
endormis. 

MàLho  suffoquait  dans  la  chaude  atmosphère  que 
rabattaient  sur  lui  les  cloisons  de  cèdre.  Tous  ces  sym- 
boles delà  fécondation,  ces  parfums,  ces  rayonnements, 
ces  haleines  l'accablaient.  A  travers  les  éblouissements 
mystiques,  il  songeait  à  Salammbô.  Elle  se  confondait 
avec  la  Déesse  elle-même  ;  et  son  amour  s'en  dégageait 
plus  fort,  comme  les  grands  lotus  qui  s'épanouissaient 
sur  la  profondeur  des  eaux. 

Spendius  calculait  quelle  somme  d'argent  il  aurait 
autrefois  gagnée  à  vendre  ces  femmes;  et,  d'un 
coup  d'œil  rapide,  en  passant,  il  pesait  les  colliers 
d'or. 

Le  temple  était,  de  ce  côté  comme  de  l'autre,  im- 
pénétrable, ils  revinrent  derrière  la  première  chambre. 
Pendant  que  Spendius  cherchait,  furetait,  Màtho,  pro- 
sterné devant  la  porte,  implorait  Tanit.  Il  la  suppliait 
de  ne  point  permettre  ce  sacrilège.  11  tâchait  de  l'adou- 
cir avec  des  mots  caressants,  comme  on  fait  à  une  per- 
sonne irritée. 


T  A  M  T .  97 

Spendius  remarqua  au-dessus  de  la  porte  une  ou- 
verture étroite. 

«  —  Lève-toi  !  »  dit-il  à  Màtho,  et  il  le  fit  s'adosser 
contre  le  mur,  tout  debout.  Alors,  posant  un  pied  dans 
ses  mains,  puis  un  autre  sur  sa  tête,  il  parvint  jusqu'à 
la  hauteur  du  soupirail,  s'y  engagea  et  disparut.  Puis 
Màtho  sentit  tomber  sur  son  épaule  une  corde  à  nœuds, 
celle  que  Spendius  avait  enroulée  autour  de  son  corps 
avant  de  s'engager  dans  les  citernes;  et,  s'y  appuyant 
des  deux  mains,  bientôt  il  se  trouva  près  de  lui  dans 
une  grande  salle  pleine  d'ombre. 

De  pareils  attentats  étaient  une  chose  extraordinaire. 
L'insuffisance  des  moyens  pour  les  prévenir  témoignait 
assez  qu'on  les  jugeait  impossibles.  La  terreur,  plus 
que  les  murs,  défendait  les  sanctuaires.  Màtho,  à  cha- 
que pas,  s'attendait  à  mourir. 

Une  lueur  vacillait  au  fond  des  ténèbres  ;  ils  s'en 
rapprochèrent.  C'était  une  lampe  qui  brûlait  dans  une 
coquille  sur  le  piédestal  d'une  statue,  coiffée  du  bon- 
net des  Cabires.  Des  disques  en  diamant  parsemaient 
sa  longue  robe  bleue  ;  et  des  chaînes,  qui  s'enfonçaient 
sous  les  dalles,  l'attachaient  au  sol  parles  talons.  Màtho 
retint  un  cri.  Il  balbutiait  :  —  «  Ah  !  la  voilà  !  la  voilà  !  » 
Spendius  prit  la  lampe,  afin  de  s'éclairer. 

«  —  Quel  impie  tu  es  !  »  murmura  Màtho.  Il  le  sui- 
vait pourtant. 

L'appartement  où  ils  entrèrent  n'avait  rien  qu'une 
peinture  noire  représentant  une  autre  femme.  Ses  jam- 
bes montaient  jusqu'au  haut  de  la  muraille.  Son  corps 
occupait  le  plafond  tout  entier.  De  son  nombril  pen^ 

7 


98  SALAMMBO. 

dail  à  un  fil  un  œuf  énorme,  et  elle  retombait  sur  l'autre 
mur,  la  tète  en  bas,  jusqu'au  niveau  des  dalles,  où 
atteignaient  ses  doigts  pointus. 

Pour  passer  plus  loin,  ils  écartèrent  une  tapisserie; 
mais  le  vent  souffla,  et  la  lumière  s'éteignit. 

Alors  ils  errèrent,  perdus  dans  les  complications 
de  l'architecture.  Tout  à  coup,  ils  sentirent  sous  leurs 
pieds  quelque  chose  d'une  douceur  étrange.  Des  étin- 
celles pétillaient,  jaillissaient  ;  ils  marchaient  dans  du 
feu.  Spendius  tàta  le  sol  et  reconnut  qu'il  élaitsoigneu- 
sement  tapissé  avec  des  peaux  de  lynx  ;  puis  il  leur 
sembla  qu'une  grosse  corde  mouillée,  froide  et  visqueuse 
glissait  entre  leurs  jambes.  Des  fissures,  taillées  dans  la 
muraille,  laissaient  tomber  de  minces  rayons  blancs. 
Ils  s'avançaient  à  ces  lueurs  incertaines.  Enfin  ils  dis- 
tinguèrent un  grand  serpent  noir.  Il  s'élança  vite  et 
disparut. 

«  —  Fuyons!  —  s'écria  Mathô.  —  C'est  elle!  je  la 
sens  ;  elle  vient. 

«  —  Eh  non  !  —  répondit  Spendius ,  —  le  temple 
est  vide.  » 

Une  lumière  éblouissante  leur  fit  baisser  les  yeux. 
Puis  ils  aperçurent  tout  à  l'entour  une  infinité  de  bêtes, 
efflanquées,  haletantes,  hérissant  leurs  griffes,  et  con- 
fondues les  unes  par-dessus  les  autres  dans  un  désor- 
dre mystérieux  qui  épouvantait.  Des  serpents  avaient 
des  pieds,  des  taureaux  avaient  des  ailes,  des  poissons 
à  têtes  d'homme  dévoraient  des  fruits,  des  fleurs  s'é- 
panouissaient dans  la  mâchoire  des  crocodiles,  et  des 
éléphants,  la  trompe  levée,  passaient  en  plein  azur, 


TAxrr.  99 

orgueilleusement,  comme  des  aigles.  Un  effort  terrible 
distendait  leurs  membres  incomplets  ou  multipliés.  Ils 
•avaient  l'air,  en  tirant  la  langue,  de  vouloir  faire  sortir 
leur  âme;  et  toutes  les  formes  se  trouvaient  là,  comme 
si  le  réceptacle  des  germes,  crevant  dans  une  éclosion 
soudaine,  se  fut  vidé  sur  les  murs  de  la  salle. 

Douze  globes  de  cristal  bleu  la  bordaient  circulaire- 
nient,  supportés  par  des  monstres  qui  ressemblaient  à 
des  tigres.  Leurs  prunelles  saillissaient  comme  les 
yeux  des  escargots,  et  courbant  leurs  reins  trapus,  ils 
se  tournaient  vers  le  fond,  où  resplendissait,  sur  un 
char  divoire,  la  Kabbet  suprême,  TOmniféconde,  la  der- 
nière inventée. 

Des  écailles,  des  plumes,  des  fleurs  et  des  oiseaux 
lui  montaient  jusqu'au  ventre.  Pour  pendants  d'oreilles 
elle  avait  des  cymbales  d'argent  qui  lui  battaient  sur 
les  joues.  Ses  grands  yeux  fixes  vous  regardaient;  une 
pierre  lumineuse,  enchâssée  à  son  front  dans  un  sym- 
bole obscène,  éclairait  toute  la  salle,  en  se  reflétant 
au-dessus  de  la  porte,  sur  des  miroirs  de  cuivre  rouge. 

Màtho  fit  un  pas  ;  une  dalle  fléchit  sous  ses  talons, 
et  voilà  que  les  sphères  se  mirent  à  tourner,  les  mons- 
tres à  rugir;  une  musique  s'éleva,  mélodieuse  et  ron- 
flante comme  l'harmonie  des  planètes;  l'âme  tumul- 
tueuse de  Tanit  ruisselait  épandue.  Elle  allait  se  lever, 
grande  comme  la  salle,  avec  les  bras  ouverts.  Tout  à 
coup  les  monstres  fermèrent  la  gueule  ;  les  globes  de 
cristal  ne  tournaient  plus. 

Puis  une  modulation  lugubre,  pendant  quelque 
temps,  se  traîna  dans  l'air  et  s'éteignit  enfin. 


100  salam:mbo 

«  —  Le  voile?  »  dit  Spendiiis. 

Nulle  part  on  ne  l'apercevait.  Où  donc  se  trouvait- 
il?  Comment  le  découvrir  ?  Et  si  les  prêtres  l'avaient 
caché?  Màtho  éprouvait  un  déchirement  au  cœur  et 
comme  une  déception  dans  sa  foi. 

«  —  Par  ici  !  »  chuchota  Spendius.  Une  inspiration 
le  guidait.  Il  entraîna  Màtho  derrière  le  char  de  Tanit, 
où  une  fente,  large  d'une  coudée,  coupait  la  muraille 
du  haut  en  bas. 

Alors  ils  pénétrèrent  dans  une  petite  salle  ronde, 
et  si  élevée  qu'elle  ressemblait  à  l'intérieur  d'une  co- 
lonne. Il  y  avait  au  milieu  une  grosse  pierre  noire  à 
demi  sphérique  comme  un  tambourin  ;  des  flammes 
brillaient  dessus  ;  un  cône  d'ébène  se  dressait  par 
derrière,  portant  une  tête  et  deux  bras. 

Au  delà  on  aurait  dit  un  nuage  ou  étincelaient 
des  étoiles  ;  des  figures  apparaissaient  dans  les  pro- 
fondeurs de  ses  plis;  Eschmoûn  avec  les  Cabires, 
quelques-uns  des  monstres  déjà  vus,  les  bêtes  sacrées 
des  Babyloniens,  puis  d'autres,  qu'ils  ne  connaissaient 
pas.  Gela  passait  comme  un  manteau  sous  le  visage  de 
l'idole,  et,  remontant  étalé  sur  le  mur,  s'accrochait 
par  les  angles,  tout  à  la  fois  bleuâtre  comme  la  nuit, 
jaune  comme  l'aurore,  pourpre  comme  le  soleil,  nom- 
breux, diaphane,  étincelant,  léger.  C'était  le  manteau 
de  la  Déesse,  le  zaïmph  saint  que  l'on  ne  pouvait 
voir. 

Ils  pâlirent  l'un  et  l'autre. 

<f  —  Prends-le  !  »  dit  enfin  Màtho. 

Spendius  n'hésita  pas  ;  et,  s'appuyant  sur  l'idole. 


TANIT.  m 

il  décrocha  le  voile,  qui  s'affaissa  par  terre.  Màtho 
posa  la  main  dessus  ;  puis  il  entra  sa  tête  par  l'ouver- 
ture, puis  il  s'en  enveloppa  le  corps,  et  il  écartait  les 
bras  pour  le  mieux  contempler. 

«  —  Partons  !  »  dit  Spendius. 

Màtho,  en  haletant,  restait  les  yeux  fixés  sur  les 
dalles. 

Tout  à  coup  il  s'écria  : 

«  —  Mais  si  j'allais  chez  elle  ?  Je  n'ai  plus  peur  de 
sa  beauté  !  Que  pourrait-elle  faire  contre  moi  !  Me 
voilà  plus  qu'un  homme,  maintenant.  Je  traverserais 
les  flammes ,  je  marcherais  dans  la  mer  !  Un  élan 
m'emporte  ?  Salammbô  !  Salammbô  !  je  suis  ton 
maître  !  » 

Sa  voix  tonnait.  11  semblait  à  Spendius  de  taille 
plus  haute  et  transfiguré. 

Un  bruit  de  pas  se  rapprocha,  une  porte  s'ouvrit, 
et  un  homme  apparut,  un  prêtre,  avec  son  haut  bon- 
net et  les  yeux  écarquillés.  Avant  qu'il  eût  fait  un  geste, 
Spendius  s'était  précipité,  et  l'étreignant  à  pleins  bras, 
lui  avait  enfoncé  dans  les  flancs  ses  deux  poignards.  La 
tête  sonna  sur  les  dalles. 

Puis,  immobiles  comme  le  cadavre,  ils  restèrent 
pendant  quelque  temps  à  écouter.  On  n'entendait  que 
-le  murmure  du  vent  par  la  porte  entr'ouverte. 

Elle  donnait  sur  un  passage  resserré.  Spendius  s'y 
engagea,  Màtho  le  suivit,  et  ils  se  trouvèrent  presque 
immédiatement  dans  la  troisième  enceinte,  entre  les 
portiques  latéraux,  où  étaient  les  habitations  des 
prêtres. 


102  SALAMMBO. 

Derrière  les  cellules  il  devait  y  avoir,  pour  sortir, 
un  chemin  plus  court.  Ils  se  hâtèrent. 

Spendius,  s'accroupissant  au  bord  de  la  fontaine, 
lava  ses  mains  sanglantes.  Les  femmes  dormaient.  La 
vigne  d'émeraude  brillait.  Ils  se  remirent  en  marche. 

Quelqu'un,  sous  les  arbres,  courait  derrière  eux; 
et  Màlho,  qui  portait  le  voile,  sentit  plusieurs  fois 
qu'on  le  tirait  par  en  bas,  tout  doucement.  C'était  un 
grand  cynocéphale,  un  de  ceux  qui  vivaient  libres  dans 
l'enceinte  de  la  Déesse.  Comme  s'il  avait  eu  conscience 
du  vol,  il  se  cramponnait  au  manteau.  Cependant  il  n'osait 
le  battre,  dans  la  peur  de  faire  redouljler  ses  cris  ; 
soudain  sa  colère  s'apaisa,  et  il  trottait  près  d'eux, 
côte  à  côte,  en  balançant  son  corps,  avec  ses  longs 
bras  qui  pendaient.  Puis,  à  la  barrière,  d'un  bond,  il 
s'élança  dans  un  palmier. 

Quand  ils  furent  sortis  de  la  dernière  enceinte,  ils 
se  dirigèrent  vers  le  palais  d'IIamilcar,  Spendius  com- 
prenant qu'il  était  inutile  de  vouloir  en  détourner 
Màtho. 

Ils  prirent  par  la  rue  des  Tanneurs,  la  place  de  Mu- 
thumbal,  le  marché  aux  herbes  et  le  carrefour  de 
Cynasyn.  A  l'angle  d'un  mur,  un  homme  se  recula, 
effrayé  par  cette  chose  étincelante  qui  traversait  les 
ténèbres. 

«  —  Cache  le  zaïniph  !  »  dit  Spendius. 

D'autres  gens  les  croisèrent  ;  mais  ils  n'en  furent 
pas  aperçus. 

Enfin  ils  reconnurent  les  maisons  de  Mégara. 

Le  phare,  bâti  par  derrière,  au  sommet  de  la  falaise, 


TAMT.  103 

illuminait  le  ciel  d'une  grande  clarté  rouge,  et  l'om- 
bre du  palais,  avec  ses  terrasses  superposées,  se 
projetait  sur  les  jardins  comme  une  monstrueuse  py- 
ramide. Ils  entrèrent  par  la  haie  de  jujubiers,  en  abat- 
tant les  branches  à  coups  de  poignard. 

Tout  gardait  les  traces  du  festin  des  Mercenaires. 

Les  parcs  étaient  rompus,  les  rigoles  taries,  les 
portes  de  l'ergastule  ouvertes.  Personne  n'apparaissait 
autour  des  cuisines  ni  des  celliers.  Ils  s'étonnaient  de 
ce  silence,  interrompu  quelquefois  par  le  souille  rauque 
des  éléphants  qui  s'agitaient  dans  leurs  entraves,  et 
la  crépitation  du  phare  où  flambait  un  bûcher  d'aloès. 

Mâtho,  cependant,  répétait  : 

«  —  Où  est-elle  ?  je  veux  la  voir!  Conduis-moi! 

«  —  C'est  une  démence  !  dis-ait  Spendius.  —  Elle 
appellera,  ses  esclaves  accourront,  et,  malgré  ta  force, 
tu  mourras  !  » 

Ils  atteignirent  ainsi  l'escalier  des  galères.  Màtho 
leva  la  tète,  et  il  crut  apercevoir,  tout  en  haut,  une 
vague  clarté  rayonnante  et  douce.  Spendius  voulut  le 
retenir  ;  il  s'élança  sur  les  marches. 

En  se  retrouvant  aux  places  où  il  l'avait  déjà  vue, 
l'intervalle  des  jours  écoulés  s'effaça  dans  sa  mémoire. 
Tout  à  l'heure  elle  chantait  entre  les  tables;  elle  avait 
disparu,  et  depuis  lors  il  montait  continuellement  cet 
escaher.  Le  ciel,  sur  sa  tête,  était  couvert  de  feux;  la 
mer  emplissait  l'horizon  ;  à  chacun  de  ses  pas  une  im- 
mensité plus  large  l'entourait,  et  il  continuait  à  gravir 
avec  l'étrange  facilité  que  l'on  éprouve  dans  les  rêves. 

Le  bruissement  du  voile  frôlant  contre  les  pierres 


104  SALAiMMBO. 

lui  rappela  son  pouvoir  nouveau;  dans  l'excès  de  son 
espérance,  il  ne  savait  plus  ce  qu'il  devait  faire  ;  cette 
incertitude  l'intimida. 

De  temps  à  autre,  il  collait  son  visage  contre  les 
baies  quadrangulaires  des  appartements  fermés,  et  il 
crut  voir  dans  plusieurs  des  personnes  endormies. 

Le  dernier  étage,  plus  étroit,  formait  comme  un  dé 
sur  le  sommet  des  terrasses.  Mâtho  en  fit  le  tour 
lentement. 

Une  lumière  laiteuse  emplissait  les  feuilles  de  talc 
qui  bouchaient  les  petites  ouvertures  de  la  muraille  ;  et, 
symétriquement  disposées,  elles  ressemblaient  dans 
les  ténèbres  à  des  rangs  de  perles  fines.  11  reconnut  la 
porte  rouge  à  croix  noire.  Les  battements  de  son  cœur 
redoublèrent.  Il  aurait  voulu  s'enfuir.  11  poussa  la  porte, 
elle  s'ouvrit. 

Une  lampe  en  forme  de  galère  brûlait  suspendue 
dans  le  lointain  de  la  chambre;  et  trois  rayons,  qui 
s'échappaient  de  sa  carène  d'argent,  tremblaient  sur 
les  hauts  lambris,  couverts  de  peinture  rouge  à  bandes 
noires.  Le  plafond  était  un  assemblage  de  poutrelles, 
portant  au  milieu  de  leur  dorure  des  améthystes  et  des 
topazes  dans  les  nœuds  du  bois.  Sur  les  deux  grands 
côtés  de  l'appartement,  s'allongeait  un  lit  très  bas  fait 
de  courroies  blanches  ;  et  des  cintres,  pareils  à  des 
coquilles,  s'ouvraient  au-dessus,  dans  l'épaisseur  de 
la  muraille,  laissant  déborder  quelque  vêtement  qui 
pendait  jusqu'à  terre. 

Une  marche  d'onyx  entourait  un  bassin  ovale  ;  de 
fines  pantoufles  en  peau  de  serpent  étaient  restées  sur 


TANIT.  105 

le  bord  avec  une  buire  d'albâtre.  La  trace  d'un  pas 
humide  s'apercevait  au  delà.  Des  senteurs  exquises 
s'évaporaient. 

Màtho  effleurait  les  dalles  incrustées  d'or,  de  nacre 
et  de  verre;  et  malgré  la  polissure  du  sol,  il  lui  sem- 
lait  que  ses  pieds  enfonçaient  comme  s'il  eut  marché 
dans  des  sables. 

11  avait  aperçu  derrière  la  lampe  d'argent  un  grand 
carré  d'azur  se  tenant  en  l'air  par  quatre  cordes  qui 
remontaient,  et  il  s'avançait,  les  reins  courbés,  la  bou- 
che ouverte. 

Des  ailes  de  phénicoptères,  emmanchées  à  des  bran- 
ches de  corail  noir,  traînaient  parmi  les  coussins  de 
pourpre  et  les  étrilles  d'écaillé,  les  coffrets  de  cèdre, 
les  spatules  d'ivoire.  A  des  cornes  d'antilope  étaient 
enfilés  des  bagues,  des  bracelets  ;  et  des  vases  d'ar- 
gile rafraîchissaient  au  vent,  dans  la  fente  du  mur,  sur 
un  treillage  de  roseaux.  Plusieurs  fois  il  se  heurta  les 
pieds,  car  le  sol  avait  des  niveaux  de  hauteur  inégale 
qui  faisaient  dans  la  chambre  comme  une  succession 
d'appartements.  Au  fond,  des  balustres  d'argent  en- 
touraient un  tapis  semé  de  fleurs  peintes.  Enfui  il 
arriva  contre  le  lit  suspendu,  près  d'un  escabeau  d'é- 
bène  servant  à  y  monter. 

La  lumière  s'arrêtait  au  bord  ;  —  et  l'ombre,  telle 
qu'un  grand  rideau,  ne  découvrait  qu'un  angle  du  ma- 
telas rouge  avec  le  bout  d'un  petit  pied  nu  posant  sur 
la  cheville.  Màtho  tira  la  lampe  tout  doucement. 

Elle  dormait  la  joue  dans  une  main 'et  l'autre  bras 
déplié.  Les  anneaux  de  sa  chevelure  se  répandaient 


<06  SALAMMBO. 

autour  d'elle  si  abondamment  qu'elle  paraissait  cou- 
chée sur  des  plumes  noires,  et  sa  large  tunique  blanche 
sejcourbait  en  molles  draperies,  jusqu'à  ses  pieds,  sui- 
vant les  inflexions  de  sa  taille.  On  apercevait  un  peu 
ses  yeux  sous  ses  paupières  entre-closes.  Les  courtines, 
perpendiculairement  tendues ,  Tenveloppaient  d'une 
atmosphère  bleuâtre,  et  le  mouvement  de  sa  respiration, 
en  se  communiquant  aux  cordes,  semblait  la  balancer 
dans  Tair.  Un  long  moustique  bourdonnait. 

Màtho,  immobile,  tenait  au  bout  de  son  bras  la  ga- 
lère d'argent;  la  moustiquaire  s'enflamma  d'un  seul 
coup,  disparut,  et  Salammbô  se  réveilla. 

Le  feu  s'était  de  soi-même  éteint.  Elle  ne  parlait 
pas.  La  lampe  faisait  osciller  sur  les  lambris  de  grandes 
moires  lumineuses. 

(c  —  Qu'est-ce  donc?  »  dit-elle. 

Il  répondit  : 

«  —  C'est  le  voile  de  la  Déesse! 

«  —  Le  voile  de  la  Déesse!  »  s'écria  Salammbô;  et, 
appuyée  sur  les  deux  poings,  elle  se  penchait  en  dehors 
toute  frémissante.  11  reprit  : 

«  —  J'ai  été  le  chercher  pour  toi  dans  les  profon- 
deurs du  sanctuaire!  Regarde  !  »  Le  zaïmph  étincelait 
tout  couvert  de  rayons. 

«  —  T'en  souviens-tu?  —  disait  Màtho.  —  La  nuit, 
tu  apparaissais  dans  mes  songes;  mais  je  ne  devinais 
pas  Tordre  muet  de  tes  yeux  !  »  Elle  avança  un  pied 
sur  l'escabeau  d'ébène.  «  Si  j'avais  compris,  je  serais 
accouru;  j'aurais  abandonné  l'armée;  je  ne  serais  pas 
sorti  de    Carthage.  Pour  t'obéir,  je   descendrais   par 


TANIT.  107 

la  caverne  cniadrumète  dans  le  royaume  des  Ombres!.. 
Pardonne  !  c'élaionL  comme  des  montagnes  qui  pesaient 
sur  mes  jours;  et  pourtant  quelque  chose  m'entrai- 
nait!  Je  tâchais  de  venir  jusqu'à  toi!  Sans  les  Dieux, 
est-ce  que  jamais  j'aurais  osé!...  Partons!  il  faut  me 
suivre!  ou,  si  lu  ne  veux  pas,  je  vais  rester.  Quemim- 
porte!...  Noie  mon  âme  dans  le  soulHe  de  ton  haleine! 
()ue  mes  lèvres  s'écrasent  à  baiser  tes  mains  ! 

«  —  Laisse-moi  voir!  — disait-elle.  —  Plus  près! 
plus  près  !  » 

L'aube  se  levait,  et  une  couleur  vineuse  emplissait 
les  feuilles  de  talc  dans  les  murs.  Salammbô  s'appuyait 
en  défaillant  contre  les  coussins  du  lit. 

«  — Je  t'aime!  »  criait  Màtho. 

Elle  balbutia  :  —  «  Donne-le  !  »  Et  ils  se  rappro- 
chaient. 

Elle  s'avançait  toujours,  vêtue  de  sa  simarre  blanche 
qui  traînait,  avec  ses  grands  yeux  attachés  sur  le  voile. 
Màtho  la  contemplait,  ébloui  par  les  splendeurs  de  sa 
tête,  et  tendant  vers  elle  le  zaïmph,  il  allait  l'envelopper 
dans  une  étreinte.  Elle  écartait  les  bras.  Tout  à  coup 
elle  s'arrêta,  et  ils  restèrent  béants  à  se  regarder. 

Sans  comprendre  ce  qu'il  sollicitait,  une  horreur  la 
saisit.  Ses  sourcils  minces  remontèrent,  ses  lèvres 
s'ouvraient;  elle  tremblait.  Enfin,  elle  frappa  dans  une 
des  patères  d'airain  qui  pendaient  au  coin  du  matelas 
rouge,  en  criant: 

«  —  Au  secours!  au  secours!  Arrière,  sacrilège! 
infâme!  maudit  !  A  moi,  ïaanach,  Kroùm,Ewa,  Micipsa, 
Schaoùl!  » 


^08  SALAM3IB0. 

Et  la  figure  de  Spendius  effarée,  apparaissant  dans 
la  muraille  entre  les  buires  d'argile,  jeta  ces  mots  : 

«  — Fuis  donc!  ils  accourent!  » 

Un  grand  tumulte  monta  en  ébranlant  les  escaliers, 
et  un  flot  de  monde,  des  femmes,  des  valets,  des  es- 
claves, s'élancèrent  dans  la  chambre  avec  des  épieux, 
des  casse-tête,  des  coutelas,  des  poignards.  Ils  furent 
comme  paralysés  d'indignation  en  apercevant  un  homme; 
les  servantes  poussaient  le  hurlement  des  funérailles, 
et  les  eunuques  pâlissaient  sous  leur  peau  noire. 

Màtho  se  tenait  derrière  les  balustres.  Avec  le  zaïmph 
qui  l'enveloppait,  il  semblait  un  dieu  sidéral  tout  envi- 
ronné du  firmament.  Les  esclaves  s'allaient  jeter  sur 
lui.  Elle  les  arrêta. 

« — N'y  touchez  pas!  C'est  le  manteau  de  la  Déesse!» 

Elle  s'était  reculée  dans  un  angle;  mais  elle  fit  un 
pas  vers  lui,  et  allongeant  son  bras  nu: 

«  —  Malédiction  sur  toi  qui  as  dérobé  Tanit!  Haine, 
vengeance,  massacre  et  douleur!  Que  Gurzil,  dieu 
des  batailles,  tedéchire!  que  Mastiman,  dieu  des  morts, 
t'étouffe!  et  que  l'autre,  —  celui  qu'il  ne  faut  pas 
nommer  —  te  brûle  !  » 

Màtho  poussa  un  cri,  comme  à  la  blessure  d'une 
épée.  Elle  répéta  plusieurs  fois  :  —  «  Va-t'en  !  va-t'en  !  » 

La  foule  des  serviteurs  s'écarta,  et  Màtho,  baissant 
la  tête,  passa  lentement  au  milieu  d'eux  ;  à  la  porte 
il  s'arrêta,  car  la  frange  du  zaïmph  s'était  accrochée 
à  une  des  étoiles  d'or  qui  pavaient  les  dalles,  Il  le  tira 
brusquement  d'un  coup  d'épaule  et  descendit  les  esca- 
liers. 


TANIT.  109 

Spendius,  bondissant  de  terrasse  en  terrasse  et 
sautant  par-dessus  les  liaies,  les  rigoles,  s'était  échappé 
des  jardins.  Il  arriva  an  pied  du  phare.  Le  mur  en  cet 
endroit  se  trouvait  abandonné,  tant  la  falaise  était  in- 
accessible. Il  s'avança  jusqu'au  bord,  se  coucha  sur  le 
dos,  et,  les  pieds  en  avant,  se  laissa  glisser  tout  le  long 
jusqu'en  bas  ;  puis  il  atteignit  à  la  nage  le  cap  des  Tom- 
beaux, fit  un  grand  détour  par  la  lagune  salée,  et  le 
soir  rentra  au  camp  des  Barbares. 

Le  soleil  s'était  levé  ;  et  comme  un  lion  qui  s'éloigne, 
Màtho  descendait  les  chemins,  en  jetant  autour  de  lui 
des  yeux  terribles. 

Une  rumeur  indécise  arrivait  à  ses  oreilles.  Elle 
était  partie  du  palais,  et  elle  recommençait  au  loin,  du 
côté  de  l'Acropole.  Les  uns  disaient  qu'on  avait  pris  le 
trésor  de  la  République  dans  le  temple  de  Moloch; 
d'autres  parlaient  d'un  prêtre  assassiné.  On  s'ima- 
ginait ailleurs  que  les  Barbares  étaient  entrés  dans  la 
ville. 

Màtho,  qui  ne  savait  comment  sortir  des  enceintes, 
marchait  droit  devant  lui;  on  l'aperçut;  une  clameur 
s'éleva.  Tous  avaient  compris  ;  ce  fut  une  consterna- 
tion, puis  une  immense  colère. 

Du  fond  des  Mappales,  des  hauteurs  de  l'Acropole, 
des  catacombes,  des  bords  du  lac,  la  multitude  accou- 
rut. Les  patriciens  sortaient  de  leurs  palais,  les  ven- 
deurs de  leurs  boutiques  ;  les  femmes  abandonnaient 
leurs  enfants;  on  saisit  des  épées,  des  haches,  des  bâ- 
tons ;  mais  l'obstacle  qui  avait  empêché  Salammbô  les 
arrêta.  Gomment  reprendre  le  voile?  Sa  vue  seule  était 


IIÛ  SALAMMBO. 

UQ  crime;  il  était  de  la  nature  des  Dieux  et  son  contact 
faisait  mourir. 

Sur  le  péristyle  des  temples,  les  prêtres  désespérés 
se  tordaient  les  bras.  Les  gardes  de  la  Légion  galopaient 
au  hasard  ;  on  montait  sur  les  maisons,  sur  les  terrasses, 
sur  l'épaule  des  colosses  et  dans  la  mâture  des  navi- 
res, il  s'avançait  cependant,  et  à  chacun  de  ses  pas  la 
rage  augmentait,  mais  la  terreur  aussi.  Les  rues  se  vi- 
daient à  son  approche,  et  ce  torrent  d'hommes  qui 
fuyaient  rejaillissait  des  deux  côtés  jusqu'au  sommet 
des  murailles.  11  ne  distinguait  partout  que  des  yeux 
grands  ouverts  comme  pour  le  dévorer,  des  dents  qui 
claquaient,  des  poings  tendus;  et  les  imprécations  de 
Salammbô  retentissaient  en  se  multipliant. 

Tout  à  coup,  une  longue  flèche  siffla,  puis  une  autre, 
et  des  pierres  ronflaient;  mais  les  coups,  mal  dirigés 
(car  on  avait  peur  d'atteindre  le  zaïmph),  passaient  au- 
dessus  de  sa  tète.  D'ailleurs  se  faisant  du  voile  un 
bouclier,  il  le  tendait  à  droite,  à  gauche,  devant  lui,  par 
derrière;  et  ils  n'imaginaient  aucun  expédient.  Il  mar- 
chait de  plus  en  plus  vite,  s'engageant  par  les  rues 
ouvertes.  Elles  étaient  barrées  avec  des  cordes,  des 
chariots,  des  pièges  ;  à  chaque  détour  il  revenait  en 
arrière.  Enfm  il  entra  sur  la  place  de  Khamon,  où  les 
Baléares  avaient  péri  ;  Màtho  s'arrêta,  pâlissant  comme 
quelqu'un  qui  va  mourir.  Il  était  bien  perdu  cette  fois  ; 
la  multitude  battait  des  mains. 

Il  courut  jusqu'à  la  grande  porte  fermée.  Elle  était 
très  haute,  tout  en  cœur  de  chêne,  avec  des  clous  de 
fer  et  doublée  d'airain.  Màtho  se  jeta  contre.  Le  peuple 


TANIT.  m 

trépignait  de  joie,  voyant  l'impuissance  de  sa  fureur  ; 
alors  il  prit  sa  sandale,  cracha  dessus  et  en  souffleta 
les  panneaux  immobiles.  La  ville  entière  hurla.  On 
oubliait  le  voile  maintenant,  et  ils  allaient  l'écraser. 
Màtho  promena  sur  la  foule  de  grands  yeux  vagues. 
Ses  tempes  battaient  à  l'étourdir  ;  il  se  sentit  envahi 
par  l'engourdissement  des  gens  ivres.  Tout  à  coup  il 
aperçut  la  longue  chaîne  que  l'on  tirait  pour  manœuvrer 
la  bascule  de  la  porte.  D'un  bond  il  s'y  cramponna,  en 
roidissant  ses  bras,  en  s'arc-boutant  des  pieds;  et,  à 
la  fin,  les  battants  énormes  s'entr'ouvrirent. 

Quand  il  fut  dehors,  il  retira  de  son  cou  le  grand 
zaïmph  et  l'éleva  sur  sa  tête  le  plus  haut  possible. 
L'étoffe,  soutenue  par  le  vent  delà  mer,  resplendissait 
au  soleil  avec  ses  couleurs,  ses  pierreries  et  la  figure 
de  ses  dieux.  Màtho,  le  portant  ainsi,  traversa  toute  la 
plaine  jusqu'aux  tentes  des  soldats;  et  le  peuple,  sur 
les  murs,  regardait  s'en  aller  la  fortune  de  Carthage. 


443  SALAMMBO, 


VI 


HANNON 


«  —  J'aurais  dû  l'enlever!  —  disait-il  le  soir  à 
Spendius.  — H  fallait  la  saisir,  l'arracher  de  sa  mai- 
son! Personne  n'eût  osé  rien  contre  moi!  » 

Spendius  ne  l'écoutait  pas.  Étendu  sur  le  dos,  il  se 
reposait  avec  délices,  près  d'une  grande  jarre  pleine 
d'eau  miellée,  où  de  temps  à  autre  il  se  plongeait  la  tête 
pour  boire  plus  abondamment. 

Mâtho  reprit  : 

«  —  Que  faire?...  Comment  rentrer  dans  Çarthage? 

«  —  Je  ne  sais  »,  lui  dit  Spendius. 

Cette  impassibilité  l'exaspérait  ;  il  s'écria  : 

«  ^_  Eh  !  la  faute  vient  de  toi  !  Tu  m'entraînes,  puis 
tu  m'abandonnes,  lâche  que  tu  es!  Pourquoi  donc 
t'obéirais-je?  Te  crois-tu  mon  maître?  Ah!  prostitueur, 
esclave,  fils  d'esclave!  »  Il  grinçait  des  dents  et  levait 
sur  Spendius  sa  large  main. 

Le  Grec  ne  répondit  pas.  Un  lampadère  d'argile 
brûlait  doucement  contre  le  màt  de  la  tente,  où  le 
zaïmph  rayonnait  dans  la  panoplie  suspendue. 

Tout  à  coup,  Màtho  chaussa  ses  cothurnes,  boucla 
sa  jaquette  à  lames  d'airain,  prit  son  casque. 


HANNON.  113 

«  —  Où  vjis-tii?  »  demanda  Spendius. 

«  —  J'y  retourne  !  Laisse-moi  !  Je  la  ramènerai  !  Et 
s'ils  se  présentent,  je  les  écrase  comme  des  vipères  ! 
Je  la  ferai  mourir,  Spendius!  »  Il  répéta  :  «  Oui!  je  la 
tuerai  !  tu  verras,  je  la  tuerai  !  » 

Spendius,  qui  tendait  l'oreille,  arracha  brusquement 
le  zaïmpli  et  le  jeta  dans  un  coin,  en  accumulant,  par- 
dessus, des  toisons.  On  entendit  un  murmure  de  voix, 
des  torches  brillèrent;  et  Narr'Havas  entra,  suivi  d'une 
vingtaine  d'hommes  environ. 

Ils  portaient  des  manteaux  de  laine  blanche,  de 
longs  poignards,  des  colliers  de  cuir,  des  pendants 
d'oreilles  en  bois,  des  chaussures  en  peau  d'hyène  ;  et, 
restés  sur  le  seuil,  ils  s'appuyaient  contre  leurs  lances 
comme  des  pasteurs  qui  se  reposent.  Narr'Havas  était 
le  plus  beau  de  tous  ;  des  courroies  garnies  de  perles 
serraient  ses  bras  minces  ;  le  cercle  d'or  attachant  au- 
tour de  sa  tête  son  large  vêtement  retenait  une  plume 
d'autruche  qui  lui  pendait  derrière  l'épaule  ;  un  conti- 
nuel sourire  découvrait  ses  dents  ;  ses  yeux  semblaient 
aiguisés  comme  des  flèches,  et  il  y  avait  dans  toute  sa 
personne  quelque  chose  d'attentif  et  de  léger. 

Il  déclara  qu'il  venait  se  joindre  aux  Mercenaires, 
car  la  République  menaçait  depuis  longtemps  son 
royaume.  Donc  il  avait  intérêt  à  secourir  les  Barbares, 
et  il  pouvait  aussi  leur  être  utile. 

ce  —  Je  vous  fournirai  des  éléphants  (mes  forêts  en 
sont  pleines),  du  vin,  de  l'huile,  de  l'orge,  des  dattes, 
de  la  poix  et  du  soufre  pour  les  sièges,  vingt  mille  fan- 
tassins et  dix  mille  chevaux.  Si  je  m'adresse  à  toi, 

8 


414  SALAMMBO. 

Mâtho,  c'est  que  la  possession  du  zaïmph  t'a  rendu  le 
premier  de  l'armée.  »  Il  ajouta  :  «  Nous  sommes  d'an- 
ciens amis,  d'ailleurs.  » 

Mcàtlio  considérait  Spendius,  qui  écoutait  assis  sur 
les  peaux  de  mouton,  tout  en  faisant  avec  la  tète  de 
petits  signes  d'assentiment.  Narr'IIavas  parlait.  Il  attes- 
tait les  Dieux,  il  maudissait  Cartilage.  Dans  ses  impré- 
cations, il  brisa  un  javelot.  Tous  ses  hommes  à  la  fois 
poussèrent  un  grand  hurlement,  et  Màtho,  emporté  par 
cette  colère,  s'écria  qu'il  acceptait  l'alliance. 

On  amena  un  taureau  blanc  avec  une  brebis  noire, 
symbole  du  jour  et  symbole  de  la  nuit.  On  les  égorgea 
au  bord  d'une  fosse.  Quand  elle  fut  pleine  de  sang,  ils  y 
plongèrent  leurs  bras.  Puis  Narr'IIavas  étala  sa  main  sur 
la  poitrine  de  Màtho,  Màtho  la  sienne  sur  la  poitrine  de 
Narr'IIavas.  Ils  répétèrent  ce  stigmate  sur  la  toile  de 
leurs  tentes.  Ensuite  ils  passèrent  la  nuit  à  manger,  et 
on  brûla  le  reste  des  viandes  avec  la  peau,  les  osse- 
ments, les  cornes  et  les  ongles. 

Une  immense  acclamation  avait  salué  Mâtho  lors- 
qu'il était  revenu  portant  le  voile  de  la  Déesse  ;  ceux 
mêmes  qui  n'étaient  pas  de  religion  chananéenne  sen- 
tirent à  leur  vague  enthousiasme  qu'un  Génie  survenait. 
Quant  à  chercher  à  s'emparer  du  zaïmph,  aucun  n'y 
songea  ;  la  manière  mystérieuse  dont  il  l'avait  acquis 
suffisait,  dans  l'esprit  des  Barbares,  à  en  légitimer  la 
possession.  Ainsi  pensaient  les  soldats  de  race  africaine. 
Les  autres,  dont  la  haine  était  moins  vieille,  ne  sa- 
vaient que  résoudre.  S'ils  avaient  eu  des  navires,  ils 
s'en  seraient  immédiatement  allés. 


IIANNON.  4<5 

Speiidius,  Narr'IIavas  et  Màtlio  expédièrent  des 
hommes  à  toutes  les  tribus  du  territoire  punique. 

Carthage  exténuait  ces  peuples.  Elle  en  tirait  des 
impôts  exorbitants  ;  les  fers,  la  hache  ou  la  croix  punis- 
saient les  retards  et  jusqu'aux  murmures.  Il  fallait  cul- 
tiver ce  qui  convenait  à  la  République,  fournir  ce  qu'elle 
demandait  ;  personne  n'avait  le  droit  de  posséder  une 
arme  ;  quand  les  villages  se  révoltaient,  on  vendait  les 
habitants  ;  les  gouverneurs  étaient  estimés  comme  des 
pressoirs,  d'après  la  quantité  qu'ils  faisaient  rendre. 
Puis,  au  delà  des  régions  directement  soumises  à  Gar- 
thage,  s'étendaient  les  alliés  ne  payant  qu'un  médiocre 
tribut;  derrière  les  alliés  vagabondaient  les  nomades, 
qu'on  pouvait  lâcher  sur  eux.  Par  ce  système,  les  ré- 
coltes étaient  toujours  abondantes,  les  haras  savamment 
conduits,  les  plantations  superbes.  Le  vieux  Caton,  un 
maître  en  fait  de  labours  et  d'esclaves,  quatre-vingt- 
douze  ans  plus  tard  en  fut  ébahi,  et  le  cri  de  mort  qu'il 
répétait  dans  Rome  n'était  que  l'exclamation  d'une 
jalousie  cupide. 

Durant  la  dernière  guerre,  les  exactions  avaient 
redoublé,  si  bien  que  les  villes  de  la  Libye,  presque 
toutes,  s'étaient  livrées  à  Régulus.  Pour  les  punir,  on 
avait  exigé  d'elles  mille  talents,  vingt  mille  bœufs,  trois 
cents  sacs  de  poudre  d'or,  des  avances  de  grains  con- 
sidérables, et  les  chefs  des  tribus  avaient  été  mis  en 
croix  ou  jetés  aux  lions.  ^ 

Tunis  surtout  exécrait  Garthage  !  Plus  vieille  que  la 
métropole,  elle  ne  lui  pardonnait  point  sa  grandeur; 
elle  se  tenait  en  face  de  ses  murs,  accroupie  dans  la 


416  SALAMMBO. 

fange,  au  bord  de  l'eau,  comme  une  bête  venimeuse 
qui  la  regardait.  Les  déportations,  les  massacres  et  les 
épidémies  ne  l'affaiblissaient  pas.  Elle  avait  soutenu 
Archagate,  fils  d'Agathoclès.  Les  mangeurs  de  choses 
immondes,  tout  de  suite,  y  trouvèrent  des  armes. 

Les  courriers  n'étaient  pas  encore  partis,  que  dans 
les  provinces  une  joie  universelle  éclata.  Sans  rien 
attendre,  on  étrangla  dans  les  bains  les  intendants  des 
maisons  et  les  fonctionnaires  de  la  République  ;  on  re- 
tira des  cavernes  les  vieilles  armes  que  l'on  cachait  ; 
avec  le  fer  des  charrues  on  forgea  des  épées  ;  les  enfants 
sur  les  portes  aiguisaient  des  javelots,  et  les  femmes 
donnèrent  leurs  colliers,  leurs  bagues,  leurs  pendants 
d'oreilles,  tout  ce  qui  pouvait  servir  à  la  destruction 
de  Cartilage.  Chacun  y  voulait  contribuer.  Les  paquets 
de  lances  s'amoncelaient  dans  les  bourgs,  comme  des 
gerbes  de  maïs.  On  expédia  des  bestiaux  et  de  l'argent. 
Màtho  paya  vite  aux  Mercenaires  l'arrérage  de  leur 
solde  ;  et  cette  idée  de  Spendius  le  fit  nommer  général 
en  chef,  schalischim  des  Barbares. 

En  même  temps,  les  secours  d'hommes  affluaient. 
D'abord  parurent  les  gens  de  race  autochtone,  puis 
les  esclaves  des  campagnes.  Des  caravanes  de  Nègres 
furent  saisies,  on  les  arma,  et  des  marchands  qui  ve- 
naient à  Carthage,  dans  l'espoir  d'un  profit  plus  certain, 
se  mêlèrent  aux  Barbares,  il  arrivait  incessamment 
des  bandes  nombreuses.  Des  hauteurs  de  l'Acropole 
on  voyait  l'armée  qui  grossissait. 

Sur  la  plate-forme  de  l'aqueduc  les  gardes  de  la 
Légion  étaient  postés  en  sentinelles;  et  près  d'eux,  de 


IIANNON.  n7 

distance  en  distance,  s'élevaient  des  cuves  en  airain 
où  bouillonnaient  des  flots  d'a^sphalte.  En  bas,  dans 
la  plaine,  la  grande  foule  s'agitait  tumultueusement. 
Ils  étaient  incertains,  éprouvant  cet  embarras  que  la 
rencontre  des  murailles  inspire  toujours  aux  Barbares. 

Utique  et  Ilippo-Zaryte  refusèrent  leur  alliance. 
Colonies  phéniciennes  comme  Cartilage,  elles  se  gou- 
vernaient elles-mêmes,  et,  dans  les  traités  que  concluait 
la  République,  faisaient  chaque  fois  admettre  des  clauses 
pour  les  en  distinguer.  Cependant  elles  respectaient 
cette  sœur  plus  forte,  qui  les  protégeait,  et  elles  ne 
croyaient  point  qu'un  amas  de  Barbares  fût  capable  de 
la  vaincre  ;  ils  seraient  au  contraire  exterminés.  Elles 
désiraient  rester  neutres  et  vivre  tranquilles. 

Mais  leur  position  les  rendait  indispensables.  Utique, 
au  fond  d'un  golfe,  était  commode  pour  amener  dans  Car- 
thage  les  secours  du  dehors.  Si  Utique  seule  était  prise, 
Ilippo-Zaryte,  à  six  heures  plus  loin  sur  la  côte,  la  rem- 
placerait, et  la  métropole,  ainsi  ravitaillée,  se  trou- 
verait inexpugnable. 

Spendius  voulait  qu'on  entreprît  le  siège  immédia- 
tement. Narr'Havas  s'y  opposa;  il  fallait  d'abord  se 
porter  sur  la  frontière.  C'était  l'opinion  des  vétérans, 
celle  de  Mâtho  lui-même,  et  il  fut  décidé  que  Spendius  ' 
irait  attaquer  Utique,  Màtho  Hippo-Zaryte  ;  le  troisième 
corps  d'armée,  s'appuyant  à  Tunis,  occuperait  la  plaine 
de  Carthage  ;  Autharite  s'en  chargea.  Quant  à  Narr'- 
Havas, il  devait  retourner  dans  son  royaume  pour  y 
prendre  des  éléphants,  et  avec  sa  cavalerie  battre  les 
routes. 


<18  SALAMMBO. 

Les  femmes  crièrent  bien  fort  à  cette  décision;  elles 
convoitaient  les  bijoux  des  dames  puniques.  Les  Libyens 
aussi  réclamèrent.  On  les  avait  appelés  contre  Carthage, 
et  voilà  qu'on  s'en  allait  !  Les  soldats  presque  seuls 
partirent.  Màtho  commandait  ses  compagnons  avec  les 
Ibériens,  les  Lusitaniens,  les  hommes  de  l'Occident  et 
des  îles,  et  tous  ceux  qui  parlaient  grec  avaient  demandé 
Spendius,  à  cause  de  son  esprit. 

La  stupéfaction  fut  grande  quand  on  vit  l'armée  se 
mouvoir  tout  à  coup;  puis  elle  s'allongea  sous  la  mon- 
tagne de  l'Ariane,  par  le  chemin  d'Utique,  du  côté  de 
la  mer.  Un  tronçon  demeura  devant  Tunis,  le  reste 
disparut,  et  il  reparut  sur  l'autre  bord  du  golfe,  à  la 
lisière  des  bois,  où  il  s'enfonça. 

Ils  étaient  quatre-vingt  mille  hommes,  peut-être. 
Les  deux  cités  tyriennes  ne  résisteraient  pas  ;  ils  revien- 
draient sur  Garthage.  Déjà  une  armée  considérable 
l'entamait,  en  occupant  l'isthme  par  la  base  ;  et  bientôt 
elle  périrait  affamée,  car  on  ne  pouvait  vivre  sans 
Tauxiliaire  des  provinces,  les  citoyens  ne  payant  pas, 
comme  à  Rome,  des  contributions.  Le  génie  pohtique 
manquait  à  Garthage.  Son  éternel  souci  du  gain  l'em- 
pêchait d'avoir  cette  prudence  que  donnent  les  ambi- 
tions plus  hautes.  Galère  ancrée  sur  le  sable  libyque, 
elle  s'y  maintenait  à  force  de  travail.  Les  nations,  comme 
des  flots,  mugissaient  autour  d'elle,  et  la  moindre  tem- 
pête ébranlait  cette  formidable  machine. 

Le  trésor  se  trouvait  épuisé  par  la  guerre  romaine 
et  par  tout  ce  qu'on  avait  gaspillé,  perdu,  tandis  qu'on 
marchandait  les  Barbares.  Gependantil  fallait  des  sol- 


HANNON.  119 

dats,  et  pas  un  gouvernement  ne  se  fiait  à  la  Repu- 
blique! Ptolémée  naguère  lui  avait  refusé  deux  mille 
talents.  D'ailleurs,  le  rapt  du  voile  les  décourageait. 
Spendius  l'avait  bien  prévu. 

Mais  ce  peuple,  qui  se  sentait  haï,  étreignait  sur 
son  cœur  son  argent  et  ses  dieux;  et  son  patriotisme 
était  entretenu  par  la  constitution  môme  de  son  gou- 
vernement. 

D'abord,  le  pouvoir  dépendait  de  tous  sans  qu'aucun 
fût  assez  fort  pour  l'accaparer.  Les  dettes  particulières 
étaient  considérées  comme  dettes  publiques.  Les  hom- 
mes de  race  chananéenne  avaient  le  monopole  du 
commerce.  En  multipliant  les  bénéfices  de  la  piraterie 
par  ceux  de  l'usure,  en  exploitant  rudement  les  terres, 
les  esclaves  et  les  pauvres,  quelquefois  on  arrivait  à  la 
richesse.  Seule,  elle  ouvrait  toutes  les  magistratures; 
et  bien  que  la  puissance  et  l'argent  se  perpétuassent 
dans  les  mêmes  familles,  on  tolérait  l'oHgarchie,  parce 
qu'on  avait  l'espoir  d'y  atteindre. 

Les  sociétés  de  commerçants,  où  l'on  élaborait  les 
lois,  choisissaient  les  inspecteurs  des  finances,  qui,  au 
sortir  de  leur  charge,  nommaient  les  cent  membres  du 
Conseil  des  anciens,  dépendant  eux-mêmes  de  la 
Grande-Assemblée,  réunion  générale  de  tous  les  ri- 
ches. Quant  aux  deux  suffètes,  à  ces  restes  de  rois, 
moindres  que  des  consuls,  ils  étaient  pris  le  même  jour 
dans  deux  familles  distinctes.  On  les  divisait  par  toutes 
sortes  de  haines,  pour  qu'ils  s'affaibUssent  réciproque- 
ment. Ils  ne  pouvaient  déUbérer  sur  la  guerre  ;  et, 
quand  ils  étaient  vaincus,  le  Grand-Conseil  les  crucifiait. 


120  SALAMMBO. 

Donc  la  force  de  Carthage  émanait  des  Syssites, 
c'est-à-dire  d'une  grande  cour  au  centre  de  Malqua,  à 
l'endroit,  disait-on,  où  avait  abordé  la  première  barque 
des  matelots  phéniciens,  la  mer  depuis  lors  s'étant 
beaucoup  retirée.  C'était  un  assemblage  de  petites 
chambres  d'une  architecture  archaïque,  en  troncs  de 
palmiers,  avec  des  encoignures  de  pierre,  et  séparées 
les  unes  des  autres  pour  recevoir  isolément  les  diffé- 
rentes compagnies.  Les  riches  se  tassaient  là  tout  le 
jour,  pour  débattre  leurs  intérêts  et  ceux  du  gouverne- 
ment, depuis  la  recherche  du  poivre  jusqu'à  l'exter- 
mination de  Rome.  Trois  fois  par  lune  ils  faisaient 
monter  leurs  lits  sur  lahaute  terrasse  bordant  le  mur  de 
la  cour  ;  et  d'en  bas  on  les  apercevait  attablés  dans  les 
airs,  sans  cothurnes  et  sans  manteaux,  avec  les  dia- 
mants de  leurs  doigts  qui  se  promenaient  sur  les  viandes 
et  leurs  grandes  boucles  d'oreilles  qui  se  penchaient 
entre  les  buires,  —  tous  forts  et  gras,  à  moitié  nus, 
heureux,  riant  et  mangeant  en  plein  azur,  comme  de 
gros  requins  qui  s'ébattent  dans  la  mer. 

Mais  à  présent  ils  ne  pouvaient  dissimuler  leurs 
inquiétudes ,  ils  étaient  trop  pâles  ;  la  foule  qui  les 
attendait  aux  portes  les  escortait  jusqu'à  leurs  palais 
pour  en  tirer  quelque  nouvelle.  Comme  par  les  temps 
de  peste,  toutes  les  maisons  étaient  fermées;  les 
rues  s'emplissaient,  se  vidaient  soudain  ;  on  montait 
à  l'Acropole,  on  courait  vers  le  port;  chaque  nuit  le 
Grand-Conseil  délibérait.  Enfin  le  peuple  fut  convoqué 
sur  la  place  de  Khamon,  et  l'on  décida  de  s'en  remettre 
à  Hannon,  le  vainqueur  d'Hécatompyle. 


IIANNON.  ^2^ 

C'était  un  homme  dévot,  rusé,  impitoyable  aux 
fjcns  d'Afrique,  un  vrai  Carthaginois.  Ses  revenus  éga- 
laient ceux,  des  Barca.  Personne  n'avait  une  telle  ex- 
périence dans  les  choses  de  l'administration. 

Il  décréta  l'enrôlement  de  tous  les  citoyens  valides, 
il  plaça  des  catapultes  sur  les  tours,  il  exigea  des 
provisions  d'armes  exorbitantes,  il  ordonna  môme 
la  construction  de  quatorze  galères  dont  on  n'avait 
pas  besoin  ;  et  il  voulut  que  tout  fût  enregistré,  soi- 
gneusement écrit.  Il  se  faisait  transporter  à  l'arsenal, 
au  phare,  dans  le  trésor  des  temples;  on  apercevait 
toujours  sa  grande  litière  qui,  en  se  balançant  de  gra- 
din en  gradin,  montait  lesescahers  de  l'Acropole.  Dans 
son  palais,  la  nuit,  comme  il  ne  pouvait  dormir,  pour 
se  préparer  à  la  bataille,  il  hurlait,  d'une  voix  terrible, 
des  manœuvres  de  guerre. 

Tout  le  monde,  par  excès  de  terreur,  devenait 
brave.  Les  riches,  dès  le  chant  des  coqs,  s'alignaient 
le  long  des  Mappales  ;  et,  retroussant  leurs^robes,  ils 
s'exerçaient  à  manier  la  pique.  Mais,  faute  d'instruc- 
teur, on  se  disputait;  ils  s'asseyaient  essoufflés  sur  les 
tombes,  puis  recommençaient.  Plusieurs  même  s'im- 
posèrent un  régime.  Les  uns,  s'imaginant  qu'il  fallait 
beaucoup  manger  pour  acquérir  des  forces,  se  gor- 
geaient,  et  d'autres,  incommojdés  par  leur  corpulence, 
s'exténuaient  déjeunes  pour  se  faire  maigrir. 

Utique  avait  déjà  réclamé  plusieurs  fois  les  secours 
de  Garthage.  Mais  Hannon  ne  voulait  point  partir  tant 
que  le  dernier  écrou  manquait  aux  machines  de  guerre. 
Il  perdit  encore  trois  lunes  à  équiper  les   cent  douze 


122  SALA3IMB0. 

éléphants  qui  logeaient  dans  les  remparts;  c'étaient 
les  vainqueurs  de  Régulus  ;  le  peuple  les  chérissait;  on 
ne  pouvait  trop  bien  agir  envers  ces  vieux  amis.  Han- 
non  lit  refondre  les  plaques  d'airain  dont  on  garnissait 
leur  poitrail,  dorer  leurs  défenses,  élargir  leurs  tours, 
et  tailler  dans  la  pourpre  la  plus  belle  des  carapaçons 
bordés  de  franges  très  lourdes.  Enfin,  comme  on  appe- 
lait leurs  conducteurs  des  Indiens  (d'après  les  premiers, 
sans  doute,  venus  des  Indes),  il  ordonna  que  tous 
fussent  costumés  à  la  mode  indienne,  c'est-à-dire  avec 
bourrelet  blanc  autour  des  tempes  et  un  petit  caleçon 
de  byssus  qui  formait,  par  ses  plis  transversaux, 
comme  les  deux  valves  d'une  coquille  appliquée  sur 
les  hanches. 

L'armée  d'Autharite  restait  toujours  devant  Tunis. 
Elle  se  cachait  derrière  un  mur  fait  avec  la  boue  du 
lac  et  défendu  au  sommet  par  des  broussailles  épi- 
neuses. Des  nègres  y  avaient  planté  cà  et  là,  sur  de 
grands  bâtons,  d'effroyables  figures,  masques  humains 
composés  avec  des  plumes  d'oiseaux,  des  tètes  de 
chacals  ou  de  serpents,  qui  bâillaient  vers  l'ennemi 
pour  l'épouvanter;  —  et,  par  ce  moyen,  s'estimant 
invincibles,  les  Barbares  dansaient,  luttaient,  jonglaient, 
convaincus  que  Garthage  ne  tarderait  pas  à  périr  ;  un 
autre  qu'Hannon  eût  écrasé  facilement  cette  multitude 
qu'embarrassaient  des  bestiaux  et  des  femmes;  d'ail- 
leurs, ils  ne  comprenaient  aucune  manœuvre,  et  Au- 
tharite  découragé  n'en  exigeait  plus  rien. 

Ils  s'écartaient,  quand  il  passait  en  roulant  ses  gros 
yeux  bleus.  Puis,  arrivé  au  bord  du  lac,  il  retirait  son 


HANNON.  123 

sayon  en  poil  de  phoque,  dénouait  la  corde  qui  atta- 
chait ses  longs  cheveux  rouges  et  les  trempait  dans 
l'eau.  11  regrettait  de  n'avoir  pas  déserté  chez  les  Ro- 
mains avec  les  deux  mille  Gaulois  du  temple  d'Eryx. 

Souvent,  au  milieu  du  jour,  le  soleil  perdait  ses 
rayons  tout  à  coup.  Alors,  le  golfe  et  la  pleine  mer 
semblaient  immobiles  comme  du  plomb  fondu.  Un 
nuage  de  poussière  brune,  perpendiculairement  étalé, 
accourait  en  tourbillonnant;  les  palmiers  se  courbaient, 
le  ciel  disparaissait,  on  entendait  rebondir  des  pierres 
sur  la  croupe  des  animaux;  et  le  Gaulois,  les  lèvres 
collées  contre  les  trous  de  sa  tente,  râlait  d'épuisement 
et  de  mélancolie.  Il  songeait  à  la  senteur  des  pâtu- 
rages par  les  matins  d'automne,  à  des  flocons  déneige, 
aux  beuglements  des  aurochs  perdus  dans  le  brouillard; 
et,  fermant  ses  paupières,  il  croyait  aperce  voir  les  feux 
des  longues  cabanes,  couvei'tes  de  paille,  trembler 
sur  les  marais,  au  fond  des  bois. 

D'autres  que  lui  regrettaient  la  patrie,  bien  qu'elle 
ne  fût  pas  aussi  lointaine.  Les  Carthaginois  captifs 
pouvaient  distinguer  au  delà  du  golfe,  sur  les  pentes 
de  Byrsa,  les  velarium  de  leurs  maisons,  étendus  dans 
les  cours.  Mais  des  sentinelles  marchaient  autour  d'eux 
perpétuellement.  On  les  avait  tous  attachés  à  une 
chaîne  commune.  Chacun  portait  un  carcan  de  fer,  et 
la  foule  ne  se  fatiguait  pas  de  venir  les  regarder.  Les 
femmes  montraient  aux  petits  enfants  leurs  belles  robes 
en  lambeaux  qui  pendaient  sur  leurs  membres  amai- 
gris. 

Toutes  les  fois  qu'Autharite  considérait  Giscon,  une 


i  24  SALA  M  M  B  0  . 

fureur  le  preuait  au  souvenir  de  son  injure;  il  l'eût 
tué  sans  le  serment  qu'il  avait  fait  à  Narr'Havas.  Alors 
il  rentrait  dans  sa  tente,  buvait  un  mélange  d'orge  et 
de  cumin  jusqu'à  s'évanouir  d'ivresse,  puis  se  réveil- 
lait au  grand  soleil,  dévoré  par  une  soif  horrible. 

Màtlio,  cependant,  assiégeait  Hippo-Zaryte. 

Mais  la  ville  était  protégée  par  un  lac  communi- 
quant avec  la  mer.  Elle  avait  trois  enceintes,  et  sur 
les  hauteurs  qui  la  dominaient  se  développait  un 
mur  fortifié  de  tours.  Jamais  il  n'avait  commandé  de 
pareilles  entreprises.  Puis  la  pensée  de  Salammbô  l'ob- 
sédait, et  il  rêvait,  dans  les  plaisirs  de  sa  beauté, 
comme  les  délices  d'une  vengeance  qui  le  transportait 
d'orgueil.  C'était  un  besoin  de  la  revoir  acre,  furieux, 
permanent.  Il  songea  même  à  s'offrir  comme  parle^^, 
mentaire,  espérant  qu'une  fois  dans  Carthage,  il  par- 
viendrait jusqu'à  elle.  Souvent  il  faisait  sonner  l'as- 
saut, et,  sans  rien  attendre,  s'élançait  sur  ce  môle 
qu'on  tâchait  d'établir  dans  la  mer.  Il  arrachait  les  pier- 
res avec  ses  mains,  bouleversait,  frappait,  enfonçait 
partout  son  épée.  Les  Barbares  se  précipitaient  pêle- 
mêle;  les  échelles  rompaient  avec  un  grand  fracas,  et 
des  masses  d'hommes  s'écroulaient  dans  l'eau  qui 
rejaillissait  en  floLs  rouges  contre  les  murs;  le  tumulte 
s'affaiblissait,  et  les  soldats  s'éloignaient  pour  recom- 
mencer. 

Màtho  allait  s'asseoir  en  dehors  des  tentes;  il  es- 
suyait avec  son  bras  sa  figure  éclaboussée  de  sang,  — 
et,  tourné  vers  Carthage,  il  regardait  l'horizon. 

En  face  de  lui,  dans  les  oliviers,  les  palmiers,  les 


HANNON.  i?6 

myrtes  et  les  platanes,  s'étalaient  deux  larçes 
étanjîs  qui  rejoignaient  un  autre  lac  dont  on  n'aperce- 
vait pas  les  contours.  Derrière  une  montagne  surgis- 
saient d'autres  montagnes  et,  au  milieu  du  lac  immense, 
se  dressait  une  île  toute  noire  et  de  forme  pyrami- 
dale. Sur  la  gauche,  à  l'extrémité  du  golfe,  des  tas 
de  sables  semblaient  de  grandes  vagues  blondes  arrê- 
tées, tandis  que  la  mer,  plate  comme  un  dallage  de 
lapis-lazuli,  montait  insensiblement  jusqu'au  bord  du 
ciel.  La  verdure  de  la  campagne  disparaissait  par 
endroits  sous  de  longues  plaques  jaunes;  des  carou- 
bes brillaient  comme  des  boutons  de  corail;  des  pam- 
pres retombaient  des  sycomores  ;  on  entendait  le 
murmure  de  l'eau  ;  des  alouettes  huppées  sautaient, 
et  les  derniers  feux  du  soleil  doraient  la  carapace  des 
tortues  sortant  des  joncs  pour  aspirer  la  brise. 

Mâtho  poussait  de  grands  soupirs.  Il  se  couchait  à 
plat  ventre  ;  il  enfonçait  ses  ongles  dans  la  terre  et  il 
pleurait;  il  se  sentait  misérable,  chétif,  abandonné. 
Jamais  il  ne  la  posséderait.  Il  ne  pouvait  même  s'em- 
parer d'une  ville. 

La  nuit,  seul,  dans  sa  tente,  il  contemplait  le  zaïmph. 
A  quoi  cette  chose  des  Dieux  lui  servait-elle?  et  des 
doutes  survenaient  dans  la  pensée  du  Barbare.  Puis, 
il  lui  semblait  au  contraire  que  le  vêtement  de  la 
Déesse  dépendait  de  Salammbô,  et  qu'une  partie  de 
son  âme  y  flottait  plus  subtile  qu'une  haleine;  et  il  le 
palpait,  le  humait,  s'y  plongeait  le  visage,  le  baisait  en 
sanglotant.  Il  s'en  recouvrait  les  épaules  pour  se  faire 
illusion  et  se  croire  auprès  d'elle. 


126  SALAMMBO. 

Quelquefois  il  s'échappait  tout  à  coup,  enjambait 
les  soldats  qui  dormaient  roulés  dans  leurs  manteaux, 
s'élançait  sur  un  cheval,  et,  deux  heures  après,  se  trou- 
vait à  Utique  dans  la  tente  de  Spendius. 

D'abord,  il  parlait  du  siège;  mais  il  n'était  venu  que 
pour  soulager  sa  douleur  en  causant  de  Salannnbô  ; 
Spendius  l'exhortait  à  la  sagesse. 

((  —  Repousse  de  ton  àme  ces  misères  qui  la  dé- 
gradent! Tu  obéissais  autrefois?  à  présent  tu  com- 
mandes une  armée,  et  si  Carthage  n'est  pas  conquise, 
du  moins  on  nous  accordera  des  provinces  ;  nous  de- 
viendrons des  rois!  » 

Mais,  comment  la  possession  du  zaïmphneleur  don- 
nait-elle pas  la  victoire?  D'après  Spendius,  il  fallait  at- 
tendre. 

Mâtho  s'imagina  que  le  voile  concernait  exclusive- 
ment les  hommes  de  racechananéenne,  et,  dans  sa  sub- 
tihté  de  Barbare,  il  se  disait:  «  Donc  le  zaïmph  ne  fera 
rien  pour  moi;  mais,  puisqu'ils  l'ont  perdu,  il  ne  fera 
rien  pour  eux.  » 

Ensuite,  un  scrupule  le  troubla.  Il  avait  peur,  en 
adorant  Aptouknos,  le  dieu  des  Libyens,  d'offenser 
Moloch;  et  il  demanda  timidement  à  Spendius  auquel 
des  deux  il  serait  bon  de  sacrifier  un  homme. 

«  —  Sacrifie  toujours!  »  dit  Spendius,  en  riant. 

Màtho,  qui  ne  comprenait  point  cette  indifférence, 
soupçonna  le  Grec  d'avoir  un  génie  dont  il  ne  voulait  pas 
parler. 

Tous  les  cultes,  comme  toutes  les  races,  se  rencon- 
traient dans  ces  armées  de  Barbares,  et  l'on  considérait 


HANNON.  127 

les  dieux  des  autres,  car  ils  effrayaient  aussi.  Plusieurs 
mêlaient  à  leur  religion  natale  des  pratiques  étrangères. 
On  avait  beau  ne  pas  adorer  les  étoiles,  telle  constella- 
tion étant  funeste  ou  secourable,  on  lui  faisait  des  sa- 
crifices; une  amulette  inconnue,  trouvée  par  hasard  dans 
un  péril,  devenait  une  divinité;  ou  bien  c'était  un  nom, 
rien  qu'un  nom,  et  que  l'on  répétait  sans  même  cher- 
cher à  comprendre  ce  qu'il  pouvait  dire.  Mais,  à  force 
d'avoir  pillé  des  temples,  vu  quantité  de  nations  et 
d'égorgements,  beaucoup  finissaient  par  ne  plus  croire 
qu'au  destin  et  à  la  mort  ;  et  chaque  soir  ils  s'endor- 
maient dans  la  placidité  des  bêtes  féroces.  Spendius  au- 
rait craché  sur  les  images  de  Jupiter  Olympien;  cepen- 
dant il  redoutait  de  parler  haut  dans  les  ténèbres, 
et  il  ne  manquait  pas,  tous  les  jours,  de  se  chausser 
d'abord  du  pied  droit. 

11  élevait,  en  face  d'Utique,  une  longue  terrasse 
quadrangulaire.  Mais,  à  mesure  qu'elle  montait,  le  rem- 
part grandissait  aussi;  ce  qui  était  abattu  par  les  uns, 
presque  immédiatement  se  trouvait  relevé  par  les  autres. 
Spendius  ménageait  ses  hommes,  rêvait  des  plans;  il 
tâchait  de  se  rappeler  les  stratagèmes  qu'il  avait  entendu 
raconter  dans  ses  voyages.  Pourquoi  Narr'Havas  ne 
revenait-il  pas?  On  était  plein  d'inquiétudes. 

Hannon  avait  terminé  ses  apprêts.  Par  une  nuit 
sans  lune,  il  fit,  sur  des  radeaux,  traverser  à  ses  élé- 
phants et  à  ses  soldats  le  golfe  de  Garthage.  Puis  ils 
tournèrent  la  montagne  des  Eaux-Chaudes  pour  éviter 
Autharite,  —  et  continuèrent  avec  tant  de  lenteur  qu'au 


i28  SALAMMBO. 

lieu  de  surprendre  les  Barbares  un  matin,  comme  avait 
calculé  le  suffète,  on  n'arriva  qu'en  plein  soleil,  dans 
la  troisième  journée. 

Utique  avait,  du  côté  de  l'Orient,  une  plaine  qui  s'é- 
tendait jusqu'à  la  grande  lagune  de  Carthage  ;  derrière 
elle  débouchait  à  angle  droit  une  vallée  comprise  entre 
deux  basses  montagnes  s'interrompant  tout  à  coup  ; 
les  Barbares  s'étaient  campés  plus  loin  sur  la  gauche,  de 
manière  à  bloquer  le  poi-t;  et  ils  dormaient  dans  leurs 
tentes  (ce  jour-là  les  deux  partis,  trop  las  pour  combat- 
tre, se  reposaient),  lorsque,  au  tournant  des  collines, 
l'armée  carthaginoise  parut. 

Des  goujats  munis  de  frondes  étaient  espacés  sur 
les  ailes.  Les  gardes  de  la  Légion,  sous  leurs  armures 
en  écailles  d'or,  formaient  la  première  ligne,  avec  leurs 
gros  chevaux  sans  crinière,  sans  poils,  sans  oreilles,  et 
qui  avaient  au  milieu  du  front  une  corue  d'argent 
pour  les  faire  ressembler  à  des  rhinocéros.  Entre  leurs 
escadrons,  des  jeunes  gens,  coiffés  d'un  petit  casque, 
balançaient  dans  chaque  main  un  javelot  de  frêne;  les 
longues  piques  de  la  lourde  infanterie  s'avançaient  par 
derrière.  Tous  ces  marchands  avaient  accumulé  sur  leurs 
corps  le  plus  d'armes  possible  :  on  en  voyait  qui  por- 
taient à  la  fois  une  lance,  une  hache,  une  massue,  deux 
glaives;  d'autres,  comme  desporcs-épics,  étaient  héris- 
sés de  dards,  et  leurs  bras  s'écartaient  de  leurs  cui- 
rasses en  lames  de  corne  ou  en  plaques  de  fer.  Enfin 
apparurent  les  échafaudages  des  hautes  machines  : 
carrobaHstes,  onagres,  catapultes  et  scorpions,  oscil- 
lant sur  des  chariots  tirés  par  des  mulets  et  des  qua- 


IIANNON.  429 

driges  de  bœufs;  —  et  ù  mesure  que  l'armée  se  déve- 
loppait, les  capitaines,  en  haletant,  couraient  de  droite 
etde  gauche  pour  communiquer  des  ordres,  faire  joindre 
les  files  et  maintenir  les  intervalles.  Ceux  des  anciens 
qui  commandaient  étaient  venus  avec  des  casaques  de 
pourpre  dont  les  franges  magnifiques  s'embarrassaient 
dans  les  courroies  de  leurs  cothurnes.  Leurs  visages, 
tout  barbouillés  de  vermillon,  reluisaient  sous  des  cas- 
ques énormes  surmontés  de  dieux  ;  et,  comme  ils  avaient 
des  boucliers  à  bordure  d'ivoire  couverte  de  pierreries, 
on  aurait  dit  des  soleils  qui  passaient  sur  des  murs 
d'airain. 

Les  Carthaginois  manoeuvraient  si  lourdement  que 
les  soldats,  par  dérision,  les  engagèrent  à  s'asseoir.  Ils 
criaient  qu'ils  allaient  tout  ù  l'heure  vider  leurs  gros 
ventres,  épousseter  la  dorure  de  leur  peau  et  leur  faire 
boire  du  fer. 

Au  haut  du  màt  planté  devant  la  tente  de  Spendius, 
un  lambeau  de  toile  verte  apparut  :  c'était  le  signal. 
L'armée  carthaginoise  y  répondit  par  un  grand  tapage 
de  trompettes,  de  cymbales,  de  flûtes  en  os  d'àne  et  de 
tympanons.  Déjà  les  Barbares  avaient  sauté  en  dehors 
des  pahssades.  On  était  à  portée  de  javelot,  face  à 
face . 

{jii  frondeur  baléare  s'avança  d'un  pas,  posa  d^ns 
sa  lanière  une  de  ses  balles  d'argile,  tourna  son  bras; 
un  bouclier  d'ivoire  éclata,  et  les  deux  armées  se  mê- 
lèrent. 

Avec  la  pointe  des  lances,  les  Grecs,  en  piquant  les 
chevaux  aux  naseaux,  les  firent  se  renverser  sur  leurs 

9 


<30  SALAMMBO. 

maîtres.  Les  esclaves  qui  devaient  lancer  des  pierres 
les  avaient  prises  trop  grosses  ;  elles  retombaient  près 
d'eux.  Les  fantassins  puniques,  en  frappant  de  taille 
avec  leurs  longues  épées,se  découvraient  le  flanc  droiL 
Les  Barbares  enfoncèrent  leurs  lignes;  ils  les  égor- 
geaientàplein  glaive;  ils  trébuchaient  sur  les  moribonds 
et  les  cadavres,  tout  aveuglés  parle  sang  qui  leur  jail- 
lissait au  visage.  Ce  tas  de  piques,  de  casques,  de  cui- 
rasses, d'épées  et  de  membres  confondus  tournait  sur 
soi-même,  s'élargissant  et  se  serrant  avec  des  contrac- 
tions élastiques.  Les  cohortes  carthaginoises  se  trouè- 
rent de  plus  en  plus,  leurs  machines  ne  pouvaient  sor- 
tir des  sables  ;  enfin,  la  litière  de  suffète  (sa  grande 
litière  à  pendeloques  de  cristal),  que  l'on  apercevait, 
depuis  le  commencement,  balancé  dans  les  soldats 
comme  une  barque  sur  les  flots,  tout  à  coup  sombra. 
Il  était  mort  sans  doute'''  Les  Barbares  se  trouvèrent 
seuls. 

La  poussière  autour  d'eux  tombait  et  ils  commen- 
çaient à  chanter,  lorsque  Hannon  lui-même  parut  au 
haut  d'un  éléphant.  Il  était  nu-tête,  sous  un  parasol  de 
byssus,  que  portait  un  nègre  derrière  lui.  Son  colUer  à 
plaques  bleues  battait  sur  les  fleurs  de  sa  tunique  noire  ; 
des  cercles  de  diamants  comprimaient  ses  bras,  et,  la 
bouche  ouverte,  il  braudissait  une  pique  démesurée, 
épanouie  par  le  bout  comme  un  lotus  et  plus  brillante 
qu'un  miroir.  Aussitôt  la  terre  s'ébranla,  —  et  les  Bar- 
bares virent  accourir,  sur  une  seule  ligne,  tous  les 
éléphants  de  Carthage  avec  leurs  défenses  dorées,  les 
oreilles  peintes  en  bleu,  revêtus  de  bronze,  et  secouant 


HANNON.  131 

par-dessus  leurs  caparaçons  d'écarlate  des  tours  de 
cuir,  où  dans  chacune  trois  archers  tenaient  un 
grand  arc  ouvert. 

A  peine  si  les  soldats  avaient  leurs  armes  ;  ils 
s'étaient  rangés  au  hasard.  Une  terreur  les  glaça;  ils 
restèrent  indécis. 

Déjà,  du  haut  des  tours  on  leur  jetait  des  javelots, 
des  flèches,  des  phalarigues,  des  masses  de  plomb; 
quelques-uns,  pour  y  monter,  se  cramponnaient  aux 
franges  des  caparaçons.  Avec  des  coutelas  on  leur  abat- 
tait les  mains,  et  ils  tombaient  à  la  renverse  sur  les 
glaives  tendus.  Les  piques  trop  faibles  se  rompaient, 
les  éléphants  passaient  dans  les  phalanges  comme  des 
sangliers  dans  des  touff'es  d'herbes;  ils  arrachèrent  les 
pieux  du  camp  avec  leurs  trombes,  le  traversèrent  d'un 
bout  à  l'autre  en  renversant  les  tentes  sous  leurs  poi- 
trailles  ;  tous  les  Barbares  avaient  fui.  Ils  se  cachaient 
dans  les  collines  qui  bordent  la  vallée  par  où  les  Car- 
thaginois étaient  venus. 

Ilannon,  vainqueur,  se  présenta  devant  les  portes 
d'Ulique.  11  lit  sonner  de  la  trompette.  Les  trois  juges 
de  la  ville  parurent,  au  sommet  d'une  tour,  dans  la  baie 
des  créneaux. 

Les  gens  d'Utique  ne  voulaient  point  recevoir  chez 
eux  des  hôtes  aussi  bien  armés.  Ilannon  s'emporta. 
Enfin,  ils  consentirent  à  l'admettre  avec  une  faible  es- 
corte. 

Les  rues  se  trouvèrent  trop  étroites  pour  les  élé- 
phants. 11  fallut  les  laisser  dehors. 

Dès  que  le  suflete  fut  dans  la  ville,  les  principaux 


i32  SALAMMBO. 

le  vinrent  saluer.  11  se  fit  conduire  aux  étuves  et  ap- 
pela ses  cuisiniers. 

Trois  heures  après,  il  était  encore  enfoncé  dans 
l'huile  de  cinnamome  dont  on  avait  rempli  la  vasque; 
et,  tout  en  se  baignant,  il  mangeait,  sur  une  peau  de 
bœuf  étendue,  des  langues  de  phénicoptères  avec  des 
graines  de  pavot  assaisonnées  au  miel.  Près  de  lui,  son 
médecin  grec,  immobile  dans  une  longue  robe  jaune, 
faisait  de  temps  à  autre  réchauffer  l'étuve,  et  deux 
jeunes  garçons,  penchés  sur  les  marches  du  bassin, 
lui  frottaient  les  jambes.  Mais  les  soins  de  son  corps 
n'arrêtaient  pas  son  amour  de  la  chose  publique,  car 
il  dictait  une  lettre  pour  le  Grand-Conseil,  et,  comme 
on  venait  de  faire  des  prisonniers,  il  se  demandaitquel 
châtiment  terrible  inventer. 

«  —  Arrête!  —  dit-il  à  un  esclave  qui  écrivait 
debout,  dans  le  creux  de  sa  main.  —  Qu'on  m'en 
amène!  Je  veux  les  voir.  » 

Et  du  fond  de  la  salle  emplie  d'une  vapeur  blan- 
châtre où  les  torches  jetaient  des  taches  rouges,  on 
poussa  trois  Barbares  :  un  Samnite,  un  Spartiate  et 
un  Cappadocien. 

«  —  Continue!  »  dit  Ilannon. 

«  —  Réjouissez-vous,  lumière  des  Baals!  votre 
suffète  a  exterminé  les  chiens  voraces!  Bénédictions 
sur  la  République!  Ordonnez  des  prières!  »  Il  aperçut 
les  captifs;  et  alors  éclatant  de  rire  :  —  Ah!  ah!  mes 
braves  de  Sicca!  Vous  ne  criez  plus  si  fort  aujour- 
d'hui! C'est  moi!  Me  reconnaissez-vous?  Oii  sont  donc 


HANNON.  433 

VOS  épées?  Quels  hommes  terribles,  vraiment!  »  Et  il 
feignait  de  se  vouloir  cacher,  comme  s'il  en  avait  eu 
peur.  —  ce  Vous  demandiez  des  chevaux,  des  femmes, 
des  terres,  des  magistratures,  sans  doute,  et  des  sa- 
cerdoces! Pourquoi  pas? Eh  bien,  je  vous  en  fournirai, 
des  terres,  et  dont  jamais  vous  ne  sortirez!  On  vous 
mariera  à  des  potences  toutes  neuves!  Votre  solde?  on 
vous  la  fondra  dans  la  bouche  en  lingots  de  plomb  ! 
et  je  vous  mettrai  à  de  bonnes  places,  très  hautes,  au 
milieu  des  nuages,  pour  être  rapprochés  des  aigles  !  » 

Les  trois  Barbares,  chevelus  et  couverts  de  guenil- 
les, le  regardaient,  sans  comprendre  ce  qu'il  disait. 
Blessés  aux  genoux,  on  les  avait  saisis  en  leur  jetant 
des  cordes,  et  les  grosses  chaînes  de  leurs  mains  traî- 
naient, par  le  bout,  sur  les  dalles.  Hannon  s'indigna  de 
leur  impassibilité. 

«  —  A  genoux!  à  genoux!  chacals!  poussière! 
vermine!  excréments!  Et  ils  ne  répondent  pas  !  Assez  ! 
Taisez-vous!  Qu'on  les  écorche  vifs!  Non!  tout  à 
l'heure  !  » 

Il  soufflait  comme  un  hippopotame,  en  roulant  ses 
yeux.  L'huile  parfumée  débordait  sous  la  masse  de  son 
corps,  et,  se  collant  contre  les  écailles  de  sa  peau,  à 
la  lueur  des  torches,  la  faisait  paraître  rose. 

Il  reprit: 

«  —  Nous  avons,  pendant  quatre  jours,  grandement 
souffert  du  soleil.  Au  passage  du  Macar,  des  mulets  se 
sont  perdus.  Malgré  leur  position,  le  courage  extraor- 
dinaire... Ah!  Demonades!  comme  je  souffre!  Qu'on 
réchauffe  les  briques,  et  qu'elles  soient  rouges!  » 


134  SALAMMBO. 

On  entendit  un  bruit  de  râteaux  et  de  fourneaux. 
L'encens  fuma  plus  fort  dans  les  larges  cassolettes  ;  et 
les  masseurs  tout  nus,  qui  suaient  comme  des  éponges, 
lui  écrasèrent  sur  les  articulations  une  pâte  composée 
avec  du  froment,  du  soufre,  du  vin  noir,  du  lait  de 
chienne,  de  la  myrrhe,  du  galbanum  et  du  styrax.  Une 
soif  incessante  le  dévorait;  l'homme  vêtu  de  jaune  ne 
céda  pas  à  cette  envie,  et  lui  tendant  une  coupe  d'or  où 
fumait  un  bouillon  de  vipère: 

«  —  Bois  !  —  dit-il,  —  pour  que  la  force  des  ser- 
pents, nés  du  soleil,  pénètre  dans  la  moelle  de  tes  os, 
et  prends  courage,  ô  reflet  des  Dieux  !  Tu  sais,  d'ailleurs, 
qu'un  prêtre  d'Eschmoùn  observe  autour  du  Chien  les 
étoiles  cruelles  d'où  dérive  ta  maladie.  Elles  pâlissent 
comme  les  macules  de  ta  peau,  et  tu  n'en  dois  pas 
mourir. 

«  —  Oh!  oui,  n'est-ce  pas?  —  répéta  le  suffète,  — 
je  n'en  dois  pas  mourir!  »  Et  de  ses  lèvres  violacées 
s'échappait  une  haleine  plus  nauséabonde  que  l'exha- 
laison d'un  cadavre.  Deux  charbons  semblaient  brûler 
à  la  place  de  ses  yeux,  qui  n'avaient  plus  de  sourcils; 
un  amas  de  peau  rugueuse  lui  pendait  sur  le  front;  ses 
deux  oreilles,  en  s'écartant  de  sa  tête,  commençaient 
à  grandir  ;  et  les  rides  profondes  qui  formaient  des 
demi-cercles  autour  de  ses  narines  lui  donnaient  un 
aspect  étrange  et  effrayant,  l'air  d'une  bête  farouche. 
Sa  voix  dénaturée  ressemblait  à  un  rugissement  ;  il 
dit  : 

«  —  Tuas  peut-être  raison,  Demonades  ?  En  effet, 
voilà  bien  des  ulcères    qui    se   sont  fermés.  Je  me 


IIANNON.  1.J5 

sens  robuste.  Tiens!  regarde  comme  je  mange!  » 
Et  moins  par  gourmandise  que  par  ostentation,  et 
pour  se  prouver  à  lui-même  qu'il  se  portait  bien,  il 
entamait  les  farces  de  fromage  et  d'orj_gan,les  poissons 
désossés,  les  courges,  les  huîtres,  avec  des  œufs,  des 
raiforts,  des  truffes  et  des  brochettes  de  petits  oiseaux. 
Tout  en  regardant  les  prisonniers,  il  se  délectait  dans 
rimagination  de  leur  supplice.  Cependant  il  se  rappelait 
Sicca,  et  la  rage  de  toutes  ses  douleurs  s'exhalait  en 
injures  contre  ces  trois  hommes. 

«  —  Ah  !  traîtres  !  ah  !  misérables  !  infâmes  îmaudits! 
Et  vous  m'outragiez,  moi!  moi!  le  suffète!  Leurs  ser- 
vices, le  prix  de  leur  sang,  comme  ils  disent!  Ah!  oui! 
leur  sang!  leur  sang!  »  Puis,  se  parlant  à  lui-même: 
«  Tous  périront!  on  n'en  vendra  pas  un  seul!  il  vaudrait 
mieux  les  conduire  à  Carthage!  On  me  verrait...  mais 
je  n'ai  pas,  sans  doute,  emporté  assez  de  chaînes? 
Écris:  Envoyez-moi....  Combien  sont-ils?  qu'on  aille 
le  demander  à  Muthumbal  !  Va!  pas  de  pitié!  et 
qu'on  m'apporte  dans  des  corbeilles  toutes  leurs  mains 
coupées  !  » 

Mais  des  cris  bizarres,  à  la  fois  rauques  et  aigus, 
arrivaient  dans  la  salle,  par-dessus  la  voix  d'Hannon 
et  le  retentissement  des  plats  que  l'on  posait  autour 
de  lui.  Ils  redoublèrent  et  tout  à  coup  le  barrissement 
furieux  des  éléphants  éclata,  comme  si  la  bataille  re- 
commençait. Un  grand  tumulte  entourait  la  ville. 

Les  Carthaginois  n'avaient  point  cherché  à  poursuivre 
les  Barbares.  Us  s'étaient  établis  au  pied  des  murs,  avec 
leurs  bagages,  leurs  valets,  tout  leur  train  de  satrapes  ; 


136  SALAMMBO. 

et  ils  se  réjouissaient  sous  leurs  belles  tentes  à  bordures 
de  perles,  tandis  que  le  camp  des  Mercenaires  ne  fai- 
sait plus  dans  la  plaine  qu'un  amas  de  ruines.  Spendius 
avait  repris  son  courage.  Il  expédia  Zarxas  vers  Mâtho, 
parcourutles  bois,  rallia  ses  hommes  (les  pertes  n'étaient 
pas  considérables),  —  et  enragés  d'avoir  été  vaincus 
sans  combattre,  ils  reformaient  leurs  lignes,  quand  on 
découvrit  une  cuve  de  pétrole,  abandonnée  sans  doute 
par  les  Carthaginois.  Alors  Spendius  fit  enlever  des 
porcs  dans  les  métairies,  les  barbouilla  de  bitume,  y 
mit  le  feu  et  les  poussa  vers  Utique. 

Les  éléphants,  effrayés  par  ces  flammes,  s'enfuirent. 
Le  terrain  montait,  on  leur  jetait  des  javelots,  ils  re- 
vinrent en  arrière  ;  —  et  à  grands  coups  d'ivoire  et  sous 
leurs  pieds,  ils  éventraient  les  Carthaginois,  les  étouf- 
faient, les  aplatissaient.  Derrière  eux  les  Barbares 
descendaient  la  colline  ;  le  camp  punique,  sans  retran- 
chements, dès  la  première  charge  fut  saccagé,  et  les 
Carthaginois  se  trouvèrent  écrasés  contre  les  portes,  car 
on  ne  voulut  pas  les  ouvrir  dans  la  peur  des  Merce- 
naires. 

Le  jour  se  levait;  du  côté  de  l'Occident  arrivèrent 
les  fantassins  de  Màtho.  En  même  temps  des  cavaliers 
parurent;  c'était  Narr'Havas  avec  ses  Numides.  Sautant 
par-dessus  les  ravins  et  les  buissons,  ils  forçaient  les 
fuyards  comme  des  lévriers  qui  chassent  des  lièvres.  Ce 
changement  de  fortune  interrompit  le  suffète.  11  cria 
pour  qu'on  vînt  l'aider  à  sortir  de  l'étuve. 

Les  trois  captifs  étaient  toujours  devant  lui.  Un 
nègre  (le  même  qui,  dans  la  bataille,  portait  son  para- 


IIANNON.  437 

sol)  se  pencha  vers  son  oreille.  «  —  Eh  bien?  —  répon- 
dit le  sulTcte  lentement.  Ali  !  tue-les  !  »  ajouta-t-il 
d'un  Ion  brusque. 

L'Élliio|)icn  tira  de  sa  ceinture  un  long  poignard,  et 
les  trois  tètes  tombèrent.  Une  d'elles,  en  rebondissant 
parmi  les  épluchuresdu  festin,  alla  sauter  dans  la  vas- 
que, etelle  y  flotta  quelque  temps,  la  bouche  ouverte, 
les  yeux  fixes.  Les  lueurs  du  matin  entraient  par  les 
fentes  du  mur  ;  les  trois  corps,  couchés  sur  leur  poi- 
trine, ruisselaient  à  gros  bouillons  comme  trois  fontaines 
et  une  nappe  de  sang  coulait  sur  les  mosaïques,  sablées 
de  poudre  bleue.  Le  suffète  trempa  sa  main  dans  cette 
fange  toute  chaude,  et  il  s'en  frotta  les  genoux;  c'était 
un  remède. 

Le  soir  venu,  il  s'échappa  de  la  ville  avec  son  escorte, 
puis  s'engagea  dans  la  montagne  pour  rejoindre  son 
armée. 

Il  parvint  à  en  retrouver  les  débris. 

Quatre  jours  après,  il  était  à  Gorza,  sur  le  haut  d'un 
défilé,  quand  les  troupes  de  Spendius  se  présentèrent 
en  bas.  Vingt  bonnes  lances,  en  attaquant  le  front  de 
leur  colonne,  les  eussent  facilement  arrêtées  ;  les  Car- 
thaginois les  regardèrent  passer,  tout  stupéfaits.  Hannon 
reconnut  à  l'arrière-garde  le  roi  des  Numides  ;  Narr'- 
Havas  s'inclina  pour  le  saluer  en  faisant  un  signe  qu'il 
ne  comprit  pas. 

On  s'en  revint  à  Carthage  avec  toutes  sortes  de 
terreurs.  On  marchait  la  nuit  seulement;  le  jour,  on  se 
cachait  dans  les  bois  d'oliviers.  A  chaque  étape  quelques- 
uns  mouraient;  ils  se  crurent  perdus  plusieurs  fois. 


438  SALAMMBO. 

Enfin  ils  atteignirent  le  cap  Ilermaeum,  où  des  vaisseaux 
vinrent  les  prendre. 

Hannon  était  si  fatigué,  si  désespéré,  —  la  perte 
des  éléphants  surtout  l'accablait,  —  qu'il  demanda, 
pour  en  finir,  du  poison  à  Demonades.  D'ailleurs,  il  se 
sentait  déjà  tout  étendu  sur  sa  croix. 

Cartilage  n'eut  pas  la  force  de  s'indigner  contre  lui. 
On  avait  perdu  quatre  cent  mille  neuf  cent  soixante- 
douze  sicles  dargent,  quinze  mille  six  cent  vingt-trois 
shekels  d'or,  dix-huit  éléphants,  ((uatorze  membres  du 
Grand-Conseil,  trois  cents  riches,  huit  mille  citoyens, 
du  blé  pour  trois  lunes,  un  bagage  considérable  et 
toutes  les  machines  de  guerre  !  La  défection  de  Narr'- 
Havas  était  certaine,  les  deux  sièges  recommençaient. 
L'armée  d'Autharite  s'étendait  maintenant  de  Tunis  à 
Rhadès.  Du  haut  de  l'Acropole,  on  apercevait  dans  la 
campagne  de  longues  fumées  montant  jusqu'au  ciel; 
c'étaient  les  châteaux  des  riches  qui  brûlaient. 

Un  homme,  seul,  aurait  pu  sauver  la  République.  On 
se  repentait  de  l'avoir  méconnu,  et  le  parti  de  la  paix 
lui-même  vota  des  holocaustes  pour  le  retour  d'Hamil- 
car. 

La  vue  du  zaïmph  avait  bouleversé  Salammbô.  Elle 
croyait,  la  nuit,  entendre  les  pas  de  la  Déesse,  et  elle 
se  réveillait  épouvantée  en  jetant  des  cris.  Elle  envoyait 
tous  les  jours  porter  de  la  nourriture  dans  les  temples. 
Taanach  se  fatiguait  à  exécuter  ses  ordres,  et  Schahaba- 
rim  ne  la  quittait  plus. 


IIAMILCAU    H  A  RCA.  130 


VII 


IIAMILCAR    DARCA 


L'aiinoiiciaLeur  des  lunes,  qui  veillait  toutes  les 
nuits  au  haut  du  temple  d'Escbmoùn,  pour  signaler  avec 
sa  trompette  les  agitations  de  l'astre,  aperçut  un  ma- 
tin, du  côté  de  rOccident,  quelque  chose  de  semblable 
à  un  oiseau  frôlant  de  ses  longues  ailes  la  surface  de 
la  mer. 

C'était  un  navire  à  trois  rangs  de  rames  ;  il  y  avait 
à  la  proue  un  cheval  sculpté.  Le  soleil  se  levait;  l'an- 
nonciateur des 'lunes  mit  sa  main  devant  les  yeux; 
puis,  saisissant  à  plein  bras  son  clairon,  il  poussa  sur 
Carthage  un  grand  cri  d'airain. 

De  toutes  les  maisons  des  gens  sortirent  ;  on  ne 
voulait  pas  en  croire  les  paroles,  on  se  disputait,  le 
môle  était  couvert  de  peuple.  Enfin  on  reconnut  la  tri- 
rème d'Hamilcar. 

Elle  s'avançait  d'une  façon  orgueilleuse  et  farouche, 
l'antenne  toute  droite,  la  voile  bombée  dans  la  longueur 
du  mât,  en  fendant  l'écume  autour  d'elle;  ses  gigan- 
tesques avirons  battaient  l'eau  en  cadence  ;  de  temps  à 
autre  l'extrémité  de  sa  quille,  faite  comme  un  soc  de 
charrue,  apparaissait;  et  sous  l'éperon  qui  terminait 


440  SALAMMBO. 

sa  proue,  le  cheval  à  tête  d'ivoire,  en  dressant  ses 
deux  pieds,  semblait  courir  sur  les  plaines  de  la 
mer. 

Autour  du  promontoire,  comme  le  vent  avait  cessé, 
la  voile  tomba,  et  l'on  aperçut  auprès  du  pilote  un  homme 
debout,  tête  nue;  c'était  lui,  le  suffcte  Hamilcar  !  Il 
portait  autour  des  flancs  des  lames  de  fer  qui  reluisaient  ; 
un  manteau  rouge  s'attachantà  ses  épaules  laissait  voir 
ses  bras;  deux  perles  très  longues  pendaient  à  ses 
oreilles,  et  il  baissait  sur  sa  poitrine  sa  barbe  noire, 
touffue. 

Cependant  la  galère  ballottée  au  milieu  des  rochers 
côtoyait  le  môle,  et  la  foule  la  suivait  sur  les  dalles  en 
criant  : 

«  —  Salut  !  bénédiction  !  CEil  de  Khamon  !  ah  ! 
délivre-nous!  C'est  la  faute  des  riches!  ils  veulent  te 
faire  mourir  !  Prends  garde  à  toi,  Barca!  » 

11  ne  répondait  pas,  comme  si  la  clameur  des  océans 
et  des  batailles  l'eûtcomplètementassourdi.  Mais  quand 
il  fut  sous  l'escalier  qui  descendait  de  l'Acropole,  Hamil- 
car releva  la  tête,  et,  les  bras  croisés,  il  regarda  le 
temple  d'Eschmoùn.  Sa  vue  monta  plus  haut  encore, 
dans  le  grand  ciel  pur;  d'une  voix  âpre,  il  cria  un  ordre 
à  ses  matelots  ;  la  trirème  bondit;  elle  érafla  l'idole 
établie  à  l'angle  du  môle  pour  arrêter  les  tempêtes  ;  et 
dans  le  port  marchand  plein  d'immondices,  d'éclats  de 
bois  et  d'écorces  de  fruits,  elle  refoulait,  éventrait  les 
autres  navires  amarrés  à  des  pieux  et  finissant  par  des 
mâchoires  de  crocodile.  Le  peuple  accourait,  quelques- 
uns  se  jetèrent  à  la  nage.  Déjà  elle  se  trouvait  au  fond, 


HAMILCAll    BAIICA.  iH 

devant  la  porte  hérissée  de  clous.  La  porte  se  leva,  et 
la  trirème  disparut  sous  la  voûte  profonde. 

Le  port  militaire  était  complètement  séparé  de  la 
ville;  quand  des  ambassadeurs  arrivaient,  il  leur  fallait 
passer  entre  deux  murailles,  dans  un  couloir  qui  débou- 
chait à  gauche,  devant  le  temple  de  Khamon.  Cette 
grande  place  d'eau,  ronde  comme  une  coupe,  avait  une 
bordure  de  quais  où  étaient  bâties  des  loges  abritant 
les  navires.  En  avant  de  chacune  d'elles  montaient  deux 
colonnes,  portant  à  leur  chapiteau  des  cornes  dWmmon, 
ce  qui  formait  une  continuité  de  portiques  tout  autour 
du  bassin.  Au  milieu,  dans  une  ile,  s'élevait  une  maison 
pour  le  suffète  de  la  mer. 

L'eau  était  si  limpide  que  l'on  apercevait  le  fond, 
pavé  de  cailloux  blancs.  Le  bruit  des  rues  n'arrivait 
pas  jusque-là,  et  Hamilcar,  en  passant,  reconnaissait  les 
trirèmes  qu'il  avait  autrefois  commandées. 

Il  n'en  restait  plus  qu'une  vingtaine  peut-être,  à 
l'abri,  par  terre,  penchées  sur  le  flanc  ou  droites  sur 
la  quille,  avec  des  poupes  très  hautes  et  des  proues 
bombées,  couvertes  de  dorures  et  de  symboles  mys- 
tiques. Les  chimères  avaient  perdu  leurs  ailes,  les 
Dieux  Pataeques  leurs  bras,  les  taureaux  leurs  cornes 
d'argent;  et  toutes  à  moitié  dépeintes,  inertes,  pour- 
ries, mais  pleines  d'histoire  et  exhalant  encore  la  sen- 
teur des  voyages,  comme  des  soldats  mutilés  qui 
revoient  leur  maître,  elles  semblaient  lui  dire  :  «  C'est 
nous!  c'est  nous  !  et  toi  aussi  tu  es  vaincu!  » 

Nul,  hormis  le  suffète  de  la  mer,  ne  pouvait  entrer 
dans  la  maison-amiral.  Tant  qu'on  n'avait  pas  la  preuve 


142  SALAMMBO. 

de  sa  mort,  on  le  considérait  comme  existant  toujours. 
Les  anciens  évitaient  par  là  un  maître  de  plus,  et  ils 
n'avaient  pas  manqué  pour  llamilcar  d'obéir  à  la  cou- 
tume. 

Le  suffète  s'avança  dans  les  appartements  déserts. 
A  chaque  pas  il  retrouvait  des  armures,  des  meubles, 
des  objets  connus  qui  l'étonnaient  cependant,  et  même 
sous  le  vestibule  il  y  avait  encore,  dans  une  cassolette, 
la  cendre  des  parfums  allumés  au  départ  pour  conju- 
rer Melkarth.  Ce  n'était  pas  ainsi  qu'il  espérait  revenir  ! 
Tout  ce  qu'il  avait  fait,  tout  ce  qu'il  avait  vu  se  déroula 
dans  sa  mémoire  :  les  assauts,  les  incendies,  les  légions, 
les  tempêtes,  Drepanum,  Syracuse,  Lilybée,  le  mont 
Etna,  le  plateau  d'Éryx,  cinq  ans  de  batailles,  —  jus- 
qu'au jour  funeste  où,  déposant  les  armes,  on  avait 
perdu  la  Sicile.  Puis  il  revoyait  des  bois  de  citronniers, 
des  pasteurs  avec  des  chèvres  sur  des  montagnes  grises  ; 
et  son  cœur  bondissait  à  l'imagination  d'une  autre  Car- 
thage,  établie  là-bas.  Ses  projets,  ses  souvenirs,  bour- 
donnaient dans  sa  tête,  encore  étourdie  par  le  tangage 
du  vaisseau  ;  une  angoisse  l'accablait,  et  devenu  faible 
tout  à  coup,  il  sentit  le  besoin  de  se  rapprocher  des 
Dieux. 

Alors  il  monta  au  dernier  étage  de  sa  maison  ;  puis 
ayant  retiré  d'une  coquille  d'or  suspendue  à  son  bras 
une  spatule  garnie  de  clous,  il  ouvrit  une  petite  chambre 
ovale. 

De  minces  rondelles  noires,  encastrées  dans  la 
muraille  et  transparentes  comme  du  verre,  l'éclairaient 
doucement.  Entre  les  rangs  de  ces  disques  égaux,  des 


IIAMILCAR    BARCA.  143 

Irous  étaient  creusés,  pareils  à  ceux  des  urnes  dans 
les  columbarium.  Ils  contenaient  chacun  une  pierre 
ronde,  obscure,  et  qui  paraissait  très  lourde.  Les  gens 
d'un  esprit  supérieur,  seuls,  honoraient  ces  abaddirs, 
tombés  de  la  lune.  Par  leur  chute,  ils  signifiaient  les 
astres,  le  ciel,  le  feu;  par  leur  couleur,  la  nuit  téné- 
breuse, et  par  leur  densité,  la  cohésion  des  choses 
terrestres.  Une  atmosphère  étouffante  emplissait  ce 
lieu  mystique.  Du  sable  marin,  que  le  vent  avait  poussé 
sans  doute  à  travers  la  porte,  blanchissait  un  peu  les 
pierres  rondes,  posées  dans  les  niches.  Hamilcar,  du 
bout  de  son  doigt,  les  compta  les  unes  après  les  autres  ; 
puis  il  se  cacha  le  visage  sous  un  voile  de  couleur  sa- 
fran, et,  tombant  à  genoux,  il  s'étendit  par  terre,  les 
deux  bras  allongés. 

Le  jour  extérieur  frappait  contre  les  feuilles  de  lat- 
tier  noir.  Des  arborescences,  des  monticules,  des  tour- 
billons, de  vagues  animaux  se  dessinaient  dans  leur 
épaisseur  diaphane;  et  la  lumière  arrivait,  effrayante 
et  pacifique  cependant,  comme  elle  doit  être  par  der- 
rière le  soleil,  dans  les  mornes  espaces  des  créations 
futures.  Il  s'efforçait  à  bannir  de  sa  pensée  toutes  les 
formes,  tous  les  symboles  et  les  appellations  des  Dieux, 
afin  de  mieux  saisir  l'esprit  immuable  que  les  appa- 
rences dérobaient.  Quelque  chose  des  vitahtés  plané- 
taires le  pénétrait,  tandis  qu'il  sentait  pour  la  mort  et 
pour  tous  les  hasards  un  dédain  plus  savant  et  plus 
intime. 

Quand  il  se  releva  il  était  plein  d'une  intrépidité 
sereine,  invulnérable  à  la  miséricorde,  à  la  crainte,  — 


U4  SALAMMBO. 

et  comme  sa  poitrine  étouffait,  il  alla  sm'  le  sommet  de 
la  tour  qui  dominait  Carthage. 

La  ville  descendait  en  se  creusant  par  une  courbe 
longue,  avec  ses  coupoles,  ses  temples,  ses  toits  d'or, 
ses  maisons,  ses  touffes  de  palmiers,  çà  et  là,  ses  boules 
de  verre  d'où  jaillissaient  des  feux,  et  les  remparts 
faisaient  comme  la  gigantesque  bordure  de  cette  corne 
d'abondance  qui  s'épanchait  vers  lui.  Il  apercevait  eu 
bas  les  ports,  les  places,  l'iatérieur  des  cours,  le  des- 
sin des  rues,  les  hommes  tout  petits  presque  à  ras  des 
dalles.  Ah!  si  Hannon  n'était  pas  arrivé  trop  tard  le 
matin  des  iles  ^Egates  !  Ses  yeux  plongèrent  dans  Tex- 
trème  horizon,  et  il  tendit  du  côté  de  Rome  ses  deux 
bras  frémissants. 

La  multitude  occupait  les  degrés  de  l'Acropole.  Sur 
la  place  de  Khamon  on  se  poussait  pour  voir  le  suffète 
sortir,  les  terrasses  peu  à  peu  se  chargeaient  de  monde  ; 
quelques-uns  le  reconnurent,  on  le  saluait;  il  se  retira, 
afin  d'irriter  mieux  l'impatience  du  peuple. 

Hamilcar  trouva  en  bas,  dans  la  salle,  les  hommes  les 
plus  importants  de  son  parti  :  Istatten,  Subeldia,  Hic- 
tamon,  Yeoubas,  et  d'autres.  Ils  lui  racontèrent  tout  ce 
qui  s'était  passé  depuis  la  conclusion  de  la  paix  :  l'ava- 
rice des  anciens,  le  départ  des  soldats,  leur  retour, 
leurs  exigences,  la  capture  de  Giscon,  le  vol  duzamiph, 
Utique  secourue,  puis  abandonnée  ;  mais  aucun  n'osa  lui 
dire  les  événements  qui  le  concernaient.  Enfin  on  se 
sépara,  pour  se  revoir  pendant  la  nuit,  à  l'assemblée 
des  anciens,  dans  le  temple  de  Moloch. 

Ils  venaient  de  sortir  quand  un  tumulte  s'éleva  en 


IIA.MILCAR    ILMICA.  U5 

dehors,  à  la  porte.  Malgré  les  serviteurs,  quelqu'un 
voulait  entrer;  et  comme  le  tapage  redoublait,  Hamil- 
car  commanda  d'introduire  l'inconnu. 

On  vit  paraître  une  vieille  négresse,  cassée,  ridée, 
tremblante,  Tair  stupide,  et  enveloppée  jusqu'aux  talons 
dans  de  larges  voiles  bleus.  Elle  s'avança  en  face  du 
sulTète,  ils  se  regardèrent  l'un  l'autre  quelque  temps; 
tout  à  coup  Hamilcar  tressaillit;  sur  un  geste  de  sa 
main,  les  esclaves  s'en  allèrent.  Alors,  lui  faisant  signe 
de  marcher  avec  précaution,  il  l'entraîna  par  le  bras 
dans  une  chambre  lointaine. 

La  négresse  se  jeta  par  terre,  à  ses  pieds  pour  les 
baiser;  il  la  releva  brutalement. 

<(  —  Où  l'as-tu  laissé,  Iddibal? 

«  —  Là-bas,  maître  »  ;  et  en  se  débarrassant  de  ses 
voiles,  avec  sa  manche  elle  se  frotta  la  figure  ;  îa  cou- 
leur noire,  le  tremblement  sénile,  la  taille  courbée,  tout 
disparut. 

C'était  un  robuste  vieillard,  dont  la  peau  semblait 
tannée  par  le  sable,  le  vent  et  la  mer.  Une  houppe 
de  cheveux  blancs  se  levait  sur  son  crâne,  comme 
l'aigrette  d'un  oiseau;  et,  d'un  coup  d'œil  ironique,  il 
montrait  par  terre  le  déguisement  tombé. 

«  —  Tu  as  bien  fait,  Iddibal!  C'est  bien!  »  Puis, 
comme  le  perçant  de  son  regard  aigu:  «Aucun  encore 
ne  se  doute  ?...  » 

Le  vieillard  lui  jura  par  les  Cabires  que  le  mystère 
était  gardé.  Ils  ne  quittaient  pas  leur  cabane  à  trois 
jours  d'Hadrumète,  rivage  peuplé  de  tortues,  avec  des 
palmiers  sur  la  dune.  —  «  Et  selon  ton  ordre,  ô  maître  I 

10 


146  SALAMMBO. 

je  lui  apprends  à  laucer  des  javelots  et  à  conduire 
des  attelages  ! 

«  —  Il  est  fort,  n'est-ce  pas? 

«  —  Oui,  maître,  et  intrépide  aussi  !  ïl  n'a  peur  ni 
des  serpents,  ni  du  tonnerre,  ni  des  fantômes.  Il  court 
pieds  nus,  comme  un  pâtre,  sur  le  bord  des  préci- 
pice's . 

«  —  Parle!  parle! 

<(  —  Il  invente  des  pièges  pour  les  bêtes  farouches. 
L'autre  lune,  croirais-tu,  il  a  surpris  un  aigle;  il  le 
traînait,  et  le  sang  de  l'oiseau  et  le  sang  de  l'enfant 
s'éparpillaient  dans  l'air  en  larges  gouttes,  telles  que 
des  roses  emportées.  La  bête,  furieuse,  l'enveloppait 
du  battement  de  ses  ailes;  il  l'étreignait  contre  sa  poi- 
trine, et  à  mesure  qu'elle  agonisait,  ses  rires  redou- 
blaient, éclatants  et  superbes  comme  des  chocs  d'é- 
pées.  » 

llamilcar  baissait  la  tète,  ébloui  par  ces  présages 
de  grandeur. 

«  —  Mais,  depuis  quelque  temps,  une  inquiétude 
l'agite.  Il  regarde  au  loin  les  voiles  qui  passent  sur  la 
mer  ;  il  est  triste,  il  repousse  le  pain,  il  s'informe  des 
Dieux  et  il  veut  connaître  Carthage. 

«  — Non,  non!  pas  encore!  »  s'écria  le  sufîète. 

Le  vieil  esclave  parut  savoir  le  péril  qui  effrayait 
Hamilcar,  et  il  reprit: 

«  —  Gomment  le  retenir?  II  me  faut  déjà  lui  faire 
des  promesses,  et  je  ne  suis  venu  à  Carthage  que  pour 
lui  çicheter  un  poignard  à  manche  d'argent  avec  des 
perles  tout  autour.  »  Puis  il  conta  qu'ayant  aperçu  le 


HAMILCAK    UAIICA.  U7 

suffète  sur  la  terrasse,  il  s'était  donné  aux  gardiens 
du  port  pour  une  des  femmes  de  Salammbô,  afin  de 
pénétrer  jusqu'à  lui. 

Hamilcar  resta  longtemps  comme  perdu  dans  ses 
délibérations  ;  enfin  il  dit: 

«  — Demain  tu  te  présenteras  àMégara,  au  coucher 
du  soleil,  derrière  les  fabriques  de  pourpre,  en  imitant 
par  trois  fois  le  cri  d'un  chacal.  Si  tu  ne  me  vois  pas,  le 
premier  jour  de  chaque  lune  tu  reviendras  à  Carthage. 
N'oublie  rien  !  Aime-le  !  Maintenant,  tu  peux  lui  parler 
d' Hamilcar.  » 

L'esclave  reprit  son  costume,  et  ils  sortirent  ensem- 
ble de  la  maison  et  du  port. 

Hamilcar  continua  seul  à  pied,  sans  escorte,  car  les 
réunions  des  anciens  étaient,  dans  les  circonstances 
extraordinaires,  toujours  secrètes,  et  l'on  s'y  rendait 
mystérieusement. 

D'abord  il  longea  la  face  orientale  de  l'Acropole, 
passa  ensuite  par  le  Marché  aux  herbes,  les  galeries 
de  Kiuisdo,  le  Faubourg  des  parfumeurs.  Les  rares 
lumières  s'éteignaient,  les  rues  plus  larges  se  faisaient 
silencieuses,  puis  des  ombres  glissèrent  dans  les  ténè- 
bres. Elles  le  suivaient,  d'autres  survinrent,  et  toutes 
se  dirigeaient  comme  lui  du  côté  des  Mappales. 

Le  temple  de  Moloch  était  bâti  au  pied  d'une  gorge 
escarpée,  dans  un  endroit  sinistre.  On  n'apercevait  d'en 
bas  que  de  hautes  murailles  montant  indéfiniment, 
telles  que  les  parois  d'un  monstrueux  tombeau.  La 
nuit  était  sombre,  un  brouillard  grisâtre  semblait  peser 
sur  la  mer.  Elle  battait  contre  la  falaise  avec  un  bruit 


i48  SALAMMBO. 

de  râles  et  de  sanglots;  et  des  ombres  peu  à  peu  s'éva- 
nouissaient, comme  si  elles  eussent  passé  à  travers 
les  murs. 

Mais  sitôt  qu'on  avait  franchi  la  porte,  on  se  trou- 
vait dans  une  vaste  cour  quadrangulaire,  que  bordaient 
des  arcades.  Au  milieu  se  levait  une  niasse  d'architec- 
ture à  huit  pans  égaux.  Des  coupoles  la  surmontaient 
en  se  tassant  autour  d'un  second  étage  qui  supportait 
une  manière  de  rotonde,  d'oîi  s'élançait  un  cône  à 
courbe  rentrante,  terminé  par  une  boule  au  sommet. 

Des  feux  brûlaient  dans  des  cylindres  en  filigrane, 
emmanchés  à  des  perches  que  portaient  des  hommes. 
Ces  lueurs  vacillaient  sous  les  bourrasques  du  vent  et 
rougissaient  les  peignes  d'or  fixant  à  la  nuque  leurs 
cheveux  tressés.  Ils  couraient,  s'appelaient  pour  rece- 
voir les  anciens. 

Sur  les  dalles,  de  place  en  place,  étaient  accrou- 
pis, comme  des  sphinx,  des  lions  énormes,  symboles 
vivants  du  Soleil  dévorateur.  Ils  sommeillaient  les 
paupières  entre-closes.  Mais,  réveillés  par  les  pas  et 
par  les  voix,  ils  se  levaient  lentement,  venaient  vers 
les  anciens,  qu'ils  reconnaissaient  à  leur  costume,  se 
frottaient  contre  leurs  cuisses  en  bombant  le  dos  avec 
des  bâillements  sonores  ;  la  vapeur  de  leur  haleine 
passait  sur  la  lumière  des  torches.  L'agitation  re- 
doubla, des  portes  se  fermèrent,  tous  les  prêtres 
s'enfuirent,  et  les  anciens  disparurent  sous  les  colonnes 
qui  faisaient  autour  du  temple  un  vestibule  profond. 

Elles  étaient  disposées  de  façon  à  reproduire  par 
leurs  rangs  circulaires,  compris  les  uns  dans  les  autres. 


HAMILCAR    BARCA.  449 

la  période  saturnienne  contenant  les  années,  les  années 
les  mois,  les  mois  les  jours,  et  se  touchaient  à  la  fin 
contre  la  muraille  du  sanctuaire. 

C'était  là  que  les  anciens  déposaient  leurs  bâtons 
en  corne  de  narval,  —  car  une  loi,  toujours  observée, 
punissait  de  mort  celui  qui  entrait  à  la  séance  avec 
une  arme  quelconque.  Plusieurs  portaient  au  bas  de 
leur  vêtement  une  déchirure  arrêtée  par  un  galon  de 
pourpre,  pour  bien  montrer  qu'en  pleurant  la  mort  de 
leurs  proches  ils  n'avaient  point  ménagé  leurs  habits, 
et  ce  témoignage  d'affliction  empêchait  la  fente  de 
s'agrandir.  D'autres  gardaient  leur  barbe  enfermée  dans 
un  petit  sac  de  peau  violette,  que  deux  cordons  atta- 
chaient aux  oreilles.  Tous  s'abordèrent  en  s'embrassant 
poitrine  contre  poitrine.  Ils  entouraient  Ilamilcar,  ils 
le  félicitaient;  on  aurait  dit  des  frères  qui  revoient 
leur  frère. 

Ces  hommes  étaient  généralement  trapus,  avec  des 
nez  recourbés  comme  ceux  des  colosses  assyriens. 
Quelques-uns  cependant,  par  leurs  pommettes  plus 
saillantes,  leur  taille  plus  haute  et  leurs  pieds  plus  ' 
étroits,  trahissaient  une  origine  africaine,  des  ancêtres 
nomades.  Ceux  qui  vivaient  continuellemnet  au  fond 
de  leurs  comptoirs  avaient  le  visage  pâle  ;  d'autres  gar- 
daient sur  eux  comme  la  sévérité  du  désert,  et  d'étran- 
ges joyaux  scintillaient  à  tous  les  doigts  de  leurs  mains, 
hâlées  par  des  soleils  inconnus.  On  distinguait  les  na- 
vigateurs au  balancement  de  leur  démai'che,  tandis 
que  les  hommes  d'agriculture  sentaient  le  pressoir,  les 
herbes  sèches  et  la  sueur  de  mulet.  Ces  vieux  pirates 


HoO  SALAMMBO. 

faisaient  labourer  des  campagnes,  ces  ramasseurs  d'ar- 
gent équipaient  des  navires,  ces  propriétaires  de  cul- 
tures nourrissaient  des  esclaves  exerçant  des  métiers. 
Tous  étaient  savants  dans  les  disciplines  religieuses, 
experts  en  stratagèmes,  impitoyables  et  riches.  Ils 
avaient  l'air  fatigués  par  de  longs  soucis.  Leurs  yeux 
pleins  de  llammes  regardaient  avec  défiance  ;  et  l'ha- 
bitude des  voyages  et  du  mensonge,  du  trafic  et  du 
commandement,  donnait  à  toute  leur  personne  un 
aspect  de  ruse  et  de  violence,  une  sorte  de  brutalité 
discrète  et  convulsive.  D'ailleurs,  l'influence  du  Dieu 
les  assombrissait. 

Ils  passèrent  d'al3ord  par  une  salle  voûtée,  qui 
avait  la  forme  d'un  œuf.  Sept  portes,  correspondant 
aux  sept  planètes,  étalaient  contre  sa  muraille  sept 
carrés  de  couleur  différente.  Après  une  longue  cham- 
bre, ils  entrèrent  dans  une  autre  salle,  pareille. 

Un  candélabre  tout  couvert  de  fleurs  ciselées  brû- 
lait au  fond,  et  chacune  de  ses  huit  branches  en  or 
portait  dans  un  calice  de  diamants  une  mèche  de  bys- 
sus.  11  était  posé  sur  la  dernière  des  longues  marches 
qui  allaient  vers  un  grand  autel,  terminé  aux  angles 
par  des  cornes  d'airain.  Deux  escaliers  latéraux  con- 
duisaient à  son  sommet  aplati;  on  n'en  voyait  pas  les 
pierres  ;  c'était  comme  une  montagne  de  cendres  accu- 
mulées, et  quelque  chose  d'indistinct  fumait  dessus, 
lentement.  Au  delà,  plus  haut  que  le  candélabre,  et 
bien  plus  haut  que  l'autel,  se  dressait  le  Moloch,  tout 
en  fer,  avec  sa  poitrine  d'homme  ou  bâillaient  des  ou- 
vertures. Ses  ailes  ouvertes  s'étendaient  sur  le  mur. 


HAMILCAU    HARCA.  454 

ses  mains  allongées  descendaient  jusqu'à  terre;  trois 
pierres  noires,  que  bordait  un  cercle  jaune,  figuraient 
trois  prunelles  à  son  front,  et,  comme  pour  beugler, 
il  levait  dans  un  effort  terrible  sa  tète  de  taureau. 

Autour  de  l'appartement  étaient  rangés  des  esca- 
beaux d'ébène.  Derrière  chacun  d'eux,  une  tige  en 
bronze  posant  sur  trois  griffes  supportait  un  flam- 
beau. Toutes  ces  lumières  se  reflétaient  dans  les 
losanges  de  nacre  qui  pavaient  la  salle.  Elle  était  si 
haute  que  la  couleur  rouge  des  murailles,  en  montant 
vers  la  voûte,  se  faisait  noire,  et  les  trois  yeux  de  l'idole 
apparaissaient  tout  en  haut,  comme  des  étoiles  à  demi 
perdues  dans  la  nuit. 

Les  anciens  s'assirent  sur  les  escabeaux  d'ébène, 
ayant  mis  par-dessus  leur  tête  la  queue  de  leur  robe. 

Ils  restaient  immobiles ,  les  mains  croisées  dans 
leurs  larges  manches,  et  le  dallage  de  nacre  semblait 
un  fleuve  lumineux  qui,  ruisselant  de  l'autel  vers  la 
porte,  coulait  sous  leurs  pieds  nus. 

Les  quatre  pontifes  se  tenaient  au  milieu,  dos  à  dos, 
sur  quatre  sièges  d'ivoire  formant  la  croix:  le  grand 
prêtre  d'Eschmoùn  en  robe  d  hyacinthe,  le  grand  prê- 
tre de  Tanit  en  robe  de  lin  blanc,  le  grand  prêtre  du 
Khamon  en  robe  de  laine  fauve,  et  le  grand  prêtre  de 
Moloch  en  robe  de  pourpre. 

Hamilcar  s'avança  vers  le  candélabre.  11  tourna  tout 
autour,  en  considérant  les  mèches  qui  brûlaient,  puis 
jeta  sur  elles  une  poudre  parfumée  ;  des  flammes  vio- 
lettes parurent  à  l'extrémité  des  branches. 

Alors  une  voix  aiguë  s'éleva,  une  autre  y  répondit 


452  SALAMMBO. 

—  et  les  cent  anciens,  les  quatre  pontifes,  et  Hamil- 
car  debout,  tous  à  la  fois  entonnèrent  un  hymne;  et 
répétant  toujours  les  mêmes  syllabes  et  renforçant  les 
sons,  leurs  voix  montèrent,  éclatèrent,  devinrent  ter- 
ribles, puis,  d'un  seul  coup,  se  turent. 

On  attendit  quelque  temps.  Enfin  Haaiilcar  tira  de 
sa  poitrine  une  petite  statuette  à  trois  tètes,  bleue 
comme  du  saphir,  et  il  la  posa  devant  lui.  C'était  l'image 
de  la  Vérité,  le  génie  même  de  sa  parole.  Puis  il  la 
replaça  dans  son  sein,  et  tous,  comme  saisis  d'une 
colère  soudaine,  crièrent: 

«  —  Ce  sont  tes  bons  amis  les  Barbares!  Traître! 
infâme  !  Tu  reviens  pour  nous  voir  périr,  n'est-ce  pas? 
Laissez-le  parler  !  —  Non  !  non  !  » 

Ils  se  vengeaient  de  la  contrainte  oii  le  cérémonial 
politique  les  avait  tout  à  l'heure  obligés;  bien  qu'ils 
eussent  souhaité  le  retour  d'Hamilcar,  ils  s'indignaient 
maintenant  de  ce  qu'il  n'avait  point  prévenu  leurs 
désastres,  ou  plutôt  ne  les  avait  pas  subis  comme  eux. 

Quand  le  tumulte  fut  calmé,  le  pontife  deMolochse 
leva  : 

«  —  >'ous  te  demandons  pourquoi  tu  n'es  pas  re- 
venu à  Carthage? 

«  —  Que  vous  importe  !  »  répondit  dédaigneusement 
le  suffète. 

Leurs  cris  redoublèrent. 

«  —  De  quoi  m'accusez-vous?  J'ai  mal  conduit  la 
guerre,  peut-être?  Vous  avez  vu  l'ordonnance  de  mes 
batailles,  vous  autres  qui  laissez  commodément  à  des 
Barbares... 


IIAMILCAK    BAUCA.  <u3 

«  —  Assez  !  assez  !  » 

Il  reprit,  d'une  voi.v  basse,  pour  se  faire  mieux 
écouter  : 

«  —  Oh!  cela  est  vrai!  Je  me  trompe,  lumières  des 
Baals;  il  en  est  parmi  vous  d'intrépides!  Giscon,  lève- 
toi!  »  Et,  parcourant  la  marche  de  l'autel,  les  paupières 
à  demi  fermées,  comme  pour  chercher  quelqu'un,  il 
répéta:  «  Lève-toi,  Giscon!  tu  peux  m'accuser,  ils  te 
défendront!  Mais  où  est-il?  »  Puis,  comme  se  ravisant: 
«  Ah!  dans  sa  maison,  suns  doute?  entouré  de  ses 
fils,  commandant  à  ses  esclaves,  heureux,  et  comptant 
sur  le  mur  les  colUers  d'honneur  que  la  patrie  lui  a 
donnés!  » 

Ils  s'agitaient  avec  des  haussements  d'épaules, 
comme  flagellés  par  des  lanières.  «  —  Vous  ne  savez 
même  pas  s'il  est  vivant  ou  s'il  est  mort  !  »  Et  sans  se 
soucier  de  leurs  clameurs,  il  disait  qu'en  abandonnant 
le  suffète,  c'était  la  République  qu'on  avait  abandonnée. 
De  même  la  paix  romaine,  si  avantageuse  qu'elle  leur 
parût,  était  plus  funeste  que  vingt  batailles.  Quelques- 
uns  applaudirent,  les  moins  riches  du  Conseil,  suspects 
d'incliner  toujours  vers  le  peuple  ou  vers  la  tyrannie. 
Leurs  adversaires,  chefs  des  Syssites  et  administrateurs, 
en  triomphaient  par  le  nombre  ;  les  plus  considérables 
s'étaient  rangés  près  d'Hannon,  qui  siégeait  à  l'autre 
bout  de  la  salle,  devant  la  haute  porte,  fermée  par  une 
tapisserie  d'hyacinthe. 

Il  avait  peint  avec  du  fard  les  ulcères  de  sa  figure. 
Mais  la  poudre  d'or  de  ses  cheveux  lui  était  tombée 
sur  les  épaules,  oii  elle  faisait  deux  plaques  brillantes, 


154  SALAMMBO. 

et  ils  paraissaient  blanchâtres,  fins  et  crépus  comme 
de  la  laine.  Des  linges  imbibés  d'un  parfum  gras  qui 
dégouttelait  sur  les  dalles  enveloppaient  ses  mains,  et 
sa  maladie  sans  doute  avait  considérablement  augmenté, 
car  ses  yeux  disparaissaient  sous  les  plis  de  ses  pau- 
pières; pourvoir,  il  lui  fallait  se  renverser  la  tête.  Ses 
partisans  l'engageaient  à  parler.  Enfin,  d'une  voix 
rauque  et  hideuse: 

«  — Moins  d'arrogance,  Barca!  Nous  avons  tous  été 
vaincus!  Chacun  supporte  son  malheur!  résigne-toi! 

«  —  Apprends-nous  plutôt,  —  dit  en  souriant 
Hamilcar,  —  comment  tu  as  conduit  tes  galères  dans 
la  flotte  romaine? 

<f  —  J'étais  chassé  par  le  vent  »,  répondit  Hannon. 

«  — Tu  fais  comme  le  rhinocéros  qui  piétine  dans 
sa  fiente:  tu  étales  ta  sottise!  tais-toi!  »  Et  ils  com- 
mencèrent à  s'incriminer  sur  la  bataille  des  îles 
.Egales. 

Hannon  l'accusait  de  n'être  pas  venu  à  sa  ren- 
contre. 

«  —  Mais  c'eût  été  dégarnir  Éryx.  Il  fallait  prendre 
le  large;  qui  t'empêchait?...  Ah!  j'oubliais!  tous  les 
éléphants  ont  peur  de  la  mer!  » 

Les  gens  d'Hamilcar  trouvèrent  la  plaisanterie  si 
bonne  qu'ils  poussèrent  de  grands  rires.  La  voûte  en 
retentissait,  comme  si  l'on  eût  frappé  des  tympanons. 

Hannon  dénonça  l'indignité  d'un  tel  outrage,  cette 
maladie  lui  étant  survenue  par  un  refroidissement  au 
siège  d'Hécatompyle  ;  et  des  pleurs  coulaient  sur  sa  face 
comme  une  pluie  d'hiver  sur  une  muraille  en  ruine. 


IIAMILCAR    HAUCA.  «55 

Hamilcar  reprit  : 

«  —  Si  vous  m'aviez  aimé  autant  que  celui-là,  il  y 
aurait  maintenant  une  grande  joie  dans  Garthage! 
Combien  de  fois  n'ai-je  pas  crié  vers  vous!  et  toujours 
vous  me  refusiez  de  l'argent! 

«  —  Nous  en  avions  besoin»,  dirent  les  chefs  des 
Syssites. 

<c  —  Et  quand  mes  affaires  étaient  désespérées,  — 
nous  avons  bu  l'urine  de  mulet  et  mangé  les  courroies 
de  nos  sandales,  —  quand  j'aurais  voulu  que  les  brins 
d'herbe  fussent  des  soldats,  et  faire  des  bataillons  avec 
la  pourriture  de  nos  morts,  vous  rappelez  chez  vous  ce 
qui  me  restait  de  vaisseaux  ! 

<(  —Nous  ne  pouvions  pas  toutrisquer  »,  répondit 
Baal-Baal,  possesseur  de  mines  d'or  dans  la  Gétulie 
darytienne.  > 

«  —  Que  faisiez-vous  cependant,  ici,  à  Garthage, 
dans  vos  maisons,  derrière  vos  murs  ?  Il  y  a  des  Gau- 
lois sur  l'Éridan  qu'il  fallait  pousser,  des  Ghananéens 
à  Gyrène  qui  seraient  venus,  et  tandis  que  les  Romains 
envoient  à  Ptolémée  des  ambassadeurs... 

«  — 11  nous  vante  les  Romains,  à  présent!  »  Quelqu'un 
lui  cria:  «  Combien  t'ont-ils  payé  pour  les  défendre? 

«  —  Demande-le  aux  plaines  du  Brutium,  aux  ruines 
de  Locre,  de  Métaponte  et  d'IIéraclée!  J'ai  brûlé  tous 
leurs  arbres,  j'ai  pillé  tous  leurs  temples,  et  jusqu'à  la 
mort  des  petits-fils  de  leurs  petits-fils... 

«  —  Eh!  tu  déclames  comme  un  rhéteur!  —  fit 
Kapouras,  un  marchand  très  illustre .  —  Que  veux- tu 
donc  ? 


136  SALAMMBO. 

<f  —  Je  dis  qu'il  faut  être  plus  ingénieux  ou  plus 
terrible  !  Si  l'Afrique  entière  rejette  votre  joug,  c'est 
que  vous  ne  savez  pas,  maîtres  débiles,  l'attacher  à  ses 
épaules!  Agathoclès,  Régulus,  Cœpio,  tous  les  hom- 
mes hardis  n'ont  qu'à  débarquer  pour  la  prendre;  et 
quand  les  Libyens  qui  sont  à  l'Orient  s'entendront  avec 
les  Numides  qui  sont  à  l'Occident,  et  que  les  Nomades 
viendront  du  sud  et  les  Romains  du  nord...  —  Un  cri 
d'horreur  s'éleva. —  Oh!  vous  frapperez  vos  poitrines, 
vous  vous  roulerez  dans  la  poussière  et  vous  déchire- 
rez vos  manteaux  !  N'importe  !  il  faudra  s'en  aller  tourner 
la  meule  dansSuburreet  faire  la  vendange  sur  les  col- 
lines du  Latium.  » 

Ils  se  battaient  la  cuisse  droite  pour  marquer  leur 
scandale,  et  les  manches  de  leurs  robes  se  levaient 
comme  de  grandes  ailes  d'oiseaux  effarouchés.  Ilamilcar, 
emporté  par  un  esprit,  continuait,  debout  sur  la  plus 
haute  niarche  de  l'autel,  frémissant,  terrible;  il  levait 
les  bras,  et  les  rayons  du  candélabre  qui  brûlait  der- 
rière lui  passaient  entre  les  doigts  commodes  javelots 
d'or. 

«  —  Vous  perdrez  vos  navires,  vos  campagnes, 
vos  chariots,  vos  lits  suspendus,  et  vos  esclaves  qui 
vous  frottent  les  pieds!  Les  chacals  se  coucheront 
dans  vos  palais,  la  charrue  retournera  vos  tombeaux. 
Il  n'y  aura  plus  que  le  cri  des  aigles  et  l'amoncellement 
des  ruines.  Tu  tomberas,  Carthage!  » 

Les  quatre  pontifes  étendirent  leurs  mains  pour 
écarter  l'anathème.  Tous  s'étaient  levés.  Mais  le  sufîète 
de  la  mer,   magistrat  sacerdotal   sous    la  protection 


IIAMILCAR    n  A  lie  A.  457 

du  Soleil,  était  inviolable  tant  que  l'assemblée  des 
riches  ne  l'avait  pas  jugé.  Une  épouvante  s'attachait 
à  l'autel.  Ils  reculèrent. 

llamilcar  ne  parlait  plus.  L'œil  fixe  et  la  face  aussi 
pâle  que  les  perles  de  sa  tiare,  il  haletait,  presque 
effrayé  par  lui-même,  et  l'esprit  perdu  dans  des  vi- 
sions funèbres.  De  la  hauteur  où  il  était,  tous  les  flam- 
beaux sur  les  tiges  de  bronze  lui  semblaient  une  vaste 
couronne  de  feux,  posée  à  ras  des  dalles  ;  des  fumées 
noires,  s'en  échappant,  montaient  dans  les  ténèbres 
de  la  voûte  ;  le  silence  pendant  quelques  minutes  fut 
tellement  profond  qu'on  entendait  au  loin  le  bruit  de 
la  mer. 

Puis  les  anciens  se  mirent  à  s'interroger.  Leurs 
intérêts,  leur  existence  se  trouvaient  attaqués  par  les 
Barbares.  Mais  on  ne  pouvait  les  vaincre  sans  le  secours 
du  suffète  ;  cette  considération,  malgré  leur  orgueil, 
leur  fit  oublier  toutes  les  autres.  On  prit  à  part  ses  amis. 
Il  y  eut  des  réconciliations  intéressées,  des  sous-en- 
tendus et  des  promesses.  Hamilcar  ne  voulait  plus  se 
mêler  d'aucun  gouvernement.  Tous  le  conjurèrent.  Ils 
le  supphaient  ;  et  comme  le  mot  de  trahison  revenait 
dans  leurs  discours,  il  s'emporta.  Le  seul  traître,  c'était 
le  Grand-Conseil,  car  l'engagement  des  soldats  expirant 
avec  la  guerre,  ils  devenaient  libres  dès  que  la  guerre 
était  finie  ;  il  exalta  même  leur  bravoure  et  tous  les 
avantages  qu'on  en  pourrait  tirer  en  les  intéressant  à 
la  République  par  des  donations,  des  privilèges. 

Alors  Magdassan,  un  ancien  gouverneur  de  provin- 
ces, dit  enroulant  ses  yeux  jaunes  : 


158  SALAMMBO. 

«  —  Vraiment,  Barca,  à  force  de  voyager,  tu  es 
devenu  un  Grec  ou  un  Latin,  je  ne  sais  quoi!  Que 
parles-tu  de  récompenses  pour  ces  hommes?  Périssent 
dix  mille  Barbares  plutôt  qu'un  seul  d'entre  nous  !  » 

Les  anciens  approuvaient  de  la  tète  en  murmurant: 
«  — Oui,  faut-il  tant  se  gêner  ?  on  en  trouve  toujours!  » 

«  —  Et  l'on  s'en  débarrasse  commodément,  n'est- 
ce  pas?  On  les  abandonne,  ainsi  que  vous  avez  fait  en 
Sardaigne.  On  avertit  l'ennemi  du  chemin  qu'ils  doivent 
prendre ,  comme  pour  ces  Gaulois  dans  la  Sicile ,  ou 
bien  on  les  débarque  au  milieu  de  la  mer.  En  revenant, 
j'ai  vu  le  rocher  tout  blanc  de  leurs  os!  » 

«  —  Quel  malheur!  »  fit  impudemment  Kapouras. 

«  —  Est-ce  qu'ils  n'ont  pas  cent  fois  tourné  à  l'en- 
nemi? »  exclamaient  les  autres. 

Hamilcar  s'écria  : 
''  «  —  Pourquoi  donc,  malgré  vos  lois,  les  avez- vous 
rappelés  à  Garthage?  Et  quand  ils  sont  dans  votre  ville, 
pauvres  et  nombreux  au  miUeu  de  toutes  vos  richesses, 
ridée  ne  vous  vient  pas  de  les  affaiblir  par  la  moindre 
division!  Ensuite  vous  les  congédiez  avec  leurs  femmes 
et  avec  leurs  enfants,  tous,  sans  garder  un  seul  otage  ! 
Comptiez-vous  qu'ils  s'assassineraient  pour  vous  épar- 
gner la  douleur  de  tenir  vos  serments?  Vous  les  haïs- 
\  sez,  parce  qu'ils  sont  forts!  Vous  me  haïssez  encore 
plus,  moi,  leur  maître!  Oh!  je  l'ai  sen(i,  tout  à  l'heure, 
quand  vous  me  baisiez  les  mains,  et  que  vous  vous  re- 
teniez tous  pour  ne  pas  les  mordre!  » 

Si  lestions  qui  dormaient  dans  la  cour  fussent  en- 
trés en  hurlant,  la  clameur  n'eût  pas  été  plus  épouvan- 


IIAMILCAll     CARCA.  159 

table.  Mais  le  pontife  d'Eschmoûn  se  leva,  et  les  deux 
genoux  l'un  contre  l'autre,  les  coudes  au  corps,  tout 
droit  et  les  mains  à  demi  ouvertes,  il  dit  : 

«  —  Barca,  Garlhage  a  besoin  que  tu  prennes 
contre  les  Mercenaires  le  commandement  général  des 
forces  puniques. 

«  —  Je  refuse  !  »  répondit  Hamilcar. 

«  —  Nous  te  donnerons  pleine  autorité  »,  crièrent 
les  chefs  d,es  Syssites. 

«  —  Non  ! 

«  —  Sans  aucun  contrôle,  sans  partage,  tout  l'ar- 
gent que  tu  voudras,  tous  les  captifs,  tout  le  butin, 
cinquante  zerets  de  terre  par  cadavre  d'ennemi. 

«  —  Non  !  non  !  parce  qu'il  est  impossible  de  vain- 
cre avec  vous  ! 

«  —  Il  en  a  peur? 

«  —  Parce  que  vous  êtes  lâches,  avares,  ingrats, 
pusillanimes  et  fous  ! 

«  —  Il  les  ménage  ! 

«  —  Pour  se  mettre  à  leur  tête  »,  dit  quelqu'un. 

«  —  Et  revenir  sur  nous  » ,  dit  un  autre  ;  et  du 
fond  de  la  salle,  llannon  hurla  : 

«  —  11  veut  se  faire  roi  !  » 

Alors  ils  bondirent,  en  renversant  les  sièges  et  les 
flambeaux  ;  leur  foule  s'élança  vers  l'autel  ;  ils  bran- 
dissaient des  poignards.  Mais,  fouillant  sous  ses  man- 
ches, Hamilcar  tira  deux  larges  coutelas  ;  —  et  à  demi 
courbé,  le  pied  gauche  en  avant,  les  yeux  flamboyants, 
les  dents  serrées,  il  les  défiait,  immobile  sous  le  can- 
délabre d'or. 


160  SALAMMBO. 

Ainsi,  par  précaution,  ils  avaient  apporté  des  armes; 
c'était  un  crime;  ils  se  regardèrent  les  uns  les  autres, 
effrayés.  Comme  tous  étaient  coupables,  chacun  bien 
vite  se  rassura;  et  peu  à  peu,  tournant  le  dos  au  suf- 
fète,  ils  redescendirent,  enragés  d'humiliation;  pour 
la  seconde  fois,  ils  reculaient  devant  lui.  Pendant 
quelque  temps,  ils  restèrent  debout.  Plusieurs  qui 
s'étaient  blessé  les  doigts  les  portaient  à  leur  bouche 
ou  les  roulaient  doucement  dans  le  bas  de  leur  man- 
teau, et  ils  allaient  s'en  aller  quand  Ilamilcar  entendit 
ces  paroles  : 

«  —  Eh  !  c'est  une  délicatesse  pour  ne  pas  affliger 
sa  fille  !  » 
•    Une  voix  plus  haute  s'éleva: 

« —  Sans  doute,  puisqu'elle  prend  ses  amants 
parmi  les  Mercenaires  !  » 

D'abord  il  chancela,  puis  ses  yeux  cherchèrent  ra- 
pidement Shahabarim.  Seul,  le  prêtre  de  Tanit  était 
resté  à  sa  place  ;  et  Hamilcar  n'aperçut  de  loin  que  son 
haut  bonnet.  Tous  lui  ricanaient  <à  la  face.  A  mesure 
qu'augmentait  son  angoisse,  leur  joie  redoublait,  et,  au 
milieu  des  huées,  ceux  qui  étaient  par  derrière  criaient: 

«  —  On  l'a  vu  sortir  de  sa  chambre  ! 

«  —  Un  matin  du  mois  de  Tammouz  ! 

«  —  C'est  le  voleur  du  zaïmph  ! 

«  —  Un  homme  très  beau  ! 

«  —  Plus  grand  que  toi  !  » 

Il  arracha  sa  tiare,  insigne  de  sa  dignité,  —  sa 
tiare  à  huit  rangs  mystiques  dont  le  milieu  portait  une 
coquille  d'émeraude,  —  et  à  deux  mains,  de  toutes  ses 


H.VMILGAK     BAUCA.  H6[ 

forces,  il  la  laiina  par  terre  ;  les  cercles  d'or  en  se 
brisant  rebondirent,  et  les  perles  sonnèrent  sur  les 
dalles.  Ils  virent  alors  sur  la  blancheur  de  son  front 
une  longue  cicatrice  ;  elle  s'agitait  comme  un  serpent 
entre  ses  sourcils  ;  tous  ses  membres  tremblaient. 
Il  monta  un  des  escaliers  latéraux  qui  conduisaient 
sur  l'autel,  —  et  il  marchait  dessus  !  C'était  se 
vouer  au  Dieu,  s'offrir  en  holocauste.  Le  mouvement 
de  son  manteau  agitait  les  lueurs  du  candélabre  plus 
bas  que  ses  sandales,  et  la  poudre  fine,  soulevée  par 
ses  pas,  l'entourait  comme  un  nuage  jusqu'au  ventre. 
Il  s'arrêta  entre  les  jambes  du  colosse  d'airain.  Il 
prit  dans  ses  mains  deux  poignées  de  cette  poussière 
dont  la  vue  seule  faisait  frissonner  d'horreur  tous  les 
Carthaginois,  et  il  dit  : 

<(  —  Parles  cent  flambeaux  de  vos  intelligences  !  par 
les  huit  feux  des  Kabyres  !  par  les  étoiles,  les  météores 
et  les  volcans  !  pa?  tout  ce  qui  brûle  !  par  la  soif  du 
Désert  et  la  salure  de  l'Océan  !  par  la  caverne  d'Ha- 
drumète  et  l'empire  des  âmes  !  par  l'extermination  ! 
par  la  cendre  de  vos  fils,  et  la  cendre  des  frères  de  vos 
aïeux,  avec  qui  maintenant  je  confonds  la  mienne  ! 
vous,  les  cent  du  Conseil  de  Carthage,  vous  avez 
menti  en  accusant  ma  fille  !  Et  moi,  Hamilcar  Barca, 
suffète  de  la  mer,  chef  des  riches  et  dominateur  du 
peuple,  devant  Moloch  à  tête  de  taureau,  je  jure  —  On 
s'attendait  à  quelque  chose  d'épouvantable  ;  il  reprit 
d'une  voix  plus  haute  et  plus  calme  —  :  Que  même 
je  ne  lui  en  parlerai  pas  !  » 

Les  serviteurs  sacrés,  portant  des  peignes  d'or,  en- 

11 


162  SALAMMBO. 

trèrent,  —  les  uns  avec  des  éponges  de  pourpre,  les 
autres  avec  des  branches  de  palmier.  Ils  relevèrent  le 
rideau  d'hyacinthe  étendu  devant  la  porte  ;  et  par  l'ou- 
verture de  cet  angle,  on  aperçut  au  fond  des  autres 
salles  le  grand  ciel  rose  qui  semblait  continuer  la  voûte, 
en  s'appuyant  à  l'horizon  sur  la  mer  toute  bleue.  Le 
soleil,  sortant  des  flots,  montait,  11  frappa  tout  à  coup 
contre  la  poitrine  du  colosse  d'airain,  divisé  en  sept 
compartiments  que  fermaient  des  grilles.  Sa  gueule  aux 
dents  rouges  s'ouvrait  dans  un  horrible  bâillement  ; 
ses  naseaux  énormes  se  dilataient,  le  grand  jour  l'ani- 
mait, lui  donnait  un  air  terrible  et  impatient,  comme 
s'il  avait  voulu  bondir  au  dehors  pour  se  mêler  avec 
l'astre,  le  Dieu,  et  parcourir  ensemble  les  immensités. 

Les  flambeaux  répandus  par  terre  brûlaient  encore, 
en  s'allongeant  çà  et  là  sur  les  pavés  de  nacre  comme 
des  taches  de  sang.  Les  anciens  chancelaient  épuisés  ; 
ils  aspiraient  à  pleins  poumons  la 'fraîcheur  de  l'air; 
la  sueur  coulait  sur  leurs  faces  livides  ;  à  force  d'avoir 
crié,  ils  ne  s'entendaient  plus.  Mais  leur  colère  contre 
le  suff'ète  n'était  point  calmée  ;  en  manière  d'adieux 
ils  lui  jetaient  des  menaces,  et  Hamilcar  leur  répon- 
dait : 

'c  —  A  la  nuit  prochaine,  Barca,  dans  le  temple 
d'Eschmoùn  ! 

«■  —  J'y  serai  ! 

<f  —  Nous  te  ferons  condamner  par  les  riches  ! 

<f  —  £t  moi  par  le  peuple  ! 

«  —  Prends  garde  de  finir  sur  la  croix  ! 

«  —  Et  vous,  déchirés  dans  les  rues  !  » 


IIAMILCAR     BARCA.  ^63 

Dès  qu'ils  furent  sur  le  seuil  de  la  cour,  ils  reprirent 
un  calme  maintien. 

Leurs  coureurs  et  leurs  cochers  les  attendaient  à 
la  porte.  La  plupart  s'en  allèrent  sur  des  mules  blan- 
ches. Le  suflete  sauta  dans  son  char,  prit  les  rênes; 
les  deux  bètes,  courbant  leur  encolure  et  frappant  en 
cadence  les  cailloux  qui  rebondissaient,  montèrent  au 
grand  galop  toute  la  voie  des  Mappales,  et  le  vautour 
d'argent,  à  la  pointe  du  timon,  semblait  voler  tant 
le  char  passait  vite. 

La  route  traversait  un  champ,  planté  de  longues 
dalles,  aiguës  par  le  sommet,  telles  que  des  pyramides, 
et  qui  portaient,  entaillées  à  leur  milieu,  une  main  ou- 
verte comme  si  le  mort  couché  dessous  l'eût  tendue 
vers  le  ciel  pour  réclamer  quelque  chose.  Ensuite, 
étaient  disséminées  des  cabanes  en  terre,  en  branchages, 
en  claies  de  joncs,  toutes  de  forme  conique.  De  petits 
murs  en  cailloux,  des  rigoles  d'eau  vive,  des  cordes  de 
sparterie,  des  haies  de  nopals  séparaient  irrégulière- 
ment ces  habitations,  qui  se  tassaient  de  plus  en  plus, 
en  s'élevant  vers  les  jardins  du  suifète.  Mais  Hamilcar 
tendait  ses  yeux  sur  une  grande  tour  dont  les  trois 
étages  faisaient  trois  monstrueux  cylindres,  le  premier 
bâti  en  pierres,  le  second  en  briques,  et  le  troisième, 
tout  en  cèdres,  —  supportant  une  coupole  de  cuivre 
sur  vingt-quatre  colonnes  de  genévrier,  d'où  retom- 
baient, en  manière  de  guirlande,  des  chaînettes  d'ai- 
rain entrelacées.  Ce  haut  édifice  dominait  les  bâtiments 
qui  s'étendaient  à  droite,  les  entrepôts,  la  maison  de 


164  SALAMMBO. 

commerce,  tandis  que  le  palais  des  femmes  se  dressait 
au  fond  des  cyprès,  —  alignés  comme  deux  murailles 
de  bronze. 

Quand  le  char  retentissant  fut  entré  par  la  porte 
étroite,  il  s'arrêta  sous  un  large  hangar,  où  des  che- 
vaux ,  retenus  à  des  entraves ,  mangeaient  des  tas 
d'herbes  coupées. 

Tous  les  serviteurs  accourent.  Ils  faisaient  une  mul- 
titude, ceux  qui  travaillaient  dans  les  campagnes,  par 
terreur  des  soldats,  ayant  été  ramenés  à  Carthage.  Les 
laboureurs,  vêtus  de  peaux  de  bêtes,  traînaient  des 
chaînes  rivées  à  leurs  chevilles  ;  les  ouvriers  des  ma- 
nufactures de  pourpre  avaient  les  bras  rouges  comme 
des  bourreaux  ;  les  marins,  des  bonnets  verts  ;  les 
pêcheurs,  des  colliers  de  corail  ;  les  chasseurs,  un  filet 
sur  l'épaule  ;  et  les  gens  de  Mégara ,  des  tuniques 
blanches  ou  noires,  des  caleçons  de  cuir,  des  calottes 
de  paille,  de  feutre  ou  de  toile,  selon  leur  service  ou 
leurs  industries  différentes. 

Par  derrière  se  pressait  une  populace  en  haillons. 
Ils  vivaient,  ceux-là,  sans  aucun  emploi,  loin  des  ap- 
partements ,  dormaient  la  nuit  dans  les  jardins,  dévo- 
raient les  restes  des  cuisines,  —  moisissure  humaine 
qui  végétait  à  l'ombre  du  palais.  Ilamilcar  les  tolérait, 
par  prévoyance  encore  plus  que  par  dédain.  Tous,  en 
témoignage  de  joie,  s'étaient  mis  une  fleur  à  l'oreille, 
et  beaucoup  d'entre  eux  ne  l'avaient  jamais  vu. 

Mais  des  hommes,  coiffés  comme  des  sphinx  et 
munis  de  grands  bâtons,  s'élancèrent  dans  la  foule,  en 
frappant  de  droite  et  de  gauche.  C'était  pour  repousser 


IIAMILCAIl     B.VRCA.  IGo 

les  esclaves  curieux  de  voir  le  maître,  afin  qu'il  ne  fût 
pas  assailli  sous  leur  nombre  et  incommodé  par  leur 
odeur. 

Alors,  tous  se  jetèrent  à  plat  ventre  en  criant  : 
<(  —  (Eil  de  Baal,  que  ta  maison  fleurisse  1  »  Et 
entre  ces  hommes,  ainsi  couchés  par  terre  dans  l'a- 
venue des  cyprès,  l'intendant  des  intendants,  Abda- 
lonim,  coifl"é  d'une  mitre  blanche,  s'avança  vers 
llamilcar,  un  encensoir  à  la  main. 

Salammbô  descendait  l'escalier  des  galères.  Toutes 
ses  femmes  venaient  derrière  elle  ;  et,  à  chacun  de  ses 
pas,  elles  descendaient  aussi.  Les  tètes  des  négresses 
^  marquaient  de  gros  points  noirs  la  ligne  des  bandeaux 
à  plaques  d'or  qui  serraient  le  front  des  Romaines. 
D'autres  avaient  dans  les  cheveux  des  flèches  d'argent, 
des  papillons  d'émeraudes,  ou  de  longues  aiguilles 
étalées  en  soleil.  Sur  la  confusion  de  ces  vêtements 
blancs,  jaunes  et  bleus,  les  anneaux,  les  agrafes,  les 
colliers,  les  franges,  les  bracelets  resplendissaient;  un 
murmure  d'étoffes  légères  s'élevait;  on  entendait  le 
claquement  des  sandales  avec  le  bruit  sourd  des  pieds 
nus  posant  sur  le  bois  :  —  et,  çà  et  là,  un  grand  eunu- 
que, qui  les  dépassait  des  épaules,  souriait,  la  face  en 
l'air.  Quand  l'acclamation  des  hommes  se  fut  apaisée, 
en  se  cachant  le  visage  avec  leurs  manches,  elles  pous- 
sèrent ensemble  un  cri  bizarre,  pareil  au  hurlement 
d'une  louve  ;  et  il  était  si  furieux  et  si  strident  qu'il 
semblait  faire,  du  haut  en  bas,  vibrer  comme  une  lyre 
le  grand  escalier  d'ébène  tout  couvert  de  femmes. 

Le  vent  soulevait  leurs  voiles;  les  minces  tiges  des 


166  SALAMMBO. 

papyrus  se  balançaient  doucement.  On  était  au  mois 
de  Schebar,  en  plein  hiver.  Les  grenadiers  en  fleur 
se  bombaient  sur  l'azur  du  ciel,  et  à  travers  les  bran- 
ches, la  mer  apparaissait,  avec  une  ile  au  loin,  à  demi 
perdue  dans  la  brume. 

Ilamilcar  s'arrêta,  en  apercevant  Salammbô.  Elle 
lui  était  survenue  après  la  mort  de  plusieurs  enfants 
mâles.  D'ailleurs,  la  naissance  des  filles  passait  pour 
une  calamité  dans  les  religions  du  Soleil.  Les  Dieux, 
plus  tard,  lui  avaient  envoyé  un  lils  ;  mais  il  gardait 
quelque  chose  de  son  espoir  trahi  et  comme  l'ébranle- 
ment de  la  malédiction,  qu'il  avait  prononcée  contre 
elle.  Salammbô,  cependant,  continuait  à  marcher. 

Des  perles  de  couleurs  variées  descendaient  en  lon- 
gues grappes  de  ses  oreilles  sur  ses  épaules  et  jus- 
qu'aux coudes.  Sa  chevelure  était  crêpée,  de  façon  à 
simuler  un  nuage.  Elle  portait,  au  tour  du  cou,  de 
petites  plaques  d'or  quadrangulaires  représentant  une 
femme  entre  deux  lions  cabrés  ;  et  son  costume  repro- 
duisait en  entier  l'accoutrement  de  la  Déesse.  Sa  robe 
d'hyacinthe,  à  manches  larges,  lui  serrait  la  taille  en 
s'évasant  parle  bas.  Le  vermillon  de  ses  lèvres  faisait 
paraîti'e  ses  dents  plus  blanches,  et  l'antimoine  de  ses 
paupières  ses  yeux  plus  longs.  Ses  sandales,  coupées 
dans  un  plumage  d'oiseau,  avaient  des  talons  très  hauts, 
et  elle  était  pâle  extraordinairement,  à  cause  du  froid 
sans  doute. 

Enfin  elle  arriva  près  d'Hamilcar,  et,  sans  le  re- 
garder, sans  lever  la  tête,  elle  lui  dit  : 

«  —  Salut,  Œil  de  Baalim,  gloire  éternelle  !  triom- 


HA.MILCAH     DAKCA.  467 

plie!  loisir!  satisfaction!  richesse!  Voilà  longtemps 
que  mon  cœur  était  triste,  et  la  maison  Languissait. 
Mais  le  maître  qui  revient  est  comme  Tammouz  ressus- 
cité; et  sous  ton  regard,  ô  père,  une  joie,  une  existence 
nouvelle  va  partout  s'épanouir!  » 

Et  prenant  des  mains  de  Taanach  un  petit  vase 
oblong  où  fumait  un  mélange  de  farine,  de  beurre,  de 
cardamome  et  de  vin:  —  «  Bois  à  pleine  gorge,  — 
dit-elle,  —  la  boisson  du  retour  préparée  par  ta  ser- 
vante. » 

11  répliqua:  —  «  Bénédiction  sur  toi!  »  et  il  saisit 
machinalement  le  vase  d'or  qu'elle  lui  tendait. 

Cependant  il  l'examinait  avec  une  attention  si  âpre 
que  Salammbô  troublée  balbutia: 

«  —  On  t'a  dit,  ô  maître!... 

«  —  Oui!  je  sais!  »  ût  Hamilcar  à  voix  basse. 

Était-ce  un  aveu?  ou  parlait-elle  des  Barbares?  Et 
il  ajouta  quelques  mots  vagues  sur  les  embarras  pu- 
blics qu'il  espérait  à  lui  seul  dissiper. 

«  —  0  père  !  exclama  Salammbô,  tu  n'effaceras 
pas  ce  qui  est  irréparable  !  » 

11  se  recula,  et  Salammbô  s'étonnait  de  son  ébahis- 
sement;  car  elle  ne  songeait  point  à  Cartilage,  mais  au 
sacrilège  dont  elle  se  trouvait  complice.  Cet  homme, 
qui  faisait  trembler  les  légions  et  qu'elle  connaissait 
à  peine,  l'effrayait  comme  un  dieu  ;  il  avait  deviné, 
il  savait  tout,  quelque  chose  de  terrible  allait  venir. 
Elle  s'écria:  «  Grâce!  » 

Hamilcar  baissa  la  tète  lentement. 

Bien  qu'elle  voulût  s'accuser,  elle  n'osait  ouvrir  les 


1G8  SALAMMBO. 

lèvres  ;  cependant  elle  étouffait  du  besoin  de  se  plain- 
dre et  d'être  consolée.  Ilamilcar  combattait  l'envie 
de  rompre  son  serment.  11  le  tenait  par  orgueil,  ou 
par  crainte  d'en  finir  avec  son  incertitude;  et  il  la 
regardait  en  face,  de  toutes  ses  forces,  pour  saisir  ce 
qu'elle  cachait  au  fond  de  son  cœur. 

Peu  à  peu,  en  haletant,  Salammbô  s'enfonçait  la 
tête  dans  les  épaules,  écrasée  par  ce  regard  trop 
lourd.  11  était  sur  maintenant  qu'elle  avait  failli  dans 
l'étreinte  d'un  Barbare;  il  frémissait,  il  leva  ses  deux 
poings.  Elle  poussa  uu  cri  et  tomba  entre  ses  femmes, 
qui  s'empressèrent  autour  d'elle. 

Hamilcar  tourna  les  talons.  Tous  les  intendants  le 
suivirent. 

On  ouvrit  la  porte  des  entrepôts,  —  et  il  entra  dans 
une  vaste  salle  ronde  où  aboutissaient,  comme  les 
rayons  d'une  roue  à  son  moyeu,  de  longs  couloirs  qui 
conduisaient  vers  d'autres  salles.  Un  disque  de  pierre 
s'élevait  au  centre  avec  des  balustres  pour  soutenir  des 
coussins  accumulés  sur  des  tapis. 

Le  suffète  se  promena  d'abord  à  grands  pas  rapi- 
des; il  respirait  bruyamment,  il  frappait  la  terre  du 
talon,  il  se  passait  la  main  sur  le  front  comme  un 
homme  harcelé  par  les  mouches.  Mais  il  secoua  la  tête, 
et  en  apercevant  l'accumulation  de  ses  richesses, 
il  se  calma  ;  sa  pensée,  qu'attiraient  les  perspectives 
des  couloirs,  se  répandait  dans  les  autres  salles  pleines 
de  trésors  plus  rares.  Des  plaques  de  bronze,  des  hn- 
gots  d'argent  et  des  barres  de  fer  alternaient  avec  les 
saumons  d'étain  apportés  des  cassitérides  par  la  mer 


IIAMILCAU    liAUCA.  169 

ténébreuse  ;  les  gommes  du  pays  des  noirs  débordaient 
de  leurs  saes  en  écorce  de  palmier;  et  la  poudre  d'or, 
tassée  dans  des  outres,  fuyait  insensiblement  par  les 
coutures  trop  vieilles.  De  minces  filaments,  tirés  des 
plantes  marines,  pendaient  entre  les  lins  d'Egypte,  de 
Grèce,  de  Taprobane  et  de  Judée;  des  madrépores, 
tels  que  de  larges  buissons,  se  hérissaient  au  pied  des 
murs;  et  une  odeur  indéfinissable  flottait,  exhalaison 
des  parfums,  des  cuirs,  des  épices  et  des  plumes  d'au- 
truche liées  en  gros  bouquets  tout  au  haut  de  la  voûte. 
Devant  chaque  couloir,  des  dents  d'éléphants  posées 
debout,  en  se  réunissant  par  les  pointes,  formaient 
arc  au-dessus  de  la  porte. 

Enfin,  il  monta  sur  le  disque  de  pierre.  Tous  les  in- 
tendants se  tenaient  les  bras  croisés,  la  tête  basse, 
tandis  qu'Abdalonim  levait  d'un  air  orgueilleux  sa  mi- 
tre pointue. 

Ilamilcar  interrogea  le  chef  des  navires.  C'était  un 
vieux  pilote  aux  paupières  éraillées  par  le  vent,  et  des 
flocons  blancs  descendaient]  usqu'à  ses  hanches,  comme 
si  l'écume  des  tempêtes  lui  était  restée  sur  la  barbe. 

11  répondit  qu'il  avait  envoyé  une  flotte  par  Gadès 
et  Thymiamata,  pour  tâcher  d'atteindre  Eziongaber, 
en  doublant  la  Corne  du  sud  et  le  promontoire  des 
Aromates. 

D'autres  avaient  continué  dans  l'Ouest,  durant  quatre 
lunes,  sans  rencontrer  de  rivages;  mais  la  proue 
des  navires  s'embarrassait  dans  les  herbes,  l'horizon 
retentissait  continuellement  du  bruit  des  cataractes, 
des  brouiUards  couleur  de  sang  obscurcissaient  le  so- 


170  SALAMMBO. 

leil,  une  brise  toute  charg-ée  de  parfums  endormait  les 
équipages  ;  et  à  présent  ils  ne  pouvaient  rien  dire,  tant 
leur  mémoire  était  troublée.  Cependant  on  avait  re- 
monté les  fleuves  des  Scythes,  pénétré  en  Golchide, 
chez  les  Jugriens,  chez  les  Estiens,  ravi  dans  l'Ai-chipel 
quinze  cents  vierges  et  coulé  bas  tous  les  vaisseaux 
étrangers  naviguant  au  delà  du  cap  CEstrymon,  pour 
que  le  secret  des  routes  ne  fût  pas  connu.  Le  roi  Ptolé- 
mée  retenait  l'encens  de  Schesbar;  Syracuse,  Elathia, 
la  Corse  et  les  îles  n'avaient  rien  fourni,  et  le  vieux 
pilote  baissa  la  voix  pour  annoncer  qu'une  trirème 
était^  prise  à  Rusicada  par  les  Numides,  —  «  car  ils 
sont  avec  eux,  maître  ». 

Hamilcar  fronça  les  sourcils  ;  puis  il  fit  signe  de  par- 
ler au  chef  des  voyages,  enveloppé  d'une  robe  brune 
sans  ceinture,  et  la  tète  prise  dans  une  longue  écharpe 
d'étoffe  blanche  qui,  passant  au  bord  desabouche,  lui 
retombait  par  derrière  sur  Tépaule. 

Les  caravanes  étaient  parties  régulièrement  à  l'équi- 
noxe  d'hiver.  Mais,  de  quinze  cents  hommes  se  diri- 
geant sur  l'extrême  Ethiopie  avec  d'excellents  cha- 
meaux, des  outres  neuves  et  des  provisions  de  toiles 
peintes,  un  seul  avait  reparu  à  Carthage,  —  les  autres 
étant  morts  de  fatigue  ou  devenus  fous  par  la  terreur  du 
Désert  ;  — et  il  disait  avoir  vu,  bienaudelàduHarousch- 
Noir,  après  les  Atarantes  et  le  pays  des  grands  singes, 
d'immenses  royaumes  où  les  moindres  ustensiles  sont 
tous  en  or,  un  fleuve  couleur  de  lait,  large  comme  une 
mer,  des  forêts  d'arbres  bleus,  des  collines  d'aromates, 
des  monstres  à  figure  humaine  végétant  sur  les  rochers 


HAMILCAR    BARCA.  ai 

et  dont  les  prunelles,  pour  vous  regarder,  s'épanouis- 
sent comme  des  fleurs;  puis,  derrière  des  lacs  tout 
couverts  de  dragons,  des  montagnes  de  cristal  qui 
supportent  le  soleil.  D'autres  étaient  revenus  de  l'Inde 
avec  des  paons,  du  poivre  et  des  tissus  nouveaux. 
Quant  à  ceux  qui  vont  acheter  des  calcédoines  par  le 
chemin  des  Syrtes  et  le  temple  d'Ammon,  sans  doute 
ils  avaient  péri  dans  les  sables.  Les  caravanes  de  la 
Gétulie  et  de  Phazzana  avaient  fourni  leurs  prove- 
nances habituelles  ;  mais  il  n'osait  à  présent,  lui,  le 
chef  des  voyages,  en  équiper  aucune. 

Hamilcar  comprit  ;  les  Mercenaires  occupaient  la 
campagne.  Avec  un  sourd  gémissement,  il  s'appuya  sur 
l'autre  coude;  et  le  chef  des  métairies  avait  si  peur 
de  parler,  qu'il  tremblait  horriblement  malgré  ses 
épaules  trapues  et  ses  grosses  prunelles  rouges.  Sa  face 
camarde,  comme  celle  d'un  dogue,  était  surmontée  d'un 
réseau  en  filsd'écorces;il  portait  un  ceinturon  en  peau 
(^e  léopard  avec  tous  les  poils  et  où  reluisaient  deux 
formidables  coutelas. 

Dès  qu'Hamilcar  se  détourna,  il  se  mit,  en  criant, 
à  invoquer  les  Baals.  Ce  n'était  pas  sa  faute  !  il  n'y  pou- 
vait rien  !  Il  avait  observé  les  températures,  les  terrains, 
les  étoiles,  fait  les  plantations  au  solstice  d'hiver,  les 
élagages  au  décours  de  la  lune,  inspecté  les  esclaves, 
ménagé  leurs  habits. 

Hamilcar  s'irritait  de  cette  loquacité.  Il  claqua  de 
la  langue,  et  Yhomme  au  coutelas  d'une  voix  rapide: 

«  —  Ah  !  maître  !  ils  oot  tout  pillé  !  tout  saccagé  ! 
tout  détruit!  Trois  mille  pieds  d'arbres  sont  coupés  à 


172  SALAMMBO. 

Mascbala,  et  à  Ubada  les  greniers  défoncés,  les  citer- 
nes comblées  !  A  Tedès,  ils  ont  emporté  quinze  cents 
gomors  de  farine  ;  à  Marazzana,  tué  les  pasteurs,  mangé 
les  troupeaux,  brûlé  ta  maison,  ta  belle  maison  à 
poutres  de  cèdre,  oti  tu  venais  l'été  !  Les  esclaves  de 
Tuburbo,  qui  sciaient  de  l'orge,  se  sont  enfuis  vers  les 
montagnes;  et  les  ânes,  les  bardeaux,  les  mulets,  les 
bœufs  de  Taormine,  et  les  chevaux  orynges,  plus  un 
seul!  tous  emmenés!  C'est  une  malédiction!  je  n'y  sur- 
vivrai pas!  y>  Il  reprenait  en  pleurant:  «  Ah  !  si  tu  savais 
comme  les  celliers  étaient  pleins  et  les  charrues  relui- 
santes! Ah!  les  beaux  béliers!  ah!  les  beaux  tau- 
reaux!... » 
'     La  colère  d'Hamilcar  Tétouffait.  Elle  éclata: 

«  —  Tais-toi  !  Suis-je  donc  un  pauvre?  Pas  de 
mensonges!  dites  vrai!  Je  veux  savoir  tout  ce  que  j'ai 
perdu,  jusqu'au  dernier  sicle,  jusqu'au  dernier  cab! 
Abdalonim,  apporte-moi  les  comptes  des  vaisseaux, 
ceux  des  caravanes,  ceux  des  métairies,  ceux  de  la 
maison!  Et  si  votre  conscience  est  trouble,  malheur 
sur  vos  tètes!  —  Sortez!  » 

Les  intendants,  marchant  à  reculons  et  les  poings 
jusqu'à  terre,  sortirent. 

Abdaloniui  alla  prendre  au  milieu  d'un  casier,  dans 
la  muraille,  des  cordes  à  nœuds,  des  bandes  de  toile 
ou  de  papyrus,  des  omoplates  de  mouton  chargées 
d'écritures  fines.  Il  les  déposa  aux  pieds  d'Hamilcar, 
lui  mit  entre  les  mains  un  cadre  de  bois  garni  de  trois 
fils  intérieurs  où  étaient  passées  des  boules  d'or,  d'ar- 
gent et  de  corne,  et  il  commença  : 


IIAMILCAU    BARCA.  n3 

«  —  Genl  quatre-vingt-douze  maisons  dans  les  Map- 
pales,  louées  aux  Carthaginois  nouveaux  à  l'aison  d'un 
béka  par  lune. 

«  —  Non!  c'est  trop!  ménage  les  pauvres!  et  lu 
écriras  les  noms  de  ceux  qui  te  paraîtront  les  plus 
hardis,  en  tâchant  de  savoir  s'ils  sont  attachés  à  la 
République  !  Après  ?  » 

Abdalonini  hésitait,  surpris  de  cette  générosité. 

Ilaujilcar  lui  arracha  des  mains  les  bandes  de 
toile. 

«  —  Qu'est-ce  donc?  trois  palais  autour  de  Khamon 
à  douze  kesitah  par  mois!  Mets-en  vingt!  Je  ne  veux 
pas  que  les  riches  me  dévorent.  » 

L'intendant  des  intendants,  après  un  long  sakit, 
reprit  : 

«  — Prêté  à  Tigillas,  jusqu'à  la  fin  delà  saison,  deux 
kikar  au  denier  trois ,  intérêt  maritime  ;  à  Bar-Mal- 
karth,  quinze  cents  sicles  sur  le  gage  de  trente  esclaves. 
Mais  douze  sont  morts  dans  les  marais  salins. 

«  —  C'est  qu'ils  n'étaient  pas  robustes ,  dit  en 
riant  le  suffète.  N'importe  !  s'il  a  besoin  d'argent, 
satisfais-le  !  Il  faut  toujours  prêter,  et  à  des  intérêts 
divers,  selon  la  richesse  des  personnes.  » 

Alors  le  serviteur  s'empressa  de  lire  tout  ce 
qu'avaient  rapporté  les  mines  de  fer  d'Annaba,  les 
pêcheries  de  corail,  les  fabriques  de  pourpre,  la  ferme 
de  l'impôt  sur  les  Grecs  domiciliés,  l'exportation  de 
l'argent  en  Arabie  où  il  valait  dix  fois  l'or,  les  prises 
des  vaisseaux,  déduction  faite  du  dixième  pour  le 
temple   de  la  Déesse.  —  «  Chaque  fois  j'ai  déclaré 


i74  SALAMMBO. 

un  quart  de  moins,  maître  !  »  Hamilcar  comptait  avec 
les  billes  ;  elles  sonnaient  sous  ses  doigts. 

,c  —  Assez  !  Qu'as-tu  payé  ? 

«  — A  Stratoniclès  de  Gorinthe  et  à  trois  marchands 
d'Alexandrie,  sur  les  lettres  que  voilà  (elles  sont  ren- 
trées), dix  mille  drachmes  athéniennes  et  douze  talents 
d'or  syriens.  La  nourriture  des  équipages  s'élevant  à 
vingt  mines  par  mois  pour  une  trirème... 

((  —  Je  le  sais  !  combien  de  perdues? 

('  —  En  voici  le  compte  sur  ces  lames  de  plomb, 
dit  l'intendant.  Quant  aux  navires  nolisés  en  commun, 
comme  il  a  fallu  souvent  jeter  les  cargaisons  à  la  mer, 
on  a  réparti  les  pertes  inégales  par  têtes  d'associés. 
Pour  des  cordages  empruntés  aux  arsenaux  et  qu'il  a 
été  impossible  de  leur  rendre,  les  Syssites  ont  exigé 
huit  cents  késitah,  avant  l'expédition  d'Utique. 

«  —  Encore  eux  !  »  fit  Hamilcar  en  baissant  la  tête; 
et  il  resta  quelque  temps  comme  écrasé  par  le  poids  de 
toutes  les  haines  qu'il  sentait  sur  lui  :  »  —  Mais  je  ne 
vois  pas  les  dépenses  de  Mégara  ?  » 

Abdalonini  en  pâlissant  alla  prendre,  dans  un  autre 
casier,  des  planchettes  de  sycomore,  enfdées  par  pa- 
quets à  des  cordes  de  cuir. 

Hamilcar  l'écoutait,  curieux  des  détails  domestiques, 
et  s'apaisant  à  la  monotonie  de  cette  voix  qui  énumé- 
rait  des  chiffres  ;  Abdalonim  se  ralentissait.  Tout  à  coup, 
il  laissa  tomber  par  terre  les  feuilles  de  bois  et  il  se 
jeta  lui-même  à  plat  ventre,  les  bras  étendus,  dans  la 
position  des  condamnés.  Hamilcar,  sans  s'émouvoir, 
ramassa  les  tablettes  ;  et  ses  lèvres  s'écartèrent  et  ses 


IIAMILCAR    BARCA.  475 

yeux  s'agrandirent,  lorsqu'il  aperçut,  à  la  dépense 
d'un  seul  jour,  une  exorbitante  consommation  de 
viandes,  de  poissons,  d'oiseaux,  de  vins  et  d'aromates, 
avec  des  vases  brisés,  des  esclaves  morts,  des  tapis 
perdus. 

Abdalonim,  toujours  prosterné,  lui  apprit  le  festin 
des  Barbares.  Il  n'avait  pu  se  soustraire  à  l'ordre  des 
anciens.  —  Salammbô,  d'ailleurs,  voulait  que  l'on  pro- 
diguât de  l'argent  pour  mieux  recevoir  les  soldats. 

Au  nom  de  sa  fille,  Hamilcar  se  leva  d'un  bond. 
Puis,  en  serrant  les  lèvres,  il  s'accroupit  sur  les  cous- 
sins ;  il  en* déchirait  les  franges  avec  ses  ongles,  hale- 
tant, les  prunelles  fixes. 

«  --  Lève-toi!  »  dit-il;  et  il  descendit. 
•  Abdalonim  le  suivait;  ses  genoux  tremblaient.  Mais, 
saisissant  une  barre  de  fer,  il  se  mit  comme  un  furieux 
à  desceller  les  dalles.  Un  disque  de  bois  sauta,  et  bien- 
tôt parurent  sur  la  longueur  du  couloir  plusieurs  de 
ces  larges  couvercles  qui  bouchaient  les  fosses  où  Ton 
conservait  le  grain. 

«  —  Tu  le  vois.  Œil  de  Baal,  —  dit  le  serviteur  en 
tremblant,  —  ils  n'ont  pas  encore  tout  pris  !  et  elles 
sont  profondes,  chacune,  de  cinquante  coudées  et 
combles  jusqu'au  bord  !  Pendant  ton  voyage,  j'en  ai  fait 
creuser  dans  les  arsenaux,  dans  les  jardins,  partout  ! 
Ta  maison  est  pleine  de  blé,  comme  ton  cœur  de  sa- 
gesse !  » 

Un  sourire  passa  sur  le  visage  d'Hamilcar  : 

«  —  C'est  bien,  Abdalonim  !  »  Puis  se  penchant  à 
son  oreille  :  «  Tu  en  feras  venir  de  rÉtrurie,  du  Bru- 


476  SALAMxMBO. 

tiuni,  d'où  il  te  plaira,  et  n'importe  à  quel  prix  !  En- 
tasse et  garde  !  Il  faut  que  je  possède,  à  moi  seul,  tout 
le  blé  de  Carthage.  » 

Quand  ils  furent  à  l'extrémité  du  couloir,  Abdalo- 
nim,  avec  une  des  clefs  qui  pendaient  à  sa  ceinture, 
ouvrit  une  grande  chambre  quadrangulaire,  divisée  au 
milieu  par  des  piliers  de  cèdre.  Des  monnaies  d'or, 
d'argent  et  d'airain,  disposées  sur  des  tables  ou  en- 
foncées dans  des  niches,  montaient  le  long  des  quatre 
murs  jusqu'aux  lambourdes  du  toit.  D'énormes  couffes 
en  peau  d'hippopotame  supportaient,  dans  les  coins, 
des  rangs  entiers  de  sacs  plus  petits  ;  des  tas  de  billon 
faisaient  des  monticules   sur  les  dalles  ;  et,  rà  et  là, 
quelque  pile  trop  haute,  s'étant  écroulée,  avait  l'air  d'une 
colonne  en  ruine.    Les  grandes  pièces  de  Carthage, 
représentant  Tanit  avec  un  cheval  sous  un  palmier,  se 
mêlaient  à  celles  des  colonies,  marquées  d'un  taureau, 
d'une  étoile,  d'un  globe  ou  d'un  croissant.  Puis  l'on 
voyait  disposées,  par  sommes  inégales,  des  pièces  de 
toutes  les  valeurs,  de  toutes  les  dimensions,  de  tous 
les  âges,  —  depuis  les  vieilles  d'Assyrie,  minces  comme 
l'ongle,  jusqu'aux  vieilles  du  Latium,  plus  épaisses  que 
la  main,  avec  les  boutons  d'Égine,  les  tablettes  de  la 
Bactriane,  les  courtes  tringles  de  l'ancienne  Lacédé- 
mone  ;  plusieurs  étaient  couvertes  de  rouille,  encras- 
sées, verdies  par  l'eau  ou  noircies  par  le  feu,  ayant  été 
prises  dans  des  filets,  ou,  après  les  sièges,  parmi  les 
décombres  des  villes.  Le  suffète  eut  bien  vite  supputé 
si  les  sommes  présentes  correspondaient  aux  gains  et 
aux  dommages  qu'on  venait  de  lui  lire;  et  il  s'en  allait 


IIA.MILCAR    BAUCA.  r,7 

lorsqu'il  aperçut  trois  jarres  crairain  complètement 
vides.  Abdalonim  détourna  la  tôte  eu  signe  d'horreur  ! 
Ilamilcar  résigné  ne  parla  point. 

Ils  traversèrent  d'autres  couloirs,  d'autres  salles, 
et  arrivèrent  enfin  devant  une  porte  où,  pour  la  garder 
mieux,  un  homme  était  attaché  par  le  ventre  à  une 
longue  chaîne  scellée  dans  le  mur,  coutume  des  Ro- 
mains nouvellement  introduite  à  Carthage.  Sa  barbe  et 
ses  ongles  avaient  démesurément  poussé,  et  il  se  ba- 
lançait de  droite  et  de  gauche  avec  l'oscillation  conti- 
nuelle des  bêtes  captives.  Sitôt  qu'il  reconnut  Ilamil- 
car, il  s'élança  vers  lui  en  criant  : 

(c  —  Grâce,  CEil  de  Baal  !  pitié  !  tue-moi  !  voilà  dix 
ans  que  je  n'ai  vu  le  soleil  !  Au  nom  de  ton  père,  grâce  !  » 

Ilamilcar,  sans  lui  répondre,  frappa  dans  ses  mains; 
trois  hommes  parurent  ;  et  tous  les  quatre  à  la  fois,  en 
raidissant  leurs  bras,  ils  retirèrent  de  ses  anneaux  la 
barre  énorme  qui  fermait  la  porte.  Hamilcar  prit  un 
flambeau  et  disparut  dans  les  ténèbres. 

C'était,  croyait-on,  l'endroit  des  sépultures  de  la 
famille  ;  mais  on  n'eût  trouvé  qu'un  large  puits.  Il  était 
creusé  seulement  pour  dérouter  les  voleurs  et  ne 
cachait  rien.  Ilamilcar  passa  auprès;  puis,  en  se  bais- 
sant, il  fit  tourner  sur  ses  rouleaux  une  meule  très 
lourde,  et  par  cette  ouverture  il  entra  dans  un  appar- 
tement bâti  en  forme  de  cône. 

Des  écailles  d'airain  couvraient  les  murs  ;  au  miheu, 
sur  un  piédestal  de  granit,  s'élevait  la  statue  d'un 
Kabyre  avec  le  nomd'Alètes,  inventeur  des  mines  dans 
la  Geltibérie.  Contre  sa  base,  par  terre,  étaient  dis- 

12 


178  SALAMMBO. 

posés  en  croix  de  larges  boucliers  d'or  et  des  vases 
d'argent  monstreiix,  à  goulot  fermé,  d'une  forme  extra- 
vagante et  qui  ne  pouvaient  servir;  car  on  avait  cou- 
tume de  fondre  ainsi  des  quantités  de  métal  pour  que 
les  dilapidations  et  même  les  déplacements  fussent 
presque  impossibles. 

Avec  son  flambeau,  il  alluma  une  lampe  de  mineur 
fixée  au  bonnet  de  l'idole  ;  des  feux  verts,  jaunes, 
bleus,  violets,  couleur  de  vin,  couleur  de  sang,  tout 
à  coup  illuminèrent  la  salle.  Elle  était  pleine  de  pier- 
reries qui  se  trouvaient  dans  des  calebasses  d'or  ac- 
crochées comme  des  lampadaires  aux  lames  d'airain, 
ou  dans  leurs  blocs  natifs  rangés  au  bas  du  mur. 
C'étaient  des  callaïs  arrachées  des  montagnes  à  coups 
de  fronde,  des  escarboucles  formées  par  l'urine  des 
lynx,  des  glossopètres  tombés  de  la  lune,  des  tyanos, 
des  diamants,  des  sandastrum,  des  béryls,  avec  les  trois 
espèces  de  rubis,  les  quatre  espèces  de  saphir  et  les 
douze  espèces  d'émeraudes.  Elles  fulguraient,  pareilles 
à  des  éclaboussures  de  lait,  à  des  glaçons  bleus,  à  de 
la  poussière  d'argent,  et  jetaient  leurs  lumières  en 
nappes,  en  rayons,  en  étoiles.  Les  céraunies  engendrées 
par  le  tonnerre  étincelaient  près  des  calcédoines  qui 
guérissent  des  poisons.  Il  y  avait  des  topazes  du  mont 
Zabarca  pour  prévenir  les  terreurs,  des  opales  de  la 
Bactriane  qui  empêchent  les  avortements,  et  des  cornes 
d'Ammon  que  l'on  place  sous  les  lits  afin  d'avoir  des 
songes. 

Les  feux  des  pierres  et  les  flammes  de  la  lampe  se 
miraient   dans   les   grands   bouchers   d'or.   Hamilcar 


llAiMILCAU     BAUCA.  479 

debout  souriait,  les  bras  croisés  ;  —  et  il  se  délectait 
moins  dans  le  spectacle  que  dans  la  conscience  de  ses 
richesses.  Elles  étaient  inaccessibles,  inépuisables,  in- 
finies. Ses  aïeux,  dormant  sous  ses  pas,  envoyaient  à 
son  cœur  quelque  chose  de  leur  éternité.  Il  se  sentait 
tout  près  des  génies  souterrains.  C'était  comme  la  joie 
d'un  Kabyre  ;  et  les  grands  rayons  lumineux  frappant 
son  visage  lui  semblaient  l'extrémité  d'un  invisible 
réseau,  qui,  à  travers  des  abîmes,  l'attachaient  au  centre 
du  monde. 

Une  idée  le  fit  tressaillir,  et,  s'étant  placé  derrière 
l'idole,  il  marcha  droit  vers  le  mur.  Puis  il  examina 
parmi  les  tatouages  de  son  bras  une  ligne  horizontale 
avec  deux  autres  perpendiculaires,  ce  qui  exprimait,  en 
chiffres  chananéens,  le  nombre  treize.  Alors  il  compta 
jusqu'à  la  treizième  des  plaques  d'airain,  releva  encore 
une  fois  sa  large  manche  ;  et  la  main  droite  étendue,  il 
Hsait  à  une  autre  place  de  son  bras  d'autres  lignes 
plus  compliquées,  tandis  qu'il  promenait  ses  doigts  dé- 
licatement, à  la  façon  d'un  joueur  de  lyre.  Enfin,  avec 
son  pouce,  il  frappa  sept  coups;  et  d'un  seul  bloc, 
toute  une  partie  de  la  muraille  tourna. 

Elle  dissimulait  une  sorte  de  caveau,  où  étaient  en- 
fermées des  choses  mystérieuses,  qui  n'avaient  pas  de 
nom,  et  d'une  incalculable  valeur.  Hamilcar  descendit 
les  trois  marches  ;  il  prit  dans  une  cuve  d'argent  une 
peau  de  lama  flottant  sur  un  liquide  noir,  puis  il  re- 
monta. 

Abdalonim  se  remit  alors  à  marcher  devant  lui.  Il 
frappait  les  pavés  avec  sa  haute  canne  garnie  de  son- 


180  SALAM3IB0. 

nettes  au  pommeau,  et,  devant  chaque  appartement, 
criait  le  nom  d'IIamilcar,  entouré  de  louanges  et  de 
bénédictions. 

Dans  la  galerie  circulaire  où  aboutissaient  tous  les 
couloirs,  on  avait  accumulé  le  long  des  murs  des-  pou- 
trelles d'algummin,  des  sacs  de  lausonia,  des  gâteaux 
en  terre  de  Lemnos,  et  des  carapaces  de  tortue  toutes 
pleines  de  perles.  Le  suiTète,  en  passant,  les  effleurait 
avec  sa  robe,  sans  même  regarder  de  gigantesques 
morceaux  d'ambre,  matière  presque  divine  formée  par 
les  rayons  du  soleil. 

Un  nuage  de  vapeur  odorante  s'échappa. 

«  —  Pousse  la  porte  !  » 

Ils  entrèrent. 

Des  hommes  nus  pétrissaient  des  pâtes,  broyaient 
des  herbes,  agitaient  des  charbons,  versaient  de  Thuile 
dans  des  jarres,  ouvraient  et  fermaient  les  petites  cel- 
lules ovoïdes  creusées  tout  autour  de  la  muraille,  et 
si  nombreuses  que  l'appartement  ressemblait  à  l'inté- 
rieur d'une  ruche.  Du  myrobalon,  du  bdellium,  du  sa- 
fran et  des  violettes  en  débordaient.  Partout  étaient 
éparpillées  des  gommes,  des  poudres,  des  racines,  des 
fioles  de  verre,  des  branches  de  filipendule,  des  pétales 
de  roses;  et  l'on  étouffait  dans  les  senteurs,  malgré 
les  tourbillons  du  styrax  qui  grésillait  au  milieu  sur 
un  trépied  d'airain. 

Le  chef  des  odeurs  suaves,  pâle  et  long  comme  un 
flambeau  de  cire,  s'avança  vers  Hamilcar  pour  écraser 
dans  ses  mains  un  rouleau  de  métopion,  tandis  que 
deux  autres  lui  frottaient  les  talons  avec  des  feuilles 


IIA.MILCAK    HA  lu: A.  181 

de  baccai'is.  11  les  repoussa  :  c'étaient  des  Gyrénéens  de 
mœurs  infâmes,  mais  que  l'on  considérait  à  cause  de 
leurs  secrets. 

Afin  de  montrer  sa  vij;ilance,  le  chef  des  odeurs 
offrit  au  suiTète,  sur  une  cuiller  d'électrum,  un  peu  de 
malobathre  à  goûter  ;  puis  avec  une  alône  il  perça 
trois  besoars  indiens.  Le  maître,  qui  savait  les  artifices, 
prit  une  corne  pleine  de  baume,  et,  l'ayant  approchée 
des  charbons,  il  la  pencha  sur  sa  robe  :  une  tache  brune 
y  parut,  c'était  une  fraude.  Alors  il  considéra  le  chef 
des  odeurs  fixement  et,  sans  rien  dire,  lui  jeta  la  corne 
de  gazelle  en  plein  visage. 

Si  indigné  qu'il  fût  des  falsifications  commises  à 
son  préjudice,  en  apercevant  des  paquets  de  nard 
qu'on  emballait  pour  les  pays  d'outre-mer,  il  ordonna 
d'y  mêler  de  l'antimoine,  afin  de  le  rendre  plus  lourd. 

Puis  il  demanda  où  se  trouvaient  trois  boîtes  de 
psagas,  destinées  à  son  usage. 

Le  chef  des  odeurs  avoua  qu'il  n'en  savait  rien, 
des  soldats  étaient  venus  avec  des  couteaux,  en  hur- 
lant: il  leur  avait  ouvert  les  cases. 

«  —  Tu  les  crains  donc  plus  que  moi  !  »  s'écria  le 
suffète;  et  à  travers  la  fumée,  ses  prunelles,  comme 
des  torches,  étincelaient  sur  le  grand  homme  pâle  qui 
commençait  à  comprendre.  «  Abdalonim  !  avant  le 
coucher  du  soleil  tu  le  feras  passer  par  les  verges  : 
déchire-le  !  » 

Ce  dommage,  moindre  que  les  autres,  l'avait  exas- 
péré; car,  malgré  ses  efforts  pour  les  bannir  de  sa 
pensée,   il  retrouvait  continuellement   les   Barbares. 


^ 


482  SALAMMBO. 

Leurs  débordements  se  confondaient  avec  la  honte  de 
sa  fille,  et  il  en  voulait  à  toute  la  maison  de  la  con- 
naître et  de  ne  pas  la  lui  dire.  Mais  quelque  chose  le 
poussait  à  s'enfoncer  dans  son  malheur  ;  et,  pris  d'une 
rage  d'inquisition,  il  visita  sous  les  hangars,  derrière 
la  maison  de  commerce,  les  provisions  de  bitume,  de 
bois,  d'ancres  et  de  cordages,  de  miel  et  de  cire,  le 
magasin  des  étoffes,  les  réserves  de  nourritures,  le 
chantier  des  marbres,  le  grenier  du  silphium. 

Il  alla  de  l'autre  côté  des  jardins,  inspecter,  dans 
leurs  cabanes,  les  artisans  domestiques  dont  on  ven- 
dait les  produits.  Des  tailleurs  brodaient  des  manteaux, 
d'autres  tressaient  des  filets,  d'autres  peignaient  des 
coussins,  découpaient  des  sandales,  des  ouvriers  d'E- 
gypte avec  un  coquillage  polissaient  des  papyrus,  la 
navette  des  tisserands  claquait,  les  enclumes  des  ar- 
muriers retentissaient. 

Hamilcar  leur  dit  ; 

«  —  Battez  des  glaives  !  battez  toujours  !  il  m'en 
faudra.  »  Et  il  tira  de  sa  poitrine  la  peau  d'antilope 
macérée  dans  les  poisons  pour  qu'on  lui  taillât  une 
cuirasse  plus  solide  que  celles  d'airain,  et  qui  serait 
inattaquable  au  fer  et  à  la  flamme. 

Dès  qu'il  abordait  les  ouvriers,  Abdalonim,  afin  de 
détourner  sa  colère,  tâchait  de  l'irriter  contre  eux  en 
dénigrant  leurs  ouvrages  par  des  murmures.  —  «  Quelle 
besogne  !  c'est  une  honte  !  Vraiment  le  maître  est  trop 
bon.  »  Hamilcar,  sans  l'écouter,  s'éloignait. 

Il  se  ralentit,  car  de  grands  arbres  calcinés  d'un 
bout  à  l'autre,  comme  on  en  trouve  dans  les  bois  où 


HAMILCAR    IJARCA.  iHi 

les  pasteurs  ont  campé,  barraient  les  chemins  ;  et  les 
palissades  étaient  rompues,  l'eau  des  rigoles  se  perdait, 
des  éclats  de  verre,  des  ossements  de  singes  apparais- 
saient au  milieu  des  flaques  bourbeuses.  Quelque  bribe 
d'étofl'e  çà  et  là  pendait  aux  buissons;  sous  les  ci- 
tronniers les  fleurs  pourries  faisaient  un  fumier  jaune. 
En  effet,  les  serviteurs  avaient  tout  abandonné,  croyant 
que  le  maître  ne  reviendrait  plus. 

A  chaque  pas  il  découvrait  quelque  désastre  nou- 
veau, une  preuve  encore  de  cette  chose  qu'il  s'était  in- 
terdit d'apprendre.  Voilà  maintenant  qu'il  souillait  ses 
brodequins  de  pourpre  en  écrasant  des  immondices  ; 
et  il  ne  tenait  pas  ces  hommes,  tous  devant  lui  au 
bout  d'une  catapulte,  pour  les  faire  voler  en  éclats!  Il 
se  sentait  humilié  de  les  avoir  défendus;  c'était  une 
duperie,  une  trahison;  et  comme  il  ne  pouvait  se  venger 
ni  des  soldats  ni  des  anciens,  ni  de  Salammbô,  ni  de 
personne,  et  que  sa  colère  cherchait  quelqu'un,  il  con- 
damna aux  mines,  d'un  seul  coup,  tous  les  esclaves 
des  jardins. 

Abdalonim  frissonnait  chaque  fois  qu'il  le  voyait  se 
rapprocher  des  parcs.  Mais  Hamilcar  prit  le  sentier  du 
mouhn,  d'où  l'on  entendait  sortir  une  mélopée  lu- 
gubre. 

Au  milieu  de  la  poussière  les  lourdes  meules  tour- 
naient, c'est-à-dire  deux  cônes  de  porphyre  superposés, 
et  dont  le  plus  haut,  portant  un  entonnoir,  virait  sur 
le  second  à  l'aide  de  fortes  barres.  Avec  leur  poitrine 
et  leurs  bras  des  hommes  poussaient,  tandis  que 
d'autres,  attelés,  tiraient.  Le  frottement  de  la  bricole 


484  SALAMMBO. 

avait  formé  aulour  de  leurs  aisselles  des  croûtes  puru- 
lentes comme  on  en  voit  au  garrot  des  ânes,  et  le 
haillon  noir  et  flasque  qui  couvrait  à  peine  leurs  reins, 
en  pendant  par  le  bout,  battait  sur  leurs  jarrets  comme 
une  longue  queue.  Leurs  yeux  étaient  rouges,  les  fers 
de  leurs  pieds  sonnaient,  et  toutes  leurs  poitrines  hale- 
taient d'accord.  Ils  avaient  sur  la  bouche  une  muselière, 
pour  qu'il  leur  fût  impossible  de  manger  la  farine,  et 
des  gantelets  sans  doigts  enfermaient  leurs  mains  pour 
les  empêcher  d'en  prendre. 

A  l'entrée  du  maître,  les  barres  de  bois  craquèrent 
plus  fort.  Le  grain,  en  se  broyant,  grinçait.  Plusieurs 
tombèrent  sur  les  genoux  ;  les  autres,  continuant,  pas- 
saient par-dessus. 

■  Il  demanda  Giddenem,  le  gouverneur  des  esclaves; 
et  ce  personnage  parut,  étalant  sa  dignité  dans  la 
richesse  de  son  costume  ;  car  sa  tunique,  fendue  sur 
les  côtés,  était  de  pourpre  fine,  de  lourds  anneaux  ti- 
raient ses  oreilles,  et,  pour  joindre  les  bandes  d'étoiîes 
qui  enveloppaient  ses  jambes,  un  lacet  d'or,  comme  un 
serpent  autour  d'un  arbre,  montait  de  ses  chevilles  à 
ses  hanches.  Il  tenait  dans  ses  doigts,  tout  chargés  de 
bagues,  un  collier  en  grains  de  gagates  pour  recon- 
naître les  hommes  sujets  au  mal  sacré. 

Hamilcar  lui  fit  signe  de  détacher  les  muselières. 
Alors  tous,  avec  des  cris  de  bêtes  affamées,  se  ruèrent 
sur  la  farine,  qu'ils  dévoraient  en  s'enfonçant  le  visage 
dans  les  tas. 

«  —  Tu  les  exténues  !  »  dit  le  suffète. 

Giddenem  répondit  qu'il  fallait  cela  pour  les  dompter. 


HAMILCAK    15A11CA.  185 

«  —  Ce  n'élail  guère  la  peine  de  t'envoyer  à  Sy- 
racuse dans  l'école  des  esclaves.  Fais  venir  les  autres!  » 

Et  les  cuisiniers,  les  sommeliers,  les  palefreniers, 
les  coureurs,  les  porteurs  de  litières,  les  hommes  des 
étuves  et  les  femmes  avec  leurs  enfants,  tous  se  ran- 
gèrent dans  le  jardin  sur  une  seule  ligne,  depuis  la 
maison  de  commerce  jusqu'au  parc  des  bêtes  fauves. 
Ils  retenaient  leur  haleine.  Un  silence  énorme  emplis- 
sait Mégara.  Le  soleil  s'allongeait  sur  la  lagune,  au  bas 
des  catacombes.  Les  paons  piaulaient.  Hamilcar,  pas  à 
pas,  marchait. 

«  —  Qu'ai-je  à  faire  de  ces  vieux?  dit-il  ;  — 
vends-les!  C'est  trop  de  Gaulois,  ils  sont  ivrognes! 
et  trop  de  Cretois,  ils  sont  menteurs!  Achète-moi  des 
Cappadociens,  des  Asiatiques  et  des  Nègres.  » 

Il  s'étonna  du  petit  nombre  des  enfants.  —  «  Chaque 
année,  Giddenem,  la  maison  doit  avoir  des  naissances  ! 
Tu  laisseras  toutes  les  nuits  les  cases  ouvertes,  pour 
qu'ils  se  mêlent  en  liberté.  » 

Il  se  fit  montrer  ensuite  les  voleurs,  les  paresseux, 
les  mutins.  Il  distribuait  des  châtiments,  avec  des  re- 
proches à  Giddenem  ;  et  Giddenem,  comme  un  taureau, 
baissait  son  front  bas,  où  s'entre-croisaient  deux 
larges  sourcils. 

«  —  Tiens,  Œil  de  Baal,  dit-il,  en  désignant  un 
Libyen  robuste,  —  en  voilà  un  que  l'on  a  surpris  la 
corde  au  cou.  » 

«  —  Ah  !  tu  veux  mourir,  fit  dédaigneusement  le 
suffète. 

Et  l'esclave  d'un  ton  intrépide  : 


186  SALAMMBO. 

«  —  Oui  !  » 

Alors,  sans  se  soucier  de  l'exemple  ni  du  dommage 
pécuniaire,  Ilamilcar  dit  aux  valets  : 

<f  —  Emportez-le!  » 

Peut-être  y  avait-il  dans  sa  pensée  Tintention  d'un 
sacrifice?  C'était  un  malheur  qu'il  s'infligeait  afin  d'en 
prévenir  de  plus  terribles. 

Giddenem  avait  caché  les  mutilés  derrière  les  autres. 
Hamilcar  les  aperçut. 

«  —  Qui  t'a  coupé  le  bras,  à  toi?  » 

«  —  Les  soldats,  Œil  de  Baal.  » 

Puis,  à  un  Samnite  qui  chancelait  comme  un  héron 
blessé  : 

«  —  Et  toi,  qui  t'a  fait  cela?  » 

C'était  le  gouverneur,  en  lui  cassant  la  jambe  avec 
une  barre  de  fer. 

Cette  atrocité  imbécile  indigna  le  suffète  ;  et,  arra- 
chant des  mains  de  Giddenem  son  collier  de  gagates  : 

«  —  Malédictions  au  chien  qui  blesse  le  troupeau! 
Estropier  des  esclaves,  bonté  de  Tanit!  Ah  !  tu  ruines 
ton  maître!  Qu'on  l'étouffé  dans  le  fumier.  Et  ceux  qui 
manquent?  Où  sont-ils?  Les  as-tu  assassinés  avec  les 
soldats?  » 

Sa  figure  était  si  terrible  que  toutes  les  femmes 
s'enfuirent.  Les  esclaves  se  reculant  faisaient  un  grand 
cercle  autour  d'eux  ;  Giddenem  baisait  frénétiquement 
ses  sandales  ;  Hamilcar,  debout,  restait  les  bras  levés 
sur  lui. 

Mais,  l'intelligence  lucide  comme  au  plus  fort  des 
batailles,   il  se  rappelait  mille   choses  odieuses,  des 


IIA.MILCAU    HAIICA.  <87 

ignominies  dont  il  s'était  détourné  ;  et,  à  la  lueur  de  sa 
colère,  comme  aux  fulgurations  d'un  orage,  il  revoyait 
d'un  seul  coup  tous  ses  désastres  à  la  fois.  Les  gou- 
verneurs des  campagnes  avaient  fui  par  terreur  des 
soldats,  par  connivence  peut-être;  tous  le  trompaient, 
depuis  trop  longtemps  il  se  contenait. 

«  — Qu'on  les  amène,  cria-t-il,  et  marquez-les 
au  front  avec  des  fers  rouges,  comme  des  lâches!  » 

Alors  on  apporta  et  l'on  répandit  au  milieu  du 
jardin  des  entraves,  des  carcans,  des  couteaux,  des 
chaînes  pour  les  condamnés  aux  mines,  des  cippes 
qui  serraient  les  jambes,  des  numella  qui  enfermaient 
les  épaules,  et  des  scorpions,  fouets  à  triples  lanières 
terminées  par  des  griffes  en  airain. 

Tous  furent  placés  la  face  vers  le  soleil,  du  côté  du 
Moloch  dévorateur,  étendus  par  terre  sur  le  ventre  ou 
sur  le  dos,  et  les  condamnés  à  la  flagellation,  debout, 
contre  les  arbres,  avec  deux  hommes  auprès  d'eux, 
un  qui  comptait  les  coups,   et  un  autre  qui  frappait. 

Il  frappait  à  deux  bras  ;  les  lanières  en  sifflant  fai- 
saient voler  l'écorce  des  platanes.  Le  sang  s'éparpillait 
en  pluie  dans  les  feuillages,  et  des  masses  rouges  se 
tordaient  au  pied  des  arbres  en  hurlant.  Ceux  que  l'on 
ferrait  s'arrachaient  le  visage  avec  les  ongles.  Ou  en- 
tendait les  vis  de  bois  craquer;  des  heurts  sourds 
retentissaient;  parfois  un  cri  aigu,  tout  à  coup,  traver- 
sait l'air.  Du  côté  des  cuisines,  entre  des  vêtements 
en  lambeaux  et  des  chevelures  abattues,  des  hommes, 
avec  des  éventails,  avivaient  des  charbons,  et  une 
odeur  de  chair  qui  brûle  passait.  Les  flagellés  défaillant. 


188  SALAMMBO. 

mais  retenus  par  les  liens  de  leurs  bras,  roulaient 
leur  tète  sur  leurs  épaules  en  fermant  les  yeux.  Les 
autres,  qui  regardaient,  se  mirent  à  crier  d'épouvante, 
et  les  lions,  se  rappelant  peut-être  le  festin,  s'allon- 
geaient en  bâillant  contre  le  bord  des  fosses. 

On  vit  alors  Salammbô  sur  la  plate-forme  de  sa 
terrasse.  Elle  la  parcourait  rapidement  de  droite  et  de 
gauche,  tout  effarée.  Hamilcar  l'aperçut.  Il  lui  sembla 
qu'elle  levait  les  bras  de  son  côté  pour  demander 
grâce;  avec  un  geste  d'horreur  il  s'enfonça  dans  le 
parc  des  éléphants. 

Ces  animaux  faisaient  l'orgueil  des  grandes  maisons 
puniques.  Ils  avaient  porté  les  aïeux,  triomphé  dans 
les  guerres,  et  on  les  vénérait  comme  favoris  du  So- 
leil. 

Ceux  de  Mégara  étaient  les  plus  forts  de  Carthage. 
Hamilcar,  avant  de  partir,  avait  exigé  d'Abdalonim  le 
serment  qu'il  les  surveillerait.  Mais  ils  étaient  morts 
de  leurs  mutilations  ;  et  trois  seulement  restaient, 
couchés  au  milieu  de  la  cour,  sur  la  poussière,  devant 
les  débris  de  leur  mangeoire. 

Ils  le  reconnurent  et  vinrent  à  lui. 

L'un  avait  les  oreilles  horriblement  tendues,  l'autre 
au  genou  une  large  plaie,  et  le  troisième  la  trompe 
coupée. 

Cependant  ils  le  regardaient  d'un  air  triste,  comme 
des  personnes  raisonnables,  et  celui  qui  n'avait  plus 
de  trompe,  en  baissant  sa  tête  énorme  et  pliant  les 
jarrets,  tâchait  de  le  flatter  doucement  avec  l'extré- 
mité hideuse  de  son  moignon. 


Il  A  MI  LC  A  II    HAUCA.  <89 

A  cette  caresse  do  raiiinuil,  deux  larmes  lui  jailli- 
rent des  yeux.  Il  bondit  sur  Abdalonim. 

«  —  Ali!  misérable!  la  croix!  la  croix!  » 

Abdalonim,  s'évanouissant,  tomba  par  terre  à  la 
renvcr^^e. 

Derrière  les  fabriques  de  pourpre,  dont  les  lentes 
fumées  bleues  montaient  dans  le  ciel,  un  aboiement  de 
chacal  retentit;  Ilamilcar  s'arrêta. 

La  pensée  de  son  fils,  comme  l'attouchement  d'un 
dieu,  l'avait  tout  à  coup  calmé.  C'était  un  prolongement 
de  sa  force,  une  continuation  indéfinie  de  sa  personne 
qu'il  entrevoyait,  et  les  esclaves  ne  comprenaient  pas 
d'où  lui  était  venu  cet  apaisement. 

En  se  dirigeant  vers  les  fabriques  de  pourpre,  il 
passa  devant  l'ergastule,  longue  maison  de  pierre  noire, 
bâtie  dans  une  fosse  carrée  avec  un  petit  chemin  tout 
autour  et  quatre  escaliers  aux  angles. 

Pour  achever  son  signal,  Iddibal  sans  doute  atten- 
dait la  nuit.  Rien  ne  presse  encore,  songeait  Hamilcar; 
et  il  descendit  dansla  prison.  Quelques-uns  lui  crièrent: 
«  Retourne  »  ;  les  plus  hardis  le  suivirent. 

La  porte  ouverte  battait  au  vent.  Le  crépuscule 
entrait  par  les  meurtrières  étroites,  et  l'on  distinguait 
dans  l'intérieur  des  chaînes  brisées  pendant  aux  murs. 

Voilà  tout  ce  qui  restait  des  captifs  de  guerre  ! 

Hamilcar  pâlit  extraordinairement,  et  ceux  qui 
étaient  penchés  en  dehors  sur  la  fosse  le  virent  qui 
s'appuyait  d'une  main  contre  le  mur  pour  ne  pas 
tomber. 

Mais   le  chacal,  trois  fois  de  suite,  cria.  Hamilcar 


190  SALAMMBO. 

releva  la  tête  ;  il  ne  proféra  pas  une  parole,  il  ne  fit  pas 
un  geste.  Puis,  quand  le  soleil  fut  complètement  cou- 
ché, il  disparut  derrière  la  haie  de  nopals  ;  et  le  soir,  à 
l'assemblée  des  riches,  dans  le  temple  d'Eschmoûn, 
il  dit  en  entrant: 

'-  —  Lumières  des  Baalim,  j'accepte  le  commande- 
ment des  forces  puniques  contre  l'armée  des  Barbares  !  » 


LA   nATAILLK    DU    .MAC AU.  191 


VIII 


L.\     n.\TAILLi:    DU    .M.\CAR 


Dès  le  lendemain,  il  tira  des  Syssites  deux  cent 
vingt-trois  mille  kikar  d'or,  il  décréta  un  impôt  de 
quatorze  liekel  sur  les  riches.  Les  femmes  mêmes  con- 
tribuèrent ;  on  payait  pour  les  enfants,  et,  —  chose 
monstrueuse  dans  les  habitudes  carthaginoises,  —  il 
força  les  collègues  des  prêtres  à  fournir  de  l'argent. 

11  réclama  tous  les  chevaux,  tous  les  mulets,  toutes 
les  armes.  Quelques-uns  voulurent  dissimuler  leurs 
richesses,  on  vendit  leurs  biens;  et,  pour  intimider 
l'avarice  des  autres,  il  donna  soixante  armures  et 
quinze  cents  gommor  de  farine,  autant  à  lui  seul  que 
la  Compagnie  de  l'ivoire. 

11  envoya  dans  la  Ligurie  acheter  des  soldats,  trois 
mille  montagnards  habitués  à  combattre  des  ours  ; 
d'avance  on  leur  paya  six  lunes,  à  quatre  mines  par 
jour. 

Cependant  il  fallait  une  armée.  Mais  il  n'accepta 
pas,  comme  Hannon,  tous  les  citoyens.  11  repoussa 
d'abord  les  gens  d'occupations  sédentaires,  puis  ceux 
qui  avaient  le  ventre  trop  gros  ou  l'aspect  pusillanime  ; 
et  il  admit  des  hommes  déshonorés,  la  crapule  deMalqua, 


19i  SALAMMBO. 

des  fils  de  Barbares,  des  affranchis.  Pour  récompense,  il 
promit  à  des  Carthaginois  nouveaux  le  droit  de  cité 
complet. 

Son  premier  soin  fut  de  réformer  la  Légion,  Ces 
beaux  jeunes  hommes,  qui  se  considéraient  comme  la 
majesté  militaire  de  la  République,  se  gouvernaient 
eux-mêmes.  Il  cassa  leurs  officiers  ;  il  les  traitait  rude- 
ment, les  faisait  courir,  sauter,  monter  tout  d'une 
haleine  la  pente  de  Byrsa,  lancer  des  javelots,  lutter 
corps  à  corps,  coucher  la  nuit  sur  les  places.  Leurs 
familles  venaient  les  voir  et  les  plaignaient. 

Il  commanda  des  glaives  plus  courts,  des  brodequins 
plus  forts.  Il  fixa  le  nombre  des  valets  et  réduisit  les 
bagages;  et  comme  on  gardait  dans  le  temple  de 
Moloch  trois  cents  pilums  romains,  malgré  les  réclama- 
tions du  pontife  il  les  prit. 

Avec  ceux  qui  étaient  revenus  d'Utique  et  d'autres 
que  les  particuhers  possédaient,  il  organisa  une  pha- 
lange de  soixante-douze  éléphants  et  les  rendit  formi- 
dables. Il  arma  leurs  conducteurs  d'un  maillet  et  d'un 
ciseau,  afin  de  pouvoir  dans  la  mêlée  leur  fendre  le 
crâne  s'ils  s'emportaient. 

Il  ne  permit  point  que  leurs  généraux  fussent  nom- 
més par  le  Grand-Conseil.  Les  anciens  tâchaient  de  lui 
objecter  les  lois,  il  passait  au  travers;  on  n'osait  plus 
murmurer,  tout  pliait  sous  la  violence  de  son  génie. 

A  lui  seul  il  se  chargeait  de  la  guerre,  du  gouver- 
nement et  des  finances  ;  et,  afin  de  prévenir  les  accu- 
sations, il  demanda  comme  examinateur  de  ses  comp- 
tes le  suffète  Hannon. 


LA   BATAILLE    DU   MAGAR.  493 

Il  faisait  travailler  aux  remparts,  et,  pour  avoir  des 
pierres,  démolir  les  vieilles  murailles  intérieures,  à 
présent  inutiles.  Mais  la  différence  des  fortunes,  rem- 
plaçant la  hiérarchie  des  races,  continuait  à  maintenir 
séparés  les  fils  des  vaincus  et  ceux  des  conquérants; 
aussi  les  patriciens  virent  d'un  œil  irrité  la  destruction 
de  ces  ruines,  tandis  que  la  plèbe,  sans  trop  savoir 
pourquoi,  s'en  réjouissait. 

Les  troupes  en  armes,  du  matin  au  soir,  défilaient 
dans  les  rues;  à  chaque  moment  on  entendait  sonner 
les  trompettes;  sur  des  chariots  passaient  des  bou- 
cliers, des  tentes,  des  piques;  les  cours  étaient  pleines 
de  femmes  qui  déchiraient  de  la  toile;  l'ardeur  de  l'un 
à  l'auue  se  communiquait;  l'àme  d'IIamilcar  emplis- 
sait la  République. 

Il  avait  divisé  ses  soldats  par  nombres  pairs,  en 
ayant  soin  de  placer  dans  la  longueur  des  files,  alter- 
nativement, un  homme  fort  et  un  homme  faible,  pour 
que  le  moins  vigoureux  ou  le  plus  lâche  fût  conduit  à 
la  fois  et  poussé  par  deux  autres.  Mais  avec  ses  trois 
raille  Ligures  et  les  meilleurs  de  Carthage,  il  ne  put 
former  qu'une  phalange  simple  de  quatre  mille  quatre- 
vingt-seize  hoplites,  défendus  par  des  casques  de  bronze, 
et  qui  maniaient  des  sarisses  de  frêne,  longues  de 
quatorze  coudées. 

Deux  mille  jeunes  hommes  portaient  des  frondes, 
un  poignard  et  des  sandales.  Il  les  renforça  de  huit 
cents  autres  armés  d'un  bouclier  rond  et  d'un  glaive  à 
la  romaine. 

La  grosse  cavalerie  se  composait  des  dix-neuf  cents 

13 


194  SALAMMBO. 

gardes  qui  restaient  de  la  Légion,  couverts  par  des 
lames  de  bronze  vermeil,  comme  les  Glinabares  assy- 
riens. Il  avait  de  plus  quatre  cents  archers  à  cheval,  de 
ceux  qu'on  appelait  des  ïarentins,  avec  des  bonnets  en 
peau  de  belette,  une  hache  à  double  tranchant  et  une 
tunique  de  cuir.  Enfin  douze  cents  Nègres  du  quartier 
des  caravanes,  mêlés  aux  CUnabares,  devaient  courir 
auprès  des  étalons  en  s'appuyant  d'une  main  sur  la 
crinière.  Tout  était  prêt,  et  cependant  Hamilcar  ne  par- 
tait pas. 

Souvent  la  nuit  il  sortait  de  Carthage,  seul,  et  il 
s'enfonçait  plus  loin  que  la  lagune,  vers  les  embou- 
chures du  Macar.  Voulait-il  se  joindre  aux  Mercenaires? 
Les  Ligures  campant  sur  les  Mappales  entouraient  sa 
maison. 

Les  appréhensions  des  riches  parurent  justifiées 
quand  on  vit,  un  jour,  trois  cents  Barbares  s'appro- 
cher des  murs.  Le  suffète  leur  ouvrit  les  portes  ;  c'é- 
taient des  transfuges;  ils  accouraient  vers  leur  maître, 
attirés  par  la  crainte  ou  par  la  fidéhté. 

Le  retour  d'IIamilcar  n'avait  point  surpris  les  Mer- 
cenaires; cet  homme,  dans  leurs  idées,  ne  pouvait  pas 
mourir.  11  revenait  pour  accomplir  ses  promesses  :  es- 
pérance qui  n'avait  rien  d'absurde,  tant  l'abîme  était 
profond  entre  la  patrie  et  l'armée.  D'ailleurs,  ils  ne  se 
croyaient  point  coupables;  on  avait  oublié  le  festin. 

Les  espions  qu'ils  surprirent  les  détrompèrent.  Ce 
fut  un  triomphe  pour  les  acharnés  ;  les  tièdes  môme 
devinrent  furieux.  Puis  les  deux  sièges  les  accablaient 
d'ennui;  rien  n'avançait;  mieux   valait  une   bataille! 


LA    U.VT.VILL1-:   DU   MACAU.  If»:; 

Aussi  beaucoup  d'hommes  se  débandaient,  couraient 
la  campagne.  A  la  nouvelle  des  armements  ils  revin- 
rent; Màtho  en  bondit  de  joie:  «  Enfin!  enfin!  »  s'é- 
cria-t-il. 

Le  ressentiment  qu'il  gardait  à  Salammbô  se 
tourna  contre  llamilcar.  Sa  haine,  maintenant,  aper- 
cevait une  proie  déterminée;  et  comme  la  vengeance 
devenait  plus  facile  à  concevoir,  il  croyait  presque  lu 
tenir  et  déjà  s'y  délectait.  En  même  temps  il  était 
pris  d'une  tendresse  plus  haute,  dévoré  par  un  désir 
plus  acre.  Tour  à  tour  il  se  voyait  au  milieu  des  sol- 
dats, brandissant  sur  une  pique  la  tète  de  suffète, 
puis  dans  la  chambre  au  lit  de  pourpre,  serrant  la 
vierge  entre  ses  bras,  couvrant  sa  figure  de  baisers, 
passant  ses  mains  sur  ses  grands  cheveux  noirs;  et 
cette  imagination,  qu'il  savait  irréalisable,  le  suppli- 
ciait. Il  se  jura,  puisque  ses  compagnons  l'avaient 
nommé  schalishim,  de  conduire  la  guerre;  la  certitude 
qu'il  n'en  reviendrait  pas  le  poussait  à  la  rendre  im- 
pitoyable. 

Il  arriva  chez  Spendius  et  lui  dit  : 

«  —  Tu  vas  prendre  tes  hommes!  J'amènerai  les 
miens!  Avertis  Autharite!  Nous  sommes  perdus  si 
Hamilcar  nous  attaque  !  M'entends-tu  ?  Lève-toi  !  » 

Spendius  demeura  stupéfait  devant  cet  air  d'auto- 
rité. Màtho,  d'habitude,  se  laissait  conduire,  et  les  em- 
portements qu'il  avait  eus  étaient  vite  retombés.  Mais 
à  présent  il  semblait  tout  à  la  fois  plus  calme  et  plus 
terrible;  une  volonté  superbe  fulgurait  dans  ses  veux, 
pareille  à  la  flamme  d'un  sacrifice. 


196  SALAMMBO. 

Le  Grec  n'écouta  pas  ses  raisons.  Il  habitait  une 
des  tentes  carthaginoises  à  bordures  de  perles,  bu- 
vait des  boissons  fraîches  dans  des  coupes  d'argent, 
jouait  au  cottabe,  laissait  croître  sa  chevelure,  et  con- 
duisait le  siège  avec  lenteur.  Du  reste  il  avait  pratiqué 
des  intelligences  dans  la  ville  et  ne  voulait  point  par- 
tir, sûr  qu'avant  peu  de  jours  elle  s'ouvrirait. 

Narr'Havas,  qui  vagabondait  entre  les  trois  armées, 
se  trouvait  alors  près  de  lui.  Il  appuya  son  opinion, 
et  même  il  blâma  le  Libyen  de  vouloir,  par  un  excès 
de  courage,  abandonner  leur  entreprise. 

'(  —  Va-t'en,  si  tu  as  peur!  —  s'écria  Màtho;  — 
tu  nous  avais  promis  de  la  poix,  du  soufre,  des  élé- 
phants, des  fantassins,  des  chevaux!  où  sont-ils?  » 

Narr'Havas  lui  rappela  qu'il  avait  exterminé  les  der- 
nières cohortes  d'IIannon;  —  quant  aux  éléphants,  on 
les  chassait  dans  les  bois,  il  armait  les  fantassins,  les 
chevaux  étaient  en  marche;  et  le  Numide, en  caressant 
la  plume  d'autruche  qui  lui  retombait  sur  Tépaule, 
roulait  ses  yeux  comme  une  femme  et  souriait  d'une 
manière  irritante.  Màtho,  devant  lui,  ne  trouvait  rien 
à  répondre. 

Un  homme  que  l'on  ne  connaissait  pas  entra, 
mouillé  de  sueur,  effaré,  les  pieds  saignants,  la  ceinture 
dénouée;  sa  respiration  secouait  ses  flancs  maigres  à 
les  faire  éclater,  et  tout  en  parlant  un  dialecte  inin- 
telligible, il  ouvrait  de  grands  yeux,  comme  s'il  eût 
raconté  quelque  bataille.  Le  roi  bondit  dehors  et  ap- 
pela ses  cavaliers. 

Ils  se  rangèrent  dans  la  plaine,  en  formant  un  cer- 


LA    BATAlLLli    DU   MAC  AU.  I<.)7 

cle  devant  lui.  Narr'llavas,  à  cheval,  baissait  la  tète 
et  se  mordait  les  lèvres.  Enfin  il  sépara  ses  hommes  en 
deux  moitiés,  dit  à  la  première  de  l'attendre  ;  puis,  d'un 
geste  impérieux  enlevant  les  autres  au  galop,  il  dis- 
parut dans  l'horizon,  du  côté  des  montagnes, 

"  —  Maître,  murmura  Spendius,  —  je  n'aime  pas 
ecs  hasards  extraordinaires,  le  suffète  qui  revient, 
Narr'llavas  qui  s'en  va...  » 

«  —  Eh?  qu'importe!  »  fit  dédaigneusement  Màtho. 

C'était  une  raison  de  plus  pour  prévenir  Ilamilcar 
en  rejoignant  Autharite.  Mais  si  l'on  abandonnait  le 
siège  des  villes,  leurs  habitants  sortiraient,  les  atta- 
queraient par  derrière,  et  l'on  aurait  en  face  les  Car- 
thaginois. Après  beaucoup  de  paroles,  les  mesures  sui- 
vantes furent  résolues  et  immédiatement  exécutées. 

Spendius  avec  quinze  mille  hommes  se  porta  jus- 
qu'au pont  bâti  sur  le  Macar,  à  trois  milles  d'Utique  ;  on 
en  fortifia  les  angles  par  quatre  tours  énormes  garnies 
de  catapultes.  Avec  des  troncs  d'arbres,  des  pans  de 
roches,  des  entre-lacs  d'épines  et  des  murs  de  pierres, 
on  boucha  daus  les  montagnes  tous  les  sentiers,  toutes 
les  gorges;  sur  leurs  sommets  on  entassa  des  herbes 
qu'on  allumerait  pour  servir  de  signaux,  et  des  pas- 
teurs habiles  à  voir  de  loin,  de  place  en  place,  y 
furent  postés. 

Sans  doute  Hamilcar  ne  prendrait  pas  comme  Han- 
non  par  la  montagne  des  Eaux-Chaudes.  11  devait 
penser  qu'Autharite,  maître  de  l'intérieur,  lui  fermerait 
la  route.  Puis,  un  échec  au  début  de  la  campagne  le 
perdrait,  tandis  que  la  victoire  serait  à  recommencer 


498  SALAMMBO. 

bientôt,  les  iMercenaires  étant  plus  loin.  11  pouvait  en- 
core débarquer  au  cap  des  Raisins,  et  de  là  marcher 
sur  une  des  villes.  Mais  il  se  trouvait  alors  entre  les 
deux  armées,  imprudence  dont  il  n'était  pas  capable 
avec  des  forces  peu  nombreuses.  Donc,  il  devait  lon- 
ger la  base  de  l'Ariana,  puis  tourner  à  gauche  pour 
éviter  les  embouchures  duMacar  et  venir  droit  au  pont. 
C'est  là  que  Màtho  raltendait. 

La  nuit,  à  la  lueur  des  torches,  il  surveillait  les 
pionniers.  Il  courait  à  Hippo-Zaryte,  aux  ouvrages  des 
montagnes,  revenait,  ne  se  reposait  pas.  Spendius  en- 
viait sa  force;  mais  pour  la  conduite  des  espions,  le 
choix  des  sentinelles,  l'art  des  machines  et  tous  les 
moyens  défensifs,  Màtho  écoutait  docilement  son  com- 
pagnon ;  et  ils  ne  parlaient  plus  de  Salammbô,  —  l'un 
n'y  songeant  pas,  l'autre  empêché  par  une  pudeur. 

Souvent  il  s'en  allait  du  côté  de  Carthage  pour  tâ- 
cher d'apercevoir  les  troupes  d'Hamilcar.  Il  dardait  ses 
yeux  sur  l'horizon  ;  il  se  couchait  à  plat  ventre,  et  dans 
le  bourdonnement  de  ses  artères  croyait  entendre  une 
armée. 

Il  dit  à  Spendius  que  si,  avant  trois  jours,  Ilamilcar 
n'arrivait  pas,  il  irait  avec  tous  ses  hommes  à  sa  ren- 
contre lui  offrir  la  bataille.  Deux  jours  encore  se  pas- 
sèrent. Spendius  le  retenait;  le  matin  du  sixième,  il 
partit. 

Les  Cartliagiuois  n'étaient  pas  moins  que  les  Barbares 
impatients  de  la  guerre.  Dans  les  tentes  et  dans  les 
maisons,  c'était  le  même  désir,  la  même  angoisse  ; 
tous  se  demandaient  ce  qui  retardait  Ilamilcar. 


LA    BATAILLK    DV    MACAR.  199 

De  temps  à  autre,  il  montait  sur  la  coupole  du 
temple  d'Eschmoûn,  près  de  rannoiiciateur  des  lunes, 
et  il  regardait  le  vent. 

Un  jour,  c'était  le  troisième  du  mois  de  iibby,  on 
le  vit  descendre  de  l'Acropole  à  pas  précipités.  Dans 
les  Mappales  une  grande  clameur  s'éleva.  Bientôt  les 
rues  s'agitèrent,  et  partout  les  soldats  commençaient  à 
s'armer  au  milieu  des  femmes  en  pleurs  qui  se  jetaient 
contre  leur  poitrine  ;  puis  ils  couraient  vite  sur  la 
place  de  Khamon  prendre  leurs  rangs.  On  ne  pouvait 
les  suivre  ni  môme  leur  parler,  ni  s'approcher  des 
remparts;  pendant  quelques  minutes,  la  ville  entière 
fut  silencieuse  comme  un  grand  tombeau.  Les  soldats 
songeaient,  appuyés  sur  leurs  lances;  et  les  autres, 
dans  les  maisons,  soupiraient. 

Au  coucher  du  soleil,  l'armée  sortit  par  la  porte 
occidentale  ;  mais,  au  lieu  de  prendre  le  chemin  de 
Tunis  ou  de  gagner  les  montagnes  dans  la  direction 
d'Utique,  on  continua  par  le  bord  de  la  mer;  et  bien- 
tôt ils  atteignirent  la  lagune,  où  des  places  rondes, 
toutes  blanches  de  sel,  miroitaient  comme  de  gigan- 
tesques plats  d'argent,  oubliés  sur  le  rivage. 

Puis  les  flaques  d'eau  se  multipUèrent.  Le  sol,  peu 
à  peu,  devenait  plus  mou  ;  les  pieds  s'enfonçaient  ; 
Ilamilcar  ne  se  retourna  pas.  Il  allait  toujours  en  tête; 
et  son  cheval,  couvert  de  macules  jaunes  comme  un 
dragon,  en  jetant  de  l'écume  autour  de  lui,  avançait 
dans  la  fange  à  grands  coups  de  reins.  La  nuit  tomba, 
une  nuit  sans  lune.  Quelques-uns  crièrent  qu'on  allait 
périr;  il  arracha  leurs  armes,  qui  furent  données  aux 


200  SALAMMBO. 

valets.  La  boue  était  de  plus  en  plus  profonde.  Il  fallut 
monter  sur  les  bêtes  de  somme  ;  d'autres  se  crampon- 
naient à  la  queue  des  chevaux;  les  robustes  tiraient  les 
faibles,  et  le  corps  des  Ligures  poussait  l'infanterie 
avec  la  pointe  des  piques.  L'obscurité  redoubla.  On 
avait  perdu  la  route.  Tous  s'arrêtèrent. 

Les  esclaves  du  suffète  partirent  en  avant,  pour 
f      chercher  les  balises  plantées  par  son  ordre  de  distance 
en  distance.  Ils  criaient  dans  les  ténèbres,  et  de  loin 
l'armée  les  suivait. 

On  sentit  la  résistance  du  sol.  Une  courbe  blanchâtre 
se  dessina  vaguement,  et  ils  se  trouvèrent  sur  le  bord 
du  Macar.  Malgré  le  froid,  on  n'alluma  pas  de  feux. 

Au  miheu  de  la  nuit,  des  rafales  de  vent  s'élevèrent. 
Ilamilcar  fit  réveiller  les  soldats,  mais  pas  une  trom- 
pette ne  sonna  ;  leurs  capitaines  les  frappaient  douce- 
ment sur  l'épaule. 

Un  homme  d'une  haute  taille  descendit  dans  l'eau. 
Elle  ne  venait  pas  à  la  ceinture;  on  pouvait  passer. 

Le  sulTète  ordonna  que  trente-deux  des  éléphants 
se  placeraient  dans  le  fleuve  cent  pas  plus  loin,  tandis 
que  les  autres,  plus  bas,  arrêteraient  les  lignes  d'hom- 
mes emportées  par  le  courant;  et  tous,  en  tenant 
leurs  armes  au-dessus  de  leur  tête,  traversèrent  le  Macar 
comme  entre  deux  murailles.  Il  avait  remarqué  que  le 
vent  d'ouest,  en  poussant  les  sables,  obstruait  le  fleuve 
et  formait  dans  sa  longueur  une  chaussée  naturelle. 

Maintenant  il  était  sur  la  rive  gauche,  en  face 
d'Utique,  et  dans  une  vaste  plaine,  —  avantage  pour 
ses  éléphants,  qui  faisaient  la  force  de  son  armée. 


LA   BATAILLE   DU    MACAR.  201 

Ce  tour  de  génie  enthousiasma  les  soldats.  Us  vou- 
laient tout  de  suite  courir  aux  Barbares;  le  sulVùte  les 
fit  se  reposer  pendant  deux  heures.  Dès  que  le  soleil 
parut,  on  s'ébranla  dans  la  plaine  sur  trois  lignes  :  les 
éléphants  d'abord,  rinfanterie  légère  avec  la  cavalerie 
derrière  elle,  la  phalange  marchait  ensuite. 

Les  Barbares  campés  à  Utique  et  les  quinze  mille 
autour  du  pont  furent  surpris  de  voir  au  loin  la  terre 
onduler.  Le  vent,  qui  soufflait  très  fort,  chassait  des  tour- 
billons de  sable;  ils  se  levaient  comme  arrachés  du  sol, 
montaient  par  grands  lambeaux  de  couleur  blonde,  puis 
se  déchiraient  et  recommençaient  toujours,  en  cachant 
aux  Mercenaires  l'armée  punique.  A  cause  des  cornes 
dressées  au  bord  des  casques,  les  uns  croyaient  aper- 
cevoir un  troupeau  de  bœufs;  d'autres,  trompés  par 
l'agitation  des  manteaux,  prétendaient  distinguer  des 
ailes,  et  ceux  qui  avaient  beaucoup  \oyagé,  haussant 
les  épaules,  expliquaient  tout  par  les  illusions  du  mi- 
rage. Cependant  quelque  chose  d'énorme  continuait 
à  s'avancer.  De  petites  vapeurs,  subtiles  comme  des 
haleines,  couraient  sur  la  surface  du  désert;  une  lu- 
mière âpre,  et  qui  semblait  vibrer,  reculait  la  pro- 
fondeur du  ciel,  et,  pénétrant  les  objets,  rendait  la 
distance  incalculable.  L'immense  plaine  se  dévelop- 
pait de  tous  les  côtés  à  perte  de  vue;  et  les  ondula- 
tions du  terrain,  presque  insensibles,  se  prolongeaient 
jusqu'à  l'extrême  horizon,  fermé  par  une  grande  ligne 
bleue  qu'on  savait  être  la  mer.  Les  deux  armées,  sor- 
ties des  tentes,  regardaient;  les  gens  d'Utique,  pour 
mieux  voir,  se  tassaient  sur  les  remparts. 


202  SALAMMBO. 

Ils  distinguèrent  plusieurs  barres  transversales, 
hérissées  de  points  égaux.  Elles  devinrent  plus  épaisses, 
grandirent;  des  monticules  noirs  se  balançaient;  tout 
à  coup  des  buissons  carrés  parurent;  c'étaient  des 
éléphants  et  des  lances;  un  seul  cri  s'éleva  :  «  —  Les 
Carthaginois!  »  Sans  signal,  sans  commandement,  les 
soldats  d'Utique  et  ceux  du  pont  coururent  pêle-mêle, 
pour  tomber  ensemble  sur  Hamilcar. 

A  ce  nom,  Spendius  tressaillit.  Il  répétait  en  ha- 
letant :  «  Hamilcar  !  Hamilcar!  »  et  Màtho  n'était  pas 
là  !  Que  faire  ?  Nul  moyen  de  fuir  !  La  surprise  de  l'évé- 
nement, sa  terreur  du  suffète  et  surtout^  l'urgence 
d'une  résolution  immédiate  le  bouleversaient;  il  se 
voyait  traversé  de  mille  glaives,  décapité,  mort.  Ce- 
pendant on  l'appelait;  trente  mille  hommes  allaient  le 
suivre;  une  fureur  contre  lui-même  le  saisit;  pour 
cacher  sa  pâleur,  il  barbouilla  ses  joues  de  vermillon, 
puis  il  boucla  ses  cnémides,  sa  cuirasse,  avala  une  pa- 
tère  de  vin  pur  et  courut  après  sa  troupe,  qui  se 
hâtait  vers  celle  d'Utique. 

Elles  se  rejoignirent  toutes  les  deux  si  rapidement 
que  le  suffète  n'eut  pas  le  temps  de  ranger  ses  hommes 
en  bataille.  Peu  à  peu,  il  se  ralentissait.  Les  éléphants 
s'arrêtèrent;  ils  balançaient  leurs  lourdes  têtes  chargées 
de  plumes  d'autruche,  tout  en  se  frappant  les  épaules 
avec  leur  trompe. 

Au  fond  de  leurs  intervalles,  on  distinguait  les  co- 
hortes des  vélites,  plus  loin  les  grands  casques  des 
Clinabares,  avec  des  fers  qui  brillaient  au  soleil,  des 
cuirasses,  des  panaches,  des  étendards  agités.  L'armée 


LA    HATAILLK    DU   .MAC  A  H.  203 

carthaginoise,  grosse  de  onze  mille  trois  cent  quatre- 
vingt-seize  hommes,  semblait  à  peine  les  contenir,  car 
elle  formait  un  carré  long,  étroit  des  flancs  et  resserré 
sur  soi-même. 

En  les  voyant  si  faibles,  les  Barbares  furent  pris 
d'ime  joie  désordonnée  ;  on  n'apercevait  pas  Ilamilcar. 
11  était  resté  là-bas,  peut-être?  Qu'importait,  d'ailleurs! 
Le  dédain  qu'ils  avaient  de  ces  marchands  renforçait 
leur  courage  ;  avant  que  Spendius  eût  commandé  la 
manœuvre,  tous  l'avaient  comprise  et  déjà  l'exécu- 
taient. 

Ils  se  développèrent  sur  une  grande  ligne  droite  qui 
débordait  les  ailes  de  l'armée  punique,  afin  de  l'enve- 
lopper complètement.  Mais,  quand  on  fut  à  trois  cents 
pas  d'intervalle,  les  éléphants,  au  lieu  d'avancer,  se 
retournèrent;  puis  voilà  que  les  Clinabares ,  faisant 
volte-face,  les  suivirent;  et  la  surprise  des  Mercenaires 
redoubla,  en  apercevant  tous  les  hommes  de  trait  qui 
couraient  pour  les  rejoindre.  Les  Carthaginois  avaient 
donc  peur,  ils  fuyaient!  Une  huée  formidable  éclata 
dans  les  troupes  des  Barbares,  et,  du  haut  de  son  dro- 
madaire, Spendius  s'écriait  :  «  —  Ah  !  je  le  savais 
bien  !  En  avant  !  en  avant  !  » 

Alors  les  javelots,  les  dards,  les  balles  des  frondes 
jaiUirent  à  la  fois.  Les  éléphants,  la  croupe  piquée  par 
les  flèches,  se  mirent  à  galoper  plus  vite  ;  une  grosse 
poussière  les  enveloppait,  et,  comme  des  ombres  dans 
un  nuage,  ils  s'évanouirent. 

On  entendait  au  fond  un  grand  bruit  de  pas,  dominé 
par  le  son  aigu  des  trompettes  qui  soufflaient  avec 


20i  SALAMMBO. 

furie.  Cet  espace,  que  les  Barbares  avaient  devant  eux, 
plein  de  tourbillons  et  de  tumulte,  attirait  comme  un 
gouffre;  quelques-uns  s'y  lancèrent.  Des  cohortes  d'in- 
fanterie apparurent;  elles  se  refermaient;  et,  en  même 
temps,  tous  les  autres  voyaient  accourir  les  fantassins 
avec  des  cavaliers  au  galop. 

Ilamilcar  avait  ordonné  à  la  phalange  de  rompre 
ses  sections,  aux  éléphants,  aux  troupes  légères  et  à 
la  cavalerie  de  passer  par  ces  intervalles  pour  se  porter 
vivement  sur  les  ailes,  et  calculé  si  bien  la  distance 
des  Barbares,  que,  au  moment  où  ils  arrivaient  contre 
lui,  l'armée  carthaginoise  tout  entière  faisait  une 
grande  ligne  droite. 

Au  milieu,  se  hérissait  la  phalange,  formée  par  des 
syntagmes  ou  carrés  pleins,  ayant  seize  hommes  de 
chaque  côté.  Tous  les  chefs  de  toutes  .les  files  appa- 
raissaient entre  de  longs  fers  aigus  qui  les  débordaient 
inégalement,  car  les  six  premiers  rangs  croisaient 
leurs  sarisses  en  les  tenant  par  le  milieu,  et  les  dix 
rangs  inférieurs  les  appuyaient  sur  l'épaule  de  leurs 
compagnons  se  succédant  devant  eux.  Les  figures  dis- 
paraissaient à  moitié  sous  la  visière  des  casques  ;  des 
cnémides  en  bronze  couvraient  les  jambes  droites  ; 
les  larges  boucliers  cylindriques  descendaient  jusqu'aux 
genoux  ;  et  cette  horrible  masse  quadrangulaire  re- 
muait d'une  seule  pièce,  semblait  vivre  comme  une 
bête  et  fonctionner  comme  une  machine.  Deux  cohortes 
d'éléphants  la  bordaient  régulièrement  ;  tout  en  fris- 
sonnant, ils  faisaient  tomber  les  éclats  des  flèches 
attachés  à  leur  peau  noire.  Les  Indiens  accroupis  sur 


LA   BATAI  LL  H   DU   MAC  AU.  Î03 

leur  grarot,  parmi  les  touffes  de  plumes  blanches,  les 
retenaient  avec  la  cuillère  du  harpon,  tandis  que,  dans 
les  tours,  des  hommes,  cachés  jusqu'aux  épaules,  pro- 
menaient, au  bord  de  grands  arcs  tendus,  des  que- 
nouilles en  fer  garnies  d'étoupes  allumées.  A  la  droite  et 
à  la  gauche  des  éléphants,  voltigeaient  les  frondeurs, 
une  fronde  autour  des  reins,  une  seconde  sur  la  tête, 
une  troisième  à  la  main  droite.  Les  Clinabares,  chacun 
flanqué  d'un  nègre,  tendaient  leurs  lances  entre  les 
oreilles  de  leurs  chevaux,  couverts  d'or  comme  eux.  En- 
suite, s'espaçaient  les  soldats  armés  à  la  légère  avec  des 
boucliers  en  peau  de  lynx,  d'où  dépassaient  les  pointes 
des  javelots  qu'ils  tenaient  dans  leur  main  gauche; 
et  les  Tarentins,  conduisant  deux  chevaux  accouplés, 
relevaient  aux  deux  bouts  cette  muraille  de  soldats. 

L'armée  des  Barbares,  au  contraire ,  n'avait  pu 
maintenir  son  alignement.  Sur  sa  longueur  exorbitante, 
il  s'était  fait  des  ondulations,  des  vides  ;  ils  haletaient, 
essoufflés  d'avoir  couru. 

La  phalange  s'ébranla  lourdement  en  poussant 
toutes  ses  sarisses  ;  sous  ce  poids  énorme  la  ligne  des 
Mercenaires,  trop  mince,  plia  par  le  milieu. 

Les  ailes  carthaginoises  se  développèrent  pour  les 
saisir;  les  éléphants  les  suivaient.  Avec  ses  lances  obli- 
quement tendues ,  la  phalange  coupa  les  Barbares  ; 
deux  tronçons  énormes  s'agitèreni  ;  les  ailes,  à  coups 
de  fronde  et  de  flèche,  les  rabattaient  sur  les  pha- 
langiles.  Pour  s'en  débarrasser,  la  cavalerie  manquait, 
sauf  deux  cents  Numides  qui  se  portèrent  contre  l'es- 
cadron droit  des  Clinabares.  Les  autres  se  trouvaient 


206  SALAMMBO. 

enfermés,  ne  pouvaient  sortir  de  ces  lignes.  Le  péril 
était  imminent  et  une  résolution  urgente. 

Spendius  ordonna  d'attaquer  la  phalange  simultané- 
ment parles  deux  flancs,  afin  de  passer  tout  au  travers. 
Mais  les  rangs  les  plus  étroits  glissèrent  sous  les  plus 
longs,  revinrent  à  leur  place  ;  et  elle  se  retourna  contre 
les  Barbares,  aussi  terrible  de  ses  côtés  qu'elle  l'était 
de  front,  tout  à  l'heure. 

Ils  frappaient  sur  la  hampe  des  sarisses  ;  la  cava- 
lerie, par  derrière,  gênait  leur  attaque;  et  la  phalange, 
appuyée  aux  éléphants,  se  resserrait  et  s'allongeait,  se 
présentait  en  carré,  en  cône,  en  rhombe,  en  trapèze, 
en  pyramide.  Un  double  mouvement  intérieur  se  fai- 
sait continuellement  de  sa  tête  à  sa  queue  ;  car  ceux 
qui  étaient  au  bas  des  files  accouraient  vers  les  pre- 
miers rangs,  et  ceux-là,  par  lassitude  ou  à  cause  des 
blessés,  se  repliaient  plus  bas.  Les  Barbares  se  trou- 
vèrent foulés  sur  la  phalange.  11  lui  était  impossible 
de  s'avancer;  on  aurait  dit  un  océan  où  bondissaient 
des  aigrettes  rouges  avec  des  écailles  d'airain,  tandis 
que  les  clairs  boucliers  se  roulaient  comme  une  écume 
d'argent.  Quelquefois,  d'un  bout  à  lautre,  de  larges 
courants  descendaient,  puis  ils  remontaient,  et  au 
milieu  une  lourde  masse  se  tenait  immobile.  Les  lances 
s'inclinaient  et  se  relevaient,  alternativement.  Ailleurs 
c'était  une  agitation  de  glaives  nus  si  précipitée  que 
les  pointes  seules  apparaissaient,  et  des  turmes  de 
cavalerie  élargissaient  des  cercles,  qui  se  refermaient 
derrière  elles  en  tourbillonnant. 

Par-dessus  la  voix  des  capitaines,  la  sonnerie  des 


LA    BATAlLLIi   DU   MAC  AU.  207 

clairons  et  le  grincement  des  lyres,  les  boules  de  plomb 
et  les  amandes  d'argile,  passant  dans  l'air,  sifflaient, 
faisaient  sauter  les  glaives  des  mains,  la  cervelle  des 
crânes.  Les  blessés,  s'abritant  d'un  bras  sous  leur  bou- 
clier, tendaient  leur  épée  en  appuyant  le  pommeau 
contre  le  sol,  et  d'autres,  dans  des  mares  de  sang,  se 
retournaient  pour  mordre  les  talons.  La  multitude  était 
si  compacte,  la  poussière  si  épaisse,  le  tumulte  si  fort, 
qu'il  était  impossible  de  rien  distinguer;  les  lâches  qui 
oflVirent  de  se  rendre  ne  furent  même  pas  entendus. 
Quand  les  mains  étaient  vides,  on  s'étreignait  corps  à 
corps  ;  les  poitrines  craquaient  contre  les  cuirasses,  et 
les  cadavres  pendaient  la  tête  en  arrière,  entre  deux 
bras  crispés.  Il  y  eut  une  compagnie  de  soixante  Om-. 
briens  qui,  fermes  sur  leurs  jarrets,  la  pique  devant  les 
yeux,  inébranlables  et  grinçant  des  dents,  forcèrent  à 
reculer  deux  syntagmes  à  la  fois.  Des  pasteurs  épirotes 
coururent  à  l'escadron  gauche  des  CHnabares,  saisirent 
les  chevaux  à  la  crinière  en  faisant  tournoyer  leurs  bâ- 
tons; les  bêtes,  renversant  leurs  hommes,  s'enfuirent 
parla  plaine.  Les  frondeurs  puniques, écartés  çà  et  là, 
restaient  béants.  La  phalange  commençait  à  osciller, 
les  capitaines  couraient  éperdus,  les  serre-liles  pous- 
saient les  soldats,  et  les  Barbares  s'étaient  reformés  ; 
ils  revenaient;  la  victoire  était  pour  eux. 

Mais  un  cri  —  un  cri  épouvantable  —  éclata,  un 
rugissement  de  douleur  et  de  colère  :  c'étaient  les 
soixante-douze  éléphants  qui  se  précipitaient  sur  une 
double  hgne,  Hamilcar  ayant  attendu  que  les  Merce- 
naires fussent  tassés  en  une  seule  place  pour  les  lâcher 


"208  SALAMMBO. 

contre  eux;  les  Indiens  les  avaient  si  vigoureusement 
piqués  que  du  sang  coulait  sur  leurs  oreilles.  Leurs 
trompes,  barbouillées  de  minium,  se  tenaient  droites 
en  l'air,  pareilles  à  des  serpents  rouges  ;  leurs  poi- 
trines étaient  garnies  d'un  épieu,  leurs  dos  d'une  cui- 
Tasse,  leurs  défenses  allongées  par  des  lames  de  fer 
courbes  comme  des  sabres,  —  et  pour  les  rendre  plus 
féroces ,  on  les  avait  enivrés  avec  un  mélange  de 
poivre,  de  vin  pur  et  d'encens.  Ils  secouaient  leurs 
colliers  de  grelots,  criaient;  et  les  éléphantarques 
baissaient  la  tête  sous  le  jet  des  phalariques,  qui  com- 
mençaient à  voler  du  haut  des  tours. 

Afm  de  mieux  leur  résiter,  les  Barbares  se  ruèrent 
en  foule  compacte  ;  les  éléphants  se  jetèrent  au  milieu, 
impétueusement.  Les  éperons  de  leur  poitrail,  comme 
des  proues  de  navires,  fendaient  les  cohortes;  elles  re- 
fluaient à  gros  bouillons.  Avec  leurs  trompes,  ils  étouf- 
faient les  hommes,  ou  bien  les  arrachant  du  sol,  par- 
dessus leur  tête  ils  les  livraient  aux  soldats  dans  les 
tours;  avec  leurs  défenses  ils  les  éventraient,  les  lan- 
çaient en  l'air,  et  de  longues  entrailles  pendaient  à 
leurs  crocs  d'ivoire  comme  des  paquets  de  cordages 
à  des  mâts.  Les  Barbares  tachaient  de  leur  crever  les 
yeux,  de  leur  couper  les  jarrets,  ou,  se  glissant  sous 
leur  ventre,  y  enfonçaient  un  glaive  jusqu'à  la  garde 
et  périssaient  écrasés  ;  les  plus  intrépides  se  crampon- 
naient à  leurs  courroies  ;  sous  les  flammes,  sous  les 
balles,  sous  les  flèches,  ils  continuaient  à  scier  les  cuirs, 
et  la  tour  d'osier  s'écroulait  comme  une  tour  de 
pierres.  Quatorze  de  ceux  qui  se  trouvaient  à  l'extré- 


LA   IJATAlLLli   DU   MAOAR.  209 

inilé  droite,  irrités  de  leurs  blessures,  se  retournèrent 
sur  le  second  rang;  les  Indiens  saisirent  leur  maillet 
et  leur  ciseau,  et  l'appliquant  au  joint  de  la  tête,  à 
tour  de  bras  ils  frappèrent  un  grand  coup. 

Les  botes  énormes  s'affaissèrent,  tombèrent  les  unes 
par-dessus  les  autres.  Ce  fut  comme  une  montagne  ;  — 
et  sur  ce  tas  de  cadavres  et  d'armures,  un  éléphant 
monstrueux  qu'on  appelait  Fureur  de  Jiaal,  pris  par  la 
jambe  entre  des  chaînes,  resta  jusqu'au  soir  à  hurler, 
avec  une  flèche  dans  l'œil. 

Les  autres,  comme  des  conquérants  qui  se  délectent 
dans  leur  extermination,  renversaient,  écrasaient,  pié- 
tinaient, s'acharnaient  aux  cadavres,  aux  débris.  Pour 
repousser  les  manipules  serrées  en  couronnes  autour 
d'eux,  ils  pivotaient  sur  leurs  pieds  de  derrière,  dans 
un  mouvement  de  rotation  continuelle,  en  avançant  tou- 
jours. Les  Carthaginois  sentirent  redoubler  leur  vigueur 
et  la  bataille  recommença. 

Les  Barbares  faiblissaient;  des  hoplites  grecs  jetè- 
rent leurs  armes.  On  aperçut  Spendius  penché  sur  son 
dromadaire  et  qui  l'éperonnait  aux  épaules  avec  deux 
javelots.  Tous  alors  se  précipitèrent  par  les  ailes  et 
coururent  vers  Utique. 

Les  Clinabares,  dont  les  chevaux  n'en  pouvaient  plus, 
n'essayèrent  pas  de  les  atteindre.  Les  Ligures,  exténués 
de  soif,  criaient  pour  se  porter  sur  le  fleuve.  Mais  les 
Carthaginois,  placés  au  milieu  des  syntagmes,  et  qui 
avaient  moins  souffert,  trépignaient  de  désir  devant 
leur  vengeance  qui  fuyait  ;  déjà  ils  s'élançaient  à  la 
poursuite  des  Mercenaires;  Hamilcar  parut. 

14 


210  SALAMMBO. 

Il  retenait  avec  des  rênes  d'argent  son  cheval  tigré 
tout  couvert  de  sueur.  Les  bandelettes  attachées  aux 
cornes  de  son  casque  claquaient  au  vent  derrière  lui, 
et  il  avait  mis  sous  sa  cuisse  gauche  son  bouclier  ovale. 
D'un  mouvement  de  sa  pique  à  trois  pointes,  il  arrêta 
l'armée. 

Les  Tarentins  sautèrent  vite  de  leur  cheval  sur  le 
second,  et  partirent  à  droite  et  à  gauche  vers  le  fleuve 
et  vers  la  ville. 

La  phalange  extermina  commodément  tout  ce  qui 
restait  de  Barbares.  Quand  arrivaient  les  épées,  ils 
tendaient  la  gorge  en  fermant  les  paupières.  D'autres 
se  défendirent  à  outrance;  on  les  assomma  de  loin,  sous 
des  cailloux,  comme  des  chiens  enragés.  Hamilcar  avait 
recommandé  de  faire  des  captifs  ;  mais  les  Carthagi- 
nois lui  obéissaient  avec  rancune,  tant  ils  sentaient  de 
plaisir  à  enfoncer  leurs  glaives  dans  les  corps  des  Bar- 
bares. Comme  ils  avaient  trop  chaud,  ils  se  mirent  à 
travailler  nu-bras,  à  la  manière  des  faucheurs  ;  et  lors- 
qu'ils s'interrompaient  pour  reprendre  haleine,  ils  sui- 
vaient des  yeux,  dans  la  campagne,  un  cavalier  galo- 
pant après  un  soldat  qui  courait;  il  parvenait  à  le 
saisir  par  les  cheveux,  le  tenait  ainsi  quelque  temps, 
puis  l'abattait  d'un  coup  de  hache. 

La  nuit  tomba.  Les  Carthaginois,  les  Barbares  avaient 
disparu.  Les  éléphants,  qui  s'étaient  enfuis,  vagabon- 
daient à  l'horizon  avec  leurs  tours  incendiées.  Elles  brû- 
laient dans  les  ténèbres,  çà  et  là,  comme  des  phares  à 
demi  perdus  dans  la  brume;  —  et  l'on  n'apercevait 
d'autre  mouvement  sur  la  plaine  que  l'ondulation  du 


LA  BAÏAILLH  DU  MAGAIl,  2H 

fleuve,  exhaussé  par  les  cadavres  et  qui  les  charriait  à 
la  mer. 


Deux  heures  après,  Màtho  arriva.  Il  entrevit,  à  la 
clarté  des  étoiles,  de  longs  tas  inégaux,  couchés  par 
terre. 

'    C'étaient  des  files  de  Barbares.  Il  se  baissa;  tous 
étaient  morts.  Il  appela;  personne  ne  répondit. 

Le  matin  même,  il  avait  quitté  Ilippo-Zaryte  avec 
ses  soldats  pour  marcher  sur  Carthage.  A  Utique,  l'ar- 
mée de  Spendius  venait  de  partir,  et  les  habitants  com- 
mençaient à  incendier  les  machines.  Tous  s'étaient 
battus  avec  acharnement.  Mais  le  tumulte  qui  se  faisait 
vers  le  pont  redoublant  d'une  façon  incompréhensible, 
Màtho  s'était  jeté,  par  le  plus  court  chemin,  à  travers 
la  montagne;  et  comme  les  Barbares  s'enfuyaient  par 
la  plaine,  il  n'avait  rencontré  personne. 

En  face  de  lui,  de  petites  masses  pyramidales  se 
dressaient  dans  l'ombre,  et  en  deçà  du  fleuve,  plus 
près,  il  y  avait  à  ras  du  sol  des  lumières  immobiles. 
En  effet,  les  Carthaginois  s'étaient  repliés  derrière  le 
pont,  et,  pour  tromper  les  Barbares,  le  suffète  avait 
établi  des  postes  nombreux  sur  l'autre  rive. 

Mâtho,  s'avançant  toujours,  crut  distinguer  des  en- 
seignes puniques,  car  des  tètes  de  cheval  qui  ne  bou- 
geaient pas  apparaissaient  dans  l'air,  fixées  au  sommet 
des  hampes  en  faisceau  que  l'on  ne  pouvait  voir;  et  il 
entendit  plus  loin  une  grande  rumeur,  un  bruit  de 
chansons  et  de  coupes  heurtées. 

Ne  sachant  où  il  se  trouvait,  ni  comment  découvrir 


212  SALAMMBO. 

Spendius,  tout  assailli  d'angoisses,  effaré,  perdu  dans 
les  ténèbres,  il  s'en  retourna  par  le  même  chemin,  plus 
impétueusement.  L'aube  blanchissait,  quand  du  haut 
de  la  montagne  il  aperçut  la  ville,  avec  les  carcasses 
des  machines  noircies  par  les  flammes,  comme  des 
squelettes  de  géant  qui  s'appuyaient  aux  murs. 

Tout  reposait  dans  un  silence  et  dans  un  accable- 
ment extraordinaires.  Parmi  ses  soldats,  au  bord  des 
tentes,  des  hommes  presque  nus  dormaient  sur  le  dos, 
ou  le  front  contre  leur  bras  que  soutenait  leur  cuirasse. 
Quelques-uns  décollaient  de  leurs  jambes  des  bande- 
lettes ensanglantées.  Ceux  qui  allaient  mourir  roulaient 
leur  tète  tout  doucement  ;  d'autres,  en  se  traînant,  leur 
apportaient  à  boire.  Le  long  des  chemins  étroits  les 
sentinelles  marchaient  pour  se  réchauffer,  ou  se  tenaient 
la  figure  tournée  vers  l'horizon,  avec  leur  pique  sur 
l'épaule,  dans  une  attitude  farouche. 

Màtho  trouva  Spendius  abrité  sous  un  lambeau  de 
toile  que  supportaient  deux  bâtons  par  terre,  le  genou 
dans  les  mains,  la  tète  basse. 

Ils  restèrent  longtemps  sans  parler. 

Enfin,  Màtho  murmura:  «  —  Vaincus!  » 

Spendius  reprit  d'une  voix  sombre:  «  —  Oui,  vain- 
cus !  » 

Et  à  toutes  les  questions  il  répondait  par  des  gestes 
désespérés. 

Des  soupirs,  des  râles  arrivaient  jusqu'à  eux.  Màtho 
entr'ouvrit  la  toile.  Le  spectacle  des  soldats  lui  rappela 
un  autre  désastre,  au  même  endroit,  et  en  grinçant  des 
dents  : 


LA   BATAILLE   DU   MAGAR.  2i3 

«  —  Misérable!  une  fois  déjà...  » 

Spcndius  l'interrompit: 

«  —  Tu  n'y  étais  pas,  non  plus! 

«  —  C'est  une  malédiction!  s'écria  Màtlio.  A  la 
fin  pourtant,  je  l'atteindrai!  je  le  vaincrai!  je  le  tuerai! 
Ah!  si  j'avais  été  là!...  »  L'idée  d'avoir  manqué  la  ba- 
taille le  désespérait  plus  encore  que  la  défaite.  Il  arra- 
cha son  glaive,  le  jeta  par  terre.  «  Comment  les  Cartha- 
ginois vous  ont-ils  battus?  » 

L'ancien  esclave  se  mit  à  raconter  les  manœuvres. 
Màtho  croyait  les  voir,  et  il  s'irritait.  L'armée  d'Utique, 
au  lieu  de  courir  vers  le  pont,  aurait  dû  prendre  Hamil- 
car  par  derrière. 

«  —  Eh!  je  le  sais!  »  dit  Spendius. 

«  —  Il  fallait  doubler  tes  profondeurs,  ne  pas  com- 
promettre les  vélites  contre  la  phalange,  donner  des 
issues  aux  éléphants.  Au  dernier  moment  on  pouvait 
tout  regagner  ;  rien  ne  forçait  à  fuir.  » 

Spendius  répondit: 

«  —  Je  l'ai  vu  passer  dans  son  grand  manteau 
rouge,  lesbras  levés,  plus  haut  que  la  poussière,  comme 
un  aigle  qui  volait  au  flanc  des  cohortes;  et,  à  tous 
les  signes  de  sa  tête,  elles  se  resserraient,  s'élançaient; 
la  foule  nous  a  entraînés  l'un  vers  l'autre  ;  il  me  regar- 
dait; j'ai  senti  dans  mon  cœur  comme  le  froid  d'une 
épée. 

«  —  Il  aura  peut-être  choisi  le  jour?  »  se  disait  tout 
Las  Màtho. 

Ils  s'interrogèrent,  tâchant  de  découvrir  ce  qui  avait 
amené  le  suffète  précisément  dans  la  circonstance  la 


214  SALAMMBO. 

plus  défavorable.  Pour  atténuer  sa  faute  ou  se  redonner 
à  lui-même  du  courage,  Spendius  avança  qu'il  restait 
encore  de  l'espoir. 

<f  —  Qu'il  n'en  reste  plus,  n'importe!  —  dit  Màtlio; 
—  tout  seul,  je  continuerai  la  guerre! 

<f  —  Et  moi  aussi!  »  s'écria  le  Grec  en  bondissant; 
il  marchait  à  grands  pas;  ses  prunelles  étincelaient  et 
un  sourire  étrange  plissait  sa  figure  de  chacal. 

"  —  Nous  recommencerons,  ne  me  quitte  plus!  Je 
ne  suis  pas  fait  pour  les  batailles  au  grand  soleil; 
l'éclat  des  épées  me  trouljle  la  vue;  c'est  une  maladie, 
j'ai  trop  longtemps  vécu  dans  l'ergastule.  Mais  donne- 
moi  des  murailles  à  escalader  la  nuit,  et  j'entrerai  dans 
les  citadelles,  et  les  cadavres  seront  froids  avant  que 
les  coqs  aient  chanté!  Montre-moi  quelqu'un,  quelque 
chose, un  ennemi,  un  trésor,  une  femme  »;  il  répéta: 
«  une  femme,  fùt-elle  la  fille  d'un  roi,  et  j'apporterai 
vivement  ton  désir  devant  tes  pieds.  Tu  me  reproches 
«l'avoir  perdu  la  bataille  contre  Ilannon,  je  l'ai  regagnée 
pourtant.  Avoue-le!  mon  troupeau  de  porcs  nous  a  plus 
servis  qu'une  phalange  de  Spartiates.  »  Et,  cédant  au 
besoin  de  se  rehausser  et  de  saisir  sa  revanche,  il  énu- 
méra  tout  ce  qu'il  avait  fait  pour  la  cause  des  Merce- 
naires. «  C'est  moi,  dans  les  jardins  du  suffète,  qui  ai 
poussé  le  Gaulois!  Plus  tard,  à  Sicca,  je  les  ai  tous 
enragés  avec  la  peur  de  la  RépubUque  !  Giscon  les  ren- 
voyait, mais  je  n'ai  pas  voulu  que  les  interprètes  pus- 
sent parler.  Ah!  comme  la  langue  leur  pendait  de  la 
bouche!  T'en  souviens-tu?  Je  t'ai  conduit  dans  Car- 
Ihage;  j'ai  volé  le  zaïmph.  Je  t'ai  mené  chez  elle.  Je 


LA   BATAILLK    DU  MACAH.  2(5 

ferai  plus  encore:  tu  verras!  »  Il  éclata  de  rire,  comme 
un  fou. 

Màtlio  le  considérait  les  yeux  béants.  Il  éprouvait 
une  sorte  de  malaise  devant  cet  homme,  qui  était  à  la 
fois  si  lâche  et  si  terrible. 

Le  Grec  reprit  d'un  ton  jovial,  en  faisant  claquer 
ses  doigts: 

«  —  Évohé!  Après  la  pluie,  le  soleil!  J'ai  travaillé 
aux  carrières  et  j'ai  bu  du  massique  dans  un  vaisseau 
qui  m'appartenait,  sous  un  tendelet  d'or,  comme  un 
Ptolémée.  Le  malheur  doit  servir  à  nous  rendre  plus 
habiles.  A  force  de  travail,  on  assouplit  la  fortune.  Elle 
aime  les  politiques.  Elle  cédera!  » 

Il  revint  sur  Màtho,  et  le  prenant  au  bras: 

«  —  Maître,  à  présent  les  Carthaginois  sont  sûrs  de" 
leur  victoire.  Tu  as  toute  une  armée  qui  n'a  pas  com- 
battu, et  tes  hommes  t'obéissent,  à  toi!  Place-les  en 
avant;  les  miens,  pour  se  venger,  marcheront.  Il  me 
reste  trois  mille  Gariens,  douze  cents  frondeurs  et  des 
archers,  des  cohortes  entières!  On  peut  même  former 
une  phalange,  retournons  !  » 

Màtho,  abasourdi  par  le  désastre,  n'avait  jusqu'à 
présent  rien  imaginé  pour  en  sortir.  Il  écoutait  la  bou- 
che ouverte,  et  les  lames  de  bronze  qui  cerclaient  ses 
côtes  se  soulevaient  aux  bondissements  de  son  cœur. 
Il  ramassa  son  épée,  en  criant: 

«  —  Suis-moi,  marchons!  » 

Les  éclaireurs,  quand  ils  furent  revenus,  annon- 
cèrent que  les  morts  des  Carthaginois  étaient  enlevés, 
le  pont  tout  en  ruines,  et  Hamilcar  disparu. 


216  SAI.AM.^IBO. 


IX 


EN    CAMPAGNE 


Il  avait  pensé  que  les  Mercenaires  l'attendraient  à 
Utique  ou  qu'ils  reviendraient  contre  lui;  et,  ne  trou- 
vant pas  ses  forces  suffisantes  pour  donner  l'attaque 
ou  pour  la  recevoir,  il  s'était  enfoncé  dans  le  sud,  par 
la  rive  droite  du  fleuve,  ce  qui  le  mettait  immédiatement 
à  couvert  d'une  entreprise. 

Il  voulait,  fermant  d'abord  les  yeux  sur  leur  révolte, 
détacher  toutes  les  tribus  de  la  cause  des  Barbares; 
puis,  quand  ils  seraient  bien  isolés  au  milieu  des  pro- 
vinces, il  tomberait  sur  eux  et  les  exterminerait. 

En  quatorze  jours,  il  pacifia  la  région  comprise 
entre  Thouccaber  et  Utique,  avec  les  villes  de  Tigni- 
cabah,  Tessourah,  Vacca,  d'autres  encore  à  l'occident. 
Zounghar  bâtie  dans  les  montagnes,  Assouras  célèbre 
par  son  temple,  Djeraado  fertile  en  genévriers,  Tha- 
pitis  et  Hagour  lui  envoyèrent  des  ambassades.  Les 
gens  de  la  campagne  arrivaient  les  mains  pleines  de 
vivres,  imploraient  sa  protection,  baisaient  ses  pieds, 
ceux  des  soldats,  et  se  plaignaient  des  Barbares.  Quel- 
ques-uns venaient  lui  offrir,  dans  des  sacs,  des  têtes 
de  Mercenaires,  tués  par  eux,  disaient-ils,  mais  qu'ils 


KN  CAMPAGNE.  217 

avaient  coupées  à  des  cadavres;  car  beaucoup  s'étaient 
perdus  en  fuyant,  et  on  les  trouvait  morts,  de  place  en 
place,  sous  les  oliviers  et  dans  les  vignes. 

Pour  éblouir  le  peuple,  Hamilcar,  dès  le  lendemain 
de  la  victoire,  avait  envoyé  à  Gai-thage  les  deux  mille 
captifs  faits  sur  le  champ  de  bataille.  Ils  arrivèrent  par 
longues  compagnies  de  cent  hommes  chacune,  les  bras 
attachés  sur  le  dos  avec  une  barre  de  bronze  qui  les 
prenait  à  la  nuque,  et  les  blessés,  en  saignant,  cou- 
raient aussi;  des  cavaliers,  derrière  eux,  les  chassaient 
à  coups  de  foucL. 

Ce  fut  un  déhre  de  joie!  On  se  répétait  qu'il  y  avait 
eu  six  mille  Barbares  de  tués;  les  autres  ne  tiendraient 
pas,  la  guerre  était  finie;  on  s'embrassait  dans  les  rues, 
et  l'on  frotta  de  beurre  et  de  cinnamome  la  figure  des 
Dieux  Pataeques,  pour  les  remercier.  Avec  leurs  gros 
yeux,  leur  gros  ventre  et  leurs  deux  bras  levés  jus- 
qu'aux épaules,  ils  semblaient  vivre  sous  leur  peinture 
plus  fraîche  et  participer  à  l'allégresse  du  peuple.  Les 
riches  laissaient  leurs  portes  ouvertes;  la  ville  retentis- 
sait du  ronflement  des  tambourins;  les  temples  toutes 
les  nuits  étaient  illuminés,  et  les  servantes  de  la  Déesse 
descendues  dans  Malqua  établirent  au  coin  des  carre- 
fours des  tréteaux  en^'comore,  où  elles  se  prosti- 
tuaient. On  vota  des  terres  pour  les  vainqueurs,  des 
holocaustes  pour  Melkarth,  trois  cents  couronnes  d'or 
pour  le  suffète;  ses  partisans  proposaient  de  lui  décer- 
ner des  prérogatives  et  des  honneurs  nouveaux. 

Il  avait  sollicité  les  anciens  de  faire  des  ouvertures 
à  Autharite  pour  échanger  contre  tous  les  Barbares, 


218  salam:\ibo. 

s'il  le  fallait,  le  vieux  Giscoii  avec  les  autres  Cartha- 
ginois détenus  comme  lui.  Les  Libyens  et  les  Nomades 
qui  composaient  l'armée  d'Autharite  connaissaient  à 
peine  ces  Mercenaires,  hommes  de  race  italiote  ou 
grecque  ;  puisque  la  République  leur  offrait  tant  de  Bar- 
bares contre  si  peu  de  Carthaginois,  c'est  que  les  uns 
étaient  de  nulle  valeur  et  que  les  autres  en  avaient  une 
considérable.  Ils  craignaient  un  piège.  Autharite  refusa. 

Les  anciens  décrétèrent  l'exécution  des  captifs, bien 
que  le  suffète  leur  eût  écrit  de  ne  pas  les  mettre  à 
mort.  Il  comptait  incorporer  les  meilleurs  dans  ses 
troupes  et  exciter  par  là  des  défections.  Mais  la  haine 
emporta  toute  réserve. 

Les  deux  mille  Barbares  furent  attachés  dans  les 
Mappales,  contre  les  stèles  des  tombeaux  ;  et  des  mar- 
chands, des  goujats  de  cuisine,  des  brodeurs  et  même 
des  femmes,  les  veuves  des  morts  avec  leurs  enfants, 
tous  ceux  qui  voulaient,  vinrent  les  tuer  à  coups  de 
flèche.  On  les  visait  lentement,  pour  mieux  prolonger 
leur  supplice;  on  baissait  son  arme,  puis  on  la  relevait 
tour  à  tour;  et  la  multitude  se  poussait  en  hurlant. 
Des  paralytiques  se  faisaient  amener  sur  des  civières; 
beaucoup,  par  précaution,  api^rtaient  leur  nourriture 
et  restaient  là  jusqu'au  soir^autres  y  passaient  la 
nuit.  On  avait  planté  des  tentes  où  l'on  buvait.  Plu- 
sieurs gagnèrent  de  fortes  sommes  à  louer  des  arcs. 

On  laissa  debout  ces  cadavres  crucifiés  qui  sem- 
blaient sur  les  tombeaux  autant  de  statues  rouges;  — 
et  l'exaltation  gagnait  jusqu'aux  gens  de  Malqua,  issus 
des    familles  autochtones    et   d'ordinaire   indifférents 


E\  CAMPAGNli.  219 

aux  choses  de  la  pairie.  Par  reconnaissance  des  plai- 
sirs qu'elle  leur  donnait,  maintenant  ils  s'intéressaient 
à  sa  fortune,  se  sentaient  Puniques  ;  et  les  anciens 
Irouvèreiit  hajjile  d'avoir  ainsi  fondu  dans  une  môme 
vengeance  le  peuple  entier. 

La  sanction  des  Dieux  n'y  manqua  pas  ,  car  de 
tous  les  côtés  du  ciel  des  corbeaux  s'abattirent.  Ils 
volaient  en  tournant  dans  l'air  avec  de  grands  cris 
rauques,  et  faisaient  un  nuage  qui  roulait  sur  soi-même 
continuellement.  On  l'apercevait  de  Clypéa,  de  Rhadès 
et  du  promontoire  Ilernutmm.  Parfois  il  se  crevait 
tout  à  coup,  élargissant  au  loin  ses  spirales  noires  ; 
c'était  un  aigle  qui  fondait  dans  le  milieu,  puis  re- 
partait. Sur  les  terrasses,  sur  les  dômes,  à  la  pointe 
des  obélisques  et  au  fronton  des  temples,  il  y  avait, 
çà  et  là,  de  gros  oiseaux  qui  tenaient  dans  leur  bec 
rougi  des  lambeaux  humains. 

A  cause  de  l'odeur,  les  Carthaginois  se  résignèrent 
à  délier  les  cadavres.  On  en  brûla  quelques-uns  ;  on 
jeta  les  autres  à  la  mer,  et  les  vagues,  poussées  par 
le  vent  du  nord,  en  déposèrent  sur  la  plage,  au  fond 
du  golfe,  devant  le  camp  d'Autharite. 

Ce  châtiment  avaii^rrifié  les  Barbares,  sans  doute, 
—  car  du  haut  d'Eschmoùn  on  les  vit  abattre  leurs 
tentes,  réunir  leurs  troupeaux,  hisser  leurs  bagages 
sur  des  ânes,  et  le  soir  du  même  jour  l'armée  entière 
s'éloigna. 

Elle  devait,  en  se  portant  depuis  la  montagne  des 
Eaux-Chaudes  jusqu'à  Hippo-Zaryte  alternativement,  in- 


220  SALAMMBO. 

terdire  au  siiffète  l'approche  des  villes  tyrieniies  avec 
la  possibilité  d'un  retour  sur  Carthage. 

Pendant  ce  temps-là,  les  deux  autres  armées  tâ- 
cheraient de  l'atteindre  dans  le  sud,  Spendius  par  l'o- 
rient, Màtho  par  l'occident,  de  manière  à  se  rejoindre 
toutes  les  trois  pour  le  surprendre  et  l'enlacer.  Un 
renfort  qu'ils  n'espéraient  pas  leur  survint:  Narr'Havas 
reparut,  avec  trois  cents  chameaux  chargés  de  bitume, 
vingt-cinq  éléphants  et  six  mille  cavaliers. 

Le  suffète,  pour  affaiblir  les  Mercenaires,  avait  jugé 
prudent  de  l'occuper  au  loin  dans  son  royaume.  Du 
fond  de  Carthage,  il  s'était  entendu  avec  Masgaba,  un 
brigand  gétule  qui  cherchait  à  se  faire  un  empire.  Fort 
de  l'argent  punique,  il  avait  soulevé  les  États  numides 
en  leur  promettant  la  liberté.  Narr'Havas,  prévenu  par 
le  fils  de  sa  nourrice,  était  tombé  dans  Girta,  avait 
empoisonné  les  vainqueurs  avec  l'eau  des  citernes, 
abattu  quelques  tètes,  tout  rétabli;  et  il  arrivait  contre 
le  suffète  plus  furieux  que  les  Barbares. 

Les  chefs  des  quatre  armées  s'entendirent  sur  les 
dispositions  de  la  guerre.  Elle  serait  longue  ;  il  fallait 
tout  prévoir. 

On  convint  d'abord  de  réclamer  l'assistance  des 
Romains,  et  l'on  olTrit  cette  mission  à  Spendius  ;  comme 
transfuge,  il  n'osa  s'en  charger.  Douze  hommes  des 
colonies  grecques  s'embarquèrent  à  Annaba,  sur  une 
chaloupe  des  Numides.  Puis,  les  chefs  exigèrent  de  tous 
les  Barbares  le  serment  d'une  obéissance  complète. 
Chaque  jour  les  capitaines  inspectaient  les  vêtements, 
les   chaussures;   on   défendit   même   aux   sentinelles 


EN  CAMPAGNE.  224 

l'usage  du  bouclier,  car  souvent  elles  l'appuyaient  contre 
leur  lance  et  s'endormaient  debout;  ceux  qui  traînaient 
quelque  bagage  furent  contraints  de  s'en  défaire;  tout, 
à  la  mode  romaine,  devait  être  porté  sur  le  dos.  Par 
précaution  contre  les  éléphants,  Màtho  institua  un 
corps  de  cavaliers  cataphractes,  où  l'homme  et  le  cheval 
disparaissaient  sous  une  cuirasse  en  peau  d'hippopo- 
tame hérissée  de  clous;  et  pour  protéger  la  corne  des 
chevaux,  on  leur  fit  des  bottines  en  tresses  de  sparterie. 

Il  fut  interdit  de  piller  les  boui-gs,  de  tyranniser 
les  habitants  de  race  non  punique.  Gomme  la  contrée 
s'épuisait,  Màtho  ordonna  de  distribuer  les  vivres  par 
tête  de  soldat,  sans  s'inquiéter  des  femmes.  D'abord 
ils  les.  partagèrent  avec  elles.  Faute  de  nourriture  beau- 
coup s'alTaiblissaient.  C'était  une  occasion  incessante 
de  querelles,  d'invectives,  plusieurs  attirant  les  com- 
pagnes des  autres  par  Tappàt  ou  même  la  promesse 
de  leur  portion.  Màtho  commanda  de  les  chasser 
toutes,  impitoyablement.  Elles  se  réfugièrent  dans  le 
camp  d'Autharite;  les  Gauloises  et  les  Libyennes,  à 
force  d'outrages,  les  contraignirent  à  s'en  aller. 

Elles  vinrent  sous  les  murs  de  Garthage  implorer 
la  protection  de  Gérés  et  de  Proserpine,  car  il  y  avait 
dans  Byrsa  un  temple  et  des  prêtres  consacrés  à  ces 
déesses,  en  expiation  des  horreurs  commises  autrefois 
au  siège  de  Syracuse.  Les  Syssites,  alléguant  leur  droit 
d'épaves,  l'éclamèrent  les  plus  jeunes,  pour  les  vendre; 
et  des  Carthaginois  nouveaux  prirent  en  mariage  des 
Lacédémoniennes,  qui  étaient  blondes. 

Quelques-unes  s'obstinèrent  à  suivre  les  armées. 


222  SALAMMBO. 

Elles  couraient  sur  le  flanc  des  syntagmes,  à  côté  des 
capitaines.  Elles  appelaient  leurs  hommes,  les  tiraient 
par  le  manteau,  se  frappaient  la  poitrine  en  les  mau- 
dissant, et  tendaient  au  bout  de  leurs  bras  leurs  petits 
enfants  nus  qui  pleuraient.  Ce  spectacle  amollissait  les 
Barbares  ;  elles  étaient  un  embarras,  un  péril.  Plusieurs 
fois  on  les  repoussa,  elles  revenaient;  Màtho  les  fit 
chargera  coups  de  lance  par  les  cavaliers  de  Narr'- 
Havas;  et  comme  des  Baléares  lui  criaient  qu'il  leur 
fallait  des  femmes. 

«  —  Moi!  je  n'en  ai  pas!  »  répondit-il. 

A  présent,  le  génie  de  Moloch  l'envahissait.  Malgré 
les  rébellions  de  sa  conscience,  il  exécutait  des  choses 
épouvantables,  s'imaginant  obéir  à  la  voix  d'un  Dieu. 
Quand  il  ne  pouvait  les  ravager,  Mâtho  jetait  des 
pierres  dans  les  champs  pour  les  rendre  stériles. 

Par  des  messages  réitérés,  il  pressait  Autharite  et 
Spendius  de  se  hâter.  Mais  les  opérations  du  suffète 
étaient  incompréhensibles.  Il  campa  successivement  à 
Eidous,  à  Monchar,  à  Tehent;  des  éclaireurs  crurent 
l'apercevoir  aux  environs  d'ischiil,  près  des  frontières 
de  Narr'IIavas,  et  l'on  apprit  qu'il  avait  traversé  le 
fleuve  au-dessus  de  Tebourba,  comme  pour  revenir  à 
Carthage.  A  peine  dans  un  endroit,  il  se  transportait 
vers  un  autre.  Les  routes  qu'il  prenait  restaient  tou- 
jours inconnues.  Sans  hvrer  de  bataille,  le  suffète 
conservait  ses  avantages  ;  poursuivi  par  les  Barbares, 
il  semblait  les  conduire. 

Ces  marches  et  ces  contre-marches  fatiguaient  en- 
core plus  les  Carthaginois;  et  les  forces  d'Hamilcar, 


EN  CAMPAGNK.  223 

n'étant  pas  renouvelées,  de  jour  en  jour  diminuaient. 
Maintenant,  les  gens  de  la  campagne  lui  apportaient 
des  vivres  avec  plus  de  lenteur.  11  rencontrait  partout 
une  hésitation,  une  haine  taciturne;  malgré  ses  sup- 
plications près  du  Grand-Conseil,  aucun  secours  n'ar- 
rivait de  Garthage. 

On  disait  (on  croyait  peut-être)  qu'il  n'en  avait  pas 
besoin.  C'était  une  ruse,  ou  des  plaintes  inutiles;  et 
les  partisans  d'Hannon,  afin  de  le  desservir,  exagéraient 
l'importance  de  sa  victoire.  Les  troupes  qu'il  comman- 
dait, on  en  faisait  le  sacrifice  ;  mais  on  n'allait  pas 
ainsi  continuellement  fournir  à  toutes  ses  demandes. 
La  guerre  était  bien  assez  lourde!  elle  avait  trop  coûté; 
et,  par  orgueil,  les  patriciens  de  sa  faction  l'appuyaient 
avec  mollesse. 

Alors,  désespérant  de  la  République,  Hamilcar  leva 
de  force  dans  les  tribus  tout  ce  qui  lui  fallait  pour  la 
guerre  :  du  grain,  de  l'huile,  du  bois,  des  bestiaux  et 
des  hommes.  Les  habitants  ne  tardèrent  pas  à  s'enfuir. 
Les  bourgs  que  l'on  traversait  étaient  vides;  on  fouil- 
lait les  cabanes  sans  y  rien  trouver;  bientôt  une  ef- 
froyable solitude  enveloppa  l'armée  punique. 

Les  Carthaginois,  furieux,  se  mirent  à  saccager  les 
provinces;  ils  comblaient  les  citernes,  incendiaient  les 
maisons.  Les  flammèches,  emportées  par  le  vent,  s'é- 
parpillaient au  loin,  et  sur  les  montagnes  des  forêts 
entières  brûlaient;  elles  bordaient  les  vallées  d'une 
couronne  de  feux;  pour  passer  au  delà,  on  était  forcé 
d'attendre.  Puis  ils  reprenaient  leur  marche,  en 
plein  soleil,  sur  des  cendres  chaudes. 


224  SALAMMBO. 

Quelquefois  ils  voyaient,  au  bord  de  la  route,  luire 
dans  un  buisson  comme  des  prunelles  de  chat-tigre. 
C'était  un  Barbare  accroupi  sur  les  talons,  et  qui  s'était 
barbouillé  de  poussière  pour  se  confondre  avec  la  cou- 
leur du  feuillage;  ou  bien  quand  on  longeait  une  ra- 
vine, ceux  qui  étaient  sur  les  ailes  entendaient  tout  à 
coup  rouler  des  pierres;  et,  en  levant  les  yeux,  ils 
apercevaient  dans  l'écartement  de  la  gorge  un  homme 
pieds  nus  qui  bondissait 

Cependant  Utique  et  Hippo-Zaryte  étaient  libres, 
puisque  les  Mercenaires  ne  les  assiégeaient  plus.  Ha- 
milcar  leur  commanda  de  venir  à  son  aide.  A'csant  se 
compromettre,  elles  lui  répondirent  par  des  mots  va- 
gues, des  compliments,  des  excuses. 

Il  remonta  dans  le  nord,  brusquement,  décidé  à 
s'ouvrir  une  des  villes  tyriennes ,  dût-il  en  faire  le 
siège.  Il  lui  fallait  un  point  sur  la  côte,  afin  de  tirer 
des  îles  ou  de  Cyrène  des  approvisionnements  et  des 
soldats,  et  il  convoitait  le  port  d'Utique  comme  étant 
le  plus  près  de  Carthage. 

Le  suffète  partit  donc  de  Zouitin  et  tourna  le  lac 
d'Hippo-Zaryte  avec  prudence.  Bientôt  il  fut  contraint 
d'allonger  ses  régiments  en  colonne  pour  gravir  la 
montagne  qui  sépare  les  deux  vallées.  Au  coucher  du 
soleil,  ils  descendaient  dans  son  sommet  creusé  en 
forme  d'entonnoir,  quand  ils  aperçurent  devant  eux, 
à  ras  du  sol,  des  louves  de  bronze  qui  semblaient 
courir  sur  l'herbe. 

Tout  à  coup  de  grands  panaches  se  levèrent;  et  au 
rythme  des  flûtes  un  chant  formidable  éclata.  C'était 


EN  CAMPAGNE.  22o 

l'armée  de  Speudius;  car  des  Gampaniens  et  des  Grecs, 
par  exécration  de  Garthage,  avaient  pris  des  enseignes 
de  Rome.  En  même  temps,  sur  la  gauche,  ap)»arurent 
de  longues  piques,  des  boucliers  en  peau  de  léopard, 
des  cuirasses  de  lin,  des  épaules  nues.  G'étaient  les 
Ibériens  de  Màtho,  les  Lusitaniens,  les  Baléares,  les 
Gélules  ;  on  entendit  le  hennissement  des  chevaux  de 
Narr'Havas  ;  ils  se  répandirent  autour  de  la  colline  ; 
puis  arriva  la  vague  cohue  que  commandait  Autharite; 
les  Gaulois,  les  Libyens,  les  Nomades;  et  l'on  recon- 
naissait au  milieu  d'eux  les  Mangeurs  de  choses  im- 
mondes aux  arêtes  de  poisson  qu'ils  portaient  dans  la 
chevelure. 

Ainsi  les  Barbares,  combinant  exactement  leurs 
marches,  s'étaient  rejoints.  Mais,  surpris  eux-mêmes, 
ils  restèrent  quelques  minutes  immobiles  et  se  con- 
sultant. 

Le  suffète  avait  tassé  ses  hommes  en  une  masse 
orbiculaire,  de  façon  à  offrir  partout  une  résistance 
égale.  Les  hauts  boucliers  pointus,  fichés  dans  le  gazon 
les  uns  près  des  autres,  entouraient  l'infanterie.  Les 
Glinabares  se  tenaient  en  dehors,  et  plus  loin,  de  place 
en  place,  les  éléphants.  Les  Mercenaires  étaient  haras- 
sés de  fatigue;  il  valait  mieux  attendre  jusqu'au  jour; 
et,  certains  de  leur  victoire,  les  Barbares,  pendant  toute 
la  nuit,  s'occupèrent  à  manger. 

Ils  avaient  allumé  de  grands  feux  clairs  qui,  en  les 
éblouissant,  laissaient  dans  l'ombre  l'armée  punique 
au-dessous  d'eux.  Hamilcar  fit  creuser  autour  de  son 
camp,  comme  les  Romains,  un  fossé  large  de  quinze 

15 


226  SALAMMBO. 

pas,  profond  de  dix  coudées,  avec  la  terre  exhausser  à 
l'intérieur  un  parapet  sur  lequel  on  planta  des  pieux 
aigus  qui  s'entrelaçaient  ;  et,  au  soleil  levant,  les  Mer- 
cenaires furent  ébahis  d'apercevoir  tous  les  Cartha- 
ginois ainsi  retranchés  comme  dans  une  forteresse. 

Ils  reconnaissaient,  au  milieu  des  tentes,  Hamilcar, 
qui  se  promenait  en  distribuant  des  ordres.  Il  avait  le 
corps  pris  dans  une  cuirasse  brune,  tailladée  en  petites 
écailles  ;  et  suivi  de  son  cheval,  de  temps  en  temps  il 
s'arrêtait  pour  désigner  quelque  chose  de  son  bras  droit 
étendu. 

Alors,  plus  d'un  se  rappela  les  matinées  pareilles, 
quand,  au  fracas  des  clairons,  il  passait  devant  eux 
lentement,  et  que  ses  regards  les  fortifiaient  comme 
des  coupes  de  vin.  Une  sorte  d'attendrissement  les 
saisit.  Ceux,  au  contraire,  qui  ne  connaissaient  pas 
Hamilcar,  dans  leur  joie  de  le  tenir,  déliraient. 

Si  tous  attaquaient  à  la  fois,  on  se  nuirait  mutuel- 
lement dans  l'espace  trop  étroit.  Les  Numides  pouvaient 
se  lancer  au  travers  ;  mais  les  Clinabares  défendus  par 
des  cuirasses  les  écraseraient  ;  puis  comment  franchir 
les  palissades?  Quant  aux  éléphants,  ils  n'étaient  pas 
suffisamment  instruits. 

«  —  Vous  êtes  tous  des  lâches!  »  s'écria  Mâtho. 

Et,  avec  les  meilleurs,  il  se  précipita  contre  le  re- 
tranchement. Une  volée  de  pierres  les  repoussa,  car 
le  suffète  avait  pris  sur  le  pont  leurs  catapultes  aban- 
données. 

Cet  insuccès  fit  tourner  brusquement  l'esprit  mo- 
bile des  Barbares.  L'excès  de  leur  bravoure  disparut; 


EN  CAMPAGNIi.  227 

ils  voulaient  vaincre,  mais  en  se  risquant  le  moins 
possible.  D'après  Spendius,  il  fallait  garder  soigneuse- 
mont  la  position  que  l'on  avait,  et  affamer  l'armée 
punique.  Les  Carthaginois  se  mirent  à  creuser  des 
puits;  et,  des  montagnes  entourant  la  colline,  ils  dé- 
couvrirent de  l'eau. 

Du  sommet  de  leur  palissade  ils  lançaient  des  flè- 
ches, de  la  terre,  du  fumier,  des  cailloux  qu'ils  arra- 
chaicnldu  sol,  pendant  que  les  six  catapultes  roulaient 
incessamment  sur  la  longueur  de  la  terrasse. 

Mais  les  sources  d'elles-mêmes  se  tariraient;  on 
épuiserait  les  vivres,  on  userait  les  catapultes  ;  les  Mer- 
cenaires, dix  fois  plus  nombreux,  finiraient  par  triom- 
pher. *"** 

Le  suffète  imagina  des  négociations  afin  de  gagner 
du  temps  ;  et,  un  matin,  les  Barbares  trouvèrent  dans 
leurs  lignes  une  peau  de  mouton  couverte  d'écritures. 
Il  se  justifiait  de  sa  victoire  ;  les  anciens  l'avaient  forcé 
à  la  guerre.  Pour  leur  montrer  qu'il  gardait  sa  parole, 
il  leur  olTrait  le  pillage  d'Utique  ou  celui  d'IIippo- 
Zaryte,  à  leurchoix;  llamilcar,  en  terminant,  déclarait 
ne  pas  les  craindre,  parce  qu'il  avait  gagné  des  traîtres 
et  que,  grâce  à  ceux-là,  il  viendrait  à  bout,  facilement, 
de  tous  les  autres. 

Les  Barbares  furent  troublés  ;  cette  proposition 
d'un  butin  immédiat  les  faisait  rêver;  ils  appréhen- 
daient une  trahison,  ne  soupçonnant  point  un  piège 
dans  la  forfanterie  du  suffète,  et  ils  commencèrent  à  se 
regarder  les  uns  les  autres  avec  méfiance.  On  observait 
les  paroles,  les  démarches  ;  des  terreurs  les  réveillaient 


228  SALAMMBO. 

la  nuit.  Plusieurs  abandonnaient  leurs  compagnons; 
suivant  sa  fantaisie  on  choisissait  son  armée  ;  les  Gau- 
lois avec  Aulharite  allèrent  se  joindre  aux  hommes  de 
la  Cisalpine  dont  ils  comprenaient  la  langue. 

Les  quatre  chefs  se  réunissaient  tous  les  soirs  dans 
la  tente  de  Mâtho  ;  et,  accroupis  autour  d'un  bouclier, 
ils  avançaient  et  reculaient  attentivement  les  petites 
figurines  de  bois,  inventées  par  Pyrrhus  pour  repro- 
duire les  manœuvres.  Spendius  démontrait  les  res- 
sources d'Ilamilcar;  il  suppliait  de  ne  point  compro- 
mettre l'occasion  et  jurait  par  tous  les  Dieux.  Màtho, 
irrité,  marchait  en  gesticulant.  La  guerre  contre  Car- 
thage  était  sa  chose  personnelle;  il  s'indignait  que  les 
autres  s'en  mêlassent  sans  vouloir  lui  obéir.  Autha- 
rite,  devinant  ses  paroles  à  sa  figure,  applaudissait. 
Narr'Havas  levait  le  menton  en  signe  de  dédain  ;  pas 
une  mesure  qu'il  ne  jugeât  funeste;  et  il  ne  souriait 
plus;  des  soupirs  lui  échappaient  comme  s'il  eût  re- 
foulé la  douleur  d'un  rêve  impossible,  le  désespoir 
d'une  entreprise  manquée. 

Pendant  que  les  Barbares,  incertains,  délibéraient,  le 
suiîète  augmentait  ses  défenses;  il  lit  creuser  en  deçà 
des  palissades  un  second  fossé ,  élever  une  seconde 
muraille,  construire  aux  angles  des  tours  de  bois;  ses 
esclaves  allaient  jusqu'au  milieu  des  avant-postes  en- 
foncer les  chausse-trapes  dans  la  terre.  Mais  les  élé- 
phants, dont  les  rations  étaient  diminuées,  se  débat- 
taient dans  leurs  entraves.  Pour  ménager  les  herbes,  il 
ordonna  aux  Clinabares  de  tuer  les  moins  robustes  des 
étalons.  Quelques-uns  s'y  refusèrent;  il  les  fit  décapiter. 


KN   CAMPAGNE.  2!9 

On  mangea  les  clicvaux.  Le  souvenir  de  cette  viande 
fraîche,  les  jours  suivants,  fut  une  grande  tristesse. 

Du  fond  de  l'auiphithéàtre  où  ils  se  trouvaient  res- 
serrés, ils  voyaieut  tout  autour  d'eux,  sur  les  hauteurs, 
les  quatre  camps  des  Barbares  pleins  d'agitation.  Des 
femmes  circulaient  avec  des  outres  sur  la  tête,  des 
chèvres  en  bêlant  erraient  sous  les  faisceaux  des 
piques  ;  on  relevait  les  sentinelles,  on  mangeait  autour 
des  trépieds.  Les  tribus  leur  fournissaient  des  vivres 
abondamment,  et  ils  ne  se  doutaient  pas  eux-mêmes 
combien  leur  inaction  effrayait  l'armée  punique. 

Dès  le  second  jour,  les  Carthaginois  avaient  remar- 
qué dans  le  camp  des  Nomades  une  troupe  de  trois 
cents  hommes  à  l'écart  des  autres.  C'étaient  les  riches, 
retenus  prisonniers  depuis  le  commencement  de  la 
guerre.  Des  Libyens  les  rangèrent  tous  au  bord  du 
fossé,  et,  postés  derrière  eux,  ils  envoyaient  des  jave- 
lots en  se  faisant  un  rempart  de  leurs  corps.  A  peine 
pouvait-on  reconnaître  ces  misérables,  tant  leur  visage 
disparaissait  sous  la  vermine  et  les  ordures.  Leurs  che- 
veux arrachés  par  endroits  laissaient  à  nu  les  ulcères 
de  leur  tête  ;  et  ils  étaient  si  maigres  et  hideux  qu'ils 
ressemblaient  à  des  momies  dans  des  linceuls  troués. 
Quelques-uns  sanglotaient  d'un  air  stupide  ;  les  autres 
criaient  à  leurs  amis  de  tirer  sur  les  Barbares.  Il  y  en 
avait  un,  tout  immobile,  le  front  baissé,  qui  ne  parlait 
pas  ;  sa  grande  barbe  blanche  tombait  jusqu'à  ses 
mains  couvertes  de  chaînes  ;  et  les  Carthaginois,  en 
sentant  au  fond  de  leur  cœur  comme  l'écroulement  de 
la  République,  reconnaissaient  Giscon.    Bien   que  la 


230  sala:mmbo. 

place  fût  dangereuse,  ils  se  poussaient  pour  le  voir. 
On  l'avait  coifîé  d'une  tiare  grotesque,  en  cuir  d'hippo- 
potame, incrustée  de  cailloux.  C'était  une  imagination 
d'Autharite  ;  mais  cela  déplaisait  à  Mâtho. 

Hamilcar  exaspéré  fit  ouvrir  les  palissades,  résolu 
à  se  faire  jour  n'importe  comment;  et  d'un  train 
furieux  les  Carthaginois  montèrent  jusqu'à  mi-côte, 
pendant  trois  cents  pas.  Un  tel  Ilot  de  Barbares  des- 
cendit qu'ils  furent  refoulés  sur  leurs  lignes.  Un  des 
gardes  de  la  Légion,  resté  en  dehors,  trébuchait  parmi 
■les  pierres.  Zarxas  accourut,  et,  le  terrassant,  lui 
enfonça  un  poignard  dans  la  gorge;  il  l'en  retira,  se 
jeta  sur  la  blessure  ;  —  et,  la  bouche  collée  contre 
elle,  avec  des  grondements  de  joie  et  des  soubresauts 
qui  le  secouaient  jusqu'aux  talons,  il  pompait  le  sang 
à  pleine  poitrine  ;  puis,  tranquillement,  il  s'assit  sur  le 
cadavre,  releva  son  visage  en  se  renversant  le  cou 
pour  mieux  humer  l'air,  comme  fait  une  biche  qui  vient 
de  boire  k  un  torrent;  et,  d'une  voix  aiguë,  il  entonna 
une  chanson  des  Baléares,  une  vague  mélodie  pleine 
de  modulations  prolongées,  s'interrompant,  alternant, 
comme  des  échos  qui  se  répondent  dans  les  montagnes  ; 
il  appelait  ses  frères  morts  et  les  conviait  k  un  festin  ; 
—  puis  il  laissa  retomber  ses  mains  entre  ses  jambes, 
baissa  lentement  la  tète,  et  pleura.  Cette  chose  atroce 
fit  horreur  aux  Barbares,  aux  Grecs  surtout. 

Les  Carthaginois,  à  partir  de  ce  moment,  ne 
tentèrent  aucune  sortie;  —  et  ils  ne  songeaient  pas  à 
se  rendre,  certains  de  périr  dans  les  supplices. 

Cependant  les  vivres,  malgré  les  soins  d'Hami-lcar, 


EiN   CA.Ml»A(Ji\E.  2.51 

fliin'muaieiit  effroyablement.  Pour  chaque  homme,  il  ne 
reslaiL  plus  que  dix  k'hommer  de  blé,  trois  hin  de 
millet  et  douze  belza  de  fruits  secs.  Plus  de  viande, 
plus  d'huile,  plus  de  salaisons,  pas  un  grain  d'orge 
pour  les  chevaux  ;  on  les  voyait,  baissant  leur  encolure 
amaigrie,  chercher  dans  la  poussière  des  brins  de 
paille  piétines.  Souvent  les  sentinelles  en  vedette  sur  la 
terrasse  apercevaient,  au  clair  de  la  lune,  un  chien  des 
Barbares  qui  venait  rôder  sous  le  retranchement,  dans 
les  tas  d'immondices;  on  l'assommait  avec  une  pierre, 
et,  s'aidant  des  courroies  du  bouclier,  on  descendait 
le  long  des  palissades,  puis,  sans  rien  dire,  on  le  man- 
geait. Parfois  d'horribles  aboiements  s'élevaient,  et 
l'homme  ne  remontait  plus.  Dans  la  quatrième  di- 
lochie  de  la  douzième  syntagme,  trois  phalangites,  en 
se  disputant  un  rat,  se  tuèrent  à  coups  de  couteau. 

Tous  regrettaient  leurs  familles,  leurs  maisons;  les 
pauvres,  leurs  cabanes  en  forme  de  ruche,  avec  des 
coquilles  au  seuil  des  portes,  un  filet  suspendu,  et  les 
patriciens,  leurs  grandes  salles  emplies  de  ténèbres 
bleuâtres,  quand,  à  l'heure  la  plus  molle  du  jour,  ils 
se  reposaient,  écoutant  le  bruit  vague  des  rues  mêlé 
au  frémissement  des  feuilles  qui  s'agitaient  dans  leurs 
jardins;  — et,  pour  mieux  descendre  dans  cette  pensée, 
afin  d'en  jouir  davantage,  ils  entre -fermaient  les 
paupières;  la  secousse  d'une  blessure  les  réveillait. 
A  chaque  minute,  c'était  un  engagement,  une  alerte 
nouvelle  ;  les  tours  brûlaient,  les  Mangeurs  de  choses 
immondes  sautaient  aux  palissades;  avec  des  haches, 
on  leur  abattait  les  mains;  d'autres  accouraient;  une 


23  2  SALAMMBO. 

pluie  de  fer  tombait  sur  les  tentes.  On  éleva  des  ga- 
leries en  claies  de  jonc  pour  se  garantir  des  projec- 
tiles. Les  Carthaginois  s'y  enfermèrent;  ils  n'en  bou- 
geaient plus. 

Tous  les  jours,  le  soleil  qui  tournait  sur  la  colline, 
abandonnant,  dès  les  premières  heures,  le  fond  do  la 
gorge,  les  laissait  dans  l'ombre.  En  face  et  par  derrière, 
les  pentes  grises  du  terrain  remontaient,  couvertes  de 
cailloux  tachetés  d'un  rare  lichen;  et,  sur  leurs  têtes,  le 
ciel,  continuellement  pur,  s'étalait,  plus  lisse  et  froid 
à  l'œil  qu'une  coupole  de  métal.  Ilamilcar  était  si  indi- 
gné contre  Carthage  qu'il  sentait  l'envie  de  se  jeter 
dans  les  Barbares  pour  les  conduire  sur  elle.  Puis  voilà 
que  les  porteurs,  les  vivandiers,  les  esclaves  commen- 
çaient à  murmurer,  et  ni  le  peuple,  ni  le  Grand-Conseil, 
personne  n'envoyait  même  une  espérance  !  La  situation 
était  intolérable,  par  l'idée  surtout  qu'elle  deviendrait 
pire. 


A  la  nouvelle  du  désastre,  Carthage  avait  comme 
bondi  de  colère  et  de  haine  :  on  aurait  moins  exécré 
le  suflète,  si,  dès  le  commencement,  il  se  fût  laissé 
vaincre. 

Mais  pour  acheter  d'autres  Mercenaires,  le  temps 
manquait,  l'argent  manquait.  Quant  à  lever  des  soldats 
dans  la  ville,  comment  les  équiper?  Hamilcar  avait  pris 
toutes  les  armes!  et  qui  donc  les  commanderait?  Les 
meilleurs  capitaines  se  trouvaient  là-bas  avec  lui!  Des 
hommes   expédiés   par  le  suffète  arrivaient  dans   les 


EN  CAMPAGNE.  233 

rues,  poussaient  des  cris.  Le  Grand-Conseil  s'en  émut, 
et  il  s'arrangea  pour  les  faire  disparaître. 

C'était  une  prudence  inutile  ;  tous  accusaient  Barca 
de  s'être  conduit  avec  mollesse.  Il  aurait  dû,  après  sa 
victoire,  anéantir  les  Mercenaires.  Pourquoi  avait-il 
ravagé  les  tribus?  On  s'était  cependant  imposé  d'assez 
lourds  sacrifices!  et  les  patriciens  déploraient  leur  con- 
tribution de  quatorze  shekels,  les  Syssites  leurs  deux 
cent  vingt-trois  mille  kikar  d'or  ;  ceux  qui  n'avaient 
rien  donné  se  lamentaient  comme  les  autres.  La  popu- 
lace était  jalouse  des  Carthaginois  nouveaux  auxquels 
il  avait  prortiis  le  droit  de  cité  complet;  et  les  Ligures, 
qui  s'étaient  si  intrépidement  battus,  on  les  confondait 
avec  les  Barbares,  on  les  maudissait  comme  eux;  leur 
race  devenait  un  crime,  une  complicité.  Les  marchands 
sur  le  seuil  de  leurs  boutiques,  les  manœuvres  qui  pas- 
saient une  règle  de  plomb  à  la  main,  les  vendeurs  de 
saumure  rinçant  leurs  paniers,  les  baigneurs  dans  les 
étuves  et  les  débitants  de  boissons  chaudes,  tous  dis- 
cutaient les  opérations  de  la  campagne.  On  traçait  avec 
son  doigt  des  plans  de  bataille  sur  la  poussière;  il 
n'était  si  mince  goujat  qui  ne  sût  corriger  les  fautes 
d'IIamilcar. 

C'était,  disaient  les  prêtres,  le  châtiment  de  sa  longue 
impiété.  Il  n'avait  point  offert  d'holocaustes  ;  il  n'avait 
pas  purifié  ses  troupes  ;  il  avait  même  refusé  de  prendre 
avec  lui  des  augures  ;  —  et  le  scandale  du  sacrilège 
renforçait  la  violence  des  haines  contenues,  la  rage  des 
espoirs  trahis.  On  se  rappelait  les  désastres  de  la  Sicile, 
tout  le  fardeau  de  son  orgueil  qu'on  avait  si  longtemps 


i>34  SALAMMBO. 

porté  !  Les  collèges  des  pontifes  ne  lui  pardonnaient 
pas  d'avoir  saisi  leur  trésor,  et  ils  exigèrent  du  Grand- 
Conseil  l'engagement  de  le  crucifier,  si  jamais  il  reve- 
nait. 

Les  chaleurs  du  mois  d'éloul,  excessives  cette  année- 
là,  étaient  une  autre  calamité.  Des  bords  du  lac,  il  s'éle- 
vait des  odeurs  nauséabondes  ;  elles  passaient  dans  Tair 
avec  les  fumées  des  aromates  tourbillonnant  au  coin 
des  rues.  On  entendait  contuiuellement  retentir  des 
hymnes.  Des  flots  de  peuple  occupaient  les  escaliers  des 
temples  ;  lesmurailles  étaient  couvertes  de  voiles  noirs; 
des  cierges  brûlaient  au  front  des  Dieux  Patœques,  et 
le  sang  des  chameaux  égorgés  en  sacrilice,  coulant  le 
long  des  rampes,  formait,  sur  les  marches,  des  cas- 
cades rouges.  Un  délire  funèbre  agitait  Carthage.  Du 
fond  des  ruelles  les  plus  étroites,  des  bouges  les  plus 
noirs,  des  figures  pâles  sortaient,  des  hommes  à  profil 
de  vipère  et  qui  grinçaient  des  dents.  Les  hurlements 
aigus  des  femmes  emplissaient  les  maisons,  et,  s'échap- 
pant  par  les  grillages,  faisaient  se  retourner  sur  les 
places  ceux  qui  causaient  debout.  On  croyait  quelque- 
fois que  les  Barbares  arrivaient;  on  les  avait  aperçus 
derrière  la  montagne  des  Eaux-Chaudes  ;  ils  étaient 
campés  à  Tunis  ;  les  voix  se  multipliaient,  grossissaient, 
se  confondaient  en  une  seule  clameur.  Puis,  un  silence 
universel  s'établissait  ;  les  uns  restaient  grimpés  sur  le 
fronton  des  édifices,  avec  leur  main  ouverte  au  bord 
des  yeux,  tandis  que  les  autres,  à  plat  ventre  au  pied 
des  remparts,  tendaient  roreille.  La  terreur  passée, 
les  colères  recommençaient.  Mais  la  conviction  de  leur 


EN    CAMPAGNK.  iSo 

impuissance    les    replongeait   bientôt    dans  la  même 
tristesse. 

Elle  redoublait  chaque  soir,  quand  tous,  montés 
sur  les  terrasses,  poussaient,  en  s'inclinant  par  neuf 
fois,  un  grand  cri,  pour  saluer  le  Soleil.  Il  s'abaissait 
derrière  la  lagune,  lentement  ;  puis  tout  à  coup  il  dis- 
paraissait dans  les  montagnes,  du  côté  des  Barbares. 

On  attendait  la  fête  trois  fois  sainte  où,  du  haut  d'un 
bûcher,  un  aigle  s'envolait  vers  le  ciel,  symbole  de  la 
résurrection  de  l'année,  message  du  peuple  à  son  Baal 
suprême,  et  qu'il  considérait  comme  une  sorte  d'union, 
une  manière  de  se  rattacher  à  la  force  du  Soleil.  D'ail- 
leurs, empli  de  haine  maintenant,  il  se  tournait  naïve- 
ment vers  Moloch  homicide,  et  tous  abandonnaient 
Tanit.  La  Rabbet,  n'ayant  plus  son  voile,  était  comme 
dépouillée  d'une  partie  de  sa  vertu.  Elle  refusait  la 
bienfaisance  de  ses  eaux,  elle  avait  déserté  Carthage  ; 
c'était  une  transfuge,  une  ennemie.  Quelques-uns,  pour 
l'outrager,  lui  jetaient  des  pierres.  Mais  en  l'invecti- 
vant, beaucoup  la  plaignaient;  on  la  chérissait  encore, 
et  plus  profondément  peut-être. 

Tous  les  malheurs  venaient  donc  de  la  perle  du 
zaïmph.  Salammbô  y  avait  indirectement  participé  ,  on 
la  comprenait  dans  la  même  rancune  ;  elle  devait  être 
punie.  La  vague  idée  d'une  immolation  bientôt  circula 
dans  le  peuple.  Pour  apaiser  les  Baalim,  il  fallait  sans 
doute  leur  offrir  quelque  chose  d'une  incalculable  va- 
leur, un  être  beau,  jeune,  vierge,  d'antique  maison, 
issu  des  Dieux,  un  astre  humain.  Tous  les  jours  des 
hommes  que  l'on  ne  connaissait  pas  envahissaient  les 


236  SALAMMBO. 

jardins  de  Mégara  ;  les  esclaves,  tremblant  pour  eux- 
mêmes,  n'osaient  leur  résister.  Cependant  ils  ne  dépas- 
saient point  l'escalier  des  galères.  Ils  restaient  en  bas, 
les  yeux  levés  sur  la  dernière  terrasse  ;  ils  attendaient 
Salammbô  ;  —  et  durant  des  heures  ils  criaient  contre 
elle,  comme  des  chiens  qui  hurlent  après  la  lune. 


LE   SERPENT.  237 


X 


LE   SERPENT 


Ces  clameurs  de  la  populace  n'épouvantaient  pas 
la  fille  d'IIamilcar. 

Elle  était  troublée  par  des  inquiétudes  plus  hautes  : 
son  grand  serpent,  le  Python  noir,  languissait;  et  le 
serpent  était  pour  les  Carthaginois  un  fétiche  à  la  fois 
national  et  particulier.  On  le  croyait  fils  du  limon  de 
la  terre,  puisqu'il  émerge  de  ses  profondeurs  et  n'a 
pas  besoin  de  pieds  pour  la  parcourir;  sa  démarche 
rappelait  les  ondulations  des  fleuves,  sa  température 
les  antiques  ténèbres  visqueuses  pleines  de  fécondités, 
et  l'orbe  qu'il  décrit  en  se  mordant  la  queue  l'ensemble 
des  planètes,  l'intelligence  d'Eschmoùn. 

Celui  de  Salammbô  avait  refusé  plusieurs  fois  les 
quatre  moineaux  vivants  qu'on  lui  présentait  à  la  pleine 
lune  et  à  chaque  lune  nouvelle.  Sa  belle  peau,  couverte 
comme  le  firmament  de  taches  d'or  sur  un  fond  tout 
noir,  était  jaune  maintenant,  flasque,  ridée  et  trop 
large  pour  son  corps;  une  moisissure  cotonneuse  s'é- 
tendait autour  de  sa  tête  ;  et  dans  l'angle  de  ses  pau- 
pières, on  apercevait  de  petits  points  rouges  qui  pa- 
raissaient remuer.  De  temps  à  autre,  Salammbô  s'ap- 


238  SALAMMBO. 

prochait  de  sa  corbeille  en  (ils  d'argent;  elle  écartait 
la  courtine  de  pourpre,  les  feuilles  de  lotus,  le  duvet 
d'oiseau;  il  était  continuellement  enroulé  sur  lui-même, 
plus  immobile  qu'une  liane  flétrie;  à  force  de  le  regar- 
der, elle  finissait  par  sentir  dans  son  cœur  comme  une 
spirale,  comme  un  autre  serpent  qui  peu  à  peu  lui  mon- 
tait à  la  gorge  et  l'étranglait. 

Elle  était  désespérée  d'avoir  vu  le  zaïmph;  cepen- 
pant  elle  en  éprouvait  une  sorte  de  joie,  un  orgueil  in- 
time. Un  mystère  se  dérobait  dans  la  splendeur  de  ses 
plis;  c'était  le  nuage  enveloppant  les  Dieux,  le  secret 
de  l'existence  universelle,  et,  Salammbô,  en  se  faisant 
horreur  à  elle-même,  regrettait  de  ne  l'avoir  pas  soulevé. 

Presque  toujours  elle  était  accroujiic  au  fond  de 
son  appartement,  tenant  dans  ses  mains  sa  jambe 
gauche  repliée,  la  bouche  entr'ouverte,  le  menton 
baissé,  l'œil  fixe.  Elle  se  rappelait  avec  épouvante  la 
figure  de  son  père  ;  elle  voulait  s'en  aller  dans  les 
montagnes  de  la  Phénicie,  en  pèlerinage  au  temple 
d'Aphaka,  où  Tanit  est  descendue  sous  la  forme  d'une 
étoile;  toutes  sortes  d'imaginations  l'attiraient,  l'ef- 
frayaient; d'ailleurs,  une  solitude  chaque  jour  plus 
large  l'environnait.  Elle  ne  savait  même  pas  ce  que 
devenait  Hamilcar. 

Lasse  de  ses  pensées,  elle  se  levait,  et,  en  traînant 
ses  petites  sandales  dont  la  semelle  à  chaque  pas  cla- 
quait sur  ses  talons,  elle  se  promenait  au  hasard  dans 
la  grande  chambre  silencieuse.  Les  améthystes  et  les 
topazes  du  plafond  faisaient  cà  et  là  trembler  des  ta- 
ches lumineuses,  et  Salammbô,  tout  en  marchant,  tour- 


LE    SHRI'KNT.  239 

nait  un  peu  la  lôte  pour  les  voir.  Elle  allait  prendre 
par  le  goulot  les  amphores  suspendues  ;  elle  se  rafraî- 
chissait la  poitrine  sous  les  larges  éventails,  ou  bien 
elle  s'amusait  à  brûler  du  cinnamome  dans  des  perles 
creuses.  Au  coucher  du  soleil,  Taanach  retirait  les  lo- 
sanges de  feutre  noir  bouchant  les  ouvertures  delà  mu- 
raille; alors  ses  colombes,  frottées  de  musc  comme 
les  colombes  de  Tanit,  tout  à  coup  entraient,  et  leurs 
pattes  roses  glissaient  sur  les  dalles  de  verre  parmi  les 
grains  d'orge  qu'elle  leur  jetait  à  pleines  poignées, 
comme  un  semeur  dans  un  champ.  Soudain  elle  écla- 
tait en  sanglots,  et  elle  restait  étendue  sur  le  grand  lit 
fait  de  courroies  de  bœuf,  sans  remuer,  en  répétant  un 
mot,  toujours  le  même,  les  yeux  ouverts,  pâle  comme 
une  morte,  insensible,  froide;  —  cependant  elle  en- 
tendait le  cri  des  singes  dans  les  touffes  des  palmiers, 
avec  le  grincement  continu  de  la  grande  roue  qui,  à 
travers  les  étages,  amenait  un  flot  d'eau  pure  dans  la 
vasque  de  porphyre. 

Quelquefois,  durant  plusieurs  jours,  elle  refusait  de 
manger.  Elle  voyait  en  rêve  des  astres  troubles,  qui 
passaient  sous  ses  pieds.  Elle  appelait  Schahabarim, 
et,  quand  il  était  venu,  n'avait  plus  rien  à  lui  dire. 

Elle  ne  pouvait  vivre  sans  le  soulagement  de  sa  pré- 
sence. Mais  elle  se  révoltait  intérieurement  contre 
cette  domination;  elle  sentait  pour  le  prêtre  tout  à  la 
fois  de  la  terreur,  de  la  jalousie ,  de  la  haine  et  une 
espèce  d'amour,  —  en  reconnaissance  de  la  singulière 
volupté  qu'elle  trouvait  près  de  lui. 

Il  avait  reconnu  l'influence  de  la  Rabbet,  habile  à 


240  SALAMMBO. 

distinguer  quels  étaient  les  Dieux  qui  envoyaient  les 
maladies  ;  et,  pour  guérir  Salammbô,  il  faisait  arroser 
son  appartement  avec  des  lotions  de  verveine  et  d'a- 
diante  ;  elle  mangeait  tous  les  matins  des  mandragores  ; 
elle  dormait  la  tète  sur  un  sachet  d'aromates  mixtion- 
nés  par  les  pontifes;  il  avait  même  employé  le  baaras, 
racine  couleur  de  feu  qui  refoule  dans  le  septentrion 
les  génies  funestes;  enfin,  se  tournant  vers  l'étoile  po- 
laire, il  murmura  par  trois  fois  le  nom  mystérieux  de 
Tanit  ;  mais,  Salammbô  souffrant  toujours  ses  an- 
goisses s'approfondirent. 

Personne,  à  Garthage,  n'était  savant  comme  lui. 
Dans  sa  jeunesse,  il  avait  étudié  au  collège  des  Mog- 
beds,  à  Borsippa,  près  Babylone;  puis  visité  Samo- 
thrace,  Pessinunte,  Éplièse,  la  Tliessalie,  la  Judée,  les 
temples  des  Nabatliéens  qui  sont  perdus  dans  les  sa- 
bles, et,  des  cataractes  jusqu'à  la  mer,  parcouru  à  pied 
les  bords  du  Nil.  La  face  couverte  d'un  voile,  et  en 
secouant  des  flambeaux,  il  avait  jeté  un  coq  noir  sur 
un  feu  de  sandaraque,  devant  le  poitrail  du  Sphinx,  le 
Père  de  la  terreur.  Il  était  descendu  dans  les  cavernes 
de  Proserpine;  il  avait  vu  tourner  les  cinq  cents  co- 
lonnes du  labyrinthe  de  Lemnos  et  resplendir  le  can- 
délabre de  Tarente,  portant  sur  sa  tige  autant  de  lam- 
padaires qu'il  y  a  de  jours  dans  l'année;  la  nuit,  parfois, 
il  recevait  des  Grecs  pour  les  interroger.  La  constitu- 
tion du  monde  ne  l'inquiétait  pas  moins  que  la  nature 
des  Dieux;  avec  les  armilles  placés  dans  le  portique 
d'Alexandrie,  il  avait  observé  les  équinoxes,  et  ac- 
compagné jusqu'à  Cyrène  les  bématistes  d'É vergeté, 


I,K   SI- r,  ni- NT.  241 

qui  mesurent  le  ciel  en  calculant  le  nombre  de  leurs 
pas;  —  si  bien  que  maintenant  grandissait  dans  sa 
pensée  une  religion  particulière,  sans  formule  distincte 
et,  à  cause  tle  cela  môme,  toute  pleine  de  vertiges  et 
d'ardeurs.  Il  ne  croyait  plus  la  terre  fuite  comme  une 
pomme  de  pin;  il  la  croyait  ronde,  et  tombant  éternel- 
lement dans  l'immensité,  avec  une  vitesse  si  prodi- 
gieuse qu'on  ne  s'aperçoit  pas  de  sa  chute. 

De  la  position  du  soleil  au-dessus  de  la  lune,  il 
concluait  à  la  prédominance  du  Baal,  dont  l'astre  lui- 
même  n'est  que  le  reflet  et  la  figure  ;  d'ailleurs,  tout 
ce  qu'il  voyait  des  choses  terrestres  le  forçait  à  recon- 
naître pour  suprême  le  principe  màlc  exterminateur. 
Puis,  il  accusait  secrètement  la  Rabbet  de  l'infortune 
de  sa  vie.  N'était-ce  pas  pour  elle  qu'autrefois  le  grand 
pontife,  s'avançant  dans  le  tumulte  des  cymbales,  lui 
avait  pris  sa  virilité  future?  Et  il  suivait  d'un  œil  mé- 
lancolique les  hommes  qui  se  perdaient  avec  les  prê- 
tresses au  fond  des  térébinthes. 

Ses  jours  se  passaient  à  inspecter  les  encensoirs, 
les  vases  d'or,  les  pinces,  les  râteaux  pour  les  cendres 
de  l'autel,  et  toutes  les  robes  des  statues  jusqu'à  l'ai- 
guille de  bronze  servant  à  friser  les  cheveux  d'une 
vieille  Tanit,  dans  le  troisième  édicule,  près  de  la  vi- 
gne d'émeraude.  Aux  mêmes  heures,  il  soulevait  les 
grandes  tapisseries  des  mômes  portes  qui  retombaient  ; 
il  restait  les  bras  ouverts  dans  la  même  attitude;  il 
priait  prosterné  sur  les  mômes  dalles,  tandis  qu'au- 
tour de  lui  un  peuple  de  prêtres  circulait  pieds  nus 
par  les  couloirs  pleins  d'un  crépuscule  éternel. 

10 


242  SALA:\nrBO. 

Mais  sur  l'aridité  de  sa  vie,  Salammbô  faisait  comme 
une  fleur  dans  la  fente  d'un  sépulcre.  Cependant  il 
était  dur  pour  elle  et  ne  lui  épargnait  point  les  pé- 
nitences ni  les  paroles  amères.  Sa  condition  établis- 
sait entre  eux  comme  l'égalité  d'un  sexe  commun,  et 
il  en  voulait  moins  à  la  jeune  fille  de  ne  pouvoir  la 
posséder  que  de  la  trouver  si  belle  et  surtout  >i  pure. 
Souvent  il  voyait  bien  qu'elle  se  fatiguait  à  suivre  sa 
pensée.  Alors  il  s'en  retournait  plus  triste;  il  se  sen- 
tait plus  abandonné,  plus  seul,  plus  vide. 

Des  mots  étranges  quelquefois  lui  échappaient,  et 
qui  passaient  devant  Salammbô  comme  de  larges 
éclairs  illuminant  des  abîmes.  C'était  la  nuit,  sur  la  ter- 
rasse, quand,  seuls  tous  les  deux,  ils  regardaient  les 
étoiles,  et  que  Carthage  s'étalait  en  bas,  sous  leurs 
pieds,  avec  le  golfe  et  la  pleine  mer  vaguement  perdus 
dans  la  couleur  des  ténèbres. 

Il  lui  exposait  la  théorie  des  âmes  qui  descendent 
sur  la  terre,  eii  suivant  la  même  route  que  le  soleil 
par  les  signes  du  Zodiaque.  De  son  bras  étendu,  il 
montrait  dans  le  Bélier  la  porte  de  la  génération  hu- 
maine, dans  le  Capricorne,  celle  du  retour  vers  les 
Dieux;  et  Salammbô  s'efforçait  de  les  apercevoir,  car 
elle  prenait  ces  conceptions  pour  des  réahtés;  elle 
acceptait  comme  vrais  en  eux-mêmes  de  purs  sym- 
boles et  jusqu'à  des  manières  de  langage,  distinc- 
tion qui  n'était  pas,  non  plus,  toujours  bien  nette 
pour  le  prêtre. 

«  —  Les  âmes  des  morts ,  —  disait-il ,  —  ré- 
solvent dans  la   lune   comme   les    cadavres  dans  la 


LE    S1:IU'1:NT.  2i3 

terre.  Leurs  larmes  composent  son  liuniidité;  c'est 
un  séjour  obscur,  plein  de  fanges,  de  débris  et  de 
tempêtes.  » 

Elle  demanda  ce  qu'elle  y  deviendrait. 

«  —  D'abord,  tu  languiras,  légère  comme  une  va- 
peur qui  se  balance  sur  les  flots;  et,  après  des  épreu- 
ves et  des  angoisses  plus  longues,  tu  t'en  iras  dans 
le  foyer  du  soleil,  à  la  source  même  de  l'Intelli- 
gence! » 

Cependant  il  ne  parlait  pas  de  laRabbet.  Salammbô 
s'imaginait  que  c'était  par  pudeur  pour  sa  déesse 
vaincue,  et  l'appelant  d'un  nom  commun  qui  désignait 
la  lune,  elle  se  répandait  en  bénédictions  sur  l'astre 
fertile  et  doux.  A  la  fin,  il  s'écria  : 

«  — Non!  non!  elle  tire  de  l'autre  toute  sa  fé- 
condité! Ne  la  vois-tu  pas  vagabondant  autour  de  lui 
comme  une  femme  amoureuse  qui  court  après  un 
homme  dans  un  champ  ?  »  Et  sans  cesse  il  exaltait  la 
vertu  de  la  lumière. 

Loin  d'abattre  ses  désirs  mystiques,  au  contraire 
il  les  sollicitait,  et  même  il  semblait  prendre  de  la  joie 
à  la  désoler  par  les  révélations  d'une  doctrine  impi- 
toyable. Salammbô,  malgré  les  douleurs  de  son  amour, 
se  jetait  dessus  avec  emportement. 

Mais  plus  Schahabarim  se  sentait  douter  de  Tanit, 
plus  il  voulait  y  croire.  Au  fond  de  son  âme,  un 
remords  l'arrêtait.  Il  lui  aurait  fallu  quelque  preuve, 
une  manifestation  des  Dieux,  et  dans  l'espoir  de  l'ob- 
tenir, il  imagina  une  entreprise  qui  pouvait  à  la  fois 
sauver  sa  patrie  et  sa  croyance. 


2i4  SALAMMBO. 

Dès  lors  il  se  mit,  devant  Salammbô,  à  déplorer  le 
sacrilège  et  les  malheurs  qui  en  résultaient  jusque 
dans  les  régions  du  ciel.  Puis  tout  à  coup,  il  lui 
annonça  le  péril  du  sufîète,  assailli  par  trois  armées 
que  commandait  Màtho  ;  car  Màtlio,  pour  les  Cartha- 
ginois, était,  à  cause  du  voile,  comme  le  roi  des  Bar- 
bares ;  il  ajouta  que  le  salut  de  la  République  et  de 
son  père  dépendait  d'elle  seule. 

«  —  De  moi  !  —  s'écria-elle ,  comment  puis- 
je?.... 

Mais  le  prêtre,  avec  un  sourire  de  dédain: 

«  —  Jamais  lu  ne  consentiras  !  » 

Elle  le  suppliait.  Enfin  Schahabarim  lui  dit: 

«  —  Il  faut  que  tu  ailles  chez  les  Barbares  re- 
prendre le  zaïmph  !  » 

Elle  s'afTaissa  sur  l'escabeau  d'ébène,  et  restait  les 
bras  allongés  sur  ses  genoux,  avec  un  frisson  de  tous 
ses  membres  comme  une  victime  au  pied  de  l'autel 
quand  elle  attend  le  coup  de  massue.  Ses  tempes 
bourdonnaient,  elle  voyait  tourner  des  cercles  de  feu, 
et;  dans  sa  stupeur,  ne  comprenait  plus  qu'une  chose, 
c'est  que  certainement  elle  allait  bientôt  mourir. 

Mais  si  la  Rabbet  triomphait,  si  le  zaïmph  était 
rendu  et  Carthage  délivrée,  qu'importe  la  vie  d'une 
femme!  pensait  Schahabarim.  D'ailleurs,  elle  obtien- 
drait peut-être  le  voile  et  ne  périrait  pas? 

Il  fut  trois  jours  sans  revenir  ;  le  soir  du  qua- 
trième, elle  l'envoya  chercher. 

Pour  mieux  enflammer  son  cœur,  il  lui  apportait 
toutes  les  invectives  que  l'on  hurlait  contre  Hamilcar 


LE   SE  R  Pli  NT.  245 

en  plein  Conseil,  disait  qu'elle  avait  failli,  qu'elle 
devait  réparer  son  crime,  et  que  la  Uabbet  ordonnait 
ce  sacrifice. 

Souvent  une  large  clameur  traversant  les  Mappales 
arrivait  dans  Mégara.  Scliahabarim  et  Salammbô  sor- 
taient vivement;  et,  du  haut  de  l'escalier  des  galères, 
fls  regardaient. 

C'étaient  des  gens  sur  la  place  de  Khamon  qui 
criaient  pour  avoir  des  armes.  Les  anciens  ne  voulaient 
pas  leur  en  fournir,  estimant  cet  effort  inutile  ;  d'autres, 
partis  sans  général,  avaient  été  massacrés.  Enfin  on 
leur  permit  de  s'en  aller,  et,  par  une  sorte  d'hommage 
à  Moloch  ou  un  vague  besoin  de  destruction,  ils  arra- 
chèrent dans  les  bois  des  temples  de  grands  cyprès, 
et,  les  ayant  allumés  aux  flambeaux  des  Kabyres,  ils 
les  portaient  dans  les  rues  en  chantant.  Ces  flammes 
monstrueuses  s'avançaient,  balancées  doucement;  elles 
envoyaient  des  feux  sur  des  boules  de  verre  à  la  crête 
des  temples,  sur  les  ornements  des  colosses,  sur  les 
éperons  des  navires,  dépassaient  les  terrasses  et  fai- 
saient comme  des  soleils  qui  se  roulaient  parla  ville. 
Elles  descendirent  l'Acropole.  La  porte  de  Malqua 
s'ouvrit. 

«  ^  Es-tu  prête?  —  s'écria  Schahabarim,  ou  leur 
as-tu  recommandé  de  dire  à  ton  père  que  tu  l'aban- 
donnais ?  »  Elle  se  cacha  le  visage  dans  ses  voiles,  et 
les  grandes  lueurs  s'éloignèrent,  en  s'abaissant  peu  à 
peu,  au  bord  des  flots. 

Une  épouvante  indéterminée  la  retenait  ;  elle  avait 
peur  de  Moloch,  peur  de  Màtho.  Cet  homme  à  taille 


246  SALAMMBO. 

de  géant,  et  qui  était  maître  du  zaïmph,  dominait  la 
Rabbet  autant  que  le  Baal  et  lui  apparaissait  entouré 
des  mêmes  fulgurations;  puis  l'àme  des  Dieux,  quel- 
quefois, visitait  le  corps  des  hommes.  Schahabarim, 
en  parlant  de  celui-là,  ne  disait-il  pas  qu'elle  devait 
vaincre  Moloch?  Ils  étaient  mêlés  l'un  à  l'autre;  elle 
les  confondait  ;  tous  les  deux  la  poursuivaient. 

Elle  voulut  connaître  l'avenir  et  elle  s'approcha  du 
serpent,  car  on  tirait  des  augures  d'après  l'attitude 
des  serpents.  La  corbeille  était  vide;  Salammbô  fut 
troublée. 

Elle  le  trouva  enroulé  par  la  queue  à  un  des  ba- 
lustres  d'argent,  près  du  lit  suspendu,  et  il  s'y  frottait 
pour  se  dégager  de  sa  vieille  peau  jauuàtre,  tandis  que 
son  corps  tout  luisant  et  clair  s'allongeait  comme  un 
glaive  à  moitié  sorti  du  fourreau. 

Les  jours  suivants,  à  mesure  qu'elle  se  laissait  con- 
vaincre, qu'elle  était  plus  disposée  à  secourir  Tanit, 
le  python  se  guérissait,  grossissait  ;  il  semblait  re- 
vivre. 

La  certitude  que  Schahabarim  exprimait  la  volonté 
des  Dieux  s'établit  alors  dans  sa  conscience.  Un 
matin  elle  se  réveilla  déterminée,  et  elle  demanda  ce 
qu'il  fallait  faire  pour  que  Màtho  rendît  le  voile. 

«  —  Le  réclamer  »,  —  dit  Schahabarim. 

«  — Mais  s'il  refuse?  » 

Le  prêtre  la  considéra  fixement,  et  avec  un  sourire 
qu'elle  n'avait  jamais  vu  : 

« —  Oui,  comment  faire?»  répéta  Salammbô. 

Il  roulait  entre  ses  doig-ts  l'extrémité  des  bande- 


I.E   SERPENT.  247 

leltes  qui  tombaieiiL  de  sa  tiare  sur  ses  épaules,  les 
yeux  baissés,  immobile.  Enfin,  voyant  qu'elle  ne  com- 
l>renait  pas: 

«  —  Tu  seras  seule  avec  lui.  » 

«  — Après?  »  —  dit-elle. 

«  —  Seule  dans  sa  tente.  » 

«  —  Et  alors?  » 

Schahabarim  se  mordit  ses  lèvres.  11  cherchait 
quelque  phrase,  un  détour. 

u  —  Si  tu  dois  mourir  ,  ce  sera  plus  .tard ,  dit-il , 
plus  tard!  ne  crains  rien!  et  quoi  qu'il  entreprenne, 
n'appelle  pas  !  ne  t'effraye  pas!  Tu  seras  humble, 
entends-tu,  et  soumise  à  son  désir  qui  est  l'ordre  du 
ciel  !  » 

«  —  Mais  le  voile  !  » 

c  —  Les  Dieux  y  aviseront  »,  répondit  Schaha- 
barim. 

Elle  ajouta. 

<'  —  Si  tu  m'accompagnais,  ô  père  ?  » 

«  —  Non  ?  » 

Il  la  fit  se  mettre  à  genoux,  et,  gardant  la  main 
gauche  levée  et  la  droite  étendue,  il  jura  pour  elle  de 
rapporter  dans  Carthage  le  manteau  de  Tanit.  Avec 
des  imprécations  terribles,  elle  se  dévouait  aux  Dieux, 
et  chaque  fois  que  Schahabarim  prononçait  un  mot, 
en  défaillant,  elle  le  répétait. 

Il  lui  indiqua  toutes  les  purifications,  les  jeûnes 
qu'elle  devait  faire  et  comment  parvenir  jusqu'à 
Màtho.  D'ailleurs,  un  homme  connaissant  les  routes 
raccompagnerait. 


248  SALAMMBO. 

Elle  se  sentit  comme  délivrée.  Elle  ne  songeait  plus 
qu'au  bonheur  de  revoir  le  zaïmph,  et  maintenant  elle 
bénissait  Schahabarim  de  ses  exhortations. 

C'était  l'époque  où  les  colombes  de  Carthage  émi- 
graient  en  Sicile,  dans  la  montagne  d'Erix,  autour  du 
temple  de  Vénus.  Avant  leur  départ,  durant  plusieurs 
jours,  elles  se  cherchaient,  s'appelaient  pour  se  réu- 
nir; elles  s'envolèrent  un  soir;  le  vent  les  poussait, 
et  cette  grosse  nuée  blanche  ghssait  dans  le  ciel,  au- 
dessus  de  la  mer,  très  haut. 

Une  couleur  de  sang  occupait  l'horizon.  Elles  sem- 
blaient descendre  vers  les  flots,  peu  à  peu  ;  puis  elles 
disparurent  comme  englouties  et  tombant  d'elles- 
mêmes  dans  la  gueule  du  soleil.  Salammbô,  qui  les 
regardait  s'éloigner,  baissa  la  tète  ;  Taanach,  croyant 
deviner  son  chagrin,  lui  dit  alors  doucement: 

«    -  Mais  elles  reviendront,  maîtresse.  » 

«    -  Oui  !  je  le  sais.  » 

«  —  Et  tu  les  re  verra  s.  » 

«  —  Peut-être  !  »  fit-elle  en  soupirant. 

Elle  n'avait  confié  à  personne  sa  résolution  ;  pour 
l'accomplir  plus  discrètement,  elle  envoya  Taanach 
acheter  dans  le  faubourg  de  Kinisdo  (au  lieu  de  les 
acheter  aux  intendants),  toutes  les  choses  qu'il  lui 
fallait:  du  vermillon,  des  aromates,  une  ceinture  de 
lin  et  des  vêtements  neufs.  La  vieille  esclave  s'éba- 
hissait de  ces  préparatifs,  sans  oser  pourtant  lui  faire 
de  questions  ;  et  le  jour  arriva,  fixé  par  Schahabarim, 
où  Salammbô  devait  partir. 


LE   SElU'IiNT.  249 

Vers  la  douzième  heure,  elle  aperçut  au  fond  des 
sycomores  un  vieillard  aveugle,  la  main  appuyée  sur 
l'épaule  d'un  enfant  qui  marchait  devant  lui,  et  de 
l'autre  il  portait  contre  sa  hanche  une  espèce  de  ci- 
thare en  bois  noir.  Les  eunuques,  les  esclaves,  les 
femmes  avaient  été  scrupuleusement  éloignés  ;  aucun 
ne  pouvait  savoir  le  mystère  qui  se  préparait. 

Taanac-h  alluma  dans  les  angles  de  l'appartement 
quatre  trépieds  pleins  de  strobus  et  de  cardamome  ; 
puis  elle  déploya  de  grandes  tapisseries  babyloniennes 
et  elle  les  tendit  sur  des  cordes,  tout  autour  de  la 
chambre  ;  car  Salammbô  ne  voulait  pas  être  vue, 
même  par  les  murailles.  Le  joueur  de  kinnor  se  tenait 
accroupi  derrière  la  porte,  et  le  jeune  garçon,  debout, 
appliquait  contre  ses  lèvres  une  flûte  de  roseau.  Au 
loin  la  clameur  des  rues  s'affaiblissait,  des  ombres 
violettes  s'allongeaient  devant  le  péristyle  des  temples, 
et,  de  l'autre  côté  du  golfe,  les  bases  des  montagnes, 
les  champs  d'oliviers  et  les  vagues  terrains  jaunes, 
ondulant  indéfiniment,  se  confondaient  dans  une  va- 
peur bleuâtre  ;  on  n'enteaidait  aucun  bruit,  un  accable- 
ment indicible  pesait  dans  l'air. 

Salammbô  s'accroupit  sur  la  marche  d'onyx,  au 
bord  du  bassin  ;  elle  releva  ses  larges  manches  qu'elle 
attacha  derrière  ses  épaules,  et  elle  commença  ses 
ablutions,  méthodiquement,  d'après  les  rites  sacrés. 

Ensuite  Taanach  lui  apporta,  dans  une  fiole  d'al- 
bâtre, quelque  chose  de  liquide  et  de  coagulé;  c'était 
le  sang  d'un  chien  noir,  égorgé  par  des  femmes 
stériles,  une  nuit  d'hiver,  dans  les  décombres  d'un  se- 


250  SALAMMBO. 

pulcre.  Elle  s'en  frotta  les  oreilles,  les  talons,  le  pouce 
de  la  main  droite,  et  même  son  ongle  resta  un  peu 
rouge,  comme  si  elle  eût  écrasé  un  fruit. 

La  lune  se  leva;  alors  la  cithare  et  la  flûte,  toutes 
les  deux  à  la  fois,  se  mirent  à  jouer 

Salammbô  défit  ses  pendants  d'oreilles,  son  collier, 
ses  bracelets,  sa  longue  simarre  blanche;  elle  dénoua 
le  bandeau  de  ses  cheveux,  et  pendant  quelques  mi- 
nutes elle  les  secoua  sur  ses  épaules,  doucement,  pour 
se  rafraîchir  en  les  éparpillant.  La  musique  au  dehors 
continuait;  c'étaient  trois  notes,  toujours  les  mêmes, 
précipitées,  furieuses  ;  les  cordes  grinçaient  ;  la  flûte 
ronflait  ;  Taanach  marquait  la  cadence  en  frappant 
dans  ses  mains;  Salammbô,  avec  un  balancement  de 
tout  son  corps,  psalmodiait  des  prières,  et  ses  vête- 
ments, les  uns  après  les  autres,  tombaient  autour  d'elle. 

La  lourde  tapisserie  trembla,  et  par-dessus  la  corde 
qui  la  supportait,  la  tête  du  python  apparut.  Il  des- 
cendit lentement,  comme  une  goutte  d'eau  qui  coule 
le  long  d'un  mur,  rampa  entre  les  étoITes  épandues, 
puis,  la  queue  collée  contre  le  sol,  il  se  leva  tout 
droit;  et  ses  yeux,  plus  brillants  que  des  escarboucles, 
se  dardaient  sur  Salammbô. 

L'horreur  du  froid  ou  une  pudeur,  peut-être,  la  fit 
d'abord  hésiter.  Mais  elle  se  rappela  les  ordres  de 
Schahabarim,  elle  s'avança;  le  python  se  rabattit  et  lui 
posant  sur  la  nuque  le  milieu  de  son  corps,  il  laissait 
pendre  sa  tête  et  sa  queue,  comme  un  collier  rompu 
dont  les  deux  bouts  traînent  jusqu'à  terre.  Salammbô 
l'enroula   autour   de   ses  flancs,  sous  ses  bras,  entre 


LE   EEUPENT.  2o1 

ses  genoux  ;  puis,  le  prenant  à  la  mâchoire,  elle  appro- 
cha celte  petite  gueule  triangulaire  jusqu'au  bord  de 
ses  dents;  et,  en  fermant  à  demi  les  yeux,  elle  se 
renversait  sous  les  rayons  de  la  lune.  La  blanche 
lumière  semblait  l'envelopper  d'un  brouillard  d'argent, 
la  forme  de  ses  pas  humides  brillait  sur  les  dalles, 
des  étoiles  palpitaient  dans  la  profondeur  de  l'eau; 
il  serrait  contre  elle  ses  noirs  anneaux  tigrés  de 
plaques  d'or.  Salammbô  haletait  sous  ce  poids  trop 
lourd,  ses  reins  pliaient,  elle  se  sentait  mourir;  et 
du  bout  de  sa  queue  il  lui  battait  la  cuisse  tout  dou- 
cement; puis  la  musique  se  taisant,  il  retomba. 

Taanach  revint  près  d'elle  ;  et  quand  elle  eut 
disposé  deux  candélabres  dont  les  lumières  brûlaient 
dans  des  boules  de  cristal  pleines  d'eau,  elle  lui  teignit 
de  lausonia  l'intérieur  des  mains,  passa  du  vermillon 
sur  ses  joues,  de  l'antimoine  au  bord  de  ses  paupières, 
et  allongea  ses  .sourcils  avec  un  mélange  de  gomme, 
de  musc,  d'ébène  et  de  pattes  de  mouches  écrasées.  . 

Salammbô,  assise  dans  une  chaise  à  montants 
d'ivoire,  s'abandonnait  aux  soins  de  l'esclave.  Ces  attou- 
chements, l'odeur  des  aromates  et  les  jeûnes  qu'elle 
avait  subis ,  l'énervaient.  Elle  devint  si  pâle  que 
Taanach  s'arrêta. 

«  —  Continue  !  »  dit  Salammbô,  et,  se  roidissant 
contre  elle-même,  elle  s^  ranima  tout  à  coup.  Alors 
une  impatience  la  saisit;  elle  pressait  Taanach  de  se 
hâter,  et  la  vieille  esclave  en  grommelant  : 

«  —  Bien!  bien!  maîtresse!,..  Tu  n'as  d'ailleurs 
personne  qui  t'attende  !  » 


252  SALAMMBO. 

«  —  Oui,  —  dit  Salammbô,  quelqu'un  m'attend.  » 

Taanacli  se  recula  de  surprise,  et  afin  d'en  savoir 
plus  long  : 

«  —  Que  m'ordonnes-tu,  maîtresse?  car  si  tu  dois 
rester  partie...  » 

Salammbô  sanglotait;  l'esclave  s'écria  : 

«  —  Tu  souffres!  qu'as-tu  donc?]\e  t'en  va  pas! 
emmène-moi  i  Quand  tu  étais  toute  petite  et  que  tu 
pleurais,  je  te  prenais  sur  mon  cœur  et  je  te  faisais 
rire  avec  la  pointe  de  mes  mamelles  ;  tu  les  a  taries, 
maîtresse!  »  Elle  se  donnait  des  coups  sur  sa  poitrine 
desséchée.  «  Maintenant,  je  suis  vieille!  je  ne  peux 
rien  pour  toi!  tu  ne  m'aimes  plus!  tu  me  caches  tes 
douleurs,  tu  dédaignes  la  nourrice  !  »  Et  de  tendresse 
et  de  dépit,  des  larmes  coulaient  le  long  de  ses  joues, 
dans  les  balafres  de  son  tatouage. 

«  —  Non  !  dit  Salammbô,  non,  je  t'aime!  console- 
toi!  » 

Taanach,  avec  un  sourire  pareil  à  la  grimace  d'un 
vieux,  singe,  reprit  sa  besogne.  D'après  les  recomman- 
dations de  Schahabarim,  Salammbô  lui  avait  ordonné 
de  la  rendre  magnifique  ;  et  elle  l'accommodait  dans  un 
goût  barbare,  plein  à  la  fois  de  recherche  et  d'ingé- 
nuité. 

Sur  une  première  tunique,  mince,  et  de  couleur 
vineuse,  elle  en  passa  une  seconde,  brodée  en  plumes 
d'oiseaux.  Des  écailles  d'or  se  collaient  à  ses  hanches 
et  de  cette  large  ceinture  descendaient  les  flots  de  ses 
caleçons  bleus,  étoiles  d'argent.  Ensuite  Taanach  lui 
emmancha   une   grande  robe,  faite  avec  la  toile  du 


LE   SERPENT.  2":3 

pays  des  Sôres,  blanche  et  bariolée  de  lignes  vertes. 
Elle  attacha  au  ])ord  de  son  épaule  un  carré  de 
pourpre,  appesanti  dans  le  bas  par  des  grains  de  san- 
dastrum;  et  par-dessus  tous  ces  vêtements,  elle  posa 
un  nianleau  noir  à  queue  traînante;  puis  elle  la  con- 
templa, et,  fière  de  son  œuvre,  ne  put  s'empêcher 
de  dire  : 

«  —  Tu  ne  seras  pas  plus  belle  le  jour  de  tes  noces! 

«  —  Mes  noces!  »  répéta  Salammbô;  elle  rêvait, 
le  coude  appuyé  sur  la  chaise  d'ivoire. 

Taanach  dressa  devant  elle  un  miroir  de  cuivre  si 
large  et  si  haut  qu'elle  s'y  aperçut  tout  entière.  Alors 
elle  se  leva,  et,  d'un  coup  de  doigt  léger,  remonta 
une  boucle  de.  ses  cheveux,  qui  descendait  trop  bas. 

Ils  étaient  couverts  de  poudre  d'or,  crépus  sur  le 
front,  et  par  derrière  ils  pendaient  dans  le  dos,  en 
longues  torsades  que  terminaient  des  perles.  Les 
clartés  des  candélabres  avivaient  le  fard  de  ses  joues, 
l'or  de  ses  vêtements,  la  blancheur  de  sa  peau;  elle 
avait  autour  de  la  taille,  sur  les  bras,  sur  les  mains 
et  aux  doigts  des  pieds,  une  telle  abondance  de  pier- 
reries que  le  miroir,  comme  un  soleil,  lui  renvoyait 
des  rayons;  —  et  Salammbô,  debout  à  côté  de  Taa- 
nach, se  penchant  pour  la  voir,  souriait  dans  cet 
éblouissement. 

Puis  elle  se  promena  de  long  en  large,  embar- 
rassée du  temps  qui  lui  restait. 

Tout  à  coup,  le  chant  d'un  coq  retentit.  Elle  piqua 
vivement  sur  ses  cheveux  un  long  voile  jaune,  se 
passa  une  écharpe  autour  du  cou,  enfonça  ses  pieds 


254  SALAMMBO. 

dans  des  bottines  de  cuir  bleu,  et  elle  dit  à  Taanacli  : 

«  —  Va  voir  sous  les  myrtes  s'il  n'y  a  pas  un 
homme  avec  deux  chevaux.  » 

Taanach  était  à  peine  rentrée  qu'elle  descendait 
l'escalier  des  galeries. 

«  —  Maîtresse  !  »  cria  la  nourrice. 

Salammbô  se  retourna,  un  doigt  sur  la  bouche,  en 
signe  de  discrétion  et  d'immobilité. 

Taanach  se  coula  doucement  le  long  des  proues 
jusqu'au  bas  de  la  terrasse;  et  de  loin,  à  la  clarté  de 
la  lune,  elle  distingua,  dans  l'avenue  des  cyprès, 
une  ombre  gigantesque  marchant  à  la  gauche  de 
Salammbô  obUquement,  ce  qui  était  un  présage  de 
mort. 

Taanach  remonta  dans  la  chambre.  Elle  se  jeta 
par  terre,  en  se  déchirant  le  visage  avec  ses  ongles  ; 
elle  s'arrachait  les  cheveux,  et  à  pleine  poitrine  pous- 
sait des  hurlements  aigus. 

L'idée  lui  vint  que  l'on  pouvait  les  entendre  ;  alors 
elle  se  tut. 

Elle  sanglotait  tout  bas,  la  tète  dans  ses  mains,  et 
la  figure  sur  les  dalles. 


sous  LA  TENTE. 


XI 


sous     LA     TENTE 


L'homme  qui  conduisait  Salammbô  la  (il  remonter 
au  delà  du  phare,  vers  les  catacombes,  puis  des- 
cendre le  long  faubourg  de  Molouya,  plein  de  ruelles 
escarpées.  Le  ciel  commençait  à  blanchir.  Quelquefois, 
des  poutres  de  palmier,  sortant  des  murs,  les  obli- 
geaient à  baisser  la  tète.  Les  deux  chevaux,  marchant 
au  pas,  glissaient;  et  ils  arrivèrent  ainsi  à  la  porte 
de  Teveste. 

Ses  lourds  battants  étaient  entre-bâillés  ;  ils  pas- 
sèrent; elle  se  referma  derrière  eux. 

Ils  suivirent  pendant  quelque  temps  le  pied  des 
remparts,  et,  à  la  hauteur  des  citernes,  ils  prirent  par 
la  Taenia,  étroit  ruban  de  terre  jaune,  qui,  séparant  le 
golfe  du  lac,  se  prolonge  jusqu'à  Rhadès. 

Personne  n'apparaissait  autour  de  Carthage,  ni  sur 
la  mer,  ni  dans  la  campagne.  Les  flots  couleur  d'ar- 
doise clapotaient  doucement,  et  le  vent  léger,  poussant 
leur  écume  çà  et  là,  les  tachetait  de  déchirures 
blanches.  Malgré  tous  ses  voiles,  Salammbô  frissonnait 
sous  la  fraîcheur  du  matin  ;  le  mouvement,  le  grand 
air  l'étourdissaient.  Puis  le  soleil  se  leva  ;  il  la  mordait 


236  SALAM3IB0. 

sur  le  derrière  de  la  tête;  involontairement  elle  s'as- 
soupissait un  peu.  Les  deux  bêtes,  côte  à  côte,  trot- 
taient l'amble,  en  enfonçant  lefurs  pieds  dans  le  sable 
muet. 

Quand  ils  eurent  dépassé  la  montagne  des  Eaux- 
Chaudes,  ils  continuèrent  d'un  train  plus  rapide,  le 
sol  étant  plus  ferme. 

Les  champs,  bien  qu'on  fût  à  l'époque  des  semailles 
et  des  labours,  d'aussi  loin  qu'on  les  apercevait,  étaient 
vides  comme  le  désert.  Il  y  avait,  de  place  en  place, 
des  tas  de  blé  répandus;  ailleurs,  des  orges  roussies 
s'égrenaient.  Sur  l'horizon  clair,  les  villages  apparais- 
saient en  noir,  avec  des  formes  incohérentes  et 
découpées. 

De  temps  à  autre,  un  pan  de  muraille  à  demi 
calciné  se  dressait  au  bord  de  la  route.  Les  toits  des 
cabanes  s'effondraient,  et,  dans  l'intérieur,  on  distin- 
guait des  éclats  de  poteries,  des  lambeaux  de  vête- 
ments, toutes  sortes  d'ustensiles  et  de  choses  brisées, 
méconnaissables.  Souvent  un  être  couvert  de  haillons, 
la  face  terreuse  et  les  prunelles  flamboyantes,  sortait 
de  ces  ruines.  Mais  bien  vite  il  se  mettait  à  courir  ou 
disparaissait  dans  un  trou.  Salammbô  et  son  guide  ne 
s'arrêtaient  pas. 

Les  plaines  abandonnées  se  succédaient.  Sur  de 
grands  espaces  de  terre  toute  blonde  s'étalait,  par 
traînées  inégales,  une  poudre  de  charbon  que  leurs 
pas  soulevaient  derrière  eux.  Quelquefois  ils  rencon- 
traient de  petits  endroits  paisibles,  un  ruisseau  qui 
coulait  parmi  de  longues  herbes;  et,  en  remontant  sur 


sous  LA  TENTE.  fo7 

l'autre  bord,  Salammbô,  pour  se  rafraîchir  les  mains, 
arrachait  des  fouilles  mouillées.  Au  coin  d'un  bois  de 
lauriers-roses,  son  cheval  fit  un  grand  écart  devant 
le  cadavre  d'un  homme,  étendu  par  terre. 

L'esclave,  aussitôt,  la  rétablit  sur  les  coussins. 
C'était  un  des  serviteurs  du  Temple,  un  homme  que 
Schahabarim  employait  dans  les  missions  périlleuses. 

Par  excès  de  précaution,  maintenant  il  allait  à  pied, 
près  d'elle,  entre  les  chevaux;  il  les  fouettait  avec  le 
bout  d'un  lacet  de  cuir  enroulé  à  son  bras,  ou  bien  il 
tirait  d'une  pannetière  suspendue  contre  sa  poitrine 
des  boulettes  de  froment,  de  dattes  et  de  jaunes 
d'a^ufs,  enveloppées  dans  des  feuilles  de  lotus,  et  il 
les  offrait  à  Salammbô,  sans  parler,  tout  en  courant. 

Au  milieu  du  jour,  trois  Barbares,  vêtus  de  peaux 
de  bêtes,  les  croisèrent  sur  le  sentier.  Peu  à  peu,  il 
en  parut  d'autres,  vagabondant  par  troupes  de  dix, 
douze,  vingt-cinq  hommes;  plusieurs  poussaient  des 
chèvres  ou  quelque  vache  qui  boitait.  Leurs  lourds 
bâtons  étaient  hérissés  de  pointes  en  airain;  des  cou- 
telas luisaient  sur  leurs  vêtements  d'une  saleté  fa- 
rouche, et  ils  ouvraient  les  yeux  avec  un  air  de  menace 
et  d'ébahissement.  Tout  en  passant,  quelques-uns  en- 
voyaient une  bénédiction  banale;  d'autres,  des  plaisan- 
teries obscènes;  l'homme  de  Schahabarim  répondait 
à  chacun  dans  son  propre  idiome.  Il  leur  disait  que 
c'était  un  jeune  garçon  malade,  allant  pour  se  guérir 
vers  un  temple  lointain. 

Cependant  le  jour  tombait.  Des  aboiements  reten- 
tirent; ils  s'en  rapprochèrent. 

n 


258  SALAMMBO. 

Aux  clartés  du  crépuscule,  ils  aperçurent  un  enclos 
de  pierres  sèches,  enfermant  une  vague  construction. 
Un  chien  courait  sur  le  mur.  L'esclave  lui  jeta  des 
cailloux;  et  ils  entrèrent  dans  une  haute  salle  voûtée. 

Au  milieu,  une  femme  accroupie  se  chauffait  à  un  feu 
de  broussailles  dont  la  fumée  s'envolait  par  les  trous 
du  plafond.  Ses  cheveux  blancs,  qui  lui  tombaient  jus- 
qu'aux genoux,  la  cachaient  à  demi  ;  et  sans  vouloir 
répondre,  d'un  air  idiot,  elle  marmottait  des  paroles 
de  vengeance  contre  les  Barbares  et  contre  les  Cartha- 
ginois. 

Le  coureur  furetait  de  droite  et  de  gauche.  Puis  il 
revint  près  d'elle,  en  réclamant  à  manger.  La  vieille 
branlait  la  tête,  et,  les  yeux  fixés  sur  les  charbons, 
murmurait: 

«  —  J'étais  la  main.  Les  dix  doigts  sont  coupés. 
La  bouche  ne  mange  plus.   » 

L'esclave  lui  montra  une  poignée  de  pièces  d'or. 
Elle  se  rua  dessus,  mais  bientôt  elle  reprit  son  immo- 
bilité. 

Il  lui  posa  sous  la  gorge  un  poignard  qu'il  avait 
dans  sa  ceinture.  Alors,  en  tremblant,  elle  alla  sou- 
lever une  large  pierre  et  rapporta  une  amphore  de 
vin,  avec  des  poissons  d'IIippo-Zaryte  confits  dans  du 
miel. 

Salammbô  se  détourna  de  cette  nourriture  immonde; 
et  elle  s'endormit  sur  les  caparaçons  des  chevaux 
étendus  dans  un  coin  de  la  salle. 

Avant  le  jour,  il  la  réveilla. 

Le  chien  hurlait.  L'esclave  s'en  approcha  tout  dou- 


sous   LA  TENTE.  2oi> 

cernent;  et,  d'un  seul  coup  de  poignard,  lui  abattit  la 
tète.  Puis,  il  frotta  de  sang  les  naseaux  des  chevaux 
pour  les  ranimer.  La  vieille  lui  lança  par  derrière  une 
malédiction.  Salannnbô  l'uperrut,  et  elle  pressa  l'amu- 
lette qu'elle  portait  sur  son  cœur. 

Ils  se  remirent  en  marche. 

De  temps  à  autre,  elle  demandait  si  l'on  "ne  serait 
pas  bientôt  arrivé.  La  route  ondulait  sur  de  petites 
collines.  On  n'entendait  que  le  grincement  des  cigales. 
Le  soleil  chauH'ait  l'herbe  jaunie;  la  terre  était  toute, 
fendillée  par  des  crevasses,  qui  faisaient,  en  la  divi- 
sant, comme  des  dalles  monstrueuses.  Quelquefois 
une  vipère  passait,  des  aigles  volaient  ;  l'esclave  courait 
toujours  ;  Salammbô  rêvait  sous  ses  voiles,  et  malgré 
la  chaleur  ne  les  écartait  pas,  dans  la  crainte  de  sahr 
ses  beaux  vêtements. 

A  des  distances  régulières,  des  tours  s'élevaient, 
bâties  par  les  Carthaginois,  afin  de  surveiller  les  tribus. 
Ils  entraient  dedans  pour  se  mettre  à  l'ombre,  puis 
repartaient. 

La  veille,  par  prudence,  ils  avaient  fait  un  grand 
détour.  Mais,  à  présent,  on  ne  rencontrait  personne; 
la  région  étant  stérile,  les  Barbares  n'y  avaient  point 
passé. 

La  dévastation  peu  à  peu  recommença.  Parfois,  au 
milieu  d'un  champ,  une  mosaïque  s'étalait,  seul  débris 
d'un  château  disparu;  et  les  oliviers,  qui  n'avaient  pas 
de  feuilles,  semblaient  au  loin  de  larges  buissons 
d'épines.  Ils  traversèrent  un  bourg  dont  les  maisons 
étaient  brûlées  à  ras  du  sol.  On  voyait  le  long  des 


260  SALAMMBO. 

murailles  des  squelettes  humains.  Il  y  en  avait  aussi 
de  dromadaires  et  de  mulets.  Des  charognes  à  demi 
rongées  barraient  les  rues. 

La  nuit  descendait.  Le  ciel  était  bas  et  couvert  de 
nuages. 

Ils  remontèrent  encore  pendant  deux  heures  dans 
la  direction  de  l'occident,  et,  tout  à  coup,  devant  eux, 
ils  aperçurent  quantité  de  petites  flammes. 

Elles  brillaient  au  fond  d'un  amphithéâtre.  Çà  et  là 
des  plaques  d'or  miroitaient,  en  se  déplaçant.  C'étaient 
les  cuirasses  des  Clinabares,  le  camp  punique;  puis  ils 
distinguèrent  aux  alentours  d'autres  lueurs  plus  nom- 
breuses, car  les  armées  des  Mercenaires,  confondues 
maintenant,  s'étendaient  sur  un  grand  espace. 

Salammbô  fit  un  mouvement  pour  s'avancer.  Mais 
l'homme  de  Schahabarim  l'entraîna  plus  loin,  et'ils 
longèrent  la  terrasse  qui  fermait  le  camp  des  Bar- 
bares. Une  brèche  s'y  ouvrait,  l'esclave  disparut. 

Au  sommet  du  retranchement,  une  sentinelle  se 
proniQnait  avec  un  arc  à  la  main  et  une  pique  sur 
l'épaule. 

Salammbô  se  rapprochait  toujours;  le'Barbare's'a- 
genouilla,  et  une  longue  tlèche  vint  percer  le  bas  de 
son  manteau.  Puis,  comme  elle  restait  immobile,  en 
criant  il  lui  demanda  ce  qu'elle  voulait. 

«  —  Parler  à  Mâtho,  —  répondit-elle.  Je  suis  un 
transfuge  de  Garthage.  « 

Il  poussa  un  sifflement,  qui  se  répéta  de  loin  en  loin. 

Salammbô  attendit;  son  cheval,  effrayé,  tournoyait 
*;n  reniflant. 


sous  L.V  TENTE.  ifil 

Quand  Màtho  arriva,  la  lune  se  levait  derrière  elle. 
Mais  elle  avait  sur  le  visage  un  voile  jaune  à  fleurs 
noires  et  tant  de  draperies  autour  du  corps  qu'il  était 
impossible  d'en  rien  deviner.  Du  haut  de  la  terrasse, 
il  considérait  cette  forme  vague  se  dressant  comme 
un  fantôme  dans  les  pénombres  du  soir. 

Enlin,  elle  lui  dit  : 

«  — Mène-moi  dans  ta  tente!  Je  le  veux!  » 

Un  souvenir  qu'il  ne  pouvait  préciser  lui  traversa  la 
mémoire.  11  sentait  battre  son  cœur.  Cet  air  de  com- 
mandement l'intimidait. 

«  --  Suis-moi!  »  dit-il. 

La  barrière  s'abaissa;  aussitôt  elle  fut  dans  le  camp 
des  Barbares. 

Un  grand  tumulte  et  une  grande  foule  l'emplis- 
saient. Des  feux  clairs  brûlaient  sous  des  marmites 
suspendues  ;  leurs  reflets  empourprés,  illuminant  cer- 
taines places,  en  laissaient  d'autres  dans  les  ténèbres, 
complètement.  On  criait,  on  appelait;  des  chevaux 
attachés  à  des  entraves  formaient  de  longues  lignes 
droites  au  miUeu  des  tentes;  elles  étaient  rondes, 
carrées  de  cuir  ou  de  toile;  il  y  avait  des  huttes  en 
roseaux  et  des  trous  dans  le  sable  comme  en  font  les 
chiens.  Les  soldats  charriaient  des  fascines,  s'accou- 
daient par  terre,  ou,  s'enroulant  dans  une  natte,  se 
disposaient  à  dormir;  et  le  cheval  de  Salammbô,  pour 
passer  par-dessus,  quelquefois  allongeait  une  jambe 
et  sautait. 

Elle  se  rappelait  les  avoir  déjà  vus;  mais  leurs 
barbes  étaient  plus  longues,  leurs  figures  encore  plus 


>: 


262  SALAMMBO. 

noires,  leurs  voix  plus  rauques.  Màtho,  en  marchant 
devant  elle,  les  écartait  par  un  geste  de  son  bras  qui 
soulevait  son  manteau  rouge.  Quelques-uns  baisaient 
ses  mains  ;  d'autres,  en  pliant  l'échiné,  l'abordaient 
pour  lui  demander  des  ordres;  car  il  était  maintenant 
le  véritable,  le  seul  chef  des  Barbares  ;  Spendius, 
Autharite  et  Narr'IIavas  s'étaient  découragés,  et  il 
avait  montré  tant  d'audace  et  d'obstination  que  tous 
lui  obéissaient. 

Salammbô,  en  le  suivant,  traversa  le  camp  entier. 
Sa  tente  était  au  bout,  à  trois  cents  pas  du  retran- 
chement (rilamilcar. 

Elle  remarqua  sur  la  droite  une  large  fosse,  et  il 
lui  sembla  que  des  visages  posaient  contre  le  bord, 
au  niveau  du  sol,  comme  eussent  fait  des  têtes  coupées. 
Cependant  leurs  yeux  remuaient,  et  de  ces  bouches 
entr'ou vertes  il  s'échappait  des  gémissements  en  lan- 
gage punique. 

Deux  nègres,  portant  des  fanaux  de  résine,  se 
tenaient  aux  deux  côtés  de  la  porte.  Màtho  écarta  la 
toile  brusquement.  Elle  le  suivit. 

C'était  une  tente  profonde,  avec  un  màt  dressé  au 
milieu.  Un  grand  lampadaire  en  forme  de  lotus  l'éclai- 
rait,  tout  plein  d'une  huile  jaune  où  flottaient  des 
poignées  d'étoupes,  et  on  distinguait  dans  l'ombre 
des  choses  militaires  qui  reluisaient.  Un  glaive  nu 
s'appuyait  contre  un  escabeau,  près  d'un  bouclier  ; 
des  fouets  en  cuir  d'hippopotame,  des  cymbales,  des 
grelots,  des  colliers  s'étalaient  pêle-mêle  sur  des 
cordages   en    sparterie  ;   les   miettes   d'un  pain  noir 


sous  LA  TENTE.  383 

salissaient  une  couverture  de  feutre  ;  dans  un  coin, 
sur  une  pierre  ronde,  de  la  monnaie  de  cuivre  était 
négligemment  amoncelée,  et,  par  les  déchirures  de 
la  toile,  le  vent  apportait  la  poussière  du  dehors  avec 
la  senteur  des  élépliants,  que  l'on  entendait  manger, 
tout  on  secouant  leurs  chaînes. 

«  —  Qui  es-tu?  »  dit  Màtho. 

Sans  répondre,  elle  regardait  autour  d'elle,  lente- 
ment ;  puis  ses  yeux  s'arrêtèrent  au  fond,  où,  sur  un 
lit  en  branches  de  palmier,  retombait  quelque  chose 
de  bleuâtre  et  de  scintillant. 

Elle  s'avança  vivement.  Un  cri  lui  échappa .  Màtho, 
derrière  elle,  frappait  du  pied. 

«  —  Qui  t'amène?  pourquoi  viens-tu?  » 

Elle  répondit,  en  montrant  le  zaïmph  : 

«  —  Pour  le  prendre  !  »  et  de  l'autre  main  elle  ar- 
racha les  voiles  de  sa  tète.  Il  se  recula,  les  coudes  en 
arrière,  béant,  presque  terrifié. 

Elle  se  sentait  comme  appuyée  sur  la  force  des  Dieux  ; 
et,  le  regardant  face  à  face,  elle  lui  demanda  le  zaïmph; 
elle  le  réclamait  en  paroles  abondantes  et  superbes. 

Màtho  n'entendait  pas  ;  il  la  contemplait,  et  les  vê- 
tements, pour  lui,  se  confondaient  avec  le  corps.  La 
moire  des  étoffes  était,  comme  la  splendeur  de  sa  peau, 
quelque  chose  de  spécial  et  n'appartenant  qu'-à  elle. 
Ses  yeux,  ses  diamants  étincelaient  ;  le  poU  de  ses  ongles 
continuait  la  finesse  des  pierres  qui  chargeaient  ses 
doigts  ;  les  deux  agrafes  de  sa  tunique,  soulevant  un 
peu  ses  seins,  les  rapprochaient  l'un  de  l'autre,  et  Use 
perdait  par  la  pensée  dans  leur  étroit  intervalle,  où 


264  SALAMMBO. 

descendait  un  fil  tenant  une  plaque  d'émeraudes,  que 
l'on  apercevait  plus  bas  sous  la  gaze  violette.  Elle  avait 
pour  pendants  d'oreilles  deux  petites  balances  de  sa- 
phir supportant  une  perle  creuse,  pleine  d'un  parfum 
liquide.  Par  les  trous  de  la  perle,  de  moment  en  mo- 
ment, une  gouttelette  qui  tombait  mouillait  son  épaule 
nue.  Màtho  la  regardait  tomber. 

Une  curiosité  indomptable  l'entraîna  ;  et,  comme 
un  enfant  qui  porte  la  main  sur  un  fruit  inconnu,  tout 
en  tremblant,  du  bout  de  son  doigt,  il  la  toucha  légè- 
rement sur  le  haut  de  sa  poitrine;  la  chair  un  peu  froide 
céda  avec  une  résistance  élastique. 

Ce  contact,  à  peine  sensible  pourtant,  ébranla  Màtho 
jusqu'au  fond  de  lui-même.  Un  soulèvement  de  tout 
son  être  le  précipitait  vers  elle.  Il  aurait  voulu  l'enve- 
lopper, l'absorber,  la  boire.  Sa  poitrine  haletait,  il  cla- 
quait des  dents. 

En  la  prenant  par  les  deux  poignets  il  l'attira  dou- 
cement; et  il  s'assit  alors  sur  une  cuirasse,  près  du  lit 
de  palmier  que  couvrait  une  peau  de  lion.  Elle  était  de- 
bout. Il  la  regardait  de  bas  en  haut,  en  la  tenant  ainsi 
entre  ses  jambes,  et  il  répétait  : 

«  —  Comme  tu  es  belle  !  comme  tu  es  belle  !  » 

Ses  yeux  continuellement  fixés  sur  les  siens  la  fai- 
saient souffrir;  ce  malaise,  cette  répugnance  augmen- 
taient d'une  façon  si  aiguë  que  Salammbô  se  retenait 
pour  ne  pas  crier.  La  pensée  de  Schahabarim  lui  re- 
vint; elle  se  résigna. 

Mâtho  gardait  toujours  ses  petites  mains  dans  les 
siennes;  et,  de  temps  à  autre,  malgré  l'ordre  du  prêtre, 


sous   L.V  TENTE.  265 

€11  tournant  le  visage,  elle  lâchait  de  l'écarler  avec  des 
secousses  de  ses  bras.  Il  ouvrait  les  narines  pour  mieux 
hunier  le  parfum  s'exhalant  de  sa  personne.  C'était  une 
émanation  indélinissable,  fraîche,  et  cependant  qui 
étourdissait  comme  la  fumée  d'une  cassolette.  Elle  sen- 
tait le  miel,  le  poivre,  l'enceus,  les  roses  et  une  autre 
odeur  encore. 

Mais  comment  se  trouvait-elle  près  de  lui,  dans  sa. 
tente,  à  sa  discrétion?  Quelqu'un,  sans  doute,  l'avait 
poussée?  Elle  n'était  pas  venue  pour  lezaïmph?  Se^iv 
bras  retombèrent,  et  il  baissa  la  tête,  accablé  par  une 
rêverie  soudaine. 

Salammbô,  afin  de  l'attendrir,  lui  dit  d'une  voix 
plaintive: 

«  —  Que  t'ai-je  donc  fait  pour  que  tu  veuilles  ma 
mort  ? 

«  —  Ta  mort  !  » 

Elle  reprit  : 

«  —  Je  t'ai  aperçu  un  soir,  à  la  lueur  de  mes  jardins 
qui  brûlaient,  entre  des  coupes  fumantes  et  mes  esclaves 
égorgés,  et  ta  colère  était  si  forte  que  tu  as  bondi  vers 
moi  et  qu'il  a  fallu  m'enfuir  !  Puis  une  terreur  est 
entrée  dans  Garthage.  On  criait  la  dévastation  des  villes, 
l'incendie  des  campagnes,  le  massacre  des  soldats  ; 
c'est  toi  qui  les  avais  perdus,  c'est  toi  qui  les  avais 
assassinés  !  Je  te  hais  !  Ton  nom  seul  me  ronge  comme 
un  remords!  Tu  es  plus  exécré  que  la  peste  et  que  la 
guerre  romaine  !  Les  provinces  tressaillent  de  ta  fureur, 
les  sillons  sont  pleins  de  cadavres  !  J'ai  suivi  la  trace 
de  tes  feux,  comme  si  je  marchais  derrière  Moloch  !  » 


266  SALAMMBO. 

Màtho  se  leva  d'un  bond  ;  un  orgueil  colossal  lui 
gonflait  le  cœur;  il  se  trouvait  haussé  à  la  taille  d'un 
Dieu. 

Les  narines  battantes,  les  dents  serrées,  elle  con- 
tinuait : 

«  —  Comme  si  ce  n'était  pas  assez  de  ton  sacrilège, 

tu  es  venu  chez  moi,  dans  mon  sommeil,  tout  couvert 

du  zaimpli!  Tes  paroles,  je  ne  les  ai  pas  comprises; 

mais  je  voyais  bien  que  tu  '^•oulais  m'entraîner   vers 

v^quelque  chose  d'épouvantable,  au  fond  d'un  abîme.  » 

Màtho,  en  se  tordant  les  bras,  s'écria  : 

'<  —  Non  !  non  !  c'était  pour  te  le  donner  !  pour  te 
le  rendre!  U  mcsemblait  que  la  Déesse  avait  laissé 
son  vêtement  pour  toi,  et  qu'il  t'appartenait!  Dans  son 
temple  ou  dans  ta  maison,  qu'importe  !  N'es-tu  pas 
toute-puissante,  immaculée,  radieuse  et  belle  comme 
Tanit  !  »  Et  avec  un  regard  plein  d'une  adoration 
infinie  :  • 

«  — A  moins,    peut-être,  que  tu  ne  sois  Tanit? 

«  —  Moi,  Tanit!  »  se  disait  Salammbô. 

Ils  ne  parlaient  plus.  Le  tonnerre  au  loin  roulait. 
Des  moutons  bêlaient,  efl'rayés  par  l'orage. 

«  —  Oh!  approche!  reprit-il,  approche!  ne  crains 
rien  ! 

«  Autrefois,  je  n'étais  qu'un  soldat  confondu  dans 
la  plèbe  des  Mercenaires,  et  même  si  doux  que  je 
portais  pour  les  autres  du  bois  sur  mon  dos.  Est-ce 
que  je  m'inquiète  de  Carthage  !  La  foule  de  ses  hommes 
s'agite  comme  perdue  dans  la  poussière  de  tes  sandales 
et  tous  ses  trésors  avec  les  provinces,  les  flottes  et  les 


sous  L.V   TENTE.  267 

îles,  ne  me  font  pas  envie  comme  la  fraîcheur  de  tes 
lèvres  et  le  tour  de  tes  épaules.  Mais  je  voulais  abattre 
ses  murailles  atin  de  parvenir  jusqu'à  toi,  pour  te  pos- 
séder! D'ailleurs,  en  attendant,  je  me  vengeais!  A  pré- 
sciil,  j'écrase  les  hommes  comme  des  coquilles,  et  je 
me  jette  sur  les  phalanges,  j'écarte  les  sarisses  avec 
mes  mains,  j'arrête  les  étalons  par  les  naseaux,  une 
catapulte  ne  me  tuerait  pas!  Oh!  si  tu  savais,  au  mi- 
lieu de  la  guerre,  comme  je  pense  à  toi  !  Quelquefois, 
le  souvenir  d'un  geste,  d'un  pli  de  ton  vêtement,  tout 
à  coup  me  saisit  et  m'enlace  comme  un  lilet!  j'aper- 
çois tes  yeux  dans  les  flammes  des  phalariques  et  sur 
la  dorure  desboucliers!  j'entends  ta  voix  dans  le  reten- 
tissement des  cymbales.  Je  me  détourne,  tu  n'es  pas 
là  !  et  alors  je  me  replonge  dans  la  bataille  !  » 

Il  levait  ses  bras  où  des  veines  s'entre-croisaient 
comme  des  lierres  sur  des  branches  d'arbres.  De  la 
sueur  coulait  sur  sa  poitrine,  entre  ses  muscles  carrés  ; 
et  son  haleine  secouait  ses  flancs,  avec,  sa  ceinture  de 
bronze  toute  garnie  de  lanières  qui  pendaient  jusqu'à 
ses  genoux,  plus  fermes  que  du  marbre.  Salammbô, 
accoutumé  aux  eunuques,  se  laissait  ébahir  par  la  force 
de  cet  homme.  C'était  le  châtiment  de  la  Déesse,  ou 
l'inlluence  de  Moloch  circulant  autour  d'elle,  dans  les 
cinq  armées.  Une  lassitude  l'accablait  ;  elle  écoutait 
avec  stupeur  le  cri  intermittent  des  sentinelles  qui  se 
répondaient. 

Les  flammes  de  lalampe  vacillaient  sous  des  rafales 
d'air-  chaud.  Il  venait,  par  moments,  de  larges  éclairs  ; 
puis  l'obscurité  redoublait  ;  elle  ne  voyait  plus  que  les 


568  SALAMMBO. 

prunelles  de  Màtho,  comme  deux  charbons  dans  la 
nuit.  Cependant,  elle  sentait  bien  qu'une  fatalité 
l'entourait,  qu'elle  touchait  à  un  moment  suprême,  irré- 
vocable ;  dans  un  effort,  elle  remonta  vers  le  zaïmph 
et  leva  les  mains  pour  le  saisir. 

«  —  Que  fais-tu  ?  »  s'écria  Màtho. 

Elle  répondit  avec  placidité  : 

«  —  Je  m'en  retourne  à  Carthage.  » 

Il  s'avança  en  croisant  les  bras,  et  d'un  air  si  terri- 
ble qu'elle  fut  immédiatement  comme  clouée  sur  ses 
talons. 

«  —  T'en  retourner  à  Carthage  !  »  Il  balbutiait  et 
répétait,  en  grinçant  des  dents  : 

«  —  T'en  retourner  à  Carthage  !  Ah  !  tu  venais  pour 
prendre  le  zaïmph,  pour  me  vaincre,  puis  disparaître  ! 
Non,  non  !  tu  m'appartiens  !  et  personne  à  présent  ne 
t'arrachera  d'ici!  Oh  !  je  n'ai  pas  oublié  l'insolence  de 
tes  grands  yeux  tranquilles  et  comme  tu  m'écrasais 
avec  la  hauteur  de  ta  beauté  !  A  mon  tour,  maintenant! 
Tu  es  ma  captive,  mon  esclave,  ma  servante  !  Appelle 
si  tu  veux  ton  père  et  son  armée,  les  anciens,  les 
riches,  et  ton  exécrable  peuple,  tout  entier  !  Je  suis 
le  maître  de  trois  cent  mille  soldats!  j'irai  en  chercher 
dans  la  Lusitanie,  dans  les  Gaules  et  au  fond  du  désert 
et  je  renverserai^ta  ville,  je  brûlerai  tous  ses  temples  ; 
les  trirèmes  flotteront  sur  des  vagues  de  sang  !  Je  ne 
veux  pas  qu'il  en  reste  une  maison,  une  pierre  ni  un 
palmier  !  Et  si  les  hommes  me  manquent,  j'attirerai 
les  ours  des  montagnes  et  je  pousserai  les  lions  !•  N'es- 
saye pas  de  t'enfuir,  je  te  tue  !  » 


sous  LA   TENTE.  269 

Blême  et  les  poings  crispés,  il  frémissait  comme 
une  harpe  dont  les  cordes  vont  éclater.  Tout  à  coup 
des  sanglots  l'étoullèrent,  et  en  s'aPfaissant  sur  les 
jarrets: 

«  —  Ah  !  pardonne-moi!  Je  suis  un  infâme,  et  plus 
\il  que  les  scorpions,  que  la  fange  et  la  poussière  !  Tout 
à  l'heure,  pendant  que  tu  parlais,  ton  haleine  a  passé 
sur  ma  face,  et  je  me  délectais  comme  un  moribond 
qui  boita  plat  ventre  au  bord  d'un  ruisseau.  Ecrase- 
moi,  pourvu  que  je  sente  tes  pieds  !  maudis-moi, 
pourvu  que  j'entende  ta  voix  !  Ne  t'en  va  pas  !  pitié  ! 
je  t'aime  !  je  t'aime  !  » 

11  était  à  genoux  par  terre,  devant  elle  ;  et  il  lui 
entourait  la  taille  de  ses  deux  bras,  la  tête  en  arrière, 
les  mains  errantes  ;  les  disques  d'or  suspendus  à  ses 
oreilles  luisaient  sur  son  cou  bronzé  ;  de  grosses  lar- 
mes roulaient  dans  ses  yeux  pareils  à  des  globes  d'ar- 
gent; il  soupirait  d'une  façon  caressante  et  murmurait 
de  vagues  paroles,  plus  légères  qu'une  brise  et  suaves 
comme  un  baiser. 

Salammbô  était  envahi  par  une  mollesse  où  elle 
perdait  toute  conscience  d'elle-même.  Quelque  chose 
à  la  fois  d'intime  et  de  supérieur,  un  ordre  des  Dieux 
la  forçait  à  s'y  abandonner;  des  nuages  la  soulevaient; 
en  défaillant,  elle  se  renversa  sur  le  lit  dans  les  poils 
du  lion.  Mâtho  lui  saisit  les  talons,  la  chaînette  d'or 
éclata,  et  les  deux  bouts,  en  s'envolant,  frappèrent  la 
toile  comme  deux  vipères  rebondissantes.  Le  zaïmph 
tomba,  l'enveloppait;  elle  aperçut  la  figure  de  Màtho 
se  courbant  sur  sa  poitrine. 


270  SALAMMBO. 

«  —  Moloch,  tu  me  brûles  !  »  et  les  baisers  du 
soldat,  plus  dévorateurs  que  des  flammes,  la  parcou- 
raient; elle  était  comme  enlevée  dans  un  ouragan,  prise 
•dans  la  force  du  soleil. 

Il  baisa  tous  les  doigts  de  ses  mains,  ses. bras,  ses 
pieds,  et  d'un  bout  à  l'autre  les  longues  tresses  de  ses 
cheveux. 

«  —  Emporte-le, —  disait-il, —  est-ce  que  j'y  tiens  ! 
emmène-moi  avec  lui  !  j'abandonne  l'armée  !  je  re- 
nonce à  tout!  Au  delà  de  Gadès,  à  vingt  jours  de 
la  mer,  on  rencontre  une  île  couverte  de  poudre  d'or, 
de  verdure  et  d'oiseaux.  Sur  les  montagnes,  de  gran- 
des fleurs  pleines  de  parfums  qui  fument,  se  balan- 
cent comme  d'éternels  encensoirs  ;  dans  les  citronniers 
plus  hauts  que  des  cèdres,  des  serpents  couleur  de  lait 
font  avec  les  diamants  de  leur  gueule  tomber  les  fruits 
sur  le  gazon;  l'air  est  si  doux  qu'il  empêche  de  mou- 
rir. Oh!  je  la  trouverai,  tu  verras.  Nous  vivrons  dans 
les  grottes  de  cristal,  taillées  au  bas  des  coUines. 
Personne  encore  ne  l'iiabite,  ou  je  deviendrai  le  roi 
du  pays.  » 

Il  balaya  la  poussière  de  ses  cothurnes;  il  voulut 
qu'elle  mît  entre  ses  lèvres  le  quartier  d'une  grenade; 
il  accumula  derrière  sa  tète  des  vêtements  pour  lui 
faire  un  coussin.  Il  cherchait  les  moyens  de  la  servir, 
de  s'humilier,  et  même  il  étala  sur  ses  jambes  le 
zaïmph,  comme  un  simple  tapis. 

«  —  As-tu  toujours,  —  disait-il,  —  ces  petites 
cornes  de  gazelle  où  sont  suspendus  tes  coUiers  ?  Tu 
me  les  donneras!  je  les  aime  !  »  Car  il  parlait  comme 


sous  LA  TENTE.  271 

si  la  guerre  était  nnic,  des  rires  de  joie  lui  échap- 
paient; les  Mercenaires,  Ilamilcar,  tous  les  obstacles 
avaient  maintenant  disparu.  La  lune  glissait  entre 
deux  nuages.  Ils  la  voyaient  par  une  ouverture  de  la 
tente.  —  «  Ah  !  que  j'ai  passé  de  nuits  à  la  contempler  ! 
elle  me  semblait  un  voile  qui  cachait  ta  figure  ;  tu  me 
regardais  à  travers;  ton  souvenir  se  mêlait  à  ses 
rayonnements;  je  ne  vous  distinguais  plus!  »  Et  la 
tête  entre  ses  seins,  il  pleurait  abondamment. 

«  —  C'est  donc  là,  songeait-elle,  cet  homme  for- 
midable qui  fait  trembler  Carthage?  » 

Il  s'endormit.  Alors,  en  se  dégageant  de  son  bras, 
elle  posa  un  pied  par  terre,  et  elle  s'aperçut  que  sa 
chaînette  était  brisée... 

On  accoutumait  les  vierges  dans  les  grandes  fa- 
milles à  respecter  ces  entraves  comme  mie  chose 
presque  rehgieuse;  Salammbô,  en  rougissant,  roula 
autour  de  ses  jambes  les  deux  tronçons  de  la  chaîne 
d'or. 

Carthage,  Mégara,  sa  maison,  sa  chambre  et  les 
campagnes  qu'elle  avait  traversées  tourbillonnaient 
dans  sa  mémoire  en  ima"^ges  tumultueuses ,  et  nettes 
cependant.  Mais  un  abîme  survenu  les  reculait  loin 
d'elle,  à  une  distance  infinie. 

L'orage  s'en  allait;  de  rares  gouttes  d'eau,  en  cla- 
quant une  à  une,  faisaient  osciller  le  toit  de  la  tente. 

Màtho,  tel  qu'un  homme  ivre,  dormait  étendu  sur 
le  flanc,  avec  un  bras  qui  dépassait  le  bord  de  la 
couche.  Son  bandeau  de  perles  était  un  peu  remonté 
et  découvrait  son  front.  Un  sourire  écartait  ses  dents. 


272  SALAMMBO. 

Elles  brillaient  entre  sa  barbe  noire,  et  dans  ses  pau- 
pières à  demi  closes  il  y  avait  une  gaieté  silencieuse 
et  presque  outrageante. 

Salammbô  le  regardait  immobile,  la  tête  basse,  les 
mains  croisées. 

Au  chevet  du  lit ,  un  poignard  s'étalait  sur  une 
branche  de  cyprès;  la  vue  de  cette  lame  luisante  l'en- 
ilamma  d'une  envie  sanguinaire.  Des  voix  lamentables 
se  traînaient  au  loin,  dans  l'ombre,  et,  comme  un 
chœur  de  Génies  ,  la  sollicitaient.  Elle  se  rapprocha  ; 
elle  saisit  le  fer  par  le  manche.  Au  frôlement  de  sa 
robe,  Mâtho  entr'ouvrit  les  yeux,  en  avançant  la  bouche 
sur  sa  main,  et  le  poignard  tomba. 

Des  cris  s'élevèrent;  une  lueur  effrayante  fulgurait 
derrière  la  toile.  Mâtho  la  souleva;  ils  aperçurent  de 
grandes  llammes  qui  enveloppaient  le  camp  des  Li- 
byens. 

Leurs  cabanes  de  roseaux  brûlaient;  les  tiges,  en 
se  tordant,  éclataient  dans  la  fumée  et  s'envolaient 
comme  des  flèches  ;  sur  l'horizon  tout  rouge,  des  ombres 
noires  couraient  éperdues.  On  entendait  les  hurlements 
de  ceux  qui  étaient  dans  les  cabanes;  les  éléphants, 
les  bœufs  et  les  chevaux  bondissaient  au  miUeu  de  la 
foule  en  l'écrasant,  avec  les  munitions  et  les  bagages 
que  Ion  tirait  de  l'incendie.  Des  trompettes  sonnèrent. 
On  l'appelait  :  «  Màtho  !  Màtho  !  »  Des  gens  à  la  porte 
voulaient  entrer. 

«  —  Viens  donc!  c'est  Hamilcar  qui  brûle  le  camp 
d'Autharite!  » 

11  fit  un  bond.  Elle  se  trouva  toute  seule. 


sous    LA  TENTE.  273 

Alors  elle  examina  le  zaïmpli  ;  et  quand  elle  l'eut 
bien  contemplé,  elle  fut  surprise  de  ne  pas  avoir  ce 
bonheur  qu'elle  s'imaginait  autrefois.  Elle  restait 
mélancolique  dans  son  rêve  accompli. 

Le  bas  de  la  tente  se  releva,  et  une  forme  mons- 
trueuse apparut,  Salammbô  ne  distingua  d'abord 
qire  les  deux  yeux,  avec  une  longue  barbe  blanche 
qui  pendait  jusqu'à  terre  ;  car  le  reste  du  corps,  em- 
barrassé dans  les  guenilles  d'un  vêtement  fauve,  traî- 
nait contre  le  sol;  à  chaque  mouvement  pour  avancer, 
les  deux  mains  entraient  dans  la  barbe,  puis  retom- 
baient. En  rampant  ainsi,  elle  arriva  jusqu'à  ses  pieds, 
et  Salammbô  reconnut  le  vieux  Giscon. 

Les  Mercenaires,  pour  empêcher  les  anciens  captifs 
de  s'enfuir,  à  coups  de  barre  d'airain  leur  avaient  cassé 
les  jambes  ;  et  ils  pourrissaient  tous  pêle-mêle,  dans 
une  fosse,  au  miheu  des  immondices.  Les  plus  robustes, 
quand  ils  entendaient  le  bruit  des  gamelles,  se  haus- 
saient en  criant  ;  c'est  ainsi  que  Giscon  avait  aperçu 
Salammbô.  Il  avait  deviné  une  Carthaginoise,  aux 
■  petites  boules  de  sandastrum  qui-  battaient  contre  ses 
cothurnes  ;  et,  dans  le  pressentiment  d'un  mystère 
considérable,  en  se  faisant  aider  par  ses  compagnons, 
il  était  parvenu  à  sortir  de  la  fosse  ;  puis,  avec  les 
coudes  et  les  mains,  il  s'était  traîné  vingt  pas  plus 
loin,  jusqu'à  la  tente  de  Màtho.  Deux  voix  y  parlaient. 
Il  avait  écouté  du  dehors  et  tout  entendu. 

«  —  C'est  toi!  »  dit-elle  enfin,  presque  épouvan- 
tée. 

En  se  haussant  sur  les  poignets,  il  répliqua  : 

18 


274  SALAMMBO. 

«  —  Oui,  c'est  moi!  On  me  croit  mort,  n'est-ce 
pas  ?» 

Elle  baissa  la  lête.  Il  reprit. 

«  —  Ah!  pourquoi  les  Baals  ne  m'ont-ils  pas  ac- 
cordé cette  miséricorde!  »  Et  se  rapprochant  de  si 
près,  qu'il  la  frôlait  :  «  Ils  m'auraient  épargné  la  peine 
de  te  maudire  !  » 

Salammbô  se  rejeta  vivement  en  arrière,  tant  elle 
avait  peur  de  cet  être  immonde,  qui  était  hideux 
comme  une  larve  et  terrible  comme  un  fantôme 

«  —  J'ai  cent  ans  bientôt,  —  dit-il.  J'ai  vu  Aga- 
thoclès;  j'ai  vu  Régulus  et  les  aigles  des  Romains 
passer  sur  les  moissons  des  champs  puniques  !  J'ai  vu 
toutes  les  épouvantes  des  batailles  et  la  mer  encombrée 
par  les  débris  de  nos  flottes  !  Des  Barbares  que  je 
commandais  m'ont  enchaîné  aux  quatre  membres, 
comme  un  esclave  homicide.  Mes  compagnons,  l'un 
après  l'autre,  sont  à  mourir  autour  de  moi;  l'odeur 
de  leurs  cadavres  me  réveille  la  nuit  ;  j'écarte  les 
oiseaux  qui  viennent  becqueter  leurs  yeux  ;  et  pour- 
tant, pas  un  seul  jour;  je  n'ai  désespéré  de  Garthage  ! 
Quand  même  j'aurais  vu  contre  elle  toutes  les  armées 
de  la  terre,  et  les  flammes  du  siège  dépasser  la  hau- 
teur des  temples,  j'aurais  cru  encore  à  son  éternité! 
Mais,  à  présent,  tout  est  fini!  tout  est  perdu  !  Les  Dieux 
l'exècrent  !  Malédiction  sur  toi ,  qui  as  précipité  sa 
ruine  par  ton  ignominie  !  » 

Elle  ouvrit  ses  lèvres. 

«  —  Ah!  j'étais  là!  s'écria-t-il.  Je  t'ai  entendue 
râler  d'amour  comme  une  prostituée;  puis   il  te   ra- 


sous    LA    TENTE.  275 

contait  son  désir,  et  tu  te  laissais  baiser  les  mains  ! 
Mais,  si  la  fureur  de  ton  impudicité  te  poussait,  tu 
devais  faire  au  moins  comme  les  bêtes  fauves  qui  se 
cachent  dans  leurs  accouplements,  et  ne  pas  étaler  ta 
honte  jusque  sous  les  yeux  de  ton  père  ! 

«  —  Gomment?  »  dit-elle. 

«  — Ah!  tu  ne  savais  pas  que  les  deux  retranche- 
ments sont  à  soixante  coudées  l'un  de  l'autre,  et  que 
ton  Màtho,  par  excès  d'orgueil,  s'est  établi  tout  en 
face  d'IIamilear.  Il  est  là,  ton  père,  derrière  toi  ;  et  si 
je  pouvais  gravir  le  sentier  qui  mène  sur  la  plate-forme, 
je  lui  crierais  :  Viens  donc  voir  ta  fille  dans  les  bras 
du  Barbare  !  Elle  a  mis  pour  lui  plaire  le  vêtement  de  la 
Déesse;  et,  en  abandonnant  son  corps,  elle  hvre,  avec 
la  gloire  de  ton  nom,  la  majesté  des  Dieux,  la  vengeance 
de  la  patrie  ,  le  salut  même  de  Carthage  !  »  Le  mouve- 
ment de  sa  bouche  édentée  remuait  sa  barbe  tout  du 
long;  ses  yeux,  tendus  sur  elle,  la  dévoraient;  et  il 
répétait  en  haletant  dans  la  poussière  : 

«  —  Ah  !  sacrilège  !  Maudite  sois-tu  !  maudite  ! 
maudite  !  » 

Salammbô  avait  écarté  la  toile,  elle  la  tenait  soulevée 
au  bout  de  son  bras,  et,  sans  lui  répoudre,  elle  re- 
gardait du  côté  d'Hamilcar. 

'<  —  C'est  par  ici,  n'est-ce  pas  ?  »  dit-elle. 

«  —  Que  t'importe  !  Détourne-toi  !  Va-t'en!  Écrase 
plutôt  ta  face  contre  la  terre!  C'est  un  heu  saint,  que 
ta  vue  souillerait!  » 

Elle  jeta  le  zaïmph  autour  de  sa  taille,  ramassa 
viveuient  ses  voiles,  son  manteau,  son  écharpe.   — 


276  •        SALAMMBO. 

«  J'y  cours  !  »  s'écria-t-elle  ;  et,  s'échappant,  Salammbô 
disparut. 

D'abord,  elle  marcha  dans  les  ténèbres  sans  ren- 
contrer personne,  car  tous  se  portaient  vers  l'incendie  ; 
et  la  clameur  redoublait,  de  grandes  flammes  em- 
pourpraient le  ciel  par  derrière  ;  une  longue  terrasse 
l'arrêta . 

Elle  tourna  sur  elle-même,  de  droite  et  de  gauche 
au  hasard,  cherchant  une  échelle,  une  corde,  une 
pierre,  quelque  chose  pour  laider.  Elle  avait  peur 
de  Giscon ,  et  il  lui  semblait  que  des  cris  et  des 
pas  la  poursuivaient.  Le  jour  commençait  à  blan- 
chir. Elle  aperçut  un  sentier  dans  l'épaisseur  du  re- 
tranchement. Elle  prit  avec  ses  dents  le  bas  de  sa  robe 
qui  la  gênait,  et,  en  trois  bonds,  se  trouva  sur  la  plate- 
forme. 

Un  cri  sonore  éclata  sous  elle,  dans  l'ombre,  le 
même  qu'elle  avait  entendu  au  bas  de  l'escalier  des 
galères  ;  en  se  penchant,  elle  reconnut  l'homme  de 
Schahabarim  avec  ses  chevaux  accouplés. 

Il  avait  erré  toute  la  nuit  entre  les  deux  retranche- 
ments; puis,  inquiété  par  l'incendie,  il  était  revenu 
en  arrière,  tâchant  d'apercevoir  ce  qui  se  passait  dans 
le  camp  de  Màtho  ;  et,  comme  il  savait  que  cette  place 
était  la  plus  voisine  de  sa  tente,  pour  obéir  au  prêtre, 
il  n'en  avait  pas  bougé. 

11  monta  debout  sur  un  des  chevaux.  Salammbô  se 
laissa  glisser  jusqu'à  lui;  et  ils  s'enfuirent  au  grand 
galop  en  faisant  le  tour  du  camp  punique,  pour  trouver 
une  porte  quelque  part. 


sous    L.V   TENTE.  277 

Màtho  était  rentré  dans  sa  tente.  La  lampe  fumeuse 
éclairait  à  peine,  et  il  crut  que  Salammbô  dormait; 
alors,  il  palpa  délicatement  la  peau  du  lion,  sur  le  lit 
de  palmier.  Il  appela,  elle  ne  répondit  pas  ;  il  arracha 
vivement  un  lambeau  de  la  toile  pour  faire  venir  du 
jour;  le  zaïmpli  avait  disparu. 

La  terre  tremblait  sous  des  pas  multipliés.  De 
grands  cris,  des  hennissements,  des  chocs  d'armures 
s'élevaient  dans  l'air,  et  les  fanfares  des  clairons  son- 
naient la  charge.  C'était  comme  un  ouragan  tourbil- 
lonnant autour  de  lui.  Une  fureur  désordonnée  le  fit 
bondir  sur  ses  armes,  il  se  lança  dehors. 

Les  longues  fdes  des  Barbares  descendaient,  en 
courant,  la  montagne;  les  carrés  puniques  s'avançaient 
contre  eux  avec  une  oscillation  lourde  et  régulière.  Le 
brouillard,  déchiré  par  les  rayons  du  soleil,  formait 
de  petits  nuages  qui  se  balançaient;  peu  à  peu,  en 
s'élevant,  ils  découvraient  les  étendards,  les  casques 
et  la  pointe  des  piques.  Sous  les  évolutions  rapides, 
des  portions  de  terrain  encore  dans  l'ombre  semblaient 
se  déplacer  d'un  seul  morceau;  ailleurs,  on  aurait  dit 
des  torrents  qui  s'entre-croisaient,  et,  entre  eux,  des 
masses  épineuses  restaient  immobiles.  Màtho  distin- 
guait les  capitaines,  les  soldats,  les  hérauts  et  jus- 
qu'aux valets  par  derrière,  qui  étaient  montés  sur  des 
ânes.  Au  lieu  de  garder  sa  position  pour  couvrir  les 
fantassins,  Narr'Havas  tourna  brusquement  à  droite, 
comme  s'il  voulait  se  faire  écraser  par  Hamilcar. 

Ses  cavaliers  dépassèrent  les  éléphants  qui  se  ra- 
lentissaient; et  tous  les  chevaux,  allongeant  leur  tète 


278  SALAMMBO. 

sans  bride,  galopaient  d'un  train  si  furieux  que  leur 
ventre  paraissait  frôler  la  terre.  Tout  à  coup,  Narr'- 
Havas  marcha  résolument  vers  une  sentinelle.  Il  jeta 
son  épée,  sa  lance,  ses  javelots,  et  disparut  au  milieu 
des  Carthaginois. 

Le  roi  des  Numides  arriva  dans  la  tente  d'IIamil- 
car;  et  il  dit,  en  lui  montrant  ses  hommes  qui  se  te- 
naient au  loin  arrêtés  : 

«  —  Barca!  je  te  les  amène.  Ils  sont  à  toi.  » 

Alors  il  se  prosterna  en  signe  d'esclavage,  et, 
comme  preuve  de  sa  fidélité,  rappela  toute  sa  conduite 
depuis  le  commencement  de  la  guerre. 

D'abord  il  avait  empêché  le  siège  de  Carthage  et  le 
massacre  des  captifs  ;  puis,  il  n'avait  point  profité  de 
la  victoire  contre  Hannon  après  la  défaite  d'U tique  ; 
quant  aux  villes  tyriennes,  c'est  qu'elles  se  trouvaient 
sur  les  frontières  de  son  royaume.  Enfin,  il  n'avait 
pas  participé  à  la  bataille  du  Macar;  et  il  s'était  ab- 
senté tout  exprès  pour  fuir  l'obligation  de  combattre 
le  suffète. 

Narr'IIavas,  en  effet,  avait  voulu  s'agrandir  par  des 
empiétements  sur  les  provinces  puniques,  et,  selon  les 
chances  de  la  victoire,  tour  à  tour  secouru  et  délaissé 
les  Mercenaires.  Mais  voyant  que  le  plus  fort  serait 
définitivement  Hamilcar,  il  s'était  tourné  vers  lui  ; 
peut-être  y  avait-il  dans  sa  défection  une  rancune 
contre  Mâtho,  soit  à  cause  du  commandement,  ou  de 
son  ancien  amour. 

Le  suffète  l'écouta  sans  l'interrompre.  L'homme 
qui  se  présentait  ainsi  dans  une  armée  où  on  lui  de- 


sous  LA  TEiNTi:.  279 

vait  (les  vengeances  n'était  pas  un  auxiliaire  à  dédai- 
gner; Ilamilcar  devina  tout  de  suite  l'utilité  d'une  telle 
alliance  pour  ses  grands  projets.  Avec  les  Numides, 
il  se  débarrasserait  des  Libyens.  Puis  il  entraînerait^ 
rOccident  à  la  conquête  de  l'Ibérie  ;  et,  sans  lui  de- 
mander pourquoi  il  n'était  pas  venu  plus  tôt,  ni  rele- 
ver aucun  de  ses  mensonges,  il  baisa  Narr'Havas,  en 
heurtant  trois  fois  sa  poitrine  contre  la  sienne. 

C'était  pour  en  finir,  et  par  désespoir,  qu'il  avait 
incendié  le  camp  des  Libyens.  Cette  armée  lui  arrivait 
comme  un  secours  des  Dieux;  et  dissimulant  sa  joie, 
il  répondit  : 

«  —  Que  les  Baals  te  favorisent!  J'ignore  ce  que 
fera  pour  toi  la  République,  mais  Hamilcar  n'a  pas 
d'ingratitude.  » 

Le  tumulte  redoublait  ;  des  capitaines  entraient.  11 
s'armait  tout  en  parlant  : 

«  —  Allons,  retourne!  Avec  tes  cavaliers,  tu  ra- 
battras leur  infanterie  entré  tes  éléphants  et  les 
miens  !  Courage  !  extermine  !  » 

Et  Narr'Havas  se  précipitait,  quand  Salammbô 
parut. 

Elle  sauta  vite  à  bas  de  son  cheval,  ouvrit  son 
large  manteau,  et,  en  écartant  les  bras,  elle  déplaya 
le  zaïmph. 

La  tente  de  cuir,  relevée  dans  les  coins,  laissait 
voir  le  tour  entier  de  la  montagne  couverte  de  soldats, 
et  comme  elle  se  trouvait  au  centre,  de  tous  les  côté& 
on  apercevait  Salammbô.  Une  clameur  immense  éclata, 
un  long  cri  de  triomphe  et  d'espoir.  Ceux  qui  étaient 


iSO  SALAMMBO. 

en  marche  s'arrêtèrent;  les  moribonds,  s'appuyant 
sur  le  coude,  se  retournaient  pour  la  bénir.  Les  Bar- 
bares savaient  maintenant  qu'elle  avait  repris  le 
zaïmph;  de  loin  ils  la  voyaient,  ils  croyaient  la  voir;  et 
d'autres  cris,  mais  de  rage  et  de  vengeance,  retentis- 
*saient, malgré  les  applaudissements  des  Carthaginois; 
les  cinq  armées,  s'étageant  sur  la  montagne,  trépi- 
gnaient et  hurlaient  ainsi  autour  de  Salammbô. 

Hamilcar,  sans  pouvoir  parler,  la  remerciait  par  des 
signes  de  tète.  Ses  yeux  se  portaient  alternativement 
sur  le  zaïmph  et  sur  elle  ;  sa  chaînette  était  rompue. 
Alors  il  frissonna,  saisi  par  un  soupçon  terrible.  Mais, 
reprenant  vite  son  impassibilité,  il  considéra  Narr'- 
Ilavas  obliquement,  sans  tourner  la  figure. 

Le  roi  des  Numides  se  tenait  à  l'écart  dans  une  at- 
titude discrète  ;  il  portait  au  front  un  peu  de  la  pous- 
sière qu'il  avait  touchée  en  se  prosternant.  Enfin 
le  suftete  s'avança  vers  lui,  et,  avec  un  air  plein  de 
gravité  : 

<f  —  En  récompense  des  services  que  tu  m'as  ren- 
dus, Narr'llavas,  je  te  donne  ma  fille.  «  Il  ajouta  :  — 
((  Sois  mon  fils  et  défends  ton  père!  » 

Narr'Havas  eut  un  grand  geste  de  surprise,  puis  se 
jeta  sur  ses  mains,  qu'il  couvrit  de  baisers. 

Salammbô,  calme  comme  une  statue,  semblait  ne 
pas  comprendre.  Elle  rougissait  un  peu,  tout  en  bais- 
sant les  paupières;  ses  longs  cils  recourbés  faisaient 
des  ombres  sur  ses  joues. 

Hamilcar  voulut  immédiatement  les  unir  par  des 
fiançailles  indissolubles.   On  mit  entre  les  mains   de 


sous    LA   TEiNTE.  281 

Salammbô  une  lance  qu'elle  olïiit  à  Narr'IIavas  ;  on 
attacha  leurs  pouces  l'un  contre  l'autre  avec  une  la- 
nière de  bœuf,  puis  on  leur  versa  du  blé  sur  la  tête; 
—  et  les  grains,  qui  tombaient  autour  d'eux,  sonnè- 
rent comme  de  la  grêle  en  rebondissant. 


282  SALA.AJMBO. 


XII 


L  AQUEDUC 


Douze  heures  après,  il  ne  restait  plus  des  Merce- 
naires qu'un  tas  de  blessés,  de  morts  et  d'agonisants. 

Hamilcar,  sorti  brusquement  du  ïond  de  la  gorge, 
était  redescendu  sur  la  pente  occidentale  qui  regarde 
Hippo-Zaryte  ;  et,  l'espace  étant  plus  large  en  cet  en- 
droit, il  avait  eu  soin  d'y  attirer  les  Barbares.  Xarr'- 
Havas  les  avait  enveloppés  avec  ses  chevaux;  le  suf- 
fète,  pendant  ce  temps-là,  les  refoulait,  les  écrasait  ; 
ils  étaient  vaincus  d'avance  par  la  perte  du  zaïmph; 
ceux  mêmes  qui  ne  s'en  souciaient  avaient  senti  une 
angoisse  et  comme  un  affaiblissement.  Ilamilcar,  ne 
mettant  pas  son  orgueil  à  garder  pour  lui  le  champ  de 
bataille,  s'était  retiré  un  peu  plus  loin,  à  gauche,  sur 
des  hauteurs  d'où  il  les  dominait. 

On  reconnaissait  la  forme  des  camps  à  leurs  palis- 
sades inclinées.  Un  long  amas  de  cendres  noires  fu- 
mait sur  l'emplacement  des  Libyens;  le  sol  bouleversé 
avait  des  ondulations  comme  la  mer  ;  et  les  tentes, 
avec  leurs  toiles  en  lambeaux,  semblaient  de  vagues 
navires  à  demi  perdus  dans  des  écueils.  Des  cuirasses, 
des  fourches,  des  clairons,  des  morceaux  de  bois,  de 


I/AQUEDUC.  283 

fer  et  (rairaiii,  du  blé,  de  la  paille  et  des  vêtements 
s'éparpillaient  au  milieu  des  cadavres  ;  çà  et  là  quelque 
plialarique  prête  à  s'éteindre  brûlait  contre  un  mon- 
ceau de  bagages;  la  terre,  en  de  certains  endroits, 
disparaissait  sous  les  boucliers  ;  des  charognes  de  che- 
vaux se  suivaient  comme  une  série  de  monticules;  on 
apercevait  des  jambes,  des  sandales,  des  bras,  des 
cottes  de  mailles  et  des  têtes  dans  leurs  casques, 
maintenues  par  la  mentonnière  et  qui  roulaient  comme 
des  boules  ;  des  chevelures  pendaient  aux  épines  ;  dans 
des  mares  de  sang,  des  éléphants,  les  entrailles  ou- 
vertes, râlaient  couchés  avec  leurs  tours;  on  marchait 
sur  des  choses  gluantes  et  il  y  avait  des  flaques  de 
boue,  bien  que  la  pluie  n'eût  pas  tombé. 

Cette  confusion  de  cadavres  occupait,  du  haut  en 
bas,  la  montagne  tout  entière. 

Ceux  qui  survivaient  ne  bougeaient  pas  plus  que 
les  morts.  Accroupis  par  groupes  inégaux,  ils  se  re- 
gardaient, effarés,  et  ne  parlaient  pas. 

Au  bout  d'une  longue  prairie,  le  lac  d'Hippo-Zaryte 
resplendissait  sous  le  soleil  couchant.  A  droite,  de 
blanches  maisons  dépassaient  une  ceinture  de  mu- 
railles; puis  la  mer  s'étalait  indéfiniment;  —  et,  le 
menton  dans  la  main,  les  Barbares  soupiraient  en  son- 
geant à  leurs  patries.  Un  nuage  de  poudre  grise  re- 
tombait. 

Le  vent  du  soir  souffla  ;  toutes  les  poitrines  se  dila- 
tèrent; à  mesure  que  la  fraîcheur  augmentait,  on  pou- 
vait voir  la  vermine  abandonner  les  morts  qui  se  re- 
froidissaient, et  courir  sur  le  sable  chaud.  Au  sommet 


284  SALAMMBO. 

des  grosses  pierres,  des  corbeaux  immobiles  restaient 
tournés  vers  les  agonisants. 

Quand  la  nuit  fut  descendue,  des  chiens  à  poil 
jaune,  de  ces  bêtes  immondes  qui  suivaient  les  armées, 
arrivèrent  tout  doucement  au  milieu  des  Barbares. 
D'abord  ils  léchèrent  les  caillots  de  sang  sur  les  moi- 
gnons encore  tièdes  ;  et  bientôt  ils  se  mirent  à  dévo- 
rer les  cadavres,  en  les  entamant  par  le  ventre. 

Les  fugitifs  reparaissaient  un  à  un,  comme  des 
ombres;  les  femmes  aussi  se  hasardèrent  à  revenir, 
car  il  en  restait  encore,  chez  les  Libyens  surtout, 
malgré  le  massacre  effroyable  que  les  Numides  en 
avaient  fait. 

Quelques-uns  prirent  des  bouts  de  corde  qu'ils  al- 
lumèrent pour  servir  de  flambeaux.  D'autres  tenaient    •• 
des  piques  entre-croisées.  On  plaçait  dessus  les  cada- 
vres, et  on  les  transportait  à  l'écart. 

Ils  se  trouvaient  étendus  par  longues  lignes  sur  le 
dos,  la  bouche  ouverte,  avec  leurs  lances  auprès 
d'eux;  — ou  bien  ils  s'entassaient  pêle-mêle,  et  sou- 
vent, pour  découvrir  ceux  qui  manquaient,  il  fallait 
creuser  tout  un  monceau;  puis  on  promenait  la  torche 
sur  leur  visage,  lentement.  Des  arujes  hideuses  leur 
avaient  fait  des  blessures  compliquées.  Des  lambeaux 
verdàtres  leur  pendaient  au  front;  ils  étaient  tailladés 
en  morceaux,  écrasés  jusqu'à  la  moelle,  bleuis  sous 
des  strangulations,  ou  largement  fendus  par  l'ivoire 
des  éléphants.  Bien  qu'ils  fussent  morts  presque  en 
même  temps,  des  différences  existaient  dans  leur  cor- 
ruption. Les  hommes  du  Nord  étaient  gonflés  d'une 


L'AQUEDUC.  285 

bouffîssure  livide,  tandis  que  les  Africains,  plus  ner- 
veux, avaient  l'air  enfumés,  et  déjà  se  dessécliaienl. 
On  reconnaissait  les  Mercenaires  aux  tatouages  de 
leurs  mains;  les  vieux  soldats  d'Antioclius  portaient 
un  épervier;  ceux  qui  avaient  servi  en  Egypte,  la  tête 
d'un  cynocéphale;  chez  les  princes  de  l'Asie,  une 
hache,  une  grenade,'  un  marteau  ;  dans  les  Répu- 
bliques grecques,  le  profil  d'une  citadelle  ou  le  nom 
d'un  archonte;  —  et  on  en  voyait  dont  les  bras  étaient 
couverts  entièrement  par  ces  symboles  multipliés, 
qui  se  mêlaient  à  leurs  cicatrices  et  aux  blessures 
nouvelles. 

Pour  les  hommes  de  race  latine,  les  Samnites,  les 
Étrusques,  les  Campaniens  et  les  Brutiens,  on  établit 
quatre  grands  bûchers. 

Les  Grecs,  avec  la  pointe  de  leurs  glaives,  creu- 
sèrent des  fosses.  Les  Spartiates,  retirant  leurs  man- 
teaux rouges,  en  enveloppèrent  les  morts;  les  Athé- 
niens les  étendaient  la  face  vers  le  soleil  levant;  les 
Cantabres  les  enfouissaient  sous  un  monceau  de  cail- 
loux; les  Nasamons  les  pliaient  en  deux  avec  des 
courroies  de  bœuf,  et  les  Garamandes  allèrent  les  en- 
sevehr  sur  la  plage,  afin  qu'ils  fussent  perpétuellement 
arrosés  par  les  flots.  Les  Latins  se  désolaient  de  ne 
pas  recueillir  leurs  cendres  dans  les  urnes  ;  les  No- 
mades regrettaient  la  chaleur  des  sables  où  les  corps 
se  momifient,  et  les  Celtes,  trois  pierres  brutes,  — 
sous  un  ciel  pluvieux,  au  fond  d'un  golfe  plein 
d'ilôts. 

Des  vociférations  s'élevaient  suivies  d'un  long  si- 


286  SALAMMBO. 

lence.  C'était  pour  forcer  les  âmes  à  revenir.  Puis  la 
clameur  reprenait,  à  intervalles  réguliers,  obstiné- 
ment. 

On  s'excusait  près  des  morts  de  ne  pouvoir  les  ho- 
norer comme  le  prescrivaient  les  rites  :  car  ils  allaient, 
par  cette  privation,  circuler,  durant  des  périodes  infi- 
nies, à  travers  toutes  sortes  de  hasards  et  de  méta- 
morphoses ;  on  les  interpellait,  on  leur  demandait  ce 
qu'ils  désiraient;  d'autres  les  accablaient  d'injures 
pour  s'être  laissé  vaincre. 

La  lueur  des  grands  bûchers  apàhssait  les  figures 
exsangues,  renversées  de  place  en  place  sur  les  dé- 
bris d'armures  ;  et  les  larmes  excitaient  les  larmes, 
les  sanglots  devenaient  plus  aigus,  les  reconnaissances 
et  les  étreintes  plus  frénétiques.  Des  femmes  s'éta- 
laient sur  les  cadavres,  bouche  contre  bouche,  front 
contre  front;  il  fallait  les  battre  pour  qu'elles  se  reti- 
rassent, quand  on  jetait  la  terre.  Ils  se  noircissaient 
les  joues  ;  ils  se  coupaient  les  cheveux  ;  ils  se  tiraient 
du  sang  et  le  versaient  dans  les  fosses;  ils  se  faisaient 
des  entailles  à  l'imitation  des  blessures  qui  défiguraient 
les  morts.  Des  rugissements  éclataient  à  travers  le  ta- 
page des  cymbales.  Quelques-uns  arrachaient  leurs 
amulettes,  crachaient  dessus.  Les  moribonds  se  rou- 
laient dans  la  boue  sanglante  en  mordant  de  rage 
leurs  poings  mutilés  ;  et  quarante-trois  Samnites,  tout 
un  printemps  sacré,  s'entr'égorgèrent  comme  des  gla- 
diateurs. Bientôt  le  bois  manqua  pour  les  bûchers,  les 
flammes  s'éteignirent,  toutes  les  places  étaient  prises  ; 
—  et,  las  d'avoir  crié,  affaiblis,  chancelants,  ils  s'en- 


L'AQUEDUC.  287 

dormirent  auprès  de  leurs  frères  morts,  ceux  qui  te- 
naient à  vivre  pleins  d'inquiétudes,  et  les  autres  dési- 
rant ne  pas  se  réveiller. 

Aux  blancheurs  de  l'aube,  il  parut  sur  les  limites 
des  Barbares  des  soldats  qui  défdaient  avec  des 
casques  levés  au  bout  des  piques  ;  en  saluant  les  Mer- 
cenaires, ils  leur  demandaient  s'ils  n'avaient  rien  à 
faire  dire  dans  leurs  patries. 

D'autres  se  rapprochèrent,  et  les  Barbares  recon- 
nurent quelques-uns  de  leurs  anciens  compagnons. 

Le  sulîète  avait  proposé  à  tous  les  captifs  de  servir 
dans  ses  troupes.  Plusieurs  avaient  intrépidement  re- 
fusé; bien  résolu  à  ne  point  les  nourrir  ni  à  les  aban- 
donner au  Grand-Conseil,  il  les  avait  renvoyés,  en  leur 
ordonnant  de  ne  plus  combattre  Garthage.  Quant  à 
ceux  que  la  peur  des  supplices  rendait  dociles,  on 
leur  avait  distribué  les  armes  de  l'ennemi  ;  et  mainte- 
nant ils  se  présentaient  aux  vaincus,  moins  pour  les 
séduire  que  par  un  mouvement  d'orgueil  et  de  curio- 
sité. 

Ils  racontèrent  les  bons  traitements  du  sulîète  ;  les 
Barbares  les  écoutaient  tout  en  les  jalousant,  bien 
qu'ils  les  méprisassent.  Aux  premières  paroles  de  re- 
proche, les  lâches  s'emportèrent;  de  loin  ils  leur  mon- 
traient leurs  propres  épées,  leurs  cuirasses,  et  les  con- 
viaient avec  des  injures  à  venir  les  prendre.  Les 
Barbares  ramassèrent  des  cailloux  ;  tous  s'enfuirent  ; 
et  l'on  ne  vit  plus  au  sommet  de  la  montagne  que  les 
pointes  des  lances  dépassant  le  bord  des  palissades. 

Une  douleur,  plus  lourde  que   l'humiliation  de  la 


288  SALAMMBO. 

défaite,  accabla  les  Barbares.  Ils  songeaient  à  l'inanité 
de  leur  courage.  Ils  restaient  les  yeux  fixes  en  grinçant 
des  dents. 

La  même  idée  leur  vint.  Ils  se  précipitèrent  en 
tumulte  sur  les  prisonniers  carthaginois.  Les  soldats 
du  sulfète,  par  hasard,  n'avaient  pu  les  découvrir,  et 
comme  il  s'était  retiré  du  champ  de  bataille,  ils  se 
trouvaient  encore  dans  la  fosse  profonde. 

On  les  rangea  par  terre,  dans  un  endroit  aplati.  Des 
sentinelles  firent  un  cercle  autour  d'eux;  et  on  laissa 
les  femmes  entrer,  par  trente  ou  quarante  successive- 
ment. Voulant  profiter  du  peu  de  temps  qu'on  leur 
donnait,  elles  couraient  de  l'un  à  l'autre,  incertaines, 
palpitantes  ;  puis,  inclinées  sur  ces  pauvres  corps, 
elles  les  frappaient  à  tour  de  bras  comme  des  lavan- 
dières qui  battent  les  linges  ;  en  hurlant  le  nom  de 
leurs  époux,  elles  les  déchiraient  sous  leurs  ongles  ; 
elles  leur  crevèrent  les  yeux  avec  les  aiguilles  de  leurs 
chevelures.  Les  hommes  y  vinrent  ensuite  ;  et  ils  les 
suppliciaient  depuis  les  pieds,  qu'ils  coupaient  aux 
chevilles,  jusqu'au  front,  dont  ils  levaient  des  cou- 
ronnes de  peau  pour  se  mettre  sur  la  tète.  Les'  Man- 
geurs de  choses  immondes  furent  atroces  dans  leurs 
imaginations.  Ils  envenimaient  les  blessures  en  y  ver- 
sant de  la  poussière,  du  vinaigre,  des  éclats  de  pote- 
ries ;  d'autres  attendaient  derrière  eux  ;  le  sang  coulait, 
et  ils  se  réjouissaient  comme  font  les  vendangeurs  au- 
tour des  cuves  fumantes. 

Màtho  était  assis  par  terre,  à  la  place  mên^e  où  il 
se  trouvait  quand  la  bataille  avait  fini,  les  coudes  sur 


L'AQUEDUC.  289 

les  genoux,  les  tempes  dans  les  mains  ;  il  ne  voyait 
rien,  n'entendait  rien,  ne  pensait  plus. 

Aux  hurlements  de  joie  que  la  foule  poussait,  il 
releva  la  tête.  Devant  lui,  un  lambeau  de  toile  accro- 
ché à  une  perche,  et  qui  traînait  par  le  bas,  abritait 
confusément  des  corbeilles,  des  tapis,  une  peau  de 
lion.  Il  reconnut  sa  tente; —  et  ses  yeux  s'attachaient 
contre  le  sol  comme  si  la  fille  d'IIamilcar,  en  dispa- 
raissant, se  Ijùt  enfoncée  sous  la  terre. 

La  toile  déchirée  battait  au  vent;  quelquefois  ses 
longues  bribes  lui  passaient  devant  la  bouche,  et  il 
aperçut  une  marque  rouge,  pareille  à  l'empreinte 
d'une  main.  C'était  la  main  de  Narr'Havas,  le  signe  de 
leur  alliance.  Màtho  se  leva.  Il  prit  un  lison  qui  fumait 
encore,  et  le  jeta  sur  les  débris  de  sa  tente,  dédai- 
gneusement. Puis,  du  bout  de  son  cothurne,  il  repous- 
sait vers  la  llamme  les  choses  qui  débordaient,  pour 
que  rien  n'en  subsistât. 

Tout  à  coup,  sans  qu'on  put  deviner  de  quel  point 
il  surgissait,  Spendius  parut. 

L'ancien  esclave  s'était  attaché  contre  la  cuisse 
deux  éclats  de  lance  ;  il  boitait  d'un  air  piteux,  tout  en 
exhalant  des  plaintes. 

«  —  Retire  donc  cela,  lui  dit  Màtho,  je  sais  que  tu 
es  un  brave!  »  Car  il  était  si  écrasé  par  l'injustice  des 
Dieux  qu'il  n'avait  plus  assez  de  force  pour  s'indigner 
contre  les  hommes. 

Spendius  lui  fit  un  signe,  et  il  le  mena  dans  le  creux 
d'un  mamelon,  où  Zarxas  et  Autharite  se  tenaient  ca- 
chés. 

19 


290  SALA>niBO. 

Ils  avaient  fui  comme  l'esclave,  Tiin  bien  qu'il  fût 
cruel,  l'autre  malgré  sa  bravoure.  Mais  qui  aurait  pu 
s'attendre,  disaient-ils,  à  la  trahison  de  ]\ari''IIavas,  à 
l'incendie  des  Libyens,  à  la  perte  du  zaïmph,  à  l'at- 
taque soudaine  d'Hamilcar,  et  surtout  à  ses  manœuvres 
les  forçant  à  revenir  dans  le  fond  de  la  montagne  sous 
les  coups  immédiats  des  Carthaginois?  Spendius  n'a- 
vouait point  sa  terreur  et  persistait  à  soutenir  qu'il 
avait  la  jambe  cassée. 

Enfin,  les  trois  chefs  et  le  schalischim  se  deman- 
dèrent ce  qu'il  fallait  maintenant  décider. 

Hamilcar  leur  fermait  la  route  de  Carthage  ;  on 
était  pris  entre  ses  soldats  et  les  provinces  de  Narr'- 
Havas  ;  les  villes  tyriennes  se  joindraient  aux  vain- 
queurs ;  ils  allaient  se  trouver  acculés  au  bord  de  la 
mer,  et  toutes  ces  forces  réunies  les  écraseraient.  Voilà 
ce  qui  arriverait  immanquablement. 

Pas  un  moyen  ne  s'offrait  d'éviter  la  guerre.  Donc, 
ils  devaient  la  poursuivre  à  outrance.  Mais,  comment 
faire  comprendre  la  nécessité  d'une  interminable  ba- 
taille à  tous  ces  gens  découragés  et  saignant  encore 
de  leurs  blessures? 

«  —  Je  m'en  charge!  »  dit  Spendius. 

Deux  heures  après,  un  homme,  qui  arrivait  du  côté 
d'Hippo-Zaryte,  gravit  en  courant  la  montagne.  Il  agi- 
tait des  tablettes  au  bout  de  son  bras,  et  comme  il 
criait  très  fort,  les  Barbares  l'entourèrent. 

Elles  étaient  expédiées  par  les  soldats  grecs  de  la 
Sardaigne.  Ils  recommandaient  à  leurs  compagnons 
d'Afrique  de  surveiller  Giscon  avec  les  autres  captifs. 


L'AQUIÎDUC.  291 

Un  niareliaud  de  Samos,  un  cerlain  Hipponax,  venant 
de  Cartilage,  leur  avait  appris  qu'un  complot  s'organi- 
sait pour  les  faire  évader,  et  on  engageait  les  Barbares 
à  tout  prévoir;  la  République  était  puissante. 

Le  stratagème  de  Spendius  ne  réussit  point  comme 
il  l'avait  espéré.  Cette  assurance  d'un  péril  nouveau, 
loin  d'exciter  de  la  fureur,  souleva  des  craintes  ;  et  se 
rappelant  l'avertissement  d'Hamilcar  jeté  naguère  au 
milieu  d'eux,  ils  s'attendaient  à  quelque  chose  d'im- 
prévu et  qui  serait  terrible.  La  nuit  se  passa  dans  une 
grande  angoisse  ;  plusieurs  même  se  débarrassèrent 
de  leurs  armes  pour  attendrir  le  sullète  quand  il  se 
présenterait. 

Le  lendemain,  à  la  troisième  veille  du  jour,  un 
second  coureur  parut,  encore  plus  haletant  et  noir  de 
poussière.  Le  Grec  lui  arracha  des  mains  un  rouleau 
de  papyrus  chargé  d'écritures  phéniciennes.  On  y 
suppliait  les  Mercenaires  de  ne  pas  se  décourager  ;  les 
braves  de  Tunis  allaient  venir  avec  de  grands  ren- 
forts. 

Spendius  lut  d'abord  la  lettre  trois  fois  de  suite  ; 
et,  soutenu  par  deux  Cappadociens  qui  le  tenaient 
assis  sur  leurs  épaules,  il  se  faisait  transporter  de 
place  en  place,  et  la  relisait.  Pendant  sept  heures,  il 
harangua. 

Il  rappelait  aux  Mercenaires  les  promesses  du 
Grand-Conseil  ;  aux  Africains,  les  cruautés  des  inten- 
dants; à  tous  les  Barbares,  l'injustice  de  Carthage.  La 
douceur  du  suffète  était  un  appât  pour  les  prendre. 
Ceux  qui  se  livreraient,  on  les  vendrait  comme  des  es- 


292  SALAMMBO. 

claves;  les  vaincus  périraient  suppliciés.  Quant  à  s'en- 
fuir, par  quelles  routes?  Pas  un  peuple  ne  voudrait  les 
recevoir  ;  tandis  qu'en  continuant  leurs  efforts  ils  ob- 
tiendraient à  la  fois  la  liberté,  la  vengeance,  de  l'ar- 
gent! Et  ils  n'attendraient  pas  longtemps,  puisque  les 
gens  de  Tunis,  la  Libye  entière  se  précipitait  à  leur 
secours.  Il  montrait  le  papyrus  déroulé  :  (c  —  Regar- 
dez donc  !  lisez  !  voilà  leurs  promesses  !  Je  ne  mens 
pas.   » 

Des  chiens  erraient,  avec  leur  museau  noir  tout 
plaqué  de  rouge.  Le  grand  soleil  chauffait  les  têtes 
nues.  Une  odeur  nauséabonde  s'exhalait  des  ca- 
davres mal  enfouis  ;  quelques-uns  même  sortaient  de 
terre  jusqu'au  ventre.  Spendius  les  appelait  à  lui  pour 
témoigner  des  choses  qu'il  disait;  puis  il  levait  ses 
poings  du  côté  d'Hamilcar. 

Màlho  l'observait  d'ailleurs,  et,  afin  de  couvrir  sa 
lâcheté,  il  étalait  une  colère  où  peu  à  peu  il  se  trou- 
vait pris  lui-même.  En  se  dévouant  aux  Dieux,  il  ac- 
cumula des  malédictions  sur  les  Carthaginois.  Le  sup- 
plice des  captifs  était  un  jeu  d'enfants.  Pourquoi  donc 
les  épargner  et  traîner  toujours  derrière  soi  ce  bétail 
inutile!  «  —  Non  !  il  faut  en  finir!  leurs  projets  sont 
connus!  un  seul  peut  nous  perdre!  pas  de  pitié!  On 
reconnaîtra  les  bons  à  la  vitesse  des  jambes  et  à  la 
force  du  coup.  » 

Ils  retournèrent  sur  les  captifs.  Plusieurs  râlaient 
encore;  on  les  acheva  en  leur  enfonçant  le  talon  dans 
la  bouche,  ou  bien  on  les  poignardait  avec  la  pointe 
d'un  javelot. 


I/AQUIÎDUC.  293 

Ensuite  ils  songèrent  à  Giscon.  Nulle  part  on  ne 
1  apercevait;  une  inquiétude  les  troubla.  Ils  voulaient 
tout  à  la  fois  se  convaincre  de  sa  mort  et  y  participer. 
Trois  pasteurs  samnites  le  découvrirent  à  quinze  pas 
de  l'endroit  où  s'élevait  naguère  la  tente  de  Mâtho.  Ils 
le  reconnurent  à  sa  longue  barbe,  et  ils  appelèrent  les 
autres. 

Étendu  sur  le  dos,  les  bras  contre  les  hanches  et 
les  genoux  serrés,  il  avait  l'air  d'un  mort  disposé  pour 
le  sépulcre.  Cependant  ses  côtes  maigres  s'abaissaient 
et  remontaient,  et  ses  yeux,  largement  ouverts  au  mi- 
lieu de  sa  figure  toute  pâle,  regardaient  d'une  façon 
continue  et  intolérable. 

Les  Barbares  le  considérèrent  avec  un  grand  éton- 
nement.  Depuis  le  temps  qu'il  vivait  dans  la  fosse,  on 
l'avait  presque  oublié;  gênés  par  de  vieux  souvenirs, 
ils  se  tenaient  à  distance  et  n'osaient  porter  la  main 
sur  lui. 

Mais  ceux  qui  étaient  par  derrière  murmuraient  et 
se  poussaient,  quand  un  Garamante  traversa  la  foule;  il 
brandissait  une  faucille;  tous  comprirent  sa  pensée; 
leurs  visages  s'empourprèrent,  et,  saisis  de  honte,  ils 
hurlaient  :  «  —  Oui!  oui!  » 

L'homme  au  fer  recourbé  s'approcha  de  Giscon.  Il 
lui  prit  la  tète,  et,  l'appuyant  sur  son  genou,  il  la  sciait 
à  coups  rapides;  elle  tomba;  deux  gros  jets  de  sang 
firent  un  trou  dans  la  poussière.  Zarxas  avait  sauté 
dessus,  et,  plus  léger  qu'un  léopard,  il  courait  vers  les 
Carthaginois. 

Quand  il  fut  aux  deux  tiers  de  la  montagne,  il  re- 


294  SALAMMBO. 

tira  de  sa  poitrine  la  tète  de  Giscon  en  la  tenant  par  la 
barbe,  il  tourna  son  bras  rapidement  plusieurs  fois,  — 
et  la  masse,  enfin  lancée,  décrivit  une  longue  parabole 
et  disparut  derrière  le  retranchement  punique. 

Bientôt  se  dressèrent  au  bord  des  palissades  deux 
étendards  entre-croisés,  signe  convenu  pour  réclamer 
les  cadavres- 

Alors  quatre  hérauts,  choisis  sur  la  largeur  de  leur 
poitrine,  s'en  allèrent  avec  de  grands  clairons;  et, 
parlant  dans  les  tubes  d'airain,  ils  déclarèrent  qu'il 
n'y  avait  plus  désormais,  entre  les  Carthaginois  et  les 
Barbares,  ni  foi,  ni  pitié,  ni  dieux,  qu'ils  se  refusaient 
d'avance  à  toutes  les  ouvertures  et  que  l'on  renverrait 
les  parlementaires  avec  les  mains  coupées. 

Immédiatement  après,  on  députa  Spendiiis  à  Hippo- 
Zaryte  afin  d'avoir  des  vivres;  la  cité  tyricnne  leur  en 
envoya  le  soir  môme.  Ils  mangèrent  avidement.  Quand 
ils  furent  réconfortés,  ils  ramassèrent  bien  vite  les 
restes  de  leurs  bagages  et  leurs  armes  rompues  ;  les 
femmes  se  tassèrent  au  centre;  et,  sans  souci  des 
blessés  pleurant  derrière  eux,  ils  partirent  par  le  bord 
du  rivage,  à  pas  rapides,  comme  un  troupeau  de  loups 
qui  s'éloignent. 

Ils  marchaient  sur  lïyppo-Zaryte,  décidés  à  la 
prendre,  car  ils  avaient  besoin  d'une  ville. 

Ilamilcar,  en  les  apercevant  au  loin,  eut  un  déses- 
poir, malgré  l'orgueil  qu'il  sentait  à  les  voir  fuir  de- 
vant lui.  Il  aurait  fallu  les  attaquer  tout  de  suite  avec 
des  troupes  fraîches.  Encore  une  journée  pareille,  et 
la  guerre  était  finie!   Si  les  choses  traînaient,  ils  re- 


L'AHLliDUC.  295 

viendraient  plusforLs;  les  villes  lyrieiines  se  join- 
draient à  eux  ;  sa  elémence  envers  les  vaincus  n'avait 
servi  de  rien.  Il  prit  la  résolution  d'être  impi- 
toyable. 

Le  soir  môme,  il  envoya  au  Grand-Conseil  un  dro- 
madaire chargé  de  bracelets  recueillis  sur  les  morts, 
et,  avec  des  menaces  horribles,  il  ordonnait  qu'on  lui 
expédiât  une  autre  armée. 

Tous,  depuis  longtemps,  le  croyaient  perdu  ;  si 
bien  qu'en  apprenant  sa  victoire,  ils  éprouvèrent  une 
stupéfaction  qui  était  presque  de  la  terreur.  Le  re- 
tour du  zaïmph,  annoncé  vaguement,  complétait  la 
merveille.  Ainsi  les  Dieux  et  la  force  de  Carthage 
semblaient  maintenant  lui  appartenir. 

Personne  de  ses  ennemis  ne  hasarda  une  plainte 
ou  une  récrimination.  Par  l'enthousiasme  des  uns  et 
la  pusillanimité  des  autres,  avant'le  délai  prescrit,  une 
armée  de  cinq  mille  hommes  fut  prête. 

Elle  gagna  promptement  Utique  pour  appuyer  le 
suffète  sur  ses  derrières,  tandis  que  trois  mille  des 
plus  considérables  montèrent  sur  des  vaisseaux  qui 
devaient  les  débarquer  à  Hippo-Zaryte,  d'oi^i  ils  re- 
pousseraient les  Barbares. 

Ilannon  en  avait  accepté  le  commandement;  mais 
il  confia  l'armée  à  son  lieutenant  Magdassan,  afin  de 
conduire  les  troupes  de  débarquement  lui-même,  car 
il  ne  pouvait  plus  endurer  les  secousses  de  la  litière. 
Son  mal,  en  rongeant  ses  lèvres  et  ses  narines,  avait 
creusé  dans  sa  face  un  large  trou  ;  à  dix  pas,  on  lui 
voyait  le  fond  de  sa  gorge,  et  il  se  savait  tellement 


296  SALAMMBO. 

hideux  qu'il  se  mettait,   comme  une  femme,  un  voile 
sur  la  tête. 

Hippo-Zaryte  n'écouta  point  ses  sommations,  ni 
celles  des  Barbares  non  plus  ;  mais  chaque  matin  les 
habitants  leur  descendaient  des  vivres  dans  des  cor- 
beilles, et  en  criant  du  haut  des  tours,  ils  s'excusaient 
sur  les  exigences  de  la  République  et  les  conjuraient 
de  s'éloigner.  Ils  adressaient  par  signes  les  mômes 
[)rotestations  aux  Carthaginois  qui  stationnaient  dans 
la  mer. 

Hannon  se  contentait  de  bloquer  le  port  sans  ris- 
quer une  attaque.  Cependant,  il  persuada  aux  juges 
d'IIippo-Zaryte  de  recevoir  chez  eux  trois  cents  soldats. 
Puis  il  s'en  alla  vers  le  cap  des  Raisins  et  il  fit  un 
long  détour  afin  de  cerner  les  Barbares,  opération  in- 
opportune et  môme  dangereuse.  Sa  jalousie  l'empê- 
chait de  secourir  le  sufïète;  il  arrêtait  ses  espions,  le 
gênait  dans  tous  ses  plans,  compromettait  son  entre- 
prise. Hamilcar  écrivit  au  Grand-Conseil  de  l'en  débar- 
rasser, et  Hannon  rentra  dans  Carthage,  furieux  contre 
la  bassesse  des  anciens  et  la  folie  de  son  collègue. 
Après  tant  d'espérances,  on  se  retrouvait  dans  une 
situation  encore  plus  déplorable;  on  tâchait  de  n'y  pas 
réfléchir,  et  même  de  n'en  point  parler. 

Comme  si  ce  n'était  pas  assez  d'infortunes  à  la  fois, 
on  apprit  que  les  Mercenaires  de  la  Sardaigne  avaient 
crucifié  leur  général,  saisi  les  places  fortes  et  partout 
égorgé  les  hommes  de  race  chananéenne.  Le  peuple  ro- 
main menaça  la  République  d'hostilités  immédiates,  si 
elle  ne  donnait  douze  cents  talents  avec  l'île  de  Sar- 


L'AQUEDUC.  297 

daigne  tout  entière.  Il  avait  accepté  l'alliance  des  Bar- 
bares, et  il  leur  expédia  des  bateaux  plats,  chargés  de 
farine  et  de  viandes  sèches.  Les  Carthaginois  les  pour- 
suivirent, capturèi'cnt  cinq  cents  hommes;  mais  trois 
jours  après,  une  flotte  qui  venait  de  la  Bysacène , 
apportant  des  vivres  à  Carthage,  sombra  dans  une  tem- 
pête. Les  Dieux  évidemment  se  déclaraient  contre  elle. 

Alors  les  citoyens  d'IIippo-Zaryte,  prétextant  une 
alarme,  firent  monter  sur  leurs  murailles  les  trois 
cents  hommes  d'Ilannon  ;  puis,  survenant  derrière  eux, 
ils  les  prirent  aux  jambes  et  les  jetèrent  par-dessus 
les  remparts,  tout  à  coup.  Quelques-uns  qui  n'étaient 
pas  morts  furent  poursuivis  et  allèrent  se  noyer  dans 
la  mer. 

Utique  endurait  des  soldats,  car  Magdassan  avait 
fait  comme  Ilannon,  et,  d'après  ses  ordres,  il  entourait 
la  ville,  sourd  aux  prières  d'Hamilcar.  Pour  ceux-là, 
on  leur  donna  du  vin  mêlé  de  mandragore,  puis  on  les 
égorgea  dans  leur  sommeil.  En  même  temps,  les  Bar- 
bares arrivèrent;  Magdassan  s'enfuit,  les  portes  s'ou- 
vrirent; dès  lors  les  deux  villes  tjriennes  montrèrent 
à  leurs  nouveaux  amis  un  opiniâtre  dévouement,  et  à 
leurs  anciens  alliés  une  haine  inconcevable. 

Cet  abandon  de  la  cause  punique  était  un  conseil, 
un  exemple.  Les  espoirs  de  délivrance  se  ranimèrent. 
Des  populations,  incertaines  encore,  n'hésitèrent  plus. 
Tout  s'ébranla.  Le  suffète  l'apprit  ;  — et  il  n'attendait 
aucun  secours!  il  était  maintenant  irrévocablement 
perdu. 

Aussitôt  il  congédia  Narr'IIavas,  qui  devait  garder 


298  S  AL  A. M  .M  15  0. 

les  limites  de  son  royaume.  Quant  à  lui,  il  résolut  de 
rentrer  à  Carthage  pour  y  prendre  des  soldats  et  re- 
commencer la  guerre. 

Les  Barbares  établis  à  Hippo-Zaryte  aperçurent  son 
armée  comme  elle  descendait  de  la  montagne. 

Où  donc  les  Carthaginois  allaient-ils?  La  faim  sans 
doute  les  poussait  ;  et,  affolés  par  les  souffrances, 
malgré  leur  faiblesse,  ils  venaient  livrer  bataille.  Mais 
ils  tournèrent  à  droite  :  ils  fuyaient.  On  pouvait  les 
atteindre,  les  écraser  tous.  Les  Barbares  s'élancèrent  à 
leur  poursuite. 

Les  Carthaginois  furent  arrêtés  par  le  fleuve.  Il 
était  large  cette  fois,  et  le  vent  d'ouest  n'avait  pas 
soufflé.  Les  nus  le  passèrent  à  la  nage,  les  autres  sur 
leurs  boucliers.  Ils  se  remirent  en  marche.  La  nuit 
tomba.  On  ne  les  vit  plus. 

Les  Barbares  ne  s'arrèlèrent  pas  ;  ils  remontèrent 
plus  loin,  pour  trouver  une  place  plus  étroibe.  Les  gens 
de  Tunis  accoururent  ;  ils  entraînèrent  ceux  d'Utique. 
A  chaque  buisson  leur  nombre  augmentait  ;  et  les  Car- 
thaginois, en  se  couchant  par  terre,  entendaient  le 
battement  de  leurs  pas  dans  les  ténèbres.  De  temps  à 
autre,  pour  les  ralentir,  Barca  faisait  lancer,  derrière 
lui,  des  volées  de  flèches;  plusieurs  en  furent  tués. 
Quand  le  jour  se  leva,  on  était  dans  les  montagnes  de 
l'Ariane,  à  cet  endroit  où  le  chemin  fait  un  coude. 

Màtho,  qui  marchait  en  tète,  crut  distinguer  dans 
l'horizon  quelque  chose  de  vert,  au  sommet  d'une 
éminence.  Le  terrain  s'abaissa  ;  et  des  obélisques,  des 
dômes,  des  maisons  parurent!  c'était Carthage.  Il  s'ap- 


I/AQUEOUC.  299 

puya  contre  un  arbre  pour  ne  pas  tomber,  tant  son 
cœur  battait  vite. 

Il  songeait  à  tout  ce  qui  était  survenu  dans  son 
existence  depuis  la  dernière  fois  qu'il  avait  passé  par 
là.  C'était  une  surprise  iuQnie,  un  étourdissement.  Puis, 
une  joie  l'emporta  à  l'idée  de  revoir  Salammbô.  Les 
raisons  qu'il  avait  de  l'exécrer  lui  revinrent  à  la  mé- 
moire ;  il  les  rejeta  bien  vile.  Frémissant  et  les  pru- 
nelles tendues,  il  contemplait,  au  delà  d'Eschmoi!ui,  la 
haute  terrasse  d'un  palais,  par-dessus  des  palmiers;  un 
sourire  d'extase  illuniiuait  sa  figure,  comme  s'il  fût 
arrivé  jusqu'à  lui  quelque  grande  lumière;  il  ouvrait 
les  bras,  il  envoyait  des  baisers  dans  la  brise  et  mur- 
murait :  «  Viens  !  viens  !  »  un  soupir  lui  gonfla  la  poi- 
trine, et  deux  larmes,  longues  comme  des  perles,  tom- 
bèrent sur  sa  barbe. 

«  —  Qui  te  retient?  —  s'écria  Spendius.  Hàte-toi 
donc  !  En  marche  !  Le  suffète  va  nous  échapper  !  Mais 
tes  genoux  chancellent  et  tu  me  regardes  comme  un 
homme  ivre  !  » 

Il  trépignait  d'impatience;  il  pressait  Màtho;  etavec 
des  clignements  d'yeux,  comme  à  l'approche  d'un  but 
longuement  visé  : 

«  —  Ah  !  nous  y  sommes  !  Nous  y  voilà  !  Je  les 
tiens  !  » 

Il  avait  l'air  si  convaincu  et  triomphant  que  Màtho, 
surpris  dans  sa  torpeur,  se  sentit  entraîné.  Ces  paroles 
survenaient  au  plus  fort  de  sa  détresse,  poussaient  son 
désespoir  à  la  vengeance,  montraient  une  pâture  à  sa 
colère.  Il  bondit  sur  un  des  chameaux  qui  étaient  dans 


300  SALAMMBO. 

les  bagages,  lui  arracha  son  licou  ;  avec  la  longue 
corde  il  frappait  à  tour  de  bras  les  traînards  ;  il  cou- 
rait de  droite  et  de  gauche,  alternativement,  sur  le 
derrière  de  l'armée,  comme  un  chien  qui  pousse  un 
troupeau. 

A  sa  voix  tonnante,  les  lignes  d'hommes  se  resser- 
rèrent; les  boiteux  mêmes  précipitèrent  leurs  pas;  au 
milieu  de  l'isthme,  l'intervalle  diminua.  Les  premiers 
des  Barbares  marchaient  dans  la  poussière  des  Cartha- 
ginois. Les  deux  armées  se  rapprochaient,  allaient  se 
toucher.  Mais  la  porte  de  Malqua,  la  porte  de  Tagaste 
et  la  grande  porte  de  Khamon  déployèrent  leurs  bat- 
tants. Le  carré  punique  se  divisa  ;  trois  colonnes  s'y 
engloutirent,  elles  tourbillonnaient  sous  les  porches. 
Bientôt  la  masse,  trop  serrée  sur  elle-même,  n'avança 
plus;  les  piques  en  l'air  se  heurtaient,  et  les  flèches 
des  Barbares  éclataient  contre  les  murs. 

Sur  le  seuil  de  Khamon,  on  aperçut  Ilamilcar. 
Il  se  retourna,  eu  criant  à  ses  hommes  de  s'écarter. 
11  descendit  de  son  cheval;  et  du  glaive  qu'il  te- 
nait, en  le  piquant  à  la  croupe,  il  l'envoya  sur  les 
Barbares. 

C'était  un  étalon  orynge  qu'on  nourrissait  avec  des 
boulettes  de  farine,  et  qui  pliait  les  genoux  pour  lais- 
ser monter  son  maître.  Pourquoi  donc  le  renvoyait-il! 
Etait-ce  un  sacrifice  ? 

Le  grand  cheval  galopait  au  milieu  des  lances,  ren- 
versait les  hommes,  et,  s'embarrassant  les  pieds  dans 
ses  entraves,  tombait,  puis  se  relevait  avec  des  bonds 
furieux;   et  pendant  qu'ils  tâchaient  de  l'arrêter  ou 


F/ AQUEDUC.  301 

regardaient  tout  surpris,  les  Carthaginois  s'étaient  re- 
joints; ils  entrèrent;  la  porte  énorme  se  referma  der- 
rière eux,  en  retentissant. 

Elle  ne  céda  pas.  Les  Barbares  vinrent  s'écraser 
contre  elle;  —  et  durant  quelques  minutes,  sur  toute 
la  longueur  de  l'armée,  il  y  eut  une  oscillation  de  plus 
en  plus  molle  et  qui  enfin  s'arrêta. 

Les  Carthaginois  avaient  mis  des  soldats  sur  l'aque- 
duc ;  ils  commençaient  à  lancer  des  pierres,  des  balles, 
des  poutres.  Spendius  représenta  qu'il  ne  fallait  point 
s'obstiner.  Ils  allèrent  s'établir  plus  loin,  tous  bien 
résolus  à  faire  le  siège  de  Carthage. 

Cependant  la  rumeur  de  la  guerre  avait  dépassé 
les  confins  de  l'empire  punique;  et,  des  colonnes 
d'Hercule  jusqu'au  delà  de  Cyrène,  les  pasteurs  en  rê- 
vaient en  gardant  leurs  troupeaux  ;  et  les  caravanes  en 
causaient  la  nuit,  à  la  lueur  des  étoiles.  Cette  grande 
Carthage,  dominatrice  des  mers,  splendide  comme  le 
soleil  et  effrayante  comme  un  dieu,  il  se  trouvait  des 
hommes  qui  osaient  l'attaquer  !  On  avait  plusieurs  fois 
atîirmé  sa  chute  ;  et  tous  y  avaient  cru,  car  tous  la 
souhaitaient:  les  populations  soumises,  les  villages  tri- 
butaires, les  provinces  alliées,  les  hordes  indépendantes, 
ceux  qui  l'exécraient  pour  sa  tyrannie,  ou  qui  jalou- 
saient sa  puissance,  ou  qui  convoitaient  sa  richesse. 
Les  plus  braves  s'étaient  joints  bien  vite  aux  iMer- 
cenaires.  La  défaite  du  Macar  avait  arrêté  tous  les 
autres.  Ils  avaient  repris  confiance,  s'étaient  avancés, 
rapprochés  ;  et  maintenant  les  hommes  des  régions 
orientales  se  tenaient  dans  les  dunes  de  Clypea,   de 


30?  SALAMMBO. 

l'autre  côté  du  golfe.  Dès  qu'ils  aperçurent  les  Bar- 
bares, ils  se  montrèrent. 

Ce  n'étaient  pas  les  Libyens  des  environs  de  Car- 
tilage; depuis  longtemps  ils  composaient  la  troisième 
armée  ;  mais  les  nomades  du  plateau  de  Barca,  les 
bandits  du  cap  Phiscus  et  du  promontoire  de  Derné, 
ceux  du  Phazzana  et  de  la  Marmarique.  Ils  avaient 
traversé  le  désert  en  buvant  aux  puits  saumàtres  ma- 
çonnés avec  des  ossements  de  chameau  ;  les  Zuaèces, 
couverts  de  plumes  d'autruche,  étaient  venus  sur  des 
quadriges  ;  les  Garamantes,  masqués  d'un  voile  noir, 
assis  en  arrière  sur  leurs  cavales  peintes  ;  d'autres  sur 
des  ânes,  sur  des  onagres,  sur  des  zèbres,  sur  des 
buffles  ;  et  quelques-uns  traînaient,  avec  leurs  familles 
et  leurs  idoles,  le  toit  de  leur  cabane  en  forme  de 
chaloupe.  Il  y  avait  des  Ammoniens  aux  membres  ri- 
dés par  l'eau  chaude  des  fontaines;  des  Atarantes,  qui 
maudissent  le  soleil  ;  des  Troglodytes,  qui  enterrent 
en  riant  leurs  morts  sous  des  branches  d'arbre;  et  les 
hideux  Auséens,  qui  mangent  des  sauterelles  ;  les 
Achyrmachides,  qui  mangent  des  poux,  et  les  Gy- 
santes,  peints  de  vermillon,  qui  mangent  des  singes. 

Tous  s'étaient  rangés  sur  le  bord  de  la  mer  en  une 
grande  ligne  droite.  Ils  s'avancèrent  ensuite  comme 
des  tourbillons  de  sable  soulevés  par  le  vent.  Au  mi- 
lieu de  l'isthme  leur  foule  s'arrêta,  les  iMercenaires 
établis  devant  eux,  près  des  murailles,  ne  voulant 
point  bouger. 

Puis,  du  côté  de  l'Ariane,  apparurent  les  hommes 
de  l'Occident,  le  peuple  des  Numides.  En  effet,  Narr'- 


L'AOURDUC.  303 

Ilavas  ne  gouvernait  que  les  Massyliens  ;  d'ailleurs, 
une  coutume  leur  permettant  après  les  revers  d'aban- 
donner leur  roi,  ils  s'étaient  rassemblés  sur  le  Zaïne, 
puis  l'avaient  franchi  au  premier  mouvement  d'IIa- 
milcar.  On  vil  d'abord  accourir  tous  les  chasseurs 
du  Malethut-Baal  et  du  Garaphos,  habillés  de  peaux  de 
lion,  et  qui  conduisaient  avec  la  hampe  de  leurs  piques 
de  petits  chevaux  maigres  à  longue  ci'inière;  puis  mar- 
chaient les  Gétules  dans  des  cuirasses  en  peau  de  ser- 
pent; puis  lesPharusiens,  portant  de  hautes  couronnes 
faites  de  cire  et  de  résine  ;  et  les  Cannes,  les  Marcares, 
les  Tillabares,  chacun  tenant  deux  javelots  et  un  bouclier 
rond,  en  cuir  d'hippopotame.  Ils  s'arrêtèrent  au  bas  des 
catacombes,  dans  les  premières  flaques  de  la  lagune. 

Mais  quand  les  Libyens  se  furent  déplacés,  on  aper- 
çut à  l'endroit  qu'ils  occupaient,  et  comme  un  nuage  à 
ras  du  sol,  la  multitude  des  nègres.  lien  était  venu  du 
Ilarousch  blanc,  du  Harousch  noir,  du  désert  d'Augyles 
et  môme  de  la  grande  contrée  d'Agazymba,  qui  est  à 
quatre  mois  au  sud  des  Garamantes,  et  de  plus  loin 
encore!  Malgré  leurs  joyaux  de  bois  rouge,  la  crasse 
de  leur  peau  noire  les  faisait  ressembler  à  des  mûres 
longtemps  roulées  dans  la  poussière.  Ils  avaient  des 
caleçons  en  fils  d'écorce,  des  tuniques  d'herbes  des- 
séchées, des  mufles  de  bêtes  fauves  sur  la  tête;  — et, 
hurlant  comme  des  loups,  ils  secouaient  des  tringles 
garnies  d'anneaux  et  brandissaient  des  queues  de  vache 
au  bout  d'un  bâton,  en  manière  d'étendards. 

Puis  derrière  les  Numides,  les  Maurusiens  et  les 
Gétules,  se  pressaient  les  hommes  jaunâtres  répandus 


304  SALAMMBO. 

au  delà  de  Taggir  dans  les  forêts  de  cèdres.  Des  car- 
quois en  poils  de  chat  leur  battaient  sur  les  épaules  ;  et 
ils  menaient  en  laisse  des  chiens  énormes,  aussi  hauts 
que  des  ânes,  et  qui  n'aboyaient  pas. 

Enfin,  comme  si  l'Afrique  ne  s'était  point  suffi- 
samment vidée,  et  que  pour  recueillir  plus  de  fureurs 
il  eût  fallu  prendre  jusqu'au  bas  des  races,  on  voyait, 
derrière  tous  les  autres,  des  hommes  à  profil  de  béte 
et  ricanant  d'un  rire  idiot  ;  —  misérables  ravagés  par 
de  hideuses  maladies,  pygmécs  difformes,  mulâtres 
d'un  sexe  ambigu,  albinos  dont  les  yeux  rouges 
clignotaient  au  soleil  ;  tout  en  bégayant  des  sons 
inintelligibles,  ils  mettaient  un  doigt  dans  leur  bouche 
pour  faire  voir  qu'ils  avaient  faim. 

La  confusion  des  armes  n'était  pas  moindre  que 
celle  des  vêtements  et  des  peuples.  Pas  une  invention 
de  mort  qui  n'y  fût,  depuis  les  poignards  de  bois,  les 
haches  de  pierre  et  les  tridents  d'ivoire,  jusqu'à  de  longs 
sabres,  dentelés  comme  des  scies,  minces,  et  faits 
d'une  lame  de  cuivre  qui  pliait.  Ils  maniaient  des  cou- 
telas, se  bifurquant  en  plusieurs  branches  pareilles  à 
des  ramures  d'antilopes,  des  serpes  attachées  au  bout 
d'une  corde,  des  triangles  de  fer,  des  massues,  des 
poinçons.  Les  Éthiopiens  du  Bambotus  cachaient  dans 
leurs  cheveux  de  petits  dards  empoisonnés.  Plusieurs 
avaient  apporté  des  cailloux  dans  des  sacs.  D'autres, 
les  mains  vides,  faisaient  claquer  leurs  dents. 

Une  houle  continuelle  agitait  cette  multitude.  Des 
dromadaires,  tout  barbouillés  de  goudron  comme  des 
navires,  renversaient  les  femmes  qui  portaient  leurs 


L'AQUEDUC.  305 

enfants  sur  la  hanche.  Les  provisions  dans  les  couffes 
se  répandaient  ;  on  écrasait  en  marchant  des  morceaux 
de  sel,  "des  paquets  de  gomme,  des  dattes  pourries, 
des  noix  de  gourou  ;  —  et  parfois,  sur  des  seins  cou- 
verts de  vermine,  pendait  à  un  mince  cordon  quelque 
diamant  qu'avaient  cherché  les  satrapes,  une  pierre 
presque  fabuleuse  et  suffisante  pour  acheter  un  empire. 
Ils  ne  savaient  même  pas,  la  plupart,  ce  qu'ils  dési- 
raient. Une  fascination,  une  curiosité  les  poussait  ; 
des  Nomades  qui  n'avaient  jamais  vu  de  ville  étaient 
effrayés  par  l'ombre  des  murailles. 

L'isthme  disparaissait  maintenant  sous  les  hommes  ; 
cette  longue  surface,  où  les  tentes  faisaient  comme 
des  cabanes  dans  une  inondation,  s'étalait  jusqu'aux 
premières  lignes  des  autres  Barbares,  toutes  ruisse- 
lantes de  fer  et  symétriquement  établies  sur  les  deux 
flancs  de  l'aqueduc. 

Les  Carthaginois  se  trouvaient  encore  dans  l'effroi 
de  leur  arrivée,  quand  ils  aperçurent,  venant  droit  vers 
eux,  comme  des' monstres  et  comme  des  édifices,  — 
avec  leurs  mâts,  leurs  bras,  leurs  cordages,  leurs  arti- 
culations, leurs  chapiteaux  et  leurs  carapaces,  —  les 
machines  de  siège,  qu'envoyaient  les  villes  tyriennes  : 
soixante  carrobalistes,  quatre-vingts  onagres,  trente 
scorpions,  cinquante  tollénones,  douze  béliers  et  trois 
gigantesques  catapultes  qu'  lançaient  des  morceaux  de 
roche  du  poids  de  quinze  talents.  Des  masses  d'hommes 
les  poussaient,  cramponnés  à  leur  base  ;  à  chaque  pas 
un  frémissement  les  secouait  ;  elles  arrivèrent  ainsi 
jusqu'en  face  des  murs. 

20 


306  SALAMMBO. 

Il  fallait  plusieurs  jours  encore  pour  finir  les  pré- 
paratifs du  siège.  Les  Mercenaires,  instruits  par  leurs 
défaites,  ne  voulaient  point  se  risquer  dans  des  enga- 
gements inutiles  ;  —  et,  de  part  et  d'autre,  on  n'avait 
aucune  hâte,  sachant  bien  qu'une  action  terrible  allait 
s'ouvrir  et  qu'il  en  résulterait  une  victoire  ou  une  exter- 
mination complète. 

Cartilage  pouvait  longtemps  résister  ;  ses  larges  mu- 
railles offraient  une  série  d'angles  rentrants  et  sortants, 
disposition  avantageuse  pour  repousser  les  assauts. 

Du  côté  des  catacombes,  une  portion  s'était  écrou- 
lée, —  et  par  les  nuits  obscures,  entre  les  blocs  dis- 
joints, on  apercevait  des  lumières  dans  les  bouges  de 
Malqua.  Ils  dominaient  en  de  certains  endroits  la  hau- 
teur des  remparts.  C'était  là  que  vivaient,  avec  leurs 
nouveaux  époux,  les  femmes  des  Mercenaires  chassées 
par  Màtho.  En  les  revoyant,  leur  cœur  n'y  tint  plus. 
Elles  agitèrent  de  loin  leurs  écharpes;  puis  elles  ve- 
naient, dans  les  ténèbres,  causer  avec  les  soldats  par 
la  fente  du  mur,  et  le  Grand-Conseil*  apprit  un  matin 
que  toutes  s'étaient  enfuies.  Les  unes  avaient  passé 
entre  les  pierres;  d'autres,  plus  intrépides,  étaient 
descendues  avec  des  cordes. 

Enfin,  Spendius  résolut  d'accomplir  son  projet. 

La  guerre,  en  le  retenant  au  loin,  l'en  avait  jus- 
qu'alors empêché  ;  et  depuis  qu'on  était  revenu  devant 
Cartilage,  il  lui  semblait  que  les  habitants  soupçon- 
naient son  entreprise.  Bientôt  ils  diminuèrent  les  sen- 
tinelles de  l'aqueduc.  On  n'avait  pas  trop  de  monde 
pour  la  défense  de  l'enceinte. 


L'AQUEDUC.  307 

L'ancien  esclave  s'exerça  pendant  plusieurs  jours  à 
tirer  des  flèches  contre  les  phénicoptères  du  lac.  Puis 
un  soir  que  la  lune  brillait,  il  pria  Mâtho  d'allumer  au 
milieu  de  la  nuit  un  grand  feu  de  paille,  en  môme  temps 
que  tous  ses  hommes  pousseraient  des  cris  ;  et  prenant 
avec  lui  Zarxas,  il  s'en  alla  par  le  bord  du  golfe,  dans 
la  direction  de  Tunis. 

A  la  hauteur  des  dernières  arches,  ils  revinrent 
droit  vers  l'aqueduc  ;  la  place  était  découverte  ;  ils 
s'avancèrent  en  rampant  jusqu'à  la  base  des  pihers. 

Les  sentinelles  de  la  plate-forme  se  promenaient 
tranquillement. 

De  hautes  flammes  parurent;  des  clairons  reten- 
tirent ;  les  soldats  en  vedette,  croyant  à  un  assaut,  se 
précipitèrent  du  côté  de  Carthage. 

Un  homme  était  resté.  Il  apparaissait  en  noir  sur  le 
fond  du  ciel.  La  lune  donnait  derrière  lui,  et  son  ombre 
démesurée  faisait  au  loin  sur  la  plaine  comme  un  obé- 
lisque qui  marchait, 

Zarxas  saisit  sa  fronde  ;  par  prudence  ou  par  féro- 
cité, Spendius  l'arrêta.  —  «  Non,  le  ronflement  de  la 
balle  ferait  du  bruit  !  A  moi  !  » 

Alors  il  banda  son  arc  de  toutes  ses  forces,  en 
l'appuyant  par  le  bas  contre  l'orteil  de  son  pied 
gauche;  il  visa,  et  la  flèche  partit. 

L'homme  ne  tomba  point.  Il  disparut. 

«  —  S'il  était  blessé,  nous  l'entendrions  !   »    dit 

Spendius;   et  il   monta   vivement  d'étage    en  étage, 

comme  il  avait  fait  la  première  fois,  en  s'aidant  d'une 

corde  et  d'un  harpon.  Quand  il  fut  en  haut,  près  du 


308    .  SALAMMBO. 

cadavre,  il  la  laissa  retomber.  Le  Baléare  y  attacha  un 
pic  avec  un  maillet  et  s'en  retourna. 

Les  trompettes  ne  sonnaient  plus.  Tout  maintenant 
était  tranquille.  Spendius  avait  soulevé  une  des  dalles, 
était  entré  dans  l'eau,  et  l'avait  refermée  sur  lui. 

En  calculant  la  distance  d'après  le  nombre  de  ses 
pas,  il  arriva  juste  à  l'endroit  où  il  avait  remarqué  une 
fissure  oblique  ;  et  pendant  trois  heures,  jusqu'au  matin, 
il  travailla  d'une  façon  continue,  furieuse,  respirant  à 
peine  parles  interstices  des  dalles  supérieures,  assailli 
d'angoisses  et  vingt  fois  croyant  mourir.  Enfin,  on  en- 
tendit un  craquement;  une  pierre  énorme,  en  rico- 
chant sur  les  arcs  inférieurs,  roula  jusqu'en  bas,  —  et, 
tout  à  coup,  une  cataracte,  un  fleuve  entier  tomba  du 
ciel  dans  la  plaine.  L'aqueduc,  coupé  par  le  milieu,  se 
déversait.  C'était  la  mort  pour  Carthage,  la  victoire 
pour  les  Barbares. 

En  un  instant,  les  Carthaginois  réveillés  apparurent 
sur  les  murailles,  sur  les  maisons,  sur  les  temples.  Les 
Barbares  se  poussaient,  criaient.  Ils  dansaient  en  dér 
lire  autour  de  la  grande  chute  d'eau,  et,  dans  l'extra- 
vagance de  leur  joie,  venaient  s'y  mouiller  la  tête. 

On  aperçut  au  sommet  de  l'aqueduc  un  homme 
avec  une  tunique  brune,  déchirée.  Il  se  tenait  penché 
tout  au  bord  les  deux  mains  sur  les  hanches  ;  et  il  re- 
garda en  bas,  sous  lui,  comme  étonné  de  son  œuvre. 

Puis,  il  se  redressa.  Il  parcourut  l'horizon  d'un  air 
superbe  qui  semblait  dire  :  «  Tout  cela  maintenant  est 
à  moi  !  »  Les  applaudissements  des  Barbares  éclatèrent; 
les  Carthaginois,  comprenant  enfin  leur  désastre,  hur- 


i 


L'AQUEDUC.  309 

laient  de  désespoir.  Alors  il  se  mit  à  courir  sur  la  plate- 
forme d'un  bout  à  l'autre,  —  et  comme  un  conducteur 
de  char  triomphant  aux  jeux  Olympiques,  Spendijas, 
éperdu  d'orgueil,  levait  les  bras. 


310  SALAMMBO. 


Xlll 


MO LOCH 


Les  Barbares  n'avaient  pas  besoin  d'une  eirconvaî- 
lation  du  eôle  de  l'Afrique;  elle  leur  appartenait.  Pour 
rendre  plus  facile  l'approche  des  murailles,  on  abattit 
le  retranchement  qui  bordait  le  fossé.  Ensuite,  Mâtho 
divisa  l'armée  par  grands  demi-cercles,  de  façon  à  en- 
velopper mieux  Carthage.  Les  hoplites  des  Mercenaires 
furent  placés  au  premier  rang,  derrière  eux  les  fron- 
deurs et  les  cavaliers;  tout -au  fond,  les  bagages,  les 
chariots,  les  chevaux;  en  deçà  de  cette  multitude,  à 
trois  cents  pas  des  tours,  se  hérissaient  les  machines. 

Sous  la  variété  infinie  de  leurs  appellations  (qui 
changèrent  plusieurs  fois  dans  le  cours  des  siècles), 
elles  pouvaient  se  réduire  à  deux  systèmes  :  lès  unes 
agissant  comme  des  frondes,  les  autres  comme  des 
arcs. 

Les  premières,  les  catapultes,  se  composaient  d'un 
châssis  carré,  avec  deux  montants  verticaux  et  une 
barre  horizontale.  A  sa  partie  antérieure  un  cylindre, 
muni  de  câbles,  retenait  un  gros  timon  portant  une 
cuillère  pour  recevoir  les  projectiles;  la  base  en  était 
prise  dans  un  écheveau  de  fils  tordu  ;  quand  on  lâchait 


I 


MOLOCH.  3M 

les  cordes,  il  se  relevait  et  venait  frapper  contre  la 
barre,  ce  qui,  l'arrèlant  par  une  secousse,  multipliait 
sa  vigueur. 

Les  secondes  offraient  un  mécanisme  plus  compli- 
qué :  sur  une  petite  colonne,  une  traverse  était  fixée 
par  son  milieu  où  aboutissait  à  angle  droit  une 
espèce  de  canal  ;  aux:  extrémités  de  la  traverse  s'éle- 
vaient deux  chapiteaux  qui  contenaient  un  entortillage 
de  crins;  deux  poutrelles  s'y  trouvaient  prises  pour 
maintenir  les  bouts  d'une  corde  que  l'on  amenait  jus- 
qu'au bas  du  canal,  sur  une  tablette  de  bronze.  Par 
un  ressort,  cette  plaque  de  nictal  se  détachait,  et, 
glissant  sur  des  rainures,  poussait  les  flèches. 

Les  catapultes  s'appelaient  également  des  onagres, 
comme  les  ânes  sauvages  qui  lancent  des  cailloux  avec 
leurs  pieds,  et  les  bahstes  des  scorpions,  à  cause  d'un 
crochet  dressé  sur  la  tablette,  et  qui,  s'abaissant  d'un 
coup  de  poing,  faisait  partir  le  ressort. 

Leur  construction  exigeait  de  savants  calculs  ; 
leurs  bois  devaient  être  choisis  dans  les  essences  les 
plus  dures,  leurs  engrenages  tous  d'airain;  elles  se 
bandaient  avec  des  leviers,  des  moufles,  des  cabestans 
ou  des  tympans;  de  forts  pivots  variaient  la  direc- 
tion de  leur  tir,  des  cylindres  les  faisaient  s'avancer, 
et  les  plus  considérables,  que  l'on  apportait  pièce  à 
pièce,  étaient  remontées  en  lace  de  l'ennemi. 

Spendius  disposa  les  trois  grandes  catapultes  vers 
les  trois  angles  principaux  ;  devant  chaque  porte  il 
plaça  un  bélier,  devant  chaque  tour  une  baliste,  et  des 
carrobalistes  circuleraient  par  derrière.  Mais  il  fallait 


312  SALAMMBO. 

les  garantir  contre  les  feux  des  assiégés,  et  combler 
d'abord  le  fossé  qui  les  séparait  des  murailles. 

On  avança  des  galeries  en  claies  de  joncs  verts,  et 
des  cintres  en  chêne,  pareils  à  d'énormes  boucliers 
glissant  sur  trois  roues  ;  de  petites  cabanes  couvertes 
de  peaux  fraîches  et  rembourrées  de  varech  abritaient 
les  travailleurs;  les  catapultes  et  les  batistes  furent 
défendues  par  des  rideaux  de  cordages  que  l'on  avait 
trempés  dans  du  vinaigre  pour  les  rendre  incombus- 
tibles. Les  femmes  et  les  enfants  allaient  prendre  des 
cailloux  sur  la  grève,  ramassaient  de  la  terre  avec 
leurs  mains  et  l'apportaient  aux  soldats. 
N      Les  Carthaginois  se  préparaient  aussi. 

jiiamilcar  les  avait  bien  vite  rassurés  en  déclarant 
qu'il  restait  de  l'eau  dans  les  citernes  pour  cent  vingt- 
trois  jours.  Cette  affîrniation,  sa  présence  au  milieu 
d'eux,  et  celle  du  zaïmph  surtout,  leur  donnèrent  bon 
espoir.  Carthage  se  releva  de  son  accablement;  ceux 
qui  n'étaient  pas  d'origine  chananéenne  furent  em- 
portés dans  la  passion  des  autres. 

On  arma  les  esclaves,  on  vida  les  arsenaux  ;  les 
citoyens  eurent  chacun  leur  poste  et  leur  emploi.  Douze 
cents  hommes  survivaient  des  transfuges,  le  suffète 
les  fit  tous  capitaines  ;  et  les  charpentiers,  les  armu- 
riers, les  forgerons  et  les  orfèvres  furent  préposés  aux 
machines.  Les  Carthaginois  en  avaient  gardé  quel- 
ques-unes, malgré  les  conditions  de  la  paix  romaine. 
On  les  répara,  ils  s'entendaient  à  ces  ouvrages. 

Les  deux  côtés  septentrional  et  oriental,  défendus 
par  la  mer  et  par  le  golfe,  restaient  inaccessibles.  Sur 


MOLOCH.  313 

la  muraille  faisant  face  aux  Barbares,  on  monta  des 
troncs  d'arbre,  des  meules  de  moulin,  des  vases  pleins 
de  soufre,  des  cuves  pleines  d'huile,  et  l'on  bâtit  des 
fourneaux.  On  entassa  des  pierres  sur  la  plate-forme 
des  tours,  et  les  maisons  qui  touchaient  immédia- 
tement au  rempart  furent  bourrées  avec  du  sable  pour 
l'affermir  et  augmenter  son  épaisseur. 

Devant  ces  dispositions  les  Barbares  s'irritèrent. 
Ils  voulurent  combattre  tout  de  suite.  Les  poids  qu'ils 
mirent  dans  les  catapultes  étaient  d'une  pesanteur  si 
exorbitante  que  les  timons  se  rompirent  ;  l'attaque 
fut  retardée. 

Enfin  le  treizième  jour  du  mois  de  schabar,  —  au 
soleil  levant,  —  on  entendit  contre  la  porte  de 
Khamon  un  grand  coup. 

Soixante-quinze  soldats  tiraient  des  cordes,  dis- 
posées à  la  base  d'une  poutre  gigantesque,  horizon- 
talement suspendue  par  des  chaînes  descendant  d'une 
potence  ;  une  tète  de  bélier,  toute  en  airain,  la  termi- 
nait. On  l'avait  emmaillotée  de  peaux  de  bœuf;  des 
bracelets  en  fer  la  cerclaient  de  place  en  place;  elle 
était  trois  fois  grosse  comme  le  corps  d'un  homme, 
longue  de  cent  vingt  coudées,  et,  sous  la  foule  des 
bras  nus  la  poussant  et  la  ramenant,  elle  avançait 
et  reculait  avec  une  oscillation  régulière. 

Les  autres  béliers  devant  les  autres  portes  com- 
mencèrent à  se  mouvoir.  Dans  les  roues  creuses  des 
tympans,  on  aperçut  des  hommes  qui  montaient 
d'échelon  en  échelon.  Les  poulies,  les  chapiteaux  grin- 
cèrent, les  rideaux  de  cordages  s'abattirent,  et  des 


314  SALAMMBO. 

volées  de  pierres  et  des  volées  de  flèches  s'élancèrent 
à  la  fois  ;  tous  les  frondeurs  éparpillés  couraient.  Quel- 
ques-uns s'approchaient  du  rempart,  en  cachant  sous 
leurs  boucliers  des  pots  de  résine  ;  puis,  ils  les  lan- 
çaient à  tour  de  bras.  Cette  grêle  de  balles,  de  dards 
et  de  feux  passait  par-dessus  les  premiers  rangs  et 
faisait  une  courbe  qui  retombait  derrière  les  murs. 
Mais,  à  leur  sommet,  de  longues  grues  à  mater  les 
vaisseaux  se  dressèrent;  et  il  en  descendit  de  ces 
pinces  énormes  qui  se  terminaient  par  deux  demi- 
cercles  dentelés  a  l'intérieur.  Elles  mordirent  les 
béliers.  Les  soldats,  se  cramponnant  à  la  poulre, 
tiraient  en  arrière;  les  Carthaginois  liahiient  pour  la 
faire  monter;  et  l'engagement  se  prolongea  jusqu'au 
soir. 

Quand  les  Mercenaires,  le  lendemain,  reprirent 
leur  besogne,  le  haut  des  murailles  se  trouvait  entière- 
ment tapissé  par  des  balles  de  coton,  des  toiles,  des 
coussins;  les  créneau>c  étaient  bouchés  avec  des 
nattes;  et,  sur  le  rempart,  entre  les  grues,  on  distin- 
guait un  alignement  de  fourches  et  de  tranchoirs 
emmanchés  à  des  bâtons.  Une  résistance  furieuse 
commença. 

Des  troncs  d'arbres,  tenus  par  des  câbles,  tom- 
baient et  remontaient  alternativement  en  battant  les 
béliers  ;  des  crampons,  lancés  par  des  balistes,  arra- 
chaient le  toit  des  cabanes  ;  et,  de  la  plate-forme  des 
tours,  des  ruisseaux  de  silex  et  de  galets  se  déver- 
saient. 

Les  béliers  rompirent  la  porte  de  Khamon  et  la 


MO  LOCH.  315 

porte  Je  Tagaste.  Mais  les  Cai-lliaginois  avaiont  en- 
tassé à  Tinté  rieur  une  telle  abomlance  de  matériaux 
que  leurs  battants  ne  s'ouvrirent  pas.  Ils  restèrent 
debout. 

Alors  on  poussa  contre  les  murailles  des  tarières, 
qui,  s'appliquant  aux  joints  des  blocs,  les  descel- 
leraient. Les  machines  furent  mieux  gouvernées,  leurs 
servants  répartis  par  escouades  ;  du  matin  au  soir  elles 
fonctionnaient,  sans  s'interrompre,  avec  la  monotone 
précision  d'un  métier  de  tisserand. 

Spendius  ne  se  fatiguait  pas  de  les  conduire. 
C'était  lui-même  qui  bandait  les  écheveaux  des  balistes. 
Pour  qu'il  y  eût,  dans  leurs  tensions  jumelles,  une 
parité  complète,  on  serrait  leurs  cordes  en  frappant 
tour  à  tour  de  droite  et  de  gauche,  jusqu'au  moment 
où  les  deux  côtés  rendaient  un  son  égal.  Spendius 
moulait  sur  leur  membrure.  Avec  le  bout  de  son  pied, 
il  les  battait  tout  doucement,  —  et  il  tendait  l'oreille, 
comme  un  musicien  qui  accorde  une  lyre.  Puis,  quand 
le  timon  de  la  catapulte  se  relevait,  quand  la  colonne 
de  la  baliste  tremblait  à  la  secousse  du  ressort,  que  les 
pierres  s'élançaient  en  rayons  et  que  les  dards 
couraient  en  ruisseau,  il  se  penchait  le  corps  tout 
entier  et  jetait  ses  bras  dans  l'air,  comme  pour  les 
suivre. 

Les  soldats,  admirant  son  adresse,  exécutaient  ses 
ordres.  Dans  la  gaieté  de  leur  travail,  ils  débitaient 
des  plaisanteries  sur  les  noms  des  machines.  Ainsi  les 
tenailles  à  prendre  les  béhers  s'appelant  des  loupsi,  et 
les  galeries  couvertes  des  treilles,  on  était  des  agneaux, 


316  SALAMMBO. 

on  allait  faire  la  vendange;  et,  en  armant  leurs  pièces, 
ils  disaient  aux  onagres  :  «  —  Allons,  rue  bien  !  »  et 
aux  scorpions  :  «  —  Traverse-les  jusqu'au  cœur!  » 
Ces  facéties,  toujours  les  mêmes,  soutenaient  leur 
courage. 

Cependant  les  machines  ne  démolissaient  point  le 
rempart.  Il  était  formé  par  deux  murailles  et  tout 
rempli  de  terre  ;  elles  abattaient  leurs  parties  supé- 
rieures. Les  assiégés,  chaque  fois,  les  relevaient. 
Màtho  ordonna  de  construire  des  tours  en  bois  qui 
devaient  être  aussi  hautes  que  les  tours  en  pierre. 
On  jeta,  dans  le  fossé,  du  gazon,  des  pieux,  des  galets 
et  des  chariots  avec  leurs  roues,  afin  de  l'emplir  plus 
vite  ;  avant  qu'il  fût  comblé,  l'immense  foule  des  Bar- 
bares ondula  sur  la  plaine  d'un  seul  mouvement,  — 
et  vint  battre  le  pied  des  murs,  comme  une  mer  dé- 
bordée. 

On  avança  les  échelles  de  cordes,  les  échelles 
droites  elles  sambuques,  c'est-à-dire  deux  mâts  d'où 
s'abaissaient,  par  des  palans,  une  série  de  bambous 
que  terminait  un  pont  mobile.  Elles  formaient  de 
nombreuses  lignes  droites  appuyées  contre  le  mur  ; 
et  les  Mercenaires,  à  la  file  les  uns  des  autres,  mon- 
taient en  tenant  leurs  armes  à  la  main.  Pas  un  Cartha- 
ginois ne  se  montrait;  déjà  ils  touchaient  aux  deux 
tiers  du  rempart.  Les  créneaux  s'ouvrirent,  en  vomis- 
sant, comme  des  gueules  de  dragon,  des  feux  et  de  la 
fumée  ;  le  sable  s'éparpillait,  entrait  par  le  joint  des 
armures  ;  le  pétrole  s'attachait  aux  vêtements  ;  le 
plomb  liquide  sautillait  sur  les  casques,  faisait  des 


MOL  oc  H.  347 

trous  dans  les  chairs;  une  pluie  d'étincelles  s'écla- 
boussait contre  les  visages,  —  et  des  orbites  sans 
yeux  semblaient  pleurer  des  larmes,  grosses  comme 
des  amandes.  Des  hommes,  tout  jaunes  d'huile,  brû- 
laient par  la  chevelure.  Ils  se  mettaient  à  courir, 
enflammaient  les  autres.  On  les  étouffait  en  leur 
jetant,  de  loin,  sur  la  face,  des  manteaux  trempés  de 
sang.  Quelques-uns  qui  n'avaient  pas  de  blessure 
restaient  immobiles,  plus  raides  que  des  pieux,  la 
bouche  ouverte  et  les  deux  bras  écartés. 

L'assaut,  pendant  plusieurs  jours  de  suite,  recom- 
mença, —  les  Mercenaires  espérant  triompher  par  un 
excès  de  force  et  d'audace. 

Quelquefois  un  homme  sur  les  épaules  d'un  autre 
enfonçait  une  fiche  entre  les  pierres,  puis  s'en  servait 
comme  d'un  échelon  pour  atteindre  au  delà,  en 
plaçait  une  seconde,  une  troisième  ;  et,  protégés  par 
le  bord  des  créneaux  dépassant  la  muraille,  peu  à 
peu,  ils  s'élevaient  ainsi  ;  mais,  toujours  à  une  cer- 
taine hauteur,  ils  retombaient.  Le  grand  fossé  trop 
plein  débordait;  sous  les  pas  des  vivants,  les  blessés 
pêle-mêle  s'entassaient  avec  les  cadavres  et  les  mo- 
ribonds. Au  milieu  des  entrailles  ouvertes,  des  cer- 
velles épandues  et  des  flaques  de  sang,  les  troncs 
calcinés  faisaient  des  taches  noires;  et  des  bras  et  des 
jambes  à  moitié  sortis  d'un  monceau  se  tenaient  tout 
debout,  comme  des  échalas  dans  un  vignoble  incendié. 

Les  échelles  se  trouvant  insuffisantes,  on  employa 
les  toUénones,  —  instruments  composés  d'une  longue 
poutre    établie   transversalement  sur  une   autre,    et 


318  SALAMMBO. 

portant  à  son  extrémité  une  corbeille  quadrangulaire 
où  trente  fantassins  pouvaient  se  tenir  avec  leurs 
armes. 

Màtlîo  voulut  monter  dans  la  première  qui  fut 
prête.  Spendius  l'arrêta. 

Des  hommes  se  courbèrent  sur  un  moulinet;  la 
grande  poutre  se  leva,  devint  horizontale,  se  dressa 
presque  verticalement,  et,  trop  chargée  par  le  bout, 
elle  pliait  comme  un  immense  roseau.  Les  soldats, 
cachés  jusqu'au  menton,  se  tassaient;  on  n'apercevait 
que  les  plumes  des  casques.  Enfin,  quand  elle  fut  à 
cinquante  coudées  dans  l'air,  elle  tourna  de  droite 
et  de  gauche  plusieurs  fois,  puis  s'abaissa  ;  et,  comme 
un  bras  de  géant  qui  tiendrait  sur  sa  main  une 
cohorte  de  pygmées,  elle  déposa  au  bord  du  mur  la 
corbeille  pleine  d'hommes.  Ils  sautèrent  dans  la 
foule,  et  jamais  ils  ne  reviiirent. 

Tous  les  autres  tollénones  furent  bien  vite  disposés  ; 
il  en  aurait  fallu  cent  fois  davantage  pour  prendre  la 
ville.  On  les  utilisa  d'une  façon  meurtrière  :  des  archers 
éthiopiens  se  plaçaient  dans  les  corbeilles  ;  puis,  les 
câbles  étant  assujettis,  ils  restaient  suspendus  et  ti- 
raient des  flèches  empoisonnées.  Les  cinquante  tollé- 
nones, dominant  les  créneaux,  entouraient  ainsi  Gar- 
thage  comme  de  monstrueux  vautours  ;  —  et  les  Nègres 
riaient  de  voir  les  gardes  sur  le  rempart  mourir  dans 
des  convulsions  atroces. 

Hamilcar  y  envoya  des  hoplites  ;  il  leur  faisait  boire 
chaque  matin  le  jus  de  certaines  herbes  qui  les  gardait 
du  poison. 


:M  01. oc  11.  319 

Un  soir,  par  un  temps  obscur,  il  embarqua  les 
meilleurs  de  ses  soldats  sur  des  gabares,  des  planches, 
et,  tournant  à  la  droite  du  port,  il  vint  débarquer  à  la 
Tienia.  Ils  s'avancèrent  jusqu'aux  premières  lij^nes  des 
Barbares,  et,  les  prenant  par  le  liane,  en  firent  un 
grand  carnage.  Des  hommes  suspendus  à  des  cordes 
descendaient  la  nuit  du  haut  des  murs  avec  des  torches 
à  la  main,  brûlaient  les  ouvrages  des  Mercenaires  et*' 
remontaient. 

Màtho  était  acharné  ;  chaque  obstacle  renforçait  sa 
colère  ;  il  en  arrivait  à  des  choses  terribles  et  extra- 
vagantes. Il  convoqua  Salammbô,  mentalement,  à  un 
rendez-vous  ;  puis  il  l'attendit.  Elle  ne  vint  pas  :  cela 
lui  parut  une  trahison  nouvelle;  désormais,  il  l'exécra. 
S'il  avait  vu  son  cadavre,  il  s'en  serait  peut-être  allé. 
Il  doubla  les  avant-postes,  il  planta  des  fourches  au 
bas  du  rempart,  il  enfouit  des  chausse-trapes  dans 
la  terre  ;  et  il  commanda  aux  Libyens  de  lui  apporter 
toute  une  forêt  pour  y  mettre  le  feu,  et  brûler  Carthage, 
comme  une  tanière  de  renards. 

Spendius  s'obstinait  au  siège.  11  cherchait  à  inventer 
des  machines  épouvantables. 

Les  autres  Barbares,  campés  au  loin  sur  l'isthme, 
s'ébahissaient  de  ces  lenteurs  ;  ils  murmuraient  ;  on 
les  lâcha. 

Alors  ils  se  précipitèrent  avec  leurs  coutelas  et  leurs 
javelots,  dont  ils  battaient  les  portes.'  La  nudité  de 
leurs  corps  facilitant  les  blessures,  les  Carthaginois  les 
massacraient  abondamment;  et  les  Mercenaires  s'en 
réjouirent,  sans  doute  par  jalousie  du  pillage.  Il  en 


320  SALAMMBO. 

résulta  des  querelles,  des  combats  entre  eux.  La  cam- 
pagne étant  ravagée,  bientôt  on  s'arracha  les  vivres. 
Ils  se  décourageaient.  Des  hordes  nombreuses  s'en 
allèrent.  La  foule  était  si  grande  qu'il  n'y  parut  pas. 

Les  meilleurs  tentèrent  de  creuser  des  mines; le  ter- 
rain mal  soutenu  s'éboula.  Ils  les  recommencèrent  en 
d'autres  places;  Hamilcar  devinait  toujours  leur  direc- 
tion en  appliquant  son  oreille  contre  un  bouclier  de 
bronze.  Il  perça  des  contre-mines  sous  le  chemin  que 
devaient  parcourir  les  tours  de  bois  ;  quand  on  voulut 
les  pousser,  elles  s'enfoncèrent  dans  des  trous. 

Enfin,  tous  reconnurent  que  la  ville  était  imprena- 
ble, tant  que  l'on  n'aurait  pas  élevé  jusqu'à  la  hauteur 
des  murailles  une  longue  terrasse  qui  permettrait  de 
combattre  sur  le  même  niveau;  on  en  paverait  le  som- 
met pour  faire  rouler  dessus  les  machines.  Alors  il 
serait  bien  impossible  à  Garthage  de  résister. 

Elle  commençait  à  souffrir  de  la  soif.  L'eau,  qui 
valait  au  début  du  siège  deux  késitah  le  bât,  se  ven- 
dait maintenant  un  shekel  d'argent;  les  provisions  de 
viande  et  de  blé  s'épuisaient  aussi  ;  on  avait  peur  de  la 
faim  ;  quelques-uns  même  parlaient  des  bouches  inu- 
tiles ce  qui  effrayait  tout  le  monde. 

Depuis  la  place  du  Khamon  jusqu'au  temple  de 
Melkarth  des  cadavres  encombraient  les  rues;  et, 
comme  on  était  à  la  fin  de  l'été,  de  grosses  mouches 
noires  harcelaient  les  combattants.  Des  vieillards  trans- 
portaient les  blessés,  et  les  gens  dévots  continuaient 
les  funérailles  fictives  de  leurs  proches  et  de  leurs  amis 
défunts  au  loin  pendant  la  guerre.  Des  statues  de  cire 


MOI.OCH.  32< 

avec  des  cheveux  et  des  vêtements  s'étalaient  en  tra- 
vers des  portes.  Elles  se  fondaient  à  la  chaleur  des 
cierges  bridant  près  d'elles;  la  peinture  coulait  sur 
leurs  épaules,  et  des  pleurs  ruisselaient  sur  la  face  des 
vivants,  qui  psalmodiaient,  à  côté,  des  chansons  lugu- 
bres. La  foule,  pendant  ce  temps-là,  courait  ;  les  capi- 
taines criaient  des  ordres,  et  l'on  entendait  toujours  le 
heurt  des  béliers. 

La  température  devint  si  lourde  que  les  corps,  se 
gonllant,  ne  pouvaient  plus  entrer  dans  les  cercueils. 
On  les  brûlait  au  milieu  des  cours.  Les  feux,  trop  à 
l'étroit,  incendiaient  les  murailles  voisines,  et  de  lon- 
gues flammes  s'échappaient  des  maisons  comme  du 
sang  qui  jaillit  d'une  artère.  Ainsi  Moloch  possédait 
Qirthage  ;  il  étreignait  les  remparts,  il  se  roulait  dans 
les  rues,  il  dévorait  jusqu'aux  cadavres. 

Des  hommes,  qui  portaient,  en  signe  de  désespoir, 
des  manteaux  faits  de  haillons  ramassés,  s'établirent 
au  coin  des  carrefours.  Ils  déclamaient  contre  les  an- 
ciens, contre  Hamilcar,  prédisaient  au  peuple  une  ruine 
entière  et  l'engageaient  à  tout  détruire  et  à  tout  se  per- 
mettre. Les  plus  dangereux  étaient  les  buveurs  de  jus- 
quiame  ;  dans  leurs  crises  ils  se  croyaient  des  bêtes 
féroces  et  sautaient  sur  les  passants,  qu'ils  déchiraient. 
Des  attroupements  se  faisaient  autour  d'eux;  on  en 
oubliait  la  défense  de  Garthage.  Le  suffète  imagina  d'en 
payer  d'autres,  pour  soutenir  sa  politique. 

Afin  de  retenir  dans  la  ville  le  génie  des  Dieux,  on 
avait  couvert  de  chaînes  leurs  simulacres.  On  posa  des 
voiles  noirs  sur  les  Pataeques  et  des  ciliées  autour  des 

21 


322  •  SALAMMBO. 

autels  ;  on  tâchait  d'exciter  l'orgueil  et  la  jalousie  des 
Baals  en  leur  chantant  à  l'oreille  :  «  —  ïu  \as  te  laisser 
vaincre  !  les  autres  sont  plus  forts,  peut-être  ?  Montre- 
toi  !  aide-nous  !  afin  que  les  peuples  ne  disent  pas: 
Où  sont  maintenant  leurs  Dieux?  » 

Une  anxiété  permanente  agitait  les  collègues  des 
pontifes.  Ceux  de  la  Rabbetna  surtout  avaient  peur, — 
le  rétablissement  du  zaïmph  n'ayant  pas  servi.  Ils  se 
tenaient  enfermés  dans  la  troisième  enceinte,  inexpu- 
gnable comme  une  forteresse.  Un  seul  d'entre  eux  se 
hasardait  à  sortir  le  grand  prêtre  Schahabarim. 

Il  venait  chez  Salammbô.  Mais  il  restait  silencieux, 
la  contemplant  les  prunelles  fixes,  ou  bien  il  prodiguait 
les  paroles  ;  et  les  reproches  qu'il  lui  faisait  étaient  plus 
durs  que  jamais. 

Par  une  contradiction  inconcevable,  il  ne  pardon- 
nait pas  à  la  jeune  fille  d'avoir  suivi  ses  ordres  ;  — 
Schahabarim  avait  tout  deviné,  — et  l'obsession  de  cette 
idée  avivait  les  jalousies  de  son  impuissance.  Il  l'ac- 
cusait d'être  la  cause  de  la  guerre.  Màtho,  à  l'en  croire, 
assiégeait  Carthage  pour  reprendre  le  zaïmph  ;  et  il 
déversait  des  imprécations  et  des  ironies  sur  ce  Barbare 
qui  prétendait  posséder  des  choses  saintes.  Ce  n'était 
pas  cela,  pourtant,  que  le  prêtre  voulait  dire. 

Salammbô  n'éprouvait  pour  lui  aucune  terreur  ;  les 
angoisses  dont  elle  souffrait  autrefois  l'avaient  aban- 
donnée. Une  tranquillité  singuhère  l'occupait.  Ses  re- 
gards, moins  errants,  brillaient  d'une  flamme  limpide. 

Le  python  était  redevenu  malade;  et,  comme  Sa- 
lammbô paraissait   au  contraire  se   guérir,  la   vieille 


MOLOCfl.  323 

Taaiiacli  s'en  réjouissait,  convaincue  qu'il  prenait  par 
ce  dépérissement  la  langueur  de  sa  maîtresse. 

Un  matin,  elle  le  trouva  derrière  le  lit  de  peaux  de 
bœuf,  enroulé  sur  lui-même,  plus  froid  qu'un  marbre, 
et  la  tête  disparaissant  sous  un  amas  de  vers.  A  ses 
cris,  Salammbô  survint.  Elle  le  retourna  quelque  temps 
avec  le  bout  de  sa  sandale,  et  l'esclave  fut  ébahie  de 
son  insensibilité. 

La  fille  d'IIamilcar  ne  prolongeait  plus  ses  jeûnes 
avec  tant  de  ferveur.  Elle  passait  des  journées  au 
haut  de  sa  terrasse,  les  deux  coudes  contre  la  balus- 
trade, s'amusant  à  regarder  devant  elle.  Le  sommet  des 
murailles  au  bout  de  la  ville  découpait  sur  le  ciel  des 
zigzags  inégaux,  et  les  lances  des  sentinelles  y  faisaient 
tout  du  long  comme  une  bordure  d'épis.  Elle  aper- 
cevait au  delà,  entre  les  tours,  les  manœuvres  des 
Barbares  ;  les  jours  que  le  siège  était  interrompu,  elle 
pouvait  même  distinguer  leurs  occupations.  Ils  raccom- 
modaient leurs  armes,  se  graissaient  la  chevelure,  ou 
lavaient  dans  la  mer  leurs  bras  sanglants  ;  les  tentes 
étaient  closes  ;  les  bêtes  de  somme  mangeaient  ;  et  au 
loin,  les  faux  des  chars,  tous  rangés  en  demi-cercle, 
semblaient  un  cimeterre  d'argent  étendu  à  la  base  des 
monts.  Les  discours  de  Schahabarim  revenaient  à  sa 
mémoire.  Elle  attendait  son  fiancé  Narr'Havas.  Elle 
aurait  voulu,  malgré  sa  haine,  revoir  Màtho.  De  tous 
les  Carthaginois,  elle  était  la  seule  personne,  peut-être, 
qui  lui  eût  parlé  sans  peur. 

Souvent  son  père  arrivait  dans  sa  chambre.  Il  s'as- 
seyait sur  les  coussins  et  il  la  considérait  d'un  air  près- 


324  SALAMMBO. 

que  attendri,  comme  s'il  eiàt  trouvé  dans  ce  spectacle 
un  délassement  à  ses  fatigues.  Il  l'interrogeait  quelque- 
fois sur  son  voyage  au  camp  des  Mercenaires.  Il  lui  de- 
manda si  personne,  par  hasard,  ne  l'y  avait  poussée; 
d'un  signe  de  tête,  elle  répondit  que  non,  tant  Sa- 
lammbô était  fière  d'avoir  sauvé  le  zaïmph. 

Mais  le  suffète  revenait  toujours  à  Màtho,  sous 
prétexte  de  renseignements  militaires.  Il  ne  compre- 
nait rien  à  l'emploi  des  heures  qu'elle  avait  passées 
dans  la  tente.  En  effet,  Salammbô  ne  parlait  pas  de 
Giscon  ;  car,  les  mots  ayant  par  eux-mêmes  un  pouvoir 
effectif,  les  malédictions  que  l'on  rapportait  à  quel- 
qu'un pouvaient  se  tourner  contre  lui  ;  —  et  elle  taisait 
son  envie  d'assassinat,  de  peur  d'être  blâmée  de  n'y 
avoir  point  cédé.  Elle  disait  que  le  schalischim  parais- 
sait furieux,  qu'il  avait  crié  beaucoup,  puis  qu'il  s'était 
endormi.  Salammbô  ri'en  racontait  pas  davantage,  par 
honte  peut-être,  ou  par  un  excès  de  candeur  faisant 
qu'elle  n'attachait  guère  d'importance  aux  baisers  du 
soldat.  Tout  cela,  du  reste,  flottait  dans  sa  tête  mélan- 
colique et  brumeux  comme  le  souvenir  d'un  rêve  ac- 
cablant ;  elle  n'aurait  su  de  quelle  manière,  par  quels 
discours  l'exprimer. 

Un  soir  qu'ils  se  trouvaient  ainsi  l'un  en  face  de 
l'autre,  Taanach  effarée  survint.  Un  vieillard  avec  un 
enfant  était  Là,  dans  les  cours,  et  voulait  voir  le 
suffète. 

Hamilcar  pâlit,  puis  répliqua  vivement  : 

«  —  Qu'il  monte  !  » 

Iddibal  entra  sans  se  prosterner.  Il  tenait  par  la 


MOLOCH.  325 

main  un  jeune  {4:anon  couvert  d'un  manteau  en  poil 
de  bouc  ;  et  aussitôt  relevant  le  capuchon  qui  abritait 
sa  figure  : 

«  — Le  voilà,  maître!  Prends-le!  » 

Le  suffète  et  l'esclave  s'enfoncèrent  dans  un  coin 
de  la  chambre. 

L'enfant  était  resté  au  milieu;  d'un  regard  plus  at- 
tentif qu'étonné,  il  parcourait  le  plafond,  les  meubles, 
les  colliers  de  perles  traînant  sur  les  draperies  de 
pourpre,  et  cette  majestueuse  jeune  femme  inclinée 
vers  lui. 

I!  avait  dix  ans  peut-être  et  n'était  pas  plus  haut 
qu'un  glaive  romain.  Ses  cheveux  crépus  ombrageaient 
son  front  bombé.  On  aurait  dit  que  ses  prunelles  cher- 
chaient des  espaces.  Les  narines  de  son  nez  mince 
palpitaient  largement;  sur  toute  sa  personne  s'éta- 
lait l'indéfinissable  splendeur  de  ceux  qui  sont  destinés 
aux  grandes  entreprises.  Quand  il  eut  rejeté  son  man- 
teau trop  lourd,  il  resta  vêtu  d'une  peau  de  lynx  atta- 
chée autour  de  sa  taille  ;  et  il  appuyait  résolument 
sur  les  dalles  ses  petits  pieds  nus  tout  blancs  de 
poussière.  Sans  doute  il  devina  que  l'on  agitait  des 
choses  importantes,  car  il  se  tenait  immobile,  une 
main  derrière  le  dos  et  le  menton  baissé,  avec  un 
doigt  dans  la  bouche. 

Ilamilcar,  d'un  signe,  attira  Salammbô  et  il  lui  dit 
à  voix  basse  : 

«  —  Tu  le  garderas  chez  toi,  entends-tu!  11  faut 
que  personne,  même  de  la  maison,  ne  connaisse  son 
existence!  » 


326  SALAMMBO. 

Puis,  derrière  la  porte,  il  demanda  encore  une 
fois  à  Iddibal  s'il  était  bien  sur  qu'on  ne  les  eût  pas 
remarqués. 

«  —  Non  !  dit  l'esclave,  les  rues  étaient  vides.  » 

La  guerre  emplissant  toutes  les  provinces,  il  avait 
eu  peur  pour  le  fds  de  son  maître.  Ne  sachant  où  le 
cacher,  il  était  venu  le  long  des  côtes,  sur  une  cha- 
loupe; et,  depuis  trois  jours,  Iddibal  louvoyait  dans  le 
golfe,  en  observant  les  remparts;  ce  soir-là,  comme 
les  alentours  de  Khamon  semblaient  déserts,  il  avait 
franchi  la  passe  lestement  et  débarqué  près  de  l'ar- 
senal, l'entrée  du  port  étant  libre. 

Mais  bientôt  les  Barbares  établirent,  en  face,  un 
immense  radeau  pour  empêcher  les  Carthaginois  d'en 
sortir.  Ils  relevaient  les  tours  de  bois,  et  en  même 
temps  la  terrasse  montait. 

Les  communications  avec  le  dehors  étant  intercep- 
tées, une  famine  intolérable  commença. 

On  tua  tous  les  chiens,  tous  les  mulets,  tous  les 
ânes,  puis  les  quinze  éléphants  que  le  suffète  avait  ra- 
menés. Les  lions  du  temple  de  Moloch  étaient  devenus 
furieux  ;  les  hiérodoules  n'osaient  plus  s'en  approcher. 
On  les  nourrit  d'abord  avec  les  blessés  des  Barbares; 
ensuite  on  leur  jeta  des  cadavres  encore  lièdes  ;  ils  les 
refusèrent  et  moururent.  Au  crépuscule,  des  gens  er- 
raient le  long  des  vieilles  enceintes  et  cueillaient 
entre  les  pierres  des  herbes  et  des  fleurs  qu'ils  fai- 
saient bouillir  dans  du  vin;  —  le  vin  coûtait  moins 
cher  que  l'eau.  D'autres  se  glissaient  jusqu'aux  avant- 
postes  de  l'ennemi  et  venaient  sous  les  tentes  voler  de 


MO  LOCH.  327 

la  nourriture;  les  Barbares,  pris  de  stupéfaction, 
quelquefois  les  laissaient  s'en  retourner.  Un  jour  ar- 
riva où  les  anciens  résolurent  d'égorger,  entre  eux, 
les  chevaux  d'Esclinioùn.  C'étaient  des  botes  saintes, 
dont  les  pontifes  tressaient  les  crinières  avec  des  ru- 
bans d'or,  et  qui  signifiaient  par  leur  existence  le  mou- 
vement du  soleil,  l'idée  du  feu  sous  la  forme  la  plus 
haute.  Leurs  chairs,  coupées  en  portions  égales,  furent 
enfouies  derrière  l'autel.  Puis,  tous  les  soirs,  alléguant 
quelque  dévotion ,  les  anciens  montaient  vers  le 
temple,  se  régalaient  en  cachette;  et  ils  remportaient 
sous  leur  tunique  un  morceau  pour  leurs  enfants. 
Dans  les  quartiers  déserts,  loin  des  murs,  les  habi- 
tants moins  misérables,  par  peur  des  autres,  s'étaient 
barricadés. 

Les  pierres  des  catapultes  et  les  démolitions  or- 
données pour  la  défense  avaient  accumulé  des  tas  de 
ruines  au  milieu  des  rues.  Aux  heures  les  plus  tran- 
quilles, tout  à  coup  des  masses  de  peuple  se  précipi- 
taient en  criant;  et,  du  haut  de  l'Acropole,  les  incen- 
dies faisaient  comme  des  haillons  de  pourpre  dispersés 
sur  les  terrasses,  et  que  le  vent  tordait. 

Les  trois  grandes  catapultes  ne  s'arrêtaient  pas. 
Leurs  ravages  étaient  extraordinaires;  ainsi,  la  tète 
d'un  homme  alla  rebondir  sur  le  fronton  des  Syssites; 
dans  la  rue  de  Kinisdo,  une  femme  qui  accouchait 
fut  écrasée  par  un  bloc  de  marbre,  et  son  enfant  avec 
le  lit  emporté  jusqu'au  carrefour  de  Cinasyn,  ou  l'on 
retrouva  la  couverture. 

Ce  qu'il  y  avait  de  plus  irritant,  c'était  les  balles 


3ï8  .  SALAMMBO. 

des  frondeurs.  Elles  tombaient  sur  les  toits,  dans  les 
jardins  et  au  milieu  des  cours,  taudis  que  Fou  man- 
geait attablé  devant  un  maigre  repas  et  le  cœur  gros 
de  soupirs.  Ces  atroces  projectiles  portaient  des  let- 
tres gravées  qui  s'imprimaient  daus  les  chairs;  —  et, 
sur  les  cadavres,  on  lisait  des  iujures,  telles  que  pour- 
ceau, chacal,  vermine,  et  parfois  des  plaisanteries  :  at- 
trape !  ou  :  Je  l'ai  bien  méritL 

La  partie  du  rcQipart  qui  s'étendait  depuis  l'augle 
des  ports  jusqu'à  la  hauteur  des  citernes  fut  enfoncée. 
Alors  les  gens  de  Malqua  se  trouvèrent  pris  entre  la 
vieille  enceinte  de  Byrsa  par  derrière  et  les  Barbares 
par  devant.  Mais  on  avaitassez  que  d'épaissir  la  muraille 
et  de  la  rendre  le  plus  haut  possible  sans  s'occuper 
d'eux;  on  les  abandonna;  tous  périrent;  et  bien  qu'ils 
fussent  hais  généralement,  on  en  conçut  pour  Hamil- 
car  une  grande  horreur. 

Le  lendemain,  il  ouviil  les  fosses  où  il  gardait  du 
blé;  ses  intendants  le  donnèrent  au  peuple.  Pendant 
trois  jours  on  se  gorgea. 

La  soif  n'en  devint  que  plus  intolérable  ;  et  toujours 
ils  voyaient  devant  eux  la  longue  cascade  que  faisait, 
en  tombant,  l'eau  claire  de  l'aqueduc. 

Hamilcar  ne  faiblissait  pas.  Il  comptait  sur  un  évé- 
nement, sur  quelque  chose  de  décisif,  d'extraordi- 
naire. 

Ses  propres  esclaves  arrachèrent  les  lames  d'ar- 
gent du  temple  de  Melkarth;  on  tira  du  port  quatre 
longs  bateaux  ;  avec  des  cabestans  on  les  amena 
jusqu'au  bas  des  Mappales,  le  mur  qui  donnait   sur 


MOL  oc  H.  ;{2'J 

le  rivage  fut  troué  ;  et  ils  partirent  pour  les  Gaules 
afin  d'y  acheter,  n'importe  à  ciuel  prix,  des  Merce- 
naires. 

Cependant  ilauiilcar  se  désolait  de  ne  pouvoir  com- 
muniquer avec  le  roi  des  Numi(Jes,  car  il  le  savait  der- 
rière les  Barbares  et  prêt  à  tomber  sur  eux.  Mais  Narr'- 
Havas,  trop  faible,  n'allait  pas  se  risquer  seul  ;  le  suf- 
fète  fit  rehausser  le  rempart  de  douze  palmes,  entasser 
dans  l'Acropole  tout  le  matériel  des  arsenaux,  et  en- 
core une  fois  réparer  les  machines. 

On  se  servait,  pour  les  entortillages  des  catapultes, 
de  tendons  pris  au  cou  des  taureaux  ou  bien  aux  jar- 
rets des  cerfs.  Il  n'existait  dans  Carthage  ni  cerfs  ni 
taureaux.  Ilamilcar  demanda  aux  anciens  les  cheveux 
de  leurs  fenmies;  toutes  les  sacrifièrent;  la  quantité  ne 
fut  pas  sulTisnnte.  On  avait,  dans  les  bâtiments  des 
Syssites,  douze  cents  esclaves  nubiles,  de  celles  que 
l'on  destinait  aux  prostitutions  de  la  Grèce  et  de  l'Italie 
et  leurs  cheveux,  rendus  élastiques  par  l'usage  des 
onguents,  se  trouvaient  merveilleux  pour  les  machines 
de  guerre.  La  perte  plus  tard  serait  trop  considérable. 
Donc  il  fut  décidé  que  l'on  choisirait,  parmi  les  épouses 
des  plébéiens,  les  plus  belles  chevelures.  Sans  aucun 
souci  des  besoins  de  la  patrie,  elles  crièrent  en  déses- 
pérées quand  les  serviteurs  des  Cent  vinrent,  avec  des 
ciseaux,  mettre  la  main  sur  elles. 

Un  redoublement  de  fureur  animait  les  Barbares. 
On  les  voyait  au  loin  prendre  la  graisse  des  morts  pour 
huiler  leurs  machines;  d'autres  en  arrachaient  les  on- 
gles qu'ils  cousaient  bout  à  bout  afin  de  se  faire  des 


330  SALAMMBO. 

cuirasses.  Ils  imaginèrent  de  mettre  dans  les  catapultes 
des  vases  pleins  de  serpents  apportés  par  les  Nègres; 
les  pots  d'argile  se  cassaient  sur  les  dalles,  les  ser- 
pents couraient,  semblaient  pulluler,  et,  tant  ils  étaient 
nombreux,  sortir  des  murs  naturellement.  Les  Barbares, 
mécontents  de  leur  invention,  la  perfectionnèrent;  ils 
lançaient  toutes  sortes  d'immondices,  des  excréments 
humains,  des  morceaux  de  charogne,  des  cadavres. 
La  peste  reparut.  Les  dents  des  Carthaginois  leur  tom- 
baient de  la  bouche,  —  et  ils  avaient  les  gencives  dé- 
colorées comme  celles  des  chameaux  après  un  voyage 
trop  long. 

Les  machines  furent  dressées  sur  la  terrasse,  bien 
qu'elle  n'atteignit  pas  encore  la  hauteur  du  rempart. 
Devant  les  vingt-trois  tours  des  fortifications  se  dres- 
saient vingt-trois  autres  tours  de  bois.  Tous  les  tollé- 
nones  étaient  remontés ;'et  au  milieu,  plus  en  arrière, 
apparaissait  la  formidable  hélépole  de  Démétrius  Po- 
liorcète, que  Spendius,  enfin,  avait  reconstruite.  Pyra- 
midale comme  le  phare  d'Alexandrie,  elle  était  haute 
de  cent  trente  coudées  et  large  de  vingt-trois,  avec 
neuf  étages  allant  tous  en  diminuant  vers  le  sommet 
et  qui  étaient  défendus  par  des  écailles  d'airain,  percés 
de  portes  nombreuses,  remplis  de  soldats  ;  sur  la  plate- 
forme supérieure  se  dressait  une  catapulte  flanquée  de 
deux  batistes. 

Alors  Hamilcar  fit  planter  des  croix  pour  ceux  qui 
parleraient  de  se  rendre;  les  femmes  mêmes  furent 
embrigadées.  Ils  couchaient  dans  les  rues,  et  l'on  at- 
tendait plein  d'angoisses. 


MOLOCH.  33< 

Puis  un  malin,  un  peu  avant  le  lever  du  soleil 
(c'était  le  septième  jour  du  mois  de  nyssan),  ils  en- 
tendirent un  grand  cri  poussé  par  les  Barbares;  les 
trompettes  à  tube  de  plomb  ronflaient,  les  grandes  cor- 
nes paphlagoniennes  mugissaient  comme  des  taureaux. 
Tous  se  levèrent  et  coururent  au  rempart. 

Une  forêt  de  lances,  de  piques  et  d'épces  se  héris- 
sait à  sa  base.  Elle  sauta  contre  les  murailles,  les 
échelles  s'y  accrochèrent  ;  et,  dans  la  baie  des  créneaux, 
des  tètes  de  Barbares  parurent. 

Des  poutres  soutenues  par  de  longues  files  d'hom- 
mes battaient  les  portes;  aux  endroits  où  la  terrasse 
manquait,  les  Mercenaires,  pour  démolir  le  mur,  arri- 
vaient en  cohortes  serrées,  la  première  ligne  se  tenant 
accroupie,  la  seconde  pliant  le  jarret,  et  les  autres 
successivement  se  dressaient  jusqu'aux  derniers  qui 
restaient  tout  droits  ;  tandis  qu'ailleurs,  pour  monter 
dessus,  les  plus  hauts  s'avançaient  en  tète,  les  plus  bas 
à  la  queue;  et  tous,  du  bras  gauche,  appuyaient  sur 
leurs  casques  leurs  boucliers  en  les  réunissant  par  le 
bord  si  étroitement,  qu'on  aurait  dit  un  assemblage  de 
grandes  tortues.  Les  projectiles  glissaient  sur  ces 
masses  obliques. 

Les  Carthaginois  jetaient  des  meules  de  moulin,  des 
pilons,  des  cuves,  des  tonneaux,  des  lits,  tout  ce  qui 
pouvait  faire  un  poids  et  assommer.  Quelques-uns  guet- 
taient dans  les  embrasures  avec  un  filet  de  pêcheur; 
quand  arrivait  le  Barbare,  il  se  trouvait  pris  sous  les 
mailles  et  se  débattait  comme  un  poisson.  Ils  démo- 
lissaient eux-mêmes  leurs  créneaux;  des  pans  de  mur 


332  SALAMMBO. 

s'écroulaient  en  soulevant  une  grande  poussière  ;  les 
catapultes  du  rempart  et  les  catapultes  de  la  terrasse 
tirant  les  unes  contre  les  autres,  leurs  pierres  se  heur- 
taient et  éclataient  en  mille  morceaux  qui  faisaient 
sur  les  combattants  une  large  pluie. 

Bientôt  les  deux  foules  ne  formèrent  plus  qu'une 
grosse  chaîne  de  corps  humains  ;  elle  débordait  dans 
les  intervalles  de  la  terrasse,  et,  un  peu  plus  lâche 
aux  deux  bouts,  se  roulait  sans  avancer  perpétuelle- 
ment. Ils  s'étreignaicnt  couchés  à  plat  ventre  comme 
des  lutteurs;  les  femmes  penchées  sur  les  créneaux 
hurlaient.  On  les  lirait  par  leurs  voiles,  et  la  blancheur 
de  leurs  flancs,  tout  à  coup  découverts,  brillait  entre 
les  bras  des  Nègres  y  enfonçant  des  poignards.  Des 
cadavres,  trop  pressés  dans  la  foule,  ne  tombaient 
pas;  soutenus  parles  épaules  de  leurs  compagnons,  ils 
allaient  quelques  minutes  tout  debout  et  les  yeux  fixes. 
Quelques-uns,  les  deux  tempes  traversées  par  une 
javehne,  balançaient  leur  tête  comme  des  ours.  Des 
bouches  ouvertes  pour  crier  restaient  béantes;  des 
mains  s'envolaient  coupées.  Il  y  eut  là  de  grands  coups, 
—  et  dont  parlèrent  pendant  longtemps  ceux  qui  sur- 
vécurent. 

Des  Ilèchcs  jaillissaient  du  sommet  des  tours  de 
bois  et  des  tours  de  pierre.  Les  tollénones  faisaient 
aller  rapidement  leurs  longues  antennes  ;  et  comme  les 
Barbares  avaient  saccagé  sous  les  catacombes  le  vieux 
cimetière  des  autochtones,  ils  lançaient  sur  les  Car- 
thaginois des  dalles  de  tombeaux.  Sous  le  poids  des 
corbeilles  trop  lourdes,  quelquefois  les  câbles  se  roai- 


MO  LOCH.  33:{ 

paient;   et   des   masses  (i'iionimes,   levant  les   bras, 
tombaient  du  haut  des  airs. 

Jusqu'au  milieu  du  jour ,  les  vétérans  des  hoplites 
s'étaient  acharnés  contre  la  Tî^nia  pour  pénétrer  dans 
le  port  et  détruire  la  flotte.  Ilamilcar  fit  allumer  sur  la 
toiture  de  Khamon  un  feu  de  paille  humide  ;  la  fumée 
les  aveuglant,  ils  se  rabattirent  à  gauche  et  vinrent 
augmenter  l'horrible  cohue  qui  se  poussait  dans  Mal- 
qua.  Des  syntagmes ,  composés  d'hommes  robustes, 
choisis  tout  exprès,  avaient  enfoncé  trois  portes  ;  de 
hauts  barrages,  faits  avec  des  planches  garnies  de  clous, 
les  arrêtèrent  ;  une  quatrième  céda  facilement  ;  ils 
s'élancèrent  par-dessus  en  courant ,  et  roulèrent  dans 
une  fosse  où  l'on  avait  caché  des  pièges.  A  l'angle 
sud-est,  Autharite  et  ses  hommes  abattirent  le  rem- 
part, dont  la  fissure  était  bouchée  avec  des  briques. 
Le  terrain  par  derrière  montait  ;  ils  le  gravirent  leste- 
ment. Mais  ils  trouvèrent  en  haut  une  seconde  muraille, 
composée  de  pierres  et  de  longues  poutres  étendues 
à  plat  et  qui  alternaient  comme  les  pièces  d'un  échi- 
quier. C'était  une  mode  gauloise,  adaptée  par  le  suf- 
fète  au  besoin  de  la  situation  ;  les  Gaulois  se  crurent 
devant  une  ville  de  leur  pays.  Ils  attaquèrent  avec 
mollesse  et  furent  repoussés. 

Depuis  la  rue  de  Khamon  jusqu'au  Marché  aux 
herbes,  tout  le  chemin  de  ronde  appartenait  main- 
tenant aux  Barbares,  et  les  Samnites  achevaieïit  à 
coups  d'épieux  les  moribonds  ;  ou  bien,  un  pied  sur  le 
mur,  ils  contemplaient  en  bas,  sous  eux,  les  ruines 
fumantes  ;  —  et  au  loin  la  bataille  qui  recommençait. 


334  SALAMMBO. 

Les  frondeurs ,  distribués  par  derrière,  tiraient 
toujours.  Mais,  à  force  d'avoir  servi,  le  ressort  des 
frondes  acarnaniennes  était  brisé,  et  plusieurs,  comme 
des  pâtres,  envoyaient  des  cailloux  avec  la  main  ;  les 
autres  lançaient  des  boules  de  plomb  avec  le  manche 
d'un  fouet.  Zarxas,  les  épaules  couvertes  de  ses  longs 
cheveux  noirs,  se  portait  partout  en  bondissant  et  en- 
traînait les  Baléares.  Deux  pannetières  étaient  sus- 
pendues à  ses  hanches  ;  il  y  plongeait  continuellement 
la  main  gauche,  et  son  bras  droit  tournoyait  comme 
la  roue  d'un  char. 

Màtho  s'était  d'abord  retenu  de  combattre,  pour 
LJeux  commander  tous  les  Barbares  à  la  fois.  On 
l'avait  vu  le  long  du  golfe  avec  les  Mercenaires,  près 
de  la  lagune  avec  les  Numides,  sur  les  bords  du  lac 
entre  les  Nègres  ;  et  du  fond  de  la  plaine  il  poussait 
les  masses  de  soldats  qui  arrivaient  incessamment 
contre  la  ligne  des  fortifications.  Peu  à  peu  il  s'était 
rapproché;  l'odeur  du  sang,  le  spectacle  du  carnage 
et  le  vacarme  des  clairons  avaient  fini  par  lui  faire  bon- 
dir le  cœur.  11  était  rentré  dans  sa  tente,  et,  jetant  sa 
cuirasse,  avait  pris  sa  peau  de  lion,  plus  commode 
pour  la  bataille  ;  le  mufle  s'adaptait  sur  la  tète  en  bor- 
dant le  visage  d'un  cercle  de  crocs;  les  deux  pattes 
antérieures  se  croisaient  sur  la  poitrine,  et  celles  de 
derrière  avançaient  leurs  ongles  jusqu'au  bas  de  ses 
genoux. 

Il  avait  gardé  son  fort  ceinturon,  où  luisait  une 
hache  à  double  tranchant ,  et  avec  sa  grande  épée 
dans  les  mains  il  s'était  précipité  par  la  brèche,  im- 


MOLOCII.  335 

pétueusement.  Comme  un  émondeur   qui   coupe  des 
branches  de  saule,  et  qui  tâche  d'en   abattre  le  plus 
possible  afin  de  gagner  plus  d'argent,  il  marchait,  en 
fauchant  autour  de  lui  les  Carthaginois.  Ceux  qui  ten- 
taient de  le  saisir  par  les  flancs,   il  les  renversait  à 
coups  de  pommeau  ;  quand  ils  l'attaquaient  en  face,  il 
les  per(;'ait;   s'ils  s'enfuyaient,    il   les   fendait.   Deux 
hommes  à  la  fois  sautèrent  sur  son  dos;  il  recula  d'un 
bond  contre  une  porte  et  les  écrasa.  Son  épée  s'abais- 
sait, se  relevait.  Elle  éclata  sur  l'angle  d'un  mur.  Alors 
il  prit  sa  lourde  hache;  et  par  devant,  par  derrière,  il 
éventrait  les  Carthaginois  comme  un  troupeau  de  bre- 
bis. Ils  s'écartaient  de  plus  en  plus,  et  il  arriva  devant,, 
la  seconde  enceinte,  au  bas  de  l'Acropole.  Les  maté- 
riaux lancés  du  sommet  encombraient  les  marches  et 
débordaient  par-dessus  la  muraille.  Màtho,   au  milieu 
des  ruines,  se  retourna  pour  appeler  ses  compagnons. 
Il  aperçut  leurs  aigrettes  disséminées  sur  la  mul- 
titude; elles  s'enfonçaient,  ils  allaient  périr  ;  il  s'élança 
vers  eux;  la  vaste  couronne  de  plumes  rouges  se  res- 
serrant, bientôt  ils  le  rejoignirent  et  l'entourèrent.  Des 
rues  latérales  une  foule  énorme  se  dégorgeait.  Il  fut 
pris  aux  hanches,  soulevé,  et  entraîné  jusqu'en  dehors 
du  rempart,  dans  un  endroit  où  la  terrasse  était  haute. 
Màtho  cria  un  commandement,  tous  les  bouchers 
se  rabattirent  sur  les  casques  ;  il  sauta  dessus,  pour 
s'accrocher  quelque  part  afin  de  rentrer  dans  Carthage; 
et,  tout  en  brandissant  la  terrible  hache,  il  courait  sur 
les  boucliers  pareils  à  des  vagues  de  bronze,  comme 
un  dieu  marin  sur  les  flots. 


336  SALAMMBO. 

Cependant  un  homme  en  robe  blanche  se  pro- 
menait au  bord  du  rempart,  impassible  et  indifférent 
à  la  mort  qui  l'entourait.  Parfois  il  étendait  sa  main 
droite  contre  ses  yeux  pour  découvrir  quelqu'un.  Màtho 
vint  à  passer  sous  lui.  Tout  à  coup  ses  prunelles  flam- 
boyèrent, sa  face  livide  se  crispa;  et  eu  levant  ses 
deux  bras  maigres  il  lui  criait  des  injures. 

Màtho  ne  les  entendit  pas;  mais  il  sentit  entrer 
dans  son  cœur  un  regard  si  cruel  et  furieux  qu'il  en 
poussa  un  rugissement.  Il  lança  vers  lui  la  longue 
hache;  des  gens  se  jetèrent  sur  Schahabarim;  Màtho, 
ne  le  voyant  plus,  tomba  à  la  renverse,  épuisé. 

Un  craquement  épouvantable  se  rapprochait,  mêlé 
au  rythme  de  voix  rauques  qui  chantaient  en  cadence. 

C'était  la  grande  hélépole,  entourée  par  une  foule 
de  soldats.  Ils  la  tiraient  à  deux  mains,  balaient  avec 
des  cordes  et  poussaient  de  l'épaule,  —  car  le  talus, 
montant  de  la  plaine  sur  la  terrasse,  bien  qu'il  fut 
extrêmement  doux,  se  trouvait  impraticable  pour  des 
machines  d'un  poids  si  prodigieux.  Elle  avait  cependant 
huit  roues  cerclées  de  fer,  et  depuis  le  matin  elle 
avançait  ainsi,  lentement,  pareille  à  une  montagne 
qui  se  fût  élevée  sur  une  autre.  Puis  il  sortit  de  sa 
base  un  immense  bélier;  ses  portes  s'abattirent,  et 
dans  l'intérieur  apparurent,  comme  des  colonnes  de 
fer,  des  soldats  cuirassés.  On  en  voyait  qui  grimpaient 
et  descendaient  les  deux  escaliers  traversant  ses  étages. 
Quelques-uns  attendaient  pour  s'élancer  que  les  cram- 
pons des  portes  touchassent  le  mur;  au  milieu  de  la 
plate-forme  supérieure,  les  écheveaux  des  bahstes  tour- 


MOLOCII.  337 

naieiit,  oL  le  ^a*aiul   liinoii  de  la  catapulte  s'abaissait. 

Ilamilcar  était,  à  ce  momeiit-l«î,  debout  sur  le  toit 
de  Melkarth.  11  avait  jugé  qu'elle  devait  venir  directe- 
ment vers  lui,  contre  l'endroit  de  la  muraille  le  plus 
invulnérable,  et  à  cause  de  cela  même,  dégarni  de 
sentinelles.  Depuis  longtemps  déjà  ses  esclaves  ap- 
portaient des  outres  sur  le  chemin  de  ronde,  où  ils 
avaient  élevé,  avec  de  l'argile,  deux  cloisons  transver- 
sales formant  une  sorte  de  bassin.  L'eau  coulait  sur  la 
terrasse;  Ilamilcar,  chose  extraordinaire,  ne  semblait 
point  s'en  inquiéter. 

Quand  l'hélépole  fut  à  trente  pas  environ,  il  com- 
manda d'établir  des  planches  par-dessus  les  rues,  entre 
les  maisons,  depuis  les  citernes  jusqu'au  rempart;  et 
des  gens  à  la  file  se  passaient,  de  main  en  main,  des 
casques  et  des  amphores  qu'ils  vidaient  continuelle- 
ment. Les  Carthaginois  s'indignaient  de  cette  eau  per- 
due. Le  bélier  démoUssait  la  muraille  ;  tout  à  coup,  une 
fontaine  s'échappa  des  pierres  disjointes.  Alors  la  haute 
masse  d'airain,  à  neuf  étages  et  qui  contenait  et  oc- 
cupait plus  de  trois  mille  soldats,  commença  douce- 
ment à  osciller  comme  un  navire.  En  effet,  l'eau  pé- 
nétrant la  terrasse  avait  effondré  le  chemin  ;  ses  roues 
s'embourbèrent;  et  au  premier  étage,  entre  des  ri- 
deaux de  cuir,  la  tête  de  Spendius  apparut,  soufflant  à 
pleines  joues  dans  un  cornet  d'ivoire.  La  grande  ma- 
chine, comme  soulevée  convulsivement,  avança  de  dix 
pas  peut-être  ;  mais  le  terrain  de  plus  en  plus  s'amol- 
lissait, la  fange  gagnait  les  essieux,  et  l'hélépole 
s'arrêta,  en  penchant  effroyablement  d'un  seul  côté. 

22 


338  SALAMMBO. 

La  catapulle  roula  jusqu'au  bord  de  la  plate-forme  ;  et, 
emportée  par  la  charge  de  son  timon,  elle  tomba,  fra- 
cassant sous  elle  les  étages  inférieurs.  Les  soldats,  de- 
bout sur  les  portes ,  glissèrent  dans  l'abîme ,  ou  bien 
ils  se  retenaient  à  l'extrémité  des  longues  poutres,  et 
augmentaient,  parleur  poids,  l'inclinaison  de  l'hélépole 
—  qui  se  démembrait,  en  craquant  dans  toutes  ses 
jointures. 

Les  autres  Barbares  s'élancèrent  pour  les  secourir. 
Ils  se  tassaient  en  foule  compacte.  Les  Carthaginois 
descendirent  le  rempart,  et,  les  assaillant  par  derrière, 
ils  les  tuèrent  tout  à  leur  aise.  Mais  les  chars  garnis 
de  faux  accoururent.  Ils  galopaient  sur  le  contour  de 
cette  multitude;  elle  remonta  la  muraille  ;  la  nuit  sur- 
vint ;  peu  à  peu  les  Barbares  se  retirèrent. 

On  ne  voyait  plus,  sur  la  plaine,  qu'une  sorte  de 
fourmillement  tout  noir,  depuis  le  golfe  bleuâtre  jus- 
qu'à la  lagune  toute  blanche;  et  le  lac,  où  du  sang 
avait  coulé,  s'étalait,  plus  loin,  comme  une  grande 
mare  de  pourpre. 

La  terrasse  était  maintenant  si  chargée  de  cadavres 
qu'on  l'aurait  crue  construite  avec  des  corps  humains. 
Au  miheu  se  dressait  l'hélépole  couverte  d'armures;  et, 
de  temps  à  autre,  des  fragments  énormes  s'en  dé- 
tachaient comme  les  pierres  d'une  pyramide  qui 
s'écroule.  On  distinguait  sur  les  murailles  de  larges 
traînées  faites  par  les  ruisseaux  de  plomb  ;  une  tour  de 
bois  abattue,  çà  et  là,  brûlait  ;  et  les  maisons  ap- 
paraissaient vaguement,  comme  les  gradins  d'un  am- 
phithéâtre en  ruines.   De  lourdes  fumées  montaient, 


MOLOGll.  ;}39 

on  l'OLiUiiil  des  oLiiicelles  rjui  se  perdaient  dans  le  ciel 
iioii'. 

Cependant,  les  Carthaginois  ,  que  la  soif  dévorait, 
s'étaient  précipités  vers  les  citernes.  Ils  en  rompirent 
les  portes.  Une  llaque  bourbeuse  s'étalait  au  fond. 

Que  devenir  à  présent?  Les  Barbares  étaient  in- 
nombrables, et,  leur  fatigue  passée,  ils  recommence- 
raient. 

Le  peuple,  toute  la  nuit,  délibéra  par  sections,  au 
coin  des  rues.  Les  uns  disaient  qu'il  fallait  renvoyer 
les  femmes,  les  malades  et  les  vieillards;  d'autres  pro- 
posèrent d'abandonner  la  ville  pour  s'établir  au  loin 
dans  une  colonie.  Mais  les  vaisseaux  manquaient,  et 
le  soleil  parut  qu'on  n'avait  rien  décidé. 

On  ne  se  battit  point  ce  jour-là,  tous  étant  trop 
accablés.  Les  gens  qui  dormaient  avaient  l'air  de 
cadavres.  . 

Les  Carthaginois,  en  réfléchissant  sur  la  cause  de  ^ 
leurs  désastres,  se  rappelèrent  qu'ils  n'avaient  point 
expédié  en  Phénicie  l'offrande  annuelle  due  à  Melkarth- 
Tyrien  :  et  une  immense  terreur  les  prit.  Les  Dieux, 
indignés  contre  la  République,  allaient  poursuivre  leur 
vengeance. 

On  les  considérait  comme  des  maîtres  cruels,  que 
Ton  apaisait  avec  des  supplications  et  qui  se  laissaient 
corrompre  à  force  de  présents.  Tous  étaient  faibles 
près  de  Moloch  le  dévorateur.  L'existence,  la  chair 
même  des  hommes  lui  appartenait;  aussi,  pour  la 
sauver,   les  Carthaginois  avaient   coutume  de  lui  en 


340  SA.LAMMBO. 

offrir  une  portion  qui  calmait  ses  fureurs.  On  brûlait 
les  enfants  au  front  ou  à  la  nuque  avec  des  mèches  de 
laine  ;  et  cette  façon  de  satisfaire  le  Baal  rapportant 
aux  prêtres  beaucoup  d'argent,  ils  ne  manquaient  pas 
de  la  recommander  comme  plus  facile  et  plus  douce. 

Mais  cette  fois  il  s'agissait  de  la  République  elle- 
même.  Or,  tout  profit  devant  être  acheté  par  une  perte 
quelconque,  toute  transaction  se  réglant  d'après  le  be- 
soin du  plus  faible  et  l'exigence  du  plus  fort,  il  n'y 
avait  pas  de  douleur  trop  considérable  pour  le  dieu, 
puisqu'il  se  délectait  dans  les  plus  horribles  et  que  l'on 
était  maintenant  à  sa  discrétion;  il  fallait  donc  l'assou- 
vir. Les  exemples  prouvaient  que  ce  moyen-là  contrai- 
gnait le  fléau  à  disparaître.  D'ailleurs,  ils  croyaient 
qu'une  immolation  par  le  feu  purifierait  Carthage.  La  fé- 
rocité du  peuple  en  était  d'avance  alléchée.  Puis,  le  choix 
devait  exclusivement  tomber  sur  les  grandes  familles. 

Les  anciens  s'assemblèrent. 

La  séance  fut  longue.  Hannon  y  était  venu.  Comme 
•  il  ne  pouvait  plus  s'asseoir,  il  resta  couché  près  de  la 
porte  à  demi  perdu  dans  les  franges  de  la  haute  ta- 
pisserie ;  et  quand  le  pontife  de  Moloch  leur  demanda 
s'ils  consentiraient  à  livrer  leurs  enfants,  sa  voix,  tout 
à  coup,  éclata  dans  l'ombre,  comme  la  rugissement 
d'un  Génie  au  fond  d'une  caverne.  Il  regrettait,  disait- 
il,  de  n'avoir  pas  à  en  donner  de  son  propre  sang  ;  et  il 
contemplait  Hamilcar,  en  face  de  lui  à  l'autre  bout  de 
la  salle.  Le  suffète  fut  tellement  troublé  par  ce  regard 
qu'il  en  baissa  les  yeux.  Tous  approuvèrent  en  opinant 
de  la  tête,  successivement  ;  et,  d'après  les  rites,  il  dut 


MOLOCH.  341 

répondre  au  grand  prêtre  :  —  «Oui,  (jue  cela  soit!  » 
Alors  les  anciens  décrétèrent  le  sacrifice  par  une  péri- 
phrase traditionnelle  ,  —  parce  qu'il  y  a  des  choses 
plus  gênantes  à  dire  qu'à  exécuter. 

La  décision  fut  connue  dans  Carlhage.  Des  lamenta- 
tions retentirent.  Partout  on  entendait  les  femmes 
crier;  leurs  époux  les  consolaient,  ou  les  invectivaient 
en  leur  faisant  des  remontrances. 

Trois  heures  après,  une  nouvelle  plus  extraordinaire 
se  répandit  :  le  suffète  avait  trouvé  des  sources  au  bas 
de  la  falaise.  On  y  courut.  Des  trous  creusés  dans  le 
sable  laissaient  voir  l'eau;  et  déjà  quelques-uns  étendus 
à  plat  ventre  y  buvaient. 

Hamilcar  ne  savait  pas  lui-même  si  c'était  par  un 
conseil  des  Dieux  ou  le  vague  souvenir  d'une  révéla- 
tion que  son  père  autrefois  lui  aurait  faite;  mais  en 
quittant  les  anciens,  il  était  descendu  sur  la  plage,  et 
avec  ses  esclaves,  il  s'était  mis  à  fouir  le  gravier. 

Il  donna  des  vêtements,  des  chaussures  et  du  vin. 
Il  donna  tout  le  reste  du  blé  qu'il  gardait  chez  lui.  Il 
fit  même  entrer  la  foule  dans  son  palais,  et  il  ouvrit 
les  cuisines,  les  magasins  et  toutes  les  chambres,  — 
celle  de  Salammbô  exceptée.  Il  annonça  que  six  mille 
Mercenaires  gaulois  allaient  venir,  et  que  le  roi  de 
Macédoine  envoyait  des  soldats. 

Mais,  dès  le  second  jour,  les  sources  diminuèrent  ; 
le  soir  du  troisième,  elles  étaient  complètement  taries. 
Alors  le  décret  des  anciens  circula  de  nouveau  sur 
toutes  les  lèvres,  et  les  prêtres  de  Moloch  commencè- 
rent leur  besogne. 


3i2  SALAMMBO. 

Des  hommes  en  robes  noires  se  présentèrent  dans 
les  maisons.  Beaucoup  d'avance  les  désertaient  sous  le 
prétexte  d'une  affaire  ou  d'une  friandise  qu'ils  allaient 
acheter;  les  serviteurs  de  Moloch  survenaient  et  pre- 
naient les  enfants.  D'autres  les  livraient  eux-mêmes, 
stupidement.  Puis  on  les  emmenait  dans  le  temple  de 
Tanit,  où  les  prêtresses  étaient  chargées  jusqu'au  jour 
solennel  de  les  amuser  et  de  les  nourrir. 

Ils  arrivèrent  chez  Hamilcartout  à  coup,  et  le  trou- 
vant dans  ses  jardins  : 

«  —  Barca!  nous  venons  pour  la  chose  que  tu  sais... 
ton  fils!  »  Ils  ajoutèrent  que  des  gens  l'avaient  ren- 
contré un  soir  de  l'autre  lune,  au  milieu  de  Mappales, 
conduit  par  un  vieillard. 

Il  fut,  d'abord,  comme  suffoqué.  Mais  bien  vite 
comprenant  que  toute  dénégation  serait  vaine,  Hamil- 
car  s'inclina  ;  et  il  les  introduisit  dans  la  maison  de 
commerce.  Des  esclaves  accourus  d'un  signe  en  sur- 
veillaient les  alentours. 

Il  entra  dans  la  chambre  de  Salammbô  tout  éperdu. 
Il  saisit  d'une  main  Hannibal,  arracha  de  l'autre  la 
ganse  d'un  vêtement  qui  traînait,  attacha  ses  pieds, 
ses  mains,  en  passa  l'extrémité  dans  sa  bouche  pour 
lui  faire  un  bâillon  et  il  le  cacha  sous  le  Ht  de  peaux 
de  bœuf,  en  laissant  retomber  jusqu'à  terre  une  large 
draperie. 

Ensuite  il  se  promena  de  droite  et  de  gauche  ;  il 
levait  les  bras,  il  tournait  sur  lui-même,  il  se  mordait 
les  lèvres.  Puis  il  resta  les  prunelles  fixes,  et  haletant 
comme  s'il  allait  mourir. 


MO  LOCH.  343 

Mais  il  frappa  trois  lois  dans  ses  mains.  Giddeiiem 
parut. 

(i  —  Écoute!  dit-il,  tu  vas  prendre  parmi  les 
esclaves  un  enfant  mâle  de  huit  à  neuf  ans  avec  les 
cheveux  noirs  et  le  front  bombé!  Amène-le!  hàte- 
toi!   » 

Bientôt  Giddenem  rentra,  en  présentant  un  jeune 
garçon. 

C'était  un  pauvre  enfant,  à  la  fois  maigre  et  bouffi  ; 
sa  peau  semblait  grisâtre  comme  l'infect  haillon  sus- 
pendu à  ses  flancs  ;  il  baissait  la  tête  dans  ses  épaules, 
et  du  revers  de  sa  main  frottait  ses  yeux ,  tout  rem- 
plis de  mouches. 

Comment  pourrait-on  jamais  le  confondre  avec 
Hannibal!  et  le  temps  manquait  pour  en  choisir  un 
autre!  Hamilcar  regardait  Giddenem;  il  avait  envie  de 
l'étrangler. 

«  —  Va-t-en  !  cria-t-il  ;  le  maître  des  esclaves 
s'enfuit. 

Donc  le  malheur  qu'il  redoutait  depuis  si  longtemps 
était  venu,  et  il  cherchait  avec  des  efforts  démesurés 
s'il  n'y  avait  pas  une  manière,  un  moyen  d'y  échapper. 

Abdalonim,  tout  à  coup,  parla  derrière  la  porte.  On 
demandait  le  suffète.  Les  serviteurs  de  Moloch  s'im- 
patientaient. 

Hamilcar  retint  un  cri,  comme  à  la  brûlure  d'un  fer 
rouge;  et  il  recommença  de  nouveau  à  parcourir  la 
chambre,  tel  qu'un  insensé.  Puis  il  s'affaissa  au  bord 
de  la  balustrade  ;  et,  les  coudes  sur  les  genoux,  il  ser- 
rait son  front  dans  ses  deux  poings  fermés. 


344  SALAMMBO. 

La  vasque  de  porphyre  contenait  encore  un  peu 
d'eau  claire  pour  les  ablutions  de  Salammbô.  Malgré 
sa  répugnance  et  son  orgueil,  le  sufîète  y  plongea 
l'enfant,  et,  comme  un  marchand  d'esclaves,  il  se  mit 
à  le  laver  et  à  le  frotter  avec  les  strigiles  et  la  terre 
rouge.  Il  prit  ensuite  dans  les  casiers  autour  de  la 
muraille  deux  carrés  de  pourpre,  lui  en  posa  un  sur  la 
poitrine,  l'autre  sur  le  dos,  et  il  les  réunit  contre  ses 
clavicules  par  deux  agrafes  de  diamants.  Il  versa  un 
parfum  sur  sa  tête  ;  il  passa  autour  de  son  cou  un  col- 
lier d'électrum,  et  il  le  chaussa  de  sandales  à  talons  de 
perles,  —  les  propres  sandales  de  sa  fille  !  Mais  il  tré- 
pignait de  honte  et  d'irritation  ;  Salammbô,  qui  s'em- 
pressait à  le  servir,  était  aussi  pâle  que  lui.  L'enfant 
souriait,  ébloui  par  ces  splendeurs,  et  même,  s'en- 
hardissant,  il  commençait  à  battre  des  mains  et  à 
sauter  quand  Ilamilcar  L'entraîna. 

Il  le  tenait  par  le  bras,  fortement,  comme  s'il  avait 
eu  peur  de  le  perdre;  l'enfant,  auquel  il  faisait  mal, 
pleurait  un  peu,  tout  en  courant  près  de  lui. 

A  la  hauteur  de  l'ergastule,  sous  un  palmier,  une 
voix  s'éleva,  une  voix  lamentable  et  suppliante.  Elle 
murmurait  :  «  —  Maître  !  oh  !  maître  !  » 

Hamilcar  se  retourna,  et  il  aperçut  à  ses  côtés  un 
homme  d'apparence  abjecte,  un  de  ces  misérables 
vivant  au  hasard  dans  la  maison, 

«  —  Que  veux-tu?  »  dit  le  suffète. 

L'esclave,  qui  tremblait  horriblement,  balbutia  : 

«  —  Je  suis  son  père  !  » 

Hamilcar  marchait  toujours  ;  l'autre  le  suivait,  les 


MOLOCH.  34S 

reins  courbés,  les  jarrets  fléchis,  la  tùlc  en  avant.  Son 
visage  était  convulsé  par  une  angoisse  indicible,  et  les 
sanglots  qu'il  retenait  l'étoufl'aient,  tant  il  avait  envie 
tout  à  la  fois  de  le  questionner  et  de  lui  crier  :  — 
('  Grâce  !  » 

Enfin  il  osa  le  toucher  d'un  doigt,  sur  le  coude, 
légèrement. 

«  —  Est-ce  que  tu  vas  le...  ?  »  11  n'eut  pas  la  force 
d'achever,  et  Ilamilcar  s'arrêta,  ébahi  de  cette  douleur. 

Il  n'avait  jamais  pensé  — tant  l'abîme  les  séparant 
l'un  de  l'autre  se  trouvait  immense  —  qu'il  put  y  avoir 
entre  eux  rien  de  commun.  Cela  lui  parut  même  une 
sorte  d'outrage  et  comme  un  empiétement  sur  ses 
privilèges.  Il  répondit  par  un  regard  plus  froid  et  plus 
lourd  que  la  hache  d'un  bourreau;  l'esclave  s'évanouis- 
sant  tomba  dans  la  poussière,  à  ses  pieds.  Hamilcar 
enjamba  par-dessus. 

Les  trois  hommes  en  robes  noires  l'attendaient 
dans  la  grande  salle,  debout  contre  le  disque  de 
pierre.  Tout  de  suite,  il  déchira  ses  vêtements  et  il  se 
roulait  sur  les  dalles  en  poussant  des  cris  aigus: 

«  —  Ah!  pauvre  petit  Hannibal!  oh!  mon  fils!  ma 
consolation  !  mon  espoir  !  ma  vie  !  Tuez-moi  aussi  !  em- 
portez-moi! Malheur!  malheur!  »  Il  se  labourait  la  face 
avec  ses  ongles,  s'arrachait  les  cheveux  et  hurlait 
comme  les  pleureuses  des  funérailles.  «  Emmenez-le 
donc!  je  souiîre  trop!  allez-vous-en!  tuez-moi  comme 
lui!  »  Les  serviteurs  de  Moloch  s'étonnaient  que  le 
grand  Hamilcar  eût  le  cœur  si  faible.  Ils  en  étaient 
presque  attendris. 


346  SALAMMBO. 

On  entendit  un  bruit  de  pieds  nus  avec  un  râle 
saccadé,  pareil  à  la  respiration  d'une  bête  féroce  qui 
accourt;  et  sur  le  seuil  de  la  troisième  galerie,  entre 
les  montants  d'ivoire,  un  homme  apparut,  blùme,  ter- 
rible, les  bras  écartés;  il  s'écria: 

«  —  Mon  enfant!  » 

Hamilcar,  d'un  bond,  s'était  jeté  sur  l'esclave;  et 
en  lui  couvrant  la  bouche  de  sa  main,  il  criait  encore 
plus  haut  : 

«  —  C'est  le  vieillard  qui  l'a  élevé  !  il  l'appelle  mon 
enfant!  il  en  deviendra  fou!  assez!  assez!  »  Et,  chas- 
sant par  les  épaules  les  trois  prêtres  et  leur  victime,  il 
sortit  avec  eux,  et  d'un  grand  coup  de  pied  referma  la 
porte  derrière  lui. 

Hamilcar  tendit  l'oreille  pendant  quelques  minutes, 
craignant  toujours  de  les  voir  revenir.  Il  songea  ensuite 
à  se  défaire  de  l'esclave,  pour  être  bien  sur  qu'il  ne 
parlerait  pas;  mais  le  péril  n'était  point  complètement 
disparu,  et  cette  mort,  si  les  Dieux  s'en  irritaient, 
pouvait  se  retourner  contre  son  fils.  Alors,  changeant 
d'idée,  il  lui  envoya  par  Taanach  les  meilleures  choses 
des  cuisines:  un  quartier  de  Bouc,  des  fèves  et  des 
conserves  de  grenades.  L'esclave,  qui  n'avait  pas  mangé 
depuis  longtemps,  se  rua  dessus;  ses  larmes  tombaient 
dans  les  plats. 

Hamilcar,  revenu  enfin  près  de  Salammbô,  dénoua 
les  cordes  d'Hannibal.  L'enfant,  exaspéré,  le  mordit  à 
la  main  jusqu'au  sang.  Il  le  repoussa  d'une  caresse. 

Pour  le  faire  se  tenir  paisible,  Salammbô  voulait 
l'effrayer  avec  Lamia,  une  ogresse  de  Cyrène. 


.MO  LOCH.  {47 

«  —  Où  donc  est-elle?  »  demanda-L-il. 

On  lui  conta  que  des  brigands  allaient  venir  pour 
le  mettre  en  prison.  11  le  reprit:  «  —  Qu'ils  viennent, 
et  je  les  tue  !  » 

llamilcar  lui  dit  l'épouvantable  vérité .  Mais  il 
s'emporta  contre  son  père,  prétendant  qu'il  pouvait 
bien  anéantir  tout  le  peuple,  puisqu'il  était  le  maître 
de  Cartilage. 

Enfin,  épuisé  d'efforts  et  de  colère,  il  s'endormit 
d'un  sommeil  farouche.  Il  parlait  en  rêvant,  le  dos 
appuyé  contre  un  coussin  d'écarlate;  sa  tète  retombait 
un  peu  en  arrière,  et  son  petit  bras,  écarté  de  son 
corps,  restait  tout  droit,  dans  une  attitude  impérative. 

Quand  la  nuit  fut  noire,  Hamilcar  l'enleva  douce- 
ment et  descendit  sans  flambeau  l'escalier  des  galères. 
En  passant  par  la  maison  de  commerce,  il  prit  une 
couffe  de  raisins  avec  une  buire  d'eau  pure;  l'enfant 
se  réveilla  devant  la  statue  d'Alètes,  dans  le  caveau 
des  pierreries;  et  il  souriait,  —  comme  l'autre,  —  sur 
le  bras  de  son  père,  à  la  lueur  des  clartés  qui  l'envi- 
ronnaient. 

llamilcar  était  bien  sûr  qu'on  ne  pouvait  lui  prendre 
son  fils.  C'était  un  endroit  impénétrable,  communi- 
quant avec  le  rivage  par  un  souterrain  que  lui  seul 
connaissait,  et,  en  jetant  les  yeux  à  l'entour,  il  aspira 
une  large  bouffée  d'air.  Puis  il  le  déposa  sur  un  esca- 
beau, près  des  boucliers  d'or. 

Personne,  à  présent,  ne  le  voyait;  il  n'avait  plus 
rien  à  observer;  alors  il  se  soulagea.  Comme  une  mère 
qui  retrouve  son  premier-né  perdu,  il  se  jeta  sur  son 


348  SALAMMBO. 

fils  ;  il  l'étreignait  contre  sa  poitrine,  il  riait  et  pleurait 
à  la  fois,  l'appelait  des  noms  les  plus  doux,  le  couvrait 
de  baisers  ;  le  petit  Hanuibal,  effrayé  par  cette  ten- 
dresse terrible,  se  taisait  maintenant. 

Hamilcar  s'en  revint  à  pas  muets,  en  tâtant  les  murs 
autour  de  lui;  et  il  arriva  dans  la  grande  salle,  où  la 
lumière  de  la  lune  entrait  par  une  des  fentes  du  dôme  ; 
au  milieu,  l'esclave,  repu,  dormait,  couché  tout  de  son 
long  sur  les  pavés  de  marbre.  Il  le  regarda,  et  une 
sorte  de  pilié  l'émut.  Du  bout  de  son  cothurne,  il  lui 
avança  un  tapis  sous  la  tète.  Puis  il  releva  les  yeux  et 
considéra  Tanit,  dont  le  mince  croissant  brillait  dans 
ciel,  et  il  se  sentit  plus  fort  que  les  Baals  et  plein  de 
mépris  pour  eux. 

Les  dispositions  du  sacrifice  étaient  déjà  commen- 
cées. 

On  abattit  dans  le  temple  de  Moloch  un  pan  de 
mur  pour  en  tirer  le  dieu  d'airain,  sans  toucher  aux 
cendres  de  fautel.  Puis,  dès  que  le  soleil  se  montra, 
les  hiérodoules  le  poussèrent  vers  la  place  de  Khamon. 

Il  allait  à  reculons,  en  glissant  sur  des  cylindres; 
ses  épaules  dépassaient  la  hauteur  des  murailles  ;  du 
plus  loin  qu'ils  l'apercevaient,  les  Carthaginois  s'en- 
fuyaient bien  vite,  car  on  ne  pouvait  contempler  impu- 
nément le  Baal  que  dans  l'exercice  de  sa  colère. 

Une  senteur  d'aromates  se  répandit  par  les  rues. 
Tous  les  temples  à  la  fois  venaient  de  s'ouvrir;  il  en 
sortit  des  tabernacles  montés  sur  des  chariots  ou  sur 
des  litières,  que  des  pontifes  portaient.  De  gros  pa- 
naches de  plumes  se  balançaient  à  leurs  angles;  et  des 


MO  LOCH.  3  49 

rayons  s'échappaient  de  leurs  faîtes  aigus,  terminés 
par  des  boules  de  cristal,  d'or,  d'argent  ou  de  cuivre. 

C'étaient  les  Baalini  chananéens,  dédoublements  du 
Baal  suprême,  qui  retournaient  vers  leur  principe, 
pour  s'humilier  devant  sa  force  et  s'anéantir  dans  sa 
splendeur. 

Le  pavillon  de  Melkarth,  en  pourpre  fine,  abritait 
une  ilammc  de  pétrole;  sur  celui  de  Khamon,  couleur 
d'hyacinthe,  se  dressait  un  phallus  d'ivoire,  bordé  d'un 
cercle  de  pierreries;  entre  les  rideaux  d'Eschmoùn, 
bleus  comme  l'éther,  un  python  endormi  faisait  un 
cercle  avec  sa  queue;  —  et  les  Dieux  Patieques,  tenus 
dans  les  bras  de  leurs  prêtres,  semblaient  de  grands 
enfants  emmaillotés,  dont  les  talons  frôlaient  la  terre. 

Ensuite  venaient  toutes  les  formes  inférieures  de  la 
divinité:  Baal-Samin,  dieu  des  espaces  célestes;'  Baal- 
Peor,  dieu  des  monts  sacrés;  Baal-Zeboub,  dieu  de  la 
corruption,  et  ceux  des  pays  voisins  et  des  races  con- 
génères :  riarbal  de  la  Libye,  l'Adrammelech  de  la  Chal- 
dée,  le  Kijun  des  Syriens;  Derceto,  à  figure  de  vierge, 
rampait  sur  ses  nageoires;  et  le  cadavre  de  Tammouz 
était  traîné  au  milieu  d'un  catafalque,  entre  des  flam- 
beaux et  des  chevelures.  Pour  asservir  les  rois  du 
firmament  au  Soleil  et  empêcher  que  leurs  influences 
particuUères  ne  gênassent  la  sienne,  on  brandissait  au 
bout  de  longues  perches  des  étoiles  en  métal  diver- 
sement coloriées;  tous  s'y  trouvaient,  depuis  le  noir 
Nebo,  génie  de  Mercure,  jusqu'au  hideux  Bahab,  qui 
est  la  constellation  du  Crocodile.  Les  Abaddirs,  pierres 
tombées  de  la  lune,  tournaient  dans  des  frondes  en 


330  SALAMMBO. 

fils  d'argent;  de  petits  pains,  reproduisant  le  sexe 
d'une  femme,  étaient  portés  sur  des  corbeilles  par  les 
prêtres  de  Gérés;  d'autres  amenaient  leurs  fétiches, 
leurs  amulettes;  des  idoles  oubliées  reparurent;  et 
même  on  avait  pris  aux  vaisseaux  leurs  symboles  mys- 
tiques, comme  si  Carthage  eût  voulu  se  recueillir  tout 
entière  dans  une  pensée  de  mort  et  de  désolation. 

Devant  chacun  des  tabernacles,  un  homme  tenait 
en  équilibre,  sur  sa  tête,  un  large  vase  où  fumait  de 
l'encens.  Des  nuages  çà  et  là  planaient;  et  l'on  distin- 
guait, dans  ces  grosses  vapeurs,  les  tentures,  les  pen- 
deloques et  les  broderies  des  pavillons  sacrés.  Ils 
avançaient  lentement,  à  cause  de  leur  poids  énorme. 
L'essieu  des  chars  quelquefois  s'accrochait  dans  les 
rues;  alors  les  dévots  profitaient  de  l'occasion  pour 
toucher  les  Baalim  avec  leurs  vêtements,  qu'ils  gar- 
daient ensuite  comme  des  choses  saintes. 

La  statue  d'airain  continuait  à  s'avancer  vers  la 
place  de  Khamon.  Les  riches,  portant  des  sceptres  à 
pomme  d'émeraude,  partirent  du  fond  de  Mégara;  les 
anciens,  coiffés  de  diadèmes,  s'étaient  assemblés  dans 
Kinisdo;  et  les  maîtres  des  finances,  les  gouverneurs 
des  provinces,  les  marchands,  les  soldats,  les  matelots 
et  la  horde  nombreuse  employée  aux  funérailles,  tous, 
avec  les  insignes  de  leur  magistrature  ou  les  instru- 
ments de  leur  métier,  se  dirigèrent  vers  les  tabernacles 
qui  descendaient  de  l'Acropole,  entre  les  collèges  des 
pontifes. 

Par  déférence  pour  Moloch,  ils  s'étaient  ornés  de 
leurs  joyaux  les  plus  splendides.  Des  diamants  étin- 


MO  LOCH.  351 

celaient  sur  les  vêtements  noirs;  mais  les  anneaux  trop 
larges  tombaient  des  mains  amaigries,  —  et  rien 
n'était  lugubre  comme  cette  foule  silencieuse  où  les 
pendants  d'oreilles  battaient  contre  des  faces  pâles,  où 
les  tiares  d'or  serraient  des  fronts  crispés  par  un 
désespoir  atroce. 

Enfin,  le  Baal  arriva  juste  au  milieu  de  la  place. 
Ses  pontifes,  avec  des  treillages,  disposèrent  une  en- 
ceinte pour  écarter  la  multitude,  et  ils  restèrent  à  ses 
pieds,  autour  de  lui. 

Les  prêtres  de  Khamon,  en  robes  de  laine  fauve, 
s'alignèrent  devant  leur  temple,  sous  les  colonnes  du 
portique;  ceux  d'Eschmoûn,  en  manteau  de  lin,  avec 
des  colliers  à  tête  de  coucoupha  et  des  tiares  pointues, 
s'établirent  sur  les  marches  de  l'Acropole  ;  les  prêtres 
de  Melkarth,  en  tuniques  violettes,  prirent  pour  eux  le 
côté  de  l'occident;  les  prêtres  des  Abaddirs,  serrés 
dans  des  bandes  d'étoffes  phrygiennes,  se  placèrent  à 
l'orient;  et  l'on  rangea  sur  le  côté  du  midi,  avec 
les  nécromanciens  tout  couverts  de  tatouages,  les 
hurleurs  en  manteaux  rapiécés,  les  desservants  des 
Pata?ques  et  les  Yidonim  qui,  pour  connaître  l'avenir, 
se  mettaient  dans  la  bouche  un  os  de  mort.  Les  prêtres 
de  Cérès,  habillés  de  robes  bleues,  s'étaient  arrêtés, 
prudemment,  dans  la  rue  de  Satheb,  et  psalmodiaient 
à  voix  basse  un  thesmophorion  en  dialecte  mégarien. 

De  temps  en  temps,  il  arrivait  des  files  d'hommes 
complètement  nus,  les  bras  écartés  et  tous  se  tenant 
par  les  épaules.  Ils  tiraient,  des  profondeurs  de  leur 
poitrine,  une  intonation  rauque  et  caverneuse;  leurs 


3o2  SALAMMBO. 

prunelles,  tendues  vers  le  colosse,  brillaient  dans  la 
poussière,  et  ils  se  balançaient  le  corps  à  intervalles 
égaux,  tous  à  la  fois,  comme  ébranlés  par  un  seul 
mouvement.  Ils  étaient  si  furieux  que,  pour  établir 
l'ordre,  leshiérodoules,  à  coups  de  bâton,  les  firent  se 
coucher  sur  le  ventre,  la  face  posée  contre  les  treil- 
lages d'airain. 

Ce  fut  alors  que,  du  fond  de  la  Place,  un  homme 
en  robe  blanche  s'avança.  Il  perça  lentement  la  foule, 
et  l'on  reconnut  un  prêtre  de  Tanit,  —  le  grand  prêtre 
Schahabarim.  Des  huées  s'élevèrent,  car  la  tyrannie  du 
principe  mâle  prévalait  ce  jour-là  dans  toutes  les  con- 
sciences, etla  Déesse  était  même  tellement  oubliée,  que 
l'on  n'avait  pas  remarqué  l'absence  de  ses  pontifes. 
Mais  l'ébahissement  redoubla  quand  on  l'aperçut  ou- 
vrant dans  les  treillages  une  des  portes  destinées  à 
ceux  qui  entreraient  pour  offrir  les  victimes.  C'était, 
croyaient  les  prêtres  de  Moloch,  un  outrage  qu'il  venait 
faire  à  leur  dieu  ;  avec  de  grands  gestes,  ils  essayaient 
de  le  repousser.  Nourris  par  les  viandes  des  holo- 
caustes, vêtus  de  pourpre  comme  des  rois  et  portant 
des  bonnets  à  triple  étage,  ils  conspuaient  ce  pâle  eu- 
nuque exténué  de  macérations  ;  et  des  rires  de  colère 
secouaient  sur  leur  poitrine  leur  barbe  noire,  étalée  en 
soleil. 

Schahabarim,  sans  répondre,  continuait  à  marcher; 
et,  traversant  pas  à  pas  toute  l'enceinte,  il  arriva  sous 
les  jambes  du  colosse,  puis  il  le  toucha  des  deux  côtés 
en  écartant  les  bras,  ce  qui  était  une  formule  solen- 
nelle d'adoration.  Depuis  trop  longtemps  la  Rabbet  le 


MOLOCII.  353 

torturait;  par  désespoir,  ou  pcut-ôtre  à  défaut  d'un 
dieu  satisfaisant  complètement  sa  pensée,  il  se  déter- 
minait enfin  pour  celui-là. 

La  foule,  épouvantée  par  cette  apostasie,  poussa  un 
long  miu-mure.  On  sentait  se  rompre  le  dernier  lien 
qui  attachait  les  âmes  à  une  divinité  clémente. 

Mais  Schahabarim,  à  cause  de  sa  mutilation,  ne 
pouvait  participer  au  culte  du  Baal.  Les  hommes  en 
manteaux  rouges  l'exclurent  de  l'enceinte  ;  puis,  quand 
il  fut  dehors,  il  tourna  autour  de  tous  les  collèges,  suc- 
cessivement ;  et  le  prêtre,  désormais  sans  dieu,  dis- 
parut dans  la  foule.  Elle  s'écartait  à  son  approche. 

Cependant  un  feu  d'aloès,  de  cèdre  et  de  laurier 
brûlait  entre  les  jambes  du  colosse.  Ses  longues  ailes 
enfonçaient  leur  pointe  dans  la  flamme  ;  les  onguents 
dont  il  était  frotté  coulaient  comme  de  la  sueur  sur  ses 
membres  d'airain.  Autour  de  la  dalle  ronde  où  il 
appuyait  ses  pieds,  les  enfants,  enveloppés  de  voiles 
noirs,  formaient  un  cercle  immobile  ;  et  ses  bras,  déme- 
surément longs,  abaissaient  leurs  paumes  jusqu'à  eux, 
comme  pour  saisir  cette  couronne  et  l'emporter  dans 
le  ciel. 

Les  riches,  les  anciens,  les  femmes,  toute  la  mul- 
titude se  tassait  derrière  les  prêtres  et  sur  les  terrasses 
des  maisons.  Les  grandes  étoiles  peintes  ne  tournaient 
plus;  les  tabernacles  étaient  posés  par  terre;  et  les 
fumées  des  encensoirs  montaient  perpendiculairement, 
telles  que  des  arbres  gigantesques  étalant  au  milieu 
de  l'azur  leurs  rameaux  bleuâtres. 

Plusieurs  s'évanouirent  ;  d'autres  devenaient  inertes 

23 


354  SALAMMBO. 

et  pétrifiés  dans  leur  extase.  Une  angoisse  infinie  pesait 
sur  les  poitrines.  Les  dernières  clameurs  une  à  une 
s'éteignaient,  —  et  le  peuple  de  Carthage  haletait, 
absorbé  dans  le  désir  de  sa  terreur. 

Enfin  le  grand-prêtre  de  Moloch  passa  la  main 
gauche  sous  les  voiles  des  enfants,  et  il  leur  arracha 
du  front  une  mèche  de  cheveux  qu'il  j  e ta  sur  les  flammes . 
Alors  les  hommes  en  manteaux  rouges  entonnèrent 
l'hymne  sacré  : 

<(  —  Hommage  à  toi,  Soleil!  roi  des  deux  zones, 
créateur  qui  s'engendre,  Père  et  Mère,  Père  et  Fils, 
Dieu  et  Déesse,  Déesse  et  Dieu  !  »  Et  leur  voix  se  per- 
dit dans  l'explosion  des  instruments  sonnant  tous  à  la 
fois,  pour  étouffer  les  cris  des  victimes.  Les  scheminith 
à  huit  cordes,  les  kinnor,  qui  en  avaient  dix,  et  les 
nebal,  qui  en  avaient  douze,  grinçaient,  sifflaient,  ton- 
naient. Des  outres  énormes  hérissées  de  tuyaux  fai- 
saient un  clapotement  aigu  ;  les  tambourins,  battus  à 
tours  de  bras,  retentissaient  de  coups  sourds  et  rapides  ; 
et,  malgré  la  fureur  des  clairons,  les  salsahm  claquaient, 
comme  des  ailes  de  sauterelle. 

Les  hiérodoules,  avec  un  long  crochet,  ouvrirent 
les  sept  compartiments  étages  sur  le  corps  du  Baal. 
Dans  le  plus  haut,  on  introduisit  de  la  farine  ;  dans  le 
second,  deux  tourterelles  ;  dans  le  troisième,  un  singe; 
dans  le  quatrième,  un  bélier;  dans  le  cinquième,  une 
brebis  ;  comme  on  n'avait  pas  de  bœuf  pour  le  sixième, 
on  y  jeta  une  peau  tannée  prise  au  sanctuaire.  La  sep- 
tième case  restait  béante. 

Avant  de  rien  entreprendre,  il  était  bon  d'essayer 


MO  LOCH.  355 

les  bras  du  dieu.  De  minces  chaînettes  partant  de  ses 
doigts  gagnaient  ses  épaules  et  redescendaient  par  der- 
rière, où  des  hommes,  tirant  dessus,  faisaient  monter, 
jusqu'à  la  hauteur  de  ses  coudes,  ses  deux  mains  ou- 
vertes qui,  en  se  rapprochant,  arrivaient  contre  son 
ventre  ;  elles  remuèrent  plusieurs  fois  de  suite,  à  petits 
coups  saccadés.  Puis  les  instruments  se  turent.  Le  feu 
ronflait. 

Les  pontifes  de  Moloch  se  promenaient  sur  la  grande 
dalle,  en  examinant  la  multitude. 

Il  fallait  un  sacrifice  individuel,  une  oblation  volon- 
taire et  qui  était  considérée  comme  entraînant  les 
autres.  Personne,  jusqu'à  présent,  ne  se  montrait;  et 
les  sept  allées  conduisant  des  barrières  au  colosse 
étaient  complètement  vides.  Pour  encourager  le  peuple, 
les  prêtres  tirèrent  de  leurs  ceintures  des  poinçons,  et 
ils  se  balafraient  le  visage.  On  fit  entrer  dans  l'enceinte 
les  Dévoués,  étendus  sur  terre,  en  dehors.  On  leur 
jeta  un  paquet  d'horribles  ferrailles,  et  chacun  choisit 
sa  torture.  Ils  se  passaient  des  broches  entre  les  seins; 
ils  se  fendaient  les  joues  ;  ils  se  mirent  des  couronnes 
d'épines  sur  la  tête  ;  puis  ils  s'enlacèrent  par  les  bras; 
et,  entourant  les  enfants,  ils  formaient  un  autre  grand 
cercle,  qui  se  contractait  et  s'élargissait.  Ils  arrivaient 
contre  la  balustrade,  se  rejetaient  en  arrière  et  recom- 
mençaient toujours,  attirant  à  eux  la  foule  par  le  ver- 
tige de  ce  mouvement,  tout  plein  de  sang  et  de  cris. 

Peu  à  peu,  des  gens  entrèrent  jusqu'au  fond  des 
allées  ;  ils  lançaient  dans  la  flamme  des  perles,  des 
vases  d'or,  des  coupes,  des  flambeaux,  toutes  leurs 


356  SALAMMBO. 

richesses  ;  les  offrandes,  de  plus  en  plus,  devenaient 
splendides  et  multipliées.  Enfin  un  homme  qui  chan- 
celait, un  homme  pâle  et  hideux  de  terreur,  poussa 
un  enfant;  puis  on  aperçut  entre  les  mains  du  colosse 
une  petite  masse  noire  ;  elle  s'enfonça  dans  l'ouver- 
ture ténébreuse.  Les  prêtres  se  penchèrent  au  bord 
de  la  grande  dalle  ;  —  et  un  chant  nouveau  éclata, 
célébrant  les  joies  de  la  mort  et  les  renaissances  de 
l'éternité. 

Ils  montaient  lentement,  et,  comme  la  fumée  en 
s'envolant  faisait  de  hauts  tourbillons,  ils  semblaient 
de  loin  disparaître  dans  un  nuage.  Pas  un  ne  bougeait. 
Ils  étaient  liés  aux  poignets  et  aux  chevilles  ;  et  la 
sombre  draperie  les  empêchait  de  rien  voir  et  d'être 
reconnus. 

Hamilcar,  en  manteau  rouge  comme  les  prêtres  de 
Moloch,  se  tenait  auprès  du  Baal,  debout  devant  l'or- 
teil de  son  pied  droit.  Quand  on  amena  le  quatorzième 
enfant,  tout  le  monde  put  s'apercevoir  qu'il  eut  un 
grand  geste  d'horreur.  Mais  bientôt,  reprenant  son  atti- 
tude, il  croisa  ses  bras  ;  et  il  regardait  par  terre.  De 
l'autre  côté  de  la  statue,  le  grand-pontife  restait  im- 
mobile comme  lui  ;  baissant  sa  tête  chargée  d'une  mitre 
assyrienne,  il  observait  sur  sa  poitrine  la  plaque  d'or 
couverte  de  pierres  fatidiques,  et  où  la  flamme  se  mi- 
rant faisait  des  lueurs  irisées;  il  pâhssait,  éperdu. 
Hamilcar  inclinait  son  front  ;  et  ils  étaient  tous  les  deux 
si  près  du  bûcher  que  le  bas  de  leurs  manteaux,  se 
soulevant,  de  temps  à  autre  l'cfQeurait. 

Les  bras  d'airain  allaient  plus  vite.  Ils  ne  s'arrê- 


MO  LOCH.  357 

taientplus.  Chaque  fois  que  l'ou  y  posait  uu  enfant,  les 
prêtres  de  Moloch  étendaient  la  main  sur  lui,  i)our  le 
charger  des  crimes  du  peuple,  en  vociférant  :  «  —  Ce 
ne  sont  pas  des  hommes,  mais  des  bœufs  !  »  et  la  mul- 
titude à  l'entour  répétait  :  «  —  Des  bœufsj  des  bœufs  !  » 
Les  dévots  criaient  :  «  —  Seigneur  !  mange!  »  et  les 
prêtres  de  Proserpine,  se  conformant  par  la  terreur  au 
besoin  de  Carthage,  marmottaient  la  formule  éleu- 
siaque  :  «  —  Verse  la  pluie,  enfante  !  » 

Les  victimes  à  peine  au  bord  de  l'ouverture  dispa- 
raissaient comme  une  goutte  d'eau  sur  une  plaque 
rougie  ;  et  une  fumée  blanche  montait  dans  la  grande 
couleur  écarlate. 

Cependant  l'appétit  du  dieu  ne  s'apaisait  pas.  Il 
en  voulait  toujours.  Afm  de  lui  en  fournir  davantage, 
on  les  empila  sur  ses  mains  avec  une  grosse  chaîne  par- 
dessus, qui  les  retenait.  Des  dévots  au  commencement 
avaient  voulu  les  compter,  pour  voir  si  leur  nombre 
correspondait  aux  jours  de  l'année  solaire;  mais  on 
en  mit  d'autres;  et  il  était  impossible  de  les  distinguer 
dans  lemoiivement  vertigineux  des  horribles  bras.  Cela 
dura  longtemps,  indéfmiment,  jusqu'au  soir.  Puis  les 
parois  intérieures  prirent  un  éclat  plus  sombre.  Alors 
on  aperçut  des  chairs  qui  brûlaient.  Quelques-uns 
même  croyaient  reconnaître  des  cheveux,  des  membres, 
des  corps  entiers. 

Le  jour  tomba  ;  des  nuages  s'amoncelèrent  au- 
dessus  du  Baal.  Le  bûcher,  sans  flammes  à  présent, 
faisait  une  pyramide  de  charbon  jusqu'à  ses  genoux  ; 
complètement  rouge  comme  un  géant  tout  couvert  de 


358  SALAMMBO. 

sang,  il  semblait,  avec  sa  tête  qui  se  renversait,  chan- 
celer sous  le  poids  de  son  ivresse. 

A  mesure  que  les  prêtres  se  hâtaient,  la  frénésie 
du  peuple  augmentait;  le  nombre  des  victimes  dimi- 
nuant, les  uns  criaient  de  les  épargner,  les  autres  qu'il 
en  fallait  encore.  On  aurait  dit  que  les  murs  chargés 
de  monde  s'écroulaient  sous  les  hurlements  d'épou- 
vante et  de  volupté  mystique.  Des  fidèles  arrivèrent  dans 
les  allées,  traînant  leurs  enfants  qui  s'accrochaient  à 
eux  ;  et  ils  les  battaient  pour  leur  faire  lâcher  prise  et  les 
remettre  aux  hommes  rouges.  Les  joueurs  d'instru- 
ments quelquefois  s'arrêtaient  épuisés  ;  alors  on  enten- 
dait les  cris  des  mères  et  le  grésillement  de  la  graisse 
qui  tombait  sur  les  charbons.  Les  buveurs  de  jus- 
quiame,  marchant  à  quatre  pattes,  tournaient  autour 
du  colosse  et  rugissaient  comme  des  tigres  ;  les  Yido- 
nim  vaticinaient,  les  Dévoués  chantaient  avec  leurs 
lèvres  fendues  ;  on  avait  rompu  les  grillages,  tous  vou- 
laient leur  part  du  sacrifice  ;  —  et  les  pères  dont  les 
enfants  étaient  morts  autrefois  jetaient  dans  le  feu  leurs 
effigies,  leurs  jouets,  leurs  ossements  conservés.  Quel- 
ques-uns qui  avaient  des  couteaux  se  précipitèrent  sur 
les  autres.  On  s'entr'égorgea.  Avec  des  vans  de  bronze, 
les  hiérodoules  prirent  au  bord  de  la  dalle  des  cendres 
tombées  ;  et  ils  les  lançaient  dans  l'air,  afin  que  le  sa- 
crifice s'éparpillât  sur  la  ville  et  jusqu'à  la  région  des 
étoiles.  Ce  grand  bruit  et  cette  grande  lumière  avaient 
attiré  les  Barbares  au  pied  des  murs  ;  se  cramponnant 
pour  mieux  voir  sur  les  débris  de  l'hélépole,  ils  regar- 
daient béants  d'horreur. 


LE   DÉFILÉ   Dli   LA   IlACHIs.  359 


XiV 


LL    DÉFILÉ    DE    LA    IIACIIL 


Les  Carthaginois  n'étaient  pas  rentrés  dans  leurs 
maisons  que  des  nuages  s'amoncelèrent  ;  ceux  qui  le- 
vaient la  tête  vers  le  colosse  sentirent  sur  leur  front  de 
grosses  gouttes,  et  la  pluie  tomba. 

Elle  tomba  toute  la  nuit,  abondamment,  à  flots  ;  le 
tonnerre  grondait  ;  c'était  la  voie  de  Moloch  ;  il  avait 
vaincu  Tanit;  —  et,  maintenant  fécondée,  elle  ouvrait 
du  haut  du  ciel  son  vaste  sein.  Parfois  on  l'apercevait 
dans  une  éclaircie  lumineuse  étendue  sur  des  coussins 
de  nuages  ;  puis  les  ténèbres  se  refermaient  comme 
si,  trop  lasse  encore,  elle  se  voulait  rendormir;  les 
Carthaginois  —  croyant  tous  que  l'eau  est  enfantée 
par  la  lune  —  criaient  pour  faciUter  son  travail. 

La  pluie  battait  les  terrasses  et  débordait  par-des- 
sus, formait  des  lacs  dans  les  cours,  des  cascades  sur 
les  escaliers,  des  tourbillons  au  coin  des  rues.  Elle  se 
versait  en  lourdes  masses  tièdes  et  en  rayons  pressés; 
des  angles  de  tous  les  édifices  de  gros  jets  écumeux 
sautaient  ;  contre  les  murs  il  y  avait  comme  des 
nappes  blanchâtres  vaguement  suspendues,  et  les  toits 
des  temples,  lavés,  brillaient  en  noir  à  la  lueur  des 


360  SALAMMBO. 

éclairs.  Par  mille  chemins  des  torrents  descendaient 
de  l'Acropole  ;  des  maisons  s'écroulaient  tout  à  coup  , 
et  des  poutrelles,  des  plâtras,  des  meubles  passaient 
dans  les  ruisseaux,  qui  couraient  sur  les  dalles  impé- 
tueusement. 

On  avait  exposé  des  amphores,  des  buires,  des 
toiles;  mais  les  torches  s'éteignaient;  on  prit  des 
brandons  au  bûcher  du  Baal,  et  les  Carthaginois,  pour 
boire,  se  tenaient  le  cou  renversé,  la  bouche  ouverte. 
D'autres,  au  bord  des  flaques  bourbeuses,  y  plongeaient 
leurs  bras  jusqu'à  l'aisselle,  et  se  gorgeaient  d'eau  si 
abondamment  qu'ils  la  vomissaient  comme  des  buffles. 
La  fraîcheur  peu  à  peu  se  répandait;  ils  aspiraient 
l'air  humide  en  faisant  jouer  leurs  membres,  et  dans 
le  bonheur  de  cette  ivresse  bientôt  un  immense  espoir 
surgit.  Toutes  les  misèces  furent  oubliées.  La  patrie 
encore  une  fois  renaissait. 

Us  éprouvaient  comme  le  besoin  de  rejeter  sur 
d'autres  l'excès  de  la  fureur  qu'ils  n'avaient  pu  em- 
ployer contre  eux-mêmes.  Un  tel  sacrifice  ne  devait 
pas  être  inutile;  —  bien  qu'ils  n'eussent  aucun  re- 
mords, ils  se  trouvaient  emportés  par  cette  frénésie 
que  donne  la  complicité  des  crimes  irréparables. 

Les  Barbares  avaient  reçu  l'orage  dans  leurs  tentes 
mal  closes  ;  tout  transis  encore  le  lendemain,  ils  patau- 
geaient au  milieu  de  la  boue,  en  cherchant  leurs  mu- 
nitions et  leurs  armes,. gâtées,  perdues. 

Hamilcar,  de  lui-môme,  alla  trouver  Hannon  ;  et, 
suivant  ses  pleins  pouvoirs,  il  lui  confia  le  commande- 
ment. Le  vieux  suffète  hésita  quelques  minutes  entre 


LE   DÉKII-É    I)K    LA    HACHE.  :{61 

sa  rancune  cL   son  appùliL   de  raulorité.    Il   accepta 
cependant. 

Ensuite  llamilcar  fit  sortir  une  galère,  armée  d'une 
catapulte  à  chaque  bout.  Il  la  plaça  dans  le  golfe  en 
face  du  radeau;  puis  il  embarqua  sur  les  vaisseaux 
disponibles  ses  troupes  les  plus  robustes.  11  s'enfuyait 
donc;  et,  cinglant  vers  le  nord,  il  disparut  dans  la 
brume. 

Mais  trois  jours  après  (on  allait  recommencer  l'at- 
taque), des  gens  de  la  côte  libyque  arrivèrent  tumul- 
tueusement ;  Barca  était  entré  chez  eux.  Il  avait  par- 
tout levé  des  vivres  et  il  s'étendait  dans  le  pays. 

Les  Barbares  furent  indignés  comme  s'il  les  trahis- 
sait. Ceux  qui  s'ennuyaient  le  plus  du  siège,  les  Gau- 
lois surtout,  n'hésitèrent  pas  à  quitter  les  murs  pour 
lâcher  de  le  rejoindre.  Spendius  voulait  reconstruire 
l'hélépole  ;  iMàtho  s'était  tracé  une  ligne  idéale  depuis 
sa  tente  jusqu'à  Mégara,  il  s'était  juré  de  la  suivre;  et 
aucun  de  leurs  hommes  ne  bougea.  Mais  les  autres, 
commandés  par  Autharite,  s'en  allèrent,  abandonnant 
la  portion  occidentale  du  rempart.  L'incurie  était  si 
profonde  que  l'on  ne  songea  pas  à  les  lemplacer. 

Narr'Havas  les  épiait  de  loin  dans  les  montagnes. 
Il  fit,  pendant  la  nuit,  passer  tout  son  monde  sur  le 
côté  extérieur  de  la  lagune,  par  le  bord  do  la  mer,  et 
il  entra  dans  Carthage. 

Il  s'y  présenta  comme  un  sauveur,  avec  six  mille 
hommes,  tous  portant  de  la  farine  sous  leurs  man- 
teaux, et  quarante  éléphants  chargés  de  fourrages  et 
de  viandes  sèches.  On  s'empressa  vite  autour  d'eux  ; 


362  SALAMMBO. 

011  leur  donna  des  noms.  L'arrivée  d'un  pareil  secours 
réjouissait  moins  les  Carthaginois  que  le  spectacle 
même  de  ces  forts  animaux  consacrés  au  Baal;  c'était 
un  gage  de  sa  tendresse,  une  preuve  qu'il  allait  enfin, 
pour  les  défendre,  se  mêler  de  la  guerre. 

Narr'Havas  reçut  les  compliments  des  anciens. 
Puis  il  monta  vers  le  palais  de  Salammbô. 

11  ne  l'avait  pas  revue  depuis  cette  fois  où  dans  la 
tente  d'IIamilcar,  entre  les  cinq  armées,  il  avait  senti 
sa  petite  main  froide  et  douce  attachée  contre  la 
sienne;  après  les  fiançailles  elle  était  partie  pour  Car- 
thage.  Son  amour,  détourné  par  d'autres  ambitions, 
lui  était  revenu;  et  maintenant  il  comptait  jouir  de 
ses  droits,  l'épouser,  la  prendre. 

Salammbô  ne  comprenait  pas  comment  ce  jeune 
homme  pourrait  jamais  devenir  son  maître  !  Bien 
qu'elle  demandât,  tous  les  jours,  à  Taiiit  la  mort  de 
Màtho,  son  horreur  pour  le  Libyen  dimiuuait.  Elle  sen- 
tait confusément  que  la  haine  dont  il  l'avait  persécu- 
tée était  une  chose  presque  religieuse;  —  et  elle  aurait 
voulu  voir  dans  la  personne  de  Narr'Havas  comme  un 
reflet  de  cette  violence,  qui  la  tenait  encore  éblouie. 
Elle  souhaitait  le  connaître  davantage,  et  cependant 
sa  présence  l'eût  embarrassée.  Elle  lui  fit  répondre 
qu'elle  ne  devait  pas  le  recevoir. 

D'ailleurs,  Hamilcar  avait  défendu  à  ses  gens  d'ad- 
mettre chez  elle  le  roi  des  Numides  ;  en  reculant  jus- 
qu'à la  fin  de  la  guerre  cette  récompense,  il  espérait 
entretenir  son  dévouement  ;  —  ol  Narr'Havas,  par 
crainte  du  suflëte,  se  retira. 


Il 


LE    DÉFILÉ    DE   LA   HACHE.  363 

Mais  il  se  montra  hautain  envers  les  Cent.  11  chan- 
gea leurs  dispositions.  Il  exigea  des  prérogatives  pour 
ses  hommes  elles  établit  dans  des  postes  importants; 
aussi  les  Barbares  ouvrirent  tous  de  grands  yeux  en 
apercevant  des  Numides  sur  les  tours. 

La  surprise  des  Carthaginois  fut  encore  plus  forte 
lorsqu'arrivèrent,  sur  une  vieille  trirème  punique, 
quatre  cents  des  leurs,  faits  prisonniers  pendant  la 
guerre  de  Sicile.  En  effet,  Hamilcar  avait  secrètement 
renvoyé  aux  Quirites  les  équipages  des  vaisseaux  la- 
tins pris  avant  la  défection  des  villes  tyriennes;  et 
Home,  par  un  échange  de  bons  procédés,  lui  rendait 
maintenant  ses  captifs.  Elle  dédaigna  les  ouvertures 
des  Mercenaires  dans  la  Sardaigne  et  ne  voulut  point 
reconnaître  comme  sujets  les  habitants  d'Utique. 

Iliéron,  qui  gouvernait  à  Syracuse,  fut  entraîné 
par  cet  exemple.  11  lui  fallait,  pour  conserver  ses 
États,  un  équilibre  entre  les  deux  peuples;  il  avait 
donc  intérêt  au  salut  des  Chananéens,  et  il  se  déclara 
leur  ami,  en  leur  envoyant  douze  cents  bœufs  avec 
cinquante-trois  mille  nebel  de  pur  froment. 

Une  raison  plus  profonde  faisait  secourir  Carthage  ; 
on  sentait  bien  que  si  les  Mercenaires  triomphaient, 
depuis  le  soldat  jusqu'au  laveur  d'écuelles,  tout  s'in- 
surgerait, et  qu'aucun  gouvernement,  aucune  maison 
ne  pourrait  y  résister. 

Hamilcar,  pendant  ce  temps-là,  battait  les  cam- 
pagnes orientales.  Il  refoula  les  Gaulois  ;  et  les  Bar- 
bares se  trouvèrent  comme  assiégés. 

Alors  il  se  mit  à  les  harceler.  Il  arrivait,  s'éloignait. 


364  SALAMMBO. 

et  renouvelant  toujours  cette  manœuvre,  peu  à  peu  il 
les  détacha  de  leurs  campements.  Spendius  fut  obligé 
de  les  suivre;  Mâtho,  à  la  fin,  céda  comme  lui. 

Il  ne  dépassa  point  Tunis.  Il  s'enferma  dans  ses 
murs.  Cette  obstination  était  pleine  de  sagesse,  car 
bientôt  on  aperçut  Narr'Havas  qui  sortait  par  la  porte 
de  Khamon  avec  ses  éléphants  et  ses  soldats;  Hamil- 
car  le  rappelait.  Mais  déjà  les  autres  Barbares  erraient 
dans  les  provinces  à  la  poursuite  du  suflète. 

Il  avait  reçu  à  Clypea  trois  mille  Gaulois.  Il  fit 
venir  des  chevaux  de  la  Cyrénaïque,  des  armures  du 
Brutium,  et  il  recommença  la  guerre. 

Jamais  son  génie  ne  fut  aussi  impétueux  et  fertile. 
Pendant  cinq  lunes  il  les  traîna  derrière  lui,  —  ayant 
un  but  où  il  voulait  les  conduire. 

Les  Barbares  avaient  tenté  d'abord  de  l'envelopper 
par  de  petits  détachements;  il  leur  échappait  toujours. 
Ils  ne  se  quittèrent  plus.  Leur  armée  était  de  quarante 
mille  hommes  environ,  et  plusieurs  fois  ils  eurent  la 
jouissance  de  voir  les  Carthaginois  reculer. 

Ce  qui  les  tourmentait,  c'étaient  les  cavaliers  de 
Narr'IIavas  !  Souvent,  aux  heures  les  plus  lourdes, 
quand  on  avançait  par  les  plaines  en  sommeillant  sous 
le  poids  des  armes,  tout  à  coup  une  grosse  ligne  de 
poussière  montait  à  l'horizon;  des  galops  accouraient, 
et  du  sein  d'un  nuage  plein  de  prunelles  flamboyantes, 
une  pluie  de  dards  se  précipitait.  Les  Numides,  cou- 
verts de  manteaux  blancs,  poussaient  de  grands  cris, 
levaient  les  bras  en  serrant  des  genoux  leurs  étalons 
cabrés,  les  faisaient  tourner  brusquement,  puis  dispa- 


LE    DÉFILÉ    DE    LA   HACHE.  365 

raissaien(.  Ils  avaient  à  quelque  dislance,  sur  des 
dromadaires,  des  provisions  de  javelots,  et  ils  reve- 
naient plus  terribles,  hurlaient  comme  des  loups,  s'en- 
fuyaient comme  des  vautours.  Ceux  des  Barbares  pla- 
cés au  bord  des  files  tombaient  un  à  un  ;  —  et  l'on 
continuait  ainsi  jusqu'au  soir,  où  l'on  tâchait  d'entrer 
dans  les  montagnes. 

Bien  qu'elles  fussent  périlleuses  pour  les  éléphants, 
Ilamilcar  s'y  engagea.  Il  suivit  la  longue  chaîne  qui 
s'étend  depuis  le  promontoire  Herma.'um  jusqu'au 
sommet  du  Zagouan.  C'était,  croyaient-ils,  un  moyen 
de  cacher  l'insuffisance  de  ses  troupes.  Mais  l'incerti- 
tude continuelle  où  il  les  maintenait  finissait  par  les 
exaspérer  plus  qu'aucune  défaite.  Ils  ne  se  découra- 
geaient pas  et  marchaient  derrière  lui. 

Enfin,  un  soir,  entre  la  montagne  d'Argenfe-  et  la 
montagne  de  Plomb,  au  miheu  de  grosses  roches,  à 
l'entrée  d'un  défilé,  ils  surprirent  un  corps  de  vélites; 
l'armée  entière  était  certainement  devant  ceux-là,  car 
on  entendait  un  bruit  de  pas  avec  des  clairons  ;  aussi- 
tôt les  Carthaginois  s'enfuirent  par  la  gorge.  Elle  dé- 
valait dans  une  plaine  ayant  la  forme  d'un  fer  de  hache 
et  environnée  de  hautes  falaises.  Pour  atteindre  les 
vélites,  les  Barbares  s'y  élancèrent  ;  tout  au  fond, 
parmi  les  bœufs  qui  galopaient,  d'autres  Carthaginois 
couraient  tumultueusement.  On  aperçut  un  homme  en 
manteau  rouge,  c'était  le  suffète  ;  un  redoublement 
de  fureur  et  de  joie  les  emporta.  Plusieurs,  soit  pa- 
resse ou  prudence,  étaient  restés  au  seuil  du  défilé. 
Mais  la  cavalerie,  débouchant  d'un  bois,  à  coups  de 


366  SALAMMBO. 

piques  et  de  sabres,  les  rabattit  sur  les  autres;  et 
bientôt  tous  les  Barbares  furent  en  bas,  dans  la 
plaine. 

Puis,  cette  grande  masse  d'hommes  ayant  oscillé 
quelque  temps,  s'arrêta  ;  ils  ne  découvraient  aucune 
issue. 

Ceux  qui  étaient  le  plus  près  du  défilé  revinrent;  le 
passage  avait  entièrement  disparu.  On  héla  ceux  de 
l'avant  pour  les  faire  continuer  ;  ils  s'écrasaient  contre 
la  montagne,  et  de  loin  ils  invectivèrent  leurs  compa- 
gnons qui  ne  savaient  pas  retrouver  la  route. 

En  effet,  à  peine  les  Barbares  étaient-ils  descendus, 
que  des  hommes,  tapis  derrière  les  roches,  en  les  sou- 
levant avec  des  poutres,  les  avaient  renversées  ;  et 
comme  la  pente  était  rapide,  ces  blocs  énormes,  rou- 
lant pêle-mêle,  avaient  bouché  l'étroit  orifice  complè- 
tement. 

A  l'autre  extrémité  de  la  plaine  s'étendait  un  long 
couloir,  çà  et  là  fendu  par  des  crevasses,  et  qui  con- 
duisait à  un  ravin  montant  vers  le  plateau  supérieur 
où  se  tenait  l'armée  punique.  Dans  ce  couloir,  contre 
la  paroi  de  la  falaise,  on  avait  d'avance  disposé  des 
échelles  ;  et,  protégés  par  les  détours  des  crevasses, 
les  vélites,  avant  d'être  rejoints,  purent  les  saisir  et 
remonter.  Plusieurs  même  s'engagèrent  jusqu'au  bas 
de  la  ravine  ;  on  les  tira  avec  des  câbles,  car  le  terrain 
en  cet  endroit  était  un  sable  mouvant  et  d'une  telle 
inclinaison  que,  même  sur  les  genoux,  il  eût  été  impos- 
sible de  le  gravir.  Les  Barbares,  presque  immédiate- 
ment, y  arrivèrent.  Mais  une  herse,  haute  de  quarante 


LE    DÉFILÉ    DE    LA    HACHE.  367 

coudées,  et  faite  à  la  mesure  exacte  de  l'intervalle, 
s'abaissa  devant  eux  tout  à  coup,  comme  un  rempart 
qui  serait  tombé  du  ciel. 

Donc  les  combinaisons  du  suffètc  avaient  réussi. 
Aucun  des  Mercenaires  ne  connaissait  la  monlag-ne,  et, 
marchant  à  la  tète  des  colonnes,  ils  avaient  entraîné 
les  autres.  Les  roches,  un  peu  étroites  par  la  base, 
s'étaient  facilement  abattues  ;  et  tandis  que  tous  cou- 
raient, son  armée,  dans  l'horizon,  avait  crié  comme 
en  détresse.  Hamilcar,  il  est  vrai,  pouvait  perdre  ses 
vélites,  la  moitié  seulement  y  resta.  Il  en  eût  sacrifié 
vingt  fois  davantage  pour  le  succès  d'une  pareille  en- 
treprise. 

Jusqu'au  matin,  les  Barbares  se  poussèrent  en  files 
compactes  d'un  bout  à  l'autre  de  la  plaine.  Ils  tàtaient 
la  montagne  avec  leurs  mains,  cherchant  à  découvrir 
un  passage. 

Enfin  le  jour  se  leva;  ils  aperçurent  partout  autour 
d'eux  une  grande  muraille  blanche,  taillée  à  pic.  Et 
pas  un  moyen  de  salut,  pas  un  espoir!  Les  deux  sor- 
ties naturelles  de  cette  impasse  étaient  fermées  par  la 
herse  et  par  l'amoncellement  des  roches. 

Tous  se  regardèrent  sans  parler.  Ils  s'affaissèrent 
sur  eux-mêmes,  en  se  sentant  un  froid  de  glace  dans 
les  reins,  et  aux  paupières  une  pesanteur  accablante. 

Ils  se  relevèrent  et  bondirent  contre  les  roches. 
Mais  les  plus  basses,  pressées  par  le  poids  des  autres, 
étaient  inébranlables.  Ils  tâchèrent  de  s'y  cramponner 
pour  atteindre  au  sommet  ;  la  forme  ventrue  de  ces 
grosses  masses  repoussait  toute  prise.  Ils  voulurent 


368  SALAMMBO. 

fendre  le  terrain  des  deux  côtés  de  la  gorge  ;  leurs  in- 
struments se  brisèrent.  Avec  les  mâts  des  tentes,  ils 
firent  un  grand  feu  ;  le  feu  ne  pouvait  pas  brûler  la 
montagne. 

Ils  revinrent  sur  la  herse  ;  elle  était  garnie  de  longs 
clous,  épais  comme  des  pieux,  aigus  comme  les  dards 
d'un  porc-épic  et  plus  serrés  que  les  crins  d'une 
brosse.  Mais  tant  de  rage  les  animait  qu'ils  se  préci- 
pitèrent contre  elle.  Les  premiers  y  entrèrent  jus- 
qu'à l'échiné,  les  seconds  refluèrent  par-dessus;  et 
tout  retomba,  en  laissant  à  ces  horribles  branches 
des  lambeaux  humains  et  des  chevelures  ensanglan- 
tées. 

Quand  le  découragement  se  fut  un  peu  calmé,  on 
examina  ce  qu'il  y  avait  de  vivres.  Les  Mercenaires, 
dont  les  bagages  étaient  perdus,  en  possédaient  à  peine 
pour  deux  jours;  et-tous  les  autres  s'en  trouvaient  dé- 
nués, —  car  ils  attendaient  un  convoi  promis  par  les 
villages  du  sud. 

Cependant  des  taureaux  vagabondaient,  ceux  que 
les  Carthaginois  avaient  lâchés  dans  la  gorge  afin  d'at- 
tirer les  Barbares.  Ils  les  tuèrent  à  coups  de  lances; 
on  les  mangea,  et  les  estomacs  étant  remplis,  les  pen- 
sées furent  moins  lugubres. 

Le  lendemain,  ils  égorgèrent  tous  les  mulets,  une 
quarantaine  environ;  puis  on  racla  leurs  peaux,  on  fit 
bouillir  leurs  entrailles,  on  pila  les  ossements,  et  ils  ne 
désespéraient  pas  encore;  l'armée  de  Tunis,  prévenue 
sans  doute,^  allait  venir. 

Mais  le  soir  du  cinquième  jour,  la  faim  redoubla  ; 


LE   DÉFILÉ    DE    L.V   HACHE.  369 

ils  rongèrent  les  baudriers  des  glaives  et  les  petites 
éponges  bonlani  le  fond  des  casques. 

Ces  quarante  mille  hommes  étaient  tassés  dans 
l'espèce  d'hippodrome  que  formait  autour  d'eux  la 
montagne.  Quelques-uns  restaient  devant  la  herse  ou 
à  la  base  des  roches  ;  les  autres  couvraient  la  plaine 
confusément.  Les  forts  s'évitaient,  et  les  timides  re- 
cherchaient les  braves,  qui  ne  pouvaient  pourtant  les 
sauver. 

On  avait,  à  cause  de  leur  infection,  enterré  vive- 
ment les  cadavres  des  vélites  ;  la  place  des  fosses  ne 
s'apercevait  plus. 

Tous  les  Barbares  languissaient,  couchés  par  terre. 
Entre  deux  lignes,  çà  et  là,  un  vétéran  passait;  et  ils 
hurlaient  des  malédictions  contre  les  Carthaginois, 
contre  Ilamilcar  —  et  contre  Màtho,  bien  qu'il  fût  in- 
nocent de  leur  désastre  ;  mais  il  leur  semblait  que 
leurs  douleurs  eussent  été  moindres  s'ils  les  avaient 
partagées.  Puis  ils  gémissaient  ;  quelques-uns  pleu- 
raient tout  bas,  comme  de  petits  enfants. 

Ils  venaient  vers  les  capitaines  et  ils  les  suppliaient 
de  leur  accorder  quelque  chose  qui  apaisât  leurs 
souffrances.  Les  autres  ne  répondaient  rien,  —  ou, 
saisis  de  fureur,  ils  ramassaient  une  pierre  et  la  leur 
jetaient  au  visage. 

Plusieurs  conservaient  soigneusement,  dans  un 
trou  en  terre,  une  réserve  de  nourriture,  quelques 
poignées  de  dattes,  un  peu  de  farine;  et  on  mangeait 
cela  pendant  la  nuit,  en  baissant  la  tète  sous  son  man- 
teau. Ceux  qui  avaient  des  épées  les  gardaient  nues 


370  SALAMMBO. 

dans  leurs  mains;  les  plus  défiants  se  tenaient  debout, 
adossés  contre  la  montagne. 

Ils  accusaient  leurs  chefs  et  les  menaçaient.  Autha- 
rite  ne  craignait  pas  de  se  montrer.  Avec  cette  obsti- 
nation de  Barbare  que  rien  ne  rebute,  vingt  fois  par 
jour  il  s'avançait  jusqu'au  fond,  vers  les  roches,  espé- 
rant chaque  fois  les  trouver  peut-être  déplacées  ;  et 
balançant  ses  lourdes  épaules  couvertes  de  fourrures, 
il  rappelait  à  ses  compagnons  un  ours  qui  sort  de  sa 
caverne,  au  printemps,  pour  voir  si  les  neiges  sont 
fondues. 

Spendius,  entouré  de  Grecs,  se  cachait  dans  une 
des  crevasses  ;  comme  il  avait  peur,  il  fit  répandre  le 
bruit  de  sa  mort. 

Ils  étaient  maintenant  d'une  maigreur  hideuse  ;  leur 
peau  se  plaquait  de  marbrures  bleuâtres.  Le  soir  du 
neuvième  jour,  trois  Ibériens  moururent. 

Leurs  compagnons,  effrayés,  quittèrent  la  place. On 
les  dépouilla  ;  et  ces  corps  nus  et  blancs  restèrent  sur 
le  sable,  au  soleil. 

Alors  des  Garamantes  se  mirent  lentement  à  rôder 
tout  autour.  C'étaient  des  hommes  accoutumés  à  l'exis- 
tence des  sohtudes  et  qui  ne  respectaient  aucun  dieu. 
Enfin  le  plus  vieux  de  la  troupe  fit  un  signe,  et  se 
baissant  vers  les  cadavres,  avec  leurs  couteaux  ils  en 
prirent  des  lanières;  puis,  accroupis  sur  les  talons,  ils 
mangeaient.  Les  autres  regardaient  de  loin;  on  poussa 
des  cris  d'horreur  ;  —  beaucoup  cependant,  au  fond  de 
l'àme,  jalousaient  leur  courage. 

Au  milieu  de  la  nuit,  quelques-uns  de  ceux-là  se 


LE   DÉFILÉ   DE   LA    HACHE.  371 

rapprochèrent,  et,  dissiinulanl  leur  déi^ir,  ils  en  deman- 
daient mie  mince  bouchée,  seulemeni  pour  essayer, 
disaient-ils.  De  plus  hardis  survinrent;  leur  nombre 
augmenta  ;  ce  fut  bientôt  une  foule.  Mais  presque  tous, 
en  sentant  cette  chair  au  bord  des  lèvres,  laissaient 
leur  main  retomber  ;  d'autres,  au  contraire,  la  dévo- 
raient avec  délices. 

Afin  d'être  entraînés  par  l'exemple,  ils  s'excitaient 
mutuellement.  Tel  qui  avait  d'abord  refusé  allait  voir 
les  Garamantes  et  ne  revenait  plus.  Ils  faisaient  cuire 
les  morceaux  sur  des  charbons  à  la  pointe  d'une  épée; 
on  les  salait  avec  de  la  poussière  et  l'on  se  disputait 
les  meilleurs.  Quand  il  ne  resta  plus  rien  des  trois  ca- 
davres, les  yeux  se  portèrent  sur  toute  la  plaine  pour 
en  trouver  d'autres. 

Mais  ne  possédait-on  pas  des  Carthaginois,  vingt 
captifs  faits  dans  la  dernière  rencontre  et  que  per- 
sonne, jusqu'à  présent,  n'avait  remarqués?  Ils  dis- 
parurent; c'était  une  vengeance,  d'ailleurs.  —  Puis, 
comme  il  fallait  vivre,  comme  le  goût  de  cette  nour- 
riture s'était  développé,  comme  on  se  mourait,  on 
égorgea  les  porteurs  d'eau,  les  palefreniers,  tous  les 
valets  des  Mercenaires.  Chaque  jour  on  en  tuait. 
Quelques-uns  mangeaient  beaucoup,  reprenaient  des 
forces  et  n'étaient  plus  tristes. 

Bientôt  cette  ressource  vint  à  manquer.  Alors  l'en- 
vie se  tourna  sur  les  blessés  et  les  malades.  Puisqu'ils 
ne  pouvaient  se  guérir,  autant  les  délivrer  de  leurs  tor- 
tures; et,  sitôt  qu'un  homme  chancelait,  tous  s'écriaient 
qu'il  était  maintenant  perdu  et  devait  servir  aux  autres. 


372  SALAMMBO. 

Pour  accélérer  leur  mort,  on  employait  des  ruses;  on 
leur  volait  le  dernier  reste  de  leur  immonde  portion  ; 
comme  par  mégarde,  on  marchait  sur  eux  ;  les  ago- 
nisants, pour  faire  croire  à  leur  vigueur,  tachaient 
d'étendre  les  bras,  de  se  relever,  de  rire.  Des  gens 
évanouis  se  réveillaient  au  contact  d'une  lame  ébré- 
chée  qui  leur  sciait  un  membre  ;  et  ils  tuaient  encore, 
par  férocité,  sans  besoin,  pour  assouvir  leur  fureur. 

Un  brouillard  lourd  et  tiède,  comme  il  en  arrive 
dans  ces  régions  à  la  fin  de  l'hiver,  le  quatorzième 
jour  s'abattit  sur  l'armée.  Ce  changement  de  la  tempé- 
rature amena  des  morts  nombreuses,  et  la  corruption 
se  développait  effroyablement  vite  dans  la  chaude 
humidité  retenue  par  les  parois  de  la  montagne.  La 
bruine  qui  tombait  sur  les  cadavres,  en  les  amollissant, 
fit  bientôt  de  toute  la  plaine  une  large  pourriture.  Des 
vapeurs  blanchâtres  flottaient  au-dessus;  elles  pi- 
quaient les  narines,  pénétraient  la  peau,  troublaient 
les  yeux  ;  et  les  Barbares  croyaient  entrevoir  les  souf- 
fles exhalés,  les  âmes  de  leurs  compagnons.  Un  dé- 
goût immense  les  accabla.  Ils  n'en  voulaient  plus,  ils 
aimaient  mieux  mourir. 

Deux  jours  après,  le  temps  redevint  pur  et  la  faim 
les  reprit.  Il  leur  semblait  parfois  qu'on  leur  arrachait 
l'estomac  avec  des  tenailles.  Alors,  ils  se-  roulaient 
saisis  de  convulsions,  jetaient  dans  leur  bouche  des 
poignées  de  terre,  se  mordaient  les  bras  et  éclataient 
en  rires  frénétiques. 

La  soif  les  tourmentait  encore  plus,  car  ils  n'avaient 
pas  une  goutte  d'eau,  les  outres,  depuis   le  neuvième 


LE   DÉFILÉ    DE   LA  HACHE.  373 

jour,  étant  complètement  taries.  Pour  tromper  le 
besoin,  ils  s'appliquaient  sur  la  langue  les  écailles 
métalliques  des  ceinturons,  les  pommeaux  en  ivoire, 
les  fers  des  glaives.  D'anciens  conducteurs  de  cara- 
vanes se  comprimaient  le  ventre  avec  des  cordes. 
D'autres  suçaient  un  caillou.  On  buvait  de  l'urine,  re- 
froidie dans  les  casques  d'airain. 

Et  ils  attendaient  toujours  l'armée  de  Tunis  !  La 
longueur  du  temps  qu'elle  mettait  à  venir,  d'après 
leurs  conjectures,  certifiait  son  arrivée  prochaine. 
D'ailleurs  ÎMàtho,  qui  était  un  brave,  ne  les  aban- 
donnerait pas.  «  Ce  sera  pour  demain!  »  se  disaient- 
ils;  et  demain  se  passait. 

Au  commencement,  ils  avaient  fait  des  prières, 
des  vœux,  pratiqué  toutes  sortes  d'incantations.  A  pré- 
sent ils  ne  sentaient  pour  leurs  Divinités  que  de  la 
haine,  et,  par  vengeance,  tâchaient  de  ne  plus  y  croire. 

Les  hommes  de  caractère  violent  périrent  les  pre- 
miers; les  Africains  résistèrent  mieux  que  les  Gaulois. 
Zarxas,  entre  les  Baléares,  restait  étendu  tout  de  son 
long,  les  cheveux  par-dessus  le  bras,  inerte.  Spen- 
dius  trouva  une  plante  à  larges  feuilles  emplies  d'un 
suc  abondant,  et,  l'ayant  déclarée  vénéneuse  afin  d'en 
écarter  les  autres,  il  s'en  nourrissait. 

On  était  trop  faible  pour  abattre,  d'un  coup  de 
pierre,  les  corbeaux  qui  volaient.  Quelquefois,  lors- 
qu'un gypaète,  posé  sur  un  cadavre,  le  déchiquetait 
depuis  longtemps  déjà,  un  homme  se  mettait  à  ramper 
vers  lui  avec  un  javelot  entre  les  dents.  Il  s'appuyait 
d'une  main,  et,  après  avoir  bien  visé,  il  lançait  son 


374  SALAM3IB0. 

arme.  La  bète  aux  plumes  blanches,  troublée  par  le 
bruit,  s'interrompait,  regardait  à  l'entour  d'un  air  tran- 
quille, comme  un  cormoran  sur  un  écueil,  puis  elle  re- 
plongeait son  hideux  bec  jaune  ;  et  l'homme  désespéré 
retombait  à  plat  ventre  dans  la  poussière.  Quelques-uns 
parvenaient  à  découvrir  des  caméléons,  des  serpents. 
Mais  ce  qui  les  faisait  vivre,  c'était  l'amour  de  la  vie. 
Ils  tendaient  leur  àme  sur  cette  idée  exclusivement 
—  et  se  rattachaient  à  l'existence  par  un  effort  de 
volonté  qui  la  prolongeait. 

Les  plus  stoïques  se  tenaient  les  uns  près  des  autres, 
assis  en  rond,  au  milieu  de  la  plaine,  çà  et  là,  entre 
■  les  morts  ;  et,  enveloppés  dans  leurs  manteaux,  ils 
s'abandonnaient  silencieusement  à  leur  tristesse. 

Ceux  qui  étaient  nés  dans  les  villes  se  rappelaient 
des  rues  toutes  retentissantes,  des  tavernes,  des  théâ- 
tres, des  bains,  et  les  boutiques  des  barbiers  oli  l'on 
écoute  des  histoires.  D'autres  revoyaient  des  cam- 
pagnes au  coucher  du  soleil,  quand  les  blés  jaunes 
ondulent  et  que  les  grands  bœufs  remontent  les  collines 
avec  le  soc  des  charrues  sur  le  cou.  Les  voyageurs 
rêvaient  à  des  citernes,  les  chasseurs  à  leurs  forêts, 
les  vétérans  à  des  batailles  ;  —  et,  dans  la  somnolence 
qui  les  engourdissait,  leurs  pensées  se  heurtaient  avec 
l'emportement  et  la  netteté  des  songes.  Des  halluci- 
nations les  envahissaient  tout  à  coup  ;  ils  cherchaient 
dans  la  montagne  une  porte  pour  s'enfuir  et  voulaient 
passer  au  travers.  D'autres,  croyant  naviguer  par  une 
tempête,  commandaient  la  manœuvre  d'un  navire,  ou 
bien  ils  se  reculaient  épouvantés,  apercevant,    dans 


LK    DÈFIl.É    DE  LA  HACHE.  .{75 

les  nuages,  îles  bataillons  puniques.  Il  y  en  avait  qui 
se  figuraient  être  à  un  festin,  et  ils  chantaient. 

Beaucoup,  par  une  étrange  manie,  répétaient  le 
même  mot  ou  faisaient  continuellement  le  môme  geste. 
Puis,  quand  ils  venaient  à  relever  la  tête  et  à  se  re- 
garder, des  sanglots  les  étouiïaient  en  découvrant 
l'horrible  ravage  de  leurs  figures.  Quelques-uns  ne 
souffraient  plus,  et  pour  employer  les  heures,  ils  se 
racontaient  les  périls  auxquels  ils  avaient  échappé. 

Leur  mort  à  tous  était  certaine,  imminente. 
Combien  de  fois  n'avaient-ils  pas  tenté  de  s'ouvrir  un 
passage  !  Quant  à  implorer  les  conditions  du  vain- 
queur, par  quel  moyen?  ils  ne  savaient  même  pas  où 
se  trouvait  Hamilcar. 

Le  vent  soufflait  du  côté  de  la  ravine.  Il  faisait 
couler  le  sable  par-dessus  la  herse  en  cascades,  per- 
pétuellement; et  les  manteaux  et  les  chevelures  des 
Barbares  s'en  recouvraient  comme  si  la  terre,  montant 
sur  eux,  avait  voulu  les  ensevelir.  Rien  ne  bougeait  ; 
l'éternelle  montagne,  chaque  matin,  leur  semblait  en- 
core plus  haute. 

Quelquefois  des  bandes  d'oiseaux  passaient  à  tire- 
d'aile,  en  plein  ciel  bleu,  dans  la  liberté  de  l'air.  Ils 
fermaient  les  yeux  pour  ne  pas  les  voir. 

On  sentait  d'abord  un  bourdonnement  dans  les 
oreilles,  les  ongles  noircissaient,  le  froid  gagnait  la  poi- 
trine ;  on  se  couchait  sur  le  côté  et  l'on  s'éteignait 
dans  un  cri. 

Le  dix-neuvième  jour,  deux  mille  Asiatiques  étaient 
morts,  quinze  cents  de  l'Archipel,  huit  mille  de  la  Libye, 


376  SALAMMBO. 

les  plus  jeunes  des  Mercenaires  et  des  tribus  com- 
plètes —  en  tout  vingt  mille  soldats,  la  moitié  de 
l'armée. 

Autharite,  qui  n'avait  plus  que  cinquante  Gaulois, 
allait  se  faire  tuer  pour  en  finir,  quand,  au  sommet  de 
la  montagne,  en  face  de  lui,  il  crut  voir  un  homme. 

Cet  homme,  à  cause  de  l'élévation,  ne  paraissait 
pas  plus  grand  qu'un  nain.  Cependant  Autharite  re- 
connut à  son  bras  gauche  un  bouclier  en  forme  de 
trèfle.  Il  s'écria  :  «  —  Un  Carthaginois  !  »  Et,  dans  la 
plaine,  devant  la  herse  et  sous  les  roches,  immédia- 
tement tous  se  levèrent.  Le  soldat  se  promenait  au 
bord  du  précipice  ;  d'en  bas  les  Barbares  le  regar- 
daient. 

Spcndius  ramassa  une  tète  de  bœuf;  puis,  avec 
deux  ceintures  ayant  composé  un  diadème,  il  le  planta 
sur  les  cornes  au  bout  d'une  perche,  en  témoignage 
d'intentions  pacifiques.  Le  Carthaginois  disparut.  Ils 
attendirent. 

Enfin  le  soir,  comme  une  pierre  se  détachant  de  la 
falaise,  tout  à  coup  il  tomba  d'en  haut  un  baudrier. 
Fait  de  cuir  rouge  et  couvert  de  broderie  avec  trois 
étoiles  de  diamant,  il  portait  empreinte  à  son  milieu  la 
marque  du  Grand-Conseil  :  un  cheval  sous  un  palmier. 
C'était  ha  réponse  d'Hamilcar,  le  sauf-conduit  qu'il 
envoyait. 

Ils  n'avaient  rien  à  craindre;  tout  changement  de 
fortune  amenait  la  fin  de  leurs  maux.  Une  joie  dé- 
mesurée les  agita  ;  ils  s'embrassaient,  pleuraient. 
Spendius,  Autharite   et  Zarxas,   quatre   ItaHotes,   un 


LU   DÉriLI^     DE    LA    HACHE.  377 

Nègre  et  deux  Spartiates  s'otTrirent  comme  parle- 
mentaires. On  les  accepta.  Ils  ne  savaient  cependant 
par  quel  moyen  s'en  aller. 

Mais  un  craquement  retentit  dans  la  direction  des 
roches;  et  la  plus  élevée,  ayant  oscillé  sur  elle-même, 
rebondit  jusqu'en  bas.  En  effet,  si  du  côté  des  Bar- 
bares elles  étaient  inébranlables,  car  il  aurait  fallu  leur 
faire  remonter  un  plan  oblicij.ie  (et,  d'ailleurs,  elles  se 
trouvaient  tassées  par  l'étroitesse  de  la  gorge),  de 
l'autre,  au  contraire,  il  suffisait  de  les  heurter  forte- 
ment pour  qu'elles  descendissent.  Les  Carthaginois  les 
poussèrent,  et,  au  jour  levant,  elles  s'avançaient  dans 
la  plaine  comme  les  gradins  d'un  immense  escalier  en 
ruines. 

Les  Barbares  ne  pouvaient  encore  les  gravir.  On 
leur  tendit  des  échelles;  tous  s'y  élancèrent.  La  dé- 
charge d'une  catapulte  les  refoula;  les  Dix  seulement 
furent  emmenés. 

Ils  marchaient  entre  les  Glinabares  et  appuyaient 
leur  main  sur  la  croupe  des  chevaux  pour  se  soutenir. 

Maintenant  que  leur  première  joie  était  passée, 
ils  commençaient  à  concevoir  des  inquiétudes.  Les. 
exigences  d'Hamilcar  seraient  cruelles.  Mais  Spendius 
les  rassurait. 

«  —  C'est  moi  qui  parlerai!  »  Et  il  se  vantait  de 
connaître  les  choses  bonnes  à  dire  pour  le  salut  de 
l'armée. 

Derrière  tous  les  buissons,  ils  rencontraient  des 
sentinelles  en  embuscade.  Elles  se  prosternaient  de- 
vant le  baudrier  que  Spendius  avait  mis  sur  son  épaule. 


378  SALAMMBO. 

Quand  ils  arrivèrent  dans  le  camp  punique,  la  foule 
s'empressa  autour  d'eux,  et  ils  entendaient  comme  des 
chuchotements,  des  rires.  La  porte  d'une  tente  s'ouvrit. 

Hamilcar  était  au  fond,  assis  sur  un  escabeau,  près 
d'une  table  basse  où  brillait  un  glaive  nu.  Des  capi- 
taines, debout,  l'entouraient. 

•     En  apercevant  ces  hommes,    il    fit   un   geste  en 
arrière,  puis  il  se  pencha  pour  les  examiner. 

Us  avaient  les  pupilles  extraordinairement  dilatées, 
avec  un  grand  cercle  noir  autour  des  yeux,  qui  se 
prolongeait  jusqu'au  bas  de  leurs  oreilles  ;  leurs  nez 
bleuâtres  saillissaient  entre  leurs  joues  creuses,  fen- 
dillées par  des  rides  profondes;  la  peau  de  leur  corps, 
trop  large  pour  leurs  muscles,  disparaissait  sous  une 
poussière  de  couleur  ardoise;  leurs  lèvres  se  collaient 
contre  leurs  dents  jaunes;  ils  exhalaient  une  infecte 
odeur  ;  on  aurait  dit  des  tombeaux  entr'ouverts,  des 
sépulcres  vivants 

"Au  milieu  de  la  tente,  il  y  avait  sur  une  natte,  oii 
les  capitaines  allaient  s'asseoir,  un  plat  de  courges  qui 
fumait.  Les  Barbares  y  attachaient  leurs  yeux  en  gre- 
lottant de  tous  les  membres,  et  des  larmes  venaient  à 
leurs  paupières.  Ils  se  contenaient  cependant. 

Hamilcar  se  détourna  pour  parler  à  quelqu'un.  Alors 
ils  se  ruèrent  dessus,  tous,  à  plat  ventre.  Leurs  visages 
trempaient  dans  la  graisse,  et  le  bruit  de  leur  dégluti- 
tion se  mêlait  aux  sanglots  de  joie  qu'ils  poussaient. 
Plutôt  par  étonnement  que  par  pitié,  sans  doute,  on  les 
laissa  finir  la  gamelle.  Quand  ils  se  furent  relevés, 
Hamilcar  commanda,  d'un  signe,   à  l'homme  qui  por- 


LE    DÉFILÉ    i)li    LA    HACHE.  379 

tait  le  baudrier  de  parler.  Spendius  avait  peur  ;  il  bal- 
butiait. 

Hamilcar,  en  l'écoutant,  faisait  tourner  autour  de 
son  doigt  une  grosse  bague  d'or,  celle  qui  avait  em- 
preint sur  le  baudrier  le  sceau  de  Carthage.  11  la  laissa 
tomber  par  terre  ;  Spendius  tout  de  suite  la  ramassa; 
devant  son  maître,  ses  habitudes  d'esclave  le  repre- 
naient. Les  autres  frémireni,  indignés  de  cette  bas- 
sesse. 

Mais  le  Grec  haussa  la  voix,  et  rapportant  les 
crimes  d'IIannon  qu'il  savait  être  l'ennemi  de  Barca,  là- 
chant  de  l'apitoyer  avec  le  détail  de  leurs  misères  et  les 
souvenirs  de  leur  dévouement,  il  parla  pendant  long- 
temps, d'une  façon  rapide,  insidieuse,  violente  même; 
à  la  fin,  il  s'oubliait,  entraîné  par  la  chaleur  de  son 
esprit. 

Hamilcar  répliqua  qu'il  acceptait  leurs  excuses. 
Donc  la  paix  allait  se  conclure,  et  maintenant  elle  serait 
définitive  !  Mais  il  exigeait  qu'on  lui  livrât  dix  des 
Mercenaires,  à  son  choix,  sans- armes  et  sans  tunique. 

Ils  ne  s'attendaient  pas  à  cette  clémence;  Spendius 
s'écria  :  * 

«  —  Oh  !  vingt,  si  tu  veux,  maître  ! 

«  — Non  !  dix  me  suffisent  »,  répondit  doucement 
Hamilcar. 

On  les  fit  sortir  de  la  tente  afin  qu'ils  pussent  dé- 
libérer. Dès  qu'ils  furent  seuls,  Autharite  réclama  pour 
les  compagnons  sacrifiés,  et  Zarxas  dit  à  Spendius: 

«  —  Pourquoi  ne  l'as-tu  pas  tué  ?  son  glaive  était 
là  près  de  toi  ! 


380  SALAMMBO. 

«  —  Lui  !  »fitSpendius  ;  et  il  répéta  plusieurs  fois  : 
<c  Lui  !  lui!  »  comme  si  la  chose  eût  été  impossible  et 
Hamilcar  quelqu'uu  d'immortel. 

Tant  de  lassitude  les  accablait  qu'ils  s'étendirent 
par  terre,  sur  le  dos,  ne  sachant  à  quoi  se  résoudre. 

Spendius  les  engageait  à  céder.  Ils  y  consentirent 
et  ils  rentrèrent. 

Alors  le  suffète  mit  sa  main  dans  les  mains  des 
dix  Barbares  tour  à  tour,  en  serrant  leurs  pouces  ;  puis 
il  la  frotta  sur  son  vêtement,  car  leur  peau  visqueuse 
causait  au  toucher  une  impression  rude  et  molle,  un 
fourmillement  gras  qui  horripilait.  Ensuite  il  leur  dit: 

«  —  Vous  êtes  bien,  tous,  les  chefs  des  Barbares 
et  vous  avez  juré  pour  eux? 

«  —  Oui  !  »  répondirent-ils. 

«  —  Sans  contrainte,  du  fond  de  l'àme,  avec  l'in- 
tention d'accomplir  vos  promesses  ?  » 

lis  assurèrent  qu'ils  s'en  retournaient  vers  les  autres 
pour  les  exécuter. 

«  —  Eh  bien  !  dit  le  suffète,  d'après  la  conven- 
tion passée  entre  moi,  Barca  et  les  ambassadeurs  des 
Mercenaires,  c'est  vous  que  je  choisis,  et  je  vous 
garde  !  » 

Spendius  tomba  évanoui  sur  la  natte.  Les  Barbares, 
comme  l'abandonnant,  se  resserrèrent  les  uns  près  des 
autres  ;  et  il  n'y  eut  pas  un  mot,  pas  une  plainte. 

Leurs  compagnons,  qui  les  attendaient,  ne  les 
voyant  pas  revenir,  se  crurent  trahis.  Sans  doute,  les 
parlementaires  s'étaient  donnés  au  suffète? 

Ils  attendirent  encore  deux  jours  ;  puis  le  matin  du 


LE   UÉFILfi    1)1-    I.A    HACHE.  .J81 

troisième  leur  résolution  fut  prise.  Avec  des  cordes, 
des  pics  et  des  flèches  disposées  comme  des  échelons 
entre  des  lambeaux  de  loile,  ils  parvinrent  à  escalader 
les  roches  ;  et  laissant  derrière  eux  les  plus  faibles, 
trois  mille  environ,  ils  se  mirent  en  marche  pour  re- 
joindre l'armée  de  Tunis. 

Au  haut  delà  gorge  s'étalait  une  prairie  clairsemée 
d'arbustes  ;  les  Barbares  en  dévorèrent  les  bourgeons. 
Ensuite  ils  trouvèrent  un  champ  de  fèves;  et  tout  dis- 
parut comme  si  un  nuage  de  sauterelles  eût  passé  par 
là.  Trois  heures  après  ils  arrivèrent  sur  un  second  pla- 
teau, que  bordait  une  ceinture  de  collines  vertes. 

Entre  les  ondulations  de  ces  monticules,  des  gerbes 
couleur  d'argent  brillaient,  espacées  les  unes  des 
autres  ;  les  Barbares,  éblouis  par  le  soleil,  apercevaient 
confusément,  en  dessous,  de  grosses  niasses  noires. 
Elles  se  levèrent.  C'étaient  des  lances  dans  des  tours, 
sur  des  éléphants  effroyablement  armés. 

Outre  l'épieu  de  leur  poitrail,  les  poinçons  de  leurs 
défenses,  les  plaques  d'airain  qui  couvraient  leurs  flancs 
et  les  poignards  tenus  à  leurs  genouillères,  —  ils 
avaient  au  bout  de  leurs  trompes  un  bracelet  de  cuir 
où  était  passé  le  manche  d'un  large  coutelas  ;  partis 
tous  à  la  fois  du  fond  de  la  plaine,  ils  s'avançaient  de 
chaque  côté  parallèlement. 

Une  terreur  sans  nom  glaça  les  Barbares.  Ils  ne 
tentèrent  même  pas  de  s'enfuir.  Déjà  ils  se  trouvaient 
enveloppés. 

Les  éléphants  entrèrent  dans  cette  masse  d'hommes 
et  les  éperons  de  leur  poitrail  la  divisaient,  les  lances 


382  SALAMMBO. 

de  leurs  défenses  la  retournaient  comme  des  socs  [de 
charrues  ;  ils  coupaient,  taillaient,  hachaient  avec  les 
faux  de  leurs  trompes  ;  les  tours,  pleines  de  phalariques, 
semblaient  des  volcans  en  marche  ;  on  ne  distinguait 
qu'un  large  amas  où  les  chairs  humaines  faisaieiît  des 
taches  blanches,  les  morceaux  d'airain  des  plaques 
grises,  le  sang  des  fusées  rouges;  les  horribles  ani- 
maux, passant  au  milieu  de  tout  cela,  creusaient  des 
sillons  noirs.  Le  plus  furieux  était  conduit  par  un 
Numide  couronné  d'un  diadème  de  plumes.  Il  lançait 
des  javelots  avec  une  vitesse  effrayante,  tout  en  jetant 
par  intervalles  un  long  sifflement  aigu  ;  —  les  grosses 
bêtes,  dociles  comme  des  chiens,  pendant  le  carnage 
tournaient  un  œil  de  son  côté. 

Leur  cercle  peu  à  peu  se  rétrécissait;  les  Bar- 
bares, affaiblis,  ne  résistaient  pas;  bientôt  les  élé- 
phants furent  au  centre  de  la  plaine.  L'espace  leur 
manquait  ;  ils  se  tassaient  à  demi  cabrés,  les  ivoires 
s'entre-choquaient.  Tout  à  coup  Narr'Havas  les  apaisa, 
et,  tournant  la  croupe,  ils  s'en  revinrent  au  trot  vers 
les  collines. 

Cependant  deux  syntagmes  s'étaient  réfugiés  à 
droite  dans  un  pli  du  terrain,  avaient  jeté  leurs  armes; 
et  tous  à  genoux  vers  les  tentes  puniques,  ils  levaient 
leurs  bras  pour  implorer  grâce. 

On  leur  attacha  les  jambes  et  les  mains;  puis,  quand 
ils  furent  étendus  parterre  les  uns  près  des  autres,  on 
ramena  les  éléphants. 

Les  poitrines  craquaient  comme  des  coffres  que 
l'on  brise;  chacun  de  leurs  pas  en  écrasait  deux;  leurs 


LE    DÉFILÉ    Dli    LA    HACHE.  383 

gros  pieds  enfonçaient  dans  les  corps  avec  un  mouve- 
ment des  hanches  qui  les  faisait  paraître  boiter.  Ils 
continuaient  et  allèrent  jusqu'au  bout. 

Le  niveau  de  la  plaine  redevint  immobile.  La  nuit 
tomba.  Ilamilcar  se  délectait  devant  le  spectacle  de  sa 
vengeance  ;  soudain  il  tressaillit. 

Il  voyait,  et  tous  voyaient  à  six  cents  pas  de  là,  sur 
la  gauche,  au  sommet  d'un  mamelon,  des  Barbares 
encore!  En  effet,  quatre  cents  des  plus  solides,  des 
Mercenaires  Étrusques,  Libyens  et  Spartiates,  dès  le 
commencement  avaient  gagné  les  hauteurs,  et  jusque- 
là  s'y  étaient  tenus  incertains.  Après  ce  massacre  de 
leurs  compagnons,  ils  résolurent  de  traverser  les  Car- 
thaginois ;  déjà  ils  descendaient  en  colonnes  serrées, 
d'une  façon  merveilleuse  et  formidable. 

Un  héraut  leur  fut  immédiatement  expédié.  Le 
suffète  avait  besoin  de  soldats  ;  il  les  recevait  sans 
condition,  tant  il  admirait  leur  bravoure.  Ils  pouvaient 
même,  ajouta  l'homme  de  Garthage,  se  rapprocher 
quelque  peu,  dans  un  endroit  qu'il  leur  désigna,  et  où 
ils  trouveraient  des  vivres. 

Les  Barbares  y  coururent  et  passèrent  la  nuit  à 
manger.  Alors  les  Carthaginois  éclatèrent  en  rumeurs 
contre  la  partialité  du  suffète  pour  les  Mercenaires. 

Céda-t-il  à  ces  expansions  d'une  haine  irrassasiable, 
ou  bien  était-ce  un  raffmement  de  perfidie?  Le  lende- 
main il  vint  lui-même  sans  épée,  tête  nue,  dans  une 
escorte  de  Clinabares,  et  il  leur  déclara  qu'ayant  trop 
de  monde  à  nourrir,  son  intention  n'était  pas  de  les 
conserver.  Cependant,  comme  il  lui  fallait  des  hommes 


384  SALAMMBO. 

et  qu'il  ne  savait  par  quel  inoyeii  choisir  les  bons,  ils 
allaient  se  combattre  à  outraiice;  puis  il  admettrait  les 
vainqueurs  dans  sa  garde  particulière.  Cette  mort-là  en 
valait  bien  une  autre;  —  et  alors,  écartant  ses  soldats 
(car  les  étendards  puniques  cachaient  aux  Mercenaires 
l'horizon),  il  leur  montra  les  cent  quatre-vingt-douze 
éléphants  de  Narr'Havas  formant  une  seule  ligne  droite 
et  dont  les  trompes  brandissaient  de  larges  fers,  pareils 
à  des  bras  de  géant  qui  auraient  tenu  des  haches  sur 
leurs  tètes. 

Les  Barbares  s'entre-regardèrent  silencieusement. 
Ce  n'était  pas  la  mort  qui  les  faisait  pâlir,  mais  l'horri- 
ble contrainte  où  ils  se  trouvaient  réduits. 

La  communauté  de  leur  existence  avait  établi  entre 
ces  hommes  des  amitiés  profondes.  Le  camp,  pour  la 
plupart,  remplaçait  Ict  patrie;  vivant  sans  famille,  ils 
reportaient  sur  un  compagnon  leur  besoin  de  tendresse, 
et  l'on  s'endormait,  côte  à  côte,  sous  le  même  manteau 
à  la  clarté  des  étoiles.  Dans  ce  vagabondage  perpétuel 
à  travers  toutes  sortes  de  pays,  de  meurtres  et  d'aven- 
tures, il  s'était  formé  d'étranges  amours,  —  unions 
obscènes  aussi  sérieuses  que  des  mariages,  où  le  plus 
fort  défendait  le  plus  jeune  au  milieu  des  batailles, 
l'aidait  à  franchir  les  précipices,  épongeait  sur  son 
front  la  sueur  des  fièvres,  volait  pour  lui  de  la  nour- 
riture; et  l'autre,  enfant  ramassé  au  bord  d'une  route, 
puis  devenu  Mercenaire,  payait  ce  dévoument  par  mille 
soins  délicats  et  des  complaisances  d'épouse. 

Ils  échangèrent  leurs  colliers  et  leurs  pendants 
d'oreilles,    cadeaux    qu'ils    s'étaient    faits    autrefois, 


LE   DÉFILÉ   DE   LA    HACHE.  385 

après  un  grand  péril,  dans  des  heures  d'ivresse. 
Tous  demandaient  à  mourir,  et  aucun  ne  voulait 
frapper.  On  en  voyait  un  jeune,  çà  et  là,  qui  disait 
à  un  autre  dont  la  barbe  était  grise  :  «  —  Non  !  non, 
tu  es  le  plus  robuste!  Tu  nous  vengeras,  tue-moi!  » 
et  l'homme  répondait  :  «  —  J'ai  moins  d'années  à 
vivre,  frappe  au  cœur,  et  n'y  pense  plus  !  »  Les  frères 
se  contemplaient  les  deux  mains  serrées,  et  l'amant 
faisait  à  son  amant  des  adieux  éternels,  debout,  en 
pleurant  sur  son  épaule. 

Ils  retirèrent  leurs  cuirasses,  pour  que  la  pointe  des 
glaives  s'enfonçât  plus  vite.  Alors  parurent  les  marques 
des  grands  coups  qu'ils  avaient  reçus  pour  Carthage  ; 
on    aurait   dit    des    inscriptions    sur    des    colonnes. 

Ils  se  mirent  sur  quatre  rangs  égaux  à  la  façon 
des  gladiateurs,  et  ils  commencèrent  par  des  enga- 
gements timides.  Quelques-uns  s'étaient  bandé  les 
yeux,  et  leurs  glaives  ramaient  dans  l'air,  doucement, 
comme  des  bâtons  d'aveugle.  Les  Carthaginois  pous- 
sèrent des  huées  en  leur  criant  qu'ils  étaient  des 
lâches.  Les  Barbares  s'animèrent,  et  bientôt  le  combat 
fut  général,  précipité,  terrible. 

Parfois  deux  hommes  s'arrêtaient  tout  sanglants, 
tombaient  dans  les  bras  l'un  de  l'autre  et  mouraient 
en  se  donnant  des  baisers.  Aucun  ne  reculait.  Ils  se 
ruaient  contre  les  lames  tendues.  Leur  déhre  était  si 
furieux  que  les  Carthaginois,  de  loin,  avaient  peur. 

Enfin,  ils  s'arrêtèrent.  Leurs  poitrines  faisaient  un 
grand  bruit  rauque,  et  l'on  apercevait  leurs  prunelles 
entre  leurs  longs  cheveux  qui  pendaient  comme  s'ils 


386  SALAMMBO. 

fussent  sortis  d'un  bain  de  pourpre.  Plusieurs  tour- 
naient sur  eux-mêmes,  rapidement,  tels  que  des 
panthères  blessées  au  front.  D'autres  se  tenaient  im- 
mobiles en  considérant  un  cadavre  à  leurs  pieds;  puis, 
tout  à  coup,  ils  s'arrachaient  le  visage  avec  les  ongles, 
prenaient  leur  glaive  à  deux  mains  et  se  l'enfonçaient 
dans  le  ventre. 

Il  en  restait  soixante  encore.  Ils  demandèrent  à 
boire.  On  leur  cria  de  jeter  leurs  glaives  ;  et  quand 
ils  les  eurent  jetés,  on  leur  apporta  de  l'eau. 

Pendant  qu'ils  buvaient,  la  figure  enfoncée  dans  les 
vases,  soixante  Carthaginois,  sautant  sur  eux,  les  tuè- 
rent avec  des  stylets,  dans  le  dos. 

Hamilcar  avait  fait  cela  pour  complaire  aux  instincts 
de  son  armée,  et,  par  cette  trahison,  l'attacher  à  sa 
personne. 

Donc  la  guerre  était  finie;  du  moins  il  le  croyait; 
Màtho  ne  résisterait  pas;  dans  son  impatience,  le 
suffète  ordonna  tout  de  suite  le  départ. 

Ses  éclaireurs  vinrent  lui  dire  que  l'on  avait  dis- 
tingué un  convoi  qui  s'en  allait  vers  la  montagne  de 
Plomb.  Hamilcar  ne  s'en  soucia.  Une  fois  les  Merce- 
naires anéantis,  les  Nomades  ne  l'embarrasseraient 
plus.  L'important  était  de  prendre  Tunis.  A  grandes 
journées  il  marcha  dessus. 

11  avait  envoyé  Narr'Havas  à  Carthage  porter  la 
nouvelle  de  la  victoire  ;  et  le  roi  des  Numides,  fier 
de  ses  succès,  se  présenta  chez  Salammbô. 

Elle    le  reçut   dans    ses   jardins,    sous   un    large 


LE    DÉFILÉ    DE    LA  HACHE.  387 

sycomore,  entre  des  oreillers  de  cuir  jaune,  avec 
Taanach  auprès  d'elle.  Son  visage  était  couvert  d'une 
écharpe  blanche  qui ,  lui  passant  sur  la  bouche  et 
sur  le  front,  ne  laissait  voir  que  les  yeux  ;  mais  ses 
lèvres  brillaient  dans  la  transparence  du  tissu  comme 
les  pierreries  de  ses  doigts,  —  car  Salammbô  tenait 
ses  deux  mains  enveloppées,  et  tout  le  temps  qu'ils 
parlèrent,  elle  ne  fit  pas  un  geste. 

Narr'Havas  lui  annonça  la  défaite  des  Barbares. 
Elle  le  remercia,  par  une  bénédiction,  des  services 
qu'il  avait  rendus  à  son  père.  Alors,  il  se  mit  à 
raconter  toute  la  campagne. 

Les  colombes,  sur  les  palmiers  autour  d'eux ,  rou- 
coulaient doucement,  et  d'autres  oiseaux  voletaient 
parmi  les  herbes  :  des  galéoles  à  collier,  des  cailles 
de  Tartessus  et  des  pintades  puniques.  Le  jardin, 
depuis  longtemps  inculte,  avait  multiplié  ses  verdures; 
des  coloquintes  montaient  dans  le  branchage  des 
canéficiers,  des  asclépias  parsemaient  les  champs  de 
roses,  toutes  sortes  de  végétations  formaient'  des 
entrelacements,  des  berceaux;  et  des  rayons  de 
soleil ,  qui  descendaient  obliquement ,  marquaient 
çà  et  là,  comme  dans  les  bois,  l'ombre  d'une  feuille 
sur  la  terre.  Les  bêtes  domestiques,  redevenues 
sauvages,  s'enfuyaient  au  moindre  bruit.  Parfois,  on 
apercevait  une  gazelle  traînant  à  ses  petits  sabots 
noirs  des  plumes  de  paon  dispersées.  Les  clameurs 
de  la  ville,  au  loin,  se  perdaient  dans  le  murmure 
des  flots.  Le  ciel  était  tout  bleu  ;  pas  une  voile  n'appa- 
raissait sur  la  mer. 


388  SALAMMBO. 

Narr'Havas  ne  parlait  plus;  Salammbô,  sans  lui 
répondre,  le  regardait.  Il  avait  une  robe  de  lin,  où 
des  fleurs  étaient  peintes,  avec  des  franges  d'or  par 
le  bas;  deux  flèches  d'argent  retenaient  ses  cheveux 
tressés  au  bord  de  ses  oreilles;  et  il  s'appuyait  de 
la  main  droite  contre  le  bois  d'une  pique,  orné  par 
des  cercles  d'électrum  et  des  toulîes  de  poil. 

En  le  considérant,  une  foule  de  pensées  vagues 
l'absorbait.  Ce  jeune  homme  à  voix  douce  et  à  taille 
féminine  captivait  ses  yeux  par  la  grâce  de  sa 
personne  et  lui  semblait  être  comme  une  sœur  aînée 
que  les  Baals  envoyaient  pour  la  protéger.  Le  souvenir 
de  Màtho  la  saisit;  elle  ne  résista  pas  au  désir  de 
savoir  ce  qu'il  devenait. 

Narr'Havas  répondit  que  les  Carthaginois  s'avan- 
çaient vers  Tunis,  afin  de  le  prendre.  A  mesure  qu'il 
exposait  leurs  chances  de  réussite  et  la  faiblesse  de 
Màtho,  elle  paraissait  se  réjouir  dans  un  espoir  extra- 
ordinaire. Ses  lèvres  tremblaient,  sa  poitrine  haletait. 
Quand  il  promit  enfin  de  le  tuer  lui-même,  elle  s'écria  : 
«  —  Oui  !  tue-le  !  11  le  faut  !  » 

Le  Numide  répliqua  qu'il  souhaitait  ardemment  cette 
mort,  puisque,  la  guerre  terminée,  il  serait  son  époux. 

Salammbô  tressaillit,  et  elle  baissa  la  tête. 

Mais  Narr'Havas,  poursuivant,  compara  ses  désirs 
à  des  fleurs  qui  languissent  après  la  pluie,  à  des 
voyageurs  perdus  qui  attendent  le  jour.  11  lui  dit 
encore  qu'elle  était  plus  belle  que  la  lune,  meilleure 
que  le  vent  du  matin  et  que  le  visage  de  l'hôte.  Il 
ferait  venir  pour  elle,  du  pays  des  Noirs,  des  choses 


LE    DÉFILÉ   DE   LA   HACHE.  :W.) 

comme  il  n'y  en  avait  pas  à  Carlliagc,  et  les  appar- 
tements de  leur  maison  seraient  sablés  avec  de  la 
poudre  d'or. 

Le  soir  tombait,  des  senteurs  de  baume  s'exha- 
laient. Pendant  longtemps  ils  se  regardèrent  en  silence; 
—  et  les  yeux  de  Salammbô,  au  fond  de  ses  longues 
draperies,  avaient  l'air  de  deux  étoiles  dans  l'ouverture 
d'un  nuage.  Avant  que  le  soleil  se  fut  couché,  il  se 
retira. 

Les  anciens  se  sentirent  soulagés  d'une  grande 
inquiétude  quand  il  partit  de  Carthage.  Le  peuple 
l'avait  reçu  avec  des  acclamations  encore  plus  enthou- 
siastes que  la  première  fois.  Si  Hamilcar  et  le  roi  des 
Numides  triomphaient  seuls  des  Mercenaires,  il  serait 
impossible  de  leur  résister.  Donc  ils  résolurent,  pour 
affaiblir  Barca,  de  faire  participer  à  la  délivrance  de 
la  République  celui  qu'ils  aimaient,  le  vieil  Hannon. 

11  se  porta  immédiatement  vers  les  provinces 
occidentales,  afm  de  se  venger  dans  les  lieux  mêmes 
qui  avaient  vu  sa  honte.  Les  habitants  et  les  Barbares 
étaient  morts,  cachés  ou  enfuis.  Sa  colère  se  déchargea 
sur  la  campagne.  11  brûla  les  ruines  des  ruines,  il  ne 
laissa  pas  un  seul  arbre,  pas  un  brin  d'herbe  ;  les 
enfants  et  les  infirmes  que  l'on  rencontrait,  on  les 
suppliciait;  il  donnait  à  ses  soldats  les  femmes  à 
violer  avant  leur  égorgement,  les  plus  belles  étaient 
jetées  dans  sa  litière,  —  car  son  atroce  maladie  l'en- 
flammait de  désirs  impétueux;  il  les  assouvissait  avec 
toute  la  fureur  d'un  homme  désespéré. 

Souvent,  à  la  crête  des  collines,  des  tentes  noires 


390  SALAMMBO. 

s'abattaient  comme  renversées  par  le  vent,  et  de 
larges  disques  à  bordures  brillantes,  que  l'on  recon- 
naissait pour  des  roues  de  chariot,  en  tournant  avec 
un  son  plaintif,  peu  à  peu  s'enfonçaient  dans  les 
vallées.  Les  tribus,  qui  avaient  abandonné  le  siège 
de  Cartilage,  erraient  ainsi  par  les  provinces,  atten- 
dant une  occasion,  quelque  victoire  des  Mercenaires 
pour  revenir.  Mais,  soit  terreur  ou  famine,  elles 
reprirent  toutes  le  chemin  de  leurs  contrées  et  dis- 
parurent. 

Ilamilcar  ne  fut  point  jaloux  des  succès  d'IIannon. 
Cependant  il  avait  hâte  d'en  finir;  il  hii  ordonna  de  se 
rabattre  sur  Tunis  ;  et  Hannon,  au  jour  fixé,  se  trouva 
sous  les  murs  de  la  ville. 

Elle  avait  pour  se  défendre  sa  population  d'auto- 
chtones, douze  mille  Mercenaires,  puis  tous  les  Man- 
geurs de  choses  immondes,  car  ils  étaient  comme 
Mâtho  rivés  à  l'horizon  de  Carthage  ;  et  la  plèbe  et  le 
Schalischim  contemplaient  de  loin  ses  hautes  murailles, 
en  rêvant  par  derrière  des  jouissances  infinies. 
Dans  cet  accord  de  haines,  la  résistance  fut  lestement 
organisée.  On  prit  des  outres  pour  faire  des  casques, 
on  coupa  tous  les  palmiers  dans  les  jardins  pour 
avoir  des  lances,  on  creusa  des  citernes;  et  quant 
aux  vivres,  ils  péchaient  au  bord  du  lac  de  gros 
poissons  blancs,  nourris  de  cadavres  et  d'immondices. 
Leurs  remparts,  maintenus  en  ruines  par  la  jalousie 
de  Carthage,  étaient  si  faibles,  que  l'on  pouvait,  d'un 
coup  d'épaule,  les  abattre.  Mâtho  en  boucha  les  trous 
avec  les  pierres  des  maisons.  C'était  la  dernière  lutte  ; 


LIi    DÉFILÉ    DE    LA    UAGIIE.  391 

il  n'espérait  rien  ;  cependant  il  se  disait  qne  la  fortune 
était  changeante. 

Les  Carthaginois,  en  approchant,  remarquèrent, 
sur  les  remparts,  nn  homme  qui  dépassait  les  créneaux 
de  toute  la  ceinture.  Les  flèches  volant  autour  de  lui 
n'avaient  pas  l'air  de  plus  l'effrayer  qu'un  essaim 
d'hirondelles.  Aucune,  par  extraordinaire,  ne  le 
toucha. 

Ilamilcar  établit  son  camp  sur  le  côté  méridional  ; 
Narr'Havas,  à  sa  droite,  occupait  la  plaine  de  Rhadès  ; 
Ilannon  le  bord  du  lac  ;  et  les  trois  généraux  devaient 
garder  leur  position  respective  pour  attaquer  l'en- 
ceinte tous  en  même  temps. 

Hamilcar  voulut  d'abord  montrer  aux  Mercenaires 
qu'il  les  châtierait  comme  des  esclaves.  11  fit  cru- 
cifier les  dix  ambassadeurs,  les  uns  après  les  autres, 
sur  un  monticule,  en  face  de  la  ville. 

A  ce  spectacle,  les  assiégés  abandonnèrent  le 
rempart. 

Mâtho  s'était  dit  que  s'il  pouvait  passer  entre  les 
murs  et  les  tentes  de  Narr'Havas  assez  rapidement 
pour  que  les  Numides  n'eussent  pas  le  temps  de  sortir, 
il  tomberait  sur  les  derrières  de  l'infanterie  cartha- 
ginoise, qui  se  trouverait  prise  entre  sa  division  et 
ceux  de  l'intérieur.  Il  s'élança  dehors  avec  les  vétérans. 

Narr'Havas  l'aperçut;  il  franchit  la  plage  du  lac  et 
vint  avertir  Hannon  d'expédier  des  hommes  au  secours 
d'Hamilcar.  Croyait-il  Barca  trop  faible  pour  résister 
aux  Mercenaires?  Était-ce  une  perfidie  ou  une  sottise? 
Nul  jamais  ne  put  le  savoir. 


392  SALAMMBO. 

Hannon,  par  désir  d'humilier  son  rival,  ne  balança 
pas.  Il  cria  de  sonner  les  trompettes,  et  toute  son 
armée  se  précipita  sur  les  Barbares.  Ils  se  retournèrent 
et  coururent  droit  aux  Carthaginois  ;  ils  les  renver- 
saient, les  écrasaient,  sous  leurs  pieds,  et,  les  refou- 
lant ainsi,  ils  arrivèrent  jusqu'à  la  tente  d'Hannon,  qui 
était  alors  au  milieu  de  trente  Carthaginois,  les  plus 
illustres  des  anciens. 

Il  parut  stupéfait  de  leur  audace;  il  appelait  ses 
capitaines.  Tous  avançaient  leurs  poings  sous  sa  gorge 
en  vociférant  des  injures.  La  foule  se  poussait,  et  ceux 
qui  avaient  la  main  sur  lui  le  retenaient  à  grand'peine. 
Cependant  il  tâchait  de  leur  dire  à  l'oreille  :  «  —  Je  te 
donnerai  tout  ce  que  tu  veux!  Je  suis  riche!  Sauve- 
moi!  »  Ils  le  tiraient;  si  lourd  qu'il  fût,  ses  pieds  ne 
touchaient  plus  la  terrç.  On  avait  entraîné  les  anciens. 
Sa  terreur  redoubla.  «  —  Vous  m'avez  battu!  Je  suis 
votre  captif!  Je  me  rachète!  Écoutez-moi,  mes  amis!  » 
Et,  porté  par  toutes  ces  épaules  qui  le  serraient  aux 
flancs,  il  répétait:  «  —  Qu'allez-vous  faire?  Que  voulez- 
vous?  Je  ne  m'obstine  pas,  vous  voyez  bien!  J'ai 
toujours  été  bon  !  » 

Une  croix  gigantesque  était  dressée  à  la  porte.  Les 
Barbares  hurlaient:  «  —  Ici!  ici!  :»  Il  éleva  la  voix 
encore  plus  haut;  et,  au  nom  de  leurs  Dieux,  les 
somma  de  le  mener  au  Schalischim,  parce  qu'il  avait  à 
lui  confier  une  chose  d'où  leur  salut  dépendait. 

Ils  s'arrêtèrent,  quelques-uns  prétendant  qu'il  était 
sage  d'appeler  Mâtho.  On  partit  à  sa  recherche. 

Hannon  tomba  sur  Iherbe;  et  il  voyait  autour  de 


LE    DÉFILÉ    DE    LA    MACHE.  393 

lui  encore  d'autres  croix,  comme  si  le  supplice  dont  il 
allait  périr  se  fût  d'avance  multiplié;  il  faisait  des 
efforts  pour  se  convaincre  qu'il  se  trompait,  qu'il  n'y 
on  avait  qu'une  seule,  et  môme  pour  croire  qu'il  n'y 
en  avait  pas  du  tout.  Enlin  on  le  releva. 

«  — Parle!  »  dit  Màtlio. 

Il  offrit  de  livrer  Ilamilcar,  puis  ils  entreraient  dans 
Cartilage  et  seraient  rois  toiis  les  deux. 

Màtho  s'éloigna,  en  faisant  signe  aux  autres  de  se 
hâter.  C'était,  pensait-il,  une  ruse  pour  gagner  du 
temps. 

Le  Barbare  se  trompait;  Hannon  était  dans  une 
de  ces  extrémités  où  l'on  ne  considère  plus  rien,  et 
d'ailleurs  il  exécrait  tellement  Hamilcar,  que,  sur  le 
moindre  espoir  de  salut,  il  l'aurait  sacrifié  avec  tous 
ses  soldats. 

A  la  base  des  trente  croix,  les  anciens  languis- 
saient par  terre  ;  déjà  des  cordes  étaient  passées  sous 
leurs  aisselles.  Alors  le  vieux  suffète,  comprenant 
qu'il  fallait  mourir,  pleura. 

Ils  arrachèrent  ce  qui  lui  restait  de  vêtements  ;  — 
et  l'horreur  de  sa  personne  apparut.  Des  ulcères  cou- 
vraient cette  masse  sans  nom;  la  graisse  de  ses  jambes 
lui  cachait  les  ongles  des  pieds  ;  il  pendait  à  ses  doigts 
comme  des  lambeaux  verdâtres;  et  les  larmes  qui  ruis- 
selaient entre  les  tubercules  de  ses  joues  donnaient 
à  son  visage  quelque  chose  d'effroyablement  triste, 
ayant  l'air  d'occuper  plus  de  place  que  sur  un  autre 
visage  humain.  Son  bandeau  royal,  à  demi  dénoué, 
traînait  avec  ses  cheveux  blancs  dans  la  poussière. 


394  SALAMMBO. 

Ils  crurent  n'avoir  pas  de  cordes  assez  fortes  pour 
le  grimper  jusqu'au  haut  de  la  croix,  et  ils  le  clouèrent 
dessus,  avant  qu'elle  fût  dressée,  à  la  mode  punique. 
Mais  son  orgueil  se  réveilla  dans  la  douleur.  Il  se 
mit  à  les  accabler  d'injures.  Il  écumait  et  se  tordait, 
comme  un  monstre  marin  que  l'on  égorge  sur  un  ri- 
vage, en  leur  prédisant  qu'ils  finiraient  tous  plus  horri- 
blement encore,  et  qu'il  serait  vengé. 

Il  l'était.  De  l'autre  côté  de  la  ville,  d'où  s'échap- 
paient maintenant  des  jets  de  flammes  avec  des  co- 
lonnes de  fumée,  les  ambassadeurs  des  Mercenaires 
agonisaient. 

Quelques-uns,  évanouis  d'abord,  venaient  de  se 
ranimer  sous  la  fraîcheur  du  vent;  mais  ils  restaient  le 
menton  sur  la  poitrine,  et  leurs  corps  descendaient  un 
peu,  malgré  les  clous  de  leurs  bras  fixés  plus  haut  que 
leur  tête;  de  leurs  talons  et  de  leurs  mains,  du  sang 
tombait  par  grosses  gouttes,  lentement,  comme  des 
branches  d'un  arbre  tombent  des  fruits  mûrs,  —  et 
Carthage,  le  golfe,  les  montagnes  et  les  plaines,  tout 
leur  paraissait  tourner,  tel  qu'une  immense  roue;  quel- 
quefois, un  nuage  de  poussière  montant  du  sol  les 
enveloppait  dans  ses  tourbillons;  ils  étaient  brûlés  par 
une  soif  horrible,  leur  langue  se  retournait  dans  leur 
bouche,  et  ils  sentaient  sur  eux  une  sueur  glaciale 
couler,  avec  leur  âme  qui  s'en  allait. 

Cependant,  ils  entrevoyaient  à  une  profondeur  in- 
finie des  rues,  des  soldats  en  marche,  des  balance- 
ments de  glaives;  et  le  tumulte  de  la  bataille  leur 
arrivait  vaguement,  comme  le  bruit  de  la  mer  à  des 


LE   DÉFILÉ  DE    LA   HACHE.  395 

naufragés  qui  meurent  dans  la  mâture  d'un  navire.  Les 
Italiotes,  plus  robustes  que  les  autres,  criaient  encore; 
les  Lacédémoniens,  se  taisant,  gardaient  leurs  pau- 
pières fermées;  Zarxas,  si  vigoureux  autrefois,  pen- 
chait comme  un  roseau  brisé!  rÉthiopien,  près  de  lui, 
avait  la  tête  renversée  en  arrière  par-dessus  les  bras 
de  la  croix;  Autharite,  immobile,  roulait  des  yeux;  sa 
grande  chevelure,  prise  dans  une  fente  de  bois,  se 
tenait  droite  sur  son  front,  et  le  râle  qu'il  poussait 
semblait  plutôt  un  rugissement  de  colère.  Quant  à 
Spendius,  un  étrange  courage  lui  était  venu;  mainte- 
nant il  méprisait  la  vie,  par  la  certitude  qu'il  avait  d'un 
affranchissement  presque  immédiat  et  éternel,  et  il 
attendait  la  mort  avec  impassibilité. 

Au  milieu  de  leur  défaillance,  quelquefois  ils  tres- 
saillaient à  un  frôlement  de  plumes,  qui  leur  passait 
contre  la  bouche.  De  grandes  ailes  balançaient  des 
ombres  autour  d'eux,  des  croassements  claquaient 
dans  l'air;  et  comme  la  croix  de  Spendius  était  la  plus 
haute,  ce  fut  sur  la  sienne  que  le  premier  vautour 
s'abattit.  Alors  il  tourna  son  visage  vers  Autharite  et 
lui  dit  lentement,  avec  un  indéfinissable  sourire: 

«  —  Te  rappelles-tu  les  lions  sur  la  route  de  Sicca? 

«  —  C'étaient  nos  frères  !  »  répondit  le  Gaulois  en 
expirant. 

Le  suffète,  pendant  ce  temps-là,  avait  ti'oué  l'en- 
ceinte, et  il  était  parvenu  à  la  citadelle.  Sous  une 
rafale  de  vent,  la  fumée  tout  à  coup  s'envola,  décou- 
vrant l'horizon  jusqu'aux  murailles  de  Garthage  ;  il  crut 
même  distinguer  des  gens  qui  regardaient  sur  la  plate- 


393  SALAMMBO. 

forme  d'Eschmoùn  ;  puis,  en  ramenant  ses  yeux,  il  aper- 
çut, à  gauche,  au  bord  du  lac,  trente  croix  démesurées. 

Pour  les  rendre  plus  effroyables,  les  Barbares  les 
avaient  construites  avec  les  mâts  de  leurs  tentes  atta- 
chés bout  à  bout;  et  les  trente  cadavres  des  anciens 
apparaissaient  tout  en  haut  dans  le  ciel.  Il  y  avait  sur 
leurs  poitrines  comme  des  papillons  blancs;  c'étaient 
les  barbes  des  flèches  qu'on  leur  avait  tirées  d'en  bas. 

Au  faîte  de  la  plus  grande,  un  large  ruban  d'or 
brillait;  il  pendait  sur  l'épaule,  le  bras  manquait  de  ce 
côté-là,  et  Ilamilcar  eut  de  la  peine  à  reconnaître 
Ilannon.  Ses  os  spongieux  ne  tenant  pas  sous  les  fiches 
de  fer,  des  portions  de  ses  membres  s'étaient  déta- 
chées; —  et  il  ne  restait  à  la  croix  que  d'informes 
débris,  pareils  à  ces  fragments  d'animaux  suspendus 
contre  la  porte  des  chasseurs. 

Le  suffète  n'avait  rien  pu  savoir  ;  la  ville,  devant 
lui,  masquait  tout  ce  qui  était  au  delà,  par  derrière; 
et  les  capitaines  envoyés  successivement  aux  généraux 
n'avaient  pas  reparu.  Des  fuyards  arrivèrent,  racontant 
la  déroute;  et  l'armée  punique  s'arrêta.  Cette  cata- 
strophe tombant  au  milieu  de  leur  victoire  les  stupé- 
fiait. Ils  n'entendaient  plus  les  ordres  d'Hamilcar. 

Màtho  en  profitait  pour  continuer  ses  ravages  dans 
les  Numides. 

Le  camp  d'Hannon  bouleversé,  il  était  revenu  sur 
eux.  Les  éléphants  sortirent.  Mais  les  Mercenaires, 
avec  des  brandons  arrachés  aux  murs,  s'avancèrent 
par  la  plaine  en  agitant  des  flammes;  les  grosses  bêtes, 
effrayées,   coururent  se  précipiter  dans  le  golfe,  où 


LE   DÉFILÉ   DE   LA   HACHE.  397 

elles  se  tuaient  les  unes  les  autres  en  se  débattant,  et 
se  noyèrent  sous  le  poids  de  leurs  cuirasses.  Déjà 
Narr'llavas  avait  lâché  sa  cavalerie;  tous  se  jetèrent  la 
face  contre  le  sol;  puis,  quand  les  chevaux  furent  à 
trois  pas  d'eux,  ils  bondirent  sous  leur  ventre  qu'ils 
ouvraient  d'un  coup  de  poignard,  et  lu  moitié  des 
Numides  avait  péri  quand  Barca  survint. 

Les  Mercenaires,  épuisés,  ne  pouvaient  tenir  contre 
ses  troupes.  Ils  reculèrent  en  bon  ordre  jusqu'à  la 
montagne  des  Eaux-Chaudes.  Le  sufTète  eut  la  pru- 
dence de  ne  pas  les  poursuivre.  11  se  porta  vers  les 
embouchures  du  Macar. 

Tunis  lui  appartenait;  mais  elle  ne  faisait  plus  qu'un 
amoncellement  de  décombres  fumants.  Les  ruines  des- 
cendaient par  les  brèches  des  murs,  jusqu'au  milieu 
de  la  plaine  ;  —  tout  au  fond,  entre  les  bords  du  golfe, 
les  cadavres  des  éléphants,  poussés  par  la  brise, 
s'entre-choquaient,  comme  un  archipel  de  rochers 
noirs  flottant  sur  l'eau. 

Narr'Havas,  pour  soutenir  cette  guerre,  avait  épuisé 
ses  forêts,  pris  les  jeunes  et  les  vieux,  les  mâles  et 
les  femelles,  et  la  force  militaire  de  son  royaume  ne 
s'en  releva  pas.  Le  peuple,  qui  les  avait  vus  de  loin 
périr,  en  fut  désolé  ;  des  hommes  se  lamentaient  dans 
les  rues  en  les  appelant  par  leurs  noms,  comme  des 
amis  défunts:  «  —  Ah!  l'Invincible!  la  Victoire!  le  Fou- 
droyant! l'Hirondelle!  »  Et  même  on  en  parla,  le 
premier  jour,  plus  que  des  citoyens  morts.  Le  len- 
demain on  aperçut  les  tentes  des  Mercenaires  sur  la 
montagne  des  Eaux-Chaudes.  Alors  le  désespoir  fut  si 


39S  •  SALAMMBO. 

profond,  que  beaucoup  de  gens,  des  femmes  surtout, 
se  précipitèrent,  la  tête  en  bas,  du  haut  de  l'Acropole. 

On  ignorait  les  desseins  d'Hamilcar.  Il  vivait  seul, 
dans  sa  tenle,  n'ayant  près  de  lui  qu'un  jeune  garçon, 
et  jamais  personne  ne  mangeait  avec  eux,  pas  même 
Narr'Havas.  Cependant  il  lui  témoignait  des  égards 
extraordinaires  depuis  la  défaite  d'Hannon  ;  mais  le  roi 
des  Numides  avait  trop  d'intérêt  à  devenir  son  fils 
pour  ne  pas  s'en  méfier. 

Cette  inertie  voilait  des  manœuvres  habiles.  Par 
toutes  sortes  d'artifices,  Ilamilcar  séduisit  les  chefs 
des  villages;  et  les  Mercenaires  furent  chassés,  repou- 
sés,  traqués  comme  des  bêles  féroces.  Dès  qu'ils  en- 
traient dans  un  bois,  les  arbres  s'enflammaient  autour 
d'eux;  quand  ils  bavaient  à  une  source,  elle  était  em- 
poisonnée; on  murait  les  cavernes  où  ils  se  cachaient 
pour  dormir.  Les  populations  qui  les  avaient  jusque-là 
défendus,  leurs  anciens  complices,  maintenant  les 
poursuivaient;  ils  reconnaissaient  toujours  dans  ces 
bandes  des  armures  carthaginoises. 

Plusieurs  étaient  rongés  au  visage  par  des  dartres 
rouges;  cela  leur  était  venu,  pensaient-ils,  en  touchant 
Hannon.  D'autres  s'imaginaient  que  c'était  pour  avoir 
mangé  les  poissons  de  Salammbô  ;  et,  loin  de  s'en  re- 
pentir, ils  rêvaient  des  sacrilèges  encore  plus  abomi- 
nables, afin  que  l'abaissement  des  Dieux  puniques 
fut  plus  grand.  Ils  auraient  voulu  les  exterminer. 

Ils  se  traînèrent  ainsi  pendant  trois  mois  le  long 
delà  côte  orientale,  puis  derrière  la  montagne  de  Sel- 


LE    DÉFILÉ    DE    LA    HACHE.  m) 

loiim  et  jusqu'aux  premiers  sables  du  désert.  Ils  cher- 
chaient une  place  de  refuge,  n'importe  laquelle.  Uti- 
que  et  Ilippo-Zaryte  seules  ne  les  avaient  pas  trahis; 
mais  llamilcar  enveloppait  ces  deux  villes.  Puis  ils 
remontèrent  dans  le  nord,  au  hasard,  sans  môme 
connaître  les  routes.  A  force  de  misères  leur  tète  était 
troublée. 

Ils  n'avaient  plus  que  le  sentiment  d'une  exaspé- 
ration qui  allait  en  se  développant;  et  ils  se  retrouvè- 
rent un  jour  dans  les  gorges  duCobus,  encore  une  fois 
devant  Carthage! 

Alors  les  engagements  se  multiphèrent.  La  fortune 
se  maintenait  égale;  mais  ils  étaient,  les  uns  et  les  au- 
tres, tellement  excédés,  qu'ils  souhaitaient,  au  lieu  de 
c-es  escarmouches,  une  grande  bataille,  pourvu  qu'elle 
fût  bien  la  dernière. 

Mâtho  avait  envie  d'en  porter  lui-même  la  propo- 
sition au  suffète.  Un  de  ses  Libyens  se  dévoua.  Tous, 
en  le  voyant  partir,  étaient  convaincus  qu'il  ne  re- 
viendrait pas. 

Il  revint  le  soir  même. 

llamilcar  acceptait  leur  défi.  On  se  rencontrerait 
le  lendemain,  au  soleil  levant,  dans  la  plaine  de  Rhadès. 

Les  Mercenaires  voulurent  savoir  s'il  n'avait  rien 
dit  de  plus;  le  Libyen  ajouta  : 

«  —  Comme  je  restais  devant  lui,  il  m'a  demandé 
ce  que  j'attendais;  j'ai  répondu  :  «  — Qu'on  me  tue!  » 
Alors  il  a  repris  :  « —  Non!  va-t'en!  ce  sera  pour  de- 
main, avec  les  autres.  » 

Cette  générosité  étonna  les  Barbares  ;  quelques-uns 


400  SALAMMBO. 

en  furent  terrifiés;  Màtho  regretta  que  le  parlemen- 
taire n'eût  pas  été  tué. 

Il  lui  restait  encore  trois  mille  Africains,  douze 
cents  Grecs,  quinze  cents  Campaniens,  deux  cents 
Ibères,  quatre  cents  Étrusques,  cinq  cents  Samnites, 
quarante  Gaulois  et  une  troupe  de  Naffur,  bandits  no- 
mades rencontrés  dans  la  région  des  dattes,  en  tout, 
sept  mille  deux  cent  dix-neuf  soldats,  mais  pas  un 
syntagme  complet.  Ils  avaient  bouché  les  trous  de  leurs 
cuirasses  avec  des  omoplates  de  quadrupèdes  et  rem- 
placé leurs  cothurnes  d'airain  par  des  sandales  en 
chiffons.  Des  plaques  de  cuivre  ou  de  fer  alourdissaient 
leurs  vêtements  ;  leurs  cottes  de  mailles  pendaient  en 
guenilles  autour  d'eux,  et  des  balafres  apparaissaient 
comme  des  fils  de  pourpre,  entre  les  poils  de  leurs 
bras  et  de  leurs  visages. 

Les  colères  de  leurs  compagnons  morts  leur  reve- 
naient à  l'àme  et  multipliaient  leur  vigueur;  ils  sen- 
taient confusément  qu'ils  étaient  les  desservants  d'un 
dieu  épandu  dans  les  cœurs  d'opprimés,  et  comme  les 
pontifes  de  la  vengeance  universelle!  Puis  la  douleur 
d'une  injustice  exorbitante  les  enrageait,  et  surtout  la 
vue  de  Carthage  à  l'horizon.  Ils  firent  le  serment  de 
combattre  les  uns  pour  les  autres  jusqu'à  la  mort. 

On  tua  les  bêtes  de  somme  et  l'on  mangea  le  plus 
possible,  afin  de  se  donner  des  forces;  ensuite  ils  dor- 
mirent. Quelques-uns  prièrent,  tournés  vers  des  cons- 
tellations différentes. 

Les  Carthaginois  arrivèrent  dans  la   plaine  avant 


Lli    DtFlLE    DE    LA    ll.VCllli.  401 

eux.  Ils  frottèrent  le  bord  des  boucliers  avec  de  l'huile 
pour  faciliter  le  glissement  des  flèches;  les  fantassins, 
qui  portaient  de  longues  chevelures,  se  les  coupèrent 
sur  le  front,  par  prudence;  et  llamilcar,  dès  la  cin- 
quième heure,  lit  renverser  toutes  les  gamelles,  sachant 
qu'il  est  désavantageux  de  combattre  l'estomac  trop 
plein.  Son  armée  montait  à  quatorze  mille  hommes,  le 
double  environ  de  l'armée  barbare.  Jamais  il  n'avait 
éprouvé  une  pareille  inquiétude;  s'il  succombait,  c'était 
l'anéantissement  de  la  République  et  il  périrait  cru- 
cifié ;  s'il  triomphait,  au  contraire,  par  les  Pyrénées, 
les  Gaules  et  les  Alpes,  il  gagnerait  l'Italie,  et  l'empire 
des  Barca  deviendrait  éternel.  Vingt  fois  pendant  la 
nuit  il  se  releva  pour  surveiller  tout  lui-même,  jusque 
dans  les  détails  les  plus  minimes.  Quant  aux  Carthagi- 
nois, ils  étaient  exaspérés  par  leur  longue  épouvante. 

Narr'Havas  doutait  de  la  fidéhté  de  ses  Numides. 
D'ailleurs  les  Barbares  pouvaient  les  vaincre.  Une  fai- 
blesse étrange  l'avait  pris;  à  chaque  moment,  il  bu- 
vait de  larges  coupes  d'eau. 

Mais  un  homme  qu'il  ne  connaissait  pas  ouvrit  sa 
tente  et  déposa  par  terre  une  couronne  de  sel  gemme, 
ornée  de  dessins  hiératiques  faits  avec  du  soufre  et 
des  losanges  de  nacre  ;  on  envoyait  quelquefois  au 
fiancé  sa  couronne  de  mariage;  c'était  une  preuve  d'a- 
mour, une  sorte  d'invitation. 

Cependant  la  fille  d'Hamilcar  n'avait  point  de  ten- 
dresse pour  Narr'Havas. 

Le  souvenir  de  Màtho  la  gênait  d'une  façon  intolé- 
rable; il  lui  semblait  que  la  mort  de  cet  homme  dé- 

26 


4)2  SALAMMBO. 

barrasserait  sa  pensée,  comme,  pour  se  guérir  de  la 
blessure  des  vipères,  on  les  écrase  sur  la  plaie.  Le  roi 
des  Numides  était  dans  sa  dépendance;  il  attendait  im- 
patiemment les  noces,  et  comme  elles  devaient  suivre 
la  victoire,  Salammbô  lui  faisait  ce  présent  afm  d'ex- 
citer son  courage.  Alors  ses  angoisses  disparurent;  il 
ne  songea  plus  qu'au  bonheur  de  posséder  une  femme 
si  belle. 

La  même  vision  avait  assailli  Mâtlio;  il  la  rejeta 
tout  de  suite,  et  son  amour,  qu'il  refoulait,  se  répandit 
sur  ses  compagnons  d'armes.  Il  les  chérissait  comme 
'  des  portions  de  sa  propre  personne,  de  sa  haine,  — 
et  il  se  sentait  l'esprit  plus  haut,  les  bras  plus  forts; 
tout  ce  qu'il  fallait  exécuter  lui  apparut  nettement.  Si 
parfois  des  soupirs  lui  échappaient  c'est  qu'il  pensait 
à  Spendius. 

Il  rangea  les  Barbares  sur  six  rangs  égaux.  Au  mi- 
lieu, il  étabht  les  Étrusques,  tous  attachés  par  une 
chaîne  de  bronze  ;  les  hommes  de  trait  se  tenaient 
par  derrière,  et  aux  deux  ailes  il  distribua  des  Naffur, 
montés  sur  des  chameaux  à  poils  ras,  couverts  de 
plumes  d'autruche. 

Le  sulîète  disposa  les  Carthaginois  dans  un  ordre 
pareil.  En  dehors  de  l'infanterie,  près  des  vélites,  il 
•plaçâtes  Clinabares,  au  delà  les  Numides;  quand  le 
jour  parut,  ils  étaient  les  uns  et  les  autres  ainsi  alignés 
face  à  face.  Tous,  de  loin,  se  contemplaient  avec  leurs 
grands  yeux  farouches.  Il  y  eut  d'abord  une  hésitation. 
Enfm  les  deux  armées  s'ébranlèrent. 

Les  Barbares  s'avançaient  lentement,  pour  ne  point 


LE    DÉFILÉ    DE    LA    IIACIIL.  403 

s'essoufller, en  battant  la  terre  avec  leurs  pieds;  le  cen- 
tre de  l'armée  punique  formait  une  courbe  convexe. 
Puis  un  choc  terrible  éclata,  pareil  au  craquement  de 
deux  flottes  qui  s'abordent.  Le  premier  rang  des  Bar- 
bares s'était  vite  entr'ouvert;  et  les  gens  de  trait,  ca- 
chés derrière  les  autres,  lançaient  leurs  balles,  leurs 
llèches,  leurs  javelots.  Cependant  la  courbe  des  Cartha- 
ginois peu  à  peu  s'aplatissait,  elle  devint  toute  droite, 
puis  s'infléchit;  alors  les  deux  sections  des  vélites  se 
rapprochèrent  parallèlement,  comme  les  branches  d'un 
compas  qui  se  referme.  Les  Barbares,  acharnés  contre 
la  phalange,  entraient  dans  sa  crevasse  ;  ils  se  per- 
daient. Màtho  les  arrêta;  et,  tandis  que  les  ailes  car-  * 
thaginoises  continuaient  à  s'avancer,  il  fit  écouler 
les  trois  rangs  inférieurs  de  sa  ligne  ;  bientôt  ils  dé- 
bordèrent ses  flancs,  et  son  armée  apparut  sur  une 
triple  longueur. 

Mais  les  Barbares  placés  aux  deux  bouts  se  trou- 
vaient les  plus  faibles,  ceux  de  la  gauche  surtout,  qui 
avaient  épuisé  leurs  carquois,  et  la  troupe  des  vélites, 
enfin  arrivée  contre  eux,  les  entamait  largement. 

Màtho  les  tira  en  arrière.  Sa  droite  contenait  des 
Campaniens  armés  de  haches  ;  il  la  poussa  sur  la  gauche 
carthaginoise  ;  le  centre  attaquait  l'ennemi  ;  et  ceux  de 
l'autre  extrémité,  hors  de  péril,  tenaient  les  vélites  en 
respect. 

Alors  Hamilcar  divisa  ses  cavahers  par  escadrons, 
mit  entre  eux  des  hoplites,  et  il  les  lâcha  sur  les  Mer- 
cenaires. 

Ces  masses  en  forme  de  cône  présentaient  un  front 


404  SALAMMBO. 

de  chevaux,  et  leurs  parois  plus  larges  se  hérissaient 
toutes  remplies  de  lances.  Il  était  impossible  aux  Bar- 
bares de  résister;  seuls,  les  fantassins  grecs  avaient 
des  armures  d'airain;  tous  les  autres,  des  coutelas  au 
bout  d'une  perche,  des  faux  prises  dans  les  métairies, 
des  glaives  fabriqués  avec  la  jante  d'une  roue;  les 
lames  trop  molles  se  tordaient  en  frappant,  et  pen- 
dant qu'ils  étaient  à  les  redresser  sous  leurs  talons, 
les  Carthaginois,  de  droite  et  de  gauche,  les  massa- 
craient commodément. 

Les  Étrusques,  rivés  à  leur  chaîne,  ne  bougeaient 
pas;  ceux  qui  étaient  morts,  ne  pouvant  tomber,  fai- 
saient obstacle  avec  leurs  cadavres  ;  et  cette  grosse 
hgne  de  bronze  tour  à  tour  s'écartait  et  se  resserrait, 
souple  comme  un  serpent,  inébranlable  comme  un 
mur.  Les  Barbares  venaient  se  reformer  derrière  elle, 
haletaient  une  minute;  —  puis  ils  repartaient,  avec 
les  tronçons  de  leurs  armes  à  la  main. 

Beaucoup  déjà  n'en  avaient  plus,  et  ils  sautaient 
sur  les  Carthaginois  qu'ils  mordaient  au  visage  comme 
des  chiens.  Les  Gaulois,  par  orgueil,  se  dépouillèrent 
de  leurs  sayons;  ils  montraient  de  loin  leurs  grands 
corps  tout  blancs;  pour  épouvanter  l'ennemi,  ils  élar- 
gissaient leurs  blessures.  Au  miheu  des  syntagmes  pu- 
niques on  n'entendait  plus  la  voix  du  crieur  annon- 
çant les  ordres  ;  les  étendards  au-dessus  de  la  poussière 
répétaient  leurs  signaux,  et  chacun  allait,  emporté 
dans  l'oscillation  de  la  grande  masse  qui  l'entourait. 

Hamilcar  commanda  aux  Numides  d'avancer.  Mais 
les  Nafl'ur  se  précipitèrent  à  leur  rencontre. 


LE    DÉFILÉ    DK    LA    HACHE.  405 

Habillés  de  vastes  robes  noires  avec  une  houppe 
de  cheveux  au  sommet  du  crâne  et  un  bouclier  en  cuir 
de  rhinocéros,  ils  manœuvraient  un  fer  sans  manche 
retenu  par  une  corde  ;  et  leurs  chameaux,  tout  hérissés 
de  plumes,  poussaient  de  longs  gloussements  rauques. 
Les  lames  tombaient  à  des  places  précises,  puis  re- 
montaient d'un  coup  sec,  avec  un  membre  après  elles. 
Les  bêtes  furieuses  galopaient  à  travers  les  syntagmes. 
Quelques-unes,  dont  les  jambes  étaient  rompues,  al- 
laient en  sautillant,  comme  des  autruches  blessées. 

L'infanterie  punique  tout  entière  revint  sur  les 
Barbares  ;  elle  les  coupa.  Leurs  manipules  tour- 
noyaient, espacées  les  unes  des  autres.  Les  armes  des 
Carthaginois  plus  brillantes  les  encerclaient  comme 
des  couronnes  d'or;  un  fourmillement  s'agitait  au  mi- 
lieu; et  le  soleil,  frappant  dessus,  mettait  aux  pointes 
des  glaives  des  lueurs  blanches  qui  voltigeaient.  Ce- 
pendant des  files  de  Clinabares  restaient  étendues 
sur  la  plaine;  des  Mercenaires  arrachaient  leurs  ar- 
mures, s'en  revêtaient,  puis  ils  retournaient  au  com- 
bat. Les  Carthaginois,  trompés,  plusieurs  fois  s'enga- 
gèrent au  milieu  d'eux  !  Une  hébétude  les  immobilisait, 
ou  bien  ils  refluaient,  et  de  triomphantes  clameurs 
s'élevant  au  loiu  avaient  l'air  de  les  pousser  comme 
des  épaves  dans  une  tempête.  Hamilcar  se  désespérait  ; 
tout  allait  périr  sous  le  génie  de  Mâtho  et  l'invincible 
courage  des  Mercenaires! 

Mais  un  large  bruit  de  tambourins  éclata  dans  l'ho- 
rizon. C'était  une  foule,  des  vieillards,  des  malades, 
des  enfants  de  quinze  ans  et  même  des  femmes  qui, 


406  SALAMMBO. 

ne  résistant  plus  à  leur  angoisse,  étaient  partis  de 
Cartilage  ;  et,  pour  se  mettre  sous  la  protection  d'une 
chose  formidable,  ils  avaient  pris,  chez  Hamilcar,  le 
seul  éléphant  que  possédât  maintenant  la  République, 
celui  dont  la  trompe  était  coupée. 

Alors  il  sembla  aux  Carthaginois  que  la  patrie, 
abandonnant  ses  murailles,  venait  leur  commander  de 
mourir  pour  elle.  Un  redoublement  de  fureur  les  sai- 
sit, et  les  Numides  entraînèrent  tous  les  autres. 

Les  Barbares,  au  milieu  de  la  plaine,  s'étaient  ados- 
sés contre  un  monticule.  Ils  n'avaient  aucune  chance 
de  vaincre,  pas  même  de  survivre;  mais  c'étaient  les 
meilleurs,  les  plus  intrépides  et  les  plus  forts. 

Les  gens  de  Carthage  se  mirent  à  envoyer,  par- 
dessus les  Numides,  des  broches,  des  lardoires,  des 
marteaux;  ceux  do;it  les  consuls  avaient  eu  peur  mou- 
raient sous  des  bâtons  lancés  par  des  femmes  ;  la  po- 
pulace punique  exterminait  les  Mercenaires. 

Ils  s'étaient  réfugiés  sur  le  haut  de  la  colline.  Leur 
cercle,  à  chaque  brèche  nouvelle,  se  refermait;  deux 
fois  il  descendit,  une  secousse  le  repoussait  aussitôt; 
et  les  Carthaginois,  pêle-mêle,  étendaient  les  bras;  ils 
allongeaient  leurs  piques  entre  les  jambes  de  leurs 
compagnons  et  fouillaient,  au  hasard,  devant  eux.  Ils 
glissaient  dans  le  sang  ;  la  pente  du  terrain  trop  rapide 
faisait  rouler  en  bas  les  cadavres.  L'éléphant,  qui  tâ- 
chait de  gravir  le  monticule,  en  avait  jusqu'au  ventre  ; 
on  aurait  dit  qu'il  s'étalait  dessus  avec  délices,  —  et 
sa  trompe,  écourtée,  large  du  bout,  de  temps  à  autre 
se  levait,  comme  une  énorme  sangsue. 


LE    DÉFILÉ    DR    LA    HACIIL.  407 

Tous  s'arrêtèrent.  Les  Carthaginois,  en  grinçant 
des  dents,  contemplaient  le  haut  de  la  colline,  où  les 
Barbares  se  tenaient  debout;  enfin,  ils  s'élancèrent 
brusquement,  et  la  mêlée  recommença. 

Souvent  les  Mercenaires  les  laissaient  approcher  en 
leur  criant  qu'ils  voulaient  se  rendre  ;  puis,  avec  un 
ricanement  effroyable,  d'un  coup,  ils  se  tuaient;  et  à 
mesure  que  les  morts  tombaient,  les  autres  pour  se 
défendre  montaient  dessus.  C'était  comme  une  pyra- 
mide, qui  peu  à  peu  grandissait. 

Bientôt  ils  ne  furent  que  cinquante,  puis  que 
vingt,  que  trois  et  que  deux  seulement,  un  Sam- 
nite  armé  d'une  hache,  et  Màtho  qui  avait  encore  son 
épée. 

Le  Samnite,  courbé  sur  les  jarrets,  poussait  alter- 
nativement sa  hache  de  droite  et  de  gauche,  en  aver- 
tissant Màtho  des  coups  qu'on  lui  portait.  «  —  Maître, 
par-ci!  parla!  baisse-toi!  » 

Màtho  avait  perdu  ses  épaulières,  son  casque,  sa 
cuirasse;  il  était  complètement  nu,  —  plus  livide  que 
les  morts,  les  cheveux  tout  droits,  avec  deux  plaques 
d'écume  aux  coins  des  lèvres;  et  son  épée  tournoyait 
si  rapidement,  qu'elle  faisait  une  auréole  autour  de 
lui.  Une  pierre  la  brisa  près  de  la  garde  ;  le  Samnite 
était  tué  et  le  flot  des  Carthaginois  se  resserrait;  ils  le 
touchaient.  Alors  il  leva  vers  le  ciel  ses  deux  mains 
vides,  puis  il  ferma  les  yeux,  —  et  ouvrant  les  bras, 
comme  un  homme  du  haut  d'un  promontoire  qui  se 
jette  à  la  mer,  il  se  lança  dans  les  piques. 

Elles  s'écartèrent  devant  lui.  Plusieurs  fois  il  courut 


408  SALAMMBO. 

contre  les  Carthaginois.  Mais  toujours  ils  reculaient, 
en  détournant  leurs  armes. 

Son  pied  heurta  un  glaive.  Màtho  voulut  le  saisir. 
Il  se  sentit  lié  par  les  poings  et  les  genoux,  et  il 
tomba. 

C'était  Narr'Havas  qui  le  suivait  depuis  quelque 
temps,  pas  à  pas,  avec  un  de  ces  larges  filets  à  prendre 
les  bêtes  farouches;  profitant  du  moment  qu'il  se  bais- 
sait, il  l'en  avait  enveloppé. 

On  l'attacha  sur  l'éléphant,  les  quatre  membres  en 
croix;  et  tous  ceux  qui  n'étaient  pas  blessés,  l'escor- 
tant, se  précipitèrent  à  grand  tumulte  vers  Carthage. 

La  nouvelle  de  la  victoire  y  était  parvenue,  chose 
inexplicable,  dès  la  troisième  heure  de  la  nuit;  la 
clepsydre  de  Khamon  avait  versé  la  cinquième  comme 
ils  arrivaient  à  Malqua;  alors  Màtho  ouvrit  les  yeux.  Il 
y  avait  tant  de  lumières  sur  les  maisons  que  la  ville 
paraissait  tout  en  flammes. 

Une  immense  clameur  venait  à  lui,  vaguement;  et, 
couché  sur  le  dos,  il  regardait  les  étoiles. 

Une  porte  se  referma,  et  des  ténèbres  l'envelop- 
pèrent. 

Le  lendemain,  à  la  même  heure,  le  dernier  des 
hommes  restés  dans  le  défilé  de  la  Hache  expirait. 

Le  jour  que  leurs  compagnons  étaient  partis,  des 
Zuaèçes  qui  s'en  retournaient  avaient  fait  ébouler  les 
roches,  et  ils  les  avaient  nourris  quelque  temps. 

Les  Barbares  s'attendaient  toujours  à  revoir  Màtho; 
—  et  ils  ne  voulaient  point  quitter  la  montagne  par 


LE    DÉFILÉ    DE   LA    HACHE.  409 

découragement,  par  langueur,  par  cette  obstination 
des  malades  qui  se  refusent  à  changer  de  place  ;  enfin 
les  provisions  épuisées,  les  Zuaôces  s'en  allèrent.  On 
savait  qu'ils  n'étaient  plus  que  treize  cents  à  peine,  et 
l'on  n'eut  pas  besoin,  pour  en  finir,  d'employer  des 
soldats. 

Les  botes  féroces,  les  lions  surtout,  depuis  trois  ans 
que  la  guerre  durait,  s'étaient  multipliés.  Narr'Havas 
avait  fait  une  grande  battue  ;  puis  courant  sur  eux, 
après  avoir  attaché  des  chèvres  de  distance  en  dis- 
tance, il  les  avait  poussés  vers  le  défilé  de  la  Hache  ; 
—  et  tous  maintenant  y  vivaient,  quand  arriva  l'homme 
envoyé  par  les  anciens  pour  savoir  ce  qui  restait  des 
Barbares. 

Sur  l'étendue  de  la  plaine,  des  lions  et  des  cadavres 
étaient  couchés,  et  les  morts  se  confondaient  avec  des 
vêtements  et  des  armures.  A  presque  tous,  le  visage 
ou  bien  un  bras  manquait  ;  quelques-uns  paraissaient 
intacts  encore  ;  d'autres  étaient  desséchés  complète- 
ment et  des  crânes  poudreux  emplissaient  des  casques  ; 
des  pieds  qui  n'avaient  plus  de  chair  sortaient  tout 
droits  des  cnémides,  des  squelettes  gardaient  leurs 
manteaux;  des  ossements,  nettoyés  par  le  soleil,  fai- 
saient des  taches  luisantes  au  milieu  du  sable. 

Les  lions  reposaient  la  poitrine  contre  le  sol  et  les 
deux  pattes  allongées,  tout  en  clignant  leurs  paupières 
sous  l'éclat  du  jour,  exagéré  par  la  réverbération  des 
roches  blanches.  D'autres,  assis  sur  leur  croupe,  regar- 
daient fixement  devant  eux,  ou  bien,  à  demi  perdus 
dans  leurs  grosses  crinières,  ils  dormaient  roulés  en 


410  SALAMMBO. 

boule,  et  tous  avaient  l'air  repus,  las,  ennuyés.  Ils 
étaient  immobiles  comme  la  montagne  et  les  mort?. 
La  nuit  descendait  ;  de  larges  bandes  rouges  rayaient 
le  ciel  à  l'occident. 

Dans  un  de  ces  amas  qui  bosselaient  irrégulière- 
ment la  plaine,  quelque  chose  de  plus  vague  qu'un 
spectre  se  leva.  Alors  un  des  lions  se  mit  à  marcher, 
découpant  avec  sa  forme  monstrueuse  une  ombre 
noire  sur  le  fond  du  ciel  pourpre  ;  —  quand  il  fut  près 
de  riiomme,  il  le  renversa  d'un  seul  coup  de  patte. 

Puis,  étalé  dessus  à  plat  ventre,  du  bout  de  ses 
crocs,  lentement,  il  étirait  les  entrailles. 

Ensuite  il  ouvrit  sa  gueule  toute  grande,  et  durant 
quelques  minutes  il  poussa  un  long  rugissement,  que 
les  échos  de  la  montagne  répétèrent,  et  qui  se  perdit 
enfin  dans  la  solitude. 

Tout  à  coup,  de  petits  graviers  roulèrent  d'en  haut. 
On  entendit  un  frôlement  de  pas  rapides  ;  —  et  du 
côté  de  la  herse,  du  côté  de  la  gorge,  des  museaux 
pointus,  des  oreilles  droites  parurent  ;  des  prunelles 
fauves  brillaient.  C'étaient  les  chacals  arrivant  pour 
manger  les  restes. 

Le  Carthaginois,  qui  regardait  penché  au  haut  du 
précipice,  s'en  retourna. 


M  AT  110.  411 


XV 


.M  AT  HO 


Cartilage  était  en  joie,  —  une  joie  profonde,  uni- 
verselle, démesurée,  frénétique  ;  on  avait  bouché  les 
trous  des  ruines,  repeint  les  statues  des  Dieux,  des 
branches  de  myrte  parsemaient  les  rues,  au  coin  des 
carrefours  l'encens  fumait,  et  la  multitude  sur  les  ter- 
rasses faisait  avec  ses  vêtements  bigarrés  comme  des 
tas  de  fleurs  qui  s'épanouissaient  dans  l'air. 

Le  continuel  glapissement  des  voix  était  dominé 
par  le  cri  des  porteurs  d'eau  arrosant  les  dalles  ;  des 
esclaves  d'Hamilcar  offraient,  en  son  nom,  de  l'orge 
grillée  et  des  morceaux  de  viande  crue;  on  s'abordait; 
on  s'embrassait  en  pleurant  ;  les  villes  tyriennes  étaient 
prises ,  les  Nomades  dispersés ,  tous  les  Barbares 
anéantis.  L'Acropole  disparaissait  sous  des  velariums 
de  couleurs;  les  éperons  des  trirèmes,  alignés  en  de- 
hors du  môle,  resplendissaient  comme  une  digue  de 
diamants  ;  partout  on  sentait  l'ordre  rétabli,  une  exis- 
tence nouvelle  qui  recommençait,  un  vaste  bonheur 
épandu  :  c'était  le  jour  du  mariage  de  Salammbô  avec 
le  roi  des  Numides. 

Sur  la  terrasse  du  temple  de  Kliamon,  de  gigan- 


412  SALAM3IB0. 

tesqiies  orfèvreries  chargeaient  trois  longues  tables  où 
allaient  s'asseoir  les  prêtres,  les  anciens  et  les  piches, 
et  il  y  en  avait  une  quatrième  plus  haute,  pour  Ilamil- 
car,  pour  Narr'Havas  et  pour  elle;  car  Salammbô  par 
la  restitution  du  voile  ayant  sauvé  la  patrie,  le  peuple 
faisait  de  ses  noces  une  réjouissance  nationale,  et  en 
bas,  sur  la  place,  il  attendait  qu'elle  parût. 

Un  autre  désir  plus  acre,  irritait  son  impatience  : 
la  mort  de  Mâtho  était  promise  pour  la  cérémonie. 

On  avait  proposé  d'abord  de  l'écorcher  vif,  de  lui 
couler  du  plomb  dans  les  entrailles,  de  le  faire  mourir 
de  faim;  on  l'attacherait  contre  un  arbre,  et  un  singe, 
derrière  lui,  le  frapperait  sur  la  tête  avec  une  pierre; 
il  avait  oiTensé  Tanit,  les  cynocéphales  de  Tanit  la  ven- 
geraient. D'autres  étaient  d'avis  qu'on  le  promenât  sur 
un  dromadaire,  après  lui  avoir  passé  en  plusieurs  en- 
droits du  corps  des  mèches  de  lin  trempées  d'huile  ; 
—  et  ils  se  plaisaient  à  l'idée  du  grand  animal  vaga- 
bondant par  les  rues  avec  cet  homme  qui  se  tordrait 
sous  les  feux  comme  un  candélabre  agité  par  le  vent. 

Mais  quels  citoyens  seraient  chargés  de  son  sup- 
plice et  pourquoi  en  frustrer  les  autres?  On  aurait 
voulu  un  genre  de  mort  où  la  ville  entière  participât, 
et  que  toutes  les  mains,  toutes  les  armes,  toutes  les 
choses  carthaginoises,  et  que  jusqu'aux  dalles  des 
rues  et  aux  flots  du  golfe  pussent  le  déchirer,  l'écra- 
ser, l'anéantir.  Donc  les  anciens  décidèrent  qu'il  irait 
de  sa  prison  à  la  place  de  Khamon,  sans  aucune  escorte, 
les  bras  attachés  dans  le  dos;  et  il  était  défendu  de  le 
frapper  au  cœur  pour  le  faire  vivre  plus  longtemps, 


M  AT  110.  413 

de  lui  crever  les  yeux,  afui  qu'il  put  voir  jusqu'au  bout 
sa  torture,  de  rien  lancer  contre  sa  personne  et  de 
porter  sur  elle  plus  de  trois  doigts  d'un  seul  coup. 

Bien  qu'il  ne  dût  paraître  qu'à  la  fin  du  jour,  quel- 
quefois on  croyait  l'apercevoir,  et  la  foule  se  précipi- 
tait vers  l'Acropole,  les  rues  se  vidaient,  puis  elle  reve- 
nait avec  un  long  murmure.  Des  gens,  depuis  la  veille, 
se  tenaient  debout  à  la  même  place,  et  de  loin  ils  s'in- 
terpellaient en  se  montrant  leurs  ongles,  qu'ils  avaient 
laissé  croître  pour  les  enfoncer  mieux  dans  sa  chair. 
D'autres  se  promenaient  agités;  quelques-uns  étaient 
pâles  comme  s'ils  avaient  attendu  leur  propre  exécution. 

Tout  à  coup,  derrière  les  Mappales,  de  hauts  éven- 
tails de  plumes  se  levèrent  au-dessus  des  têtes.  C'était 
Salammbô  qui  sortait  de  son  palais;  mi  soupir  d'allé- 
gement s'exhala. 

Mais  le  cortège  fut  longtemps  à  venir;  il  marchait 
pas  à  pas. 

D'abord  défilèrent  les  prêtres  des  Patseques,  puis 
ceux  d'Eschmoûn,  ceux  de  Melkarth  et  tous  les  autres 
collèges  successivement,  avec  les  mêmes  insignes  et 
dans  le  même  ordre  qu'ils  avaient  observé  lors  du  sacri- 
fice. Les  pontifes  de  Moloch  passèrent  le  front  baissé; 
et  la  multitude,  par  mie  espèce  de  remords,  s'écartait 
d'eux.  Mais  les  prêtres  de  la  Rabbetna  s'avançaient  d'un 
pas  fier,  avec  des  lyres  à  la  main;  les  prêtresses  les 
suivaient  dans  des  robes  transparentes  de  couleur  jaune 
ou  noire,  en  poussant  des  cris  d'oiseau,  en  se  tordant 
comme  des  vipères;  ou  bien  au  son  des  flûtes,  elles 
tournaient  pour  imiter  la  danse  des  étoiles,  et  leurs 


4U  SALAMMBO. 

vêtements  légers  envoyaient  dans  les  rues  des  boiilïees 
de  senteurs  molles.  On  applaudissait  parmi  ces  femmes 
les  Kedeschim  aux  paupières  peintes,  symbolisant  l'her- 
maphrodisme de  la  Divinité;  et  parfumés  et  vêtu'^ 
comme  elles,  ils  leur  ressemblaient  malgré  leurs  seins 
plats  et  leurs  hanches  plus  étroites.  D'ailleurs  le  prin- 
cipe femelle,  ce  jour-là,  dominait,  confondait  tout;  une 
lasciveté  mystique  circulait  dans  l'air  pesant;  déjà  les 
flambeaux,  s'allumaient  au  fond  des  bois  sacrés;  il 
devait  y  avoir  pendant  la  nuit  une  grande  prostitution; 
trois  vaisseaux  avaient  amené  de  la  Sicile  des  courti- 
sanes et  il  en  était  venu  du  désert. 

Les  collèges,  à  mesure  qu'ils  arrivaient,  se  ran- 
geaient dans  les  cours  du  temple,  sur  les  galeries  exté- 
rieures et  le  long  des  doubles  escaliers  qui  montaient 
contre  les  murailles,  en  se  rapprochant  par  le  haut. 
Des  files  de  robes  blanches  apparaissaient  entre  les 
colonnades,  et  l'architecture  se  peuplait  de  statues 
humaines,  —  immobiles  comme  les  statues  de  pierre. 

Puis  survinrent  les  maîtres  des  finances,  les  gou- 
verneurs des  provinces  et  tous  les  riches.  Il  se  fit  en 
bas  un  large  tumulte.  Des  rues  avoisinantes  la  foule 
se  dégorgeait,  des  hiérodoules  la  repoussaient  à  coups 
de  bâton  ;  et  au  milieu  des  anciens ,  couronnés  de 
tiares  d'or,  sur  une  litière  que  surmontait  un  dais  de 
pourpre,  on  aperçut  Salammbô. 

Alors  s'éleva  un  immense  cri;  les  cymbales  et  les 
crotales  sonnèrent  plus  fort,  les  tambourins  tonnaient, 
et  le  grand  dais  de  pourpre  s'enfonça  entre  les  deux 
pylônes. 


MAT  110.  ilo 

Il  reparut  au  premier  étage.  Salammbô  marchait 
dessous,  lentement;  puis  elle  traversa  la  terrasse  pour 
aller  s'asseoir  au  fond,  sur  une  espèce  de  trône  taillé 
dans  une  carapace  de  tortue.  On  lui  avança  sous  les 
pieds  un  escabeau  d'ivoire  à  trois  marches  ;  au  bord  de 
la  première,  deux  enfants  nègres  se  tenaient  à  genoux, 
et  quelquefois  elle  appuyait  sur  leur  tète  ses  deux  bras, 
chargés  d'anneaux  trop  lourds. 

Des  chevilles  aux  hanches,  elle  était  prise  dans  un 
réseau  de  mailles  étroites  imitant  les  écailles  d'un 
poisson  et  qui  luisaient  comme  de  la  nacre;  une  zone 
toute  bleue  serrant  sa  taille  laissait  voir  ses  deux  seins, 
par  deux  échancrures  en  forme  de  crois'sant;  des  pen- 
deloques d'escarboucles  en  cachaient  les  pointes.  Elle 
avait  une  coiffure  faite  avec  des  plumes  de  paon  étoi- 
lées  de  pierreries;  un  large  manteau,  blanc  comme 
de  la  neige,  retombait  derrière  elle,  —  et  les  coudes 
au  corps,  les  genoux  serrés,  avec  des  cercles  de  dia- 
mants au  haut  des  bras,  elle  restait  toute  droite  dans 
une  attitude  hiératique. 

Sur  deux  sièges  plus  bas  étaient  son  père  et  son 
époux;  Narr'Havas,  habillé  d'une  simarre blonde,  por- 
tait sa  couronne  de  sel  gemme  d'où  s'échappaient  deux 
tresses  de  cheveux,  tordues  comme  des  cornes  d'Am- 
mon  ;  et  Hamilcar,  en  tunique  violette  brochée  de  pam- 
pres d'or,  gardait  à  son  flanc  un  glaive  de  bataille. 

Dans  l'espace  que  les  tables  enfermaient,  le  python 
du  temple  d'Eschmoùn,  couché  par  terre,  entre  des 
flaques  d'huile  rose,  décrivait  en  se  mordant  la  queue 
un  grand  cercle  noir.  Il  y  avait  au  milieu  du  cercle  une 


416  SALAMMBO. 

colonne  de  cuivre  supportant  un  œuf  de  cristal;  comme 
le  soleil  frappait  dessus,  des  rayons  de  tous  les  côtés 
en  partaient. 

Derrière  Salammbô  se  développaient  les  prêtres  de 
Tanit  en  robe  de  lin;  les  anciens,  à  sa  droite,  for- 
maient, avec  leur  tiare,  une  grande  ligne  d'or,  et,  de 
l'autre  côté,  les  riches,  avec  leurs  sceptres  d'émeraude, 
une  grande  ligne  verte,  —  tandis  que,  tout  au  fond,  où 
étaient  rangés  les  prêtres  de  Moloch,  on  aurait  dit,  à 
cause  de  leurs  manteaux,  une  muraille  de  pourpre. 
Les  autres  collèges  occupaient  les  terrasses  inférieures. 
La  multitude  encombrait  les  rues.  Elle  remontait  sur 
les  maisons  et  allait,  par  longues  files,  jusqu'au  haut 
de  l'Acropole.  iVyant  ainsi  le  peuple  à  ses  pieds,  le 
firmament  sur  la  tête,  autour,  d'elle  l'immensité  de  la 
mer,  le  golfe,  les  montagnes  et  les  perspectives  des 
provinces,  Salammbô  resplendissante  se  confondait 
avec  Tanit  et  semblait  le  génie  même  de  Garthage, 
son  âme  corporifiée. 

Le  festin  devait  durer  toute  la  nuit,  et  des  lampa- 
daires à  plusieurs  branches  étaient  plantés,  comme  des 
arbres,  sur  les  tapis  de  laine  peinte  qui  enveloppaient 
les  tables  basses.  De  grandes  buires  d'électrum,  des 
amphores  de  verre  bleu,  des  cuillères  d'écaillé  et  des 
petits  pains  ronds  se  pressaient  dans  la  double  série 
des  assiettes  à  bordure  de  perles;  des  grappes  de  rai- 
sin avec  leurs  feuilles  étaient  enroulées  comme  des 
thyrses  à  des  ceps  d'ivoire;  des  blocs  de  neige  se  fon- 
daient sur  des  plateaux  d'ébène,  et  des  limons,  des 
grenades,  des  courges  et  des  pastèques  faisaient  des 


MATHO.  417 

monticules  sous  les  hautes  argenteries;  des  sangliers, 
la  gueule  ouverte,  se  vautraient  dans  la  poussière  des 
épiées;  des  lièvres,  couverts  de  leurs  poils,  parais- 
saient bondir  entre  les  fleurs;  des  viandes  composées 
emplissaient  des  coquilles;  les  pâtisseries  avaient  des 
formes  symboliques  ;  quand  on  retirait  les  cloches  des 
plats,  il  s'envolait  des  colombes. 

Cependant  les  esclaves,  la  tunique  retroussée,  cir- 
culaient sur  la  pointe  des  orteils;  de  temps  à  autre, 
les  lyres  sonnaient  un  hymne,  ou  bien  un  chœur  de 
voix  s'élevait.  La  rumeur  du  peuple,  continue  comme 
le  bruit  de  la  mer,  flottait  vaguement  autour  du  festin 
et  semblait  le  bercer  dans  une  harmonie  plus  large; 
quelques-uns  se  rappelaient  le  banquet  des  Merce- 
naires; on  s'abandonnait  à  des  rêves  de  bonheur;  le 
soleil  commençait  à  descendre,  et  le  croissant  de  la 
lune  se  levait  déjà  dans  l'autre  partie  du  ciel. 

Mais  Salammbô,  comme  si  quelqu'un  l'eût  appelée, 
tourna  la  tète;  le  peuple,  qui  la  regardait,  suivit  la  di- 
rection de  ses  yeux. 

Au  sommet  de  l'Acropole,  la  porte  du  cachot,  taillé 
dans  le  roc  au  pied  du  temple,  venait  de  s'ouvrir;  et, 
dans  ce  trou  noir,  un  homme  sur  le  seuil  était  debout. 

Il  en  sortit  courbé  en  deux,  avec  l'air  effaré  des 
bêtes  fauves  quand  on  les  rend  libres  tout  à  coup. 

La  lumière  l'éblouissait  ;  il  resta  quelque  temps 
immobile.  Tous  l'avaient  reconnu,  et  ils  retenaient 
leur  haleine. 

Le  corps  de  cette  victime  était  pour  eux  une  chose 
particulière  et  décorée  d'une  splendeur  presque  reli- 

27 


418  SALAMMBO. 

gieuse.  Ils  se  penchaient  pour  le  voir,  les  femmes  sur-, 
tout.  Elles  brûlaient  de  contempler  celui  qui  avait  fait 
mourir  leurs  enfants  et  leurs  époux;  et  du  fond  de 
leur  âme,  malgré  elles,  surgissait  une  infâme  curio- 
sité, —  le  désir  de  le  connaître  complètement,  envie 
mêlée  de  remords  et  qui  se  tournait  en  un  surcroît 
d'exécration. 

Enfin  il  s'avança;  l'étourdissement  de  la  surprise 
s'évanouit.  Quantité  de  bras  se  levèrent,  et  on  ne  le 
vit  plus. 

L'escalier  de  l'Acropole  avait  soixante  marches.  Il 
les  descendit  comme  s'il  eût  roulé  dans  un  torrent,  du 
haut  d'une  montagne;  trois  fois  on  l'aperçut  qui  bon- 
dissait, puis  en  bas,  il  retomba  sur  les  deux  talons. 

Ses  épaules  saignaient,  sa  poitrine  haletait  à  lar- 
ges secousses  ;  et  il  faisait  pour  rompre  ses  liens  de 
tels  efforts  que  ses  bras  croisés  sur  ses  reins  nus  se 
gonflaient  comme  des  tronçons  de  serpent. 

De  l'endroit  où  il  se  trouvait,  plusieurs  rues  par- 
taient devant  lui.  Dans  chacune  d'elles  un  triple  rang 
de  chaînes  en  bronze,  fixées  au  nombril  des  Dieux 
Pataeques,  s'étendait  d'un  bout  à  l'autre  parallèlement; 
la  foule  était  tassée  contre  les  maisons,  et,  au  miheu, 
des  serviteurs  des  anciens  se  promenaient  en  bran- 
dissant des  lanières. 

Un  d'eux  le  poussa  en  avant,  d'un  grand  coup  ; 
Mâtho  se  mit  à  marcher. 

Ils  allongeaient  leurs  bras  par-dessus  les  chaînes, 
en  criant  qu'on  lui  avait  laissé  le  chemin  trop  large  ; 
et  il  allait,  palpé,  piqué,  déchiqueté  par  tous  ces  doigts  ; 


MAT  HO.  419 

lorsqu'il  était  au  bout  d'une  rue,  une  autre  apparais- 
sait; plusieurs  fois  il  se  jeta  de  côté  pour  les  mordre; 
on  s'écartait  bien  vite,  les  chaînes  le  retenaient,  et  la 
foule  éclatait  de  rire. 

Un  enfant  lui  déchira  l'oreille;  une  jeune 'fdle, 
dissimulant  sous  sa  manche  la  pointe  d'un  fuseau, 
lui  fendit  la  joue  ;  on  lui  enlevait  des  poignées  de 
cheveux,  des  lambeaux  de  chair;  d'autres,  avec  des 
bâtons  où  tenaient  des  éponges  imbibées  d'immon- 
dices, lui  tamponnaient  le  visage.  Du  côté  droit  de  sa 
gorge,  un  flot  de  sang  jaillit  ;  g^ussitôt  le  délire  com- 
mença. Ce  dernier  des  Barbares  leur  représentait  tous 
les  Barbares,  toute  l'armée;  ils  se  vengeaient  sur  lui  de 
leurs  désastres,  de  leurs  terreurs,  de  leurs  opprobres. 
La  rage  du  peuple  se  développait  en  s'assouvissant  ; 
les  chaînes  trop  tendues  se  courbaient,  allaient  se 
rompre  ;  ils  ne  sentaient  pas  les  coups  des  esclaves 
frappant  sur  eux  pour  les  refouler  ;  d'autres  se  cram- 
ponnaient aux  saillies  des  maisons  ;  toutes  les  ouver- 
tures dans  les  murailles  étaient  bouchées  par  des  têtes; 
et  le  mal  qu'ils  ne  pouvaient  lui  faire,  ils  le  hurlaient. 

C'étaient  des  injures  atroces,  immondes,  avec  des 
encouragements  ironiques  et  des  imprécations;  et 
comme  ils  n'avaient  pas  assez  de  sa  douleur  présente, 
ils  lui  en  annonçaient  d'autres  plus  terribles  encore 
pour  l'éternité. 

Ce  vaste  aboiement  emplissait  Carthage,  avec  une 
continuité  stupide.  Souvent  une  seule  syllabe  —  une 
intonation  rauque,  profonde,  frénétique  —  était  ré- 
pétée durant  quelques  minutes  par  le  peuple  entier. 


420  .  SALAMMBO. 

De  la  base  au  sommet  les  murs  en  vibraient,  et  les 
deux  parois  de  la  rue  semblaient  à  Màtho  venir  contre 
lui  et  l'enlever  du  sol,  comme  deux  bras  immenses  qui 
l'étouffaient  dans  l'air. 

Cependant  il  se  souvenaitd'avoir,  autrefois,  éprouvé 
quelque  chose  de  pareil.  C'était  la  même  foule  sur  les 
terrasses,  les  mêmes  regards,  la  même  colère  ;  mais 
alors  il  marchait  libre,  tous  s'écartaient,  un  dieu  le 
recouvrait  ;  —  et  ce  souvenir,  peu  à  peu  se  précisant, 
lui  apportait  une  tristesse  écrasante.  Des  ombres  pas- 
saient devant  ses  yeux  ;  la  ville  tourbillonnait  dans  sa 
tête,  son  sang  ruisselait  par  une  blessure  de  sa  han- 
che, il  se  sentait  mourir;  ses  jarrets  plièrent,  et  il  s'af- 
faissa tout  doucement,  sur  les  dalles. 

Quelqu'un  alla  prendre,  au  péristyle  du  temple  de 
Melkarlli,  la  barre  d'un  trépied  rougie  par  des  char- 
bons, et,  la  glissant  sous  la  première  chaîne,  il  l'appuya 
contre  sa  plaie.  On  vit  la  chair  fumer;  les  huées  du 
peuple  étouffèrent  sa  voix;  il  était  debout. 

Six  pas  plus  loin,  et  une  troisième,  une  quatrième 
fois  encore  il  tomba;  toujours  un  supplice  nouveau  le 
relevait.  On  lui  envoyait  avec  des  tubes  des  gouttelettes 
d'huile  bouillante  ;  on  sema  sous  ses  pas  des  tessons  de 
verre;  il  continuait  à  marcher.  Au  coin  de  la  rue  de 
Sateb,  il  s'accota  sous  l'auvent  d'une  boutique,  le  dos 
contre  la  muraille,  et  n'avança  plus. 

Les  esclaves  du  Conseil  le  frappèrent  avec  leurs 
fouets  en  cuir  d'hippopotame,  si  furieusement  et  pen- 
dant si  longtemps  que  les  franges  de  leur  tunique 
étaient  trempées  de  sueur.  Mâtho  paraissait  insensible  ; 


.MATIJO.  421 

tout  à  coup,  il  prit  son  élan ,  et  il  se  mit  à  courir  au 
hasard,  en  faisant  avec  ses  lèvres  le  bruit  des  gens  qui 
grelottent  par  un  grand  froid.  11  enlila  la  rue  de  Bou- 
dés, la  rue  de  Sœpo,  traversa  le  Marché  aux  herbes  et 
arriva  sur  la  place  de  Khamon. 

11  appartenait  aux  prêtres  maintenant  ;  les  esclaves 
venaient  d'écarter  la  foule;  il  y  avait  plus  d'espace. 
Màtho  regarda  autour  de  lui,  et  ses  yeux  rencontrèrent 
Salammbô. 

Dès  le  premier  pas  qu'il  avait  fait,  elle  s'était  levée; 
puis  involontairement,  à  mesure  qu'il  se  rapprochait, 
elle  s'était  avancée  peu  à  peu  jusqu'au  bord  de  la  ter- 
rasse; et  bientôt,  toutes  les  choses  extérieures  s'ef- 
façant,  elle  n'avait  aperçu  que  Màtho.  Un  silence 
s'était  fait  dans  son  àme,  —  un  de  ces  abîmes  où  le 
monde  entier  disparaît  sous  la  pression  d'une  pensée 
unique,  d'un  souvenir,  d'un  regard.  Cet  homme  qui 
marchait  vers  elle  l'attirait. 

Il  n'avait  plus,  sauf  les  yeux,  d'apparence  humaine  ; 
c'était  une  longue  forme  complètement  rouge;  ses  liens 
rompus  pendaient  le  long  de  ses  cuisses,  mais  on  ne 
les  distinguait  pas  des  tendons  de  ses  poignets  tout  dé- 
nudés ;  sa  bouche  restait  grande  ouverte  ;  de  ses  or- 
bites sortaient  deux  flammes  qui  avaient  l'air  de  mon- 
ter jusqu'à  ses  cheveux;  —  et  le  misérable  marchait 
toujours  ! 

11  arriva  juste  au  pied  de  la  terrasse.  Salammbô 
était  penchée  sur  la  balustrade;  ces  effroyables  pru- 
nelles la  contemplaient,  et  la  conscience  lui  surgit  de 
tout  ce  qu'il  avait  souffert  pour  elle.  Bien  qu'il  agoni- 


422  SALAMMBO. 

sàt,  elle  le  revoyait  dans  sa  tente,  à  genoux,  lui  en- 
tourant la  taille  de  ses  bras,  balbutiant  des  paroles 
douces;  elle  avait  soif  de  les  sentir  encore,  de  les  en- 
tendre ;  elle  allait  crier.  Il  s'abattit  à  la  renverse  et  ne 
bougea  plus. 

Salammbô,  presque  évanouie,  fut  reportée  sur  son 
trône  par  les  prêtres  s'empressant  autour  d'elle.  Ils  la 
félicitaient;  c'était  son  œuvre.  Tous  battaient  des 
mains  et  trépignaient,  en  hurlant  son  nom. 

Un  homme  s'élança  sur  le  cadavre.  Bien  qu'il  fût 
sans  barbe,  il  avait  à  l'épaule  le  manteau  des  prêtres 
de  Moloch,  et  à  la  ceinture  l'espèce  de  couteau  leur 
servant  à  dépecer  les  viandes  sacrées  et  que  terminait, 
au  bout  du  manche,  une  spatule  d'or.  D'un  seul  coup 
il  fendit  la  poitrine  de  Màtho,  puis  en  arracha  le  cœur, 
le  posa  sur  la  cuillère  ;  et  Schahabarim,  levant  son  bras, 
l'offrit  au  soleil. 

Le  soleil  s'abaissait  derrière  les  flots  ;  ses  rayons 
arrivaient  comme  de  longues  flèches  sur  le  cœur  tout 
rouge.  L'astre  s'enfonçait  dans  la  mer  à  mesure  que 
les  battements  diminuaient;  à  la  dernière  palpitation, 
il  disparut. 

Alors,  depuis  le  golfe  jusqu'à  la  lagune  et  de 
l'isthme  jusqu'au  phare,  dans  toutes  les  rues,  sur  toutes 
les  maisons  et  sur  tous  les  temples,  ce  fut  un  seul 
cri  ;  quelquefois  il  s'arrêtait,  puis  recommençait  ;  les 
édifices  en  tremblaient  ;  Carthage  était  comme  con- 
vulsée dans  le  spasme  d'une  joie  titanique  et  d'un 
espoir  sans  bornes. 

Narr'Havas,  enivré  d'orgueil,  passa  son  bras  gauche 


M  A  T  II 0 .  423 

SOUS  la  taille  de  Salammbô,  en  signe  de  possession  ;  el, 
de  la  droite,  prenant  nne  patère  d'or,  il  but  au  génie 
de  Carthage. 

Salammbô  se  leva  comme  son  époux ,  avec  une 
coupe  à  la  main,  afin  de  boire  aussi.  Elle  retomba,  la 
tète  en  arrière,  par-dessus  le  dossier  du  trône,  blême, 
raidie,  les  lèvres  ouvertes,  —  et  ses  cheveux  dénoués 
pendaient  jusqu'à  terre. 

Ainsi  mourut  la  fille  d'Hamilcar  pour  avoir  touché 
au  manteau  de  Tanit. 


UN. 


GLOSSAIRE    ALPHABÉTIQUE 

DE  S   :\IOTS  PEU    CONNUS 


CITKS    DANS   L'OUVRAGE 


.Egates  (îles).  —  Ilots  situés  à  la 
pointe  occidentale  de  la  Sicile,  en 
face  de  la  ville  de  Drejjanum.  C'est 
là  que  le  consul  Lutatius  battit  la 
flotte  carthaginoise  et  conclut  le 
traité  qui  mit  fin  à  la  première 
guerre  punique,  l'an  512  de  Rome 
(241  av.  J.-C). 

AtÈTiis.  —  Héros  espagnol,  inventeur 
des  mines  d'argent.  Il  y  avait,  au- 
près de  Cartliagène,  un  tumulus 
portant  son  nom. 

Alglmin.  —  (Algumin  ou  Almugin) 
corail  (?)  ou  bois  précieux  de  tein- 
ture rouge,  venant  d'Ophir. 

Anaîtis.  —  Déesse  lunaire,  infernale 
et  guerrière  que  les  Assyriens 
adoraient  sous  ce  nom  comme 
l'épouse  d'Anou  (le  Ciel). 

Annaba.  —  Actuellement  Bone,  en 
Algérie. 


Apaka  oc  Aphaka.  —  Dans  le  Li- 
ban; c'est  là  qu'Adonis  a  été  tué 
par  le  sanglier  et  qu'il  est  pleuré 
par  la  déesse. 

AsTARTÉ.  —  Nom  phénicien  Asto- 
reth,  modernisé. 

AsTORETii.  —  Nom  phénicien  de  la 
déesse  Tanit.  Nous  en  avons  fait 
Astarté  dans  la  prononciation  mo- 
derne. 

Atarantes.  —  Peuple  nomade  de 
l'ancienne  Afrique,  voisin  des  Ga- 
ramantes,  dans  la  Libye  inté- 
rieure. 

Athaba.  —  Probablement  une  cor- 
ruption de  Athor,  la  déesse  égyp- 
tienne en  qui  les  Grecs  ont  cru 
reconnaître  leur  Vénus  Aphrodite, 
et  qui  semble  une  forme  secon- 
daire et  ténébreuse  de  la  grande 
Isis. 


426 


GLOSSAIRE    ALPHABÉTIQUE. 


Baalet.  —  Signifie  :  Maîtresse. 

Baccaris.  —  Plante  dont  on  se  ser- 
vait dans  les  enchantements. 

Bdellilaî.  —  Gomme-résine. 

Beka. —  Monnaie  israélite  qui  équi- 
valait à  l;'2  sicle,  c'est-à-dire  à 
7>:^08<=. 


Bématistes. — .\rpenteursgéomi'tres. 

BÉsoARS.  —  (Bézoard,  vieille  forme 
française  du  mot  persan  Padzehr), 
pierres  passant  pour  antidotes. 

Bysscs.  —  Tissu  très  précieux  qu'on 
faisait  avec  des  touffes  de  fila- 
ments sortant  de  certaines  co- 
quilles bivalves. 


Cab.  —  Mesure  pour  les  matières 
sèches  (Bible). 

Calcédoines.  —  Variété  d'agates. 

Callaîs.  —  Pierre  précieuse,  d'une 
couleur  vert  de  mer,  tirée  du  Cau- 
case. 

Canthare.  —  Vase  à  boire  en  po- 
terie, d'origine  grecque,  muni 
ordinairement  de  deux  anses. 

Cassitérides.  —  Nom  donné  par  les 
anciens  aux  îles  Sorlingues  (en 
anglais,  Scjily),  groupe  d'îlots  et 


de  rochers  situé  à  l'extrémité  oc- 
cidentale du  comté  de  Cor- 
nouailles. 

Chabar.  —  La  planète  Vénus. 

Clinabares.  —  Files  de  soldats  ou 
cavaliers  couverts  d'un  tissu  de 
mailles  d'acier  si  déliées  et  si 
flexibles  que  toute  l'enveloppe  de 
métal  adhérait  exactement  au 
corps,  sans  gêner  les  mouvements. 

CouFFES.  —  Sorte  de  corbeilles  ou 
cabas  d'cmballaire. 


Derceto.  —  Déesse  femelle  de  Da- 
gon,  l'une  des  nombreuses  divi- 
nités des  Philistins  qui  la  repré- 
sentaient aussi  avec  une  tète 
humaine  et  un  corps  de  poisson. 

DiLOCHiE.  —  Division  militaire  qui 


comprenait  32  hommes  en  2  files 
el  en  16  rangs. 

Drepamm.  —  Ancienne  ville  de  la 
Sicile,  sur  la  côte  occidentale,  où 
les  Romains  furent  défaits  par 
les  Carthaginois. 


E 


Electrim.  —  Alliage  de  trois  par- 
ties d'or  et  d'une  d'argent,  dont 


on  fabriquait  les  coupes  propres 
à  déceler  le  poison. 


GLOSSAIRE    A  L  i'  Il  A  B  É  r  I Q  U  E 


427 


EussA.  —  Nom  idicnicion  de  Ditlon. 

Eloul.  —  Mois  de  septembre. 

Ersiphqnie.  —  En  hébreu  (terre  du 
Nord)  relativement  à  la  Sicile,  à 
l'Afrique,  à  la  Ligurie,  etc. 

Eryx.  — Ville  de  la  Sicile  ancienne, 
près  de  la  montagne  du  môme 
nom.  —  Quartier  général  d'Ha- 
milcar  Barca,  pendant  les  quatre 


dorniores  années  de  la  première 
guerre  punique. 

EscinioiN.  —  Le  huitième  dieu  pla- 
nétaire, que  les  Grecs  ont  con- 
fondu avec  Esculape;  était  très 
honoré  en  Phénicie  et  à  Cartliago, 
si  l'on  en  juge  par  la  quantité  de 
noms  propres  dans  la  formation 
desquels  il  entre. 

Ezio.\GABER.  —  (Ezien-Guéber,  l'é- 
pine dorsale  du  géant),  cap  sur 
la  mer  Rouge. 


FiLiPENDi'LE.  —  Plante  de  la  famille 
des  rosacées,    dont  la  racine   et 


les   feuilles  ont  une  vertu  cura- 
tive. 


Gadès. — Ancienne  ville  de  la  Bétique 
(partie  méridionale  de  l'ancienne 
Espagne),  actuellement  Cadix. 

Gagates.  —  Nom  donné  par  les  an- 
ciens à  une  pierre  noire  que  l'on 
croit  être  le  jais. 

Galbanlm.    —    Gomme-résine    très 


anciennement  connue  et  employée 
comme  aromate. 

Gar.vmames.  —  Ancien  peuple  d'A- 
frique, dans  la  Libye  intérieure. 

Garlm.  —  Espèce  de  saumure  qui 
se  préparait  avec  des  intestins  et 
des  débris  de  poissons. 


Hadruhète.  —  Ancienne  ville  d'A- 
frique, au  S.-E.  de  Carthage;  ac- 
tuellement Souse,  en  Tunisie. 

Harolsch-noir.  —  Chaîne  de  mon- 
tagnes de  l'Afrique  septentrionale. 


Hf.catompïle  (Aux  cent  portes).  — 
Ancienne  ville  de  l'Asie,  dans 
l'Hyrcanie. 

Hoplites.  —  Fantassins  de  l'armée 
grecque,  pesamment  armés. 


i28 


GLOSSAIRE    ALPHABÉTIQUE. 


Kabvres  (forts).  —  Dieux  plané- 
taires phéniciens,  au  nombre  de 
sept,  au\quels  plus  tard  on  ajouta 
un  huitit'me,  Eschnioun. 

Khamo.n  (Baai-Kliamon;.  —  Dieu 
mâle  de  Tanit.  La  force  bienfai- 
sante du  Soleil. 


Kesitah. 
valant 
mud). 


-     Sorte    de    monnaie 
sicles   (Bible    et    Tal- 


KiCAR.  —  Monnaie  Israélite  qui 
avait  la  valeur  de  3,000  sicles, 
c'est-à-dire  de  4'2  kilogrammes 
480  erammes. 


Lamat,  —  Sorte  d'antilope  dont  la 
peau,  après  une  préparation,  pou- 
vait résister  au  fer. 

Lacsoxia.  —  Vulgairement  le  hen- 
neh  oriental,  arbrisseau  dont 
le  suc  sert  à  teindre  en  rose 
vif. 

Lottes.  —  Poisson  de  la  famille  des 


Gadoïdes,    comme    le  merlan,  la 
morue,  etc. 

LiPi.NS.  —  Végétal  à  feuille  en 
éventail  et  à  graine  nutritive; 
employé  comme  fourrage. 

LuTATiLS.  —  Consul  romain  vain- 
queur des  Carthaginois  à  la  ba- 
taille des  îles  ytgates. 


M 


MAMERTI^s.  —  Habitants  de  Ma- 
mertium,  ville  de  l'Italie  an- 
cienne, dans  le  Brutium,  en  face 
de  Messine.  Assiégés  par  les  Car- 
thaginois, ils  appelèrent  les  Ro- 
mains à  leur  secours,  et  furent 
ainsi  la  cause  occasionnelle  de  la 
jiremière  guerre  punique. 

Marazana.  —  Ville  de  la  Byzacène, 
province  carthaginoise. 

JIaschala.  —  (Mascula,  Maxula,  Ma- 
xala),  ville  de  Numidie. 


Masisab\l.  —  (Myth.  phénicienne). 
Enchanteur  que  Melkarth  cloua  à 
un  arbre  et  décapita. 

Médimxe.  —  Mesure  grecque  pour  les 
matières  sèches  ;  environ  50  litres. 

Melkarth.  —  L'Hercule  phéni  - 
cien. 

MoGBEDS.  —  Mot  persan  moderne. 
Mages,  adorateurs  du  feu. 

MoLOBATHRB  OC  Malabathre.  —  Lau- 
rier des  Indes  dont  on  extrajait 
un  parfum  (cannellier). 


GLOSSAIRE    ALIMIAHÉTIOUE. 


429 


MOLOCH.    —    Dieu    phénicion     qui    I   Mvi.itta.  —  Dées><e  habyloniemie. 
semble  symboliser  la  force  brû- 
lante, (lovoratrice,  du  Soleil.  |   Myiiobalan.  —  Fruit  aroinati(iue. 


N 


Narr'Havas.  —  Feu  du  soufil-.    du    [   Nyssam. —Mois  d'avril  chez  les  Phé- 
iioin  numide  Nar-el-haouah.  |       niciens. 


0 


Origa\.  —  Plante  herbacée,  aroma- 
tique, et  possédant  des  propriétés 
stimulantes. 


Oryxges.  —  Probablement  Oningis 
ou  Oringis,  ancienne  ville  de  la 
Bétique. 


Pat.eqces.  —  Dieux  embryonnaires 
confondus  à  une  certaine  époque 
avec  les  Kabyres. 

PiiALARiQLES.  —  Dards  entourés  de 
matières  incendiaires. 


Phazzana.  —  Ancien  nom  d'une 
contrée  de  la  Libye  intérieure,  au 
nord  des  Garamantes. 

PiLUM.  —  Arme  de  jet  romaine, 
d'environ  7  pieds  de  long. 


Rabbet.n'a.  — Signifie  :  Notre  Dame,    !   Rlsicada.  —  Ancienne  ville  de  Xu- 
Notre  Maîtresse.  '    midie. 


Sarisses.  —  Sorte  de  piques  dont 
s'armaient  les  hoplites. 

Sciiabar.  —  Probablement  Schebat, 
mois  de  février. 

ScoMBUES.  —  Genre  de  poissons  de 
mer  qui  comprend  le  maque- 
reau. 


Seseli.  —  Plante  aromatique. 

SiCLE.  —  Unité  de  poids  israélitc  qui 
pesait  14^^'',  10"=. 

SiLPHiuM.  —  Plante  à  laquelle  on 
attribuait  une  certaine  propriété 
médicale  et  dont  on  extrayait  une 
gomme  estimée  précieuse.  On  la 
récoltait  en  Libye,  prés  de  Cyrène. 


t30 


GLOSSAIRE   ALPHABÉTIOUE. 


Styrax.  —  Substance  résineuse  et 
balsamique. 

Syatagme.  —  Subdivision  de  la  pha- 
lange grecque,  comprenant  un 
carré  de  16  hommes  de  coté. 


Syrtes.  —  Ancien  nom  dos  deux 
golfes  formés  par  la  méditerranée 
sur  la  côte  septentrionale  de 
l'Afrique,  entre  l'Égj'te  et  le  cap 
Ilermaeum  (aujourd'hui  golfe  de 
Sidre  et  golfe  de  Gabès). 


Tamsiolz.  —  Jlois  de  juillet. 

Tamrapani.  —  Probablement  Tani- 
praparni,  surnom  aryen  de  Tapro- 
bane  (l'ile  de  Ce\lan). 

Taormi.n'e.  —  Ancienne  ville    de   la 

Sicile. 
J*\p  —  La  lune,  la  déesse  de  Car- 

thage. 
Tartessi'S.  —  lie   d'Hispanie   (l'an- 

cicnnc  Espagne),    sur  la  cote  de 

lu  Bétique. 


ÏHYuiAMATA.  —  Probablement  Tlij'- 
miatéria,  ville  sur  la  côle  occi- 
dentale de  la  Mauritanie,  —  iden- 
tifiée avec  Mamora  de  nos  jours. 

TiLBY.  —  Mois  de  janvier. 

TiRATHA.  —  A  le  sens  du  sexe,  sjm- 
bole  de  la  déesse. 

TtBLRGO.  —  Probablement  Tuburbo, 
ville  d'Afrique. 


Zeret.  —  Mesure  de  longueur  hébraïque;  probablement  demi-coudée. 


APPENDICE 


Sainte-Beuve  ayant  consdicré  à  Salammbô  une  importante 
étude',  M.  Flaubert  réfuta  ses  critiques  dans  la  letlre  sui- 
vante : 

«  Décembre  1862. 
('  Mon  cher  maître, 

«  Votre  troisième  article  sur  Sakunmbô  m'a  radouci  (je  n'ai 
jamais  été  bien  furieux).  Mes  amis  les  plus  intimes  se  sont  un  peu 
irrités  des  deux  autres  ;  mais,  moi,  à  qui  vous  avez  dit  franche- 
ment ce  que  vous  pensez  de  mon  gros  livre,  je  vous  sais  gré  d'avoir 
mis  tant  de  clémence  dans  votre  critique.  Donc,  encore  une  fois, 
et  bien  sincèrement,  je  vous  remercie  des  marques  d'affection 
que  vous  me  donnez,  et,  passant  par-dessus  les  politesses,  je 
commence  mon  Apologie. 

«  Êtes-vousbien  sûr,  d'abord,  —  dans  votre  jugement  général, 
—  de  n'avoir  pas  obéi  un  peu  trop  à  votre  impression  nerveuse? 
L'objet  de  mon  livre,  tout  ce  monde  barbare,  oriental,  molochiste, 
vous  déplaît  en  soi  !  Vous  commencez  par  douter  de  la  réalité 
de  ma  reproduction  ,  puis  vous  me  dites  :  «  Après  tout ,  elle 
«  peut  être  vraie  »;  et  comme  conclusion  :  ctTant  pis  si  elle  est 
«  vraie  !  »  A  chaque  minute  vous  vous  étonnez  ;  et  vous  m'en 
voulez  d'être  étonné.    Je  n'y  peux  rien  cependant  !    Fallait-il 

1.  Voir  Nouveaux  Lundis,  t.  IV,  p.  31. 


432  APPENDICE. 

embellir,  atténuer,  fausser,  franciser!  Mais  vous  me  reprochez 
vous-même  d'avoir  fait  un  poèm3.  d'avoir  été  classique  dans  le 
mauvais  sens  du  mot,  et  vous  me  battez  avec  les  Martyrs! 

«  Or  le  système  de  Chateaubriand  me  semble  diamétralement 
opposé  au  mien.  Il  partait  d'un  point  de  vue  tout  idéal  ;  il  rêvait 
des  martjrs  typiques.  Moi,  j'ai  voulu  fixer  un  mirage  en  ap- 
pliquant à  l'Antiquité  les  procédés  du  roman  moderne,  et  j'ai 
tâché  d'être  simple.  Riez  tant  qu'il  vous  plaira  !  Oui,  je  dis  siin- 
ple,  et  non  pas  sobre.  Rien  de  plus  compliqué  qu'un  Barbare. 
Mais  j'arrive  à  vos  articles,  et  je  me  défends,  je  vous  combats  pied 
à  pied. 

«  Dès  le  début,  je  vous  arrête  à  propos  du  Périple  d'IIannon 
admiré  par  Montesquieu,  et  que  je  n'admire  point.  A  qui  peut-on 
faire  croire  aujourd'hui  que  ce  soit  là  un  document  original  ? 
C'est  évidemment  traduit,  raccourci,  échenillé  et  arrangé  par  un 
Grec.  Jamais  un  Oriental,  quel  qu'il  soit,  n'a  écrit  de  ce  style. 
J'en  prends  à  témoin  l'inscription   d'Eschmounazar,  si  emphati- 
que et  redondante!  Des  gens  qui  se  font  appeler  fils  de  Dieu,  œil 
de  Dieu    voyez  les  inscriptions  d'IIamaker  ,  ne  sont  pas  simples 
comme  vous  l'entendez.  —  Et  puis  vous  m'accorderez  que  les  Grecs 
ne  comprenaient  rien  au  monde  barbare.  S'ils  y  avaient  compris 
quelque  chose,  ils  n'eussent  pas  été  des  Grecs.  L'Orient  répugnait 
à  l'hellénisme.  Quels  travestissements  n'ont-ils  pas  fait  subir  à 
tout  ce  qui  leur  a  passé  par  les  mains,  d'étranger  !  —  J'en  dirai 
autant   de  Polybe.  C'est  pour  moi  une  autorité  incontestable, 
quant  aux  faits;  mais  tout  ce  qu'il  n'a  pas  vu  (ou  ce  qu'il  a  omis 
intentionnellement,  car,  lui  aussi,  il  avait  un  cadre  et  une  école), 
je  peux  bien  aller  le  chercher  partout  ailleurs.  Le  Périple  d'Han- 
non   n'est  donc   pas  «  un  monument  carthaginois  »,  bien  loin 
«  d'être  le  seul  »,  comme  vous  le  dites.  Un  vrai  monument  car- 
thaginois, c'est  l'inscription  de  Marseille,  écrite  en  vrai  punique. 
Il  est  simple,  celui-là,  je   l'avoue,  car  c'est  un  tarif,  et  encore 
l'est-il  moins  que  ce  fameux  Périple  où  perce  un  petit  coin  de 
merveilleux  à  .travers  le  grec;  —   ne  fût-ce  que  ces  peaux  de 
gorilles  prises  pour  des  peaux  humaines  et  qui  étaient  appendues 
daus  le  temple  de  Moloch  'traduisez  Saturne),  et  dont  je  vous  ai 
épargné  la  description;  — et  d'une  I  remerciez-moi.  Je  vous  dirai 
même  entre  nous  que  le  Périple  d'Hannon  m'est  complètement 


APPENDICE.  433 

odieux  pour  l'avoir  lu  et  relu  avec  les  quatre  dissertations  de 
j3ougainville  (dans  les  Mémoires  de  rAcadémie  des  inscriptions) 
sans  compter  mainte  thèse  de  doctorat,  —  le  Périple  d'Hannon 
étant  un  sujet  de  thèse. 

«  Quant  à  mon  héroïne,  je  ne  la  défends  pas.  Elle  ressemble, 
selon  vous,  à  «  une  Elvire  sentimentale  »,  fi  Velléda,  à  M'»^  Bo- 
vary. Mais  non  I  Velléda  est  active,  intelligente,  européenne. 
M""  Bovary  est  agitée  par  des  passions  multiples;  Salammbô,  au 
contraire,  demeure  clouée  par  l'idée  fixe.  C'est  une  maniaque, 
une  espèce  de  sainte  Thérèse.  N'importe  !  Je  ne  suis  pas  sûr  de 
sa  réalité;  car  ni  moi,  ni  vous,  ni  personne,  aucun  ancien  et 
aucun  moderne,  ne  peut  connaître  la  femme  orientale,  parla 
raison  qu'il  est  impossible  de  la  fréquenter. 

«  Vous  m'accusez  de  manquer  de  logique  et  vous  nie  deman- 
dez: Powr^woi /es  Co»"</ia(;ùiots  o??i-t7s  massacré  les  Barbares? 
La  raison  en  est  bien  simple  :  ils  haïssent  les  Mercenaires  ;  ceux- 
là  leur  tombent  sous  la  main;  ils  sont  les  plus  forts  et  ils  les 
tuent.  Mais  «  la  nouvelle,  dites-vous,  pouvait  arriver  d'un 
«  moment  à  l'autre  au  camp  ».  Par  quel  moyen?  —  Et  qui  donc 
l'eût  apportée?  Les  Carthaginois;  mais  dans  quel  but?  —  Des 
Barbares  ?  mais  il  n'en  restait  plus  dans  la  ville  !  —  Des  étrangers? 
des  indiflérents?  —  mais  j'ai  eu  soin  de  montrer  que  les  com- 
munications n'existaient  pas  entre  Carthage  et  l'armée  ! 

«  Pour  ce  qui  est  d'Hannon  (le  lail  de  chienne,  soit  dit  en  pas- 
sant, n'est  point  une  plaisanterie  ;  il  était  et  est  encore  un  remède 
contre  la  lèpre  :  voyez  le  Dictionnaire  des  sciences  médicales, 
article  Lèpre  ;  mauvais  article  d'ailleurs  et  dont  j'ai  rectifié  les 
données  d'après  mes  propres  observations  faites  à  Damas  et  en 
Nubie),  —  Hannon,  dis-je,  s'échappe,  parce  que  les  Mercenaires 
le  laissent  volontairement  s'échapper.  Ils  ne  sont  pas  encore  dé- 
chaînés contre  lui.  L'indignation  leur  vient  ensuite  avec  la  ré- 
flexion, car  il  leur  faut  beaucoup  de  temps  avant  de  compren- 
dre toute  la  perfidie  des  anciens  (voyez  le  commencement  de  mon 
chapitre  iv).  Màtho  rôde  comme  un  fou  autour  de  Carthage.  Fou 
est  le  mot  juste.  L'amour  tel  que  le  concevaient  les  anciens 
n'était-il  pas  une  folie,  une  malédiction,  une  maladie  envoyée 
par  les  dieux?  Polybe  serait  bien  étonné,  dites-vous,  de  voir  ainsi 
son  Mâtho.  Je  ne  le  crois  pas,  et  M.  de  Voltaire  n'eût  point  par- 

28 


434  APPENDICE. 

tagé  cet  étonnement.  Rappelez-vous  ce  qu'il  dit  de  la  violence 
des  passions  en  Afrique,  dans  Candide  [récit  de  la  vieille)  :  «  C'est 
«  du  feu,  du  vitriol,  etc.  » 

«  A  propos  de  l'aqueduc  :  Ici  on  est  dans  V invraisemblance 
jusqu'au  cou.  Oui,  cher  maître,  vous  avez  raison  et  plus  même 
que  vous  ne  croyez,  —  mais  pas  comme  vous  le  croyez.  Je  vous 
dirai  plus  loin  ce  que  je  pense  de  cet  épisode,  amené  non  pour 
décrire  l'aqueduc  ,  lequel  m'a  donné  beaucoup  de  mal,  mais 
pour  faire  entrer  convenablement  dans  Carthage  mes  deux  hé- 
ros. C'est  d'ailleurs  le  ressouvenir  d'une  anecdote,  rapportée 
dans  Polyen  {Ruses  de  guerre) ,  l'histoire  de  Théodore,  l'ami  de 
Cléon,  lors  de  la  prise  de  Sestos  par  les  gens  d'Abydos. 

«  On  refjrette  un  lexique.  Voilà  un  reproche  que  je  trouve 
souverainement  injuste.  J'aurais  pu  assommer  le  lecteur  avec 
des  mots  techniques.  Loin  de  là  !  j'ai  pris  soin  de  traduire  tout 
en  français.  Je  n'ai  pas  employé  un  seul  mot  spécial  sans  le  faire 
suivre  de  son  explication,  immédiatement.  J'en  excepte  les  noms 
de  monnaie,  de  n]eâur©-«1nJeTïïols  que  le  sens  de  la  phrase 
indique.  Maîs  quand  vous  rencontrez  dans  une  page  kreuizer, 
yard,  piastre  ou  pennjj,  cela  vous  empêche-t-il  de  la  compren- 
dre? Qu'auriez-vous  dit  si  j'avais  appelé  Moloch  Melek,  Hannil)al 
Han-Baal,  Carthage  Kartadda,  et  si,  au  lieu  de  dire  que  les 
esclaves  au  moulin  portaient  des  muselières,  j'avais  écrit  des 
pausicapes  !  Quant  aux  noms  de  parfums  et  de  pierreries,  j'ai 
bien  été  obligé  de  prendre  les  noms  qui  sont  dans  ïhéophraste, 
Pline  et  Athénée.  Pour  les  plantes,  j'ai  employé  les  noms  latins, 
les  fnols  reçuSj  au  lieu  des  mots  arabes  ou  phéniciens.  Ainsi  j'ai 
dit  Lawsoiiia  au  lieu  de  Hennch,  et  même  j'ai  eu  la  complaisance 
d'écrire  Lausonia  pnr  un  u,  ce  qui  est  une  faute,  et  de  ne  pas 
ajouter  inermis,  qui  eût  été  plus  précis.  De  môme  "pour  Ko k'Iieul 
que  j'écris  anlimoine,  en  vous  épargnant  sulfure,  ingrat!  Mais  je 
ne  peux  pas,  par  respect  pour  le  lecteur  français,  écrire  Hanni- 
bal  et  Hamilcar  sans  /(;,  puisqu'il  y  a  un  esprit  sur  l'a,  et  m'en 
tenir  à  Rollin  !  Un  peu  de  douceur  ! 

«  Quant  au  temple  de  Tanil,  je  suis  sûr  de  l'avoir  reconstruit 
tel  qu'il  était,  avec  le  traité  de  la  Déesse  de  Syrie,  avec  les  mé- 
dailles du  duc  de  Luynes,  avec  ce  qu'on  sait  du  temple  de  Jéru- 
salem, avec  un  passage  de  saint  Jérôme,  cité  par  Selden  {De  Diis 


APPliNDICE.  435 

Syriis),  avec  le  plan  du  temple  deGozzo  qui  est  bien  carthaginois, 
et  mieux  que  tout  cela,  avec  les  ruines  du  Temple  de  Thugga  que 
j'ai  vu  moi-même,  de  mes  yeux,  et  dont  aucun  voyageur  ni  an- 
tiquaire, ([ue  je  sache,  n'a  parlé.  N'importe,  direz-vous,  c'est 
drôle  !  Soit!  —  Quant  à  la  description  en  elle-même,  au  point  de 
vue  littéraire,  je  la  trouve,  moi,  très  compréhensible,  et  le  drame 
n'en  est  pas  embarrassé,  car  Spendius  et  Miltho  restent  au  pre- 
mier plan;  on  ne  les  perd  pas  de  vue.  Il  n'y  a  point  dans  mon 
livre  une  description  isolée  gratuite^  toutes  sevve7il  à,  mes  per- 
sonnages et  ont  une  iniluence  lointaine  ou  immédiate  sur  l'action. 

«  Je  n'accepte  pas  non  plus  le  mot  de  chinoiserie  appliquée  à 
la  chambre  de  Salammbô,  malgré  Tépithète  d'exquise  qui  le  re- 
lève (comme  dccornnts  fait  à  chiens  dans  le  fameux  Songe),  parce 
que  je  n'ai  pas  mis  là  un  seul  détail  qui  ne  soit  dans  la  Bible  ou  que 
l'on  ne  rencontre  encore  en  Orient.  Vous  me  répétez  que  la  Bible 
n'est  pas  un  guide  pour  Carthagc  (ce  qui  est  un  point  à  discuter); 
mais  les  Hébreux  étaient  plus  près  des  Carthaginois  que  les  Chi- 
nois, convenez -en  !  D'ailleurs  il  y  a  des  choses  de  climat  qui  sont 
éternelles.  Pour  le  mobilier  et  les  costumes,  je  vous  renvoie  aux 
textes  réunis  dans  la  21*^  dissertation  de  l'abbé  Mignot  {Mémoires 
de  l'Académie  des  Inscriplions,  t.  XL  ou  XLI,  je  ne  sais  plus. 

«  Quant  à  ce  goût  a  d'opéra,  de  pompe  et  d'emphase  »,  pour- 
quoi donc  voulez-vous  que  les  choses  n'aient  pas  été  ainsi,  puis- 
qu'elles sont  telles  maintenant  !  Les  cérémonies,  les  visites,  les 
prosternations,  les  invocations,  les  encensements  et  tout  le  reste, 
n'ont  pas  été  inventés  par  Mahomet,  je  suppose. 

«  Il  en  est  de  même  d'Hannibal.  Pourquoi  trouvez-vous  que 
j'ai  fait  son  enfance  fabuleuse  ?  est-ce  parce  qu'il  tue  un  aigle? 
beau  miracle  dans  un  pays  où  les  aigles  abondent!  Si  la  scène  eût 
été  placée  dans  les  Gaules,  j'aurais  mis  un  hibou,  un  loup  ou  un 
renard.  Mais,  Français  que  vous  êtes,  vous  êtes  habitué,  malgré 
vous,  à  considérer  l'aigle  comme  un  oiseau  noble,  et  plutôt  comme 
un  symbole  que  comme  un  être  animé.  Les  aigles  existent  cepen- 
dant. 

«  Vous  me  demandez  où  j'ai  pris  une  pareille  idée  du  Conseil 
de  Carlhage  '!  Mais  dans  tous  les  milieux  analogues  par  les  temps 
de  révolution,  depuis  la  Convention  jusqu'au  parlement  d'Améri- 
que, où  naguère  encore  on  échangeait  des  coups  de  canne  et  des 


436  APPENDICE. 

coups  de  revolver,  lesquelles  cannes  et  lesquels  revolvers  étaient 
apportés  (comme  mes  poignards)  dans  la  manche  des  paletots. 
Et  même  mes  Carthaginois  sont  plus  décents  que  les  Américains, 
puisque  le  public  n'était  pas  là.  Vous  me  citez,  en  opposition 
une  grosse  autorité,  celle  d'Aristote.  Mais  Aristote,  antérieur  à 
mon  époque  de  plus  de  quatre-vingts  an«.  n'est  ici  d'aucun  poids. 
D'ailleurs  il  se  trompe  grossièrement,  le  Stagyrique,  quand  ii 
affirme  qu'on  n'a  ja?nais  vu  à  Carlhage  d'émeute  ni  de  tyran. 
Voulez-vous  des  dates?  en  voici  :  il  y  avait  eu  la  conspiration  de 
Carthalon,  530  avant  Jésus-Christ  ;  les  empiétements  des  Magon, 
Z|60;  la  couspiratiou  d'Hannon,  337;  la  conspiration  de  Bomilcar, 
307.  Mais  je  dépasse  Aristote  !  —  A  un  autre. 

«  Vous  me  reprochez  les  escarboucles  formées  par  farine  des 
lynx.  C'est  du  Théophraste,  Traité  des  Pierreries:  tant  pis  pour 
lui!  J'allais  oublier  Spendius.  Eh  Inen.  non,  cher  maître,  son 
stratagème  n'est  ni  bizarre  ni  étrange.  C'est  presque  un  poncif. 
Il  m'a  été  fourni  par  Élien  {Histoire  des  animaux)  et  par  Polyen 
{Stratagèmes).  Cela  était  même  si  connu  depuis  le  siège  de  Mé- 
gare  par  Antipater  (ou  Antigone),  que  l'on  nourrissait  exprès  des 
porcs  avec  les  éléphants  pour  que  les  grosses  bêtes  ne  fussent 
j  as  effrayées  par  les  petites.  C'était,  en  un  mot,  une  farce  usuelle, 
et  probablement  fort  usée  au  temps  de  Spendius.  Je  n'ai  pas  été 
obligé  de  remonter  jusqu'à  Samson,  car  j'ai  repoussé  autant  que 
possible  tout  détail  appartenant  à  des  époques  légendaires. 

«  J'arrive  aux  richesses  d'Hamilcar.  Cette  description,  quoi 
que  vous  disiez,  est  au  second  plan.  Hamilcar  la  domine,  et  je  la 
crois  très  motivée.  La  colère  du  Suffète  va  en  augmentant  à 
mesure  qu'il  aperçoit  les  déprédations  commises  dans  sa  maison. 
Loin  d'être  à  tout  7nomenl  /tors  de  lui,  il  n'éclate  qu'à  la  fin, 
quand  il  se  heurte  à  un  injure  personnelle.  Qu'il  ne  gagne  pas  à 
celte  visite,  cela  m'est  bien  égal,  n'étant  point  chargé  de  faire 
son  panégyrique  ;  mais  je  ne  pense  pas  l'avoir  taillé  en  charge 
aux  dépens  du  reste  du  caractère.  L'homme  qui  tue  plus  loin  les 
Mercenaires  de  la  façon  que  j'ai  montrée  (ce  qui  est  un  joli  trait 
de  son  fils  Hannibal,  en  Italie)  est  bien  le  même  qui  fait  falsifier 
ses  marchandises  et  fouetter  à  outrance  ses  esclaves. 

(1  Vous  me  chicanez  sur  les  onze  mille  trois  cent  quatre-vingt- 
seize  hommes  de  son  armée  en  me  demandant:  d'où  le  savez -vous 


APPlîNDICE.  437 

(ce  nombre)?  qui  vous  l'a  dit  '/  Mais  vous  venez  de  le  voir  vous- 
même,  puisque  j'ai  dit  le  nombre  d'hommes  qu'il  y  avait  dans  les 
différents  corps  de  l'armée  punique.  C'est  le  total  de  l'addition 
tout  bonnement,  et  non  un  chiffre  jeté  au  hasard  pour  reproduire 
un  effet  de  précision. 

«  Il  n'y  a  ni  vice  malicieux  ni  bagatelle  dans  mon  serpent.  Ce 
chapitre  est  une  espèce  de  précaution  oratoire  pour  atténuer 
celui  de  la  tente  qui  n'a  choqué  personne  et  qui,  sans  le  serpent, 
eût  fait  pousser  des  cris.  J'ai  mieux  aimé  un  effet  impudique  (si 
impudeur  il  y  a)  avec  un  serpent  qu'avec  un  homme.  Salammbô, 
avant  de  quitter  sa  maison,  s'enlace  au  génie  de  sa  famille,  à  la 
religion  même  de  sa  patrie  en  son  symbole  le  plus  antique.  Voilà 
tout.  Que  cela  soit  messeant  dans  une  iliade  ou  une  pharsali;, 
c'est  possible;  mais  je  ti'ai  pas  eu  la  prétention  de  MreVUiade  ni 
la  Pharsale. 

u  Ce  n'est  pas  ma  faute  non  plus  si  les  orages  sont  fréquents 
dans  la  Tunisie  à  la  fin  de  l'été.  Chateaubriand  n'a  pas  plus  inventé 
les  orages  que  les  couchers  de  soleil,  et  les  uns  et  les  autres, 
il  me  semble,  appartiennent  à  tout  le  monde.  Notez  d'ailleurs 
que  l'àme  de  cette  histoire  est  Molof^h,  le  Feu,  la  Foudre.  Ici  le 
Dieu  lui-même,  sous  une  de  ses  formes,  agit  ;  il  dompte  Salammbô. 
Le  tonnerre  était  donc  bien  à  sa  place  :  c'est  la  voix  de  Moloch 
resté  en  dehors.  Vous  avouerez  de  plus  que  je  vous  ai  épargné  la 
description  classique  de  l'orage.  Et  puis  mon  pauvre  orage  ne 
tient  pas  en  tout  trois  lignes,  et  à  des  endroits  différents!  L'in- 
cendie qui  suit  m'a  été  inspiré  par  un  épisode  de  l'histoire  de 
Massinissa,  par  un  autre  de  l'histoire  d'Agathocle  et  par  un  pas- 
sage d'Hirtius,  —  tous  les  trois  dans  des  circonstances  analogues. 
Je  ne  sors  pas  du  milieu,  du  pays  même  de  mon  action,  comme 
vous  voyez. 

«  A  propos  des  parfums  de  Salammbô,  vous  m'attribuez  plus 
d'imagination  que  je  n'en  ai.  Sentez  donc,  humez  dans  la  Bible 
Judith  et  Estherl  On  les  pénétrait,  on  les  empoisonnait  de  par- 
fums littéralement.  C'est  ce  que  j'ai  eu  soin  de  dire  au  com- 
mencement, dès  qu'il  a  été  question  de  la  maladie  de  Salammbô. 

«  Pourquoi  ne  voulez-vous  pas  non  plus  que  la  disparition  du 
Zaïmpfi  ait  été  pour  quelque  chose  dans  la  perte  de  la  bataille, 
puisque  l'armée  des  Mercenaires  contenait  des  gens  qui  croyaient 


438  APPENDICE. 

au  Zaïmph  !  J'indique  les  causes  principales  (trois  mouvements 
militaires)  de  cette  perte;  puis  j'ajoute  celle-là,  comme  cause 
secondaire  et  dernière. 

«  Dire  que  j'ai  mvenle  des  supplices  aux  funérailles  des  Bar- 
bares n'est  pas  exact.  Hendreich  [Curthago,  seu  Cnrlh.  respublica, 
1664)  a  réuni  des  textes  pour  prouver  que  les  Carthaginois  avaient 
coutume  de  mutiler  les  cadavres  de  leurs  ennemis  ;  et  vous  vous 
étonnez  que  des  barbares  qui  sont  vaincus,  désespérés,  enragés, 
ne  leur  rendent  pas  la  pareille,  n'en  fassent  pas  autant  une  fois 
et  cette  fois-là  seulement?  Faut-il  vous  rappeler  M'"^  de  Lam- 
balle,  les  Mobiles  en  i8,  et  ce  qui  se  passe  actuellement  aux  États- 
l  nis  ?  J'ai  été  sobre  et  très  doux,  au  contraire. 

«  Et  puisque  nous  sommes  en  train  de  nous  dire  nos  vérités, 
franchement  je  vous  avouerai,  cher  maitre,  que  la  pointe  d'imn- 
ginalion  sadique  m'a  un  peu  blessé.  Toutes  vos  paroles  sont  graves. 
Or  un  tel  mot  de  vous,  lorsqu'il  est  imprimé,  devient  presque  une 
flétrissure.  Oubliez-vous  que  je  me  suis  assis  sur  les  bancs  de  la 
Correctionnelle  comme  prévenu  d'outrage  aux  mœurs,  et  que  les 
imbéciles  et  les  méchants  se  font  des  armes  de  tout!  Ne  soyez 
donc  pas  étonné  si  un  de  ces  jours  vous  lisez  dans  un  petit  journal 
diffamateur,  comme  il  en  existe,  quelque  cliose  d'analogue  à 
ceoi  :  «  M.  G.  Flaubert  est  un  disciple  de  de  Sade.  Son  ami,  son 
«  parrain,  un  maître  en  fait  de  critique  l'a  dit  lui-même  assez 
«  clairement,  bien  qu'avec  cette  finesse  et  cette  bonhomie  rail- 
ci  leuse  qui,  etc.  »  Qu'aurais-je  à  répondre,  —  et  à  faire? 

«  Je  m'incline  devant  ce  qui  suit.  Vous  avez  raison,  cher 
maître,  j'ai  donné  le  coup  de  pouce,  j'ai  forcé  l'histoire,  et 
comme  vous  le  dites  très  bien,  j'ai  voulu  faire  un  siège.  Mais 
dans  un  sujet  militaire,  où  est  le  mal  ?  —  Et  puis  je  ne  l'ai  pas 
complètement  inventé,  ce  siège,  je  l'ai  seulement  un  peu  chargé. 
Là  est  toute  ma  faute. 

«  Mais  pour  le  passage  de  Montesquieu  relatif  aux  immolations 
d'enfants,  je  m'insurge.  Cette  horreur  ne  fait  pas  dans  mon 
esprit  un  doute.  (Songez  donc  que  les  sacrifices  humains  n'étaient 
pas  complètement  abolis  en  Grèce  à  la  bataille  de  Leuctres? 
370  avant  Jésus-Christ.  Malgré  la  condition  imposée  par  Gélon  (i80), 
dans  la  guerre  contre  Agathocle  (302),  on  brûla,  selon  Diodore, 
200  enfants,  et  quant  aux  époques  postérieures,  je  m'en  rapporte 


APPENDICE.  439 

à  Silius  Italicus,  à  Eusèbe,  et  surtout  à  saint  Augustin,  lequel 
affirme  que  la  chose  se  passait  encore  quelquefois  de  son  temps. 
«  Vous  regrettez  que  je  n'aie  point  introduit  parmi  les  Grecs 
un  philosophe,  un  raisonneur  chargé  do  nous  faire  un  cours  de 
morale  ou  commettant  de  bonnes  actions,  un  monsieur  enfin 
senlanl  comme  nous.  Allons  donc!  était-ce  possible?  Aratus  que 
vous  rappelez  est  précisément  celui  d'après  lequel  j'ai  rêvé  Spen- 
dius;  c'était  un  homme  d'escalades  et  de  ruses  qui  tuait  très  bien 
la  nuit  les  sentinelles  et  qui  avait  des  éblouissements  au  grand 
jour.  Je  me  suis  refusé  un  contraste,  c'est  vrai;  mais  un  con- 
traste facile,  un  contraste  voulu  et  faux. 

«  J'ai  fini  l'analyse  et  j'arrive  à  votre  jugement.  Vous  avez 
peut-être  raison  dans  vos  considérations  sur  le  roman,  historique 
appliqué  à  l'antiquité,  et  il  se  peut  très  bien  que  j'aie  échoué. 
Cependant,  d'après  toutes  les  vraisemblances  et  mes  impressions, 
à  moi,  je  crois  avoir  fait  quelque  chose  qui  ressemble  à  Carthage. 
Mais  là  n'est  pas  la  question,  je  me  moque  de  l'archéologie!  Si 
la  couleur  n'est  pas  une,  si  les  détails  détonent,  si  les  mœurs  ne 
dérivent  pas  de  la  religion  et  les  faits  des  passions,  si  les  carac- 
tères ne  sont  pas  suivis,  si  les  costumes  ne  sont  pas  appropriés 
aux  usages  et  les  architectures  au  climat,  s'il  n'y  a  pas,  en  un 
mot,  harmonie,  je  suis  dans  le  faux.  Sinon,  non.  Tout  se  tient. 

«  Mais  le  milieu  vous  agace!  Je  le  sais,  ou  plutôt  je  le  sens. 
Au  lieu  de  rester  à  votre  point  de  vue  personnel,  votre  point  de 
vue  de  lettré,  de  moderne,  de  Parisien,  pourquoi  n'êtes-vous  pas 
venu  de  mon  côté?  L'ùme  humaine  n'est  point  partout  la  même, 
bien  qu'en  dise  M.  Levallois'.  La  moindre  vue  sur  le  monde  est 
là  pour  prouver  le  contraire.  Je  crois  même  avoir  été  moins  dur 
pour  l'humanité  dans  Salammbô  que  dans  Madame  Bovary.  La 
curiosité,  l'amour  qui  m'a  poussé  vers  des  religions  et  des  peuples 
disparus,  a  quelque  chose  de  moral  en  soi  et  de  sympathique,  il 
me  semble. 

«  Quant  au  style,  j'ai  moins  sacrifié  dans  ce  livre-là  que  dans 
l'autre  à  la  rondeur  de  la  phrase  et  à  la  période.  Les  métaphores 
y  sont  rares  et  les  épithètes  positives.  Si  je  mets  bleues  après 

1.  Dans  un  de  ses  articles  de  l'Opinion  nationale  sur  Salammbô. 


440  ÂPPENDICK. 

pierres^  c'est  que  bleues  est  le  mot  juste,  croyez-moi,  et  soyez 
également  persuadé  que  l'on  distingue  très  bien  la  couleur  des 
pierres  à  la  clarté  des  étoiles.  Interrogez  là-dessus  tous  les  voya- 
geurs en  Orient,  ou  allez-y  voir. 

«  Et  puisque  vous  me  blâmez  pour  certains  mots,  énorme  entre 
autres,  que  je  ne  défends  pas  (bien  qu'un  silence  excessif  fasse 
reflet  du  vacarme},  moi  aussi  je  vous  reprocherai  quelques  ex- 
pressions. 

«  Je  n'ai  pas  compris  la  citation  de  Dcsaugiers,  ni  quel  était 
son  but.  J'ai  froncé  les  sourcils  à  bibelots  carthaginois,  —  diable 
de  manleaUj  —  ragoût  et  pimenté  pour  Salammbô  qui  batifole 
avec  le  serpent,  —  et  devant  le  beau  drôle  de  Libi/en  qui  n'est 
ni  beau  ni  drôle,  —  et  à  Timagination  libertine  de  Schahabarim. 

«  Une  dernière  question,  ô  maître,  une  question  inconve- 
nante :  pourquoi  trouvez-vous  Schahabarim  presque  comique  et 
vos  bonshommes  de  Port-Royal  si  sérieux?  Pour  moi,  M.  Singlin 
est  funèbre  à  côté  de  mes  éléphants.  Je  regarde  des  Barbares 
tatoués  comme  étant  moins  anti-humains,  moins  spéciaux,  moins 
cocasses,  moins  rares  que  des  gens  vivant  en  commun  et  qui 
s'appellent  juscju'à  la  mort  Monsieur!  —  Et  c'est  précisément 
parce  qu'ils  sont  très  loin  de  moi  que  j'admire  votre  talent  à  me 
les  faire  comprendre.  —  Car  j'y  crois,  à  Port-Royal,  et  je  sou- 
haite encore  moins  y  vivre  qu'à  Carthage.  Cela  aussi  était  exclu- 
sif, hors  nature,  forcé,  tout  d'un  morceau,  et  cependant  vrai. 
Pourquoi  ne  voulez-vous  pas  que  deux  vrais  existent,  deux  excès 
contraires,  deux  monstruosités  différentes? 

«  Je  vais  finir.  —  Un  peu  de  patience  !  —  Êtes-vous  curieux  de 
connaître  la  faute  énorme  {énorme  est  ici  à  sa  place)  que  je  trouve 
dans  mon  livre?  La  voici  : 

«  1°  Le  piédestal  est  trop  grand  pour  la  statue.  Or,  comme 
on  ne  pèche  jamais  par  le  trop,  mais  par  le  pas  asse::,  il  aurait 
fallu  cent  pages  de  plus  relatives  à  Salammbô  seulement. 

«  2"  Quelques  transitions  manquent.  Elles  existaient;  je  lésai 
retranchées  ou  trop  raccourcies,  dans  la  peur  d'être  ennuyeux. 

«  3"  Dans  le  chapitre  vj  tout  ce  qui  se  rapporte  à  Giscon  est 
de  même  tonalité  que  la  deuxième  partie  du  chapitre  ii  (Han- 
non).  C'est  la  même  situation,  et  il  n'y  a  point  progression 
d'effet. 


APPENDICE.  441 

«  4»  Tout  ce  (|ui  s'étend  depuis  la  Ijutaille  du  Mucar  jusqu'au 
serpent,  et  tout  le  chapitre  xiii  juscpi'au  dénombrement  des  Bar- 
bares, s'enfonce,  disparaît  dans  le  souvenir.  Ce  sont  des  endroits 
de  second  plan,  ternes,  transitoires,  que  je  ne  pouvais  malheu- 
reusement éviter  et  qui  alourdissent  le  livre,  malgré  les  efforts 
de  prestesse  que  j'ai  pu  faire.  Ce  sont  ceux-là  qui  m'ont  le  plus 
coûté,  que  j'aime  le  moins,  et  dont  je  me  suis  le  plus  reconnais- 
sant. 

«  5°  L'aqueduc. 

«  Aveu!  mon  opinion  secrète  est  qu'il  n"y  avait  point  d'aque- 
duc à  Carthage,  malgré  les  ruines  actuelles  de  l'aqueduc.  Aussi 
ai-je  eu  soin  de  prévenir  d'avance  toutes  les  objections  par  une 
phrase  hypocrite  à  l'adresse  des  archéologues.  J'ai  mis  les  pieds 
dans  le  plat,  lourdement,  en  rappelant  que  c'était  une  invention 
romaine,  alors  nouvelle,  et  que  l'aqueduc  d'à  présent  a  été  refait 
sur  l'ancien.  Le  souvenir  de  Bélisaire  coupant  l'aqueduc  romain 
de  Carthage  m'a  poursuivi,  et  puis  c'était  une  belle  entrée  pour 
Spendius  et  Màtho.  N'importe!  mon  aqueduc  est  une  lâcheté! 
Con/îteor. 

«  6°  Autre  et  dernière  coquinerie  :  Hannon'. 

«  Par  amour  de  la  clarté,  j'ai  faussé  l'histoire  quant  à  sa  mort. 
Il  fut  bien,  il  est  vrai,  crucifié  par  les  Mercenaires,  mais  en  Sar- 
daigne.  Le  général  crucifié  à  Tunis  en  face  de  Spendius  s'ap- 
pelait Hannibal.  Mais  quelle  confusion  cela  eût  fait  pour  le  lec- 
teur! 

«  Tel  est,  cher  maître,  ce  qu'il  y  a,  selon  moi,  de  pire  dans 
mon  livre.  Je  ne  vous  dis  pas  ce  que  j'y  trouve  de  bon.  Mais 
soyez  sûr  que  je  n'ai  point  fait  un  Carthage  fantastique.  Les  do- 
cuments sur  Carthage  existent,  et  ils  ne  sont  pas  tous  dans 
Movers.  11  faut  aller  les  chercher  un  peu  loin.  Ainsi  Ammien 
Marcellin  m'a  fourni  la  forme  exacte  d'une  porte,  le  poème  de 
Corippus  (la  Johannide),  beaucoup  de  détails  sur  les  peuplades 
africaines,  etc. 

«  Et  puis  mon  exemple  sera  peu  suivi.  Où  donc  alors  est  le 
danger?  Les  Leconte  de  Lisle  et  les  Baudelaire  sont  moins  à 
craindre  que  les...  et  les...  dans  ce  doux  pays  de  France  où  le 
superficiel  est  une  qualité,  et  où  le  banal,  le  facile  et  le  niais 
sont  toujours  applaudis,  adoptés,  adorés.  Ou  ne  risque  de  cor- 


442  APPENDICE. 

rompre   personne  quand   on  aspire  à  la  grandeur.  Ai-je  mon 
pardon? 

«  Je  termine  en  vous  disant  encore  une  fois  merci,  mon  cher 
maître.  En  me  donnant  des  égratignures,  vous  m'avez  très  ten- 
drement serré  les  mains,  et  bien  que  vous  m'ayez  quelque  peu 
ri  au  nez,  vous  ne  m'en  avez  pas  moins  fait  trois  grands  saluts, 
trois  grands  articles  très  détaillés,  très  considérables  et  qui  ont 
dû  vous  être  plus  pénibles  qu'à  moi.  C'est  de  cela  surtout  que  je 
vous  suis  reconnaissant.  Les  conseils  de  la  fin  ne  seront  pas  per- 
dus, et  vous  n'aurez  eu  affaire  ni  à  un  sot  ni  à  un  ingrat. 

«  Tout  à  vous, 

«  Gdstave   Flaubert.  » 


Sainte-Beuve  répondit  à  cette  lettre  par  le  billet  sui- 
vant : 

«  Ce  25  décembre  1 802. 

«  Mon  cher  ami, 

«  J'attendais  avec  impatience  cette  lettre  promise.  Je  l'ai  lue 
hier  soir,  et  je  la  relis  ce  matin.  Je  ne  regrette  plus  d'avoir  fait 
ces  articles,  puisque  je  vous  ai  amené  à  sortir  ainsi  toutes  vos 
raisons.  Ce  soleil  d'Afrique  a  eu  cela  de  singulier  que  toutes  nos 
humeurs  à  tous,  même  nos  humeurs  secrètes,  ont  fait  éruption. 
Salammbô,  indépendamment-  de  la  dame,  est  dès  à  présent  le 
nom  d'une  bataille,  de  plusieurs  batailles.  Je  compte  faire  ceci  : 
mes  articles  restant  ce  qu'ils  sont,  en  les  réimprimant  je  mettrai, 
à  la  fin  du  volume,  ce  que  vous  appelez  votre  Apologie,  et  sans 
plus  de  réplique  de  ma  part.  J'avais  tout  dit  ;  vous  répondez  :  les 
lecteurs  attentifs  jugeront.  Ce  que  j'apprécie  surtout,  et  ce  que 
chacun  sentira,  c'est  cette  élévation  d'esprit  et  de  caractère  qui 
vous  a  fait  supporter  tout  naturellement  mes  contradictions  et 
qui  oblige  envers  vous  à  plus  d'estime.  M.  Lebrun  (de  l'Acadé- 
mie^, un  homme  juste,  me  disait  l'autre  jour  à  propos  de  vous  : 


APPENDICE.  443 

«  Après  tout,  il  sort  delà  un  plus  gros  monsieur  qu'auparavant.  » 
Ce  sera  riniprcssion  générale  et  tlélinitivc 

a  C.-A.  Sainte-Beuve.  » 


Dans  un  article  publié  clans  la  Beviie  contemporaine, 
M.  Frœhner  avait  très  vivement  critiqué  Salammbô,  M.  Gus- 
tave Flaubert,  en  réponse  à  son  article,  adressa  au  direc- 
teur de  la  Revue  conlemporaine  la  lettre  suivante  : 

A   M.   FROEHNER 

Rédacteur  de  la  Revue  contemporaine 

«  Paris,  21  janvier  1SG3. 
«  Monsieur, 

«  Je  viens  de  lire  votre  article  sur  Salammbô  paru  dans  la 
Revue  conlemporaine  le  31  décembre  1862.  Malgré  Thabitudc  où 
je  suis  de  ne  répondre  à  aucune  critique,  je  ne  puis  accepter  la 
vôtre.  Elle  est  pleine  de  convenance  et  de  choses  extrêmement 
flatteuses  pour  moi;  mais  comme  elle  met  en  doute  la  sincérité 
de  mes  études,  vous  trouverez  bon,  s'il  vous  plaît,  que  je  relève 
ici  plusieurs  de  vos  assertions. 

«  Je  vous  demanderai  d'abord,  monsieur,  pourquoi  vous  me 
mêlez  si  obstinément  à  la  collection  Campana  en  affirmant  qu'elle 
a  été  ma  ressource,  mon  inspiration  permanente?  Or  j'avais 
fini  Salammbô  au  mois  de  mars,  six  semaines  avant  l'ouverture 
de  ce  musée.  Voilà  une  erreur  déjà.  Nous  en  trouverons  de  plus 
graves. 

«  Je  n'ai,  monsieur,  nulle  prétention  à  l'archéologie.  J'ai  donné 
mon  livre  pour  un  roman,  sans  préface,  sans  notes,  et  je  m'étonne 
qu'un  homme  illustre,  comme  vous,  par  des  travaux  si  considé- 
rables, perde  ses  loisirs  à  une  littérature  si  légère!  J'en  sais  ce- 
pendant assez,  monsieur,  pour  oser  dire  que  vous  errez  complè- 
tement d'un  bout  à  l'autre  de  votre  travail,  tout  le  long  de  vos 
dix-huit  pages,  à  chaque  paragraphe  et  à  chaque  ligne. 

«  Vous  me  blâmez  «  de  n'avoir  consulté  ni  Falbe  ni  Bureau  de 


444  APPENDICE. 

«  la  Malle,  dont  j'aurais  pu  tirer  profit  ».  Mille  pardons!  je  les  ai 
lus,  plus  souvent  que  vous  peut-être  et  sur  les  ruines  mêmes  de 
Carthage.  Que  vous  ne  sachiez  «  rien  de  satisfaisant  sur  la  forme 
«  ni  sur  les  principaux  quartiers  »,  cela  se  peut;  mais  d'autres, 
mieux  informés,  ne  partagent  pas  votre  scepticisme.  Si  l'on  ignore 
où  était  le  faubourg  Aclas,  l'endroit  appelé  Fuscianus,  la  position 
exacte  des  portes  principales  dont  on  a  les  noms,  etc.,  on  connaît 
assez  bien  remplacement  de  la  ville,  l'appareil  architectonique 
des  murailles,  la  Tœnia,  le  Môle  et  le  Cothon.  On  sait  que  les 
maisons  étaient  enduites  de  bitume  et  les  rues  dallées;  on  aune 
idée  de  l'Ancô  décrit  dans  mon  chapitre  xv,  on  a  entendu  parler 
de  Malquà,  de  Byrsa,  deMégara, des  Mappaleset  des  Catacombes, 
et  du  temple  d'Eschmoun  situé  sur  l'Acropole,  et  de  celui  de 
Tanit,  un  peu  à  droite  en  tournant  le  dos  à  la  mer.  Tout  cela  se 
trouve  (sans  parler  d'Appien,  de  Pline  et  de  Procope)  dans  ce 
même  Dureau  de  la  Malle,  que  vous  m'accusez  d'ignorer.  11  est 
donc  regrettable,  monsieur,  que  vous  ne  soyez  pas  «  entré  dans 
«  des  détails  fastidieux  pour  montrer  »  que  je  n'ai  eu  aucune 
idée  de  l'emplacement  et  de  la  position  de  Tancienne  Carthage, 
«  moins  encore  que  Dureau  de  la  Malle  »,  ajoutez-vous.  Mais  que 
faut-il  croire?  à  qui  se  fier,  puisque  vous  n'avez  pas  eu  jusqu'à 
présent  l'obligeance  de  révéler  votre  système  sur  la  topographie 
carthaginoise? 

«  Je  ne  possède,  il  est  vrai,  aucun  texte  pour  vous  prouver 
qu'il  existait  une  rue  des  Tanneurs,  des  Parfumeurs,  des  Teintu- 
riers. C'est  en  tous  cas  une  hypothèse  vraisemblable,  convenez- 
en  !  Mais  je  n'ai  point  inventé  Kinisdo  et  Cynasyn,  «  mots,  dites- 
«  vous,  dont  la  structure  est  étrangère  à  l'esprit  des  langues  se- 
«  ]nitique>  ».  Pas  si  étrangère  cependant,  puisqu'ils  sont  dans 
Gesenius  —  presque  tous  mes  noms  puniques,  défigurés,  selon 
vous,  étant  pris  dans  Gesenius  [Scripturœ  linguwque  phœni- 
cia\  etc.),  ou  dans  Falbe,  que  j'ai  consulté,  je  vous  assure. 

«  Un  orientaliste  de  votre  érudition,  monsieur,  aurait  dû 
avoir  un  peu  plus  d'indulgence  pour  le  nom  numide  de  Naravasse 
que  j'écris  Narr'Havas,  de  Nar-el-haounli,  feu  du  souffle.  Vous 
auriez  pu  deviner  que  les  deux  m  de  Salammbô  sont  mis  exprès 
pour  faire  prononcer  Salam  et  non  Salan  et  supposer  charitable- 
ment que  Egales,  au  lieu  de  .Egates,  était  une  faute  typographi- 


APPENDICE.  4lo 

que,  corrigée  du  reste  dans  la  seconde  édition  de  mon  livre,  an- 
térieure de  quinze  jours  à  vos  conseils.  Il  en  est  de  même  de 
Scissites  pour  Si/ssitc^  et  du  mot  Kabires,  que  l'on  a  imprimé 
sans  un  k  (horreur!)  jusqut;  dans  les  ouvrages  les  plus  sérieux 
tels  que  les  Religions  de  la  Grèce  anliquo,  par  Maury.  Quant  à 
Schalischim,  si  je  n'ai  pas  écrit  (comme  j'aurais  dû  le  faire) 
Roscli-eisch-Sclialiscliim,  c'était  pour  raccourcir  un  nom  déjà 
trop  rébarbatif,  ne  supposant  pas  d'ailleurs  que  je  serais  examiné 
par  des  philologues.  Mais,  puisque  vous  êtes  descendu  jusqu'à 
ces  chicanes  de  mots,  j'en  reprendrai,  chez  vous,  deux  autres  : 
1"  Conipenciieiisementj  que  vous  employez  tout  au  rebours  de  la 
signification  pour  dire  abondamment,  prolixement,  et  2°  cartlia- 
chinoiserie,  plaisanterie  excellente,  bien  qu'elle  ne  soit  pas  de 
vous,  et  que  vous  avez  ramassée,  au  commencement  du  mois 
dernier,  dans  un  petit  journal.  Vous  voyez,  monsieur,  que  si  vous 
ignorez  parfois  mes  auteurs,  je  sais  les  vôtres.  Mais  il  eût  mieux 
valu  peut-être  négliger  «  ces  minuties  qui  se  refusent»,  comme 
vous  le  dites  fort  bien,  «  à  l'examen  de  la  critique  ». 

«  Encore  une  cependant  !  Pourquoi  avez-vous  souligné  le  el 
dans  cette  phrase  (un  peu  tronquée)  de  ma  page  156  :  «  Âchète- 
((  moi  des  Cappadociens  et  des  Asiatiques.  »  Est-ce  pour  briller  ea 
voulant  faire  accroire  aux  badauds  que  je  ne  distingue  pas  la 
Cappadoce  de  l'Asie  Mineure?  Mais  je  la  connais,  monsieur,  je 
l'ai  vue,  je  m'y  suis  promené! 

«  Vous  m'avez  lu  si  négligemment  que  presque  toujours  vous 
me  cilez  à  faux.  Je  n'ai  dit  nulle  part  que  les  prêtres  aient  formé 
une  caste  particulière  ;  ni,  page  109,  que  les  soldais  libyens 
fussent  «  possédés  de  l'envie  de  boire  du  fer  »,  mais  que  les 
Barbares  menaçaient  les  Carthaginois  de  leur  faire  boire  du  fer; 
ni,  page  108,  que  les  gardes  de  la  «  légion  portaient  au  milieu 
«  du  front  une  corne  d'argent  pour  les  faire  ressembler  à  des 
«  rhinocéros  »,  mais,  «  leurs  gros  chevaux  avaient  »,  etc.;  ni, 
page  29,  que  les  paysans  un  jour  s'amusèrent  à  crucifier  deux 
cents  lions.  Même  observation  pour  ces  malheureuses  Syssites, 
que  j'ai  employées,  selon  vous,  «  ne  sachant  pas,  sans  doute,  que 
«  ce  mot  signifiait  des  corporations  particulières  ».  Sans  doute 
est  aimable.  Mais,  sans  doute,  je  savais  ce  qu'étaient  ces  corpo- 
rations et  l'étymologie  du  mot,  puisque  je  le  traduis  en  français 


446  APPENDICE. 

la  première  fois  qu'il  apparaît  dans  mon  livre,  page  7.  «  Syssites, 
«  compagnies  (de  commerçants)  qui  mangeaient  en  commun.  » 
Vous  avez  de  même  faussé  un  passage  de  Plante,  car  il  n'est  pas 
démontré  dans  \e  Pœnul us  que  «  les  Carthaginois  savaient  toutes 
«  les  langues  »,  ce  qui  eût  été  un  curieux  privilège  pour  une 
nation  entière:  il  y  a  tout  simplement  dans  le  prologue,  v.  112, 
/.s  omnes  liiiç/uas  scit  :  ce  qu'il  faut  traduire  :  «  Celui-là  sait 
«  toutes  les  langues,  »  le  Carthaginois  en  question,  et  non  tous 
les  Carthaginois. 

«  Il  n'est  pas  vrai  de  dire  que  «  llannon  n'a  pas  été  crucifié 
«  dans  la  guerre  des  Mercenaires,  attendu  qu'il  commandait  des 
«  armées  longtemps  encore  après  »,  car  vous  trouverez  dans  Po- 
lybe,  monsieur,  que  les  rebelles  se  saisirent  de  sa  personne  et 
l'attachèrent  à  une  croix  (en  Sardaigne,  il  est  vrai,  mais  à  la 
même  époque),  livre  1,  chapitre  xvii.  Ce  n'est  donc  pas  «  ce  per- 
sonnage »  qui  «  aurait  à  se  plaindre  de  M.  Flaubert  »,  mais 
plutôt  Polybe  qui  aurait  à  se  plaindre  de  M.  Frœhner. 

M  Pour  les  sacrifices  d'enfants,  il  est  si  peu  impossible  qu'au 
siècle  d'iïamilcar  on  les  brûlât  vifs,  qu'on  en  brûlait  encore  au 
temps  de  Jules  César  et  de  Tibère,  s'il  faut  s'en  rapporter  à 
Ciccron  [Pro  Balho)  et  à  Strabon  (liv.  111).  Cependant  «  la  statue 
«  de  Moloch  ne  ressemble  pas  à  la  machine  infernale  décrite 
«  dans  Salammbô.  Cette  figure  composée  de  sept  cases  étalées 
«  l'une  sur  l'autre  pour  y  enfermer  les  victimes  appartient  à  la 
«  religion  gauloise.  M.  Flaubert  n'a  aucun  prétexte  d'analogie 
«  pour  justifier  son  audacieuse  transposition.  » 

«  .Non!  je  n'ai  aucun  prétexte,  c'est  vrai!  mais  j'ai  un  texte, 
à  savoir  le  texte,  la  description  même  de  Diodore,  que  vous  rap- 
pelez, et  qui  n'est  autre  que  la  mienne,  comme  vous  pourrez 
vous  en  convaincre  en  daignant  lire  ou  relire  le  livre  XX  de 
Diodore,  chapitre  iv,  auquel  vous  joindrez  la  paraphrase  chal- 
daïque  de  Paul  Fage,  dont  vous  ne  parlez  pas,  et  qui  est  citée 
par  Selten,  De  diis  syriiSj  p.  16Zi-170,  avec  Eusèbe,  Préparation 
évaiujélique,  livre  I. 

«  Comment  se  fait-il  aussi  que  l'histoire  ne  dise  rien  du 
manteau  miraculeux,  puisque  vous  dites  vous-même  «  qu'on  le 
«  montrait  dans  le  temple  de  Vénus,  mais  bien  plus  tard,  et  seu- 
0  lement  à  l'époque  des  empereurs  romains  »  Or?  je  trouve  dans 


APPENDICE.  447 

Athénée,  XII,  58,  la  description  très  minutieuse  de  ce  manteau, 
bien  que  l'hisloire  n'en  dise  rien.  Il  fut  aclieté  à  Donys  l'Ancien 
120  talents,  porté  à  Rome  par  Scipion-Émilien,  reporté  à  Car- 
ihage  par  Caïus  Gracchus,  revint  à  Rome  sous  lléliogabale,  puis 
fut  vendu  à  Carthage.  Tout  cela  se  trouve  encore  dans  Bureau 
de  la  Malle,  dont  j'ai  tiré  profit  décidément. 

«  Trois  lignes  plus  bas,  vousafJirmez,  avec  la  nnème...  candeur, 
que  «  la  plupart  des  autres  dieux  invoqués  dans  Salammbô  sont 
«  (le  pure  invention  «^  et  vous  ajoutez  :  «  Qui  a  entendu  parler 
M  d'un  Aptouklios?  »  Qui?  d'Avezac  {Cjrcnùique],  à  propos  d'un 
temple  dans  les  environs  de  Cyrène;  «  d'un  Schaoûi?  »  mais 
c'est  un  nom  que  je  donne  à  un  esclave  (voyez  ma  page  91);  «  ou 
«  d'un  Matismann?»  II  est  mentionné  comme  Dieu  par  Corippus. 
(Voyez  Johanneis  et  Mem.  de  l'Académie  des  inscript.,  t.  XII, 
p.  181.)  «  Qui  ne  sait  que  Micipsa  n'était  pas  une  divinité,  mais  un 
«  homme?  »  Or  c'est  ce  que  je  dis,  monsieur,  et  très  clairement, 
dans  cette  même  page  91,  quand  Salammbô  appelle  ses  esclaves  : 
«  A  moi  Kroum,  Enva,  Micipsa,  Schaoùl  !  » 

«  Vous  m'accusez  de  prendre  pour  deux  divinités  distinctes 
Astaroth  et  Astarté.  Mais  au  commencement,  page  /i8,  lorsque 
Salammbô  invoque  Tanit,  elle  l'invoque  par  tous  ses  noms  à  la 
fois  :  «  Anaïtis,  Astarté,  Derceto,  Astaroth,  Tiratha.  »  Et  même 
j'ai  pris  soin  de  dire,  un  peu  plus  bas,  page  52,  qu'elle  répétait 
«  tous  ces  noms  sans  qu'ils  eussent  pour  elle  de  signification  dis- 
«  tincte  » .  Seriez-vous  comme  Salammbô?  Je  suis  tenté  de  le  croire, 
puisque  vous  faites  de  Tanit  la  déesse  de  la  guerre  et  non  de 
l'amour,  de  l'élément  femelle,  humide,  fécond,  en  dépit  de  Ter- 
tuUien,  et  de  ce  nom  même  de  Tiratha,  dont  vous  rencontrez 
l'explication  peu  décente,  mais  claire,  dans  Movers^  Phenic, 
livre  !•=%  p.  bllx. 

«  Vous  vous  ébahissez  ensuite  des  singes  consacrés  à  la  lune 
et  des  chevaux  consacrés  au  soleil.  «  (^es  détails,  vous  en  êtes 
«  sûr,  ne  se  trouvent  dans  aucun  auteur  ancien,  ni  dans  aucun 
«  monument  authentique.  »  Or  je  me  permettrai,  pour  les  singes, 
de  vous  rappeler,  monsieur,  que  les  cynocéphales  étaient,  en 
Egypte,  consacrés  à  la  lune,  comme  on  le  voit  encore  sur  les 
murailles  des  temples,  et  que  les  cultes  égyptiens  avaient  pénétré 
en  Libye  et  dans  les  oasis.  Quant  aux  chevaux,  je  ne  dis  pas  qu'il 


448  APPENDICE. 

y  en  avait  de  consacrés  à  Esculape,  mais  à  Esclimoùn,  assimilé  à 
Esculape,  lolaùs,  Apollon,  le  Soleil.  Or  je  vois  les  chevaux  con- 
sacrés au  soleil  dans  Pausanias  (livre  I",  chap.  i),  et  dans  la  Bible 
{Rois,  livre  II,  chap.  \x\ii).  Mais  peut-être  nierez-vous  que  les 
temples  d'Egypte  soient  des  monuments  authentiques  et  la  Bible 
et  Pausanias  des  auteurs  anciens. 

«  A  propos  de  la  Bible  je  prendrai  encore,  monsieur,  la  liberté 
grande  de  vous  indiquer  le  tome  II  de  la  traduction  de  Cahen, 
page  18t>,  où  vous  lirez  ceci  :  «  Ils  portaient  au  cou,  suspendue 
«  à  une  chaîne  d'or,  une  petite  figure  de  pierre  précieuse  qu'ils 
«  appelaient  la  Vérité.  Les  débats  s'ouvraient  lorsque  le  président 
«  mettait  devant  soi  l'image  de  la  Vérité.  »  C'est  un  texte  de  Dio- 
dore.  En  voici  un  autre  d'Élien  :  «  Le  plus  âgé  d'entre  eux  était 
«  leur  chef  et  leur  juge  à  tous;  il  portait  autour  du  cou  une 
«  image  en  saphir.  On  appelait  cette  image  la  Vérité.  »  C'est  ainsi, 
monsieur,  que  «  cette  Vérité-là  est  une  jolie  invention  de  l'auteur». 

«  Mais  tout  vous  étonne  :  le  molobathre,  que  l'on  écrit  très 
bien  (ne  vous  en  déplaise)  malobathre  ou  malabathre,  la  poudre 
d'or  que  l'on  ramasse  aujourd'hui,  comme  autrefois,  sur  le  rivage 
de  Carthage,  les  oreilles  des  éléphants  peintes  en  bleu,  les  hom- 
mes qui  se  barbouillent  tle  vermillon  et  mangent  de  la  vermine 
et  des  singes,  les  Lydiens  en  robes  de  femme,  les  escarboucles 
des  lynx,  les  mandragores  qui  sont  dans  Hippocrate,  la  chaînette 
des  chevilles  qui  est  dans  le  Cantique  des  Cantiques  (Cahen, 
t.  XVI,  37)  et  les  arrosages  de  silphium,  les  barbes  enveloppées, 
les  lions  en  croix,  etc.,  tout! 

«  Eh  bien!  non,  monsieur,  je  n'ai  point  «  emprunté  tous  ces 
«  détails  aux  nègres  de  la  Sénégambie  ».  Je  vous  renvoie,  pour 
les  éléphants,  à  l'ouvrage  d'Armandi,  p.  256,  et  aux  autorités 
qu'il  indique,  telles  que  î'Iorus,  Diodore,  Ammien-Marcellin  et 
autres  nègres  de  la  Sénégambie. 

«  Quant  aux  nomades  qui  mangent  des  singes,  croquent  des 
poux  et  se  barbouillent  de  vermillon,  comme  on  pourrait  «  vous 
«  demander  à  quelle  source  l'auteur  a  puisé  ces  précieux  ren- 
«  seignements  »,  et  que  «  vous  seriez  »,  d'après  votre  aveu,  «  très 
«  embarrassé  de  le  dire  »,  je  vais  vous  donner  humblement 
quelques  indications  qui  faciliieront  vos  recherches. 

«  Les  Maxies...  se  peignent  le  corps  avec  du  vermillon.  Les 


Ari'iîNDici-;.  4io 

«  Gysantes  se  peij,nient  tous  avec  du  venuillon  et  mangent  des 
«  singes.  Les  femmes  (celles  des  Adrymacliydcs),  si  elles  sont 
«  mordues  par  un  pou,  elles  le  prcnnfuit,  le  mordent,  etc.  «Vous 
verrez  tout  cela  dans  le  IV"  livre  d'Hérodote,  aux  chapitres  cxciv, 
cxci  et  GLxviii.  Je  ne  suis  pas  embarrassé  de  le  dire. 

«  Le  même  Hérodote  m'a  appris  dans  la  description  de  l'armée 
de  Xerxès,  que  les  Lydiens  avaient  des  robes  de  femmes  ;  de  plus, 
Athénée,  dans  le  chapitre  des  Étrusques  et  de  leur  ressemblance 
avec  les  Lydiens,  dit  (ju'ils  portaient  des  robes  de  fcnnnes  ;  enfin, 
le  Bacchus  lydien  est  toujours  représenté  en  costume  de  femme. 
Est-ce  assez  pour  les  Lydiens  et  leur  costume? 

«  Les  barbes  enfermées  en  signe  de  deuil  sont  dans  Cahen 
(Ézéchiel,  chap.  wiv,  17)  et  au  menton  des  colosses  égyptiens, 
ceux  d'Abou-Simbal,  entre  autres  ;  les  escarboucles  formées  par 
l'urine  de  lynx,  dans  Théophraste,  Traité  des  pierreries,  et  dans 
Pline,  livre  VIII,  chap.  lvii.  Et  pour  ce  qui  regarde  les  lions 
crucifiés  (dont  vous  portez  le  nombre  à  deux  cents,  afin  de  me 
gratifier,  sans  doute,  d'un  ridicule  que  je  n'ai  pas),  je  vous  prie 
de  lire  dans  le  même  livre  de  Pline  le  chapitre  xviii,  où  vous 
apprendrez  que  Scipion-Émilien  et  Polybe,  se  promenant  en- 
semble dans  la  campagne  carthaginoise,  en  virent  de  suppliciés 
dans  cette  position,  Quia  cœteri  melii  pœnœ  similis  abslerrenlur 
eadem  noscia.  Sont-ce  là,  monsieur,  de  ces  passages  pris  sans 
discernement  dans  VUnivers  pilturesque,  «  et  que  la  haute  cri- 
tique a  employés  avec  succès  contre  moi  »?  De  quelle  haute 
critique  parlez-vous?  Est-ce  de  la  vôtre? 

«  Vous  vous  égayez  considérablement  sur  les  grenadiers  que 
l'on  arrosait  avec  du  silphium.  Mais  ce  détail,  monsieur,  n'est 
pas  de  moi.  Il  est  dans  Pline,  livre  XVII,  chap.  xlvii.  J'en  suis 
bien  fâché  pour  votre  plaisanterie  sur  «  l'ellébore  que  l'on  devrait 
«  cultiver  à  Charenton  »;  mais  comme  vous  le  dites  vous-même, 
((  l'esprit  le  plus  pénétrant  ne  saurait  suppléer  au  défaut  de  con- 
«  naissances  acquises  ». 

«  Vous  en  avez  manqué  complètement  en  affirmant  que  «  parmi 
«  les  pierres  précieuses  du  trésor  d'Hamilcar,  plus  d'une  appar- 
«  tient  aux  légendes  et  aux  superstitions  chrétiennes  ».  Xon  ! 
monsieur,  elles  sont  loules  dans  Pline  et  dans  Théophraste. 

«  Les  stèles  d'émeraudc,  à  l'entrée  du  temple,  qui  vous  font 

•29 


.i-)0  A  l'I'E  INDICE. 

rire,  car  vous  êtes  gai,  sont  mentionnées  par  Philostrate  {Vie 
d'Apollo7iius)  et  par  Théopliraste  {Traité  des  pierreries) .  Heeren 
(t.  II)  cite  sa  plirase  :  «  La  plus  grosse  émeraude  bactrienne  se 
«  trouve  à  Tyr  dans  le  temple  d'Hercule.  C'est  une  colonne 
«  d'assez  forte  dimension.  »  Autre  passage  de  Théopbraste  (tra- 
duction de  Hill)  :  «  Il  y  avait  dans  leur  temple  de  Jupiter  un 
M  obélisque  composé  de  quatre  émeraudes.  » 

«  Malgré  «  vos  connaissances  acquises  »,  vous  confondez  le 
jade,  qui  est  une  néphrite  d'un  vert  brun  et  qui  vient  de  Chine, 
avec  le  jaspe,  variété  de  quartz  que  Ton  trouve  en  Europe  et  en 
Sicile.  Si  vous  aviez  ouvert,  par  hasard,  le  Dictionnaire  de  VA- 
cadémie  française,  au  mot  jaspe,  vous  eussiez  appris,  sans  aller 
plus  loin,  qu'il  y  en  a  de  noir,  de  rouge  et  de  blanc.  11  fallait 
donc,  monsieur,  modérer  les  transports  de  votre  indomptable 
verve  et  ne  pas  reprocher  folâtrement  à  mon  maître  et  ami 
Théophile  Gautier  d'avoir  prêté  à  une  femme  (dans  son  Rotnan 
de  la  Momie)  des  pieds  verts  quand  il  lui  a  donné  des  pieds 
blancs.  Ainsi,  ce  n'est  point  lui,  mais  vous,  qui  avez  fait  une 
erreur  ridicule. 

«  Si  vous  dédaigniez  un  peu  moins  les  voyages,  vous  auriez 
pu  voir  au  musée  de  Turin  le  propre  bras  de  sa  momie,  rapporté 
d'Egypte  par  M.  Passalacqua,  et  dans  la  pose  même  que  décrit 
Th.  Gautier,  celle  pose  qui,  d'après  vous,  nest  certainement  pas 
égyptienne.  Sans  être  ingénieur  non  plus,  vous  auriez  appris  ce 
que  sont  les  Sakiehs  pour  amener  l'eau  dans  les  maisons,  et  vous 
seriez  convaincu  que  je  n'ai  point  abusé  des  vêtements  noirs  en 
les  mettant  dans  des  pays  où  ils  foisonnent  et  où  les. femmes  de 
la  haute  classe  ne  sortent  que  vêtues  de  manteaux  noirs.  Mais 
comme  vous  préférez  les  témoignages  écrits,  je  vous  recommande- 
rai, pour  tout  ce  qui  concerne  la  toilette  des  femmes,  Isaïe,  III,  3  ; 
la  Mischna,  tit.  De  Sabbato;  Samuel,  XIII,  18;  saint  Clément 
d'Alexandrie,  pœd.  II,  13,  et  les  dissertations  de  l'abbé  Mignot 
dans  les  Mémoires  de  V Académie  des  Inscriptions,  t.  XLII.  Et 
quant  à  cette  abondance  d'ornementation  qui  vous  ébahit  si  fort, 
j'étais  bien  en  droit  d'en  prodiguer  à  des  peuples  qui  incrustaient 
dans  le  sol  de  leurs  appartements  des  pierreries.  (Voy.  Cahen 
Ézéchiel,  28.  iZi.)  Mais  vous  n'êtes  pas  heureux,  en  fuit  de  pier- 
reries. 


APPENDICE.  451 

«  ^o.  termine,  monsieur,  on  vous  remerciant  des  formes 
amères  que  vous  avez  employées,  cbose  rare  maintenant.  Je 
n'ai  relevé  parmi  vos  inexactitudes  que  les  plus  grossières,  qui 
touchaient  à  des  points  spéciaux.  Quant  aux  critiques  vagues, 
aux  appréciations  personnelles  et  h  l'examen  littéraire  de  mon 
livre,  je  n'y  ai  pas  même  fait  allusion.  Je  me  suis  tenu  tout  le 
temps  sur  votre  terrain,  celui  de  la  science,  et  je  vous  répète 
encore  une  fois  que  j'y  suis  médiocrement  solide.  Je  ne  sais  ni 
l'hébreu,  ni  l'arabe,  ni  l'allemand,  ni  le  grec,  ni  le  latin,  et  je  ne  me 
vante  pas  de  savoir  le  français.  J'ai  usé  souvent  des  traductions, 
mais  quelquefois  aussi  des  originaux.  J'ai  consulté,  dans  mes  incer- 
titudes, les  hommes  qui  passent  en  France  pour  les  plus  compé- 
tents, et  si  je  n'ai  pas  été  mieux  guirfé,  c'est  que  je  n'avais  point 
l'honneur,  l'avantage  de  vous  connaître  :  Excusez-moi!  Si  j'avais 
pris  vos  conseils,  aurais-je  mieux  réussi?  J'en  doute.  En  tout 
cas,  j'eusse  été  privé  des  marques  de  bienveillance  que  vous  me 
donnez  çà  et  là  dans  votre  article  et  je  vous  aurais  épargné  l'es- 
pèce de  remords  qui  le  termine.  Mais  rassurez-vous,  monsieur, 
bien  que  vous  paraissiez  effrayé  vous-même  de  votre  force  et 
que  vous  pensiez  sérieusement  «  avoir  déchiqueté  mon  livre 
«  pièce  à  pièce  »,  n'ayez  aucune  peurj,  tranquillisez-vous!  car 
vous  n'avez  pas  été  cruel,  mais...  léger. 

«  J'ai  l'honneur  d'être,  etc. 

«GusTWE    Flaubert.  » 

{L'Opinion  nationale,  2Zi  janvier  1863.) 


452  APPENDICE. 


M.  Frœhner  répondit  à  la  lettre  qu'on  vient  de  lire, 
par  une  seconde  critique  en  date  du  27  janvier  1863  *; 
M.  Gustave  Flaubert  y  répliqua  par  la  lettre  suivante, 
adressée  au  directeur  de  l'Opinion  nationale  : 


«  2  février  18G3. 


«  Mon  cher  monsieur  Guéroult, 

«  Excusez-moi  si  je  vous  importune  encore  une  fois.  Mais 
comme  M.  Frœliner  doit  reproduire  dans  VOpinion  nalionale  ce 
qu'il  vient  de  publier  dans  la  Revue  conlemporaine ,  je  me  permets 
de  lui  dire  que  : 

«  J'ai  commis  effectivement  une  erreur  Irès^  grave.  Au  lieu  de 
Diodore,  liv.  XX,  cliap.  iv,  lisez  chapitre  xix.  Autre  erreur.  J'ai 
oublié  un  texte  à  propos  de  la  statue  de  .AIolocli,  dans  la  mytho- 
logie du  docteur  Jacobi,  traduction  de  Bernard,  la  page  322,  où 
il  verra  une  fois  de  plus  les  sept  compartiments  qui  l'indignent. 

«  Et,  bien  qu'il  n'ait  pas  daigné  me  répondre  un  seul  mot  tou- 
chant :  1°  la  topographie  de  Carthage  ;  2"  le  manteau  de  Tanit; 
3°  les  noms  puniques  que  j'ai  travestis,  et  Zi"  les  dieux  que  j'ai 
inventés,  —  et  qu'il  ait  gardé  le  même  silence:  5o  sur  les  che- 
vaux consacrés  au  Soleil;  6°  sur  la  statuette  de  la  Vérité  ;  7°  sur 
les  coutumes  bizarres  des  nomades;  8°  sur  les  lions  crucifiés,  et 
9°  sur  les  arrosages  de  silphium,  avec  10°  les  escarboucles  de 
lynx  et  11°  les  superstitions  chrétiennes  relatives  aux  pierreries; 
en  se  taisant  de  même:  12°  sur  le  jade;  et  13°  sur  le  jaspe;  sans  en 
dire  plus  long  quant  à  tout  ce  qui  concerne  :  16"  Hannon  ;  IS"  les 
costumes  des  femmes;  16"  les  robes  des  Lydiens;  l?''  la  pose  fan- 
tastique de  la  momie  égyptienne;  18°  le  musée  Campana;  19"  les 

1.  \'oir  l'Opinion  nalionalp  clii  4  février  1863. 


Al'l'ENUlGE.  453 

citations...  (peu  exactes)  qu'il  fait  de  mon  livre,  et  20"  mon  latin, 
qu'il  vous  conjure  de  trouver  faux,  etc.; 

«  Je  suis  prêt,  néanmoins,  sur  cela,  comme  sur  tout  le  reste, 
à  reconnaître  ([u'il  a  raison  et  que  l'antiquité  est  sa  propriété 
particulière.  Il  peut  donc  s'amuser  en  paix  à  détruire  mon  édifice. 
et  prouver  que  je  ne  sais  rien  du  tout,  comme  il  l'a  fait  victo- 
rieusement pour  MM.  Léon  Heuzey  et  Léon  Renier,  car  je  ne  lui 
répondrai  pas.  Je  ne  m'occuperai  plus  de  ce  monsieur. 

«  Je  retire  un  mot  qui  me  paraît  l'avoir  contrarié.  Non, 
M.  Frœhner  n'est  pas  léger,  il  est  tout  le  contraire.  Et  si  je  l'ai 
«  choisi  pour  victime  parmi  tant  d'écrivains  qui  ont  rabaissé  mon 
«  livre  »,  c'est  qu'il  m'avait  semblé  le  plus  sérieux.  Je  me  suis 
bien  trompé. 

«  Enfin,  puisqu'il  se  mêle  de  ma  biographie  (comme  si  je 
m'inquiétais  de  la  sienne  !)  en  affirmant  par  deux  fois  (il  le  sait!) 
que  j'ai  été  six  ans  à  écrire  Salammbô,  je  lui  avouerai  que  je  ne 
suis  pas  bien  sûr,  à  présent,  d'avoir  jamais  été  à  Carthage. 

«  Il  nous  reste,  l'un  et  l'autre,  à  vous  remercier,  cher  mon- 
sieur, moi  pour  m'avoir  ouvert  votre  journal  spontanément  et 
d'une  si  large  manière,  et  quant  à  lui,  M.  Frœhner,  il  doit  vous 
savoir  un  gré  infini.  Vous  lui  avez  donné  l'occasion  d'apprendre 
à  beaucoup  de  monde  son  existence.  Cet  étranger  tenait  à  être 
connu;  maintenant  il  l'est...  avantageusement. 

«  Mille  cordialités. 

«Gustave    Flaubert.» 

{L'Opinion  Nationale,  h  février  1863.) 


TABLE 


<s 


u 


P;iKus. 

I.  Lk  Festin .     .  1 

II.  A  SiCCA 2(i 

III.  Salammbô ......  55 

IV.  Sous    LES   MURS   l)  E   CaRTUAGIÏ, 66 

V.  Tanit 91 

VI.  llANNON 112 

VII.  Hamilcar  Barca ,     ....  139 

VIII.  La  bataille  du  Macak 191 

IX.  Encampagne 216 

X.  Le  Serpent 237 

XL      Sous  LA  tente 255 

XII.  L'Aqueduc 282 

XIII.  MOLOCH 310 

XIV.  Le   défilé  de    la  Hache.     .......  359 

XV.  Matho m 

Glossaire    alphabétique Zi25 

Appendice 431 


PQ 

224.6 
A-l 
1885 
t. 2 


BINDING  i-;^i  \àMilt>  1930 


Flaubert,  Gustave 
Oeuvres  complètes 


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