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Full text of "Oeuvres complètes"

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"yoiversitas 

BIBLIOTHECA 
Ottaviensis 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/oeuvrescomplte04gaut 


GONSTANTINOPLE 


EUGÈNE    FASQUELLE,    ÉDITEUR,    II,   RUE    DE    GRENELLE 


ŒUVRES   COMPLÈTES   DE    THEOPHILE    GAUTIER 

publiées  dans  la  BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER  >( 

à  3  fr.  50  le  volume. 


Poésies  complètes,  ,1830-1872 2  vol. 

Emaux  et  Camées.  Édition  définitive,  ornée  d'un  portrait  à  l'eau- 

forlc,  par  /.  Jacquemart 1  vol. 

Mademoiselle  de  Mal  pin ' 1   vol. 

Le  Roman  de  la  Momie.  Nouvelle  édition 1  vol. 

Le  Capitaine  Fracasse,  édition  définitive 2  vol. 

Spiritk,  nouvelle  fantastique,  5e  édition 1   vol. 

Voyace  en  Russie    Nouvelle  édition 1  vul. 

Voyage  en  Espagne  (Iras  los  monlcsi 1  vol. 

Voyage  en  Italie  (Ilalia) 1   vol 

Nouvelles  (La  Morte  amoureuse.  —  Forlunio,  etc.) 1   vol 

Romans  et  Contes  (Avatar   —  Jettalura,  clc  ) 1  vol. 

Tableaux  de  Siège.  —  Paris,   1870-1871.   —  2e  édition  ....  1   vol. 

Théâtre  ^Mystères,  Comédies  et  Ballets) 1  vol. 

Les  jeunes  France,  romans  goguenards 1   vol. 

Histoire  du  Romantisme,  suivie  de  Notices  Romantiques  et  d'une 
élude  sur  les   Progrès  de   la  Poésie   française,  1830- 1808, 

3e  édition 1   vol. 

Portraits  contemporains  (littérateurs,  peintres,  sculpteurs, 
artistes  dramatiques)  avec  un  poitrail  de  Th.  Gautier, 
d'après  une  gravure  à  l'eau-forlc,  par  lui-même,  vers  1833. 

4e  édition .  1  vol. 

L'Orient.    . .  1   vol. 

Fusains  et  Eaux-fortes .  1   vol. 

Tableaux  a  la  plume .  1   vol. 

Les  Vacances  du  Lundi i   vol. 

CONSTANTINOPLE 1     Vol 

Les  Grotesques .  I   \  ol 

Loin  de  Paris 1  vol . 

Portraits  et  Souvenirs  littéraires .  I  vol. 

Le  Guide  de  l'amateur  au   Musée  du  Louvre 1   vol. 

Souvenirs  de  théâtre,  d'art  et  de  critique 1   vol. 

Caprices  et  Zigzags 1   vol . 

Un  Triode  Romans 1   vol . 

Partie  carrée 1   vol. 

La  Nature  chez  elle.  —  Ménagerie  intime .  1   vol. 

Entretiens,  souvenirs   et  correspondance,  recueillis  par  uMiLg 

Biïrgerat 1  vol. 


Le  Capitaine  Fracasse.  —  Un  magnifique  volume  in-8.  illustré 
de  G0  dessins  par  M.  Gustave  Doré,  gravés  sur  bois  par 
les  premiers  artistes. 

Prix  :  broché 

Relié  demi-chagrin,  tranches  dorées 

—  tôte  dorée,  tranches  ébarbées 


20  fr. 
26  fr. 

28  fr. 


1MP.    FERD.    1MBERT. 


Rv-K    DES    GANLlit; 


THÉOPHILE   GAUTIER 


CONSTANTINOPLE 


PARIS 

BIBLIOTHÈQUE- CHARPENTIER 
EUGÈNE  FASQUELLE,  ÉDITEUR 

lit     RUE     DE     GRENELLE,     11 
1899 

Tous  droits  réservés. 


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BJBLIOTHECÂ 


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CONSTANTINOPLE 


EN  MER 

«  Qui  a  bu  boira,  »  assure  le  proverbe;  on  pourrait  mo- 
difier légèrement  la  formule,  et  dire  avec  non  moins  de  jus- 
tesse: «  Qui  a  voyagé  voyagera.  »  —  La  soif  de  voir,  comme 
l'autre  soif,  s'irrite  au  lieu  de  s'éteindre  en  se  satisfaisant. 
Me  voici  à  Constantinople,  et  déjà  je  songe  au  Caire  et  à 
l'Egypte.  L'Espagne,  l'Italie,  l'Afrique,  l'Angleterre,  la  Bel  « 
gique,  la  Hollande,  une  partie  de  l'Allemagne,  la  Suisse,, 
les  îles  grecques,  quelques  échelles  de  la  cote  d'Asie,  visi» 
tées  à  plusieurs  époques  et  à  diverses  reprises,  n'ont  fait 
qu'augmenterce  dé^ir  de  vagabondage  cosmopolite.  Le  voyage 
est  peut-être  un  élément  dangereux  à  introduire  dans  la  vie, 
car  il  trouble  profondément  et  cause  des  inquiétudes  sem- 
blables à  celles  des  oiseaux  de  passage  prisonniers  au  mo- 
ment des  migrations,  si  quelque  circonstance  ou  quelque 
devoir  vous  empêche  de  partir.  On  sait  que  l'on  va  s'exposer 
à  des  fatigues,  à  des  privations,  à  des  ennuis,  à  des  périls 
même,  il  en  coûte  de  renoncer  à  de  chères  habitudes  d'es- 
prit et  de  cœur,  de  quitter  sa  famille,  ses  amis,  ses  relations, 
pour  l'inconnu,  et  cependant  Ton  sent  qu'il  est  impossibie 

i 


6  CONSTANTINOPLE. 

de  rester,  et  ceux  qui  vous  aiment  n'essayent  pas  de  vous  re- 
tenir et  vous  serrent  silencieusement  la  main  sur  le  marche- 
pied Je  la  voiture.  En  effet,  ne  faut-il  pas  parcourir  un  peu 
la  planète  sur  laquelle  nous  gravitons  à  travers  l'immensité, 
jusqu'à  ce  que  le  mystérieux  auteur  nous  transporte  dans 
un  monde  nouveau  pour  nous  faire  lire  une  autre  page  de 
son  œuvre  infinie?  N'est-ce  pas  une  coupable  paresse  d'épe- 
ler  toujours  le  même  mot  sans  jamais  tourner  le  feuillet? 
Quel  poëte  serait  satisfait  de  voir  le  lecteur  s'en  tenir  à  une 
seule  de  ses  strophes?  Ainsi  chaque  année,  à  moins  d'être 
cloué  sur  place  par  les  nécessités  les  plus  impérieuses,  je  lis 
un  pays  de  ce  vaste  univers  qui  me  paraît  moins  grand  à 
mesure  que  je  le  parcours  et  qu'il  se  dégage  des  vagues  cos- 
mographies Ce  l'imagination.  Sans  aller  précisément  au 
Saint-Sépulcre,  à  Saint-Jacques-de-Compostelle,  à  la  Mec- 
que, je  fais  un  pieux  pèlerinage  aux  endroits  de  la  terre  où 
la  beauté  des  sites  rend  Dieu  plus  visible;  cette  fois  je  verrai 
la  Turquie,  la  Grèce  et  un  peu  cette  Asie  hellénique  où  la 
beauté  des  formes  s'unit  aux  splendeurs  orientales.  Mais  ter- 
minons là  cette  courte  préface  (les  moins  longues  sont  les 
meilleures),  et  mettons-nous  en  route  sans  plus  tarder. 


Si  j'étais  un  Chinois  ou  un  Indien  arrivant  de  Nanking  ou 
de  Calcutta,  je  vous  décrirais  avec  soin  et  prolixité  le  chemin 
de  Paris  à  Marseille,  le  rail-way  de  Châlons,  et  la  Saône,  et  le 
Rhône,  et  Avignon;  mais  vous  les  connaissez  aussi  bien  qu« 
moi,  et  d'ailleurs,  pour  voyager  dans  un  pays,  il  faut  être 
étranger  :  la  comparaison  des  différences  produit  les  re- 
marques. Qui  de  nous  noterait  qu'en  France  les  hommes 
donnent  le  bras  aux  femmes,  particularité  qui  étonne  un 
habitant  du  Céleste  empire?  Supposez  donc,  sans  transition, 
que  je  suis  sur  le  port,  et  que  le  Léonidas  chauffe  en  par- 


EN  MER.  7 

tance  pour  Constantinople.  Le  Midi  se  déclare  déjà  par  un 
gai  soleil  qui  tiédit  les  dalles  et  fait  pépier  des  centaines  ;' 
d'oiseaux  exotiques  dans  les  cages  exposées  à  la  devanture 
de  deux  marchands  oiseleurs  :  les  aras  réjouis  débitent  leur 
répertoire,  les  bengalis  battent  des  ailes,  se  croyant  chez 
eux  ;  les  ouistitis  gambadent  légèrement,  se  grattent  l'ais- 
selle, vous  regardent  de  leurs  yeux  presque  humains,  et 
vous  tendent  amicalement  leurs  petites  mains  fraîches  à  tra- 
vers les  barreaux,  insoucieux  encore  de  la  phthisie  qui  les 
fera  tousser  sous  la  ouate  aux  froids  salons  parisiens  ;  il  n'est 
pas  jusqu'aux  mornes  tortues  qui  ne  se  démènent  dans  leur 
carapace  et  ne  se  raniment  à  ce  rayon  vivificateur;  en  qua- 
rante heures  j'ai  passé  de  la  pluie  torrentielle  au  bleu  le  plus 
pur.  J'ai  laissé  l'hiver  derrière  moi,  et  je  trouve  l'été  ardent 
et  splendide;  je  vais  prendre  une  glace,  idée  qui  m'eût  fait 
frissonner  avant-hier  sur  le  boulevard  de  Gand  ;  j'entre  au 
café  Turc  :  je  me  dois  cela  à  moi-même,  puisque  je  pars 
pour  Constantinople  ;  c'est  un  très-beau  café,  ma  foi.  Cepen- 
dant je  ne  vous  en  parlerais  pas,  malgré  son  luxe  de  mi- 
roirs, de  dorures,  de  colonnettes  et  d'arcades,  sans  une  char- 
mante salle  à  Tentre-sol,  décorée  de  peintures  d'artistes 
exclusivement  marseillais  :  c'est  un  musée  local  très-curieux 
et  très-intéressant.  Les  boiseries  sont  divisées  en  panneaux 
représentant  divers  sujets  abandonnés  à  la  fantaisie  du  pein- 
tre . —  Loubon,  dont  on  a  admiré  à  Paris  les  paysages  pou- 
droyants de  soleil  et  les  grands  troupeaux  cheminant  sur  des 
terrains  de  pierre  ponce,  a  fait  là  son  chef-d'œuvre,  et  un 
chef-d'œuvre,  —  une  Descente  de  Bufles  par  un  ravin  aux 
approches  d'une  ville  d'Afrique.  La  lumière  brûle  la  terre 
blanche  sur  laquelle  se  projette  l'ombre  bleue  des  feête&  dif- 
formes qui  suivent  la  pcnle  dans  des  poses  de  raccourci,  se 
déhanchant,  heurtant  leurs  genoux  cagneux,  levant  leurs 
mufles  baveux  et  lustrés  pour  humer  l'air  torride  ;  les  re- 


S  CONSTANTINOPLE. 

îardataires  sont  pressés  par  l'aiguillon  d'un  sauvage  pasteuf 
hâve  et  bistré.  Au  fond,  les  murs  de  craie  de  la  ville,  se  dé- 
tachant sur  un  fond  de  ciel  indigo,  ferment  nettement  l'ho- 
rizon. C'est  libre,  ferme  et  franc.  Decamps  ne  ferait  pas 
^Vieux.  M.  Brest,  qui  avait  exposé,  il  y  a  deux  ans,  au  Sa- 
ion,  un  bel  intérieur  de  forêt,  a  peint  deux  paysages  d'une 
eouîeur  charmante  et  d'une  délicieuse  fantaisie  :  un  étang 
ou  milieu  d'un  bois  d'arbres  exotiques  reflétés  par  les  eaux 
endormies,  sur  le  bord  desquelles  stationnent,  au  haut  de 
leurs  longues  pattes,  des  phénicoptères  aux  ailes  roses, 
guettant  le  passage  d'un  poisson  ou  d'une  grenouille.  Une 
allée  de  parc  avec  un  premier  plan  d'architecture,  un  per- 
ron à  colonnes  et  à  balustres,  par  où  descendent  des  dames 
et  des  seigneurs  qu'attendent  des  chevaux  de  main  tenus  par 
desservants; —  pour  rappeler  la  dénomination  du  café, 
M.  Lagier  a  représenté  un  Turc  faisant  le  kief  après  avoir 
fumé  l'opium  ou  le  hachich,  el  voyant  danser  dans  la  va- 
peur bleue  une  foule  de  houris  infiniment  plus  séduisantes 
que  celles  du  Paradis  de  Mahomet  de  M.  Schopin.  Il  y  a  aussi 
une  espèce  de  Conversation  orientale,  de  M.  Reynaud,  à 
costumes  éclatants  et  capricieux,  qui  se  passe  devant  une 
muraille  blanche  à  moitié  drapée  d'un  manteau  de  verdure 
et  de  fleurs  d'un  ton  superbe,  et  des  marines  d'un  artiste 
dont  le  nom  m'échappe  malheureusement,  mais  qui  sont 
très-remarquables  et  pourraient  se  soutenir  à  côté  d'Isabey, 
de  Durand  Brager,  de  Gudin  et  de  Melby.  Le  nom  qui  me 
fuyait  en  écrivant  la  ligne  précédente  me  revient  mainte- 
nant, par  une  de  ces  bizarreries  de  mémoire  qu'on  ne  sau- 
rait s'expliquer  ;  c'est  Landais  que  s'appelle  cet  habile  pein- 
tre. N'oublions  pas  deux  paysages  de  M.  Maggy,  solides  de 
dessin  et  robustes  de  ton,  entremêlés  d'animaux  que  ne  dés- 
avouerait pas  Palizzi.  Il  serait  à  désirer  que  cette  galerie 
marseillaise,  perdue  dan*  un  café9  lût  lithographiée  et  pu- 


EN  MER.  9 

bliée.  Cet  exemple  de  décoration  intelligente  devrait  bien 
être  suivi  à  Paris,  où  l'on  abuse  un  peu  trop  du  luxe  bête 
des  glaces,  des  dorures  et  des  étoffes. 

Vous  avez  lu  sans  doute  les  spirituelles  plaisanteries  de 
Méry  sur  l'altération  de  Marseille  et  la  tristesse  des  fontai- 
nes, qui,  à  force  d'architecture,  tâchaient  de  faire  oublier 
qu'elles  manquaient  d'eau.  Les  travaux  de  détournement  de 
la  Durancesont  achevés,  et  chaque  bastide  s'enorgueillit  au- 
jourd'hui d'un  bassin  et  d'un  jet  d'eau.  Il  en  est  qui  poussent 
la  fatuité  jusqu'à  la  cascade.  Marseille  va  être  entourée  bientôt 
d'une  foule  de  Versailles,  de  Marly  et  de  Saint-Cloud  en  mi- 
niature; avant  peu,  j'en  ai  bien  peur,  ces  magnifiques  ter- 
rains calcinés  de  lumière,  ces  beaux  rochers  couleur  de  liège 
et  de  pain  grillé  seront  revêtus  de  végétation,  et  le  vert-épi- 
nard,  joie  des  propriétaires,  terreur  des  paysagistes,  fera 
disparaître  cette  étincelante  aridité. 

L'ancre  est  levée;  les  roues  frappent  l'eau  ;  nous  voilà 
sortis  du  port  ;  on  longe  des  côtes  escarpées,  décharnées, 
effritées,  pareilles  à  celles  de  l'autre  côté  de  la  Méditerra- 
née. Je  ne  sais  pas  si  on  l'a  remarqué,  Marseille  et  ses  envi- 
rons sont  beaucoup  plus  méridionaux  que  leur  latitude  ne 
semble  le  comporter.  Vous  avez  là  des  aspects  africains 
d'une  âpreté  aussi  chaude  qu'en  Algérie,  et  la  physionomie 
du  Midi  s'y  dessine  d'une  façon  très-violente.  Des  contrées  si- 
tuées doux  ou  trois  cents  lieues  plus  au  sud  ont  souvent  l'air 
plus  septentrional  :  ces  roches  ravinées,  dont  la  base  plonge 
dans  une  mer  du  bleu  le  plus  foncé,  s'ouvrent  quelquefois 
et  laissent  apercevoir  une  ville  lointaine,  entouréede  ses  bas- 
tides qui  tachètent  la  campagne  de  leurs  mille  points  blancs 

L'on  rencontre  çà  et  là  quelques  navires  aux  voiles  gon- 
fi  es,  se  dirigeant  vert  le  port  où  ils  espèrent  arriver  avant 
la  nuit  -,  puis  la  solitude  se  fait,  les  côtes  disparaissent  dans 
léloignement,  la  houle  du  large  se  fait  sentir;  on  ne  voit 


10  CQSSTÀNTINOPLE. 

plus  que  le  ciel  et  l'eau.  Quelques  légers  moutons  flocon- 
neni  sur  le  bleu  pâturage  de  la  mer.  Un  poëte  antique  y  au- 
rait vu  les  troupeaux  de  Protée.Le  soleil,  que  n'accompagne 
aucun  nuage,  plonge  à  l'occident  comme  un  boulet  rouge 
et  semble  fumer  en  entrant  dans  l'eau.  La  nuit  arrive,  nuit 
sans  lune;  une  rosée  saline  s'abat  sur  le  pont  et  pénètre  les 
vêtements  de  son  acre  humidité;  les  cigares  tombent  lente- 
ment en  cendre,  aspirés  par  des  lèvres  où  la  nausée  se  déci- 
derait au  premier  coup  de  tangage  un  peu  fort.  Les  passa- 
gers descendent  un  à  un  et  s'accommodent  comme  ils  peuvent 
dans  les  tiroirs  qui  servent  de  lit.  Pour  être  bercé  par  la  va- 
gue plus  régulièrement  que  jamais  enfant  ne  le  fut  par  sa 
nourrice,  on  n'en  dort  pas  mieux,  et  l'on  fait  des  rêves 
extravagants  entrecoupes  par  la  cloche  qui  pique  l'heure  et 
marque  le  quart  aux  matelots. 

Dès  l'aube  on  est  sur  pied;  rien  encore  que  ce  cercle  de 
deux  ou  trois  lieues  dont  le  vaisseau  est  le  centre,  et  qui  se 
déplace  avec  lui,  et  qu'on  est  convenu  d'appeler  l'immensité 
de  la  mer  et  l'image  de  l'infini,  je  ne  sais  trop  pourquoi, 
car  Tliorizon  qu'on  découvre  du  haut  de  la  moindre  tour 
ou  de  la  montagne  la  plus  ordinaire  est  cent  fois  plus  vaste. 

Il  fait  jour  tout  à  fait,  et  sur  la  gauche  le  capitaine  signale 
une  terre,  qui  est  la  Corse.  Je  ne  vois,  même  avec  une  lor- 
gnette, qu'une  légère  brume  à  peine  discernable  des  pâles 
teintes  du  ciel  matinal.  Le  capitaine  avait  raison.  Le  bateau 
marche  :  la  vapeur  grisâtre  se  condense,  se  raffermit;  des 
ondulations  de  montagnes  se  dessinent,  quelques  points  s'é- 
clairent, des  touches  jaunes  marquent  les  escarpements  dé- 
nudés, des  plaques  noirâtres,  les  forêts  et  les  endroits  recou- 
verts de  végétation.  Là-bas  au  nord,  vers  cette  pointe,  doit 
être  l'Isola-Ilossa;  plus  loin,  cette  blancheur  crayeuse  qui 
se  confond  avec  la  terre,  c'est  Ajaccio.  Mais  on  passe  trop  au 
large,  ce  qui  me  contrarie  beaucoup,  pour  discerner  aucun 


EN  MER.  H 

détail.  On  côtoie  ainsi  toute  la  journée  à  distance  cette  Corse 
énergique  et  sauvage,  aux  mœurs  poétiquement  féroces, 
aux  vendettes  éternelles,  que  le  progrès  rendra  bientôt  sem- 
blable à  la  .banlieue  de  Paris,  à  Pantin  ou  à  Batignolles. — 
Ce  serait  peut-être  ici  le  lieu  de  placer  un  morceau  brillant 
sur  Napoléon  ;  mais  j'aime  mieux  éviter  ce  lieu  commun  fa- 
cile, et  je  me  bornerai  à  remarquer  en  passant  quelle  in- 
fluence les  îles  ont  eue  sur  la  destinée  de  ce  héros  presque 
fabuleux  déjà,  et  dont  nous  voyons  se  former  la  légende 
sous  nos  yeux  :  une  île  lui  donne  naissance  -,  tombé,  il  re- 
part d'une  île  et  meurt  dans  une  île,  tué  par  une  île;  il  sort 
de  la  mer  et  s'y  replonge.  Quel  mythe  l'avenir  bâtira-t-il  là 
dessus,  lorsque  l'histoire  fugitive  aura  disparu  pour  laisser 
la  place  au  poëme  éternel  ?  Mais  l'on  aperçoit  les  sept 
moines,  écueils  formés  de  roches,  ayant  en  effet  l'apparence 
de  capucins  encapuchonnés  et  rangés  à  la  file;  l'on  appro- 
che du  passage  étroit  qui  sépare  la  Corse  de  la  Sardaigne  du 
côté  de  Bonifaccio. 

Grèce  qu'on  connaît  trop,  Sardaigne  qu'on  ignore. 

Un  canai  extrêmement  étroit  divise  les  deux  îles,  qui  vi- 
siblement n'ont  dû  en  faire  qu'une  avant  les  cataclysmes  di- 
luviens et  les  soulèvements  volcaniques  ;  on  voit  très-distinc- 
tement la  rive  de  chaque  pays  :  ce  sont  des  collines 
montagneuses  assez  escarpées,  mais  sans  grand  caractère  ; 
quelques  rares  maisons  aux  murs  jaunes,  aux  toits  de  tuiles, 
parsèment  le  rivage,  qui  sans  cela  semblerait  celui  d'une  île 
déserte,  car  on  n'y  découvre  aucune  trace  de  culture;  deux 
ou  trois  barques  à  la  voile  latine  voltigent  comme  des 
mouettes  d'un  bord  à  l'autre. 

Du  côté  de  la  Sardaigne,  on  nous  fait  remarquer,  ce  qui 
est  la  principale  curiosité  de  l'endroit,  une  agrégation  bi- 
zarre de  roches  sur  le  sommet  d'une  colline,  qui  dessinent 


12  CONSTANTOOPLE. 

très-exactement,  par  leurs  angles  et  leurs  sinuosités,  la 
forme  d'un  gigantesque  ours  blanc  des  mers  polaires  ;  on 
distingue,  sans  y  mettre  la  moindre  complaisance,  comme 
cela  arrive  souvent  pour  ces  sortes  de  prodiges,  l'échiné,  les 
pattes,  la  tête  allongée  de  l'animal  :  le  port,  l'allure,  la 
couleur,  tout  y  est.  A  mesure  qu'on  approche,  les  profils  se 
perdent,  les  formes  se  confondent  ou  se  présentent  sous  une 
incidence  défavorable.  L'ours  redevient  rocher.  Le  passage 
est  franchi.  L'on  suivra  dans  toute  sa  longueur  la  côte  de 
Sardaigne  qui  fait  face  à  l'Italie,  comme  dans  la  journée  on 
a  longé  la  côte  de  Corse  qui  regarde  vers  la  France.  Malheu- 
reusement la  nuit  vient,  et  nous  serons  privés  de  ce  spectacle  ; 
la  Sardaigne  passera  près  de  nous  comme  un  rêve  dans  Fom- 
bre.  Je  ne  connais  rien  au  monde  de  plus  contrariant  que  âd 
traverser  de  nuit  un  site  qu'on  désire  voir  depuis  longtemps. 
Ces  mésaventures  arrivent  fréquemment,  maintenant  que  le 
voyageur  n'est  que  l'accessoire  du  voyage,  et  que  l'homme 
es*  soumis  comme  un  objet  inerte  au  moyen  de  transport. 
Au  réveil,  la  mer  déserte  est  d'un  bleu  dur  faisant  pa- 
raître le  ciel  pale.  Quelques  marsouins  jouent  dans  le  sillage 
du  navire,  nageant  avec  une  rapidité  qui  devance  la  vapeur 
et  semble  la  défier;  ils  se  poursuivent,  sautent  les  uns  par- 
dessus les  autres  et  passent  dans  l'écume  de  la  proue,  puis 
ils  restent  en  arrière  et  disparaissent  après  quelques  ca- 
brioles. —  A  la  gauche  du  vaisseau,  à  quelque  distance,  se 
montre  un  énorme  poisson  de  couleur  plombée,  armée  d'une 
nageoire  dorsale  noirâtre  et  pointue  comme  un  aiguillon. 
Il  plonge  et  ne  reparaît  plus  :  ce  sont  là,  avec  l'apparition 
lointaine  de  trois  ou  quatre  voiles  poursuivant  leur  route 
en  divers  sens,  les  seuls  événements  de  la  journée.  Le  temps 
est  assez  frais;  l'on  hisse  les  voiles  de  foc  et  la  misaine,  qui 
accélèrent  notre  marche  de  quelques  nœuds.  Le  soir,  on  si- 
gnale le  cap  Maritimo,  à  l'une  des  pointes  de  cette  île  que 


EN  MER.  13 

les  anciens  nommaient  Trinacria,  d'après  sa  forme,  et  qui 
s'appelle  maintenant  la  Sicile.  Nous  passerons  encore  dans 
l'obscurité  le  long  de  ce  rivage  antique  et  pittoresque,  mais 
demain  nous  serons  à  Malte  de  jour. 

Vers  les  deux  heures,  sous  une  bande  de  nuage  zébrés, 
je  discerne  une  strie  un  peu  plus  opaque,  c'est  l'île  de  Goze. 
Bientôt  la  silhouette  se  découpe  plus  nettement.  D'immenses 
falaises  à  pic,  au  pied  desquelles  la  mer  bouillonne  tumul- 
tueusement, s'élèvent  du  sein  des  eaux,  comme  le  sommet 
d'une  montagne  noyée  à  sa  base;  on  dit  que  ces  grands  ro- 
cliers  blancs  peuvent  se  suivre  du  regard  à  plusieurs  cen- 
taines de  pieds  sous  la  transparence  de  l'azur  dont  ils  sont 
baignés,  ce  qui  produit  un  effet  assez  effrayant  pour  ceux 
qui  les  rasent  dans  une  frêle  barque,  en  donnant  en  quelque 
sorte  l'étiage  de  l'abîme.  Le  long  de  ces  escarpements  dres- 
sés comme  des  murailles  de  forteresse,  des  pêcheurs  suspen- 
dus à  une  corde,  à  la  façon  des  Italiens  qui  badigeonnent 
les  maisons,  jettent  des  lignes  et  prennent  du  poisson.  La 
rupture  d'un  cordage,  un  nœud  mal  fait,  les  précipiterait 
brisés  au  fond  du  gouffre.  —  Nous  avançons;  des  ondula- 
tions un  peu  moins  abruptes  permettent  quelque  culture  : 
de  petites  murailles  de  pierre,  qui  de  loin  ressemblent  à  des 
raies  tracées  à  l'encre  sur  un  plan  topographique,  enclosent 
et  séparent  les  champs-,  les  nuages  ont  disparu,  une  belle 
couleur  chaude  et  mordorée  revêt  les  terrains  d'un  manteau 
d'or.  Un  tas  de  pains  de  blanc  d'Espagne,  sur  lequel  s'ar* 
rondissent  quelques  dômes,  poudroie  sous  un  soleil  aveu- 
glant au  haut  d'une  colline  ou  plutôt  d'une  montagne. 
C'est  Goze,  la  capitale  de  l'île.  Les  curiosités  de  Goze  sont 
des  cavernes  creusées  au  bord  de  ia  mer,  à  l'entrée  des- 
quelles tourbillonnent  des  nuées  d'oiseaux  aquatiques  qui  y 
font  leur  nid;  un  écueil  où  pousse  une  espèce  de  champi- 
gnon particulière  très-estimée,  dont  les  chevaliers  de  Malte 

i. 


14  CONSTANTINOPLE. 

s'étaient  réservé  le  monopole,  et  la  saline  de  l'Horloger,  bi- 
zarre phénomène  hydraulique,  dont  voici  la  briève  explica- 
tion. Un  horloger  maltais,  ayant  eu  l'idée  de  pratiquer  des 
salines  du  côté  de  Zebug,  où  il  possédait  des  terres  près  du 
rivage,  fit  creuser  fa  roche  pour  faire  évaporer  l'eau  salée; 
mais  la  mer,  ayant  miné  en  dessous,  s'élança  par  ce  puits 
comme  une  trombe  ou  comme  un  de  ces  volcans  d'eau  de 
l'Islande,  à  une  hauteur  de  plus  de  soixante  pieds,  et  faillit 
noyer  tout  le  pays.  On  boucha  à  grand'peine  l'ouverture, 
et  de  temps  en  temps  le  volcan  marin  fait  des  essais  d'érup- 
tion. —  Je  n'ai  pas  vu  la  saline  de  l'Horloger.  Je  raconte 
simplement  ce  qu'on  m'a  dit. 

Goze  et  Malte  sont  situées  exactement  comme  la  Corse  et 
la  Sardaigne;  une  passe  étroite  les  sépare,  et  dans  les  temps 
primitifs  elles  ne  devaient  former  aussi  qu'une  seule  île. 
L'aspect  des  côtes  de  Malte  est  semblable  à  celui  des  côtes  de 
l'île  de  Goze  :  cest  ^a  continuation  évidente  des  mêmes 
roches,  des  mêmes  terrains,  et  les  stratifications  géologiques 
se  poursuivent  d'une  île  à  l'autre. 

Le  climat  a  beaucoup  changé  depuis  la  veille;  le  ciel 
prend  des  tons  d'outremer.  Le  souffle  brûlant  de  l'Afrique 
voisine  se  fait  sentir.  Malte  produit  des  oranges;  le  figuier 
d'Inde  et  l'aloès  y  prospèrent;  l'on  commence  à  apercevoir 
les  fortifications  de  la  cité  Valette,  que  signalent  deux  mou- 
lins à  vent  en  forme  de  tours  avec  huit  ailes  faisant  la  roue, 
disposition  bizarre  et  commune  à  tout  l'Orient,  et  qui  mé- 
riterait que  Hoguet,  le  Raphaël  des  moulins  à  vent,  fît  le 
voyage  tout  exprès,  tant  les  ailes,  multipliées  comme  le& 
rayons  d'une  roue  sans  jantes,  ont  une  physionomie  origi- 
nale. L'eau  de  bleue  devient  verte  par  l'approche  de  la  terre; 
l'on  double  la  pointe  Dragut.  Le  bateau  à  vapeur  fait  un 
demi-tour  et  pénètre  dans  le  goulet  du  port,  en  passant  dans 
le  château  Saint-Elme  et  le  fort  Ricazoli. 


EN  MER.  15 

Les  fortifications,  avec  leurs  angles  précis  et  leurs  arêtes 
vives,  éclairées  d'une  lumière  splendide,  se  dessinent  pres- 
que géométralement  entre  le  bleu  foncé  du  ciel  et  le  vert 
cru  delà  mer.  Les  moindres  détails  du  rivage  ressortent  net- 
tement :  à  gauche  s'élève  une  pyramide  à  la  mémoire  du 
colonel  Gavendish  et  se  découpent  les  pointes  bc  la  cite  Vic- 
torieuse et  du  bourg  de  la  Sangle;  à  droite,  s'étage  en  am- 
phithéâtre la  cité  Valette;  le  port,  qui  porte  le  nom  local  de 
Marsc,  s'enfonce  dans  les  terres  par  une  échancrure  bifur- 
quée  à  son  extrémité  comme  le  fond  de  la  mer  Rouge;  des 
navires  anglais,  sardes,  napolitains,  grecs,  de  toutes  nations, 
sont  à  l'ancre  à  différentes  distances  du  bord,  suivant  leur 
tirant  d'eau.  Sur  le  quai,  du  côté  de  la  cité  Valette,  l'on  dis- 
tingue des  soldats  anglais  avec  l'habit  rouge  et  le  pantalon 
blanc  de  rigueur,  et  quelques  haquets  aux  grandes  roues 
écarlates,  rappelant  les  anciens  corricoli  de  Naples;  tout 
cela  se  détachant  sur  des  murailles  d'une  éclatante  blan- 
cheur. Sans  que  les  positions  soient  les  mêmes,  il  y  a  dans 
ce  luxe  de  fortifications,  dans  ce  type  britannique  mêlé  au 
type  méridional,  quelque  chose  qui  fait  penser  à  Gibraltar; 
cette  idée  se  présente  naturellement  à  tous  ceux  qui  ont  vu 
ces  deux  possessions  anglaises,  clefs  qui  ouvrent  ou  ferment 
la  Méditerranée. 

On  nous  a  aperçus  du  rivage.  Une  flottille  de  canots  se 
dirige  à  toutes  rames  vers  le  bateau  à  vapeur;  nous  sommes 
entourés,  cernés,  envahis,  un  abordage  pacifique  à  lieu;  le 
pont  se  couvre  en  une  minute  d'une  foule  de  canailles  va- 
riées piaillant,  criant,  hurlant,  jargonnant  toutes  sortes  de 
langues  et  de  dialectes;  on  se  croirait  à  Babel  le  jour  de  la 
dispersion  des  travailleurs.  Avant  de  savoir  à  quelle  nation 
vous  appartenez,  ces  drôles  polyglottes  essayent  sur  vous  l'an- 
glais, l'italien,  le  français,  le  grec,  le  turc  même,  jusqu'à  ce 
qu  us  aient  rencontré  un  idiome  dans  lequel  vous  puissiez 


!5  CONSTANTINOPLE 

leur  dire  intelligiblement  :  «  Vous  m'assommez!  allez-vons- 
en  à  tous  les  diables  !  »  Les  domestiques  de  place,  les  gar- 
çons d'hôtel,  vous  poursuivent,  vous  harcèlent,  vous  assassi- 
nent d'offres  de  service.  On  vous  fourre  des  cartes  dans  vos 
mains,  dans  votre  gilet,  dans  le  gousset  de  votre  pantalon, 
dans  la  poche  de  votre  paletot,  dans  la  coiffe  de  votre  cha- 
peau; les  bateliers  vous  tiraillent  à  droite  et  à  gauche,  par 
le  bras,  par  le  collet  de  l'habit,  par  la  basque  delà  redingote, 
au  risque  de  vous  écarteler,  détail  dont  ils  se  soucient  peu; 
ils  se  querellent  et  se  battent  à  travers  vous,  vociférant, 
gesticulant,  trépignant,  se  démenant  comme  des  possédés; 
mais,  en  somme,  tant  tués  que  blessés,  il  n'y  a  personne  de 
mort,  et  cette  scène  de  tumulte  peut  s'appeler,  comme  la 
pièce  de  Shakspeare,  «  beaucoup  de  bruit  pour  rien.  »  Le 
vacarme  s'apaise,  les  voyageurs  sont  distribués  en  plusieurs 
lots,  et  chaque  batelier  s'empare  de  sa  proie.  Aux  bateliers 
et  aux  domestiques  de  place  se  joignent  les  marchands 
de  cigares,  qui  eh  vous  offrent  des  paquets  énormes  à  des 
prix  fabuleusement  minimes  :  il  est  vrai  qu'ils  sont  exé- 
crables. 

Je  remarquai  parmi  cette  foule  bigarrée  des  types  assez 
caractéristiques.  Des  têtes  brunes  à  cheveux  noirs  lustrés  et 
roulés  en  courtes  spirales,  à  bouches  épaisses,  à  regards 
étincelants,  d'un  type  presque  africain  sur  un  fond  de  régu- 
larité grecque,  se  présentaient  fréquemment,  et  me  paru- 
rent appartenir  en  propre  à  la  race  maltaise.  Ces  têtes  im- 
plantées sur  des  cous  nerveux  et  des  bustes  solides  n'ont  pas 
été  reproduites  par  la  peinture,  et  fourniraient  des  modèles 
nouveaux.  Quant  au  costume,  il  est  des  plus  simples:  un 
pantalon  de  toile  serré  aux  hanches  par  une  ceinture  do 
laine,  une  chemise  bouffante,  un  bonnet  rouge  penché  sur 
foreille,  ni  bas  ni  souliers. 

Pendant  que  les  passagers,  pressés  de  descendre  à  terre, 


EN  MER.  t7 

encombraient  l'échelle,  je  regardais  les  barques  ameutées  au 
flanc  du  navire  comme  de  petits  poissons  autour  d'une  ba- 
leine, et  j'en  notais  les  particularités  de  construction  et 
d'ornement.  Destinées  au  service  du  port,  où  l'eau  est  ordi- 
nairement tranquille,  ces  barques  n'ont  pas  de  gouvernail. 
la  proue  et  la  poupe  sont  marquées  par  une  membrure  re- 
levée ayant  de  la  ressemblance  avec  le  bec  d'une  gondole  de 
Venise  auquel  on  n'aurait  pas  encore  adapté  cette  clef  de  fer 
dentelé  qui  simule  un  manche  de  violon  ;  à  la  proue  s'ou- 
vrent deux  yeux  grossièrement  peints,  comme  aux  chalou- 
pes de  Cadix  et  de  Puerto;  à  côté  de  ces  yeux,  une  main, 
étendant  le  doigt  indicateur,  semble  désigner  la  route.  Est-ce 
un  symbole  de  vigilance,  un  préservatif  contre  la  jettatura 
et  le  mauvais  œil?  C'est  ce  que  je  ne  saurais  précisément 
vous  dire  ;  mais  ces  yeux  ainsi  placés  donnent  à  ces  barques 
un  vague  aspect  de  poisson  nageant  à  fleur  d'eau  assez 
étrange.  Sur  le  dossier  de  la  proue  sont  peintes  les  armes 
d'Angleterre,  avec  le  lion  et  la  licorne,  leurs  supports  hé- 
raldiques en  couleurs  crues  et  violentes,  ou  bien  un  fércce 
hussard  fait  cabrer  un  cheval  impossible  dû  à  la  fantaisie  de 
quelque  peintre-vitrier.  Des  embarcations  plus  modestes  se 
contentent  d'un  simple  pot  de  fleurs  largement  épanouies. 

La  foule  diminue;  j'entre  dans  un  canot,  je  descends  à 
terre,  je  passe  sous  une  porte  assez  obscure.  Une  rue  en 
escalier  se  présente  à  moi  :  je  grimpe  au  hasard,  selon  mon 
habitude  de  marcher  sans  guide  dans  les  villes  inconnues; 
d'après  certains  instincts  topographiques  qui  me  trompent 
rarement,  et,  après  quelques  zigzags,  je  débouche  sur  la 
place  du  Gouvernement,  juste  à  l'heure  où  allait  sonner  la 
retraite  anglaise.  Cette  retraite  mérite  une  description  parti- 
culière:  les  tambours,  la  grosse  caisse,  le  fifre,  se  rangèrent 
silencieusement  à  un  bout  de  la  place;  je  n'ai  aucune  envie 
de  ieter  du  ridicule  sur  l'armée  anglaise,  mais  je  ne  suis  pas 


18  CONSTANTINOPLE. 

encore  sûr  que  cette  musique  ne  fût  pas  empruntée  à  quel- 
que orgue  de  Crémone  :  à  un  signe  du  master,  les  tambours 
levèrent  leurs  baguettes,  la  grosse  caisse  son  tampon,  le 
iifre  son  turlutu,  mais  avec  un  mouvement  si  sec,  si  méca- 
nique, si  régulièrement  pareil,  qu'il  semblait  proîluit  par 
des  ressorts  et  non  par  des  muscles.  Huit  jambes  de  panta- 
lons blancs  se  relevèrent  et  retombèrent  sur  un  pas  géomé- 
trique, et  un  sauvage  ouragan  de  discordances  se  déchaîna. 

La  grosse  caisse  grognait  comme  un  ours  en  colère,  les 
tambours  sonnaient  le  fêlé,  et  le  fifre,  grimpé  à  des  hauteurs 
impossibles,  battait  des  trilles  extravagants;  mais  les  musi- 
ciens, malgré  toute  cette  furie,  n'en  gardaient  pas  moins 
des  figures  immobiles,  inertes,  glacées,  sur  lesquelles  la 
brise  du  midi  n'avait  pu  fondre  le  givre  du  nord.  Arrivés  à 
l'autre  extrémité  de  la  place,  ils  se  retournèrent  brusque- 
ment et  refirent  le  même  chemin  en  émettant  le  même  cha- 
rivari. —  Vous  avez  sans  doute  vu  de  ces  jouets  d'Allemagne 
pourvus  d'une  manivelle  qui  agace  un  fil  de  laiton  avec  un 
tuyau  de  plume  et  fait  sortir  d'une  guérite  un  soldat  prus- 
sien au  son  d'une  aigre  petite  musique;  le  soldat  s'avance 
par  une  coulisse  jusqu'au  bout  de  la  boîte,  fait  volte-face  et 
revient  à  son  point  de  départ.  Grandissez  et  multipliez  œ 
jouet  d'Allemagne,  et  vous  aurez  l'idée  la  plus  exacte  de  la 
retraite  anglaise.  Je  n'aurais  jamais  cru  que  l'homme  pût 
arriver  à  singer  si  parfaitement  le  bois  peint.  C'est  un  beau 
triomphe  pour  la  discipline. 

En  redescendant  vers  la  mer,  je  vois  flamboyer  un  reflet  de 
cierges  à  travers  la  porte  d'une  église.  J'entre.  Des  tentures 
de  damas  rouge  galonné  d'or  enveloppent  les  piliers.  Sur 
l'autel  tout  plaqué  d'argent  scintillent  des  soleils  de  fili- 
grane et  de  strass.  Quelques  lampes  répandent  un  mystérieux 
demi-jour  dans  les  chapelles  latérales.  Devant  une  Madone 
grillée  sont  pendus  des  ex  vvto  en  cire  et  en  argent;  des  ta- 


EN  MEB  t9 

bleaux  farouches,  à  la  manière  de  l'Espagnolet  ou  du  Cara- 
vage,  se  discernent  vaguement  à  la  lueur  des  bougies;  il  me 
semble  être  dans  une  église  d'Espagne,  en  plein  catholicisme 
convaincu  et  fervent. 

De  petits  garçons,  accroupis  par  file  sur  des  bancs  de  bois, 
psalmodient gutturalement  un  cantique  dont  un  vieux  prêtre 
leur  donne  le  ton.  —  Je  me  retire  plus  édifié  de  l'intention 
que  de  la  musique.  La  nuit  est  tombée  tout  à  lait.  Des  fa- 
naux brillent  aux  angles  âas  rues  devant  les  images  des 
madones  et  des  saints.  Les  basiques  de  marchands  de  co- 
mestibles et  de  rafraîchissements  sont  éclairées  par  des  veil- 
leuses qui  chatoient  parmi  la  verdure  des  étalages  comme 
des  vers  luisants  sous  l'herbe.  Des  femmes  encapuchonnées 
de  la  faldette  montent  et  descendent  les  escaliers  des  rues, 
rasant  mystérieusement  les  murailles,  chauves-souris  du  cré- 
puscule d'amour.  —  Je  crois,  Dieu  me  pardonne,  que  je 
viens  d'entendre  frissonner  les  plaques  de  cuivre  d'un  tam- 
bour de  basque  ;  une  main  exercée  tape  sur  le  ventre  d'une 
guitare  en  effleurant  les  cordes  du  pouce.  —  Suis-je  à  Malte 
(possession  anglaise),  ou  à  Grenade,  dans  l'Antequerula?  Il 
y  avait  longtemps  que  je  n'avais  entendu  racler  le  jambon 
en  pleine  rue,  et  je  commençais  à  croire,  malgré  les  souve- 
nirs de  mes  trois  voyages  d'Espagne,  que  la  chose  n'avait 
lieu  que  dans  les  vignettes  de  romances.  Cela  m'a  rajeuni  le 
cœur  de  quelques  années,  et  je  remonte  dans  ma  barque 
pour  regagner  le  Léonidas,  fredonnant  le  moins  faux  qu'il 
m'est  possible  le  motif  que  je  viens  d'entendre.  Demain,  je 
reviendrai  voir,  à  la  pure  lumière  du  jour,  ce  que  j'ai  dé- 
mêlé dans  l'ombre  du  soir,  et  je  tâcherai  de  vous  donner 
une  idée  de  la  cité  Valette,  ce  siège  de  l'ordre  de  Malte,  qui 
a  joué  un  rôle  si  brillant  dans  l'histoire,  et  qui  s'est  éteint, 
comme  toutes  les  institutions  qui  n'ont  plus  de  but,  quel- 
que glorieux  qu'ait  été  leur  passé. 


MALTE 


J'ai  retrouvé,  à  Malte,  cette  belle  lumière  d'Espagne  drrt 
l'Italie  même,  avec  son  ciel  si  vanté,  n'offre  qu'un  pâle  re- 
flet. Il  y  fait  véritablement  clair,  et  ce  n'est  pas  là  un  de  ces 
crépuscules  plus  ou  moins  blafards  qu'on  décore  du  nom  de 
jour  dans  les  climats  septentrionaux.  Le  canot  me  dépose  sur 
le  quai,  et  j'entre  dans  la  cité  Valette  par  la  porte  Lascaris, 
Lascaris-gate,  comme  ledit  l'inscription  écrite  au-dessus  de 
l'arcade.  Ce  nom  grec  et  ce  mot  anglais,  soudés  par  un  trait 
d'union,  font  un  effet  bizarre.  Toute  la  destinée  de  Malte  est 
dans  ces  deux  mots;  9011s  la  voûte,  au  passage  comme  à  la 
porte  du  Jugement  à  Grenade,  il  y  a  une  chapelle  à  la 
Vierge,  grillée,  au  fond  de  laquelle  tremblote  une  veil- 
leuse, et  dont  le  seuil  est  obstrué  de  mendiants.  <;ui,  pour  la 
beauté  du  haillon,  ne  seraient  pas  déplacés  parmi  des  gueux 
de  l'Àlbaycin;  les  pays  chauds  dorent  les  guenilles  et  les 
roussissent  à  souhait  pour  la  palette  des  peintres.  Par  cette 


MALTE.  51 

porte,  va  et  vient  une  foule  bigarrée  et  cosmopolite;  des 
Tunisiens,  des  Arabes,  des  Grecs,  des  Turcs,  des  Smyrniotcs, 
des  Levantins  de  toutes  les  échelles  dans  leur  costume  na- 
tionnl,  sans  compter  les  Maltais,  les  Anglais  et  les  Européens 
de  différents  pays. 

Je  me  rappelle  un  grand  nègre  enveloppé,  pour  tout  vê- 
tement, d'une  couverture  de  laine  où  il  se  drapait  majes- 
tueusement, coudoyant  une  jeune  femme  anglaise  d'une 
mise  aussi  correcte  et  aussi  strictement  britannique  que  si 
elle  eût  foulé  le  gazon  vert  d'tlyde-Park  ou  le  trottoir  de 
Piccadilly;  il  avait  l'air  si  tranquille,  si  sûr  de  lui-même 
dans  sa  loque  pouilleuse,  qu'à  coup  sûr  il  n'aurait  pas  voulu 
la  changer  contre  le  frac  tout  neuf  d'un  dandy  du  boule- 
vard de  Gand.  Les  Orientaux,  même  des  classes  inférieures, 
ont  une  dignité  naturelle  surprenante;  il  passait  là  des 
Turcs  dont  toute  la  défroque  ne  valait  pas  un  aspre  et  qu'on 
eût  pris  pour  des  princes  déguisés.  Cette  aristocratie  leur 
vient  de  leur  religion,  qui  leur  fait  regarder  les  autres  hom- 
mes comme  des  chiens:  des  haquets  peints  en  rouge  fen- 
daient la  foule,  se  croisant  avec  des  voitures  bizarres  dont 
les  roues  sont  rejetées  très-loin  de  la  caisse  toute  portée  en 
avant,  et  qui  rappellent  un  peu,  pour  la  disposition  du  train, 
les  équipages  de  Louis  XIV  dans  les  paysages  de  Van  der 
Meulen.  Je  crois  ce  genre  de  voiture  particulier  à  Malte,  car 
je  n'en  ai  pas  vu  ailleurs.  Leur  circulation  est,  du  reste, 
restreinte  à  quelques  rues  principales,  les  autres  étant  tail- 
lées en  escaliers  ou  en  rampes  abruptes. 

En  dedans  de  la  porte  de  Lascaris  se  trouve  un  marché 
très-vivant,  très-animé,  sous  des  tentes  et  des  baraques  avec 
chapelets  d'oignons,  sacs  de  pois  chiches,  monceaux  de  to- 
mates et  de  concombres,  paquets  de  piments,  corbeilles  de 
fruits  rouges,  et  toutes  sortes  de  comestibles  pleins  de  cou- 
leur locale,  pittoresquement  étalés.  Une  belle  fontaine  à 


Î3  CONSTANTINOPLE 

bossin  de  marbre  surmonté  d'un  grand  Neptune  de  bronze^ 
s'appuyantsur  un  trident  dans  une  pose  cavalière,  et  rococo, 
produit  un  effet  charmant  au  milieu  de  ces  boutiques.  — 
Parmi  les  cafés,  les  cabarets,  les  gargotes,  Ton  rencontre 
çà  et  là  une  taverne  anglaise,  placardée  de  sa  pancarte  de 
porter  simple  et  double,  d'old  scotish-ale,  d'East  India  pale 
béer,  de  gin,  de  wisky,  de  brandwine  et  autres  mixtures 
vitriol iques  à  l'usage  des  sujets  de  la  Grande-Bretagne,  qui 
contraste  bizarrement  avec  les  limonades,  les  sirops  de  ce- 
rises et  les  boissons  glacées  des  vendeurs  de  sorbets  en  plein 
vent.  Les  policemen,  armés  d'un  court  bâton  aux  armes 
d'Angleterre,  comme  ceux  de  Londres,  parcourent  d'un 
pas  réglé  cette  foule  méridionale,  et  y  font  régner  l'ordre. 
Rien  n'est  plus  sage,  sans  doute  ;  mais  ces  hommes  graves, 
froids,  convenables  dans  toute  la  force  du  mot,  impassibles 
représentants  de  la  loi,  font  un  singulier  effet  entre  ce  ciel 
lumineux  et  cette  terre  ardente.  Leur  profil  semble  fait 
expressément  pour  se  découper  sur  les  brouillards  d'High- 
Holborn  et  de  Temple-Bar. 

La  cité  Valette,  fondée  en  1566  par  le  grand  maître  dont 
elle  porte  le  nom,  est  la  capitale  de  Malte;  la  cité  de  la  San- 
gle, la  cité  Victorieuse,  qui  occupent  deux  pointes  de  terre  de 
l'autre  côté  du  port  de  la  Marse,  avec  les  faubourgs  la  Floriana 
et  la  Burmola,  complètent  la  ville,  entourée  de  bastions,  de 
remparts,  de  contrescarpes,  de  forts  nt  de  fortins  à  rendre 
tout  siège  impossible.  A  chaque  pas  qu'on  fait,  on  se  trouve 
face  à  face  avec  un  canon  lorsqu'on  suit  une  des  rues  qui 
circonscrivent  la  ville,  comme  la  Strada-Levante  ou  la  Strada- 
Ponente.  Gibraltar  lui-même  n'est  pas  plus  hérissé  de  bou- 
chesàfeu.  L'inconvénient  de  ces  ouvrages  multiplié*  est  qu'ils 
embrassent  un  très-grand  rayon  et  qu'il  faudrait,  pour  les 
défendre  en  cas  d'attaque,  une  garnison  nombreuse,  toujours 
difficile  à  entretenir  et  à  renouveler  loin  de  la  mère  patrie* 


MALTE.  23 

Du  haut  de  ces  remparts  on  découvre,  à  perte  de  vue,  la 
mer  bleue  et  transparente,  gaufrée  de  moires  par  la  brise  et 
piquée  de  voiles  blanches.  Des  sentinelles  rouges  montent  la 
ganle  de  distance  en  distance  ;  l'ardeur  du  soleil  est  si  forte 
sur  ce*  glacis,  qu'une  toile,  tendue  par  un  châssis  et  tour- 
nant sur  un  piquet,  fait  de  l'ombre  aux  soldats,  qui,  srns 
cette  précaution,  rôtiraient  sur  place. 

En  montant  vers  la  seconde  porte,  on  trouve  une  église 
de  style  jésuite  et  rococo,  dans  le  goût  des  églises  de  Ma- 
drid, qui  n'offre  rien  de  curieux  à  l'intérieur.  Cette  porte, 
où  l'on  arrive  par  un  pont-levis,  est  surmontée  du  blason 
triomphal  d'Angleterre,  et  son  fossé,  transformé  en  jardin, 
est  obstrué  d'une  luxuriante  végétation  méridionale  d'un 
vert  métallique  et  vernissé  :  limons,  orangers,  figuiers, 
myrtes,  cyprès,  plantés  pêle-mêle  dans  un  désordre  touffu 
et  charmant.  Au-dessus  de  l'enceinte,  dépassant  les  terrasses 
des  maisons,  s'ouvrent  sur  le  bleu  du  ciel  une  suite  d'ar- 
cades blanches  encadrant  la  promenade  de  la  piazza  Regina, 
située  au  haut  de  la  ville,  et  d'où  l'on  jouit  d'une  vue  ma- 
gnifique. 

La  cité  Valette,  quoique  bâtie  sur  un  plan  régulier  et 
pour  ainsi  dire  tout  d'un  bloc,  n'en  est  pas  moins  pittores- 
que. La  déclivité  extrême  du  terrain  compense  ce  que  le 
tracé  exact  des  rues  pourrait  avoir  de  monotone,  et  la  ville 
escalade  par  des  paliers  et  des  degrés  la  colline,  qu'elle  re- 
couvre en  amphithéâtre.  Les  maisons,  très-hautes,  comme 
celles  de  Cadix,  pour  jouir  de  la  vue  de  la  mer,  se  terminent 
en  terrasses  de  pouzzolane.  Elles  sont  toutes  en  pierre  blan- 
che de  Malte,  une  sorte  de  tuf  très- fa  ci  le  u  tailler,  et  avec 
lequel  on  ocut,  sans  grands  frais,  se  livrei  à  des  caprices  de 
sculpture  et  d'ornementation.  Ces  maisons  rectilignes  por- 
tent admirablement  et  ont  un  air  de  grandeur  et  de  force 
qu'elles  doivent  à  l'absence  de  toits,  de  corniches  et  d'atn- 


?4  CONSTANTINOPLE. 

que.  Elles  tranchent  nettement  en  équerre  sur  l'&zur  du 
ciel,  que  leur  blancheur  fait  paraître  plus  intense;  mais  ce 
qui  leur  donne  un  caractère  original,  ce  sont  les  balcons  en 
saillie,  appliqués  sur  leurs  façades  comme  des  moucharabys 
arabes  ou  des  miradores  espagnols.  Ces  cages  vitrées,  garnies 
de  fleurs  et  d'arbustes,  et  qui  ressemblent  à  des  serres  pro- 
jetées hors  de  la  maison,  portent  sur  des  consoles  et 
des  modillons  en  volutes,  en  créneaux  denticulés,  en  feuil- 
lages tordus,  en  chimères  ornementales  de  la  fantaisie  la 
plus  variée. 

Les  balcons  rompent  heureusement  îes  lignes  des  façades, 
et,  vus  du  bout  de  la  rue,  présentent  les  plus  heureux  pro- 
SL-»;  les  ombres  qu'ils  découpent  par  leurs  fortes  saillies 
tranchent  à  propos  sur  le  ton  clair  des  façades.  Les  brin- 
dilles des  pois  d'Alger,  les  étoiles  rouges  du  géranium,  les 
fleurs  de  porcelaine  des  plantes  grasses,  qui  débordent  de 
leurs  vitrines  ouvertes,  égayent  de  leurs  vives  couleurs  le 
bleu  et  le  blanc,  ton  local  du  tableau.  C'est  dans  ces  mi- 
radores que  les  femmes  de  la  classe  aisée  de  Malte  passent 
leur  vie,  guettant  le  moindre  souffle  de  la  brise  de  mer,  ou 
affaissées  sous  les  énervantes  influences  du  sirocco.  On  aper- 
çoit de  la  rue  leur  bras  blanc  accoudé,  et  l'on  voit  briller  le 
coin  de  leur  noire  prunelle,  ce  qui  vous  distrait  agréable- 
ment de  vos  contemplations  architecturales.  —  Les  Maltai- 
ses, chose  rare  parmi  les  femmes  qui  se  laissent  diriger  dans 
leur  toilette  plutôt  par  la  mode  que  par  le  goût,  ont  eu  le 
bon  esprit  de  conserver  leur  costume  national,  du  moins 
dans  la  rue.  Ce  vêtement,  appelé  faldetta,  consiste  en  une 
espèce  de  jupon  d'une  coupe  particulière  et  dont  on  s'enca- 
puchonne  en  élargissant  ou  en  rétrécissant  l'ouverture, 
maintenue  par  une  petite  baguette  de  baleine,  selon  que 
Ton  veut  plus  ou  moins  laisser  voir  son  visage. 

La  faldctia  est  uniformément  noire  comme  un  domino. 


MALTE.  25 

dont  elle  a  tous  les  avantages,  plus  une  grâce  refusée  aux 
informes  sacs  de  satin  qui  gazouillent  en  carnaval  au  foyer 
de  l'Opéra;  on  cache  une  joue  et  un  œil  du  côté  de  la  per- 
sonne dont  on  veut  ne  pas  être  vu,  on  rejette  la  faldetta  en 
arrière  ou  on  la  remonte  jusque  sur  le  nez,  suivant  les  cir- 
constances. C'est  le  bal  masqué  transporté  en  pleine  rue. 
Sous  ce  capuchon  de  taffetas  noir,  assez  semblable  aux  thé- 
rèses  de  nos  grand'mères,  on  porte  habituellement  une  robe 
rose  ou  lilas  à  grands  volants.  Autant  que  j'en  ai  pu  juger 
lorsqu'un  souffle  propice  faisait  voltiger  le  voile  mystérieux, 
les  Maltaises  se  rapprochent  du  type  oriental  par  leur  grand 
œil  arabe,  leur  teint  pâle  et  leur  nez  généralement  aquilin. 
Gomme  je  n1ai  pas  vu  un  visage  complet,  mais  la  prunelle 
de  celui-ci,  le  nez  de  celui-là,  la  joue  de  tel  autre,  et  pas  un 
seul  menton  (excepté  aux  fenêtres,  en  raccourci  plafonnant), 
car  la  faldetta  les  recouvre,  je  ne  porte  pas  un  jugement 
définitif,  et  je  livre  mon  observation  pour  ce  qu'elle  vaut. 

Les  Guides  du  Voyageur  et  les  ouvrages  spéciaux  de  géo- 
graphie prétendent  que  les  Maltaises  ont  l'humeur  coquette 
et  le  cœur  faible.  Je  ne  suis  pas  un  don  Juan  assez  transcen- 
dental  pour  m'être  assuré  par  moi-même  de  la  vérité  de 
cette  assertion  dans  un  séjour  de  quelques  heures;  mais  les 
maisons  ont  deux  ou  trois  étages  de  miradores,  les  femmes 
portent  uniformément  sur  la  tête  un  jupon  qui  est  l'équiva- 
lent de  l'ancien  masque  vénitien  et  de  la  mantille  espagnole 
actuelle,  le  sirocco  souffle  trois  jours  sur  quatre,  il  fait  ordi- 
nairement vingt-huit  degrés  de  chaleur,  on  joue  de  \a  gui- 
tare dans  les  rues,  le  soir,  et  les  offices  sont  très-suivis.  Il 
est  d'ailleurs  bien  difficile  d'être  puritainement  glacial  en- 
tre la  Sicile  et  l'Afrique.  Cette  facilité  de  mœurs  est  attri- 
buée, toujours  par  les  mêmes  livres  sérieux,  à  la  corruption 
des  chevaliers  de  Malte  ;  mais  les  pauvres  chevaliers  dorment 
depuis  maintes  années  sous  leurs  tombes  de  mosaïque,  dans 


26  CONSTANTINOPLE. 

l'église  de  Saint-Jean,  et  la  faute,  si  faute  il  y  a,  est  tout  en- 
tière au  soleil.  Tout  ce  que  je  puis  dire,  c'est  qu'elles  m'ont 
paru  très- piquantes  ainsi  fagotées  et  mettant  le  nez  à  la  fe- 
nêtre par  l'ouverture  de  cette  jupe. 

En  courant  au  hasard,  je  rencontre  des  coins  de  rue  char- 
mants et  qui  feraient  le  honheur  d'un  aquarelliste.  Les  bal- 
cons enveloppent  l'angle  et  forment  plusieurs  *:tages  de 
tourelles  ou  de  galeries,  suivant  leur  dimension.  Une  ma- 
done ou  un  saint  de  grandeur  naturelle,  la  tète  sous  un 
baldaquin  de  pierre,  les  pieds  sur  un  énorme  socle  en  gaîne 
à  volutes  tirebouchonnées,  se  présentent  inopinément  à  l'a- 
doration des  personnes  pieuses  et  au  crayon  des  faiseurs  de 
croquis;  de  grandes  lanternes,  soutenues  par  des  potences 
de  serrurerie  compliquée,,  éclairent  ces  dévotes  images  et 
fournissent  de  jolis  motifs  de  dessin.  Je  ne  m'attendais  pas  à 
trouver  des  carrefours  si  catholiques  dans  la  Malte  anglaise. 
Au  bas  de  la  plupart  de  ces  statues  sont  écrites,  sur  des  car- 
touches contournés,  des  inscriptions  du  genre  de  celle-ci  : 
«  Mgr  Fernando  Mattei,  évêque  de  Malte,  ou  Son  Excellence 
révérendissime  don  F.  Saverio,  accorde  quarante  jours  d'in- 
dulgence à  tous  ceux  qui  diront  un  Pater,  un  Ave  et  un 
Gloria  devant  les  images  de  la  très-sainte  Vierge  ou  de  saint 
François  Borgia,  posées  là  par  leurs  soins.-»  Puisque  j'ai 
parlé  de  sculpture  sacrée,  je  placerai  ici  un  détail  assez 
bizarre  que  j'ai  remarqué  sur  le  portail  d'une  église. 

Ce  sont  des  têtes  de  mort  cravatées  d'ailes  de  papillon. 
Cet  hiéroglyphe,  funèbrement  pomp^.dour,  de  la  brièveté  de 
la  vie  m'a  paru  associer  d'une  façoi  neuve  les  emblèmes  du 
boudoir  aux  ornements  de  la  tombe.  On  ne  saurait  être  plus 
galamment  sépulcral,  et  l'idée  a  dû  être  caressée  par  uî. 
joli  petit  abbé  de  cour.  Si  le  sens  de  ce  rébus  funèbre  a  été 
clair  pour  moi,  il  n'en  a  pas  été  de  même  d'un  petit  bas- 
relief  que  j'ai  vu  au-dessus  de  la  porte  de  plusieurs  maisons, 


MALTE.  27 

et  qui  représente,  avec  de  légères  variantes,  une  femme  nue 
plongée  dans  les  flammes  jusqu'à  la  ceinture,  et  levant  les 
bras  au  ciel.  Une  banderole  porte  ce  mot  gravé  :  Valletta. 
Un  Maltais,  que  je  consulte,  m'explique  que  la  rente  des 
maisons  ainsi  désignées  revient  à  la  confrérie  des  âmes  du 
Purgatoire  après  la  mort  de  leurs  propriétaires,  pour  lesquels 
on  dit  des  prières  et  des  messes.  Cette  femme  nue  symbolise 
rime. 

Le  palais  des  grands  maîtres,  aujourd'hui  palais  du  gou- 
vernement, n'a  rien  de  bien  remarquable  comme  architec- 
ture. Sa  date  est  récente,  et  il  ne  répond  pas  à  l'idée  qu'on 
se  fait  de  la  demeure  des  Villiers  de  l'Ile-Adam,  des  Lavalette 
et  de  leurs  successeurs.  Cependant  il  a  une  prestance  asse2 
monumentale  et  produit  un  bel  effet  sur  cette  grande  place, 
dont  il  occupe  un  des  pans.  Deux  portes  à  colonnes  rusti- 
ques rompent  l'uniformité  de  cette  longue  façade;  un  im- 
mense miradore,  faisant  galerie  intérieure,  et  porté  par  de 
fortes  consoles  sculptées,  circule  à  la  hauteur  du  premier 
étage  à  peu  près,  et  donne  à  l'édifice  le  cachet  de  Malte.  Ce 
détail  tout  local  relève  ce  que  cette  architecture  pourrait 
avoir  de  plat.  Ce  palais,  vulgaire  dans  sa  magnificence,  de- 
vient ainsi  original.  —  L'intérieur,  que  j'ai  visité,  offre  une 
suite  de  vastes  salles  et  de  galeries  renfermant  des  peintures 
représentant  des  batailles  de  terre  et  de  mer,  des  sièges,  des 
abordages  de  galères  turques  et  de  galères  de  la  Religion 
(c'est  ainsi  que  l'on  appelle  collectivement  l'ordre  de  Saint- 
Jean),  de  Matteo  da  Lecce.  —  Il  y  a  aussi  des  tableaux  de 
Trevisan,  de  l'Espagnolet,  du  Guide,  duCalabrése  et  de  Mi- 
chel-Ange de  Carravage. 

Le  cicérone  vous  fait  promener  dans  de  grands  apparte- 
ments aux  planchers  couverts  de  nattes  fines,  aux  colonnes 
de  stuc  ou  de  marbre,  aux  tapisseries  de  haute  lisse  d'après 
Martin  de  Voos  ou  Jouvenet,  aux  nlafonds  de  bois  losange* 


28  CONSTANTINOPLE. 

ou  quadrillés,  accommodés,  avec  plus  ou  moins  de  goût,  à 
la  destination  actuelle  :  les  blasons  et  les  portraits  des  grands 
maîtres  rappellent  çà  et  là  les  anciens  habitants  de  ce  palais 
chevaleresque,  devenu  résidence  anglaise;  j'ai  été  surpris  de 
trouver  là  un  portrait  de  Lawrence,  un  Georges  III  ou  IV, 
tout  de  satin  blanc  et  d'écarlate,  faisant  face  à  un  Louis  XVI 
assez  bien  peint,  quoique  moins  miroité  de  reflets  nacrés 
que  le  monarque  anglais.  Une  des  plus  énormes  salles,  lors- 
que je  passai  à  Malte,  était  disposée  en  salie  de  bal,  et  à 
Tune  des  colonnes  pendait  la  carte  imprimée  des  valses,  des 
polkas  et  des  quadrilles;  ce  détail,  bien  naturel  pourtant, 
nous  fit  sourire  ;  il  égayerait  les  ombres  des  jeunes  cheva- 
liers s'il  leur  plaisait  de  revenir  la  nuit  dans  leur  ancienne 
demeure  :  les  vieux  rébarbatifs  s'en  offenseraient  seuls,  car 
ces  moines  soldats  menaient  assez  joyeuse  vie,  et  leurs  au- 
berges ressemblaient  plus  à  des  casernes  qu'à  des  monastè- 
res. Le  trône  d'Angleterre,  avec  son  dais,  ses  armoiries  et 
ses  lambrequins,  s'élève  orgueilleusement  à  la  place  du  fau- 
teuil qu'occupait  le  grand  maître  de  l'ordre,  et  les  portraits 
en  lithographie  coloriée  de  la  nombreuse  progéniture  du 
prince  Albert  et  de  la  reine  Victoria,  ainsi  que  cela  doit  être 
chez  tout  loyal  sujet,  sont  appendus  aux  murailles  étonnées 
de  cet  asile  du  célibat. 

J'aurais  désiré  visiter  le  musée  des  armures,  toucher  ces 
casques  rayés  par  les  lames  de  Damas,  ces  cuirasses  bosselées 
par  la  pierre  des  catapultes,  et  sous  lesquelles  ont  battu  tant 
de  nobles  cœurs:  ces  boucliers  blasonnés  de  la  croix  de  l'or- 
dre, et  où  s'implantaient  en  tremblant  les  flèches  sarrasines  ; 
mais,  après  une  heure  d'attente  et  de  recherche,  on  me  dit 
que  le  gardien  était  allé  à  la  campagne  3Î  avait  emporté  les 
clefs  avec  lui.  A  cette  réponse  superbe,  je  me  crus  encore  en 
Espagne,  où,  assis  devant  la  porte  d'un  monument  quelcon- 
que, j'attendais  que  le  concierge  eût  fini  5a  sieste  et  voulût 


MAtTE.  29 

bien  m'ouvrir.  Il  fallut  donc  renoncer  à  voir  ces  héroïques 
ferrailles  et  diriger  ma  course  ailleurs. 

Pour  en  finir  avec  les  chevaliers,  je  me  dirigeai  vers  l'é- 
glise Saint-Jean,  qui  est  comme  le  Panthéon  de  Tordre.  La 
façade,  à  fronton  triangulaire,  flanquée  de  deux  tours  ter- 
minées par  des  clochetons  de  pierre,  n'ayant  pour  tout  or- 
nement que  quatre  piliers  couplés  et  superposés,  et  percée 
d'une  fenêtre  et  d'une  porte  sans  sculpture  et  sans  arabes- 
que, ne  prépare  pas  le  voyageur  aux  magnificences  du  de- 
dans. La  première  chose  qui  arrête  la  vue,  c'est  une  immense 
voûte  peinte  à  fresque  qui  tient  toute  la  longueur  de  la  nef; 
cette  fresque,  malheureusement  détériorée  par  le  temps,  ou 
plutôt  par  la  mauvaise  qualité  de  l'enduit,  est  de  Manias 
Preti,  dit  le  Calabrèse,  un  de  ces  grands  maîtres  secondaires 
qui,  s'ils  ont  moins  de  génie,  ont  quelquefois  plus  de  talent 
que  les  princes  de  l'art.  Ce  qu'il  y  a  de  science,  d'habileté, 
d'esprit ,  d'abondance  et  de  ressources  dans  cette  colos- 
sale peinture,  dont  on  parle  à  peine,  est  vraiment  inimagi- 
nable. 

Chaque  division  de  1&.  voûte  renferme  un  sujet  de  la  vie 
de  saint  Jean,  à  qui  Téglne  est  dédiée,  et  qui  était  le  patron 
de  Tordre.  Ces  divisions  sont  soutenues,  à  leurs  retombées, 
par  des  groupes  de  captifs,  Sarrasins,  Turcs,  chrétiens  ou 
autres,  demi-nus  ou  couverts  de  quelque  reste  d'armure 
brisée,  dans  des  poses  humiliées  et  contraintes,  espèces  de 
cariatides  barbares  bien  appropriées  au  sujet.  Toute  cette 
partie  de  la  fresque  est  pleine  de  caractère  et  de  ragoût,  et 
brille  par  une  force  de  couleur  rare  dans  ce  genre  de  pein- 
ture. Ces  tons  solides  font  valoir  les  tons  légers  de  la  voûte, 
et  font  fuir  les  ciels  à  une  grande  profondeur.  Je  ne  connais 
d'aussi  grande  machine  que  le  plafond  de  Fumiani,  dans 
l'église  de  Saint-Tantaléon,  à  Venise,  représentant  la  vie, 
le  martyre  et  l'apothéose  du  saint  de  ce  nom.  Mais  le  goût 


50  CONSTANTINOPLE. 

de  la  décadence  se  fait  moins  sentir  dans  l'œuvre  du  Cala- 
brais que  dans  celle  du  Vénitien.  Si  l'on  veut  connaître  à 
fond  rélève  du  Guerchin,  c'est  à  Malte,  à  l'église  Saint-Jean, 
qu'il  faut  venir.  En  récompense  de  cette  œuvre  gigantesque, 
Mattias  Preti  eut  l'honneur  d'être  reçu  chevalier  de  Tordre, 
comme  le  Carovage. 

Le  pavé  de  l'église  se  compose  de  quatre  cents  tombes  de 
chevaliers,  incrustées  de  jaspe,  de  porphyre,  de  vert  antique, 
de  brèches  de  toutes  couleurs,  qui  doivent  former  la  plus 
spïendide  mosaïque  funèbre;  je  dis  doivent,  car,  au  moment 
de  ma  visite,  elles  étaient  recouvertes  par  ces  immenses  nat- 
tes de  sparterie  dont  on  tapisse  les  églises  méridionales; 
usage  qui  s'explique  par  l'absence  de  chaises  et  l'habitude 
de  s'agenouiller  par  terre  pour  faire  ses  dévotions.  Je  le  re- 
grettai vivement;  mais  les  chapelles  et  la  crypte  contiennent 
assez  de  richesses  sépulcrales  pour  vous  dédommager.  Ces 
ehapelles,  extrêmement  ornées  d'arabesque,  de  volutes,  de 
rinceaux  et  de  ramages  de  sculpture  entremêlés  de  croix, 
de  blasons,  de  fleurs  de  lis,  le  tout  doré  en  or  de  ducat,  sur- 
prennent par  leurs  richesses  ceux  qui  ne  connaissent  que 
les  églises  de  France,  d'une  nudité  si  sévère  et  d'une  mé- 
lancolie si  romantique.  Cette  profusion  d'ornements,  ces 
dorures,  ces  marbres  variés,  semblent  à  des  Français  conve- 
nir plutôt  à  la  décoration  d'un  palais  ou  d'une  salle  de  bal, 
car  notre  catholicisme  est  un  peu  protestant. 

Le  tombeau  de  Nicolas  Cotoner,  un  des  grands  maîtres 
qui  ont  le  plus  contribué  à  la  splendeur  de  l'ordre,  et  qui 
ont  dépensé  leur  fortune  particulière  à  doter  Malte  de  mo- 
numents utiles  ou  luxueux,  n'est  pas  d'un  très-bon  goût, 
mais  il  est  riche  et  composé  de  matières  précieuses.  Il  con- 
siste en  une  pyramide  appliquée  au  mur,  que  surmonte  une 
boule  croisetée  qu'accompagnent  une  Renommée  sonnant 
de  la  trompette  et  un  petit  génie  tenant  le  blason  des  Cota- 


MALTE.  51 

rïrr.  Le  buste  du  grand  maître  occupe  le  bas  de  la  pyra- 
mide au  centre  d'un  trophée  de  casques,  de  canons,  de  mor- 
tiers, de  drapeaux,  de  boucliers,  de  haches  d'abordage  et 
de  piques.  Deux  esclaves  agenouilles,  les  bras  lies  derrière 
le  dos,  et  donl  l'un  se  retourne  avec  un  air  de  révolte,  sup- 
portent la  plinthe  et  forment  le  piédestal.  J'ai  décrit  ce  tom- 
beau en  détail,  car  il  est  comme  le  type  des  autres,  où  res 
emblèmes  de  la  foi  se  mêlent  aux  symboles  de  la  guerre, 
comme  il  convient  à  un  ordre  à  la  fois  militaire  et  reli- 
gieux. Il  faut  jeter  aussi  un  coup  d'œil  sur  le  mausolée  du 
grand  maître  Rohan,  très-magnifique  et  très-coquet,  et 
sur  celui  de  don  Ramon  de  Perillas,  grand  maître  espagnol, 
dont  les  armes  parlantes  sont  entremêlées  de  croix  et  de 
poires. 

J'ai  regardé  toutes  ces  tombes  sans  autre  impression  que 
la  tristesse  respectueuse  que  donne  toujours  à  un  être  vivant 
et  pensant  la  pierre  derrière  laquelle  est  caché  un  être  qui 
a  vécu  et  pensé  comme  lui.  Mais  quelle  n'a  pas  été  mon 
émotion  en  rencontrant  au  détour  d'une  arcade  un  marbre 
signé  Pradier,  avec  cescaractères  demi-grecs,  demi-français, 
et  ce  sigma  hétéroclite  auquel  il  voulait  à  toute  force  donner 
la  valeur  d'un  epsilon!  Les  dernières  lignes  que  j'avais  écri- 
tes en  France,  deux  heures  avant  mon  départ,  déploraient  la 
mort  subite  de  cet  artiste  aimé,  qui  pouvait  encore  faire  tant 
de  chefs-d'œuvre.  Je  retrouvais  inopinément  à  Malte  une 
de  ses  statues  les  plus  gracieusement  mélancoliques,  où  il 
avait  su  conserver  dans  la  mort  tout  le  charme  de  la  jeu- 
nesse, celle  de  l'infortuné  comte  de  Beaujolais,  que  l'on  a 
tant  admirée  au  Salon,  il  y  a  une  dizaine  d'années.  Le  mort 
récent  m'était  rappelé  par  un  tombeau  déjà  ancien,  si  les 
tombeaux  ont  un  âge  et  si  la  pyramide  de  Ghéops  est  plus 
vieille  que  la  fosse  fermée  d'hier  au  Père-Lachaise.  Heureux 
cependant  celui  qui  lègue  son  nom  à  la  plus  dure  matière 


52  CONSTANTINOPLE. 

qui  soit,  et  s'assure  par  de  belles  œuvres  l'immortalité  re- 
lative dont  l'homme  peut  disposer! 

Une  chapelle  souterraine,  assez  négligée,  renferme  les 
sépultures  de  Villiers  de  l'Ile-Adam,  de  la  Valette  et  d'autres 
grands  maîtres  couchés  dans  leurs  armures  sur  descippes 
armoriées,  soutenues  par  des  lions,  des  oiseaux  et  des  chi- 
mères; les  uns  en  bronze,  les  autres  en  marbre  ou  en  quel- 
que autre  matière  précieuse.  Cette  crypte  n'a  rien  de  mys- 
térieux ni  de  funèbre.  La  lumière  des  pays  chauds  est  trop 
vive  pour  se  prêter  aux  effets  de  clair-obscur  des  cathédrales 
gothiques. 

Avant  de  quitter  l'église,  n'oublions  pas  de  mentionner 
un  groupe  de  Saint  Jean  baptisant  le  Christ,  du  sculpteur 
maltais  Gaffan,  placé  sur  le  maître-autel,  plein  de  talent, 
quoique  un  peu  maniéré,  et  un  tableau  d'une  férocité  su- 
perbe, de  Michel-Ange  de  Garravage,  ayant  pour  sujet  la  dé- 
collation du  même  saint.  A  travers  la  poussière  de  l'aban- 
don et  la  fumée  du  temps,  on  démêle  des  morceaux  d'un 
réalisme  surprenant,  des  cambrures  truculentes  et  un  faire 
d'une  énergie  extraordinaire. 

L'heure  s'avance,  et  le  bateau  à  vapeur  n'attend  pas  les 
retardataires.  Parcourons  encore  une  fois  la  rue  de  Saint- 
Jean  et  de  Sainte-Ursule  la  pittoresque,  avec  leurs  paliers 
étages,  leurs  balcons  saillants,  les  boutiques  qui  les  bor- 
dent, la  foule  qui  monte  et  descend  perpétuellement  leurs 
escaliers,  la  Strada-Stretta,  qui  avait  autrefois  le  privilège 
de  servir  de  terrain  aux  duellistes  de  l'ordre,  sans  qu'on 
pût  les  inquiéter;  jetons  un  coup  d'œil,  du  haut  des  rem- 
parts, sur  cette  campagne  fauve,  divisée  par  des  murs  de 
pierre,  sans  ombre  et  sans  végétation,  dévorée  par  un  âpre 
soleil  ;  regardons  la  mer  du  haut  de  la  piazza  Régina,  émail- 
lée  de  tombeaux  anglais;  traversons  en  canot  la  Marse,  par- 
courons la  grande  rue  de  la  Sangle,  et  remontons  à  bord 


MALTE.  33 

avec  le  regret  de  ne  pouvoir  emporter  une  paire  de  ces  jolis 
vases  en  pierre  de  Malte,  que  les  habitants  taillent  au  cou- 
teau de  la  façon  la  plus  ingénieuse  et  la  plus  élégante. 

Il  est  quatre  heures  et  demie,  et  le  bateau  lève  l'ancre  à 
cinq  heures.  —  Un  divertissement  tout  à  fait  local  nous  est 
réservé  comme  bouquet  de  notre  trop  court  séjour  à  Malte. 
De  petites  barques  nous  entourent  chargées  de  gamins  tout 
dus.  Les  Maltais  nagent  comme  les  canards  au  sortir  de 
l'œuf,  et  sont  excellents  plongeurs.  —  On  jetait  du  haut  du 
bord  une  pièce  d'argent  à  la  mer;  l'eau  est  si  limpide  dans 
le  port,  qu'on  la  voyait  descendre  jusqu'à  une  vingtaine  de 
pieos  de  profondeur.  Les  gamins  guettaient  la  chute  de  la 
monnaie,  plongeaient  aussitôt  après  elle  et  la  rattrapaient 
trois  fois  sur  quatre,  exercice  non  moins  favorable  à  leur 
santé  qu'à  leur  bourse.  Vous  m'excuserez  de  ne  pas  vous 
parler  des  catacombes,  de  la  colline  Bengemma,  des  restes 
du  temple  d'Hercule,  de  la  grotte  de  Galypso,  car  les  savants 
prétendent  que  Malte  est  l'Ogygie  d'Homère;  je  n'ai  pas  eu 
le  temps  de  les  voir,  et  ce  n'est  pas  la  peine  de  copier  ce  que 
d'autres  en  ont  dit. 

Demain,  dans  la  matinée,  mrcs  apercevrons  les  rivages 
de  Grèce.  Je  ne  suis  pas  un  classique  forcené,  tant  s'en  faut, 
cependant  cette  idée  me  trouble.  On  éprouve  toujours  quel- 
que appréhension  à  voir  se-  formuler  dans  la  réalité  un© 
terre  entrevue  dès  l'enfance  &  travers  la  brume  des  rêveî 
poétiques. 


III 


&  ï  II  A 


Demain,  dans  la  journée,  nous  serons  en  vue  du  cap  Mata- 
pan,  nom  barbare  qui  cache  l'harmonie  de  l'ancien  nom, 
comme  une  couche  de  chaux  empâte  une  fine  sculpture.  Le 
cap  Ténare  est  l'extrême  pointe  de  cette  feuille  de  mûrier 
aux  profondes  découpures  étalée  sur  la  mer  qu'on  nomme 
aujourd'hui  la  Morée  et  qui  s'appelait  autrefois  le  Péloponèse. 
Tous  les  passagers  étaient  debout  sur  le  pont,  regardant  à 
i'horizon,  dans  le  sens  indiqué,  trois  ou  quatre  heures  avant 
qu'il  fût  possible  de  rien  distinguer.  Ce  nom  magique  de 
Grèce  fait  travailler  les  imaginations  les  plus  inertes;  les 
bourgeois  les  plus  étrangers  aux  idées  d'art  s'emeuvent  euï,-- 
memes  et  se  ressouviennent  du  dictionnaire  de  Chompré.  — 
Enfin,  une  ligne  violette  se  dessina  faiblement  au-dessus  des 
Ilots  :  —  c'était  la  Grèce;  une  montagne  sortit  sa  hanche  de 
l'eau,  comme  une  nymphe  qui  se  repose  sur  le  sable  après  le 
bain,  belle,  pure,  élégante,  digne  de  cette  terre  sculpturale. 


SYRA.  35 

t  Quelle  est  cette  montagne?  demandai-je  au  capitaine. — 
Le  Taygète,  »  me  répondit-il  avec  bonhomie,  comme  s'il 
eût  dit  Montmartre.  A  ce  nom  de  Taygète,  un  fragment  de 
vers  des  Georgiques  me  jaillit  instantanément  de  la  mé- 
moire : 

Virgimbus  bacchata  Lacaenis 

Taygeta  ! 

et  se  mit  à  voltiger  sur  mes  ïevres  comme  un  refrain  mono- 
tone, mais  qui  suffisait  à  ma  pensée.  Que  peut-on  dire  de 
mieux  à  une  montagne  grecque  qu'un  vers  de  Virgile?  — 
(uoiqu'on  fût  au  milieu  du  mois  de  juin  et  qu'il  fit  assez 
'haud,  le  sommet  de  la  montagne  était  argenté  de  lames  de 
leige,  et  je  songeais  aux  pieds  roses  de  ces  belles  filles  de 
^aconie  qui  parcouraient  en  bacchantes  le  Taygète,  et  lais- 
saient leur  empreinte  charmante  s«ir  les  sentiers  blancs  ! 

Le  cap  Matapan  s'avance  entre  deux  golfes  profonds,  qu'il 
livise  de  son  arête  :  le  golfe  de  Conn  et  celui  de  Kolokythia; 
r/est  une  pointe  de  terre  aride  et  décharnée,  comme  toutes 
les  côtes  de  Grèce.  Quand  on  Ta  dépassé,  on  vous  montre, 
;ur  la  droite,  un  bloc  de  rochers  fauves,  fendillés  de  séche- 
resse, calcinés  de  chaleur,  sans  l'apparence  de  verdure  ou 
lême  de  terre  végétale  :  c'est  Cerigo,  l'ancienne  Cythère, 
l'île  des  myrtes  et  des  roses,  le  séjour  aimé  de  Vénus,  dont 
le  nom  résume  les  rêves  de  volupté.  Qu'eût  dit  Watteau  avec 
son  embarquement  pour  Cythère  tout  bleu  et  tout  rose,  eu 
face  de  cet  âpre  rivage  de  roche  effritée,  découpant  ses  con- 
tours sévères  sous  un  soleil  sans  ombre  et  pouvant  offrir  uno 
caverne  à  la  pénitence  des  anachorètes,  mais  non  un  hoeaga 
aux  caresses  des  amants  :  Gérard  de  Nerval  a  du  moins  eu 
l'agrément  de  voir  sur  la  rive  de  Cythère  un  pendu  enve- 
loppé de  toile  cirée,  ce  qui  prouve  une  justice  soigneuse  et 
confortable.  Le  Léonidas  passait  trop  loin  de  terre  pour  que 


36  CONSTANTINOPLE. 

ses  passagers  pussent  jouir  d'un  détail  si  gracieux,  quand 

même  toutes  les  potences  de  l'île  eussent  été  garnies  en  ce 

moment. 

Les  anciens  ont-ils  menti  et  supposé  des  sites  ravissants  là 
où  n'existent  maintenant  qu'un  îlot  pierreux  et  qu'une 
terre  pelée?  Il  est  difficile  de  croire  que  leurs  descriptions, 
dont  il  était  facile  alors  de  vérifier  l'exactitude,  soient  de 
pure  fantaisie.  Sans  doute,  ce  sol  fatigué  par  l'activité  hu- 
maine s'est  épuisé  à  la  longue  ;  il  est  mort  avec  la  civilisation 
qu'il  supportait,  exténué  de  chefs-d'œuvre,  de  génie  et 
d'héroïsme.  Ce  que  nous  en  voyons  n'est  plus  que  son  sque- 
lette :  la  peau,  les  muscles,  tout  est  tombé  en  poussière. 
Quand  l'âme  se  retire  d'un  pays,  il  meurt  comme  un  corps, 
—  autrement,  comment  expliquer  une  différence  si  com- 
plète et  si  générale,  car  ce  que  je  viens  de  dire  peut  s'ap- 
pliquer à  presque  toute  la  Grèce;  cependant,  ces  côtes, 
quelque  désolées  qu'elles  soient,  ont  encore  de  belles  lignes 
et  de  pures  couleurs. 

On  passe  entre  Cerigo  et  Servi,  autre  île  de  pierre  ponce, 
et  l'on  double  le  cap  Malia  ou  Saint-Ange,  et  l'on  débusque 
dans  l'archipel  ;  l'horizon  se  peuple  de  voiles,  les  bricks, 
les  goélettes,  les  caravelles,  les  argosils,  sillonnent  l'eau 
bleue  dans  tous  les  sens;  il  fait  un  temps  admirable;  ni 
roulis  ni  tangage.  Une  faible  brise  gonfle  légèrement  notre 
misaine  et  aide  un  peu  nos  roues,  qui  fouettent  de  leurs 
palettes  une  mer  unie  comme  la  glace,  où  devraient  nager 
les  cortèges  mythologiques  d'Amphitrite  et  de  Galatée,  et 
que  ne  rident  pas  môme  les  sauts  des  marsouins,  ces  tritons 
de  l'histoire  naturelle,  qui,  à  distance,  peuvent  produire 
l'illusion  de  dieux  marins.  La  terre  a  fui  et  ne  se  montre 
plus  que  comme  un  brouillard  au  bord  du  ciel  ;  puisqu'il 
n'y  a  rien  à  voir  au  loin,  examinons  un  peu  les  nouveaux 
hôtes  embarqués  à  Malte. 


SVRÀ.  5? 

Ce  sont  des  Levantins  accroupis  ou  couchés  sur  leur  tapis 
à  l'avant  du  bateau,  près  du  cabas  renfermant  leurs  provi- 
sions et  du  matelas  roulé  sur  lequel  ils  s'étendent  la  nuit.— 
Un  Levantin  en  voyage  emporte  toujours  trois  choses  :  son 
tapis,  son  ehibouck  et  son  matelas.  L'un  d'eux,  assez  âgé, 
est  vêtu  d'une  pelisse  pistache  passée  de  couleur,  historiée 
dans  le  dos  d'une  arabesque  d'or,  quoique  le  reste  de  son 
costume  soit  fort  simple  et  même  un  peu  déguenillé.  Il  a 
avec  lui  un  jeune  enfant  aux  yeux  noirs  très-vifs  et  très- 
intelligents.  —  Deux  ou  trois  Grecs  ont  établi  leur  installa- 
tion non  loin  du  Levantin.  Ils  portent  la  fustanelle  et  une 
veste  blanche  agrémentée  assez  élégante;  mais,  chose  horri- 
ble à  dire  et  plus  horrible  encore  à  contempler,  ces  nobles 
Hellènes  étaient  coiffés  de  bonnets  de  coton  comme  des  Bas- 
Normands!  —  0  Grèce!  terre  classique!  ton  intention  était- 
elle  de  me  navrer  le  cœur  et  de  me  faire  perdre  ma  der- 
nière illusion  en  m'apparaissant  sous  la  figure  de  deux  de 
tes  fils  mitres  du  casque  à  mèche  bourgeois!  Il  est  vrai  que 
ces  bonnets  de  coton,  vus  de  près,  offraient  quelques  passe- 
menteries de  fil  qui  en  mitigeaient  un  peu  la  triviale  lai- 
deur, et  qu'on  peut  alléguer  que  Paris  séduisit  Hélène  casqué 
d'un  bonnet  phrygien,  qui  n'est  autre  chose  qu'un  bonnet 
de  coton  teint  de  pourpre. 

Sur  le  tillac,  Vivier,  le  célèbre  cor  dont  la  spirituelle 
bizarrerie  égale  le  talent,  et  que  le  bateau  à  vapeur  d'Italie 
nous  avait  amené,  racontait,  au  milieu  d'un  cercle  d'audi- 
teurs charmés,  la  prodigieuse  histoire  de  Mastoc  Riffardini 
et  de  son  lieutenant  Pietro,  et  une  belle  jeune  fille  aux  yeux 
bleus,  se -rendant  à  Athènes  avec  son  père,  s'allongeait  pa- 
resseusement sur  un  canapé  et  laissait  errer  son  regard  dans 
la  sérénité  deTair,  tout  en  souriant  vaguement  de  l'histoire. 

D'après  l'assurance  du  capitaine  qu'aucune  île  ne  serait 
en  vue  avant  six  ou  sept  heures  du  soir,  l'on  consentit  à 


38  CONSTATn-ITV'OPLE. 

descendre  dîner.  Quand  on  remonta  de  table,  Milo  et  Ànti- 
Milo  étaient  en  vue,  déjà  baignées  de  teintes  violettes  par 
l'approche  du  crépuscule-,  l'apparence  était  toujours  la 
même  :  des  escarpements  stériles,  des  pentes  dénudées, 
mais  qu'importe?  De  ce  maigre  terrain  n'est-il  pas  jailli  un 
fruit  merveilleux?  ce  sol  infertile,  plus  riche  que  celai  de 
la  Beauce  et  de  la  Touraine,  nerecélait-il  pas  le  chef-d'œuvre 
de  l'art,  le  type  le  plus  pur  et  le  plus  vivant  de  la  forme,  la 
radieuse  Vénus,  adoration  des  poètes  et  des  artistes,  et  qui 
n'a  eu  qu'à  secouer  la  poussière  des  siècles  pour  recon- 
quérir ses  autels?  car  devant  son  piédestal  tout  le  monde 
est  païen  ;  les  temps  écoulés  disparaissent,  et  Ton  se  sent 
prêt  à  sacrifier  des  colombes  et  des  moineaux.  Quelle  civi- 
lisation devait  être  celle  des  Grecs,  pour  qu'une  île  comme 
Milo  renfermât  une  production  si  achevée?  On  nous  a  dit 
que,  dans  l'île,  on  contait  à  qui  voulait  l'entendre  que  les 
bras  absents,  objets  de  tant  d'amoureuses  lamentations, 
gisaient  en  terre  auprès  de  la  statue,  avaient  été  exhumés, 
et  s'étaient  égarés  par  une  fatale  négligence.  Je  ne  me  porte 
nullement  garant  de  ce  bruit,  qui  pourrait  raviver  des  re- 
grets inutiles;  mais  telle  est  la  légende  qui  a  cours  dans  Milo. 
Le  soleil  avait  disparu  derrière  nous,  mais  il  ne  faisait 
pas  nuit  pour  cela  ;  la  voie  lactée  rayait  le  ciel  de  sa  large 
zone  d'opale,  et  il  fallait  qu'Hercule  eût  mordu  bien  fort  le 
sein  de  Junon,  car  d'innombrables  taches  blanches  constel- 
laient l'azur  nocturne;  les  étoiles  brillaient  d'un  éclat  in- 
concevable, et  leur  reflet  scintillait  dans  l'eau  en  longues 
♦rainées  de  feu  ;  des  millions  de  paillettes  phosphorescentes 
pétillaient  et  s'évanouissaient  comme  des  vers  luisants  dans 
le  sillage  du  bateau  à  vapeur.  Ce  phénomène,  fréquent  dans 
les  tièdes  mers  du  Levant  et  des  tropiques,  est  produit  par 
des  myriades  d'infusoires  microscopiques,  et  l'on  ne  saurai* 
rien  imaginer  de  plus  magiquement  pittoresque.  Cette  nutf 


SYRA.  59 

nie  restera  dans  la  mémoire  comme  une  des  plus  splendide9 
de  ma  vie.  Nous  voguions  entre  deux  abîmes  de  lapis-lazuli, 
traversés  de  veines  d'or  et  poudrés  de  diamants.  La  lune, 
absente  ou  tellement  mince  encore  que  le  dos  de  sa  faucille 
d'argent  se  distinguait  à  peine,  laissait  rayonner  dans  toute 
sa  magnificence  cette  nuit  or  et  bleu  que  ses  teintes  d'argent 
eussent  rendue  blafarde.  Deux  bateaux  à  vapeur  venant  en 
sens  contraire  de  notre  marche  contribuaient,  avec  leurs 
fanaux  rouges  et  verts,  à  l'illumination  générale.  Presque 
tout  le  monde  passa  la  nuit  sur  le  pont,  et  ce  fut  le  froid 
du  matin  qui  nous  chassa  dans  nos  cabines. 

Lorsque  le  jour  reparut,  nous  passions  entre  Serpho  et 
Siphanto.  Serpho,  que  nous  longions  de  plus  près,  est  l'an- 
cienne Sériphe,  un  lieu  de  déportation  sous  les  empereurs 
romains  ;  Serpho  paraît  encore  très-propre  à  cette  destination 
lugubre  ;  rien  n'est  plus  nu,  plus  sec,  plus  désolé,  du  moins 
vu  de  la  mer.  Des  collines  montagneuses,  fauves,  pulvéru- 
lentes, bossellent  la  surface  de  l'île.  Avec  la  lorgnette,  on 
distingue  quelques  petits  murs  de  pierre,  quelques  taches 
noirâtres  qui  doivent  être  des  enclos  et  des  cultures;  une 
ville  ou  plutôt  un  bourg  étage  en  amphithéâtre  sur  un  es- 
carpement se  détache  par  sa  blancheur.  Tout  cela,  sans  cet 
air  transparent  et  cette  admirable  lumière  de  Grèce,  aurait 
un  aspect  misérable;  mais  ces  terres  brûlées  prennent,  sous 
ce  soleil  des  tons  superbes. 

En  mer,  comme  dans  les  montagnes,  on  se  trompe 
souvent  sur  les  distances  et  les  dimensions  des  ol  jets. 
Sur  le  flanc  de  Serpho  se  trouve  un  îlot  nommé  Boni  ou 
Poloni,  qui  me  parut  avoir  une  vingtaine  de  pieds  de  hau* 
teur,  jusqu'à  ce  qu'une  goélette  vînt,  en  le  rasant,  rétablir 
l'échelle.  Cet  îlot,  qui  me  faisait  l'effet  d'une  grosse  pierre 
tombée  dans  l'eau,  avait  au  moins  deux  ou  trois  lois  la  bat- 
teur de  la  goélette. 


40  CONSTANTINOPLE. 

Après  Serpho  et  Siphanto  apparurent  Anti-Paros  et  Parcs, 
cette  carrière  qui  a  fourni  aux  sublimes  sculpteurs  de  la 
Grèce  la  chair  éternellement  étincelante  de  leurs  divinités , 
et  aux  architectes  les  blanches  colonnes  de  leurs  temples  ; 
car,  dons  cet  archipel  des  Cyciades,  les  îles  se  succèdenv 
sans  interruption,  et  chaque  tour  de  roue  en  fait  surgir  une 
nouvelle.  A  peine  un  rivage  a-t-il  disparu  sous  la  mer, 
qu'un  autre  s'élève  azuré  d'ombre  ou  doré  de  soleil.  A 
droite,  à  gauche,  vous  voyez  toujours  quelque  terre  ornée 
d'un  nom  sonore  ou  célèbre,  et  vous  vous  étonnez  que  tant 
de  fable,  d'histoire  et  de  poésie,  aient  pu  tenir  dans  un  si 
petit  espace.  Elles  sont  là,  assises  en  rond  sur  le  tapis  bleu 
Ae  la  mer,  toutes  ces  îles  qui  ont  donné  naissance  à  quelque 
dieu,  à  quelque  héros,  à  quelque  poète,  dénuées  de  leurs 
couronnes  de  verdure,  mais  belles  encore,  et  agissant  in- 
vinciblement sur  l'imagination.  De  chacun  de  ces  rochers 
arides  est  sorti  un  poëme,  un  temple,  une  statue,  une  mé- 
daille, que  ne  pourront  jamais  égaler  nos  civilisations,  qui 
se  croient  si  parfaites. 

Le  matin  nous  étions  devant  Syra.  Vue  de  la  rade,  Syra 
ressemble  beaucoup  à  Alger,  en  petit,  bien  entendu.  Sur  un 
fond  de  montagne  du  ton  le  plus  chaud,  terre  de  Sienne  ou 
topaze  brûlée,  appliquez  un  triangle  étincelantde  blancheur 
dont  la  base  plonge  dans  la  mer  et  dont  la  pointe  est  occupée 
par  une  église,  e/  vous  aurez  l'idée  la  plus  exacte  de  cette 
ville,  hier  encore  tas  informe  de  masures,  et  que  le  passage 
des  bateaux  à  vapeur  rendra  dans  peu  de  temps  la  reine  des 
Cyciades.  —  Des  moulins  à  vent  à  huit  ou  neuf  ailes  va- 
riaient cette  silhouette  aiguë;  au  reste,  pas  un  arbre,  pas 
une  pointe  d'herbe  verte,  aussi  loin  que  l'œil  pouvait  s'é- 
tendre. Une  grande  quantité  de  bâtiments  de  toute  forme  et 
de  coût  tonnage  dessinaient  en  noir  leur  agrès  déliés  sur  les 
maisons  blanches  de  la  ville  et  se  pressaient  le  long  du 


SYKA.  41 

bord;  des  canots  allaient  et  venaient  avec  une  animation 
joyeuse  :  Peau,  la  terre,  le  ciel,  tout  ruisselait  de  lumière; 
la  vie  éclatait  de  toutes  parts.  —  Des  barques  se  dirigeaient 
vers  notre  vaisseau  à  force  de  rames  et  faisaient  une  regatta 
dont  nous  étions  le  point  de  mire. 

Bientôt  le  pont  fut  couvert  d'une  foule  de  gaillards  au 
teint  basané,  au  nez  d'aigle,  aux  yeux  flamboyants,  aux 
moustaches  féroces,  qui  nous  offraient  leurs  services  du  ton 
dont  on  demande  ailleurs  la  bourse  ou  la  vie  ;  les  uns  por- 
taient des  calottes  grecques  (ils  en  avaient  bien  le  droit), 
d'immenses  pantalons  faisant  la  jupe  et  sanglés  par  des 
ceintures  de  laine,  et  des  vestes  de  drap  bleu  foncé;  les 
autres,  la  fustanelle,  la  veste  blanche  et  le  bonnet  de  coton, 
ou  bien  un  petit  chapeau  de  paille  cerclé  d'un  cordon  noir. 
L'un  d'eux  était  superbement  costumé  et  semblait  poser 
pour  l'aquarelle  d'album;  il  méritait  l'épithète  que  les  ha- 
rangueurs, dans  Homère,  adressent  aux  auditeurs  qu'ils 
veulent  flatter  :  «  Euknémidès  Achaioi  »  (Grecs  bien  bottés) 
car  il  avait  les  plus  belles  knémides  piquées,  brodées,  his- 
toriées et  floconnées  de  houppes  de  soie  rouge  qu'il  soit  pos- 
sible d'imaginer;  sa  fustanelle,  bien  plissée,  d'une  propreté 
éblouissante,  s'évasait  en  cloche  ;  une  ceinture  bien  ajustée 
étranglait  sa  taille  de  guêpe;  son  gilet,  galonné,  soutaché, 
enjolivé  de  boutons  en  filigrane,  laissait  passer  les  manche* 
d'une  fine  chemise  de  toile,  et  sur  le  coin  de  son  épaule 
était  élégamment  jetée  une  belle  veste  rouge,  roide  d'orne- 
ments et  d'arabesques.  Ce  personnage  si  triomphant  n'était 
Autre  qu'un  drogman  qui  sert  de  guide  aux  voyageurs  dans 
leur  tournée  de  Grèce,  et  probablement  il  veut  flatter  ses 
pratiques  par  ce  luxe  de  couleur  locale,  comme  les  belles 
filles  de  Procida  et  de  Nisida,  qui  ne  revêtent  leurs  costumes 
de  velours  et  d'or  que  pour  les  touristes  anglais. 

En  mettant  pied  à  terre,  la  première  chose  qui  frappa 

3 


«2  CONSTANTINOPLE; 

mes  yeux,  ce  fat  une  inscription  en  grec  annonçant  des 
bains  européens  et  turcs.  Cela  fait  un  singulier  effet  de  voir 
inscrits  sur  les  murs  les  caractères  d'une  langue  que  Ton 
croyait  morte  et  que  l'on  ne  connaît  guère  que  par  le  Jardin 
des  racines  grecques  du  père  Lancelot.  De  mes  huit  ans  de 
collège,  il  m'est  resté  juste  assez  de  science  pour  lire  cou- 
ramment les  enseignes  et  les  noms  des  rues.  Comme  vous  le 
voyez,  je  n'ai  pas  perdu  tout  à  fait  mon  temps.  Grâce  à  ces 
souvenirs  classiques,  je  comprends  que  je  suis  dans  la  rue 
de  Mercure  (odos  ton  Hermou),  qui  mène  à  la  place  d'Othon. 
Au  milieu  de  celte  place  s'élève  un  arc  de  triomphe  de  Lois 
de  charpente  entrelacé  de  branches  de  laurier  desséché,  qui 
témoigne  du  passage  récent  du  roi  Othon,  le  monarque  ba- 
varois de  la  terre  de  Pélops. 

Vivier,  qui  est  descendu  avec  moi,  déclare  sentir  le  be- 
soin de  civiliser  cette  île  sauvage  et  d'apprendre  aux  natu- 
rels la  véritable  manière  de  faire  des  bulles  de  savon  rem- 
plies de  fumée  de  tabac,  perfectionnement  qu'ils  ne  paraissent 
pas  soupçonner,  si  l'on  doit  s'en  rapporter  à  leur  physiono- 
mie. Nous  entrons  dans  un  café,  où  Vivier  demande  avec 
un  flegme  imperturbable  de  l'eau,  du  savon,  du  papier  et 
une  pipe.  Cette  demande  surprend  un  peu  le  cafetier,  qui 
se  dit  en  lui-même  :  «  Ce  voyageur  est  propre,  il  désire  se 
laver  les  mains,  »  et  apporte  innocemment  tout  ce  qui  est 
nécessaire  à  la  confection  des  bulles.  A  la  première  bulle 
jui  s'échappe  du  tube,  opalisée  par  la  fumée  blanche  insuf- 
flée dans  sa  frêle  enveloppe,  la  surprise  arrête  la  tasse  de 
café  sur  la  lèvre  des  consommateurs.  Un  autre  globe  trans- 
parent et  muni,  comme  un  ballon,  d'un  parachute  opaque, 
monte  à  son  tour  dans  l'air  et  balance  au  soleil  tous  les  re- 
flets du  prisme  ;  alors  l'admiration  n'a  plus  de  bornes  :  un 
grand  cercle  se  forme  et  suit  avec  intérêt  les  bulles  volti- 
geantes. Quand  l'enthousiasme  est  assez  surexcité,  Vivier,  qui 


SYRA.  43 

sait  ménager  ses  effets,  vide  les  blouses  »Ju  billard  et  lance 
sur  le  drap  vert,  comme  pour  remplacer  les  boules  d'ivoire, 
un  nombre  égal  de  bulles  carambolant  it  roulant  au  moin- 
dre souMe. 

Regardez  comme  ils  se  civilisent,  me  dit  Vivier  en  me 
montrant  un  Grec  moustachu  et  de  physionomie  truculente 
qui  tournait  un  morceau  de  savon  dans  un  verre  d'eau,  saisi 
de  la  fièvre  d'imitation;  déjà  leurs  mœurs  s'adoucissent. 

Au  bout  d'un  quart  d'heure,  Ton  aurait  cru  le  café  occupé 
par  une  bande  de  jongleurs  indiens  :  ce  n'étaient  que  boules 
qui  montaient  et  descendaient.  Une  heure  après,  toute  l'île 
était  occupée  à  souffler  de  l'eau  de  savon  et  de  la  fumée  par 
des  cornets  de  papier,  avec  toute  la  gravité  que  mérite  une 
occupation  si  sérieuse.  —  Pourquoi  s'étonner  de  ce  que  les 
habitants  de  Syra  se  soient  amusés  d'un  spectacle  qui  a  fait 
tenir  pendant  six  mois  le  nez  en  l'air,  sur  la  place  de  la 
Bourse,  à  tous  les  badauds  de  Paris? 

Pendant  que  mon  ami  opérait  ces  prodiges,  j'examinais 
l'intérieur  du  café  blanchi  à  la  chaux  et  décoré  de  quelques 
mauvaises  images  coloriées  de  la  rue  Saint-Jacques.  Ce  qu'il 
y  avait  de  plus  caractéristique,  c'étaient  deux  tableaux  bro- 
dés au  petit  point,  représentant  des  Turcs  à  cheval,  et  si- 
gnés Sophia  Dapola,  1847,  un  chef-d'œuvre  de  pension- 
naire. 

Le  quai  est  bordé  de  boutiques  de  toutes  sortes  :  poisson- 
neries, boucheries,  confiseries,  cafés,  gargotes,  tavernes, 
marchands  de  tabac,  etc.,  et  présente  l'aspect  le  plus  animé. 
Il  y  fourmille  perpétuellement  un  monde  bariolé  de  mate- 
lots, de  portefaix,  d'acheteurs  et  de  curieux  de  tout  pays  et 
de  tout  costume.  On  peut  du  bord  donner  la  main  aux  bar- 
ques, et  le  rivage  vit  avec  la  mer  dans  la  plus  intime  fami- 
liarité. Rien  n'est  plus  amusant  et  plus  pittoresque  ;  à  tra- 
vers les  cabans  et  les  braies  goudronnées,  étincelle  de  temps 


44  CONSTANTINOPLE. 

à  autre  un  beau  costume  grec  de  Pallikare  ou  d'Armatolc 
théâtralement  porté. 

Las  de  ce  bruit,  nous  allâmes  nous  asseoir  dans  une  rue 
parrallèle  au  port,  à  un  café  garni  de  divans  extérieurs,  — 
car  à  Syra  on  vit  en  plein  air,  —  et  Ton  nous  y  servit  des 
glaces  au  citron,  infiniment  supérieures  à  celles  de  Tortoni 
et  valant  celles  du  café  de  la  Boisa,  à  Madrid,  ce  qui  est 
tout  dire;  là  je  vis  passer  un  Grec  d'une  beauté  admirable, 
en  grand  costume,  pur  de  toute  altération  française;  il  n'y 
a  pas  de  vêtement  à  la  fois  plus  élégant  etplusnoble  que  le 
costume  grec  moderne:  cette  calotte  rouge  inondée  d'une 
crinière  de  soie  bleue;  ces  gilets  et  ces  vestes  à  manches 
pendantes,  galonnés  et  brodés,  cette  ceinture  hérissée  d'ar- 
mes ;  cette  fustanelle  plissée  et  tuyautée  comme  une  drape- 
rie de  Phidias;  ces  guêtres  pareilles  auxjambards  des  héros 
homériques,  forment  un  ensemble  plein  de  grâce  et  de  fierté 
Les  Grecs  se  serrent  extrêmement,  et  plus  d'un  hussard  ou 
d'une  femme  à  la  mode  envierait  leur  corsage  délié.  Cette 
sveltesse  de  taille  évase  le  buste,  fait  valoir  la  poitrine  et 
donne  de  la  légèreté  à  ce  jupon  blanc  que  la  marche 
balance.  J'ai  dit  tout  à  l'heure  que  ce  Grec  était  très-beau  : 
n'allez  pas  imaginer  là-dessus  un  profil  d'Apollon  ou  de 
Méléagre,  un  nez  perpendiculaire  au  front  comme  dans  les 
statues  antiques.  Les  Grec3  actuels  ont  en  général  le  nez 
aquilin,  et  se  rapprochent  plus  du  type  arabe  ou  juif  qu'en 
ne  se  l'imagine  ordinairement.  —Il  est  possible  qu'il  existe 
encore  dans  l'intérieur  des  terres  des  peuplades  où  le  carac- 
tère piimitif  de  la  race  se  soit  maintenu.  Je  ne  parle  que  de 
ce  que  j'ai  vu. 

Syra  présente  le  phénomène  d'une  ville  en  ruine  et  d'une 
viileen construction,  contrasteassezsingulier.  Dans  la  ville 
basse,  il  y  a  partout  des  échafaudages,  les  moellons,  et  les 
plâtras  encombrent  les  rues,  on  voit  pous?er  les  maisons  à 


SYRA.  45 

vue  d'oeil  ;  dans  la  ville  haute,  tout  s'affaisse  et  s'écroule,  la 
vie  quitte  la  tête  pour  se  réfugier  aux  pieds. 

Je  parcourus  d'abord  la  Syra  moderne,  montant  de  ruelle 
en  ruelle,  car  l'escarpement  commence  presque  dès  le  bord 
de  la  mer.  Une  chose  me  frappe,  c'est  le  petit  nombre  de 
femmes  que  je  rencontre  ;  —  à  l'exception  de  quelques 
vieilles  et  de  quelques  petites  filles  que  leur  âge  trop  avancé 
ou  trop  tendre  met  à  l'abri  du  soupçon,  les  femmes  pres- 
sent le  pas  ou  rentrent  lorsque  je  passe.  Leur  costume  n'a 
rien  de  caractéristique  :  la  vulgaire  robe  de  cotonnade  an- 
glaise et  un  gazillon  noirâtre  tortillé  sur  la  tête,  voilà  tout. 
La  réclusion  orientale  semble  déjà  commencer  pour  elles. 
On  n'en  voit  aucune  dans  les  boutiques,  et  ce  sont  les  hom- 
mes qui  vendent,  vont  au  marché  et  portent  les  provisions. 

Une  joyeuse  fusée  d'éclats  de  rire  part  d'une  maison  que 
je  côtoie  ;  c'est  un  pensionnat  de  petites  filles  à  qui  je  parais 
sans  doute  profondément  ridicule,  je  ne  sais  pas  pourquoi. 

La  maîtresse  était  sur  la  porte  et  me  fit  signe  que  je  pou- 
vais entrer  pour  examiner  l'intérieur  de  l'école.  Je  vis  là 
une  belle  collection  d'yeux  noirs,  de  dents  blanches  et  de 
grosses  nattes  de  cheveux,  et  Decamps  y  aurait  trouvé  de 
quoi  faire  un  joli  pendant  à  sa  Sortie  de  V École  turque.  — 
J'entrai  aussi  dans  une  église  grecque  d'une  architecture 
très-simple,  décorée  à  l'intérieur  d'images  en  style  byzan- 
tin passant  à  travers  des  plaques  d'orfèvrerie,  des  têtes  et  des 
mains  d'une  couleur  bistrée,  comme  j'en  avais  déjà  vues  à 
Livourne;  une  espèce  de  portique  formant  cloison  interdit 
aux  fidèles  la  vue  du  sanctuaire,  qui  ne  renferme  qu'un 
autel  recouvert  d'une  nappe  blanche;  on  nous  montra  une 
croix  et  divers  ornements  du  culte  en  vermeil,  d'un  travail 
grossier  et  barbare,  mais  ayant  assez  de  caractère. 

Une  espèce  de  chaussée  très-abrupte  sépare  la  nouvelle 
Syra  de  l'ancienne.  Ce  pont  franchi,  l'ascension  commence 


46  CONSTANTINOPLE. 

à  travers  des  rues  à  pic  pavées  comme  des  lits  de  torrent. 
Je  grimpe  avec  deux  ou  trois  camarades  entre  des  murs 
croulants,  des  masures  effondrées,  à  travers  les  pierres  qui 
roulent  et  les  cochons  qui  se  dérangent  en  glapissant  et  se 
sauvent  en  frottant  leur  dos  bleuâtre  à  mes  jambes.  Par  les 
portes  entr'ouvertes,  j'aperçois  des  mégères  hagardes  qui 
cuisent  des  mets  inconnus  à  quelque  feu  brillant  dans  l'om- 
bre  ;  les  hommes,  à  physionomie  de  brigands  de  mélodrame, 
quittent  leur  narghilé  et  regardent  passer  notre  petite  cara- 
vane d'un  air  très-peu  gracieux. 

La  pente  devient  si  roide,  que  nous  montons  presqu'à 
quatre  pattes,  par  des  dédales  obscurs,  des  passages  voûtés, 
des  escaliers  en  ruines.  Les  maisons  se  superposent  les  unes 
aux  autres,  de  façon  que  le  seuil  de  la  supérieure  soit 
au  niveau  de  la  terrasse  de  l'inférieure  ;  chaque  masure  a 
l'air,  pour  se  hisser  au  haut  de  la  montagne,  de  mettre  le 
pied  sur  la  tête  de  celle  qu'elle  précède  dans  ce  chemin  fait 
plutôt  pour  les  chèvres  que  pour  les  hommes.  Le  mérite  de 
l'ancienne  Syra  semble  de  n'être  facilement  accessible  que 
pour  les  milans  et  les  aigles.  C'est  un  site  charmant  pour 
des  nids  d'oiseaux  de  proie,  mais  tout  à  fait  invraisemblable 
pour  des  habitations  humaines. 

Haletants,  ruisselants  de  sueur,  nous  arrivâmes  enfin  à 
l'étroite  plate-forme  sur  laquelle  s'élève  l'église  de  Saint- 
Georges,  plate-forme  toute  pavée  de  tombes,  où  reposent 
des  morts  aériens,  et  là  nous  sommes  amplement  dédomma- 
gés de  notre  fatigue  par  un  magnifique  panorama.  Derrière 
nous  se  découpait  la  crête  de  la  montagne  sur  laquelle  est 
appliquée  Syra;  à  droite,  en  tournant  la  face  vers  la  mer,  se 
creusait  en  abîme  un  immense  ravin  déchiré,  accidenté  de 
la  façon  la  plus  sauvagement  romantique;  à  nos  pieds  s'éta- 
geaient  les  maisons  blanches  de  la  haute  et  basse  Syra  ;  plus 
loin  brillait  la  mer  avec  ses  moires  lumineuses,  ei  s'arroi:- 


SYRA.  47 

dissaient  en  cercle  Délos,  Mycoïie,  Tine,  Andro,  revêtues  par 
le  couchant  de  tons  roses  et  gorge  de  pigeon  qui  semble- 
raient fabuleux  s'ils  étaient  peints. 

Quand1  nous  eûmes  assez  contemplé  cet  admirable  specta- 
cle, nous  nous  laissâmes  rouler  en  avalanche  jusqu'au  bas 
de  la  ville,  et  nous  allâmes  achever  notre  soirée  à  une 
espèce  de  redoute  située  sur  une  pointe  qui  s'avance  dans  la 
mer,  en  fumant  des  cigarettes  et  en  écoutant,  devant  une 
limonade,  une  bande  de  musiciens  hongrois  exécutant  des 
morceaux  d'opéras  italiens.  Quelques  femmes,  mises  à  la 
française,  sauf  la  coiffure,  se  promenaient  ensemble,  cô- 
toyées d'un  mari  ou  d'un  amant,  sur  le  terre-plein  entoure 
de  tables  et  de  chaises  sur  lesquelles  s'étalait  la  fustanelle 
des  Pallikares  prenant  leur  café,  ou  faisant  clapoter  l'eau  de 
leur  narghilé. 

En  face  de  nous,  la  mer  était  étoilée  des  fanaux  des  navi- 
res ;  derrière  nous,  les  lumières  de  Syra  semaient  de  pail- 
lettes d'or  la  robe  violette  de  la  montagne.  C'était  charmant. 
Nos  barques  nous  attendaient  sur  la  jetée,  et  quelques  coups 
de  rames  nous  ramenèrent  à  bord  du  Léonidas,  harassés 
mais  ravis.  —  Le  lendemain  nous  devions  appareiller  pour 
Smyrne,  et  je  devais,  pour  la  première  fois,  mettre  le  pied 
sur  la  terre  d'Asie,  ce  berceau  du  monde,  ce  sol  heureux 
où  le  soleil  se  lève,  et  qu'il  ne  quitte  qu'à  regret  pour  aller 
éclairer  l'Occident. 


JlY 


SÏ1YRNE 


A  dix  heures  du  matin,  lorsque  le  bateau  à  vapeur  de 
correspondance  qui  touche  au  Pirée  eut  pris  les  voyageurs 
se  rendant  à  Athènes,  le  Léonidas  se  remit  paisiblement  en 
marche  par  une  mer  superbe,  aussi  pure  et  aussi  tranquille 
que  le  lac  Léman,  —  Puisque  nous  venons  de  parler  d'A- 
thènes, disons  qu'il  est  absurde  d'avoir  changé  l'ancienne 
route  et  de  rester  à  Syra  vingt-quatre  heures  qui  pourraient 
être  beaucoup  mieux  employées  à  visiter  l'Acropole  et  le 
Parthénon. 

Délos  que  nous  longions,  a  une  singulière  cosmogonie 
mythologique.  Je  ne  sais  pas  si  quelque  géologue  de  profes- 
sion s'en  est  occupé  scientitiquement  pour  démêler  ce  qu'il 
pouvait  y  avoir  de  vrai  au  fond  de  la  légende;  en  attendant, 
voici  l'origine  de  Délos  telle  que  la  fable  la  raconte  :  Nep- 
tune, d'un  coup  de  son  trident,  fit  sortir  cette  île  du  fond 
de  la  mer,  pour  assurer  à  Latoue,  persécutée  par  Junon,  un 


SMYRNE.  49 

lieu  où  elle  pût  mettre  au  monde  Apollon  et  Diane.  ;  Apollon, 
en  reconnaissance  de  ce  qu'il  y  avait  reçu  le  jour,  la  rendit 
immobile  de  flottante  qu'elle  était  auparavant,  et  la  fixa  au 
milieu  des  Cyclades.  Doit-on  voir  là  une  de  ces  éruptions 
volcaniques  sous-marines  produisant  des  îles,  dont  quelques 
unes  périssent  au  bout  de  quelque  temps,  comme  l'île  Julia, 
qui  rentra  dans  la  mer  d'où  elle  était  sortie?  Faut-il  prendr,: 
au  pied  de  la  lettre  l'épithète  de  flottante,  en  admettant  que 
Délos  fut  primitivement  un  banc  d'algues,  de  goémons,  de 
fucus  et  de  troncs  d'arbres,  promené  sur  les  eaux,  arrêté 
ensuite  sur  un  bas-fond,  puis  desséché  et  transformé  en 
terre  habitable  par  le  soleil?  Ou  bien,  croire  qu'à  cause  de 
sa  situation  au  milieu  d'une  pléiade  d'îlots  presque  sembla- 
bles, Délos  dut  être  souvent  manquée  par  les  premiers  na- 
vigateurs, dépourvus  de  moyens  de  direction  certains,  ce 
qui  lui  valut  la  réputation  d'île  vagabonde? 

Ce  n'est  pas  la  place  de  discuter  ici  cette  question  ex-pro- 
fesso;  je  la  soulève  seulement,  laissant  à  de  plus  doctes  le 
soin  de  la  résoudre,  parce  qu'elle  me  vint  à  l'esprit  en  pas- 
sant près  de  l'endroit  sacré  où  naquirent  Apollon  et  Diane. 
Délos  était,  dans  l'antiquité,  l'objet  d'une  extrême  vénéra- 
tion. On  y  voyait  un  autel  d'Apollon,  que  le  dieu  avait  élevé 
lui-même  à  l'âge  de  quatre  ans,  avec  les  cornes  des  chèvres 
tuées  par  Diane,  sur  le  mont  Gynthus,  et  qui  passait  pour 
une  des  merveilles  du  monde.  Ce  sol  sacré  semblait  si  res- 
pectable, que  l'on  n'y  souffrait  pas  les  chiens  et  qu'on  em- 
portait de  l'île  les  malades  en  danger  de  mort,  car  il  n'était 
pas  permis  d'inhumer  personne  dans  cette  terre  divine,  ré- 
vérée même  des  barbares.  Les  Perses,  qui  ravagèrent  les 
autres  îles  de  la  Grèce,  abordèrent  à  Délos  avec  leur  flotte 
de  mille  vaisseaux;  mais  ils  s'abstinrent  de  toute  dépréda- 
tion et  de  toute  violence.  Aujourd'hui  Délos  n'est  qu'une 
terre  aride,  où  Latone  aurait  de  la  peine  -à  trouver  l'ombre 

5. 


50  CONSTANTIISOPLE. 

d'un  olivier  pour  protéger  ses  couches,  seulement  elle  jus- 
tifie encore  son  étymoïogie  lumineuse,  et  le  soleil  semble  la 
dorer  avec  amour. 

Toutes  cesCyclades  soin  si  petites,  qu'en  les  rasant  en  ba- 
teau à  vapeur  on  peut  suivre  dans  la  réalité  les  formes  et 
les  découpures  indiquées  sur  la  carte  :  la  nature  elle-même 
semble  une  carte  repoussée  et  coloriée  d'une  grande  échelle. 
Cela  produit  un  effet  bizarre  de  faire  de  la  géographie  pal- 
pable, de  saisir  tous  les  détails  des  choses  comme  sur  un 
plan  en  relief,  et  de  traverser  en  si  peu  de  temps  des  lieux 
qui  tiennent  tant  de  place  dans  l'imagination  et  dans  l'his- 
toire. 

Le  canal  qui  sépare  Tine  de  Mycone  franchi,  nous  entrons 
dans  une  mer  plus  libre  et  nettoyée  d'îles.  —  La  journée 
s'écoule  claire  et  sereine;  la  parfaite  placidité  de  la  mer  per- 
met aux  estomacs  les  plus  timorés  de  faire  un  dîner  complet 
sans  crainte  et  sans  remords.  Après  avoir  flâné  sur  le  pont 
et  remis  sa  montre  à  l'heure  sur  le  cadran  de  l'habitacle, 
car  il  y  a  une  différence  d'une  heure  un  quart  de  Constan- 
tinople  à  Paris,  chacun  descendit  se  coucher  pour  être  levé 
de  grand  matin  et  voir  ie  soleil  monter  à  l'horizon  derrière 
Smyrne,  la  ville  des  Roses. 

Dans  la  nuit,  on  s'arrêta  quelque  temps  à  Chio,  —  l'île 
des  vins,  —  comme  dit  Victor  Hugo  dans  ses  Orientales,  — 
pour  charger  des  marchandises.  Le  bruit  des  ballots  roulant 
sur  le  pont  et  le  piétinement  des  portefaix  me  réveilla.  Je 
montai  jusqu'au  haut  de  l'escalier,  mais  je  n'aperçus  rien 
qu'une  masse  sombre  sur  laquelle  se  mouvaient  des  lu- 
mières pareilles  à  ces  étincelles  qui  courent  sur  le  papier 
brûlé. 

Au  petit  jour,  nous  entrâmes  dans  la  rade  de  Smyrne, 
courbe  gracieuse  au  fond  de  laquelle  s'étale  la  ville.  Ce  qui 
Irappa  d'abord  mes  yeux  à  cette  distance,  ce  fut  un  grand 


SMYRNE  51 

rideau  de  cyprès  s'élevant  au-dessus  des  maisons  et  mêlant 
leurs  pointes  noires  aux  pointes  blanches  des  minarets;  une 
colline  encore  baignée  d'ombre  et  surmontée  d'une  vieille 
forteresse  en  ruines,  dont  les  murs  démantelés  se  détachaient 
du  cieLçlair,  s'arrondissait  en  amphithéâtre  derrière  les 
e'difices.  Ce  n'était  plus  cet  aspect  âpre  et  désolé  des  rivages 
de  la  Grèce.  La  terre  d'Asie  apparaissait  fraîche  et  souriante 
dans  les  lueurs  roses  du  matin. 

Je  l'avoue  à  ma  honte,  je  n'ai  encore  vu  que  deux  des 
cinq  parties  du  monde,  l'Europe  et  l'Afrique.  Cela  me  cau- 
sait une  joie  presque  puérile  d'en  voir  une  troisième,  l'Asie. 
—  Le  môme  site  sur  la  côte  d'Europe  ne  m'eût  pas  assuré- 
ment causé  le  même  plaisir.  —  Quand  visiterai-je  l'Améri- 
que et  la  Polynésie?  Dieu  seul  le  sait!  Que  d'années  on  perd 
stupidement  dans  îa  vie!  Toute  éducation  ne  devrait-elle 
pas  avoir  pour  complément  un  voyage  de  circumnavigation 
autour  du  monde?  Comment  se  fait-il  qu'il  n'y  ait  pas  un 
navire  au  service  de  chaque  collège,  qui  prendrait  les  élèves 
en  troisième,  et  leur  ferait  achever  leurs  études  dans  le  li- 
vre universel,  le  livre  le  mieux  écrit  de  tous,  parce  qu'il 
est  écrit  par  le  bon  Dieu?  Ne  serait-il  pas  charmant  d'expli- 
quer VOdyssée  et  Y.Enéide  en  accomplissant  les  voyages  du 
héros  grec  et  du  héros  troyen? 

Un  canot  indigène  nous  conduisit  à  terre.  Il  était  de  très- 
bonne  heure,  mais  l'air  delà  mer  est  appétitif,  et  notre  petite 
hiAôe,  composée  de  Vivier,  de  M.  R.  et  de  deux  jeunes  élè- 
?es  de  l'école  de  Rome  venant  d'Athènes,  fut  unanime  sur 
la  proposition  de  manger  quelque  chose,  avant  de  se  répan- 
dre dans  l'intérieur  de  la  ville  pour  remplir  ses  obligations 
de  touriste.  Malheureusement  l'heure  officielle  des  repas 
n'avait  point  sonné  dans  les  hôtels,  et  il  fallut  se  rabattre 
sur  une  tasse  de  café  et  un  rfetit  pain.  —  L'établissement  où 
nous  fîmes  ce  frugal  repas  occupait  sur  le  bord  de  la  mer 


52  CONSTANTINOPLE. 

une  espèce  d'estacade  planchéiée  d'où  Ton  apercevait  le» 
vaisseaux  en  rade  et  sous  laquelle  la  vague  clapotait  douce- 
ment; ce  café  n'avait  pour  tout  ornement  que  le  fourneau 
où  se  cuisine  la  boisson  noire  dans  une  petite  cafetière  de 
cuivre  jaune  contenant  une  seule  tasse,  et  qu'une  planche 
sur  laquelle  brillait  une  rangée  de  narghilés  bien  écurés  et 
bien  limpides,  car  à  Smyrne  on  ne  fume  presque  que  le 
narghilé,  tandis  que  le  chibouck  est  d'un  usage  général  à 
Constantinople.  Vers  ces  latitudes,  le  cigare  commence  à 
devenir  chimérique,  et  les  fumeurs  doivent  changer  leurs 
habitudes. 

Ce  serait  manquer  aux  bonnes  traditions  que  de  quitter 
Smyrne  sans  avoir  visité  le  pont  des  Caravanes  :  un  drog- 
man  juif,  baragouinant  un  peu  de  français  et  d'italien, 
nous  racola  en  quelques  minutes  un  nombre  d'ânes  équiva- 
lant au  nôtre,  le  pont  des  Caravanes  étant  à  l'extrémité  de 
la  ville  et  le  temps  nous  manquant  pour  faire  cette  course 
à  pied.  D'ailleurs,  en  Orient,  monter  à  âne  n'a  rien  de  ri- 
dicule, et  le:>  personnages  les  plus  graves  se  prélassent  sur 
ce  paisible  animal,  que  Jésus-Christ  n'a  pas  dédaigné  pour 
faire  son  entrée  triomphale  dans  Jérusalem;  ces  ânes  étaient 
harnachés  de  bâts,  de  têtières  et  de  croupières  agrémentés 
de  dessins  en  petits  coquillages  de  différentes  couleurs,  et 
n'avaient  pas  la  mine  piteuse  de  nos  pauvres  aliborons  qui 
se  sentent  plaisantes.  Nous  enfourchâmes  prestement  chacun 
notre  bête,  et  nous  voilà  lancés  à  travers  les  rues,  le  drog- 
man  en  tête,  l'ânier  en  queue.  Excités  par  les  cris  guttu- 
raux que  poussait  ce  dernier  gaillard,  sec,  nerveux,  .basané, 
toujours  courant  dans  la  poussière  après  ses  grisons,  et  oc- 
cupé à  bâtonner  les  retardataires  ou  les  rétifs,  nos  ânes 
avaient  pris  une  allure  assez  vive.  Tout  en  courant,  nous 
jetions  un  coup  d'œil  aux  maisons,  aux  cimetières,  aux 
jardins,  aux  passants  ;  mais  ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  les  dé- 


SMYHNE.  53 

crire;hâlons-nous  d'arriver  au  pont  des  Caravanes;  comme 
il  est  encore  matin,  il  est  très-possible  que  nous  y  trouvions 
un  convoi  en  partance. 

Ce  pont  célèbre,  qu'on  a  malheureusement  déshonoré 
par  une  vilaine  balustrade  en  fer  fondu,  enjambe  une  pe- 
tite rivière  de  quelques  pouces  de  profondeur,  sur  laquelle 
nageaient  familièrement  une  demi-douzaine  de  canards, 
comme  si  le  divin  aveugle  n'avait  pas  lavé  ses  pieds  pou- 
dreux dans  cette  eau  que  trois  mille  ans  n'ont  pas  tarie.  Ce 
ruisseau,  c'est  le  Melès,  d'où  Homère  a  pris  l'épithète  de  Mé- 
lésigène.  11  est  vrai  que  des  savants  refusent  à  cette  rigole 
le  nom  de  Mélès,  mais  d'autres  savants,  encore  plus  forts, 
prétendent  qu'Homère  n'a  jamais  existé,  ce  qui  simplifie 
beaucoup  la  question.  Moi  qui  ne  suis  qu'un  poëte,  j'admets 
volontiers  la  légende  qui  met  une  pensée  et  un  souvenir 
dans  un  lieu  déjà  charmant  par  lui-même.  D'immenses  pla- 
tanes, sous  lesquels  est  établi  un  café,  ombragent  l'une  des 
rives  ;  sur  l'autre,  de  superbes  cyprès  révèlent  un  cimetière. 
Que  ce  mot  ne  réveille  en  vous  aucune  idée  lugubre  :  de  jo- 
lies tombes  de  marbre  blanc,  diaprées  de  lettres  turques 
dorées  sur  des  fonds  bleu-de-ciel  ou  vert-pomme  et  d'une 
forme  toute  différente  des  sépulcres  chrétiens,  brillent  gaie- 
ment sous  les  arbres  révélées  par  un  rayon  de  soleil  ;  cela 
n'a  rien  de  funèbre  et  excite  tout  au  plus  sur  ceux  qui  n'y 
sont  pas  habitués  une  légère  mélancolie  qui  n'est  pas  sans 
charme. 

A  la  tête  du  pont  s'élève  une  espèce  de  douane  corps  de 
garde,  occupée  par  quelques-uns  de  ces  Zeibecs  dont  les  ta- 
bleaux asiatiques  de  Decamps  ont  rendu  la  physionomie  fa- 
milière à  tout  le  monde:  haut  turban  conique,  petit  caleçon 
de  toile  blanche  faisant  la  poche  par  derrière,  ceinture 
énorme  montant  depuis  le  bas  des  reins  presque  jusque 
sous  les  aisselles,  formidablement  hérissée  de  pommeaux  de 


34  CONSTANTIINOPLE. 

yatagans  et  de  kandjars;  avec  cela  des  jambes  nues  couleur 
de  cuir  de  Cordoue,  une  figure  tannée  aux  yeux  d'aigle,  au 
nez  crochu,  aux  moustaches  de  vieux  grognard.  Il  y  avait 
là,  nonchalamment  vautrés  sur  un  banc,  trois  ou  quatre  gre- 
dins,  très-honnêtes  sans  doute,  mais  qui  avaient  bien  plus 
l'air  de  bandits  que  de  douaniers. 

Pour  laisser  souffler  nos  bêtes,  nous  nous  étions  assis 
sous  les  platanes,  où  l'on  nous  avait  apporté  des  pipes  et  du 
mastic,  —  le  mastic  est  une  espèce  de  liqueur  en  usage  dans 
le  Levant,  surtout  dans  les  îles  grecques,  et  dont  le  meilleur 
vient  de  Ghio.  La  chose  consiste  en  esprit-de-vin  dans  lequel 
on  a  fait  fondre  une  sorte  de  gomme  parfumée.  —  On  boit 
ce  mastic  mélangé  avec  de  l'eau  qu'il  rafraîchit  et  blanchit 
comme  de  l'eau  de  Cologne;  c'est  l'absynthede  l'Orient.  Cette 
boisson  toute  locale  me  fit  penser  aux  petits  verres  d'aguar- 
diente  que  je  buvais  il  y  a  douze  ans  sur  la  route  de  Grenade 
à  Malaga,  en  allant  à  la  course  de  taureaux  avec  l'arriero 
Lanza,  revêtu  de  mon  costume  demajo,  maintenant  mangé 
des  vers,  hélas  !  et  qui  avait  un  si  snlendide  pot  à  fleurs  dans 
le  dos. 

Pendant  que  nous  fumions  et  que  nous  buvions  à  petites 
gorgées,  une  file  d'une  quinzaine  de  chameaux,  précédée 
d'un  âne  agitant  sa  sonnette,  passa  processionnellement  sur 
le  pont  avec  ce  pas  d'amble  si  singulier  qu'ont  aussi  l'éléphant 
et  la  girafe,  arrondissant  leur  dos,  faisant  onduier  leur  long 
col  d'autruche.  La  silhouette  étrange  de  cet  animal  difforme, 
qui  semble  fait  pour  une  nature  spéciale,  surprend  et  dé- 
payse au  dernier  point.  Quand  on  rencontre  en  liberté  de  ces 
bêtes  curieuses  qu'on  montre  chez  nous  dans  les.  ménage* 
ries,  on  se  sent  décidément  loin  du  boulevard  de  Gand.  — 
Nous  vîmes  aussi  deux  femmes  soigneusement  voilées  qu'ac- 
compagnait un  nègre  à  physionomie  maussade,  un  eunuque 
«ans  doute.  —  L'orient  commençait  à  se  dessiner  d'une  façon 


SMYRNE.  55 

irrécusable,  et  l'esprit  le  plus  paradoxal  n'aurait  pu  soutenir 
que  nous  étions  encore  à  Paris. 

Avant  de  rentrer  dans  la  ville,  on  fit  le  projet  d'aller  visi- 
ter les  ruines  de  l'ancien  château,  sur  le  sommet  du  mont 
Pagus,  que  recouvrait  l'acropole  de  la  Smyrne  antique.  Je 
me  soucie  assez  peu  des  ruines,  lorsque  la  beauté  en  est  ab- 
sente et  qu'elles  sont  réduites  à  l'état  de  simples  tas  de  moel- 
lons. Il  me  manque  cette  facilité  de  pâmoison  sur  parole 
dont  sont  doués  des  voyageurs  plus  tendres  à  l'enthousiasme 
rétrospectif.  Mais  du  haut  d'une  montagne,  on  a  toujours 
une  belle  vue,  et  je  ne  vis  aucune  objection  contre  l'ascen- 
sion du  mont  Pagus,  où  conduisent  des  sentiers  non  pas 
parsemés  de  roses,  mais  de  pierres  de  toute  dimension  que 
les  ânes  contournent  avec  cette  sûreté  de  pied  qui  les  ca- 
ractérise. Ces  sentiers  sont  vaguement  tracés,  à  la  manière 
orientale,  sur  le  flanc  de  la  colline,  et  par  rentre-croise- 
ment des  lignes  battues,  ressemblent  plutôt  à  un  filet  qu'à 
un  ruban.  On  traverse  d'abord  de  vieux  cimetières  abandon- 
nés qui  retournent  peu  à  peu  à  l'état  de  bois  ou  de  champ, 
les  tombeaux  s'oblitérant  sous  la  végétation,  la  poussière  et 
l'oubli.  A  une  certaine  élévation,  le  coup  d'œil  est  superbe  : 
Smyrne  s'étend  sous  vos  pieds  avec  ses  maisons  rouges  et 
blanches,  ses  toits  de  tuiles  cannelées  d'un  rouge  vif,  ses  ri- 
deaux de  cyprès,  ses  touffes  d'arbres,  ses  dômes  et  ses  mina- 
rets, pareils  à  des  mâts  d'ivoire,  ses  campagnes  aux  cultu- 
res variées  et  sa  rade,  espèce  de  ciel  liquide,  plus  bleu  encore 
que  l'autre,  tout  cela  baigné  d'une  lumière  argentée  et  fraî- 
che, d'un  air  d'une  transparence  inouïe. 

Le  panorama  suffisamment  admiré,  l'on  redescendit  par 
des  pentes  assez  abruptes  et  des  ruelles  en  montagnes  russes, 
à  travers  des  quartiers  aussi  peu  macadamisés  que  pittores- 
ques. Les  maisons  de  Smyrne  sont  généralement  très-bas- 
ses k  un  rez-de-chaussée  et  un  étage  qui  surplombe,  voilà 


56  CONSTANTWOPLE. 

tout.  Une  peinture  blanche,  parsemée  de  filets,  de  rosaces, 
de  palmettes  et  autres  arabesques  d'un  bleu  d'azur  égayé 
leurs  façades  et  leur  donne  un  air  de  porcelaine  anglaise 
très-frair  et  très-propre.  Entre  les  fenêtres  sont  quelquefois 
appliquées  de  petites  maisons  de  plâtre  percées  de  plusieurs 
trous  pour  inviter  les  hirondelles  à  venir  faire  leur  nid,  hos- 
pitalité touchante  que  l'homme  offre  à  l'oiseau  et  que  celui- 
ci  accepte  avec  une  confiance  qui  n'est  jamais  trompée  en 
Orient,  où  les  idées  des  brahmes  sur  le  respect  de  la  vie  des 
animaux,  ces  humbles  frères  de  l'homme,  semblent  être 
parvenues  du  fond  de  l'Inde  moins  lointaine. 

C'est  à  ces  idées,  sans  doute,  qu'est  due  la  quantité  de 
chiens  errants  qui  infestent  la  voie  publique,  où  ils  tolèrent 
à  peine  les  passants  obligés  de  leur  céder  le  pas.  On  les 
voit  par  groupes  de  trois  ou  quatre:  couchés  en  rond  au  mi- 
lieu de  la  rue  et  se  laissant  plutôt  fouler  aux  pieds  que  de 
se  lever.  Il  faut  les  contourner  ou  les  enjamber.  Les  vers 
d'Alfred  de  Musset ,  dans  Namouna ,  sur  des  mendiants 
«  qu'on  prendrait  pour  des  dieux  »  peuvent  s'appliquer  par- 
faitement, avec  une  légère  variante,  aux  chiens  de  Smyrne 
et  de  Consiantinople  : 

Ne  les  dérange  pas,  ils  t'appelleraient  homme j 
Ne  les  écrase  pas,  ils  te  laisseraient  faire. 

Tout  en  marchant,  j'admirais  à  l'angle  des  rues  une  jolie 
fontaine  avec  son  toit  évasé  à  la  turque,  ses  versets  du  Coran 
sculptés  en  relief,  ses  colonnettes  et  ses  ornements  d'un  ro- 
coco  oriental,  ou  quelque  petit  cimetière  entouré  de  murs 
percés  de  fenêtres  à  grillages  par  où  l'on  pouvait  voir  les 
poules  picorant  entre  les  tombes,  les  chats  dormant  au  so- 
leil, sur  les  marbres  funèbres,  et  le  linge  au  blanchissage 
se  balancer  d'un  cyprès  à  l'autre.  En  Orient,  la  vie  ne  se 
sépare  pas  soigneusement  de  la  mort  comme  chez  nous, 


SMYRNE.  57 

mais  elles  continuent  de  frayer  ensemble  comme  de  vieux 
amis  :  s'asseoir,  dormir,  fumer,  manger,  causer  d'amour 
sur  une  tombe  n'emporte  ici  aucune  idée  de  sacrilège  ou  de 
profanation  ;  les  vaches  et  les  chevaux  paissent  dans  les  ci- 
metières ou  les  traversent  à  tout  moment  ;  on  s'y  promène, 
on  s'y  donne  rendez-vous  absolument  comme  si  les  morts 
n'étaient  pas  là  à  quelques  pieds,  ou  même  à  quelques 
pouces  de  profondeur,  occupés  à  pourrir,  et  roides  sous  leurs 
planches  de  bois  de  mélèze-  Mais  laissons  là  ce  sujet,  qui 
pourrait  ne  pas  paraître  gai  à  nos  lecteurs  et  surtout  à  nos 
lectrices  d'Europe;  cependant  Paris,  au  moyen  âge,  avait  ses 
imetières  et  ses  charniers  ;  et  à  Londres,  la  ville  de  la  civi- 
lisation par  excellence,  on  enterre  encore  autour  de  West- 
minster, de  Saint-Paul  et  autres  églises. 

Les  quartiers  que  nous  avions  traversés  étaient  assez  dé- 
serts, en  sorte  que  la  figure  manquait  un  peu  au  paysage. 
En  conséquence,  nous  priâmes  le  drogman  de  diriger  notre 
caravane  par  le  Bezestin,  qui,  dans  une  ville  orientale, 
est  toujours  l'endroit  le  plus  curieux,  à  cause  du  concours 
de  costumes  et  de  races  de  tous  pays,  que  le  désir  de  vendre 
et  d'acheter,  ou  la  simple  envie  de  flâner,  y  attire.  L'axiome 
anglais  «  Time  is  money  »  n'aurait  aucun  sens  en  Orient, 
car  chacun  s'y  occupe  à  ne  rien  faire  avec  une  conscience 
admirable,  et  les  gens  passent  la  journée  assis  sur  une  natte 
gans  faire  un  mouvement. 

Le  Bezestin  se  compose  d'une  infinité  de  petites  rues  bor- 
dées de  Ooutiques,  ou  plutôt  d'alcôves  à  mi-hauteur,  dans 
lesquelles  se  tiennent  des  marchands  accroupis  ou  couchés, 
fumant  ou  dormant,  ou  bien  encore  roulant  sous  leurs  doigts 
le  comboloio,  espèce  de  chapelet  turc  formé  de  cent  grains, 
qui  correspondent  aux  cent  noms  ou  épithètes  d'Allah.  Avec 
la  main,  le  marchand  peut  atteindre  à  tous  les  angles  de 
son  magasin;  les  acheteurs  se  tiennent  en  dehors,  et  les 


58  CONSTANTINOPLE. 

transactions  se  concluent  sur  l'étal.  Rien  de  moins  luxueux, 
comme  vous  voyez,  que  ces  boutiques  formées  d'un  trou 
carré  pratiqué  dans  une  muraille,  mais  elles  n'en  contien- 
nent pas  moins  des  étoffes  précieuses,  de  belles  armes,  des 
selles  magnifiques  et  des  chefs-d'œuvre  de  broderie  d'or  et 
d'argent.     ■       .  ' 

De  même  qu'à  Constantine.  où  ce  détail  m'avait  frappé 
jadis,  les  rues  du  Bezestin  sont  ombragées  de  planches  po- 
sées à  plat  sur  des  poutrelles  transversales,  mais  avec  quel- 
que espace  entre  el'es,  autrement  on  n'y  verrait  plus.  Ces 
interstices  laissent  filtrer  le  soleil  qui  zèbre  le  sol  de  barres 
éclatantes  et  produit  les  effets  de  clair-obscur  les  plus  bizarres 
et  les  plus  inattendus  :  un  homme  qui  passe  sous  un  de  ces 
rayons  reçoit  une  touche  de  lumière  sur  le  nez  comme  un 
portrait  de  Rembrandt;  le  feredgé  d'une  femme  s'allume 
comme  une  flamme  rose,  un  narghilé  frappé  d'une  paillp.ttp 
reluit  comme  un  monceau  d'escarboucles,  et  les  richesses 
de  la  caverne  d'Ali-Baba  semblent  flamboyer  au  fond  d'une 
boutique  de  confiseur.  Il  est  bizarre  qu'on  n'ait  pas  couvert 
ces  rues  avec  des  berceaux  de  vigne  ou  de  plantes  grimpan- 
tes; probablement  le  soleil  trop  vif  les  grillerait,  mais  des 
tendidos  et  des  bannes  de  toile,  comme  en  Espagne,  rem- 
placeraient avantageusement,  ce  me  semble,  ce  plancher 
aérien. 

Non  loin  du  Bezestin  s'élève  une  mosquée  composée, 
comme  elles  le  sont  presque  toutes,  d'une  agglomération  de 
petites  coupoles  flanquées  de  minarets  que  je  ne  saurais 
mieux  comparer  qu'à  des  mâts  de  vaisseaux  avec  leurs  hu- 
niers représentés  pai'  les  balcons,  du  haut  desquels  le  muez- 
zin invite  les  fidèles  à  la  prière.  Près  de  cette  mosquée,  il  y 
a  une  fontaine  pour  les  ablutions,  formée  par  une  rotonde  de 
colonnes  à  chapiteaux  d'un  corinthien  barbare,  grossière- 
ment peintes  en  bleu  et  reliées  par  une  grille  d'un  très- 


SMYRNE.  59 

joli  travail,  le  tout  recouvert  d'un  toit  saillant  et  retroussé; 
l'eau  ruisselle  à  l'entour  dans  une  rigole  où  les  musulmans 
se  lavent  les  pieds  jusqu'aux  genoux  et  les  mains  jusqu'aux 
coudes,  d'après  les  prescriptions  de  Mahomet,  sans  parler 
d'une  ablution  plus  intime  que  l'ampleur  des  vêtements 
orientaux  permet  d'accomplir  avec  décence,  même  en  pu- 
blic. 

C'était  l'heure  de  la  prière;  nous  montâmes  l'escalier  de 
la  mosquée  jusqu'au  parvis,  qu'il  eût"  été  dangereux  de 
franchir.  La  foule  était  considérable,  et  l'enceinte,  trop 
étroite,  ne  pouvait  contenir  tous  les  fidèles.  —  Une  monta- 
gne de  babouches,  de  souliers  et  de  savates  s'élevait  à  la 
porte  du  temple,  et  trois  rangs  de  dévots  alignés  sous  le 
portique  aux  arcades  découpées  en  cœur  suivaient,  le  visage 
tourné  vers  la  Mecque,  la  liturgie  pratiquée  à  l'intérieur  par 
le  mollah.  Quelle  que  soit  leur  croyance,  des  hommes  qui 
adorent  Dieu  dans  la  sincérité  de  leur  âme  ne  doivent  pré- 
senter rien  de  ridicule;  cependant  les  évolutions  pieuses 
de  ces  bons  musulmans,  exécutées  comme  la  charge  en  douze 
temps  sous  le  bâton  d'un  caporal  prussien,  me  semblaient, 
malgré  moi,  passablement  étranges. —  J'avais  beau  me  dire 
que  nos  cérémonies  catholiques  devaient  leur  paraître  réci- 
proquement baroques,  j'eus  bien  de  la  peine  à  m'empêcher 
de  rire  lorsque,  se  précipitant  tous  le  nez  en  avant,  ils  offri- 
rent, sur  trois  rangs  de  profondeur,  une  perspective  à  char- 
mer les  matassins  de  Molière.  Rien  ne  peut  être  grotesque 
aux  yeux  de  celui  qui  a  tout  fait;  mais  je  crois  que  si  j'étais 
Dieu,  mes  dévots  me  feraient  trouver  mon  culte  si  risible 
que  je  supprimerais  ma  religion. 

Au  sortir  de  la  mosquée,  noue  allâmes  à  l'église  grecque, 
qui  était  toute  tendue  de  calicot  rouge  d'un  effet  assez  affreux 
et  barbouillée  de  fresques  modernes  peintes  par  des  vitriers 
italiens.  Cela  ressemblait  assez  au  salon  de  Momus  ou  à 


60  CONSTANTINOPLE. 

quelque  salle  de  bal  de  la  banlieue.  Un  prêtre,  avec  force 
gestes  et  force  cris,  débitait,  du  haut  d'une  chaire,  un  ser- 
mon en  grec  moderne,  très-édinant  sans  doute,  mais  donjt 
il  nous  était  impossible  de  profiter.  Dans  le  cloître  extérieur, 
je  remarquai  sur  la  muraille  une  plaque  commémorative  à 
la  mémoire  de  Clément  Boulanger,  le  peintre  de  la  Proces- 
sion du  Corpus  domini,  de  la  Tarasque,  et  de  la  Fontaine 
de  Jouvence,  mort  il  y  a  quelques  années  dans  une  expédi- 
tion scientifique  aux  ruines  d'Éphèse.  La  tombe  d'un  com- 
patriote à  l'étranger  a  quelque  chose  de  particulièrement 
triste,  soit  par  un  retour  d'égoïsme  humain,  soit  par  la  pen- 
sée que  la  terre  barbare  est  plus  lourde  aux  os  qu'elle  re- 
couvre. —  J'avais  connu  Clément  Boulanger,  et  la  vue  ino- 
pinée de  cette  inscription  funèbre  me  causa  une  impres- 
sion plus  douloureuse  qu'à  tout  autre. 

Une  sortie  d'opéra  ou  d'église  est  un  endroit  très-com- 
mode pour  passer  en  revue  le  beau  sexe  (style  empire);  si 
l'on  voit  force  vieilles  ridées,  jaunies,  momifiées,  englou- 
ties dans  des  coiffes  noires,  on  en  est  de  loin  en  loin  dédom- 
magé par  quelque  jeune  tête  pure  et  fraîche  sous  son  tortil 
de  papillon,  de  fleurs  et  de  gaz.  —  Malheureusement  le  cos- 
tume local  s'arrête  là  :  une  robe  en  soie  de  Brousse  ou  de 
Lyon,  un  châle  mis  à  l'européenne,  achèvent  la  toilette.  Les 
élégantes  ont  pour  chapeaux  des  capotes  de  cabriolet  dont 
on  a  retiré  les  roues!  J'ai  cru,  en  outre,  m'apercevoir  que 
la  plupart  de  ces  dames  se  maquillaient,  comme  disent  les 
actrices  et  les  lorettes  de  Paris,  c'est-à-dire  se  composaient 
un  teint  au  pastel  avec  du  blanc,  du  rouge,  du  bleu  et  du 
noir.  Je  ne  hais  pas  ce  badigeonnage  lorsqu'il  s'applique 
sur  une  figure  jeune  et  qu'il  n'est  pas  là  pour  dissimuler 
les  rides. 

En  rôdant  à  pied  à  travers  la  ville,  car  nous  avions  ren- 
voyé nos  ânes,  nous  traversâmes  une  espèce  de  cour  de  re- 


SMYRNE.  61 

fuge,  fondée  par  M.  le  baron  de  Rothschild  en  faveur  des 
pauvres  israélites.  —  Un  berceau,  suspendu  à  deux  arbres 
comm?  un  hamac  indien,  mettait  un  peu  de  grâce  au  mi- 
lieu de  cet  asile  de  la  misère,  de  la  difformité  et  de  la  vieil- 
lesse, cette  infirmité  incurable.  L'enfant  était  recouvert  d'un 
lambeau  de  gaze  pour  le  préserver  des  mouches,  et  sa  petite 
main,  endormie  et  moite  de  la  sueur  du  sommeil,  passait 
seule  hors  du  berceau,  s'agitant  comme  pour  saisir  un  ho- 
iiet  poursuivi  en  rêvo. 

Nous  arrivâmes  ainsi  au  marché  des  Esclaves,  —  une 
cour  entourée  d'arcades  en  ruines  et  de  constructions  effon- 
drées. —  11  n'y  avait  à  vendre  que  deux  jeunes  négresses 
accroupies  tristement  sur  un  mauvais  tapis  et  gardées  par 
leur  maître,  un  drôle  à  physionomie  chafouine  et  rusée.  Dès 
que  nous  mîmes  le  pied  sur  le  seuil,  une  nuée  de  petits  en- 
fants en  guenilles,  dont  les  pauvres  parents  habitent  ces  dé- 
combres, accoururent  au  devant  de  nous  en  nous  deman- 
dant l'aumône  d'une  voix  glapissante. 

L'une  des  deux  négresses  me  toucha  par  l'expression 
inexprimablcment  nostalgique  de  ses  yeux,  et  une  mélanco- 
lie pour  ainsi  dire  animale,  celle  d'une  gazelle  captive;  des 
yeux  européens  ne  sauraient  avoir  ce  regard,  où  la  douleur 
n'est  plus  une  pensée,  mais  un  instinct.  Elle  avait  des  traits 
assez  fins  et  rappelant  le  type  gracieusement  camard  du 
sphinx  et  des  colonnes  cariardes  d'Egypte;  un  teint  d'un 
noir  bleuâtre  avec  une  fleur  sur  le  bord,  comme  les  prunes 
de  Monsieur.  Je  l'aurais  bien  achetée,  si  j'avais  su  qu'en 
faire,  comme  Victor  Hugo  de  son  petit  cochon  rose  dans  la 
grande  rue  des  Boucheries  de  Francfort.  Le  marchand  en 
voulait  deux  cent  cinquante  francs  à  peu  près,  ce  qui  n'é- 
tait pas  bien  cher.  Je  dus  me  contenter  de  lui  donner  quel- 
ques piastres  et  des  sucreries,  qu'elle  reçut  avec  un  geste 
antique,  le  bras  collé  au  corps,  la  paume  de  la  main  ren- 


62  CONSTANTINOPLK 

versée;  ses  doigts,  que  j'effleurai,  étaient  froids  et  doux 
comme  ceux  d'un  singe. 

Fatiguée  de  courir,  notre  petite  troupe  s'installa  devant 
un  café  dans  le  Bezestin,  où  nos  circonvolutions  nous 
avaient  ramenés,  et  nous  restâmes  là  à  voir  défiler  sous  nos 
yeux,  j'usqu'à  l'heure  du  départ,  la  procession  bizarrée  des 
Turcs,  des  Persans,  des  Arabes  de  Syrie  el  d'Afrique,  des 
Arméniens,  des  Kurdes,  des  latars,  des  Juifs,  dans  des  cos- 
tumes quelquefois  splendides,  souvent  déguenillés,  mais 
toujours  pittoresques.  Jamais  kaléidoscope  plus  varié  ne 
tourna  sous  un  œil  curieux,  et  nous  vîmes  là,  en  une  heure, 
représentés  par  des  échantillons  authentiviues,  t«us  les 
types  de  l'Orient,  sans  en  excepter  l'Inde.  Je  vous  ferais 
bien  do  chacun  de  ces  personnages  une  description  détail- 
lée, si  je  n'avais  peur  de  n'être  pas  rendu  à  temps  à  bord 
du  Léonidas;  mais  nous  les  reverrons  à  Constanlioople,  où 
je  compte  faire  un  séjour  assea  prolongé. 


LA  TROADE,  LES  DARDANELLKB 


Oueï  regret  de  T'iitter  si  vite  Smyrne,  cette  ville  à  h 
grâce  asiatique  et  voluptueuse  !  Tout  en  me  hâtant  vers  ie 
canot,  mon  regard  plongeait  avidement  par  les  portes  en- 
trouvertes qui  laissaient  voir  des  cours  pavées  de  marbre, 
rafraîchies  de  fontaines  comme  les  patios  d'Andalousie,  et 
des  jardins  verdoyants,  oasis  de  calme  et  d'ombre  qu'em- 
bellissaient de  charmantes  jeunes  filles  en  peignoir  blanc  ou 
de  couleurs  tendres,  la  tête  ornée  de  l'élégante  coiffure  grec- 
que, et  groupées  à  souhait  pour  le  peintre  ou  le  poëte.  Ce 
regret  s'adresse  aux  belles  rues  de  la  ville,  à  la  rue  des 
Roses  et  à  celles  qui  l'avoisinent;  car  dans  le  quartier  juif 
et  dans  certaines  portions  du  quartier  turc  régnent  une  mi- 
sère iyordide,  un  délabrement  hideux.  La  justice  me  force  de 
ne  pas  dissimuler  ce  revers  de  la  médaille. 

Malgré  sa  haute  antiquité,  puisqu'elle  existait  déjà  du 
temps  d'Homère,  Smyrne  ne  renferme  qu'un  très-petit 


84  CONSTANTINOPLE. 

nombre  de  débris  de  sa  splendeur  première  ;  —  je  n'y  vis, 
pour  ma  part,  d'autres  ruines  antiques  que  trois  ou  quatre 
grosses  colonnes  romaines  dépassant  les  frêles  constructions 
modernes  qui  les  entouraient  Ces  colonnes  frustes,  restes 
d'un  temple  de  Jupiter  ou  de  la  Fortune,  je  ne  sais  trop  le- 
quel, sont  d'un  bel  effet  et  doivent  avoir  exercé  la  sagacité 
des  érudits;  je  n'ai  fait  que  les  apercevoir  du  haut  d'un  âne 
en  passant,  ce  qui  ne  me  permet  pas  d'émettre  un  avis  rai- 
sonné. 

Le  rivage  d'Asie  est  beaucoup  moins  aride  que  celui  d'Eu- 
rope, et  je  restai  sur  le  pont  tant  que  le  jour  me  permit  de 
distinguer  les  contours  de  la  terre. 

Le  lendemain,  quand  l'aurore  parut,  nous  avions  dépassé 
Mélelin,  l'antique  Lesbos,  la  patrie  de  Sapho,  la  Cythère  de 
cet  étrange  amour  dont  l'homme  était  banni,  et  qui  compte 
encore  aujourd'hui  plus  d'une  prêtresse.  Une  terre  assez 
plate  se  déployait  devant  nous,  à  notre  droite  :  c'était  la 
Troade  : 

Campos  ubi  Troja  fuit, 

le  sol  même  de  la  poésie  épique,  le  théâtre  des  immortelles 
épopées,  le  lieu  sacré  deux  fois  par  le  génie  grec  et  par  le 
génie  latin,  par  îiomère  et  par  Virgile.  C'est  une  impres- 
sion étrange  de  se  trouver  ainsi  en  plein  poëme  et  en  pleine 
mythologie.  Gomme  Enée  racontant  son  histoire  à  Didon  du 
haut  de  son  lit  élevé,  je  puis  dire  du  haut  du  tillac  et  avec 
plus  de  vérité  encore  : 


Est  in  conspectu  Tenedos. 


car  voila  l'île  dont  se  sont  élancés  les  serpents  qui  ont  noue 
dans  leurs  replis  l'infortuné  Laocoon  et  ses  fils,  et  fourni  le 
sujet  d'un  des  chefs-d'œuvre  de  la  statuaire,  Ténédos,  sur 


LA  TROADE,  LES  DARDANELLES.  65 

laquelle  règne  puissamment  Phœbus  Apollon,  le  dieu  à  Tare 
d'argent  invoqué  par  Chrysès;  et,  plus  loin, voilà  la  plage  que 
Protésilas.  ïa  première  victime  de  cette  guerre  qui  devait 
détruire  un  peuple,  teignit  de  son  sang  comme  d'une  liba- 
tion -propitiatoire.  Cet  amas  3^  décombres  douteux  qu'on 
devine  dans  le  lointain,  ce  sont  les  portes  Scées,  par  où  sor- 
tait Hector,  coiffé  de  ce  casque  à  l'aigrette  rouge  dont  s'ef- 
frayait le  petit  Astyanax,  et  devant  lesquelles  s'asseyaient  à 
l'ombre  les  vieillards  par  qui  Homère  fait  saluer  la  beauté 
d'Hélène;  cette  montagne  sombre,  revêtue  d'un  manteau 
de  forêts  qui  se  dresse  à  l'horizon,  c'est  l'Ida,  la  scène  du 
jugement  de  Paris,  où  les  trois  déesses  rivales,  Hérè  aux 
bras  de  neige,  Pallas  Athénè  aux  yeux  vert-oe-mer,  et 
Aphrodite  au  ceste  magique,  posèrent  nues  devant  l'heureux 
berger;  où  Anchise  connut  l'ivresse  d'un  hymen  céleste,  et 
rendit  Vénus  mère  d'Énée.  La  flotte  des  Grecs  était  rangée 
le  long  de  ce  rivage,  sur  lequel  s'appuyait  la  proue  des 
noirs  vaisseaux  à  moitié  tirés  sur  le  sable.  L'exactitude 
d'Homère  ressort  avec  évidence  de  chaque  détail  du  terrain  ; 
un  stratégistey  pourrait  suivre,  Ylliadeeu  main,  toutes  les 
opérations  du  siège 

Pendant  que,  rappelant  mes  souvenirs  classiques,  je  re- 
garde la  Troade,  Stalimène,  l'ancienne  Lemnos,  qui  reçut 
dans  sa  chute  Ephaïstos  précipité  du  ciel,  sort  de  la  mer  et 
découpe  derrière  moi  ses  promontoires  jaunâtres.  Je  vou- 
drais être  comme  Janus  et  avoir  deux  faces.  C'est  bien  peu, 
vraiment,  que  deux  yeux,  et  l'homme  est  bien  inférieur  sous 
ce  rapport  à  l'araignée,  qui  en  a  huit  mille,  selon  Leuven- 
hoeck  et  Swammerdam.  Je  détourne  la  tête  un  instant  pour 
jeter  un  coup  d'œil  à  l'île  volcanique  où  se  forgeaient  les 
armes  à  l'épreuve  des  héros  favorisés  des  dieux,  et  ces  tré- 
pieds d'or,  vivants  esclaves  de  métal,  qui  servaient  les 
Olympiens  dans  leurs  demeures  célestes,  et  voici   que  le 

4 


66  CONSTANTINOPLE 

capitaine  me  tire  par  la  manche  pour  ne  montrer  sur  le  ri- 
vage troyen  un  tertre  arrondi,  une  colline  conique  dont  la 
forme  régulière  atteste  la  main  de  l'homme.  Ce  tumulus  re- 
couvre Antiloque,  fils  de  Nestor  et  d'Eurydice,  le  premier 
Grec  qui  tua  un  Troyen  à  l'ouverture  du  siège  et  qui  périt 
lui-même  de  la  main  d'Hector,  en  parant  un  coup  que 
Memnon  portait  à  son  père.  Antiloque  repose-t-il  véritable- 
ment sous  cette  butte?  diront  sans  doute  les  critiques  épilo- 
gueurs.  —  La  tradition  l'affirme,  et  pourquoi  la  tradition 
mentirait-elle. 

En  avançant,  l'on  découvre  encore  deux  tiimuli,  non  loin 
d'un  petit  village  appelé  Yeni-Scheyr,  reconnaissable  à  une 
rangée  de  neuf  moulins  à  vent,  pareils  à  ceux  de  Syra.  Le 
premier  en  venant  de  Smyrne,  et  le  plus  rapproché  du  bord 
de  la  mer,  est  le  tombeau  de  Patrocle,  l'ami  de  cœur,  le 
frère  d'armes,  le  compagnon  inséparable  d'Achille.  Là 
fut  dressé  ce  bûcher  gigantesque  arrosé  du  sang  d'innom- 
brables victimes,  où  le  héros,  ivre  de  douleur,  jeta  quatre 
chevaux  de  prix,  deux  chiens  de  race  et  douze  jeunes 
Troyens  immolés  de  sa  main  aux  mânes  de  son  ami,  et  au- 
tour duquel  l'armée  en  deuil  célébra  des  jeux  funèbres  qui 
durèrent  plusieurs  jours.  Le  second,  plus  reculé  dans  l'in- 
térieur des  terres,  est  le  tombeau  d'Achille  lui-même.  Du 
moins,  tel  est  le  nom  qu'on  lui  donne.  D'après  la  tradition 
homérique,  les  cendres  d'Achille  furent  mêlées  à  celles  de 
Patrocle  dans  une  urne  d'or,  et,  par  conséquent,  les  deux 
grands  amis,  inséparables  dans  la  vie,  le  furent  encore  dans 
la  mort.  Les  dieux  s'émurent  du  trépas  du  héros;  Thétis 
sortit  de  la  mer  avec  un  chœur  plaintif  de  néréides;  les  neuf 
muses  pleurèrent  et  entonnèrent  des  chants  de  douleur  au- 
tour du  lit  funèbre,  et  les  plus  braves  de  l'armée  exécutèrent 
des  jeux  sanglants  en  l'honneur  du  héros.  Ce  tumulus  doit 
être  celui  de  quelque  autre  chef  grec  ou  troyen,  d'Hector, 


LA  TROADE,  LES  DARDANELLES.  67 

probablement.  Du  temps  d'Alexandre,  on  connaissait  encore 
remplacement  de  la  tombe  du  héros  de  l'Iliade,  car  le  con-  * 
quéram  de  l'Asie  s'y  arrêta  en  disant  qu'Achille  était  bien 
heureux  d'avoir  eu  un  ^mi  tel  que  Patrocle  et  un  poëte  tel 
qu'Homère.  Lui  n'eut  qu'Éphestion  et  Quinte -Curce,  el 
pourtant  ses  exploits  dépassèrent  ceux  du  fils  de  Pelée;  eî 
cette  fois  l'histoire  l'emporta  sur  la  mythologie. 

Pendant  que  je  discours  sur  la  géographie  homérique  et 
les  héros  de  Y  Iliade,  pédanterie  bien  innocente  et  bien  par- 
donnable en  face  de  Troie,  leLéonidas  continue^  marche, 
un  peu  contrariée  par  un  vent  du  nord  soufflant  de  la  mer 
Noire,  et  s'avance  vers  le  détroit  des  Dardanelles,  défendu 
par  deux  châteaux  forts,  l'un  sur  îa  rive  d'Asie,  l'autre  sur 
la  rive  d'Europe.  Leurs  feux  croisés  barrent  l'entrée  du 
détroit  et  en  rendent  l'accès  sinon  impossible,  du  moins 
très-difficile  à  toute  flotte  ennemie.  Pour  en  finir  avec  la 
Troade,  disons  qu'au  delà  d'Yeni-Scheyr  se  dégorge  dans  le 
Bosphore  un  cours  d'eau  qu'on  prétend  être  le  Simoïs,  et 
d'autres  disent  le  Granique. 

L'Hellespont,  ou  mer  d'Hellé,  est  très-étroit';  on  croirait 
plutôt  naviguer  sur  un  grand  fleuve  à  son  embouchure  que 
sur  une  mer  véritable.  Sa  largeur  ne  dépasse  pas  celle  de  la 
Tamise  vers  Gravesend.  Comme  le  vent  était  favorable  pour 
débusquer  dans  la  mer  Egée,  nous  traversions  une  vraie 
foule  de  navires  qui  venaient  à  nous  toutes  voiles  dehors,  et 
de  loin  ressemblaient,  avec  leurs  bonnettes  basses,  à  des 
silhouettes  de  femmes  portant  un  seau  de  chaque  main  et 
se  dandinant  dans  leur  marche.  Cette  comparaison,  si  natu- 
relle, qu'elle  vint  à  la  fois  à  plusieurs  personnes  sur  le  pont, 
me  paraît  absurde  maintenant  que  je  l'écris,  et  le  paraîtra 
sans  doute  davantage  à  ceux  qui  me  liront,  et  cependant 
elle  est  très-juste. 

Le  rivage  d'Europe,  que  nous  serrions  de  plus  près,  con- 


68  CONSTANTmCPLE. 

sisie  en  collines  abruptes  tachetées  de  quelques  plaques  de 
végétation  d'un  aspect  assez  aride  et  monotone  ;  le  rivage 
d'Asie  est  beaucoup  plus  riant  et  présente,  j'ignore  pour- 
quoi, une  apparence  de  verdure  septentrionale  qui,  d'après 
les  idées  reçues,  conviendrait  plutôt  à  l'Europe.  A  un 
certain  moment,  nous  étions  si  près  du  bord,  que  nous  dis- 
cernions cinq  cavaliers  turcs  cheminant  sur  un  petit  sentier 
tendu  au  bas  de  la  falaise  comme  un  mince  ruban  jaune.  Ils 
nous  servirent  d'échelle  pour  nous  rendre  compte  de  la 
hauteur  de  la  côte,  beaucoup  plus  élevée  que  nous  ne  l'au- 
rions cru.  C'est  vers  cet  endroit  que  Xercès  fit  jeter  le  pont 
destiné  au  passage  de  son  armée  et  fouetter  la  mer  irrespec- 
tueuse qui  avait  eu  l'inconvenance  de  le  rompre.  Jugée  sur 
la  place,  cette  entreprise,  citée  dans  tous  les  recueils  de 
morale  comme  le  comble  de  la  folie  humaine  et  le  délire 
de  l'orgueil,  semble,  au  contraire,  fort  raisonnable.  On 
pense  aussi  que  Sestos  et  Abydos,  illustrés  par  les  amours 
d'Héro  et  de  Léandre,  étaient  situés  à  peu  près  à  cette  hau- 
teur où  l'Hellespont  rétréci  n'a  que  huit  cent  soixante-quinze 
pas  de  large. 

Lord  Byron,  comme  on  sait,  renouvela  sans  être  amou- 
reux l'exploit  natatoire  de  Léandre  ;  mais,  au  lieu  de  Héro 
élevant  sur  la  rive  son  flambeau  comme  un  phare,  il  ne 
trouva  que  la  fièvre.  Il  mit  à  faire  le  trajet  une  heure  dix 
minutes,  et  se  montrait  plus  fier  de  cette  prouesse  que  d'a- 
voir fait  Child-Harold  ou  le  Corsaire,  amour-propre  de 
nageur  que  concevront  tous  ceux  qui  ont  piqué  proprement 
une  tête  au  bain  Deligny  et  pu  prétendre  aux  honneurs  du 
caleçon  rouge. 

On  s'arrêta  un  instant,  mais  sans  faire  escale,  devant  une 
ville  au-dessus  de  laquelle  flottaient  les  étendards  des  con- 
sulats de  plusieurs  nations,  et  qu'animaient  les  roues  des 
moulins  à  vent  tournant  avec  furie;  en  dehors  de  la  ville, 


LA  TROADE,  LES  DARDANELLES.  69 

la  plage  était  mamelonnée  de  tentes  blanches  et  vertes  sous 
lesquelles  campaient  des  troupes.  Je  ne  vous  dirai  pas  pré- 
cisément le  nom  de  cet  endroit,  attendu  que  chaque  per- 
sonne à  qui  je  l'ai  demandé  m'en  a  désigné  un  différent, 
ce  qui  est  très-ordinaire  dans  un  pays  où,  au  nom  grec 
primitif,  se  superpose  le  nom  latin  recouvert  par  le  nom  turc, 
le  tout  badigeonné  par  le  nom  franc  pour  plus  grande  clarté; 
cependant,  je  pense  que  c'était  Chanak-Kalessi,  que  nous 
autres  Européens  nous  traduisons  librement  par  Darda- 
nelles. ' 

Le  vent,  le  courant,  le  peu  d'étendue  du  bassin  rendaient 
les  eaux  clapoteuses,  et  de  petites  lames  courtes  berçaient 
assez  rudement  une  barque  à  plusieurs  rameurs  qui  tâchait 
d'accoster  le  Léonidas,  arrêté  pour  l'attendre  au  milieu  du 
Bosphore.  Cette  barque  portait  un  pacha  se  rendant  à  Galli- 
poli,  à  l'entrée  de  la  mer  de  Marmara.  C'était  un  gros 
homme,  d'encolure  épaisse,  à  figure  large  et  grasse,  mais 
fine  sous  son  empâtement.  Il  était  vêtu  de  l'affreux  costume 
du  Nizam,  le  fez  rouge  et  la  redingote  bleue  boutonnée 
droit;  une  suite  nombreuse  s'empressait  autour  de  lui,  in- 
tendant, secrétaires,  porte-pipes  et  autres  menus  officiers, 
sans  compter  les  cawas  et  les  domestiques.  Tout  ce  monde 
déplia  des  tapis,  déroula  des  matelas,  et  s'accroupit  dessus; 
les  mieux  élevés  s'assirent  sur  les  bancs,  et  se  contentèrent 
de  tenir  un  de  leurs  pieds  dans  une  de  leurs  mains,  pour 
se  donner  une  contenance. 

Les  bagages  étaient  curieux.  C'étaient  des  narghilés  en- 
fermés dans  des  écrins  de  maroquin  rouge,  des  paquets  de 
tuyaux  de  cerisier  et  de  jasmin,  des  corbeilles  revêtues  de 
cuir  en  façon  de  malles,  gaufrées  d'or  autour  des  serruers 
et  piquées  des  plus  jolis  dessins,  des  rouleaux  de  tapis  de 
Perse  et  des  tas  de  carreaux.  Il  y  avait  dans  cette  bande  des 
types  assez  bizarres,  entre  autres  un  jeune  garçon  obèse, 

4. 


70  CONSTANTINOPLE. 

tout  blond,  tout  joufflu,  tout  rose,  qui  avait  l'air  d'un 
énorme  baby  anglais  travesti  en  turc,  et  un  Grec  maigre, 
pointu,  anguleux,  à  museau  de  renard,  perdu  dans  une 
longue  robe  de  drap  cannelle  bordée  de  fourrure,  comme 
les  dolimans  avec  lesquels  on  joue  Bajazet  au  théâtre  de  la 
rue  Richelieu;  ils  enfermaient  le  gros  pacha  comme  entre 
deux  parenthèses  et  semblaient  jouir,  à  titres  différents,  delà 
faveur  du  maître;  les  costumes  de  la  canaille  inférieure 
avaient  conservé  leur  caractère  :  les  grandes  ceintures 
bourrées  d'armes,  les  gilets  galonnés,  les  vestes  à  soutaches 
et  à  coudes  éclatants,  les  belles  physionomies  de  bandits 
Arnautes  ou  Albanais  qui  font  la  joie  des  peintres  et  le  dés- 
espoir des  fabricants  de  tissus  imperméables  en  caoutchouc 
et  gutta-percha;  ainsi  vêtus,  les  esclaves  avaient  l'air  de 
princes  orientaux,  et  leurs  maîtres  de  domestiques  de  place 
sans  ouvrage. 

Comme  on  était  dans  le  Ramadan,  ni  maîtres  ni  esclaves 
ne  touchèrent  à  leurs  chiboucks,  et  se  contentèrent,  pour 
passer  le  temps,  de  dormir  ou  de  tourner  entre  leurs  doigts 
les  grains  de  leurs  chapelets. 

De  la  mer  de  Marmara  proprement  dite,  je  ne  saurais 
vous  faire  un  grand  détail,  attendu  qu'il  faisait  nuit  lors- 
que nous  la  traversâmes,  et  que  je  dormais  au  fond  de  ma 
cabine,  fatigué  par  une  faction  de  quatorze  heures  sur  le 
pont.  Au-dessus  de  Gallipoli  elle  s'évase  et  s'élargit  consi- 
dérablement, pour  s'étrangler  encore  à  Constantinople.  On 
déposa  le  pacha  et  sa  suite  à  Gallipoli,  dont  les  minarets  an* 
paraissaient  confusément  dans  l'ombre  du  so&r.  Quand  parut 
le  jour,  du  côté  de  l'Asie,  l'Olympe  de  Bithynie,  glacé  de 
neiges  éternelles,  s'élevait  dans  les  vapeurs  rosées  du  ma- 
matin,  avec  des  reflets  de  gorge-de-pigeon  et  des  miroite- 
ments argentés. —  Le  rivage  d'Europe,  infiniment  moins 
accidenté,  était  tacheté  de  franges  de  maisons  blanches  et 


LA  TROADE,  LES  DARDANELLES.  71 

île  massifs  do  verdure,  au-dessus  desquelles  se  haussaient 
de  longues  cheminées  de  briques,*  obélisques  de  l'industrie, 
dont  la  brique  vermeille  imite  assez  bien,  de  loin,  le  granit 
rose  d^gypte.  Si  je  ne  craignais  d'être  accusé  de  vouloir 
faire  du  paradoxe,  je  dirais  que  toute  cette  partie  m'a  rap- 
pelé l'aspect  de  la  Tamise,  entre  l'île  des  Chiens  et  Green 
wich  ;  le  ciel,  très-laiteux,  très-opalin,  presque  blanc  et  noyé" 
d'une  brume  transparente,  ajoutait  encore  à  l'illusion  ;  il 
me  semblait  aller  à  Londres  sur  le  paquebot  de  Boulogne, 
et  il  faut,  pour  me  détromper,  le  pavillon  rouge  à  croissant 
d'argent  que  nous  avons  hissé  à  notre  mât  depuis  notre  en- 
trée dans  les  Dardanelles. 

Dans  le  lointain  bleuit  l'Archipel  des  Iles-des-Princes, 
espèces  d'Iles-d'Hyères  de  Constantinople,  où  l'on  va  le  di- 
manche en  partie  de  plaisir;  encore  quelques  minutes,  et 
Stamboul  va  nous  apparaître  dans  toute  sa  splendeur.  Déjà, 
sur  la  gauche,  à  travers  la  gaze  d'argent  du  brouillard, 
jaillissent  les  flèches  de  quelques  minarets  ;  le  Château  des 
Sept-Tours,  où  l'on  enfermait  autrefois  les  ambassadeurs, 
hérisse  ses  tours  massives  reliées  entre  elles  par  des  murailles 
crénelées;  il  baigne  du  pied  dans  la  mer  et  s'adosse  à  la 
colline;  c'est  de  lui  que  part  l'ancien  rempart  qui  entoure 
la  ville  jusqu'à  Eyoub.  Les  Turcs  l'appellent  Yedi-Kulé, 
et  les  Grecs  le  nommaient  Heptapurgon.  Sa  construction 
remonte  aux  empereurs  byzantins.  11  fut  commencé  par 
Zenon  et  fini  par  les  Comnènes.  Vu  de  la  mer,  il  semble  en 
mauvais  état  et  près  de  tomber  eu  ruines;  toutefois  il  pro- 
duit un  bel  effet  avec  ses  formes  lourdes,  ses  tours  trapues, 
ses  murs  épais,  son  aspect  de  bastille  et  de  forteresse- 

Le  Léonidas,  ralentissant  sa  marche  pour  ne  pas  arfiver 
de  trop  bonne  heure,  rase  la  pointe  du  sérail  ;  c'est  une 
suite  de  longues  murailles  blanchies  à  la  chaux,  découpant 
leurs  créneluressurdes  rideaux  de  térébint^s  et  de  cyprès, 


72  CONSTANTINOPLK. 

de  cabinets  aux  fenêtres  treillissées,  de  kiosques  aux  toit» 
en  saillie,  sans  symétrie  aucune  ;  il  y  a  loin  de  là  aux  ma- 
gnificences des  Mille  et  une  Nuits  que  ce  seul  mot  de  sérail 
fait  rêver  aux  imaginations  les  plus  paresseuses,  et  il  faut 
avouer  que  ces  boîtes  de  bois  à  grillages  serrés,  qui  enfer- 
ment les  beautés  de  Géorgie,  de  Circassie  et  de  Grèce,  hou- 
ris  de  ce  paradis  de  Mahomet  dont  le  padischa  est  le  dieu, 
ressemblent  furieusement  à  des  cages  à  poulets.  Nous  con- 
fondons malgré  nous  l'architecture  arabe  et  l'architecture 
turque,  qui  n'ont  aucun  rapport,  et  nous  faisons  involontai- 
rement de  tout  sérail  un  alhambra,  ce  qui  est  fort  loin  de 
la  réalité.  Ces  observations  refroidissantes  n'empêchent  pas 
le  vieux  sérail  de  présenter  un  aspect  agréable,  avec  sa 
blancheur  étincelante  et  sa  verdure  sombre,  entre  le  ciel 
clair  et  l'eau  bleue  dont  le  courant  rapide  lave  ses  murailles 
mystérieuses. 

On  nous  fit  remarquer  en  passant  un  plan  incliné  jail- 
lissant d'une  ouverture  de  la  muraille  et  se  projetant  en 
montagne  russe  au-dessus  de  la  mer.  C'est  par  là,  dit-on, 
qu'on  faisait  glisser  dans  le  Bosphore  les  odalisques  infi- 
dèles ou  qui  avaient  déplu  au  maître,  pour  un  motif  quel- 
conque, enveloppées  d'un  sac  renfermant  un  chat  et  un 
serpent.  Combien  de  corps  charmants  a  promenés  cette  eau 
bleue  et  profonde,  au  courant  impétueux!  Maintenant,  les 
mœurs  se  sont  beaucoup  épurées  ou  adoucies,  car  l'on  n'en- 
tend plus  parler  de  ces  barbares  exécutions.  Après  cela,  la 
légende  est  peut-être  fausse,  et  je  ne  me  porte  nullement 
pour  garant,  de  son  authenticité.  Je  la  raconte  sans  critique; 
si  elle  n'est  pas  vraie,  elle  a  du  moins  la  couleur  locale. 

La  pointe  du  sérail  est  doublée;  le  Lêonidas  s'arrête  à 
l'entrée  de  la  Corne-d'Or.  Un  panorama  merveilleux  se  dé- 
ploie sous  mes  yeux  comme  une  décoration  d'opéra  dan* 
une  pièce  féerique.  La  Corne-d'Or  est  un  golfe  dont  le  vieux 


IA  TRÛADE,  LES  DARDANELLES.  73 

serai!  et  l'échelle  de  Top'Ilané  forment  les  deux  caps,  et  qui 
s'enfonce  à  travers  la  ville,  bâtie  en  amphitéâtre  sur  ses 
deux  rives,  jusqu'aux  eaux  douces  d'Europe,  et  à  l'embou- 
chure du  tfarbysés.  petit  fleuve  qui  s'y  jette.  Son  nom  de 
Corne-d'Or  vient  sans  doute  de  ce  qu'il  représente  pour  la 
ville  une  véritable  corne  d'abondance,  par  la  facilité  qu'il 
donne  aux  navires,  au  commerce  et  aux  constructions  na- 
vales. 

En  attendant  que  nous  puissions  descendre  à  terre,  fai- 
sons un  léger  croquis  au  crayon  du  tableau  que  nous  pein- 
drons plus  tard.  A  droite,  au  delà  de  la  mer,  blanchit  un 
immense  bâtiment  percé  régulièrement  de  plusieurs  rangées 
de  fenêtres  et  flanqué  à  ses  angles  d'espèces  de  tourelles 
surmontées  de  hampes  de  drapeaux  :  c'est  une  caserne,  le 
bâtiment  le  plus  considérable,  mais  non  le  plus  caractéristique 
de  Scutari,  désignation  turque  de  ce  faubourg  asiatique  de 
Constantinople  qui  se  déploie,  en  remontant  du  côté  de  la 
mer  Noire,  sur  l'emplacement  de  l'ancienne  Chrysopolis, 
dont  il  ne  reste  aucun  vestige. 

Un  peu  plus  loin,  au  milieu  de  l'eau,  s'élève,  sur  un  îlot 
de  rochers,  un  phare  éclatant  de  blancheur,  qu'on  appelle 
la  Tour  de  Léandre  ou  encore  la  Tour  de  la  Fille,  quoique 
l'endroit  ne  se  rapporte  en  rien  à  la  légende  des  deux  amants 
célébrés  par  Musée.  Cette  tour,  d'une  forme  assez  élégante 
et  que  la  pureté  de  la  lumière  fait  paraître  d'albâtre,  se  dé- 
tache admirablement  du  ton  d'azur  foncé  de  la  mer. 

A  l'entrée  de  la  Corne-d'Or,  Top'Hané  s'avance,  avec  son 
débarcadère,  sa  fonderie  de  canons  et  sa  mosquée  au  dôme 
hardi,  aux  sveltes  minarets,  bâtie  par  le  sultan  Mahmoud. 
Le  palais  de  l'ambassade  de  Russie  dresse,  au-dessus  des 
toits  de  tuiles  rouges  et  des  touffes  d'arbres,  sa  façade  or- 
gueilleusement dominatrice,  qui  force  le  regard  et  semble 
s'emparer  de  la  ville  par  avance,  tandis  que  les  palais  dp? 


U  CONSTANTINOPLE. 

autres  ambassades  se  contentent  d'une  apparence  plus  mo- 
deste. La  tour  de  Galata,  quartier  occupé  par  le  commerce 
franc,  s?élève  du  milieu  des  maisons,  coiffée  d'un  bonnet 
pointu  de  cuivre  vert-de-grisé,  et  domine  les  anciennes  mu- 
raille génoises  tombant  en  ruines  à  ses  pieds.  Péra,  la  rési- 
dence des  Européens,  étage  au  sommet  de  la  colline  ses 
cyprès  et  ses  maisons  de  pierre,  qui  contrastent  avec  les 
baraques  de  bois  turques  et  s'étendent  jusqu'au  grand  champ 
des  Morts. 

La  pointe  du  Sérail  forme  l'autre  cap,  et  sur  cette  rive  se 
déploie  la  ville  de  Constantinople  proprement  dite.  Jamais 
ligne  plus  magnifiquement  accidentée  n'ondula  entre  le 
ciel  et  l'eau  :  le  sol  s'élève  à  partir  de  la  mer,  et  les  con- 
structions se  présentent  en  amphithéâtre,  les  mosquées,  dé- 
passant cet  océan  de  verdure  et  de  maisons  de  toutes  cou- 
leurs, arrondissent  leurs  coupoles  bleuâtres  et  dardent  leurs 
minarets  blancs  entourés  de  balcons  et  terminés  par  une 
pointe  aiguë  dans  le  ciel  clair  du  matin,  et  donnent  à  la 
ville  une  physionomie  orientale  et  féerique  à  laquelle  con- 
tribue beaucoup  la  lueur  argentée  qui  baigne  leurs  contours 
vaporeux.  Un  voisin  officieux  nous  les  nomme  par  ordre  en 
partant  du  Sérail  et  en  remontant  vers  le  fond  de  la  Corne- 
d'Or:  Sainte-Sophie,  Saint-Iréné,  Sultan-Achmet,  Osmanieh, 
Sultan-Bayezid,  Solimanieh,  Sedja-Djamissi,  Sultan-Moham- 
med II,  Sultan-Sélim.  Au  milieu  de  tous  ces  minarets,  der- 
rière la  mosqué  de  Bayezid,  se  dresse,  à  une  prodigieuse 
hauteur,  la  tour  du  Séraskier,  d'où  l'on  signale  les  incendies. 

Trois  ponts  de  bateaux  rejoignent  les  deux  rives  de  la 
Corne-d'Or,  et  permettent  une  communication  incessante 
entre  la  ville  turque  et  ses  faubourgs  aux  populations  bi- 
garrées. —  La  principale  rue  de  Galata  aboutit  au  premier 
de  ces  points.  Mais  n'anticipons  pas  sur  ces  détails,  qui  vien- 
dront à  leur  place,  et  bornons-nous  à  l'aspect  général. 


LA  TROADE,  LES  DARDANELLES.        75 

Comme  à  Londres,  il  n'y  a  pas  de  quais  à  Constantinople,  et 
la  ville  plonge  partout  ses  pieds  dans  la  mer;  les  navires  de 
toutes  nations  s'approchent  des  maisons  sans  être  tenus  à 
dislance  respectueuse  par  un  quai  de  granit.  Près  du  pont, 
au  milieu  de  la  Corne-d'Or  et  au  large,  stationnaient  des 
flottilles  de  bateaux  à  vapeur  anglais,  français,  autrichiens, 
turcs  :  omnibus  d'eau,  watermen  du  Bosphore,  cette  Tamise 
de  Constantinople  où  se  concentrent  tout  le  mouvement  et 
toute  l'activité  de  la  ville;  des  myriades  de  canots  et  de 
caïques  sillonnaient  comme  des  poissons  l'eau  azurée  du 
golfe  et  se  dirigeaient  vers  le  Léonidas,  mouillé  à  quelque 
distancedela  douane,  situéeentreGalataetTop'Hané.  Dans  tous 
les  pays  du  monde,  la  douane  a  des  colonnes  et  un  archi- 
trave dans  le  goût  de  l'Odéon.  Celle  de  Constantinople  n'a 
garde  de  manquer  à  l'architectonique  du  genre.  Heureuse- 
ment, les  baraques  qui  l'avoisinent  sont  si  délabrées,  si 
hors  d'aplomb,  si  projetées  en  avant  et  s'épaulent  les  unes 
contre  les  autres  avec  une  nonchalance  si  orientale,  que  cela 
corrige  l'aspect  classique  de  la  douane. 

Comme  à  l'ordinaire,  le  pont  du  Léonidas  fut  couvert  en 
un  instant  d'une  foule  polyglotte  :  c'était  un  ramage  à  n'y 
rien  comprendre  de  turc,  de  grec,  d'arménien,  d'italien,  de  ; 
français  et  d'anglais.  J'étais  assez  embarrassé  au  milieu  de 
ces  charabias  variés,  quoique  j'eusse  avant  de  partir  étudié 
le  turc  de  Covielle  et  de  la  cérémonie  du  Bourgeois  gentil- 
homme, lorsque  apparut,  dans  un  caïque,  comme  un  ange 
sauveur,  la  personne  à  qui  j'étais  recommandé  et  qui  parle 
à  elle  seule  autant  de  langues  que  le  fameux  Mezzofanti; 
elle  envoya  au  diable,  chacune  dans  son  idiome  particulier, 
toutes  les  canailles  qui  m'entouraient,  me  fit  entrer  dans  sa 
barque  et  me  conduisit  à  la  douane,  où  l'on  se  contenta  de 
jeter  un  coup  d'oeil  distrait  sur  ma  maigre  malle,  qu'un 
kammal  chargea  comme  une  diurne  sur  son  large  dos» 


76  CONSTANTINOPLE. 

Le  hammal  est  une  espèce  particulière  à  Constantinople  : 
c'est  un  chameau  à  deux  pieds  et  sans  bosse;  il  vit  de  con- 
combres et  d'eau,  et  porte  des  poids  énormes  par  des  rues 
impraticables,  des  montées  perpendiculaires  et  des  chaleurs 
accablantes.  Au  lieu  de  crochets,  il  porte  sur  les  épaules  un 
coussinet  de  cuir  rembourré  sur  lequel  il  pose  les  fardeaux, 
sous  lesquels  il  marche  tout  courbé,  et  prenant  la  force  dans 
le  col,  comme  les  bœufs.  Son  costume  consiste  en  larges  grè« 
gués  de  toile,  en  une  veste  de  grosse  étoffe  jaunâtre  et  un  fez 
entouré  d'un  mouchoir.  Les  hammals  ont  le  torse  extrême- 
ment développé,  et  souvent,  chose  extraordinaire,  des  jambes 
très-grêles.  On  conçoit  à  peine  comment  ces  pauvres  tibias, 
recouverts  d'une  peau  tannée  et  semblables  à  des  flûtes  dans 
leur  étui,  peuvent  soutenir  des  poids  qui  feraient  plier  des 
Hercules. 

En  suivant  le  hammal,  qui  se  dirigeait  vers  le  logement 
retenu  pour  moi,  je  m'enfonçais  dans  un  dédale  de  rues  et 
de  ruelles  étroites,  tortueuses,  ignobles,  affreusement  pa- 
vées, pleines  de  trous  et  de  fondrières,  encombrées  de  chiens 
lépreux,  d'ânes  chargés  de  poutres  ou  de  gravats,  et  le 
mixage  éblouissant  que  présente  Constantinople  de  loin 
s'évanouissait  rapidement.  Le  Paradis  se  changeait  en 
cloaque,  la  poésie  se  tournait  en  prose,  et  je  me  demandais, 
avec  une  certaine  mélancolie,  comment  ces  laides  masures 
pouvaient  prendre  par  la  perspective  des  aspects  si  sédui- 
sants, une  couleur  si  tendre  et  si  vaporeuse.  Je  gagnai,  sur 
les  talons  de  mon  hammal  et  m'accrochant  au  bras  de  mon 
guide,  la  chambre  qui  m'était  destinée  chez  une  hôtesse 
smyrniote,  copa  syrisca,  comme  celle  de  Virgile,  près  de  la 
grande  rue  de  Péra,  bordée  de  bâtisses  insignifiantes  mais 
de  bon  goût,  dans  le  genre  des  rues  de  troisième  ordrs  de 
Marseille  ou  de  Barcelone. 

J'étaii  venu  de  Paris  en  douze  jours  et  demi,  marchaal 


LA  TROADE,  LES  DARDANELLES.  11 

aussi  vite  que  la  poste,  car  j'ai  pour  principe  dans  mes 
voyages  de  voler  à  tire-d'ailes  au  point  le  plus  éloigné  pour 
en  revenir  ensuite  à  mon  aise;  et  je  m'étais  promis  de  con- 
sacrer ceue  journée  à  un  repos  que  j'avais  bien  mérité; 
mais  la  curiosité  fut  la  plus  forte,  et,  après  quelques  bou- 
chées avalées  à  la  hâte,  n'y  pouvant  plus  tenir,  je  commen- 
çai le  cours  de  mes  pérégrinations  et  me  lançai  au  hasard  à 
travers  la  ville  inconnue,  sans  avoir  la  précaution  d'em- 
porter une  boussole  pour  m'orienter,  comme  avait  coutume 
4e  te  faire  un  de  mes  amis  plein  de  sagacité  et  de  prudence 


VI 


LE  PETIT  CHAMP,  LA  CORNE-D'OR 


Le  logement  qu'on  m'avait  préparé  occupait  le  premier 
étage  d'une  maison  située  à  l'extrémité  d'une  rue  du  quar- 
tier Franc,  le  seul  que  les  Européens  puissent  habiter.  Cette 
rue  va  de  la  grande  rue  de  Péra  au  petit  Champ-des-Morts, 
et  je  ne  vous  la  désigne  pas  plus  clairement,  par  la  raison 
péremptoire  qu'à  Constantinople  les  rues  ne  portent  à  leurs 
angles  aucune  désignation,  ni  turque,  ni  française.  En  ou- 
tre, les  maisons  ne  sont  pas  numérotées,  ce  qui  complique 
la  difficulté.  A  travers  ce  dédale  anonyme,  chacun  se  con- 
duit au  juger  et  se  retrouve  au  moyen  de  ses  remarques 
particulières.  Le  fil  d'Ariane  ou  les  cailloux  blancs  du  Petit- 
Poucet  seraient  ici  fort  utiles  ;  quant  à  émietter  son  pain  sur 
la  route,  il  n'y  faut  pas  penser  :  les  chiens  l'auraient  bientôt 
mangé,  à  défaut  des  oiseaux  du  ciel.  —  A  propos  de  chiens, 
mon  point  de  repère,  pour  connaître  mon  logis  pendant  les 
premiers  jours  qui  suivirent  mon  arrivée,  était  un  grand 


LE  PETIT-CHAMP,  LA  CORNE-D'OR.  79 

trou  creusé  au  milieu  de  la  voie  publique,  et  au  fond  duquel 
une  lice  rogneuse  allaitait  quatre  ou  cinq  petits  avec  une 
sécurité  parfaite  et  un  complet  mépris  des  piétons  et  des  ca- 
valiers. Cependant,  quelques  rues  ont  un  nom  traditionnel 
tiré  du  voisinage  d'un  khan  ou  d'une  mosquée,  et  celle 
où  je  demeurais,  comme  je  l'appris  plus  tard,  s'appelait 
Dervish  Sukak  ;  mais  jamais  ce  nom  n'est  écrit  et  ne  sert  à 
vous  guider. 

Ma  maison  était  construite  en  pierres,  circonstance  que 
l'on  me  fit  beaucoup  valoir  et  qui  n'est  pas  à  dédaigner  dans 
une  ville  aussi  combustible  que  Constantinople.  Pour  plus  de 
sécurité,  une  porte  de  fer,  des  volets  de  tôle  épaisse  se  re- 
pliant par  feuilles,  devaient,  en  cas  d'incendie  du  quartier, 
intercepter  les  flammes  et  les  étincelles,  et  l'isoler  complè- 
tement. J'avais  un  salon  aux  murailles  blanchies  à  la  chaux, 
au  plafond  de  bois  peint  en  gris  et  rechampi  de  filets  bleus, 
meublé  d'un  long  divan,  d'une  table  et  d'un  miroir  de  Ve- 
nise dans  un  cadre  or  et  noir  ;  une  chambre  à  coucher  avec 
un  lit  de  fer  et  une  commode.  Cela  n'avait  rien  d'extrême- 
ment oriental,  comme  vous  voyez;  pourtant  mon  hôtesse 
était  Smyrniote,  et  sa  nièce,  quoique  vêtue  à  l'européenne 
d'un  peignoir  rose,  roulait,  dans  un  masque  pale  serti  de 
cheveux  d'un  noir  mat,  des  yeux  langoureusement  asiati- 
ques. Une  servante  grecque,  très-jolie  sous  le  petit  mouchoir 
tortillé  au  sommet  de  sa  tête,  complétait,  avec  une  sorte  de 
jocrisse  des  Cyclades,  le  personnel  de  la  maison,  et  lui  don- 
nait une  teinte  de  couleur  locale.  La  nièce  savait  un  peu  de 
français,  la  tante  un  peu  d'italien,  au  moyen  de  quoi  nous 
finissions  par  nous  entendre  à  peu  près.  Constantinople  est, 
du  reste,  la  vraie  tour  de  Babel,  et  l'on  s'y  croirait  au  jour 
delà  confusion  des  langues.  La  connaissance  de  quatre  idio- 
mes est  indispensable  pour  les  rapports  ordinaires  de  la  vie  : 
le  grec,  le  turc,  l'italien,  le  français  sont  parlés  dans  Péri 


80  CONSTANTI1NOPLE. 

par  des  gamins  polyglottes.  A  Gonstantinople,  le  célèbre 
Mezzofanti  n'étonnerait  personne;  nous  autres  Français,  qui 
ne  savons  que  notre  langue,  nous  restons  confondue  Jsvant 
cette  prodigieuse  facilité. 

Mon  habitude,  en  voyage,  est  de  me  lancer  tout  seul  à 
travers  les  ville0  à  moi  inconnues,  comme  un  capitaine  Cook 
dans  un  voyage  d'exploration.  Rien  n'est  plus  amusant  que 
de  découvrir  une  fontaine,  me  mosquée,  un  monument 
quelconque,  et  de  lui  assigner  son  vrai  nom  sans  qu'un 
drogman  idiot  vous  le  dise  du  ton  d'un  démonstrateur  de 
serpents  boas;  d'ailleurs,  en  errant  ainsi  à  l'aventure,  on 
voit  ce  qu'on  ne  vous  montre  jamais,  c'est-à-dire  ce  qu'il 
y  a  de  véritablement  curieux  dans  le  pays  que  l'on  visite. 

Coiffé  d'un  fez,  vêtu  d'une  redingote  boutonnée,  le  visage 
bruni  par  le  hâle  de  la  mer,  la  barbe  longue  de  six  mois, 
j'avais  assez  l'air  d'un  Turc  de  la  réforme  pour  ne  pas  attirer 
l'attention  dans  les  rues,  et  je  m'avançai  bravement  vers  le 
Petit-Champ-des-Morts,  —  notant  bien  fe  place  de  ma  mai- 
son et  le  chemin  que  je  prenais,  afin  de  ne  pas  me  perdre. 

Le  Petit-Champ-des-Morts,  que,  pour  abrévier  ou  éviter 
une  idée  mélancolique,  on  appelle  d'ordinaire  le  Petit- 
Champ,  occupe  le  revers  d'une  colline  qui  monte  de  la  rive 
de  la  Corne-d'Or  à  la  crête  de  Péra,  marquée  par  une  ter- 
rasse bordée  de  hautes  maisons  et  de  cafés.  C'est  un  ancien 
cimetière  turc  où  on  n'enterre  plus  depuis  quelques  années, 
soit  parce  qu'il  n'y  a  plus  de  place,  soit  que  les  musulmans 
morts  s'y  trouvent  trop  près  des  giaours  vivants. 

Un  soleil  éclatant  brûlait  de  lumière  cette  pente  hérissée 
de  cyprès  au  noir  feuillage,  au  tronc  grisâtre,  sous  lesquels 
se  dressait  une  armée  de  pieux  de  marbre,  coiffés  de  tur- 
bans coloriés  ;  ces  pieux,  penchés  les  uns  à  droite,  les  au- 
tres à  gauche,  ceux-ci  en  avant,  ceux-là  en  arrière,  selon 
que  le  terrain  avait  cédé  sous  leur  poids,  simulaient  va- 


LE  PETIT-CHAMP,  LA  CORNE-D'OR.  S* 

gnement  une  forme  humaine,  et  rappelaient  ces  jouets 
d'enfants  où  des  forgerons,  dont  la  tête  seule  est  indiquée, 
battent  l'enclume  avec  un  marteau  de  bois  fiché  dans  leur 
ventre  En  plusieurs  endroits,  les  marbres  historiés  de  ver- 
sets du  Koran  avaient  cédé  à  l'action  de  la  pesanteur,  et, 
négligemment  scellés  dans  un  sol  iriable,  s'étaient  renversée 
ou  brisés  en  morceaux.  Quelques-unes  des  colonnes  funé- 
raires étaient  décapitées,  ei  leurs  turbans  gisaient  à  leur  base 
comme  des  têtes  coupées.  On  dit  que  ces  tombes  tronquées 
recouvrent  d'anciens  janissaires  poursuivis  au  delà  du  tré- 
pas par  la  rancune  de  Mahmoud.  Aucune  symétrie  n'est 
observée  dans  ce  cimetière  diffus,  qui  s'avance,  par  une 
pointe  de  cyprès  et  de  tombeaux,  à  travers  les  maisons 
de  Péra.  jusqu'au  Tekké  ou  monastère  des  derviches  tour- 
neurs; deux  ou  trois  chemins  pavés  et  revêtus  de  sou- 
tènements faits  de  débris  de  monuments  funèbres  le  traver- 
sent diagonalement;  çà  et  là  s'élèvent  des  espèces  de 
terre-pleins,  quelquefois  entourés  de  petits  murs  ou  de  ba- 
lustrades formant  la  sépulture  réservée  de  quelque  famille 
puissante  ou  riche.  Ces  enceintes  renferment  habituellement 
un  pilier  terminé  par  un  turban  magistral,  entouré  de  trois 
ou  quatre  feuilles  de  marbre,  arrondies  au  sommet  comme 
un  manche  de  cuiller,  et  d'une  douzaine  de  petits  cippes 
enfantins  :  c'est  un  pacha  avec  ses  femmes  et  sa  progéniture 
morte  en  bas- âge,  sorte  de  harem  funèbre  qui  lui  tient 
compagnie  dans  l'autre  monde. 

Aux  endroits  libres,  des  ouvriers  taillent  des  chambranles 
de  porte  et  des  marches  d'escalier;  des  oisifs  dorment  à 
l'ombre  ou  fument  leur  pipe,  assis  sur  une  tombe  ;  des 
femmes  voilées  passent,  traînant  leurs  bottines  jaunes  d'un 
pied  nonchalant;  des  enfants  jouent  à  cache-cache  derrière 
les  pierres  tumulairesen  poussant  de  petits  cris  joyeux;  des 
marchands  de  gâteaux  offrent  leurs  légères  couronnes  in- 


82  CONSTANTWOPLE. 

erustées  d'amandes.  Entre  les  interstices  des  monuments 
dégradés,  les  poules  picorent,  les  vache*  cherchent  quelques 
maigres  brin?  d'herbe,  et,  à  défaut  de  gazon,  paissent  des 
quartiers  de  savates  et  des  morceaux  de  vieux  chapeaux.  Les 
chiens  se  sont  installés  dans  les  excavations  produites  par  la 
pourriture  des  cercueils  ou  plutôt  des  planches  qui  sou- 
tiennent la  torre  autour  des  cadavres,  et  ils  se  sont  fait  da 
hideux  terriers  de  ces  asiles  de  la  mort  agrandis  par  leur 
voracité. 

Aux  endroits  les  plus  passagers,  les  tombes  s'usent  sous 
les  pieds  insouciants  des  promeneurs,  et  s'oblitèrent  peu.  à 
peu  dans  la  poussière  et  les  détritus  de  toute  sorte;  les  pi- 
liers rompus  s'éparpillent  sur  le  sol  comme  les  pièces  d'un 
jeu  d'onchets,  et  s'enterrent  ainsi  que  les  corps  qu'ils  dési- 
gnaient, ensevelis  par  ces  invisibles  fossoyeurs  qui  font  dis- 
paraître toute  chose  abandonnée,  tombeau,  temple  ou  ville; 
ici,  ce  n'est  pas  la  solitude  s'étendant  sur  l'oubli,  mais  la  vie 
reprenant  la  place  concédée  temporairement  à  la  mort.  Des 
massifs  de  cyprès,  plus  compactes,  ont  cependant  préservé 
quelques  coins  de  ce  cimetière  profané,  et  lui  ont  conservé 
sa  mélancolie.  Les  tourterelles  nichent  dans  les  noirs  feuil- 
lages, et  les  gypaètes  planent  au-dessus  de  leurs  pointes 
sombres,  traçant  de  grands  cercles  sur  le  ciel  d'azur. 

Quelques  maisonnettes  de  bois,  composées  de  planches, 
de  lattes  et  de  treillages,  peintes  d'un  rouge  rendu  rose  par 
la  pluie  et  le  soleil,  se  groupent  parmi  les  arbres,  affais- 
sées, déhanchées,  hors  d'aplomb  et  dans  l'état  de  déla- 
brement le  plus  favorable  à  l'aquarelle  ou  à  l'illustration 
anglaise. 

Avant  de  descendre  la  pente  qui  conduit  à  la  Corne-d'Or, 
je  m'arrêtai  un  instant  et  je  contemplai  l'admirable  specta- 
cle qui  se  déroulait  devant  mes  yeux  :  le  premier  plan  était 
formé  par  le  Petit-Champ  et  ses  déclivités  plantées  de  cyprès 


LE  PETIT-CHAMP,  LA  CORNE-D'OR.  8& 

et  de  tombes;  le  second  par  les  toits  de  tuiles  brunes  et  les 
maisons  rougeâtres  du  quartier  de  Kassim-Pacha  ;  le  troi- 
sième par  les  eaux  bleues  du  golfe  qui  s'étend  de  Seraï- 
Burnou  aux  eaux  douces  d'Europe,  et  le  quatrième  par  la 
ligne  de  collines  onduleuses,  sur  le  revers  desquelles  Con- 
stantinople  se  déroule  en  amphithéâtre.  Les  dômes  bleuâtres 
des  bazars,  les  minarets  blancs  des  mosquées,  les  arcs  du 
vieil  aqueduc  de  Valens  se  découpant  sur  le  ciel  en  dentelle 
noire,  les  touffes  de  cyprès  et  de  platanes,  les  angles  des 
toits,  variaient  cette  magnifique  ligne  d'horizon  prolongée 
depuis  les  Sept-Tours  jusqu'aux  hauteurs  d'Eyoub  :  tout 
cela  argenté  par  une  lumière  blanche  où  flottait  comme  une 
gaze  transparente  la  fumée  des  bateaux  à  vapeur  du  Bos- 
phore chauffant  pour  Therapia  ou  Kadi-Keuï,  et  d'une  légè- 
reté de  ton  formant  le  plus  heureux  contraste  avec  la  fermeté 
crue  et  chaude  des  devants. 

Après  quelques  minutes  de  pensive  admiration,  je  me  re- 
mis en  marche,  tantôt  suivant  quelque  vague  sentier,  tantôt 
enjambant  les  tombes,  et  j'arrivai  à  un  lacis  de  ruelles  bor- 
dées de  maisons  noires,  habitées  par  des  charbonniers,  des 
forgerons  et  autres  industries  ferrugineuses.  —  J'ai  dit  mai- 
sons tout  à  l'heure,  mais  le  mot  est  bien  magnifique,  et  je  le 
reprends.  Mettez  cahutes,  bouges,  échoppes,  taudis,  fout  ce 
que  vous  pourrez  imaginer  de  plus  enfumé,  de  plus  sale, 
de  plus  misérable,  mais  sans  ces  bonnes  vieilles  murailles 
empâtées,  égratignées,  lépreuses,  chancies,  moisies,  effri- 
tées, que  la  truelle  de  Decamps  maçonne  avec  tant  de  bon- 
heur dans  ses  tableaux  d'Orient,  et  qui  donnent  un  si  haut 
ragoût  aux  masures.  De  pauvres  petits  ânes  aux  oreilles  flas- 
ques, à  l'échiné  maigre  et  saigneuse,  rasaient  les  noires 
boutiques,  chargés  de  charbon  ou  de  ferrailles.  De  vieilles 
mendiantes,  assises  sur  leurs  cuisses  plates,  reployées 
comme  des  articulations  de  sauterelle,  tendaient  piteuse- 


84  CONSTAMINOPLE. 

ment  vers  moi,  hors  d'un  feredgé  en  haillons,  leur  main  de 
momie  démaillotée.  Leurs  yeux  de  chouette  tachaient  de 
deux  trous  bruns  la  loque  de  mousseline,  bossuée  par  l'ar- 
qûre  de  leur  bec  d'oiseau  de  proie,  et  jetée  comme  un  suaire 
Bur  leur  visage  hideux  ;  d'autres,  plus  ingambes,  passaient, 
le  dos  voûté,  la  tête  au  milieu  de  la  poitrine  et  les  mains  ap- 
puyées sur  de  grandes  cannes,  comme  ma  Mère  l'Oie  dans 
les  prologues  de  pantomime  aux  Funambules. 

On  ne  peut  savoir  qu'en  Orient  à  quelle  laideur  fantasti- 
que arrivent  les  vieilles  femmes  qui  ont  renoncé  franche- 
ment à  leur  sexe,  et  que  ne  déguisent  plus  les  savants  arti- 
fices d'une  toilette  laborieuse  ;  ici  même  le  masque  ajoute  à 
l'impression;  ce  que  l'on  voit  est  affreux,  mais  ce  que  l'on 
rêve  est  épouvantable.  11  est  fâcheux  que  les  Turcs  n'aient  pas 
de  sabbat  pour  y  envoyer  ces  sorcières  à  cheval  sur  un  balai. 

Quelques  hammals  Arnautes  ou  Bulgares,  pliant  sous  un 
faix  énorme,  et,  comme  le  Dante  en  enfer,  ne  levant  pas  un 
pied  que  l'autre  ne  fût  assuré,  montaient  ou  descendaient  la 
ruelle  ;  des  chevaux  cheminaient  bruyamment,  tirant  à 
chaque  écart  des  gerbes  d'étincelles  du  pavé  inégal  e-t  rabo- 
teux de  ce  quartier  plus  laborieux  que  fashionable. 

J'arrivai  ainsi  à  la  Corne-d'Or,  où  je  débouchai  près  des 
bâtiments  blancs  de  l'arsenal,  élevés  sur  de  vastes  substrac- 
lions  et  couronnés  d'une  tour  en  forme  de  beffroi.  Cet  arse- 
nal, construit  dans  un  goût  civilisé,  n'a  rien  de  curieux 
pour  un  Européen,  quoique  les  Turcs  en  soient  très-fiers; 
aussi  ne  m'arrêtai-je  pas  longtemps  à  le  contempler  et  gar- 
dai-je  toute  mon  attention  pour  le  mouvement  du  port,  en- 
combré de  navires  de  toutes  nations,  sillonné  en  tous  sens 
par  les  caïques,  et  surtout  pour  le  merveilleux  panorama  de 
Constantinople  déployé  sur  l'autre  rive. 

Cette  vue  est  si  étrangement  belle,  que  l'on  doute  de  sa 
réalité   On  croirait  avoir  devant  soi  une  de  ces  toiles  d'o- 


LE  PETIT-CHAMP,   LA  CORNE-D'OR.  85 

péra  faites  pour  la  décoration  de  quelque  féerie  d'Orient  et 
baignées,  par  la  fantaisie  du  peintre  et  le  rayonnement  des 
rampes  de  gaz,  des  impossibles  lueurs  de  l'apothéose.  Le 
palais  de  Seraï-Bournou  avec  ses  toits  chinois, ses  murailles 
blanches  crénelées,  ses  kiosques  treillages,  ses  jardins  de 
cyprès,  de  pins  parasols,  de  sycomores  et  de  platanes;  la 
mosquée  du  sultan  Achmet,  arrondissant  sa  coupole  entre 
ses  six  minarets  pareils  à  des  mâts  d'ivoire;  Sainte-Sophie, 
élevant  son  dôme  byzantin  sur  d'épais  contre-forts  rayés 
transversalement  d'assises  blanches  et  roses,  et  flanquée  de 
quatre  minarets;  la  mosquée  de  Bayezid,  sur  laquelle  pla- 
nent comme  un  nuage  des  bouffées  de  colombes;  Yeni- 
Djami;latour  du  Séraskier,  immense  colonne  creuse  qui 
porte  à  son  chapiteau  un  stylite  perpétuel  guettant  l'incen- 
die à  tous  les  points  de  l'horizon  ;  la  Suléimanieh  avec  son 
élégance  arabe,  son  dôme  pareil  à  un  casque  d'acier,  se  des- 
sinent en  traits  de  lumière  sur  un  fond  de  teintes  bleuâtres, 
nacrées,  opalines,  d'une  inconcevable  finesse,  et  forment  un 
tableau  qui  semble  plutôt  appartenir  aux  mirages  de  la  fata 
Morgana  qu'à  la  prosaïque  réalité.  L'eau  argentée  de  la 
Corne-d'Or  reflèteces  splendeurs  dans  son  miroir  tremblant, 
et  ajoute  encore  à  la  magie  du  spectacle;  des  vaisseaux  à 
l'ancre,  des  barques  turques  carguant  leurs  voiles  ouvertes 
comme  des  ailes  d'oiseaux,  servent,  par  leurs  tons  vigou- 
reux et  les  noires  hachures  de  leurs  agrès,  de  repoussoirs 
à  ce  fond  de  vapeur  à  travers  laquelle  s'ébauche  avec  1er 
couleurs  du  rêve  la  ville  de  Constantin  et  de  Mahomet  II. 

Je  sais,  par  des  amis  qui  ont  fait  avant  moi  le  voyage  de 
Constantinople,  que  ces  merveilles  ont  besoin,  comme  les 
décoralionsde  théâtre, d'éclairage  et  de  perspective; quand 
on  approche,  le  prestige  s'évanouit,  les  palais  ne  sont  plus 
que  des  baraques  vermoulues,  les  minarets  que  de  gros  pi- 
liers blanchis  à  la  chaux;  les  rues  étroites,  monlueuses,  in- 

5. 


86  CONSTANTlNOPLE. 

fectes,  n'ont  aucun  caractère;  mais  qu'importe,  si  cet  assem- 
blage incohérent  de  maisons,  de  mosquées  et  d'arbres  coîoré3 
par  la  palette  du  soleil,  produit  un  effet  admirable  entre  le 
ciel  et  la  mer?  L'aspect,  quoique  résultant  d'illusions,  n'en 
est  pas  moins  vraiment  beau. 

Je  restai  quelque  temps  sur  le  bord  de  l'eau  à  regarder 
les  mouettes  voler,  les  caïques  nager  avec  la  prestesse  de 
dorades,  et  fourmiller  les  types  de  tous  les  peuples  repré- 
sentés par  un  ou  plusieurs  échantillons,  carnaval  perpétuel 
dont  on  ne  se  lasse  pas;  j'avais  bien  envie  de  me  risquer  à 
franchir  le  pont  de  bateaux  qui  rejoint  les  deux  rives,  et 
d'aller  cis  tinpolin,  comme  disaient  les  Grecs  :  phrase  dont 
les  Turcs,  à  force  de  l'entendre  répéter,  ont  fait  Istamboul, 
nom  moderne  de  la  Byzance  antique,  quoique  certains  doc- 
teurs prétendent  qu'on  doive  prononcer  Islambol,  ville  de 
l'islam;  mais  c'était  vraiment  là  une  entreprise  hardie  que 
le  jour  avancé  déjà  ne  m'eût  d'ailleurs  pas  laissé  le  temps 
d'accomplir.  —  Je  rebroussai  donc  chemin,  et  je  remontai 
le  Petit-Champ-des-Morts  pour  regagner  Péra.  Je  déviai  à 
droite,  ce  qui  m'amena,  en  suivant  les  anciennes  murailles 
génoises,  au  pied  desquelles  règne  un  fossé  tari,  à  moitié 
comblé  d'immondices,  où  dorment  les  chiens  et  jouent  les 
enfants,  devant  la  tour  de  Galata,  haute  construction  qu'on 
aperçoit  de  loin  en  mer,  et  qui,  comme  la  tour  du  Séraskier, 
porte  à  son  sommet  une  vigie  pour  l'incendie. 

C'est  un  vrai  donjon  gothique,  couronné  d'un  cercle  de 
mâchicoulis  et  coiffé  d'un  toit  pointu  de  cuivre  oxydé  par 
le  temps,  fit  qui,  au  lieu  du  croissant,  pourrait  porter 
la  girouette  à  queue  d'aronde  d'un  manoir  féodal.  Au  bas 
de  cette  tour  se  groupe  une  agglomération  de  cahutes  et  de 
maisonnettes  basses  qui  donnent  l'échelle  de  son  élévation, 
qui  est  fort  grande.  Sa  construction  remonte  aux  Génois. 
Ces  marchands  soldats  avaient  fait  de  leurs  magasins  des 


LE  PETIT-CHAMP,  LA  CORNE  D'OR.  8* 

forteresses  et  crénelé  leur  quartier  comme  une  ville  de 
guerre  ;  leurs  comptoirs  auraient  pu  soutenir  des  sièges,  eH 
ils  en  ont  soutenu  plus  d'un. 

Au  sommet  de  la  colline  occupée  Dar  le  Petit-Champ  ré- 
gne un  large  chemin  bordé  d'un  côté  de  maisons  qui  jouis- 
sent d'une  vue  admirable  :  je  le  suivis  jusqu'à  un  angle  où 
s'élève  un  vieux  cyprès  au  tro.ic  veiné  de  vigoureuses  ner- 
vures, et  je  me  trouvai  bientôt  en  face  de  ma  rue,  assez  las 
et  mourant  de  faim.  I 

On  me  servit  un  dîner  qu'on  avait  été  chercher  à  la  lo- 
canda  voisine,  et  qui  calma  bien  vite  mon  appétit,  plutôt 
par  le  dégoût  que  par  la  satisfaction  de  ma  faim,  bien  légi- 
time, hélas!  Je  n'ai  pas  l'habitude  de  faire  des  élégies  sur 
mes  déceptions  culinaires  en  voyages,  et  une  omelette  che- 
velue aromatisée  de  beurre  rance  est  un  léger  malheur  que 
je  ne  cherche  pas  à  élever  à  l'état  de  catastrophe  publique, 
comme  certains  touristes  trop  gastronomes;  mais  je  constate 
ici  en  passant  que  cette  première  révélation  de  la  cuisine 
constantinopolitaine  me  parut  d'un  triste  augure  pour  l'a- 
venir. L'Espagne  m'a  accoutumé  au  vin  sentant  le  bouc  de 
la  poix,  et  je  me  résignai  assez  facilement  au  vin  noir  de 
Tenedos  apporté  dans  une  peau  de  chevreau;  mais  l'eau 
jaune  et  saumâtre,  charriant  la  rouille  des  vieux  aqueducs, 
me  fit  regretter  les  gargoulettes  d'Alger  et  les  alcarrazas  de 
Grenade. 


Vil 


UNE  NUIT  DU  RAMADAN 


A  Paris,  l'idée  de  se  promener  de  huit  heures  à  onze  heu- 
res du  soir  dans  le  Père  Lachaise  ou  le  cimetière  Montmar- 
tre, en  vignette  des  Nuits  d'Young,  paraîtrait  ulîrasingu- 
lière  et  cadavéreusement  romantique  ;  les  plus  courageux 
dandies  s'en  effrayeraient  ;  quant  aux  femmes,  la  proposition 
seule  d'une  semblable  partie  de  plaisir  les  ferait  évanouir 
de  peur  A  Constantinople,  personne  n'y  fait  attention.  Le 
boulevard  de  Gand  de  Péra  est  situé  sur  la  crêle  de  la  col- 
line occupée  par  le  Petit-Champ-des-Morts.  Figurez-vous, 
mon  cher  monsieur  et  ma  belle  dame,  qu'assis  l'été  au  per- 
ron rie  Tortoni,  vous  voyiez  devant  vous,  sous  la  noirceur 
des  cyprès,  blanchir  au  clair  de  la  lune,  comme  des  colon- 
nes li'avgem  tronquées,  des  milliers  de  cippes  et  de  tombes, 
tout  eu  taillant  votre  glace  à  facettes  et  en  devisant  d'amour 
ou  dauiïe  chose 

Une  frêle  grille  renversée  en  plusieurs  endroits  trace 


UNE  NUIT  DU  RAMADAN.  89 

entre  le  champ  funèbre  et  lajoyeuse  promenade  une  ligne 
de  démarcation  franchie  â  tout  instant  ;  une  rangée  de  chai- 
ses ou  de  tables  ou  s'accoudent  les  consommateurs  devant 
une  tasse  de  café,  un  sorbet  ou  un  verre  d'eau,  règne  d'un 
bout  à  l'autre  de  la  terrasse,  qui  plus  loin  se  contourne  et 
va  rejoindre  le  Grand-Champ-Des-Morts,  derrière  le  haut 
Péra.  De  vilaines  maisons  à  cinq,  six  ou  sept  étages,  de  cet 
affreux  ordre  d'architecture  inconnu  à  Vignole,  —  l'ordre 
bourgeois,  —  aimable  mélange  de  la  caserne  et  de  la  fila- 
ture, —  bordent  la  chaussée  d'un  côté  et  jouissent  d'une 
admirable  vue  dont  elles  ne  sont  pas  dignes.  —  Il  est  vrai 
que  ces  maisons  passent  pour  les  plus  belles  de  Gonstanti- 
nople,  et  que  Péra  s'en  enorgueillit,  les  jugeant  dignes, 
avec  raison,  de  figurer  honorablement  à  Marseille,  à  Barce- 
lone et  même  à  Paris;  elles  sont  en  effet  de  lahideurla  plus 
civilisée  et  la  plus  moderne;  cependant  il  est  juste  de  dire 
que  la  nuit,  vaguement  éclairées  par  le  reflet  des  fanaux  et 
le  scintillement  des  étoiles  ou  la  lueur  violette  de  la  lune 
qui  glace  leurs  façadesbadigeonnées,  elles  prennent,  à  cause 
de  leur  masse  même,  un  aspect  assez  imposant. 

A  chaque  bout  de  la  terrasse  se  trouve  un  café-concert, 
c'est-à-dire  joignant  aux  délices  de  la  consommation  l'agré- 
ment d'un  orchestre  en  plein  vent  de  musiciens  bohèmes  qui 
exécutent  des  valses  allemandes  et  des  ouvertures  d'opéras 
italiens. 

Rien  n'est  plus  gai  que  cette  promenade  bordée  de  tom- 
beaux ;  la  musique,  qui  ne  s'arrête  jamais,  un  orchestre  re- 
commençant lorsque  l'autre  finit,  donne  un  air  de  fête  à 
celte  réunion  habituelle  de  promeneurs,  dont  le  chuchote- 
mentamical  sert  de  basse  aux  phrases  cuivrées  de  Verdi.  Les 
vapeurs  du  latahyéh  et  du  tombeki  montent  en  spirales  par- 
fumées des  chiboucks,  des  narghiléhs  et  des  cigarettes,  car 
toul  le  monde  fume  à  Constantinople,  même  les  femmes. 


90  CONSTAimaOPLE. 

Toutes  ces  pipes  allumées  piquent  l'ombre  de  points  bril- 
lants et  ressemblent  à  des  essaims  de  lucioles.  Le  cri  «  du 
feu!  »  retentit  dans  tous  les  idiomes  possibles,  et  les  garçons 
se  précipitent  à  ces  appels  polyglottes  brandissant  un  char- 
bon rouge  au  bout  de  petites  pincettes. 

Les  familles  péroîes  s'avancent  en  clans  nombreux  dans 
l'espace  laissé  libre  par  les  consommateurs  assis,  habillées  à 
l'européenne,  sauf  quelques  modifications  insignifiantes 
dans  la  coiffure  et  l'ajustement  des  femmes.  Les  jeunes  gens 
sont  mis  comme  les  gravures  de  Jules  David,  à  l'avant-der- 
niergoût;  on  ne  les  distinguerait  d'élégants  Parisiens  qu'à 
une  fraîcheur  un  peu  trop  crue  de  nouveauté  ;  ils  ne  suivent 
pas  la  mode,  ils  la  devancent.  Chaque  pièce  de  leur  ajuste- 
ment est  signée  d'un  fournisseur  célèbre  de  la  rue  Richelieu 
ou  de  la  rue  de  la  Paix;  leurs  chemises  sont  de  chez  Lami- 
Housset;  leurs  cannes  de  chez  Verdier;  leurs  chapeaux  de 
chez-  Bandoni  ;  leurs  gants  de  chez  Jouvin;  quelques-uns  ce- 
pendant, de  famille  arménienne  la  plupart,  portent  la  ca- 
lotte rouge  à  gland  de  soie  noire,  mais  c'est  le  petit  nombre. 
L'Orient  n'est  rappelé  dans  cette  réunion  que  par  quelque 
Grec  qui  passe,  rejetant  les  manches  de  sa  veste  brodée  et 
balançant  sa  fustanelle  blanche  évasée  comme  une  cloche, 
ou  par  quelque  fonctionnaire  turc  à  cheval,  suivi  de  son 
cawas  et  de  son  porte-pipe,  qui  revient  du  Grand-Champ 
et  regagne  Constantinople  en  se  dirigeant  vers  le  pont  de 
Galata. 

Les  mœurs  turques  ont  déteint  sur  les  mœurs  euro« 
péennes,  et  les  femmes  de  Péra  vivent  très-renfermées,  -* 
réclusion  volontaire,  bien  entendu  ;  —  elles  ne  sortent  guère 
que  pour  aller  faire  un  tour  au  Petit  Champ  et  respirer  la 
fraîcheur  nocturne;  encore  en  est-il  beaucoup  qui  ne  se 
permettent  pas  cette  innocente  distraction,  ce  qui  ôte  au 
voyageur  l'occasion  de  passer  en  revue  les  types  féminins  du 


UNE  NUIT  DU  RAMADAN.  91 

poys,  comme  aux  Caséines,  au  Prado,  à  Hyde-Park,  aux 
Champs-Elysées;  l'homme  seul  semble  exister  en  Orient,  la 
femme  y  passe  à  l'état  de  mythe,  et  les  chrétiens  y  partagent 
sur  ce  point  les  idées  des  musulmans. 

Ce  soir-là,  le  Petit-Champ  était  très-animé;  le  Ramadan 
avait  commencé  avec  la  lune  nouvelle,  dont  l'apparition  au- 
dessus  de  la  cime  de  l'Olympe  de  Bithynie,  guettée  par  de 
pieux  astrologues  et  proclamée  par  tout  l'Empire,  annonce 
le  retour  du  grand  jubilé  mahométan.  Le  Piamadan,  comme 
chacun  sait,  est  un  carême  doublé  d'un  carnaval;  le  jour 
appartient  à  l'austérité,  la  nuit  au  plaisir  ;  la  pénitence  se 
complique  de  la  débauche,  comme  réparation  légitime.  Du 
lever  au  coucher  du  soleil,  dont  l'instant  précis  est  indiqué 
par  un  coup  de  canon,  le  Koran  interdit  de  prendre  aucun 
aliment,  quelque  léger  qu'il  soit.  On  ne  peut  pas  même  fu- 
mer, privation  la  plus  pénible  de  toutes  pour  un  peuple  dont 
les  lèvres  ne  quittent  guère  le  bouquin  d'ambre  ;  étancher 
la  soif  la  plus  ardente  par  une  gorgée  d'eau  serait  un  péché 
et  détruirait  le  mérite  de  l'abstinence;  mais  du  soir  au  ma- 
tin tout  est  permis,  et  Ton  se  dédommage  amplement  des 
privations  de  la  journée.  La  ville  turque  est  en  fête. 

De  la  promenade  du  Petit-Champ,  l'on  jouissait  du  spec- 
tacle le  plus  merveilleux.  De  l'autre  côté  de  la  Corne-d'Or, 
Constantinople  étincelait  comme  la  couronne  d'escarboucles 
d'un  empereur  d'Orient;  les  minarets  des  mosquées  por- 
taient à  chacune  de  leurs  galeries  des  bracelets  de  lampions, 
et  d'une  flèche  à  l'autre  couraient,  en  lettres  de  feu,  des 
versets  du  Koran,  inscrits  sur  l'azur  comme  sur  les  pages 
d'un  livre  divin;  Sainte-Sophie,  Sultan-Achmet,  Yeni- 
Djami ,  la  Suleimanieh  et  tous  les  temples  d'Allah  qui 
s'élèvent  de  Seraï-Burnou  aux  collines  d'Eyoub,  respleo-i* 
dissaient  de  lumières  et  proclamaient  en  exclamations  en-\ 
flammées  la  formule  de  l'Islam.  Le  croissant  de  la  lune, 


92  CONSTAIVTINOPLE. 

qu* accompagnait  une  étoile,  semMait  broder  le  blason  de 

l'Empire  sur  l'étendard  céleste. 

L'eau  du  golfe  multipliait,  en  les  brisant,  les  reflets  de 
ces  millions  de  phosphorescences  et  paraissait  rouler  des 
torrents  de  pierreries  à  demi  fondues.  La  réalité,  dit-on, 
reste  toujours  au-dessous  du  rêve  ;  mais  ici  le  rêve  était 
dépassé  par  la  réalité.  Les  contes  des  Mille  et  Une  Nuits 
s'offrent  rien  de  plus  féerique,  et  le  ruissellement  du  trésor 
effondré  d'Haraoun  al-Raschid  pâlirait  à  côté  de  cet  écrin 
colossal  flamboyant  sur  une  lieue  de  longueur. 

Perdant  le  Ramadan,  on  jouit  d'une  liberté  plénière;  la 
lanterne  n'est  pas  obligatoire  comme  dans  les  autres  temps; 
les  r*;?s,  brillamment  illuminées,  rendent  inutile  cette  pré- 
caution de  ponce,  tes  giaours  peuvent  rester  à  Constanti- 
nople  jusqu'à  ce  que  les  deraières  lumières  s'éteignent,  har- 
diesse qui  ne  serait  pas  sans  danger  à  une  autre  époque. 
Aussi  acceptai-je  avec  empressement  la  proposition  que  me 
fit  un  jeune  Constantinopolitaih,  à  qui  j'étais  recommandé, 
de  descendre  à  l'échelle  de  Top'Hané,  de  fréter  un  caïque 
pour  aller  voir  le  sultan  faire  sa  prière  à  Schiragan,  et  de 
Cair  la  soirée  dans  la  ville  turque. 

On  descend  de  Péra  à  Top'Hano  par  une  espèce  de  ruelle 
en  montagne  russe,  assez  semblable  au  lit  d'un  torrent  à  sec. 
Pour  un  pied  parisien  habitué  aux  élasticités  du  bitnme,  à 
la  mollesse  du  macadam,  cette  dégringolade  est  un  rude 
exercice.  Grâce  au  bras  que  me  donnait  mon  compagnon, 
très-expert  dans  la  géographie  des  casse-cous  de  ce  calvaire, 
j'arrivai  au  bas  sans  entorse,  —  résultat  inespéré  et  surpre- 
nant. Je  ne  marchai  même  sur  la  patte  d'aucun  chien,  et  je 
ne  me  ns  sauter  aux  jamocs  aucun  de  ces  aimables  ani- 
maux. 

A  mesure  que  nous  descendions,  j,  surtout  à  partir  d'une 
petite  fontaine  turque  à  toit  projeté  où  la  rue  se  divise,  la 


UNE  NUIT  DU  RAMADAN.  93 

foule  augmentait  et  devenait  compacte  ;  les  boutiques,  vive- 
ment éclairées,  illuminaient  la  voie  publique,  envahie  par 
des  Turcs  accroupis  à  terre  ou  sur  des  tabourets  bas  et  fu- 
mant avec  la  volupté  que  donne  un  jour  d'abstinence  ;  c'é- 
tait un  va-et-vieDt,  un  fourmillement  perpétuel  le  plus 
animé  et  le  plus  pittoresque  du  monde;  car,  entre  ces  deux 
rives  de  fumeurs  immobiles,  coulait  un  ruisseau  de  prome- 
neurs de  toute  nation,  de  tout  sexe  et  de  tout  âge. 

Portés  par  le  flot,  nous  arrivâmes  sur  la  place  de  Top'- 
Hané,  en  traversant  la  cour  à  arcades  de  la  mosquée,  qui, 
de  ce  côté,  forme  le  coin,  et  nous  nous  trouvâmes  en  face 
de  cette  charmante  fontaine  de  style  arabe  que  les  gravures 
anglaises  ont  rendue  familière  à  tout  le  monde,  et  qu'on  a 
décoiffée  de  son  joli  toit  chinois,  remplacé  maintenant  par 
une  ignoble  balustrade  en  fer  creux. 

Le  Bal  masqué  de  Gustave  n'offre  pas  une  plus  grande 
variété  de  costume  que  la  place  de  Top'Hané  pendant  une 
nuit  du  Ramadan  :  les  Bulgares,  avec  leur  grossier  sayon  et 
leur  bonnet  cerclé  d'une  couronne  de  fourrure,  accoutre- 
ment qui  ne  doit  pas  avoir  changé  depuis  le  paysan  du  Da- 
nube ;  les  Circassiens,  à  la  taille  svelte  et  à  la  poitrine  éva- 
sée, tuyautés  de  cartouches  qui  les  font  ressembler  à  des 
buffets  d'orgue  ;  les  Géorgiens,  à  la  courte  tunique  serrée 
d'un  cercle  de  métal,  à  la  casquette  russe  en  cuir  verni,  les 
Arnautes,  portant  une  veste  brodée  et  sans  manches  sur  leur 
torse  nu  ;  les  juifs,  désignés  par  leur  robe  fendue  sur  le  côté 
et  leur  calotte  noire  entourée  d'un  mouchoir  bleu  ;  les 
Grecs  des  îles,  avec  leurs  immenses  grègues,  leurs  ceintures 
sanglées  et  leur  tarbouch  à  crinière  de  soie  ;  les  Turcs  de  la 
réforme,  en  redingote  droite  et  en  fez  rouge;  les  vieux 
Turcs,  au  turban  évasé;  aucaftan  rose,  jonquille,  cannelle  ou 
bleu- de-ciel,  rappelant  les  modes  du  îemps  des  janissaires; 
les  Persans,  au  grand  bonnet  d'agneau  noir  d'Astracan;  le 


94  CONSTANTINOPLE. 

Syriens,  reconnaissables  à  leur  mouchoir  rayé  d'or  et  à  leurs 
larges  mach'las  en  forme  de  dalmatiques  byzantines  ;  les 
femmes  îurques,  drapées  du  yachmack  blanc  et  du  feredgé 
de  couleur  claire  ;  ïes  Arméniennes,  moins  sévèrement  voi- 
le'es,  vêtues  de  violet  et  chaussées  de  noir,  forment  pour  l'œil, 
en  groupes  qui  se  composent  et  se  décomposent  sans  cessef 
le  plus  amusant  carnaval  qu'on  puisse  imaginer. 

Des  étalages  en  plein  vent  de  yaourth  (lait  caillé;,  de  kaimak 
(crème  bouillie),  des  boutiques  de  confiseries,  dont  les  Turcs 
sont  très-friands,  des  comptoirs  de  marchands  d'eau  faisant 
tinter,  par  des  artifices  hydrauliques,  leurs  petits  carillons  de 
grelots,  de  clochettes  ou  de  capsules  de  cristal,  des  buvettes 
de  sorbets,  de  granits,  d'eau  de  neige,  sont  rangés  sur  les 
bords  de  la  place,  qu'égayent  leurs  illuminations.  Les  bouti- 
ques de  marchands  de  tabac,  brillamment  éclairées,  sont 
remplies  de  hauts  personnages  qui  regardent  la  fête  en  fu- 
mant du  tabac  de  première  qualité  dans  des  pipes  de  cerisier 
ou  de  jasmin  aux  bouquins  énormes.  Au  fond  des  cafés  ron- 
fle le  tarbouka,  frissonne  le  tambour  de  basque,  glapit  le 
rebeb  et  piaule  la  flûte  de  roseau  ;  des  chants  monotones, 
nasillards,  mêlés  de  temps  à  autre  de  portements  à  la  tyro* 
lienne  et  de  cris  aigus,  s'élèvent  du  sein  des  nuages  de  fu- 
mée. Nous  eûmes  toutes  les  peines  du  monde  à  gagner,  à 
travers  cette  foule  qui  ne  se  dérange  pas,  l'échelle  de  Top'- 
Hané,  où  nous  devions  prendre  un  caïque. 

En  quelques  coups  de  rames  nous  eûmes  pris  le  large 
et  nous  pûmes  voir  au  milieu  du  Bosphore  les  illuminations 
de  la  mosquée  du  sultan  Mahmoud  et  de  la  fonderie  de  ca- 
uons  qui  l'avoisine  et  donne  son  nom  à  cette  échelle.  (Top, 
en  turc,  veut  dire  canon;  Hanê,  lieu,  place,  magasin.) — Les 
minarets  de  la  mosquée  du  sultan  Mahmoud  passent  pour  les 
plus  élégants  de  Constantinople  et  sont  cités  comme  des 
types  classiques  d'architecture  turque  ;  ils  s'élançaient  svel- 


UNE  NUIT  DU  RAMADAN.  95 

tement  dans  l'atmosphère  bleue  de  la  nuit,  dessinés  en 
lignes  de  feu  et  relies  par  des  versets  du  Koran,  et  produi- 
saient l'effet  le  plus  gracieux.  Devant  la  fonderie  Villumi- 
nation  figurait  un  gigantesque  canon  avec  son  affût  et  ses 
roues,  blason  enflammé  de  l'artillerie  turque  symbolisée 
assez  exactement  par  ce  dessin  naïf. 

Nous  longeâmes,  en  suivant  le  Bosphore,  la  rive  d'Europe, 
toute  pailletée  de  lumière  et  bordée  des  palais  d'été  des  vi- 
2irs  et  des  pachas,  signalés  par  des  pièces  d'ilIuminatio:is 
montées  sur  des  carcasses  de  fer  et  représentant  des  chiffres 
calligraphiquement  compliqués,  à  la  manière  orientale,  des 
bateaux  à  vapeur,  des  bouquets,  des  pots  à  feu,  des  senten- 
ces du  Koran,  et  nous  arrivâmes  à  la  hauteur  du  palais  de 
Schiragan,  composé  d'un  corps  de  logis  à  fronton  triangu- 
laire et  à  colonnes  grêles,  dans  le  genre  de  la  Chambre  des 
députés  de  Paris,  et  de  deux  ailes  treillissées  de  fenêtres  et 
ressemblant  à  deux  immenses  cages.  Le  nom  du  sultan  écrit 
en  jambages  de  feu  scintillait  sur  la  façade,  et  par  la  porte 
ouverte  on  apercevait  une  vaste  salle,  où,  dans  l'embrase- 
ment lumineux  des  candélabres,  se  mouvaient  plusieurs 
ombres  opaques  agitées  de  convulsions  pieuses.  C'était  le 
padischah  qui  faisait  sa  prière,  entouré  de  ses  grands  officiers 
agenouillés  sur  des  tapis;  une  rumeur  de  psalmodie  nasil- 
larde s'échappait  de  la  salle  avec  les  reflets  jaunes  des  bou- 
gies, et  se  répandait  dans  la  nuit  calme  et  bleue. 

Après  quelques  minutes  de  contemplation,  nous  fîmes 
signe  aucaïdgi  de  retourner,  et  je  pus  regarder  l'autre  rive, 
—  la  rive  d'Asie,  sur  laquelle  s'étageait  Scutari,  l'ancienne 
Chrysopolis,  avec  ses  mosquées  illuminées  et  ses  rideaux  de 
cyprès  drapant  derrière  elle  les  plis  de  leurs  feuillages  fu- 
nèbres. 

Pendant  le  trajet,  j'eus  l'occasion  d'admirer  l'adresse avec 
laquelle  les  rameurs  de  ces  frêles  embarcations  se  dirigent  à 


VG  CONSTANTINOPLE. 

fcavers  ce  tumulte  d'embarcations  et  de  courants  qui  ren- 
draient la  navigation  du  Bosphore  extrêmement  dangereuse 
pour  des  bateliers  moins  adroits.  Les  caïques  n'ont  pas  de 
gouvernail,  et  les  rameurs,  contrairement  aux  gondoliers  de 
Venise,  qui  regardent  la  proue  de  la  gondole,  tournent  îe 
dos  au  but  vers  lequel  ils  se  dirigent,  ce  qui  fait  qu'à  cha- 
que coup  de  rame  ils  retournent  la  tête  pour  voir  si  quelque 
obstacle  inattendu  ne  vient  pas  se  mettre  à  la  traverse.  Ils 
ont  aussi  des  cris  convenus  par  lesquels  ils  s'avertissent  et 
s'évitent  avec  une  prestesse  inconcevable. 

Assis  sur  un  coussin  au  fond  du  caïque,  à  côté  de  mon 
compagnon,  je  jouissais  en  silence  et  dans  l'immobilité  la 
plus  absolue  de  cet  admirable  spectacle,  car  le  moindre  mou- 
vement suffit  pour  faire  chavirer  ces  étroites  nacelles,  cal- 
culées pour  la  gravité  turque  ;  la  rosée  de  la  nuit  perlait 
sur  nos  cabans  et  faisait  grésiller  le  latakyéh  de  nos  chibouks, 
car,  si  chaude  qu'ait  été  la  journée,  les  nuits  sont  fraîches 
sur  le  Bosphore,  toujours  éventé  par  les  brises  marines  et  les 
colonnes  d'air  déplacées  par  les  courants. 

Nous  entrâmes  dans  la  Corne-d'Or,  et,  rasant  la  pointe  de 
Seraï-Burnou,  nous  vînmes  débarquer,  au  milieu  d'une  flot- 
tille de  caïques,  entre  lesquelsle  nôtre,  après  s'être  retourné, 
s'insinuait  comme  un  fer  de  hache,  près  d'un  gran.l  kiosque 
au  toit  chinois  et  aux  murailles  tendues  de  toiles  vertes, 
pavillon  de  plaisir  du  sultan,  abandonné  aujourd'hui  et 
changé  en  corps  de  garde.  C'était  plaisir  de  voir  aborder 
les  longues  barques  à  proues  dorées  des  pachas  et  des  hauts 
personnages,  qu'attendaient  sur  le  quai  de  beaax  chevaux 
barbes  magnifiquement  harnachés  et  tenus  en  main  par  des 
nègres,  des  Àrnautes  ou  des  cawas,  —  la  foule  s'écartait 
avec  respect  pour  leur  livrer  passage. 

En  temps  ordinaire,  les  rues  de  Gonstantinople  ne  sont 
pas  écVairées,  et  chacun  doit  porter  à  la  main  sa  lanterne, 


UNE  NUIT  DU  RAMADAN.  97 

comme  s'il  cherchait  un  homme;  mais,  à  l'époque  du  Ra- 
madan, rien  n'est  plus  joyeusement  lumineux  que  ces  ruel- 
les et  ces  places  habituellement  noires,  le  long  desquelles 
tremblote  do  loin  en  loin  une  étoile  en  papier,  les  bouti- 
ques, ouvertes  toute  la  nuit,  flamboient  et  jettent  de  vives 
traînées  de  lueurs  que  réfléchissent  gaiement  les  maisons 
opposées;  ce  ne  sont,  à  tous  les  étaux,  que  lampes,  bougies 
et  veilleuses  nageant  dans  l'huile;  les  rôtisseries,  où  lemou< 
ton  coupé  par  petits  morceaux  (kébab)  grésille  enfilé  par 
des  brochettes  perpendiculaires,  s'illuminent  d'ardents  re- 
flets de  braise;  les  fours,  qui  cuisent  les  galettes  de  baklava. 
ouvrent  leur  gueule  rouge;  les  marchands  en  plein  airs*en« 
tourent  de  petits  cierges  pour  attirer  l'attention  de  la  prati- 
que et  faire  valoir  leur  marchandise;  des  groupes  d'amii 
soupent  ensemble,  autour  d'une  lampe  à  trois  becs,  dont 
Pair  frais  fait  vaciller  la  flamme,  ou  d'une  grande  lanterne 
bariolée  de  couleurs  vives  ;  les  fumeurs  assis  à  la  porte  des 
cafés  ravivent  à  chaque  aspiration  la  paillette  rouge  de  leui 
chibouek  et  de  leur  narghiléh,  et  sur  cette  foule  en  belle 
humeur  la  lumière  tombe,  rejaillit  en  réfractions  bizarre- 
ment pittoresques. 

Tout  ce  monde  mangeait  avec  un  appétit  aiguisé  par  un 
jeûne  de  quatorze  heures,  les  uns  des  boulettes  de  riz  et  de 
viande  hachée  enveloppées  de  feuilles  de  vigne,  les  autres 
du  kébab  roulé  dans  une  espèce  de  crêpe,  ceux-ci  des  râ- 
pes de  maïs  bouilli  ou  rôti,  ceux-là  d'énormes  concombres 
ou  des  carpous  de  Smyrne,  à  la  peau  verte,  à  la  chair  blan- 
che; quelques-uns,  plus  riches  ou  plus  sensuels,  se  faisaient 
tailler  de  grandes  parts  de  baklava  ou  se  gorgeaient  de  su- 
creries avec  une  avidité  enfantine,  risible  dans  de  grands 
gaillards  barbus  comme  des  sapeurs;  d'autres  se  régalaient 
plus  frugalement  avec  des  mûres  blanches,  entassées  par 
monceaux  aux  devantures  des  fruitiers. 


98  CONSTANTmOPLE. 

Mon  ami  me  fit  entrer  dans  une  boutique  de  confiseur, 
qui  est  comme  le  Boissier  de  Constantinople,  pour  nTinitier 
aux  douceurs  de  la  gourmandise  turque,  plus  raffinée  qu'on 
ne  le  pégase  à  Paris. 

Cette  boutique  mérite  une  description  toute  particulière  : 
les  volets,  relevés  en  éventail,  comme  des  sabords  de  navire, 
formaient  une  espèce  d'auvent  sculpté,  quadrillé  et  peint  en 
jaune  et  on  bleu,  au-dessus  de  grands  vases  de  verre  rem- 
plis de  dragées  roses  et  blanches,  de  stalactites  de  rahat- 
lokoum,  espèce  de  pâte  transparente  faite  avec  de  la  fleur  de 
farine  et  du  sucre  colorée  diversement,  de  pots  de  conserves 
de  roses  et  de  bocaux  de  pistaches. 

Nous  entrâmes  dans  l'établissement,  où  trois  personnes 
auraient  eu  de  la  peine  à  se  remuer,  et  qui  est  pourtant  un 
des  plus  vastes  de  Constantinople,  et  le  maître,  gros  Turc  à 
teint  basané,  à  barbe  noire,  à  physionomie  bonassement  fé- 
roce, nous  fit  servir  d'un  air  aimablement  terrible  durahat- 
lokoum  rose  et  blanc,  et  toutes  sortes  de  sucreries  exotiques 
très-parfumées  et  très-exquises,  quoique  un  peu  trop  miel- 
leuses pour  un  palais  parisien  ;  —  une  tasse  d'excellent  moka 
vint  à  propos  relever,  par  son  amertume  salutaire,  ces  dou- 
ceurs écœurantes,  dont  j'avais  abusé  par  amour  pour  la  cou- 
leur locale.  Au  fond  de  la  boutique,  de  jeunes  garçons,  les 
reins  serrés  par  un  tablier  d'indienne  de  Rouen,  un  chiffon 
autour  de  la  tête  et  les  bras  nus,  agitaient  sur  un  feu  clair 
les  bassines  de  cuivre  dans  lesquelles  les  amandes  et  les  pis 
taches  s'habillaient  de  chemises  de  sucre,  ou  roulaient  sus* 
de  la  poudre  blanche  des  boudins  de  rahat-lokoum,  ne  fai- 
sant nul  mystère  de  leurs  préparations. 

Assis  sur  un  de  ces  tabourets  bas  qui  forment  avec  les  di- 
vans les  seuls  sièges  des  Turcs,  je  regardais  passer  dans  la 
rue  la  foule  compacte  et  bigarrée,  sillonnée  de  vendeurs  de 
sorbet,  de  crieurs  d'eau  glacée,  de  gâteaux,  et  dans  laquelle 


UNE  NUIT  DU  RAMADAN.  99 

un  fonctionnaire  à  cheval,  précédé  de  son  cawas  et  suivi  de 
son  porte-pipe,  se  frayait  imperturbablement  son  chemin 
sans  crier  gare,  ou  qu'entrouvrait  un  talika  horriblement 
cahoté  par  les  coi  Houx  et  les  fondrières,  et  conduit  par  un 
cocher  à  pied  ;  —  je  ne  pouvais  ff.e  rassasier  de  ce  tableau 
si  nouveau  pour  moi,  et  il  était  plus  d'une  heure  du  matin 
lorsque,  guidé  par  mon  compagnon,  je  me  dirigeai  vers 
l'embarcadère  où  nous  attendait  notre  barque. 

En  nous  en  allant,  nous  traversâmes  la  cour  d'Yeni-Djami, 
entourée  d'une  galerie  de  colonnes  antiques  surmontées 
d'arcs  arabes  d'un  style  superbe  que  la  lune  blanchissait  de 
lumières  argentées  et  baignait  d'ombres  bleuâtres;  sous  les 
arcades  gisaient,  avec  la  tranquillité  de  gens  qui  sont  chez 
eux,  plusieurs  groupes  de  gueux  roulés  dans  leurs  guenil- 
les. Tout  musulman  qui  n'a  pas  d'asile  peut  s'étendre,  sans 
crainte  des  rondes  de  nuit,  sur  les  marches  des  mosquées; 
il  y  dormira  aussi  en  sûreté  qu'un  mendiant  espagnol  sous 
un  porche  d'église. 

La  fête  devait  durer  à  Constantinople  jusqu'au  coup  de 
canon  qui  annonce,  avec  le  premier  rayon  de  l'aurore,  le 
retour  du  jeûne  ;  mais  il  était  temps  d'aller  prendre  un  peu 
de  repos,  et  il  nous  restait  à  opérer  l'ascension  de  Top'Hané 
à  Péra,  exercice  mélancolique  après  une  journée  de  fatigue 
physique  et  d'éblouissement  intellectuel.  Les  chiens  grom- 
melaient bien  un  peu  à  mon  passage,  me  sentant  Français 
et  nouvellement  débarque;  mais  ils  s'apaisaient  à  quelques 
mots  que  mon  ami  leur  disait  en  turc  et  me  laissaient  aller 
sans  attenter  à  mes  mollets;  grâce  à  lui,  je  rentrai  à  mon 
logis  vierge  de  leurs  crocs  formidables* 


Univeri/gJ* 
BiBUOTHECA 


VIII 


CAFÉS 


Le  café  turc  du  boulevard  du  Temple  a  égare'  bien  àes 
imaginations  de  Parisiens  sur  le  luxe  des  cafés  orientaux. 
Oonstantinople  reste  bien  loin  de  cette  magnificence  d'arcs 
en  cœur,  de  rolonnettes,  de  miroirs  et  d'œufs  d'autruche  : — 
rien  n'est  plus  simple  qu'un  café  turc  en  Turquie. 

Je  vais  en  décrire  un  qui  peut  passer  pour  un  des  plus 
beaux  et  qui  cependant  ne  rappelle  en  rien  le  luxe  des  fée- 
ries orientales  ;  vous  y  chercheriez  en  vain  les  carreaux  de 
faïence  vernissée,  les  guipures  de  stuc,  les  voûtes  en  ruches 
d'abeille,  les  fenêtres  à  trèfles  et  le  coloriage  d'or,  de  verl 
et  de  rouge  des  salles  de  l'Alhambra,  rendues  célèbres  par 
les  lithographies  enluminées  de  Girault  de  Prangey;  — 
beaucoup  d'établissements  où  l'on  vend  du  bouillon  hollan- 
dais, à  Paris,  ont  des  splendeurs  équivalentes. 

Figurez-vous  une  salle  d'une  douzaine  de  pieds  carrés 
voûtée  et  peinte  à  la  chaux,   entourée  d'une  boiserie  à 


CAFES.  iOI 

hauteur  d'homme  et  d'un  divan-banquette  recouvert  d'une 
natte  de  paille.  Au  milieu,  et  c'est  là  le  détail  le  plus  élé- 
gamment oriental,  une  fontaine  en  marbre  blanc  à  trois 
vasques  superposées  lance  un  filet  d'eau  qi<i  retombe  et 
grésille  Dans  un  angle  flamboie  un  fourneau  à  hotte,  où 
le  café  se  fait,  tasse  par  tasse,  dans  de  petites  cafetières  de 
cuivre  jaune,  à  mesure  que  les  consommateurs  le  deman~ 
dent. 

Aux  murailles  sont  appliquées  des  étagères  chargées  de 
rasoirs,  où  pendent  de  jolis  petits  miroirs  de  nacre,  pareils 
à  des  écrans,  dans  lesquels  les  pratiques  se  regardent  pour 
voir  si  elles  sont  accommodées  à  leur  gré  ;  car,  en  Turquie, 
tout  café  est  en  même  temps  une  boutique  de  barbier;  et, 
pendant  que  je  fumais  mon  chibouck  accroupi  sur  la  natte, 
entre  un  gros  Turc  à  nez  de  perroquet  e*  an  maigre  Persan 
à  nez  d'aigle,  en  face  de  moi,  un  jeune  Grec,  un  dandy  du 
Phanar,  se  faisait  cirer  la  moustache  et  peindre  les  sourcils, 
préalablement  régularisés  au  moyen  d'une  petite  pince. 

L'on  a  l'idée,  d'après  la  défense  du  Koran,  que  les  Turcs 
proscrivent  absolument  les  images,  et  regardent  les  produits 
des  arts  plastiques  comme  des  œuvres  d'idolâtrie  :  cela  est 
vrai  en  principe,  mais  l'on  est  beaucoup  moins  rigoureux 
dans  la  pratique,  et  les  cafés  sont  ornés  de  toutes  sortes  de 
gravures  du  gcût  et  du  choix  les  plus  baroques,  qui  ne  pa- 
raissent aucunement  scandaliser  l'orthodoxie  musulmane. 

Le  café  de  la  Fontaine,  entre  autres,  renferme  une  galerie 
complète,  asssz  grotesquement  caractéristique  pour  que  j'en 
transcrive  ici  le  catalogue,  relevé  sur  place  avec  le  soin  qu'il 
mérite  :  un  turban  ds  derviche  dessiné  avec  des  vers  du 
Koran,  et  posé  sur  un  trépied;  la  polka  nationalo;  un  San- 
ton assis  sur  une  peau  de  gazelle  et  apprivoisant  un  lion  du 
cinabre  le  plus  vif,  sans  doute  un  de  ces  lions  rouges  dont 
parle  Henri  Heine  dans  sa  préface  des  Reisebilder  ;  des  études 


102  CONSTANT1NOPLE. 

d'animaux,  par  Victor  Adam  ;  des  guerriers  du  Khorassan 
<^  moustaches  féroces,  à  cimiers  barbares;  brandissant  des 
masses  dVmes  eî  montés  sur  des  chevaux  bleus  à  six  jambes; 
Napoléon  à  la  bataille  de  Ratisbonne,  les  noms  d'Allah  et 
d'Ali  en  beaux  parafes  calligraphiques,  entremêlés  d'ara- 
besques et  de  fleurs;  la  jeune  Espagnole,  estampe  de  la  rue 
Saint-Jacques,  avec  cette  épigraphe  en  vers  de  mirliton  de 
Saint-Cloud  ou  de  jarretière  de  Temblequé  : 

J'ai  cru  voir  dans  tes  yeux  l'image  du  bonheur, 
Aussi  je  te  confie  et  ma  vie  et  mon  cœur. 

Des  vaisseaux  turcs,  des  bateaux  à  vapeur  et  des  caïques 
dont  les  matelots  sont  représentés  par  des  lettres  turques 
aux  jambages  prolongés  en  rames;  *le  combat  de  vingt- 
deux  Français  contre  deux  cents  Arabes;  des  fakirs  se 
faisant  suivre  dans  le  désert  par  des  chèvres,  des  anti- 
lopes et  des  serpents  du  dessin  le  plus  primitif;  l'empereur 
de  Russie  et  son  auguste  famille;  des  costumes  de  femmes 
turques;  Grivas,  héros  grec;  un  Turc  se  faisant  saigner;  la 
bataille  d'Austerlitz  ;  le  portrait  de  Méhemet  Ali,  pacha  d'E- 
gypte, et  celui  d'un  phénomène  d'embonpoint;  le  ballon 
de  Tomaski,  qui  a  fait  à  Constantinople  une  ascension  cé- 
lèbre; un  lion,  un  cerf,  un  angora,  animaux  de  haute  fan- 
taisie, chimères  d'histoire  naturelle  dont  on  ne  trouverait 
les  pareilles  que  sur  des  tableaux  de  ménageries  foraines; 
des  vues  de  l'Arsenal  et  des  principales  mosquées;  Gene- 
viève de  Brabant,  etc.,  etc.  Tout  cela  bordé  de  petits  cadres 
de  deux  sous. 

Ce  mélange  bizarre  se  retrouve  partout  avec  quelques 
variations  de  sujets;  la  calligraphie  turque  y  donne  ami- 
calement la  main  à  l'imagerie  française  et  forme  sans  malice 
(es  antithèses  d'idées  les  plus  bizarres  sur  les  murailles  bé- 
névoles, qui  souffrent  tout,  comme  le  pâmer  :  les  sirènes  y 


CAFÉS.  103 

nagent  à  côté  des  bateaux  à  vapeur,  et  les  héros  du  Schah- 
Nameh  y  brandissent  leurs  haches  d'armes  au-dessus  des 
grognards  de  l'Empire. 

C'est  un  vrai  plaisir  de  prendre  là  une  de  ces  petites  tasses 
de  café  trouble  qu'un  jeune  drôle  aux  grands  yeux  noirs 
vous  apporte  sur  le  bout  des  doigts  dans  un  grand  coquetier 
de  filigrane  d'argent  ou  de  cuivre  découpé  à  jour,  après  une 
longue  course  dans  les  rues  si  fatigantes  de  Constantinople, 
et  cela  vous  rafraîchit  plus  que  toutes  les  boissons  glacées; 
à  la  tasse  de  café  est  joint  un  verre  d'eau,  que  les  Turcs  boi- 
vent avant  et  les  Francs  après.  On  raconte  même  à  ce  sujet 
une  anecdote  assez  caractéristique.  Un  Européen,  qui  parlait 
parfaitement  bien  les  langues  de  l'Orient,  portait  le  costume 
musulman  avec  l'aisance  que  donne  une  longue  habitude, 
et  dont  le  teint  hâlé  au  chaud  soleil  du  pays  avait  au  plus 
haut  degré  la  teinte  locale,  fut  reconnu  Franc  dans  un  petit 
café  borgne  de  Syrie  par  un  pauvre  Bédouin  en  guenilles, 
incapable,  assurément,  de  reconnaître  une  faute  dans  le  pur 
arabe  du  consommateur  exotique.  —  «  A  quoi  as-tu  pu  voir 
que  j'étais  Franc?  »  dit  l'Européen,  aussi  contrarié  que 
Théophraste,  appelé  étranger  par  une  marchande  d'herbes, 
sur  le  marché  d'Athènes,  pour  un  accent  mal  placé.—  «  Tu 
as  pris  ton  eau  après  ton  café,  »  répondit  le  Bédouin. 

Chacun  apporte  son  tabac  dans  une  blague,  le  café  ne 
fournit  que  le  chibouck,  dont  le  bouquin  d'ambre  ne  peut 
contracter  de  souillure,  et  le  narghiléh,  appareil  assez  com- 
pliqué qu'il  serait  difficile  de  charrier  avec  soi.  Le  prix  de 
la  tasse  de  café  est  de  vingt  paras  (à  peu  près  deux  sous  et 
demi)  ;  si  vous  donnez  une  piastre  (quatre  sou*  et  demi), 
vous  êtes  un  magnifique  seigneur.  L'argent  se  dépose  dans 
un  coffre  percé  d'une  ouverture,  comme  une  tirelire,  et 
placé  près  de  la  porte. 

Quoique  en  Turquie  le  premier  gueux  en  haillons  aille 


104  CONSTANTINOPLE. 

s'asseoir  sur  le  divan  des  cafés  auprès  du  Turc  le  plus  somp- 
tueusement vêtu  sans  que  celui-ci  se  recule  pour  éviter  à 
sa  manche  brodée  d'or  le  contact  d'une  loque  effilochée  et 
graisseuse,  cependant  certaines  classes  ont  leurs  lieux  de 
réception  habituels,  et  le  café  à  la  fontaine  de  marbre,  situé 
entre  SeraïBournou  et  la  mosquée  de  Yeni-Djami,  dans  en 
des  plus  beaux  quartiers  de  Constantinople,  est  un  des  mieux 
hantés  de  la  ville. 

Un  détail  charmant  et  tout  oriental  poe'tise  ce  café  aux 
yeux  d'un  Européen. 

Des  hirondelles  ont  maçonné  leur  nid  à  la  voûte,  et, 
comme  la  devanture  est  toujours  ouverte,  elles  entrent  et 
sortent  d'un  rapide  coup  d'aile,  en  poussant  de  petits  cris 
joyeux  et  en  apportant  des  moucherons  à  leurs  petits,  sans 
s'effrayer  autrement  de  la  fumée  des  pipes  et  de  la  présence 
des  consommateurs,  dont  leurs  pennes  brunes  effleurent 
quelquefois  le  fez  ou  le  turban.  Les  oisillons,  la  tête  passée 
hors  de  l'ouverture  du  nid,  regardent tranquillementde  leurs 
yeux,  semblables  à  de  petits  clous  noirs,  les  pratiques  qui 
vont  et  viennent,  et  s'endorment  au  ronflement  de  l'eau 
dans  les  carafes  des  narghiléhs. 

C'est  un  spectacle  touchant  que  cette  confiance  de  l'oiseau 
dans  l'homme  et  que  ce  nid  dans  ce  café;  les  Orientaux, 
souvent  cruels  pour  les  hommes,  sont  très-doux  pour  les 
animaux  et  savent  s'en  faire  aimer;  aussi,  les  bêtes  viennent- 
elles  volontiers  à  eux.  Us  ne  les  inquiètent  pas,  comme  les 
Européens,  par  leur  turbulence,  leurs  éclats  de  voix  et  leurs 
rires  perpétuels.  —  Les  peuples  réglés  par  la  loi  du  fatalisme 
ont  quelque  chose  de  la  passivité  sereine  de  ranimai. 

Près  du  Tekké  ou  monastère  des  derviches  tourneurs  a 
Péra,  en  face  d'un  cimetière  annexe  ou  prolongement  du 
Petit-Champ-des-Morts,  il  y  a  un  café  fréquenté  principale- 
ment par  les  Francs  et  les  Arméniens.  C'est  une  grande 


CAFES.  105 

pièee  carrée,  boisée  à  mi-hauteur  d'une  boiserie  jaunâtre 
rehaussée  de  filets  blancs,  entourée  d'un  divan  en  tapisserie 
égayée  de  miroirs  au  cadre  or  et  noir  soutenus  par  des  câbles 
à  glands  dorés,  ornée  de  petites  mains  de  cuivre  estampé 
où  sont  accrochées  des  serviettes  ;  car  ce  café,  comme  tout 
établissementde  ce  genre,  à  Constantinople,  se  complique 
d'une  btirberie,  pour  emprunter  à  l'espagnol  ce  mot  utile 
qui  manque  au  français.  Sur  une  planche,  au  fond,  sont 
rangés  les  narghiléhs  en  cristal  taillé,  en  verre  de  Bohême, 
en  acier  damasquiné,  accrochant  la  lumière  sur  leurs  fa- 
cettes, et  enlacés  comme  des  Laocoons  par  leurs  flexibles 
tuyaux  de  maroquin,  annelés  de  fils  de  laiton.  Près  des 
narghiléhs  rayonnent,  pareils  à  des  boucliers  aux  flancs 
d'une  trirème  antique,  de  grands  bassins  de  cuivre  où  le 
barbier  savonne  la  tête  de  ses  pratiques.  Sur  le  banc  adossé 
à  la  porte,  l'on  s'asseoit  rêveusement  et  l'on  regarde  passer 
les  négociants  qui  se  rendent  à  leur  comptoir  de  Galata,  ou 
l'on  contemple  les  tombes  déjetées  qui  se  penchent  sur  la 
voie  publique  du  haut  de  leur  terre-plein  plante  de  cyprès. 

Le  café  de  Beschik-Tasch,  sur  la  rive  européenne  du  Bos- 
phore, est  d'une  construction  plus  pittoresque  ;  il  ressemblée 
ces  cahutes  soutenues  par  des  pieux,  du  haut  desquelles  les 
pêcheurs  guettent  le  passage  des  bancs  de  poissons  ;  ombragé 
de  touffes  d'arbres,  fait  de  treillages  et  de  planches  sur  pi- 
lotis, il  est  baigné  par  le  courant  rapide  qui  lave  le  quai 
d'Arnaut  Keui,  et  rafraîchi  par  les  brises  de  la  mer  Noire; 
vu  du  large,  il  produit  un  gracieux  effet,  avec  ses  lumières 
dont  le  reflet  traîne  sur  l'eau.  Une  émeute  perpétuelle  de 
caïques  cherchant  à  aborder  anime  les  abords  de  ce  café 
aérien,  rappelant,  mais  avec  plus  d'élégance,  ceux  qui  bor- 
dent le  golfe  de  Smyrne. 

Pour  clore  cette  monographie  du  café  constantfuopolitain, 
citons-en  un  autre  situé  près  de  l'Échelle  de  Yeni-Djami;  et 

6. 


106  CONSTANTINOPLE. 

qui  n'est  guère  fréquenté  que  par  des  matelots.  L'éclairage 
en  est  assez  original  :  il  consiste  en  verres  remplis  d'huile 
où  brûle  une  mèche  et  que  suspend  au  plafond  un  fil  de  fef 
tordu  en  spirale,  comme  ceux  qu'on  met  dans  les  canons  de 
bois  des  petits  enfants  pour  servir  de  ressort.  Le  cawadgi 
(maître  du  café)  touche  de  temps  en  temps  las  verres,  qui, 
par  la  force  de  l'élastique,  montent  et  redescendent,  exécu- 
tant une  sorte  de  ballet  pyrotechnique,  au  grand  contente- 
ment de  l'assemblée,  mise  de  façon  à  ne  pas  redouter  les 
taches.  Un  lustre  composé  d'une  carcasse  de  fil  d'archal  re- 
présentant un  vaisseau  et  garni  d'une  quantité  de  lumièref 
qui  en  dessinent  les  lignes,  complète  cette  illumination  bit 
zarre  et  fait  une  allusion  délicate,  saisie  sans  peine  par  h 
clientèle  du  café. 

En  voyant  entrer  un  Franc,  le  cawadgi  donna,  pour  lui 
faire  honneur,  une  impulsion  furibonde  à  son  luminaire; 
les  verres  se  mirent  à  danser  ainsi  que  des  feux  follets,  et  le 
lustre  nautique  tangua  et  roula  comme  une  caravelle  dans 
une  tempête  eu  répandant  une  rosée  d'huile  rance. 

Il  faudrait,  pour  bien  rendre  la  physionomie  déshabitues 
de  ce  bouge,  le  crayon  de  Raffet  ou  le  pinceau  de  Decamps; 
ce  ne  serait  pas  trop.  11  y  avait  là  des  gaillards  aux  mous- 
taches rébarbatives,  au  nez  martelé  de  tons  violents,  au  teint 
de  cigare  de  Havane  et  de  brique  cuite,  aux  grands  yeux 
orientaux  noirs  et  blancs,  aux  tempes  rasées  et  bleuâtres, 
d'une  touche  féroce  et  d'un  accent  extraordinaire,  —  de  ces 
têtes  que  Ton  n'oublie  p£5  quand  on  les  a  vues  une  fois,  et 
qui  rendent  molles  toutes  les  sauvageries  des  maîtres  les 
plus  truculents. 

L'incertaine  clarté  des  veilleuses  oscillantes  les  ébauchait 
dans  la  fumée  de  tabac  par  plans  abruptes,  par  méplats 
inattendus,  et  de  fortes  ombres  de  momie,  de  terre  de  Sionne 
et  de  bitume  relevaient  énergiquement  la  lumière  rembra- 


CAFES.  i07 

oesque  des  reliefs.  Au  lieu  de  la  tranquille  muraille  d'un 
café,  on  leur  rêvait  involontairement  pour  fond  les  âpres 
rochers  d'une  gorge  de  montagne,  ou  les  noires  anfrac- 
tuositéà  d'une  caverne  de  brigands,  quoique  ce  fussent, 
après  tout,  les  plus  honnêtes  gens  du  monde;  car  des  nez 
recourbés,  de  fortes  couches  de  hâle,  des  sourcils  en  brous- 
saille  et  des  crânes  à  tons  faisandés,  ne  font  pas  l'âme  scélé- 
rate, et  ces  être?»  d'apparence  farouche  humaient  leur  café 
et  se  livraient  aux  douceurs  du  kief  avec  une  placidité  éton- 
nante pour  des  mortels  si  caractéristiques  et  si  dignes  de 
servir  de  modèle  aux  bandits  de  Salvator  Rosa  ou  d'Adrien 
Guignet. 

Leur  accoutrement  consistait  en  vieilles  vestes  posées  à 
cru  sur  le  torse,  en  larges  culottes  de  toile  à  voile  glacée  de 
brai  et  de  goudron,  en  ceintures  rouges  montant  jusqu'aux 
aisselles,  en  tarbouches  déteints,  en  guenilles  tortillées  au- 
tour de  la  tête,  en  savates  éculées,  en  cabans  grossièrement 
agrémentés,  roidis  dans  l'eau  de  mer,  confits  dans  le  soleil, 
merveilleux  haillons  qui  sont  pittoresques  et  non  misérables, 
défroques  de  lazzarone  et  non  de  pauvre,  et  dont  les  trous 
laissent  voir  des  muscles  d'acier  et  des  chairs  de  bronze. 

Presque  tous.ces  marins  avaient  les  bras  tatoués  de  rouge 
et  de  bleu.  L'homme  le  plus  brut  sent  d'une  manière  in- 
stinctive que  Yornement  trace  une  ligne  infranchissable  de 
démarcation  entre  lui  et  l'animal  ;  et,  quand  il  ne  peut  pas 
broder  ses  habits,  il  brode  sa  peau.  Cette  coutume  se  re- 
trouve partout  :  ce  n'est  pas  la  fille  du  potier  Dibutade,  tra- 
çant sur  un  mur  l'ombre  de  son  amant,  mais  le  sauvage  in- 
crustant une  arabesque  dans  son  cuir  fauve  avec  une  arête 
de  poisson,  qui  a  inventé  le  dessin. 

Je  vis  sur  ces  bras  aux  veines  saillantes,  aux  biceps 
d'atlilètes,  d'abord  ]cmnc1ial!ah  talismanique  qui  pre'scrvo 
du  mauvais  œil  si  redouté  en  Orient,  puis  des  cœurs  en- 


108  cONSTANTINOPLE. 

flammés  traversés  d'une  flèche,  absolument  comme  sur  des 
bras  de  tambour  français  ou  du  papier  à  lettre  de  cuisinière 
amoureuse,  des  suras  du  Koran,  pieux  souvenirs  du  pèle- 
rinage de  la  Mecque,  entrelacées  de  fleurs  et  de  ramages, 
des  ancres  en  sautoir,  des  bateaux  à  vapeur  avec  leurs  roues 
et  leur  fumée  en  tire-bouchon. 

Je  remarquai  surtout  un  fort  garçon,  un  peu  plus  élégam* 
ment  déguenillé  que  les  autres,  dont  les  bras,  nus  jusqu'à 
l'épaule,  laissaient  voir,  dans  un  cadre  d'arabesques,  du  côté 
droit  un  jeune  Turc,  en  costume  de  la  réforme,  redingote 
bleue  et  fez  rouge,  tenant  à  la  main  un  pot  de  basilic,  et  du 
côté  gauche  une  petite  danseuse  en  jupon  court,  en  corset 
de  péri,  qui  semblait  s'arrêter  au  milieu  d'une  cabriole  pour 
accepter  l'hommage  fleuri  du  galant.  Ce  chef-d'œuvre  de  ta- 
touage faisait  allusion,  sans  doute,  à  quelque  histoire  de 
bonne  fortune  dont  le  prudent  marin  avait  écrit  le  souvenir 
sur  sa  peau  pour  le  cas  où  il  s'effacerait  de  son  cœur. 

Deux  drôles  effroyables,  mais  très-polis,  me  firent  gra- 
cieusement place  sur  le  divan  de  paille;  et  le  café  que  je 
pris  là  était  certainement  meilleur  que  la  décoction  noire 
du  plus  célèbre  café  de  Paris.  L'absence  d'ivrognerie  rend 
praticables  les  plus  basses  classes  de  Constantinople,  et  les 
Orientaux  ont  une  dignité  naturelle  inconnue  chez  nous. — 
Figurez-vous  un  Turc  allant  la  nuit  chez  Paul  Niquet  !  — 
Qe  quelles  huées  gouailleuses,  de  quelles  curiosités  grossiè- 
res n'eût-il  pas  été  l'objet  et  la  victime  !  C'était  ma  position 
dans  ce  bouge  enfumé,  et  personne  ne  parut  prendre  garde 
à  moi  et  ne  se  permit  la  plus  légère  inconvenance.  Il  est 
vrai  que  la  seule  boisson  débitée  était  de  l'eau  colportée  au- 
tour de  la  salle  par  de  jeunes  enfants  grecs  répétant  d'une 
voix  monotone  et  glapissante  :  Crionero,  crionero  (eau  à  la 
glace),  et  que  chez  Paul  Niquet  on  boit  du  bleu  et  de  Veau* 
(Taff  par  excès  de  civilisation. 


CAFES.  109 

Citons  encore  un  café  assez  remarquable  situé  près  du 
Vieux-Pont,  à  Oun-Capan,  sur  la  Corne-d'Or,  et  principale- 
ment hanté  par  les  Grecs  du  Phanar.  On  y  aborde  en  caïque, 
et,  tout  en  fumant  sa  pipe,  on  y  jouit  de  la  vue  des  barques 
qui  vont  et  viennent,  et  des  évolutions  des  goélands  rasant 
l'eau  du  bout  de  l'aile,  ou  des  éperviers  traçant  de  grands 
cercles  dans  le  bleu  du  ciel. 

Tels  sont,  à  quelques  variations  prés,  les  types  des  cafés 
turcs,  qui  ne  ressemblent  guère  à  l'idée  qu'on  s'en  fait  en 
France,  mais  qui  ne  me  surprirent  pas,  préparé  que  j'étais 
par  les  cafés  algériens,  encore  plus  primitifs,  si  c'est  possi- 
ble. —  Souvent  ils  sont  égayés  par  des  troupes  de  musiciens 
chantant  et  jouant  des  instruments  sur  des  tons  bizarres  et 
des  rhythmes  insaisissables  pour  des  oreilles  européennes, 
mais  que  les  Orientaux  écoutent  pendant  des  heures  entières 
avec  des  signes  d'un  plaisir  que  j'ai  partagé  quelquefois,  je 
l'avoue  dussent  Meyer-Beer,  Halévy  et  Berlioz  me  mépriser 
profondément  et  me  traiter  de  barbare.  J'aurai  occasion  de 
revenir  sur  ces  musiciens,  qui,  au  moins,  sont  pittoresques, 
s'ils  ne  sont  pas  harmonieux. 


IX 


LES  BOUTIQUES 


La  boutique  orientale  diffèw  beaucoup  de  la  boutique 
européenne  :  c'est  une  espèce  d'alcôve  pratiquée  dans  la 
muraille  et  qui  se  ferme  le  soir  avec  des  volets  qu'on 
rabat  comme  des  mantelets  de  sabord;  le  marchand,  ac- 
croupi en  tailleur  sur  un  bout  de  natte  ou  de  tapis  de 
Smyrno,  fume  nonchalamment  son  chibouck  ou  fait  défiler 
dans  ses  doigts  distraits  les  grains  de  son  comboloio  d'un 
air  impassible  et  détaché,  gardant  la  même  pose  des  heures 
entières  et  ayant  l'air  de  se  soucier  fort  peu  de  la  pratique; 
les  acheteurs  se  tiennent  habituellement  en  dehors,  dans  la 
rue,  examinant  les  marchandises  entassées  sur  la  devanture 
sans  la  moindre  coquetterie  mercantile;  l'art  de  l'étalage, 
poussé  à  un  si  haut  degré  en  France,  est  entièrement  in- 
connu ou  dédaigné  en  Turquie;  rien  ne  rappelle,  même 
dans  les  plus  belles  rues  de  Constantinople,  les  splendides 
magasins  de  la  rue  Vivienne  ou  du  Strand. 


LES  BOUTIQUES.  Ui 

Fumer  est  un  des  premiers  besoins  du  Turc;  aussi  les 
boutiques  de  marchands  de  tabac,  de  bouquins  d'ambre  et 
de  lulés  abondent-elles.  Le  tabac,  haché  très-fin  en  longues 
touffes  soyeuses  et  de  couleur  blonde,  est  disposé  par  tas 
sur  la  plaucliette  d'étalage,  suivant  les  prix  et  qualités;  il 
se  divise  en  quatre  sortes  principales  dont  voici  les  noms  : 
iavach  (doux),  orta  (moyen),  dokan  akleu  (piquant),  sert 
(fort),  et  se  vend  de  dix-huit  à  vingt  piastres  l'ocque, 
(l'ocque  revient  à  deux  livres  et  demie  environ),  suivant  la 
provenance.  Ces  tabacs,  de  force  graduée,  se  fument  dans 
le  chibouck  ou  se  rouient  en  cigarettes  dont  Pusage  com- 
mence à  se  répandre  en  Turquie.  Les  plus  estimés  sont  ceux 
de  la  Macédoine. 

Le  tombeki,  tabac  exclusivement  destiné  au  narghiléb, 
vient  de  Perse;  il  n'est  pas  haché  comme  l'autre ,  mais 
froisse  et  rompu  en  petits  morceaux;  sa  couleur  est  plus 
brune,  et  sa  force  est  telle,  qu'il  ne  peut  être  fumé  sans 
avoir  subi  préalablement  deux  ou  trois  lavages.  Comme  il 
s'éparpillerait,  on  le  renferme  dans  des  bocaux  de  verre, 
ainsi  que  les  drogues  d'apothicairerie.  Sans  tombeki,  le  nar- 
ghiléh  est  impossible,  et  il  est  fâcheux  qu'on  ne  puisse  que 
très-difficilement  s'en  procurer  en  France,  car  rien  n'est 
plus  favorable  aux  poétiques  rêveries  que  d'aspirer  à  petites 
gorgées,  sur  les  coussins  d'un  divan,  cette  fumée  odorante, 
rafraîchie  par  l'eau  qu'elle  traverse,  et  qui  vous  arrive 
après  avoir  circulé  dans  des  tuyaux  de  maroquin  rouge  ou 
vert  dont  on  s'entoure  le  bras,  comme  un  psyllo  du  Caire 
jouant  avec  des  serpents.  C'est  le  sybaritisme  du  fumage,  de 
la  fumerie  ou  de  la  fumade  —  le  mot  manque,  et  j'essaye 
des  trois  vocables  en  attendant  que  le  mot  propre  se  fasse 
de  lui-môme  —  poussé  à  son  plus  haut  degré  de  perfection; 
Fart  ne  reste  pas  étranger  à  cette  délicate  jouissance  ;  il  y  a 
ces  narghiléhs  d'or,  d'argent  et  d'acier  ciselés,  damasqui- 


112  CONSTANTINOPLE. 

nés,  niellés,  guillochés  d'une  façon  merveilleuse,  et  d'un 
galbe  aussi  élégant  que  celui  des  plus  purs  vases  antiques  ; 
les  grenats,  les  turquoises,  les  coraux  et  d'autres  pierres 
plus  précieuses  en  étoilent  souvent  les  capricieuses  ara- 
besques, vous  fumez  dans  un  chef-d'œuvre  un  tabac  mé- 
tamorphosé en  parfum,  et  je  ne  vois  pas  ce  que  la  duchesse 
la  plus  aristocratiquement  dédaigneuse  pourrait  objecter  à 
ce  passe-temps  qui  procure  aux  sultanes  de  longues  heures 
ce  kief  et  d'heureux  oubli  au  bord  des  fontaines  de  marbre, 
sous  le  treillage  des  kiosques. 

Les  marchands  de  tabac,  à  Constantinople,  s'appellent  tu- 
tungis.  Ils  sont,  pour  la  plupart,  Grecs  ou  Arméniens;  dans 
la  première  catégorie  ils  viennent  de  Janina,  de  Larisse,  de 
Salonique  ;  dans  la  seconde,  de  Samsoun,  de  Trébizonde, 
d'Erzeroum  ;  ils  ont  des  manières  fort  engageantes,  et  quel- 
quefois, surtout  dans  les  soirs  du  Ramadan,  des  vizirs,  des 
pachas,  des  beys  et  autres  grands  dignitaires,  s'assoient 
familièrement  dans  leurs  boutiques,  pour  fumer,  causer  et 
apprendre  les  nouvelles,  sur  de  petits  tabourets  ou  sur  des 
balies  de  tabac,  comme  les  membres  du  parlement  sur 
leurs  sacs  de  laine. 

Chose  singulière!  le  tabac,  aujourd'hui  d'un  usage  si  uni- 
versel dans  l'Orient,  a  été,  de  la  part  de  certains  sultans, 
l'objet  des  interdictions  les  plus  rigoureuses;  plus  d'un 
Turc  a  payé  de  sa  vie  le  plaisir  de  fumer,  et  le  féroce 
Amurat  IV  a  fait  plus  d'une  fois  tomber  la  tête  du  fumeur 
avec  la  pipt,;  le  café  a  eu  des  débuts  non  moins  sanglants 
à  Constantinople  :  il  a  fait  des  fanatiques  et  des  martyrs. 

On  apporte,  dans  la  moderne  Byzance,  un  soin  extrême 
et  souvent  un  grand  luxe  à  tout  ce  qui  regarde  la  pipe,  le 
plaisir  favori  du  Turc.  Les  boutiques  de  marchands  de 
tuyaux  de  pipe,  de  Iules  et  de  bouquins  sont  très-nom- 
bi  euses  et  bien  approvisionnées.  Les  tuyaux  les  plus  esti- 


LES  BULTKJUES.  14* 

mes  se  percent  dans  des  branches  de  cerisier  ou  de  jasmin, 
que  l'on  a  maintenues  droites,  et  ils  atteignent  des  prix 
considérables,  selon  leur  grosseur  et  leur  perfection. 

Un  beau  tuyau  de  cerisier  avec  son  éeorce  intacte  qui  re- 
luit d'un  éclat  sombre  comme  un  satin  grenat,  un  jet  do 
jasmin  dont  les  callosités  sont  bien  égales  et  d'une  jolie 
teinte  blonde,  valent  jusqu'à  cinq  cents  piastres. 

Je  faisais  quelquefois  de  longues  stations  devant  la  bou- 
tique d'un  marchand  de  tuyaux  de  pipe,  dans  la  rue  qui 
descend  à  Top'Hané,  en  face  le  cimetière  muré  dont  on 
aperçoit,  à  travers  de?  ouvertures  garnies  de  grilles,  les 
riches  tombeaux  bariolés  d'or  et  d'azur;  le  marchand  était 
un  vieillard  à  barbe  grise  et  rare,  à  l'œil  entouré  de  peaux 
blanchâtres,  au  nez  courbé,  à  la  physionomie  d'ara  déplu- 
mé, et  qui  dessinait  innocemment  avec  sa  figure  une  excel« 
lente  caricature  de  Turc  que  Gham  eût  enviée.  Par  l'em- 
manchure de  son  gilet  à  boulons  usés  sortait  un  bras  plat. 
jaune  et  maigre,  faisant  mouvoir  un  archet  comme  un 
violoniste  qui  scie  la  quatrième  corde  en  exécutant  une 
difficulté  à  la  Paganini.  Sur  une  pointe  de  fer,  mise  en  rota- 
tion par  cet  archet,  tournait  avec  une  éblouissante  rapidité 
un  tuyau  de  bois  de  cerisier  qui  subissait  la  délicate  opéra- 
lien  du  forage,  et  que  le  vieux  marchand  frappait  de  temps 
à  autre  sur  le  rebord  de  sa  boutique  pour  en  faire  tomber 
le  bois  réduit  en  poussière;  auprès  du  vieillard  travaillait 
un  jeune  garçon,  son  fils  sans  doute,  qui  s'exerçait  sur  des 
tuyaux  moins  précieux.  Une  famille  de  petits  chats  jouait 
nonchalamment  au  soleil  et  so  roulait  dans  la  fine  sciure; 
ljs  bois  non  travaillés  et  ceux  déjà  façonnés  garnissaient  le 
fjnd  de  l'échoppe  baignée  d'ombre,  ^t  le  tout  formait  un 
joii  tableau  de  genre  oriental  que  je  recommande  à  Théo- 
dore Frère,  —  tableau  qui,  avec  quelques  variantes,  sa 
trouve  encadré  à  tous  les  coins  de  rue. 

1 


H*  CONSTANTINOPLE. 

Les  fabriques  de  lulés  (fourneaux  de  pipe)  sont  reconnais- 
sables  à  la  poussière  rousse  qui  les  saupoudre  ;  une  infinité 
de  lulés  d'argile  jaune,  que  ia  cuisson  colorera  d'un  rouge 
rosàtre,  attendent,  rangées  par  ordre  sur  des  planchettes,  le 
moment  d'entrer  au  four;  ies  fourneaux,  d'une  pâte  très- 
fine  et  très -douce,  sur  lesquels  le  potier  imprime  divers  01  • 
nemcnts  à  l'aide  d'une  roulette,  et  qu'il  stigmatise  d'un 
petit  cachet,  ne  se  culottent  pas  comme  les  pipes  françaises 
et  se  vendent  à  très-bas  prix.  On  en  consomme  des  quan- 
tités incroyables. 

Quant  aux  bouquins  d'ambre,  ils  sont  l'objet  d'un  com- 
merce spécial  et  qui  se  rapproche  de  la  joaillerie  pour  la 
valeur  de  la  matière  et  du  travail.  L'ambre  vient  de  la  mer 
Baltique,  sur  les  rives  de  laquelle  on  le  recueille  plus  abon- 
damment que  partout  ailleurs;  à  Constantinople,  où  il  est 
fort  cher,  les  Turcs  préfèrent  la  nuance  citron  pâle,  demi- 
opaque,  et  veulent  que  le  morceau  n'ait  ni  tache,  ni  paille. 
ni  veine,  conditions  assez  difficiles  à  réunir,  et  qui  élèvent 
considérablement  le  prix  du  bouquin.  Une  paire  de  bou- 
quins parfaits  s'est  payée  jusqu'à  huit  ou  dix  mille  piastres. 

Un  râtelier  de  pipes  de  cent  cinquante  mille  francs  n'est 
pas  chose  rare  chez  les  hauts  dignitaires  et  les  riches  parti- 
culiers de  Stamboul  ;  ces  précieux  bouquins  sont  cerclés  d'un 
anneau  d'or  émaillé,  quelquefois  enrichi  de  diamants,  de 
rubîs  et  autres  pierres  précieuses  ;  c'est  une  manière  orien- 
tale d'étaler  du  luxe,  comme  chez  nous  d'avoir  de  l'argen- 
terie anglaise  et  des  meubles  de  Boule  ;  tous  ces  bouts 
d'ambre,  de  succin  ou  de  carabe,  divers  de  ton  et  de  trans- 
parences, polis,  tournés,  évidés  avec  un  soin  extrême,  pren- 
nent au  soleil  des  nuances  chaudes  et  dorées  à  rendre 
\aioux  Titien,  et  donner  la  fantaisie  de  fumer  au  plus  en-, 
ragé  tabacophobe  Dans  des  boutiques  plus  humbles,  on 
trouve  des  bouquins  moms  chers,  ayant  quelque  tare  im- 


LES  BOUTIQUES.  115 

perceptible,  mais  qui  n'en  remplissent  pas  moins  bien  leur 
office  et  sont  aussi  doux  à  la  lèvre. 

Il  y  a  aussi  des  imitations  d'ambre  en  verre  coloré  de 
Bohême,  dont  on  fait  un  grand  débit,  et  qui  coûtent  très- 
peu  de  chose;  mais  ces  faux  bouquins  ne  servent  qu'aux 
Grecs  ou  aux  Arméniens  de  la  plus  basse  classe,  A  tout  Turc 
qui  se  respecte,  on  peut  appliquer  le  vers  de  Namouna,  ainsi 
modifié  : 

Heureux  Turc!  il  fumait  de  Yorta  dans  de  l'ambre. 

J'espère  que  mes  lectrices  ne  m'en  voudront  pas  de  tous 
ces  détails  de  tabac  et  de  pipe  où  me  force  l'exactitude  du 
voyageur,  car  Constantinople  s'enveloppe  d'un  nuage  de 
fumée  perpétuel,  plus  opaque  que  celui  où  cheminaient  les 
dieux  d'Homère. 

Cette  flânerie  à  travers  rues  fait  malgré  moi  vagabonder 
ma  plume;  la  phrase  suit  la  phrase  comme  le  pas  suit  le 
pas;  la  transition  manque,  je  le  sens,  entre  tant  d'objets 
disparates,  mais  il  serait  peut-être  inutile  de  la  chercher; 
acceptez  donc  tous  ces  petits  détails  caractéristiques,  habi- 
tuellem  négligés  par  les  voyageurs,  comme  des  verrote- 
ries de  couleurs  diverses  réunies  sans  symétrie  par  le  même 
fil,  et  qui,  si  elles  sont  sans  valeur,  ont  au  moins  le  mérite 
d'une  certaine  baroquerie  sauvage. 

Près  d'un  magasin  de  bouquins  d'ambre,  j'aperçois  une 
petite  boutique  de  confiseur  dont  la  montre,  à  défaut  de 
splendeur,  offre  au  moins  de  l'originalité  ;  un  bateau  à  va- 
peur en  sucre,  avec  ses  roues  et  sa  fumée,  figure  à  côté  d'un 
petit  berceau  d'enfant  de  même  matière;  un  derviche  tour- 
neur, les  bras  étendus,  la  tête  penchée,  et  d'un  style  plus 
primitif  encore  que  celui  des  bas-reliefs  en  pain  d'épice, 
effleure  des  plis  de  sa  jupe  volante  un  lion  chimérique  qui 
a  la  crinière  verte,  le  toupet  bleu,  la  queue  rose,  et  rappelle 


116  COlNSTANTINOPLE. 

vaguement,  pour  l'attitude,  le  grand  lion  accroupi  rapporté 
du  Pirée  à  Venise,  ou,  mieux  encore,  celui  de  Barye,  sur  la 
terrasse  du  bord  de  l'eau;  non  loin  du  lion  flotte  une  esca- 
dre d'oiseaux  indéfinis  que  Toussenel  lui-même  aurait  de 
la  peine  à  classer,  et  qui  sont  zébrés  de  raies  tricolores 
comme  un  pantalon  d'été  de  soldat  de  la  République;  je 
pense  cependant,  mais  sans  oser  trancher  une  question  si 
grave,  qu'on  avait  voulu  représenter  des  canards  ou  des 
goélands,  et  que  leur  coloriage  bleu,  blanc  et  rouge  étah 
une  flatterie  délicate  à  l'adresse  de  la  France.  Le  bateau  à 
vapeur  préoccupe  singulièrement  les  Turcs,  et  ce  pyro- 
scaphe  en  sucre  m'a  rappelé  les  petits  bateaux  à  vapeur  des 
boutiques  de  joujoux  anglais  dans  le  Strand  ;  îa  barbarie  et 
la  civilisation  se  rencontrent  dans  la  même  idée. 

Les  Turcs,  mangeant  avec  leurs  doitgs,  n'ont  naturellement 
pas  d'argenterie,  à  l'exception  de  quelques  personnages  qui 
ont  fait  le  voyage  de  France  ou  d'Angleterre  et  rapporté  de 
Paris  ou  de  Londres  cet  objet  de  luxe  à  peu  près  inconnu 
en  Orient,  et  encore  ne  se  servent-ils  des  fourchettes  et  des 
cuillers  que  devant  les  étrangers,  et  pour  faire  preuve  de 
civilisation.  Mais  l'on  ne  peut  prendre  l'yaourtU  "■•  kaimak 
ni  la  compote  de  cerises  avec  les  doigts,  et  les  ta»,  ^ners  fa- 
briquent de  jolies  spatules  d'écaillé  et  de  buis  d'un  travail 
charmant,  destinées  à  remplacer  l'argenterie  absente.  J'ai 
vu  chez  un  de  ces  marchands  un  service  de  ce  genre,  com- 
posé d'une  grande  cuiller  et  de  six  petites  s'emboîtant  les 
unes  dans  les  autres  et  se  faisant  réciproquement  étui,  d'une 
eyquise  originalité  de  formes  et  d'arrangement. 

Le  manche  de  la  grande  cuiller  est  décoré  de  fenestrages 
découpes  à  la  scie  et  représentant  des  arabesques  d'une  té- 
nuité et  d'une  délicatesse  qui  n'ont  rien  à  envier  aux  plus 
fins  ivoires  chinois;  quelques  nielles  légères,  des  fleurs  et 
des  ramages  du  meilleur  goût,  complètent  cette  ornementa- 


LES  BOUTIQUES.  117 

tion.  Les  petites  cuillers,  moins  riches  de  travail,  ont  aussi 
leur  mérite.  Il  nous  semble  que  les  orfèvres  parisiens,  tou- 
jours en  quête  de  formes  nouvelles,  pourraient  heureuse- 
ment imiter  ce  service  en  argent  ou  en  vermeil,  e*  ^u'il 
figurerait  avec  honneur  sur  les  tables  les  plus  splendides 
pour  l'entremets  ou  le  dessert.  J'en  tiens  un  exactement 
pareil  et  venant  de  Trébisonde,  qui  m'a  été  donné  par 

M.  R de  îa  légation  sarde,  à  la  disposition  de  Froment 

Meurice,  de  Wechte,  ou  de  tout  autre  Benvenuto  Celiini  mo- 
derne. 

Dans  la  rue  qui  longe  la  Corne-d'Or,  entre  le  nouveau  et 
le  vieux  pont,  se  tiennent  les  marbreries  où  Ton  taille  ces 
pieux  coiffés  de  turbans  qui  hérissent,  comme  de  blancs 
fantômes  sortis  de  leur  tombe,  les  nombreux  cimetières  de 
Constantinople.  C'est  un  bruit  perpétuel  de  maillets  et  de 
marteaux;  un  nuage  de  poussière  étincelante  et  micacée 
saupoudre  d'une  neige  qui  ne  fond  pas  toute  cette  portion 
du  chemin  ;  des  enlumineurs,  entourés  de  pots  de  vert,  de 
rouge  et  de  bleu,  colorient  les  fonds  sur  lesquels  doivent 
ressortir  en  lettres  d'or  le  nom  du  défunt  ou  de  la  défunte, 
accompagné  d'un  verset  du  Koran,  ou  les  ornements  tels 
que  fleurs,  ceps  de  vigne,  grappes  qui  décorent  plus  spécia- 
lement les  tombeaux  de  femmes,  comme  emblèmes  de  grâce, 
de  douceur  et  de  fécondité. 

C'est  là  qu'on  façonne  aussi  les  vasques  de  marbre  des 
fontaines  destinées  à  rafraîchir  les  cours,  les  appartements 
et  les  kiosques,  ou  à  servir  aux  ablutions  si  fréquentes  exi- 
gées par  la  loi  musulmane,  qui  élève  la  propreté  à  la  hau- 
teur d'une  vertu,  contraire  en  cela  au  catholicisme,  où  la 
crasse  est  sanctifiée;  si  bien  que  longtemps,  en  Espagne,  les 
gens  qui  usaient  fréquemment  du  bain  furent  soupçonnes 
d'hérésie  et  regardés  plutôt  comme  des  Maures  que  comme 
des  chrétiens. 


118  CONSTANTINOPLE. 

Cette  funèbre  industrie  ne  paraît  aucunement  attrister 
ceux  qui  la  professent,  et  ils  taillent  leurs  marbres  lugubres 
de  la  façon  la  plus  joviale  du  monde;  en  Turquie,  l'idé-e  de 
la  mort  ne  semble  effrayer  personne  et  n'éveille  pas  le  plus 
léger  sentiment  mélancolique.  On  est  familiarisé  sans  doute 
avec  elle  et  le  voisinage  du  cimetière,  mêlé  partout  à  la 
cité  vivante  au  lieu  d'être  relégué  comme  chez  nous  hors 
des  murs  et  dans  quelque  lieu  solitaire,  lui  ôte  son  effet  de 
mystère  et  de  terreur. 

A  côté  de  ce  chantier  de  tombes  toujours  en  activité,  et  à 
qui  les  commandes  ne  manquent  jamais,  car  la  mort  est  la 
meilleure  des  pratiques,  la  vie  fourmille,  pullule  et  bour- 
donne joyeusement  :  les  marchands  de  comestibles  étalent 
leurs  victuailles;  ce  ne  sont  de  toutes  parts  que  tonneaux 
de  fromage  blanchâtre,  semblable  à  du  plâtre  gras,  et  dont 
les  Turcs  se  servent  en  guise  de  beurre;  que  barils  d'olives 
noires,  que  caques  de  caviar  de  Russie,  que  tas  de  pastèques 
et  de  concombres,  que  monceaux  d'aubergines  et  de  tomates 
aux  tons  violets  et  pourprés,  que  quartiers  de  viande  sai- 
gneux  pendus  aux  crocs  des  boucheries,  entourées  d'un 
cercle  de  maigres  chiens  en  extase;  plus  loin,  la  poisson- 
nerie vous  prend  au  nez  par  son  acre  odeur  maritime,  et 
fait  grimacer  à  vos  yeux  les  formes  monstrueuses  des  sei- 
ches, des  poulpes,  des  vieilles,  des  scorpions  de  mer  et  au- 
tres bizarres  habitants  de  l'empire  salé  que  la  nature  ne 
semble  pas  avoir  modelés  pour  la  pure  lumière  du  jour,  et 
qu'elle  cache  prudemment  dans  les  profondeurs  verdâtres  de 
ses  abîmes. 

Les  narvals  que  Ton  mange  à  Constantinople  sont  d'un 
aspect  particulièrement  formidable  :  ils  ont  six  ou  huit  pieds 
de  long,  et  se  coupent  par  larges  dalles;  leur  tête  tranchée, 
qu'étoile  un  œil  rond,  vitré  et  sanglant,  vous  menace  encore 
de  son  épée,  forte,  rigide  et  bleuâtre  comme  de  l'acier  bruni. 


LES  BOTJTTQTTES.  119 

Rien  n'est  plus  étrange  que  ce  nez  auquel  se  visse  un  glaive, 
et  cela  compose  une  étrange  physionomie  de  poisson.  — 
Quand  je  traversai  la  poissonnerie,  il  y  avait  précisément, 
sur  quatre  étaux  se  faisant  face,  quatre  narvals  énormes  qui 
brandissaient  formidablement  leurs  espadons  et  semblaient 
des  raffinés  de  mer  se  provoquant  en  duel.  Sneyders  aurait 
tiré  un  grand  parti  de  ce  motif. 

Ce  qui  frappe  l'étranger  a  Onstantinople,  c'est  l'absence 
de  femmes  dans  les  boutiques,  il  n'y  a  que  des  marchands 
et  pas  de  marchandes.  La  jalousie  musulmane  s'accommo- 
derait peu  des  rapports  que  le  commerce  nécessite;  aussi  en 
a-t-elle  écarté  soigneusement  un  sexe  auquel  elle  accorde 
peu  de  confiance.  Beaucoup  de  petits  détails  de  ménage, 
laissés  chez  nous  aux  femmes,  sout  remplis,  en  Turquie,  par 
dos  gaillards  athlétiques,  aux  biceps  renflés,  à  la  barbe  cré- 
pue, au  large  col  de  taureau,  ce  qui  nous  paraît  assez  juste- 
ment ridicule. 

Si  les  femmes  ne  vendent  pas,  en  revanche  elles  achètent; 
on  les  voit  stationner  devant  les  boutiques  par  groupes  de 
deux  ou  trois,  suivies  de  leurs  négresses,  qui  tiennent  un 
sac  ouvert,  et  à  qui  elles  passent  leurs  acquisitions,  comme 
Judith  tendait  la  tête  d'Holopherne  à  sa  servante  noire.  Le 
marchandage  paraît  amuser  les  Turques  autant  que  les  An- 
glaises; c'est  un  moyen  comme  un  autre  de  passer  le  temps 
et  d'échanger  des  paroles  avec  un  être  humain  autre  que  le 
maître,  et  il  est  peu  de  femmes  qui  se  refusent  ce  plaisir, 
surtout  les  femmes  de  la  classe  bourgeoise,  car  les  cadines 
se  font  apporter  les  étoffes  et  les  marchandises  chez  *Ues. 


LES    BAZARS 


Si  vous  suivez  les  rues  tortueuses  qui  mènent  à  l'échelle 
de  Yeni-Djami  à  la  mosquée  du  sullan  Bayesid,  vous  arri- 
vez au  bazar  d'Egypte,  ou  bazar  des  Drogues,  grande  halle 
que  traverse  d'une  porte  à  l'autre  une  ruelle  destinée  à  la 
circulation  des  marchandises  et  des  acheteurs.  Une  odeur 
pénétrante,  composée  des  arômes  de  tout  ces  produits  exo- 
tiques, vous  monte  aux  narines  et  vous  enivre.  —  Là  sont 
exposés  par  tas  ou  dans  des  sacs  ouverts,  le  benne,  le  san- 
tal, l'antimoine,  les  poudre?,  colorantes,  les  dattes,  la  can- 
nelle, le  benjoin,  \es  pistaches,  l'ambre  gris,  le  mastic  le 
gingembre,  la  noix  muscade,  l'opium,  le  hachich,  sous  la 
garde  de  marchands  aux  jambes  croisées,  à  l'attitude  non- 
chalante, et  qui  semblent  comme  engourdis  par  la  lourdeur 
h  cette  atmosphère  saturée  de  parfums.  «  Ces  montagnes 
»'e  drogues  aromatiques,  »  qui  vous  remettent  en  mémoire 
les  comparaisons  du  Sir-Hasirim,  ne  sauraient  vous  arrêter 
bien  longtemps. 


LES  BAZARS.  421 

Vous  continuez  votre  route  à  travers  le  martelage  assour- 
dissant des  chaudronniers  et  les  grasses  exhalaisons  des  gar- 
gotes qui  étalent  sur  leur  devanture  des  jattes  pleines  de 
ratatouilles  turques  peu  appétissantes  pour  un  estomac  pari- 
sien, et  vous  atteignez  le  grand  Bazar,  dont  l'aspect  exté- 
rieur n'a  rien  de  monumental  :  ce  sont  de  hautes  mu- 
railles grisâtres  que  surmontent  de  petits  dômes  de  plomb 
semblables  à  des  verrues,  et  auxquelles  s'accrochent  une 
foule  de  bouges  et  d'échoppes  occupés  par  d'infimes  indus- 
tries. 

Le  grand  Bazar,  pour  lui  conserver  le  nom  que  les 
Francs  lui  donnent,  couvre  un  immense  espace  de  terrain, 
et  forme  comme  une  ville  dans  la  ville,  avec  ses  rues,  ses 
ruelles,  ses  passages,  ses  carrefours,  ses  places,  ses  fon- 
taines, inextricable  labyrinthe  où  Ton  a  de  la  peine  à  se  re- 
trouver, même  après  plusieurs  visites.  Ce  vaste  espace  est 
voûté,  et  le  jour  y  tombe  de  ces  petites  coupoles  dont  j'ai 
parlé  tout  à  l'heure,  et  qui  mamelonnent  le  toit  plat  de  1 l'é- 
difice, jour  doux,  vague  et  louche,  plus  favorable  nu  mar- 
chand qu'à  l'acheteur.  Je  ne  voudrais  pas  détruire  l'idée  de 
magnificence  orientale  que  soulève  ce  mot  :  Bezestin  de 
Constantinople,  mais  je  ne  saurais  mieux  comparer  le  bazar 
turc  qu'au  Temple  de  Paris,  auquel  il  ressemble  beaucoup 
comme  disposition. 

J'entrai  par  une  arcade  sans  caractère  architectural,  et  je 
me  trouvai  dans  une  ruelle  particulièrement  affectée  aux 
parfumeurs  :  c'est  là  que  se  débitent  les  essences  de  berga- 
mote et  de  jasmin,  les  flacons  d'atar-gull  dans  des  étuis  de 
velours  bordé  à  paillettes,  Teau  de  rose,  les  pâtes  épilatoires, 
les  pastilles  du  sérail  gaufrées  de  caractères  turcs,  les  sa- 
chets de  musc,  les  chapelets  de  jade,  d'ambre,  de  coco, 
d'ivoire,  de  noyaux  de  fruit,  de  bois  de  rose  et  de  santal, 
les  miroirs  persans  encadrés  de  fines  peintures,  les  peignes 

7. 


122  CONSTANTINOPLE. 

carrés  aux  larges  dents,  tout  l'arsenal  de  la  coquetterie  tur- 
que ;  devant  ces  boutiques  stationnent  de  nombreux  grou- 
pes de  femmes  que  leurs  feredgés  vert-pomme,  rose-mauve 
ou  bleu-de-ciel,  leurs  yachmaks  opaques  et  soigneusement 
fermés,  leurs  bottines  de  maroquin  jaune  chaussées  d'une 
galoche  de  même  couleur,  signent  musulmanes  en  toutes 
lettres;  souvent  elles  tiennent  à  la  main  de  beaux  enfants 
habillés  de  vestes  rouges  ou  vertes,  passementées  d'or,  de 
pantalons  à  la  mameluk  en  taffetas  cerise,  jonquille  ou  de 
toute  autre  couleur  vive,  qui  brillent  comme  des  fleurs  dans 
l'ombre  fraîche  et  transparente;  des  négresses,  enveloppées 
de  l'habbarah  à  quadrilles  bleus  et  blancs  du  Caire,  se  tien- 
nent derrière  elles  et  complètent  l'effet  pittoresque.  Quel- 
quefois aussi  un  eunuque  noir,  reconnaissable  à  son  buste 
court,  à  ses  longues  jambes,  à  sa  tête  imberbe,  grasse  et  flas- 
que, enfoncée  dans  les  épaules,  surveille  d'un  air  morose  la 
petite  troupe  confiée  à  ses  soins,  et  agite,  pour  faire  ouvrir 
la  foule,  le  courbach  de  cuir  d'hippopotame,  marque  dis- 
tinctive  de  son  autorité.  Le  marchand,  appuyé  sur  le  coude, 
répond  d'un  air  flegmatique  aux  mille  questions  des  jeunes 
femmes  qui  fourragent  les  marchandises  et  mettent  son  -éta- 
lage sens  dessus  dessous,  questionnant  à  tort  et  à  travers, 
demandant  les  prix  et  se  récriant  avec  de  petits  éclats  de 
rires  incrédules. 

Derrière  ces  étalages,  il  y  a  des  arrière-boutiques  aux- 
quelles on  monte  par  deux  ou  trois  degrés,  et  où  des  objets 
plus  précieux  sont  serrés  dans  des  coffres  et  des  armoires 
qui  ne  s'ouvrent  que  pour  les  acheteurs  sérieux.  Là  se  trou- 
vent les  belles  écharpes  rayées  de  Tunis,  les  tapis  et  les 
châles  de  Perse,  dont  la  broderie  imite  à  s  y  tromper  les 
palmes  du  cachemire,  les  miroirs  de  nacre  de  perle  et  de 
Virgau,  les  tabourets  incrustés  et  découpés  pour  poser  les 
plateaux  de  sorbets,  les  pupitres  à  lire  le  Coran,  les  brûle- 


IBS  BAZARS.  123 

parfums  en  filigrane  d'or  ou  d'argent,  en  cuivre  émaillé  et 
guilloché,  les  petites  mains  d'ivoire  ou  d'écaillé  pour  se 
gratter  le  dos,  les  cloches  de  narghiléh  en  acier  du  Koras- 
san,  les  tasses  de  Chine  ou  du  Japon,  tout  le  curieux  bric- 
à-brac  de  l'Orient. 

La  principale  rue  du  Bazar  est  surmontée  d'arcades  aux 
pierres  alternativement  noires  et  blanches,  et  la  voûte  offre 
des  arabesques  en  grisaille  à  demi  effacées  dans  le  goût 
turc-rococo,  qui  se  rapproche,  plus  qu'on  ne  le  pense,  du 
genre  d'ornementation  en  usage  sous  Louis  XV.  Elle  aboutit 
à  un  carrefour  où  s'élève  une  fontaine  historiée  et  peintur- 
lurée, dont  l'eau  sert  aux  ablutions,  car  les  Turcs  n'ou- 
blient jamais  leurs  devoirs  religieux,  et  ils  s'interrompent 
tranquillement  au  milieu  d'un  marché,  laissant  l'acheteur 
en  suspens,  pour  s'agenouiller  sur  leurs  tapis,  orientés  vers 
la  Mecque,  et  faire  leur  prière  avec  autant  de  dévotion  que  s'ils 
étaient  sous  le  dôme  de  Sainte  Sophie  ou  du  sultan  Achmet. 

Une  des  boutiques  les  plus  fréquentées  des  étrangers  est 
celle  de  Ludovic,  un  marchand  arménien  qui  parle  français 
et  vous  laisse,  avec  une  patience  parfaite,  mettre  sens  dessus 
dessous  son  curieux  magasin.  J'y  ai  fait  de  longues  stations, 
savourant  un  excellent  café  moka  dans  de  petites  tasses  de 
Chine,  contenues  par  des  coquetiers  de  filigrane  d'argent  à 
la  vieille  mode  turque.  Rembrandt  aurait  trouvé  là  de  quoi 
enrichir  son  musée  d'antiques  :  vieilles  armes,  anciennes 
étoffes,  orfèvreries  bizarres,  poteries  singulières,  ustensiles, 
hétéroclites  et  d'usage  inconnu.  Le  vestiaire  et  le  mobilier 
étrange  qu'il  fait  scintiller  à  travers  l'ombre  de  ses  mysté- 
rieuses peintures  est  entassé  dans  les  coins  du  magasin  de 
Ludovic,  où  l'Orient  pittoresque  semble  avoir  laissé  sa  dé- 
froque, forcé  qu'il  est  de  revêtir  l'absurde  costume  de  la 
réforme,  fausse  livrée  de  civilisation  endossée  par  un  corps 
barbare.  —  Sur  une  petite  table  basse  sont  étalés  des  kand- 


124  CONSTANTINOPLE. 

jars,  des  yatagans,  des  poignards  aux  fourreaux  d'argent 
repoussé,  aux  gaines  de  velours,  de  chagrin,  de  cuir  d'Ye- 
men,  de  bois,  de  cuivre,  aux  manches  de  jade,  d'agate, 
d'ivoire,  constellés  de  grenats,  de  turquoises,  de  corail, 
longs,  étroit^  larges,  courbes,  ondulés,  de  toutes  les  formes 
de  tous  les  temps,  de  tous  les  pays,  depuis  le  damas  du 
pacha,  incruste  de  versets  du  Koran  en  lettres  d'or,  jusqu'au 
grossier  couteau  du  chamelier.  Que  de  Zeibecs  etd'Arnautes, 
que  de  beys  et  d'effendis,  que  d'omrahs  et  de  rayahs  ont  dé- 
garni leurs  ceintures  pour  former  ce  précieux  et  bareqae 
arsenal  qui  rendrait  Decamps  fou  de  joie  ! 

Aux  murailles  pendent  accrochées  sous  leur  casque,  avec 
un  scintillement  de  fer,  des  cottes  de  mailles  circassiennes, 
rayonnent  des  boucliers  d'écaillés  de  tortue,  d'hippopotame, 
d'acier  damasquiné,  tout  mamelonnés  de  bosses  de  cuivre; 
se  froissent  des  carquois  mongols,  s'appuient  de  longs  fusils 
niellés,  incrustés,  à  la  fois  armes  et  joyaux;  s'entrechoquent 
des  masses  d'armes  tout  à  fait  semblables  à  celles  des  che- 
valiers du  moyen  âge,  et  que  l'imagerie  turque  ne  manque 
jamais  de  mettre  aux  poings  des  Persans  comme  ridicule 
distinctif. 

Dans  les  armoires  papillotent  les  soies  de  Brousse,  fris- 
sonnantes comme  l'eau  au  clair  de  lune  sous  leur  semis 
d'argent,  les  pantoufles  et  les  blagues  à  tabac  du  Liban,  avec 
leur  légère  trame  d'or,  leurs  dessins  et  leurs  losanges  de 
couleur,  les  fines  chemises  de  soie  crêpée  aux  raies  opaques 
et  transparentes,  les  mouchoirs  brodés  de  paillon  doré,  les 
cachemires  de  l'Inde  et  de  la  Perse,  les  pelisses  vert-émir 
doublées  de  martre  ou  de  zibeline,  les  vestes  aux  soutaches 
plus  compliquées  que  les  arabesques  du  plafond  de  la  salle 
des  Ambassadeurs  à  l'Alhambra,  les  dolmans  roides  d'or,  les 
brocarts  diamantés  d'orfrois  éblouissants,  les  machlas  du 
Caire  taillés  sur  le  patron  des  dalmatiques  byzantines,  tout 


LES  BAZARS.  125 

le  luxe  fabuleux,  toute  la  richesse  chimérique  de  ces  pays 
de  soleil  que  nous  entrevoyons  comme  les  mirages  d'un 
rêve  du  fond  de  notre  froide  Europe.  Ludovic  vous  permet 
de  regarder,  de  déployer,  de  manier,  de  faire  jouer  sous  la 
lumière  ces  merveilles  orientales;  vous  fouillez  dans  la 
garde-robe  des  Mille  et  une  Nuits;  vous  pouvez  essayer,  si 
cela  vous  plaît,  la  veste  du  prince  Caramalzaman  et  déplier 
la  robe  authentique  de  la  princesse  Boudroulboudour. 

Aux  chapelets  d'ambre,  d'ébène,  de  corail,  de  santal; 
aux  cassolettes  d'or  émaillé,  aux  C^Vitoires,  aux  coffrets  et 
aux  miroirs  persans  dont  les  peintures  représentent  des 
scènes  du  Mahabarata;  aux  éventails  de  plumes  de  paon  ou 
de  faisan  argus;  aux  cloches  de  Hookas  ciselées  et  niel- 
lées d'argent,  à  toutes  ces  ravissantes  turqueries  se  mêlent 
inopinément  des  porcelaines  de  Sèvres  et  de  Saxe,  des 
faïences  de  Vincennes,  des  émaux  de  Limoges  arrivées  là  on 
ne  sait  d'où.  Mais  rien  n'est  impossible  au  bric-à-brac,  et 
la  boutique  de  mademoiselle  Delaunay  se  trouve  transportée 
au  Bezestin  de  Constantinople.  —  J'ai  même  vu  là,  entre 
deux  nobles  heaumes  du  Kurdistan  à  gorgerins  de  mailles, 
tout  pareils  à  ceux  des  croisés  de  Godefroi  de  Bouillon,  un 
de  ces  casques  prussiens  à  pointe  en  paratonnerre,  inven- 
tion romantique  et  moyen  âge  du  roi  Louis,  si  agréable- 
ment raillée  par  Henri  Heine  dans  son  Conte  d'hiver. 

Quelle  que  soit  la  chose  que  vous  désiriez,  vous  la  trou- 
verez chez  Ludovic,  fût-ce  la  marmite  des  janissaires,  la  ha- 
che d'armes  de  Mahomet  II,  ou  la  selle  d'Àl  Borack. 

Chaque  rue  du  Bazar  est  affectée  à  une  spécialité.  Voici 
les  vendeurs  de  babouches,  de  pantoufles  et  de  bottines  ; 
rien  n'est  plus  curieux  que  ces  étalagesencombrés  de  chaus- 
sures extravagantes  à  bouts  retroussés  en  toits  chinois,  à 
quartiers  rabattus,  en  cuir,  en  maroquin,  en  velours,  en  bro- 
cart, piquées,  pailletées,  passementées,  relevées  de  houppes 


126  CONSTANTINOPLE, 

de  cygnes  et  de  soie  floche,  impossibles  pour  des  pieds  eu- 
ropéens. Il  y  en  a  qui  sont  cambrées  et  relevées  du  bec 
comme  des  gondoles  vénitiennes  ;  d'autres  désespéreraient 
hhodope  et  Cendrillon  par  leur  mignonne  petitesse,  et  ont 
plutôt  l'air  d'étuis  à  bijoux  que  de  pantoufles  vraisembla- 
bles; le  jaune,  le  rouge,  le  vert  disparaissent  sous  les  can- 
netilles  d'or  et  d'argent.  Les  souliers  des  enfants  sodI  l'objet 
des  plus  charmants  caprices  de  forme  et  d'ornementation. 
Pour  la  rue,  les  femmes  se  servent  de  bottes  de  maroquin 
jaune  dont  j'ai  déjà  eu  l'occasion  de  parler  ;  car  toutes  ces 
jolies  merveilles,  faites  pour  les  nattes  de  l'Inde  et  les  tapis 
de  Perse,  resteraient  bisn  vite  engluées  dans  les  boues  de 
Constantinople. 

Voilà  les  marchands  de  caftans,  de  gandouras  et  de  robes 
de  chambre  en  soie  de  Brousse.  Ces  costumes  coûtent  un 
prix  très-modique,  quoique  les  couleurs  en  soient  d'un  ton 
charmant  et  les  tissus  d'une  souplesse  extrême.  Je  regrette 
fort  de  n'avoir  point  acheté  un  grand  dolman  cerise  fait  de 
filets  paille,  à  longues  manches  pendantes,  qui  m'aurait 
donné  à  Paris  un  air  de  mamamouchi  très-respectable,  et 
dans  lequel  j'eusse  paru  aussi  beau  que  M.  Jourdain  pen- 
dant la  cérémonie.  Mais  les  deaanes  sont  peu  indulgentes 
pour  ces  innocentes  fantaisies  de  voyageur.  —  Ces  mar- 
chands vendent  aussi  des  étoffes  de  Brousse,  moitié  soie  et 
moitié  fil,  pour  robes,  gilets  et  pantalons  à  îa  mode  euro- 
péenne, >rès-fraîches,  très-légères  et  très-coquettes.  Cette 
industrie  est  nouvelle  et  vit  par  la  protection  d'Abdul-Medjid. 

Les  drapiers  étalent  des  draps  anglais  aux  «ouleur*  criar- 
des dont  les  lisières  sont  chamarrées  de  grosses  lettres  d'or 
et  d'armoiries  en  paillon  de  cuivre,  pour  flatter  le  goût 
oriental.  On  y  reconnaît  la  perfection  bête  de  la  mécanique 
et  la  fausseté  de  ton  naturelle  de  la  Grande-Bretagne.  J'avoue 
que  de  pareilles  dissonances  me  font  grincer  les  dents,  et 


LES  BAZARS.  127 

que  j'envoie  de  bon  cœur  à  tous  les  diables  l'industrie,  le 
commerce  et  la  civilisation  qui  produisent  des  rouges  si  hos- 
tiles, des  bleus  si  acariâtres,  des  jaunes  si  insolents  ,et  trou- 
blent pour  je  ne  sais  quel  gain  la  sereine  harmonie  de  ton 
de  l'Orient. 

Quand  je  pense  qae  je  rencontrerai  sans  doute  ces  horri- 
bles étoffes  découpées  en  vestes,  en  gilets  et  en  caftans,  dans 
une  mosquée,  dans  une  rue,  dans  un  paysage,  dont  elles 
détruisent  tout  l'effet  par  leurs  couleurs  insociables,  une 
secrète  fureur  bouillonne  en  moi,  et  je  souhaite  que  la  mer 
engloutisse  les  vaisseaux  qui  portent  ces  abominations,  que 
le  feu  détruise  les  fabriques  où  elles  se  trament  et  que  la 
Great-Britain  s'évapore  dans  sonbrouillard.  J'en  dirai  autant 
des  exécrables  cotonnades  de  Rouen,  de  Roubaix  et  de  Mul- 
house, qui  commencent  à  répandre  en  Orient  leurs  affreux 
petits  bouquets,  leurs  atroces  guirlandes  et  leurs  sales  mou- 
chetures, semblables  à  des  punaises  écrasées.  Si  j'en  parle 
avec  tant  d'amertume,  c'est  que  j'ai  eu  la  douleur  profonde, 
et  dont  je  ne  me  consolerai  jamais,  de  voir  trois  petites  filles 
turques,  de  huit  à  dix  ans,  belles  comme  des  houris,  et 
même  beaucoup  plus  belles,  car  les  houris  n'existent  pas, 
qui  portaient  sur  une  robe  de  rouennerie  un  caftan  de  drap 
anglais.  Les  rayons  du  soleil,  quoique  attirés  parleurs  char- 
mants visages,  n'osaient  pas  éclairer  ces  monstruosités  mo- 
dernes, et  rebroussaient  d'épouvante. 

Heureusement,  l'on  est  distrait  de  ces  idées  pénibles  par 
l'étalage  des  vêtements  d'enfants  :  ce  ne  sont  que  mignon- 
nes vestes  brodées  d'or  et  d'argent,  gentils  pantalons  bouf- 
fants de  soie,  petits  caftans  à  soutaches,  tarbouches  puérils 
ornés  de  croissants  ;  un  Orient  en  miniature,  le  plus  joli  et 
le  plus  coquet  du  monde. 

Puis  viennent,  dans  une  ruelle  spéciale,  les  trayeurs  d'or, 
ceux  qui  font  ces  fils  argentés  et  dorés  dont  on  brode  les 


128  CONSTANT  iNOPLE. 

blagues,  les  pantoufles,  les  mouchoirs,  les  gilets,  les  dol- 
mans,  les  vestes  ;  derrière  les  vitres  des  montres  étincellent 
sur  leurs  bobines  ces  fils  brillants  qui,  plus  tard,  seront  des 
fleurs,  des  feuillages,  des  arabesques.  Là  se  font  aussi  ces 
cordonnets,  ces  nœuds  si  gracieux,  si  coquettement  enche- 
vêtrés et  que  notre  passementerie  ne  saurait  imiter.  Les 
Turcs  les  fabriquent  à  la  main  en  se  servant  de  l'orteil  de 
leur  pied  nu  comme  point  d'attache. 

Il  y  a  là  des  joailliers  dont  les  pierreries  sont  enfermées 
dans  des  coffres  qu'ils  ne  quittent  pas  de  l'œil,  ou  sous  des 
vitrines  placées  hors  de  la  portée  des  filous  ;  dans  ces  obscu- 
res boutiques,  assez  semblables  à  des  échoppes  de  savetier, 
abondent  des  richesses  incroyables.  Les  diamants  de  Visa- 
pour  et  de  Golconde  apportés  par  les  caravanes;  les  rubis 
du  Giamschid,  les  saphirs  d'Ormus,  les  perles  d'Ophyr,  les 
topazes  du  Brésil,  les  opales  de  Bohême,  les  turquoises  de 
Macédoine,  sans  compter  les  grenats,  les  chrysoberils,  les 
aigues-marines,  les  azerodrachs,  les  agates,  les  aventuri- 
nes,  les  lapis-lazulis,  sont  entassés  ià  par  monceaux,  car  les 
Turcs  ont  beaucoup  de  pierreries ,  non-seulement  comme 
luxe,  mais  comme  valeurs.  Ne  connaissant  pas  les  raffine- 
ments de  la  finance  moderne,  ils  ne  tirent  aucun  intérêt  de 
leurs  capitaux,  ce  qui,  du  reste,  leur  est  rigoureusement  in- 
terdit par  le  Coran,  hostile  à  l'usure,  comme  l'Évangile, 
ainsi  qu'on  vient  de  le  voir  à  l'occasion  de  l'emprunt  turc, 
repoussé  par  le  vieux  parti  national  et  religieux.  Un  dia- 
Bûant  facile  à  cacher,  à  emporter,  résume  en  lui  une  grande 
somme  sous  un  petit  volume.  Au  point  de  vue  oriental, 
c'est  un  placement  sûr,  quoiqu'il  ne  rapporte  rien;  mais 
allez  donc  persuader  à  l'avarice  arabe  ou  turque  de  se  des- 
saisir du  pot  de  grès  qui  renferme  son  trésor,  et  cela  sous 
prétexte  de  trois  ou  quatre  pour  cent,  quand  bien  même  la 
chose  serait  permise  par  Mahomet  ! 


LES  BAZARS.  129 

Ces  pierres  sont  en  général  des  cabochons,  car  les  Orion- 
toux  ne  taillent  ni  le  diamant  ni  le  rubis,  soit  qu'ils  ne  con- 
naissent pas  la  poudre  à  égriser,  soit  qu'ils  craignent  de  di- 
minuer, le  nombre  des  carats  en  abattant  les  angles  des 
pierres.  Les  montures  sont  assez  lourdes  et  d'un  goût  génois 
ou  rococo.  L'art  si  fin,  si  élégant  et  si  pur  des  Arabes  a 
laissé  peu  de  traces  chez  les  Turcs.  Ces  joyaux  consistent 
principalement  en  colliers,  boucles  d'oreilles,  ornements  de 
tête,  étoiles,  fleurs,  croissants,  bracelets,  anneaux  de  jambe, 
manches  de  sabre  et  de  poignard  ;  mais  ils  ne  se  révèlent 
dans  tout  leur  éclat  qu'au  fond  des  harems,  sur  la  tête  et 
la  poitrine  des  odalisques,  sous  les  yeux  du  maître,  accroupi 
dans  un  angle  du  divan,  et  tout  ce  luxe  est,  pour  l'étranger, 
comme  s'il  n'existait  pas.  Quoique  l'opulence  des  phrases 
précédentes,  constellées  de  noms  de  pierreries,  ait  pu  vous 
faire  penser  au  trésor  d'Haroun-al-Raschid  et  à  la  cave 
d'Aboulcasem,  n'imaginez  rien  d'éblouissant  et  de  jetant  à 
droite  et  gauche  de  folles  bîuettes  de  lumière.  Les  Turcs 
n'entendent  pas  l'étalage  comme  Fossin,  Lemonnier,  Marlet 
ou  Bapst;  et  les  diamants  bruts,  jetés  à  poignées  dans  de 
petites  sébiles  de  bois,  ont  l'apparence  de  grains  de  verre; 
et  pourtant  on  pourrait  aisément  dépenser  un  million  dans 
une  de  ces  boutiques  de  deux  sous. 

Le  bazar  des  armes  peut  être  considéré  comme  le  cœur 
même  de  l'Islam.  Aucune  des  idées  nouvelles  n'a  franchi 
son  seuil;  le  vieux  parti  turc  y  siège  gravement  accroupi, 
professant  pour  les  chiens  de  chrétiens  un  mépris  aussi  pro- 
fond qu'au  temps  de  Mahomet  II.  Le  temps  n'a  pas  marché 
^our  ces  dignes  Osmanlis,  qui  regrettent  les  janissaires  et 
l'ancienne  barbarie,  —  peut-être  avec  raison.  Là  se  retrou- 
vent les  grands  turbans  évasés,  les  dolimans  bordés  de  four- 
rure, les  larges  pantalons  à  la  mameluk,  les  hautes  cein- 
tures et  le  pur  costume  classique,  tel  qu'on  le  voit  dans  to 


130  CONSTAM'INOPLE. 

collection  d'Elbicei-Àtika,  dans  la  tragédie  de  Bajazet  ou  la 
cérémonie  du  Bourgeois  gentilhomme.  Vous  revoyez  là  ces 
physionomies  impassibles  comme  la  fatalité,  ces  yeux  serei- 
nement  fixes,  ces  nez  d'aigle  se  recourbant  sur  une  longue 
barbe  blanche,  ces  joues  brunes,  tannées  pas  l'abus  des  bains 
de  vapeur,  ces  corps  à  robuste  charpente  que  délabrent  les 
voluptés  du  harem  et  les  extases  de  l'opium,  cet  aspect  du 
Turc  pur  sang  qui  tend  à  disparaître,  et  qu'il  faudra  bien- 
tôt aller  chercher  au  fond  de  l'Asie. 

A  midi,  le  bazar  des  armes  se  ferme  dédaigneusement,  et 
ces  marchands  millionnaires  se  retirent  dans  leurs  kios- 
ques sur  la  rive  du  Bosphore,  et  regardent  d'un  air  cour- 
roucé passer  les  bateaux  à  vapeur,  ces  diaboliques  inventions 
franques. 

Les  richesses  entassées  dans  ce  bazar  sont  incalculables  : 
là  se  gardent  ces  lames  de  damas,  historiées  de  lettres  ara- 
bes, avec  lesquelles  le  sultan  Saladin  coupait  des  oreillers 
de  plume  au  vol,  en  présence  de  Richard  Cœur-de-Lion, 
tranchant  une  enclume  de  sa  grande  épée  à  deux  mains,  et 
qui  portent  sur  le  dos  autant  de  crans  qu'elles  ont  abattu  de 
têtes  ;  ces  kandjars,  dont  l'acier  terne  et  bleuâtre  perce  les 
cuirasses  comme  des  feuilles  de  papier,  et  qui  ont  pour  man- 
che un  écrin  de  pierreries  ;  ces  vieux  fusils  à  rouet  et  à  mè- 
che, merveilles  de  ciselure  et  d'incrustation  ;  ces  haches 
d'armes  qui  ont  peut-être  servi  à  Timour,  à  Gengiskan,  à 
Scanderberg,  pour  marteler  les  casques  et  les  crânes,  tout 
l'arsenal  féroce  et  pittoresque  de  l'antique  Islam.  Là  rayon- 
nent, scintillent  et  papillotent,  sous  un  rayon  de  soleil 
tombé  de  la  haute  voûte,  les  selles  et  les  housses  brodées 
d'argent  et  d'or,  constellées  de  soleils  de  pierreries,  de 
lunes  de  diamants,  d'étoiles  de  saphirs;  les  chanfreins,  les 
mors  et  les  étriers  de  vermeil,  féeriques  caparaçons,  dont 
le  luxe  oriental  revêt  les  nobles  coursiers  du  Nedj,  les 


LES  BAZARS.  131 

dignes  descendants  des  Dahis,  des  Rabrâ,  des  Elaffar  et  des 
Naâmah,  et  autres  illustrations  équestres  de  l'ancien  turf 
islamite. 

Chose  remarquable  pour  l'insouciance  musulmane,  ce 
bazar  est  considéré  comme  si  précieux,  qu'il  n'est  pas  per- 
mis d'y  fumer;  —  ce  mot  dit  tout,  car  le  Turc  fataliste  allu- 
merait sa  pipe  sur  une  poudrière. 

Pour  donner  un  repoussoir  â  ces  magnificences,  parlons 
un  peu  du  bazar  des  Poux.  C'est  la  morgue,  le  charnier, 
l'équarrissoir  où  vont  finir  toutes  ces  belles  choses,  après 
avoir  subi  les  diverses  phases  de  la  décadence.  Le  caftan  qui 
a  brillé  sur  les  épaules  du  vizir  ou  du  pacha  achève  sa  car- 
rière sur  le  dos  d'un  hammal  ou  d'un  calfat  ;  la  veste,  où  se 
moulaient  les  charmes  opulents  d'une  Géorgienne  du  harem, 
enveloppe,  souillée  et  flétrie,  la  carcasse  momifiée  d'une 
vieille  mendiante.  —  C'est  un  incroyable  fouillis  de  loques, 
de  guenilles,  de  haillons,  où  tout  ce  qui  n'est  pas  trou  est 
tache;  tout  cela  pendille  flasquement,  sinistrement,  à  des 
clous  rouilles,  avec  cette  vague  apparence  humaine  que  con- 
servent les  habits  longtemps  portés,  et  grouille,  remué  va- 
guement par  la  vermine.  Autrefois  la  peste  se  cachait  sous 
les  plis  fripés  de  ces  indescriptibles  défroques  maculées  de 
la  sanie  des  bubons,  et  s'y  tenait  tapie  comme  une  arai- 
gnée noire  au  fond  de  sa  toile  poussiéreuse,  dans  quelque 
angle  immonde. 

Le  Rastro  de  Madrid,  le  Temple  de  Paris,  l'ancienne  Alsace 
de  Londres,  ne  sont  rien  à  côté  de  ce  Montfaucon  de  la  fri- 
perie orientale,  qualifié  par  le  nom  significatif  que  je  ne  ré- 
péterai pas  et  que  j'ai  dit  là-haut. 

J'espère  qu'on  me  pardonnera  cette  description  fourmil- 
lante en  faveur  des  pierreries,  des  brocarts,  des  flacons  d'es- 
sence de  roses  de  mon  commencement; — d'ailleurs,  le  voya- 
geur est  comme  le  médecin,  il  peut  tout  dire. 


Xï 


LES   DERVICHES  TOURNEURS 


Les  derviches  tourneurs  ou  mevélawites  sont  des  espèces 
de  moines  mahométans  qui  vivent  en  communauté  dans  des 
monastères  appelés  tekkés.  Le  mot  derviche  signifie  pauvre, 
ce  qui  n'empêche  pas  les  derviches  de  posséder  de  grands 
biens  dus  aux  legs  et  aux  dons  des  fidèles.  La  désignation, 
vraie  autrefois,  s'est  conservée,  quoiqu'elle  soit  maintenant 
une  antinomie. 

Les  muftis  et  les  ulémas  ne  voient  pas  de  très-bon  œil 
les  derviches,  soit  à  cause  de  quelque  dissidence  secrète  de 
doctrine,  soit  à  cause  de  l'influence  qu'ils  ont  sur  le  bas 
peuple,  ou  seulement  à  cause  du  mépris  qu'a  toujours  pro- 
fessé le  haut  clergé  pour  les  ordres  mendiants;  quant  à  moi, 
qui  ne  suis  pas  assez  fort  en  théologie  turque  pour  débrouil- 
ler la  chose,  je  me  bornerai  à  considérer  les  derviches  du 
côté  purement  plastique  et  à  décrire  leurs  bizarres  exer- 
cices. 


LES  DERVICHES  TOURNEURS.  135 

Contrairement  aux  autres  mahométans,  qui  empêchent 
les  giaours  d'assister  en  curieux  aux  cérémonies  du  culte, 
et  les  chasseraient  outrageusement  des  mosquées  s'ils  es- 
sayaient de  s'y  introduire  aux  heures  de  prière,  les  dervi- 
ches laissent  pénétrer  les  Européens  dans  leurs  tekkés,  à  la 
seule  condition  de  déposer  leur  chaussure  à  la  porte,  et 
d'entrer  pieds  nus  ou  en  pantoufles;  ils  chantent  leurs  lita- 
nies et  accomplissent  leurs  évolutions  sans  que  la  présence 
des  chiens  de  chrétiens  paraisse  les  déranger  aucunement; 
on  dirait  même  qu'ils  sont  flattés  d'avoir  des  spectateurs. 

Le  tekké  de  Péra  est  situé  sur  une  place  encombrée  de  tom- 
bes, de  pieux  de  marbre  à  turbans  et  de  cyprès  séculaires, 
espèce  d'annexé  ou  de  succursale  du  petit  Champ-des-Morts, 
où  se  trouve  le  tombeau  du  comte  de  Bonneval,  le  fameux 
renégat. 

La  façade,  fort  simple,  se  compose  d'une  porte  surmontée 
d'un  cartouche,  historiée  d'une  inscription  turque,  d'un  mur 
percé  de  fenêtres  à  grillages,  laissant  apercevoir  des  sépultu- 
res de  derviches,  car  en  Turquie  les  vivants  coudoient  tou- 
jours les  morts,  et  d'une  fontaine  encastrée  et  treillissée, 
garnie  de  spatules  de  fer  pendues  à  des  chaînes,  pour  que 
les  pauvres  puissent  boire  commodément,  et  qu'entourent 
des  groupes  de  hammals,  altérés  par  la  pénible  montée  de 
Galata.  Tout  cela  n'a  rien  de  monumental,  mais  ne  manque 
pas  de  caractère;  les  grands  mélèzes  du  jardin,  la  coupole 
et  le  minaret  blanc  de  la  mosquée  qu'on  aperçoit  dans  le 
bleu  du  ciel,  par-dessus  la  muraille,  rappellent  à  propos 
l'Orient. 

L'intérieur  ressemble  à  toute  autre  habitation  mahoraé- 
tane;  pas  de  ces  longs  cloîtres  en  arcade,  de  ces  corridors 
interminables  sur  lesquels  s'ouvrent  des  cellules,  pieux  ca- 
chots de  reclus  volon  taires,  de  ces  cours  silencieuses  où  l'herbe 
pousse  et  où  grésille  une  fontaine  dans  une  vasque  verdie. 


134  CONSTANTWOPLE. 

ttïen  de  l'aspect  froid,  triste  et  sépulcral  du  couvent  comme 
il  est  compris  dans  les  pays  catholiques;  mais  de  gais  loge- 
ments peints  de  couleurs  riantes,  éclairés  du  soleil,  et  au  fond 
une  merveilleuse  échappée  de  vue  du  Bosphore,  un  magnifique 
panorama  baigné  d'air  et  de  lumière  :  Scutari,  Kadi-Keui 
B'étalant  sur  la  rive  d'Asie,  l'Olympe  de  Bythinie  tout  glacé 
de  neige,  les  îles  des  Princes,  taches  d'azur  sur  la  moire  de 
la  mer;  Seraï-Burnou,  avec  ses  palais,  ses  kiosques,  ses  jar- 
dins; Sultan-Achmet,  flanqué  de  ses  six  minarets;  Sainte- 
Sophie,  rayée  de  rose  et  de  blanc  comme  une  voile  d'Yemen, 
et  la  forêt  pavoisée  des  navires  de  toutes  nations,  spectacle 
toujours  changeant,  toujours  nouveau,  et  dont  on  ne  se  lasse 
jamais! 

La  salle  où  s'exécutent  les  valses  religieuses  des  tourneurs 
occupe  le  fond  de  cette  cour.  L'aspect  extérieur  ne  rappelle 
la  destination  de  l'édifice  que  par  des  chiffres  enlacés  et 
des  suras  du  Koran  tracées  avec  cette  certitude  de  main 
que  possèdent  à  un  si  haut  degré  les  calligraphes  turcs.  Ces 
caractères  contournés  et  fleuris  jouent  le  rôle  le  plus  heu- 
reux dans  l'ornementation  orientale  ;  ce  sont  des  arabesques 
autant  que  des  lettres. 

L'intérieur  rappelle  à  la  fois  la  salle  de  danse  et  de  specta- 
cle; un  parquet  parfaitement  uni  et  ciré,  qu'entoure  une 
balustrade  circulaire  à  hauteur  d'appui,  en  occupe  le  centre; 
de  sveltes  colonnes  supportent  une  galerie  de  même  forme, 
contenant  des  places  pour  les  spectateurs  de  distinction,  la 
loge  du  sultan  et  les  tribunes  destinées  aux  femmes.  Cette 
partie,  qu'on  appelle  le  sérail,  est  défendue  contre  les  re- 
gards profanes  par  des  treillages  très-serrés  comme  ceux 
qu'on  voit  aux  fenêtres  des  harems.  L'orchestre  fait  face 
au  mirah,  orné  de  tablettes  bariolées  de  versets  du  Koran 
et  de  cartouches  de  sultans  ou  de  vizirs  bienfaiteurs  du 
tekké.  Tout  cela  est  peint  en  blanc  et  en  bleu  et  d'une  pro- 


LES  DERVICHES  TOURNEURS.  135 

prêté  extrême  :  on  dirait  plutôt  une  classe  disposée  pour 
les  élèves  de  Cellarius  que  le  lieu  d'eiercice  d'une  secte  fa- 
natique. 

Je  m'assis,  les  jambes  croisées,  au  milieu  de  Turcs  et  de 
Francs,  également  déchaux,  tout  près  de  la  balustrade  in- 
férieure, au  premier  rang,  de  manière  à  ne  rien  perdre  du 
spectacle.  —  Après  une  attente  assez  prolongée,  les  dervi- 
ches arrivèrent  lentement,  deux  par  deux;  le  chef  de  la 
communauté  s'accroupit  sur  un  tapis  recouvert  de  peaux  de 
gazelle,  au-dessous  du  mirah,  entre  deux  acolytes  :  c'était 
un  petit  vieillard  au  teint  plombé  et  fatigué,  la  peau  plissée 
de  mille  rides  et  le  menton  hérissé  d'une  barbe  rare  et 
grisonnante;  ses  yeux,  brillants  par  éclairs  fugitifs  dans  sa 
face  éteinte,  au  centre  d'une  large  auréole  de  bistre,  don- 
naient seuls  un  peu  de  vie  à  sa  physionomie  de  l'autre 
monde. 

Les  derviches  défilèrent  dovant  lui,  en  le  saluant  à  la  ma- 
nière orientale  avec  les  marques  du  plus  profond  respect, 
comme  on  fait  pour  un  sultan  ou  pour  un  saint;  c'était  à  la 
fois  une  politesse,  un  témoignage  d'obéissance  et  une  évolu- 
tion religieuse;  les  mouvements  étaient  lents,  rhythmés, 
iératiques,  et,  le  rite  accompli,  chaque  derviche  allait  prendre 
place  en  face  du  mirah. 

La  coiffure  de  ces  moines  musulmans  consiste  en  un  bon- 
net de  feutre  épais  d'un  pouce,  d'un  ton  roussâtre  ou  brun, 
et  que  je  ne  saurais  mieux  comparer,  pour  la  forme,  qu'à 
un  pot  à  fleurs  renversé ,  dans  lequel  on  aurait  entré  la 
tête;  un  gilet  et  une  veste  d'étoffe  blanche,  une  immense 
jupe  plissée,  de  même  couleur  et  semblable  à  la  fustanelle 
grecque,  des  caleçons  étroits  et  blancs  aussi,  descendant 
jusqu'à  la  cheville,  composent  ce  costume,  qui  n'a  rien  de 
monacal  dans  nos  idées  et  ne  manque  pas  d'une  certaine 
élégance.  Pour  le  moment,  on  ne  pouvait  que  l'entrevoir/ 


136  CONSTANTINOPLE. 

car  les  derviches  étaient  affublés  d'espèces  de  manteaux  ou 
desurtouts  verts,  bleus,  raisin-de-Corinthe,  cannelle,  ou  de 
toute  autre  nuance,  qui  ne  faisaient  pas  partie  de  l'uniforme, 
et  qu'ils  devaient  quitter  au  moment  de  commencer  leurs 
valses,  pour  les  reprendre  ensuite  lorsqu'ils  retombe- 
raient haletants,  ruisselants  de  sueur,  brisés  d'extase  et  de 
fatigue. 

Les  prières  commencèrent,  et  avec  elles  les  génuflexions, 
les  prosternations,  les  simagrées  ordinaires  du  culte  musul- 
man, si  bizarres  pour  nous,  et  qui  seraient  aisément  risibles 
sans  la  conviction  et  la  gravité  que  les  fidèles  y  mettent.  Ces 
alternatives  d'élévation  et  d'abaissement  font  penser  aux 
poulets  qui  se  précipitent  avidement  le  bec  contre  terre  et  se 
relèvent  après  avoir  saisi  le  grain  ou  le  vermisseau  qu'ils 
convoitent. 

Ces  oraisons  sont  assez  longues,  ou  du  moins  le  désir  de 
voir  les  danses  les  fait  paraître  telles,  surtout  pour  un  cu- 
rieux européen,  qui  n'espère  pas  s'aller  reposer  après  sa 
mort  sous  l'ombrage  de  l'arbre  Tuba,  dans  le  paradis-sérail 
de  Mahomet,  et  de  s'y  mirer  pendant  des  éternités,  aux  yeux 
noirs  des  houris,  toujours  vierges  ;  néanmoins,  ce  bourdon- 
nement pieux,  par  sa  persistance  monotone,  finit  par  agir 
fortement  sur  l'organisme  môme  des  incrédules,  et  l'on  con- 
çoit qu'il  impressionne  les  âmes  croyantes  et  les  entraîne 
merveilleusement  pour  ces  exercices  étranges,  au-dessus  de 
la  puissance  humaine,  et  qui  ne  peuvent  s'expliquer  que 
par  une  sorte  de  catalepsie  religieuse  assez  semblable  à  l'in- 
sensibilité extra-naturelle  des  martyrs  au  milieu  des  plus 
atroces  supplices. 

Lorsqu'on  eut  psalmodié  assez  de  versets  du  Koran,  hoché 
suffisamment  la  tête  et  fait  un  nombre  satisfaisant  de  pro- 
sternations, les  derviches  se  levèrent,  jetèrent  leurs  man- 
teaux et  reliront  une  procession  circulaire  autour  de  la  salle. 


LES  DERVICHES  TOURNEURS.  137 

Chaque  couple  passa  devant  le  chef,  qui  se  tenait  debout, 
et,  après  le  salut  échangé,  faisait  sur  lui  un  geste  de  béné- 
diction ou  de  passe  magnétique;  cette  espèce  de  consécra- 
tion s'exécute  avec  une  étiquette  singulière.  Le  dernier 
derviche  béni  en  prend  un  autre  dans  le  couple  suivant  et 
paraît  le  présenter  à  l'iman,  cérémonie  qui  "se  répète  de 
groupe  en  groupe  jusqu'à  l'épuisement  de  la  bande. 

Un  changement  remarquable  s'était  opéré  déjà  dans  les 
physionomies  des  derviches  ainsi  préparés  à  l'extase.  En 
entrant,  ils  avaient  l'air  morne,  abattu,  somnolent  ;  ils  pen- 
chaient la  tête  sous  leurs  lourds  bonnets;  maintenant  leurs 
visages  s'éclairaient,  leurs  yeux  brillaient,  leurs  attitudes 
se  relevaient  et  se  raffermissaient,  les  talons  de  leurs  pieds 
nus  interrogeaient  le  parquet  avec  un  mouvement  de  trépi- 
dation nerveuse. 

Aux  psalmodies  du  Koran  nasilléesen  ton  de  fausset  s'était 
joint  un  accompagnement  de  flûtes  et  de  tarboukas.  —  Les 
tarboukas  marquaient  le  rhythme  et  faisaient  la  basse,  les 
flûtes  exécutaient  à  l'unisson  un  chant  d'une  tonalité  élevée 
et  d'une  douceur  infinie. 

Le  motif  du  thème,  ramené  invariablement  après  quel- 
ques ondulations,  finissait  par  s'emparer  de  l'âme  avec 
une  impérieuse  sympathie,  comme  une  femme  dont  la 
beauté  se  révèle  à  la  longue  et  semble  augmenter  à  mesure 
qu'on  la  contemple.  Cet  air,  d'un  charme  bizarre,  me  faisait 
naître  au  cœur  des  nostalgies  de  pays  inconnus,  des  tris- 
tesses et  des  joies  inexplicables,  des  envies  folles  de  m'aban- 
donner  aux  ondulations  enivrantes  du  rhythme.  Des  souve- 
nirs d'existences  antérieures  me  revenaient  en  foule,  des 
physionomies  connues  et  que  cependant  je  n'avais  jamais 
rencontrées  dans  ce  monde  me  souriaient  avec  une  expression 
indéfinissable  de  reproche  et  d'amour;  toutes  sortes  d'i- 
mage» et  de  tableaux  de  rêves  oubliés  depuis  longtemps 


138  CONSTANTINOPLE. 

s'ébauchaient  lumineusement  dans  la  vapeur  d'un  lointain 
bleuâtre;  je  commençais  à  balancer  ma  tête  d'une  épaule  à 
l'autre,  cédant  à  la  puissance  d'incantation  et  d'évocation  de 
cette  musique  si  contraire  à  nos  habitudes  et  pourtant  d'un 
effet  si  pénétrant.  —  Je  regrette  beaucoup  que  Félicien 
David  ou  Ernest  Reyer,  si  habiles  tous  deux  à  saisir  les 
rhythmes  bizarres  de  la  musique  orientale,  ne  se  soient  pas 
trouvés  là  pour  noter  cette  mélodie  d'une  suavité  vraiment 
céleste. 

Immobiles  au  milieu  de  l'enceinte,  les  derviches  sem- 
blaient s'enivrer  de  cette  musique  si  délicatement  barbare 
et  si  mélodieusement  sauvage,  dont  le  thème  primitif  re- 
monte peut-être  aux  premiers  âges  du  monde  ;  enfin,  l'un 
d'eux  ouvrit  les  bras,  les  éleva  et  les  déploya  horizontale- 
ment dans  une  pose  de  Christ  crucifié,  puis  il  commença  à 
tourner  lentement  sur  lui-même,  déplaçant  lentement  ses 
pieds  nus,  qui  ne  faisaient  aucun  bruit  sur  le  parquet.  Sa 
jupe,  comme  un  oiseau  qui  veut  prendre  son  vol,  se  mit  à 
palpiter  et  à  battre  de  l'aile.  Sa  vitesse  devenait  plus  grande; 
le  souple  tissu,  soulevé  par  l'air  qui  s'y  engouffrait,  s'étala 
en  roue,  s'évasa  en  cloche  comme  un  tourbillon  de  blan- 
cheur dont  le  derviche  était  le  centre. 

Au  premier  s'en  était  joint  un  second,  puis  un  troisième, 
puis  toute  la  bande  avait  suivi,  gagnée  par  un  vertige  irré- 
sistible. 

Ils  valsaient,  les  bras  étendus  en  croix,  la  tête  inclinée 
sur  le?  épaules,  les  yeux  demi-clos,  la  bouche  entr'ouverte 
comme- ^des  nageurs  confiants  qui  se  laissent  emporter  par 
le  fleuve  de  l'extase;  leurs  mouvements,  réguliers,  ondu- 
leux,  avaient  une  souplesse  extraordinaire;  nul  effort  sen- 
sible, nulle  fatigue  apparente;  le  plus  intrépide  valseur 
allemand  serait  tombé  mort  de  suffocation  ;  eux  continuaient 
de  tourner  sur  eux-mêmes  comme  poussés  par  la  suite  de 


LES  DERVICHES  TOURNEURS.  439 

leur  impulsion,  de  même  qu'une  toupie  qui  pivote  immo- 
bile au  moment  de  la  plus  grande  rapidité,  et  semble  s'en- 
dormir au  bruit  de  son  ronflement. 

Chose  surprenante,  ils  étaient  là  une  vingtaine,  peut-être 
davantage,  pirouettant  au  milieu  de  leurs  jupes  épanouies 
comme  le  calice  de  ces  gigantesques  fleurs  de  Java,  sans  se 
heurter  jamais,  sans  se  désorbiter  de  leur  tourbillon,  sans 
perdre  un  seul  instant  la  mesure  marquée  par  les  tarboukas. 

L'iman  se  promenait  parmi  les  groupes,  frappant  quel- 
quefois des  mains,  soit  pour  indiquer  à  l'orchestre  de  pres- 
ser ou  de  ralentir  le  rhythme,  soit  pour  encourager  les 
valseurs  et  les  applaudir  de  leur  zèle  pieux.  Sa  mine  im- 
passible formait  un  contraste  étrange  avec  toutes  ces  figures 
illuminées,  convulsées;  ce  morne  et  froid  vieillard  traversait 
d'un  pas  de  fantôme  ces  évolutions  frénétiques,  comme  si  le 
doute  eût  atteint  son  âme  desséchée,  ou  que  depuis  long- 
temps les  ivresses  de  la  prière  et  les  vertiges  des  incanta- 
tions sacrées  n'eussent  plus  prise  sur  lui,  comme  ces  teria- 
kis  et  ces  hachachins  blasés  sur  l'effet  de  leur  drogue  et 
obligés  d'élever  la  dose  jusqu'à  l'empoisonnement. 

Les  valses  s'arrêtèrent  un  instant;  les  derviches  se  re- 
formèrent couple  par  couple  et  firent  deux  ou  trois  fois 
processionnellement  le  tour  de  la  salle.  Cette  évolution, 
faite  à  pas  lents,  leur  donne  le  temps  de  reprendre  haleine 
et  de  se  recueillir. 

Ce  que  j'avais  vu  n'était,  en  quelque  sorte,  que  le  pré- 
lude de  la  symphonie,  le  début  du  poëme,  l'entraînement  à 
la  valse. 

Les  tarboukas  se  mirent  à  gronder  sur  vme  mesure  plus 
pressée,  le  chant  des  flûtes  devint  plus  vif,  et  les  derviches 
reprirent  leur  danse  avec  un  redoublement  d'activité. 

Cependant  cette  activité  n'a  rien  de  désordonné  ni  de  fié- 
vreusement démoniaque  comme  les  convulsions  épileptiques 


140  CONSTANTOOPLE. 

des  aïssaouas;  le  rbythme  la  règle  et  la  contient  toujours. 
La  rotation  devient  plus  véloce,  le  nombre  de  tours  exécutés 
dans  une  minute  augmente,  mais  la  valse  iératique  reste 
silencieuse  et  calme  comme  un  toton  qui  s'assoupit  au  plus 
fort  de  sa  rapidité.  Les  derviches  élèvent  ou  laissent  retom- 
ber légèrement  leurs  bras  selon  le  degré  de  fatigue  ou  d'ex- 
tase qu'ils  éprouvent;  on  dirait  des  baigneurs  qui  perdent 
pied  et  étalent  leurs  mains  sur  l'eau  pour  s'abandonner  au 
courant;  quelquefois  leur  tête  se  renverse,  montrant  des  yeux 
blancs,  des  traits  illuminés,  des  lèvres  entr'ouvertes  par  un 
sourire  indicible  et  que  trempe  une  légère  écume,  ou  re- 
tombe sur  la  poitrine  comme  accablée  de  volupté,  faisant 
ployer  la  barbe  contre  l'étoffe  blanche  du  gilet,  mais,  le 
plus  souvent,  reste  couchée  sur  l'avant-bras  comme  sur 
l'oreiller  d'un  rêve  divin. 

Un  pauvre  vieux,  porteur  d'un  masque  socratique  assez 
laid  au  repos,  valsait  avec  une  vigueur  et  une  persistance 
incroyables  pour  son  âge,  et  sa  figure  commune  prenait, 
sous  l'excitation  magique  du  tournoiement,  une  singulièro 
beauté;  l'âme,  pour  ainsi  dire,  lui  venait  à  la  peau,  et, 
comme  un  marteau  intérieur,  repoussait  et  corrigeait  par 
dedans  les  imperfections  de  ses  traits.  —  Un  autre  ,  do 
vingt-cinq  ou  trente  ans,  figure  noble,  régulière  et  douce, 
terminée  par  une  barbe  d'un  blond  roux,  faisait  songer  in- 
volontairement au  jeune  Nazaréen,  —  le  plus  beau  des 
hommes,  —  avec  ses  bras  élevés  au-dessus  de  sa  tête,  et 
que  les  clous  d'une  croix  invisible  semblaient  retenir  dans 
la  même  position.  Je  n'ai  jamais  vu  une  plus  belle  expres- 
sion ascétique.  Ni  l'Ange  de  Fiesole,  ni  le  divin  Morales,  ni 
ïlemmeling,  ni  fra  Bartholomeo,  ni  Murillo,  ni  Zurbaran, 
n'ont  jamais  peint  dans  leurs  tableaux  religieux  une  tête 
plus  éperdue  d'amour  divin,  plus  noyée  d'effluves  mystiques, 
plus  reflétée  de  lueurs  célestes,  plus  ivre  d'hallucinations 


LES  DERVICnES  TOURNEURS.  U\ 

paradisiaques  ;  si  dans  l'extra-tnonde  les  âmes  conservent 
l'apparence  du  visage  humain,  elles  doivent  assurément 
ressembler  à  ce  jeune  derviche  tourneur. 

Celte  expression  se  répétait  à  des  degrés  moindres  sur  les 
physionomies  extatiques  des  autres  valseurs.  Que  voyaient- 
ils  dans  ces  vision»  qui  les  berçaient?  les  forêts  d'émeraude 
5  fruits  de  rubis,  les  montagnes  d'ambre  et  de  myrrhe,  les 
kiosques  de  diamants  et  les  tentes  de  perles  du  paradis  de 
Mahomet?  leurs  bouches  souriantes  recevaient  sans  doute 
les  baisers  parfumés  de  musc  et  de  benjoin  des  houris 
blanches,  vertes  et  rouges  :  leurs  yeux  fixes  contemplaient 
les  splendeurs  d'Allah  scintillant  avec  un  éclat  à  faire  pa- 
raître le  soleil  noir,  sur  un  embrasement  d'aveuglante  lu- 
mière ;  la  terre,  à  laquelle  ils  ne  tenaient  que  par  un  bout 
de  leurs  orteils,  avait  disparu  comme  un  papier  brouillard 
qu'on  jette  sur  un  brasier,  et  ils  flottaient  éperdument  dans 
l'éternité  et  l'infini,  ces  deux  formes  de  Dieu. 

Les  tarboukas  ronflaient,  et  la  flûte  pressait  son  chant 
d'un  diapason  impossible  et  ténu  comme  un  cheveu  de 
cristal;  les  derviches  disparaissaient  dans  leur  propre 
éblouissement  ;  les  jupes  s'enflaient,  se  gonflaient,  s'ar- 
rondissaient, s'étalaient,  répandant  une  fraîcheur  délicieuse 
dans  l'air  embrasé,  et  m'éventaient  comme  le  vol  d'un  es* 
saini  d'esprits  célestes  ou  de  grands  oiseaux  mystiques  s'a- 
battant  sur  la  terre. 

Parfois  un  derviche  s'arrêtait.  Sa  fustanelle  continuait  à 
palpiter  quelques  instants;  puis,  n'étant  plus  soutenue  pr 
le  tourbillon,  s'affaissait  lentement,  et  les  plis  évasés  s'af- 
faissaient et  reprenaient  leurs  plis  perpendiculaires  comme 
ceux  d'une  draperie  grecque  antique.  Alors  le  tourneur  se 
précipitait  à  genoux,  la  face  contre  terre,  et  un  frère  ser- 
vant venait  le  recouvrir  d'un  de  ces  manteaux  dont  j'ai 
parlé  tout  à  l'heure  ;  de  même  qu'un  jockey  enveloppe  de 

8. 


!42  CONSTANTINOPLE. 

couvertures  le  pur  sang  qui  vient  de  courir.  L'rman  s'ap- 
prochait du  derviche  ainsi  prosterné  et  figé  dans  une  im- 
mobilité complète,  murmurait  quelques  paroles  sacramen- 
telles et  passait  à  un  autre.  Au  bout  de  quelque  temps,  tous 
étaient  tombés,  terrassés  par  l'extase.  Bientôt  ih  se  rele- 
vèrent, firent  encore  une  fois  deux  à  deux  leur  promenade 
circulaire,  et  sortirent  de  la  salle  dans  le  même  ordre  qu'ils 
étaient  entrés  ;  et  moi  j'allai  reprendre  mes  souliers  à  la 
porte,  parmi  un  tas  de  bottes  et  de  savates,  ébloui  de  ce 
spectacle  vertigineux,  et  jusqu'au  soir  je  vis  tournoyer  de- 
vant mes  yeux  de  larges  jupes  blanches  étalées,  et  j'enten- 
dis bourdonner  à  mes  oreilles  le  thème  implacablement 
suave  de  la  petite  flûte,  sautillant  sur  la  basse  mugissant©  des 
tarboukas. 


Xi? 


LES   DERVICHES  HURLEURS 


Quand  on  a  vu  les  derviches  tourneurs  de  Péra,  on  doit 
une  visite  aux  derviches  hurleurs  de  Scutari  ;  aussi  je  pris 
un  caïque  à  Top'Hané,  et  deux  paires  de  rames,  maniées  par 
de  vigoureux  Arnautes,  m'emportèrent  vers  la  rive  d'Asie, 
malgré  la  violence  du  courant.  Les  eaux  bouillonnantes  se 
brisaient  sous  le  soleil  en  millions  de  paillettes  d'argent,  ra- 
sées par  des  essaims  d'oiseaux  blancs  et  noirs,  désignés  sous 
le  nom  poétique  d'âmes  en  peine,  à  cause  de  leur  inquiétude 
perpétuelle  ;  on  les  voit  filer  sur  le  Bosphore  par  vols  de 
deux  ou  trois  rents,  les  pattes  dans  l'eau,  les  ailes  dans  l'air, 
avec  une  rapidité  extraordinaire,  comme  s'ils  poursuivaient 
une  proie  invisible,  ce  qui  a  les  fait  appeler  aussi  chasse-vent. 
—  J'ignore  leur  étiquette  ornithologique,  mais  ces  deux  so- 
briquets populaires  me  suffisent  abondamment.  Quand  ils 
passent  près  des  barques,  on  dirait  des  feuilles  sèches  em- 
portées par  un  tourbillon  d'automne,  et  ils  éveillent  toutes 
sortes  d'idées  rêveuses  et  mélancoliques. 


\U  CONSTANTINOPLE. 

Le  débarcadère  de  Scutari  se  présente  sous  l'aspect  le  plus 
pittoresque.  Une  sorte  de  plancher  flottant,  composé  de  gros- 
ses poutres  où  se  posent  les  goélands  et  les  albatros,  forme 
un  de  ces  premiers  plans  dont  les  graveurs  anglais  savent 
tirer  si  bon  parti  :  un  café,  entouré  de  bancs  peuplés  de  fu- 
meurs, s'avance  dans  l'eau  sur  un  petit  môle  côtoyé  de 
felouques,  de  caïques,  de  canots  et  d'embarcations  de  tout 
genre,  à  l'ancre  ou  amarrée ,  Jes  figuiers  et  autres  végé- 
tations d'un  vert  vivace  ombragent  un  petit  jardin  attenant 
au  café,  qu'ils  font  ressortir  par  leurs  tons  vigoureux. 

Les  murailles  blanches  de  la  mosquée  de  Buyuk-Djami 
apparaissent  au  second  plan.  Cette  mosquée  prodait  un  très- 
bon  effet,  avec  sa  coupole,  son  minaret,  ses  terrasses  mame- 
lonnées de  petits  dômes  de  plomb,  ses  arcades  arabes,  ses 
escaliers  sur  lesquels  dorment  des  soldats  et  des  hammals 
et  ses  masses  de  maçonnerie  entremêlées  de  touffes  de  ver- 
dure. 

Une  fontaine  toute  bordée  d'arabesques,  de  rinceaux  et 
de  fleurs,  toute  bariolée  d'inscriptions  turques  sculptées  en 
relief  dans  le  marbre,  surmontée  d'un  de  ces  charmants  toits 
en  auvent  dont  le  bon  goût  moderne  a  décoiffé  la  fontaine  de 
Top'Hané,  occupe  gracieusement  le  centre  de  la  petite  place 
en  forme  de  quai  à  laquelle  aboutit  la  principale  rue  de 
Scutari. 

Au  pied  de  cette  fontaine,  dont  les  robinets  taris  ne  ver- 
sent plus  d'eau,  s'abritent  des  essaims  de  femmes  en  fered- 
gés  blancs,  roses,  verts  ou  lilas,  assises,  debout,  accroupies 
dnns  des  poses  d'une  gracieuse  nonchalance,  berçant  de 
beaux  enfants  entre  leurs  bras,  et  surveillant  les  jeux  des 
plus  grands  d'un  long  regard  de  leur  œil  noir. 

Des  loueurs  de  chevaux  avec  leurs  bêtes,  des  sais  tenant 
en  bride  les  montures  de  leurs  maîtres,  des  talikas,  espèces 
de  fiacres  turcs,  des  arabas  à  la  vieille  mode,  attelés  de  buf- 


LES  DERVICHES  Ï1URLEURS.  W5 

fies  noirs  ou  de  bœufs  d'un  gris  argenté,  des  chiens  roux 
dormant  en  tas  au  soleil,  animent  le  tableau  de  leurs  grou- 
pes variés  et  de  leurs  oppositions  de  formes  et  de  couleurs. 

Au  fond  s'étend  la  ville  de  Scutari  avec  ses  maisons  pein- 
tes en  rouges,  ses  minarets  blancs  se  détachant  sur  le  noir 
rideau  de  cyprès  d«son  Champ-des-Morts.  La  grande  rue  d«? 
Scutari,  qui  s'élève  graduellement  jusqu'au  sommet  de  la 
colline,  a  la  physionomie  beaucoup  plus  franchement  turque 
qu'aucune  de  celles  de  Gonstantinople.  On  sent  qu'on  est  sur 
la  terre  d'Asie,  sur  le  sol  véritable  de  l'Islam.  Nulle  idée 
européenne  n'a  franchi  ce  bras  de  mer  étroit  que  quelques 
coups  de  rames  suffisent  à  traverser.  —  Les  anciens  co& 
tûmes,  turbans  évasés,  longues  pelisses,  caftans  de  couleurs 
claires,  se  rencontrent  bien  plus  fréquemment  à  Scutari 
qu'à  Constantinople.  La  réforme  ne  semble  pas  y  avoir  pé- 
nétré. 

La  rue  est  bordée  de  marchands  de  tabac  étalant  sur  une 
planchette  leurs  blondes  meules  de  latakyé  surmontées  d'un 
citron,  de  gargotiers  faisant  rôtir  le  kébab  à  des  broches 
perpendiculaires,  de  pâtissiers  enfournant  le  baklava,  de  bou- 
chers suspendant  à  des  chaînettes  des  quartiers  de  viande 
au  milieu  d'un  tourbillon  de  mouches,  d'écrivains  traçant 
des  suppliques  dans  une  échoppe  placardée  de  tableaux 
calligraphiques,  de  cawadjis  apportant  à  leurs  pratiques 
le  narghilé  à  la  carafe  limpide,  au  long  tuyau  de  cuir 
flexible. 

Quelquefois,  la  rue  s'interrompt  pour  faire  place  à  un  petit 
cimetière  qui  s'intercale  familièrement  entre  une  boutique 
de  confiserie  et  un  vendeur  de  râpes  de  maïs.  —  Plus  loin, 
une  vingtaine  de  maisons  manquent,  et  sont  remplacées 
par  un  tas  de  cendres  au  milieu  desquelles  s'élèvent  les  che- 
minées de  briques  qui  seules  ont  pu  résister  à  la  violencô 
du  feu. 


UG  CONSTANTINOPLE. 

Des  arabas  remplis  de  femmes  assises  les  jambes  croisées, 
montent  ou  descendent  la  rue,  au  pas  modéré  de  grands 
bœufs  bleuâtres,  conduits  par  un  sais,  qui  souvent  tient  la 
corne  de  la  bête  sous  la  main.  Les  chiens,  endormis  au  milieu 
de  la  voie  publique,  se  dérangent  à  peine,  au  risque  de  se 
faire  broyer  sous  l'ongle  des  lourds  fissipèdes  ou  l'orbe  des 
roues  massives.  Heureusement  la  marche  de  ces  chars  pri- 
mitifs est  lente,  et  les  Turcs  ne  sont  jamais  pressés. 

De  ces  arabas  dorés  et  peints,  et  recouverts  d'une  toile 
ajustée  sur  des  cerceaux,  partent  des  éclats  de  voix  et  des 
rires  joyeux;  l'œil  furtif  en  s'y  plongeant  peut  entrevoir  des  . 
visages  moins  sévèrement  voilés  et  qui  peuvent  se  croire  à 
l'abri  des  regards  profanes.  Sur  le  devant,  de  petites  filles 
d'une  dizaine  d'années,  non  masquées  encore  par  le  yach- 
mack  impitoyable,  trahissent,  par  leur  beauté  précoce,  l'in- 
cognito de  leurs  mères  accroupies  un  peu  en  arrière.  De  ces 
longs  yeux  noirs  en  amande,  de  ces  sourcils  marqués  comme 
à  l'encre  de  Chine,  de  ces  nez  légèrement  aquilins,  de  ces 
ovales  réguliers,  de  ces  bouches  empourprées  de  grenade, 
il  n'est  pas  difficile,  en  les  accentuant  un  peu,  de  conclure 
au  type  si  mystérieusement  dérobé  de  la  Vénus  turque. 

Voici  un  convoi  qui  passe  :  un  cercueil,  couvert  d'une 
draperie  verte,  appuyé  sur  les  épaules  de  six  hommes  mar- 
chant d'un  pas  rapide,  se  dirige  en  toute  hâte  au  grand 
Champ-des-Morts  de  Scutari;  il  trouvera  là,  sous  l'ombre 
des  hauts  cyprès,  dans  la  terre  maternelle  d'Asie,  un  repos 
que  les  Francs  d'Europe  ne  troubleront  pas. 

Des  pâtres,  traînant  un  mouton  monstrueux,  d'une  obésité 
phénoménale,  grossie  encore  par  ses  longues  laines,  se 
croisent  avec  le  convoi,  qui  court  comme  si  le  diable  l'em- 
portait; des  soldats  à  cheval  passent  d'un  air  indolent  et  fier; 
des  chameaux,  ayant  en  tête  un  petit  âne,  défilent  en  ba- 
lançant leur  col  d'autruche,  agitant  leurs  babines  velues, 


LES  DERVICHES  HURLEURS.  Ml 

/n  partance  pour  quelque  lointaine  caravane,  et,  à  travers 
cette  foule  mouvante  et  bigarrée,  j'arrive  avec  mes  compa- 
gnons dans  le  haut  Scutari,  au  tekké  des  derviches  hurleurs. 

Il  est  trop  tôt.  L'heure  turque,  se  comptant  à  partir  du 
lever  du  soleil,  ne  coïncide  pas  avec  l'heure  française,  et 
demande  des  supputations  perpétuelles,  causes  de  nombreuses 
erreurs,  surtout  dans  les  premiers  temps.  En  attendant,  nous 
allons  prendre  du  café,  fumer  un  chibouck  et  boire  des 
verres  d'eau  sur  les  bancs  extérieurs  d'un  café  situé  à  l'entrée 
du  cimetière.  Nous  sommes  servis  par  un  petit  garçon  aux 
yeux  vifs,  à  la  mine  intelligente,  qui  se  multiplie  et  suffit 
aux  demandes  souvent  opposées  des  consommateurs.  Il  ap- 
porte souvent  du  feu  d'une  main  et  de  l'autre  de  l'eau, 
comme  les  petits  génies  des  initiations  antiques  voltigeant 
sur  le  fond  brun  des  vases  étrusques. 

Ayant  épuisé  toutes  les  ressources  que  peut  offrir  le  café 
turc  à  un  désœuvrement  forcé,  nous  entrâmes  dans  la  cour 
du  tekké,  ornée  d'une  fontaine  en  forme  de  tombeau,  rappe- 
lant ces  cercueils  à  dos  d'âne  recouverts  de  cachemire,  qu'on 
aperçoit,  à  travers  les  grillages,  dans  les  Turbés  (chapelles 
funèbres)  des  sultans.  Un  mapehand  de  gâteaux  faits  avec 
de  la  fécule  de  riz,  et  qu'on  mange  arrosés  de  quelques 
gouttes  d'eau  de  cerise  ou  d'eau  de  rose,  nous  fournit  un 
moyen  d'apaiser  ou  plutôt  de  tromper  notre  appétit,  éveillé 
par  l'air  de  la  mer,  l'attente  et  l'espace  de  temps  écoulé 
depuis  un  déjeuner  frugal,  maia  détestable,  fai  t  le  matin  à 
Constantinople.  Ce  marchand  trimbalait  ses  gâteaux  sur  un 
plateau  de  fer-blanc  très-propre,  posé  devant  lui  en  forme 
d'éventaire,  et  sa  marchandise,  qu'eût  sans  doute  critiquée 
Brillât-Savarin  ou  Carême,  avait  au  moins  le  mérite  de  n'être 
pas  chère.  Pour  quelques  menues  pièces  de  monnaie,  on 
pouvait  s'en  rassasier. 

Près  de  la  porte  du  tekké  se  tenait  assis  un  personnage 


4  48  CONSTANTINOPLE. 

fort  étrange,  enveloppé  d'un  grossier  sayon  de  poil  de  cha- 
meau montrant  la  corde,  la  tête  ceinte  d'un  bout  de  chiffon 
tortillé  en  manière  de  turban.  Je  n'oublierai  jamais  ce  mas- 
que court,  camard,  élargi,  qui  semblait  s'être  écrasé  sous  1* 
pression  d'une  main  puissante,  comme  ces  grotesques  de 
caoutchouc  qu'on  fait  changer  d'expression  en  appuyant  le 
pouce  dessus;  de  grosses  lèvres  bleuâtres,  épaisses  comme 
celles  d'un  nègre;  des  yeux  de  crapaud,  ronds,  fixes,  sail- 
lants; un  nez  sans  cartilage,  une  barbe  courte,  rare  et  frisée  ; 
un  teint  de  cuir  fauve,  glacé  de  tons  rances  et  plus  culotté 
de  ton  qu'un  Espagnoleto,  formaient  un  ensemble  bizarre- 
ment hideux,  tenant  plus  du  cauchemar  que  de  la  réalité. 
Si,  au  lieu  de  ses  haillons  sordides  ce  monstre  eût  porté  un 
surcot  mi-parti,  on  eût  pu  le  prendre  pour  un  de  ces  fous 
de  cour  qu'on  voit  dans  les  anciens  tableaux  d'apparat,  un 
perroquet  sur  le  poing  ou  tenant  un  lévrier  en  laisse. 

C'était  un  fou,  en  effet.  Les  Turcs  les  laissent  vaguer  et 
les  vénèrent  comme  des  saints.  Ils  pensent  que  Dieu  habite 
ces  cervelles  que  la  pensée  a  laissées  vides,  et  ils  leur  par- 
donnent tout  comme  aux  petits  enfants,  parce  qu'ils  ne 
savent  ce  qu'ils  font. 

Celui-là  avait  pris  en  affection  la  cour  du  tekké,  et  il 
restait  là  sur  son  bloc  de  pierre  toute  la  journée,  dodelinant 
de  la  tête,  marmottant  la  formule  de  l'Islam,  roulant  un 
chapelet  entre  ses  doigts  et  suivaut  de  son  œil  idiot  quel- 
que vague  hallucination  qui  le  faisait  sourire.  Abruti  dans 
un  kief  dont  il  n'était  distrait  que  par  un  fourmillement 
trop  importun  de  vermine,  qu'il  apaisait  à  la  manière  du 
mendiant  de  Murillo,  il  semblait  jouir  de  la  béatitude  la 
plus  parfaite.  Une  pipe  au  bouquin  usé,  au  tuyau  d'érable, 
au  lulé  noirci  par  un  long  usage,  était  appuyée  au  mur  près 
de  lui,  et  de  temps  à  autre  il  aspirait  quelques  gorgées  de 
fumée  avec  une  satisfaction  enfantine  et  profonde. 


LES  DEUVICIIES  HURLEURS.  ,  l9 

Quelques  dévots  à  mine  fanatique  embrassaient  pieuse- 
ment ce  dégoûtant  personnage,  qui  se  laissait  faire  comme 
une  difforme  idole  indoue  ou  japonaise;  puis,  quittant  leuis 
babouches,  pénétraient  dans  la  salle  intérieure  du  tekké.  — 
Quant  à  nous,  Ton  ne  nous  permit  d'entrer  que  lorsque  les 
prières  préparatoires  eurent  été  dites;  nous  entendions  du 
dehors  ces  psalmodies  graves  et  d'un  beau  caractère  reli- 
gieux rappelant  le  plain-chant  grégorien,  auquel  l'accent 
guttural  particulier  aux  hommes  de  l'Orient  donnait  un 
cachet  plus  sauvage. 

Nous  ajoutâmes  nos  chaussures  au  tas  de  babouches  en- 
tassées à  la  porte,  et  nous  prîmes  place  derrière  une  balus- 
trade de  bois  avec  quelques  autres  personnes,  parmi  lesquelles 
se  trouvaient  deux  capucins  en  costume,  froc  de  bure  et  la 
corde  aux  reins.  Je  ne  remarquai  pas  qu'ils  fussent  vus  de 
mauvais  œil  par  la  partie  mahométane  de  l'assemblée,  tolé- 
rance louable,  surtout  dans  un  conventicule  de  fanatiques. 
La  salle  des  derviches  hurleurs  de  Scutari  n'est  pas  de 
forme  circulaire  comme  celle  des  derviches  tourneurs  de 
Péia.  C'est  un  parallélogramme  dénué  de  tout  caractère 
architectural;  aux  murailles  nues  sont  suspendues  une 
quinzaine  d'énormes  tambours  de  basque  et  quelques  écri- 
teaux  parafés  de  versets  du  Koran.  Du  côté  du  mirah,  au- 
Jessus  du  tapis  où  s'asseyent  Timan  et  ses  acolytes,  le  mur 
présente  un  genre  de  décoration  féroce,  qui  fait  songer  à 
l'atelier  d'un  tortionnaire  ou  d'un  inquisiteur;  ce  sont  des 
espèces  de  dards  terminés  par  un  cœur  de  plomb,  d'où 
pendent  des  chaînettes,  des  lardoires  affilées,  des  masses 
d'armes,  des  tenailles,  des  pinces  et  toutes  sortes  d'instru- 
ments de  formes  mquiétantes  et  barbares,  d'un  usage  in- 
compréhensible, mais  effrayant,  qui  vous  font  venir  la  chair 
de  poule  comme  la  trousse  déployée  d'un  chirurgien  avant 
une  opération.  C'est  avec  ces  atroces  outils  que  tes  derviches 

0 


150  CONSTANT1NOPLE. 

hurleurs  se  flagellent,  se  tailladent  et  se  perforent,  lorsqu'ils 
sont  parvenus  au  plus  haut  degré  de  fureur  religieuse,  et 
que  les  cris  ne  suffisent  plus  pour  exprimer  leur  délire 
saintement  orgiaque. 

L'iman  était  un  grand  vieillard  osseux,  sec,  à  figure  sil- 
lonnée et  ravinée,  très-digne  et  très-majestueux.  A  côté  de 
lui  se  tenait  un  beau  jeune  homme  au  turban  blanc  retenu 
par  une  bandelette  d'or  transversale,  à  pelisse  vert-émir, 
comme  en  portent  les  descendants  du  prophète  ou  les  hadjis 
qui  ont  fait  le  pèlerinage  de  la  Mecque  ;  son  profil,  pur,  triste 
et  doux,  offrait  plutôt  le  type  arabe  que  le  type  turc,  et  son 
teint,  d'un  ton  olivâtre  uni,  semblait  confirmer  cette  origine. 

En  face  étaient  rangés  les  derviches  dans  la  pose  sacra- 
mentelle, répétant  à  l'unisson  une  espèce  de  litanie  entonnée 
par  un  gros  homme  à  poitrine  d'Hercule,  à  coi  de  taureau, 
doué  de  poumons  de  fer  et  d'une  voix  de  stentor.  A  chaque 
verset,  ils  se  balançaient  la  tête  d'avant  en  arrière  et  d'ar- 
rière en  avant,  avec  ce  mouvement  de  magot  ou  de  poussah 
qui  finit  par  donner  un  vertige  sympathique  quand  on  le 
regarde  longtemps. 

Quelquefois  un  des  spectateurs  musulmans,  étourdi  par 
cette  oscillation  irrésistible,  quittait  sa  place  en  chancelant, 
se  mêlait  aux  derviches,  se  prosternait  et  commençait  à 
s'agiter  comme  un  ours  en  cage. 

Le  chant  s'élevait  de  plus  en  plus  ;  le  dandinement  se 
précipitait,  les  visages  commençaient  à  devenir  livides  et 
les  poitrines  haletantes.  Le  coryphée  accentuait  les  paroles 
saintes  avec  un  redoublement  d'énergie,  et  nous  attendions, 
pleins  d'anxiété  et  de  terreur,  les  scènes  qui  allaient  suivre. 

Quelques  derviches,  entraînés  à  point,  s'étaient  levés  et 
continuaient  leurs  soubresauts,  au  risque  de  se  fendre  la  tête 
contre  les  murs  et  de  se  luxer  les  vertèbres  du  col  par  ces 
furieuses  saccade». 


LES  DERVICHES  HURLEURS.  151 

Bientôt  tout  le  monde  fut  debout.  C'est  le  moment  où  Ton 
décroche  les  tambours  de  basque,  mais  cette  fois  on  ne  le  fit 
pas,  les  sujets  étaient  assee  excités,  et  d'ailleurs,  à  cause  du 
jeûne  du  Ramadan,  on  ne  voulait  pas  les  pousser  trop.  Les 
derviches  formèrent  une  chaîne  en  se  mettant  les  bras  sur 
les  épaules,  et  commencèrent  à  justifier  leur  nom  en  tirant 
du  fond  de  leur  poitrine  un  hurlement  rauque  et  prolongé  : 
Allah-hou!  qui  ne  semble  pas  appartenir  à  la  voix  hu- 
maine. 

Tonte  la  bande,  rendue  solidaire  de  mouvement,  recule 
d'un  pas,  se  jette  en  avant  avec  un  élan  simultané  et  hurle 
d'un  ton  sourd,  enroué,  qui  ressemble  au  grommellement 
d'une  ménagerie  de  mauvaise  humeur,  quand  les  lions,  les 
tigres,  les  panthères  et  les  hyènes  trouvent  que  l'heure  de  la 
nourriture  se  fait  bien  attendre. 

Puis  l'inspiration  arrive  peu  à  peu,  les  yeux  brillent 
comme  des  prunelles  de  bêtes  fauves  au  fond  d'une  caverne; 
une  écume  épileptique  mousse  aux  commissures  des  lèvres, 
les  visages  se  décomposent  et  luisent  lividement  sous  la 
sueur  ;  toute  la  file  se  couche  et  se  relève  sous  un  souffle 
invisible  comme  des  épis  sous  un  vent  d'orage,  et  toujours, 
à  chaque  élan,  le  terrible  Allah-hou  !  se  répète  avec  une 
énergie  croissante. 

Gomment  des  hurlements  pareils,  répétés  pendant  plus 
d'une  heure,  ne  font-ils  pas  éclater  la  cage  osseuse  de  la 
poitrine  et  jaillir  le  sang  des  vaisseaux  rompus?  c'est  ce 
que  je  ne  saurais  m'expliquer. 

L'un  des  derviches,  place  au  milieu  de  la  file,  avait  une 
tête  tout  à  fait  caractéristique  ;  vous  avez  vu,  sans  nul  doute, 
pendu  au  mur  de  quelque  atelier,  le  masque  en  plâtre  de 
Géricault  avec  ses  tempes  creuses,  ses  orbites  profondes,  -ses 
pommettes  sculptées  en  relief,  son  nez  d'aigle  pincé  par  la 
Mort,  sa  barbe  poissée  et  collée  des  sueurs  de  l'agonie  ;  eh  bien  ! 


152  CONSTANTIÎNOPLE. 

étendez  sur  ce  moulage  funèbre  un  vieux  parchemin  jaune, 
et  vous  aurez  l'image  la  plus  exacte  du  derviche  hurleur 
de  Scutari,  émacié  et  comme  disséqué  par  Y  entraînement 
du  fanatisme,  Cette  sauvage  et  vigoureuse  maigreur  me 
faisait  penser  à  ces  vers  farouches  dans  lesquels  Chanfara, 
le  poëte-coureur,  dessine  son  abrupte  physionomie.  Le  der- 
viche eût  pu  dire  comme  lui  :  «  Je  me  mets  en  course  le 
matin  n'ayant  pris  qu'une  bouchée,  comme  un  loup  aux 
fesses  maigres,  au  poil  gris,  qu'une  solitude  conduit  à  une 
autre  ;  lorsque  la  plante  calleuse  de  mes  pieds  frappe  une 
terre  dure  semée  de  cailloux,  elle  en  tire  des  étincelles,  elle 
les  fait  voler  en  éclats;  tout  maigre  que  je  suis,  j'aime  à 
faire  mon  lit  de  la  terre,  et  j'étends  sur  sa  face  un  dos  que 
tiennent  à  distance  des  vertèbres  arides;  j'ai  pour  oreiller 
un  bras  décharné  dont  les  jointures  saillantes  semblent  des 
osselets  lancés  par  un  joueur  et  tombés  de  champ.  » 

Les  hurlements  étaient  devenus  des  rugissements;  le  der- 
viche dont  je  viens  d'esquisser  le  portrait  balançait  sa  tète 
flagellée  de  longs  cheveux  noirs,  et  tirait  de  sa  poitrine  de 
squelette  des  rauquements  de  tigre,  des  grommellements  de 
lion,  des  glapissements  de  loup  blessé  saignant  dans  la 
neige,  des  cris  pleins  de  rage  et  de  désir,  des  râles  de  vo- 
luptés inconnues,  et  quelquefois  des  soupirs  d'une  tristesse 
mortelle,  protestations  du  corps  broyé  sous  la  meule  de 
Târne. 

Excitée  par  l'ardeur  fiévreuse  de  cet  enragé  dévot,  toute 
la  troupe,  ramassant  un  reste  de  force,  se  jetait  en  arrière 
d'un  seul  bloc,  puis  se  lançait  en  avant  comme  une  ligne  de 
soldats  ivres,  en  hurlant  un  suprême  Allah-hou!  sans  rap- 
port avec  les  sons  connus  et  tel  qu'on  peut  supposer  le  beu 
glement  d'un  mammouth  ou  d'un  mastodonte  dans  ies 
prêles  colossales  des  marais  antédiluviens;  le  plancher  trem- 
blait sous  le  piétinement  rhythmique  de  la  bande  hurlante, 


LES  DERVICHES  HURLEURS.  153 

et  les  murailles  semblaient  prêtes  à  se  fendre  comme  les 
remparts  de  Jéricho  à  ces  clameurs  horribles. 

Les  deux  capucins  riaient  imbécilement  dans  leur  barbe 
trouvant  tout  cela  absurde,  sans  songer  qu'eux-mêmes 
étaient  des  espèces  de  derviches  catholiques,  se  mortifiant 
d'une  autre  manière  pour  se  rapprocher  d'un  dieu  différent; 
les  derviches  cherchaient  Allah  et  l'appelaient  de  leurs  hur- 
lements, comme  les  capucins  cherchent  Jéhovah  dans  la 
prière,  le  jeûne  et  les  exercices  ascétiques.  —  J'avoue  que 
cette  inintelligence  me  mit  de  mauvaise  humeur,  moi  qui 
comprends  le  prêtre  d'Athys,  le  fakir  indou,  le  trappiste  et 
le  derviche  se  tordant  sous  1  immense  pression  de  l'éternité 
et  de  l'infini,  et  tâchant  d'apaiser  le  dieu  inconnu  par  l'im- 
molation de  leur  chair  et  les  libations  de  leur  sang.  Ce  der- 
viche qui  faisait  rire  les  capucins  me  paraissait  à  moi  aussi 
beau,  avec  sa  figure  hallucinée,  que  le  moine  de  Zurba- 
ran,  livide  d'extase  et  ne  laissant  briller  dans  son  ombre 
qu'une  bouche  qui  prie  et  deux  mains  éternellement  jointes. 

L'exaltation  était  au  comble;  les  hurlements  se  succé- 
daient sans  intervalle  ;  une  fauve  odeur  de  ménagerie  se  dé- 
gageait de  tous  ces  corps  en  sueur.  A  travers  la  poussière 
soulevée  par  les  pieds  de  ces  forcenés,  grimaçaient  vague- 
ment, comme  à  travers  un  brouillard  roussâtre,  des  masques 
convulsés,  épileptiques,  illuminés  d'yeux  blancs  et  de  sou- 
rires étranges. 

L'iman  se  tenait  debout  devant  le  mirah,  encourageant  la 
frénésie  grandissante  du  geste  et  de  la  voix.  Un  jeune  gar- 
çon se  détacha  du  groupe  et  s'avança  vers  le  vieillard  ;  je 
vis  alors  à  quoi  servait  la  terrible  ferraille  suspendue  au 
mur;  des  acolytes  décrochèrent  de  son  clou  une  lardoire 
excessivement  aiguë  et  la  remirent  à  l'iman,  qui  traversa 
de  part  en  part  les  joues  du  jeune  dévot  avec  ce  fer  effilé, 
sans  que  celui-ci  donnât  la  moindre  marque  de  douleur, 


154  CONSTANTINOPLE. 

L'opération  faite,  le  pénitent  retourna  a  sa  place  et  continua 
son  dodelinement  frénétique.  Rien  n'était  plus  bizarre  que 
cette  tête  à  la  broche;  on  eût  dit  une  de  ces  charges  de  pan- 
tomime où  Arlequin  passe  sa  batte  à  travers  le  corps  de 
Pierrot  ;  —  seulement  ici  la  charge  était  réelle. 

Deux  autres  fanatiques  se  lancèrent  au  milieu  de  la  salle, 
nus  jusqu'à  la  ceinture;  on  leur  remit  deux  de  ces  dards 
aigus  terminés  par  un  cœur  de  plomb  et  des  chaînettes  de 
fer,  et,  les  brandissant  de  chaque  main,  ils  se  mirent  à  exé- 
cuter une  sorte  de  danse  des  poignards  désordonnée,  vio- 
lente, pleine  de  soubresauts  imprcvus  et  de  cabrioles  galva- 
niques. Seulement,  au  lieu  d'éviter  les  pointes  des  dards,  ils 
se  précipitaient  dessus  avec  fureur  afin  de  se  piquer  et  de  se 
blesser;  ils  roulèrent  bientôt  à  terre,  épuisés,  pantelants, 
ruisselants  de  sang,  de  sueur  et  d'écume  comme  des  che- 
vaux labourés  par  l'éperon  et  tombant  de  fatigue  près 
du  but. 

Une  jolie  petite  fille  de  sept  ou  huit  ans,  pâle  comme  la 
Mignon  de  Goethe,  et  roulant  des  yeux  d'un  noir  nostalgique, 
qui  s'était  tenue  près  de  la  porte  pendant  toute  la  cérémo- 
nie, s'avança  toute  seule  vers  l'iman.  Le  vieillard  l'accueillit 
d'une  façon  amicale  et  paternelle.  La  petite  fille  s'étendit 
sur  une  peau  de  mouton  déroulée  à  terre,  et  l'iman,  les 
pieds  chaussés  de  larges  babouches  et  soutenus  par  ses  deux 
assistants,  monta  sur  ce  frêle  corps  et  s'y  tint  debout  pen- 
dant quelques  secondes.  Puis  il  descendit  de  ce  piédestal  vi- 
vant, et  la  petite  fille  se  releva  toute  joyeuse. 

Des  femmes  apportèrent  de  petits  enfants  de  trois  ou  qua- 
tre ans  qui  furent  couchés  successivement  sur  la  peau  de 
mouton  et  délicatement  foulés  aux  pieds  par  l'iman.  Les  uns 
prenaient  bien  la  chose,  les  autres  criaient  comme  des  geais 
plumés  vifs.  On  voyait  les  yeux  leur  sortir  de  la  tête,  et  leurs 
petites  côtes  ployer  sous  cette  pression  énorme  pour  eux; 


LKb  DERVICHES  HURLEURS.  155 

ks  mères,  les  yeux  brillants  de  foi,  les  reprenaient  dans 
leurs  bras  et  les  apaisaient  par  quelques  caresses;  aux  en- 
fants succédèrent  des  jeunes  gens,  des  hommes  faits,  des  mi- 
litaires, et  môme  un  officier  supérieur,  qui  se  soumirent  à  la 
salutaire  imposition  des  pieds,  car,  dans  les  idées  musulma- 
nes, cette  pression  guérit  de  toutes  les  maladies. 

En  sortant  du  tekké,  nous  revîmes  le  jeune  garçon  dont 
Timan  avait  traversé  les  jo'jbs  &V3C  une  lardoire.  Il  avait  re- 
tiré l'instrument  de  torture,  el  <ieux  légères  cicatrices  vio- 
lettes déjà  refermées  indiquaient  seules  le  passage  du  fer. 


%m 


LE   CIMETIÈRE  DE   SCUTARI 


Se  ne  sais  pourquoi  les  cimetières  turcs  ne  m'inspirent 
pas  la  même  tristesse  que  les  cimetières  chrétiens.  Une  visite 
au  Père-Lachaise  me  plonge  dans  une  mélancolie  funèbre 
pour  plusieurs  jours,  et  j'ai  passé  des  heures  entières  au 
Champ-des-Morts  de  Péra  et  de  Scutari  sans  éprouver  d'au- 
tre sentiment  qu'une  vague  et  douce  rêverie;  est-ce  à  la 
beauté  du  ciel,  à  l'éclat  de  la  lumière,  au  charme  romanti- 
que du  site  que  se  doit  attribuer  cette  indifférence,  ou  bien 
aux  préjugés  de  religion,  agissant  à  votre  insu  et  vous  fai- 
sant mépriser  des  sépultures  d'infidèles  avec  lesquels  on  n'a 
aucune  solidarité  dans  l'autre  monde?  C'est  ce  que  je  n'ai 
pu  bien  démêler,  quoique  j'y  aie  souvent  réfléchi;  cela  tient 
peut-être  à  des  raisons  purement  plastiques. 

Le  catholicisme  a  entouré  la  mort  d'une  sombre  poésie 
d'épouvante  inconnue  au  paganisme  et  au  mahométisme; 
il  a  revêtu  ses  tombeaux  de  formes  lugubres,  cadavéreuses, 


LE  CIMETIERE  DE  SCUTABI.  157 

combinées  pour  causer  la  terreur,  tandis  que  les  urnes  an- 
tiques s'entourent  de  gais  bas-reliefs  où  de  gracieux  Génies 
jouent  parmi  les  feuillages,  et  que  les  cippes  musulmans,  dia- 
prés d'azur  et  d'or,  semblent,  sous  l'ombre  de  beaux  arbres, 
plutôt  les  kiosques  de  l'éternel  repos  que  la  demeure  d'un 
cadavre.  —  Là-bas  J'ai  souvent  fumé  ma  pipe  surune  tombe, 
action  qui  me  semblerait  irrévérente  ici,  et  pourtant  une 
mince  lame  de  marbre  me  séparait  seule  du  corps  inhumé 
à  fleur  de  terre. 

Plus  d'une  fois  j'ai  traversé  le  cimetière  de  Péra,  par  les 
clairs  de  lune  les  plus  fantastiques,  à  l'heure  où  les  blan- 
ehes  colonnes  funèbres  se  dressent  dans  l'ombre,  comme  les 
nonnes  de  Sainte-Rosalie  au  troisième  acte  de  Robert  le 
Diable,  sans  que  mon  cœur  battît  une  pulsation  de  plus; 
prouesse  que  je  n'exécuterais  au  cimetière  Montmartre  qu'a- 
vec une  invincible  horreur,  des  moiteurs  glacées  dans  le 
dos  et  des  tressaillements  nerveux  au  moindre  bruit,  quoi- 
que j'aie  affronté  cent  fois,  en  ma  vie  de  voyageur,  des  su- 
jets d'épouvante  bien  autrement  réels;  mais,  en  Orient,  la 
mort  se  mêle  si  familièrement  à  la  vie,  qu'on  n'en  a  plus 
aucun  effroi.  Des  défunts  sur  lesquels  on  prend  son  café,  avec 
qui  l'on  fume  son  chibouck,  ne  peuvent  devenir  des  spectres. 
Aussi,  en  sortant  de  la  ménagerie  des  derviches  hurleurs, 
acceptai-je  avec  plaisir,  pour  me  reposer  de  ce  spectacle 
hideux,  la  proposition  d'une  promenade  au  Champ-des-Morts 
de  Scutari,  le  mieux  situé,  le  plus  vaste  et  le  plus  peuplé  de 
l'Orient. 

C'est  un  immense  bois  de  cyprès  couvrant  un  terrain 
montueux,  coupé  de  larges  allées  et  tout  hérissé  de  cippes 
sur  un  espace  de  plus  d'une  lieue.  —  On  ne  se  fait  pas  une 
idée,  dans  les  pays  du  Nord,  en  voyant  ces  maigres  que- 
nouilles qu'on  y  appelle  des  cyprès,  du  degré  de  beauté  et 
de  développement  qu'acquiert,  sousdeolus  chaudes  latitudes, 


158  CONSTANTINOPLE. 

cet  arbre  ami  des  tombeaux,  mais  qui  n'éveille  en  Orient 
aucune  pensée  mélancolique  et  orne  les  jardins  aussi  bien 
que  les  cimetières. 

Avec  l'âge,  le  tronc  du  cyprès  se  divise  en  nervures  ru- 
gueuses semblables  aux  agrégations  de  colonnettes  gothi- 
j  ques  des  cathédrales;  son  écorce  effritée  s'argente  de  nuan- 
ces grises,  ses  branches  s'insèrent  d'une  façon  inattendue, 
et  font  des  coudes  curieusement  difformes,  sans  détruire 
cependant  le  dessin  pyramidal  et  la  direction  ascensionnelle 
du  feuillage,  massé  tantôt  par  groupes  épais,  tantôt  par 
touffes  clair-semées.  Ses  racines  tortueuses  et  déchaussées 
agrippent  la  terre  au  rebord  des  routes,  comme  des  serres 
de  vautour  posé  sur  une  proie,  et  quelquefois  ressemblent 
à  des  serpents  à  moitié  rentré  dans  leur  trou. 

Sa  verdure  solide  et  sombre  ne  se  décolore  pas  aux  âpres 
feux  du  soleil  et  garde  toujours  assez  de  vigueur  pour  tran- 
cher sur  le  bleu  intense  du  ciel.  —  Nul  arbre  n'a  l'attitude 
plus  majestueuse,  plus  grave  et  plus  sérieuse  en  même 
temps.  Son  uniformité  apparente  se  varie  d'accidents  appré- 
ciés du  peintre,  mais  qui  ne  dérangent  pas  l'ordonnance 
générale.  11  s'associe  admirablement  à  l'architecture  des 
villas  italiennes  et  mêle  à  propos  sa  pointe  noire  aux  co- 
lonnes blanches  des  minarets;  ses  draperies  brunes  forment 
au  sommet  des  collines  un  fond  sur  lequel  se  détachent  les 
maisons  de  bois  colorié  des  villes  turques  par  touches  ver- 
meilles et  papillotantes. 

J'avais  déjà  pris  en  Espagne,  dans  le  géneralife  et  l'Al- 
hambra,  un  amour  du  cyprès  que  mon  séjour  à  Constanti- 
nople  n'a  fait  qu'augmenter  en  le  satisfaisant.  Deux  cyprès 
surtout  ont  ineffaçablement  gravé  leur  silhouette  dans  ma 
mémoire,  et  le  nom  de  Grenade  ne  peut  être  prononcé  sans 
que  je  les  voie  jaillir  aussitôt  au-dessus  des  murailles  rou- 
ges de  l'ancien  palais  des  rois  maures,  dont  ils  sont  à  coup 


LE  CIMETIÈRE  DE  SCUTARI.  159 

sûr  contemporains.  Avec  quel  plaisir  je  les  apercevais, 

Noirs  soupirs  de  feuillage  élancés  vers  les  cieux, 

lorsque  je  revenais  de  mes  excursions  dans  les  Alpujarras, 
en  compagnie  du  chasseur  d'aigles  Romero  ou  du  cosario 
Lanza,  monté  sur  une  mule  aux  harnais  couverts  de  fanfre- 
luches et  de  grelots  !  Mais  retournons  aux  cyprès  de  Scutan, 
dignes  de  poser  pour  Marilhat,  Decampset  Jadin. 

A  côté  de  chaque  tombe  on  plante  un  cyprès;  tout  arbre 
debout  représente  un  mort  couché,  et,  comme  dans  cette 
terre  saturée  d'engrais  humain  la  végétation  jouit  d'une 
grande  activité,  et  que  tous  les  jours  de  nouvelles  fosses  se 
creusent,  la  forêt  funèbre  s'accroît  vite  en  hauteur  et  en 
largeur.  Les  Turcs  ne  connaissent  pas  ce  système  de  conces- 
sions temporaires  et  de  reprises  de  terrain  qui  fait  ressembler 
les  cimetières  de  Paris  à  des  bois  en  coupes  réglées.  L'éco- 
nomie de  la  mort  n'est  pas  si  bien  entendue  par  ces  honnê- 
tes barbares  :  chaque  mort,  pauvre  ou  riche,  une  fois  étendu 
sur  sa  dernière  couche,  y  dort  jusqu'à  ce  que  les  trompettes 
du  jugement  dernier  le  réveillent,  et  du  moins  la  main  des 
hommes  ne  l'y  trouble-pas. 

Près  de  la  cité  vivante,  la  nécropole  s'étend  d'une  façon 
indéfinie,  se  recrutant  d'habitants  paisibles  et  qui  n'émi- 
grent  jamais.  Les  inépuisables  carrières  de  Marmara  fournis- 
sent à  chacun  de  ces  citoyens  muets  un  poteau  de  marbre 
qui  dit  son  nom  et  sa  demeure,  et,  quoiqu'un  cercueil  tienne 
bien  f)eu  de  place  et  que  les  rangs  soient  pressés,  la  ville 
morte  couvre  plus  d'étendue  que  l'autre  :  des  millions  de 
trépassés  gisent  là  depuis  la  conquête  de  Bysance  par  Maho- 
met II.  Si  le  temps,  qui  détruit  tout,  même  le  néant,  ne 
renversait  les  stèles  tumulaires  et  ne  les  décoiffait  de  leurs 
turbans,  et  si  la  poussière  des  années,  ces  fossoyeuses  invi- 


160  CONSTANTINOPLÊ. 

sibles,  ne  recouvrait  lentement  les  débris  des  tombes  bri- 
sées, un  statisticien  patient  pourrait,  en  additionnant  ces 
colonnes  funèbres,  obtenir  le  chiffre  de  la  population  de 
Constantinople,  à  compter  de  1453,  date  de  la  chute  de 
l'empire  grec.  Sans  l'intervention  de  la  nature,  qui  tend 
partout  à  reprendre  ses  formes  primitives,  l'empire  turc  ne 
serait  bientôt  plus  qu'un  vaste  cimetière  d'où  les  morts 
chasseraient  les  vivants. 

Je  suivis  d'abord  la  grande  allée,  bordée  de  deux  immen- 
ses rideaux  d'un  vert  sombre  de  l'effet  le  plus  féeriquement 
funèbre;  des  marbriers,  tranquillement  accroupis,  sculp- 
taient des  tombeaux  sur  le  bord  du  chemin;  des  arabas 
passaient  remplis  de  femmes  se  rendant  à  Hyder-Pacha;  des 
filles  de  joie  musulmanes,  aux  sourcils  rejoints  par  un  trait 
d'encre  de  Chine,  et  dont  le  fard  transparaissait  sous  un 
yachmack  de  mousseline  claire,  flânaient,  agaçant  des  Jean- 
Jean  turcs  d'œillades  lascives  et  de  rires  sonores.  Bientôt  je 
quittai  la  route  battue,  et,  laissant  mes  compagnons,  je  me 
dirigeai  au  hasard  à  travers  tombes  pour  étudier  de  près 
l'attitude  orientale  de  la  mort.  J'ai  déjà  dit,  à  propos  du 
Petit-Champ  de  Péra,  que  les  tombeaux  turcs  se  composent 
d'une  espèce  de  terme  de  marbre  terminé  par  une  boule  si- 
mulant vaguement  un  visage  humain  et  coiffé  d'un  turban 
dont  les  plis  et  la  forme  indiquent  la  qualité  du  défunt,  — 
maintenant  le  turban  est  remplacé  par  un  fez  colorié;  — 
une  pierre  ornée  d'une  tige  oe  lOtus  ou  d'un  cep  de  vigne, 
avec  pampres  et  grappes  sculptes  en  relief  et  peints,  désigne 
les  femmes.  Au  pied  de  ce  cippe,  qui  ne  varie  guère  que  par 
le  plus  ou  moins  de  richesse  de  la  dorure  et  des  couleurs, 
s'allonge  ordinairement  une  dalle  creusée  à  son  milieu  d'un 
petit  bassin  de  quelques  pouces  de  profondeur  où  les  pa- 
rents et  les  amis  du  mort  déposent  des  fleurs  et  versent  du 
lait  ou  des  parfums. 


LE  CIMETIÈRE  DE  SCUTARI.  161 

Il  arrive  un  jour  que  les  fleurs  se  fanent  et  ne  sont  plus 
renouvelées,  car  il  n'est  pas  de  douleur  éternelle,  et  la  vie 
serait  impossible  sans  l'oubli.  L'eau  de  pluie  remplace  l'eau 
de  rose;  les  petits  oiseaux  viennent  boire  les  larmes  du  ciel 
à  l'endroit  où  tombaient  les  larmes  du  cœur.  Les  colombes 
trempent  leurs  ailes  dans  cette  baignoire  de  marbre,  se  sè- 
chent en  roucoulant  au  soleil  sur  le  cippe  voisin,  et  le  mort, 
trompé,  croit  entendre  un  soupir  fidèle.  Rien  n'est  plus  frais 
et  plus  gracieux  que  cetlfe  vie  ailée  gazouillant  sur  des  tom- 
bes. Quelquefois  un  Turbé  aux  arcades  moresques  s'élève 
monumentalement  entre  les  sépultures  plus  humbles  et  sert 
de  kiosque  sépulcral  à  un  pacha  entouré  de  sa  famille. 

Les  Turcs,  qui  sont  graves,  lents,  majestueux  pour  toutes 
les  actions  de  la  vie.  ne  se  hâtent  que  pour  la  mort.  Le 
corps,  aussitôt  qu'il  a  subi  les  ablutions  lustrales,  est  em- 
porté vers  le  cimetière  au  pas  de  course,  orienté  du  côté  de 
la  Mecque,  et  recouvert  promptement  de  quelques  poignées 
de  poussière  ;  cela  tient  à  une  idée  superstitieuse.  Les  mu- 
sulmans croient  que  le  cadavre  souffre  tant  qu'il  n'est  pas 
rendu  à  la  terre,  d'où  il  est  sorti.  —  L'iman  interroge,  sur 
les  principaux  articles  de  foi  du  Koran,  le  défunt,  dont  le  si- 
lence est  pris  pour  un  acquiescement  ;  les  assistants  répon- 
dent Amin,  et  le  cortège  se  disperse  laissant  le  mort  seul 
avec  l'éternité. 

Alors  Monkir  et  Nekir,  deux  anges  funèbres  dont  les  yeux 
de  turquoise  brillent  dans  un  visage  d'ébène,  l'interrogent 
sur  sa  vie  vertueuse  ou  perverse,  et,  d'après  ses  réponses, 
lui  assignent  la  place  que  son  âme  doit  occuper,  enfer  ou 
paradis.  —  Seulement  l'enfer  musulman  n'est  qu'un  purga- 
toire, car,  après  avoir  expié  ses  fautes  par  des  tourments 
plus  ou  moins  longs  et  plus  ou  moins  atroces,  tout  croyant 
finit  par  jouir  des  embrassements  des  houris  et  de  l'ineffa- 
ble vue  d'Allah 


162  COflSTANTLNOPlE. 

A  la  tête  de  la  fossé,  on  laisse  une  espèce  de  trou  ou  dp. 
conduit  aboutissant  à  l'oreille  du  cadavre  pour  qu'il  puisse 
entendre  les  gémissements,  les  éjubtions  et  les  nénies  de  sa 
famille  et  de  ses  amis.  Cette  ouverture,  trop  souvent  élargie 
par  les  chiens  et  les  chacals,  est  comme  le  soupirail  du  sé- 
pulcre, comme  le  judas  par  lequel  ce  monde-ci  peut  regar- 
der dans  l'autre. 

En  marchant  sans  direction  déterminée,  j'étais  arrivé  à 
une  portion  du  cimetière  plus  ancienne  et  par  conséquent 
plus  abandonnée.  Les  colonnes  funèbres,  presque  toutes  hors 
d'aplomb,  penchaient  à  droite  ou  à  gauche.  Beaucoup  s'é- 
taient couchées  comme  lasses  d'être  restées  si  longtemps  de- 
bout, et  jugeant  inutile  d'indiquer  une  fosse  effacée  dont 
personne  ne  se  souvenait  plus.  La  terre,  tassée  par  l'effon- 
drement des  cercueils  ou  emportée  par  la  pluie,  gardait 
moins  soigneusement  les  secrets  delà  tombe.  Presque  à  cha- 
que pas  mon  pied  heurtait  un  fragment  de  mâchoire,  une 
vertèbre,  un  bout  de  côte,  une  tête  de  fémur  ;  à  travers  un 
gazon  court  et  rare,  je  voyais  quelquefois  briller,  blanche 
comme  l'ivoire,  sphérique  et  polie  comme  un  œuf  d'autru- 
che, une  protubérance  singulière.  C'était  un  crâne  affleurant 
le  sol.  Dans  des  fosses  bouleversées,  des  mains  pieuses  avaient 
remis  à  peu  près  en  ordre  de  menus  ossements  déterrés; 
d'autres  fragments  de  squelette  roulaient  comme  des  cailloux 
sur  le  bord  des  sentiers  déserts. 

Je  me  sentis  pris  d'une  curiosité  étrange,  horrible  :  celle 
de  regarder  par  ces  trous  dont  j'ai  parlé  tout  à  l'heure  pour 
surprendre  le  mystère  de  la  tombe  et  voir  la  mort  dans  soa 
intérieur.  Je  me  penchai  par  cette  lucarne  ouverte  sur  le 
néant,  et  je  pus  surprendre,  tout  à  mon  aise,  la  poussière 
humaine  en  déshabillé.  J'apercevais  le  crâne,  jaune,  livide, 
grimaçant,  avec  ses  mandibules  disloquées  et  ses  orbites 
creuses,  la  msrgre  cage  de  la  poitrine  oblitérée  de  sable  ou 


LE  CIMETIÈRE  DE  SCUTARI.  163 

d'humus  noir,  sur  laquelle  retombait  nonchalamment  l'os  du 
bras.  Le  reste  se  perdait  dans  l'ombre  et  dans  la  terre  :  ces 
dormeurs  semblaient  fort  tranquilles,  et,  loin  de  m'effrayer 
comme  je  m'y  attendais,  ce  spectacle  me  rassura.  Il  n'y  avait 
plus  là  réellement  que  du  phosphate  de  chaux,  et,  l'âme 
évaporée,  la  nature  reprenait  petit  à  petit  ses  éléments  pour 
de  nouvelles  combinaisons. 

Si  jadis  j'ai  rêvé  la  Comédie  de  la  mort  au  cimetière  du 
PèreLachaise,  je  n'en  aurais  pas  écrit  une  strophe  au  cime- 
tière deScutari.  —  A  l'ombre  de  ces  cyprès  tranquilles,  un 
crâne  humain  ne  me  faisait  pas  plus  d'effet  qu'une  pierre,  et 
le  paisible  fatalisme  de  l'Orient  s'emparait  de  moi  malgré 
ma  chrétienne  terreur  de  la  mort  et  mes  catholiques  études 
du  sépulcre.  Aucune  de  ces  poussières  interrogées  ne  me 
répondit.  Partout  le  silence,  le  repos,  l'oubli  et  le  sommeil 
sans  rêve  au  sein  de  Cybèle,  la  sainte  mère.  —  J'eus  beau 
mettre  mon  oreille  contre  toutes  ces  bières  entr'ouvertes,  je 
n'y  entendais  d'autre  bruit  que  celui  du  ver  filant  sa  toile  ; 
nul  de  ces  endormis,  couchés  sur  le  côté,  ne  s'était  retourné, 
se  sentant  malà  l'aise  ;  et  je  continuai  ma  promenade,  enjam- 
bant les  marbres,  marchant  sur  les  débris  humains,  calme, 
serein,  presque  souriant,  et  pensant  sans  trop  d'effroi  au  jour 
où  le  pied  du  passant  ferait  rouler  ainsi  ma  tête  creuse  et  so- 
nore comme  une  coupe  vide. 

Les  rayons  du  soleil  se  glissant  a  travers  les  noires  pyra- 
mides des  cyprès  voltigeaient  comme  des  feux  follets  sur  la 
blancheur  des  tombes  ;  les  colombes  roucoulaient,  et,  dans  le 
bleu  du  ciel,  les  milans  décrivaient  leurs  cercles. 

Quelques  femmes,  assises  au  centre  d'un  petit  tapis,  en 
compagnie  d'une  négresse  ou  d'un  enfant,  rêvaient  mélan- 
coliquement ou  se  reposaient,  bercées  par  les  mirages  d'un 
teryire  souvenir.  L'air  était  d'une  douceur  charmante,  et 
je  sentais  la  vie  m'inonder  par  tous  les  pores  au  milieu  de 


164  CONSTANTINOPLE. 

cette  forêt  sombre  dont  le  sol  est  fait  de   poussière  ja- 
dis vivante. 

J'avais  rejoint  mes  amis,  et  nous  traversions  une  portion 
toute  moderne  du  cimetière.  Je  vis  là  des  tombeaux  ré- 
cents, entourés  de  grilles  et  de  jardinets  à  l'imitation  de 
ceux  du  Père-Lachaise.  La  mort  aussi  a  ses  modes,  et  il 
n'y  avait  là  que  des  gens  comme  il  faut,  enterrés  au  der- 
nier goût.  Pour  ma  part,  je  prêtre  la  borne  de  marbre  de 
Marmara  avec  le  turban  sculpte  et  le  verset  du  Koran  en 
lettres  d'or. 

La  route  débouchant  du  cimetière  aboutissait  à  une 
grande  plaine  nommée  Hyder-Pacha,  espèce  de  champ  de 
manœuvre  qui  s'étend  entre  Scutari  et  les  énormes  casernes 
voisines  de  Kadi-Kieuï;  un  mur  de  soutènement,  fait  de 
vieilles  tombes  brisées,  régnait  de  chaque  côté  du  chemin  et 
formait  une  terrasse  élevée  de  trois  ou  quatre  pieds  qui  pré- 
sentait le  plus  gai  coup  d'œil  ;  on  eût  dit  une  immense  plate* 
bande  de  fleurs  animées. 

Deux  ou  trois  rangées  de  femmes,  accroupies  sur  des  nat- 
tes ou  des  tapis,  y  faisaient  contraster  les  couleurs  de  leurs 
feredgés  roses,  bleu-de-ciel,  vert-pomme,  lilas,  élégamment 
drapés  autour  d'elles.  Au  devant  des  groupes,  les  vestes 
rouges,  les  pantalons  jonquille,  les  gilets  de  brocart  des  en- 
fants ,  scintillaient  dans  un  fourmillement  lumineux  de 
paillettes  et  de  broderies  d'or. 

Le  feredgé  et  le  yachmack,  dans  les  premiers  temps,  font 
sur  le  voyageur  l'effet  du  domino  au  bal  de  l'Opéra.  D'abord 
on  n'y  «iémêle  rien  ;  on  éprouve  une  sorte  d'éblouissement 
devant  ces  ombres  anonymes  qui  tourbillonnent  devant  vous 
on  apparence  pareilles  les  unes  aux  autres.  —  Vous  ne  re- 
connaissez personne;  mais  bientôt  l'œil  s'habitue  à  cette 
uniformité,  trouve  des  différences,  apprécie  les  formes  sous 
le  satin  qui  les  voile.  Quelque  grâce  mal  déguisée  trahit  la 


LE  CIMETIÈRE  DE  SCUTAIU.  163 

jeunesse;  l'âge  mûr  est  vendu  par  quelque  symptôme  qua- 
dragénaire. Un  souffle  propice  ou  fatal  soulève  la  barbe  de 
dentelles;  le  masque  laisse  transpercer  le  visage,  le  fantôme 
noir  sp  change  en  femme.  Il  en  est  de  même  en  Orient  : 
cette  ample  draperie  de  mérinos,  qui  ressemble  à  une  robe 
de  chambre  ou  à  un  manteau  de  bain,  finit  par  perdre  son 
mystère;  le  yachmack  prend  des  transparences  inattendues, 
et,  malgré  toutes  les  enveloppes  dont  l'affuble  la  jalousie 
musulmane,  une  femme  turque,  quand  on  ne  la  regarde 
pas  trop  formellement,  finit  par  être  aussi  visible  qu'une 
femme  française. 

Le  feredgé  qui  cache  ses  formes  peut  aussi  les  accuser  : 
ses  plis  serrés  à  propos  dessinent  ce  qu'ils  devraient  voiler; 
en  Tentr'ouvrant  sous  prétexte  de  le  rajuster,  une  coquette 
turque  (il  y  en  a)  montre  quelquefois,  par  Téchancrure  de 
sa  veste  de  velours  brodé  d'or,  une  gorge  opulente  à  peine 
nuagée  d'une  chemise  de  gaze,  une  poitrine  de  marbre  qui 
ne  doit  rien  aux  mensonges  du  corset;  celles  qui  ont  de 
jolies  mains  savent  très-bien  allonger  leurs  doigts  en  fu- 
seau et  teints  de  henné  hors  du  manteau  qui  les  entoure. 
11  y  a  de  certaines  façons  de  rendre  opaque  ou  transparente 
la  mousseline  du  yachmack  en  doublant  les  plis  ou  en  les 
laissant  simples;  on  peut  faire  monter  plus  ou  moins  haut 
ce  masque  blanc  importun  d'abord,  resserrer  ou  agrandira 
volonté  l'espace  qui  le  sépare  de  la  coiffe.  Entre  ces  deux 
bandes  blanches  brillent,  comme  des  diamants  noirs,  comme 
des  astres  de  jais,  les  yeux  les  plus  admirables  du  monde, 
avivés  encore  par  lek'hol,  et  qui  semblent  concentrer  en  eux 
toute  l'expression  du  visage  estompé  à  demi. 

En  marchant  à  pas  lents  au  milieu  de  la  chaussée,  je  pus 
passer  en  revue  tout  à  loisir  cette  galerie  de  beautés  turques 
comme  j'aurais  inspecté  une  rangée  de  loges  à  l'Opéra  ou 
au  Théâtre-Italien.  Mon  fez  rouge,  ma  redingote  boutonnée, 


166  CONSTANTINOPLE. 

ma  barbe  et  mon  teint  basané,  me  faisaient  d'ailleurs  aisé- 
ment confondre  parmi  la  foule,  et  je  n'avais  pas  l'air  trop 
scandaleusement  parisien. 

Sur  le  turf  d'Hyder-Pacha  défilaient  gravement  des  ara- 
bas,  destalikas  et  même  des  coupés  et  des  broughams  rem- 
plis de  femmes  très-richement  parées  et  dont  les  diamants 
scintillaient  au  soleil,  à  peines  amortis  par  les  brumes  blan- 
ches des  mousselines,  comme  des  étoiles  derrière  un  nuage 
léger;  des  cawas  à  pied  et  à  cheval  accompagnaient  quel- 
ques-unes de  ces  voitures,  où  des  odalisques  du  harem  im- 
périal promenaient  indolemment  leur  ennui. 

Çà  et  là  de  petits  groupes  de  cinq  ou  six  femmes  se  repo- 
saient à  l'abri  de  quelque  ombrage,  sous  la  garde  d'un 
eunuque  noir,  auprès  de  l'araba  qui  les  avait  amenées,  et 
semblaient  poser  pour  un  tableau  de  Decamps  ou  de  Diaz. 
Les  grands  bœufs  grisâtres  ruminaient  paisiblement  et  agi- 
taient, pour  s'émoucher,  les  houppes  de  laine  rouge  suspen- 
dues aux  baguettes  courbes  plantées  dans  leur  joug  et  rat- 
tachées à  leur  queue  par  une  ficelle  ;  avec  leur  air  grave  et 
leur  frontail  constellé  de  plaques  d'acier,  ces  belles  bêtes 
avaient  l'air  de  prêtres  de  Mithra  ou  de  Zoroastre. 

Les  vendeurs  d'eau  de  neige,  de  sorbets,  de  raisin  et  de 
cerises  couraient  d'un  groupe  à  l'autre,  proposant  leur  mar- 
chandise aux  Grecs  et  aux  Arméniens,  et  contribuaient  à 
l'animation  du  tableau.  Il  y  avait  aussi  des  marchands  de 
carpous  de  Smyrne  découpés  en  tranches  et  de  pastèques 
à  la  chair  rose. 

Des  cavaliers,  montés  sur  de  beaux  chevaux,  se  livraient 
à  la  fantasia  à  quelque  distance  des  équipages,  sans  doute 
en  l'honneur  d'une  belle  invisible;  les  pur  sang  du  Nedji, 
de  l'Hedjaz  et  du  Kurdistan  secouaient  orgueilleusement 
leurs  longues  crinières  soyeuses  et  faisaient  étinceler  leurs 
housses  ornées  de  pierreries,  te  sentant  admirés,  et  quel- 


LE  CIMETIÈRE  DE  SCUTARI.  107 

quefois,  quand  un  cavalier  avait  le  dos  tourné,  une  tête 
charmante  se  penchait  à  la  fenêtre  d'un  talika. 

Le  soleil  déclinait,  et  je  repris,  tout  rêveur  et  plein  de 
vagues  désirs,  le  chemin  de  Scutari,  où  mon  caïdji  m'atten- 
dait patiemment,  entre  une  tasse  de  café  trouhle  et  un  chi- 
bouck  de  Latakyé  comme  il  en  avait  le  droit,  étant  chrétien 
grec  non  soumis  aux  rigueurs  du  Ramadan. 


XIV 


KARAGHEUZ 


J'ai  peur  vraiment,  à  parler  toujours  de  cimetières,  d'avoir 
l'air  d'écrire  les  impressions  de  voyage  iïun  croque-mort; 
mais  ce  n'est  pas  ma  faute  :  mon  intention  n'a  aujourd'hui 
rien  de  lugubre.  Je  voulais  vous  mener  voir  Karagheuz,  le 
polichinelle  turc;  et,  pour  arriver  à  sa  baraque,  il  faut  tra- 
verser le  grand  Champ-des-Morts  de  Péra  :  qu'y  faire?  Ce 
n'est  pourtant  pas  un  personnage  mélancolique  que  cette 
ombre  chinoise  logée  entre  deuxtombes. 

Quand  on  a  suivi  jusqu'au  bout  la  longue  rue  de  Péra,  on 
arme  à  une  fontaine  ombragée  par  un  bouquet  de  plata- 
nes, prés  de  laquelle  stationnent  des  loueurs  de  chevaux 
qui  vous  offrent  leurs  bêtes  en  criant  :  Tchelebi,  signor, 
monsou,  selon  qu'ils  sont  plus  ou  moins  polyglottes;  des  ta- 
îikas  et  des  arabas  attendant  la  pratique;  des  vendeurs  do 
sorbets,  d'eau  jaunâtre,  de  mûres  blanches,  de  concombres, 
de  gâteaux  et  de  confiseries  grossières,  toujours  entourés 
d'une  nombreuse  clientèle. 


KARAGÏIEUZ.  *G9 

Des  groupes  de  femmes  assises  au  bord  de  la  route  élar- 
gie en  place  vague  fixent  hardiment  sur  vous  leurs  grands 
yeux  noirs,  et  s'amusent  à  voir  fourmiller  cette  foule  bi- 
garrée» de  Turcs,  de  Grecs,  d'Arméniens,  de  Persans,  de 
Bulgares,  d'Européens,  qui  vont  et  viennent  à  pied,  à  che- 
val, à  mule,  à  âne,  en  voiture  de  toute  forme  et  de  toul 
pays. 

Le  coup  de  canon  qui  indique  le  coucher  du  soleil  et  ter- 
mine le  jeûne  vient  de  retentir.  Les  cafés  se  remplissent,  el 
des  nuages  de*fumée  de  tabac  s'élèvent  de  toutes  parts;  les 
tarboukas  ronflent,  les  plaques  métalliques  des  tambours  de 
basque  frissonnent,  les  rebecs  grincent,  les  flûtes  piaulent 
et  les  voix  nasillardes  des  chanteurs  ambulants  glapissent 
et  détonnent  sur  tous  les  tons  possibles,  formant  un  joyeux 
charivari. 

Sur  l'esplanade  de  la  caserne  d'artillerie,  les  élégants  font 
parader  leurs  chevaux,  et  les  ennuques  noirs,  aux  joues 
bouffies  et  glabres,  aux  jambes  démesurées,  lancent  à  fond 
de  train  leurs  superbes  montures.  Ils  se  défient  à  la  course 
en  poussant  de  petits  cris  grêles,  et  galopent  sans  se  soucier 
le  moins  du  monde  des  chiens  jaunes  et  roux  dormant  dans 
la  poussière  avec  un  fatalisme  imperturbable. 

Plus  loin,  des  enfants  jouent  au  chat,  perchés  sur  les  tom- 
bes plates  des  arméniens  et  des  chrétiens  grecs,  privées  de 
tout  emblème  religieux,  comme  si  la  terre  musulmane  tolé- 
rait seulement  ces  morts  d'une  croyance  différente  ;  ces  ga- 
mins philosophiques  ne  semblent  en  aucune  manière  songer 
qu'ils  foulent  un  sol  pétri  dépoussière  humaine;  ils  dé- 
ploient une  ardeur  de  vie,  un  éclat  de  gaieté  qu'on  aurait 
de  la  peine  à  comprendre  en  France,  mais  qui  paraissent 
tout  naturels  en  Turquie. 

Le  petit  Cbamp-des-Morts  représente  le  boulevard  des  Ita- 
liens, le  grand  Champ  remplace  le  bois  de  Boulogne  :  c'est 


170  CONSTANTINOPLE. 

une  espèce  de  turf  où  les  fashionnables  européens  et  iestche- 
lebis  turcs  vont  montrer  leurs  chevaux  anglais  ou  barbes  ; 
quelques  calèches,  quelques  américaines,  quelques  coupés, 
venus  de  Paris  ou  de  Vienne  en  bateau  à  vapeur  y  voiturent 
les  riches  familles  pérotes.  Ils  seraient  plus  nombreux  si 
l'exécrable  pavé  et  l'étroitesse  des  rues  le  permettaient  ;  mais 
le  tableau  n'en  est  pas  moins  animé,  et  ces  produits  de  la 
carrosserie  civilisée  contrastent  suffisamment  avec  les  formes 
lourdes,  les  dorures  surannées  et  les  peinturlurages  des 
arabas,  bien  préférables  au  point  de  vue  de  l'artiste. 

Peut-être  les  morts  couchés  sous  le  cyprès  préfèrent-ils  ce 
tumulte  vivace  au  froid  silence,  à  la  morne  solitude,  à  l'a- 
bandon glacial  qui  les  isolent  ailleurs  ;  ils  restent  mêlés  à 
leurs  contemporains,  à  leurs  amis,  à  leurs  descendants,  et 
ne  sont  pas  relégués  en  dehors  de  la  circulation  comme  des 
objets  sinistres  ou  des  épouvantails;  la  cité  vivante  ne  les 
rejette  pas  de  son  sein  avec  horreur  et  dégoût  ;  celte  fami- 
liarité, qui  semble  impie  au  premier  abord,  est  au  fond  plus 
tendre  que  notre  réserve  superstitieuse. 

En  attendant  l'heure  de  la  représentation  de  Karagheuz, 
j'entrai  dans  un  petit  café  dont  les  fenêtres  du  fond  ,  large- 
ment ouvertes,  encadraient  une  vue  admirable.  Par  delà  les 
cyprès  du  cimetière,  on  apercevait  le  Bosphore  et  la  rive 
d'Asie.  A  travers  l'atmosphère  rosée  du  crépuscule,  Scutari 
se  dessinait  en  clair  sur  son  fond  de  verdure  sombre,  et  les 
minarets  de  Buyuk-Djami  et  de  la  Mosquée  du  sultan  Selim 
se  couronnaient  de  leurs  tiares  d'illuminations;  la  pointe  de 
Cbalcédoine  s'avançait,  chargée  de  ses  casernes  monumen- 
tales, et  la  Tour  de  Léandre  sortait  de  l'eau  bleue,  étince- 
lante  de  blancheur,  portant  au  front  une  lumière  comme 
une  paillette  d'or  à  un  turban  de  mousseline. 

Accoudé  sut  le  rebord  de  la  fenêtre  à  laquelle  le  divan 
était  adossé,  je  fumais  nonchalamment  mon  chibouck,  déjà 


KARAGHEUZ.  171 

renouvelé  plusieurs  fois,  lorsque  mon  ami  constantinopoli- 
tain,  retenu  par  quelque  affaire,  vint  me  rejoindre.  Nous 
traversâmes  le  cimetière,  et,  dans  i'ombre  d'un  grand  rideau 
de  cyprès,  nous  découvrîmes  une  ligne  de  petites  maisons 
de  bois  formant  une  espèce  de  rue  dont  un  côté  est  com- 
posé de  tombes. 

A  la  porte  d'une  de  ces  maisons  tremblotait  une  lueur 
jaunâtre  venant  d'une  veilleuse  posée  dans  un  verre, 
moyen  naïf  d'éclairage  fort  usité  à  Constantinople.  —  C'était 
là.  —  Nous  entrâmes  après  avoir  jeté  quelques  piastres  à 
un  vieux  Turc  accroupi  près  d'un  coffre  qui  représentait  à 
la  fois  la  caisse  et  le  contrôle. 

La  représentation  avait  lieu  dans  un  jardin  planté  de 
quelques  arbres  ;  des  tabourets  bas  pour  les  naturels,  des 
chaises  de  paille  pour  les  giaours,  remplaçaient  les  ban- 
quettes et  les  stalles;  l'assistance  était  nombreuse;  des 
pipes  et  des  narghilés  s'élevaient  des  spirales  bleuâtres 
qui  se  rejoignaient  en  brouillard  odorant  au-dessus  de  la 
tête  des  fumeurs,  et  les  fourneaux  des  pipes,  appuyés  contre 
terre,  scintillaient  comme  des  vers  luisants.  Le  ciel  bleu  de 
la  nuit,  piqué  d'étoiles,  servait  de  plafond,  et  la  lune  jouait 
le  rôle  de  lustre  ;  des  garçons  couraient  portant  des  tasses 
de  café  et  des  verres  d'eau,  accompagnement  obligé  de  tout 
plaisir  turc.  L'on  nous  fit  asseoir  au  premier  rang,  tout  à 
fait  en  face  du  théâtre  de  Karagheuz,  à  côté  de  jeunes 
gaillards  coiffés  de  tarbouchs  dont  les  longues  houppes  de 
soie  bleue  descendaient  jusqu'au  milieu  du  dos  comme  des 
queues  chinoises,  et  qui  riaient  bruyamment  par  anticipa- 
tion en  attendant  la  pièce. 

Le  théâtre  de  Karagheuz  est  d'une  simplicité  encore  plus 
primitive  que  la  baraque  de  Polichinelle  :  un  angle  de  mur 
où  l'on  tend  une  tapisserie  opaque,  dans  laquelle  se  dé- 
coupe un  carré  de  toile  blanche  éclairé  par  derrière,  suffi! 


172  CONSTANTIKOPLB. 

à  l'établir;  un  lampion  l'illumine,  un  tambour  de  basque 

lui  sert  d'orchestre  ;  rien  n'est  moins  compliqué.  L'impres- 

sario  se  tient  dans  le  triangle  formé  par  l'équerre  du  mur 

et  la  tapisserie,  entouré  des  figurines  qu'il  fait  parler  et 

mouvoir. 

Le  champ  lumineux  sur  lequel  devaient  se  projeter  les 
silhouettes  des  petits  acteurs  brillait  au  milieu  de  l'obscurité 
comme  un  centre  où  convergeaient  tous  les  regards  impa- 
tients. Bientôt  une  ombre  s'interposa  entre  la  toile  tt  la 
flamme  du  lampion.  Une  découpure  transparente  et  coloriée 
vint  s'appliquer  contre  la  gaze.  C'était  un  faisan  de  la  Chine 
perché  sur  un  arbuste  ;  le  tambour  de  basque  bruit  et  ron- 
fla, une  voix  gutturale  et  stridente  chantant  une  mélopée 
bizarre  et  d'un  rhythme  insaisissable  pour  des  oreilles  eu- 
ropéennes s'éleva  dans  le  silence;  car,  à  l'apparition  de 
l'oiseau,  le  bourdonnement  des  conversations  et  la  vague 
rumeur  qui  résulte  d'une  réunion  d'hommes,  même  tran- 
quilles, s'étaient  subitement  apaisés.  C'était  le  lever  du  ri- 
deau et  l'ouverture. 

Le  faisan  s'évanouit  et  fit  place  à  une  espèce  de  décora- 
tion représentant  l'extérieur  d'un  jardin  fermé  par  des 
treillages  et  des  grilles  au-dessus  desquelles  verdissaient 
des  arbres  assez  semblables,  pour  la  naïveté  de  la  forme,  à 
ceux  des  joujoux  de  Nuremberg  taillés  copeau  à  copeau  dans 
un  bâton  de  sapin. 

Un  rauque  éclat  de  rire  se  fit  entendre  annonçant  l'en- 
trée de  Karagheuz,  et  une  figurine  grotesque,  haute  de  six 
à  huit  pouces,  vint  se  planter  sous  les  murailles  du  jardin 
avec  des  gestes  extravagants. 

Karagheuz  mérite  une  description  particulière.  Son  mas- 
que, forcément  toujours  vu  en  silhouette,  comme  son  état 
d'ombre  chinoise  l'exige,  offre  une  caricature  assez  bien 
réussie  du  type  turc.  Son  nez  en  bec  de  perroquet  se  re- 


KARAGHEUZ.  173 

courbe  sur  une  barbe  noire,  courte,  frisée,  projetée  en 
avant  par  un  menton  de  galoche.  Un  épais  sourcil  trace  une 
raie  d'encre  au-dessus  de  son  œil  vu  de  face  dans  sa  tête  de 
profil,  avec  une  hardiesse  de  dessin  toute  byzantine;  sa 
physionomie  présente  un  mélange  de  bêtise,  de  luxure  et 
d'astuce,  car  il  est  à  la  fois  Prud'homme,  Priape  et  Robert 
Macaire  ;  un  turban  à  l'ancienne  mode  coiffe  son  crâne  rasé 
qu'il  quitte  à  toute  minute,  moyen  comique  qui  ne  manque 
jamais  son  effet  ;  une  veste,  un  gilet  de  couleurs  bigarrées, 
des  pantalons  larges,  complètent  son  costume.  Ses  bras  et 
ses  jambes  sont  mobiles. 

Karagheuz  diffère  des  fantoccini  de  Séraphin  en  ce  que,  au 
lieu  de  se  détacher  en  noir  opaque  sur  le  papier  huilé,  il 
est  peint  de  couleurs  transparentes,  comme  les  figures  de  la 
lanterne  magique.  Je  n'en  saurais  donner  une  idée  plus 
juste  que  celle  d'un  personnage  de  vitrail  qu'on  détacherait 
de  la  verrière  avec  l'armature  de  plomb  qui  le  circonscrit  et 
le  dessine.  Sur  des  traits  noirs  qui  forment  les  lignes  et  les 
ombres,  et  sont  faits  de  carton,  de  fer-blanc  ou  de  toute 
autre  matière  résistante,  s'appliquent  des  pellicules  trans- 
lucides teintes  en  vert,  en  bleu,  en  jaune,  en  rouge,  selon 
la  couleur  du  vêtement  ou  de  l'objet  qu'on  représente.  Les 
fantoches  javanais  se  rapprochent  donc  beaucoup  plus  de 
Karagheuz  que  les  ombres  chinoises.  Mais  en  voici  assez  sur 
la  structure  et  le  coloriage  du  polichinelle  turc.  Cette  ex- 
plication une  fois  faite  servira  pour  tous  les  autres  acteurs, 
construits  d'après  les  mêmes  principes. 

Tout  comme  un  prince  de  tragédie,  Karagheuz  a  un  con- 
fident nommé  Hadji-aïvat,  mi-parti  de  Mascarille  et  de 
Bertrand,  auxiliaire  douteux  qui  lui  donne  la  réplique  et 
se  moque  de  lui  en  le  servant  :  Karagheuz  ne  peut  se  con- 
cevoir sans  Hadji-aïvat,  pas  plus  qu'Oreste  sans  Pylade, 
Euryale  sans  Nisus  Castor  sans  Pollux,  et  leur  dualité  fri- 

10 


174  COxNSTANTINOPLE. 

ponne  et  querelleuse  traverse  tout  ce  burlesque  répertoire; 
Hadji-aïvat  a  le  corps  délié  comme  l'esprit,  et  contraste  par 
sa  gracilité  avec  la  robuste  carrure  de  Karagheuz. 

Le  jardin  décrit  tout  à  l'heure  renferme  une  beauté  mys- 
térieuse, une  houri  de  Mahomet  qui  excite  au  plus  haut  de- 
gré les  désirs  libidineux  de  Karagheuz.  Il  voudrait  pénétrer 
dans  ce  paradis  défendu  par  des  gardiens  farouches,  et 
invente,  pour  y  réussir,  toutes  sortes  de  ruses  successive- 
ment déjouées  :  tantôt  c'est  un  eunuque  qui  le  menace  de 
son  sabre,  tantôt  un  chien  aux  dents  aiguës,  aux  abois  tur- 
bulents, qui  se  jette  après  ses  jambes  et  lui  pille  les  mollets; 
Hadji-aïvat,  non  moins  libertin  que  son  maître,  tâche  de 
se  substituer  à  Karagheuz  et  de  se  glisser  à  sa  place  auprès 
de  cette  belle.  11  complique  la  situation  par  toutes  sortes  de 
balourdises  perfides,  causes  d'altercations  et  de  luttes  co- 
miques entre  lui  et  son  patron.  Cette  canaille  n'a  même 
pas  la  vertu  de  Mascarille,  qui  ne  fait  pas  la  cour  aux  maî- 
tresses de  Lélie. 

Un  nouveau  personnage  se  présente.  C'est  un  jeune 
homme,  un  fils  de  famille,  vêtu  de  la  redingote  et  coiffé 
du  tarbouch,  comme  un  jeune  Turc  d'ambassade.  Il  tient  à 
la  main  un  pot  de  basilic,  symbole  de  l'état  de  son  âme,  dé- 
claration d'amour  visible  et  permanente  ;  Karagheuz  avise 
ce  naïf  amoureux  et  s'attache  à  lui  ;  il  lui  soutire  de  l'ar- 
gent en  lui  promettant  de  le  faire  parvenir  jusqu'à  celle 
qu'il  aime,  et  le  promène  comme  un  valet  de  Molière,  un 
Valère  ou  un  Éraste  bien  idiot  et  bien  crédule;  son  espoir 
est  d'entrer  à  la  suite  de  l'effendi  dans  ce  paradis  défendu 
par  des  noirs  à  la  cravache  flamboyante,  et  de  lui  souffler 
scélératement  sa  belle. 

Des  Persans,  attirés  par  la  réputation  de  cette  beauté, 
viennent  aussi  faire  pied  de  grue  devant  les  grilles  du  jar- 
din. Ils  sont  montés  sur  des  chevaux  tigrés  et  caparaçonnés 


KARAGHEUZ.  175 

de  harnais  bizarres.  De  hauts  bonnets  de  peau  d'Astracan 
s'élèvent  sur  leurs  têtes,  et  ils  tiennent  à  la  main  leurs 
haches  d'armes  inséparables.  Karagheuz  tâche  de  se  con- 
cilier les  nouveaux  venus,  et  leur  conte  toutes  sortes  de 
bourdes  plus  absurdes  les  unes  que  les  autres,  mais  pro- 
portionnées à  la  stupidité  que  les  .Turcs  supposent  aux 
Persans.  Hadji-aïvat  les  capte  aussi  de  son  côté,  et  cette 
concurrence  produit  une  dispute  qui  se  termine  par  une 
prodigieuse  volée  de  coups  de  pied  et  de  coups  de  poing  que 
Karagheuz  administre  à  son  confident.  Pendant  cette  rixe, 
l'amoureux  se  glisse  dans  le  harem,  dont  la  porte  se  re- 
ferme sur  le  nez  des  Persans  ébahis,  qui,  se  ravisant, 
tombent  de  concert  sur  Karagheuz  et  Hadji-aïvat,  et  forment 
une  mêlée  générale  accueillie  j>ar  les  rires  inextinguibles 
de  l'auditoire. 

Je  ne  rends  ici  que  la  partie  purement  mimique  de  la 
pièce;  je  ne  sais  de  turc  que  les  mots  insérés  par  Molière 
dans  la  cérémonie  du  Bourgeois  gentilhomme,  et  ce  n'est 
pas  d'ailleurs  une  de  ces  langues  transparentes  comme  l'i- 
talien, l'espagnol  et  le  portugais,  derrière  lesquelles  la 
pensée  se  devine,  bien  qu'on  ne  les  connaisse  pas;  mais  il 
paraît  que  le  dialogue  était  des  plus  burlesques,  à  en  juger 
par  l'hilarité  et  les  éclats  de  rire  des  assistants  capables  de 
le  comprendre. 

La  langue  turque  se  prête  à  une  foule  d'équivoques  et  de 
calembours  les  plus  drolatiques  et  les  plus  bizarres.  Il  suffit 
d'une  lettre  ou  d'un  accent  pour  changer  le  sens  d'un  mot. 
Par  exemple,  Asem  veut  dire  Persan  ;  asemi  signifie  jobard. 
Au  lieu  de  Asem  baba,  monsieur  le  Persan,  Karagheuz  ne 
manque  jamais  de  dire  asemi  baba,  ce  qui  excite  des  rires 
homériques,  le  Persan  jouant,  dans  les  parades  turques,  le 
même  rôle  que  l'Anglais  dans  les  vaudevilles  et  le  Français 
dans  les  pièces  anglaises.  Ces  pauvres  Persans  servent  de 


176  CONSTANTINOPLE. 

plastron  a  toutes  les  plaisanteries  et  à  toutes  les  mystifica- 
tions .;  on  parodie  leur  style  et  leur  prononciation  empha- 
tique, leur  attitude  gauchement  roide,  leur  costume  étrange 
et  la  masse  d'armes  qu'ils  portent  toujours  au  poing,  comme 
des  héros  du  Schah-Nameh,  même  dans  les  situations  qui 
nécessitent  le  moins  cet  appareil  guerrier.  Probablement 
qu'en  Perse  le  personnage  ridicule  est  un  Turc,  juste  com- 
pensation de  cette  aménité  de  peuple  à  peuple. 

Mon  ami  polyglotte  me  traduisait  çà  et  là  quelques-uns 
des  passages  caillants  ;  mais  il  est  impossible  de  donner  dans 
notre  langue  la  moindre  idée  de  ces  plaisanteries  énormes, 
de  ces  gaudrioles  hyperboliques,  qui  nécessiteraient,  pour 
être  rendues,  le  dictionnaire  de  Rabelais,  de  Beroalde, 
d'Eutrapel,  flanqué  du  catéchisme  poissard  de  Vadé.  —  Ce- 
pendant le  Karagheuz  du  grand  Champ-des-Morts  a  subi  la 
censure,  ou  pour  mieux  dire  la  castration  :  il  dit  des  obscé- 
nités, mais  il  n'en  fait  plus  ;  la  morale  l'a  désarmé  ;  c'est 
un  polichinelle  sans  bâton,  un  satyre  sans  cornes,  un  dieu 
de  Lampsaque  à  l'état  d'Abeilard,  et,  au  lieu  d'agir,  il  met 
en  récits  de  Théramène  ses  lubriques  exploits.  C'est  plus 
classique  ;  mais,  franchement,  c'est  plus  ennuyeux,  et  l'ori- 
ginalité du  type  y  perd  beaucoup. 

Le  dialogue  est  entremêlé  de  morceaux  de  poésie  et  d'a- 
riettes dans  le  genre  des  couplets  de  vaudeville,  miaules 
sur  des  airs  extravagants  et  soutenus  d'un  féroce  accompa- 
gnement de  tambour  de  basque. 

Le  Mariage  de  Karagheuz  est  une  pièce  à  spectacle.  Ka- 
ragheuz a  vu  une  jeune  fille  charmante,  et  comme  il  est 
d'une  nature  très-inflammable,  il  a  conçu  pour  elle  une 
passion  des  plus  vives.  —  Notons,  en  passant,  que  les  figu- 
rines de  femme  ont  la  face  découverte,  contrairement  à  l'u- 
sage turc.  —  L'idéal  de  Karagheuz  est  en  vérité  une  assez 
jolie  ombre  chinoise  aux  yeux  teints  de  surmeh,  à  la  bouche 


KAHAGÎIEUZ.  177 

rouge,  aux  joues  plaquées  de  fard,  au  costume  de  sultane 
d'opéra-comique,  et  qui  se  trémousse  fort  coquettement.  Le 
mariage  conclu,  Karagheuz  envoie  les  présents  de  noces  : 
quatre  arabas,  quatre  talikas,  quatre  chevaux  de  main, 
quatre  chameaux,  quatre  vaches,  quatre  chèvres,  quatre 
chiens,  quatre  chats,  quatre  cages  pleines  d'oiseaux;  puis 
viennent  des  hammals  chargés  de  divans,  de  pipes,  de  nar- 
ghilés, de  tabourets,  de  guéridons,  de  tapis,  de  lanternes, 
d'écrins  à  bijoux,  de  coffres  à  vêtements,  de  vaisselle  et 
poteries  intimes.  Ce  défilé,  instructif  pour  l'étranger,  qu'il 
initie  aux  détails  du  ménage  turc,  s'exécute  sur  une  marche 
tartare  d'un  rhythme  carré  dont  la  persistance  finit  par  être 
agréable  et  vous  loge  invinciblement  le  motif  dans  la  tête. 
Toute  cette  magnificence  ne  sauve  pas  Karagheuz  d'une  in- 
fortune conjugale  prématurée.  La  jeune  fille,  tout  à  l'heure 
si  (luette,  s'arrondit  visiblement  par  l'effet  d'une  fécondité 
précoce  dans  laquelle  son  mari  n'a  rien  à  revendiquer  ;  le 
pauvre  Karagheuz  se  trouve  père  le  jour  même  de  ses  noces, 
phénomène  qui  l'étonné  singulièrement  et  auquel  il  finit 
par  se  résigner  comme  un  mari  parisien. 

Cette  parade  m'amusa  beaucoup,  car  elle  ne  nécessite 
pas,  comme  la  première,  l'intelligence  du  dialogue,  et  elle 
me  fit  le  plaisir  que  le  ballet  cause  à  l'Opéra  aux  étrangers 
qui  ne  comprennent  pas  notre  langue. 

Les  chevaux,  les  chameaux,  les  chiens,  tous  les  accessoires 
du  défilé  étaient  découpés  avec  la  plus  réjouissante  naïveté 
de  formes,  et  rappelaient  le  goût  primitif  des  vignettes 
d'Épinal  ;  les  Turcs,  à  qui  leur  religion  défend  de  retracer 
par  le  dessin  ou  la  peinture  aucun  objet  qui  ait  eu  vie,  en 
sont  restés,  sous  ce  rapport,  à  la  plus  gothique  barbarie,  et 
les  marionnettes  de  Karagheuz,  seules  représentations  tolé- 
rées de  la  figure  humaine,  se  ressentent  de  cette  inexpé- 
rience; cependant  ces  figurines,  comme  tout  ce  qui  est 

10. 


178  COUSTANTINOPLE. 

primitif,  ont  un  caractère  que  leur  ôterah  une  plus  savante 

exécution. 

Je  regagnai  Péra  par  une  partie  déserte  du  cimetière, 
en  suivant  une  allée  bordée  de  cyprès  énormes.  La 
lune  laissait  filtrer  entre  leurs  masses  sombres  ses  rayons 
argentés,  et  détachait  sur  un  fond  de  l'opacité  la  plus  noire 
des  tombes  blanches  qui  se  dressaient  sur  le  bord  du  che- 
min, comme  des  spectres  dans  leur  linceul.  Un  silence  pro- 
fond régnait  sous  cette  forêt  funèbre,  troublé  de  temps  à 
autre  par  l'aboiement  lointain  d'un  chien  ;  il  me  semblait 
que  j'entendais  battre  mon  cœur,  seul  vivant  au  milieu  de 
cette  population  morte,  lorsque  tout  à  coup  une  voix  reten- 
tit à  mon  oreille,  comme  une  trompette  du  jugement  der- 
nier, et  me  dit  en  français  cette  phrase  qui  ne  justifiait 
pas  le  tressaillement  quelle  me  causa  :  «  Monsieur,  voulez- 
vous  m'acheter  mes  derniers  gâteaux  ?  » 

Cette  offre  inopportune  de  pâtisserie,  au  fond  d'un  cime- 
tière, à  minuit,  l'heure  romantique,  l'heure  des  apparitions, 
avait  quelque  chose  de  grotesque  et  de  formidable  qui  me  fit 
rire  et  qui  me  fit  peur;  était-ce  l'ombre  d'un  mitron  com- 
patriote mort  à  Gonstantinople  et  sorti  de  la  terre  pour  m'of- 
frir  l'ombre  d'une  brioche?  Cela  n'était  guère  probable. 
Aussi  marché-je  du  côté  d'où  partait  la  voix. 

Un  gaillard  très-solide,  très-réel,  fort  moustachu  et  bien 
musclé,  tenait  devant  lui  une  petite  table  chargée  de  cro- 
quettes et  attendait  une  pratique  invraisemblable  dans  ce 
carrefour  solitaire.  Il  parlait  français  parce  qu'il  avait  servi 
quelques  années  comme  Turco  en  Algérie,  et,  dégoûté  des 
armes,  se  livrait  à  ce  débonnaire  commerce  de  pâtisserie 
nocturne. 

Je  lui  achetai  son  fonds  de  boutique  pour  une  trentaine 
de  paras,  me  réservant  d'en  faire  hommage  aux  chiens  at- 
tardés que  je  rencontrerais,  et  je  continuai  ma  route. 


KARAGHEUZ.  179 

Le  lendemain,  pour  continuer  mes  études  sur  le  polichi- 
nelle turc,  mon  ami  me  proposa  de  descendre  à  Top'hané, 
où,  dans  l'arrière-cour  d'un  café,  se  donnaient  des  repré- 
sentations de  Karagheuz  non  censurées,  avec  toute  la  liberté 
bouffonne  et  lubrique  que  comporte  le  type. 

La  cour  était  remplie  de  monde.  Les  enfants,  et  surtoui 
les  petites  filles  de  huit  à  neuf  ans,  abondaient.  Il  y  en 
avait  de  délicieuses  qui  rappelaient,  dans  leur  sexe  encore 
indécis,  ces  jolies  têtes  de  la  Sortie  de  l'Éùde  de  Decamps, 
si  gracieusement  bizarres  et  si  fantasquement  charmantes. 
De  leurs  beaux  yeux  étonnés  et  ravis,  épanouis  comme  des 
fleurs  noires,  elles  regardaient  Karagheuz  se  livrant  à  ses 
saturnales  d'impuretés  et  souillant  tout  de  ses  monstrueux 
caprices.  Chaque  prouesse  erotique  arrachait  à  ces  petits 
anges  naïvement  corrompus  des  éclats  de  rire  argentins  et 
des  battements  de  mains  à  n'en  pas  finir;  la  pruderie  mo- 
derne ne  souffrirait  pas  qu'on  essayât  de  rendre  compte  de 
ces  folles  atellanes,  où  les  scènes  lascives  d'Aristophane  se 
combinent  avec  les  songes  drolatiques  de  Rabelais;  figurez- 
vous  l'antique  dieu  des  jardins  habillé  en  Turc  et  lâché  à 
travers  les  harems,  les  bazars,  les  marchés  d'esclaves,  les 
cafés,  dans  les  mille  imbroglios  de  la  vie  orientale,  et  tour- 
billonnant au  milieu  de  ses  victimes,  impudent,  cynique 
et  joyeusement  féroce.  On  ne  saurait  pousser  plus  loin  l'ex- 
travagance ithyphallique  et  le  dévergondage  d'imagination 
obscène. 

Le  Karagheuz  se  transporte  souvent  dans  les  sérails  et  y 
donne  des  représentations  que  les  femmes  suivent  cachées 
derrière  des  tribunes  grillées.  —  Comment  accorder  ce  spec- 
tacle si  libre  avec  des  mœurs  si  sévères?  N'est-ce  pas  parce 
qu'il  faut  toujours  quelque  rondelle  fusible  à  la  chaudière 
trop  poussée,  et  que  la  morale  la  plus  exacte  doit  laisser  un 
échappement  à  la  corruption  humaine?  D'ailleurs,  ces  fan- 


ISa  CONSTANTINOPLE. 

taisies  déréglées  ne  sont  pas  dangereuses  et  s'évanouissent 
comme  des  ombres  quand  on  éteint  le  lampion  de  la  bara- 
que. 

En  voyant  Karagheuz,  je  pensais  à  le  rattacher,  par  la 
filiation  de  Polichinelle,  dePulcinella,  de  Punch,  de  Pickcl- 
hëring,  d'Old-Vice,  à  Maccus,  la  marionnette  osque,  et 
même  aux  automates  du  Névrospate  Pothein;  mais  tout  cet 
échafaudage  d'érudition  devint  inutile  lorsqu'on  m'eut  dit 
que  Karagheuz  était  tout  bonnement  la  caricature  d'un  vizir 
de  Saladin,  connu  par  ses  déportements  et  sa  lubricité,  ori- 
gine qui  fait  Karagheuz  contemporain  des  croisades,  auù- 
quité  suffisante  pour  la  noblesse  d'une  ombre  chinoise. 


XV 


LE  SULTAN  A  LAMOSQUÉE.  -  DINËB  TURC 


11  est  d'usage  que  le  padischa  aille,  chaque  vendredi,  en 
grande  pompe,  à  une  mosquée,  faire  publiquement  ses 
prières.  —  Le  vendredi,  comme  chacun  sait,  est,  pour  les 
musulmans  ce  que  le  dimanche  est  pour  les  chrétiens  et 
le  samedi  pour  les  juifs  :  un  jour  plus  spécialement  consacré 
aux  pratiques  religieuses,  sans  toutefois  emporter  une  idée 
de  repos  obligatoire. 

Chaque  semaine  le  ccmmandeur  des  croyants  visite  une 
mosquée  différente  :  Sainte-Sophie,  la  Solimanieh,  l'Osma- 
nieh,  Sultan  Bayezid,  Yeni-Djami,  la  mosquée  des  Tulipes 
uU  toute  autre,  suivant  l'itinéraire  tracé  et  connu  d'avance; 
outre  que  la  prière  dans  un  édifice  du  culte  est  de  rigueur 
ce  jour-là  d'après  les  préceptes  du  Koran,  et  que  le  padis- 
cha, comme  chef  de  la  religion,  ne  peut  s'en  dispenser,  il 
y  a  encore,  dans  cet  exercice  de  piété  officiel,  une  raison 
politique-,  c'est  de  constater  auxyeuxdes  populations  la  vie 


*82  CONSTANTINOPLE. 

du  sultan,  retiré  toute  la  semaine  au  fond  des  mystérieuses 
solitudes  du  sérail  ou  des  palais  d'été  semés  sur  les  rives  du 
Bosphore.  En  traversant  la  ville  à  cheval,  visible  pour  tous, 
il  signe  devant  son  peuple  et  les  ambassades  étrangères  un 
certificat  d'existence,  précaution  qui  n'est  pas  inutile,  car 
on  pourrait  cacher  sa  mort  naturelle  ou  violente  pour  des 
intrigues  de  palais.  La  maladie,  même  grave,  n'interrompt 
pas  cette  promenade,  car  Mahmoud  Ier,  fils  de  Mustapha, 
mourut  entre  les  deux  portes  au  sérail,  au  retour  d'une  de 
ces  excursions  du  vendredi,  où  il  s'était  traîné,  pouvant  à 
peine  se  soutenir  sur  sa  selle,  et  fardé  pour  cacher  sa  pâleur. 

Les  drogmans  des  hôtels  savent  toujours  la  veille  ou  le 
matin  de  bonne  heure  la  mosquée  où  le  sultan  doit  faire  ses 
dévotions,  et  j'appris  par  celui  de  l'hôtel  de  Bysance  que  le 
sultan  devait  aller  du  palais  de  Schiragan  à  la  Medjidieh, 
située  tout  à  côté.  Comme  la  course  est  assez  longue  de  Der- 
vish-Sokah  à  Schiragan,  et  que  l'heure  turque  est  assez 
difficilement  compréhensible  pour  les  étrangers,  lorsque 
j'arrivai  tout  en  sueur  et  à  demi  cuit  par  un  torride  soleil 
de  juillet,  le  cortège  avait  défilé  et  le  sultan  récitait  ses 
prières  dans  l'intérieur  de  la  mosquée;  mais  il  me  restait 
la  ressource  d'attendre  qu'il  eût  fini  et  de  le  voir  sortir  et 
s'en  retourner,  ce  qui  revenait  exactement  au  même,  sauf 
une  station  d'une  heure  en  compagnie  d'Anglais,  d'Améri- 
cains, d'Allemands  et  de  Russes  venus  là  pour  le  même  motif. 

La  Medjidieh  tient  au  palais  de  Schiragan,  dont  la  façade 
donne  sur  le  Bosphore,  et  qui,  de  ce  côté,  ne  montre  que 
de  grands  murs  surmontés  par  les  cheminées  des  cuisines 
peintes  en  vert  et  dissimulées  sous  une  forme  de  colonne. 
Elle  est  toute  moderne,  et  son  architecture  à  volutes  et  à 
chicorées  d'un  rococo  génois  n'offre  rien  de  remarquable, 
quoique  par  son  étincelante  blancheur  elle  fasse  assez  bien 
sur  le  bleu  foncé  du  ciel. 


DINER  TURC.  \M 

La  porte  de  la  mosquée  était  ouverte,  et  Ton  entrevoyait 
/es  vizirs,  les  pachas  et  les  hauts  officiers  coiffés  de  tarbouchs, 
tout  plastronnes  d'or,  élargis  par  de  grosses  épaulettes,  exécu- 
tent, malgré  leur  obésité,  les  pantomimes  assez  compliquées 
de  la  prière  orientale;  ils  s'agenouillaient  et  se  relevaient 
pesamment  aver.  une  piété  qui  paraissait  sincère,  car  les 
idées  philosophiques  ont  fait  beaucoup  moins  de  progrès 
qu'on  ne  veut  bien  le  dire  à  Constantinople;  même  les  Turcs 
élevés  à  l'européenne,  au  retour  de  Londres  ou  de  Paris,  ne 
sont  pas  moins  attachés  au  Koran,  et  il  suffit  de  gratter  lé- 
gèrement leur  vernis  de  civilisation  pour  retrouver  le  fi- 
dèle croyant. 

Des  esclaves  noirs  et  des  sais  tenaient  en  bride  ou  prome- 
naient les  chevaux,  couverts  de  housses  magnifiques,  qui 
avaient  apporté  le  sultan  et  sa  suite;  c'étaient  de  très-belles 
bêtes,  robustes,  solides  de  formes,  n'ayant  pas  l'élégance 
nerveuse  du  cheval  arabe,  mais  qu'on  dit  dune  grande  ré- 
sistance à  la  fatigue;  les  fins  coursiers  du  désert  plieraient 
sous  le  poids  de  ces  massifs  cavaliers  turcs,  pour  la  plupart 
d'un  embonpoint  excessif,  surtout  dans  les  hauts  grades; 
ces  chevaux  sont  de  race  barbe  et  offrent  un  type  particulier. 
Celui  du  sultan  se  reconnaissait  aux  pierreries  qui  étoilaient 
sa  schabraque,  et  au  chiffre  impérial  dont  l'arabesque  com- 
pliquée brodait  chaque  pointe  du  velours  presque  disparu 
sous  les  ornements. 

Des  lignes  de  soldats  étaient  rangées  le  long  des  murs, 
attendant  la  sortie  de  Sa  Hautesse;  ils  portaient  le  tarbouch 
rouge,  et  leur  uniforme,  se  rapprochant  de  celui  de  nos 
troupes  de  ligne  en  petite  tenue,  consistait  en  une  veste 
ronde  de  drap  bleu  et  un  pantalon  de  grosse  toile  blanche; 
ce  costume,  qui  est  à  peu  près  celui  des  Jean-Jean,  produit  un 
contraste  assez  singulier  avec  ces  têtes  caractéristiques  et  ba- 
sanées à  qui  le  turban  des  janissaires  siérait  beaucoup  mieux 


ifU  CONSTANTINOPLE. 

Sur  le  parvis  de  la  mosquée  était  étendue  une  bande  de 
cachemire  noir  assez  étroite  pour  le  passage  du  sultan;  elle 
conduisait  de  la  porte,  en  suivant  les  marches  de  l'escalier, 
à  un  montoir  de  marbre,  comme  il  s'en  trouve  à  l'entrée 
des  palais  et  près  des  escales  de  caïques.  11  me  semble,  sans 
l'affirmer  toutefois,  que  ce  tapis  de  couleur  noire  est  parti- 
culièrement affecté  au  sultan  comme  grand  khan  de  Tarta- 
rie,  dont  cette  nuance  est  l'insigne. 

Les  génuflexions,  les  prosternations  et  les  psalmodies  se 
prolongeaient  à  l'intérieur  du  sanctuaire,  et  le  soleil  du 
midi,  raccourcissant  toujours  l'ombre,  faisait  briller  lecail- 
loutis  de  la  place;  les  murailles  blanches  renvoyaient  d'a- 
veuglantes réverbérations,  d'autant  plus  incommodes  pour 
les  trois  ou  quatre  dames  qui  se  trouvaient  là,  que  l'étiquette 
interdit  d'ouvrir  un  parasol  en  présence  du  sultan,  et  même 
devant  les  palais  où  il  habite;  en  Orient,  le  parasol  a  tou- 
jours été  un  emblème  du  pouvoir  suprême.  Le  maître  est  à 
l'ombre,  tandis  que  les  esclaves  rôtissent  au  soleil.  La  ri- 
gueur s'est  relâchée  sur  ce  point  comme  sur  toutes  choses, 
et  Ton  ne  courrait  pas  aujourd'hui,  à  enfreindre  cet  usage, 
les  risques  auxquels  on  se  serait  exposé  autrefois;  mais  les 
étrangers  de  bon  goût  se  conforment  à  l'usage.  A  quoi  bon 
choquer  les  habitudes  du  pays  que  l'on  visite,  habitudes  qui 
ont  leurs  raisons  d'être  et  souvent  ne  sont  pas  au  fond  plus 
ridicules  que  les  nôtres? 

Un  mouvement  se  fit  à  l'intérieur  de  la  Mosquée  ;  les  offi- 
ciers rajustèrent  leur  chaussure  à  la  porte;  les  sais  amenè- 
rent le  cheval  du  sultan  contre  le  montoir,  et  bientôt,  entre 
une  haie  de  vizirs,  de  pachas  et  de  beys  saluant  à  l'orientale, 
—  salut  que  je  préfère  de  beaucoup  pour  sa  grâce  respec- 
tueuse au  salut  européen,  —  parut  Sa  Hautesse  le  sultan 
Abdul-Medjid,  se  détachant  en  clair  sur  le  fond  sombre  de 
la  porte,  dont  le  chambranle  lui  faisait  comme  un  cadre. 


DINEU  TURC.  185 

Son  costume,  très-simple,  se  composait  d'une  espèce  de  pa- 
letot sac  en  drap  bleu  foncé,  d'un  pantalon  de  moire  blan- 
che, de  bottes  vernies  et  d'un  fez  où  l'aigrette  impériale  de 
plumes  de  héron  était  fixée  par  un  bouton  d'énormes  dia- 
mants; par  l'interstice  de  son  paletot  on  voyait  briller  quel- 
ques dorures  sur  sa  poitrine;  je  regrette  fort,  pour  ma  pan, 
l'ancienne  magnificence  asiatique;  j'aimais  les  sultans  im- 
passibles comme  des  idoles  dans  des  châssus  de  pierreries, 
espèces  de  paons  du  pouvoir  épanouis  au  milieu  d'une  au- 
réole de  soleils.  Dans  les  pays  d'autorité  absolue,  le  souverain 
ne  saurait  se  séparer  assez  de  l'humanité  par  des  formes 
imposantes,  solennelles,  hiératiques,  par  un  luxe  éblouis- 
sant, chimérique  et  fabuleux;  comme  Dieu  à  Moïse,  il  ne 
doit  apparaître  à  ses  peuples  qu'à  travers  un  buisson  ardent 
de  diamants  en  phosphorescence.  —  Cependant,  malgré  la 
simplicité  austère  de  ses  habits,  la  qualité  d'Abdul-Medjid 
ne  pouvait  être  un  mystère  pour  personne.  Une  satiété  su- 
prême se  lisait  sur  sa  figure  pâle;  la  conscience  d'un  pou- 
voir irrésistible  donnait  à  ses  traits,  assez  peu  réguliers 
d'ailleurs,  une  tranquillité  de  marbre.  Ses  yeux  fixes,  im- 
muables, à  la  fois  perçants  et  mornes,  voyant  tout  et  ne  re- 
gardant rien,  ne  ressemblaient  pas  à  des  yeux  d'homme;  une 
barbe  courte,  peu  épaisse  et  brune,  entourait  ce  masque 
triste,  impérieux  et  doux. 

En  quelques  pas  faits  avec  une  extrême  lenteur,  et  plutôt 
glissés  que  marchés,  —  des  pas  de  dieu  ou  de  fantôme  ne 
se  mouvant  pas  par  des  procédés  humains.  —  Abdul-Medjid 
franchit  l'espace  qui  séparait  la  porte  de  la  mosquée  du  blor 
\le  marbre,  en  suivant  la  bande  d'étoffe  noire  sur  laquelk 
personne  autre  que  lui  w  posait  le  pied,  et  se  laissa  coule: 
plutôt  qu'il  ne  mont?  ^ur  la  housse  de  son  cheval,  immo- 
bile comme  un  cheval  sculpté.  Les  gros  officiers  se  hisseren; 
«£  peu  plus  difficultueusement  au  haut  de  leurs  bêtes  res- 

11 


m  CONSTANTINOPLE. 

pectives,  et  le  cortège  se  mit  en  mouvement  pour  regagner 
le  palais  au  cri  de  Vive  le  sultan  !  poussé  en  turc  par  les  sol- 
dats avec  un  véritable  enthousiasme. 

En  pressant  un  peu  le  pas,  je  pus  devancer  le  cortège  et 
m'aller  poster  plus  loin,  de  manière  à  voir  encore  Sa  Hau- 
tesse.  Je  donnais  le  bras  à  une  jeune  dame  italienne  qui 
m'avait  prié  de  l'accompagner,  et  qui  se  penchait  avidement 
à  travers  la  haie  pour  contempler  les  traits  du  sultan  ;  car 
un  homme  qui  a  seize  cents  concubines  est  un  phénomène  qui 
intéresse  au  plus  haut  degré  la  curiosité  des  femmes  ;  Abdul- 
Medjid,  dont  le  cheval  s'avançait  moelleusement,  inclinant 
sa  belle  tête  avec  des  ondulations  de  col  de  cygne  et  comme 
ayant  la  conscience  du  fardeau  qu'il  portait,  Abdul-Medjid 
remarqua  l'étrangère  et  fixa  quelques  secondes  sur  elles  ses 
yeux  d'aigle  en  tournant  imperceptiblement  sa  face  impas- 
sible, ce  qui  est  la  manière  de  saluer  du  sultan,  chose  qu'il 
fait  du  reste  très-rarement. 

Pendant  ce  défilé,  la  musique  jouait  une  marche  arran- 
gée sur  des  motifs  turcs  par  le  frère  de  Donizetti,  chef  de  la 
musique  impériale,  et  entremêlée  d'assez  de  tambours  de 
basque  et  de  flûtes  de  derviche  pour  satisfaire  les  oreilles 
mahométanes  sans  choquer  cependant  les  oreilles  catholi- 
ques ;  cette  marche  a  de  l'entrain  et  ne  manque  pas  de  ca- 
ractère. 

Puis  tout  rentra  dans  le  palais,  dont  la  porte  ouverte  lais- 
sait entrevoir  une  vaste  cour  d'architecture  moderne,  les 
battants  retombèrent,  et  il  ne  resta  plus  dans  la  rue  que 
quelques  curieux,  se  dispersant  de  différents  côtés;  des 
paysans  bulgares  au  sayon  grossier,  au  bonnet  de  fourrure, 
et  de  vieilles  mendiantes  momifiées  accroupies  dans  ieurs 
haillons,  sur  le  plat  de  leurs  cuisses,  le  long  des  murailles 
incandescentes  de  chaleur. 

Le  silence  de  midi  régnait  autour  de  ce  palais  mystérie:ir., 


DINER  TURC,  187 

qui,  derrière  ses  fenêtres  treillissées,  renferme  tant  d'en- 
nuis et  de  langueurs,  et  je  ne  pouvais  m'empêcher  de  pen- 
ser à  tous  ces  trésors  de  beauté  perdus  pour  le  regard  hu- 
main, à  tous  ces  types  merveilleux  de  la  Grèce,  de  la 
Circassie,  de  la  Géorgie,  de  l'Inde  et  de  l'Afrique,  qui  s'éva- 
nouissent sans  avoir  été  reproduits  par  le  marbre  ou  la  toile, 
sans  que  l'art  les  aient  éternisés  et  légués  à  l'amoureuse 
admiration  des  siècles  :  Vénus  qui  n'auront  jamais  leur 
Praxitèle,  Violantes  dénuées  de  Titien,  Fornarines  que  ne 
verra  pas  Raphaël. 

Quel  heureux  billet  tiré  à  la  loterie  humaine  que  celui  de 
padischa  !  —  Qu'est-ce  que  don  Juan,  avec  son  mille  e  tré, 
à  côté  du  sultan?  un  subalterne  coureur  d'aventures,  plus 
trompé  encore  qu'il  ne  trompe,  éparpillant  ses  misérables 
caprices  sur  quelques  maîtresses  déjà  souillées  aux  trois 
quarts,  séduites  d'avance,  qui  onteu  des  maris,  des  amants, 
dont  tout  le  monde  connaît  le  visage,  les  bras  et  les  épaules; 
à  qui  des  fats  ont  serré  la  main  en  dansant,  et  dont  l'oreille 
a  entendu  chuchoter  cent  fois  la  litanie  des  madrigaux  im- 
béciles. Le  beau  sire,  qui  se  promène  au  clair  de  lune  sous 
les  balcons,  et  fait  le  pied  de  grue,  la  guitare  au  dos,  en 
compagnie  de  Leporello,  à  moitié  endormi! 

?arlez-moi  du  sultan,  qui  n'accueille  que  les  lis  les  plus 
purs,  que  les  roses  les  plus  immaculées  du  jardin  de  beauté, 
et  dont  l'œil  ne  s'arrête  que  sur  des  formes  parfaites  que 
n'ont  salies  aucun  regard  mortel,  et  qui  passeront  incon- 
nues du  berceau  à  la  tombe,  gardées  par  des  monstres  sans 
sexe  au  fond  des  magnifiques  solitudes,  où  nulle  audace  ne 
se  risquerait  à  pénétrer,  dans  un  mystère  qui  rend  impossi- 
ble même  le  plus  vague  désir. 

J'avais  changé  de  logement,  celui  quej'occupais  à  Dervish- 
Sokak  étant  un  peu  triste  et  n'ayant  de  vue  que  sur  une 
ruelle  étroite  comme  toutes  celles  de  Gonstantinople.  J'étaU 


188  CONSTANTIINOPLE. 

allé  habiter  à  l'hôtel  de  France,  où,  d'un  grand  salon  à  huî| 
fenêtres,  garni  d'un  long  divan,  Ton  apercevait  ie  petit 
Champ-des-Morts.  les  toits  et  les  minarets  de  Cassim-Pacha 
et  les  hauteurs  de  San-Dimitri,  perspective  charmante  qui 
semblerait  légèrement  lugubre  à  Paris,  mais  qu'on  trouve 
avec  raison  fort  gaie  à  Constantinople  ;  et,  dans  cet  hôtel, 
j'avais  fait  connaissance  d'un  jeune  homme  à  qui  ses  études 
médicales  et  la  perfection  avec  laquelle  il  parlait  les  langues 
de  l'Orient  donnaient  une  grande  facilité  pour  pénétrer  dans 
les  maisons  turques  et  en  connaître  les  mœurs  intimes  :  il 
était  abonné  de  la  Presse,  grand  admirateur  de  M.  de  Girar- 
din,  et  mon  nom,  connu  de  lui  littérairement,  le  faisait 
s'intéresser  à  mes  excursions  et  à  mes  recherches  de  voya- 
geur; je  lui  dus  la  bonne  fortune  d'une  invitation  à  dîner 
chez  un  ancien  pacha  du  Kurdistan  de  ses  amis. 

Nous  partîmes  tous  les  deux  vers  six  heures  du  soir  pour 
arriver  à  Beschick-Tash,  où  demeurait  le  pacha,  à  l'heure 
du  coucher  du  soleil,  car  l'on  était  en  Ramadan,  et  le  jeûne 
ne  se  rompt  que  lorsque  l'astre  du  jour  a  fait  disparaître 
son  disque  derrière  les  collines  d'Eyoub.  A  l'échelle  de  Top'- 
Hané,  nous  frétâmes  un  caïque  à  deux  paires  de  rames,  et 
après  une  nage  vigoureuse  d'une  demi-heure  contre  un  cou- 
rant assez  rapide,  nos  caidjis  nous  débarquèrent  au  pied  de 
ce  café  bâti  sur  l'eau  comme  un  nid  d'alcyon,  ou  comme 
une  vigie  de^pêcheur,  dont  j'ai  déjà  fait  un  léger  croquis, 
et  qui  était  plein  de  Turcs,  attendant,  la  montre  en  main 
et  le  chibouck  tout  chargé,  la  minute  précise  où  ils  pour- 
raient approcher  de  leurs  lèvres  le  bienheureux  bouquin 
d'ambre  et  aspirer  l'odorante  fumée. 

Après  avoir  traversé  quelques  rues  bordées  de  marchands 
de  lulés  (fourneaux  de  pipe),  de  confiseries,  de  concombres, 
de  râpes  de  maïs  et  autres  denrées  orientales,  et  encombrées 
d'une  foule  compacte,  nous  commençâmes  à  gravir  la  ruelle 


DINER  TURC.  189 

déserte,  formée  par  les  murailles  crépies  de  rose  de  grands 
jardins,  en  haut  de  laquelle  était  perchée  la  maison  del'ex- 
pacha  du  Kurdistan. 

Une  porte  qui  se  refermait  nous  laissa  voir  un  élégant 
coupé  rentrant  dans  sa  remise.  C'était  la  femme  du  pacha 
revenant  de  la  promenade,  car,  contrairement  à  l'idée  qu'on, 
en  a,  les  dames  turques,  loin  de  resterclaquemurées  dans  les 
harems,  sorterA  quanà  elles»  veulent,  à  la  condition  de  rester 
voilées,  et  leurs  maris  ne  les  accompagnent  jamais. 

Une  porte  basse,  précédée  d'un  perron  de  trois  marches, 
nous  fut  ouverte  par  un  domestique  habillé  à  l'européenne, 
sauf  la  calotte  rouge  de  rigueur,  et,  après  avoir  quitté  nos 
chaussures  pour  des  babouches  que  nous  avions  pris  soin 
d'apporter  avec  nous,  l'on  nous  fit  monter  au  premier  étage, 
où  se  trouvait  le  selamlick  (appartement  des  hommes),  tou- 
jours séparés  de  l'odalik  (appartement  des  femmes)  dans  la 
distribution  des  maisons  turques,  riches  ou  pauvres,  grandes 
ou  petites. 

Nous  trouvâmes  l'ex-pacha  dans  une  pièce  fort  simple,  au 
plafond  de  bois  peint  en  gris  et  relevé  de  filets  bleus,  n'ayant 
pour  tous  meubles  que  deux  armoires  parallèles,  une  natte 
en  paille  de  Manille  et  un  divan  recouvert  de  perse,  à 
l'extrémité  duquel  se  tenait  le  maître  du  logis,  faisant 
rouler  sous  ses  doigs  les  grains  d'un  chapelet  en  bois  de 
sandal. 

Le  coin  du  divan  est  la  place  d'honneur  que  le  maître  de 
la  maison  ne  quitte  jamais,  à  moins  qu'il  n3  soit  visité  par 
une  personne  d'un  rang  supérieur  au  sien. 

Que  cette  simplicité  ne  surprenne  pas.  Le  selamlick  est, 
en  quelque  sorte,  un  appartement  extérieur,  une  sorte  de 
parloir,  une  antichambre  que  les  étrangers  ne  dépassent  pas 
et  qui  est  réservé  à  la  vie  publique.  Tout  le  luxe  est  réservé 
pour  le  harem.  C'est  là  que  se  déploient  les  tapis  d'Ispahan 


190  CONSTANT1NOPLE. 

et  deSmyrne,  que  s'entassent  les  carreaux  de  brocart,  que 
s'allongent  les  moelleux  divans  de  soie,  que  brillent  les  pe- 
tites tables  incrustées  de  nacre,  que  fument  les  brûle-par- 
fums en  filigrane  d'or  et  d'argent,  que  miroitent  les  glaces 
à  bizeau  de  Venise,  que  s'épanouissent  les  fleurs  rares  dans 
des  cornets  de  Chine,  et  que  carillonnent  capricieusement  les 
pendules  à  musique;  c'est  là  que  s'élancent  aux  plafonds  les 
inextricables  arabesques;  que  pendent,  comme  des  stalac- 
tites, les  cheminées  de  marbre  de  Marmara,  et  que  grésillent 
sur  leurs  vasques  blanches  les  filets  d'eau  parfumée.  Dans 
cet  asile  mystérieux  se  passe  la  vie  réelle,, la  vie  de  plaisir  et 
d'intimité,  où  nul  parent,  nul  ami  ne  pénètre. 

L'ex-pacha  du  Kurdistan  portait  le  fez,  la  redingote  bou- 
tonnée droit  du  Nizam,  et  un  pantalon  de  coutil  blanc  large. 
Sa  tête,  maigre,  fine,  un  peu  fatiguée,  terminée  par  une  barbe 
où  déjà  se  glissaient  quelques  nuances  argentées,  avait  un 
grand  cachet  de  distinction,  et  si  une  expression  anglaise 
pouvait  s'appliquer  à  un  Turc,  je  dirais  que  ce  pacha  avait 
l'air  d'un  parfait  gentleman. 

Mon  ami  lui  traduisait  mes  compliments,  auxquels  il  répon- 
dit d'une  manière  fort  gracieuse  ;  puis  il  me  fit  signe  de  m'as- 
seoir  auprès  de  lui.  Ma  facilité  à  croiser  les  jambes  à  l'orien- 
tale, mouvement  fort  difficile  pour  des  Français,  le  fit  sou- 
rire et  lui  donna  bonne  opinion  de  moi. 

Le  jour  baissait;  —  les  dernières  teintes  orangées  du  cou- 
chant s'éteignirent  au  bord  du  ciel,  et  le  bienheureux  coup» 
de  canon  retentit  joyeusement  dans  l'air;  le  jeûne  était 
rompu,  et  des  domestiques  parurent  apportant  des  pipes, 
des  verres  d'eau  et  quelques  menues  confiseries;  cette  légère 
collation  sert  à  constater  que  les  fidèles  peuvent  légalement 
prendre  de  la  nourriture. 

Puis  ils  posèrent  à  côté  du  divan  un  grand  disque  de 
cuivre  jaune  soigneusement  fourbi  «t  reluisant  comme  un 


DINER  TURC.  191 

toucher  d  or,  sur  lequel  étaient  disposés  différents  mets  dans 
des  jattes  de  porcelaine.  Ces  disques,  supportés  par  un  pied 
bas,  servent  de  table  en  Turquie,  et  trois  ou  quatre  convive* 
peuvent  y  prendre  place.  Le  linge  de  corps  et  de  table  est 
nn  luxe  inconnu  en  Orient.  L'on  mange  sans  nappe,  mais 
on  vous  donne,  pour  essuyer  vos  doigts,  de  petits  carrés  de 
mousseline,  brochés  d  or,  assez  semblables  aux  serviettes  à 
thé  en  usage  dans  nos  soirées  à  l'anglaise,  précaution  qui 
n'est  pas  inutile,  car  on  ne  se  sert,  à  ces  repas,  que  de  la 
fourchette  du  père  Adam.  Le  maître  du  logis,  plein  de  poli- 
tesse et  de  prévenances,  voulait,  prévoyant  mon  embarras, 
me  faire  donner,  comme  dit  Castil  Blaze  : 

La  cuillère  d'argent  qui  servait  à  manger; 

mais  je  le  remerciai,  désirant  me  conformer  en  tout  aux  rè- 
gles de  la  gastronomie  turque. 

Au  point  de  vue  des  Brillât-Savarin,  des  Cussy,  des  Gri- 
mod  de  la  Reynière,  des  Carême,  Fart  culinaire  turc  doit 
sembler  tout  à  fait  barbare  et  patriarcal  ;  ce  sont  des  rappro- 
chements de  substances  tout  à  l'ait  insolites,  des  mélanges 
extravagants  pour  des  palais  parisiens,  mais  qui  pourtant 
ne  manquent  pas  de  recherche  et  ne  se  font  pas  au  hasard. 
Les  plats,  dont  on  prend  avec  les  doigts  quelques  bouchées, 
sont  en  grand  nombre  et  se  succèdent  rapidement.  Us  con- 
sistent en  morceaux  de  mouton,  en  poulets  démembrés,  en 
poissons  à  l'huile,  en  concombres  crus,  farcis,  arranges  <^ 
toutes  les  manières;  en  petits  salsifis  visqueux,  pareils  à  des 
racines  de  guimauve  et  très- estimés  pour  leurs  qualités  sto« 
machiques;  en  boulettes  de  riz  enveloppées  de  feuilles  de 
vigne;  en  purée  de  citrouille  au  sucre;  en  crêpes  au  miel; 
le  tout  aspergé  d'eau  de  rose,  assaisonné  de  menthe,  d'her- 
bes aromatiques  et  couronné  par  le  pilaw  sacramentel,  mets 


m  CONSTANTINOPLE. 

national  comme  le  puchero  espagnol,  comme  le  couseoussou 
arabe,  comme  la  choucroute  allemande,  comme  le  plum- 
pudding  anglais,  qui  figure  obligatoirement  à  tous  les  repas 
dans  le  palais  et  dans  la  chaumière.  Pour  boisson,  Ton  bu- 
vait de  l'eau,  du  sherbet  et  du  jus  de  cerise  qu'on  puisait 
dans  un  compotier  avec  une  cuiller  d'écaillé  à  manche  d'i~ 
voire. 

Le  festin  terminé,  Ton  emporta  le  plateau  de  cuivre,  Ton 
donna  à  laver,  cérémonie  indispensable  lorsqu'on  a  dîné 
sans  autre  argenterie  que  les  dix  doigts;  l'on  servit  du  café, 
et  le  chibouckdji  présenta  à  chaque  convive  une  belle  pipe  au 
gros  bouquin  d'ambre,  au  tuyau  de  cerisier  lisse  comme 
du  satin,  au  lulé  chaperonné  d'une  belle  touffe  blonde  de 
tabac  de  Macédoine  enlevée  d'un  seul  coup  et  reposant 
sur  un  rond  de  métal  posé  à  terre,  pour  préserver  la. natte 
des  charbons  et  des  cendres  qui  pourraient  tomber  du  four- 
neau. 

La  conversation  s'engagea  aussi  animée  qu'elle  peut  l'être 
quand  on  ne  parle  que  par  trucheman.  L'ex-pacha,  qui  pa- 
raissait assez  au  courant  de  la  politique  européenne,  me  fit 
une  foule  de  questions  sur  le  coup  d'État  du  2  décembre, 
qu'il  approuvait  fort,  l'idée  abstraite  de  la  République  en- 
trant avec  peine  dans  une  tête  façonnée  au  despotisme  orien- 
tal ;  —  il  me  demanda  si  le  président  (l'empire  n'était  pas 
encore  proclamé)  possédait  beaucoup  de  canons  et  comman- 
dait à  un  grand  nombre  de  troupes,  quel  uniforme  il  por- 
tait, s'il  montait  bien  à  cheval  et  s'il  allait  faire  la  guerre 
comme  son  oncle  Bounaberdi,  si  je  le  connaissais,  si  je  lui 
avais  parlé,  et  autres  interrogations  de  ce  goût,  que  je  sa- 
tisfis de  mon  mieux.  Le  frère  de  l'ex-pacha,  assis  près  de  lui, 
et  qui  savait  quelques  mots  de  français,  paraissait  suivre  la 
conversation  avec  intérêt. 

Les  domestiques  emportèrent  les  pipes;  —  l'ox-pacha  se 


DINER  TURC.  193 

leva  pour  aller  faire  sa  prière  sur  un  coin  de  tapis,  dans 
une  pièce  à  côté,  et  il  revint  au  bout  de  quelques  minutes, 
calme  et  grave,  après  avoir  satisfait  à  ses  devoirs  religieux 
en  bon  musulman;  nous  échangeâmes  encore  quelques 
phrases,  et  lorsque  je  pris  congé,  le  maître  du  logis  me 
dit  que  je  pouvais  revenir  quand  cela  me  ferait  plaisir  et  que 
je  serais  toujours  le  bienvenu,  ce  qui,  dans  une  bouche  tur- 
que, n'est  pas  une  vaine  formule. 

En  nous  en  allant,  nous  causâmes  quelques  instants  avec 
le  secrétaire,  installé  dans  une  pièce  du  rez-de-chaussée.  — 
C'était  un  jeune  homme  très-doux,  très-poli,  Arménien  pro- 
bablement, et  qui  parlait  fort  bien  le  français.  Il  me  fit  des 
questions  sur  Paris,  qu'il  désirait  beaucoup  voir,  et  en  de- 
visant, il  vit  à  mon  doigt  une  cornaline  gravée,  contenant 
mon  nom  en  persan  fleuri,  et  à  cause  de  la  beauté  des  ca- 
ractères taillés  par  un  des  plus  habiles  artistes  de  Téhéran, 
il  en  prit  une  empreinte  en  les  frottant  de  noir  et  en  appli- 
quant dessus  un  morceau  de  papier,  de  façon  à  obtenir  les 
lettres  en  clair. 

Nous  retrouvâmes  nos  caidjis  qui  nous  attendaient  à  Bes- 
chick-Tash  ;  ils  nous  eurent  bientôt  remis  à  Top'Hané,  où 
nous  nous  arrêtâmes  à  un  petit  café  fréquenté  par  des  Cir- 
cassiens,  grands  politiqueurs  qui  tiennent  là  une  espèce 
d'arbre  de  Cracovie.  —  Mon  compagnon  me  traduisit  leurs 
discours,  et  je  fus  assez  étonné  de  voir  ces  hommes  à  bon- 
nets bordés  de  fourrure,  à  jupon  de  poil  de  chèvre  serré 
par  une  ceinture  de  métal,  aux  jambes  entourées  de  linge 
retenu  par  des  cordelettes,  parler  des  affaires  de  Paris  et  de 
Londres,  apprécier  les  ministres  et  les  diplomates  en  par- 
faite connaissance  de  cause. 

Pendant  qu'ils  politiqtiaient  ainsi,  un  petit  derviche  vint 
chanter  d'une  voix  nasillarde  et  sur  une  tonalité  impossible 
une  cantilène  bizarre  et  mélancolique,  dans  le  but  d'ob- 

11. 


194 


CONSTANTINOPLE 


tenir  quelque  aumône,  et  me  reporta  vers  l'Orient,  que  j'a- 
vais   oublié    en   entendant  ces   Circassiens  qui  parlaient  ( 
comme  des  abonnés  du  Constitutionnel  ou  du  Journa7 
des  Débats, 


XVI 


LES  FEMMES 


La  première  question  que  Ton  adresse  à  tout  voyageur 
qui  revient  d'Orient  est  celle-ci  :  —  «  Et  les  femmes?  »  — 
Chacun  y  répond  avec  un  sourire  plus  ou  moins  mystérieux 
selon  son  degré  de  fatuité,  de  manière  à  faire  sous-entendre 
un  respectable  nombre  de  bonnes  fortunes.  Quoi  qu'il  en 
coûte  à  mon  amour-propre,  j'avouerai  humblement  que  je 
n'ai  pas  la  moindre  indiscrétion  de  ce  genre  à  commettre, 
et  je  serai  forcé,  à  mon  grand  regret,  de  priver  ma  relation 
du  récit  de  toute  aventure  amoureuse  et  romanesque.  Cela 
eût  pourtant  été  très-utile  pour  varier  mes  descriptions  de 
cimetières,  de  tekkés,  de  mosquées,  de  palais  et  de  kiosques: 
rien  n'orne  mieux  un  voyage  d'Orient  qu'une  vieille  qui, 
au  détour  d'une  ruelle  déserte,  vous  fait  signe  de  marcher 
derrière  elle  et  vous  introduit  par  une  porte  secrète  dans 
un  appartement  paré  de  toutes  les  recherches  du  luxe 
asiatique,  où  vous  attend,  assise  sur  des  carreaux  de  bro- 


196  iCONSïANTiNOPLK. 

cart,  une  sultane  ruisselante  d'or  et  de  pierreries,  dont  le 
sourire  vous  fait  des  promesses  voluptueuses  bientôt  réa- 
lisées. Ordinairement  l'intrigue  se  dénoue  par  l'arrivée 
soudaine  du  maître,  qui  vous  laisse  à  peine  le  temps  de  futr 
par  une  issue  dérobée,  à  moins  que  la  chose  ne  se  termine 
plus  tragiquement  par  une  lutte  à  main  armée  et  la  chute, 
au  fond  du  Bosphore,  d'un  sac  où  s'agite  vaguement  une 
forme  humaine. 

Ce  lieu  commun  oriental,  convenablement  brodé,  inté- 
resse toujours  le  lecteur,  et  surtout  la  lectrice. — Sans  doute, 
il  n'est  pas  sans  exemple  qu'un  giaour  beau,  jeune,  riche, 
sachant  à  fond  la  langue  du  pays,  et  possédant  une  petite 
maison  accommodée  aux  mœurs  turques,  n'arrive,  en  cou- 
rant les  plus  grands  périls  et  en  exposant  la  vie  de  la  femme, 
à  nouer  une  intrigue  d'amour  avec  une  musulmane;  mais 
cela  est  extrêmement  rare,  et  pour  plusieurs  raisons  :  d'a- 
bord, quoi  qu'en  dise  Molière,  les  verrous  et  les  grilles, 
obstacles  assez  matériellement  efficaces;  ensuite  la  différence 
de  religion  et  le  mépris  sincère  de  tout  croyant  pour  les  in- 
fidèles, motifs  auxquels  il  faut  joindre  la  difficulté  ou  plutôt 
l'impossibilité  de  ces  relations  préalables  qui  déterminent 
l'amour.  De  plus,  en  France,  il  y  a  une  conspiration  tacite 
contre  le  mari;  tout  le  monde  favorise  le  couple  amoureux, 
au  moins  de  son  silence,  et  personne  ne  songe  à  s'ériger  en 
vengeur  de  la  morale  publique.  En  Turquie,  ce  n'est  pas  la 
même  chose  :  un  cawas,  un  hammal,  un  homme  du  peuple 
qui  voit  dans  la  rue  une  musulmane  parler  à  un  Franc  ou 
seulement  lui  faire  des  signes  d'intelligence,  tombe  dessus  à 
coups  de  pied,  à  coups  de  poing,  à  coups  de  bnlon,  brutalité 
qui  ne  trouve  que  des  approbateurs,  même  parmi  les  femmes. 
Personne  n'entend  raillerie  sur  la  fidélité  conjugale;  la 
jalousie  toute  corporelle  des  Turcs  les  préserve  presque 
assurément  des  accidents  matrimoniaux,  si  fréquents  chej 


LES  FEMMES.  197 

nous,  —  quoique  la  plaisanterie  des  cornes  soit  aussi  connue 
à  la  baraque  de  Karagheuz  qu'au  Théâtre-Français,  et  que 
le  mot  kerata  (cornard)  revienne  à  tout  propos  dans  les 
disputes  comiques. 

11  est  vrai  que  les  femmes  turques  sortent  librement,  voiil 
se  promener  aux  eaux  douces  d'Asie  et  d'Europe,  défilent 
en  voiture  à  Hyder-Pacha,  ou  sur  la  place  du  Sullan-Bayezid  ; 
s'assoient  au  bord  des  terre-pleins  du  Champ-des-Morts  de 
Péra  et  de  Scutari,  passent  les  journées  entières  au  bain  ou 
en  visite  chez  leurs  amies,  assistent  aux  comédies  de  Kadi- 
Keuï,  aux  tours  de  force  des  jongleurs  dePsammathia,  causent 
sous  les  arcades  des  mosquées,  s'arrêtent  aux  boutiques  du 
Bezestein,  parcourent  le  Bosphore  en  caïque  ou  en  bateau  à 
vapeur  ;  mais  elles  ont  toujours  avec  elles  soit  deux  ou  trois 
compagnes,  soit  une  négresse  ou  une  vieille  faisant  office  de 
duègne,  et,  si  elles  sont  riches,  un  eunuque  souvent  jaloux 
pour  son  compte;  lorsqu'elles  sont  seules,  ce  qui  est  rare, 
un  enfant  leur  sert  de  porte-respect,  et,  à  défaut  d'enfant, 
les  mœurs  publiques  les  surveillent  et  les  protègent  peut- 
être  même  plus  qu'elles  ne  le  voudraient.  La  liberté  d'aller 
et  de  venir  dont  elles  jouissent  n'est  qu'apparente. 

Les  étrangers  ont  pu  croire  à  quelques  bonnes  fortunes, 
parce  qu'ils  ont  confondu  les  Arméniennes  avec  les  Turques, 
dont  elles  portent  le  costume,  sauf  les  bottes  jaun:3,  et 
imitent  assez  bien  les  allures  pour  tromper  quelqu'un  qui 
n'est  pas  du  pays;  il  suffit,  pour  cela,  d'une  vieille  entre- 
metteuse qui  s'entende  avec  une  jolie  intrigante,  d'un  jeune 
homme  crédule  et  d'un  rendez-vous  pris  dans  une  maison 
isolée;  la  vanité  fait  le  reste,  et  l'aventure  se  dénoue  tou- 
jours par  l'extorsion  de  quelque  somme  plus  ou  moins  forte, 
détail  omis  par  le  giaour  dupé,  qui  voit  dans  toute  coureuse 
au  moins  une  favorite  du  pacha,  s'il  ne  rêve  même  d'aller 
sur  les  brisées  du  Grand-Seigneur.  Mais,  en  réalité,  la  vie 


198  CONSTANTWOPLE. 

turque  n'en  est  pas  moins  murée  hermétiquement,  et  il  est 

très-difficile  de  savoir  ce  qui  se  passe  derrière  ces  fenêtres 

finement  treillissées,  où  sont  pratiques  des  ceils-de-bœuf 

comme  aux  toiles  de  théâtre,  pour  regarder  du  dedans  au 

dehors. 

Il  ne  faut  pas  penser  à  se  procurer  des  renseignements 
auprès  des  naturels  du  pays.  Comme  dit  Alfred  de  Musset  au 
début  de  Namouna  : 

Un  silence  parfait  règne  dans  cette  histoire. 

Parler  à  un  Turc  de  ses  femmes  est  commettre  la  plus 
grossière  inconvenance;  on  ne  doit  jamais  faire  la  moindre 
allusion,  même  détournée,  à  ce  sujet  délicat.  —  Ainsi  se 
trouvent  bannies  de  la  conversation  ces  phrases  banales  : 
«  Comment  se  porte  madame?  »  et  autres  du  même  goût; 
TOsmanli  le  plus  farouchement  barbu  rougirait  comme  une 
jeune  fille  s'il  entendait  une  pareille  énormité.  —  La  femme 
de  l'ambassadeur  de  France,  ayant  voulu  faire  présent  à 
Ueschid-Pacha  de  quelques  belles  soieries  de  Lyon  pour  son 
harem,  les  lui  remit  en  disant  :  a  Voici  des  étoffes  dont 
vous  saurez,  mieux  que  personne,  trouver  l'emploi.  »  — 
Exprimer  plus  nettement  l'intention  du  cadeau  eût  été  une 
incongruité,  même  aux  yeuxdeReschid,  habitué  aux  mœurs 
françaises,  et  le  tact  exquis  de  la  marquise  lui  fit  choisir 
une  forme  gracieusement  vague  qui  ne  pouvait  blesser  en 
rien  la  susceptibilité  orientale. 

On  comprend,  d'après  des  idées  pareilles,  qu'on  serait 
mal  venu  à  demander  à  un  Turc  des  détails  sur  la  vie  intime 
du  harem,  sur  le  caractère  et  les  mœurs  dos  femmes  musul- 
manes; l'eussiez-vous  connu  familièrement  à  Paris,  eût-il 
pris  deux  cents  tasses  de  café  et  fumé  autant  de  pipes  sur  le 
même  divan  que  vous,  il  balbutiera,  répondra  d'une  ma- 


LES  FEMMES.  199 

niêre  évasive,  ou  se  fâchera  tout  rouge  et  vous  évitera  par 
la  suite;  la  civilisation,  sous  ce  rapport,  n'a  pas  fait  un  pas. 
Les  seuls  moyens  à  employer,  c'est  de  prier  quelque  dame 
européenne  bien  recommandée  et  admise  en  visite  dans  un 
harem,  de  vous  raconter  fidèlement  ce  qu'elle  aura  vu. 
Pour  un  homme,  il  doit  renoncer  à  connaître  autre  chose 
de  la  beauté  turque  que  le  domino  ou  ce  qu'il  aura  pu  saisir 
par  surprise  sous  la  bâche  des  arabas,  derrière  la  fenêtre 
des  talikas,  à  l'ombre  des  cyprès  dans  le  cimetière,  lorsque 
la  chaleur  et  la  solitude  conseillent  d'écarter  un  peu  le 
voile. 

Encore,  si  l'on  approche  trop  et  qu'il  y  ait  par  là  quelque 
Turc,  on  s'attire  des  compliments  de  ce  goût  :  «  Chien  de 
chrétien!  mécréant!  giaour!  que  les  oiseaux  du  ciel  te 
souillent  le  menton,  que  la  peste  habite  chez  toi!  Que  ta 
femme  reste  stérile!  »  Malédiction  biblique  et  musulmane 
de  la  plus  grande  gravité.  Cependant  cette  colère  est  plutôt 
feinte  que  réelle,  et  se  joue  principalement  pour  la  galerie. 
—  Une  femme,  même  turque,  n'est  jamais  fâchée  qu'on  la 
regarde,  et  le  secret  de  sa  beauté  lui  pèse  toujours  un  peu. 

Aux  eaux  douces  d'Asie,  en  me  tenant  immobile  contre 
un  arbre  ou  adossé  à  la  fontaine  comme  quelqu'un  qui  s'en- 
dort dans  quelque  vague  rêverie,  j'ai  pu  voir  plus  d'un 
charmant  profil  qu'estompait  à  peine  une  vapeur  de  gaze, 
plus  d'une  gorge  pure  et  blanche  comme  un  marbre  de  Paros 
s'arrondissant  sous  le  pli  d'un  feredgé  entr'ouvert,  tandis 
que  l'eunuque  se  promenait  à  quelques  pas  ou  regardait 
passer  les  bateaux  à  vapeur  sur  le  Bosphore,  rassuré  pair 
mon  air  distrait  et  morne. 

D'ailleurs,  les  Turcs  n'en  voient  pas  plus  que  les  giaours; 
ils  ne  pénètrent  jamais  au  delà  du  Selamlick,  dans  la  maison 
de  leurs  plus  intimes  amis,  et  ils  ne  connaissent  que  leurs 
propres  femmes;  —  Quand  un  harem  en  visite  un  autre,  les 


200  CONSTANTINOPLE. 

pantoufles  des  étrangères,  placées  sur  le  seuil,  interdisent 
l'entrée  de  l'odalick  même  au  maître  du  logis,  qui  se  trouve 
ainsi  mis  à  la  porte  de  chez  lui.  Une  immense  population 
féminine,  anonyme  et  inconnue,  circule  dans  cette  ville 
mystérieuse,  changée  en  bal  de  l'Opéra  perpétuel,  où  les 
dominos  n'ont  pas  la  permission  de  se  démasquer.  Le  père 
et  le  frère  ont  seuls  le  droit  de  voir  à  découvert  le  visage  de 
leurs  filles  et  de  leurs  sœurs;  on  se  voile  pour  les  parents 
moins  proches;  ainsi  un  Turc  pourrait  n'avoir  vu  dans  sa 
vie  que  cinq  ou  six  figures  de  femmes  musulmanes.  Les 
harems  nombreux  sont  l'apanage  des  vizirs,  des  pachas, 
des  beys  et  autres  personnes  riches,  car  ils  coûtent  exces- 
sivement cher,  chaque  femme  devenue  mère  devant  avoir 
sa  maison  séparée  et  ses  esclaves  à  elle;  les  Turcs  de  condi- 
tion ordinaire  n'ont  guère  qu'une  femme  légitime,  bien 
qu'ils  puissent  en  épouser  quatre,  et  une  ou  deux  concu- 
bines achetées.  Le  surplus  du  sexe  reste  pour  eux  à  l'état 
de  fantôme  et  de  ehjraère;  il  est  vrai  qu'ils  se  peuvent  dé- 
dommager en  regardant  les  Grecques,  les  Juives,  les  Armé- 
miennes,  les  Pérotes  et  les  rares  voyageuses  qui  viennent 
visiter  Constantinople. 

Si  leurs  jouissances  positives  sont  mieux  assurées  que  les 
nôtres,  ils  n'ont  aucun  plaisir  d'imagination.  Comment 
s'enflammer  pour  des  beautés  à  peine  entrevues,  avec  qui 
toute  relation  suivie  est  impossible,  et  dont  les  formes  même 
de  la  vie  nous  séparent  invinciblement?  Tout  cela  n'empê- 
che pas,  sans  doute,  que  quelque  jeune  Osmanli  ne  s'éprenne 
d'une  khanoun  (dame)  ou  d'une  odalisque  à  la  suite  d'un 
hasard  heureux  ou  d'une  rencontre  fortuite,  et  que  celle-ci 
ne  le  lui  rende,  malgré  tous  les  obstacles;  mais  l'exception 
prouve  la  règle. 

Un  Turc,  pour  se  marier,  a  recours  à  quelque  femme 
d'âge  mûr,  faisant  le  métier  d'entremetteuse,  profession 


LES  FEMMES.  201 

honorable  à  Constantinople.  La  vieille,  qui  fréquente  les 
bains,  lui  décrit  minutieusement  un  certain  nombre  d'Asmé, 
de  Rouchen,  de  Nourmahal,  de  Pembé-Haré,  de  Leila,  de 
Mihri-Mahr,  et  autre  beautés  vierges  et  nubiles,  en  ayant 
soin  d'orner  de  plus  de  métaphores  orientales  le  portrait  de 
la  jeune  fille  qu'elle  favorise.  L'effendi  devient  amoureux 
sur  description,  sème  de  bouquets  d'hyacintes  la  route  où 
doit  passer  l'idole  voilée  de  son  cœur,  et  après  quelques 
œillades  échangées,  la  demande  à  son  père,  lui  assure  une 
dot  proportionnée  à  sa  passion  et  à  sa  fortune,  et  voit  enfin 
tomber,  pour  la  première  fois,  dans  la  chambre  nuptiale, 
le  yachmack  importun  qui  dérobait  des  traits  ordinairement 
purs  et  réguliers.  Ces  mariages  par  procuration  ne  don- 
nent pas  lieu  à  plus  de  méprises  et  de  déception  que  les 
nôtres. 

Je  pourrais  copier  ici,  dans  les  voyageurs  qui  m'ont  pré- 
cédé, une  foule  de  détails  sur  la  Validé,  sur  les  Hassakis, 
les  sultanes,  les  odalisques  et  l'aménagement  intérieur  du 
sérail;  les  livres  d'où  je  tirerais  ces  notions  sont  aux  mains 
de  tout  le  monde,  et  il  est  inutile  de  les  transcrire.  Passons 
a  quelque  chose  de  plus  précis,  et  donnons  un  intérieur 
turc  d'après  le  récit  d'une  dame  invitée  à  dîner  chez  la  femme 
de  l'ex-pacha  du  Kurdistan  dont  j'ai  déjà  parlé. 

Cette  femme  avait  fait  partie  du  sérail  avant  d'épouser  le 
pacha.  Lorsqu'elles  ont  atteint  l'âge  de  trente  ans,  le  sultan 
donne  la  liberté  à  certaines  de  ses  esclaves,  qui  trouvent  à 
se  marier  très-avantageusement,  à  cause  des  relations  qu'el- 
les conservent  dans  le  palais  et  du  crédit  qu'on  leur  suppose. 
Elles  ont  d'ailleurs  reçu  une  très-bonne  éducation;  elles 
savent  lire,  écrire,  faire  des  vers,  danser,  jouer  des  instru- 
ments, et  se  distinguent  par  ces  grandes  manières  qu'on  ne 
prend  qu'à  la  cour;  elles  possèdent  aussi,  à  un  haut  degré, 
l'intelligence  des  intrigues  et  des  cabales,  et  souvent  appren- 


202  CONSTANTINOPLE. 

rient,  par  leurs  amies  restées  au  harem,  des  secrets  politi- 
ques dont  leurs  maris  profitent,  soit  pour  obtenir  une  te- 
neur, soit  pour  éviter  une  disgrâce/Epouser  une  fille  du 
sérail  est  donc  un  très-bon  calcul  pour  un  ambitieux  ou  un 
homme  prudent. 

L'appartement  dans  lequel  la  femme  du  pacha  reçut  son 
invitée  était  aussi  élégant  que  riche,  et  contrastait  avec  la 
sévère  nudité  du  selamlick,  que  j'ai  décrit  dans  le  chapitre 
précédent.  Une  rangée  de  fenêtres  en  occupait  les  trois 
pans  extérieurs,  de  façon  à  admettre  le  plus  d'air  et  de  lu- 
mière possible  ;  —  une  serre  donne  l'idée  la  plus  juste  de 
ces  chambres,  où  l'on  garde  aussi  des  fleurs  précieuses.  — 
Un  magnifique  tapis  de  Smyrne  couvrait  moelleusement  le 
plancher;  des  arabesques  et  des  entrelacs  peints  et  dorés 
décoraient  le  plafond  ;  un  long  divan  de  satin  jaune  et  bleu 
régnait  sur  deux  faces  de  la  muraille;  un  autre  petit  divan 
très-bas  s'étalait  dans  un  entre-deux  de  croisées  d'où  l'on 
découvrait  en  plein  l'admirable  perspective  du  Bosphore; 
des  carreaux  de  damas  bleu  jonchaient  çà  et  là  le  tapis. 

Dans  un  angle  scintillait,  placée  sur  un  plateau  de  même 
matière,  une  grande  aiguière  de  verre.de  Bohême,  couleur 
d'émeraude,  ramagée  de  dessins  d'or;  dans  l'autre  était 
placé  un  coffre  de  cuir  gaufré,  historié,  piqué  et  doré,  d'un 
goût  charmant,  et  rappelant,  pour  l'invention  des  ornements, 
ces  coffres  du  Maroc  que  Delacroix  ne  manque  jamais  d'in- 
troduire dans  ses  tableaux  de  vie  africaine.  Malheureuse- 
ment, ce  luxe  oriental  était  entremêlé  d'une  commode  en 
acajou  sur  le  marbre  de  laquelle  pyramidait  uno  pendule 
recouverte  de  son  globe  entre  deux  vases  de  fleurs  artifi- 
cielles sous  verre,  ni  plus  ni  moins  que  sur  la  cheminée 
d'un  honnête  rentier  du  Marais.  Ces  dissonances  qui  affli- 
gent l'artiste  se  retrouvent  dans  toutes  les  maisons  turques 
qui  ont  des  prétentions  au  bon  goût.  —  Une  pièce  plus  sino 


LES  FEMMES.  203 

plement  décorée,  attenant  à  la  première,  servait  de  salle  à 
manger,  et  communiquait  avec  l'escalier  de  l'office. 

La  khanoun  était  somptueusement  parée,  comme  le  sont 
chez  elles  le?  dames  turques,  surtout  lorsqu'elles  attendent 
quelque  visite,  Ses  cheveux  noirs,  divisés  en  une  infinité  de 
petites  nattes,  lui  tombaient  sur  les  épaules  et  le  long  des 
joues.  Le  sommet  de  sa  tête  étincelait  comme  coiffé  d'un 
casque  de  diamants  formé  par  les  quadruples  chaînettes 
d'une  rivière  et  par  des  pierres  d'une  eau  admirable  cou- 
sues sur  une  petite  calotte  en  satin  bleu-de-ciel  qu'elles  re- 
couvraient presque  entièrement.— Cette  splendide  parure  al- 
lait bien  à  son  caractère  de  beauté  sévère  et  noble,  à  ses 
yeux  noirs  brillants,  à  son  mince  nez  aquilin,  à  sa  bouche 
rouge,  à  son  ovale  allongé,  à  toute  sa  physionomie  de 
grande  dame  hautaine  et  affable. 

Son  cou  un  peu  long  était  entouré  d'un  collier  de  grosses 
perles,  et  sa  chemise  de  soie  entr'ouverte  laissait  voir  une 
naissance  de  gorge  mignonne  et  bien  formée  qui  n'emprun- 
tait pas  le  secours  du  corset,  instrument  de  gêne  inconnu 
en  Orient;  elle  portait  une  robe  de  soie  grenat  foncé  ou- 
verte sur  le  devant  comme  une  pelisse  d'homme,  fendue 
sur  les  côtés  à  hauteur  du  genou,  et  par  derrière  formant 
la  queue  comme  une  robe  de  cour.  Cette  robe  était  bordée 
d'un  ruban  blanc  bouillonné  en  étoiles  de  distance  en 
distance;  un  châle  de  Perse  serrait  le  haut  de  larges  panta- 
lons de  taffetas  blanc,  dont  les  plis  recouvraient  de  petites 
babouches  de  maroquin  jaune  qui  ne  montraient  que  leur 
pointe  recourbée  en  sabot  chinois. 

Elle  fit  placer  l'étrangère  auprès  d'elle  sur  le  petit  divan 
avec  beaucoup  de  grâce,  après  lui  avoir  toutefois  présenté 
une  chaise  pour  s'asseoir  à  l'européenne  si  le  siège  turc  lui 
semblait  incommode,  et  elle  examina  curieusement  sa  toi- 
lette, sans  affectation  marquée  cependant,   comme   une 


204  CONSTANTÏNOPLE. 

personne  bien  élevée  peut  le  faire  quand  un  objet  nouveau 
se  présente  à  elle.  La  conversation,  entre  gens  qui  ne  par» 
lent  pas  la  même  langue  et  en  sont  réduits  à  la  pantomime, 
ne  saurait  être  bien  variée  :  la  Turque  demanda  à  l'Euro- 
péenne si  elle  avait  eu  des  enfants,  et  lui  fit  comprendre 
qu'elle  était  elle-même  privée  à  son  grand  regret  de  ce 
bonheur. 

Quand  l'heure  du  repas  fut  arrivée,  l'on  passa  dans  la 
chambre  voisine,  également  entourée  de  divans,  et  Ton  ap- 
porta le  guéridon  de  cuivre  poli  chargé  de  mets  à  peu  près 
semblables  à  ceux  dont  j'ai  déjà  donné  la  description,  sauf 
que  les  plats  de  viande  y  étaient  en  moindre  proportion  et 
les  sucreries  plus  nombreuses  et  plus  variées.  — Une  esclave 
favorite  de  la  khanoun  prenait  part  au  repas  à  côté  de  sa  maî- 
tresse. 

C'était  une  belle  fille  de  dix-sept  ou  dix-huit  ans,  robuste, 
vivace,  superbement  épanouie,  mais  de  beaucoup  inférieure, 
comme  race,  à  l' ex-odalisque  du  sérail;  elle  avait  de  grands 
yeux  noirs  surmontés  de  larges  sourcils,  une  bouche  pour- 
prée, des  joues  rondes,  un  éclat  de  santé  un  peu  rustique 
sur  tout  le  visage,  les  bras  blancs  et  charnus,  la  gorge  forte 
et  une  opulence  de  contours  que  son  costume  dégagé  per- 
mettait d'apprécier  librement.  Elle  était  coiffée  d'un  petit 
bonnet  grec  dont  ses  cheveux  bruns  s'échappaient  en  deux 
grosses  tresses,  et  vêtue  d'une  veste  de  ce  jaune-pistache  que 
nos  teinturiers  ne  peuvent  attraper,  d'un  ton  très-clair  et 
très-doux.  Cette  veste,  tailladée  sur  les  côtés  et  par  derrière, 
de  façon  à  former  des  espèces  de  basques  comme  les  par- 
dessus des  Parisiennes,  avait  des  manches  courtes  qui  en 
laissaient  échapper  d'autres  en  gaze  de  soie,  et  accusait, 
en  marquant  la  taille,  une  croupe  qui  ne  devait  rien  aux 
mensonges  de  la  crinoline;  dévastes  pantalons  bouffants  eu 


LES  FEMMES.  205 

mousseline  opaque  complétaient  cet  habillement  aussi  leste 
que  gracieux. 

Une  mulâtresse  couleur  de  bronze  neuf,  un  bout  de 
draperie  blanche  tournée  autour  du  front,  négligemment 
roulée  dans  un  habbarah  blanc  qui  faisait  admirablement 
ressortir  le  ton  sombre  de  sa  peau,  se  tenait  debout  et 
pieds  nus  contre  la  porte,  prenant  les  plats  des  mains  du 
domestique  qui  les  montait  de  îa  cuisine  située  à  l'étage  in- 
férieur. 

Après  le  dîner,  la  cadine  se  leva  et  passa  dans  le  salon,  où 
elle  promena  de  divan  en  divan  sa  gracieuse  nonchalance. 
Elle  fuma  ensuite  une  cigarette  au  lieu  du  narghilé  tradi- 
tionnel; la  cigarette  est  maintenant  à  la  mode  en  Orient, 
et  Ton  fume  autant  de  papelitos  à  Constantinople  qu'à  Sé- 
ville;  c'est  un  amusement  pour  l'oisiveté  des  femmes  tur- 
ques de  rouler  les  blonds  cheveux  du  latakyé  dans  la  mince 
papillote  de  papel  de  hilo. 

Le  maître  du  logis  vint  rendre  visite  à  sa  femme  et  à 
la  dame  d'Europe  ;  mais,  en  l'entendant  venir,  la  jeune 
esclave  s'enfuit  avec  une  extrême  précipitation,  car,  ap- 
partenant en  propre  à  la  khanoun,  et  déjà  fiancée,  elle 
ne  pouvait  paraître  à  visage  découvert  devant  l'ex-pacha 
de  Kurdistan,  qui,  du  reste,  n'avait  qu'une  femme,  comme 
beaucoup  de  Turcs. 

Au  bout  de  quelques  minutes,  le  pacha  se  retira  pour  faire 
ses  dévotions  dans  la  pièce  voisine,  et  la  khanoun  rappela 
son  esclave. 

L'heure  de  prendre  congé  était  arrivée;  l'étrangère  se  le- 
vait pour  sortir;  son  hôtesse  lui  fit  signe  de  rester  encore 
un  peu  et  dit  quelques  mots  à  l'oreille  de  la  jeune  esclave, 
qui  se  mit  à  fouiller  les  tiroirs  de  la  commode  avec  beaucoup 
d'activité,  jusqu'à  ce  qu'elle  eût  trouvé  un  petit  objet  en- 
fermé dans  un  étui  que  la  femme  du  pacha  remit  à  la  vi- 


206  CONSTANTtNOPLE. 

siteuse  comme  gracieux  souvenir  de  la  bonne  soirée  passée 

ensemble. 

Cet  étui  de  csrton  lilas  glacé  d'argent  contenait  un  petit 
flacon  de  cristal  sur  lequel  se  lisait  la  légende  suivante  : 
«  Extrait  pour  le  mouchoir.  —  Paris.  —  Miel.  »  Et  sur  le 
revers  :  «  Extrait  double,  qualité  garantie  de  miel.  — - 
t.»T.  Piver,  103,  rue  Saint-Martin,  Paris.  » 


XVII 


LA  RUPTURE  DU  JEUNE 


J'ai  prononcé  bien  souvent  le  mot  «  caïque,  »  et  il  serait 
difficile  de  faire  autrement  lorsque  l'on  parle  de  Constanti- 
nople;  mais  je  m'aperçois  que  je  n'ai  donné  aucune  descrip- 
tion de  la  chose,  qui  cependant  en  vaut  la  peine;  car  le 
caïque  est  assurément  la  plus  gracieuse  embarcation  qui  ait 
jamais  sillonné  l'eau  bleue  de  la  mer.  A  côté  du  caïque  turc, 
la  gondole  vénitienne,  si  élégante  pourtant,  n'est  qu'un 
grossier  bahut,  et  les  barcarols  sont  d'ignobles  drôles  com- 
parés aux  caïdjis. 

Le  caïque  est  une  barque  de  quinze  à  vingt  pieds  de  long  sur 
trois  de  large,  taillée  comme  un  patin,  se  terminant  à  chaque 
extrémité  de  manière  à  pouvoir  marcher  dans  les  deux  sens; 
(e  bordage  est  fait  de  deux  longues  planches  sculptées  à  l'inté- 
rieur d'une  frise  représentant  des  feuillages,  des  fleurs,  des 
fruits,  des  nœuds  de  rubans,  des  carquois  en  sautoir  et  autres 
menus  ornements  ;  deux  ou  trois  planches,  découpées  à  jour 
et  formant  arc-boutant,  divisent  la  barque  et  en  soutiennent 


208  CONSTANTINOPLE. 

les  flancs  contre  la  pression  de  l'eau  ;  un  bec  de  fer  arme  la 

proue. 

Toute  cette  installation  est  en  bois  de  hêtre  ciré  ou  verni, 
et  relevé  parfois  de  quelques  filets  de  dorure,  d'une  propreté 
et  d'une  élégance  extrêmes.  Lescaïdiis,  qui  manient  chacun 
une  paire  de  rames  renflées  près  do  la  poignée  pour  faire 
contre-poids,  s'assoient  sur  une  petite  banquette  transversale 
garnie  d'une  peau  de  mouton,  afin  qu'ils  ne  glissent  pas  en 
tirant  l'aviron,  et  leurs  pieds  s'appuient  contre  un  tasseau 
de  bois. 

Les  passagers  s'accroupissent  au  fond  de  la  barque,  du 
côté  de  la  poupe,  de  manière  à  faire  lever  un  peu  le  nez  à 
la  proue,  ce  qui  rend  la  nage  plus  facile  :  on  pousse  môme 
la  précaution  jusqu'à  graisser  l'extérieur  de  la  barque,  pour 
que  l'eau  n'y  adhère  pas.  Un  tapis  plus  ou  moins  précieux 
garnit  l'arrière  du  caïque,  où  il  est  nécessaire  de  garder  ïa 
plus  complète  immobilité,  car  le  moindre  mouvement  un  peu 
brusque  ferait  chavirer  l'embarcation,  ou  tout  au  moins  se 
heurter  les  poignets  des  caïdjis,  qui  rament  une  main  sur 
l'autre.  Le  caïque  est  sensible  comme  une  balance,  et  il  in- 
cline à  droite  ou  à  gauche  au  moindre  oubli  de  l'équilibre  ; 
la  gravité  des  Turcs,  qui  ne  bougent  non  plus  que  des  idoles, 
s'accommode  merveilleusement  de  cette  contrainte,  pénible 
d'abord  aux  pétulants  giaours,  mais  dont  on  prend  bientôt 
l'habitude. 

On  peut  tenir  quatre,  en  se  faisant  face,  dans  un  caïque  à 
deux  rames.  Malgré  l'ardeur  du  soleil,  ces  barques  n'ont 
pas  de  tendeîet,  ce  qui  retarderait  la  marche  et  serait  con- 
traire à  l'étiquette  turque,  le  tendeîet  étant  réservé  aux 
caïques  du  sultan  ;  mais  l'on  emporte  un  parasol,  sauf  à  le 
fermer  lorsqu'on  passe  trop  près  des  résidences  impériales. 
Une  pareille  embarcation  suit  un  cheval  lancé  au  grand 
trot  sur  la  rive,  et  quelquefois  même  le  dépasse. 


LA  RUPTURE  DU  JEUNE.  209 

Chaque  caïque  porte  auprès  de  la  proue  une  estampille 
indiquant  l'échelle  où  il  stationne  :  Top'Hané,  Galata,  le 
Kiosque-Vert,  Yeni-Djami,  Beschick-Tash,  et£. 

Les  caïdjis  sont  de  superbes  gaillards  arnautes  ou  arma- 
toles,  pour  la  plupart,  d'une  beauté  mâle  et  d'une  vigueur 
herculéenne.  L'air  et  le  soleil,  qui  ont  bruni  leur  peau,  leur 
donnent  lu  couleur  de  belles  statuettes  de  bronze  dont  ils  ont 
déjà  la  forme.  Leur  costume  consiste  en  large  caleçons  de 
tcile  d'une  blancheur  éblouissante,  et  en  une  chemise  de 
gaze  rayée  à  manches  fendues,  qui  leur  laisse  les  mouve- 
ments libres;  un  fez  rouge,  dont  la  houppe  bleue  ou  noire 
pend  d'un  demi-pied,  serre  leur  tête  aux  tempes  rasées;  une 
ceinture  de  laine  rayée  jaune  et  rouge  fait  plusieurs  tours 
au-dessus  de  leurs  reins  et  leur  assure  le  buste. 

Ils  ne  portent  que  la  moustache,  pour  ne  pas  s'échauffer 
par  un  poil  inutile  ;  leurs  pieds  et  leurs  jambes  sont  nus,  et 
leur  chemise  ouverte  découvre  des  pectoraux  puissants  cui- 
vrés par  un  hâle  robuste.  A  chaque  coup  de  rame,  leurs  bi- 
ceps grossissent  et  remontent  comme  des  boulets  sur  leurs 
bras  athlétiques.  Les  ablutions  obligatoires  maintiennent 
dans  une  propreté  scrupuleuse  ces  beaux  corps  assainis  par 
l'exercice,  le  grand  air  et  une  sobriété  inconnue  aux  gens 
du  Nord.  Les  caïdjis,  malgré  leur  rude  travail,  ne  mangent 
guère  que  du  pain,  des  concombres,  des  râpes  de  maïs,  des 
fruits,  et  ne  boivent  que  de  l'eau  pure  ou  du  café,  et  ceux 
qui  professent  l'islamisme  rament  du  matin  au  soir  sans  ava- 
ler une  gorgée  d'eau  ou  de  fumée  pendant  les  trente  jours  de 
jeûne  du  Ramadan. 

Ce  n'est  pas  faire  un  calcul  exagéré  que  d'évaluer  à  trois 
ou  quatre  mille  le  nombre  des  caïdjis  qui  desservent  les  dif- 
férentes échelles  de  Constantinople  et  du  Bosphore  jusqu'à 
la  hauteur  de  Thérapia  ou  de  Buyuk-Déré.  La  disposition  de 
la  viiie,  séparée  de  ses  faubourgs  par  la  Gorne-d'Or,  le  Bos- 

13 


210  CONSTANT1NOPLE. 

phore  et  la  mer  de  Marmara,  nécessite  de  perpétuels  trajets 
aquatiques;  il  faut  à  tout  moment  prendre  un  caïque  pour 
aller  deTop'Hané  à  Seraï-Bournou,  de  Beschick-Tash  à  Scu- 
tari,  de  Psammathia  àKadi-Keuï,  de  Kassim-Pacha  au  Phanar, 
et  d'un  côté  à  l'autre  de  la  Corne  d'Or,  quand  on  se  trouve 
trop  éloigné  d'un  des  trois  ponts  de  bateaux  qui  traversent 
le  port.  . 

Rien  n'est  plus  amusant,  lorsqu'on  arrive  à  l'une  des  es- 
cales, que  de  voir  les  caïdjis  accourir  et  se  disputer  votre 
personne,  comme  autrefois  les  conducteurs  de  coucous  s'ar- 
rachaient les  voyageurs,  en  s'injuriant  les  uns  les  autres  avec 
une  volubilité  étourdissante,  et  en  vous  offrant  leur  barque 
au  rabais.  —  Au  tumulte  se  mêlent  quelquefois  les  aboie- 
ments des  chiens  effrayés,  sur  lesquels  on  piétine  dans  la 
chaleur  du  débat.  —  Enfin,  poussé,  heurté,  coudoyé,  ti- 
raillé, vous  restez  la  proie  d'un  ou  deux  gaillards  gigan- 
tesques qui  vous  traînent  triomphalement  vers  leur  barque 
à  travers  les  groupes  grommelants  de  leurs  confrères  désap- 
pointés. 

Entrer  dans  un  caïque  sans  le  faire  tourner  la  quille  en 
l'air  est  une  opération  assez  délicate.  Un  bon  vieux  Turc,  à 
barbe  blanche,  à  teint  rissolé  par  le  soleil,  maintient  la  bar- 
que avec  un  bâton  armé  d'un  clou,  et  on  lui  jette  un  para 
pour  sa  complaisance. 

Ce  n'est  pas  toujours  une  chose  facile  que  de  se  dépêtrer 
de  la  flottille  ameutée  autour  de  chaque  débarcadère,  et  il 
faut  l'incomparable  adresse  des  caïdjis  pour  y  réussir  sans 
abordage  et  sans  accident.  Pour  prendre  terre,  chaque  Câ~~ 
que  se  retourne  de  manière  à  faire  toucher  sa  poupe  au  ra- 
vage, et  cette  évolution  pourrait  amener  des  chocs  dange- 
reux, si  îos  caïdjis  n'avaient  pas,  comme  les  gondoliers  de 
Venise,  des  cris  convenus  pour  s'avertir.  Quand  on  débar- 
que, on  laisse  le  prix  d«  la  course  au  fond  du  bateau,  sur  le 


LÀ  RUPTURE  DU  JEUNE.  211 

tapis,  en  piastres  ou  en  bechliks,  selon  la  longueur  du  trajet 
et  la  somme  convenue. 

Ce  serait  un  bel  état  que  celui  de  caïdji  à  Constantinople, 
sans  la  concurrence  des  bateaux  à  vapeur  qui  commencent  à 
circuler  sur  le  Bosphore  comme  les  watermen  sur  la  Tamise. 
—  Du  pont  de  Galata,  au  delà  duquel  ils  ne  peuvent  péné- 
trer, partent  à  toute  heure  du  jour  une  foule  de  bateaux  à 
vapeur  turcs,  anglais,  autrichiens,  dont  h  fumée  se  môle 
aux  brumes  argentées  de  la  Corne-d'Or,  et  qui  déposent  les 
voyageurs  par  centaines  à  Bebek,  Àrnaout  Keuï,  Anadoli- 
Hissar,  Thérapia,  Buyuk-Deré,  sur  la  rive  d'Europe;  à  Scu- 
tari,  à  Kadi-Keuï,  aux  îles  des  Princes,  sur  la  rive  d'Asie; 
traversées  qu'on  était  autrefois  obligé  de  faire  en  caïque,  et 
qui  coûtaient  beaucoup  de  temps  et  d'argent,  vu  la  longueur 
du  trajet,  et  présentaient  quelque  péril  à  cause  de  la  vio- 
lence des  courants  et  du  vent,  sujet  à  fraîchir  d'un  moment 
à  l'autre  au  débouché  de  la  mer  Noire. 

Les  caïdjis  cherchent  vainement  à  lutter  de  vitesse  avec 
les  bateaux  à  vapeur.  Leurs  muscles  de  chair  se  roidissent 
inutilement  contre  les  muscles  d'acier  des  pistons.  Il  ne  leur 
restera  bientôt  plus  que  les  petits  trajets  intermédiaires,  et 
lea  vieux  Turcs  rétrogrades  qui  pleurent  à  TElbicei-atika, 
en  voyant  la  défroque  des  Janissaires,  les  emploieront  seuls 
pour  se  rendre  à  leurs  maisons  d'été,  par  haine  des  diaboli- 
ques inventions  des  giaours.  —  H  y  a  aussi  des  caïques  om- 
nibus, lourdes  embarcations  chargées  d'une  trentaine  de 
personnes,  et  manœuvrées  par  quatre  ou  six  rameurs  qui,  à 
chaque  coup  de  rames,  se  lèvent,  montent  sur  une  marche 
de  bois,  et  se  laissent  retomber  en  arrière  de  toute  leur  pesan- 
teur pour  enlever  l'énorme  aviron.  Ces  mouvements  automa- 
tiques, répétés  de  minute  en  minute,  produisent  l'effet  le 
plus  bizarre  ;  ce  sont  les  soldats,  les  hammals,  /es  pauvres 
diables,  les  juifs,  les  vieilles  femmes,  qui  emploient  ce  moyen 


212  CONSTANTIINOPLK. 

de  transport  économique,  mais  lent,  que  les  bateaux  à  va- 
peur feront  disparaître  quand  ils  voudront,  en  créant  des 
troisièmes  places  à  prix  réduits. 

Je  n'ai  donc  été  nullement  surpris  en  apprenant  la  nou- 
velle d'une  émeute  de  caïdjis  ;  c'était  un  résultat  facile  à 
prévoir  en  voyant  fumer,  près  de  Galata,  les  nombreuses 
cheminées  des  pyroscaphes,  et  blanchir  sous  les  aubes  des 
roues  les  eaux  qui  jusqu'alors  n'avaient  été  fouettées  que 
par  la  rame  échancrée  en  croissant.  Déjà,  pendant  mon  sé- 
jour, les  bateliers,  accroupis  mélancoliquement  sur  leurs 
escales  désertes,  regardaient  filer  d'un  œil  sombre  les  ba- 
teaux à  vapeur  encombrés  de  passagers  et  remontant  les 
rapides  comme  des  dorades. 

L'on  était  arrivé  à  l'époque  patiemment  attendue  de  la 
rupture  du  jeûne,  qui  se  solennisepar  des  réjouissances  pu- 
bliques. Le  Bosphore,  la  Corne-d'Or  et  le  bassin  de  la  mer 
de  Marmara  présentent  alors  l'aspect  le  plus  vivant  et  le  plus 
gai  :  tous  les  navires  en  rade  sont  pavoises  de  flammes  mul- 
ticolores; les  pavillons  hissés  flottent  au  vent;  l'étendard 
turc,  taillé  en  queue  d'aronde,  montre  trois  croissants  d'ar- 
gent sur  un  écu  de  sinople  en  champ  de  gueules;  la  France 
déroule  sa  tranche  tricolore;  l'Autriche  arbore  sa  bannière 
rayée  de  rouge  et  de  blanc  et  chargée  d'un  écusson  ;  la 
Russie  a  sa  croix  d'azur  en  sautoir  sur  un  fond  d'argent; 
l'Angleterre,  sa  croix  de  Saint-Georges;  l'Amérique,  son 
ciel  semé  d'étoiles;  la  Grèce,  sa  croix  bleue  portant  à  son 
centre  l'échiquier  blanc  et  noir  de  Bavière;  Maroc  arbore 
son  pennon  rouge;  Tripoli  sème  des  demi-lunes  sur  la  cou- 
leur favorite  du  prophète;  Tunis  se  zèbre  de  vert,  de  bleu 
et  de  rouge,  comme  une  ceinture  de  soie,  et  le  soleil  joue  et 
papillote  gaiement  sur  toutes  ces  banderoles  dont  le  reflet 
s'allonge  et  serpente  sur  l'eau  limpide;  des  salves  a  toutes 
volées  saluent  le  caïque  du  sultan,  qui  passe  resplendissant 


LA  RUPTURE  DU  JEUNE.  213 

de  dorure  et  de  pourpre,  emporté  par  l'élan  de  irtnte  vi- 
goureux rameurs,  pendant  que  des  matelots,  debout  sur  les 
vergues,  poussent  des  hurrahs,  et  que  les  albatros  effrayés 
tourbillonnent  dans  la  fumée  cotonneuse. 

Je  prends  un  caïque  à  Top'Hané  et  je  me  fais  promener 
d'un  vaisseau  à  l'autre,  examinant  la  coupe  des  différents  na- 
vires, et  m'arrêtant  de  préférence  à  des  embarcations  venues 
de  Trébisonde,  de  Moudania,  d'femick,  de  Lampsaki,  dont 
les  poupes  élevées  en  château,  les  proues  en  poitrine  de 
cygne  et  les  mâts  aux  longues  antennes  ne  doivent  pas 
beaucoup  différer  des  vaisseaux  qui  con^ûsaient  la  flotte 
des  Grecs  au  temps  de  la  guerre  de  Troie.  Les  clippers 
américains,  tant  vantés,  sont  loin  d'avoir  cette  élégance 
de  galbe,  et  il  ne  faudrait  pas  beaucoup  d'imagination 
pour  se  figurer  le  blond  Achille  Péliade  assis  sur  une  de  ces 
hautes  poupes,  que  baigne  d'ailleurs  la  mer,  où  se  dégorge 
le  Simoïs. 

En  flânant,  ma  barque  rase  l'îlot  de  rochers  sur  lequel 
s'élève  ce  que  les  Francs  appellent,  on  ne  sait  trop  pourquoi, 
la  tour  de  Léandre,  et  les  Turcs,  Kiss-Koulessi,  la  tour  de  la 
Vierge.  Il  n'est  pas  besoin  de  dire  que  le  souvenir  de  Léan* 
dre  est  très-improprement  rattaché  à  cette  tourelle  blanche, 
puisque  c'était  l'Hellespont  et  non  le  Bosphore  qu'il  traver- 
sait à  la  nage  pour  aller  rejoindre  Héro,  la  belle  prêtresse 
de  Vénus.  Une  légende  gracieuse  explique  la  dénomination 
turque. 

Le  sultan  Mohammed  possédait  une  fille  d'une  beauté 
rare,  à  qui  une  bohémienne  avait  prédit  qu'elle  mourrait 
de  la  piqûre  d'un  serpent.  Son  père  alarmé,  pour  déjouer 
cette  prédiction  sinistre,  lui  avait  fait  bâtir  un  kiosque  sur 
cet  îlot  de  rescifs  ou  ne  pouvait  se  glisser  nul  reptile  ;  le  lils 
du  schah  de  Perse  ayant  entendu  parler  de  la  merveilleuse 
beauté  de  Mehar-Schegid  (c'était  le  nom  de  la  jeune  III le) 

42, 


214  CONSTANTINOPLE. 

en  devint  passionnément  amoureux  et  parvint  à  faire  arriver 
jusqu'à  elle  un  de  ces  bouquets  symboliques  dans  lesquels 
l'Orient  sait  écrire  ses  aveux  en  lettres  de  fleurs.  Malheu- 
reusement, parmi  les  touffes  d'hyacinthes  et  de  roses  s'était 
tapi  un  aspic  qui  mordit  la  princesse  au  doigt.  Elle  allait 
mourir,  faute  de  trouver  personne  assez  dévoué  pour  sucer 
la  plaie;  mais  le  jeune  prince,  cause  de  tout  le  mal,  se 
présenta,  pompa  le  venin  de  ses  lèvres  passionnément  cou- 
rageuses, et  sauva  Mehar-Schegid,  que  Mohammed  lui  donna 
pour  femme. 

La  vérité  est  que  cette  tour  ou  du  moins  une  équivalente, 
bâtie  par  Manuel  Comnène,  au  temps  du  Bas-Empire,  servait 
à  soutenir  la  chaîne  qui,  rattachée  à  deux  autres  points  sur 
les  rives  d'Europe  et  d'Asie,  barrait  l'entrée  de  la  Corne- 
d'Or  aux  vaisseaux  ennemis  descendus  de  la  mer  Noire.  Si 
l'on  veut  remonter  plus  loin,  on  trouve  que  Damalis,  femme 
de  Charès,  le  général  envoyé  d'Athènes  au  secours  des  ha* 
bitants  de  Byzance,  attaqués  par  la  flotte  de  Philippe  de  Ma- 
cédoine, mourut  à  Chrysopolis  et  fut  enterrée  sur  cet  îlot, 
dans  un  monument  surmonté  d'une  génisse. 

Une  inscription  grecque  que  l'on  a  conservée  était  inscrite 
sur  la  colonne  du  tombeau,  et  de  là  vient,  sans  doute,  la 
vraie  origine  du  nom  de  Kiss-Koulessi,  —  la  tour  ou  le  tom- 
beau de  la  jeune  femme.  Voici  cette  épitaphe  :  —  «  Je  ne 
suis  pas  l'image  de  la  vache,  fille  d'inachus,  et  je  n'ai  pas 
donné  mon  nom  au  Bosphore  qui  s'étend  devant  moi.  — 
Celle-là,  le  cruel  ressentiment  de  Junon  l'a  poussée  autrefois 
au  delà  des  mers  ;  moi  qui  occupe  ici  ce  tombeau,  je  suis 
une  morte,  fille  de  Cécrops.  J'étais  la  femme  de  Charès,  et 
je  naviguais  avec  ce  héros  quand  il  vint  combattre  les  vais- 
seaux de  Philippe.  Jusqu'alors  on  m'avait  appelée  Boïidion, 
la  petite  Génisse,  maintenant,  femme  de  Charès,  je  jouis  de 
deux  continents.  * 


LA  RUPTURE  DU  JEUNE.  215 

Ces  vers  expliquent  pourquoi  une  génisse  était  sculptée 
sur  la  colonne  funèbre  de  Damalis.  On  sait  que,  <ihez  le? 
Grecs,  la  vache  a  fourni  plus  d'un  sujet  de  comparaison 
flatteuse,  et  qu'Homère  donne  à  Junon  des  yeux  de  génisse. 
Boïidion  est  donc  un  surnom  gracieux  dans  les  idées  an- 
tiques, et  qu'il  ne  faut  pas  s'étonner  de  voir  s'appliquera 
une  belle  jeune  femme.  —  Mais  voici  assez  de  grec,  reve- 
nons au  turc. 

—  Il  est  d'usage  qu'à  la  rupture  du  jeûne,  la  validé  fasse 
cadeau  au  sultan  d'une  fille  vierge  et  de  la  beauté  la  plus 
parfaite  ;  pour  trouver  ce  phénix,  les  marchands  d'esclaves 
ou  djellabs  fouillent  plusieurs  mois  d'avance  la  Géorgie  et 
la  Circassie,  et  son  prix  monte  à  des  sommes  énormes;  si 
la  jeune  vierge  conçoit  dans  cette  bienheureuse  nuit,  on  en 
tire  un  présage  favorable  à  la  prospérité  de  l'empire.  Par  un 
contraste  bizarre,  les  croyants,  pendant  les  sept  jours  qui 
suivent  la  rupture  du  jeûne,  s'abstiennent  de  tout  rappro- 
chement charnel  avec  leurs  femmes,  de  peur  de  procréer 
des  enfants  difformes,  monstrueux,  ou  défigurés  par  des 
taches,  en  sorte  que  Sa  Hautesse  est  le  seul  homme  de  l'Is- 
lam à  qui  les  plaisirs  de  l'amour  soient  alors  permis;  heu- 
reux sultan! 

La  journée  est  consacrée  à  des  prières,  à  des  visites  aux 
mosquées,  et,  le  soir,  il  y  a  illumination  générale.  Si  la  vu* 
du  port,  avec  tous  ses  vaisseaux  pavoises  et  son  perpétuel 
mouvement  de  barques,  était  déjà  un  spectacle  merveilleux 
sous  le  soleil  splendide  d'Orient,  que  dire  de  la  fête  noc- 
turne? C'est,  ici  que  l'on  sent  l'impuissance  delà  plume  et 
du  pinceau  ;  le  diorama  seul  pourrait,  à  l'aide  de  ses  chan- 
geants prestiges,  donner  une  faible  idée  de  ces  magiques 
effets  d'ombre  et  de  lumière. 

Des  décharges  d'artillerie  qui  se  succédaient  sans  relâche, 
car  les  Turcs  aiment  énormément  à  brûler  de  la  poudre, 


21 G  CONSTANTINOPLE. 

éclataient  de  toutes  parts,  assourdissant  les  oreilles  d'un 
jojtux  vacarme;  les  minarets  des  mosquées  s'allumaient 
comme  des  phares;  les  versets  du  Koran  s'inscrivaient  en 
lettres  ardentes  sur  le  bleu  sombre  de  la  nuit,  et  la  foule 
bigarrée  et  compacte  descendait,  divisée  en  cascatelles  hu- 
maines, les  rues  en  pente  de  Galata  et  de  Péra  ;  autour  de 
la  fontaine  de  Top'Hané  scintillaient,  comme  des  vers  lui- 
sants, des  milliers  de  lumières,  et  la  mosquée  du  sultan 
Mahmoud  s'élançait  dans  le  ciel,  dessinée  par  des  pointes  de 
feu,  comme  ces  palais  picotés  sur  papier  noir  qu'on  montre 
chez  Séraphin  avec  une  lampe  par  derrière. 

Une  barque  nous  emmena  au  large,  à  bord  d'un  navire  du 
Lloyd,  où  l'obligeance  d'un  de  nos  amis  de  Constantinople 
nous  avait  ménagé  une  place.  Top'Hané,  éclairé  par  des  feux 
de  Bengale  rouges  et  verts,  flamboyait  dans  une  atmosphère 
d'apothéose  que  déchiraient  d'instants  en  instants  la  flamme 
des  canons,  le  pétillement  des  pièces  d'artifice,  les  zig- 
zags des  serpentaux,  l'explosion  et  l'épanouissement  des 
bombes.  Le  Mahmouhdieh  apparaissait,  à  travers  des  fumées 
couleur  d'opale,  comme  l'un  de  ces  édifices  d'escarboucles 
créés  par  l'imagination  des  conteurs  arabes  pour  loger  la 
reine  des  péris  :  c'était  éblouissant. 

Les  vaisseaux  à  l'ancre,  dessinant  leurs  mâts,  leurs  ver- 
gues et  leurs  bordages  avec  des  lignes  de  lanternes  vertes, 
bleues,  rouge?,  jaunes,  ressemblaient  à  des  nefs  de  pier- 
reries flottant  sur  un  océan  de  flamme,  tant  l'eau  du  Bos- 
phore était  allumée  par  les  réverbérations  de  cet  incendie, 
de  lampions,  de  pots  à  feu,  de  soleils  et  de  chiffres  illuminés. 

Seraï-Bournou  s'allongeait  comme  un  promontoire  de  to- 
paze au-dessus  duquel  jaillissaient,  cerclés  de  bracelets  de 
feu,  les  mâts  d'argent  de  Sainte-Sophie,  deSuItan-Achmet,  de 
l'Osmanieh  ;  sur  la  rive  d'Asie,  Scutari  jetait  des  myriades 
(Tétinceiies  lumineuses,  et  les  deux  berges  flamboyantes  du 


LA  RUPTURE  DU  JEUNE.  217 

Bosphore  encadraient  à  perte  de  vue  un  fleuve  de  paillettes 
incessamment  fouettées  par  les  rames  des  caïques. 

Quelquefois  un  navire  lointain  et  qu'on  n'apercevait  pas 
s'embrasait  tout  à  coup  d'une  auréole  pourprée  et  bleuâtre, 
puis  s'évanouissait  dans  l'ombre  comme  un  rêve.  Ces  sur- 
prises pyrotechniques  produisaient  l'effet  le  plus  charmant. 

Les  bateaui  à  vapeur,  étoiles  de  verres  de  couleur,  al- 
laient et  venaient  promenant  des  orchestres  dont  les  fanfares 
s'éparpillaient  joyeusement  à  la  brise. 

Par-dessus  tout  cela,  le  ciel,  comme  s'il  eût  voulu  aussi 
se  mettre  de  la  fête,  répandait  prodiguement  son  écrin  d'é- 
toiles sur  un  champ  de  lapis-lazuli  du  bleu  le  plus  sombre 
et  le  plus  riche,  dont  l'embrasement  de  la  terre  parvenait  à 
peine  à  rougir  le  bord. 

Je  restai  une  ou  deux  heures  à  bord  du  bateau  autrichien, 
m'enivrant  de  ce  spectacle  sublime  et  sans  rival  au  monde, 
et  tâchant  d'en  graver  à  jamais  dans  ma  mémoire  les  éblouis- 
santes féeries  doublées  par  le  miroir  magique  du  Bosphore. 
Que  sont  nos  pauvres  fêtes  sur  la  place  de  la  Concorde,  où 
fument  quelques  douzaines  de  lampions,  à  côté  de  ce  feu 
d'artifice  de  diamants,  d'émeraudes,  de  saphirs  et  de  rubis 
qui  éclate  et  crépite  sur  trois  ou  quatre  lieues  de  long,  et 
qui,  au  lieu  de  s'éteindre  dans  l'eau ,  s'y  rallume  plus 
phosphorescent  et  plus  vif? 

Quels  lampadaires  et  quels  ifs  que  des  vaisseaux  à  trois 
mâts  illuminés  depuis  les  basses  œuvres  jusqu'aux  pommes 
de  girouettes,  quelles  lances  à  feu  que  des  minarets  de  cent 
pieds  de  haut  brûlant  dans  cet  immense  amphithéâtre  que  la 
nature  semble  avoir  créé  pour  asseoir  la  capitale  du  monde, 
et  où  Fourier  met  par  anticipation  le  trône  de  l'Omniarque 
du  globe! 

Çà  et  là  des  clartés  commençaient  à  pMir,  des  brèches  s'é- 
tablissaient dans  les  lignes  de  feu,  la  poudre,  fatiguée,  ne 


213  COiNSTANTINOPLE. 

détonnait  plus  qu'avec  peine;  d'énormes  bancs  de  fumée, 
que  le  vent  ne  pouvait  plus  résoudre,  rampaient  sur  l'eau 
comme  des  phoques  monstrueux;  la  rosée  froide  de  la  nuit 
finissait  par  tremper  les  vêtements  les  plus  épais;  il  fallait 
songer  à  se  retirer,  opération  qui  n'était  pas  sans  difficulté 
ni  péril.  Mon  caïque  m'attendait  au  bas  de  l'échelle  du  na- 
vire; je  hélai  mes  caïdjis,  et  nous  partîmes. 

C'était  sur  le  Bosphore  le  plus  prodigieux  fourmillement 
d'embarcations  de  toutes  sortes  qu'on  puisse  imaginer  : 
malgré  les  cris  d'avertissements,  les  rames  s'enchevêtraient 
à  tout  instant  avec  les  rames,  les  bordages  se  frôlaient  et 
les  avirons  étaient  obligés  de  se  replier  sur  le  flanc  des 
barques,  comme  des  pattes  d'insectes,  sous  peine  de  se 
rompre. 

Les  pointes  des  proues  vous  passant  à  deux  pouces  de  la 
figure  comme  des  javelots  ou  des  becs  d'oiseaux  de  proie; 
les  réverbérations  de  tous  ces  feux  lançant  leurs  dernières 
lueurs,  aveuglaient  les  caïdjis  et  les  trompaient  sur  leur 
vraie  direction  ;  une  barque  lancée  à  toute  vitesse  faillit  pas- 
ser par-dessus  la  nôtre,  et  j'aurais  été  coulé  assurément  à 
fond  ou  coupé  en  deux  si  ses  bateliers,  d'une  adresse  incom- 
parable, n'eussent  brassé  en  arrière  avec  une  vigueur  sur- 
humaine. 

Enfin  j'arrivai  sain  et  sauf  à  Top'IIané  à  travers  un  cla- 
potis et  un  miroitement  de  vagues,  dans  un  tumulte  de  bar- 
ques et  de  cris  à  rendre  fou,  et  je  remontai  à  l'hôtel  de 
France,  au  petit  Champ-des-Morts,  par  des  rues  qui  deve- 
naient de  plus  en  plus  désertes,  enjambant  avec  précaution 
des  campements  de  chiens  endormis. 

Pendant  ce  temps,  l'heureux  calife  relevait,  au  fond  du 
sérail,  le  voile  de  la  belle  esclave  présentée  par  la  sultane 
mère,  et  son  regard  parcourait  lentement  ces  charmes  mys- 
tJneux  que  nui  œil  humain  ne  verra  après  lui. 


XVIII 


LES  MURAILLES  DE  GONSTAN  TIN  OPLï! 


Favais  résolu  de  faire  une  grande  tournée  dans  les  quar- 
tiers reculés  de  Gonstantinople  que  les  voyageurs  visitent 
rarement.  Leur  curiosité  ne  va  guère  au  delà  du  Bezestin, 
de  l'Atmeidan,  de  la  place  du  Sultan-Bayezid,  du  Vieux-Sé- 
rail et  des  alentours  de  Sainte-Sophie,  où  se  concentre  tout 
le  mouvement  de  la  ville  musulmane.  Je  partis  donc  de 
bonne  heure,  en  compagnie  d'un  jeune  Français  qui  habite 
depuis  longtemps  la  Turquie  ;  nous  descendîmes  rapidement 
la  pente  de  Galata,  nous  traversâmes  la  Corne-d'Or  sur  le 
pont  de  bateaux  en  jetant  quatre  paras  au  bureau  de  péage, 
et,  laissant  de  côté  Yeni-Djami,  nous  nous  enfonçâmes  dans 
un  dédale  de  ruelles  turques. 

A  mesure  que  nous  avancions,  la  solitude  se  faisait  ; 
les  chiens,  plus  sauvages,  nous  regardaient  d'un  œil  hagard 
et  nous  suivaient  en  grommelant.  Les  maisons  de  bois 
déteintes,  chancelantes,  avec  leurs  treillis  démaillés^  leurs 


220  CONSTANTINOPLE. 

ges  hors  d'aplomb,  présentaient  un  aspect  de  cages  à  pov*- 
cts  effondrées.  Une  fontaine  en  ruines  laissait  filtrer  son  eau, 
gxtravasée  dans  une  conque  verdie;  un  turbé  démantelé, 
envahi  par  les  ronces,  les  orties  et  les  asphodèles,  montrait 
dans  l'ombre,  à  travers  ses  grilles  obstruées  de  toiles  d'arai- 
gnée, quelques  cippes  funèbres  penchant  à  droite  et  à  gau- 
che et  n'offrant  plus  que  des  inscriptions  illisibles-,  un  ma- 
rabout arrondissait  son  dôme  grossièrement  plâtré  de  chaux 
ît  flanqué  d'un  minaret  semblable  à  une  chandelle  coiffée 
Je  son  éteignoir-,  au-dessus  des  longs  murs,  jaillissaient  des 
pointes  noires  de  cyprès,  ou  se  déversaient  sur  la  rue  des 
touffes  de  sycomores  et  de  platanes;  plus  de  mosquées  aux 
colonnes  de  marbre,  aux  galeries  mauresques,  plus  de  ko- 
nacks  de  pacha  peints  de  vives  couleurs  et  projetant  leurs 
gracieux  cabinets  aériens,  mais  par  places  de  grands  tas  de 
cendres  au  milieu  desquels  s'élèvent  quelques  cheminées  de 
briques  noircies  restées  debout,  et  sur  cette  misère  et  cet 
abandonna  pure,  blanche,  implacable  lumière  d'Orient,  qui 
fait  ressortir  cruellement  la  tristesse  de  chaque  détail. 

De  ruelles  en  ruelles,  de  carrefours  en  carrefours,  nous 
arrivâmes  à  un  grand  khan  morne  et  délabré,  aux  hautes 
arcades,  aux  longs  murs  de  pierre,  destiné  à  loger  les  cara- 
vanes de  chameaux  :  c'était  l'heure  de  la  prière,  et,  sur  la 
galerie  extérieure  du  minaret  de  la  mosquée  voisine,  deux 
muezzins  vêtus  de  blanc  circulaient  d'un  pas  de  fantôme, 
jetant,  avec  leur  vuix  d'une  tonalité  étrange,  la  formule  sa- 
cramentelle de  l'islam  à  ces  maisons  muettes,  aveugles  et 
sourdes,  s'écroulant  dans  le  silence  et  la  solitude.  Ce  verset 
du  Koran,  qui  semblait  descendre  du  ciel  modulé  par  une 
voix  suavement  gutturale,  n'éveillait  d'autre  bruit  que  le 
Toupir  piaintif  de  quelque  chien  troublé  dans  son  rêve  et  les 
battements  d'ailes  d'une  colombe  effrayée.  Les  muezzins 
n'en  commuèrent  pas  moins  ieu*  roiide  impassible,  lançant 


LES  MURAILLES  DE  COiystaNTINOPLE.  tôt 

fes  noms  d'Allah  et  du  prophète  aux  quatre  vents  de  l'hori- 
zon, comme  des  semeurs  qui  ce  s'inquiètent  pas  où  tombe 
la  graine,  sachant  bien  qu'elle  trouvera  le  sillon.  Peut-être 
même  sous  ces  toits  vermoulus,  au  fond  de  ces  baraques 
abandonnées  en  apparence,  des  fidèles  déployaient  leurs 
pauvres  petits  tapis  usés,  s'orientaient  vers  la  Mecque,  et  ré- 
pétaient avec  une  foi  profonde:  a  La  Allah!  il  Allah!  ou 
Mohammed  raçoul  Allah!» 

Un  nègre  à  cheval  passait  de  temps  à  autre  ;  une  vieille 
momie  plaquée  contre  un  mur  allongeait  hors  d'un  tas  de 
haillons  une  patte  de  singe  qui  demandait  l'aumône,  profi- 
tant de  l'occasion  inespérée  ;  deux  ou  trois  gamins  échap- 
pés d'une  aquarelle  de  Decamps  essayaient  de  fourrer  des 
cailloux  dans  le  goulot  d'une  fontaine  tarie.  Quelques  lézards 
couraient  sur  les  pierres  en  toute  sécurité,  et  c'était  tout. 

Je  me  sentais,  malgré  moi,  envahir  par  une  tristesse  acca- 
blante, et  j'aurais  oublié  le  but  de  notre  promenade,  qui 
était  d'aller  voir  les  saltimbanques  près  de  la  porte  de  Sili- 
vri-Kapoussi,  si  mon  compagnon  ne  me  l'eût  plusieurs  fois 
rappelé.  —  J'étais  fatigué,  mourant  de  faim,  car  nous  avions 
parcouru,  sans  y  prendre  garde,  un  espace  énorme,  et  nous 
nous  étions  considérablement  écartés  de  notre  route,  que 
nous  retrouvâmes,  non  sans  peine;  nous  traversâmes  la 
cour  et  le  jardin  d'une  mosquée  dont  j'ai  oublié  le  nom,  et 
le  son  d'une  musique  aigre  et  barbare  sortant  d'un  enclos 
de  planches  nous  indiqua  que  nous  étions  dans  le  bon  che- 
min. —  C'était  bien  là.  —  Nous  nous  assîmes  sur  un  de 
ces  tabourets  hauts  de  quatre  pouces,  l'on  nous  apporta  du 
café  et  des  pipes,  et  nous  regardâmes  les  exercices  qui 
avaient  lieu  au  milieu  de  la  cour,  sur  un  lit  de  poussière 
fine  :  c'étaient  des  Marocains  exécutant  à  peu  près  les  mê- 
mes tours  que  tout  le  monde  a  pu  voir  au  Cirque  des  Champa- 
Élysées  par  la  troupe  arabe. 

13 


122  CONSTANTIMOPLE. 

il  me  sembla  même  reconnaître  le  grand  gaillard  qui 
servait  de  base  à  la  pyramide  humaine,  et  portait  huit  hom- 
mes étages  sur  se*  épaules  bronzées  et  sur  son  crâne  bleuâ- 
tre. Des  chevalets  supportant  des  cordes  tendues  montraient 
que  le  spectacle  se  compliquait  de  danses  funambuliques; 
mais  nous  étions  arrivés  trop  tard  pour  voir  cette  partie  du 
programme;  contre-temps  que  je  regrettai  fort  pour  ma 
part,  caries  acrobates  étaient  de  petites  filles  de  huit  ou  dix 
ans,  très-jolies,  nous  dit-on,  et  d'une  légèreté  rare;  il  y 
avait  aussi  des  danseurs  de  corde  bouffons,  Turcs  à  large 
barbe,  à  grand  nez  de  perroquet,  qui  prenaient  gravement 
toutes  sortes  de  poses  grotesques  de  la  bizarrerie  la  plus  co- 
mique. Au  fond  de  la  cour  une  galerie  grillée,  —  un  sérail, 
comme  on  dit  en  Turquie,  —  servait  de  tribune  ou  de  loge 
aux  femmes,  et  l'on  nous  fit  retirer  pour  qu'elles  pussent 
sortir  librement,  la  présence  de  giaours  contrariant  leur  pu- 
deur, —  pudeur  exagérée,  assurément,  car  nous  les  vîmes 
passer  de  loin,  empaquetées  jusqu'aux  yeux,  et  ressemblant 
à  ces  mannes  d'osier  sur  lesquelles  on  tourne  le  linge  dans 
les  bains. 

Nous  cherchâmes  quelque  chose  à  manger,  car,  si  nous 
avions  repu  nos  yeux,  notre  estomac  n'avait  reçu  aucune 
nourriture,  et  chaque  minute  augmentait  notre  angoisse.  Il 
n'y  avait  là,  dans  ce  quartier  perdu,  aucune  de  ces  appétis- 
santes rôtisseries  où  le  kébab  saupoudré  de  poivre  tourne 
à  la  flamme,  enfilé  par  une  broche  perpendiculaire;  aucune 
de  ces  devantures  sur  lesquelles  le  baklava  s'étale  par  larges 
portions,  que  la  main  du  pâtissier  couvre  d'une  légère  neige 
de  sucre,  aucune  de  ces  triomphantes  gargotes  offrant  leurs 
boulettes  de  riz  enveloppées  de  feuilles,  et  leurs  jattes  oQ  des 
quartiers  de  concombre  nagent  dans  l'huile,  mêlés  à  des 
morceaux  de  viande.  Nous  ne  trouvâmes  à  acheter  que  des 
mûres  blanches  et  du  savon  noir  :  médiocre  régal! 


; 


LES  MURAILLES  DE  CONSTANTINOPLE.  223 

Nous  errions  faméliquement,  roulant  çà  et  là  des  yeux 
avides,  et  choisissant  les  rues  qui,  un  peu  moins  désertes 
que  les  autres,  semblaient  nous  promettre  quelque  chance 
de  nourriture.  Une  bonne  vieille  dame  grecque,  suivie  de 
sa  petite  servante  portant  un  gros  paquet,  prit  pitié  de  nous 
et  nous  indiqua,  non  loin  de  là,  une  hôtellerie  où  nous  trou- 
verions probablement  de  quoi  nous  restaurer.  Ce  renseigne- 
ment était  justs,  seulement  l'hôtellerie  était  fermée  depuis 
plusieurs  années.  Les  souvenirs  de  la  brave  matrone  remon- 
taient à  sa  jeunesse. 

Le  quartier  que  nous  parcourions  présentait  une  physio- 
nomie toute  différente;  ce  n'était  plus  l'aspect  turc.  Les  por- 
tes des  maisons  entr' ouvertes  laissaient  l'œil  pénétrer  dans 
les  intérieurs.  Aux  fenêtres  sans  grillages  apparaissent  de 
charmantes  têtes  de  femmes,  coiffées  de  crépons  roses  ou 
bleus  et  couronnées  d'une  grosse  natte  de  cheveux  formant 
diadème  ;  des  jeunes  filles  assises  sur  le  seuil  regardaient 
librement  dans  la  rue,  et  nous  pouvions  admirer  sans  les 
faire  fuir  leurs  traits  fins  et  purs,  leurs  grands  yeux  bleus 
et  leurs  tresses  blondes  ;  devant  les  cafés  des  hommes  en 
fustanelle  blanche,  en  calotte  rouge,  en  veste  aux  longues 
manches  soutachées,  avalaient  de  grands  verres  de  raki  et 
s'enivraient  comme  de  bons  chrétiens.  —  Nous  étions  dans 
Psammathia,  un  quartier  habité  par  les  rayas,  sujets  non 
musulmans  de  la  Porte,  espèce  de  colonie  grecque  au  rai- 
lieu  de  la  ville  turque.  L'animation  avait  succédé  au  silence, 
et  la  joie  à  la  tristesse;  on  se  sentait  au  milieu  d'une  race 
vivante. 

Un  jeune  drôle,  nous  voyant  chercher  un  cabaret,  vint 
s'offrir  à  nous  pour  guide,  après  nous  avoir  fait  voir  son 
passe-port  comme  un  vrai  filou  qu'il  était,  et  il  nous  con- 
duisit avec  beaucoup  de  détours,  pour  donner  de  l'impor- 
tance au  service  qu'il  nous  rendait,  à  une  espèce  de  locanda 


224  CONSTANTWOPLE. 

située  à  dix  pas  de  l'endroit  où  il  nous  avait  pris.  Nous  lui 
donnâmes  quelques  paras  pour  sa  peine  ;  mais,  ne  se  trou- 
vant sans  doute  pas  assez  récompensé,  il  subtilisa,  avec  l'a- 
dresse d'un  grinche  émérite,  le  porte-monnaie  de  mon  ca- 
marade, contenant  une  trentaine  de  francs  en  bechlicks  et 
en  piastres. 

Nous  entrâmes  dans  une  grande  pièce  où,  derrière  un 
comptoir  chargé  de  mets  et  de  bouteilles,  se  tenait  debout 
un  Palforio  truculent,  plus  propre  en  apparence  à  couper  le 
cou  à  des  voyageurs  qu'à  des  poulets;  ce  cuisinier  terrible, 
à  la  figure  olivâtre,  à  la  barbe  bleue,  formant  des  tons  verts 
en  se  mêlant  aux  tons  jaunes  de  la  peau,  aux  yeux  et  au 
bec  de  gypaète,  condescendit  pourtant  à  nous  servir  des 
crevettes,  des  rougets  frits  dans  une  caisse  de  papier,  à  peu 
près  comme  des  côtelettes  en  papillotes ,  des  pêches,  des 
raisins,  du  fromage  et  une  fiasque  de  vin  blanc  resinalo, 
ressemblant  pour  le  goût  à  du  vermout  de  Turin  et  dont 
la  saveur  amère  ne  déplaît  pas  quand  on  en  a  l'habitude. 
Il  n'avait  pu,  malgré  noire  désir,  nous  donner  de  la  viande, 
parce  qu'on  célébrait  ce  jour-là  je  ne  sais  quelle  fête  grecque 
qui  rendait  le  maigre  obligatoire.  —  Mais  nous  avions  si 
faim,  que  cette  simpie  collation  nous  parut  un  déjeuner  de 
Balthazar,  et  que  nous  nous  attendions  à  voir  flamboyer  des 
écritures  sur  la  muraille.  Cependant  Psammathia  ne  croirla 
pas  sur  ses  fondements,  et  nous  pûmes  achever  notre  repas 
<sans  catastrophe  biblique. 

Oûment  réconfortés,  nous  nous  mîmes  en  route  avec  une 
vigueur  toute  fraîche,  eï  nous  atteignîmes  bientôt  la  porte  la 
plus  voisine  du  château  des  Sept-Tours,  en  grec  Heptapur- 
gon,  en  turc  Jedi-Kouleier,  mots  qui  ont  la  même  significa- 
tion. Là,  nous  rencontrâmes  un  de  ces  loueurs  de  chevaux, 
si  nombreux  à  Top'Hané,  près  de  l'Échelle  des  Morts,  au 
Kiosque-Vert,  au  grand  Champ  de  Pera  et  dans  tous  les  en- 


LES  MURAILLES  DE  CONSTANTWOPLE.  225 

droit?  fréquentés  de  Constantinople,  mais  dune  rareté  phé- 
noménale en  pareil  endroit.  Nous  enfourchâmes  ses  deux 
bêtes  assez  proprement  harnachées,  et  valant  certes  les 
rosses  prétendues  anglaises  sur  lesquelles  nos  victorieux  pa- 
radent aux  Champs-Elysées.  Ces  gentils  chevaux  curdes, 
l'un  blanc,  l'autre  bai,  se  mirent  fraternellement  au  pas 
allongé,  suivis  par  leur  maître,  marchant  à  pied,  et  nous 
primes  sur  la  droite,  laissant  à  gauche  les  tours  ébréchées 
de  l'antique  prison  d'État.  Nous  voulions  longer  extérieure- 
ment les  anciennes  murailles  de  Byzance,  depuis  la  mer 
jusqu'à  Ederne-Capoussi  et  même  plus  loin,  si  nous  n'étions 
pas  trop  fatigués. 

Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  nulle  part  au  monde  une  pro- 
menade plus  austèrement  mélancolique  que  ce  chemin  qui 
circule  pendant  près  d'une  lieue  entre  un  cimetière  et  des 
ruines. 

Les  remparts,  composés  de  deux  rangs  de  murailles  flan- 
quées de  tours  carrées,  ont  à  leurs  pieds  un  large  fossé 
comblé  maintenant  par  des  cultures  et  revêtu  d'un  parapet 
de  pierre,  ce  qui  formait  trois  enceintes  à  franchir.  Ce  sont 
les  aniiques  murailles  de  Constantin,  telles  que  les  assauts, 
le  temps,  les  tremblements  de  terre,  les  ont  faites;  dans  leurs 
assises  de  briques  et  de  pierre,  on  voit  encore  les  brèches 
ouvertes  par  les  catapultes,  les  balistes,  les  béliers  et  cette 
gigantesque  coulevrine,  mastodonte  de  l'artillerie,  que  ser- 
vaient sept  cents  canonniers,  et  qui  lançait  des  boulets  de 
marbre  du  poids  de  six  cents  livres.  Ça  et  là  une  immense 
lézarde  fend  une  tour  du  haut  en  bas;  plus  loin,  tout  un 
pan  de  mur  est  tombé  au  fond  du  fossé  ;  mais  où  la  pierre 
manque,  le  vent  apporte  de  la  poussière  et  des  graines,  un 
arbuste  se  développe  à  la  place  du  créneau  absent,  et  devient 
un  arbre;  les  mille  griffes  des  plantes  parasites  retiennent 
la  brique  qui  va  choir  ;  les  racines  des  arbousiers,  après 


226  CONSTANTINOPLE. 

avoir  été  des  pinces  pour  s'introduire  entre  les  joints  des 
pierres,  se  changent  en  crampons  pour  les  retenir,  et  la  mu- 
raille continue  sans  interruption,  découpant  sur  le  ciel  sa 
silhouette  ébréchée,  étalant  ses  courtines  drapées  de  lierre 
et  dorées  par  le  temps  de  tons  sévères  et  riches.  De  dislance 
en  distance  s'élèvent  les  vieilles  portes  d'architecture  by- 
zantine, empâtées  de  maçonnerie  turque,  mais  pourtant 
reconnaissantes  encore. 

Il  serait  difficile  de  supposer  une  cité  vivante  derrière 
ces  remparts  morts  qui  pourtant  cachent  Constantinopîe. 
On  se  croirait  aux  abords  d'une  de  ces  villes  des  contes 
arabes  dont  tous  les  habitants  ont  été  pétrifiés  par  un  malé- 
fice; —  quelques  minarets  seuls  lèvent  la  tête  au-dessus  de 
l'immense  ligne  des  ruines,  et  témoignent  que  l'islam  a  là 
sa  capitale.  Le  vainqueur  de  Constantin  XIII,  s'il  revenait 
au  monde,  pourrait  placer  encore  avec  à-propos  sa  mélan- 
colique citation  persane  :  «  L'araignée  file  sa  toile  dans  le 
palais  des  empereurs,  et  la  chouette  entonne  son  chant  noc- 
turne sur  les  tours  d'Ephrasiab.  » 

Ces  murailles  roussâtres,  encombrées  de  la  végétation 
des  ruines,  qui  s'écroulent  lentement  dans  la  solitude,  et 
sur  lesquelles  courent  quelques  lézards,  il  y  a  quatre  cents 
ans  voyaient  ameutées  à  leurs  pieds  les  hordes  de  l'Asie, 
poussées  par  le  terrible  Mahomet  II.  Les  corps  des  janissaires 
et  des  timariots  roulaient,  criblés  de  blessures,  dans  ce  fossé 
où  s'épanouissent  maintenant  de  pacifiques  légumes;  des 
cascatelles  de  sang  ruisselaient  sur  leurs  parois  où  pendent 
les  filaments  des  saxifrages  et  des  plantes  pariétaires.  Une 
des  plus  terribles  luttes  humaines,  lutte  de  race  contre  race 
de  religion  contre  religion,  eut  lieu  dans  ce  désert  où  règne 
un  silence  de  mort.  Comme  toujours,  la  jeune  barbarie 
l'emporta  sur  la  civilisation  décrépite,  et,  pendant  que  le 
prêtre  grec  faisait  frire  ses  poissons,  ne  pouvant  croire  à  la 


LES  MURAILLES  DE  CONSTANTINOPLE.  227 

prise  de  Constantinople,  Mahomet  II,  triomphant,  poussait 
son  cheval  dans  Sainte-Sophie,  et  marquait  sa  main  san- 
glante sur  la  muraille  du  sanctuaire,  la  croix  tombait  du 
haut  des  dômes  pour  faire  place  au  croissant,  et  Ton  retirait 
de  dessous  un  tas  de  morts  l'empereur  Constantin,  sanglant, 
mutilé,  et  reconnaissable  seulement  aux  aigles  d'or  qui 
agrafaient  ses  cothurnes  de  pourpre. 

J'ai  parlé  tout  à  l'heure  du  caloyer  occupé  à  faire  frire 
des  poissons  pendant  l'assaut  suprême  donné  à  Constantino- 
ple, et  qui  répondit  incrédulement  à  l'annonce  du  triomphe 
des  Turcs  :  «  Bah  !  je  croirai  plutôt  que  ces  poissons  vont 
ressusciter,  sortir  de  l'huile  bouillante  et  nager  sur  le  plan- 
cher. »  Prodige  qui  eut  lieu  effectivement  et  dut  convaincre 
l'obstiné  moine. 

La  descendance  de  ces  poissons  miraculeux  frétille  dani 
la  citerne  de  l'église  grecque  ruinée  de  Baloukli,  qu'on  aper- 
çoit à  quelque  distance  des  remparts  de  la  ville,  un  peu 
avant  d'arriver  à  Silivri-Kapoussi.  Ils  sont  rouges  d'un  côté 
et  bruns  de  l'autre,  en  mémoire  du  tour  de  poêle  qu'avaient 
supporté  leurs  aïeux  à  moitié  cuits;  un  pauvre  diable  de 
prêtre  les  montre  encore  aux  étrangers  en  disant  :  Idos 
psari,  effendi.  (Regardez  les  poissons,  monsieur.)  Quoique 
je  ne  professe  pas  des  opinions  voltairiennes  à  l'endroit  des 
miracles,  je  ne  jugeai  pas  à  propos  d'aller  vérifier  celui-ci 
par  moi-même,  d'autant  plus  que  c'était  un  miracle  schis- 
tnatique  auquel  je  n'étais  pas  obligé  de  croire;  je  me  con- 
tentai donc  de  la  légende  et  je  continuai  ma  route. 

Quel  dommage  que  mon  ami  le  grand  paysagiste  Bellel 
n'ait  pas  fait  le  voyage  de  Constantinople!  Quel  parti  il  eût 
tiré  de  ces  superbes  mouvements  de  terrain,  de  ces  grands 
cyprès,  de  ces  pans  de  murailles  chancelantes  soutenus  par 
des  végétations  robustes!  Comme  soiAfusain  ferme  et  magistral 
eût  découpé  les  fouilles  de  ces  platanes,  de  ces  arbousiers, 


228  CONSTANTIINDPLE. 

de  ces  lentisgues  venus  dans  ce  fossé  comblé  de  détritus  hu- 
main ! 

Les  pluies  de  l'hiver,  les  vents  de  l'été  et  le  travail  du 
temps  ont  emporté  la  terre  sur  les  bas  côtés  du  chemin,  qui 
n'a  pas  été  réparé  sans  doute  depuis  Constantin,  et  déchaussé 
la  voie  qu'on  prendrait  par  places  plutôt  pour  le  somme: 
d'un  large  rempart  à  demi  enfoui  que  pour  une  route  prati- 
cable; deux  arabas  suivaient  pourtant  ce  chemin  invrai- 
semblable, l'un  doré  et  peint,  cahotant  cinq  ou  six  femmes 
bien  vêtues  et  soigneusement  voilées,  tenant  de  beaux  en- 
fants sur  leurs  genoux;  l'autre  en  simples  planches  retenues 
par  des  chevilles  de  bois,  secouant  un  clan  de  Tsiganes 
mâles  et  femelles,  bruns  comme  les  Indiens,  hâves,  dégue- 
nillés, qui  piaulaient  une  stridente  chanson  bohème,  sous 
laquelle  bourdonnait  un  sourd  ronflement  de  tambours  de 
basque. 

Je  suis  encore  à  comprendre  comment  ces  lourdes  voitu- 
res n'ont  pas  été  précipitées  vingt  fois  et  brisées  au  fond  de 
ces  ornières  de  trois  ou  quatre  pieds  de  profondeur;  mais 
les  bœufs  ont  le  pied  sûr,  et  les  conducteurs  ne  quittent  pas 
les  cornes  de  leurs  bêtes.  Quant  à  moi,  je  quittai  cette  tu- 
multueuse carrière  de  pierre  et  fis  marcher  mon  cheval  sous 
les  cyprès  de  l'immense  Champ-des-Morts  qui  fait  face  aux 
remparts  depuis  les  Sept-Tours  jusqu'au  bas  des  collines 
d'Eyoub. 

Je  marchais  au  petit  pas,  dans  un  étroit  sentier  tracé  entre 
les  tombes,  lorsque  j'aperçus,  arrêtée  près  d'un  cippe  funè- 
bre, une  jeune  femme  masquée  d'un  yach«ack  assez  trans- 
parent, et  drapée  d'un  feredjé  vert  tendre;  elle  tenait  à  la 
main  une  touffe  de  roses,  et  ses  grands  yeux  avivés  d'anti- 
moine flottaient  devant  elle,  perdus  dans  une  indéfinissable 
rêverie.  Apportait-elle  ces  fleurs  sur  quelque  tombe  aimée, 
ou  se  promenait-elle  simplement  sous  ces  tristes  ombrages' 


LES  MURAILLES  DE  CONSTANTINOPLE.  229 

(Test  ce  que  je  ne  saurais  dire;  mais,  au  bruit  des  sabots  de 
mon  cheval,  elle  releva  la  tête,  et,  sous  la  claire  mousseline, 
je  pus  discerner  un  charmant  visage.  Sans  doute,  mes  yeux 
exprimèrent  naïvement  et  fidèlement  mon  admiration,  car 
elle  s'approcha  du  bord  de  la  route,  et,  avec  un  mouvement 
plein  d'une  grâce  timide,  elle  me  tendit  une  rose  prise  de 
son  bouquet. 

Mon  compagnon,  qui  venait  derrière  moi.  me  rejoignit, 
et  elle  lui  en  offrit  une  aussi  par  une  nuance  de  pudeur  dé- 
licate qui  corrigeait  ce  que  sa  première  impulsion  pouvait 
avoir  de  trop  libre.  Je  la  saluai  de  mon  mieux  à  l'orientale. 
Deux  ou  trois  compagnes  la  rejoignirent,  et  elle  disparut  à 
travers  l'épaisseur  des  cyprès,  —  Là  se  borne  mon  unique 
bonne  iortune  turque;  mais  je  n'ai  pas  oublié  les  grands 
yeux  noirs  aux  paupières  teintes  de  surmeh,  et  la  rose,  re- 
lique précieuse,  jaunit  à  Paris  dans  un  sachet  de  sali': 
blanc. 


XÎX 


BALATA.  —  LE  PHANAR.  —  BAIN  TURC 


Si  je  faisais  un  voyage  d'antiquaire  au  lieu  d'une  tournée 
d'artiste,  j'aurais  pu,  à  grand  renfort  de  bouquins,  disserter 
longuement  sur  les  emplacements  probables  des  anciens 
édifices  de  Byzance,  les  reconstruire  d'après  quelques  frag- 
ments douteux  perdus  sous  des  agrégations  de  baraques 
turques,  et  rapporter  à  ce  sujet  un  certain  nombre  d'in- 
scriptions grecques  qui  m'auraient  donné  l'air  fort  savant; 
mais  je  préfère  un  croquis  fait  sur  nature,  une  impression 
réelle,  sincèrement  rendue.  Ainsi  je  n'entrerai  pas  dans  le 
détail  de  chaque  porte  antique,  et  je  ne  chercherai  pas 
l'endroit  précis  où  tomba  le  malheureux  Constantin-Dra- 
cosès,  endroit  marqué,  dit-on,  par  un  arbre  gigantesque, 
poussé  dans  le  rempart.  Ces  portes  s'ouvrent  à  \ravers  de 
grosses  tours  massives  et  sont  ornées  de  quelques  colonnes 
d'ordre  composite  sentant  la  décadence  byzantine,  et  dont 
le  fût  est  souvent  emprunté  à  quelque  temple  antique ,  la 


BAIN  TURC.  231 

Porte-Dorée  dessine  une  arcade  remplie  d'une  solide  ma- 
çonnerie, car,  d'après  une  vieille  tradition,  les  vainqueurs 
futurs  de  Constantinople  doivent  pénétrer  dans  la  ville  par 
cette  porte  qui  déjà  vit  passer  triomphant  Alexis  Stratego- 
polos,  lieutenant  de  Michel  Paléologue,  lorsqu'il  reconquit 
en  une  nuit  Byzance  sur  Beaudoin  II,  et  mit  ainsi  fin  à 
l'empire  français  en  Orient.  —  Ce  mur  va-t-il  bientôt  s'a- 
battre, comme  les  Grecs  s'y  attendent,  pour  laisser  entrer 
leurs  coreligionnaires  russes  après  les  quatre  cents  ans 
d'intervalle  fixés  par  une  prophétie,  à  partir  de  la  prise  de 
Constantinople,  date  qui  tombe  justement  le  20  mai  pro- 
chain, et  la  messe  sera-t-elle  célébrée  à  Sainte-Sophie  en 
présence  du  czar?  —  C'est  une  question  que  je  n'approfon- 
dirai pas;  mais  la  présence  du  prince  Menschikoff,  au  cas 
où  l'on  supposerait  à  la  Russie  des  intentions  hostiles,  ne 
pouvait  concorder  plus  habilement  avec  les  préjugés  et  les 
croyances  populaires. 

Près  de  la  porte  d'Andrinople,  nous  descendîmes  de  che- 
val pour  prendre  une  tasse  de  café  et  fumer  un  chibouck 
dans  un  café  peuplé  d'une  clientèle  bigarrée,  et  nous  conti- 
nuâmes notre  route,  toujours  accompagnés  par  le  cimetière, 
qui  n'en  finissait  pas;  mais  nous  trouvâmes  enfin  le  bout  de 
la  muraille,  et  nous  pûmes  rentrer  dans  la  villeen  dirigean 
avec  prudence  nos  montures  chancelantes,  qui  buttaient 
contre  les  turbans  de  marbre  et  les  fragments  de  tombe 
dont  les  pentes  glissantes  étaient  hérissées. 

Nous  arrivâmes  ainsi  dans  un  quartier  étrange  et  d'une 
^nysionnmie  toute  particulière  :  les  baraques  devenaient  de 
plus  en  plus  délabrées,  pauvres  et  sales.  Leurs  façades  re- 
chignées,  chassieuses,  hagardes,  se  fendillaient,  se  déje- 
taient, se  disloquaient,  prêtes  à  tomber  en  putréfaction.  Les 
toits  semblaient  avoir  la  teigne  et  les  murailles  la  lèpre;  les 
écailles  de  l'enduit  grisâtre  se  détachaient  comme  les  pelli- 


232  CONSTÀNTINOPLE. 

cules  d'une  peau  dartreuse.  Quelques  chiens  saigneux  ré- 
duits à  l'état  de  squelette,  rongés  de  vermine  et  de  morsures, 
dormaient  dans  la  boue  noire  et  fétide;  d'ignobles  loques 
pendillaient  aux  fenêtres,  derrière  lesquelles,  haussés  par 
nos  montures,  nous  découvrions  des  têtes  bizarres  d'une  li~ 
vidité  maladive,  entre  la  cire  et  le  citron,  surmontées  d'é- 
normes bourrelets  de  linge  blanc  et  emmanchées  dans  de 
petits  corps  fluets  à  poitrine  plate,  sur  laquelle  bridait  une 
étoffe  miroitante  comme  les  feuilles  d'un  parapluie  mouillé; 
des  yeux  mornes,  atones,  aux  regards  accablés,  pareils  dans 
ces  visages  jaunes  à  des  charbons  tombés  dans  une  omelette, 
se  levaient  lentement  vers  nous  et  retombaient  sur  quelque 
besogne;  des  fantômes  furtifs  passaient  le  long  des  ba- 
raques le  front  ceint  d'un  chiffon  blanc  moucheté  de  noir, 
comme  si  l'usure  y  eût  essu5Té  sa  plume  toute  la  journée,  le 
corps  perdu  dans  une  souquenille  vernie  de  crasse. 

Nous  étions  à  Balata,  le  quartier  juif,  le  ghetto  de  Con- 
stantinople;  nous  voyions  là  le  résidu  de  quatre  siècles  d'op- 
pression et  d'avanie,  le  fumier  sous  lequel  ce  peuple,  proscrit 
partout,  se  blottit  comme  certains  insectes  pour  se  dérober 
à  ses  persécuteurs;  il  espère  se  sauver  par  le  dégoût  qu'il 
inspire,  vit  dans  la  fange  et  en  prend  les  teintes.  On  imagi- 
nerait difficilement  quelque  chose  de  plus  immonde,  de 
plus  infect  et  de  plus  purulent  :  la  plique,  les  scrofules,  la 
gale,  la  lèpre  et  toutes  les  impuretés  bibliques,  dont  il  ne 
s'est  pas  guéri  depuis  Moïse,  le  dévorent  sans  qu'il  s'y  op- 
pose, tant  l'idée  du  lucre  le  travaille  exclusivement;  il  ne 
fait  même  pas  attention  à  la  peste  s'il  peut  faire  un  petit 
commerce  sur  les  habits  des  morts.  —  Dans  ce  hideux  quar- 
tier roulent  pêle-mêle  Aaron  et  Isaac,  Abraham  et  Jacob; 
ces  malheureux,  dont  quelques-uns  sont  millionnaires,  se 
nourrissent  de  têtes  de  poisson  qu'on  retranche  comme  ve- 
nimeuses et  qui  dévelopz>ent  chez  eux  certaines  maladies 


BAIN  TURC.  234 

particulières.  Cet  immonde  aliment  a  pour  eux  l'avantage 
de  ne  coûter  presque  rien. 

En  face,  de  l'autre  côté  de  la  Corne-d'Or,  sur  une  pente- 
aride,  pelée,  poussiéreuse,  s'étend  le  cimetière  qui  absorbe 
leurs  générations  malsaines.  Le  soleil  brûle  les  pierres  in- 
formes de  leurs  tombes  où  ne  pousse  pas  un  brin  d'herbe 
et  que  n'abrite  pas  un  seul  arbre.  Les  Turcs  n'ont  pas  voulu 
accorder  cette  douceur  à  leurs  charognes  proscrites  et  ont 
tenu  à  garder  au  Champ-des-Morts  juif  l'aspect  d'une  voirie  : 
à  peine  leur  est-il  permis  de  graver  quelque  mystérieux  ca- 
ractère hébraïque  sur  les  cubes  qui  mamelonnent  de  leurs 
rugosités  cette  colline  désolée  et  maudite. 

Quelle  différence  entre  ces  poupées  souffreteuses  dont  on 
ne  peut  discerner  l'âge  et  les  splendides  juives  de  Constan- 
tine,  qui  s'avancent  belles  comme  la  reine  de  Saba  et  parées 
comme  elle  dans  leurs  dalmatiques  de  damas  mi-parti,  avec 
leurs  ceintures  à  plaque  de  métal,  leurs  chaînettes  d'or  et 
leur  bandeau  brodé  de  paillon!  —  C'est  pourtant  la  même 
race,  mais  on  ne  le  dirait  guère.  Les  unes  pourraient  poser 
pour  les  madones  de  Raphaël  ;  Rembrandt  seul  serait  ca- 
pable de  faire  figurer  les  autres  dans  quelque  scène  magique, 
en  les  dorant,  sur  un  fond  de  bitume,  de  ces  merveilleux 
tons  de  hareng  saur  dont  Amsterdam  lui  a  donné  le  secret. 

Le  même  abaissement  de  race  se  remarque  aussi  chez  les 
hommes  :  aucun  n'a  cette  pureté  de  type  commune  chez 
les  juifs  d'Afrique,  qui  semblent  avoir  conservé  le  primitif 
cachet  oriental. 

Les  Turcs,  qui  admettent  Aïssa  (Jésus)  comme  un  pro- 
phète, font  payer  cruellement  sa  mort  aux  Juifs-,  cependant 
il  faut  dire  qu'on  ne  les  maltraite  plus  comme  autrefois,  et 
que  leurs  vies  et  leurs  fortunes  sont  à  peu  près  en  sûreté 
contre  les  avanies  et  les  extorsions;  mais  ce  peuple  im-. 
muable  dans  sa  crasse  ne  s'est  pas  encore  rassuré  et  conti- 


234  CONSTANTINOPLE. 

duo  sa  comédie  de  misère;  il  est  toujours  puant,  sordide  el 
bas,  cachant  de  l'or  sous  des  haillons.  Il  se  venge  des  Chré- 
tiens, des  Grecs  et  des  Turcs  par  l'usure.  Au  fond  de  ces 
huttes  infectes,  plus  d'un  Shylock,  attendant  l'échéance, 
repasse  son  couteau  sur  le  cuir  de  son  soulier,  pour  enlever 
>d  livre  de  chair  à  Bassanio;  plus  d'un  rabbin  cabaliste  se 
répand  de  la  cendre  sur  la  tête  et  fait  des  conjurations  afin 
d'obtenir  de  Dieu  le  châtiment  de  peuples  balayés  de  la  face 
du  monde  depuis  des  siècles. 

Nous  sortîmes  enfin  de  ce  quartier  ignoble,  et  nous  en- 
trâmes dans  le  Phanar,  où  habitent  les  Grecs  de  distinction, 
une  espèce  de  West-End  à  côté  d'une  cour  des  Miracles;  les 
maisons  en  pierre  font  une  bonne  contenance  architecturale. 
Plusieurs  ont  des  balcons  soutenus  par  des  consoles  décou- 
pées en  escalier  ou  des  modillons  à  volutes;  — d'autres 
plus  anciennes  rappellent  les  façades  étroites  des  petits  hô- 
tels du  moyen  âge,  moitié  forteresses,  moitié  demeures  ci- 
viles; les  murs  ont  une  épaisseur  à  soutenir  un  siège,  les 
volets  de  fer  sont  à  l'épreuve  de  la  balle,  des  grilles  énormes 
défendent  les  croisées  étrécies  en  barbacanes,  les  corniches 
se  denticulent  volontiers  en  créneauxet  se  projeltentenmou- 
charabys,  luxe  innocent  de  défense  qui  ne  sert  que  contre 
l'incendie,  dont  les  langues  impuissantes  lèchent  en  vain  ce 
quartier  de  pierre. 

Là  s'est  réfugiée  l'antique  Byzance,  là  vivent  dans  l'obs- 
curité les  descendants  des  Commènes,  des  Ducas,  des  Pa- 
léologues,  des  princes  sans  principautés  dont  les  aïeux  ont 
porté  la  pourpre  et  qui  ont  du  sang  impérial  dans  les  veines; 
leurs  esclaves  les  traitent  en  rois,  et  ils  se  consolent  entre 
eux  de  leur  déchéance  par  ces  simulacres  de  respect.  Des 
richesses  considérables  sont  entassées  dans  ces  solides  mai- 
sons, très-ornées  à  l'intérieur,  quoique  très-simples  à  l'exté- 
rieur ;  car  en  Orient  le  luxe  est  craintif  et  ne  se  développe 


BAIN  TURC.  235 

qu'à  l'abri  des  regards.  Les  Phanariotes  ont  été  longtemps 
célèbres  pour  leur  habileté  diplomatique  :  ils  dirigèrent  ja- 
dis toutes  les  affaires  internationales  de  la  Porte  ;  mais  leur 
crédit  semble  avoir  beaucoup  baissé  depuis  la  révolte  de  la 
Grèce. 

Au  bout  du  Phanar,  l'on  rentre  dans  les  rues  turques  qui 
feagent  la  Corne-d'Or,  et  où  fourmille  une  active  popula- 
tion commerciale.  A  chaque  pas,  l'on  rencontre  des  ham- 
mals  portant  à  deux  un  fardeau  suspendu  à  une  perche  : 
des  ânes  liés  entre  deux  longues  planches  dont  ils  supportent 
chacun  un  bout  embarrassent  la  circulation  et  fauchent  tout 
ce  qui  se  trouve  sur  leur  passage  lorsqu'ils  sont  obligés  de 
tourner  pour  prendre  une  rue  transversale.  Ces  pauvres 
bêtes  restent  quelquefois  bloquées  contre  les  murailles  de  la 
ruelle  trop  étroite  sans  pouvoir  avancer  ni  reculer,  ce  qui 
produit  bientôt  une  agglomération  de  cavaliers,  de  piétons, 
de  portefaix,  de  femmes,  d'enfants,  de  chiens,  qui  mau- 
gréent, sacrent,  piaillent  et  aboient  sur  tous  les  tons,  jus- 
qu'à ce  que  l'ânier  tire  sa  bête  par  la  queue  et  lève  ainsi  la 
digue  de  l'écluse.  Alors  la  foule  amassée  s'écoule  et  le  calme 
se  rétablit,  non  sans  quelques  horions  préalablement  distri- 
bués, et  dont  les  bourriques,  cause  innocente  de  la  chose, 
empochent  comme  de  raison  la  meilleure  partie. 

Le  terrain  monte  en  amphithéâtre  de  la  mer  jusqu'aux 
remparts  que  nous  venions  de  longer  extérieurement,  et, 
par-dessus  des  toits  tumultueux  des  maisons  turques,  l'œil 
saisit  çà  et  là  quelque  fragment  de  muraille  crénelée, 
quelque  arcade  d'aqueduc  antique  qui  enjambe  les  chétives 
constructions  modernes,  bûchers  tout  préparés  pour  l'in- 
cendie et  qu'une  allumette  suffit  à  enflammer.  Combien  de 
Constantinoples  ont  déjà  vu  tomber  en  cendres,  à  leurs 
bases,  ces  vieilles  pierres  noircies  !  —  Une  maison  turque  de 
cent  ans  est  une  rareté  à  Stamboul. 


236  CONSTANTmOPLE. 

Notre  saïs,  marchant  la  main  appuyée  sur  la  croupe  de 
mon  cheval,  nous  guidait,  mon  ami  et  moi,  à  travers  cette 
foule  et  ce  dédale,  et  nous  eut  bientôt  amenés  au  second 
pont  qui  traverse  la  Corne-d'Or;  il  nous  fit  regagner,  à 
travers  Kassim-Pacha,  les  pentes  du  petit  Champs-dës-Morts, 
et  nous  déposa  à  la  porte  de  l'hôtel  de  France,  sans  paraître 
fatigué  de  cet  énorme  trajet. 

Quant  à  moi,  je  m'assis  sur  mon  divan,  je  m'accoudai  à  la 
fenêtre  et  je  me  livrai  aux  douceurs  du  kief,  un  peu  étourdi 
par  la  fatigue  et  le  .tabac  opiacé  dont  j'avais  chargé  le 
lulé  de  ma  pipe,  et  le  soir,  après  le  souper,  qui  ne  se  fit 
pas  attendre  longtemps,  je  ne  fus  nullement  tenté  d'aller 
me  promener  selon  mon  habitude  devant  les  cafés  du 
petit  Champ  où  se  réunit  la  société  pérote. 

Le  lendemain  ,  j'étais  un  peu  courbattu  et  je  résolus 
d'aller  prendre  un  bain  turc,  car  rien  ne  délasse  autant,  et 
je  me  dirigeai  vers  les  bains  de  Mahmoud,  situés  près  du 
Bazar.  Ce  sont  les  plus  beaux  et  les  plus  vastes  de  Constan- 
tinople. 

La  tradition  des  Thermes  antiques,  perdue  chez  nous, 
s'est  conservée  en  Orient.  —  Le  christianisme,  en  prêchant 
le  mépris  de  la  matière,  a  peu  à  peu  fait  tomber  en  désuétude 
les  soins  donnés  au  corps  périssable  comme  sentant  trop  leur 
paganisme.  Je  ne  sais  plus  quel  moine  espagnol,  quelque 
temps  après  la  conquête  de  Grenade,  prêchait  contre  l'usage 
des  bains  maures  et  déclarait  suspects  de  sensualisme  et 
d'hérésie  ceux  qui  n'y  voudraient  pas  renoncer. 

En  Orient,  où  la  propreté  du  corps  est  d'obligation  reli- 
gieuse, les  bains  ont  gardé  toutes  les  recherches  grecques  et 
romaines  :  ce  sont  de  grands  édifices  d'apparence  architec- 
turale, avec  coupole,  dômes,  colonnes,  qui  emploient  le 
marbre,  l'albâtre,  les  brèches  de  couleur  dans  leur  con- 
struction,  et  sont  desservis  par  une  armée  de  baigneurs, 


BAIN  TURC.  237 

de  tellacks,  d'étuvistes,  rappelant  les  strigiîlaires,  les  ma- 
laxeurs et  les  aliptes  de  Rome  et  de  Byzance. 

Une  grande  salle  ouvrant  sur  la  rue  et  fermée  par  un  pan 
de  tapisserie  reçoit  d'abord  le  client.  —  Près  de  la  porte,  le 
maître  du  bain  se  tient  accroupi  entre  une  caisse  renfermant 
la  recette  et  un  bahut  où  il  serre  l'argent,  les  bijoux  et 
autres  objets  précieux  qu'on  dépose  en  entrant  et  dont  il 
répond.  Autour  de  cette  salle,  d'une  température  à  peu  près 
égale  à  celle  du  dehors,  régnent  deux  espèces  de  galeries 
superposées  garnies  de  lits  de  camp;  une  fontaine  darde  son 
filet  d'eau  grésillant  sur  une  double  vasque  au  milieu  du 
pavé  de  marbre  miroitant  d'eau.  Autour  de  la  fontaine  sont 
rangés  quelques  pots  de  basilic,  de  menthe  et  autres  plantes 
odoriférantes,  dont  les  Turcs  aiment  beaucoup  le  par- 
fum. 

Des  linges  bleus,  blancs,  rayés  de  rose,  sèchent  sur  des 
cordes  ou  pendent  au  plafond  comme  les  drapeaux  et  les 
bannières  à  la  voûte  de  Westminster  ou  des  Invalides. 

Dans  les  lits  fument,  boivent  du  café,  prennent  des  sher- 
bets,  ou  dorment  enveloppés  jusqu'au  menton  comme  des 
enfants  au  maillot  les  baigneurs  attendant  qu'ils  ne  soient 
plus  en  transpiration  pour  reprendre  leurs  habits. 

On  me  fit  monter  à  la  seconde  galerie  par  un  petit  escalier 
de  bois;  on  m'indiqua  un  lit;  et,  lorsque  je  fus  débarrassé 
de  mes  vêtements,  deux  tellaks  m'entortillèrent  autour  de 
la  tête  une  serviette  blanche  en  forme  de  turban  et  me  re- 
vêtirent des  reins  aux  chevilles  d'une  pièce  de  Guinée  bri- 
dant comme  le  pagne  des  statues  égyptiennes.  Au  bas  de 
l'escalier,  je  trouvai  une  paire  de  patins  de  bois  dans  les- 
quels j'entrai  mes  pieds;  et,  mes  tellacks  me  soutenant  par 
l'aisselle,  je  passai  de  la  première  pièce  dans  la  seconde, 
chauffée  à  une  température  plus  élevée  ;  on  m'y  laissa 
quelques  minutes  pour  habituer  mes  poumons  à  l'atmo- 


238  CONSTANTINOPLE. 

sphère  brûlante  de  la  troisième  salle,  poussée  jusqu'à  trentô- 

cinq  ou  quarante  degrés. 

Les  étuves  diffèrent  de  nos  bains  de  vapeur  :  un  feu  con- 
tinuel brûle  sous  leurs  dalles  de  marbre,  et  l'eau  qu'on  y 
répand  s'y  volatilise  en  fumée  blanche,  mais  n'y  vient  pas 
d'une  chaudière  par  jets  stridents.  —  Ce  sont  en  quelque 
sorte  des  bains  à  sec,  et  l'extrême  chaleur  détermine  seule 
la  transpiration. 

Sous  une  coupole  éclairée  par  de  grosses  lentilles  de  verre 
verdâtre  ne  laissant  filtrer  qu'un  jour  vague,  sept  ou  huit 
dalles  en  forme  de  tombeau  sont  disposées  pour  recevoir  les 
corps  des  baigneurs,  qui,  étendus  comme  des  cadavres  sur 
une  table  de  dissection,  subissent  la  première  préparation 
du  bain  turc  :  on  leur  pince  légèrement  l'insertion  des 
muscles,  on  les  malaxe  comme  une  pâte  molle  jusnu'à  ce 
qu'ils  se  couvrent  d'une  sueur  perlée  pareille  à  celle  qui  se 
forme  autour  du  seau  d'une  bouteille  de  vin  de  Champagne 
trempée  dans  la  glace,  résultat  qui  ne  se  fait  pas  attendre. 

Lorsque  vos  pores  ouverts  laissent  ruisseler  l'eau  sur  vos 
membres  assouplis,  on  vous  relève,  on  vous  fait  chausser 
de  nouveau  les  patins  pour  épargner  à  la  plante  de  vos  pieds 
le  contact  torride  du  pavé,  et  l'on  vous  conduit  à  l'une  des 
niches  creusées  autour  de  la  rotonde. 

Une  fontaine  de  marbre  blanc  avec  sa  vasque  où  se  dé- 
gorge à  volonté  un  robinet  d'eau  chaude  et  d'eau  froide 
occupe  le  fond  de  ces  niches.  Votre  tellack  vous  fait  asseoir 
près  du  bassin,  arme  sa  main  d'un  gantelet  en  poil  de  cha- 
meau et  vous  étrille  les  bras  d'abord,  les  jambes  ensuite, 
puis  le  torse,  de  façon  à  vous  amener  le  sang  à  la  peau, 
sans  vous  écorcher  cependant  et  sans  vous  faire  le  moindre 
mal,  malgré  l'apparente  rudesse  qu'il  met  à  cet  exercice. 

Ensuite  il  puise  dans  le  bassin,  avec  une  sébile  de  cuivre 
jaune,  plusieurs  écuellées  d'eau  tiède,  qu'il  vous  répand 


BAIN  TURC.  23* 

sur  le  corps.  Quand  vous  êtes  un  peu  séché,  il  vous  reprend 
et  vous  polit  avec  la  paum^  4e  la  main  nue,  chassant  1? 
long  de  vos  bras  de  longs  rouleaux  grisâtres,  qui  surpren- 
nent beaucoup  les  Européens,  convaincus  de  leur  propreté; 
d'un  coup  sec,  le  tellack  fait  tomber  ces  escarres  et  vous  les 
montre  d'un  air  de  satisfaction. 

Un  nouveau  déluge  emporte  ces  copeaux  balnéatoircs,  et 
le  tellack  vous  flagelle  doucement  de  longues  étoupes  im- 
bibées de  mousse  savonneuse;  il  sépare  vos  cheveux  et  vous 
nettoie  la  peau  de  la  tête,  opération  suivie  d'une  autre  ca- 
taracte d'eau  fraîche  pour  éviter  les  congestions  cérébrales 
que  pourrait  déterminer  l'élévation  de  la  température. 

Mon  baigneur  était  un  jeune  garçon  macédonien  de  quinze 
à  seize  ans,  dont  la  peau,  macérée  par  une  immersion  con- 
tinuelle, avait  acquis  un  ton  bistré  uni  et  une  finesse  in- 
croyable ;  —  il  n'avait  plus  que  les  muscles,  —  tout  son 
embonpoint  s'était  évaporé,  —  ce  qui  ne  l'empêchait  pas 
d'être  vigoureux  et  bien  portant. 

Ces  différentes  cérémonies  terminées,  onm'embobelinade 
linges  secs,  et  l'on  me  ramena-è  mon  lit,  où  deux  petits  gar- 
çons me  massèrent  une  dernière  fois.  —  Je  restai  là  une  heure 
à  peu  près,  dans  une  rêverie  somnolente,  prenant  du  café  et 
des  limonades  à  la  neige;  et,  quand  je  sortis,  /étais  si  léger, 
si  dispos,  si  souple,  si  remis  de  ma  fatigue,  qu'il  me  semblait 

Que  les  anges  du  ciel  marchaient  à  mes  côté*  1 


XX 


LE  BEÎRAM 


Le  Ramadan  était  fini  :  et,  sans  vouloir  entacher  en  rien 
!e  zèle  des  musulmans,  on  peut  dire  que  la  cessation  du 
jeûne  est  accueillie  avec  une  satisfaction  générale;  car, 
malgré  le  carnaval  nocturne  dont  est  doublé  ce  carême,  il 
n'en  est  pas  moins  pénible.  A  cette  époque,  chaque  Turc 
renouvelle  sa  garde-robe,  et  rien  n'est  plus  joli  que  devoir 
les  rues  diaprées  de  costumes  neufs,  de  couleurs  vives  et 
riantes,  agrémentées  de  broderies  ayant  tout  leur  éclat,  au 
lieu  d'être  tachés  de  haillons  pittoresquement  sordides,  plus 
agréables  dans  un  tableau  de  Decamps  que  dans  la  réalité; 
tout  musulman  revêt  alors  ce  qu'il  a  de  plus  gai,  de  plus 
riche  :  le  bleu,  le  rose,  le  vert-pistache,  le  jaune-cannelle, 
l'écarlate,  brillent  de  toutes  parts;  les  mousselines  des  turbans 
sont  propres,  les  babouches  pures  de  boue  et  de  poussière; 
la  métropole  de  l'Islam  a  fait  sa  toilette  de  fond  en  comble. 
—  Si  un  voyageur  arrivé  par  un  bateau  à  vapeur  descendait 


LE  BEIRAM.  Ul 

h  terre  en  ce  moment  et  s'en  retournait  le  lendemain ,  il 
emporterait  de  Constantinople  une  idée  toute  différente  de 
celle  qu'il  aurait  après  un  séjour  prolongé.  La  ville  des  sul- 
tans lui  paraîtrait  beaucoup  plus  turque  qu'elle  ne  Test. 

Dans  les  rues  se  promènent,  avec  flûte  et  tambour,  des 
musiciens  qui  ont  donné  des  aubades  pédant  le  Ramadan 
sous  les  fenêtres  des  maisons  les  plus  considérables.  Lorsque 
leur  tintamarre  a  suffisamment  duré  pour  attirer  l'attention 
desbabitantsdu  logis,  un  grillage  s'écarte,  une  main  paraît 
qui  laisse  tomber  un  chàle,  une  pièce  d'étoffe,  une  ceinture 
ou  quelque  objet  analogue,  aussitôt  accroebé  au  bout  d'une 
perche  chargée  de  cadeaux  du  môme  genre  :  c'est  le  bac- 
chich  destiné  à  reconnaître  la  peine  qu'ont  prise  les  instru- 
mentistes, ordinairement  novices  derviches.  Ce  sont  des  es- 
pèces de  pifferari  musulmans  que  l'on  paye  en  bloc,  au  lieu 
de  leur  jeter  chaque  fois  un  sou  ou  un  para. 

Le  beïram  est  une  cérémonie  dans  le  genre  des  baise- 
mains officiels  d'Espagne,  où  tous  les  grands  dignitaires  de 
l'empire  viennent  faire  leur  cour  au  padischa.  La  magni- 
ficence turque  éclate  dans  toute  sa  splendeur,  et  c'est  une 
des  plus  favorables  occasions  que  puisse  saisir  un  étranger 
d'étudier  et  d'admirer  un  luxe  ordinairemeni  caché  derrière 
les  murailles. mystérieuses  du  sérail.  Seulement,  il  n'est  pas 
facile  d'assister  à  cette  solennité,  à  moins  d'être  englobé 
fictivement  dans  le  personnel  d'une  ambassade  hospitalière. 
—  La  légation  sarde  voulut  bien  me  rendre  ce  service,  et  à 
trois  heures  du  matin  un  de  ses  cawas  heurtait  du  pommeau 
de  son  sabre  à  (a  porte  de  mon  hôtellerie.  J'étais  déjà  levé, 
habillé  et  prêt  à  le  suivre;  je  descendis  en  toute  hâte,  et 
nous  nous  mîmes  à  arpenter  les  rues  montueuses  de  Péra, 
éveillant  des  hordes  de  chiens  endormis  qui  levaient  le  mu- 
seau au  bruit  de  nos  pas  et  essayaient  un  faible  aboiement 
pour  l'acquit  de  leur  conscience  ;  nous  croisant  avec  des 


:  CONSTANTtt'OPLE, 

files  de  chameaux  dont  les  flancs  chargés  frôlaient  les  pa- 
rois des  maisons  et  nous  laissaient  à  peine  la  place  de  passer. 

Une  clarté  rose  teignait  le  haut  de  ces  baraques  de  bois 
coloriées  qui  bordent  les  rues,  avec  leurs  étages  en  surplomb 
et  leurs  cabinets  saillants,  dont  aucune  édilité  ne  modère  la 
projection,  tandis  que  les  portions  inférieures  étaient  encore 
baignées  d'une  ombre  transparente  et  bleuâtre  :  rien  n'est 
plus  charmant  que  l'aurore  se  jouant  sur  ces  toits,  sur  ces 
dômes,  sur  ces  minarets  avec  des  teintes  d'une  fraîcheur 
que  je  n'ai  vue  en  aucun  autre  endroit;  on  sent  bien  qu'on 
n'est  qu'à  deux  pas  de  la  terre  où  le  soleil  se  lève  ;  le  ciel 
de  Constantinople  n'a  pas  le  bleu  dur  des  ciels  méridio- 
naux ;  il  rappelle  beaucoup  celui  de  Venise,  mais  avec  plus 
de  légèreté,  de  lumière  et  de  vapeur;  le  soleil  s'y  lève  en 
écartant  des  rideaux  de  mousseline  rose  et  de  gaze  d'argent  ; 
ce  n'est  qu'à  une  heure  plus  avancée  que  l'atmosphère  se 
lave  de  quelques  teintes  d'azur,  et  l'on  comprend,  dans  une 
promenade  faite  à  trois  heures  du  matin,  toute  la  vérité  lo- 
cale de  répfchète  de  rododactulos  qu'Homère  applique  inva- 
riablement à  l'aurore. 

Nous  devions  recueillir  quelques  personnes  en  route. 
Chose  rare,  tout  le  monde  était  prêt,  et,  la  petite  troupe 
réunie,  l'on  descendit  au  débarcadère  de  Tcp'Hané,  où  nous 
attendait  le  caïque  de  l'ambassade. 

Malgré  l'heure  matinale,  la  Corne-d'Or  et  le  large  bassin 
qui  s'évase  à  son  entrée  présentaient  l'aspect  le  plus  animé. 
Tous  les  navires  étaient  pavoises  de  flammes  et  de  pavillons 
multicolores,  depuis  les  bonnettes  basses  jusqu'aux  pommes 
de  girouette.  —  Un  nombre  infini  d'embarcations  dorées  a 
pointes,  garnies  de  tapis  magnifiques  et  manœuvrées  par  de 
vigoureux  rameurs,  coupaient  l'eau  nacrée  et  rose  ;  cette 
flottille,  chargée  de  pachas,  de  vizirs,  de  beys,  arrivant  de 
leurs  palais  d'été  par  la  rive  du  Bosphore,  se  dirigeait  vers 


LE  BEIRAM.  243 

Seraï-Bournou.  Les  albatros  et  les  goélands,  un  peu  effarou- 
chés par  ce  tumulte  prématuré,  tournoyaient  en  poussant 
de  petits  cris  au-dessus  des  barques,  et  semblaient  chasser 
avec  leurs  ailes  les  derniers  flocons  de  la  brume  nocturne 
promenée  par  Ja  brise  comme  des  duvets  de  cygne. 

Un  grand  attroupement  de  caïques  était  ameuté  à  l'échelle 
du  Kiosque-Vert,  devant  le  quai  du  Sérail,  et  nous  eûmes 
assez  àa  peine  à  joindre  le  bord,  ou  des  sais  promenaient 
de  superbes  chevaux  de  main  attendant  leurs  maîtres. 

Comme  nous  étions  en  avance,  nous  allâmes  prendre  du 
café  et  fumer  une  pipe  au  Kiosque-Vert,  joli  pavillon  dans 
l'ancien  style  turc,  déchu  de  sa  splendeur  première  et  ser- 
vant aujourd'hui  de  corps  de  garde  et  de  lieu  d'attente.  Il  est 
recouvert  à  l'extérieur  de  toiles  et  de  bannes  dont  la  couleur 
motive  le  nom  qu'il  porte;  à  l'intérieur,  des  applications 
de  faïences  émaillées  de  colonnettes,  de  marbre,  des  restes 
de  peinture  et  de  dorure,  témoignent  d'une  destination  pri- 
mitive plus  élevée. 

Le  kiosque  présentait,  ce  jour-là,  un  curieux  rassemble- 
ment de  types  divers,  européens,  asiatiques  et  turcs,  de 
cawas  d'ambassade  richement  costumés  et  de  soldats  revêtus 
de  l'uniforme  du  Nizam,  que  leur  teint  bronzé  signalait  seul 
comme  musulmans. 

Enfin  les  portes  du  sérail  furent  ouvertes,  et  nous  par- 
courûmes des  cours  plantées  de  cyprès,  de  sycomores  et  de 
platanes  d'une  dimension  monstrueuse,  bordées  de  kiosques 
d'un  goût  chinois  et  de  constructions  à  murailles  crénelées 
età  tourellesen  relief,  rappelant  un  peu  l'architecture  féodale 
anglaise,  —  un  mélange  de  jardin,  de  palais  et  de  forteresse, 
— et  nous  arrivâmes  dans  une  cour  à  l'angle  de  laquelle  s'é- 
lève l'ancienne  église  de  Saint-Irénée,  transformée  aujour- 
d'hui en  arsenal,  et  qui  contient  une  petite  maison  délabrée 
percée  de  beaucoup  de  fenêtres,  réservée  pour  les  ambas- 


244  CONSTANTINOPLB. 

sades,  d'où  l'on  voit  passer  le  cortège  en  premières  loges. 

La  cérémonie  commence  par  un  acte  religieux.  Le  sultan, 
accompagné  des  grands  dignitaires  de  l'empire,  va  faire  sa 
prière  à  Sainte-Sophie,  la  métropole  des  mosquées  de 
Constantinople  :  il  pouvait  être  six  heures.  L'attente  en- 
fiévrait tout  le  monde;  on  se  penchait  pour  voir  si  quelque 
chose  paraissait  au  loin;  un  assez  prodigieux  tintamarre 
éclata  subitement  jouant  une  marche  turque  arrangée  par 
le  frère  de  Donizetti,  chef  de  musique  du  sultan.  Les  soldats 
coururent  aux  armes  et  formèrent  la  haie;  ces  soldats, 
faisant  partie  de  la  garde  impériale,  avaient  des  pantalons 
blancs  et  des  vestes  rouges  comme  les  grenadiers  anglais  en 
petite  tenue,  le  fez  ne  s'harmonisait  pas  mal  avec  cet  uni- 
forme; les  officiers  et  les  mouchirs  enfourchèrent  les  beaux 
chevaux  de  main  que  les  sais  promenaient. 

Le  sultan,  arrivé  de  son  palais  d'été,  se  dirigeait  vers 
Sainte-Sophie.  D'abord  parurent  le  grand  vizir,  le  séraskier, 
le  capitan-pacha  et  les  divers  ministres  avec  la  redingote 
droite  de  la  réforme,  mais  si  plastronnée  de  chamarrures 
d'or,  qu'il  fallait  de  la  bonne  volonté  pour  y  reconnaître  un 
costume  européen,  quand  bien  même  le  tarbouch  n'eût  pas 
suffi  pour  les  orientaliser;  ils  étaient  entourés  de  groupes 
d'officiers,  de  secrétaires  et  de  serviteurs  splendidement 
brodés  et  montés,  comme  leurs  maîtres,  sur  des  chevaux 
magnifiques;  puis  vinrent  les  pachas,  les  beys  des  provinces, 
les  agas,  les  selictars  et  les  officiers  composant  les  quatre  odas 
du  selamlick,  dont  les  noms  bizarres  pour  des  creilles 
françaises  n'éveilleraient  aucune  idée  dans  la  tête  du  lecteur, 
et  qui  ont  pour  fonction,  celui-ci  de  débotter  le  suitanT 
celui-là  de  lui  tenir  l'étrier,  cet  autre  de  lui  présenter  l'écri- 
toire  ou  la  serviette,  etc.  ;  le  tzouhadar  ou  chef  des  pages, 
les  icoglans  et  une  foule  d'employés  formant  la  maison  du 
padischa. 


LE  BEIBAM.  245 

Ensuite  s'avança  un  détachement  des  gardes  du  corps, 
dont  l'uniforme  bizarre  et  splendîde  répond  à  l'idée  aue  Ton 
se  fait  en  France  du  luxe  oriental.  Ces  gardes,  choisis  parmi 
les  plus  beaux  hommes,  portent  une  tunique  de  velours 
nacârat  passementée  de  brandebourgs  (For  d'une  richesse 
extrême,  des  pantalons  blancs  en  soie  de  Brousse,  et  une 
espèce  de  toque  côtelée  assez  semblable  aux  mortiers  des 
présidents,  surmontée  d'un  immense  cimier  en  plumes  de 
paon  de  deux  ou  trois  pieds  de  haut,  rappelant  ces  ailes 
d'oiseaux  posées  sur  le  casque  de  Fingal,  dans  les  composi- 
tions ossianiques  des  peintres  du  temps  de  l'Empire.  Pour 
défense,  ils  ont  un  sabre  courbe  attaché  à  une  ceinture 
diaprée  de  broderies,  et  une  grande  hallebarde  damasquinée 
et  do."ée,  dont  le  fer  offre  des  découpures  féroces  comme 
celles  des  vieilles  armes  asiatiques. 

Ensuite  se  succédaient  une  demi-douzaine  de  chevaux 
superbes,  arabes  ou  barbes,  tenus  en  main  et  caparaçonnés  de 
housses  et  de  têtières  magnifiques.  Ces  housses,  brodées  d'or, 
constellées  de  pierreries,  étaient  historiées  du  chiffre  im- 
périal, dont  les  complications  et  les  entrelacements  calligra- 
phiques forment  une  arabesque  d'une  élégance  extrême. 
Les  ornements  étaient  si  pressés,  que  le  fond  rouge  ou  bleu 
de  l'étoffe  disparaissait  presque.  Le  luxe  des  selles  remplace, 
chez  les  Orientaux,  celui  des  voitures,  bien  que  beaucoup 
de  pachas  commencent  à  faire  venir  des  coupés  de  Vienne 
et  de  Paris. 

Ces  nobles  bêles  semblaient  avoir  la  conscience  de  leur 
beauté;  la  lumière  se  jouait  en  moires  soyeuses  sur  leurs 
croupes  polies;  leurs  crinières  s'éparpillaient  en  mèches 
brillantes  à  chaque  mouvement  de  leur  tête;  des  muscles 
puissants  s'élargissaient  à  leurs  jarrets  d'acier;  ils  avaient 
cet  air  doux  et  her.  ce  regard  presque  humain,  cette  élasti- 
cité du  mouvement  cette  piaffe  coquette,  ce  port  plein  d'a- 

14 


246  CONSTANTINOPLE. 

ristocratie  des  chevaux  de  pur  sang,  qui  font  concevoir  les 
idolâtries  et  les  passions  des  Orientaux  pour  ces  superbes 
créatures  dont  le  Koran  vame  les  qualités  et  recommande 
le  soin  en  plusieurs  endroits,  afin  d'ajouter  la  sanction  reli- 
gieuse à  ce  goût  naturel. 

Ces  chevaux  précédaient  le  sultan,  qui  montait  une  admi- 
rable bête  dont  la  housse  étincelait  de  rubis,  de  topazes,  de 
perles,  d'émeraudes  et  autres  pierres  précieuses  formant  les 
fleurs  d'un  feuillage  d'or. 

Derrière  le  sultan  marchaient  le  kislar-agassi  et  le  capou- 
agassi,  le  chef  des  eunuques  noirs  et  blancs  ;  puis  un  nain 
trapu,  obèse,  à  figure  féroce,  vêtu  en  pacha,  qui  remplit  au- 
près de  son  maître  l'office  des  fous  à  la  cour  des  rois  du 
moyen  âge.  Ce  nain,  que  Paul  Véronèse  eût  placé  un  per- 
roquet au  poing,  habillé  d'un  surcot  mi-parti,  ou  jouant  avec 
un  lévrier  dans  un  de  ses  repas,  était  hissé,  sans  doute  par 
contraste,  sur  le  dos  d'un  grand  cheval  que  ses  jambes 
cagneuses  embrassaient  à  peine.  Je  crois  qu'il  est  le  seul  do 
son  espèce  existant  aujourd'hui  en  Europe  :  la  charge  de 
Caillette,  de  Triboulet  et  de  l'Angeli  ne  s'est  conservée  qu'en 
Turquie. 

Les  eunuques  ne  portent  plus  ce  haut  bonnet  blanc  dont 
on  les  coiffe  dans  les  opéras-comiques  ;  le  fez  et  la  redingote 
composent  leur  costume,  mais  ils  n'en  ont  pas  moins  un 
aspect  particulier  qui  les  fait  aisément  reconnaître  :  le 
kislar-agassi  est  assez  hideux  avec  sa  noire  figure  glabre, 
peaussue  et  glacée  de  tons  grisâtres  ;  mais  le  capou-agassi 
j'emporte  en  laideur,  n'étant  pas  masqué  par  un  teint  de 
nègre.  Sa  face  empâtée  d'une  graisse  malsaine,  sillonnée  de 
petits  plis  et  d'une  lividité  blafarde,  où  clignent  deux  yeux 
morts  sous  une  paupière  molle,  sa  lèvre,  pendante  et  rechi- 
gnée,  lui  donnent  l'air  d'une  vieille  femme  de  mauvaise 
humeur.  Ce  sont  pourtant  de  puissants  personnages  que  ces 


LE  BEIRAM.  247 

deux  monstres  :  les  revenus  de  la  Mecque  et  de  Médine  leur 
sont  affectés;  ils  sont  immensément  riches,  et  font  la  pluie 
et  le  beau  temps  dans  le  sérail,  quoique  leur  empire  soit 
bien  diminué  aujourd'hui.  Ce  sont  eux  qui  gouvernent 
absolument  ces  essaims  de  houris  que  jamais  ne  profar?.^  le 
regard  humain,  et,  comme  vous  le  pensez,  ils  sont  le  centre 
de  mille  intrigues. 

Un  peloton  de  gardes  du  corps  fermait  la  marche.  Cû 
cortège  éblouissant,  quoique  moins  varié  qu'il  ne  Tétait 
autrefois,  lorsque  tout  le  luxe  asiatique  brillait  sur  les  cos- 
tumes fantasques  des  pachas,  des  capidgis-pachas,  des 
bostandgis,  des  mabaindzés,  des  janissaires,  avec  leurs  tur- 
bans, leurs  kalpacks,  leurs  casques  circassiens,  leurs  arque- 
buses à  rouet,  leurs  masses  d'armes,  leurs  arcs  et  leurs 
flèches,  disparut  par  l'arcade  du  passage  qui  mène  du  sé- 
rail à  Sainte-Sophie;  puis,  au  bout  d'une  heure  environ, 
il  revint  et  défila  en  sens  inverse,  mais  dans  le  même 
ordre. 

Pendant  ce  temps,  nous  étions  allés  nous  placer,  mes 
compagnons  et  moi,  sur  un  puits  recouvert  de  planches  qui 
formait  une  espèce  de  tribune,  dans  une  immense  cour 
plantée  de  grands  arbres,  tout  près  du  kiosque  devant  la 
porte  duquel  devait  avoir  lieu  la.cérémonie  du  baise-pied. — 
En  face  de  nous  se  développait  un  grand  bâtiment  surmonté 
d'une  multitude  de  colonnes  peintes  en  jaune,  à  l'exception 
de  la  base  et  du  chapiteau  rechampis  de  blanc.  —  Ces  co- 
lonnes étaient  des  cheminées,  et  ces  vastes  bâtisses  des 
cuisines;  car  chaque  jour  quinze  cents  bouches,  suivant 
l'expression  turque,  «  mangent  le  pain  du  Grand  Seigneur.  » 

Nous  avions  grand'peine  à  nous  maintenir  sur  notre  per- 
choir, à  l'assaut  duquel  montaient  d'instant  en  instant  de 
nouveaux  curieux  que  nous  repoussions  à  coups  de  coude; 
mais,  en  définitive,  nous  restâmes  maîtres  de  la  place. 


248  CONSTANTINOPLE. 

En  attendant  que  le  cortège  revienne,  décrivons  l'endroit 
où  se  passe  le  baise-pied.  C'est  un  grand  kiosque  dont  le  toit, 
soutenu  par  des  colonnes,  se  projette  en  auvent  tout  autour 
de  la  construction.  Ces  colonnes,  dont  les  bases  et  les  cha- 
piteaux sont  sculptés  dans  le  goût  d'ornementation  de 
l'Alhambra,  soutiennent  des  arcades  et  des  poutrelles  qui 
arc-boutent  le  rebord  du  toit,  dont  le  dessous  est  curieuse- 
ment travaillé  de  losanges,  de  compartiments  et  d'entrelacs; 
la  porte,  flanquée  de  deux  niches,  s'ouvre  dans  une  masse 
de  découpures,  de  rinceaux,  de  fleurons  et  d'arabesques, 
parmi  lesquels  se  contournent  quelques  chicorées  et  quel- 
ques ornements  rocaille,  sans  doute  ajoutés  après  coup, 
comme  cela  arrive  souvent  dans  les  palais  turcs.  Sur  le  mur, 
de  chaque  côté  de  la  porte,  sont  peintes  deux  perspectives 
chinoises  comme  on  en  voit  dans  les  comédies  d'enfants, 
représentant  des  galeries  dont  le  pavé  quadrillé  de  blanc  et 
de  noir  se  prolonge  à  l'infini.  Ces  fresques  bizarres  doivent 
être  l'ouvrage  de  quelque  vitrier  génois  fait  captif  par  les 
corsaires  barbaresques,  et  elles  produisent  un  singulier  effet 
sur  ce  bijou  d'architecture  musulmane. 

Le  sultan,  suivi  de  quelques  hauts  dignitaires,  pénétra 
dans  le  kiosque,  où  il  prit  une  légère  collation;  cet  inter- 
valle fut  employé  aux  derniers  préparatifs  de  la  réception. 
On  étendit  à  terre,  devant  le  kiosque,  entre  les  deux  colonnes 
de  l'arcade  correspondant  à  la  porte,  un  tapis  de  cachemire 
noir  sur  lequel  on  posa  un  trône,  ou  plutôt  un  divan  en 
forme  de  canapé,  tout  couvert  de  plaques  d'or  ou  de  vermeil 
d'un  travail  byzantin.  Un  escabeau  d'un  goût  semblable  fut 
placé  au  pied  du  trône,  et  la  musique  se  rangea  en  demi- 
cercle,  la  figure  tournée  vers  le  kiosque. 

Lorsque  Abdul-Medjid  reparut,  la  musique  éclata  en  fan- 
fares; les  troupes  poussèrent  le  cri  consacré  :  «  Vive,  vive  à 
jamais  le  glorieux  sultan  !  »  Un  frémissement  d'enthousiasme 


LE  BEÏRAM.  249 

parcourut  la  foule.  Tout  le  monde  était  ému,  môme  les 
spectateurs  non  musulmans. 

Abdul-Medjid  se  tint  debout  quelques  instants  sur  l'esca- 
beau :  à  son  fez,  une  agrafe  de  diamants  fixait  l'aigrette  de 
plumes  de  héron,  signe  du  pouvoir  suprême;  une  espèce  de 
paletot  large  en  drap  bleu  foncé,  retenu  par  une  boucle 
de  brillants,  sous  lequel  scintillaient  les  dorures  de  son 
uniforme,  un  pantalon  de  satin  blanc,  des  bottes  ver- 
nies où  miroitait  la  lumière,  et  des  gants  paille  très- 
justes,  composaient  ce  costume  d'une  simplicité  qui  fai- 
sait pourtant  pâlir  toutes  les  chamarrures  des  personnages 
subalternes.  Puis  il  se  rassit,  et  les  prosternations  commen- 
cèrent. 

J'ai  déjà  donné  un  portrait  du  sultan,  mais  rapidement 
crayonné  et  comme  saisi  au  vol;  je  pourrai  achever  ici  cette 
esquisse,  car  la  cérémonie  du  beïram  ne  dure  pas  moins  de 
deux  heures,  et  j'eus  tout  le  temps  de  le  regarder.  Sultan 
Abdul-Medjid-Khan  est  né  le  11e  jour  du  mois  de  chaaban, 
l'an  1238  de  l'hégire  (25  avril  1823);  il  avait  donc,  lorsque 
je  le  vis  en  1852,  vingt-neuf  ans  et  quelques  mois.  Monté  à 
seize  ans  sur  le  trône,  où  il  succédait  à  sultan  Mahmoud, 
il  avait  déjà  régné  treize  années.  Sa  figure  immobile  m'a 
paru  profondément  empreinte  des  satiétés  suprêmes  du  pou- 
voir; un  ennui  fixe  et  intense  toujours  égal  à  lui-même, 
éternel  comme  la  neige  des  hauts  lieux,  lui  faisait  comme 
un  masque  de  marbre  et  solidifiait  des  traits  assez  peu  régu- 
liers. Le  nez  n'a  pas  cette  courbe  aquiline  du  type  turc;  les 
joues  sont  pâles  et  encadrées  d'une  barbe  fine  et  brune,  et 
martelées  de  quelques  plans  qui  trahissent  la  fatigue;  le 
front,  autant  que  le  fez  le  laisse  voir,  m'a  paru  large  et  plein  ; 
quant  aux  yeux,  je  ne  puis  les  comparer  qu'à  des  soleils 
noirs  arrêtés  dans  un  ciel  de  diamant;  aucun  objet  ne  sem- 
blait s'y  réfléchir  ;  comme  les  yeux  des  extatiques,  on  les 


250  CONSTANTINOPLE. 

eût  crus  absorbes  par  quelque  vision  insaisissable  au  regard 

vulgaire. 

Cette  physionomie  n'était,  du  reste,  ni  sombre,  ni  terri- 
ble, ni  cruelle  ;  elle  était  extra-humaine  :  je  ne  puis  trouver 
de  meilleur  mot.  On  sentait  que  ce  jeune  homme,  assis 
comme  un  dieu  sur  un  trône  d'or,  n'avait  plus  rien  à  dési- 
rer au  monde;  que  tous  les  rêves  les  plus  charmants  étaient 
pour  lui  d'insipides  réalités,  et  qu'il  se  glaçait  lentement 
dans  cette  froide  solitude  des  êtres  uniques.  En  effet,  du 
sommet  de  sa  grandeur,  il  n'aperçoit  la  terre  que  comme  un 
vague  brouillard,  et  les  têtes  les  plus  élevées  arrivent  à 
peine  au  niveau  de  ses  bottes. 

Il  n'y  a  que  les  plus  hauts  dignitaires  qui  aient  le  droit 
de  baiser  les  pieds  du  glorieux  sultan.  Cette  insigne  faveur 
est  réservée  au  vizir,  aux  ministres  et  aux  pachas  privilégiés. 

Le  vizir  partit  de  l'angle  du  kiosque  correspondant  à  la 
droite  du  sultan,  décrivit  un  demi-cercle  en  suivant  inté- 
rieurement la  ligne  des  gardes  du  corps  et  des  musiciens, 
puis,  arrivé  en  face  du  trône,  il  s'avança  jusqu'à  l'escabeau 
après  avoir  fait  le  salut  oriental,  et,  se  courbant  sur  les 
pieds  du  maître,  il  baisa  sa  botte  sacrée  aussi  révérencieuse- 
ment  qu'un  fervent  catholique  peut  baiser  la  mule  du  pape  : 
la  cérémonie  accomplie,  il  se  retira  à  reculons  et  fit  place 
à  un  autre. 

Même  salut,  même  génuflexion,  même  prosternement, 
même  promenade  pour  les  sept  ou  huit  premières  personnes 
de  lemp're.  Pendant  ces  adorations,  la  figure  du  sultan, 
restait  impassible  :  ses  prunelles  fixes  regardaient  sans  voir, 
comme  les  prunelles  de  marbre  des  statues;  aucun  tressail- 
lement de  muscle,  aucun  jeu  de  physionomie,  rien  qui  pût 
faire  croire  qu'il  s'aperçût  de  ce  qui  se  passait;  en  effet,  le 
magnifique  padischa  pouvait-il  démêler,  à  la  distance  pro- 
digieuse qui  le  sépare  des  humains,  les  humbles  vermisseaux 


LE  BEIRAM.  251 

qui  se  tortillaient  à  ses  pieds  dans  la  poussière?  Et  cepen- 
dant cette  immobilité  indifférente  n'avait  rien  d'emphatique 
ni  de  tendu.  C'était  la  négligence  aristocratique  et  distraila 
du  grand  seigneur,  recevant  les  honneurs  qui  lui  sont  dm 
sans  y  prendre  autrement  garde;  la  somnolence  dédai- 
gneuse du  dieu  fatigué  par  ses  dévots,  trop  heureux  qu'il 
veuille  bien  les  souffrir. 

Une  remarque  bizarre  que  ce  défilé  de  pachas  me  mit 
à  même  de  faire,  c'est  l'obésité  énorme  des  personnages 
investis  de  hauts  grades;  ils  atteignaient  des  proportions 
vraiment  monstrueuses,  des  rotondités  d'hippopotame  et  de 
poussah,  qui  leur  rendaient  l'accomplissement  de  l'étiquette 
tout  à  fait  laborieux.  On  ne  saurait  se  faire  une  idée  des 
contorsions  de  ces  gros  êtres,  obligés  de  se  courber  jusqu'au 
sol  et  de  se  relever;  quelques-uns,  plus  larges  que  hauts,  et 
semblables  à  des  superpositions  de  boules,  manquèrent  de  pi- 
quer du  nez  en  terre  et  de  rester  étendusaux  pieds  du  maître. 

A  côté  de  ces  prodigieux  Turcs,  Lablache  paraîtrait 
svelte  et  mignon.  Cet  embonpoint  anormal  envahit  les 
Turcs  souvent  de  fort  bonne  heure.  Il  nous  est  arrivé  de 
rencontrer  aux  eaux  d'Asie  et  d'Europe  de  jeune  fils  de  pa- 
chas déjà  tout  bouffis  de  graisse  à  dix  ou  douze  ans,  et  qui 
assurément  devaient  peser  deux  cents  livres;  ils  faisaient 
déjà  ployer  le  cheval  barbe  qui  les  portait,  et  près  duquel 
un  sais  marchait  la  main  appuyée  sur  la  croupe.  Par  un 
contraste  qu'on  prendrait  pour  une  raillerie  philosophique 
faite  à  plaisir,  tous  les  employés  inférieurs  n'ont  que  la  peau 
et  les  os  :  la  caricature  des  gras  et  des  maigres,  de  Breughel, 
serait  de  circonstance  en  Turquie.  La  décroissance  de  l'obé- 
sité suit  une  proportion  presque  mathématique  mesurée  par 
le  grade.  On  dirait  que  les  fonctions  sont  distribuées  selon 
le  poids. 

Après  les  pachas  vint  leScheick  ul-islam  en  caftan  blanc, 


252  CONSTANTINOPLE. 

en  turban  de  même  couleur  maintenu  par  une  bande  d'or 
traversant  le  front;  le  Scheick  ul-islam  est  en  quelque 
sorte  le  pape  mahométan,  un  personnage  très-puissant  et 
très-vénéré.  Aussi,  lorsque,  après  avoir  fait  le  salut  d'u- 
sage, il  fit  mine  de  se  baisser  comme  les  autres,  Abdul- 
Medjid  sortit  de  son  calme  marmoréen,  et,  satisfait  de  cette 
marque  de  déférence,  il  le  releva  gracieusement. 

Les  ulémas  défilèrent  ensuite;  mais,  au  lieu  de  baiser  la 
botte  du  sultan,  ils  se  contentaient  de  toucher  de  leurs  lè- 
vres le  bord  de  son  paletot,  n'étant  pas  assez  grands  person- 
nages pour  mériter  une  telle  faveur.  —  Ici  un  petit  incident 
troubla  la  cérémonie  :  l'ancien  schérif  de  la  Mecque,  petit 
vieillard  à  teint  de  cuir  de  Cordoue  et  à  barbe  grisonnante, 
destitué  pour  cause  de  fanatisme,  se  précipita  aux  pieds  du 
sultan,  qui  le  repoussa  assez  vivement  pour  se  dérober  à  son 
hommage,  et  lui  fit  un  geste  impérieux  de  refus;  deux 
grands  jeunes  gens  presque  mulâtres,  tant  ils  étaient  basa- 
nés, vêtus  de  longues  pelisses  vertes  et  coiffés  de  turbans  à 
bandelettes  d'or,  qui  paraissaient  être  les  fils  du  vieillard, 
essayèrent  aussi  de  se  jeter  aux  pieds  du  sultan  ;  mais  ils  ne 
furent  pas  mieux  accueillis,  et  on  les  conduisit  hors  de  l'en- 
ceinte tous  les  trois. 

Aux  ulémas  succédèrent  d'autres  employés  militaires  ou 
civils  d'un  grade  moins  élevé,  et  qui  ne  pouvaient  prétendre 
à  baiser  la  botte  ni  le  paletot  :  —  un  bout  de  la  ceinture  du 
sultan,  soutenu  par  un  pacha,  offrait  à  leurs  lèvres  sa  frange 
d'or  à  l'extrémité  du  divan.  ■ —  C'était  assez  pour  eux  de 
toucher  une  chose  en  contact  avec  le  maître;  ils  arrivaient 
les  uns  après  les  autres,  décrivant  le  cercle  entier,  por* 
taient  la  main  à  leur  cœur  et  à  leur  front,  après  l'avoif 
descendue  jusqu'à  terre,  effleuraient  l'écharpe  et  passaient.  Le 
nain,  debout  derrière  le  trône,  les  regardait  d'un  air  narquois 
avec  une  grimace  de  gnome  malfaisan»- 


LE  BEIRÀM.  253 

Pendant  ce  temps,  la  musique  jouait  des  airs  de 
YElisire  (Tamore  et  de  la  Lucrère  Boroia,  le  canon 
tonnait  au  loin,  et  les  pigeons  effrayés  du  sultan 
Bayezid  s'envolaient  par  folles  bouffées  et  tour- 
noyaient au-dessus  des  jardins  du  sérail.  Quand  le 
dernier  fonctionnaire  eut  r^ndu  son  hommage,  le 
sultan  rentra  dans  son  i$é$que,  au  bruit  de  vivats 
frénétiques,  et  nous  retournâmes  à  Péra  chercher 
un  déjeuner  dont  nous  avions  cruellement  besoin. 


XXI 


LE  CHARLEMAGNE.  —  LES  INCENDIES 


L'on  pariait  depuis  longtemps  de  l'arrivée  du  Charle- 
magne,  qui  se  faisait  attendre,  —  et  il  était  passé  à  l'état 
de  vaisseau  chimérique,  de  navire  Argo  ou  de  voltigeur 
hollandais,  —  lorsqu'un  beau  matin  on  vit,  au  moment  où 
Ton  n'y  pensait  plus,  se  prélasser  devant  l'échelle  de  Top'- 
Hané,  à  l'entrée  de  la  Corne-d'Or,  un  superbe  bâtiment  sous 
pavillon  tricolore,  portant  à  sa  proue  un  buste  d'empereur, 
et  à  sa  poupe  ce  nom  écrit  en  lettres  d'or  :  Charlemagne. 
Comment  était-il  venu  là?  Par  quelle  magie  se  trouvait-il 
au  milieu  du  port?  A  ses  flancs  sabordés  d'une  triple  ligne 
d'embrasures  de  canons,  nulle  trace  de  tambour  pour  les 
roues  ;  sur  son  pont,  aucune  apparence  de  tuyau  ;  aux 
vergues,  des  voiles  carguées  et  ficelées;  aux  mâts,  des 
flammes  que  faisait  onduler  un  veut  contraire  :  c'était  à 
n'y  rien  comprendre.  Aussi,  parmi  le  peuple,  le  bruit  se 
répandit-il  que  c'était  une  nef  magique  manœuvrée  par  les 
Djinns  et  les  A  frites. 


LES  INCENDIES.  255 

Des  difficultés  diplomatiques  suscitées,  dit-on,  par  l'Au- 
triche et  la  Russie  s'étaient  opposées  à  l'entrée  du  Charle- 
magne  dans  le  détroit  où  ne  doit  pénétrer  aucun  vaisseau- 
de  ligne  sans  un  firman.  Le  firman  fut  enfin  accordé,  et, 
pour  légitimer  encore  davantage  la  présence  d'un  tel  navire 
dans  les  eaux  de  la  Corne-d'Or,  M.  le  marquis  de  Lavalette, 
ambassadeur  de  France,  montait  le  Charlemagne  ;  ce  qui 
aplanissait  tout.  Le  Charlemagne,  c'était  la  France;  et  ainsi 
fut  satisfaite  la  curiosité  de  Mehemet-Ali,  le  capitan-pacha, 
qui  désirait  voir  un  vaisseau  mixte. 

Les  caïques  rôdaient  timidement  autour  du  colosse  marin 
comme  des  harengs  autour  d'une  baleine,  craignant  quelque 
coup  de  queue  ou  de  nageoire;  enfin,  quelques-uns  se  dé- 
cidèrent à  accoster  ses  flancs  noirs,  et  les  visiteurs  enhardis 
se  hissèrent  le  long  des  tire-veilles.  —  Je  fus  un  de  ceux-là. 
En  posant  le  pied  sur  le  pont,  le  premier  visage  que  j'a- 
perçus fut  un  visage  de  connaissance.  Giraud  me  souriait 
amicalement  derrière  sa  moustache  rousse,  et  secouait  en 
mon  honneur  son  épaisse  crinière  bouclée;  je  lui  répondis 
par  un  salamaleck  à  la  Covielle  dans  la  cérémonie  du  Bour- 
geois Gentilhomme,  d'une  couleur  orientale  satisfaisante. 
Dans  mes  voyages  j'ai  cette  chance  de  rencontrer  Giraud, 
aimable  et  spirituel  compagnon  s'il  en  fut;  j'avais  déjà  eu 
ce  bonheur  en  Espagne;  je  me  hâtai  de  lui  indiquer  tous 
les  quartiers  affreux,  toutes  les  ruelles  abominables  qui  font 
le  désespoir  des  amateurs  de  la  rue  de  Rivoli  et  la  joie 
éternelle  des  peintres.  —  J'allai  ensuite  rendre  mes  devoirs 
à  l'ambassadeur,  que  j'avais  l'honneur  de  connaître  un  peu, 
et  qui  me  reçut  avec  bienveillance;  puis  Giraud  me  pré- 
senta à  ses  amis  les  officiers,  et  je  fus  promené  dans  les  trois 
ponts  du  navire,  pérégrination  qui  surprend  toujours, 
même  lorsqu'elle  n'est  pas  nouvelle  pour  vous;  car  un 
vaisseau  de  guerre  est  une  des  njus  prodigieuses  réalisations 


256  CONSTANTINOPLE. 

de  la  puissance  humaine  :  douze  ou  treize  cents  hommes 
fourmillent,  mangent,  dorment,  manœuvrent  sans  le  moin- 
dre désordre  dans  cet  espace  rétréci  par  quatre-vingts  ca- 
nons, une  puissante  marin  ne  haute  comme  une  maison  à 
deux  étages,  la  soute  aux  poudres,  la  soute  au  charbon,  la 
cambuse  et  des  provisions  pour  plusieurs  mois.  C'est  à  la 
fois  une  ville,  une  forteresse  et  une  locomotive.  —  Les  mé- 
nagères hollandaises  qui  se  croient  propres  ne  sont  que 
d'infâmes  souillons  à  côté  des  marins,  que  nul  n'égale  dans 
l'art  de  balayer,  de  laver,  de  poncer,  de  vernir  et  de  donner 
son  lustre  à  chaque  objet.  Pas  une  souillure  aux  planchers, 
pas  une  tache  de  rouille  ou  de  vert-de-gris  aux  fers  ou  aux 
cuivres;  tout  brille,  tout  reluit  :  les  panoplies  étincellent 
d'un  éclat  toujours  neuf,  l'acajou  d'une  table  anglaise  pré- 
parée pour  le  thé  du  matin  est  moins  net  à  coup  sûr  que 
le  pont  d'un  navire.  «  On  pourrait  y  manger  la  soupe  » 
comme  dit  une  énergique  locution  vulgaire;  et  parmi  tous 
ces  cordages,  qui  ont  chacun  leur  nom  et  s'entre-croissent 
comme  des  fils  d'araignée,  pas  un  nœud,  pas  un  enchevê- 
trement, pas  une  erreur  :  tout  cela  joue  et  glisse  sur  ses 
poulies,  et  se  rattache  où  il  faut  avec  une  précision  et  un 
ordre  admirables. 

Je  revins  à  terre,  où  la  discussion  continuait  à  propos  du 
Charlemagne.  Son  hélice,  entièrement  submergée,  sa  chemi- 
née, dont  le  tuyau  rentrait  comme  les  tubes  d'une  lorgnette, 
lui  laissaient  toute  l'apparence  d'un  navire  à  voile,  et  ce  ne 
fut  que  plus  tard,  lorsqu'il  fit  une  excursion  à  Thérapia, 
que  les  caïdjis,  émerveillés,  furent  bien  forcés  de  l'admettre 
comme  bateau  à  vapeur,  en  voyant  la  fumée  sortir  du  tuyau 
jailli  de  dessous  le  pont  comme  par  enchantement,  et  un  re- 
mous écumeux  se  former  derrière  la  poupe  et  faire  vaciller 
leurs  frêles  embarcations. 

Le  lendemain,  l'ambassadeur  fit  sa  descente  avec  le  ce- 


LES  INCENDIES.  25? 

émonial  officiel,  il  fut  reçu  à  terre  par  les  deux  délègues 
du  commerce  et  ce  qu'à  l'étranger  on  appelle  la  nation,  — 
c'est  dire  tous  les  Français  présents  à  Constantinople.  Je 
pris  place  parmi  les  rangs  du  cortège,  et  nous  accompa- 
gnâmes M.  de  la  Valette  jusqu'au  palais  de  l'ambassade,  si- 
tué dans  la  grande  rue  de  Péra  :  cette  cérémonie  a  quelque 
chose  de  touchant.  Cette  poignée  d'hommes  perdus  dans 
cette  ville  immense  où  règne  une  religion  différente,  où  se 
parle  une  langue  dont  les  racine^  nous  sont  inconnues,  où 
tout  est  différent  de  nos  usages, lois,  mœurs,  costumes,  se 
rassemblant  et  formant  une  petite  patrie  autour  de  l'ambas- 
sadeur, en  qui  se  personnifie  la  France,  avait  une  poésie 
sentie  des  moins  susceptibles  de  ce  genre  d'impression.  — 
11  y  avait  là  des  gens  qui  marchaient  tête  nue  sous  un  soleil 
brûlant,  et  qui,  certes,  professaient  des  opinions  opposées 
à  celles  du  gouvernement  représenté  par  M.  de  la  Valette, 
des  républicains,  des  exilés  même;  mais  à  cette  distance 
toute  hostilité  particulière  disparaît  ;  on  ne  se  souvient  plus 
que  de  Y  aima  mater,  de  la  sainte  mère  commune.  —  L'ar- 
rivée du  Charlemagne  avait  causé  quelque  effervescence 
parmi  la  population  turque,  et,  en  cas  d'avanie  ou  d'insulte. 
on  se  serait  assurément  fait  tuer  jusqu'au  dernier  autour 
de  l'ambassadeur;  mais  la  caravane  française  parvint  heu- 
reusement au  palais,  malgré  les  regards  obliques  des  vieux 
fanatiques  qui  regrettent  encore  le  temps  des  janissaires,  et 
ne  peuvent  voir  passer  un  Franc  sans  lui  grommeler,  sous 
leur  moustache  blanche,  l'injure  sacramentelle  de  Chien  de 
chrétien! 

La  présence  du  Charlemagne  à  Constantinople  concorda 
avec  de  nombreux  incendies;  il  n'y  en  eut  pas  moins  de 
quatorze  en  une  semaine,  et  la  plupart  très  considérables. 
A  quoi  fallait-il  les  attribuer?  A  l'extrême  sécheresse  qui 
taisait  de  ces  maisons  de  poutrelles  et  de  planchettes  à  demi 

15 


258  C0NSTANT1N0PLE. 

pourries  de  vétusté'  autant  de  morceaux  d'amadou  prêts  à 
s'enflammer  à  la  moindre  étincelle;  aux  sortilèges  jetés  pso- 
le  mystérieux  bateau  à  vapeur  sans  roue  et  sans  cheminée, 
comme  le  croyait  fermement  la  populace;  à  des  corporations 
de  charpentiers  curieux  de  se  créer  de  l'ouvrage,  ou  à  une 
cause  politique,  ainsi  qu'en  étaient  persuadés  des  gens  bien 
au  fait  des  moeurs  orientales  ? 

A  la  suite  du  Ramadan,  qui,  par  ses  jeûnes  et  ses  exer- 
cices de  piété,  exalte  les  imaginations,  il  se  manifeste  ordi- 
nairement une  recrudescence  de  fanatisme,  et  ce  mouvement 
des  esprits  n'était  pas  favorable  à  Reschid-Pacha,  alors  mi- 
nistre, accusé  de  pencher  vers  les  idées  européennes,  et 
regardé  presque  comme  un  giaour  par  les  vieux  Turcs  en 
caftan  vert  et  en  gros  turbans,  pareils  à  ces  mannequins 
habillés  que  Ton  conserve  derrière  les  vitrines  de  l'Elbi- 
cei-Atika,  ce  cabinet  de  Gurtius  de  l'ancienne  nationalité 
ottomane.  Quoiqu'il  y  ait  à  Constantinople  un  journal  fran- 
çais très-bien  dirigé  par  M.  Noguès,  comme  ce  journal  est 
subventionné  par  l'État,  l'opposition,  au  lieu  de  faire  des 
articles,  allume  un  quartier,  manière  significative  de  té- 
moigner sa  mauvaise  humeur,  —  on  le  dit,  du  moins,  — 
nous  avons  peine  à  le  croire,  bien  que  ce  moyen  fût  employé 
autrefois  par  les  janissaires  mécontents;  d'autres  voyaient 
dans  ces  incendies  qui,  à  peine  éteints,  se  rallumaient  sur 
un  autre  point  de  la  ville,  la  torche  ou  du  moins  l'allumette 
chimique  de  la  Russie  essayant  d'indisposer  la  population 
contre  la  France  ;  mais  le  courage  avec  lequel  l'équipage  du 
Charlemagne  courait  au  feu,  M.  Rigaud  de  Genouilly  en 
tête,  grimpant,  la  hache  en  main,  sur  les  maisons  embrasées, 
disputant  les  victimes  aux  flammes,  lui  eût  bientôt  concilié 
la  bienveillance  générale.  Reschid-Pacha  fut  remplacé  par 
Fuad-Effendi,  continuateur  de  ses  idées.  Cette  légère  conces- 
sion ramena  le  calme  dans  les  esprits,  et  les  incendies  s'arrête» 


LES  INCENDIES.  259 

rent,  peut-être  naturellement,  peut-être  pour  cette  raison. 

Avec  une  ville  presque  toute  construite  en  bois  et  la  né- 
gligence, résultat  du  fatalisme  turc,  l'incendie  peut  être 
considéré  comme  un  fait  normal  à  Constantinople.  Une 
maison  ayant  une  soixantaine  d'années  de  date  est  une 
rareté.  Excepté  les  mosquées,  les  aqueducs,  les  murailles  et 
les  fontaines,  quelques  maisons  grecques  du  Phanar,  quel- 
ques constructions  génoises  à  Galata,  tout  est  en  planches; 
les  âges  disparus  n'ont  laissé  aucun  témoignage  sur  ce  sol, 
perpétuellement  balayé  par  la  flamme  ;  la  face  de  la  ville  se 
renouvelle  entièrement  chaque  demi-siècle,  sans  varier 
pourtant  beaucoup.  Je  ne  parle  pas  de  Péra,  Marseille  d'O- 
rient, qui,  sur  la  place  de  chaque  baraque  de  bois  brûlée, 
élève  aussitôt  une  solide  maison  de  pierre,  et  qui  sera  bien- 
tôt une  ville  tout  à  fait  européenne. 

Au  sommet  de  la  tour  du  Seraskier,  phare  blanc  dune 
hauteur  prodigieuse,  s'élevant  dans  l'azur,  non  loin  des 
dômes  et  des  minarets  du  sultan  Payezid,  tourne  perpé- 
tuellement une  vigie  qui  regarde  si,  dans  l'immense  horizon 
déroulé  en  panorama  à  ses  pieds,  quelque  fumée  noire, 
quelque  langue  rouge  ne  jaillit  pas  par  l'interstice  d'un 
toit.  Quand  la  vigie  aperçoit  un  commencement  d'incendie, 
on  suspend  au  haut  du  phare  un  panier  si  c'est  le  jour, 
une  lanterne  si  c'est  la  nuit,  avec  une  certaine  combinaison 
de  signaux  qui  indique  le  quartier  de  la  ville;  le  canon 
tonne,  et  le  cri  lugubre  :  Stamboul  hiangin  varï  retentit 
sinistrement  par  les  rues,  tout  le  monde  s'émeut,  e*.  les 
porteurs  d'eau  (saccas),  qui  sont  en  même  temps  les  pom- 
piers, s'élancent  au  pas  de  course  dans  la  direction  désignée 
par  la  vedette. 

Une  vigie  pareille  est  établie  sur  la  tour  de  Galata,  qui 
fait  presque  face,  de  l'autre  coté  de  la  Gorne-d'Or,  à  la  tour 
du  Seraskier. 


260  CONSTANTINOPLE. 

Le  sultan,  les  vizirs  et  les  pachas  sont  tenus  de  se  porter 
en  personne  aux  incendies.  Si  le  sultan  est  retiré  au  fond  du 
harem  avec  une  femme,  une  odalisque  vêtue  de  rouge,  la 
tête  coiffée  d'un  turban  écarlaie,  pénétre  jusqu'à  la  chambre, 
soulève  la  portière  et  se  tient  debout,  silencieuse  et  sinistre. 
L'apparition  de  ce  fantôme  flamboyant  lui  annonce  que  le 
feu  est  à  Constantinople,  et  qu'il  ait  à  faire  son  devoir  de 
souverain. 

J'étais  un  jour  assis  sur  une  tombe,  occupé  à  griffonner 
quelques  vers,  dans  le  petit  Champ-des-MortsdePéra,  lorsque 
je  vis  monter  à  travers  les  cyprès  une  fumée  bleuâtre  qui 
devint  jaune,  puis  noire,  et  laissa  passer  quelques  jets  de 
flamme  étouffés  par  l'éclatante  lumière  du  soleil;  je  me 
levai,  je  cherchai  une  place  découverte,  et  j'aperçus  au  bas 
de  la  colline  funèbre  Kassim-Pacha  qui  brûlait.  Kassim- 
Pacha  est  un  quartier  assez  misérable,  peuplé  de  pauvres 
gens  :  de  Juifs,  d'Arméniens,  resserré  entre  le  cimetière  et 
l'arsenal.  —  Je  descendis  sa  principale  rue,  bordée  d'é- 
choppes et  de  baraques,  dont  le  milieu  est  occupé  par  un 
ruisseau  fangeux,  espèce  d'égout  à  ciel  ouvert,  traversé  de 
ponceaux;  l'incendie  était  encore  concentré  aux  environs 
d'une  mosquée  dont  je  ne  saurais  mieux  comparer  le  minaret 
qu'à  une  chandelle  coiffée  d'un  éteignoir  de  fer-blanc.  Je 
craignais  de  voir  ce  minaret  fondre  dans  les  flammes,  qu'un 
changement  de  vent  poussa  dans  une  autre  direction,  en 
sorte  que  ceux  qui  croyaient  n'avoir  rien  à  craindre  se  trou- 
vèrent subitement  menacés. 

La  rue  était  encombrée  de  négresses  portant  des  matelas 
roulés,  de  hammals  chargés  de  coffres,  d'hommes  sauvant 
leurs  tuyaux  de  pipes,  de  femmes  effarées  traînant  d'une 
main  un  enfant,  et  de  Tautre  un  paquet  de  bardes  ;  dG  cawas 
et  de  soldats  armés  de  longs  crochets,  desaccas  courant  à  tra- 
ders la  foule,  leurs  pompes  sur  l'épaule,  d'hommes  à  cheval 


LES  INCENDIES.  261 

galopant  pour  aller  chercher  du  renfort  sans  le  moindre 
souci  des  piétons;  tout  le  monde  se  heurtait,  se  bousculait, 
se  renversait,  avec  des  cris  et  des  injures  en  toutes  sortes 
d'idiomes.  Le  tumulte  était  à  son  comble.  Pendant  ce  temps 
la  flamme  marchait  en  élargissant  le  cercle  de  ses  ravages. 
Craignant  d'être  jeté  à  terre  et  foulé  aux  pieds,  je  regagnai 
la  hauteur  de  Péra,  et,  me  hissant  sur  un  cippe  de  marbre 
de  Marmara,  je  regardai,  en  compagnie  de  Turcs,  de  Grecs 
et  de  Francs,  le  triste  spectacle  qui  se  déroulait  au  pied  de 
la  colline. 

Les  rayons  brûlante  du  midi  tombaient  d'aplomb  sur  les 
toits  de  tuiles  brunes  ou  de  planches  goudronnées  de  Kassim- 
Pacha,  dont  les  maisons  s'allumaient  successivement  comme 
les  fusées  d'un  feu  d'artifice.  D'abord  on  voyait  un  petit  jet 
de  fumée  blanche  sortir  par  quelque  interstice,  puis  une 
mince  langue  écarlate  suivait  la  fumée  blanche,  la  maison 
noircissait,  les  fenêtres  rougeoyaient,  et  au  bout  de  quelques 
minutes  tout  s'effondrait  dans  un  nuage  de  cendres. 

Sur  ce  fond  de  vapeur  enflammée  se  dessinaient,  au  bord 
des  toits,  en  silhouettes  noires,  des  hommes  qui  versaient 
de  l'eau  sur  les  planches  pour  les  empêcher  de  prendre  feu; 
d'autres,  avec  des  haches  et  des  crocs,  abattaient  des  pans 
de  murs  pour  circonscrire  l'incendie.  Des  saccas,  debout  sur 
une  poutre  transversale  restée  intacte,  dirigeaient  le  bec  de 
leurs  pompes  contre  ces  flammes;  de  loin,  ces  pompes  aux 
flexibles  tuyaux  de  cuir,  à  l'ajustage  de  cuivre  luisant, 
avaient  l'air  de  couleuvres  irritées  combattant  des  dragons 
ignivomes  et  leur  dardant  des  éclairs  argentés.  Quelquefois 
le  dragon  crachait  de  ses  flancs  noirs  un  tourbillon  d'étin- 
celles pour  faire  reculer  la  couleuvre;  mais  celle-ci  revenait 
à  la  charge,  sifflante  et  furieuse,  vibrant  une  lance  d'eau 
scintillante  comme  le  diamant.  Après  des  apaisements  et 
des  recrudescences,  l'incendie  s'éteignit  faute  de  pâture;  il 


5162  CONSTANTOOPLE. 

ne  resta  que  quelques  fumées  qui  montaient  lentement  des 

charbons  et  des  décombres. 

Le  lendemain,  j'allai  visiter  le  lieu  du  sinistre.  Deux  ou 
trois  cents  maisons  avaient  brûlé.  C'était  peu  de  chose  si 
l'on  considère  l'extrême  combustibilité  des  matériaux;  la 
mosquée,  protégée  par  ses  murailles  et  ses  cloîtres  de  pierre, 
était  restée  intacte.  Sur  l'emplacement  des  baraques  réduites 
en  cendres,  s'élevaient  seules  les  cheminées  de  briques  dont 
les  tuyaux  avaient  résisté  à  l'action  du  feu.  Rien  n'était 
plus  bizarre  que  ces  obélisques  rougeâtres  isolés  des  con- 
structions qui  les  entouraient  la  veille.  On  eût  dit  un  jeu 
d'énormes  quilles  plantées  là  pour  l'amusement  de  Typhon 
ou  de  Briarée. 

Sur  les  ruines  chaudes  et  fumantes  encore  de  leurs  mai- 
sons, les  anciens  propriétaires  s'étaient  construit  déjà  des 
abris  provisoires  au  moyen  de  nattes  de  jonc,  de  vieux  tapis 
et  de  morceaux  de  toile  à  voile  soutenus  par  des  piquets,  et 
fumaient  leur  pipe  avec  toute  la  résignation  du  fatalisme 
oriental;  des  chevaux  étaient  attachés  à  des  pieux  à  la  place 
où  avait  été  leur  écurie  ;  des  pans  de  cloison  et  des  bouts  de 
planches  clouées  reconstituaient  le  harem  ;  un  cawadji  cui< 
sinait  son  moka  au  fourneau,  seul  reste  de  sa  boutique,  sur 
l'emplacement  de  laquelle  se  tenaient  accroupis,  dans  la 
cendre,  tous  ses  fidèles  clients;  plus  loin,  des  boulangers 
écrémaient,  avec  des  sébiles  de  bois,  des  tas  de  blé  dont  la 
flamme  avait  grillé  seulement  la  première  couche  ;  ie  pauvres 
diables  cherchaient  sous  les  braises  mal  éteintes  des  clous  et 
des  ferraille*,  débris  de  leur  fortune,  mais  sans  avoir  l'air 
autrement  désolé.  Je  ne  vis  pas  à  Kassim-Pacha  ces  groupes 
éperdus,  ululants  et  désespérés,  qu'un  événement  pareil  ferait 
se  tordre,  en  France,  sur  les  décombres  d'un  village  ou  d'un 
quartier  incendié;  être  brûlé,  à  Gonstantinople,  est  une  chose 
toute  simple. 


LES  INCENDIES.  203 

Je  suivis  jusqu'à  la  Corne-d'Or,  tout  près  de  l'Arsenal,  le 
chemin  tracé  par  l'incendie.  Il  faisait  une  chaleur  horrible, 
augmentée  encore  par  les  émanations  d'un  sol  calciné  T 
chaud  de  la  flamme  à  peine  éteinte  ;  je  marchais  sur  des 
charbons  secouverts  par  une  cendre  perfide,  à  travers  des 
débris  à  demi  consumés  :  planches,  poutres,  solives,  frag- 
ments de  divans  et  de  bahuts;  tantôt  sur  des  places  grises, 
tantôt  sur  des  places  noires,  à  travers  des  fumées  rousses  eî 
des  réverbérations  de  soleil  à  enire  un  œuf,  puis  je  revins 
par  une  ruelle  assez  pittoresque,  le  long  d'un  ruisseau  en- 
combré de  savates  et  de  fragments  de  poterie  qui  fournirait, 
avec  ses  deux  ponts  branlants,  de  jolis  motifs  d'aquarelle  à 
Williams  Wyld  ou  à  Tesson. 

J'avais  vu  l'incendie  de  jour;  il  ne  me  manquait  plus  que 
l'incendie  de  nuit.  Ce  spectacle  ne  se  fit  pas  attendre;  un 
soir,  une  lueur  pourprée,  que  je  ne  saurais  mieux  com- 
parer qu'aux  rougeurs  de  l'aurore  boréale,  teignit  le  ciel 
de  l'autre  côté  de  la  Corne-d'Or;  je  prenais  une  glace  sur  la 
promenade  du  petit  Champ,  et  je  descendis  immédiatement 
pour  fréter  un  caïque  et  me  transporter  au  lieu  du  sinistre, 
lorsqu'en  passant  près  de  la  tour  de  Galata,  un  de  mes  amis 
de  Constantinople,  qui  m'accompagnait,  eut  l'idée  de  mon- 
ter à  la  tour  d'où  l'on  découvre  en  effet  la  rive  opposée  du 
port;  un  bacchich  eut  bientôt  levé  les  scrupules  du  gardien, 
et  nous  commençâmes  à  grimper  dans  l'obscurité,  tâtant  le 
mur  des  mains,  essayant  chaque  marche  du  pied,  par  un 
escalier  assez  difficile,  aux  spirales  interrompues  de  paliers 
et  de  portes.  Nous  arrivâmes  ainsi  jusqu'à  la  lanterne,  et, 
marchant  sur  les  lames  de  cuivre  qui  revêtent  le  sol,  nous 
allâmes  nous  appuyer  au  rebord  de  maçonnerie  dont  la  tour 
est  couronnée. 

C'était  le  magasin  des  huiles  et  des  suifs  qui  brûlait.  Ces 
bâtiments  sont  situés  au  bord  de  l'eau,  qui,  en  reflétant  les 


2fi4  C0NSTANT1N0PLE. 

flammes,  produisait  par  la  réverbération  l'aspect  d'un  double 
incendie  au  milieu  duquel  les  maisons  se  dessinaient  en 
silhouettes  noires  frappées  2omme  à  l'emporte-pièee  de 
trous  lumineux.  Des  traînées  de  feu,  brisées  par  l'oscillation 
des  vagues,  s'allongeaient  sur  la  Corne-d'Or,  semblable  à 
ce  moment  à  une  vaste  nappe  de  punch  ;  les  flammes  s'éle- 
vaient à  une  hauteur  prodigieuse,  rouges,  bleues,  jaunes, 
rertes,  selon  les  matériaux  qu'elles  dévoraient;  quelquefois 
une  phosphorescence  plus  vive,  une  lueur  plus  incandes- 
cente éclatait  dans  l'embrasement  général  ;  des  milliers  de 
flammèches  volaient  en  l'air  comme  les  pluies  d'or  et  d'ar- 
gent d'une  bombe  d'artifice,  et,  malgré  la  distance,  on  en- 
tendait la  crépitation  de  l'incendie.  Au-dessus  de  la  flamme, 
se  contournaient  d'énormes  masses  de  fumée  bleuâtres  d'un 
côté  et  de  l'autre  roses  comme  les  nuages  au  couchant.  La 
tour  du  Seraskier,  Yeni-Djami,  la  Solimanieh,  la  mosquée 
d'Achmet,  celle  de  Selim,  et  plus  haut,  sur  la  crôte  de  la 
colline,  les  arcades  de  l'aqueduc  de  Valens  brillaient  illu- 
minées de  reflets  rougeàtres;  les  barques  et  les  vaisseaux 
du  port  se  découpaient  en  ombres  chinoises  sur  un  fond 
écarlate;  deux  ou  trois  péniches  chauffées  trop  violemment 
prirent  feu,  et  l'on  put  craindre  un  moment  une  conflagra- 
tion générale  dans  cet  encombrement  de  navires;  mais  elles 
s'éteignirent  bientôt. 

Malgré  le  vent  froid  qui  nous  glaçait  à  cette  hauteur,  car 
nous  étions  assez  légèrement  vêtus,  mon  compagnon  et 
moi,  nous  ne  pouvions  nous  arracher  à  ce  spectacle  désas- 
treusement  magnifique,  qui  nous  faisait  comprendre  et 
presque  excuser,  par  sa  beauté,  Néron  regardant  brûler 
Rome  de  «sa  tour  du  Palatin.  Celait  un  flamboiement 
splendide,  un  feu  d'artifice  à  la  centième  puissance,  avec 
des  effets  que  la  pyrotechnie  ne  saura  jamais  atteindre;  et, 
comme  nous  n'avions  pas  le  remords  de  l'avoir  allumé,  nous 


LES  INCENDIES.  205 

pouvions  en  jouir  en  artistes,  tout  en  déplorant  un  tel  mal- 
heur. 

A  deux  ou  trois  jours  de  là,  Péra  prit  feu  à  son  tour.  — 
Le  Tekké  des  derviches  tourneurs  fut  bientôt  envahi  par 
les  flammes,  et  là  je  vis  un  bel  exemple  du  flegme  oriental. 
Le  chef  des  derviches  fumait  sa  pipe  sur  un  tapis  que  Ton 
reculait  de  temps  à  autre  à  mesure  que  l'incendie  gagnait 
du  terrain.  Le  petit  bout  de  cimetière  qui  s'étend  devant  le 
Tekké  s'encombra  rapidement  de  tous  les  objets,  ustensiles, 
meubles  et  marchandises  des  maisons  menacées  qu'on  dé- 
ménageait souvent  par  les  fenêtres  pour  aller  plus  vite  : 
les  faïences  les  plus  grotesques  s'étalaient  sur  les  tombes 
dans  un  pêle-mêle  affreux  et  risible.  La  population  — 
presque  toute  chrétienne  —  du  quartier  ne  manifestait  pas 
la  même  résignation  que  montrent  les  Turcs  en  pareille  cir- 
constance ;  les  femmes  criaient  ou  pleuraient,  assises  sur 
leurs  meubles  entassés. 

Les  vociférations  se  croisaient  de  toutes  parts,  le  désordre 
et  le  tumulte  étaient  au  comble.  Enfin,  on  parvint  à  faire 
la  part  du  feu,  et,  du  Tekké  jusqu'au  bas  de  la  colline,  il 
ne  resta  debout  que  les  cheminées.  Dans  les  désastres  les 
plus  sérieux,  il  y  a  toujours  quelques  détails  burlesques  : 
je  vis  un  homme  qui  manqua  se  faire  cuire  pour  sauver  des 
tuyaux  de  poêle;  plus  loin,  un  pauvre  vieux  et  une  pauvre 
vieille,  qui  veillaient  leur  fils  mort  dans  une  maison  em- 
brasée, ne  voulaient  pas  abandonner  le  cher  cadavre,  et  on 
fut  obligé  de  les  emporter  de  force.  C'était  le  côté  touchant. 
Comme  effet  pittoresque,  je  remarquai  les  cyprès  du  Jardin 
des  Derviches  qui  se  desséchaient,  jaunissaient  et  s'allu- 
maient comme  des  chandeliers  à  sept  branches. 

Trois  ou  quatre  nuits  plus  tatd,  Péra  se  ralluma  par 
l'autre  bout,  vers  le  grand  Ghamp-des-Morts;  une  vingtaine 
de  maisons  de  bois  brûlèrent  comme  des  allumettes,  lan- 

15. 


2G6  CONSTANTJNOPLE. 

çant  dans  le  ciel  bleu  de  la  nuit  des  gerbes  d'étincelles  et  de 
flammèches,  malgré  l'eau  dont  on  les  inondait.  La  grande 
rue  de  Péra  présentait  l'aspect  le  plus  sinistre;  les  compa- 
gnies de  saccas,  leurs  pompes  sur  l'épaule,  la  parcouraient 
au  grand  trot,  renversant  tout  sur  leur  passage,  comme 
c'est  leur  privilège,  car  ils  ont  ordre  de  ne  se  détourner 
pour  qui  que  ce  soit;  des  mouchirs  à  cheval,  suivis  d'une 
escouade  de  valetaille  farouche,  courant  à  pied  derrière 
eux,  comme  la  Patrouille  turque  de  Decamps,  jetaient,  à  la 
lueur  des  torches,  des  silhouettes  étranges  sur  les  murailles; 
les  chiens,  foulés  aux  pieds,  fuyaient  par  bandes  en  pous- 
sant des  hurlements  plaintifs;  des  hommes  et  des  femmes 
passaient,  ployés  sous  des  paquets  ;  des  sais  traînaient  par 
le  licou  des  chevaux  qui  s'effaraient  :  c'était  terrible  et 
beau.  Heureusement,  quelques  maisons  de  pierre  arrêtèrent 
la  marche  de  l'incendie. 

Dans  la  même  semaine,  Psammatîiia,  —  un  quartier  grec 
de  Constantinople,  —  devint  la  proie  des  flammes;  deux 
mille  cinq  cents  maisons  brûlèrent.  Puis  Scutari  s'alluma  à 
son  tour.  A  chaque  instant  le  ciel  devenait  rouge  dans 
quelque  coin,  et  la  tour  du  Seraskier  ne  faisait  que  hisser 
son  panier  et  sa  lanterne;  on  eût  dit  que  le  démon  de  l'in- 
cendie secouait  sa  torche  sur  la  ville.  —  Enfin,  tout  s'étei- 
gnit, et  les  désastres  s'oublièrent  avec  celte  heureuse  insou 
ciance  sans  laquelle  l'espèce  humaine  ne  saurait  vivre. 


XXII 


SAINTE-SOPHIE.  -  LES  MOSQUÉES 


Il  serait  dangereux,  pour  un  giaour,  de  péne'trer  dans 
les  mosquées  pendant  le  Ramadan,  même  avec  un  firman 
et  sous  la  protection  des  cawas;  les  prédications  des  imans 
excitent  chez  les  fidèles  un  redoublement  de  ferveur  et  de 
fanatisme;  l'exaltation  du  jeûne  échauffe  les  cervelles  vides, 
et  la  tolérance  habituelle,  amenée  par  les  progrès  de  la  ci- 
vilisation, pourrait  facilement  s'oublier  dans  ces  moments- 
là.  J'attendis  donc  après  le  beïram  pour  faire  cette  visite 
obligatoire. 

On  commence  ordinairement  la  tournée  par  Sainte-So- 
phie, le  monument  le  plus  ancien  et  le  plus  considérable  de 
Constantinople,  qui,  avant  d'être  une  mosquée,  a  été  une 
église  chrétienne  dédiée,  non  à  une  sainte,  comme  son  nom 
pourrait  le  faire  croire,  mais  à  la  sagesse  divine  «  Àgia 
Sophia,  »  personnifiée  par  les  Grecs,  et,  selon  eux,  mère  des 
trois  vertus  théologales* 


268  CONSTANTINOPLE. 

Quand  on  la  regarde  de  la  place  qui  s'étend  devant  Baba- 
Hummayoun  (porte  Auguste),  le  dos  appuyé  aux  délicates 
ciselures  et  aux  inscriptions  sculptées  de  la  fontaine  d'Ach- 
met  ÏII,  Sainte-Sophie  présente  un  amas  incohérent  de  con- 
structions difformes.  Le  plan  primitif  a  disparu  sous  une 
agrégation  de  bâtisses  après  coup  qui  oblitèrent  les  lignes 
générales  et  les  empêchent  d'être  aisément  discernées.  — * 
Entre  les  contre-forts  élevés  par  Amurat  III  pour  soutenir  les 
murailles  ébranlées  aux  secousses  des  tremblements  de  terre, 
se  sont  accrochés,  comme  des  agarics  dans  les  nervures  d'un 
chêne,  des  tombeaux,  des  écoles,  des  bains,  des  boutiques, 
des  échoppes. 

Au-dessus  de  ce  tumulte  s'élève,  entre  quatre  minarets 
assez  lourds,  la  grande  coupole  appuyée  sur  des  murs  aux 
assises  alternativement  blanches  et  roses,  et  entourée  comme 
d'une  tiare  d'un  cercle  de  fenêtres  treillissées  à  jour;  les 
minarets  n'ont  pas  l'élégante  sveltesse  des  minarets  arabes; 
la  coupole  s'épate  pesamment  sur  ce  tas  de  masures  désor- 
données, et  le  voyageur,  dont  l'imagination  avait  involontai- 
rement travaillé  à  ce  nom  magique  de  Sainte-Sophie,  qui 
fait  penser  au  temple  d'Éphèse  et  à  celui  de  Salomon, 
éprouve  une  déception  qui  heureusement  ne  se  continue 
pas  quand  il  a  pénétré  dans  l'intérieur.  On  doit  dire,  à 
l'excuse  des  Turcs,  que  la  plupart  des  monuments  chrétiens 
sont  aussi  misérablement  obstrués,  et  que  telle  cathédrale 
célèbre  et  merveilleuse  a  ses  flancs  tout  rugueux  d'excrois- 
sances de  plâtre  et  de  bouts  de  planches,  et  que  ses  flèches 
livrées  en  dentelle  jaillissent  la  plupart  du  temps  d'un  chaos 
immonde  de  baraques. 

Pour  arriver  à  la  porte  de  la  mosquée,  on  suit  une  espèce 
de  ruelle,  bordée  de  sycomores  et  de  turbés,  dont  les  pier- 
res peintes  et  dorées  reluisent  vaguement  à  travers  les  gril- 
les, et  Ton  se  trouve  bientôt,  après  quelques  détours,  en 


LES  MOSQUÉES.  269 

face  d'une  porte  de  bronze  dont  un  des  battants  garde  en- 
core l'empreinte  d'une  croix  grecque.  Cette  porte  latérale 
donne  accès  dans  un  vestibule  percé  de  neuf  portes.  On 
échange  ses  chaussures  contre  des  pantoufles,  qu'il  faut  avoir 
soin  de  faire  apporter  par  son  drogman,  car  pénétrer  avec 
des  bottes  dans  une  mosquée  serait  une  inconvenance  aussi 
grave  que  de  garder  son  chapeau  dans  une  église  catho- 
lique, et  qui  pourrait  avoir  des  suites  beaucoup  plus  fâ- 
cheuses. 

Au  premier  pas  que  je  fis,  j'éprouvai  un  mirage  singulier, 
et  il  me  sembla  que  j'étais  à  Venise,  débouchant  de  la  piazza 
sous  la  nef  de  Saint-Marc.  Seulement  les  lignes  s'étaient  dé- 
mesurément agrandies  et  tout  avait  pris  des  dimensions  co- 
lossales; les  colonnes  surgissaient  immenses  du  pavé  recou- 
vert de  nattes;  l'arc  delà  coupole  s'évasait  comme  la  sphère 
des  cieux  :  les  pendentifs,  dans  lesquels  les  quatre  fleuves 
sacrés  épanchent  leurs  flots  de  mosaïque,  décrivaient  des 
courbes  géantes,  les  tribunes  s'étaient  élargies  de  manière 
à  contenir  un  peuple  :  Saint-Marc,  c'est  Sainte-Sophie  en 
miniature,  une  réduction  sur  l'échelle  d'un  pouce  pour  pied 
de  la  basilique  de  Justinien.  Rien  d'étonnant  à  cela,  d'ail- 
leurs :  Venise,  qu'une  mer  étroite  sépare  à  peine  de  la  Grèce, 
vécut  toujours  dans  la  familiarité  de  l'Orient,  et  ses  archi- 
tectes ont  dû  chercher  à  reproduire  le  type  de  l'Église  qui 
passait  pour  la  plus  belle  et  la  plus  riche  de  la  chré- 
tienté. Saint-Marc  a  été  commencé  vers  îe  dixième  siècle, 
et  se3  constructeurs  avaient  pu  voir  Sainte -Sophie  dans 
toute  son  intégrité  et  sa  splendeur,  bien  avant  qu'elle  eût 
été  profanée  par  Mahomet  II,  événement  qui  du  reste  n'ar- 
riva qu'en  1453. 

La  Sainte-Sophie  actuelle  fut  élevée  sur  les  «endres  du 
temple  consacré  à  la  sagesse  divine  par  Constantin  le  Grand, 
et  consumé  dans  un  incendie  à  la  suite  des  troubles  entre 


270  CONSTATfTITOMS. 

les  faitions  des  verts  et  des  bleus;  son  antiquité  a  pour  fon- 
dement une  antiquité  plus  profonde  encore.  Anthemius  de 
Tralles  et  Isidore  de  Milet  en  tracèrent  les  plans,  en  dirigè- 
rent la  construction.  Pour  enrichir  la  nouvelle  église,  on 
dépouilla  les  vieux  temples  païens,  et  Ton  fit  supporter  la 
coupole  du  Christ  aux  colonnes  du  temple  de  la  Diane 
d'Éphèse,  noires  encore  de  la  torche  d'Erostrate,  et  aux  pi- 
liers du  temple  du  Soleil,  à  Palmyre,  tout  dorés  des  rayons 
de  leur  astre;  on  prit  aux  ruines  de  Pergame  deux  urnes 
énormes  de  porphyre  dont  les  eaux  lustrales  devinrent  les 
eaux  du  baptême,  puis  celles  des  ablutions;  on  tapissa  les 
murs  de  mosaïques  d'or  et  de  pierres  précieuses,  et,  lorsque 
tout  fut  fini,  Justinien  put  s'écrier  dans  son  ravissement  : 
Gloire  à  Dieu,  qui  m'a  jugé  digne  d'achever  un  si  grand  ou- 
vrage ;  ô  Salomon  !  je  t'ai  vaincu. 

Quoique  l'islamisme,  ennemi  des  arts  plastiques,  l'ait  dé- 
pouillée d'une  grande  partie  de  ses  ornements,  Sainte-Sophie 
est  encore  un  magnifique  temple.  Les  mosaïques  à  fond  d'or, 
représentant  des  sujets  bibliques,  comme  celles  de  Saint- 
Marc,  ont  disparu  sous  une  couche  de  badigeon.  On  n'a  con- 
servé que  les  quatre  gigantesques  chérubins  des  pendantifs, 
dont  les  six  ailes  multicolores  palpitent  à  travers  le  scintille- 
ment des  cubes  de  cristal  doré;  encore  a-t-on  caché  les  têtes 
qui  forment  le  centre  de  ce  tourbillon  de  plume  sous  une 
large  rosace  d'or,  la  reproduction  du  visage  humain  étant 
en  horreur  aux  musulmans.  Au  fond  du  sanctuaire,  scus  la 
voûte  du  cul  de  four  qui  le  termine,  on  aperçoit  confusé- 
ment les  lignes  d'une  figure  colossale  que  la  couche  de 
chaux  n'a  pu  cacher  tout  à  fait  :  c'est  celle  de  la  patrone  de 
l'église,  l'image  de  la  Sagesse  divine,  ou  plus  exactement  de 
la  sainte  Sagesse,  AgiaSophia,  et  qui,  sous  ce  voile  à  demi 
transparent,  assiste  impassible  aux  cérémonies  d'un  culte 
étranger. 


LES  MOSQUÉES.  271 

Les  6tatuesont  été  enlevées.  —  L'autel,  fait  d'un  métal 
inconnu,  résultant  comme  l'airain  de  Corinthe  d'or,  d'ar- 
gent, de  bronze,  de  fer  et  de  pierres  précieuses  en  fusion, 
est  remplacé  par  une  dalle  de  marbre  rouge,  indiquant  la 
direction  de  la  Mecque.  Au-dessus  pend  un  vieux  tapis  tout 
usé,  guenille  poussiéreuse  qui  a  pour  les  Turcs  ce  mérite 
d'être  un  des  quatre  tapis  sur  lesquels  Mahomet  s'agenouil- 
lait pour  faire  sa  prière. 

D'immenses  disques  verts,  donnés  par  différents  sultans, 
sont  appendus  aux  murailles  et  font  reluire  des  surates 
du  Koran  ou  des  maximes  pieuses  écrites  en  énormes  let- 
tres d'or.  —  Un  cartouche  de  porphyre  contient  les  noms 
d'Allah,  de  Mahomet  et  des  quatre  premiers  califes,  Abu- 
Bekr,  Omar,  Osman  et  Ali.  La  chaire  (nimbar)  où  le  khetib 
se  place  pour  réciter  le  Koran,  est  adossée  à  un  des  piliers 
qui  surportent  l'abside.  On  parvient  par  un  escalier  assez 
roide  côtoyé  de  deux  balustrades  découpées  à  jour  et  d'un 
travail  aussi  précieux  que  celui  de  la  plus  fine  guipure.  Le 
khetib  n'y  monte  que  le  livre  de  la  loi  d'une  main  et  le  sa- 
bre de  l'autre,  comme  dans  une  mosquée  conquise. 

Des  cordons,  où  pendent  des  houppes  de  soie  et  des  œufs 
d'autruche ,  descendent  des  voûtes  jusqu'à  dix  ou  douze 
pieds  du  sol,  soutenant  des  cercles  de  fils  de  fer,  garnis 
de  veilleuses ,  de  manière  à  former  lustre.  Des  pupitres 
croisés  en  X,  pareils  à  ceux  dont  nous  nous  servons  pour 
feuilleter  les  recueils  de  gravures,  sont  dispersés  çà  et  là 
et  soutiennent  les  manuscrits  du  Koran;  plusieurs  sont  or- 
nés d'élégantes  nielles  et  de  délicates  incrustations  de  na- 
cre, de  cuivre  et  de  burgau.  —  Des  nattes  de  jonc  l'été,  des 
tapi?,  l'hiver,  recouvrent  le  pavé  formé  de  dalles  de  mar- 
bre, dont  les  veines  ajustées  avec  art  semblent  couler, 
comme  trois  fleuves  aux  ondes  figées,  à  travers  l'édifice.  — 
Ces  nattes  présentent  une  particularité  singulière  :  elles  sont 


272  CONSTANTWOPLE. 

posées  obliquement  et  contrarient  les  lignes  architecturales, 
—  c'est  comme  un  plancher  placé  de  travers  et  ne  cadrant 
pas  avec  les  muraiHes  qui  le  bordent.  Cette  bizarrerie  s'ex- 
plique': Sainte-Sophie  n'était  pas  destinée  à  devenir  une 
mosquée,  et  par  conséquent  n'est  pas  régulièrement  orientée 
vers  la  Mecque. 

On  le  voit,  les  mosquées  ressemblent  assez,  à  l'intérieur, 
aux  églises  protestantes.  L'art  ne  peut  y  déployer  ses  pom- 
pes et  ses  magnificences.  —  Des  inscriptions  pieuses,  une 
chaire,  des  pupitres,  des  nattes  pour  s'agenouiller,  —  voilà 
tout  l'ornement  permis.  —  L'idée  seule  de  Dieu  doit  remplir 
son  temple,  et  elle  est  assez  grande  pour  cela. — Cependant, 
je  l'avoue,  le  luxe  artiste  du  catholicisme  me  paraît  préféra- 
ble, et  le  danger  allégué  d'idolâtrie  n'est  à  craindre  que 
pour  des  peuples  barbares  incapables  de  séparer  la  forme  du 
fond,  l'image  de  la  pensée. 

La  coupole  principale,  un  peu  écrasée  dans  sa  courbe,  est 
entourée  de  plusieurs  demi-dômes  comme  celle  de  Saint- 
Marc,  à  Venise;  elle  est  d'une  hauteur  immense  et  devait 
étinceler  comme  un  ciel  d'or  et  de  mosaïque  avant  que  la 
chaux  musulmane  eût  éteint  ses  splendeurs.  Telle  qu'elle 
est,  elle  m'a  produit  une  impression  plus  vive  que  celle  du 
dôme  de  Saint-Pierre;  l'architecture  byzantine  est  à  coup 
sûr  la  forme  nécessaire  du  catholisme.  L'architecture  gothi- 
que même,  quelle  que  soit  sa  valeur  religieuse,  ne  s'y  ap- 
proprie pas  si  exactement;  malgré  ses  dégradations  de  toute 
sorte,  Sainte-Sophie  l'emporte  encore  sur  toutes  les  églises 
chrétiennes  que  j'ai  vues,  et  j'en  ai  visité  beaucoup.  — 
Piien  n'égale  îa  majesté  de  ces  dômes,  de  ces  tribunes  por- 
tant sur  des  colonnes  de  jaspe,  de  porphyre,  de  vert  anti- 
que aux  chapiteaux  d'un  corinthien  bizarre,  où  des  animaux, 
des  chimères,  des  croix,  s'enlacent  aux  feuillages.— Le  grand 
art  de  la  Grèce,  dégénéré,  il  est  vrai,  s'y  fait  encore  sentir  ; 


LES  MOSQUÉES.  î?5 

on  comprend  que  lorsque  le  Christ  est  entre'  dans  ce  temple. 
Jupiter  venait  d'en  sortir. 

Il  y  a  quelques  années,  Sainte-Sophie  menaçait  ruine; 
ies  murailles  faisaient  ventre,  des  fissures  lézardaient  les  dô- 
mes, le  pavé  ondulait,  les  colonnes,  lass.es  de  rester  debout 
depuis  si  longtemps,  chancelaient  comme  deshommes  ivres;  - 
rien  n'était  d'aplomb,  tout  l'édifice  penchait  visiblement  à 
droite;  malgré  les  contre-forts  d' A  murât,  l'église-mosquée, 
tassée  par  les  siècles,  secouée  par  les  tremblements  de  terre, 
semblait  près  de  s'affaissr  sur  elle-même.  —  Un  architecte 
tessinois  très-habile,  M.  Fossati,  accepta  la  tâche  difficile  de 
redresser  et  de  raffermir  l'antique  monument,  qu'il  reprit 
en  sous-œuvre,  portion  par  portion,  avec  une  prudence  et 
une  activité  infatigables.  Des  bracelets  d'airain  cerclèrent 
les  colonnes  fendues,  des  armatures  de  fer  maintinrent  les 
arcades  qui  s'effondraient,  des  substructions  solidifièrent 
les  pans  de  murs  fatigués;  les  fentes  par  où  s'infiltrait  l'eau 
des  pluies  furent  bouchées,  toutes  les  pierres  effritées  cédè- 
rent la  place  à  des  pierres  neuves;  des  masses  de  maçon- 
nerie, adroitement  dissimulées,  allégèrent  du  poids  de  la 
coupole  les  piliers  incapables  de  la  soutenir,  et,  grâce  à 
cette  heureuse  et  complète  restauration,  Sainte-Sophie  put 
se  promettre  encore  quelques  centaines  d'années  d'exis- 
tence. 

Pendant  les  travaux,  M.  Fossati  a  eu  la  curiosité  de  dé- 
barbouiller les  mosaïques  primitives  de  la  couche  de  chaux 
qui  les  empâte,  et  avant  de  les  recouvrir  il  les  a  copiées  avec 
un  soin  pieux  :  il  devrait  bien  faire  graver  et  publier  ces 
dessins  d'un  si  haut  intérêt  pour  l'art  et  qu'une  occasion 
unique  lui  a  permis  de  contempler. 

Ces  mosaïques  sont  celles  de  la  coupole  et  des  demi-dô- 
mes. Les  autres,  qui  garnissaient  les  parois  inférieures,  sont 
dégradées  et  peuvent  être  considérées  comme  perdues.  Les 


S74  CONSTANTÏNOPLE. 

mollahs  déracinent  chaque  jour  avec  leurs  couteaux  les 
petits  cubes  de  cristal  revêtu  d'une  feuille  d'or  et  les  ven- 
dent aus  étrangeis.  J'en  possède  moi-même  une  demi-dou- 
zaine de  morceaux  détachés  en  ma  présence;  quoique  je  ne 
sois  pas  de  ces  touristes  qui  cassent  le  nez  des  statues  pour 
emporter  un  souvenir  des  monuments  qu'ils  visitent,  je  ne 
crus  pas  devoir  tromper  l'espoir  d'un  léger  bacchich  que  ca- 
ressait l'honnête  osmanli. 

£)u  haut  de  ces  tribunes,  où  Ton  parvient  par  des  rampes 
à  pentes  douces  comme  celles  qui  serpentent  daus  l'inté- 
rieur de  la  Giralda  et  du  Campanille,  on  embrasse  admira- 
blement l'ensemble  de  la  mosquée.  —  En  ce  moment,  quel- 
ques fidèles  accroupis  sur  les  nattes  faisaient  dévotement 
leurs  prosternations.  Deux  ou  trois  femmes  enveloppées  de 
leurs  feredgés  se  tenaient  près  d'une  porte,  et,  la  tête  ap- 
puyée sur  la  base  d'une  colonne,  un  hammal  dormait  de 
tout  son  cœur;  un  jour  doux  et  tendre  tombait  des  fenê- 
tres élevées,  et  je  voyais  dans  l'hémicycle,  en  face  du  nim- 
bar,  briller  les  grillages  d'or  de  la  tribune  réservée  au 
sultan. 

Des  espèces  de  plate-formes  soutenues  par  des  colonnes 
de  marbre  précieux,  garnies  de  garde  fous  découpés  à  jour 
ei  faisant  saillie  sur  les  lignes  générales,  s'avancent  à  chaque 
point  d'intersection  des  nefs.  Dans  les  chapelles  des  bas-cô- 
tés, inutiles  au  culte  musulman,  s'entassent  des  malles,  des 
coffres  et  des  paquets  de  toutes  formes;  car  les  mosquées, 
en  Orient,  servent  de  lieu  de  dépôt  ;  ceux  qui  voyagent  ou 
qui  craignent  d'être  volés  chez  eux  y  mettent  leurs  richesses 
sous  la  garde  de  Dieu,  et  il  n'y  a  pas  d'exemple  qu'un  aspre 
ou  un  para  ait  été  détourné  ;  !û  vol  se  compliquerait  alors 
du  sacrilège;  la  poussière  se  tombe  sur  des  masses  d'or  et 
d'effets  précieux  à  peine  enveloppés  d'une  toile  grossière  ou 
d'un  lambeau  de  vieux  cuir  ;  l'araignée,  si  chère  auxmusul- 


LES  MOSQUÉES.  275 

mans  pour  avoir  tissé  sa  toile  à  l'entrée  de  la  grotte  où 
s'était  réfugié  Mahomet,  tend  paisiblement  ses  fils  sur  des 
serrures  que  personne  ne  touche. 

Autour  de  la  mosquée  se  groupent  des  imarets  (hospices), 
des  médressés  (collèges),  des  bains,  des  cuisines  pour  les 
pauvres,  car  toute  la  vie  musulmane  gravite  autour  de  la 
maison  de  Dieu  ;  les  gens  sans  asile  y  dorment  sous  les  ar- 
cades, où  jamais  police  ne  les  dérange;  ils  sont  les  hôtes 
d'Allah;  les  fidèles  y  prient,  les  femmes  y  rêvent,  les  mala- 
des s'y  font  porter  pour  guérir  ou  pour  mourir.  En  Orient, 
la  vie  réelle  ne  se  sépare  pas  de  la  religion. 

J'ai  vainement  cherché  à  Sainte-Sophie  la  trace  de  la 
main  sanglante  que  Mahomet  II,  pénétrant  à  cheval  dans  ce 
sanctuaire,  appuya  contre  le  mur  en  signe  de  prise  de  pos- 
session, alors  que  les  femmes  et  les  vierges  éperdues 
s'étaient  réfugiées  vers  l'autel,  comptant,  pour  être  sauvées, 
sur  un  miracle  qui  ne  se  fit  pas.  Cette  rouge  empreinte  est- 
elle  un  fait  historique  ou  tout  simplement  une  légende? 

Puisque  je  viens  de  prononcer  le  mot  de  légende,  je  vais 
en  raconter  une  qui  a  cours  dans  Constantinople,  et  à  la- 
quelle les  événements  du  jour  donneront  le  mérite  de  l'à- 
propos-  Lorsque  les  portes  de  Sainte-Sophie  s'ouvrirent  sous 
la  pression  des  hordes  barbares  qui  assiégeaient  la  ville  de 
Constantin,  un  prêtre  était  à  i'autel  en  train  de  dire  la 
messe.  Au  bruit  que  firent  sur  les  dalles  de  Justinien  les  sa- 
bots des  chevaux  tartares,  aux  hurlements  de  la  solda- 
tesque, au  cri  d'épouvante  des  fidèles,  le  prêtre  interrompit 
le  saint  sacrifice,  prit  avec  lui  îes  vases  sacrés  et  se  dirigea 
vers  une  des  nefs  latérales  d'un  pas  impassible  et  solennel. 
Les  soldats  brandissant  ieuw  cimeterres  allaient  l'atteindre, 
lorsqu'il  disparut  dans  un  mur  qui  s'ouvrit  et  se  referma; 
on  crut  d'abord  à  quelque  issue  secrète,  une  porte  masquée; 
mais  non  :  le  mur  sondé  était  solide,  compacte,  impené- 


276  CONSTAINTINOPLE. 

trahie.  Le  prêtre  avait  passé  à  travers  un  massif  de  ma- 
çonnerie. 

Quelquefois,  dit-on,  Ton  entend  sortir  de  l'épaisseur  de  la 
muraille  de  vagues  psalmodies,  —  C'est  le  prêtre  toujours 
vivant,  comme  Barberousse  du  fond  de  sa  caverne  de  Kyef- 
bausen,  qui  marmotte  en  dormant  les  liturgies  interrompues. 
Quand  Sainte-Sophie  sera  rendue  au  culte  chrétien,  la  mu- 
raille s'ouvrira  d'elle-même,  et  le  prêtre,  sortant  de  sa 
retraite,  viendra  achever  à  l'autel  la  messe  commencée  il 
y  a  quatre  cents  ans. 

Par  la  question  d'Orient  qui  court,  la  légende,  quelque 
invraisemblable  qu'elle  soit,  pourrait  fort  bien  se  réaliser. 
i  853  verra-t-il  le  prêtre  de  1453  traverser  la  nef  de  Sainte- 
Sophie  et  monter  d'un  pas  de  fantôme  les  degrés  de  l'autel 
de  Justinien? 

En  sortant  de  Sainte-Sophie,  je  visitai  quelques  mosquées. 
Celle  du  sultan  Achmet,  située  près  de  l'Atmeidan,  est  une 
des  plus  remarquables;  elle  offre  cette  particularité  d'avoir 
six  minarets,  ce  qui  lui  a  fait  donner  en  turc  le  nom 
d'Alty-Minareli-Djami.  Je  mentionne  cette  circonstance, 
parce  qu'elle  donna  lieu,  pendant  la  construction  de  l'édi- 
fice, à  un  débat  entre  le  sultan  et  l'iman  de  la  Mecque.  — 
L'iman  criait  à  l'impiété,  à  l'orgueil  sacrilège,  aucun  tem- 
ple de  l'islam  ne  devant  égaler  en  splendeur  la  sainte 
Kaaba,  flanquée  du  même  nombre  de  minarets.  Les  travaux 
furent  interrompus,  et  la  mosquée  risquait  de  n'être  jamais 
finie,  lorsque  le  sultan  Achmet,  en  homme  d'esprit,  trouva 
un  subterfuge  ingénieux  pour  fermer  la  bouche  au  fanatique 
iman  :  il  fit  élever  un  septième  minaret  à  la  Kaaba. 

La  mosquée  d'Achmet  coûta  des  sommes  folles,  et  l'on 
calcula  que  chaque  dragme  de  pierre  y  revint  à  trois  aspres. 
—  Quel  que  soit  le  total  du  devis,  elle  vaut  ce  qu'elle  a 
coûté.  Sa  haute  coupole  s'arrondit  majestueusement  au  mi- 


LES  MOSQUÉES.  277 

lieu  de  plusieurs  demi-dômes,  entre  ses  six  glorieux  mina- 
rets cercles  de  balcons  ouvrés  comme  des  bracelets.  Elle  est 
précédée  d'une  cour  entourée  de  colonnes  à  chapiteaux 
noirs  et  blancs,  à  base  de  bronze,  supportant  des  arcades 
\ui  forment  un  quadruple  cloître  ou  portique,  si  le  mot 
cloître  sonne  étrangement  dans  la  description  d'une  mos- 
quée. Au  milieu  de  la  cour  s'élève  une  fontaine  très-orn ce, 
très-fleurie,  très-compliquée  d'arabesques,  de  rinceaux, 
d'entrelacs,  eteouverted'unecagedetreillis  dorés,  sansdoute 
pour  protéger  la  pureltë  des  eaux  destinées  aux  ablutions. 

Le  style  de  toute  cette  architecture  est  noble,  pur,  et  rap- 
pelle les  belles  époques  de  l'art  arabe,  quoique  la  construc- 
tion ne  remonte  pas  plus  loin  que  le  commencement  du 
dix-septième  siècle.  Une  porte  de  bronze,  où  l'on  arrive 
par  deux  ou  trois  marches,  donne  accès  dans  l'intérieur  de 
la  mosquée.  Ce  qui  vous  frappe  d'abord,  cesont  lesquatre  pi- 
liers énormes,  ou  plutôt  les  quatre  tours  cannelées  qui  portent 
le  poids  de  la  coupole  principale.  Ces  piliers,  à  chapiteaux 
taillés  en  stalactites,  sont  entourés  à  mi-hauteur  d'une 
bande  plane  couverte  d'inscriptions  en  lettres  turques;  ils 
ont  un  caractère  de  majesté  robuste  et  de  puissance  indes- 
tructible d'un  effet  saisissant. 

Les  versets  du  Koran  circulent  aussi  autour  des  coupoles 
et  des  dômes,  le  long  des  corniches;  motif  d'ornementation 
imité  de  l'Alhambra,  et  auquel  se  prête  admirablement  ré- 
criture arabe  avec  ses  caractères  qui  ressemblent  à  des  des- 
sins de  châles  de  Cachemire.  Des  claveaux  alternativement 
blancs  et  noirs  bordent  les  voussures  des  arcades;  le  mirahb, 
qui  désigne  l'orientation  de  la  Mecque,  et  où  repose  le  livre 
saint,  est  incrusté  de  lapis-lazuli,  d'agate,  de  jaspe;  il  s'y 
trouve  même,  dit-on,  enchâssé,  un  fragment  de  la  pierr 
noire  de  la  Kaaba,  relique  aussi  précieuse  pour  les  musul- 
mans qu'un  morceau  de  la  vraie  croix  pour  les  chrétiens 


278  CONSTANTINOPLE. 

c'est  dans  cette  mosquée  que  l'on  conserve  l'étendard  du 
prophète,  qui  ne  se  déploie,  comme  l'oriflamme  sous  la 
vieille  monarchie  française,  qu'aux  occasions  solennelles  et 
suprêmes.  Mahmoud  le  fît  déployer  lorsque,  entouré  des 
imans,  il  annonça  au  peuple  prosterné  la  sentence  d'ex- 
termination des  janissaires. 

—  Un  nimbar  coiffé  de  son  abat- voix  conique;  des 
mastachés  ou  plate-formes  soutenues  de  colonnettes  d'où 
les  muezlims  appellent  les  croyants  à  la  prière;  des  lus- 
tres garnis  de  boules  de  cristal  et  d'œufs  d'autruche,  com- 
plètent la  décoration,  qui  est  la  même  pour  toutes  les 
mosquées;  —  comme  à  Sainte-Sophie,  sous  les  voûtes  des 
bas-côtés  s'entassent  des  coffres,  des  malles,  des  paquets, 
dépôts  placés  là  sous  la  sauvegarde  divine  par  la  piété  mu- 
sulmane. 

Près  de  la  mosquée  est  le  turbé  ou  tombeau  d'Achmet,  le 
glorieux  padischa  qui  dort  dans  sa  chapelle  funèbre,  sous 
son  cercueil  en  dos  d'âne  couvert  des  plus  précieuses  étoffes 
de  la  perse  et  de  l'Inde,  ayant  à  sa  tête  son  turban  à  l'ai- 
grette de  pierreries,  à  ses  pieds  deux  énormes  cierges  gros 
comme  des  mâts  de  navire.  —  Une  trentaine  de  cercueils 
de  moindre  dimension  l'entourent  :  ce  sont  ceux  de  ses  en- 
fants et  de  ses  femmes  favorites,  qui  l'accompagnent  dans 
la  mort  comme  dans  la  vie.  —  Au  fond  d'une  armoire  étin- 
cellent  ses  sabres,  seskandjars,  ses  armes  constellées  de  dia- 
mants, de  saphirs  et  de  rubis. 

Cette  description  me  dispense  d'entrer  dans  de  grands 
détails  sur  la  mosquée  du  sultan  Bayezid,  qui  n'en  diffère 
que  par  de  légères  particularités  d'architecture  plus  faciles 
à  faire  comprendre  au  crayon  qu'à  la  plume.  On  y  remarque, 
à  l'intérieur,  de  belles  colonnes  de  jaspe  et  de  porphyre 
africain;  —  au-dessus  du  eloître  qui  l'accompagne  vol- 
tigent perpétuellement  des  essaims  de  pigeons  aussi  fanii- 


LES  MOSQUÉES,  270 

liers  que  ceux  de  la  place  Saint-Marc.  —  Un  bon  vieux 
Turc  se  tient  sous  les  arcades  avec  des  sacs  de  vesce  ou  de 
millet.  On  lui  en  achète  une  mesure,  que  Ton  sème  par 
poignées  ;  alors,  des  minarets,  des  dômes,  des  corniches,  des 
chapiteaux  s'abattent,  par  tourbillons  diaprés,  des  milliers 
de  colombes,  qui  se  précipitent  sous  vos  pieds,  qui  des- 
cendent sur  vos  épaules  et  vous  fouettent  la  figure  du  vent 
de  leurs  ailes;  on  se  truuve  subitement  le  centre  d'une 
trombe  emplumée.  Au  bout  de  quelques  minutes,  il  ne  reste 
plus  un  seul  grain  de  mil  sur  les  dalles,  et  l'essaim  repu 
regagne  ses  gites  aériens,  attendant  une  autre  bonne  au- 
baine. Ces  pigeons  viennent  de  deux  ramiers  que  le  sultan 
Bayezid  acheta  jadis  à  une  pauvresse  qui  implorait  sa  cha- 
rité, et  dont  il  fit  don  à  la  mosquée.  —  Ils  ont  prodigieuse- 
ment pullulé. 

Selon  l'habitude  des  fondateurs  de  mosquées,  Bayezid  a 
son  turbé  près  de  celle  à  qui  il  a  donné  son  nom.  Il  dort  là, 
couvert  d'un  tapis  d'or  et  d'argent,  ayant  sous  la  tête,  par 
un  trait  digne  de  l'humilité  chrétienne,  une  brique  pétrie 
avec  la  poussière  recueillie  sur  ses  habits  et  ses  chaussures, 
car  il  y  a  dans  le  Koran  un  verset  ainsi  conçu  :  «  Celui  qui 
s'est  souillé  de  poussière  dans  les  sentiers  d'Allah  n'a  pas 
à  redouter  les  feux  de  l'enfer.  » 

Nous  ne  pousserons  pas  plus  loin  cette  revue  des  Mos- 
quées, qui  se  ressemblent  toutes,  à  de  légères  différences 
près.  Nous  mentionnerons  seulement  la  Soîymanieh,  una 
des  plus  parfaites  comme  architecture,  et  près  de  laquelle 
se  trouve  un  turbé  où  repose,  à  côté  de  Soliman  Ier,  le  corps 
de  la  célèbre  Roxelane,  sous  un  cercueil  recouvert  de  ca- 
chemires. —  Non  loin  de  cette  mosquée  gît  un  sarcophage 
de  porphyre,  qu'on  dit  être  celui  de  Constantin 


IXIIl 


LE  SÉRAIL 


Lorsque  îe  sultan  habite  un  de  ses  palais  d'été',  il  est 
loisible,  au  moyen  d'un  firman,  de  visiter  l'intérieur  du  sé- 
rail. Sur  ce  mot  sérail,  n'allez  pas  rêver  du  paradis  de  Ma- 
homet. —  Le  sérail  est  un  mot  générique  qui  veut  dire 
palais,  et  il  est  parfaitement  distinct  du  harem,  habitation 
des  femmes,  asile  mystérieux  où  nul  profane  ne  pénètre, 
même  quanû  les  houris  sont  absentes.  —  On  se  réunit  or- 
dinairement une  dizaine  de  personnes  pour  accomplir  cette 
tournée,  qui  nécessite  de  nombreux  bacchichs  dont  le  total 
ne  peut  guère  être  moindre  de  cent  cinquante  à  deux  cents 
francs;  un  drogman  commun  vous  précède  et  règle  avec  les 
gardiens  des  portes  tous  ces  détails  ennuyeux;  il  vous  vole 
assurément;  mais,  comme  on  ne  sait  pas  le  turc,  il  fau\ 
bien  en  passer  par  là.  On  doit  avoir  soin  d'apporter  avec 
soi  des  pantoufles;  car  si,  en  France,  on  ôte  son  chapeau 
en  entrant  dans  un  endroit  respectable,  en  Turquie  on  Ote 


LE  SERAIL.  S3i 

ses  souliers,  ce  qui  est  peut-être  plus  rationnel,  —  car  on 
doit  laisser  au  seuil  la  poussière  de  ses  pieds. 

Le  sérail  ou  serai,  comme  diseat  les  Turcs,  occupe  de  seh 
bâtiments  irréguliers  ce  terrain  triangulaire  que  lavent  d'un 
côté  les  flots  de  la  mer  de  Marmara,  et  de  l'autre  ceux  de  la 
Corne-d'Or.  Une  muraille  crénelée  circonscrit  l'enceinte, 
qui  couvre  une  vaste  étendue.  Une  berge  dallée  de  queiquo 
pieds  de  large  règne  sur  les  deux  faces  qui  regardent  lô 
mer.  Le  courant  extérieur  se  précipite  avec  une  impétuosité 
extraordinaire;  —  les  eaux  bleues  bouillonnent  comme  si 
elles  se  gonflaient  sur  une  chaudière,  et  font  danser  au  so- 
leil des  millions  de  folles  paillettes;  elles  sont,  du  reste, 
d'une  transparence  singulière,  et  laissent  apercevoir  le  fond 
de  roches  vertes  ou  de  sable  blanc  à  travers  un  tumulte  de 
rayons  brisés.  Les  barques  ne  peuvent  remonter  ces  rapides 
qu'au  cordeau. 

Au-dessus  des  murailles  généralement  dégradées  et  mé- 
langées de  blocs  venant  de  constructions  antiques  démolies, 
s'aperçoivent  des  bâtiments  aux  fenêtres  grillagées  très- 
menu,  des  kiosques  d'un  goût  chinois  ou  rococo,  des  pointes 
de  cyprès  et  des  touffes  de  platanes.  Sur  le  tout  pèse  un  air 
de  solitude  et  d'abandon  ;  on  ne  croirait  pas  que  derrière 
cette  enceinte  morne  vit  le  glorieux  calife,  le  tout-puissant 
souverain  de  l'Islam. 

On  entre  dans  le  sérail  par  une  porte  d'architecture  très- 
simple,  gardée  par  quelques  soldats.  Sous  cette  porte,  dans 
de  magnifiques  armoires  d'acajou  garnies  de  râteliers,  sont 
déposés  des  fusils  rangés  avec  un  ordre  parfait.  La  porte 
franchie,  notre  petite  bande,  précédée  d'un  officier  du  pa- 
lais, d'un  cawas  et  du  drogman,  traversa  une  sorte  de  jar- 
din vague  et  montueux,  plaidé  d'énormes  cyprès,  —  un 
iïmeticre  moins  les  tombes,  —  et  arriva  bientôt  à  l'entrée 
de?  appartements. 

16 


m  C0NSTANT1N0PLE. 

Sur  l'invitation  du  drogman,  chacun  se  chaussa  de  ses 
pantoufles,  et  nous  commençâmes  à  gravir  un  escalier  de 
bois  qui  n'avait  rien  de  monumental.  Dans  les  pays  du 
nord,  où  Ton  se  fait,  d'après  les  contes  arabes,  une  idée 
exagérée  de  la  magnificence  orientale,  les  esprits  les  plus 
froids  ne  peuvent  s'empêcher  d'élever  en  imagination  des 
architectures  féeriques  avec  des  colonnes  de  lapis-lazuli, 
des  chapiteaux  d'or,  des  feuillages  d'émeraudes  et  de  rubis, 
des  fontaines  de  cristal  de  roche  où  grésillent  des  jets  de 
vif-argent.  On  confond  le  style  turc  avec  le  style  arabe,  qui 
n'ont  pas  le  moindre  rapport,  et  l'on  rêve  des  alhambras  là 
où  il  n'y  a,  en  réalité,  que  des  kiosques  bien  aérés  et  des 
chambres  d'une  ornementation  très-simple. 

La  première  salle  qu'on  nous  ouvrit  affecte  une  forme  circu- 
laire; elle  est  percée  de  nombreuses  fenêtres  à  treillis;  tout 
autour  règne  un  divan,  les  murs  et  le  plafond  sont  ornes 
de  dorures  où  serpentent  des  arabesques  noires;  des  rideaux 
noirs  et  une  pente  découpée  en  lambrequin  suivant  la  cor- 
niche complètent  la  décoration.  Une  natte  de  sparterie  très- 
fine,  qui,  sans  doute,  est  remplacée  l'hiver  par  de  moelleux 
tapis  de  Smyrne,  recouvre  le  plancher.  La  seconde  salle  est 
peinte  de  grisailles  en  détrempe  à  la  manière  italienne.  La 
troisième  a  pour  décorations  des  paysages,  des  glaces,  des 
draperies  bleues  et  une  pendule  au  cadran  radié.  Sur  les 
murs  de  la  quatrième  courent  des  sentences  tracées  de  la 
main  de  Mahmoud,  qui  était  un  habile  calligraphe,  et, 
comme  tous  les  Orientaux,  tirait  vanité  de  ce  talent,  vanité 
concevable,  car  cette  écriture,  compliquée  par  ses  courbes, 
ses  ligatures  et  ses  enlacements,  se  rapproche  beaucoup  du 
dessin.  —  Après  les  avoir  traversées,  on  arrive  à  une 
chambre  plus  petite. 

Deux  cadres  au  pastei,  de  Michel  Bouquet,  sont  les  deux 
seuls  objets  d'art  qui  attirent  l'œil  dans  ces  pièces  où  régne 


LE  SÉRAIL.  283 

la  sévère  nudité  de  l'islam  :  l'un  représente  le  Port  de  Bu- 
charest,  l'autre,  une  Vue  de  Constantinople  prise  de  la  tour 
de  la  Jeune-Fille,  sans  personnages,  bien  entendu.  Une  pen- 
dule à  tableau  mécanique,  représentant  la  pointe  du  Sérail, 
avec  des  eaïques  et  des  vaisseaux  qu'un  rouage  fait  rouler 
et  tanguer,  excite  l'admiration  des  Turcs  débonnaires  et  le 
sourire  des  giaours,  car  une  telle  pendule  serait  mieux  à 
sa  place  dans  la  salle  à  manger  d'un  épicier  enrichi  que 
dans  le  mystérieux  séjour  du  padischa.  —  La  même  pièce, 
comme  pour  faire  compensation,  renferme  une  armoire  dont 
les  rideaux  écartés  laissent  étinceler,  avec  des  phosphores- 
cences d'or  et  de  pierreries,  le  véritable  luxe  de  l'Orient. 

C'est  un  trésor  qui  n'a  rien  à  envier  à  celui  de  la  tour  de 
Londres  :  il  est  d'usage  que  chaque  sultan  lègue  à  cette  col- 
lection un  objet  qui  lui  ait  particulièrement  servi.  La  plu- 
part ont  donné  des  armes  :  ce  ne  sont  que  kandjars  aux 
manches  rugueux  de  diamants  et  de  rubis,  que  damas  aux 
fourreaux  d'argent  bosselés  de  reliefs,  aux  lames  bleuâtres 
ramagées  d'inscriptions  arabes  en  lettres  d'or,  que  masses 
d'armes  richement  niellées,  que  pistolets  dont  les  crosses 
disparaissent  sous  des  fouillis  de  perles,  de  coraux  et  de 
pierres  précieuses;  le  sultan  Mahmoud,  en  sa  qualité  de 
poëte  et  decalligraphe,  a  fait  don  de  son  écritoire,  monceau 
d'or  couvert  de  diamants.  Par  une  sorte  de  coquetterie  ci- 
vilisée, il  a  voulu  mêler  la  pensée  à  tous  ces  instruments  de 
la  force  brutale  et  montrer  que  le  cerveau  avait  sa  puis- 
sance comme  le  bras.  Dans  ce  cabinet,  on  remarque  une 
curieuse  cheminée  turque  faite  en  gâteau  d'abeilles,  comme 
les  stalactites  qui  pendent  des  plafonds  de  l'Alhambra. 

Au  delà  règne  une  galerie  où  les  odalisques  jouent  et 
prennent  de  l'exercice  sous  la  surveillance  des  eunuques, 
qui  font  auprès  d'elles  à  peu  près  l'office  des  pions  dans  les 
cours  de  récréation  des  collèges.  Mais  un  lieu  si  sacré  est 


284  CONSTANTINOPLE. 

interdit  aux  profanes,  même  lorsque  les  oiseaux  sont  en- 
volés de  la  cage.  —  Un  peu  plus  loin  s'arrondissent  les  cou- 
poles constellées  de  grosses  verrues  de  cristal  qui  recouvrent 
les  bains  décorés  de  colonnes  d'albâtre  et  d'applications  de 
marbre,  qu'il  fallut  se  contenter  d'admirer  par  dehors. 

Nous  reprîmes  nos  chaussures  à  la  porte  par  laquelle 
nous  étions  entré,  et  nous  continuâmes  notre  visite.  —  On 
longe  d'abord  un  j.irdin  rempli  de  fleurs,  encadré  dans  des 
compartiments  de  bois,  à  l'ancienne  mode  française;  puis 
on  traverse  les  cours  entourées  d'espèces  de  cloîtres  à  ar- 
cades moresques,  où  sont  les  logements  et  les  classes  des 
icoglans,  ou  pages  du  sérail,  et  l'on  arrive  à  un  kiosque  ou 
pavillon  renfermant  la  bibliothèque;  on  y  monte  par  une 
espèce  de  perron  à  rampe  de  marbre  délicatement  fenestrée. 

La  porte  de  cette  bibliothèque  est  une  merveille.  Jamais 
le  génie  arabe  n'a  tracé  sur  le  bronze  un  plus  prodigieux 
lacis  de  lignes,  d'angles,  d'étoiles,  se  mêlant,  se  compli- 
quant, s'enchevêtrant  dans  un  dédale  mathématique.  Le 
daguerréotype  seul  pourrait  retracer  cette  féerique  orne- 
mentation. Le  dessinateur  qui  voudrait  imiter  consciencieu- 
sement avec  sa  mine  de  plomb  ces  inextricables  méandres 
deviendrait  fou  après  ce  travail  de  toute  une  vie. 

A  l'intérieur,  sont  rangés  dans  des  casiers  de  cèdre  des 
manuscrits  arabes,  la  tranche  tournée  vers  le  spectateur, 
disposition  particulière  que  j'avais  remarquée  déjà  à  la  bi- 
bliothèque de  l'Escurial,  et  que  les  Espagnols  ont  sans  doute 
empruntée  aux  Mores. 

Là  on  nous  fit  voir  sur  un  grand  rouleau  de  parchemin 
une  espèce  d'arbre  généalogique,  supportant  dans  des  mé- 
daillons ovales  les  portraits  de  tous  les  sultans,  exécutés  en 
miniature  gouachéc.  Ces  portraits  sont,  dit-on,  authentiquas, 
chose  difficile  à  croire.  Ils  représentent  des  lêtes  pâles  à 
barbe  noire,  d'un  tvpe  assez  uniforme,  et  le  costume  est 


LE  SÉRAIL.  285 

celui  des  Turcs  de  Molière  et  de  Racine,  plus  exacts  en  cola 
qu'on  ne  pense. 

La  bibliothèque  visitée,  on  nous  introduisit  dans  un 
kiosque  de  style  arabe,  précédé  d'un  perron  à  rampes  de 
marbre  où  reluisait  avec  tout  son  éclat  l'ancienne  magnifi- 
cence orientale,  dont,  comme  on  a  pu  le  voir,  les  apparte- 
ments déjà  parcourus  n'offrent  aucune  trace. 

La  plus  grande  partie  de  la  pièce  est  occupée  par  un  trône 
en  forme  de  divan  ou  de  lit,  avec  un  baldaquin  soutenu 
par  des  colonnettes  hexagones  de  cuivre  doré  semées  de 
grenats,  de  turquoises,  d'améthystes,  de  topazes,  d'émeraudes 
et  autres  pierres  à  l'état  de  cabochons,  car  autrefois  les  Turcs 
ne  taillaient  pas  les  pierreries;  des  queues  de  cheval  pendent 
aux  quatre  coins  de  grosses  boules  d'or  surmontées  de  crois- 
sants. Rien  n'est  plus  riche,  plus  élégant  et  plus  royal  que 
ce  trône  vraiment  fait  pour  asseoir  des  califes. 

Les  barbares  seuls  ont  le  secret  de  ces  orfèvreries  mer- 
veilleuses, et  le  sens  de  l'ornement  semble  se  perdre,  on  ne 
sait  pourquoi,  à  mesure  que  la  civilisation  se  perfectionne. 
Sans  tomber  dans  les  manies  d'antiquaire,  il  faut  avouer 
que  plus  une  architecture,  une  joaillerie,  une  arme,  datent 
d'une  époque  reculée,  plus  le  goût  en  est  parfait  et  le  tra- 
vail exquis  :  préoccupé  de  la  pensée,  le  monde  moderne  n'a 
plus  la  notion  juste  de  la  forme. 

Quelques  paillettes  de  lumière  tombant  d'une  fenêtre 
entrouverte  faisaient  étinceler  les  ciselures  et  jeter  des  feux 
aux  pierreries.  Des  carreaux  de  faïence  arabe  dessinaient 
des  symétries  et  miroitaient  au  bas  des  murs,  comme  dans 
tes  salles  de  l'Alhambra,  à  Grenade;  au  plafond  s'entre- 
croisaient des  baguettes  de  vermeil  curieusement  ciselées, 
formant  des  caissons  et  des  rosaces.  —  Dans  un  coin,  à  tra- 
vers l'ombre,  brillait  une  bizarre  cheminée  turque  faite  en 
forme  de  niche  et  destinée  à  recevoir  un  brasero  ;  une  espèce 

16. 


'286  CONSTANTINOPLE. 

de  petit  dôme  conique  à  sept  pans,  en  cuivre,  de'coupé,  fe- 
r.estré  comme  une  truelle  à  poissons,  niellé  des  plus  élégants 
dessins  de  l'art  arabe,  lui  sert  de  manteau.  Certaines  châsses 
gothiques  peuvent  seules  donner  ridée  de  ce  charmant  tra- 
vail. 

En  face  du  divan  s'ouvre  une  fenêtre  ou  plutôt  une  lu- 
carne garnie  d'une  épaisse  grille  à  barreaux  dorés.  C'est  en 
dehors  de  cette  espèce  de  guichet  qu'autrefois  se  tenaient 
les  ambassadeurs,  dont  les  phrases  étaient  transmises  par 
des  intermédiaires  au  padischa,  accroupi,  dans  une  immo- 
bilité d'idole,  sous  son  dais  de  vermeil  et  de  pierreries,  entre 
ses  deux  turbans  symboliques.  A  peine  pouvaient-ils  voir, 
à  travers  le  réseau  d'or,  briller,  comme  des  étoiles  au  fond 
de  l'ombre,  les  prunelles  fixes  du  magnifique  sultan  ;  mais 
c'était  bien  assez  pour  des  giaours  :  l'ombre  de  Dieu  ne  de- 
vait pas  se  découvrir  davantage  à  des  chiens  de  chrétiens. 

L'extérieur  n'est  pas  moins  remarquable.  Un  grand  toit 
à  saillie  fortement  projetée  coiffe  l'édifice,  des  colonnes  de 
marbre  soutiennent  des  arcades  à  nervures  et  des  rosaces; 
une  dalle  de  vert  antique,  historiée  d'une  inscription  arabe, 
forme  le  seuil  de  la  porte,  dont  le  linteau  est  très-bas  :  dis- 
position architecturale  prise,  dit-on,  pour  faire  baisser  la  tête 
aux  vassaux  et  aux  tributaires  récalcitrants  admis  en  pré- 
sence du  Grand  Seigneur,  escobarderie  d'étiquette  assez  jé- 
suitique, et  qu'éluda  bouffonnement  un  envoyé  de  Perse, 
en  entrant  à  reculons,  comme  on  fait  dans  les  gondoles  de 
Venise. 

Dans  la  description  du  Béiram,  j'ai  parlé  assez  longue- 
ment du  portique  sous  lequel  a  lieu  cette  cérémonie,  pour 
ne  pas  avoir  à  y  revenir,  et  je  continuerai  ma  promenade 
un  peu  au  hasard,  mentionnant  les  choses  comme  'elles  se 
présentent.  Il  serait  difficile  de  rendre  compte  avec  régula- 
rité de  bâtiments  d'époque  et  de  style  divers,  élevés  sans 


LE  SÉRAIL.  287 

plan  préconçu,  suivant  les  caprices  et  les  nécessités  du  mo- 
ment, séparés  par  des  espaces  vagues,  ombragés  çà  et  là  de 
cyprès,  de  sycomores  et  de  vieux  platanes  d'une  dimension 
monstrueuse. 

Du  milieu  d'une  touffe  d'arbres  se  dresse  une  colonne 
cannelée  à  chapiteau  corinthien,  qui  produit  un  charmant 
effet  et  qu'on  désigne  sous  le  nom  de  Théodose,  attribution 
dont  je  ne  suis  pas  assez  savant  pour  discuter  la  valeur.  — 
Je  la  cite  parce  que  le  nombre  des  ruines  byzantines  est  irès- 
restreint  à  Constantinople.  —  La  ville  antique  a  disparu 
sans  presque  laisser  de  traces  ;  les  riches  palais  de  la  dynastie 
grecque,  des  Paléologueset  desComnènes,  se  sont  évanouis; 
leurs  colonnes  de  marbre  et  de  porphyre  ont  servi  à  la 
construction  des  mosquées,  et  leurs  fondations,  recouvertes 
par  les  frêles  baraques  musulmanes,  se  sont  oblitérées  peu 
à  peu  sous  la  cendre  des  incendies;  quelquefois  on  retrouve, 
amalgamé  dans  un  mur,  un  chapiteau,  un  fragment  de 
torse  brisé,  mais  rien  qui  ait  conservé  sa  forme  primitive; 
il  faut  fouiller  le  sol  pour  amener  à  la  surface  quelques 
lébris  de  la  Byzance  ancienne. 

Particularité  notable,  et  qui  marque  un  progrès  :  l'on  a 
rassemblé  dans  la  cour  qui  précède  l'antique  église  de  Saint- 
Iréné,  transformée  en  arsenal,  et  qui  fait  partie  des  dépen- 
dances du  sérail,  divers  objets  antiques  :  têtes,  torses,  bas- 
reliefs,  inscriptions,  tombeaux,  rudiment  d'un  musée 
byzantin,  qui  pourrait  devenir  curieux  par  l'addition  des 
trouvailles  journalières.  Près  de  l'église,  deux  ou  trois  sar- 
cophages de  porphyre,  semés  de  croix  grecques,  et  qui  ont 
dû  contenir  des  corps  d'empereurs  et  d'impératrices,  privés 
de  leurs  couvercles  brisés,  s'emplissent  de  l'eau  du  ciel,  et 
les  oiseaux  y  viennent  boire  en  poussant  de  petits  cris 
joyeux. 

L'intérieur  de  Saint-lréné  est  tapissé  de  fusils,  de  sabres, 


?88  CONSTANTINOPLE. 

de  pistolets  de  modèle  moderne,  arrangés  avec  une  symétrie 
militaire  que  ne  désavouerait  pas  notre  Musée  d'artillerie; 
mais  cette  étincelante  décoration,  qui  charme  beaucoup  les 
Turcs,  eî  dont  ils  sont  très-fiers,  n'a  rien  qui  étonne  un 
voyageur  européen.  —  Une  collection  qui  offre  un  bien 
autre  intérêt,  c'est  celle  des  armes  historiques  conservées 
dans  une  tribune  métamorphosée  en  galerie,  au  fond  de 
l'abside. 

Là,  on  nous  fit  voir  le  sabre  de  Mahomet  II,  une  lame 
droite  où  court,  sur  un  fond  de  damas  bleuâtre,  une  in- 
scription arabe  en  lettres  d'or;  un  brassard  niellé  d'or  et 
constellé  de  deux  disques  de  pierreries,  ayant  appartenu  à 
Tamerlan  ;  une  épée  de  fer  ébréchée,  à  poignée  en  croix,  — 
l'épée  de  Scanderberg,  le  héros  athlétique.  Des  vitrines 
laissent  voir  les  clefs  des  villes  conquises,  clefs  symboliques, 
ouvragées  comme  des  bijoux,  damasquinées  d'or  et  d'argent. 

Sous  le  vestibule  sont  entassées  les  timbales  et  les  mar- 
mites des  janissaires,  —  ces  marmites  qui,  en  se  renversant, 
faisaient  trembler  et  pâlir  le  sultan  au  fond  de  son  harem  ; 
—  des  faisceaux  de  vieilles  hallebardes,  des  caisses  d'armes, 
d'anciens  canons,  des  coulevrines  de  forme  singulière, 
rappellentlastratégieturqueavantles  réformes  de  Mahmoud, 
utiles,  sans  doute,  mais  regrettables  au  point  de  vue  pitto- 
resque. 

Les  écuries,  sur  lesquelles  je  jetai  un  coup  d'œil  en  pas- 
sant, n'ont  rien  de  particulier,  et  ne  renfermaient,  pour  le 
moment,  que  des  bêtes  assez  ordinaires,  le  sultan  se  faisant 
suivre  par  ses  montures  favorites.  —  Les  Turcs  n'ont  pas, 
du  reste,  comme  les  Arabes,  ja  folie  des  chevaux,  bien 
qu'ils  les  aiment  et  en  possèdent  de  remarquables. 

Voilà  à  peu  près  tout  ce  qu'un  étranger  peut  voir  dans  le 
sérail.  —Nul  regard  profane  ne  souille  les  asiles  mystérieux, 
les  kiosques  secrets,   les  retraites  intimes;  —  le  sérail, 


LE  SÉRAIL.  289 

comme  toute  maison  musulmane,  a  son  selamlick,  mais 
pour  le  harem  sont  réservés  tous  les  raffinements  d'un  luxe 
voluptueux,  les  divans  de  cachemire,  les  tapis  de  Perse,  les 
vases  de  Chine,  les  cassolettes  d'or,  les  cabinets  de  laque, 
les  tables  de  nacre,  les  plafonds  de  cèdre  à  caissons  peints 
et  dorés,  les  fontaines  à  vasque  de  marbre,  les  colonnes  de 
jaspe;  la  maison  des  hommes  n'est,  en  quelque  sorte,  que 
le  vestibule  de  la  maison  des  femmes,  un  corps  de  garde 
interposé  entre  la  vie  extérieure  et  la  vie  intérieure. 

Je  regrettai  fort  de  ne  pouvoir  pénétrer  dans  une  mer- 
veilleuse salle  de  bains,  vrai  rêve  oriental  réalisé  dont  mon 
ami  Maxime Ducamp  a  fait  une  splendide  description;  mais, 
cette  fois,  le  gardien  se  montra  plus  revêche,  ou  peut-être 
d'autres  ordres  avaient  été  donnés.  —  Si  les  houris  prennent 
des  bains  de  vapeur  au  paradis,  ce  doit  être  dans  un  bain 
pareil  à  celui-là,  bijou  d'architecture  musulmane. 

Assez  las  de  cette  promenade,  pendant  laquelle  je  m'étais 
chaussé  et  déchaussé  six  ou  huit  fois,  je  sortis  du  sérail  par 
la  porte  Auguste  (Bab-Hummayoun)  et  j'allai  m'asseoir, 
abandonnant  mes  compagnons,  sur  le  banc  extérieur  d'un 
petit  café,  d'où,  tout  en  mangeant  des  raisins  de  Scutari, 
je  contemplai  cette  porte  monumentale  surmontée  d'un 
corps  de  logis  avec  sa  haute  arcade  moresque,  ses  quatre 
colonnes,  son  cartouche  de  marbre  portant  une  inscription 
en  lettres  d'or  et  ses  deux  niches  où  l'on  exposait  les  têtes 
coupées.  Entre  autres,  celle  d'Ali-Tépéléni,  paGha  de  Janina, 
y  figura  sur  un  plat  d'argent. 

Je  regardais  aussi  en  détail  la  délicieuse  fontaine  d'Ach- 
met  III,  sur  laquelle  j'avais  jeté  un  coup  d'œil  en  allant  à 
Sainte-Sophie.  —  C'est,  avec  îa  fontaine  de  ïop'Ilané,  la 
plus  remarquable  de  Constantinople,  où  il  y  en  a  tant  et  de 
si  jolies. —  Rien  n'est  comparable,  pour  l'élégance,  à  ce  toit 
retroussé  comme  un  bout  de  soulier  turc,  tout  brodé  de 


290  CONSTANTINOPLE. 

sculptures  en  filigrane,  mammelonné  de  clochetons  capri- 
cieux :  à  ces  pans  de  dentelles  à  jour,  à  ces  niches  en  sta< 
lactiques,  à  ces  arabesques  encadrant  des  pièces  de  ven 
composées  par  le  sullan-poëte;  à  ces  colonnettes  aux 
chapiteaux  fantasques,  à  ces  rosaces  gracieusement  étoi- 
lées,  à  ces  corniches  feuillées  et  flétries,  à  ce  charmant 
fouillis  d'ornementation,  heureux  mélange  de  l'art  arabe 
et  de  l'art  turc.  —  Je  m'arrête,  car,  malgré  le  précepte 
de  Boileau,  je  sens  que  je  me  laisserais  emporter  troc 
îoin  par  îe  fleiiron  et  Y  astragale. 


XXIV 


t.E   PALAIS   DU  BOSPHORE.   —  SULTAN 
MAHMOUD.   -   LE   DERVICHE 


Quand  on  se  promène  en  caïque  sur  le  Bosphore  et  qu'on 
a  dépassé  la  Tour  de  Léandre,  on  aperçoit  en  face  de  Scutari 
un  immense  palais  en  construction  qui  baigne  ses  pieds 
blancs  dans  l'eau  bleue  et  raDide.  Il  existe  en  Orient  une 
superstition  soigneusement  entretenue  par  les  architectes, 
c'est  qu'on  ne  meurt  pas  tant  que  la  demeure  qu'on  se  fait 
construire  n'est  pas  achevée;  aussi  les  sultans  ont-ils  tou- 
jours soin  d'avoir  quelque  palais  en  train. 

Chose  rare  chez  les  Turcs,  qui  consacrent  les  matériaux 
solides  et  précieux  à  la  maison  de  Dieu,  et  n'élèvent  pour 
l'habitation  transitoire  de  l'homme  que  des  kiosques  de  bois 
aussi  peu  durables  que  lui,  ce  palais  est  tout  en  marbre  et 
fait  pour  l'éternité.  —  Il  se  compose  d'un  grand  corps  de 
bâtiment  et  de  deux  ailes.  Dire  à  quel  ordre  d'architecture 
il  appartient  serait  difficile;  il  n'  est  ni  grec,  ni  romain,  ni 


492  CONSTANTIINOPLE. 

gothique,  ni  renaissance,  ni  sarrasin,  ni  arabe,  ni  turc,  il 
se  rapproche  de  ce  genre  que  les  Espagnols  nomment  platc- 
resco,  et  qui  fait  ressembler  la  façade  d'un  monument  à  une 
grande  pièce  d'orfèvrerie  pour  le  luxe  compliqué  des  orne- 
ments et  la  folle  recherche  des  détails. 

Les  fenêtres  avec  leurs  balcons  à  jour,  leurs  colonnettes 
rubonées,  leurs  trèfles  à  nervures,  leurs  encadrements  à 
festons,  leurs  entre-deux  fouillés  de  sculptures  et  d'arabes- 
ques, rappellent  le  style  lombard  et  font  songer  aux  anciens 
palais  de  Venise;  —  seulement  il  y  a  du  palais  Dario  ou  Cà- 
d'Oro  au  palais  du  sultan  la  même  différence  comme  pro- 
portion que  du  Grand  Canal  au  Bosphore. 

Cette  énorme  construction  en  marbre  de  Marmara,  d'un 
blanc  bleuâtre  que  l'éclat  criard  de  la  nouveauté  fait  paraî- 
tre un  peu  froid,  produit  un  effet  fort  majestueux  entre 
l'azur  du  ciel  et  l'azur  de  la  mer;  elle  en  produira  un  meil- 
leur lorsque  le  chaud  soleil  de  l'Asie  l'aura  doré  de  ses 
rayons,  qu'elle  reçoit  directement  et  de  première  main.  Vi- 
gnole  sans  doute  ne  se  reconnaîtrait  pas  dans  cette  façade 
hybride  où  les  styles  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  pays 
forment  un  ordre  composite  qu'il  n'avait  pas  prévu.  Mais  on 
ne  peut  nier  que  cette  multitude  de  fleurs,  de  rinceaux,  de 
rosaces,  ciselés  comme  des  bijoux  dans  une  matière  pré- 
cieuse, n'ait  un  aspect  touffu,  compliqué,  fastueux  et  ré- 
ant  à  l'œil.  C'est  le  palais  que  pourrait  construire  un 
ornemaniste  qui  ne  serait  pas  architecte,  et  n'épargnerait 
ni  la  main-d'œuvre,  ni  le  temps,  ni  la  dépense.  Tel  qu'il 
est,  je  le  préfère  à  ces  maussades  reproductions  classiques 
si  botes,  si  plates,  si  froides  si  ennuyeuses,  comme  en  font 
les  savants  et  les  réguliers,  et  j'aime  mieux  ces  vives  fron- 
daisons ornementales,  s'enlaçant  avec  une  élégance  fantas- 
que, qu'un  fronton  triangulaire  ou  uneattique  horizontale 
sappuyant  sur  six  ou  huit  colonnes  efflanquées.  —  Cettt 


LE  PALAIS  DU  BOSPHORE.  29â 

ignorance  naïve,  déployée  sur  une  échelle  gigantesque,  a 
son  charme;  il  est  probable  que  les  hardis  constructeurs  de 
nos  cathédrales  n'en  savaient  pas  davantage,  et  leurs  œuvies 
n  en  sont  pas  moins  admirables  pour  cela. 

Lfi  long  de  ce  palais  règne  un  terre-plein  bordé,  du  côté 
du  Bosphore,  de  piliers  monumentaux:  reliés  entre  eux  par 
des  grilles  d'une  serrurerie  ouvragée  et  charmante  où  le  fer 
se  courbe  en  mille  arabesques  fleuries,  déliées  comme  les 
traits  qu'une  plume  hardie  tracerait  à  main  levée  sur  le  vé- 
lin. —  Ces  grilles  dorées  forment  une  balustrade  d'une  ri- 
chesse extrême. 

Les  deux  ailes,  construites  à  une  autre  époque,  sont 
beaucoup  trop  basses  pour  le  corps  de  logis  principal,  avec 
lequel  elles  n'ont  d'ailleurs  aucun  rapport  de  style  ni  de 
forme.  Figurez-vous  une  double  rangée  d'Odéons  et  de 
Chambres  des  Députés  en  miniature  se  suivant  dans  une  al- 
ternance ennuyeuse  et  présentant  aux  yeux  une  file  de  pe- 
tites colonnes  menues  qui  semblent  de  bois  quoiqu'elles 
soient  de  marbre. 

En  passant  et  repassant  devant  ce  palais,  le  désir  de  le 
visiter  m'était  venu  bien  des  fois.  —  En  Italie,  rien  n'eût 
été  plus  simple;  mais  faire  aborder  son  caïque  à  un  débar- 
cadère impérial  serait  en  Turquie  une  action  de  conséquence 
et  qui  pourrait  avoir  des  suites  fâcheuses.  —  Heureusement, 
un  intermédiaire  amical  me  mit  en  rapport  avec  l'architecte, 
M.  Balyan,  un  jeune  Arménien  de  beaucoup  d'esprit,  et  c;ui 
parlait  français. 

M.  Balyan  eut  la  bonté  de  me  prendre  dans  sa  barque  à 
trois  paires  de  rames,  et  me  fit  entrer  d'abord  dans  un  an- 
cien kiosque,  débris  du  palais  précédent,  où  l'on  nous  ap- 
porta des  pipes,  du  café  et  des  sorbets  à  la  rose;  puis  il  me 
conduisit  lui-même  à  travers  les  appartements  avec  une 
obligeance  eu  une  politesse  parfaites,  dont  je  le  remercie  à 

iï 


S$4  CONSTANTINOPLR. 

cette  place,  en  espérant  que  peut-être  un  jour  ces  lignes 

passeront  sous  ses  yeux. 

L'intérieur  n'était  pas  tout  à  fait  achevé  encore,  mais  ce- 
pendant Ton  pouvait  déjà  juger  de  la  splendeur  future  de 
l'ensemble.  Les  idées  religieuses  des  Turcs  retranchent  de 
l'ornementation  une  foule  de  motifs  heureux  et  restreignent 
considérablement  la  fantaisie  de  l'artiste,  qui  doit  s'abstenir 
avec  soin  de  mêler  à  ses  arabesques  la  représentation  d'au- 
cun être  animé  :  —  ainsi,  pas  de  statues,  pas  de  bas-relief, 
pas  de  mascarons,  pas  de  chimères,  pas  de  griffons,  pas  de 
dauphins,  pas  d'oiseaux,  pas  de  sphinx,  pas  de  guivres, 
pas  de  papillons,  pas  de  figurines  moitié  femme  moitié 
fleur,  pas  de  monstres  héraldiques,  aucune  de  ces  créations 
bizarres  qui  forment  la  zoologie  fabuleuse  de  l'ornement,  et 
dont  Raphaël  a  tiré  un  parti  si  merveilleux  dans  les  galeries 
du  Vatican. 

Le  style  arabe,  avec  ses  décompositions  et  ses  brisures  de 
lignes,  ses  guipures  de  stuc,  frappées  à  l'emporte-pièce,  ses 
plafonds  en  stalactites,  ses  niches  en  ruches  d'abeilles,  ses 
marbres  troués  à  jour  comme  des  couvercles  de  cassolette, 
ses  légendes  en  coufique  fleuri,  et  son  coloriage  de  vert,  de 
blanc,  de  rouge,  discrètement  rehaussé  d'or,  eût  offert  des 
ressources  naturelles  pour  la  décoration  d'un  palais  oriental; 
mais  le  sultan,  par  suite  de  ce  caprice  qui  nous  porterait  à 
bâtir  des  alhambras  à  Paris,  voulait  avoir  un  palais  dans  le 
goût  moderne.  On  s'étonne  d'abord  de  ce  caprice,  mais,  en  y 
réfléchissant,  rien  n'est  plus  naturel.  Il  a  fallu  réellement  à 
M.  Balyan  une  rare  fertilité  d'imagination  pour  décorer 
d'une  manière  différente  plus  de  trois  cents  salle?  ou  cham- 
bres, n'ayant  à  sa  disposition  que  des  motifs  si  peu  nombreux. 

La  disposition  générale  est  très-simple  :  les  pièces  se 
suivent  en  enfilade  ou  s'ouvrent  sur  un  large  corridor;  le 
karem,  entre  autres,  est  ainsi  disposé.  L'appartement  de 


LE  PALAIS  DU  BOSPHORE.  295 

chaque  femme  donne  par  une  porte  unique  dans  un  vaste 
couloir,  comme  les  cellules  des  religieuses  dans  un  cloître. 
A  chaque  extrémité  peut  se  tenir  un  poste  d'eunuques  ou 
de  bostangis.  —  Je  jetai  du  seuil  un  regard  sur  cet  asile  des 
voluptés  secrètes,  qui  ressemble  beaucoup  plus  à  un  couvent 
ou  à  un  pensionnat  qu'on  ne  se  l'imagine.  Là  s'éteindront, 
sans  avoir  rayonné  au  dehors,  des  astres  de  beauté  inconnus; 
mais  l'œil  du  maître  se  sera  fjag  sur  eux,  une  minute  peut- 
être,  et  c'est  assez. 

L'appartement  de  la  sultane  Validé,  composé  de  hautes 
pièces  donnant  sur  le  Bosphore,  est  remarquable  par  ses 
plafonds  peints  à  fresque  avec  une  élégance  et  une  fraîcheur 
incomparables.  Je  ne  sais  quels  sont  les  ouvriers  qui  ont 
fait  ces  merveilles,  mais  Diaz  ne  trouverait  pas  sur  sa  pa- 
lette des  tons  plus  fins,  plus  vaporeux,  plus  tendres  et  plus 
riches  à  la  fois.  —  Ce  sont  tantôt  des  ciels  de  turquoise  pa- 
pelonnés  de  légers  nuages  qui  fuient  à  d'incroyables  pro- 
fondeurs, tantôt  d'immenses  voiles  de  dentelles  à  dessins 
merveilleux,  puis  une  grande  conque  de  nacre  irisée  de 
tous  les  rayons  du  prisme,  ou  bien  encore  des  fleurs  idéales 
suspendant  leurs  corolles  et  leurs  feuillages  à  des  treillages 
d'or;  les  autres  chambres  sont  ornées  de  même;  quelque- 
fois un  écrin  dont  les  bijoux  se  répandent  dans  un  chatoyant 
désordre,  des  colliers  dont  les  perles  se  défilent  et  roulent 
comme  des  gouttes  de  pluie,  un  ruissellement  de  diamants, 
de  saphirs  et  de  rubis  forment  le  motif  de  la  décoration; 
des  cassolettes  d'or  peintes  sur  les  corniches  laissent  échap- 
per la  bleuâtre  fumée  des  parfums  et  composent  un  plafond 
de  leur  brouillard  transparent.  Ici  Phingari  montre  par  la 
déchirure  d'un  nuage  son  arc  argenté  si  cher  aux  musul- 
mans, là  l'Aurore  pudique  colore  de  rose,  comme  les  joue» 
d'une  vierge,  tout  un  ciel  matinal  ;  plus  loin  un  pan  de 
brocart  grenu  de  lumière,  miroité  d'orfrois,  retroussé  par 


296  CONSTANTINOPLE. 

une  embrasse  d'escarboucles,  montre  un  coin  de  bleu;  une 
grotte  d'azur  jette  ses  reflets  de  saphir.  Les  arabesques  aux 
entrelacements  infinis,  les  caissons  sculptés ,  les  rosaces 
d'or,  les  bouquets  de  fleurs  imaginaires  ou  réelles,  lis 
bleus  d'Iran  ou  roses  de  Schiraz,  viennent  varier  ces  thèmes, 
dont  j'ai  cité  les  principaux,  sans  vouloir  entrer  dans  un 
détail  impossible  auquel  l'imagination  du  lecteur  suppléera. 

Les  appartements  du  sultan  sont  dans  un  style  Louis  XIV 
orientalisé,  où  l'on  sent  l'intention  d'imiter  les  splendeurs 
de  Versailles  :  les  portes,  les  croisées  et  leurs  encadrements 
sont  en  bois  de  cèdre,  d'acajou,  de  palissandre  massif,  pré- 
cieusement sculptés,  et  ferment  par  de  riches  ferrures  do- 
rées à  or  moulu.  Des  fenêtres,  l'on  aperçoit  la  plus  mer- 
veilleuse vue  qui  soit  au  monde  :  un  panorama  sans  rival, 
et  comme  jamais  souverain  n'en  eut  devant  son  palais.  — 
La  rive  d'Asie,  où,  sur  un  immense  rideau  de  cyprès  noirs, 
se  détache  Scutari,  avec  son  pittoresque  débarcadère  en- 
combré d'embarcations,  ses  maisons  roses,  ses  mosquées 
blanches,  parmi  lesquelles  se  distinguent  Buyuck-Djami  et 
Sultan-Selim  ;  le  Bosphore  aux  eaux  rapides  et  transparentes 
sillonnées  d'un  va-et-vient  perpétuel  de  vaisseaux  à  voiles, 
de  bateaux  à  vapeur,  de  felouques,  de  prames,  de  bateaux 
d'Ismid  et  de  Trébizonde  aux  formes  antiques,  aux  voi- 
lures bizarres,  de  canots,  de  caïques,  au-dessus  desquels 
voltigent  des  essaims  familiers  de  mouettes  et  de  goé- 
lands. Si  Ton  se  penche  un  peu,  l'on  découvre  sur  les 
deux  rives  une  suite  d'habitations  d'été,  de  kiosques,  peints 
de  fraîches  couleurs,  qui  forment  à  ce  merveilleux  (leu\e 
marin  un  double  quai  de  palais.  Ajoutez  à  cela  les  mille 
accidents  de  lumière,  les  effets  de  soleil  et  de  lune,  et  vous 
aurez  un  spectacle  que  l'imagination  ne  peut  dépasser. 

Une  des  singularités  du  palais,  c'est  une  grande  salle  re- 
couverte par  un  dôme  de  verre  rouge.  Quand  le  soleil  pé- 


LE  PALAIS  DU  BOSPHORE.  297 

nôtre  ce  dôme  de  rubis,  tout  prend  des  flamboiements 
étranges  :  l'air  semble  s'enflammer  et  l'on  croit  respirer  du 
feu  ;  les  colonnes  s'allument  comme  des  lampadaires,  le 
pavé  de  marbre  rougit  comme  un  pavé  de  lave;  un  rose 
incendie  dévore  les  murailles;  on  se  croirait  dans  la  salle 
de  réception  d'un  palais  de  salamandres  bâti  de  métaut 
en  fusion  ;  vos  yeux  reluisent  comme  du  paillon  rouge,  vos 
habits  deviennent  des  vêtements  de  pourpre.  —  Un  enfer 
d'opéra,  éclairé  de  feux  de  Bengale,  peut  seul  donner  une 
idée  de  cet  effet  étrange,  d'un  goût  équivoque  peut-être, 
mais  saisissant,  à  coup  sûr. 

Une  petite  merveille  qui  ne  déparerait  pas  les  plus  féeri- 
ques architectures  des  Mille  et  une  Nuits,  c'est  la  salle  de 
bains  du  sultan.  Elle  est  de  style  moresque,  en  albâtre  ru- 
bané  d'Egypte,  et  semble  laillée  dans  une  seule  pierre  pré- 
cieuse, avec  ses  colonnettes,  ses  chapiteaux  évasés,  ses  ar- 
cades en  cœur,  et  sa  voûte  constellée  d'yeux  de  cristal  qui 
brillent  comme  des  diamants.  Quelle  volupté  ce  doit  être 
d'abandonner  sur  ces  dalles,  transparentes  comme  des  aga- 
tes, ses  membres  assouplis  aux  savantes  manipulations  des 
tellacks,  au  milieu  d'un  nuage  de  vapeur  perfumée,  sous 
une  pluie  d'eau  de  rose  et  de  benjoin! 

C'est  dans  une  des  salles  de  ce  palais  que  doit  être  posé 
le  salon  Louis  XIV  peint  et  construit  à  Paris  par  Sechan, 
l'illustre  décorateur  de  l'Opéra,  dont  nous  avons  parlé  lors- 
qu'il le  dressa  à  son  atelier  de  la  rue  Turgot. 

Las  de  merveilles,  fatigué  d'admiration,  je  remerciai 
M.  Baly&n.  qui  me  fit  sortir  par  la  cour  d'honneur,  dont  la 
porte  est  une  espèce- d'arc-de-triomphe  en  marbre  blanc 
d'une  ornementation  très-riche  et  très-fleurie,  et  qui  forme 
du  côté  de  la  terre  une  entrée  tout  à  fait  digne  de  ce  somp- 
tueux palais.  Puis,  comme  je  mourais  de  faim,  j'entrai  dans 
une  boutique  de  fruitier,  et  je  me  fis  servir  deux  brochettes 


298  CONSTANTINOPLE. 

de  kébab  enveloppées  d'une  crêpe  grasse  que  j'arrosai  d'un 

verre  de  sherbet,  repas  sobre  et  tout  à  fait  local. 

Sorti  de  là,  je  me  mis  à  courir  la  ville  au  hasard,  comp- 
tant sur  la  flânerie  pour  me  révéler  ces  mille  détails  fami- 
liers qui  vous  échappent  quand  on  les  cherche.  Tout  en 
m'amusant  à  regarder  les  boutiques  de  confiseurs  et  les  fa- 
bricants de  lulés  entourés  de  milliers  de  fourneaux  de  pipe 
à  différents  degrés  d'achèvement  et  rangés  avec  symétrie, 
j'arrivai  à  la  mosquée  du  sultan  Mahmoud,  prèsdeTop'Hané, 
un  de  ces  centres  où  les  pieds  vous  ramènent  d'eux-mêmes 
quand  la  pensée  est  occupée  ailleurs.  Je  réglai  ma  montre  à 
ce  kiosque  rempli  d'horloges  et  q*e pendules  qui  accompagnent 
souvent  les  mosquées;  —  c'est  un  petit  pavillon  élégant  avec 
des  fenêtres  en  claire-voie,  par  lesquelles  on  peut  lire  l'heure 
à  divers  cadrans  concordant  assez  rarement  entre  eux,  de 
sorte  qu'on  choisit  celle  qui  vous  plaît  le  plus  et  vous  semble 
la  plus  probable.  —  Ces  cadrans  donnent  l'heure  turque  et 
l'heure  européenne,  dont  les  chiffres  ne  se  rapportent  pas, 
les  Orientaux  comptant  à  partir  du  lever  du  soleil,  point  de 
départ  naturel,  mais  variable  selon  la  saison. 

A  ces  kiosques  chronométriques  est  ordinairement  jointe 
une  fontaine  où  pendent  à  des  chaînes  des  gobelets  et  des 
spatules  en  fer-blanc  :  un  gardien  les  remplit  au  bassin  in- 
térieur et  les  tend  à  ceux  qui  demandent  à  boire.  Ces  fontai- 
nes sont  presque  toutes  des  fondations  pieuses. 

La  mosquée  de  Mahmoud  est  d'un  goût  moderne  et  dif- 
fère par  sa  disposition  des  édifices  de  ce  genre,  dont  Sainte- 
Sophie  est  le  prototype.  Une  coupole  unique  cerclée  à  sa 
base  d'une  couronne  de  fenêtres  et  de  consoles  à  volutes 
s'élève  entre  quatre  hautes  façades  arrondies  à  leur  sommet, 
flanquées  à  leurs  angles  par  des  piliers  ou  contre-forts  à 
pyramidions  renflés,  surmontés  de  croissants  comme  le  dôme 
central.  Ces  deux  minarets  ont  une  renommée  d'élégance  mé- 


LE  PALAIS  DU  BOSPHORE.  299 

ritée.  Figurez-vous  deux  grandes  colonnes  cannelées  qui 
auraient  pour  chapiteau  un  balcon  festonné,  du  centre  du- 
quel jailliraient  d'autres  colonnes  plus  petites,  couronnées 
aussi  de  balcons  et  supportant  à  leur  tour  un  faisceau  de 
colonnettes  coiffées  d'une  aiguille  conique.  —  C'est  très-gra- 
cieux, très  hardi  et  très-neuf.  —  Ordinairement,  le  turbé 
ou  chapelle  funèbre  du  fondateur  se  trouve  près  de  la 
mosquée  qu'il  a  bâtie;  contrairement  à  cette  disposition  habi- 
tuelle, le  turbé  de  sultan  Mahmoud  se  trouve  dans  un  édifice 
spécial,  d'une  architecture  moderne  légèrement  orientalisée, 
à  un  autre  bout  de  Constantinople.  Le  sultan  réformateur  a 
sur  son  cercueil,  au  lieu  du  turban  classique  et  traditionnel, 
le  fez  novateur  du  Nizam  étoile  d'une  superbe  agrafe  de 
pierreries;  on  montre  aux  visiteurs  une  transcription  du 
Koran  faite  par  ce  prince  calligraphe durant  les  longs  loisirs 
que  lui  laissait  sa  captivité  au  sérail  avant  son  avènement 
au  trône. 

Autour  de  la  mosquée  se  groupent  les  fonderies  de  canons 
et  les  parcs  d'artillerie,  et  s'étend  une  plate-forme  baignée 
par  la  mer,  que  délimitent  deux  jolis  pavillons. 

A  quelques  pas  de  là  l'on  retombe  au  milieu  du  joyeux 
tumulte  de  la  place  Top'Ilané,  avec  ses  loueurs  de  chevaux, 
ses  vendeurs  de  sucreries  et  de  sorbets,  ses  étalages  de  con- 
combres, de  courges,  de  raisins  de  Scutarô.  de  melons  de 
Smyrne  ;  ses  marchands  de  caïmak  et  de  baldava  ;  ses  grou- 
pes de  chiens  fauves  étendus  au  soleil  ;  sa  charmante  fontaine 
et  sa  mosquée  aux  abords  encombrés  d'écrivains  publics,  de 
débitants  de  chapelets  et  de  menue  parfumerie.  Sous  le 
cloître  de  cette  mosquée,  je  vis  une  ligure  que  je  n'oublierai 
jamais  :  c'était  un  derviche  couché  à  tere,  près  du  réser- 
voir des  ablutions.  —  Il  n'avait  pour  t  Jt  vêtement  qu'un 
haillon  d'étoffe  en  poil  de  chameau,  rude  comme  un  cilice 
et  tout  souillé  de  la  poudre  des  déserts.  Ce  lambeau  se 


300  CONSTANTINOPLE. 

nouait  négligemment  autour  de  ses  reins,  et  laissait  voir 
presque  à  nu  un  corps  hâlé,  bistré,  bronzé,  cuit  et  recuit  à 
la  flamme  des  soleils,  aux  souffles  torrides  du  khamsin  ; 
pour  le  peindre,  il  n'eût  fallu  que  deux  tons,  de  la  momie 
et  de  la  terre  de  Sienne  brûlée.  Ses  jambes,  rouges  comme 
la  brique,  étaient  chaussées,  jusqu'au-dessus  des  chevilles. 
d'un  brodequin  de  poussière  grise. 

Une  maigreur  vigoureuse  faisait  saillir  tous  ses  muscles  et 
tous  ses  os;  ses  cheveux  noirs  sauvagement  crépus  se  hé- 
rissaient sur  sa  tête  comme  des  touffes  de  broussailles;  au 
bord  de  ses  joues  brunes  floconnaient  quelques  touffes 
de  barbe  éparse,  car  il  était  jeune.  —  Une  placidité  folle 
régnait  dans  ses  yeux  fixes.  Seul  au  milieu  de  la  foule, 
comme  au  milieu  du  Sahara,  il  semblait  bercé  par  quelque 
hallucination  apocalyptique.  —  Il  me  fit  involontairement 
penser  à  saint  Jean  dans  le  désert,  et  jamais  peintre  n'en  a 
rêvé  un  pareil  :  le  saint  Jean  de  Léonard  de  Vinci,  avec  son 
ironique  sourire  de  faune,  a  l'air  d'un  Dieu  mythologique 
déguisé,  celui  de  Raphaël  ressemble  à  un  jeune  pâtre  de  la 
campagne  romaine.  11  est  impossible  de  rêver  quelque  chose 
de  plus  fauve,  de  plus  hagard,  de  plus  hérissé,  de  plus  fé- 
rocement ascétique,  de  plus  brûlé  par  le  fanatisme,  de  plus 
dévasté  par  le  jeûne  et  les  macérations.  Un  pareil  pénitent 
pouvait  aller  sans  peur  à  travers  les  solitudes;  les  lions  et 
les  panthères  devaient  reculer  devant  ce  corps  nourri  de 
sauterelles. 

C'était  un  hadji  qui  revenait  de  la  Mecque  ;  il  avait  vu 
la  pierre  noire,  accompli  les  sept  évolutions  sacrées  et  bu  de 
l'eau  du  puits  Zem-Zem,  qui  lave  tous  les  péchés,  et,  tout 
nu  qu'il  était,  il  ne  faisait  pas  plus  de  cas  d'un  vizir  que  d'un 
grain  de  la  boue  attachée  à  ses  pieds. 


XXV 


L'ATMEÏDAN 


L'Atmeïdan,  qui  s'étend  derrière  les  murs  du  sérail,  esî 
l'ancien  Hippodrome.  —  Le  vocable  turc  a  précisément  !a 
même  signification  que  le  vocable  grec,  et  veut  dire  :  arène 
des  chevaux.  —  C'est  une  vaste  place,  bordée  d'un  côté  par 
la  muraille  extérieure  de  la  mosquée  du  sultan  Achmet, 
percée  de  baies  grillées,  et  sur  les  autres  faces  par  des  ruines 
ou  des  bâtiments  incohérents  ;  dans  l'axe  de  la  place  s'élèvent 
l'obélisque  de  Théodose,  la  colonne  Serpentine  et  la  Pyra- 
mide murée,  faibles  vestiges  des  magnificences  dont  rayon- 
nait autrefois  cette  enceinte  splendide. 

des  ruines  sont  à  peu  près  tout  ce  qui  reste  à  la  surface 
du  sol  des  merveilles  de  l'antique  Byzance.  —  L'Augustéon, 
le  Sigma,  l'Octogone,  les  Thermes  de  Xeuxippe,  d'Achille, 
d'Honorius,  le  Milliaire  d'or,  les  Portiques  du  Forum,  tout 
cela  est  enfoui  sous  ce  manteau  de  poussière  et  d'oubli  dont 
s'enveloppent  les  villes  mortes;  l'œuvre  du  temps  a  été 

il. 


502  CONSTANTINOPLfc. 

activée  par  les  déprédations  des  barbares,  latins,  français, 
turcs,  et  même  grecs.  Chaque  invasion  qui  se  succède  fait 
son  dégât.  C'est  une  chose  incroyable  que  cette  fureur  aveugle 
de  destruction  et  cette  haine  stupide  contre  les  pierres!  Il 
faut  bien  que  cela  soit  dans  la  nature  humaine,  car  le  nîeme 
fait  se  reproduit  à  toutes  les  époques.  Il  paraît  qu'un  chef- 
d'œuvre  offusque  l'œil  d'un  barbare  comme  la  lumière  l'œil 
d'un  hibou.  Ce  rayonnemert  j~  l'idée  le  gêne  sans  qu'il 
sache  trop  pourquoi,  et  il  l'éteint.  Les  religions  aussi  dé- 
truisent volontiers  d'une  main  si  elles  édifient  de  l'autre, 
et  il  y  a  eu  beaucoup  de  religions  à  Constantinople  ;  le 
christianisme  y  a  brisé  les  monuments  païens,  l'islamisme 
les  monuments  chrétiens  ;  peut-être  les  mosquées  vont-elles 
disparaître  à  leur  tour  devant  un  culte  nouveau. 

Ce  devait  être  un  beau  spectacle  lorsqu'une  foule  éblouis- 
sante d'or,  de  pourpre  et  de  pierreries,  scintillait  sous  les 
portiques  qui  entouraient  l'Hippodrome  et  se  passionnait 
alternativement  pour  les  verts  ou  les  bleus,  ces  factions  de 
cochers  dont  les  rivalités  agitaient  l'empire  et  causaient  des 
séditions.  —  Les  quadriges  d'or,  attelés  de  chevaux  de  race, 
faisaient  voler  sous  leurs  roues  étinceîantes  la  poudre  d'azui 
et  de  vermillon  dont  on  sablait  l'Hippodrome  par  un  raf- 
finement de  luxe;  et  l'empereur  se  penchait  du  haut  de  la 
terrasse  de  son  palais  pour  applaudir  sa  couleur  favorite. 
—  Les  bleus,  si  l'on  peut  se  servir  d'une  pareille  expression 
à  propos  des  cochers  byzantins,  étaient  tories,  les  verts 
étaient  whigs,  car  la  politique  se  mêlait  à  ces  cabales  de 
cirque.  Les  verts  essayèrent  même  de  faire  un  empereur  et 
de  détrôner  Justinien,  et  il  ne  fallut  rien  moins  que  Béli- 
saire  et  un  corps  d'armée  pour  avoir  raison  du  soulèvement. 

Dans  l'Hippodrome,  comme  dans  un  musée  à  ciel  ouvert, 
étaient  réunies  les  dépouilles  de  l'antiquité.  Un  peupî?  de 
statues  assez  nombreux  pour  remplir  une  ville  se  dressail 


L'ATMEIDAN.  303 

sur  les  attiques  et  les  piédestaux.  Ce  n'était  que  marbre  et 
que  bronze.  Les  chevaux  de  Lysippe,  les  statues  de  l'empe- 
reur Auguste  et  d'autres  empereurs,  Diane,  Junon  Pallas, 
Hélène,  Paris,  Hercule,  ces  majestés  suprêmes,  ces  beautés 
surhumaines,  tout  ce  grand  art  de  la  Grèce  et  de  Home, 
semblaient  avoir  cherché  là  un  dernier  refuge.  —  Les  che- 
vaux en  métal  de  Gorinthe,  emportés  par  les  Vénitiens, 
piaffent  sur  la  porte  de  Saint-Marc;  les  images  des  dieux  et 
des  déesses,  barbarement  fondues,  se  sont  éparpillées  en 
pièces  de  billon. 

L'obélisque  de  Théodose  est  le  mieux  conservé  des  trois 
monuments  restés  debout  dans  l'Hippodrome.  Il  consiste  en 
un  monolithe  de  granit  rose  de  Syène  de  soixante  pieds  de 
hauteur,  à  peu  près,  sur  six  de  large,  qui  va  s'amincissant 
jusqu'au  pyramidion.  Une  seule  ligne  perpendiculaire  d'hié- 
roglyphes nettement  incisées  sillonne  ses  quatre  faces.  — 
Comme  je  ne  suis  pas  Champollion,  je  ne  pourrai  vous  dire 
ce  que  signifient  ces  mystérieux  emblèmes,  —  sans  doute 
une  dédicace  à  un  pharaon  quelconque.  D'où  vient  ce  bloc 
énorme?  d'Héliopolis,  disent  les  savants.  Mais  il  ne  nous 
semble  pas  remonter  à  la  plus  haute  antiquité  égyp- 
tienne. Peut-être  n'a-t-il  que  trois  mille  ans,  ce  qui  est 
bien  jeune  pour  un  obélisque.  Aussi,  à  peine  quelques  tein- 
tes grises  noircissent-elles  son  granit  vermeil. 

Le  monolithe  ne  porte  pas  directement  sur  son  piédestal, 
dont  il  est  séparé  par  quatre  dés  de  bronze.  Ce  socle  de 
marbre  est  revêtu  de  bas-reliefs  assez  barbares  et  assez 
frustes,  qui  ne  laissent  que  difficilement  deviner  les  sujets 
qu'ils  représentent,  —  des  triomphes  ou  des  divinisations 
de  Théodose  et  de  sa  famille.  —  La  roideur  des  attitudes, 
le  mauvais  dessin  et  le  manque  d'expression  des  figures, 
l'entassement  des  personnages  sans  plan  ni  perspective,  ca- 
ractérisent une  époque  de  décadence.  Le  souvenir  de  la  Grèce 


304  CONSTANTINOPLE. 

voisine  est  déjà  perdu  dans  ces  informes  ébauches,  D'autres 
bas-reliefs  à  demi  cachés  par  l'exhaussement  du  terrain, 
mais  que  l'on  connaît  par  les  descriptions  des  écrivains  an- 
térieurs, reproduisent  les  manœuvres  employées  pour  l'é- 
rection de  l'obélisque.  —  Singulier  rapprochement!  Des 
bas-reliefs  de  même  nature  entaillent  le  socle  de  l'obélisque 
de  Louqsor  dresse  sur  la  place  de  la  Concorde  par  l'ingé- 
nieur Lebas  ;  —  des  inscriptions  en  grec  et  en  latin  marquent 
que  l'obélisque  gisant  sur  le  sol  fut  relevé  en  trente-deux  jours 
par  Proclus,  préfet  du  prétoire,  d'après  les  ordres  de  Théo- 
dose, et  célèbrent  les  vertus  de  ce  magnanime  empereur.  Le 
bloc  égyptien  et  le  socle  du  Bas-Empire  s'harmonisent  heu- 
reusement et  produisent  un  bel  effet;  seulement,  l'obélisque 
est  aussi  frais  d'arête  que  s'il  venait  d'être  taillé  dans  le  granit, 
et  le  socle,  plus  jeune  de  quinze  cents  ans,  est  tout  dégradé. 

Non  loin  de  l'obélisque  se  tortille  la  colonne  Serpentine 
faite  de  trois  serpents  enroulés  et  nattés,  montant  en  spirale 
comme  les  cannelures  d'une  colonne  salomonique.  Les  trois 
têtes  crêtées  d'argent  des  serpents  qui  formaient  chapiteau 
ont  disparu.  —  Une  tradition  veut  que  Mahomet  II,  passant 
à  cheval  sur  l'Hippodrome,  les  ait  abattues  d'un  coup  de 
masse  d'armes  ou  de  damas,  par  une  de  ces  prouesses  de 
vigueur  familières  aux  sultans;  selon  d'autres,  il  n'a  tranché 
qu'une  seule  des  trois  têtes,  la  seconde  et  la  troisième 
auraient  été  brisées  seulement  pour  la  valeur  du  bronze,  ce 
qui  n'étonne  pas  quand  on  songe  aux  peines  que  les  Bar- 
bares se  sont  données  pour  aller  chercher  des  crampons  de 
fer  dans  les  blocs  du  Colysée.  —  Détruire  un  palais  pour 
prendre  un  clou,  c'est  le  propre  du  sauvage. 

Cette  colonne,  élevée  de  neuf  pieds  environ  hors  de  la 
terre,  mais  dont  la  base  est  enfouie,  semble  un  peu  grêle 
d'aspect  au  milieu  de  ce  vaste  espace.  On  lui  attribue  une 
noble  origine.  D'après  les  antiquaires,  «es  serpents  entrelacé» 


L'ATMEIDAN.  305 

soutenaient,  dans  le  temple  de  Delphes,  le  trépied  d'or  voué 
par  la  Grèce  reconnaissante  à  Phœbus-Apollon,  dieu  sauveur, 
après  la  bataille  de  Platée,  gagnée  sur  Xerxès.  Constantin 
fit,  dit-on,  transporter  la  colonne  Serpentine  de  Delphes  à 
sa  nouvelle  ville.  Une  tradition  moins  en  faveur,  mais  plus 
probable,  selon  moi,  si  Ton  considère  le  peu  de  valeur 
artistique  du  monument,  n'y  veut  voir  qu'un  talisman  fa- 
briqué par  Apollonius  de  Thyane  pour  conjurer  les  serpents. 
—  Je  laisse  le  lecteur  libre  de  choisir  entre  ces  deux  ori- 
gines. 

Quant  à  la  Pyramide  murée  de  Constantin  Porphyrogénète, 
qu'on  mettait  à  côté  des  sept  merveilles  du  monde,  à  une 
époque,  il  est  vrai,  où  les  exagérations  les  plus  hyperboliques 
ne  coûtaient  rien,  ce  n'est  plus  qu'un  noyau  de  maçonnerie, 
qu'un  informe  amas  de  pierres  effritées  par  la  pluie,  dévo- 
rées par  le  soleil,  pleines  de  poussière  et  de  toiles  d'araignées, 
fendillées  de  lézardes,  menaçant  ruine  de  tous  côtés,  et 
n'ayant  plus  aucune  signification  au  point  de  vue  de  Fart. 

Cette  armature  de  maçonnerie  était  revêtue  autrefois  de 
grandes  plaques  de  bronze  doré  bosselées  de  bas-reliefs  et 
d'ornements  qui,  par  le  poids  et  le  prix  du  métal,  devaient 
exciter  la  cupidité  des  déprédateurs.  Aussi  la  pyramide  de 
Constantin  ne  tarda-t-elle  pas  à  être  dépouillée  de  son  vête- 
ment splendide  et  n'en  resta-t-il  qu'un  bloc  noirci  de  qua- 
tre-vingts pieds  de  haut.  Cette  pyramide  d'or,  que  les  pa- 
roxystes  du  temps  comparaient  au  colosse  de  Rhodes,  devait 
en  effet  resplendir  magnifiquement  sous  le  ciel  bleu  de 
Constantinople,  parmi  les  splendides  monuments  de  l'art 
antique,  au-dessus  des  colonnades  du  Cirque,  encombrées 
de  spectateurs  en  somptueux  habits.  Mais,  pour  se  le  figu- 
rer, il  faut  que  la  pensée  fasse  un  travail  complet  de  restau- 
ration. 

Autrefois  les  Turcs  faisaient  courir   leurs  chevaux  et 


506  CONSTANT1NOPLE. 

s'exerçaient  à  lancer  le  djerid  sur  cette  place,  turf  tout  pré- 
paré pour  les  divertissements  équestres;  la  réforme  et  l'in- 
troduction de  la  tactique  européenne  ont  fait  abandonner 
ce  jeu  du  javelot,  qui  convient  mieux  aux  libres  cavaliers 
du  désert  et  des  steppes  de  l'Asie  qu'aux  régiments  de  ca- 
valerie régulière  instruits  d'après  les  méthodes  de  l'école  de 
Saumur. 

Au  bout  de  I'Atmeïdan  se  trouve  l'Et-Meïdan  (marché  au* 
viandes).  C'est  un  lieu  redoutable  et  sinistre,  malgré  le  so- 
leil qui  l'inonde  de  ses  gais  rayons.  Si  vous  regardez  cette 
mosquée  à  demi  écroulée,  ces  murs  qui  ont  conservé  les  ci- 
catrices du  feu,  vous  y  apercevrez  facilement  encore  la  trace 
des  boulets.  —  Cette  terre,  aujourd'hui  blanche  et  pul- 
vérulente, a  été  profondément  rougie  de  sang.  —  C'est 
dans  l'Et-Meïdan  qu'eut  lieu  ce  massacre  des  janissaires 
dont  Champmartin  envoya  au  Salon  le  tableau  si  farou- 
chement romantique;  —  la  grande  tuerie  eut  un  cadre 
digne  d'elle. 

Le  sultan  Mahmoud,  sentant  avec  l'instinct  du  génie  l'em- 
pire pencher  vers  la  ruine,  crut  qu'il  le  sauverait  en  lui 
donnant  des  armes  égales  à  celles  des  royaumes  chrétiens, 
et  il  voulut  faire  instruire  ses  troupes  par  des  officiers  égyp- 
tiens dressés  à  la  tactique  européenne.  Cette  réforme  si  sim- 
ple et  si  juste  souleva  des  répugnances  insurmontables  parmi 
les  janissaires;  les  moustaches  grises  se  hérissèrent  d'indi- 
gnation ;  les  fanatiques  crièrent  à  la  profanation,  invoquèrent 
Allah  et  Mahomet,  et  peu  s'en  fallut  que  le  commandeur  des 
croyants  ne  passât  pour  un  giaour  à  cause  de  son  entêtement 
à  introduire  ces  manœuvres  diaboliques  dont  Mahomet  II  ni 
Soliman  Ier  n'avaient  eu  besoin  pour  faire  des  conquêtes  et 
les  garder. 

Heureusement  Mahmoud  était  un  homme  de  résolution 
qu'on  n'intimidait  pas  facilement,  il  avait  résolu  de  vaincre 


L'ATMEIDAN.  307 

ou  de  périr  dans  la  lutte;  l'insolence  des  janissaires,  égale 
à  celle  des  prétoriens  et  des  strélitz,  ne  se  pouvait  plus  sup- 
porter, et  leurs  séditions  perpétuelles  faisaient  vaciller  le 
trône  dont  ils  se  prétendaient  l'appui.  —  L'occasion  ne  se 
fit  pas  attendre.  —  Un  instructeur  égyptien  frappa  un  sol- 
dat turc  récalcitrant  ou  volontairement  maladroit.  Aussi- 
tôt les  janissaires  indignés  prennent  fait  et  cause  pour  leur 
camarade,  renversent  leurs  marmites  en  signe  de  révolte,  et 
-menacent  de  mettre  le  feu  aux  quatre  coins  de  la  ville. 

C'était,  comme  on  sait,  leur  manière  de  protester  et  de 
témoigner  leur  mécontentement.  —  Ils  s'attroupèrent  de- 
vant le  palais  de  Kosrew-  Pacha,  leur  aga,  demandent  à 
grands  cris  la  tête  du  grand  vizir  et  du  mufti,  qui  avaient 
approuvé  les  réformes  impies  de  Mahmoud  ;  mais  ils  n'a- 
vaient pas  affaire  à  un  de  ces  sultans  énervés  trop  heureux 
d'apaiser  une  sédition  hurlante  en  lui  jetant  quelques  têtes 
en  pâture. 

A  la  nouvelle  de  l'insurection,  sultan  Mahmoud  accou- 
rut en  toute  hâte  de  Beschick-Tasch,  où  il  se  trouvait,  réunit 
les  troupes  restées  fidèles,  convoqua  les  ulémas  et  prit  à  la 
mosquée  d'Achmet,  voisine  de  l'Hippodrome,  l'étendard  du 
prophète,  qu'on  ne  déploie  que  lorsque  l'empire  est  en  dan- 
ger ;  tout  bon  musulman  doit  alors  son  concours  au  com- 
mandeur des  fidèles,  car  c'est  une  guerre  sainte.  —  L'aboli- 
tion des  janissaires  est  prononcée. 

Les  janissaires  s'étaient  retranchés  dans  l'Et-Meïdan,  au- 
près de  leur  caserne;  les  troupes  régulières  de  Mahmoud 
occupaient  les  rues  adjacentes  avec  des  canons  braqués  sur 
la  place  ;  l'intrépide  sultan  passa  plusieurs  fois  à  cheval  de- 
vant les  bandes  insurgées,  affrontant  mille  morts  et  les  som- 
mant de  se  disperser.  La  situation  se  prolongeait,  un  moment 
d'hésitation  pouvait  tout  perdre.  —  Un  officier  dévoué,  Kara 
Dyehennem,  tira  son  pistolet  sur  l'amorce  d'un  canon,  le 


308  CONSTANTINOPLE. 

coup  partit,  et  la  mitraille  ouvrit  une  rue  sanglante  dans  les 
premiers  rangs  des  rebelles;  l'action  était  engagée,  l'artillerie 
tonna  de  toutes  parts,  une  fusillade  bien  nourrie  crépita 
comme  la  grêle  sur  les  masses  confuses  des  janissaires  éper- 
dus, et  la  bataille  dégénéra  bientôt  en  massacre.  Ce  fut  une 
véritable  boucherie  ;  on  ne  fit  pas  de  quartier,  les  casernes 
où  les  fuyards  s'étaient  retranchés  furent  incendiées,  et 
ceux  qui  avait  évité  le  fer  périrent  dans  les  flammes.  —  On 
varie  beaucoup  sur  le  nombre  des  morts;  les  uns  le  portent  à 
six  mille,  les  autres  à  vingt  mille,  quelques-uns  plus  haut 
encore.  On  jeta  ces  cadavres  à  la  mer,  et  pendant  plusieurs 
mois,  les  poissons,  putréfiés  de  chair  humaine,  ne  furent  pas 
mangeables. 

La  rancune  de  sultan  Mahmoud  ne  s'arrêta  pas  là.  Quand 
on  se  promène  dans  le  Champ-des-Morts  de  Pera  ou  de 
Scutari,  on  rencontre  beaucoup  de  cippes  décapités  restés 
debout  avec  leur  turban  de  marbre  à  leur  pied,  comme  un 
homme  sans  tête  :  ce  sont  les  tombes  d'anciens  janissaires 
que  la  mort  n'a  pas  mis  à  l'abri  de  la  colère  impériale. 

Cette  terrible  extermination  fut-elle  un  bien  ou  un  mal 
au  point  de  vue  politique?  —  Mahmoud,  en  tuant  ce  grand 
corps,  n'éteignit-il  pas  une  des  forces  vives  de  l'État,  un  des 
principes  de  la  nationalité  turque?  Le  progrès  matériel  ac- 
compli remplacera-t-il  efficacement  l'ancienne  énergie  bar- 
bare? Dans  le  crépuscule  qui  se  fait  au  déclin  des  empires, 
le  flambeau  de  la  raison  vaut-il  mieux  que  la  torche  du 
fanatisme?  Nul  ne  peut  le  dire  encore.  Mais  des  événements 
que  tout  le  monde  est  à  même  de  prévoir  auront  bientôt 
décidé  la  question,  et  l'œuvre  de  Mahmoud  pourra  être  défi- 
nitivement jugée.  —  Nous  voici  bien  loin  de  notre  humble 
besogne  de  daguerréotvpeur  littéraire.  Retournons-y. 

A  quelque  distance  del'Hippodrome,  au  milieu  d'un  terrain 
semé  de  décombres  incendiés,  s'ouvre,  au  revers  d'une  espèce 


L'ATMEIDAN.  509 

de  monticule,  comme  une  gueule  noire,  l'entrée  d'une  ci- 
terne byzantine  tarie.  L'on  y  descend  par  un  escalier  de 
bois.  Les  Turcs  rappellent  Ben-Bir-Dereck  ou  les  Mille  et 
une  Colonnes,  quoiqu'elle  n'en  compte  en  réalité  que  deux 
cent  vingt-quatre.  Ces  colonnes,  en  marbre  blanc,  sont 
terminées  par  de  grossiers  chapiteaux  d'un  corinthien  bar- 
bare, ébauchés  ou  frustes,  supportant  des  arcades  eii  plein 
cintre  et  forment  plusieurs  nefs  avec  leurs  rangées.  Elles  ont, 
à  la  hauteur  de  trois  ou  quatre  pieds,  un  renflement  jus- 
qu'où montaient  les  eaux  et  qui  leur  servait  de  base  apparente 
lorsque  le  réservoir  était  plein.  Le  reste  de  la  colonne  figurait 
alors  un  pilotis  submergé.  Le  sol  s'est  exhaussé  de  la  pous- 
sière des  siècles,  des  décombres  de  la  voûte  et  de  détritus  de 
toutes  sortes;  car  la  citerne  devait  être  jadis  plus  profonde  : 
on  distingue  vaguement  sur  les  chapiteaux  des  signes  mysté- 
rieux, des  hiéroglyphes  byzantins  dont  le  sens  est  perdu.  Un 
epsilon  et  un  phi,  qui  se  trouvent  souvent  répétés,  se  tradui- 
sent par  ces  mots  :  «  Euge,  Philoxena.  »  Cette  citerne,  en 
effet,  servait  aux  étrangers.  Elle  a  été  bâtie  par  Constantin, 
dont  le  monogramme  est  empreint  sur  les  grandes  briques 
romaines  dont  se  compose  la  voûte  et  sur  plusieurs  fûts  de 
colonnes.  Maintenant,  des  Juifs  et  des  Arméniens  y  ont 
établi  une  manufacture  de  soie. 

Les  rouets  et  les  dévidoirs  grincent  sous  les  arcades  de 
Constantin,  et  le  bruit  des  métiers  imite  le  bruissement  de 
Peau  disparue;  il  règne  dans  ce  souterrain,  éclairé  par  un 
demi-jour  blafard  combattu  d'ombres  profondes,  une  fraî- 
cheur glaciale  qui  vous  saisit,  et  c'est  avec  un  vif  sentiment 
de  plaisir  que  je  remontai  du  fond  de  ce  gouffre  à  la  tiède 
clarté  du  soleil,  plaignant  de  tout  mon  cœur  les  pauvres  ou- 
vriers travaillant  sous  terre  à  desœuvresde  patience,  comme 
des  gnomes  ou  deskobolds. 

A  peu  de  distance  de  cette  citerne,  derrière  Sainte-Sophie, 


310  CONSTANTINOPLE. 

il  en  existe  une  autre  nommée  Yeri  -batan-Seraï  (le  Palais  de 
dessous  terre).  Celle-là  ne  renferme  pas  de  filatures  de  soie 
comme  Ben-Bir-Dereck.  Dès  l'entrée,  une  vapeur  humide  et 
pénétrante,  chargée  de  coryzas,  de  fluxions  et  de  points  de 
côté,  vous  enveloppe  de  son  manteau  mouillé  ;  une  eau  noire 
éraillée  de  quelques  paiHettes  et  de  quelques  remous  livi- 
des baigne  les  colonnes  verdies  et  s'étend  sous  les  arcades 
opaques  à  des  profondeurs  que  l'œil  ne  peut  sonder  et  que 
les  rayons  des  torches  n'atteignent  pas. 

Rien  n'est  plus  sinistre  et  plus  effrayant  ;  les  Turcs  pré- 
tendent que  les  djinns,  les  goules  et  les  afrites  tiennent 
leur  sabbat  dans  ce  palais  lugubre,  et  y  secouent  joyeuse- 
ment leurs  ailes  de  chauve-souris,  mouillées  des  pleurs  de 
la  voûte.  Autrefois  on  parcourait  en  bateau  cette  mer  sou- 
terraine. Ce  voyage  devait  ressembler  à  la  traversée  des 
fleuves  infernaux  dans  la  barque  à  Garon.  Des  barques,  en- 
traînées sans  doute  par  des  courants  intérieurs  vers  quelque 
gouffre,  ne  sont  jamais  revenues  de  cette  noire  expédition, 
interdite  aujourd'hui,  et  que  je  n'aurais  d'ailleurs  eu  nulle 
envie  de  tenter,  eût-elle  été  permise. 


xxvi 


L'ELBICEI-ATIKA 


SurTAtmeidan,  en  face  de  la  mosquée  d'Achmets  s'élève, 
près  du  Mecter-Kané  (dépôt  des  tentes),  une  maison  turque 
d'assez  belle  apparence  :  c'est  l'Elbicei-Atika,  ou  Musée  des 
anciens  costumes  ottomans;  —  ce  Musée,  récemment  ouvert 
au  public,  est  précédé  d'une  cour  où  s'épanouit  une  fraîche 
verdure,  où  gazouille  l'eau  d'une  fontaine  dans  un  bassin 
de  marbre  :  s'il  n'y  avait  sous  la  porte  un  employé  chargé 
de  percevoir  le  prix  des  billets  d'admission,  on  pourrait  se 
croire  dans  le  conak  d'un  bey.  Rien  n'est  plus  agréablement 
tranquille  que  ce  vestiaire  rétrospectif  du  vieil  empire  turc  : 
l'ombre  et  le  silence  du  passé  baignent  ce  calme  asile  de 
leurs  nuances  douces;  en  mettant  le  pied  dans  l'Elbicei- 
Atika,  on  rétrograde  du  présent  dans  l'histoire. 

Sur  le  palier,  comme  enseigne  ou  comme  sentinelle,  on 
aperçoit  d'abord  un  yenitcheri-kollouk-néféri,  c'est-à-dire 
un  janissaire  de  corps  de  garde.  Au  temps  de  la  puissance 
des  janissaires,  on  ne  passait  pas  devant  un  poste  de  cette 


512  CONSTANTINOPLE. 

milice  indisciplinée  sans  être  plus  ou  moins  rançonné;  il 
fallait,  comme  on  dit,  cracher  au  bassin,  ou  être  battu,  cou- 
vert de  boue  et  d'avanies. 

Un  mannequin,  dont  la  tête  et  les  mains  sont  en  bois 
sculpté  et  colorié,  non  sans  talent,  soutient  la  garde-robe  de 
l'ancien  janissaire;  cette  infraction  à  l'usage  musulman, 
qui  interdit  toute  reproduction  de  la  figure  humaine,  est  re- 
marquable et  prouve  un  affaiblissement  du  préjugé  reli- 
gieux amené  sans  doute  par  le  contact  avec  les  civilisations 
chrétiennes;  un  tel  musée,  où  se  voient  près  de  cent  qua- 
rante personnages,  n'eût  pas  été  possible  autrefois;  mainte- 
nant il  ne  choque  personne,  et  souvent  un  vieux  janissaire 
échappé  au  massacre  vient  y  rêver  devant  la  défroque  de  ses 
compagnons  d'armes,  et  soupire  en  pensant  au  bon  temps 
qui  n'est  plus. 

Ce  yenitcheri-kollouk-néféri  a  la  mine  d'un  sacripant  jo- 
vial :  une  espèce  de  bonhomie  féroce  respire  dans  ses  traits 
fortement  caractérisés  qu'accentue  une  longue  moustache  ; 
on  voit  qu'il  serait  capable  d'apporter  de  la  drôlerie  dans 
le  meurtre,  et  il  règne  dans  sa  pose  toute  la  nonchalance  dé- 
daigneuse d'un  corps  prévilégié  qui  se  croit  tout  permis  : 
les  jambes  croisées  l'une  sur  l'autre,  il  joue  de  la  louta, 
sorte  de  guitare  à  trois  cordes,  pour  charmer  les  loisirs  de  la 
faction.  Il  porte  un  tarbouch  rouge  autour  duquel  s'enroule 
en  turban  une  pièce  de  toile  commune,  une  casaque  brune 
dont  les  bouts  rentrent  dans  la  ceinture,  et  de  larges  culottes 
de  drap  bleu  ;  dans  sa  ceinture,  à  la  fois  arsenal  et  poche, 
s'entassent  et  so  hérissent  mouchoir,  serviette,  blague  à 
tabac,  poignards,  yataghans,  pistolets.  —  Cet  usa^o  de  tout 
fourrer  dans  la  ceinture  est  commun  aux  Espagnols  et  aux 
Orientaux,  et  nous  nous  souvenons  d'avoir  vu  à  Séville  un 
combat  au  couteau,  où  il  n'y  eut  de  tué  qu'un  melon  con- 
tenu par  la  faja  d'un  des  adversaires. 


L'ELBICEI-ATIKA.  515 

Devant  le  yenitcheri  est  placée  une  petit  table  couverte 
d'ancienne  menue  monnaie  turque,  —  aspres,  paras,  piastres 
devenues  rares,  —  montant  de  la  contribution  noire  levée  sur 
les  pékin"  de  Constantinople.  —  Près  de  lui  roussissent  sur 
un  gril  quelques  râpes  de  maïs  aux  grains  d'or,  repas  dont 
se  contente  la  frugalité  orientale.  Nous  passons  sans  crainte, 
car  il  est  en  bois,  et  nous  avons  payé  dix  piastres  à  la  pre- 
mière porte. 

En  face  de  ce  janissaire  quêteur  se  tiennent  debout  quel- 
quelques  soldats  du  même  corps,  en  costume  à  peu  près 
Femblable.  Le  seuil  franchi,  on  se  trouve  dans  une  salle 
oblongue,  faiblement  éclairée  et  garnie  de  grandes  vitrines 
renfermant  des  mannequins  habillés  avec  un  soin  parfait  et 
une  exactitude  scrupuleuse.  —  C'est  le  salon  de  Curtius  et 
l'exhibition  Tussaud  d'un  monde  disparu.  —  Là  sont  col- 
lectionnés, comme  des  types  d'animaux  antédiluviens  au 
Musée  d'histoire  naturelle,  les  individus  et  les  races  suppri- 
més par  le  coup  d'État  de  Mahmoud.  Là  revit,  d'une  vie 
immobile  et  morte,  cette  Turquie  fantasque  et  chimérique 
des  turbans  en  moules  de  pâtisserie,  des  dolimans  bordés  de 
peau  de  chat,  des  hautes  coiffures  coniques,  des  vestes  à 
soleil  dans  le  dos,  des  armes  barbarement  extravagantes ; 
la  Turquie  des  mamamouchis,  des  mélodrames  et  des  contes 
de  fée.  Vingt-sept  années  seulement  se  sont  écoulées  depuis 
le  massacre  des  janissaires,  et  il  semble  qu'il  y  ait  un  siècle, 
tant  est  radical  le  changement.  —  Par  Ja  volonté  violente 
du  réformateur,  les  vieilles  formes  nationales  ont  été 
anéanties,  et  des  costumes  pour  ainsi  dire  contemporain* 
sont  devenus  des  antiquités  historiques. 

En  regardant  derrière  les  vitrages  ces  têtes  moustachues 
ou  barbues,  aux  prunelles  fixes,  aux  couleurs  grimaçant  la 
vie,  éclairées  par  une  faible  lumière  oblique,  on  éprouve  une 
impression  étrange,  une  sorte  de  malaise  indéfinissable.  — 


314  CONSTAflTWOPLE. 

Cette  réalité  grossière,  différente  de  celle  de  l'art,  inquiète 
par  l'illusion  même  qu'elle  produit  ;  en  cherchant  la  transi- 
tion de  b  statue  à  l'être  vivant,  on  a  rencontré  le  cadavre; 
ces  visage*  enluminés,  où  nul  muscle  ne  tressaille,  finissent 
par  faire  p^ur  comme  ces  morts  fardés  qu'on  emporte  à  face  dé- 
couverte. Aussi  comprenons-nous  très-bien  la  terreur  que  les 
masques  inspirent  aux  enfants.  Ces  longues  files  de  person- 
nages bizarres,  gardant  les  poses  roides  et  contraintes  qu'on 
leur  a  données,  ressemblent  à  ce  peuple  pétrifié  par  la  ven- 
geance d'un  magicien  dont  parle  un  conte  oriental.  Il  n'y 
manque  que  le  grand  vieillard  à  barbe  blanche,  seul  vivant 
de  la  cité  morte,  lisant  le  Koran  sur  un  banc  de  pierre  à 
l'entrée  de  la  ville.  Il  sera  figuré,  si  vous  voulez,  d'une  ma- 
nière prosaïque,  il  est  vrai,  par  l'homme  qui  perçoit  a  la 
porte  le  prix  des  billets. 

Nous  ne  pouvons  décrire  une  à  une  les  cent  quarante  figu- 
res enfermées  dans  les  vitrines  des  deux  étages,  dont  plu- 
sieurs ne  diffèrent  entre  elles  que  par  d'imperceptibles  dé- 
tails découpe  ou  de  couleur,  et  il  faudrait  pour  cela  hérisser 
notre  texte  d'une  foule  de  mots  turcs  d'une  orthographe 
rébarbative  et  d'une  lecture  difficile,  Ce  travail,  du  reste,  a 
été  fait  d'une  manière  aussi  exaote  que  brillante  par  M.  Geor- 
ges Noguès,  fils  du  rédacteur  en  chef  du  journal  français  de 
Constantinople,  et  avec  un  soin  que  n'y  peut  mettre  un 
voyageur  forcé  de  voir  rapidement-  Sa  notice  nous  a  servi 
pour  poser  les  noms  sur  des  personnages  que  nos  yeux  seuls 
se  rappelaient,  et  nous  lui  rendons  ici  la  justice  qui  lui  est 
due.  Cet  hommage  nous  permet  de  lui  emprunter  avec  moins 
de  scrupule  quelques  détails  oubliés. 

L'Elbicei-Atika  se  compose  principalement  des  costumes 
de  l'ancienne  maison  du  Grand  Seigneur  et  des  différents 
uniformes  des  janissaires.  Il  y  a  aussi  quelques  mannequins 
d'artisans  habillés  à  la  vieille  mode,  mais  en  petit  nombre. 


L'ELBICEI-ATIKA.  315 

Le  premier  fonctionnaire  d'un  sérail  est  naturellement  le 
chef  des  eunuques  (kislar  aghaci).  Celui  qu'on  a  enfermé  der 
rière  les  vitrages  de  l'Elbicei-Atika,  comme  spédmen  de 
l'espèce,  est  fort  splendidement  vêtu  d'une  pelisse  d'honneur 
de  brocart  ramage  de  fleurs,  posée  sur  une  première  tuni- 
que de  soie  rouge  et  d'un  vaste  pantalon  maintenu  à  la  taille 
par  une  ceinture  de  cachemire.  Il  est  coiffé  d'un  turban 
rouge  à  tortil  de  mousseline,  et  chaussé  de  bottines  de  ma- 
roquin jaune. 

Le  grand  vizir  (sadrazam)  a  un  turban  de  forme  singu- 
lière, son  moule,  conique  par  le  haut,  côtelé  par  le  bas  de 
quatre  arêtes,  est  entouré  à  sa  base  de  mousseline  roulée  que 
comprime  et  traverse  diagonalement  une  étroite  bande  d'or; 
il  porte,  comme  le  chef  des  eunuques,  un  kurklu  kaftan  (pe- 
lisse d'honneur)  de  brocart  à  fleurs  vertes  et  rouges;  de  sa 
ceinture  de  cachemire  sort  le  manche  ciselé  et  rugueux  de 
pierreries  de  son  kandjar.  Le  scheik-ul-islam  et  le  capitan- 
pacha  sont  à  peu  pgès  vêtus  de  même;  à  l'exception  du  tur- 
ban, composé  d'un  fez  d'une  riche  pièce  d'étoffe  tortillée. 

Le  seliktar-aghaci,  ou  chef  des  porte-glaives,  a  un  air  tout 
à  fait  sacerdotal  et  byzantin  dans  son  vêtement  splendide- 
ment étrange;  son  turban,  d'une  construction  bizarre,  lui 
donne  une  vague  ressemblance  avec  un  pharaon  coiffé  du 
pschent,  et  le  modèle  semble  en  avoir  été  rapporté  d'Egypte 
d'après  quelque  panneau  hiéroglyphique;  sa  robe  de  brocart 
d'or  à  ramages  d'argent,  taillée  en  forme  de  dalmatique, 
rappelle  les  chasubles  des  prêtres;  le  sabre  du  sultan,  res- 
pectueusement enfermé  dans  un  étui  de  satin  violet,  repose 
sur  son  épaula.  Après  lui  se  présente  une  figure  vêtue  d'une 
robe  noire  à  manches  fendues  brodées  d'or  (djubbé)  et  coif- 
fée d'un  fez  ;  c'est  le  bach  tchokadar,  espèce  d'officier  chargé 
de  porter  sur  le  bras  les  pelisses  du  Grand  Seigneur  dans  ses 
promenades  ;  puis  vient  le  tchaouch  aghaci  (chef  des  huis- 


S16  CONSTANTINOPLE. 

siers),  avec  sa  robe  d'étoffe  d'or,  sa  ceinture  de  cachemire 
fermée  de  plaques  métalliques  d'où  jaillit  tout  un  arsenal; 
son  bonnet  d'or  se  termine  et  s'aiguise  en  croissant,  une 
corne  devant,  une  corne  derrière,  fantasque  coiffure  qui  fait 
penser  à  l'Isis  lunaire  ;  ce  chef  des  huissiers,  qui  ne  serait 
pas  déplacé  à  la  porte  du  palais  de  Thèbes  ou  de  Memphis, 
tient  à  la  main  une  verge  d'acier  au  pommeau  bifurqué, 
assez  pareille  à  un  nilomètre  autre  ressemblance  égyp- 
tienne; cette  verge  est  l'insigne  de  ses  fonctions.  Un  agha 
du  serai  se  montre  ensuite  en  robe  de  soie  blanche  serrée 
par  une  ceinture  à  plaques  d'or  et  surmonté  d'un  bonnet 
cylindrique.  Ce  mannequin,  vêtu  de  même,  sauf  sa  coiffure 
d'or  qui  s'évase  au  sommet  par  quatre  courbes,  comme  un 
chapska  de  lancier  polonais,  est  un  dilciz  (muet),  un  de  ces 
sinistres  exécuteurs  des  justices  ou  des  vengeances  secrètes, 
qui  passaient  au  cou  des  pachas  rebelles  le  fatal  cordon  de 
soie,  et  dont  l'apparition  silencieuse  faisait  pâlir  les  plus 
intrépides. 

Après  sont  groupés  les  serikdji-bachi,  à  qui  est  commise 
la  garde  des  turbans  du  Grand  Seigneur,  les  cuisiniers,  les 
jardiniers  avec  leur  bonnet  rouge,  pareil  à  celui  des  Cata- 
lans, retombant  en  arrière  comme  une  espèce  de  poche; 
les  portiers,  les  baltadgis  aux  cheveux  frisés,  au  bonnet 
persan  ;  les  soulak  en  doliman  abricot  et  en  pantalon  rouge, 
comme  Rubini  lorsqu'il  joue  le  More  de  Venise;  les  peyik  à 
la  robe  violette  et  au  bonnet  rond,  surmonté  d'une  aigrette 
de  plumes  ouvertes  en  éventail.  Les  baltadjis,  les  soulak  et 
les  peyik  forment  la  garde  particulière  du  sultan  et  l'en- 
tourent dans  les  occasions  solennelles,  au  Beïram,  au  Cour- 
ban-Beïram,  et  lorsqu'il  se  rend  en  cérémonies  aux  mos- 
quées. 

La  série  est  close  par  deux  nains  fantasquement  accoutrés. 
—  Ces  petits  monstres  à  figure  de  gnome  et  de  ko)»old  ont  à 


L'ELBICEI-ATIKA.  317 

peine  deux  pieds  et  demi  de  haut,  et  tiendraient  honorable- 
ment leur  place  à  côté  de  Perkéo,  le  nain  de  l'électeur  Char- 
les-Philippe; de  Bébé,  le  nain  du  roi  de  Pologne;  de  Mari- 
Borbola  et  de  Nicolasico  Pertusato,  les  nains  de  Philippe  IV; 
de  Tom  Pouce,  le  nain  gentleman.  Us  sont  grotesquement 
hideux,  et  la  folie  ricane  sur  leurs  lèvres  épaisses,  car  rem- 
ploi de  fou  et  de  nain  se  confondent  volontiers  ;  la  pensée  est 
gênée  dans  ces  têtes  mal  faites.  Le  suprême  pouvoir  a  tou- 
jours aimé  cette  antithèse  de  la  suprême  abjection.  —  Un  fou 
contrefait,  jasant  avec  les  grelots  de  sa  marotte  sur  les  mar- 
ches du  trône,  est  un  contraste  dont  les  rois  du  moyen  âge  ne 
se  faisaient  pas  faute:  ce  n'est  pas  !e  cas  en  Turquie,  où  les  fous 
sont  vénérés  comme  des  saints,  mais  il  est  toujours  agréable, 
quand  on  est  un  radieux  sultan,  d'avoir  près  de  soi  une  es- 
pèce de  singe  humain  qui  fait  ressortir  vos  splendeurs. 

Le  premier  a  une  robe  jaune,  serrée  d'une  ceinture  d'or, 
et  porte  sur  la  tête  une  espèce  de  bonnet  en  forme  de  cou- 
ronne dérisoire;  le  second,  mis  beaucoup  plus  simplement, 
engouffre  ses  petites  jambes  dans  un  grand  pantalon  à  la 
mameluk,  retombant  sur  ses  babouches  microscopiques, 
et  s'empaquette  dans  un  benich  à  manches  traînantes,  on 
dirait  un  enfant  qui,  pour  s'amuser,  s'est  revêtu  des  habits 
de  son  grand-père.  Son  turban,  de  couleur  sombre,  n'offre 
aucune  singularité.  —  L'emploi  de  nain  n'est  pas  tombé  en 
désuétude  à  la  cour  de  Turquie  :  il  y  est  toujours  tenu  avec 
honneur.  Nous  avons  crayonné  dans  notre  description  du 
Beïram  le  nain  du  suitan  Abdul-Medjid,  monstre  large  et 
court,  déguisé  en  pacha  de  la  réforme. 

Sous  la  même  vitrine,  on  voit  un  agha  malade,  se  faisant 
traîner  par  ses  serviteurs  dans  une  sorte  de  brouette  à  deux 
roues,  qui  nous  rappela  la  chaise  de  voyage  de  Charles- 
Quint,  conservée  à  l'Àrmeria  de  Madrid.  Maintenant  les 
aghas  bien  portants  se  promènent  en  coupé  d'Erler  ou  en 

18 


318  CONSTANTINOPLE. 

calèche  de  Clochez.  Paris  et  Vienne  envoient  les  chefs-d'œu- 
vre de  leur  carrosserie  à  Constantinople,  d'où  disparaîtront 
bientôt  tout  à  fait  les  talikas  aux  caisses  peinturlurées  et  do- 
rées, les  arabas  caractéristiques  traînés  par  de  grands  bœufs 
gris.  —  Décidément,  la  couleur  locale  s'en  va  du  monde. 

Le  reste  du  Musée  est  fourni  par  le  corps  des  janissaires, 
qui  se  retrouve  là  tout  entier,  comme  si  sultan  Mahmoud 
ne  l'avait  pas  fait  mitrailler  sur  la  place  de  l'Et-Meidan.  Il  y 
a  des  échantillons  de  chaque  variété.  Mais  peut-être,  avant 
de  décrire  les  costumes  des  janissaires,  ne  serait-il  pas  hors 
de  propos  de  donner  une  idée  de  leur  organisation. 

Les  yenitcheri  (nouvelle  troupe)  furent  institués  par 
Amurat  IV,  dans  le  but  de  s'entourer  d'un  corps  d'élite, 
d'une  garde  spéciale,  sur  le  dévouement  de  laquelle  il  pût 
compter;  le  premier  noyau  fut  fait  de  ses  esclaves,  et,  plus 
tard,  se  grossit  de  prisonniers  de  guerre  et  de  recrues.  — 
De  ce  nom  de  yenitcheri,  les  Européens,  peu  familiers  avec 
les  intonations  des  langues  orientales,  ont  fait  janissaires, 
qui  a  le  défaut  d'impliquer  une  autre  racine  et  semble  vou- 
loir dire  gardiens  de  la  porte. 

L'orta  (corps)  des  yenitcheri  était  divisée  en  odas  (cham- 
brées), et  les  différents  officiers  prenaient  des  titres  culinaires 
risibles  au  premier  abord,  mais  cependant  explicables.  Le 
faiseur  de  soupe  (tchorbadji),  le  cuisinier  (achasi),  le  mar- 
miton (karacoulloukdji),  le  porteur  d'eau  (sakka),  semblent 
de  singuliers  grades  militaires.  Pour  concorder  avec  cette 
hiérarchie  culinaire,  chaque  oda,  outre  son  étendard,  avait 
pour  enseigne  une  marmite  chiffrée  au  numéro  du  régiment. 
Dans  les  jours  de  révolte,  on  renversait  ces  marmites,  et  le 
sultan  pâlissait  au  fond  de  son  sérail  ;  car  les  yenitcheri  ne 
se  contentaient  pas  toujours  de  quelques  têtes,  et  la  révolte 
se  tournait  parfois  en  révolution.  Jouissant  d'une  haute  paye, 
mieux  nourris,  forts  des  privilèges  concédés  et  extorqués, 


1/ELBICEI-ATIKA.  319 

les  janissaires  avaient  fini  par  former  une  nation  au  sein  de 
la  nation  même,  et  leur  aga  était  un  des  personnages  les  plus 
importants  de  l'empire. 

L'aga,  exposé  comme  spécimen  à  l'Elbicei-Atika,  est  su- 
perbement vêtu  :  les  fourrures  les  plus  précieuses  garnissent 
sa  pelisse  roide  d'or,  une  fine  mousseline  de  l'Inde  entoure 
son  turban;  sa  ceinture  de  cachemire  soutient  une  panoplie 
d'armes  de  prix  aux  lames  de  Damas,  aux  pommeaux  do 
pierreries,  de  pistolets  aux  crosses  d'argent  ou  d'or  incrustées 
de  grenats,  de  turquoises  et  de  rubis.  D'élégantes  babouches 
de  maroquin  jaune  artistement  piquées  complètent  ce  noble 
et  riche  costume,  égal  à  celui  des  plus  hauts  dignitaires. 

A  côté  de  l'aga,  nous  pouvons  placer  le  santon  Bektack- 
Emin  Baba,  patron  du  corps;  ce  santon  avait  béni  l'orta  de 
yenitcheri  à  sa  formation,  et  sa  mémoire  y  était  restée  fort 
vénérée.  —  On  invoquait  son  nom  dans  les  combats,  dans 
les  dangers  et  aux  moments  suprêmes.  —  Bektack-Emin 
Baba,  en  sa  qualité  de  saint  personnage,  ne  brille  pas,  comme 
l'aga,  par  la  magnificence  de  ses  vêtements.  Son  costume, 
des  plus  simples,  annonce  le  renoncement  aux  vanités  ter- 
restres :  il  consiste  en  une  espèce  de  froc  de  laine  blanche 
serré  d'une  ceinture  brune,  et  un  fez  de  feutre  blanchâtre 
assez  semblable  au  bonnet  des  derviches  tourneurs;  ce  fez 
n'a  pas  de  houppe  de  soie,  et  il  est  bordé  d'une  petite  bande 
de  peluche  de  couleur  sombre.  Le  caleçon,  arrêté  au  genou, 
laisse  voir  les  jambes  osseuses  et  hâlées  du  saint  homme. 
Un  petit  cornet  à  bouquin  en  cuivre  est  suspendu  à  sa  main. 
—  Nous  ignorons  le  sens  de  cet  attribut. 

L'uniforme,  comme  nous  l'entendons,  n'était  pas  dans  les 
habitudes  militaires  ottomanes;  aussi,  la  fantaisie  règne- 
t-elle  assez  librement  dans  le  costume  des  yenitcheri  ;  les 
grades  se  distinguent  à  quelque  signe  bizarre,  mais  le  fond 
du  vêtement  est  pareil  à  celui  que  portaient  les  Turcs  à  cette 


320  CONSTANT1NOPLE. 

époque.  Il  faudrait  le  crayon  du  lithographe  et  le  pinceau 
de  l'enlumineur  plutôt  que  la  plume  de  l'écrivain,  pour 
rendre  ces  variétés  de  coupes  et  de  nuances,  tous  ces  détails 
dont  se  surcharge  péniblement  une  description  qui;  quelque 
effort  qu'on  fasse,  n'est  jamais  bien  claire  à  l'œil  du  lecteur; 
parmi  les  nombreux  artistes  dont  Constantinople  reçoit  la 
visite,  .je  m'étonne  qu'il  ne  s'en  soit  pas  trouvé  un  curieux 
de  réunir  dans  un  album  colorié  cette  précieuse  collection; 
on  obtiendrait  sans  peine  le  firman  nécessaire  pour  travailler 
dans  la  galerie,  et  la  vente  en  serait  assurée,  maintenant 
surtout  que  les  esprits  sont  tournés  vers  l'Orient. 

En  attendant  que  les  dessins  soient  faits,  marquons  en 
passant  quelques  singularités,  entre  autres,  un  bach-kara- 
koulloudji,  —  chef  marmiton,  dont  le  grade  correspond  à 
celui  de  lieutenant  d'une  compagnie,  —  qui  porte  sur  l'é- 
paule, comme  insigne  de  sa  dignité,  une  cuiller  à  pot  gigan- 
tesque, qu'on  croirait  prise  au  dressoir  de  Gargantua  ou  de 
Ga mâche.  Cette  étrange  décoration  se  termine  en  fer  de 
lance,  sans  doute  pour  associer  les  idées  de  guerre  et  de 
cuisine;  un  chatir  (coureur),  dont  un  passementier  semble 
avoir  pris  la  tête  pour  y  rouler  une  longue  pièce  de  ruban 
blanc  :  les  innombrables  tours  que  l'étoffe  fait  sur  elle-même 
ferment  un  rebord  semblable  aux  ailes  d'un  chapeau  rond  ; 
—  un  yenitcheri-oustaci  (officier  supérieur),  flanqué  de  - 
deux  acolytes  et  affublé  du  plus  bizarre  costume  qu'on 
puisse  imaginer. 

Cet  officier  est  bardé  d'énormes  plaques  de  métal  rondes, 
grandes  comme  des  couvercles  de  casseroles,  attachées  à  sa 
ceinture,  contre  lesquelles  viennent  battre  et  bruire  d'autres 
plaques  carrées,  niellées,  ciselées  et  d'un  curieux  travail; 
de  la  garde  du  sabre  pend  une  grosse  clochette  d'airain 
comme  celle  qu'on  pend,  en  Espagne,  au  cou  de  l'âne- 
colonel  ;  sa  c  ulïure,  arrondie  en  calotte  comme  le  sommet 


L'ELBICEI-ATIKA.  321 

d'un  casque,  est  divisée  par  une  baguette  de  cuivre  pareille 
à  celle  qu'on  voit  sur  certains  morions  pour  protéger  le  nez 
contre  le?  coups  de  sabre,  et  de  la  nuque  s'échappe  un  flot 
d'étoffe  grise  s'étalant  par  derrière;  un  large  partalon  rouge 
complète  cet  accoutrement  aussi  incommode  que  baroque. 
Lés  hérauts  des  anciens  tournois  ne  devaient  pas  être  plus 
gènes  dans  leurs  massives  armures  que  ce  malheureux  yeni- 
tclieri  oustaci  dans  sa  tenue  de  parade;  l'orta  sakacci  (chef 
des  porteurs  d'eau)  n1est  pas  moins  originalement  accoutré  : 
sa  veste  ronde,  large,  sans  taille,  coupée  en  tabar  ou  paletot, 
est  imbriquée  et  papelonnée  de  plaques  de  cuivre;  sur  ses 
épaules,  deux  espèces  de  jockeys  saillants,  également  re- 
couverts d'écaillés  de  métal,  encadrent  sa  têle  d'une  manière 
bizarre;  une  outre  en  cuir  se  rattache  à  son  dos  par  des 
courroies;  à  sa  ceinture  est  passé  un  martinet,  —  un  cat  of 
nine  tails.  Plus  loin,  deux  officiers  portent  la  marmite  de 
Porta  passée  par  l'anse  dans  un  long  bâton.  Sur  cette  mar- 
mite, des  caractères  en  relief  marquent  le  chiffre  du  régi- 
ment. La  description  détaillée  de  l'allumeur  de  chandelle, 
du  porteur  de  sébile,  des  porteurs  de  baklava  et  du  gracioso, 
avec  son  bonnet  à  poil  et  son  tarabouk,  nous  mènerait  trop 
loin;  citons  quelques  figures  de  kombaradji  (bombardeurs) 
faisant  partie  du  corps  fondé  par  Ahmed-Pacha  (le  comte  de 
Donneval),  renégat  célèbre,  dont  le  tombeau  existe  encore  au 
Tekké  des  derviches  tourneurs  de  Péra,  un  des  soldats  du 
nizam-djedid,  institué  par  le  sultan  Selim  pour  contre- 
balancer Tinfluence  des  janissaires. —  C'est  de  ce  corps,  formé 
des  débris  des  milices  de  Saint-Jean-d'Acre,  que  date  l'intro- 
duction de  l'uniforme  dans  les  troupes  ottomanes.  Le  costume 
du  nizam-djedid  ressemble  beaucoup  à  celui  des  zouaves  et 
des  spahis  de  notre  armée  d'Afrique  ;  quelques  échantillons 
de  Grecs,  d'Arméniens  et  d'Arnau tes,  complètent  la  collec- 
tion. 

18. 


522  CONSTANTINOPLE 

En  parcourant  l'Elbicei-Atika,  devant  ces  armoires  peu- 
plées de  fantômes  du  temps  passé,  on  ne  peut  se  défendre 
d'un  sentiment  mélancolique,  et  Ton  se  demande  si  ce  n'est 
pas  un  mouvement  de  prescience  involontaire  qui  a  poussé 
les  Turcs  à  faire  ainsi  l'herbier  de  leur  ancienne  nationalité, 
si  vivement  menacée  aujourd'hui.  Ce  qui  se  passe  mainte- 
nant semble  donner  un  sens  prophétique  à  ce  soin  de  réunir 
les  physionomies  du  vieil  empire  ottoman  d'Europe,  près 
Cêtre  refoulé  en  Asie. 


XXVI 


KADI-KEUÏ 


Une  promenade  à  Kadi-Keuï  est  un  plaisir  que  les  habi- 
tants de  Péra  se  refusent  rarement  les  jours  de  fête,  surtout 
ceux  qui  ne  sont  pas  encore  assez  riches  pour  posséder  une 
maison  de  campagne  sur  le  Bosphore,  entre  les  palais  d'été 
des  beys  et  des  pachas. 

Kadi-Keuï  (village  de  juges)  est  un  petit  bourg  de  la  rive 
d'Asie  qui  fait  face  au  Sérail,  dans  l'endroit  où  la  mer  de 
Marmara  commence  à  s'étrangler  pour  former  l'embou- 
chure du  Bosphore.  Sur  l'emplacement  de  Kadi-Keuï  s'éle- 
vait autrefois  la  ville  de  Chaicédon  ou  Chalcédoine,  bâtie 
par  Archias,  sous  les  Mégariens,  vers  la  vingt-troisième 
olympiade,  six  cent  quatre-vingt-cinq  ans  avant  Jésus- 
Christ;  voilà  déjà  une  antiquité  respectable.  Cependant, 
quelques  auteurs  attribuent  la  fondation  de  Chalcédoine  à 
un  fils  du  devin  Chalchas,  au  retour  de  la  guorre  de  Troie; 
d'autres  à  îles  colons  de  Chalcis,  en  Eubée,  qui  valurent  à 


324  CONSTANTINOPLE 

la  nouvelle  cité  le  surnom  de  ville  des  Aveugles,  pour  avoir 
choisi  cette  place  lorsqu'ils  pouvaient  prendre  celle  où 
s'étala  plus  tard  Byzance.  Ce  reproche  ne  nous  semble  au- 
jourd'hui guère  mérité,  car  de  Kadi-Keuï  on  a  la  plus  admi- 
rable perspective  du  monde,  et  Constantinople  déploie  sur 
l'autre  rive,  à  travers  la  gaze  argentée  de  sa  légère  brume, 
la  magnificence  de  ses  dômes,  de  ses  coupoles,  de  ses  mina- 
rets, de  ses  masses  de  nws^r0  peintes,  entrecoupées  de 
touffes  d'arbres.  —  Quand  on  veut  jouir  du  panorama  de 
Cologne,  il  faut  aller  se  loger  à  Deutz,  de  l'autre  côté  du 
Rhin;  pour  bien  voir  Stamboul,  il  n'y  a  pas  de  meilleur 
moyen  que  de  prendre  une  tasse  de  café  sur  le  port  de 
Kadi-Keuï. 

Deux  modes  de  transport  se  présentent  pour  faire  cette 
petite  traversée,  d'abord  le  caïque,  ensuite  le  bateau  à  va- 
peur, qui  fume  près  du  pont  de  bois  de  Galata.  Comme  le 
trajet  est  un  peu  long  et  le  courant  rapide,  on  préfère  gé- 
néralement le  pyroscaphe.  J'ai  employé  l'un  et  l'autre.  Le 
dernier  est  plus  amusant  pour  le  voyageur,  en  ce  qu'il  lui 
présente  réunis  en  un  étroit  espace  une  foule  de  types  cu- 
rieux qui  semblent  poser  devant  lui.  La  séparation  des  sexes 
est  tellement  entrée  dans  les  mœurs,  que  le  tillac  des  ba- 
teaux à  vapeur,  est  réservé  aux  femmes  et  forme  une  espèce 
de  harem  où  se  parquent  les  Turques.  Les  dames  arméniennes 
et  grecques,  lorsqu'elles  sont  seules,  prennent  aussi  cette 
place.  Tout  le  pont  est  couvert  de  tabourets  bas,  sur  les- 
quels on  s'asseoit,  les  genoux  au  menton  ;  des  garçons  cir- 
culent portant  des  verres  d'eau  ou  de  raki,  des  chiboucks  et 
des  tasses  de  café,  des  bonbons  ou  de  menues  pâtisseries; 
car  à  Constantinople  on  grignote  toujours  quelque  chose, 
et  les  graves  fonctionnaires  s'arrêtent  au  coin  d'une  rue 
pour  manger  une  tranche  de  baklava  ou  de  pastèque  lorsque 
la  faim  les  prend. 


KADI-KEUI.  525 

A  l'arrière  du  bateau  se  tenaient  cinq  ou  six  ïemmes 
musulmanes,  sous  la  conduite  d'une  vieille  et  d'une  né- 
gresse; leurs  yachmacks  de  mousseline  assez  transparente 
laissaient  deviner  des  traits  réguliers  et  purs,  et  dans  l'in- 
terstice brillaient  sauvagement  de  grands  yeux  noirs  sur- 
montés de  sourcils  épais  rejoints  par  le  surmeh  ;  le  nez  dé- 
crivait, sous  ces  linges,  une  courbe  assez  aquiline,  et  le 
menton ,  déprimé  perpétuellement  par  les  bandelettes, 
fuyait  un  peu  en  arrière  :  c'est  le  défaut  des  beautés 
turques;  lorsqu'elles  sont  dévoilées,  1* enchâssement  de  leurs 
yeux,  seule  portion  de  leur  visage  exposée  à  l'air,  est  d'une 
teinte  beaucoup  plus  brune  que  le  reste  de  la  peau,  et  leur 
fait  comme  un  petit  masque  de  bâle  dont  l'effet  est  de  ra- 
viver singulièrement  la  nacre  de  la  sclérotique. 

Mais  comment  connaissez-vous  ce  détail?  va  sans  doute 
dire  le  lecteur,  flairant  quelque  bonne  fortune.  —  De  la 
façon  la  moins  don  juanesque  du  monde  :  en  errant  par 
les  cimetières,  il  m'est  arrivé  quelquefois  de  surprendre  in- 
volontairement une  femme  rajustant  son  yachmack  ou 
l'ayant  laissé  ouvert  à  cause  de  la  chaleur,  et  se  fiant  à  la 
solitude  du  lieu  ;  voilà  tout. 

Ces  Turques,  qui  paraissaient  appartenir  à  la  classe  aisée, 
avaient  des  feredgés  de  couleurs  claires  et  fort  propres,  et 
leurs  jambes,  polies  par  les  préparations  du  bain  oriental, 
luisaient  comme  du  marbre  entre  leurs  caleçons  de  taffetas 
et  leurs  bottines  de  maroquin  jaune.  —  Ces  jambes  étaient 
généralement  fortes;  il  ne  faut  pas  chercher  en  Turquie  la 
sveltesse  d'extrémités  delà  race  arabe.  —  Une  de  ces  femmes 
allaitait  un  enfant  et  prenait  plus  de  soin  do  couvrir  son  vi- 
sage que  sa  gorge  toute  gonflée  de  lait  et  toute  marbrée  de 
veines  bleues,  que  le  nourrisson  mordait  de  sa  bouche  rose 
avec  le  caprice  nonchalant  de  l'appétit  repu. 

Près  du  groupe  musulman  s'étaient  assises  trois  belles 


526  CONSTANTINOPLE. 

Grecques  coiffées  d'une  façon  charmante,  selon  la  mode  de 
leur  nation;  une  pointe  de  gaze  bleue  piquée  de  quelques 
étincelles  de  paillon  leur  couvrait  le  fond  de  la  tête;  les 
cheveux,  partagés  en  bandeaux  ondes  comme  ceux  des 
statues  antiques,  coulaient  de  chaque  côté  de  leurs  tempes, 
cerclés  à  leur  séparation,  comme  par  une  féronière,  par 
une  énorme  natte  de  cheveux  formant  diadème.  —  Cette 
natte  n'est  pas  toujours  vraie,  et  quelques  vieilles  matrones 
poussent  l'insouciance  jusqu'à  la  porter  d'une  autre  couleur 
que  celle  de  leurs  cheveux  naturels.  Une  bonne  dame, 
placée  non  loin  de  ces  beautés,  étalait  sur  des  bandeaux 
noirs  mélangés  de  fils  blancs  une  grosse  tresse  d'un  blond 
roux  qui  n'avait  pas  la  moindre  prétention  d'être  enracinée 
dans  son  crâne. 

Les  anciens  costumes  disparaissent;  aussi  les  trois  jeunes 
Grecques  étaient-elles  habillées  à  la  française,  mais  leur 
coiffure  et  une  veste  de  soie  brodée,  assez  semblable  aux  ca- 
racos de  nos  élégantes,  leur  donnaient  un  air  suffisamment 
pittoresque;  leurs  traits  purs  et  nettement  découpés  mon- 
traient que  les  types  grecs,  devenus  classiques,  n'étaient 
que  de  simples  copies  de  la  nature.  L'homme  ne  peut  rien 
imaginer,  pas  même  un  monstre.  On  retrouverait,  sans  beau- 
coup chercher,  parmi  les  filles  d'Eleusis  et  de  Mégare,  les 
modèles  vivants  de  Phidias,  de  Praxitèle  et  de  Lysippe.  Ces 
trois  belles  filles  sur  le  pont  de  ce  bateau  à  vapeur  faisaient 
penser  à  la  virginale  triade  des  Grâces. 

Pendant  la  traversée,  tout  le  monde  fumait,  et  mille  spi- 
rales bleuâtres  allaient  se  rejoindre  à  la  noire  vapeur  du 
tuyau;  le  bateau,  très-chargé  sur  le  pont  et  nullement  lesté 
dans  la  cale,  tanguait  horriblement,  et  si  le  voyage  eût 
duré  un  <mart  d'heure  de  plus,  ii  y  aurait  eu  des  cas  de 
mal  de  mer,  bien  que  l'eau  fût  unie  comme  une  glace. 

Enfin  le  Bangor,  c'est  le  nom  de  cet  affreux  sabot,  se 


KADI-KEU1  397 

rangea  contre  la  jetée  de  pierre,  déplaçant  une  flottille  de 
cnïques,  et  nous  mîmes  pied  à  terre. 

Ce  que  Ton  pourrait  appeler  le  port  de  Kadi-Keuï,  si  ce 
mot  n'était  trop  ambitieux,  est  bordé  de  cafés  turcs,  armé- 
niens et  grecs,  toujours  remplis  d'un  monde  bigarré.  Les 
Pérotes  et  les  Grecs  boivent  de  grands  verres  d'eau  blanchie 
de  raki,  l'absinthe  locale;  les  musulmans  avalent  à  petites 
gorgées  du  café  trouble  ;  Pérotes,  Grecs  et  Turcs,  font,  sans 
dissidence,  ronfler  l'eau  de  rose  dans  la  carafe  de  cristal  des 
narguilhés,  et  le  cri  polyglotte  «  du  feu!  »  domine  le  sourd 
bourdonnement  des  conversations. 

Rien  n'est  plus  agréable  que  d'aspirer  la  vapeur  du  tom- 
baki  sur  le  divan  extérieur  d'un  de  ces  cafés  en  voyant 
bleuir  au  loin  devant  soi,  sur  la  rive  d'Europe,  les  mu- 
railles crénelées  du  sérail,  les  maisons  de  Psammathia  et  les 
massives  constructions  du  château  des  Sept  Tours;  mais  ce 
n'était  pas  pour  jouir  de  ce  spectacle  que  j'étais  venu  à 
Kadi-Keuï. 

J'avais  été  invité  à  déjeuner  par  Ludovic,  un  Arménien 
chez  qui  j'avais  acheté  des  pantoufles  persanes,  des  blagues 
à  tabac  du  Liban,  des  écharpes  en  soie  de  Brousse  tramées 
d'or  et  d'argent,  et  quelques-unes  de  ces  bimbeloteries  orien- 
tales sans  lesquelles  un  voyageur  venant  de  Constantinople 
n'est  pas  bien  venu  à  Paris.  Ludovic  possède  une  des  plus 
belles  boutiques  de  curiosités  du  bazar  dont  j'ai  parlé  tout 
au  long  en  ses  lieu  et  place,  et  il  s'est  fait  à  Kadi-Keuï  une 
charmante  habitation.  Gomme  les  marchand*  de  la  Cité,  les 
marchands  de  Constantinople  viennent  passer  la  journée  à 
leur  magasin  et  -s'en  retournent  chaque  soir  dans  quelque 
?iïia  ou  cottage  vivre  de  la  vie  de  famille,  laissant  toute 
idée  de  négoce  sur  le  seuil. 

Je  suivis  jusqu'au  bout  la  grande  rue  de  Kadi-Keuï,  d'a- 
près les  indications  ç^u'on  m'avait  données  ;   elle  est  assez 


528  CONSTANTINOPLE. 

pittoresque  avec  ses  maisons  peintes,  ses  cabinets  saillants, 
ses  étages  qui  surplombent,  ses  moucharabys  à  grillage? 
serrés  et  ses  habitations  plus  modernes  où  se  font  sentir  des 
velléités  de  goût  anglais  ou  italien.  —  Quelques  façades 
blanches  interrompent  çà  et  là  le  bariolage  arménien  et 
turc  et  ne  produisent  pas  un  trop  mauvais  effet.  —  Sur  le 
pas  .J33  portes  ouvertes  étaient  assises  ou  groupées  de  belles 
jeunes  femmes  que  le  regard  ne  faisait  pas  fuii  :  des  talikas 
roulaient  cahotés  par  le  pavé  pierreux  et  contenant  des  fa- 
milles en  partie  de  campagne;  des  cavaliers  turcs  passaient 
sur  leurs  chevaux  barbes,  suivis  d'un  domestique  à  pied  et 
la  main  posée  sur  la  croupe  de  la  monture  de  leur  maître; 
des  popes,  vêtus  d'une  robe  violette  semblable  à  celle  de 
nos  professeurs  de  collège  et  coiffés  d'un  mortier  de  juge 
d'où  pend  un  long  voile  de  gaze  noire,  marchaient  d'un 
pas  grave  en  caressant  leurs  barbes  frisées;  l'animation  ré- 
gnait partout. 

La  grande  rue  franchie,  les  maisons  s'espacent,  s'entou- 
rant  de  jardins  plus  vastes.  On  suit  de  longs  murs  blancs 
ou  des  clôtures  de  planches,  au-dessus  desquels  se  projettent 
par  masses  les  feuilles  épaisses  du  figuier  ou  par  guirlandes 
les  folles  brindilles  de  la  vigne. 

Au  bout  de  quelques  minutes  de  marche,  j'aperçus  une 
porte  blanche  à  filets  bleus  :  c'était  la  maison  du  Ludovic; 
j'entrai,  et  je  fus  reçu  par  une  charmante  femme  aux  grands 
yeux  noirs,  à  l'ovale  allongé  et  portant  sur  son  jeune  visage 
les  traits  typiques  de  la  race  arménienne,  une  des  plus  belles 
du  monde,  et  que  je  préférerais  peut-être  a  la  grecque,  si  la 
courbe  du  nez  ne  devenait  trop  aquiline  avec  l'âge. 

Madame  Ludovic  ne  parlait  que  sa  langue  maternelle,  el 
la  conversation  entre  nous  s'arrêta  naturellement  après  les 
premiers  saluts;  je  ne  sais  rien  de  plus  contrariant  qu'une 
pareille  situation,  bien  simple  pourtant.  Je  me  trouvai  b 


KAW-KEUI  329 

plus  grand  sot  du  monde  de  ne  pas  savoir  l'arménien  ;  et 
cependant  on  peut,  sans  avoir  eu  une  éducation  négligée, 
ignorer  cet  idiome.  Je  me  reprochai  de  n'avoir  pas  fait, 
comme  lord  Byron,  des  études  préalables  au  couvent  des 
lazaristes  de  Venise;  mais,  en  conscience,  je  ne  pouvais  pré- 
voir que  je  déjeunerais  un  matin  à  Kadi-Keuï  avec  une  jolie 
Arménienne  ne  soupçonnant  ni  le  français,  r'.  l'italien,  ni 
l'espagnol,  seules  langues  que  je  comprenne.  Par  un  délicat 
mouvement  féminin,  madame  Ludovic,  pour  couper  court 
à  notre  embarras  réciproque,  me  conduisit  dans  un  salle 
basse  où  se  jouaient  sur  une  natte  ses  deux  beaux  enfants. 
—  En  vérité,  maintenant  que  les  relations  entre  les  peuples 
les  plus  divers  sont  si  faciles  et  si  promptes,  on  devrait  bien 
adopter  une  langue  commune,  universelle,  catholique,  le 
français  ou  l'anglais,  par  exemple,  dans  laquelle  on  pût 
s'entendre,  car  il  est  honteux  que  deux  êtres  humains  se 
trouvent,  vis-à-vis  l'un  de  l'autre,  réduits  à  l'état  de  sourds- 
muets.  —  L'antique  malédiction  de  Babel  doit  être  révoquée 
dans  le  monde  de  la  civilisation. 

L'arrivée  de  Ludovic,  qui  parle  très-couramment  le  fran- 
çais, me  rendit  l'usjge  de  ma  langue,  et,  avant  le  déjeuner, 
il  me  fit  visiter  sa  maison  :  on  ne  saurait  imaginer  rien  de 
plus  frais  et  de  plus  coquettement  simple;  les  parois  et  les 
plafonds  des  chambres,  formés  de  panneaux,  de  boiseries, 
étaient  peints  de  couleurs  claires,  lilas,  bleu-de-ciel,  jaune 
paille,  chamois,  rechampies  de  filets  blancs;  de  fines  nattes 
de  sparterie  des  Indes,  remplacées  en  hiver  par  de  moelleux 
tapis  d'Ispahan  et  de  Smyrne,  recouvraient  les  planchers; 
des  divans  de  vieilles  étoffes  turques,  aux  dessins  originaux 
et  bizarres,  relevés  çà  et  là  de  fils  d'or  et  d'argent,  des 
carreaux  en  cuir  de  Maroc,  tentaient  la  paresse  dans  tous 
les  coins.  Un  râtelier  de  pipes  aux  tuyaux  de  cerisier  et  de 
jasmin,  aux  énormes  bouquins  d'ambre,  aux  lulés  d'argU© 

19 


330  CONSTANTINOPLE. 

rose,  émaillée  et  dorée,  des  pots  en  porcelaine  de  Chine 
pleins  d'un  tabac  blond  et  soyeux,  promettaient  au  fumeur 
les  délices  du  kief  ;  quelques-unes  de  ces  petites  tables  in- 
crustées de  nacre,  basses  comme  des  tabourets,  qui  servent 
à  poser  les  plateaux  de  confitures  et  de  sorbets,  complétaient 
l'ameublement. 

Comme  il  faisait  très-chaud,  nous  déjeunâmes  en  plein 
air  sous  une  sorte  de  portique  faisant  face  au  jardin,  planté 
de  vignes,  de  figuiers  et  de  citrouilles.  Notre  repas  se  compo- 
sait, de  poissons  frits  dans  l'huile  d'une  espèce  particulière 
qu'on  appelle  scorpions  à  Constantinople,  de  côtelettes  de 
mouton,  de  concombres  farcis  de  viande  hachée,  de  petits 
gâteaux  au  miel,  de  raisins  et  de  fruits,  le  tout  arrosé  de 
deux  sortes  de  vins  grecs,  l'un  doux  avec  un  léger  goût 
muscat,  l'autre  rendu  amer  par  une  infusion  de  pommes  de 
pin,  —  souvenir  de  l'antiquité,  —  et  ressemblant  assez  au 
vermout  de  Turin. 

Les  plats  étaient  apportés  par  une  petite  servante  de  treize 
à  quatorze  ans,  qui,  dans  son  empressement,  faisait  claquer, 
sur  la  mosaïque  de  cailloux  dont  la  cour  était  pavée,  les 
semelles  de  bois  passées  à  ses  pieds  nus.  Elle  les  allait 
prendre  sur  le  fourneau  où  les  cuisinait  un  gros  Arménien 
ventru  à  face  rubiconde,  à  nez  de  perroquet,  qui  avait,  en 
son  genre,  un  grand  talent;  car  je  n'ai  rien  mangé  de  meil- 
leur que  les  concombres  farcis  apprêtés  par  ce  Carême  asia- 
tique, à  qui  j'exprime  ici  la  satisfaction  d'un  estomac  recon- 
naissant. Comme  les  jouissances  culinaires  sont  rares  en 
Turquie,  il  est  bon  de  les  noter.  ; 

Le  repas  fini,  nous  allâmes  prendre  le  café  et  fumer  une 
pipe  sous  les  grands  arbres  qui  bordent  pittoresquement  la 
côte  escapée  de  la  baie;  des  musiciens  miaulaient  je  ne  sais 
quelle  complainte  avec  ces  intonations  gutturales,  ces  ca- 
dences bizarres,  ces  nasillements  mélancoliques  dont  on  a 


Oaàord  enné  ùè  rire,  <?i  qui  rirnsserit  par  vous  mettre  sous 
k  charme  lorsque  vous  les  écoutez  longtemps;  l'orchestre 
se  composait  d'un  rebeb,  d'une  flûte  de  derviche  et  d'un 
tarabouk.  —  Le  joueur  de  rebeb ,  gros  Turc  à  cou  de 
taureau,  dodelinait  de  la  tête  avec  un  air  de  satisfaction 
inexprimable,  comme  enivré  de  sa  propre  musique  ;  entre 
ses  deux  acolytes  maigres,  il  avait  l'air  d'un  poussah  entre 
deux  magots. 

Quand  nous  eûmes  suffisamment  entendu  la  chanson  des 
janissaires  et  la  légende  de  Scander-Berg,  la  fantaisie  nous 
prit  d'assister  à  la  représentation  que  les  bouffons  arméniens 
et  turcs  donnaient  à  Moda-Bournou,  tout  près  de  Kadi-Keuï. 

—  J'ai,  à  mon  retour  d'Orient,  donné,  dans  un  feuilleton 
de  théâtre,  l'analyse  de  la  farce  du  Franc  et  du  Hammal, 
dont  je  n'espère  pas  que  les  lecteurs  de  la  Presse  aient 
gardé  souvenir.  —  Cette  fois ,  il  s'agissait  d'une  beauté 
mystérieuse,  d'une  princesse  Boudroulboudour  quelconque, 
dont  les  charmes  voilés,  mais  trahis  par  l'indiscrétion  des 
suivantes,  faisaient  de  grands  ravages  parmi  les  populations. 
—  Le  théâtre  primitif  se  passe  aisément  de  décors,  l'imagi- 
nation naïve  des  spectateurs  y  supplée.  Thespis  jouait  sur 
une  charrette,  avec  de  la  lie  pour  fard;  les  grands  drames 
historiques  de  Shakspeare  n'exigeaient  d'autre  mise  en  scène 
qu'un  poteau  portant  tour  à  tour  cette  inscription  :  Châ- 
teau, —  Forêt,  —  Salon,  —  Champ  de  bataille,  selon  le 
site.  A  Moda-Bournou,  le  théâtre  était  une  espèce  d'aire  de 
terre  battre,  ombragée  par  des  arbres,  et  circonscrite  par 
les  tapis  des  spectateurs  assis  à  l'orientale,  et  le  hangarà 
claire-voie  où  se  tenaient  les  femmes.  Ni  coulisses,  ni  tii| 
de  fond  ni  rampe  dans  cette  représentation  sub  Jovr  cruà  . 

Une  barraque  en  toile,  assez  semblable  à  celle  où  Guigncd 
fait  se  débattre  Polichinelle  avec  le  ôhat  et  le  commissaire, 
figurait  le  harem  pour  les  esprits  complaisants.  Un  jeum 


532  CONSTÀNTINOPLE. 

drôle,  embéguiné  du  yachmack,  et  tout  entortillé  de  voiles 
comme  une  femme  turque,  vint  s'y  enfermer  en  affentant 
des  poses  languissantes,  des  dandinements  lascifs  et  cette 
démarche  d'oie  qu'ont  les  musulmanes  obèses,  empêtrées 
dans  leurs  larges  bottes  jaunes,  ou  chancelant  sur  leurs  pa- 
tins. Cette  entrée  fit  beaucoup  rire,  et  avec  justice,  car  l'i- 
mitation était  commiquement  parfaite. 

Quand  la  belle  eut  pris  place  dans  son  réduit,  les  soupi- 
rants arrivèrent  en  foule  gratter  de  la  guzla  sous  la  fenêtre 
par  laquelle  sa  tête  se  penchait  quelquefois,  laissant  voir 
deux  grands  sourcils  fortement  charbonnés  et  deux  plaques 
violentes  de  rouge  sous  les  yeux  :  les  esclaves  de  la  maison, 
armés  de  gourdins^  faisaient  de  fréquentes  sorties,  et  ros- 
saient les  amoureux  à  la  grande  jubilation  de  l'assemblée. 

Ce  n'était  pas  la  femme  qui  répondait  aux  amants,  mais 
un  petit  vieux  tout  momifié,  tout  ridé,  tout  cassé,  la  figure 
encadrée  par  une  courte  barbe  blanche  que  je  ne  saurais 
mieux  comparer  qu'à  ces  bonshommes  de  terre  cuite  colo- 
riée, représentant  des  yoghis  ou  des  fakirs,  qu'on  voit  sou- 
vent  aux  vitrines  des  marchands  de  curiosité  sur  le  quai  Vol- 
taire. Ce  grotesque  sexagénaire,  tapi  derrière  la  baraque, 
chantait  en  fausset,  à  des  hauteurs  impossibles,  des  airs  che- 
vrotants destinés  à  contrefaire  la  voix  de  femme. 

A  ces  glapissements  aigus,  les  amoureux  se  pâmaient 
d'aise  et  croyaient  entendre  la  musique  du  paradis;  ils  fai- 
saient, par  l'intermédiaire  de  la  jeune  femme,  qui  riait  sous 
gon  voile,  les  déclarations  les  plus  passionnées  et  les  offres 
îes  plus  extravagantes  à  cet  atroce  barbon  ;  le  public,  dans 
la  confidence  de  l'erreur,  se  tordait  de  rire  au  contraste  des 
paroles  et  de  la  personne  à  qui  elles  s'adressaient.  Le  turc, 
au  dire  de  ceux  qui  le  savent,  prête  plus  qu'aucune  autre 
langue  aux  calembours  et  aux  équivoques;  une  légère  diffé- 
rence d'intuition  suffit  pour  changer  le  sens  d'un  mot  et  ie 


KADI-KEUI  533 

détourner  au  bouffou  et  à  l'obscène,  et  c'est  une  ressource 
dont  les  comédiens  ne  se  font  pas  faute,  non  plus  que  les 
montreurs  de  Karagheuz. 

Deux  ou  trois  des  amoureux  rebutés  perdent  le  peu  qu'ils 
avaient  de  cervelle  et  restent  frappés  chacun  d'un  tic  parti- 
culier :  l'un  avance  et  retire  perpétuellement  la  tête  comme 
ces  oiseaux  de  bois  que  fait  mouvoir  une  boule  pendue  an 
bout  d'un  fil  ;  l'autre,  à  toulea  Ces  questions  qu'on  lui  pose, 
répond  par  une  cabriole  et  un  imperturbable  bim  boum,  bim 
boum,  paf;  un  troisième  porte  une  lanterne  accrochée  au 
bout  d'une  baguette  de  fer  rivée  à  son  turban  et  fait  interve- 
nir -on  l'allot  dans  toutes  5es  situations  où  l'on  n'en  a  que 
faire,  ce  qui  amène  des  gourmades,  des  volées  de  coups  de 
bâton,  des  décoiffements  et  des  chutes  les  quatre  fers  en  l'air 
dont  les  Funambules  seraient  jaloux. 

Enfin  paraît  le  tchelebi,  l'Almaviva,  le  ténor,  le  vainqueur, 
celui  qui  n'a  qu'à  se  montrer  pour  triompher  de  toutes  les 
belles;  il  donne  aux  prétendants  une  raclée  générale;  Kout- 
chouk-IIanem,  Nourmahal  ou  Miri-Mah  (j'ignore  le  nom  de 
la  beauté  enfermée  dans  la  tour),  rougit,  se  trouble,  entr'ou- 
vre  un  peu  son  voile  et  répond,  cette  fois  elle-même,  avec 
une  bonne  grosse  voix  de  garçon  enrouée  par  la  mue  de  la 
puberté;  les  instruments  font  rage;  de  jeunes  Grecs  costumés 
en  femme  s'avancent  et  contrefont  les  mouvements  lascifs 
des  ehawasies  et  des  bayadères,  pour  représenter  les  réjouis- 
sances nuptiales.  —  C'est  du  moins  ce  que  j'ai  cru  com- 
prendre, d'après  les  gestes  des  acteurs  et  la  structure  exté- 
rieure de  l'action.  Peut-être  me  suis-je  aussi  complètement 
trompé  que  l'amateur  entendant  une  symphonie  pastorale 
qu'il  prenait  pour  l'oratorio  de  la  Passion,  et  qui  plaçait  le 
soupir  de  Jésus  mourant  à  l'endroit  où  le  compositeur  avait 
voulu  rendre  le  chant  de  caille  dans  les  blés* 


XXVUÎ 


LE  MONT  BOUGOURLOU.   -    LES  ILES 
DES  PRINCES 


La  farce  jouée,  je  louai  un  talika  pour  aller  visite?  la 
mont  Bougourlou,  qui  s'élève  à  quelque  distance  de  Kadi- 
Keuï,  un  peu  en  arrière  de  Scutari,  et  du  haut  duquel  on 
jouit  d'une  admirable  vue  panoramique  sur  le  Bosphore  et 
sur  la  mer  de  Marmara. 

Les  Turcs,  bien  qu'ils  n'aient  pas  d'art  proprement  dit, 
puisque  le  Koran  prohibe  comme  une  idolâtrie  la  repré- 
sentation des  êtres  animés,  ont  cependant,  à  un  haut  degré, 
le  sentiment  du  pittoresque.  Toutes  les  fois  qu'il  y  a  dans 
un  endroit  une  belle  échappée,  une  perspective  riante,  on 
est  sûr  d'y  trouver  un  kiosque,  une  fontaine  et  quelques 
osmanli*  faisant  le  kief  sur  leur  tapis  déployé  ;  ils  restent  là 
des  heures  entières  dans  une  immobilité  parfaite,  fixa\.t  suf 
le  lointain  leurs  yeux  rêveurs,  et  chassant  de  temps  à  autre, 
par  la  commissure  de  leur  lèvre,  un  flocon  de  fumée  bleuâtre. 


LES  ILES  DES  PRINCES.  335 

Le  mont  Bougourlou  est  fréquenté  principalement  par  les 
femmes.,  qui  y  passent  des  journées  sous  les  arbres,  par  pe- 
tites compagnies  ou  harems,  regardant  jouer  leurs  enfants, 
causant  entre  elles,  buvant  du  sherbet  ou  écoutant  les 
musiques  bizarres  des  chanteurs  ambulants. 

Mon  talika,  traîné  par  un  bon  cheval  que  son  conducteur 
à  pied  tenait  en  bride,  suivit  d'abord  le  rivage  de  la  mer, 
dont  l'eau  venait  souvent  effleurer  ses  roues,  longea  les 
maisons  de  Kadi-Keuï,  disséminées  sur  la  côte,  coupa  le 
grand  champ  de  manœuvres  d'Hyder-Pacha,  d'où  partent, 
chaque  année,  les  pèlerins  de  la  Mecque,  traversa  l'im- 
mense bois  de  cyprès  du  Champ-des-Morts,  derrière  Scu- 
tari,  et  commença  à  gravir  les  pentes  assez  rudes  du  mont 
Bougourlou  par  un  chemin  sillonné  d'ornières,  hérissé 
de  fragments  de  roche,  barré  souvent  par  des  racines 
d'arbre,  étranglé  par  les  saillies  des  maisons  sur  la  voie  pu- 
blique; car,  il  faut  l'avouer,  les  Turcs  sont,  en  matière  de 
viabilité,  de  la  plus  profonde  insouciance.  Deux  cents  voi- 
tures font,  dans  une  journée,  le  tour  d'une  pierre  placée 
au  milieu  du  chemin  ou  s'y  fracassent,  sans  que  l'idée  vienne 
à  l'un  des  conducteurs  de  déranger  l'obstacle;  malgré  les 
cahots  et  la  lenteur  forcée  de  la  marche,  la  route  était  ex- 
trêmement agréable  et  très  animée. 

Les  voitures  se  suivaient  et  se  croisaient  :  les  arabas,  au 
pas  mesuré  de  leurs  bœufs,  traînaient  des  sociétés  de  six  ou 
huit  femmes;  les  talikas  en  contenaient  quatre  assises  en 
face  Tune  de  l'autre,  les  jambes  croisées  sur  des  carreaux, 
toutes  extrêmement  parées,  la  tête  étoilée  de  diamants  et 
de  joyaux,  qu'on  voyait  luire  à  travers  la  mousseline  de 
leur  voile;  quelquefois  filait,  dans  un  brougham  moderne, 
la  favorite  d'un  pacha.  Quoique  cela  s'explique  parfaitement, 
il  est  toujours  drôle  de  voir,  à  la  vitre  d'un  coupé  bas,  au 
lieu  du  visage  connu  d'une  fille  de  marbre  passant  sa  revue 


336  CONSTANTINOPLE. 

des  Champs-Elysées,  une  femme  du  harem,  enveloppée  de 
ses  draperies  orientales;  le  contraste  est  si  brusque,  qu'il 
choque  comme  une  dissonance.  Il  y  avait  aussi  beaucoup 
de  cavaliers  et  de  piétofts  qui  grimpaient  plus  ou  moins 
allègrement  les  déclivités  abruptes  de  la  montagne,  en  dé- 
crivant de  nombreux  zigzags. 

Sur  une  espèce  de  plateau  à  mi-côte,  au  delà  duquel  les 
chevanx  ne  pouvaient  plus  monter,  stationnait  un  nombre 
considérable  de  voitures  attendant  leurs  maîtres,  échantil- 
lons de  la  carrosserie  turque  à  toutes  les  époques,  assez  ré- 
jouissants, et  formant  un  pêle-mêle  très-pittoresque  où  un 
artiste  eût  pu  trouver  un  joli  sujet  de  tableau.  Je  fis  ranger 
mon  talika  en  un  lieu  où  je  pusse  le  retrouver,  et  continuai 
a  gravir.  De  distance  en  distance,  sur  des  espèces  de  rem- 
blais formant  terrasse,  se  tenait,  à  l'ombre  d'un  bouquet 
d'arbres,  une  famille  arménienne  ou  turque,  reconnais- 
sabie  aux  bottines  noires  ou  jaunes  et  aux  visages  plus 
ou  moins  voilés  ;  quand  je  dis  famille,  il  est  bien  entendu 
que  je  parle  des  femmes  seulement.  Les  hommes  font 
bande  à  part  et  ne  les  accompagnent  jamais. 

Sur  le  sommet  de  la  montagne  étaient  installés  des  cawad- 
jis  avec  leurs  fourneaux  portatifs;  des  vendeurs  d'eau  et  de 
sherbet,  des  marchands  de  sucreries  et  de  pâtisserie,  accom- 
pagnement obligé  de  toute  réjouissance  turque.  Rien  n'était 
plus  gai  à  l'œil  que  ces  femmes  vêtues  de  rose,  de  vert,  de 
bleu,  de  lilas,  émaillant  l'herbe  comme  de  fleurs  et  respi- 
rant le  frais  à  l'ombre  des  platanes  et  des  sycomores  ;  car, 
bien  qu'il  fît  très-chaud,  la  hauteur  du  lieu  et  la  brise  de 
la  mer  y  faisaient  régner  une  température  délicieuse. 

De  jeunes  Grecques,  couronnées  de  leurs  diadèmes  de 
cheveux,  s'étaient  prises  par  la  main  et  tournaient  sur  un 
air  doux  et  vague  comme  la  Ronde  des  astres  de  Félicien 
David.  Elles  ressemblaient,  sur  le  fond  clair  du  ciel,  au 


LES  ILES  DES  PRINCES.  337 

Cortège  des  Heures  de  la  fresque  du  Guide,  au  palais  Ros- 
pigliosi. 

Les  Turcs  les  regardaient  assez  dédaigneusement,  ne  con- 
cevant pas  que  l'on  se  donne  du  mouvement  pour  s'amuser, 
ni  surtout  que  Ton  danse  soi-même. 

Je  continuai  à  grimper  jusqu'à  une  touffe  de  sept  arbres 
qui  couronne  la  montagne  comme  un  panache;  delà,  on 
domine  tout  le  parcours  du  Bosphore  :  on  découvre  îa  mer 
de  Marmara,  tachetée  par  les  îles  des  Princes,  un  radieux 
et  merveilleux  spectacle.  Vu  de  cette  hauteur,  le  Bosphore, 
reluisant  par  places  entre  ses  rives  brunes,  présente Taspecf 
d'une  succession  de  lacs;  les  courbures  des  berges  et  lef 
promontoires  qui  s'avancent  dans  les  eaux  semblent  l'étran- 
gler et  le  fermer  de  distance  en  distance;  les  ondulations 
des  collines  dont  est  bordé  ce  fleuve  marin  sont  d'une  sua- 
vité incomparable;  la  ligne  serpentine  qui  se  déploie  sur  le 
torse  d'une  belle  femme  couchée,  et  faisant  ressortir  sa 
hanche,  n'a  pas  une  grâce  plus  voluptueuse  et  plus  molle. 

Une  lumière  argentée,  tendre  et  claire  comme  un  plafond 
de  Paul  Véronèse,  baigne  de  ses  vagues  transparentes  cet 
immense  paysage.  Au  couchant,  Constantinople  avec  sa 
dentelle  de  minarets  sur  la  rive  de  l'Europe;  à  l'orient,  une 
vaste  plaine  rayée  par  un  chemin  conduisant  aux  profon- 
deurs mystérieuses  de  l'Asie;  au  nord,  l'embouchure  de  la 
mer  Noire  et  les  régions  cimmériennes;  au  sud,  le  mont 
Olympe,  la  Bithynie,  la  Troade,  et,  dans  le  lointain  de  la 
pensée  qui  perce  l'horizon,  la  Grèce  et  ses  archipels.  Mais, 
ce  qui  attirait  le  plus  mes  regards,  c'était  cette  grande  cam- 
pagne déserte  et  nue,  où  mon  imagination  s'élançait  à  la 
suite  des  caravanes,  rêvant  de  bizarres  aventures  et  d'émou- 
vantes rencontres. 

Je  redescendis  après  une  demi-heure  de  muette  contem- 
plation jusqu'au  plateau  occupé  par  les  groupes  de  fumeurs, 

19. 


538  COÏÏSTANTINOPLE. 

de  femmes  et  d'enfants.  —  Un  grand  cercle  s'était  formé 
autour  d'une  bande  de  Tsiganes  qui  jouait  du  violon  et  chan- 
taient des  ballades  en  idiome  calô;  leur  visage  couleur  de 
revers  de  botte,  leurs  longs  cheveux  noir  bleuâtre,  )eur  air 
exotique  et  fou,  leurs  grimaces  sauvagement  désordonnées 
et  leurs  haillons  d'une  pittoresque  extravagance  me  firent 
penser  à  la  poésie  de  Lenau.  «  les  Bohémiens  dans  la  bruyère,» 
quatre  strophes  à  vous  donner  la  nostalgie  de  l'inconnu  et 
le  plus  féroce  désir  de  vie  errante.  —  D'où  vient  cette  race 
indélébile  dont  on  retrouve  des  échantillons  identiques  dans 
tous  les  coins  du  monde,  parmi  les  populations  différentes 
qu'elle  traverse  sans  s'y  mêler?  De  l'Inde,  sans  doute,  et 
c'est  quelque  tribu  paria  qui  n'aura  pu  accepter  l'abjection 
héréditaire  et  fatale.  —  J'ai  rarement  vu  un  camp  de  bohé- 
miens sans  avoir  l'envie  de  me  joindre  à  eux  et  de  partager 
leur  existence  vagabonde  ;  l'homme  sauvage  vit  toujours 
dans  la  peau  du  civilisé,  et  il  ne  faut  qu'une  légère  circon- 
stance pour  éveiller  ce  désir  secret  de  se  soustraire  aux  lois 
et  aux  conventions  sociales;  il  est  vrai  qu'après  une  semaine 
passée  à  coucher  à  la  belle  étoile  à  côté  d'un  chariot  et 
d'une  cuisine  en  plein  vent,  on  regretterait  ses  pantoufles 
son  fauteuil  capitonné,  son  lit  à  rideaux  de  damas,  et  surtout 
les  filets  chateaubriand  arrosés  de  grand  bordeaux  retour  de 
l'Inde,  ou  même  tout  simplement  l'édition  du  soir  de  la  Presse; 
mais  le  sentiment  que  j'exprime  n'en  est  pas  moins  réel. 

Les  civilisations  extrêmes  pèsent  sur  l'individualisme  et 
vous  ôtent  en  quelque  sorte  la  possession  de  vous-même  en 
retour  des  avantages  généraux  qu'elles  vous  procurent;  aussi 
ai-je  entendu  dire  à  beaucoup  de  voyageurs  qu'il  n'y  avait 
pas  de  sensation  plus  délicieuse  que  de  galoper  tout  seul 
dans  le  désert,  au  soleil  levant,  avec  des  pistolets  dans  les 
fontes  et  une  carabine  à  l'arçon  de  la  selle;  personne  ne- 
veille  sur  vous,  mais  aussi  personne  ne  vous  entrave  ;  la  li- 


LES  11E5  DES  PTimCES.  339 

berté  règne  dans  le  silence  et  la  solitude,  et  il  n'y  a  que 
Dieu  au-dessus  de  vous.  J'ai  éprouvé  moi-même  quelque 
chose  d'analogue  en  traversant  certaines  parties  désertes  de 
l'Espagne  et  de  l'Algérie. 

Je  retrouvai  mon  talika  et  son  conducteur  où  je  les  avais 
laissés,  et  la  descente  commença,  opération  assez  désagréa- 
ble, vu  la  roideur  de  la  pente  et  l'état  du  chemin,  que  je  ne 
saurais  mieux  comparer  qu'à  un  escalier  en  ruines  et  démoli 
par  places.  Le  sais  tenait  la  tête  de  son  cheval,  qui,  à  cha- 
que instant,  s'écrasait  sur  ses  jarrets,  et  dont  la  caisse  de  la 
voiture  talonnait  la  croupe;  ma  situation  dans  cette  boîte 
ressemblait  assez  à  celle  d'une  souris  qu'on  cogne  aux  parois 
d'une  ratière  pour  l'étourdir;  des  cahots  à  décrocher  le  cœur 
le  plus  solidement  chevillé  me  jetaient  le  nez  en  avant  au 
moment  où  je  m'y  attendais  le  moins  ;  aussi,  quoique  je  fusse 
assez  las,  je  pris  le  parti  de  descendre  et  de  suivre  ma  voiture 
à  pied. 

Des  arabas  et  des  talikas  pleins  de  femmes  et  d'enfants 
opéraient  aussi  leur  dégringolade  du  Bougourlou  :  c'étaient 
des  éclats  de  rire  et  de  voix  à  chaque  cascade  nouvelle,  à 
chaque  soubresaut  inattendu  ;  tout  un  rang  de  femmes  tom- 
bait sur  le  rang  opposé,  et  des  rivales  s'embrassaient  ainsi 
bien  involontairement;  les  bœufs,  avec  leurs  genoux  déje- 
tés, s'arc-boutaient  de  leur  mieux  contre  les  aspérités  du 
terrain,  et  les  chevaux  descendaient  avec  cette  prudence  des 
animaux  habitués  aux  mauvais  chemins;  les  cavaliers  ga- 
lopaient franchement  comme  s'ils  étaient  en  plaine,  sûrs  de 
leurs  montures  curdes  ou  barbes  .'c'était  un  pêle-mêle  char- 
mant, très-joyeux  à  l'œil  et  d'un  aspect  véritablement  turc; 
quoiqu'un  espace  de  quelques  minutes  seulement  sépare  la 
rive  d'Asie  de  la  rive  d'Europe,  la  couleur  locale  s'y  est 
beaucoup  mieux  conservée,  et  Ton  y  rencontre  beaucoup 
moins  de  Francs. 


540  CONSTANTINOPLE. 

La  route  étant  redevenue  a  peu  près  possible  ;  je  regrim- 
pai dans  ma  voiture,  regardant  par  la  portière  les  maisons 
peintes,  les  cyprès  et  les  turbés  qui  bordaient  le  cbemin  et 
formaient  quelquefois  un  îlot  au  milieu  de  la  rue,  comme 
Sainte-Mane-du-Strand.  Mon  conducteur  me  fit  traverser 
Scutari,  que  nous  avions  contourné  en  allant,  le  champ  de 
manœuvre  d'Hyder-Pacha,  puis  reprit  le  bord  de  la  mer  jus- 
qu'à l'embarcadère  de  Kadi-Keuï,  où  le  Bangor  s'apprêtait 
à  appareiller,  et  crachait  quelques  flocons  de  fumée  noire 
dans  le  bleu  du  ciel. 

L'embarcation  des  passagères  ne  s'effectuait  pas  sans  tu- 
multe et  sans  éclats  de  rire  ;  une  planche  presque  perpendi- 
culaire servait  de  trait  d'union  entre  la  jetée  et  le  bateau. 
L'ascension  en  était  fort  scabreuse,  et  il  fallait  de  plus  en- 
jamber le  plat-bord,  ce  qui  produisait  une  foule  de  petites 
simagrées  pudiques  et  vertueuses  assez  drôles;  dans  ce  pas- 
sage périlleux,  plus  d'une  jarretière  européenne  livra  son  se- 
cret; plus  d'un  mollet  asiatique  trahit  son  incognito,  mal- 
gré la  jalousie  turque.  —  Je  ne  parle  de  ce  petit  incident  à 
la  Paul  de  Kock  que  comme  trait  de  mœurs;  en  poussant  la 
planche  trois  ou  quatre  pieds  plus  loin,  on  eût  évité  cette 
inquiétude  à  la  pudicité  féminine;  mais  personne  n'eut  l'idée 
de  la  changer  de  la  place. 

La  nuit  tombait  lorsque  le  Bangor  déba/qua  sa  cargaison 
humaine  à  l'escale  de  Galata,  après  l'avoir  balancée  comme 
une  escarpolette. 

Comme  les  curiosités  de  Gonstantinople  commençaient 
à  s'épuiser  pour  moi,  je  résolus  d'aller  passer  quelques  jours 
aux  îles  des  Princes,  archipel  mignon  semé  sur  la  mer  de 
Marmara,  à  l'entrée  du  Bosphore,  et  qui  passe  pour  un  sé- 
jour très-sain  et  très-délicieux.  Ces  îles  sont  au  nombre  de 
sept  :  Proti,  Ântigona,  Kalki,  Prinkipo,  Nikandro,  Oxeia, 
Plata,  plus  deux  ou  trois  îlots  qu'on  ne  compte  pas.  —  Pria- 


LES  ILES  DES  PRINCES.  341 

kipo  est  la  plus  grande  et  la  plus  fréquentée  de  ces  fleurs 
marines  qu'éclaire  le  gai  soleil  d'Anatolie  et  qu'éventent  les 
fraîches  brises  -lu  matin  et  du  s(>ir.  On  s'y  rend  par  un  ser- 
vice de  bateaux  à  vapeur  anglais  et  turcs  en  une  heure  et 
demie  à  peu  près.  — Le  bateau  turc  que  j'avais  choisi  avait 
un  singulier  mécanisme  dont  je  n'ai  vu  le  pareil  nulle  part  : 
le  piston,  en  saillie  sur  le  pont,  se  levait  et  s'abaissait  comme 
une  scie  manœuvrée  par  deux  scieurs  de  long.  —  Malgré 
cette  bizarrerie,  le  bateau  anglais  nous  distança,  et  justifia 
bien  le  nom  de  Swan  inscrit  sur  sa  poupe  en  lettre  d'or.  Sa 
coque  blanche  filait  dans  l'eau  comme  un  véritable  cygne. 

La  côte  de  Prinkipo  se  présente,  lorsqu'on  vient  de  Con- 
stantinople,  sous  la  forme  d'une  haute  berge  aux  escarpe- 
ments rougeatres,  surmontée  d'une  ligne  de  maisons;  des 
rampes  de  bois  ou  des  sentiers  rapides,  traçant  des  angles 
aigus,  descendent  de  la  falaise  à  la  mer,  bordée  de  cabinets 
de  planches  pour  les  bains.  Une  détonation  de  boîte  annonce 
que  le  bateau  à  vapeur  est  en  vue,  et  aussitôt  une  flotte  de 
caïques  et  de  canots  se  détachent  de  terre  pour  aller  au-de- 
vant des  passagers,  car  le  peu  de  profondeur  de  l'eau  ne 
permet  pas  aux  embarcations  ayant  quelques  pieds  de  quille 
d'approcher. 

Un  logement  m'avait  été  retenu  d'avance  dans  Tunique 
auberge  de  l'île  :  maison  de  bois  fraîche  et  propre,  ombra- 
gée de  grands  arbres,  et  des  fenêtres  de  laquelle  la  vue 
s'étendait  sur  la  mer  jusqu'aux  profondeurs  infinies  de 
l'horizon. 

En  face,  j'apercevais  Pîle  de  Kalki,  avec  son  village  turc 
se  mirant  dans  la  mer,  et  sa  montagne  surmontée  d'un  cou- 
vent grec.  L'eau  battait  l'escarpement  nu  pied  duquel  était 
juchée  l'hôtellerie,  et  l'on  pouvait  y  descendre  en  pantoufles 
et  en  robe  de  chambre  pour  y  prendre  un  bain  délicieux 
sur  un  fond  de  sable  s'étendant  assez  loin. 


542  COÏN'STATOSCT'LE. 

A  la  table  d'hôte,  qui  était  fort  bien  servie,  venait  s'asseoir 
t  njestueusement  une  dame  derrière  laquelle  se  tenait  un 
s  •  perbe  domestique  grec  en  costume  de  Pallikare,  tout  brodé 
i"or  et  d'argent,  qui  servait  sa  maîtresse  avec  un  sérieux 
ngne  d'un  domestique  anglais.  Ce  gaillard  caractéristique, 
plus  propre  à  charger  des  tromblons  et  des  carabines  der- 
rière un  rocher  qu'à  changer  des  assiettes,  produisait  un 
assez  bizarre  effet,  et  je  ne  crois  pas  qu'on  ait  jamais  versé 
du  vin  dans  un  verre  d'une  façon  si  grandiose.  Les  méchan- 
tes langues  prétendaient  même  que  là  ne  se  bornaient  pas 
ses  fonctions,  mais  il  ne  faut  jamais  croire  que  la  moitié  de 
ce  qu'on  dit. 

Le  soir,  les  femmes  arméniennes  et  grecques  faisaient 
assaut  de  toilette  pour  se  promener  dans  l'espace  étroit  res- 
serré entre  les  maisons  et  la  berge  :  les  robes  de  soie  les 
plus  lourdes  et  les  plus  épaisses  s'y  déployaient  à  larges  plis; 
les  diamants  brillaient  aux  rayons  de  la  lune,  et  les  bras  nus 
étaient  chargés  de  ces  énormes  bracelets  d'or  aux  chaînes 
multiples,  ornement  particulier  à  Constantinople,  et  que  nos 
bijoutiers  feraient  bien  d'imiter,  cai  ils  donnent  de  la  svel- 
tesse au  poignet  et  avantagent  la  main. 

Les  familles  arméniennes  sont  fécondes  comme  les  familles 
anglaises,  et  ce  n'est  point  chose  rare  que  de  voir  une  ample 
matrone  précédée  de  quatre  ou  cinq  filles,  toutes  plus  jolies 
les  unes  que  les  autres,  et  d'autant  de  garçons  très-vivaces; 
les  coiffures  en  cheveux,  les  corsages  décolletés,  donnent  à 
cette  promenade  l'aspect  d'un  bal  en  plein  air;  quelque! 
chapeaux  parisiens  s'y  montrent,  comme  au  Prado  de  Ma- 
drid, mais  en  petite  quantité. 

Dans  les  cafés,  qui  ont  tous  des  terrasses  sur  la  mer,  Pou 
prend  des  glaces  faites  avec  la  neige  de  l'Olympe  de  Bithynie, 
on  hume  de  petites  tasses  de  café  accompagnées  de  verres 
d'eau,  ei  l'on  brûle  le  tabac  de  toutes  les  manières  imagi- 


LES  ILES  DES  PRINCES.  343 

nables  ;  chibouck,  narghilé,  cigare,  cigarette,  rien  n'y 
manque;  la  silhouette  coloriée  de  Karagheuz  se  démène 
derrière  son  transparent  et  débite  ses  lazzi  au  bruit  du 
tambour  de  basque. 

De  temps  en  temps,  un  reflet  bleu  comme  celui  de  la  lu- 
mière électrique  vient  éclairer  bizarrement  une  façade  de 
maison,  un  bouquet  d'arbres,  un  groupe  de  promeneurs; 
Ton  se  retourne  et  Ton  sourit  :  c'est  un  amoureux  qui  brûle 
un  feu  de  Bengale  en  l'honneur  de  sa  maîtresse  ou  de  sa 
fiancée.  —  Il  doit  y  avoir  beaucoup  d'amoureux  à  Prinkipo, 
car  une  lumière  ne  s'était  pas  plutôt  éteinte  qu'une  autre 
se  rallumait.  Par  maîtresse,  il  faut  entendre,  dans  le  sens 
de  la  vieille  galanterie,  femme  à  qui  l'on  rend  des  soins 
pour  s'en  faire  aimer  avec  intention  de  mariage,  et  pas 
autre  chose,  car  les  mœurs  sont  ici  fort  rigides. 

Peu  à  peu  chacun  rentre  chez  soi,  et  vers  minuit  toute 
l'île  dortd'unsommeil  paisible  et  vertueux;  cette  promenade 
et  les  bains  de  mer  composent  les  plaisirs  dePrinkipo  ;  —  pour 
les  varier,  j'exécutai,  avec  un  aimable  jeune  homme  dont 
j'avais  Tait  connaissance  à  la  table  d'hôte,  une  grande  excur- 
sion à  ânes  dans  l'intérieur  de  l'île;  nous  traversâmes 
d'abord  le  village,  dont  le  marché  était  fort  réjouissant  à 
l'œil  avec  ses  étalages  de  concombres  aux  formes  étranges, 
de  pastèques,  de  melons  de  Smyrne,  de  tomates,  de  piment, 
de  raisins  et  de  denrées  bizarres;  puis  nous  suivîmes  la  mer 
tantôt  de  près,  tantôt  de  loin,  à  travers  des  plantations 
d'arbres  et  des  champs  cultivés,  jusqu'à  la  maison  d'un  pope, 
très-bon  vivant,  qui  nous  fit  servir,  par  une  belle  fille,  du 
raki  et  des  verres  d'eau  glacée;  ensuite,  contournant  l'île, 
nous  arrivâmes  à  un  ancien  monastère  grec,  assez  délabré, 
servant  maintenant  d'hôpital  de  fous. 

Trois  ou  quatre  malheureux  en  haillons,  le  teint  hâve, 
l'air  morose,  s'y  traînaient  le  long  des  murs  avec  un  bruis- 


344  CONSTANTINOPLE. 

sèment  de  ferrailles,  dans  une  cour  inondée  de  soleil.  On 
nous  fit  voir  au  fond  de  la  chapelle,  moyennant  un  bacchich 
de  quelques  piastres,  de  mauvaises  images  à  fond  d'or  et  à 
figures  brunes,  comme  on  en  fabrique  au  mont  Athos,  sur 
des  patrons  byzantins,  à  l'usage  du  culte  grec;  la  Fanagiay 
montrait,  suivant  l'usage,  sa  tête  et  ses  mains  bistrées,  à 
travers  les  découpures  d'une  plaque  d'argent  ou  de  ver- 
meil, et  l'enfant  Jésus  apparaissait  en  négrillon  dans  son 
nimbe  trilobé.  Saint  Georges,  patron  du  lieu,  écrasait  le 
dragon  dans  l'attitude  consacrée. 

La  situation  de  ce  couvent  est  admirable  :  il  occupe  la 
plate-forme  d'un  soubassement  de  rochers,  et  du  haut  de 
ses  terrasses,  la  rêverie  peut  plonger  dans  deux  azurs  sans 
limites,  celui  du  ciel  et  celui  de  la  mer.  A  côté  du  couvent, 
des  excavations  voûtées,  à  demi  effondrées,  montrent  qu'il 
couvrait  jadis  un  emplacement  plus  vaste  et  d'une  architec- 
ture antérieure. 

Nous  revînmes  par  une  autre  route  plus  sauvage,  parmi 
des  touffes  de  myrtes,  des  bouquets  de  térébinthes  et  de 
pins  qui  poussent  naturellement,  et  que  les  habitants  cou- 
pent pour  faire  du  bois  de  chauffage,  et  nous  arrivâmes  à 
ï'auberge,  à  la  grande  satisfaction  de  nos  ânes,  qui  avaient 
besoin  d'être  talonnés  et  bâtonnés  vigoureusement  pour  ne 
pas  s'endormir  en  route,  car  nous  avions  commis  cette  faute 
de  ne  pas  emmener  l'ânier,  personnage  indispensable  dans 
une  caravane  de  ce  genre,  les  ânes  orientaux  méprisant 
bea£*îoup  les  bourgeois  et  ne s'émouvant  nullement  de  leurs 
gounaades. 

Au  bout  de  quatre  ou  cinq  jour,  suffisamment  édifié  r»ui 
les  délices  de  Prinkipo,  je  partis  pour  faire  une  excursion. 
sur  le  Bosphore,  depuis  la  pointe  de  Serai  jusqu'à  l'entrée 
de  la  mer  Noire. 


XXIX 


LE  BOSI'HORK 


Le  Bosphore,  de  Seraï-Bournou  à  l'entrée  de  la  mer  Noire, 
est  sillonné  d'un  va-et-vient  perpétuel  de  bateaux  à  vapeur 
comparable  au  mouvement  des  watermen  sur  la  Tamise  ;  les 
caïd j is 7  qui  naguère  régnaient  en  despotes  sur  ses  eaux 
vertes  et  rapides,  voient  passer  les  pyroscaphes  du  même  œil 
que  les  postillons,  les  locomotives  des  chemins  de  fer,  et  ils 
regardent  l'invention  de  Fulton  comme  tout  à  fait  diaboli- 
que. 11  y  a  cependant  encore  des  Turcs  obstinés  et  des  giaours 
poltrons  qui  prennent  des  caïques  pour  remonter  le  Bosphore, 
de  môme  qu'il  y  a  chez  nons  des  gens  qui,  malgré  les  rail- 
ways  de  la  rive  gauche  et  de  la  rive  droite,  vont  à  Versailles 
en  gondoles  et  à  Saint-Cloud  en  coucou;  mais  ils  sont  tous 
les  jours  plus  rares,  et  les  musulmans  s'accommodent  très- 
bien  des  bateaux  à  vapeur.  Le  bateau  à  vapeur  les  préoccupe 
même  beaucoup,  et  il  n'est  pas  un  café  ou  une  boutique  de 
forhior  dont  les  murailles  ne  soient  ornées  de  plusieurs  des- 


546  CONSTANTINOrLE. 

sins  où  l'artiste  naïf  a  figuré  de  son  mieux  le  panache  de 
fumée  s'échappant  du  tuyau  et  les  palettes  des  roues  battant 
l'eau  bouillonnante. 

Je  m'embarquai  au  pont  de  Gaiata,  dans  la  Corne-d'Or, 
point  de  départ  des  bateaux  qui  stationnent  là  en  grand 
nombre,  crachant  leur  vapeur  blanche  et  noir  condensée  en 
nuage  permanent  dans  l'azur  léger  du  ciel.  Le  pont  de  Lon- 
dres ou  Heresford-suspensrr-hiïdge  ne  présente  pas  un 
mouvement  plus  animé,  un  encombrement  plus  tumultueux 
que  cette  échelle  dont  les  abords  sont  fort  incommodes,  car, 
pour  parvenir  aux  embarcations,  il  faut  franchir  les  garde- 
fous  de  ponts  de  bate?ux;  enjamber  des  madriers,  et  passer 
sur  des  poutrelles  pourries  ou  rompues. 

Ce  n'est  pas  une  besogne  aisée  que  de  démarrer  de  là  ; 
pourtant  l'on  y  parvient,  non  sans  se  heurter  quelque  peu 
aux  barques  voisines,  et  l'on  se  met  en  route  ;  en  quelques 
coups  de  piston  l'on  a  gagné  le  large,  et  alors  vous  filez  li- 
brement entre  une  double  ligne  de  palais,  de  kiosques,  de 
villages,  de  jardins,  de  collines,  sur  une  eau  vive,  mélange 
d'émeraude  et  de  saphir,  où  votre  sillage  fait  éclore  des 
millions  de  perles,  sous  un  ciel  le  plus  beau  du  monde,  par 
un  gai  soleil  qui  jette  des  iris  dans  la  bruine  argentée  des 
roues. 

Il  n'est  rien  de  comparable,  que  je  sache,  à  cette  prome- 
nade faite  en  deux  heures  sur  cette  raie  d'azur  tirée  comme 
limite  entre  deux  parties  du  monde,  l'Europe  et  l'Asie,  qu'on 
aperçoit  en  même  temps. 

La  tour  de  la  Fille  émerge  bientôt  avec  sa  silhouette  blan- 
che d'un  si  charmant  effet  sur  le  fond  bleu  des  eaux  :  Scu- 
tari  et  Top'Hané  se  montrent  à  leur  tour.  Au  dessus  de  Top'- 
Ilané  la  tour  de  Gaiata  dresse  son  toit  conique  vert-de-grisé, 
et  sur  le  revers  de  la  colline  s'étagent  les  maisons  de 
pierre  des  Européens,  les  baraques  de  bois  coloriées  des 


LE  BOSPHORE.  347 

Turcs.  Çà  et  là  quelque  minaret  blanc  élève  sa  flèche  sem- 
blable à  un  mât  de  vaisseau;  quelques  touffes  d'un  vert 
sombre  s'arrondissent;  les  constructions  massives  des  léga- 
tions étalent  leurs  façades,  et  le  grand  Cha  m  p-d  es-Morts  dé 
ploie  son  rideau  de  cyprès,  sur  lequel  se  détachent  en  clair 
la  caserne  d'artillerie  et  le  collège  militaire.  Scutari,  la  ville 
d'or  (Chrysopolis),  présente  un  spectacle  à  peu  près  sem- 
blable; les  arbres  noirs  d'un  cimetière  servent  aussi  de  fond 
à  ses  maisons  roses  et  à  ses  mosquées  passées  au  lait  de 
chaux;  des  deux  côtés  la  vie  a  la  mort  derrière  elle,  et  cha- 
que ville  se  cercle  d'un  faubourg  de  tombes  ;  mais  ces  idées, 
qui  attristeraient  ailleurs,  ne  troublent  en  rien  la  sérénité 
fataliste  de  l'Orient. 

Sur  la  rive  d'Europe,  on  aperçoit  bientôt  Schiragan, — un 
palais  bâti  par  Mahmoud  dans  les  idées  européennes,  avec 
un  Ironton  classique  comme  celui  de  la  Chambre  des  dépu- 
tés, au  milieu  duquel  s'enlace  le  chiffre  du  sultan  en  lettres 
d'or,  et  deux  ailes  supportées  par  des  colonnes  doriques  en 
marbre  grec.  J'avoue  que  je  préfère  en  Orient  l'architecture 
arabe  ou  turque;  pourtant  cette  construction  grandiose, 
dont  le  large  escalier  blanc  descend  jusqu'à  la  mer,  produit 
un  assez  bel  effet.  Devant  ce  palais,  un  splendide  caïque  au 
tendelct  de  pourpre  tout  doré  et  peint,  portant  à  la  poupe  un 
oiseau  d'argent,  attendait  Sa  Hautesse. 

En  face,  au  delà  de  Scutari,  se  prolonge  une  ligne  de  pa- 
lais d'été,  coloriés  en  vert-pomme,  ombragés  de  platanes, 
d'arbousiers,  de  frênes,  d'un  aspect  riant,  et,  malgré  leurs 
fenêtres  en  treillage,  rappelant  plutôt  la  volière  que  la  pri- 
son. Ces  palais,  rangés  sur  la  rive  de  manière  à  tremper 
leurs  pieds  dans  l'eau,  ont  assez  l'aspect  des  bains  Vigier  ou 
de  l'École  de  natation  de  Deligny.  Les  villas  turques  sur  le 
Bosphore  éveillent  souvent  cette  comparaison. 

Entre  Dolma-Baktché  et  Beschik-Tash  s'élève  la  façade 


348  CONSTANTINOPLE. 

vénitienne  du  nouveau  palais  bâti  par  le  sultan  Abdul- 
Medjid,  dont  j'ai  fait  une  description  particulière.  S'il  n'est 
pas  d'un  goût  bien  pur,  il  est  au  moins  d'un  caprice  bizarre 
et  riche,  et  sa  blanche  silhouette,  sculptée,  fouillée,  ciselée, 
chargée  d'ornements  infinis,  se  découpe  élégamment  sur  la 
rive;  c'est  bien  un  palais  de  calife  ennuyé  de  l'architecture 
arabe  et  persane,  et  qui,  ne  voulant  pas  des  cinq  ordres, 
se  loge  dans  un  immense  bijou  de  marbre  travaillé  en  fili- 
grane. —  Dolma-Baktché  s'appelait  autrefois  Jasonion.  C'est 
là  que  Jason  aborda  avec  ses  Argonautes,  dans  son  expédi- 
tion à  la  recherche  de  la  toison  d'or. 

Le  bateau  à  vapeur  serre  de  près  la  côte  d'Europe,  où  les 
stations  sont  plus  fréquentes;  nous  pouvons,  en  passant, 
voir  au  café  de  Beschik-Tash  les  fumeurs  accroupis  dans 
leurs  cabinets  de  treillages  suspendus  au-dessus  de  l'eau. 

On  laisse  bientôt  en  arrière  Orta-Kieuï,  Kourou-Tchesmé, 
qui  bordent  la  mer,  et  derrière  lesquels  se  lèvent,  par  in- 
flexions onduleuses,  des  collines  parsemées  d'arbres,  de- 
jardins,  de  maisons  et  de  villages  de  l'aspect  le  plus  riant. 

D'un  village  à  l'autre  règne  comme  un  quai  non  inter- 
rompu de  palais  et  de  résidences  d'été.  La  sultane  Validé, 
les  sœurs  du  sultan,  les  vizirs,  les  ministres,  les  pachas,  les 
grands  personnages,  se  sont  tous  construit  là  des  habitations 
charmantes,  avec  une  entente  parfaite  du  confortable  orien- 
tal, qui  ne  ressemble  pas  au  confortable  anglais,  mais  qui 
le  vaut  bien. 

Ces  palais  sont  de  bois  et  de  planches,  à  l'exception  des 
colonnes  taillées  ordinairement  dans  un  seul  bloc  de  marbre 
de  Marmara  ou  prises  à  des  débris  d'anciennes  constructions. 
Mais  ils  n'en  sont  pas  moins  élégants  dans  leur  grâce  passa- 
gère, avec  leurs  étages  en  surplomb,  leurs  saillies  et  leurs 
retraites,  leurs  kiosques  à  toits  chinois,  leurs  pavillons  à 
treilles,  leurs  terrasses  ornées  de  vases  et  leurs  frais  colo« 


LE  BOSPHORE,  349 

riages  renouvelés  sans  cesse.  —  Au  milieu  des  grillages  en 
baguettes  de  bois  de  cèdre,  qui  se  croisent  sur  les  fenêtres 
des  appartements  réservés  aux  femmes,  s'ouvrent  des  trous 
ronds  pareils  à  ceux  pratiqués  dans  les  rideaux  de  théâtre, 
et  par  lesquels  les  acteurs  inspectent  la  salle  et  les  specta- 
teurs; c'est  par  là  qu'assises  sur  des  carreaux,  les  belles 
nonchalantes  regardent  passer,  sans  être  vues,  les  vaisseaux, 
les  bateaux  à  vapeur  et  les  caïques,  tout  en  mâchant  du 
mastic  de  Chio  pour  entretenir  la  blancheur  de  leurs  dents. 

Un  étroit  quai  de  granit,  formant  chemin  de  halage,  sé- 
pare ces  jolies  habitations  de  la  mer.  En  les  côtoyant,  le 
voyageur  se  sent  pris,  malgré  lui,  d'un  vague  désir  de  faire 
comme  Hassan,  le  héros  d'Alfred  de  Musset,  et  de  jeter  son 
bonnet  par-dessus  les  moulins  pour  prendre  le  fez. 

Près  d'Arnaout-Keuï,  l'eau  du  Bosphore  bouillonne  comme 
sur  une  marmite  h  cause  d'un  rapide  courant  appelé  mega 
reuma  (le  grand  courant)  :  l'eau  bleue  file  comme  la  flèche 
le  long  des  pierres  d\i  quas;  îà,  si  robustes  que  soient  leurs 
bras  hâlés  au  soleil,  les  caïdjis  sentent  la  rame  ployer  dans 
leur  main  comme  une  lame  d'éventail,  et  s'ils  essayaient  de 
lutter  contre  ce  flot  impérieux,  elle  se  romprait  comme 
verre.  Le  Bosphore  est  plein  de  ces  courants,  dont  les  direc- 
tions varient  et  qui  lui  donnent  plutôt  l'apparence  d'un 
fleuve  que  d'un  bras  de  mer. 

Quand  on  arrive  là,  on  jette  de  la  barque  un  bout  de 
cordeau  à  terre;  trois  ou  quatre  hommes  s'y  attellent  comme 
des  chevaux  de  halage,  et,  courbant  leurs  fortes  épaules, 
tirent  l'embarcation,  dont  la  proue  fait  jaillir  un  ruban  d'é- 
cume blanche. 

Le  rapide  franchi,  on  reprend  l'aviron  et  Ton  fend  sans 
peine  une  eau  morte.  Au  pied  des  maisons  on  voit  souvent 
des  groupes  de  trois  ou  quatre  femmes  turques,  accroupies 
à  côté  de  leurs  enfants  qui  jouent;  sur  le  quai,  des  demoi- 


350  CONSTANTINOPLE. 

seîies  grecques  se  promènent  en  se  tenant  par  la  main  et 
lancent  un  coup  d'oeil  curieux  à  un  voyageur  européen  ; 
des  hommes  passent  à  cheval,  des  matelots  remisent  un 
caïque  particulier  dans  sa  cale  voûtée;  les  figures  manquent 
rarement  au  paysage. 

Les  lecteurs  de  ce  livre  sont  assez  familiarisés  maintenant 
avec  l'architecture  locale  pour  qu'il  ne  soit  pas  nécessaire 
de  leur  faire  une  description  des  maisons  d'Arnaout-Keuv 
Je  noterai  cependant  comme  particulières  de  vieilles  habi- 
tations arméniennes  peintes  en  noir,  ce  qui  était  autrefois 
la  couleur  obligée,  les  teintes  claires  appartenant  de  droit 
aux  Turcs,  et  le  rouge  sang  de  bœuf  ou  rouge  antique  aux 
Grecs;  aujourd'hui  chacun  peut  peindre  sa  maison  comme 
il  veut,  excepté  en  vert,  la  couleur  de  l'Islam,  des  hadjis  et 
des  descendants  du  prophète. 

Sur  la  côte  d'Asie,  plus  boisée  et  plus  ombreuse  que  celle 
d'Europe,  les  villages,  les  palais  et  bs  kiosques  se  suc- 
cèdent, un  peu  moins  serrés  peut-être  mais  à  des  distances 
très-rapprochées  encore.  C'est  Kous-Goundjouk,  Stavros, 
Beylerbey,  où  Mahmoud  se  fit  bâtir  une  résidence  d'été, 
Tchengel-Keuï,  Vani-Keuï,  et  en  face  de  Babec  les  Eaux- 
Douces  d'Asie  (Guyuck-Sou). 

Une  charmante  fontaine  en  marbre  blanc,  toute  brodée 
d'arabesques,  toute  historiée  d'inscriptions  en  lettres  d'or, 
coiffée  d'un  grand  toit  à  forte  projection  et  de  petits  dômes 
surmontés  de  croissants,  qui  s'aperçoit  de  la  mer  et  se  dé- 
tache sur  un  fond  d'opulente  verdure,  désigne  au  voyageur 
cette  promenade  favorite  des  osmanlis.  —  Une  vaste  pe- 
louse, veloutée  d'un  frais  gazon,  encadrée  de  frênes,  de 
platanes  et  de  sycomores,  s'encombre,  le  vendredi,  d'arabas 
et  de  talikas,  et  voit  s'étendre  sur  des  tapis  de  Smyrne  les 
beautés  paresseuses  du  harem. 
Les  nègres  eunuques,  fouettant  leurs  pantalons  blancs  du 


LE  BOSPHORE.  351 

bout  de  leur  houssine,  se  promènent  entre  les  groupes  ac- 
croupis, guettant  quelque  œillade  furtive,  quelque  signe 
d'intelligence,  surtout  s'il  se  trouve  là  quelque  giaour  tâ- 
chant de  pénétrer  de  loin  les  mystères  du  yachmack  ou  du 
feredgé;  quelquefois  îes  îemmes  attachent  des  châles  à  des 
branches  d'arbres  et  bercent  leurs  enfants  dans  ce  hamac  im- 
provisé; d'autres  mangent  des  confitures  de  rose  ou  boivent 
de  l'eau  à  la  neige;  quelques-unes  fument  le  narghilhé  ou 
la  cigarette  ;  toutes  babillent  ou  médisent  des  dames  franques, 
qui  sont  si  effrontées,  se  montrent  à  visage  découvert  et 
marchent  dans  les  rues  avec  des  hommes. 

Plus  loin,  les  paysans  bulgares  au  sayon  antique,  au  bon- 
net entouré  d'une  énorme  couronne  de  fourrure,  exécutent 
leurs  danses  nationales  dans  l'espoir  d'un  bacchich.  Les  ca- 
wadjis  préparent  leur  café  en  plein  air;  l'israélite,  à  la  robe 
fendue  sur  les  côtés,  au  turban  moucheté  de  noir  comme 
un  linge  où  Ton  essuie  des  plumes,  offre  quelques  menues 
marchandises  aux  promeneurs  avec  cet  air  servile  et  bas 
des  juifs  d'Orient,  toujours  plies  en  deux  sous  la  crainte  de . 
l'avanie,  et  des  caïdjis  assis  au  rebord  du  quai  fument,  les 
jambes  pendantes,  surveillant  leurs  barques  du  coin  de  l'œil. 

Il  serait  trop  long  de  décrire  l'un  après  l'autre  tous  ces 
villages  qui  se  suivent  et  se  ressemblent  avec  d'impercep- 
tibles différences.  C'est  toujours  une  ligne  de  maisons  en 
bois  coloriées,  comme  les  villages  des  boîtes  de  joujous  de 
Nuremberg,  se  développant  le  long  du  quai  ou  trempant 
immédiatement  leurs  pieds  dans  l'eau  quand  il  n'y  a  pas 
de  chemin  de  halage,  et  se  détachent  sur  un  rideau  de  riche 
verdure  d'où  s'élance  le  miraret  crayeux  d'un  marabout  ou 
d'une  petite  mosquée  ;  au  delà ,  les  collines  aux  pentes 
douces  et  ménagées  s'élèvent  harmonieusement  azurées  par 
la  lumière  du  ciel;  parfois  on  souhaiterait  un  escarpement 
plus  abrupte,  une  ialaise  aride,  un  ossement  de  rocher  per- 


352  CONSTANTINOPLE. 

çant  Tépiderme  de  la  terre  ;  tout  cela  est  vraiment  trop  gra- 
cieux, trop  riant,  trop  coquet,  trop  peigné;  il  faudrait  çà  et 
là  quelques  touches  accentuées  et  violentes  pour  servir  de 
repoussoir. 

A  certains  endroits  du  courant  sont  juchés,  sur  un  écha- 
faudage de  perches,  des  espèces  de  cages  à  poules  d'une 
construction  bizarre  et  pittoresque,  dans  lesquelles  les  pê- 
cheurs se  tiennent  pour  guetter  le  passage  des  bancs  de 
poissons  et  avertir  du  moment  propice  à  jeter  ou  relever  le 
filet  ;  quelquefois  il  leur  arrive  de  s'endormir  et  de  tomber 
la  tête  en  avant  de  leur  perchoir  aérien  à  l'eau,  où  ils  se 
noient  sans  se  réveiller.  Ces  guérites,  semblables  à  des  nids 
d'oiseaux  aquatiques,  semblent  construites  exprès  pour 
fournir  des  premiers  plans  aux  peintres. 

Ici  les  deux  rives  se  rapprochent  considérablement. 

—  C'est  la  place  où  Darius  fit  passer  son  armée  dans  son 
expédition  contre  les  Scythes,  sur  un  pont  jeté  par  Mandro- 
clès  de  Samos.  Sept  cent  mille  hommes  y  défilèrent,  gigan- 
tesques amas  des  hordes  de  l'Asie,  aux  types  exotiques,  aux 
armes  bizarres,  aux  accoutrements  fabuleux,  à  la  cavalerie 
mêlée  d'éléphants  et  de  chameaux.  Sur  deux  colonnes  de 
pierre  élevées  à  la  tête  du  pont  furent  gravées  les  listes  de 
tous  les  noms  de  peuples  marchant  à  la  suite  de  Darius.  Ces 
colonnes  s'élevaient  à  l'endroit  même  qu'occupe  le  château 
de  Guzeîdjé-Ilissar.  construit  par  Bayezid-Ilderim,  Bajazet 
le  foudre  de  guerre.  Mandroclès,  à  ce  que  raconte  Hérodote, 
dessina  ce  pas?,  e  sur  un  tableau  qu'il  appendit  au  temple 
de  Junon,  à  Samos,  sa  patrie,  avec  cette  inscription  ■  «  Man- 
droclès, ayant  construit  un  pont  sur  le  Bosphore  poisson- 
neux, en  dédia  le  dessin  à  Junon  ;  en  exécutant  ce  projet  du 
roi  Darius,  Mandroclès  procura  de  la  gloire  aux  Samiens  et 
obtint  une  couronne.  »  —  Le  Bosphore,  à  cette  place,  est 
large  de  quatre  cents  toises,  et  c'est  par  là  que  passèrent  les 


LE  BOSPHORE.  353 

Ferses,  les  Goths,  les  Latins  et  les  Turcs  :  les  invasions, 
qu'elles  vinssent  de  l'Asie  ou  de  l'Europe,  suivirent  la  même 
route,  tous  ces  grands  débordements  de  peuples  coulèrent 
par  le  même  lit  et  marchèrent  dans  l'ornière  de  Darius. 

Le  château  d'Europe,  — Rouméli-Hissar,  —  nommé  aussi 
Boghas-Keçen  (coupe-gorge),  fait  fort  bonne  figure  sur  le 
revers  de  la  colline  avec  ses  tours  blanches  d'inégale  hau- 
teur et  ses  murailles  crénelée?-  ?jes  trois  grosses  tours  et  la 
petite  qui  est  près  du  bord  de  ta  mer  dessinent  à  rebours, 
selon  l'Ecriture  turque,  quatre  lettres,  M.  H.  M.  D.,  qui 
forment  le  nom  du  fondateur,  Mohamed  IL  Ce  rébus  archi- 
tectural, qu'on  ne  devinerait  pas,  rappelle  le  plan  del'Escu- 
rial,  représentant  le  gril  de  saint  Laurent,  en  l'honneur 
duquel  fut  élevé  le  monastère.  On  ne  s'aperçoit  de  cette  bi- 
zarrerie que  si  l'on  est  prévenu.  Le  château  d'Europe  fait 
face  au  château  d'Asie  (Anadoli-Hissar),  que  j'ai  mentionné 
tout  à  l'heure. 

Près  de  Rouméli-Hissar  setend  un  cimetière  dont  les 
hauts  cyprès  noirs  et  les  cippes  blancs  se  mirent  gaiement 
dans  l'azur  de  la  mer,  et  qui  donnerait  envie  de  s'y  faire 
enterrer,  tant  il  est  riant,  fleuri  et  parfumé.  Les  morts  cou- 
chés dans  ce  frais  jardin  égayé  de  soleil,  animé  de  chants 
d'oiseaux,  ne  doivent  pas  s'ennuyer. 

Le  bateau  à  vapeur,  après  avoir  dépassé Balta-Liman,  Ste- 
neh,  Yeni-Keuï,  Kalender,  s'arrête  à  Thérapia,  un  bourg 
dont  le  nom  signifie  guérison  en  grec,  et  qui  justifie  par  la 
salubrité  de  son  air  cette  appellation  médicale;  —c'est  là 
que  l'ambassade  de  France  a  son  palais  d'été.  Dans  le  gra- 
cieux petit  golfe  qui  l'avoisine, —  coupe  d'or  remplie  de  sa- 
phirs, —  Médée,  revenant  de  Cokhide  avec  Jason,  descendit 
à  terre  et  déballa  la  boîte  renfermant  ses  philtres  et  ses  dro- 
gues magiques,  —  d'où  le  nom  de  pharmaceus  que  portait 
autrefois  Thérapia, 

80 


554  CONSTANTINOPLE. 

Thérapia  est  un  séjour  délicieux;  son  quai  est  bordé  de 
cafés  décorés  avec  un  certain  luxe,  chose  rare  en  Turquie, 
d'auberges,  de  maisons  do  ph:?ance  et  de  jardins.  —  Dans 
un  passage  qui  conduit  au  débarcadère,  je  remarquai  parmi 
les  pierres  de  la  muraille  deux  torses  de  marbre,  l'un 
d'homme  vêtu  d'une  cuirasse  antique,  l'autre  de  femme, 
voilé  de  draperies  assez  frustes  que  les  constructeurs  barba- 
res avaient  encastrées  au  milieu  des  moellons  comme  de  vul- 
gaires tnatériaux. 

Dans  la  rade  était  mouillé  le  Chaptal,  commandé  par 
M.  Poultier,  à  qui  j'allai  rendre  visiîe,  et  qui  me  reçut  avec 
cette  bonhommie  affectueuse  qui  lui  e:t  propre,  et  celte  ex- 
quise politesse  commune  à  tous  les  officiers  de  marine. 

Le  palais  de  l'ambassade  de  France,  que  M.  Renaud  doit 
reconstruire  avec  plus  de  solidité,  de  richesse  et  de  goût,  est 
un  grand  bâtiment  à  la  turque,  tout  en  bois  et  en  pisé,  sans 
aucun  mérite  architectural,  mais  vaste,  aéré,  commode, 
d'une  fraîcheur  à  l'abri  des  plus  violentes  ardeurs  de  l'été 
et  dans  la  plus  admirable  situation  du  monde. 

Derrière  le  palais  se  développent  des  jardins  en  terrasse, 
plantés  d'arbres  centenaires  d'une  hauteur  prodigieuse,  in- 
cessamment agités  par  les  brises  de  la  mer  Noire.  Arrivé  au 
remblai  supérieur,  on  jouit  d'une  perspective  merveilleuse. 
La  rive  d'Asie  étale  devant  vous  les  frais  ombrages  des  Eaux 
de  la  Sultane,  plus  loin  bleuit  le  mont  du  Géant,  où  la  tradi- 
tion place  le  lit  d'Hercule.  Sur  la  rive  d'Europe,  Buyuk-Dcré 
arrondit  sa  courbe  gracieuse,  et  le  Bosphore,  au-delà  de  Rou- 
méli-Kavak  et  d'Anadoli-Kavak,  s'évase  jusqu'aux  îles  Cya- 
nées,  et  se  perd  dans  la  mer  Noire.  —  Des  voiles  blanches 
vont  et  viennent  comme  des  oiseaux  marins,  et  la  pensée 
s'égare  dans  un  lève  in  Uni. 


XXX 


BUYUK-DÉRÉ 


Buyuk-Déré,  qu'on  aperçoit  de  Ta  terrasse  de  Thérapia, 
est  un  des  plus  charmants  villages  de  plaisance  qui  existent 
au  monde.  Le  rivage  se  creuse  à  cet  endroit  et  décrit  un  arc 
où  les  flots  viennent  mourir  par  molles  ondulations.  Des 
habitations  élégantes,  parmi  lesquelles  on  remarque  le  pa- 
lais d'été  de  l'ambassade  de  Russie,  s'élèvent  sur  le  bord  de 
la  mer,  au  pied  des  dernières  croupes  de  collines  qui  for- 
ment le  lit  du  Bosphore,  sur  un  fond  de  jardins  verdoyants; 
les  riches  négociants  de  Constantinople  possèdent  là  des 
maisons  de  campagne  où,  chaque  soir,  le  bateau  à  vapeur 
les  amène,  leurs  affaires  finies,  et  d'où  ils  repartent  le  matin. 

Sur  la  plage  de  Buyuk-Déré,  se  promènent,  après  le  cou- 
cher du  soleil,  de  belles  dames,  arméniennes  et  grecques, 
en  grande  toilette.  Les  lumières  des  cafés  et  aes  maisons  se 
mêlent  dans  l'eau  à  la  traînée  d'argent  de  la  lune  et  aux 
reflets  des  étoiles;  une  brise  saturée  de  parfums  et  de  fraî- 


556  CONSTANTINOPLE. 

cheur  souffle  doucement  et  fait  de  l'air  comme  nn  éventail 
manié  par  la  main  invisible  de  la  nuit;  des  orchestres  de 
musiciens  hongrois  jettent  aux  échos  les  valses  de  Strauss, 
et  le  bulbul  chante  le  poëme  de  ses  amours  avec  la  rose, 
caché  sous  des  touffes  de  myrtes.  Après  une  chaude  journée 
d'été,  le  corps,  ranimé  par  cette  atmosphère  balsamique, 
sent  un  bien  être  délicieux,  et  ce  n'est  qu'à  regret  qu'on  ga- 
gne son  lit. 

L'hôtel  nouvellement  fondé  à  Buyuk-Déré,  et  rendu  néces- 
saire par  l'affluence  des  voyageurs  qui  ne  savaient  où  passer 
la  nuit  ou  ne  voulaient  pas  abuser  de  l'hospitalité  de  leurs 
amis  de  Constantinople,  est  fort  bien  tenu;  il  a  un  grand 
jardin  où  s'épanouit  un  superbe  platane  dans  les  branches 
duquel  on  a  établi  un  cabinet  où  je  déjeunais  abrité  par  un 
parasol  de  feuilles  dentelées  et  soyeuses. — Comme  je  m'exta- 
siais sur  la  grosseur  de  cet  arbre,  on  me  dit  que  dans  une 
prairie,  au  bout  de  la  grande  rue  de  Buyuk-Déré,  il  en 
existait  un  bien  plus  énorme,  connu  sous  le  nom  de  platane 
de  Godefroy  de  Bouillon. 

J'allai  le  visiter,  et,  au  premier  abord,  je  crus  voir  una 
forêt  plutôt  qu'un  arbre  :  le  tronc,  composé  d'une  agglo- 
mération de  sept  ou  huit  fûts  soudés  ensemble,  ressemblait 
à  une  tour  effondrée  par  places;  d'énormes  racines,  pareil- 
les à  des  serpents  boas  à  moitié  rentrés  dans  leurs  repaires, 
l'accrochaient  au  sol  ;  les  rameaux  qui  s'y  implantaient 
avaient  plutôt  l'air  d'arbres  horizontaux  que  de  simples 
branches  ;  dans  ses  flancs  bayaient  de  noires  cavernes,  for- 
mées parla  putréfaction  du  bois  tombé  en  poudre  sous  l'é- 
corce.  Les  pâtres  s'y  abritent  comme  dans  une  grotte  et  y 
font  du  feu  sans  que  le  géant  végétal  y  prenne  garde  plus 
qu'aux  fourmis  qui  circulent  sur  sa  peau  rugueuse  et  sou- 
levée par  lames.  Rien  n'est  plus  majestueusement  pittores- 
que que  cette  monstrueuse  masse  de  feuillages  sur  laquelle 


LE  BOSPHORE.  557 

les  siècles  ont  glissé  comme  des  gouttes  de  pluie,  et  qui  a  vu 
se  dresser  à  son  ombre  les  tentes  des  héros  chantés  par  le 
Tasse  dans  la  Jérusalem  délivrée.  Mais  ne  nous  abandonnons 
pas  à  la  poésie;  voici  l'histoire  qui  vient,  comme  d'ftabitude, 
contredire  la  tradition;  les  savants  prétendent  que  Godefroy 
de  Bouillon  n'a  jamais  campé  sous  ce  platane,  et  ils  appor- 
tent pour  preuve  un  passage  d'Anne  Comnène,  une  contem- 
poraine des  faits,  qui  dément  la  légende.  «  Alors  le  comte 
Goderroy  de  Bouillon,  ayant  fait  la  traversée  avec  d'autres 
comtes  et  une  aimée  composée  de  dix  mille  hommes  de  ca- 
valerie et  de  soixante-dix  mille  d'infanterie ,  arriva  à  la 
grande  ville  et  rangea  ses  troupes  aux  environs  de  la  Pro- 
pontide,  depuis  le  pont  Cosmidion  jusqu'à  Saint-Phocas.  » 
Voilà  qui  est  clair  et  décisif  ;  mais,  comme  la  légende,  malgré 
les  textes  des  érudits,  ne  saurait  avoir  tort,  le  comte 
Raoul  établit  son  champ  à  Buyuk-Déré  avec  les  autres  croi- 
sés latins,  en  attendant  qu'il  pût  passer  en  Asie  ;  et,  la  mé- 
moire précise  de  l'événement  s'étant  perdue,  le  platane  sé- 
culaire a  été  baptisé  du  nom  plus  connu  de  Godefroy  de 
Bouillon,  qui,  pour  le  peuple,  résume  plus  particulièrement 
l'idée  des  croisades. 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'arbre  millénaire  est  là  toujours  de- 
bout, plein  de  nids  et  de  rayons  de  soleil,  voyant  les  années 
tomber  à  ses  pieds  comme  des  feuilles,  de  siècle  en  siècle 
plus  colossal  et  plus  robuste.  Le  vent  du  désert  a  depuis 
longtemps  dispersé  dans  les  sables  de  la  Palestine  les  osse- 
ments réduits  en  poudre  des  croisés. 

Lorsque  je  visitai  le  platane  de  Godefroy  ou  de  Raoul, 
un  araba  dételé  était  arrêté  sous  ses  branches.  Les  bœufs, 
délivré  du  joug,  s'étaient  agenouillés  dans  l'herbe,  et  rumi- 
naient gravement  avec  un  air  de  béatitude  sereine,  secouant 
de  temps  à  autre  les  filameuts  de  bave  argentée  de  leur 
muile  noir. 

20. 


358  CONSTANTINOPLE. 

Leurs  conducteurs  cuisinaient  leur  frugale  pitance  dans 
une  des  fissures  de  l'arbre,  espèce  de  cheminée  naturelle  au 
foyer  faiv  de  deux  pierres  .  c'était  un  tableau  charmant, 
tout  groupé  et  tout  composé.  J'avais  envie  d'allet-  chercher 
Théodore  Frère  à  son  atelier  de  Buyuk-Déré  pour  en  faire 
une  pochade  peinte;  mais  l'araba  se  serait  remis  en  route, 
ou  le  rayon  qui  éclairait  si  pittoresquement  la  scène  se  serait 
éteint  avant  que  l'artiste  fût  arrivé.  D'ailleurs,  Frère  a  dans 
ses  cartons  des  milliers  de  scènes  analogues  qui  se  reprodui- 
sent fréquemment  dans  la  vie  orientale. 

Le  Charlemagne  était  mouillé  à  Thérapia,  en  face  de  l'am- 
bassade de  France,  qui  donnait  une  fête  aux  matelots.  Des 
canots  allaient  sans  cesse  du  navire  à  terre,  débarquant  l'é- 
quipage, composé  d'environ  douze  cents  hommes,  dont  on 
n'avait  gardé  à  bord  que  les  surveillants  indispensables; 
d'immenses  tables  étaient  dressées  sous  les  grands  arbres, 
dans  les  jardins  de  l'ambassade  ;  et,  sur  la  terrasse,  les  artis- 
tes du  Charlemagne  avaient  élevé  un  théâtre  avec  des  pa- 
villons et  des  toiles  à  voiles,  au  fronton  duquel  un  aigle 
très-bien  peint  en  détrempe  palpitait  des  ailes  au-dessus 
d'attributs  de  guerre  et  de  marine.  Les  marins  savent  tout 
faire  :  ils  avaient  construit  le  théâtre,  et  il  jouait  des  vau- 
devilles comme  des  acteurs  de  profession;  Arnal  n'est  pas 
plus  drôle  dans  Passé  minuit  que  le  gabier  chargé  de  ce 
rôle  à  Thérapia.  Dans  l'autre  vaudeville,  dont  le  nom  m'é- 
chappe, de  jeunes  mousses  imberbes  ou  des  matelots  rasés 
de  très-près  remplissaient  les  rôles  de  femme,  comme  sur  le 
théâtre  antique  :  leurs  faux  tours  en  cheveux  blonds,  les 
appas  complémentaires  dont  ils  ne  s'étaient  pas  fait  faute, 
et  qui  auraient  éveillé  la  galanterie  de  Sganarelle,  les  allu- 
res masculines  qu'ils  reprenaient  sans  y  penser  au  milieu 
de  leurs  affectations  de  mignardise,  leurs  pas  brusques  em- 
barrassés par  les  jupes,  leur.-*  alternatives  de  fausset  et  de 


LE  BOSPHORE.  359 

basse-taille,  et  leurs  figures  brûlées  par  le  soleil  de  tous  les 
pays,  encadrées  dans  de  prétentieux  bonnets  à  ruches  de 
tulle,  produisaient  l'effet  le  plus  oxtravagamment  comique 
qu'on  puisse  imaginer.  On  riait  à  mourir.  Le  public  se  com- 
posait du  personnel  de  l'ambassade,  des  attachés  des  autres 
légations,  des  banquiers,  hauts  négociants  et  personnages 
considérables  de  Péra;  les  femmes  étaient  parées  comme 
à  une  représentation  du  Théâtre-Italien,  et  ces  belles  toilettes 
produisaient  un  effet  charmant  à  la  vive  lumière  du  soleil. 

Après  la  comédie,  le  repas  eut  lieu,  gigantesque  agape, 
prodigieux  festin  de  Gargantua,  colossales  noces  de  Gama- 
che,  produit  combiné  du  chef  de  l'ambassade  et  du  cock  du 
Chcniemagne,  aidés  par  une  armée  de  marmitons  turcs,  ar- 
méniens, grecs,  juifs,  italiens,  marseillais.  Le  soir,  les  con- 
vives en  gaieté  se  promenaient  sur  le  quai  de  Thérapia  par 
petites  bandes  de  dix  ou  douze  amis,  dansant  des  cachuchas 
inédites  plus  cambrées  que  celles  de  la  Petra-Camara,  et 
chantant  des  chansons  qui  ne  seront  pas  admises  sans  doute 
dans  le  recueil  des  chants  populaires  de  la  France,  et  n'en  sont 
pas  moins  d'une  poésie  singulière  et  d'une  originalité  des 
plus  imprévues. 

Il  faisait  un  temps  admirable,  et  je  résolus  de  retourner 
!e  soir  même  à  Gonstantinople,  dans  un  caïque  à  deux  pai- 
res de  rames,  manœuvré  par  deux  robustes  Arnautes,  aux 
tempes  et  aux  joues  rasées,  n'ayant  de  poil  qu'une  longue 
moustache  blonde;  quoiqu'il  fût  plus  de  dix  heures  quand 
je  partis,  on  y  voyait  parfaitement  et  certes  plus  clair  ou'à 
Londres  en  plein  midi  ;  ce  n'était  pas  une  nuit,  mais  plutôt 
un  jour  bleuâtre  d'une  douceur  et  d'une  transparence  infi- 
nies; je  m'établis  à  la  poupe  bien  en  équilibre,  mon  paletot 
boutonné  jusqu'au  col,  caria  rosée  tombait  en  fine  bruine 
argentée,  comme  les  pleurs  nocturnes  des  astres,  et  le  fond 
de  la  barque  était  tout  mouillé.  Mes  Arnautes  avaient  jeté 


560  CONSTANTINOPLE. 

une  veste  sur  leur  chemise  de  gaze  rayée,  et  nous  commen- 
çâmes la  descente. 

Le  caïque  aidé  par  le  courant,  et  poussé  par  quatre  bras 
vigoureux,  ftfait  presque  aussi  rapidement  qu'un  bateau  à 
vapeur  au  milieu  du  tremblement  lumineux  de  l'eau  piquée 
de  millions  de  paillettes  ;  les  collines  et  les  caps  de  la  rive 
projetaient  de  grandes  ombres  violettes  qui  tranchaient  sur 
le  vif  argent  des  vagues,  où  les  silhouettes  des  vaisseaux  à 
l'ancre  se  dessinaient  comme  des  découpures  de  papier  noir, 
avec  leurs  vergues  carguées  et  leurs  cordages  ténus.  Quel- 
ques lumières  brillaient  de  loin  en  loin,  à  bord  des  embar- 
cations ou  aux  fenêtres  des  villages  riverains.  —  On  n'en- 
tendait d'autre  bruit  que  la  respiration  cadencée  des  caïdjis, 
le  rhythme  régulier  des  avirons,  le  clapotis  de  l'eau  et  les 
aboiements  lointains  de  quelque  chiens  en  éveil. 

De  temps  à  autre  une  bolide  traversait  le  ciel  et  s'éteignait 
comme  une  bombe  de  feu  d'artifice.  La  voie  lactée  dérou- 
lait sa  zone  blanchâtre  avec  un  éclat  et  une  netteté  inconnus 
dans  nos  brumeuses  nuits  du  Nord  ;  les  étoiles  brillaient  jus- 
que dans  l'auréole  de  la  lune.  C'était  merveilleux  de  magni- 
ficence tranquille  et  de  splendeur  sereine.  En  contemplant 
cette  voûte  de  lapis- lazuli  veiné  d'or,  je  me  demandais  : 
Pourquoi  le  ciel  est-il  si  splendide  lorsque  la  terre  est  endor- 
mie, et  pourquoi  les  astres  ne  s'éveillent-ils  qu'à  l'heure  où 
les  yeux  se  ferment?  Cette  féerique  illumination,  personne 
ne  la  voit;  elle  ne  s'allume  que  pour  les  prunelles  nyctalo- 
pes  des  hibous,  des  chauve-souris  et  des  chats.  Le  divin  dé- 
corateur méprise-t-il  à  ce  point  le  public,  qu'il  ne  déploie 
ses  plus  belles  toiles  qu'après  que  les  spectateurs  sont  cou- 
chés? Cela  serait  peu  flatteur  pour  l'orgueil  humain;  mais 
la  terre  n'est  qu'un  point  imperceptible,  un  grain  de  sénevé 
perdu  dans  l'immensité,  et,  comme  le  dit  Victor  Hugo,  — 
l'état  normal  du  ciel,  c'est  la  nuit. 


LE  BOSPITORE.  361 

Une  heure  sonnait  quand  ma  barque  aborda  à  Top'IIané. 
— J'allumai  ma  lanterne;  et,  gravissant  par  les  rues  désertes 
en  ayant  soin  de  ne  pas  marcher  sur  les  tribus  de  chiens  as- 
soupis qui  poussaient  de  faibles  gémissements  à  mon  pas- 
sage, je  regagnai  mon  logis  dans  le  Champ-des-Morts  de  Péra, 
éreintè,  mais  ravi. 

Le  lendemain,  continuant  mes  promenades,  je  me  rendis 
aux  eaux  douces  d'Europe,  au  fond  de  la  Corne-d'Or.  Fran- 
chissant les  trois  ponts  de  bateaux,  dont  le  dernier,  achevé 
tout  récemment,  a  été  construit  aux  frais  d'un  riche  Armé- 
nien, je  longeai  les  cales  de  l'arsenal  maritime,  où  sous  des 
hangars  s'ébauchent  les  carcasses  de  navires,  semblables  à 
des  squelettes  de  cachalots  et  de  baleines;  je  passai  entre 
Eyoub  et  Pim-Pacha,  et  j'entrai  bientôt  dans  l'archipel  de 
petites  îles  basses  et  plates  qui  divisent  l'embouchure  du  Cy- 
daris  et  du  Barbysès,  réunis  un  peu  avant  de  se  jeter  à  la 
mer.  Les  noms  turcs  substitués  à  ces  harmonieuses  appella- 
tions sont  Sou-Kiat-Hana  et  Ali-Bey-Keuï. 

Des  hérons  et  des  cigognes,  le  bec  posé  suv  leur  jabot, 
une  patte  repliée  sous  le  ventre,  vous  regardent  passer  d'us 
air  amical  ;  les  goélands  vous  effleurent  de  l'aile,  et  le  milan 
décrit  des  cercles  au-dessus  de  votre  tête.  A  mesure  qu'on 
avance,  la  rumeur  de  Constantinople  s'éteint,  ia  solitude  se 
fait,  la  campagne  succède  à  la  ville  par  transitions  insensi- 
bles. Personne  ne  passe  sur  les  élégants  ponts  chinois  qui 
enjambent  le  Barbysès,  qu'on  prendrait  pour  une  de  ces  ri- 
vières factices  des  jardins  anglais. 

Les  eaux  douces  d'Europe  sont  plus  spécialement  fréquen- 
tées l'hiver  —Le  sultan  y  possède  un  kiosque  avec  des  eaux 
et  des  cascades  artificielles  côtoyées  de  pavillons  d'un  char- 
mant goût  turc. — Cette  résidence  a  été  bâtie  par  Mahmoud; 
mais,  comme  elle  n'est  presque  jamais  habitée  et  qu'on  ne  la 
répare  pas,  l'abandon  la  dégrade,  et  elle  tombe  déjà  près- 


362  CONSTANTmOPLK. 

qu'en  mines.  —  Le  canal  s'envase,  les  pierres  disjointes 
laissent  échapper  l'eau,  et  les  plantes  parasites  se  mêlent 
aux  arabesques  sculptées.  On  dit  que  Mahmoud,  qui  avait 
arrangé  ce  nid  charmant  pour  une  odalisque  adorée,  n'y 
voulut  plus  revenir  quand  une  mort  prématurée  eut  enlevé 
la  jeune  femme.  —  Depuis  ce  temps,  un  voile  de  mélancolie 
semble  flotter  sur  ce  palais  désert  enfoui  dans  des  masses 
d'ormes,  de  frênes,  de  noyers,  de  sycomores  et  de  platanes, 
qui  paraissaient  vouloir  le  dérober  aux  yeux  du  voyageur, 
comme  la  forêt  épaissie  autour  du  château  de  la  Belle  au 
bois  dormant,  et  les  grands  saules  pleureurs  secouent  triste- 
ment dans  l'eau  leurs  larmes  de  feuillage. 

Ce  jour-là,  il  n'y  avait  personne,  et  la  promenade  n'en 
était  pas  moins  agréable  pour  cela;  Pt,  après  avoir  erré  quel- 
que temps  sous  les  ombrages  solitaires,  je  m'arrêtai  à  un 
petit  café  pour  prendre  du  yaourth  (lait  caillé)  avec  un 
morceau  de  pain,  frugal  repas  dont  avait  grand  besoin  mon 
appétit,  aiguisé  par  l'air  vif  de  la  mer. 

Au  lieu  de  m'en  retourner  en  caïque,  je  pris  un  de  ces 
chevaux  de  louage  qui  stationnent  à  tous  les  coins  de  place, 
et  je  remontai  par  Pim-Pacha,  Haas-Keuï  et  Cassim-Pacha, 
jusqu'à  San-Dimitri,  le  village  grec,  près  du  grand  Champ- 
des-Morts  de  Péra,  et,  suivant  dévastes  terrains  nus,  j'arrivai 
à  TOck-Meidani,  qu'on  prendrait  de  loin  pour  un  cimetière, 
à  voir  la  multitude  de  petites  colonnes  de  marbre  dont  il  est 
hérissé. 

C'est  l'endroit  où  jadis  les  sultans  s'exerçaient  au  jeu  du 
djerid,  et  ces  petits  monuments  sont  destinés  à  perpétuer  la 
mémoire  des  coups  extraordinaires  et  à  en  mesurer  la  por- 
tée. Ils  sont  d'ailleurs  fort  simples  et  n'ont  pour  ornement 
qu'une  inscription  en  lettres  turques,  et  quelquefois  au 
sommet  une  étoile  en  cuivre  doré.  —  Le  djerid  est  tombé 
en  désuétude  et  les  plus  modernes  de  ces  colonnes  remon- 


LE  BOSPHORE.  563 

tent  déjà  à  une  certaine  date.  Les  vieilles  coutumes  dispa- 
raissent et  ne  seront  bientôt  plus  que  des  souvenirs. 

Il  y  avait  déjà  soixante-douze  jours  que  je  me  promenais 
dans  Constantinople,  et  j'en  connaissais  tous  les  coins  et 
recoins.  Sans  doute  c'est  peu  pour  étudier  le  caractère  et  les 
mœurs  d'un  peuple,  mais  c'e^assez  pour  saisir  la  physio- 
nomie pittoresque  d'une  ville,  et  tel  était  le  but  unique  de 
mon  voyage.  —  La  vie  est  murée  en  Orient,  les  préjugés 
religieux  et  les  habitudes  s'opposent  à  ce  qu'on  y  pénètre. 
Le  langage  reste  impraticable,  à  moins  d'une  étude  de  sept 
ou  huit  années;  on  est  donc  forcé  de  se  contenter  du  pano- 
rama extérieur.  —  Un  séjour  allongé  de  quelques  semaines 
ne  m'en  eu.*  pas  appris  davantage,  et  d'ailleurs  je  commen- 
çais à  avoir  soif  de  tableaux,  de  statues  et  d'œuvres  d'art 
L'éternel  bal  masqué  des  rues  finissait  par  m'impatienter. 
J'avais  assez  de  voiles,  je  voulais  voir  des  visages. 

Ce  mystère,  qui  d'abord  occupe  l'imagination,  devient 
fatigant  à  la  longue,  lorsqu'on  a  reconnu  qu'il  n'y  a  pas 
d'espoir  de  le  deviner.  —  L'on  y  renonce  bientôt,  l'on  ne 
jette  plus  qu'un  regard  distrait  sur  les  fantômes  qui  défilent 
près  de  vous,  et,  l'ennui  vous  gagne  d'autent  plus  vite,  que 
la  société  franque  de  Péra,  composée  de  négociants  très- 
respectables  sans  doute,  n'est  pas  amusante  pour  un  poète. 
Aussi  allai-je  retenir  ma  cabine  à  bord  du  vaisseau  autri- 
chien VImperatore,  pour  aller  à  Athènes,  par  la  corespon- 
dance  de  Syra,  visiter  Corinthe,  le  golfe  de  Lépante,  Patras, 
Corfou,  les  monts  de  la  Chimère  et  gagner  Trieste,  en  lon- 
geant les  côtes  de  l'Adriatique. 

Je  voyais  déjà  briller  en  rêve  sur  le  roc  de  l'Acropole  la 
blanche  colonnade  du  Parthénon  avec  ses  interstices  d'azur, 
et  les  minarets  de  Sainte-Sophie  ne  me  faisaient  plus  aucun 
plaisir.  Mon  esprit,  tourné  erc  un  autre  but,  n'était  pas 
impressioné  par  les  objets  environnants.  Je  partis,  et,  quoi- 


ma  consîantïnople.  • 

que  heureux  de  ce  départ,  je  regardai  une  dernière  fois 
Constontinople  s'effaçam  à  l'horizon,  avec  celte  indéfinissa- 
ble -mélancolie  qui  vuus  serre  le  cœur  lorsqu'on  quitte  une 
ville  qu'on  ne  doit  probablement  plus  revoir.. 


FIN 


TAIUS.   —  IM1>.    FERD.    IMCI.KT,    7,    UUE   DES   CA.ÎSETTES. 


BIBLIOTHECA 
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La  Bibliothèque 

Université  d'Ottawa 

Échéance 


The  Library 

University  of  Ottawa 

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