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BIBLIOTHECA
Ottaviensis
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University of Ottawa
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GONSTANTINOPLE
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, II, RUE DE GRENELLE
ŒUVRES COMPLÈTES DE THEOPHILE GAUTIER
publiées dans la BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER >(
à 3 fr. 50 le volume.
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forlc, par /. Jacquemart 1 vol.
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Rv-K DES GANLlit;
THÉOPHILE GAUTIER
CONSTANTINOPLE
PARIS
BIBLIOTHÈQUE- CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
lit RUE DE GRENELLE, 11
1899
Tous droits réservés.
inivftrsitaa
BJBLIOTHECÂ
n»i...i.
PQ
CONSTANTINOPLE
EN MER
« Qui a bu boira, » assure le proverbe; on pourrait mo-
difier légèrement la formule, et dire avec non moins de jus-
tesse: « Qui a voyagé voyagera. » — La soif de voir, comme
l'autre soif, s'irrite au lieu de s'éteindre en se satisfaisant.
Me voici à Constantinople, et déjà je songe au Caire et à
l'Egypte. L'Espagne, l'Italie, l'Afrique, l'Angleterre, la Bel «
gique, la Hollande, une partie de l'Allemagne, la Suisse,,
les îles grecques, quelques échelles de la cote d'Asie, visi»
tées à plusieurs époques et à diverses reprises, n'ont fait
qu'augmenterce dé^ir de vagabondage cosmopolite. Le voyage
est peut-être un élément dangereux à introduire dans la vie,
car il trouble profondément et cause des inquiétudes sem-
blables à celles des oiseaux de passage prisonniers au mo-
ment des migrations, si quelque circonstance ou quelque
devoir vous empêche de partir. On sait que l'on va s'exposer
à des fatigues, à des privations, à des ennuis, à des périls
même, il en coûte de renoncer à de chères habitudes d'es-
prit et de cœur, de quitter sa famille, ses amis, ses relations,
pour l'inconnu, et cependant Ton sent qu'il est impossibie
i
6 CONSTANTINOPLE.
de rester, et ceux qui vous aiment n'essayent pas de vous re-
tenir et vous serrent silencieusement la main sur le marche-
pied Je la voiture. En effet, ne faut-il pas parcourir un peu
la planète sur laquelle nous gravitons à travers l'immensité,
jusqu'à ce que le mystérieux auteur nous transporte dans
un monde nouveau pour nous faire lire une autre page de
son œuvre infinie? N'est-ce pas une coupable paresse d'épe-
ler toujours le même mot sans jamais tourner le feuillet?
Quel poëte serait satisfait de voir le lecteur s'en tenir à une
seule de ses strophes? Ainsi chaque année, à moins d'être
cloué sur place par les nécessités les plus impérieuses, je lis
un pays de ce vaste univers qui me paraît moins grand à
mesure que je le parcours et qu'il se dégage des vagues cos-
mographies Ce l'imagination. Sans aller précisément au
Saint-Sépulcre, à Saint-Jacques-de-Compostelle, à la Mec-
que, je fais un pieux pèlerinage aux endroits de la terre où
la beauté des sites rend Dieu plus visible; cette fois je verrai
la Turquie, la Grèce et un peu cette Asie hellénique où la
beauté des formes s'unit aux splendeurs orientales. Mais ter-
minons là cette courte préface (les moins longues sont les
meilleures), et mettons-nous en route sans plus tarder.
Si j'étais un Chinois ou un Indien arrivant de Nanking ou
de Calcutta, je vous décrirais avec soin et prolixité le chemin
de Paris à Marseille, le rail-way de Châlons, et la Saône, et le
Rhône, et Avignon; mais vous les connaissez aussi bien qu«
moi, et d'ailleurs, pour voyager dans un pays, il faut être
étranger : la comparaison des différences produit les re-
marques. Qui de nous noterait qu'en France les hommes
donnent le bras aux femmes, particularité qui étonne un
habitant du Céleste empire? Supposez donc, sans transition,
que je suis sur le port, et que le Léonidas chauffe en par-
EN MER. 7
tance pour Constantinople. Le Midi se déclare déjà par un
gai soleil qui tiédit les dalles et fait pépier des centaines ;'
d'oiseaux exotiques dans les cages exposées à la devanture
de deux marchands oiseleurs : les aras réjouis débitent leur
répertoire, les bengalis battent des ailes, se croyant chez
eux ; les ouistitis gambadent légèrement, se grattent l'ais-
selle, vous regardent de leurs yeux presque humains, et
vous tendent amicalement leurs petites mains fraîches à tra-
vers les barreaux, insoucieux encore de la phthisie qui les
fera tousser sous la ouate aux froids salons parisiens ; il n'est
pas jusqu'aux mornes tortues qui ne se démènent dans leur
carapace et ne se raniment à ce rayon vivificateur; en qua-
rante heures j'ai passé de la pluie torrentielle au bleu le plus
pur. J'ai laissé l'hiver derrière moi, et je trouve l'été ardent
et splendide; je vais prendre une glace, idée qui m'eût fait
frissonner avant-hier sur le boulevard de Gand ; j'entre au
café Turc : je me dois cela à moi-même, puisque je pars
pour Constantinople ; c'est un très-beau café, ma foi. Cepen-
dant je ne vous en parlerais pas, malgré son luxe de mi-
roirs, de dorures, de colonnettes et d'arcades, sans une char-
mante salle à Tentre-sol, décorée de peintures d'artistes
exclusivement marseillais : c'est un musée local très-curieux
et très-intéressant. Les boiseries sont divisées en panneaux
représentant divers sujets abandonnés à la fantaisie du pein-
tre . — Loubon, dont on a admiré à Paris les paysages pou-
droyants de soleil et les grands troupeaux cheminant sur des
terrains de pierre ponce, a fait là son chef-d'œuvre, et un
chef-d'œuvre, — une Descente de Bufles par un ravin aux
approches d'une ville d'Afrique. La lumière brûle la terre
blanche sur laquelle se projette l'ombre bleue des feête& dif-
formes qui suivent la pcnle dans des poses de raccourci, se
déhanchant, heurtant leurs genoux cagneux, levant leurs
mufles baveux et lustrés pour humer l'air torride ; les re-
S CONSTANTINOPLE.
îardataires sont pressés par l'aiguillon d'un sauvage pasteuf
hâve et bistré. Au fond, les murs de craie de la ville, se dé-
tachant sur un fond de ciel indigo, ferment nettement l'ho-
rizon. C'est libre, ferme et franc. Decamps ne ferait pas
^Vieux. M. Brest, qui avait exposé, il y a deux ans, au Sa-
ion, un bel intérieur de forêt, a peint deux paysages d'une
eouîeur charmante et d'une délicieuse fantaisie : un étang
ou milieu d'un bois d'arbres exotiques reflétés par les eaux
endormies, sur le bord desquelles stationnent, au haut de
leurs longues pattes, des phénicoptères aux ailes roses,
guettant le passage d'un poisson ou d'une grenouille. Une
allée de parc avec un premier plan d'architecture, un per-
ron à colonnes et à balustres, par où descendent des dames
et des seigneurs qu'attendent des chevaux de main tenus par
desservants; — pour rappeler la dénomination du café,
M. Lagier a représenté un Turc faisant le kief après avoir
fumé l'opium ou le hachich, el voyant danser dans la va-
peur bleue une foule de houris infiniment plus séduisantes
que celles du Paradis de Mahomet de M. Schopin. Il y a aussi
une espèce de Conversation orientale, de M. Reynaud, à
costumes éclatants et capricieux, qui se passe devant une
muraille blanche à moitié drapée d'un manteau de verdure
et de fleurs d'un ton superbe, et des marines d'un artiste
dont le nom m'échappe malheureusement, mais qui sont
très-remarquables et pourraient se soutenir à côté d'Isabey,
de Durand Brager, de Gudin et de Melby. Le nom qui me
fuyait en écrivant la ligne précédente me revient mainte-
nant, par une de ces bizarreries de mémoire qu'on ne sau-
rait s'expliquer ; c'est Landais que s'appelle cet habile pein-
tre. N'oublions pas deux paysages de M. Maggy, solides de
dessin et robustes de ton, entremêlés d'animaux que ne dés-
avouerait pas Palizzi. Il serait à désirer que cette galerie
marseillaise, perdue dan* un café9 lût lithographiée et pu-
EN MER. 9
bliée. Cet exemple de décoration intelligente devrait bien
être suivi à Paris, où l'on abuse un peu trop du luxe bête
des glaces, des dorures et des étoffes.
Vous avez lu sans doute les spirituelles plaisanteries de
Méry sur l'altération de Marseille et la tristesse des fontai-
nes, qui, à force d'architecture, tâchaient de faire oublier
qu'elles manquaient d'eau. Les travaux de détournement de
la Durancesont achevés, et chaque bastide s'enorgueillit au-
jourd'hui d'un bassin et d'un jet d'eau. Il en est qui poussent
la fatuité jusqu'à la cascade. Marseille va être entourée bientôt
d'une foule de Versailles, de Marly et de Saint-Cloud en mi-
niature; avant peu, j'en ai bien peur, ces magnifiques ter-
rains calcinés de lumière, ces beaux rochers couleur de liège
et de pain grillé seront revêtus de végétation, et le vert-épi-
nard, joie des propriétaires, terreur des paysagistes, fera
disparaître cette étincelante aridité.
L'ancre est levée; les roues frappent l'eau ; nous voilà
sortis du port ; on longe des côtes escarpées, décharnées,
effritées, pareilles à celles de l'autre côté de la Méditerra-
née. Je ne sais pas si on l'a remarqué, Marseille et ses envi-
rons sont beaucoup plus méridionaux que leur latitude ne
semble le comporter. Vous avez là des aspects africains
d'une âpreté aussi chaude qu'en Algérie, et la physionomie
du Midi s'y dessine d'une façon très-violente. Des contrées si-
tuées doux ou trois cents lieues plus au sud ont souvent l'air
plus septentrional : ces roches ravinées, dont la base plonge
dans une mer du bleu le plus foncé, s'ouvrent quelquefois
et laissent apercevoir une ville lointaine, entouréede ses bas-
tides qui tachètent la campagne de leurs mille points blancs
L'on rencontre çà et là quelques navires aux voiles gon-
fi es, se dirigeant vert le port où ils espèrent arriver avant
la nuit -, puis la solitude se fait, les côtes disparaissent dans
léloignement, la houle du large se fait sentir; on ne voit
10 CQSSTÀNTINOPLE.
plus que le ciel et l'eau. Quelques légers moutons flocon-
neni sur le bleu pâturage de la mer. Un poëte antique y au-
rait vu les troupeaux de Protée.Le soleil, que n'accompagne
aucun nuage, plonge à l'occident comme un boulet rouge
et semble fumer en entrant dans l'eau. La nuit arrive, nuit
sans lune; une rosée saline s'abat sur le pont et pénètre les
vêtements de son acre humidité; les cigares tombent lente-
ment en cendre, aspirés par des lèvres où la nausée se déci-
derait au premier coup de tangage un peu fort. Les passa-
gers descendent un à un et s'accommodent comme ils peuvent
dans les tiroirs qui servent de lit. Pour être bercé par la va-
gue plus régulièrement que jamais enfant ne le fut par sa
nourrice, on n'en dort pas mieux, et l'on fait des rêves
extravagants entrecoupes par la cloche qui pique l'heure et
marque le quart aux matelots.
Dès l'aube on est sur pied; rien encore que ce cercle de
deux ou trois lieues dont le vaisseau est le centre, et qui se
déplace avec lui, et qu'on est convenu d'appeler l'immensité
de la mer et l'image de l'infini, je ne sais trop pourquoi,
car Tliorizon qu'on découvre du haut de la moindre tour
ou de la montagne la plus ordinaire est cent fois plus vaste.
Il fait jour tout à fait, et sur la gauche le capitaine signale
une terre, qui est la Corse. Je ne vois, même avec une lor-
gnette, qu'une légère brume à peine discernable des pâles
teintes du ciel matinal. Le capitaine avait raison. Le bateau
marche : la vapeur grisâtre se condense, se raffermit; des
ondulations de montagnes se dessinent, quelques points s'é-
clairent, des touches jaunes marquent les escarpements dé-
nudés, des plaques noirâtres, les forêts et les endroits recou-
verts de végétation. Là-bas au nord, vers cette pointe, doit
être l'Isola-Ilossa; plus loin, cette blancheur crayeuse qui
se confond avec la terre, c'est Ajaccio. Mais on passe trop au
large, ce qui me contrarie beaucoup, pour discerner aucun
EN MER. H
détail. On côtoie ainsi toute la journée à distance cette Corse
énergique et sauvage, aux mœurs poétiquement féroces,
aux vendettes éternelles, que le progrès rendra bientôt sem-
blable à la .banlieue de Paris, à Pantin ou à Batignolles. —
Ce serait peut-être ici le lieu de placer un morceau brillant
sur Napoléon ; mais j'aime mieux éviter ce lieu commun fa-
cile, et je me bornerai à remarquer en passant quelle in-
fluence les îles ont eue sur la destinée de ce héros presque
fabuleux déjà, et dont nous voyons se former la légende
sous nos yeux : une île lui donne naissance -, tombé, il re-
part d'une île et meurt dans une île, tué par une île; il sort
de la mer et s'y replonge. Quel mythe l'avenir bâtira-t-il là
dessus, lorsque l'histoire fugitive aura disparu pour laisser
la place au poëme éternel ? Mais l'on aperçoit les sept
moines, écueils formés de roches, ayant en effet l'apparence
de capucins encapuchonnés et rangés à la file; l'on appro-
che du passage étroit qui sépare la Corse de la Sardaigne du
côté de Bonifaccio.
Grèce qu'on connaît trop, Sardaigne qu'on ignore.
Un canai extrêmement étroit divise les deux îles, qui vi-
siblement n'ont dû en faire qu'une avant les cataclysmes di-
luviens et les soulèvements volcaniques ; on voit très-distinc-
tement la rive de chaque pays : ce sont des collines
montagneuses assez escarpées, mais sans grand caractère ;
quelques rares maisons aux murs jaunes, aux toits de tuiles,
parsèment le rivage, qui sans cela semblerait celui d'une île
déserte, car on n'y découvre aucune trace de culture; deux
ou trois barques à la voile latine voltigent comme des
mouettes d'un bord à l'autre.
Du côté de la Sardaigne, on nous fait remarquer, ce qui
est la principale curiosité de l'endroit, une agrégation bi-
zarre de roches sur le sommet d'une colline, qui dessinent
12 CONSTANTOOPLE.
très-exactement, par leurs angles et leurs sinuosités, la
forme d'un gigantesque ours blanc des mers polaires ; on
distingue, sans y mettre la moindre complaisance, comme
cela arrive souvent pour ces sortes de prodiges, l'échiné, les
pattes, la tête allongée de l'animal : le port, l'allure, la
couleur, tout y est. A mesure qu'on approche, les profils se
perdent, les formes se confondent ou se présentent sous une
incidence défavorable. L'ours redevient rocher. Le passage
est franchi. L'on suivra dans toute sa longueur la côte de
Sardaigne qui fait face à l'Italie, comme dans la journée on
a longé la côte de Corse qui regarde vers la France. Malheu-
reusement la nuit vient, et nous serons privés de ce spectacle ;
la Sardaigne passera près de nous comme un rêve dans Fom-
bre. Je ne connais rien au monde de plus contrariant que âd
traverser de nuit un site qu'on désire voir depuis longtemps.
Ces mésaventures arrivent fréquemment, maintenant que le
voyageur n'est que l'accessoire du voyage, et que l'homme
es* soumis comme un objet inerte au moyen de transport.
Au réveil, la mer déserte est d'un bleu dur faisant pa-
raître le ciel pale. Quelques marsouins jouent dans le sillage
du navire, nageant avec une rapidité qui devance la vapeur
et semble la défier; ils se poursuivent, sautent les uns par-
dessus les autres et passent dans l'écume de la proue, puis
ils restent en arrière et disparaissent après quelques ca-
brioles. — A la gauche du vaisseau, à quelque distance, se
montre un énorme poisson de couleur plombée, armée d'une
nageoire dorsale noirâtre et pointue comme un aiguillon.
Il plonge et ne reparaît plus : ce sont là, avec l'apparition
lointaine de trois ou quatre voiles poursuivant leur route
en divers sens, les seuls événements de la journée. Le temps
est assez frais; l'on hisse les voiles de foc et la misaine, qui
accélèrent notre marche de quelques nœuds. Le soir, on si-
gnale le cap Maritimo, à l'une des pointes de cette île que
EN MER. 13
les anciens nommaient Trinacria, d'après sa forme, et qui
s'appelle maintenant la Sicile. Nous passerons encore dans
l'obscurité le long de ce rivage antique et pittoresque, mais
demain nous serons à Malte de jour.
Vers les deux heures, sous une bande de nuage zébrés,
je discerne une strie un peu plus opaque, c'est l'île de Goze.
Bientôt la silhouette se découpe plus nettement. D'immenses
falaises à pic, au pied desquelles la mer bouillonne tumul-
tueusement, s'élèvent du sein des eaux, comme le sommet
d'une montagne noyée à sa base; on dit que ces grands ro-
cliers blancs peuvent se suivre du regard à plusieurs cen-
taines de pieds sous la transparence de l'azur dont ils sont
baignés, ce qui produit un effet assez effrayant pour ceux
qui les rasent dans une frêle barque, en donnant en quelque
sorte l'étiage de l'abîme. Le long de ces escarpements dres-
sés comme des murailles de forteresse, des pêcheurs suspen-
dus à une corde, à la façon des Italiens qui badigeonnent
les maisons, jettent des lignes et prennent du poisson. La
rupture d'un cordage, un nœud mal fait, les précipiterait
brisés au fond du gouffre. — Nous avançons; des ondula-
tions un peu moins abruptes permettent quelque culture :
de petites murailles de pierre, qui de loin ressemblent à des
raies tracées à l'encre sur un plan topographique, enclosent
et séparent les champs-, les nuages ont disparu, une belle
couleur chaude et mordorée revêt les terrains d'un manteau
d'or. Un tas de pains de blanc d'Espagne, sur lequel s'ar*
rondissent quelques dômes, poudroie sous un soleil aveu-
glant au haut d'une colline ou plutôt d'une montagne.
C'est Goze, la capitale de l'île. Les curiosités de Goze sont
des cavernes creusées au bord de ia mer, à l'entrée des-
quelles tourbillonnent des nuées d'oiseaux aquatiques qui y
font leur nid; un écueil où pousse une espèce de champi-
gnon particulière très-estimée, dont les chevaliers de Malte
i.
14 CONSTANTINOPLE.
s'étaient réservé le monopole, et la saline de l'Horloger, bi-
zarre phénomène hydraulique, dont voici la briève explica-
tion. Un horloger maltais, ayant eu l'idée de pratiquer des
salines du côté de Zebug, où il possédait des terres près du
rivage, fit creuser fa roche pour faire évaporer l'eau salée;
mais la mer, ayant miné en dessous, s'élança par ce puits
comme une trombe ou comme un de ces volcans d'eau de
l'Islande, à une hauteur de plus de soixante pieds, et faillit
noyer tout le pays. On boucha à grand'peine l'ouverture,
et de temps en temps le volcan marin fait des essais d'érup-
tion. — Je n'ai pas vu la saline de l'Horloger. Je raconte
simplement ce qu'on m'a dit.
Goze et Malte sont situées exactement comme la Corse et
la Sardaigne; une passe étroite les sépare, et dans les temps
primitifs elles ne devaient former aussi qu'une seule île.
L'aspect des côtes de Malte est semblable à celui des côtes de
l'île de Goze : cest ^a continuation évidente des mêmes
roches, des mêmes terrains, et les stratifications géologiques
se poursuivent d'une île à l'autre.
Le climat a beaucoup changé depuis la veille; le ciel
prend des tons d'outremer. Le souffle brûlant de l'Afrique
voisine se fait sentir. Malte produit des oranges; le figuier
d'Inde et l'aloès y prospèrent; l'on commence à apercevoir
les fortifications de la cité Valette, que signalent deux mou-
lins à vent en forme de tours avec huit ailes faisant la roue,
disposition bizarre et commune à tout l'Orient, et qui mé-
riterait que Hoguet, le Raphaël des moulins à vent, fît le
voyage tout exprès, tant les ailes, multipliées comme le&
rayons d'une roue sans jantes, ont une physionomie origi-
nale. L'eau de bleue devient verte par l'approche de la terre;
l'on double la pointe Dragut. Le bateau à vapeur fait un
demi-tour et pénètre dans le goulet du port, en passant dans
le château Saint-Elme et le fort Ricazoli.
EN MER. 15
Les fortifications, avec leurs angles précis et leurs arêtes
vives, éclairées d'une lumière splendide, se dessinent pres-
que géométralement entre le bleu foncé du ciel et le vert
cru delà mer. Les moindres détails du rivage ressortent net-
tement : à gauche s'élève une pyramide à la mémoire du
colonel Gavendish et se découpent les pointes bc la cite Vic-
torieuse et du bourg de la Sangle; à droite, s'étage en am-
phithéâtre la cité Valette; le port, qui porte le nom local de
Marsc, s'enfonce dans les terres par une échancrure bifur-
quée à son extrémité comme le fond de la mer Rouge; des
navires anglais, sardes, napolitains, grecs, de toutes nations,
sont à l'ancre à différentes distances du bord, suivant leur
tirant d'eau. Sur le quai, du côté de la cité Valette, l'on dis-
tingue des soldats anglais avec l'habit rouge et le pantalon
blanc de rigueur, et quelques haquets aux grandes roues
écarlates, rappelant les anciens corricoli de Naples; tout
cela se détachant sur des murailles d'une éclatante blan-
cheur. Sans que les positions soient les mêmes, il y a dans
ce luxe de fortifications, dans ce type britannique mêlé au
type méridional, quelque chose qui fait penser à Gibraltar;
cette idée se présente naturellement à tous ceux qui ont vu
ces deux possessions anglaises, clefs qui ouvrent ou ferment
la Méditerranée.
On nous a aperçus du rivage. Une flottille de canots se
dirige à toutes rames vers le bateau à vapeur; nous sommes
entourés, cernés, envahis, un abordage pacifique à lieu; le
pont se couvre en une minute d'une foule de canailles va-
riées piaillant, criant, hurlant, jargonnant toutes sortes de
langues et de dialectes; on se croirait à Babel le jour de la
dispersion des travailleurs. Avant de savoir à quelle nation
vous appartenez, ces drôles polyglottes essayent sur vous l'an-
glais, l'italien, le français, le grec, le turc même, jusqu'à ce
qu us aient rencontré un idiome dans lequel vous puissiez
!5 CONSTANTINOPLE
leur dire intelligiblement : « Vous m'assommez! allez-vons-
en à tous les diables ! » Les domestiques de place, les gar-
çons d'hôtel, vous poursuivent, vous harcèlent, vous assassi-
nent d'offres de service. On vous fourre des cartes dans vos
mains, dans votre gilet, dans le gousset de votre pantalon,
dans la poche de votre paletot, dans la coiffe de votre cha-
peau; les bateliers vous tiraillent à droite et à gauche, par
le bras, par le collet de l'habit, par la basque delà redingote,
au risque de vous écarteler, détail dont ils se soucient peu;
ils se querellent et se battent à travers vous, vociférant,
gesticulant, trépignant, se démenant comme des possédés;
mais, en somme, tant tués que blessés, il n'y a personne de
mort, et cette scène de tumulte peut s'appeler, comme la
pièce de Shakspeare, « beaucoup de bruit pour rien. » Le
vacarme s'apaise, les voyageurs sont distribués en plusieurs
lots, et chaque batelier s'empare de sa proie. Aux bateliers
et aux domestiques de place se joignent les marchands
de cigares, qui eh vous offrent des paquets énormes à des
prix fabuleusement minimes : il est vrai qu'ils sont exé-
crables.
Je remarquai parmi cette foule bigarrée des types assez
caractéristiques. Des têtes brunes à cheveux noirs lustrés et
roulés en courtes spirales, à bouches épaisses, à regards
étincelants, d'un type presque africain sur un fond de régu-
larité grecque, se présentaient fréquemment, et me paru-
rent appartenir en propre à la race maltaise. Ces têtes im-
plantées sur des cous nerveux et des bustes solides n'ont pas
été reproduites par la peinture, et fourniraient des modèles
nouveaux. Quant au costume, il est des plus simples: un
pantalon de toile serré aux hanches par une ceinture do
laine, une chemise bouffante, un bonnet rouge penché sur
foreille, ni bas ni souliers.
Pendant que les passagers, pressés de descendre à terre,
EN MER. t7
encombraient l'échelle, je regardais les barques ameutées au
flanc du navire comme de petits poissons autour d'une ba-
leine, et j'en notais les particularités de construction et
d'ornement. Destinées au service du port, où l'eau est ordi-
nairement tranquille, ces barques n'ont pas de gouvernail.
la proue et la poupe sont marquées par une membrure re-
levée ayant de la ressemblance avec le bec d'une gondole de
Venise auquel on n'aurait pas encore adapté cette clef de fer
dentelé qui simule un manche de violon ; à la proue s'ou-
vrent deux yeux grossièrement peints, comme aux chalou-
pes de Cadix et de Puerto; à côté de ces yeux, une main,
étendant le doigt indicateur, semble désigner la route. Est-ce
un symbole de vigilance, un préservatif contre la jettatura
et le mauvais œil? C'est ce que je ne saurais précisément
vous dire ; mais ces yeux ainsi placés donnent à ces barques
un vague aspect de poisson nageant à fleur d'eau assez
étrange. Sur le dossier de la proue sont peintes les armes
d'Angleterre, avec le lion et la licorne, leurs supports hé-
raldiques en couleurs crues et violentes, ou bien un fércce
hussard fait cabrer un cheval impossible dû à la fantaisie de
quelque peintre-vitrier. Des embarcations plus modestes se
contentent d'un simple pot de fleurs largement épanouies.
La foule diminue; j'entre dans un canot, je descends à
terre, je passe sous une porte assez obscure. Une rue en
escalier se présente à moi : je grimpe au hasard, selon mon
habitude de marcher sans guide dans les villes inconnues;
d'après certains instincts topographiques qui me trompent
rarement, et, après quelques zigzags, je débouche sur la
place du Gouvernement, juste à l'heure où allait sonner la
retraite anglaise. Cette retraite mérite une description parti-
culière: les tambours, la grosse caisse, le fifre, se rangèrent
silencieusement à un bout de la place; je n'ai aucune envie
de ieter du ridicule sur l'armée anglaise, mais je ne suis pas
18 CONSTANTINOPLE.
encore sûr que cette musique ne fût pas empruntée à quel-
que orgue de Crémone : à un signe du master, les tambours
levèrent leurs baguettes, la grosse caisse son tampon, le
iifre son turlutu, mais avec un mouvement si sec, si méca-
nique, si régulièrement pareil, qu'il semblait proîluit par
des ressorts et non par des muscles. Huit jambes de panta-
lons blancs se relevèrent et retombèrent sur un pas géomé-
trique, et un sauvage ouragan de discordances se déchaîna.
La grosse caisse grognait comme un ours en colère, les
tambours sonnaient le fêlé, et le fifre, grimpé à des hauteurs
impossibles, battait des trilles extravagants; mais les musi-
ciens, malgré toute cette furie, n'en gardaient pas moins
des figures immobiles, inertes, glacées, sur lesquelles la
brise du midi n'avait pu fondre le givre du nord. Arrivés à
l'autre extrémité de la place, ils se retournèrent brusque-
ment et refirent le même chemin en émettant le même cha-
rivari. — Vous avez sans doute vu de ces jouets d'Allemagne
pourvus d'une manivelle qui agace un fil de laiton avec un
tuyau de plume et fait sortir d'une guérite un soldat prus-
sien au son d'une aigre petite musique; le soldat s'avance
par une coulisse jusqu'au bout de la boîte, fait volte-face et
revient à son point de départ. Grandissez et multipliez œ
jouet d'Allemagne, et vous aurez l'idée la plus exacte de la
retraite anglaise. Je n'aurais jamais cru que l'homme pût
arriver à singer si parfaitement le bois peint. C'est un beau
triomphe pour la discipline.
En redescendant vers la mer, je vois flamboyer un reflet de
cierges à travers la porte d'une église. J'entre. Des tentures
de damas rouge galonné d'or enveloppent les piliers. Sur
l'autel tout plaqué d'argent scintillent des soleils de fili-
grane et de strass. Quelques lampes répandent un mystérieux
demi-jour dans les chapelles latérales. Devant une Madone
grillée sont pendus des ex vvto en cire et en argent; des ta-
EN MEB t9
bleaux farouches, à la manière de l'Espagnolet ou du Cara-
vage, se discernent vaguement à la lueur des bougies; il me
semble être dans une église d'Espagne, en plein catholicisme
convaincu et fervent.
De petits garçons, accroupis par file sur des bancs de bois,
psalmodient gutturalement un cantique dont un vieux prêtre
leur donne le ton. — Je me retire plus édifié de l'intention
que de la musique. La nuit est tombée tout à lait. Des fa-
naux brillent aux angles âas rues devant les images des
madones et des saints. Les basiques de marchands de co-
mestibles et de rafraîchissements sont éclairées par des veil-
leuses qui chatoient parmi la verdure des étalages comme
des vers luisants sous l'herbe. Des femmes encapuchonnées
de la faldette montent et descendent les escaliers des rues,
rasant mystérieusement les murailles, chauves-souris du cré-
puscule d'amour. — Je crois, Dieu me pardonne, que je
viens d'entendre frissonner les plaques de cuivre d'un tam-
bour de basque ; une main exercée tape sur le ventre d'une
guitare en effleurant les cordes du pouce. — Suis-je à Malte
(possession anglaise), ou à Grenade, dans l'Antequerula? Il
y avait longtemps que je n'avais entendu racler le jambon
en pleine rue, et je commençais à croire, malgré les souve-
nirs de mes trois voyages d'Espagne, que la chose n'avait
lieu que dans les vignettes de romances. Cela m'a rajeuni le
cœur de quelques années, et je remonte dans ma barque
pour regagner le Léonidas, fredonnant le moins faux qu'il
m'est possible le motif que je viens d'entendre. Demain, je
reviendrai voir, à la pure lumière du jour, ce que j'ai dé-
mêlé dans l'ombre du soir, et je tâcherai de vous donner
une idée de la cité Valette, ce siège de l'ordre de Malte, qui
a joué un rôle si brillant dans l'histoire, et qui s'est éteint,
comme toutes les institutions qui n'ont plus de but, quel-
que glorieux qu'ait été leur passé.
MALTE
J'ai retrouvé, à Malte, cette belle lumière d'Espagne drrt
l'Italie même, avec son ciel si vanté, n'offre qu'un pâle re-
flet. Il y fait véritablement clair, et ce n'est pas là un de ces
crépuscules plus ou moins blafards qu'on décore du nom de
jour dans les climats septentrionaux. Le canot me dépose sur
le quai, et j'entre dans la cité Valette par la porte Lascaris,
Lascaris-gate, comme ledit l'inscription écrite au-dessus de
l'arcade. Ce nom grec et ce mot anglais, soudés par un trait
d'union, font un effet bizarre. Toute la destinée de Malte est
dans ces deux mots; 9011s la voûte, au passage comme à la
porte du Jugement à Grenade, il y a une chapelle à la
Vierge, grillée, au fond de laquelle tremblote une veil-
leuse, et dont le seuil est obstrué de mendiants. <;ui, pour la
beauté du haillon, ne seraient pas déplacés parmi des gueux
de l'Àlbaycin; les pays chauds dorent les guenilles et les
roussissent à souhait pour la palette des peintres. Par cette
MALTE. 51
porte, va et vient une foule bigarrée et cosmopolite; des
Tunisiens, des Arabes, des Grecs, des Turcs, des Smyrniotcs,
des Levantins de toutes les échelles dans leur costume na-
tionnl, sans compter les Maltais, les Anglais et les Européens
de différents pays.
Je me rappelle un grand nègre enveloppé, pour tout vê-
tement, d'une couverture de laine où il se drapait majes-
tueusement, coudoyant une jeune femme anglaise d'une
mise aussi correcte et aussi strictement britannique que si
elle eût foulé le gazon vert d'tlyde-Park ou le trottoir de
Piccadilly; il avait l'air si tranquille, si sûr de lui-même
dans sa loque pouilleuse, qu'à coup sûr il n'aurait pas voulu
la changer contre le frac tout neuf d'un dandy du boule-
vard de Gand. Les Orientaux, même des classes inférieures,
ont une dignité naturelle surprenante; il passait là des
Turcs dont toute la défroque ne valait pas un aspre et qu'on
eût pris pour des princes déguisés. Cette aristocratie leur
vient de leur religion, qui leur fait regarder les autres hom-
mes comme des chiens: des haquets peints en rouge fen-
daient la foule, se croisant avec des voitures bizarres dont
les roues sont rejetées très-loin de la caisse toute portée en
avant, et qui rappellent un peu, pour la disposition du train,
les équipages de Louis XIV dans les paysages de Van der
Meulen. Je crois ce genre de voiture particulier à Malte, car
je n'en ai pas vu ailleurs. Leur circulation est, du reste,
restreinte à quelques rues principales, les autres étant tail-
lées en escaliers ou en rampes abruptes.
En dedans de la porte de Lascaris se trouve un marché
très-vivant, très-animé, sous des tentes et des baraques avec
chapelets d'oignons, sacs de pois chiches, monceaux de to-
mates et de concombres, paquets de piments, corbeilles de
fruits rouges, et toutes sortes de comestibles pleins de cou-
leur locale, pittoresquement étalés. Une belle fontaine à
Î3 CONSTANTINOPLE
bossin de marbre surmonté d'un grand Neptune de bronze^
s'appuyantsur un trident dans une pose cavalière, et rococo,
produit un effet charmant au milieu de ces boutiques. —
Parmi les cafés, les cabarets, les gargotes, Ton rencontre
çà et là une taverne anglaise, placardée de sa pancarte de
porter simple et double, d'old scotish-ale, d'East India pale
béer, de gin, de wisky, de brandwine et autres mixtures
vitriol iques à l'usage des sujets de la Grande-Bretagne, qui
contraste bizarrement avec les limonades, les sirops de ce-
rises et les boissons glacées des vendeurs de sorbets en plein
vent. Les policemen, armés d'un court bâton aux armes
d'Angleterre, comme ceux de Londres, parcourent d'un
pas réglé cette foule méridionale, et y font régner l'ordre.
Rien n'est plus sage, sans doute ; mais ces hommes graves,
froids, convenables dans toute la force du mot, impassibles
représentants de la loi, font un singulier effet entre ce ciel
lumineux et cette terre ardente. Leur profil semble fait
expressément pour se découper sur les brouillards d'High-
Holborn et de Temple-Bar.
La cité Valette, fondée en 1566 par le grand maître dont
elle porte le nom, est la capitale de Malte; la cité de la San-
gle, la cité Victorieuse, qui occupent deux pointes de terre de
l'autre côté du port de la Marse, avec les faubourgs la Floriana
et la Burmola, complètent la ville, entourée de bastions, de
remparts, de contrescarpes, de forts nt de fortins à rendre
tout siège impossible. A chaque pas qu'on fait, on se trouve
face à face avec un canon lorsqu'on suit une des rues qui
circonscrivent la ville, comme la Strada-Levante ou la Strada-
Ponente. Gibraltar lui-même n'est pas plus hérissé de bou-
chesàfeu. L'inconvénient de ces ouvrages multiplié* est qu'ils
embrassent un très-grand rayon et qu'il faudrait, pour les
défendre en cas d'attaque, une garnison nombreuse, toujours
difficile à entretenir et à renouveler loin de la mère patrie*
MALTE. 23
Du haut de ces remparts on découvre, à perte de vue, la
mer bleue et transparente, gaufrée de moires par la brise et
piquée de voiles blanches. Des sentinelles rouges montent la
ganle de distance en distance ; l'ardeur du soleil est si forte
sur ce* glacis, qu'une toile, tendue par un châssis et tour-
nant sur un piquet, fait de l'ombre aux soldats, qui, srns
cette précaution, rôtiraient sur place.
En montant vers la seconde porte, on trouve une église
de style jésuite et rococo, dans le goût des églises de Ma-
drid, qui n'offre rien de curieux à l'intérieur. Cette porte,
où l'on arrive par un pont-levis, est surmontée du blason
triomphal d'Angleterre, et son fossé, transformé en jardin,
est obstrué d'une luxuriante végétation méridionale d'un
vert métallique et vernissé : limons, orangers, figuiers,
myrtes, cyprès, plantés pêle-mêle dans un désordre touffu
et charmant. Au-dessus de l'enceinte, dépassant les terrasses
des maisons, s'ouvrent sur le bleu du ciel une suite d'ar-
cades blanches encadrant la promenade de la piazza Regina,
située au haut de la ville, et d'où l'on jouit d'une vue ma-
gnifique.
La cité Valette, quoique bâtie sur un plan régulier et
pour ainsi dire tout d'un bloc, n'en est pas moins pittores-
que. La déclivité extrême du terrain compense ce que le
tracé exact des rues pourrait avoir de monotone, et la ville
escalade par des paliers et des degrés la colline, qu'elle re-
couvre en amphithéâtre. Les maisons, très-hautes, comme
celles de Cadix, pour jouir de la vue de la mer, se terminent
en terrasses de pouzzolane. Elles sont toutes en pierre blan-
che de Malte, une sorte de tuf très- fa ci le u tailler, et avec
lequel on ocut, sans grands frais, se livrei à des caprices de
sculpture et d'ornementation. Ces maisons rectilignes por-
tent admirablement et ont un air de grandeur et de force
qu'elles doivent à l'absence de toits, de corniches et d'atn-
?4 CONSTANTINOPLE.
que. Elles tranchent nettement en équerre sur l'&zur du
ciel, que leur blancheur fait paraître plus intense; mais ce
qui leur donne un caractère original, ce sont les balcons en
saillie, appliqués sur leurs façades comme des moucharabys
arabes ou des miradores espagnols. Ces cages vitrées, garnies
de fleurs et d'arbustes, et qui ressemblent à des serres pro-
jetées hors de la maison, portent sur des consoles et
des modillons en volutes, en créneaux denticulés, en feuil-
lages tordus, en chimères ornementales de la fantaisie la
plus variée.
Les balcons rompent heureusement îes lignes des façades,
et, vus du bout de la rue, présentent les plus heureux pro-
SL-»; les ombres qu'ils découpent par leurs fortes saillies
tranchent à propos sur le ton clair des façades. Les brin-
dilles des pois d'Alger, les étoiles rouges du géranium, les
fleurs de porcelaine des plantes grasses, qui débordent de
leurs vitrines ouvertes, égayent de leurs vives couleurs le
bleu et le blanc, ton local du tableau. C'est dans ces mi-
radores que les femmes de la classe aisée de Malte passent
leur vie, guettant le moindre souffle de la brise de mer, ou
affaissées sous les énervantes influences du sirocco. On aper-
çoit de la rue leur bras blanc accoudé, et l'on voit briller le
coin de leur noire prunelle, ce qui vous distrait agréable-
ment de vos contemplations architecturales. — Les Maltai-
ses, chose rare parmi les femmes qui se laissent diriger dans
leur toilette plutôt par la mode que par le goût, ont eu le
bon esprit de conserver leur costume national, du moins
dans la rue. Ce vêtement, appelé faldetta, consiste en une
espèce de jupon d'une coupe particulière et dont on s'enca-
puchonne en élargissant ou en rétrécissant l'ouverture,
maintenue par une petite baguette de baleine, selon que
Ton veut plus ou moins laisser voir son visage.
La faldctia est uniformément noire comme un domino.
MALTE. 25
dont elle a tous les avantages, plus une grâce refusée aux
informes sacs de satin qui gazouillent en carnaval au foyer
de l'Opéra; on cache une joue et un œil du côté de la per-
sonne dont on veut ne pas être vu, on rejette la faldetta en
arrière ou on la remonte jusque sur le nez, suivant les cir-
constances. C'est le bal masqué transporté en pleine rue.
Sous ce capuchon de taffetas noir, assez semblable aux thé-
rèses de nos grand'mères, on porte habituellement une robe
rose ou lilas à grands volants. Autant que j'en ai pu juger
lorsqu'un souffle propice faisait voltiger le voile mystérieux,
les Maltaises se rapprochent du type oriental par leur grand
œil arabe, leur teint pâle et leur nez généralement aquilin.
Gomme je n1ai pas vu un visage complet, mais la prunelle
de celui-ci, le nez de celui-là, la joue de tel autre, et pas un
seul menton (excepté aux fenêtres, en raccourci plafonnant),
car la faldetta les recouvre, je ne porte pas un jugement
définitif, et je livre mon observation pour ce qu'elle vaut.
Les Guides du Voyageur et les ouvrages spéciaux de géo-
graphie prétendent que les Maltaises ont l'humeur coquette
et le cœur faible. Je ne suis pas un don Juan assez transcen-
dental pour m'être assuré par moi-même de la vérité de
cette assertion dans un séjour de quelques heures; mais les
maisons ont deux ou trois étages de miradores, les femmes
portent uniformément sur la tête un jupon qui est l'équiva-
lent de l'ancien masque vénitien et de la mantille espagnole
actuelle, le sirocco souffle trois jours sur quatre, il fait ordi-
nairement vingt-huit degrés de chaleur, on joue de \a gui-
tare dans les rues, le soir, et les offices sont très-suivis. Il
est d'ailleurs bien difficile d'être puritainement glacial en-
tre la Sicile et l'Afrique. Cette facilité de mœurs est attri-
buée, toujours par les mêmes livres sérieux, à la corruption
des chevaliers de Malte ; mais les pauvres chevaliers dorment
depuis maintes années sous leurs tombes de mosaïque, dans
26 CONSTANTINOPLE.
l'église de Saint-Jean, et la faute, si faute il y a, est tout en-
tière au soleil. Tout ce que je puis dire, c'est qu'elles m'ont
paru très- piquantes ainsi fagotées et mettant le nez à la fe-
nêtre par l'ouverture de cette jupe.
En courant au hasard, je rencontre des coins de rue char-
mants et qui feraient le honheur d'un aquarelliste. Les bal-
cons enveloppent l'angle et forment plusieurs *:tages de
tourelles ou de galeries, suivant leur dimension. Une ma-
done ou un saint de grandeur naturelle, la tète sous un
baldaquin de pierre, les pieds sur un énorme socle en gaîne
à volutes tirebouchonnées, se présentent inopinément à l'a-
doration des personnes pieuses et au crayon des faiseurs de
croquis; de grandes lanternes, soutenues par des potences
de serrurerie compliquée,, éclairent ces dévotes images et
fournissent de jolis motifs de dessin. Je ne m'attendais pas à
trouver des carrefours si catholiques dans la Malte anglaise.
Au bas de la plupart de ces statues sont écrites, sur des car-
touches contournés, des inscriptions du genre de celle-ci :
« Mgr Fernando Mattei, évêque de Malte, ou Son Excellence
révérendissime don F. Saverio, accorde quarante jours d'in-
dulgence à tous ceux qui diront un Pater, un Ave et un
Gloria devant les images de la très-sainte Vierge ou de saint
François Borgia, posées là par leurs soins.-» Puisque j'ai
parlé de sculpture sacrée, je placerai ici un détail assez
bizarre que j'ai remarqué sur le portail d'une église.
Ce sont des têtes de mort cravatées d'ailes de papillon.
Cet hiéroglyphe, funèbrement pomp^.dour, de la brièveté de
la vie m'a paru associer d'une façoi neuve les emblèmes du
boudoir aux ornements de la tombe. On ne saurait être plus
galamment sépulcral, et l'idée a dû être caressée par uî.
joli petit abbé de cour. Si le sens de ce rébus funèbre a été
clair pour moi, il n'en a pas été de même d'un petit bas-
relief que j'ai vu au-dessus de la porte de plusieurs maisons,
MALTE. 27
et qui représente, avec de légères variantes, une femme nue
plongée dans les flammes jusqu'à la ceinture, et levant les
bras au ciel. Une banderole porte ce mot gravé : Valletta.
Un Maltais, que je consulte, m'explique que la rente des
maisons ainsi désignées revient à la confrérie des âmes du
Purgatoire après la mort de leurs propriétaires, pour lesquels
on dit des prières et des messes. Cette femme nue symbolise
rime.
Le palais des grands maîtres, aujourd'hui palais du gou-
vernement, n'a rien de bien remarquable comme architec-
ture. Sa date est récente, et il ne répond pas à l'idée qu'on
se fait de la demeure des Villiers de l'Ile-Adam, des Lavalette
et de leurs successeurs. Cependant il a une prestance asse2
monumentale et produit un bel effet sur cette grande place,
dont il occupe un des pans. Deux portes à colonnes rusti-
ques rompent l'uniformité de cette longue façade; un im-
mense miradore, faisant galerie intérieure, et porté par de
fortes consoles sculptées, circule à la hauteur du premier
étage à peu près, et donne à l'édifice le cachet de Malte. Ce
détail tout local relève ce que cette architecture pourrait
avoir de plat. Ce palais, vulgaire dans sa magnificence, de-
vient ainsi original. — L'intérieur, que j'ai visité, offre une
suite de vastes salles et de galeries renfermant des peintures
représentant des batailles de terre et de mer, des sièges, des
abordages de galères turques et de galères de la Religion
(c'est ainsi que l'on appelle collectivement l'ordre de Saint-
Jean), de Matteo da Lecce. — Il y a aussi des tableaux de
Trevisan, de l'Espagnolet, du Guide, duCalabrése et de Mi-
chel-Ange de Carravage.
Le cicérone vous fait promener dans de grands apparte-
ments aux planchers couverts de nattes fines, aux colonnes
de stuc ou de marbre, aux tapisseries de haute lisse d'après
Martin de Voos ou Jouvenet, aux nlafonds de bois losange*
28 CONSTANTINOPLE.
ou quadrillés, accommodés, avec plus ou moins de goût, à
la destination actuelle : les blasons et les portraits des grands
maîtres rappellent çà et là les anciens habitants de ce palais
chevaleresque, devenu résidence anglaise; j'ai été surpris de
trouver là un portrait de Lawrence, un Georges III ou IV,
tout de satin blanc et d'écarlate, faisant face à un Louis XVI
assez bien peint, quoique moins miroité de reflets nacrés
que le monarque anglais. Une des plus énormes salles, lors-
que je passai à Malte, était disposée en salie de bal, et à
Tune des colonnes pendait la carte imprimée des valses, des
polkas et des quadrilles; ce détail, bien naturel pourtant,
nous fit sourire ; il égayerait les ombres des jeunes cheva-
liers s'il leur plaisait de revenir la nuit dans leur ancienne
demeure : les vieux rébarbatifs s'en offenseraient seuls, car
ces moines soldats menaient assez joyeuse vie, et leurs au-
berges ressemblaient plus à des casernes qu'à des monastè-
res. Le trône d'Angleterre, avec son dais, ses armoiries et
ses lambrequins, s'élève orgueilleusement à la place du fau-
teuil qu'occupait le grand maître de l'ordre, et les portraits
en lithographie coloriée de la nombreuse progéniture du
prince Albert et de la reine Victoria, ainsi que cela doit être
chez tout loyal sujet, sont appendus aux murailles étonnées
de cet asile du célibat.
J'aurais désiré visiter le musée des armures, toucher ces
casques rayés par les lames de Damas, ces cuirasses bosselées
par la pierre des catapultes, et sous lesquelles ont battu tant
de nobles cœurs: ces boucliers blasonnés de la croix de l'or-
dre, et où s'implantaient en tremblant les flèches sarrasines ;
mais, après une heure d'attente et de recherche, on me dit
que le gardien était allé à la campagne 3Î avait emporté les
clefs avec lui. A cette réponse superbe, je me crus encore en
Espagne, où, assis devant la porte d'un monument quelcon-
que, j'attendais que le concierge eût fini 5a sieste et voulût
MAtTE. 29
bien m'ouvrir. Il fallut donc renoncer à voir ces héroïques
ferrailles et diriger ma course ailleurs.
Pour en finir avec les chevaliers, je me dirigeai vers l'é-
glise Saint-Jean, qui est comme le Panthéon de Tordre. La
façade, à fronton triangulaire, flanquée de deux tours ter-
minées par des clochetons de pierre, n'ayant pour tout or-
nement que quatre piliers couplés et superposés, et percée
d'une fenêtre et d'une porte sans sculpture et sans arabes-
que, ne prépare pas le voyageur aux magnificences du de-
dans. La première chose qui arrête la vue, c'est une immense
voûte peinte à fresque qui tient toute la longueur de la nef;
cette fresque, malheureusement détériorée par le temps, ou
plutôt par la mauvaise qualité de l'enduit, est de Manias
Preti, dit le Calabrèse, un de ces grands maîtres secondaires
qui, s'ils ont moins de génie, ont quelquefois plus de talent
que les princes de l'art. Ce qu'il y a de science, d'habileté,
d'esprit , d'abondance et de ressources dans cette colos-
sale peinture, dont on parle à peine, est vraiment inimagi-
nable.
Chaque division de 1&. voûte renferme un sujet de la vie
de saint Jean, à qui Téglne est dédiée, et qui était le patron
de Tordre. Ces divisions sont soutenues, à leurs retombées,
par des groupes de captifs, Sarrasins, Turcs, chrétiens ou
autres, demi-nus ou couverts de quelque reste d'armure
brisée, dans des poses humiliées et contraintes, espèces de
cariatides barbares bien appropriées au sujet. Toute cette
partie de la fresque est pleine de caractère et de ragoût, et
brille par une force de couleur rare dans ce genre de pein-
ture. Ces tons solides font valoir les tons légers de la voûte,
et font fuir les ciels à une grande profondeur. Je ne connais
d'aussi grande machine que le plafond de Fumiani, dans
l'église de Saint-Tantaléon, à Venise, représentant la vie,
le martyre et l'apothéose du saint de ce nom. Mais le goût
50 CONSTANTINOPLE.
de la décadence se fait moins sentir dans l'œuvre du Cala-
brais que dans celle du Vénitien. Si l'on veut connaître à
fond rélève du Guerchin, c'est à Malte, à l'église Saint-Jean,
qu'il faut venir. En récompense de cette œuvre gigantesque,
Mattias Preti eut l'honneur d'être reçu chevalier de Tordre,
comme le Carovage.
Le pavé de l'église se compose de quatre cents tombes de
chevaliers, incrustées de jaspe, de porphyre, de vert antique,
de brèches de toutes couleurs, qui doivent former la plus
spïendide mosaïque funèbre; je dis doivent, car, au moment
de ma visite, elles étaient recouvertes par ces immenses nat-
tes de sparterie dont on tapisse les églises méridionales;
usage qui s'explique par l'absence de chaises et l'habitude
de s'agenouiller par terre pour faire ses dévotions. Je le re-
grettai vivement; mais les chapelles et la crypte contiennent
assez de richesses sépulcrales pour vous dédommager. Ces
ehapelles, extrêmement ornées d'arabesque, de volutes, de
rinceaux et de ramages de sculpture entremêlés de croix,
de blasons, de fleurs de lis, le tout doré en or de ducat, sur-
prennent par leurs richesses ceux qui ne connaissent que
les églises de France, d'une nudité si sévère et d'une mé-
lancolie si romantique. Cette profusion d'ornements, ces
dorures, ces marbres variés, semblent à des Français conve-
nir plutôt à la décoration d'un palais ou d'une salle de bal,
car notre catholicisme est un peu protestant.
Le tombeau de Nicolas Cotoner, un des grands maîtres
qui ont le plus contribué à la splendeur de l'ordre, et qui
ont dépensé leur fortune particulière à doter Malte de mo-
numents utiles ou luxueux, n'est pas d'un très-bon goût,
mais il est riche et composé de matières précieuses. Il con-
siste en une pyramide appliquée au mur, que surmonte une
boule croisetée qu'accompagnent une Renommée sonnant
de la trompette et un petit génie tenant le blason des Cota-
MALTE. 51
rïrr. Le buste du grand maître occupe le bas de la pyra-
mide au centre d'un trophée de casques, de canons, de mor-
tiers, de drapeaux, de boucliers, de haches d'abordage et
de piques. Deux esclaves agenouilles, les bras lies derrière
le dos, et donl l'un se retourne avec un air de révolte, sup-
portent la plinthe et forment le piédestal. J'ai décrit ce tom-
beau en détail, car il est comme le type des autres, où res
emblèmes de la foi se mêlent aux symboles de la guerre,
comme il convient à un ordre à la fois militaire et reli-
gieux. Il faut jeter aussi un coup d'œil sur le mausolée du
grand maître Rohan, très-magnifique et très-coquet, et
sur celui de don Ramon de Perillas, grand maître espagnol,
dont les armes parlantes sont entremêlées de croix et de
poires.
J'ai regardé toutes ces tombes sans autre impression que
la tristesse respectueuse que donne toujours à un être vivant
et pensant la pierre derrière laquelle est caché un être qui
a vécu et pensé comme lui. Mais quelle n'a pas été mon
émotion en rencontrant au détour d'une arcade un marbre
signé Pradier, avec cescaractères demi-grecs, demi-français,
et ce sigma hétéroclite auquel il voulait à toute force donner
la valeur d'un epsilon! Les dernières lignes que j'avais écri-
tes en France, deux heures avant mon départ, déploraient la
mort subite de cet artiste aimé, qui pouvait encore faire tant
de chefs-d'œuvre. Je retrouvais inopinément à Malte une
de ses statues les plus gracieusement mélancoliques, où il
avait su conserver dans la mort tout le charme de la jeu-
nesse, celle de l'infortuné comte de Beaujolais, que l'on a
tant admirée au Salon, il y a une dizaine d'années. Le mort
récent m'était rappelé par un tombeau déjà ancien, si les
tombeaux ont un âge et si la pyramide de Ghéops est plus
vieille que la fosse fermée d'hier au Père-Lachaise. Heureux
cependant celui qui lègue son nom à la plus dure matière
52 CONSTANTINOPLE.
qui soit, et s'assure par de belles œuvres l'immortalité re-
lative dont l'homme peut disposer!
Une chapelle souterraine, assez négligée, renferme les
sépultures de Villiers de l'Ile-Adam, de la Valette et d'autres
grands maîtres couchés dans leurs armures sur descippes
armoriées, soutenues par des lions, des oiseaux et des chi-
mères; les uns en bronze, les autres en marbre ou en quel-
que autre matière précieuse. Cette crypte n'a rien de mys-
térieux ni de funèbre. La lumière des pays chauds est trop
vive pour se prêter aux effets de clair-obscur des cathédrales
gothiques.
Avant de quitter l'église, n'oublions pas de mentionner
un groupe de Saint Jean baptisant le Christ, du sculpteur
maltais Gaffan, placé sur le maître-autel, plein de talent,
quoique un peu maniéré, et un tableau d'une férocité su-
perbe, de Michel-Ange de Garravage, ayant pour sujet la dé-
collation du même saint. A travers la poussière de l'aban-
don et la fumée du temps, on démêle des morceaux d'un
réalisme surprenant, des cambrures truculentes et un faire
d'une énergie extraordinaire.
L'heure s'avance, et le bateau à vapeur n'attend pas les
retardataires. Parcourons encore une fois la rue de Saint-
Jean et de Sainte-Ursule la pittoresque, avec leurs paliers
étages, leurs balcons saillants, les boutiques qui les bor-
dent, la foule qui monte et descend perpétuellement leurs
escaliers, la Strada-Stretta, qui avait autrefois le privilège
de servir de terrain aux duellistes de l'ordre, sans qu'on
pût les inquiéter; jetons un coup d'œil, du haut des rem-
parts, sur cette campagne fauve, divisée par des murs de
pierre, sans ombre et sans végétation, dévorée par un âpre
soleil ; regardons la mer du haut de la piazza Régina, émail-
lée de tombeaux anglais; traversons en canot la Marse, par-
courons la grande rue de la Sangle, et remontons à bord
MALTE. 33
avec le regret de ne pouvoir emporter une paire de ces jolis
vases en pierre de Malte, que les habitants taillent au cou-
teau de la façon la plus ingénieuse et la plus élégante.
Il est quatre heures et demie, et le bateau lève l'ancre à
cinq heures. — Un divertissement tout à fait local nous est
réservé comme bouquet de notre trop court séjour à Malte.
De petites barques nous entourent chargées de gamins tout
dus. Les Maltais nagent comme les canards au sortir de
l'œuf, et sont excellents plongeurs. — On jetait du haut du
bord une pièce d'argent à la mer; l'eau est si limpide dans
le port, qu'on la voyait descendre jusqu'à une vingtaine de
pieos de profondeur. Les gamins guettaient la chute de la
monnaie, plongeaient aussitôt après elle et la rattrapaient
trois fois sur quatre, exercice non moins favorable à leur
santé qu'à leur bourse. Vous m'excuserez de ne pas vous
parler des catacombes, de la colline Bengemma, des restes
du temple d'Hercule, de la grotte de Galypso, car les savants
prétendent que Malte est l'Ogygie d'Homère; je n'ai pas eu
le temps de les voir, et ce n'est pas la peine de copier ce que
d'autres en ont dit.
Demain, dans la matinée, mrcs apercevrons les rivages
de Grèce. Je ne suis pas un classique forcené, tant s'en faut,
cependant cette idée me trouble. On éprouve toujours quel-
que appréhension à voir se- formuler dans la réalité un©
terre entrevue dès l'enfance & travers la brume des rêveî
poétiques.
III
& ï II A
Demain, dans la journée, nous serons en vue du cap Mata-
pan, nom barbare qui cache l'harmonie de l'ancien nom,
comme une couche de chaux empâte une fine sculpture. Le
cap Ténare est l'extrême pointe de cette feuille de mûrier
aux profondes découpures étalée sur la mer qu'on nomme
aujourd'hui la Morée et qui s'appelait autrefois le Péloponèse.
Tous les passagers étaient debout sur le pont, regardant à
i'horizon, dans le sens indiqué, trois ou quatre heures avant
qu'il fût possible de rien distinguer. Ce nom magique de
Grèce fait travailler les imaginations les plus inertes; les
bourgeois les plus étrangers aux idées d'art s'emeuvent euï,--
memes et se ressouviennent du dictionnaire de Chompré. —
Enfin, une ligne violette se dessina faiblement au-dessus des
Ilots : — c'était la Grèce; une montagne sortit sa hanche de
l'eau, comme une nymphe qui se repose sur le sable après le
bain, belle, pure, élégante, digne de cette terre sculpturale.
SYRA. 35
t Quelle est cette montagne? demandai-je au capitaine. —
Le Taygète, » me répondit-il avec bonhomie, comme s'il
eût dit Montmartre. A ce nom de Taygète, un fragment de
vers des Georgiques me jaillit instantanément de la mé-
moire :
Virgimbus bacchata Lacaenis
Taygeta !
et se mit à voltiger sur mes ïevres comme un refrain mono-
tone, mais qui suffisait à ma pensée. Que peut-on dire de
mieux à une montagne grecque qu'un vers de Virgile? —
(uoiqu'on fût au milieu du mois de juin et qu'il fit assez
'haud, le sommet de la montagne était argenté de lames de
leige, et je songeais aux pieds roses de ces belles filles de
^aconie qui parcouraient en bacchantes le Taygète, et lais-
saient leur empreinte charmante s«ir les sentiers blancs !
Le cap Matapan s'avance entre deux golfes profonds, qu'il
livise de son arête : le golfe de Conn et celui de Kolokythia;
r/est une pointe de terre aride et décharnée, comme toutes
les côtes de Grèce. Quand on Ta dépassé, on vous montre,
;ur la droite, un bloc de rochers fauves, fendillés de séche-
resse, calcinés de chaleur, sans l'apparence de verdure ou
lême de terre végétale : c'est Cerigo, l'ancienne Cythère,
l'île des myrtes et des roses, le séjour aimé de Vénus, dont
le nom résume les rêves de volupté. Qu'eût dit Watteau avec
son embarquement pour Cythère tout bleu et tout rose, eu
face de cet âpre rivage de roche effritée, découpant ses con-
tours sévères sous un soleil sans ombre et pouvant offrir uno
caverne à la pénitence des anachorètes, mais non un hoeaga
aux caresses des amants : Gérard de Nerval a du moins eu
l'agrément de voir sur la rive de Cythère un pendu enve-
loppé de toile cirée, ce qui prouve une justice soigneuse et
confortable. Le Léonidas passait trop loin de terre pour que
36 CONSTANTINOPLE.
ses passagers pussent jouir d'un détail si gracieux, quand
même toutes les potences de l'île eussent été garnies en ce
moment.
Les anciens ont-ils menti et supposé des sites ravissants là
où n'existent maintenant qu'un îlot pierreux et qu'une
terre pelée? Il est difficile de croire que leurs descriptions,
dont il était facile alors de vérifier l'exactitude, soient de
pure fantaisie. Sans doute, ce sol fatigué par l'activité hu-
maine s'est épuisé à la longue ; il est mort avec la civilisation
qu'il supportait, exténué de chefs-d'œuvre, de génie et
d'héroïsme. Ce que nous en voyons n'est plus que son sque-
lette : la peau, les muscles, tout est tombé en poussière.
Quand l'âme se retire d'un pays, il meurt comme un corps,
— autrement, comment expliquer une différence si com-
plète et si générale, car ce que je viens de dire peut s'ap-
pliquer à presque toute la Grèce; cependant, ces côtes,
quelque désolées qu'elles soient, ont encore de belles lignes
et de pures couleurs.
On passe entre Cerigo et Servi, autre île de pierre ponce,
et l'on double le cap Malia ou Saint-Ange, et l'on débusque
dans l'archipel ; l'horizon se peuple de voiles, les bricks,
les goélettes, les caravelles, les argosils, sillonnent l'eau
bleue dans tous les sens; il fait un temps admirable; ni
roulis ni tangage. Une faible brise gonfle légèrement notre
misaine et aide un peu nos roues, qui fouettent de leurs
palettes une mer unie comme la glace, où devraient nager
les cortèges mythologiques d'Amphitrite et de Galatée, et
que ne rident pas môme les sauts des marsouins, ces tritons
de l'histoire naturelle, qui, à distance, peuvent produire
l'illusion de dieux marins. La terre a fui et ne se montre
plus que comme un brouillard au bord du ciel ; puisqu'il
n'y a rien à voir au loin, examinons un peu les nouveaux
hôtes embarqués à Malte.
SVRÀ. 5?
Ce sont des Levantins accroupis ou couchés sur leur tapis
à l'avant du bateau, près du cabas renfermant leurs provi-
sions et du matelas roulé sur lequel ils s'étendent la nuit.—
Un Levantin en voyage emporte toujours trois choses : son
tapis, son ehibouck et son matelas. L'un d'eux, assez âgé,
est vêtu d'une pelisse pistache passée de couleur, historiée
dans le dos d'une arabesque d'or, quoique le reste de son
costume soit fort simple et même un peu déguenillé. Il a
avec lui un jeune enfant aux yeux noirs très-vifs et très-
intelligents. — Deux ou trois Grecs ont établi leur installa-
tion non loin du Levantin. Ils portent la fustanelle et une
veste blanche agrémentée assez élégante; mais, chose horri-
ble à dire et plus horrible encore à contempler, ces nobles
Hellènes étaient coiffés de bonnets de coton comme des Bas-
Normands! — 0 Grèce! terre classique! ton intention était-
elle de me navrer le cœur et de me faire perdre ma der-
nière illusion en m'apparaissant sous la figure de deux de
tes fils mitres du casque à mèche bourgeois! Il est vrai que
ces bonnets de coton, vus de près, offraient quelques passe-
menteries de fil qui en mitigeaient un peu la triviale lai-
deur, et qu'on peut alléguer que Paris séduisit Hélène casqué
d'un bonnet phrygien, qui n'est autre chose qu'un bonnet
de coton teint de pourpre.
Sur le tillac, Vivier, le célèbre cor dont la spirituelle
bizarrerie égale le talent, et que le bateau à vapeur d'Italie
nous avait amené, racontait, au milieu d'un cercle d'audi-
teurs charmés, la prodigieuse histoire de Mastoc Riffardini
et de son lieutenant Pietro, et une belle jeune fille aux yeux
bleus, se -rendant à Athènes avec son père, s'allongeait pa-
resseusement sur un canapé et laissait errer son regard dans
la sérénité deTair, tout en souriant vaguement de l'histoire.
D'après l'assurance du capitaine qu'aucune île ne serait
en vue avant six ou sept heures du soir, l'on consentit à
38 CONSTATn-ITV'OPLE.
descendre dîner. Quand on remonta de table, Milo et Ànti-
Milo étaient en vue, déjà baignées de teintes violettes par
l'approche du crépuscule-, l'apparence était toujours la
même : des escarpements stériles, des pentes dénudées,
mais qu'importe? De ce maigre terrain n'est-il pas jailli un
fruit merveilleux? ce sol infertile, plus riche que celai de
la Beauce et de la Touraine, nerecélait-il pas le chef-d'œuvre
de l'art, le type le plus pur et le plus vivant de la forme, la
radieuse Vénus, adoration des poètes et des artistes, et qui
n'a eu qu'à secouer la poussière des siècles pour recon-
quérir ses autels? car devant son piédestal tout le monde
est païen ; les temps écoulés disparaissent, et Ton se sent
prêt à sacrifier des colombes et des moineaux. Quelle civi-
lisation devait être celle des Grecs, pour qu'une île comme
Milo renfermât une production si achevée? On nous a dit
que, dans l'île, on contait à qui voulait l'entendre que les
bras absents, objets de tant d'amoureuses lamentations,
gisaient en terre auprès de la statue, avaient été exhumés,
et s'étaient égarés par une fatale négligence. Je ne me porte
nullement garant de ce bruit, qui pourrait raviver des re-
grets inutiles; mais telle est la légende qui a cours dans Milo.
Le soleil avait disparu derrière nous, mais il ne faisait
pas nuit pour cela ; la voie lactée rayait le ciel de sa large
zone d'opale, et il fallait qu'Hercule eût mordu bien fort le
sein de Junon, car d'innombrables taches blanches constel-
laient l'azur nocturne; les étoiles brillaient d'un éclat in-
concevable, et leur reflet scintillait dans l'eau en longues
♦rainées de feu ; des millions de paillettes phosphorescentes
pétillaient et s'évanouissaient comme des vers luisants dans
le sillage du bateau à vapeur. Ce phénomène, fréquent dans
les tièdes mers du Levant et des tropiques, est produit par
des myriades d'infusoires microscopiques, et l'on ne saurai*
rien imaginer de plus magiquement pittoresque. Cette nutf
SYRA. 59
nie restera dans la mémoire comme une des plus splendide9
de ma vie. Nous voguions entre deux abîmes de lapis-lazuli,
traversés de veines d'or et poudrés de diamants. La lune,
absente ou tellement mince encore que le dos de sa faucille
d'argent se distinguait à peine, laissait rayonner dans toute
sa magnificence cette nuit or et bleu que ses teintes d'argent
eussent rendue blafarde. Deux bateaux à vapeur venant en
sens contraire de notre marche contribuaient, avec leurs
fanaux rouges et verts, à l'illumination générale. Presque
tout le monde passa la nuit sur le pont, et ce fut le froid
du matin qui nous chassa dans nos cabines.
Lorsque le jour reparut, nous passions entre Serpho et
Siphanto. Serpho, que nous longions de plus près, est l'an-
cienne Sériphe, un lieu de déportation sous les empereurs
romains ; Serpho paraît encore très-propre à cette destination
lugubre ; rien n'est plus nu, plus sec, plus désolé, du moins
vu de la mer. Des collines montagneuses, fauves, pulvéru-
lentes, bossellent la surface de l'île. Avec la lorgnette, on
distingue quelques petits murs de pierre, quelques taches
noirâtres qui doivent être des enclos et des cultures; une
ville ou plutôt un bourg étage en amphithéâtre sur un es-
carpement se détache par sa blancheur. Tout cela, sans cet
air transparent et cette admirable lumière de Grèce, aurait
un aspect misérable; mais ces terres brûlées prennent, sous
ce soleil des tons superbes.
En mer, comme dans les montagnes, on se trompe
souvent sur les distances et les dimensions des ol jets.
Sur le flanc de Serpho se trouve un îlot nommé Boni ou
Poloni, qui me parut avoir une vingtaine de pieds de hau*
teur, jusqu'à ce qu'une goélette vînt, en le rasant, rétablir
l'échelle. Cet îlot, qui me faisait l'effet d'une grosse pierre
tombée dans l'eau, avait au moins deux ou trois lois la bat-
teur de la goélette.
40 CONSTANTINOPLE.
Après Serpho et Siphanto apparurent Anti-Paros et Parcs,
cette carrière qui a fourni aux sublimes sculpteurs de la
Grèce la chair éternellement étincelante de leurs divinités ,
et aux architectes les blanches colonnes de leurs temples ;
car, dons cet archipel des Cyciades, les îles se succèdenv
sans interruption, et chaque tour de roue en fait surgir une
nouvelle. A peine un rivage a-t-il disparu sous la mer,
qu'un autre s'élève azuré d'ombre ou doré de soleil. A
droite, à gauche, vous voyez toujours quelque terre ornée
d'un nom sonore ou célèbre, et vous vous étonnez que tant
de fable, d'histoire et de poésie, aient pu tenir dans un si
petit espace. Elles sont là, assises en rond sur le tapis bleu
Ae la mer, toutes ces îles qui ont donné naissance à quelque
dieu, à quelque héros, à quelque poète, dénuées de leurs
couronnes de verdure, mais belles encore, et agissant in-
vinciblement sur l'imagination. De chacun de ces rochers
arides est sorti un poëme, un temple, une statue, une mé-
daille, que ne pourront jamais égaler nos civilisations, qui
se croient si parfaites.
Le matin nous étions devant Syra. Vue de la rade, Syra
ressemble beaucoup à Alger, en petit, bien entendu. Sur un
fond de montagne du ton le plus chaud, terre de Sienne ou
topaze brûlée, appliquez un triangle étincelantde blancheur
dont la base plonge dans la mer et dont la pointe est occupée
par une église, e/ vous aurez l'idée la plus exacte de cette
ville, hier encore tas informe de masures, et que le passage
des bateaux à vapeur rendra dans peu de temps la reine des
Cyciades. — Des moulins à vent à huit ou neuf ailes va-
riaient cette silhouette aiguë; au reste, pas un arbre, pas
une pointe d'herbe verte, aussi loin que l'œil pouvait s'é-
tendre. Une grande quantité de bâtiments de toute forme et
de coût tonnage dessinaient en noir leur agrès déliés sur les
maisons blanches de la ville et se pressaient le long du
SYKA. 41
bord; des canots allaient et venaient avec une animation
joyeuse : Peau, la terre, le ciel, tout ruisselait de lumière;
la vie éclatait de toutes parts. — Des barques se dirigeaient
vers notre vaisseau à force de rames et faisaient une regatta
dont nous étions le point de mire.
Bientôt le pont fut couvert d'une foule de gaillards au
teint basané, au nez d'aigle, aux yeux flamboyants, aux
moustaches féroces, qui nous offraient leurs services du ton
dont on demande ailleurs la bourse ou la vie ; les uns por-
taient des calottes grecques (ils en avaient bien le droit),
d'immenses pantalons faisant la jupe et sanglés par des
ceintures de laine, et des vestes de drap bleu foncé; les
autres, la fustanelle, la veste blanche et le bonnet de coton,
ou bien un petit chapeau de paille cerclé d'un cordon noir.
L'un d'eux était superbement costumé et semblait poser
pour l'aquarelle d'album; il méritait l'épithète que les ha-
rangueurs, dans Homère, adressent aux auditeurs qu'ils
veulent flatter : « Euknémidès Achaioi » (Grecs bien bottés)
car il avait les plus belles knémides piquées, brodées, his-
toriées et floconnées de houppes de soie rouge qu'il soit pos-
sible d'imaginer; sa fustanelle, bien plissée, d'une propreté
éblouissante, s'évasait en cloche ; une ceinture bien ajustée
étranglait sa taille de guêpe; son gilet, galonné, soutaché,
enjolivé de boutons en filigrane, laissait passer les manche*
d'une fine chemise de toile, et sur le coin de son épaule
était élégamment jetée une belle veste rouge, roide d'orne-
ments et d'arabesques. Ce personnage si triomphant n'était
Autre qu'un drogman qui sert de guide aux voyageurs dans
leur tournée de Grèce, et probablement il veut flatter ses
pratiques par ce luxe de couleur locale, comme les belles
filles de Procida et de Nisida, qui ne revêtent leurs costumes
de velours et d'or que pour les touristes anglais.
En mettant pied à terre, la première chose qui frappa
3
«2 CONSTANTINOPLE;
mes yeux, ce fat une inscription en grec annonçant des
bains européens et turcs. Cela fait un singulier effet de voir
inscrits sur les murs les caractères d'une langue que Ton
croyait morte et que l'on ne connaît guère que par le Jardin
des racines grecques du père Lancelot. De mes huit ans de
collège, il m'est resté juste assez de science pour lire cou-
ramment les enseignes et les noms des rues. Comme vous le
voyez, je n'ai pas perdu tout à fait mon temps. Grâce à ces
souvenirs classiques, je comprends que je suis dans la rue
de Mercure (odos ton Hermou), qui mène à la place d'Othon.
Au milieu de celte place s'élève un arc de triomphe de Lois
de charpente entrelacé de branches de laurier desséché, qui
témoigne du passage récent du roi Othon, le monarque ba-
varois de la terre de Pélops.
Vivier, qui est descendu avec moi, déclare sentir le be-
soin de civiliser cette île sauvage et d'apprendre aux natu-
rels la véritable manière de faire des bulles de savon rem-
plies de fumée de tabac, perfectionnement qu'ils ne paraissent
pas soupçonner, si l'on doit s'en rapporter à leur physiono-
mie. Nous entrons dans un café, où Vivier demande avec
un flegme imperturbable de l'eau, du savon, du papier et
une pipe. Cette demande surprend un peu le cafetier, qui
se dit en lui-même : « Ce voyageur est propre, il désire se
laver les mains, » et apporte innocemment tout ce qui est
nécessaire à la confection des bulles. A la première bulle
jui s'échappe du tube, opalisée par la fumée blanche insuf-
flée dans sa frêle enveloppe, la surprise arrête la tasse de
café sur la lèvre des consommateurs. Un autre globe trans-
parent et muni, comme un ballon, d'un parachute opaque,
monte à son tour dans l'air et balance au soleil tous les re-
flets du prisme ; alors l'admiration n'a plus de bornes : un
grand cercle se forme et suit avec intérêt les bulles volti-
geantes. Quand l'enthousiasme est assez surexcité, Vivier, qui
SYRA. 43
sait ménager ses effets, vide les blouses »Ju billard et lance
sur le drap vert, comme pour remplacer les boules d'ivoire,
un nombre égal de bulles carambolant it roulant au moin-
dre souMe.
Regardez comme ils se civilisent, me dit Vivier en me
montrant un Grec moustachu et de physionomie truculente
qui tournait un morceau de savon dans un verre d'eau, saisi
de la fièvre d'imitation; déjà leurs mœurs s'adoucissent.
Au bout d'un quart d'heure, Ton aurait cru le café occupé
par une bande de jongleurs indiens : ce n'étaient que boules
qui montaient et descendaient. Une heure après, toute l'île
était occupée à souffler de l'eau de savon et de la fumée par
des cornets de papier, avec toute la gravité que mérite une
occupation si sérieuse. — Pourquoi s'étonner de ce que les
habitants de Syra se soient amusés d'un spectacle qui a fait
tenir pendant six mois le nez en l'air, sur la place de la
Bourse, à tous les badauds de Paris?
Pendant que mon ami opérait ces prodiges, j'examinais
l'intérieur du café blanchi à la chaux et décoré de quelques
mauvaises images coloriées de la rue Saint-Jacques. Ce qu'il
y avait de plus caractéristique, c'étaient deux tableaux bro-
dés au petit point, représentant des Turcs à cheval, et si-
gnés Sophia Dapola, 1847, un chef-d'œuvre de pension-
naire.
Le quai est bordé de boutiques de toutes sortes : poisson-
neries, boucheries, confiseries, cafés, gargotes, tavernes,
marchands de tabac, etc., et présente l'aspect le plus animé.
Il y fourmille perpétuellement un monde bariolé de mate-
lots, de portefaix, d'acheteurs et de curieux de tout pays et
de tout costume. On peut du bord donner la main aux bar-
ques, et le rivage vit avec la mer dans la plus intime fami-
liarité. Rien n'est plus amusant et plus pittoresque ; à tra-
vers les cabans et les braies goudronnées, étincelle de temps
44 CONSTANTINOPLE.
à autre un beau costume grec de Pallikare ou d'Armatolc
théâtralement porté.
Las de ce bruit, nous allâmes nous asseoir dans une rue
parrallèle au port, à un café garni de divans extérieurs, —
car à Syra on vit en plein air, — et Ton nous y servit des
glaces au citron, infiniment supérieures à celles de Tortoni
et valant celles du café de la Boisa, à Madrid, ce qui est
tout dire; là je vis passer un Grec d'une beauté admirable,
en grand costume, pur de toute altération française; il n'y
a pas de vêtement à la fois plus élégant etplusnoble que le
costume grec moderne: cette calotte rouge inondée d'une
crinière de soie bleue; ces gilets et ces vestes à manches
pendantes, galonnés et brodés, cette ceinture hérissée d'ar-
mes ; cette fustanelle plissée et tuyautée comme une drape-
rie de Phidias; ces guêtres pareilles auxjambards des héros
homériques, forment un ensemble plein de grâce et de fierté
Les Grecs se serrent extrêmement, et plus d'un hussard ou
d'une femme à la mode envierait leur corsage délié. Cette
sveltesse de taille évase le buste, fait valoir la poitrine et
donne de la légèreté à ce jupon blanc que la marche
balance. J'ai dit tout à l'heure que ce Grec était très-beau :
n'allez pas imaginer là-dessus un profil d'Apollon ou de
Méléagre, un nez perpendiculaire au front comme dans les
statues antiques. Les Grec3 actuels ont en général le nez
aquilin, et se rapprochent plus du type arabe ou juif qu'en
ne se l'imagine ordinairement. —Il est possible qu'il existe
encore dans l'intérieur des terres des peuplades où le carac-
tère piimitif de la race se soit maintenu. Je ne parle que de
ce que j'ai vu.
Syra présente le phénomène d'une ville en ruine et d'une
viileen construction, contrasteassezsingulier. Dans la ville
basse, il y a partout des échafaudages, les moellons, et les
plâtras encombrent les rues, on voit pous?er les maisons à
SYRA. 45
vue d'oeil ; dans la ville haute, tout s'affaisse et s'écroule, la
vie quitte la tête pour se réfugier aux pieds.
Je parcourus d'abord la Syra moderne, montant de ruelle
en ruelle, car l'escarpement commence presque dès le bord
de la mer. Une chose me frappe, c'est le petit nombre de
femmes que je rencontre ; — à l'exception de quelques
vieilles et de quelques petites filles que leur âge trop avancé
ou trop tendre met à l'abri du soupçon, les femmes pres-
sent le pas ou rentrent lorsque je passe. Leur costume n'a
rien de caractéristique : la vulgaire robe de cotonnade an-
glaise et un gazillon noirâtre tortillé sur la tête, voilà tout.
La réclusion orientale semble déjà commencer pour elles.
On n'en voit aucune dans les boutiques, et ce sont les hom-
mes qui vendent, vont au marché et portent les provisions.
Une joyeuse fusée d'éclats de rire part d'une maison que
je côtoie ; c'est un pensionnat de petites filles à qui je parais
sans doute profondément ridicule, je ne sais pas pourquoi.
La maîtresse était sur la porte et me fit signe que je pou-
vais entrer pour examiner l'intérieur de l'école. Je vis là
une belle collection d'yeux noirs, de dents blanches et de
grosses nattes de cheveux, et Decamps y aurait trouvé de
quoi faire un joli pendant à sa Sortie de V École turque. —
J'entrai aussi dans une église grecque d'une architecture
très-simple, décorée à l'intérieur d'images en style byzan-
tin passant à travers des plaques d'orfèvrerie, des têtes et des
mains d'une couleur bistrée, comme j'en avais déjà vues à
Livourne; une espèce de portique formant cloison interdit
aux fidèles la vue du sanctuaire, qui ne renferme qu'un
autel recouvert d'une nappe blanche; on nous montra une
croix et divers ornements du culte en vermeil, d'un travail
grossier et barbare, mais ayant assez de caractère.
Une espèce de chaussée très-abrupte sépare la nouvelle
Syra de l'ancienne. Ce pont franchi, l'ascension commence
46 CONSTANTINOPLE.
à travers des rues à pic pavées comme des lits de torrent.
Je grimpe avec deux ou trois camarades entre des murs
croulants, des masures effondrées, à travers les pierres qui
roulent et les cochons qui se dérangent en glapissant et se
sauvent en frottant leur dos bleuâtre à mes jambes. Par les
portes entr'ouvertes, j'aperçois des mégères hagardes qui
cuisent des mets inconnus à quelque feu brillant dans l'om-
bre ; les hommes, à physionomie de brigands de mélodrame,
quittent leur narghilé et regardent passer notre petite cara-
vane d'un air très-peu gracieux.
La pente devient si roide, que nous montons presqu'à
quatre pattes, par des dédales obscurs, des passages voûtés,
des escaliers en ruines. Les maisons se superposent les unes
aux autres, de façon que le seuil de la supérieure soit
au niveau de la terrasse de l'inférieure ; chaque masure a
l'air, pour se hisser au haut de la montagne, de mettre le
pied sur la tête de celle qu'elle précède dans ce chemin fait
plutôt pour les chèvres que pour les hommes. Le mérite de
l'ancienne Syra semble de n'être facilement accessible que
pour les milans et les aigles. C'est un site charmant pour
des nids d'oiseaux de proie, mais tout à fait invraisemblable
pour des habitations humaines.
Haletants, ruisselants de sueur, nous arrivâmes enfin à
l'étroite plate-forme sur laquelle s'élève l'église de Saint-
Georges, plate-forme toute pavée de tombes, où reposent
des morts aériens, et là nous sommes amplement dédomma-
gés de notre fatigue par un magnifique panorama. Derrière
nous se découpait la crête de la montagne sur laquelle est
appliquée Syra; à droite, en tournant la face vers la mer, se
creusait en abîme un immense ravin déchiré, accidenté de
la façon la plus sauvagement romantique; à nos pieds s'éta-
geaient les maisons blanches de la haute et basse Syra ; plus
loin brillait la mer avec ses moires lumineuses, ei s'arroi:-
SYRA. 47
dissaient en cercle Délos, Mycoïie, Tine, Andro, revêtues par
le couchant de tons roses et gorge de pigeon qui semble-
raient fabuleux s'ils étaient peints.
Quand1 nous eûmes assez contemplé cet admirable specta-
cle, nous nous laissâmes rouler en avalanche jusqu'au bas
de la ville, et nous allâmes achever notre soirée à une
espèce de redoute située sur une pointe qui s'avance dans la
mer, en fumant des cigarettes et en écoutant, devant une
limonade, une bande de musiciens hongrois exécutant des
morceaux d'opéras italiens. Quelques femmes, mises à la
française, sauf la coiffure, se promenaient ensemble, cô-
toyées d'un mari ou d'un amant, sur le terre-plein entoure
de tables et de chaises sur lesquelles s'étalait la fustanelle
des Pallikares prenant leur café, ou faisant clapoter l'eau de
leur narghilé.
En face de nous, la mer était étoilée des fanaux des navi-
res ; derrière nous, les lumières de Syra semaient de pail-
lettes d'or la robe violette de la montagne. C'était charmant.
Nos barques nous attendaient sur la jetée, et quelques coups
de rames nous ramenèrent à bord du Léonidas, harassés
mais ravis. — Le lendemain nous devions appareiller pour
Smyrne, et je devais, pour la première fois, mettre le pied
sur la terre d'Asie, ce berceau du monde, ce sol heureux
où le soleil se lève, et qu'il ne quitte qu'à regret pour aller
éclairer l'Occident.
JlY
SÏ1YRNE
A dix heures du matin, lorsque le bateau à vapeur de
correspondance qui touche au Pirée eut pris les voyageurs
se rendant à Athènes, le Léonidas se remit paisiblement en
marche par une mer superbe, aussi pure et aussi tranquille
que le lac Léman, — Puisque nous venons de parler d'A-
thènes, disons qu'il est absurde d'avoir changé l'ancienne
route et de rester à Syra vingt-quatre heures qui pourraient
être beaucoup mieux employées à visiter l'Acropole et le
Parthénon.
Délos que nous longions, a une singulière cosmogonie
mythologique. Je ne sais pas si quelque géologue de profes-
sion s'en est occupé scientitiquement pour démêler ce qu'il
pouvait y avoir de vrai au fond de la légende; en attendant,
voici l'origine de Délos telle que la fable la raconte : Nep-
tune, d'un coup de son trident, fit sortir cette île du fond
de la mer, pour assurer à Latoue, persécutée par Junon, un
SMYRNE. 49
lieu où elle pût mettre au monde Apollon et Diane. ; Apollon,
en reconnaissance de ce qu'il y avait reçu le jour, la rendit
immobile de flottante qu'elle était auparavant, et la fixa au
milieu des Cyclades. Doit-on voir là une de ces éruptions
volcaniques sous-marines produisant des îles, dont quelques
unes périssent au bout de quelque temps, comme l'île Julia,
qui rentra dans la mer d'où elle était sortie? Faut-il prendr,:
au pied de la lettre l'épithète de flottante, en admettant que
Délos fut primitivement un banc d'algues, de goémons, de
fucus et de troncs d'arbres, promené sur les eaux, arrêté
ensuite sur un bas-fond, puis desséché et transformé en
terre habitable par le soleil? Ou bien, croire qu'à cause de
sa situation au milieu d'une pléiade d'îlots presque sembla-
bles, Délos dut être souvent manquée par les premiers na-
vigateurs, dépourvus de moyens de direction certains, ce
qui lui valut la réputation d'île vagabonde?
Ce n'est pas la place de discuter ici cette question ex-pro-
fesso; je la soulève seulement, laissant à de plus doctes le
soin de la résoudre, parce qu'elle me vint à l'esprit en pas-
sant près de l'endroit sacré où naquirent Apollon et Diane.
Délos était, dans l'antiquité, l'objet d'une extrême vénéra-
tion. On y voyait un autel d'Apollon, que le dieu avait élevé
lui-même à l'âge de quatre ans, avec les cornes des chèvres
tuées par Diane, sur le mont Gynthus, et qui passait pour
une des merveilles du monde. Ce sol sacré semblait si res-
pectable, que l'on n'y souffrait pas les chiens et qu'on em-
portait de l'île les malades en danger de mort, car il n'était
pas permis d'inhumer personne dans cette terre divine, ré-
vérée même des barbares. Les Perses, qui ravagèrent les
autres îles de la Grèce, abordèrent à Délos avec leur flotte
de mille vaisseaux; mais ils s'abstinrent de toute dépréda-
tion et de toute violence. Aujourd'hui Délos n'est qu'une
terre aride, où Latone aurait de la peine -à trouver l'ombre
5.
50 CONSTANTIISOPLE.
d'un olivier pour protéger ses couches, seulement elle jus-
tifie encore son étymoïogie lumineuse, et le soleil semble la
dorer avec amour.
Toutes cesCyclades soin si petites, qu'en les rasant en ba-
teau à vapeur on peut suivre dans la réalité les formes et
les découpures indiquées sur la carte : la nature elle-même
semble une carte repoussée et coloriée d'une grande échelle.
Cela produit un effet bizarre de faire de la géographie pal-
pable, de saisir tous les détails des choses comme sur un
plan en relief, et de traverser en si peu de temps des lieux
qui tiennent tant de place dans l'imagination et dans l'his-
toire.
Le canal qui sépare Tine de Mycone franchi, nous entrons
dans une mer plus libre et nettoyée d'îles. — La journée
s'écoule claire et sereine; la parfaite placidité de la mer per-
met aux estomacs les plus timorés de faire un dîner complet
sans crainte et sans remords. Après avoir flâné sur le pont
et remis sa montre à l'heure sur le cadran de l'habitacle,
car il y a une différence d'une heure un quart de Constan-
tinople à Paris, chacun descendit se coucher pour être levé
de grand matin et voir ie soleil monter à l'horizon derrière
Smyrne, la ville des Roses.
Dans la nuit, on s'arrêta quelque temps à Chio, — l'île
des vins, — comme dit Victor Hugo dans ses Orientales, —
pour charger des marchandises. Le bruit des ballots roulant
sur le pont et le piétinement des portefaix me réveilla. Je
montai jusqu'au haut de l'escalier, mais je n'aperçus rien
qu'une masse sombre sur laquelle se mouvaient des lu-
mières pareilles à ces étincelles qui courent sur le papier
brûlé.
Au petit jour, nous entrâmes dans la rade de Smyrne,
courbe gracieuse au fond de laquelle s'étale la ville. Ce qui
Irappa d'abord mes yeux à cette distance, ce fut un grand
SMYRNE 51
rideau de cyprès s'élevant au-dessus des maisons et mêlant
leurs pointes noires aux pointes blanches des minarets; une
colline encore baignée d'ombre et surmontée d'une vieille
forteresse en ruines, dont les murs démantelés se détachaient
du cieLçlair, s'arrondissait en amphithéâtre derrière les
e'difices. Ce n'était plus cet aspect âpre et désolé des rivages
de la Grèce. La terre d'Asie apparaissait fraîche et souriante
dans les lueurs roses du matin.
Je l'avoue à ma honte, je n'ai encore vu que deux des
cinq parties du monde, l'Europe et l'Afrique. Cela me cau-
sait une joie presque puérile d'en voir une troisième, l'Asie.
— Le môme site sur la côte d'Europe ne m'eût pas assuré-
ment causé le même plaisir. — Quand visiterai-je l'Améri-
que et la Polynésie? Dieu seul le sait! Que d'années on perd
stupidement dans îa vie! Toute éducation ne devrait-elle
pas avoir pour complément un voyage de circumnavigation
autour du monde? Comment se fait-il qu'il n'y ait pas un
navire au service de chaque collège, qui prendrait les élèves
en troisième, et leur ferait achever leurs études dans le li-
vre universel, le livre le mieux écrit de tous, parce qu'il
est écrit par le bon Dieu? Ne serait-il pas charmant d'expli-
quer VOdyssée et Y.Enéide en accomplissant les voyages du
héros grec et du héros troyen?
Un canot indigène nous conduisit à terre. Il était de très-
bonne heure, mais l'air delà mer est appétitif, et notre petite
hiAôe, composée de Vivier, de M. R. et de deux jeunes élè-
?es de l'école de Rome venant d'Athènes, fut unanime sur
la proposition de manger quelque chose, avant de se répan-
dre dans l'intérieur de la ville pour remplir ses obligations
de touriste. Malheureusement l'heure officielle des repas
n'avait point sonné dans les hôtels, et il fallut se rabattre
sur une tasse de café et un rfetit pain. — L'établissement où
nous fîmes ce frugal repas occupait sur le bord de la mer
52 CONSTANTINOPLE.
une espèce d'estacade planchéiée d'où Ton apercevait le»
vaisseaux en rade et sous laquelle la vague clapotait douce-
ment; ce café n'avait pour tout ornement que le fourneau
où se cuisine la boisson noire dans une petite cafetière de
cuivre jaune contenant une seule tasse, et qu'une planche
sur laquelle brillait une rangée de narghilés bien écurés et
bien limpides, car à Smyrne on ne fume presque que le
narghilé, tandis que le chibouck est d'un usage général à
Constantinople. Vers ces latitudes, le cigare commence à
devenir chimérique, et les fumeurs doivent changer leurs
habitudes.
Ce serait manquer aux bonnes traditions que de quitter
Smyrne sans avoir visité le pont des Caravanes : un drog-
man juif, baragouinant un peu de français et d'italien,
nous racola en quelques minutes un nombre d'ânes équiva-
lant au nôtre, le pont des Caravanes étant à l'extrémité de
la ville et le temps nous manquant pour faire cette course
à pied. D'ailleurs, en Orient, monter à âne n'a rien de ri-
dicule, et le:> personnages les plus graves se prélassent sur
ce paisible animal, que Jésus-Christ n'a pas dédaigné pour
faire son entrée triomphale dans Jérusalem; ces ânes étaient
harnachés de bâts, de têtières et de croupières agrémentés
de dessins en petits coquillages de différentes couleurs, et
n'avaient pas la mine piteuse de nos pauvres aliborons qui
se sentent plaisantes. Nous enfourchâmes prestement chacun
notre bête, et nous voilà lancés à travers les rues, le drog-
man en tête, l'ânier en queue. Excités par les cris guttu-
raux que poussait ce dernier gaillard, sec, nerveux, .basané,
toujours courant dans la poussière après ses grisons, et oc-
cupé à bâtonner les retardataires ou les rétifs, nos ânes
avaient pris une allure assez vive. Tout en courant, nous
jetions un coup d'œil aux maisons, aux cimetières, aux
jardins, aux passants ; mais ce n'est pas ici le lieu de les dé-
SMYHNE. 53
crire;hâlons-nous d'arriver au pont des Caravanes; comme
il est encore matin, il est très-possible que nous y trouvions
un convoi en partance.
Ce pont célèbre, qu'on a malheureusement déshonoré
par une vilaine balustrade en fer fondu, enjambe une pe-
tite rivière de quelques pouces de profondeur, sur laquelle
nageaient familièrement une demi-douzaine de canards,
comme si le divin aveugle n'avait pas lavé ses pieds pou-
dreux dans cette eau que trois mille ans n'ont pas tarie. Ce
ruisseau, c'est le Melès, d'où Homère a pris l'épithète de Mé-
lésigène. 11 est vrai que des savants refusent à cette rigole
le nom de Mélès, mais d'autres savants, encore plus forts,
prétendent qu'Homère n'a jamais existé, ce qui simplifie
beaucoup la question. Moi qui ne suis qu'un poëte, j'admets
volontiers la légende qui met une pensée et un souvenir
dans un lieu déjà charmant par lui-même. D'immenses pla-
tanes, sous lesquels est établi un café, ombragent l'une des
rives ; sur l'autre, de superbes cyprès révèlent un cimetière.
Que ce mot ne réveille en vous aucune idée lugubre : de jo-
lies tombes de marbre blanc, diaprées de lettres turques
dorées sur des fonds bleu-de-ciel ou vert-pomme et d'une
forme toute différente des sépulcres chrétiens, brillent gaie-
ment sous les arbres révélées par un rayon de soleil ; cela
n'a rien de funèbre et excite tout au plus sur ceux qui n'y
sont pas habitués une légère mélancolie qui n'est pas sans
charme.
A la tête du pont s'élève une espèce de douane corps de
garde, occupée par quelques-uns de ces Zeibecs dont les ta-
bleaux asiatiques de Decamps ont rendu la physionomie fa-
milière à tout le monde: haut turban conique, petit caleçon
de toile blanche faisant la poche par derrière, ceinture
énorme montant depuis le bas des reins presque jusque
sous les aisselles, formidablement hérissée de pommeaux de
34 CONSTANTIINOPLE.
yatagans et de kandjars; avec cela des jambes nues couleur
de cuir de Cordoue, une figure tannée aux yeux d'aigle, au
nez crochu, aux moustaches de vieux grognard. Il y avait
là, nonchalamment vautrés sur un banc, trois ou quatre gre-
dins, très-honnêtes sans doute, mais qui avaient bien plus
l'air de bandits que de douaniers.
Pour laisser souffler nos bêtes, nous nous étions assis
sous les platanes, où l'on nous avait apporté des pipes et du
mastic, — le mastic est une espèce de liqueur en usage dans
le Levant, surtout dans les îles grecques, et dont le meilleur
vient de Ghio. La chose consiste en esprit-de-vin dans lequel
on a fait fondre une sorte de gomme parfumée. — On boit
ce mastic mélangé avec de l'eau qu'il rafraîchit et blanchit
comme de l'eau de Cologne; c'est l'absynthede l'Orient. Cette
boisson toute locale me fit penser aux petits verres d'aguar-
diente que je buvais il y a douze ans sur la route de Grenade
à Malaga, en allant à la course de taureaux avec l'arriero
Lanza, revêtu de mon costume demajo, maintenant mangé
des vers, hélas ! et qui avait un si snlendide pot à fleurs dans
le dos.
Pendant que nous fumions et que nous buvions à petites
gorgées, une file d'une quinzaine de chameaux, précédée
d'un âne agitant sa sonnette, passa processionnellement sur
le pont avec ce pas d'amble si singulier qu'ont aussi l'éléphant
et la girafe, arrondissant leur dos, faisant onduier leur long
col d'autruche. La silhouette étrange de cet animal difforme,
qui semble fait pour une nature spéciale, surprend et dé-
payse au dernier point. Quand on rencontre en liberté de ces
bêtes curieuses qu'on montre chez nous dans les. ménage*
ries, on se sent décidément loin du boulevard de Gand. —
Nous vîmes aussi deux femmes soigneusement voilées qu'ac-
compagnait un nègre à physionomie maussade, un eunuque
«ans doute. — L'orient commençait à se dessiner d'une façon
SMYRNE. 55
irrécusable, et l'esprit le plus paradoxal n'aurait pu soutenir
que nous étions encore à Paris.
Avant de rentrer dans la ville, on fit le projet d'aller visi-
ter les ruines de l'ancien château, sur le sommet du mont
Pagus, que recouvrait l'acropole de la Smyrne antique. Je
me soucie assez peu des ruines, lorsque la beauté en est ab-
sente et qu'elles sont réduites à l'état de simples tas de moel-
lons. Il me manque cette facilité de pâmoison sur parole
dont sont doués des voyageurs plus tendres à l'enthousiasme
rétrospectif. Mais du haut d'une montagne, on a toujours
une belle vue, et je ne vis aucune objection contre l'ascen-
sion du mont Pagus, où conduisent des sentiers non pas
parsemés de roses, mais de pierres de toute dimension que
les ânes contournent avec cette sûreté de pied qui les ca-
ractérise. Ces sentiers sont vaguement tracés, à la manière
orientale, sur le flanc de la colline, et par rentre-croise-
ment des lignes battues, ressemblent plutôt à un filet qu'à
un ruban. On traverse d'abord de vieux cimetières abandon-
nés qui retournent peu à peu à l'état de bois ou de champ,
les tombeaux s'oblitérant sous la végétation, la poussière et
l'oubli. A une certaine élévation, le coup d'œil est superbe :
Smyrne s'étend sous vos pieds avec ses maisons rouges et
blanches, ses toits de tuiles cannelées d'un rouge vif, ses ri-
deaux de cyprès, ses touffes d'arbres, ses dômes et ses mina-
rets, pareils à des mâts d'ivoire, ses campagnes aux cultu-
res variées et sa rade, espèce de ciel liquide, plus bleu encore
que l'autre, tout cela baigné d'une lumière argentée et fraî-
che, d'un air d'une transparence inouïe.
Le panorama suffisamment admiré, l'on redescendit par
des pentes assez abruptes et des ruelles en montagnes russes,
à travers des quartiers aussi peu macadamisés que pittores-
ques. Les maisons de Smyrne sont généralement très-bas-
ses k un rez-de-chaussée et un étage qui surplombe, voilà
56 CONSTANTWOPLE.
tout. Une peinture blanche, parsemée de filets, de rosaces,
de palmettes et autres arabesques d'un bleu d'azur égayé
leurs façades et leur donne un air de porcelaine anglaise
très-frair et très-propre. Entre les fenêtres sont quelquefois
appliquées de petites maisons de plâtre percées de plusieurs
trous pour inviter les hirondelles à venir faire leur nid, hos-
pitalité touchante que l'homme offre à l'oiseau et que celui-
ci accepte avec une confiance qui n'est jamais trompée en
Orient, où les idées des brahmes sur le respect de la vie des
animaux, ces humbles frères de l'homme, semblent être
parvenues du fond de l'Inde moins lointaine.
C'est à ces idées, sans doute, qu'est due la quantité de
chiens errants qui infestent la voie publique, où ils tolèrent
à peine les passants obligés de leur céder le pas. On les
voit par groupes de trois ou quatre: couchés en rond au mi-
lieu de la rue et se laissant plutôt fouler aux pieds que de
se lever. Il faut les contourner ou les enjamber. Les vers
d'Alfred de Musset , dans Namouna , sur des mendiants
« qu'on prendrait pour des dieux » peuvent s'appliquer par-
faitement, avec une légère variante, aux chiens de Smyrne
et de Consiantinople :
Ne les dérange pas, ils t'appelleraient homme j
Ne les écrase pas, ils te laisseraient faire.
Tout en marchant, j'admirais à l'angle des rues une jolie
fontaine avec son toit évasé à la turque, ses versets du Coran
sculptés en relief, ses colonnettes et ses ornements d'un ro-
coco oriental, ou quelque petit cimetière entouré de murs
percés de fenêtres à grillages par où l'on pouvait voir les
poules picorant entre les tombes, les chats dormant au so-
leil, sur les marbres funèbres, et le linge au blanchissage
se balancer d'un cyprès à l'autre. En Orient, la vie ne se
sépare pas soigneusement de la mort comme chez nous,
SMYRNE. 57
mais elles continuent de frayer ensemble comme de vieux
amis : s'asseoir, dormir, fumer, manger, causer d'amour
sur une tombe n'emporte ici aucune idée de sacrilège ou de
profanation ; les vaches et les chevaux paissent dans les ci-
metières ou les traversent à tout moment ; on s'y promène,
on s'y donne rendez-vous absolument comme si les morts
n'étaient pas là à quelques pieds, ou même à quelques
pouces de profondeur, occupés à pourrir, et roides sous leurs
planches de bois de mélèze- Mais laissons là ce sujet, qui
pourrait ne pas paraître gai à nos lecteurs et surtout à nos
lectrices d'Europe; cependant Paris, au moyen âge, avait ses
imetières et ses charniers ; et à Londres, la ville de la civi-
lisation par excellence, on enterre encore autour de West-
minster, de Saint-Paul et autres églises.
Les quartiers que nous avions traversés étaient assez dé-
serts, en sorte que la figure manquait un peu au paysage.
En conséquence, nous priâmes le drogman de diriger notre
caravane par le Bezestin, qui, dans une ville orientale,
est toujours l'endroit le plus curieux, à cause du concours
de costumes et de races de tous pays, que le désir de vendre
et d'acheter, ou la simple envie de flâner, y attire. L'axiome
anglais « Time is money » n'aurait aucun sens en Orient,
car chacun s'y occupe à ne rien faire avec une conscience
admirable, et les gens passent la journée assis sur une natte
gans faire un mouvement.
Le Bezestin se compose d'une infinité de petites rues bor-
dées de Ooutiques, ou plutôt d'alcôves à mi-hauteur, dans
lesquelles se tiennent des marchands accroupis ou couchés,
fumant ou dormant, ou bien encore roulant sous leurs doigts
le comboloio, espèce de chapelet turc formé de cent grains,
qui correspondent aux cent noms ou épithètes d'Allah. Avec
la main, le marchand peut atteindre à tous les angles de
son magasin; les acheteurs se tiennent en dehors, et les
58 CONSTANTINOPLE.
transactions se concluent sur l'étal. Rien de moins luxueux,
comme vous voyez, que ces boutiques formées d'un trou
carré pratiqué dans une muraille, mais elles n'en contien-
nent pas moins des étoffes précieuses, de belles armes, des
selles magnifiques et des chefs-d'œuvre de broderie d'or et
d'argent. ■ . '
De même qu'à Constantine. où ce détail m'avait frappé
jadis, les rues du Bezestin sont ombragées de planches po-
sées à plat sur des poutrelles transversales, mais avec quel-
que espace entre el'es, autrement on n'y verrait plus. Ces
interstices laissent filtrer le soleil qui zèbre le sol de barres
éclatantes et produit les effets de clair-obscur les plus bizarres
et les plus inattendus : un homme qui passe sous un de ces
rayons reçoit une touche de lumière sur le nez comme un
portrait de Rembrandt; le feredgé d'une femme s'allume
comme une flamme rose, un narghilé frappé d'une paillp.ttp
reluit comme un monceau d'escarboucles, et les richesses
de la caverne d'Ali-Baba semblent flamboyer au fond d'une
boutique de confiseur. Il est bizarre qu'on n'ait pas couvert
ces rues avec des berceaux de vigne ou de plantes grimpan-
tes; probablement le soleil trop vif les grillerait, mais des
tendidos et des bannes de toile, comme en Espagne, rem-
placeraient avantageusement, ce me semble, ce plancher
aérien.
Non loin du Bezestin s'élève une mosquée composée,
comme elles le sont presque toutes, d'une agglomération de
petites coupoles flanquées de minarets que je ne saurais
mieux comparer qu'à des mâts de vaisseaux avec leurs hu-
niers représentés pai' les balcons, du haut desquels le muez-
zin invite les fidèles à la prière. Près de cette mosquée, il y
a une fontaine pour les ablutions, formée par une rotonde de
colonnes à chapiteaux d'un corinthien barbare, grossière-
ment peintes en bleu et reliées par une grille d'un très-
SMYRNE. 59
joli travail, le tout recouvert d'un toit saillant et retroussé;
l'eau ruisselle à l'entour dans une rigole où les musulmans
se lavent les pieds jusqu'aux genoux et les mains jusqu'aux
coudes, d'après les prescriptions de Mahomet, sans parler
d'une ablution plus intime que l'ampleur des vêtements
orientaux permet d'accomplir avec décence, même en pu-
blic.
C'était l'heure de la prière; nous montâmes l'escalier de
la mosquée jusqu'au parvis, qu'il eût" été dangereux de
franchir. La foule était considérable, et l'enceinte, trop
étroite, ne pouvait contenir tous les fidèles. — Une monta-
gne de babouches, de souliers et de savates s'élevait à la
porte du temple, et trois rangs de dévots alignés sous le
portique aux arcades découpées en cœur suivaient, le visage
tourné vers la Mecque, la liturgie pratiquée à l'intérieur par
le mollah. Quelle que soit leur croyance, des hommes qui
adorent Dieu dans la sincérité de leur âme ne doivent pré-
senter rien de ridicule; cependant les évolutions pieuses
de ces bons musulmans, exécutées comme la charge en douze
temps sous le bâton d'un caporal prussien, me semblaient,
malgré moi, passablement étranges. — J'avais beau me dire
que nos cérémonies catholiques devaient leur paraître réci-
proquement baroques, j'eus bien de la peine à m'empêcher
de rire lorsque, se précipitant tous le nez en avant, ils offri-
rent, sur trois rangs de profondeur, une perspective à char-
mer les matassins de Molière. Rien ne peut être grotesque
aux yeux de celui qui a tout fait; mais je crois que si j'étais
Dieu, mes dévots me feraient trouver mon culte si risible
que je supprimerais ma religion.
Au sortir de la mosquée, noue allâmes à l'église grecque,
qui était toute tendue de calicot rouge d'un effet assez affreux
et barbouillée de fresques modernes peintes par des vitriers
italiens. Cela ressemblait assez au salon de Momus ou à
60 CONSTANTINOPLE.
quelque salle de bal de la banlieue. Un prêtre, avec force
gestes et force cris, débitait, du haut d'une chaire, un ser-
mon en grec moderne, très-édinant sans doute, mais donjt
il nous était impossible de profiter. Dans le cloître extérieur,
je remarquai sur la muraille une plaque commémorative à
la mémoire de Clément Boulanger, le peintre de la Proces-
sion du Corpus domini, de la Tarasque, et de la Fontaine
de Jouvence, mort il y a quelques années dans une expédi-
tion scientifique aux ruines d'Éphèse. La tombe d'un com-
patriote à l'étranger a quelque chose de particulièrement
triste, soit par un retour d'égoïsme humain, soit par la pen-
sée que la terre barbare est plus lourde aux os qu'elle re-
couvre. — J'avais connu Clément Boulanger, et la vue ino-
pinée de cette inscription funèbre me causa une impres-
sion plus douloureuse qu'à tout autre.
Une sortie d'opéra ou d'église est un endroit très-com-
mode pour passer en revue le beau sexe (style empire); si
l'on voit force vieilles ridées, jaunies, momifiées, englou-
ties dans des coiffes noires, on en est de loin en loin dédom-
magé par quelque jeune tête pure et fraîche sous son tortil
de papillon, de fleurs et de gaz. — Malheureusement le cos-
tume local s'arrête là : une robe en soie de Brousse ou de
Lyon, un châle mis à l'européenne, achèvent la toilette. Les
élégantes ont pour chapeaux des capotes de cabriolet dont
on a retiré les roues! J'ai cru, en outre, m'apercevoir que
la plupart de ces dames se maquillaient, comme disent les
actrices et les lorettes de Paris, c'est-à-dire se composaient
un teint au pastel avec du blanc, du rouge, du bleu et du
noir. Je ne hais pas ce badigeonnage lorsqu'il s'applique
sur une figure jeune et qu'il n'est pas là pour dissimuler
les rides.
En rôdant à pied à travers la ville, car nous avions ren-
voyé nos ânes, nous traversâmes une espèce de cour de re-
SMYRNE. 61
fuge, fondée par M. le baron de Rothschild en faveur des
pauvres israélites. — Un berceau, suspendu à deux arbres
comm? un hamac indien, mettait un peu de grâce au mi-
lieu de cet asile de la misère, de la difformité et de la vieil-
lesse, cette infirmité incurable. L'enfant était recouvert d'un
lambeau de gaze pour le préserver des mouches, et sa petite
main, endormie et moite de la sueur du sommeil, passait
seule hors du berceau, s'agitant comme pour saisir un ho-
iiet poursuivi en rêvo.
Nous arrivâmes ainsi au marché des Esclaves, — une
cour entourée d'arcades en ruines et de constructions effon-
drées. — 11 n'y avait à vendre que deux jeunes négresses
accroupies tristement sur un mauvais tapis et gardées par
leur maître, un drôle à physionomie chafouine et rusée. Dès
que nous mîmes le pied sur le seuil, une nuée de petits en-
fants en guenilles, dont les pauvres parents habitent ces dé-
combres, accoururent au devant de nous en nous deman-
dant l'aumône d'une voix glapissante.
L'une des deux négresses me toucha par l'expression
inexprimablcment nostalgique de ses yeux, et une mélanco-
lie pour ainsi dire animale, celle d'une gazelle captive; des
yeux européens ne sauraient avoir ce regard, où la douleur
n'est plus une pensée, mais un instinct. Elle avait des traits
assez fins et rappelant le type gracieusement camard du
sphinx et des colonnes cariardes d'Egypte; un teint d'un
noir bleuâtre avec une fleur sur le bord, comme les prunes
de Monsieur. Je l'aurais bien achetée, si j'avais su qu'en
faire, comme Victor Hugo de son petit cochon rose dans la
grande rue des Boucheries de Francfort. Le marchand en
voulait deux cent cinquante francs à peu près, ce qui n'é-
tait pas bien cher. Je dus me contenter de lui donner quel-
ques piastres et des sucreries, qu'elle reçut avec un geste
antique, le bras collé au corps, la paume de la main ren-
62 CONSTANTINOPLK
versée; ses doigts, que j'effleurai, étaient froids et doux
comme ceux d'un singe.
Fatiguée de courir, notre petite troupe s'installa devant
un café dans le Bezestin, où nos circonvolutions nous
avaient ramenés, et nous restâmes là à voir défiler sous nos
yeux, j'usqu'à l'heure du départ, la procession bizarrée des
Turcs, des Persans, des Arabes de Syrie el d'Afrique, des
Arméniens, des Kurdes, des latars, des Juifs, dans des cos-
tumes quelquefois splendides, souvent déguenillés, mais
toujours pittoresques. Jamais kaléidoscope plus varié ne
tourna sous un œil curieux, et nous vîmes là, en une heure,
représentés par des échantillons authentiviues, t«us les
types de l'Orient, sans en excepter l'Inde. Je vous ferais
bien do chacun de ces personnages une description détail-
lée, si je n'avais peur de n'être pas rendu à temps à bord
du Léonidas; mais nous les reverrons à Constanlioople, où
je compte faire un séjour assea prolongé.
LA TROADE, LES DARDANELLKB
Oueï regret de T'iitter si vite Smyrne, cette ville à h
grâce asiatique et voluptueuse ! Tout en me hâtant vers ie
canot, mon regard plongeait avidement par les portes en-
trouvertes qui laissaient voir des cours pavées de marbre,
rafraîchies de fontaines comme les patios d'Andalousie, et
des jardins verdoyants, oasis de calme et d'ombre qu'em-
bellissaient de charmantes jeunes filles en peignoir blanc ou
de couleurs tendres, la tête ornée de l'élégante coiffure grec-
que, et groupées à souhait pour le peintre ou le poëte. Ce
regret s'adresse aux belles rues de la ville, à la rue des
Roses et à celles qui l'avoisinent; car dans le quartier juif
et dans certaines portions du quartier turc régnent une mi-
sère iyordide, un délabrement hideux. La justice me force de
ne pas dissimuler ce revers de la médaille.
Malgré sa haute antiquité, puisqu'elle existait déjà du
temps d'Homère, Smyrne ne renferme qu'un très-petit
84 CONSTANTINOPLE.
nombre de débris de sa splendeur première ; — je n'y vis,
pour ma part, d'autres ruines antiques que trois ou quatre
grosses colonnes romaines dépassant les frêles constructions
modernes qui les entouraient Ces colonnes frustes, restes
d'un temple de Jupiter ou de la Fortune, je ne sais trop le-
quel, sont d'un bel effet et doivent avoir exercé la sagacité
des érudits; je n'ai fait que les apercevoir du haut d'un âne
en passant, ce qui ne me permet pas d'émettre un avis rai-
sonné.
Le rivage d'Asie est beaucoup moins aride que celui d'Eu-
rope, et je restai sur le pont tant que le jour me permit de
distinguer les contours de la terre.
Le lendemain, quand l'aurore parut, nous avions dépassé
Mélelin, l'antique Lesbos, la patrie de Sapho, la Cythère de
cet étrange amour dont l'homme était banni, et qui compte
encore aujourd'hui plus d'une prêtresse. Une terre assez
plate se déployait devant nous, à notre droite : c'était la
Troade :
Campos ubi Troja fuit,
le sol même de la poésie épique, le théâtre des immortelles
épopées, le lieu sacré deux fois par le génie grec et par le
génie latin, par îiomère et par Virgile. C'est une impres-
sion étrange de se trouver ainsi en plein poëme et en pleine
mythologie. Gomme Enée racontant son histoire à Didon du
haut de son lit élevé, je puis dire du haut du tillac et avec
plus de vérité encore :
Est in conspectu Tenedos.
car voila l'île dont se sont élancés les serpents qui ont noue
dans leurs replis l'infortuné Laocoon et ses fils, et fourni le
sujet d'un des chefs-d'œuvre de la statuaire, Ténédos, sur
LA TROADE, LES DARDANELLES. 65
laquelle règne puissamment Phœbus Apollon, le dieu à Tare
d'argent invoqué par Chrysès; et, plus loin, voilà la plage que
Protésilas. ïa première victime de cette guerre qui devait
détruire un peuple, teignit de son sang comme d'une liba-
tion -propitiatoire. Cet amas 3^ décombres douteux qu'on
devine dans le lointain, ce sont les portes Scées, par où sor-
tait Hector, coiffé de ce casque à l'aigrette rouge dont s'ef-
frayait le petit Astyanax, et devant lesquelles s'asseyaient à
l'ombre les vieillards par qui Homère fait saluer la beauté
d'Hélène; cette montagne sombre, revêtue d'un manteau
de forêts qui se dresse à l'horizon, c'est l'Ida, la scène du
jugement de Paris, où les trois déesses rivales, Hérè aux
bras de neige, Pallas Athénè aux yeux vert-oe-mer, et
Aphrodite au ceste magique, posèrent nues devant l'heureux
berger; où Anchise connut l'ivresse d'un hymen céleste, et
rendit Vénus mère d'Énée. La flotte des Grecs était rangée
le long de ce rivage, sur lequel s'appuyait la proue des
noirs vaisseaux à moitié tirés sur le sable. L'exactitude
d'Homère ressort avec évidence de chaque détail du terrain ;
un stratégistey pourrait suivre, Ylliadeeu main, toutes les
opérations du siège
Pendant que, rappelant mes souvenirs classiques, je re-
garde la Troade, Stalimène, l'ancienne Lemnos, qui reçut
dans sa chute Ephaïstos précipité du ciel, sort de la mer et
découpe derrière moi ses promontoires jaunâtres. Je vou-
drais être comme Janus et avoir deux faces. C'est bien peu,
vraiment, que deux yeux, et l'homme est bien inférieur sous
ce rapport à l'araignée, qui en a huit mille, selon Leuven-
hoeck et Swammerdam. Je détourne la tête un instant pour
jeter un coup d'œil à l'île volcanique où se forgeaient les
armes à l'épreuve des héros favorisés des dieux, et ces tré-
pieds d'or, vivants esclaves de métal, qui servaient les
Olympiens dans leurs demeures célestes, et voici que le
4
66 CONSTANTINOPLE
capitaine me tire par la manche pour ne montrer sur le ri-
vage troyen un tertre arrondi, une colline conique dont la
forme régulière atteste la main de l'homme. Ce tumulus re-
couvre Antiloque, fils de Nestor et d'Eurydice, le premier
Grec qui tua un Troyen à l'ouverture du siège et qui périt
lui-même de la main d'Hector, en parant un coup que
Memnon portait à son père. Antiloque repose-t-il véritable-
ment sous cette butte? diront sans doute les critiques épilo-
gueurs. — La tradition l'affirme, et pourquoi la tradition
mentirait-elle.
En avançant, l'on découvre encore deux tiimuli, non loin
d'un petit village appelé Yeni-Scheyr, reconnaissable à une
rangée de neuf moulins à vent, pareils à ceux de Syra. Le
premier en venant de Smyrne, et le plus rapproché du bord
de la mer, est le tombeau de Patrocle, l'ami de cœur, le
frère d'armes, le compagnon inséparable d'Achille. Là
fut dressé ce bûcher gigantesque arrosé du sang d'innom-
brables victimes, où le héros, ivre de douleur, jeta quatre
chevaux de prix, deux chiens de race et douze jeunes
Troyens immolés de sa main aux mânes de son ami, et au-
tour duquel l'armée en deuil célébra des jeux funèbres qui
durèrent plusieurs jours. Le second, plus reculé dans l'in-
térieur des terres, est le tombeau d'Achille lui-même. Du
moins, tel est le nom qu'on lui donne. D'après la tradition
homérique, les cendres d'Achille furent mêlées à celles de
Patrocle dans une urne d'or, et, par conséquent, les deux
grands amis, inséparables dans la vie, le furent encore dans
la mort. Les dieux s'émurent du trépas du héros; Thétis
sortit de la mer avec un chœur plaintif de néréides; les neuf
muses pleurèrent et entonnèrent des chants de douleur au-
tour du lit funèbre, et les plus braves de l'armée exécutèrent
des jeux sanglants en l'honneur du héros. Ce tumulus doit
être celui de quelque autre chef grec ou troyen, d'Hector,
LA TROADE, LES DARDANELLES. 67
probablement. Du temps d'Alexandre, on connaissait encore
remplacement de la tombe du héros de l'Iliade, car le con- *
quéram de l'Asie s'y arrêta en disant qu'Achille était bien
heureux d'avoir eu un ^mi tel que Patrocle et un poëte tel
qu'Homère. Lui n'eut qu'Éphestion et Quinte -Curce, el
pourtant ses exploits dépassèrent ceux du fils de Pelée; eî
cette fois l'histoire l'emporta sur la mythologie.
Pendant que je discours sur la géographie homérique et
les héros de Y Iliade, pédanterie bien innocente et bien par-
donnable en face de Troie, leLéonidas continue^ marche,
un peu contrariée par un vent du nord soufflant de la mer
Noire, et s'avance vers le détroit des Dardanelles, défendu
par deux châteaux forts, l'un sur îa rive d'Asie, l'autre sur
la rive d'Europe. Leurs feux croisés barrent l'entrée du
détroit et en rendent l'accès sinon impossible, du moins
très-difficile à toute flotte ennemie. Pour en finir avec la
Troade, disons qu'au delà d'Yeni-Scheyr se dégorge dans le
Bosphore un cours d'eau qu'on prétend être le Simoïs, et
d'autres disent le Granique.
L'Hellespont, ou mer d'Hellé, est très-étroit'; on croirait
plutôt naviguer sur un grand fleuve à son embouchure que
sur une mer véritable. Sa largeur ne dépasse pas celle de la
Tamise vers Gravesend. Comme le vent était favorable pour
débusquer dans la mer Egée, nous traversions une vraie
foule de navires qui venaient à nous toutes voiles dehors, et
de loin ressemblaient, avec leurs bonnettes basses, à des
silhouettes de femmes portant un seau de chaque main et
se dandinant dans leur marche. Cette comparaison, si natu-
relle, qu'elle vint à la fois à plusieurs personnes sur le pont,
me paraît absurde maintenant que je l'écris, et le paraîtra
sans doute davantage à ceux qui me liront, et cependant
elle est très-juste.
Le rivage d'Europe, que nous serrions de plus près, con-
68 CONSTANTmCPLE.
sisie en collines abruptes tachetées de quelques plaques de
végétation d'un aspect assez aride et monotone ; le rivage
d'Asie est beaucoup plus riant et présente, j'ignore pour-
quoi, une apparence de verdure septentrionale qui, d'après
les idées reçues, conviendrait plutôt à l'Europe. A un
certain moment, nous étions si près du bord, que nous dis-
cernions cinq cavaliers turcs cheminant sur un petit sentier
tendu au bas de la falaise comme un mince ruban jaune. Ils
nous servirent d'échelle pour nous rendre compte de la
hauteur de la côte, beaucoup plus élevée que nous ne l'au-
rions cru. C'est vers cet endroit que Xercès fit jeter le pont
destiné au passage de son armée et fouetter la mer irrespec-
tueuse qui avait eu l'inconvenance de le rompre. Jugée sur
la place, cette entreprise, citée dans tous les recueils de
morale comme le comble de la folie humaine et le délire
de l'orgueil, semble, au contraire, fort raisonnable. On
pense aussi que Sestos et Abydos, illustrés par les amours
d'Héro et de Léandre, étaient situés à peu près à cette hau-
teur où l'Hellespont rétréci n'a que huit cent soixante-quinze
pas de large.
Lord Byron, comme on sait, renouvela sans être amou-
reux l'exploit natatoire de Léandre ; mais, au lieu de Héro
élevant sur la rive son flambeau comme un phare, il ne
trouva que la fièvre. Il mit à faire le trajet une heure dix
minutes, et se montrait plus fier de cette prouesse que d'a-
voir fait Child-Harold ou le Corsaire, amour-propre de
nageur que concevront tous ceux qui ont piqué proprement
une tête au bain Deligny et pu prétendre aux honneurs du
caleçon rouge.
On s'arrêta un instant, mais sans faire escale, devant une
ville au-dessus de laquelle flottaient les étendards des con-
sulats de plusieurs nations, et qu'animaient les roues des
moulins à vent tournant avec furie; en dehors de la ville,
LA TROADE, LES DARDANELLES. 69
la plage était mamelonnée de tentes blanches et vertes sous
lesquelles campaient des troupes. Je ne vous dirai pas pré-
cisément le nom de cet endroit, attendu que chaque per-
sonne à qui je l'ai demandé m'en a désigné un différent,
ce qui est très-ordinaire dans un pays où, au nom grec
primitif, se superpose le nom latin recouvert par le nom turc,
le tout badigeonné par le nom franc pour plus grande clarté;
cependant, je pense que c'était Chanak-Kalessi, que nous
autres Européens nous traduisons librement par Darda-
nelles. '
Le vent, le courant, le peu d'étendue du bassin rendaient
les eaux clapoteuses, et de petites lames courtes berçaient
assez rudement une barque à plusieurs rameurs qui tâchait
d'accoster le Léonidas, arrêté pour l'attendre au milieu du
Bosphore. Cette barque portait un pacha se rendant à Galli-
poli, à l'entrée de la mer de Marmara. C'était un gros
homme, d'encolure épaisse, à figure large et grasse, mais
fine sous son empâtement. Il était vêtu de l'affreux costume
du Nizam, le fez rouge et la redingote bleue boutonnée
droit; une suite nombreuse s'empressait autour de lui, in-
tendant, secrétaires, porte-pipes et autres menus officiers,
sans compter les cawas et les domestiques. Tout ce monde
déplia des tapis, déroula des matelas, et s'accroupit dessus;
les mieux élevés s'assirent sur les bancs, et se contentèrent
de tenir un de leurs pieds dans une de leurs mains, pour
se donner une contenance.
Les bagages étaient curieux. C'étaient des narghilés en-
fermés dans des écrins de maroquin rouge, des paquets de
tuyaux de cerisier et de jasmin, des corbeilles revêtues de
cuir en façon de malles, gaufrées d'or autour des serruers
et piquées des plus jolis dessins, des rouleaux de tapis de
Perse et des tas de carreaux. Il y avait dans cette bande des
types assez bizarres, entre autres un jeune garçon obèse,
4.
70 CONSTANTINOPLE.
tout blond, tout joufflu, tout rose, qui avait l'air d'un
énorme baby anglais travesti en turc, et un Grec maigre,
pointu, anguleux, à museau de renard, perdu dans une
longue robe de drap cannelle bordée de fourrure, comme
les dolimans avec lesquels on joue Bajazet au théâtre de la
rue Richelieu; ils enfermaient le gros pacha comme entre
deux parenthèses et semblaient jouir, à titres différents, delà
faveur du maître; les costumes de la canaille inférieure
avaient conservé leur caractère : les grandes ceintures
bourrées d'armes, les gilets galonnés, les vestes à soutaches
et à coudes éclatants, les belles physionomies de bandits
Arnautes ou Albanais qui font la joie des peintres et le dés-
espoir des fabricants de tissus imperméables en caoutchouc
et gutta-percha; ainsi vêtus, les esclaves avaient l'air de
princes orientaux, et leurs maîtres de domestiques de place
sans ouvrage.
Comme on était dans le Ramadan, ni maîtres ni esclaves
ne touchèrent à leurs chiboucks, et se contentèrent, pour
passer le temps, de dormir ou de tourner entre leurs doigts
les grains de leurs chapelets.
De la mer de Marmara proprement dite, je ne saurais
vous faire un grand détail, attendu qu'il faisait nuit lors-
que nous la traversâmes, et que je dormais au fond de ma
cabine, fatigué par une faction de quatorze heures sur le
pont. Au-dessus de Gallipoli elle s'évase et s'élargit consi-
dérablement, pour s'étrangler encore à Constantinople. On
déposa le pacha et sa suite à Gallipoli, dont les minarets an*
paraissaient confusément dans l'ombre du so&r. Quand parut
le jour, du côté de l'Asie, l'Olympe de Bithynie, glacé de
neiges éternelles, s'élevait dans les vapeurs rosées du ma-
matin, avec des reflets de gorge-de-pigeon et des miroite-
ments argentés. — Le rivage d'Europe, infiniment moins
accidenté, était tacheté de franges de maisons blanches et
LA TROADE, LES DARDANELLES. 71
île massifs do verdure, au-dessus desquelles se haussaient
de longues cheminées de briques,* obélisques de l'industrie,
dont la brique vermeille imite assez bien, de loin, le granit
rose d^gypte. Si je ne craignais d'être accusé de vouloir
faire du paradoxe, je dirais que toute cette partie m'a rap-
pelé l'aspect de la Tamise, entre l'île des Chiens et Green
wich ; le ciel, très-laiteux, très-opalin, presque blanc et noyé"
d'une brume transparente, ajoutait encore à l'illusion ; il
me semblait aller à Londres sur le paquebot de Boulogne,
et il faut, pour me détromper, le pavillon rouge à croissant
d'argent que nous avons hissé à notre mât depuis notre en-
trée dans les Dardanelles.
Dans le lointain bleuit l'Archipel des Iles-des-Princes,
espèces d'Iles-d'Hyères de Constantinople, où l'on va le di-
manche en partie de plaisir; encore quelques minutes, et
Stamboul va nous apparaître dans toute sa splendeur. Déjà,
sur la gauche, à travers la gaze d'argent du brouillard,
jaillissent les flèches de quelques minarets ; le Château des
Sept-Tours, où l'on enfermait autrefois les ambassadeurs,
hérisse ses tours massives reliées entre elles par des murailles
crénelées; il baigne du pied dans la mer et s'adosse à la
colline; c'est de lui que part l'ancien rempart qui entoure
la ville jusqu'à Eyoub. Les Turcs l'appellent Yedi-Kulé,
et les Grecs le nommaient Heptapurgon. Sa construction
remonte aux empereurs byzantins. 11 fut commencé par
Zenon et fini par les Comnènes. Vu de la mer, il semble en
mauvais état et près de tomber eu ruines; toutefois il pro-
duit un bel effet avec ses formes lourdes, ses tours trapues,
ses murs épais, son aspect de bastille et de forteresse-
Le Léonidas, ralentissant sa marche pour ne pas arfiver
de trop bonne heure, rase la pointe du sérail ; c'est une
suite de longues murailles blanchies à la chaux, découpant
leurs créneluressurdes rideaux de térébint^s et de cyprès,
72 CONSTANTINOPLK.
de cabinets aux fenêtres treillissées, de kiosques aux toit»
en saillie, sans symétrie aucune ; il y a loin de là aux ma-
gnificences des Mille et une Nuits que ce seul mot de sérail
fait rêver aux imaginations les plus paresseuses, et il faut
avouer que ces boîtes de bois à grillages serrés, qui enfer-
ment les beautés de Géorgie, de Circassie et de Grèce, hou-
ris de ce paradis de Mahomet dont le padischa est le dieu,
ressemblent furieusement à des cages à poulets. Nous con-
fondons malgré nous l'architecture arabe et l'architecture
turque, qui n'ont aucun rapport, et nous faisons involontai-
rement de tout sérail un alhambra, ce qui est fort loin de
la réalité. Ces observations refroidissantes n'empêchent pas
le vieux sérail de présenter un aspect agréable, avec sa
blancheur étincelante et sa verdure sombre, entre le ciel
clair et l'eau bleue dont le courant rapide lave ses murailles
mystérieuses.
On nous fit remarquer en passant un plan incliné jail-
lissant d'une ouverture de la muraille et se projetant en
montagne russe au-dessus de la mer. C'est par là, dit-on,
qu'on faisait glisser dans le Bosphore les odalisques infi-
dèles ou qui avaient déplu au maître, pour un motif quel-
conque, enveloppées d'un sac renfermant un chat et un
serpent. Combien de corps charmants a promenés cette eau
bleue et profonde, au courant impétueux! Maintenant, les
mœurs se sont beaucoup épurées ou adoucies, car l'on n'en-
tend plus parler de ces barbares exécutions. Après cela, la
légende est peut-être fausse, et je ne me porte nullement
pour garant, de son authenticité. Je la raconte sans critique;
si elle n'est pas vraie, elle a du moins la couleur locale.
La pointe du sérail est doublée; le Lêonidas s'arrête à
l'entrée de la Corne-d'Or. Un panorama merveilleux se dé-
ploie sous mes yeux comme une décoration d'opéra dan*
une pièce féerique. La Corne-d'Or est un golfe dont le vieux
IA TRÛADE, LES DARDANELLES. 73
serai! et l'échelle de Top'Ilané forment les deux caps, et qui
s'enfonce à travers la ville, bâtie en amphitéâtre sur ses
deux rives, jusqu'aux eaux douces d'Europe, et à l'embou-
chure du tfarbysés. petit fleuve qui s'y jette. Son nom de
Corne-d'Or vient sans doute de ce qu'il représente pour la
ville une véritable corne d'abondance, par la facilité qu'il
donne aux navires, au commerce et aux constructions na-
vales.
En attendant que nous puissions descendre à terre, fai-
sons un léger croquis au crayon du tableau que nous pein-
drons plus tard. A droite, au delà de la mer, blanchit un
immense bâtiment percé régulièrement de plusieurs rangées
de fenêtres et flanqué à ses angles d'espèces de tourelles
surmontées de hampes de drapeaux : c'est une caserne, le
bâtiment le plus considérable, mais non le plus caractéristique
de Scutari, désignation turque de ce faubourg asiatique de
Constantinople qui se déploie, en remontant du côté de la
mer Noire, sur l'emplacement de l'ancienne Chrysopolis,
dont il ne reste aucun vestige.
Un peu plus loin, au milieu de l'eau, s'élève, sur un îlot
de rochers, un phare éclatant de blancheur, qu'on appelle
la Tour de Léandre ou encore la Tour de la Fille, quoique
l'endroit ne se rapporte en rien à la légende des deux amants
célébrés par Musée. Cette tour, d'une forme assez élégante
et que la pureté de la lumière fait paraître d'albâtre, se dé-
tache admirablement du ton d'azur foncé de la mer.
A l'entrée de la Corne-d'Or, Top'Hané s'avance, avec son
débarcadère, sa fonderie de canons et sa mosquée au dôme
hardi, aux sveltes minarets, bâtie par le sultan Mahmoud.
Le palais de l'ambassade de Russie dresse, au-dessus des
toits de tuiles rouges et des touffes d'arbres, sa façade or-
gueilleusement dominatrice, qui force le regard et semble
s'emparer de la ville par avance, tandis que les palais dp?
U CONSTANTINOPLE.
autres ambassades se contentent d'une apparence plus mo-
deste. La tour de Galata, quartier occupé par le commerce
franc, s?élève du milieu des maisons, coiffée d'un bonnet
pointu de cuivre vert-de-grisé, et domine les anciennes mu-
raille génoises tombant en ruines à ses pieds. Péra, la rési-
dence des Européens, étage au sommet de la colline ses
cyprès et ses maisons de pierre, qui contrastent avec les
baraques de bois turques et s'étendent jusqu'au grand champ
des Morts.
La pointe du Sérail forme l'autre cap, et sur cette rive se
déploie la ville de Constantinople proprement dite. Jamais
ligne plus magnifiquement accidentée n'ondula entre le
ciel et l'eau : le sol s'élève à partir de la mer, et les con-
structions se présentent en amphithéâtre, les mosquées, dé-
passant cet océan de verdure et de maisons de toutes cou-
leurs, arrondissent leurs coupoles bleuâtres et dardent leurs
minarets blancs entourés de balcons et terminés par une
pointe aiguë dans le ciel clair du matin, et donnent à la
ville une physionomie orientale et féerique à laquelle con-
tribue beaucoup la lueur argentée qui baigne leurs contours
vaporeux. Un voisin officieux nous les nomme par ordre en
partant du Sérail et en remontant vers le fond de la Corne-
d'Or: Sainte-Sophie, Saint-Iréné, Sultan-Achmet, Osmanieh,
Sultan-Bayezid, Solimanieh, Sedja-Djamissi, Sultan-Moham-
med II, Sultan-Sélim. Au milieu de tous ces minarets, der-
rière la mosqué de Bayezid, se dresse, à une prodigieuse
hauteur, la tour du Séraskier, d'où l'on signale les incendies.
Trois ponts de bateaux rejoignent les deux rives de la
Corne-d'Or, et permettent une communication incessante
entre la ville turque et ses faubourgs aux populations bi-
garrées. — La principale rue de Galata aboutit au premier
de ces points. Mais n'anticipons pas sur ces détails, qui vien-
dront à leur place, et bornons-nous à l'aspect général.
LA TROADE, LES DARDANELLES. 75
Comme à Londres, il n'y a pas de quais à Constantinople, et
la ville plonge partout ses pieds dans la mer; les navires de
toutes nations s'approchent des maisons sans être tenus à
dislance respectueuse par un quai de granit. Près du pont,
au milieu de la Corne-d'Or et au large, stationnaient des
flottilles de bateaux à vapeur anglais, français, autrichiens,
turcs : omnibus d'eau, watermen du Bosphore, cette Tamise
de Constantinople où se concentrent tout le mouvement et
toute l'activité de la ville; des myriades de canots et de
caïques sillonnaient comme des poissons l'eau azurée du
golfe et se dirigeaient vers le Léonidas, mouillé à quelque
distancedela douane, situéeentreGalataetTop'Hané. Dans tous
les pays du monde, la douane a des colonnes et un archi-
trave dans le goût de l'Odéon. Celle de Constantinople n'a
garde de manquer à l'architectonique du genre. Heureuse-
ment, les baraques qui l'avoisinent sont si délabrées, si
hors d'aplomb, si projetées en avant et s'épaulent les unes
contre les autres avec une nonchalance si orientale, que cela
corrige l'aspect classique de la douane.
Comme à l'ordinaire, le pont du Léonidas fut couvert en
un instant d'une foule polyglotte : c'était un ramage à n'y
rien comprendre de turc, de grec, d'arménien, d'italien, de ;
français et d'anglais. J'étais assez embarrassé au milieu de
ces charabias variés, quoique j'eusse avant de partir étudié
le turc de Covielle et de la cérémonie du Bourgeois gentil-
homme, lorsque apparut, dans un caïque, comme un ange
sauveur, la personne à qui j'étais recommandé et qui parle
à elle seule autant de langues que le fameux Mezzofanti;
elle envoya au diable, chacune dans son idiome particulier,
toutes les canailles qui m'entouraient, me fit entrer dans sa
barque et me conduisit à la douane, où l'on se contenta de
jeter un coup d'oeil distrait sur ma maigre malle, qu'un
kammal chargea comme une diurne sur son large dos»
76 CONSTANTINOPLE.
Le hammal est une espèce particulière à Constantinople :
c'est un chameau à deux pieds et sans bosse; il vit de con-
combres et d'eau, et porte des poids énormes par des rues
impraticables, des montées perpendiculaires et des chaleurs
accablantes. Au lieu de crochets, il porte sur les épaules un
coussinet de cuir rembourré sur lequel il pose les fardeaux,
sous lesquels il marche tout courbé, et prenant la force dans
le col, comme les bœufs. Son costume consiste en larges grè«
gués de toile, en une veste de grosse étoffe jaunâtre et un fez
entouré d'un mouchoir. Les hammals ont le torse extrême-
ment développé, et souvent, chose extraordinaire, des jambes
très-grêles. On conçoit à peine comment ces pauvres tibias,
recouverts d'une peau tannée et semblables à des flûtes dans
leur étui, peuvent soutenir des poids qui feraient plier des
Hercules.
En suivant le hammal, qui se dirigeait vers le logement
retenu pour moi, je m'enfonçais dans un dédale de rues et
de ruelles étroites, tortueuses, ignobles, affreusement pa-
vées, pleines de trous et de fondrières, encombrées de chiens
lépreux, d'ânes chargés de poutres ou de gravats, et le
mixage éblouissant que présente Constantinople de loin
s'évanouissait rapidement. Le Paradis se changeait en
cloaque, la poésie se tournait en prose, et je me demandais,
avec une certaine mélancolie, comment ces laides masures
pouvaient prendre par la perspective des aspects si sédui-
sants, une couleur si tendre et si vaporeuse. Je gagnai, sur
les talons de mon hammal et m'accrochant au bras de mon
guide, la chambre qui m'était destinée chez une hôtesse
smyrniote, copa syrisca, comme celle de Virgile, près de la
grande rue de Péra, bordée de bâtisses insignifiantes mais
de bon goût, dans le genre des rues de troisième ordrs de
Marseille ou de Barcelone.
J'étaii venu de Paris en douze jours et demi, marchaal
LA TROADE, LES DARDANELLES. 11
aussi vite que la poste, car j'ai pour principe dans mes
voyages de voler à tire-d'ailes au point le plus éloigné pour
en revenir ensuite à mon aise; et je m'étais promis de con-
sacrer ceue journée à un repos que j'avais bien mérité;
mais la curiosité fut la plus forte, et, après quelques bou-
chées avalées à la hâte, n'y pouvant plus tenir, je commen-
çai le cours de mes pérégrinations et me lançai au hasard à
travers la ville inconnue, sans avoir la précaution d'em-
porter une boussole pour m'orienter, comme avait coutume
4e te faire un de mes amis plein de sagacité et de prudence
VI
LE PETIT CHAMP, LA CORNE-D'OR
Le logement qu'on m'avait préparé occupait le premier
étage d'une maison située à l'extrémité d'une rue du quar-
tier Franc, le seul que les Européens puissent habiter. Cette
rue va de la grande rue de Péra au petit Champ-des-Morts,
et je ne vous la désigne pas plus clairement, par la raison
péremptoire qu'à Constantinople les rues ne portent à leurs
angles aucune désignation, ni turque, ni française. En ou-
tre, les maisons ne sont pas numérotées, ce qui complique
la difficulté. A travers ce dédale anonyme, chacun se con-
duit au juger et se retrouve au moyen de ses remarques
particulières. Le fil d'Ariane ou les cailloux blancs du Petit-
Poucet seraient ici fort utiles ; quant à émietter son pain sur
la route, il n'y faut pas penser : les chiens l'auraient bientôt
mangé, à défaut des oiseaux du ciel. — A propos de chiens,
mon point de repère, pour connaître mon logis pendant les
premiers jours qui suivirent mon arrivée, était un grand
LE PETIT-CHAMP, LA CORNE-D'OR. 79
trou creusé au milieu de la voie publique, et au fond duquel
une lice rogneuse allaitait quatre ou cinq petits avec une
sécurité parfaite et un complet mépris des piétons et des ca-
valiers. Cependant, quelques rues ont un nom traditionnel
tiré du voisinage d'un khan ou d'une mosquée, et celle
où je demeurais, comme je l'appris plus tard, s'appelait
Dervish Sukak ; mais jamais ce nom n'est écrit et ne sert à
vous guider.
Ma maison était construite en pierres, circonstance que
l'on me fit beaucoup valoir et qui n'est pas à dédaigner dans
une ville aussi combustible que Constantinople. Pour plus de
sécurité, une porte de fer, des volets de tôle épaisse se re-
pliant par feuilles, devaient, en cas d'incendie du quartier,
intercepter les flammes et les étincelles, et l'isoler complè-
tement. J'avais un salon aux murailles blanchies à la chaux,
au plafond de bois peint en gris et rechampi de filets bleus,
meublé d'un long divan, d'une table et d'un miroir de Ve-
nise dans un cadre or et noir ; une chambre à coucher avec
un lit de fer et une commode. Cela n'avait rien d'extrême-
ment oriental, comme vous voyez; pourtant mon hôtesse
était Smyrniote, et sa nièce, quoique vêtue à l'européenne
d'un peignoir rose, roulait, dans un masque pale serti de
cheveux d'un noir mat, des yeux langoureusement asiati-
ques. Une servante grecque, très-jolie sous le petit mouchoir
tortillé au sommet de sa tête, complétait, avec une sorte de
jocrisse des Cyclades, le personnel de la maison, et lui don-
nait une teinte de couleur locale. La nièce savait un peu de
français, la tante un peu d'italien, au moyen de quoi nous
finissions par nous entendre à peu près. Constantinople est,
du reste, la vraie tour de Babel, et l'on s'y croirait au jour
delà confusion des langues. La connaissance de quatre idio-
mes est indispensable pour les rapports ordinaires de la vie :
le grec, le turc, l'italien, le français sont parlés dans Péri
80 CONSTANTI1NOPLE.
par des gamins polyglottes. A Gonstantinople, le célèbre
Mezzofanti n'étonnerait personne; nous autres Français, qui
ne savons que notre langue, nous restons confondue Jsvant
cette prodigieuse facilité.
Mon habitude, en voyage, est de me lancer tout seul à
travers les ville0 à moi inconnues, comme un capitaine Cook
dans un voyage d'exploration. Rien n'est plus amusant que
de découvrir une fontaine, me mosquée, un monument
quelconque, et de lui assigner son vrai nom sans qu'un
drogman idiot vous le dise du ton d'un démonstrateur de
serpents boas; d'ailleurs, en errant ainsi à l'aventure, on
voit ce qu'on ne vous montre jamais, c'est-à-dire ce qu'il
y a de véritablement curieux dans le pays que l'on visite.
Coiffé d'un fez, vêtu d'une redingote boutonnée, le visage
bruni par le hâle de la mer, la barbe longue de six mois,
j'avais assez l'air d'un Turc de la réforme pour ne pas attirer
l'attention dans les rues, et je m'avançai bravement vers le
Petit-Champ-des-Morts, — notant bien fe place de ma mai-
son et le chemin que je prenais, afin de ne pas me perdre.
Le Petit-Champ-des-Morts, que, pour abrévier ou éviter
une idée mélancolique, on appelle d'ordinaire le Petit-
Champ, occupe le revers d'une colline qui monte de la rive
de la Corne-d'Or à la crête de Péra, marquée par une ter-
rasse bordée de hautes maisons et de cafés. C'est un ancien
cimetière turc où on n'enterre plus depuis quelques années,
soit parce qu'il n'y a plus de place, soit que les musulmans
morts s'y trouvent trop près des giaours vivants.
Un soleil éclatant brûlait de lumière cette pente hérissée
de cyprès au noir feuillage, au tronc grisâtre, sous lesquels
se dressait une armée de pieux de marbre, coiffés de tur-
bans coloriés ; ces pieux, penchés les uns à droite, les au-
tres à gauche, ceux-ci en avant, ceux-là en arrière, selon
que le terrain avait cédé sous leur poids, simulaient va-
LE PETIT-CHAMP, LA CORNE-D'OR. S*
gnement une forme humaine, et rappelaient ces jouets
d'enfants où des forgerons, dont la tête seule est indiquée,
battent l'enclume avec un marteau de bois fiché dans leur
ventre En plusieurs endroits, les marbres historiés de ver-
sets du Koran avaient cédé à l'action de la pesanteur, et,
négligemment scellés dans un sol iriable, s'étaient renversée
ou brisés en morceaux. Quelques-unes des colonnes funé-
raires étaient décapitées, ei leurs turbans gisaient à leur base
comme des têtes coupées. On dit que ces tombes tronquées
recouvrent d'anciens janissaires poursuivis au delà du tré-
pas par la rancune de Mahmoud. Aucune symétrie n'est
observée dans ce cimetière diffus, qui s'avance, par une
pointe de cyprès et de tombeaux, à travers les maisons
de Péra. jusqu'au Tekké ou monastère des derviches tour-
neurs; deux ou trois chemins pavés et revêtus de sou-
tènements faits de débris de monuments funèbres le traver-
sent diagonalement; çà et là s'élèvent des espèces de
terre-pleins, quelquefois entourés de petits murs ou de ba-
lustrades formant la sépulture réservée de quelque famille
puissante ou riche. Ces enceintes renferment habituellement
un pilier terminé par un turban magistral, entouré de trois
ou quatre feuilles de marbre, arrondies au sommet comme
un manche de cuiller, et d'une douzaine de petits cippes
enfantins : c'est un pacha avec ses femmes et sa progéniture
morte en bas- âge, sorte de harem funèbre qui lui tient
compagnie dans l'autre monde.
Aux endroits libres, des ouvriers taillent des chambranles
de porte et des marches d'escalier; des oisifs dorment à
l'ombre ou fument leur pipe, assis sur une tombe ; des
femmes voilées passent, traînant leurs bottines jaunes d'un
pied nonchalant; des enfants jouent à cache-cache derrière
les pierres tumulairesen poussant de petits cris joyeux; des
marchands de gâteaux offrent leurs légères couronnes in-
82 CONSTANTWOPLE.
erustées d'amandes. Entre les interstices des monuments
dégradés, les poules picorent, les vache* cherchent quelques
maigres brin? d'herbe, et, à défaut de gazon, paissent des
quartiers de savates et des morceaux de vieux chapeaux. Les
chiens se sont installés dans les excavations produites par la
pourriture des cercueils ou plutôt des planches qui sou-
tiennent la torre autour des cadavres, et ils se sont fait da
hideux terriers de ces asiles de la mort agrandis par leur
voracité.
Aux endroits les plus passagers, les tombes s'usent sous
les pieds insouciants des promeneurs, et s'oblitèrent peu. à
peu dans la poussière et les détritus de toute sorte; les pi-
liers rompus s'éparpillent sur le sol comme les pièces d'un
jeu d'onchets, et s'enterrent ainsi que les corps qu'ils dési-
gnaient, ensevelis par ces invisibles fossoyeurs qui font dis-
paraître toute chose abandonnée, tombeau, temple ou ville;
ici, ce n'est pas la solitude s'étendant sur l'oubli, mais la vie
reprenant la place concédée temporairement à la mort. Des
massifs de cyprès, plus compactes, ont cependant préservé
quelques coins de ce cimetière profané, et lui ont conservé
sa mélancolie. Les tourterelles nichent dans les noirs feuil-
lages, et les gypaètes planent au-dessus de leurs pointes
sombres, traçant de grands cercles sur le ciel d'azur.
Quelques maisonnettes de bois, composées de planches,
de lattes et de treillages, peintes d'un rouge rendu rose par
la pluie et le soleil, se groupent parmi les arbres, affais-
sées, déhanchées, hors d'aplomb et dans l'état de déla-
brement le plus favorable à l'aquarelle ou à l'illustration
anglaise.
Avant de descendre la pente qui conduit à la Corne-d'Or,
je m'arrêtai un instant et je contemplai l'admirable specta-
cle qui se déroulait devant mes yeux : le premier plan était
formé par le Petit-Champ et ses déclivités plantées de cyprès
LE PETIT-CHAMP, LA CORNE-D'OR. 8&
et de tombes; le second par les toits de tuiles brunes et les
maisons rougeâtres du quartier de Kassim-Pacha ; le troi-
sième par les eaux bleues du golfe qui s'étend de Seraï-
Burnou aux eaux douces d'Europe, et le quatrième par la
ligne de collines onduleuses, sur le revers desquelles Con-
stantinople se déroule en amphithéâtre. Les dômes bleuâtres
des bazars, les minarets blancs des mosquées, les arcs du
vieil aqueduc de Valens se découpant sur le ciel en dentelle
noire, les touffes de cyprès et de platanes, les angles des
toits, variaient cette magnifique ligne d'horizon prolongée
depuis les Sept-Tours jusqu'aux hauteurs d'Eyoub : tout
cela argenté par une lumière blanche où flottait comme une
gaze transparente la fumée des bateaux à vapeur du Bos-
phore chauffant pour Therapia ou Kadi-Keuï, et d'une légè-
reté de ton formant le plus heureux contraste avec la fermeté
crue et chaude des devants.
Après quelques minutes de pensive admiration, je me re-
mis en marche, tantôt suivant quelque vague sentier, tantôt
enjambant les tombes, et j'arrivai à un lacis de ruelles bor-
dées de maisons noires, habitées par des charbonniers, des
forgerons et autres industries ferrugineuses. — J'ai dit mai-
sons tout à l'heure, mais le mot est bien magnifique, et je le
reprends. Mettez cahutes, bouges, échoppes, taudis, fout ce
que vous pourrez imaginer de plus enfumé, de plus sale,
de plus misérable, mais sans ces bonnes vieilles murailles
empâtées, égratignées, lépreuses, chancies, moisies, effri-
tées, que la truelle de Decamps maçonne avec tant de bon-
heur dans ses tableaux d'Orient, et qui donnent un si haut
ragoût aux masures. De pauvres petits ânes aux oreilles flas-
ques, à l'échiné maigre et saigneuse, rasaient les noires
boutiques, chargés de charbon ou de ferrailles. De vieilles
mendiantes, assises sur leurs cuisses plates, reployées
comme des articulations de sauterelle, tendaient piteuse-
84 CONSTAMINOPLE.
ment vers moi, hors d'un feredgé en haillons, leur main de
momie démaillotée. Leurs yeux de chouette tachaient de
deux trous bruns la loque de mousseline, bossuée par l'ar-
qûre de leur bec d'oiseau de proie, et jetée comme un suaire
Bur leur visage hideux ; d'autres, plus ingambes, passaient,
le dos voûté, la tête au milieu de la poitrine et les mains ap-
puyées sur de grandes cannes, comme ma Mère l'Oie dans
les prologues de pantomime aux Funambules.
On ne peut savoir qu'en Orient à quelle laideur fantasti-
que arrivent les vieilles femmes qui ont renoncé franche-
ment à leur sexe, et que ne déguisent plus les savants arti-
fices d'une toilette laborieuse ; ici même le masque ajoute à
l'impression; ce que l'on voit est affreux, mais ce que l'on
rêve est épouvantable. 11 est fâcheux que les Turcs n'aient pas
de sabbat pour y envoyer ces sorcières à cheval sur un balai.
Quelques hammals Arnautes ou Bulgares, pliant sous un
faix énorme, et, comme le Dante en enfer, ne levant pas un
pied que l'autre ne fût assuré, montaient ou descendaient la
ruelle ; des chevaux cheminaient bruyamment, tirant à
chaque écart des gerbes d'étincelles du pavé inégal e-t rabo-
teux de ce quartier plus laborieux que fashionable.
J'arrivai ainsi à la Corne-d'Or, où je débouchai près des
bâtiments blancs de l'arsenal, élevés sur de vastes substrac-
lions et couronnés d'une tour en forme de beffroi. Cet arse-
nal, construit dans un goût civilisé, n'a rien de curieux
pour un Européen, quoique les Turcs en soient très-fiers;
aussi ne m'arrêtai-je pas longtemps à le contempler et gar-
dai-je toute mon attention pour le mouvement du port, en-
combré de navires de toutes nations, sillonné en tous sens
par les caïques, et surtout pour le merveilleux panorama de
Constantinople déployé sur l'autre rive.
Cette vue est si étrangement belle, que l'on doute de sa
réalité On croirait avoir devant soi une de ces toiles d'o-
LE PETIT-CHAMP, LA CORNE-D'OR. 85
péra faites pour la décoration de quelque féerie d'Orient et
baignées, par la fantaisie du peintre et le rayonnement des
rampes de gaz, des impossibles lueurs de l'apothéose. Le
palais de Seraï-Bournou avec ses toits chinois, ses murailles
blanches crénelées, ses kiosques treillages, ses jardins de
cyprès, de pins parasols, de sycomores et de platanes; la
mosquée du sultan Achmet, arrondissant sa coupole entre
ses six minarets pareils à des mâts d'ivoire; Sainte-Sophie,
élevant son dôme byzantin sur d'épais contre-forts rayés
transversalement d'assises blanches et roses, et flanquée de
quatre minarets; la mosquée de Bayezid, sur laquelle pla-
nent comme un nuage des bouffées de colombes; Yeni-
Djami;latour du Séraskier, immense colonne creuse qui
porte à son chapiteau un stylite perpétuel guettant l'incen-
die à tous les points de l'horizon ; la Suléimanieh avec son
élégance arabe, son dôme pareil à un casque d'acier, se des-
sinent en traits de lumière sur un fond de teintes bleuâtres,
nacrées, opalines, d'une inconcevable finesse, et forment un
tableau qui semble plutôt appartenir aux mirages de la fata
Morgana qu'à la prosaïque réalité. L'eau argentée de la
Corne-d'Or reflèteces splendeurs dans son miroir tremblant,
et ajoute encore à la magie du spectacle; des vaisseaux à
l'ancre, des barques turques carguant leurs voiles ouvertes
comme des ailes d'oiseaux, servent, par leurs tons vigou-
reux et les noires hachures de leurs agrès, de repoussoirs
à ce fond de vapeur à travers laquelle s'ébauche avec 1er
couleurs du rêve la ville de Constantin et de Mahomet II.
Je sais, par des amis qui ont fait avant moi le voyage de
Constantinople, que ces merveilles ont besoin, comme les
décoralionsde théâtre, d'éclairage et de perspective; quand
on approche, le prestige s'évanouit, les palais ne sont plus
que des baraques vermoulues, les minarets que de gros pi-
liers blanchis à la chaux; les rues étroites, monlueuses, in-
5.
86 CONSTANTlNOPLE.
fectes, n'ont aucun caractère; mais qu'importe, si cet assem-
blage incohérent de maisons, de mosquées et d'arbres coîoré3
par la palette du soleil, produit un effet admirable entre le
ciel et la mer? L'aspect, quoique résultant d'illusions, n'en
est pas moins vraiment beau.
Je restai quelque temps sur le bord de l'eau à regarder
les mouettes voler, les caïques nager avec la prestesse de
dorades, et fourmiller les types de tous les peuples repré-
sentés par un ou plusieurs échantillons, carnaval perpétuel
dont on ne se lasse pas; j'avais bien envie de me risquer à
franchir le pont de bateaux qui rejoint les deux rives, et
d'aller cis tinpolin, comme disaient les Grecs : phrase dont
les Turcs, à force de l'entendre répéter, ont fait Istamboul,
nom moderne de la Byzance antique, quoique certains doc-
teurs prétendent qu'on doive prononcer Islambol, ville de
l'islam; mais c'était vraiment là une entreprise hardie que
le jour avancé déjà ne m'eût d'ailleurs pas laissé le temps
d'accomplir. — Je rebroussai donc chemin, et je remontai
le Petit-Champ-des-Morts pour regagner Péra. Je déviai à
droite, ce qui m'amena, en suivant les anciennes murailles
génoises, au pied desquelles règne un fossé tari, à moitié
comblé d'immondices, où dorment les chiens et jouent les
enfants, devant la tour de Galata, haute construction qu'on
aperçoit de loin en mer, et qui, comme la tour du Séraskier,
porte à son sommet une vigie pour l'incendie.
C'est un vrai donjon gothique, couronné d'un cercle de
mâchicoulis et coiffé d'un toit pointu de cuivre oxydé par
le temps, fit qui, au lieu du croissant, pourrait porter
la girouette à queue d'aronde d'un manoir féodal. Au bas
de cette tour se groupe une agglomération de cahutes et de
maisonnettes basses qui donnent l'échelle de son élévation,
qui est fort grande. Sa construction remonte aux Génois.
Ces marchands soldats avaient fait de leurs magasins des
LE PETIT-CHAMP, LA CORNE D'OR. 8*
forteresses et crénelé leur quartier comme une ville de
guerre ; leurs comptoirs auraient pu soutenir des sièges, eH
ils en ont soutenu plus d'un.
Au sommet de la colline occupée Dar le Petit-Champ ré-
gne un large chemin bordé d'un côté de maisons qui jouis-
sent d'une vue admirable : je le suivis jusqu'à un angle où
s'élève un vieux cyprès au tro.ic veiné de vigoureuses ner-
vures, et je me trouvai bientôt en face de ma rue, assez las
et mourant de faim. I
On me servit un dîner qu'on avait été chercher à la lo-
canda voisine, et qui calma bien vite mon appétit, plutôt
par le dégoût que par la satisfaction de ma faim, bien légi-
time, hélas! Je n'ai pas l'habitude de faire des élégies sur
mes déceptions culinaires en voyages, et une omelette che-
velue aromatisée de beurre rance est un léger malheur que
je ne cherche pas à élever à l'état de catastrophe publique,
comme certains touristes trop gastronomes; mais je constate
ici en passant que cette première révélation de la cuisine
constantinopolitaine me parut d'un triste augure pour l'a-
venir. L'Espagne m'a accoutumé au vin sentant le bouc de
la poix, et je me résignai assez facilement au vin noir de
Tenedos apporté dans une peau de chevreau; mais l'eau
jaune et saumâtre, charriant la rouille des vieux aqueducs,
me fit regretter les gargoulettes d'Alger et les alcarrazas de
Grenade.
Vil
UNE NUIT DU RAMADAN
A Paris, l'idée de se promener de huit heures à onze heu-
res du soir dans le Père Lachaise ou le cimetière Montmar-
tre, en vignette des Nuits d'Young, paraîtrait ulîrasingu-
lière et cadavéreusement romantique ; les plus courageux
dandies s'en effrayeraient ; quant aux femmes, la proposition
seule d'une semblable partie de plaisir les ferait évanouir
de peur A Constantinople, personne n'y fait attention. Le
boulevard de Gand de Péra est situé sur la crêle de la col-
line occupée par le Petit-Champ-des-Morts. Figurez-vous,
mon cher monsieur et ma belle dame, qu'assis l'été au per-
ron rie Tortoni, vous voyiez devant vous, sous la noirceur
des cyprès, blanchir au clair de la lune, comme des colon-
nes li'avgem tronquées, des milliers de cippes et de tombes,
tout eu taillant votre glace à facettes et en devisant d'amour
ou dauiïe chose
Une frêle grille renversée en plusieurs endroits trace
UNE NUIT DU RAMADAN. 89
entre le champ funèbre et lajoyeuse promenade une ligne
de démarcation franchie â tout instant ; une rangée de chai-
ses ou de tables ou s'accoudent les consommateurs devant
une tasse de café, un sorbet ou un verre d'eau, règne d'un
bout à l'autre de la terrasse, qui plus loin se contourne et
va rejoindre le Grand-Champ-Des-Morts, derrière le haut
Péra. De vilaines maisons à cinq, six ou sept étages, de cet
affreux ordre d'architecture inconnu à Vignole, — l'ordre
bourgeois, — aimable mélange de la caserne et de la fila-
ture, — bordent la chaussée d'un côté et jouissent d'une
admirable vue dont elles ne sont pas dignes. — Il est vrai
que ces maisons passent pour les plus belles de Gonstanti-
nople, et que Péra s'en enorgueillit, les jugeant dignes,
avec raison, de figurer honorablement à Marseille, à Barce-
lone et même à Paris; elles sont en effet de lahideurla plus
civilisée et la plus moderne; cependant il est juste de dire
que la nuit, vaguement éclairées par le reflet des fanaux et
le scintillement des étoiles ou la lueur violette de la lune
qui glace leurs façadesbadigeonnées, elles prennent, à cause
de leur masse même, un aspect assez imposant.
A chaque bout de la terrasse se trouve un café-concert,
c'est-à-dire joignant aux délices de la consommation l'agré-
ment d'un orchestre en plein vent de musiciens bohèmes qui
exécutent des valses allemandes et des ouvertures d'opéras
italiens.
Rien n'est plus gai que cette promenade bordée de tom-
beaux ; la musique, qui ne s'arrête jamais, un orchestre re-
commençant lorsque l'autre finit, donne un air de fête à
celte réunion habituelle de promeneurs, dont le chuchote-
mentamical sert de basse aux phrases cuivrées de Verdi. Les
vapeurs du latahyéh et du tombeki montent en spirales par-
fumées des chiboucks, des narghiléhs et des cigarettes, car
toul le monde fume à Constantinople, même les femmes.
90 CONSTAimaOPLE.
Toutes ces pipes allumées piquent l'ombre de points bril-
lants et ressemblent à des essaims de lucioles. Le cri « du
feu! » retentit dans tous les idiomes possibles, et les garçons
se précipitent à ces appels polyglottes brandissant un char-
bon rouge au bout de petites pincettes.
Les familles péroîes s'avancent en clans nombreux dans
l'espace laissé libre par les consommateurs assis, habillées à
l'européenne, sauf quelques modifications insignifiantes
dans la coiffure et l'ajustement des femmes. Les jeunes gens
sont mis comme les gravures de Jules David, à l'avant-der-
niergoût; on ne les distinguerait d'élégants Parisiens qu'à
une fraîcheur un peu trop crue de nouveauté ; ils ne suivent
pas la mode, ils la devancent. Chaque pièce de leur ajuste-
ment est signée d'un fournisseur célèbre de la rue Richelieu
ou de la rue de la Paix; leurs chemises sont de chez Lami-
Housset; leurs cannes de chez Verdier; leurs chapeaux de
chez- Bandoni ; leurs gants de chez Jouvin; quelques-uns ce-
pendant, de famille arménienne la plupart, portent la ca-
lotte rouge à gland de soie noire, mais c'est le petit nombre.
L'Orient n'est rappelé dans cette réunion que par quelque
Grec qui passe, rejetant les manches de sa veste brodée et
balançant sa fustanelle blanche évasée comme une cloche,
ou par quelque fonctionnaire turc à cheval, suivi de son
cawas et de son porte-pipe, qui revient du Grand-Champ
et regagne Constantinople en se dirigeant vers le pont de
Galata.
Les mœurs turques ont déteint sur les mœurs euro«
péennes, et les femmes de Péra vivent très-renfermées, -*
réclusion volontaire, bien entendu ; — elles ne sortent guère
que pour aller faire un tour au Petit Champ et respirer la
fraîcheur nocturne; encore en est-il beaucoup qui ne se
permettent pas cette innocente distraction, ce qui ôte au
voyageur l'occasion de passer en revue les types féminins du
UNE NUIT DU RAMADAN. 91
poys, comme aux Caséines, au Prado, à Hyde-Park, aux
Champs-Elysées; l'homme seul semble exister en Orient, la
femme y passe à l'état de mythe, et les chrétiens y partagent
sur ce point les idées des musulmans.
Ce soir-là, le Petit-Champ était très-animé; le Ramadan
avait commencé avec la lune nouvelle, dont l'apparition au-
dessus de la cime de l'Olympe de Bithynie, guettée par de
pieux astrologues et proclamée par tout l'Empire, annonce
le retour du grand jubilé mahométan. Le Piamadan, comme
chacun sait, est un carême doublé d'un carnaval; le jour
appartient à l'austérité, la nuit au plaisir ; la pénitence se
complique de la débauche, comme réparation légitime. Du
lever au coucher du soleil, dont l'instant précis est indiqué
par un coup de canon, le Koran interdit de prendre aucun
aliment, quelque léger qu'il soit. On ne peut pas même fu-
mer, privation la plus pénible de toutes pour un peuple dont
les lèvres ne quittent guère le bouquin d'ambre ; étancher
la soif la plus ardente par une gorgée d'eau serait un péché
et détruirait le mérite de l'abstinence; mais du soir au ma-
tin tout est permis, et Ton se dédommage amplement des
privations de la journée. La ville turque est en fête.
De la promenade du Petit-Champ, l'on jouissait du spec-
tacle le plus merveilleux. De l'autre côté de la Corne-d'Or,
Constantinople étincelait comme la couronne d'escarboucles
d'un empereur d'Orient; les minarets des mosquées por-
taient à chacune de leurs galeries des bracelets de lampions,
et d'une flèche à l'autre couraient, en lettres de feu, des
versets du Koran, inscrits sur l'azur comme sur les pages
d'un livre divin; Sainte-Sophie, Sultan-Achmet, Yeni-
Djami , la Suleimanieh et tous les temples d'Allah qui
s'élèvent de Seraï-Burnou aux collines d'Eyoub, respleo-i*
dissaient de lumières et proclamaient en exclamations en-\
flammées la formule de l'Islam. Le croissant de la lune,
92 CONSTAIVTINOPLE.
qu* accompagnait une étoile, semMait broder le blason de
l'Empire sur l'étendard céleste.
L'eau du golfe multipliait, en les brisant, les reflets de
ces millions de phosphorescences et paraissait rouler des
torrents de pierreries à demi fondues. La réalité, dit-on,
reste toujours au-dessous du rêve ; mais ici le rêve était
dépassé par la réalité. Les contes des Mille et Une Nuits
s'offrent rien de plus féerique, et le ruissellement du trésor
effondré d'Haraoun al-Raschid pâlirait à côté de cet écrin
colossal flamboyant sur une lieue de longueur.
Perdant le Ramadan, on jouit d'une liberté plénière; la
lanterne n'est pas obligatoire comme dans les autres temps;
les r*;?s, brillamment illuminées, rendent inutile cette pré-
caution de ponce, tes giaours peuvent rester à Constanti-
nople jusqu'à ce que les deraières lumières s'éteignent, har-
diesse qui ne serait pas sans danger à une autre époque.
Aussi acceptai-je avec empressement la proposition que me
fit un jeune Constantinopolitaih, à qui j'étais recommandé,
de descendre à l'échelle de Top'Hané, de fréter un caïque
pour aller voir le sultan faire sa prière à Schiragan, et de
Cair la soirée dans la ville turque.
On descend de Péra à Top'Hano par une espèce de ruelle
en montagne russe, assez semblable au lit d'un torrent à sec.
Pour un pied parisien habitué aux élasticités du bitnme, à
la mollesse du macadam, cette dégringolade est un rude
exercice. Grâce au bras que me donnait mon compagnon,
très-expert dans la géographie des casse-cous de ce calvaire,
j'arrivai au bas sans entorse, — résultat inespéré et surpre-
nant. Je ne marchai même sur la patte d'aucun chien, et je
ne me ns sauter aux jamocs aucun de ces aimables ani-
maux.
A mesure que nous descendions, j, surtout à partir d'une
petite fontaine turque à toit projeté où la rue se divise, la
UNE NUIT DU RAMADAN. 93
foule augmentait et devenait compacte ; les boutiques, vive-
ment éclairées, illuminaient la voie publique, envahie par
des Turcs accroupis à terre ou sur des tabourets bas et fu-
mant avec la volupté que donne un jour d'abstinence ; c'é-
tait un va-et-vieDt, un fourmillement perpétuel le plus
animé et le plus pittoresque du monde; car, entre ces deux
rives de fumeurs immobiles, coulait un ruisseau de prome-
neurs de toute nation, de tout sexe et de tout âge.
Portés par le flot, nous arrivâmes sur la place de Top'-
Hané, en traversant la cour à arcades de la mosquée, qui,
de ce côté, forme le coin, et nous nous trouvâmes en face
de cette charmante fontaine de style arabe que les gravures
anglaises ont rendue familière à tout le monde, et qu'on a
décoiffée de son joli toit chinois, remplacé maintenant par
une ignoble balustrade en fer creux.
Le Bal masqué de Gustave n'offre pas une plus grande
variété de costume que la place de Top'Hané pendant une
nuit du Ramadan : les Bulgares, avec leur grossier sayon et
leur bonnet cerclé d'une couronne de fourrure, accoutre-
ment qui ne doit pas avoir changé depuis le paysan du Da-
nube ; les Circassiens, à la taille svelte et à la poitrine éva-
sée, tuyautés de cartouches qui les font ressembler à des
buffets d'orgue ; les Géorgiens, à la courte tunique serrée
d'un cercle de métal, à la casquette russe en cuir verni, les
Arnautes, portant une veste brodée et sans manches sur leur
torse nu ; les juifs, désignés par leur robe fendue sur le côté
et leur calotte noire entourée d'un mouchoir bleu ; les
Grecs des îles, avec leurs immenses grègues, leurs ceintures
sanglées et leur tarbouch à crinière de soie ; les Turcs de la
réforme, en redingote droite et en fez rouge; les vieux
Turcs, au turban évasé; aucaftan rose, jonquille, cannelle ou
bleu- de-ciel, rappelant les modes du îemps des janissaires;
les Persans, au grand bonnet d'agneau noir d'Astracan; le
94 CONSTANTINOPLE.
Syriens, reconnaissables à leur mouchoir rayé d'or et à leurs
larges mach'las en forme de dalmatiques byzantines ; les
femmes îurques, drapées du yachmack blanc et du feredgé
de couleur claire ; ïes Arméniennes, moins sévèrement voi-
le'es, vêtues de violet et chaussées de noir, forment pour l'œil,
en groupes qui se composent et se décomposent sans cessef
le plus amusant carnaval qu'on puisse imaginer.
Des étalages en plein vent de yaourth (lait caillé;, de kaimak
(crème bouillie), des boutiques de confiseries, dont les Turcs
sont très-friands, des comptoirs de marchands d'eau faisant
tinter, par des artifices hydrauliques, leurs petits carillons de
grelots, de clochettes ou de capsules de cristal, des buvettes
de sorbets, de granits, d'eau de neige, sont rangés sur les
bords de la place, qu'égayent leurs illuminations. Les bouti-
ques de marchands de tabac, brillamment éclairées, sont
remplies de hauts personnages qui regardent la fête en fu-
mant du tabac de première qualité dans des pipes de cerisier
ou de jasmin aux bouquins énormes. Au fond des cafés ron-
fle le tarbouka, frissonne le tambour de basque, glapit le
rebeb et piaule la flûte de roseau ; des chants monotones,
nasillards, mêlés de temps à autre de portements à la tyro*
lienne et de cris aigus, s'élèvent du sein des nuages de fu-
mée. Nous eûmes toutes les peines du monde à gagner, à
travers cette foule qui ne se dérange pas, l'échelle de Top'-
Hané, où nous devions prendre un caïque.
En quelques coups de rames nous eûmes pris le large
et nous pûmes voir au milieu du Bosphore les illuminations
de la mosquée du sultan Mahmoud et de la fonderie de ca-
uons qui l'avoisine et donne son nom à cette échelle. (Top,
en turc, veut dire canon; Hanê, lieu, place, magasin.) — Les
minarets de la mosquée du sultan Mahmoud passent pour les
plus élégants de Constantinople et sont cités comme des
types classiques d'architecture turque ; ils s'élançaient svel-
UNE NUIT DU RAMADAN. 95
tement dans l'atmosphère bleue de la nuit, dessinés en
lignes de feu et relies par des versets du Koran, et produi-
saient l'effet le plus gracieux. Devant la fonderie Villumi-
nation figurait un gigantesque canon avec son affût et ses
roues, blason enflammé de l'artillerie turque symbolisée
assez exactement par ce dessin naïf.
Nous longeâmes, en suivant le Bosphore, la rive d'Europe,
toute pailletée de lumière et bordée des palais d'été des vi-
2irs et des pachas, signalés par des pièces d'ilIuminatio:is
montées sur des carcasses de fer et représentant des chiffres
calligraphiquement compliqués, à la manière orientale, des
bateaux à vapeur, des bouquets, des pots à feu, des senten-
ces du Koran, et nous arrivâmes à la hauteur du palais de
Schiragan, composé d'un corps de logis à fronton triangu-
laire et à colonnes grêles, dans le genre de la Chambre des
députés de Paris, et de deux ailes treillissées de fenêtres et
ressemblant à deux immenses cages. Le nom du sultan écrit
en jambages de feu scintillait sur la façade, et par la porte
ouverte on apercevait une vaste salle, où, dans l'embrase-
ment lumineux des candélabres, se mouvaient plusieurs
ombres opaques agitées de convulsions pieuses. C'était le
padischah qui faisait sa prière, entouré de ses grands officiers
agenouillés sur des tapis; une rumeur de psalmodie nasil-
larde s'échappait de la salle avec les reflets jaunes des bou-
gies, et se répandait dans la nuit calme et bleue.
Après quelques minutes de contemplation, nous fîmes
signe aucaïdgi de retourner, et je pus regarder l'autre rive,
— la rive d'Asie, sur laquelle s'étageait Scutari, l'ancienne
Chrysopolis, avec ses mosquées illuminées et ses rideaux de
cyprès drapant derrière elle les plis de leurs feuillages fu-
nèbres.
Pendant le trajet, j'eus l'occasion d'admirer l'adresse avec
laquelle les rameurs de ces frêles embarcations se dirigent à
VG CONSTANTINOPLE.
fcavers ce tumulte d'embarcations et de courants qui ren-
draient la navigation du Bosphore extrêmement dangereuse
pour des bateliers moins adroits. Les caïques n'ont pas de
gouvernail, et les rameurs, contrairement aux gondoliers de
Venise, qui regardent la proue de la gondole, tournent îe
dos au but vers lequel ils se dirigent, ce qui fait qu'à cha-
que coup de rame ils retournent la tête pour voir si quelque
obstacle inattendu ne vient pas se mettre à la traverse. Ils
ont aussi des cris convenus par lesquels ils s'avertissent et
s'évitent avec une prestesse inconcevable.
Assis sur un coussin au fond du caïque, à côté de mon
compagnon, je jouissais en silence et dans l'immobilité la
plus absolue de cet admirable spectacle, car le moindre mou-
vement suffit pour faire chavirer ces étroites nacelles, cal-
culées pour la gravité turque ; la rosée de la nuit perlait
sur nos cabans et faisait grésiller le latakyéh de nos chibouks,
car, si chaude qu'ait été la journée, les nuits sont fraîches
sur le Bosphore, toujours éventé par les brises marines et les
colonnes d'air déplacées par les courants.
Nous entrâmes dans la Corne-d'Or, et, rasant la pointe de
Seraï-Burnou, nous vînmes débarquer, au milieu d'une flot-
tille de caïques, entre lesquelsle nôtre, après s'être retourné,
s'insinuait comme un fer de hache, près d'un gran.l kiosque
au toit chinois et aux murailles tendues de toiles vertes,
pavillon de plaisir du sultan, abandonné aujourd'hui et
changé en corps de garde. C'était plaisir de voir aborder
les longues barques à proues dorées des pachas et des hauts
personnages, qu'attendaient sur le quai de beaax chevaux
barbes magnifiquement harnachés et tenus en main par des
nègres, des Àrnautes ou des cawas, — la foule s'écartait
avec respect pour leur livrer passage.
En temps ordinaire, les rues de Gonstantinople ne sont
pas écVairées, et chacun doit porter à la main sa lanterne,
UNE NUIT DU RAMADAN. 97
comme s'il cherchait un homme; mais, à l'époque du Ra-
madan, rien n'est plus joyeusement lumineux que ces ruel-
les et ces places habituellement noires, le long desquelles
tremblote do loin en loin une étoile en papier, les bouti-
ques, ouvertes toute la nuit, flamboient et jettent de vives
traînées de lueurs que réfléchissent gaiement les maisons
opposées; ce ne sont, à tous les étaux, que lampes, bougies
et veilleuses nageant dans l'huile; les rôtisseries, où lemou<
ton coupé par petits morceaux (kébab) grésille enfilé par
des brochettes perpendiculaires, s'illuminent d'ardents re-
flets de braise; les fours, qui cuisent les galettes de baklava.
ouvrent leur gueule rouge; les marchands en plein airs*en«
tourent de petits cierges pour attirer l'attention de la prati-
que et faire valoir leur marchandise; des groupes d'amii
soupent ensemble, autour d'une lampe à trois becs, dont
Pair frais fait vaciller la flamme, ou d'une grande lanterne
bariolée de couleurs vives ; les fumeurs assis à la porte des
cafés ravivent à chaque aspiration la paillette rouge de leui
chibouek et de leur narghiléh, et sur cette foule en belle
humeur la lumière tombe, rejaillit en réfractions bizarre-
ment pittoresques.
Tout ce monde mangeait avec un appétit aiguisé par un
jeûne de quatorze heures, les uns des boulettes de riz et de
viande hachée enveloppées de feuilles de vigne, les autres
du kébab roulé dans une espèce de crêpe, ceux-ci des râ-
pes de maïs bouilli ou rôti, ceux-là d'énormes concombres
ou des carpous de Smyrne, à la peau verte, à la chair blan-
che; quelques-uns, plus riches ou plus sensuels, se faisaient
tailler de grandes parts de baklava ou se gorgeaient de su-
creries avec une avidité enfantine, risible dans de grands
gaillards barbus comme des sapeurs; d'autres se régalaient
plus frugalement avec des mûres blanches, entassées par
monceaux aux devantures des fruitiers.
98 CONSTANTmOPLE.
Mon ami me fit entrer dans une boutique de confiseur,
qui est comme le Boissier de Constantinople, pour nTinitier
aux douceurs de la gourmandise turque, plus raffinée qu'on
ne le pégase à Paris.
Cette boutique mérite une description toute particulière :
les volets, relevés en éventail, comme des sabords de navire,
formaient une espèce d'auvent sculpté, quadrillé et peint en
jaune et on bleu, au-dessus de grands vases de verre rem-
plis de dragées roses et blanches, de stalactites de rahat-
lokoum, espèce de pâte transparente faite avec de la fleur de
farine et du sucre colorée diversement, de pots de conserves
de roses et de bocaux de pistaches.
Nous entrâmes dans l'établissement, où trois personnes
auraient eu de la peine à se remuer, et qui est pourtant un
des plus vastes de Constantinople, et le maître, gros Turc à
teint basané, à barbe noire, à physionomie bonassement fé-
roce, nous fit servir d'un air aimablement terrible durahat-
lokoum rose et blanc, et toutes sortes de sucreries exotiques
très-parfumées et très-exquises, quoique un peu trop miel-
leuses pour un palais parisien ; — une tasse d'excellent moka
vint à propos relever, par son amertume salutaire, ces dou-
ceurs écœurantes, dont j'avais abusé par amour pour la cou-
leur locale. Au fond de la boutique, de jeunes garçons, les
reins serrés par un tablier d'indienne de Rouen, un chiffon
autour de la tête et les bras nus, agitaient sur un feu clair
les bassines de cuivre dans lesquelles les amandes et les pis
taches s'habillaient de chemises de sucre, ou roulaient sus*
de la poudre blanche des boudins de rahat-lokoum, ne fai-
sant nul mystère de leurs préparations.
Assis sur un de ces tabourets bas qui forment avec les di-
vans les seuls sièges des Turcs, je regardais passer dans la
rue la foule compacte et bigarrée, sillonnée de vendeurs de
sorbet, de crieurs d'eau glacée, de gâteaux, et dans laquelle
UNE NUIT DU RAMADAN. 99
un fonctionnaire à cheval, précédé de son cawas et suivi de
son porte-pipe, se frayait imperturbablement son chemin
sans crier gare, ou qu'entrouvrait un talika horriblement
cahoté par les coi Houx et les fondrières, et conduit par un
cocher à pied ; — je ne pouvais ff.e rassasier de ce tableau
si nouveau pour moi, et il était plus d'une heure du matin
lorsque, guidé par mon compagnon, je me dirigeai vers
l'embarcadère où nous attendait notre barque.
En nous en allant, nous traversâmes la cour d'Yeni-Djami,
entourée d'une galerie de colonnes antiques surmontées
d'arcs arabes d'un style superbe que la lune blanchissait de
lumières argentées et baignait d'ombres bleuâtres; sous les
arcades gisaient, avec la tranquillité de gens qui sont chez
eux, plusieurs groupes de gueux roulés dans leurs guenil-
les. Tout musulman qui n'a pas d'asile peut s'étendre, sans
crainte des rondes de nuit, sur les marches des mosquées;
il y dormira aussi en sûreté qu'un mendiant espagnol sous
un porche d'église.
La fête devait durer à Constantinople jusqu'au coup de
canon qui annonce, avec le premier rayon de l'aurore, le
retour du jeûne ; mais il était temps d'aller prendre un peu
de repos, et il nous restait à opérer l'ascension de Top'Hané
à Péra, exercice mélancolique après une journée de fatigue
physique et d'éblouissement intellectuel. Les chiens grom-
melaient bien un peu à mon passage, me sentant Français
et nouvellement débarque; mais ils s'apaisaient à quelques
mots que mon ami leur disait en turc et me laissaient aller
sans attenter à mes mollets; grâce à lui, je rentrai à mon
logis vierge de leurs crocs formidables*
Univeri/gJ*
BiBUOTHECA
VIII
CAFÉS
Le café turc du boulevard du Temple a égare' bien àes
imaginations de Parisiens sur le luxe des cafés orientaux.
Oonstantinople reste bien loin de cette magnificence d'arcs
en cœur, de rolonnettes, de miroirs et d'œufs d'autruche : —
rien n'est plus simple qu'un café turc en Turquie.
Je vais en décrire un qui peut passer pour un des plus
beaux et qui cependant ne rappelle en rien le luxe des fée-
ries orientales ; vous y chercheriez en vain les carreaux de
faïence vernissée, les guipures de stuc, les voûtes en ruches
d'abeille, les fenêtres à trèfles et le coloriage d'or, de verl
et de rouge des salles de l'Alhambra, rendues célèbres par
les lithographies enluminées de Girault de Prangey; —
beaucoup d'établissements où l'on vend du bouillon hollan-
dais, à Paris, ont des splendeurs équivalentes.
Figurez-vous une salle d'une douzaine de pieds carrés
voûtée et peinte à la chaux, entourée d'une boiserie à
CAFES. iOI
hauteur d'homme et d'un divan-banquette recouvert d'une
natte de paille. Au milieu, et c'est là le détail le plus élé-
gamment oriental, une fontaine en marbre blanc à trois
vasques superposées lance un filet d'eau qi<i retombe et
grésille Dans un angle flamboie un fourneau à hotte, où
le café se fait, tasse par tasse, dans de petites cafetières de
cuivre jaune, à mesure que les consommateurs le deman~
dent.
Aux murailles sont appliquées des étagères chargées de
rasoirs, où pendent de jolis petits miroirs de nacre, pareils
à des écrans, dans lesquels les pratiques se regardent pour
voir si elles sont accommodées à leur gré ; car, en Turquie,
tout café est en même temps une boutique de barbier; et,
pendant que je fumais mon chibouck accroupi sur la natte,
entre un gros Turc à nez de perroquet e* an maigre Persan
à nez d'aigle, en face de moi, un jeune Grec, un dandy du
Phanar, se faisait cirer la moustache et peindre les sourcils,
préalablement régularisés au moyen d'une petite pince.
L'on a l'idée, d'après la défense du Koran, que les Turcs
proscrivent absolument les images, et regardent les produits
des arts plastiques comme des œuvres d'idolâtrie : cela est
vrai en principe, mais l'on est beaucoup moins rigoureux
dans la pratique, et les cafés sont ornés de toutes sortes de
gravures du gcût et du choix les plus baroques, qui ne pa-
raissent aucunement scandaliser l'orthodoxie musulmane.
Le café de la Fontaine, entre autres, renferme une galerie
complète, asssz grotesquement caractéristique pour que j'en
transcrive ici le catalogue, relevé sur place avec le soin qu'il
mérite : un turban ds derviche dessiné avec des vers du
Koran, et posé sur un trépied; la polka nationalo; un San-
ton assis sur une peau de gazelle et apprivoisant un lion du
cinabre le plus vif, sans doute un de ces lions rouges dont
parle Henri Heine dans sa préface des Reisebilder ; des études
102 CONSTANT1NOPLE.
d'animaux, par Victor Adam ; des guerriers du Khorassan
<^ moustaches féroces, à cimiers barbares; brandissant des
masses dVmes eî montés sur des chevaux bleus à six jambes;
Napoléon à la bataille de Ratisbonne, les noms d'Allah et
d'Ali en beaux parafes calligraphiques, entremêlés d'ara-
besques et de fleurs; la jeune Espagnole, estampe de la rue
Saint-Jacques, avec cette épigraphe en vers de mirliton de
Saint-Cloud ou de jarretière de Temblequé :
J'ai cru voir dans tes yeux l'image du bonheur,
Aussi je te confie et ma vie et mon cœur.
Des vaisseaux turcs, des bateaux à vapeur et des caïques
dont les matelots sont représentés par des lettres turques
aux jambages prolongés en rames; *le combat de vingt-
deux Français contre deux cents Arabes; des fakirs se
faisant suivre dans le désert par des chèvres, des anti-
lopes et des serpents du dessin le plus primitif; l'empereur
de Russie et son auguste famille; des costumes de femmes
turques; Grivas, héros grec; un Turc se faisant saigner; la
bataille d'Austerlitz ; le portrait de Méhemet Ali, pacha d'E-
gypte, et celui d'un phénomène d'embonpoint; le ballon
de Tomaski, qui a fait à Constantinople une ascension cé-
lèbre; un lion, un cerf, un angora, animaux de haute fan-
taisie, chimères d'histoire naturelle dont on ne trouverait
les pareilles que sur des tableaux de ménageries foraines;
des vues de l'Arsenal et des principales mosquées; Gene-
viève de Brabant, etc., etc. Tout cela bordé de petits cadres
de deux sous.
Ce mélange bizarre se retrouve partout avec quelques
variations de sujets; la calligraphie turque y donne ami-
calement la main à l'imagerie française et forme sans malice
(es antithèses d'idées les plus bizarres sur les murailles bé-
névoles, qui souffrent tout, comme le pâmer : les sirènes y
CAFÉS. 103
nagent à côté des bateaux à vapeur, et les héros du Schah-
Nameh y brandissent leurs haches d'armes au-dessus des
grognards de l'Empire.
C'est un vrai plaisir de prendre là une de ces petites tasses
de café trouble qu'un jeune drôle aux grands yeux noirs
vous apporte sur le bout des doigts dans un grand coquetier
de filigrane d'argent ou de cuivre découpé à jour, après une
longue course dans les rues si fatigantes de Constantinople,
et cela vous rafraîchit plus que toutes les boissons glacées;
à la tasse de café est joint un verre d'eau, que les Turcs boi-
vent avant et les Francs après. On raconte même à ce sujet
une anecdote assez caractéristique. Un Européen, qui parlait
parfaitement bien les langues de l'Orient, portait le costume
musulman avec l'aisance que donne une longue habitude,
et dont le teint hâlé au chaud soleil du pays avait au plus
haut degré la teinte locale, fut reconnu Franc dans un petit
café borgne de Syrie par un pauvre Bédouin en guenilles,
incapable, assurément, de reconnaître une faute dans le pur
arabe du consommateur exotique. — « A quoi as-tu pu voir
que j'étais Franc? » dit l'Européen, aussi contrarié que
Théophraste, appelé étranger par une marchande d'herbes,
sur le marché d'Athènes, pour un accent mal placé.— « Tu
as pris ton eau après ton café, » répondit le Bédouin.
Chacun apporte son tabac dans une blague, le café ne
fournit que le chibouck, dont le bouquin d'ambre ne peut
contracter de souillure, et le narghiléh, appareil assez com-
pliqué qu'il serait difficile de charrier avec soi. Le prix de
la tasse de café est de vingt paras (à peu près deux sous et
demi) ; si vous donnez une piastre (quatre sou* et demi),
vous êtes un magnifique seigneur. L'argent se dépose dans
un coffre percé d'une ouverture, comme une tirelire, et
placé près de la porte.
Quoique en Turquie le premier gueux en haillons aille
104 CONSTANTINOPLE.
s'asseoir sur le divan des cafés auprès du Turc le plus somp-
tueusement vêtu sans que celui-ci se recule pour éviter à
sa manche brodée d'or le contact d'une loque effilochée et
graisseuse, cependant certaines classes ont leurs lieux de
réception habituels, et le café à la fontaine de marbre, situé
entre SeraïBournou et la mosquée de Yeni-Djami, dans en
des plus beaux quartiers de Constantinople, est un des mieux
hantés de la ville.
Un détail charmant et tout oriental poe'tise ce café aux
yeux d'un Européen.
Des hirondelles ont maçonné leur nid à la voûte, et,
comme la devanture est toujours ouverte, elles entrent et
sortent d'un rapide coup d'aile, en poussant de petits cris
joyeux et en apportant des moucherons à leurs petits, sans
s'effrayer autrement de la fumée des pipes et de la présence
des consommateurs, dont leurs pennes brunes effleurent
quelquefois le fez ou le turban. Les oisillons, la tête passée
hors de l'ouverture du nid, regardent tranquillementde leurs
yeux, semblables à de petits clous noirs, les pratiques qui
vont et viennent, et s'endorment au ronflement de l'eau
dans les carafes des narghiléhs.
C'est un spectacle touchant que cette confiance de l'oiseau
dans l'homme et que ce nid dans ce café; les Orientaux,
souvent cruels pour les hommes, sont très-doux pour les
animaux et savent s'en faire aimer; aussi, les bêtes viennent-
elles volontiers à eux. Us ne les inquiètent pas, comme les
Européens, par leur turbulence, leurs éclats de voix et leurs
rires perpétuels. — Les peuples réglés par la loi du fatalisme
ont quelque chose de la passivité sereine de ranimai.
Près du Tekké ou monastère des derviches tourneurs a
Péra, en face d'un cimetière annexe ou prolongement du
Petit-Champ-des-Morts, il y a un café fréquenté principale-
ment par les Francs et les Arméniens. C'est une grande
CAFES. 105
pièee carrée, boisée à mi-hauteur d'une boiserie jaunâtre
rehaussée de filets blancs, entourée d'un divan en tapisserie
égayée de miroirs au cadre or et noir soutenus par des câbles
à glands dorés, ornée de petites mains de cuivre estampé
où sont accrochées des serviettes ; car ce café, comme tout
établissementde ce genre, à Constantinople, se complique
d'une btirberie, pour emprunter à l'espagnol ce mot utile
qui manque au français. Sur une planche, au fond, sont
rangés les narghiléhs en cristal taillé, en verre de Bohême,
en acier damasquiné, accrochant la lumière sur leurs fa-
cettes, et enlacés comme des Laocoons par leurs flexibles
tuyaux de maroquin, annelés de fils de laiton. Près des
narghiléhs rayonnent, pareils à des boucliers aux flancs
d'une trirème antique, de grands bassins de cuivre où le
barbier savonne la tête de ses pratiques. Sur le banc adossé
à la porte, l'on s'asseoit rêveusement et l'on regarde passer
les négociants qui se rendent à leur comptoir de Galata, ou
l'on contemple les tombes déjetées qui se penchent sur la
voie publique du haut de leur terre-plein plante de cyprès.
Le café de Beschik-Tasch, sur la rive européenne du Bos-
phore, est d'une construction plus pittoresque ; il ressemblée
ces cahutes soutenues par des pieux, du haut desquelles les
pêcheurs guettent le passage des bancs de poissons ; ombragé
de touffes d'arbres, fait de treillages et de planches sur pi-
lotis, il est baigné par le courant rapide qui lave le quai
d'Arnaut Keui, et rafraîchi par les brises de la mer Noire;
vu du large, il produit un gracieux effet, avec ses lumières
dont le reflet traîne sur l'eau. Une émeute perpétuelle de
caïques cherchant à aborder anime les abords de ce café
aérien, rappelant, mais avec plus d'élégance, ceux qui bor-
dent le golfe de Smyrne.
Pour clore cette monographie du café constantfuopolitain,
citons-en un autre situé près de l'Échelle de Yeni-Djami; et
6.
106 CONSTANTINOPLE.
qui n'est guère fréquenté que par des matelots. L'éclairage
en est assez original : il consiste en verres remplis d'huile
où brûle une mèche et que suspend au plafond un fil de fef
tordu en spirale, comme ceux qu'on met dans les canons de
bois des petits enfants pour servir de ressort. Le cawadgi
(maître du café) touche de temps en temps las verres, qui,
par la force de l'élastique, montent et redescendent, exécu-
tant une sorte de ballet pyrotechnique, au grand contente-
ment de l'assemblée, mise de façon à ne pas redouter les
taches. Un lustre composé d'une carcasse de fil d'archal re-
présentant un vaisseau et garni d'une quantité de lumièref
qui en dessinent les lignes, complète cette illumination bit
zarre et fait une allusion délicate, saisie sans peine par h
clientèle du café.
En voyant entrer un Franc, le cawadgi donna, pour lui
faire honneur, une impulsion furibonde à son luminaire;
les verres se mirent à danser ainsi que des feux follets, et le
lustre nautique tangua et roula comme une caravelle dans
une tempête eu répandant une rosée d'huile rance.
Il faudrait, pour bien rendre la physionomie déshabitues
de ce bouge, le crayon de Raffet ou le pinceau de Decamps;
ce ne serait pas trop. 11 y avait là des gaillards aux mous-
taches rébarbatives, au nez martelé de tons violents, au teint
de cigare de Havane et de brique cuite, aux grands yeux
orientaux noirs et blancs, aux tempes rasées et bleuâtres,
d'une touche féroce et d'un accent extraordinaire, — de ces
têtes que Ton n'oublie p£5 quand on les a vues une fois, et
qui rendent molles toutes les sauvageries des maîtres les
plus truculents.
L'incertaine clarté des veilleuses oscillantes les ébauchait
dans la fumée de tabac par plans abruptes, par méplats
inattendus, et de fortes ombres de momie, de terre de Sionne
et de bitume relevaient énergiquement la lumière rembra-
CAFES. i07
oesque des reliefs. Au lieu de la tranquille muraille d'un
café, on leur rêvait involontairement pour fond les âpres
rochers d'une gorge de montagne, ou les noires anfrac-
tuositéà d'une caverne de brigands, quoique ce fussent,
après tout, les plus honnêtes gens du monde; car des nez
recourbés, de fortes couches de hâle, des sourcils en brous-
saille et des crânes à tons faisandés, ne font pas l'âme scélé-
rate, et ces être?» d'apparence farouche humaient leur café
et se livraient aux douceurs du kief avec une placidité éton-
nante pour des mortels si caractéristiques et si dignes de
servir de modèle aux bandits de Salvator Rosa ou d'Adrien
Guignet.
Leur accoutrement consistait en vieilles vestes posées à
cru sur le torse, en larges culottes de toile à voile glacée de
brai et de goudron, en ceintures rouges montant jusqu'aux
aisselles, en tarbouches déteints, en guenilles tortillées au-
tour de la tête, en savates éculées, en cabans grossièrement
agrémentés, roidis dans l'eau de mer, confits dans le soleil,
merveilleux haillons qui sont pittoresques et non misérables,
défroques de lazzarone et non de pauvre, et dont les trous
laissent voir des muscles d'acier et des chairs de bronze.
Presque tous.ces marins avaient les bras tatoués de rouge
et de bleu. L'homme le plus brut sent d'une manière in-
stinctive que Yornement trace une ligne infranchissable de
démarcation entre lui et l'animal ; et, quand il ne peut pas
broder ses habits, il brode sa peau. Cette coutume se re-
trouve partout : ce n'est pas la fille du potier Dibutade, tra-
çant sur un mur l'ombre de son amant, mais le sauvage in-
crustant une arabesque dans son cuir fauve avec une arête
de poisson, qui a inventé le dessin.
Je vis sur ces bras aux veines saillantes, aux biceps
d'atlilètes, d'abord ]cmnc1ial!ah talismanique qui pre'scrvo
du mauvais œil si redouté en Orient, puis des cœurs en-
108 cONSTANTINOPLE.
flammés traversés d'une flèche, absolument comme sur des
bras de tambour français ou du papier à lettre de cuisinière
amoureuse, des suras du Koran, pieux souvenirs du pèle-
rinage de la Mecque, entrelacées de fleurs et de ramages,
des ancres en sautoir, des bateaux à vapeur avec leurs roues
et leur fumée en tire-bouchon.
Je remarquai surtout un fort garçon, un peu plus élégam*
ment déguenillé que les autres, dont les bras, nus jusqu'à
l'épaule, laissaient voir, dans un cadre d'arabesques, du côté
droit un jeune Turc, en costume de la réforme, redingote
bleue et fez rouge, tenant à la main un pot de basilic, et du
côté gauche une petite danseuse en jupon court, en corset
de péri, qui semblait s'arrêter au milieu d'une cabriole pour
accepter l'hommage fleuri du galant. Ce chef-d'œuvre de ta-
touage faisait allusion, sans doute, à quelque histoire de
bonne fortune dont le prudent marin avait écrit le souvenir
sur sa peau pour le cas où il s'effacerait de son cœur.
Deux drôles effroyables, mais très-polis, me firent gra-
cieusement place sur le divan de paille; et le café que je
pris là était certainement meilleur que la décoction noire
du plus célèbre café de Paris. L'absence d'ivrognerie rend
praticables les plus basses classes de Constantinople, et les
Orientaux ont une dignité naturelle inconnue chez nous. —
Figurez-vous un Turc allant la nuit chez Paul Niquet ! —
Qe quelles huées gouailleuses, de quelles curiosités grossiè-
res n'eût-il pas été l'objet et la victime ! C'était ma position
dans ce bouge enfumé, et personne ne parut prendre garde
à moi et ne se permit la plus légère inconvenance. Il est
vrai que la seule boisson débitée était de l'eau colportée au-
tour de la salle par de jeunes enfants grecs répétant d'une
voix monotone et glapissante : Crionero, crionero (eau à la
glace), et que chez Paul Niquet on boit du bleu et de Veau*
(Taff par excès de civilisation.
CAFES. 109
Citons encore un café assez remarquable situé près du
Vieux-Pont, à Oun-Capan, sur la Corne-d'Or, et principale-
ment hanté par les Grecs du Phanar. On y aborde en caïque,
et, tout en fumant sa pipe, on y jouit de la vue des barques
qui vont et viennent, et des évolutions des goélands rasant
l'eau du bout de l'aile, ou des éperviers traçant de grands
cercles dans le bleu du ciel.
Tels sont, à quelques variations prés, les types des cafés
turcs, qui ne ressemblent guère à l'idée qu'on s'en fait en
France, mais qui ne me surprirent pas, préparé que j'étais
par les cafés algériens, encore plus primitifs, si c'est possi-
ble. — Souvent ils sont égayés par des troupes de musiciens
chantant et jouant des instruments sur des tons bizarres et
des rhythmes insaisissables pour des oreilles européennes,
mais que les Orientaux écoutent pendant des heures entières
avec des signes d'un plaisir que j'ai partagé quelquefois, je
l'avoue dussent Meyer-Beer, Halévy et Berlioz me mépriser
profondément et me traiter de barbare. J'aurai occasion de
revenir sur ces musiciens, qui, au moins, sont pittoresques,
s'ils ne sont pas harmonieux.
IX
LES BOUTIQUES
La boutique orientale diffèw beaucoup de la boutique
européenne : c'est une espèce d'alcôve pratiquée dans la
muraille et qui se ferme le soir avec des volets qu'on
rabat comme des mantelets de sabord; le marchand, ac-
croupi en tailleur sur un bout de natte ou de tapis de
Smyrno, fume nonchalamment son chibouck ou fait défiler
dans ses doigts distraits les grains de son comboloio d'un
air impassible et détaché, gardant la même pose des heures
entières et ayant l'air de se soucier fort peu de la pratique;
les acheteurs se tiennent habituellement en dehors, dans la
rue, examinant les marchandises entassées sur la devanture
sans la moindre coquetterie mercantile; l'art de l'étalage,
poussé à un si haut degré en France, est entièrement in-
connu ou dédaigné en Turquie; rien ne rappelle, même
dans les plus belles rues de Constantinople, les splendides
magasins de la rue Vivienne ou du Strand.
LES BOUTIQUES. Ui
Fumer est un des premiers besoins du Turc; aussi les
boutiques de marchands de tabac, de bouquins d'ambre et
de lulés abondent-elles. Le tabac, haché très-fin en longues
touffes soyeuses et de couleur blonde, est disposé par tas
sur la plaucliette d'étalage, suivant les prix et qualités; il
se divise en quatre sortes principales dont voici les noms :
iavach (doux), orta (moyen), dokan akleu (piquant), sert
(fort), et se vend de dix-huit à vingt piastres l'ocque,
(l'ocque revient à deux livres et demie environ), suivant la
provenance. Ces tabacs, de force graduée, se fument dans
le chibouck ou se rouient en cigarettes dont Pusage com-
mence à se répandre en Turquie. Les plus estimés sont ceux
de la Macédoine.
Le tombeki, tabac exclusivement destiné au narghiléb,
vient de Perse; il n'est pas haché comme l'autre , mais
froisse et rompu en petits morceaux; sa couleur est plus
brune, et sa force est telle, qu'il ne peut être fumé sans
avoir subi préalablement deux ou trois lavages. Comme il
s'éparpillerait, on le renferme dans des bocaux de verre,
ainsi que les drogues d'apothicairerie. Sans tombeki, le nar-
ghiléh est impossible, et il est fâcheux qu'on ne puisse que
très-difficilement s'en procurer en France, car rien n'est
plus favorable aux poétiques rêveries que d'aspirer à petites
gorgées, sur les coussins d'un divan, cette fumée odorante,
rafraîchie par l'eau qu'elle traverse, et qui vous arrive
après avoir circulé dans des tuyaux de maroquin rouge ou
vert dont on s'entoure le bras, comme un psyllo du Caire
jouant avec des serpents. C'est le sybaritisme du fumage, de
la fumerie ou de la fumade — le mot manque, et j'essaye
des trois vocables en attendant que le mot propre se fasse
de lui-môme — poussé à son plus haut degré de perfection;
Fart ne reste pas étranger à cette délicate jouissance ; il y a
ces narghiléhs d'or, d'argent et d'acier ciselés, damasqui-
112 CONSTANTINOPLE.
nés, niellés, guillochés d'une façon merveilleuse, et d'un
galbe aussi élégant que celui des plus purs vases antiques ;
les grenats, les turquoises, les coraux et d'autres pierres
plus précieuses en étoilent souvent les capricieuses ara-
besques, vous fumez dans un chef-d'œuvre un tabac mé-
tamorphosé en parfum, et je ne vois pas ce que la duchesse
la plus aristocratiquement dédaigneuse pourrait objecter à
ce passe-temps qui procure aux sultanes de longues heures
ce kief et d'heureux oubli au bord des fontaines de marbre,
sous le treillage des kiosques.
Les marchands de tabac, à Constantinople, s'appellent tu-
tungis. Ils sont, pour la plupart, Grecs ou Arméniens; dans
la première catégorie ils viennent de Janina, de Larisse, de
Salonique ; dans la seconde, de Samsoun, de Trébizonde,
d'Erzeroum ; ils ont des manières fort engageantes, et quel-
quefois, surtout dans les soirs du Ramadan, des vizirs, des
pachas, des beys et autres grands dignitaires, s'assoient
familièrement dans leurs boutiques, pour fumer, causer et
apprendre les nouvelles, sur de petits tabourets ou sur des
balies de tabac, comme les membres du parlement sur
leurs sacs de laine.
Chose singulière! le tabac, aujourd'hui d'un usage si uni-
versel dans l'Orient, a été, de la part de certains sultans,
l'objet des interdictions les plus rigoureuses; plus d'un
Turc a payé de sa vie le plaisir de fumer, et le féroce
Amurat IV a fait plus d'une fois tomber la tête du fumeur
avec la pipt,; le café a eu des débuts non moins sanglants
à Constantinople : il a fait des fanatiques et des martyrs.
On apporte, dans la moderne Byzance, un soin extrême
et souvent un grand luxe à tout ce qui regarde la pipe, le
plaisir favori du Turc. Les boutiques de marchands de
tuyaux de pipe, de Iules et de bouquins sont très-nom-
bi euses et bien approvisionnées. Les tuyaux les plus esti-
LES BULTKJUES. 14*
mes se percent dans des branches de cerisier ou de jasmin,
que l'on a maintenues droites, et ils atteignent des prix
considérables, selon leur grosseur et leur perfection.
Un beau tuyau de cerisier avec son éeorce intacte qui re-
luit d'un éclat sombre comme un satin grenat, un jet do
jasmin dont les callosités sont bien égales et d'une jolie
teinte blonde, valent jusqu'à cinq cents piastres.
Je faisais quelquefois de longues stations devant la bou-
tique d'un marchand de tuyaux de pipe, dans la rue qui
descend à Top'Hané, en face le cimetière muré dont on
aperçoit, à travers de? ouvertures garnies de grilles, les
riches tombeaux bariolés d'or et d'azur; le marchand était
un vieillard à barbe grise et rare, à l'œil entouré de peaux
blanchâtres, au nez courbé, à la physionomie d'ara déplu-
mé, et qui dessinait innocemment avec sa figure une excel«
lente caricature de Turc que Gham eût enviée. Par l'em-
manchure de son gilet à boulons usés sortait un bras plat.
jaune et maigre, faisant mouvoir un archet comme un
violoniste qui scie la quatrième corde en exécutant une
difficulté à la Paganini. Sur une pointe de fer, mise en rota-
tion par cet archet, tournait avec une éblouissante rapidité
un tuyau de bois de cerisier qui subissait la délicate opéra-
lien du forage, et que le vieux marchand frappait de temps
à autre sur le rebord de sa boutique pour en faire tomber
le bois réduit en poussière; auprès du vieillard travaillait
un jeune garçon, son fils sans doute, qui s'exerçait sur des
tuyaux moins précieux. Une famille de petits chats jouait
nonchalamment au soleil et so roulait dans la fine sciure;
ljs bois non travaillés et ceux déjà façonnés garnissaient le
fjnd de l'échoppe baignée d'ombre, ^t le tout formait un
joii tableau de genre oriental que je recommande à Théo-
dore Frère, — tableau qui, avec quelques variantes, sa
trouve encadré à tous les coins de rue.
1
H* CONSTANTINOPLE.
Les fabriques de lulés (fourneaux de pipe) sont reconnais-
sables à la poussière rousse qui les saupoudre ; une infinité
de lulés d'argile jaune, que ia cuisson colorera d'un rouge
rosàtre, attendent, rangées par ordre sur des planchettes, le
moment d'entrer au four; ies fourneaux, d'une pâte très-
fine et très -douce, sur lesquels le potier imprime divers 01 •
nemcnts à l'aide d'une roulette, et qu'il stigmatise d'un
petit cachet, ne se culottent pas comme les pipes françaises
et se vendent à très-bas prix. On en consomme des quan-
tités incroyables.
Quant aux bouquins d'ambre, ils sont l'objet d'un com-
merce spécial et qui se rapproche de la joaillerie pour la
valeur de la matière et du travail. L'ambre vient de la mer
Baltique, sur les rives de laquelle on le recueille plus abon-
damment que partout ailleurs; à Constantinople, où il est
fort cher, les Turcs préfèrent la nuance citron pâle, demi-
opaque, et veulent que le morceau n'ait ni tache, ni paille.
ni veine, conditions assez difficiles à réunir, et qui élèvent
considérablement le prix du bouquin. Une paire de bou-
quins parfaits s'est payée jusqu'à huit ou dix mille piastres.
Un râtelier de pipes de cent cinquante mille francs n'est
pas chose rare chez les hauts dignitaires et les riches parti-
culiers de Stamboul ; ces précieux bouquins sont cerclés d'un
anneau d'or émaillé, quelquefois enrichi de diamants, de
rubîs et autres pierres précieuses ; c'est une manière orien-
tale d'étaler du luxe, comme chez nous d'avoir de l'argen-
terie anglaise et des meubles de Boule ; tous ces bouts
d'ambre, de succin ou de carabe, divers de ton et de trans-
parences, polis, tournés, évidés avec un soin extrême, pren-
nent au soleil des nuances chaudes et dorées à rendre
\aioux Titien, et donner la fantaisie de fumer au plus en-,
ragé tabacophobe Dans des boutiques plus humbles, on
trouve des bouquins moms chers, ayant quelque tare im-
LES BOUTIQUES. 115
perceptible, mais qui n'en remplissent pas moins bien leur
office et sont aussi doux à la lèvre.
Il y a aussi des imitations d'ambre en verre coloré de
Bohême, dont on fait un grand débit, et qui coûtent très-
peu de chose; mais ces faux bouquins ne servent qu'aux
Grecs ou aux Arméniens de la plus basse classe, A tout Turc
qui se respecte, on peut appliquer le vers de Namouna, ainsi
modifié :
Heureux Turc! il fumait de Yorta dans de l'ambre.
J'espère que mes lectrices ne m'en voudront pas de tous
ces détails de tabac et de pipe où me force l'exactitude du
voyageur, car Constantinople s'enveloppe d'un nuage de
fumée perpétuel, plus opaque que celui où cheminaient les
dieux d'Homère.
Cette flânerie à travers rues fait malgré moi vagabonder
ma plume; la phrase suit la phrase comme le pas suit le
pas; la transition manque, je le sens, entre tant d'objets
disparates, mais il serait peut-être inutile de la chercher;
acceptez donc tous ces petits détails caractéristiques, habi-
tuellem négligés par les voyageurs, comme des verrote-
ries de couleurs diverses réunies sans symétrie par le même
fil, et qui, si elles sont sans valeur, ont au moins le mérite
d'une certaine baroquerie sauvage.
Près d'un magasin de bouquins d'ambre, j'aperçois une
petite boutique de confiseur dont la montre, à défaut de
splendeur, offre au moins de l'originalité ; un bateau à va-
peur en sucre, avec ses roues et sa fumée, figure à côté d'un
petit berceau d'enfant de même matière; un derviche tour-
neur, les bras étendus, la tête penchée, et d'un style plus
primitif encore que celui des bas-reliefs en pain d'épice,
effleure des plis de sa jupe volante un lion chimérique qui
a la crinière verte, le toupet bleu, la queue rose, et rappelle
116 COlNSTANTINOPLE.
vaguement, pour l'attitude, le grand lion accroupi rapporté
du Pirée à Venise, ou, mieux encore, celui de Barye, sur la
terrasse du bord de l'eau; non loin du lion flotte une esca-
dre d'oiseaux indéfinis que Toussenel lui-même aurait de
la peine à classer, et qui sont zébrés de raies tricolores
comme un pantalon d'été de soldat de la République; je
pense cependant, mais sans oser trancher une question si
grave, qu'on avait voulu représenter des canards ou des
goélands, et que leur coloriage bleu, blanc et rouge étah
une flatterie délicate à l'adresse de la France. Le bateau à
vapeur préoccupe singulièrement les Turcs, et ce pyro-
scaphe en sucre m'a rappelé les petits bateaux à vapeur des
boutiques de joujoux anglais dans le Strand ; îa barbarie et
la civilisation se rencontrent dans la même idée.
Les Turcs, mangeant avec leurs doitgs, n'ont naturellement
pas d'argenterie, à l'exception de quelques personnages qui
ont fait le voyage de France ou d'Angleterre et rapporté de
Paris ou de Londres cet objet de luxe à peu près inconnu
en Orient, et encore ne se servent-ils des fourchettes et des
cuillers que devant les étrangers, et pour faire preuve de
civilisation. Mais l'on ne peut prendre l'yaourtU "■• kaimak
ni la compote de cerises avec les doigts, et les ta», ^ners fa-
briquent de jolies spatules d'écaillé et de buis d'un travail
charmant, destinées à remplacer l'argenterie absente. J'ai
vu chez un de ces marchands un service de ce genre, com-
posé d'une grande cuiller et de six petites s'emboîtant les
unes dans les autres et se faisant réciproquement étui, d'une
eyquise originalité de formes et d'arrangement.
Le manche de la grande cuiller est décoré de fenestrages
découpes à la scie et représentant des arabesques d'une té-
nuité et d'une délicatesse qui n'ont rien à envier aux plus
fins ivoires chinois; quelques nielles légères, des fleurs et
des ramages du meilleur goût, complètent cette ornementa-
LES BOUTIQUES. 117
tion. Les petites cuillers, moins riches de travail, ont aussi
leur mérite. Il nous semble que les orfèvres parisiens, tou-
jours en quête de formes nouvelles, pourraient heureuse-
ment imiter ce service en argent ou en vermeil, e* ^u'il
figurerait avec honneur sur les tables les plus splendides
pour l'entremets ou le dessert. J'en tiens un exactement
pareil et venant de Trébisonde, qui m'a été donné par
M. R de îa légation sarde, à la disposition de Froment
Meurice, de Wechte, ou de tout autre Benvenuto Celiini mo-
derne.
Dans la rue qui longe la Corne-d'Or, entre le nouveau et
le vieux pont, se tiennent les marbreries où Ton taille ces
pieux coiffés de turbans qui hérissent, comme de blancs
fantômes sortis de leur tombe, les nombreux cimetières de
Constantinople. C'est un bruit perpétuel de maillets et de
marteaux; un nuage de poussière étincelante et micacée
saupoudre d'une neige qui ne fond pas toute cette portion
du chemin ; des enlumineurs, entourés de pots de vert, de
rouge et de bleu, colorient les fonds sur lesquels doivent
ressortir en lettres d'or le nom du défunt ou de la défunte,
accompagné d'un verset du Koran, ou les ornements tels
que fleurs, ceps de vigne, grappes qui décorent plus spécia-
lement les tombeaux de femmes, comme emblèmes de grâce,
de douceur et de fécondité.
C'est là qu'on façonne aussi les vasques de marbre des
fontaines destinées à rafraîchir les cours, les appartements
et les kiosques, ou à servir aux ablutions si fréquentes exi-
gées par la loi musulmane, qui élève la propreté à la hau-
teur d'une vertu, contraire en cela au catholicisme, où la
crasse est sanctifiée; si bien que longtemps, en Espagne, les
gens qui usaient fréquemment du bain furent soupçonnes
d'hérésie et regardés plutôt comme des Maures que comme
des chrétiens.
118 CONSTANTINOPLE.
Cette funèbre industrie ne paraît aucunement attrister
ceux qui la professent, et ils taillent leurs marbres lugubres
de la façon la plus joviale du monde; en Turquie, l'idé-e de
la mort ne semble effrayer personne et n'éveille pas le plus
léger sentiment mélancolique. On est familiarisé sans doute
avec elle et le voisinage du cimetière, mêlé partout à la
cité vivante au lieu d'être relégué comme chez nous hors
des murs et dans quelque lieu solitaire, lui ôte son effet de
mystère et de terreur.
A côté de ce chantier de tombes toujours en activité, et à
qui les commandes ne manquent jamais, car la mort est la
meilleure des pratiques, la vie fourmille, pullule et bour-
donne joyeusement : les marchands de comestibles étalent
leurs victuailles; ce ne sont de toutes parts que tonneaux
de fromage blanchâtre, semblable à du plâtre gras, et dont
les Turcs se servent en guise de beurre; que barils d'olives
noires, que caques de caviar de Russie, que tas de pastèques
et de concombres, que monceaux d'aubergines et de tomates
aux tons violets et pourprés, que quartiers de viande sai-
gneux pendus aux crocs des boucheries, entourées d'un
cercle de maigres chiens en extase; plus loin, la poisson-
nerie vous prend au nez par son acre odeur maritime, et
fait grimacer à vos yeux les formes monstrueuses des sei-
ches, des poulpes, des vieilles, des scorpions de mer et au-
tres bizarres habitants de l'empire salé que la nature ne
semble pas avoir modelés pour la pure lumière du jour, et
qu'elle cache prudemment dans les profondeurs verdâtres de
ses abîmes.
Les narvals que Ton mange à Constantinople sont d'un
aspect particulièrement formidable : ils ont six ou huit pieds
de long, et se coupent par larges dalles; leur tête tranchée,
qu'étoile un œil rond, vitré et sanglant, vous menace encore
de son épée, forte, rigide et bleuâtre comme de l'acier bruni.
LES BOTJTTQTTES. 119
Rien n'est plus étrange que ce nez auquel se visse un glaive,
et cela compose une étrange physionomie de poisson. —
Quand je traversai la poissonnerie, il y avait précisément,
sur quatre étaux se faisant face, quatre narvals énormes qui
brandissaient formidablement leurs espadons et semblaient
des raffinés de mer se provoquant en duel. Sneyders aurait
tiré un grand parti de ce motif.
Ce qui frappe l'étranger a Onstantinople, c'est l'absence
de femmes dans les boutiques, il n'y a que des marchands
et pas de marchandes. La jalousie musulmane s'accommo-
derait peu des rapports que le commerce nécessite; aussi en
a-t-elle écarté soigneusement un sexe auquel elle accorde
peu de confiance. Beaucoup de petits détails de ménage,
laissés chez nous aux femmes, sout remplis, en Turquie, par
dos gaillards athlétiques, aux biceps renflés, à la barbe cré-
pue, au large col de taureau, ce qui nous paraît assez juste-
ment ridicule.
Si les femmes ne vendent pas, en revanche elles achètent;
on les voit stationner devant les boutiques par groupes de
deux ou trois, suivies de leurs négresses, qui tiennent un
sac ouvert, et à qui elles passent leurs acquisitions, comme
Judith tendait la tête d'Holopherne à sa servante noire. Le
marchandage paraît amuser les Turques autant que les An-
glaises; c'est un moyen comme un autre de passer le temps
et d'échanger des paroles avec un être humain autre que le
maître, et il est peu de femmes qui se refusent ce plaisir,
surtout les femmes de la classe bourgeoise, car les cadines
se font apporter les étoffes et les marchandises chez *Ues.
LES BAZARS
Si vous suivez les rues tortueuses qui mènent à l'échelle
de Yeni-Djami à la mosquée du sullan Bayesid, vous arri-
vez au bazar d'Egypte, ou bazar des Drogues, grande halle
que traverse d'une porte à l'autre une ruelle destinée à la
circulation des marchandises et des acheteurs. Une odeur
pénétrante, composée des arômes de tout ces produits exo-
tiques, vous monte aux narines et vous enivre. — Là sont
exposés par tas ou dans des sacs ouverts, le benne, le san-
tal, l'antimoine, les poudre?, colorantes, les dattes, la can-
nelle, le benjoin, \es pistaches, l'ambre gris, le mastic le
gingembre, la noix muscade, l'opium, le hachich, sous la
garde de marchands aux jambes croisées, à l'attitude non-
chalante, et qui semblent comme engourdis par la lourdeur
h cette atmosphère saturée de parfums. « Ces montagnes
»'e drogues aromatiques, » qui vous remettent en mémoire
les comparaisons du Sir-Hasirim, ne sauraient vous arrêter
bien longtemps.
LES BAZARS. 421
Vous continuez votre route à travers le martelage assour-
dissant des chaudronniers et les grasses exhalaisons des gar-
gotes qui étalent sur leur devanture des jattes pleines de
ratatouilles turques peu appétissantes pour un estomac pari-
sien, et vous atteignez le grand Bazar, dont l'aspect exté-
rieur n'a rien de monumental : ce sont de hautes mu-
railles grisâtres que surmontent de petits dômes de plomb
semblables à des verrues, et auxquelles s'accrochent une
foule de bouges et d'échoppes occupés par d'infimes indus-
tries.
Le grand Bazar, pour lui conserver le nom que les
Francs lui donnent, couvre un immense espace de terrain,
et forme comme une ville dans la ville, avec ses rues, ses
ruelles, ses passages, ses carrefours, ses places, ses fon-
taines, inextricable labyrinthe où Ton a de la peine à se re-
trouver, même après plusieurs visites. Ce vaste espace est
voûté, et le jour y tombe de ces petites coupoles dont j'ai
parlé tout à l'heure, et qui mamelonnent le toit plat de 1 l'é-
difice, jour doux, vague et louche, plus favorable nu mar-
chand qu'à l'acheteur. Je ne voudrais pas détruire l'idée de
magnificence orientale que soulève ce mot : Bezestin de
Constantinople, mais je ne saurais mieux comparer le bazar
turc qu'au Temple de Paris, auquel il ressemble beaucoup
comme disposition.
J'entrai par une arcade sans caractère architectural, et je
me trouvai dans une ruelle particulièrement affectée aux
parfumeurs : c'est là que se débitent les essences de berga-
mote et de jasmin, les flacons d'atar-gull dans des étuis de
velours bordé à paillettes, Teau de rose, les pâtes épilatoires,
les pastilles du sérail gaufrées de caractères turcs, les sa-
chets de musc, les chapelets de jade, d'ambre, de coco,
d'ivoire, de noyaux de fruit, de bois de rose et de santal,
les miroirs persans encadrés de fines peintures, les peignes
7.
122 CONSTANTINOPLE.
carrés aux larges dents, tout l'arsenal de la coquetterie tur-
que ; devant ces boutiques stationnent de nombreux grou-
pes de femmes que leurs feredgés vert-pomme, rose-mauve
ou bleu-de-ciel, leurs yachmaks opaques et soigneusement
fermés, leurs bottines de maroquin jaune chaussées d'une
galoche de même couleur, signent musulmanes en toutes
lettres; souvent elles tiennent à la main de beaux enfants
habillés de vestes rouges ou vertes, passementées d'or, de
pantalons à la mameluk en taffetas cerise, jonquille ou de
toute autre couleur vive, qui brillent comme des fleurs dans
l'ombre fraîche et transparente; des négresses, enveloppées
de l'habbarah à quadrilles bleus et blancs du Caire, se tien-
nent derrière elles et complètent l'effet pittoresque. Quel-
quefois aussi un eunuque noir, reconnaissable à son buste
court, à ses longues jambes, à sa tête imberbe, grasse et flas-
que, enfoncée dans les épaules, surveille d'un air morose la
petite troupe confiée à ses soins, et agite, pour faire ouvrir
la foule, le courbach de cuir d'hippopotame, marque dis-
tinctive de son autorité. Le marchand, appuyé sur le coude,
répond d'un air flegmatique aux mille questions des jeunes
femmes qui fourragent les marchandises et mettent son -éta-
lage sens dessus dessous, questionnant à tort et à travers,
demandant les prix et se récriant avec de petits éclats de
rires incrédules.
Derrière ces étalages, il y a des arrière-boutiques aux-
quelles on monte par deux ou trois degrés, et où des objets
plus précieux sont serrés dans des coffres et des armoires
qui ne s'ouvrent que pour les acheteurs sérieux. Là se trou-
vent les belles écharpes rayées de Tunis, les tapis et les
châles de Perse, dont la broderie imite à s y tromper les
palmes du cachemire, les miroirs de nacre de perle et de
Virgau, les tabourets incrustés et découpés pour poser les
plateaux de sorbets, les pupitres à lire le Coran, les brûle-
IBS BAZARS. 123
parfums en filigrane d'or ou d'argent, en cuivre émaillé et
guilloché, les petites mains d'ivoire ou d'écaillé pour se
gratter le dos, les cloches de narghiléh en acier du Koras-
san, les tasses de Chine ou du Japon, tout le curieux bric-
à-brac de l'Orient.
La principale rue du Bazar est surmontée d'arcades aux
pierres alternativement noires et blanches, et la voûte offre
des arabesques en grisaille à demi effacées dans le goût
turc-rococo, qui se rapproche, plus qu'on ne le pense, du
genre d'ornementation en usage sous Louis XV. Elle aboutit
à un carrefour où s'élève une fontaine historiée et peintur-
lurée, dont l'eau sert aux ablutions, car les Turcs n'ou-
blient jamais leurs devoirs religieux, et ils s'interrompent
tranquillement au milieu d'un marché, laissant l'acheteur
en suspens, pour s'agenouiller sur leurs tapis, orientés vers
la Mecque, et faire leur prière avec autant de dévotion que s'ils
étaient sous le dôme de Sainte Sophie ou du sultan Achmet.
Une des boutiques les plus fréquentées des étrangers est
celle de Ludovic, un marchand arménien qui parle français
et vous laisse, avec une patience parfaite, mettre sens dessus
dessous son curieux magasin. J'y ai fait de longues stations,
savourant un excellent café moka dans de petites tasses de
Chine, contenues par des coquetiers de filigrane d'argent à
la vieille mode turque. Rembrandt aurait trouvé là de quoi
enrichir son musée d'antiques : vieilles armes, anciennes
étoffes, orfèvreries bizarres, poteries singulières, ustensiles,
hétéroclites et d'usage inconnu. Le vestiaire et le mobilier
étrange qu'il fait scintiller à travers l'ombre de ses mysté-
rieuses peintures est entassé dans les coins du magasin de
Ludovic, où l'Orient pittoresque semble avoir laissé sa dé-
froque, forcé qu'il est de revêtir l'absurde costume de la
réforme, fausse livrée de civilisation endossée par un corps
barbare. — Sur une petite table basse sont étalés des kand-
124 CONSTANTINOPLE.
jars, des yatagans, des poignards aux fourreaux d'argent
repoussé, aux gaines de velours, de chagrin, de cuir d'Ye-
men, de bois, de cuivre, aux manches de jade, d'agate,
d'ivoire, constellés de grenats, de turquoises, de corail,
longs, étroit^ larges, courbes, ondulés, de toutes les formes
de tous les temps, de tous les pays, depuis le damas du
pacha, incruste de versets du Koran en lettres d'or, jusqu'au
grossier couteau du chamelier. Que de Zeibecs etd'Arnautes,
que de beys et d'effendis, que d'omrahs et de rayahs ont dé-
garni leurs ceintures pour former ce précieux et bareqae
arsenal qui rendrait Decamps fou de joie !
Aux murailles pendent accrochées sous leur casque, avec
un scintillement de fer, des cottes de mailles circassiennes,
rayonnent des boucliers d'écaillés de tortue, d'hippopotame,
d'acier damasquiné, tout mamelonnés de bosses de cuivre;
se froissent des carquois mongols, s'appuient de longs fusils
niellés, incrustés, à la fois armes et joyaux; s'entrechoquent
des masses d'armes tout à fait semblables à celles des che-
valiers du moyen âge, et que l'imagerie turque ne manque
jamais de mettre aux poings des Persans comme ridicule
distinctif.
Dans les armoires papillotent les soies de Brousse, fris-
sonnantes comme l'eau au clair de lune sous leur semis
d'argent, les pantoufles et les blagues à tabac du Liban, avec
leur légère trame d'or, leurs dessins et leurs losanges de
couleur, les fines chemises de soie crêpée aux raies opaques
et transparentes, les mouchoirs brodés de paillon doré, les
cachemires de l'Inde et de la Perse, les pelisses vert-émir
doublées de martre ou de zibeline, les vestes aux soutaches
plus compliquées que les arabesques du plafond de la salle
des Ambassadeurs à l'Alhambra, les dolmans roides d'or, les
brocarts diamantés d'orfrois éblouissants, les machlas du
Caire taillés sur le patron des dalmatiques byzantines, tout
LES BAZARS. 125
le luxe fabuleux, toute la richesse chimérique de ces pays
de soleil que nous entrevoyons comme les mirages d'un
rêve du fond de notre froide Europe. Ludovic vous permet
de regarder, de déployer, de manier, de faire jouer sous la
lumière ces merveilles orientales; vous fouillez dans la
garde-robe des Mille et une Nuits; vous pouvez essayer, si
cela vous plaît, la veste du prince Caramalzaman et déplier
la robe authentique de la princesse Boudroulboudour.
Aux chapelets d'ambre, d'ébène, de corail, de santal;
aux cassolettes d'or émaillé, aux C^Vitoires, aux coffrets et
aux miroirs persans dont les peintures représentent des
scènes du Mahabarata; aux éventails de plumes de paon ou
de faisan argus; aux cloches de Hookas ciselées et niel-
lées d'argent, à toutes ces ravissantes turqueries se mêlent
inopinément des porcelaines de Sèvres et de Saxe, des
faïences de Vincennes, des émaux de Limoges arrivées là on
ne sait d'où. Mais rien n'est impossible au bric-à-brac, et
la boutique de mademoiselle Delaunay se trouve transportée
au Bezestin de Constantinople. — J'ai même vu là, entre
deux nobles heaumes du Kurdistan à gorgerins de mailles,
tout pareils à ceux des croisés de Godefroi de Bouillon, un
de ces casques prussiens à pointe en paratonnerre, inven-
tion romantique et moyen âge du roi Louis, si agréable-
ment raillée par Henri Heine dans son Conte d'hiver.
Quelle que soit la chose que vous désiriez, vous la trou-
verez chez Ludovic, fût-ce la marmite des janissaires, la ha-
che d'armes de Mahomet II, ou la selle d'Àl Borack.
Chaque rue du Bazar est affectée à une spécialité. Voici
les vendeurs de babouches, de pantoufles et de bottines ;
rien n'est plus curieux que ces étalagesencombrés de chaus-
sures extravagantes à bouts retroussés en toits chinois, à
quartiers rabattus, en cuir, en maroquin, en velours, en bro-
cart, piquées, pailletées, passementées, relevées de houppes
126 CONSTANTINOPLE,
de cygnes et de soie floche, impossibles pour des pieds eu-
ropéens. Il y en a qui sont cambrées et relevées du bec
comme des gondoles vénitiennes ; d'autres désespéreraient
hhodope et Cendrillon par leur mignonne petitesse, et ont
plutôt l'air d'étuis à bijoux que de pantoufles vraisembla-
bles; le jaune, le rouge, le vert disparaissent sous les can-
netilles d'or et d'argent. Les souliers des enfants sodI l'objet
des plus charmants caprices de forme et d'ornementation.
Pour la rue, les femmes se servent de bottes de maroquin
jaune dont j'ai déjà eu l'occasion de parler ; car toutes ces
jolies merveilles, faites pour les nattes de l'Inde et les tapis
de Perse, resteraient bisn vite engluées dans les boues de
Constantinople.
Voilà les marchands de caftans, de gandouras et de robes
de chambre en soie de Brousse. Ces costumes coûtent un
prix très-modique, quoique les couleurs en soient d'un ton
charmant et les tissus d'une souplesse extrême. Je regrette
fort de n'avoir point acheté un grand dolman cerise fait de
filets paille, à longues manches pendantes, qui m'aurait
donné à Paris un air de mamamouchi très-respectable, et
dans lequel j'eusse paru aussi beau que M. Jourdain pen-
dant la cérémonie. Mais les deaanes sont peu indulgentes
pour ces innocentes fantaisies de voyageur. — Ces mar-
chands vendent aussi des étoffes de Brousse, moitié soie et
moitié fil, pour robes, gilets et pantalons à îa mode euro-
péenne, >rès-fraîches, très-légères et très-coquettes. Cette
industrie est nouvelle et vit par la protection d'Abdul-Medjid.
Les drapiers étalent des draps anglais aux «ouleur* criar-
des dont les lisières sont chamarrées de grosses lettres d'or
et d'armoiries en paillon de cuivre, pour flatter le goût
oriental. On y reconnaît la perfection bête de la mécanique
et la fausseté de ton naturelle de la Grande-Bretagne. J'avoue
que de pareilles dissonances me font grincer les dents, et
LES BAZARS. 127
que j'envoie de bon cœur à tous les diables l'industrie, le
commerce et la civilisation qui produisent des rouges si hos-
tiles, des bleus si acariâtres, des jaunes si insolents ,et trou-
blent pour je ne sais quel gain la sereine harmonie de ton
de l'Orient.
Quand je pense qae je rencontrerai sans doute ces horri-
bles étoffes découpées en vestes, en gilets et en caftans, dans
une mosquée, dans une rue, dans un paysage, dont elles
détruisent tout l'effet par leurs couleurs insociables, une
secrète fureur bouillonne en moi, et je souhaite que la mer
engloutisse les vaisseaux qui portent ces abominations, que
le feu détruise les fabriques où elles se trament et que la
Great-Britain s'évapore dans sonbrouillard. J'en dirai autant
des exécrables cotonnades de Rouen, de Roubaix et de Mul-
house, qui commencent à répandre en Orient leurs affreux
petits bouquets, leurs atroces guirlandes et leurs sales mou-
chetures, semblables à des punaises écrasées. Si j'en parle
avec tant d'amertume, c'est que j'ai eu la douleur profonde,
et dont je ne me consolerai jamais, de voir trois petites filles
turques, de huit à dix ans, belles comme des houris, et
même beaucoup plus belles, car les houris n'existent pas,
qui portaient sur une robe de rouennerie un caftan de drap
anglais. Les rayons du soleil, quoique attirés parleurs char-
mants visages, n'osaient pas éclairer ces monstruosités mo-
dernes, et rebroussaient d'épouvante.
Heureusement, l'on est distrait de ces idées pénibles par
l'étalage des vêtements d'enfants : ce ne sont que mignon-
nes vestes brodées d'or et d'argent, gentils pantalons bouf-
fants de soie, petits caftans à soutaches, tarbouches puérils
ornés de croissants ; un Orient en miniature, le plus joli et
le plus coquet du monde.
Puis viennent, dans une ruelle spéciale, les trayeurs d'or,
ceux qui font ces fils argentés et dorés dont on brode les
128 CONSTANT iNOPLE.
blagues, les pantoufles, les mouchoirs, les gilets, les dol-
mans, les vestes ; derrière les vitres des montres étincellent
sur leurs bobines ces fils brillants qui, plus tard, seront des
fleurs, des feuillages, des arabesques. Là se font aussi ces
cordonnets, ces nœuds si gracieux, si coquettement enche-
vêtrés et que notre passementerie ne saurait imiter. Les
Turcs les fabriquent à la main en se servant de l'orteil de
leur pied nu comme point d'attache.
Il y a là des joailliers dont les pierreries sont enfermées
dans des coffres qu'ils ne quittent pas de l'œil, ou sous des
vitrines placées hors de la portée des filous ; dans ces obscu-
res boutiques, assez semblables à des échoppes de savetier,
abondent des richesses incroyables. Les diamants de Visa-
pour et de Golconde apportés par les caravanes; les rubis
du Giamschid, les saphirs d'Ormus, les perles d'Ophyr, les
topazes du Brésil, les opales de Bohême, les turquoises de
Macédoine, sans compter les grenats, les chrysoberils, les
aigues-marines, les azerodrachs, les agates, les aventuri-
nes, les lapis-lazulis, sont entassés ià par monceaux, car les
Turcs ont beaucoup de pierreries , non-seulement comme
luxe, mais comme valeurs. Ne connaissant pas les raffine-
ments de la finance moderne, ils ne tirent aucun intérêt de
leurs capitaux, ce qui, du reste, leur est rigoureusement in-
terdit par le Coran, hostile à l'usure, comme l'Évangile,
ainsi qu'on vient de le voir à l'occasion de l'emprunt turc,
repoussé par le vieux parti national et religieux. Un dia-
Bûant facile à cacher, à emporter, résume en lui une grande
somme sous un petit volume. Au point de vue oriental,
c'est un placement sûr, quoiqu'il ne rapporte rien; mais
allez donc persuader à l'avarice arabe ou turque de se des-
saisir du pot de grès qui renferme son trésor, et cela sous
prétexte de trois ou quatre pour cent, quand bien même la
chose serait permise par Mahomet !
LES BAZARS. 129
Ces pierres sont en général des cabochons, car les Orion-
toux ne taillent ni le diamant ni le rubis, soit qu'ils ne con-
naissent pas la poudre à égriser, soit qu'ils craignent de di-
minuer, le nombre des carats en abattant les angles des
pierres. Les montures sont assez lourdes et d'un goût génois
ou rococo. L'art si fin, si élégant et si pur des Arabes a
laissé peu de traces chez les Turcs. Ces joyaux consistent
principalement en colliers, boucles d'oreilles, ornements de
tête, étoiles, fleurs, croissants, bracelets, anneaux de jambe,
manches de sabre et de poignard ; mais ils ne se révèlent
dans tout leur éclat qu'au fond des harems, sur la tête et
la poitrine des odalisques, sous les yeux du maître, accroupi
dans un angle du divan, et tout ce luxe est, pour l'étranger,
comme s'il n'existait pas. Quoique l'opulence des phrases
précédentes, constellées de noms de pierreries, ait pu vous
faire penser au trésor d'Haroun-al-Raschid et à la cave
d'Aboulcasem, n'imaginez rien d'éblouissant et de jetant à
droite et gauche de folles bîuettes de lumière. Les Turcs
n'entendent pas l'étalage comme Fossin, Lemonnier, Marlet
ou Bapst; et les diamants bruts, jetés à poignées dans de
petites sébiles de bois, ont l'apparence de grains de verre;
et pourtant on pourrait aisément dépenser un million dans
une de ces boutiques de deux sous.
Le bazar des armes peut être considéré comme le cœur
même de l'Islam. Aucune des idées nouvelles n'a franchi
son seuil; le vieux parti turc y siège gravement accroupi,
professant pour les chiens de chrétiens un mépris aussi pro-
fond qu'au temps de Mahomet II. Le temps n'a pas marché
^our ces dignes Osmanlis, qui regrettent les janissaires et
l'ancienne barbarie, — peut-être avec raison. Là se retrou-
vent les grands turbans évasés, les dolimans bordés de four-
rure, les larges pantalons à la mameluk, les hautes cein-
tures et le pur costume classique, tel qu'on le voit dans to
130 CONSTAM'INOPLE.
collection d'Elbicei-Àtika, dans la tragédie de Bajazet ou la
cérémonie du Bourgeois gentilhomme. Vous revoyez là ces
physionomies impassibles comme la fatalité, ces yeux serei-
nement fixes, ces nez d'aigle se recourbant sur une longue
barbe blanche, ces joues brunes, tannées pas l'abus des bains
de vapeur, ces corps à robuste charpente que délabrent les
voluptés du harem et les extases de l'opium, cet aspect du
Turc pur sang qui tend à disparaître, et qu'il faudra bien-
tôt aller chercher au fond de l'Asie.
A midi, le bazar des armes se ferme dédaigneusement, et
ces marchands millionnaires se retirent dans leurs kios-
ques sur la rive du Bosphore, et regardent d'un air cour-
roucé passer les bateaux à vapeur, ces diaboliques inventions
franques.
Les richesses entassées dans ce bazar sont incalculables :
là se gardent ces lames de damas, historiées de lettres ara-
bes, avec lesquelles le sultan Saladin coupait des oreillers
de plume au vol, en présence de Richard Cœur-de-Lion,
tranchant une enclume de sa grande épée à deux mains, et
qui portent sur le dos autant de crans qu'elles ont abattu de
têtes ; ces kandjars, dont l'acier terne et bleuâtre perce les
cuirasses comme des feuilles de papier, et qui ont pour man-
che un écrin de pierreries ; ces vieux fusils à rouet et à mè-
che, merveilles de ciselure et d'incrustation ; ces haches
d'armes qui ont peut-être servi à Timour, à Gengiskan, à
Scanderberg, pour marteler les casques et les crânes, tout
l'arsenal féroce et pittoresque de l'antique Islam. Là rayon-
nent, scintillent et papillotent, sous un rayon de soleil
tombé de la haute voûte, les selles et les housses brodées
d'argent et d'or, constellées de soleils de pierreries, de
lunes de diamants, d'étoiles de saphirs; les chanfreins, les
mors et les étriers de vermeil, féeriques caparaçons, dont
le luxe oriental revêt les nobles coursiers du Nedj, les
LES BAZARS. 131
dignes descendants des Dahis, des Rabrâ, des Elaffar et des
Naâmah, et autres illustrations équestres de l'ancien turf
islamite.
Chose remarquable pour l'insouciance musulmane, ce
bazar est considéré comme si précieux, qu'il n'est pas per-
mis d'y fumer; — ce mot dit tout, car le Turc fataliste allu-
merait sa pipe sur une poudrière.
Pour donner un repoussoir â ces magnificences, parlons
un peu du bazar des Poux. C'est la morgue, le charnier,
l'équarrissoir où vont finir toutes ces belles choses, après
avoir subi les diverses phases de la décadence. Le caftan qui
a brillé sur les épaules du vizir ou du pacha achève sa car-
rière sur le dos d'un hammal ou d'un calfat ; la veste, où se
moulaient les charmes opulents d'une Géorgienne du harem,
enveloppe, souillée et flétrie, la carcasse momifiée d'une
vieille mendiante. — C'est un incroyable fouillis de loques,
de guenilles, de haillons, où tout ce qui n'est pas trou est
tache; tout cela pendille flasquement, sinistrement, à des
clous rouilles, avec cette vague apparence humaine que con-
servent les habits longtemps portés, et grouille, remué va-
guement par la vermine. Autrefois la peste se cachait sous
les plis fripés de ces indescriptibles défroques maculées de
la sanie des bubons, et s'y tenait tapie comme une arai-
gnée noire au fond de sa toile poussiéreuse, dans quelque
angle immonde.
Le Rastro de Madrid, le Temple de Paris, l'ancienne Alsace
de Londres, ne sont rien à côté de ce Montfaucon de la fri-
perie orientale, qualifié par le nom significatif que je ne ré-
péterai pas et que j'ai dit là-haut.
J'espère qu'on me pardonnera cette description fourmil-
lante en faveur des pierreries, des brocarts, des flacons d'es-
sence de roses de mon commencement; — d'ailleurs, le voya-
geur est comme le médecin, il peut tout dire.
Xï
LES DERVICHES TOURNEURS
Les derviches tourneurs ou mevélawites sont des espèces
de moines mahométans qui vivent en communauté dans des
monastères appelés tekkés. Le mot derviche signifie pauvre,
ce qui n'empêche pas les derviches de posséder de grands
biens dus aux legs et aux dons des fidèles. La désignation,
vraie autrefois, s'est conservée, quoiqu'elle soit maintenant
une antinomie.
Les muftis et les ulémas ne voient pas de très-bon œil
les derviches, soit à cause de quelque dissidence secrète de
doctrine, soit à cause de l'influence qu'ils ont sur le bas
peuple, ou seulement à cause du mépris qu'a toujours pro-
fessé le haut clergé pour les ordres mendiants; quant à moi,
qui ne suis pas assez fort en théologie turque pour débrouil-
ler la chose, je me bornerai à considérer les derviches du
côté purement plastique et à décrire leurs bizarres exer-
cices.
LES DERVICHES TOURNEURS. 135
Contrairement aux autres mahométans, qui empêchent
les giaours d'assister en curieux aux cérémonies du culte,
et les chasseraient outrageusement des mosquées s'ils es-
sayaient de s'y introduire aux heures de prière, les dervi-
ches laissent pénétrer les Européens dans leurs tekkés, à la
seule condition de déposer leur chaussure à la porte, et
d'entrer pieds nus ou en pantoufles; ils chantent leurs lita-
nies et accomplissent leurs évolutions sans que la présence
des chiens de chrétiens paraisse les déranger aucunement;
on dirait même qu'ils sont flattés d'avoir des spectateurs.
Le tekké de Péra est situé sur une place encombrée de tom-
bes, de pieux de marbre à turbans et de cyprès séculaires,
espèce d'annexé ou de succursale du petit Champ-des-Morts,
où se trouve le tombeau du comte de Bonneval, le fameux
renégat.
La façade, fort simple, se compose d'une porte surmontée
d'un cartouche, historiée d'une inscription turque, d'un mur
percé de fenêtres à grillages, laissant apercevoir des sépultu-
res de derviches, car en Turquie les vivants coudoient tou-
jours les morts, et d'une fontaine encastrée et treillissée,
garnie de spatules de fer pendues à des chaînes, pour que
les pauvres puissent boire commodément, et qu'entourent
des groupes de hammals, altérés par la pénible montée de
Galata. Tout cela n'a rien de monumental, mais ne manque
pas de caractère; les grands mélèzes du jardin, la coupole
et le minaret blanc de la mosquée qu'on aperçoit dans le
bleu du ciel, par-dessus la muraille, rappellent à propos
l'Orient.
L'intérieur ressemble à toute autre habitation mahoraé-
tane; pas de ces longs cloîtres en arcade, de ces corridors
interminables sur lesquels s'ouvrent des cellules, pieux ca-
chots de reclus volon taires, de ces cours silencieuses où l'herbe
pousse et où grésille une fontaine dans une vasque verdie.
134 CONSTANTWOPLE.
ttïen de l'aspect froid, triste et sépulcral du couvent comme
il est compris dans les pays catholiques; mais de gais loge-
ments peints de couleurs riantes, éclairés du soleil, et au fond
une merveilleuse échappée de vue du Bosphore, un magnifique
panorama baigné d'air et de lumière : Scutari, Kadi-Keui
B'étalant sur la rive d'Asie, l'Olympe de Bythinie tout glacé
de neige, les îles des Princes, taches d'azur sur la moire de
la mer; Seraï-Burnou, avec ses palais, ses kiosques, ses jar-
dins; Sultan-Achmet, flanqué de ses six minarets; Sainte-
Sophie, rayée de rose et de blanc comme une voile d'Yemen,
et la forêt pavoisée des navires de toutes nations, spectacle
toujours changeant, toujours nouveau, et dont on ne se lasse
jamais!
La salle où s'exécutent les valses religieuses des tourneurs
occupe le fond de cette cour. L'aspect extérieur ne rappelle
la destination de l'édifice que par des chiffres enlacés et
des suras du Koran tracées avec cette certitude de main
que possèdent à un si haut degré les calligraphes turcs. Ces
caractères contournés et fleuris jouent le rôle le plus heu-
reux dans l'ornementation orientale ; ce sont des arabesques
autant que des lettres.
L'intérieur rappelle à la fois la salle de danse et de specta-
cle; un parquet parfaitement uni et ciré, qu'entoure une
balustrade circulaire à hauteur d'appui, en occupe le centre;
de sveltes colonnes supportent une galerie de même forme,
contenant des places pour les spectateurs de distinction, la
loge du sultan et les tribunes destinées aux femmes. Cette
partie, qu'on appelle le sérail, est défendue contre les re-
gards profanes par des treillages très-serrés comme ceux
qu'on voit aux fenêtres des harems. L'orchestre fait face
au mirah, orné de tablettes bariolées de versets du Koran
et de cartouches de sultans ou de vizirs bienfaiteurs du
tekké. Tout cela est peint en blanc et en bleu et d'une pro-
LES DERVICHES TOURNEURS. 135
prêté extrême : on dirait plutôt une classe disposée pour
les élèves de Cellarius que le lieu d'eiercice d'une secte fa-
natique.
Je m'assis, les jambes croisées, au milieu de Turcs et de
Francs, également déchaux, tout près de la balustrade in-
férieure, au premier rang, de manière à ne rien perdre du
spectacle. — Après une attente assez prolongée, les dervi-
ches arrivèrent lentement, deux par deux; le chef de la
communauté s'accroupit sur un tapis recouvert de peaux de
gazelle, au-dessous du mirah, entre deux acolytes : c'était
un petit vieillard au teint plombé et fatigué, la peau plissée
de mille rides et le menton hérissé d'une barbe rare et
grisonnante; ses yeux, brillants par éclairs fugitifs dans sa
face éteinte, au centre d'une large auréole de bistre, don-
naient seuls un peu de vie à sa physionomie de l'autre
monde.
Les derviches défilèrent dovant lui, en le saluant à la ma-
nière orientale avec les marques du plus profond respect,
comme on fait pour un sultan ou pour un saint; c'était à la
fois une politesse, un témoignage d'obéissance et une évolu-
tion religieuse; les mouvements étaient lents, rhythmés,
iératiques, et, le rite accompli, chaque derviche allait prendre
place en face du mirah.
La coiffure de ces moines musulmans consiste en un bon-
net de feutre épais d'un pouce, d'un ton roussâtre ou brun,
et que je ne saurais mieux comparer, pour la forme, qu'à
un pot à fleurs renversé , dans lequel on aurait entré la
tête; un gilet et une veste d'étoffe blanche, une immense
jupe plissée, de même couleur et semblable à la fustanelle
grecque, des caleçons étroits et blancs aussi, descendant
jusqu'à la cheville, composent ce costume, qui n'a rien de
monacal dans nos idées et ne manque pas d'une certaine
élégance. Pour le moment, on ne pouvait que l'entrevoir/
136 CONSTANTINOPLE.
car les derviches étaient affublés d'espèces de manteaux ou
desurtouts verts, bleus, raisin-de-Corinthe, cannelle, ou de
toute autre nuance, qui ne faisaient pas partie de l'uniforme,
et qu'ils devaient quitter au moment de commencer leurs
valses, pour les reprendre ensuite lorsqu'ils retombe-
raient haletants, ruisselants de sueur, brisés d'extase et de
fatigue.
Les prières commencèrent, et avec elles les génuflexions,
les prosternations, les simagrées ordinaires du culte musul-
man, si bizarres pour nous, et qui seraient aisément risibles
sans la conviction et la gravité que les fidèles y mettent. Ces
alternatives d'élévation et d'abaissement font penser aux
poulets qui se précipitent avidement le bec contre terre et se
relèvent après avoir saisi le grain ou le vermisseau qu'ils
convoitent.
Ces oraisons sont assez longues, ou du moins le désir de
voir les danses les fait paraître telles, surtout pour un cu-
rieux européen, qui n'espère pas s'aller reposer après sa
mort sous l'ombrage de l'arbre Tuba, dans le paradis-sérail
de Mahomet, et de s'y mirer pendant des éternités, aux yeux
noirs des houris, toujours vierges ; néanmoins, ce bourdon-
nement pieux, par sa persistance monotone, finit par agir
fortement sur l'organisme môme des incrédules, et l'on con-
çoit qu'il impressionne les âmes croyantes et les entraîne
merveilleusement pour ces exercices étranges, au-dessus de
la puissance humaine, et qui ne peuvent s'expliquer que
par une sorte de catalepsie religieuse assez semblable à l'in-
sensibilité extra-naturelle des martyrs au milieu des plus
atroces supplices.
Lorsqu'on eut psalmodié assez de versets du Koran, hoché
suffisamment la tête et fait un nombre satisfaisant de pro-
sternations, les derviches se levèrent, jetèrent leurs man-
teaux et reliront une procession circulaire autour de la salle.
LES DERVICHES TOURNEURS. 137
Chaque couple passa devant le chef, qui se tenait debout,
et, après le salut échangé, faisait sur lui un geste de béné-
diction ou de passe magnétique; cette espèce de consécra-
tion s'exécute avec une étiquette singulière. Le dernier
derviche béni en prend un autre dans le couple suivant et
paraît le présenter à l'iman, cérémonie qui "se répète de
groupe en groupe jusqu'à l'épuisement de la bande.
Un changement remarquable s'était opéré déjà dans les
physionomies des derviches ainsi préparés à l'extase. En
entrant, ils avaient l'air morne, abattu, somnolent ; ils pen-
chaient la tête sous leurs lourds bonnets; maintenant leurs
visages s'éclairaient, leurs yeux brillaient, leurs attitudes
se relevaient et se raffermissaient, les talons de leurs pieds
nus interrogeaient le parquet avec un mouvement de trépi-
dation nerveuse.
Aux psalmodies du Koran nasilléesen ton de fausset s'était
joint un accompagnement de flûtes et de tarboukas. — Les
tarboukas marquaient le rhythme et faisaient la basse, les
flûtes exécutaient à l'unisson un chant d'une tonalité élevée
et d'une douceur infinie.
Le motif du thème, ramené invariablement après quel-
ques ondulations, finissait par s'emparer de l'âme avec
une impérieuse sympathie, comme une femme dont la
beauté se révèle à la longue et semble augmenter à mesure
qu'on la contemple. Cet air, d'un charme bizarre, me faisait
naître au cœur des nostalgies de pays inconnus, des tris-
tesses et des joies inexplicables, des envies folles de m'aban-
donner aux ondulations enivrantes du rhythme. Des souve-
nirs d'existences antérieures me revenaient en foule, des
physionomies connues et que cependant je n'avais jamais
rencontrées dans ce monde me souriaient avec une expression
indéfinissable de reproche et d'amour; toutes sortes d'i-
mage» et de tableaux de rêves oubliés depuis longtemps
138 CONSTANTINOPLE.
s'ébauchaient lumineusement dans la vapeur d'un lointain
bleuâtre; je commençais à balancer ma tête d'une épaule à
l'autre, cédant à la puissance d'incantation et d'évocation de
cette musique si contraire à nos habitudes et pourtant d'un
effet si pénétrant. — Je regrette beaucoup que Félicien
David ou Ernest Reyer, si habiles tous deux à saisir les
rhythmes bizarres de la musique orientale, ne se soient pas
trouvés là pour noter cette mélodie d'une suavité vraiment
céleste.
Immobiles au milieu de l'enceinte, les derviches sem-
blaient s'enivrer de cette musique si délicatement barbare
et si mélodieusement sauvage, dont le thème primitif re-
monte peut-être aux premiers âges du monde ; enfin, l'un
d'eux ouvrit les bras, les éleva et les déploya horizontale-
ment dans une pose de Christ crucifié, puis il commença à
tourner lentement sur lui-même, déplaçant lentement ses
pieds nus, qui ne faisaient aucun bruit sur le parquet. Sa
jupe, comme un oiseau qui veut prendre son vol, se mit à
palpiter et à battre de l'aile. Sa vitesse devenait plus grande;
le souple tissu, soulevé par l'air qui s'y engouffrait, s'étala
en roue, s'évasa en cloche comme un tourbillon de blan-
cheur dont le derviche était le centre.
Au premier s'en était joint un second, puis un troisième,
puis toute la bande avait suivi, gagnée par un vertige irré-
sistible.
Ils valsaient, les bras étendus en croix, la tête inclinée
sur le? épaules, les yeux demi-clos, la bouche entr'ouverte
comme- ^des nageurs confiants qui se laissent emporter par
le fleuve de l'extase; leurs mouvements, réguliers, ondu-
leux, avaient une souplesse extraordinaire; nul effort sen-
sible, nulle fatigue apparente; le plus intrépide valseur
allemand serait tombé mort de suffocation ; eux continuaient
de tourner sur eux-mêmes comme poussés par la suite de
LES DERVICHES TOURNEURS. 439
leur impulsion, de même qu'une toupie qui pivote immo-
bile au moment de la plus grande rapidité, et semble s'en-
dormir au bruit de son ronflement.
Chose surprenante, ils étaient là une vingtaine, peut-être
davantage, pirouettant au milieu de leurs jupes épanouies
comme le calice de ces gigantesques fleurs de Java, sans se
heurter jamais, sans se désorbiter de leur tourbillon, sans
perdre un seul instant la mesure marquée par les tarboukas.
L'iman se promenait parmi les groupes, frappant quel-
quefois des mains, soit pour indiquer à l'orchestre de pres-
ser ou de ralentir le rhythme, soit pour encourager les
valseurs et les applaudir de leur zèle pieux. Sa mine im-
passible formait un contraste étrange avec toutes ces figures
illuminées, convulsées; ce morne et froid vieillard traversait
d'un pas de fantôme ces évolutions frénétiques, comme si le
doute eût atteint son âme desséchée, ou que depuis long-
temps les ivresses de la prière et les vertiges des incanta-
tions sacrées n'eussent plus prise sur lui, comme ces teria-
kis et ces hachachins blasés sur l'effet de leur drogue et
obligés d'élever la dose jusqu'à l'empoisonnement.
Les valses s'arrêtèrent un instant; les derviches se re-
formèrent couple par couple et firent deux ou trois fois
processionnellement le tour de la salle. Cette évolution,
faite à pas lents, leur donne le temps de reprendre haleine
et de se recueillir.
Ce que j'avais vu n'était, en quelque sorte, que le pré-
lude de la symphonie, le début du poëme, l'entraînement à
la valse.
Les tarboukas se mirent à gronder sur vme mesure plus
pressée, le chant des flûtes devint plus vif, et les derviches
reprirent leur danse avec un redoublement d'activité.
Cependant cette activité n'a rien de désordonné ni de fié-
vreusement démoniaque comme les convulsions épileptiques
140 CONSTANTOOPLE.
des aïssaouas; le rbythme la règle et la contient toujours.
La rotation devient plus véloce, le nombre de tours exécutés
dans une minute augmente, mais la valse iératique reste
silencieuse et calme comme un toton qui s'assoupit au plus
fort de sa rapidité. Les derviches élèvent ou laissent retom-
ber légèrement leurs bras selon le degré de fatigue ou d'ex-
tase qu'ils éprouvent; on dirait des baigneurs qui perdent
pied et étalent leurs mains sur l'eau pour s'abandonner au
courant; quelquefois leur tête se renverse, montrant des yeux
blancs, des traits illuminés, des lèvres entr'ouvertes par un
sourire indicible et que trempe une légère écume, ou re-
tombe sur la poitrine comme accablée de volupté, faisant
ployer la barbe contre l'étoffe blanche du gilet, mais, le
plus souvent, reste couchée sur l'avant-bras comme sur
l'oreiller d'un rêve divin.
Un pauvre vieux, porteur d'un masque socratique assez
laid au repos, valsait avec une vigueur et une persistance
incroyables pour son âge, et sa figure commune prenait,
sous l'excitation magique du tournoiement, une singulièro
beauté; l'âme, pour ainsi dire, lui venait à la peau, et,
comme un marteau intérieur, repoussait et corrigeait par
dedans les imperfections de ses traits. — Un autre , do
vingt-cinq ou trente ans, figure noble, régulière et douce,
terminée par une barbe d'un blond roux, faisait songer in-
volontairement au jeune Nazaréen, — le plus beau des
hommes, — avec ses bras élevés au-dessus de sa tête, et
que les clous d'une croix invisible semblaient retenir dans
la même position. Je n'ai jamais vu une plus belle expres-
sion ascétique. Ni l'Ange de Fiesole, ni le divin Morales, ni
ïlemmeling, ni fra Bartholomeo, ni Murillo, ni Zurbaran,
n'ont jamais peint dans leurs tableaux religieux une tête
plus éperdue d'amour divin, plus noyée d'effluves mystiques,
plus reflétée de lueurs célestes, plus ivre d'hallucinations
LES DERVICnES TOURNEURS. U\
paradisiaques ; si dans l'extra-tnonde les âmes conservent
l'apparence du visage humain, elles doivent assurément
ressembler à ce jeune derviche tourneur.
Celte expression se répétait à des degrés moindres sur les
physionomies extatiques des autres valseurs. Que voyaient-
ils dans ces vision» qui les berçaient? les forêts d'émeraude
5 fruits de rubis, les montagnes d'ambre et de myrrhe, les
kiosques de diamants et les tentes de perles du paradis de
Mahomet? leurs bouches souriantes recevaient sans doute
les baisers parfumés de musc et de benjoin des houris
blanches, vertes et rouges : leurs yeux fixes contemplaient
les splendeurs d'Allah scintillant avec un éclat à faire pa-
raître le soleil noir, sur un embrasement d'aveuglante lu-
mière ; la terre, à laquelle ils ne tenaient que par un bout
de leurs orteils, avait disparu comme un papier brouillard
qu'on jette sur un brasier, et ils flottaient éperdument dans
l'éternité et l'infini, ces deux formes de Dieu.
Les tarboukas ronflaient, et la flûte pressait son chant
d'un diapason impossible et ténu comme un cheveu de
cristal; les derviches disparaissaient dans leur propre
éblouissement ; les jupes s'enflaient, se gonflaient, s'ar-
rondissaient, s'étalaient, répandant une fraîcheur délicieuse
dans l'air embrasé, et m'éventaient comme le vol d'un es*
saini d'esprits célestes ou de grands oiseaux mystiques s'a-
battant sur la terre.
Parfois un derviche s'arrêtait. Sa fustanelle continuait à
palpiter quelques instants; puis, n'étant plus soutenue pr
le tourbillon, s'affaissait lentement, et les plis évasés s'af-
faissaient et reprenaient leurs plis perpendiculaires comme
ceux d'une draperie grecque antique. Alors le tourneur se
précipitait à genoux, la face contre terre, et un frère ser-
vant venait le recouvrir d'un de ces manteaux dont j'ai
parlé tout à l'heure ; de même qu'un jockey enveloppe de
8.
!42 CONSTANTINOPLE.
couvertures le pur sang qui vient de courir. L'rman s'ap-
prochait du derviche ainsi prosterné et figé dans une im-
mobilité complète, murmurait quelques paroles sacramen-
telles et passait à un autre. Au bout de quelque temps, tous
étaient tombés, terrassés par l'extase. Bientôt ih se rele-
vèrent, firent encore une fois deux à deux leur promenade
circulaire, et sortirent de la salle dans le même ordre qu'ils
étaient entrés ; et moi j'allai reprendre mes souliers à la
porte, parmi un tas de bottes et de savates, ébloui de ce
spectacle vertigineux, et jusqu'au soir je vis tournoyer de-
vant mes yeux de larges jupes blanches étalées, et j'enten-
dis bourdonner à mes oreilles le thème implacablement
suave de la petite flûte, sautillant sur la basse mugissant© des
tarboukas.
Xi?
LES DERVICHES HURLEURS
Quand on a vu les derviches tourneurs de Péra, on doit
une visite aux derviches hurleurs de Scutari ; aussi je pris
un caïque à Top'Hané, et deux paires de rames, maniées par
de vigoureux Arnautes, m'emportèrent vers la rive d'Asie,
malgré la violence du courant. Les eaux bouillonnantes se
brisaient sous le soleil en millions de paillettes d'argent, ra-
sées par des essaims d'oiseaux blancs et noirs, désignés sous
le nom poétique d'âmes en peine, à cause de leur inquiétude
perpétuelle ; on les voit filer sur le Bosphore par vols de
deux ou trois rents, les pattes dans l'eau, les ailes dans l'air,
avec une rapidité extraordinaire, comme s'ils poursuivaient
une proie invisible, ce qui a les fait appeler aussi chasse-vent.
— J'ignore leur étiquette ornithologique, mais ces deux so-
briquets populaires me suffisent abondamment. Quand ils
passent près des barques, on dirait des feuilles sèches em-
portées par un tourbillon d'automne, et ils éveillent toutes
sortes d'idées rêveuses et mélancoliques.
\U CONSTANTINOPLE.
Le débarcadère de Scutari se présente sous l'aspect le plus
pittoresque. Une sorte de plancher flottant, composé de gros-
ses poutres où se posent les goélands et les albatros, forme
un de ces premiers plans dont les graveurs anglais savent
tirer si bon parti : un café, entouré de bancs peuplés de fu-
meurs, s'avance dans l'eau sur un petit môle côtoyé de
felouques, de caïques, de canots et d'embarcations de tout
genre, à l'ancre ou amarrée , Jes figuiers et autres végé-
tations d'un vert vivace ombragent un petit jardin attenant
au café, qu'ils font ressortir par leurs tons vigoureux.
Les murailles blanches de la mosquée de Buyuk-Djami
apparaissent au second plan. Cette mosquée prodait un très-
bon effet, avec sa coupole, son minaret, ses terrasses mame-
lonnées de petits dômes de plomb, ses arcades arabes, ses
escaliers sur lesquels dorment des soldats et des hammals
et ses masses de maçonnerie entremêlées de touffes de ver-
dure.
Une fontaine toute bordée d'arabesques, de rinceaux et
de fleurs, toute bariolée d'inscriptions turques sculptées en
relief dans le marbre, surmontée d'un de ces charmants toits
en auvent dont le bon goût moderne a décoiffé la fontaine de
Top'Hané, occupe gracieusement le centre de la petite place
en forme de quai à laquelle aboutit la principale rue de
Scutari.
Au pied de cette fontaine, dont les robinets taris ne ver-
sent plus d'eau, s'abritent des essaims de femmes en fered-
gés blancs, roses, verts ou lilas, assises, debout, accroupies
dnns des poses d'une gracieuse nonchalance, berçant de
beaux enfants entre leurs bras, et surveillant les jeux des
plus grands d'un long regard de leur œil noir.
Des loueurs de chevaux avec leurs bêtes, des sais tenant
en bride les montures de leurs maîtres, des talikas, espèces
de fiacres turcs, des arabas à la vieille mode, attelés de buf-
LES DERVICHES Ï1URLEURS. W5
fies noirs ou de bœufs d'un gris argenté, des chiens roux
dormant en tas au soleil, animent le tableau de leurs grou-
pes variés et de leurs oppositions de formes et de couleurs.
Au fond s'étend la ville de Scutari avec ses maisons pein-
tes en rouges, ses minarets blancs se détachant sur le noir
rideau de cyprès d«son Champ-des-Morts. La grande rue d«?
Scutari, qui s'élève graduellement jusqu'au sommet de la
colline, a la physionomie beaucoup plus franchement turque
qu'aucune de celles de Gonstantinople. On sent qu'on est sur
la terre d'Asie, sur le sol véritable de l'Islam. Nulle idée
européenne n'a franchi ce bras de mer étroit que quelques
coups de rames suffisent à traverser. — Les anciens co&
tûmes, turbans évasés, longues pelisses, caftans de couleurs
claires, se rencontrent bien plus fréquemment à Scutari
qu'à Constantinople. La réforme ne semble pas y avoir pé-
nétré.
La rue est bordée de marchands de tabac étalant sur une
planchette leurs blondes meules de latakyé surmontées d'un
citron, de gargotiers faisant rôtir le kébab à des broches
perpendiculaires, de pâtissiers enfournant le baklava, de bou-
chers suspendant à des chaînettes des quartiers de viande
au milieu d'un tourbillon de mouches, d'écrivains traçant
des suppliques dans une échoppe placardée de tableaux
calligraphiques, de cawadjis apportant à leurs pratiques
le narghilé à la carafe limpide, au long tuyau de cuir
flexible.
Quelquefois, la rue s'interrompt pour faire place à un petit
cimetière qui s'intercale familièrement entre une boutique
de confiserie et un vendeur de râpes de maïs. — Plus loin,
une vingtaine de maisons manquent, et sont remplacées
par un tas de cendres au milieu desquelles s'élèvent les che-
minées de briques qui seules ont pu résister à la violencô
du feu.
UG CONSTANTINOPLE.
Des arabas remplis de femmes assises les jambes croisées,
montent ou descendent la rue, au pas modéré de grands
bœufs bleuâtres, conduits par un sais, qui souvent tient la
corne de la bête sous la main. Les chiens, endormis au milieu
de la voie publique, se dérangent à peine, au risque de se
faire broyer sous l'ongle des lourds fissipèdes ou l'orbe des
roues massives. Heureusement la marche de ces chars pri-
mitifs est lente, et les Turcs ne sont jamais pressés.
De ces arabas dorés et peints, et recouverts d'une toile
ajustée sur des cerceaux, partent des éclats de voix et des
rires joyeux; l'œil furtif en s'y plongeant peut entrevoir des .
visages moins sévèrement voilés et qui peuvent se croire à
l'abri des regards profanes. Sur le devant, de petites filles
d'une dizaine d'années, non masquées encore par le yach-
mack impitoyable, trahissent, par leur beauté précoce, l'in-
cognito de leurs mères accroupies un peu en arrière. De ces
longs yeux noirs en amande, de ces sourcils marqués comme
à l'encre de Chine, de ces nez légèrement aquilins, de ces
ovales réguliers, de ces bouches empourprées de grenade,
il n'est pas difficile, en les accentuant un peu, de conclure
au type si mystérieusement dérobé de la Vénus turque.
Voici un convoi qui passe : un cercueil, couvert d'une
draperie verte, appuyé sur les épaules de six hommes mar-
chant d'un pas rapide, se dirige en toute hâte au grand
Champ-des-Morts de Scutari; il trouvera là, sous l'ombre
des hauts cyprès, dans la terre maternelle d'Asie, un repos
que les Francs d'Europe ne troubleront pas.
Des pâtres, traînant un mouton monstrueux, d'une obésité
phénoménale, grossie encore par ses longues laines, se
croisent avec le convoi, qui court comme si le diable l'em-
portait; des soldats à cheval passent d'un air indolent et fier;
des chameaux, ayant en tête un petit âne, défilent en ba-
lançant leur col d'autruche, agitant leurs babines velues,
LES DERVICHES HURLEURS. Ml
/n partance pour quelque lointaine caravane, et, à travers
cette foule mouvante et bigarrée, j'arrive avec mes compa-
gnons dans le haut Scutari, au tekké des derviches hurleurs.
Il est trop tôt. L'heure turque, se comptant à partir du
lever du soleil, ne coïncide pas avec l'heure française, et
demande des supputations perpétuelles, causes de nombreuses
erreurs, surtout dans les premiers temps. En attendant, nous
allons prendre du café, fumer un chibouck et boire des
verres d'eau sur les bancs extérieurs d'un café situé à l'entrée
du cimetière. Nous sommes servis par un petit garçon aux
yeux vifs, à la mine intelligente, qui se multiplie et suffit
aux demandes souvent opposées des consommateurs. Il ap-
porte souvent du feu d'une main et de l'autre de l'eau,
comme les petits génies des initiations antiques voltigeant
sur le fond brun des vases étrusques.
Ayant épuisé toutes les ressources que peut offrir le café
turc à un désœuvrement forcé, nous entrâmes dans la cour
du tekké, ornée d'une fontaine en forme de tombeau, rappe-
lant ces cercueils à dos d'âne recouverts de cachemire, qu'on
aperçoit, à travers les grillages, dans les Turbés (chapelles
funèbres) des sultans. Un mapehand de gâteaux faits avec
de la fécule de riz, et qu'on mange arrosés de quelques
gouttes d'eau de cerise ou d'eau de rose, nous fournit un
moyen d'apaiser ou plutôt de tromper notre appétit, éveillé
par l'air de la mer, l'attente et l'espace de temps écoulé
depuis un déjeuner frugal, maia détestable, fai t le matin à
Constantinople. Ce marchand trimbalait ses gâteaux sur un
plateau de fer-blanc très-propre, posé devant lui en forme
d'éventaire, et sa marchandise, qu'eût sans doute critiquée
Brillât-Savarin ou Carême, avait au moins le mérite de n'être
pas chère. Pour quelques menues pièces de monnaie, on
pouvait s'en rassasier.
Près de la porte du tekké se tenait assis un personnage
4 48 CONSTANTINOPLE.
fort étrange, enveloppé d'un grossier sayon de poil de cha-
meau montrant la corde, la tête ceinte d'un bout de chiffon
tortillé en manière de turban. Je n'oublierai jamais ce mas-
que court, camard, élargi, qui semblait s'être écrasé sous 1*
pression d'une main puissante, comme ces grotesques de
caoutchouc qu'on fait changer d'expression en appuyant le
pouce dessus; de grosses lèvres bleuâtres, épaisses comme
celles d'un nègre; des yeux de crapaud, ronds, fixes, sail-
lants; un nez sans cartilage, une barbe courte, rare et frisée ;
un teint de cuir fauve, glacé de tons rances et plus culotté
de ton qu'un Espagnoleto, formaient un ensemble bizarre-
ment hideux, tenant plus du cauchemar que de la réalité.
Si, au lieu de ses haillons sordides ce monstre eût porté un
surcot mi-parti, on eût pu le prendre pour un de ces fous
de cour qu'on voit dans les anciens tableaux d'apparat, un
perroquet sur le poing ou tenant un lévrier en laisse.
C'était un fou, en effet. Les Turcs les laissent vaguer et
les vénèrent comme des saints. Ils pensent que Dieu habite
ces cervelles que la pensée a laissées vides, et ils leur par-
donnent tout comme aux petits enfants, parce qu'ils ne
savent ce qu'ils font.
Celui-là avait pris en affection la cour du tekké, et il
restait là sur son bloc de pierre toute la journée, dodelinant
de la tête, marmottant la formule de l'Islam, roulant un
chapelet entre ses doigts et suivaut de son œil idiot quel-
que vague hallucination qui le faisait sourire. Abruti dans
un kief dont il n'était distrait que par un fourmillement
trop importun de vermine, qu'il apaisait à la manière du
mendiant de Murillo, il semblait jouir de la béatitude la
plus parfaite. Une pipe au bouquin usé, au tuyau d'érable,
au lulé noirci par un long usage, était appuyée au mur près
de lui, et de temps à autre il aspirait quelques gorgées de
fumée avec une satisfaction enfantine et profonde.
LES DEUVICIIES HURLEURS. , l9
Quelques dévots à mine fanatique embrassaient pieuse-
ment ce dégoûtant personnage, qui se laissait faire comme
une difforme idole indoue ou japonaise; puis, quittant leuis
babouches, pénétraient dans la salle intérieure du tekké. —
Quant à nous, Ton ne nous permit d'entrer que lorsque les
prières préparatoires eurent été dites; nous entendions du
dehors ces psalmodies graves et d'un beau caractère reli-
gieux rappelant le plain-chant grégorien, auquel l'accent
guttural particulier aux hommes de l'Orient donnait un
cachet plus sauvage.
Nous ajoutâmes nos chaussures au tas de babouches en-
tassées à la porte, et nous prîmes place derrière une balus-
trade de bois avec quelques autres personnes, parmi lesquelles
se trouvaient deux capucins en costume, froc de bure et la
corde aux reins. Je ne remarquai pas qu'ils fussent vus de
mauvais œil par la partie mahométane de l'assemblée, tolé-
rance louable, surtout dans un conventicule de fanatiques.
La salle des derviches hurleurs de Scutari n'est pas de
forme circulaire comme celle des derviches tourneurs de
Péia. C'est un parallélogramme dénué de tout caractère
architectural; aux murailles nues sont suspendues une
quinzaine d'énormes tambours de basque et quelques écri-
teaux parafés de versets du Koran. Du côté du mirah, au-
Jessus du tapis où s'asseyent Timan et ses acolytes, le mur
présente un genre de décoration féroce, qui fait songer à
l'atelier d'un tortionnaire ou d'un inquisiteur; ce sont des
espèces de dards terminés par un cœur de plomb, d'où
pendent des chaînettes, des lardoires affilées, des masses
d'armes, des tenailles, des pinces et toutes sortes d'instru-
ments de formes mquiétantes et barbares, d'un usage in-
compréhensible, mais effrayant, qui vous font venir la chair
de poule comme la trousse déployée d'un chirurgien avant
une opération. C'est avec ces atroces outils que tes derviches
0
150 CONSTANT1NOPLE.
hurleurs se flagellent, se tailladent et se perforent, lorsqu'ils
sont parvenus au plus haut degré de fureur religieuse, et
que les cris ne suffisent plus pour exprimer leur délire
saintement orgiaque.
L'iman était un grand vieillard osseux, sec, à figure sil-
lonnée et ravinée, très-digne et très-majestueux. A côté de
lui se tenait un beau jeune homme au turban blanc retenu
par une bandelette d'or transversale, à pelisse vert-émir,
comme en portent les descendants du prophète ou les hadjis
qui ont fait le pèlerinage de la Mecque ; son profil, pur, triste
et doux, offrait plutôt le type arabe que le type turc, et son
teint, d'un ton olivâtre uni, semblait confirmer cette origine.
En face étaient rangés les derviches dans la pose sacra-
mentelle, répétant à l'unisson une espèce de litanie entonnée
par un gros homme à poitrine d'Hercule, à coi de taureau,
doué de poumons de fer et d'une voix de stentor. A chaque
verset, ils se balançaient la tête d'avant en arrière et d'ar-
rière en avant, avec ce mouvement de magot ou de poussah
qui finit par donner un vertige sympathique quand on le
regarde longtemps.
Quelquefois un des spectateurs musulmans, étourdi par
cette oscillation irrésistible, quittait sa place en chancelant,
se mêlait aux derviches, se prosternait et commençait à
s'agiter comme un ours en cage.
Le chant s'élevait de plus en plus ; le dandinement se
précipitait, les visages commençaient à devenir livides et
les poitrines haletantes. Le coryphée accentuait les paroles
saintes avec un redoublement d'énergie, et nous attendions,
pleins d'anxiété et de terreur, les scènes qui allaient suivre.
Quelques derviches, entraînés à point, s'étaient levés et
continuaient leurs soubresauts, au risque de se fendre la tête
contre les murs et de se luxer les vertèbres du col par ces
furieuses saccade».
LES DERVICHES HURLEURS. 151
Bientôt tout le monde fut debout. C'est le moment où Ton
décroche les tambours de basque, mais cette fois on ne le fit
pas, les sujets étaient assee excités, et d'ailleurs, à cause du
jeûne du Ramadan, on ne voulait pas les pousser trop. Les
derviches formèrent une chaîne en se mettant les bras sur
les épaules, et commencèrent à justifier leur nom en tirant
du fond de leur poitrine un hurlement rauque et prolongé :
Allah-hou! qui ne semble pas appartenir à la voix hu-
maine.
Tonte la bande, rendue solidaire de mouvement, recule
d'un pas, se jette en avant avec un élan simultané et hurle
d'un ton sourd, enroué, qui ressemble au grommellement
d'une ménagerie de mauvaise humeur, quand les lions, les
tigres, les panthères et les hyènes trouvent que l'heure de la
nourriture se fait bien attendre.
Puis l'inspiration arrive peu à peu, les yeux brillent
comme des prunelles de bêtes fauves au fond d'une caverne;
une écume épileptique mousse aux commissures des lèvres,
les visages se décomposent et luisent lividement sous la
sueur ; toute la file se couche et se relève sous un souffle
invisible comme des épis sous un vent d'orage, et toujours,
à chaque élan, le terrible Allah-hou ! se répète avec une
énergie croissante.
Gomment des hurlements pareils, répétés pendant plus
d'une heure, ne font-ils pas éclater la cage osseuse de la
poitrine et jaillir le sang des vaisseaux rompus? c'est ce
que je ne saurais m'expliquer.
L'un des derviches, place au milieu de la file, avait une
tête tout à fait caractéristique ; vous avez vu, sans nul doute,
pendu au mur de quelque atelier, le masque en plâtre de
Géricault avec ses tempes creuses, ses orbites profondes, -ses
pommettes sculptées en relief, son nez d'aigle pincé par la
Mort, sa barbe poissée et collée des sueurs de l'agonie ; eh bien !
152 CONSTANTIÎNOPLE.
étendez sur ce moulage funèbre un vieux parchemin jaune,
et vous aurez l'image la plus exacte du derviche hurleur
de Scutari, émacié et comme disséqué par Y entraînement
du fanatisme, Cette sauvage et vigoureuse maigreur me
faisait penser à ces vers farouches dans lesquels Chanfara,
le poëte-coureur, dessine son abrupte physionomie. Le der-
viche eût pu dire comme lui : « Je me mets en course le
matin n'ayant pris qu'une bouchée, comme un loup aux
fesses maigres, au poil gris, qu'une solitude conduit à une
autre ; lorsque la plante calleuse de mes pieds frappe une
terre dure semée de cailloux, elle en tire des étincelles, elle
les fait voler en éclats; tout maigre que je suis, j'aime à
faire mon lit de la terre, et j'étends sur sa face un dos que
tiennent à distance des vertèbres arides; j'ai pour oreiller
un bras décharné dont les jointures saillantes semblent des
osselets lancés par un joueur et tombés de champ. »
Les hurlements étaient devenus des rugissements; le der-
viche dont je viens d'esquisser le portrait balançait sa tète
flagellée de longs cheveux noirs, et tirait de sa poitrine de
squelette des rauquements de tigre, des grommellements de
lion, des glapissements de loup blessé saignant dans la
neige, des cris pleins de rage et de désir, des râles de vo-
luptés inconnues, et quelquefois des soupirs d'une tristesse
mortelle, protestations du corps broyé sous la meule de
Târne.
Excitée par l'ardeur fiévreuse de cet enragé dévot, toute
la troupe, ramassant un reste de force, se jetait en arrière
d'un seul bloc, puis se lançait en avant comme une ligne de
soldats ivres, en hurlant un suprême Allah-hou! sans rap-
port avec les sons connus et tel qu'on peut supposer le beu
glement d'un mammouth ou d'un mastodonte dans ies
prêles colossales des marais antédiluviens; le plancher trem-
blait sous le piétinement rhythmique de la bande hurlante,
LES DERVICHES HURLEURS. 153
et les murailles semblaient prêtes à se fendre comme les
remparts de Jéricho à ces clameurs horribles.
Les deux capucins riaient imbécilement dans leur barbe
trouvant tout cela absurde, sans songer qu'eux-mêmes
étaient des espèces de derviches catholiques, se mortifiant
d'une autre manière pour se rapprocher d'un dieu différent;
les derviches cherchaient Allah et l'appelaient de leurs hur-
lements, comme les capucins cherchent Jéhovah dans la
prière, le jeûne et les exercices ascétiques. — J'avoue que
cette inintelligence me mit de mauvaise humeur, moi qui
comprends le prêtre d'Athys, le fakir indou, le trappiste et
le derviche se tordant sous 1 immense pression de l'éternité
et de l'infini, et tâchant d'apaiser le dieu inconnu par l'im-
molation de leur chair et les libations de leur sang. Ce der-
viche qui faisait rire les capucins me paraissait à moi aussi
beau, avec sa figure hallucinée, que le moine de Zurba-
ran, livide d'extase et ne laissant briller dans son ombre
qu'une bouche qui prie et deux mains éternellement jointes.
L'exaltation était au comble; les hurlements se succé-
daient sans intervalle ; une fauve odeur de ménagerie se dé-
gageait de tous ces corps en sueur. A travers la poussière
soulevée par les pieds de ces forcenés, grimaçaient vague-
ment, comme à travers un brouillard roussâtre, des masques
convulsés, épileptiques, illuminés d'yeux blancs et de sou-
rires étranges.
L'iman se tenait debout devant le mirah, encourageant la
frénésie grandissante du geste et de la voix. Un jeune gar-
çon se détacha du groupe et s'avança vers le vieillard ; je
vis alors à quoi servait la terrible ferraille suspendue au
mur; des acolytes décrochèrent de son clou une lardoire
excessivement aiguë et la remirent à l'iman, qui traversa
de part en part les joues du jeune dévot avec ce fer effilé,
sans que celui-ci donnât la moindre marque de douleur,
154 CONSTANTINOPLE.
L'opération faite, le pénitent retourna a sa place et continua
son dodelinement frénétique. Rien n'était plus bizarre que
cette tête à la broche; on eût dit une de ces charges de pan-
tomime où Arlequin passe sa batte à travers le corps de
Pierrot ; — seulement ici la charge était réelle.
Deux autres fanatiques se lancèrent au milieu de la salle,
nus jusqu'à la ceinture; on leur remit deux de ces dards
aigus terminés par un cœur de plomb et des chaînettes de
fer, et, les brandissant de chaque main, ils se mirent à exé-
cuter une sorte de danse des poignards désordonnée, vio-
lente, pleine de soubresauts imprcvus et de cabrioles galva-
niques. Seulement, au lieu d'éviter les pointes des dards, ils
se précipitaient dessus avec fureur afin de se piquer et de se
blesser; ils roulèrent bientôt à terre, épuisés, pantelants,
ruisselants de sang, de sueur et d'écume comme des che-
vaux labourés par l'éperon et tombant de fatigue près
du but.
Une jolie petite fille de sept ou huit ans, pâle comme la
Mignon de Goethe, et roulant des yeux d'un noir nostalgique,
qui s'était tenue près de la porte pendant toute la cérémo-
nie, s'avança toute seule vers l'iman. Le vieillard l'accueillit
d'une façon amicale et paternelle. La petite fille s'étendit
sur une peau de mouton déroulée à terre, et l'iman, les
pieds chaussés de larges babouches et soutenus par ses deux
assistants, monta sur ce frêle corps et s'y tint debout pen-
dant quelques secondes. Puis il descendit de ce piédestal vi-
vant, et la petite fille se releva toute joyeuse.
Des femmes apportèrent de petits enfants de trois ou qua-
tre ans qui furent couchés successivement sur la peau de
mouton et délicatement foulés aux pieds par l'iman. Les uns
prenaient bien la chose, les autres criaient comme des geais
plumés vifs. On voyait les yeux leur sortir de la tête, et leurs
petites côtes ployer sous cette pression énorme pour eux;
LKb DERVICHES HURLEURS. 155
ks mères, les yeux brillants de foi, les reprenaient dans
leurs bras et les apaisaient par quelques caresses; aux en-
fants succédèrent des jeunes gens, des hommes faits, des mi-
litaires, et môme un officier supérieur, qui se soumirent à la
salutaire imposition des pieds, car, dans les idées musulma-
nes, cette pression guérit de toutes les maladies.
En sortant du tekké, nous revîmes le jeune garçon dont
Timan avait traversé les jo'jbs &V3C une lardoire. Il avait re-
tiré l'instrument de torture, el <ieux légères cicatrices vio-
lettes déjà refermées indiquaient seules le passage du fer.
%m
LE CIMETIÈRE DE SCUTARI
Se ne sais pourquoi les cimetières turcs ne m'inspirent
pas la même tristesse que les cimetières chrétiens. Une visite
au Père-Lachaise me plonge dans une mélancolie funèbre
pour plusieurs jours, et j'ai passé des heures entières au
Champ-des-Morts de Péra et de Scutari sans éprouver d'au-
tre sentiment qu'une vague et douce rêverie; est-ce à la
beauté du ciel, à l'éclat de la lumière, au charme romanti-
que du site que se doit attribuer cette indifférence, ou bien
aux préjugés de religion, agissant à votre insu et vous fai-
sant mépriser des sépultures d'infidèles avec lesquels on n'a
aucune solidarité dans l'autre monde? C'est ce que je n'ai
pu bien démêler, quoique j'y aie souvent réfléchi; cela tient
peut-être à des raisons purement plastiques.
Le catholicisme a entouré la mort d'une sombre poésie
d'épouvante inconnue au paganisme et au mahométisme;
il a revêtu ses tombeaux de formes lugubres, cadavéreuses,
LE CIMETIERE DE SCUTABI. 157
combinées pour causer la terreur, tandis que les urnes an-
tiques s'entourent de gais bas-reliefs où de gracieux Génies
jouent parmi les feuillages, et que les cippes musulmans, dia-
prés d'azur et d'or, semblent, sous l'ombre de beaux arbres,
plutôt les kiosques de l'éternel repos que la demeure d'un
cadavre. — Là-bas J'ai souvent fumé ma pipe surune tombe,
action qui me semblerait irrévérente ici, et pourtant une
mince lame de marbre me séparait seule du corps inhumé
à fleur de terre.
Plus d'une fois j'ai traversé le cimetière de Péra, par les
clairs de lune les plus fantastiques, à l'heure où les blan-
ehes colonnes funèbres se dressent dans l'ombre, comme les
nonnes de Sainte-Rosalie au troisième acte de Robert le
Diable, sans que mon cœur battît une pulsation de plus;
prouesse que je n'exécuterais au cimetière Montmartre qu'a-
vec une invincible horreur, des moiteurs glacées dans le
dos et des tressaillements nerveux au moindre bruit, quoi-
que j'aie affronté cent fois, en ma vie de voyageur, des su-
jets d'épouvante bien autrement réels; mais, en Orient, la
mort se mêle si familièrement à la vie, qu'on n'en a plus
aucun effroi. Des défunts sur lesquels on prend son café, avec
qui l'on fume son chibouck, ne peuvent devenir des spectres.
Aussi, en sortant de la ménagerie des derviches hurleurs,
acceptai-je avec plaisir, pour me reposer de ce spectacle
hideux, la proposition d'une promenade au Champ-des-Morts
de Scutari, le mieux situé, le plus vaste et le plus peuplé de
l'Orient.
C'est un immense bois de cyprès couvrant un terrain
montueux, coupé de larges allées et tout hérissé de cippes
sur un espace de plus d'une lieue. — On ne se fait pas une
idée, dans les pays du Nord, en voyant ces maigres que-
nouilles qu'on y appelle des cyprès, du degré de beauté et
de développement qu'acquiert, sousdeolus chaudes latitudes,
158 CONSTANTINOPLE.
cet arbre ami des tombeaux, mais qui n'éveille en Orient
aucune pensée mélancolique et orne les jardins aussi bien
que les cimetières.
Avec l'âge, le tronc du cyprès se divise en nervures ru-
gueuses semblables aux agrégations de colonnettes gothi-
j ques des cathédrales; son écorce effritée s'argente de nuan-
ces grises, ses branches s'insèrent d'une façon inattendue,
et font des coudes curieusement difformes, sans détruire
cependant le dessin pyramidal et la direction ascensionnelle
du feuillage, massé tantôt par groupes épais, tantôt par
touffes clair-semées. Ses racines tortueuses et déchaussées
agrippent la terre au rebord des routes, comme des serres
de vautour posé sur une proie, et quelquefois ressemblent
à des serpents à moitié rentré dans leur trou.
Sa verdure solide et sombre ne se décolore pas aux âpres
feux du soleil et garde toujours assez de vigueur pour tran-
cher sur le bleu intense du ciel. — Nul arbre n'a l'attitude
plus majestueuse, plus grave et plus sérieuse en même
temps. Son uniformité apparente se varie d'accidents appré-
ciés du peintre, mais qui ne dérangent pas l'ordonnance
générale. 11 s'associe admirablement à l'architecture des
villas italiennes et mêle à propos sa pointe noire aux co-
lonnes blanches des minarets; ses draperies brunes forment
au sommet des collines un fond sur lequel se détachent les
maisons de bois colorié des villes turques par touches ver-
meilles et papillotantes.
J'avais déjà pris en Espagne, dans le géneralife et l'Al-
hambra, un amour du cyprès que mon séjour à Constanti-
nople n'a fait qu'augmenter en le satisfaisant. Deux cyprès
surtout ont ineffaçablement gravé leur silhouette dans ma
mémoire, et le nom de Grenade ne peut être prononcé sans
que je les voie jaillir aussitôt au-dessus des murailles rou-
ges de l'ancien palais des rois maures, dont ils sont à coup
LE CIMETIÈRE DE SCUTARI. 159
sûr contemporains. Avec quel plaisir je les apercevais,
Noirs soupirs de feuillage élancés vers les cieux,
lorsque je revenais de mes excursions dans les Alpujarras,
en compagnie du chasseur d'aigles Romero ou du cosario
Lanza, monté sur une mule aux harnais couverts de fanfre-
luches et de grelots ! Mais retournons aux cyprès de Scutan,
dignes de poser pour Marilhat, Decampset Jadin.
A côté de chaque tombe on plante un cyprès; tout arbre
debout représente un mort couché, et, comme dans cette
terre saturée d'engrais humain la végétation jouit d'une
grande activité, et que tous les jours de nouvelles fosses se
creusent, la forêt funèbre s'accroît vite en hauteur et en
largeur. Les Turcs ne connaissent pas ce système de conces-
sions temporaires et de reprises de terrain qui fait ressembler
les cimetières de Paris à des bois en coupes réglées. L'éco-
nomie de la mort n'est pas si bien entendue par ces honnê-
tes barbares : chaque mort, pauvre ou riche, une fois étendu
sur sa dernière couche, y dort jusqu'à ce que les trompettes
du jugement dernier le réveillent, et du moins la main des
hommes ne l'y trouble-pas.
Près de la cité vivante, la nécropole s'étend d'une façon
indéfinie, se recrutant d'habitants paisibles et qui n'émi-
grent jamais. Les inépuisables carrières de Marmara fournis-
sent à chacun de ces citoyens muets un poteau de marbre
qui dit son nom et sa demeure, et, quoiqu'un cercueil tienne
bien f)eu de place et que les rangs soient pressés, la ville
morte couvre plus d'étendue que l'autre : des millions de
trépassés gisent là depuis la conquête de Bysance par Maho-
met II. Si le temps, qui détruit tout, même le néant, ne
renversait les stèles tumulaires et ne les décoiffait de leurs
turbans, et si la poussière des années, ces fossoyeuses invi-
160 CONSTANTINOPLÊ.
sibles, ne recouvrait lentement les débris des tombes bri-
sées, un statisticien patient pourrait, en additionnant ces
colonnes funèbres, obtenir le chiffre de la population de
Constantinople, à compter de 1453, date de la chute de
l'empire grec. Sans l'intervention de la nature, qui tend
partout à reprendre ses formes primitives, l'empire turc ne
serait bientôt plus qu'un vaste cimetière d'où les morts
chasseraient les vivants.
Je suivis d'abord la grande allée, bordée de deux immen-
ses rideaux d'un vert sombre de l'effet le plus féeriquement
funèbre; des marbriers, tranquillement accroupis, sculp-
taient des tombeaux sur le bord du chemin; des arabas
passaient remplis de femmes se rendant à Hyder-Pacha; des
filles de joie musulmanes, aux sourcils rejoints par un trait
d'encre de Chine, et dont le fard transparaissait sous un
yachmack de mousseline claire, flânaient, agaçant des Jean-
Jean turcs d'œillades lascives et de rires sonores. Bientôt je
quittai la route battue, et, laissant mes compagnons, je me
dirigeai au hasard à travers tombes pour étudier de près
l'attitude orientale de la mort. J'ai déjà dit, à propos du
Petit-Champ de Péra, que les tombeaux turcs se composent
d'une espèce de terme de marbre terminé par une boule si-
mulant vaguement un visage humain et coiffé d'un turban
dont les plis et la forme indiquent la qualité du défunt, —
maintenant le turban est remplacé par un fez colorié; —
une pierre ornée d'une tige oe lOtus ou d'un cep de vigne,
avec pampres et grappes sculptes en relief et peints, désigne
les femmes. Au pied de ce cippe, qui ne varie guère que par
le plus ou moins de richesse de la dorure et des couleurs,
s'allonge ordinairement une dalle creusée à son milieu d'un
petit bassin de quelques pouces de profondeur où les pa-
rents et les amis du mort déposent des fleurs et versent du
lait ou des parfums.
LE CIMETIÈRE DE SCUTARI. 161
Il arrive un jour que les fleurs se fanent et ne sont plus
renouvelées, car il n'est pas de douleur éternelle, et la vie
serait impossible sans l'oubli. L'eau de pluie remplace l'eau
de rose; les petits oiseaux viennent boire les larmes du ciel
à l'endroit où tombaient les larmes du cœur. Les colombes
trempent leurs ailes dans cette baignoire de marbre, se sè-
chent en roucoulant au soleil sur le cippe voisin, et le mort,
trompé, croit entendre un soupir fidèle. Rien n'est plus frais
et plus gracieux que cetlfe vie ailée gazouillant sur des tom-
bes. Quelquefois un Turbé aux arcades moresques s'élève
monumentalement entre les sépultures plus humbles et sert
de kiosque sépulcral à un pacha entouré de sa famille.
Les Turcs, qui sont graves, lents, majestueux pour toutes
les actions de la vie. ne se hâtent que pour la mort. Le
corps, aussitôt qu'il a subi les ablutions lustrales, est em-
porté vers le cimetière au pas de course, orienté du côté de
la Mecque, et recouvert promptement de quelques poignées
de poussière ; cela tient à une idée superstitieuse. Les mu-
sulmans croient que le cadavre souffre tant qu'il n'est pas
rendu à la terre, d'où il est sorti. — L'iman interroge, sur
les principaux articles de foi du Koran, le défunt, dont le si-
lence est pris pour un acquiescement ; les assistants répon-
dent Amin, et le cortège se disperse laissant le mort seul
avec l'éternité.
Alors Monkir et Nekir, deux anges funèbres dont les yeux
de turquoise brillent dans un visage d'ébène, l'interrogent
sur sa vie vertueuse ou perverse, et, d'après ses réponses,
lui assignent la place que son âme doit occuper, enfer ou
paradis. — Seulement l'enfer musulman n'est qu'un purga-
toire, car, après avoir expié ses fautes par des tourments
plus ou moins longs et plus ou moins atroces, tout croyant
finit par jouir des embrassements des houris et de l'ineffa-
ble vue d'Allah
162 COflSTANTLNOPlE.
A la tête de la fossé, on laisse une espèce de trou ou dp.
conduit aboutissant à l'oreille du cadavre pour qu'il puisse
entendre les gémissements, les éjubtions et les nénies de sa
famille et de ses amis. Cette ouverture, trop souvent élargie
par les chiens et les chacals, est comme le soupirail du sé-
pulcre, comme le judas par lequel ce monde-ci peut regar-
der dans l'autre.
En marchant sans direction déterminée, j'étais arrivé à
une portion du cimetière plus ancienne et par conséquent
plus abandonnée. Les colonnes funèbres, presque toutes hors
d'aplomb, penchaient à droite ou à gauche. Beaucoup s'é-
taient couchées comme lasses d'être restées si longtemps de-
bout, et jugeant inutile d'indiquer une fosse effacée dont
personne ne se souvenait plus. La terre, tassée par l'effon-
drement des cercueils ou emportée par la pluie, gardait
moins soigneusement les secrets delà tombe. Presque à cha-
que pas mon pied heurtait un fragment de mâchoire, une
vertèbre, un bout de côte, une tête de fémur ; à travers un
gazon court et rare, je voyais quelquefois briller, blanche
comme l'ivoire, sphérique et polie comme un œuf d'autru-
che, une protubérance singulière. C'était un crâne affleurant
le sol. Dans des fosses bouleversées, des mains pieuses avaient
remis à peu près en ordre de menus ossements déterrés;
d'autres fragments de squelette roulaient comme des cailloux
sur le bord des sentiers déserts.
Je me sentis pris d'une curiosité étrange, horrible : celle
de regarder par ces trous dont j'ai parlé tout à l'heure pour
surprendre le mystère de la tombe et voir la mort dans soa
intérieur. Je me penchai par cette lucarne ouverte sur le
néant, et je pus surprendre, tout à mon aise, la poussière
humaine en déshabillé. J'apercevais le crâne, jaune, livide,
grimaçant, avec ses mandibules disloquées et ses orbites
creuses, la msrgre cage de la poitrine oblitérée de sable ou
LE CIMETIÈRE DE SCUTARI. 163
d'humus noir, sur laquelle retombait nonchalamment l'os du
bras. Le reste se perdait dans l'ombre et dans la terre : ces
dormeurs semblaient fort tranquilles, et, loin de m'effrayer
comme je m'y attendais, ce spectacle me rassura. Il n'y avait
plus là réellement que du phosphate de chaux, et, l'âme
évaporée, la nature reprenait petit à petit ses éléments pour
de nouvelles combinaisons.
Si jadis j'ai rêvé la Comédie de la mort au cimetière du
PèreLachaise, je n'en aurais pas écrit une strophe au cime-
tière deScutari. — A l'ombre de ces cyprès tranquilles, un
crâne humain ne me faisait pas plus d'effet qu'une pierre, et
le paisible fatalisme de l'Orient s'emparait de moi malgré
ma chrétienne terreur de la mort et mes catholiques études
du sépulcre. Aucune de ces poussières interrogées ne me
répondit. Partout le silence, le repos, l'oubli et le sommeil
sans rêve au sein de Cybèle, la sainte mère. — J'eus beau
mettre mon oreille contre toutes ces bières entr'ouvertes, je
n'y entendais d'autre bruit que celui du ver filant sa toile ;
nul de ces endormis, couchés sur le côté, ne s'était retourné,
se sentant malà l'aise ; et je continuai ma promenade, enjam-
bant les marbres, marchant sur les débris humains, calme,
serein, presque souriant, et pensant sans trop d'effroi au jour
où le pied du passant ferait rouler ainsi ma tête creuse et so-
nore comme une coupe vide.
Les rayons du soleil se glissant a travers les noires pyra-
mides des cyprès voltigeaient comme des feux follets sur la
blancheur des tombes ; les colombes roucoulaient, et, dans le
bleu du ciel, les milans décrivaient leurs cercles.
Quelques femmes, assises au centre d'un petit tapis, en
compagnie d'une négresse ou d'un enfant, rêvaient mélan-
coliquement ou se reposaient, bercées par les mirages d'un
teryire souvenir. L'air était d'une douceur charmante, et
je sentais la vie m'inonder par tous les pores au milieu de
164 CONSTANTINOPLE.
cette forêt sombre dont le sol est fait de poussière ja-
dis vivante.
J'avais rejoint mes amis, et nous traversions une portion
toute moderne du cimetière. Je vis là des tombeaux ré-
cents, entourés de grilles et de jardinets à l'imitation de
ceux du Père-Lachaise. La mort aussi a ses modes, et il
n'y avait là que des gens comme il faut, enterrés au der-
nier goût. Pour ma part, je prêtre la borne de marbre de
Marmara avec le turban sculpte et le verset du Koran en
lettres d'or.
La route débouchant du cimetière aboutissait à une
grande plaine nommée Hyder-Pacha, espèce de champ de
manœuvre qui s'étend entre Scutari et les énormes casernes
voisines de Kadi-Kieuï; un mur de soutènement, fait de
vieilles tombes brisées, régnait de chaque côté du chemin et
formait une terrasse élevée de trois ou quatre pieds qui pré-
sentait le plus gai coup d'œil ; on eût dit une immense plate*
bande de fleurs animées.
Deux ou trois rangées de femmes, accroupies sur des nat-
tes ou des tapis, y faisaient contraster les couleurs de leurs
feredgés roses, bleu-de-ciel, vert-pomme, lilas, élégamment
drapés autour d'elles. Au devant des groupes, les vestes
rouges, les pantalons jonquille, les gilets de brocart des en-
fants , scintillaient dans un fourmillement lumineux de
paillettes et de broderies d'or.
Le feredgé et le yachmack, dans les premiers temps, font
sur le voyageur l'effet du domino au bal de l'Opéra. D'abord
on n'y «iémêle rien ; on éprouve une sorte d'éblouissement
devant ces ombres anonymes qui tourbillonnent devant vous
on apparence pareilles les unes aux autres. — Vous ne re-
connaissez personne; mais bientôt l'œil s'habitue à cette
uniformité, trouve des différences, apprécie les formes sous
le satin qui les voile. Quelque grâce mal déguisée trahit la
LE CIMETIÈRE DE SCUTAIU. 163
jeunesse; l'âge mûr est vendu par quelque symptôme qua-
dragénaire. Un souffle propice ou fatal soulève la barbe de
dentelles; le masque laisse transpercer le visage, le fantôme
noir sp change en femme. Il en est de même en Orient :
cette ample draperie de mérinos, qui ressemble à une robe
de chambre ou à un manteau de bain, finit par perdre son
mystère; le yachmack prend des transparences inattendues,
et, malgré toutes les enveloppes dont l'affuble la jalousie
musulmane, une femme turque, quand on ne la regarde
pas trop formellement, finit par être aussi visible qu'une
femme française.
Le feredgé qui cache ses formes peut aussi les accuser :
ses plis serrés à propos dessinent ce qu'ils devraient voiler;
en Tentr'ouvrant sous prétexte de le rajuster, une coquette
turque (il y en a) montre quelquefois, par Téchancrure de
sa veste de velours brodé d'or, une gorge opulente à peine
nuagée d'une chemise de gaze, une poitrine de marbre qui
ne doit rien aux mensonges du corset; celles qui ont de
jolies mains savent très-bien allonger leurs doigts en fu-
seau et teints de henné hors du manteau qui les entoure.
11 y a de certaines façons de rendre opaque ou transparente
la mousseline du yachmack en doublant les plis ou en les
laissant simples; on peut faire monter plus ou moins haut
ce masque blanc importun d'abord, resserrer ou agrandira
volonté l'espace qui le sépare de la coiffe. Entre ces deux
bandes blanches brillent, comme des diamants noirs, comme
des astres de jais, les yeux les plus admirables du monde,
avivés encore par lek'hol, et qui semblent concentrer en eux
toute l'expression du visage estompé à demi.
En marchant à pas lents au milieu de la chaussée, je pus
passer en revue tout à loisir cette galerie de beautés turques
comme j'aurais inspecté une rangée de loges à l'Opéra ou
au Théâtre-Italien. Mon fez rouge, ma redingote boutonnée,
166 CONSTANTINOPLE.
ma barbe et mon teint basané, me faisaient d'ailleurs aisé-
ment confondre parmi la foule, et je n'avais pas l'air trop
scandaleusement parisien.
Sur le turf d'Hyder-Pacha défilaient gravement des ara-
bas, destalikas et même des coupés et des broughams rem-
plis de femmes très-richement parées et dont les diamants
scintillaient au soleil, à peines amortis par les brumes blan-
ches des mousselines, comme des étoiles derrière un nuage
léger; des cawas à pied et à cheval accompagnaient quel-
ques-unes de ces voitures, où des odalisques du harem im-
périal promenaient indolemment leur ennui.
Çà et là de petits groupes de cinq ou six femmes se repo-
saient à l'abri de quelque ombrage, sous la garde d'un
eunuque noir, auprès de l'araba qui les avait amenées, et
semblaient poser pour un tableau de Decamps ou de Diaz.
Les grands bœufs grisâtres ruminaient paisiblement et agi-
taient, pour s'émoucher, les houppes de laine rouge suspen-
dues aux baguettes courbes plantées dans leur joug et rat-
tachées à leur queue par une ficelle ; avec leur air grave et
leur frontail constellé de plaques d'acier, ces belles bêtes
avaient l'air de prêtres de Mithra ou de Zoroastre.
Les vendeurs d'eau de neige, de sorbets, de raisin et de
cerises couraient d'un groupe à l'autre, proposant leur mar-
chandise aux Grecs et aux Arméniens, et contribuaient à
l'animation du tableau. Il y avait aussi des marchands de
carpous de Smyrne découpés en tranches et de pastèques
à la chair rose.
Des cavaliers, montés sur de beaux chevaux, se livraient
à la fantasia à quelque distance des équipages, sans doute
en l'honneur d'une belle invisible; les pur sang du Nedji,
de l'Hedjaz et du Kurdistan secouaient orgueilleusement
leurs longues crinières soyeuses et faisaient étinceler leurs
housses ornées de pierreries, te sentant admirés, et quel-
LE CIMETIÈRE DE SCUTARI. 107
quefois, quand un cavalier avait le dos tourné, une tête
charmante se penchait à la fenêtre d'un talika.
Le soleil déclinait, et je repris, tout rêveur et plein de
vagues désirs, le chemin de Scutari, où mon caïdji m'atten-
dait patiemment, entre une tasse de café trouhle et un chi-
bouck de Latakyé comme il en avait le droit, étant chrétien
grec non soumis aux rigueurs du Ramadan.
XIV
KARAGHEUZ
J'ai peur vraiment, à parler toujours de cimetières, d'avoir
l'air d'écrire les impressions de voyage iïun croque-mort;
mais ce n'est pas ma faute : mon intention n'a aujourd'hui
rien de lugubre. Je voulais vous mener voir Karagheuz, le
polichinelle turc; et, pour arriver à sa baraque, il faut tra-
verser le grand Champ-des-Morts de Péra : qu'y faire? Ce
n'est pourtant pas un personnage mélancolique que cette
ombre chinoise logée entre deuxtombes.
Quand on a suivi jusqu'au bout la longue rue de Péra, on
arme à une fontaine ombragée par un bouquet de plata-
nes, prés de laquelle stationnent des loueurs de chevaux
qui vous offrent leurs bêtes en criant : Tchelebi, signor,
monsou, selon qu'ils sont plus ou moins polyglottes; des ta-
îikas et des arabas attendant la pratique; des vendeurs do
sorbets, d'eau jaunâtre, de mûres blanches, de concombres,
de gâteaux et de confiseries grossières, toujours entourés
d'une nombreuse clientèle.
KARAGÏIEUZ. *G9
Des groupes de femmes assises au bord de la route élar-
gie en place vague fixent hardiment sur vous leurs grands
yeux noirs, et s'amusent à voir fourmiller cette foule bi-
garrée» de Turcs, de Grecs, d'Arméniens, de Persans, de
Bulgares, d'Européens, qui vont et viennent à pied, à che-
val, à mule, à âne, en voiture de toute forme et de toul
pays.
Le coup de canon qui indique le coucher du soleil et ter-
mine le jeûne vient de retentir. Les cafés se remplissent, el
des nuages de*fumée de tabac s'élèvent de toutes parts; les
tarboukas ronflent, les plaques métalliques des tambours de
basque frissonnent, les rebecs grincent, les flûtes piaulent
et les voix nasillardes des chanteurs ambulants glapissent
et détonnent sur tous les tons possibles, formant un joyeux
charivari.
Sur l'esplanade de la caserne d'artillerie, les élégants font
parader leurs chevaux, et les ennuques noirs, aux joues
bouffies et glabres, aux jambes démesurées, lancent à fond
de train leurs superbes montures. Ils se défient à la course
en poussant de petits cris grêles, et galopent sans se soucier
le moins du monde des chiens jaunes et roux dormant dans
la poussière avec un fatalisme imperturbable.
Plus loin, des enfants jouent au chat, perchés sur les tom-
bes plates des arméniens et des chrétiens grecs, privées de
tout emblème religieux, comme si la terre musulmane tolé-
rait seulement ces morts d'une croyance différente ; ces ga-
mins philosophiques ne semblent en aucune manière songer
qu'ils foulent un sol pétri dépoussière humaine; ils dé-
ploient une ardeur de vie, un éclat de gaieté qu'on aurait
de la peine à comprendre en France, mais qui paraissent
tout naturels en Turquie.
Le petit Cbamp-des-Morts représente le boulevard des Ita-
liens, le grand Champ remplace le bois de Boulogne : c'est
170 CONSTANTINOPLE.
une espèce de turf où les fashionnables européens et iestche-
lebis turcs vont montrer leurs chevaux anglais ou barbes ;
quelques calèches, quelques américaines, quelques coupés,
venus de Paris ou de Vienne en bateau à vapeur y voiturent
les riches familles pérotes. Ils seraient plus nombreux si
l'exécrable pavé et l'étroitesse des rues le permettaient ; mais
le tableau n'en est pas moins animé, et ces produits de la
carrosserie civilisée contrastent suffisamment avec les formes
lourdes, les dorures surannées et les peinturlurages des
arabas, bien préférables au point de vue de l'artiste.
Peut-être les morts couchés sous le cyprès préfèrent-ils ce
tumulte vivace au froid silence, à la morne solitude, à l'a-
bandon glacial qui les isolent ailleurs ; ils restent mêlés à
leurs contemporains, à leurs amis, à leurs descendants, et
ne sont pas relégués en dehors de la circulation comme des
objets sinistres ou des épouvantails; la cité vivante ne les
rejette pas de son sein avec horreur et dégoût ; celte fami-
liarité, qui semble impie au premier abord, est au fond plus
tendre que notre réserve superstitieuse.
En attendant l'heure de la représentation de Karagheuz,
j'entrai dans un petit café dont les fenêtres du fond , large-
ment ouvertes, encadraient une vue admirable. Par delà les
cyprès du cimetière, on apercevait le Bosphore et la rive
d'Asie. A travers l'atmosphère rosée du crépuscule, Scutari
se dessinait en clair sur son fond de verdure sombre, et les
minarets de Buyuk-Djami et de la Mosquée du sultan Selim
se couronnaient de leurs tiares d'illuminations; la pointe de
Cbalcédoine s'avançait, chargée de ses casernes monumen-
tales, et la Tour de Léandre sortait de l'eau bleue, étince-
lante de blancheur, portant au front une lumière comme
une paillette d'or à un turban de mousseline.
Accoudé sut le rebord de la fenêtre à laquelle le divan
était adossé, je fumais nonchalamment mon chibouck, déjà
KARAGHEUZ. 171
renouvelé plusieurs fois, lorsque mon ami constantinopoli-
tain, retenu par quelque affaire, vint me rejoindre. Nous
traversâmes le cimetière, et, dans i'ombre d'un grand rideau
de cyprès, nous découvrîmes une ligne de petites maisons
de bois formant une espèce de rue dont un côté est com-
posé de tombes.
A la porte d'une de ces maisons tremblotait une lueur
jaunâtre venant d'une veilleuse posée dans un verre,
moyen naïf d'éclairage fort usité à Constantinople. — C'était
là. — Nous entrâmes après avoir jeté quelques piastres à
un vieux Turc accroupi près d'un coffre qui représentait à
la fois la caisse et le contrôle.
La représentation avait lieu dans un jardin planté de
quelques arbres ; des tabourets bas pour les naturels, des
chaises de paille pour les giaours, remplaçaient les ban-
quettes et les stalles; l'assistance était nombreuse; des
pipes et des narghilés s'élevaient des spirales bleuâtres
qui se rejoignaient en brouillard odorant au-dessus de la
tête des fumeurs, et les fourneaux des pipes, appuyés contre
terre, scintillaient comme des vers luisants. Le ciel bleu de
la nuit, piqué d'étoiles, servait de plafond, et la lune jouait
le rôle de lustre ; des garçons couraient portant des tasses
de café et des verres d'eau, accompagnement obligé de tout
plaisir turc. L'on nous fit asseoir au premier rang, tout à
fait en face du théâtre de Karagheuz, à côté de jeunes
gaillards coiffés de tarbouchs dont les longues houppes de
soie bleue descendaient jusqu'au milieu du dos comme des
queues chinoises, et qui riaient bruyamment par anticipa-
tion en attendant la pièce.
Le théâtre de Karagheuz est d'une simplicité encore plus
primitive que la baraque de Polichinelle : un angle de mur
où l'on tend une tapisserie opaque, dans laquelle se dé-
coupe un carré de toile blanche éclairé par derrière, suffi!
172 CONSTANTIKOPLB.
à l'établir; un lampion l'illumine, un tambour de basque
lui sert d'orchestre ; rien n'est moins compliqué. L'impres-
sario se tient dans le triangle formé par l'équerre du mur
et la tapisserie, entouré des figurines qu'il fait parler et
mouvoir.
Le champ lumineux sur lequel devaient se projeter les
silhouettes des petits acteurs brillait au milieu de l'obscurité
comme un centre où convergeaient tous les regards impa-
tients. Bientôt une ombre s'interposa entre la toile tt la
flamme du lampion. Une découpure transparente et coloriée
vint s'appliquer contre la gaze. C'était un faisan de la Chine
perché sur un arbuste ; le tambour de basque bruit et ron-
fla, une voix gutturale et stridente chantant une mélopée
bizarre et d'un rhythme insaisissable pour des oreilles eu-
ropéennes s'éleva dans le silence; car, à l'apparition de
l'oiseau, le bourdonnement des conversations et la vague
rumeur qui résulte d'une réunion d'hommes, même tran-
quilles, s'étaient subitement apaisés. C'était le lever du ri-
deau et l'ouverture.
Le faisan s'évanouit et fit place à une espèce de décora-
tion représentant l'extérieur d'un jardin fermé par des
treillages et des grilles au-dessus desquelles verdissaient
des arbres assez semblables, pour la naïveté de la forme, à
ceux des joujoux de Nuremberg taillés copeau à copeau dans
un bâton de sapin.
Un rauque éclat de rire se fit entendre annonçant l'en-
trée de Karagheuz, et une figurine grotesque, haute de six
à huit pouces, vint se planter sous les murailles du jardin
avec des gestes extravagants.
Karagheuz mérite une description particulière. Son mas-
que, forcément toujours vu en silhouette, comme son état
d'ombre chinoise l'exige, offre une caricature assez bien
réussie du type turc. Son nez en bec de perroquet se re-
KARAGHEUZ. 173
courbe sur une barbe noire, courte, frisée, projetée en
avant par un menton de galoche. Un épais sourcil trace une
raie d'encre au-dessus de son œil vu de face dans sa tête de
profil, avec une hardiesse de dessin toute byzantine; sa
physionomie présente un mélange de bêtise, de luxure et
d'astuce, car il est à la fois Prud'homme, Priape et Robert
Macaire ; un turban à l'ancienne mode coiffe son crâne rasé
qu'il quitte à toute minute, moyen comique qui ne manque
jamais son effet ; une veste, un gilet de couleurs bigarrées,
des pantalons larges, complètent son costume. Ses bras et
ses jambes sont mobiles.
Karagheuz diffère des fantoccini de Séraphin en ce que, au
lieu de se détacher en noir opaque sur le papier huilé, il
est peint de couleurs transparentes, comme les figures de la
lanterne magique. Je n'en saurais donner une idée plus
juste que celle d'un personnage de vitrail qu'on détacherait
de la verrière avec l'armature de plomb qui le circonscrit et
le dessine. Sur des traits noirs qui forment les lignes et les
ombres, et sont faits de carton, de fer-blanc ou de toute
autre matière résistante, s'appliquent des pellicules trans-
lucides teintes en vert, en bleu, en jaune, en rouge, selon
la couleur du vêtement ou de l'objet qu'on représente. Les
fantoches javanais se rapprochent donc beaucoup plus de
Karagheuz que les ombres chinoises. Mais en voici assez sur
la structure et le coloriage du polichinelle turc. Cette ex-
plication une fois faite servira pour tous les autres acteurs,
construits d'après les mêmes principes.
Tout comme un prince de tragédie, Karagheuz a un con-
fident nommé Hadji-aïvat, mi-parti de Mascarille et de
Bertrand, auxiliaire douteux qui lui donne la réplique et
se moque de lui en le servant : Karagheuz ne peut se con-
cevoir sans Hadji-aïvat, pas plus qu'Oreste sans Pylade,
Euryale sans Nisus Castor sans Pollux, et leur dualité fri-
10
174 COxNSTANTINOPLE.
ponne et querelleuse traverse tout ce burlesque répertoire;
Hadji-aïvat a le corps délié comme l'esprit, et contraste par
sa gracilité avec la robuste carrure de Karagheuz.
Le jardin décrit tout à l'heure renferme une beauté mys-
térieuse, une houri de Mahomet qui excite au plus haut de-
gré les désirs libidineux de Karagheuz. Il voudrait pénétrer
dans ce paradis défendu par des gardiens farouches, et
invente, pour y réussir, toutes sortes de ruses successive-
ment déjouées : tantôt c'est un eunuque qui le menace de
son sabre, tantôt un chien aux dents aiguës, aux abois tur-
bulents, qui se jette après ses jambes et lui pille les mollets;
Hadji-aïvat, non moins libertin que son maître, tâche de
se substituer à Karagheuz et de se glisser à sa place auprès
de cette belle. 11 complique la situation par toutes sortes de
balourdises perfides, causes d'altercations et de luttes co-
miques entre lui et son patron. Cette canaille n'a même
pas la vertu de Mascarille, qui ne fait pas la cour aux maî-
tresses de Lélie.
Un nouveau personnage se présente. C'est un jeune
homme, un fils de famille, vêtu de la redingote et coiffé
du tarbouch, comme un jeune Turc d'ambassade. Il tient à
la main un pot de basilic, symbole de l'état de son âme, dé-
claration d'amour visible et permanente ; Karagheuz avise
ce naïf amoureux et s'attache à lui ; il lui soutire de l'ar-
gent en lui promettant de le faire parvenir jusqu'à celle
qu'il aime, et le promène comme un valet de Molière, un
Valère ou un Éraste bien idiot et bien crédule; son espoir
est d'entrer à la suite de l'effendi dans ce paradis défendu
par des noirs à la cravache flamboyante, et de lui souffler
scélératement sa belle.
Des Persans, attirés par la réputation de cette beauté,
viennent aussi faire pied de grue devant les grilles du jar-
din. Ils sont montés sur des chevaux tigrés et caparaçonnés
KARAGHEUZ. 175
de harnais bizarres. De hauts bonnets de peau d'Astracan
s'élèvent sur leurs têtes, et ils tiennent à la main leurs
haches d'armes inséparables. Karagheuz tâche de se con-
cilier les nouveaux venus, et leur conte toutes sortes de
bourdes plus absurdes les unes que les autres, mais pro-
portionnées à la stupidité que les .Turcs supposent aux
Persans. Hadji-aïvat les capte aussi de son côté, et cette
concurrence produit une dispute qui se termine par une
prodigieuse volée de coups de pied et de coups de poing que
Karagheuz administre à son confident. Pendant cette rixe,
l'amoureux se glisse dans le harem, dont la porte se re-
ferme sur le nez des Persans ébahis, qui, se ravisant,
tombent de concert sur Karagheuz et Hadji-aïvat, et forment
une mêlée générale accueillie j>ar les rires inextinguibles
de l'auditoire.
Je ne rends ici que la partie purement mimique de la
pièce; je ne sais de turc que les mots insérés par Molière
dans la cérémonie du Bourgeois gentilhomme, et ce n'est
pas d'ailleurs une de ces langues transparentes comme l'i-
talien, l'espagnol et le portugais, derrière lesquelles la
pensée se devine, bien qu'on ne les connaisse pas; mais il
paraît que le dialogue était des plus burlesques, à en juger
par l'hilarité et les éclats de rire des assistants capables de
le comprendre.
La langue turque se prête à une foule d'équivoques et de
calembours les plus drolatiques et les plus bizarres. Il suffit
d'une lettre ou d'un accent pour changer le sens d'un mot.
Par exemple, Asem veut dire Persan ; asemi signifie jobard.
Au lieu de Asem baba, monsieur le Persan, Karagheuz ne
manque jamais de dire asemi baba, ce qui excite des rires
homériques, le Persan jouant, dans les parades turques, le
même rôle que l'Anglais dans les vaudevilles et le Français
dans les pièces anglaises. Ces pauvres Persans servent de
176 CONSTANTINOPLE.
plastron a toutes les plaisanteries et à toutes les mystifica-
tions .; on parodie leur style et leur prononciation empha-
tique, leur attitude gauchement roide, leur costume étrange
et la masse d'armes qu'ils portent toujours au poing, comme
des héros du Schah-Nameh, même dans les situations qui
nécessitent le moins cet appareil guerrier. Probablement
qu'en Perse le personnage ridicule est un Turc, juste com-
pensation de cette aménité de peuple à peuple.
Mon ami polyglotte me traduisait çà et là quelques-uns
des passages caillants ; mais il est impossible de donner dans
notre langue la moindre idée de ces plaisanteries énormes,
de ces gaudrioles hyperboliques, qui nécessiteraient, pour
être rendues, le dictionnaire de Rabelais, de Beroalde,
d'Eutrapel, flanqué du catéchisme poissard de Vadé. — Ce-
pendant le Karagheuz du grand Champ-des-Morts a subi la
censure, ou pour mieux dire la castration : il dit des obscé-
nités, mais il n'en fait plus ; la morale l'a désarmé ; c'est
un polichinelle sans bâton, un satyre sans cornes, un dieu
de Lampsaque à l'état d'Abeilard, et, au lieu d'agir, il met
en récits de Théramène ses lubriques exploits. C'est plus
classique ; mais, franchement, c'est plus ennuyeux, et l'ori-
ginalité du type y perd beaucoup.
Le dialogue est entremêlé de morceaux de poésie et d'a-
riettes dans le genre des couplets de vaudeville, miaules
sur des airs extravagants et soutenus d'un féroce accompa-
gnement de tambour de basque.
Le Mariage de Karagheuz est une pièce à spectacle. Ka-
ragheuz a vu une jeune fille charmante, et comme il est
d'une nature très-inflammable, il a conçu pour elle une
passion des plus vives. — Notons, en passant, que les figu-
rines de femme ont la face découverte, contrairement à l'u-
sage turc. — L'idéal de Karagheuz est en vérité une assez
jolie ombre chinoise aux yeux teints de surmeh, à la bouche
KAHAGÎIEUZ. 177
rouge, aux joues plaquées de fard, au costume de sultane
d'opéra-comique, et qui se trémousse fort coquettement. Le
mariage conclu, Karagheuz envoie les présents de noces :
quatre arabas, quatre talikas, quatre chevaux de main,
quatre chameaux, quatre vaches, quatre chèvres, quatre
chiens, quatre chats, quatre cages pleines d'oiseaux; puis
viennent des hammals chargés de divans, de pipes, de nar-
ghilés, de tabourets, de guéridons, de tapis, de lanternes,
d'écrins à bijoux, de coffres à vêtements, de vaisselle et
poteries intimes. Ce défilé, instructif pour l'étranger, qu'il
initie aux détails du ménage turc, s'exécute sur une marche
tartare d'un rhythme carré dont la persistance finit par être
agréable et vous loge invinciblement le motif dans la tête.
Toute cette magnificence ne sauve pas Karagheuz d'une in-
fortune conjugale prématurée. La jeune fille, tout à l'heure
si (luette, s'arrondit visiblement par l'effet d'une fécondité
précoce dans laquelle son mari n'a rien à revendiquer ; le
pauvre Karagheuz se trouve père le jour même de ses noces,
phénomène qui l'étonné singulièrement et auquel il finit
par se résigner comme un mari parisien.
Cette parade m'amusa beaucoup, car elle ne nécessite
pas, comme la première, l'intelligence du dialogue, et elle
me fit le plaisir que le ballet cause à l'Opéra aux étrangers
qui ne comprennent pas notre langue.
Les chevaux, les chameaux, les chiens, tous les accessoires
du défilé étaient découpés avec la plus réjouissante naïveté
de formes, et rappelaient le goût primitif des vignettes
d'Épinal ; les Turcs, à qui leur religion défend de retracer
par le dessin ou la peinture aucun objet qui ait eu vie, en
sont restés, sous ce rapport, à la plus gothique barbarie, et
les marionnettes de Karagheuz, seules représentations tolé-
rées de la figure humaine, se ressentent de cette inexpé-
rience; cependant ces figurines, comme tout ce qui est
10.
178 COUSTANTINOPLE.
primitif, ont un caractère que leur ôterah une plus savante
exécution.
Je regagnai Péra par une partie déserte du cimetière,
en suivant une allée bordée de cyprès énormes. La
lune laissait filtrer entre leurs masses sombres ses rayons
argentés, et détachait sur un fond de l'opacité la plus noire
des tombes blanches qui se dressaient sur le bord du che-
min, comme des spectres dans leur linceul. Un silence pro-
fond régnait sous cette forêt funèbre, troublé de temps à
autre par l'aboiement lointain d'un chien ; il me semblait
que j'entendais battre mon cœur, seul vivant au milieu de
cette population morte, lorsque tout à coup une voix reten-
tit à mon oreille, comme une trompette du jugement der-
nier, et me dit en français cette phrase qui ne justifiait
pas le tressaillement quelle me causa : « Monsieur, voulez-
vous m'acheter mes derniers gâteaux ? »
Cette offre inopportune de pâtisserie, au fond d'un cime-
tière, à minuit, l'heure romantique, l'heure des apparitions,
avait quelque chose de grotesque et de formidable qui me fit
rire et qui me fit peur; était-ce l'ombre d'un mitron com-
patriote mort à Gonstantinople et sorti de la terre pour m'of-
frir l'ombre d'une brioche? Cela n'était guère probable.
Aussi marché-je du côté d'où partait la voix.
Un gaillard très-solide, très-réel, fort moustachu et bien
musclé, tenait devant lui une petite table chargée de cro-
quettes et attendait une pratique invraisemblable dans ce
carrefour solitaire. Il parlait français parce qu'il avait servi
quelques années comme Turco en Algérie, et, dégoûté des
armes, se livrait à ce débonnaire commerce de pâtisserie
nocturne.
Je lui achetai son fonds de boutique pour une trentaine
de paras, me réservant d'en faire hommage aux chiens at-
tardés que je rencontrerais, et je continuai ma route.
KARAGHEUZ. 179
Le lendemain, pour continuer mes études sur le polichi-
nelle turc, mon ami me proposa de descendre à Top'hané,
où, dans l'arrière-cour d'un café, se donnaient des repré-
sentations de Karagheuz non censurées, avec toute la liberté
bouffonne et lubrique que comporte le type.
La cour était remplie de monde. Les enfants, et surtoui
les petites filles de huit à neuf ans, abondaient. Il y en
avait de délicieuses qui rappelaient, dans leur sexe encore
indécis, ces jolies têtes de la Sortie de l'Éùde de Decamps,
si gracieusement bizarres et si fantasquement charmantes.
De leurs beaux yeux étonnés et ravis, épanouis comme des
fleurs noires, elles regardaient Karagheuz se livrant à ses
saturnales d'impuretés et souillant tout de ses monstrueux
caprices. Chaque prouesse erotique arrachait à ces petits
anges naïvement corrompus des éclats de rire argentins et
des battements de mains à n'en pas finir; la pruderie mo-
derne ne souffrirait pas qu'on essayât de rendre compte de
ces folles atellanes, où les scènes lascives d'Aristophane se
combinent avec les songes drolatiques de Rabelais; figurez-
vous l'antique dieu des jardins habillé en Turc et lâché à
travers les harems, les bazars, les marchés d'esclaves, les
cafés, dans les mille imbroglios de la vie orientale, et tour-
billonnant au milieu de ses victimes, impudent, cynique
et joyeusement féroce. On ne saurait pousser plus loin l'ex-
travagance ithyphallique et le dévergondage d'imagination
obscène.
Le Karagheuz se transporte souvent dans les sérails et y
donne des représentations que les femmes suivent cachées
derrière des tribunes grillées. — Comment accorder ce spec-
tacle si libre avec des mœurs si sévères? N'est-ce pas parce
qu'il faut toujours quelque rondelle fusible à la chaudière
trop poussée, et que la morale la plus exacte doit laisser un
échappement à la corruption humaine? D'ailleurs, ces fan-
ISa CONSTANTINOPLE.
taisies déréglées ne sont pas dangereuses et s'évanouissent
comme des ombres quand on éteint le lampion de la bara-
que.
En voyant Karagheuz, je pensais à le rattacher, par la
filiation de Polichinelle, dePulcinella, de Punch, de Pickcl-
hëring, d'Old-Vice, à Maccus, la marionnette osque, et
même aux automates du Névrospate Pothein; mais tout cet
échafaudage d'érudition devint inutile lorsqu'on m'eut dit
que Karagheuz était tout bonnement la caricature d'un vizir
de Saladin, connu par ses déportements et sa lubricité, ori-
gine qui fait Karagheuz contemporain des croisades, auù-
quité suffisante pour la noblesse d'une ombre chinoise.
XV
LE SULTAN A LAMOSQUÉE. - DINËB TURC
11 est d'usage que le padischa aille, chaque vendredi, en
grande pompe, à une mosquée, faire publiquement ses
prières. — Le vendredi, comme chacun sait, est, pour les
musulmans ce que le dimanche est pour les chrétiens et
le samedi pour les juifs : un jour plus spécialement consacré
aux pratiques religieuses, sans toutefois emporter une idée
de repos obligatoire.
Chaque semaine le ccmmandeur des croyants visite une
mosquée différente : Sainte-Sophie, la Solimanieh, l'Osma-
nieh, Sultan Bayezid, Yeni-Djami, la mosquée des Tulipes
uU toute autre, suivant l'itinéraire tracé et connu d'avance;
outre que la prière dans un édifice du culte est de rigueur
ce jour-là d'après les préceptes du Koran, et que le padis-
cha, comme chef de la religion, ne peut s'en dispenser, il
y a encore, dans cet exercice de piété officiel, une raison
politique-, c'est de constater auxyeuxdes populations la vie
*82 CONSTANTINOPLE.
du sultan, retiré toute la semaine au fond des mystérieuses
solitudes du sérail ou des palais d'été semés sur les rives du
Bosphore. En traversant la ville à cheval, visible pour tous,
il signe devant son peuple et les ambassades étrangères un
certificat d'existence, précaution qui n'est pas inutile, car
on pourrait cacher sa mort naturelle ou violente pour des
intrigues de palais. La maladie, même grave, n'interrompt
pas cette promenade, car Mahmoud Ier, fils de Mustapha,
mourut entre les deux portes au sérail, au retour d'une de
ces excursions du vendredi, où il s'était traîné, pouvant à
peine se soutenir sur sa selle, et fardé pour cacher sa pâleur.
Les drogmans des hôtels savent toujours la veille ou le
matin de bonne heure la mosquée où le sultan doit faire ses
dévotions, et j'appris par celui de l'hôtel de Bysance que le
sultan devait aller du palais de Schiragan à la Medjidieh,
située tout à côté. Comme la course est assez longue de Der-
vish-Sokah à Schiragan, et que l'heure turque est assez
difficilement compréhensible pour les étrangers, lorsque
j'arrivai tout en sueur et à demi cuit par un torride soleil
de juillet, le cortège avait défilé et le sultan récitait ses
prières dans l'intérieur de la mosquée; mais il me restait
la ressource d'attendre qu'il eût fini et de le voir sortir et
s'en retourner, ce qui revenait exactement au même, sauf
une station d'une heure en compagnie d'Anglais, d'Améri-
cains, d'Allemands et de Russes venus là pour le même motif.
La Medjidieh tient au palais de Schiragan, dont la façade
donne sur le Bosphore, et qui, de ce côté, ne montre que
de grands murs surmontés par les cheminées des cuisines
peintes en vert et dissimulées sous une forme de colonne.
Elle est toute moderne, et son architecture à volutes et à
chicorées d'un rococo génois n'offre rien de remarquable,
quoique par son étincelante blancheur elle fasse assez bien
sur le bleu foncé du ciel.
DINER TURC. \M
La porte de la mosquée était ouverte, et Ton entrevoyait
/es vizirs, les pachas et les hauts officiers coiffés de tarbouchs,
tout plastronnes d'or, élargis par de grosses épaulettes, exécu-
tent, malgré leur obésité, les pantomimes assez compliquées
de la prière orientale; ils s'agenouillaient et se relevaient
pesamment aver. une piété qui paraissait sincère, car les
idées philosophiques ont fait beaucoup moins de progrès
qu'on ne veut bien le dire à Constantinople; même les Turcs
élevés à l'européenne, au retour de Londres ou de Paris, ne
sont pas moins attachés au Koran, et il suffit de gratter lé-
gèrement leur vernis de civilisation pour retrouver le fi-
dèle croyant.
Des esclaves noirs et des sais tenaient en bride ou prome-
naient les chevaux, couverts de housses magnifiques, qui
avaient apporté le sultan et sa suite; c'étaient de très-belles
bêtes, robustes, solides de formes, n'ayant pas l'élégance
nerveuse du cheval arabe, mais qu'on dit dune grande ré-
sistance à la fatigue; les fins coursiers du désert plieraient
sous le poids de ces massifs cavaliers turcs, pour la plupart
d'un embonpoint excessif, surtout dans les hauts grades;
ces chevaux sont de race barbe et offrent un type particulier.
Celui du sultan se reconnaissait aux pierreries qui étoilaient
sa schabraque, et au chiffre impérial dont l'arabesque com-
pliquée brodait chaque pointe du velours presque disparu
sous les ornements.
Des lignes de soldats étaient rangées le long des murs,
attendant la sortie de Sa Hautesse; ils portaient le tarbouch
rouge, et leur uniforme, se rapprochant de celui de nos
troupes de ligne en petite tenue, consistait en une veste
ronde de drap bleu et un pantalon de grosse toile blanche;
ce costume, qui est à peu près celui des Jean-Jean, produit un
contraste assez singulier avec ces têtes caractéristiques et ba-
sanées à qui le turban des janissaires siérait beaucoup mieux
ifU CONSTANTINOPLE.
Sur le parvis de la mosquée était étendue une bande de
cachemire noir assez étroite pour le passage du sultan; elle
conduisait de la porte, en suivant les marches de l'escalier,
à un montoir de marbre, comme il s'en trouve à l'entrée
des palais et près des escales de caïques. 11 me semble, sans
l'affirmer toutefois, que ce tapis de couleur noire est parti-
culièrement affecté au sultan comme grand khan de Tarta-
rie, dont cette nuance est l'insigne.
Les génuflexions, les prosternations et les psalmodies se
prolongeaient à l'intérieur du sanctuaire, et le soleil du
midi, raccourcissant toujours l'ombre, faisait briller lecail-
loutis de la place; les murailles blanches renvoyaient d'a-
veuglantes réverbérations, d'autant plus incommodes pour
les trois ou quatre dames qui se trouvaient là, que l'étiquette
interdit d'ouvrir un parasol en présence du sultan, et même
devant les palais où il habite; en Orient, le parasol a tou-
jours été un emblème du pouvoir suprême. Le maître est à
l'ombre, tandis que les esclaves rôtissent au soleil. La ri-
gueur s'est relâchée sur ce point comme sur toutes choses,
et Ton ne courrait pas aujourd'hui, à enfreindre cet usage,
les risques auxquels on se serait exposé autrefois; mais les
étrangers de bon goût se conforment à l'usage. A quoi bon
choquer les habitudes du pays que l'on visite, habitudes qui
ont leurs raisons d'être et souvent ne sont pas au fond plus
ridicules que les nôtres?
Un mouvement se fit à l'intérieur de la Mosquée ; les offi-
ciers rajustèrent leur chaussure à la porte; les sais amenè-
rent le cheval du sultan contre le montoir, et bientôt, entre
une haie de vizirs, de pachas et de beys saluant à l'orientale,
— salut que je préfère de beaucoup pour sa grâce respec-
tueuse au salut européen, — parut Sa Hautesse le sultan
Abdul-Medjid, se détachant en clair sur le fond sombre de
la porte, dont le chambranle lui faisait comme un cadre.
DINEU TURC. 185
Son costume, très-simple, se composait d'une espèce de pa-
letot sac en drap bleu foncé, d'un pantalon de moire blan-
che, de bottes vernies et d'un fez où l'aigrette impériale de
plumes de héron était fixée par un bouton d'énormes dia-
mants; par l'interstice de son paletot on voyait briller quel-
ques dorures sur sa poitrine; je regrette fort, pour ma pan,
l'ancienne magnificence asiatique; j'aimais les sultans im-
passibles comme des idoles dans des châssus de pierreries,
espèces de paons du pouvoir épanouis au milieu d'une au-
réole de soleils. Dans les pays d'autorité absolue, le souverain
ne saurait se séparer assez de l'humanité par des formes
imposantes, solennelles, hiératiques, par un luxe éblouis-
sant, chimérique et fabuleux; comme Dieu à Moïse, il ne
doit apparaître à ses peuples qu'à travers un buisson ardent
de diamants en phosphorescence. — Cependant, malgré la
simplicité austère de ses habits, la qualité d'Abdul-Medjid
ne pouvait être un mystère pour personne. Une satiété su-
prême se lisait sur sa figure pâle; la conscience d'un pou-
voir irrésistible donnait à ses traits, assez peu réguliers
d'ailleurs, une tranquillité de marbre. Ses yeux fixes, im-
muables, à la fois perçants et mornes, voyant tout et ne re-
gardant rien, ne ressemblaient pas à des yeux d'homme; une
barbe courte, peu épaisse et brune, entourait ce masque
triste, impérieux et doux.
En quelques pas faits avec une extrême lenteur, et plutôt
glissés que marchés, — des pas de dieu ou de fantôme ne
se mouvant pas par des procédés humains. — Abdul-Medjid
franchit l'espace qui séparait la porte de la mosquée du blor
\le marbre, en suivant la bande d'étoffe noire sur laquelk
personne autre que lui w posait le pied, et se laissa coule:
plutôt qu'il ne mont? ^ur la housse de son cheval, immo-
bile comme un cheval sculpté. Les gros officiers se hisseren;
«£ peu plus difficultueusement au haut de leurs bêtes res-
11
m CONSTANTINOPLE.
pectives, et le cortège se mit en mouvement pour regagner
le palais au cri de Vive le sultan ! poussé en turc par les sol-
dats avec un véritable enthousiasme.
En pressant un peu le pas, je pus devancer le cortège et
m'aller poster plus loin, de manière à voir encore Sa Hau-
tesse. Je donnais le bras à une jeune dame italienne qui
m'avait prié de l'accompagner, et qui se penchait avidement
à travers la haie pour contempler les traits du sultan ; car
un homme qui a seize cents concubines est un phénomène qui
intéresse au plus haut degré la curiosité des femmes ; Abdul-
Medjid, dont le cheval s'avançait moelleusement, inclinant
sa belle tête avec des ondulations de col de cygne et comme
ayant la conscience du fardeau qu'il portait, Abdul-Medjid
remarqua l'étrangère et fixa quelques secondes sur elles ses
yeux d'aigle en tournant imperceptiblement sa face impas-
sible, ce qui est la manière de saluer du sultan, chose qu'il
fait du reste très-rarement.
Pendant ce défilé, la musique jouait une marche arran-
gée sur des motifs turcs par le frère de Donizetti, chef de la
musique impériale, et entremêlée d'assez de tambours de
basque et de flûtes de derviche pour satisfaire les oreilles
mahométanes sans choquer cependant les oreilles catholi-
ques ; cette marche a de l'entrain et ne manque pas de ca-
ractère.
Puis tout rentra dans le palais, dont la porte ouverte lais-
sait entrevoir une vaste cour d'architecture moderne, les
battants retombèrent, et il ne resta plus dans la rue que
quelques curieux, se dispersant de différents côtés; des
paysans bulgares au sayon grossier, au bonnet de fourrure,
et de vieilles mendiantes momifiées accroupies dans ieurs
haillons, sur le plat de leurs cuisses, le long des murailles
incandescentes de chaleur.
Le silence de midi régnait autour de ce palais mystérie:ir.,
DINER TURC, 187
qui, derrière ses fenêtres treillissées, renferme tant d'en-
nuis et de langueurs, et je ne pouvais m'empêcher de pen-
ser à tous ces trésors de beauté perdus pour le regard hu-
main, à tous ces types merveilleux de la Grèce, de la
Circassie, de la Géorgie, de l'Inde et de l'Afrique, qui s'éva-
nouissent sans avoir été reproduits par le marbre ou la toile,
sans que l'art les aient éternisés et légués à l'amoureuse
admiration des siècles : Vénus qui n'auront jamais leur
Praxitèle, Violantes dénuées de Titien, Fornarines que ne
verra pas Raphaël.
Quel heureux billet tiré à la loterie humaine que celui de
padischa ! — Qu'est-ce que don Juan, avec son mille e tré,
à côté du sultan? un subalterne coureur d'aventures, plus
trompé encore qu'il ne trompe, éparpillant ses misérables
caprices sur quelques maîtresses déjà souillées aux trois
quarts, séduites d'avance, qui onteu des maris, des amants,
dont tout le monde connaît le visage, les bras et les épaules;
à qui des fats ont serré la main en dansant, et dont l'oreille
a entendu chuchoter cent fois la litanie des madrigaux im-
béciles. Le beau sire, qui se promène au clair de lune sous
les balcons, et fait le pied de grue, la guitare au dos, en
compagnie de Leporello, à moitié endormi!
?arlez-moi du sultan, qui n'accueille que les lis les plus
purs, que les roses les plus immaculées du jardin de beauté,
et dont l'œil ne s'arrête que sur des formes parfaites que
n'ont salies aucun regard mortel, et qui passeront incon-
nues du berceau à la tombe, gardées par des monstres sans
sexe au fond des magnifiques solitudes, où nulle audace ne
se risquerait à pénétrer, dans un mystère qui rend impossi-
ble même le plus vague désir.
J'avais changé de logement, celui quej'occupais à Dervish-
Sokak étant un peu triste et n'ayant de vue que sur une
ruelle étroite comme toutes celles de Gonstantinople. J'étaU
188 CONSTANTIINOPLE.
allé habiter à l'hôtel de France, où, d'un grand salon à huî|
fenêtres, garni d'un long divan, Ton apercevait ie petit
Champ-des-Morts. les toits et les minarets de Cassim-Pacha
et les hauteurs de San-Dimitri, perspective charmante qui
semblerait légèrement lugubre à Paris, mais qu'on trouve
avec raison fort gaie à Constantinople ; et, dans cet hôtel,
j'avais fait connaissance d'un jeune homme à qui ses études
médicales et la perfection avec laquelle il parlait les langues
de l'Orient donnaient une grande facilité pour pénétrer dans
les maisons turques et en connaître les mœurs intimes : il
était abonné de la Presse, grand admirateur de M. de Girar-
din, et mon nom, connu de lui littérairement, le faisait
s'intéresser à mes excursions et à mes recherches de voya-
geur; je lui dus la bonne fortune d'une invitation à dîner
chez un ancien pacha du Kurdistan de ses amis.
Nous partîmes tous les deux vers six heures du soir pour
arriver à Beschick-Tash, où demeurait le pacha, à l'heure
du coucher du soleil, car l'on était en Ramadan, et le jeûne
ne se rompt que lorsque l'astre du jour a fait disparaître
son disque derrière les collines d'Eyoub. A l'échelle de Top'-
Hané, nous frétâmes un caïque à deux paires de rames, et
après une nage vigoureuse d'une demi-heure contre un cou-
rant assez rapide, nos caidjis nous débarquèrent au pied de
ce café bâti sur l'eau comme un nid d'alcyon, ou comme
une vigie de^pêcheur, dont j'ai déjà fait un léger croquis,
et qui était plein de Turcs, attendant, la montre en main
et le chibouck tout chargé, la minute précise où ils pour-
raient approcher de leurs lèvres le bienheureux bouquin
d'ambre et aspirer l'odorante fumée.
Après avoir traversé quelques rues bordées de marchands
de lulés (fourneaux de pipe), de confiseries, de concombres,
de râpes de maïs et autres denrées orientales, et encombrées
d'une foule compacte, nous commençâmes à gravir la ruelle
DINER TURC. 189
déserte, formée par les murailles crépies de rose de grands
jardins, en haut de laquelle était perchée la maison del'ex-
pacha du Kurdistan.
Une porte qui se refermait nous laissa voir un élégant
coupé rentrant dans sa remise. C'était la femme du pacha
revenant de la promenade, car, contrairement à l'idée qu'on,
en a, les dames turques, loin de resterclaquemurées dans les
harems, sorterA quanà elles» veulent, à la condition de rester
voilées, et leurs maris ne les accompagnent jamais.
Une porte basse, précédée d'un perron de trois marches,
nous fut ouverte par un domestique habillé à l'européenne,
sauf la calotte rouge de rigueur, et, après avoir quitté nos
chaussures pour des babouches que nous avions pris soin
d'apporter avec nous, l'on nous fit monter au premier étage,
où se trouvait le selamlick (appartement des hommes), tou-
jours séparés de l'odalik (appartement des femmes) dans la
distribution des maisons turques, riches ou pauvres, grandes
ou petites.
Nous trouvâmes l'ex-pacha dans une pièce fort simple, au
plafond de bois peint en gris et relevé de filets bleus, n'ayant
pour tous meubles que deux armoires parallèles, une natte
en paille de Manille et un divan recouvert de perse, à
l'extrémité duquel se tenait le maître du logis, faisant
rouler sous ses doigs les grains d'un chapelet en bois de
sandal.
Le coin du divan est la place d'honneur que le maître de
la maison ne quitte jamais, à moins qu'il n3 soit visité par
une personne d'un rang supérieur au sien.
Que cette simplicité ne surprenne pas. Le selamlick est,
en quelque sorte, un appartement extérieur, une sorte de
parloir, une antichambre que les étrangers ne dépassent pas
et qui est réservé à la vie publique. Tout le luxe est réservé
pour le harem. C'est là que se déploient les tapis d'Ispahan
190 CONSTANT1NOPLE.
et deSmyrne, que s'entassent les carreaux de brocart, que
s'allongent les moelleux divans de soie, que brillent les pe-
tites tables incrustées de nacre, que fument les brûle-par-
fums en filigrane d'or et d'argent, que miroitent les glaces
à bizeau de Venise, que s'épanouissent les fleurs rares dans
des cornets de Chine, et que carillonnent capricieusement les
pendules à musique; c'est là que s'élancent aux plafonds les
inextricables arabesques; que pendent, comme des stalac-
tites, les cheminées de marbre de Marmara, et que grésillent
sur leurs vasques blanches les filets d'eau parfumée. Dans
cet asile mystérieux se passe la vie réelle,, la vie de plaisir et
d'intimité, où nul parent, nul ami ne pénètre.
L'ex-pacha du Kurdistan portait le fez, la redingote bou-
tonnée droit du Nizam, et un pantalon de coutil blanc large.
Sa tête, maigre, fine, un peu fatiguée, terminée par une barbe
où déjà se glissaient quelques nuances argentées, avait un
grand cachet de distinction, et si une expression anglaise
pouvait s'appliquer à un Turc, je dirais que ce pacha avait
l'air d'un parfait gentleman.
Mon ami lui traduisait mes compliments, auxquels il répon-
dit d'une manière fort gracieuse ; puis il me fit signe de m'as-
seoir auprès de lui. Ma facilité à croiser les jambes à l'orien-
tale, mouvement fort difficile pour des Français, le fit sou-
rire et lui donna bonne opinion de moi.
Le jour baissait; — les dernières teintes orangées du cou-
chant s'éteignirent au bord du ciel, et le bienheureux coup»
de canon retentit joyeusement dans l'air; le jeûne était
rompu, et des domestiques parurent apportant des pipes,
des verres d'eau et quelques menues confiseries; cette légère
collation sert à constater que les fidèles peuvent légalement
prendre de la nourriture.
Puis ils posèrent à côté du divan un grand disque de
cuivre jaune soigneusement fourbi «t reluisant comme un
DINER TURC. 191
toucher d or, sur lequel étaient disposés différents mets dans
des jattes de porcelaine. Ces disques, supportés par un pied
bas, servent de table en Turquie, et trois ou quatre convive*
peuvent y prendre place. Le linge de corps et de table est
nn luxe inconnu en Orient. L'on mange sans nappe, mais
on vous donne, pour essuyer vos doigts, de petits carrés de
mousseline, brochés d or, assez semblables aux serviettes à
thé en usage dans nos soirées à l'anglaise, précaution qui
n'est pas inutile, car on ne se sert, à ces repas, que de la
fourchette du père Adam. Le maître du logis, plein de poli-
tesse et de prévenances, voulait, prévoyant mon embarras,
me faire donner, comme dit Castil Blaze :
La cuillère d'argent qui servait à manger;
mais je le remerciai, désirant me conformer en tout aux rè-
gles de la gastronomie turque.
Au point de vue des Brillât-Savarin, des Cussy, des Gri-
mod de la Reynière, des Carême, Fart culinaire turc doit
sembler tout à fait barbare et patriarcal ; ce sont des rappro-
chements de substances tout à l'ait insolites, des mélanges
extravagants pour des palais parisiens, mais qui pourtant
ne manquent pas de recherche et ne se font pas au hasard.
Les plats, dont on prend avec les doigts quelques bouchées,
sont en grand nombre et se succèdent rapidement. Us con-
sistent en morceaux de mouton, en poulets démembrés, en
poissons à l'huile, en concombres crus, farcis, arranges <^
toutes les manières; en petits salsifis visqueux, pareils à des
racines de guimauve et très- estimés pour leurs qualités sto«
machiques; en boulettes de riz enveloppées de feuilles de
vigne; en purée de citrouille au sucre; en crêpes au miel;
le tout aspergé d'eau de rose, assaisonné de menthe, d'her-
bes aromatiques et couronné par le pilaw sacramentel, mets
m CONSTANTINOPLE.
national comme le puchero espagnol, comme le couseoussou
arabe, comme la choucroute allemande, comme le plum-
pudding anglais, qui figure obligatoirement à tous les repas
dans le palais et dans la chaumière. Pour boisson, Ton bu-
vait de l'eau, du sherbet et du jus de cerise qu'on puisait
dans un compotier avec une cuiller d'écaillé à manche d'i~
voire.
Le festin terminé, Ton emporta le plateau de cuivre, Ton
donna à laver, cérémonie indispensable lorsqu'on a dîné
sans autre argenterie que les dix doigts; l'on servit du café,
et le chibouckdji présenta à chaque convive une belle pipe au
gros bouquin d'ambre, au tuyau de cerisier lisse comme
du satin, au lulé chaperonné d'une belle touffe blonde de
tabac de Macédoine enlevée d'un seul coup et reposant
sur un rond de métal posé à terre, pour préserver la. natte
des charbons et des cendres qui pourraient tomber du four-
neau.
La conversation s'engagea aussi animée qu'elle peut l'être
quand on ne parle que par trucheman. L'ex-pacha, qui pa-
raissait assez au courant de la politique européenne, me fit
une foule de questions sur le coup d'État du 2 décembre,
qu'il approuvait fort, l'idée abstraite de la République en-
trant avec peine dans une tête façonnée au despotisme orien-
tal ; — il me demanda si le président (l'empire n'était pas
encore proclamé) possédait beaucoup de canons et comman-
dait à un grand nombre de troupes, quel uniforme il por-
tait, s'il montait bien à cheval et s'il allait faire la guerre
comme son oncle Bounaberdi, si je le connaissais, si je lui
avais parlé, et autres interrogations de ce goût, que je sa-
tisfis de mon mieux. Le frère de l'ex-pacha, assis près de lui,
et qui savait quelques mots de français, paraissait suivre la
conversation avec intérêt.
Les domestiques emportèrent les pipes; — l'ox-pacha se
DINER TURC. 193
leva pour aller faire sa prière sur un coin de tapis, dans
une pièce à côté, et il revint au bout de quelques minutes,
calme et grave, après avoir satisfait à ses devoirs religieux
en bon musulman; nous échangeâmes encore quelques
phrases, et lorsque je pris congé, le maître du logis me
dit que je pouvais revenir quand cela me ferait plaisir et que
je serais toujours le bienvenu, ce qui, dans une bouche tur-
que, n'est pas une vaine formule.
En nous en allant, nous causâmes quelques instants avec
le secrétaire, installé dans une pièce du rez-de-chaussée. —
C'était un jeune homme très-doux, très-poli, Arménien pro-
bablement, et qui parlait fort bien le français. Il me fit des
questions sur Paris, qu'il désirait beaucoup voir, et en de-
visant, il vit à mon doigt une cornaline gravée, contenant
mon nom en persan fleuri, et à cause de la beauté des ca-
ractères taillés par un des plus habiles artistes de Téhéran,
il en prit une empreinte en les frottant de noir et en appli-
quant dessus un morceau de papier, de façon à obtenir les
lettres en clair.
Nous retrouvâmes nos caidjis qui nous attendaient à Bes-
chick-Tash ; ils nous eurent bientôt remis à Top'Hané, où
nous nous arrêtâmes à un petit café fréquenté par des Cir-
cassiens, grands politiqueurs qui tiennent là une espèce
d'arbre de Cracovie. — Mon compagnon me traduisit leurs
discours, et je fus assez étonné de voir ces hommes à bon-
nets bordés de fourrure, à jupon de poil de chèvre serré
par une ceinture de métal, aux jambes entourées de linge
retenu par des cordelettes, parler des affaires de Paris et de
Londres, apprécier les ministres et les diplomates en par-
faite connaissance de cause.
Pendant qu'ils politiqtiaient ainsi, un petit derviche vint
chanter d'une voix nasillarde et sur une tonalité impossible
une cantilène bizarre et mélancolique, dans le but d'ob-
11.
194
CONSTANTINOPLE
tenir quelque aumône, et me reporta vers l'Orient, que j'a-
vais oublié en entendant ces Circassiens qui parlaient (
comme des abonnés du Constitutionnel ou du Journa7
des Débats,
XVI
LES FEMMES
La première question que Ton adresse à tout voyageur
qui revient d'Orient est celle-ci : — « Et les femmes? » —
Chacun y répond avec un sourire plus ou moins mystérieux
selon son degré de fatuité, de manière à faire sous-entendre
un respectable nombre de bonnes fortunes. Quoi qu'il en
coûte à mon amour-propre, j'avouerai humblement que je
n'ai pas la moindre indiscrétion de ce genre à commettre,
et je serai forcé, à mon grand regret, de priver ma relation
du récit de toute aventure amoureuse et romanesque. Cela
eût pourtant été très-utile pour varier mes descriptions de
cimetières, de tekkés, de mosquées, de palais et de kiosques:
rien n'orne mieux un voyage d'Orient qu'une vieille qui,
au détour d'une ruelle déserte, vous fait signe de marcher
derrière elle et vous introduit par une porte secrète dans
un appartement paré de toutes les recherches du luxe
asiatique, où vous attend, assise sur des carreaux de bro-
196 iCONSïANTiNOPLK.
cart, une sultane ruisselante d'or et de pierreries, dont le
sourire vous fait des promesses voluptueuses bientôt réa-
lisées. Ordinairement l'intrigue se dénoue par l'arrivée
soudaine du maître, qui vous laisse à peine le temps de futr
par une issue dérobée, à moins que la chose ne se termine
plus tragiquement par une lutte à main armée et la chute,
au fond du Bosphore, d'un sac où s'agite vaguement une
forme humaine.
Ce lieu commun oriental, convenablement brodé, inté-
resse toujours le lecteur, et surtout la lectrice. — Sans doute,
il n'est pas sans exemple qu'un giaour beau, jeune, riche,
sachant à fond la langue du pays, et possédant une petite
maison accommodée aux mœurs turques, n'arrive, en cou-
rant les plus grands périls et en exposant la vie de la femme,
à nouer une intrigue d'amour avec une musulmane; mais
cela est extrêmement rare, et pour plusieurs raisons : d'a-
bord, quoi qu'en dise Molière, les verrous et les grilles,
obstacles assez matériellement efficaces; ensuite la différence
de religion et le mépris sincère de tout croyant pour les in-
fidèles, motifs auxquels il faut joindre la difficulté ou plutôt
l'impossibilité de ces relations préalables qui déterminent
l'amour. De plus, en France, il y a une conspiration tacite
contre le mari; tout le monde favorise le couple amoureux,
au moins de son silence, et personne ne songe à s'ériger en
vengeur de la morale publique. En Turquie, ce n'est pas la
même chose : un cawas, un hammal, un homme du peuple
qui voit dans la rue une musulmane parler à un Franc ou
seulement lui faire des signes d'intelligence, tombe dessus à
coups de pied, à coups de poing, à coups de bnlon, brutalité
qui ne trouve que des approbateurs, même parmi les femmes.
Personne n'entend raillerie sur la fidélité conjugale; la
jalousie toute corporelle des Turcs les préserve presque
assurément des accidents matrimoniaux, si fréquents chej
LES FEMMES. 197
nous, — quoique la plaisanterie des cornes soit aussi connue
à la baraque de Karagheuz qu'au Théâtre-Français, et que
le mot kerata (cornard) revienne à tout propos dans les
disputes comiques.
11 est vrai que les femmes turques sortent librement, voiil
se promener aux eaux douces d'Asie et d'Europe, défilent
en voiture à Hyder-Pacha, ou sur la place du Sullan-Bayezid ;
s'assoient au bord des terre-pleins du Champ-des-Morts de
Péra et de Scutari, passent les journées entières au bain ou
en visite chez leurs amies, assistent aux comédies de Kadi-
Keuï, aux tours de force des jongleurs dePsammathia, causent
sous les arcades des mosquées, s'arrêtent aux boutiques du
Bezestein, parcourent le Bosphore en caïque ou en bateau à
vapeur ; mais elles ont toujours avec elles soit deux ou trois
compagnes, soit une négresse ou une vieille faisant office de
duègne, et, si elles sont riches, un eunuque souvent jaloux
pour son compte; lorsqu'elles sont seules, ce qui est rare,
un enfant leur sert de porte-respect, et, à défaut d'enfant,
les mœurs publiques les surveillent et les protègent peut-
être même plus qu'elles ne le voudraient. La liberté d'aller
et de venir dont elles jouissent n'est qu'apparente.
Les étrangers ont pu croire à quelques bonnes fortunes,
parce qu'ils ont confondu les Arméniennes avec les Turques,
dont elles portent le costume, sauf les bottes jaun:3, et
imitent assez bien les allures pour tromper quelqu'un qui
n'est pas du pays; il suffit, pour cela, d'une vieille entre-
metteuse qui s'entende avec une jolie intrigante, d'un jeune
homme crédule et d'un rendez-vous pris dans une maison
isolée; la vanité fait le reste, et l'aventure se dénoue tou-
jours par l'extorsion de quelque somme plus ou moins forte,
détail omis par le giaour dupé, qui voit dans toute coureuse
au moins une favorite du pacha, s'il ne rêve même d'aller
sur les brisées du Grand-Seigneur. Mais, en réalité, la vie
198 CONSTANTWOPLE.
turque n'en est pas moins murée hermétiquement, et il est
très-difficile de savoir ce qui se passe derrière ces fenêtres
finement treillissées, où sont pratiques des ceils-de-bœuf
comme aux toiles de théâtre, pour regarder du dedans au
dehors.
Il ne faut pas penser à se procurer des renseignements
auprès des naturels du pays. Comme dit Alfred de Musset au
début de Namouna :
Un silence parfait règne dans cette histoire.
Parler à un Turc de ses femmes est commettre la plus
grossière inconvenance; on ne doit jamais faire la moindre
allusion, même détournée, à ce sujet délicat. — Ainsi se
trouvent bannies de la conversation ces phrases banales :
« Comment se porte madame? » et autres du même goût;
TOsmanli le plus farouchement barbu rougirait comme une
jeune fille s'il entendait une pareille énormité. — La femme
de l'ambassadeur de France, ayant voulu faire présent à
Ueschid-Pacha de quelques belles soieries de Lyon pour son
harem, les lui remit en disant : a Voici des étoffes dont
vous saurez, mieux que personne, trouver l'emploi. » —
Exprimer plus nettement l'intention du cadeau eût été une
incongruité, même aux yeuxdeReschid, habitué aux mœurs
françaises, et le tact exquis de la marquise lui fit choisir
une forme gracieusement vague qui ne pouvait blesser en
rien la susceptibilité orientale.
On comprend, d'après des idées pareilles, qu'on serait
mal venu à demander à un Turc des détails sur la vie intime
du harem, sur le caractère et les mœurs dos femmes musul-
manes; l'eussiez-vous connu familièrement à Paris, eût-il
pris deux cents tasses de café et fumé autant de pipes sur le
même divan que vous, il balbutiera, répondra d'une ma-
LES FEMMES. 199
niêre évasive, ou se fâchera tout rouge et vous évitera par
la suite; la civilisation, sous ce rapport, n'a pas fait un pas.
Les seuls moyens à employer, c'est de prier quelque dame
européenne bien recommandée et admise en visite dans un
harem, de vous raconter fidèlement ce qu'elle aura vu.
Pour un homme, il doit renoncer à connaître autre chose
de la beauté turque que le domino ou ce qu'il aura pu saisir
par surprise sous la bâche des arabas, derrière la fenêtre
des talikas, à l'ombre des cyprès dans le cimetière, lorsque
la chaleur et la solitude conseillent d'écarter un peu le
voile.
Encore, si l'on approche trop et qu'il y ait par là quelque
Turc, on s'attire des compliments de ce goût : « Chien de
chrétien! mécréant! giaour! que les oiseaux du ciel te
souillent le menton, que la peste habite chez toi! Que ta
femme reste stérile! » Malédiction biblique et musulmane
de la plus grande gravité. Cependant cette colère est plutôt
feinte que réelle, et se joue principalement pour la galerie.
— Une femme, même turque, n'est jamais fâchée qu'on la
regarde, et le secret de sa beauté lui pèse toujours un peu.
Aux eaux douces d'Asie, en me tenant immobile contre
un arbre ou adossé à la fontaine comme quelqu'un qui s'en-
dort dans quelque vague rêverie, j'ai pu voir plus d'un
charmant profil qu'estompait à peine une vapeur de gaze,
plus d'une gorge pure et blanche comme un marbre de Paros
s'arrondissant sous le pli d'un feredgé entr'ouvert, tandis
que l'eunuque se promenait à quelques pas ou regardait
passer les bateaux à vapeur sur le Bosphore, rassuré pair
mon air distrait et morne.
D'ailleurs, les Turcs n'en voient pas plus que les giaours;
ils ne pénètrent jamais au delà du Selamlick, dans la maison
de leurs plus intimes amis, et ils ne connaissent que leurs
propres femmes; — Quand un harem en visite un autre, les
200 CONSTANTINOPLE.
pantoufles des étrangères, placées sur le seuil, interdisent
l'entrée de l'odalick même au maître du logis, qui se trouve
ainsi mis à la porte de chez lui. Une immense population
féminine, anonyme et inconnue, circule dans cette ville
mystérieuse, changée en bal de l'Opéra perpétuel, où les
dominos n'ont pas la permission de se démasquer. Le père
et le frère ont seuls le droit de voir à découvert le visage de
leurs filles et de leurs sœurs; on se voile pour les parents
moins proches; ainsi un Turc pourrait n'avoir vu dans sa
vie que cinq ou six figures de femmes musulmanes. Les
harems nombreux sont l'apanage des vizirs, des pachas,
des beys et autres personnes riches, car ils coûtent exces-
sivement cher, chaque femme devenue mère devant avoir
sa maison séparée et ses esclaves à elle; les Turcs de condi-
tion ordinaire n'ont guère qu'une femme légitime, bien
qu'ils puissent en épouser quatre, et une ou deux concu-
bines achetées. Le surplus du sexe reste pour eux à l'état
de fantôme et de ehjraère; il est vrai qu'ils se peuvent dé-
dommager en regardant les Grecques, les Juives, les Armé-
miennes, les Pérotes et les rares voyageuses qui viennent
visiter Constantinople.
Si leurs jouissances positives sont mieux assurées que les
nôtres, ils n'ont aucun plaisir d'imagination. Comment
s'enflammer pour des beautés à peine entrevues, avec qui
toute relation suivie est impossible, et dont les formes même
de la vie nous séparent invinciblement? Tout cela n'empê-
che pas, sans doute, que quelque jeune Osmanli ne s'éprenne
d'une khanoun (dame) ou d'une odalisque à la suite d'un
hasard heureux ou d'une rencontre fortuite, et que celle-ci
ne le lui rende, malgré tous les obstacles; mais l'exception
prouve la règle.
Un Turc, pour se marier, a recours à quelque femme
d'âge mûr, faisant le métier d'entremetteuse, profession
LES FEMMES. 201
honorable à Constantinople. La vieille, qui fréquente les
bains, lui décrit minutieusement un certain nombre d'Asmé,
de Rouchen, de Nourmahal, de Pembé-Haré, de Leila, de
Mihri-Mahr, et autre beautés vierges et nubiles, en ayant
soin d'orner de plus de métaphores orientales le portrait de
la jeune fille qu'elle favorise. L'effendi devient amoureux
sur description, sème de bouquets d'hyacintes la route où
doit passer l'idole voilée de son cœur, et après quelques
œillades échangées, la demande à son père, lui assure une
dot proportionnée à sa passion et à sa fortune, et voit enfin
tomber, pour la première fois, dans la chambre nuptiale,
le yachmack importun qui dérobait des traits ordinairement
purs et réguliers. Ces mariages par procuration ne don-
nent pas lieu à plus de méprises et de déception que les
nôtres.
Je pourrais copier ici, dans les voyageurs qui m'ont pré-
cédé, une foule de détails sur la Validé, sur les Hassakis,
les sultanes, les odalisques et l'aménagement intérieur du
sérail; les livres d'où je tirerais ces notions sont aux mains
de tout le monde, et il est inutile de les transcrire. Passons
a quelque chose de plus précis, et donnons un intérieur
turc d'après le récit d'une dame invitée à dîner chez la femme
de l'ex-pacha du Kurdistan dont j'ai déjà parlé.
Cette femme avait fait partie du sérail avant d'épouser le
pacha. Lorsqu'elles ont atteint l'âge de trente ans, le sultan
donne la liberté à certaines de ses esclaves, qui trouvent à
se marier très-avantageusement, à cause des relations qu'el-
les conservent dans le palais et du crédit qu'on leur suppose.
Elles ont d'ailleurs reçu une très-bonne éducation; elles
savent lire, écrire, faire des vers, danser, jouer des instru-
ments, et se distinguent par ces grandes manières qu'on ne
prend qu'à la cour; elles possèdent aussi, à un haut degré,
l'intelligence des intrigues et des cabales, et souvent appren-
202 CONSTANTINOPLE.
rient, par leurs amies restées au harem, des secrets politi-
ques dont leurs maris profitent, soit pour obtenir une te-
neur, soit pour éviter une disgrâce/Epouser une fille du
sérail est donc un très-bon calcul pour un ambitieux ou un
homme prudent.
L'appartement dans lequel la femme du pacha reçut son
invitée était aussi élégant que riche, et contrastait avec la
sévère nudité du selamlick, que j'ai décrit dans le chapitre
précédent. Une rangée de fenêtres en occupait les trois
pans extérieurs, de façon à admettre le plus d'air et de lu-
mière possible ; — une serre donne l'idée la plus juste de
ces chambres, où l'on garde aussi des fleurs précieuses. —
Un magnifique tapis de Smyrne couvrait moelleusement le
plancher; des arabesques et des entrelacs peints et dorés
décoraient le plafond ; un long divan de satin jaune et bleu
régnait sur deux faces de la muraille; un autre petit divan
très-bas s'étalait dans un entre-deux de croisées d'où l'on
découvrait en plein l'admirable perspective du Bosphore;
des carreaux de damas bleu jonchaient çà et là le tapis.
Dans un angle scintillait, placée sur un plateau de même
matière, une grande aiguière de verre.de Bohême, couleur
d'émeraude, ramagée de dessins d'or; dans l'autre était
placé un coffre de cuir gaufré, historié, piqué et doré, d'un
goût charmant, et rappelant, pour l'invention des ornements,
ces coffres du Maroc que Delacroix ne manque jamais d'in-
troduire dans ses tableaux de vie africaine. Malheureuse-
ment, ce luxe oriental était entremêlé d'une commode en
acajou sur le marbre de laquelle pyramidait uno pendule
recouverte de son globe entre deux vases de fleurs artifi-
cielles sous verre, ni plus ni moins que sur la cheminée
d'un honnête rentier du Marais. Ces dissonances qui affli-
gent l'artiste se retrouvent dans toutes les maisons turques
qui ont des prétentions au bon goût. — Une pièce plus sino
LES FEMMES. 203
plement décorée, attenant à la première, servait de salle à
manger, et communiquait avec l'escalier de l'office.
La khanoun était somptueusement parée, comme le sont
chez elles le? dames turques, surtout lorsqu'elles attendent
quelque visite, Ses cheveux noirs, divisés en une infinité de
petites nattes, lui tombaient sur les épaules et le long des
joues. Le sommet de sa tête étincelait comme coiffé d'un
casque de diamants formé par les quadruples chaînettes
d'une rivière et par des pierres d'une eau admirable cou-
sues sur une petite calotte en satin bleu-de-ciel qu'elles re-
couvraient presque entièrement.— Cette splendide parure al-
lait bien à son caractère de beauté sévère et noble, à ses
yeux noirs brillants, à son mince nez aquilin, à sa bouche
rouge, à son ovale allongé, à toute sa physionomie de
grande dame hautaine et affable.
Son cou un peu long était entouré d'un collier de grosses
perles, et sa chemise de soie entr'ouverte laissait voir une
naissance de gorge mignonne et bien formée qui n'emprun-
tait pas le secours du corset, instrument de gêne inconnu
en Orient; elle portait une robe de soie grenat foncé ou-
verte sur le devant comme une pelisse d'homme, fendue
sur les côtés à hauteur du genou, et par derrière formant
la queue comme une robe de cour. Cette robe était bordée
d'un ruban blanc bouillonné en étoiles de distance en
distance; un châle de Perse serrait le haut de larges panta-
lons de taffetas blanc, dont les plis recouvraient de petites
babouches de maroquin jaune qui ne montraient que leur
pointe recourbée en sabot chinois.
Elle fit placer l'étrangère auprès d'elle sur le petit divan
avec beaucoup de grâce, après lui avoir toutefois présenté
une chaise pour s'asseoir à l'européenne si le siège turc lui
semblait incommode, et elle examina curieusement sa toi-
lette, sans affectation marquée cependant, comme une
204 CONSTANTÏNOPLE.
personne bien élevée peut le faire quand un objet nouveau
se présente à elle. La conversation, entre gens qui ne par»
lent pas la même langue et en sont réduits à la pantomime,
ne saurait être bien variée : la Turque demanda à l'Euro-
péenne si elle avait eu des enfants, et lui fit comprendre
qu'elle était elle-même privée à son grand regret de ce
bonheur.
Quand l'heure du repas fut arrivée, l'on passa dans la
chambre voisine, également entourée de divans, et Ton ap-
porta le guéridon de cuivre poli chargé de mets à peu près
semblables à ceux dont j'ai déjà donné la description, sauf
que les plats de viande y étaient en moindre proportion et
les sucreries plus nombreuses et plus variées. — Une esclave
favorite de la khanoun prenait part au repas à côté de sa maî-
tresse.
C'était une belle fille de dix-sept ou dix-huit ans, robuste,
vivace, superbement épanouie, mais de beaucoup inférieure,
comme race, à l' ex-odalisque du sérail; elle avait de grands
yeux noirs surmontés de larges sourcils, une bouche pour-
prée, des joues rondes, un éclat de santé un peu rustique
sur tout le visage, les bras blancs et charnus, la gorge forte
et une opulence de contours que son costume dégagé per-
mettait d'apprécier librement. Elle était coiffée d'un petit
bonnet grec dont ses cheveux bruns s'échappaient en deux
grosses tresses, et vêtue d'une veste de ce jaune-pistache que
nos teinturiers ne peuvent attraper, d'un ton très-clair et
très-doux. Cette veste, tailladée sur les côtés et par derrière,
de façon à former des espèces de basques comme les par-
dessus des Parisiennes, avait des manches courtes qui en
laissaient échapper d'autres en gaze de soie, et accusait,
en marquant la taille, une croupe qui ne devait rien aux
mensonges de la crinoline; dévastes pantalons bouffants eu
LES FEMMES. 205
mousseline opaque complétaient cet habillement aussi leste
que gracieux.
Une mulâtresse couleur de bronze neuf, un bout de
draperie blanche tournée autour du front, négligemment
roulée dans un habbarah blanc qui faisait admirablement
ressortir le ton sombre de sa peau, se tenait debout et
pieds nus contre la porte, prenant les plats des mains du
domestique qui les montait de îa cuisine située à l'étage in-
férieur.
Après le dîner, la cadine se leva et passa dans le salon, où
elle promena de divan en divan sa gracieuse nonchalance.
Elle fuma ensuite une cigarette au lieu du narghilé tradi-
tionnel; la cigarette est maintenant à la mode en Orient,
et Ton fume autant de papelitos à Constantinople qu'à Sé-
ville; c'est un amusement pour l'oisiveté des femmes tur-
ques de rouler les blonds cheveux du latakyé dans la mince
papillote de papel de hilo.
Le maître du logis vint rendre visite à sa femme et à
la dame d'Europe ; mais, en l'entendant venir, la jeune
esclave s'enfuit avec une extrême précipitation, car, ap-
partenant en propre à la khanoun, et déjà fiancée, elle
ne pouvait paraître à visage découvert devant l'ex-pacha
de Kurdistan, qui, du reste, n'avait qu'une femme, comme
beaucoup de Turcs.
Au bout de quelques minutes, le pacha se retira pour faire
ses dévotions dans la pièce voisine, et la khanoun rappela
son esclave.
L'heure de prendre congé était arrivée; l'étrangère se le-
vait pour sortir; son hôtesse lui fit signe de rester encore
un peu et dit quelques mots à l'oreille de la jeune esclave,
qui se mit à fouiller les tiroirs de la commode avec beaucoup
d'activité, jusqu'à ce qu'elle eût trouvé un petit objet en-
fermé dans un étui que la femme du pacha remit à la vi-
206 CONSTANTtNOPLE.
siteuse comme gracieux souvenir de la bonne soirée passée
ensemble.
Cet étui de csrton lilas glacé d'argent contenait un petit
flacon de cristal sur lequel se lisait la légende suivante :
« Extrait pour le mouchoir. — Paris. — Miel. » Et sur le
revers : « Extrait double, qualité garantie de miel. — -
t.»T. Piver, 103, rue Saint-Martin, Paris. »
XVII
LA RUPTURE DU JEUNE
J'ai prononcé bien souvent le mot « caïque, » et il serait
difficile de faire autrement lorsque l'on parle de Constanti-
nople; mais je m'aperçois que je n'ai donné aucune descrip-
tion de la chose, qui cependant en vaut la peine; car le
caïque est assurément la plus gracieuse embarcation qui ait
jamais sillonné l'eau bleue de la mer. A côté du caïque turc,
la gondole vénitienne, si élégante pourtant, n'est qu'un
grossier bahut, et les barcarols sont d'ignobles drôles com-
parés aux caïdjis.
Le caïque est une barque de quinze à vingt pieds de long sur
trois de large, taillée comme un patin, se terminant à chaque
extrémité de manière à pouvoir marcher dans les deux sens;
(e bordage est fait de deux longues planches sculptées à l'inté-
rieur d'une frise représentant des feuillages, des fleurs, des
fruits, des nœuds de rubans, des carquois en sautoir et autres
menus ornements ; deux ou trois planches, découpées à jour
et formant arc-boutant, divisent la barque et en soutiennent
208 CONSTANTINOPLE.
les flancs contre la pression de l'eau ; un bec de fer arme la
proue.
Toute cette installation est en bois de hêtre ciré ou verni,
et relevé parfois de quelques filets de dorure, d'une propreté
et d'une élégance extrêmes. Lescaïdiis, qui manient chacun
une paire de rames renflées près do la poignée pour faire
contre-poids, s'assoient sur une petite banquette transversale
garnie d'une peau de mouton, afin qu'ils ne glissent pas en
tirant l'aviron, et leurs pieds s'appuient contre un tasseau
de bois.
Les passagers s'accroupissent au fond de la barque, du
côté de la poupe, de manière à faire lever un peu le nez à
la proue, ce qui rend la nage plus facile : on pousse môme
la précaution jusqu'à graisser l'extérieur de la barque, pour
que l'eau n'y adhère pas. Un tapis plus ou moins précieux
garnit l'arrière du caïque, où il est nécessaire de garder ïa
plus complète immobilité, car le moindre mouvement un peu
brusque ferait chavirer l'embarcation, ou tout au moins se
heurter les poignets des caïdjis, qui rament une main sur
l'autre. Le caïque est sensible comme une balance, et il in-
cline à droite ou à gauche au moindre oubli de l'équilibre ;
la gravité des Turcs, qui ne bougent non plus que des idoles,
s'accommode merveilleusement de cette contrainte, pénible
d'abord aux pétulants giaours, mais dont on prend bientôt
l'habitude.
On peut tenir quatre, en se faisant face, dans un caïque à
deux rames. Malgré l'ardeur du soleil, ces barques n'ont
pas de tendeîet, ce qui retarderait la marche et serait con-
traire à l'étiquette turque, le tendeîet étant réservé aux
caïques du sultan ; mais l'on emporte un parasol, sauf à le
fermer lorsqu'on passe trop près des résidences impériales.
Une pareille embarcation suit un cheval lancé au grand
trot sur la rive, et quelquefois même le dépasse.
LA RUPTURE DU JEUNE. 209
Chaque caïque porte auprès de la proue une estampille
indiquant l'échelle où il stationne : Top'Hané, Galata, le
Kiosque-Vert, Yeni-Djami, Beschick-Tash, et£.
Les caïdjis sont de superbes gaillards arnautes ou arma-
toles, pour la plupart, d'une beauté mâle et d'une vigueur
herculéenne. L'air et le soleil, qui ont bruni leur peau, leur
donnent lu couleur de belles statuettes de bronze dont ils ont
déjà la forme. Leur costume consiste en large caleçons de
tcile d'une blancheur éblouissante, et en une chemise de
gaze rayée à manches fendues, qui leur laisse les mouve-
ments libres; un fez rouge, dont la houppe bleue ou noire
pend d'un demi-pied, serre leur tête aux tempes rasées; une
ceinture de laine rayée jaune et rouge fait plusieurs tours
au-dessus de leurs reins et leur assure le buste.
Ils ne portent que la moustache, pour ne pas s'échauffer
par un poil inutile ; leurs pieds et leurs jambes sont nus, et
leur chemise ouverte découvre des pectoraux puissants cui-
vrés par un hâle robuste. A chaque coup de rame, leurs bi-
ceps grossissent et remontent comme des boulets sur leurs
bras athlétiques. Les ablutions obligatoires maintiennent
dans une propreté scrupuleuse ces beaux corps assainis par
l'exercice, le grand air et une sobriété inconnue aux gens
du Nord. Les caïdjis, malgré leur rude travail, ne mangent
guère que du pain, des concombres, des râpes de maïs, des
fruits, et ne boivent que de l'eau pure ou du café, et ceux
qui professent l'islamisme rament du matin au soir sans ava-
ler une gorgée d'eau ou de fumée pendant les trente jours de
jeûne du Ramadan.
Ce n'est pas faire un calcul exagéré que d'évaluer à trois
ou quatre mille le nombre des caïdjis qui desservent les dif-
férentes échelles de Constantinople et du Bosphore jusqu'à
la hauteur de Thérapia ou de Buyuk-Déré. La disposition de
la viiie, séparée de ses faubourgs par la Gorne-d'Or, le Bos-
13
210 CONSTANT1NOPLE.
phore et la mer de Marmara, nécessite de perpétuels trajets
aquatiques; il faut à tout moment prendre un caïque pour
aller deTop'Hané à Seraï-Bournou, de Beschick-Tash à Scu-
tari, de Psammathia àKadi-Keuï, de Kassim-Pacha au Phanar,
et d'un côté à l'autre de la Corne d'Or, quand on se trouve
trop éloigné d'un des trois ponts de bateaux qui traversent
le port. .
Rien n'est plus amusant, lorsqu'on arrive à l'une des es-
cales, que de voir les caïdjis accourir et se disputer votre
personne, comme autrefois les conducteurs de coucous s'ar-
rachaient les voyageurs, en s'injuriant les uns les autres avec
une volubilité étourdissante, et en vous offrant leur barque
au rabais. — Au tumulte se mêlent quelquefois les aboie-
ments des chiens effrayés, sur lesquels on piétine dans la
chaleur du débat. — Enfin, poussé, heurté, coudoyé, ti-
raillé, vous restez la proie d'un ou deux gaillards gigan-
tesques qui vous traînent triomphalement vers leur barque
à travers les groupes grommelants de leurs confrères désap-
pointés.
Entrer dans un caïque sans le faire tourner la quille en
l'air est une opération assez délicate. Un bon vieux Turc, à
barbe blanche, à teint rissolé par le soleil, maintient la bar-
que avec un bâton armé d'un clou, et on lui jette un para
pour sa complaisance.
Ce n'est pas toujours une chose facile que de se dépêtrer
de la flottille ameutée autour de chaque débarcadère, et il
faut l'incomparable adresse des caïdjis pour y réussir sans
abordage et sans accident. Pour prendre terre, chaque Câ~~
que se retourne de manière à faire toucher sa poupe au ra-
vage, et cette évolution pourrait amener des chocs dange-
reux, si îos caïdjis n'avaient pas, comme les gondoliers de
Venise, des cris convenus pour s'avertir. Quand on débar-
que, on laisse le prix d« la course au fond du bateau, sur le
LÀ RUPTURE DU JEUNE. 211
tapis, en piastres ou en bechliks, selon la longueur du trajet
et la somme convenue.
Ce serait un bel état que celui de caïdji à Constantinople,
sans la concurrence des bateaux à vapeur qui commencent à
circuler sur le Bosphore comme les watermen sur la Tamise.
— Du pont de Galata, au delà duquel ils ne peuvent péné-
trer, partent à toute heure du jour une foule de bateaux à
vapeur turcs, anglais, autrichiens, dont h fumée se môle
aux brumes argentées de la Corne-d'Or, et qui déposent les
voyageurs par centaines à Bebek, Àrnaout Keuï, Anadoli-
Hissar, Thérapia, Buyuk-Deré, sur la rive d'Europe; à Scu-
tari, à Kadi-Keuï, aux îles des Princes, sur la rive d'Asie;
traversées qu'on était autrefois obligé de faire en caïque, et
qui coûtaient beaucoup de temps et d'argent, vu la longueur
du trajet, et présentaient quelque péril à cause de la vio-
lence des courants et du vent, sujet à fraîchir d'un moment
à l'autre au débouché de la mer Noire.
Les caïdjis cherchent vainement à lutter de vitesse avec
les bateaux à vapeur. Leurs muscles de chair se roidissent
inutilement contre les muscles d'acier des pistons. Il ne leur
restera bientôt plus que les petits trajets intermédiaires, et
lea vieux Turcs rétrogrades qui pleurent à TElbicei-atika,
en voyant la défroque des Janissaires, les emploieront seuls
pour se rendre à leurs maisons d'été, par haine des diaboli-
ques inventions des giaours. — H y a aussi des caïques om-
nibus, lourdes embarcations chargées d'une trentaine de
personnes, et manœuvrées par quatre ou six rameurs qui, à
chaque coup de rames, se lèvent, montent sur une marche
de bois, et se laissent retomber en arrière de toute leur pesan-
teur pour enlever l'énorme aviron. Ces mouvements automa-
tiques, répétés de minute en minute, produisent l'effet le
plus bizarre ; ce sont les soldats, les hammals, /es pauvres
diables, les juifs, les vieilles femmes, qui emploient ce moyen
212 CONSTANTIINOPLK.
de transport économique, mais lent, que les bateaux à va-
peur feront disparaître quand ils voudront, en créant des
troisièmes places à prix réduits.
Je n'ai donc été nullement surpris en apprenant la nou-
velle d'une émeute de caïdjis ; c'était un résultat facile à
prévoir en voyant fumer, près de Galata, les nombreuses
cheminées des pyroscaphes, et blanchir sous les aubes des
roues les eaux qui jusqu'alors n'avaient été fouettées que
par la rame échancrée en croissant. Déjà, pendant mon sé-
jour, les bateliers, accroupis mélancoliquement sur leurs
escales désertes, regardaient filer d'un œil sombre les ba-
teaux à vapeur encombrés de passagers et remontant les
rapides comme des dorades.
L'on était arrivé à l'époque patiemment attendue de la
rupture du jeûne, qui se solennisepar des réjouissances pu-
bliques. Le Bosphore, la Corne-d'Or et le bassin de la mer
de Marmara présentent alors l'aspect le plus vivant et le plus
gai : tous les navires en rade sont pavoises de flammes mul-
ticolores; les pavillons hissés flottent au vent; l'étendard
turc, taillé en queue d'aronde, montre trois croissants d'ar-
gent sur un écu de sinople en champ de gueules; la France
déroule sa tranche tricolore; l'Autriche arbore sa bannière
rayée de rouge et de blanc et chargée d'un écusson ; la
Russie a sa croix d'azur en sautoir sur un fond d'argent;
l'Angleterre, sa croix de Saint-Georges; l'Amérique, son
ciel semé d'étoiles; la Grèce, sa croix bleue portant à son
centre l'échiquier blanc et noir de Bavière; Maroc arbore
son pennon rouge; Tripoli sème des demi-lunes sur la cou-
leur favorite du prophète; Tunis se zèbre de vert, de bleu
et de rouge, comme une ceinture de soie, et le soleil joue et
papillote gaiement sur toutes ces banderoles dont le reflet
s'allonge et serpente sur l'eau limpide; des salves a toutes
volées saluent le caïque du sultan, qui passe resplendissant
LA RUPTURE DU JEUNE. 213
de dorure et de pourpre, emporté par l'élan de irtnte vi-
goureux rameurs, pendant que des matelots, debout sur les
vergues, poussent des hurrahs, et que les albatros effrayés
tourbillonnent dans la fumée cotonneuse.
Je prends un caïque à Top'Hané et je me fais promener
d'un vaisseau à l'autre, examinant la coupe des différents na-
vires, et m'arrêtant de préférence à des embarcations venues
de Trébisonde, de Moudania, d'femick, de Lampsaki, dont
les poupes élevées en château, les proues en poitrine de
cygne et les mâts aux longues antennes ne doivent pas
beaucoup différer des vaisseaux qui con^ûsaient la flotte
des Grecs au temps de la guerre de Troie. Les clippers
américains, tant vantés, sont loin d'avoir cette élégance
de galbe, et il ne faudrait pas beaucoup d'imagination
pour se figurer le blond Achille Péliade assis sur une de ces
hautes poupes, que baigne d'ailleurs la mer, où se dégorge
le Simoïs.
En flânant, ma barque rase l'îlot de rochers sur lequel
s'élève ce que les Francs appellent, on ne sait trop pourquoi,
la tour de Léandre, et les Turcs, Kiss-Koulessi, la tour de la
Vierge. Il n'est pas besoin de dire que le souvenir de Léan*
dre est très-improprement rattaché à cette tourelle blanche,
puisque c'était l'Hellespont et non le Bosphore qu'il traver-
sait à la nage pour aller rejoindre Héro, la belle prêtresse
de Vénus. Une légende gracieuse explique la dénomination
turque.
Le sultan Mohammed possédait une fille d'une beauté
rare, à qui une bohémienne avait prédit qu'elle mourrait
de la piqûre d'un serpent. Son père alarmé, pour déjouer
cette prédiction sinistre, lui avait fait bâtir un kiosque sur
cet îlot de rescifs ou ne pouvait se glisser nul reptile ; le lils
du schah de Perse ayant entendu parler de la merveilleuse
beauté de Mehar-Schegid (c'était le nom de la jeune III le)
42,
214 CONSTANTINOPLE.
en devint passionnément amoureux et parvint à faire arriver
jusqu'à elle un de ces bouquets symboliques dans lesquels
l'Orient sait écrire ses aveux en lettres de fleurs. Malheu-
reusement, parmi les touffes d'hyacinthes et de roses s'était
tapi un aspic qui mordit la princesse au doigt. Elle allait
mourir, faute de trouver personne assez dévoué pour sucer
la plaie; mais le jeune prince, cause de tout le mal, se
présenta, pompa le venin de ses lèvres passionnément cou-
rageuses, et sauva Mehar-Schegid, que Mohammed lui donna
pour femme.
La vérité est que cette tour ou du moins une équivalente,
bâtie par Manuel Comnène, au temps du Bas-Empire, servait
à soutenir la chaîne qui, rattachée à deux autres points sur
les rives d'Europe et d'Asie, barrait l'entrée de la Corne-
d'Or aux vaisseaux ennemis descendus de la mer Noire. Si
l'on veut remonter plus loin, on trouve que Damalis, femme
de Charès, le général envoyé d'Athènes au secours des ha*
bitants de Byzance, attaqués par la flotte de Philippe de Ma-
cédoine, mourut à Chrysopolis et fut enterrée sur cet îlot,
dans un monument surmonté d'une génisse.
Une inscription grecque que l'on a conservée était inscrite
sur la colonne du tombeau, et de là vient, sans doute, la
vraie origine du nom de Kiss-Koulessi, — la tour ou le tom-
beau de la jeune femme. Voici cette épitaphe : — « Je ne
suis pas l'image de la vache, fille d'inachus, et je n'ai pas
donné mon nom au Bosphore qui s'étend devant moi. —
Celle-là, le cruel ressentiment de Junon l'a poussée autrefois
au delà des mers ; moi qui occupe ici ce tombeau, je suis
une morte, fille de Cécrops. J'étais la femme de Charès, et
je naviguais avec ce héros quand il vint combattre les vais-
seaux de Philippe. Jusqu'alors on m'avait appelée Boïidion,
la petite Génisse, maintenant, femme de Charès, je jouis de
deux continents. *
LA RUPTURE DU JEUNE. 215
Ces vers expliquent pourquoi une génisse était sculptée
sur la colonne funèbre de Damalis. On sait que, <ihez le?
Grecs, la vache a fourni plus d'un sujet de comparaison
flatteuse, et qu'Homère donne à Junon des yeux de génisse.
Boïidion est donc un surnom gracieux dans les idées an-
tiques, et qu'il ne faut pas s'étonner de voir s'appliquera
une belle jeune femme. — Mais voici assez de grec, reve-
nons au turc.
— Il est d'usage qu'à la rupture du jeûne, la validé fasse
cadeau au sultan d'une fille vierge et de la beauté la plus
parfaite ; pour trouver ce phénix, les marchands d'esclaves
ou djellabs fouillent plusieurs mois d'avance la Géorgie et
la Circassie, et son prix monte à des sommes énormes; si
la jeune vierge conçoit dans cette bienheureuse nuit, on en
tire un présage favorable à la prospérité de l'empire. Par un
contraste bizarre, les croyants, pendant les sept jours qui
suivent la rupture du jeûne, s'abstiennent de tout rappro-
chement charnel avec leurs femmes, de peur de procréer
des enfants difformes, monstrueux, ou défigurés par des
taches, en sorte que Sa Hautesse est le seul homme de l'Is-
lam à qui les plaisirs de l'amour soient alors permis; heu-
reux sultan!
La journée est consacrée à des prières, à des visites aux
mosquées, et, le soir, il y a illumination générale. Si la vu*
du port, avec tous ses vaisseaux pavoises et son perpétuel
mouvement de barques, était déjà un spectacle merveilleux
sous le soleil splendide d'Orient, que dire de la fête noc-
turne? C'est, ici que l'on sent l'impuissance delà plume et
du pinceau ; le diorama seul pourrait, à l'aide de ses chan-
geants prestiges, donner une faible idée de ces magiques
effets d'ombre et de lumière.
Des décharges d'artillerie qui se succédaient sans relâche,
car les Turcs aiment énormément à brûler de la poudre,
21 G CONSTANTINOPLE.
éclataient de toutes parts, assourdissant les oreilles d'un
jojtux vacarme; les minarets des mosquées s'allumaient
comme des phares; les versets du Koran s'inscrivaient en
lettres ardentes sur le bleu sombre de la nuit, et la foule
bigarrée et compacte descendait, divisée en cascatelles hu-
maines, les rues en pente de Galata et de Péra ; autour de
la fontaine de Top'Hané scintillaient, comme des vers lui-
sants, des milliers de lumières, et la mosquée du sultan
Mahmoud s'élançait dans le ciel, dessinée par des pointes de
feu, comme ces palais picotés sur papier noir qu'on montre
chez Séraphin avec une lampe par derrière.
Une barque nous emmena au large, à bord d'un navire du
Lloyd, où l'obligeance d'un de nos amis de Constantinople
nous avait ménagé une place. Top'Hané, éclairé par des feux
de Bengale rouges et verts, flamboyait dans une atmosphère
d'apothéose que déchiraient d'instants en instants la flamme
des canons, le pétillement des pièces d'artifice, les zig-
zags des serpentaux, l'explosion et l'épanouissement des
bombes. Le Mahmouhdieh apparaissait, à travers des fumées
couleur d'opale, comme l'un de ces édifices d'escarboucles
créés par l'imagination des conteurs arabes pour loger la
reine des péris : c'était éblouissant.
Les vaisseaux à l'ancre, dessinant leurs mâts, leurs ver-
gues et leurs bordages avec des lignes de lanternes vertes,
bleues, rouge?, jaunes, ressemblaient à des nefs de pier-
reries flottant sur un océan de flamme, tant l'eau du Bos-
phore était allumée par les réverbérations de cet incendie,
de lampions, de pots à feu, de soleils et de chiffres illuminés.
Seraï-Bournou s'allongeait comme un promontoire de to-
paze au-dessus duquel jaillissaient, cerclés de bracelets de
feu, les mâts d'argent de Sainte-Sophie, deSuItan-Achmet, de
l'Osmanieh ; sur la rive d'Asie, Scutari jetait des myriades
(Tétinceiies lumineuses, et les deux berges flamboyantes du
LA RUPTURE DU JEUNE. 217
Bosphore encadraient à perte de vue un fleuve de paillettes
incessamment fouettées par les rames des caïques.
Quelquefois un navire lointain et qu'on n'apercevait pas
s'embrasait tout à coup d'une auréole pourprée et bleuâtre,
puis s'évanouissait dans l'ombre comme un rêve. Ces sur-
prises pyrotechniques produisaient l'effet le plus charmant.
Les bateaui à vapeur, étoiles de verres de couleur, al-
laient et venaient promenant des orchestres dont les fanfares
s'éparpillaient joyeusement à la brise.
Par-dessus tout cela, le ciel, comme s'il eût voulu aussi
se mettre de la fête, répandait prodiguement son écrin d'é-
toiles sur un champ de lapis-lazuli du bleu le plus sombre
et le plus riche, dont l'embrasement de la terre parvenait à
peine à rougir le bord.
Je restai une ou deux heures à bord du bateau autrichien,
m'enivrant de ce spectacle sublime et sans rival au monde,
et tâchant d'en graver à jamais dans ma mémoire les éblouis-
santes féeries doublées par le miroir magique du Bosphore.
Que sont nos pauvres fêtes sur la place de la Concorde, où
fument quelques douzaines de lampions, à côté de ce feu
d'artifice de diamants, d'émeraudes, de saphirs et de rubis
qui éclate et crépite sur trois ou quatre lieues de long, et
qui, au lieu de s'éteindre dans l'eau , s'y rallume plus
phosphorescent et plus vif?
Quels lampadaires et quels ifs que des vaisseaux à trois
mâts illuminés depuis les basses œuvres jusqu'aux pommes
de girouettes, quelles lances à feu que des minarets de cent
pieds de haut brûlant dans cet immense amphithéâtre que la
nature semble avoir créé pour asseoir la capitale du monde,
et où Fourier met par anticipation le trône de l'Omniarque
du globe!
Çà et là des clartés commençaient à pMir, des brèches s'é-
tablissaient dans les lignes de feu, la poudre, fatiguée, ne
213 COiNSTANTINOPLE.
détonnait plus qu'avec peine; d'énormes bancs de fumée,
que le vent ne pouvait plus résoudre, rampaient sur l'eau
comme des phoques monstrueux; la rosée froide de la nuit
finissait par tremper les vêtements les plus épais; il fallait
songer à se retirer, opération qui n'était pas sans difficulté
ni péril. Mon caïque m'attendait au bas de l'échelle du na-
vire; je hélai mes caïdjis, et nous partîmes.
C'était sur le Bosphore le plus prodigieux fourmillement
d'embarcations de toutes sortes qu'on puisse imaginer :
malgré les cris d'avertissements, les rames s'enchevêtraient
à tout instant avec les rames, les bordages se frôlaient et
les avirons étaient obligés de se replier sur le flanc des
barques, comme des pattes d'insectes, sous peine de se
rompre.
Les pointes des proues vous passant à deux pouces de la
figure comme des javelots ou des becs d'oiseaux de proie;
les réverbérations de tous ces feux lançant leurs dernières
lueurs, aveuglaient les caïdjis et les trompaient sur leur
vraie direction ; une barque lancée à toute vitesse faillit pas-
ser par-dessus la nôtre, et j'aurais été coulé assurément à
fond ou coupé en deux si ses bateliers, d'une adresse incom-
parable, n'eussent brassé en arrière avec une vigueur sur-
humaine.
Enfin j'arrivai sain et sauf à Top'IIané à travers un cla-
potis et un miroitement de vagues, dans un tumulte de bar-
ques et de cris à rendre fou, et je remontai à l'hôtel de
France, au petit Champ-des-Morts, par des rues qui deve-
naient de plus en plus désertes, enjambant avec précaution
des campements de chiens endormis.
Pendant ce temps, l'heureux calife relevait, au fond du
sérail, le voile de la belle esclave présentée par la sultane
mère, et son regard parcourait lentement ces charmes mys-
tJneux que nui œil humain ne verra après lui.
XVIII
LES MURAILLES DE GONSTAN TIN OPLï!
Favais résolu de faire une grande tournée dans les quar-
tiers reculés de Gonstantinople que les voyageurs visitent
rarement. Leur curiosité ne va guère au delà du Bezestin,
de l'Atmeidan, de la place du Sultan-Bayezid, du Vieux-Sé-
rail et des alentours de Sainte-Sophie, où se concentre tout
le mouvement de la ville musulmane. Je partis donc de
bonne heure, en compagnie d'un jeune Français qui habite
depuis longtemps la Turquie ; nous descendîmes rapidement
la pente de Galata, nous traversâmes la Corne-d'Or sur le
pont de bateaux en jetant quatre paras au bureau de péage,
et, laissant de côté Yeni-Djami, nous nous enfonçâmes dans
un dédale de ruelles turques.
A mesure que nous avancions, la solitude se faisait ;
les chiens, plus sauvages, nous regardaient d'un œil hagard
et nous suivaient en grommelant. Les maisons de bois
déteintes, chancelantes, avec leurs treillis démaillés^ leurs
220 CONSTANTINOPLE.
ges hors d'aplomb, présentaient un aspect de cages à pov*-
cts effondrées. Une fontaine en ruines laissait filtrer son eau,
gxtravasée dans une conque verdie; un turbé démantelé,
envahi par les ronces, les orties et les asphodèles, montrait
dans l'ombre, à travers ses grilles obstruées de toiles d'arai-
gnée, quelques cippes funèbres penchant à droite et à gau-
che et n'offrant plus que des inscriptions illisibles-, un ma-
rabout arrondissait son dôme grossièrement plâtré de chaux
ît flanqué d'un minaret semblable à une chandelle coiffée
Je son éteignoir-, au-dessus des longs murs, jaillissaient des
pointes noires de cyprès, ou se déversaient sur la rue des
touffes de sycomores et de platanes; plus de mosquées aux
colonnes de marbre, aux galeries mauresques, plus de ko-
nacks de pacha peints de vives couleurs et projetant leurs
gracieux cabinets aériens, mais par places de grands tas de
cendres au milieu desquels s'élèvent quelques cheminées de
briques noircies restées debout, et sur cette misère et cet
abandonna pure, blanche, implacable lumière d'Orient, qui
fait ressortir cruellement la tristesse de chaque détail.
De ruelles en ruelles, de carrefours en carrefours, nous
arrivâmes à un grand khan morne et délabré, aux hautes
arcades, aux longs murs de pierre, destiné à loger les cara-
vanes de chameaux : c'était l'heure de la prière, et, sur la
galerie extérieure du minaret de la mosquée voisine, deux
muezzins vêtus de blanc circulaient d'un pas de fantôme,
jetant, avec leur vuix d'une tonalité étrange, la formule sa-
cramentelle de l'islam à ces maisons muettes, aveugles et
sourdes, s'écroulant dans le silence et la solitude. Ce verset
du Koran, qui semblait descendre du ciel modulé par une
voix suavement gutturale, n'éveillait d'autre bruit que le
Toupir piaintif de quelque chien troublé dans son rêve et les
battements d'ailes d'une colombe effrayée. Les muezzins
n'en commuèrent pas moins ieu* roiide impassible, lançant
LES MURAILLES DE COiystaNTINOPLE. tôt
fes noms d'Allah et du prophète aux quatre vents de l'hori-
zon, comme des semeurs qui ce s'inquiètent pas où tombe
la graine, sachant bien qu'elle trouvera le sillon. Peut-être
même sous ces toits vermoulus, au fond de ces baraques
abandonnées en apparence, des fidèles déployaient leurs
pauvres petits tapis usés, s'orientaient vers la Mecque, et ré-
pétaient avec une foi profonde: a La Allah! il Allah! ou
Mohammed raçoul Allah!»
Un nègre à cheval passait de temps à autre ; une vieille
momie plaquée contre un mur allongeait hors d'un tas de
haillons une patte de singe qui demandait l'aumône, profi-
tant de l'occasion inespérée ; deux ou trois gamins échap-
pés d'une aquarelle de Decamps essayaient de fourrer des
cailloux dans le goulot d'une fontaine tarie. Quelques lézards
couraient sur les pierres en toute sécurité, et c'était tout.
Je me sentais, malgré moi, envahir par une tristesse acca-
blante, et j'aurais oublié le but de notre promenade, qui
était d'aller voir les saltimbanques près de la porte de Sili-
vri-Kapoussi, si mon compagnon ne me l'eût plusieurs fois
rappelé. — J'étais fatigué, mourant de faim, car nous avions
parcouru, sans y prendre garde, un espace énorme, et nous
nous étions considérablement écartés de notre route, que
nous retrouvâmes, non sans peine; nous traversâmes la
cour et le jardin d'une mosquée dont j'ai oublié le nom, et
le son d'une musique aigre et barbare sortant d'un enclos
de planches nous indiqua que nous étions dans le bon che-
min. — C'était bien là. — Nous nous assîmes sur un de
ces tabourets hauts de quatre pouces, l'on nous apporta du
café et des pipes, et nous regardâmes les exercices qui
avaient lieu au milieu de la cour, sur un lit de poussière
fine : c'étaient des Marocains exécutant à peu près les mê-
mes tours que tout le monde a pu voir au Cirque des Champa-
Élysées par la troupe arabe.
13
122 CONSTANTIMOPLE.
il me sembla même reconnaître le grand gaillard qui
servait de base à la pyramide humaine, et portait huit hom-
mes étages sur se* épaules bronzées et sur son crâne bleuâ-
tre. Des chevalets supportant des cordes tendues montraient
que le spectacle se compliquait de danses funambuliques;
mais nous étions arrivés trop tard pour voir cette partie du
programme; contre-temps que je regrettai fort pour ma
part, caries acrobates étaient de petites filles de huit ou dix
ans, très-jolies, nous dit-on, et d'une légèreté rare; il y
avait aussi des danseurs de corde bouffons, Turcs à large
barbe, à grand nez de perroquet, qui prenaient gravement
toutes sortes de poses grotesques de la bizarrerie la plus co-
mique. Au fond de la cour une galerie grillée, — un sérail,
comme on dit en Turquie, — servait de tribune ou de loge
aux femmes, et l'on nous fit retirer pour qu'elles pussent
sortir librement, la présence de giaours contrariant leur pu-
deur, — pudeur exagérée, assurément, car nous les vîmes
passer de loin, empaquetées jusqu'aux yeux, et ressemblant
à ces mannes d'osier sur lesquelles on tourne le linge dans
les bains.
Nous cherchâmes quelque chose à manger, car, si nous
avions repu nos yeux, notre estomac n'avait reçu aucune
nourriture, et chaque minute augmentait notre angoisse. Il
n'y avait là, dans ce quartier perdu, aucune de ces appétis-
santes rôtisseries où le kébab saupoudré de poivre tourne
à la flamme, enfilé par une broche perpendiculaire; aucune
de ces devantures sur lesquelles le baklava s'étale par larges
portions, que la main du pâtissier couvre d'une légère neige
de sucre, aucune de ces triomphantes gargotes offrant leurs
boulettes de riz enveloppées de feuilles, et leurs jattes oQ des
quartiers de concombre nagent dans l'huile, mêlés à des
morceaux de viande. Nous ne trouvâmes à acheter que des
mûres blanches et du savon noir : médiocre régal!
;
LES MURAILLES DE CONSTANTINOPLE. 223
Nous errions faméliquement, roulant çà et là des yeux
avides, et choisissant les rues qui, un peu moins désertes
que les autres, semblaient nous promettre quelque chance
de nourriture. Une bonne vieille dame grecque, suivie de
sa petite servante portant un gros paquet, prit pitié de nous
et nous indiqua, non loin de là, une hôtellerie où nous trou-
verions probablement de quoi nous restaurer. Ce renseigne-
ment était justs, seulement l'hôtellerie était fermée depuis
plusieurs années. Les souvenirs de la brave matrone remon-
taient à sa jeunesse.
Le quartier que nous parcourions présentait une physio-
nomie toute différente; ce n'était plus l'aspect turc. Les por-
tes des maisons entr' ouvertes laissaient l'œil pénétrer dans
les intérieurs. Aux fenêtres sans grillages apparaissent de
charmantes têtes de femmes, coiffées de crépons roses ou
bleus et couronnées d'une grosse natte de cheveux formant
diadème ; des jeunes filles assises sur le seuil regardaient
librement dans la rue, et nous pouvions admirer sans les
faire fuir leurs traits fins et purs, leurs grands yeux bleus
et leurs tresses blondes ; devant les cafés des hommes en
fustanelle blanche, en calotte rouge, en veste aux longues
manches soutachées, avalaient de grands verres de raki et
s'enivraient comme de bons chrétiens. — Nous étions dans
Psammathia, un quartier habité par les rayas, sujets non
musulmans de la Porte, espèce de colonie grecque au rai-
lieu de la ville turque. L'animation avait succédé au silence,
et la joie à la tristesse; on se sentait au milieu d'une race
vivante.
Un jeune drôle, nous voyant chercher un cabaret, vint
s'offrir à nous pour guide, après nous avoir fait voir son
passe-port comme un vrai filou qu'il était, et il nous con-
duisit avec beaucoup de détours, pour donner de l'impor-
tance au service qu'il nous rendait, à une espèce de locanda
224 CONSTANTWOPLE.
située à dix pas de l'endroit où il nous avait pris. Nous lui
donnâmes quelques paras pour sa peine ; mais, ne se trou-
vant sans doute pas assez récompensé, il subtilisa, avec l'a-
dresse d'un grinche émérite, le porte-monnaie de mon ca-
marade, contenant une trentaine de francs en bechlicks et
en piastres.
Nous entrâmes dans une grande pièce où, derrière un
comptoir chargé de mets et de bouteilles, se tenait debout
un Palforio truculent, plus propre en apparence à couper le
cou à des voyageurs qu'à des poulets; ce cuisinier terrible,
à la figure olivâtre, à la barbe bleue, formant des tons verts
en se mêlant aux tons jaunes de la peau, aux yeux et au
bec de gypaète, condescendit pourtant à nous servir des
crevettes, des rougets frits dans une caisse de papier, à peu
près comme des côtelettes en papillotes , des pêches, des
raisins, du fromage et une fiasque de vin blanc resinalo,
ressemblant pour le goût à du vermout de Turin et dont
la saveur amère ne déplaît pas quand on en a l'habitude.
Il n'avait pu, malgré noire désir, nous donner de la viande,
parce qu'on célébrait ce jour-là je ne sais quelle fête grecque
qui rendait le maigre obligatoire. — Mais nous avions si
faim, que cette simpie collation nous parut un déjeuner de
Balthazar, et que nous nous attendions à voir flamboyer des
écritures sur la muraille. Cependant Psammathia ne croirla
pas sur ses fondements, et nous pûmes achever notre repas
<sans catastrophe biblique.
Oûment réconfortés, nous nous mîmes en route avec une
vigueur toute fraîche, eï nous atteignîmes bientôt la porte la
plus voisine du château des Sept-Tours, en grec Heptapur-
gon, en turc Jedi-Kouleier, mots qui ont la même significa-
tion. Là, nous rencontrâmes un de ces loueurs de chevaux,
si nombreux à Top'Hané, près de l'Échelle des Morts, au
Kiosque-Vert, au grand Champ de Pera et dans tous les en-
LES MURAILLES DE CONSTANTWOPLE. 225
droit? fréquentés de Constantinople, mais dune rareté phé-
noménale en pareil endroit. Nous enfourchâmes ses deux
bêtes assez proprement harnachées, et valant certes les
rosses prétendues anglaises sur lesquelles nos victorieux pa-
radent aux Champs-Elysées. Ces gentils chevaux curdes,
l'un blanc, l'autre bai, se mirent fraternellement au pas
allongé, suivis par leur maître, marchant à pied, et nous
primes sur la droite, laissant à gauche les tours ébréchées
de l'antique prison d'État. Nous voulions longer extérieure-
ment les anciennes murailles de Byzance, depuis la mer
jusqu'à Ederne-Capoussi et même plus loin, si nous n'étions
pas trop fatigués.
Je ne crois pas qu'il y ait nulle part au monde une pro-
menade plus austèrement mélancolique que ce chemin qui
circule pendant près d'une lieue entre un cimetière et des
ruines.
Les remparts, composés de deux rangs de murailles flan-
quées de tours carrées, ont à leurs pieds un large fossé
comblé maintenant par des cultures et revêtu d'un parapet
de pierre, ce qui formait trois enceintes à franchir. Ce sont
les aniiques murailles de Constantin, telles que les assauts,
le temps, les tremblements de terre, les ont faites; dans leurs
assises de briques et de pierre, on voit encore les brèches
ouvertes par les catapultes, les balistes, les béliers et cette
gigantesque coulevrine, mastodonte de l'artillerie, que ser-
vaient sept cents canonniers, et qui lançait des boulets de
marbre du poids de six cents livres. Ça et là une immense
lézarde fend une tour du haut en bas; plus loin, tout un
pan de mur est tombé au fond du fossé ; mais où la pierre
manque, le vent apporte de la poussière et des graines, un
arbuste se développe à la place du créneau absent, et devient
un arbre; les mille griffes des plantes parasites retiennent
la brique qui va choir ; les racines des arbousiers, après
226 CONSTANTINOPLE.
avoir été des pinces pour s'introduire entre les joints des
pierres, se changent en crampons pour les retenir, et la mu-
raille continue sans interruption, découpant sur le ciel sa
silhouette ébréchée, étalant ses courtines drapées de lierre
et dorées par le temps de tons sévères et riches. De dislance
en distance s'élèvent les vieilles portes d'architecture by-
zantine, empâtées de maçonnerie turque, mais pourtant
reconnaissantes encore.
Il serait difficile de supposer une cité vivante derrière
ces remparts morts qui pourtant cachent Constantinopîe.
On se croirait aux abords d'une de ces villes des contes
arabes dont tous les habitants ont été pétrifiés par un malé-
fice; — quelques minarets seuls lèvent la tête au-dessus de
l'immense ligne des ruines, et témoignent que l'islam a là
sa capitale. Le vainqueur de Constantin XIII, s'il revenait
au monde, pourrait placer encore avec à-propos sa mélan-
colique citation persane : « L'araignée file sa toile dans le
palais des empereurs, et la chouette entonne son chant noc-
turne sur les tours d'Ephrasiab. »
Ces murailles roussâtres, encombrées de la végétation
des ruines, qui s'écroulent lentement dans la solitude, et
sur lesquelles courent quelques lézards, il y a quatre cents
ans voyaient ameutées à leurs pieds les hordes de l'Asie,
poussées par le terrible Mahomet II. Les corps des janissaires
et des timariots roulaient, criblés de blessures, dans ce fossé
où s'épanouissent maintenant de pacifiques légumes; des
cascatelles de sang ruisselaient sur leurs parois où pendent
les filaments des saxifrages et des plantes pariétaires. Une
des plus terribles luttes humaines, lutte de race contre race
de religion contre religion, eut lieu dans ce désert où règne
un silence de mort. Comme toujours, la jeune barbarie
l'emporta sur la civilisation décrépite, et, pendant que le
prêtre grec faisait frire ses poissons, ne pouvant croire à la
LES MURAILLES DE CONSTANTINOPLE. 227
prise de Constantinople, Mahomet II, triomphant, poussait
son cheval dans Sainte-Sophie, et marquait sa main san-
glante sur la muraille du sanctuaire, la croix tombait du
haut des dômes pour faire place au croissant, et Ton retirait
de dessous un tas de morts l'empereur Constantin, sanglant,
mutilé, et reconnaissable seulement aux aigles d'or qui
agrafaient ses cothurnes de pourpre.
J'ai parlé tout à l'heure du caloyer occupé à faire frire
des poissons pendant l'assaut suprême donné à Constantino-
ple, et qui répondit incrédulement à l'annonce du triomphe
des Turcs : « Bah ! je croirai plutôt que ces poissons vont
ressusciter, sortir de l'huile bouillante et nager sur le plan-
cher. » Prodige qui eut lieu effectivement et dut convaincre
l'obstiné moine.
La descendance de ces poissons miraculeux frétille dani
la citerne de l'église grecque ruinée de Baloukli, qu'on aper-
çoit à quelque distance des remparts de la ville, un peu
avant d'arriver à Silivri-Kapoussi. Ils sont rouges d'un côté
et bruns de l'autre, en mémoire du tour de poêle qu'avaient
supporté leurs aïeux à moitié cuits; un pauvre diable de
prêtre les montre encore aux étrangers en disant : Idos
psari, effendi. (Regardez les poissons, monsieur.) Quoique
je ne professe pas des opinions voltairiennes à l'endroit des
miracles, je ne jugeai pas à propos d'aller vérifier celui-ci
par moi-même, d'autant plus que c'était un miracle schis-
tnatique auquel je n'étais pas obligé de croire; je me con-
tentai donc de la légende et je continuai ma route.
Quel dommage que mon ami le grand paysagiste Bellel
n'ait pas fait le voyage de Constantinople! Quel parti il eût
tiré de ces superbes mouvements de terrain, de ces grands
cyprès, de ces pans de murailles chancelantes soutenus par
des végétations robustes! Comme soiAfusain ferme et magistral
eût découpé les fouilles de ces platanes, de ces arbousiers,
228 CONSTANTIINDPLE.
de ces lentisgues venus dans ce fossé comblé de détritus hu-
main !
Les pluies de l'hiver, les vents de l'été et le travail du
temps ont emporté la terre sur les bas côtés du chemin, qui
n'a pas été réparé sans doute depuis Constantin, et déchaussé
la voie qu'on prendrait par places plutôt pour le somme:
d'un large rempart à demi enfoui que pour une route prati-
cable; deux arabas suivaient pourtant ce chemin invrai-
semblable, l'un doré et peint, cahotant cinq ou six femmes
bien vêtues et soigneusement voilées, tenant de beaux en-
fants sur leurs genoux; l'autre en simples planches retenues
par des chevilles de bois, secouant un clan de Tsiganes
mâles et femelles, bruns comme les Indiens, hâves, dégue-
nillés, qui piaulaient une stridente chanson bohème, sous
laquelle bourdonnait un sourd ronflement de tambours de
basque.
Je suis encore à comprendre comment ces lourdes voitu-
res n'ont pas été précipitées vingt fois et brisées au fond de
ces ornières de trois ou quatre pieds de profondeur; mais
les bœufs ont le pied sûr, et les conducteurs ne quittent pas
les cornes de leurs bêtes. Quant à moi, je quittai cette tu-
multueuse carrière de pierre et fis marcher mon cheval sous
les cyprès de l'immense Champ-des-Morts qui fait face aux
remparts depuis les Sept-Tours jusqu'au bas des collines
d'Eyoub.
Je marchais au petit pas, dans un étroit sentier tracé entre
les tombes, lorsque j'aperçus, arrêtée près d'un cippe funè-
bre, une jeune femme masquée d'un yach«ack assez trans-
parent, et drapée d'un feredjé vert tendre; elle tenait à la
main une touffe de roses, et ses grands yeux avivés d'anti-
moine flottaient devant elle, perdus dans une indéfinissable
rêverie. Apportait-elle ces fleurs sur quelque tombe aimée,
ou se promenait-elle simplement sous ces tristes ombrages'
LES MURAILLES DE CONSTANTINOPLE. 229
(Test ce que je ne saurais dire; mais, au bruit des sabots de
mon cheval, elle releva la tête, et, sous la claire mousseline,
je pus discerner un charmant visage. Sans doute, mes yeux
exprimèrent naïvement et fidèlement mon admiration, car
elle s'approcha du bord de la route, et, avec un mouvement
plein d'une grâce timide, elle me tendit une rose prise de
son bouquet.
Mon compagnon, qui venait derrière moi. me rejoignit,
et elle lui en offrit une aussi par une nuance de pudeur dé-
licate qui corrigeait ce que sa première impulsion pouvait
avoir de trop libre. Je la saluai de mon mieux à l'orientale.
Deux ou trois compagnes la rejoignirent, et elle disparut à
travers l'épaisseur des cyprès, — Là se borne mon unique
bonne iortune turque; mais je n'ai pas oublié les grands
yeux noirs aux paupières teintes de surmeh, et la rose, re-
lique précieuse, jaunit à Paris dans un sachet de sali':
blanc.
XÎX
BALATA. — LE PHANAR. — BAIN TURC
Si je faisais un voyage d'antiquaire au lieu d'une tournée
d'artiste, j'aurais pu, à grand renfort de bouquins, disserter
longuement sur les emplacements probables des anciens
édifices de Byzance, les reconstruire d'après quelques frag-
ments douteux perdus sous des agrégations de baraques
turques, et rapporter à ce sujet un certain nombre d'in-
scriptions grecques qui m'auraient donné l'air fort savant;
mais je préfère un croquis fait sur nature, une impression
réelle, sincèrement rendue. Ainsi je n'entrerai pas dans le
détail de chaque porte antique, et je ne chercherai pas
l'endroit précis où tomba le malheureux Constantin-Dra-
cosès, endroit marqué, dit-on, par un arbre gigantesque,
poussé dans le rempart. Ces portes s'ouvrent à \ravers de
grosses tours massives et sont ornées de quelques colonnes
d'ordre composite sentant la décadence byzantine, et dont
le fût est souvent emprunté à quelque temple antique , la
BAIN TURC. 231
Porte-Dorée dessine une arcade remplie d'une solide ma-
çonnerie, car, d'après une vieille tradition, les vainqueurs
futurs de Constantinople doivent pénétrer dans la ville par
cette porte qui déjà vit passer triomphant Alexis Stratego-
polos, lieutenant de Michel Paléologue, lorsqu'il reconquit
en une nuit Byzance sur Beaudoin II, et mit ainsi fin à
l'empire français en Orient. — Ce mur va-t-il bientôt s'a-
battre, comme les Grecs s'y attendent, pour laisser entrer
leurs coreligionnaires russes après les quatre cents ans
d'intervalle fixés par une prophétie, à partir de la prise de
Constantinople, date qui tombe justement le 20 mai pro-
chain, et la messe sera-t-elle célébrée à Sainte-Sophie en
présence du czar? — C'est une question que je n'approfon-
dirai pas; mais la présence du prince Menschikoff, au cas
où l'on supposerait à la Russie des intentions hostiles, ne
pouvait concorder plus habilement avec les préjugés et les
croyances populaires.
Près de la porte d'Andrinople, nous descendîmes de che-
val pour prendre une tasse de café et fumer un chibouck
dans un café peuplé d'une clientèle bigarrée, et nous conti-
nuâmes notre route, toujours accompagnés par le cimetière,
qui n'en finissait pas; mais nous trouvâmes enfin le bout de
la muraille, et nous pûmes rentrer dans la villeen dirigean
avec prudence nos montures chancelantes, qui buttaient
contre les turbans de marbre et les fragments de tombe
dont les pentes glissantes étaient hérissées.
Nous arrivâmes ainsi dans un quartier étrange et d'une
^nysionnmie toute particulière : les baraques devenaient de
plus en plus délabrées, pauvres et sales. Leurs façades re-
chignées, chassieuses, hagardes, se fendillaient, se déje-
taient, se disloquaient, prêtes à tomber en putréfaction. Les
toits semblaient avoir la teigne et les murailles la lèpre; les
écailles de l'enduit grisâtre se détachaient comme les pelli-
232 CONSTÀNTINOPLE.
cules d'une peau dartreuse. Quelques chiens saigneux ré-
duits à l'état de squelette, rongés de vermine et de morsures,
dormaient dans la boue noire et fétide; d'ignobles loques
pendillaient aux fenêtres, derrière lesquelles, haussés par
nos montures, nous découvrions des têtes bizarres d'une li~
vidité maladive, entre la cire et le citron, surmontées d'é-
normes bourrelets de linge blanc et emmanchées dans de
petits corps fluets à poitrine plate, sur laquelle bridait une
étoffe miroitante comme les feuilles d'un parapluie mouillé;
des yeux mornes, atones, aux regards accablés, pareils dans
ces visages jaunes à des charbons tombés dans une omelette,
se levaient lentement vers nous et retombaient sur quelque
besogne; des fantômes furtifs passaient le long des ba-
raques le front ceint d'un chiffon blanc moucheté de noir,
comme si l'usure y eût essu5Té sa plume toute la journée, le
corps perdu dans une souquenille vernie de crasse.
Nous étions à Balata, le quartier juif, le ghetto de Con-
stantinople; nous voyions là le résidu de quatre siècles d'op-
pression et d'avanie, le fumier sous lequel ce peuple, proscrit
partout, se blottit comme certains insectes pour se dérober
à ses persécuteurs; il espère se sauver par le dégoût qu'il
inspire, vit dans la fange et en prend les teintes. On imagi-
nerait difficilement quelque chose de plus immonde, de
plus infect et de plus purulent : la plique, les scrofules, la
gale, la lèpre et toutes les impuretés bibliques, dont il ne
s'est pas guéri depuis Moïse, le dévorent sans qu'il s'y op-
pose, tant l'idée du lucre le travaille exclusivement; il ne
fait même pas attention à la peste s'il peut faire un petit
commerce sur les habits des morts. — Dans ce hideux quar-
tier roulent pêle-mêle Aaron et Isaac, Abraham et Jacob;
ces malheureux, dont quelques-uns sont millionnaires, se
nourrissent de têtes de poisson qu'on retranche comme ve-
nimeuses et qui dévelopz>ent chez eux certaines maladies
BAIN TURC. 234
particulières. Cet immonde aliment a pour eux l'avantage
de ne coûter presque rien.
En face, de l'autre côté de la Corne-d'Or, sur une pente-
aride, pelée, poussiéreuse, s'étend le cimetière qui absorbe
leurs générations malsaines. Le soleil brûle les pierres in-
formes de leurs tombes où ne pousse pas un brin d'herbe
et que n'abrite pas un seul arbre. Les Turcs n'ont pas voulu
accorder cette douceur à leurs charognes proscrites et ont
tenu à garder au Champ-des-Morts juif l'aspect d'une voirie :
à peine leur est-il permis de graver quelque mystérieux ca-
ractère hébraïque sur les cubes qui mamelonnent de leurs
rugosités cette colline désolée et maudite.
Quelle différence entre ces poupées souffreteuses dont on
ne peut discerner l'âge et les splendides juives de Constan-
tine, qui s'avancent belles comme la reine de Saba et parées
comme elle dans leurs dalmatiques de damas mi-parti, avec
leurs ceintures à plaque de métal, leurs chaînettes d'or et
leur bandeau brodé de paillon! — C'est pourtant la même
race, mais on ne le dirait guère. Les unes pourraient poser
pour les madones de Raphaël ; Rembrandt seul serait ca-
pable de faire figurer les autres dans quelque scène magique,
en les dorant, sur un fond de bitume, de ces merveilleux
tons de hareng saur dont Amsterdam lui a donné le secret.
Le même abaissement de race se remarque aussi chez les
hommes : aucun n'a cette pureté de type commune chez
les juifs d'Afrique, qui semblent avoir conservé le primitif
cachet oriental.
Les Turcs, qui admettent Aïssa (Jésus) comme un pro-
phète, font payer cruellement sa mort aux Juifs-, cependant
il faut dire qu'on ne les maltraite plus comme autrefois, et
que leurs vies et leurs fortunes sont à peu près en sûreté
contre les avanies et les extorsions; mais ce peuple im-.
muable dans sa crasse ne s'est pas encore rassuré et conti-
234 CONSTANTINOPLE.
duo sa comédie de misère; il est toujours puant, sordide el
bas, cachant de l'or sous des haillons. Il se venge des Chré-
tiens, des Grecs et des Turcs par l'usure. Au fond de ces
huttes infectes, plus d'un Shylock, attendant l'échéance,
repasse son couteau sur le cuir de son soulier, pour enlever
>d livre de chair à Bassanio; plus d'un rabbin cabaliste se
répand de la cendre sur la tête et fait des conjurations afin
d'obtenir de Dieu le châtiment de peuples balayés de la face
du monde depuis des siècles.
Nous sortîmes enfin de ce quartier ignoble, et nous en-
trâmes dans le Phanar, où habitent les Grecs de distinction,
une espèce de West-End à côté d'une cour des Miracles; les
maisons en pierre font une bonne contenance architecturale.
Plusieurs ont des balcons soutenus par des consoles décou-
pées en escalier ou des modillons à volutes; — d'autres
plus anciennes rappellent les façades étroites des petits hô-
tels du moyen âge, moitié forteresses, moitié demeures ci-
viles; les murs ont une épaisseur à soutenir un siège, les
volets de fer sont à l'épreuve de la balle, des grilles énormes
défendent les croisées étrécies en barbacanes, les corniches
se denticulent volontiers en créneauxet se projeltentenmou-
charabys, luxe innocent de défense qui ne sert que contre
l'incendie, dont les langues impuissantes lèchent en vain ce
quartier de pierre.
Là s'est réfugiée l'antique Byzance, là vivent dans l'obs-
curité les descendants des Commènes, des Ducas, des Pa-
léologues, des princes sans principautés dont les aïeux ont
porté la pourpre et qui ont du sang impérial dans les veines;
leurs esclaves les traitent en rois, et ils se consolent entre
eux de leur déchéance par ces simulacres de respect. Des
richesses considérables sont entassées dans ces solides mai-
sons, très-ornées à l'intérieur, quoique très-simples à l'exté-
rieur ; car en Orient le luxe est craintif et ne se développe
BAIN TURC. 235
qu'à l'abri des regards. Les Phanariotes ont été longtemps
célèbres pour leur habileté diplomatique : ils dirigèrent ja-
dis toutes les affaires internationales de la Porte ; mais leur
crédit semble avoir beaucoup baissé depuis la révolte de la
Grèce.
Au bout du Phanar, l'on rentre dans les rues turques qui
feagent la Corne-d'Or, et où fourmille une active popula-
tion commerciale. A chaque pas, l'on rencontre des ham-
mals portant à deux un fardeau suspendu à une perche :
des ânes liés entre deux longues planches dont ils supportent
chacun un bout embarrassent la circulation et fauchent tout
ce qui se trouve sur leur passage lorsqu'ils sont obligés de
tourner pour prendre une rue transversale. Ces pauvres
bêtes restent quelquefois bloquées contre les murailles de la
ruelle trop étroite sans pouvoir avancer ni reculer, ce qui
produit bientôt une agglomération de cavaliers, de piétons,
de portefaix, de femmes, d'enfants, de chiens, qui mau-
gréent, sacrent, piaillent et aboient sur tous les tons, jus-
qu'à ce que l'ânier tire sa bête par la queue et lève ainsi la
digue de l'écluse. Alors la foule amassée s'écoule et le calme
se rétablit, non sans quelques horions préalablement distri-
bués, et dont les bourriques, cause innocente de la chose,
empochent comme de raison la meilleure partie.
Le terrain monte en amphithéâtre de la mer jusqu'aux
remparts que nous venions de longer extérieurement, et,
par-dessus des toits tumultueux des maisons turques, l'œil
saisit çà et là quelque fragment de muraille crénelée,
quelque arcade d'aqueduc antique qui enjambe les chétives
constructions modernes, bûchers tout préparés pour l'in-
cendie et qu'une allumette suffit à enflammer. Combien de
Constantinoples ont déjà vu tomber en cendres, à leurs
bases, ces vieilles pierres noircies ! — Une maison turque de
cent ans est une rareté à Stamboul.
236 CONSTANTmOPLE.
Notre saïs, marchant la main appuyée sur la croupe de
mon cheval, nous guidait, mon ami et moi, à travers cette
foule et ce dédale, et nous eut bientôt amenés au second
pont qui traverse la Corne-d'Or; il nous fit regagner, à
travers Kassim-Pacha, les pentes du petit Champs-dës-Morts,
et nous déposa à la porte de l'hôtel de France, sans paraître
fatigué de cet énorme trajet.
Quant à moi, je m'assis sur mon divan, je m'accoudai à la
fenêtre et je me livrai aux douceurs du kief, un peu étourdi
par la fatigue et le .tabac opiacé dont j'avais chargé le
lulé de ma pipe, et le soir, après le souper, qui ne se fit
pas attendre longtemps, je ne fus nullement tenté d'aller
me promener selon mon habitude devant les cafés du
petit Champ où se réunit la société pérote.
Le lendemain , j'étais un peu courbattu et je résolus
d'aller prendre un bain turc, car rien ne délasse autant, et
je me dirigeai vers les bains de Mahmoud, situés près du
Bazar. Ce sont les plus beaux et les plus vastes de Constan-
tinople.
La tradition des Thermes antiques, perdue chez nous,
s'est conservée en Orient. — Le christianisme, en prêchant
le mépris de la matière, a peu à peu fait tomber en désuétude
les soins donnés au corps périssable comme sentant trop leur
paganisme. Je ne sais plus quel moine espagnol, quelque
temps après la conquête de Grenade, prêchait contre l'usage
des bains maures et déclarait suspects de sensualisme et
d'hérésie ceux qui n'y voudraient pas renoncer.
En Orient, où la propreté du corps est d'obligation reli-
gieuse, les bains ont gardé toutes les recherches grecques et
romaines : ce sont de grands édifices d'apparence architec-
turale, avec coupole, dômes, colonnes, qui emploient le
marbre, l'albâtre, les brèches de couleur dans leur con-
struction, et sont desservis par une armée de baigneurs,
BAIN TURC. 237
de tellacks, d'étuvistes, rappelant les strigiîlaires, les ma-
laxeurs et les aliptes de Rome et de Byzance.
Une grande salle ouvrant sur la rue et fermée par un pan
de tapisserie reçoit d'abord le client. — Près de la porte, le
maître du bain se tient accroupi entre une caisse renfermant
la recette et un bahut où il serre l'argent, les bijoux et
autres objets précieux qu'on dépose en entrant et dont il
répond. Autour de cette salle, d'une température à peu près
égale à celle du dehors, régnent deux espèces de galeries
superposées garnies de lits de camp; une fontaine darde son
filet d'eau grésillant sur une double vasque au milieu du
pavé de marbre miroitant d'eau. Autour de la fontaine sont
rangés quelques pots de basilic, de menthe et autres plantes
odoriférantes, dont les Turcs aiment beaucoup le par-
fum.
Des linges bleus, blancs, rayés de rose, sèchent sur des
cordes ou pendent au plafond comme les drapeaux et les
bannières à la voûte de Westminster ou des Invalides.
Dans les lits fument, boivent du café, prennent des sher-
bets, ou dorment enveloppés jusqu'au menton comme des
enfants au maillot les baigneurs attendant qu'ils ne soient
plus en transpiration pour reprendre leurs habits.
On me fit monter à la seconde galerie par un petit escalier
de bois; on m'indiqua un lit; et, lorsque je fus débarrassé
de mes vêtements, deux tellaks m'entortillèrent autour de
la tête une serviette blanche en forme de turban et me re-
vêtirent des reins aux chevilles d'une pièce de Guinée bri-
dant comme le pagne des statues égyptiennes. Au bas de
l'escalier, je trouvai une paire de patins de bois dans les-
quels j'entrai mes pieds; et, mes tellacks me soutenant par
l'aisselle, je passai de la première pièce dans la seconde,
chauffée à une température plus élevée ; on m'y laissa
quelques minutes pour habituer mes poumons à l'atmo-
238 CONSTANTINOPLE.
sphère brûlante de la troisième salle, poussée jusqu'à trentô-
cinq ou quarante degrés.
Les étuves diffèrent de nos bains de vapeur : un feu con-
tinuel brûle sous leurs dalles de marbre, et l'eau qu'on y
répand s'y volatilise en fumée blanche, mais n'y vient pas
d'une chaudière par jets stridents. — Ce sont en quelque
sorte des bains à sec, et l'extrême chaleur détermine seule
la transpiration.
Sous une coupole éclairée par de grosses lentilles de verre
verdâtre ne laissant filtrer qu'un jour vague, sept ou huit
dalles en forme de tombeau sont disposées pour recevoir les
corps des baigneurs, qui, étendus comme des cadavres sur
une table de dissection, subissent la première préparation
du bain turc : on leur pince légèrement l'insertion des
muscles, on les malaxe comme une pâte molle jusnu'à ce
qu'ils se couvrent d'une sueur perlée pareille à celle qui se
forme autour du seau d'une bouteille de vin de Champagne
trempée dans la glace, résultat qui ne se fait pas attendre.
Lorsque vos pores ouverts laissent ruisseler l'eau sur vos
membres assouplis, on vous relève, on vous fait chausser
de nouveau les patins pour épargner à la plante de vos pieds
le contact torride du pavé, et l'on vous conduit à l'une des
niches creusées autour de la rotonde.
Une fontaine de marbre blanc avec sa vasque où se dé-
gorge à volonté un robinet d'eau chaude et d'eau froide
occupe le fond de ces niches. Votre tellack vous fait asseoir
près du bassin, arme sa main d'un gantelet en poil de cha-
meau et vous étrille les bras d'abord, les jambes ensuite,
puis le torse, de façon à vous amener le sang à la peau,
sans vous écorcher cependant et sans vous faire le moindre
mal, malgré l'apparente rudesse qu'il met à cet exercice.
Ensuite il puise dans le bassin, avec une sébile de cuivre
jaune, plusieurs écuellées d'eau tiède, qu'il vous répand
BAIN TURC. 23*
sur le corps. Quand vous êtes un peu séché, il vous reprend
et vous polit avec la paum^ 4e la main nue, chassant 1?
long de vos bras de longs rouleaux grisâtres, qui surpren-
nent beaucoup les Européens, convaincus de leur propreté;
d'un coup sec, le tellack fait tomber ces escarres et vous les
montre d'un air de satisfaction.
Un nouveau déluge emporte ces copeaux balnéatoircs, et
le tellack vous flagelle doucement de longues étoupes im-
bibées de mousse savonneuse; il sépare vos cheveux et vous
nettoie la peau de la tête, opération suivie d'une autre ca-
taracte d'eau fraîche pour éviter les congestions cérébrales
que pourrait déterminer l'élévation de la température.
Mon baigneur était un jeune garçon macédonien de quinze
à seize ans, dont la peau, macérée par une immersion con-
tinuelle, avait acquis un ton bistré uni et une finesse in-
croyable ; — il n'avait plus que les muscles, — tout son
embonpoint s'était évaporé, — ce qui ne l'empêchait pas
d'être vigoureux et bien portant.
Ces différentes cérémonies terminées, onm'embobelinade
linges secs, et l'on me ramena-è mon lit, où deux petits gar-
çons me massèrent une dernière fois. — Je restai là une heure
à peu près, dans une rêverie somnolente, prenant du café et
des limonades à la neige; et, quand je sortis, /étais si léger,
si dispos, si souple, si remis de ma fatigue, qu'il me semblait
Que les anges du ciel marchaient à mes côté* 1
XX
LE BEÎRAM
Le Ramadan était fini : et, sans vouloir entacher en rien
!e zèle des musulmans, on peut dire que la cessation du
jeûne est accueillie avec une satisfaction générale; car,
malgré le carnaval nocturne dont est doublé ce carême, il
n'en est pas moins pénible. A cette époque, chaque Turc
renouvelle sa garde-robe, et rien n'est plus joli que devoir
les rues diaprées de costumes neufs, de couleurs vives et
riantes, agrémentées de broderies ayant tout leur éclat, au
lieu d'être tachés de haillons pittoresquement sordides, plus
agréables dans un tableau de Decamps que dans la réalité;
tout musulman revêt alors ce qu'il a de plus gai, de plus
riche : le bleu, le rose, le vert-pistache, le jaune-cannelle,
l'écarlate, brillent de toutes parts; les mousselines des turbans
sont propres, les babouches pures de boue et de poussière;
la métropole de l'Islam a fait sa toilette de fond en comble.
— Si un voyageur arrivé par un bateau à vapeur descendait
LE BEIRAM. Ul
h terre en ce moment et s'en retournait le lendemain , il
emporterait de Constantinople une idée toute différente de
celle qu'il aurait après un séjour prolongé. La ville des sul-
tans lui paraîtrait beaucoup plus turque qu'elle ne Test.
Dans les rues se promènent, avec flûte et tambour, des
musiciens qui ont donné des aubades pédant le Ramadan
sous les fenêtres des maisons les plus considérables. Lorsque
leur tintamarre a suffisamment duré pour attirer l'attention
desbabitantsdu logis, un grillage s'écarte, une main paraît
qui laisse tomber un chàle, une pièce d'étoffe, une ceinture
ou quelque objet analogue, aussitôt accroebé au bout d'une
perche chargée de cadeaux du môme genre : c'est le bac-
chich destiné à reconnaître la peine qu'ont prise les instru-
mentistes, ordinairement novices derviches. Ce sont des es-
pèces de pifferari musulmans que l'on paye en bloc, au lieu
de leur jeter chaque fois un sou ou un para.
Le beïram est une cérémonie dans le genre des baise-
mains officiels d'Espagne, où tous les grands dignitaires de
l'empire viennent faire leur cour au padischa. La magni-
ficence turque éclate dans toute sa splendeur, et c'est une
des plus favorables occasions que puisse saisir un étranger
d'étudier et d'admirer un luxe ordinairemeni caché derrière
les murailles. mystérieuses du sérail. Seulement, il n'est pas
facile d'assister à cette solennité, à moins d'être englobé
fictivement dans le personnel d'une ambassade hospitalière.
— La légation sarde voulut bien me rendre ce service, et à
trois heures du matin un de ses cawas heurtait du pommeau
de son sabre à (a porte de mon hôtellerie. J'étais déjà levé,
habillé et prêt à le suivre; je descendis en toute hâte, et
nous nous mîmes à arpenter les rues montueuses de Péra,
éveillant des hordes de chiens endormis qui levaient le mu-
seau au bruit de nos pas et essayaient un faible aboiement
pour l'acquit de leur conscience ; nous croisant avec des
: CONSTANTtt'OPLE,
files de chameaux dont les flancs chargés frôlaient les pa-
rois des maisons et nous laissaient à peine la place de passer.
Une clarté rose teignait le haut de ces baraques de bois
coloriées qui bordent les rues, avec leurs étages en surplomb
et leurs cabinets saillants, dont aucune édilité ne modère la
projection, tandis que les portions inférieures étaient encore
baignées d'une ombre transparente et bleuâtre : rien n'est
plus charmant que l'aurore se jouant sur ces toits, sur ces
dômes, sur ces minarets avec des teintes d'une fraîcheur
que je n'ai vue en aucun autre endroit; on sent bien qu'on
n'est qu'à deux pas de la terre où le soleil se lève ; le ciel
de Constantinople n'a pas le bleu dur des ciels méridio-
naux ; il rappelle beaucoup celui de Venise, mais avec plus
de légèreté, de lumière et de vapeur; le soleil s'y lève en
écartant des rideaux de mousseline rose et de gaze d'argent ;
ce n'est qu'à une heure plus avancée que l'atmosphère se
lave de quelques teintes d'azur, et l'on comprend, dans une
promenade faite à trois heures du matin, toute la vérité lo-
cale de répfchète de rododactulos qu'Homère applique inva-
riablement à l'aurore.
Nous devions recueillir quelques personnes en route.
Chose rare, tout le monde était prêt, et, la petite troupe
réunie, l'on descendit au débarcadère de Tcp'Hané, où nous
attendait le caïque de l'ambassade.
Malgré l'heure matinale, la Corne-d'Or et le large bassin
qui s'évase à son entrée présentaient l'aspect le plus animé.
Tous les navires étaient pavoises de flammes et de pavillons
multicolores, depuis les bonnettes basses jusqu'aux pommes
de girouette. — Un nombre infini d'embarcations dorées a
pointes, garnies de tapis magnifiques et manœuvrées par de
vigoureux rameurs, coupaient l'eau nacrée et rose ; cette
flottille, chargée de pachas, de vizirs, de beys, arrivant de
leurs palais d'été par la rive du Bosphore, se dirigeait vers
LE BEIRAM. 243
Seraï-Bournou. Les albatros et les goélands, un peu effarou-
chés par ce tumulte prématuré, tournoyaient en poussant
de petits cris au-dessus des barques, et semblaient chasser
avec leurs ailes les derniers flocons de la brume nocturne
promenée par Ja brise comme des duvets de cygne.
Un grand attroupement de caïques était ameuté à l'échelle
du Kiosque-Vert, devant le quai du Sérail, et nous eûmes
assez àa peine à joindre le bord, ou des sais promenaient
de superbes chevaux de main attendant leurs maîtres.
Comme nous étions en avance, nous allâmes prendre du
café et fumer une pipe au Kiosque-Vert, joli pavillon dans
l'ancien style turc, déchu de sa splendeur première et ser-
vant aujourd'hui de corps de garde et de lieu d'attente. Il est
recouvert à l'extérieur de toiles et de bannes dont la couleur
motive le nom qu'il porte; à l'intérieur, des applications
de faïences émaillées de colonnettes, de marbre, des restes
de peinture et de dorure, témoignent d'une destination pri-
mitive plus élevée.
Le kiosque présentait, ce jour-là, un curieux rassemble-
ment de types divers, européens, asiatiques et turcs, de
cawas d'ambassade richement costumés et de soldats revêtus
de l'uniforme du Nizam, que leur teint bronzé signalait seul
comme musulmans.
Enfin les portes du sérail furent ouvertes, et nous par-
courûmes des cours plantées de cyprès, de sycomores et de
platanes d'une dimension monstrueuse, bordées de kiosques
d'un goût chinois et de constructions à murailles crénelées
età tourellesen relief, rappelant un peu l'architecture féodale
anglaise, — un mélange de jardin, de palais et de forteresse,
— et nous arrivâmes dans une cour à l'angle de laquelle s'é-
lève l'ancienne église de Saint-Irénée, transformée aujour-
d'hui en arsenal, et qui contient une petite maison délabrée
percée de beaucoup de fenêtres, réservée pour les ambas-
244 CONSTANTINOPLB.
sades, d'où l'on voit passer le cortège en premières loges.
La cérémonie commence par un acte religieux. Le sultan,
accompagné des grands dignitaires de l'empire, va faire sa
prière à Sainte-Sophie, la métropole des mosquées de
Constantinople : il pouvait être six heures. L'attente en-
fiévrait tout le monde; on se penchait pour voir si quelque
chose paraissait au loin; un assez prodigieux tintamarre
éclata subitement jouant une marche turque arrangée par
le frère de Donizetti, chef de musique du sultan. Les soldats
coururent aux armes et formèrent la haie; ces soldats,
faisant partie de la garde impériale, avaient des pantalons
blancs et des vestes rouges comme les grenadiers anglais en
petite tenue, le fez ne s'harmonisait pas mal avec cet uni-
forme; les officiers et les mouchirs enfourchèrent les beaux
chevaux de main que les sais promenaient.
Le sultan, arrivé de son palais d'été, se dirigeait vers
Sainte-Sophie. D'abord parurent le grand vizir, le séraskier,
le capitan-pacha et les divers ministres avec la redingote
droite de la réforme, mais si plastronnée de chamarrures
d'or, qu'il fallait de la bonne volonté pour y reconnaître un
costume européen, quand bien même le tarbouch n'eût pas
suffi pour les orientaliser; ils étaient entourés de groupes
d'officiers, de secrétaires et de serviteurs splendidement
brodés et montés, comme leurs maîtres, sur des chevaux
magnifiques; puis vinrent les pachas, les beys des provinces,
les agas, les selictars et les officiers composant les quatre odas
du selamlick, dont les noms bizarres pour des creilles
françaises n'éveilleraient aucune idée dans la tête du lecteur,
et qui ont pour fonction, celui-ci de débotter le suitanT
celui-là de lui tenir l'étrier, cet autre de lui présenter l'écri-
toire ou la serviette, etc. ; le tzouhadar ou chef des pages,
les icoglans et une foule d'employés formant la maison du
padischa.
LE BEIBAM. 245
Ensuite s'avança un détachement des gardes du corps,
dont l'uniforme bizarre et splendîde répond à l'idée aue Ton
se fait en France du luxe oriental. Ces gardes, choisis parmi
les plus beaux hommes, portent une tunique de velours
nacârat passementée de brandebourgs (For d'une richesse
extrême, des pantalons blancs en soie de Brousse, et une
espèce de toque côtelée assez semblable aux mortiers des
présidents, surmontée d'un immense cimier en plumes de
paon de deux ou trois pieds de haut, rappelant ces ailes
d'oiseaux posées sur le casque de Fingal, dans les composi-
tions ossianiques des peintres du temps de l'Empire. Pour
défense, ils ont un sabre courbe attaché à une ceinture
diaprée de broderies, et une grande hallebarde damasquinée
et do."ée, dont le fer offre des découpures féroces comme
celles des vieilles armes asiatiques.
Ensuite se succédaient une demi-douzaine de chevaux
superbes, arabes ou barbes, tenus en main et caparaçonnés de
housses et de têtières magnifiques. Ces housses, brodées d'or,
constellées de pierreries, étaient historiées du chiffre im-
périal, dont les complications et les entrelacements calligra-
phiques forment une arabesque d'une élégance extrême.
Les ornements étaient si pressés, que le fond rouge ou bleu
de l'étoffe disparaissait presque. Le luxe des selles remplace,
chez les Orientaux, celui des voitures, bien que beaucoup
de pachas commencent à faire venir des coupés de Vienne
et de Paris.
Ces nobles bêles semblaient avoir la conscience de leur
beauté; la lumière se jouait en moires soyeuses sur leurs
croupes polies; leurs crinières s'éparpillaient en mèches
brillantes à chaque mouvement de leur tête; des muscles
puissants s'élargissaient à leurs jarrets d'acier; ils avaient
cet air doux et her. ce regard presque humain, cette élasti-
cité du mouvement cette piaffe coquette, ce port plein d'a-
14
246 CONSTANTINOPLE.
ristocratie des chevaux de pur sang, qui font concevoir les
idolâtries et les passions des Orientaux pour ces superbes
créatures dont le Koran vame les qualités et recommande
le soin en plusieurs endroits, afin d'ajouter la sanction reli-
gieuse à ce goût naturel.
Ces chevaux précédaient le sultan, qui montait une admi-
rable bête dont la housse étincelait de rubis, de topazes, de
perles, d'émeraudes et autres pierres précieuses formant les
fleurs d'un feuillage d'or.
Derrière le sultan marchaient le kislar-agassi et le capou-
agassi, le chef des eunuques noirs et blancs ; puis un nain
trapu, obèse, à figure féroce, vêtu en pacha, qui remplit au-
près de son maître l'office des fous à la cour des rois du
moyen âge. Ce nain, que Paul Véronèse eût placé un per-
roquet au poing, habillé d'un surcot mi-parti, ou jouant avec
un lévrier dans un de ses repas, était hissé, sans doute par
contraste, sur le dos d'un grand cheval que ses jambes
cagneuses embrassaient à peine. Je crois qu'il est le seul do
son espèce existant aujourd'hui en Europe : la charge de
Caillette, de Triboulet et de l'Angeli ne s'est conservée qu'en
Turquie.
Les eunuques ne portent plus ce haut bonnet blanc dont
on les coiffe dans les opéras-comiques ; le fez et la redingote
composent leur costume, mais ils n'en ont pas moins un
aspect particulier qui les fait aisément reconnaître : le
kislar-agassi est assez hideux avec sa noire figure glabre,
peaussue et glacée de tons grisâtres ; mais le capou-agassi
j'emporte en laideur, n'étant pas masqué par un teint de
nègre. Sa face empâtée d'une graisse malsaine, sillonnée de
petits plis et d'une lividité blafarde, où clignent deux yeux
morts sous une paupière molle, sa lèvre, pendante et rechi-
gnée, lui donnent l'air d'une vieille femme de mauvaise
humeur. Ce sont pourtant de puissants personnages que ces
LE BEIRAM. 247
deux monstres : les revenus de la Mecque et de Médine leur
sont affectés; ils sont immensément riches, et font la pluie
et le beau temps dans le sérail, quoique leur empire soit
bien diminué aujourd'hui. Ce sont eux qui gouvernent
absolument ces essaims de houris que jamais ne profar?.^ le
regard humain, et, comme vous le pensez, ils sont le centre
de mille intrigues.
Un peloton de gardes du corps fermait la marche. Cû
cortège éblouissant, quoique moins varié qu'il ne Tétait
autrefois, lorsque tout le luxe asiatique brillait sur les cos-
tumes fantasques des pachas, des capidgis-pachas, des
bostandgis, des mabaindzés, des janissaires, avec leurs tur-
bans, leurs kalpacks, leurs casques circassiens, leurs arque-
buses à rouet, leurs masses d'armes, leurs arcs et leurs
flèches, disparut par l'arcade du passage qui mène du sé-
rail à Sainte-Sophie; puis, au bout d'une heure environ,
il revint et défila en sens inverse, mais dans le même
ordre.
Pendant ce temps, nous étions allés nous placer, mes
compagnons et moi, sur un puits recouvert de planches qui
formait une espèce de tribune, dans une immense cour
plantée de grands arbres, tout près du kiosque devant la
porte duquel devait avoir lieu la.cérémonie du baise-pied. —
En face de nous se développait un grand bâtiment surmonté
d'une multitude de colonnes peintes en jaune, à l'exception
de la base et du chapiteau rechampis de blanc. — Ces co-
lonnes étaient des cheminées, et ces vastes bâtisses des
cuisines; car chaque jour quinze cents bouches, suivant
l'expression turque, « mangent le pain du Grand Seigneur. »
Nous avions grand'peine à nous maintenir sur notre per-
choir, à l'assaut duquel montaient d'instant en instant de
nouveaux curieux que nous repoussions à coups de coude;
mais, en définitive, nous restâmes maîtres de la place.
248 CONSTANTINOPLE.
En attendant que le cortège revienne, décrivons l'endroit
où se passe le baise-pied. C'est un grand kiosque dont le toit,
soutenu par des colonnes, se projette en auvent tout autour
de la construction. Ces colonnes, dont les bases et les cha-
piteaux sont sculptés dans le goût d'ornementation de
l'Alhambra, soutiennent des arcades et des poutrelles qui
arc-boutent le rebord du toit, dont le dessous est curieuse-
ment travaillé de losanges, de compartiments et d'entrelacs;
la porte, flanquée de deux niches, s'ouvre dans une masse
de découpures, de rinceaux, de fleurons et d'arabesques,
parmi lesquels se contournent quelques chicorées et quel-
ques ornements rocaille, sans doute ajoutés après coup,
comme cela arrive souvent dans les palais turcs. Sur le mur,
de chaque côté de la porte, sont peintes deux perspectives
chinoises comme on en voit dans les comédies d'enfants,
représentant des galeries dont le pavé quadrillé de blanc et
de noir se prolonge à l'infini. Ces fresques bizarres doivent
être l'ouvrage de quelque vitrier génois fait captif par les
corsaires barbaresques, et elles produisent un singulier effet
sur ce bijou d'architecture musulmane.
Le sultan, suivi de quelques hauts dignitaires, pénétra
dans le kiosque, où il prit une légère collation; cet inter-
valle fut employé aux derniers préparatifs de la réception.
On étendit à terre, devant le kiosque, entre les deux colonnes
de l'arcade correspondant à la porte, un tapis de cachemire
noir sur lequel on posa un trône, ou plutôt un divan en
forme de canapé, tout couvert de plaques d'or ou de vermeil
d'un travail byzantin. Un escabeau d'un goût semblable fut
placé au pied du trône, et la musique se rangea en demi-
cercle, la figure tournée vers le kiosque.
Lorsque Abdul-Medjid reparut, la musique éclata en fan-
fares; les troupes poussèrent le cri consacré : « Vive, vive à
jamais le glorieux sultan ! » Un frémissement d'enthousiasme
LE BEÏRAM. 249
parcourut la foule. Tout le monde était ému, môme les
spectateurs non musulmans.
Abdul-Medjid se tint debout quelques instants sur l'esca-
beau : à son fez, une agrafe de diamants fixait l'aigrette de
plumes de héron, signe du pouvoir suprême; une espèce de
paletot large en drap bleu foncé, retenu par une boucle
de brillants, sous lequel scintillaient les dorures de son
uniforme, un pantalon de satin blanc, des bottes ver-
nies où miroitait la lumière, et des gants paille très-
justes, composaient ce costume d'une simplicité qui fai-
sait pourtant pâlir toutes les chamarrures des personnages
subalternes. Puis il se rassit, et les prosternations commen-
cèrent.
J'ai déjà donné un portrait du sultan, mais rapidement
crayonné et comme saisi au vol; je pourrai achever ici cette
esquisse, car la cérémonie du beïram ne dure pas moins de
deux heures, et j'eus tout le temps de le regarder. Sultan
Abdul-Medjid-Khan est né le 11e jour du mois de chaaban,
l'an 1238 de l'hégire (25 avril 1823); il avait donc, lorsque
je le vis en 1852, vingt-neuf ans et quelques mois. Monté à
seize ans sur le trône, où il succédait à sultan Mahmoud,
il avait déjà régné treize années. Sa figure immobile m'a
paru profondément empreinte des satiétés suprêmes du pou-
voir; un ennui fixe et intense toujours égal à lui-même,
éternel comme la neige des hauts lieux, lui faisait comme
un masque de marbre et solidifiait des traits assez peu régu-
liers. Le nez n'a pas cette courbe aquiline du type turc; les
joues sont pâles et encadrées d'une barbe fine et brune, et
martelées de quelques plans qui trahissent la fatigue; le
front, autant que le fez le laisse voir, m'a paru large et plein ;
quant aux yeux, je ne puis les comparer qu'à des soleils
noirs arrêtés dans un ciel de diamant; aucun objet ne sem-
blait s'y réfléchir ; comme les yeux des extatiques, on les
250 CONSTANTINOPLE.
eût crus absorbes par quelque vision insaisissable au regard
vulgaire.
Cette physionomie n'était, du reste, ni sombre, ni terri-
ble, ni cruelle ; elle était extra-humaine : je ne puis trouver
de meilleur mot. On sentait que ce jeune homme, assis
comme un dieu sur un trône d'or, n'avait plus rien à dési-
rer au monde; que tous les rêves les plus charmants étaient
pour lui d'insipides réalités, et qu'il se glaçait lentement
dans cette froide solitude des êtres uniques. En effet, du
sommet de sa grandeur, il n'aperçoit la terre que comme un
vague brouillard, et les têtes les plus élevées arrivent à
peine au niveau de ses bottes.
Il n'y a que les plus hauts dignitaires qui aient le droit
de baiser les pieds du glorieux sultan. Cette insigne faveur
est réservée au vizir, aux ministres et aux pachas privilégiés.
Le vizir partit de l'angle du kiosque correspondant à la
droite du sultan, décrivit un demi-cercle en suivant inté-
rieurement la ligne des gardes du corps et des musiciens,
puis, arrivé en face du trône, il s'avança jusqu'à l'escabeau
après avoir fait le salut oriental, et, se courbant sur les
pieds du maître, il baisa sa botte sacrée aussi révérencieuse-
ment qu'un fervent catholique peut baiser la mule du pape :
la cérémonie accomplie, il se retira à reculons et fit place
à un autre.
Même salut, même génuflexion, même prosternement,
même promenade pour les sept ou huit premières personnes
de lemp're. Pendant ces adorations, la figure du sultan,
restait impassible : ses prunelles fixes regardaient sans voir,
comme les prunelles de marbre des statues; aucun tressail-
lement de muscle, aucun jeu de physionomie, rien qui pût
faire croire qu'il s'aperçût de ce qui se passait; en effet, le
magnifique padischa pouvait-il démêler, à la distance pro-
digieuse qui le sépare des humains, les humbles vermisseaux
LE BEIRAM. 251
qui se tortillaient à ses pieds dans la poussière? Et cepen-
dant cette immobilité indifférente n'avait rien d'emphatique
ni de tendu. C'était la négligence aristocratique et distraila
du grand seigneur, recevant les honneurs qui lui sont dm
sans y prendre autrement garde; la somnolence dédai-
gneuse du dieu fatigué par ses dévots, trop heureux qu'il
veuille bien les souffrir.
Une remarque bizarre que ce défilé de pachas me mit
à même de faire, c'est l'obésité énorme des personnages
investis de hauts grades; ils atteignaient des proportions
vraiment monstrueuses, des rotondités d'hippopotame et de
poussah, qui leur rendaient l'accomplissement de l'étiquette
tout à fait laborieux. On ne saurait se faire une idée des
contorsions de ces gros êtres, obligés de se courber jusqu'au
sol et de se relever; quelques-uns, plus larges que hauts, et
semblables à des superpositions de boules, manquèrent de pi-
quer du nez en terre et de rester étendusaux pieds du maître.
A côté de ces prodigieux Turcs, Lablache paraîtrait
svelte et mignon. Cet embonpoint anormal envahit les
Turcs souvent de fort bonne heure. Il nous est arrivé de
rencontrer aux eaux d'Asie et d'Europe de jeune fils de pa-
chas déjà tout bouffis de graisse à dix ou douze ans, et qui
assurément devaient peser deux cents livres; ils faisaient
déjà ployer le cheval barbe qui les portait, et près duquel
un sais marchait la main appuyée sur la croupe. Par un
contraste qu'on prendrait pour une raillerie philosophique
faite à plaisir, tous les employés inférieurs n'ont que la peau
et les os : la caricature des gras et des maigres, de Breughel,
serait de circonstance en Turquie. La décroissance de l'obé-
sité suit une proportion presque mathématique mesurée par
le grade. On dirait que les fonctions sont distribuées selon
le poids.
Après les pachas vint leScheick ul-islam en caftan blanc,
252 CONSTANTINOPLE.
en turban de même couleur maintenu par une bande d'or
traversant le front; le Scheick ul-islam est en quelque
sorte le pape mahométan, un personnage très-puissant et
très-vénéré. Aussi, lorsque, après avoir fait le salut d'u-
sage, il fit mine de se baisser comme les autres, Abdul-
Medjid sortit de son calme marmoréen, et, satisfait de cette
marque de déférence, il le releva gracieusement.
Les ulémas défilèrent ensuite; mais, au lieu de baiser la
botte du sultan, ils se contentaient de toucher de leurs lè-
vres le bord de son paletot, n'étant pas assez grands person-
nages pour mériter une telle faveur. — Ici un petit incident
troubla la cérémonie : l'ancien schérif de la Mecque, petit
vieillard à teint de cuir de Cordoue et à barbe grisonnante,
destitué pour cause de fanatisme, se précipita aux pieds du
sultan, qui le repoussa assez vivement pour se dérober à son
hommage, et lui fit un geste impérieux de refus; deux
grands jeunes gens presque mulâtres, tant ils étaient basa-
nés, vêtus de longues pelisses vertes et coiffés de turbans à
bandelettes d'or, qui paraissaient être les fils du vieillard,
essayèrent aussi de se jeter aux pieds du sultan ; mais ils ne
furent pas mieux accueillis, et on les conduisit hors de l'en-
ceinte tous les trois.
Aux ulémas succédèrent d'autres employés militaires ou
civils d'un grade moins élevé, et qui ne pouvaient prétendre
à baiser la botte ni le paletot : — un bout de la ceinture du
sultan, soutenu par un pacha, offrait à leurs lèvres sa frange
d'or à l'extrémité du divan. ■ — C'était assez pour eux de
toucher une chose en contact avec le maître; ils arrivaient
les uns après les autres, décrivant le cercle entier, por*
taient la main à leur cœur et à leur front, après l'avoif
descendue jusqu'à terre, effleuraient l'écharpe et passaient. Le
nain, debout derrière le trône, les regardait d'un air narquois
avec une grimace de gnome malfaisan»-
LE BEIRÀM. 253
Pendant ce temps, la musique jouait des airs de
YElisire (Tamore et de la Lucrère Boroia, le canon
tonnait au loin, et les pigeons effrayés du sultan
Bayezid s'envolaient par folles bouffées et tour-
noyaient au-dessus des jardins du sérail. Quand le
dernier fonctionnaire eut r^ndu son hommage, le
sultan rentra dans son i$é$que, au bruit de vivats
frénétiques, et nous retournâmes à Péra chercher
un déjeuner dont nous avions cruellement besoin.
XXI
LE CHARLEMAGNE. — LES INCENDIES
L'on pariait depuis longtemps de l'arrivée du Charle-
magne, qui se faisait attendre, — et il était passé à l'état
de vaisseau chimérique, de navire Argo ou de voltigeur
hollandais, — lorsqu'un beau matin on vit, au moment où
Ton n'y pensait plus, se prélasser devant l'échelle de Top'-
Hané, à l'entrée de la Corne-d'Or, un superbe bâtiment sous
pavillon tricolore, portant à sa proue un buste d'empereur,
et à sa poupe ce nom écrit en lettres d'or : Charlemagne.
Comment était-il venu là? Par quelle magie se trouvait-il
au milieu du port? A ses flancs sabordés d'une triple ligne
d'embrasures de canons, nulle trace de tambour pour les
roues ; sur son pont, aucune apparence de tuyau ; aux
vergues, des voiles carguées et ficelées; aux mâts, des
flammes que faisait onduler un veut contraire : c'était à
n'y rien comprendre. Aussi, parmi le peuple, le bruit se
répandit-il que c'était une nef magique manœuvrée par les
Djinns et les A frites.
LES INCENDIES. 255
Des difficultés diplomatiques suscitées, dit-on, par l'Au-
triche et la Russie s'étaient opposées à l'entrée du Charle-
magne dans le détroit où ne doit pénétrer aucun vaisseau-
de ligne sans un firman. Le firman fut enfin accordé, et,
pour légitimer encore davantage la présence d'un tel navire
dans les eaux de la Corne-d'Or, M. le marquis de Lavalette,
ambassadeur de France, montait le Charlemagne ; ce qui
aplanissait tout. Le Charlemagne, c'était la France; et ainsi
fut satisfaite la curiosité de Mehemet-Ali, le capitan-pacha,
qui désirait voir un vaisseau mixte.
Les caïques rôdaient timidement autour du colosse marin
comme des harengs autour d'une baleine, craignant quelque
coup de queue ou de nageoire; enfin, quelques-uns se dé-
cidèrent à accoster ses flancs noirs, et les visiteurs enhardis
se hissèrent le long des tire-veilles. — Je fus un de ceux-là.
En posant le pied sur le pont, le premier visage que j'a-
perçus fut un visage de connaissance. Giraud me souriait
amicalement derrière sa moustache rousse, et secouait en
mon honneur son épaisse crinière bouclée; je lui répondis
par un salamaleck à la Covielle dans la cérémonie du Bour-
geois Gentilhomme, d'une couleur orientale satisfaisante.
Dans mes voyages j'ai cette chance de rencontrer Giraud,
aimable et spirituel compagnon s'il en fut; j'avais déjà eu
ce bonheur en Espagne; je me hâtai de lui indiquer tous
les quartiers affreux, toutes les ruelles abominables qui font
le désespoir des amateurs de la rue de Rivoli et la joie
éternelle des peintres. — J'allai ensuite rendre mes devoirs
à l'ambassadeur, que j'avais l'honneur de connaître un peu,
et qui me reçut avec bienveillance; puis Giraud me pré-
senta à ses amis les officiers, et je fus promené dans les trois
ponts du navire, pérégrination qui surprend toujours,
même lorsqu'elle n'est pas nouvelle pour vous; car un
vaisseau de guerre est une des njus prodigieuses réalisations
256 CONSTANTINOPLE.
de la puissance humaine : douze ou treize cents hommes
fourmillent, mangent, dorment, manœuvrent sans le moin-
dre désordre dans cet espace rétréci par quatre-vingts ca-
nons, une puissante marin ne haute comme une maison à
deux étages, la soute aux poudres, la soute au charbon, la
cambuse et des provisions pour plusieurs mois. C'est à la
fois une ville, une forteresse et une locomotive. — Les mé-
nagères hollandaises qui se croient propres ne sont que
d'infâmes souillons à côté des marins, que nul n'égale dans
l'art de balayer, de laver, de poncer, de vernir et de donner
son lustre à chaque objet. Pas une souillure aux planchers,
pas une tache de rouille ou de vert-de-gris aux fers ou aux
cuivres; tout brille, tout reluit : les panoplies étincellent
d'un éclat toujours neuf, l'acajou d'une table anglaise pré-
parée pour le thé du matin est moins net à coup sûr que
le pont d'un navire. « On pourrait y manger la soupe »
comme dit une énergique locution vulgaire; et parmi tous
ces cordages, qui ont chacun leur nom et s'entre-croissent
comme des fils d'araignée, pas un nœud, pas un enchevê-
trement, pas une erreur : tout cela joue et glisse sur ses
poulies, et se rattache où il faut avec une précision et un
ordre admirables.
Je revins à terre, où la discussion continuait à propos du
Charlemagne. Son hélice, entièrement submergée, sa chemi-
née, dont le tuyau rentrait comme les tubes d'une lorgnette,
lui laissaient toute l'apparence d'un navire à voile, et ce ne
fut que plus tard, lorsqu'il fit une excursion à Thérapia,
que les caïdjis, émerveillés, furent bien forcés de l'admettre
comme bateau à vapeur, en voyant la fumée sortir du tuyau
jailli de dessous le pont comme par enchantement, et un re-
mous écumeux se former derrière la poupe et faire vaciller
leurs frêles embarcations.
Le lendemain, l'ambassadeur fit sa descente avec le ce-
LES INCENDIES. 25?
émonial officiel, il fut reçu à terre par les deux délègues
du commerce et ce qu'à l'étranger on appelle la nation, —
c'est dire tous les Français présents à Constantinople. Je
pris place parmi les rangs du cortège, et nous accompa-
gnâmes M. de la Valette jusqu'au palais de l'ambassade, si-
tué dans la grande rue de Péra : cette cérémonie a quelque
chose de touchant. Cette poignée d'hommes perdus dans
cette ville immense où règne une religion différente, où se
parle une langue dont les racine^ nous sont inconnues, où
tout est différent de nos usages, lois, mœurs, costumes, se
rassemblant et formant une petite patrie autour de l'ambas-
sadeur, en qui se personnifie la France, avait une poésie
sentie des moins susceptibles de ce genre d'impression. —
11 y avait là des gens qui marchaient tête nue sous un soleil
brûlant, et qui, certes, professaient des opinions opposées
à celles du gouvernement représenté par M. de la Valette,
des républicains, des exilés même; mais à cette distance
toute hostilité particulière disparaît ; on ne se souvient plus
que de Y aima mater, de la sainte mère commune. — L'ar-
rivée du Charlemagne avait causé quelque effervescence
parmi la population turque, et, en cas d'avanie ou d'insulte.
on se serait assurément fait tuer jusqu'au dernier autour
de l'ambassadeur; mais la caravane française parvint heu-
reusement au palais, malgré les regards obliques des vieux
fanatiques qui regrettent encore le temps des janissaires, et
ne peuvent voir passer un Franc sans lui grommeler, sous
leur moustache blanche, l'injure sacramentelle de Chien de
chrétien!
La présence du Charlemagne à Constantinople concorda
avec de nombreux incendies; il n'y en eut pas moins de
quatorze en une semaine, et la plupart très considérables.
A quoi fallait-il les attribuer? A l'extrême sécheresse qui
taisait de ces maisons de poutrelles et de planchettes à demi
15
258 C0NSTANT1N0PLE.
pourries de vétusté' autant de morceaux d'amadou prêts à
s'enflammer à la moindre étincelle; aux sortilèges jetés pso-
le mystérieux bateau à vapeur sans roue et sans cheminée,
comme le croyait fermement la populace; à des corporations
de charpentiers curieux de se créer de l'ouvrage, ou à une
cause politique, ainsi qu'en étaient persuadés des gens bien
au fait des moeurs orientales ?
A la suite du Ramadan, qui, par ses jeûnes et ses exer-
cices de piété, exalte les imaginations, il se manifeste ordi-
nairement une recrudescence de fanatisme, et ce mouvement
des esprits n'était pas favorable à Reschid-Pacha, alors mi-
nistre, accusé de pencher vers les idées européennes, et
regardé presque comme un giaour par les vieux Turcs en
caftan vert et en gros turbans, pareils à ces mannequins
habillés que Ton conserve derrière les vitrines de l'Elbi-
cei-Atika, ce cabinet de Gurtius de l'ancienne nationalité
ottomane. Quoiqu'il y ait à Constantinople un journal fran-
çais très-bien dirigé par M. Noguès, comme ce journal est
subventionné par l'État, l'opposition, au lieu de faire des
articles, allume un quartier, manière significative de té-
moigner sa mauvaise humeur, — on le dit, du moins, —
nous avons peine à le croire, bien que ce moyen fût employé
autrefois par les janissaires mécontents; d'autres voyaient
dans ces incendies qui, à peine éteints, se rallumaient sur
un autre point de la ville, la torche ou du moins l'allumette
chimique de la Russie essayant d'indisposer la population
contre la France ; mais le courage avec lequel l'équipage du
Charlemagne courait au feu, M. Rigaud de Genouilly en
tête, grimpant, la hache en main, sur les maisons embrasées,
disputant les victimes aux flammes, lui eût bientôt concilié
la bienveillance générale. Reschid-Pacha fut remplacé par
Fuad-Effendi, continuateur de ses idées. Cette légère conces-
sion ramena le calme dans les esprits, et les incendies s'arrête»
LES INCENDIES. 259
rent, peut-être naturellement, peut-être pour cette raison.
Avec une ville presque toute construite en bois et la né-
gligence, résultat du fatalisme turc, l'incendie peut être
considéré comme un fait normal à Constantinople. Une
maison ayant une soixantaine d'années de date est une
rareté. Excepté les mosquées, les aqueducs, les murailles et
les fontaines, quelques maisons grecques du Phanar, quel-
ques constructions génoises à Galata, tout est en planches;
les âges disparus n'ont laissé aucun témoignage sur ce sol,
perpétuellement balayé par la flamme ; la face de la ville se
renouvelle entièrement chaque demi-siècle, sans varier
pourtant beaucoup. Je ne parle pas de Péra, Marseille d'O-
rient, qui, sur la place de chaque baraque de bois brûlée,
élève aussitôt une solide maison de pierre, et qui sera bien-
tôt une ville tout à fait européenne.
Au sommet de la tour du Seraskier, phare blanc dune
hauteur prodigieuse, s'élevant dans l'azur, non loin des
dômes et des minarets du sultan Payezid, tourne perpé-
tuellement une vigie qui regarde si, dans l'immense horizon
déroulé en panorama à ses pieds, quelque fumée noire,
quelque langue rouge ne jaillit pas par l'interstice d'un
toit. Quand la vigie aperçoit un commencement d'incendie,
on suspend au haut du phare un panier si c'est le jour,
une lanterne si c'est la nuit, avec une certaine combinaison
de signaux qui indique le quartier de la ville; le canon
tonne, et le cri lugubre : Stamboul hiangin varï retentit
sinistrement par les rues, tout le monde s'émeut, e*. les
porteurs d'eau (saccas), qui sont en même temps les pom-
piers, s'élancent au pas de course dans la direction désignée
par la vedette.
Une vigie pareille est établie sur la tour de Galata, qui
fait presque face, de l'autre coté de la Gorne-d'Or, à la tour
du Seraskier.
260 CONSTANTINOPLE.
Le sultan, les vizirs et les pachas sont tenus de se porter
en personne aux incendies. Si le sultan est retiré au fond du
harem avec une femme, une odalisque vêtue de rouge, la
tête coiffée d'un turban écarlaie, pénétre jusqu'à la chambre,
soulève la portière et se tient debout, silencieuse et sinistre.
L'apparition de ce fantôme flamboyant lui annonce que le
feu est à Constantinople, et qu'il ait à faire son devoir de
souverain.
J'étais un jour assis sur une tombe, occupé à griffonner
quelques vers, dans le petit Champ-des-MortsdePéra, lorsque
je vis monter à travers les cyprès une fumée bleuâtre qui
devint jaune, puis noire, et laissa passer quelques jets de
flamme étouffés par l'éclatante lumière du soleil; je me
levai, je cherchai une place découverte, et j'aperçus au bas
de la colline funèbre Kassim-Pacha qui brûlait. Kassim-
Pacha est un quartier assez misérable, peuplé de pauvres
gens : de Juifs, d'Arméniens, resserré entre le cimetière et
l'arsenal. — Je descendis sa principale rue, bordée d'é-
choppes et de baraques, dont le milieu est occupé par un
ruisseau fangeux, espèce d'égout à ciel ouvert, traversé de
ponceaux; l'incendie était encore concentré aux environs
d'une mosquée dont je ne saurais mieux comparer le minaret
qu'à une chandelle coiffée d'un éteignoir de fer-blanc. Je
craignais de voir ce minaret fondre dans les flammes, qu'un
changement de vent poussa dans une autre direction, en
sorte que ceux qui croyaient n'avoir rien à craindre se trou-
vèrent subitement menacés.
La rue était encombrée de négresses portant des matelas
roulés, de hammals chargés de coffres, d'hommes sauvant
leurs tuyaux de pipes, de femmes effarées traînant d'une
main un enfant, et de Tautre un paquet de bardes ; dG cawas
et de soldats armés de longs crochets, desaccas courant à tra-
ders la foule, leurs pompes sur l'épaule, d'hommes à cheval
LES INCENDIES. 261
galopant pour aller chercher du renfort sans le moindre
souci des piétons; tout le monde se heurtait, se bousculait,
se renversait, avec des cris et des injures en toutes sortes
d'idiomes. Le tumulte était à son comble. Pendant ce temps
la flamme marchait en élargissant le cercle de ses ravages.
Craignant d'être jeté à terre et foulé aux pieds, je regagnai
la hauteur de Péra, et, me hissant sur un cippe de marbre
de Marmara, je regardai, en compagnie de Turcs, de Grecs
et de Francs, le triste spectacle qui se déroulait au pied de
la colline.
Les rayons brûlante du midi tombaient d'aplomb sur les
toits de tuiles brunes ou de planches goudronnées de Kassim-
Pacha, dont les maisons s'allumaient successivement comme
les fusées d'un feu d'artifice. D'abord on voyait un petit jet
de fumée blanche sortir par quelque interstice, puis une
mince langue écarlate suivait la fumée blanche, la maison
noircissait, les fenêtres rougeoyaient, et au bout de quelques
minutes tout s'effondrait dans un nuage de cendres.
Sur ce fond de vapeur enflammée se dessinaient, au bord
des toits, en silhouettes noires, des hommes qui versaient
de l'eau sur les planches pour les empêcher de prendre feu;
d'autres, avec des haches et des crocs, abattaient des pans
de murs pour circonscrire l'incendie. Des saccas, debout sur
une poutre transversale restée intacte, dirigeaient le bec de
leurs pompes contre ces flammes; de loin, ces pompes aux
flexibles tuyaux de cuir, à l'ajustage de cuivre luisant,
avaient l'air de couleuvres irritées combattant des dragons
ignivomes et leur dardant des éclairs argentés. Quelquefois
le dragon crachait de ses flancs noirs un tourbillon d'étin-
celles pour faire reculer la couleuvre; mais celle-ci revenait
à la charge, sifflante et furieuse, vibrant une lance d'eau
scintillante comme le diamant. Après des apaisements et
des recrudescences, l'incendie s'éteignit faute de pâture; il
5162 CONSTANTOOPLE.
ne resta que quelques fumées qui montaient lentement des
charbons et des décombres.
Le lendemain, j'allai visiter le lieu du sinistre. Deux ou
trois cents maisons avaient brûlé. C'était peu de chose si
l'on considère l'extrême combustibilité des matériaux; la
mosquée, protégée par ses murailles et ses cloîtres de pierre,
était restée intacte. Sur l'emplacement des baraques réduites
en cendres, s'élevaient seules les cheminées de briques dont
les tuyaux avaient résisté à l'action du feu. Rien n'était
plus bizarre que ces obélisques rougeâtres isolés des con-
structions qui les entouraient la veille. On eût dit un jeu
d'énormes quilles plantées là pour l'amusement de Typhon
ou de Briarée.
Sur les ruines chaudes et fumantes encore de leurs mai-
sons, les anciens propriétaires s'étaient construit déjà des
abris provisoires au moyen de nattes de jonc, de vieux tapis
et de morceaux de toile à voile soutenus par des piquets, et
fumaient leur pipe avec toute la résignation du fatalisme
oriental; des chevaux étaient attachés à des pieux à la place
où avait été leur écurie ; des pans de cloison et des bouts de
planches clouées reconstituaient le harem ; un cawadji cui<
sinait son moka au fourneau, seul reste de sa boutique, sur
l'emplacement de laquelle se tenaient accroupis, dans la
cendre, tous ses fidèles clients; plus loin, des boulangers
écrémaient, avec des sébiles de bois, des tas de blé dont la
flamme avait grillé seulement la première couche ; ie pauvres
diables cherchaient sous les braises mal éteintes des clous et
des ferraille*, débris de leur fortune, mais sans avoir l'air
autrement désolé. Je ne vis pas à Kassim-Pacha ces groupes
éperdus, ululants et désespérés, qu'un événement pareil ferait
se tordre, en France, sur les décombres d'un village ou d'un
quartier incendié; être brûlé, à Gonstantinople, est une chose
toute simple.
LES INCENDIES. 203
Je suivis jusqu'à la Corne-d'Or, tout près de l'Arsenal, le
chemin tracé par l'incendie. Il faisait une chaleur horrible,
augmentée encore par les émanations d'un sol calciné T
chaud de la flamme à peine éteinte ; je marchais sur des
charbons secouverts par une cendre perfide, à travers des
débris à demi consumés : planches, poutres, solives, frag-
ments de divans et de bahuts; tantôt sur des places grises,
tantôt sur des places noires, à travers des fumées rousses eî
des réverbérations de soleil à enire un œuf, puis je revins
par une ruelle assez pittoresque, le long d'un ruisseau en-
combré de savates et de fragments de poterie qui fournirait,
avec ses deux ponts branlants, de jolis motifs d'aquarelle à
Williams Wyld ou à Tesson.
J'avais vu l'incendie de jour; il ne me manquait plus que
l'incendie de nuit. Ce spectacle ne se fit pas attendre; un
soir, une lueur pourprée, que je ne saurais mieux com-
parer qu'aux rougeurs de l'aurore boréale, teignit le ciel
de l'autre côté de la Corne-d'Or; je prenais une glace sur la
promenade du petit Champ, et je descendis immédiatement
pour fréter un caïque et me transporter au lieu du sinistre,
lorsqu'en passant près de la tour de Galata, un de mes amis
de Constantinople, qui m'accompagnait, eut l'idée de mon-
ter à la tour d'où l'on découvre en effet la rive opposée du
port; un bacchich eut bientôt levé les scrupules du gardien,
et nous commençâmes à grimper dans l'obscurité, tâtant le
mur des mains, essayant chaque marche du pied, par un
escalier assez difficile, aux spirales interrompues de paliers
et de portes. Nous arrivâmes ainsi jusqu'à la lanterne, et,
marchant sur les lames de cuivre qui revêtent le sol, nous
allâmes nous appuyer au rebord de maçonnerie dont la tour
est couronnée.
C'était le magasin des huiles et des suifs qui brûlait. Ces
bâtiments sont situés au bord de l'eau, qui, en reflétant les
2fi4 C0NSTANT1N0PLE.
flammes, produisait par la réverbération l'aspect d'un double
incendie au milieu duquel les maisons se dessinaient en
silhouettes noires frappées 2omme à l'emporte-pièee de
trous lumineux. Des traînées de feu, brisées par l'oscillation
des vagues, s'allongeaient sur la Corne-d'Or, semblable à
ce moment à une vaste nappe de punch ; les flammes s'éle-
vaient à une hauteur prodigieuse, rouges, bleues, jaunes,
rertes, selon les matériaux qu'elles dévoraient; quelquefois
une phosphorescence plus vive, une lueur plus incandes-
cente éclatait dans l'embrasement général ; des milliers de
flammèches volaient en l'air comme les pluies d'or et d'ar-
gent d'une bombe d'artifice, et, malgré la distance, on en-
tendait la crépitation de l'incendie. Au-dessus de la flamme,
se contournaient d'énormes masses de fumée bleuâtres d'un
côté et de l'autre roses comme les nuages au couchant. La
tour du Seraskier, Yeni-Djami, la Solimanieh, la mosquée
d'Achmet, celle de Selim, et plus haut, sur la crôte de la
colline, les arcades de l'aqueduc de Valens brillaient illu-
minées de reflets rougeàtres; les barques et les vaisseaux
du port se découpaient en ombres chinoises sur un fond
écarlate; deux ou trois péniches chauffées trop violemment
prirent feu, et l'on put craindre un moment une conflagra-
tion générale dans cet encombrement de navires; mais elles
s'éteignirent bientôt.
Malgré le vent froid qui nous glaçait à cette hauteur, car
nous étions assez légèrement vêtus, mon compagnon et
moi, nous ne pouvions nous arracher à ce spectacle désas-
treusement magnifique, qui nous faisait comprendre et
presque excuser, par sa beauté, Néron regardant brûler
Rome de «sa tour du Palatin. Celait un flamboiement
splendide, un feu d'artifice à la centième puissance, avec
des effets que la pyrotechnie ne saura jamais atteindre; et,
comme nous n'avions pas le remords de l'avoir allumé, nous
LES INCENDIES. 205
pouvions en jouir en artistes, tout en déplorant un tel mal-
heur.
A deux ou trois jours de là, Péra prit feu à son tour. —
Le Tekké des derviches tourneurs fut bientôt envahi par
les flammes, et là je vis un bel exemple du flegme oriental.
Le chef des derviches fumait sa pipe sur un tapis que Ton
reculait de temps à autre à mesure que l'incendie gagnait
du terrain. Le petit bout de cimetière qui s'étend devant le
Tekké s'encombra rapidement de tous les objets, ustensiles,
meubles et marchandises des maisons menacées qu'on dé-
ménageait souvent par les fenêtres pour aller plus vite :
les faïences les plus grotesques s'étalaient sur les tombes
dans un pêle-mêle affreux et risible. La population —
presque toute chrétienne — du quartier ne manifestait pas
la même résignation que montrent les Turcs en pareille cir-
constance ; les femmes criaient ou pleuraient, assises sur
leurs meubles entassés.
Les vociférations se croisaient de toutes parts, le désordre
et le tumulte étaient au comble. Enfin, on parvint à faire
la part du feu, et, du Tekké jusqu'au bas de la colline, il
ne resta debout que les cheminées. Dans les désastres les
plus sérieux, il y a toujours quelques détails burlesques :
je vis un homme qui manqua se faire cuire pour sauver des
tuyaux de poêle; plus loin, un pauvre vieux et une pauvre
vieille, qui veillaient leur fils mort dans une maison em-
brasée, ne voulaient pas abandonner le cher cadavre, et on
fut obligé de les emporter de force. C'était le côté touchant.
Comme effet pittoresque, je remarquai les cyprès du Jardin
des Derviches qui se desséchaient, jaunissaient et s'allu-
maient comme des chandeliers à sept branches.
Trois ou quatre nuits plus tatd, Péra se ralluma par
l'autre bout, vers le grand Ghamp-des-Morts; une vingtaine
de maisons de bois brûlèrent comme des allumettes, lan-
15.
2G6 CONSTANTJNOPLE.
çant dans le ciel bleu de la nuit des gerbes d'étincelles et de
flammèches, malgré l'eau dont on les inondait. La grande
rue de Péra présentait l'aspect le plus sinistre; les compa-
gnies de saccas, leurs pompes sur l'épaule, la parcouraient
au grand trot, renversant tout sur leur passage, comme
c'est leur privilège, car ils ont ordre de ne se détourner
pour qui que ce soit; des mouchirs à cheval, suivis d'une
escouade de valetaille farouche, courant à pied derrière
eux, comme la Patrouille turque de Decamps, jetaient, à la
lueur des torches, des silhouettes étranges sur les murailles;
les chiens, foulés aux pieds, fuyaient par bandes en pous-
sant des hurlements plaintifs; des hommes et des femmes
passaient, ployés sous des paquets ; des sais traînaient par
le licou des chevaux qui s'effaraient : c'était terrible et
beau. Heureusement, quelques maisons de pierre arrêtèrent
la marche de l'incendie.
Dans la même semaine, Psammatîiia, — un quartier grec
de Constantinople, — devint la proie des flammes; deux
mille cinq cents maisons brûlèrent. Puis Scutari s'alluma à
son tour. A chaque instant le ciel devenait rouge dans
quelque coin, et la tour du Seraskier ne faisait que hisser
son panier et sa lanterne; on eût dit que le démon de l'in-
cendie secouait sa torche sur la ville. — Enfin, tout s'étei-
gnit, et les désastres s'oublièrent avec celte heureuse insou
ciance sans laquelle l'espèce humaine ne saurait vivre.
XXII
SAINTE-SOPHIE. - LES MOSQUÉES
Il serait dangereux, pour un giaour, de péne'trer dans
les mosquées pendant le Ramadan, même avec un firman
et sous la protection des cawas; les prédications des imans
excitent chez les fidèles un redoublement de ferveur et de
fanatisme; l'exaltation du jeûne échauffe les cervelles vides,
et la tolérance habituelle, amenée par les progrès de la ci-
vilisation, pourrait facilement s'oublier dans ces moments-
là. J'attendis donc après le beïram pour faire cette visite
obligatoire.
On commence ordinairement la tournée par Sainte-So-
phie, le monument le plus ancien et le plus considérable de
Constantinople, qui, avant d'être une mosquée, a été une
église chrétienne dédiée, non à une sainte, comme son nom
pourrait le faire croire, mais à la sagesse divine « Àgia
Sophia, » personnifiée par les Grecs, et, selon eux, mère des
trois vertus théologales*
268 CONSTANTINOPLE.
Quand on la regarde de la place qui s'étend devant Baba-
Hummayoun (porte Auguste), le dos appuyé aux délicates
ciselures et aux inscriptions sculptées de la fontaine d'Ach-
met ÏII, Sainte-Sophie présente un amas incohérent de con-
structions difformes. Le plan primitif a disparu sous une
agrégation de bâtisses après coup qui oblitèrent les lignes
générales et les empêchent d'être aisément discernées. — *
Entre les contre-forts élevés par Amurat III pour soutenir les
murailles ébranlées aux secousses des tremblements de terre,
se sont accrochés, comme des agarics dans les nervures d'un
chêne, des tombeaux, des écoles, des bains, des boutiques,
des échoppes.
Au-dessus de ce tumulte s'élève, entre quatre minarets
assez lourds, la grande coupole appuyée sur des murs aux
assises alternativement blanches et roses, et entourée comme
d'une tiare d'un cercle de fenêtres treillissées à jour; les
minarets n'ont pas l'élégante sveltesse des minarets arabes;
la coupole s'épate pesamment sur ce tas de masures désor-
données, et le voyageur, dont l'imagination avait involontai-
rement travaillé à ce nom magique de Sainte-Sophie, qui
fait penser au temple d'Éphèse et à celui de Salomon,
éprouve une déception qui heureusement ne se continue
pas quand il a pénétré dans l'intérieur. On doit dire, à
l'excuse des Turcs, que la plupart des monuments chrétiens
sont aussi misérablement obstrués, et que telle cathédrale
célèbre et merveilleuse a ses flancs tout rugueux d'excrois-
sances de plâtre et de bouts de planches, et que ses flèches
livrées en dentelle jaillissent la plupart du temps d'un chaos
immonde de baraques.
Pour arriver à la porte de la mosquée, on suit une espèce
de ruelle, bordée de sycomores et de turbés, dont les pier-
res peintes et dorées reluisent vaguement à travers les gril-
les, et Ton se trouve bientôt, après quelques détours, en
LES MOSQUÉES. 269
face d'une porte de bronze dont un des battants garde en-
core l'empreinte d'une croix grecque. Cette porte latérale
donne accès dans un vestibule percé de neuf portes. On
échange ses chaussures contre des pantoufles, qu'il faut avoir
soin de faire apporter par son drogman, car pénétrer avec
des bottes dans une mosquée serait une inconvenance aussi
grave que de garder son chapeau dans une église catho-
lique, et qui pourrait avoir des suites beaucoup plus fâ-
cheuses.
Au premier pas que je fis, j'éprouvai un mirage singulier,
et il me sembla que j'étais à Venise, débouchant de la piazza
sous la nef de Saint-Marc. Seulement les lignes s'étaient dé-
mesurément agrandies et tout avait pris des dimensions co-
lossales; les colonnes surgissaient immenses du pavé recou-
vert de nattes; l'arc delà coupole s'évasait comme la sphère
des cieux : les pendentifs, dans lesquels les quatre fleuves
sacrés épanchent leurs flots de mosaïque, décrivaient des
courbes géantes, les tribunes s'étaient élargies de manière
à contenir un peuple : Saint-Marc, c'est Sainte-Sophie en
miniature, une réduction sur l'échelle d'un pouce pour pied
de la basilique de Justinien. Rien d'étonnant à cela, d'ail-
leurs : Venise, qu'une mer étroite sépare à peine de la Grèce,
vécut toujours dans la familiarité de l'Orient, et ses archi-
tectes ont dû chercher à reproduire le type de l'Église qui
passait pour la plus belle et la plus riche de la chré-
tienté. Saint-Marc a été commencé vers îe dixième siècle,
et se3 constructeurs avaient pu voir Sainte -Sophie dans
toute son intégrité et sa splendeur, bien avant qu'elle eût
été profanée par Mahomet II, événement qui du reste n'ar-
riva qu'en 1453.
La Sainte-Sophie actuelle fut élevée sur les «endres du
temple consacré à la sagesse divine par Constantin le Grand,
et consumé dans un incendie à la suite des troubles entre
270 CONSTATfTITOMS.
les faitions des verts et des bleus; son antiquité a pour fon-
dement une antiquité plus profonde encore. Anthemius de
Tralles et Isidore de Milet en tracèrent les plans, en dirigè-
rent la construction. Pour enrichir la nouvelle église, on
dépouilla les vieux temples païens, et Ton fit supporter la
coupole du Christ aux colonnes du temple de la Diane
d'Éphèse, noires encore de la torche d'Erostrate, et aux pi-
liers du temple du Soleil, à Palmyre, tout dorés des rayons
de leur astre; on prit aux ruines de Pergame deux urnes
énormes de porphyre dont les eaux lustrales devinrent les
eaux du baptême, puis celles des ablutions; on tapissa les
murs de mosaïques d'or et de pierres précieuses, et, lorsque
tout fut fini, Justinien put s'écrier dans son ravissement :
Gloire à Dieu, qui m'a jugé digne d'achever un si grand ou-
vrage ; ô Salomon ! je t'ai vaincu.
Quoique l'islamisme, ennemi des arts plastiques, l'ait dé-
pouillée d'une grande partie de ses ornements, Sainte-Sophie
est encore un magnifique temple. Les mosaïques à fond d'or,
représentant des sujets bibliques, comme celles de Saint-
Marc, ont disparu sous une couche de badigeon. On n'a con-
servé que les quatre gigantesques chérubins des pendantifs,
dont les six ailes multicolores palpitent à travers le scintille-
ment des cubes de cristal doré; encore a-t-on caché les têtes
qui forment le centre de ce tourbillon de plume sous une
large rosace d'or, la reproduction du visage humain étant
en horreur aux musulmans. Au fond du sanctuaire, scus la
voûte du cul de four qui le termine, on aperçoit confusé-
ment les lignes d'une figure colossale que la couche de
chaux n'a pu cacher tout à fait : c'est celle de la patrone de
l'église, l'image de la Sagesse divine, ou plus exactement de
la sainte Sagesse, AgiaSophia, et qui, sous ce voile à demi
transparent, assiste impassible aux cérémonies d'un culte
étranger.
LES MOSQUÉES. 271
Les 6tatuesont été enlevées. — L'autel, fait d'un métal
inconnu, résultant comme l'airain de Corinthe d'or, d'ar-
gent, de bronze, de fer et de pierres précieuses en fusion,
est remplacé par une dalle de marbre rouge, indiquant la
direction de la Mecque. Au-dessus pend un vieux tapis tout
usé, guenille poussiéreuse qui a pour les Turcs ce mérite
d'être un des quatre tapis sur lesquels Mahomet s'agenouil-
lait pour faire sa prière.
D'immenses disques verts, donnés par différents sultans,
sont appendus aux murailles et font reluire des surates
du Koran ou des maximes pieuses écrites en énormes let-
tres d'or. — Un cartouche de porphyre contient les noms
d'Allah, de Mahomet et des quatre premiers califes, Abu-
Bekr, Omar, Osman et Ali. La chaire (nimbar) où le khetib
se place pour réciter le Koran, est adossée à un des piliers
qui surportent l'abside. On parvient par un escalier assez
roide côtoyé de deux balustrades découpées à jour et d'un
travail aussi précieux que celui de la plus fine guipure. Le
khetib n'y monte que le livre de la loi d'une main et le sa-
bre de l'autre, comme dans une mosquée conquise.
Des cordons, où pendent des houppes de soie et des œufs
d'autruche , descendent des voûtes jusqu'à dix ou douze
pieds du sol, soutenant des cercles de fils de fer, garnis
de veilleuses , de manière à former lustre. Des pupitres
croisés en X, pareils à ceux dont nous nous servons pour
feuilleter les recueils de gravures, sont dispersés çà et là
et soutiennent les manuscrits du Koran; plusieurs sont or-
nés d'élégantes nielles et de délicates incrustations de na-
cre, de cuivre et de burgau. — Des nattes de jonc l'été, des
tapi?, l'hiver, recouvrent le pavé formé de dalles de mar-
bre, dont les veines ajustées avec art semblent couler,
comme trois fleuves aux ondes figées, à travers l'édifice. —
Ces nattes présentent une particularité singulière : elles sont
272 CONSTANTWOPLE.
posées obliquement et contrarient les lignes architecturales,
— c'est comme un plancher placé de travers et ne cadrant
pas avec les muraiHes qui le bordent. Cette bizarrerie s'ex-
plique': Sainte-Sophie n'était pas destinée à devenir une
mosquée, et par conséquent n'est pas régulièrement orientée
vers la Mecque.
On le voit, les mosquées ressemblent assez, à l'intérieur,
aux églises protestantes. L'art ne peut y déployer ses pom-
pes et ses magnificences. — Des inscriptions pieuses, une
chaire, des pupitres, des nattes pour s'agenouiller, — voilà
tout l'ornement permis. — L'idée seule de Dieu doit remplir
son temple, et elle est assez grande pour cela. — Cependant,
je l'avoue, le luxe artiste du catholicisme me paraît préféra-
ble, et le danger allégué d'idolâtrie n'est à craindre que
pour des peuples barbares incapables de séparer la forme du
fond, l'image de la pensée.
La coupole principale, un peu écrasée dans sa courbe, est
entourée de plusieurs demi-dômes comme celle de Saint-
Marc, à Venise; elle est d'une hauteur immense et devait
étinceler comme un ciel d'or et de mosaïque avant que la
chaux musulmane eût éteint ses splendeurs. Telle qu'elle
est, elle m'a produit une impression plus vive que celle du
dôme de Saint-Pierre; l'architecture byzantine est à coup
sûr la forme nécessaire du catholisme. L'architecture gothi-
que même, quelle que soit sa valeur religieuse, ne s'y ap-
proprie pas si exactement; malgré ses dégradations de toute
sorte, Sainte-Sophie l'emporte encore sur toutes les églises
chrétiennes que j'ai vues, et j'en ai visité beaucoup. —
Piien n'égale îa majesté de ces dômes, de ces tribunes por-
tant sur des colonnes de jaspe, de porphyre, de vert anti-
que aux chapiteaux d'un corinthien bizarre, où des animaux,
des chimères, des croix, s'enlacent aux feuillages.— Le grand
art de la Grèce, dégénéré, il est vrai, s'y fait encore sentir ;
LES MOSQUÉES. î?5
on comprend que lorsque le Christ est entre' dans ce temple.
Jupiter venait d'en sortir.
Il y a quelques années, Sainte-Sophie menaçait ruine;
ies murailles faisaient ventre, des fissures lézardaient les dô-
mes, le pavé ondulait, les colonnes, lass.es de rester debout
depuis si longtemps, chancelaient comme deshommes ivres; -
rien n'était d'aplomb, tout l'édifice penchait visiblement à
droite; malgré les contre-forts d' A murât, l'église-mosquée,
tassée par les siècles, secouée par les tremblements de terre,
semblait près de s'affaissr sur elle-même. — Un architecte
tessinois très-habile, M. Fossati, accepta la tâche difficile de
redresser et de raffermir l'antique monument, qu'il reprit
en sous-œuvre, portion par portion, avec une prudence et
une activité infatigables. Des bracelets d'airain cerclèrent
les colonnes fendues, des armatures de fer maintinrent les
arcades qui s'effondraient, des substructions solidifièrent
les pans de murs fatigués; les fentes par où s'infiltrait l'eau
des pluies furent bouchées, toutes les pierres effritées cédè-
rent la place à des pierres neuves; des masses de maçon-
nerie, adroitement dissimulées, allégèrent du poids de la
coupole les piliers incapables de la soutenir, et, grâce à
cette heureuse et complète restauration, Sainte-Sophie put
se promettre encore quelques centaines d'années d'exis-
tence.
Pendant les travaux, M. Fossati a eu la curiosité de dé-
barbouiller les mosaïques primitives de la couche de chaux
qui les empâte, et avant de les recouvrir il les a copiées avec
un soin pieux : il devrait bien faire graver et publier ces
dessins d'un si haut intérêt pour l'art et qu'une occasion
unique lui a permis de contempler.
Ces mosaïques sont celles de la coupole et des demi-dô-
mes. Les autres, qui garnissaient les parois inférieures, sont
dégradées et peuvent être considérées comme perdues. Les
S74 CONSTANTÏNOPLE.
mollahs déracinent chaque jour avec leurs couteaux les
petits cubes de cristal revêtu d'une feuille d'or et les ven-
dent aus étrangeis. J'en possède moi-même une demi-dou-
zaine de morceaux détachés en ma présence; quoique je ne
sois pas de ces touristes qui cassent le nez des statues pour
emporter un souvenir des monuments qu'ils visitent, je ne
crus pas devoir tromper l'espoir d'un léger bacchich que ca-
ressait l'honnête osmanli.
£)u haut de ces tribunes, où Ton parvient par des rampes
à pentes douces comme celles qui serpentent daus l'inté-
rieur de la Giralda et du Campanille, on embrasse admira-
blement l'ensemble de la mosquée. — En ce moment, quel-
ques fidèles accroupis sur les nattes faisaient dévotement
leurs prosternations. Deux ou trois femmes enveloppées de
leurs feredgés se tenaient près d'une porte, et, la tête ap-
puyée sur la base d'une colonne, un hammal dormait de
tout son cœur; un jour doux et tendre tombait des fenê-
tres élevées, et je voyais dans l'hémicycle, en face du nim-
bar, briller les grillages d'or de la tribune réservée au
sultan.
Des espèces de plate-formes soutenues par des colonnes
de marbre précieux, garnies de garde fous découpés à jour
ei faisant saillie sur les lignes générales, s'avancent à chaque
point d'intersection des nefs. Dans les chapelles des bas-cô-
tés, inutiles au culte musulman, s'entassent des malles, des
coffres et des paquets de toutes formes; car les mosquées,
en Orient, servent de lieu de dépôt ; ceux qui voyagent ou
qui craignent d'être volés chez eux y mettent leurs richesses
sous la garde de Dieu, et il n'y a pas d'exemple qu'un aspre
ou un para ait été détourné ; !û vol se compliquerait alors
du sacrilège; la poussière se tombe sur des masses d'or et
d'effets précieux à peine enveloppés d'une toile grossière ou
d'un lambeau de vieux cuir ; l'araignée, si chère auxmusul-
LES MOSQUÉES. 275
mans pour avoir tissé sa toile à l'entrée de la grotte où
s'était réfugié Mahomet, tend paisiblement ses fils sur des
serrures que personne ne touche.
Autour de la mosquée se groupent des imarets (hospices),
des médressés (collèges), des bains, des cuisines pour les
pauvres, car toute la vie musulmane gravite autour de la
maison de Dieu ; les gens sans asile y dorment sous les ar-
cades, où jamais police ne les dérange; ils sont les hôtes
d'Allah; les fidèles y prient, les femmes y rêvent, les mala-
des s'y font porter pour guérir ou pour mourir. En Orient,
la vie réelle ne se sépare pas de la religion.
J'ai vainement cherché à Sainte-Sophie la trace de la
main sanglante que Mahomet II, pénétrant à cheval dans ce
sanctuaire, appuya contre le mur en signe de prise de pos-
session, alors que les femmes et les vierges éperdues
s'étaient réfugiées vers l'autel, comptant, pour être sauvées,
sur un miracle qui ne se fit pas. Cette rouge empreinte est-
elle un fait historique ou tout simplement une légende?
Puisque je viens de prononcer le mot de légende, je vais
en raconter une qui a cours dans Constantinople, et à la-
quelle les événements du jour donneront le mérite de l'à-
propos- Lorsque les portes de Sainte-Sophie s'ouvrirent sous
la pression des hordes barbares qui assiégeaient la ville de
Constantin, un prêtre était à i'autel en train de dire la
messe. Au bruit que firent sur les dalles de Justinien les sa-
bots des chevaux tartares, aux hurlements de la solda-
tesque, au cri d'épouvante des fidèles, le prêtre interrompit
le saint sacrifice, prit avec lui îes vases sacrés et se dirigea
vers une des nefs latérales d'un pas impassible et solennel.
Les soldats brandissant ieuw cimeterres allaient l'atteindre,
lorsqu'il disparut dans un mur qui s'ouvrit et se referma;
on crut d'abord à quelque issue secrète, une porte masquée;
mais non : le mur sondé était solide, compacte, impené-
276 CONSTAINTINOPLE.
trahie. Le prêtre avait passé à travers un massif de ma-
çonnerie.
Quelquefois, dit-on, Ton entend sortir de l'épaisseur de la
muraille de vagues psalmodies, — C'est le prêtre toujours
vivant, comme Barberousse du fond de sa caverne de Kyef-
bausen, qui marmotte en dormant les liturgies interrompues.
Quand Sainte-Sophie sera rendue au culte chrétien, la mu-
raille s'ouvrira d'elle-même, et le prêtre, sortant de sa
retraite, viendra achever à l'autel la messe commencée il
y a quatre cents ans.
Par la question d'Orient qui court, la légende, quelque
invraisemblable qu'elle soit, pourrait fort bien se réaliser.
i 853 verra-t-il le prêtre de 1453 traverser la nef de Sainte-
Sophie et monter d'un pas de fantôme les degrés de l'autel
de Justinien?
En sortant de Sainte-Sophie, je visitai quelques mosquées.
Celle du sultan Achmet, située près de l'Atmeidan, est une
des plus remarquables; elle offre cette particularité d'avoir
six minarets, ce qui lui a fait donner en turc le nom
d'Alty-Minareli-Djami. Je mentionne cette circonstance,
parce qu'elle donna lieu, pendant la construction de l'édi-
fice, à un débat entre le sultan et l'iman de la Mecque. —
L'iman criait à l'impiété, à l'orgueil sacrilège, aucun tem-
ple de l'islam ne devant égaler en splendeur la sainte
Kaaba, flanquée du même nombre de minarets. Les travaux
furent interrompus, et la mosquée risquait de n'être jamais
finie, lorsque le sultan Achmet, en homme d'esprit, trouva
un subterfuge ingénieux pour fermer la bouche au fanatique
iman : il fit élever un septième minaret à la Kaaba.
La mosquée d'Achmet coûta des sommes folles, et l'on
calcula que chaque dragme de pierre y revint à trois aspres.
— Quel que soit le total du devis, elle vaut ce qu'elle a
coûté. Sa haute coupole s'arrondit majestueusement au mi-
LES MOSQUÉES. 277
lieu de plusieurs demi-dômes, entre ses six glorieux mina-
rets cercles de balcons ouvrés comme des bracelets. Elle est
précédée d'une cour entourée de colonnes à chapiteaux
noirs et blancs, à base de bronze, supportant des arcades
\ui forment un quadruple cloître ou portique, si le mot
cloître sonne étrangement dans la description d'une mos-
quée. Au milieu de la cour s'élève une fontaine très-orn ce,
très-fleurie, très-compliquée d'arabesques, de rinceaux,
d'entrelacs, eteouverted'unecagedetreillis dorés, sansdoute
pour protéger la pureltë des eaux destinées aux ablutions.
Le style de toute cette architecture est noble, pur, et rap-
pelle les belles époques de l'art arabe, quoique la construc-
tion ne remonte pas plus loin que le commencement du
dix-septième siècle. Une porte de bronze, où l'on arrive
par deux ou trois marches, donne accès dans l'intérieur de
la mosquée. Ce qui vous frappe d'abord, cesont lesquatre pi-
liers énormes, ou plutôt les quatre tours cannelées qui portent
le poids de la coupole principale. Ces piliers, à chapiteaux
taillés en stalactites, sont entourés à mi-hauteur d'une
bande plane couverte d'inscriptions en lettres turques; ils
ont un caractère de majesté robuste et de puissance indes-
tructible d'un effet saisissant.
Les versets du Koran circulent aussi autour des coupoles
et des dômes, le long des corniches; motif d'ornementation
imité de l'Alhambra, et auquel se prête admirablement ré-
criture arabe avec ses caractères qui ressemblent à des des-
sins de châles de Cachemire. Des claveaux alternativement
blancs et noirs bordent les voussures des arcades; le mirahb,
qui désigne l'orientation de la Mecque, et où repose le livre
saint, est incrusté de lapis-lazuli, d'agate, de jaspe; il s'y
trouve même, dit-on, enchâssé, un fragment de la pierr
noire de la Kaaba, relique aussi précieuse pour les musul-
mans qu'un morceau de la vraie croix pour les chrétiens
278 CONSTANTINOPLE.
c'est dans cette mosquée que l'on conserve l'étendard du
prophète, qui ne se déploie, comme l'oriflamme sous la
vieille monarchie française, qu'aux occasions solennelles et
suprêmes. Mahmoud le fît déployer lorsque, entouré des
imans, il annonça au peuple prosterné la sentence d'ex-
termination des janissaires.
— Un nimbar coiffé de son abat- voix conique; des
mastachés ou plate-formes soutenues de colonnettes d'où
les muezlims appellent les croyants à la prière; des lus-
tres garnis de boules de cristal et d'œufs d'autruche, com-
plètent la décoration, qui est la même pour toutes les
mosquées; — comme à Sainte-Sophie, sous les voûtes des
bas-côtés s'entassent des coffres, des malles, des paquets,
dépôts placés là sous la sauvegarde divine par la piété mu-
sulmane.
Près de la mosquée est le turbé ou tombeau d'Achmet, le
glorieux padischa qui dort dans sa chapelle funèbre, sous
son cercueil en dos d'âne couvert des plus précieuses étoffes
de la perse et de l'Inde, ayant à sa tête son turban à l'ai-
grette de pierreries, à ses pieds deux énormes cierges gros
comme des mâts de navire. — Une trentaine de cercueils
de moindre dimension l'entourent : ce sont ceux de ses en-
fants et de ses femmes favorites, qui l'accompagnent dans
la mort comme dans la vie. — Au fond d'une armoire étin-
cellent ses sabres, seskandjars, ses armes constellées de dia-
mants, de saphirs et de rubis.
Cette description me dispense d'entrer dans de grands
détails sur la mosquée du sultan Bayezid, qui n'en diffère
que par de légères particularités d'architecture plus faciles
à faire comprendre au crayon qu'à la plume. On y remarque,
à l'intérieur, de belles colonnes de jaspe et de porphyre
africain; — au-dessus du eloître qui l'accompagne vol-
tigent perpétuellement des essaims de pigeons aussi fanii-
LES MOSQUÉES, 270
liers que ceux de la place Saint-Marc. — Un bon vieux
Turc se tient sous les arcades avec des sacs de vesce ou de
millet. On lui en achète une mesure, que Ton sème par
poignées ; alors, des minarets, des dômes, des corniches, des
chapiteaux s'abattent, par tourbillons diaprés, des milliers
de colombes, qui se précipitent sous vos pieds, qui des-
cendent sur vos épaules et vous fouettent la figure du vent
de leurs ailes; on se truuve subitement le centre d'une
trombe emplumée. Au bout de quelques minutes, il ne reste
plus un seul grain de mil sur les dalles, et l'essaim repu
regagne ses gites aériens, attendant une autre bonne au-
baine. Ces pigeons viennent de deux ramiers que le sultan
Bayezid acheta jadis à une pauvresse qui implorait sa cha-
rité, et dont il fit don à la mosquée. — Ils ont prodigieuse-
ment pullulé.
Selon l'habitude des fondateurs de mosquées, Bayezid a
son turbé près de celle à qui il a donné son nom. Il dort là,
couvert d'un tapis d'or et d'argent, ayant sous la tête, par
un trait digne de l'humilité chrétienne, une brique pétrie
avec la poussière recueillie sur ses habits et ses chaussures,
car il y a dans le Koran un verset ainsi conçu : « Celui qui
s'est souillé de poussière dans les sentiers d'Allah n'a pas
à redouter les feux de l'enfer. »
Nous ne pousserons pas plus loin cette revue des Mos-
quées, qui se ressemblent toutes, à de légères différences
près. Nous mentionnerons seulement la Soîymanieh, una
des plus parfaites comme architecture, et près de laquelle
se trouve un turbé où repose, à côté de Soliman Ier, le corps
de la célèbre Roxelane, sous un cercueil recouvert de ca-
chemires. — Non loin de cette mosquée gît un sarcophage
de porphyre, qu'on dit être celui de Constantin
IXIIl
LE SÉRAIL
Lorsque îe sultan habite un de ses palais d'été', il est
loisible, au moyen d'un firman, de visiter l'intérieur du sé-
rail. Sur ce mot sérail, n'allez pas rêver du paradis de Ma-
homet. — Le sérail est un mot générique qui veut dire
palais, et il est parfaitement distinct du harem, habitation
des femmes, asile mystérieux où nul profane ne pénètre,
même quanû les houris sont absentes. — On se réunit or-
dinairement une dizaine de personnes pour accomplir cette
tournée, qui nécessite de nombreux bacchichs dont le total
ne peut guère être moindre de cent cinquante à deux cents
francs; un drogman commun vous précède et règle avec les
gardiens des portes tous ces détails ennuyeux; il vous vole
assurément; mais, comme on ne sait pas le turc, il fau\
bien en passer par là. On doit avoir soin d'apporter avec
soi des pantoufles; car si, en France, on ôte son chapeau
en entrant dans un endroit respectable, en Turquie on Ote
LE SERAIL. S3i
ses souliers, ce qui est peut-être plus rationnel, — car on
doit laisser au seuil la poussière de ses pieds.
Le sérail ou serai, comme diseat les Turcs, occupe de seh
bâtiments irréguliers ce terrain triangulaire que lavent d'un
côté les flots de la mer de Marmara, et de l'autre ceux de la
Corne-d'Or. Une muraille crénelée circonscrit l'enceinte,
qui couvre une vaste étendue. Une berge dallée de queiquo
pieds de large règne sur les deux faces qui regardent lô
mer. Le courant extérieur se précipite avec une impétuosité
extraordinaire; — les eaux bleues bouillonnent comme si
elles se gonflaient sur une chaudière, et font danser au so-
leil des millions de folles paillettes; elles sont, du reste,
d'une transparence singulière, et laissent apercevoir le fond
de roches vertes ou de sable blanc à travers un tumulte de
rayons brisés. Les barques ne peuvent remonter ces rapides
qu'au cordeau.
Au-dessus des murailles généralement dégradées et mé-
langées de blocs venant de constructions antiques démolies,
s'aperçoivent des bâtiments aux fenêtres grillagées très-
menu, des kiosques d'un goût chinois ou rococo, des pointes
de cyprès et des touffes de platanes. Sur le tout pèse un air
de solitude et d'abandon ; on ne croirait pas que derrière
cette enceinte morne vit le glorieux calife, le tout-puissant
souverain de l'Islam.
On entre dans le sérail par une porte d'architecture très-
simple, gardée par quelques soldats. Sous cette porte, dans
de magnifiques armoires d'acajou garnies de râteliers, sont
déposés des fusils rangés avec un ordre parfait. La porte
franchie, notre petite bande, précédée d'un officier du pa-
lais, d'un cawas et du drogman, traversa une sorte de jar-
din vague et montueux, plaidé d'énormes cyprès, — un
iïmeticre moins les tombes, — et arriva bientôt à l'entrée
de? appartements.
16
m C0NSTANT1N0PLE.
Sur l'invitation du drogman, chacun se chaussa de ses
pantoufles, et nous commençâmes à gravir un escalier de
bois qui n'avait rien de monumental. Dans les pays du
nord, où Ton se fait, d'après les contes arabes, une idée
exagérée de la magnificence orientale, les esprits les plus
froids ne peuvent s'empêcher d'élever en imagination des
architectures féeriques avec des colonnes de lapis-lazuli,
des chapiteaux d'or, des feuillages d'émeraudes et de rubis,
des fontaines de cristal de roche où grésillent des jets de
vif-argent. On confond le style turc avec le style arabe, qui
n'ont pas le moindre rapport, et l'on rêve des alhambras là
où il n'y a, en réalité, que des kiosques bien aérés et des
chambres d'une ornementation très-simple.
La première salle qu'on nous ouvrit affecte une forme circu-
laire; elle est percée de nombreuses fenêtres à treillis; tout
autour règne un divan, les murs et le plafond sont ornes
de dorures où serpentent des arabesques noires; des rideaux
noirs et une pente découpée en lambrequin suivant la cor-
niche complètent la décoration. Une natte de sparterie très-
fine, qui, sans doute, est remplacée l'hiver par de moelleux
tapis de Smyrne, recouvre le plancher. La seconde salle est
peinte de grisailles en détrempe à la manière italienne. La
troisième a pour décorations des paysages, des glaces, des
draperies bleues et une pendule au cadran radié. Sur les
murs de la quatrième courent des sentences tracées de la
main de Mahmoud, qui était un habile calligraphe, et,
comme tous les Orientaux, tirait vanité de ce talent, vanité
concevable, car cette écriture, compliquée par ses courbes,
ses ligatures et ses enlacements, se rapproche beaucoup du
dessin. — Après les avoir traversées, on arrive à une
chambre plus petite.
Deux cadres au pastei, de Michel Bouquet, sont les deux
seuls objets d'art qui attirent l'œil dans ces pièces où régne
LE SÉRAIL. 283
la sévère nudité de l'islam : l'un représente le Port de Bu-
charest, l'autre, une Vue de Constantinople prise de la tour
de la Jeune-Fille, sans personnages, bien entendu. Une pen-
dule à tableau mécanique, représentant la pointe du Sérail,
avec des eaïques et des vaisseaux qu'un rouage fait rouler
et tanguer, excite l'admiration des Turcs débonnaires et le
sourire des giaours, car une telle pendule serait mieux à
sa place dans la salle à manger d'un épicier enrichi que
dans le mystérieux séjour du padischa. — La même pièce,
comme pour faire compensation, renferme une armoire dont
les rideaux écartés laissent étinceler, avec des phosphores-
cences d'or et de pierreries, le véritable luxe de l'Orient.
C'est un trésor qui n'a rien à envier à celui de la tour de
Londres : il est d'usage que chaque sultan lègue à cette col-
lection un objet qui lui ait particulièrement servi. La plu-
part ont donné des armes : ce ne sont que kandjars aux
manches rugueux de diamants et de rubis, que damas aux
fourreaux d'argent bosselés de reliefs, aux lames bleuâtres
ramagées d'inscriptions arabes en lettres d'or, que masses
d'armes richement niellées, que pistolets dont les crosses
disparaissent sous des fouillis de perles, de coraux et de
pierres précieuses; le sultan Mahmoud, en sa qualité de
poëte et decalligraphe, a fait don de son écritoire, monceau
d'or couvert de diamants. Par une sorte de coquetterie ci-
vilisée, il a voulu mêler la pensée à tous ces instruments de
la force brutale et montrer que le cerveau avait sa puis-
sance comme le bras. Dans ce cabinet, on remarque une
curieuse cheminée turque faite en gâteau d'abeilles, comme
les stalactites qui pendent des plafonds de l'Alhambra.
Au delà règne une galerie où les odalisques jouent et
prennent de l'exercice sous la surveillance des eunuques,
qui font auprès d'elles à peu près l'office des pions dans les
cours de récréation des collèges. Mais un lieu si sacré est
284 CONSTANTINOPLE.
interdit aux profanes, même lorsque les oiseaux sont en-
volés de la cage. — Un peu plus loin s'arrondissent les cou-
poles constellées de grosses verrues de cristal qui recouvrent
les bains décorés de colonnes d'albâtre et d'applications de
marbre, qu'il fallut se contenter d'admirer par dehors.
Nous reprîmes nos chaussures à la porte par laquelle
nous étions entré, et nous continuâmes notre visite. — On
longe d'abord un j.irdin rempli de fleurs, encadré dans des
compartiments de bois, à l'ancienne mode française; puis
on traverse les cours entourées d'espèces de cloîtres à ar-
cades moresques, où sont les logements et les classes des
icoglans, ou pages du sérail, et l'on arrive à un kiosque ou
pavillon renfermant la bibliothèque; on y monte par une
espèce de perron à rampe de marbre délicatement fenestrée.
La porte de cette bibliothèque est une merveille. Jamais
le génie arabe n'a tracé sur le bronze un plus prodigieux
lacis de lignes, d'angles, d'étoiles, se mêlant, se compli-
quant, s'enchevêtrant dans un dédale mathématique. Le
daguerréotype seul pourrait retracer cette féerique orne-
mentation. Le dessinateur qui voudrait imiter consciencieu-
sement avec sa mine de plomb ces inextricables méandres
deviendrait fou après ce travail de toute une vie.
A l'intérieur, sont rangés dans des casiers de cèdre des
manuscrits arabes, la tranche tournée vers le spectateur,
disposition particulière que j'avais remarquée déjà à la bi-
bliothèque de l'Escurial, et que les Espagnols ont sans doute
empruntée aux Mores.
Là on nous fit voir sur un grand rouleau de parchemin
une espèce d'arbre généalogique, supportant dans des mé-
daillons ovales les portraits de tous les sultans, exécutés en
miniature gouachéc. Ces portraits sont, dit-on, authentiquas,
chose difficile à croire. Ils représentent des lêtes pâles à
barbe noire, d'un tvpe assez uniforme, et le costume est
LE SÉRAIL. 285
celui des Turcs de Molière et de Racine, plus exacts en cola
qu'on ne pense.
La bibliothèque visitée, on nous introduisit dans un
kiosque de style arabe, précédé d'un perron à rampes de
marbre où reluisait avec tout son éclat l'ancienne magnifi-
cence orientale, dont, comme on a pu le voir, les apparte-
ments déjà parcourus n'offrent aucune trace.
La plus grande partie de la pièce est occupée par un trône
en forme de divan ou de lit, avec un baldaquin soutenu
par des colonnettes hexagones de cuivre doré semées de
grenats, de turquoises, d'améthystes, de topazes, d'émeraudes
et autres pierres à l'état de cabochons, car autrefois les Turcs
ne taillaient pas les pierreries; des queues de cheval pendent
aux quatre coins de grosses boules d'or surmontées de crois-
sants. Rien n'est plus riche, plus élégant et plus royal que
ce trône vraiment fait pour asseoir des califes.
Les barbares seuls ont le secret de ces orfèvreries mer-
veilleuses, et le sens de l'ornement semble se perdre, on ne
sait pourquoi, à mesure que la civilisation se perfectionne.
Sans tomber dans les manies d'antiquaire, il faut avouer
que plus une architecture, une joaillerie, une arme, datent
d'une époque reculée, plus le goût en est parfait et le tra-
vail exquis : préoccupé de la pensée, le monde moderne n'a
plus la notion juste de la forme.
Quelques paillettes de lumière tombant d'une fenêtre
entrouverte faisaient étinceler les ciselures et jeter des feux
aux pierreries. Des carreaux de faïence arabe dessinaient
des symétries et miroitaient au bas des murs, comme dans
tes salles de l'Alhambra, à Grenade; au plafond s'entre-
croisaient des baguettes de vermeil curieusement ciselées,
formant des caissons et des rosaces. — Dans un coin, à tra-
vers l'ombre, brillait une bizarre cheminée turque faite en
forme de niche et destinée à recevoir un brasero ; une espèce
16.
'286 CONSTANTINOPLE.
de petit dôme conique à sept pans, en cuivre, de'coupé, fe-
r.estré comme une truelle à poissons, niellé des plus élégants
dessins de l'art arabe, lui sert de manteau. Certaines châsses
gothiques peuvent seules donner ridée de ce charmant tra-
vail.
En face du divan s'ouvre une fenêtre ou plutôt une lu-
carne garnie d'une épaisse grille à barreaux dorés. C'est en
dehors de cette espèce de guichet qu'autrefois se tenaient
les ambassadeurs, dont les phrases étaient transmises par
des intermédiaires au padischa, accroupi, dans une immo-
bilité d'idole, sous son dais de vermeil et de pierreries, entre
ses deux turbans symboliques. A peine pouvaient-ils voir,
à travers le réseau d'or, briller, comme des étoiles au fond
de l'ombre, les prunelles fixes du magnifique sultan ; mais
c'était bien assez pour des giaours : l'ombre de Dieu ne de-
vait pas se découvrir davantage à des chiens de chrétiens.
L'extérieur n'est pas moins remarquable. Un grand toit
à saillie fortement projetée coiffe l'édifice, des colonnes de
marbre soutiennent des arcades à nervures et des rosaces;
une dalle de vert antique, historiée d'une inscription arabe,
forme le seuil de la porte, dont le linteau est très-bas : dis-
position architecturale prise, dit-on, pour faire baisser la tête
aux vassaux et aux tributaires récalcitrants admis en pré-
sence du Grand Seigneur, escobarderie d'étiquette assez jé-
suitique, et qu'éluda bouffonnement un envoyé de Perse,
en entrant à reculons, comme on fait dans les gondoles de
Venise.
Dans la description du Béiram, j'ai parlé assez longue-
ment du portique sous lequel a lieu cette cérémonie, pour
ne pas avoir à y revenir, et je continuerai ma promenade
un peu au hasard, mentionnant les choses comme 'elles se
présentent. Il serait difficile de rendre compte avec régula-
rité de bâtiments d'époque et de style divers, élevés sans
LE SÉRAIL. 287
plan préconçu, suivant les caprices et les nécessités du mo-
ment, séparés par des espaces vagues, ombragés çà et là de
cyprès, de sycomores et de vieux platanes d'une dimension
monstrueuse.
Du milieu d'une touffe d'arbres se dresse une colonne
cannelée à chapiteau corinthien, qui produit un charmant
effet et qu'on désigne sous le nom de Théodose, attribution
dont je ne suis pas assez savant pour discuter la valeur. —
Je la cite parce que le nombre des ruines byzantines est irès-
restreint à Constantinople. — La ville antique a disparu
sans presque laisser de traces ; les riches palais de la dynastie
grecque, des Paléologueset desComnènes, se sont évanouis;
leurs colonnes de marbre et de porphyre ont servi à la
construction des mosquées, et leurs fondations, recouvertes
par les frêles baraques musulmanes, se sont oblitérées peu
à peu sous la cendre des incendies; quelquefois on retrouve,
amalgamé dans un mur, un chapiteau, un fragment de
torse brisé, mais rien qui ait conservé sa forme primitive;
il faut fouiller le sol pour amener à la surface quelques
lébris de la Byzance ancienne.
Particularité notable, et qui marque un progrès : l'on a
rassemblé dans la cour qui précède l'antique église de Saint-
Iréné, transformée en arsenal, et qui fait partie des dépen-
dances du sérail, divers objets antiques : têtes, torses, bas-
reliefs, inscriptions, tombeaux, rudiment d'un musée
byzantin, qui pourrait devenir curieux par l'addition des
trouvailles journalières. Près de l'église, deux ou trois sar-
cophages de porphyre, semés de croix grecques, et qui ont
dû contenir des corps d'empereurs et d'impératrices, privés
de leurs couvercles brisés, s'emplissent de l'eau du ciel, et
les oiseaux y viennent boire en poussant de petits cris
joyeux.
L'intérieur de Saint-lréné est tapissé de fusils, de sabres,
?88 CONSTANTINOPLE.
de pistolets de modèle moderne, arrangés avec une symétrie
militaire que ne désavouerait pas notre Musée d'artillerie;
mais cette étincelante décoration, qui charme beaucoup les
Turcs, eî dont ils sont très-fiers, n'a rien qui étonne un
voyageur européen. — Une collection qui offre un bien
autre intérêt, c'est celle des armes historiques conservées
dans une tribune métamorphosée en galerie, au fond de
l'abside.
Là, on nous fit voir le sabre de Mahomet II, une lame
droite où court, sur un fond de damas bleuâtre, une in-
scription arabe en lettres d'or; un brassard niellé d'or et
constellé de deux disques de pierreries, ayant appartenu à
Tamerlan ; une épée de fer ébréchée, à poignée en croix, —
l'épée de Scanderberg, le héros athlétique. Des vitrines
laissent voir les clefs des villes conquises, clefs symboliques,
ouvragées comme des bijoux, damasquinées d'or et d'argent.
Sous le vestibule sont entassées les timbales et les mar-
mites des janissaires, — ces marmites qui, en se renversant,
faisaient trembler et pâlir le sultan au fond de son harem ;
— des faisceaux de vieilles hallebardes, des caisses d'armes,
d'anciens canons, des coulevrines de forme singulière,
rappellentlastratégieturqueavantles réformes de Mahmoud,
utiles, sans doute, mais regrettables au point de vue pitto-
resque.
Les écuries, sur lesquelles je jetai un coup d'œil en pas-
sant, n'ont rien de particulier, et ne renfermaient, pour le
moment, que des bêtes assez ordinaires, le sultan se faisant
suivre par ses montures favorites. — Les Turcs n'ont pas,
du reste, comme les Arabes, ja folie des chevaux, bien
qu'ils les aiment et en possèdent de remarquables.
Voilà à peu près tout ce qu'un étranger peut voir dans le
sérail. —Nul regard profane ne souille les asiles mystérieux,
les kiosques secrets, les retraites intimes; — le sérail,
LE SÉRAIL. 289
comme toute maison musulmane, a son selamlick, mais
pour le harem sont réservés tous les raffinements d'un luxe
voluptueux, les divans de cachemire, les tapis de Perse, les
vases de Chine, les cassolettes d'or, les cabinets de laque,
les tables de nacre, les plafonds de cèdre à caissons peints
et dorés, les fontaines à vasque de marbre, les colonnes de
jaspe; la maison des hommes n'est, en quelque sorte, que
le vestibule de la maison des femmes, un corps de garde
interposé entre la vie extérieure et la vie intérieure.
Je regrettai fort de ne pouvoir pénétrer dans une mer-
veilleuse salle de bains, vrai rêve oriental réalisé dont mon
ami Maxime Ducamp a fait une splendide description; mais,
cette fois, le gardien se montra plus revêche, ou peut-être
d'autres ordres avaient été donnés. — Si les houris prennent
des bains de vapeur au paradis, ce doit être dans un bain
pareil à celui-là, bijou d'architecture musulmane.
Assez las de cette promenade, pendant laquelle je m'étais
chaussé et déchaussé six ou huit fois, je sortis du sérail par
la porte Auguste (Bab-Hummayoun) et j'allai m'asseoir,
abandonnant mes compagnons, sur le banc extérieur d'un
petit café, d'où, tout en mangeant des raisins de Scutari,
je contemplai cette porte monumentale surmontée d'un
corps de logis avec sa haute arcade moresque, ses quatre
colonnes, son cartouche de marbre portant une inscription
en lettres d'or et ses deux niches où l'on exposait les têtes
coupées. Entre autres, celle d'Ali-Tépéléni, paGha de Janina,
y figura sur un plat d'argent.
Je regardais aussi en détail la délicieuse fontaine d'Ach-
met III, sur laquelle j'avais jeté un coup d'œil en allant à
Sainte-Sophie. — C'est, avec îa fontaine de ïop'Ilané, la
plus remarquable de Constantinople, où il y en a tant et de
si jolies. — Rien n'est comparable, pour l'élégance, à ce toit
retroussé comme un bout de soulier turc, tout brodé de
290 CONSTANTINOPLE.
sculptures en filigrane, mammelonné de clochetons capri-
cieux : à ces pans de dentelles à jour, à ces niches en sta<
lactiques, à ces arabesques encadrant des pièces de ven
composées par le sullan-poëte; à ces colonnettes aux
chapiteaux fantasques, à ces rosaces gracieusement étoi-
lées, à ces corniches feuillées et flétries, à ce charmant
fouillis d'ornementation, heureux mélange de l'art arabe
et de l'art turc. — Je m'arrête, car, malgré le précepte
de Boileau, je sens que je me laisserais emporter troc
îoin par îe fleiiron et Y astragale.
XXIV
t.E PALAIS DU BOSPHORE. — SULTAN
MAHMOUD. - LE DERVICHE
Quand on se promène en caïque sur le Bosphore et qu'on
a dépassé la Tour de Léandre, on aperçoit en face de Scutari
un immense palais en construction qui baigne ses pieds
blancs dans l'eau bleue et raDide. Il existe en Orient une
superstition soigneusement entretenue par les architectes,
c'est qu'on ne meurt pas tant que la demeure qu'on se fait
construire n'est pas achevée; aussi les sultans ont-ils tou-
jours soin d'avoir quelque palais en train.
Chose rare chez les Turcs, qui consacrent les matériaux
solides et précieux à la maison de Dieu, et n'élèvent pour
l'habitation transitoire de l'homme que des kiosques de bois
aussi peu durables que lui, ce palais est tout en marbre et
fait pour l'éternité. — Il se compose d'un grand corps de
bâtiment et de deux ailes. Dire à quel ordre d'architecture
il appartient serait difficile; il n' est ni grec, ni romain, ni
492 CONSTANTIINOPLE.
gothique, ni renaissance, ni sarrasin, ni arabe, ni turc, il
se rapproche de ce genre que les Espagnols nomment platc-
resco, et qui fait ressembler la façade d'un monument à une
grande pièce d'orfèvrerie pour le luxe compliqué des orne-
ments et la folle recherche des détails.
Les fenêtres avec leurs balcons à jour, leurs colonnettes
rubonées, leurs trèfles à nervures, leurs encadrements à
festons, leurs entre-deux fouillés de sculptures et d'arabes-
ques, rappellent le style lombard et font songer aux anciens
palais de Venise; — seulement il y a du palais Dario ou Cà-
d'Oro au palais du sultan la même différence comme pro-
portion que du Grand Canal au Bosphore.
Cette énorme construction en marbre de Marmara, d'un
blanc bleuâtre que l'éclat criard de la nouveauté fait paraî-
tre un peu froid, produit un effet fort majestueux entre
l'azur du ciel et l'azur de la mer; elle en produira un meil-
leur lorsque le chaud soleil de l'Asie l'aura doré de ses
rayons, qu'elle reçoit directement et de première main. Vi-
gnole sans doute ne se reconnaîtrait pas dans cette façade
hybride où les styles de tous les temps et de tous les pays
forment un ordre composite qu'il n'avait pas prévu. Mais on
ne peut nier que cette multitude de fleurs, de rinceaux, de
rosaces, ciselés comme des bijoux dans une matière pré-
cieuse, n'ait un aspect touffu, compliqué, fastueux et ré-
ant à l'œil. C'est le palais que pourrait construire un
ornemaniste qui ne serait pas architecte, et n'épargnerait
ni la main-d'œuvre, ni le temps, ni la dépense. Tel qu'il
est, je le préfère à ces maussades reproductions classiques
si botes, si plates, si froides si ennuyeuses, comme en font
les savants et les réguliers, et j'aime mieux ces vives fron-
daisons ornementales, s'enlaçant avec une élégance fantas-
que, qu'un fronton triangulaire ou uneattique horizontale
sappuyant sur six ou huit colonnes efflanquées. — Cettt
LE PALAIS DU BOSPHORE. 29â
ignorance naïve, déployée sur une échelle gigantesque, a
son charme; il est probable que les hardis constructeurs de
nos cathédrales n'en savaient pas davantage, et leurs œuvies
n en sont pas moins admirables pour cela.
Lfi long de ce palais règne un terre-plein bordé, du côté
du Bosphore, de piliers monumentaux: reliés entre eux par
des grilles d'une serrurerie ouvragée et charmante où le fer
se courbe en mille arabesques fleuries, déliées comme les
traits qu'une plume hardie tracerait à main levée sur le vé-
lin. — Ces grilles dorées forment une balustrade d'une ri-
chesse extrême.
Les deux ailes, construites à une autre époque, sont
beaucoup trop basses pour le corps de logis principal, avec
lequel elles n'ont d'ailleurs aucun rapport de style ni de
forme. Figurez-vous une double rangée d'Odéons et de
Chambres des Députés en miniature se suivant dans une al-
ternance ennuyeuse et présentant aux yeux une file de pe-
tites colonnes menues qui semblent de bois quoiqu'elles
soient de marbre.
En passant et repassant devant ce palais, le désir de le
visiter m'était venu bien des fois. — En Italie, rien n'eût
été plus simple; mais faire aborder son caïque à un débar-
cadère impérial serait en Turquie une action de conséquence
et qui pourrait avoir des suites fâcheuses. — Heureusement,
un intermédiaire amical me mit en rapport avec l'architecte,
M. Balyan, un jeune Arménien de beaucoup d'esprit, et c;ui
parlait français.
M. Balyan eut la bonté de me prendre dans sa barque à
trois paires de rames, et me fit entrer d'abord dans un an-
cien kiosque, débris du palais précédent, où l'on nous ap-
porta des pipes, du café et des sorbets à la rose; puis il me
conduisit lui-même à travers les appartements avec une
obligeance eu une politesse parfaites, dont je le remercie à
iï
S$4 CONSTANTINOPLR.
cette place, en espérant que peut-être un jour ces lignes
passeront sous ses yeux.
L'intérieur n'était pas tout à fait achevé encore, mais ce-
pendant Ton pouvait déjà juger de la splendeur future de
l'ensemble. Les idées religieuses des Turcs retranchent de
l'ornementation une foule de motifs heureux et restreignent
considérablement la fantaisie de l'artiste, qui doit s'abstenir
avec soin de mêler à ses arabesques la représentation d'au-
cun être animé : — ainsi, pas de statues, pas de bas-relief,
pas de mascarons, pas de chimères, pas de griffons, pas de
dauphins, pas d'oiseaux, pas de sphinx, pas de guivres,
pas de papillons, pas de figurines moitié femme moitié
fleur, pas de monstres héraldiques, aucune de ces créations
bizarres qui forment la zoologie fabuleuse de l'ornement, et
dont Raphaël a tiré un parti si merveilleux dans les galeries
du Vatican.
Le style arabe, avec ses décompositions et ses brisures de
lignes, ses guipures de stuc, frappées à l'emporte-pièce, ses
plafonds en stalactites, ses niches en ruches d'abeilles, ses
marbres troués à jour comme des couvercles de cassolette,
ses légendes en coufique fleuri, et son coloriage de vert, de
blanc, de rouge, discrètement rehaussé d'or, eût offert des
ressources naturelles pour la décoration d'un palais oriental;
mais le sultan, par suite de ce caprice qui nous porterait à
bâtir des alhambras à Paris, voulait avoir un palais dans le
goût moderne. On s'étonne d'abord de ce caprice, mais, en y
réfléchissant, rien n'est plus naturel. Il a fallu réellement à
M. Balyan une rare fertilité d'imagination pour décorer
d'une manière différente plus de trois cents salle? ou cham-
bres, n'ayant à sa disposition que des motifs si peu nombreux.
La disposition générale est très-simple : les pièces se
suivent en enfilade ou s'ouvrent sur un large corridor; le
karem, entre autres, est ainsi disposé. L'appartement de
LE PALAIS DU BOSPHORE. 295
chaque femme donne par une porte unique dans un vaste
couloir, comme les cellules des religieuses dans un cloître.
A chaque extrémité peut se tenir un poste d'eunuques ou
de bostangis. — Je jetai du seuil un regard sur cet asile des
voluptés secrètes, qui ressemble beaucoup plus à un couvent
ou à un pensionnat qu'on ne se l'imagine. Là s'éteindront,
sans avoir rayonné au dehors, des astres de beauté inconnus;
mais l'œil du maître se sera fjag sur eux, une minute peut-
être, et c'est assez.
L'appartement de la sultane Validé, composé de hautes
pièces donnant sur le Bosphore, est remarquable par ses
plafonds peints à fresque avec une élégance et une fraîcheur
incomparables. Je ne sais quels sont les ouvriers qui ont
fait ces merveilles, mais Diaz ne trouverait pas sur sa pa-
lette des tons plus fins, plus vaporeux, plus tendres et plus
riches à la fois. — Ce sont tantôt des ciels de turquoise pa-
pelonnés de légers nuages qui fuient à d'incroyables pro-
fondeurs, tantôt d'immenses voiles de dentelles à dessins
merveilleux, puis une grande conque de nacre irisée de
tous les rayons du prisme, ou bien encore des fleurs idéales
suspendant leurs corolles et leurs feuillages à des treillages
d'or; les autres chambres sont ornées de même; quelque-
fois un écrin dont les bijoux se répandent dans un chatoyant
désordre, des colliers dont les perles se défilent et roulent
comme des gouttes de pluie, un ruissellement de diamants,
de saphirs et de rubis forment le motif de la décoration;
des cassolettes d'or peintes sur les corniches laissent échap-
per la bleuâtre fumée des parfums et composent un plafond
de leur brouillard transparent. Ici Phingari montre par la
déchirure d'un nuage son arc argenté si cher aux musul-
mans, là l'Aurore pudique colore de rose, comme les joue»
d'une vierge, tout un ciel matinal ; plus loin un pan de
brocart grenu de lumière, miroité d'orfrois, retroussé par
296 CONSTANTINOPLE.
une embrasse d'escarboucles, montre un coin de bleu; une
grotte d'azur jette ses reflets de saphir. Les arabesques aux
entrelacements infinis, les caissons sculptés , les rosaces
d'or, les bouquets de fleurs imaginaires ou réelles, lis
bleus d'Iran ou roses de Schiraz, viennent varier ces thèmes,
dont j'ai cité les principaux, sans vouloir entrer dans un
détail impossible auquel l'imagination du lecteur suppléera.
Les appartements du sultan sont dans un style Louis XIV
orientalisé, où l'on sent l'intention d'imiter les splendeurs
de Versailles : les portes, les croisées et leurs encadrements
sont en bois de cèdre, d'acajou, de palissandre massif, pré-
cieusement sculptés, et ferment par de riches ferrures do-
rées à or moulu. Des fenêtres, l'on aperçoit la plus mer-
veilleuse vue qui soit au monde : un panorama sans rival,
et comme jamais souverain n'en eut devant son palais. —
La rive d'Asie, où, sur un immense rideau de cyprès noirs,
se détache Scutari, avec son pittoresque débarcadère en-
combré d'embarcations, ses maisons roses, ses mosquées
blanches, parmi lesquelles se distinguent Buyuck-Djami et
Sultan-Selim ; le Bosphore aux eaux rapides et transparentes
sillonnées d'un va-et-vient perpétuel de vaisseaux à voiles,
de bateaux à vapeur, de felouques, de prames, de bateaux
d'Ismid et de Trébizonde aux formes antiques, aux voi-
lures bizarres, de canots, de caïques, au-dessus desquels
voltigent des essaims familiers de mouettes et de goé-
lands. Si Ton se penche un peu, l'on découvre sur les
deux rives une suite d'habitations d'été, de kiosques, peints
de fraîches couleurs, qui forment à ce merveilleux (leu\e
marin un double quai de palais. Ajoutez à cela les mille
accidents de lumière, les effets de soleil et de lune, et vous
aurez un spectacle que l'imagination ne peut dépasser.
Une des singularités du palais, c'est une grande salle re-
couverte par un dôme de verre rouge. Quand le soleil pé-
LE PALAIS DU BOSPHORE. 297
nôtre ce dôme de rubis, tout prend des flamboiements
étranges : l'air semble s'enflammer et l'on croit respirer du
feu ; les colonnes s'allument comme des lampadaires, le
pavé de marbre rougit comme un pavé de lave; un rose
incendie dévore les murailles; on se croirait dans la salle
de réception d'un palais de salamandres bâti de métaut
en fusion ; vos yeux reluisent comme du paillon rouge, vos
habits deviennent des vêtements de pourpre. — Un enfer
d'opéra, éclairé de feux de Bengale, peut seul donner une
idée de cet effet étrange, d'un goût équivoque peut-être,
mais saisissant, à coup sûr.
Une petite merveille qui ne déparerait pas les plus féeri-
ques architectures des Mille et une Nuits, c'est la salle de
bains du sultan. Elle est de style moresque, en albâtre ru-
bané d'Egypte, et semble laillée dans une seule pierre pré-
cieuse, avec ses colonnettes, ses chapiteaux évasés, ses ar-
cades en cœur, et sa voûte constellée d'yeux de cristal qui
brillent comme des diamants. Quelle volupté ce doit être
d'abandonner sur ces dalles, transparentes comme des aga-
tes, ses membres assouplis aux savantes manipulations des
tellacks, au milieu d'un nuage de vapeur perfumée, sous
une pluie d'eau de rose et de benjoin!
C'est dans une des salles de ce palais que doit être posé
le salon Louis XIV peint et construit à Paris par Sechan,
l'illustre décorateur de l'Opéra, dont nous avons parlé lors-
qu'il le dressa à son atelier de la rue Turgot.
Las de merveilles, fatigué d'admiration, je remerciai
M. Baly&n. qui me fit sortir par la cour d'honneur, dont la
porte est une espèce- d'arc-de-triomphe en marbre blanc
d'une ornementation très-riche et très-fleurie, et qui forme
du côté de la terre une entrée tout à fait digne de ce somp-
tueux palais. Puis, comme je mourais de faim, j'entrai dans
une boutique de fruitier, et je me fis servir deux brochettes
298 CONSTANTINOPLE.
de kébab enveloppées d'une crêpe grasse que j'arrosai d'un
verre de sherbet, repas sobre et tout à fait local.
Sorti de là, je me mis à courir la ville au hasard, comp-
tant sur la flânerie pour me révéler ces mille détails fami-
liers qui vous échappent quand on les cherche. Tout en
m'amusant à regarder les boutiques de confiseurs et les fa-
bricants de lulés entourés de milliers de fourneaux de pipe
à différents degrés d'achèvement et rangés avec symétrie,
j'arrivai à la mosquée du sultan Mahmoud, prèsdeTop'Hané,
un de ces centres où les pieds vous ramènent d'eux-mêmes
quand la pensée est occupée ailleurs. Je réglai ma montre à
ce kiosque rempli d'horloges et q*e pendules qui accompagnent
souvent les mosquées; — c'est un petit pavillon élégant avec
des fenêtres en claire-voie, par lesquelles on peut lire l'heure
à divers cadrans concordant assez rarement entre eux, de
sorte qu'on choisit celle qui vous plaît le plus et vous semble
la plus probable. — Ces cadrans donnent l'heure turque et
l'heure européenne, dont les chiffres ne se rapportent pas,
les Orientaux comptant à partir du lever du soleil, point de
départ naturel, mais variable selon la saison.
A ces kiosques chronométriques est ordinairement jointe
une fontaine où pendent à des chaînes des gobelets et des
spatules en fer-blanc : un gardien les remplit au bassin in-
térieur et les tend à ceux qui demandent à boire. Ces fontai-
nes sont presque toutes des fondations pieuses.
La mosquée de Mahmoud est d'un goût moderne et dif-
fère par sa disposition des édifices de ce genre, dont Sainte-
Sophie est le prototype. Une coupole unique cerclée à sa
base d'une couronne de fenêtres et de consoles à volutes
s'élève entre quatre hautes façades arrondies à leur sommet,
flanquées à leurs angles par des piliers ou contre-forts à
pyramidions renflés, surmontés de croissants comme le dôme
central. Ces deux minarets ont une renommée d'élégance mé-
LE PALAIS DU BOSPHORE. 299
ritée. Figurez-vous deux grandes colonnes cannelées qui
auraient pour chapiteau un balcon festonné, du centre du-
quel jailliraient d'autres colonnes plus petites, couronnées
aussi de balcons et supportant à leur tour un faisceau de
colonnettes coiffées d'une aiguille conique. — C'est très-gra-
cieux, très hardi et très-neuf. — Ordinairement, le turbé
ou chapelle funèbre du fondateur se trouve près de la
mosquée qu'il a bâtie; contrairement à cette disposition habi-
tuelle, le turbé de sultan Mahmoud se trouve dans un édifice
spécial, d'une architecture moderne légèrement orientalisée,
à un autre bout de Constantinople. Le sultan réformateur a
sur son cercueil, au lieu du turban classique et traditionnel,
le fez novateur du Nizam étoile d'une superbe agrafe de
pierreries; on montre aux visiteurs une transcription du
Koran faite par ce prince calligraphe durant les longs loisirs
que lui laissait sa captivité au sérail avant son avènement
au trône.
Autour de la mosquée se groupent les fonderies de canons
et les parcs d'artillerie, et s'étend une plate-forme baignée
par la mer, que délimitent deux jolis pavillons.
A quelques pas de là l'on retombe au milieu du joyeux
tumulte de la place Top'Ilané, avec ses loueurs de chevaux,
ses vendeurs de sucreries et de sorbets, ses étalages de con-
combres, de courges, de raisins de Scutarô. de melons de
Smyrne ; ses marchands de caïmak et de baldava ; ses grou-
pes de chiens fauves étendus au soleil ; sa charmante fontaine
et sa mosquée aux abords encombrés d'écrivains publics, de
débitants de chapelets et de menue parfumerie. Sous le
cloître de cette mosquée, je vis une ligure que je n'oublierai
jamais : c'était un derviche couché à tere, près du réser-
voir des ablutions. — Il n'avait pour t Jt vêtement qu'un
haillon d'étoffe en poil de chameau, rude comme un cilice
et tout souillé de la poudre des déserts. Ce lambeau se
300 CONSTANTINOPLE.
nouait négligemment autour de ses reins, et laissait voir
presque à nu un corps hâlé, bistré, bronzé, cuit et recuit à
la flamme des soleils, aux souffles torrides du khamsin ;
pour le peindre, il n'eût fallu que deux tons, de la momie
et de la terre de Sienne brûlée. Ses jambes, rouges comme
la brique, étaient chaussées, jusqu'au-dessus des chevilles.
d'un brodequin de poussière grise.
Une maigreur vigoureuse faisait saillir tous ses muscles et
tous ses os; ses cheveux noirs sauvagement crépus se hé-
rissaient sur sa tête comme des touffes de broussailles; au
bord de ses joues brunes floconnaient quelques touffes
de barbe éparse, car il était jeune. — Une placidité folle
régnait dans ses yeux fixes. Seul au milieu de la foule,
comme au milieu du Sahara, il semblait bercé par quelque
hallucination apocalyptique. — Il me fit involontairement
penser à saint Jean dans le désert, et jamais peintre n'en a
rêvé un pareil : le saint Jean de Léonard de Vinci, avec son
ironique sourire de faune, a l'air d'un Dieu mythologique
déguisé, celui de Raphaël ressemble à un jeune pâtre de la
campagne romaine. 11 est impossible de rêver quelque chose
de plus fauve, de plus hagard, de plus hérissé, de plus fé-
rocement ascétique, de plus brûlé par le fanatisme, de plus
dévasté par le jeûne et les macérations. Un pareil pénitent
pouvait aller sans peur à travers les solitudes; les lions et
les panthères devaient reculer devant ce corps nourri de
sauterelles.
C'était un hadji qui revenait de la Mecque ; il avait vu
la pierre noire, accompli les sept évolutions sacrées et bu de
l'eau du puits Zem-Zem, qui lave tous les péchés, et, tout
nu qu'il était, il ne faisait pas plus de cas d'un vizir que d'un
grain de la boue attachée à ses pieds.
XXV
L'ATMEÏDAN
L'Atmeïdan, qui s'étend derrière les murs du sérail, esî
l'ancien Hippodrome. — Le vocable turc a précisément !a
même signification que le vocable grec, et veut dire : arène
des chevaux. — C'est une vaste place, bordée d'un côté par
la muraille extérieure de la mosquée du sultan Achmet,
percée de baies grillées, et sur les autres faces par des ruines
ou des bâtiments incohérents ; dans l'axe de la place s'élèvent
l'obélisque de Théodose, la colonne Serpentine et la Pyra-
mide murée, faibles vestiges des magnificences dont rayon-
nait autrefois cette enceinte splendide.
des ruines sont à peu près tout ce qui reste à la surface
du sol des merveilles de l'antique Byzance. — L'Augustéon,
le Sigma, l'Octogone, les Thermes de Xeuxippe, d'Achille,
d'Honorius, le Milliaire d'or, les Portiques du Forum, tout
cela est enfoui sous ce manteau de poussière et d'oubli dont
s'enveloppent les villes mortes; l'œuvre du temps a été
il.
502 CONSTANTINOPLfc.
activée par les déprédations des barbares, latins, français,
turcs, et même grecs. Chaque invasion qui se succède fait
son dégât. C'est une chose incroyable que cette fureur aveugle
de destruction et cette haine stupide contre les pierres! Il
faut bien que cela soit dans la nature humaine, car le nîeme
fait se reproduit à toutes les époques. Il paraît qu'un chef-
d'œuvre offusque l'œil d'un barbare comme la lumière l'œil
d'un hibou. Ce rayonnemert j~ l'idée le gêne sans qu'il
sache trop pourquoi, et il l'éteint. Les religions aussi dé-
truisent volontiers d'une main si elles édifient de l'autre,
et il y a eu beaucoup de religions à Constantinople ; le
christianisme y a brisé les monuments païens, l'islamisme
les monuments chrétiens ; peut-être les mosquées vont-elles
disparaître à leur tour devant un culte nouveau.
Ce devait être un beau spectacle lorsqu'une foule éblouis-
sante d'or, de pourpre et de pierreries, scintillait sous les
portiques qui entouraient l'Hippodrome et se passionnait
alternativement pour les verts ou les bleus, ces factions de
cochers dont les rivalités agitaient l'empire et causaient des
séditions. — Les quadriges d'or, attelés de chevaux de race,
faisaient voler sous leurs roues étinceîantes la poudre d'azui
et de vermillon dont on sablait l'Hippodrome par un raf-
finement de luxe; et l'empereur se penchait du haut de la
terrasse de son palais pour applaudir sa couleur favorite.
— Les bleus, si l'on peut se servir d'une pareille expression
à propos des cochers byzantins, étaient tories, les verts
étaient whigs, car la politique se mêlait à ces cabales de
cirque. Les verts essayèrent même de faire un empereur et
de détrôner Justinien, et il ne fallut rien moins que Béli-
saire et un corps d'armée pour avoir raison du soulèvement.
Dans l'Hippodrome, comme dans un musée à ciel ouvert,
étaient réunies les dépouilles de l'antiquité. Un peupî? de
statues assez nombreux pour remplir une ville se dressail
L'ATMEIDAN. 303
sur les attiques et les piédestaux. Ce n'était que marbre et
que bronze. Les chevaux de Lysippe, les statues de l'empe-
reur Auguste et d'autres empereurs, Diane, Junon Pallas,
Hélène, Paris, Hercule, ces majestés suprêmes, ces beautés
surhumaines, tout ce grand art de la Grèce et de Home,
semblaient avoir cherché là un dernier refuge. — Les che-
vaux en métal de Gorinthe, emportés par les Vénitiens,
piaffent sur la porte de Saint-Marc; les images des dieux et
des déesses, barbarement fondues, se sont éparpillées en
pièces de billon.
L'obélisque de Théodose est le mieux conservé des trois
monuments restés debout dans l'Hippodrome. Il consiste en
un monolithe de granit rose de Syène de soixante pieds de
hauteur, à peu près, sur six de large, qui va s'amincissant
jusqu'au pyramidion. Une seule ligne perpendiculaire d'hié-
roglyphes nettement incisées sillonne ses quatre faces. —
Comme je ne suis pas Champollion, je ne pourrai vous dire
ce que signifient ces mystérieux emblèmes, — sans doute
une dédicace à un pharaon quelconque. D'où vient ce bloc
énorme? d'Héliopolis, disent les savants. Mais il ne nous
semble pas remonter à la plus haute antiquité égyp-
tienne. Peut-être n'a-t-il que trois mille ans, ce qui est
bien jeune pour un obélisque. Aussi, à peine quelques tein-
tes grises noircissent-elles son granit vermeil.
Le monolithe ne porte pas directement sur son piédestal,
dont il est séparé par quatre dés de bronze. Ce socle de
marbre est revêtu de bas-reliefs assez barbares et assez
frustes, qui ne laissent que difficilement deviner les sujets
qu'ils représentent, — des triomphes ou des divinisations
de Théodose et de sa famille. — La roideur des attitudes,
le mauvais dessin et le manque d'expression des figures,
l'entassement des personnages sans plan ni perspective, ca-
ractérisent une époque de décadence. Le souvenir de la Grèce
304 CONSTANTINOPLE.
voisine est déjà perdu dans ces informes ébauches, D'autres
bas-reliefs à demi cachés par l'exhaussement du terrain,
mais que l'on connaît par les descriptions des écrivains an-
térieurs, reproduisent les manœuvres employées pour l'é-
rection de l'obélisque. — Singulier rapprochement! Des
bas-reliefs de même nature entaillent le socle de l'obélisque
de Louqsor dresse sur la place de la Concorde par l'ingé-
nieur Lebas ; — des inscriptions en grec et en latin marquent
que l'obélisque gisant sur le sol fut relevé en trente-deux jours
par Proclus, préfet du prétoire, d'après les ordres de Théo-
dose, et célèbrent les vertus de ce magnanime empereur. Le
bloc égyptien et le socle du Bas-Empire s'harmonisent heu-
reusement et produisent un bel effet; seulement, l'obélisque
est aussi frais d'arête que s'il venait d'être taillé dans le granit,
et le socle, plus jeune de quinze cents ans, est tout dégradé.
Non loin de l'obélisque se tortille la colonne Serpentine
faite de trois serpents enroulés et nattés, montant en spirale
comme les cannelures d'une colonne salomonique. Les trois
têtes crêtées d'argent des serpents qui formaient chapiteau
ont disparu. — Une tradition veut que Mahomet II, passant
à cheval sur l'Hippodrome, les ait abattues d'un coup de
masse d'armes ou de damas, par une de ces prouesses de
vigueur familières aux sultans; selon d'autres, il n'a tranché
qu'une seule des trois têtes, la seconde et la troisième
auraient été brisées seulement pour la valeur du bronze, ce
qui n'étonne pas quand on songe aux peines que les Bar-
bares se sont données pour aller chercher des crampons de
fer dans les blocs du Colysée. — Détruire un palais pour
prendre un clou, c'est le propre du sauvage.
Cette colonne, élevée de neuf pieds environ hors de la
terre, mais dont la base est enfouie, semble un peu grêle
d'aspect au milieu de ce vaste espace. On lui attribue une
noble origine. D'après les antiquaires, «es serpents entrelacé»
L'ATMEIDAN. 305
soutenaient, dans le temple de Delphes, le trépied d'or voué
par la Grèce reconnaissante à Phœbus-Apollon, dieu sauveur,
après la bataille de Platée, gagnée sur Xerxès. Constantin
fit, dit-on, transporter la colonne Serpentine de Delphes à
sa nouvelle ville. Une tradition moins en faveur, mais plus
probable, selon moi, si Ton considère le peu de valeur
artistique du monument, n'y veut voir qu'un talisman fa-
briqué par Apollonius de Thyane pour conjurer les serpents.
— Je laisse le lecteur libre de choisir entre ces deux ori-
gines.
Quant à la Pyramide murée de Constantin Porphyrogénète,
qu'on mettait à côté des sept merveilles du monde, à une
époque, il est vrai, où les exagérations les plus hyperboliques
ne coûtaient rien, ce n'est plus qu'un noyau de maçonnerie,
qu'un informe amas de pierres effritées par la pluie, dévo-
rées par le soleil, pleines de poussière et de toiles d'araignées,
fendillées de lézardes, menaçant ruine de tous côtés, et
n'ayant plus aucune signification au point de vue de Fart.
Cette armature de maçonnerie était revêtue autrefois de
grandes plaques de bronze doré bosselées de bas-reliefs et
d'ornements qui, par le poids et le prix du métal, devaient
exciter la cupidité des déprédateurs. Aussi la pyramide de
Constantin ne tarda-t-elle pas à être dépouillée de son vête-
ment splendide et n'en resta-t-il qu'un bloc noirci de qua-
tre-vingts pieds de haut. Cette pyramide d'or, que les pa-
roxystes du temps comparaient au colosse de Rhodes, devait
en effet resplendir magnifiquement sous le ciel bleu de
Constantinople, parmi les splendides monuments de l'art
antique, au-dessus des colonnades du Cirque, encombrées
de spectateurs en somptueux habits. Mais, pour se le figu-
rer, il faut que la pensée fasse un travail complet de restau-
ration.
Autrefois les Turcs faisaient courir leurs chevaux et
506 CONSTANT1NOPLE.
s'exerçaient à lancer le djerid sur cette place, turf tout pré-
paré pour les divertissements équestres; la réforme et l'in-
troduction de la tactique européenne ont fait abandonner
ce jeu du javelot, qui convient mieux aux libres cavaliers
du désert et des steppes de l'Asie qu'aux régiments de ca-
valerie régulière instruits d'après les méthodes de l'école de
Saumur.
Au bout de I'Atmeïdan se trouve l'Et-Meïdan (marché au*
viandes). C'est un lieu redoutable et sinistre, malgré le so-
leil qui l'inonde de ses gais rayons. Si vous regardez cette
mosquée à demi écroulée, ces murs qui ont conservé les ci-
catrices du feu, vous y apercevrez facilement encore la trace
des boulets. — Cette terre, aujourd'hui blanche et pul-
vérulente, a été profondément rougie de sang. — C'est
dans l'Et-Meïdan qu'eut lieu ce massacre des janissaires
dont Champmartin envoya au Salon le tableau si farou-
chement romantique; — la grande tuerie eut un cadre
digne d'elle.
Le sultan Mahmoud, sentant avec l'instinct du génie l'em-
pire pencher vers la ruine, crut qu'il le sauverait en lui
donnant des armes égales à celles des royaumes chrétiens,
et il voulut faire instruire ses troupes par des officiers égyp-
tiens dressés à la tactique européenne. Cette réforme si sim-
ple et si juste souleva des répugnances insurmontables parmi
les janissaires; les moustaches grises se hérissèrent d'indi-
gnation ; les fanatiques crièrent à la profanation, invoquèrent
Allah et Mahomet, et peu s'en fallut que le commandeur des
croyants ne passât pour un giaour à cause de son entêtement
à introduire ces manœuvres diaboliques dont Mahomet II ni
Soliman Ier n'avaient eu besoin pour faire des conquêtes et
les garder.
Heureusement Mahmoud était un homme de résolution
qu'on n'intimidait pas facilement, il avait résolu de vaincre
L'ATMEIDAN. 307
ou de périr dans la lutte; l'insolence des janissaires, égale
à celle des prétoriens et des strélitz, ne se pouvait plus sup-
porter, et leurs séditions perpétuelles faisaient vaciller le
trône dont ils se prétendaient l'appui. — L'occasion ne se
fit pas attendre. — Un instructeur égyptien frappa un sol-
dat turc récalcitrant ou volontairement maladroit. Aussi-
tôt les janissaires indignés prennent fait et cause pour leur
camarade, renversent leurs marmites en signe de révolte, et
-menacent de mettre le feu aux quatre coins de la ville.
C'était, comme on sait, leur manière de protester et de
témoigner leur mécontentement. — Ils s'attroupèrent de-
vant le palais de Kosrew- Pacha, leur aga, demandent à
grands cris la tête du grand vizir et du mufti, qui avaient
approuvé les réformes impies de Mahmoud ; mais ils n'a-
vaient pas affaire à un de ces sultans énervés trop heureux
d'apaiser une sédition hurlante en lui jetant quelques têtes
en pâture.
A la nouvelle de l'insurection, sultan Mahmoud accou-
rut en toute hâte de Beschick-Tasch, où il se trouvait, réunit
les troupes restées fidèles, convoqua les ulémas et prit à la
mosquée d'Achmet, voisine de l'Hippodrome, l'étendard du
prophète, qu'on ne déploie que lorsque l'empire est en dan-
ger ; tout bon musulman doit alors son concours au com-
mandeur des fidèles, car c'est une guerre sainte. — L'aboli-
tion des janissaires est prononcée.
Les janissaires s'étaient retranchés dans l'Et-Meïdan, au-
près de leur caserne; les troupes régulières de Mahmoud
occupaient les rues adjacentes avec des canons braqués sur
la place ; l'intrépide sultan passa plusieurs fois à cheval de-
vant les bandes insurgées, affrontant mille morts et les som-
mant de se disperser. La situation se prolongeait, un moment
d'hésitation pouvait tout perdre. — Un officier dévoué, Kara
Dyehennem, tira son pistolet sur l'amorce d'un canon, le
308 CONSTANTINOPLE.
coup partit, et la mitraille ouvrit une rue sanglante dans les
premiers rangs des rebelles; l'action était engagée, l'artillerie
tonna de toutes parts, une fusillade bien nourrie crépita
comme la grêle sur les masses confuses des janissaires éper-
dus, et la bataille dégénéra bientôt en massacre. Ce fut une
véritable boucherie ; on ne fit pas de quartier, les casernes
où les fuyards s'étaient retranchés furent incendiées, et
ceux qui avait évité le fer périrent dans les flammes. — On
varie beaucoup sur le nombre des morts; les uns le portent à
six mille, les autres à vingt mille, quelques-uns plus haut
encore. On jeta ces cadavres à la mer, et pendant plusieurs
mois, les poissons, putréfiés de chair humaine, ne furent pas
mangeables.
La rancune de sultan Mahmoud ne s'arrêta pas là. Quand
on se promène dans le Champ-des-Morts de Pera ou de
Scutari, on rencontre beaucoup de cippes décapités restés
debout avec leur turban de marbre à leur pied, comme un
homme sans tête : ce sont les tombes d'anciens janissaires
que la mort n'a pas mis à l'abri de la colère impériale.
Cette terrible extermination fut-elle un bien ou un mal
au point de vue politique? — Mahmoud, en tuant ce grand
corps, n'éteignit-il pas une des forces vives de l'État, un des
principes de la nationalité turque? Le progrès matériel ac-
compli remplacera-t-il efficacement l'ancienne énergie bar-
bare? Dans le crépuscule qui se fait au déclin des empires,
le flambeau de la raison vaut-il mieux que la torche du
fanatisme? Nul ne peut le dire encore. Mais des événements
que tout le monde est à même de prévoir auront bientôt
décidé la question, et l'œuvre de Mahmoud pourra être défi-
nitivement jugée. — Nous voici bien loin de notre humble
besogne de daguerréotvpeur littéraire. Retournons-y.
A quelque distance del'Hippodrome, au milieu d'un terrain
semé de décombres incendiés, s'ouvre, au revers d'une espèce
L'ATMEIDAN. 509
de monticule, comme une gueule noire, l'entrée d'une ci-
terne byzantine tarie. L'on y descend par un escalier de
bois. Les Turcs rappellent Ben-Bir-Dereck ou les Mille et
une Colonnes, quoiqu'elle n'en compte en réalité que deux
cent vingt-quatre. Ces colonnes, en marbre blanc, sont
terminées par de grossiers chapiteaux d'un corinthien bar-
bare, ébauchés ou frustes, supportant des arcades eii plein
cintre et forment plusieurs nefs avec leurs rangées. Elles ont,
à la hauteur de trois ou quatre pieds, un renflement jus-
qu'où montaient les eaux et qui leur servait de base apparente
lorsque le réservoir était plein. Le reste de la colonne figurait
alors un pilotis submergé. Le sol s'est exhaussé de la pous-
sière des siècles, des décombres de la voûte et de détritus de
toutes sortes; car la citerne devait être jadis plus profonde :
on distingue vaguement sur les chapiteaux des signes mysté-
rieux, des hiéroglyphes byzantins dont le sens est perdu. Un
epsilon et un phi, qui se trouvent souvent répétés, se tradui-
sent par ces mots : « Euge, Philoxena. » Cette citerne, en
effet, servait aux étrangers. Elle a été bâtie par Constantin,
dont le monogramme est empreint sur les grandes briques
romaines dont se compose la voûte et sur plusieurs fûts de
colonnes. Maintenant, des Juifs et des Arméniens y ont
établi une manufacture de soie.
Les rouets et les dévidoirs grincent sous les arcades de
Constantin, et le bruit des métiers imite le bruissement de
Peau disparue; il règne dans ce souterrain, éclairé par un
demi-jour blafard combattu d'ombres profondes, une fraî-
cheur glaciale qui vous saisit, et c'est avec un vif sentiment
de plaisir que je remontai du fond de ce gouffre à la tiède
clarté du soleil, plaignant de tout mon cœur les pauvres ou-
vriers travaillant sous terre à desœuvresde patience, comme
des gnomes ou deskobolds.
A peu de distance de cette citerne, derrière Sainte-Sophie,
310 CONSTANTINOPLE.
il en existe une autre nommée Yeri -batan-Seraï (le Palais de
dessous terre). Celle-là ne renferme pas de filatures de soie
comme Ben-Bir-Dereck. Dès l'entrée, une vapeur humide et
pénétrante, chargée de coryzas, de fluxions et de points de
côté, vous enveloppe de son manteau mouillé ; une eau noire
éraillée de quelques paiHettes et de quelques remous livi-
des baigne les colonnes verdies et s'étend sous les arcades
opaques à des profondeurs que l'œil ne peut sonder et que
les rayons des torches n'atteignent pas.
Rien n'est plus sinistre et plus effrayant ; les Turcs pré-
tendent que les djinns, les goules et les afrites tiennent
leur sabbat dans ce palais lugubre, et y secouent joyeuse-
ment leurs ailes de chauve-souris, mouillées des pleurs de
la voûte. Autrefois on parcourait en bateau cette mer sou-
terraine. Ce voyage devait ressembler à la traversée des
fleuves infernaux dans la barque à Garon. Des barques, en-
traînées sans doute par des courants intérieurs vers quelque
gouffre, ne sont jamais revenues de cette noire expédition,
interdite aujourd'hui, et que je n'aurais d'ailleurs eu nulle
envie de tenter, eût-elle été permise.
xxvi
L'ELBICEI-ATIKA
SurTAtmeidan, en face de la mosquée d'Achmets s'élève,
près du Mecter-Kané (dépôt des tentes), une maison turque
d'assez belle apparence : c'est l'Elbicei-Atika, ou Musée des
anciens costumes ottomans; — ce Musée, récemment ouvert
au public, est précédé d'une cour où s'épanouit une fraîche
verdure, où gazouille l'eau d'une fontaine dans un bassin
de marbre : s'il n'y avait sous la porte un employé chargé
de percevoir le prix des billets d'admission, on pourrait se
croire dans le conak d'un bey. Rien n'est plus agréablement
tranquille que ce vestiaire rétrospectif du vieil empire turc :
l'ombre et le silence du passé baignent ce calme asile de
leurs nuances douces; en mettant le pied dans l'Elbicei-
Atika, on rétrograde du présent dans l'histoire.
Sur le palier, comme enseigne ou comme sentinelle, on
aperçoit d'abord un yenitcheri-kollouk-néféri, c'est-à-dire
un janissaire de corps de garde. Au temps de la puissance
des janissaires, on ne passait pas devant un poste de cette
512 CONSTANTINOPLE.
milice indisciplinée sans être plus ou moins rançonné; il
fallait, comme on dit, cracher au bassin, ou être battu, cou-
vert de boue et d'avanies.
Un mannequin, dont la tête et les mains sont en bois
sculpté et colorié, non sans talent, soutient la garde-robe de
l'ancien janissaire; cette infraction à l'usage musulman,
qui interdit toute reproduction de la figure humaine, est re-
marquable et prouve un affaiblissement du préjugé reli-
gieux amené sans doute par le contact avec les civilisations
chrétiennes; un tel musée, où se voient près de cent qua-
rante personnages, n'eût pas été possible autrefois; mainte-
nant il ne choque personne, et souvent un vieux janissaire
échappé au massacre vient y rêver devant la défroque de ses
compagnons d'armes, et soupire en pensant au bon temps
qui n'est plus.
Ce yenitcheri-kollouk-néféri a la mine d'un sacripant jo-
vial : une espèce de bonhomie féroce respire dans ses traits
fortement caractérisés qu'accentue une longue moustache ;
on voit qu'il serait capable d'apporter de la drôlerie dans
le meurtre, et il règne dans sa pose toute la nonchalance dé-
daigneuse d'un corps prévilégié qui se croit tout permis :
les jambes croisées l'une sur l'autre, il joue de la louta,
sorte de guitare à trois cordes, pour charmer les loisirs de la
faction. Il porte un tarbouch rouge autour duquel s'enroule
en turban une pièce de toile commune, une casaque brune
dont les bouts rentrent dans la ceinture, et de larges culottes
de drap bleu ; dans sa ceinture, à la fois arsenal et poche,
s'entassent et so hérissent mouchoir, serviette, blague à
tabac, poignards, yataghans, pistolets. — Cet usa^o de tout
fourrer dans la ceinture est commun aux Espagnols et aux
Orientaux, et nous nous souvenons d'avoir vu à Séville un
combat au couteau, où il n'y eut de tué qu'un melon con-
tenu par la faja d'un des adversaires.
L'ELBICEI-ATIKA. 515
Devant le yenitcheri est placée une petit table couverte
d'ancienne menue monnaie turque, — aspres, paras, piastres
devenues rares, — montant de la contribution noire levée sur
les pékin" de Constantinople. — Près de lui roussissent sur
un gril quelques râpes de maïs aux grains d'or, repas dont
se contente la frugalité orientale. Nous passons sans crainte,
car il est en bois, et nous avons payé dix piastres à la pre-
mière porte.
En face de ce janissaire quêteur se tiennent debout quel-
quelques soldats du même corps, en costume à peu près
Femblable. Le seuil franchi, on se trouve dans une salle
oblongue, faiblement éclairée et garnie de grandes vitrines
renfermant des mannequins habillés avec un soin parfait et
une exactitude scrupuleuse. — C'est le salon de Curtius et
l'exhibition Tussaud d'un monde disparu. — Là sont col-
lectionnés, comme des types d'animaux antédiluviens au
Musée d'histoire naturelle, les individus et les races suppri-
més par le coup d'État de Mahmoud. Là revit, d'une vie
immobile et morte, cette Turquie fantasque et chimérique
des turbans en moules de pâtisserie, des dolimans bordés de
peau de chat, des hautes coiffures coniques, des vestes à
soleil dans le dos, des armes barbarement extravagantes ;
la Turquie des mamamouchis, des mélodrames et des contes
de fée. Vingt-sept années seulement se sont écoulées depuis
le massacre des janissaires, et il semble qu'il y ait un siècle,
tant est radical le changement. — Par Ja volonté violente
du réformateur, les vieilles formes nationales ont été
anéanties, et des costumes pour ainsi dire contemporain*
sont devenus des antiquités historiques.
En regardant derrière les vitrages ces têtes moustachues
ou barbues, aux prunelles fixes, aux couleurs grimaçant la
vie, éclairées par une faible lumière oblique, on éprouve une
impression étrange, une sorte de malaise indéfinissable. —
314 CONSTAflTWOPLE.
Cette réalité grossière, différente de celle de l'art, inquiète
par l'illusion même qu'elle produit ; en cherchant la transi-
tion de b statue à l'être vivant, on a rencontré le cadavre;
ces visage* enluminés, où nul muscle ne tressaille, finissent
par faire p^ur comme ces morts fardés qu'on emporte à face dé-
couverte. Aussi comprenons-nous très-bien la terreur que les
masques inspirent aux enfants. Ces longues files de person-
nages bizarres, gardant les poses roides et contraintes qu'on
leur a données, ressemblent à ce peuple pétrifié par la ven-
geance d'un magicien dont parle un conte oriental. Il n'y
manque que le grand vieillard à barbe blanche, seul vivant
de la cité morte, lisant le Koran sur un banc de pierre à
l'entrée de la ville. Il sera figuré, si vous voulez, d'une ma-
nière prosaïque, il est vrai, par l'homme qui perçoit a la
porte le prix des billets.
Nous ne pouvons décrire une à une les cent quarante figu-
res enfermées dans les vitrines des deux étages, dont plu-
sieurs ne diffèrent entre elles que par d'imperceptibles dé-
tails découpe ou de couleur, et il faudrait pour cela hérisser
notre texte d'une foule de mots turcs d'une orthographe
rébarbative et d'une lecture difficile, Ce travail, du reste, a
été fait d'une manière aussi exaote que brillante par M. Geor-
ges Noguès, fils du rédacteur en chef du journal français de
Constantinople, et avec un soin que n'y peut mettre un
voyageur forcé de voir rapidement- Sa notice nous a servi
pour poser les noms sur des personnages que nos yeux seuls
se rappelaient, et nous lui rendons ici la justice qui lui est
due. Cet hommage nous permet de lui emprunter avec moins
de scrupule quelques détails oubliés.
L'Elbicei-Atika se compose principalement des costumes
de l'ancienne maison du Grand Seigneur et des différents
uniformes des janissaires. Il y a aussi quelques mannequins
d'artisans habillés à la vieille mode, mais en petit nombre.
L'ELBICEI-ATIKA. 315
Le premier fonctionnaire d'un sérail est naturellement le
chef des eunuques (kislar aghaci). Celui qu'on a enfermé der
rière les vitrages de l'Elbicei-Atika, comme spédmen de
l'espèce, est fort splendidement vêtu d'une pelisse d'honneur
de brocart ramage de fleurs, posée sur une première tuni-
que de soie rouge et d'un vaste pantalon maintenu à la taille
par une ceinture de cachemire. Il est coiffé d'un turban
rouge à tortil de mousseline, et chaussé de bottines de ma-
roquin jaune.
Le grand vizir (sadrazam) a un turban de forme singu-
lière, son moule, conique par le haut, côtelé par le bas de
quatre arêtes, est entouré à sa base de mousseline roulée que
comprime et traverse diagonalement une étroite bande d'or;
il porte, comme le chef des eunuques, un kurklu kaftan (pe-
lisse d'honneur) de brocart à fleurs vertes et rouges; de sa
ceinture de cachemire sort le manche ciselé et rugueux de
pierreries de son kandjar. Le scheik-ul-islam et le capitan-
pacha sont à peu pgès vêtus de même; à l'exception du tur-
ban, composé d'un fez d'une riche pièce d'étoffe tortillée.
Le seliktar-aghaci, ou chef des porte-glaives, a un air tout
à fait sacerdotal et byzantin dans son vêtement splendide-
ment étrange; son turban, d'une construction bizarre, lui
donne une vague ressemblance avec un pharaon coiffé du
pschent, et le modèle semble en avoir été rapporté d'Egypte
d'après quelque panneau hiéroglyphique; sa robe de brocart
d'or à ramages d'argent, taillée en forme de dalmatique,
rappelle les chasubles des prêtres; le sabre du sultan, res-
pectueusement enfermé dans un étui de satin violet, repose
sur son épaula. Après lui se présente une figure vêtue d'une
robe noire à manches fendues brodées d'or (djubbé) et coif-
fée d'un fez ; c'est le bach tchokadar, espèce d'officier chargé
de porter sur le bras les pelisses du Grand Seigneur dans ses
promenades ; puis vient le tchaouch aghaci (chef des huis-
S16 CONSTANTINOPLE.
siers), avec sa robe d'étoffe d'or, sa ceinture de cachemire
fermée de plaques métalliques d'où jaillit tout un arsenal;
son bonnet d'or se termine et s'aiguise en croissant, une
corne devant, une corne derrière, fantasque coiffure qui fait
penser à l'Isis lunaire ; ce chef des huissiers, qui ne serait
pas déplacé à la porte du palais de Thèbes ou de Memphis,
tient à la main une verge d'acier au pommeau bifurqué,
assez pareille à un nilomètre autre ressemblance égyp-
tienne; cette verge est l'insigne de ses fonctions. Un agha
du serai se montre ensuite en robe de soie blanche serrée
par une ceinture à plaques d'or et surmonté d'un bonnet
cylindrique. Ce mannequin, vêtu de même, sauf sa coiffure
d'or qui s'évase au sommet par quatre courbes, comme un
chapska de lancier polonais, est un dilciz (muet), un de ces
sinistres exécuteurs des justices ou des vengeances secrètes,
qui passaient au cou des pachas rebelles le fatal cordon de
soie, et dont l'apparition silencieuse faisait pâlir les plus
intrépides.
Après sont groupés les serikdji-bachi, à qui est commise
la garde des turbans du Grand Seigneur, les cuisiniers, les
jardiniers avec leur bonnet rouge, pareil à celui des Cata-
lans, retombant en arrière comme une espèce de poche;
les portiers, les baltadgis aux cheveux frisés, au bonnet
persan ; les soulak en doliman abricot et en pantalon rouge,
comme Rubini lorsqu'il joue le More de Venise; les peyik à
la robe violette et au bonnet rond, surmonté d'une aigrette
de plumes ouvertes en éventail. Les baltadjis, les soulak et
les peyik forment la garde particulière du sultan et l'en-
tourent dans les occasions solennelles, au Beïram, au Cour-
ban-Beïram, et lorsqu'il se rend en cérémonies aux mos-
quées.
La série est close par deux nains fantasquement accoutrés.
— Ces petits monstres à figure de gnome et de ko)»old ont à
L'ELBICEI-ATIKA. 317
peine deux pieds et demi de haut, et tiendraient honorable-
ment leur place à côté de Perkéo, le nain de l'électeur Char-
les-Philippe; de Bébé, le nain du roi de Pologne; de Mari-
Borbola et de Nicolasico Pertusato, les nains de Philippe IV;
de Tom Pouce, le nain gentleman. Us sont grotesquement
hideux, et la folie ricane sur leurs lèvres épaisses, car rem-
ploi de fou et de nain se confondent volontiers ; la pensée est
gênée dans ces têtes mal faites. Le suprême pouvoir a tou-
jours aimé cette antithèse de la suprême abjection. — Un fou
contrefait, jasant avec les grelots de sa marotte sur les mar-
ches du trône, est un contraste dont les rois du moyen âge ne
se faisaient pas faute: ce n'est pas !e cas en Turquie, où les fous
sont vénérés comme des saints, mais il est toujours agréable,
quand on est un radieux sultan, d'avoir près de soi une es-
pèce de singe humain qui fait ressortir vos splendeurs.
Le premier a une robe jaune, serrée d'une ceinture d'or,
et porte sur la tête une espèce de bonnet en forme de cou-
ronne dérisoire; le second, mis beaucoup plus simplement,
engouffre ses petites jambes dans un grand pantalon à la
mameluk, retombant sur ses babouches microscopiques,
et s'empaquette dans un benich à manches traînantes, on
dirait un enfant qui, pour s'amuser, s'est revêtu des habits
de son grand-père. Son turban, de couleur sombre, n'offre
aucune singularité. — L'emploi de nain n'est pas tombé en
désuétude à la cour de Turquie : il y est toujours tenu avec
honneur. Nous avons crayonné dans notre description du
Beïram le nain du suitan Abdul-Medjid, monstre large et
court, déguisé en pacha de la réforme.
Sous la même vitrine, on voit un agha malade, se faisant
traîner par ses serviteurs dans une sorte de brouette à deux
roues, qui nous rappela la chaise de voyage de Charles-
Quint, conservée à l'Àrmeria de Madrid. Maintenant les
aghas bien portants se promènent en coupé d'Erler ou en
18
318 CONSTANTINOPLE.
calèche de Clochez. Paris et Vienne envoient les chefs-d'œu-
vre de leur carrosserie à Constantinople, d'où disparaîtront
bientôt tout à fait les talikas aux caisses peinturlurées et do-
rées, les arabas caractéristiques traînés par de grands bœufs
gris. — Décidément, la couleur locale s'en va du monde.
Le reste du Musée est fourni par le corps des janissaires,
qui se retrouve là tout entier, comme si sultan Mahmoud
ne l'avait pas fait mitrailler sur la place de l'Et-Meidan. Il y
a des échantillons de chaque variété. Mais peut-être, avant
de décrire les costumes des janissaires, ne serait-il pas hors
de propos de donner une idée de leur organisation.
Les yenitcheri (nouvelle troupe) furent institués par
Amurat IV, dans le but de s'entourer d'un corps d'élite,
d'une garde spéciale, sur le dévouement de laquelle il pût
compter; le premier noyau fut fait de ses esclaves, et, plus
tard, se grossit de prisonniers de guerre et de recrues. —
De ce nom de yenitcheri, les Européens, peu familiers avec
les intonations des langues orientales, ont fait janissaires,
qui a le défaut d'impliquer une autre racine et semble vou-
loir dire gardiens de la porte.
L'orta (corps) des yenitcheri était divisée en odas (cham-
brées), et les différents officiers prenaient des titres culinaires
risibles au premier abord, mais cependant explicables. Le
faiseur de soupe (tchorbadji), le cuisinier (achasi), le mar-
miton (karacoulloukdji), le porteur d'eau (sakka), semblent
de singuliers grades militaires. Pour concorder avec cette
hiérarchie culinaire, chaque oda, outre son étendard, avait
pour enseigne une marmite chiffrée au numéro du régiment.
Dans les jours de révolte, on renversait ces marmites, et le
sultan pâlissait au fond de son sérail ; car les yenitcheri ne
se contentaient pas toujours de quelques têtes, et la révolte
se tournait parfois en révolution. Jouissant d'une haute paye,
mieux nourris, forts des privilèges concédés et extorqués,
1/ELBICEI-ATIKA. 319
les janissaires avaient fini par former une nation au sein de
la nation même, et leur aga était un des personnages les plus
importants de l'empire.
L'aga, exposé comme spécimen à l'Elbicei-Atika, est su-
perbement vêtu : les fourrures les plus précieuses garnissent
sa pelisse roide d'or, une fine mousseline de l'Inde entoure
son turban; sa ceinture de cachemire soutient une panoplie
d'armes de prix aux lames de Damas, aux pommeaux do
pierreries, de pistolets aux crosses d'argent ou d'or incrustées
de grenats, de turquoises et de rubis. D'élégantes babouches
de maroquin jaune artistement piquées complètent ce noble
et riche costume, égal à celui des plus hauts dignitaires.
A côté de l'aga, nous pouvons placer le santon Bektack-
Emin Baba, patron du corps; ce santon avait béni l'orta de
yenitcheri à sa formation, et sa mémoire y était restée fort
vénérée. — On invoquait son nom dans les combats, dans
les dangers et aux moments suprêmes. — Bektack-Emin
Baba, en sa qualité de saint personnage, ne brille pas, comme
l'aga, par la magnificence de ses vêtements. Son costume,
des plus simples, annonce le renoncement aux vanités ter-
restres : il consiste en une espèce de froc de laine blanche
serré d'une ceinture brune, et un fez de feutre blanchâtre
assez semblable au bonnet des derviches tourneurs; ce fez
n'a pas de houppe de soie, et il est bordé d'une petite bande
de peluche de couleur sombre. Le caleçon, arrêté au genou,
laisse voir les jambes osseuses et hâlées du saint homme.
Un petit cornet à bouquin en cuivre est suspendu à sa main.
— Nous ignorons le sens de cet attribut.
L'uniforme, comme nous l'entendons, n'était pas dans les
habitudes militaires ottomanes; aussi, la fantaisie règne-
t-elle assez librement dans le costume des yenitcheri ; les
grades se distinguent à quelque signe bizarre, mais le fond
du vêtement est pareil à celui que portaient les Turcs à cette
320 CONSTANT1NOPLE.
époque. Il faudrait le crayon du lithographe et le pinceau
de l'enlumineur plutôt que la plume de l'écrivain, pour
rendre ces variétés de coupes et de nuances, tous ces détails
dont se surcharge péniblement une description qui; quelque
effort qu'on fasse, n'est jamais bien claire à l'œil du lecteur;
parmi les nombreux artistes dont Constantinople reçoit la
visite, .je m'étonne qu'il ne s'en soit pas trouvé un curieux
de réunir dans un album colorié cette précieuse collection;
on obtiendrait sans peine le firman nécessaire pour travailler
dans la galerie, et la vente en serait assurée, maintenant
surtout que les esprits sont tournés vers l'Orient.
En attendant que les dessins soient faits, marquons en
passant quelques singularités, entre autres, un bach-kara-
koulloudji, — chef marmiton, dont le grade correspond à
celui de lieutenant d'une compagnie, — qui porte sur l'é-
paule, comme insigne de sa dignité, une cuiller à pot gigan-
tesque, qu'on croirait prise au dressoir de Gargantua ou de
Ga mâche. Cette étrange décoration se termine en fer de
lance, sans doute pour associer les idées de guerre et de
cuisine; un chatir (coureur), dont un passementier semble
avoir pris la tête pour y rouler une longue pièce de ruban
blanc : les innombrables tours que l'étoffe fait sur elle-même
ferment un rebord semblable aux ailes d'un chapeau rond ;
— un yenitcheri-oustaci (officier supérieur), flanqué de -
deux acolytes et affublé du plus bizarre costume qu'on
puisse imaginer.
Cet officier est bardé d'énormes plaques de métal rondes,
grandes comme des couvercles de casseroles, attachées à sa
ceinture, contre lesquelles viennent battre et bruire d'autres
plaques carrées, niellées, ciselées et d'un curieux travail;
de la garde du sabre pend une grosse clochette d'airain
comme celle qu'on pend, en Espagne, au cou de l'âne-
colonel ; sa c ulïure, arrondie en calotte comme le sommet
L'ELBICEI-ATIKA. 321
d'un casque, est divisée par une baguette de cuivre pareille
à celle qu'on voit sur certains morions pour protéger le nez
contre le? coups de sabre, et de la nuque s'échappe un flot
d'étoffe grise s'étalant par derrière; un large partalon rouge
complète cet accoutrement aussi incommode que baroque.
Lés hérauts des anciens tournois ne devaient pas être plus
gènes dans leurs massives armures que ce malheureux yeni-
tclieri oustaci dans sa tenue de parade; l'orta sakacci (chef
des porteurs d'eau) n1est pas moins originalement accoutré :
sa veste ronde, large, sans taille, coupée en tabar ou paletot,
est imbriquée et papelonnée de plaques de cuivre; sur ses
épaules, deux espèces de jockeys saillants, également re-
couverts d'écaillés de métal, encadrent sa têle d'une manière
bizarre; une outre en cuir se rattache à son dos par des
courroies; à sa ceinture est passé un martinet, — un cat of
nine tails. Plus loin, deux officiers portent la marmite de
Porta passée par l'anse dans un long bâton. Sur cette mar-
mite, des caractères en relief marquent le chiffre du régi-
ment. La description détaillée de l'allumeur de chandelle,
du porteur de sébile, des porteurs de baklava et du gracioso,
avec son bonnet à poil et son tarabouk, nous mènerait trop
loin; citons quelques figures de kombaradji (bombardeurs)
faisant partie du corps fondé par Ahmed-Pacha (le comte de
Donneval), renégat célèbre, dont le tombeau existe encore au
Tekké des derviches tourneurs de Péra, un des soldats du
nizam-djedid, institué par le sultan Selim pour contre-
balancer Tinfluence des janissaires. — C'est de ce corps, formé
des débris des milices de Saint-Jean-d'Acre, que date l'intro-
duction de l'uniforme dans les troupes ottomanes. Le costume
du nizam-djedid ressemble beaucoup à celui des zouaves et
des spahis de notre armée d'Afrique ; quelques échantillons
de Grecs, d'Arméniens et d'Arnau tes, complètent la collec-
tion.
18.
522 CONSTANTINOPLE
En parcourant l'Elbicei-Atika, devant ces armoires peu-
plées de fantômes du temps passé, on ne peut se défendre
d'un sentiment mélancolique, et Ton se demande si ce n'est
pas un mouvement de prescience involontaire qui a poussé
les Turcs à faire ainsi l'herbier de leur ancienne nationalité,
si vivement menacée aujourd'hui. Ce qui se passe mainte-
nant semble donner un sens prophétique à ce soin de réunir
les physionomies du vieil empire ottoman d'Europe, près
Cêtre refoulé en Asie.
XXVI
KADI-KEUÏ
Une promenade à Kadi-Keuï est un plaisir que les habi-
tants de Péra se refusent rarement les jours de fête, surtout
ceux qui ne sont pas encore assez riches pour posséder une
maison de campagne sur le Bosphore, entre les palais d'été
des beys et des pachas.
Kadi-Keuï (village de juges) est un petit bourg de la rive
d'Asie qui fait face au Sérail, dans l'endroit où la mer de
Marmara commence à s'étrangler pour former l'embou-
chure du Bosphore. Sur l'emplacement de Kadi-Keuï s'éle-
vait autrefois la ville de Chaicédon ou Chalcédoine, bâtie
par Archias, sous les Mégariens, vers la vingt-troisième
olympiade, six cent quatre-vingt-cinq ans avant Jésus-
Christ; voilà déjà une antiquité respectable. Cependant,
quelques auteurs attribuent la fondation de Chalcédoine à
un fils du devin Chalchas, au retour de la guorre de Troie;
d'autres à îles colons de Chalcis, en Eubée, qui valurent à
324 CONSTANTINOPLE
la nouvelle cité le surnom de ville des Aveugles, pour avoir
choisi cette place lorsqu'ils pouvaient prendre celle où
s'étala plus tard Byzance. Ce reproche ne nous semble au-
jourd'hui guère mérité, car de Kadi-Keuï on a la plus admi-
rable perspective du monde, et Constantinople déploie sur
l'autre rive, à travers la gaze argentée de sa légère brume,
la magnificence de ses dômes, de ses coupoles, de ses mina-
rets, de ses masses de nws^r0 peintes, entrecoupées de
touffes d'arbres. — Quand on veut jouir du panorama de
Cologne, il faut aller se loger à Deutz, de l'autre côté du
Rhin; pour bien voir Stamboul, il n'y a pas de meilleur
moyen que de prendre une tasse de café sur le port de
Kadi-Keuï.
Deux modes de transport se présentent pour faire cette
petite traversée, d'abord le caïque, ensuite le bateau à va-
peur, qui fume près du pont de bois de Galata. Comme le
trajet est un peu long et le courant rapide, on préfère gé-
néralement le pyroscaphe. J'ai employé l'un et l'autre. Le
dernier est plus amusant pour le voyageur, en ce qu'il lui
présente réunis en un étroit espace une foule de types cu-
rieux qui semblent poser devant lui. La séparation des sexes
est tellement entrée dans les mœurs, que le tillac des ba-
teaux à vapeur, est réservé aux femmes et forme une espèce
de harem où se parquent les Turques. Les dames arméniennes
et grecques, lorsqu'elles sont seules, prennent aussi cette
place. Tout le pont est couvert de tabourets bas, sur les-
quels on s'asseoit, les genoux au menton ; des garçons cir-
culent portant des verres d'eau ou de raki, des chiboucks et
des tasses de café, des bonbons ou de menues pâtisseries;
car à Constantinople on grignote toujours quelque chose,
et les graves fonctionnaires s'arrêtent au coin d'une rue
pour manger une tranche de baklava ou de pastèque lorsque
la faim les prend.
KADI-KEUI. 525
A l'arrière du bateau se tenaient cinq ou six ïemmes
musulmanes, sous la conduite d'une vieille et d'une né-
gresse; leurs yachmacks de mousseline assez transparente
laissaient deviner des traits réguliers et purs, et dans l'in-
terstice brillaient sauvagement de grands yeux noirs sur-
montés de sourcils épais rejoints par le surmeh ; le nez dé-
crivait, sous ces linges, une courbe assez aquiline, et le
menton , déprimé perpétuellement par les bandelettes,
fuyait un peu en arrière : c'est le défaut des beautés
turques; lorsqu'elles sont dévoilées, 1* enchâssement de leurs
yeux, seule portion de leur visage exposée à l'air, est d'une
teinte beaucoup plus brune que le reste de la peau, et leur
fait comme un petit masque de bâle dont l'effet est de ra-
viver singulièrement la nacre de la sclérotique.
Mais comment connaissez-vous ce détail? va sans doute
dire le lecteur, flairant quelque bonne fortune. — De la
façon la moins don juanesque du monde : en errant par
les cimetières, il m'est arrivé quelquefois de surprendre in-
volontairement une femme rajustant son yachmack ou
l'ayant laissé ouvert à cause de la chaleur, et se fiant à la
solitude du lieu ; voilà tout.
Ces Turques, qui paraissaient appartenir à la classe aisée,
avaient des feredgés de couleurs claires et fort propres, et
leurs jambes, polies par les préparations du bain oriental,
luisaient comme du marbre entre leurs caleçons de taffetas
et leurs bottines de maroquin jaune. — Ces jambes étaient
généralement fortes; il ne faut pas chercher en Turquie la
sveltesse d'extrémités delà race arabe. — Une de ces femmes
allaitait un enfant et prenait plus de soin do couvrir son vi-
sage que sa gorge toute gonflée de lait et toute marbrée de
veines bleues, que le nourrisson mordait de sa bouche rose
avec le caprice nonchalant de l'appétit repu.
Près du groupe musulman s'étaient assises trois belles
526 CONSTANTINOPLE.
Grecques coiffées d'une façon charmante, selon la mode de
leur nation; une pointe de gaze bleue piquée de quelques
étincelles de paillon leur couvrait le fond de la tête; les
cheveux, partagés en bandeaux ondes comme ceux des
statues antiques, coulaient de chaque côté de leurs tempes,
cerclés à leur séparation, comme par une féronière, par
une énorme natte de cheveux formant diadème. — Cette
natte n'est pas toujours vraie, et quelques vieilles matrones
poussent l'insouciance jusqu'à la porter d'une autre couleur
que celle de leurs cheveux naturels. Une bonne dame,
placée non loin de ces beautés, étalait sur des bandeaux
noirs mélangés de fils blancs une grosse tresse d'un blond
roux qui n'avait pas la moindre prétention d'être enracinée
dans son crâne.
Les anciens costumes disparaissent; aussi les trois jeunes
Grecques étaient-elles habillées à la française, mais leur
coiffure et une veste de soie brodée, assez semblable aux ca-
racos de nos élégantes, leur donnaient un air suffisamment
pittoresque; leurs traits purs et nettement découpés mon-
traient que les types grecs, devenus classiques, n'étaient
que de simples copies de la nature. L'homme ne peut rien
imaginer, pas même un monstre. On retrouverait, sans beau-
coup chercher, parmi les filles d'Eleusis et de Mégare, les
modèles vivants de Phidias, de Praxitèle et de Lysippe. Ces
trois belles filles sur le pont de ce bateau à vapeur faisaient
penser à la virginale triade des Grâces.
Pendant la traversée, tout le monde fumait, et mille spi-
rales bleuâtres allaient se rejoindre à la noire vapeur du
tuyau; le bateau, très-chargé sur le pont et nullement lesté
dans la cale, tanguait horriblement, et si le voyage eût
duré un <mart d'heure de plus, ii y aurait eu des cas de
mal de mer, bien que l'eau fût unie comme une glace.
Enfin le Bangor, c'est le nom de cet affreux sabot, se
KADI-KEU1 397
rangea contre la jetée de pierre, déplaçant une flottille de
cnïques, et nous mîmes pied à terre.
Ce que Ton pourrait appeler le port de Kadi-Keuï, si ce
mot n'était trop ambitieux, est bordé de cafés turcs, armé-
niens et grecs, toujours remplis d'un monde bigarré. Les
Pérotes et les Grecs boivent de grands verres d'eau blanchie
de raki, l'absinthe locale; les musulmans avalent à petites
gorgées du café trouble ; Pérotes, Grecs et Turcs, font, sans
dissidence, ronfler l'eau de rose dans la carafe de cristal des
narguilhés, et le cri polyglotte « du feu! » domine le sourd
bourdonnement des conversations.
Rien n'est plus agréable que d'aspirer la vapeur du tom-
baki sur le divan extérieur d'un de ces cafés en voyant
bleuir au loin devant soi, sur la rive d'Europe, les mu-
railles crénelées du sérail, les maisons de Psammathia et les
massives constructions du château des Sept Tours; mais ce
n'était pas pour jouir de ce spectacle que j'étais venu à
Kadi-Keuï.
J'avais été invité à déjeuner par Ludovic, un Arménien
chez qui j'avais acheté des pantoufles persanes, des blagues
à tabac du Liban, des écharpes en soie de Brousse tramées
d'or et d'argent, et quelques-unes de ces bimbeloteries orien-
tales sans lesquelles un voyageur venant de Constantinople
n'est pas bien venu à Paris. Ludovic possède une des plus
belles boutiques de curiosités du bazar dont j'ai parlé tout
au long en ses lieu et place, et il s'est fait à Kadi-Keuï une
charmante habitation. Gomme les marchand* de la Cité, les
marchands de Constantinople viennent passer la journée à
leur magasin et -s'en retournent chaque soir dans quelque
?iïia ou cottage vivre de la vie de famille, laissant toute
idée de négoce sur le seuil.
Je suivis jusqu'au bout la grande rue de Kadi-Keuï, d'a-
près les indications ç^u'on m'avait données ; elle est assez
528 CONSTANTINOPLE.
pittoresque avec ses maisons peintes, ses cabinets saillants,
ses étages qui surplombent, ses moucharabys à grillage?
serrés et ses habitations plus modernes où se font sentir des
velléités de goût anglais ou italien. — Quelques façades
blanches interrompent çà et là le bariolage arménien et
turc et ne produisent pas un trop mauvais effet. — Sur le
pas .J33 portes ouvertes étaient assises ou groupées de belles
jeunes femmes que le regard ne faisait pas fuii : des talikas
roulaient cahotés par le pavé pierreux et contenant des fa-
milles en partie de campagne; des cavaliers turcs passaient
sur leurs chevaux barbes, suivis d'un domestique à pied et
la main posée sur la croupe de la monture de leur maître;
des popes, vêtus d'une robe violette semblable à celle de
nos professeurs de collège et coiffés d'un mortier de juge
d'où pend un long voile de gaze noire, marchaient d'un
pas grave en caressant leurs barbes frisées; l'animation ré-
gnait partout.
La grande rue franchie, les maisons s'espacent, s'entou-
rant de jardins plus vastes. On suit de longs murs blancs
ou des clôtures de planches, au-dessus desquels se projettent
par masses les feuilles épaisses du figuier ou par guirlandes
les folles brindilles de la vigne.
Au bout de quelques minutes de marche, j'aperçus une
porte blanche à filets bleus : c'était la maison du Ludovic;
j'entrai, et je fus reçu par une charmante femme aux grands
yeux noirs, à l'ovale allongé et portant sur son jeune visage
les traits typiques de la race arménienne, une des plus belles
du monde, et que je préférerais peut-être a la grecque, si la
courbe du nez ne devenait trop aquiline avec l'âge.
Madame Ludovic ne parlait que sa langue maternelle, el
la conversation entre nous s'arrêta naturellement après les
premiers saluts; je ne sais rien de plus contrariant qu'une
pareille situation, bien simple pourtant. Je me trouvai b
KAW-KEUI 329
plus grand sot du monde de ne pas savoir l'arménien ; et
cependant on peut, sans avoir eu une éducation négligée,
ignorer cet idiome. Je me reprochai de n'avoir pas fait,
comme lord Byron, des études préalables au couvent des
lazaristes de Venise; mais, en conscience, je ne pouvais pré-
voir que je déjeunerais un matin à Kadi-Keuï avec une jolie
Arménienne ne soupçonnant ni le français, r'. l'italien, ni
l'espagnol, seules langues que je comprenne. Par un délicat
mouvement féminin, madame Ludovic, pour couper court
à notre embarras réciproque, me conduisit dans un salle
basse où se jouaient sur une natte ses deux beaux enfants.
— En vérité, maintenant que les relations entre les peuples
les plus divers sont si faciles et si promptes, on devrait bien
adopter une langue commune, universelle, catholique, le
français ou l'anglais, par exemple, dans laquelle on pût
s'entendre, car il est honteux que deux êtres humains se
trouvent, vis-à-vis l'un de l'autre, réduits à l'état de sourds-
muets. — L'antique malédiction de Babel doit être révoquée
dans le monde de la civilisation.
L'arrivée de Ludovic, qui parle très-couramment le fran-
çais, me rendit l'usjge de ma langue, et, avant le déjeuner,
il me fit visiter sa maison : on ne saurait imaginer rien de
plus frais et de plus coquettement simple; les parois et les
plafonds des chambres, formés de panneaux, de boiseries,
étaient peints de couleurs claires, lilas, bleu-de-ciel, jaune
paille, chamois, rechampies de filets blancs; de fines nattes
de sparterie des Indes, remplacées en hiver par de moelleux
tapis d'Ispahan et de Smyrne, recouvraient les planchers;
des divans de vieilles étoffes turques, aux dessins originaux
et bizarres, relevés çà et là de fils d'or et d'argent, des
carreaux en cuir de Maroc, tentaient la paresse dans tous
les coins. Un râtelier de pipes aux tuyaux de cerisier et de
jasmin, aux énormes bouquins d'ambre, aux lulés d'argU©
19
330 CONSTANTINOPLE.
rose, émaillée et dorée, des pots en porcelaine de Chine
pleins d'un tabac blond et soyeux, promettaient au fumeur
les délices du kief ; quelques-unes de ces petites tables in-
crustées de nacre, basses comme des tabourets, qui servent
à poser les plateaux de confitures et de sorbets, complétaient
l'ameublement.
Comme il faisait très-chaud, nous déjeunâmes en plein
air sous une sorte de portique faisant face au jardin, planté
de vignes, de figuiers et de citrouilles. Notre repas se compo-
sait, de poissons frits dans l'huile d'une espèce particulière
qu'on appelle scorpions à Constantinople, de côtelettes de
mouton, de concombres farcis de viande hachée, de petits
gâteaux au miel, de raisins et de fruits, le tout arrosé de
deux sortes de vins grecs, l'un doux avec un léger goût
muscat, l'autre rendu amer par une infusion de pommes de
pin, — souvenir de l'antiquité, — et ressemblant assez au
vermout de Turin.
Les plats étaient apportés par une petite servante de treize
à quatorze ans, qui, dans son empressement, faisait claquer,
sur la mosaïque de cailloux dont la cour était pavée, les
semelles de bois passées à ses pieds nus. Elle les allait
prendre sur le fourneau où les cuisinait un gros Arménien
ventru à face rubiconde, à nez de perroquet, qui avait, en
son genre, un grand talent; car je n'ai rien mangé de meil-
leur que les concombres farcis apprêtés par ce Carême asia-
tique, à qui j'exprime ici la satisfaction d'un estomac recon-
naissant. Comme les jouissances culinaires sont rares en
Turquie, il est bon de les noter. ;
Le repas fini, nous allâmes prendre le café et fumer une
pipe sous les grands arbres qui bordent pittoresquement la
côte escapée de la baie; des musiciens miaulaient je ne sais
quelle complainte avec ces intonations gutturales, ces ca-
dences bizarres, ces nasillements mélancoliques dont on a
Oaàord enné ùè rire, <?i qui rirnsserit par vous mettre sous
k charme lorsque vous les écoutez longtemps; l'orchestre
se composait d'un rebeb, d'une flûte de derviche et d'un
tarabouk. — Le joueur de rebeb , gros Turc à cou de
taureau, dodelinait de la tête avec un air de satisfaction
inexprimable, comme enivré de sa propre musique ; entre
ses deux acolytes maigres, il avait l'air d'un poussah entre
deux magots.
Quand nous eûmes suffisamment entendu la chanson des
janissaires et la légende de Scander-Berg, la fantaisie nous
prit d'assister à la représentation que les bouffons arméniens
et turcs donnaient à Moda-Bournou, tout près de Kadi-Keuï.
— J'ai, à mon retour d'Orient, donné, dans un feuilleton
de théâtre, l'analyse de la farce du Franc et du Hammal,
dont je n'espère pas que les lecteurs de la Presse aient
gardé souvenir. — Cette fois , il s'agissait d'une beauté
mystérieuse, d'une princesse Boudroulboudour quelconque,
dont les charmes voilés, mais trahis par l'indiscrétion des
suivantes, faisaient de grands ravages parmi les populations.
— Le théâtre primitif se passe aisément de décors, l'imagi-
nation naïve des spectateurs y supplée. Thespis jouait sur
une charrette, avec de la lie pour fard; les grands drames
historiques de Shakspeare n'exigeaient d'autre mise en scène
qu'un poteau portant tour à tour cette inscription : Châ-
teau, — Forêt, — Salon, — Champ de bataille, selon le
site. A Moda-Bournou, le théâtre était une espèce d'aire de
terre battre, ombragée par des arbres, et circonscrite par
les tapis des spectateurs assis à l'orientale, et le hangarà
claire-voie où se tenaient les femmes. Ni coulisses, ni tii|
de fond ni rampe dans cette représentation sub Jovr cruà .
Une barraque en toile, assez semblable à celle où Guigncd
fait se débattre Polichinelle avec le ôhat et le commissaire,
figurait le harem pour les esprits complaisants. Un jeum
532 CONSTÀNTINOPLE.
drôle, embéguiné du yachmack, et tout entortillé de voiles
comme une femme turque, vint s'y enfermer en affentant
des poses languissantes, des dandinements lascifs et cette
démarche d'oie qu'ont les musulmanes obèses, empêtrées
dans leurs larges bottes jaunes, ou chancelant sur leurs pa-
tins. Cette entrée fit beaucoup rire, et avec justice, car l'i-
mitation était commiquement parfaite.
Quand la belle eut pris place dans son réduit, les soupi-
rants arrivèrent en foule gratter de la guzla sous la fenêtre
par laquelle sa tête se penchait quelquefois, laissant voir
deux grands sourcils fortement charbonnés et deux plaques
violentes de rouge sous les yeux : les esclaves de la maison,
armés de gourdins^ faisaient de fréquentes sorties, et ros-
saient les amoureux à la grande jubilation de l'assemblée.
Ce n'était pas la femme qui répondait aux amants, mais
un petit vieux tout momifié, tout ridé, tout cassé, la figure
encadrée par une courte barbe blanche que je ne saurais
mieux comparer qu'à ces bonshommes de terre cuite colo-
riée, représentant des yoghis ou des fakirs, qu'on voit sou-
vent aux vitrines des marchands de curiosité sur le quai Vol-
taire. Ce grotesque sexagénaire, tapi derrière la baraque,
chantait en fausset, à des hauteurs impossibles, des airs che-
vrotants destinés à contrefaire la voix de femme.
A ces glapissements aigus, les amoureux se pâmaient
d'aise et croyaient entendre la musique du paradis; ils fai-
saient, par l'intermédiaire de la jeune femme, qui riait sous
gon voile, les déclarations les plus passionnées et les offres
îes plus extravagantes à cet atroce barbon ; le public, dans
la confidence de l'erreur, se tordait de rire au contraste des
paroles et de la personne à qui elles s'adressaient. Le turc,
au dire de ceux qui le savent, prête plus qu'aucune autre
langue aux calembours et aux équivoques; une légère diffé-
rence d'intuition suffit pour changer le sens d'un mot et ie
KADI-KEUI 533
détourner au bouffou et à l'obscène, et c'est une ressource
dont les comédiens ne se font pas faute, non plus que les
montreurs de Karagheuz.
Deux ou trois des amoureux rebutés perdent le peu qu'ils
avaient de cervelle et restent frappés chacun d'un tic parti-
culier : l'un avance et retire perpétuellement la tête comme
ces oiseaux de bois que fait mouvoir une boule pendue an
bout d'un fil ; l'autre, à toulea Ces questions qu'on lui pose,
répond par une cabriole et un imperturbable bim boum, bim
boum, paf; un troisième porte une lanterne accrochée au
bout d'une baguette de fer rivée à son turban et fait interve-
nir -on l'allot dans toutes 5es situations où l'on n'en a que
faire, ce qui amène des gourmades, des volées de coups de
bâton, des décoiffements et des chutes les quatre fers en l'air
dont les Funambules seraient jaloux.
Enfin paraît le tchelebi, l'Almaviva, le ténor, le vainqueur,
celui qui n'a qu'à se montrer pour triompher de toutes les
belles; il donne aux prétendants une raclée générale; Kout-
chouk-IIanem, Nourmahal ou Miri-Mah (j'ignore le nom de
la beauté enfermée dans la tour), rougit, se trouble, entr'ou-
vre un peu son voile et répond, cette fois elle-même, avec
une bonne grosse voix de garçon enrouée par la mue de la
puberté; les instruments font rage; de jeunes Grecs costumés
en femme s'avancent et contrefont les mouvements lascifs
des ehawasies et des bayadères, pour représenter les réjouis-
sances nuptiales. — C'est du moins ce que j'ai cru com-
prendre, d'après les gestes des acteurs et la structure exté-
rieure de l'action. Peut-être me suis-je aussi complètement
trompé que l'amateur entendant une symphonie pastorale
qu'il prenait pour l'oratorio de la Passion, et qui plaçait le
soupir de Jésus mourant à l'endroit où le compositeur avait
voulu rendre le chant de caille dans les blés*
XXVUÎ
LE MONT BOUGOURLOU. - LES ILES
DES PRINCES
La farce jouée, je louai un talika pour aller visite? la
mont Bougourlou, qui s'élève à quelque distance de Kadi-
Keuï, un peu en arrière de Scutari, et du haut duquel on
jouit d'une admirable vue panoramique sur le Bosphore et
sur la mer de Marmara.
Les Turcs, bien qu'ils n'aient pas d'art proprement dit,
puisque le Koran prohibe comme une idolâtrie la repré-
sentation des êtres animés, ont cependant, à un haut degré,
le sentiment du pittoresque. Toutes les fois qu'il y a dans
un endroit une belle échappée, une perspective riante, on
est sûr d'y trouver un kiosque, une fontaine et quelques
osmanli* faisant le kief sur leur tapis déployé ; ils restent là
des heures entières dans une immobilité parfaite, fixa\.t suf
le lointain leurs yeux rêveurs, et chassant de temps à autre,
par la commissure de leur lèvre, un flocon de fumée bleuâtre.
LES ILES DES PRINCES. 335
Le mont Bougourlou est fréquenté principalement par les
femmes., qui y passent des journées sous les arbres, par pe-
tites compagnies ou harems, regardant jouer leurs enfants,
causant entre elles, buvant du sherbet ou écoutant les
musiques bizarres des chanteurs ambulants.
Mon talika, traîné par un bon cheval que son conducteur
à pied tenait en bride, suivit d'abord le rivage de la mer,
dont l'eau venait souvent effleurer ses roues, longea les
maisons de Kadi-Keuï, disséminées sur la côte, coupa le
grand champ de manœuvres d'Hyder-Pacha, d'où partent,
chaque année, les pèlerins de la Mecque, traversa l'im-
mense bois de cyprès du Champ-des-Morts, derrière Scu-
tari, et commença à gravir les pentes assez rudes du mont
Bougourlou par un chemin sillonné d'ornières, hérissé
de fragments de roche, barré souvent par des racines
d'arbre, étranglé par les saillies des maisons sur la voie pu-
blique; car, il faut l'avouer, les Turcs sont, en matière de
viabilité, de la plus profonde insouciance. Deux cents voi-
tures font, dans une journée, le tour d'une pierre placée
au milieu du chemin ou s'y fracassent, sans que l'idée vienne
à l'un des conducteurs de déranger l'obstacle; malgré les
cahots et la lenteur forcée de la marche, la route était ex-
trêmement agréable et très animée.
Les voitures se suivaient et se croisaient : les arabas, au
pas mesuré de leurs bœufs, traînaient des sociétés de six ou
huit femmes; les talikas en contenaient quatre assises en
face Tune de l'autre, les jambes croisées sur des carreaux,
toutes extrêmement parées, la tête étoilée de diamants et
de joyaux, qu'on voyait luire à travers la mousseline de
leur voile; quelquefois filait, dans un brougham moderne,
la favorite d'un pacha. Quoique cela s'explique parfaitement,
il est toujours drôle de voir, à la vitre d'un coupé bas, au
lieu du visage connu d'une fille de marbre passant sa revue
336 CONSTANTINOPLE.
des Champs-Elysées, une femme du harem, enveloppée de
ses draperies orientales; le contraste est si brusque, qu'il
choque comme une dissonance. Il y avait aussi beaucoup
de cavaliers et de piétofts qui grimpaient plus ou moins
allègrement les déclivités abruptes de la montagne, en dé-
crivant de nombreux zigzags.
Sur une espèce de plateau à mi-côte, au delà duquel les
chevanx ne pouvaient plus monter, stationnait un nombre
considérable de voitures attendant leurs maîtres, échantil-
lons de la carrosserie turque à toutes les époques, assez ré-
jouissants, et formant un pêle-mêle très-pittoresque où un
artiste eût pu trouver un joli sujet de tableau. Je fis ranger
mon talika en un lieu où je pusse le retrouver, et continuai
a gravir. De distance en distance, sur des espèces de rem-
blais formant terrasse, se tenait, à l'ombre d'un bouquet
d'arbres, une famille arménienne ou turque, reconnais-
sabie aux bottines noires ou jaunes et aux visages plus
ou moins voilés ; quand je dis famille, il est bien entendu
que je parle des femmes seulement. Les hommes font
bande à part et ne les accompagnent jamais.
Sur le sommet de la montagne étaient installés des cawad-
jis avec leurs fourneaux portatifs; des vendeurs d'eau et de
sherbet, des marchands de sucreries et de pâtisserie, accom-
pagnement obligé de toute réjouissance turque. Rien n'était
plus gai à l'œil que ces femmes vêtues de rose, de vert, de
bleu, de lilas, émaillant l'herbe comme de fleurs et respi-
rant le frais à l'ombre des platanes et des sycomores ; car,
bien qu'il fît très-chaud, la hauteur du lieu et la brise de
la mer y faisaient régner une température délicieuse.
De jeunes Grecques, couronnées de leurs diadèmes de
cheveux, s'étaient prises par la main et tournaient sur un
air doux et vague comme la Ronde des astres de Félicien
David. Elles ressemblaient, sur le fond clair du ciel, au
LES ILES DES PRINCES. 337
Cortège des Heures de la fresque du Guide, au palais Ros-
pigliosi.
Les Turcs les regardaient assez dédaigneusement, ne con-
cevant pas que l'on se donne du mouvement pour s'amuser,
ni surtout que Ton danse soi-même.
Je continuai à grimper jusqu'à une touffe de sept arbres
qui couronne la montagne comme un panache; delà, on
domine tout le parcours du Bosphore : on découvre îa mer
de Marmara, tachetée par les îles des Princes, un radieux
et merveilleux spectacle. Vu de cette hauteur, le Bosphore,
reluisant par places entre ses rives brunes, présente Taspecf
d'une succession de lacs; les courbures des berges et lef
promontoires qui s'avancent dans les eaux semblent l'étran-
gler et le fermer de distance en distance; les ondulations
des collines dont est bordé ce fleuve marin sont d'une sua-
vité incomparable; la ligne serpentine qui se déploie sur le
torse d'une belle femme couchée, et faisant ressortir sa
hanche, n'a pas une grâce plus voluptueuse et plus molle.
Une lumière argentée, tendre et claire comme un plafond
de Paul Véronèse, baigne de ses vagues transparentes cet
immense paysage. Au couchant, Constantinople avec sa
dentelle de minarets sur la rive de l'Europe; à l'orient, une
vaste plaine rayée par un chemin conduisant aux profon-
deurs mystérieuses de l'Asie; au nord, l'embouchure de la
mer Noire et les régions cimmériennes; au sud, le mont
Olympe, la Bithynie, la Troade, et, dans le lointain de la
pensée qui perce l'horizon, la Grèce et ses archipels. Mais,
ce qui attirait le plus mes regards, c'était cette grande cam-
pagne déserte et nue, où mon imagination s'élançait à la
suite des caravanes, rêvant de bizarres aventures et d'émou-
vantes rencontres.
Je redescendis après une demi-heure de muette contem-
plation jusqu'au plateau occupé par les groupes de fumeurs,
19.
538 COÏÏSTANTINOPLE.
de femmes et d'enfants. — Un grand cercle s'était formé
autour d'une bande de Tsiganes qui jouait du violon et chan-
taient des ballades en idiome calô; leur visage couleur de
revers de botte, leurs longs cheveux noir bleuâtre, )eur air
exotique et fou, leurs grimaces sauvagement désordonnées
et leurs haillons d'une pittoresque extravagance me firent
penser à la poésie de Lenau. « les Bohémiens dans la bruyère,»
quatre strophes à vous donner la nostalgie de l'inconnu et
le plus féroce désir de vie errante. — D'où vient cette race
indélébile dont on retrouve des échantillons identiques dans
tous les coins du monde, parmi les populations différentes
qu'elle traverse sans s'y mêler? De l'Inde, sans doute, et
c'est quelque tribu paria qui n'aura pu accepter l'abjection
héréditaire et fatale. — J'ai rarement vu un camp de bohé-
miens sans avoir l'envie de me joindre à eux et de partager
leur existence vagabonde ; l'homme sauvage vit toujours
dans la peau du civilisé, et il ne faut qu'une légère circon-
stance pour éveiller ce désir secret de se soustraire aux lois
et aux conventions sociales; il est vrai qu'après une semaine
passée à coucher à la belle étoile à côté d'un chariot et
d'une cuisine en plein vent, on regretterait ses pantoufles
son fauteuil capitonné, son lit à rideaux de damas, et surtout
les filets chateaubriand arrosés de grand bordeaux retour de
l'Inde, ou même tout simplement l'édition du soir de la Presse;
mais le sentiment que j'exprime n'en est pas moins réel.
Les civilisations extrêmes pèsent sur l'individualisme et
vous ôtent en quelque sorte la possession de vous-même en
retour des avantages généraux qu'elles vous procurent; aussi
ai-je entendu dire à beaucoup de voyageurs qu'il n'y avait
pas de sensation plus délicieuse que de galoper tout seul
dans le désert, au soleil levant, avec des pistolets dans les
fontes et une carabine à l'arçon de la selle; personne ne-
veille sur vous, mais aussi personne ne vous entrave ; la li-
LES 11E5 DES PTimCES. 339
berté règne dans le silence et la solitude, et il n'y a que
Dieu au-dessus de vous. J'ai éprouvé moi-même quelque
chose d'analogue en traversant certaines parties désertes de
l'Espagne et de l'Algérie.
Je retrouvai mon talika et son conducteur où je les avais
laissés, et la descente commença, opération assez désagréa-
ble, vu la roideur de la pente et l'état du chemin, que je ne
saurais mieux comparer qu'à un escalier en ruines et démoli
par places. Le sais tenait la tête de son cheval, qui, à cha-
que instant, s'écrasait sur ses jarrets, et dont la caisse de la
voiture talonnait la croupe; ma situation dans cette boîte
ressemblait assez à celle d'une souris qu'on cogne aux parois
d'une ratière pour l'étourdir; des cahots à décrocher le cœur
le plus solidement chevillé me jetaient le nez en avant au
moment où je m'y attendais le moins ; aussi, quoique je fusse
assez las, je pris le parti de descendre et de suivre ma voiture
à pied.
Des arabas et des talikas pleins de femmes et d'enfants
opéraient aussi leur dégringolade du Bougourlou : c'étaient
des éclats de rire et de voix à chaque cascade nouvelle, à
chaque soubresaut inattendu ; tout un rang de femmes tom-
bait sur le rang opposé, et des rivales s'embrassaient ainsi
bien involontairement; les bœufs, avec leurs genoux déje-
tés, s'arc-boutaient de leur mieux contre les aspérités du
terrain, et les chevaux descendaient avec cette prudence des
animaux habitués aux mauvais chemins; les cavaliers ga-
lopaient franchement comme s'ils étaient en plaine, sûrs de
leurs montures curdes ou barbes .'c'était un pêle-mêle char-
mant, très-joyeux à l'œil et d'un aspect véritablement turc;
quoiqu'un espace de quelques minutes seulement sépare la
rive d'Asie de la rive d'Europe, la couleur locale s'y est
beaucoup mieux conservée, et Ton y rencontre beaucoup
moins de Francs.
540 CONSTANTINOPLE.
La route étant redevenue a peu près possible ; je regrim-
pai dans ma voiture, regardant par la portière les maisons
peintes, les cyprès et les turbés qui bordaient le cbemin et
formaient quelquefois un îlot au milieu de la rue, comme
Sainte-Mane-du-Strand. Mon conducteur me fit traverser
Scutari, que nous avions contourné en allant, le champ de
manœuvre d'Hyder-Pacha, puis reprit le bord de la mer jus-
qu'à l'embarcadère de Kadi-Keuï, où le Bangor s'apprêtait
à appareiller, et crachait quelques flocons de fumée noire
dans le bleu du ciel.
L'embarcation des passagères ne s'effectuait pas sans tu-
multe et sans éclats de rire ; une planche presque perpendi-
culaire servait de trait d'union entre la jetée et le bateau.
L'ascension en était fort scabreuse, et il fallait de plus en-
jamber le plat-bord, ce qui produisait une foule de petites
simagrées pudiques et vertueuses assez drôles; dans ce pas-
sage périlleux, plus d'une jarretière européenne livra son se-
cret; plus d'un mollet asiatique trahit son incognito, mal-
gré la jalousie turque. — Je ne parle de ce petit incident à
la Paul de Kock que comme trait de mœurs; en poussant la
planche trois ou quatre pieds plus loin, on eût évité cette
inquiétude à la pudicité féminine; mais personne n'eut l'idée
de la changer de la place.
La nuit tombait lorsque le Bangor déba/qua sa cargaison
humaine à l'escale de Galata, après l'avoir balancée comme
une escarpolette.
Comme les curiosités de Gonstantinople commençaient
à s'épuiser pour moi, je résolus d'aller passer quelques jours
aux îles des Princes, archipel mignon semé sur la mer de
Marmara, à l'entrée du Bosphore, et qui passe pour un sé-
jour très-sain et très-délicieux. Ces îles sont au nombre de
sept : Proti, Ântigona, Kalki, Prinkipo, Nikandro, Oxeia,
Plata, plus deux ou trois îlots qu'on ne compte pas. — Pria-
LES ILES DES PRINCES. 341
kipo est la plus grande et la plus fréquentée de ces fleurs
marines qu'éclaire le gai soleil d'Anatolie et qu'éventent les
fraîches brises -lu matin et du s(>ir. On s'y rend par un ser-
vice de bateaux à vapeur anglais et turcs en une heure et
demie à peu près. — Le bateau turc que j'avais choisi avait
un singulier mécanisme dont je n'ai vu le pareil nulle part :
le piston, en saillie sur le pont, se levait et s'abaissait comme
une scie manœuvrée par deux scieurs de long. — Malgré
cette bizarrerie, le bateau anglais nous distança, et justifia
bien le nom de Swan inscrit sur sa poupe en lettre d'or. Sa
coque blanche filait dans l'eau comme un véritable cygne.
La côte de Prinkipo se présente, lorsqu'on vient de Con-
stantinople, sous la forme d'une haute berge aux escarpe-
ments rougeatres, surmontée d'une ligne de maisons; des
rampes de bois ou des sentiers rapides, traçant des angles
aigus, descendent de la falaise à la mer, bordée de cabinets
de planches pour les bains. Une détonation de boîte annonce
que le bateau à vapeur est en vue, et aussitôt une flotte de
caïques et de canots se détachent de terre pour aller au-de-
vant des passagers, car le peu de profondeur de l'eau ne
permet pas aux embarcations ayant quelques pieds de quille
d'approcher.
Un logement m'avait été retenu d'avance dans Tunique
auberge de l'île : maison de bois fraîche et propre, ombra-
gée de grands arbres, et des fenêtres de laquelle la vue
s'étendait sur la mer jusqu'aux profondeurs infinies de
l'horizon.
En face, j'apercevais Pîle de Kalki, avec son village turc
se mirant dans la mer, et sa montagne surmontée d'un cou-
vent grec. L'eau battait l'escarpement nu pied duquel était
juchée l'hôtellerie, et l'on pouvait y descendre en pantoufles
et en robe de chambre pour y prendre un bain délicieux
sur un fond de sable s'étendant assez loin.
542 COÏN'STATOSCT'LE.
A la table d'hôte, qui était fort bien servie, venait s'asseoir
t njestueusement une dame derrière laquelle se tenait un
s • perbe domestique grec en costume de Pallikare, tout brodé
i"or et d'argent, qui servait sa maîtresse avec un sérieux
ngne d'un domestique anglais. Ce gaillard caractéristique,
plus propre à charger des tromblons et des carabines der-
rière un rocher qu'à changer des assiettes, produisait un
assez bizarre effet, et je ne crois pas qu'on ait jamais versé
du vin dans un verre d'une façon si grandiose. Les méchan-
tes langues prétendaient même que là ne se bornaient pas
ses fonctions, mais il ne faut jamais croire que la moitié de
ce qu'on dit.
Le soir, les femmes arméniennes et grecques faisaient
assaut de toilette pour se promener dans l'espace étroit res-
serré entre les maisons et la berge : les robes de soie les
plus lourdes et les plus épaisses s'y déployaient à larges plis;
les diamants brillaient aux rayons de la lune, et les bras nus
étaient chargés de ces énormes bracelets d'or aux chaînes
multiples, ornement particulier à Constantinople, et que nos
bijoutiers feraient bien d'imiter, cai ils donnent de la svel-
tesse au poignet et avantagent la main.
Les familles arméniennes sont fécondes comme les familles
anglaises, et ce n'est point chose rare que de voir une ample
matrone précédée de quatre ou cinq filles, toutes plus jolies
les unes que les autres, et d'autant de garçons très-vivaces;
les coiffures en cheveux, les corsages décolletés, donnent à
cette promenade l'aspect d'un bal en plein air; quelque!
chapeaux parisiens s'y montrent, comme au Prado de Ma-
drid, mais en petite quantité.
Dans les cafés, qui ont tous des terrasses sur la mer, Pou
prend des glaces faites avec la neige de l'Olympe de Bithynie,
on hume de petites tasses de café accompagnées de verres
d'eau, ei l'on brûle le tabac de toutes les manières imagi-
LES ILES DES PRINCES. 343
nables ; chibouck, narghilé, cigare, cigarette, rien n'y
manque; la silhouette coloriée de Karagheuz se démène
derrière son transparent et débite ses lazzi au bruit du
tambour de basque.
De temps en temps, un reflet bleu comme celui de la lu-
mière électrique vient éclairer bizarrement une façade de
maison, un bouquet d'arbres, un groupe de promeneurs;
Ton se retourne et Ton sourit : c'est un amoureux qui brûle
un feu de Bengale en l'honneur de sa maîtresse ou de sa
fiancée. — Il doit y avoir beaucoup d'amoureux à Prinkipo,
car une lumière ne s'était pas plutôt éteinte qu'une autre
se rallumait. Par maîtresse, il faut entendre, dans le sens
de la vieille galanterie, femme à qui l'on rend des soins
pour s'en faire aimer avec intention de mariage, et pas
autre chose, car les mœurs sont ici fort rigides.
Peu à peu chacun rentre chez soi, et vers minuit toute
l'île dortd'unsommeil paisible et vertueux; cette promenade
et les bains de mer composent les plaisirs dePrinkipo ; — pour
les varier, j'exécutai, avec un aimable jeune homme dont
j'avais Tait connaissance à la table d'hôte, une grande excur-
sion à ânes dans l'intérieur de l'île; nous traversâmes
d'abord le village, dont le marché était fort réjouissant à
l'œil avec ses étalages de concombres aux formes étranges,
de pastèques, de melons de Smyrne, de tomates, de piment,
de raisins et de denrées bizarres; puis nous suivîmes la mer
tantôt de près, tantôt de loin, à travers des plantations
d'arbres et des champs cultivés, jusqu'à la maison d'un pope,
très-bon vivant, qui nous fit servir, par une belle fille, du
raki et des verres d'eau glacée; ensuite, contournant l'île,
nous arrivâmes à un ancien monastère grec, assez délabré,
servant maintenant d'hôpital de fous.
Trois ou quatre malheureux en haillons, le teint hâve,
l'air morose, s'y traînaient le long des murs avec un bruis-
344 CONSTANTINOPLE.
sèment de ferrailles, dans une cour inondée de soleil. On
nous fit voir au fond de la chapelle, moyennant un bacchich
de quelques piastres, de mauvaises images à fond d'or et à
figures brunes, comme on en fabrique au mont Athos, sur
des patrons byzantins, à l'usage du culte grec; la Fanagiay
montrait, suivant l'usage, sa tête et ses mains bistrées, à
travers les découpures d'une plaque d'argent ou de ver-
meil, et l'enfant Jésus apparaissait en négrillon dans son
nimbe trilobé. Saint Georges, patron du lieu, écrasait le
dragon dans l'attitude consacrée.
La situation de ce couvent est admirable : il occupe la
plate-forme d'un soubassement de rochers, et du haut de
ses terrasses, la rêverie peut plonger dans deux azurs sans
limites, celui du ciel et celui de la mer. A côté du couvent,
des excavations voûtées, à demi effondrées, montrent qu'il
couvrait jadis un emplacement plus vaste et d'une architec-
ture antérieure.
Nous revînmes par une autre route plus sauvage, parmi
des touffes de myrtes, des bouquets de térébinthes et de
pins qui poussent naturellement, et que les habitants cou-
pent pour faire du bois de chauffage, et nous arrivâmes à
ï'auberge, à la grande satisfaction de nos ânes, qui avaient
besoin d'être talonnés et bâtonnés vigoureusement pour ne
pas s'endormir en route, car nous avions commis cette faute
de ne pas emmener l'ânier, personnage indispensable dans
une caravane de ce genre, les ânes orientaux méprisant
bea£*îoup les bourgeois et ne s'émouvant nullement de leurs
gounaades.
Au bout de quatre ou cinq jour, suffisamment édifié r»ui
les délices de Prinkipo, je partis pour faire une excursion.
sur le Bosphore, depuis la pointe de Serai jusqu'à l'entrée
de la mer Noire.
XXIX
LE BOSI'HORK
Le Bosphore, de Seraï-Bournou à l'entrée de la mer Noire,
est sillonné d'un va-et-vient perpétuel de bateaux à vapeur
comparable au mouvement des watermen sur la Tamise ; les
caïd j is 7 qui naguère régnaient en despotes sur ses eaux
vertes et rapides, voient passer les pyroscaphes du même œil
que les postillons, les locomotives des chemins de fer, et ils
regardent l'invention de Fulton comme tout à fait diaboli-
que. 11 y a cependant encore des Turcs obstinés et des giaours
poltrons qui prennent des caïques pour remonter le Bosphore,
de môme qu'il y a chez nons des gens qui, malgré les rail-
ways de la rive gauche et de la rive droite, vont à Versailles
en gondoles et à Saint-Cloud en coucou; mais ils sont tous
les jours plus rares, et les musulmans s'accommodent très-
bien des bateaux à vapeur. Le bateau à vapeur les préoccupe
même beaucoup, et il n'est pas un café ou une boutique de
forhior dont les murailles ne soient ornées de plusieurs des-
546 CONSTANTINOrLE.
sins où l'artiste naïf a figuré de son mieux le panache de
fumée s'échappant du tuyau et les palettes des roues battant
l'eau bouillonnante.
Je m'embarquai au pont de Gaiata, dans la Corne-d'Or,
point de départ des bateaux qui stationnent là en grand
nombre, crachant leur vapeur blanche et noir condensée en
nuage permanent dans l'azur léger du ciel. Le pont de Lon-
dres ou Heresford-suspensrr-hiïdge ne présente pas un
mouvement plus animé, un encombrement plus tumultueux
que cette échelle dont les abords sont fort incommodes, car,
pour parvenir aux embarcations, il faut franchir les garde-
fous de ponts de bate?ux; enjamber des madriers, et passer
sur des poutrelles pourries ou rompues.
Ce n'est pas une besogne aisée que de démarrer de là ;
pourtant l'on y parvient, non sans se heurter quelque peu
aux barques voisines, et l'on se met en route ; en quelques
coups de piston l'on a gagné le large, et alors vous filez li-
brement entre une double ligne de palais, de kiosques, de
villages, de jardins, de collines, sur une eau vive, mélange
d'émeraude et de saphir, où votre sillage fait éclore des
millions de perles, sous un ciel le plus beau du monde, par
un gai soleil qui jette des iris dans la bruine argentée des
roues.
Il n'est rien de comparable, que je sache, à cette prome-
nade faite en deux heures sur cette raie d'azur tirée comme
limite entre deux parties du monde, l'Europe et l'Asie, qu'on
aperçoit en même temps.
La tour de la Fille émerge bientôt avec sa silhouette blan-
che d'un si charmant effet sur le fond bleu des eaux : Scu-
tari et Top'Hané se montrent à leur tour. Au dessus de Top'-
Ilané la tour de Gaiata dresse son toit conique vert-de-grisé,
et sur le revers de la colline s'étagent les maisons de
pierre des Européens, les baraques de bois coloriées des
LE BOSPHORE. 347
Turcs. Çà et là quelque minaret blanc élève sa flèche sem-
blable à un mât de vaisseau; quelques touffes d'un vert
sombre s'arrondissent; les constructions massives des léga-
tions étalent leurs façades, et le grand Cha m p-d es-Morts dé
ploie son rideau de cyprès, sur lequel se détachent en clair
la caserne d'artillerie et le collège militaire. Scutari, la ville
d'or (Chrysopolis), présente un spectacle à peu près sem-
blable; les arbres noirs d'un cimetière servent aussi de fond
à ses maisons roses et à ses mosquées passées au lait de
chaux; des deux côtés la vie a la mort derrière elle, et cha-
que ville se cercle d'un faubourg de tombes ; mais ces idées,
qui attristeraient ailleurs, ne troublent en rien la sérénité
fataliste de l'Orient.
Sur la rive d'Europe, on aperçoit bientôt Schiragan, — un
palais bâti par Mahmoud dans les idées européennes, avec
un Ironton classique comme celui de la Chambre des dépu-
tés, au milieu duquel s'enlace le chiffre du sultan en lettres
d'or, et deux ailes supportées par des colonnes doriques en
marbre grec. J'avoue que je préfère en Orient l'architecture
arabe ou turque; pourtant cette construction grandiose,
dont le large escalier blanc descend jusqu'à la mer, produit
un assez bel effet. Devant ce palais, un splendide caïque au
tendelct de pourpre tout doré et peint, portant à la poupe un
oiseau d'argent, attendait Sa Hautesse.
En face, au delà de Scutari, se prolonge une ligne de pa-
lais d'été, coloriés en vert-pomme, ombragés de platanes,
d'arbousiers, de frênes, d'un aspect riant, et, malgré leurs
fenêtres en treillage, rappelant plutôt la volière que la pri-
son. Ces palais, rangés sur la rive de manière à tremper
leurs pieds dans l'eau, ont assez l'aspect des bains Vigier ou
de l'École de natation de Deligny. Les villas turques sur le
Bosphore éveillent souvent cette comparaison.
Entre Dolma-Baktché et Beschik-Tash s'élève la façade
348 CONSTANTINOPLE.
vénitienne du nouveau palais bâti par le sultan Abdul-
Medjid, dont j'ai fait une description particulière. S'il n'est
pas d'un goût bien pur, il est au moins d'un caprice bizarre
et riche, et sa blanche silhouette, sculptée, fouillée, ciselée,
chargée d'ornements infinis, se découpe élégamment sur la
rive; c'est bien un palais de calife ennuyé de l'architecture
arabe et persane, et qui, ne voulant pas des cinq ordres,
se loge dans un immense bijou de marbre travaillé en fili-
grane. — Dolma-Baktché s'appelait autrefois Jasonion. C'est
là que Jason aborda avec ses Argonautes, dans son expédi-
tion à la recherche de la toison d'or.
Le bateau à vapeur serre de près la côte d'Europe, où les
stations sont plus fréquentes; nous pouvons, en passant,
voir au café de Beschik-Tash les fumeurs accroupis dans
leurs cabinets de treillages suspendus au-dessus de l'eau.
On laisse bientôt en arrière Orta-Kieuï, Kourou-Tchesmé,
qui bordent la mer, et derrière lesquels se lèvent, par in-
flexions onduleuses, des collines parsemées d'arbres, de-
jardins, de maisons et de villages de l'aspect le plus riant.
D'un village à l'autre règne comme un quai non inter-
rompu de palais et de résidences d'été. La sultane Validé,
les sœurs du sultan, les vizirs, les ministres, les pachas, les
grands personnages, se sont tous construit là des habitations
charmantes, avec une entente parfaite du confortable orien-
tal, qui ne ressemble pas au confortable anglais, mais qui
le vaut bien.
Ces palais sont de bois et de planches, à l'exception des
colonnes taillées ordinairement dans un seul bloc de marbre
de Marmara ou prises à des débris d'anciennes constructions.
Mais ils n'en sont pas moins élégants dans leur grâce passa-
gère, avec leurs étages en surplomb, leurs saillies et leurs
retraites, leurs kiosques à toits chinois, leurs pavillons à
treilles, leurs terrasses ornées de vases et leurs frais colo«
LE BOSPHORE, 349
riages renouvelés sans cesse. — Au milieu des grillages en
baguettes de bois de cèdre, qui se croisent sur les fenêtres
des appartements réservés aux femmes, s'ouvrent des trous
ronds pareils à ceux pratiqués dans les rideaux de théâtre,
et par lesquels les acteurs inspectent la salle et les specta-
teurs; c'est par là qu'assises sur des carreaux, les belles
nonchalantes regardent passer, sans être vues, les vaisseaux,
les bateaux à vapeur et les caïques, tout en mâchant du
mastic de Chio pour entretenir la blancheur de leurs dents.
Un étroit quai de granit, formant chemin de halage, sé-
pare ces jolies habitations de la mer. En les côtoyant, le
voyageur se sent pris, malgré lui, d'un vague désir de faire
comme Hassan, le héros d'Alfred de Musset, et de jeter son
bonnet par-dessus les moulins pour prendre le fez.
Près d'Arnaout-Keuï, l'eau du Bosphore bouillonne comme
sur une marmite h cause d'un rapide courant appelé mega
reuma (le grand courant) : l'eau bleue file comme la flèche
le long des pierres d\i quas; îà, si robustes que soient leurs
bras hâlés au soleil, les caïdjis sentent la rame ployer dans
leur main comme une lame d'éventail, et s'ils essayaient de
lutter contre ce flot impérieux, elle se romprait comme
verre. Le Bosphore est plein de ces courants, dont les direc-
tions varient et qui lui donnent plutôt l'apparence d'un
fleuve que d'un bras de mer.
Quand on arrive là, on jette de la barque un bout de
cordeau à terre; trois ou quatre hommes s'y attellent comme
des chevaux de halage, et, courbant leurs fortes épaules,
tirent l'embarcation, dont la proue fait jaillir un ruban d'é-
cume blanche.
Le rapide franchi, on reprend l'aviron et Ton fend sans
peine une eau morte. Au pied des maisons on voit souvent
des groupes de trois ou quatre femmes turques, accroupies
à côté de leurs enfants qui jouent; sur le quai, des demoi-
350 CONSTANTINOPLE.
seîies grecques se promènent en se tenant par la main et
lancent un coup d'oeil curieux à un voyageur européen ;
des hommes passent à cheval, des matelots remisent un
caïque particulier dans sa cale voûtée; les figures manquent
rarement au paysage.
Les lecteurs de ce livre sont assez familiarisés maintenant
avec l'architecture locale pour qu'il ne soit pas nécessaire
de leur faire une description des maisons d'Arnaout-Keuv
Je noterai cependant comme particulières de vieilles habi-
tations arméniennes peintes en noir, ce qui était autrefois
la couleur obligée, les teintes claires appartenant de droit
aux Turcs, et le rouge sang de bœuf ou rouge antique aux
Grecs; aujourd'hui chacun peut peindre sa maison comme
il veut, excepté en vert, la couleur de l'Islam, des hadjis et
des descendants du prophète.
Sur la côte d'Asie, plus boisée et plus ombreuse que celle
d'Europe, les villages, les palais et bs kiosques se suc-
cèdent, un peu moins serrés peut-être mais à des distances
très-rapprochées encore. C'est Kous-Goundjouk, Stavros,
Beylerbey, où Mahmoud se fit bâtir une résidence d'été,
Tchengel-Keuï, Vani-Keuï, et en face de Babec les Eaux-
Douces d'Asie (Guyuck-Sou).
Une charmante fontaine en marbre blanc, toute brodée
d'arabesques, toute historiée d'inscriptions en lettres d'or,
coiffée d'un grand toit à forte projection et de petits dômes
surmontés de croissants, qui s'aperçoit de la mer et se dé-
tache sur un fond d'opulente verdure, désigne au voyageur
cette promenade favorite des osmanlis. — Une vaste pe-
louse, veloutée d'un frais gazon, encadrée de frênes, de
platanes et de sycomores, s'encombre, le vendredi, d'arabas
et de talikas, et voit s'étendre sur des tapis de Smyrne les
beautés paresseuses du harem.
Les nègres eunuques, fouettant leurs pantalons blancs du
LE BOSPHORE. 351
bout de leur houssine, se promènent entre les groupes ac-
croupis, guettant quelque œillade furtive, quelque signe
d'intelligence, surtout s'il se trouve là quelque giaour tâ-
chant de pénétrer de loin les mystères du yachmack ou du
feredgé; quelquefois îes îemmes attachent des châles à des
branches d'arbres et bercent leurs enfants dans ce hamac im-
provisé; d'autres mangent des confitures de rose ou boivent
de l'eau à la neige; quelques-unes fument le narghilhé ou
la cigarette ; toutes babillent ou médisent des dames franques,
qui sont si effrontées, se montrent à visage découvert et
marchent dans les rues avec des hommes.
Plus loin, les paysans bulgares au sayon antique, au bon-
net entouré d'une énorme couronne de fourrure, exécutent
leurs danses nationales dans l'espoir d'un bacchich. Les ca-
wadjis préparent leur café en plein air; l'israélite, à la robe
fendue sur les côtés, au turban moucheté de noir comme
un linge où Ton essuie des plumes, offre quelques menues
marchandises aux promeneurs avec cet air servile et bas
des juifs d'Orient, toujours plies en deux sous la crainte de .
l'avanie, et des caïdjis assis au rebord du quai fument, les
jambes pendantes, surveillant leurs barques du coin de l'œil.
Il serait trop long de décrire l'un après l'autre tous ces
villages qui se suivent et se ressemblent avec d'impercep-
tibles différences. C'est toujours une ligne de maisons en
bois coloriées, comme les villages des boîtes de joujous de
Nuremberg, se développant le long du quai ou trempant
immédiatement leurs pieds dans l'eau quand il n'y a pas
de chemin de halage, et se détachent sur un rideau de riche
verdure d'où s'élance le miraret crayeux d'un marabout ou
d'une petite mosquée ; au delà , les collines aux pentes
douces et ménagées s'élèvent harmonieusement azurées par
la lumière du ciel; parfois on souhaiterait un escarpement
plus abrupte, une ialaise aride, un ossement de rocher per-
352 CONSTANTINOPLE.
çant Tépiderme de la terre ; tout cela est vraiment trop gra-
cieux, trop riant, trop coquet, trop peigné; il faudrait çà et
là quelques touches accentuées et violentes pour servir de
repoussoir.
A certains endroits du courant sont juchés, sur un écha-
faudage de perches, des espèces de cages à poules d'une
construction bizarre et pittoresque, dans lesquelles les pê-
cheurs se tiennent pour guetter le passage des bancs de
poissons et avertir du moment propice à jeter ou relever le
filet ; quelquefois il leur arrive de s'endormir et de tomber
la tête en avant de leur perchoir aérien à l'eau, où ils se
noient sans se réveiller. Ces guérites, semblables à des nids
d'oiseaux aquatiques, semblent construites exprès pour
fournir des premiers plans aux peintres.
Ici les deux rives se rapprochent considérablement.
— C'est la place où Darius fit passer son armée dans son
expédition contre les Scythes, sur un pont jeté par Mandro-
clès de Samos. Sept cent mille hommes y défilèrent, gigan-
tesques amas des hordes de l'Asie, aux types exotiques, aux
armes bizarres, aux accoutrements fabuleux, à la cavalerie
mêlée d'éléphants et de chameaux. Sur deux colonnes de
pierre élevées à la tête du pont furent gravées les listes de
tous les noms de peuples marchant à la suite de Darius. Ces
colonnes s'élevaient à l'endroit même qu'occupe le château
de Guzeîdjé-Ilissar. construit par Bayezid-Ilderim, Bajazet
le foudre de guerre. Mandroclès, à ce que raconte Hérodote,
dessina ce pas?, e sur un tableau qu'il appendit au temple
de Junon, à Samos, sa patrie, avec cette inscription ■ « Man-
droclès, ayant construit un pont sur le Bosphore poisson-
neux, en dédia le dessin à Junon ; en exécutant ce projet du
roi Darius, Mandroclès procura de la gloire aux Samiens et
obtint une couronne. » — Le Bosphore, à cette place, est
large de quatre cents toises, et c'est par là que passèrent les
LE BOSPHORE. 353
Ferses, les Goths, les Latins et les Turcs : les invasions,
qu'elles vinssent de l'Asie ou de l'Europe, suivirent la même
route, tous ces grands débordements de peuples coulèrent
par le même lit et marchèrent dans l'ornière de Darius.
Le château d'Europe, — Rouméli-Hissar, — nommé aussi
Boghas-Keçen (coupe-gorge), fait fort bonne figure sur le
revers de la colline avec ses tours blanches d'inégale hau-
teur et ses murailles crénelée?- ?jes trois grosses tours et la
petite qui est près du bord de ta mer dessinent à rebours,
selon l'Ecriture turque, quatre lettres, M. H. M. D., qui
forment le nom du fondateur, Mohamed IL Ce rébus archi-
tectural, qu'on ne devinerait pas, rappelle le plan del'Escu-
rial, représentant le gril de saint Laurent, en l'honneur
duquel fut élevé le monastère. On ne s'aperçoit de cette bi-
zarrerie que si l'on est prévenu. Le château d'Europe fait
face au château d'Asie (Anadoli-Hissar), que j'ai mentionné
tout à l'heure.
Près de Rouméli-Hissar setend un cimetière dont les
hauts cyprès noirs et les cippes blancs se mirent gaiement
dans l'azur de la mer, et qui donnerait envie de s'y faire
enterrer, tant il est riant, fleuri et parfumé. Les morts cou-
chés dans ce frais jardin égayé de soleil, animé de chants
d'oiseaux, ne doivent pas s'ennuyer.
Le bateau à vapeur, après avoir dépassé Balta-Liman, Ste-
neh, Yeni-Keuï, Kalender, s'arrête à Thérapia, un bourg
dont le nom signifie guérison en grec, et qui justifie par la
salubrité de son air cette appellation médicale; —c'est là
que l'ambassade de France a son palais d'été. Dans le gra-
cieux petit golfe qui l'avoisine, — coupe d'or remplie de sa-
phirs, — Médée, revenant de Cokhide avec Jason, descendit
à terre et déballa la boîte renfermant ses philtres et ses dro-
gues magiques, — d'où le nom de pharmaceus que portait
autrefois Thérapia,
80
554 CONSTANTINOPLE.
Thérapia est un séjour délicieux; son quai est bordé de
cafés décorés avec un certain luxe, chose rare en Turquie,
d'auberges, de maisons do ph:?ance et de jardins. — Dans
un passage qui conduit au débarcadère, je remarquai parmi
les pierres de la muraille deux torses de marbre, l'un
d'homme vêtu d'une cuirasse antique, l'autre de femme,
voilé de draperies assez frustes que les constructeurs barba-
res avaient encastrées au milieu des moellons comme de vul-
gaires tnatériaux.
Dans la rade était mouillé le Chaptal, commandé par
M. Poultier, à qui j'allai rendre visiîe, et qui me reçut avec
cette bonhommie affectueuse qui lui e:t propre, et celte ex-
quise politesse commune à tous les officiers de marine.
Le palais de l'ambassade de France, que M. Renaud doit
reconstruire avec plus de solidité, de richesse et de goût, est
un grand bâtiment à la turque, tout en bois et en pisé, sans
aucun mérite architectural, mais vaste, aéré, commode,
d'une fraîcheur à l'abri des plus violentes ardeurs de l'été
et dans la plus admirable situation du monde.
Derrière le palais se développent des jardins en terrasse,
plantés d'arbres centenaires d'une hauteur prodigieuse, in-
cessamment agités par les brises de la mer Noire. Arrivé au
remblai supérieur, on jouit d'une perspective merveilleuse.
La rive d'Asie étale devant vous les frais ombrages des Eaux
de la Sultane, plus loin bleuit le mont du Géant, où la tradi-
tion place le lit d'Hercule. Sur la rive d'Europe, Buyuk-Dcré
arrondit sa courbe gracieuse, et le Bosphore, au-delà de Rou-
méli-Kavak et d'Anadoli-Kavak, s'évase jusqu'aux îles Cya-
nées, et se perd dans la mer Noire. — Des voiles blanches
vont et viennent comme des oiseaux marins, et la pensée
s'égare dans un lève in Uni.
XXX
BUYUK-DÉRÉ
Buyuk-Déré, qu'on aperçoit de Ta terrasse de Thérapia,
est un des plus charmants villages de plaisance qui existent
au monde. Le rivage se creuse à cet endroit et décrit un arc
où les flots viennent mourir par molles ondulations. Des
habitations élégantes, parmi lesquelles on remarque le pa-
lais d'été de l'ambassade de Russie, s'élèvent sur le bord de
la mer, au pied des dernières croupes de collines qui for-
ment le lit du Bosphore, sur un fond de jardins verdoyants;
les riches négociants de Constantinople possèdent là des
maisons de campagne où, chaque soir, le bateau à vapeur
les amène, leurs affaires finies, et d'où ils repartent le matin.
Sur la plage de Buyuk-Déré, se promènent, après le cou-
cher du soleil, de belles dames, arméniennes et grecques,
en grande toilette. Les lumières des cafés et aes maisons se
mêlent dans l'eau à la traînée d'argent de la lune et aux
reflets des étoiles; une brise saturée de parfums et de fraî-
556 CONSTANTINOPLE.
cheur souffle doucement et fait de l'air comme nn éventail
manié par la main invisible de la nuit; des orchestres de
musiciens hongrois jettent aux échos les valses de Strauss,
et le bulbul chante le poëme de ses amours avec la rose,
caché sous des touffes de myrtes. Après une chaude journée
d'été, le corps, ranimé par cette atmosphère balsamique,
sent un bien être délicieux, et ce n'est qu'à regret qu'on ga-
gne son lit.
L'hôtel nouvellement fondé à Buyuk-Déré, et rendu néces-
saire par l'affluence des voyageurs qui ne savaient où passer
la nuit ou ne voulaient pas abuser de l'hospitalité de leurs
amis de Constantinople, est fort bien tenu; il a un grand
jardin où s'épanouit un superbe platane dans les branches
duquel on a établi un cabinet où je déjeunais abrité par un
parasol de feuilles dentelées et soyeuses. — Comme je m'exta-
siais sur la grosseur de cet arbre, on me dit que dans une
prairie, au bout de la grande rue de Buyuk-Déré, il en
existait un bien plus énorme, connu sous le nom de platane
de Godefroy de Bouillon.
J'allai le visiter, et, au premier abord, je crus voir una
forêt plutôt qu'un arbre : le tronc, composé d'une agglo-
mération de sept ou huit fûts soudés ensemble, ressemblait
à une tour effondrée par places; d'énormes racines, pareil-
les à des serpents boas à moitié rentrés dans leurs repaires,
l'accrochaient au sol ; les rameaux qui s'y implantaient
avaient plutôt l'air d'arbres horizontaux que de simples
branches ; dans ses flancs bayaient de noires cavernes, for-
mées parla putréfaction du bois tombé en poudre sous l'é-
corce. Les pâtres s'y abritent comme dans une grotte et y
font du feu sans que le géant végétal y prenne garde plus
qu'aux fourmis qui circulent sur sa peau rugueuse et sou-
levée par lames. Rien n'est plus majestueusement pittores-
que que cette monstrueuse masse de feuillages sur laquelle
LE BOSPHORE. 557
les siècles ont glissé comme des gouttes de pluie, et qui a vu
se dresser à son ombre les tentes des héros chantés par le
Tasse dans la Jérusalem délivrée. Mais ne nous abandonnons
pas à la poésie; voici l'histoire qui vient, comme d'ftabitude,
contredire la tradition; les savants prétendent que Godefroy
de Bouillon n'a jamais campé sous ce platane, et ils appor-
tent pour preuve un passage d'Anne Comnène, une contem-
poraine des faits, qui dément la légende. « Alors le comte
Goderroy de Bouillon, ayant fait la traversée avec d'autres
comtes et une aimée composée de dix mille hommes de ca-
valerie et de soixante-dix mille d'infanterie , arriva à la
grande ville et rangea ses troupes aux environs de la Pro-
pontide, depuis le pont Cosmidion jusqu'à Saint-Phocas. »
Voilà qui est clair et décisif ; mais, comme la légende, malgré
les textes des érudits, ne saurait avoir tort, le comte
Raoul établit son champ à Buyuk-Déré avec les autres croi-
sés latins, en attendant qu'il pût passer en Asie ; et, la mé-
moire précise de l'événement s'étant perdue, le platane sé-
culaire a été baptisé du nom plus connu de Godefroy de
Bouillon, qui, pour le peuple, résume plus particulièrement
l'idée des croisades.
Quoi qu'il en soit, l'arbre millénaire est là toujours de-
bout, plein de nids et de rayons de soleil, voyant les années
tomber à ses pieds comme des feuilles, de siècle en siècle
plus colossal et plus robuste. Le vent du désert a depuis
longtemps dispersé dans les sables de la Palestine les osse-
ments réduits en poudre des croisés.
Lorsque je visitai le platane de Godefroy ou de Raoul,
un araba dételé était arrêté sous ses branches. Les bœufs,
délivré du joug, s'étaient agenouillés dans l'herbe, et rumi-
naient gravement avec un air de béatitude sereine, secouant
de temps à autre les filameuts de bave argentée de leur
muile noir.
20.
358 CONSTANTINOPLE.
Leurs conducteurs cuisinaient leur frugale pitance dans
une des fissures de l'arbre, espèce de cheminée naturelle au
foyer faiv de deux pierres . c'était un tableau charmant,
tout groupé et tout composé. J'avais envie d'allet- chercher
Théodore Frère à son atelier de Buyuk-Déré pour en faire
une pochade peinte; mais l'araba se serait remis en route,
ou le rayon qui éclairait si pittoresquement la scène se serait
éteint avant que l'artiste fût arrivé. D'ailleurs, Frère a dans
ses cartons des milliers de scènes analogues qui se reprodui-
sent fréquemment dans la vie orientale.
Le Charlemagne était mouillé à Thérapia, en face de l'am-
bassade de France, qui donnait une fête aux matelots. Des
canots allaient sans cesse du navire à terre, débarquant l'é-
quipage, composé d'environ douze cents hommes, dont on
n'avait gardé à bord que les surveillants indispensables;
d'immenses tables étaient dressées sous les grands arbres,
dans les jardins de l'ambassade ; et, sur la terrasse, les artis-
tes du Charlemagne avaient élevé un théâtre avec des pa-
villons et des toiles à voiles, au fronton duquel un aigle
très-bien peint en détrempe palpitait des ailes au-dessus
d'attributs de guerre et de marine. Les marins savent tout
faire : ils avaient construit le théâtre, et il jouait des vau-
devilles comme des acteurs de profession; Arnal n'est pas
plus drôle dans Passé minuit que le gabier chargé de ce
rôle à Thérapia. Dans l'autre vaudeville, dont le nom m'é-
chappe, de jeunes mousses imberbes ou des matelots rasés
de très-près remplissaient les rôles de femme, comme sur le
théâtre antique : leurs faux tours en cheveux blonds, les
appas complémentaires dont ils ne s'étaient pas fait faute,
et qui auraient éveillé la galanterie de Sganarelle, les allu-
res masculines qu'ils reprenaient sans y penser au milieu
de leurs affectations de mignardise, leurs pas brusques em-
barrassés par les jupes, leur.-* alternatives de fausset et de
LE BOSPHORE. 359
basse-taille, et leurs figures brûlées par le soleil de tous les
pays, encadrées dans de prétentieux bonnets à ruches de
tulle, produisaient l'effet le plus oxtravagamment comique
qu'on puisse imaginer. On riait à mourir. Le public se com-
posait du personnel de l'ambassade, des attachés des autres
légations, des banquiers, hauts négociants et personnages
considérables de Péra; les femmes étaient parées comme
à une représentation du Théâtre-Italien, et ces belles toilettes
produisaient un effet charmant à la vive lumière du soleil.
Après la comédie, le repas eut lieu, gigantesque agape,
prodigieux festin de Gargantua, colossales noces de Gama-
che, produit combiné du chef de l'ambassade et du cock du
Chcniemagne, aidés par une armée de marmitons turcs, ar-
méniens, grecs, juifs, italiens, marseillais. Le soir, les con-
vives en gaieté se promenaient sur le quai de Thérapia par
petites bandes de dix ou douze amis, dansant des cachuchas
inédites plus cambrées que celles de la Petra-Camara, et
chantant des chansons qui ne seront pas admises sans doute
dans le recueil des chants populaires de la France, et n'en sont
pas moins d'une poésie singulière et d'une originalité des
plus imprévues.
Il faisait un temps admirable, et je résolus de retourner
!e soir même à Gonstantinople, dans un caïque à deux pai-
res de rames, manœuvré par deux robustes Arnautes, aux
tempes et aux joues rasées, n'ayant de poil qu'une longue
moustache blonde; quoiqu'il fût plus de dix heures quand
je partis, on y voyait parfaitement et certes plus clair ou'à
Londres en plein midi ; ce n'était pas une nuit, mais plutôt
un jour bleuâtre d'une douceur et d'une transparence infi-
nies; je m'établis à la poupe bien en équilibre, mon paletot
boutonné jusqu'au col, caria rosée tombait en fine bruine
argentée, comme les pleurs nocturnes des astres, et le fond
de la barque était tout mouillé. Mes Arnautes avaient jeté
560 CONSTANTINOPLE.
une veste sur leur chemise de gaze rayée, et nous commen-
çâmes la descente.
Le caïque aidé par le courant, et poussé par quatre bras
vigoureux, ftfait presque aussi rapidement qu'un bateau à
vapeur au milieu du tremblement lumineux de l'eau piquée
de millions de paillettes ; les collines et les caps de la rive
projetaient de grandes ombres violettes qui tranchaient sur
le vif argent des vagues, où les silhouettes des vaisseaux à
l'ancre se dessinaient comme des découpures de papier noir,
avec leurs vergues carguées et leurs cordages ténus. Quel-
ques lumières brillaient de loin en loin, à bord des embar-
cations ou aux fenêtres des villages riverains. — On n'en-
tendait d'autre bruit que la respiration cadencée des caïdjis,
le rhythme régulier des avirons, le clapotis de l'eau et les
aboiements lointains de quelque chiens en éveil.
De temps à autre une bolide traversait le ciel et s'éteignait
comme une bombe de feu d'artifice. La voie lactée dérou-
lait sa zone blanchâtre avec un éclat et une netteté inconnus
dans nos brumeuses nuits du Nord ; les étoiles brillaient jus-
que dans l'auréole de la lune. C'était merveilleux de magni-
ficence tranquille et de splendeur sereine. En contemplant
cette voûte de lapis- lazuli veiné d'or, je me demandais :
Pourquoi le ciel est-il si splendide lorsque la terre est endor-
mie, et pourquoi les astres ne s'éveillent-ils qu'à l'heure où
les yeux se ferment? Cette féerique illumination, personne
ne la voit; elle ne s'allume que pour les prunelles nyctalo-
pes des hibous, des chauve-souris et des chats. Le divin dé-
corateur méprise-t-il à ce point le public, qu'il ne déploie
ses plus belles toiles qu'après que les spectateurs sont cou-
chés? Cela serait peu flatteur pour l'orgueil humain; mais
la terre n'est qu'un point imperceptible, un grain de sénevé
perdu dans l'immensité, et, comme le dit Victor Hugo, —
l'état normal du ciel, c'est la nuit.
LE BOSPITORE. 361
Une heure sonnait quand ma barque aborda à Top'IIané.
— J'allumai ma lanterne; et, gravissant par les rues désertes
en ayant soin de ne pas marcher sur les tribus de chiens as-
soupis qui poussaient de faibles gémissements à mon pas-
sage, je regagnai mon logis dans le Champ-des-Morts de Péra,
éreintè, mais ravi.
Le lendemain, continuant mes promenades, je me rendis
aux eaux douces d'Europe, au fond de la Corne-d'Or. Fran-
chissant les trois ponts de bateaux, dont le dernier, achevé
tout récemment, a été construit aux frais d'un riche Armé-
nien, je longeai les cales de l'arsenal maritime, où sous des
hangars s'ébauchent les carcasses de navires, semblables à
des squelettes de cachalots et de baleines; je passai entre
Eyoub et Pim-Pacha, et j'entrai bientôt dans l'archipel de
petites îles basses et plates qui divisent l'embouchure du Cy-
daris et du Barbysès, réunis un peu avant de se jeter à la
mer. Les noms turcs substitués à ces harmonieuses appella-
tions sont Sou-Kiat-Hana et Ali-Bey-Keuï.
Des hérons et des cigognes, le bec posé suv leur jabot,
une patte repliée sous le ventre, vous regardent passer d'us
air amical ; les goélands vous effleurent de l'aile, et le milan
décrit des cercles au-dessus de votre tête. A mesure qu'on
avance, la rumeur de Constantinople s'éteint, ia solitude se
fait, la campagne succède à la ville par transitions insensi-
bles. Personne ne passe sur les élégants ponts chinois qui
enjambent le Barbysès, qu'on prendrait pour une de ces ri-
vières factices des jardins anglais.
Les eaux douces d'Europe sont plus spécialement fréquen-
tées l'hiver —Le sultan y possède un kiosque avec des eaux
et des cascades artificielles côtoyées de pavillons d'un char-
mant goût turc. — Cette résidence a été bâtie par Mahmoud;
mais, comme elle n'est presque jamais habitée et qu'on ne la
répare pas, l'abandon la dégrade, et elle tombe déjà près-
362 CONSTANTmOPLK.
qu'en mines. — Le canal s'envase, les pierres disjointes
laissent échapper l'eau, et les plantes parasites se mêlent
aux arabesques sculptées. On dit que Mahmoud, qui avait
arrangé ce nid charmant pour une odalisque adorée, n'y
voulut plus revenir quand une mort prématurée eut enlevé
la jeune femme. — Depuis ce temps, un voile de mélancolie
semble flotter sur ce palais désert enfoui dans des masses
d'ormes, de frênes, de noyers, de sycomores et de platanes,
qui paraissaient vouloir le dérober aux yeux du voyageur,
comme la forêt épaissie autour du château de la Belle au
bois dormant, et les grands saules pleureurs secouent triste-
ment dans l'eau leurs larmes de feuillage.
Ce jour-là, il n'y avait personne, et la promenade n'en
était pas moins agréable pour cela; Pt, après avoir erré quel-
que temps sous les ombrages solitaires, je m'arrêtai à un
petit café pour prendre du yaourth (lait caillé) avec un
morceau de pain, frugal repas dont avait grand besoin mon
appétit, aiguisé par l'air vif de la mer.
Au lieu de m'en retourner en caïque, je pris un de ces
chevaux de louage qui stationnent à tous les coins de place,
et je remontai par Pim-Pacha, Haas-Keuï et Cassim-Pacha,
jusqu'à San-Dimitri, le village grec, près du grand Champ-
des-Morts de Péra, et, suivant dévastes terrains nus, j'arrivai
à TOck-Meidani, qu'on prendrait de loin pour un cimetière,
à voir la multitude de petites colonnes de marbre dont il est
hérissé.
C'est l'endroit où jadis les sultans s'exerçaient au jeu du
djerid, et ces petits monuments sont destinés à perpétuer la
mémoire des coups extraordinaires et à en mesurer la por-
tée. Ils sont d'ailleurs fort simples et n'ont pour ornement
qu'une inscription en lettres turques, et quelquefois au
sommet une étoile en cuivre doré. — Le djerid est tombé
en désuétude et les plus modernes de ces colonnes remon-
LE BOSPHORE. 563
tent déjà à une certaine date. Les vieilles coutumes dispa-
raissent et ne seront bientôt plus que des souvenirs.
Il y avait déjà soixante-douze jours que je me promenais
dans Constantinople, et j'en connaissais tous les coins et
recoins. Sans doute c'est peu pour étudier le caractère et les
mœurs d'un peuple, mais c'e^assez pour saisir la physio-
nomie pittoresque d'une ville, et tel était le but unique de
mon voyage. — La vie est murée en Orient, les préjugés
religieux et les habitudes s'opposent à ce qu'on y pénètre.
Le langage reste impraticable, à moins d'une étude de sept
ou huit années; on est donc forcé de se contenter du pano-
rama extérieur. — Un séjour allongé de quelques semaines
ne m'en eu.* pas appris davantage, et d'ailleurs je commen-
çais à avoir soif de tableaux, de statues et d'œuvres d'art
L'éternel bal masqué des rues finissait par m'impatienter.
J'avais assez de voiles, je voulais voir des visages.
Ce mystère, qui d'abord occupe l'imagination, devient
fatigant à la longue, lorsqu'on a reconnu qu'il n'y a pas
d'espoir de le deviner. — L'on y renonce bientôt, l'on ne
jette plus qu'un regard distrait sur les fantômes qui défilent
près de vous, et, l'ennui vous gagne d'autent plus vite, que
la société franque de Péra, composée de négociants très-
respectables sans doute, n'est pas amusante pour un poète.
Aussi allai-je retenir ma cabine à bord du vaisseau autri-
chien VImperatore, pour aller à Athènes, par la corespon-
dance de Syra, visiter Corinthe, le golfe de Lépante, Patras,
Corfou, les monts de la Chimère et gagner Trieste, en lon-
geant les côtes de l'Adriatique.
Je voyais déjà briller en rêve sur le roc de l'Acropole la
blanche colonnade du Parthénon avec ses interstices d'azur,
et les minarets de Sainte-Sophie ne me faisaient plus aucun
plaisir. Mon esprit, tourné erc un autre but, n'était pas
impressioné par les objets environnants. Je partis, et, quoi-
ma consîantïnople. •
que heureux de ce départ, je regardai une dernière fois
Constontinople s'effaçam à l'horizon, avec celte indéfinissa-
ble -mélancolie qui vuus serre le cœur lorsqu'on quitte une
ville qu'on ne doit probablement plus revoir..
FIN
TAIUS. — IM1>. FERD. IMCI.KT, 7, UUE DES CA.ÎSETTES.
BIBLIOTHECA
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